tifi

«

iiitti

lftSfêr;ir1:feÉji

liwiP^iSpi

■SHH

^WMtMwm'aR

Hl|§p

^j»Xf»p||f!|^|

filial

■'ir*wSy«raîHS

mwm

... i 7

WSawsKffiE

TUFTS COLLEGE LlBRARY

REYLE

DES

DEUX MONDES

IC« ANNEE. - SIXIÈME PERIODE

TOME CINQUANTE-HUITIÈME

PARIS

BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES

RUE DE 1*1 15

1920

fcte.'îT

LES CŒURS GRAVITENT

DEUXIEME PARTIE (1)

GENEVIEVE

La méditation crée le monde. Ernest Renan.

Après plusieurs années écoulées, je pensais ne plus rien apprendre des tragiques héros du Val-Dolent, quand je reçus un billet de Maître Véran :

« Si vous venez à V... m'écrivait-il, veuillez vous rendre à mon étude pour une affaire sans urgence, et seulement si l'occasion vous est donnée de traverser Vausselles. »

Malgré la discrétion de ce billet, je m'imaginai qu'il devait avoir quelque rapport avec le château dormant. Ma curiosité ne tarda pas à me ramener dans le cabinet du vieux notaire, que je retrouvai encore plus argenté de chevelure avec ces yeux au regard lointain des vieillards de plus en plus aspi- rés vers l'au-delà. Ma vue, en lui évoquant notre émouvante visite au Val-Dolent, troubla pendant quelques secondes la vertueuse clarté de ses prunelles qui s'opacifièrent comme l'eau remuée d'une fontaine. Enfin, paupières baissées, il me dit :

M"es de* Néjouls sont décédées et le nouvel héritier, leur cousin, entend laisser le château à son état d'abandon. MUe Marie vous* sut gré de ne l'avoir pas jadis obligée d'exécuter, en cas d'aliénation du Val-Dolent, la clause du testament qui veut qu'on détruise par la poudre la colline des tombeaux. A cette époque, une situation embarrassée incli-

Copj/right by Charles Géniaux, 19J0. (1) Voyez la Revue du 15 juin.

O REVUE DES DEUX MONDES.

nait MUei de Néjouls à cette location, qu'elles auraient regrettée. Touchée de votre délicatesse en cette circonstance, Mlle Marie, irnière survivante, m'a prié de vous remettre quelques mé- . ;ires, d'ailleurs assez incomplots, de M. Pierre du Gambout. En m'en confiant le dépôt, MUe de Néjouls ajouta que vous com- prendriez, à leur lecture, pour quel motif sa sœur et elle vou- lurent décourager les locataires possibles. Vous partagerez leur avis : l'abandon du Val-Dolent s'imposait...

... S'étant ainsi expliqué, M. Véran me remit un cahier en m'avertissant que les familles du Cambout et de Néjouls étant maintenant éteintes, il y avait moins d'inconvénients à ce que fût révélée la destinée poignante des créateurs du Val-Dolent.

J'acceptai dans un respectueux silence ces feuillets, sans doute mouillés des larmes de l'amour.

En me confiant ce précieux dépôt, M. Véran prononça :

Il fait souvent bien froid parmi les hommes. Près de M. du Gambout et de MmeHéléna, j'avais trouvé un foyer admirable je réchauffais mon cœur. Peut-être ces cahiers conservent- ils quelques-uns des rayons qui furent ma lumière. Vous en jugerez. Adieu, monsieur.

... Il me plut d'aller lire sur la colline tumulaire, au mur- mure de la Dolente, les manuscrits de Pierre du Cambout, mé- moires incomplets et correspondance sans ordre. Le nostal- gique paysage de cette thébaïde d'amour ne pouvait qu'ajouter, par son ambiance, aux appels du grand cœur qui s'ouvrait à moi. De cette lecture comme aussi des révélations de M. Véran, la vie de Pierre m'apparut dans toute sa signification, et quel homme oserait ne pas s'y reconnaître un peu ?

En épigraphe de ses mémoires, Pierre du Cambout avait inscrit cette pensée de Pascal, soulignée d'un large trait rouge par lequel il montrait l'importance qu'il y attachait :

« L'union qui est entre les hommes n'est fondée que sur une mutuelle tromperie. Tous les hommes se haïssent naturelle- ment les uns les autres. »

Et je lus :

« Hier, tandis que nous travaillions dans l'ancien atelier de peintre, transformé en coupole astronomique, qui domine sur la .Méditerranée le cap d'Antibes allongé sur le tlot comme un beau bras de femme, mon père m'a dit de son ton sévère, même lorsqu'il se veut cordial :

LES COEURS GRAVITENT.

Tu atteins aujourd'hui la trentième année, Pierre, Ta lie auquel je me suis marié; mon premier mariage avec ta délicieuse mère, Cécile. Je voudrais bien que tu songes toi- même au mariage. En prononçant ces paroles, Sébastien du Cambout, mon père, approche son visage du mien presque à le toucher. Ses noirs yeux plongent dans les miens et ses lèvres minces frissonnent au soui'ile de sa pensée ardente. - Trente ans I reprend-t-il. J'espère avoir fait de toi un homme, sinon un savant homme, car nous resterons toujours, toi et moi, des astronomes amateurs parce que nous manquons de la forte cul- ture mathématique. Qu'importe ! Notre astronomie nous main- tient dans l'habitude des hautes pensées. Gela seul compte ; planer. »

Ayant ainsi parlé, mon père marcha en faisant retentir les « tomettes » rouges du dallage à la mode provençale. A travers le vitrage nous arrive le rayonnement des Alpes neigeuses. Par cette matinée de mai, nos orangers, pavoises comme des mariées virginales, embaument. Mon père regarde, à l'extrémité de leur harmonieuse avenue, la façade ocrée de notre maison à génoise. Sur la terrasse, il aperçoit sa femme, Christine, en peignoir de crépon capucine, assise, sa somptueuse chevelure répandue au soleil qui lui donne des tons de flamme. Et Christine abrite son front avec un éventail de plumes. Les sourcils de Sébastien se sont joints. Le menton relevé avec une fierté offensée, quittant le vitrage, il se rapproche de l'équatorial au cuivre brillant et me demande, sans me regarder :

N'est-ce pas un pays de bonheur, ici? N'es-tu pas charmé que ta bonne fortune t'y fasse vivre ?

J'incline le front. Mon père ajoute doucement :

Ta faible affirmation équivaut presque à une négation. Pourtant l'existence t'a comblé. de bonne souche, nous pouvons nous réclamer d'une parenté par François du Cambout avec l'abbé de Ponlehàleau et les barons de Coislin, gouverneurs de Basse-Bretagne, et suffisamment aisé pour rester indépen- dant, je te trouve injuste envers la vie. Que lui reproches-tu donc, Pierre ?

Mon père s'est exprimé du ton un peu tendu qui devait être celui des messieurs de Port-Royal dont il perpétue, par le sang et l'inclination d'esprit, les tendances roides au milieu d'un monde trop assoupli.)

8 REVUE DES DEUX MONDES.

Je lui réponds que j'aurais mauvaise grâce à me plaindre.

Mais tu ne te réjouis pas, Pierre.

Ce serait excessif, mon père.

Ah! combien je souhaite te voir marié !

Croyez-vous donc le mariage une panacée aux mélanco- lies du cœur?

A cette repartie, qui m'échappa, Sébastien se roidit et, d'ins- tinct, se tourna vers la terrasse Christine faisait sécher sa chevelure de flamme. Et je songeai :

« Ce pauvre père crut aux vertus du mariage : comment ne s'étonnerait-il pas de mon célibat? Pourtant, à la mort de ma mère, veuf encore jeune, il s'était déclaré que c'en était fini pour lui du bonheur terrestre. Par imitation de notre ancêtre, l'abbé de Pontchàteau, il avait alors vécu dans une petite chambre, sur un lit composé de tréteaux, d'une paillasse et d'une claie d'osier avec un chevet de chaume pour ^oreiller. Il portait un habit grossier sous le prétexte de bêcher son jardin. Le jour, il lisait saint Augustin ou les Psaumes; la nuit, les yeux sur les constellations, il poursuivait ses recherches jusqu'à en tomber de fatigue. Il espérait tuer à jamais l'amour humain en lui. Or, la fougue même de ses sacrifices prouvait l'exalta- tion de sa nature. J'étais alors un bien petit garçon et je n'ai pourtant rien oublié. Il arriva donc que les rigueurs de mon père ne l'empêchèrent pas d'introduire cette captieuse Christine dans notre maison. Il suffit à cette rousse comète de paraître pour entraîner bientôt dans son ellipse l'astronome qui la con- templait. Ah I père, saurais-je vous reprocher d'avoir oublie ma mère, Cécile, la jeune morte de vingt-quatre ans, pour cette insidieuse et intelligente Christine dont l'ardente chevelure devait enflammer votre sagesse ? »

... Mon silence persiste. Mon père croirait-il à un blâme de ma part? Comment oserais-je critiquer, lorsque je ne suis moi- même qu'instabilité, désirs et stérilité? Non, l'existence indé- pendante qui est la mienne, sur cette terre provençale d'en- chantement, ne me rend pas heureux, parce qu'il me manque l'amour... comme à la plupart des hommes. Mais tandis que ceux-ci laissent volontiers leurs cœurs battre à vide, il me paraît monstrueux de vivre parmi la détestation des personnes de notre entourage, ou même seulement parmi leur indiffé- rence. J'ai besoin d'aimer et d'être aimé. Le verdict de Pascal

LES CŒURS GRAVITENT. 9

affirmant que « tous les hommes se haïssent naturellement les uns les autres et que leur union n'est fonde'e que sur une mutuelle tromperie, » me révolte.

Croire absolument à la vérité d'une telle pensée serait un désastre, et d'ailleurs, la contemplation des étoiles m'a com- muniqué la sublime folie de l'amour. Quoique sans objet précis, j'y aspire. Depuis un moment, mon père, penché à la baie de notre vitrage, considère avec une expression angoissée, par delà l'avenue des orangers, la terrasse de notre bastide sur laquelle (Christine, étendue dans sa chaise-longue, continue d'exposer aux rayons solaires sa chevelure oxygénée. D'une porte-fenêtre bleue, je vois sortir mon oncle René, un personnage comme on en voit dans les tableaux de Chardin : nez moqueur, petits yeux bridés à l'expression à la fois naïve et maligne. Il s'avance vers sa belle-sœur. Elle lui sourit d'un air fin. Mon oncle lui fait une révérence mi-sérieuse, mi-plaisante, et lui marque son admiration pour la splendeur de ses cheveux étalés. Il s'approche encore, chuchote et complimente. Ma belle-mère sourit glo- rieusement. En vieux gentilhomme nourri des messieurs de Port-Royal, mon père s'efforce de rester impassible, quoiqu'il ait le cœur étreint. Christine, plus jeune que lui de vingt années, l'a toujours laissé palpitant et désarmé. Il souffre et subit. Mon oncle René, de dix ans moins âgé que son frère, fait maintenant rire par ses compliments Christine. Mon père pâlit. Je sors sans bruit de mon atelier et me dirige du pas rapide d'une personne allant a la recherche d'un objet oublié vers notre maison. Pendant la traversée du jardin, j'entends les épithètes superlatives de mon oncle : « Admirable, chère amie I Extraordinaire! Prodigieux! »

Son récit doit être le plus innocent du monde et cependant, a mon entrée imprévue sur la terrasse, René clignote vers moi d'un air interrogatif ; puis après une courbette à sa belle-sœur, il se retire en prononçant sur le ton d'une admonestation :

Prenez garde, Christine, vos drogues brûleront cette royale moisson.

Ma belle-mère rit d'un petit rire nerveux qu'elle inter- rompt brusquement a mon arrivée. Et comme je garde l'expres- sion banale d'un flâneur, le visage de Christine se nuance aux sentiments qui se succèdent en elle les uns après les autres comme une eau se ride sous la brise. Pas un instant ses traits

10 REVUE DES DEUX MONDES.

spirituels ne gardent leur repos. Il suffit que je pose mes yeux sur elle pour qu'aussitôt Christine me présente l'expression qu'elle me croit le plus agréable. Tout fut toujours calcul chez co.ViQ femme de bonne naissance, mais pauvre, dont l'esprit est uniquement soucieux des conquêtes qui peuvent assurer à son égoïsme le bien-être, les hommages et les plaisirs. Elle joue sa vie comme une actrice tient ses emplois sur la scène. Lorsque c'est nécessaire, Christine remplit son rôle jusqu'à verser des larmes. Or, à travers ses attitudes et ses intentions, Christine malheureuse tend, comme les autres femmes plus simples et moins perspicaces, au bonheur. Elle le recherche même avec l'énervement qu'elle apporte en toutes ses actions. Image de l'instabilité, cette pauvre femme souhaite toujours d'être ce qu'elle n'est pas, et elle ne saurait s'arrêter de désirer l'impos- sible. A la vérité, elle s'ennuie, quelle que soit la douceur de son sort.

Quand elle me voit garder le silence, elle donne à sa figure l'expression pure d'une madone de Raphaël en faisant remonter ses sourcils dans son front lisse. Les paupières à moitié bais- sées, elle élève ses bras nus sur sa chevelure qu'elle encadre. Et elle me dit d'un ton ambigu :

Si ces messieurs de Port-Royal m'aperçoivent en ce moment de leur empyrée, ils en feront une communication astrale à Sébastien. Ah! je dois leur paraître un objet de scandale.

Comme je me tais, ce qui doit lui paraître un désaveu, elle dit d'une voix plaintive, avec une timidité affectée :

La susceptibilité de votre père m'a fait toujours craindre de l'offenser... Asseyez-vous donc, Pierre.

Afin de changer le cours d'une conversation dangereuse, je fais remarquer à Christine la féerie de cette matinée de Pro- vence. Les Alpes d'azur, brodées d'argent à leurs cimes, tombent dans la mer d'un violet de campanule.

A mes paroles, elle tourne vers moi ses mobiles prunelles dont l'expression révèle la femme inquiète qui cherche encore, à la quarantaine passée, l'inconnu des distractions. Les manches pagodes de sa robe capucine ont glissé jusqu'à ses coudes ronds et polis. Puis, comme je n'ai pas correspondu à ses préoccupa- tions, je vois l'ennui recouvrir son visage d'une sorte de cendre. Quoique toute proche de moi, elle me devient aussi lointaine

LES CŒURS GRAVITENT. 11

que Sirius peut l'être de la terre. Hélas I pas plus mon père que les autres gens de ma connaissance, personne ne lui fut jamais rien plus d'un instant; mais, pendant cet instant, quel enthousiasme! Voilà le pauvre amour qu'il m'est donné de côtoyer chaque jour.

Dans le jardin notre serviteur, Jacques, agite la clochette du déjeuner. Sorti de son atelier, mon père descend le haut esca- lier du maçonnerie recouvert par les rosiers de bengale dont les sarments aux fleurs cramoisies s'échevèleut sur l'outremer de la Méditerranée.

Pendant le repas qui nous réunit à mon oncle René, nous échangeons les paroles polies, strictement nécessaires. Christine annonce ses nombreuses visites projetées. Mon père, d'une incli- nation de tète, semblait approuver, lorsqu'il crut surprendre un sourire aux lèvres de sa femme et de son frère. Il ploie sa ser- viette et après un bref salut, se retire. Ma belle-mère prend un air de martyre et s'offre à l'injustice avec une figure angélique. Silencieusement mon oncle s'éloigne, les yeux bridés par la lexion.

Debout contre la porte-fenètre, Christine observe de loin son mari. Par humilité traditionnelle et afin de ressembler à son aïeul l'abbé horticulteur de Port-Royal-des-Champs, mon père soigne lui-même son jardin. Un sécateur au poing, il émonde ses rosiers.

Une demi-heure plus tard, Christine s'avance sous les oliviers en élégante toilette d'un rose de glaïeul. Elle a l.a sveltesse des hampes de ces fleurs. Elle guette mon père dont la tristesse empreint les gestes de raideur. Après avoir tourné autour de lui elle lui sourit avec modestie. Au premier signe de détente sur- pris, elle se rapproche avec une expression câline et l'approuve dans son travail.

Quelques minutes plus tard, dans l'allée des arums, j'entends Christine, pâmée d'admiration, qui s'exclame :

Vous me révélez des merveilles, Sébastien. Cette loi botanique des mutations me confond. Quel ravissant mystère!

Et mon père parle, parle de sa voix chantante qui révèle tant de pureté d'àmel Maintenant la physionomie de jolie chèvre de sa femme exprime, en l'écoutant, l'ironie et la victoire.

12 BEVUE DES DEUX MONDES.

* * *

Lorsque mon père vient me rejoindre dans notre atelier astronomique, son visage au grand front religieux est encore tout animé d'une joie profane. A peine m'aperçoit-il qu'il pro- nonce en se pressant les mains :

Ainsi, c'est ton trentième anniversaire, aujourd'hui ! Quelle est son intention en reprenant notre conversation au

point nous l'avions laissée le matin ? Ses yeux noirs, aux pau- pières alourdies, fixés sur moi, il reprend :

A te l'avouer franchement, je ressens une véritable peine de ton célibat prolongé. Est-ce détermination chez toi?

Je lui réponds que je n'éprouve aucune hostilité de principe contre le mariage, mais que je ne le conçois pas comme une affaire. Sans l'amour absolu et réciproque, une union conju- gale me paraît une assez pauvre chose. Je conclus, en appuyant un regard sérieux sur mon père :

Je voudrais aimer et être aimé, ou bien ma condition actuelle me parait -préférable à une illusion.

A cette repartie, Sébastien s'émeut comme s'il se sentait atteint. Il dit ensuite sur le ton du regret :

Ah! pourquoi avons-nous laissé partir cette pauvre Gene- viève?... Jamais peut-être femme ne te donnera la preuve d'un aussi complet attachement que cette charmante cousine?

Je lève les mains. A ce geste vague, mon père répond :

Oui, je sais... parce que nous l'avions élevée avec toi, comme une sœur; cette façon de voir fut la cause de notre erreur à tous. J'en éprouve le regret le plus vif. Cette âme aimante méritait ton attention.

Devant l'insistance de mon père, je crois devoir lui déclarer que je n'ai jamais éprouvé qu'une amitié fraternelle pour Geneviève.

L'amour ne s'ordonne pas : il y faut la grâce!

Oui! oui! c'est très juste, la grâce, Pierre. Ah! parfois cette grâce est d'ailleurs un sentirnent violent, terrible.

Sur cette réflexion mon père remonte jusqu'à sa bouche le livre qu'il tient, les pouces introduits entre les feuillets, et son front et ses yeux seuls, découverts, marquent une profonde mélancolie. J'en soupçonne la cause : maintenant que mon père subit moins aveuglément l'effet de sa « grâce, » il souffre. La

LES CŒURS GRAVITENT. 13

scène de coquetterie du matin revient à sa mémoire. Il s'aper- çoit que Christine joua l'amour, et pourtant il ne peut s'empê- cher encore d'en goûter le leurre.

Reprenant sa course dans notre atelier, Sébastien va regarder par la baie ouverte la radieuse vallée d'or, de rose et d'argent, et la mer qui rit à la brise comme un grand œil bleu. Des collines aussi harmonieuses que des épaules féminines, la surplombent. ,

Oui, ce pays fut créé pour le bonheur, prononce-t-il, et sans doute il doit y avoir beaucoup de notre faute lorsque nous laissons échapper la joie que l'occasion nous offre. Je ne me consolerai pas d'avoir marié Geneviève à Laurent Rodelle. C'est toi qu'elle devait épouser. Il n'est pas possible qu'à sa tendresse, que dis-je! qu'à l'admirable et pure passion pour toi de cette jeune fille, ton cœur ne se fût pas ému.

Ces dernières paroles remuent en moi des désirs incertains. En effet, comment ai-jepu rester indifférent à.la tendresse d'une jeune cousine délicieuse, élevée près de moj? Comment son inclination si totale ne m'a-t-elle pas troublé? Quand je songe à Geneviève que je vis s'épanouir en beauté et en intelligence à mes côtés, depuis l'instant cette orpheline fut recueillie par mon père, je reste stupéfait en songeant que, jamais, l'idée d'une union possible entre elle et moi, ne me soit venue? L'affection d'une suave créature n'a donc pas de flamme com- municative, puisque l'amour de Geneviève ne m'a pas brûlé? Quels regards ses yeux appuyaient parfois sur moil Ils sem- blaient me dire : « Pitié pour moi! Ne remarques-tu pas que tu restes ma préoccupation constante? »

C'est aujourd'hui seulement qu'ils resurgissent dans mon souvenir avec toute leur signification. Quand il m'eût fallu la remercier de toute mon âme de m'accorder sa délicieuse ten- dresse, ses douces approches mômes m'écartaient d'elle. Déjà, lorsque nous étions enfants, ses baisers m'excédaient. Aussi loin que je remonte dans le passé, et dès l'arrivée dans notre maison de cette fillette toute affamée d'amour après les pertes irréparables de ses père et mère, je me vois tout rétracté devant ses avances. Alors que j'aurais l'accueillir de tout mon cœur, car elle était une enfant ravissante et bonne, les élans de son âme sans calcul me contrariaient comme des atteintes à mon indépen- dance de jeune garçon. Aux innocents embrassements qu'elle

U

REVUE DES DEUX MONDES.

voulait prodiguer au petit homme de dix ans que j'étais alors, je rougissais d'ennui. Les marques multipliée^ de son affection, loin de me toucher, me fatiguaient. Aussi me dérobant à ses caresses, je lui criais parfois en colère : « Laisse-moi! » Elle ne pouvait comprendre et allait pleurer dans la solitude. Personne ne la consola, car mon père était alors tout épris de Christine, qui venait de remplacer ma mère. Christine, escomptant l'avenir, prit ombrage de cette jeune parente dont les purs regards et la sincérité lui étaient comme un reproche perpétuel. Dès cette époque, ma belle-mère, méditant l'éloignement de Geneviève, multiplia, pour y parvenir, les occasions de désaccord entre nous.

Avec les ans, Geneviève, devenue une jeune fille de vive intelligence, me précédait dans toutes mes intentions et s'ingé- niait à me plaire. J'étais gêné d'être si bien deviné. Ce cœur fidèle qui méritait reconnaissance et adoration, m'inquiétait, me fatiguait. Je rencontrais Geneviève dans tous mes projets, qu'elle contrariait, sans s'en douter. J'étouffais dans l'atmosphère d'amour dont elle m'enveloppait. Son affection jamais démentie et son perpétuel esprit de sacrifice me devenaient presque des ennemis dont j'aurais voulu débarrasser ma route. Plus tard, mon attitude, toujours plus distante, l'obligea enfin à m'éviter. Si son àme de soleil rayonnait toujours vers la mienne, je demeurais glacé comme un astre mort. Et pourtant je ne suis pas insensible par essence. Comme tous les du Cambout, je me crois au contraire d'une nature passionnée. Triste et charmante Geneviève, si je vous accueillis ainsi, comment donc l'amour pourrait-il triompher parmi les hommes? N'est-ce pas l'explica- tion du fatal égoïsme, cause de tous nos maux? On ne s'impose pas d'aimer. C'est l'effrayant mystère qui nous domine. Déses- pérément, Geneviève tendit vers moi et, par un singulier choc en retour, loin d'être attiré, j'éprouvais le besoin de la fuir. Mainte- nant, ma cousine est devenue, presque par ordre, M"'e Rodelle, la femme d'un ennuyeux ingénieur agronome. Le roman de sa vie est clos et aussi tout espoir de grand bonheur. Ne fut-ce pas un crime de l'avoir obligée à ce mariage de raison? En suis-je coupable? Peut-elle me reprocher de n'avoir pas éprouvé ce qui ne se commande point? En songeant encore à Geneviève, mon cœur ne précipite point ses battements. Pourquoi ne suis-je qu'aridité, mais une aridité qui soup're après l'orage?

LES COEURS GRAVITENT. 15

Voilà l'état présent de mon cœur.

Pierre! Pierre! répète mon père impatienté, veux-tu que nous reprenions la rédaction de notre mémoire sur l'aspect télescopique de Saturne?

Il\ me faut discuter sur les trois zones observées a l'époque les anneaux se présentent le moins obliquement, et nous nous accordons pour décrire l'anneau intérieur comme un léger crêpe dont la diaphanéité permet d'apercevoir la planète au travers. Notre travail nous retient attentifs plusieurs heures. Déjà l'occident a pris la nuance de nos roses-thé et la mer n'est plus qu'une eau de pervenches. Parmi leurs terrasses aux orangers luisants, les bastides de Gagnes prennent l'éclat des citrons. L'air embaume comme si le soleil mourant tout entier n'était qu'une cassolette aux rayons de parfums. Par les baies de notre observatoire monte l'arôme voluptueux des jasmins.

Mon père inscrit le chiffre obtenu par ses calculs pour le demi-diamètre du système saturnien : 135 000 kilomètres, et relève la tête avec cette petite exagération de fierté qui lui fait froncer les arcades sourcilières en avançant un peu le menton lorsqu'il est content de lui. Le portail au fond du jardin s'ouvre en grinçant sur le sable que souffla le dernier mistral, et Chris- tine rentre d'un pas alerte qui affecte la jeunesse. Le soleil a son déclin traverse son ombrelle mandarine, et son visage paraît du même feu que sa chevelure fraîchement oxygénée. Mon oncle René, galant, se précipite, son nez pointu en avant, afin d'écarter une branche épineuse qui déborde l'allée. Il lui parle avec ani- mation. Elle rit. L'un et l'autre semblent encore excités par la réunion mondaine à laquelle ils viennent d'assister. Penché sur l'allège de la baie, mon père se recule avec honte. Soudain une flamme terrible jaillit de ses yeux exorbités et il marche vers le seuil de l'atelier. Au moment d'y atteindre, il laisse tomber les bras, et le pli de sa bouche indique qu'il répugne à des observa- tions qui le diminueraient sans profit. Si j'en juge par la fixité de ses prunelles, il s'absorbe dans une contemplation intérieure, pleine de misère.

Un vol de martinets tourbillonne avec des clameurs d'allé- gresse sur un ciel coloré semblent pleuvoir les crocus, les sauges et les valérianes. Lorsque les oiseaux se sont évanouis au zénith, mon père me dit gravement :

Comme tu n'es pas seulement mon fils, mais mon unique

16 feEVUE DES DEUX MONDESd

ami, il convient que tu connaisses ce soir toute ma pensée. De même que notre aïeul Pontchàteau s'était jeté a l'abbaye de Conques, par désespoir de la société des hommes, je me suis réfugié dans l'astronomie, cette science de poète, parce que je n'avais pas trouvé dans la vie ce que je me croyais en droit d"y rencontrer. Tu vas apprendre ce soir, Pierre, ce que je crois être la découverte de mon existence.

Depuis mon enfance, l'indifférence de mon entourage, ou pis encore, me prouva l'erreur de-mon ambition d'aimer et d'être aimé. Je ne découvris que bien rarement l'amour conjugal, l'amour filial, et surlout, presque jamais, l'amour du prochain. La société ne semble peuplée que d'individus voluptueux, mais sans tendresse, et qui, pourtant, désirent autant l'amour que je le souhaitais moi-même. L'amour, ce mot emplit la vie entière et s'inscrit au fronton des temples. L'amour inspire la littéra- ture et suggère toutes les formes de l'art. Il est l'Evangile. C'est l'essence des prières. Il est donc partout, l'amour; et pourtant, essaie de le saisir et tu ne le trouveras nulle part. 11 fuit dans autrui. Aussitôt que tu veux faire acte d'amour, tout s'évapore. T'obstines-tu dans ton affection, qui donc t'aime? Pourtant, dérision funèbre! ceux ou celles qui te refusent leur tendresse, la souhaitent ardemment pour eux-mêmes. Qu'y a-t-il donc au fond de ce tourbillon décevant et insensé d'hommes qui se veulent tous aimer en se dérobant tous les uns aux autres? Je crois l'avoir découvert...

Ces pensées de mon père s'appliquaient, hélas! si justement à Geneviève et à moi, que j'en éprouvai un cruel malaise. Sébastien continua.

Nous subissons les effets de la gravitation universelle. Un homme ou un astre, c'est tout un, au regard du Créateur. Un cœur n'est pas moins grand qu'une étoile. Pourquoi donc ci cœur échapperait-il à la loi cosmique qui règle à jamais les rapports des mondes entre eux? Les attractions célestes exercent leur empire sur tout ce qui est. Les esprits comme les mondes gravitent donc dans le vide infini de i'éther et parmi l'obscurité de l'espace. Les milliards d'àmes sont agitées d'un mouvement éternel les unes autour des autres, mais sans jamais pouvoir se joindre. Ainsi se désirer perpétuellement, souhaiter le bonheur et l'amour, et ne pouvoir,, par la raison des autres al tractions secrètes, y réussir, voilà notre fatale condition. Liés par ces lois

LES CŒURS GRAVITENT. 47

terribles de la gravitation, les hommes, qui se haïssent, gravi- teront éternellement sans pouvoir se fuir, d'où la perpétuité de la haine prouvée. Quant aux amants, leur poursuite éperdue ne leur permettra jamais de se réunir et ils décrivent des ellipses qui les rapprochent ou les éloignent indéfiniment. Enfin, si par exception une fusion devenait possible, désastre! deux mondes comme deux amants qui se rencontreraient enfin, disparaîtraient l'un dans l'autre. Ils ne seraient plus eux-mêmes, mais une nouvelle planète ou la mort. Ainsi donc, Pierre, de quelque côté que je me tourne, quel espoir?

...Mon père enlace l'équatorial. L'exaltation illumine sou grand front religieux et, le menton haut, il semble braver sa destinée amère. Il regarde vers le ciel le diamant de Vénus commence à jeter ses feux. Sur l'orient, et juste à la corne <l" notre jardin en terrasse, aussi pâle que l'eau d'une fontaine, premier quartier de lune s'avance comme une faucille ver, quelques petits nuages en buissons d'églantines-

Au huitième coup sonore d'une pendule à gaine, notre servi leur sort de son office. Il agite une clochette, les yeux fermes, comme s'il épargnait ainsi des vibrations trop vives à son ouïe.

Quand il a fini de sonner, mon père me dit seulement :

Va! Tu m'excuseras.

Je dois me diriger seul vers notre salle je vais manger entre l'indifférence, la duplicité et le ridicule. Ajoutons-y la politesse des gens bien nés.

* * *

Sur la première page de la seconde liasse des mémoires de Pierre du Gambout, était écrite cette pensée :

« La foi et l'amour sont l'unique moyen qu'a l'homme de comprendre quelque chose au problème de son origine et de sa destinée. »

Toujours la dérision de ces adorables journées de printemps méditerranéen entre mon père préoccupé, Christine inquiète et mon oncle René mécontent et caustique. Notre vieille bastide de Gagnes, érigée sur sa colline à cent mètres au-dessus d'une mer violette striée d'or, qui semble un immense parterre d'iris, s'éveille en face de montagnes blondes d'une exquise nudité, car ces premières Alpes ont vraiment la beauté des corps nus. En celte terre grecque ne devraient vivre que des Apollons

TOME LV1II. 1920. 2

18 REVUE DES DEUX MONDES.

sagittaires radieux. Or, pourquoi les hommes n'y sont-ils pas moins inquiets que sous les cieux du septentrion? De plus en plus j'éprouve dans ma famille et parmi les personnes de nos relations, le sentiment d'une solitude totale. Après l'effusion provoquée par l'excès de sa souffrance, mou père est rentré dans une espèce de crépuscule moral plein de dignité et de réserve. Quand ses yeux me regardent, j'ai l'impression d'astres morts que la passion ne vivifie plus. Quelquefois son immobi- lité m'effraie, lorsque ses longs cheveux rejetés en arrière de son front, il rêve sans qu'un trait de sa face ne bouge.

Mon père m'a-t-il vraiment aimé? Souvent je me pose cette question pénible. Ne suis-je pas pour lui seulement une habi- tude et un compagnon de travail? Aussi loin que je puis remonter dans mon passé, je le revois surtout préoccupé de ses propres affaires de cœur. J'avais à peine cinq ans lorsqu'il perdit ma mère. Quoique je fusse à cette époque un bien petit garçon, il me souvient de la douleur grave et durable qu'il éprouva. 11 souffrit avec une ardeur intérieure qui le faisait se désintéresser du reste du monde. Or, quoique je fusse son fils unique, il ne parut plus m'apercevoir que par distraction, dans les instants ses yeux, souvent levés, consentaient à redescendre sur cette terre. Je grandis donc dans le délaissement et seulement soigné par Jacques, notre fidèle serviteur. De temps à autre, mon père, se rappelant ma présence, m'adressait un sourire contrit qui m'eût plutôt fait pleurer. Ce sourire signifiait : « C'est ta mère Cécile que je cherche à travers toi, mon pauvre petit. Ta mère inoubliée. » Et, Dieu me pardonne! il songeait peut-être aussi : « Pourquoi cet enfant survit-il quand j'ai perdu sa délicieuse mère? » Quelques années passèrent. J'avais dix ans lorsqu'un matin de juin mon père m'avertit que les sœurs aînées de ma mère, Marie et Madeleine de Néjouls, me réclamaient à Laissac. Elles s'étonnaient de ne pas connaître le fils de leur pauvre Cécile.

Tu partiras donc avec Jacques pour le Rouergue, pro- nonça mon père.

L'annonce de ce voyage, première aventure de ma vie, m'agita de crainte et d'espoir. J'avais une bonne envie d'aimer mes tantes. Plus âgées que ma mère, leurs visages d'austères montagnardes et leur noire maison de schiste me contraignirent. Mon allure discrète d'enfant solitaire leur parut la preuve d'un

LES CŒURS GRAVITENT. 19

caractère sournois. J'eus avec tante Marie, la plus vive, une Detite scène qui l'offensa :

Va désherber le jardin. Cela t'amusera, petit, me proposâ- t-elle certain jour.

Le petit n'avait aucun goût pour le racloir et il refusa d'aider aux soins du potager.

Regarde-le, Madeleine, ce jeune Pierre n'a pas la douceur de noire chère Cécile. C'est tout eiîtier un du Cambout.

Oui, je suis un du Cambout, répliquai-je fièrement.

Voyez-moi ce coq, reprit tante Marie dont le visage bistré se plissa d'une infinité de petites ri<Jes, Il répudie la mémoire de sa chère maman. Oui, tu n'es qu'une tête chaude dans un caractère fermé, à la mode des du Cambout.. Parlons-en de ces volcans qui ne font jamais éruption ! Singulières gens! Exaltés sous une apparence glacée! Religieux avec des appétits de païens !

Outré de ces critiques, je l'interrompis pour lui déclarer que les du Cambout avaient des saints dans leur famille.

Des saints! Quels saints? se récria cette fois ma tante Madeleine, la plus conciliante à son ordinaire, mais dont les yeux gris brillaient d'ironie. Des saints? Ce garçon fait sans doute allusion au fameux abbé de Pontchàteau ! Ah! le beau héros de vertu que ce janséniste! Quelles sottises il commit avant de se jeter dans son Port-Royal-des-Champs. Son jardi- nage, pur orgueil I Ce beau martyr se martyrisa lorsqu'il eut épuisé la coupe des ivresses.

Madeleine ! Madeleine ! interrompit tante Marie effrayée. Madeleine conclut que les du Cambout s'étaient surtout

recherchés eux-mêmes, sous leurs mines d'austérité, et qu'ils vèlirent leurs passions des habits d'ermite. Ils ne trompèrent jamais qu'eux-mêmes.

Et encore! ajouta tante Marie avec un sourire ambigu, car elle n'ignorait pas l'attention que mon père portait à Chris- tine qu'il devait épouser après quelques années d'hésitations.

Leurs critiques m'avaient ulcéré. Je me sentis encore plus étranger dans le manoir violàtre de mes tantes. Pour vaincre mon silence et mes mines tendues, sans doute elles regret- taient cette discussion, elles commencèrent à me promener dans leurs environs. Un jour, elles me conduisirent dans leur calèche, jamais lavée par crainte d'en rayer la peinture, jus-

âO REVUE DES DEUX MONDES.

qu'aux ruines d'un château édifié sur la colline rouge entou- rée de montagnes boisées et impénétrables. Je grimpai sur les restes d'une courtine.

Tu foules du pied les pierres du donjon de tes ancêtres m'avertit tante Marie, et sa sœur continua:

Il y a quatre siècles, les du Gambout faisaient, de cette forteresse, la guerre aux Néjouls, leurs voisins de Laissac, et aux la Tour Saint-Igest. Ils furent des guerriers agités avant d'arriver à la sérénité.

Mes tantes rirent doucement à leur allusion, puis, leurs mains sur mes cheveux, elles me plaignirent:

Ce pauvre petit !

Xous rentrâmes à Laissac. Pendant ce retour, leur cocher sur le haut siège duquel j'aurais voulu prendre place, me dit négligemment:

Ce Val-Dolent, votre propriété, c'est du roc et des arbres sauvages. Quant à la Dolente, ce méchant torrent emporte la bonne terre à toutes ses crues. Non, il ne vaut guère, ce Val- Dolent.

Je l'aime ainsi, ripostai-je.

Toup à coup, ces ruines m'émurent et j'eus peut-être la pre- mière impression de beauté et d'art de mon existence. L'àme des choses, invisible aux yeux insuffisants des personnes qui m'en entretenaient, m'apparut. Cette impression ne devait plus s'effacer et le Val-Dolent resta dans ma mémoire comme le paysage puissant fleurit ce qu'il y eut de fort dans ma race.

Le surlendemain, quand je pris congé de mes tantes, à ma surprise, je pleurai d'attendrissement en songeant qu'elles étaient les sœurs de ma mère, fine et délicate. Elles se regardèrent l'une et l'autre et je compris bien qu'elles me trouvaient tout de même un brave petit cœur.

Qui t'oblige à partir? s'écrièrent-elles.

Devant l'intérêt tardif qu'elles me témoignaient, j'eus une hésitation ; puis il me souvient que je les saluai très bas. Mon salut significatif n'était pas d'un petit garçon et elles en paru- rent chagrinées.

Un peu plus tard, dans le train qui me ramenait vers Cagnes, avec Jacques, je larmoyai à nouveau.

Quand je rentrai dans notre bastide après une absence de deux nmis, l'air animé de mon père m'étonna. 11 m'accueillit

LES CŒURS GRAVITENT.

21

par an embrassement prolongé. Cette démonstration affectueuse était provoquée chez lui par des raisons extérieures que ji' décou- vris bientôt. Jamais Sébastien, autrefois indifférent à sa toilette, n'avait eu cette mine recherchée, et bien qu'il eût. alors dépassé la quarantaine, il était vêtu de gris et de blanc comme un jeune homme. Ses cravates, vives de ton, renouvelées chaque jour, m'étonnaient. Enfin il négligeait ses travaux astronomiques pour se rendre à Nice chaque après-midi. Jamais il ne me pria de l'ac- compagner. Il ne rentrait que pour le dîner. Pendant ces repas, il me regardait souvent avec un curieux intérêt. Parfois je sur- prenais ses sourires émerveillés à je ne sais quelles pensées dont il se gardait bien de me faire part. Je sentais qu'il m'échap- pait et que je n'étais plus guère son fils.

Un après-midi, quelques dames accompagnées de mon oncle René, qui ne demeurait pas en ce temps-là près de nous, vinrent nous rendre visite. Mon père me parut tout hors de lui, et je ne fus pas longtemps à remarquer son empressement pour une jeune fille rousse au fin visage d'une mobilité déconcertante. Christine aurait m'amuser, car elle avait un esprit superficiel plein de séduction et une telle soif de vie qu'elle s'enthousias- mait pour les plus simples objets. Elle me témoigna de l'atten- tion, m'embrassa plusieurs fois sans raison et m'entretint avec un zèle qui m'effaroucha plus qu'il ne me convainquit de son amitié subite. Charmé de la cour qu'elle me faisait, mon père crut devoir lui assurer que j'étais « un bon petit » un peu grave pour son âge.

Je jouerai avec lui, s'éçria-t-elle. Il sera mon camarade et je l'égaierai.

Vous êtes délicieuse, Christine, prononça mon père recon- naissant.

Ce même soir, quand nous fûmes seuls, Sébastien, apercevant dans notre salon la miniature de ma mère, se couvrit tout à coup les yeux. Pendant plusieurs jours, il demeura préoccupé.

Une dépèche lui arriva.

Je serai absent quelques jours, me prévint-il. Jacques, vous veillerez sur lui.

Il m'étreignit longuement. J'eus une bizarre impression : était-ce moi qu'il voulait embrasser ainsi ?

In mois plus tard, Christine mariée à mon père régnait dans notre vieille bastide. Elle n'était guère ma camarade et oubliait

22 REVUE DES DEUX MONDES.

de jouer avec moi. Dans notre maison mouvementée, car dès les premières semaines Christine reçut des visiteurs bruyants et empressés, je me trouvai bien vite en exil. D'abord ravi par cette agitation qui le rajeunissait, mon père s'inquiéta lorsqu'il constata que cette fièvre de sa femme, loin de s'apaiser, s'exal- tait. Bientôt elle lui échappa. Vingt ans d'âge les différenciaient. Par tempérament, il goûtait d'ailleurs la vie contemplative, tandis que Christine ne concevait l'existence que comme une suite de parties indéfiniment renouvelées. Elle eût voulu con- naître le monde entier, quand Sébastien n'aimait rien tant que. l'intimité. Leur surprise fut vive à l'un et à l'autre. Trop tard ils se reconnaissaient de deux races adverses. Il souffrit. Elle en fut aigrie. Il se tut. Elle s'exprima beaucoup. Il se recoquilla. Elle se dispersa. Entre ces deux personnes exclusivement inté- ressées par leurs états d'àmes, je restai l'abandonné. Sans les soins de Jacques, l'on eût négligé jusqu'à mes vêtements. Il marrivait d'en pleurer dans ma chambre. Au sortir de ces scènes d'affliction secrète, je présentais le front le plus insensible. Je voulais m'endurcir, puisque l'égoisme semblait la loi du monde.

Cependant chaque fois que j'apercevais l'image peinte de ma mère exposée dans le salon, il me souvient que je m'étreignais ridiculement moi-même, en présence de cette miniature, faute d'une autre poitrine pour aller m'y presser.

Un matin, une fillette de huit ans, habillée de noir, avec un joli visage ovale et des yeux d'un vert de mousse, fut introduite dans notre jardin par une religieuse qui réclama M. du Cambout.

Voilà Geneviève, votre nièce, cette pauvre orpheline que vous voulez bien accueillir.

Et mon père s'exclama :

Ah! mon Dieu! c'est vrai! j'avais écrit entrez donc,

madame Bonjour, chère mignonne.

Sébastien avait tout à fait oublié son invitation, tellement, à cette époque, il était obsédé par le souci de Christine qu'il sentait lui échapper.

Geneviève portait un sac de voyage qui pesait à son bras frêle. Elle le serrait tendrement à son coude; il contenait tous ses trésors: quelques souvenirs de ses parents. Je m'avançai pour l'en soulager; elle s'y îvfusa craintivement en me regar- dant avec des yeux éplorés. .le i'etnbrassai. Mon avance la toucha et elle y répondit avec un élan terrible.

LES CŒURS GRAVITENT. 23

La pauvre fillette! disait mon père. Seule au monde! Non, non, c'en est fini de sa solitude. Chez nous, elle trouvera une famille affectionnée.

Il fallut nous séparer, Geneviève et moi. Elle n'y consen- tait pas et voulait encore se jeter à mon cou pour y verser des pleurs, car cette enfant avait une àme qui débordait d'amour. Depuis la mort presque subite, et coup sur coup, de son père et de sa mère, elle e'prouvait l'horreur qu'il y a pour des cœurs tendres et sans défense, à se trouver perdus au milieu de l'uni- verselle indifférence.

Enfin, ma belle-mère, après s'être fait attendre, parce que les soins de sa toilette la retenaient jusqu'au déjeuner, se présenta :

Ah! voila cette petite Geneviève, dit-elle d'une voix calme. Elle promet d'être jolie et fine. Approchez, ma chérie.

Elle posa distraitement ses lèvres sur les cheveux de Gene- viève et poussa sa nièce dans la salle à manger afin de l'y res- taurer. Même pour un garçon de mon âge, il était évident que Christine n'acceptait qu'à regret l'introduction de cette orpheline dans notre maison. Plusieurs fois, pendant ce déjeuner, elle interrogea du regard mon père, et celui-ci semblait lui répondre :

Le devoir me l'ordonne. Sa mère était ma cousine ger- maine.

Geneviève ne se trompa guère a ce tiède accueil et son petit visage livide exprimait une désolation contenue.

Après avoir bien dîné, la religieuse se retira. Nous restâmes seuls en présence, ma petite cousine et moi. Comme je la consi- dérais avec douceur, elle se jeta dans mes bras et m'embrassa si fougueusement qu'elle me lassa. Je fus obligé de la répousser.

Notre attitude dans cette première journée fut alors signifi- cative" Nous allions vivre l'un à côté de l'autre, elle toujours pleine d'effusions dans le besoin d'être aimée, et je devais rester moi-même sur la défensive, quelquefois touché, jamais profon- dément ému. Presque aussi orphelin par l'abandon, qu'elle était orpheline de fait, j'aurais la chérir, afin de trouver dans sa délicieuse tendresse une consolation.

Maintenant que j'y réfléchis, je ne puis encore m'expliquer les raisons de mon insensibilité. Sans être jamais mauvais pour Geneviève, je gardais avec elle le ton supérieur d'un garçon avec une fille. Je représentais la raison, quand elle n'était que senti- ment. Quelle infériorité I A cet état d'esprit inepte, je dus cer-

24

REVUE DES DEUX MONDES.

tainement la médiocrité d'une enfance qui pouvait être ravis- sante avec Geneviève dans le cadre merveilleux de notre oran- geraie, sous ce ciel d'azur éternel. Ne sommes-nous pas respon- sables, presque toujours, de notre misère? Hélas! avons-nous les moyens de devenir ce que nous ne pouvons pas être?

A quinze ans, je partis pour Paris et je ne devais revenir à Cagnes que mes études terminées, à la vingt-troisième année. Geneviève avait alors la splendeur de la jeunesse et une intelli- gence originale développée par les méditations de son existence très particulière. Christine s'était peu souciée d'elle, et mon père, par complaisance pour sa femme, n'avait pas osé lui marquer de l'intérêt. L'affection de ma cousine pour moi n'avait pas diminué et elle la dissimulait mal. Raisonnement élrange, il me semblait que, seul, l'amour de l'homme doit être offensif, tandis que le rôle de la femme est de s'y dérober. Les humbles avances de Geneviève me parurent autant d'offenses à la règle. Je crois bien que je la méprisais un peu de sa ferveur et de ses attentions jamais démenties. Parce qu'elle allait au- devant de mes désirs et qu'elle était ma timide servante, j'en éprouvais de l'ennui. Avais-je oublié un livre, elle se précipitait à sa recherche. Elle s'inquiétait comme d'un malheur, lorsque j'accusais une migraine. Si je voulais bien condescendre à écouter won admirable voix me chanter Schumann ou Litz, elle m'en <stait reconnaissante. Ma suffisance et ma dureté n'ébranlèrent jamais son fervent amour.

Ce fut alors que mon père et Christine le jugèrent dangereux et s'occupèrent de marier Geneviève à l'ingénieur Laurent Rodelle. L'horrible scène, lorsqu'ils lui en lirent la proposition. Gene- viève n'avait pu concevoir sa vie séparée de la mienne; orl'abime s'entr'ouvrait, Il fallait qu'elle.y tombât. On l'y poussa et je lui donnai le coup de grâce lorsque, attendant de moi une protesta- lion contre la médiocrité de Laurent Rodelle, ma passivité lui prouva nia secrète complaisance aux projets de Christine.

Comment, vous voulez, Pierre? Vous souhaitez ce mariage, me dit-elle avec des sanglots. Eh bien! soit, puisque c'est votre volonté, je m'incline.

Devenue Mme Rodelle, Geneviève quitta notre bastide et, trop tard, j'eus l'impression d'avoir perdu tout ce qui faisait la dou- ceur de mon existence. Ma stérilité d'àme m'effraya et je me jugeai indigne d'être jamais aimé.

LES CŒURS GRAVITENT. -•>

Ce départ de Geneviève eut bientôt sur moi l'effet le plus dangereux. Je commençais à être liante du désir de rencontrer la jeune tille qui ferait bondir mon cœur. L'imagination exaltée, j'essayais de me représenter ma future passion à la grandeur de ce que je croyais être ma valeur personnelle. Sans s'en douter, mon père devait encore souffler sur ce brasier. Une fois que nous feuilletions un album de famille, à la vue des profils à caractères de mes parents, il m'avait dit :

Oui, quels yeux dévorants sous leurs fronts de mystiques! Depuis notre abbé de Pontchàteau, à toutes nos générations, les du Cambout poursuivirent l'amour de Dieu ou des créatures, avec fougue. Combien s'y sont consumés!

Sur cette déclaration, Sébastien avait rougi. Du ton le plus uni, je lui avais répondu sans sincérité que, pour l'instant, mon sang restait de glace comme ma tête. Avec un sourire assez sceptique, mon père me repartit :

A vingt-cinq ans? Tant pis! Je ne t'en fais point mon compliment... Et je fus tout à coup humilié, quoique je me fusse faussement vanté d'une paix qui n'était pas dans ma conscience. Etais-je si pur que je l'avais assuré? Je fus bien obligé de recon- naître qu'il n'en était rien. A défaut de lame, mes sens, en cet le Provence grisante et brûlante, risquaient d'être surpris. Sur cette Riviera paradisiaque, des baisers s'échangent sans que la raison même en soit avertie.

Une nuit que des Italiennes cueillaient encore a. la «'Luit1 lunaire les fleurs des bigaradiers, en chantant ces romances lan goUreuses qui nous énervent, je m'attardai à les contemple] Des draps étendus sur l'herbe diffusaient lumière de la lune et recevaient l'averse des boutons parfumés. Une de ces jeunes tilles, séduisante comme la Graziella de Lamartine, sautait de branche en branche ainsi qu'un oiseau, afin d'atteindre aux fron daisons. Cette Toscane semblait la vivante effigie d'une « Ven dangeuse » de Gozzoli avec ses cheveux en bandeaux sur un front ovale et ses yeux d'émail noir. Harmonieuse comme une œuvre de l'art, elle avait des gestes précis dans leur rapidité -Sa voix avait ces sonorités veloutées qui sont une caresse pour l'oreille. Plusieurs jours de suite, je revis cette Italienne dans les orangeraies aux senteurs troublantes. Elle m'apprit qu'elle arrivait de Fiesole. Chaque année elle venait en Provence aider à la cueillette des oranges, puis des tubéreuses, des jasmins et

26 REVUE DES DEUX MONDES.

des roses pour les distilleries de Grasse. Sa vie n'était qu'un pas- sage à travers les Heurs. Embaumée à tous ces contacts, elle deve- nait, quoique fille du peuple, une créature de luxe. Je croyais la regarder avec le plaisir désintéressé d'un artiste, lorsque nous tombâmes aux bras l'un de l'autre. Attraction subite, irrésistible. Le soleil, les parfums du néroli, notre jeunesse, nous unirent une saison. Et puis l'insuffisance de cette belle fille et sa vulgarité d'esprit se découvrirent peu à peu à moi. Quand, l'automne venu, cette Toscane m'annonça son départ pour Fiesole, après un der- nier embrasse ment nous nous regardâmes l'un et l'autre avec un sourire reconnaissant. Nous ne devions plus nous revoir et nous ne le désirions peut-être point.

En me remémorant avec quelle ardeur j'avais chéri cette belle fille et en constatant mon subit apaisement, je demeurai tout étonné. Plus tard, à la réflexion, je reconnus dans cette boufiee de flamme comme l'annonce du grand amour possible, durable et. définitif, obscurément souhaité. Dans ce caprice ne fallait-il pas voir une inclination de nature aux plus violents entraînements? Si quelque jour mon sort, encore confus, me réservait la rencontre d'une jeune fille assez complète pour ravir à la fois mon esprit et mes sens, ma vie pourrait bien n'être que passion. Désormais les paroles de mon père m'obsédèrent : « Les du Cambout ont poursuivi l'amour avec un élan terrible. » 11 était dangereux de remuer ces pensées. Je finis par m'y brûler. J'étais dans l'attente perpétuelle du miracle souhaité. Dieu règle nos destinées à notre insu et ne restons-nous pas toujours les pions d'un jeu d'échec que remue sur le damier la main invisible ?

. . . Chaque jour, à la vue de la radieuse Méditerranée et des Alpes éblouissantes, je rêve d'actions admirables. Je voudrais mettre un peu du sublime qui s'offre à mes regards dans mon existence intérieure. Je me sens des réserves de passion. Tout le riche capital accumulé par mes ancêtres me semble une source abon- dante dont le torrent finira bien par déborder superbement quel- que jour, quand les voies de l'amour s'ouvriront à mes regards éblouis. Je ne cesse plus d'aspirer à l'amour. Je l'espère.

*

Ce soir, pendant, notre dîner plus silencieux encore qu'à l'ordinaire, j'apercevais sur la mer, du jaune chaleureux des ravenelles, quelques tartanes aux voilures arquées qui sen>

LES CŒURS GRAVITENT. 27

blaient promener des croissants de lune. Je m'imaginais dans l'une de ces barques avec une jeune fille : je voyais les lignes de sa beauté et me grisais du son supposé de sa voix, quand Chris- tine annonça son prochain voyage à Vichy. En regardant aimablement mon père, le cou renversé, elle avait des mouve- ments onduleux de sa taille flexible et ses mains s'écarquillaient sur la nappe en patte de chat qui veut saisir une proie. La sin- gulière expression de mon père me frappa. Quoique cette nou- velle lui fût désagréable, il souriait à Christine d'un sourire navré. Il fallait à ce pauvre janséniste défaillant la présence de cette jolie plante humaine parmi les autres fleurs de son jardin.

Son nez descendu vers son assiette, mon oncle René décou- pait d'un air narquois une pèche. .l'éprouvais une telle tristesse de cette scène muette, qu'aussitôt le repas terminé, je m'évadai de notre bastide.

« Dans une trentaine d'années, aurai-je à mon tour ce sourire d'affliction, de pardon et de^ déception en regardant une femme, ma femme? Est-ce le résultai d'une vie? Après sa brève union avec ma mère, dénouée par la mort, l'existence de mon père ne fut que déception. En sera-t-il ainsi de moi? L'har- monie délicieuse de l'amour partagé ne me se ra-t-elle jamais révélée? Est-ce le lot fatal? Sébastien l'assure qui applique les lois de la gravitation aux âmes et ne voit que des cœurs en tourbillon dans le ciel vide, à moins d'une catastrophe. L'amour, une catastrophe ! Quelle détresse révèle cette croyance ! Pour- quoi, mon Dieu, nous auriez-vous donné une conscience, si ce n'est que pour éprouver l'impossibilité de l'amour? »

Les pensées qui m'agitent précipitent mes pas dans les ruelles escarpées de notre village. Des ponts de maison enjambent ses venelles. A travers leurs tunnels se voient des montagnes vio- lettes cernées d'un trait de corail par le ciel couchant. Les galets enchâssés dans les chaussées sont devenus des rubis. Pourquoi tant de pure somptuosité perdue? Et je continue, sans joie, une promenade qui n'a d'autre but que de me faire oublier quelques instants la déroute de ma vie intime.

J'arrive ainsi à ^'esplanade sur laquelle s'érige l'antique forteresse des Grimaldi. Dans les montagnes, des paysans ont allumé quelques feux de chaumes dont les flammes énormes semblent des cyprès d'or rouge dans la nuit naissante. Jadis, en ces mêmes lieux, les Ligures allumaient des bûchei& en hom-

28 REVUE DES DEUX MONDES.

mage aux divinités hostiles. Car l'homme craint autant le ciel que la terre, tellement il a peu le sentiment de l'amour.

A nia droite, dans une vieille tour qui surplombe Gagnes, une voix ardente et chaude monte comme un beau jet d'eau dans le silence nocturne. C'est Yseult qui se plaint; Yseult enivrée par son philtre d'amour crie vers Tristan. Quel chaleureux appel est le vôtre, Geneviève ! Mais plus infortunée qu'Yseult, celui qui pouvait vous aimer ne répondit pas à votre tendresse et vous êtes maintenant unie à l'ingénieur agronome Laurent Rodelle. Unie? Liée plutôt!

Quel accent sa voix donne à cette musique déchirante! Pour- quoi, quand j'aurais pu la sauver, ne l'ai-je pas fait? Hélas! Je ne le pouvais point, puisqu'elle seule avait bu le philtre.

Ce chant poignant de Geneviève solitaire dans sa tour, sous le ciel vert qui se fleurit peu à peu des pâquerettes de l'infini, me prouve bien que son mariage ne l'a pas changée. Elle est demeurée la même femme véhémente qui protesterait devant Dieu même contre sa destinée.

bien! Hé! s'il vous plait? Hep! M. l'astronome! si vous n'y prenez garde, vous allez tomber dans le puits. Remettez pied sur notre globe.

Par-dessus son mur, Laurent Rodelle surgit. Il reste encore assez de clarté diffuse pour que brillent dans sa bouche ses dents auréfîées, car son sourire rétracte ses lèvres à petites mous- taches cirées. Il agite vers moi un calepin, en ajoutant :

Je me presse de visiter mon anémomètre et mon hygro- mètre, car je tiens à la régularité de mes observations journa- lières. Venez donc examiner un pluviomètre de mon invention, Pierre. Et si mon offre ne vous intéresse pas, je vous conjure d'entrer au nom de Geneviève. Elle ne vous pardonnerait pas votre fuite.

Je dois me rendre à cette insistance. Il me faut, dans le jardin d'essais Rodelle s'efforce d'acclimater les plantes utiles d'Afrique et d'Amérique, le complimenter sur l'ingénieux entonnoir qui recueille l'eau dans une éprouvette graduée.

Entendez-vous chanter Geneviève ? s'écrie Laurent avec un sourire ironique. Cette musique vous touche-t-elle? Comme je n'en ai pas fini avec mon baromètre enregistreur, que je soupçonne d'un déréglage, excusez-moi de ne pas vous accom- pagner, cher uni.

LES CŒURS GRAVITENT, -f|

D'une petite tape à l'épaule, Laurent me pousse dans la direction de la Tour. Il ne saurait ignorer l'inclination jadis éprouvée par Geneviève et comment j'y répondis ; mais je «rois bien que toute vie sentimentale lui paraissant une fadaise, il éprouve autant de dédain pour sa femme que pour moi- Nous sommes des individus au « squelette poétique, » comme il nous caractérise en plaisantant.

A peine l'ai-je quitté, qu'il me rappelle, l'index levé :

Vous trouverez Geneviève changée. J'attribue son état d'abattement à des troubles stomachiques. Je vous prie d'insis- ter après moi pour qu'elle mange lentement et reste étendue après avoir pris des infusions brûlantes. Aidez-moi à le lui faire comprendre. La méthode, tout est là!

D'un pas aussi régulier que l'oscillation d'un balancier. Laurent marche vers son laboratoire, dont les bocaux, emplis de rhizomes et de bulbes, touchent au vitrage.

Par la baie en hémicycle, ouverte a la base de la tour cou- ronnée d'une balustrade en ferronnerie, Geneviève m'apparait assise devant son piano. Une tulipe orangée répand sur sa .figure et sa blanche tunique à la grecque, la patine dorée des siècles, semblerait-il. Ainsi cette jeune femme a l'air d'une œuvre de l'art. Elle s'est tue et ne bouge point. Ses mains longues posées sur les touches, son visage levé vers la partition garde encore une ardeur grave, comme si les accents passionnés d'Yseult retentissaient toujours en elle. Les traits de Geneviève ne sau- raient prétendre à la perfection classique et pas davantage au piquant des physionomies dites à la française. Il y a plus de passion que d'esprit dans ses yeux glauques dont les pupilles brunes flottent comme des algues sur des eaux profondes. La fièvre cerne ses yeux océaniques aux sombres cils. Ses sourcils remontent sur son front bombé et leur arc donne une expres- sion d'étonnement douloureux à la figure entière. Carminées comme des fraises, les lèvres ont la sinuosité des ailes d'une hirondelle au vol. Geneviève est coiffée de tresses accouplées qui couvrent à moitié les oreilles et descendent presque jusqu'à la ligne du menton ovale, partagé par une fossette profonde. 11 y a un tendre entêtement dans ce masque féminin qui s'incline sur un cou long, et cette inclinaison de fleur trop lourde pour sa tige est l'attitude coutumière de Geneviève.

Sa robe, .simples voiles de lin qui drapent son corps élance,

30 REVUE DES DEUX MONDES.

ne doit presque rien au génie d'une couturière et épouse les lignes du buste flexueux. La faible clarté bleue du jardin noc- turne, en se mêlant aux ondes orangées de la lampe, revêt Geneviève de son éclairage mystérieux. En son immobilité songeuse, et encadrée par la baie cintrée, elle semble plutôt un chef-d'œuvre de la peinture florentine qu'une femme moderne.. Quel Botticelli rêva cette madone du « Magnificat » à la fois angélique et charnelle, résignée et nostalgique, qui, semblant so souvenir d'un haut destin, redoute les misères de l'avenir?

En avançant je fais craquer le gravier. Elle frémit et se tourne avec terreur vers moi. Aussitôt l'angoisse s'efface de son visage qui m'exprime la plus exquise des affections. De sa belle voix sombrée, elle dit seulement :

Oh ! vous, Pierre !

Dans un geste spontané de son doux bras, sur lequel le Tin de l'emmanchure retombe à larges plis, elle me tend la main.

N'étiez-vous pas depuis quelques instants, reprend- elle avec une sorte de crainte?

J'incline la tète.

Méchant, fait-elle d'un ton tendre à m'émouvoir. Et je lui réponds :

Tristan, à l'ombre du vieux château des Grimaldi, entendit Yseult, et il accourut.

Elle secoue le front d'un air indécis.

Ne me croyez-vous pas ?

Que sais-je ? murmure-t-elle, sa tête plus inclinée sur l'épaule, et sa bouche a le pli d'un petit enfant chagrin.

Oh ! Geneviève, n'ai-je pas toujours été sincère? Brusquement redressée, elle prononce d'une voix amère-

C'est vrai I

Elle étreint ses doigts, tandis que, renversée sur le dossier de son siège, les paupières presque closes, elle semble regarder au fond d'elle-même.

Par le jardin nous arrive la voix doctorale de Laurent qui note : Minimum 14, Maximum 25, moyenne 19. -

Avec un pâle sourire, Geneviève répète:

Moyenne : 19 ! Oui ! température modérée ! Oh ! je ne

suis pas à plaindre, puisque l'oranger vit à cette chaleur.

Les cernes de ses orbites en exagèrent la profondeur. Afin de faire diversion, je l'entretiens de sa santé, et, pour la décidera

LES COEURS GRAVITENT. 31

se soigner, j'exagère, en lui déclarant que je lui trouve une mine consumée. Pourquoi ne veille-t-elle pas plus attentivement à son régime? Elle m'a laissé parler avec une expression éton- née.

Merci bien, m'interrompt-elle avec un petit rire nerveux, j'ai mieux que vos conseils. Je possède les instructions écrites de Laurent.

Que voulez-vous dire?

Simplement ceci: mon mari rédigea pour moi une liste de recommandations qu'il fit même dactylographier. Dans la salle à manger vous en apercevriez le tableau encadré. C'est donc de ma faute si je suis malade.

Toujours renversée au dossier de sa chaise, Geneviève appuie ses index l'un contre l'autre, et, en les faisant ployer, elle continue avec un battement des paupières :

Oui, Laurent soigne mon àme à la liqueur de Fowler et à la camomille.

Il y a tant d'àcreté dans son accent, que je crois devoir lui demander si elle aurait a se plaindre?

Au contraire, répond-elle. Votre père et Christine m'ont trouvé un mari parfait dont les attentions sont presque scienti- fiques. Cette méthode finit par me torturer. Vous savez, Pierre. par l'opinion de vos parents, quelle jeune fille excessive j'étais. Eh bien I femme, je suis restée extravagante dans la maison de l'ingénieur Laurent Rodelle. Comprenez-vous ?

Je saisis une main de Geneviève, car il m'est pénible de lui voir presser ses index jusqu'à en faire craquer les phalanges Elle continue d'un ton qui s'essouffle :

Je suis injuste pour Laurent qui m'aime autant qu'un cœur régulier comme un chronomètre peut éprouver de ten- dresse. Hier, comme je lui reprochais son caractère trop uni, il m'a répondu en laissant tomber ses mots avec la lenteur des gouttes d'eau d'une clepsydre :

Ne me reprochez pas l'esprit de méthode de mon affec- tion. Au lieu de l'épuiser dans le désordre, nous lui devons notre amitié durable.

Et j'ai reparti que je ne pouvais penser ainsi. Comment éprouver une impression heureuse sans être ému? Et l'émotion, ce n'est pas la froide raison. Mon mari m'a répliqué :

Même dans le cas qui me touche le plus au monde,

32 reVue des deux mondes.

Geneviève, c'est-à-dire notre union, ma réflexion dominera tou- jours mon imagination. A quoi, je lui ai dit :

Je vous en remercie et vous en félicite, Laurent. Néan- moins, en ce qui me concerne, dès que la réflexion l'emporte en moi, mon cœur n'est plus rempli.

Cette repartie l'a peiné au delà de tout ce que je le croyais capable de ressentir, et il est retourné à son laboratoire de chimie avec le sentiment attristé de sa trop grande supériorité...

...A la confession de cette scène intime, pouvais-je même compatir au sort de ma cousine ? Elle aurait eu le droit de dire:

-Il ne tenait qu'à vous, Pierre, qu'il en fût autrement !

Et je me serais trouvé dans la cruelle obligation de lui répon- dre que l'amour, comme la grâce, ne se conquiert pas ; c'est un don divin. En effet, pourquoi votre tendresse m'effrayait-elle, Geneviève? Je vous ai chérie comme une sœur jusqu'au jour j'ai senti que vous espériez davantage. Alors j'ai presque éprouvé le sentiment d'une délivrance, lorsque quittant noire bastide vous vous êtes exilée dans la maison de Laurent Rodelle.

Tandis que ces pensées me viennent, Geneviève, pour échap- per à la gène que lui cause mon silence, commence à jouer, dans la nuit naissante, la sonate le Clair de lutte. Elle s'interrompt sur un accord qui se meurt avec une lourdeur poignante. Bai- gné d'une atmosphère d'un bleu argenté, le jardin garde un silence merveilleux. Penchée sur le clavier, comme si elle lui taisait une confidence, Geneviève dit très bas:

Gomme on est seul en ce monde 1 Je ne puis que lui chuchoter :

Oui.

Après quelques instants de méditation, elle reprend sa sona- te avec un jeu si paie, abandonné et mol, qu'il fait rendre aux cordes des soupirs plutôt que des accents. Cette musique à trop lente mesure et près d'expirer me pousse à lui demander :

« Je ne vous savais pas si malheureuse ?

Malheureuse, moi? s'écrie-t-elle d'une voix vibrante qui m'effraie, le cri dune personne réveillée d'urt cauchemar. Quelle erreur ! Je suis aussi heureuse qu'une épouse peut l'être avec le plus attentionné des maris. Seul Laurent aurait quelque droit de se plaindre.

Les grands yeux d'océanide de Geneviève s'empiissent de

LES CŒURS GRAVITENT. 33

larmes; aussitôt elle les voile Je ses mains, se lève et sort d'un pas rapide comme si elle voulait surprendre quelque personne au jardin.

C'est une nuit provençale de mai, d'une splendeur incompa- rable. Les diamants des constellations jettent leurs feux et la voie lactée lance à travers le ciel son écliarpe de gaze pailletée. Geneviève gravit le petit escalier en colimaçon qui conduit à la plate-forme de la vieille tour des Grimaldi. Elle se tient droite dans sa tunique à l'antique d'un blanc azuré contre la rampe de ferronnerie. Ses doubles tresses noires me cachent son visage tourné vers la mer. Comme si elle s'adresssait au ciel, elle dit :

Là-haut, seulement, plus de solitude!

Croyez-vous ? lui dis-je en la rejoignant.

Comment en douter? m > tcpoud-elle avec un sombre enthousiasme, son bras nu dressé vers les astres.

Après quelques instants de silence, elle reprend d'un ton pathétique :

Musset l'a bien exprimé : aux temps primitifs, chaque étoile s'est éveillée sous l'inspiration de l'amour :

Elle s'est élancée au sein des nuits profondes; Mais une autre l'aimait elle-même, et les mondes Se sont mis en voyage autour du tirmament.

- Hélas! Geneviève, que vient faire ce poète? Par sa démonstration, Newton a détruit cette naïve croyance.

Que vient faire votre savant en amour? se récrie-t-elle.

Peut-être en effet mon savant découvrit-il sa terrible loi contre le vœu des cœurs affamés de tendresse. Pas une seule planète, assure-t-il, qui n'obéisse aux attractions diverses des autres étoiles et pas deux mondes qui puissent jamais s'unir, d'où ces courbes, ces ellipses, ces fuites vertigineuses dans le noir infini, glacial. Et mon père, étendant cette loi aux pauvres cœurs humains, les croit eux-mêmes victimes des attractions contraires : s'ils errent seuls, à travers la vie, il faut y voir une nécessité inéluctable. Toute rencontre de deux âmes serait la catastrophe.

M'ayant écouté attentivement, Geneviève laisse retomber son bras avant de repartir :

TOME LVIII*. 1920. 3

34

REVUE DES DEUX MONDES.

Si c'était vrai, quelle horreur ! Ah 1 combien les poètes ont raison de haïr la science I

Assise sur un banc, ma cousine considère par-dessus ma tête le ciel fleuri de toutes les gemmes bleues, roses, orangées des étoiles. La lune étend la traîne argentée de sa robe sur la Méditerranée et, dans cet éventail de clarté, un noir navire oscille.

Comment! vous ici, à cette heure? Oh! Geneviève, vous n'êtes pas raisonnable !

Laurent est arrivé sans bruit, mais son empressement n'a vraiment d'autre but que de jeter un lainage sur les épaules de sa femme. Il l'enveloppe avec le même soin qu'il apporte à protéger un ouvrage de prix. De son organe nuancé, qui s'écoute, il reprend :

Vous paierez cette imprudence par de la fièvre. Pierre, vous auriez gronder votre cousine. Etes-vous bien couverte; maintenant, mon amie? finit-il en assurant encore la fermeture du fichu apporté par lui.

Elle le remercie.

Avec un sourire, Laurent essaie de dire sur un ton évaporé qui reste cependant professoral :

Il est curieux de constater combien le clair de lune agit sur les esprits poétiques. Moi, pendant ce temps, savez-vous à quoi je m'occupais? A combattre la morfée, ce désastreux para- site de nos orangers, par une bouillie de mon invention. Ah ! j'en suis certain, vous me trouvez ridicule de vous raconter mes espoirs utiles en ce moment. Oui ! Oui ! l'utilité semble toujours laide. Pardonnez-moi. Je me sauve. Ma solution doit être saturée.

Avant de redescendre l'escalier, Laurent, avec les précau- tions d'un chirurgien procédant à une dangereuse résection, pince entre ses ongles l'écharpe de sa femme et la lui remonte dans le cou. Il contemple alors Geneviève avec un profond sérieux et s'éloigne. Ses semelles frappent les degrés avec me- sure.

Dès que retentit la porte de son laboratoire en se refermant, comme à un signal, ma cousine qui poursuivait ses pensées sans que son mari les eût fait dévier en rien, me désigne d'un air de triomphe, au firmament, les Gémeaux :

Pierre, voici votre théorie pessimiste réfutée. Ces Gémeaux

LES COEURS CRWITENT.

35

symboliques ne sont-ils pas la preuve de l'amour éternel? Les étoiles doubles, c'est l'union immortelle proclamée au ciel.

Laissez-moi vous faire observer, Geneviève, que ces couples d'étoiles, célestes amants, s'ils ne s'écartent en effet jamais l'un de l'autre, pourtant, jamais ne fusionnent, victimes des mômes lois imprescriptibles. Ils vont côte à côte par les voies du ciel, mais pas davantage.

Côte à côte, une éternité! murmure-t-elle d'une voix basse et pourtant chaleureuse. Ah! ce serait encore la félicité.

La lune en argentant le visage de Geneviève lui commu- nique son infinie pureté. Tandis que les mois déferlements de la mer soupirent avec langueur, j'ai l'impression délicieuse d'un accord de nos deux cœurs. Fugitive harmonie chez Geneviève: quelques instants plus tard, elle prononce d'une voix plaintive :

Ah! si les hommes ont pour eux la raison, les cœurs des femmes sont insatiables. C'est tant pis pour elles !

Les bras croisés sur la rampe de fer, Geneviève s'absorbe dans une vague contemplation. Sur son cap en proue de navire, le phare de Villefranche rayonne, mais sa clarté jaune parait d'une qualité vulgaire à côté de la lumière exquise des étoiles. Ses pensées dévorent toujours la jeune femme et je devine qu'elle rapporte tout des splendeurs cet univers à sa petite détresse particulière. Mais n'est-ce p as ta beauté poignante de chaque àme de se juger, le centre du moud? s msible ?

Son blanc fantôme penché sur la rampe de la tour, Gene- viève prend la physionomie secrète qu'on voit aux chimères de nos cathédrales.

Djvant son silence, je lui exprime mon intention de me retirer. Relevée d'un bond, elle me prie de rester.

Tout à l'heure Laurent reviendra, lorsque la onzième heure sonnera, ajoute-t-elle ; alors je vous permettrai de nous quitter.

Elle m'oblige à m'asseoir près d'elle. Dans le mouvement qu'elle fait pour me laisser de la place, les bracelets de jade de son poignet tintent. A moitié tourné vers moi, elle me demande du ton le plus caressant quelle est ma vie à la maison? A ses dernières visites, Christine et Sébastien lui ont fait un tel accueil qu'elle renonce presque à venir nous voir.

Soyez tout a fait sincère, Pierre, comme avec la personne qui vous reste la plus attachée.

36 REVUE DES DEUX MONDES.

Des étoiles filantes pleuvaient sur la Méditerranée. Leurs voies de feu, après avoir ébloui quelques secondes, s'étei- gnaient.

Vous me demandez ce que je deviens, Geneviève? La réponse vient de briller au ciel.

Je ne vous comprends pas.

Pardonnez à un astronome de chercher toujours ses com- paraisons dans sa science, mon amie. Je veux dire que, sem- blable â ces aérolithes, j'erre à travers l'espace sans pouvoir m'attacher nulle part. Vous connaissez les sentiments de Chris- tine. Mon oncle René s'enferme dans ses préoccupations égoïstes. Mon père, qui me témoignait un peu d'attention, m'échappe presque complètement. Est-il donc exagéré de me comparer à ces étoiles filantes?

Quoique Geneviève ne me donnât pas le plus léger signe d'émolion, j'eus l'intuition que ma réponse l'avait obscurément satisfaite. D; me sentir assez semblable à elle devait lui causer un mélancolique contentement. Enfin, le front incliné, elle me dit à voix basse :

Si je vous ai bien compris, par votre comparaison, vous avez voulu me signifier que vous vous considériez comme une sorte de cœur poignant lancé à travers l'infini ?

Puis, les mains portées à son visage, elle soupire à leur abri.ï Au campanile de Gagnes sonnaient les onze coups de l'heure.; Nous entendîmes le battement d'une marche égale sur le sable du jardin. Sanglé dans son veston et le canotier sur la tète afin de se garantir de la fraîcheur, Laurent s'avançait vers sa femme.) Avec un sourire satisfait, il dit en la saluant :

Vous avez entendu ?

Et comme Geneviève, tournée vers les Alpes dont les neiges avaient la blancheur diaphane de la lune sur le sombre outre- mer du ciel, ne bougeait pas, il reprit d'un ton plus ferme :

Vous les retrouverez demain, petite fille I Elle se leva en répondant :

Oui, mon père.

Il reprit, offensé par son intention :

Je le crains, en effet, vous serez toujours une enfant.

Il lui offrit le bras avec une telle résolution qu'elle fut obligée de le prendre. Ils rentrèrent dans la tour et une domes- tique apostée ferma volets et verrous de sûreté a grand bruit.

LES CŒURS GRAVITENT. 37

En m'en revenant à la bastide, je regrettai Geneviève. Je songeais que sur cette terre de beauté nous pourrions connaître la paix et l'amour, mais que notre folie nous empêche d'aperce- voir notre bien.

Quand je traversai l'avenue d'orangers de notre bastide, je me trouvai en même temps coupable et pitoyable. Le bonheur s'était offert et, dans la sécheresse de mon cœur, je l'avais négligé.

Le vitrage de notre observatoire, construit en pont de mai- son au-dessus des arcades qui chevauchaient le jardin, rayon- nait sous une ampoule électrique. Au sommet du haut escalier de briques, j'ouvris doucement le vieil huis, mouluré comme un battant d'armoire.

Sur la chaise-longue disposée sous l'oculaire de sa grande lunette, afin que, couché s.ur le dos, il lui fût aisé d'observer les astres au zénith, Sébastien dormait. En son sommeil il conser- vait une expression de grandeur austère. Ses cheveux, rejetés en arrière, dégageaient son front étonnamment lisse pour son âge; mais à la naissance du nez aquilin, un bourrelet indiquait que, même en rêve, ses soucis l'obsédaient. Une volonté pénible m Trait sa bouche. Par le vitrage supérieur ouvert, les constella- tions du Centaure, do Cassiopée et d'Hercule dominaient le repos de l'astronome. Tout à coup, dans l'inconscience du som- meil, Sébastien eut le geste de l'homme qui cherche à saisir •un objet. Ses doigts se refermèrent sur le vide, tandis qu'une profonde inspiration soulevait sa poitrine.

A ce moment, je remarquai qu'une miniature ovale, repré- sentant ma mère à vingt-deux ans, avait été retirée de la mu- raille et posée parmi les feuillets de notes. Le visage trop amenuisé de cette mère qui avait laissé, par sa disparition pré- maturée, mon père veuf à trente-deux ans, avait donc été, pen- dant mon absence, le sujet de sa contemplation? Désespérant de garder la vivante insidieuse, mon père élevait son àme vers la morte. Saisissant la miniature au cadre d'ébène, je considérai celle qui me connut à peine, tout petit enfant. Quel aspect d'éton- nement apitoyé dans ses prunelles aux douceurs de brumel Cette maman avait encore la fragilité de l'adolescence. Le jour elle avait posé pour l'artiste, Cécile s'était faite délicieuse pour son mari et sa pensée illuminait sa menue figure. Ohl le pauvre sourire de celle qui allait bientôt mourir! Déjà l'au-delà t'avait

38

REVUE DES DEUX MONDES.

prise, ma jeune mère, et tu nous regardais encore, mon père et moi, que tes pupilles avaient ce scintillement exténué des étoiles trop lointaines qu'aspirent les infinis ténébreux.

Mes lèvres pieusement posées sur la miniature, il m'apparut que si ma mère avait vécu, nos vies, a mon père et à moi, eussent cessé de graviter parce qu'elles auraient trouvé l'amour.

...Une nouvelle inspiration dégonfle le cœur lourd de mon père, toujours étendu, et son masque prend une sérénité auguste. Et comme je regarde à nouveau, très pieusement, la miniature, je distingue sur son émail le reflet d'un astre rosé. Au ciel, je reconnais Algénib, l'étoile de feu placée à l'extrémité de l'aile de Pégase.

*

Depuis une semaine, c'est l'atmosphère la plus paisible, mais aussi la plus morne, dans notre bastide, jaune au soleil comme le zeste du citron. Il semble que seul le hasard nous y a réunis, Sébastien, Christine, René et moi. A peine nos repas terminés, chacun vogue vers des rives différentes. Oui, chacun de nous gravite solitairement.

Ce matin, brusque changement dans l'attitude de ma belle- mère, hier encore languissante. Elle rayonne en nous disant :

Comme ce serait gracieux à vous de m'accompagner, demain, chez Mme de la Tour, Sébastien! Vous êtes aussi invité, Pierre.

Nous la considérons avec étonnement. Quelle est cette fan- taisie?

Christine tient à nous montrer sa dernière conquête, fait mon oncle René qui sourit malicieusement. Acceptez, vous ne regretterez pas votre visite à cette fameuse dame créole.

Alors ma belle-mère commence l'apologie de sa nouvelle amie, délicieuse autant que distinguée d'àme et de manières. En son enthousiasme, la bouche, les paupières et jusqu'aux joiiêâ et au menton de Christine, se plissent, s'agitent, s'émeu- vent. Et elle s'écrie :

N'est-il pas extraordinaire de penser que mon amie dont l'àïculé, une bégum des Indes, était fille du prince Osman Khan de Deihi, a été mariée à l'un des descendants de l'héroïne de Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre? Quel romani Un nabab et un héros poétique dans cette famille 1

LES COEURS GRAVITENT. 39

Surprenant, en effet, convint mon père. Et je sais que les de La Tour, originaires de Saint-Igest, occupaient une gen- tilhommière peu éloignée de notre vieux château rouergat.

Ravie de cette coïncidence, Christine reprend avec feu :

Sarah sera enchantée de l'apprendre. Ainsi les du Cam- bout et les de la Tour furent voisins de campagne? Je vous demande, Sébastien, d'en venir faire vous-même le récit à mon amie. Elle en serait infiniment intéressée.

Mon père s'excuse, mais il m'invite à accompagner moi- même Christine. Comme j'hésite, ma belle-mère prononce avec vivacité :

Entendu, Pierre. D'ailleurs, je vous ai annoncé à Mme de la Tour. Faut-il vous assurer que vous serez intéressé et charmé... oui charmé, plus que vous ne le pensez, par les.en- fants exquis de mon amie, une jeune fille adorable, Héléna, et Henri, son frère.

Tant d'exaltation m'amuse et pique cependant ma curiosité. Christine s'en aperçoit, qui ajoute :

Ils habitent 1' « Ajoupa, » merveilleuse propriété du cap d'Antibes l'on peut se croire à l'Ile de France. Dans ce paradis, Sarah de la Tour compte donner des pantomimes à la mode créole avec une figuration d'indigènes du Bengale et leur musique. Ce sera délicieux!

Combien de fois Christine nous offrit-elle le témoignage de ses délires pour de nouvelles connaissances dont un mois à peine fanait l'amitié! Je venais d'assurer à ma belle-mère que je l'accompagnerais, lorsque l'entrée d'une personne, à l'ouver- ture ensoleillée de la porte-fenètre, vint projeter son ombre sur la nappe et nos tasses à café. Ainsi un nuage, passant au ciel, attriste tout à coup un paysage.

Toi, Geneviève! quelle bonne surprise, s'exclame Chris- tine avec un froid sourire.

Mon père baise au front l'arrivante et René lui présente une chaise.

En robe de ce rouge violacé qu'on admire à certains pélar- goniums, Geneviève, cernée à contre-jour parle soleil, semble un charbon ardent.

Et vous avez pu quitter votre cher Laurent, Geneviève ? fait ma belle-mère.

Sans répondre à cette question insidieuse, ma cousine appuie

40 REVUE DES DEUX MONDES.

sur moi son regard inquiet. Lorsque l'attention de mes parents s'est retirée d'elle, quelques instants plus tard, elle me chu- chote brusquement :

Vraiment 1 vous tenez à fréquenter chez Mme de la Tour? Christine dont les prunelles, en sautant de ma cousine sur

moi, luisent d'ironie, reprend :

Pierre va connaître à l'« Ajoupa » la plus délicieuse des jeunes filles, Héléna.

La tête fléchie sur son cou svelte, Geneviève murmure :

Ce n'est qu'une enfant, seize ou dix-sept ans, si je suis bien renseignée?

Eh! ma chère, répliqua ma belle-mère, à quinze ans, Vir- ginie, l'héroïne de Bernardin de Saint-Pierre; n'était-elle pas aimée de Paul? Toi et moi, nous avons peine à concevoir ces juvéniles amours, les plus exquises, les plus pures.

Sur cette observation d'une méchante intention, les yeux d'océanide de Geneviève expriment la détresse.

Et c'est ainsi que je connus ton existence, Héléna, ô mou amour enfin trouvé 1

Charles Géniaux.

(La troisième partie au prochain numéro).

AU PAYS BRETON

(*>

ENTRÉE EN CORNOUAILLE

C'est à l'embouchure d'une rivière marine, au Sud et presque tout au bout de la péninsule bretonne. J'aime à revenir ici en Octobre, quand les étrangers ont quitté la côte, et que cette terre se reprend à vivre de sa vie ancienne. Aussi bien, en tous temps, c'est un pays d'automne. Mollesse de l'air mouillé, langueur dorée des jours de soleil, mélancolie des jours de grisaille, gravité de la lande, geste de fuite des arbres qui-\ grandirent dans la peur du vent, granit usé des chaumières, des chapelles, des calvaires perdus aux carrefours boisés, vieil- lesse des choses qui ne semblent pas appartenir au présent, vague vision, comme d'une aube lointaine, des temps vécus en Bretagne sous des influences pareilles, dans la première enfance : de tout cela naît en toute saison un sentiment qui rassemble à celui qu'on éprouve ailleurs en Octobre, quand le

(1) On réunit ici des notes qui furent prises, de 1892 à 1908, sur certains aspects de la Bretagne. C'est donc déjà du passé qu'il s'agit dans les pages qui suivent. On a cru qu'il valait la peine d'en rappeler quelques images, car, après des immobilités se perpétuaient des formes de vie et des types d'un autre âge, les changements, depuis quelques années, vont se précipitant. Par exemple, le bourg dont il est ici question, quelques familles bourgeoises passaient les étés, s'est transformé en station balnéaire, avec pêle-mêle de constructions hétéroclites, à côté de terrains vagues et de mornes nappes de pierre. Le petit port, sur l'autre rive, a perdu sa figure : on a coupé la moitié de's grands arbres les marins appuyaient leurs agrès; une partie du petit bois voisin a été lotie; on a construit de grandes villas, taillé à pic, dans la roche, une vaste tranché*, pour l'aménagement

42 REVUE DES DEUX MONDES.

soleil est sans force, quand il n'y a plus, dirait-on, dans la forêt, de vie que celle du souvenir, quand, des feuilles rouges et mouillées qui commencent à feutrer le sol, monte dans le soir la faible et pénétrante senteur que l'on respire en fris- sonnant.

Si c'est vraiment l'arrière-été d'Octobre, comme ce senti- ment s'approfondit! Gomme l'àme de cette terre bretonne se dégage, comme son charme agit avec puissance! Ces derniers beaux jours ensoleillés de l'année, que commencent à traverser les brumes et les tempêtes de l'hiver, ces derniers beaux jours si brefs, si menacés, semblent plus beaux. Et puis la mer aussi est plus émouvante. Elle aussi, dans une lumière oblique et sans chaleur, prend ses aspects plus pâles d'automne.

Je me rappelle mon arrivée dans ce Finistère Sud, en une autre saison, au commencement du bref été, il y a tant d'an- nées qu'il me semble que j'étais un être différent; mais la façon de sentir ne change pas, et l'impression que je reçus de ces paysages est celle que j'en éprouve encore, chaque fois que j'y reviens. De la Bretagne, je n'avais connu, depuis les temps ma bonne me promenait à Brest, sous les grands arbres tristes des remparts, que l'extrême Léon, si ras, si sombre, depuis la rade et le Goulet jusqu'au tournant de la Manche et de l'Océan, jusqu'à l'exlrême côte sauvage s'estompe à peine, au fond de l'horizon, le fantôme brumeux d'Ouessant. Une contrée perdue, que l'on eût dite inhabitée, ou de fines, sévères aiguilles de clochers se lèvent seules, de loin en loin, sans villages visibles, derrière les longues montées de lande ; un sombre pays, le tourment ou bien le souvenir du vent met partout une frisson- nante émotion. Vraiment la fin de la terre devant les infinis gris de l'Océan.

d'un bai' à vapeur. Enfin, les impérieuse* nécessités de la guerre ont obligé l'État à réquisitionner les futaies de la rivière, et des Kabyles en ont ravage les plus beaux massifs.

Pour l'humanité, les changements ne sont pas moindres. Si le costume de Pont-Labbé est encore un costume, en quelques années, son éclatante couleur a fait place au noir pur. 11 est clair que la guerre en éloignant pendant des années tous les hommes jeunes, en introduisant ilans les fermes la langue des armées, en peuplant la Bretagne de réfugiés, en paralysant les industries qui produisaient I - éléments <iu costume (dès aujourd'hui des chapeaux de bazars remplacent ]/>* délicieux béguins xvm* siècle des enfants) aura beaucoup contribué à effacer la couleur et le caractère à part de cette incomparable province.

AU PAYS BRETON. 43

Quelle surprise, avec ces souvenirs, ces habitudes, et venant justement de Brest, de découvrir cette autre Bretagne, si diffé- rente, et pourtant toujours si bretonne ! Bretonne par son intime gravité, par les significations toutes spirituelles de ses paysages, différente par l'enveloppante douceur, l'ombre verte de ses retraites, les parfums et les murmures de ses bois, par ce qu'on y sent aussi, chez les humains, de plus facile, de plus heureux. Douce terre de Cornouaille, terre des grands châtaigniers, des costumes bleu et or des glaziks, des danses à tout propos, de mariages, naissances, baptêmes, pardons, à la musique des bombardes et binious.

Je venais de la mer. C'était le soir, après le soleil couché : un de ces interminables et blancs crépuscules de Juin, le monde, et même le cercle des eaux, semblent participer au mystérieux d'une heure à la fois si tardive et si claire., Une heure qui, ce jour-là, ne semblait plus devoir passer, tout allait s'éterniser dans cette lumière spectrale, universelle et sans foyer. Le temps était au beau fixe; les vents faisant, comme il arrive alors, le tour du compas, étaient remontés au Nord pour la nuit. Un reste de houle soulevait longuement, sans la rompre, la placidité de l'élément, l'on voyait passer un infini de petites méduses dormantes. La côte s'allongeait devant nous, basse et continue, sans une bâtisse, sans un acci- dent, — simplement la terre, bleue de ses bois et de ses cam- pagnes.

Et tout d'un coup, le vent se parfuma comme d'une odeur de foins et de reines des prés. Glissant sur l'étendue lustrée, après avoir traversé toute la pointe de la péninsule, ii nous arrivait chargé de la senteur des châtaigniers en fleurs et des fenaisons. Senteur vespérale, plus exquise, étrange sur les grands miroirs ondulants l'on ne respire que ie sel et l'iode. Et puis, très lointaine, la voix du coucou sonna par-dessus tout l'intervalle des eaux : les deux notes brèves de hautbois, répétées inlassablement, éveillant le sentiment du jeune été. des secrètes profondeurs sylvestres, de l'heureuse campagne, a ; moment fragile et parfait de l'année toute herbe et tout <■. feuille, ayant fini de se déplier et de grandir, est fraîche encore, droite et luisante de vie nouvelle.

A un mille de terre, rien n'indiquait une ouverture, une lacune dans la bande bleutée de la côte.: Il fallut arriver sous

44 REVUE DES DEUX MONDES.

les phares qui donnent l'alignement, jusqu'aux premières balises rouges et noires du chenal pour voir que l'Océan s'insinue profondément dans ce calme pays boisé. Alors s'ouvrit la première perspective de la rivière : un vide pâle comme celui du ciel, entre des écrans de noirceur frangée. Au premier plan, une mince église veillait une couvée de bateaux de pêche.

* *

Je suis revenu bien des fois, depuis, par les routes de terre. De ce côté aussi, c'est un monde fermé, invisible jusqu'au dernier moment, car les routes ne l'atteignent qu'au bout de l'estuaire. J'en ai pénétré, d'année en année, toutes les retraites. Un fjord long de cinq lieues, qui se ramifie au cœur du pays de Quimper, et dont les anses, quelques-unes très longues, viennent finir humblement dans les plis secrets de la campagne, devant une chapelle en ruine, devant un moulin abandonné, devant une pauvre ferme perdue. Sauf tout juste à l'embouchure, pas un hameau, pas un sentier le long des rives. Rien que les bois antiques, dont les troncs sont gainés jusqu'en haut de lierre, et, tout au bord, rien que les bruyères rouges, les houx et l'or clair des ajoncs, toujours plus ou moins en fleurs, par-dessus l'or plus grave des goémons.

J'imagine que ces bois ont toujours été là. Ils font partie de vieux domaines, dont quelques-uns sont très grands pour notre époque, vestiges sans doute de terres féodales, aux temps la forêt primitive était encore à peine défrichée. Quand on vient du « dehors, » et que l'on remonte ce long couloir marin, c'est comme si l'on entrait, avec toute la riche onde verte, dans une solitude de l'ancienne Celtie, au temps des vieux Vénètes. Quel refuge après les espaces trop vastes, les fatigants infinis de la mer! Gomme on se sent pris par l'ombre grave et le silence de l'ancienne sylve! comme cela accueille, rassure, enveloppe!

Souvent, le soir, j'ai suivi des yeux la voile tannée de rouge d'un rude dundee qui s'en allait, au sein de cette grande paix sylvestre, vers la petite ville lointaine. Les hommes, groupés à l'arrière, portaient encore leurs cirés jaunes. Dehors, au large de la baie, ils devaient avoir eu gros temps. Toute la journée, patiemment, ils avaient trimé pour gagner au plus près l'entrée de l'estuaire, durement secoues, comme toujours au vent

AU PAYS BRETON. 45

debout, tombant au creux de chaque lame, d'une chute raide et courte, avec ce choc sourd qui disloque à la longue la mem- brure des bateaux, fouettés par les paquets d'eau dont le sel brûle les lèvres et les yeux.

Maintenant les grands bois, les châtaigneraies dont les branches avancent au-dessus des varechs, commençaient à se fermer autour d'eux. Il s'en allait, le rude bateau de la mer, dans un paysage de le'gende, rien ne parle de l'histoire humaine, et dont le silence n'est rompu que par le long croassement spacieux des corbeaux, et le triste appel des courlis rasant une grève. Il s'en allait et ne semblait pas bouger, porté par l'onde puissante qui montait sans bruit, tout entière, d'un seul mouvement, en s'élargissant peu à peu, couvrant les grèves et vasières, jusqu'à remplir de son immor- telle pureté tout l'espace entre les épaisseurs sylvestres des deux rives. A cette distance, on ne distinguait plus les marins; il n'y avait plus, au fond de la longue perspective, sous la grisaille abaissée du ciel, que la voile rouge qui s'éloignait insen- siblement avant de disparaître au lointain tournant du fjord, derrière les chênes d'un promontoire.

Elle aussi, dans la magie du soir, devenait une chose de légende, participait du silence, du mystère et de l'antiquité de la forêt. Elle aussi cessait d'appartenir au présent. C'était, au fond des siècles, la barque-fée d'Artur, portant vers quelque profonde retraite du pays kymrique le roi fabuleux qui va dormir là, à l'ombre d'un bois secret que seule visite la mer, loin des vivants et de leurs bruits, son long sommeil de mille années.

LES VILLAGES

Quand on arrive du large, on découvre, à droite, au bord de l'estuaire, la grise aiguille d'une église. Ce fin clocher, à épines, surgissant d'un quinconce d'arbres, c'était alors la première chose humaine qu'on voyait en rentrant des étendues vid. s.

Comme il parlait, ce clocher, de vieille vie bretonne, cachée là, mariée, de tout temps, à ce calme pnysage d'eau marine et de grands bois 1 Les harmonies anciennes élaient encore pures, les choses humaines, modestes, anonymes, aussi naturelles, semblait-il, que les choses de la nature. De la pointe jusqu'à

46 REVUE DES DEUX MONDES

l'église, il n'y avait guère que la lande, et derrière l'église, les simples maisons du bourg.

C'est un bourg de terriens : on y compte peu de pêcheurs.: Les femmes y portent la coeffe et la belle fraise ailée qui font penser au xvie siècle; les hommes, le grand chapeau à boucle et rubans, le bref et massif habit de drap cuir, largement dé- coré de velours noir. Grand contraste entre cette population et l'étrange humanité bigouden dont les figures épaisses, les yeux obliques (on a dit mongols), les fastueuses broderies dorées éton- nent dès qu'on a mis le pied sur l'autre rive. Ce bras de mer demeure une frontière précise entre deux races.

Le « pays » ressemble à tous ceux de cette côte. Au rez-de- chaussée de chaque logis, s'enfonce une chambre basse. Elle est pleine d'ombre, et, généralement, de tout ce qui sert à la vie quotidienne, depuis le bénitier de faïence rouge et bleue, qui s'accroche, avec un brin de buis, aux fleurs ajourées des lits clos, jusqu'aux paquets de sabots, de chandelle et de filin, et trop sou- vent jusqu'aux alcools multicolores, car la plupart de ces pauvres maisons, viennent s'approvisionner pêcheurs et fermiers, sont d'abord des débits les hommes s'attablent devant leurs petits verres ou leurs bolées de cidre, sous les saucissons et les quartiers de lard pendus aux solives. Dans le demi-jour luisent les puissants meubles cirés de châtaignier et de chêne, le menuisier du pays, indépendant des modèles que la machine copie dans les grandes villes pour toute la France, a ciselé de sa main quelques images du vieux rêve local de beauté. On y voit des entrelacs de vigne, des figures naïves d'oiseaux, des Saints Sacrements qui rayonnent, avec des stylisations du xvme siècle, ou même, du moyen âge. Quelques armoires et lits clos portent, découpées au couteau, des dates très anciennes. Parfois des clous de cuivre en dessinent de récentes : 1885 ou 1890. Ce sont pour toujours les dernières. Nous sommes au moment précis tout finit à la fois d'un monde qui durait depuis des siècles.

Au bas du bourg, sous les grands arbres de l'église, devant la cale, est la place principale, les vieux viennent ensemble fumer leur pipe, en regardant le flot ou le jusant courir dans la rivière. C'est un centre d'ancienne vie sociale. se tiennent pardons, marchés et feux de joie de la Saint-Jean; s'assem- blent les processions sous les pesantes bannières qui tanguent,

AU PAYS BBETON. 41

par les jours de vent, et que les gars ont grand'peine à main- tenir à bout de bras. se pavanent, en robes et chapeaux fleuris d'argent, cortèges de noces et de baptêmes; tournent gavottes et dérobées, à la glapissante musique des sonneurs juchés sur des tonneaux.

Si longtemps qu'on soit resté sans revenir au pays, on y retrouve des figures de connaissance, des voix amies qui voiu accueillent par votre nom. 11 y a Bozon, le vieux gardien ban- cal du phare, Bellec, le syndic, les passeurs du bac, les deux douaniers de la mer, le pilote du large et celui de la rivière, presque tous assis, le soir, sur le petit parapet de la cale, les yeux tournés toujours vers l'estuaire, vers la porte qui s'ouvre au loin, entre deux promontoires, sur les libres infinis. Ils se serrent pour vous faire une place au milieu d'eux, et, les salu- tations terminées, les propos de reprendre tout de suite.

Il s'agit toujours des choses de la mer et de la pêche, des vents qui remontent ou descendent, du passage des bateaux, de vieilles histoires du service, de navigations d'hier et d'autrefojs, de mauvais temps rencontrés derrière les Glénans ou dans les mers de Chine, « côté Ouessant » ou « côté Sumatra. » Us vous parlent avec une politesse parfaite, les vieux surtout, en marins qui ont gardé de leur temps à l'État, de leurs relations avec leurs officiers, une certaine idée de hiérarchie sociale, ce qui ne les empêche pas de vous regarder droit et de se sentir des hommes.

Aussi bien, quelque chose du vieil ordre subsiste toujours dans cette petite société fermée; l'àme du passé y habite; elle est sérieuse comme ces bois, comme ces retraites ombreuses l'eau verte de la mer mire des feuillages. Ceux qui, à Brest ou à Toulon, ont appris d'autres façons d'être et de parler, reviennent vite, sous les suggestions muettes de ces campagnes, à la tenue ancienne. Nulle vulgarité moderne ne saurait durer dans ce grave pays de la rivière, rien n'a jamais changé, la vie des hommes pas plus que celles des courlis et des hérons. Ces futaies, allongées des deux côtés du couloir marin, appar- tiennent toujours aux mêmes familles bretonnes, qui croiraient déchoir en vendant une parcelle du domaine héréditaire. De Quimper ou d'Angers, elles viennent se retirer, pour une partie de l'année, dans ces châteaux, au milieu de fermiers et de gardes-chasses pénétrés de la dignité des maîtres, et qui sem-

48 REVUE DES DEUX MONDES.

blent, avec leurs figures toutes rasées, leurs physionomies de sagesse et de religion, des survivants de l'ancienne France.

C'est le dimanche surtout, sur la petite place au bord de l'estuaire, qu'apparaît le caractère profond et si traditionnel de ce monde. A dix heures du matin, les cloches finissant de tinter, toutes les coeffes du pays sont à l'e'glise, en rangs serrés dans l'ombre tiède comme un peuple de blanches mouettes, et d'abord on ne voit qu'elles, car les hommes sont au fond, obscu- rément massés dans les deux ailes. Souvent la nef est pleine à déborder. Au dehors, près du porche, des femmes, des enfants sont agenouillés, en beaux groupes de type ancien. A côté d'eux, en respirant l'odeur des varechs, et parfois, si l'on approche de la porte entr'ouverte, une tiède bouffée ecclésiastique, on entend l'antique, émouvante mélopée de l'officiant, et, tout d'un coup, le sourd, rapide et nombreux murmure de l'assemblée, comme d'une eau souterraine qui se répand. J'aime à écouter l'interminable appel des morts de la paroisse. Mais il faut être patient et bien savoir le breton pour suivre jusqu'au bout le sermon de M. le Recteur.

Et enfin, c'est la sortie. Heureuse réunion de tous sur le parvis, vidages détendus après le devoir religieux accompli, salutations et compliments, bonne sensation de vie commune, et d'ordre, de netteté, de repos dans les belles parures du dimanche. Les femmes ont la fierté de leur tenue : en grands cols soigneusement tuyautés (on met un fétu de paille dans chaque pli pour les repasser), elles ont épingle sur le drap noir et le noir velours de leurs corsages, de noirs devantiaux de soie brochée. Une longue et fine chaîne d'or rehausse la riche sévé- rité d'un tel costume, dont l'harmonie, comme en certains portraits de vieux maîtres hollandais, est dans le terne et le brillant de ces noirs. Point de bigoudens en plastrons éclatants d'orange ou de citron : toutes celles qu'on voit ici pendant la semaine ont repassé leur frontière et sont sur l'autre rive. Mais il y a quelques belles de Quimper dont le minois parait plus innocent el plus fin sous la mitre, dans les brides de dentelles qui le serrent obliquement. Il y a des bébés en robes d'infantes, eu béguins brodés de vertes et rouges fleurettes, ou loutjmillelés d'argent. Il y a des mères-grand courbées sur leur bâton, dont les collerettes plissées sont de linge mou, comme celles d'autre-

AU PAYS BRETON 49

fois. 11 y a des fillettes qui portent le même vêtement que ces grand'mères. Et l'on s'aborde, on jase par groupes. Le contente- ment, l'amitié éclairent les figures. C'est le propre du pays: la vie y est fraternelle, collective. Les filles aiment à se réunir pour coudre ou tricoter; les marins des petits ports voisins pèchent ensemble par équipages, par flottilles, se reposent ensemble, accoudés par groupes sur le quai. Et dans cette com- munauté du travail, du repos eL du plaisir, parce rapproche- ment des individus si pareils, la civilisation locale s'entretient. On sent vraiment une société, bien mieux, par exemple, que dans la Bretagne du Nord, celle de Perros et de Tréguier, chaque famille tend à s'isoler, les pêcheurs se jalousent faci- lement, où les réunions traditionnelles des veillées, des pardons, sont bien plus rares.

D'année en année, je retrouve ce petit monde qui n'a pas encore commencé de se dissocier, insensible encore aux souffles du dehors, lesquels sont actifs, pourtant, à quelques lieues d'ici, en certains grands ports sardiniers l'usine a déjà posé la question sociale. C'est tout le pathétique de la Bretagne, le passage trop brusque, sans les transitions que le reste de la France a connues, des formes arrêtées et presque médiévales de la vie, aux modes si instables, inachevés, à toutes les excita- tions du milieu moderne.

Ceux-ci, qui naquirent autour de cette église et de cette cale, ne savent guère que leurs fermes et leurs bateaux, leurs tra- vaux et leurs fêtes, qui reviennent comme les marées et les saisons, et ce paysage dont les lignes composent une figure, une figure si distincte, presque personnelle, associée pour toujours à leurs vies.

* * *

Sur la cale, l'on n'est jamais seul, on pourrait passer des heures à ne rien faire. On est content d'écouter les vieilles histoires d'Yvon : « Un jour, sur la Souvenance, que j'étais ù serrer un hunier... » ou bien les confidences de Jean-Marie : « J'ai mis d«s palanques dehors, sur la basse de la Voleuse... » On est content de se laisser prendre les yeux par le mouvement du petit port, l'humble va-et-vient, sur la rivière,' de ces hommes et de ces bateaux dont on a fini par connaître tous les noms, et qui s'affairent sans hâte aux vieilles, patientes besognes ma-

TOME LVIII. 1920. 4

50

REVUE DES DEUX MONDES.

ritimes. De ces simples modes de l'activité humaine, qui furent les mômes de tout temps, invariables comme les travaux des champs, je ne sais qu^i sentiment de sagesse et de tranquillité, d'accord ancien avec la nature, se dégage toujours.

Le flot commence à s'établir : voilà Jean-Louis qui revient des Glénans il a passé la nuit à charger du sable. Le vent mollit; il se met aux avirons, il va profiter du courant pour continuer jusqu'à la ville.

Voilà le petit cotre du pilote de mer, qui largue là-bas son corps mort.

La Marie rentre à la godille; elle amène sa misaine. Le patron et le mousse prennent leur plate pour gagner la cale. Ils ont été faire la pèche auv pironneaux sur le plateau des roches qui déborde Saint-Gilles. Leurs deux paniers sont pleins d'argent palpitant et fluide.

On entend un ferraillement de chaînes : c'est la goélette anglaise, arrivée hier soir, qui haie ses ancres. Elle évite, et je lis sur l'arrière le nom de son port d'attache : Truro, un nom bien celtique. Ils viennent de l'autre Cornouaille, celle d'outre- Manche, d'où partirent, au vie siècle, les ancêtres qui peuplèrent cette partie de l'Armorique, et, sans doute, lui donnèrent son nom. Entre les Bretons du Sud-Ouest de la grande île, et ceux de la petite Bretagne, ils continuent l'ancien commerce dont les navigations des vieux Saints kymriques forent les commen- cements légendaires. Ils ont traversé la mer que parcoururent saint Efflam et saint Guénolé. Ils connaissent bien cette côte, qui doit leur rappeler leur pays : secrets et profonds estuaires, âpres landes, terre maigre et rocheuse sous un ciel doucement voilé.

Les voici qui prennent le pilote de rivière. Ils vont monter avec la marée dans le silence des bois bretons. Dans quelques heures, ils arriveront au canal étroit par cette grande eau se termine entre deux murs de pierre, le canal qui reflète, avec l'ombre d'un petit pont, les deux flèches grises d'une cathédrale.

Maintenant le bac va partir. Il est amarré à la grève ; on a mis des planches sur les goémons pour que deux chars à bancs qui attendent puissent embarquer. C'est très difficile, de caser ces deux hautes voitures, avec leurs chevaux, dans le radeau creux

AU PAYS BRETON. 51

de massives bigoudens, des pêcheurs avec leurs paniers de poisson, doivent aussi trouver place. Les passeurs crient, les cochers huent en faisant « culer » leurs bêtes : Zous! An dré! Chomazel Rauque, large clameur bretonne qui se précipite, rappelant le monde arabe, les quais lumineux sonne inter- minablement la querelle des bateliers d'Orient.

L'ordre est fait; le calme règne. Les bons chevaux patients sont installés avec les charrettes paysannes dont le devant est peinturluré de fleurs naïves. Il reste même un peu de place entre les coffres et les redoutables Bigoudens. Nous embarquons. Penchés en arrière, appuyant ensemble d'un grand effort sur leurs longues gaffes, les rameurs « poussent. »

J'en reconnais quelques-uns : d'abord, le vieux marin de l'avant, le grand, aux yeux d'un bleu si paie, si usé, qui ne comprend pas un mot de français, et chique toujours, avec un sourire vague de sa bouche édentée. Et à l'arrière, c'est Corentin qui barre en godillant, l'un des plus humbles du pays, si maigre, efflanqué, sans âge, l'air d'un pauvre àne ployé sous la sempiternelle besogne. Mais quand on lui parle, il sourit toujours si poliment! J'eus autrefois ses confidences. Oui, les journées étaient longues, et jamais une journée de repos. Mais nulle plainte. Il regrettait seulement de ne pouvoir entendre l'office chanté du dimanche, d'être réduit par sa besogne à la messe de six heures, et souvent de la manquer. 11 parlait avec respect de son chef, un nouveau venu, de Brest, un retraité de la marine, concessionnaire du bac, mort aujourd'hui, qui ne touchait jamais un aviron, et buvait au débit l'argent gagné par ses hommes. Mais de cela, le pauvre passeur, respectueux des gradés, ne se fût pas permis de souffler mot. Quand le patron, cuvant au lit son alcool, ne paraissait pas de tout le jour sur la cale, si j'en demandais des nouvelles à cet humble, il souriait avec plus de déférence et de discrétion que jamais, et répondait : « il est malade. »

Puisque le royaume du ciel est aux simples, Corentin est sur de son paradis ; les cantiques des anges le consoleront de toutes les messes chantées qu'il a manquées sur la terre.

Je payais son maitre pour avoir le droit de l'emmener à la pêche, et dans ces longs tête-à-tête, j'essayais de le faire causer. Je cherchais à découvrir s'il souffrait de son collier de servitude, s'il était malheureux. Je me suis convaincu que non.

^2

REVUE DES DEUX MONDES.

De bonne heure, un cal s'est formé, qui l'insensibilise à sa misère. Son labeur est celui du vieil animal de trait qui tire aussitôt qu'il est dans le harnais. Il parlait avec lenteur, d'un ton d'innocence et de sérénité, sans jamais un mot grossier ni même seulement vulgaire, avec une politesse souriante et fine, cette tenue de l'homme parfaitement bien élevé que l'on trouve encore en Bretagne chez des paysans qui ne savent pas lire, et dont la vertu naturelle, tranquille et qui s'ignore, oblige au respect. Quelquefois il se mettait à raconter tout doucement beaucoup de choses. Il parlait de son enfance, il gagnait deux sous par jour à garder les vaches dans les chemins verts; du métier de domestique de ferme, trop mal payé (sept francs par semaine), et qu'il avait quitté pour se faire senneur sur la rivière, puis passeur; des migrations des oiseaux, des cygnes et des oies sauvages qui parurent, venus on ne sait d'où, sur la côte, un certain hiver très froid; du vent qui souffle de l'Ouest, des Penmarchs, tant que dure le Pardon de Notre-Dame de la Joie (la vieille chapelle solitaire, face aux lignes de brisants, à l'extrême pointe de la péninsule); d'une maison hantée, sur la rivière, les vieux se rappelaient, souvenir presque légen- daire,— que des hérétiques, oui, des protestants, avaient vécu, un demi-siècle auparavant.

Sur l'eau splendide et lourde, qui entre vite dans la cam- pagne (un courant de quatre nœuds), la masse noire du grand bac s'en va, portant notre petit groupe, les paysans à la tête des chevaux, les magnifiques Bigoudens trônant haut et bre- tonnant dru dans les charrettes. 11 s'en va très lentement, au rythme espacé des avirons qui coupent le lustre épais de l'eau, et sortent ruisselants de liquide soleil. Le barreur, avec sa longue rame qui gouverne, nous mène d'abord obliquement en aval pour regagner, pouce- à pouce, ce que le flot, violent au milieu de la rivière, nous fait perdre.

Et déjà, le contre-courant nous porte, « nous donne la main, » comme dit Corentin, et nous approchons de l'autre rive. Voici la courbe profonde, l'ombre verte du petit port, les goé- mons d'or et les rochers, sous les longues tentures de feuillages. Voici les lourds bateaux goudronneux qui flottent déjà tous, et les caisses noires des viviers, s'affairent dans leurs plates les maritornes bigoudens, et la cale que l'on voit se prolonger

AU PAYS BRETON. 53

sous l'eau : une vraie cale de marée basse, l'on peut débar- quer avec son poisson à toute heure. Et voici les choses ter- restres, les chaumières, à l'abri des grands arbres, le lavoir, la chapelle, dont le toit bosselé par le grand âge descend d'un côté jusqu'à l'herbe de la pente, comme une aile maternelle abaissée sur une couvée : tout cela si humble, si paisible, sous les beaux ombrages, dont le vert épaissit de son riche reflet le vert de l'eau marine, tout cela, petit havre, petite chapelle gothique des pêcheurs du moyen âge ont prié, tout cela, qui sort du profond passé, se chauffant doucement au soleil automnal d'aujourd'hui.

* *

La Bretagne attire comme l'Orient. Mais dans ces vieux pays, ce que nous venons chercher n'est pas ce que désiraient les romantiques. Aujourd'hui les âmes ont besoin d'ordre. Du milieu de nos confusions, du sein de notre monde trop vaste, nous aspirons à tous les souvenirs d'un temps la vie des hommes était réglée, modeste, appuyée à la foi, à la coutume, de vision limitée, chacun arrêté dans sa forme, d'accord avec lui-même, avec son groupe et la nature environnante.

Voilà pourquoi j'aime tant ce hameau de marins. Il m'apparaît comme le type de tout ce qui fait la Bretagne si touchante, de ces harmonies séculaires de l'homme et de la nature, que l'on aime avec le cœur parce qu'elles correspondent à des habitudes ataviques, à des modes généraux de vie qui furent ceux de nos ancêtres, et que nous regrettons sans le savoir. Ces chaumières, dont les lentes fumées ont monté tous les jours, depuis si longtemps, sous les grandes ramures, sans que rien indiquât jamais que des vivants s'arrêtaient de vivre et que d'autres apparaissaient; cet oratoire rustique, ce mur gris du quai, dont la pierre mangée de lichens se mêle, parmi les racines énormes d'un chêne, aux saillies du rocher ; ce lavoir, sous la source, la Sainte-Vierge dans sa niche entend toujours les mêmes caquets bretons; ces vieilles cales disjointes la mer soulève du goémon, on dirait que ces choses, de tout temps, ont fait partie de cette petite côte, aussi naturellement que ces goémons, cette source, ces rochers, ces ramures. Un peu de vie humaine s'est posé là, il y a bien des siècles, associé pour toujours à la vie de cette terre. Elie en a la simplicité, la

54

REVUE DES DEUX MONDES.

patience, l'aspect de chose éternelle. A travers ses générations, elle est restée la même, invariable en ses rythmes, comme cette eau, venue des infinis, qui flue et reflue, chaque jour, si paisi- blement, sous le mur du port et l'ombre des feuillages.

Et, de même, la nature, ici, s'est pénétrée d'essence humaine. La mer, dans la crique ombreuse dorment, chez eux, les rudes bateaux noirs, se fait humble, paysanne, intime comme, sous une feuillée, la mare d'une ferme portant les canetons qu'elle a vus naître. Ces beaux chênes aussi, ces châ- taigniers au tronc puissant et droit, on voit bien qu'ils ne sont pas sauvages, qu'ils ont grandi près de l'homme, avec lui, en confiance, en alliance. Il y a toujours, il y a toujours eu des mâts, de longs avirons, des gaffes, rudes outils de pêcheurs, appuyés à leurs branches, mêlés à eux, associés à leur personne et leur figure, comme il y a toujours eu du linge en train de sécher sur les ajoncs de la pente. Ces arbres sont familiers, familiaux, comme les vieux lits clos des fermes qui servirent aux ancêtres et n'ont pas cessé de servir. Et puis, à leur façon d'entourer la chapelle basse, le doué, les masures, comme on sent qu'ils abritent, qu'ils protègent, les grands chênes, que leur présence et leur ombre enveloppantes ajoutent, pour le pêcheur qui rentre, au sentiment du chez soi, du port et du gite retrouvés!

Pas un terrien ici. En cela ce hameau s'oppose au bourg qui lui fait face, à l'entrée de la rivière. On n'y voit pas le rigide et noir uniforme des campagnards du canton : tous les hommes portent bérets, tricots, blouses et pantalons de toile tannée comme les voiles de leurs bateaux. Certes, leur allure est grave, massive, mais d'une autre façon que celle des laboureurs. Lourdeur de l'homme qui vit dans l'espace confiné d'une barque, assis sur son banc, emprisonné dans ses bottes et son ciré, ne travaillant que des bras et de la poitrine, en gestes pénibles et qui ne varient pas, pour haler drisses et filets.

Les physionomies aussi sont différentes, moins purement locales. Rien de ces figures médiévales de bois qui signalent les paysans les plus sauvages, ni de ces expressions benoîtes de respect, de polie et quasi ecclésiastique sagesse, que l'on ren- contre chez beaucoup de fermiers, et qui rappellent les portraits de donateurs dans les triptyques du x\e siècle. Des traits en vigueur, d'énergiques visages dont les lèvres vame accentuent

AU PAYS BRETON. 85

la simplicité. Mais les yeux bleu pâle sont values, disant le regard habituellement perdu, promené sur l'horizon monotone rien ne le fixe, ou bien glissant sur les liquides surfaces fuyantes. Il semble qu'ils échappent, ces'pècheurs, aux influences si spéciales de la vieille civilisation bretonne. C'est qu'ils sont toujours en mer, à leur travail, ou bien, après les longues nuits passées dehors, assis, demi-couchés sur le pré qui monte au- dessus du lavoir, muets, les membres détendus dans l'absolu besoin de repos, les yeux tournés vers les libres espaces. Ceux- ne vont jamais à la ville, pas même dans leurs bateaux, par la rivière, toute leur pêche vendue d'avance au cabaretier mareyeur, principal personnage du hameau.

Ils sont comme une espèce à part, une famille d'oiseaux de mer qui posèrent leur nid dans un repli de la côte, non loin des oiseaux différents des bois et des champs, surveillant tou- jours, de leur grève, leur élément, ne la quittant que pour s'élancer à la pèche. Tout leur univers, ils l'ont sous les yeux : la brève ligne du large entre les deux pointes de l'estuaire, le bon abri du port leurs bateaux échoués ou flottants, tous pareils, lèvent leurs mâts parmi les plates et les viviers, quel- ques-uns tout en haut de la grève, presque dans les feuillages. Ils voient le lanok, des filets bleus sont étendus sur l'herbe, les grands arbres amis qui portent leurs agrès, et les obscurs logis naquirent leurs pères, leurs femmes accouchent, et le doué tapent, tout le jour, les battoirs, et le débit, que l'on fréquente trop, mais on a besoin, quand on revient de la mer, d'un peu de chaleur et de société humaine ; il faut bien oublier la dure besogne monotone dans un peu de rêve fumeux la langue se délie.

Et devant eux, tout près de la cale, sur le pré penché l'on est bien, en attendant la marée pour faire un somme, c'est la chapelle, la plus ancienne, ici, des choses humaines, à peine plus haute que les masures, mais dont le minuscule clocher, les toitures en croix, signalent avec évidence le carac- tère sacré. Une fois par an, elle connaît un jour glorieux, celui de la Sainte obscure, patronne de ces pêcheurs, qui sort alors de son ombre, et triomphalement portée sur des épaules de jeunes filles, suivie de tout son peuple, fait le tour de son domaine. Jour de fête et de pardon, afflue, des paroisses voisines, la gent paysanne, en traditionnels costumes bretons :

REVUE DES DEUX MONDES.

les hommes de la campagne qui, ce jour-là, viennent voir chez eux les hommes de la mer. Et l'on danse ferme après vêpres. Souvent, sous les vieux chênes du port, on voit des cols bleus, des gars du pays, venus en permission du service. Quelles farandoles ils mènent, jusque sur la cale, tirant à bras tendus les filles bigoudens, les belles filles puissantes et folles de plaisir, qui tanguent comme des chaloupes, or et noir, sous le pavois de leurs rouges rubans!

Un petit monde complet, dont nous faisons lentement le tour, par des sentiers traînent des goémons mouillés, de rouges carapaces d'araignées de mer, des écailles de poissons. Beaucoup de marmaille sur la grève, les quilles de bateaux ont laissé d'humides sillons, les « mousses » de huit et dix ans vêtus de pantalons tannés comme ceux des anciens, les fillettes en bonnets à trois pièces d'où s'échappent des mèches d'or, en graves robes ballantes de drap noir: tous ces petits, aux yeux d'un bleu si neuf, galopant et galopinant en sabots, grimpant dans les barques, poussant dans l'eau de précieux morceaux de bois qui figurent des bateaux, péchant, de la cale, des crabes avec une épingle au bout d'une ficelle : les jeux de l'enfance copiés de la vie sérieuse. Des moutards qui ne portent pas encore culottes godillent comme des hommes dans les plates de leurs papas. A peine debout sur leurs jambes, ils ont couru à la grève ; ils sont chez eux, sur l'eau, comme, au sortir de l'œuf, une couvée de courlis.

Plus haut, sur le quai, dont la courbe suit dans un demi- jour vert le creux profond du havre, se tiennent les femmes et les jeunes filles : des Bigoudens toutes harnachées de jupes rondes comme des cloches, avec l'extraordinaire coiffure qui signale leur espèce : on dirait deux quartiers d'orange posés au-dessus des oreilles, de chaque côté de la courte mitre et d'une nappe.de cheveux unie et lustrée comme du bois verni.

En plastrons de travail, tout usés, mais dont quelques-uns furent d'un or magnifique, pieds nus, des pieds demi-cornés de faunesses, elles tricotent, rapiècent des hardes, par groupes, sur la pierre disjointe, au seuil des masures, à côté des cirés accrochés, des avirons appuyés au mur et des monceaux d'ajoncs séchés, qui flamberont clair sous les chaudrons de soupe dans les àlres noirs. Autour d'elles chancellent les tout petits, des marmots engoncés, comme leurs mamms, en robes à

atî Pays breton. SI

Cerceau, en des poitrails de drap épais et de velours, coitï-'>, le dimanche, de bonnets quasi hindous, tant ils sont couturés de mêlai : costumes antiques, dont la gravité fait plus touchante cette fraîche enfance. Et des poules picorent, des canards can- canent, une troupe d'oies, à la vue d'un intrus, traverse noble- ment le chemin, et soudain se précipite, tous les cols bas- tendus, nous sifflant un stupide courroux...

Que tout cela est-simple! La vie est là, devant nous, en ses aspects, ses modes généraux, et qui semblent éternels. Il faut aller en pays arabe pour la voir présenter en tableaux aussi complets et quasi schématiques, en figures qui participent à ce point du symbole, ses âges, ses lois, ses travaux et ses jeux. Cette mère allaitant une larve humaine me signifie toute la maternité, et par delà, je pressens toute la nature. Ces belles filles qui besognent ensemble de l'aiguille, et nous jettent par- dessous un regard si curieux et si frais, me présentent la créa- ture humaine dans son moment de fleur : il faut les voir, le dimanche, qui cheminent par grandes bandes, et sourient ou font semblant de baisser les yeux, quand passent les bandes do garçons. Et sous le quai, se groupe chaque jour le peuple des femmes, les hommes qui descendent, maintenant, en boites de mer, vers leurs bateaux, semblent leur répondre comme un chœur à un chœur dans une scène antique.

Que de fois, après les mois et les années passés au loin dans les confusions d'un monde hors nature et qui cherche sa forme, je suis revenu m'asseoir sur le pré en pente, devant ces images amicales, goûter la tranquille beauté de ces vieux modes de la vie ! Quel repos de s'y oublier, d'en suivre, sans parler à per- sonne, les rythmes assurés, les mouvements qui recommencent toujours! Bonne sensation d'un ordre achevé, tout de suite intelligible, que tous les ancêtres ont connu, vraiment à la mesure des plus simples.

Oui, on est bien là, au-dessus des bateaux qui parlent de patient travail quotidien, près de la chapelle qui dit la religion, sur le pré en pente les vieux viennent passer leurs derniers beaux jours, et d'où l'on voit l'estuaire, les phares, et le com- mencement des infinis.

58 REVUE DES DEUX MONDES.

LA MER DANS LES BOIS

Il y a une sorcellerie dans ce pays. Pourquoi s'y sent-on si loin, hors du présent, dans un lieu les bruits du monde n'arrivent pas? Dans cette vieille Bretagne dont le charme, comme celui de l'Orient, peut être un danger, c'est un senti- ment qu'on éprouve un peu partout, et qui se mue, quand on s'éloigne, en nostalgie.

Mais il faut avoir vécu près de cette rivière marine pour le connaître dans sa plénitude. Aussitôt qu'on arrive au bout de la route qui conduit à l'estuaire, il vous prend. Sur la route, on était dans le vaste monde; elle fait partie du dehors et se relie à toutes les routes de France. Ici le dehors est exclu : un paysage clos, qui vous enveloppe de ses lignes, de son intimité, que l'on a fini par [connaître, aimer comme les traits d'une ligure humaine. Un paysage dont tous les aspects, mouvements, s'accordent pour composer une seule vie, toujours la même, et pourtant si changeante. -Succession des saisons reflétant dans l'eau verte, tantôt la pâle floraison des châtaigniers, et tantôt les torches de l'automne. Alternance des jours gris tout fond en des apparences de rêve, et des jours de soleil l'eau n'est que splendeur et vie sous le vert exalté des grands pins. Retour du flot qui va tendre une longue, tremblante ligne d'eau, d'une futaie jusqu'à l'autre, et puis, du courant de baissée qui découvre le monde amphibie des herbiers. Lourds envols des hérons vers les grands arbres, à l'heure disparaissent les vases, ou piaulement des courlis au ras des grèves. Lentes fumées du matin et du soir, qui montent là-bas, du petit hameau bigouden...

Qu'il est doux, à l'aurore, de s'enfoncer à la voile dans cetle solitude! C'est comme si on se laissait glisser à nouveau dans le sommeil, un sommeil plus pur, plus tranquille, avec le rêve simple d'un paysage à la fois étrange et familier, les choses, sans qu'on se demande pourquoi, prennent des aspects d'éter- nité 1

Ce matin, à sept heures, la onulée bleue de la rivière ne couvrait qu'à demi les champs d'algues, sous les riches tapis- series suspendues. C'était la mer, dont le flot allait monter

AU PAYS BRETON. 50

encore pendant trois heures, et c'e'tait aussi la paix secrète, l'en- veloppement, les murmures de la forêt. Sur cette grande eau puissante (où l'aileron noir du marsouin vient parfois surgir en tournant) ne passaient de loin en loin que des bruits syl- vestres : gazouillis de petit oiseau perdu dans la feuille'e, cra- quement et chute d'une branche morte, longue rumeur des cimes que le vent émeut, chaque sonorité dans le silence transparent, dans le recueillement inexprimable de ce monde, prenant une valeur singulière. Et de même, en l'absence des hommes, les plus simples choses s'animaient, se pénétraient de sens : un bouquet de pins sur un promontoire, un vieux logis de garde dans les rouges bruyères, au-dessus des goémons d'or, de pauvres bateaux abandonnés en haut d'une grève, le nez dans les ajoncs.

Avec quel plaisir j'ai revu la charmante plagette, d'une courbe si pure, derrière la pointe de Penfoul! La blancheur de son gravier s'enfonce, décroît insensiblement dans le cristal verdissant de l'eau. Un beau chêne-vert, détaché de la forêt, habite cette retraite. Il est là, tel que je l'ai toujours connu, car il ne semble plus grandir, méditerranéen par la perfection de son dessin, par son feuillage impérissable et lustré, créature étrangère dont le geime fut apporté par quel hasard des vents et des courants? et qui nous atteste la tiédeur, près du Gulf-Stream, de ce repli de la terre bretonne. Sa présence fait le caractère unique de cette mignonne arène blanche les Grecs eussent rêvé quelque divinité, une dryade emprisonnée dans l'écorce de l'arbre, à qui des néréides viennent, avec le flux, chuchoter les histoires de la mer.

C'est par que commence le vrai paysage de rivière : deux longues futaies sauvages qui s'opposent, deux sombres côtes, parallèles et droites, toutes les cimes nouées, liées en une seule cime, l'aspect si spécial à ces bois de Bretagne, qui ressemblent, selon qu'ils vivent à l'abri, ou qu'ils ont poussé dans le vent de mer, à de grands massifs de buis, ou bien à des buissons penchés, obliquement rasés par la tempête. Dans ces profondeurs, quelle riche confusion ! ombres, clar- tés, luisants d'or et de verdure, plans suspendus de feuillages, flammes des genêts, terne bronze des fougères, surtout le jail- lissement serré des grands pins dans leurs fourreaux de lierre : ce même lierre qui s'accroche en épaisses draperies à la pierre

60 REVUE DES DETX MONDES.

grise des vieilles chapelles du pays. Gomme il ajoute à l'aspect vénérable et breton de ces bois!

A cette pointe de Penfoul, un bateau de pèche, certaine- ment venu de la mer, était mouillé, plein d'agrès, vide, mysté- rieusement, de tout équipage. Et cette présence accroissait encore la solitude.

Je suis descendu là, sur une primitive raie de rochers l'on glisse sur les varechs. J'ai gagné le taillis, et suivi, sans la perdre tout à fait des yeux, la rivière. Etrange impression de ce vide lumineux, entrevu de l'intérieur de la forêt. De longues frondaisons y projettent leur ombre, car les pins de la rive, les plus magnifiques de tous, ont obliquement poussé, subissant l'attirance du miroir liquide. Dans le bleu de leurs intervalles, au milieu de leurs branches, un noir sardinier tirait des bords, en montant contre le vent. Le flot commen- çait à s'élargir. Cette grande eau massive, au lustre d'huile, on voyait bien que c'était la mer, chargée de sel, quelque chose du solitaire Océan qui s'insinuait, montait dans le pays breton. Un oiseau pêcheur jeta trois longs cris aigus, plaintifs. Dans l'intimité des bois qui sentent la girolle, la mousse, la feuille morte, l'automne, quelle anxiété de ce lointain appel! Gomme cela évoque la désolation, l'humide nudité des grèves! C'est la voix même de la mer, et cela étonne aussi, comme, tout à l'heure, sur l'eau lourde, sur l'élément venu du large, les graves clameurs des corbeaux faisant sonner la solitude.

Dans une minuscule clairière, une chambre de verdure, plutôt, presque close entre des murailles de houx, une inquié- tante vision m'arrêta soudain. Des humains, mais que l'on pouvait prendre pour des morts, gisaient là, sur la terre. Ils étaient cinq, un mousse et quatre hommes de forte stature., Immobiles, les yeux clos, dans les bruyères, qu'ils étaient loin de nous, perdus dans l'obscur néant du sommeil! Les rudes traits, modelés par leur vie monotone de marins, se livraient., On pouvait se pencher sur eux, suivre les lentes, léthargiques respirations. Une bien saisissante apparition, ces figures inani- mées, dans le silence de ce lieu presque fermé. L'impression de mystère, d'enchantement, qui vous suit partout dans ces cam- pagnes, se précisait. On eût dit qu'ils s'étaient endormis, il y a

AT' PAYS BRETON. Gl

très longtemps, avec tout le pays de la rivière, et qu'ils ne se réveilleraient qu'avec lui.

Simplement l'équipage ce bateau, Notre-Dame du Bon Conseil, du Guilvinec, que j'avais vu mouillé sous les rochers de la pointe. Ils avaient passer la nuit en mer, à poser des casiers. Peut-être des senneurs, des pêcheurs de mulets, qui attendaient le soir pour tendre leurs filets autour de la rive.,

Une demi-heure de marche, sur un sentier feutré, le pied, en cette saison, écrase des châtaignes dans leur coque, et j'ai vu reparaître devant moi les vides bleus. Une autre lisière marine s'allonge, par là, dans une direction inattendue, sous la feuillée d'automne.

C'est l'un des bras que la rivière enfonce çà et là, au plus secret de la campagne. Une petite anse, profonde à peine d'un kilomètre, et qui, si l'on descend jusqu'aux derniers arbres, se laisse embrasser tout entière. Encore un domaine à part, mais si différent des solennelles régions d'où nous venions! La mer s'y fait toute champêtre. Au lieu des sombres écrans que tendent les pins éternels, au lieu des tapisseries dorées des marronniers, je ne voyais plus que du simple pays breton : des chaumes, des champs de lande, aux tons de miel trop mûr, en pente douce jusqu'à l'ourlet des varechs. Tout au fond, l'eau que la marée poussait encore, devenait plate comme celle d'un étang, sous des flocons jaunis d'écume. Elle vient mourir là, tout humble, devant desarbres presque humains : petits pommiers et pruniers, chênes paysans que l'homme ébrancha pour qu'ils ne couvrent pas d'ombre ses cultures.

Un murmure, un ronron sourd, plutôt, très faible et continu, venait de la ferme dont se montraitunpeulatoiture.il emplissait tout le petit monde qui s'enferme entre ces coteaux; il flottait au-dessus de toute l'anse, et semblait y flotter depuis toujours. C'était comme le faible bruit d'une vie isolée, attardée là, ignorante des changements du monde, et que l'on serait venu surprendre. Une vie très ancienne. Sans doute, avant cette pauvre maison de ferme, il y en eut d'autres dans les siècles successifs, et toutes pareilles, à la même place favorable. Rien n'a moins changé que ces simples gîtes paysans.

Et ce toit, dont on ne découvrait, par-dessus les pommiers,

G2

REVUE DES DEUX MONDES.

qu'un petit coin, suffisait à donner un sens, un ordre a ce paysage. C'était une présence, un centre vivant tout venait se réunir et s'accorder : les chaumes dorés, la lande fleurie, toute la courbe de la crique champêtre la mer finit en por- tant des canards. De naissait l'assoupissante rumeur qui semblait éternelle. Sur une aire invisible, sans doute, on battait, comme chaque automne, du blé noir.

Bien des fois auparavant, j'étais venu là. Un jour, le marin m'y avait montré, du côté de la ferme, immobile dans les genêts, une silhouette de paysan.

Celui-là, m'avait-il dit, c'est le fermier : il est là, comme ça, tout le temps. Personne ne sait ce qu'il fait. Toujours tout seul, qu'il est! Il a l'air de regarder. Un qui est fou, probable.

Une folie bien bretonne. Nous aussi, nous regardions. Nous regardions, nous écoutions, comme devant les senneurs endor- mis, avec le même singulier sentiment qu'il fallait ne pas faire de bruit, qu'il fallait se tenir caché, prendre des précautions pour ne rien troubler, ni déranger.;

* * *

En bas de la pente boisée, contre un rocher que l'on pouvait gagner du bord, j'ai retrouvé le canot qui était venu m'attendre. Le ronron continu de l'invisible batteuse nous suivait, de plus en plus vague et mystérieux, de plus en plus général, impossible à situer : un murmure de sommeil, montant de toute la campagne.

Nous avons passé devant l'admirable pinède qui s'isole en amont, au tournant de l'anse et du grand bras de mer. Une terrasse naturelle de pierre blanche (on l'appelle ar Vur Vert : le mur blanc) la porte, la présente en demi-cercle sur les eaux. Si dense, et pleine d'ombre entre ses grandes tiges régulières, sous le plafond continu de ses propres ramures liées, elle est comme un antique lucus que du marbre entoure et défend. Mais les lierres, les tristes clameurs des corbeaux, la grève, les goémons disaient le Nord, l'Océan prochain. On pensait plutôt à quelque sylve religieuse de la Gaule, au bord de la mer celtique; un bois les druides viennent, une fois par an, célébrer dés mystères, et qu'ils ont choisi parce que séparé des autres, parce que plus solennel et plus beau.

Sous le Vur Ven, il y avait, comme toujours, de rudes

AU PAYS BRETON. 63

péniches à ventre noir, de vieux sabliers que la mer relève et abandonne à chaque marée. Depuis combien de temps sont-ils là? Ils commençaient à flotter. Dans le retlet de la lulaie noire, on pouvait les prendre pour une famille de bateaux sorciers, indépendants des hommes, et dont cette solitude serait la retraite.

Surgirent deux cormorans, grands oiseaux noirs de la mer. Ils filaient bas, sans bruit, l'un derrière l'autre, leurs longs cous tendus au ras de l'eau. Ce n'étaient que deux ombres! Us passèrent comme un signe, comme un présage...

Quel pays de rêve, et comme l'homme y a rêver! De quels fantômes ne l'a-l-il pas peuplé! Ces solitudes où, ça et là, les simples choses, un arbre, une silhouette de rocher, une maison abandonnée, une souche d'arbre se présentent avec des aspects singuliers, et pour ainsi dire humains, personnels,

ces dessous noirs des bois, ces landes ou le vent siffle, ces vieux chemins qui ne conduisent nulle part : comme tout cela, pour les hommes qui naquirent et moururent en familles isolées dans les replis de cette terre, dut s'animer, en hiver, surtout, aux jours de brume, d'une vie obscure, inquiétante! J'ai connu les dernières légendes de la rivière. On ne les entend pas facilement conter : le paysan breton a toujours eu la pudeur de ses croyances plus vieilles que le christianisme, et ne les livre guère à l'étranger. Aussi bien, elles achèvent de mourir aujourd'hui.

C'était à la fin du siècle dernier. Je revenais, un soir, avec le jusant, dans un bateau prêté par un fermier de l'anse de Toulven : le plus profond, le plus étranglé de tous les petits bras de mer qui s'en vont plonger au fond de ces campagnes,

et si caché qu'on peut passer devant sans en deviner l'entrée. Le fils de la maison me conduisait : un jeune gars de dix-sept ans, de mine sage et vierge, ignorant de tout ce qui n'était pas sa lande natale et sa paroisse, l'enfant simple et timide de cette terre, façonné jusque-là par les seules influences indi- gènes. Depuis une heure, j'essayais de l'apprivoiser, et, à mesure que le jour baissait, il semblait sortir de sa politesse craintive. On eût dit que la nuit naissante nous rapprochait. Il acheva de se mettre en confiance en apprenant que j'assistais, quelques semaines auparavant, au pardon des chevaux, à la

Ci REVUE DES DEUX MONDES.

petite chapelle du Dreiinec, lui-même, dans la procession, montait une bète de son père. II corrigea môme mou ignorance d'un mot qui me tit croire d'abord à du scepticisme :

Oui, dit-il avec une sorte d'ironie, il y en a qui croient que ça fait du bien aux chevaux I

Mais il ajouta tout d'un coup :

C'est pas pour les chevaux que c'est bon : c'est pour les juments! Ça empoche les maladies que leur jette le sorcier, ar Sorcer.

Nous continuions de causer, et il faisait presque noir (un soupçon de rouge traînant encore au-dessus des bois du Cosquer) quand se leva près de nous la grande pinède qui s'avance en demi-cercle sur la mer, masse obscure, e'mouvante dans la nuit, et ceinte par en bas de pierre pâle :

Sur, dit-il en baissant la voix, que je voudrais pas descendre tout seul, maintenant, pour y rencontrer les lutinsl

Je ne sourcillai pas. Je sentais qu'il ne fallait rien montrer de ma surprise et de ma curiosité, que j'étais là, tout près du mythe primitif, comme devant une créature d'espèce à peu près disparue, sauvage, sur laquelle on arriverait à l'improviste, au creux d'un bois de France, et qui va s'effaroucher si l'on ne reste pas très tranquille, si l'on paraît seulement y faire atten- tion. Comme s'il n'était question que des choses les plus naturelles, je le poussai très doucement, prudemment. Bientôt, il n'y eut plus qu'à le laisser aller. Il parlait vite et bas, comme qui a peur de dire ce qui fait peur :

Les lutins? Vous avez pas entendu parler? Y en a partout par ici... Comment qu'ils sont faits? Comme des hommes, donc, mais grands, grands! des géants, avec des figures de diables...

« ... Comment je sais? Mon défunt grand-père qui en a vu un, doncl Oh! ils se montrent pas à tout le monde. Mais, des fois, si on en dérange un, la nuit, voilà qu'on est pris par les épaules, plié par terre, comme par un vent épouvantable, tellement que vous pouvez pas respirer. Et jusqu'au malin qu'il vous tient là! Y en a qu'on a trouvés morts le lendemain, à l'endroit le Lutin les avait pris. Il y a un homme, côté Pors- meiou, que le Lutin alaissé rentrer jusque chez lui, mais sans le lâcher, sans le laisser seulement se relever. Il est revenu à

AT PAYS BRETON'.

65

quatre pattes. Toute la nuit, qu'il a mis à faire la route!.. On l'a trouvé sans connaissance devant sa porte. Celui-là, c'était un qui faisait la forte tête, avant, un qui se moquait des autres, el de tout. 11 disait : « est-il? est-il que je le lutte, le Lutin? »

« ... Tenez, tout ce côté-ci de la rivière, c'est mauvais, le soir. Même la grand'route qu'est là-bas, de l'autre côté des bois.: Des fois, on rencontre un enterrement. Ça passe tout douce- ment, sans faire de bruit... Et c'est tous des semblants : le rec- teur, la croix, les chevaux, la chasse, tous les gens qui suivent. »

Sa voix baissa pour ajouter :

Vous savez, quand on a vu ça, c'est signe qu'on va mourir dans l'année.

Il parla d'autres terreurs. 'Un bruit scandé d'avirons, plac, p/ac, qu'on entend, certaines nuits, au bis de la rivière, revient l'àme d'un passeur... Une maison, près de Saint-Cadou, personne ne veut demeurer parce qu'un avare est mort là, et qu'on l'entend, la nuit, qui compte et fait tinter ses écus. Une autre, sur une lande, que viennent "iitourer au clair de lune, des vaches, des chevaux, des moutons, et même des cochons enchantés : toutes sortes de bêtes habitée-* par des démons ou des aines en peine, et qui se mettent à tourner et gémir là, et s'évanouissent, à l'aube, en fumées. Et puis des merveilles qui semblent plus spécialement celtiques, et font penser au surnaturel des Mabinogion : de grands oiseaux noirs que l'on entend parler avec une voix humaine dans les arbres.

Non, lui-même n'avait jamais rien aperçu, jamais rien entendu :

D'abord, dit-il, du ton de la certitude, ces choses-là, on no les voit pas, quand on fait bien son devoir, quand on vit tout droit.

Ainsi ces vieilles croyances, vestiges des primitives reli- gions, s'étaient associées, comme toute religion, à l'idée du bien et du mal. Avant le christianisme, peut-être, les lointains aïeux, laboureurs et pêcheurs, comme les hommes d'aujour- d'hui, y avaient instinctivement appuyé la morale nécessaire à leur petite société.

Les feux de l'estuaire se démasquaient lorsqu'il s'arrêta net. Et puis hésitant, comme s'il avait trop parlé :

Dites, est-ce que vous y croyez, vous, à ces choses-là?

TOME LVIII. 4920. 5

00 REVUE DES DEUX MONDES.

Que répondre? L'enfant semblait si pur et si sain, la super- stition, chez lui, si respectable, il importait si peu d'entre- prendre là ce que des années d'école primaire n'avaient pas accompli... Rassuré, il reprit avec un élan extraordinaire :

Moi, j'y crois. Oh! oui, j'y crois 1

*

Nous sommes allés, ce matin, jusque près des Virecourl, l'étroit et sinueux ravin dont les voiliers ont tant de peine à tourner les boucles, et d'où je les ai vus surgir comme de pro- digieux papillons hors d'une muraille de lierre.

Le paysage changeait, les bois s'interrompaient. Ce n'était plus de la Gaule sauvage, mais des morceaux de la France de Louis XV et de Louis XVI, des campagnes seigneuriales, qui glissaient devant nous, des prairies qui semblaient des parcs, plantées d'arbres séculaires, inclinées en douce pente, comme pour mieux se baigner de tiède clarté d'automne. Parut un tranquille domaine, aulour d'une maison de style ancien, mi- ferme et mi-manoir. Entre des dômes dorés de marronniers, j'entrevoyais le toit vénérable et bosselé qui descend jusqu'à presque toucher l'herbe. Un petit mur, tout mangé de mousse et de lichens, séparait les prés des galets et des goémons. Qu'y a-t-il que l'on aime ainsi dans un vieux mur breton, au bord d'une grève déserte? dans la barrière champêtre qui l'in- terrompt, où les bestiaux viennent lentement poser la tète? Toujours cet accord ancien des choses humaines et de la nature, l'homme généralement invisible, caché, parfois, dirait-on, parti, mort depuis très longtemps, laissant partout dans cette nature les marques de son antique présence.

Et tout cela venait se présenter en silence, cela défilait len- tement devant nos yeux, comme un rêve dont les images nais- sent, se suivent d'elles-mêmes.

On dit que de vieilles demoiselles de noblesse nantaise vivait toute l'année, mais on ne les voit jamais. J'imagine qu'elles ne font rien que se souvenir. Tout, ici, le petit mur, les prairies, les allées du parc, le grand toit bosselé, semble d'un autre temps. C'est comme la vision d'un jour de jadis. Rien qu'une vision, car ce petit domaine qui passe là, nous révélant sa vie de paix et de silence, le regard seul peut y entrer. Nulle ^oche, nulle cale pour y descendre. Cela reste séparé. Pour

AU PAYS BRETON. 67

pénétrer là, il faudrait faire le tour par l'intérieur, s'en aller chercher, derrière les bois en aval, des sentiers de ferme, des chemins creux, les vieux chemins bretons personne ne semble plus jamais passer.

Je m'arrête toujours quelque temps. On entend les coups sourds, réguliers, de i'herbe arrachée par les lents besli aux du pâturage, parfois de longs crod... croâ... de corneilles clamant au loin l'automne, la grandeur du paysage, et qu'elles .seules le possèdent. Ou bien, flap! un bouillon soudain dans l'eau sombre, un petit corps d'argent qui jaillit de la surface : le saut du mulet vert.

Tout près de là, bornant le long repli de la rive qui s'en va vers la pointe de Lanhuron, sont des chênes prodigieux, des ancêtres qui ont connu les derniers siècles de la rivière. Sur leurs troncs énormes et bas, des bosselures, des torsions de l'écorce s'animent, quand on approche, d'une vie confuse. On entrevoit des fronts baissés sous les cornes que font les bran- ches, des mutles de taureaux; certains nœuds semblent des yeux qui regardent. On dirait des monstres immobilisés dans un enchantement, peut-être par l'un de ces saints venus avec les migrations d'outre-mer, saint Guénolé, saint Efflam, dont la main levée réduisait à l'impuissance les dragons maléfiques de l'Armorique primitive. Sûrement, ils eurent aussi leur légende. Des mariniers ont se signer quand, au tournant de la pointe, ils entrevoyaient ces vagues ligures tourmentées, ces mauvais yeux qui semblent jeter des sorts.

Une ombre épaisse s'emprisonne sous leurs immenses fron- daisons. Celles-ci se tendent, serpentent, avancent à trente mètres par-dessus les lignes de varech, jusqu'à couvrir l'eau de la mer d'un plafond de feuillage. C'est un antre glauque nous venons passer, et l'eau, parmi tout l'or et le vert qu'elle y mire, y devient plus étrange, s'épaissit comme une huile, paraît plus chargée de sel, et plus tiède.

On entendait depuis quelque temps un des bruits fréquents de la rivière : le choc sourd et rythmé d'avirons retombant, à chaque temps de la nage, sur les taquets d'un bateau. Der- rière une pointe voisine, une barque se démasqua. Elle était chargée de femmes, toutes en somptueux et lourd uniforme de Pont-Labbé. Elles ramaient à pleins bras, d'un élan de jeunesse

68 REVUE DES DET'X MONDES.

magnifique. Celaient les seules créatures humaines du paysage, et comme elles s'y harmonisaient! Ce groupe muet tra- versant la rivière y était aussi naturel et beau qu'une flottille d'oiseaux marins.

S'en allaient-elles à quelque mariage ou baptême? De loin- taines sonorités de cloches s'espaçaient, tandis que nous glis- sions devant l'anse de Combrit, qui venait de s'ouvrir. Gela semblait flotter, couler dans le ciel et sur les eaux, en pures ondes musicales. Et justement, au fond de la nouvelle perspec- tive, affleurant à peine à l'écran des pins, nous aperçûmes le coq et le lleuron d'un clocher, impossible à découvrir parmi toutes les franges noires, si l'on ne savait pas qu'il est là, seul signe du monde vivant qui, se disperse en de rares villages, derrière les longs bois de la rivière.

Elle a près d'une lieue de profondeur, cette anse : les pro- montoires s'y succèdent comme de grandes corbeilles de feuil- lages, mesurant les distances, la pourpre des hêtres superposée au vert intense des pins. C'est l'une des plus sauvages de la rivière. Je n'y ai jamais vu que des hérons perchés à marée basse sur les vases, et qui, soudain, s'enlèvent, jambes pen- dantes, au battement souple et sans bruit de leurs longues ailes. Le soir, si le ciel s'enflamme, on pourrait se croire hors d'Europe, devant certaines pointes surtout, des gerbes de pins fusent en divergeant sur le rouge du couchant comme des bouquets de cocotiers, chaque gerbe reflétée avec tout ce rouge, sous le noir de la rive, en parfaite image symétrique.

La mer avait fini de monter, comme nous passions devant l'entrée de ce nouveau fjord. C'était l'instant immobile, celui de sa plénitude accomplie, en ces grands réservoirs. Bien ne restait des herbiers et des grèves. Il n'y avait plus entre les bois que cette eau vierge, profonde, et qui semblait dormir. Mais dans sa transparence obscure, ça. et là, de tournoyantes algues la révélaient vivante.

* * *

Plus haut, dans le grand chenal qui va se rétrécissant vers les Vi recourt, des châteaux se découvrent, des châteaux je n'ai jamais vu signe 'I i vie, el que l'on pourrait supposer clos depuis la Révolution. L'un des premiers est celui que les marins appellent Beaujeu (ce n'est pas son vrai nom), parce qu'il fut

AU PAYS BUE TON.

69

gagné, disent-ils, d'un coup de cartes, par un officier de l'ancien temps. J'imagine une partie d'hombre entre jeunes gentils- hommes viveurs au service du Roi, avec des llacons sur la table.

Le voici tel qu'il devait être alors, long, blanc, sous un grand toit d'ardoise, et la justesse de ses proportions m'évoque la vieille France civilisée, celle d'avant le romantisme, qui avait encore un style, quand personne, pas plus les architectes que leurs clients, ne rêvait encore de chalets, kiosques ou donjons, de combinaisons inouïes de clochetons et vérandas, ni de promontoires ou falaises attester, à cinq lieues à la ronde, un besoin sans pareil de tête à tête avec l'infini.

Sous la blanche maison, des orangers, en des caisses vertes, s'alignent simplement. On voit des allées bien ratissées, de belles pelouses, des dahlias, des hortensias, de rouges roses d'automne. On pressent la douce odeur recluse, un peu confite, qui flotte là. Et tout cet ordre végétal, ce luxe de fleurs en ce lieu désert qu'enveloppent des halliers, près d'une plage hantée par des oiseaux de mer, tout cela fait un peu songer aux histoires du bon Perrault. Une baguette de fée s'est levée là, jadis, sur la lande ; un château, de beaux arbres ont surgi, des floraisons qui ne meurent jamais. Tout s'est disposé de soi-même pour le plaisir des yeux. Et depuis lors, tout semble attendre, attendre à travers les années de silence, de brume, de pluie, de doux soleil breton, les années qui ramènent toujours le même cercle des saisons, sans amener jamais le Prince Charmant.

Un peu plus loin, l'autre castel, plus romanesque, d'un gothique un peu 1830, heureusement, peut-être, moins visible. Mais alentour, un parc incomparable couvre les pentes : des arbres de Trianon, des conifères bleus, des mélèzes qui rou- gissent avec l'automne, des hêtres pourprés, des érables cou- leur de sang, des noyers séculaires, et, noblement isolés, de grands cèdres noirs sur des pelouses. On dit dans le pays que les plus rares essences de ce beau parc furent apportées « des Iles, » dans l'ancien temps, quand il n'y avait qu'un manoir, par un officier de vaisseau, sensible lecteur, j'imagine, de Paul et Virginie.

C'est en juin que j'ai visité pour la première fois ce domaine, au moment des rhododendrons en fleur. En cette saison sur- tout, il est fabuleux. La bretelle du fusil à l'épaule, un garde-chasse me conduisait, de visage aussi breton que son

70

REVUE DFS DKIX MONDES.

grave costume : lèvres rases, placides prunelles bleues, sourire de prudence et de respect, physionomie de vieux chouan satis- iail, pacifique, parce qu'il a retrouvé ses anciens maîtres.

Au fond de la crique je venais d'aborder, il me fit passer une petite digue sous une arche de verdure, et toute la Fontaine aux Lianes du poète m'apparut. Dans ce creux le plus tiède de la rive, à côté de l'eau marine et des grands chênes bretons qui la couvrent si bas, si loin, quel miracle avait déployé, perpé- tuait un décor de Madagascar ou de l'Ile Bourbon?

Un bassin dormait, opposant sa courbe à la courbe de la grève. Son eau, parmi les mousses, semblait d'ombre bleue, de ce même bleu gelé dont une goutte dort au cœur des pierres de lune; et dans cette terne transparence, de délicates forêts d'herbes tournaient, si l'on regardait bien, au même ton mys- térieux. Alentour, se suspendait une flore surprenante : des arbres géants dont j'ignore les noms, des lianes, des rideaux de feuillage déroulés, allongés de très haut jusqu'en bas, comme les plis aériens et successifs qu'une cascade étire dans l'espace, et laisse, en tombant, de plus en plus flotter. Il y avait des volubilis bleus et larges comme des papillons des tropiques; il y avait des monceaux de roses fleurs soyeuses. Derrière la nappe d'eau, le fond n'était qu'ombre noire et foisonnement, une sorte de nuit sous des gerbes énormes et des chevelures surplom- bantes de bambous. Je n'en imaginais pas de pareilles en Europe. Même impression de ceux-ci, que de leurs frères déme- surés de Geylan. C'étaient les mêmes peuples serrés, le même vert pâle et tacheté de jaune, le même aspect de vie vénéneuse, pullulant hors de la boue dans une moite obscurité.

Cette atmosphère de serre semblait appeler des fougères arborescentes. Je n'eus pas à chercher loin les étranges créa- tures. Il y en avait trois devant moi, déployant leurs fraîches ombelles dentelées, sur leurs tiges épaisses de feutre.

Un jour immobile et glauque règne partout dans cette ombre, reflété avec les lianes, les bambous, les longs flots retombants de feuillage, parmi les herbes de l'étang. Images ternies, avaguies, presque irréelles, comme celles qui flottent et verdissent dans un miroir usé, et semblent les fantômes lointains du Souvenir.

A peine si la fontaine remuait l'un des bords de l'étang. Elle ruisselait de haut, presque sans bruit, sur des pentes

AU PAYS BRI: ION. 71

vêtues de mousses et de fougères. Nulle autre vie ne bougeait.;

Dans ce lieu étrange, n'entrent pas les souffles du dehors, je retrouvais, mais plus intense et précis, le singulier senti- ment qui vous liante partout, le long de la rivière. Le cours du temps ne semble point s'y poursuivre. Du passé s'enfermait en cette retraite avec la moiteur stagnante, avec le jour terne, égal, qu'entretiennent les grands végétaux fantastiques. Les choses étaient restées ce que rêva cet officier de la marine du Koi, qui, ayant vu les lies, en rapporta dans sa Bretagne la nos- talgie. C'était son rêve qui se continuait là, dans l'ombre, épanouissant de plus en plus ses images. Les vieux paysans doivent parler de son anaou qui revient, erre, à la brume, autour du bassin d'eau morte et des grands bambous.

Par des tunnels percés sous des montagnes de rhododen- drons en fleurs (une voiture y passerait, et le ciel, là-dessous, semble rouge), nous avons gagné l'espace libre, le monde réel. Nous sommes montés vers le château dont le garde nous fit faire le tour, à distance respectueuse. Il nous par- lait à voix basse de « la Famille, » de « Monseigneur, » un saint prélat, mort il n'y a pas un demi-siècle, et dont j'avais déjà lu le nom en des sônes achetées aux vieux chanteurs des Par- dons. Il entre déjà dans la légende. Que Rome l'auréole ou non, c'est presque déjà, comme saint Méen et saint Ronan, l'un des saints particuliers de la Gornouaille.

Sous le meneau d'une vieille fenêtre, dans la noirceur inté- rieure, j'entrevoyais la silhouette rigide d'une religieuse: guimpe blanche, bure blanche, qui ne sont pas de notre temps. Une carmélite, recueillie, nous dit notre guide, pour faire l'éducation des enfants, dans ce domaine l'on pourrait vivre, avec des livres d'autrefois, parmi des serviteurs et fermiers qui semblent d'autrefois, sans rien connaître d'au- jourd'hui.

Plutôt qu'à la grève de ce parc romantique, j'aime à finir cette promenade près d'une chapelle en ruine, sur l'autre rive, la campagne est naturelle et simplement bretonne : des landes, des prés que l'on gagne en suivant, depuis les rochers du bord, un sentier qui monte raide dans les taillis.

C'est la chapelle de Sainte-Rarbe, démantelée, fourrée de

12

REVUE DES DEUX MONDES.

lierre jusqu'en haut ; on ne voit que l'extrême pointe du petit clocher, dont la cloche est partie depuis bien longtemps. A son pied, un doué rappelle la présence prochaine de l'homme, car le bleu des lessives récentes y traîne encore. Doué, en breton, cela veut dire fontaine, et cela veut dire Dieu. 11 y a toujours une fontaine, avec sa vieille cuve de granit, bien souvent un lavoir, à côté des chapelles bretonnes. Le christianisme celtique ne fut pas rigoureux aux légendes et pratiques des cultes pri- mitifs. Il s'est contenté de bénir les vieux démons. Près des lieux qu'ils ont hantés, au bord des sources, aux sommets des collines, parfois sur la roche d'un menhir, il a simplement posé les signes de la religion : tantôt un petit sanctuaire connu des seuls paysans, tantôt un bas-relief religieux, une douloureuse descente de croix qui se lève sur une margelle, tantôt une image de Saint-Sacrement gravée dans la vieille pierre magique. Le plus souvent, c'est une croix basse de granit portant le Cru- cifié,— une figure si rongée par les pluies et les vents, si naïve et grossière, qu'on la prendrait plutôt, avec son front bas, ses yeux en triangle, ses jambes trop courtes, pour quelque gnome de mythologie barbare.

La vieille chapelle est ouverte à tous les vents. Des ronces, de petits pommiers sauvages sont entrés par l'ogive béante du porche. Tout l'intérieur est un vert fourré l'ajonc épanouit ses fleurs, les oiseaux cachent, au printemps, leurs nids. Seule, la table de l'autel est intacte : une dalle de pierre scellée au mur, massive et nue comme celles que l'on trouve encore dans l'obscurité des antiques spéos égyptiens. Elle aussi, qui fut taillée aux temps la foi rude n'usait pour ses monuments que de matériaux éternels et simples, semble devoir durer . toujours.

La dernière fois que je suis venu ici, il y avait autour du lavoir, des femmes et des fillettes, en grandes fraises tombantes de tous les jours, qui dévisageaient l'étranger avec une curiosité un peu farouche : un petitmonde venude quelque ferme voisine que l'on ne voit pas de la chapelle, les fermes bretonnes aimant à se cacher dans les creux. Aujourd'hui, personne. Nul bruit que celui de la fontaine qui connut les cultes païens, du mince filet d'eau plus ancien que toute l'histoire humaine, et qui a traversé les siècles, les millénaires, dans la solitude des jours et des nuits, sans jamais cesser son murmure. J'écoutais

AU PAYS BRETON. 73

cette rumeur continuelle. Petite voix patiente, qui semble dire, à qui saurait l'entendre, les souvenirs et les secrets de cette terre.

Le chemin vert monte à gauche entre deux rangs de petits hêtres, une de ces avenues énigmatiques, comme on en voit partout dans la presqu'île bretonne, qui commencent et finis- sent au milieu des prés déserts, et dont personne ne peut vous dire la signification. Derrière la chapelle, un groupe de châtai- gniers pourrait être un vestige de quelque parc. Nulle présence humaine, et partout la trace de l'homme. C'est un trait qui revient toujours, et qui compte pour beaucoup dans la mysté- rieuse physionomie de ce pays.

Des nuages montent. Ils sont là, derrière le champ de genêts qui se lève et finit à deux cents mètres d'ici sur le vide, héris- sant l'espace de ses fouets noirs que le vent tourmente.

Longuement le vent bruit sur le plateau : profonds soupirs, coupés d'émouvants silences. Ces quelques arbres frissonnants, ce chemin vert qui suit la lande, labouré d'ornières qui sem- blent d'une autre année, ces buissons remués, tout près, sur une sombre vapeur rampante, ce paysage si intime et si petit, la'terre se réduit aux quelques champs d'une invisible ferme : n'est-ce pas tout l'essentiel de la Bretagne? Dès qu'on entre dans ce pays, que ce soit en suivant la Manche ou du côté de l'Océan, on retrouve ces accords. C'est comme une musique de tonalité singulière, entendue déjà dans un monde antérieur. Comme elle vous prend tout de suite, et comme elle vous emporte loin!

Mais elle ne chante pas haut. Il faut être seul, il faut faire en soi le silence pour l'entendre.

André Chevrillon. 1 A suivre.)

COMMENT FINIT LA GUERRE

i\ (*)

VI «

LES CONSÉQUENCES DE LA. VICTOIRE

LA DELIVRANCE DE L ALSACE-LORRAINE ET DE LA BELGIQUE

Le 12 novembre 1918, le maréchal Foch saluait en ces termes ses troupes victorieuses :

« Officiers, sous-officiers et soldats des armées alliées :

« Après avoir résolument arrêté l'ennemi, vous l'avez pen- dant des mois, avec une foi et une énergie inlassables, attaqué sans répit. Vous avez gagné la plus grande bataille de l'histoire.

" Soyez fiers ! D'une gloire immortelle vous avez paré vos drapeaux. La postérité vous garde sa reconnaissance. »

Les armées allemandes commencèrent aussitôt leur retraite. Sur certains points, en Belgique comme en Alsace-Lorraine, le désordre était complet ; les conseils de soldats avaient pris le commandement des troupes, le kronprinz Rnprecht de Bavière et le gouverneur de Belgique avaient s'enfuir précipitam- ment; plusieurs officiers avaient été massacrés. Un radiogramme du maréchal Hindenburg demandait au maréchal Foch l'action immédiate des armées alliées en Alsace-Lorraine la population manifestait « sur certains points une attitude hostile à l'égard les troupes allemandes en marche. »

C'est le H que les armées alliées s'ébranlèrent de la Suisse à la Hollande. Le retour des Français en Alsace et en Lorraine fut profondément émouvant. Les provinces annexées à. l'Alle-

1 1 ) Copyright by général Mangin 1920. Droits réservés pour tous pays. (7 Voyez 13 Rpïi/cdes 1" et 15 avril, du 15 mai et des l,r et 15 juin.

COMMENT FINIT LA GUERRE. 75

magne par le traité de Francfort en 187 1 étaient restées françaises de cœur; même en tempérant par instants le régime de la con- trainte brutale qui lui était le plus naturel, le conquérant n'avait jamais changé leur sentiment. Ce sentiment, les populations l'exprimèrent d'abord par la protestation franche contre le traité d? Francfort; puis, à mesure que le temps passait, que la néces- sité de vivre s'imposait, que Jurait le silence forcé de la France officielle, la protostation se transforma en une revendication de l'autonomie. Au lieu d'être une sorte de colonie administrée par l'Empire, comme un pays peuplé de races inférieures auxquelles il est dangereux de laisser la moindre liberté, l'Alsace-Lorraine, terre d'Empire, eût Constitué un Etat particulier, se gouvernant lui-même sous la suzeraineté du Kaiser, au même titre que la Bîvièiv ou la Saxe. Mais cette prétention même apparaissait comme absolument inadmissible, car, dans un Etat ainsi cons- titué, même dans le cadre de l'Empire, les sympathies pour la France se fussent manifestées iôt ou tard, et c'était un grave inconvénient politique; à ce point de vue, la « terre d'Empire, >• le Reichsland, était le butin conquis en commun par les peuples allemands, le ciment de l'unité imposée par le fer prussien, le symbole du principe que la force seule suffit h créer le droit; il devait donc être conservé comme propriété collective des États allemands, et sous aucun prétexte cette possession ne pouvait s'élever au rang des Puissances qui l'avaient conquise.

En outre l'établissement d'une administration autonome eût certainement compliqué les opérations militaires dont l'éven- tualité était au premier rang dans les directives de la politique impériale.

Ainsi, par la logique de ses théoriciens aussi bien que par les nécessités militaires, l'Allemagne se trouvait emportée vers une politique de plus en plus tyrannique en Alsace-Lorraine comme en Pologne. Un des résultats de la guerre mondiale devait être le triomphe de cette politique, poussée jusqu'au paroxysme. L'incident de Saverne, qui n'a pas été suffisamment médité, est caractéristique de cette situation de l'Alsace-Lorraine, («•mine de la situation générale de l'Allemagne.

Encore après un demi-siècle, le morceau se trouvait trop difficile à digérer, même par l'estomac de F Empire victorieux. Aussi le chancelier Ilertling voulait-il le partager entre la Bavière et la Prusse. Ludendoriî au contraire voulait en faire

76 REVUE DES DEUX MONDES.

une colonie prussienne, jugeanl que l'intervention du Reichstag pouyai.4 être gênante dans la terre d'Empire.

En France, la question d'AIsuce-Lorraine était restée toujours ouverte. Après l'éloquente protestation de Bordeaux en 1871, le silence officiel s'était fait. Les ministères s'étaient succédé, aux tendances les plus diverses : aucun n'avait cru pouvoir assumer la responsabilité, ni de réclamer ouvertement la revision du traité de Francfort, ni d'affirmer qu'il admettait toutes ses con- séquences. Aucun parti politique, si avancé qu'il fût, n'osait s'incliner devant le fait accompli et déclarer qu'il était négli- g lable dans l'ensemble de l'évolution sociale. L'illusion de l'in- ternationalisme voyait la solution du problème par la suppres- sion des frontières, mais aucune voix ne s'est élevée pour proclamer que l'Alsace-Lorraine devait rester allemande. C'est en vain que Guillaume II, dès son avènement, disgraciait le prince de Bismarck et s'efforçait de se rapprocher de la France. Le gouvernement de la République, reprenant les traditions de la Restauration, contractait une alliance défensive avec l'auto- crate de toutes les Russies aux acclamations de la France en- tière. Ni dans la politique coloniale, ni dans les questions écono- miques et financières, la communauté d'intérêts la plus évidente ne rapprochait la France de l'Allemagne. Toute tentative dans cette direction eût été l'objet de la réprobation nationale. Le régime de la paix armée s'était établi et durait entre les deux nations, quelque lourd qu'il fût à porter.

Le fantôme de l'Alsace-Lorraine planait sur le monde, remords que rien ne pouvait écarter. Depuis les traités de 1815* la Sainte-Alliance s'était effritée. Jusqu'au traité de Francfort, , en 1871, les seuls changements à la carte d'Europe s'étaient faits sur le principe du Droit des peuples à disposer d'eux-mêmes : la Belgique s'était créée grâce à l'intervention des armes fran- çaises au service d'une cause nationale ; en 1859 aussi c'est à la suite de la même intervention que l'unité italienne s'était fon- dée par acclamation populaire ; la réunion du comté de Nice et de la Savoie à la France avait été proclamée par un plébiscite ; en 1864, l'union du Schlesvig-Holstein à la Prusse n'avait été admise que sur la promesse de la même ratification par l'Europe indolente, qui n'exigea jamais l'exécution du traité de Prague. En 1866, l'annexion de la Vénétie à l'Italie nécessita la même consultation. Le traité de Francfort marquait donc une régres-

COMMENT FINIT LA GUERRE. 77

sion dans le droit public, et, en le sanctionnant par son silence, malgré les instantes demandes de la France, l'Europe s'est ren- due complice de cette injustice, dont elle a ensuite porté lour- dement le poids. C;ir en politique comme en morale, les fautes et les crimes s'enchaînent. Victorieuse en Allemagne et en Europe, la Prusse a établi que le succès excuse tout. Les résul- tats de ses victoires en 18G4, 1860, 1810-71 expliquent son agres- sion de 1914.

Mais cette fois, le coup était manqué, et tous les gains anté- rieurs compromis. La délivrance de l'Alsace et de la Lorraine était un immense soulagement pour la conscience univers die. Les populations accueillirent les troupes françaises avec une joie égale qui se manifesta selon leur tempérament. A Strasbourg, les cris d'allégresse montaient jusqu'au ciel à perdre haleine. A Metz, la foule, émue jusqu'au fond du cœur, restait presque silencieuse, avec des larmes plein les yeux.

En Belgique, la même joie accueillait les troupes nationales. Le retour du roi soldat et de la vaillante reine Elisabeth fut salué à Bruxelles avec un enthousiasme délirant.

L'Angleterre connut aussi les joies du triomphe. Le 21 no- vembre, en exécution de l'armistice, les soixante-dix plus belles unités de la flotte allemande vinrent se rendre à la flotte anglaise et rallièrent la base navale de Rosyth, escortées par des navires •le guerre anglais, français et américains. Cet armement colossal couvrait sur la nier un espace de 2o kilomètres de longueur sur 11 kilomètres de largeur. A l'heure prescrite, les soixante- dix navires allemands amenèrent simultanément leur pavillon de guerre dans un silence impressionnant.

L'OCCUPATION DE LA RHÉNANIE

Après la délivrance de l'Alsace-Lorraine et de la Belgique, les armées alliées suivirent leur marche méthodique vers le Rhin et les trois têtes de pont, Mayence, Coblence, Cologne. Sur la demande des autorités civiles et militaires, des détache- ments légers durent les devancer à Sarrebruck et à Mayence, ils rétablirent l'ordre menacé par la révolution. Leur présence suffit d'ailleurs a assurer le calme.

Avantde franchir la frontière, l'ordre suivant avait été lu aux troupi s de la lO'arméc, qui se dirigeait précisémenlsur ces points:

78 REVUE DES DEUX MONDES.

« Officiers, sous-officiers et soldats de la 10e armée,

« Je suis heureux de la belle attitude et de la discipline mon- trées par tous au cours de la traversée de l' Alsace-Lorraine. Chacun a onti qu'aucun désordre ne devait se mêler aux joies magnifiques de la délivrance. Merci.

« Vous allez poursuivre votre marche triomphale jusqu'au Rhin. Vous borderez et dépasserez en certains points cette fron- tière, qui fut souvent celle de notre pays.

« Vous allez vous trouver en contact avec des populations nouvelles, qui ignorent les bienfaits passés de la domination française.

« Personne ne peut nous demander d'oublier les abomina- tions commises par nos ennemis durant quatre années de guerre, la violation de la foi jurée, les meurtres de femmes et d'enfants, les dévastations systématiques sans aucune nécessité militaire.

« Mais ce n'est pas sur le terrain de la barbarie que vous pouvez lutter contre nos sauvages ennemis ; vous seriez vaincus d'avance. Donc, partout vous resterez dignes de votre grande mission et de vos victoires.

« Sur la rive gauche du Rhin, vous vous souviendrez que les armées de la République française, à l'aurore des grandes guerres de la Révolution, se comportèrent de tjlle sorte que les populations rhénanes ont voté par acclamation ieïïr incorpora- tion à la France. Et les pères de ceux que vous allez rencontrer ont combattu côte à côte avec les nôtres sur tous les champs de bataille de l'Europe pendant vingt-trois ans.

(( Soyez dignes de vos pères et songez à vos enfants, dont vous préparez l'avenir.

« Point de tache aux lauriers de la 10e armée, tel doit être le mot d'ordre de tous. »

La discipline paraissait particulièrement difficile à conserver parmi les troupes originaires des régions dévastées ou occupées par les Allemands et qui avaient eu pendant plusieurs années leurs foyers souillés par l'étranger, leurs villages ruinés, leurs champs systématiquement ravagés, leurs usines pillées, puis dé- truites îi la dynamite, leurs mines inondées. Pourtant, jamais les troupes françaises n'eurent plus superbe allure que pendant celte marche. Les populations vaincues n'eurent à leur repro- cher rien qui ressemblât à un acte de représailles. Le laisser-

<< -v(;;vr F1MT LA Ot'ERRE. 79

aller inévitable après des années de campagne avait fait place à mie correction dans la tenue et dans l'attitude militaire qui étonnait même les officiers.

Dans de telles circonstances, le contact avec les populations rhénanes s'établit facilement. Elles désiraient être fixées le plus toi possible sur le sort que leur réservait le vainqueur, et, dans l'ensemble, elles étaient prêtes a l'accepter, quel qu'il fût. Avant l'arrivée des Alliés sur le Rhin, de nombreux conciliabules s'étaient tenus pour y poursuivre l'établissement d'un État auto- nome dans la fédération allemande. Tout en voulant rester unis, les peuples allemands répudiaient l'hégémonie prussienne qui, après un demi-siècle do succès militaires et économiques, venait de les entraîner au désastre. A Berlin au contraire, le parti social-démocrate qui s'était saisi du pouvoir, travaillait acti- vement au renforcement de l'unité et au maintien de la puis- sance militaire. En s'écroulant, les vingt-deux trônes allemands avaient fait place nette, et le symbole respecté des diverses natio- nalités s'était évanoui. Les ministères de la guerre de chaque Etat avaient été supprimas; toute trace de particularisme dis- paraissait ainsi de l'organisation militaire. La centr lisation s'étendit aux chemins de fer, aux mines, aux canaux, aux forces électriques; l'organisation financière! évoluait dans le même sens, les recettes comme les dépenses allant pour la plus grande part à Berlin au détriment des Etats.

Le nouveau gouvernement de l'Empire s'était donc attribué des pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux du Kaiser. Il dis- posait d'une armée dont l'effectif pendant toute l'année 1919 fut maintenu an-dessus d'un million d'hommes, appelés de noms divers, mais tous payés plus de 15 marks par jour. Les troubles de Berlin, de Hambourg et de Munich étaient réprimés avec une brutalité voisine de la sauvagerie, qui laissa des rancunes inexpiables, particulièrement en Bavière. L'assassinat de Liebknecht, de Rosa Luxembourg et de Kurt Eisner, les nom- breuses exécutions sans jugement montraient à quelle absence de scrupules on était arrivé.

Les populations rhénanes appréciaient fort, dans l'ensemble, le calme que leur procurait la présence des armées alliées. Tout en bornant son intervention au maintien de l'ordre public, le commandement français avait pris des mesures qui avaient été presque unanimement approuvées. Ses relations avec les auio-

80 REVUE DES DEUX MONDES.

rites locales étaient correctes et mêmes courtoises. Il avait com- mencé à organiser le ravit lillemer.t avec ses propres ressources, en débutant par les plus nécessiteux; les .ouvriers et les paysans lui savaient gré de se préoccuper do leur sort et de rester accessible à tous.

Des relations économiques se nouaient avec la France, don- nant au début les plus belles espérances. Dès que la porte d'en- trée fut ouverte, un appel de marchandises françaises se produisit vers le Rhin; pendant les quatre premiers mois, le total des importations se monta à 800 millions. Mais il eût fallu une contre-partie, l'exportation des produits rhénans en France. Vai- nement, le commandement français proposa l'envoi, dans les régions dévastées, de matériaux de reconstruction soit bruts, s'oit ouvrés : bois, fer, ciment, verre à vitres ; le gouvernement, au lieu de secourir les villages détruits par des sommes d'argent, les eût ainsi secourus avec une efficacité cinq fois plus grande pour la même somme, puisque ces matériaux étaient cinq fois meil- leur marché en Rhénanie qu'en France, on ne les trouvait d'ailleurs qu'avec une extrême difficulté; la distribution de ces secours en nature n'eût pas fait concurrence aux produits fran- çais, puisqu'ils n'eussent pas paru sur le marché. Aucune des combinaisons échafaudées sur ces bases ne parvint à forcer la barrière, et ce fut une des causes les plus efficaces de la vie chère. Quelques produits rhénans parvinrent en France, mais par les intermédiaires anglais ou américains, grevés de frais de transport et de bénéfices supplémentaires et payés au détri- ment de notre change.

Cependant l'opinion publique essayait de suivre dans les informations de la presse française les travaux de la Conférence de la Paix; de ces communications il semblait résulter dans les premiers mois de 1919 qu'un Etat autonome serait créé sur le Rhin, dont les limites n'étaient pas nettement indiquées, mais qui comprendrait à peu près les territoires occupés, augmentés peut-être de la Westphalie. Mais au commencement de mai, les conditions de paix commencèrent à être connues; une grande inquiétude se répandit dans toute la Rhénanie : elle devait res- ter partagée entre la Prusse, la Hesse et la Bavière, et même le Grand-Duché d'Oldenbourg.

La Conférence de la Paix avait disposé des populations rhé- nanes sans les consulter, sans même prévoir qu'elles pourraient

COMMENT FINIT LA CUERRE. 81

jamais être consultées. C'est pourquoi quelques hommes éiïer- giques, après s'être concertes à Coblence, à Cologne, à Aix-la- Chapelle et enfin à Mayence, pensèrent qu'il fallait mettre la Conférence de la Paix en présence d'un fait qui forçât son attention et, le 1er juin, le docteur Dorten proclama la Répu- blique rhénane.

LA CONFERENCE DE LA PAIX

C'est seulement le 18 janvier 1919 que s'ouvrit à Paris la Conférence chargée de déterminer les conditions de la paix. Il semble bien qu'aucun échange de vues n'ait précédé cette confé- rence. Il arrive souvent que les gouvernements, pendant la paix, négligent de prévoir la guerre ou ne l'envisagent que comme une éventualité lointaine et peu vraisemblable, et cet optimisme est compréhensible; mais, pendant la guerre, il est bien évident qu'ils auraient prévoir la paix, qui était cer- taine.

L'aurore du 48 juillet voit luire la victoire de l'Entente. Les 8 et 20 août, le soleil monte à l'horizon. Dès le 14 août, Hinden- burg et LudendorfY déclarent à l'Empereur, dans une confé- rence solennelle, que le moment de traiter est arrivé. Le 15 sep- tembre, après la victoire des armées d'Espérey en Orient, l'évidence est complète ; et c'est le 5 octobre que le chancelier de l'Empire allemand demande l'intercession du Président Wil- son pour obtenir l'armistice, signé le 9 novembre. Pendant cette longue période, on ne comprend pas que les Puissances alliées et associées n'aient pas établi les bases de la paix dans une assemblée analogue au Congrès de Chàtillon, tenu par les Alliés pendant la campagne de 1814. Les préliminaires de paix au- raient été signés peu après l'armistice, déterminant les nou- velles frontières et les garanties à imposer à l'Allemagne pour être certain de son désarmement et du paiement des indem- nités. Cette méthode avait été indiquée dès 1916 par M. Hano- taux, le ministre des Affaires Etrangères qui a conclu l'Alliance franco-russe et qui, comme citoyen, a prévu dès 1907 l'entrée des États-Unis dans la guerre aux côtés de la France et l'a pré- parée.

Ln décision que prirent les chefs de gouvernement de mener eux-mêmes les négociations retarda encore l'ouverture de la

TOME LVUI. 1920. 6

82

REVUE DES DEUX MOMIES.

Conférence. Chacun d'eux s'imposait ainsi une tâche écrasante, au moment même il avait à gouverner son pays dans la période difficile qui suivait la fin des hostilités. En outre, la prise de contact directe était pleine d'inconvénients.. Le recul était nécessaire pour juger des intérêts généraux au milieu des problèmes complexes qui se présentaient. Dans les discussions qu'il était facile de prévoir a l'avance, l'action des intermé- diaires était indispensable. Dans cette lutte courtoise, un dispo- sitif en profondeur s'imposait.

S'ils eussent été des diplomates, les négociateurs français se fussent moins étonnés de trouver que leurs contradicteurs avaient aussi complètement la tournure d'esprit de leur nation, et de constater qu'il ne suffit pas d'être de bonne foi pour que l'accord se produise dès le premier échange de vues. La diplo- matie française s'était montrée d'une clairvoyance remarquable à Berlin et à Londres ; son action avait été très efficace en Italie des 1900 ; le prestige de la victoire augmentait encore le don de persuasion du maréchal Foch, qui s'était révélé dans les conseils des Alliés, tant civils que militaires. La France pouvait donc trouver facilement des plénipotentiaires, aussi bien que l'An- gleterre et l'Amérique d'ailleurs.

Manquant de recul, se regardant les uns les autres et cher- chant à se comprendre, les négociateurs ne voyaient rien du dehors. Ils ont méconnu que la base de la paix était avant tout dans la constitution d'une Allemagne pacifique, et qu'il suffisait pour l'établir de rendre aux peuples allemands le droit de dis- poser d'eux-mêmes, hors de l'hégémonie prussienne, qui s'est établie par la force en 1866.

Dès le mois de novembre 1916, M. Hanotaux avait, ici même, —énoncé et démontré cette proposition dont il avait tiré toutes les conséquences : « La Prusse, écrivait-il (1), n'a aucune qualité internationale pour représenter seule les populations allemandes dans une tractation générale. Les Etats confédérés ayant gardé une partie de leur souveraineté, ou même leur autonomie diplomatique, auront accès, s'ils le jugent bon, dans les diverses délibérations et actes d'où doit résulter la paix : en tout cas, ils devront être expressément invités. »

Le fait d'imposer la paix au vaincu sarus l'admettre à en dis-

(1) Voir la Bévue du 1* novembre. 1916»

COMMENT FINIT LA GUERRE. 83

enter les conditions n'empèehail nullement de reconnaître comme Puissance contractante chacun des Etats allemands, de prescrire le plébiscite pour la création d'un nouvel Etat comme la République rhénane ouïe rétablissement d'un Etat ancien comme le Hanovre. Ensuite, les indemnités de guerre à payer et lus forces de police à entretenir eussent été réparties entre les Etats proportionnellement à la population, toute centralisation militaire demeurant interdite. Sauf cette restriction, les Alle- magnes se seraient confédérées selon le mode choisi par elles en toute indépendance; l'identité actuelle entre la Prusse et le Reich aurait disparu, et avec elle se serait éloigné l'orage qui se reforme sans cesse sur la rive droite du Rhin.

On l'a très bien dit : pas de code sans sanction, pas de traité sans garantie d'exécution. Il est bien certain qu'une Allemagne pacifique et l'Allemagne fédéraliste a toujours été pacifique, constituait la première des garanties.

Quoi qu'il en soit, cette solution ne fut pas examinée, et, l'annexion de la rive gauche du Rhin ayant été écartée, les plé- nipotentiaires français, pour assurer la sécurité de la France et de la Belgique et l'exécution du traité de paix, proposèrent à la fin de janvier de fixer au Rhin la frontière occidentale de l'Alle- magne, d'y créer un Etat indépendant dont la garde serait assurée par une force interalliée sous le contrôle de la Société des Nations. La discussion dura jusqu'au 22 avril. La thèse fran- çaise, très fortement exposée dans des mémoires écrits qui nous restent, fut discutée longuement, tant à la Conférence de la Paix que dans la sous-commission constituée à cette occasion. Le Rhin est redevenu la frontière de la civilisation contre la bar- barie; la France, envahie en 1792, en 1814, 1815, 1870, 1914, réclame la protection d'un rempart .solide et une distance appré- ciable entre elle et l'ennemi toujours renaissant.

L'Angleterre et l'Amérique envisagent avec répugnance l'oc- cupation de la rive gauche du Rhin par les armées alliées et la création d'un Etat indépendant de l'Allemagne; elles proposent en échange un désarmement plus complet, et l'alliance militaire contre tout mouvement non provoqué d'agression de la part de l'Allemagne. Finalement il est décidé que les Alliés occuperont pendant quinze ans la rive gauche et les têtes de pont, qu'ils évacueront progressivement par zones en cinq ans si l'Allemagne exécute fidèlement le traité. En revanche, la rive gauche res-

Si REVUE UES DEIX MONDES.

tera sous la domination politique des Puissances de la rive droite qui l'occupent, la Prusse, la Hesse, la Bavière.

La garantie de l'alliance militaire avec l'Angleterre et les Étals-Unis, en cas d'agression injustifiée de l'Allemagne, s'est évanouie. Le président Wilson, du parti démocrate réélu à une très faible majorité, avait bravé les sentiments traditionalistes du Sénat américain en quittant le sol des Etats-Unis et en négo- ciant avec les Puissances européennes sans le concours de cette assemblée, qui a refusé de ratifier le traité de paix et n'a même pas discuté le traité d'alliance défensive avec la France. C'est une question de politique intérieure, et personne en France n'a attribué ce refus à un refroidissement de l'amitié profonde qui ne cesse d'unir les deux pays. Mais ce conflit entre le Président, et le Sénat américain pouvait être prévu et, tout en acceptant l'offre du président Wilson, on devait savoir qu'il promettait plus qu'il ne pouvait tenir, et demander à l'Angleterre que son offre d'intervention en cas d'agression de l'Allemagne ne fut pas subordonnée à l'attitude de l'Amérique.

La garantie que représente l'occupation de la rive gauche cl des tètes de pont reste très sérieuse, mais, il faut le recon- naître, le fait quelle ne commence à jouer que dans cinq, dix, et quinze ans, lui enlève beaucoup de son efficacité. Toutes les conditions de l'armistice ont été exécutées parce que la coerci- tion était toute prête. Le traité a été signé parce que les armées alliées étaient mobilisées, concentrées, et allaient se porter en avant pour occuper de nouveaux territoires allemands, et parce que leur marche, le gouvernement de Berlin le savait bien, eût été le signal d'une séparation très nette entre la Prusse et ses vassaux. Mais depuis, chaque fois qu'une clause du traité est arrivée à échéance, elle a été protestée : qu'il s'agisse de livrer des navires de guerre, des drapeaux, des avions, du charbon, des coupables, ou un Empereur. Et ces non-exécutions du traité n'ont été suivies d'aucune répression. Avec le carac- tère des gouvernants de l'Allemagne unitaire, une pénalité lointaine n'a qu'un effet très limité ; heureusement il y en a d'autres, et l'occupation de Francfort, Hanau, Darmstadt, en réponse à l'entrée des troupes allemandes dans la zone neutre, a été un événement des plus heureux.

La Ligue des Nations, dont le Pacte ouvre le traité de paix, est apparue comme une garantie d'exécution de ce traité, mais

COMMENT FINIT LA GUERRE. SÎÎ

le fait d'avoir écarté la proposition de constituer à son service une force armée internationale lui enlève beaucoup de son efficacité. On peut se demander si l'existence «le ce pacte en 1914 aurait empêché la guerre mondiale d'éclater, et si les Puissances neutres qui ont maintenant adhéré au pacte seraient effectivement entrées en Julio contre l'Allemagne. Cette concep- tion est bien dans les traditions françaises. Sully nous a exposé le « Grand Dessein » d'Henri IV, l'abbé de Saint-Pierre et tous les philosophes du xvme siècle ont rêvé d'une Société des Nations. Assagi par l'expérience du malheur, Napoléon a dit dans le Mémorial de Sainte-Hélène :

« Une de mes plus grandes pensées avaii été l'aggloméra- tion, la concentration des mêmes peuples géographiques qu'ont dissous, morcelés les révolutions et la politique. J'eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation... Le pouvoir souverain qui, au milieu de la grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trou- vera à la tète de toute l'Europe et pourra tenter tout ce qu'il voudra... C'est avec un tel cortège qu'il serait beau de s'avancer dans la postérité, d'aller au-devant de la bénédiction des siècles. Après cette simplification sommaire, il ne serait plus chimé- rique d'espérer l'unité des codes, celle des principes, des opinions, des vues, désintérêts. Alors, peut-être, à la faveur des lumières universellement répandues, deviendrait-il permis de rêver, pour la grande famille européenne, l'application du Congrès améri- cain ou celle des Amphiclyons de la Grèce; et quelles pers- pectives alors de force, de grandeur, de jouissance, de prospé- rité, quel magnifique spectacle! »

La France ne pouvait donc pas repousser la garantie supplé- mentaire que le gouvernement anglais acceptait et sur laquelle le gouvernement des Etats-Unis insistait beaucoup. Mais il semble bien qu'aux yeux du Sénat américain, l'obligation d'intervenir dans les affaires européennes à la réquisition d'un conseil étranger reste un des principaux obstacles à la ratifi- cation du traité. Evidemment, même sans l'assentiment de l'Amérique, le pacte reste entier; mais son efficacité est bien douteuse.

Dans l'ensemble, par le traité du 28 juin 1919, les buts de guerre des Alliés ont été atteints, tels qu'ils avaient été définis par leurs pHivornements. Néanmoins, la déclaration1 laite par

8G

REVUE DES DETX MONDES.

M. Briand, le 10 janvier 1917, en réponse à une question «lu président Wilson, laissait la porte ouverte à toutes les solutions possibles aux problèmes de la rive gauche du Rhin et de la fédéralisation de l'Allemagne : « Restitution des provinces ou territoires autrefois arrachés aux Alliés par la force ou contre le vœu des populations...; Les Alliés n'ont jamais eu le dessein de poursuivre l'extermination des peuples allemands et leur disparition politique. » Il ne semble pas qu'au cours des négociations il ait jamais été fait allusion à ce pluriel 1res significatif.

Le danger de l'Est reste constant. Sans doute l'organisation d>' l'armée allemande a se camoufler; mais les bureaux du grand Etat-major sont répartis dans les différents ministères et y continuent la préparation à la guerre en la généralisant; les Iroupes seraient rapidement prêtes à entrer en campagne ; les cellules de la mobilisation existent, et prêtes à recevoir les •"> millions d'hommes qui viennent de déposer les armes; les cadres sont ardents et rêvent d'une guerre de revanche ; les écoles primaires dressent des soldats, les universités des officiers de réserve. En 180N, Napoléon Ier n'a pas réussi à empêcher l'armée prussienne de se reconstituer; il serait vain d'espérer un meilleur résultai des précautions actuelles.

Restent les mesures prises contre le matériel de guerre. Beaucoup peuvent être éludées : comment empêcher la cons- truction d'avions destinés au service de la poste ou bien au transport des voyageurs, et qui pourraient servir à la chasse, à la reconnaissance ou au bombardement? Il, suffit de quelques plaques de blindage pour transformer un char d'assaut en trac- teur agricole sur chenille. Une fabrique de corps creux se spé- cialise rapidement dans la production des obus, une usine de produits chimiques dans celle des gaz asphyxiants et des explosifs.

Néanmoins, il n'est pas indifférent de retarder le moment l'Allemagne, après avoir commis la folie de déclarer la guerre, serait prête à entrer en campagne. A ce point de vue, les commissions chargées de surveiller son désarmement rem- plissent donc un rôle très efficace, notamment en détruisant tous ceux des canons qui n'ont pu être dissimulés et en empê- chant dans toute la mesure du possible la construction de nou- velles pièces. Il est essentiel de surveiller la production et la

COMMENT FINIT LA GUERRE. 87

consommation du charbon et d'empêcher l'Allemagne de consti- tuer des stocks pour les trains militaires.

Mais cette surveillance se heurte à une mauvaise volonté. croissante, et sa nécessité n'en est pas comprise avec une égale clarté par tous les Alliés. On eût fait d'une pierre deux coups en organisant le contrôle financier de l'Allemagne, et les froiss - merits inévitables n'eussent pas été sensiblement augmentés. Puisque le débiteur se déclarait insolvable, il était légitime de constituer un syndic de la faillite et d'administrer s?s biens. Le paiement des indemnités de guerre, les livraisons de charbon et le désarmement effectif eussent été en mémo temps assurés.

Contre le danger de l'Est, le traité a laissé la garde du Rhin aux armées alliées; mais, en fait, la France en assume la charge principale; elle a, en outre, des obligations en Orient; sa posi- tion en Syrie et en Cilicie est grevée par des incertitudes qui ont persisté trop longtemps et qui la contraignent à l'entretien d'effectifs importants. Les troupes françaises continuent a assu- rer l'ordre dans les territoires le plébiscite a été ordonné. Dos états-majors et des cadres français instruisent les armées des nouvelles nations libérées. Au Maroc, l'œuvre de pacification est loin d'être achevée. Aucune guerre ne s'est terminée en lais- sant de pareilles charges militaires au vainqueur.

LA NOUVELLE ARMÉE FRANÇAISE ET SES CADRES

La France se trouve donc dans l'absolue nécessité de garder une forte armée. Renonçant délibérément a la garantie d'une dangereuse neutralité, la Belgique prend place à ses côtés, con- sacrant les liens qui l'attachent à la France depuis sa naissance avec la parenté de race et de civilisation et la fraternité des armes, à tout jamais inoubliable. Instruite par une cruelle expé- rience, elle sait ce que valent les traités les plus solennels, garantis par la signature de toutes les grandes Puissances, et ce qu'il faut de force pour assurer le triomphe du droit.

Les effectifs actuels de l'armée française suffisent à peine à ses tâches multiples et personne ne peut prévoir à quelle époque, lointaine en tout cas, il sera possible de les réduire. La fin des plébiscites et l'éclaircissement de la situation en Orient ne rendra disponibles que peu de troupes; la Syrie et le Maroc, même après la pacification complète, exigeront de fortes garni-

REVUE DES DEUX MONDES.

sons pendant de longues années. La rive gauche du Rhin doit être occupée pendant quinze ans au moins, puisque l'évacuation n'aura lieu que si l'exécution du traité suit son cours normal et, pour y diminuer les troupes, il faudrait dans l'attitude de l'Alle- magne un changement que rien ne permet d'espérer.

Les effectifs actuels sont le résultat de la présence de deux classes sous les drapeaux; la France sera donc contrainte de garder le service obligatoire de deux ans. L'organisation de ses contingents indigènes coloniaux est une œuvre de longue haleine, dès maintenant activement entreprise. Si elle est conti- nuée avec la suite qui a manqué jusqu'à présent à son exécution, on peut penser qu'elle permettra de remplacer en Europe et dans l'Afrique du Nord des contingents européens correspondant à la moitié d'une classe de recrutement.

La Belgique sera vraisemblablement amenée à des mesures analogues ; elle peut trouver dans ses possessions du Congo des ressources militaires semblables a celles que la France tire de ses colonies. Elle s'est abstenue d'y faire appel pendant la grande guerre, qui l'a surprise plus que toute autre Puissance. Aucune organisation ne permettait d'utiliser ces contingents braves, formés par la guerre coloniale, que commandait un corps d'offi- ciers remarquable. La campagne contre les colonies allemandes se termina d'ailleurs au moment la question du fret rendait difficiles les transports à grande distance, qui immobilisent les navires pendant longtemps; en outre, on ignorait si les noirs pouvaient s'acclimater en Europe. Mais les mêmes causes pro- duiront bien probablement les mêmes effets. C'est un surcroit de force très appréciable que la Belgique peut tirer de son domaine africain, dont la population, malgré les ravages de la maladie du sommeil, ne peut être évaluée a moins de 20 mil- lions d'habitants.

Ce n'est pas tout d'avoir assuré le recrutement d'une armée; ïl faut l'encadrer. La guerre aura appris tout le parti qu'on peut tirer des officiers de réserve, insuffisamment utilisés avant 19i ï . Elle aura fait pénétrer plus avant la notion du devoir mili- taire dans les classes moyennes de la nation. C'est le tout de l'homme que la Patrie réclame pour sa défense ; il sait mainte- nant qu'il manquerait à son devoir, le jeune homme qui, instruit, intelligent, vigoureux, fuirait les galons parce qu'ils l'oblige- raient à quelques périodes d'instruction supplémentaires. Nos

Comment finit la guerre. 89

officiers de complément seront certainement encore meilleurs et plus nombreux.

Mais les cadres de complément n'existent que par les cadres permanents de l'armée active, officiers et sous-officiers de car- rière, qui les forment en môme temps qu'ils instruisent les soldats. De la valeur de ces cadres permanents dépend celle do l'armée, outil de guerre : la nation fournit la matière première, les cadres permanents le façonnent, le commandement s'en sert.

Certes, la matière première est merveilleuse; elle réunit les qualités de tous les métaux, et y joint même quelques autres. Une arme terrible peut en sortir, acérée, résistante, souple jus- qu'à l'élasticité, plastique et gardant sa forme sous tous les chocs jusqu'à l'instant il devient nécessaire d'en changer. Mais c'est une opération délicate que la fusion de tous les métaux du Nord et du Midi, de l'Est et de l'Ouest, en un alliage unique; ce n'est pas un apprenti qui peut forger catte arme et lui donner sa trempe. Le malicieux alliage exagère en bavures les fautes du maladroit et une erreur peut rendre l'arme cassante. Mais, si le travail est bien fait, l'épée vit dans la main qui la tient et qui lui communique en même temps sa chaleur et sa volonté. Elle sent, elle vibre, elle résonne, prête au combat.

Donc les officiers de carrière jouent un rôle capital dans la préparation de la guerre. Sortis de toutes les classes de la nation, ils doivent prendre place dans l'élite. Le prestige du chef leur est 'nécessaire dans leur rôle d'éducateurs; ils doivent l'assurer par un travail personnel qui étend sans cesse leurs connaissances, par l'accomplissement silencieux de leurs devoirs quotidiens et par la dignité de leur vie. Beaucoup voudront participer, tout au moins au début de leur carrière, à la formation des nouveaux régiments coloniaux et profiter de cette occasion pour étudier la plus grande France; ils en reviendront l'esprit élargi par le contact avec des mondes nouveaux, l'initiative développée par l'imprévu constant de la vie coloniale, et souvent aussi la volonté trempée dans les combats. Aujourd'hui, il faut leur demander encore plus de travail et de réflexion qu'autrefois. Les change- ments constants dans le matériel se répercutent dans la tech- nique du la guerre et la compliquent sans cesse. L'étude des armes et de tous les moyens de destruction récemment inventés, les procédés nouveaux d'attaque et de défense, les modifications qui en résultent dans la tactique et par conséquent dans les

90

DENUE DES DEUX MONDES.

règlements des différentes armes, voilà des travaux que leurs devanciers ont à peine connus et qui seront de leur vie courante.

Aussi faut-il que cette vie soit assurée, et actuellement elle ne Test pas. Les tarifs de solde ne tiennent pas compte du ren- chérissement de la vie et les indemnités temporaires ont été cal- culées avec une parcimonie déplorable; fait très grave, les charges de famille ne sont compensées que d'une façon dérisoire ; des enquêtes concordantes montrent qu'un ménage d'officier ayant plus de deux enfants est réduit à un seul repas par jour, s'il ne dispose pas de ressources personnelles, ce qui est le cas le plus fréquent.

L'armée de la Victoire supporte avec stoïcisme cette injuste épreuve qui, elle le sait, blesse les sentiments de reconnaissance et d'affection que la nation a pour elle. Elle constate en silence la hausse de tous les salaires et les augmentations, très justes d'ailleurs, que le Parlement a consenties aux traitements des fonctionnaires, qui sont électeurs. Mais beaucoup d'officiers, parmi les plus capables, ont déjà quitté une carrière qui ne nourrit pas son homme et on ne peut élever ses enfants. Ils viendront, s'il est besoin, reprendre leur place dans le rang au jour du danger, mais ils auront besoin de s'entraîner de nouveau et d'apprendre toutes les transformations qu'auront subies le matériel et la tactique de leur arme. En tout cas, leur expérience manquera à la formation de leurs cadets.

En môme temps, les jeunes gens se détournent des Ecoles militaires, le nombre des candidats diminue d'une manière très inquiétante. Si l'on n'y prend garde, le corps d'officiers ne se recrutera plus que parmi les fruits secs de toutes les carrières et les véritables vocations deviendront tout à fait exceptionnelles. Or l'armée a besoin au contraire de spécialistes très avertis, ouverts aux idées générales, connaissant toutes les ressources qu'ils auront à mettre en œuvre au moment suprême, capables d'instruire l'élite intellectuelle qui doit former le cadre d<- l'armée de la guerre avec les officiers de complément; ces hommes d'intelligence et de caractère ne peuvent se trouver que par des concours d'un niveau élevé, largement ouverts à de nombreux candidats.

Les jeunes officiers n'ont plus le même but idéal qui ani- mait leurs aînés : délivrer l'Alsace et la Lorraine. Mais leur rôle reste très beau : monter la garde du Rhin, former une

COMMENT FINIT LA GUERRE. '.H

armée coloniale indigène qui rend visible a tous les yeux fa ligure de la plus grande France, préparer à toutes les éventua- lités la nation qui vient de sauver la liberté du monde, ce sont de belles et grandes tâches auxquelles on peut rêver de con- sacrer sa vie. Encore faut-il que cette existence n'apparaisse pas rapetissée par des soucis matériels de tous les instants, et que les vocations naissantes ne soient pas contrariées par la prudence des familles, inquiétées par l'avenir de privations qui s'ouvrirait devant leurs lils.

Il est devenu très urgent de relever notablement toutes les soldes des officiers et des sous-officiers, et très notablement les indemnités de famille. C'est la première condition pour que I armée permanente puisse recruter ses cadres.

Le programme d'entrée ainsi que l'enseignement des écoles mi- litaires devra s'élargir beaucoup. L'histoire générale, l'économie politique et l'étude de la langue anglaise y entreront. La spé- cialisation se fera ensuite, dans des écoles d'application. Au cours de leur carrière, les officiers viendront se réunir dans «les centres de renseignements d'où sera bannie toute appa- rence de scolarité et ils se mettront au courant des derniers perfectionnements de l'armement et des changements qu'ils ont amenés dans les idées militaires. Les officiers de complément pourront très avantageusement être admis à ces conférences et prendre part aux mêmes travaux que les officiers de l'armée active.

IA DOCTRINE DE GUERRE

Quel sera l'esprit de cet enseignement militaire? Comment s'établira la doctrine de guerre?

L'Ecole supérieure de guerre a donné à l'armée française des états-majors remarquables. Les décisions du commandement étaient bien préparées, et leur exécution se réalisait dans toute la mesure du possible; les mouvements de troupes très bien réglés s'exécutaient par voie ferrée ou par camions automobiles avec une rapidité qui a souvent surpris; les troupes étaient bien nourries, et approvisionnées en munitions dans toute la mesure le permettaient les disponibilités; le service des renseignements, qui se bornait au début à établir l'ordre do bataille ennemi, n'a pas tardé à élargir son horizon. Ces états-

02 REVUE DES DEUX MONDES.

majors ont suivi avec beaucoup de souplesse les transformations rapides de la guerre; ils ont se recruter au cours des hosti- lités, et des cours d'instruction ont formé un grand nombre d'officiers mieux qu'utilisables. Il n'y a rien à changer a la technique de notre enseignement militaire.

L'organisation générale du commandement était bonne et on ne peut lui reprocher que la création du « groupe d'armées, » formation de circonstance qui doit disparaître avec les causes qui l'ont motivée. D'abord créé dans un dessein de coordination avec un état-major limité, cet organe a réussi à étendre ses attributions au détriment dos armées, afin de justifier son exis- tence. En période calme, le mal n'était pas grand; mais il s'est révélé très aigu au cours des opérations actives : l'ordre quoti- dien, ou bien enregistrait les décisions du commandement local, ou bien les contredisait inutilement, car il arrivait tou- jours trop tard. Mais il y avait un matelas a peu près imper- méable entre le Haut Commandement et les exécutants; les directives générales n'étaient transmises que par fragments, et tel commandant d'armée, le plus activement engagé, n'a connu celles du maréchal Foch que par la lecture des articles de M. Louis Madelin dans la Revue.

La doctrine de guerre de l'armée française s'est trouvée presque toujours trop rigide et trop absolue. L'offensive à outrance du début, le scepticisme qui succéda aux déceptions et la recherche constante de la formule de la victoire paraissent bien résulter d'un enseignement trop limité à certaines cam- pagnes, d'où l'on tirait des méthodes de combat qui ne tenaient pas assez compte de l'armement moderne et de la puissance de ses feux. Les principes de la doctrine offensive se trouvaient confondus avec les procédés vicieux de l'attaque sans prépara- tion, dont l'échec jetait l'incertitude dans les esprits. Puis le caractère absolu de l'enseignement reparaissait dans la recherche ou l'emploi d'autres procédés : môme le succès, parce qu'il n'était pas complet, ramenait le doute.

Dans le principal amphithéâtre de notre Ecole supérieure de guerre, il faudrait graver cette phrase de Napoléon : « La tac- tique, les évolutions, la science de l'ingénieur et de l'artilleur peuvent s'apprendre dans les traités, à peu près comme la géo- métrie ; mais la connaissance des hautes parties de la guerre ne s'acquiert que par l'étude de l'histoire des guerres et des batailles

COMMENT FINIT T. \ GUERRE. VO

des grands capitaines et par l'expérience. // rit/ a point de régies précises, déterminées; tout dépend du caractère que la nature a donné au général, de ses qualités, de ses défauts, de la nature des troupes, de la portée des armes, de la saison et de mille cir- constances qui t'ont que les choses ne se ressemblent jamais. » En grandes capitales serait gravée la proposition : // ri y a pas de règles précises, déterminées.

Le cours de stratégie et de tactique générale pourrait débuter par la citation suivante : « Alexandre a fait huit campagnes... Annibal en a fait dix-sept... César en a fait treize... Gustave- Adolphe en a fait trois... Turenne en»a fait dix-huit... Le prince Eugène de Savoie en a fait treize... Frédéric en a fait onze... L'histoire de ces quatre-vingt-trois campagnes serait un traité complet de l'art de la guerre ; 1 s principes que l'on doit suivre dans la guerre défensive et offensive en découleraient comme de source. » Le professeur serait obligé de ne pas chercher t<m- ses exemples dans la même époque et, si on lui objectait le peu d'intérêt que présente l'étude de guerres aussi lointaines, alors que l'armement était si différent du nôtre, il mettrait cette ques- tion matérielle a son rang d'importance en citant le Maître une fois de plus : « Si Gustave Adolphe ou Turenne arrivaient dans un de nos camps a la veille d'une bataille, ils pourraient com- mander l'armée dès le lendemain. Mais si Alexandre, César ou Annibal revenaient ainsi des Champs-Elysées, il leur faudrait au moins un ou deux mois pour bien comprendre ce que l'in- vention de la poudre, les fusils, les canons, les obusiers, les mortiers ont produit et ont produire de changements dans l'art de la défensive, comme dans l'art de l'attaque ; il faudrait les tenir pendant ce temps-là à la suite d'un parc d'artillerie. »

L'étude de la grande guerre dans se- transformations si rapides et si complètes sera évidemment poussée dans le détail de quelques opérations caractéristiques. Mais on ne pourrait y borner l'attention sans retomber dans l'empirisme; quelque variées que soient les formes qu'elles a revêtues, elle ne peut donner une idée exacte de ce que serait un choc nouveau, avec des armées différentes de composition et d'esprit, et les change- ments dans le matéri A ne sont rien à côté de ceux qui résultent des situations nouvelles.

Si, le 28 juin l'Jll), le gouvernement allemand avait refusé de signer le traité de paix, les armées alliées se fussent avancées

9i BEVUE DES DEUX MONDES*)

'H Allemagne; au début, elles n'auraient rencontré aucune résistance sérieuse, mais quelques troupes ralliées par un chef énergique auraient pu commettre la folie de chercher ;i lea arrêter à leur deuxième ou troisième étape, et il eût fallu mettra fin à cette équipée le plus rapidement possible, en réduisant 1 s pertes au minimum. Celle opération n'a pas d'analogue dans la dernière guerre. Si le coup d'État de Kapp ou 1920 avait réussi, il aurait vraisemblable mont amené de nouvelles hostili- tés, aussi follement engagées, mais <•;> n'eût pas été la première fois que l'Allemagne eût violé les règles de la raison ; le résultat de la lutte n'eût pas été douteux, mais on ne peut prévoir quelle forme elle aurait prise.

Grèce aux fautes de l'Entente, l'Allemagne est plus centrali- sée qu'elle ne l'a jamais été, mais elle est privée de sa dynastie et elle parait bien incapable de retrouver son équilibre sans cet appui central. Les patriotes rhénans, bavarois, hanovriens ont bien raison de dire que la République actuelle est un plus grand danger pour la paix que n'était le Kaiser en 1914, et surtout que- lle serait le Kaiser en 1920. Tant qu'ils n'auront pas réussi à rendre à l'Allemagne la forme fédérale qui lui est naturelle, le malaise persistera et le monde sera à la merci d'un nouveau coup d'Etat prussien. Le troupeau sans berger, incapable de se conduire soi-même, erre a l'aventure, à la merci de quelque bête bien encornée qui le mènera dans un précipice; un Kapp quelconque peut surgir de nouveau, flanqué de Ludendorff et de quelques acolytes, qui, s'étant saisi du pouvoir, ne pourra le garder qu'en faisant de la surenchère pangermaniste, fort capable de dénoncer le traité de paix, avec la France seulement par exemple, en supposant un désaccord entre les Alliés. Dans cette hypothèse, qui n'a rien d'invraisemblable, il faudrait frapper vite et fort; la plus grande rapidité s'imposerait dans les opérations; il faudrait se saisir des centres miniers et indus- triels, pousser immédiatement jusqu'à l'Elbe. Sinon, l'ennemi s'organiserait et sa soumission réclamerait de grands efforts, de nouvelles pertes irréparables, des dépenses énormes que per- sonne ne pourrait payer. L'armée allemande, même privée d'une partie de son matériel, resterait une force assez impor- tante devant les effectifs de première ligne qui devraient l'abor- der, et la lutte prendrait des aspects imprévus.

Donc, ce n'est pas seulement la guerre d'hier qu'il faut étu-

GOMMENT FINIT LA GUERRE. 95

dier, c'est toute la guerre, dont il s'agit de dégager les prin- cipes à travers les formes mouvantes, en répétant sans cesse : // n'y a pas de règles précises, terminées. Les choses ne se ressemblent jamais. L'expérience de la guerre est infiniment précieuse ; elle développe l'initiative, la volonté, la maîtrise de soi, toutes les qualités du caractère; chez ceux qui sont nés chefs, elle montre le goût des responsabilités; elle ouvre l'intel- ligence et permet de comprendre rapidement une situation, à condition qu'on ne cherche pas dans sa mémoire une situation semblable; elle donne enfin la connaissance du matériel qui ne change pas, le plus précieux et le plus délicat de tous, le maté- riel humain. Mais l'expérience demande à être complétée par la réilexion et par l'étude.

l'armée dans la nation

L'armée française, qui était pendant la guerre la nation elle- même, maintiendra certainement avec le pays une union plus étroite qu'avant la terrible épreuve. Les anciens préjugés ne subsistent plus que dans de rares esprits incapables de se trans- former; la vieille crainte s'est évanouie de voir la France payer de sa liberté la victoire.

Il y a un esprit d'après-guerre et il faut compter avec lui. Ce n'est pas en vain que tous les Français ont vécu dans la tran- chée côte à côte pendant plus de quatre ans et qu'ils ont mêlé leur sang en faisant triompher la plus juste des causes. Les luttes des partis sont la vie même d'un peuple libre, et l'union sacrée ne pouvait survivre à la guerre qui l'avait créée, mais il en reste des souvenirs que la génération présente ne peutoublifi- et qu'elle se doit à elle-même de transmettre à la suivante.

Lis associations d'anciens combattants qui se sont formées .vont toutes à encourager. Elles doivent rester unies, et favo- riser également les unions des anciens soldats de chaque régi- ment, qui se retrouveront entre eux comme au sein d'une famille, et un contact aussi étroit que possible doit exister entre ers associations régimentaires et le corps actif. Les glorieuses traditions de la Grande Guerre doivent se transmettre ainsi et continuer l'union de tous les Français.

L'Ecole doit y préparer par l'étude de l'histoire. Signalons à ce propos l'étrange façon dont les règlements officiels prescrivent

96 REVUE DES DEUX MONDES.

l'enseignement de l'histoire aux jeunes Français. Nos plans d'études ressemblent à celui que Metternich avait vraisemblable- ment rédigé à l'usage du pédagogue auquel il avait confié « l'Aiglon. )> L'histoire de l'ancien régime s'y résume en traités dont l'écolier doit ignorer la cause, et la création de l'unité française apparaît comme le résultat d'une génération spon- tanée. L'œuvre de nos pères mérite mieux. Lisons : « Politique extérieure de Louis XIV. Louis XIV et la succession d'Espagne; acquisition de territoires. Les coalitions contre la France. >> Et, en note, une recommandation à peu près identique au bas de toutes les pages : « // ne sera pas fait d'exposé complet des guerres de Louis XIV . Le professeur étudiera seulement, à titre d'exemple, les épisodes principaux d'une -de ces guerres. » Les guerres du Premier Empire ne sont pas entièrement pros- crites; elles sont indiquées sous le titre : « La Politique exté- rieure de Napoléon. »

On croit entendre 1' « Aiglon » dire :

Qu'est-ce que c'est que ça le traité de Presbourg?

D'Oberhaus (doctoralement vague) C'est l'accord, Monseigneur, par lequel se termine Toute une période... Signalons en passant le traité de Tilsilt...

LE DUC DE REICUSTADT

Mais on ne faisait donc que des traités?...

Il serait fâcheux que la « Politique extérieure » de la France de 1914 à 1919 fut résumée pour nos enfants dans le traité du 28 juin.

l'union des alliés

Le souvenir de la grande Guerre doit maintenir l'union entre tous les Alliés en même temps qu'entre tous les Français: ce sera la conséquence de la victoire, mais non celle du traité.

Il faut le dire, la France estime que les conditions de la paix ne répondent pas aux besoins de sa sécurité, à son rôle dans la guerre, au sang qu'elle a versé, aux dépenses qu'elle a faites, aux pertes qu'elles a éprouvées par les dévastations de l'ennemi. Elle compare sa situation à celle de ses Alliés et pense qu'ils n'ont pas été justes envers elle.

COMMENT FINIT LA GUERRE. 97

Les négociateurs ont obtenu avec la plus grande difficulté L'imparfaite garantie d'une occupation provisoire de la rive gauche du Rhin. C'est en vain qu'ils ont exposé avec éloquence L'état lamentable la guerre laissait leur pays : 1300000 tués et 100 000 mutilés, soit plus de la moitié de ses hommes entre 19 et 34 ans, 162 milliards de dette (251 en évaluant la dette extérieure au cours du jour), 26 000 usines et 450 000 maisons détruites; ruinée au ras du soi l'industrie d'une région qui pro- duisait !>i pour KHI de ses lisons, 90 pour 100 de son minerai, 93 pour 100 de sa fonte, 55 pour 100 de son charbon; le tiers desa Hotte marchande est détruit; ses impots vont passer de 4 milliards à 18 milliards. Ses alliée n'ont trouvé aucune com- binaison financière pour lui venir en aide et lui marchandent toute créance privilégiée sur les indemnités à verser par L'Alle- magne.

Pourtant c'est la France qui a porté dans la guerre Le poids le plus lourd. Il faut le lui répéter, c'est par suite d circons- tances impérieuses qu'il en était ainsi; la maîtrise de la mer et le transport des troupes aussi bien que des ravitaillements exigeaient le développement d'immenses chantiers britanniques; pour lui fournir du charbon, il fallait des mineurs dans les mines anglaises. Mais enfin, tous ces travaux pour le bien commun laissaient à Leurs occupations, a l'abri du feu, beau- coup plus d'hommes en Angleterre qu'en L^rance.

Un rapport présenté en mai 1911 à la commission de l'Armée de la Chambre des Députés vient d'être publié ; il établit que Le front anglais en Franc était beaucoup plus garni que le front français et que l'arrivée des renforts britanniques ne cor- respondait pas à une augmentation proportionnelle du front, si bien qu'au kilomètre il y avait 6 600 hommes en 1915, 8 000 en avril 1916, 13 000 en octobre 1916. Par ailleurs, les divisions allemandes restaient beaucoup plus nombreuses sur le front français que sur le front anglais, 68 contre 37 en novembre 1916, <»2 contre 41 en mars 1911, 14 contre 42 en mai 1911. L'auteur du rapport conclut en insistant pour que le front anglais soit augmenté de 125 kilomètres, afin que le poids de la bataille soit cquitablement réparti entre les deux armées. Le motif dti cette réelle disproportion parait lui avoir échappé : les unités anglaises, toutes de formation récente, avaient un besoin absolu de s'instruire avant de combattre, et on ne s'instruit pas dans

TOME LVIII. 1920. 7

98 REVUE DES DEUX MONDES.

la tranchée ; le dressage des troupes et des cadres exigeait de longs séjours en arrière du front. C'est donc pour une bonne raison que les charges pesaient plus lourdement sur l'armée française, mais le fait demeure. Pendant les deux premières années de la guerre, l'armée britannique s'organisait et s'ins- truisait, ne pouvant mettre en ligne que très peu d'unités; [ten- dant le reste de la campagne, l'armée française a continué à prendre beaucoup plus que sa part dans les dangers et les travaux.

Ce rôle capital méritait une compensation qu'on cherche vainement dans le traité.

On constate au contraire que les négociateurs anglais ont obtenu de M. Wilson qu'il renonçât à l'un de ses quatorze points, celui qui concerne précisément la liberté des mers, et que le traité transfère à l'Angleterre les droits du sultan sur le canal de Suez; en outre, le régime prévu pour les colonies enlevées a l'Allemagne et transférées à la Société des Nations est très adouci par le mandat conféré aux pays de l'Entente qui en héritent, clause dont bénéficie surtout l'Angleterre. Les Fran- çais ne peuvent que la féliciter de savoir faire céder M. Wil- son, mais voudraient bien profiter quelque peu de cette bien- veillance. Ils voudraient à tout le moins être assurés de garder le bénéfice du désintéressement, et ils ne l'ont pas.

A la veille du coup d'Etat de Kapp, une voix s'est élevée de l'autre côté de l'Atlantique pour dénoncer le militarisme fran- çais : pour respectée qu'elle soit, cette voix a fait sourire. De même, on s'est fort étonné qu'à San Remo le chef du gouver- nement français ait eu à repousser le' soupçon d'impérialisme. Le Droit et la Liberté ne sont pas de vains mots : ce sont pour la France des réalités; en paraissant éprouver un doute à cet égard, ses alliés se diminueraient en même temps que la cause pour laquelle ils ont pris les armes.

La politique française est nette et franche; personne en France n'a de desseins cachés. 11 apparaît à beaucoup de Fran- çais que l'Allemagne militaire reste un grave danger et qu'en la délivrant de l'hégémonie prussienne on la rendrait à sa forme naturelle, le fédéralisme. En particulier, la Rhénanie veut son autonomie et il est paradoxal que les armées de l'En- tente montent la garde pour la Prusse ; les Rhénans réclament que la Commission chargée de défendre leurs intérêts soit élue par eux. Le gouvernement de Berlin inflige à leur commerce et

COMMENT FINIT LA GUERRE. 99

à leur industrie des tarifs ruineux à l'exportation comme à l'importation; ils rappellent l'article 270 du traité:

« Les Puissances alliées et associées, dans le cas ces mesures leur paraîtraient nécessaires pour sauvegarder les inté- rêts économiques de la population des territoires allemands occupés par leurs troupes, se réservent d'appliquer à ces terri- toires un régime spécial, tant en ce qui touche les importations que les exportations. »

Mais personne en Franco ne veut brusquer un mouvement qui se produira tôt ou tard; on souhaite seulement qu'il ne soit pas précédé d'un nouveau cataclysme, ni entravé par l'action de l'Entente.

Donc, le traité et de récents incidents ont créé un malaise qu'il serait puéril de nier. Mais l'occupation de Francfort s'est terminée par une véritable détente. Cet acte viril du gouverne- ment français a été approuvé par l'opinion publique en Angle- terre et a causé en Allemagne une grande et salutaire impres- sion : il est nécessaire que la sanction pénale suive aussitôt toute violation du traité.

Le mouvement qui s'est produit des deux côtés de la Manche a démontré la solidité des liens qui unissent les deux nations. Quelques dissentiments passagers pourront s'élever entre les gouvernements; sur certains théâtres lointains, il est possible que les souvenirs de la fraternité militaire ne soient pas très vivaces, mais les combattants de la Grande Guerre ne l'oublie- ront jamais et sauront les rappeler en France, comme en Angle- terre et en Amérique.

La France sait tout ce qu'elle doit à l'amitié des Etats-Unis. avant l'entrée de la grande République dans la guerre, les volontaires américains étaient accourus dans la légion étrangère, les avions de l'escadrille La Fayette avaient sillonné son ciel, les automobiles de Y Ambulance Field Service avaient été chercher s ss blessés dans les tranchées. Elle sait quel concours le ravit? ille- riéricain a donné aux nations alliées, particule renient dans les régions occupées par l'ennemi en France et en Belgique. Elle n'ignore pas les difficultés de politique intérieure qui ont longtemps empêché les Etats-Unis de sortir de la neutralité, l'influence des Germano-Américains et l'action directe de la propagande allemande.

L'action de l'armée américaine a été magnifique, et seule la

100 BEVUE DES DEUX MONDES.

fin des hostilités l'a empêchée de déployer toute sa force. Son entrée en ligne, avec des effectifs sans cesse croissants, solides et courageux, assurait la victoire de l'Entente. Actuelle ment encore, une foule d'oeuvres américaines secourent généreusement les régions dévastées et les orphelins de la guerre; elles étendent leur action bienfaisante dans tous les domaines.

La France sait très bien qu'il n'est pas besoin d'un traité pour lui assurer le concours de l'Amérique en cas d'agression alle- mande. Ce sont ses amis les plus fermes et les plus sincères qui s'opposent à la ratification du traité de paix et du traité d'al- liance, et ils affirment servir ainsi les intérêts français de la manière la plus efficace. Elle reste soigneusement en dehors de ces discussions de politique intérieure et elle a confiance.

La dernière guerre a profondément transformé la face du monde. La Russie, l'Autriche-Hongrie et la Turquie ont disparu; l'Allemagne reste un danger latent pour la paix, mais son action militaire n'a plus qu'une portée limitée; en revanche» les Etats-Unis sont entrés dans la politique européenne comme facteur très important, l'Angleterre a cessé d'être une Puissance uniquement maritime et à sa flotte très augmentée elle peut joindre la force d'une armée considérable; la Belgique est sor- tie de la neutralité, et des Etats nouveaux se sont créés en Europe centrale. La France panse ses blessures et s'esl remise au travail ; la délivrance de l'Alsace et de la Lorraine, une union, plus complète avec ses colonies, la reconstitution de sa marine marchande et de sa flotte de guerre augmenteront cer- tainement ses forces dans un avenir très rapproché.

Le monde ne cherche pas son nouvel équilibre dans des groupements tels que la Triple Alliance d'une part, l' Alliance franco-russ1 et l'Entente anglo-française d'autre part. La der- nière manifestation de ces idées maintenant disparues est le projet de la coalition continentale contre le monde anglo-saxon; dès le début des hostilités, la haine de l'Allemagne avait été dirigée particulièrement contre l'Angleterre : « Gott strafe England. » L'entrée des Etats-Unis dans la guerre avait agi comme dérivatif; les tracts de propagande, dans les derniers mois de la campagne, comparaient le président Wilson à Néron et à Héliogabale : son sadisme seul prolongeait les hostilités. Le 15 juin 1918, après le succès des offensives du 21 mars, du 8 avril et du 27 niai, le Kaiser se croit victorieux; il monte au

COMMENT FINIT LA GUERRE. 104

Capitole et peut enfin révéler la grande pensée de son règne dans un discours prononcé au Grand Quartier Général à l'occa- sion du trentième anniversaire de son avènement : « Le peuple allemand ne vit pas clairement quand la guerre éclata quelle signification elle aurait. Je le savais très exactement... Il s'agis- sait d'une lutte entre deux conceptions du monde. Ou bien la (conception prussienne allemande, germanique du inonde : droit, liberté, honneur et morale, doit rester en honneur; ou bien la conception anglo-saxonne, qui signifie se livrera l'idolâtrie de l'argent. Les peuples de la terre travaillent comme des esclaves pour la race des maîtres anglo-saxons, qui les tiennent sous le joug. Les deux conceptions luttent l'une contre l'autre. Il faut absolument que l'une d'elles soit vaincue... » Le Kaiser définit comme il peut les diverses conceptions du monde, mais il dit bien clairement que, dès le début des hostilités, une lutte sans merci s'est engagée entre les Prussiens-Allemands et les Anglo- Saxons, qui ne devront jamais oublier à quel péril ils ont échappé.

L'esprit de l'Allemagne unitaire n'a pas changé et les Uni- versités l'entretiennent avec ferveur; leurs professeurs conti- nuent à enseigner que l'Allemagne doit gouverner le monde pour le plus grand bien de l'humanité, que sa surpopulation et sa surproduction lui donnent le droit de s'approprier par la guerre des territoires et des marchés nouveaux, que d'ailleurs elle n'a pas voulu la guerre et n'a pas été vaincue, enfin qu'elle se relèvera après la défaite de 1918 comme après celle de 1806 : les deux conceptions du monde continuent a s'opposer.

L'unité de l'Entente reste au-dessus des instruments diplo- matiques, des discussions de conférence, et des querelles de politique intérieure. Cette unité de l'Entente est la meilleure garantie de la paix, et les peuples sauront l'imposer à leurs gouvernements.

Général Mangin.

L'HISTOIRE

DE LA

NATION FRANÇAISE

Un jour du printemps de 1912, si j'ai bonne mémoire, M. Gabriel Hanotaux réunit chez lui quelques historiens et s'ouvrit à eux d'un projet qui, depuis longtemps, le travaillait. Il ne s'agissait de rien moins que d'écrire en collaboration une Histoire de la Nation française. Il appuya sur le mot Nation tenait l'esprit de l'entreprise et tout aussitôt le justifia.

Tous ceux qui ont entendu M. Gabriel Hanotaux défendre une thèse savent quelle ardeur communicative et tout «à la fois quelle substantielle argumentation il apporte à son discours. J'admirai, en cette circonstance, une fois de plus, do quelle Vaste connaissance de nos annales l'historien de Jeanne d'Arc, de Richelieu et de la Troisième République fait jaillir ce Ilot abondant et ordonné d'idées générales.

Il parlait devant des historiens, ses cadets, mais qui, tous, depuis quinze ou vingt ans, approfondissaient, chacun en son particulier, une des parties du vaste terrain où, sans aucune timidité, si j'ose dire, il se jouait. Et chacun cependant restait frappé de la façon dont, en quelques mots précis et justes, il caractérisait telle ou telle face de notre histoire. Souvent il sollicitait une contradiction du confrère plus particulièrement compétent et si la contradiction, parfois, se produisait, il en faisait le point de départ d'une nouvelle et forte théorie. En sortant, l'un de mes voisins me disait : « Quel livre d'histoire n'a t-il pas lu? » Il avait chez chacun de nous, en tout cas, place conquise. L'Histoire de la Nation française s'écrirait.

l'histoire de la nation française. 103

* o *

Nul n'est plus désigné pour la diriger que ce puissant constructeur d'histoire. Il vient d'en faire la preuve en écrivant V introduction (ï) àl'œuvre <|iii maintenant vas'édifier, volume par volume, devantle public. Tout uniment, ces quatre-vingts pages constituent une des plus admirables synthèses qui aient été faites de notre histoire. Et, tandis qu'elle paraissait, M. Hanotaux allait non plus écrire, mais faire de l'histoire en renouant sous les voûtes de Sainte-Pierre de Rome une des plus anciennes traditions de notre Nation.

M. Gabriel Hanotaux, qui a connu plus d'une épreuve, est ce- pendant un homme heureux. Il est heureux parce qu'il croit fer- mement tout ce qu'il croit, aime ardemment tout ce qu'il aime et s'intéresse jusqu'à la passion à tout ce qu'il entreprend. Telle disposition fait renaître la vie il porte ses investigations, condition primordiale du travail historique. Peu d'hommes, aussi bien, ont, à ce degré, réuni les conditions qui assurent à l'historien ce que, d'un beau mot, on appelle l'autorité.

Voici un jeune homme qui, curieux, s'est élevé en ce terroir de l'Aisne, si fécond en souvenirs qu'on y coudoie en quelque sorti' toute l'histoire de France. La ville du Sacre aperçue des falaises Napoléon engagea sa dernière partie, le château de Coucy rempli des plus grandes ombres féodales, Laon se fonda tumultueusement une célèbre commune, Noyon où, des Mérovingiens à Hugues Capot, tant de nos rois se firent introniser, (iuise qui baptisa une des grandes familles de notre histoire, Vervins Henri IV ferma cinquante ans de crise, Compiègne Jeanne fut prise, Craonne l'on heurt!- du pied les armes rouillées des grognards et des Marie-Louise, Si tissons tout retentissant de quinze siècles d'histoire, de Clovis à Napoléon, quel livre ouvert aux yeux d'un enfant qui s'y v -ut instruire ! Il faut bien que ce sol soit inspirateur d'histoire puisqu'un Jules Michelet étant originaire du Laonnois,' en une s'iilr génération, un Ernest Lavisse, un Henry Houssaye sont issus de ce terroir.

Un Henri Martin aussi, et c'est précisément « l'oncle » dont

(1) Histoire de la Nation française.— Introduction générale, par G. Hanotaux. Soi'h-té de l'Histoire nationale; Pion.

i 04 REVUE DES DEUX MONDES.

la gloire a éclairer les premières années de M. Gabriel Hano- taux. Mais Henri Martin est venu à l'histoire sans préparation, étant d'une génération l'on abordait le sphinx sans beau- coup de cérémonies et l'interrogeait d'un regard parfois trop rapide. M. Hanotaux y a mis plus de précaution. Son esprit, qui peut-être eût tendu à s'aventurer, est venu se soumettre à la dure discipline de l'École des Chartes. Il y a, près d'un Jules Quicherat, appris le travail âpre et rude qui courbe, des heures, des jours et des années, sur le document, rompt à la tyrannie des textes, refrène toute impatience, interdit à jamais l'hypo- thèse prématurée et la conclusion hâtive.

Mais si, à l'école de la rue des Archives, un Hanotaux a appris le respect du document, c'est à une autre école qu'archiviste frais émoulu, mais avide de comprendre l'esprit après la lettre, il est allé s'asseoir. La politique l'a saisi de bonne heure, et c'est encore, pour qui sait regarder, un beau laboratoire d'histoire. Songeons à ce qu'ont pu être, quinze ans, pour ce curieux, le cabinet de Gambetta et celui de Jules Ferry, le Palais-Bourbon, les bureaux des Affaires étrangères et, comme couronnement de carrière, quatre ans dans le fauteuil de Talleyrand.

L'Histoire du cardinal de Richelieu est encore du charlisle appliqué, bien que déjà élargi par la vision des choses; il la préparait au cabinet de Léon Gambetta qui, avec son large rire, appelait son jeune collaborateur « le petit évoque de Luçon. » Conçu d'une façon tout à la fois rigoureuse et ample, l'entre- prise ne pouvait se mener jusqu'au bout de front avec la vie publique : joindre la conscience documentaire d'un Jules Qui- cherat à la large manière d'un Albert Sorel était d'un esprit courageux; si l'on s'attaque à Richelieu dans cet esprit, c'est trente ans de la vie, non point seulement de la France, mais de l'Europe qu'il faut traiter de cette façon. Il eût été presque dommage qu'un esprit aussi actif se fût immobilisé dans cette tâche de bénédictin. Les documents en partie réunis, trois volumes écrits, l'œuvre attend d'être reprise. L'homme s'y est cependant non seulement révélé, mais fortement formé. Du contact avec son héros, le plus grand homme peut-être de notre histoire avant Bonaparte, il est resté au jeune historien une conception très personnelle de la grande politique nationale, de la tradition française dans sa plus belle formule. Et s'il n'a pas mené Richcli 3U au delà de son premier ministère, il s'en

l'histoire de la nation française. 105

peut consoler en pensant que, pour les hommes comme pour les affaires, l'intérêt le plus puissant re'side souvent dans les origines.

Qu'il ait pu passer de celles d'un Richelieu à celles du régime actuel, c'est une preuve de la souplesse avec laquelle il est capable d'employer sa méthode. L'Histoire de la France contemporaine, dans ses quatre volumes, embrasse dix ans qui vont des derniers jours de la guerre de 1870-1811 à la mort de Gambetta. C'est peut- être le plus curieux essai tente' par un historien d'appliquer à des événements auxquels il a été mêlé la méthode historique : cette énorme lecture, qui satisfait tout à la fois sa magnifique curio- silé et ses scrupules de chroniqueur, se retrouve en cette œuvre tout autre se fût contenté d'utiliser ce qu'il avait vu et avait entendu. Les hommes qu'il a connus, il veut cependant les revoir à travers d'autres contemporains : il contrôle sa propre vision. Mais ce qui élève l'œuvre, c'est le souci de lier la poli- tique contemporaine a l'histoire de France. Si familier qu'il soit avec un Gambetta, il veut l'étudier avec le même scrupule qu'il mettait naguère, toutes différences gardées, à étudier un Richelieu et, par ailleurs, il traite l'Assemblée nationale de 1871 avec la même curiosité scientifique que les Etats Géné- raux de 1614. Enfin, la troisième République ne lui apparaît point comme un chapitre sans lien avec le passé. La France continue, et c'est toute la France; car il court avec aisance du cabinet des ministres et des couloirs des Assemblées au labora- toire de Pasteur et a la table de travail de Taine, ne voulant rien laisser ignorer de l'œuvre de relèvement qui, après 1871, est le fait de la collaboration de tant d'esprits généreux.

C'est ce souci de traiter d'un monde qui apparaît dans sa troisième œuvre capitale, cette Jeanne d' Arc, qui constitue sans doute son meilleur ouvrage, parce qu'il l'a écrit en pleine ma- turité de son talent et en pleine possession de ses moyens. Saisir pareil sujet caractérise l'absence totale de timidité, qui est la marque de cet esprit. Et le résultat a justifié cette belle audace. Objet vingt fois traité, il parait nouveau sous cette plume ingénieuse. Qu'est-ce que Jeanne? A cette question il répond : C'est la France de ce temps! Si elle n'eût été la repré- sentante parfaite de ce pays et de cette époque, elle n'eût point à ce degré servi le miracle. Et c'est donc la tragique France du xve siècle qui remplit, derrière la figure de l'admirable hé- roïne, ce volume singulier. A le lire, on voit qu'à l'historien de

106 BEVUE DES DEUX MONDES.

Richelieu et de la Troisième République rien n'échappe décidé- ment d'un siècle complexe, qu'il soit le xve après le xvne ou le xixe. Son esprit curieux est allé interroger soldats et prêtres, poètes et professeurs, princes et paysans ; il est venu s'agenouiller aux pèlerinages populaires, heurter à la porte dos Universités, s'ingérer dans les intrigues de la diplomatie à travers toute la Chrétienté ; il a, pour comprendre Jeanne avant de l'expliquer, scruté les masses les plus profondes et les âmes les plus fermées. Et tout un Age s'est ainsi dressé devant nous, rattaché aux âges précédents et aux âges suivants; car encore, c'est l'éternelle France qu'il entend regarder vivre, agir, négocier, prier, combattre, fléchir et se relever. Et tandis que, traitant d'un ïhiers et d'un Gambetta, d'un Grévy ou d'un Ferry, qu'il a connus, il a su rester histo- rien scrupuleux, traitant d'un Charles Vil et d'un Philippe de Bourgogne, d'un Bedford ou d'un RegrrauH de Chartres, il se, fait leur contemporain. Quelqu'un ma, dit, après avoir lu sa Jeanne d'Arc : « 11 était la. Ne me dites pas qu'il n'a pas connu ces gens-là. »

Il est là. C'est sa grande qualité. Se passionnant pour les personnages qu'il appelle à lui, il les aime et les déteste, les admire et les méprise; surtout, il vit de leur vie et sent toutes leurs passions. Et comme, entre deux grandes entreprises his- toriques, il n'a cessé, en de rapides études, d'aborder tous les siècles, et jusqu'au xxe avec Y Histoire de la Guerre de 1914 et les conditions même du traité de Versailles de 1919, comme il a lu tout ce qui lui paraissait digne d'être lu, et que, ayant lu un ouvrage, il semble toujours, à l'entendre en parler, qu'il l'ait écrit, il est parvenu à vivre toute notre histoire. L'illusion est telle qu'elle lui impose parfois des formules qui, à des igno- rants et à des sots, paraissent bien singulières. Je me rappelle qu'interrogé par un de ses successeurs aux Affaires étrangères : « Connaissez-vous bien notre ambassadeur à X... ? » il répondit* « Si je le connais! Je le connais depuis deux cenl soixante-dix ans. Il était déjà au Congrès de Westphalie et s'appelait Ser- vien. » Ce qui effara à ce point le ministre qu'il s'en allait disant : « Mon prédécesseur Hanotaux a le délire. » Il a tout simplement ce don de vision et qui faisait dire devant moi à un autre grand historien : « Bonne journée, hier. J'ai dîné dans la tente de l'Empereur! »

l'histoire de la nation française. 10T

*

Ce qui reste de tant d'études abordées, ébauchées, conduites à bien ou arrêtées avant terme, c'est cette vaste connaissance de toute notre histoire que je signalais en débutant; et parce que toute cette histoire lui est présente, c'est le sentiment très vif, et justifié par tant de coups de sonde, de la continuité de la France à travers les siècles.

11 en était frappé à la veille de l'énorme crise qui, en 1914, allait se produire; à plus forte raison, n'ayant cessé d'en suivre sous cet angle les péripéties, en reste-t-il hanté. Nous avons tous touché du doigt l'Histoire, à toutes les heures, à toutes les minutes de ces années tragiques. Elle se faisait sous nos yeux, que dis-je? chacun de nous avait conscience de la faire. Jamais, en effet, crise n'a plus donné à la masse le sentiment très net que l'Evénement est, neuf fois sur dix, œuvre collec- tive. Certes, il reste avéré que le Héros est parfois nécessaire pour brusquer la péripétie, le Chef, civil ou militaire, pour conduire à sa solution la crise, YHomme pour maîtriser l' Événement du jour et, partant, faire celui du lendemain. Je ne me sens pas la force de m'indigner quand toute une école écarte délibérément l'action des grands hommes d'Etat et de guerre comme indifférente, alors que notre génération aura vu un admirable homme de guerre saisir une bataille aux trois quarts perdue et en tirer la victoire, avec les mêmes soldats et en avant de la même nation. Mais il est tout aussi incontes- table que la Victoire a été, de 1914 à 1918, l'œuvre de tous que, de l'arrière à l'avant, pour ne parler que de notre pays, la Vertu française l'a remportée, et qu'ainsi la Nation, der- rière des chefs valeureux, a fait, une fois de plus, son histoire. Je dis : une fois de plus. Car tel événement ne pouvait sur- prendre que les ignorants. Je me rappelle, je l'ai écrit dès 1915, > de quels souvenirs se nourrissait, pendant les pires heures de 1914, un optimisme que mes camarades n'étaient pas loin de traiter d'illuminisme. Lorsque enfermés dans le fort de Douau- inoul, nous sentions l'armée Sarrail s'éloigner lentement vers le Sud-Ouest et que, coupés de toute communication avec l'exté- rieur, nous prêtions au canon de la Marne une oreille frémis- sante, je me sentais, en face d'une angoissante situation, pris d'une confiance que d'aucuns, ils en témoigneraient,

108 BEVl E DES DEUX MONDES.

jugeaient immodérée. Elle était profondément sincère et nulle- I ment exaltée. Certes, j'avais foi dans les talents de nos chefs; mais j'avais une foi beaucoup plus ferme dans la vertu de notre 1 race. Très précisément dans les deux années qui avaient précédé : la guerre, j'avais été amené à en étudier en de rapides confé- | rences les crises capitales. Si j'envisageais sans crainte une 1 situation en apparence compromise, c'était moins en songeant ! aux ressources que Jpffre avait encore entre les mains, quà celles qui toujours, à l'époque de Jeanne d'Arc, à l'époque d'Henri IV, à l'époque de la Révolution, s'étaient révélées. Plus il semblait que le péril fût mortel en cette première semaine de septembre et plus il m'apparaissait qu'il allait être conjuré : celait toujours du fond de l'abîme que notre peuple avait rebondi aux sommets et le miracle se produirait, non point miracle inattendu et isolé, mais manifestation presque fatale de ce miracle permanent qu'est, depuis quinze cents ans, l'existence de notre nation.

De 1914 à 1918, la France a continué. La Vertu française s'est dépensée sans compter : les chefs qui ont organisé la vic- toire et ceux qui l'ont remportée, les soldats veillant dans leurs tranchées ou jetés à l'assaut, n'ont été que partie de cette vertu; des chefs de notre Etat aux ouvriers qui forgeaient l'arme et aux paysannes courbées sur le sillon, chacun a travaillé à la grande œuvre, et les mères qui refoulaient leurs larmes et les épouses assumant les tâches abandonnées et les plus humbles auxiliaires du grand labeur national. Le Monde a vu avec une sorte de stupeur d'admiration cette nation qu'on lui représentait comme atteinte de gangrène sénile se montrer, tout au contraire, la plus résistante à l'épreuve, fortifiant par surcroit sa résolution d'un juvénile entrain et joignant la foi inspirée d'un Croisé à la vertu goguenarde d'un grognard.

Stupeur d'admiration : nous ne pouvions l'éprouver. Le Français de 1914-1918 était pour nous l'éternel Français et sa vertu n'était que la synthèse des vertus depuis quinze cents ans portées par la race sur tous les champs de l'Histoire.

Qu'un tel spectacle fortifiât un Gabriel Hanotaux dans le dessein de faire sortir de la collaboration de ses confrères une histoire de la Nation, qui s'en étonnerait? Cette crise illustrait

l'histoire de nation française. 109

de prodigieuse façon le discours qu'il nous avait tenu en 4912 et qui, sans cesse, me revenait à la mémoire. Sous nos yeux, tou- jours, la France continuait. « Oui ne voudrait savoir, écrira l'historien, d'où vient cette race et d'où lui vient son âme? » Sans doute, d'excellentes Histoires de France, très ancienne- ment ou très récemment, ont, parfois avec une grande érudi- tion à la base et un magnifique luxe de détails, retracé nos annales. Mais peut-être était-il temps de présenter aux Français, dans une série de discours nourris de lectures et éclairés par l'expérience, la continuité de notre effort, la variété de ses manifestations, et, dans cette variété, l'unité de cette action.

Et pourquoi, sous des dynasties successives et des régimes divers, à travers des circonstances si différentes et sur des terrains si variés, cette singulière unité, sinon parce que, en fort peu de pays, pour ne pas dire en aucun, la Nation n'avait, à ce point, fait so?i histoire? Sans doute a-t-elle connu de très grands chefs, et, au premier rang, une incomparable dynastie de princes et sous eux, une admirable suite de ministres; sans doute a-t-elle, après cette fortune, vu paraître h sa tête le génie sans pareil qui, un jour, l'a tiré du chaos on croyait la voir som- brer; et sans doute encore a-t-elle presque toujours rencontré, à l'heure des grandes crises, après le héros qui l'a sauvée, l'orga- nisateur qui l'a restaurée. Mais c'est lieu commun que de dire que les pays ont les gouvernants qu'ils méritent. Pour la France, il faut aller plus loin : jamais pays n'enfanta plus manifeste- ment ceux qui l'ont conduit ; il est facile de montrer une Jeanne d'Arc jaillissant des flancs de la nation, mais il n'est pas malaisé non plus de démontrer que la magnifique politique des princes de la Maison de Gapet n'a pu être, avec une telle suite et un tel bonheur, pratiquée, que parce qu'elle n'était que la manifestation d'une politique nationale. Qu'il s'agit de recons- tituer les Gaules sous le spectre des fils de Capet ou, lorsque l'étranger menaçait, de défendre le territoire, jamais nation n'a plus intimement collaboré à l'œuvre de ses princes. Ceux-ci ne perdirent que fort tard le contact avec ces « enfants des Gaules » que Philippe-Auguste haranguait le matin de Bouvines, et lors- qu'ils l'eurent perdu, ils étaient près de tomber. Leur politique était à ce point nationale que la Nation ayant, après 1792, pris en main la barre, continua cette politique et presque l'excéda : la centralisation fortifiant l'unité et la marche aux

410 REVUE DES DEUX MONDES.

frontières naturelles ne sont, point le système politique d'une sérife de princes, d'une lignée de ministres, d'un groupe d'hommes d'Etat, mais la politique d'un peuple qui, lorsque ses chefs ont fait mine de l'abandonner, les a, sans hésiter, tôt ou tard écartés.

Que sur d'autres terrains que le politique ou le militaire, dans les manifestations de l'esprit et de l'art, le Français se soit révélé l'artisan de sa grandeur, telle chose est plus facile encore à établir. Que la protection d'un prince ait pu encou- rager le développement de la pensée et faciliter la manifesta- tion des talents, il serait téméraire de le nier; il serait plus téméraire encore d'affirmer que Louis XIV a fait son siècle et que sans lui ni Racine, ni Bossuet, ni Lebrun, ni Poussin n'eussent existé. La magnifique production littéraire et artis- tique du moyen âge est anonyme et collective : pendant des siècles, en des chantiers fourmillants d'ouvriers, s'est édifié ce que les peuples voisins, quand ils y vinrent, appelaient fopus fraiicigt.vm, l'œuvre à la française; les cathédrales, les cha- pelles, les palais en sont issus; des architectes anonymes ont passé, trois cents ans, à d'anonymes architectes ce flambeau, qu'alimentait la foi des foules, génératrice d'un art magnifique.

Cependant une littérature épique, sans pareille, se développait, née des entrailles mêmes du pays, des chaumières, des couvents, des châteaux, tandis que l'Université de Paris, « maîtresse des sentences, » brillait au-dessus de la Chrétienté, autre entreprise collective et anonyme dont les artisans, pro- fesseurs et recteurs, sortaient tous des couches profondes de la Nation. Lorsque l'esprit français, après s'être replongé dans les Ilots de la culture antique, brille d'un nouvel éclat, un Cor- neille, un Pascal, un Descartes et, après eux, tant de grands hommes n'attendent point la faveur du prince pour travailler 9 i '<; v grandeur. Si, après 1789, la littérature semble subir (jueiqi. défiillaiice momentanée, un Napoléon, tout prêt à n (aire prince un Corneille, » ne saurait le ressusciter. En somme, il n'est rien de moins aristocratique et je dirai de moins auto- rralique que l'histoire de France : la masse, sur tous les terrains, i enfanté ses fastes. Et c'est pourquoi c'est la Nation qu'il im- porte, — plus que jamais aujourd'hui, de regarder naître, grandir, évoluer, agir, réagir, jeter ses héros à la bataille, pousser ses enfants aux conseils, nourrir ses artistes de sa moelle, em-

l'histoire de la nation française. 111

porter ses chefs et inspirer ses écrivains, en un mot faire son sort et le servir.

La conséquence d'un tel fait est la continuité de l'histoire de France. Certes presque toutes les nations qui nous entourent peuvent se targuer d'une pensée qui, à travers les siècles, a présidé à leur développement : l'Angleterre étale sa Grande Charte, l'Allemagne pare de l'idée du Saint Empire son impé- rialisme sans cesse menaçant, l'Italie cherche dans une suite de penseurs les origines de son Risorgimento ; mais ni l'Angle- terre conquise au xie siècle par les Normands, ni l'Allemagne, niasse chaotique d'Etats quand la France consommait son unité, ni l'Italie, jusqu'au siècle dernier morcelée, ne peuvent être comparées à notre pays. Formée des trois appoints, celte, latin et franc, notre race possédait dès le ve siècle une personnalité qui lui permettait de constituer une nation. Du baptistère de Reims oùClovis vient en quelque sorte sceller l'union des trois éléments, date l'histoire de France encore que, bien avant, la Gaule romanisée ait, M. Imbart de la Tour va sous peu nous le démon- trer, porté la future France en ses entrailles. Et du sacrement de Reims à la victoire de Foch, les générations se sont succédé sans qu'un instant la chaîne de notre histoire ait été rompue. De cette histoire, en se plaçant du point de vue humain, - M. Gabriel Hanotaux donne la formule. « Cette chaîne de vingt- cinq générations travailla à verser la Méditerranée dans les mers du Nord. » Une nation ne vit pas pour elle-même. Dans le plan supérieur qui préside à l'histoire du Monde, elle a sa mission. Celle de ce pays-ci a été de sauver la civilisation médi- terranéenne dont, à la veille des grandes invasions, elle était pénétrée, puis de l'étendre à l'Europe nordique. Mais pour qu'elle remplisse son rôle, il faut qu'elle soit forte et, pour être forte, qu'elle soit une. Sa politique intérieure est fonction de sa mission en Europe.

"Vingt-cinq générations, dit Hanotaux. Le chiffre est peut- être arbitraire. Comment définir une génération? Si elle groupe des Français autour d'une pensée, elle peut être de vingt-cinq ans, de cinquante ou même de cent. Certains siècles ont gravité autour d'un seul concept. Depuis que la démocratie tend à dominer, les générations, si j'ose dire, vont plus vite et la preuve est que M. Hanotaux, n'en accordant souvent qu'une à deux siècles réunis, n'en distingue pas moins de sept depuis

112 REVUE DES DEUX MONDES.

1789. Ce qui est intéressant, c'est la manière audacieuse dont il entend d'un mot caractériser chacune des générations qui, tantôt se continuèrent et tantôt s'opposèrent. Voyez en quelles formules brèves tiennent six générations : « Après les grandes crises du xvie siècle, l'ordre européen est maintenu. Une génération écoute la voix de la Raison. Génération exemplaire : les Classiques. Enorgueillis par leur maîtrise, ils deviennent les Magnifiques. Les magnifiques gaspillent et inquiètent : voici les Critiques. Ils sapent l'ordre ancien et annoncent un ordre nouveau : les Phi- losophes. Leur pensée est action : les Révolutionnaires . Ils accou- chent l'Europe moderne dans le sang. La nouvelle France est née : les Organisateurs. » Ainsi a-t-il montré la génération des Evêques sortir de celle des Néophytes, les Ci*oisés jaillir des Terriens, les Bâtisseurs succéder aux Chevaliers, les Unitaires engendrer les Légistes, les Légistes se faire les Politiques et les Politiques, par nécessité, les Royaux. De si rapides formules peuvent être discutées : pour mon compte, elles m'enchantent, mais, avant tout, l'idée qu'elles concrétisent devant nous : celte continuité enchaînant les unes aux autres ces générations de Français qui, même quand elles s'opposent, ne servent pas moins notre éternel dessein en employant sans cesse à son triomphe des forces nouvelles issues du plus prodigieux génie collectif qui se soit rencontré.

L'éternel dessein : l'historien Je précise en signalant comment nos voisins ont agi ou réagi à leur tour sur nous. Nous nous opposons à l'Allemagne : la mission date de loin : la Gaule a fait appel à César contre le Germain; un siècle après la conquête, et quand volontiers le Gaulois secouerait le joug- de Rome, la question se pose à nouveau : un général romain Petilius Cerealis la résume en termes admirables : « Quand nos armées entrèrent dans votre pays, ce fut à la prière de vos ancêtres; leurs discordes les fatiguaient et les épuisaient et les Germains posaient déjà sur leurs têtes le joug de la servitude. Depuis ce temps, nous montons la garde aux frontières du Rhin pour em- pêcher un nouvel Arioviste de venir régner sur la Gaule. Si l'Empire romain disparaissait, ce serait sur la terre la guerre universelle. Et quel peuple serait plus en péril que vous qui êtes le plus près de l'ennemi, vous qui possédez l'or et la richesse qui ont toujours attiré l'invasion? » Les Rémois en tète, les Gaulois se: rallient à l'argument : « toute l'histoire euro-

l'histoire de la nation française. 113

oéenne est dans cet e'pisode » ajoute avec raison l'historien

Nous nous opposons à l'Allemagne au nom de la civilisation méditerranéenne; nous n'entendons point la conquérir; Clovis, Gharlemagne, la Révolution, Napoléon n'ont primitivement entendu établir au delà du Rhin que des têtes de pont, des bastions avancés. Us sont ceux de la Civilisation occidentale. Et volontiers nous nous appuierions sur l'Occident entier' contre le monde germanique, en apparence civilisé, mais trahissant à chaque crise, le vieux fond barbare et païen que Ghar- lemagne avait cru avoir refoulé dans les forêts de l'Elbe et du Danube. Ainsi avons-nous, maintes fois, tenté, après de terribles querelles, une entente cordiale avec la Grande-Bre- tagne, et, après des brouilles passagères, renoué une amitié presque sentimentale avec l'Italie. Et, d'un mot, l'historien caractérise les rapports, les parentés, les malentendus, les rap- prochements, — envolées d'histoire qu'on ne résume pas.

En principe, nous devons surtout compter sur nous. Pé- ninsule, la France doit faire la « politique des péninsules : «celte politique complexe l'oblige, suivant l'expression d'un Anglais, « à mettre trop de fers au feu à la fois. » Politique continentale et politique maritime, politique de ses frontières et politique de ses côtes, il lui faut mener de front des affaires qui toujours la peuvent faire heurter des voisins que sa grandeur, toujours par un côté, inquiète ou froisse. La France compte sur elle-même. Elle a raison. Combien de fois l'avons-nous vue abandonnée par ses Alliés, si elle parait trop victorieuse !

Et c'est donc la Nation qui, à travers quinze siècles, assurera sa vie pour remplir sa mission.

Comment le Celte, qui reste le fond de la race, s'esl laissé pénétrer par la forte discipline de Rome, bientôt huma- nisée par le christianisme venu d'Orient; comment/les Gallo- Romains civilisés ont absorbé le Barbare et, sous couleur d'ac- cepter son sceptre, assimilé la race «les Francs; comment de ces trois sources est sorti « ce fleuve aux ondes souples et fortes » qui, à la fin du vne siècle, porte un Charles, roi des Francs, à l'Empire d'Occident, première époque d'incomparable gran- deur où se fonde la Fraude, assise du grand Empire, et com- ment, ayant arrêté avec Charles Martel les sectateurs de Mahomet dans les champs de Poitiers et les ayant, avec Charlemagne, refoulés au delà des Pyrénées, ayant affermi la barrière du tome Lvin. 1920. ( 8

1 14

lïLSL'E DES DEUX MONDES.

Rhin et pénétré la Germanie d'Odin, ayant, au delà des Alpos, délivré Rome des derniers barbares, la France se trouva sacrée, dès le vme siècle, nation gardienne, nation libératrice, nation missionnaire; comment, après de grands troubles qui suivirent la mort du grand Empereur, jaillit de la dissolution de son Empire cette féodalité, seul régime qui, la couronne impériale étant en déshérence, pût sauver la chrétienté de l'anarchie ; et comment, la période d'anarchie étant close, s'épanouit cette Heur incomparable du moyen âge qui eut sous saint Louis sa parfaite beauté; comment, cependant, une dynastie, issue du cœur même des Gaules, de l'Ile de France, put, parce qu'elle était le prototype de la Nation, l'appeler peu à peu a elle, la refaire patiemment et fermement, reconstituer la douce France et la placer derechaf si haut dans la Chrétienté; comment, la chevalerie chrétienne se desséchant, la dynastie elle-même parut péricliter et la Nation s'abaisser, s'offrant ainsi en proie à 1 Angleterre; comment elle se releva à la voix de Jeanne, s'affranchit avec elle et, après elle, se restaura, achevant de s'uni- fier sous le génial Louis XI; comment, ayant repris contact avec l'Italie, elle vit s'épanouir de nouveau la fleur de la lati- nité et, par ailleurs, se dresser devant elle la mission provi- dentielle, la marche vers la barrière du Rhin à reconquérir; comment, arrêtée un grand demi-siècle en ce nouvel élan par les guerres civiles envenimées de querelles religieuses, s'étant déchirée de ses mains et ayant paru courir au suicide, elle se rallia autour du restaurateur, ce Béarnais en qui elle trouvait son allègre bon sens et sa joyeuse vaillance; comment, après de nouveaux troubles, elle accepta la discipline du grand Cardinal, puis, pénétrée a nouveau par l'ordre romain, la magnifique direction de Versailles; comment, ayant connu au xnr siècle, avec un saint Louis, la perfection de l'àg a chrétien, elle connut, sous un Louis le Grand, celle de l'âge classique et, par là, comme au xme siècle, exerça, au xvne, « la maîtrise des sen- tences; » comment le ver se mit dans ce beau fruit, et com- ment la critique vint paralyser l'expansion; comment, en proie aux révolutions, la France, pendant un siècle, passa des révolutionnaires à tendance classique aux révolutionnaires à tendance romantique, atteignit, avec un César issu de sa Révo- lution, comme elle autoritaire, el comme elle conquérant, une grandeur singulière pour s'acheminer, sous un César « chimé-

l'histoire de LA NATION FRVNÇMSE. 115

rique » comme sa génération, h la défaite et à rabaissement; comment elle sut, derechef, préparer son relèvement et par quel miracle d'énergie entêtée et de douloureuse vaillance couronner sa revanche, n'est-ce point merveille qu'il ait suffi de trente pages pour nous le rappeler en termes savoureux, précis et généreux, caractérisant, expliquant, niellant en relief les hommes et les événements capitaux, vrai discours historique qu'un Hanotaux offre en modèle à ses collaborateurs.

Laudator temporis acti? Non, historien tout pénétré de la beauté et de la grandeur d s siècles écoulés, mais qui sait toujours discerner le faible à côté du fort, l'abus succédant à la justice, l'envers parfois affreux d'une traîne où, tout à 1 heure, il nous montrait d'éclatants dessins et de magnifiques couleurs; et si persuadé qu'il soit que, deux fois au moins, nous avons atteint le sommet d'un âge superbe, plus persuadé encore que notre temps a connu une vertu supérieure et de plus hauts faits. « En quel temps, la Nation tout entière s'est-elle présentée d'une niasse pi s compacte et plus terrible sur la frontière? Le chevalier, le croisé, le « preud homme » de saint Louis, les compagnons (Je Jeanne d'Arc et de Bayard, « l'homme généreux, » de Deseartes, l'humble chrétien de Pascal, le « républicain » de 1102, le grognard de Napoléon, tous sont présents sous la capote bleue du soldat de 1914. » On a voulu les baptiser d'un nom barbare qu'ils n'acceptaient point si volontiers : le Poilu. Eux s'appelaient des « bonhommes, » vieux mot de la race qui survit; le << bon- homme, » quand il s'appelait Jacq. les était un .ré vol qui, exaspéré par la misère, cassait tout. Le voici qui, se soumettant à la dis- cipline pour sauver la liberté, a tout restauré. Or, qu'est-ce que le « bonhomme? » « C'est, répond M. Hanotaux, l'homme libre en bleu horizon. »

Ainsi, au moment elle semblait vieillir et, disait-on, se décrépir, la Nation était restée jeune par le sang généreux et l'àme magnanime, mais il a semblé qu'une raison, toute nou- velle,— conduisit, par surcroit, et rendit plus féconde la vail- lance traditionnelle. A étudier son histoire, on voit que, pas plus que l'héroïsme, la raison n'est chose nouvelle parmi nous. Après chaque crise qu'avait dénouée l'héroïsme, la raison est venue achever l'œuvre. Elle s'est assise aux conseils de Charlr- magne, dans le « Palais » que saint Louis céda à la Justice, dans les collèges de la Montagne Sainte-Geneviève, sur les sièges

HG BEVUE DES DEUX MONDES.

fleurdelysés du Parlement; elle a, Jeanne d'Arc disparue, qui, Française, était toute raison comme toute vaillance, parachevé son entreprise en enrôlant la France derrière Louis XI contre un «Téméraire; » ayant, du cabinet de Montaigne et du cénacle de la Pléiade, passé aux auteurs de la Satire ménippée, elle a épaulé et étayé le Béarnais en qui elle se retrouvait; elle a conseillé la tolérance après tant de discordes, la discipline après tant d'excès et, ayant porté Henri IV, facilité l'œuvre de Richelieu. Elle a éclaté dans la littérature et l'art du Grand Siècle et, aux heures mêmes Louis XIV semblait l'abandonner pour de trop vastes desseins, elle connut ses moments de revan- che. Quand un régime vieilli heurtait le bon sens plus que la justice, elle a, autant que la révolte, guidé les électeurs de 1789 et, après les grands excès, elle a reparu dans le Conseil d'Etat de Bonaparte. Elle constitue une nappe profonde qui, parfois, semble disparaître sous le bouillonnement des révolutions, mais reparait, les grands troubles apaisés. La raison, elle est le fond même, le caractère du terrien qui est resté attaché à la glèbe, et, si, dans ces cinq ans de crise, cette raison française a étayé le courage t c'est que c'était guerre de paysans conduits par des bourgeois.

Et c'est qu'est notre espérance; car ayant triomphé avec l'héroïsme, la raison française reste maîtresse de l'avenir. Vertu complexe, cette vertu française mérite qu'on la fortifie en lui montrant sa continuité à travers les siècles. Lui signaler ses litres, c'est la confirmer dans sa force. Le soldat de la grande guerre, le citoyen de la grande crise, ce ne sont point héros d'un .jour. Ils ont de qui tenir et, ayant reçu conscience de leurs racines, ils n'en seront que plus rassurés sur leur destinée.

Vingt historiens groupés sous un maître et que recomman- dent de beaux travauxsont en ce moment en train de rechercher, chacun dans sa sphère propre, les traits saillants de celte prodigieuse histoire. Si, entrant plus profondément que n'a pu le faire le maître dans le vif de leur sujet, ils viennent justifier son rapide et généreux discours, ils auront collaboré à un ouvrage qui n'est point simple œuvre d'érudition, mais œuvre d'État. Car c'est en fournissant à la Nation des raisons de se con- naître et de s'enorgueillir, qu'ils lui donneront, avec une con- liance grandie en sa vertu, A.>s raisons d'espérer et de persévérer.

Louis Madelin.

UN « CARACTÈRE » DE LA BRUYÈRE

L'AMATEUR DE TULIPES

I. LE FLUTISTE DESCOTEAUX

Descoteaux est cet original dont La Bruyère s'est servi pour peindre son amateur de tulipes. Vous savez, le fameux passage : Le fleuriste a un jardin dans le faubourg ; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher; vous le voyez planté et qui a pris racine au milieu de ses tulipes. Eli bien ! cet homme singulier, debout au milieu d'un parterre diapré de belles fleurs, qui sourit et fait l'entendu, c'est Descôteaux le joueur de flûte, le même qui, dans la société de Chapelle, fré- quenta chez les quatre amis. Parmi tant de curieux rassemblés par La Bruyère, qui se sont fait une loi de la mode et n'ont d'attachement au monde que « pour une seule chose qui est rare, »il en est peu que l'auteur des Caractères ait décrits avec un tel relief, une vérité aussi saisissante et ce charme de coloris qui enchanta Vauvenargues.

Quand La Bruyère nous fait voir le ileuriste qui « ouvre de grands yeux, » « qui se frotte les mains, *> qui n'a jamais vu sa tulipe si belle, ou son voisin l'amateur de fruits cueillant « artistement cette prune exquise, » vous en offrant la moitié et disant : « Quelle chair! Goûtez-vous cela? Cela est divin, » on surprend le secret de l'art du nouveau Théophraste et comment, en deux ou trois traits sobres, discrets, mais justes,

118 REVUE DES DEUX MONDES.

le peintre de tant de portraits achevés et toujours vrais sait camper ses personnages. Bussy Rabutin, qui était d'un esprit et d'un caractère à bien comprendre La Bruyère, l'écrivait au marquis de Termes : « Il a travaillé d'après nature, et il n'y a pas une description sur laquelle il n'ait eu quelqu'un en vue. » Pour le « fruitier, » dont il a parlé avec lyrisme, on veut que ce soit La Sablière, le mari de la protectrice de La Fontaine. « 0 l'homme divin, dit-il, homme qu'on ne peut jamais assez louer et admirer! homme dont il sera parlé dans plusieurs siècles I Que je voie sa taille et son visage pendant qu'il vit, que j'observe ses traits. » Et ces mêmes traits, celte même manie de poète et de gourmet, un peu sensuelle, voilà, comme disait Jules Lemaitre, qu'avec « des détours et des recherches qui sont un délice, » l'écrivain s'y attarde à propos du fleuriste qu'il va rendre célèbre.

François Pignon, sieur des Gosteaux ou Descôteaux, occu- pait, depuis 1662, c'est-à-dire vingt-cinq ans au moins avant que parussent les Caractères, les fonctions d'un des joueurs de musette et de hautbois de la chambre du Roi. Sur les registres des comptes du Trésor, on l'avait vu gratifié, en même temps que François Biunet, de cinquante livres en raison de ses talents, et c'était une attestation solennelle de ceux-ci qu'avait donnée, le 9 avril 1688, le marquis de Seignelay : « Nous,Jcan- Hanlis.ee Coèàert, marquis de Seignelay, certifions à tous ceux tjail appartiendra que François Pijj non- Descôteaux est pourvu d'une charge de joueur de hautbois et de fluste douce de la chambre du Boy et d'une charge de hautbois et musette de la qrandc escarie de Sa Majesté... » Descôteaux, ajoutera .Mathieu Marais, qui le retrouvera non sans surprise et presque octogé- naire, logé longtemps après, sous la Régence, au Luxembourg, est « le même qui a poussé la tlùte allemande au plus haut point. »

La Bruyère n'était pas toujours aussi sourcilleux et craintif devant le monde qu'on s'est plu à le représenter communé- ment et, bien que B«oileau ait écrit de lui : « C'est un fort honnête homme, à qui il ne manquerait rien si la nature l'avait fait aussi agréable qu'il a envie de l'être, » le précep- teur du petit-fils du grand Condé n'était pas aussi Alceste qu'on l'a dit, et ce n'est pas lui, comme Gorgibus, qui eût battu les violons et bàtonné les musiciens! Le fait est, si nous

l'amateub de tulipes. lll>

en croyons M. de Fougères, officier de la maison de Condé, qui eut plus d'une fois à Chantilly l'occasion d'observer notre philosophe, qu il prenait parfois à M. de La Bruyère « des saillies de chanter et de danser surprenantes. » Sainte-Beuve, de son côté, assure qu' « on a tiré grand parti de quelques billets de M. de Pontchartrain, » reprochant à La Bruyère les mêmes « accès de g;ùté extravagante. » « Il se mettait parfois, dit Sainte-Beuve, à dans>r et à chanter, bien qu'il n'eût pas une belle voix. » Je gage que la « tluste » douce, le hautbois et la musette de Poitou dont Descôteaux joua plus d'une fois devant lui, dans les divertissements de Sceaux et de Chantilly, ne furent pas sans inlluer sur ces dispositions naturellement gaies, l'esprit allègre et le sentiment vif, quoique discret, que La Bruyère, en homme de bonne compagnie, ressentait pour tous les plaisirs. Dj sans doute, dans ce portrait du flûtiste, à côté d'une certaine malice, cette nuance de tendresse, ce dis- cret sourire venant atténuer la pointe du crayon, le trait aigu du style.

Un autre sentiment, qui leur est commun, celui de la danse et de la musique, lie et rapproche encore les deux hommes : La Bruyère s'exerce à baller et à chanter, tout cela assez mal, si nous en croyons les médisants; mais Descôteaux, lui, joue à ravir! C'est qu'aussi bien cet homme-là ressemble au flûtiste que Watleau peindra un jour dans un paysage de rêve. Il a une façon adroite de faire parler son instrument; et les sons les plus rares, les plus fines gammes, les plus harmonieux chants des airs et des bois, ceux même des rossignols, auxquels pou riant rien n'est comparable, ne peuvent arriver à surpasser cette magie. La Bruyère, qui, selon Dangeau, entendra un jour Descôteaux jouer à côté de Vizé et de Philibert, chez M. le Duc, au petit Luxembourg, demeurera tout étourdi d'une grâce si insinuante, enfin de cette facilité vraiment unique avec laquelle le flûtiste, sur sa musette ou son haut- bois, excelle à traduire, aussi bien que l'espoir ou l'appel des amants, les échos de la nature.

A l'effet d'entendre une telle merveille, aussitôt que Descô- teaux joue en un endroit, La Bruyère fait en sorte de s'y rendre; il écoute son virtuose; il goûte à l'entendre à peu près autant de plaisir que M. de La Sablière en éprouvait à goûter ses prunes, et, comme tous deux, le philosophe et le

J20

REVUE DES DEUX MONDES.

musicien, se trouvent être également simples, bien bourgeois, avec des petites mines, des habits modestes, que La Bruyère, bien que précepteur d'un prince, est demeuré aussi bonhomme qu'au temps il logeait dans une mansarde séparée en deux par une tapisserie, il faut voir notre auteur s'attacher aux pas du flûtiste, l'examiner, le suivre, et, le plus adroitement du monde, « l'amener à parler (1). »

Le fait est qu'entre eux il y a cette affinité, ce rapport dis- cret, mais intime des fleurs et des jardins. Un détail dont on ne se souvient pas assez et qui pourtant a sa valeur, c'est que La Bruyère, gentilhomme de M. le Prince et l'un des qua- rante de l'Académie, portait blason « d'azur à deux racines de bruyère. » Descôteaux, lui, n'avait pas d'armes; mais, s'il en eût possédé, elles eussent été « nuancées, bordées, huilées, à pièces emportées, » et telles que l'auteur des Caractères veut que soient les tulipes : une musette de Poitou et une flûte s'y seraient vues, croisées dans les fleurs; et comme, après tout, ce sont de belles armes pour un musicien, le flûtiste et le philosophe, tandis qu'ils traversent Paris pour atteindre au « petit jardin du faubourg, » n'en ont pas fini de deviser sur cet instrument.

Tantôt, c'est de flûtes d'Allemagne ou traversières qu'ils parlent, ou de flûtes de Suisse. Il y en a de petites et de grandes. Les unes sont légères, plaintives : ce sont les flûtes douces; les autres plus élevées, plus graves : ce sont les haut- bois. Puis, il y a la flûte basse, la flûte longue ou courte don- nant la tierce ou l'octave et jouant en la, en ré, tandis que les clarinettes jouent en ut, en fa. Enfin, il y a les pipeaux, les chalumeaux dont jouent les bergers de théâtre dans les pastorales et dont l'air si simple, si chaste, d'une seule venue, est pur comme un ciel d'été.

La Bruyère, enveloppé de son manteau, affectant cet air grave et méditatif, pesant et « un peu soldat » qu'on lui a reproché, écoute le flûtiste. Il l'écoute. Mais le flûtiste est aussi un fleuriste. Et justement, voilà le « faubourg, » ce fau- bourg Saint-Antoine où, selon le sieur du Pradel auteur du Livre commode des adresses de Paris, habitent plus communé- ment « les jardiniers qui font commerce de fleurs, arbres et

(1) Ed. Fournier : la Comédie de ./. de La Bruyère.

l'amateur DE TULIPES. 121

arbustes pour l'ornement des parterres (1). » Centre embaumé de la culture qu'il adorait (2), ce faubourg, pour Descôteaux, est vraiment le refuge et, si l'on veut, le paradis. A la façon dont Descôteaux, qui parlait tout à l'heure des espèces de (lûtes, parle à présent des variétés de tulipes, La Bruyère s'en aperçoit bien. Ah! l'accent, le ton qu'y met le musicien I lit les transports qui le saisissent, qui l'agitent, une fois dans le courtil, au cœur du bouquetierX

La Bruyère observe toutcela. Il contemple Descôteaux subi- tement muet d'admiration, debout « devant la Solitaire; » puis, de la Solitaire, qui est sombre, veinée, magnifique, il se porte à Y Orientale ; de là, il va à la Veuve; il passe au Drap d'or; de celle-ci il retourne à Y Agathe, d'où il revient enfin à la Soli- taire, où il se fixe, il se lasse, il s'assied, (dit même La Bruyère) il « oublie de diner! » Et La Bruyère, à l'examiner, pense qu'il n'a rencontré qu'une seule fois en sa vie un amant des ileurs aussi fou que celui-là. C'était le sieur Caboust, avocat au Conseil (3) ; mais, tandis que le sieur Caboust n'avait en tête que les anémones, les ennémones, comme il disait, Descôteaux, lui, ne rêve et ne pense qu'à ses tulipes.

Des tulipes il parle comme de personnes, de maîtresses qu'il aurait eues, avec transport, avec amour. Sur ces tulipes, il dit toutes sortes de belles choses : qu'elles sont fines, diaprées, veinées, jaspées, onctueuses; que la tulipe est la reine des Heurs, qu'aucune autre ne la dépasse pour le coloris. Il ajoute, à ce propos, que l'espèce appelée Flamboyante, que M. de Mon- tausier fit peindre par le peinlre Robert pour la Guirlande de Julie d'Angennes, n'est pas la plus recherchée, mais que la variété appelée tulipe noire est la plus illustre. La Bruyère sait cela ; il sait que les Hollandais sont fous de tulipes; mais les Persans, les Turcs le sont de même.

A cette assurance donnée par le philosophe, notre flûtiste exulte : il est heureux, mais il gronde aussi. Il gronde en son-

(1) Abraham du Pradel : Livre commode (1692, in-12).

(2) Ed. Fournier, ibicl.

(3) Selon M. Servois [La Bruyère, t. n, coll. des Grands écrivains) la clef de 1696 porte, en face du passage des Caractères réservé aulleuriste, cette indication : « M. Catnboust, avocat au Conseil, ou des Costeaux fleuriste; » pourtant « ces deux noms, qui appartiennent à deux personnages différents, n'en font plus qu'un dans la plupart des clefs suivantes, dont le premier est généralement écrit Cabousl. »

122

D.EVUE des deux mondes.

goant au médecin Bernier qu'il dit avoir connu jadis, dans la compagnie de Molière et de Chapelle, chez Gassendi. Ce Bernier s'en alla en Perse, à Chiraz, le plus beau pays du monde pour les Meurs; cependant, dans les lettres que cet Esculape envoyait, de Chiraz, à Chapelle, il ne parlait même pas des tulipes! Le sot homme! Gela est-il possible? Et, des Persans, voilà Descôteaux qui en vient aux Turcs! Ah! les Turcs! Ceux-là aiment les tulipes au point de composer des théâtres de ces (leurs. Ce sont des gradins où, dit-il, on dispose des cages pleines d'oiseaux chanteurs; de place en place il y a des lanternes multicolores; et les tulipes sont exposées dans des bouteilles ou de menus vases, entre les oiseaux et les lanternes; si bien que ce ne sont que chants, illuminations, couleurs.

Cette fête des tulipes est, parait-il, donnée tous les ans par les sultanes au Grand Seigneur. Descôteaux l'explique avec force détails. Il dit encore que, comme le turban des Turcs s'appelle tnlipan, ils ont appelé cette fleur tulipe, en raison de sa ressemblance par la forme avec le turban ; enfin, en Perse, ajoute-t-il, la tulipe est l'emblème que les amants offrent a leurs maîtresses; et cela se conçoit, car il n'y a rien de plus rougissant, de plus tendre que la tulipe; même il semble que les sentiments se reflètent et s'expriment avec une nuance déli- cieuse, dans son coloris.

Tout ce que Descùteaux raconte là-dessus, au point, malgré l'heure, d'en « oublier de dîner, » a bien de l'intérêt. Et le gen- tilhomme de M. le Duc, ce philosophe qui a deux racines de bruyère dans ses armes, se penche avec surprise et admiration au-dessus des tulipes. Lui aus.ii, il découvre la Solitaire, il voit Y Orientale, il contemple Y Agathe et le Drap d'or ; et le voilà en secret qui pense, tout en écoutant Descôteaux, que Mme de Boislandry, qu'il a célébrée sous le nom d'Arlhénice et dont il a écrit qu'elle est « trop jeune et trop fleurie pour ne pas plaire, » offre, sur son front et sur son visage, un peu de la rou- geur et de la fraîcheur de ces plantes divines.

II. UNE JOURNÉE CHEZ MOLIÈRE, A AUTEUIL

Les jours Descôteaux ne s'en allait pas, plus loin que le château de la Bastille, dans son petit jardin du faubourg ou ne restait pas chez lui à jouer de la flûte pour réjouir sa femme et

l'amateur de tulipes. 123

ses deux garçons René et François-Xavier (1), il était une autre compagnie, celle-là bruyante, amusante, gaie, et combien brillante! se plaisait souvent le flûtiste.

Ces sortes de rencontres n'avaient pas toujours lieu à la Croix d<> Lorraine ou au Mouton blanc, les cabarets fréquentés de nos poètes; elles se produisaient quelquefois aussi a Auteuil, non pas comme on pourrait le croire, dans cette maison de Boileau vint vivre le jardinier Antoine et que connaîtra La Bruyère, mais dans une autre demeure, ce petit pavillon que Molière avait loué au bout de Paris et dans le repos duquel, au milieu de ses amis, aimait à s'oublier parfois le grand comique (2).

Cette compagnie était celle qu'avaient formée Chapelle, Boilcau, Racine, Molière, sous le nom de société des Quatre amis. La Fontaine, garçon de fantaisie et poète de même, appartenait aussi à cette association de doctes et joyeux hommes; mais, sans l'abbé d'Olivet, qui l'a noté dans son His- toire de l'Académie, nous ne saurions pas que Descôteaux se mêlait aux agapes et prenait part aux discours de ces grands poètes. Grâce à l'abbé, nous le savons; nous savons que Des- côteaux, les habits barbouillés de la terre de ses tulipes, enivré du souvenir de leurs couleurs, venait se placer parfois entre ces convives et qu'assis à côté de Despréaux, en face de Racine et de La Fontaine, il prenait un plaisir réel, pour la joie de ses bons et de ses grands amis, à jouer de la flûte douce ou du flageolet.

Avec Descôteaux, allons donc à Auteuil, « Hauteuil, «comme on écrivait alors ; allons-y par le bateau auquel on embar- quait au Cours-la-Reine, qui passait devant les Bonshommes, en vue de Chaillot, et qui ne tardait pas, en moins d'une heure de navigation, à vous déposer au bas du « village délicieux (8). » Alors, la compagnie ordinairement nombreuse, et qui se compo- sait de gens de lettres et de comédie, s'engageait dans le sentier des Arches, lequel « montait tout droit de la Seine au village,

(1J René, selon Jal (Dictionnaire biographique), fut appelé à reeueii'ir la charge île sou père. Quant a François-Xavier, il mourut jeune. Dans l'acte nior- tuaire !.■ concernant, inscrit a Saiiil-Germain-l'Auxerrois, François Pignon, dit «les Cottsteaux, est qualifié de « hautbois du Roy. »

2 La maison de Molière était sise i peu près à l'angle que forment actuelle- ment les rues d'Auteuil et Théophile Gautier.

(3) Le chanoine Legendre (cité par M. André Hallays).

1-i REVUE DES DEUX MONDES.

entre les Genovéfains et la paroisse (1). » Et ce sentier était un chemin de chèvres bordé de vignobles, fleurant la pimpre- nelle et d'où l'on apercevait, à la découverte, en se retour- nant, aussi bien de l'amont que de l'aval, une vue surprenante sur la vallée de la Seine.

A mesure que grimpaient les voyageurs, Chapelle, qui avait amené avec lui Descôteaux, Racine et le jeune acteur Baron, le « petit garçon » protégé par Molière, s'en allait en avant du cortège, discourant à mesure qu'il avançait de toutes sortes de sujets satiriques ou plaisants. A cinq ou six pas en arrière, venaient Gâches et La Fontaine. Gâches était cet ami que La Fontaine, bien trop timide et nonchalant pour se souvenir de ses propres vers, conduisait avec lui à dessein de lui faire réci- ter des fables à sa place. Parfois, Gâches et La Fontaine hâtaient ensemble le pas, mais ce n'était ni Descôteaux, ni M. Racine, ni le petit Baron qui menaient la conversation et montraient le chemin. Le plus volontiers, c'était Chapelle.

Grimarcst, le biographe de Molière, a dit que « quand Chapelle voulait se réjouir à Hauteuil.il y menait des convives pour lui tenir tête. » Le seul pourtant qui fût en état de le faire, en cet endroit, était Descôteaux. A mesure qu'on gravissait le sentier des Arches, ce n'étaient partout en elïet que cultures, ' espaliers, vergers et toutes les variétés possibles de petits clos, potagers et parterres d'agrément. Chapelle disait que, depuis son voyage avec M. de Bachaumont et son séjour à Grouille chez M. d'Aubijoux, il n'avait jamais rien vu de si plaisant que tous ces petits carrés de fleurs. Il disait encore que ce. qui fai- sait ressembler « Hauteuil » à Grouille, c'est qu'on y respirait un airsalubre, qu'il y avait des sources, mais qu'une chose au moins à « Hauteuil » l'emportait sur Grouille, c'étaient les vignobles. Et comme Grimarest écrit encore que M. Chapelle, « en revenant d'Hauteuil, [était] à son ordinaire bien rempli de vin, » le vin était le sujet sur lequel les uns et les autres pre- naient plaisir à parler en suivant, sous un chaud soleil, les détours et méandres du sentier des Arches. Gâches soutenait que, seul, le petit jinglet de Montmartre avait le pouvoir de l'animer ; mais Racine et La Fontaine, qui s'étaient attablés plus d'une fois devant une bonne bouteille aux abords des

(1) André Ilallays : Auteuil au XV II* siècle, dans Paris (1913),

L AMATEUR DE TULIPES.

125

Halles, ne savaient auquel, du cru d'Argenteuil ou de celui de Pantin, donner la préférence.

Sur un sujet aussi grave, les uns et les autres eussent pu longtemps discourir, d'autant plus que Chapelle, avec cet élan, cette fougue qui l'animait, n'avait de cesse de mêler la philo- sophie à ses propos et, qu'à la fin on ne savait plus bien, en arrivant au bout du sentier, vis-à-vis la maison que Molière avait louée à M. de Beaufort, lequel, du système de Descartes ou du petit vin doux, faisait l'objet du débat. « Messieurs, disait Descôteaux, un tuyau de ilùle douce sortant de la poche de son habit, je crois bien que voici Molière; c'est lui qui va nous départager. » En elïet, les amis n'étaient pas plutôt parvenus en haut de la pente que celui que Somaize a nommé « le premier farceur de France » venait de loin, dans leur direction, les bras ouverls.

A peine fut-il mis au fait par les arrivants sur le cas de savoir lequel devait l'emporter du système de Descartes ou du vin de Pantin, Molière répondit qu'il n'y avait rien qui fût de nature à s'opposer; qu'il venait bien de jouer aux quilles, pendant près d'une heure, avec Despréaux et que cela ne les avait pas empêchés, Despréaux et lui, durant qu'ils lan- çaient leurs boules, de s'exprimer sur la comédie et sur la satire. Il ajouta que c'était un exemple et que, si ses amis vou- laient bien pénétrer dans sa demeure, il allait l'aire en sorte de leur démontrer que l'usage du vin doux et le goût d'un bon mets ne sauraient nuire aux spéculations de l'esprit cartésien.

A cet effet, il ouvrit la porte et, tandis que le sieur Chres- tien, portier de la Comédie et qui faisait aux grands jours chez son maître l'office de valet, accourait pour débarrasser les visiteurs de leurs manteaux, ces Messieurs pénétrèrent dans l'habitation. Le jardin était un peu en arrière, ce fameux jardin Poquelin, pendant toute une heure, avait parlé une fois à Chapelle sur sa femme, il s'était plaint d'Armande, il lui avait avoué (c'est Grimarest qui parle) qu'étant « avec les dernières dispositions à la tendresse, » et que, n'ayant rencontré que dédain et froideur de la part d'Armande, il n'y avait désor- mais rien qui pût le détourner du chagrin mortel qu'il avait ressenti à la suite des perfidies, des noirceurs et des trahisons de cette coquine.

Dans ce même jardin, M. Despréaux, que ne ravageait pas

126

REVUE DES DEUX MONDES.

tant de passion, mais qu'une âme sans trouble et un cœur pai- sible aidaient à se garder des orages, continuait tout tranquil- lement à jouer seul aux quilles au bout d'une allée. Ah! ce n'est pas à lui qu'une belle eût pu venir chanter pouilles comme au Barbouillé! Mais, un polit jardin

...tout peuplé d'arbres verts,

à l'image de celui qu'il venait de décrire dans sa satire des Embarras de Paris, occupait seul son cœur. « Pour le distin- guer de ses frères, écrira Louis Racine un jour en désignant l'auteur du Lutrin, on le surnomma Djspréaux, a cause d'un petity;/*e qui était au bout du jardin » de ses parents à Crosnes, son village natal. Celte particularité d'un tour agreste devait plaire à Descôteaux; mais elle devait enchanter aussi Racine, que le bonhomme La Fontaine a peint, dans sa Psyché, sous le nom d'Acante et dont il a dit, à propos, qu'il « aimait extrê- mement les jardins, les fleurs, les ombrages. »

Tant de similitude dans les goûts et de rapports dans les sentiments firent que ces Messieurs n'étaient pas réunis depuis un moment ensemble, qu'ils se mirent à parler qui sur les fleurs, qui sur les arbres, qui sur les arrangements que M. Le Nostre avait entrepris déjà pour Vaux et qu'il projetait pour Versailles. Une saillie de Boileau fit, à ce moment, bien rire ces Messieurs ; c'est quand il rapporta qu'ayant été une fois à la campagne chez Barbin, le fameux libraire, celui-ci l'avait conduit, après le repas, dans un jardin attenant à la maison mais si ridiculement petit qu'il semblait qu'on y étouffât. Et, comme l'auteur des Epîtres n'avait eu, aussitôt parvenu dans cet endroit, que l'idée de s'enfuir pour appeler son cocher et rentrer en ville, Barbin lui avait demandé avec surprise il allait. « Je vais à Paris prendre l'air, » avait répondu Boi- leau, que l'exiguïté de ce petit domaine avait offensé.

Tout en parlant de fruits, de fleurs, de vigne, enfin de la chose rustique tout au long, ces Messieurs rentrèrent dans la demeure la servante La Forest. qui suppléait à tout en lab>ence de Mlle Molière, commençait de gronder sur le retard des convives. M. Despréaux, dans ce temps-là, avait déjà l'oreille dure et, bien que Descôteaux continuât de lui parler de ses tulipes et de la nécessité d'un terrain sablonneux, modéré, qui convint aux oignons de ces plantes, le terrible railleur ne

l'amateuk de tulipes. 127

répondait pas toujours de façon suivie. Au reste, depuis un moment déjà, ce n'était plus que confusion autour de la table, tant par Chapelle qui s'était arrogé le gouvernement des bou- teilles que par Molière lui-môme, occupé de s'escrimer et de pousser sa tierce, à la façon de M. Jourdain, contre une volaille rebelle et de chair difficile.

Assis vis-à-vis le maître de l'endroit, Gâches le flanquant à dioite, le petit Baron à gauche, le bonhomme La Fontaine, le doux fablier, satisfait de voir tant de personnages se « ruer en cuisine, » ne savait trop qu'admirer le plus volontiers de la belle vaisselle plate que Molière avait gagnée avec l'argent de la Comédie et dans laquelle on le servait, de l'aile de poulet qui y vint prendre place ou de la diversité de tous les liquides groupés sur le vaisselier à la façon de ces recrues placées sur un rang que les sergents de M. de Louvois obligent à s'aligner à la parade. Rêveur absorbé, l'esprit tourmenté de toutes sortes d'images les dieux, les bergers et les animaux s'assemblent comme les figures de l'Arche autour de Noé, il était bien et toujours, au milieu du repas, tel que Tallemant l'a vu, « un garçon de belles lettres et qui fait des vers. »

De la même plume facile, aisée, bien faite pour décrire les gens et les choses et dont il s'est servi pour camper Descôteaux dans son petit jardin du faubourg, La Bruyère a peint aussi La Fontaine. C'est, au chapitre des Jugements, dans les Carac- tères, le fameux passage : « Un homme parait grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler ni raconter ce qu'il vient de voir...; » mais d'Olivet a laissé entendre que La Bruyère, emporté par l'abus du pittoresque, avait fortement appuyé ses crayons et montré le fablier sous un aspect un peu trop pesant pour celui qui a dit, de lui-même, qu'il était « chose légère; » et, c'est quand d'Olivet a écrit que, si « pourtant La Fontaine se trouvait entre amis et que le discours vint à s'animer par quelque agréable dispute, surtout à table, alors il s'échauf- fait véritablement, ses yeux s'illuminaient; c'était La Fontaine en personne et non pas un fantôme revêtu de sa figure. »

Molière- en étant venu, par les détours de la conversation, et tandis qu'à grands coups de fourchette il frappait sur les plats, à parler des auteurs de l'antiquité, « l'agréable dispute » dont parle d'Olivet ne tarda pas à se produire. Et ce fut à pro- pos de Térence. Le fait que Boileau fit grief à Molière d'altérer

128

REVUE DES DEUX MONDES.

le langage de Te'rence en y mêlant de l'esprit de Tabarin, eut pour effet de courroucer Chapelle. Celui-ci prit fait et cause pour Molière, réfuta Despréaux et, dans son emportement, alla jusqu'à se vanter que c'était lui, Chapelle, qui « avait renversé la cruche à huile de Boileau » et lui avait mis « le verre à la main! » « Langage d'ivrogne! » dit Boileau. « Mais non, langage d'un sage! » répliqua La Fontaine. Et comme La Fon- taine était familier avec Térence et qu'il avait donné lui-même naguère une traduction de l'Eunuque du comique latin, ce fut un tournoi chacun prit part.

A la fin, cette discussion causa tant de bruit que la servante La Forest, son torchon à la main, et le portier Chrestien, béants tous deux de stupeur et d'admiration, délaissèrent ensemble l'office pour venir écouter ce que les hôtes de leur maître racontaient de sublime sur Térence. Mais, ce qu'il y a de piquant, c'est que Descôteaux, qu'on n'attendait pas en cette affaire, prit la. parole et dit que ce qui lui faisait aimer l'au- teur de X Eunuque , c'est que son théâtre, comme celui de Mo- lière, se prêtait aux accompagnements de la musique. « Cela est si vrai, dit-il, que Flaccius, affranchi de Claudius, accom- pagnait le plus généralement les comédies de Térence sur la flûte. » Molière, qui avait parlé déjà de flûtes dans l'Étourdi et, dans Don Juan, fait dire un mot à Pierrot sur les joueurs de vielle, avoua qu'il n'y avait rien que les Romains aimassent autant qu'une mélodie langoureuse, adroite et discrète, accom- pagnant les paroles des acteurs sur la scène. « Mais, demanda le Bonhomme, extrêmement surpris que les flûtes parussent au milieu du banquet, et dans un moment qu'on n'attendait pas, quelles étaient ces flûtes? »

La Fontaine n'avait entendu, jusque-là, que les flûtes que les bergers de campagne jouent devant leurs troupeaux. Mais Descôteaux ne larda pas à le mettre au fait. « Tantôt, dit-il, quand la pièce était sombre, tragique, c'étaient des flûtes lydiennes dont jouaient les acteurs; mais si, par bonheur, la pièce était gaie, animée, avec des entrées et des sorties comiques, c'étaient des flûtes tyriennes, plus joyeuses, que ceux-ci por- taient à leurs lèvres. »

A ces mots, Molière, qui venait de voir l'embouchure de l'un de ces instruments s'échapper de la poche arrière de l'habit du flûtiste, ne put se défendre d'intervenir. « Je pense bien,

L*AMÀTEUT5 UE TTT.îPEs. 129

dit-il, en se tournant vers Descôteaux, que c'est de la flûte fyrienne que vous allez être assez bon pour jouer à ces Mes- sieurs! » Descôteaux balbutia, rougit, dit qu'il n'était pas pré- paré à tant d'honneur; mais, quelques formes qu'il y mit, Molière ne le laissa pas qu'il n'eût consenti enfin à jouer. « Je jouerai donc pour vous, comme Flaccius jouait pour Térence, » dit Descôteaux avec modestie. A ces mots, prononcés sur un ton engageant, le « hautbois du Roy » se leva, tira de son habit sa flùle douce et il ne jouait pas depuis un instant que les convives autour de la table, Caches, le petit Baron et notre Bonhomme, étaient plongés déjà d;uis l'extase. Molière et Cha- pelle, bouche bée, écoulaient le tlùlisle. Boileau tendait l'oreille et de leur coté, la servante La Forest, le portier Chrestien, rete- nant leur souftle à force d'admirer, écoutaient aussi.

Par une sorte de secret d'éloquence qui n'appartient qu'à la musique, on eût dit que Descôteaux s'efforçait à traduire sur sa flûte les appels de l'amour, la douleur et le dépit de l'aban- don. Tantôt en effet la voix de l'instrument était suppliante; d'autres fois, elle était plaintive; enfin, on eût dit que des san- glots s'y mêlaient à la joie et à la tendresse. Enfoncé dans son fauteuil, Molière écoutait ; il écoutait tout cela qu'exprimait Descôteaux; il pensait à sa coquette, il pensait à Armande. Il s'avouait que c'était une folie de l'aimer; et, cependant, il la revoyait dans /'École des maris, cette << pièce de fiançailles » comme devait dire si joliment un jour M. Maurice Donnay, celte pièce où, tandis qu'elle avait été Léonor, il avait été Sganarelle. En même temps, il songeait à l'agrément, au charme qu'elle avait montrés, à ses mutineries, à ses bouderies et à ses grâces I Et lui Sganarelle, lui Arnolphe, lui Alceste, lui qui avait bien trente ans de plus qu'Armande, il pensait à cette enfant qui se jouait de lui et, pourtant, lui avait pris le cœur.

Longtemps, longtemps, Descôteaux joua. Il joua avec ten- dresse, avec sentiment et, sans le gros rire de Chapelle, qui éclata à la fin du concert, il en est plus d'un, —parmi ces beaux esprits, qui se fût laissé aller à s'attendrir et à pleurer ; mais, le rire bruyant, le rire sonore du burlesque eut bien vite raison d'une mélancolie aussi poignante. Renversé au fond de son fauteuil, le regard fixe, intérieur et, comme s'il eût contemplé en rêve des bergers occupés à danser devant lui dans un bal champêtre, La Fontaine, malgré le bruit causé

TOME LVII1. 1920. "

130 REVUE DES DEUX MONDES.

par Chapelle, demeurait immobile. Et c'est ici, je le croisbien, que se joua la scène que rapporte l'abbé d'Olivet, que Louis Racine raconte et à laquelle Descôteaux prit part.

« J'ai parlé, dans mes Réflexions sur la poésie, dit Racine le fils, d'un souper fait chez Molière pendant lequel La Fontaine fut accablé des railleries de ses meilleurs amis, du nombre desquels était mon père. » Ce souper était justement celui ge trouva Descoteaux. Par les effets de la flûte de ce musicien, le Bonhomme se trouvait comme absorbé, c'est-à-dire qu'il ne voyait et n'entendait plus que son rêve intérieur. « Racine et De>préaux, écrit alors d'Olivet {Histoire de r Académie fran- çaise), pour le tirer de sa léthargie, se mirent à le railler, » et cela si vivement, ajoute l'abbé, qu'à la fin Molière, qui était ce jour-là l'Amphitryon, « trouva que c'était passer les bornes. Au sortir de table.il poussa Descôteaux dans l'embrasure d'une fenêtre et lui parlant de l'abondance du cœur Nos beaux esprits, dit-il, ont beau se trémousser, ils n effaceront pas le Bonhomme (1). »

S'il est vrai qu'il eût l'esprit lourd, obscurci de chimères et toutoccupéde pensées couleur de rose, La Fontaine, au contraire du railleur Boileau, n'en avait pas moins l'oreille la plus fine du monde. Tout en feignant de rêver et de somnoler, il avait fort bien entendu ce qu'avaient dit de lui, à l'a parte et pre- nant sa défense, le poète et le flûtiste. Et comme c'était un brave homme, encore que distrait et léger, il en garda à Molière et à Descôteaux un souvenir attendri et reconnaissant. De Molière, en effet, dont la mort survint à quelques années de là, il a laissé une belle épitaphe

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence. Et cependant le seul Molière y gît.

Et pour Descôteaux? Pour Descôteaux, il a fait mieux encore et, dans l'une des fables du livre Xe de son recueil : les Poissons et le Berger gui joue de la flûte, il l'a représenté, j'imagine, ainsi que ce berger Tircis, vêtu comme un garçon de village, galant, tendre et tout occupé de jouer sur sa flûte douce, au fond d'un paysage, un air délicat.

(1) Selon la version de Louis Racine, Molière eût dit à Descôteaux : « Ne nous moquons pas du Bonhomme; il vivra peut-élre plus que nous *

l'amateur de tulipes. 131

III. PLAISIRS ET TOURMENTS D UN FLUTISTE

Ces airs insinuants, rêveurs et qui pénètrent l'âme, comme nous l'avons vu pour La Fontaine, au point de l'envelopper et de la charmer, c'était la grande séduction dont le flûlist . usait sur son auditoire; mais ce qui ajoutait encore à cette séduc- tion, c'est que Descôteaux, dans beaucoup de concerts il prenait part, revêlait en réalité cet habit de Tircis ou de Céladon auquel, dans sa fable, a fait allusion le Bonhomme. A ce propos, Edouard Fournier, dans son très ingénieux et très curieux livre : la Comédie de Jean de La Bruyère, n'a pas laissé de nous donner plus d'un détail. « Les joueurs d'instruments, dit-il, paraissant alors sur la scène avec ces costumes d'acteurs qui sont un si grand attrait pour le regard des femmes, leurs bonnes fortunes allaient de pair avec celles des comédiens et des chanteurs. Descôteaux, pour sa part, en eut de célèbres ]ui méritèrent d'être mises en chansons. Philibert en eut plus encore, et ce fut son malheur. »

Philibert était ce flûtiste, rival et ami de Descôteaux, dont nous avons vu que Dangcau parle, dans son Journal, à l'occa- sion d'un concert donné chez M. le Duc. « Monseigneur, dit-il, alla tout seul diner à Choi^y et, ensuite, alla à l'Opéra à Paris trouver Mme la Duchesse; il n'était accompagné que de l'offi- cier de ses girdes. Après l'Opéra, il alla souper avec elle au Pelit Luxcmbou:g M. le Duc fit venir Descôteaux, Filbert et Vizé pour la musique, Mefczetin et Pasrariel pour quelques scènes italiennes. » C'était donc à la fois le concert et le théâtre, enfin, pour tout dire, un divertissement que M. le Duc (le petil-fils du grand Coudé et l'élève de La Bruyère) donnait, ce soir-là, à Monseigneur.

Encore (|u i le maître de musique, dans h Bourgeois gentil- homme, assure à M. Jourdain qu' « une personne qui a de l'inclination pour les belles choses » se doit d'avoir « un concert de m nique chez soi tous les mercredis ou tous les jeu- dis, » c'est tin vendredi (le vendredi 2G novembre I69i) qu'eut lieu au Luxemb uirg ce co.11 go ri de bergers mèié de farces. Au suj -t de ces dernières, il n'était personne alors qui en jouât de plus drôles que Pascariel et Mezzctin, le premier garçon natif de Messine et le second de Vérone, tous deux de la Co-

132

REVUE DES DEUX MONDES.

médie italienne. Cependant ces farces, par leur musique naïve et le comique assez trivial dont elles s'accompagnaient, étaient bien éloignées, pour les délicats, de présenter l'agrément du concert et, de ce côlé, il n'y avait rien qui fût plus charmant à entendre et à voir que Descôteaux, Vizé et Philibert.

La Bruyère, qui se trouvait, en sa qualité de précepteur du Duc et de bel esprit, convié à cette soirée, n'a pas laissé d'obser- ver Philibert faisant le fat et se livrant à son manège au milieu des belles personnes, au premier rang desquelles étaient, comme toujours, cette maréchale de La Férié et cette comtesse d'Olonne que Saint-Simon a nommées en les blâmant. « Prenez Bathylle... voudriez-vous le sauteur Cobus... vous avez Dracon, le joueur de llùte... » C'est de cette façon assez brutale que La Bruyère, en déguisant les vrais noms de Pécourt et de Beau- champs les danseurs, de Philibert le flûtiste, a peint les bala- dins et le musicien si chers aux coquettes de son temps.

De Philibert, le Dracon si précieux à Lélie, La Bruyère a parlé de la façon la plus piquante du monde. C'est quand il a montré cette sorte d'attrait irrésistible que Dracon exerçait sur les cœurs. « Vous soupirez, Lélie, dit La Bruyère: est-ce que Dracon aurait fait un choix ou que malheureusement on vous aurait prévenue? Se serait-il enfin engagé à Césonie? » Césonie, c'était M,le de Briou, fille du Président des Aides et, dans sa Comédie de Jean de La Bruyère, Edouard Fournier ne laisse pas de dire que cette belle personne « alla pour Phili- bert jusqu'à l'extravagance. »

Hélas! pour Mn,e Brunet, une bourgeoise contemporaine de Mlle de Briou, recherchée, très riche, encore jeune et mariée au marchand Brunet, cela devait aller jusqu'au forfait et jus- qu'au crime! La Bruyère, en effet, dans le même chapitre des Femmes il touche, en passant, à toutes ces folies, a parlé de Canidie l'empoisonneuse, de Canidie « qui a de si beaux secrets, qui promet aux jeunes femmes de secondes noces. » Eh bien ! cette Canidie, c'était la Voisin et, quand la justice eut décidé d'instruire le procès de cette mégère, on ne tarda pas à s'apercevoir que Mmc Brunet, afin de convoler, avec Philibert, en de nouvelles noces, avait obtenu de Canidie qu'elle dépêchât, par une poudre savante, M. Brunet dans l'autre monde !

Epousé dans des circonstances devenues si tragiques,

l'amateur de tulipes. 133

Dracon ou mieux Philibert eût bien, sans la protection la plus haute., c'est-à-dire celle du Roi lui-même, pu suivie la femme du marchand chez le questionnaire. C'est à ce moment que Descôteaux, qui savait son ami innocent de toute complicité avec Mme Brunet, intervint pour aider Philibert à sortir d'embarras et le soutenir aux yeux du public. La fidélité et l'affection dont le musicien ami des fleurs témoigna dans cette aventure se montrèrent si chaleureuses que nombre de per- sonnes qui avaient eu occasion d'applaudir déjà, l'un à côté do l'autre, le Tircis et le Céladon qu'étaient les flûtistes, en demeu- rèrent dans l'admiration.

Tantôt au Luxembourg, chez M. le duc et devant Mme la duchesse qui n'était autre que la gaie et badine M1Ie de Nantes, tantôt à Saint-Maur aussi chez M. le duc, à Sceaux chez le duc du Maine, il n'y avait pas de divertissements, d'opéras avec machineries, de comédies avec des airs Descôteaux ne prit part. Quand c'était au Luxembourg (et c'est ainsi que La Bruyère l'avait vu 1) notre flûtiste se montrait dans le costume d'un berger du Poitou; mais, quand il allait à Chantilly se mêler avec les hautbois et les musettes qui jouaient devant Monseigneur, il était au nombre de ces musiciens « couronnés de chêne » dont Donneau de Vizé a parlé et dont il a dit, à propos du spectacle qu'ils avaient offert, que c'était Pécourt qui avait conduit leur ballet, M. de Lully le cadet qui avait composé les airs qu'ils avaient chantés, enfin Bérain, dessina- teur ordinaire du cabinet du Roi, qui avait esquissé et cousu leurs habits.

La Bruyère, homme de goût, sensible aux belles choses et qui n'en avait jamais fini de vanter, dans les spectacles de Chantilly, les surprises de « la chasse sur l'eau, l'enchan- tement de la Table, la merveille du Labyrinthe, » ne se doutait pas, en écoutant Descôteaux jouer avec langueur du flageolet au bord du Canal, devant les poissons de M. le Prince, qu'il n'en avait plus que pour peu de saisons à écouter au cré- puscule et sous un ciel pur ces airs délicats. Encore huit prin- temps, et le duc de Saint-Simon pourra en effet écrire (en 1606) que « le public perdit un homme illustre par son esprit, par son style et par la connaissance des hommes, je veux dire La Bruyère qui mourut à Versailles après avoir surpassé Théophrastc, en travaillant d'après lui, et avoir point les

134 ftEVUE DES DEUX MONDES.

hommes de notre temps, dans ses nouveaux Caractères, d'une manière inimitable. » On sait la façon inattendue dont cette mort survint. La Bruyère était la, souriant, heureux, parlant avec des amis; tantôt c'était sur le quiétisme dont il s'était montré préoccupé au point de lui consacrer, en dernier lieu, quelques dialogues; tantôt sur quelques figures qu'il se pro- posait de peindre encore et d'ajouter à ses Caractères. En cet instant, il était si confiant, si gai, si maître de lui qu'il sem- blait bien, et plus que jamais, ce « fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple sans rien de pédant » que Saint- Simon a fait voir. Tout à coup, comme il allait se lever, sans doute pour appuyer de quelque geste, ainsi qu'il avait accou- tumé de faire, le passage de son discours qui lui semblait mériter le mieux d'être compris, il chancela, «. perdit la parole, sa bouche se tourna, » et, comme l'apoplexie faisait son œuvre, c'est à peine s'il eut la force de montrer avec son doigt l'endroit de sa tète était son mal.

Le soir même du 10 mai, malgré les soins que Fagon et Félix lui prodiguèrent, et plutôt même à cause de ces soins (car c'étaient bien des remèdes à la Purgon que cette saignée, ce vin d'émélique et ce lavement de taba*. qu'on l'obligea de prendre 1) il passa dans les bras de l'aumônier qui l'exhortait de ses prières. Encore un peu. et dans ce monde des morts dont Fontenelle, avec tant d'esprit et de finesse, avait écrit les Dialogues, il allait rejoindre Chapelle, Molière et cet autre ami de Descôteaux qu'était le bonhomme La Fontaine. C'est dire assez qu'à ce divertissement de Sceaux dont M. de Malézieu, en sa maison de Chàtenay, offrit la surprise à la propre sœur de M. le duc, Mme la duchesse du Maine, et dans lequel les assistants eurent le plaisir d'entendre « Des Costeaux » habillé en paysan exprimer sur la flûte et la viole des airs admi- rables, l'auteur des Caractères, au grand regret de ceux qui l'avaient admiré et aimé, ne prenait pas part.

IV. A SCEAUX, CHEZ LA DUCHESSE DU MAINE

Malézieu, comme Gourville, Sanleul, l'abbé Genest et tant d'autres qui fréquentaient à la fois à Sainl-Maur et à Sceaux, a été de la société de La Bruyère. C'est un fait que La Bruyère et Malézieu, l'un précepteur de M. le duc, petit-tils du grand

l'amateur de tulipes. 135

Condé, l'autre du duc du Maine, s'estimaient et s'aimaient (1)^ Galant homme, bel esprit, rare ordonnateur des divertisse- ments et des plaisirs, Nicolas de Malézieu vivait un peu à Sceaux comme Aladin au fond de son palais de prestige et d'enchantement. C'est dire qu'il n'y avait pas de fêtes sans Malézieu, pas de chasse, pas de théâtre, pas de conversation, pas de promenade, rien de plaisant ou de charmant qui se fit tans celte belle terre sans que M. de Malézieu y prit part, préparât les détails et conduisit l'ensemble.

A la fois poêle, acteur, philosophe, magicien, capable d'accomplir tous les miracles de la féerie, d'apprêter toutes les surprises d'un divertissement, de conduire une fête italienne avec des masques, une fête française avec des violons, tel était M. de Malézieu, celui qu'on appelait le Curé dans l'intimité, alors que, dans la même intimité, l'abbé Genest était Pégase, le duc de Nevers Amphion et le duc du Maine lui-même le Gnrçon. Intendant des biens, conseiller des esprits, M. de Malézieu, à Sceaux, disposait de tout, gouvernait tout, et, tant au temporel qu'au spirituel, régnait sur tout. « Il a une infi- nité de talents, écrivait de lui l'abbé Genest à MUe de Scudéry, et il excelle en tous. Jurisconsulte, philosophe, mathématicien au premier degré, il possède parfaitement les belles-lettres; il parle à charnier et il écrit comme il parle. »

Ce que l'abbé Genest disait de Malézieu, Fontenelle le pensait de son côté, La IJruyère de même et, plus tard, bien plus tard, Mme de Staal-Delaunay en donna l'assurance. « A Sceaux, écrit cette charmante femme qui fut aussi pour ses maîtres dans l'adversité une suivante Gdèle et courageuse, la décision de M. de Malézieu avait la même infaillibilité que celle de Pylhagore parmi ses disciples. Les disputes les plus échauffées s'y terminaient au moment que quelqu'un pronon- çait : Il l'a dit! » // l'a dit! c'était le mot magique au moyen de quoi ce Merlin en perruque et cet Aladin à l'habit français imposait sa sentence. // l'a dit! Et, dans celle petite cour, qui avait son étiquette, ses lois et ses usages, M. de Ma-

(1) Voltaire rapporte que La Bruyère confia le manuscrit des Caractères à M. de Malézieu. « Le fait, écrit M. Allaire. dans son livre : La Bruyère et la maison de Condé, nous parait vraisemblable. Tous deux Parisiens, presque du même âge, La Bruyère et Malézieu avaient embrassé le cartésianisme dans le uième temps. »

136 REVUE DES DEUX MONDES.

lézieu était écouté, consulté, obéi comme une sorle d'oracle.

M. de Malézieu, arbitre dans les choses du théâtre autant que dans celles de la chorégraphie et de la musique, assu- rait-il que le sieur Allard sautait bien, qu'il n'y avait per- sonne qui passât Pécourt pour la danse ou Descôteaux pour l'adresse à jouer de la flûte, aussitôt voilà Descôteaux, Pécourt et le sieur Allard devenus des prodiges, des pliénix, des mer- veilles qu'il était de bon ton d'avoir entendus et vus.

A une époque il n'y avait rien de plus charmant que Sceaux,

Sceaux, ce beau vallon, Que nous a vanté la fable (1),

M. de Malézieu, dont l'àme était pastorale, songeait que ce serait une belle chose d'emprunter ce cadre exquis, cette belJe vue, enfin tout le fond des jardins et des bois si délicieux, tant de Châtenay était sa maison que de Sceaux était celle du duc et de la duchesse du Maine, pour y produire quelque fête inouïe, quelque divertissement admirable, enfin l'un de ces spectacles dont le Roi à Saint-Germain ou à Versailles, feu M. le Prince à Chantilly avaient été, depuis Fouquet, les seuls peut-être à étaler le faste, à oser la dépense.

Ah! la belle entrée de ballet que cela ferait, le jour le carrosse de Mme la duchesse du Maine, après avoir quitté Sceaux par l'allée royale, contourné les « quarreaux » de fleurs et suivi le grand canal, arriverait à Châtenay devant la maison de M. de Malézieu et que, confondus à des bergers et à des ber- gères, MM. Forcroy et Descôteaux, tous deux muselles et haut- bois de la chambre du Roi, salueraient du bruit de leurs pipeaux cette princesse auguste!

M. de Malézieu n'eut pas plutôt conçu ce projet qu'il chercha à le mettre à exécution et que, puisant à la fois dans Philémon et Baucis, l'idylle de La Fontaine, et dans l'Amour médecin de Molière, il composa un divertissement dont il ne restait plus, pour en ménager le spectacle au duc et à la duchesse, que d'en adapter le jeu à quelque prétexte. II se trouva qu'à ce moment, Nicolas II de Malézieu, frère puîné de l'Intendant, prèlre et futur évêque de Lavaur, venait d'arriver à Châtenay. Il n'en fallait pas plus au Curé pour imaginer tout un cérémonial à

(i) Chaulieu.

l'amateur de tulipes. 137

l'effet d'amener le duc et la duchesse du Maine à venir enten- dre, en l'église du village et le dimanche 5 août 1703, la pre- mière messe chantée que célébrerait le cadet des Malézieu.

<( Malézieu, écrit Jal, qui a étudié l'origine et la généalogie du futur évêque et de l'intendant, ne devait pas moins au duc du Maine que Philémon à Jupiter. » Il fallait donc que la gra- titude autant que le respect, tout en faisant place a l'enjoue- ment, s'exprimassent le mieux du monde dans toutes les cir- constances d'un jour que le précepteur du duc du Maine souhaitait tout entier consacré à son élève. Dans cette inten- tion, il n'y a rien que le Curé, aidé de Pégase qui était l'abbé Genest, ne prodiguât à profusion, tant par le spectacle que par le bal et la collation, pour rendre accueillante à ses hôtes cette aimable maison que Louis-Auguste et Louise-Bénédicte de Bourbon avaient fait élever à Châtenay pour leur vieil ami.

L'abbé Genest, celui qui seconda et aima toujours Malé- zieu, a écrit, de la vue de cette habitation, qu'elle était char- mante. « Tout ce qui est aux environs ne semble fait que pour elle. On dirait que Sceaux et Berny n'ont été faits que pour lui rendre hommage de leurs parterres, de leurs jardins et de leurs superbes bâtiments. » Cette remarque de l'abbé Genest était si justifiée que, dès que MM. de Malézieu eurent dis- posé leur maison de Châtenay à l'effet de recevoir leurs hôtes, ce ne fut plus, dans tout le canton, qu'allées et venues de car- rosses, bruits de grelots et claquements de fouets des cochers et des postillons amenant les visiteurs par les routes poudreuses..

Il va de soi que Descôteaux était au nombre des exécutants du concert religieux et qu'il eut avec ses camarades, MM. Bu- terne, Forcroy, les sieurs Desjardins, le Peintre père et fils, tous de la musique du Roi, l'honneur et le plaisir d'assister a l'enlrée, dans l'église de Châtenay, non seulement du duc et de la duchesse de Nevers, mais encore de Mraes de la Ferté et d'Artagnan, des duchesses deRohan et de Lauzun, des marquises d'Antin et de Brouzolles, de Mme de Barbezieux, de la comtesse de Chambonas, de Mme et M1Ie de Croissy, M. et Mme de Lassay, du président de Mesmes, et, dans un grand mouvement de velours et de soie, dans le fracas des épées, l'agitation des drageoirs et des éventails, de toutes les personnes, écrit Donneau de Vizé, « distinguées par leur naissance et par leur mérite, » qui avaient tenu à se montrer en ce grand jour.

138

REVUE DES DEUX MONDES.

Toutefois, ce que Descôleaux n'avait jamais vu, ne rever- rait peut-être jamais, qui tenait de la féerie, du prodige et ne pouvait èlre comparé à rien, ce fut l'entrée tapageuse, bruyante de faste et d'élégance, que Mme la duchesse du Maine, flanquée de son mari à droite, de M,Ie d'Enghien à gauche, sa petite chienne Jonquille jappant sur ses talons, fît en l'église de Chatenay.

A peine Mrae la duchesse du Maine, toujours «vive et entre- prenante, » comme Mme de Caylus l'a peinte, eut-elle passé le porche et gagné sa place au-devant de l'autel qu'à sa manière impérieuse de sourire ou de parler, de donner des ordres ou de frapper de sa canne à pomme d'or comme un Suisse, on vit bien qu'elle était cetle petite-fille du Grand Condé faite pour l'agitation et le commandement. C'était, à ses côtés, un gen- tilhomme bien résigné que son époux. Plus petit que grand, la jambe contrefaite, une physionomie poupine, douce, enfouie plus qu'à moitié dans les Ilots d'une grande perruque à la Louis XIV, une épée enfantine lui pendant le long du corps, il donnait l'impression de l'effacement et de la faiblesse. A vrai dire, le plus prince des deux, c'était elle, et l'on ne pouvait les voir l'un à côté de l'autre, elle dominatrice, lui respectueux, sans penser, avec Saint-Simon, que l' « ascendant qu'elle avait sur lui était incroyable, » et que, quoi qu'elle ordonnât, fût-ce tout ce qu'il y avait de plus absurde et de plus fou, il était prêt à obéir.

Picola si, ma pur gravi le ferite, « je suis petite, il est vrai, m&is je fais de profondes blessures. » Celte devise était tirée de ï Aminte du Tasse et, le jour Mme la duchesse du Maine avait institué à Sceaux cet ordre de la Mouche à miel, dont M. de Malé- zieu était le grand-maître, elle avait adopté celte devisé pour elle. Le fait est que Mrae du Maine, toute vêtue de cette fameuse robe de satin vert qui lui allait le mieux du monde, semblait, dans cette bourdonnante ruche de Sceaux, une reine véritable. Mais, de la reine des mouches à miel, Louise-Anne-Bénédicte avait bien aussi l'humeur, la mobilité et les contrastes. « Elle se courrouce et s'afllige, s'apaise et s'emporte vingt fois en un quart d'heure, » a dit d'elle Mme de Staal ; et « comme elle parle avec éloquence mais avec trop de véhémence et de pro- lixité, » Desrôteaux qui savait, comme amateur de fleurs, ce qu'il en est des abeilles, voyait bien aussi que c'était une abeille

l'amateub de tulipes.

bourdonnante que cette princesse et que, quoi qu'on fit pour retenir son attention, il n'y avait rien qui put la fixer. Cela est si vrai qu'à peine M. de Male'zieu eut commencé à chanter sa messe, aussitôt elle manifesta des signes d'impatience. Tantôt, elle parlait bas à MUe d'Enghien, elle prenait Jonquille sur ses genoux et la cajolait, ou bien, les yeux étincelants et la voix grondeuse, elle se mettait à morige'ner M. du Maine.

De l'office, qui fut mené jusqu'au bout assez rondement, l'on ne tarda pas à passer à la collation, de la collation aux jeux et aux danses. Sur ces entrefaites, «t comme il était près de huit heures du soir, M. l'abbé Genest « entra dans la galerie et vint dire fort sérieusement à Mm* la duchesse du Maine qu'un Opéra était dans la cour avec toute sa troupe, qu'il avait appris en passant au Bourg-la-Reine que leurs Altesses sérénis- îimes étaient à Chàlenay et qu'il venait leur offrir un plat de son métier. »

Aussitôt Mme du Maine, qui était chez M. de Male'zieu comme chez elle puisque c'était elle-même qui avait présidé à tout dans l'agencement de la maison de Chàtenay, ordonna qu'on la suivit dans cet « espace couvert et environné de toiles, que le comte Hamilton devait décrire un jour et dans lequel on avait élevé un théâtre dont les décorations étaient entrelacées de feuillages verts fraîchement coupés et illuminées d'une prodi- gieuse quantité de bougies. » A peine la compagnie eut-elle pris place, Mme la duchesse du Maine toujours pla ée au centre, M. du Maine a droite, MUe d'Enghien à gauche et la petite chienne Jonquille couchée entre ses pieds, qu'aussilôt, dit Donneau de Vizé, « on vit paraître un homme dans un équi- page fort extraordinaire; mais malgré sa coëffure bizarre et sa longue barbe de crin, on reconnut que c'était M. de Malézieu.»

M. de Malézieu avait bien des talents ou, plutôt, comme nous l'avons dit, il les avait tous. Aussi se mit-il en devoir de tenir son rôle avec une verve, une facilité et un sang-froid qui eussent pu donner à penser qu'il n'avait fait, durant toute sa vie, comme l'opérateur de l'Amour médecin, que débiter de l'orviétan à tontes les personnes du parterre atteintes de gale, de rogne, de fièvre ou de goutte. « Allons 1 » dit-il, en faisant le magicien et frappant de sa baguette sur une « boette; » a allons ! vite ma easselle, Panloinimas ! Panlomimas ! »

Aussitôt, il parut un Arlequin portant une « buëtte » plus

1 iO BEVUE DES DEUX MONDES.

grande quo la précédente remplie de plusieurs bouteilles avec des écriteaux. L'une contenait de l'eau générale, dont l'opéra- teur fit don à M. le Duc. Avec cette eau, on possédait tous les talents, tous les secrets ; on devenait invincible. La seconde bouteille était remplie d'esprit universel. « Il suffit, dit M. de Malézieu, toujours costumé en charlatan, d'en prendre pour avoir l'enjouement, le badinage, la gaité et l'a propos, enfin tous les ornements de l'esprit. » C'est de la meilleure grâce du monde que M'"e la duchesse du Maine reçut entre ses mains un si grand présent. A MUe d'Enghien l'opérateur offrit de la pondre de Sympathie ; après quoi, il débita de Y Essence des élus ; mais ce que tout le monde s'accorda à trouver le plus sublime, fut quand, de la « boette » de l'Arlequin, il fit, au moyen de sa baguette, apparaître, outre un flacon de Sirop violât, un paquet de pilules fistulaires. « J'appelle ce sirop Violât, dit M. de Malézieu, parce que, dès que j'en ai versé une goutte dans la main de qui que ce soit, il devient aussi excellent pour la viole que Marets et Forcroy. » Et « pour ces pilules, ajouta le magicien, n'allez pas vous persuader que ce soit pour guérir des fistules... je les nomme pilules ftstulayres à cause de fislula qui signifie flûte. Vous allez voir la merveille qu'elles opèrent., J'en vais mettre une dans la bouche de mon Arlequin ; dès qu'elle aura touché ses lèvres, il jouera de la flûte comme Pan ou Descôteaux ! »

Là-dessus, il se joua une pîp-èrie singulière, l'Arlequin vou- lant, par ses sauts et par ses gambades, éviter que M. de Malé- zieu lui ingurgitât la pilule. Ayant cependant consenti à céder, cet arlequin, au grand ébahissement de la compagnie, se mit à jouer, sur la flûte ^"Allemagne, un solo qui enchanta Mme la duchesse du Maine, flatta l'ouïe de M11* d'Enghien, ranima M. le Duc et ne laissa pas de communiquer à la petite chienne Jonquille une satisfaction évidente. « Vous croyez peut-être, continua M. de Malézieu, toujours en persiflant et se donnant de la voix, que je vous en impose et qu'Arlequin savait jouer de ces instruments. Il faut vous convaincre tout à fait. »

A ces mots, M. de Malézieu s'avança au bord du théâtre. « Qu'on me fasse venir, dit-il, en désignant avec sa baguette le côté des coulisses, quelques-uns de ces paysans qui sont là-bas! » Alors, comme le raconte Donneau de Vizé dans sa relation du Mercure galant, on poussa sur la scène deux paysans d'aspect

l'amateur de tulipes. 141

naïf, Jes yeux ronds, la bouche éberluée, qui semblaient vrai- ment deux garçons du village de Châtenay. Ils se défendirent longtemps, l'un et l'autre, à faire usage des drogues que leur présentait l'enchanteur. Cependant ayant, par l'effet des cercles, conjurations et figures magiques, accepté, l'un de se frotter de sirop, l'autre de gober la pilule, le public ébahi ne tarda pas à voir que le miracle opérait et qu'à peine ces paysans eurent touché, le premier sa viole, le second la flûte sur laquelle il posa ses lèvres, aussitôt il n'y eut rien de plus harmonieux et de plus enchanteur que l'air qu'on entendit.

Donneau de Vizé, toujours dans sa Relation des Festes, donne le mot de l'énigme. « L'on n'eut pas, dit-il, grand'peine à comprendre ce miracle quand on reconnut les deux paysans pour être MM. Forcroy et Descôteaux. » M. Forcroy, avec une virtuosité merveilleuse, appuyait ses lèvres sur le flageolet; par l'harmonie qu'il arrachait à son instrument, il semblait qu'il donnât déjà l'illusion que c'était l'air de Philémon qu'il offrait au public. Ce dernier, avec Descôteaux, n'avait pas moins le sentiment de se trouver transporté dans la bergerie.

Borger, Descôteaux l'était de toute sa personne, et cela, depuis ses gros sabots de village attachés de rubans d'azur jus- qu'à son visage se reflétaient la stupeur et l'ébahissement qu'il est convenu de donner, dans les opéras, à nos villageois. Son habit de Colin lui seyait, sous cet aspect rustique, au delà de tout ce qu'on peut dire ; il portait un gilet et une cravate à fleurs du dessin le plus naïf; ses bas ressemblaient aux bas de François les Bas-Bleus; sa. musette était une musette du Poitou et, pour sa ligure, épanouie sous son chapeau de comédie à grands bords, elle offrait la fraîcheur et le coloris de ces belles tulipes que Mme la duchesse du Maine, dans les parterres de Sceaux arrangés par Le Nostre, avait plus d'une fois admirées en se promenant.

V. DANS UN JARDIN, AU LUXEMBOURG

Chaque fois que Descôteaux se remémorait ces fêtes splen- dides de Sceaux, cela ne laissait pas de s'accompagner en lui d'une tristesse secrète et qui provenait de cette pensée que M. de La Fontaine n'était plus et, pas plus que La Bruyère, n'avait pu assister au triomphe final de Baucis et de Philé-

442 REVUE DES DEUX MONDES.

mon, les deux vieillard-; aimés des dieux dont le Bonhomme en des vers si beaux, avait clianté l'idylle.

Vieillard, LKscôteaux, avec les années, l'élait devenu lui- même. Au temps l'avocat Mathieu Marais le retrouva logé au palais du Luxembourg, toujours occupé de ses lulipi-s et de sa ilùte douce, vingt ans s'étaient émulés déjà depuis le jour fameux du concert donné par M. de iMalézieu à Mn,e du Maine Maintenant, le bonhomme Deseôleaux était tout ri<lé, et, bien qu'il chantât encore en s'accompagnanl, devant Mathieu Marais, des paroles de Verger, sa voix était devenue chevro- tante. « Il a encore, écrit son auditeur, stupéfait de retrouver sous la Régence ce personnage de La Bruyère, il a enrore au suprême degré le goût des fleurs, et c'e^t un des grands fleu- ristes de l'Europe. Il est h au Luxembourg on lui a donné un petit jardin qu'il cultive lui-même. »

Cette coutume de loger au Luxembourg loules sorles de personnes dignes d'être honorées par leur nom ou par leur mérite, mais à qui la fortune n'avait pas souri, demeura long- temps l'apanage de cette grande maison. Dans ce quartier docte, ombreux, charmant, qu'aimèrent toujours les sages et les philosophes, La Bruyère, « Montaigne mitigé, » comme devait l'appeler un jour le même Mathieu Marais, avait habite lui aussi. C'était à l'époque où, devenu l'hôte du prince de Condé, il demeurait près des Fossés-Monsieur-le-Prince; et comme, en ce temps de sa vie, ce quartier-là était plein de ses amis, qu'il n'avait que deux pas à faire d'un côté pour aller retrouver son nrol.eeteur Pontcharlrain rue de Vaugirard, du côté des Carmes, et, du côté des Chartreux, que deux pas dans un autre sens pour gagner la rue Saint-Jacques demeu- rait Micliiiiet le libraire, on imagine le plaisir, si la mort n'était pas venue prématurément le frapper, que l'auteur des Caractères eût éprouvé à retrouver, dans ce milieu qui lui fut longtemps cher, le flûtiste Descôteaux.

Mathieu Marais, qui précise à ce passage que c'est bien le joueur de ilùte que La Bruyère a eu le dessein de peindre dans le curieux de tulipes (1), écrit, à l'endroit de son Journal relatif au musette et hautbois de la chambre du Roi, que celui-ci ne se contentait pas d'être musicien et fleu-

(1) « La Bruyère, dit Mathieu Marais, ne l'a pas oublié dans ses Caractères, sur cette curiosité outrée ses tulipes qu'il baptise du nom qu'il lui plait. »

l'amateur de tulipes. 113

ri-fo, mnis qu'encore il voulait « être philosophe et parler D.'searfes. » Celte fureur de Descartes, qui avait tant agité autrefois les gais compagnons d'Auteuil et dont La Bruyère a parlé lui-même, dans son livre, au chapitre des B*f*iU forts, n'avait jamais ces>é un instant de tourner la tète à notre fleu- riste; mais, de toutes ces manies qui continuaient à faire du flûtiste un personnage singulier, la plus aimable était bien tou- jours cette passion des tulipes qui, grâce à La Bruyère, l'a fait immortel.

Mathieu Marais nous dit là-dessus de Des^ôteaux, en ce qui regarde ces plantes, que. parvenu à un âge extrême, il était resté d'une « curiosité outrée; » mais cette curiosité, quelque grande qu'elle fût, n'était que peu de chose elle- même, en comparai on de la passion avec laquelle le même homme continuait de s'occuper de l'espèce unique, de la rare tulipe chère à tant de personnes de l'époque, aussi bien de la France que de la Hollande. L'une des surprises de sa vie, et des plus belles, des plus étonnantes restées dans ses souve- nirs, — était celle qu'il avait éprouvée, la fois inoubliable où, quittant son petit enclos de fleurs. Descôleaux s'était, à moins d'une demi-lieue de son faubourg, rendu à l'invitation de M. de La Sablière, son digne et puissant voisin.

Ce voisin, en automne, Des plus beaux dons que nous offre Pomone Avait la fleur, les autres le rebut...

Ainsi La Fontaine, dans sa fable de l'Ecolier, avait en se jouant tracé au passage la silhouette du mari de sa chère et bonne protectrice. Le fait est qu'en cette Folie-Rambouillet, appelée aussi par les amateurs domaine des Quatre-Pavillons et située a Reuilly, M. de La Sablière récoltait les prunes les plus belles qui fussent au monde. Cependant, encore que le soleil fût haut dans le ciel et le temps limpide, ce n'était pas (Je ses seules prunes que II. de La Sablière était occupé ce matin-là, tandis qu'autour de lui, gardiens de tant d'arbres chargés de fruits mûrs, les garçons du jardin s'empressaient fort sérieusement, les uns à faire des moulinets avec leurs bras, les autres à tirer des mousquetades à l'effet de chasser les oiseaux. Contrairement à ses habitudes, d'une activité toute rustique, M. de La Sablière lisait, et, pour qu'il n'en-

144 REVUE DES DEUX MONDES.

tendit pas venir à lui le joueur de flûte dont les pas faisaient craquer le sable de l'allée, il fallait que sa lecture fût bien attrayante. A peine cependant, à discerner l'ombre que Des- côteaux dans le soleil projetait sur le chemin et jusque sur le banc il était assis, M. de La Sablière eut-il levé la tète qu'aussitôt il vit et reconnut le tlûtiste, se leva, fut droit à lui, lui tendit le petit livre qui semblait causer sa jubilation, puis, plaçant le doigt sur la page, l'obligea à en lire le titre, lequel était, dans toute sa saveur naïve, ainsi libellé : La Connais- sance et culture parfaite des Tulipes rares, des Anémones extra- ordinaires, des Oreilles fins (sic) et des belles Oreilles d'ours panachés (sic).

N'est-ce pas La Bruyère, étudiant toutes les sortes de manies auxquelles sont enclins les curieux de tous les genres, qui parle de cet amateur d'oiseaux qui avait donné pension à un homme dont tout le ministère était de « siffler des serins au flageolet. » Eh bien 1 Descôteaux, en rentrant ce jour-là dans son petit jardin du faubourg, montra que, quelque origi- nal qu'il fût dans son genre, il aspirait à le devenir autant que cet amateur, c'est-à dire beaucoup plus qu'il n'était déjà. Jusqu'à ce que le soleil fût couché et les étoiles naissantes, debout dans ses souliers pleins d'herbe et les bras agités, il fit, à haute voix en effet, lecture devant ses tulipes du parfait Traité M. de Valnay, contrôleur de la Maison du Roi et l'auteur de ce petit livre, expose toutes les raisons subtiles et délicates que les peuples, tant de l'Orient que de l'Occident, ont de cultiver et de chérir ces plantes...

Le Luxembourg, tel que le plan de Turgot, entre le petit clos des Carmes et le potager des Chartreux, en a relevé le dessin, ne présente plus tout à fait cet air de régularité qu'on lui trouve à le considérer dans le dessin plus ancien de Pérelle. C'est-à-dire que, depuis que la duchesse de Berri, fille du Régent, en possède la partie la plus étendue, l'extrême net- teté des massifs, la propreté des parterres, l'ordre même des quinconces ne sont plus aussi manifestes qu'au temps La Fontaine, hôte de la duchesse douairière d'Orléans et M. de La Bruyère, s'attardaient au long des promenades et parmi les pelotons de nouvellistes, à deviser de compagnie. Du (jfésordre, certes, mais ce désordre n'est pas sans un certain charme et, quand Mrae de Caylus, hôtesse de ce noble asile, écrivait, il y a

l'amateur de tulipes. li-j

peu d'années encore, à Mme de Maintenon, dans l'un des courts billets au style enjoué et simple qui ont sauvé sa mémoire : « J'entends dès le matin le chant du coq et le son des cloches de plusieurs petits couvents qui invitent à prier Dieu, » il faut reconnaître que c'était une bien heureuse Thébaïde que celle qu'avait choisie Descôteaux pour y finir ses jours.

« Je ne sais quand et mourut Descôteaux, » écrit Jal, qui fut cependant l'homme de France le plus au fait de tons les papiers de l'ancien état-civil. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'aux « premiers jours de novembre 1723, » Mathieu Marais le précise, l'original ayant servi de modèle au portrait tracé par La Bruyère existait encore. Cependant, devenu vieux et noueux, desséché, presque végétal, à la façon de ce Philémon qu'il avait entrevu autrefois à Sceaux dans un opéra, Descoteaux cessait peu à peu d'appartenir au monde de la terre. Déjà, le chant du coq, le son des cloches des petits couvents du voisinage l'invitant à prier Dieu, venaient comme autrefois pour Mme de Caylus, se mêler aux airs que, d'un souffle oppressé, il tirait encore de sa flûte. Et, de la sorte, au milieu de ce jardin « qu'on lui avait donné, » devant les tulipes ses tilles, la tlùte à la main, il était semblable à ce duc de Bourbon dont il est question dans les Mémoires de Maurepas et qui était tellement fou de plantes et d'arbres qu'il s'imaginait que ses bras étaient devenus des branches, ses cheveux des feuilles et qui exigeait qu'on vint tous les matins lui arroser les pieds et le passer au râteau comme s'il eût été lui-même une plante ou un arbre véritable.

Un octogénaire plantait,

a écrit, dans l'une de ses fables, ce bonhomme La. Fontaine que Descôteaux, au temps de sa jeunesse, avait tant aimé, et dont avec Molière, contre les saillies de Racine et de Boileau, il avait pris une fois la défense. L'octogénaire! Sous les om- brages épais du Luxembourg, en ce déclin de la Régence, c'était désormais le bon flûtiste à la silhouette poétique, rêveuse, un peu faunesque que La Bruyère avait une fois en se jouant, et comme on cueille en passant une fleur ou un papillon, placé h cet endroit des caractères que Vauvenargues goùiait entre tous pour son frais coloris.

Epmond Pilon, tome lviu. 1920. 10

l\ BELCIQM, L'ESCAUT ET LE RHO

< l

La Belgique n'a pis eu beaucoup a se louer des décisions de la Conférence de la paix. Sans doute elle va récupérer,— après plébiscite toutefois, les petits territoires de Moresnel, Eupen, Malmédy, mais elle a échoué dans ses justes revendications à l'égard de la liberté de la navigation dans l'Escaut, de la resti- tution de la rive gauche de l'estuaire de ce fleuve et de celle de la poche surprenante que fait, au Nord et au Sud de Maëslricht, le long de la Meuse, le Limbourg dit« hollandais, » depuis 1839.

Justes revendications, certes! Qui donc d'un peu averti ne sait pour quel motifs le nouveau royaume, que la vieille Europe et l'Angleterre, en particulier, jugeaient « indésirable, » subit en 1839 un traitement si rigoureux quand il s'agit de tracer ses frontières? On ne peut donc s'étonner des espérances qu'avaient conçues les Belges, forts de ce qu'ils considéraient comme leur droit, forts, aussi, des services rendus à la grande cause des Alliés, lorsque s'était réunie la Conférence de la paix.

Ces espérances ont été déçues. La décision du 4 juin 1919 a laissé les choses en l'état, pour ce qui concerne le tracé des limites entre Belgique et Hollande. C'est à peine si, dans le projet de convention élaboré parles représentants des deux pays, confor- mément à l'invitation de la Conférence, quelques améliora- tions sont prévues, pour le régime des eaux s'enchevêtrent, toujours au détriment de la Belgique, les deux souverainetés.

11 n'est d'ailleurs pas sans intérêt d'entrer dans quelques détails sur les péripéties de la négociation en cours, qui abouti- rait au refus positif d'assurer la pleine sécurité de la Belgique et au refus mitigé de satisfaire à ses intérêts économiques, si le Parlement de Bruxelles consentait à ratifier le projet de traité.

LA BELGIQUE, L'ESCAUT ET LE RIIIN. 147

C'est le 11 février 1919 que les représentants de la Belgique exposèrent la demande de revision des Irailés de 1839 devant le Conseil stiprème interallié, à Paris. Le 20 lévrier, le Conseil sai- sissait « la Commission des affaires belges » de l'étude de cette revision. Dans les premiers jours de mars, le rapport de la com- mission était soumis au Conseil qui, le 8 mars, en adopta les conclusions à l'unanimité.

Voici l' essentiel des dites conclusions :

« Les traités de 1839 doivent être revisés dans l'ensemble de leurs clauses, à la demande commune des Puissances, qui esti- ment nécessaire celle revision... Le but "de celle revision est, conformément à l'objet de la Société des Nations, de libérer la Belgique de la limitation de Souveraineté qui lui a élé imposée par les traités de 1839 el de supprimer, tant pour elle que pour la paix générale, les risques el inconvénients divers résultant de ces Irailés. »

Il était difficile de donner plus complète satisfaction aux aspi- rations de la Nation belge. C'est ce que, dès le 12 mars, le prési- dent du Conseil constatait devant la Chambre par une déclara- tion qui fut accueillie par des applaudissements prolongés : « Le 12 mars 1839, il y a aujourd'hui exactement quatre-vingts ans, disait-il en terminant, celte enceinte accueillait les paroles d'adieu des élus des provinces belgjs que l'exécution des traités des XXIV articles allait séparer de la Belgique. (Mouvement.) C'est avec émotion que la Chambre saluera cette coïncidence. »

Pendant quelques semaines, la joie fut grande chez nos Alliés de Belgique. Seuls, peut-être, les membres du gouvernement et les personnes qui étaient au courant de ce qui se passait à Paris, sen- tirent-ils combien ces espoirs étaient précaires, lorsqu'on apprit dans les cercles pour lesquels la censure n'existait pas que le Conseil suprême écartait du projet de traité de paix les articles adoptés par la Commission des frontières occidentales de l'Alle- magne qui réservaient le sort des territoires de Clèves et de la Gueldre, ainsi que celui des Bouches de l'Ems, afin que l'acqui- sition de ces territoires put servir de compensation à la Hollande.

Arrêtons-nous un moment sur ce point.

Il pouvait, tout d'abord, paraître surprenant que l'accueil réservé aux revendications belges dépendit du sort éventuel iK s territoires prussiens que la géographie et l'ethnographie, et même l'histoire, à quelques égards, rattachent il est vrai, aux

148 REVUE DES DEUX MONDES.

provinces de la Gueldre hollandaise, de Drenlhe et de Gro- ningue. Cette préoccupation de donner au royaume néerlandais une compensation à la rétrocession des territoires incontestable- ment belges de la rive gauche de l'Escaut et du Limbourg sem- blait à bon droit d'autant plus étonnante que les Alliés n'avaient pas eu à se louer de la Hollande, au cours de la grande guerre et que l'excessive durée de celle-ci pouvait être attribuée, pour une part, au zèle avec lequel les Hollandais avaient ravitaillé l'Alle- magne, en dépit de tous les « contingentements » possibles.

L'Entente ne pouvait non plus avoir oublié les véritables vio- lations de neutralité résultant, d'abord, du libre passage donné dans les fleuves et canaux hollandais aux chalands qui appor- taient d'Allemagne, sur les fronts des Flandres et de l'Artois, les sables et graviers indispensables à la consolidation des tranchées de nos ennemis; ensuite de l'autorisation accordée, en octobre 1918, aux colonnes allemandes en retraite de traverser avec armes et bagages, voitures de butin comprises, justement cette <c poche » du Limbourg dit hollandais dont j'ai parlé tout à l'heure.

Insistons-y, parce que c'est un point essentiel dans la ques- tion qui nous occupe : le fait de lier, en faveur de la Hollande, deux ordres d'idées aussi différents que les revendications belges contre les stipulations défiantes du traité de 1839 et la « com- pensation » territoriale empruntée à l'Allemagne pour indem- niser les bénéficiaires de l'injustice commise, il y a 80 ans, ne peut s'expliquer que par le désir secret de rejeter la demande de nos Alliés.

C'était pourtant ainsi que le Conseil suprême, au sein du- quel, depuis le 8 mars, s'était produit un revirement qui reste inexpliqué, envisageait désormais cette affaire. En effet, il écartait nettement du libellé du traité de paix les articles pré- sentés par la Commission des frontières occidentales de l'Alle- magne, comme je le disais plus haut, et la représentation belge ne se méprenait pas sur la signification de ce refus : « C était, porte un document que j'ai sous les yeux, écarter virtuellement toute rétrocession de territoire hollandais à la Belgique. »

Sur ces entrefaites, le 9 mai, fut institué par le Conseil suprême un « Comité des ministres des Affaires étrangères » que l'on chargea d'entendre les ministres des Affaires étrangères de Hollande et de Belgique

L\ BELGIQUE. L*E-C\UT ET LE EHIN.

Le ministre belge, H. Hymans, crut «devoir, en exposant le programme de son gouvernement, laisser décote, momentané- ment du moins, toute revendication précise, et résuma son exposé en deux questions et quatre propositions,

\ oiei les deux questions :

l°La ligne de la Meuse étant la première ligne de défense de h Belgique, peut-elle être efficacement défendue et tenue dans l'étal territorial établi par les traités de 1839, qui ont notam- ment mis dans les mains delà Hollande la ville de Biaëstrieht? ^La ligne de l'Escaut étant la ligne principale de la défense de la Belgique, cette ligne, naturellement forte, peut-elle être efficacement tenue sans que la Belgique puisse appuyer cette défense sur tout le cours du fleuve.'

Répondons négativement a ces questions.

Lue agression sur cette partie de sa frontière ne peut venir à la Belgique que de la part de la Hollande ou de celle de l'Allemagne. Ne parlons pas d'une agression hollandais N

s geons que la supposition, d'une réalisation beaucoup plus probable, d'une attaque allemande analogue à celle qui s est produite aux premiers jours d'août 1914.

Or, dans ce cas, il ne peut y avoir l'ombre d'un doute sur le succès initial de l'opération allemande. La raison, connur tous les militaires instruits, est aussi simple que péremptoire : c'est que le plan de défense de la Hollande contre f Allemagne ne comporte que celle du noyau central du pays, c'est-à-dire la par- tie occidentale de la Gueldre couverte par les inondations de l'Yssel, depuis son origine, au Leck. jusqu'à son embouchure dans le Zuyderzée et les deux provinces de Hollande, eouv par le système défensif dit d'L trecht. qui comprend, avec deux nouvelles lignes d'eau s'appuyant au Zuyderzée et au Waal l . - rts d'Utrecht, plus un certain nombre d'ouvrages détachés el de tètes de pont fortifiées. Mais les points les plus rapprochés de ce système restent à 60 kilomètres de lVstuaire de l'Escaut et à plus de 100 kilomètres de Maëstricht. Encore faut-il ajouter qu'aussi bien Maëstricht que l'estuaire de l'Escaut sont, par rapport au système défensif en question, dans une position tout à fait excentrique.

Affirmons-le : dans le cas d'agression allemande empruntant,

k .'. le Waal sont deux des branches hollandaise; lud ta _ Rhin.

150 KEVUE DES DEUX MONDES.

par exemple, le territoire et les voies ferrées du Limbourg (1) au Nord de Maastricht, la Hollande serait incapable d'empêcher tes colonnes ennemies d'atteindre le territoire belge.

Dès lors, la conclusion s'impose. La sécurité de la Belgique n'est pas assurée; elle l'est d'autant moins que la Société des Nations n'est pas encore constituée de manière à prévenir une agression et que l'alliance entre l'Amérique, l'Angleterre, la Belgique et la France, contre une Allemagne relapse, n'est pas conclue, toute négociation à ce sujet se trouvant arrêtée du fait des Etals-Unis.

Voyons maintenant les quatre propositions de M. jïïymans(,2) :

« /e proposition, relative à l'estuaire de l'Escaut et aux pro-* blêmes connexes.

a) Laisser h la Belgique le libre accès à la mer par l'Escaut occidental (estuaire) ainsi que sur toutes ses dépendances, notamment le canal et le chemin de fer de Gand à Ter- neuzen (3); b) faire reconnaître parla Hollande la nécessité pour la Belgique d'appuyer la défense de son territoire à tout le cours du bas Escaut; c) donner h la B Igique la gestion des écluses servant à l'écoulement des eaux des Flandres; d) accorder aux pécheurs belges de Bouchante le redressement de leurs griefs. »

« 2e proposition relative aux eaux intermédiaires entre l'Es- caut occidental et le Bas-Rhin :

Créer à frais communs, en substitution des voies prévues par le traité de 1839, un canal à grande section Anvers- Moerdijk. »

<( 3e proposition, relative au Limbourg hollandais :

Établir dans ce Limbourg un régime qui garantira la Bel- gique contre les dangers résultant, pour sa sécurité, de la confi- guration de ce territoire et qui lui assurera la sauvegarde de ses

(1) Cette hypothèse n'est pas formulée en l'air. Déjà certaines publications de militaires allemands expriment le regret que l'invasion de la Belgique, en 1914, n'ait pas emprunté les voies hollandaises au Nord de Visé et de Maastricht, et affirment que cette faute ne sera plus commise dans la guerre future. Je revien- drai là-dessus tout à l'heure.

(2) J'en abrège le libellé sans en altérer aucunement le sens. On remarquera d'ailleurs qu il Miffisait de dire, dan-; le document qui nous occupe : le Thalweg de l'Escaut, depuis la frontière hollando-belge (Doil-Santoliet) jusqu'à la mer sera la frontière des deux États.

(3) Ce canal, fort important (ainsi que la voie ferrée qui le longe) au point de vue économique, débouche dans l'Escaut au-dessous de la frontière hollando- belge. Il est donc, pour une partie, 14 kilomètres, sur le territoire hollandais, servitude fort, gênante.

LA BELGIQUE, L'ESCAUT ET LE RHIN. 151

intérêts économiques, compromis par les clauses des traités de 1839. »

« 4e proposition, relative q, Bois-le-Duc :

Conclure un arrangement mettant fin aux inconvénients résultant de l'enchevêtrement actuel des deux territoires belge et néerlandais. »

Le 4 juin, le Comité des ministres des Affaires étrangères adoptait la résolution suivante, qui instituait un quatrième organisme pour l'examen de la demande de révision^ et qui fixait à cet examen des limites de nature à annuler l'effet des conclusions admises par le Conssil suprême, le 8 mars 1919 :

« Les Puissances, ayant reconnu nécessaire la revision des traités de 1839, confient à une Commission, comprenant les représentants des Etats-Unis d'Amérique, de l'Empire britan- nique, de la France, de l'Italie, du Japon, de la Belgique, de la Hollande, le soin d'étudier les mesures devant résulter de cette revision et de leur soumettre des pronosi lions ri impliquant ni transfert de souveraineté territoriale, ni création de servitudes internationales. La Commission invitera la Belgique et la Hol lande à présenter des formules communes en ce qui concerne les voies navigables en s'inspirant des principes généraux adoptés par la Conférence de la paix. »

Il faut méditer les termes de cette résolution du 4 juin, mais d'ailleurs sans grand espoir de les comprendre, ni surtout sans rechercher dans quel esprit ces termes ont pu être arrêtés. On n'arrive pas a concevoir comment la nécessité, reconnue exprès sèment dans le préambule du document que je viens de trans- crire, de la revision des traités de 1839, conduit immédiate- ment le rédacteur à proclamer, en fait, l'intangibilité de ce traité, puisqu'on ne devra proposer ni transfert de souverai- neté, ni création de servitudes internationales.

Quant au dernier paragraphe, ce rédacteur, après avoir mis à néant les espérances de la Belgique, recommande à la Com- mission nouvellement instaurée de « s'inspirer des principes généraux de la Conférence de la paix, » il est difficile de ne pas y découvrir une subtile ironie, qui, on le pense bien, fut médiocrement goûtée chez nos Alliés.

Leur mécontentement éclata surtout lorsque le ministère belge crut nécessaire, en raison même des sentiments qui se manifestaient dans les milieux de la Conférence à l'égard de ses

152

REVUE DES DEUX MONDES.

demandes, de se refuser à recevoir les délégations du Limbourg dit hollandais qui, à Bruxelles, aussi bien qu'à Paris, venaient protester contre la « résolution du 4 juin » et demander que la population de la province cédée en 1839, pût exprimer librement ses aspirations dans un plébiscite.

Le 11 juin, à la séance de la Chambre M. Hymans avait rendu compte de la pénible situation faite à la Belgique, M. Destrée, le député bien connu, s'était fait l'écho des plainles de la délégation limbourgeoise et avait demandé, lui aussi, un plébiscite. M. Hymans ne jugea pas à propos de répondre. Un peu plus tard, la minisire s'opposait même à ce que la Commis- sion des Affaires étrangères de la Chambre reçût une députai ion des plus hautes autorités du Limbourg, chargée de donner à la Commission des documents et détails confidentiels sur [les senti- ments de la province contestée.

Nous n'avons pas a juger ici l'attitude que le gouvernement de Bruxelles pensa devoir conserver dans ces délicates circons- tances. Il est clair que les hommes d'Etat dirigeants sont tenus à plus de réserve que les peuples et même que les représen- tants élus de ceux-ci. D'ailleurs, M. Hymans était en droit de faire remarquer que des manifestations dont on ne pouvait calculer exactement la portée, seraient de nature à nuire à la Belgique auprès de la Conférence, alors qu'il avait, par la voie diplomatique, fait connaître au Conseil suprême que, pour le gouvernement belge, la résolution du 4 juin « n'empêchait pas la décision du 8 mars de ce Conseil suprême de dominer la situa- tion, et que ledit gouvernement n'acceptait la résolution dont il s'agit que sous cette réserve expresse. »

En attendant les effets de cette déclaration, le cabinet de Bruxelles désignait deux délégués, MM. Orts et Segers, qui avaient la charge de présenter a la Commission dite des XIV, instituée par le Comité des ministres des affaires étrangères, les « formules » belges que réclamait le dernier paragraphe de la résolution du 4 juin. Ce programme, qualitié de « minimum indispensable, » fut soumis à la Commission des XIV au cours du mois d'août.

Malheureusement, encouragée dans sa résistance aux de- mandes de la Belgique par l'attitude nouvelle des milieux de la Conférence, la Hollande ne se prêtait pas du tout à l'examen du minimum indispensable. Elle prétendait s'en tenir, dans les

lA BELGIQUE, LBair ET RHIN. 153

pourparlers relatifs à l'établissement des « formules communes, » à l'étude de l'éventuelle suppression des entraves apportées à la navigation belge par les clauses fluviales de 1839 (1).

Ce qu'il y a de certain, c'est que le cabinet de Bruxelles, tout en persistant dans ses réserves générales, consentit à s'associer à la rédaction d'un projet de traité avec la Hollande, au sujet duquel M. Hymans s'exprimait ainsi, dans la séance de la Chambre du 23 décembre 1919 : « Deux négociations parallèles sont engagées. L'une porte sur les questions iluviales, le régime de l'Escaut et le canal Gand-Terneuzcn, ainsi que les commu- nications d'Anvers avec l'hinterland du Rhin et de la Meuse. L'autre porte sur les questions de défense et de sécurité. Les négociations relatives aux questions «fluviales sont en bonne voie et me font espérer que nous obtiendrons des améliorations appré- ciables du régime de 1839. »

Le silence du ministre sur le résultat des négociations rela- tives à la défense et à la sécurité de la Belgique était significatif. On en jugea ainsi dans tout le pays comme à la Chambre. Du moins se plaisait-on à supposer que, sur le terrain économique, les négociateurs belges avaient eu pleine satisfaction en ce qui touche les points essentiels, tels que l'entrée en possession du canal de Gand à Terneuzen, la création de canaux et écluses nécessaires à l'écoulement des eaux de la Flandre, le contrôle de la Belgique sur les travaux et la gestion du canal de la Meuse dans la traversée de Maëstricht, la gestion du canal projeté d'Anvers au Rhin et celle des chemins de fer qui doivent être établis dans la poche du Limbourg dit hollandais pour les besoins de la Belgique.

Aussi la déception, les Belges parlent, cette fois, d'indi- gnation, — fut-elle vive quand on apprit qu'il ne fallait même

(1) L'exposé de la délégation belge à la commission des XIV fait connaître, par exemple, que pour atteindre l'hinterland meusien d'Anvers, les chalands de ce port doivent emprunter le dernier tronçon du canal hollandais de Bois-le-Duc à Maëstricht et le canal (Meuse canalisée) de Maëstricht à Liège. Ce voyage par l'enclave hollandaise la banlieue Ouest de Maëstricht est hollandaise, en effet, ce qui complique beaucoup les choses se hérisse de toute sorte de difficultés. Jl faut douze jours pour un bateau isolé, qui veut parcourir un trajet de 155 kilo- mètres. A la fin de mai 1920, 110 bateaux belges étaient arrêtés à la douane néer- landaise et huit jours étaient nécessaires pour franchir l'enclave de Maëstricht. Sans parler de la longueur des formalités douanières, il faut noter les difficultés et retards provenant des écluses, tunnels, croisements laborieux, balages pri- mitifs, etc..

154 REVUE DES DEUX MONDES.

pas compter sur la réalisation de ces derniers espoirs. Et aus- sitôt un mouvement se produisit dans tout le royaume pour obtenir des pouvoirs élus qu'ils se refusassent à ratifier le projet de traité. On peut dire que c'est ce mouvement qui a conduit à la « suspension des négociations avec la Hollande » que le journal officieux la Nation belge annonce à la date du 20 mai en ajoutant que « c'est devant l'intransigeance du gouverne- ment de la Haye (1) » que celui de Bruxelles se décide à laisser les choses en l'état, étant toujours bien entendu que ses réserves subsistent, intégrales, au sujet de la méconnaissance de l'esprit et des termes de la décision du Conseil suprême (celle du 8 mars 1919) par les divers comités et commissions qui ont eu à s'occuper du litige hollando-belge.

II

Cette méconnaissance de l'esprit et des termes de la décision du Conseil suprême est-elle réelle? Ou plutôt, ne serait-on pas autorisé, justement par ce désaccord apparent, à penser que, dans l'intervalle qui s'est écoulé entre le 8 mars 1919 et le mo- ment où le Conseil suprême a écarté toute idée de cession de territoire par l'Allemagne à la Hollande, un revirement très marqué s'est produit, comme je l'ai dit plus haut, dans l'es- prit du triumvirat qui exerçait alors sur les affaires du monde une maîtrise sans conteste?

C'est, évidemment, ce qu'il n'est pas possible d'affirmer; mais il est permis d'avancer qu'à la rétlexion et en toute indé- pendance d'esprit, ce revirement apparaît comme très probable. J'ai dit plus haut que les motifs en restaient inconnus. Nous en sommes donc réduits aux conjectures, mais à des conjectures qui ne laissent pas d'avoir quelque fondement.

Partons du fait positif du refus opposé par le Conseil suprême à la proposition de la commission des frontières occidentales de l'Allemagne d'indemniser le gouvernement néerlandais, dans le cas de rétrocession à. la Belgique de la Flandre zélan- daise et du Limbourg dit hollandais, en détachant du Reich la portion de la Gueldre qui fait saillie dans la direction de Nimègue et l'étroite bande de territoire qui court entre l'Ems

(1) Cette intransigeance s'applique d'ailleurs aussi au règlement particulier de la question des eaux du Wieliugen, dont je parlerai plus loin.

LA BELGIQUE, L'ESCAUT ET LE RHIN. 155

et la frontière des provinces de Drenthe et de Groningue.

Il y a là, manifestement, la preuve, en ce qui concerne le Conseil suprême, de la préoccupai ion de faire à l'Allemagne vaincue, après la guerre suscitée par elle, le moins de mal possible ou, si l'on préfère, de lui imposer le minimum admis- sible de réparations. Cet état d'esprit était chez nos Alliés dès l'armistice, et même auparavant, suivant toute appnrence, en somme, dès le moment la victoire de l'Entente était devenue certaine et où, par conséquent, il y avait lieu, au sentiment iU Anglais traditionalistes, de se préoccuper, comme il y a cent ans, d'établir une juste balance de forces entre l'Allemagne et la France.

Nous sommes renseignés aujourd'hui sur ce point. Les inci- dents qui se sont produits depuis trois mois, et qui ont pu faire craindre une légère altération de nos amicaux rapports avec la Grande-Bretngne, ont conduit une bonne partie de la grande presse anglaise, celle qui nous soutenait, non sans courage, contre M. Lloyd George lui-même, à reconnaître l'existence dans certains milieux politiques, économiques et religieux (sans parler, bien entendu, des « travaillistes » germanophiles), d'une mentalité nouvelle, faite de bienveillance apitoyée à l'égard de l'adversaire terrassé... de l'adversaire, surtout, dont la puis- sance navale était anéantie, pourrions-nous ajouter, nous Fran- çais, qui n'avons pas la satisfaction d'en pouvoir dire autant de la puissance terrestre de l'Allemagne.

Et sans doute, dans le cas qui nous occupe, les puristes dn droit des Nations, adversaires de ces transferts arbitraires de souveraineté dont on usait si librement jusqu'ici en Europe, et aussi en Amérique, comme il serait aisé de le prouver, à la suite de chaque guerre, ne durent pas manquer d'observer qu'on ne pouvait violer sitôt l'un des « quatorze articles » en disposant des populations des quelques kilomètres carrés dont il s'agit sans les consulter sur un changement de nationalité qu'elles ne réclamaient pas, ouvertement, du moins (1). Il n'est assurément pas téméraire d'admettre que tel l'ut l'un des points de l'argumentation de M. le président Wilson, s'il y eut

(1) N'oublions pas qne, dès novembre et décembre 1018, un vif mouvement séparatiste s'était produit dans le Hanovre, dont l'a t partie justement le Hourllan- ger moor, c'est-à-dire la bande de terrain marécageux, stérile et peu habitée qui longe la rive gauebe de l'Ems.

156

REVUE DES DEUX MONDES.

discussion au sein du Conseil suprême. Mais cet argument se retournait, dans cette affaire, contre la Hollande. Nous avons vu qu'il existe de bien fortes présomptions en faveur du désir des « cédés » de 1839 d'être rattachés de nouveau à la Belgique.

Pensa-t-on que la réparation d'une injustice qui durait depuis quatre-vingts ans n'était plus suffisamment justifiée et qu'il y avait prescription ? Mais, pour la restitution de la Pos- nanie à la Pologne, n'était-on pas dans le même cas? A la vérité, le Conseil suprême, quels que pussent être les sentiments intimes de deux de ses membres à l'égard des Polonais, se trouvait engagé dans la voie de la restauration de l'ancienne république de l'Aigle blanc par les déclarations des trois empires co-parta- geants eux-mêmes; et d'ailleurs, dès le 1 novembre 1918, les Posnaniens s'étaient soulevés victorieusement.

Quoi qu'il en soit, tout en écartant, s'il la jugeait incompa- tible avec ses principes directeurs, l'idée de la compensation germano-hollandaise, le Conseil suprême pouvait déclarer qu'il n'en était pas moins attaché aux termes des conclusions qu'il avait adoptées à l'unanimité, répétons-le, le 8 mars 1919, conclusions qui tendaient à « libérer la Belgique de la limita- tion de souveraineté qui lui a été imposée par les traités de 1839... » Cette déclaration eût certainement suffi pour incliner le conseil des ministres des Affaires étrangères et la commission des XIV à des propositions favorables à la cause belge.

Je faisais allusion tout à l'heure à l'état d'esprit de certains milieux politiques et religieux chez nos Alliés et Associés, état d'esprit qui ne les disposait pas, dès l'année dernière, et ne les dispose pas davantage en ce moment en faveur de la Belgique, ni d'ailleurs, à certains égards, en faveur de la France, qu'ils aperçoivent toujours derrière la Belgique.

Quelques-uns de mes lecteurs seront peut-être surpris qu'à l'épithète de politique j'aie accolé celle de religieux. Si délicate que soit la question qui se présente ici, on me pardonnera de croire qu'il soit possible de la traiter avec la plus sincère objectivité.

Or, quand on observe avec quelque attention, quelque réflexion aussi, ce qui se passe depuis dix-huit mois, il est diffi- cile de se soustraire à la pensée que cette paix si laborieusement édifiée et d'ailleurs si incertaine encore, dans son fond, que cette paix, dis-je, qualifiée déjà de « paix anglo-saxonne, » mériterait

LA BELGIQUE, L'ESC VTJT ET LE RHIN. 157

a beaucoup d'égards le nom de paix protestante. Et, de ce point de vue, on découvre les raisons de bien des décisions prises, soit par le Conseil suprême, soit par les organes qui dépendaient immédiatement de ce groupe très resserré de hauts personnages. Je n'insiste pas davantage sur cette suggestion qui, peut-être, choquerait quelques Français, que leurs habitudes d'esprit in- clinent à éviter certains sujets réservés d'ordinaire h l'intime conscience individuelle, alors même qu'ils ne se sentent pas fondamentalement hostiles à la confession religieuse qui est celle de beaucoup de leurs compatriotes, en tout cas de l'énorme majorité des populations belges. Malheureusement, malheu- reusement, parce qu'il résulte pour nous de cet état de choses une infériorité réelle dans le débat de«nos intérêts politiques (1), une telle « mentalité, » faite souvent d'un sentiment de pu- deur discrète, louable en soi, n'est point du tout celle des autres peuples, ni des hommes d'Etat qui les dirigent, ni, en particu- lier, des hommes d'Etat appartenant aux diverses confessions protestantes. Bien mieux, il est aisé de reconnaître, pour peu que l'on puisse pénétrer dans certains cercles qui exercent une grande influence « à côté, » qu'un bon nombre d'importants business men ne laissent pas d'être sensibles aux sympathies et antipathies de l'ordre confessionnel.

Quoi qu'il en soit, s'il est seulement permis de croire que les préoccupations dont je viens de parler ne furent pas étran- gères au revirement d'opinion qui est à la base du différend officiel hollando-belge, il paraît certain qu'une des raisons invo- quées par les dirigeants néerlandais en faveur du maintien des stipulations territoriales du traité de 1839 fut justement em- pruntée à la statistique religieuse des «provinces cédées» à cette époque parla Belgique et l'on compte un assez grand nombre de protestants, tandis qu'il n'en existe pour ainsi dire pas dans les provinces du royaume actuel.

Il est à peine besoin de dire, on sait combien tous ces pro- blèmes sont complexes, que les arguments de l'ordre spirituel

(1) A lire, sur ce sujet, l'intéressante étude de M. René Pinon dans la Revue hebdomadaire du 22 mai 1020 : « L'Avenir économique de la Pologne. » Commen- tant le livre de M. J. Meynard Reynes, l'avocat anglais de l'Allemagne, M. R. Pinon cite un passage de cet ouvrage l'auteur parle des relations de la Pologne « catholique » avec la France, comme il le ferait de celles de la Belgique, catholique aussi, avec cette France dont la politique lui inspire les plus grandes méfiances.

158

REVUE DES DEUX MONDES.

n'eussent peut-être pas été suffisants pour déterminer des négo- ciateurs aussi <( pratiques » que ceux de nos amis d'Angleterre. Je n'ai pas beaucoup parlé jusqu'ici du côté purement politique de la question, convaincu que le lecteur sait fort bien, après dix- huit mois de discussions sur les objectifs divers que poursuivent les Puissances engagées dans le conilit de 1914 à 1918, que la Grande-Bretagne, brusquement ressaisie de craintes analogues à celles qu'elle éprouvait, il y a à peine un siècle, ne pouvait se montrer favorable à l'idée de desserrer les entraves qu'elle avait elle-même imposées à l'État belge, cet État restant toujours suspect de complaisance, spontanée ou non, pour la France.

N'en disons pas davantage. Il est des sujets sur lesquels il vaut mieux ne pas s'appesantir.

Mais il y a autre chose; et nous changeons de point de vue, nous envisageons des intérêts économiques immédiats, pressants : il y a la question du pétrole, dont j'ai déjà signalé ici l'importance capitale pour l'Angleterre elle-même, la grande puissance charbonnière! Etl'opinion belge aperçoit nettement dans la partialité de nos Alliés d'outre-Manche en faveur de la Hollande l'intérêt qu'ils attachent à se ménager la bienveillance de la Nation qui détient les inépuisables sources de combustible liquide de la Malaisie et gui, au demeurant, a des concessions de régions pêtrolifères en Mésopotamie, antérieures à la dernière guerre (1). Et il faut avouer que les événements qui se passent en ce moment même au Sud du Caucase et au Nord de la Perse sont bien faits pour convaincre les dirigeants de l'Empire brilan- nique de l'impérieuse nécessité de se concilier les bonnes grâces du très puissant trust hollandais dont les entreprises s'étendent jusqu'au Mexique et à l'Amérique du Sud, en passant par la Roumanie et bientôt sans doute par l'Ukraine et la GalieiV.

(\) A. la fln de mai, un grand journal de Gand s'exprimait ainsi : « Au dire des princes de la limace anglaise et des dirigeants de l'Empire britannique l'existence de cet empire dépend de ses app ovisionnements d'huile, indispensables aux nnvires, aux automobiles, aux aviuns. Or, la Grande-hrelagne ne dispose par elle- même que de 2 pour lût) de la production mondiale. 11 est vrai que la Mésopotamie est très riche en sources de pétrole: mais ces sources ne sercn' ttiis&i en pleine valeur 7 "? clans cinq ou dix ans. D'ici là, l'Empire risque de soulfrir d'une disette d'huile combustible, s'il ne se concilie pas les dispensateurs de ce précieux produit, SO.t la « Stand trd Oil compauy» am 'rit-aine, soit la « ({oyat tiulvh » hollandais". »

Mais il convient d'ajouter, et ceci vient à l'appui de ce que je disais plus haut, que la» Staulirl 0\.\ « teal de plus en plus à ne servit que ses clients pure- ment américains, dont les besoins grandissent tous les jours.

La belcique, l'escaut et le riiin. 159

III

Mais il est temps d'examiner se trouve, dans le litige hollando-belge, fintérêt français, que nous n'avons pas plus le droit d'oublier que celui de la pure justice..

Voyons d'abord noire intérêt militaire.

Que nous le découvrions, cet intérêt, et très évident, dans la rétrocession de la poche du Limbourg et de la place de Maëslricht à la Belgique, c'est ce dont on ne peut douter quand on jette les yeux sur une carte et aussi qu'on se souvient de ce qui s'est passé au début et au cours de la dernière guerre.

On sait que le large mouvement enveloppant de la droite des masses allemandes débuta, le 4 août, par la tentative de fran- chissement de la Meuse au pont de Visé, qui n'est qu'à trois kilomètres du fond de la « poche » limbourgeoise. Il ne semble pas que l'assaillant ait emprunté, celte fois, les routes du territoire néerlandais. En tout cas, et de son propre aveu tout récemment exprimé dans des publications militaires car en Allrmague on parle couramment de la prochaine guerre de revanche, l'ampleur du mouvement qui nous occupe se trouva réduite par la « couverture » que fournissait au Lim- bourg belge cette région neutre du Limbourg hollandais. Il est aisé de se rendre compte, par l'examen des voies ferrées et des routes qui viennent de la région rhénane comprise entre Cologne et Dusseldorf-Crefeld, que les Allemands eussent apparu beaucoup plus tôt devant Bruxelles et qu'ils auraient été bien moins gênés par la résistance de Liège, qui n'est qu'à 16 kilomètres du fond de la poche, s'ils avaient pu franchir la Meuse sur toute la partie de son cours comprise entre Maastricht et Roër monde, c'est-à-dire précisément en usant des voies d'accès du territoire qui fait l'objet du litige actuel. Aussi n'hésitent-ils pas à déclarer que la prochaine fois, il ne se mettront pas plus en peine de respecter la neutralité hollandaise, , au prime début des opéra- tions, qu'ils ne l'ont fait, en 1914, de la neutralité belge. Et cela d'autant mieux que la première n'est pas garantie par les Puis- sances, — Russie comprise, comme l'était la seconde.

« Simple fanfaronnade, dira-l-on peut-être; et d'ailleurs les Hollandais ne se laisseraient pas faire plus que les Belges... »

Fanfarons, certes, les Allemands le soûl; mais c'est qu'ils ne

1G0

REVUE DES DEUX MONDES»

peuvent se tenir d'annoncer à l'avance, ne fût-ce que pour étaler leur science stratégique et la profondeur de leurs desseins, le « schéma » des grandes opérations auxquelles ils se sont réelle- ment résolus. Nous étions, en 1914, avisés de leurs projets par leurs propres indiscrétions, autant que par des préparatifs qu'il est toujours difficile de dissimuler aux regards pénétrants d'ob- servateurs dévoués. Nous étions avisés; mais nous doutions. Nous n'admettions pas, surtout, ce dédoublement des corps actifs de chacune des armées ennemies mises en ligne, qui devait changer à notre détriment la balance des forces.

Ne faisons donc pas d'indications qui, d'ailleurs, répondent à des conceptions générales tout a fait justes. Les Allemands avaient, en août 1914, aussitôt connue la détermination anglaise, le plus grand intérêt à étendre rapidement leur droite jusqu'au Pas-de-Calais. Ils le sentaient bien et n'en furent empêchés que par le retard causé par les particularités de l'ordre géogra- phique que je signalais tout a l'heure et aussi par la généreuse résistance des Belges, de ceux de Liège, d'abord et surtout, mais aussi de ceux qui tenaient les lignes de la Geete et de la Dyle, l'année de campagne. Les Hollandais, dans le cas que nous étudions, en feraient-ils de même? Défendraient-ils leur Lim- bourg et barreraient-ils les chemins de la Meuse à l'envahisseur?

Non. Et tout simplement parce qu'Us ne le pourraient pas.

Répétons encore, car c'est décisif, que le système militaire de la Néerlande est depuis longtemps fondé sur la défense exclusive d'un noyau central comprenant les deux provinces de Hollande et d'Utrecht, ainsi qu'une .partie de la Gueldre. C'est Utrecht qui est le réduit de la triple enceinte fournie par les lignes d'eau et inondations de l'Yssel, de l'Eem et du Wecht. Or, de ce grand camp retranché à Maëstricht, il y a 120 kilomètres! Quant à la « forteresse» de Maëstricht elle-même, il est superflu d'en parler. Sa résistance durerait moins que celle de Namur. Or, elle com- mande le meilleur passage de la Meuse...

Voilà donc pour le Limbourg, véritable brèche ouverte au Nord-Est de la Belgique et, donc, au Nord du dispositif général de la défense française , dont la défense belge n'est que l'avancée.

Un mot, maintenant, de l'Escaut, d'Anvers et de la défense maritime de la Belgique.

Anvers, l'admirable port et la capitale économique du royaume est, comme Hambourg, comme Rouen, comme Bor-

LA BELGIQUE, L'ESCAUT ET T.F. RHtN. 101

deaux, fort enfoncé dans les terres. Il y a au moins une centaine de kilomètres, 60 mille marins, environ, entre ses quais et le débouché des passes de l'Escaut dans la mer du Nord. Eh bien! sur ces 100 kilomètres, NO appartiennent à la Hollande.

Supposons que les traités de 1815 aient donné à l'Espagne le littoral landais jusqu'à la Gironde, et au delà, de manière à faire de l'estuaire garonnais l'exclusive propriété de nos voisins du Sud-Ouest, et nous n'aurons encore qu'une imparfaite idée de l'extraordinaire situation faite à la Belgique par le traité de 1839, car enfin, si important que Bordeaux soit pour nous, Anvers l'emporte en ce qui touche les intérêts de nos amis.

Gomment l'Angleterre put-elle imposer, ei comment la France, qui venait délibérer du joug hollandais la forteresse même d'Anvers, put-elle accepter une solution aussi partiale et inique d'une question infiniment simple : « A-t-on le droit d'obliger la Belgique de respirer par une bouche étrangère? »

Pour expliquer celle inexplicable absurdité politique et éco- nomique, il faudrait une longue ('Inde des passions, il > préjugés et aussi, en ce qui nous concerne, des étranges faiblesses des hommes d'Étal de cette époque un peu lointaine. N'essayons pas de l'entreprendre. Nous aurions assez à faire déjà, je n'ai pu qu'effleurer ce sujet qui m'eût aisément entraîné hors du cadre de cet article, d'expliquer comment les « redresseurs de torts » de 1919 ont pu laisser subsister en juin après les avoir nettement reconnus en mars, ceux dont souffre un peuple qui s'esi sacrifié, en 1914, pour le droit et la liberté, qui a été jus- qu'au bout leur vaillant et fidèle allié et qui comptait sur leur justice, sinon sur leur reconnaissance.

L'affaire de la passe de Wielingen est venue, tout récem- ment, à la fois compliquer le conflit hollando-belge et l'expli- quer, en ce sens que s'y montre bien à plein la « mentalité » des dirigeants hollandais et de ceux sur l'appui de qui, visible- ment, ils comptent pour maintenir, pour aggraver» même sur un point, les stipulations de 1839.

La passe dont il s'agit, et qui est la meilleure des voies d'accès de l'Escaut à la pleine mer, longe la côte flamande pen- dant irie dizaine de milles, après avoir dépassé le méridien de l'embouchure du ruisseau de Zwind, limite des deux pays dans la Flandre « zélandaise. » Les eaux du Wielingen sont donc pure- ment et indiscutablement belges, à partir de cette borne-frontière..

TOME LVIII. 192Û. 11

462

REVUE DES DEUX MONDES.

Indiscutablement... Tel n'est pas l'avis du cabinet de la Haye et voici son argumentation, certes, bien inattendue : « Les Pays- Bas possédaient cette passe antérieurement à 1795 (ceci est déjà contestable, en soi) et les Puissances ayant voulu, par les traités de 1839, détruire l'œuvre de la Révolution française et rétablir la situation antérieure à 1795, la passe de Wielingcn doit être considérée comme faisant de nouveau partie des eaux territo- riales néerlandaises. »

Une telle thèse ne soutient pas l'examen. Les traités de 1839 ne portent pas un mot qui puisse justifier cette prétendue sou- veraineté de la Hollande sur le Wielingen : « Au contraire, dit un publiciste français bien informé, M. Georges Détry, la Hol- lande a reconnu, à plusieurs reprises, au cours du siècle dernier, qu'elle ne réclamait d'aucune manière l'exercice de ce droit de souveraineté... » Mais, bien mieux, « le 15 mai 1917, une barque belg ; ayant été capturée dans le Wielingen par un chalutier allemand sans qu'un garde-côtes hollandais qui se trouvait à pro- ximité eût cru devoir intervenir, le gouvernement de la Haye justifia son abstention par l'argument péremploire que la saisie avait eu lieu dans les eaux belges. »

Eaux belges, eaux hollandaises, la distinction n'est pas tou- jours facile, et les marins savent tous, par expérience, quels litiges peuvent provoquer de telles affaires. Mais c'est une raison de plus pour fixer d'une manière conforme au bon sens la question de principe dont découle tout le reste : c'est le thalweg de l'Escaut qui doit être, une fois pour toutes, adopté comme frontière des deux royaumes. Entoutcas, le méridien du « retran- chement » du Zwind doit marquer, deux balises bien visibles formant alignement pour le navigateur, la séparation, en ce qui touche le Wielingen, des eaux hollandaises et des eaux belges.

Et encore, L'intérêt français se confond avec l'intérêt de nos Alliés. L'expérience de la dernière guerre montre qu'en l'état présent des choses. Anvers étant fermé par les Hollandais, le ravitaillement immédiat de la Belgique ne pourrait se faire que par Ostende et Zéebrugge et principalement par ce der- nier port, parfaitement outillé ad hoc, ainsi que l'avait voulu le roi Léopold. S'il n'est possible d'accéder à Zéebrugge que par les eaux mal délimitées du Wielingen et « si la souveraineté hollandaise devait prévaloir sur cette passe, le seul débouché facile que la Belgique possède sur la pleine mer se trouverait

LA BELGIQUE, L'ESCAUT ET LE RHIN. 163

fermé. La Hollande aurait ainsi réussi... à embouteiller le grand port belge du littoral de la mer du Nord, comme elle a déjà embouteillé Anvers. » (1)

Tout aussi directement, en raison de la récupération de l'Alsace, la France se trouve intéressée à l'adoption des propo- sitions belges au sujet du tracé du canal du Rhin à l'Escaut.

C'est encore une question fort embrouillée par la com- plexité des intérêts en jeu. Car il ne suffit pas de satisfaire la Hollande, il faut satisfaire Rotterdam, rival d'Anvers (2), favori des Anglais et surtout des Allemands; il ne suffit pas de satis- faire la Belgique et Anvers, il faut satisfaire aussi l'industrieuse Liège, qui prétend justement avoir le plus commode accès à la mer ; et il faut encore favoriser les régions rhénanes des industries anciennes veulent vivre, de nouveaux bassins miniers veulent venir au jour, comme ceux, d'ailleurs, du Limbourg même et de la Campine belge, qui donnent de grandes espérances; et enfin, pour ce qui nous touche, nous, il faut assurer dans les meilleures conditions de sécurité autant que dans les conditions les plus avantageuses de durée de trajet et de prix de revient de la tonne transportée, le très grand trafic fluvial de nos provinces reconquises.

Or il est clair, sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans le détail d'études techniques, qu'il est de l'intérêt de la Belgique, et de la France, que le tracé de la section du canal comprise entre le Rhin et la Meuse soit le plus Sud possible; que si cette précieuse voie d'eau doit traverser la poche du Limbourg dit hollandais, d'effectives garanties de contrôle soient données à nos Alliés, qui ont les meilleures raisons du monde de mettre en doute la bonne volonté de leurs voisins; et encore, que si lu traversée en question doit faire aboutir le canal en aval de Maëstricht, la Meuse elle-même soit canalisée dans son passage, nu travers de l'enclave de la place forte hollandaise, de telle

(1) G. Detry, Temps du 27 mai.

(2j Rivalité ancienne, qui remonte au moins au xv* et au xvr siècle. Dès la tin île celui-ci, le gouvernement des Pays-Bas autrichiens, amputes des sept provinces hollandaises, voulait creuser un canal Escaut-Rhin, que l'on entre- prit, en elFet, en 1626, mais que les Hollandais ruinèrent par la force des armes, pour qu'Anvers ne nuisit pas à Rotterdam. Le traité de Westphalie, encore un traité « protestant, » mais dont la France d'alors tirait avantage contre la maison d'Autriche leur donna raison et même leur attribua momentanément les deux rives de l'Escaut en aval d'Anvers, tout comme le traité de 1839. Éternel jeu de balance des intérêts et des événements!...

164

REVUE DES DEUX MONDES.

sorte que la descente des chalands de Liège (et leur accès au canal Rhin-Escaut, c'est-à-dire à Anvers) ne soit pas entravée comme elle l'est aujourd'hui.

Malheureusement, les négociateurs du traité de Versailles, alors qu'ils pouvaient se contenter d'énoncer la nécessité du canal qui nous occupe et d'en décider le creusement, ont cru devoir en fixer l'origine au port rhénan de Ruhrort-Duisbourg, ce qui favorise singulièrement la Hollande et Rotterdam, au détriment de la Belgique et d'Anvers. En effet, outre que, se greffant sur le Rhin si loin au Nord, le canal s'allonge fâcheuse- ment, il coupe presque inévitablement la Meuse à Venloo, très en aval de Maëstricht, de la poche du Limbourg, des régions carbonifères de cette province et de la Campine belge; mais, de plus, arrivés à Venloo, les chalands rhénans, ceux de Stras- bourg compris, trouveraient avantage à passer du canal dans la Meuse et à descendra celle-ci jusqu'à Rotterdam.

Est-ce un résultat que nos conférenls français aient pu rechercher? Nous ne saurions le penser. Sans méconnaître, d'une part, le droit qu'ont les Hollandais défendre leurs intérêts dans cette âpre discussion, de l'autre, le charitable dévouement qu'ont montré leurs institutions philanthropiques à nombre de Français et de Belges, victimes de la guerre, il ne nous est pas possible, il faut le répéter, quoi qu'il en coûte, d'oublier de quelle façon le cabinet de La Haye a compris les devoirs de la neutralité et de mettre en balance, dans les résolutions que doit nous inspirer l'intérêt français, la recon- naissance de la charité hollandaise et celle des essentiels services que l'admirable Belgique a rendus, non pas à nous, seulement, mais au inonde entier.

Les constatations que j'ai faites au cours de cette trop brève étude, et aussi sans doute ces dernières réflexions, justifieront, j'espère, aux yeux du lecteur, ma conclusion qu'il convient de profiter de l'occasion qui se présente en ce moment pour la France, insuffisamment avertie l'an dernier, de revenir sur les erreurs qu'elle a laissé commettre à l'égard de la Belgique au sein de la Conférence de la paix, et d'appuyer désormais avec toute son énergie les justes revendications se confondent les intérêts des deux nations sœurs.

Contre-Amiral Degouy.

LA JUSTE PAIX

LA CAPACITÉ DE PAIEMENT DE L'ALLEMAGNE

I. LA FORTUNE ALLEMANDE AVANT LA GUERRE

Los Allemands remplissent le monde de leurs doléances au sujet du traité de Versailles, qui, prétendent-ils, leur impose une tâche au-dessus de leurs forces. Si nous nous reportons cepen- dant à quelques années en arrière, et si nous évoquons le sou- venir des années antérieures à la guerre, nous nous trouverons en face d'une attitude bien différente, et d'une tout autre éva- luation de leur puissance financière. A cette époque, les hommes d'Etat, les banquiers, les économistes d'outre-Rhin célébraient a ï'envi la fortune de leur pays, en soulignaient avec orgueil le développement merveilleux ; ils montraient les usines rhénanes et silésiennes disputant les marchés du inonde à l'Angleterre et ne cédant la première place qu'aux Etats-Unis; les banques ber- linoises marchant de succès en succès, absorbant à l'intérieur les vieilles sociétés provinciales, mettant leurs gigantesques moyens d'action au service de l'industrie et du commerce, rayonnant au dehors dans les deux Mondes, fondant des succursales ou des filiales sur les principaux points du globe ; les grandes compa- gnies de navigation de Hambourg et de Brème luttant contre les armateurs britanniques, organisant des lignes sur toutes les mers du globe, venant chercher le trafic des voyageurs et des marchandises jusque dans les ports français et anglais.

fl) Voyez la Rpvue des 15 mai. I" et 15 juin.

166

REVUE DES DEUX MONDES.

Les statisticiens se plaisaient à supputer les centaines de mil- liards auxquels s'élevait la fortune germanique. La Banque impériale publiait, à l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de sa fondation, en 1900, un volume dans lequel elle étalait complaisamment les chiffres qui attestaient ses progrès, les ser- vices rendus par elle au pays, notamment dans l'accomplissement de la réforme monétaire, l'organisation des virements sur toute la surface du territoire, la régularisation du taux de l'escompte. Les changes avec l'étranger, en particulier avec la France, l'Angle- terre, l'Amérique du Nord, se tenaient aux environs du pair; l'or circulait en Allemagne; les Prussiens et autres ressortissants de l'Empire voyageaient beaucoup, remplissant de leur fasle quelque peu tapageur les villes d'eaux et stations de plaisance.

Dans une étude publiée en 1913, sous le titre significatif : le Bien-être dn peuple allemand {Deutschlands Volks \Volilstand),\Q docteur Karl Helfferich, ancien directeur de la Deutsche Bank, qui fut, au début de la guerre, ministre de l'Intérieur, puis ministre des Finances en 1917, et vice-chancelier de l'Empire, célébrait en termes dithyrambiques la puissance économique de son pays.

Etudiant les éléments de cette prospérité, l'auteur rappe- lait tout d'abord celui qui est à la base de tous les autres, la population. L'excédent des naissances sur les décès en Alle- magne était, en 1913, de 13 pour mille; la population, qui en 1870 ne dépassait guère celle de la France, s'était augmentée des doux tiers et dépassait, à la veille de la guerre, 66 millions d'habitants. Le progrès industriel avait été d'une intensité extraordinaire : de 1882 à 1907, la puissance des machines en chevaux-vapeur avait quadruplé, passant de 2 à près de 8 mil- lions. Mais n'est pas la seule source d'énergie qu'emploient les usines modernes. Les entreprises d'électricité et de transport de la force à longue distance se sont multipliées en Allemagne, ainsi que les moteurs à gaz, les moteurs à pétrole pour automobiles et aéroplanes. La construction des machines y était florissante. M. Helfferich énumérait avec complaisance toutes celles qui sortaient des fabriques indigènes : machines pour l'industrie minière, pour la métallurgie, pour les textiles, le papier, pour l'agriculture et les industries agricoles, telles que distilleries, brasseries, sucreries. Il montrait la part prise par son pays dans la théorie et l'emploi des engrais ; il rappelait la richesse que cous- tituentses gisements de potasse, dont 1 1 millions de tonnes extraites

LA JUSTE PAIX. 167

en 1912 représentaient une Valeur de 230 millions de francs. L'Allemagne, avec ses écoles professionnelles, sa main-d'œuvre disciplinée, donnait l'impression d'une force productive consi- dérable. Elle comptait, eh 1907, près do 3 millions et demi d'exploitations industrielles, dont 3 millions employant de 1 à

5 personnes, 267 000 de moyenne importance (de G à 50 personnes) et 32 000 employant 51 ouvriers ou davantage. Parmi ces der- nières, 500 avaient un personnel de plus d'un millier d'hommes»; et en groupaient dans leur ensemble près d'un million. Ce déve-i loppement des grandes exploitations s'appuyait sur celui du capital disponible, qui favorisait ea même temps la constitution de sociétés de plus en plus nombreuses. En 1880, il n'existait en Allemagne que 2143 sociétés par actions ayant un capital de

6 milliards de francs. En 1912, on en comptait 4 712 avec un capital de 19 milliards. Les dépôts dans les banques dépassaient, à la même époque, 12 milliards, dans les associations indus- trielles, 4 milliards; dans les caisses d'épargne, 22 milliards : en an quart de siècle, l'ensemble de ces dépôts avait quintuplé.

Au point de vue agricole, la production avait fait de grands progrès : de 13 quintaux de blé a l'hectare en 1885, elle s'était élevée à 20 en 1912. Pour le seigle, alors que les emblavures ne s'étaient accrues que de 6 pour 100, la récolte avait progressé de 88 pour 100. En chiffres absolus, l'Allemagne venait en tête de toutes les nations pour la production . des pommes de terre (50 millions de tonnes) et au troisième rang pour»celle des céréales (15 millions de tonnes). Sa production de betteraves a atteint 15 millions de tonnes, fournissant 2 millions et demi de tonnes de sucre. Le nombre des animaux, sauf celui des mou- tons, s'était considérablement accru. Le bétail et les chevaux avaient augmenté d'un tiers, le troupeau porcin avait beaucoup plus que doublé. De 1887 à 1911, l'extraction charbonnière, houille et lignite, avait triplé, passant de 76 à 234 millions de tonnes; l'Allemagne venait, sous ce rapport, au troisième rang dans le monde, après les Etats-Unis qui, en 1911, produisaient 450 millions et après la Grande-Bretagne, qui en donnait 276 mil- lions. Le nombre des hauts-fourneaux allemands avait passé de 212 à 313; il en sortait 16 millions de tonnes de fonte, le quart de la production mondiale, .moins qu'aux États-Unis, mais 50 pour cent de plus qu'en Angleterre. Pour l'acier, la situation était encore plus brillante : l'Allemagne atteignait à la moitié

168

REVUE DES DEUX MONDES.

de la production américaine et dépassait de beaucoup plus du double celle du Royaume-Uni, 44 millions de tonnes contre 6 000.

M. Helfferich énumérait avec orgueil les millions d'ouvriers employés dans les diverses branches de l'industrie et montrait avec quelle rapidité, au cours du dernier quart de siècle, cette main-d'œuvre s'était multipliée. Au premier rang, il signalait les industries de la construction, occupant plus d'un million et demi d'hommes et travaillant sans relâche à édifier usines et bâtiments d'habitation. Il montrait le progrès des communications postales, télégraphiques, téléphoniques, qui avait doublé, triplé, qua- druplé, des chemins de fer, dont le réseau avait passé de 42 000 à 62 000 kilomètres, de la flotte marchande dont l'importance avait triplé et dépassait 4 millions de tonnes. Le commerce extérieur était, en 1912, de 25 milliards de francs, dont 14 à l'importation et 11 à l'exportation.

A ce tableau aux couleurs riantes, succédait une étude sur le revenu du peuple allemand, estimé à 57 milliards de francs. Ce facteur était examiné avec un soin particulier dans le principal des Etats allemands, celui chez lequel l'organisation financière était le plus perfectionnée. En Prusse, le nombre des habitants ayant un revenu inférieure 1 125 francs, limite à partir do laquelle l'impôt est appliqué, était de 16 millions, leurs familles com- prises ; tandis que celui des contribuables assujettis dépassait 7 millions et demi ;sion y ajoute les membres de leurs familles, on trouve qu'ils étaient 24 millions contre 16 de la première catégorie. M. Heltï'erich faisait remarquer que, dans la tranche des revenus de 1125 à 7 500 francs, le nombre des contri- buables s'était accru de 150 pour 100, que dans celle de 7 501 à 125000 francs, il avait doublé; que, dans la catégorie supé- rieure à ce dernier chiffre, il avait crû de 50 pour 100. Parallèlement, les salaires avaient doublé.

Passant au capital, l'auteur essayait de déterminer celui du peuple allemand. L'assiette de l'impôt complémentaire prussien, qui frappe précisément le capital, permet d'énoncer une esti- mation pour ce royaume ; en 1911, on l'évaluait à 200 milliards de francs, ce qui correspondrait pour l'Empire à 325 milliards. Mais de nombreuses additions devaient être faites à ce chiffre et le rapprochaient de celui d'un écrivain allemand, dont nous résumerons le travail un peu plus loin, cl qui arrivait à un total bien supérieur. x

LA JUSTE PAIX. 469

Un autre signe de prospérité que M. Helfferich relovait était le chiffre des émissions de valeurs mobilières, fonds d'Etat, obli- gations et actions, qui, de 4886 à 4943, ont atteint 68 milliards de francs, avec une moyenne annuelle de près de i milliards à la fin de la période. 41 faisait d'ailleurs remarquer avec raison que ce montant était loin d'être celui de l'accroissement annuel de la fortune nationale. Ce n'est qu'une partie de l'épargne qui se place en nouveaux titres ou qui va grossir les dépôts de banque et des caisses d'épargne. Bien des entreprises autres que les sociétés anonymes augmentent leur capital et leurs moyens d'action ; beaucoup de particuliers développent leur outillage en complétant leurs installations. Le taux de l'accroissement de la richesse générale, qui était de i pour 400 en 4943, avait atteint plus de 40 pour 400 en 4943.

Au cours des quinze années 4897-4942, alors que la popu- lation s'était accrue de 28 pour 100, le capital possédé par elle avait grandi de 50 pour 100 et la force productive du travail, en d'autres termes, la valeur du capital humain, avait crû dans la proportion de 50 pour 400. Si, d'autre part, on recherche l'em- ploi fait par les Allemands de leur revenu total de 57 milliards, on trouve que 9 étaient absorbés par les budgets de l'Empire et des Etats, 34 par les dépenses personnelles des habitants ; 14 représentaient l'addition annuelle au capital préexistant. Tels étaient les chiffres proclamés a la veille de la guerre par un des premiers financiers d'outre-Rhin qui, en les présentant à ses lec- teurs, s'écriait : « Voilà de quoi réjouir et exalter nos cœurs! L'Allemagne s'est élevée à un niveau qu'elle n'avait encore jamais atteint; elle s'est montrée égale aux plus puissants de ses concurrents. »

En même temps que M. Heltt'erich célébrait en tonnes pom- peux l'expansion économique de l'Empire, beaucoup de ses com- patriotes s'appliquaient a en calculer minutieusement 4es élé- ments. L'une des dernières évaluations de la fortune allemande faites avant la guerre l'a été par M. Sleinmann-Bucher, qui avait dressé une statistique en six chapitres divisés comme suit ;

Les propriétés mobilières et les immeubles bâtis, abstraction faite de la valeur du sol. Le total en était établi d'après les sommes pour lesquelles ces objets étaient assurés contre l'in- cendie. L'ensemble des polices s'élevait, déjà en 1905, à plus de 200 milliards ; l'auteur du travail faisait observer avec raison que

1*70 REVUE DES DEUX MONDES.

si certaines polices dépassent In valeur des objets, le contraire est vrai dans beaucoup de cas. En outre, le quart des mobiliers envi- ron n'est pas assuré et plusieurs centaines de sociétés d'assu- rances mutuelles ne figuraient pas dans la statistique officielle. On doit donc porter ce chapitre à 225 millions au moins.

La valeur du sol des villes et des campagnes . Dans les agglomérations urbaines, cette valeur dépasse souvent celle des constructions édifiées. D'autre part, les terrains qui constituent la périphérie immédiate des cités ont une tendance constante à la hausse, l'extension de ces dernières les transformant en ter- rains à bâtir. Or, depuis 4871, le nombre des grandes aggloméra- tions n'a cessé de croître en Allemagne : en 1905, sur mille habitants, il y en avait 100 dans des villes de plus de 100 000 âmes, alors qu'en 1871 il n'y en avait que 48, c'est-à-dire quatre fois moins. M. Steinmann Bûcher évaluait à 37 milliards le sol des villes de cette catégorie, et à 25 celui des villes a population moindre, au total 62 milliards. Il arrive au même chiffre pour la valeur du sol rural en comptant l'hectare à 1 200 francs, ce qui ne semble pas exagéré.

Le capital allemand placé au dehors et les fonds étran- gers possédés par les Allemands étaient estimés à 25 milliards. M. Steinmann-Bucher s'appuyait pour justifier ce chiffre sur les travaux de l'office impérial de la marine et ceux de M. Erich Neuhaus, qui, dès 1906, mettait en avant un chiffre de 20 mil- liards, rapidement accru au cours des années suivantes.

Les chemins de fer possédés par les divers Etats formant V Empire, notamment la Prusse, les mines domaniales, les bâti- ments publics, les ports, les canaux, 42 milliards.

Les navires, les marchandises en cours de route sur voies de terre ou d'eau, 5 milliards.

Les espèces métalliques, 6 milliards.

L'addition de ces six chapitres donne un total de 445 mil- liards de francs, auquel un Allemand, il y a huit ans, évaluait la fortune de son pays. Remarquons qu'il ne faisait pas entrer dans ce compte les titres de rente, les fonds publics, ni d'une façon générale, les titres de créances des habitants les uns vis-à- vis des autres. D'une façon générale, on peut dire que cotte estimation était modérée. Si quelques éléments de l'actif, comme les navires et les titres étrangers, doivent être actuellement ramenés à des sommes inférieures à celles de 1912, le sol les

LA JUSTE PAIX. i"i

bâtiments, les installations industrielles ont bénéficié d'une plus- value analogue à celle qui s'est manifestée sur tout le globe.

La fortune allemande représentait ainsi le double de l'esti- mation la plus basse que l'on faisait en 1913 de la fortune fran- çaise, 22.vi [Milliards; elle était encore supérieure <\r •"><> pour 100 à l'estimation la plus élevée, 300 milliards de francs. Est-il excessif de prétendre que notre pays a été plus atteint dans œuvres vives que l'Allemagne, et avons-nous le druit d'al'lirmer qu'elle est en mesure de fournir un effort supérieur au nôtre?

' H. LA SITUATION ACTUELLE DE L'ALLEMAGNE

Il semble d'ailleurs que des signes nombreux attestent la reprise de la vie économique de l'autre côté du Rhin.

Le lecteur qui parcourt les journaux allemands est frappé de l'abondance et de la variété des annonces qui indiquent l'activité des affaires. Ici on demande des directeurs pour des entreprises commerciales et industrielles ; la, des banques réclament dil chefs de services, des arbitrantes; des entrepositaires cherchent du personnel ; des négociants réclament des commis-voyageurs ; des fabriques de diverses régions font des offres alléchant.- ,i des ingénieurs ; des sociétés par actions s'inscrivent pour des chefs du contentieux; des parfumeries ont besoin de Spécialistes; ailleurs, c'est aux électriciens qu'il est fait appel. Voilà pour les personnes. Au point de vue des marchandises, il en est offert de toutes sortes : moteurs, verres à vitres, machines de tout genre, des kilomètres de conduites, des pneumatiques, des camions, des chaudières, des cigares, des machines agricoles, des seaux, des bassins. La Gazette de Francfort, Frankfurter Zeitung, qui est un des principaux organes de l'Allemagne du Sud, contient beaucoup plus d'annonces commerciales qu'avant la guerre. Est-ce le signe d'un marasme, d'une dépression écono- mique?

Certes, il ne faut pas considérer les cotes de bourse comme un indice incontestable de prospérité. Toutefois, la valeur attribuée par le public à certains titres, en particulier à des actions d'entreprises indigènes, atteste la confiance des capita- listes dans leur avenir et n'est pas sans rapport avec la situation générale du pays. Or, si nous comparons les cours de nombre d'actions de banques et de sociétés industrielles allemandes aux

l'ïâ REVUE DES DEUX MONDES.

dates des 1er septembre 1919 et 8 mai 1920, nous relevons des écarts dans le genre de ceux-ci :

1" sept. 1919 8 mai 1920

Actions du Charbonnage Harpener 1G5 278

Actions de la Compagnie de Navigation Ham- bourg-Amérique 101 472

Deutsche Bank (Banque allemande) i9i 303

Fabrique badoise d'aniline 329 655

Banque germano-asiatique 135 380

Phénix (Société industrielle) -1 SI 416

Il est vrai qu'au cours des huit mois qui forment l'inter- valle envisagé, la valeur de la monnaie allemande a baissé et que le mark s'est déprécié par rapport aux monnaies étrangères. Celte chute du change explique en partie les hausses énormes que nous enregistrons : il n'en est pas moins certain qu'elles ne se seraient pas produites, si la nation s'était appauvrie.

De nombreuses branches de l'industrie allemande sont pros- pères. Il suffit, pour s'en rendre compte, de voir les dividandes distribués par beaucoup de sociétés et les avantages consentis à leurs actionnaires sous forme de distributions de réserve ou de répartitions d'actions à titre de bonus. Considérons le tableau, récemment publié, d'une vingtaine de groupes d'entreprises, telles que constructions en béton, constructions de voitures, exploitations de lignites, tissages de laine et de coton, fabriques de crayons, de lampes, d'articles émaillés, d'allumettes, de cha- peaux, de linge, d'objets en caoutchouc, d'aciéries; les derniers dividendes pour plusieurs d'entre elles, se sont élevés jusqu'à 30 pour cent. En outre, au cours du seul mois de mars 1920, des attributions d'actions ont été faites pour une valeur de 163 mil- lions de marks. Les fabriques d'explosifs se sont particulièrement distinguées dans la distribution des dividendes : celle de Coeln liottiveillxient de distribuer l(i pour cent, la Siecjner-bynamit et la Rheinische-westphaelische Dynamit chacune 12,80 pour cent. A première vue, on ne concilie pas très bien ces bénéfices copieux avec l'obligation de désarmement qui a été imposée à l'Allemagne.

La métallurgie allemande travaille d'ores et déjà à moitié de sa capacité de production, tandis que la métallurgie française ne travaille qu'au quart. Ce rapprochement est éloquent et en dit long sur la situation respective des deux pays.

LA JUSTE PUX. 113

Nous avons l'impression que le peuple allemand tout entier organise une sorte de conspiration pour faire en ce moment le silence autour des chiffres de sa production, afin d'apitoyer l'étranger sur un sort beaucoup moins pénible dans la réalité que dans les descriptions qui en sont propagées à l'envi.

La population commence déjà à bénéficier d'une baisse de prix que l'on nous promet en France depuis quelques semaines, mais qui ne s'est encore fait sentir chez nous sur aucun article de première nécessité. Un télégramme adressé le 27 mai 1920 à la Gazette de Francfort annonçait qu'à Hambourg, à la suite d'importations considérables, une véritable panique s'était déclarée chez les négociants en gros. Ceux-ci s'efforcent de vider leurs magasins à tout prix, en dépit des pertes que leur infli- gent ces réalisations. Des trains se succèdent à Berlin, appor- tant des chargements de vivres. Les communes sont particuliè- rement atteintes par une baisse de 30 à 40 pour cent, qui déprécie dans cette proportion les stocks que les municipalités avaient accumulés. Les entrepôts regorgent de graisse, de mar- garine. Les légumes secs, le vin, le poisson ont baissé de moi- tié. Les boutiquiers qui, pendant la hausse, ne cessaient d'acheter, se retirent aujourd'hui du marché : leur abstention accélère la chute des cours. Voilà qui semble promettre aux Allemands des facilités de vie qui contrastent avec les embarras au milieu des- quels se débattent d'autres populations européennes.

Lorsqu'on voit dans les journaux des négociants en tabacs remplir des pages entières d'annonces de vente de cigarettes, lorsqu'on voit offrir des broderies par dizaines de mille, lors- qu'on voit les courses de chevaux reprendre à Berlin et ailleurs, on est en droit de se demander si les plaintes qui retentissent dans la presse sur la misère du pays sont bien sincères. Il semble tout au moins que les Allemands ne soient pas plus mal parta- gés qu'aucun des autres peuples qui ont été entraînés dans la guerre et que leur situation, si elle n'est pas exempte des soucis qui sont aujourd'hui le lot d'une partie du monde, soit en voie de s'améliorer.

III. LA PAIX QUE NOUS ECT DICTÉE L'ALLEMAGNE VICTORIEUSE

Pour juger équitablement la tâche qu'il est aujourd'hui légitime d'imposer à chaque nation, il convient d'élargir le

174

REVUE DES DEUX MONDES.

problème et de se demander ce qu'eût fait l'Allemagne victo- rieuse vis-à-vis des Alliés. Pour ce faire, nous ne sommes pas réduits aux hypothèses. Une abondante littérature a fleuri chez nos ennemis, dès avant la guerre, et surtout après qu'elle eut éclaté, qui ne nous laisse aucun doute sur leurs projets. Ces livres, ces brochures, ces innombrables articles do revues et de journaux, s'orientaient vers deux ordres d'idées à propos des- quels ils étaient unanimes. En premier lieu, ils demandaient que la guerre fût menée avec toute la brutalité possible ; il fallait non seulement détruire les armées et les flottes, mais ruiner de fond en comble les pays eux-mêmes, terroriser, décimer les populations civiles, les réduire en esclavage, anéantir les mai- soms, les usines, les mines, de façon à écarter, pour une longue période, toute possibilité de concurrence économique de la part des régions envahies et occupées par les armées allemandes. Le second objectif était une paix de conquête, de domination, qui assurât à la Germanie l'hégémonie du monde. Nous allons montrer, par un certain nombre de citations, cet état d'àme d'écrivains qui avaient tous adopté les théories du militarisme prussien et qui, affirmant la supériorité quasi-divine de leur race, proclamaient qu'il ne faudrait pas hésiter à détruire une capitale ennemie et ses six millions d'habitants, si cela pouvait épargner la vie d'un grenadier poméranien.

Cette absence de tout altruisme est le caractère dominant d'une mentalité qui est à l'antipode de la nôtre. Nous pouvons ouvrir au hasard les ouvrages qui traitaient des conditions de paix; il n'en est pour ainsi dire pas un seul qui ne parle d'annexions nécessaires. Alors que nous sommes toujours sen- sibles au côté sentimental des questions, les Allemands professent à son égard un mépris souverain. La brochure d'un M. Scholtz contenait le passage suivant : « Si nous avions le moyen de détruire entièrement la ville de Londres, ce serait plus humain que de laisser un seul Allemand perdre son sang sur le champ de bataille : une cure radicale est ce qui amène le plus rapidement la paix. Hésiter et attendre, user de douceur et d'égards, c'est une fai- blesse impardonnable. Une attaque brutale, qui ne tient compte «le rien, voilà la force qui amène la victoire. Que l'ennemi dise de nous ce qu'il lui plaira : la seule chose que nous ne vou- lons pas, c'est qu'au jour de la signature de la paix il puisse prétendre que les Allemands ont été les dindons delà farce. »

LA JUSTE PAIX. 175

C'est, en termes vulgaires, le commentaire des vers célèbres de Goethe :

Du musst steigen und geirinnen, Du musst siaqend triuwphiren ; Oder dienend unterliegen, Amboss oder Hum mer sein.

Tu dois monter et gagner, Tu dois vaincre et triompher; Sous peine de servir et d'être esclave, Il faut être enclume ou marteau.

Le 19 janvier 1916, le député Marlin déclarait au Reichstag que le peuple allemand ne permettrait pas à son gouvernement de restituer les territoires que ses armées occupaient alors. L'État- major ayant réalisé les neuf dixièmes des acquisitions prévues et auxquelles il ne manquait que Calais, Verdun, Belfort, Riga et Salonique, il n'y avait qu'à s'installer d'une façon inexpugnable sur les positions conquises et à préparer l'incorporation définitive à l'Empire de ces provinces arrachées à l'ennemi.

Dans la même année 1016, le docteur Bruno Heinemann et le docteur Neumann-Frohnau publiaient une brochure intitulée : Les territoires frontières ennemi* et. leur signification au point de vue de la vie économique allemande. Après avoir passé en revue la Belgique, la France du Nord et de l'Est, la Russie occi- dentale et ce qu'ils appelaient les portes de l'Orient , ils concluaient, sans chercher d'autres excuses, que ce qui est bon à prendre est aussi bon à garder. « Il convient non seulement, écrivaient-ils, de conserver les territoires occupés par nous jusqu'à la paix, mais de nous les annexer d'une façon définitive.de façon à conso- lider notre économie nationale par l'adjonction de ces terres qui lui conviennent. Si nous ne profitions pas de l'occasion présente, notre position dans une guerre future deviendrait beaucoup pins désavantageuse, car nos besoins d'aliments et de munitions seraient alors encore augmentés. Les conditions de paix devront donc assurer, pour un temps indéfini, l'avenir économique et poli- tique de noire pays. » II est aisé de comprendre ce que veut dire ce langage. Il suffît du reste «le se reporter aux chnpitresdu livre pour ne conserver aucun doute sur sa signification. « L'annexion des provinces russes de l'Ouest faciliterait beaucoup l'approvi- sionnement de l'Allemagne en denrées alimentaires : à cet effet, il conviendrait de reculer ses frontières jusqu'au lac Peipus.

176 REVUE DES DEUX MONDES.

jusqu'au Pripet et au Dnieper. M;iis cela ne serait pas encore suffisant : il faudrait occuper la Serbie, de façon à assurer un débouche à l'industrie du centre <le l'Europe : la Serbie est la portede l'Orient, de la Bulgarie, de laTurquie, de l'Asie-Mineure. Tous ces pays ont besoin d'être colonisés par l'Allemagne. »

An mois de juin 1918, à l'heure les Allemands s'imagi- naient toucher à leur bul, le comte de Roon, parent de l'ancien ministre de la Guerre qui joua un grand rôle sous le règne de Guillaume Ier, publiait dans la Gazette de Goerlitz le programme dont les ligues annexionnistes réclamaient l'application intégrale, et qui se résumait ainsi :

(( L'Allemagne a la force, qui lui a donné la victoire, non pour s'entendre avec ses adversaires, mais pour leur dicter ses condi- tions, qui sont : Pas de trêve, pas d'armistice, pas d'interruption de guerre sous-marine, refus d'écouter toute proposition de l'En- tente, tant qu'il y aura un soldat anglais en France ou en Bel- gique, et tant que les Allemands ne seront pas dans ou devant Paris. Annexion de la Belgique, en lui accordant l'autonomie administrative et intérieure. Annexion de toute la côte des Flandres jusqu'à Calais. Annexion des bassins de Briey et de Longwy, de Toul, de Belfort, de Verdun et des régions situées à l'Est de ces villes. Restitution a l'Allemagne de toutes ses colo- nies, y compris Kiao-Tchéou. Afin d'assurer la liberté des mers, l'Angleterre devra céder à l'Allemagne ses bases navales, ainsi que les stations de charbon que l'Allemagne désignera. L'Angle- terre restituera Gibraltar à l'Espagne. L'Angleterre cédera toute sa Hotte de guerre à l'Allemagne, rendra à la Porte l'Egypte et le canal de Suez, ainsi que tout ce qui appartient h la Turquie.

« La Grèce devra être rétablie sous l'autorité du roi Constan- tin dans ses anciennes frontières, telles qu'elles étaient avant le commencement de la guerre. L'Autriche et la Bulgarie se paiv tageront la Serbie et le Monténégro.

« L'Angleterre, la France et les Etats-Unis d'Amérique paie- ront tous les frais de guerre à l'Allemagne, au moins 180 mil- liards de marks, c'est-à-dire 223 milliards de francs, et livreront immédiatement les matières premières exigées par l'Allemagne. La France et la Belgique resteront occupées, aux frais de ces pays, par les troupes allemandes jusqu'à ce que toutes les condi- tions qui précèdent aient été remplies. »

Est-il nécessaire d'insister sur le contraste que présentent ces

LA JUSTE PAIX. 177

stipulations avec celles du traite de Versailles? L'Allemagne, dont le territoire était inviolé, demandait non pas la réparation de dommages subis, mais le remboursement, avec usure, de tout ce <[ d'elle avait dépense pour la guerre. Ce n'était pas le retour à l'Empire de populations fidèles qu'elle réclamait; elle s'annexait brutalement les territoires dont elle prétendait avoir besoin au point do vue militaire, sans se soucier le moins du monde de la volonté des habitants. Quant aux relations futures avec ses ennemis, elle ne daignait même pas s'en occuper Tout s'ar- rangera, écrivait M. de Roon ; réalisons seulement notre pro- gramme. »

Bien d'autres articles de paix ont été élaborés, au cours de la guerre, de l'autre côté du Rhin ; l'imagination des pangerma- nistes s'est abondamment exercée sur la gamme des clauses qu'ils se préparaient à nous imposer. Dès 1914, le fameux comte Bernstorff, ambassadeur à Washington, en énumérait un cer- tain nombre, telles que la cession à l'Allemagne de toutes les colonies françaises, de toute la France du Nord-Est, la suppres- sion de tous droits d'entrée en France sur les marchandises alle- mandes, tandis que l'Allemagne conserverait pleine liberté de frapper les marchandises françaises, la renonciation de la France au service militaire obligatoire, la destruction de toutes les for- teresses françaises, l'octroi de droits spéciaux aux brevets alle- mands en France, la renonciation par la France à toute alliance avec la Russie et la Grande-Bretagne, l'adhésion de la France à une alliance de 25 ans avec l'Allemagne.

Mais nous nous sommes promis de ne pas discuter ici de clauses politiques. Nous nous sommes volontairement cantonnés sur le terrain économique. Nous en avons assez dit pour faire éclater la différence entre ce qui s'est fait à cet égard à Versailles et ce que proposaient nos ennemis. Ce n'est pas eux qui, en cas de victoire, eussent inscrit des articles stipulant que le vainqueur devra se rendre compte de la capacité de paiement du vaincu, avant d'exiger de lui certains paiements. Non seulement ils n'auraient songé à rien de semblable, mais ils auraient dicté des conditions draconiennes, avec le secret espoir qu'elles ne seraient pas exécutables et que, par conséquent, les gages accordés eussent été retenus par eux; et ils auraient su prendre des gages pré- cieux et suffisants.

La question de savoir comment ils se feraient payer, en cas

TOME LVIH. 1920. 12

178

REVUE DES DEUX MONDES.

de victoire, était envisagée par les Allemands avec une netteté qui nous édifie sur la façon dont ils seraient arrivés à leurs fins. Voici ce qu'écrivai^ en 1915 le baron de Zedlitz-Neukirch, membre de la Diète de Prusse, qui exprimait l'opinion de la plupart des grands propriétaires fonciers, des industriels, des armateurs et des commerçants :

« Le total des indemnités de guerre et des pertes atteindra une hauteur presque fabuleuse... il sera impossible d'exiger la resti- tution entière de nos dépenses et «le nos pertes en valeurs escomp- tables. Comme, d'un autre côté, il n'y a rien qui puisse nous faire renoncer à cette restitution pleine et entière, il faudra nécessairement l'obtenir sous une autre forme. La restitution en argent pourra être remplacée par certains avantages écono- miques, propres à relever notre richesse nationale. Cela se fera par des traités de commerce avantageux, des concessions de mines, de chemins de fer. En dehors de cela, il faudra des acqui- sitions territoriales. Les gisements métallurgiques de la Lorraine française et de la Pologne russe sont le complément de nos propres exploitations minières. Trouver en tout cela la solution juste et utile, c'est certainement une tâche digne des plus nobles efforts. »

On devineceque le baron de Zedlitz-Neukirch appelle la solu- tion juste et utile, celle qu'il considérait comme digne de ses plus nobles efforts : elle consistait, pour l'Allemagne, à se faire payer non seulement les dommages, mais tous les frais de guerre. La somme une fois fixée, ce qui n'aurait pas été acquitté en valeurs escomptables, aurait été couvert par des annexions territoriales et des concessions multiples, destinées à parfaire le paiement.

Parmi les nombreuses publications qui, avec un cynisme naïf, ont, au cours de la guerre, révélé l'état d'àme des Ger- mains, citons encore la brochure du comte Reventlow, qui, sous ce titre significatif : Avons-nous besoin de la cote fla- mande? entassait argument sur argument pour démontrer que l'Allemagne ne pouvait vivre sans cette conquête. La nature, disait l'auteur, a mis tous les avantages stratégiques du côté anglais; il faut en conséquence appuyer nos défenses de la Baltique sur celles de la mer du Nord, sans quoi nous ne pour- rons avoir l'empire des mers.

D'ailleurs, ce n'était pas seulement le rivage que Revent- low réclamait, c'était toute la Belgique, sans kquelle, disait-il, il est impossible d'assurer la renaissance économique et l'indé-

LA JUSTE PAIX. 1T9

pendnnce du peuple et de l'Empire allemands. Tout le volume roule sur cette thèse, que la puissance navale allemande ne peut se développer pleinement qu'en ayant à sa disposition la cote belge, et conclut que, du moment il en est ainsi, aucune discussion ne saurait s'élever sur la légitimité de coite annexion. L'Allemagne a besoin d'établir -sa suprématie; celle-ci a pour condition l'empire des mers, lequel ne peut s'établir que s'il a sa base dans la métropole; les ports actuels de l'Allemagne sont insuflisants : elle prolongera donc son littoral jusqu'à Ostende et Zeebrugge. Les raisonnements s'enchaînent avec une naïveté déconcertante; le point de départ en est toujours le même : l'Allemagne prendra, en Europe et ailleurs, tout ce qui est de nature à assurer son hégémonie.

Pendant que le fougueux Reventlow publiait volume sur volume afin d'entretenir chez ses compatriotes l'ardente volonté de ce qu'il appelait les conquêtes indispensables, d'autres panger- manistes dressaient des statistiques destinées à les impressionner en leur montrant les conséquences do la paix, si elle ne se faisait pas selon les exigences de l'Empereur et de ses généraux. L'une des plus curieuses élucubrations de ce genre a paru en 1918 sous le titre de Deutschlands Lage beim Friede (la situation de l'Alle- magne lors de la paix) ; elle critique vivement la note du pape du 1er août 1917, dans laquelle le Souverain Pontife demandait l'évacuation de la Belgique et des territoires français occupés. Le passage le plus intéressant de cette brochure est celui elle établit le bilan de ce que serait la fortune publique, un an après la paix, dans les diverses hypothèses, envisagées. Au cas les Alliés seraient vainqueurs, l'auteur admet que l'Allemagne aurait à leur rembourser leurs frais de guerre à raison de 320 milliards de francs et les dommages causés à la France, l'Angleterre, la Belgique et la Russie à raison de 54 milliards Voilà le chiffre auquel nos ennemis eux-mêmes s'attendaient à être taxés! Ils savent aussi bien que nous que la somme des dommages s'est accrue depuis lors dans une proportion énorme. Leurs propres aveux font ressortir la modération du traité de Versailles. Il n'y a aucune espèce de comparaison à établir entre ce qu'il leur demande et ce qu'ils auraient exigé de nous.

Un des livres les plus caractéristiques de la mentalité alle- mande a paru à Leipzig en 1918 sous la signature de Kurd von Strautz et le titre de : Le but de guerre de notre peuple (Unser

180 REVUE DES DEUX MONDES.

voelkiches Kriegszicl). Il débute par une confession dont nous traduisons les premières lignes :

« Déjà comme écolier, je vivais sous l'impression de la der- nière guerre franco-allemande; grâce h un merveilleux ensei- gnement de l'histoire, reçu au gymnase de Jbachimstal à Berlin, je m'éloignai de la culture classique, qui néglige volontairement le nationalisme. Le rêve de ma vie était dès lors de voir éclater cette guerre de représailles (Vergeltungskampfy, tel est le nom que devrait porter la lutte actuelle, à laquelle je n'ai jamais cessé de croire, mais que je craignais de voir retardée indéfini- ment sous l'influence du déplorable optimisme pacifique (Frie- cletiïseligkeit) du gouvernement qui avait succédé à celui de Bismarck. J'ai lutté par la parole et par la plume pour cette guerre de vengeance {Rachekrieg), qui devait enfin rétablir les frontières de notre peuple et de notre empire, telles qu'elles existaient en 1552, et que nous avons successivement perdues à l'orient et à l'occident. Ni 1815 ni 1871 ne nous les ont rendues. Bismarck a inauguré, mais n'a pu achever notre relèvement, et après lui commença la décadence, que seule la guerre actuelle a pu arrêter. » Cette guerre, M. Strautz la salue avec des transports de joie. Il considère d'ailleurs que l'Allemagne, alliée à la Hol- lande, à la Belgique, à la Suisse, appuyée sur l'Autriche, sera un adversaire écrasant pour la pauvre France, préalablement dépouillée de la Lorraine, de la Flandre française, de l'Artois, du Cambrésis et de la Franche-Comté.

Nous aimerions savoir ce que pense aujourd'hui M. Kurd von Strautz et s'il se réjouit encore, avec la même allégresse, de l'entrée en campagne de 1914.

La littérature annexionniste n'a pas seulement été abondam- ment enrichie de publications signées d'auteurs allemands. Ces messieurs ont fait une recrue hollandaise. Un certain Hans Clockener, qui se dit lieutenant retraité des Pays-Bas, a écrit une brochure intitulée : Pourquoi et comment faut-il que l'Alle- magne annexe? Il y déclare que la guerre lui a fait comprendre qu'il appartient à la grande race. 11 plaint l'Allemagne d'avoir de si mauvaises frontières, notamment du côté de Belfort, que a l'insigne faiblesse de Bismarck eut le tort de laisser à la France en 1871. » La guerre de 1870 a fait l'unité allemande, celle de 1914 doit faire l'unité germanique, qui embrassera la Scandinavie, les Pavs-Bas, l'Autriche et la Suisse.

LA JUSTE PAIX. 181

IV. LES TRAITÉS DE BREST-LITOVSK ET DE BUCAREST

Pourquoi d'ailleurs chercher les preuves des desseins alle- mands dans la bibliothèque des écrits répandus par eux à profu- sion depuis nombre d'années? Ne suffit-il pas d'évoquer. le sou- venir des traités de Brest-Litovsk et de Bucarest dictés à la Russie et à la Roumanie? Lorsque les délégués roumains protes- taient contre la dureté des clauses auxquelles le vainqueur pas- sager les forçait de souscrire, celui-ci leur répondait : « Vous apprécierez la modération de l'Allemagne lorsque vous connaî- trez les conditions que les Empires centraux imposeront aux Puissances occidentales. »

Et cependant le premier des traités que nous venons de rap- peler, celui de Brest-Litovsk, signé le 7 mars 1918, enlevait à la Russie la Pologne avec 11 millions, la Lithuanie avec 9 mil- lions, la Livonie et l'Esthonie avec plus de 2 millions d'habi- tants; il détachait de la mère-patrie l'Ukraine, la Finlande et la Géorgie, que l'Allemagne reconnaissait soi-disant comme répu- bliques indépendantes, mais qu'elle soumettait à un véritable protectorat. En réalité, ces annexions plus ou moins déguisées plaçaient sous la domination allemande d'immenses territoires, peuplés de plus de 50 millions d'habitants.

Le traité de Bucarest, du 7 mai 1918, était plus perfide encore que celui de Brest-Litovsk. L'Allemagne affectait de ne réclamer aucun territoire; mais elle commençait par attribuer à la Bul- garie 4000 kilomètres carrés, et à l'Autriche la partie méri- dionale des Carpathes, de façon à rendre les frontières de la Roumanie indéfendables. Elle lui enlevait la Dobroudja, sou- mise dorénavant à un condominium dans lequel l'Allemagne avait la haute main : elle s'installait par dans le port de Constantza et s'assurait un débouché vers la Mer-Noire. La Hongrie, de son côté, entrait en possession des gisements pétro- lifères et des charbonnages de la région de Bacau. Plus au Sud, des redressements de frontières absorbaient les districts de Buzeu et de Prahova, se trouvent des centres industriels impor- tants; dans la région de Turnu-Severin, l'Allemagne accaparait les gisements de cuivre de Baia de Amara. Enfin, l'article 12 du traité de Bucarest stipulait que nulle obligation d'aucune sorte ne résulterait ni pour les territoires enlevés, ni pour les

182 BEVUE DES DEUX MONDES.

États qui les acquièrent, du fait que ces territoires ont appar- tenu à la Roumanie; la dette roumaine tout entière restait donc à la charge de la Roumanie, amputée d'une partie notable de sa population et de sa richesse.

L'Allemagne mettait la main sur tous les gisements pétroli- lères du pays, par l'intermédiaire de trois organes : la Société des établissements de l'industrie pétrolifère, destinée à englober les entreprises rivales; la Société commerciale à monopole, qui disposerait de la totalité de la production; la Société fermière des terrains pétrolif ères, qui devait s'emparer des sources même de l'industrie. Cette dernière, de nationalité allemande, recevait, pour trente ans, le droit exclusif d'exploiter tous les terrains de l'Etat roumain, à l'exception de ceux concédés avant le Ier août 1916, ainsi que celui de la recherche, de l'extraction et du traitement des huiles minérales, des gaz, de l'asphalte et des autres bitumes. Les terrains exceptés faisaient de plein droit, à l'expiration des concessions en cours, retour à la Société fermière. Le renouvellement de tous ces avantages était prévu pour deux périodes d'égale durée, si bien que, pendant quatre-vingt-dix ans, l'Etat roumain perdait la libre disposition de la partie la plus riche de son territoire. La Société commerciale, moyennant une redevance insignifiante de 3 lei 40 par tonne, à verser au gouvernement roumain, pouvait dorénavant ravitailler L'Aile- magne : celle-ci était représentée dans son conseil par des administrateurs appartenant à la grande métallurgie, l'indus- trie allemande des pétroles et la navigation transatlantique.

Toutes les précautions étaient prises du côté des chemins de fer. En Ukraine, les Empires centraux, sous prétexte de sur- veiller le transit des marchandises importées par eux, s'étaient réservé le contrôle des réseaux ; les troupes allemandes occu- paient les voies ferrées jusqu'aux frontières orientales. De la Russie, l'Allemagne obtenait le libre accès vers la Perse et l'Afghanistan. En Roumanie, un représentant de l'administra- tion allemande devait résider sur place et prendre en fait la direction de l'exploitation. Le réseau télégraphique roumain était misa la disposition de l'Allemagne; jusqu'en 1950, celle-ci devait conserver une station sur les côtes roumaines pour l'atterrissage de ses câbles sous-marins.

Ces diverses clauses constituaient des contributions bien autrement lourdes que ne l'eussent été quelques centaines de

LA JUSTE PAIX. 183

millions ou même quelques milliards d'indemnité. Le journal de Munich {Mnenchener Neueste Nachrichten), du 18 mai 11)18, reconnaissait que « ces indemnités de guerre indirectes faisaient la part très belle à l'Allemagne et qu'elle pourrait être satisfaite si elle arrivait à conclure la paix avec ses autres ennemis dans des conditions identiques. » Nous le croyons sans peine. Vis-a-vis de la Russie, on n'avait même pas cherché à garder l'apparence des ménagements : on exigeait d'elle une indemnité globale et forfaitaire de 6 milliards de marks, dont un quart serait payé par la fourniture de 245 564 kilogrammes d'or fin et 545 mil- lions de roubles en anciens billets de banque, un sixième serait acquitté par des marchandises, cinq douzièmes par la remise de titres de rente ; un dernier sixième resterait à la charge de l'Ukraine et de la Finlande.

Noos pourrions remplir encore des pages par l'énumération des avantages politiques, économiques, financiers que l'Alle- magne s'était assurés. En ce qui concernait par exemple les sommes et l'or déposés à la Banque impériale allemande pour le compte de la Banque Nationale roumaine, l'Allemagne déclarait qu'une partir1 de ces sommes et cet or ayant disparu par suite d'actes d'administration des autorités allemandes et ne pouvant être restituée, le solde resterait à Berlin en vue d'assu- rer le paiement des coupons de rente roumaine appartenant à des ressortissants allemands. Des traités de commerce, très favo- rables aux Empires centraux, étaient remis en vigueur; le libre transit était assuré aux marchandises austro-allemandes ache- minées vers l'Asie. En un mot, l'Allemagne n'avait reculé devant aucun moyen pour assurer son hégémonie dans l'Europe orientale; faisant de la Baltique et de la Mer-Noire deux lacs allemands, elle s'assurait la surveillance du Danube sur tout son parcours. Au Hambourg-Bagdad, dont la réalisation était, dès ce moment, rendue impossible par les succès militaires de l'Entente en Palestine et en Mésopotamie, elle substituait le Hambourg- Téhéran par la Roumanie, l'Ukraine et la Turquie.

Bien que les deux traités de Brest-Litovsk et de Bucarest aient été annulés par le pacte de Versailles, il était bon d'en remettre les clauses sous les yeux de nos lecteurs et de leur montrer comment l'Allemagne traite les vaincus. Il est impos- sible de rêver une mainmise plus complète sur leurs res- sources, une série de dispositions mieux calculées aux fins de les

184 REVUE DES DEUX MONDES.

asservir économiquement. Qu'auraient dit les Allemands si nous avions formé des sociétés françaises pour exploiter, à notre compte, pendant un siècle, les gisements des sels de potasse de Stassfurt, les charbonnages de la Ruhr et de Silésie ? si nous avions pris le contrôle de leurs chemins de fer, installé nos ingénieurs dans leurs ports? appliqué en un mot, dans le traité de Versailles, le système prodigieusement raffiné et à longue portée qui a dicté ceux de mars et de mai 1918 ? C'est alors que M. Keynes aurait eu beau jeu pour blâmer l'excès de notre sévé- rité et l'abus de la victoire. Mais que nous en sommes loin !

V. CONCLUSION

La Juste Paix ! Ces mots que nous avons inscrits au frontis- pice de notre étude lui serviront de conclusion. Nous ne récla- mons que notre droit, mais nous le réclamons tout entier, tel qu'il résulte des traités de Versailles, de Saint-Germain-en-Laye, de Neuilly-sur-Seine, du traité qui reste à signer avec la Tur- quie. Ces accords internationaux ont été discutés par les pléni- potentiaires les plus qualifiés, solennellement ratifiés par les autorités souveraines des pays intéressés. Jamais encore le monde n'avait vu un pareil groupement de nations, appartenant à tous les continents, se réunir pour prendre en commun des résolutions obligatoires pour tous.

La politique des Alliés est nettement tracée. Il n'est permis à aucun d'eux de combattre, ni même de discuter le traité de Versailles, puisqu'aussi bien c'est celui que l'on invoque cons- tamment et que ce qui est vrai de lui s'applique aux conven- tions signées avec les ex-alliés de l'Allemagne. Il n'est pas moins hors de propos de déclarer ces pactes insuffisants pour les Alliés que de les dénoncer comme imposant aux Germano-Turco- Austro-Bulgares des sacrifices démesurés.

Nous avons suivi M. Keynes dans son exposé, sans laisser dans l'ombre aucun des arguments qu'il invoque à l'appui de son opinion. Nous espérons lui avoir répondu sur tous les points. Nous nous retournons maintenant vers les Alliés, vers nos com- patriotes, et nous leur disons : « Voici un traité qui fait loi. Étudiez-en encore une fois les dispositions et pénétrez-vous-en.; C'est une œuvre humaine, donc imparfaite, mais elle est cons- truite avec méthode. Si elle est respectée, elle pourra, pendant

LA JUSTE PAIX. ISo

de longues années, servir de guide à l'humanité. La battre en brèche, c'est ouvrir la porte à de redoutables inconnues; c'est avant tout donner à l'Allemagne un prétexte pour se dérober à l'accomplissement de ses engagements. Quel est l'homme d'Etat qui oserait prendre cette formidable responsabilité? »

Le traité de Versailles est l'œuvre commune des Alliés. Au cours des longues discussions qui en ont accompagné l'enfante- ment, des divergences ont pu se produire, et se sont pro- duites en effet. Mais on est arrivé à un accord, après lequel toutes les oppositions de vues doivent disparaître. C'est la leçon profonde qui doit être dégagée de la paix, comme l'unité de commandement avait été celle de la guerre. Nous adjurons les grandes démocraties qui forment le nœud vital de l'alliance de se pénétrer de cette nécessité. Selon que la France, la Grande- Bretagne, la Belgique, l'Italie, la Boumanie, la Yougo-Slavie, pour ne parler que de l'Europe, seront unies ou non pour l'exécution du traité, la face du monde changera. Le vrai moyen d'assurer la paix, si ardemment souhaitée par la malheureuse humanité, c'est de montrer, à ceux qui doivent les réparations, le front uni de ceux à qui elles sont dues. Que pourront répondre GO millions d'Allemands aux 200 millions d'alliés (1), lorsque ceux-ci, sans haine mais sans faiblesse, réclameront ce qui leur appartient? Il est de l'intérêt même des Germains qu'ils ne puissent pas avoir de doute sur la volonté unanime des signa- taires du traité. La certitude qu'ils éprouveront à cet égard découragera les velléités de révolte que ne manquerait pas d'entretenir chez eux l'espoir d'une désunion entre les associés. Ils renonceront alors aux armements inutiles, parce qu'ils auront la conscience de leur infériorité vis-à-vis d'une coalition résolue à maintenir la paix. Ils porteront leur effort vers la constitution d'un budget, dans lequel il y aura place pour les dépenses nécessaires au développement de leur pays en même temps que pour les remises à faire aux Alliés.

Nous avons, au cours de notre travail, essayé de montrer la situation vraie des principaux belligérants au lendemain de la lutte. Si nous avons, une fois de plus, évoqué les ruines accu-

(1) France, 40 millions ;* Grande-Bretagne, 55; Italie, 38; Belgique, S; Pologne, 25; Boumanie, 16; Tchécoslovaquie, 12; Yougoslavie, 15; Grèce, 8. Au total, 217 millions d'habitants, sans compter les colonies ni les alliés des au'rès parties du monde.

186 REVUE DES DEUX MONDES.

mulées, ce n'est pas pour remplir le devoir douloureux de rappe- ler aux générations qui viennent les souffrances de leurs pères, c'est pour établir la comparaison entre vainqueurs et vaincus et pour prouver que ces derniers sont en état d'acquitter leurs obligations vis-à-vis de nous.

Nous aurions pu écarter cette idée qui ne serait évidemment pas entrée dans le cerveau de nos ennemis, s'ils avaient été les plus forts. Quels sont les généraux ou les hommes d'Etat prus- siens qui se seraient préoccupés, au moment de nous dicter un traité de paix et de fixer l'indemnité de guerre, de déterminer nos capacités de paiement? Non saulement ils n'auraient pas cherché à rester en deçà de cette limite, mais ils auraient su prendre, pour lu cas nous ne nous serions pas acquittés de l'intégralité de la contribution convenue, des gages substantiels, dont la conservation leur eût procuré des avantages considé- rable*. Nous ne trouvons rien de semblable dans le traité de Versailles, qui prescrit au contraire aux Alliés, déjà même avant d'exiger la remise des 40 milliards de marks or de bous qui doivent compléter les premiers 100 milliards à remettre par l'Allemagne, d'examiner si cette dernière peut assurer le service des intérêts et du fonds d'amortissement desdits bons.

C'est que se trouve le nœud du problème. Les rédacteurs du traité ont voulu faire œuvre non seulement de justice, mais d 'extrême modération, et ils ont subordonné l'accomplissement non pas de la totalité, mais de la première partie de l'œuvre de réparation, aux facultés du débiteur. Leur erreur a consisté en ce qu'ils se sont imaginé que la détermination de cette faculté est chose aisée, alors qu'elle est pour ainsi dire impossible. C'est un des problèmes les plus effroyablement compliqués qui se puissent poser devant un aréopage de diplomates ou d'hommes d'Etat, que celui qui consiste à vouloir chiffrer les sommes qu'un pays est en mesure de verser à ses créanciers. Outre que la statis- tique première et fondamentale qui permettrait de donner à une recherche de ce genre un point de départ précis n'existe pas, elle s'appliquerait, si elle pouvait être dressée à un jour déterminé, à des objets essentiellement variables. La fortune d'une nation change d'une année à l'autre ; la seule différence des récoltes, du commerce extérieur représente, en quelques mois, des milliards.

D'autre part, est-ce le capital ou le revenu qu'il convient de

LA JUSTE PAIX. 187

considérer? L'un est bien fonction de l'autre, mais, si l'évalua- tion de ce que possède une nation est déjà une tâche presque surhumaine, celle des revenus annuels de ses citoyens est im- possible, tant les divers éléments qui entrent dans ce dernier chiffre sont flottants, mobiles et, dans bien des cas, échappent à tout contrôle, à tout enregistrement officiel. Or l'ordre de gran- deur des sommes à payer pour les réparations dues aux Alliés est tel que le seul mode de paiement à envisager, tout au moins pour la majeure partie, est celui des annuités.

L'Allemagne, l'Autriche, la Bulgarie, la Turquie doivent s'acquitter au moyen de paiements annuels comprenant l'intérêt de leur dette et une fraction d'amortissement. C'est sur les revenus de la nation que ces annuités doivent être prélevées : elles consti- tuent une charge budgétaire. Alors se pose la question de savoir ce que doit être ce budget. Selon que les dépenses militaires qui, pour tout pays, en constituent une si forte part, seront plus ou moins élevées, des sommes plus ou moins considérables resteront disponibles. Il est évident qu'une nation qui a des obligations à remplir vis-à-vis d'autrui, n'a pas le droit de gérer ses finances comme elle le ferait en l'absence de tout engagement de ce genre. Elle doit s'abstenir de tout gaspillage, de toute expérience étatisle de nature à entraîner des débours anormaux, de toute poli- tique de conquête qui entlerait son budget; elle doit réduire son train de maison au strict nécessaire, jusqu'à ce que, s'étant acquittée vis-à-vis de ses créanciers, elle retrouve sa pleine liberté d'action. Qui ne mesure les sommes qu'une politique de cette nature, la seule qui soit admissible en la circonstance, lais- sera disponibles dans le budget de l'Allemagne? Le traité de Versailles a pris soin de limiter les effectifs militaires qu'elle est autorisée à entretenir : de ce chef seul, elle va réaliser une économie énorme par rapport à ses dépenses d'avant-guerre. lien sera de même pour la marine. Elle n'a plus de colonies et peut donc vivre sans cuirassés ni torpilleurs ni sous-marins; on voit le nombre de milliards que dégage cette transformation d'un Empire militaire et agressif en une démocratie ramenée à la raison.

Serrons les chiffres d'un peu près. La France, avec 38 mil- lions d'habitants, a un budget ordinaire de 20 milliards; la parité pour l'Allemagne avec 63 millions d'habitants serait de plus de 33 milliards. Mais il y a plus. Le chiffre de 20 milliards n'est pas celui qui représente les sacrifices de la France. Elle

188 REVUE DES DEUX MONDES.

a un budget extraordinaire de 1 milliards, dont beaucoup de cha- pitres sont appelés à se reproduire pendant de longues années et que, dès 1920, nous sommes appelés à fournir, ce qui porte notre total à 27 milliards. Dès lors, c'est 45 milliards qui représente- raient, pour la population allemande, une charge équivalente à la nôtre.

Voyons donc comment le compte s'établit : 3 milliards de francs devraient suffire aux dépenses d'un pays, dont le budget total, à l'ordinaire et à l'extraordinaire, ne dépassait pas ce chiffre il y a une douzaine d'années. En 4906, il était de 2 400 millions de reichsmarks, lesquels représentaient 3 mil- liards de francs. En admettant que la dépréciation du mark papier justifie une élévation de ce chiffre, il resterait une trentaine de milliards de revenu annuel. Les Alliés ont, pour leur créance, un droit de préférence sur cette ressource, qui, à elle seule, suffît à gager, au taux de 6 pour 100, un capital de 500 milliards, au taux de 5 pour 100, un capital de 600 milliards de francs. L'emprunt qui aurait une priorité sur ces revenus se placera peut-être à un cours qui se rapprocherait de ce dernier taux. La voie est dès lors tracée. Il y a lieu de faire créer par l'Alle- magne des obligations pour le capital de sa dette, dès que le mon- tant en aura été fixé. N'oublions pas qu'en principe elle doit être égale au chiffre des dommages constatés par la Commission des réparations : que celle-ci l'arrête par exemple à 300 mil- liards de francs, soit 240 milliards de marks or, cela ne cons- tituera encore qu'une charge annuelle de 12 milliards de marks or ou 15 milliards de francs, c'est-à-dire beaucoup moins que le revenu disponible : il y aurait une marge considérable pour la différence de valeur entre le mark or et le mark papier.

Ces calculs sont fondés sur l'hypothèse l'Allemagne ne serait proportionnellement pas plus imposée que la France, alors qu'envisager le cas elle l'eût été davantage n'aurait rien eu d'excessif. Quand nous supputons la moyenne des charges qui pèsent sur les contribuables français, nous comprenons parmi eux les infortunés habitants des régions dévastées, qui sont dans l'impossibilité matérielle de payer la plupart des taxes. La part des autres Français est aggravée d'autant; et c'est au chiffre ainsi rectifié et majoré qu'il y aurait lieu de comparer les impôts allemands, afin de savoir s'ils atteignent la limite minima fixée par le traité de Versailles,

LA JUSTE PAIX. 180

Les pages qui précèdent fournissant des points de compa- raison d'après lesquels il es! possible de faire une première évaluation des facultés contributives de l'Allemagne. Mais celles- ci ne peuvent être mathématiquement déterminées à l'avance. De même que pendant les dernières années du xixe siècle et les premières du xxe, la puissance économique de nos ennemis avait grandi à une allure extraordinairement rapide, de même il est vraisemblable que, dans l'avenir, leur fécondité et leur esprit de travail aidant, ils reprendront cette marche en avant dans la voie du progrès industriel et agricole, ils étaient si énergi- quement entrés.

Si, en l'année 1888, au moment Guillaume II montait sur le trône, un économiste prophétisant eût énoncé les chiffres de la production de l'Allemagne de 1913, on l'eût traité de visionnaire. De même aujourd'hui celui qui prédirait la facilité croissante avec laquelle ce pays pourra faire face à l'annuité des- tinée à éteindre en une période déterminée le capital de la dette des Empires centraux et de leurs ex-alliés vis-à-vis de nous, étonnerait beaucoup de ses auditeurs. Il est cependant probable qu'il aurait parfaitement raison. On a effrayé les imaginations timides par le chiffre des centaines de milliards auxquelles s'élèvent les dommages causés aux Alliés, comme s'il s'agissait de transférer d'un seul coup un trésor métallique de cette impor- tance du patrimoine des vaincus dans celui des vainqueurs. Le problème ne se pose pas ainsi. Il ne s'agit pas pour les Allemands de verser cette somme en une fois ; nous ne leur demandons que de s'en reconnaître débiteurs, et nous leur donnons ensuite un délai suffisant pour en régi ir l'intérêt et l'amortissement.

L'erreur fondamentale de M. Keynes et des trop nombreux lecteurs que ses développements ont égarés, a consisté à ne voir qu'un côté du problème et à ne jamais établir de parallèle entre les charges de l'Allemagne et celles des Alliés. Il a constamment raisonné comme si, dans le inonde de demain, la première allait avoir à soutenir la concurrence de peuples libres de toute dette, ne payant que peu ou pas d'impôts, se retrouvant, par un coup de baguette magique, en possession de leurs moyens d'action d'avant-guerre. C'est le contraire de la vérité. En ce qui nous concerne, nous Français, nous avons montré l'effort financier que nous accomplissons en ce moment même, et nous ne cesserons de répéter que l'Allemagne, en se bornant à établir

190

REVUE DES DEUX MONDES.

des impôts équivalents aux nôtres, aura amplement de quoi s'acquitter vis-à-vis de nous. M. Keynes, dans une préface qu'il vient d'écrire pour la traduction française de son livre, déclare que les événements qui S8 sont succédé depuis qu'il l'a écrit, l'ont convaincu que les évaluations qu'il a données des res- sources de l'Allemagne, loin d'être trop faibles, sont probable- ment trop élevées. Nous espérons avoir démontré le contraire : l'auteur anglais a singulièrement méconnu les forces écono- miques de nos ennemis. Il les a méconnues au point de vuo absolu et surtout au point de vue relatif. Il n'a établi de compa- raison ni entre l'agriculture ni entre l'industrie des Allemands et celles des Alliés et de la France en particulier. Il n'a pas ana- lysé le système liscal des Puissances dont il s'agit de faciliter le retour à une vie normale. Il n'a pas mis en regard les unes des autres les pertes en hommes, plus cruelles, en quantité et en qualité, chez nous que chez aucun autre des belligérants.

La Commission des Réparations n'a donc qu'à poursuivre son œuvre et à faire exécuter le traité de Versailles. Qu'elle accélère tout d'abord les règlements en nature, en commen- çant par le charbon. Qu'elle exige la remise totale des 100 milliards de marks or de bons, qui n'imposent à l' Alle- magne qu'une charge annuelle très inférieure à ses capacités de paiement. Qu'elle achève avant le 1er mars 1921, la détermination du montant par l'Allemagne. Qu'elle précise le mode de paiement de cette somme. Quand l'Allemagne connaîtra le total de sa dette, que chacun des Alliés pourra faire état des verse- ments qui lui seront garantis, un premier et grand pas aura été accompli dans la voie qui doit nous ramener à l'ère des budgets en équilibre et des finances normales. Plus nous étudions les clauses du pacte du 28 juin 1919, plus nous examinons la situa- tion respective de ceux qui l'ont signé, et plus nous croyons avoir le droit de proclamer, en terminant noire travail, que lo titre que nous lui avons donné est l'expression même de la vérité : « La Juste Paix. » A peine juste pour les vainqueurs, à qui elle n'assure qu'une partie des sommes dépensées et à dépenser par eux; juste vis-à-vis dos vaincus, à qui elle n'impose que des sacrifices qui ne dépassent pas leurs forces.

Raphaët-Georoes Lévy.

REVUE LITTÉRAIRE

LES CONTES DE M. PIERRE MILLE (1)

Un jour, M. Pierre Mille était à Constantinople. On le mena chez un hodja. Ce très saint homme avait passé quarante années dans une petite chambre de dix pieds carrés à méditer sur les attributs et la gloire de Dieu. Il y avait quant jite années que le très saint homme était là; et il continuait sa méditation. Dans la chambre, on ne voyait pas d'autres objets qu'une écuelle, une natte, un tapis de prières et le foyer dont les cendres étaient froides. Non loin de ce réduit, le paysage est le plus beau du monde, la Corne d'Or et les col- lines de Scutari, les merveilles de la lumière qui joue avec l'air et l'eau. M. Pierre Mille demanda au bonhomme s'il n'avait aucune envie de regarder ces merveilles et s'il n'admettait pas que la contem- plation d'une telle beauté, qui est l'œuvre de Dieu, fût en quelque sorte une prière; le bonhomme n'aimerait-il point à sortir, à se pro- mener et à voyager ? « De l'air patient que prend un maître avec un enfant qui ne comprend pas, » le bonhomme répondit : « Pourquoi faire? Regarde cette cendre, dans le foyer. Allah y est, puisqu'il est partout. Je regarde cette cendre. » Pareillement, on lit dans V Initia- tion de Jésus-Christ : « Que pouvez-vous voir ailleurs, que vous ne voyiez vous êtes? Voici le ciel, la terre, les éléments : eh! bien, c'est d'eux que tout est fait. Quand vous verriez toutes choses à la fois,

(1) Trois femmes (Calmann-Lévy). Du même auteur, De Thessalie en Crète (Berger-Levrault), Au Congo belge (Colin) ; Sur la vaste terre, Barnavaux et quel- ques femmes, La biche écrasée, Caillou et Tili, Louise et Barnavaux, Le monarque. Sous leur dictée, Nasr'eddine et son épouse (Calmann-Lévy) ; Quand Panurge res- suscita, L'enfant et la reine morte (Cahiers de la Quinzaine) ; Paraboles et diver- sions (Stock); En croupe de Bellone et Le bol de Chine (Crès).

192

REVUE DES DEUX MONDES.

que serait-ce, qu'une vision vaine? » Jules Lemaître avait besoin de se rappeler ces maximes d'une sagesse incontestable, pour redevenir casanier sans regret, quand la lecture de Loti l'avait tenté de connaître les pays estranges et d'agrandir par ce moyen son rêve de la vie.

Or, Jules Lemaître songeait : « Loti sera un des rares hommes qui auront habité toute une planète; moi, je mourrai n'ayant habité qu'une ville, tout au plus une province! » Mais, le chagrin que cette pensée lui procurait, Y Imitation l'en consolait, parce qu'au surplus il n'aimait pas le remuement. L' Imitation ni les propos ou l'exemple d'un hodja qui depuis quarante ans négligeait de regarder le paysage de la Corne d'Or pour contempler la cendre d'un foyer toujours éteint n'ont persuadé M. Pierre Mille, grand voyageur et qui s'est pro- mené par tous les chemins d'ici-bas. Il faut à la sagesse, pour nous convaincre, une coïncidence de ses maximes et de nos prédilections.

M. Pierre Mille a parcouru la « vaste terre, » l'Asie, l'Afrique ; et plusieurs de ses voyages lui mériteraient le renom d'un explorateur. Il a publié quelque douze volumes de contes charmants ou admi- rables; mais il est beaucoup plus fier de savoir que l'Atlas Yidal- Lablache fait, pour le Tonkin, mention d'un itinéraire de lui, dans la région septentrionale et vers la frontière de Chine. On doit compter, parmi ses œuvres importantes, deux études qu'il a données en 1899 et en 1903 aux très savantes Annales de géographie : l'une qui a trait aux Colonies juives et allemandes de Palestine, l'autre à divers projets de canaux de navigation et d'irrigation en Indo-Chine. Ce sont de remar- quables études, riches d'information nouvelle et de chiffres éloquents, dépourvues de toute ironie et de plaisante gaieté. A peine y recon- naît-on par endroits l'ingénieux écrivain dont le badinage est célèbre. Pour expliquer ce que furent, au commencement, les colonies alle- mandes qu'avait conduites en Palestine un Wurtembergfois nommé Hoffmann, prêcheur mystique et annonciateur du dernier jour, il les appelle des « couvents de gens mariés» ou communautés de « moines qui se reproduisent. » D'ailleurs, le gouvernement de Berlin ne négli- geait pas de seconder ces colonies plus ou moins religieuses, quel- ques centaines d'individus qui bientôt lui seront une base d'influence. M. Pierre Mille, voici vingt ans de cela, notait l'intrusion d'un élé- ment boche dans un pays nous avions de bonnes raisons de nous croire prépondérants. « Peut être la France... » ajoutait-il: et il invi- tait nos maîtres à profiter de cet avertissement.

Ses études relatives au Congo belge ont encore plus de portée. Il

BEVUE LITTÉRAIRE. 193

examine l'étonnante réussite du Congo belge, puis la valeur écono- mique du Congo français : il montre la faiblesse de nos arrangements administratifs et insiste sur la nécessité de créer de grandes exploita- tions commerciales et agricoles. Il trace le plan d'une politique fran- çaise coloniale, et non copiée sur la politique léopoldienne, mais qui aurait à ne pas méconnaître l'enseignement que l'expérience du voi- sin propose. Et, par bonheur, ce n'est pas mon affaire de discuter ses arguments et de savoir si l'on aurait suivre ses conseils. Mais il fallait noter ce caractère de son œuvre : elle est sérieuse et active d'abord.

Ne l'est-elle [dus, à partir du moment M. Pierre Mille, collabo- rateur aux Annales do géographie et l'auteur d'un essai sur la coloni- sation commerciale et industrielle en Afrique, devient un conteur des plus attrayants? Certes il change de gravité. Il semblera frivole quel- quefois et le sera plutôt en apparence que tout de bon. Les problèmes coloniaux n'auront pas fini de l'intéresser. Seulement, il lui plaira de les traiter d'une autre manière; et, par exemple, il chargera son magnifique Barnavaux, plein de bon sens et d'une compétence éprou- vée, d'énoncer quelques-unes de ses idées, avec un dogmatisme et un entrain que l'on n'ose pas montrer comme de soi.

A la terrasse d'un petit café sis au coin du boulevard Montpar- nasse et de la rue du Cherche-Midi, Barnavaux, sergent d'infanterie coloniale, et M. Pierre Mdle voient passer, qu'on traîne sur un fardier cahotant, la masse d'une statue énorme en plâtre et dont le sommet dépasse la cime des arbres : c'est pour le Salon d'automne. Et, sym- bole de la France occupée à civiliser un peuple barbare, un soldat de l'infanterie coloniale « relève de la main droite une petite négresse aux chaînes brisées, tandis que de la gauche il brandit un fusil mo- dèle 80. » Voilà votre portrait, dit à Barnavaux M. Pierre MUle; et ça doit vous faire plaisir. « C'est idiot! répondit Barnavaux; c'est com- plètement idiot! » Ce monument, du salon d'automne, ira orner une place publique, dans l'une de nos colonies africaines. Eh! bien, remarque Barnavaux, « quand on montre un blanc aux indigènes, il faut que ce soit un grand blanc, un chef, avec des galons, la croix de la Légion d'honneur, et qu'il ait une grande barbe, autant que pos- sible, la barbe étant ce qu'ils respectent le plus au monde, parce qu'ils n'en ont pas. » Et puis, quelle idée de représenter le peuple barbare sous les traits d'une femme? Ces Africains méprisent les femmes et ne comprendront pas que celle-ci soit l'image de leur patrie. Cette femme est nue. « Il n'y a pas un pays hors d'Europe, pour croire que tome lviii. 192U. 13

194 REVUE DES DEUX MONDES.

le nu soit une beauté; » les indigènes africains trouvent le nu obscène et matière à plaisanterie : une femme nue est, à leurs yeux, une pau- vresse ou une esclave de guerre. Alors, qu'est-ce que sera cette allé- gorie de la France très civilisatrice, pour un Peuhl ou un Bambara? Ce sera « Barnavaux quia fait captifs beaucoup bon, après avoir cassé village. » Et telle n'était l'intention généreuse ni de l'artiste, ni du gouvernement de la métropole. Le monument sera-t-il en marbre? iM le Bambara ni le Peuhl n'admettront que la négresse soit blanche. En bronze? Ils n'admettront pas que le blanc ne soit pas blanc. Barna- vaux raconte qu'à Saint-Louis du Sénégal on a dressé sur la grand'» place une statue en bronze de Faidherbe et que les soldats sénégalais la comprennent ainsi : le colonel Faidherbe était un noir, et qui a fait la guerre aux blancs ; il a cassé les blancs et, vous le voyez l'épée à la main, il menace la maison du gouverneur. Et Barnavaux, qui regarde le monument de la civilisation française brinqueballer sur les pavés du boulevard, conclut avec simplicité : « Si ça se casse avant d'aï river, ce ne sera pas un mal pour les colonies ! »

Bref, nos meilleurs gouvernements connaissent mal les colonies, ou bien ne les connaissent pas du tout. Et l'on commet mille bévues, faute de savoir. On ne sait pas, on ne sait rien. De telles erreurs suffisent à fausser toute l'administration coloniale, à saboter (pour ainsi dire) tout l'immense effort, coûleux. et qui serait facilement si fécond, de la France aux pays noirs ou jaunes. Barnavaux ne l'en- voie ] as dire à de gros personnages très ignorants et qui ont sou- vent de bonnes intentions.

Qui est Barnavaux? « C'est un homme que j'aime! Je l'ai trouvé pour la première fois sur ma route, et sur le sentier de la guerre, à Madagascar. Je l'ai revu au Soudan, puis en Crète, puis à Pho Ban, plus loin que tous les diables de la Chine, sur la frontière du Tonkin. Et si vous saviez comme il est terré sur le Savoir-vivre I Sommes- nous sans témoins : il cause avec moi comme un égal. Y a-t-il du moiiue : il me traite en supérieur. Et quand il est tout seul, il me méprise profondément pour toutes les choses que j'ignore et il est maître : voler des poules, acheter du riz à la foire d'empoigne, construire une case, en bambous, briques, pierres ou boites de sar- dines vides, faire ami avec les Sénégalais, qui sont les plus braves soh" i- de la terre, et pourtant taper sur les nègres, fabriquer des k.i us -ventrières de selle avec des mèches de lampes i pétrole, mon- ter à i iieval, mais préférer le palanquin, administrer des provinces, ->- ça consiste à faire rentrer l'impôt, dit-il simplement, tremper

REVUE LITTi-.nuui;

10:;

la soupe, manger tout ce qui se mange, et boire tout ce qui s boit, spécialement l'absinthe. » Qu'est-ce que Barnavaux ? Un bon me <j ni sai faire ce qu'il s'est promis de faire. Et qu'est-ce que Barnavaux? Le contraire d'un maladroit, M. Pierre Mille l'aime et l'estime pour eela.

C'est qu'à l'opinion de M Pierre Mille, telle que toute -on œuvre la révèle, la u .Iresse est, en ce monde, et. en Europ" aulant qu'ailleurs, la calamité la pir. : cette maladresse qui vient de ce que les gens sont lies mal informés les conditions de leur activité. Ils ae savent pas! Et, honnêtes parfois, ils courent le risque d'avoir plus J'inconvénients que des canailles. Ce qu'ils ignorent, c'est un peu toutes choses, et notamment les âmes de leurs partenaires ou de leurs ennemis, les âmes de leurs interlocuteurs. La conséquence : une administration coloniale à contre-sens; plus généralement, une quel elle inu le et absurde et la grande misère des amis séparés, des amants infidèles et des ménages tout en haine. Un beau jour, Bar- navaux s'est marié, ou peu s'en faut. Il a choisi pour compagne de sa destinée aventureuse une Louise, douce et bonne. Louise et Bar- navaux ont un enfant ; Louise et Barnavaux sont un excellent mé- nage. Mais l'enfant meurt; et Barnavaux a une sorte de chagrin qui est la sienne : Luuise a une autre sorte de chagrin. La tristesse a des nuances très fines que la gaité ne parait point avoir. Et, dès la mort de son enfant, Barnavaux ne souhaite que de s'en aller ; où. donc? n'importe où! On lui demande: «Barnavaux, pourquoi ne restez- vous pas avec Louise ? » Et il répond : « Je ne peux pas ! » Il aime cependant Louise plus que jamais. Seulement, il pense au malheur qui est arrivé : ça lui fait si mal qu'il a besoin d'en parler : à qui ? mais à Louise ! « Elle ne répond pas de la même façon ; elle ne pense pas les mêmes choses, quand nous pensons à la même chose... C'est à ce moment qu'on est le plus seul, parce qu'on suit son idée, qui ne peut pas être l'idée de l'autre. Je ne savais pas ça. Mais c'est sur ; et il est impossible que ce ne soit pas comme ça! » Et va-t-il abandonner Louise? Non, certes! « Seulement, on ne pourra se revoir que quand on aura perdu chacun le dessus de ses idées, le plus fort. Il en restera toujours assez, après, qui ne seront encore qu'à nous deux, pour qu'on soit plus pareil ens» ..<ble qu'avec tous les autres. » Barnavaux a de subtiles délicatesses du cœur et de l'esprit. Les mots lui manmeut pour exprimer tout le détaU de sa peine, mais non l'âme pour le sentir. Il a vu, dans les pays de la guerre continuelle, l'hostilité des peuples et des races ; et puis, rentré dans

196

REVUE DES DEUX MONDES.

son pays, il a senti l'étrangeté d'un être parmi ceux qui ont le mieux l'air de mériter le nom de ses semblables. M. Pierre Mille, qui est un peu l'élève de son Barnavaux et qui lui doit une part de sa philoso- phie, — mais Barnavaux lui doit l'existence, M. Pierre Mille, au retour de ses longs voyages, a peint de la même façon la polémique des races et le malentendu, presque toujours cruel et ridicule aussi, des âmes que l'amitié ou l'amour ne dispensent pas d'être igno- rantes les unes des autres.

Ce malentendu est analysé avec beaucoup d'art et une tendre jus- tesse dans La passion d' Amanda Mangin,le deuxième des contes qu'il a récemment réunis sous le tilre de Trois femmes. Cette Amanda Mangin est une jeune fille pauvre. Elle essaye de gagner sa vie en taisant, à la Bibliothèque nationale, des copies ou des traductions pour les érudits opulents. Et elle s'est éprise de l'un de ses clients, qui s'appelle André Snyder, et qui n'a point de méchanceté ni de perversité. Il ne l'aime point, à vrai dire; mais il est curieux d'elle. Amanda, ce qu'elle donnerait et ce qu'elle donne sans qu'il songe à s'en apercevoir, c'est tout un immense amour. Il aurait pitié d'elle : et elle ne veut pas de pitié. Elle disparaît. Elle va, s'établir à Cam- bridge. Et des années passent. Avant de partir, elle n'a pas revu André. Elle lui a écrit et l'a prié de l'oublier, de se marier : puis, quand il aurait une fille, ne voudrait-il, en souvenir d'elle et bien qu'elle ne demande que l'oubli, appeler cette petite enfant Amy, comme on l'appelait dans sa petite enfance? Vient la guerre, dix ans plus tard. André est tué. Elle l'apprend. Elle ne pleure pas : depuis longtemps, pour elle, André est dans l'éternité. Elle s'informe : André laissait une veuve et deux filles ; aucune de ses filles ne s'appelait Amy. Elle dit : « C'est dommage ! » Tout ce qu'elle a d'é- conomies, elle l'emploie à des achats de bijoux et de bonbons qu'elle envoie aux deux filles d'André, lesquelles ni leur mère ne savent que ces cadeaux sont d'elle et ne savent qu'elle existe. On lui reproche tant do libéralités qui l'appauvrissent. Elle sourit : « Je n'ai besoin de rien, » dit- elle. Et elle meurt, quelques mois après : dans le silence de ses derniers jours, elle disait seulement : « C'est bien ! C'est très bien, ainsi! » On la trouvait singulière; on ne comprenait pas, tout en l'aimant, qu'elle avait été malheureuse et qu'elle était morte de sa singularité.

Les peuples entre eux et les races, les amants et leurs maîtresses, les maris et leurs femmes, sont ennemis involontaires, à force d'étrangeté. Ce qui les sépare est l'ignorance ils sont les uns des

REVUE LITTERAIRE. 197

I autres ; c'est l'erreur qu'ils n'arrivent pas à ne point commettre : et c'est le mensonge.

La quantité de crime et de chagrin qu'il y a en ce monde résulte du mensonge. El M. Pierre Mille n'est pas un'de ces réformateurs qui se proposent d'amender le genre humain ni de lui rendre la vie à jamais délicieuse. Il ne compte pas corriger l'univers, j Mais tout ce qu'il a vu de fausseté par le monde lui a donné le goût très vif et la passion de la vérité. Son art de conteur est marqué de cette passion. Quand il examinait, en Palestine ou au Tonkin, les colonies alle- mandes ou le système des canaux les plus opportuns, il apportait à son étude la méthode la plus attentive et n'épargnait point une recherche méticuleuse. Dans la relation de son voyage au Congo belge, il a noté ce qu'il a vu, il s'est méfié de ce qu'on lui racontait et il écrit : « Je ne comprends que ce que j'ai vu. » C'est pour avoir vu, pour avoir compris et pour être sûr, qu'il a subi les dures fatigues des chevauchées, des marches et des navigations en pays

I redoutables. Au printemps de l'année 1897, il a suivi l'armée turque à la guerre et il a rapporté de son expédition 1res incommode ce charmant livre, De Thessalie en Crète, abondent lesbeaux paysages, les anecdotes significatives et les renseignements précieux. Il expli- quait la guerre et il n'a pas fait de la stratégie son étude particu- lière. Il exposait la situation créée par l'intrigue des diplomates et il n'était pas dans le dernier secret des chancelleries balkaniques. Du moins, disait-il, « je me suis gardé de rien tirer de mon propre fonds, ayant tâché seulement d'éviter les gens qui mentent. Je peins ou je répète ce que j'ai entendu, en classant les faits et les êtres, en les plaçant de façon qu'ils s'éclairent réciproquement. » La mise en contact des gens et des événements équivalait à une sorte de contrôle; et beaucoup de prudence donnait le plus de vérité possible. Conteur ensuite, il eut le même souci de la vérité. Il raconte, dans Bnrnavnuv et quelques femmes, l'histoire de Marie-faite-en-fer, une fille de rien qu'on a menée à Port-Ferry et qui là-bas continue d'être une fille de rien, mais une espèce de sainte aussi, dévouée jusqu'à l'héroïsme et bonne jusqu'à l'oubli complet de soi. C'est une extraor- dinaire histoire et telle qu'il y en a dans les vieux livres de légendes. « Et je ne veux pas affirmer qu'elle mourut d'amour. Il est très vrai qu'on meurt quelquefois d'amour; mais je ne veux rien dire dont je ne sois tout à fait sûr ; et si la grande passion pour le major Roger, que Marie-faite-en-fer entretint silencieusement dans son cœur, fut pour quelque chose dans sa fin, elle ne l'a jamais avoué à personne et c'est

108 BEVUE DES DEUX MONDES.

un spcrel qu'elle a emporté. » L'hagiographe de Marie-faite-en fer se forait scrupule d'ajouter à la vérité nul ornement et refuse d' « altérer par aucun mensonge une histoire si simple, l'on rougirait de mettre de l'art et des mots qui ne seraient pas tous vrais. » Dans le recueil intitulé Sur la vaste terre, il raconte une histoire de Chinois qu'on avait embauchés pour construire un chemin de fer au Congo et qui ont pris la fuite et qui, espérant trouver au bout de leur course africaine la Chine, se sont enfin perdus : « Il ne faut pas dire comment ils moururent, il ne faut pas écrire pour écrire. Ils sont morts, n'est-ce pas ? et voilà tout et ils allaient vers le soleil! » C'est une histoire vraie, que M. Pierre Mille a connue quand il voyageait dans le Congo belge : il l'a ensuite présentée sous la forme d'un conte ; mais il a un grand soin de ne pas la dénaturer. Plus que jamais il est content, s'il peut écrire : « Il n'y a rien dans ce qu'on va lire, que l'expression d'une chose vue, d'une chose nue. Aucune fiction, aucune péripétie: la réalité insensible et cruelle. » A cause de ce grand amour qu'il a pour la plus simple vérité, il juge sévèrement une certaine poésie et le romantisme. A propos de Louise qui sera bientôt la maîtresse de Barnavaux et qui ajourne l'échéance, il note que, l'on a beau dire, nulle femme ni même un homme ne tombe à n'être exactement qu'un animal : « Nous le saurions mieux, si nous n'étions gâtés par cent ans de littérature anti-humaine. » Et, à propos d'un petit garçon qu'il mène au bord de la mer et qu'il s'attend qui soit bien étonné devant cette infinité bleue, il note : « Cent ans de littérature romantique nous ont fait l'esprit assez faux... » Mais, le petit garçon qui n'est pas étonné remarque seulement que cette eau est une rivière qui n'a qu'un bord. Et voilà démenties les farces du lyrisme accoutumé.

Au romantisme, et l'on n'est pas juste pour le romantisme, en ce moment : ce n'est qu'un moment à passer M. Vierre Mille pré re la vérité. Il sait, d'ailleurs, ce qu'a son goût d'un peu bizarre et de paradoxal. Il a écrit, dans le Monarque, où. l'on voit d'aimables m i i honaux jouer gentiment avec le mensonge : « L'amour de ce qui n est pas, seule joie de ce misérable univers !... » Il a constaté que les enfants, les nègres et les poètes, les autres personnes aussi, ne font aucune différence digne d'être examinée entre un simulacre et la réalité. Car, dit-il autre part, « tout, chez nous, vient des mots; » et les mots sont les simulacres des idées ; et les idées sont les simu- la -l'es des choses; et nous sommes séparés des choses parle double simulacre des idé*s et des mots. Que faire ?...

M. Pierre Mille est-il un réaliste? Oui ; en quelque sorte ! Mais un

HE\ l H LITTERAIRE.

! 99

réaliste averti de la difficulté de son art. Au surplus, la plupart des romanciers que l'on appelle réalistes sont plus exactement des roman- tiques dépravés ou qui ont mal tourné. D'autres tâchent de peindre la réalité ; mais, s'ils ne l'ont que la copier, tout est perdu.

Le petit garçon que M. Pierre Mille a mené au bord de la mer possède un petit bateau grand comme la main, le fait voguer dans une llaque et lui inflige des tempêtes : « Des cailloux disposés par lui-même formèrent un port, des quais, des bassins; au large, il avait ménagé des récifs. En rapetissant les choses, il s'était efforcé d'en obtenir une image nette. C'est le procédé naturel de l'esprit humain. » Le petit garçon qui, sans le savoir, est un artiste, nous invite à ne pas méconnaître l'esthétique la plus recommandable et, en somme, les procédés de l'art le plus honnête. Il s'agit de voir, et non de copier tout au juste ; on n'y parvient pas : mais de rapetisser l'univers et de le mettre aux dimensions de notre intelligence attentive. Ainsi, nous atteignons le plus de vérité possible. Et M. Pierre Mille, qui ne dédaigne pas d'emprunter à son Barnavaux une part de sa philo- sophie, ne dédaigne pas non plus d'emprunter à ce petit garçon qui joue au bord de la mer les principes d'un autre jeu qui est le jeu de peindre ou d'écrire. Il n'a guère donné de romans ; ses quelques volumes qui s'appellent romans sont des contes liés ensemble par un stratagème narratif auquel je crois qu'il ne tient pas beaucoup. Un long roman supposerait qu'on a su attraper une grande étendue de réalité : quelle ambition, souvent déçue ! ou bien, ce qui manque de réalité auibentique, on l'a remplacé par de vaines supercheries ou imaginations. Le conte, si bref, a plus de chances de ne point offenser la vérité : il l'a rapetissée, je n'entends pas qu'il l'ait faussée, en la diminuant, pour la mieux peindre après l'aAroir mieux vue. Et les contes de M. Pierre Mille sont de la vérité courte et parfaite.

M. Pierre Mille, qui étudie le petit garçon que je disais, ne résiste pas au désir de le comprendre et peu à peu vient à composer une hypothèse trop compliquée. La mère de ce petit garçon le lui reproche et doucement lui dit: « A force de parler de Caillou... » c'est le nom de cet en'ant... « d'arranger ses mots, de raisonner dessus, de vous livrer à ce travail nécessaire mais si dangereux qui est le vôtre, et qui consiste à reconstituer la nature, à refaire un être tout entier avec les quelques fragments épars que vous en avez découverts, vous vous imaginez que c'est vous qui avez créé mon fils!... » En d'autres termes, un artiste n'a pas à copier seulement la nature, à copier des fragments épars de la nature : l'immense nature échappe aux entre-

^00 REVUE DES DEUX MONDES.

prises de l'intelligence humaine. Et la simple copie des fragments de la vérité n'est rien : ce qu'il y manque, c'est la vie. Et il faut donc que l'image soit une création. Mais alors le péril est de créer avec une désinvolture involontaire une image qui ne sera plus la vérité.

L'art demande une habileté à laquelle on serait fou de renoncer sous le prétexte qu'on s'est promis de ne pas intervenir, comme si l'on espérait donner ainsi d'une façon plus exactement pure la vérité que l'on a vue et prise. Mais il importe que cette habileté n'aille point à modifier la vérité. Voilà l'extrême difficulté de l'art auquel M. Pierre Mille se consacre.

Comment résoudre une telle difficulté? M. Pierre Mille est un observateur assidu. En outre, il sait que nous avons à craindre de voiler par notre méditation l'objet de notre examen. Pour éviter ce pire inconvénient, il se fie à la prompte divination que réussit assez bien l'esprit dès sa mise en contact avec la vérité. A ce (moment, l'es- prit n'a-t-il pas sa fraîcheur? Et la surprise l'a mis en éveil : il sait voir. Il devra ensuite élaborer les documents qu'il aura saisis d'un coup preste et heureux : mais il redoutera surtout de leur ôter leur vivacité. Un art qui réunit à la spontanéité la méditation, sans que l'une étouffe l'autre, une spontanéité intelligente, c'est l'art de M. Pierre Mille, il est passé maître.

Les images de vérité qu'un artiste réalise dépendent delà vérité, mais ne dépendent pas moins de l'artiste. Une image sur un miroir dépend de l'objet qui se reflète, et aussi du miroir : mais l'âme d'un artiste, si elle est un miroir, est un miroir qui compose, arrange et colore l'image. Conséquemment, une esthétique revient à être en quelque sorte une morale : tant vaut l'âme et tant vaudra l'image.

Or, dans une touchante et belle invocation que M. Pierre Mille adresse à un jeune homme qui est tombé enArgonne le 17 février 1915, il y a cette ligne : « Tu es tombé comme je t'avais, pour ma part, un peu appris à vivre : droit, fort, ironique et brusque. » Il me semble que ces quatre mots caractérisent très bien l'âme qui se révèle dans l'œuvre de M. Pierre Mille.

C'est une œuvre honnête et sans pusillanimité. Sur la terre vaste et qu'il a parcourue, M. Pierre Mille a vu beaucoup de tristesse et d'atrocité, la souffrance qui résulte des cblmats, et la souffrance qui résulte du travail, et la souffrance qui résulte de la sottise ou de la malignité humaine. En lisant ses livres, on éprouve le même chagrin qu'à lire l'bistoire : celle ci montre, dans la durée, le mal que les hommes ont fait aux hommes, quand les terribles conditions de la

REVUE LITTÉRAIRE. 201

vie humaine suffiraient au malheur de l'humanité; les livres de ce voyageur nous montrent, dans l'espace, le même et affligeant spec- tacle. Machine à explorer les siècles, l'histoire et, machine à explorer l'étendue, la géographie nous mènent à contempler la misère de notre destinée en ce monde. A Madagascar, Barnavaux fait la guerre, M. Pierre Mille a vu les beaux lataniers du Bouéni, forêt splendide et parée de lumière chaude. Seulement, il y a de l'or, au Bouéni : et l'or est l'ennemi des arbres. Et l'on arrache les lataniers pour fouiller la terre, « on les coupe pour boiser les galeries, on les creuse pour fabriquer les canaux l'or lourd s'accroche et brille, on les brûle pour faire de !a place, pour le plaisir, pour rien : car l'animal qui gas- pille et qui gâte le plus, ce n'est pas le singe, c'est l'homme. » Et, les pays M. Pierre Mille a raconté la dévastation de la belle forêt, il aurait pu les joindre à son recueil des Paraboles : ce qui resterait de bonheur à l'humanité, en dépit de la nature et des hasards, les hommes le dévastent. La peinture de la vie humaine que M. Pierre Mille nous présente n'est pas adoucie de fades illusions. Il a eu la force de dire ce qu'il a vu.

Il a eu la droiture aussi de ne pas farder en mal ce qu'il avait résolu de ne pas farder en bien. C'est ici qu'on le doit séparer de tant de réalistes qui ont poussé à l'horreur la peinture de la vie humaine... « Je le sentais près de moi, depuis quelques jours. Invisible et bien- veillant, il planait, frôlait, enveloppait... Je vous parle du printemps. Les premiers à savoir qu'il est chez nous, par un phénomène mysté- rieux, ce sont les objets inanimés... Et, après les objets inanimés, ce sont les infiniment petits qui sont avertis : les moucherons qui dansent au soleil, toute une poussière heureuse qui semble naître des herbes encore pâles et soutirantes... C'est le vent qui nous pré- vient d'abord, parce qu'il est grand voyageur, qu'il va très vite et qu'il thésaurise. Toutes les fois quïl a passé sur une pousse verte ou une petite fleur, il lui vole un peu de son haleine, va plus loin, et recommence. A la fin, quand il nous arrive, il est déjà très riche et, au premier rayon de soleil, tout ce qu'il porte en lui s'exalte... » Il y aie printemps et dans la nature et dans les âmes; il y a cette jeunesse renouvelée; il y a cette bonté soudaine. Et le printemps, comme le dur hiver, l'œuvre de M. Pierre Mille sait l'accueillir sans chicane.

Qu'est-ce que ce monde, rivalisent les Furies et les Grâces? Et comment le juger? Autant vaut ne le point juger. Mais il ne saurait nous laisser indifférents; et quel émoi éveille-t-il en nous? M. Pierre Mille nous propose l'émoi que Ton appelle ironie. Entendons ce mot

202 REVUE DES DE IX MONDES.

sans oublier que le jeune homme qui est tombé en Argonne avait reçu tout à la fois des conseils de force, de droiture et d'ironie ; c'est assez pour ennoblir un mot. Dans un des contes qu'il a écrits, pendant que no.> soldats se battaient, « sous leur dictée, » M. Pierre Mille montre uii Adolfus Merl, prisonnier badois, qui, le jour de Noël, reçoit une lettre de sa Luisa, et s'altendiit et ne le cache pas : « Les Français mettent un point d'honneur à dissimuler leurs sentiments profonds; '< i Allemands, à les manifester... » Ailleurs, il note « cet héroïsme de chez nous, qui n'oublie jamais, et même dans les plus cruelles cir- constances, le mot ironique et vaillant, cette habitude particulière à notre race, qui est très pudique et sentimenlale et ne veut pas l'avouer. » L'ironie est une sorte de pudeur qui préserve les sincé- rités les plus délicates ; elle est aussi une sorte de courage. Elle est une façon de plaisanter qui élude l'occasion des larmes. Et elle peut avoir de la brusquerie; mais elle n'a pas de brutalité.

Ce qui rend le plus charmante l'ironie de M. Pierre Mille est qu'elle dissimule, et pourtant laisse voir, une sensibilité merveilleusement fine et vite alarmée, cette inquiétude qui n'est que tendresse et pitié.

Son œuvre, qui a souvent une allure assez gaillarde, frémit sans cesse; et il faudrait l'avoir lue sans amitié pour n'y point deviner ce qu'elle avoue intimement et à demi-mot, cette mélancolie contre laquelle lutte et réagit l'indispensable gaieté.

Voici le monde, la terre vaste et ses habitants divers, univer- sellement déraisonnables et analogues par la déraison. Les sauvages afric ans ont de la ressemblance avec certains sauvages de notre société civilisée. La naïveté compliquée des enfants est d'une telle qualité, qu'à les regarder vivre vous croiriez « explorer un grand pays sauvage et frais. » En outre, ce monde est si vieux qu'après l'avoir visite vous dites : « Il n'y a plus au monde que le passé! » Ce monde est baroque ; il est absurde ; il est amusant et il souffre.

En tête de l'un des livres de M. Pierre Mille, En croupe de Bcllone, il y a un portrait de l'auteur. Los yeux rient comme des lèvres et, à l'extrémité des paupières, à leur commissure, des plis remontent qui donnent à la physionomie une étrange gaieté. Le sourire des lèvres est plus incertain : l'on n'est pas sûr que ce soit un sourire ; et la ten- sion des joues, que marque un rude accent des muscles, fait penser <[iie la bouche se serre afin de ne pas frissonner et trahir un émoi trop vif et tout proche des larmes.

André Beaunier.

REVUE DRAMATIQUE

Comkdie-Française : Juliette et Roméo, tragi-comédie en cinq actes el >ix tableaux, en vers, d'après Shakspeare et Lui^i da Porto par M. André Rivaire. Reprises : L? Monde l'on s'ennuie, d'Edouard Pailleron. Paraître, de M. Maurice Donnay. Odéon : Mademoiselle Pascal, pièce en trois actes par M. Martial Piéchaud. Théâtre des Arts : les Ratés pièce en quatorze tableaux par M. H.-R. Lenormant. Réjane.

Juliette et Roméo est un charmant spectacle, qui rappelle très agréablement /tornéo et Juliette. Le public lui a fait fêle et nous faisons comme lui. C'est une joie de voir se réveiller sous nos yeux tout ce monde poétique et reprendre corps et vie ces chers compa- gnons de notre imagination. Et c'est une manière de revanche d'entendre l'éternel duo résonner à nos oreilles, sans autre musique que celle du vers. Shakspeare a parlé divinement de la musique : elle est l'àme des mondes et il faut se métier de ceux que la musique laisse insensibles. Donc, aimons la musique et surtout celle de Gounod ; mais, elle aussi, la poésie a bien son prix, et, tout de même, un drame de Shakspeare est autre chose qu'un livret d'opéra.

Nous avons retrouvé, dans l'atmosphère de rêve et d'émotion qui les baigne à jamais, les scènes fameuses : la rencontre chez Capulet et le premier coup d'œil qui foudroie deux cœurs, Juliette au balcon, Juliette implorant l'alouette d'être le rossignol, Juliette au tombeau. Autour du couple que la mort a fait immortel, nous avons revu, dans sa prodigieuse exubérance de vie, ce grouillement de person- nages dont il n'est pas un qui ne soit pittoresque et qui n'ait sa saveur d'originalité. Les épées sont d'elles-mêmes sorties du fourreau : duels, meurtres et suicides ont ensanglanté la scène. Le moine a composé son narcotique et l'apothicaire a fourni son poison. Shakspeare mêlait volontiers le If agi que et le comique : le vieux Capulet est donc un barbon de comédie, et le rôle de Ja nourrice est

204 REVUE DES DEl X MONDES.

résolument tourné à la bouffonnerie, cependant que frère Laurent évoque cette religion que servait le curé de Meudon et qui est la religion de la nature. Les scènes sont ingénieusement découpées. La versification de M. André Rivoire est souple et souvent brillante : un morceau, la délicieuse fantaisie sur la reine Mab, ne va faire qu'un saut de la scène dans les anthologies. Tout cela, lieui eusement fondu, harmonieux, élégant, aimable, adapté au goût français et au goût de l'année 1920.

Cet éloge, que j'adresse en toute pinccrité à M. André Rivoire, enferme une part de critique. En intitulant sapièee Juliette et Roméo, M. Rivoire a voulu signifier qu'il ne se ho: nait pas au rôle de fidèle copiste. Il a eu soin de nous avertir que, s'il a beaucoup retenu de Shakspeare, il n'a pas laissé de faire quelque emprunt à Luigi da Porto. J'estime qu'il a eu tort. A quoi bon exhumer l'antique nou- velle qui ne fut jamais qu'une ébauche et ne vaut que pour avoir servi de thème initial au drame shakspearien? Pourquoi ressusciter ce mort qu'un grand poète a tué? Nous savons très bien par quelle lente élaboration s'est préparé, avant Shakspeare, le drame de Shakspeare. C'est l'habituelle genèse des chefs-d'œuvre. Une légende court. Un curieux de lettres la recueille et l'appelle à la vie de l'art. C'est ici le rôle d'initiateur qui appartient à Luigi da Porto. Puis commence la série des amplifications. Un fameux conteur, Bandello, s'empare du sujet qui est clans l'air et l'habille à sa guise. L'honnête Pierre Bois- teau lui-même, l'adaptateur français, y ajoute de son cru. Voilà réunis tous les matériaux qu'utilisera Shakspeare : rien n'y manque, et le fait est qu'il n'y ajoutera rien, sauf pourtant son génie. Mais alors l'évolution est terminée. Le destin des êtres adoptés par le poète est immuable. Désormais la vérité poétique est fixée, et elle vaut autant que la vérité historique. Il n'est pas bien sûr qu'aucune Juliette ait jamais habité la maison qu'on désigne pour avoir été la sienne, etpeut-être jamais nul vivant n'a-t-il rencontré aucun Roméo dans les rues de Vérone. Mais c'est un fait que Roméo s'est empoi- sonné au tombeau de Juliette et qu'à l'instant Juliette a rou- vert les yeux, son amant s'était endormi de cet autre sommeil, dont on ne se réveille pas; comme c'en est un que Manon est morte à la Louisiane et Virginie dans le naufrage du Saint-Géran, Nous n'y pouvons rien. Imaginer, comme l'avait déjà fait Garrick et toujours d'après Luigi da Porto, que Juliette se réveille auprès de Roméo expirant, et prêter aux amants de Vérone un suprême dialogue, c'est aller contre ce que nous savons tous de science cer-

REVUE DRAMATIQUE* 205

taine, et, par une erreur gratuite, altérer un fait dont la vérité est irrécusable.

Je n'ai garde de reprocher à M. André Rivoire de n'avoir pas dans l'ensemble de sa pièce, serré d'assez près le texte de Shakspeare et de nous en avoir donné une traduction souvent fort adoucie. 11 ne pouvait faire autrement, et les farouches partisans d'une traduc- tion intégrale et littérale le savent comme nous. Ils savent, par exemple, que le texte de Shakspeare est plein de gravelures et que le dialogue y abonde en plaisanteries d'un genre absolument impos- sible à faire admettre sur la scène française. Le théâtre est le théâtre : c'est dire qu'il y faut tenir compte du public. Et puisque Shakspeare a tenu compte des goûts d'un public mal dégrossi auquel il a fait toute sorte de concessions, la même loi s'impose à ses modernes imitateurs : ce n'est pas leur faute si le public d'aujourd'hui a été affiné par des siècles de culture. Il est vrai que le goût est chose variable et qu'il peut s'élargir, mais non pas au delà de certaines limites. On s'est beaucoup moqué du bon Ducis et de ce pauvre Letourneur; mais, en dépit de leur timidité qu'il est facile de railler, ces honnêtes lettrés ont plus fait pour acclimater Shakspeare en France que ses dévots les plus fanatiques et les plus bruyants. M. André Rivoire, à son tour, s'est montré homme de goût en se souvenant que la scène française a ses exigences.

Après cela, il se peut qu'il n'ait pas donné suffisamment l'impres- sion de cette violence qui est la marque des personnages de Shaks- peare. Ce sont des êtres entièrement dominés par la sensibilité, absorbés par la sensation du moment. La passion fond sur eux, soudaine et souveraine : ils lui appartiennent tout de suite et tout entiers. Ni combat, ni partage : pas de complexité et pas de nuances. Comparez les femmes de Shakspeare aux femmes de Racine. Allez voir, cela en vaut la peine, dans ce cycle de représentations raciniennes que donne la Comédie-Française, ces deux belles tragédiennes que sont Mme Bartet et M"ie Weber, jouer Andromaque et Hermione- Quelle richesse de psychologie dans ces âmes tourmen- tées ! Avec elles, nous parcourons tout le clavier des sentiments humains. Chez les héros de Shakspeare, la passion n'est pas plus violente, mais elle s'attaque à des âmes plus simples; elle est trop exclusive pour laisser place à côté d'elle à aucun autre sentiment. Roméo, tout énamouré de sa Rosaline, entre au bal chez Capulet et aperçoit Juliette. « Mon cœur a-t-il aimé jusqu'ici? Non. Jurez-le, mes yeux. Car jusqu'à ce soir je n'avais pas vu la vraie beauté. »

206

REVUE DES DEUX MONDES.

Juliette de même : ellf1 a font de suile livré ses lèvres à l'inconnu qui lui a tendu les siennes; après cela, elle s'infurine quel est ce jeune homme : « S'il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial. » Désormais ni famille, ni lois, rien n'existe pour les deux jeunes pens que leur amour. Quant au vieux Ca- pulet, au premier relus d'obéissance, il entre en fureur et vomit co tre sa fille bien-aimée les \ lus basses injures. Telle est chez ces grands ornants l'impulsion du désir que, plutôt que d*y sou- frif contrariété ou retard, ils aiment mieux mourir. Cette intensité donne au drame shakspearien son accent et sa couleur. Tout y est porté au paroxysme. Un y atteint à l'absolu. 11 n'en était ainsi, ni dans Luigi da Porto ni dans aucun de ceux à qui Shak penre a fait l'honneur de les piller, et c'es! la part de son génie Jeunesse, amour, beauté, cruauté du sort, y sont évoquées en images définiti- ves, et le conflit y est fixé sub specie asterni de ces grandes forces éternellement en lutte : la Haine, l'Amour et la Murt.

M. André Rivoire a trouvé pour personnifier sa Juliette, qui n'est peut-être pas tout à fait celle de Shakspeare, une exquise interprète. MUe Piérat a été, dans la scène du balcon, une très poétique appari- tion. Gracieuse d'une grâce un peu fragile, et souvent émouvante, son succès a été des plus vifs. M. Albert Lambert en Roméo et M. Paul Mounet en frère Laurent, ont été tels que nous avons cou- tume de les voir. On a fort applaudi M1Ia Dussanne dans le rôle de la nourrice; M. Roger Gaillard a été un élégant Paris, et M. Brunot un Mercutio très bien disant. Toutefois, dans son ensemble, l'interpré- tation n'a pas assez de cohésion. Pour ce qui est de la mise en scène combien je regrette certain décor l'on voit un couvent, tout de guingois, flanqué de deux cyprès qui semblent dessinés par un enfant! Fâcheuse concession à la mode de gaucherie qui sévit aujour- d'hui parmi nos peintres et nos illustrateurs. Et de même il est conforme au nouvel usage, mais il n'en est pas moins gênant que, presque tout le temps, la pièce se joue dans le noir.

Dirons-nous que la Comédie-Française vient de faire une belle reprise du chef-d'œuvre d'Edouard Pailleron : le Monde ion ien- nuie?. Mais le mot de reprise peut-il s'appliquer à une pièce qui, en réalité, depuis le 25 avril 1881 elle fut représentée pour la pre- mière fois, n'a jamais quitté l'affiche ? On put croire, au début, que son éclatant succès était pour une part à une admirable interpréta- tion, qui réunissait les noms de Got, Delaunay, Coquelin, Madeleine

REVUE URAMATIQUE. 207

Brohan, Beichemberg, Emilie Broisat, Jeanne Samary; et aussi que l'aetuahté du sujet, les polémiques soulevées, la malignité du public qui se plaisait à soulever les masques, n'y étaient pas étrangères. Depuis lors, le temps a passé. Les salons qu'on recommandait, en ce temps-là, aux candidats à l'Académie, se sont fermés. L'éblouissante pléiade d'artistes, qui restera célèbre dans l'bistoire de la Comédie- Française, a disparu. La pièce n'a jamais cessé de ravir un public qui l'applaudit pour elle-même. C'est un l'ait bien connu, rue Riche- lieu, que si d'aventure on est embarrassé et si. pour quelque cause que ce soit, la salle n'est pas aussi remplie qu'on voudrait, vite, on Temet sur l'afliche le Monde ton s'ennuie. Et le public de reprendre le chemin de la Comédie. L'accueil fait l'autre soir à cette pièce heureuse a prouvé une fois de plus l'action qu'elle exerce sur le pnhli Après quarante ans, elle n'a pas pris une ride. Tout de suite la salie est conquise, et ce sont jusqu'au bout des fusées de vire coupées par de jolis moments d'émotion. Il est impossible de dou- bler plus allègrement le cap de la sept centième.

Ce succès inépuisable et légendaire tient d'abord à cette raison, (pii eu vaut bien une autre, que Le Monde l'on s'ennuie est une œuvre achevée en son genre, une parfaite réussite. C'est ensuite que cette pièce d'un tour si moderne se rattache étroitement à notre tradition, et qu'elle est en intime accord avec notre humeur fran- çaise et même gauloise. C'est une tradition chez nous, depuis Molière, de railler les pédants et les savantes qui, pour l'amour du grec, sont tpntées de les embrasser. Cela date, notons-le, du jour où. ont pris naissance la vie de salon et l'art de la conversation. Cette vie de salon, nous en goûtons subtilement le charme. Cette conversation, qui est un art si français, nous en sommes tiers. Nos savants, nous voulons qu'ils sortent de leurs bibliothèques et de leurs laboratoires, pour se frotter au monde : avant d'être philosophe ou chimiste, il importe qu'on soit honnête homme. Et de plus en plus il nous plaît qu'une femme ne soit ni sotte ni ignorante, et qu'elle puisse causer d'autre chose que d'ennuis domestiques et de chiffons. Oui, mais tout est affaire de nuances et dans aucune autre affaire on n'a plus de chances de dépasser la mesure. Un salon peut être académique, à condition toutefois qu'il ne devienne pas une académie. Il est excellent qu'on y parle du livre qui vient de paraître et de la pièce en vogue : encore ne faut-il pas que la causerie y devienne conférence. Une femme instruite a beau avoir des clartés de tout, sur certaines questions elle manque de préparation, et, pour peu qu'elle s'y pâme, son

208 EL\ ! E I)!;- DEUX MONDES.

enthousiasme nous devient suspect. Un cours sur le bouddhisme convient au Collège de France, et les Tumuli ne sont pas des bibe- lots de salon. Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.

L'ennui! C'est vrai que nous en avons tout à la fois l'horreur et le respect. Non celles que nous méritions ce reproche de légèreté que nous adressent depuis plus de cent cinquante ans ceux qui vont prendre le mot d'ordre en Allemagne. Toute notre histoire prouve la solidité de notre bon sens et le sérieux de notre caractère. Mais nous détestons la solennité parce qu'elle est une affectation et nous redoutons l'ennui parce qu'il est en contradiction avec la vie : le langage courant ne dit-il pas qu'on meurt d'ennui? Nous allons d'instinct à ce qui est simple, naturel et vrai. Et nous fuyons comme la peste l'esprit de coterie et l'esprit de camaraderie, les réputations de petites chapelles et les hypocrisies intéressées, parce que nous sommes un peuple de franchise, de libre esprit et de belle humeur. C'est tout cela qui est au fond de nous-mêmes et tout cela que réjouit le dialogue du Monde Von s'ennuie sous sa forme légère, dans le pétillement de sa gaieté.

Et les personnages ont pour nous un air si familier! La duchesse de Réville, si jeune sous ses cheveux blancs, type de ces femmes d'autrefois qui avaient beaucoup vu, beaucoup appris et que l'âge avait rendues indulgentes, comme beaucoup de femmes d'aujour- d'hui! Suzanne de Villiers, évaporée et ingénue, innocente sous ses dehors d'étourderie, vraie jeune tille de chez nous! La petite sous- préfète que son espièglerie fournil si à propos de graves citations, et qui possède si bien ce don de la Française : l'art de s'adapter au milieu et de n'être nulle part déplacée! Et les autres, les ridicules, le savant dont le père avait tant de talent, le jeune poète au crâne dénudé, le philosophe qui confesse les dames, les plus méchants d'entre eux ne le sont guère : rien ne nous empêche d'en rire et rien ne vient gâter notre plaisir.

La nouvelle distribution ne saurait sans doute être comparée à l'ancienne ; mais elle est des plus honorables. La pièce est jouée dans le mouvement et, comme il convient, enlevée avec brio. Le succès a été tout particulièrement pour MllB Devoyod, qui, dans le rôle de la duchesse de Réville, a surtout souligné le côté hurlu- berlu, pour Mme Huguette Duflos, une sous-préfète très fine et pour Mllc Roseraie qui a dessiné avec beaucoup d'originalité la ligure de Lucy Watson. M. Fenoux a composé avec tact et mesure le personnage de Bellac qu'il s'est justement abstenu de pousser à

REVUE DRAMATIQUE. 200

la caricature, et M. Monteaux dans le rôle du sous-préfet a de la jeunesse et de l'esprit.

La Comédie-Française vient également de reprendre avec grand succès une des comédies les plus fameuses de M. Maurice Donnay. Paraître est, dans l'ensemble du théâtre de M. Donnay, une œuvre un peu à part. 151 le est d'une note plus âpre, d'un dramatique plus violent. Ce que nous avons coutume de goûter chez' le charmant écrivain, c'est la grâce nonchalante, l'ironie à fleur de peau et qui n'a pas l'air d'y toucher, la mélancolie qui s'arrête au seuil de la tris- tesse, le mélange de l'observation et la fantaisie, avec beaucoup de gaieté bon enfant. Et tout cela se retrouve dans les conversations qui peu à peu dessinent l'atmosphère de Paraître, comme dans les épi- sodes ingénieusement jetés sur la trame de l'action. Mais cette fois c'est à un des plus graves malentendus sociaux que l'auteur s'est attaqué et il a abordé une situation qui, telle qu'il l'a posée, ne pou- vait se dénouer que tragiquement.

Le jour où, comme dans les Voitures versées et dans // ne faut jurer de rien, le jeune et riche Jean Raidzell est recueilli chez les Marges, pour y être soigné de ses blessures, le malheur entre avec lui dans ce paisible intérieur. Les Marges étaient d'honnêtes bour- geois qui vivaient modestement et jouissaient de leur médiocrité; du jour ils respirent l'air de la richesse, ils vont être entraînés dans le tourbillon, affolés par îa détestable manie de paraître. Juliette Marges a eu le tort de trop bien soigner Jean et d'être trop jolie sous le petit bonnet d'infirmière. Revenu à la santé, le blessé épouse la Dame blanche, huit ans avant la guerre... déjà! Bientôt ce richard oisif et qui s'ennuie, cherche à se distraire avec une femme de lettres. Le mal ne serait pas grand, mais voici surgir l'autre danger. La belle-sœur de Juliette, l'avide et astucieuse Christiane, n'est devenue la maîtresse de Jean qu'avec le projet bien arrêté d'en faire un jour son mari. L'affaire est en bonne voie. Mais quelqu'un vient troubler la fête. Au moment où, sous le ciel méditerranéen, les deux amants cueillent les roses de la vie et baptisent celles des horticulteurs, Paul Marges, le mari de Christiane, ayant tout appris, saute dans le train et au débarqué loge une balle dans la poitrine de Jean Raidzell... A cet instant, la pièce est finie et j'estime que M. Maurice Donnay a tort de faire relever la toile sur un épilogue douloureux. Mieux eût valu nous laisser sous le coup de l'émotion causée par ce brusque dénouement.

TOME L.V11I. 1920. 14

210

En VUE DES DEUX MONDES,

M1,e Valpreux est excellente dans un rôle de femme honnête, rési- gnée et triste, dont la vertu ne va pas sans un peu de raideur. M"e Ventura a très adroitement dessiné le personnage de l'artifi- cieuse Chrisliane, et M,le Bovy a bien dit son effroyable récit d'adul- tère et de chantage. M. Léon Bernard, dans le rôle du baron, est parfait de rondeur et de bonhomie. Et M. Georges Le Roy, dans celui de Jean Raidzell, a bien fait sentir le peu de consistance et l'irrésolu- tion du personnage.

A l'Odéon Mademoiselle Pascal est une pièce intéressante qui ne prétend pas à être une pièce gaie. Nous sommes dans un milieu de bourgeoisie provinciale. Mlle Pascal a jadis épouser son cousin de Vayres qu'elle aimait et dont elle était aimée. Elle s'est heurtée à l'opposition de ses parents. Elle s'est sacrifiée. Ce cousin vient de mourir. Mllc Pascal est allée à l'enterrement, à Paris; elle en ramène le jeune de Vayres, un adolescent, et l'installe chez ses parents. Nous ne cloutons pas un seul instant que ce jeune homme ne soit son fils, et toute l'action consiste en effet à amener l'instant mademoiselle sa mère lui dira « Mon fils » et il se jettera dans ses bras en l'appelant « Ma mère, » comme aux plus beaux jours de Marie Laurent. Mais alors ce fils retrouvé s'éprend d'une jeune Améri- caine. MUe Pascal est toute prête à s'embarquer avec le jeune couple pour le Nouveau Munde. Le jeune couple montre moins d'empres- sement à l'emmener. Donc, une seconde fois Mile Pascal se sacrifie. Vraisemblablement ce ne sera pas la dernière. Car chacun a son lot ici-bas. MUc Pascal a choisi sa part, et ce n'est pas la meilleure. Drame bourgeois un peu languissant, très larmoyant, mais qui témoigne, chez son auteur, de réelles qualités dramatiques. Nous avons fort applaudi MllL Jeanne Rolly, très émouvante dans le rôle de M"" Pascal, M. Debucourt et Mn« de Fehl.

Au Théâtre des Arts, la pièce de M. Lenormand, qui déjà, à ce même théâtre avait donné les Possédés, est toute imprégnée de ce genre spécial d'amertume et de pitié simpliste que le roman russe mit naguère à la mode. Les Ratés qu'il nous présente, ce sont ceux du théâtre, depuis l'auteur méconnu jusqu'au musicien « synthé- tique» qui finit par tenir le piano dans un beuglant. Mais celti galerie de bohèmes est-elle bien de chez nous? Les nôtres, de Delobelle à Brichanteau, ont plus de bonne humeur. L'inconscient nihi- isme des personnages donne ici à l'œuvre une couleur d'exotisme

REVUE DRAMATIQUE. 211

qui, en nous dépaysant, nous d 'concerte. M. Lenormand s'est trop souvenu de Dostoiewski et de Tolstoï, dont on s'aperçoit au- jourd'hui que ce n'étaient pas de très bons maîtres à penser.

Ses deux principaux personnages sont anonymes : Lui et Elle. Lui, un poète qui a réussi à se faire jouer dans un théâtre d'avant- garde, mais qui, pour n'avoir pas voulu se plier à certaines « conces- sions, » est resté pauvre et vit uniquement de quelques leçons au maigre cachet. Elle, une artiste qui n'a jamais décroché l'engage- ment rêvé. Un camarade propose à la jeune femme de faire partie d'une tournée de six mois qui lui vaudra, sinon la gloire et la fortune, du moins le pain quotidien. Elle accepte, mais à la condition que son poète l'accompagnera, abandonnera ses leçons pour la suivre de ville en ville. Il n'y consent pas sans quelque résistance. D'ailleurs, la misère l'effraie et le révolte plus qu'elle, résignée à tout accepter pourvu que rien ne la sépare de celui qu'elle aime. C'est une de ces âmes en qui l'amour ne progresse que sous l'aiguillon de la pitié. « Je ne sais pas, se demande -t elle avec une mélancolie qui la peint tout entière, si une femme peut aimer un être heureux. »

La tournée part. Nous retrouvons le couple à Bar-le-Duc, aux prises avec les pires soucis. Cinquante francs pour vivre à deux pendant quinze jours, c'est peu en ce temps de vie chère. Affolée, la malheureuse femme consent à recevoir dans sa loge les « hom- mages » d'un spectateur provincial qui l'a remarquée. Elle sevend, par devoir. Quand le mari apprend cette vertueuse trahison, d'abord la pitié l'emporte. Il pardonne. Mais l'horrible souvenir l'obsède malgré lui. Il se met à boire, pour oublier. Un jour, dans leur chambre garnie, une crise de delirium le pousse au crime. Il tue son infortunée compagne et se suicide d'un coup de revolver au moment la police vient l'arrêter.

Drame qui vaut surtout par l'analyse subtile de deux âmes misé' râbles, trop avilies l'une et l'autre, semble- t-il, pour éprouver vraiment le dégoût de leur déchéance. La prostituée par amour est terriblement « vieille guitare, » et nous aurions quelque peine à nous intéresser à ces deux épaves, si le talent des interprètes, l'artiste russe tieorges Pitoëff et Mme Kalff, ne les campait avec une saisissante vérité d'expression. En somme, spectacle très russe. La pièce fut-elle écrite au temps nous avions quelques illusions sur l'âme slave? On le souhaiterait.

Pour cette succession de quatorze tableaux, il a fallu découper la scène en compartiments superposés. D'un décor de café de nuit nous

212 REVUE DES DET X MONDES.

passons à une chambre garnie, qui s'ouvre quelques mètres plus haut. On songe à ces maisons vues en coupe le regard s'élève du sous-sol au grenier.

La mort de Réjane met en deuil la scène française. C'est une grande artiste qui disparaît. Elle était de celles en qui, à un certain moment, semble s'être incarné l'esprit même d'un théâtre. Parisienne dans l'âme, ayant l'allure, le geste et l'accent d'ici, elle n'était chez elle que dans le répertoire moderne, mais elle le possédait tout entier. Extraordinairement intelligente, elle avait le talent le plus souple, le jeu le plus varié, avec une fantaisie sans cesse renouvelée. Nous l'avions d'abord applaudie dans les rôles de Meilhac pour sa gaieté, sa verve et sa gaminerie. Puis un beau soir elle nous apparut dans Gevminie Lacerteux et ce fut une révélation. Si médiocre que fût le rôle, elle avait su y mettre une profondeur d'émotion, une douWr, un désenchantement, une lassitude, dont il était impossible de ne pas être bouleversé. C'est une «les plus belles créations et des plus personnelles dont je me souvienne au théâtre. Cette Parisienne au nez retroussé avait la lèvre ainère. Depuis lors nous la vîmes, d'un rôle à l'autre et souvent dans le même rôle, faire alterner l'espièglei ie la plus malicieuse avec la sensibilité la plus vraiment humaine. Un jour elle était Mme Sans-Gêne, et un autre jour la mère dns douleurs dans la Course du flambeau. Elle était prodigieusement vivante. Partout elle passait, elle apportai! avec elle le mou\ement, lachab-ur, la lumière. Combien de pièces n'ont qu'à elle seule une vie qu'elle leur prêtait! Combien de rôles et des plus fameux dans le théâtre de ces trente dernières années, lui ont de prendre, ^râce à elle, toute leur signification et tout leur relief! De telles artistes, en réalisant un type de femme dont rêve une époque, sont pour l'écri- vain plus que des interprètes : leur souvenir reste inséparable d'un moment qui leur appartient dans l'histoire de notre théâtre.

René Doumic.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Les relèvements de taxes que le Sénat avait superposés au projet d'impôts voté par la Chambre ont été, pour la plupart, rejetés ou réduits au Palais Bourbon. Deux raisons d'ordre différent ont agi dans le même sens et déterminé, en général, l'accord des deux assemblées sur les chiffres les plus bas. D'abord, un scrupule consti- tutionnel. Le Sénat a-t-il le droit de créer des contributions nouvelles ou d'augmenter le taux de celles qui lui viennent de la Chambre ? C'est une question vieille comme la Constitution. Elle n'a jamais été résolue par un texte et elle a suscité, depuis 1875, entre le Sénat et la Chambre, une de ces querelles à répétition qui, dans les ménages les mieux accordés, éclatent par intervalles sur les mêmes thèmes, s'apaisent par des concessions réciproques et renaissent à la pre- mière occasion. Dans ce conflit périodique, l'éminent secrétaire général de la Présidence de la Chambre, M. Pierre, gardien sévère des traditions et des rites, défend toujours avec une belle énergie les prérogatives du suffrage universel et après quelques heures de scènes domestiques, le Sénat, bienveillant et sage, laisse le dernier mot à son inséparable compagne.

A vrai dire, les précédents ne donnent pas tort à M. Pierre. Dans la charte de 1814, les articles 17 et 47 stipulaient que la loi d'impôt devait être adressée, d'abord, à la Chambre des députés et que c'était seulement après avoir été admises par elle que les propositions fiscales pouvaient être portées à la Chambre des pairs. Même règle en 1830, même règle dans la constitution de 1S70. L'article 8 de la loi du 24 février 4875, s'est inspiré d'une doctrine semblable :. « Le Sénat a, concurremment avec la Chambre des députés, l'initiative de la confection des lois. Toutefois les lois de finances doivent être, enpre-

Copyright by Raymond Poincaré, 1920.

214 REVUE DES DEUX MONDES.

mierlieu, présentées à la Chambre des députés et votées par elle. » Mais cet article laisse dans l'ombre plusieurs points essentiels. La Chambre a-t-elle simplement, dans les questions financières, un droit de priorité ? Lorsqu'elle a, par exemple, repoussé un crédit, le Sénat le peut-il rétablir? Lorsqu'elle a voté un impôt, le Sénat est-il libre d'auymenter la charge qu'elle a jugé bon de faire peser sur les con- tribuables?

La controverse a commencé dés le mois de décembre 1876, à l'oc- sion de certains relèvements de crédits que proposait la Commission sénatoriale des finances. Le rapporteur, M. Pouyer-Quertier, se défen- dait d'avoir voulu provoquer un débat théorique sur les droits respectifs des deux assemblées et prenait soin d'indiquer que les crédits litigieux avaient été, d'abord, demandés par le gouvernement, que la Chambre les avait écartés et que la commission du Sénat se bornait, en réalité, à en demander le rétablissement. Les crédits augmentés revinrent en discussion devant la Chambre. Dans la séance du 28 décembre 1876, Gambeita, qui était alors Président de la Com- mission du budget, s'éleva avec force contre la prétention du Sénat. « Lorsque le gouvernement vous a présenté un projet financier, dit-il aux députés, et que vous l'avez supprimé, il ne reste rien, rien qu'une feuille de papier. Une motion ministérielle ne reçoit la vie légale quà la condition que vous y ayez appliqué votre ratitication. Si l'autre Chambre n'a pas le droit d'initiative, elle ne peut examiner et voter un crédit qu'après que cette Chambre l'a voté. le Sénat puiserait- il le droit d'initiative?Ce n'est ni dans l'article 8, ni dans les précédents. Ce ne serait donc que dans sa volonté. » A quoi Jules Simon répliquait avec sa bonhomie souriante : « En rétablissant les crédits, le Sénat ne crée pas l'obligation d'une dépense. Est-ce que vous n'êtes pas là? Quand le Sénat a voté, qu'avez-vous devant vous? Une proposition du Sénat. Ce n'est pas une loi tant que vous n'y avez pas adhéré. » Les partisans de chacune des deux thèses couchèrent sur leurs posi- tions respectives; mais les Chambres, plus conciliantes, se rappro- chèrent sans effort dans des combinaisons transactionnelles, une partie des augmentations étant maintenue, les autres étant rejetées.

Un arrangement analogue est intervenu toutes les années sui- vantes, et le Sénat s'est même, en général, résigné, de bonne grâce, à céder aussitôt après le premier refus de la Chambre. Le 14 no- vembre 1881, le Cabinet présidé par Gambetta a déposé un projet de revision dans lequel cette solution de fait devait recevoir une consé- cration légale. « Les remontrances, les observations du Sénat une

REVUE. CHRONIQUE. 215

fois présentées à la Chambre, disait l'exposé des motifs, le droit du Sénat est épuisé. La Chambre des députés statue en dernier res- sort. » La revision n'ayant pas en lieu en 1881, un nouvel effort de règlement fut tenté en 1884 et avorta comme le précédent : re qui permit à la Chambre de réveiller le débat, en 1885, a propos d'un intéressant rapport de M. Jules Moche. La Commission deman- dait, une fois de plus, qu'il fût bien entendu qu'après un premier appel, le droit de contrôle du Sénat s'évanouissait. M. Charles Flo- quel voulait aller plus loin et soutenait qu'en sortant de la deuxième délibération de la Chambre, le budget n'avait même pas à retourner devant le Sénat et qu'il devait être envoyé tout droit à l'imprimerie du Journal officiel, pour être promulgué. M. Ribot mit, au contraire, la Chambre en garde contre le danger de diminuer à la fois le pouvoir budgétaire et le pouvoir législatif du Sénat, et, sur l'invitation de Jules Ferry, président du Conseil, tout finit encore par une transac- tion. Trente-cinq ans ont passé et pour rajeunir ceux d'entre nous qui ont été témoins de ces vieux dissentiments, de nouveaux orateurs ont repris, avec une ardeur de néophytes, ces controveises doctri- nales. Il en est résulté une diminution sensible des impositions sup- plémentaires qu'avait votées le Sénat.

Un autre motif a, d'ailleurs, poussé la Chambre à introduire quelques tempéraments dans le chiffre final des contributions. Le ministre des Finances lui a montré, avec une complaisance fort excu- sable, les plus-values enregistrées, depuis le mois de janvier, dans la rentrée des impôts et il lui a donné l'espoir qu'elles continue- raient, au grand avantage du budget, pendant tout l'exercice, et au delà. Il est, en effet, probable, que la reprise de notre activité com- merciale et industrielle se traduira, pendant assez longtemps, par une augmentation graduelle dans le rendement des divers droits qui frappent les capitaux, les revenus et les transactions. Nous sommes dans la période du flux et la vague, gonflée par la force travail de toute la nation, est encore loin d'avoir atteint le coefficient de marée montante qu'il est permis de prévoir. Mais gare au jusant! Ce qui vient de flot s'en retourne d'ebbe, dit le proverbe, et des plus values, cela est vrai littéralement. Considérez un budget sur un espace de dix ou vingt ans. Vous y verrez toujours les vaches maigres alter- ner avec les vaches grasses, et ce serait une grave imprudence de nous croire propriétaire d'un riche troupeau pour l'éternité. Ajoutez que, cette année, les Chambres votent les nouveaux impôts avant d'avoir arrêté les dépenses et. si ferme que soit leur

-10 BEVUE DES DEUX MONDES.

volonté d'imposer des économies, il est à craindre qu'elles ne s'ima- ginent parfois les avoir définitivement réalisées, en opérant d'auto- rité certaines réductions de crédits. Illusions d'un jour que dissipent bientôt ces « trains » de crédits supplémentaires, dont l'horaire impitoyable demeure le même dans la diversité des temps. Mieux vaudrait donc conserver, pour faire face à ces retours offensifs de dépenses budgétaires, l'heureuse provision de ressources que nous apportent les plus-values. J'ai connu des époques le Parlement s'est vite repenti d'avoir équilibré le budget sur le vu des derniers encaissements, au lieu de s'en tenir à la règle, antique et tutélaire, de la pénultième année. Mais trop d'exigence n'irait pas, en ce moment, sans mauvaise grâce. Dans son ensemble, l'œuvre accom- plie par les deux Chambres aura mérité les plus grands éloges et, de ces longs et remarquables débats, sera sortie, pour les finances fran- çaises, une certitude d'assainissement très prochain.

Je ne sais si à l'extérieur et en particulier chez les nations amies, on se rend suffisamment compte de tout ce qu'a déjà fait la France pour hâter sa renaissance financière, politique et sociale. Si les autres peuples voulaient bien se rappeler les chiffres officiels que citait, ces jours-ci, à la Sorbonne, le maréchal Foch, s'ils avaient tou- jours présent à l'esprit le nombre de nos morts et de nos mutilés, s'ils mesuraient la formidable diminution que ces pertes douloureuses infligent à notre capacité de travail, ils ne manqueraient pas d'ad- mirer notre pays dans la paix comme ils l'ont admiré dans la guerre. Le malheur est que la plupart des étrangers continuent à nous juger sur de fausses apparences, que nous ne cherchons pas toujours à dissiper nous-mêmes et dont nous sommes trop souvent les victimes volontaires. 11 semble que nous prenions à tâche de nous repré. senter au monde sous les couleurs les plus noires. Notre pensée paraît obsédée par des comparaisons trompeuses entre la France du Directoire et celle d'aujourd'hui. Nous nous complaisons à des clichés qui nous troublent la vue, nous relisons quelques belles pages d'Albert Vandal et nous croyons retrouver autour de nous l'état économique et social qui a suivi la Terreur et les guerres de la Révolution, la gêne des petits rentiers, l'importance des financiers et des fournisseurs, l'insolence de ceux qu'un rapport de Malmesbury appelait déjà le parti des nouveaux riches, le luxe dévergondé à côté de la misère noire, le manque du nécessaire et la course au superflu, l'enivrement des danses et la folie d'une tré- pidation continue. bref une immense foire au plaisir installée dans la

REVUE. CHRONIQUE. 217

désolation des ruines. Etcerles, lorsque repassent sous nos yeux ces tableaux d'une société purulente, nous en apercevons involontaire- ment un mauvais retint dans certains spectacles qui s'offrent encore à nous; et quand Mallet du Pan écrit : « Tel ne sait pas comment il dînera demain, qui aujourd'hui dépense dix francs à prendre une glace, » il nous parait avoir dépeint, plus de cent vingt ans à l'avance, l'imprévoyance et la joie de vivre s'étourdissent de nos jours, comme à la veille de brumaire, quelques figurants des mas- carades parisiennes.

Mais à qui cette écume légère peut-elle cacher la profondeur et la pureté de l'esprit national? Allez voir, jusque dans les régions dévastées, ces vastes superficies emblavées achèvent de mûrir les moissons de demain ; allez voir dans les usines les ouvriers qui ont résisté aux suggestions de la grève et qui vaquent sans bruit à leur ouvrage quotidien ; vous surprendrez la France en plein travail de résurrection. Nous n'avons, en ce moment, à redouter la compa- raison avec aucun autre peuple ; il n'en est pas un seul dont la santé soit plus robuste que la nôtre ; aucun des symptômes inquiétants qui se révèlent chez les mieux portants d'entre eux ne se manifeste dans notre pays. Jetons les regards autour de nous : en Irlande, de la Chaussée des géants au cap Clear, en Europe centrale, de la Mer du nord aux Alpes bavaroises et de la mer Baltique à la Sibérie, au Sud, du golfe de Trieste à la pointe de Calabre, à l'Orient, du golfe de Finlande à la Caspienne, partout, la terre est comme agitée de secousses sismiques et le sol de France est presque le seul qui ne soit pas ébranlé. Profitons de cette heureuse tranquillité pour rétablir sur des assises solides notre demeure nationale.

En restaurant les finances, les Chambres ont commencé par le commencement, mais quelle vaste besogne s'offre encore à notre activité! La discussion du budget des dépenses a déjà permis d'en- trevoir quelques-unes des réformes et des simplifications dont la nécessité s'impose dans nos administrations publiques. Elle a égale- ment montré combien il est urgent d'accorder enfin notre organisa- tion militaire avec la situation nouvelle créée, non seulement par la guerre et la victoire, mais hélas! par les difficultés survenues dans l'application du traité. Sur la question de l'armement, sur celle des cadres, sur celle des effectifs, sur la durée du service militaire, de très intéressantes observations ont été échangées entre général de Castelnau, Président de la commission de l'armée, M. Raiberli, Président de la commission des Finances, M. Henry Pâté, rapporteur,

-18 REVUE DES DEUX MONDES.

M. Jean Fûbry, M. André Lefèvre, ministre de la Guerre, et plusieurs aulres orateurs, tous animés des mêmes sentiments patriotiques. Avec sa haute autorité, le général de Castelnau a appelé l'attention de la Chambre sur la redoutable crise que traversent, faute d'une rétribution suffisante, les officiers et sous-officiers de carrière. Il a rappelé d'éloquentes paroles de Jaurès sur la constitution d'une armée nationale doivent entrer toutes les forces du peuple et se confondre toutes les élites; il a insisté sur l'importance primor- diale qu'a, pour la défense du pays, la formation de cadres de grande valeur intellectuelle et morale; il a discrètement indiqué qu'en abaissant, il y a quelques mois, la limite d'âge pour les colonels et les officiers généraux et en les faisant rentrer dans la vie civile dès soixante-deux, soixante et cinquante-neuf ans, on a encore rendu plus difficile, pour l'avenir, le recrutement des cadres, et il n'a pas caché qu'en un temps l'on parle sans cesse de guerre scientifique, les armes dites savantes, artillerie et génie, se trouvent exposées à être de plus en plus délaissées. Le ministre de la Guerre a favorable- ment répondu à ces pressantes objurgations et, s'il n'a- pas cru pos- sible de proposer le relèvement de la solde fixe, il a, du moins, fait inscrire dans le budget de 1920 une somme de 86 millions qui per- mettra d'assurer aux différents échelons d'officiers et de sous-offi- ciers une indemnité nouvelle. Nous sommes d'autant plus obligés de fortilier l'ossature de l'armée que nous devons nous préparer à ré- duire, le plus rapidement possible, la durée du service.

Ce serait un intolérable paradoxe qu'après une guerre victo- rieuse, le pays eût à supporter encore des charges comparables à celles qui pesaient sur lui avant ses quatre années d'épreuves. Mais il est trop évident, d'autre part, que nous ne pouvons pas désarmer les premiers. Le ministre, prenant courageusement ses responsa- bilités, a déclaré que, dans l'état actuel de l'Europe, il n'était pas en mesure d'accepter, dès aujourd'hui, le service d'un an. Avec une franchise qui a vivement frappé ses auditeurs, il a déclaré qu'en i ai- son des besoins immédiats auxquels nous avons à pourvoir, sur le Rhin, au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, en Syrie et en Cilicie, et en raison aussi des exigences de l'instruction, il croirait périlleux de ne pas conserver, poi:r le moment, un effectif de quatre cent trente-deux mille hommes, correspondant à quarante-six divisions d'infanterie et à deux classes. C'est un palier sur lequel il juge néces- saire que nous nous arrêtions, avant de descendre à dix-huit mois, puis à un an. Les Chambres ne refuseront certainement pas d'écouler,

REVUE. CHRONIQUE. 210

dans une question aussi grave, la voix de la prudence el de la raison. Mais personne ne saurait se dissimuler que la tentation sera grande pour tout le inonde de ne pas prolonger, sur le premier ou sur le second palier, des stations provisoires et qu'on arrivera tôt ou tard au bas de l'escalier. Il faut même souhaiter, pour la prospérité économique du pays, qu'un contingent fiançais et indigène de deux cent quarante ou deux cent cinquante mille hommes puisse être rapi- dement considéré comme suffisante maintenir notre sécurité et que le service d'un an, complété par une solide organisation des cadres, et par des rengagements, devienne, assez vite, notre régimenormal. Pour rapprocher la date nous atteindrons cet heureux résultat, nous avons à prendre, sans délai, quelques mesures préliminaires el quel- ques précautions.

Hâtons-nous, d'abord, de constituer fortement notre armée afri- caine et indigène. M. André Lefèvre a fait justice des impostures que l'Allemagne a dirigées, en ces dernières semaines, contre nos régi- ments noirs. Il convient de l'en remercier. Tous ceux qui, pendant la guerre, ont vu ces braves gens d'un peu près vous diront quelles inépuisables ressources de courage et de dévouement discipliné il est possible de découvrir en ces natures simples et robustes. Mais l'Allemagne sait ce qu'elle fait. A la campagne contre les noirs suc- cédera la campagne contre les marocains, puis contre les algériens et les tunisiens, et peu à peu le Reich émettra la prétention de nous amener à ne laisser en Rhénanie que des contingents métropolitains. Il cherchera alors à troubler l'opinion française en insinuant que, si nous réduisions l'occupation, nous pourrions immédiatement ré- duire le service, et il travaillera secrètement pour que nous nous dépouillions nous-mêmes du seul gage dont nous soyons détenteurs. Quel espoir nous restera-t-il ensuite d'obtenir l'exécution du traité et le règlement de notre créance? Opposons-nous donc, dès le début, à cette manœuvre allemande et n'admettons pa^ que le Reich ait l'au- dace de vouloir choisir entre les troupes d'occupation.

Et puis, surtout, veillons à ce que cesse enfin la comédie dont nos Commissions militaires de désarmement sont, depuis de trop longs mois, les témoins impuissants. Comment ne pas revenir toujours à ce Delcndi Carthago? Tout le sort du monde en dépend. Un des plus vaillants blessés de la guerre, M. Jean Fabry, a parlé, l'autre jour, de l'Allemagne, comme si elle était dorénavant presque inollensive. Le ministre n'a eu, pour souffler sur ces illusions, qu'à indiquer des faits et des chiffres. Il a déclaré à la Chambre que l'Allemagne

~'2i) REVUE DES DEUX MONDES.

reconstruirait constamment du matériel de guerre et qu'au lende- main du jour les Alliés interrompaient une fabrication et détrui- saient un outillage, le travail recommençait secrètement dans d'autres usines. Il a ajouté que, pour obtenir la diminution des effec- tifs, nous avions à lutter continuellement contre les chicanes les plus misérables. Que sera-ce, lorsque nos commissions de contrôle auront rempli le mandat temporaire qu'elles tiennent des articles 203 et suivants du traité? Que sera-ce lorsque seule, la Société des Nations, avec des moyens d'action à peu près nuls, sera chargée de surveiller les armements? Ce n'est pas demain, c'est aujourd'hui que nous de- vons enlever des mains de l'Allemagne les armes qu'elle garde dans une intention suspecte. Déjà, les articles 160 et 163 du traité lui fai- saient un devoir de ramener, avant le 30 mars dernier, les effectifs au chiffre de cent mille hommes. A force d'équivoques, elle a arraché aux Alliés une concession très regrettable, dont j'ai plusieurs fois dénoncé le péril, et la date d'exécution a été reculée jusqu'au 31 juil- let. Comme il s'y fallait attendre, voici maintenant que les Allemands veulent proroger jusqu'au 10 octobre l'autorisation qui leur a été donnée de conserver deux cent mille hommes sous les drapeaux : et cela, comme le démontrait naguère M. l'amiral Degouy,avec l'arrière- pensée certaine de jeter la Prusse dans le dos de la Pologne. Tout nouvel ajournement serait, de la part des Alliés, la marque d'une fai- blesse impardonnable et la cause de périls grandissants. Oserai-je dire que le ministre, après avoir courtoisement reproché à M. Jean Fabry son excès d'optimisme, est, sur un point, tombé, à son tour, dans le même défaut? Il a dit que notre expédition sur Francfort, si brève qu'elle eût été, avait eu pour effet de faire passer les livrais n men- suelles de charbon par l'Allemagne de 591 000 tonnes, chiffre d'avril, à 861000 tonnes, chiffre de mai. Mais n'oublions pas que, le 24 juillet 1919, von Lersner écrivait officiellement que l'Allemagne était, dès alors, en état de livrer 18 millions de tonnes par an et qu'elle pourrait bientôt en expédier 20 millions. N'oublions pas sur- tout qu'aux termes des paragraphes 2 et suivants de l'annexe V, l'Allemagne doit envoyer à la France, pendant dix ans, sept millions de tonnes de charbon par an, à la Belgique pendant le même laps de temps, huit millions de tonnes, à l'Italie et au Luxembourg, des quantités variables, et qu'en outre, dans le même délai de dix ans, elle doit remettre à la France, jusqu'à concurrence de vingt, puis de huit millions de tonnes par an, tout le tonnage nécessaire pour rem- placer la production du Nord et du Pas-de-Calais. Avec une expédition

REVUE. CHRONIQUE. 221

mensuelle totale de 8t»l 000 tonnes, nous sommes donc bien loin des chiffres du traité ; nous sommes même loin des chiffres transac- tionnels qu'a fixés la Commission des réparations; et si, malgré la démonstration de Francfort, nous n'avons pas obtenu mieux, nous pouvons, à ce siuiple exemple, juger de la bonne foi allemande.

Ne nous payons pas de mots. Si nous voulons que notre victoire n'ait pas été l'ivresse d'un matin, que le traité devienne une réalité durable et que le règne de la paix soit assuré, il est temps que les muions alliées se réveillent du fatalisme elles paraissent s'endor- mir, qu'elles ouvrent les yeux à la vérité et qu'elles fassent, sans de plus longues hésitations, respecter par l'Allemagne ses engagements solennels. Un député alsacien, M Pfléger, criait, il y a quelques jours, à des collègues trop confiants : « Vous ne connaissez pas assez l'Alle- magne. » Ceux qui la connaissent se méfient et savent qu'il y a tou- jours péril à l'encourager dans sa résistance par la timidité et les ter- giversations. Les Alsaciens sont mieux renseignés à cet endroit que les autres Français et les Français eux-mêmes, le sont mieux que leurs alliés. Qu'importe Heinze ou Millier, Trimborn ou Fehrenbach ! Ce qu'il faudrait au monde, c'est un gouvernement allemand qui mît une bonne volonté sincère à exécuter le traité et qui renonçât au jeu des échappatoires et des faux-fuyants. Jusqu'à ce qu'un tel cabinet soit formé et qu'il ait fourni, par des actes, la preuve de sa loyauté, les AlUés n'ont qu'à modrler leur attitude sur celle de la France et à suivre les conseils amicaux du gouvernement de la République, lorsqu'il leur demande de clore enfin la liste des concessions et de parler à l'Allemagne sans provocations, mais avec fermeté, comme des vainqueurs qui sont sûrs de leurs droits et entendent les faire respecter.

De San Remo à Hythe et de Hythe à Boulogne, de Boulogne à Bruxelles et de Bruxelles à Spa, ils ne se résigneront pas, je pense, à laisser plus longtemps, sur les routes qu'ils parcourent, des lambeaux du traité. La bienfaisante obstination de M. Millerand finira bien par les convaincre de leurs erreurs successives; et, de ces entrevues répétées, l'épine dorsale de la coalition sortira peut- être redressée. Désarmement de l'Allemagne, réparations par l'Alle- magne, ces mots devraient être inscrits en caractères flamboyants sur les murs de toutes les villas se rencontrent les ministres alliés. A Boulogne, il y a encore eu quelque obscurité dans l'examen de ces deux questions, surtout dans celui de la seconde.

Le jour nous serons arrivés à rétablir vraiment l'union dan ;

222 KEVUE DES DEUX MONDES.

l'énergie, nous serons bien près de toucher au but. Des vainqueurs qui s'abandonneraient après la victoire se montreraient indignes de l'avoir remportée ; des Alliés qui se diviseraient dans le règlement de la paix compromettraient la paix. Pour assurer l'exécution du traité de Versailles, ou d'un traité quelconque, il est, avant tout, nécessaire que les Puissances qui en ont imposé la signature aux vaincus demeurent étroitement d'accord à l'heure des réalisations. Et je ne veux pas parler seulement d'une bonne entente occasion- nelle, qui puisse faciliter la solution de telle ou telle question parti- culière; il faut quelque chose de plus : pour reconstruire le monde bouleversé, nous avons besoin, comme le répéiait le Times ces jours-ci, de maintenir entre nos Alliés et nous cet esprit de solidarité qui seul nous a permis de gagner la guerre.

11 est d'un intérêt vital pour chacun des peuples vainqueurs de ne laisser subsister, entre lui et les autres, aucun malentendu. Le moment est venu des explications amicales. S'il y a encore en Grande-Bretagne des personnes mal informées qui se représentent, de bonne foi, la France comme une nation impérialiste, affamée de conquêtes ou obsédée par le rêve d'asservir économiquement l'Alle- magne, ne négligeons rien pour les détromper. S'il y a, en France, le sentiment assez général que le gouvernement britannique a pour- suivi, depuis l'armistice, à Constantinople, en Asie-Mineure, en Russie, et en Allemagne même, une politique trop solitaire et exa- gérément égoïste, que l'Angleterre n'hésite pas, de son côté, à con- vaincre les Français qu'ils se sont mépris sur ses intentions. Jamais les négociateurs des deux pays n'ont eu besoin de plus de confiance mutuelle. Le premier ministre anglais, qui est l'intelligence même et que sa sensibilité tactile avertit de tous les courants atmosphé- riques, a certainement déjà compris que la France n'était pas tou- jours si mauvaise conseillère.

M. Lloyd George a rendu, pendant la guerre, d'incomparables ser- vices. Ses dons exceptionnels, sa grande expérience delà tactique par- lementaire, cette sorte de magnétisme qui se dégage de sa personne, cotte verve celtique qui donne tant de charme à son éloquence, ont fait de lui, dans les temps les plus difficiles, l'admirable interprète de sa nation et l'excitateur des plus belles vertus anglaises. S'il veut revenir maintenant à la conception qu'il a eue de l'Alliance pendant tout le cours des hostilités, la France est prête à expulser de sa propre mémoire quelques souvenirs désagréables et à ne se rappeler que les bons procédés dont l'Angleterre lui a donné tant d'exemples.

REVUE. CHRONIQUE. 2*0

M. Lloyd George et M. Millerand ont maintenant appris à se connaître et à s'estimer Ils peuvent beaucoup l'un et l'autre pour achever de remettre dans la voie normale la politique des deux pays.

Nous devons également nous féliciter que la Belgique et l'Italie aient été représentées à Boulogne. On a enfin renoncé à la cho- quante habitude qu'on av;>it prise d'exclure du Conseil suprême notre voisine et alliée du Nord , ', sous 1 incroyable prétexte qu'elle avait une trop faible superficie territoriale pour siéger à côté des grandes Puissances ; et l'on na pas non plus renouvelé la faute, qui avait été commise à Hylhe, de ne pas faire participer l'Italie à des discussions sur l'application du traité. C'est déjà trop que ces discussions se déroul- nt, par la force des choses, en dehors des États-Unis; et, soit dit en passant, ce grave inconvénient lui-môme eût été évité, si les gouvernements avaient laissé aux Commissions instituées par le traité, Commissions des Béparations et Commissions interalliées de contrôle, le soin d'assurer, sous la direction des ministres, l'exécu- tion des engagements de l'Allemagne; l'Amé^que est, en effet, représentée dans toutes ces Commissions par des délégués officieux, d<mt beaucoup sont des hommes très remarquables; et nous avions ainsi l'avantage de nous acheminer, en compagnie d'Américains, vers le jour où, après l'élection présidentielle, 1rs États-Unis pren- dront définitivement parti sur les conditions de poix. Je sais bien que le gouvernement français tient soigneusement le Président Wilson au courant de tout ce qui se passe. Ce n'est pas cependant la même chose que de délibérer directement entre Alliés, dans les Commissions dont l'Amérique ne s'est pas retirée.

Quant à l'Italie, nous sommes tout prêts à oublier les déceptions que nous a causées, en ces derniers mois, la politique adoptée par M. Nitti vis-à-vis de la France, dans la grave question de nos dom- mages de guerre. M. Nitti sort de la scène; ce n'est pas le moment de le poursuivre de nos reproches. M. Giolittise retrouve, à soixante- huit ans, premier ministre pour la cinquième fois; ce n'est pas le moment de reparler de son rôle en 1914 et 1915, ni d'évoquer le spectre du parecchio. Gardons seulement le souvenir d'un réel ser- vice qu'il a rendu aux Alliés, en décembre 1914, plusieurs mois avant que l'Italie eût décidé de sortir de la neutralité pour se ranger aux côtés de l'Angleterre et de la France. A cette date, M. Giolitti a révélé à la Chambre de Montecilorio les propositions secrètes que l'Autriche avait faites, dès 1913, en vue d'attaquer la Serbie, et la tentative à laquelle elle s'était livrée auprès de l'Italie pour tâcher

12:21 REVUE DES DEUX MONDES.

d'assimiler cette agression à un des actes défensifs prévus par la Triple Alliance. Peu d'informations ont, aussi clairement que celle là, fait apparaître aux esprits impartiaux les vraies responsabilités de la guerre. Grâce à M. Giolitti, nous savons que l'attentat deSerajevo n'a été, en 1914, qu'une occasion saisie avec empressement par l'An triche- Hongrie et que, déjà un an plus lût, la monarchie dualiste méditait un coup de main sur Belgrade. M. Giolitti va, sans doute, un peu loin, lorsqu'il déclare que, dans la vie d'un homme d'État, le passé est dépourvu de tout intérêt et qu'il faut voir seulement, en politi- que, le présent et l'avenir; mais, en tout cas, de son passé, nous ne retenons que cette heureuse indiscrétion de décembre 1914; de son présent, nous notons, avant tout, son télégramme cordial à M. Millerand et le choix qu'il a lait d'un ami de la France, M. Sforza, pour le ministère des Affaires Étrangères. Que M. Giolitti travaille, de conserve avec le Président du Conseil français, à calmer les fâcheuses susceptibilités qui ont, à plusieurs reprises, mis un sem- blant de malaise dans nos relations avec l'Italie, et les deux premiers ministres auront bien mérité de leurs pays.

L'état du monde n'est pas moins dangereux aujourd'hui qu'il Tétait en pleine guerre. Aussi bien vis-à-vis de la Russie que vis-à-vis de l'Allemagne, aussi bien en Asie Mineure qu'à Constantinople, l'intérêt des Alliés exige une parfaite unité de conduite, un constant esprit de résolution, une conscience claire de leur devoir international. Si des concessions doivent être la rançon de cet accord nécessaire, il faut qu'elles soient réciproques. Ce n'est pas toujours aux mêmes à se faire tuer. A Boulogne, nos alliés nous ont donné un papier de plus. Attendons les actes.

RaYMOMD POINCARÉ.

Le Directeur-Gérant : René ûoumic.

LES CŒURS GRAVITENT

TROISIÈME PARTIT: -'.

HÉLÉNA

Lorsque la Victoria qui nous conduit à l'« ajoupa, » Christine et moi, traverse la place du château, par la porte ouverte de la tour, émouvant hasard, une ardente voix vole à tire d'ailes jusqu'à nous, qui chante :

Mes yeux pleuraient en rêve.

Hélas! tu m'avais quitté. ... Je m'éveillai et mes larmes

Coulaient amèrement. ... Je m'éveillai et mes larmes

Se répandaient à flots!

Le cœur serré, je songe que, tandis que sa femme adresse au ciel le cri de son àme, Laurent, magnifique de certitude, compose en son laboratoire une solution contre la gommose des orangers.

Pauvre nièce, murmure ma belle-mère Quelquefois

|e regrette...

Jamais Christine n'avait témoigné cet intérêt à Geneviève et je lui en suis reconnaissant. Son humeur particulièrement heureuse porte aujourd'hui Christine à l'indulgence. Notre voi- ture roule vers Antibes. Quand nous dépassons les remparts da cette ville, beaux comme du vieil or, j'éprouve moi-même la

Copyright by Charles Géniaux, 1920.

(1) Voyez la Revue des 15 juin et 1" juillet.

TOME LV1II. 1920 1 5

226 REVUE DES DEUX MONDES.

singulière impression d'une évasion. D'où me vient ce sentiment?

En apercevant 1' « ajoupa, » Christine me signale cette pro- priété avec une gaité excessive. Après la traversée d'un quin- conce d'oliviers, nous atteignons une maison à galeries et bal- cons, pris d'assaut par les lianes des. técomas et des ficus mou- chetés comme des guépards.

Une servante chocolat que coiffe un madras orange nous introduit dans un salon au plafond tendu de soieries chinoises qui font une atmosphère cramoisie à cette pièce. Des tapis per- sans et des divans aux damas illustrés par le génie coloriste des Orientaux, achèvent de donner à cette pièce un aspect d'Alcazar. Après une assez longue attente, pendant laquelle Christine me sourit mystérieusement, un noir écarte les por- tières pour laisser entrer Sarah de la Tour. Christine embrasse avec effusion Mme de la Tour qui se laisse faire sans accorder en retour de bien vives marques d'affection à son amie.

Sarah rappelait ces grandes dames peintes par Gainsbo- rough. Dans l'aristocratique visage de cette créole anglo-indoue, tout était pompeux, net et droit : sourcils, yeux, nez, bouche. A la quarantaine, ses cheveux d'un blond argenté, poudrés par coquetterie, avaient une abondance magnifique. Deux repentirs descellaient jusqu'à ses épaules. Une guimpe de linon assurait la décence d'une gorge décolletée en ovale. Sa robe rayée, gris perle et blanc, avait la forme bouillonnante et fantaisiste d'une toilette Directoire. Des volants de valenciennes débordaient ses manches. Suspendus à des chaînettes d'or, quelques flacons à sels, parfums, poudres et fards, se heurtaient sans cesse et leur carillon accompagnait le zézaiement de cette créole. Sa somptueuse tête renversée sur une épaule, les yeux mourants, elle me dit d'une voix puînée :

Quel éloge j'ai entendu faire de vous, Monsieur du Cam- bout!... Ravie de vous connaître... Un charmant homme qui peut vous faire voyager dans les étoiles, quelle fortune inimaginable I

N'aurons-nous pas le plaisir de voir Héléna et Henri, demanda ma belle-mère que leur absence commençait à sur- prendre?

Amusée de l'expression étonnée de Christine, Mme de la Tour lui répondit qu'on était allé chercher ses enfants qui devaient se trouver dans le bas du parc.

Sur un petit fcirc hautain, elle reprit, les yeux fixés sur moi :

LES COEURS GRAVITENT.

221

Je sollicite d'être admise dans votre observatoire, M. l'astronome. Gomme ce doit être curieux! Expliquez-moi son organisation?

Je commençais à l'entretenir du fonctionnement d'un équa- torial, lorsque Sarah m'interrompit pour nous donner, avec une égoïste abondance, des détails sur sa santé si fragile en ce climat du France

Moi, par goût, je n'aime que les Indes ou Paris, mais Héléna et Henri raffolent de cet ajoupa en souvenir de leur pauvre père, son créateur. Et une maman doit savoir se sacri- fier... Ali! comme mes enfants se font attendre!... Ce stupide nègre n'aura pas su les trouver dans le parc. Us devraient être arrivés, car ils étaient aussi désireux que moi de vous entendre parler du ciel...

... Vous vivez en pleine poésie, M. du Oambout. Nous autres, pauvres gens, nous traînons à terre... Ma fille, surtout, sera dans l'extase d'entendre un astronome', elle qui, enfant, montait la nuit au sommet des « mornes, » afin d'écouter les accords pro- duits par les étoiles en mouvement dans l'éther. Héléna prétend avoir surpris les harmonies de h arp 'S ëolïêniiës dus astres... Ne trouvez-vous pas qu'on éloafh in?... Ali ! chère Christine, que je suis heureuse de vous avoir chez moi!

Ces dames se serrent les doigts avec effusion.

Lm charmante croyance que sa mère prête à Iîéléna me donn ', plus vif, le désir de connaître une jeune fille qui prête de l'attention aux sublimes concerts de nos constellations.

Oh! mes enfants me feront enrager, s'exclama M'ne de la Tour soulevée... Il faut... si je n'étais pas si lasse. . Je vais envoyer un serviteur moins sot à leur poursuite.

Elle appuyait l'index sur un timbre lorsque je proposai d'aller moi-même à leur rencontre.

Vraiment! Vous consentiriez? Par cette chaleur torndèl

Oui, Pierre, allez! Vous nous les ramènerez, insiste Christine.

Pourquoi mon aëpàri la comBle-l-fellé d'aise? Les amies se sourient d'un air complice. Quand je quitte le salon, j'en éprouve lin certain mal. m j.

Je descend-! une avenue de vvhasingtonias dont les troncs lisses évoquent, en leur double rangée, lea> colonnades de Thèbes. Le soleil brille à travers leurs palmes renversées en corbeilles.

228 REVUE DES DEUX MONDES.

La servante marron au madras jaune qui m'aperçoit, me ze'zaie, la main tendue vers la mer :

Mamoiselle et petit meu'ieu là-bas!

Puis elle me salue d'une pirouette qui soulève sa jupe d'indienne bigarrée. Je remercie cette servante d'opérette et m'achemine à travers une allée de livistonias, sortes d'immenses parasols à travers les nervures desquels apparaissent les Alpes roses. A la base de leurs neiges fleuries, la Méditerranée s'offre comme une grande coupe d'émail bleu pour les recueillir

Petits mai'tes, pa'làl pa'la! me crie encore la servante de couleur, et son geste me fait obliquer à travers des quinconces de jubéas architecturaux qui évoquent les temples de Persé- polis. Le parc n'est pas si grand qu'une bonne voix n'en soit entendue jusqu'à sou extrémité. L'envie me vient d'appeler les enfants de Mme de la Tour; une pudeur me retient : à dix-sept ans, Iiéléna ne, saurait être traitée en fillette.

Entre les noires tignasses des ephedras, des vêtements ensoleillés scintillent. J'entends quelques mots d'une conver- sation :

« Rentrons... pas encore... nos chèvres?... »

De redoutables encephalartos, barbelés d'arêtes vénéneuses, m'interdisent le passage. Quel dépit! Il me faut retourner sur mes pas vers des dattiers dont les roides chevelures végétales retentissent avec le son de mille battes d'arlequin entrecho- quées, à chaque coup de vent..

<( Maintenant, revenons àl'ajoupa... »

Ces mots me précipitent au milieu d'une plantation d'agaves dont les yatagans m'auraient percé, si j'avais essayé de pousser plus avant. Autour de moi, sur le sol rouge zébré d'or par les rayons du soleil transperçant les frondaisons exotiques, herbes et plantes dégageaient leurs arômes et toute la féerie orientale s'évoquait : souks arabes, patios de Damas, cour des myrtes de l'Alhainbra, îles fortunées du grand Atlantique. Malheureuse- ment, comme les glaives des archanges, les agaves me signi- fiaient l'interdiction de ce paradis. J'allais m'en retourner quand s'élevèrent deux cris éclatants et gais comme des évohé! A cinquante pas de moi, par delà cette barrière de plantes cqua- toriales, un très jeune homme tenait la tige d'une palme dont une jeune fille", la main levée, recourbait l'autre extrémité, Leurs têtes échevelées y trouvaient une ombre protectrice. Au-

LES COEURS GRAVITENT. 229

dessus de ces jeunes gens, les feuilles pennées d'un dattier au tronc rengorgé comme le cou d'un dromadaire, encadrait leur tableau charmant.

Mon panama soulevé, ils re'pondirent à mon salut par une clameur à la fois sauvage et joyeuse, qui me souhaitait mieux la bienvenue que tous les compliments. Leur rougeur exprima ensuite leur émotion.

En sa quinzième année, Henri de la Tour n'était plus un garçonnet et pas encore un jeune homme De sa main qui ne portait pas la palme, il enlaçait Héléna, et celle-ci répondait de son bras libre à cette étreinte. Devant mon air surpris, ils eurent un rire ingénu en se regardant l'un l'autre avec confusion. Une sorte de justaucorps en soie gorge de pigeon et un pantalon rayé de bandes verticales bleues, vêtaient Henri auquel son air à la fois ardent et doux attirait aussitôt la sympathie. Ses cheveux répandaient leurs volutes noires sur son front. L'extrême distinc- tion de sa longue face, au menton presque pointu comme on les voit a certains seigneurs anglais de Van Dyck, inquiétait par sa morbidesse, comme ses grands yeux pâles avaient une (Bxpression un peu hagarde. A son cou dégagé par la molle che- mise ouverte était nouée une cravate de dentelle que le vent faisait battre comme une aile d'oiseau.

Mais plus encore que ce jeune homme, sa sœur enchantait mes regards. Cette créole de seize ans, déjà femme adorable à la taille onduleuse, gardait pourtant une expression enfantine. Sa figure, comme un beau fruit, chef-d'œuvre du soleil sous un climat radieux, avait un éclat nacré sans une tache. Tressés avec deux petites boucles en arrière des oreilles, ses chev ux avaient une blondeur soyeuse d'un extraordinaire chatoiement,. Le jeu, en dérangeant sa coiffure, laissait tomber jusqu'à ses sourcils quelques mèches d'un or plus vif. Il y avait de la gazelle et de l'agnelet dans ce visage tout ensemble sauvage et tendre, aux énormes yeux mordorés qui, tout en appelant à eux l'affection, semblaient la redouter. C'est ainsi qu'on imagine aux douces antilopes, surprises au bord d'une source, ce scin- tillement de leurs prunelles. Le petit nez d'Héléna, d'une étroi- tesse exquise, avait une courbure charmante. Sa bouche, écla- tante de rougeur et d'une extrême mobilité, exprimait ses impressions autant que ses vastes yeux. Une ample robe à car- reaux roses et blancs, trois étages de tuyaux et large ceinture.

230 REVUE DES DEUX MONDES.

de moire aux extrémités flottantes, la costumait. Son cou était découvert jusqu'à la moitié des épaules dodues. Sur le dos, et retenue par des brides de soie mandarine, était suspendue une capeline tissée de vétiver aromatique. Ce jeune couple souriait en s'avançant vers moi. Tout à coup ils durent bondir par- dessus des aloës tigrés. Us retombèrent avec un cri dans le sen- tier où je me trouvais :

Voilà comment il faut se promener à l'ajoupa, m'expli- quèrent-ils avec de nouveaux rires, et, toujours enlacés, en abattant la palme qui couvrait leurs tètes, ils me firent une révérence aussi profonde que moqueuse. Quand ils relevèrent le front, ils s'écrièrent qu'avertis depuis la veille de ma visite, ils avaient voulu se déguiser avec les habits créoles du temps de Paul et Virginie, qui avaient appartenu à leurs grands-parents, pour recevoir M. l'astrologue.

Mais nous pensions vous voir un bonnet pointu étoile sur la tète, dit Henri, et sa sœur ajouta :

Comment n'avez-vous pas revêtu votre robe de devin brodée de signes cabalistiques? Quelle déception ! Notre dégui- sement n'a plus de sens. J'en suis honteuse.

Une légère roseur monte aux joues d'IIéléna, qui place l'un de ses petits pieds par-dessus l'autre, comme si elle voulait m'en cacher la vue. Ils sont nus, sur des semelles végétales dont les tiges ligneuses s'enroulent autour des chevilles. Je considère avec une volupté profonde l'adorable jeune fille. De la pourpre entlamme maintenant son visage lisse et ses paupières aux longs cils recourbés projettent leur ombre sur ses pupilles mor- dorées. Mon cœur bondit de joie et il n'a jamais battu ainsi.

La poitrine d'Héléna se soulève comme si elle avait peine à respirer. Elle ose enfin relever les paupières et m'observe avec des regards innocents la surprise grandit. Jamais regard au monde ne m'émut comme celui de cette jeune fille, et, je le crois bien, mes yeux expriment avec éloquence mes sentiments, car une gêne insurmontable, oblige tout à coup Héléna à passer son bras autour du cou de son frère, et, en pressant sa joue contre la sienne, elle lui dit, rouge d'émoi :

M. du Cambout doit nous juger bien ridicules.

Tout à fait exquis, au contraire, répliquai-je, et j'aurais toujours regretté de ne pas vous avoir connue ainsi, mademoi- selle ilélénad

LES CŒURS GRAVITENT. 231

Sa tête blonde toujours jointe à la brune figure de son frère, elle me jette de côté un coup d'œil inquiet, qui cherche à décou- vrir la vérité sous le compliment. Puis lorsque mon expression, ! ravie et tendre, la convainc de ma sincérité, elle me sourit avec une joie qui fait battre follement mes artères. Devant l'insis- tance de ma contemplation, son visage, tout à l'heure puérile- ment enjoué, prend une signification pensive et grave extraor- dinaire, comme si, tout à coup, elle découvrait un mystère à la fois effrayant et radieux.

Les déferlements de la mer proche chantaient à temps régu- liers, avec le son caressant d'un archet de violoncelle. Minute divine 1

t Henri, qui ne comprenait rien au silence de sa sœur, se mé- prit sur sa signification : Eh bien! Héléna, ne sommes-nous plus Paul et Virginie? s'écria-t-il. Et M. du Cambout ne sait-il pas qu'il nous fait sa visite à l'Ile-de-France?

S'arrachant à l'étreinte de sa sœur, Henri lui secoue ensuite les mains.

Voyons, rassure-toi, sœur, et puisque M. l'astrologue en bonnet pointu et besicles nous fait défaut, imaginons que nous recevons M. le gouverneur de l'Ile-de-France, lui-même.

Entrant dans le jeu auquel me conviait Henri, jer'pondis avec un noble salut qu'en effet M. de la Bourdonnais avait voulu connaître les tendres rejetons de Mme de la Tour et de Margue- rite la Cretonne.

A cette plaisante réponse, Hé!éna cessa de regarder avec angoisse le parc, et, redevenue souriante et puérile, elle me dit :

S'il en est ainsi, que M. le gouverneur veuille bien nous suivre, car nous avons construit nous-mêmes, dans notre forêt, des cases en chaume à la mode créole.

Je réclame l'honneur d'une réception dans leurs demeures sylvestres. Héléna et Henri me prennent chacun une main et m'entraînent. Tous deux parlent fougueusement à la fois :

Cher gouverneur, admirez notre rivière des lataniers. Vous vous en souvenez bien? Et voilà notre pont de lianes!

A travers la propriété un ruisseau se jetait à la mer. Nous franchissons cette prétendue rivière des lataniers sur une pas- serelle qui fléchit sous mon poids au point de me tremper les

232 REVUE DES DEUX MONDES.

semelles. Us en rient aux larmes. Sur l'autre rive, un épagneul roux me bondit jusqu'aux épaules.

C'est Fidèle! Vous vous rappelez Fidèle, le chien de Paul, celui qui les retrouve dans la forêt ils s'étaient perdus au retour de leur expédition à la rivière noire chez le méchant maître de l'esclave? Tout beau, Fidèle! Soyez sage, Fidèle! Suivez-nous, monsieur le gouverneur, nous allons vous montrer les humbles huttes nous menons une vie innocente en re- merciant l'Etre suprême.

A l'ombre aromatique d'un eucalyptus dont l'écorce déta- chée flottait comme des étendards, Héléna et Henri avaient édifié deux petites cases en fascines et herbages tressés. Elles ressemblaient à de grands bonnets de chaume.

Cher monsieur de la Bourdonnais, faites à Paul et Virginie l'honneur de pénétrer dans leurs huttes, me convie Henri.

Je lui fis remarquer que les portes d'entrée en étaient si basses qu'il faudrait s'agenouiller.

Votre dignité s'y refuserait-elle? me dit Héléna, et son regard m'interroge amicalement.

Aussitôt je me mets bravement à quatre pattes et je pé- nètre dans une case. Restée à l'extérieur, elle danse de satis- faction :

Voilà bien la première fois qu'une personne de votre importance daigne accepter notre hospitalité.

D'un ton soudainement mélancolique, elle reprit :

Vous ne pouvez savoir à quel point j'aime cette cabane! C'est ici, pour moi, toute mon enfance de l'Ile-de-France retrouvée.

Les tons variés d'Héléna, mélange exquis de candeur et de perspicacité, m'étaient un sujet d'étonnement. Librement élevée sous des cieux de beauté, cette jeune fille semblait avoir cette vue angélique de la nature qui est celle des poètes.

Nous ferez-vous la grâce de vous rafraîchir dans notre château? m'offrit Henri, et sa sœur ajouta :

Une boisson créole de notre façon? Cette ambroisie est contenue dans cette calebasse! Une demi-noix de coco, sculptée par nos Malabares, sera votre tasse... s'il vous plaît? Je verse! Quel parfum! Goûtez! Enhardissez-vous, monsieur le gouver- neur, et vous trouverez à ce mélange d'eau, muscade, citron-

LES CŒURS GRAVITENT. 233

nade,»sucre de canne et mandarine, une saveur que vous e'voquerez jusqu'à la fin des jours innombrables que nous vous souhaitons.

Et maintenant que vous êtes rafraîchi, puissant seigneur, me dit Henri, venez visiter notre domaine. Nous ne le quittons guère, ma sœur et moi. Depuis notre retour en France, nous n'aimons que l'ajoupa. Nous laissons petite mère courir monts et villes.

A cette explication de son frère qui me découvre un peu de leur existence, Héléna me considère à nouveau avec une expres- sion surprenante d'intensité'. Je semble demeurer pour elle une énigme, comme si l'espèce d'homme que je suis n'avait jamais été soupçonnée par son imagination. Son regard attire le mien et nous éprouvons la troublante impression que des liens subtils se nouent à travers le vide de l'air. Mon cœur sonne dans ma poitrine à me blesser. Le front de plus en plus coloré, Héléna baisse la tête pour dire :

En souvenir de son aïeul, mon pauvre père essaya vaine- ment de réaliser le roman de Bernardin sur ce cap de Provence. Je l'en bénis aujourd'hui... puisqu'il faut vivre en France, et plus jamais dans nos chères îles. Cet ajoupa est charmant, mais si petit et borné, à côté de notre propriété de Maurice! J'aime le sauvage, l'énorme, la solitude. Je n'aime que ce qui est à moi, rien qu'à moi et pour moi, finit-elle avec une ardeur singulière. Ses yeux mordorés flambent de passion et elle éprou- ve tout-à-coup une gêne1 pénible à sentir mes regards posés sur elle. Elle se détourne, très rouge, puis me sourit délicieusement et alors je me sens bouleversé par l'attendrissement. Henri nous guette curieusement et s'écrie en me secouant les mains avec impétuosité comme si notre insistance lui déplaisait:

Qu'attendez-vous? En avant, cher monsieur, venez admi- rer la Concorde.

A travers des sentiers hérissés d'agaves dont les fleurs ver- dàtres suintaient un miel s'engluaient les insectes enivrés, nous atteignîmes une pelouse circulaire entourée de citronniers.

Plus tard, cher monsieur ami, vous danserez ici avec nous au son du tamtam de nos domestiques malabares, me dit le plus sérieusement du monde Henri.

Et comme je lui fais remarquer que je ne suis plus d'âge à me croire une dryade ou un faune, Héléna proteste :

234 REVUE DES DEUX MONDES.

Pas d'excuses ! A l'Ile de France, même les vieillards noirs, sautent encore.

Mais je ne suis pas même un vieux nègre, hélas

Eh ! bien, vous le deviendrez ! Et ils rient de leur plaisanterie.

Ainsi c'est juré, reprend Héléna, nous organiserons une sauterie d'honneur pour vous et nous nous dandinerons à la cadence de nos danses créoles.

Mais je les ignore, mademoiselle. J'y serais gauche a faire honte.

Nous vous les apprendrons I Tenez! Voyez! Ta main, Henri ! Tournons le menuet des Indes Galantes de Rameau.

Et le frère à la cravate de dentelle et au justaucorps gorge de pigeon, et la sœur en robe à carreaux roses et godets, s'efileu- rant du bout des doigts, trottinent précieusement et se saluent en imitant le son des violes. Parmi les herbes, leurs pieds nus s'élèvent prestes et légers.

Pirouette ! Henri.

Révérence, ma sœur.

Non, volte.

Ze vous en demande bien pâdon, ma toute zôlie, fait Henri en imitant le zézaiement créole.

Ne s'accordant plus, ils se quittent, les joues du rose des roses et les prunelles lumineuses du plaisir qu'ils se sont donné. L'essoufflement les fait haleter. Encore passionnés parleur amu- sement, tous deux s'écrient à la fois:

Il faudra que nous donnions à la Concorde une pantomime à la mode de Port-Louis.

D'avoir eu simultanément la même pensée, ils rient d'un rire dont les roulades éveillent à la trochée d'un pistachier le chant moqueur d'un oiseau de feu.

Notre cardinal ! L'avez-vous aperçu? me demande Héléna Je voudrais voir autour de moi tous les oiseaux de nos Iles. J'avais fait venir des bengalis, brillants comme des joyaux ! Le matin, quand je rêvais encore un peu, leur chant me laissait croire que j'étais à Maurice. Hélas I sous ce ciel plus froid, mes bengalis se sont glacés. Quand j'en trouvais un malade, je le réchauffais de mes lèvres. Son cœur, gros à peine comme un petit pois, battait, battait contre ma bouche. Enfin mon oiselet me tombait dans la main, mort. Aussitôt ses belles plumes mul-

LES CŒURS GRAVITENT. 235

ticolores se fanaient comme des fleurs coupées depuis* plusieurs jours.

Lorsque Héléna, qui m'a mimé cette scène, termine son récit, une petite moue chagrine l'attriste. Et je pense:

« Ne serait-elle qu'une petite fille exquise ? »

Henri, que la mélancolie de sa sœur ennuie, dit vivement :

Mais il nous reste beaucoup d'autres petites bêtes. Souvent nos parents des Indes ou de Maurice nous adressent des oiseaux d'Orient plus réjouissants que les vilains passereaux de France.: Les entendez- vous? Ils sont la!

Sifilements de fifres, cacardements, sons de trompe et rica- nements s'élevaient mêlés aux vibrations des pins maritimes balancés par la brise. Au milieu d'un fourré d'arbres de Judée, perruches d'émeraude, aras vêtus de pourpre et cacatoès bigarrés de carmin, d'outremer et de lilas, comme des pitres, grimpent, se mordent et culbutent. De ce bois aux arbres d'un rouge de corail, quelques faisans au plumage de feuilles mortes s'éva- dent. Haut seigneur de ce lieu, un paon promène sa robe à traine d'une magnificence royale.

Entendant roucouler à la cime d'un pistachier, si couvert de grappes violettes qu'il rappelle une coiffure de dame villa- geoise trop touffue de richesses, Henri court vers lui et dispa- rait dans sa frondaison.

Dans l'entrebâillement de son justaucorps gorge de pigeon, il nous rapporte trois tourterelles aux longs becs naïfs, ouverts à la becquée que nous ne pouvons leur accorder. Héléna les bai- sait quand un petit cerf miniature, au poitrail d'un blond argenté, bondit. Elle le saisit au passage et le tint serré contre sa gorge. Les prunelles veloutées de la gazelle remontaient avec une confiance touchante vers le visage de sa jeune maîtresse. Une fois encore, Henri jaloux de l'attention qu'accordait sa sœur à ce doux animal, le fit s'évader en disant:

Nos chèvres de Malte sont bien plus intéressantes. Vous rappelez-vous les chèvres de Virginie? Vous allez les retrouver au « Coin de Mire, » car nous avons ici « le coin de Mire. » Sui- vez-nous, s'il vous plaît.

La petite main d'Héléna serre la mienne et m'entraîne avec une hâte puérile comme si la joie aux pieds légers ne pouvait s'attraper qu'à la course. Quelle douceur de me croire le compa- gnon de leur âge 1 Pourrais-ja donc retourner à ces années bénies

230 ftÈVUÈ DES DEUX MONDES.

l'on se réjouit de l'heure présente sans que des soucis philo- sophiques empoisonnent la pensée?

En souvenir de leur île, nos chèvres ne veulent jamais quitter le bord de la mer, m'explique Henri. Ah ! voici Houppette et Myrtille! Saluez, mes gracieuses. Voyez comme elles vous donnent le bonjour de leurs barbiches, Monsieur du Cambout.

A contre-jour du soleil, sur une mer d'un bleu d'acier, des pins vibrent harmonieusement au vent. Par quel hasard ces arbres ont-ils pris des formes presque parfaites de lyres et de harpes ? Leurs aiguilles doucement agitées répandent des sons mêlés d'arômes résineux, et les chèvres cabriolent entre leurs troncs rouges.

Houppette ! Myrtille ! Ces folles se noieront. Va-t-en les chercher, Henri.

Le cap est creusé d'une petite « calanque » dont le sol écar- late se réfléchit dans l'eau. Les Maltaises ont sauté sur une roche séparée de la côte et couverte de cystes laiteux.

Ma foi ! j'ai bien envie de me jeter à la mer pour les ramener ici, déclare Henri.

Je le retiens en le priant d'épargner ce plongeon au justau- corps de son ancêtre.

Dieu ! que vous êtes raisonnable, monsieur Pierre, s'écrie Héléna moqueuse. Sans votre respectable présence, je n'hésitais pas à plonger moi-même dans le flot la robe à carreaux de mon aïeule. Rentrons donc! J'enverrai notre malabare prendre nos chèvres.

... Tandis qu'à travers le parc nous revenions vers la villa, par tous les sentiers bordés de palmiers, de figuiers de Barbarie ou de ficoïdes charnus, surgissaient toutes les bêtes de l'arche de Noé. A chaque nouvel animal, levrette, agneau barbarin, lièvre privé, chats siamois aux yeux d'opale, Héléna avait une effusion, et, après les avoir caressés, les renvoyait satisfaits. L'harmonie de ses gestes m'était un enchantement tout autant que l'éclat de sa voix chaleureuse, et son rire clamait la bonté de vivre, au soleil, parmi les fleurs et les bêtes innocentes. Celte jeune fille, en accueillant contre sa poitrine tout ce qui palpite, semblait croire à un amour universel. J'étais arrivé à l'ajoupa plein de la misère qui est dans l'égoïsme des êtres, et voici qu'Héléna me révélait l'affection dans ce qu'elle a de plus pur. A ce moment, la sombre loi de la gravitation humaine,

Les cœurs c.ravitenï. 231

découverte par mon père, me parut le cauchemar d'un esprit désespéré.

Nous gravissions les marches de l'ajoupa, quand les cabrioles d'un petit basset et les grimaces d'un vilain singe, malade, en douillette, nous accueillirent. Héléna les éleva dans ses bras et les fit trembler de joie par ses caresses. Tournée vers moi, elle me dit en souriant :

Voyez comme ces pauvres fiévreux sont reconnaissants! A ces mots, Henri les lui enleva, et repartit ironiquement :

Jugez de leur reconnaissance !

Le chien et le singe considéraient Henri du même œil cli- gnotant dont ils contemplaient l'instant d'avant la jeune fille. Alors, il les jeta sur le sol avec mépris, en disant :

Tous les mêmes 1

Le basset et le singe se sauvèrent. Déconcertée, Héléna portait tour à tour des regards déçus sur son frère et sur les bêtes en fuite. La pâleur d'Henri et son expression tendue me surprirent. Un pli noircissait son front trop blanc.

Du salon nous arrivaient les éclats d'une conversation animée.

Quand nous y pénétrons, Mme de la Tour s'exclame :

Quel carnaval est-ce là, mes enfants ? Déguisés avec les vêtements de vos aïeux? Vous vous serez ridiculisés dans l'esprit de M. du Cambout. Et c'est pour cette comédie que vous vous étiez échappés?

Petite mère, nous croyons ainsi faire meilleur accueil à, un astrologue en bonnet pointu, explique gaiment Héléna en pinçant les côtés de sa robe à godets et en faisant la révérence.)

Quelle absurdité I Leur pardonnez-vous cette farce, mon- sieur du Cambout?

Je me récrie qu'au contraire j'aurais bien regretté de n'avoir pas d'abord admiré Héléna et Henri sous ce gracieux aspect.

Vous êtes trop indulgent. Mais qu'as-tu, Henri? Tu parais épuisé. Ces jeux violents excèdent tes forces. Ta sœur n'a pas de bon sens.

Les yeux gris très cernés d'Henri avaient une expression hagarde. La sueur ruisselait à ses tempes livides et sa bouche frissonnait.

Aux reproches de sa mère, Héléna, toute interdite, étreignit son frère en déclarant qu'il n'avait besoin que d'un peu de repos. Le jeune homme se laissait enlacer sans manifester le

238 BEVUE DES DEUX MONDES.

moindre retour d'affection, lorsque Mme de la Tour attira son fils contre elle et l'observa de 1res près en gémissant :

Il est hors d'haleine ! Tu le feras succomber avec ces amusements forcenés. Ta grosse santé est impitoyable aux autres. Tu me rendras malade moi-même.

A cette injuste apostrophe, la jeune fille, exquise de confu- sion, se rejeta tendrement sur Henri qu'elle baisa sur le front, malgré la défense que celui-ci. mécontent, lui opposait. Enfin, la mère et le fils repoussèrent lléléna qui resta en face d'eux, toute pleine encore du désir de se faire paL donner une faute qui ne réapparaissait pas du tout. Indifférents à ses intentions, Mn,e de la Tour cl Henri se regardaient maintenant avec une tendresse exclusive dont la jeune fille demeurait écartée. A ce moment, une ombre triste passa sur le visag ! dTléléna. Je ne la quittais plus de mon regard plein do compassion. Soudain, elle y répondit avec une éloquence poignante. Nos yeux s'expri- mèrent avec puissance tout ce que nous éprouvions, et l'éton- nement d'Miloureux de cette jeun- fi'!", (oui à l'heure radieuse dans son parc dj féerie,, me parut d'un contraste tjiljinent émouvant que j'en fus remué jusqu'au fond de l'àme.

Seulement alors, je rem;rquii qa ' Christine nous guettait l'un ei l'autre. Ses yeux souriaient fin unent. Que m'importent ses intuitions, puisais-;0, je sais maintenant verra qu .:1 but je dois tendre, et rien ne m'empêchera d'y arriver. Peut-être d'ailleurs cornJale ra-t-iJ les vœux de ma belle-mère?

Son malaise passé, H uri s'était retiré des bras de sa mère. Un poing sur la hanche, après une salutation à sa sœur toujours soucieuse, il lui dit en zézayant :

Quand vous voud'ez, zôlie demoiselle, nous i'ons enlever ces costumes de nos bous g'ands-pa'cnts.

lléléna prit congé de nous. Je m'attendais à serrer sa petite main, mais elle, tout à l'heure audacieuse comm > une enfant dans le parc de l'ajoupa, me salua timidement. Quand elle releva sa tète, elle me porta un regard si pur et profond que j'en restai étourdi. Notre trouble n'était-il pas éloquent plus que des compliments? El l'innocence d'une jeune fille l'em- pèche-t-elle de comprendre aussitôt le langage éternel de la passion ?

Son frère et elle quittèrent le salon sur un pas de pavane. Le justaucorps en soie gorge de pigeon et l'ample robe carrelée

LES COEURS GRAVITENT. 239

à tuyaux se balançaient, tandis qu'ils s'éloignaient à petits pas rapides, dressés sur la pointe des pieds. La capeline de vétiver oscillait à ses longues brides de soie mandarine au dos d'IIéléna.

Mille pardons, monsieur du Cambout, pour l'absurde scène dont je vous ai donné le spectacle, me dit alors Sarah. La santé d'Henri, fragile comme son pauvre père, tous ces de la Tour se brûlent à la vie plutôt qu'ils n'en usent, m'effraie quelquefois. Et sa sœur n'en a pas assez le souci; elle est si personnelle!... Quelle journée de chaleur accablante, ne trouvez-vous pas? Ce qu'il y a de cruel en France, pour moi, ce sont ces brusques changements de température... Peut-être serai-je glacée, ce soir... Ainsi, Christine, bien chère amie, entendu, samedi pour le thé, chez Vogade, à Nice.

Comme j'exprime à Mme de la Tour les sentiments que j'éprouve pour l'ajoupa et ses habitants, qui me font croire maintenant à la réalité du paradis terrestre, elle me tend ses mains précieuses et débiles qui ne sauraient ni la défendre, ni la servir. Avec un sourire tout ensemble caressant et plaintif, elle dit :

Eh bien! puisque vous avez si bonne opinion de l'ajoupa, il ne tiendra qu'à vous de nous revenir souvent. Et considérez comme vôtre le parc, qui semble mieux vous agréer que mon salon.

Elle me sourit avec une douce moquerie. Je proteste que je ne fais aucune distinction. Elle semble n'être point dupe de mes paroles et, les yeux mi-clos, elle ajoute qu'il est assez naturel que je prenne de l'agrément avec ses enfants plus près de mon âge.

Devant ce regret mélancolique d'une femme qui fut belle et le demeure encore à son automne, je proteste poliment.

Votre galanterie ne saurait m'abuser, soupire-t-elle. Je ne suis plus l'aube, hélas! mais le crépuscule.

Vous serez l'éternel été, Sarah, affirme ma belle-mère en embrassant chaleureusement son amie, ce qui agite tous les petits tlacons d'or à sels, parfums et poudre, qui sonnent à la taille de M'"' de la Tour comme d 's grelots.

... Pendant notre retour à Cagnes, assis côte à côte dans la Victoria, Christine et moi gardons le silence. I)e temps à autre ma belle-mère me jette un coup d'œil et sourit ensuite à son ombrelle d'une bouche aiguisée.

240 REVUE DES DEUX MONDES.

L'extraordinaire regard interrogateur d'Héléna me h.inte. Avec bonheur, je me remémore ses gestes et ses paroles. Se pouvait-il qu'il existât tant de grâce et d'esprit naturels? La félicité me soulève. Je voudrais sauter hors de cette voiture pour courir, changer, m'épuiser en démonstrations do mon ivresse. Or, je'reste inerte et faussement grave sous le regard d'angle de Christine, qui ne cesse de m'épicr.

*

* *

Au milipu de mes chagrins, personne ne lit sur mon visage, ni mes ennuis, ni mes désir- Et je marche solitaire dans les routes non frayées.

Michel-Ange.

Pas une heure de la journée sans que ne m'apparaisse Héléna costumée de sa pittoresque robe à godets. Entre toutes les expressions de son visage mobile, c'est son regard interroga- teur, aux premiers moments de notre rencontre dans le parc, qui me revient avec une force singulière.

Je venais de soulever mon panama, son frère et elle avaient répondu par une révérence joyeuse, lorsque ses yeux eurent, en me découvrant, un regard d'une intensité prodigieuse. Quel effet ai-je donc produit sur cette jeune fille? Son étonnement paraissait immense. Ensuite! je crus découvrir de la sympathie, davantage peut-être, l'ardent appel d'un innocent enfant en détresse, qui réclame secours. Mais comment concilier un tel sentiment avec la joie qu'elle marquait, l'instant d'avant, en son plaisant déguisement? Pendant quelques secondes, nos yeux se dévorèrent et nous nous sentimes liés à jamais en cette vie. Hier encore, j'aurais souri d'un tel amour spontané. Je l'aurais déclaré faux, impossible, romanesque. Or il existe, je J'éprouve, je l'ai subi; il me tient, m'obsède, me poursuit et m'a vaincu. Maintenant j'ai peur d'être seul à subir sa terrible puissance. N'ai-je pas interprété trop favorablement l'attention qu'Iléléna me porta? Les détestables croyances de mon père en l'isolement fatal des âmes empoisonnent mon bonheur présent. Mille objections se dressent. La plus redoutable : mon âge. Est- il possible que ma trentaine ne semble pas une vieillesse h cette jeune fille qui n'atteint pas son dix-septième printemps ? L'amour veut l'harmonie. Et cependant d'autres regards d'Héléna sur-

LES COEURS GRAVITENT. 241

gissent à ma mémoire, plus significatifs dans leurgravitémème. A mon départ, Sarah venait de lui adresser des réprimandes imméritées au sujet de l'état de santé d'Henri, et son frère avait repoussé son embrassement ; Iléléna que je croyais la reine ietée de l'ajoupa, interdite, en appela silencieusement à moi par son expression désoléo. J'eus à cette minute la révélation que l'existence de celte jeune fille, dans cet admirable décor, n'avait pas de douceur vraie. Dans la générosité de son cœur, Héléna devait accorder son affection avec une abondance magni- fique, mais sa mère et son frère, personnels, capricieux, ne lui rendaient pas l'amour qu'ily en recevaient. Stupéfaite d'avoir éprouvé l'injustice de Mm de ki Tour en ma présence, elle avait fixé sur moi des yeux pleins d'Mmploration. Des cris n'auraient pu me troubler davantage. Comment tant de beauté, de bouté et de grâce, pouvaient-ils èlre dédaignés? Vous méritez la ten- dresse la plus fervente, la plus absolue, Héléna, et cet amour je l'éprouve. Quoi qu'il arrive, je vous appartiens. Appartenir I Oui, en effet, aimer c'est ne plus se rechercher égoïstement, mais donner le meilleur de son esprit.

Quoique j'éprouve la noblesse de mon inclination pour Mlle de la Tour, je m'en explique gauchement avec mon père. Les mots que j'emploie me trahissent. Le récit d'amours nais- santes n'est-il pas toujours d'une puérilité apparente? Leurs délices ne peuvent être savourées que des seuls amants? A mes confidences, Sébastien répond de sa voix posée :

Ah! vraiment !... Une ravissante jeune fi Ile, m'assures-tu?...- Si nous possédions un équatorial coudé, Pierre, avec ton aide j'entreprendrais la carte photographique du ciel. L'astronomie physique reprend une importance que les mathématiciens lui déniaient. Savoir quelles formes de vie seraient susceptibles d'exister dans les planètes mérite l'examen.-. Ainsi tu éprouves quelque satisfaction de tes visites à cette famille de la Tour. T'ai-je déjà dit qu'ils étaient originaires de Saint-Igest en Rouergue, a quelques lieues de notre propriété de Laissac?... Curieuse coïncidence! Certainement je me ferai un devoir de présenter mes hommages à Mme de la Tour en lui rappelant cette communauté de terroir... J'ai bien envie d'acquérir l'équatorial qui me manque. Si nous avions le moyen de mieux scruter l'univers, nous obtiendrions une idée plus huivjaine du monde qu'avec l'arithmétique. C'est ma conviction..,

iomb lviii. 1920. t6

242 KEVUE DES DEUX MONDES.

Lorsqu'il s'est tu, mon père ramène d'un mouvement machinal ses longs cheveux en arrière de ses oreilles et réiléchit péniblement. Ce ne sont pas mes confidences qui le préoccupent. Je le sens malheureux de ses propres s-oucis. Une maladie de la nutrition, subitement découverte, oblige Christine a partir pour Vichy. De plus en plus elle prend l'habitude de ces absences et elle nous revient plus exténuée, plus, déçue. Sébastien souffre.

... Quelques jours plus tard j'entretiens à nouveau mon père de mes visites à l'ajoupa. Je vomirais lui faire comprendre que toute mon existence peut être changée. En crayonnant de vagues traits sur une feuille, il m'Interrompt pour dire à voix basse sur le ton d'une réflexion personnelle :

Combien de gazelles et de jolies chattes, entrées dans les vies les plus hautes, les ont embrouillées comme des pelotes? Ronronner, se faire chérir et puis se dérober, voilà leur jeu !

Il reprend sa marche à travers notre atelier, les mains nouées derrière le dos, et il dit sans me regarder :

Nous avons ass z travaillé aujourd'hui.

Il se refuse à m'écouter davantage et j'en éprouve de la tristesse. De ma famille mciu père est cependant la seule per- sonne que je me croyais ?JFectionnée. Mais son propre mal le mord; saurait-il entendre mes appels?

Six heures tintent. Ainsi, chez moi, pas un seul cœur pour accueillir ce qui m'empl:it l'àme. Mon oncle René s'écrierait de son air railleur : « Ah! Ah! mon gaillard ! » Plutôt que de ris- quer cette injure, gan'ions notre secret Certes, Christine me provoquerait volontiers aux confidences, mais j'ai de la pudeur à m'épancher avec eHe. Pourtant je crois comprendre qu'elle poursuit avec moi le même but qui lui fit exiler Geneviève de notre maison. Elle aocuei lierait donc mes aveux avec faveur.

Je vague sous les mimosas et les orangers. A travers leurs troncs, la mer immobile semble un émail d'un bleu profond. Notre village ocré reluit sur les neiges éblouissantes des Alpes. Toute cette beauté ne me console pas, car il y manque l'essen- tiel. Je reste seul. Combien Héléna me semble encore lointaine!

D'instinct mes pas me portent vers la seule p ersonne que la grande révolution qui me bouleverse puisse émouvoir. Je monte vers la place du château des lirimaldi.

J'avais espéré pouvoir m'iutroduire cheà Laurent Rodelle sans attirer son attention, mais, dès l'esplanade, sa voix docto-

LES COEURS GRAVITENT- 243

raie retentit par-dissus le. mur de son jardin d'acclimatation.

Pratiquez la marcotte par strangulation, c'est-à-dire en serrant, à l'aide d'un fil de cuivre, la partie du rameau vous voulez faire naître des racines. La stran-gu-la-tion généralisée dans les marcottages, accroîtrait ia fortune de la France ! Veuillez en assurer le conseil de préfecture qui vous délègue, monsieur.

Voilà ce que j'entends pendant ma traversée du verger de l'ingénieur, qu'un personnage, noir de vêlement et de barbe, écoute sombrement.

Vous connaissez le chemin, me crie Laurent. A bientôt. A mon étonnement le salon circulaire de la tour avait été

transformé en magasin d'expédition. Couverte d'une blouse de lustrine, Geneviève sursaute lorsqu'elle m'aperçoit :

Il faut se rendre utile, me dit-elle avec un faible sou- rire. Vous me voyez occupée à des envois de composts.

De composts?

Oui, j'enferme dans ces boîtes des mélanges surprenants : terreau de feuilles, saule, bruyère, brique pilée; sphaguum, suie, que sais-je encore? .le les adresse aux sociétés d'agricul- ture. Lorsque j'aurai travaillé utilement, Laurent me pardon- nera les heures dépensées à ma musique. « Le rossignol ne chante qu'après un bon déjeuner, m'assure-t-il. » Mais qu'avez- vous, Pierre ? Jamais je ne vous connus cette expression.

Gomme sa remarque me colorait le visage, elle reprit après un instant de silence :

Vous rayonnez malgré vous... Ahl contez-moi ce miracle. Mais je l'ai déjà deviné 1 II n'en est qu'un d'imaginable I Est-ce vrai ?

... J'inclinai le front. Les regards pensifs de Geneviève ne me quittaient plus. Elle eut ensuite l'expression effrayée d'une per- sonne qui redoute d'apprendre quelque malheur. Toute l'inquié- tude d'une amie menacée d'abandon, émut sa tendre physio- nomie. Après m'avoir interrompu plusieurs fois, comme si elle redoutait la vérité, ses questions énervées m'arrachèrent jus- qu'aux moindres détails de mes visites à l'ajoupa.

J'attendais le témoignage de sa sympathie dans ce grand bouleversement de mon cœur, lorsque la voix de Laurent éclata derrière nous. Il tenait sur la main gauche un légume brillant comme une céramique et dont l'étonnante forme rappelait un moule à pâtisserie :

2li REVUE DES DEUX MONDES3

Geneviève, vous ferez ouvrir, ^irculairement, le sommet de ce potiron par votre cuisinière. Lorsqu'elle l'aura farci, elle le mettra au four. Le comité de notre académie agronomique jugera de la qualité de ce pâtisson d'Amérique, excellent mets inconnu dans ce pays.

Elle n'avait accordé qu'une attention assez distraite aux explications de son mari.

Suis-je compris? reprit-il en faisant sauter sur sa paume le légume vernissé. Après un sourire au pâtisson, il dit encore :

Voilà de mes humbles poèmes, mais ils nourrissent les hommes.

En me regardant, il prononça :

J'espère que la bonne pensée de vous retenir à dîner était venue à Geneviève. D'ailleurs, invitation intéressée de ma part. J'ai besoin de votre opinion, ce soir, sur la courge sucrière du Brésil, améliorée par moi et qui deviendra la betterave du midi. A tout à l'heure, cher ami.

L'agronome disparut en portant, haut levé sur sa paume, le potiron en couronne royale.

Excusez-moi, me dit, alors Geneviève, les composts en boites m'avaient fait oublier la Brésilienne sucrière. Il me faut la rappeler à ma servante.

Quand ma cousine s'en revient vers moi, je la retrouve habillée d'une des robes à l'antique qu'elle dessine elle-même. Son crépon d'un orange bronzé rappelle le ton des grands tour- nesols, lorsque, brunis, ils atteignent au terme de leur floraison. Ses cheveux sombres en double tresse, ramenés de son front à ses oreilles qu'ils couvrent, empruntent à ce tissu de chauds reflets. Silencieusement Geneviève s'asseoit et sa songerie donne à ses yeux océaniques une profondeur émouvante. D'un mouve- ment inconscient elle entrelace ses doigts sans pouvoir leur assurer une position. Enfin, le teint coloré, elle murmure :

Dix-sept ans, m'avez-vous dit? Quel rapport d'esprit vous semble possible avec une aussi jeune fille?

Je lui répliquai, et brusquement je ne fus pas sincère avec elle, que, sans projets d'avenir, je me contentais de goûter la joie que me causait la société de cette charmante créole.

Comment osez-vous prétendre que vous êtes sans projets, me repartit vivement Geneviève. Tout à coup, si vous en étiez persuadé, vous éprouveriez du désespoir.

TES COEtJîlS GRAVITENT. 245

Touché de sa réflexion, je lui avouai avec confusion, qu'en effet, je portais un vif intérêt à Héléna de la Tour, et je ne lui cachai plus rien du sentiment, presque foudroyant, que j'avais éprouvé dès ma première visite à l'ajoupa.

Geneviève, qui ne cessait de pétrir ses mains avec fièvre, reprit en accordant une pause à ses doigts :

Qui vous assure que cette petite créole ne vous aimera pas de la même façon qu'elle doit aimer toutes choses : sa mère, son frère, sa gazelle, ses bengalis, les fleurs, le ciel et la mer?

Je lui réplique que j'ai trahi le caractère d'IIéléna si elle peut s'en faire l'image d'une folle enfant. Elle unit la grâce spontanée de son âge au sérieux et presqu'à la gravité d'une personne précocement mûrie par son existence exceptionnelle. Un sourire amer aux lèvres, Geneviève s'incline avec une cer- taine ironie :

Redoutez les mirages de votre imagination, Pierre. Aimer, c'est souvent prêter à autrui ses propres vertus. Il suffit qu'une femme soit jolie pour que l'homme le plus intelligent l'imagine bonne, spirituelle, profonde, généreuse.

Son observation m'interdit d'abord, puis je proteste qu'elle ne saurait convenir à MUe de la Tour.

Mais c'est l'évidence même, fait ma cousine avec un petit rire nerveux.

Elle m'observe ensuite avec une singulière perspicacité, avant d'ajouter :

Croyez-moi, mon pauvre ami, cessez en ma présence de vous débattre et obéissez à l'attraction céleste.

Une joue couchée sur l'une de ses paumes, tandis que ses coudes sont joints sur la table, Geneviève, le front ombré par sa préoccupation, reprend sans me quitter de ses yeux clairs :

Quelle adorable déraison que l'amour, même chez les êtres les plus élevés ! Un homme d'élite éprouva-t-il jamais de passion pour une femme seulement remarquable par l'esprit ou le cœur? Non! les vertus les plus hautes ne firent jamais fleurir l'amour. Aux héros qui s'aimèrent, Héloïse et Abélard, Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, Paolo et Fran" .pu, il .iffit d'un éclair des regards entrecroisés pour que l'attr dio irré- sistible se produisit. 0 beauté, tu es tout et plus puissante que tout !

Un silence chargé de pensées que nous n'osions plus nous

24G REVUE DES DEUX MONDES.

communiquer, nous retenait gênés en face l'un de l'autre. Aux paroles sans intérêt que je pus enfin prononcer, Geneviève inclinait seulement la tête. Soudain, elle me demanda:

De quelle couleur sont les yeux d'Héléna de la Tour?

Du noir mordoré chanté par tous les poètes orientaux.

11 devait en être ainsi, Pierre. Ces yeux sont bien les yeux des passions soudaines. Les prunelles du septentrion, de la nuance des eaux et des pâles crépuscules, sont faites pour regretter et pleurer.

Cette réllexion singulière me fit remarquer les yeux, glauques comme la mer armoricaine, de ma cousine, et, saisi, je pro- testai en cherchant des exemples.

Vos consolations ne tiendront pas contre la vérité, Pierre. Je vous le dis, Juliette et Francesca eurent ces yeux dont la nuit provoque le vertige en dehors de toutes les considérations de l'esprit. Au contraire la nature n'accorda ses prunelles vertes comme la mer, à Iseult, qu'afin de mieux pleurer et désirer. Les réservoirs de sa douleur étaient en elle. Leurs yeux prédestinent les femmes. Acceptons donc d'être les âmes heureuses ou les âmes gémissantes. La terre n'est complète que de leur concert à toutes ensemble.

Un timbre électrique tinta.

Le diner vous attend, chers amis !

Laurent revenait vers nous. Il me pria d'offrir le bras à sa femme. Pendant le repas, il nous entretint du « Guide de la multiplication des Végétaux » dont il écrivait les dernières pages. Par les opérations améliorées du semis, du bouturage et du greffage, il rénoverait le sol et, par conséquent, rendrait les Français plus heureux. Je lui accordai volontiers l'approbation qu'il réclamait.

Au cours du dîner, Geneviève regardait par-dessus nos têtes dans la direction du jardin. Laurent, surpris, se retourna pour chercher la cause de son attention et elle crut devoir s'en expli- quer :

Il me semble que jamais autant que cette nuit, les étoiles n'ont eu cet éclat. Leur lumière parait s'élancer vers nous dans un élan de sympathie.

Sans vouloir les observer, l'ingénieur affirma que les cons- tellations devaient briller comme à leur ordinaire et il considéra sa femme d'un air ironique.

LES CŒURS GRAVITENT.

247

Nous quittâmes la salle à manger. Lorsqu'il vit Geneviève se diriger vers l'escalier de la tour, il se récria :

Comment, vous voulez monter encore à ce belvédère quand le jardin, protégé du vent de mer, offre tant d'agrément? A votre aise. Esclave de mon courrier, je vous demande congé, mes amis.

A peine Geneviève se trouva-t-elle accoudée sur la ferron- nerie de la vieille tour, qu'elle me dit, le front levé :

J'envie les étoiles de pouvoir se témoigner leur tendresse à travers l'espace par ces palpitations lumineuses. Sur cette terre, les âmes humaines, plus malheureuses, n'éveillent jamais par leurs scintillations secrètes de retour dans les autres âmes.

Les yeux de ma cousine avaient pris la tristesse sourde qu'on voit aux eaux dormantes des fontaines abandonnées.

» N'enviez pas les étoiles, Geneviève, lui dis-je alors, car leurs beaux feux à travers l'infini, vains signaux, ne changeront rien à l'ordre divin de leur isolement. Le vide entre les êtres ou les mondes, n'est-il pas la loi universelle de leur conservation ?

Ce n'est pas à vous, aujourd'hui, de l'affirmer, s'écria- t-elle ardemment, ou bien je ne vous comprends plus.

Elle tremblait au point que les plis souples de sa robe en avaient un frémissement et les anneaux de ses bras tintaient sur la rampe d'appui.

« Pauvre exquise Geneviève, pensai-je, ne s'est-elle pas sacrifiée ? Elle m'avait donné son affection et je ne pus jamais être pour elle qu'ingratitude et aridité. Hélas 1 pas plus que l'amour ne s'ordonne, on ne peut se défendre de lui. »

Sur cette pensée, mon imagination m'entraîna vers l'ajoupa et le visage adorable de passion et d'éclat d'IIéléna m'apparut. Je le retins avec ravissement. J'oubliais ma présence sur la tour. Iléléna courait pour saisir sa gazelle. Les narines de son petit nez busqué palpitaient à sa respiration. Elle me tendait la douce petite bête capturée et, tout à coup, mon expression la troublait au point que, d'enfantine, sa figure deve- nait méditative, et que ses grands yeux d'Orientale me signi- fiaient : « qui êtes-vous? que voulez-vous? »

« Chère délicieuse enfant, aurais-je pu lui crier, j'étais la mélancolie et le désir vain et l'inquiétude, et après tant d'autres hommes, j'appelle la joie, le bonheur, la certitude, la paix. Tout cela votre cœur le contient. »

248 BEVUE DES DEUX MONDES.

Sur la mer aussi lisse qu'une glace, les constellations se miraient et la voie lactée reflétait la poudre de diamant de ses mondes myriadaires. Nacelles de lumière, les astres voguaient sur ce flot céleste.

Quoique absorbé par ma contemplation passionnée, il me parut que Geneviève marchait avec lenteur sur la tour. Que se passa-t-il ensuite? L'ajoupa resplendissait toujours dans mon souvenir.

Brusquement une voix stridente appela :

êtes-vous, Pierre?

Assise près de moi Geneviève serrait ma main posée sur l'accoudoir du banc. Et je l'entendis me chuchoter :

Depuis de longues minutes j'attendais que vous vous souveniez de ma présence. Mais pourquoi l'exigerais-je, quand vous avez pu vivre vingt années près de moi dans l'indifférence? Pourtant, ce soir, j'ai compris que j'avais perdu davantage. Vous avez évoqué un avenir je n'avais plus aucune part.

Après un douloureux soupir, Geneviève reprit sa marche circulaire autour de la tour. De la place j'étais assis, je voyais sa silhouette sculpturale m'apparaitre sur un fond de ciel constellé. Je restais le centre des cercles que sa marche désolée traçait autour de moi. Je voulus aller vers elle. Quel espoii pouvais-je lui donner? Amour! l'aridité pour les autres créa- tures ne reste-t-elle pas ta loi? 0 terrible gravitation!

Me rendre presque chaque jour à l'ajoupa m'est devenu la plus chère des habitudes. Tandis que mon père, absorbé par ses travaux et assez sceptique, semble ne pas croire à la possi- bilité d'un mariage pour moi avec M11* de la Tour qu'il aperçut dans notre jardin et dont l'exubérance lui déplut, Christine, zélée, s'emploie à me faire agréer de sa chère amie Sarah. De même qu'il y a cinq ans ma belle-mère avait aidé de tout son pouvoir au mariage de Geneviève avec Laurent Rodelle, elle s'intéresse à mes projets d'avenir. Peut-être y a-t-il seulement chez Christine besoin d'amusement? Par leurs alliances avec les héros du roman de B;rnardin de Saint-Pierre et leur parenté avec des rajahs, les la Tour lui paraissent des personnages curieux à fréquenter. Je prends d'ailleurs peu de souci des rai- sons qui peuvent la déterminer à me faciliter la bienveillance

LÉS CŒURS GRAVITENT. 24'J

de Mme de la Tour. Il me suffit d'aimer et surtout de me voir accueilli par Héléna avec ce grand élan d'innocence qui n'essaie pas de dissimuler. Jamais jeune fille ne montra plus de sincérité dans son affection. Il fallut à Héléna son enfance exceptionnelle à l'Ile Maurice pour conserver cette candeur qui ne dissimule jamais. Pourtant dans ses beaux yeux dont le jais s'illumine d'or, soudain affleurent des pensées dont l'ampleur dépasse les idées coutumières aux personnes de son âge.

Quelquefois, aux premières semaines de notre connaissance, il m'arrivait de rentrer presque angoissé. Le jeu perpétuel d'Héléna dans son paradis terrestre de l'ajoupa me laissait croire à son égoïsme. Délicieuse créature fêtée par son frère, ses bêtes, ses arbres et ses fleurs, ne goùtait-elle pas les marques d'attention et de bonté des êtres et des choses de son entourage comme des hommages dus à sa ravissante personne? Elle avait pour les remercier un sourire superficiel qui n'engageait jamais les profondeurs de son âme.

Pourtant, dans les moments je la jugeais sévèrement, estimant qu'on n'arrive pas à posséder de telles créatures de grâce, je n'aurais pu m'en détacher. Je gravitais. Comme me l'avait déclaré Geneviève perspicace, j'étais déjà la victime de l'attraction à laquelle on ne saurait plus se dérober. Brusque- ment, sous l'apparente frivolité de ses récréations, Héléna me révélait son âme profonde. Entre sa futile et plaintive mère et un frère maladivement jaloux, ne devait-elle pas jouer à la fillette pour ne pas donner le spectacle de sa solitude? N'y avait-il pas une haute vertu chez elle à se montrer enjouée, quand son cœur l'inclinait à la contemplation et au silence?

L'attitude pour moi de Mme de la Tour n'est pas aussi unie quemion repos l'exigerait. Habituée atout ramener des biens de ce monde à son unique satisfaction, Sarah me marque quel- quefois de l'humeur. Gomme les femmes jadis adulées, Mme de la Tour s'étonne qu'un homme réfléchi puisse s'intéresser à une jeune fille ignorante de cette science qu'on n'acquiert que par une vie amoureuse. Gomme je n'en parais pas convaincu et que mes soins négligent la mère pour se porter vers Héléna, afin de m'embarrasser, Sarah se montre tour à tour hautaine, impertinente ou presque trop tendre.

Chaque retour à l'ajoupa me ménage des surprises.

L'autre jour comme je m'étonnais de ne trouver ni Héléna,

2o0 REVUE DES DEUX MONDES.

ni sa mère, après avoir été prié très expressément par elles, un serviteur, le seul Provençal parmi leur domesticité de sang mêlé, me dit d'un air amusé :

Si monsieur veut descendre jusqu'à la pelouse appelée la Concorde, ces daines l'y attendent.

En effet, au rond-point des orangers, Mme de la Tour assise sur un banc rustique, en ample robe d'un vert de saule et les épaules couvertes d'une écharpe aussi carminée que le fruit de l'arbousier, s'éventait avec un barbare éventail de casoar. Der- rière elle, une servante coiffée d'un madras, soutenait un para- sol de soie cerise sur la balle créole rajeunie par la chaude colo- ration que diffusaient les rayons solaires.

Cher ami, s'exclama-t-elle, vous arrivez à point. Nous avions besoin de vous. Prenez place! Un peu à votre intention comme il vous paraîtra, à cette allusion Sarah me sourit avec iinesse, mes enfants nous donneront aujourd'hui une panto- mime à la mode des noirs de notre ile.

D'un taillis de magnolias, derrière les orangers, sortit un malabare aux yeux de gomme arabique et turban de pourpre sur une chevelure en aile de cormoran. Ce malabare bondissait à petits pas de marionnette ; il salua l'azur du ciel, salua la Mé- diterranée d'outremer entre les palmes des dattiers, salua le chien Fidèle campé en philosophe sur la pelouse, et nous salua enfin en annonçant d'une petite voix flùtée :

M. de la Bou'donnais, gouvèneu de l'Ile de F'ance, va veni' visité Mm* de la Toù.

Sur cet avertissement, l'indigène cuivré saute et fait toucher en l'air ses talons avant de retomber au sol, se casse comme un fantoche et part à petits sauts en balle de caoutchouc. Le rythme haletant d'un tam-tam retentit et le même malabare, qui figure la musique de M. le Gouverneur, s'avance en exagérant la marche rigide des soldats anglais aux retraites de Port-Louis. Derrière lui un Indou de Delhi porte un bambou à l'extrémité duquel flotte un foulard à franges. Cet Ali représente l'escorte armée de M. de la Bourdonnais. M. le Gouverneur sort lui- même de la feuillée des magnolias sous les apparences d'Henri coiffé d'un tricorne à cocarde d'or et vêtu d'un gilet à ileurs et d'un manteau de soie mauve. Entre le pouce et l'index M. le Gouverneur serre un jonc dont il fustige de temps à autre le joueur malabare et le musulman à la pique dans la seule inten-

LES CŒURS GRAVITENT. 251

tion d'affirmer l'autorité absolue de la France sur les indigènes. M. le Gouverneur semble apercevoir avec étonnement Mme de la Tour sur son banc de maçonnerie. Il fait tourner en l'air jusqu'à trois fois son tricorne afin de lui témoigner son respect infini. Puis il mime encore la surprise, considère la pelouse, les arbres, le siège rustique, et ses mains jointes avec une pitié affectée veulent dire :

« Oh ! Dieu ! en quelle pauvreté je trouve cette dame de la Tour dont tant de personnes de qualité uuenlretinrent à Paris ! »

Sur cette réflexion, il ramasse dans l'herbe une calebasse et quelques feuilles de bananier; ses yeux levés vers le ciel pa- raissent le prendre à témoin du dénumentde l'honorable famille qu'il vient visiter.

A cet instant, de l'autre côte de la pelouse, entre deux filaos dont les branches sans cesse remuées pur le vent de mer chan- tonnaient, surgit une vieille malgache chargée de couffins. Elle doit être la fidèle esclave Marie. En robe d'indienne rayée d'azur, Héléna, ses beaux cheveux blonds entourés de lianes de per- venches, suit sa servante. Afin de mieux imiter la pauvre et touchante Virginie, elle marche pieds nus. Entre ses bras elle tient le régime de bananes que, sans doute, elle compte aller vendre au marché de l'Ile en compagnie de son esclave.

Le rythme du tam-tam règle les évolutions de Virginie et de Marie, qui trottinent à petits pas précipités, s'accordent une pause, tournent sur elles-mêmes, se dandinent un instant, se saluent et, la tète baissée, repartent à tout petits sauts de berge- ronnettes. Enfin comme la présence imprévue de M. le gouver- neur les effarouche, elles lèvent chacune un bras en poussant des cris dont le musicien malabare accompagne les modulations de ses coups de tam-tam précipités. M. de la Bourdonnais, le mollet tendu, soulève son tricorne d'un air engageant. Le musulman au fanion lance son bambou et le rattrape le plus adroitement du monde. Et par il veut prouver que l'escorte du seigneur de l'île n'a point d'intentions belliqueuses. Rassu- rées, Virginie et Marie font une révérence au gouverneur qui danse alors avec grâce autour de M,le de la Tour en écartant les pans de son manteau en soie mauve de son gilet à Heurs de giroflées Le malabare et Ali entonnent une mt'opée. Tout en pirouettant, l'astucieux M. de la Bourdonnais vient prendre par la main Virginie et l'entraîne vers Mme de la Tour, maigre les

252 REVUE DES DEUX MONDES.

marques qu'elle donne de son de'sespoir. Et lorsqu'ils sont arri- vés en face de notre banc, le gouverneur, par sa mimique véhé- mente, veut dire à Sarah : « Madame, n'oubliez pas qu'une tante de qualité et très fortunée réclame votre fille Virginie afin de lui léguer sa succession et faire d'elle une dame d'importance- » Secouant la tête, Sarah refuse de satisfaire aux vœux de M. de la Bourdonnais, qui désigne énergiquement la mer à tra- vers l'entrelac des orangers et signifie à l\Ime de la Tour qu'elle n'a pas à s'opposer à ce départ Paris réclame la jeune fille pour son bonheur. Afin de vaincre les dernières résistances, le gou- verneur offre le sac de piastres qui assurera les frais du voyage. A ce moment, Sarah rompt avec la tradition du roman de Ber- nardin, lorsqu'elle envoie cette bourse par-dessus les magnolias. Non ! elle ne se séparera point de sa fille Sur ce geste, les chan- teurs prennent un accent de triomphe, et tandis que le tam- tam mène le charivari le plus effréné, Marie la malgache et le malabare au madras d'éearlate tourbillonnent, les coudes reployés, en signe de joie. Cependant le gouverneur me consi- dère d'un air de reproche. Il me désigne. Que dois-je faire ? Virginie rougit et sa mère m'observe malicieusement.

Paul! Eh bien! Paul, s'écrie enfin Henri mécontent de mon attitude. Je considère Mme de la Tour, puis sa fille. Quelle surprise me réserve donc cette pantomime?

Sa danse et sa mimique ont échauffé Héléna. Un sang plus vif colore son teint doré. Quelle pèche merveilleuse n'en envierait pas la couleur? Ses yeux battus par la fatigue s'estompent d'ombres bleues qui les élargissent encore et leur dorment une profondeur d'abime. Sa respiration soulève sa gorge comme une houle. Les paupières baissées pour n'avoir point à répondre à l'interrogation de mes regards, elle se sourit à elle-même. Le tam-tam du malabare s'affole.

Cher ami, me dit enfin Mme de la Tour, cette pantomime serait manquée si nous ne trouvions pas un Paul ! Refuseriez- vous d'être le Paul de cette Virginie ?

Oh ! madame, m'écriai-je en lui baisant les mains. Alors Mme de la Tour, tournée vers Henri, prononce d'un ton hautain :

Non, M. le gouverneur, je n'enverrai point ma fille a sa tante de qualité Souffrez que nous ne la séparions pas de Paul, afin qu'elle puisse mener, avec lui, dans cette île, une vie d'innocent bonheur.

LES CŒURS GRAVITENT- 233

Madame, répond M. de la Bourbonnais, devant une telle réponse, il ne reste qu'une solution. Si vous voulez bien nous le

, permettre, nous allons tourner ensemble une ronde en l'hon- I iieur du prochain mariage de Paul et de Virginie.

A cette invitation, Sarah me prie d'oilïir la main à Héléna. Celle-ci, le visage brillant d'une joie si franche et pure que l'envie me vient de chanter moi-même d'allégresse, se laisse baiser les doigts. Avec un accent doit percer mon anxiété soudaine je lui demande alors :

Est-ce un jeu ou une réalité, Eléléna?

A cette question entendue de Mme de la Tour, c'est elle qui me répond :

Cher ami, la vie n'est-elle pas qu'un jeu?

Et par son attitude et ses grands yeux mordorés fixés sur les miens avec confiance, Héléna me prouve qu'en effet, ici, la réalité s'est mêlée à la fiction de cette pantomime Et je suis devenu Paul comme elle Virginie. Quelles fiançailles originales sous le bonheur du ciel parmi les tleurs !

M. le gouverneur, la Malabare, l'esclave Marie, le joueur de tam-tam et le musulman indou forment le cercle avec nous sur la Concorde nous dansons aussi gaiment que des enfants au zézaiement d'une chanson créole.

A peine nos doigts désunis par la fatigue, Héléna et Henri aidés de leurs serviteurs de couleur disposent un goûter « à la sauvage » que nous prenons sur des feuilles en guise d'assiettes et assis à même l'herbe. Encore toute grisée par la pantomime, Héléna en conserve la cadence d.ms ses gestes harmonieux, pour déposer sur nos feuilles de b manier, oranges ou nèlles du Japon. Autour de nous, M. de la Bourdonnais dans son manteau de soie mauve nous offre des fruits avec des ronds de jambes et des révérences.

Vers. la fin de cette dînette, Héléna qui se dresse sur ses pieds nus, rompt son pain et l'élève, les bras dressés. En même temps, avec un surprenant talent d'imitation, elle roucoule puis gazouille. De la cime des cocotiers jusqu'aux broussailles des lentisques et des cystes duveteux, le long des troncs cendrés des letchis et entre les palmes des lataniers, toutes les bêtes en corlècr-, comme on les voit fisrurer dans les naïves images des paradis terrestres, se montrent, et chacune d'elle répond en son langage à l'appel de la jeune tille. Le premier de cette procès-

254 REVUE DES DEUX MONDES.

-ion, un paon à aigrette d'émeraude et traîne de cére'monie brillante comme les carreaux d'ispahan, s'avance aussi pom- }• -ux qu'un Schah de Perse suivi par des canards japonais dur et de pourpre. Beaux comme des jonchées d'automne, quelques faisans s'approchent d'une mardi:* onduleuse accompagnés par des pintades argentées aux têtes vipérines. Peinturlurés de ver- millon et d'indigo ainsi que des sauvages, des perroquets cli- gnotent, leurs yeux de verroterie. Plus craintifs, les merles sifQeurs volent par-dessus^ notre festin, sans oser picorer les neûes du Japon qu'on leur tend. Un cardinal, seigneur vêtu de pourpre, traverse poluiis:- d'un vol brisé. Haut dans le eiul, des pigeons aux ailes diaphanes, à contre-jour du soleil des- cendent en spirale avec de brusques renversements. A leur vue, Héléna se dresse davantage encore et, mains tendues, offre leur nourriture a ces fi ... [tii, s :dain, se posent jusque sur sa chevelur- leurs battements d'ailes gonient

la blonde moisson. Au milieu des lueurs dures de ces plumes palpitantes, son visage vermeil d'émotion me sourit avec

Lorsqu'ils voient comment l'audace heureuse des pigeons est récompensée, les àtitrès oi-eaux et 1 -s bêtés à quatre pilles, les somptueux et les humbles, les burlôiquës t L-s touchants» s'acheminent jllsq _ \_ _ iie. Caressée par

leurs pluniàgès, fr lêè de leurs Hïiïseâùi tviuès, piquée de leurs

voraees, étourdie de leurs cris discôMI, elle leur partage son coûter.

Enfin, sa gazelle, son agneau Barbarin et l'épagneul Fidèle, s S favoris, jaloux 3e lès hôtes aériens qui leur ravissent la complaisance de leur maîtresse, en entreprennent l'assaut. Conquise par l'élan d'amour de tous ces animaux, Helénà ne pouvant répondre à leurs ça sses 1 le g ste de tout embras- ser. Devant leurs attiq - plus en plus impétueuses, elle Ivï boudés sir si t velée pour se défendre des tour- terelles et s'écrie :

Oh ! Paul ! Paul ! A mon aid I

M'approchant d'elle, j'écarte, non gins pdne, toutes ces joli s betéfi tchilrriéës à conquérir s.-s bonnes grâces et je lui dis avec l'accent d'un doux rêprofch

Et moi, lleiéna, serai-je le dernier a obtenir ma part de ce festin d'amour?

LES COEUBS GRAVITENT. 2o"

Oh I certes non, puisque vous êtes devenu Paul et que je suis Virginie.

Et son front auréolé d'or, s'offrit à mes lèvres comme une fleur merveille

Maintenant il m'arriv d'accourir aux premières heures du matin à l'ajoupa. L'indifférence qie je r .-spire ch;z moi me serait une raison de eherchjr an milieu plus aliichiut, si tout ne m'attirai pas vers Iléléua, mou intelligence autant que mes yeux, et mon àme autant que mou cœur.

Hier, comme j'arrivais des l'aube, sur le capricieux de'sir exprimé par Mœe de la Tour qui ne dort guère la nuit, et, en revanche, consent à des siestes au cours de la journée, lléléna et son frère m'attendaient au sommet d'un rocher planté d'un mât. Quand ils m'aperçurent, Henri hissa en manière d'ori- flamme l'écharpe garance dont sa sœur se garantissait de la fraicheur du matin, en me criant :

Désormais, nous nommerons ce roc : la découverte de l'amitié, et c'est de ce lieu que nous guetterons vos arrivées.

De cette hauteur, le patit cap de 1' ajoupa s- découvrait aisément. Au premier moment, la densité de sa végétation laissait croire à plus d'étendue. A ma surprise, Uéléna me mur- mura d'un air désenchanté :

Je n'aime pas regarder l'ajoupa de ce lieu. Quelle petite chose! J'éprouve l'impression d'être un oiseau des iles, encagé, un pauvre bec-rose à qui l'on voudrait faire croire que sa volière n'a d'autres limites que la force de son vol. Ah '. si vous connaissiez notre immense propriété de Maurice, vous me comprendriez.

Mais qui vous empêche, fléléna, de sortir avec votre mère? Cet espace appartient à qui sait en jouir.

Lorsque je me promène, je prends en horreur les stupides villas de cette Riviera. Toutes leurs casernes de rapport se penchent aux milliers de fenêtres les faces blêmes des citadins, me donnent l'envie de pleurer. Il est épouvantable d'être regardé par tous les yeux de ces gens égoïstes qui ne vous veulent aucun bien.

Pauvre Héléna, vous imaginez-vous donc que le monde entier vous doive son affection?

256 REVUE DES DEUX MONDES.

Elle eut un regard profond, avant de me répondre :

Pourquoi n'aurais-je pas le droit d'être considérée avec bienveillance, puisque je porte de l'amitié à tout ce qui m'ap- proche ?

A ces paroles, son frère, les épaules dédaigneusement soule- vées, s'éloigna.

Un peu plus tard, comme nous nous trouvions dans l'allée des blonds eucalyptus et qu'on entendait Henri poursuivre rageusement Fidèle qu'il voulait châtier pour une prétendue faute commise, Héléna me dit avec un sérieux qui confinait presque à la tristesse .

J'ai trop souvent éprouvé que l'affection n'attire pas forcément l'affection pour n'avoir pas quelques craintes.

Au loin, le chien fouetté jappait plaintivement. Après un silence, elle ajouta :

Quelquefois, il me parait qu'il ne faudrait pas chérir sans réserves pour être aimé soi-même. Mère et Henri me ren- dent-ils toujours ce que je leur donne? Et, quand je porte de l'intérêt à mes bêtes, c'est moi qui dois leur être reconnaissante de se laisser choyer. Est-ce l'amour de ce monde, cela?

L'étreinte de mes mains et la tendresse de mes yeux protes- tèrent contre un pessimisme bien inattendu chez elle, pessi- misme qui réveillait chez moi-même d'affreuses croyances que je voulais oublier.

Tandis que le malheureux Fidèle, battu sans motif, hurlait, Iléléna marchait à mon côté les paupières mi-closes. Devant le chagrin que révélait son attitude, je lui offris affectueusement le bras. Brusquement, elle se serra contre mon coude comme une petite fille qui cherche secours, et ses beaux yeux, que je n'avais jamais vus verser de larmes, pleurèrent. Au-dessus de nous, les dattiers dressaient leurs palmes, sur le firmanent éthe- risé, dans un geste de victoire. Une Héléna inconnue se révélait, vraiment compagne fraternelle de mon âme. Combien de temps erràmes-nous ainsi parmi la palmeraie, tout à la fois ravis et peines? Henri revint vers nous, le front blême, ses pâles pru- nelles chargées d'éclairs. Il traînait par sa laisse Fidèle et triom- phait d'avoir puni cette bête innocente.

Arrivé devant nous, les bras croisés, et avec l'air d'imperti- nence qu'il prenait souvent et presque à son insu, il prononça sèchement :

LES CŒURS GRAVITENT. 257

Qu'avez-vous donc?

Rien, lui répondit sa sœur. Il me regarda durement.

Rien, dis-je à mon tour.

Ah !

Sans raison, il donna du pied dans l'épagneul, qui gémit humblement, el nous quitta.

Héléna en lui attristée au point de rester désormais silen- cieuse. I ne sorte de crainte dont je ne surprenais pas le motif l'absorbait. Je la suivais avec inquiétude. Le mur d'enceinte qui séparait l'ajoupa de la propriété voisine nous arrêta. Il nous fallut revenir vers le petit bois de palmiers et d'orangers. A la vue de ces arbres plantés trop serrés [tour jouer à la forêt tropi- cale, Iléléna soupira :

Leurs troncs me donnent l'impression de barreaux. J'étouffe. Comment ce pauvre papa, habitué à l'immensité des Indes, put-il se leurrer de la sorte? Souvent, il me semble que je suis un colibri égaré dans un pays je ne devais pas exister. Pourquoi ma mère nous a-t-elle ramenés dans celle Europe élroite et noire ?

J'en bénis Mme de la Tour, Iléléna, puisque je dois à sa décision de vous avoir connue.

Oh! pardonnez-moi, Pierre, ce n'csl pas ce que je voulais dire, s'écria-t-elle avec une adorable confusion, et elle m'offrit ses mains dans un geste si plein d'expansion que je les retins longuement sous mes lèvres.

Des allusions de Sarah à Christine ne peuvent plus me laisser douter que M'"e de la Tour ne considère dorénavant comme souhaitable le mariage de sa fille à une date rapprochée. En cette affaire, ma belle-mère, qui porta toujours de l'intérêt aux amours des autres, manifeste une activilé dont je ne puis que lui être reconnaissant. Quanta mon père, son détachement Austère me fait croire qu'il n'habite plus guère avec nous, mais dans les planètes dont il poursuit l'étude. L'expression jalouse de Geneviève et les critiques injustes qu'elle fait de ma fiancée me désoleraient, si je n'évitais pas égoïstement de la fré- quenter.

Des surprises déconcertantes m'attendent parfois à l'ajoupa. L'humeur d'Héléna, jusqu'ici radieuse comme un éternel beau jour, éprouve des variations inexplicables. Il m'arrive de ne pas

TOME LVIII. 1020. 17

238 REVUE DES DEUX MONDES.

la trouver à la villa, quand je me crois attendu. Elle se cache. Sarah, me voyant consterné, me confie que sa fille prend de plus en plus le caractère singulier des la Tour.

" Le pauvre père d'Héléna, exalté, enfiévré par une vie de projets, d'affaires, de plaisirs, de désirs et d'espérances, mourut si jeune 1 Les la Tour ne savent pas se poser.

Ces propos inattendus me troublent et c'est avec angoisse que je repars à la poursuite d'Héléna.

Tout en haut du parc, dans une partie de la propriété aux plantes exotiques monstrueuses en forme d'encéphales, d'our- sins, de cierges, de masses d'armes, de tibias, de flèches et de crinières, je la trouve allongée sous un figuier de Barbarie, un coude au sol. Ses cheveux répandus bas sur son front lui donnent une expression sauvage. Elle serre les lèvres et un pli marque la naissance de son petit nez busqué. Une tunique originale d'une écarlate soutachée d'arabesques noires, la vêt.

Que me reprochez-vous, Héiéna ?

Rien.

Qu'avez-vous?

Tout, fait-elle sourdement.

M'agenouillant près d'elle, je la supplie de me donner sa pensée sincère. Ma présence lui devient-elle à charge?

De l'index, elle traçait une raie sur le sol. Djvant mon émo- tion, son doigt tremble et dessine une ligne ondulée. Sans relever les yeux, elle me répond .

JNon! vous n'êtes pas en cause, Pierre. Je subis ce matin avec une force effrayante mon goût pour la sauvagerie. C'est que j'éprouve de plus en plus l'impression d'être enclose dans une cage. Aujourd'hui, plusieurs passants m'ont regardée à travers les grillages de notre clôture comme une bète de jardin d'acclimatation. Ma robe rouge et ma figure les étonnaient jus- qu'à la stupidité. J'en aurais pleuré. Mais comment me dérober à leur curiosité? Du chemin en corniche sur le cap d'Anlibes, on domine tout l'ajoupa. Je veux vivre dans un pays bar- bare tout en forêts, garrigues et montagnes. Depuis quelques semaines, je pense constamment à Saint-Igest, que quittèrent les La Tour pour l'Ile de France. Puisque ce vieux Rouergue est aussi votre province natale, pourquoi n'irions-nous pas y chercher l'espace et la liberté ?

Ce souhait correspondait trop bien à mes vœux pour ne pas

LKS COEURS GRAVITENT. 259

me ravir, et j'entretins aussitôt lléléna d'un projet que Je n'aurais pis osé lui soumettra si ses inclinations ne m'y encotf- rag'ii'nf }> is. Mi famille possédât dans le Rouergue un domaine, dans uns montagne aux châtaigneraies puissantes. A. dix lieues de la premier) ville, cette propriété perdue n'était habitée que d;s sangiiirs, d^s loups et d)S chevreuils, a1 un petit village de montagnards dans son voisi lage. tT \ r-

pétuel y faisait chanter la forêt, et un torrent à case y

ruisslait sur des rocs d) porphyre.

Après m'avoir écouté, lléléna, relevée d'un bond, me crie les yeux agrandis d) joie :

0 ai ! oui! Ah! vivre! là-bas, avec vous, Pierre! Je veux visiter la maison de Saint-Igst naquit Virginie de la Tour. Quel retour extraordinaire si j'allais vivre près du village aban- donné par mes aïeux pour courir les Indes?... Eh bien! vous ne me semblez pas ausoi ravi que moi, Pierre? Que pensez-vous donc ?

Je redoute pour vous, lléléna, l'austérité d'un pays que vous ne connaissez pas. Son rude climat ne vous éprouvera-t-il point? Sous les nuages, ne regretterez-vous pas l'azur de la Mé- diterranée? Il faudra vous séparer de presque toutes les bêtes et les plantes qui vous réjouissent. Là-bas, gazelles, orangers ou mimosas ne sauraient résister aux glaces et aux ouragans. Et surtout, vous-même, chère fleur exotique, ne vous fanerez-vous pas sous un firmament gris et dans un air âpre?

Elle secoua énergiquement la tête. Elle me répondit après quelques instants de réflexion :

Non! non! je ne crains rien de ce changement d'existence. Certes! avant de vous connaître, j'avais besoin des caresses de beaucoup de créatures, et do la joie de toutes les fleurs pour remplir mon cœur si vide. Mais depuis que je vous aime, Pierre, à quoi bon ce beau décor? il m'importune même. Je n'ai plus d'yeux ni d'oreilles pour tous ces oiseaux tapageurs. C'est à vous seul que j'aspire, dans un désert rien qu'à nous deux. Ce firma- ment trop brillant, ces arbustes éclatants et tout l'enchantement de cette Riviera gênent mon recueillement. Il ne me faut pas maintenant de jolies choses, mais l'immensité sauvage et une terre plus forte, plus solide. Des arbres moins précieux, mais plus éternels. Des chênes centenaires et des collines rocheuses, qui n'aient pas varié depuis l'aube du monde. Comme nous y

~(\0 REVUE DES DEUX MONDES.

sentirons mieux la puissance de notre amour! J'imagine que ce n'est qu'absolumenl seuls, l'un à l'autre, là-bas, que nous trou- verons nul n> bonheur.

Sache/. donc que vous allez au-devant de projets que je n'osais pas vous exposer. Héléna, parce qu'ils me semblaient sévères. Par votre acceptation, vous me comblez de joie. Parlons donc visiter notre propriété.

- Notre propriété, répète-t-elle avec un sourire enchante.. 4 El comment s'appelle-t-elle, notre propriété?

Le Val-Dolent !

L'étrange nom... Le Val-Dolent.... Dolent ! C'est doux et

triste..

Ah! le Val-Dolent... Il faut décider tout de suite maman à cette excursion.

La jeune tille m'entraîne fougueusement vers la villa. Henri traversait l'allée des palmiers du .lapon, Elle lui cria gaîment :

J'ai une belle nouvelle à l'apprendre.

An lieu de se rapprocher de nous, le jeune homme se déroba et disparut.

Mmede la Tour, dont nous redoutions les protestations, accueil- lit avec le sang-froid le plus déconcerta ni la requête de sa tille :

Ainsi tu voudrais habiter ce Rouergue qu'on m'a dit affreux et sombre, Héléna? A ton aise, chère petite.

La jeune fille embrassait sa mère qui défendait les boucles de sa chevelure apprêtée contre cet assaut affectueux, quand Henri, demeuré depuis un instant sons la portière aux soleils d'or, s'avança jusqu'à moi. Bras croisés, il me dil d'un air vin- dicatif :

Vous voudriez emmener uni sœur dans votre forêt noire? Qu'est-ce qu'elle y deviendra? Elle n'est pas pins faite que moi pour y vivre et je sais bien ce qui arrivera...

Les yeux pâles d'Henri regardèrent avec égarement autour de lui, puis il s'éloigna sans essayer de me dissimuler son res- sentiment. Une angoisse profonde m'étreignit, sans raison, (les propos d'enfant jaloux pouvaient-ils avoir aucune signification?

...Hélas!

*

* *

Les mémoires de Pierre du CambOut s'arrêtaient à son ma- riage, mais son notaire et ami, M. Veran, avait bien Voulu y

LES CŒURS GRAVITENT.

261

joindre un journal assez bref dans lequel étaient consignés quelques intéressants souvenirs de ses relations avec les châte- lains du Val-Dolent. Les feuillets séparés Pierre du Cambout avait noté quelques impressions complétaient ce journal. De l'ensemble de ces papiers, on pouvait reconstituer l'existence de Pierre et d'Uéléna, vue du dehors par un témoin attentif, etleur existence intime, telle que leurs aveux mêmes l'expo- saient. Ainsi fut écrite celle lin de leur émouvante histoire.

Les jours qui suivirent le 15 juin 189*, les jardiniers qui n'avaient pas encore été renvoyés du château, purent aperce- voir un couple humain d'une rare beauté. Serrés côte à côte, les nouveaux époux s'émerveillaient d'eux-mêmes. Penché sur sa jeune femme qu'il considérait d'un air passionné, Pierre I en- traînait à la découverte de son Val-Dolent. Héléna, jolie, tendre, puérile et amoureuse comme cette figure exquise de « l'inno- cence » de (ireuze qui semblait sa préfiguration, souple et légère avec un corps qui s'envolait a chacun de ses pas ailés, s'appuyail au bras de son mari. Parfois Pierre posait ses lèvres sur les yeux de diamant noir d'Uéléna en lui disant :

Us ont l'éclat miraculeux des étoiles de ton Ile de France l

El les liens, Pierre, profonds comme l'infini céleste, m'as- pirent.

Après ces pauses d'adoration d'eux-mêmes, ils reprenaient leur promenade à travers les bois ténébreux et les prairies soyeuses du Val-Dolent, avec un naïf ravissement chez Héléna et la contemplation pensive de Pierre. Sur sa colline de por- phyre, le château de briques rosissait comme un chrysanthème carné aux rayons de l'été. En apercevant celle maison qui ver- rait vivre leur tendresse, Héléna et Pierre lui souriaient avec la reconnaissance des marins qui découvrent enfin leur havre de paix après un périlleux voyage. Ensuite ils redescendaient au plus profond de leur forêt sous l'entrelacement des hêtres, des ormeaux cendrés et des pins d'un bleu fané. Une ombre de nef régnait sous leurs voûtes végétales et ils en aimaient le pieux recueillement que les orgues du vent remplissaientquel- quefois de leur plain-chanl.

Or, bientôt, Pierre s'étonna du changement qu'avait apporte au caractère enjoué d'Uéléna, sa vie nouvelle :

Comme vous êtes grave, maintenant, ma chère àmcî Qu'est-il arrivé?

262

REVUE DES DEUX MONDES.

Dans le silence de la futaie la Dolente mettait son perpé- tuel sanglot, celte jeune femme de dix-huit ans, encore coi lire de boucles comme une fillette, lui répondait doucement :

Qu'est-il arrivé? Pouvez-vous me le demander? Tout nie ravit et tout m'étonne. Peut-être aussi ai-je un peu peur.

A cet aveu de jeune amante, elle se rejeta sur sa poitrine en cachant sa tête. En l'enlaçant, le cœur enivré d'amour, Pierre pensa : « Il est des effusions qui prouvent que deux êtres peuvent n'être plus qu'un seul cœur. 0 gravitation 1 tu n'es donc pas universelle? »

Lorsqu'elle se retirait des bras de son mari, Héléna, quel- quefois, avait un bondissement heureux. En elle sa jeunesse exubérait et elle éprouvait le besoin de courir, de sauter, de crier. Elle fuyait jusqu'à la rivière avec l'envie d'être poursuivie.

A la bonne heure, disait-il en la rattrapant, voilà ma petite antilope qui se réveille. Si elle m'échappe, elle fera la connais- sance des renards et des sangliers.

Vous m'y faites songer, Pierre. En effet vous m'aviez promis un Val-Dolent hanté par les bêtes sauvages. Je veux les voir. Montrez-les moi.

Gaiment, il s'excusa : loups et renards avaient la fâcheuse habitude de ne se présenter qu'à leurs heures.

Vous moquez-vous de moi, Pierre? Je comptais sur ces Cauves. Ils m'auraient amusée. Ah! vous m'avez leurrée de vaines promesses!

Eprouveriez-vous quelque désillusion du Val-Dolent? reprit-il un peu effrayé de ses reproches .

Non! non! dit-elle en se jetant à son cou. La réalité dépasse tout ce que vous m'aviez raconté. Quelle sauvagerie dans ce causse! Quelle noirceur dans les bois du ségala! Et j'aime la sensation de notre isolement. Elle m'obligera à vous aimer davantage.

Il l'écoutail avec bonheur.

La Dolente attirait surtout Héléna, qui ne se lassait pas d'en suivre les berges. Autour des rocs arrondis comme des crânes et chevelus d'herbes, les truites se décochaient ainsi que des flèches d'argent sur le fond d'or des sables. Un jour Héléna bondit, toute chaussée, dans la rivière, et plongea brusquement le bras.

Manquée! fît-elle dépitée. J'aurais voulu saisir ce poisson

LES CCEI !!S GRAVITENT. -îG3

à la. main comme je le voyais faire à nos noirs de Maurice. Elle rougit ensuite devant l'étonnement de Pierre; puis elle rit avant d'ajouté!" :

Je reste une petite sauvagesse. Me le pardonnez-vous?

Il ne put lui répondre que par ses baisers et par les témoi- gnages de son inquiétude. N'était-elle pas mouillée jusqu'aux genoux? Il lui fallait regagner aussitôt sa chambre pour changer de vêtements.

- Plaisantez-vous, Pierre? le soleil me séchera. Je vais rester debout, sur cette roche afin de mieux m'égoutter.

Par plaisanterie elle se grandit sur la pointe des pieil- et dans sa robe de lin rayée bleu, blanc et jaune, elle ressemblait à une « belle-de-jour. »

Oh! mon immobilité me laisse les pieds glacés, s'écria-t -elle soudain. Elle courut s'accroupir sur une pierre brûlant" au soleil qui dominait la rivière, et elle frappait contre elle ses talons.

Aussitôt, et de même qu'un oiseau vient rejoindre sur une branche son oiselle, Pierre vint la retrouver. De leurs bres liés, ils entourèrent leurs tailles.

Pierre! Pierre! quels sont ces minuscules colibris bleus qui paraiss mt jouer à cache-cache.

Des libellules aux reflets d'acier montaient clans la lumière au-dessus des flaques d'eau et leur amoureux manège l'amusait. Les ramures des chênes jetaient des sortes d'empiècements d'ombre sur la Dolente, que les insectes évitaient pour rester au-dessus de l'eau dorée. Sur chaque flaque, une compagnie d'araignées aquatiques résistait à l'entraînement du courant, d'un mouvement saccadé de leurs longues patteé coudées. Eni- vrés par la tiédeur du soleil, ces petits patineurs se mainte- naient dans les zones de clarté avec l'horreur instinctive des cavernes ténébreuses formées par le débordement des berges.

Je suis heureuse ici, heureuse, heureuse, répétait Iïéléna, et ses jambes balancées au-dessus de la rivière, elle se renversa sur l'épaule de Pierre, assis un peu en arrière d'elle.

Il me semble que nous habitons le château de la Belle-au- bois dormant et que nous sommes les personnages d'un conte de fées, reprit Iïéléna. C'est délicieux.

Pierre maintenait sa femme-enfant serrée contre son épaule. Elle s'arracha de son étreinte pour allonger un bras, la main à

264 REVUE DES PEUX MONDES.

plal avec le petit doigt relevé. Dans le silence de la forêt rou- coulait le doux gémissement de la Dolente.

Comme elle est triste, celte chanson, Pierre!

Ou bien affectueuse, c'est selon le sentiment avec lequel nous lui prêtons attention, lui répondit-il en assurant sur le front de sa femme son chapeau bergère qui avait glissé en arrière de sa nuque. Mais elle secoua la tête afin de demeurer tête nue. Elle reprit :

Pleurera-t-elle toute notre vie, cette Dolente?

Sont-ce vraiment des pleurs ? demanda-t-il peiné de la réflexipti d'Héléna.

Ne vous le semble-t-il pas à vous-même, Pierre? reprit Héléna avec un accent plaintif, en harmonie du chuchotement de la Dolente.

Cette fois M. du Cambout regarda sa femme suis trouver aucune parole. Ils n'étaient mariés que depuis un mois.

Quelques instants plus lard, sans avoir remarqué le trouble de son mari, Héléna, rieuse, lui iit constater que le soleil avait séché ses bas. In pont en dos d'âne, contemporain des ruines féodales du vieux château, l'attira. Elle voulut en traverser l'arche, grimpée sur son parapet cintré.

Quelle folie! protesta Pierre qui redoutait sa chute, et il lui lendit la main pour l'aider à redescendre. Elle s'y refusa afin de continuer sa périlleuse traversée sur l'étroit garde-fou-

Que votre sage>s > de trente ans me suive, si elle l'osel lui dit-elle d'un air mutin.

Son allusinn le blessa. Presque aussitôt, elle ajoutait :

Pardonnez-moi de posséder les dons de mes chèvres mal- taises. Ouvrez vite vos bras, monsieur, et accueillez-moi.

Elle lui sauta sur les épaules et il la retint à la volée. Tandis qu'il la portait encore, comme une enfant, et qu'il avait ces mois pressés, confus, ravis et haletants des amoureux, elle mit tout à coup sa petite main sur sa bouche :

Taisez-vous donc, Pierre, et reposez-moi vite à terre.' Regardez au ciel!.

Un faucon tournait en hélice. Des piaulements retentirent.

D'un fourré de noisetiers une compagnie de perdrix s'égaillait.

L'oiseau au bec crochu tomba et des ramiers bleus, épou- vantés, partirent avec un bruit de raquettes.

LES CŒURS GRAVITENT. 2G5

Maintenant donnez-moi votre bras, et rentrons chez nous, Héle'na.

Oh! pourquoi cela? Qui nous presse?

Et elle courut à petites enjambées prestes, devant lui, comme ces enfants qui veulent échapper à la main qui tend à les ramener vers leur logis.

Des écrovisses qui se détendaient comme des ressorts sur les sables rougG de la Dolente intéressaient la jeune femme. Elle en suivait les évolutions peureuses, lorsque des goujons furtifs la troublèrent dans sa contemplation. Aussitôt après, elle décou- vrit à la trochée d'un chêne un nid de tourterelles pressées gorge contre gorge, et elle applaudit à leurs transports. Ce fut encore elle qui signala, dans un pré voisin, des bergeronnettes qui dansaient leur pavane. Pierre n'avait d'yeux que pour son amour et il ne découvrait la nature qu'à travers Héléna.

Je puis vous l'affirmer enfin, j'aimerai ce pays autant que mon île, prononça-t-elle en sautant au cou de Pierre charmé. Et elle reprit alors sur un ton qui affectait la peur :

Dieu! que vous êtes grand, et que je me sens petite! Dieu ! que vous êtes fort et que je suis faible ! Que deviendrais-jc ti vous m'abandonniez dans cette solitude? Plus malheureuse que le petit Poucet, je n'aurais pas même à monter sur les arbres pour découvrir une lumière, car je ne connais pas une seule maison accueillante dans ce pays.

Au bout de quelques sacondes de silence, elle murmura :

L'ajoupa! Qu'y devient petite mère? et ce pauvre Henri? Après un geste curieux de ses mains tournées en l'air

comme le l'ont les négresses en leurs instants d'embarras, elle sou [tira.

Ce jour-la comme ils étaient entrés au Reposoir des Gémeaux qui portait à son tympan : «(Toujours unis » et qu'ils s'y don- naient un baiser, le frémissement des troènes qui formaient la haie, leur lit croire qu'un jardinier les avait surpris. M. du Cambout se redressa, rouge d'une colère contenue avec peine.

Le soir même il licenciait l'horticulteur Charlier et les ouvriers.

Quand le dernier manœuvre eut quitté le Val-Dolent et qu'il ne demeura plus au petit château que le silencieux Jacques et la vieille provençale, Héléna et Pierre, ravis d'avoir

266 REVUE DES DEUX MONDES.

presque réalise le vide autour d'eux, assis sur leur terrasse au- dessus de la vallée de la Dolente, demeuraient de longues heure? en contemplation l'un de l'autre. Il fallait que l'ombre de la nuit les effaçât pour qu'ils se décidassent à venir retrouver les lumières de leur appartement. Us continuaient d'éprouver une soif inextinguible de leurs visages. Marchaient-ils côte à côte, ils tournaient l'un vers l'autre leurs yeu* dans un besoin ardent de sa reconnaître. Et ils n'avançaient que serrés, hanche contre hanche, dans un délicieux abandon.

Combien de semaines coulèrent ainsi en cette ivresse, sans malin et sans soir, sans jour et sans nuit? A leur réveil, ils se dis lient :

Mon amour!

Sans satiété, ils se répétaient :

0 mon àme ! Mon cher amour!

Et ils éprouvaient le besoin angoissé de s'étreindre afin de s'assurer de leur affection.

Ayant exprimé l'essentiel de leur amour, ils connurent l'in- digence qui est dans les niu.s, lorsqu'ils veulent s'élever aux sommets de la conscience. Cependant il y avait une éloquence si tendre en leurs regards que leur mutisme ne leur était jamais a charge. Leurs yeux se disaient :

« Je suis a toi, comme tu m'appartiens. »

Et leur sourire les accordait délicieusement.

Quelques mois avaient passé lorsque Pierre et Héléna éprou- vèrent une impression pénible. Un après-midi qu'assis dans l'un de leurs reposoirs, était-ce celui de Pégase, du Cygne ou du Sagittaire? et qu'ils se regardaient, ils eurent la sen- sation, quoique tout proches, de s'apercevoir de très loin, comme des étoiles. Ils s'en firent l'aveu désolé. Afin de se prouver qu'ils souffraient d'une fâcheuse illusion, ils *e rejetèrent aux bras l'un de l'autre et s'y retinrent frénétiquement pour s'assurer contre leur évasion possible.

Une fois qu'ils souffraient encore de cette obsession, M. du (.embout murmura :

Tout gravite. Hélas! c'est fatal.

Que dis-tu, Pierre? Il l'embrassa. Eli," pâlit.

L'hiver le-; surprit. Sous le ciel noir, ils continuaient d'errer dans leurboi- Souvent chacun d'eux tournait ses regards dans une

LES CŒURS GRAVITE M 261

direction opposée, et ils attendaient je ne sais quelle apparition.

Or, la bise faisait bruire les feuillées rouille'es dus chênes avec un tapage de ferraille

Elle soupirait.

Pourquoi ton soupir, mon cher cœur ?

Ne soupirais-tu point toi-même, tout à l'heure, Pierre?

Le crois-tu vraiment?

J'en suis certaine.

Les soupirs ne viennent-ils pas du cœur?

Elle voulut le remercier, mais le froid en glaçant ses livres l'empêcha de sourire.

Quelques instants plus tard Héléna se déclara très lasse, quoi- qu'ils n'eussent accompli qu'une courte promenade dan- leur parc. Ils rentrèrent.

Apeine assis dans leur salon aux frisss remplies des images des héros et des dieux, Hercule, le Centaure, Régulus ou la Vendangeuse, ils éprouvèrent la fatigue de leur repos même.

Pourquoi ne commencerions-nous pa< demnin nos chi-vau- chées à travers le pays, réclama Héléna? II faul nous envoler plus loin que les vilains moineaux gris, aussitôt posés que sou- levés par leurs ailes.

Je croyais dans notre programme de nous contenter de notre Val-Dolent, Héléna?

Ne me parlez pas de programme comme un Laurent Uodelle, répliqua-t-elle avec une moue.

Quedeviendra notre douce vie d'intimité ? reprit-il attristé.

Pensez-vous donc, Pierre, que des animaux beaux et silen- cieux comme des chevaux mettront jamais autant d'espace entre nous que le plus discret des serviteurs? Non ! les bêtes quand on les aime sont un lien de plus. Vous ne le savez pas encore et vous le reconnaîtrez.

Le bordier prévenu leur amena chaque matin leurs chevaux et ils commencèrent à parcourir le ségala aux grand- châtai- gniers noueux ou les causses argentés, sur l'un et l'autre ver- sant de la Dolente qui partageait leurs deux sol-.

Au retour de ces expéditions, les joues avivées d'avoir été cinglées de la bise, ils goûtaient davantage leur bien-être. Devant les rondins de bouleaux qui brûlaient en salves de fête Pierre tombé aux pieds d'Héïéna en kimono d'un bleu de myosotis, appuyait sn tète aux genoux de sa jeune femme, les

268 REVUE DKS DEUX MONDES.

paupières levées sur elle. D'abord Héléna répondaità ses regards- puis ses veux ténébreux, mordorés par les flammes du foyer, se fermaient, afin d'éviter l'éternelle interrogation de son mari. Que voulait-il donc savoir et que cherchait-il ? Quelquefois, fatiguée, Héléna s'assoupissait, toute ramassée sur elle-même, les jambes reployées sur le fauteuil, la tète tombée sur la poi- trine, frêle et jolie. Ainsi diminuée, elle devenait une toute petite créature potelée, mouvante et respirante, qu'il adorait à genoux.

Une fois que Jacques venait les prévenir que leurs chevaux sellés les attendaient, Héléna manifesta le désir de ne pas sortir.

Que ferons-nous donc aujourd'hui, mon amie ?

Ce que nous faisions avant d'avoir commencé ces courses, Pierre : nous bien aimer.

Oisifs, pour la première fois depuis leur mariage, ils s'en- nuyèrent. Tout à coup à la pensée que l'ennui pouvait toucher leurs cœurs passionnés de son aile sombre, ils s'étreignirent afin d'expier ce péché impardonnable.

La vivacité même de leur étreinte provoqua bientôt son relâchement et ils se retrouvèrent, l'un devant l'autre, étourdis de leur émotion. Héléna regarda tout autour d'elle. Que cher- chait-elle ? Quand il crut le comprendre, sa souffrance le poignit. Quelques instants plus tard, sa femme s'avança sur le balcon. Elle avait revêtu, ce jour-là, ce qu'elle nommait sa robe hiver- nale doid le tissu à reflets argentés chatoyait comme l'écorce du platane. Sur ce lainage des parements semblables aux mousses étaient posés. Ainsi Héléna semblait un jeune arbre. Par celte journée ensoleillée, le vent qui montait de la vallée couchait par moment ses cheveux en arrière de son front. Sa ronde fleure

o

avait une mélancolie voluptueuse. En entendant le gémissement de la Dolente, grosse des pluies, elle lendit les mains vers la rivière cachée par les milliers de branches du bois défeuillé el ses doigts s'ouvrirent et se fermèrent. Pierre qui se tenait der rière elle, lui demanda :

Quel bouquet veux-tu composer?

Tristement, elle lui repartit qu'en celte saison il n'y avait plus à espérer de fleurs. D'ailleurs pourquoi semblait-il toujours la tenir pour une petite fille bonne à des cueillettes de margue- rites ou de bleuets? Hélas! elle était capable d'autres désirs et d'autres sentiments !

les cœurs on \\ i n:\ r. 2G'J

Pourquoi cet hélas! mon cher cœur? interrogea-t-il. Sans répondre, elle allongea encore ses bras vers la forêt dans

un mouvement instinctif et rougit de la surprise de son mari.

Toup à coup, avec un soupir, elle rentra dans le salon qu'elle parcourut de long en large, inlassablement, du pas allongé et souple des félins encagés. Pierre, qui l'observait, songea :

< Mon Dieu ! toute la puissance de mon amour l'empêchera- t-il de graviter? Elle n'est plus à moi, mais autour de moi! »

A un passage, il saisit la main de sa femme en lui disant :

Te plaît-il, Héléna, que nous partions vers les pays du soleil ?

D'où te vient cette singulière pensée, Pierre? Non! je

n'ai envie de rien du tout ou de tout, tout, finit-elle sur un

cri de désir en se jetant contre la poitrine de son mari.

De grosses larmes, celles qui coulent soudain, sans cause, aux yeux des 1res jeunes enfants qui n'ont pas encore le langage, gonflaient ses paupières. Avec une infinie tendresse, il lui chu- chota :

Parle et je t'accorderai l'impossible même, ma chère Ame. Tout, quoi ?

Que sais-je, Pierre?

Tu as raison, Héléna. Si nous savions, en effet, nous aurions tout.

... Us demeurèrent longtemps, tempe contre tempe, enlacés. Peu à peu leurs douces paroles s'espacèrent et le silence des- cendit des espaces incommensurables pour s'insinuer entre eux.

Pourtant ils éprouvèrent encore un bonheur délicieux de leur étreinte. La lassitude les désunît ensuite, et ils oublièrent qu'ils étaient proches l'un de L'autre.

Héléna rêvait de son enfance sous les filaos et une odeur de frangipane lui revenait aux narines. Pensif, Pierre se rappelait Sébastien el Christine et l'égoïsme poli de sa famille.

Quelle imagination ! s'exclama tout à coup Héléna. Figure-toi que je croyais, je ne sais pourquoi, que nous étions devenus Paolo et Francesca, et que, liés l'un à l'autre, nous voguions comme eux dans l'air. Quelle belle histoire que la leur et dont j'aime la signification!

Elle est épouvantable, Héléna.

Comment l'entendez-vous, Pierre? Si nous la relisions ensemble, vous changeriez d'avis.

2"0 REVUE DES DEUX MONDES.

Elle lui souriait amoureusement.

Dans le œuvrement qui les consumait, Pierre saisit avec empressement cette raison d'intérêt et revint sur le balcon avec la Divine Comédie. La tiédeur de cette journée ensoleillée de décembre leur permettait cette lecture en plein ciel, au-dessus du précipice le murmure de la Dolente semblait la plainte de tout ce qui doit mourir.

Un bras passé autour de la taille d'Iléléna qui appuyait sa joue à son épaule, Pierre, de son souf, e, agitait, comme des herbes dans la brise, les cheveux de sa femme. Il lut :

<( C'était le temps le matin commence et le soleil mon- tait avec cq> étoiles qui l'entouraient, quand le divin amour mut primitivement ces beaux astres. »

Il se tut.

Continue, réclama-t-elle impatiente. Et il poursuivit :

« Je vis Paris, Tristan, et plus de mille ombres d'amants qu'Amour fit sortir de notre vie. Pris de pitié, je dis que je par- lerais volontiers à ce couple si léger au vent et qui ne se quittait point.

« Le poète me répondit :

Prie-les par cet amour pour lequel ils sont condamnés à être éternellement emportés par le tourbillon, et ils viendront.

« Comme les colombes que le désir appelle, viennent au doux nid, ainsi ces deux âmes répondirent à mon appel affectueux. Et une des âmes dit :

L'amour qui si vite s'empare d'un cœur tendre, éprit celui-ci, Paolo, du beau corps qui m'a été enlevé. Et l'amour m'éprit pour Paolo d'une passion si forte que, maintenant mémo, elle ne m'abandonne point. »

Francesca, dis-je, tes souffrances m'attristent jusqu'aux larmes. Mais, dis-moi : au temps des doux soupirs, comment Amour te fît-il connaître les désirs douteux?

Puisque tu souhaites connaître la première racine de notre amour, répondit Francesca, je le dirai, parlant et pleu- rant tout ensemble. Un jour nous lisions les amours de Lancelot. Plusieurs fois cette lecture attira nos regards l'un vers l'autre et décolora notre visage; un seul moment nous vainquit. Quand nous sûmes comment les riantes lèvres désirées furent baisées par un tel amant, celui-ci, Paolo, qui jamais de moi ne sera

LES CŒURS GRAVITENT. 271

séparé, tout tremblant me baisa la bouche : ce jour, nous ne lûmes pas plus avant.

« Pendant qu'ainsi pleurait l'un ddl esprits, l'autre pleurait tellement que de pitié je défaillis. »

Pierre se taisait. Sa respiration ne soufflait plus la chevelure d'Héléna serrée contre lui. Elle murmura :

Celui-ci, Paolo, qui jamais de moi ne sera séparé, tout tremblant me baisa la bouche. Hélas! pour errer ainsi, éternel- lement liés, faut-il donc n'être plus que des esprits? L'horrible dérision ! Amours de morts!

Après une méditation pendant laquelle Héléna se tint courbée, les mains aux genoux, elle reprit :

Punir d'une éternité de misère ceux qui s'aiment! Il n'y a donc aucune pilié?

A cette réflexion, Pierre ne put se retenir de songer à Gene- viève.

Rentrés dans leur chambre, Pierre et sa femme amusèrent qulqnes instants leur imagination aux flammes du foyer. Les yeux relovés vers son mari, Héléna lui demanda s'il croyait que Paolo et Francesca éprouvaient quelque consolation de leur éternelle gravitation, bouchî à boucha, ou bien si leur baiser forcé n'avait plus goût que d'air et de larmes, puisqu'ils avaient perdu leurs beaux corps?

Le châtiment de Paolo et de Francesca, répondit-il, cV>l de rester à jamais une étoile double, quelle que soit la force de leur affection.

Les pupilles illuminées par les flammes, Héléna se souvint de ces paroles de Pierre : « Il existe au fîrmaniint des couples d'étoiles, célestes amants qui jaunis ne s'écartent et pourtant jamais ne fusionnent, victimes des lois imprescriptibles de la gravitation qui les maintient sépirésen paraissant les unir. »

Après avoir léchi, Héléna reprit : .

L'amour sera-t-il donc toujours banni, défendu, châtié? S'aimer serait-il le plus grand attentat à l'ordre de l'univers?

Je le crains, déclara Pierre en considérant sa jeune femme de dix-huit ans avec attendrissement.

Héléna fut prise alors d'une profonde rêverie. Bientôt Pierre s'aperçut d'un changement eh:>z elle. Jusqu'alors spontanée et rieuse comme toutes les créatures belles et jeunes, elle com- mença de s'interroger avec souci et d'interroger les choses et

272 IŒYI i: DES DEl \ MONDES.

lesêtres Elle voulait comprendre les actes qu'elle s'était contentée d'accomplir avec une joyeuse inconscience. Son bonheur en fut diminué. Souvent rf lui arrivait de s'enfermer dans le silence cl son expression égarée prouvait alors l'absence de son esprii qui vagabondait dans les espaces redoutables de l'incerti- tude. Plus pénible fui à Pierre de constater qu'Héléna s'évadait souvent à sou insu de la maison, pendant ses heures de travail à >on observatoire. Il devait ta chercher à travers bois. Parfois elle affectai! de ne pas entendre ses appels. En vain l'écho de la vallée répétait : « lléléna! »

Lorsqu'il se trouvait au comble de l'inquiétude, elle lui revenait couronnée de feuillages, comme une druidesse, et elle lui offrait le gui blanc et la branche de houx à baies de corail qu'elle avait cueillis? Ces retours passionnés le désarmaient N'était-elle pas une enfant de dix-huit ans et sa déraison même ne la rendait-elle pas plus exquise? Vers la fin de l'hiver, elle réclama le renouvellement de leurs sorties à cheval. Au terme de ces promenades, elle se plaignait d'être obligée de tourner bi'ide à l'instant le pays découvert devenait le plus intéressant

Poursuivons donc notre course, droit devant nous, aujourd'hui, demain, et aussi longtemps qu'il le plaira, lui proposa-t-il.

Non! Non! ce serait effrayant de ne plus retrouver notre Val-Dolent chaque soir, Pierre.

Les jours suivants, elle refusa de quitter la maison, cl, sou dain, elle saisissait au cou son mari, pour lui murmurer pas- sionnément :

Gomme je t'aime !

Vers ce temps-là, le goût des ardentes prières lui revint. 11 l'avait pu croire presque païenne et lléléna lui révélait sa piété créole, un peu trop cli trgée de signes et de formules à la façon ,ies servantes noires de son enfance. Ses élans vers le ciel ne signifiaient-ils poinl que son bonheur terrestre ne suffisait plus à combler son cœur? Il en souffrit, mais n'osa pas lui exprimer ses réflexions.

Le mois de mai revenu, les oiseaux s'égosillèrent dans la futaie. Une aube que l'orient semblait n'être plus qu'un buisson toutes les roses s'étaient effeuillées, les roses soufrées et les roses carnées, les rosjs cuivrées et les roses-thé, les roses li lacées et les roses de satin blanc, Héléna vit surgir des pro-

LES CŒURS GRAVITENT. 2i'î

fondeurs du ciel fleuri les premières hirondelles. Elles s'en revenaient d'Orient. Lorsqu'elles découvrirent les bois verdis- sants du Val-Dolent, les hirondelles jetèrent des cris stridents de triomphe. Les jours qui suivirent, martinets et engoulevent- argentés tournèrent des spirales éblouissantes afin de recon- naître ce pays du septentrion, abandonné au dernier automne. Héléna les observait.

Ces oiseaux rapides me font comprendre que nous me- nons une existence unique, dit-elle a son mari. Existe-t-il au monde un couple plus cloîtré que le nôtre? De qui sommes- nous les prisonniers?

Qu'entendez-vous signifier, Héléna? questionna-t-il peiné.

Rien que vous ne compreniez vous-même, Pierre. Tous les êtres se meuvent, se rencontrent, s'associent, s'éloignent et se retrouvent. Vous et moi, nous accomplissons le miracle de ces Bouddah accroupis qui amusèrent aux Indes mon enfance.

II ne tient qu'à vous que nous changions cette existence, répliqua-t-il un peu énervé. Je vous en ai déjà fait plusieurs fois la proposition.

Elle lui repartit avec vivacité :

Simples réflexions! Qui vous réclame un changement? J'étais libre de ne pas accepter cet ermitage.

Blessé de son allusion, il fut pourtant heureux de sa déter- mination. Puisqu'ils avaient la fortune inouïe de pouvoir vivre à leur guise, ils devaient souhaiter à leur amour de rendre tou- jours le son uni d'un point d'orgue.

Lorsqu'il eut ainsi parlé, la voix de la Dolente parut s'élever avec force. Ils l'écoutèrent jusqu'à la fatigue et jusqu'à ce que leurs rêveries fissent diverger leurs pensées. Brusquement ils eurent encore la cruelle sensation de graviter autour l'un de l'autre, malgré leur ardente volonté d'union intime.

Charles Géniaux.

(La dernière partie au prochain numéro.)

îu-ii lviii. 1020. 18

LA FIN D'UNE LÉGENDE

LA MISSION

DU

MARECHAL FOCH EN ITALIE

<29 octobre-24 novembre 1917)

Rien n'a la vie plus dure qu'une légende. Il s'en est créé une en Italie, d'après laquelle le maréchal Foch, au lendemain de Caporelta, aurait déconseillé au commandement en chjf ita- lien la résistance sur la Piave.

Cette légende n'est pas contemporaine des événements qu'elle travestit. Elle n'a fait son apparition qu'un an plus tard, après la victoire de Vittorio-Veneto.

Sur le moment, en novembre 1917, les Italiens ont eu trop nettement conscience du secours que leur apportaient leurs alliés et du profit dont leur était la présence du grand chef de guerre français, pour songer à méconnaître la part que le maréchal Foch avait prise à leur salut. 11 n'en a plus été de même depuis novembre 1918. Le souvenir de Caporetto, du reste trop ressassé dans un certain clan, est naturellement devenu importun aux vainqueurs de Vittorio-Veneto. Comme si la réhabilitation de la victoire, pourtant la meilleure de toutes, ne ljur suffisait pas, ils en ont cherché une autre dans l'arrêt de l'offensive ennemij sur la Pi ive, ce qui était encore strictement leur droit et historiquement juste. Mais

LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 21S

(et c'est à partir de qu'ils ont fait tort à l'équité et à la vérité historique), pour rehausser le mérite de leurs propres généraux et leur réserver exclusivement celui d'avoir arrêté l'offensive austro-allemande, ils ont imaginé la légende, qui attribue au maréchal Foch une opinion et un rôle de pure fan- taisie. Le chef d'Etat-major général français n'aurait pas cru alors à la possibilité de résister définitivement sur la Piave; s'atlendant à ce que cette ligne fût forcée, il ne l'aurait consi- dérée comme bonne qu'à marquer un temps d'arrêt ; tenant pour inévitable ou nécessaire la continuation de la retraite, ce serait dans la ligne du et du Mincio qu'il aurait vu la bar- rière, derrière laquelle l'invasion pourrait être contenue. Ainsi serait-ce contre son avis, sinon même contre son gré, que la résistance définitive aurait été organisée, entreprise et menée à bien sur la Piave. L'honneur, auquel le maréchal Foch n'aurait aucun droit, en reviendrait exclusivement, non pas même au général Diaz, mais au général Cadorna.

Cette thèse a été exposée à diverses reprises en Italie dans des articles de journaux et dans des brochures. Elle vient de l'être, avec quelques variantes et atténuations, dans un opus- cule (1) qui s'inspire d'ailleurs d'une pensée louable et équitable : celle de défendre le général Cadorna contre des critiques sou- vent imméritées. L'auteur, M. Ezio Gray, proteste contre l'injus- tice « qui enlève au général Cadorna le mérite d'avoir décidé de résister sur la Piave, pour l'attribuer tantôt à Foch, tantôt au nouveau Comando-Supremo. (2) »

La décision, dit-il, de résister sur la Piave jusqu'au dernier homme ne vint, à l'origine, ni de Foch, ni de Diaz, ni de Badoglio, qui n'était pas encore au Comnndo-Supremo et n'y arriva que le 7 novembre. Quant à Foch, qui arriva à grand fracas à Trévise et trouva dans Cadorna un homme d'une dignité parfaite, désireux, même dans la débâcle, de ne pas permettre à l'allié des allures de. sauveur et d'arbitre ne répondant en ce moment ni à l'aide effective, ni même à l'intention d'employer immédiatement les moyens dont on disposait. Quant à Foch, il approuva le projet de Cadorna de résister sur la Piave : mais il ne voulut pas compromettre ses troupes

(t) Il processo cli Cadorna, par M. Ezio Gray, chez Bemporad à Florence.

(2) C'est-à-dire au nouveau G. Q. G. italien, à la têle duquel avait été placé le général Diaz, avec deux sous-chefs d'etat-major général, les généraux Badoglio et Giardino.

27(1 BEVIF DÈS DFt X MONDES.

daDs ce qu'il appelait « une môlée » et maintint ses divisions entre le Mincio et l'Adige. 11 se basa jusqu'à la fin sur sa théorie, que, pour utiliser efficacement des troupes, il fallait les disposer sur un front éloigné de toute gêne provenant de l'ennemi : sans quoi, elles seraient à leur tour entraînées dans la masse des éléments désorganisés. Excellent principe, lorsqu'il est possible de le faire cadrer avec les facteurs indispensables d'espace et de temps. Mais, dans le cas en question, il était à craindre que ces facteurs ne vinssent à manquer. Et de fait, lorsqu'ils firent défaut sur le front français, Foch s'écarta de sa théorie : ainsi en 1918, quand les Allemands firent la trouée au point de jonction franco-anglais, Foch alors jeta ses réserves dans la brèche comme il le put, en camions, sans artillerie et sans vivres. Du reste, remercions le sort pour l'obstination aveugle des Français : car, dans l'hypothèse contraire, cette aide qu'ils nous auraient donnée nous aurait entraînés dans un esclavage politique et moral de cin- quante nouvelles années. C'est ainsi que sur la Piave nous fûmes bien seuls à résister et à réorganiser « la mêlée. » Et la décision fut l'œuvre de Cadorna, non d'un autre.

Telle est la forme qu'a prise, sous la plume du dernier publiciste italien qui l'ait soutenue et qui semble bien être le porte-parole du général Cadorna lui-même, une thèse particu- lièrement propre à frapper et à séduire ses compatriotes. Lais- sons-le se féliciter de ce que son pays ail échappé, grâce à 1' « aveugle obstination » du maréchal Foch, à un « esclavage politique et moral de cinquante nouvelles années. » Bornons- nous à examiner, à la lumière des faits et à l'aide de quelques documents originaux, son argumentation et ses conclusions condensées, dès les premières lignes de son opuscule, dans cette définition qu'il donne du front de la Piave : « la ligne de résis- tance choisie et voulue par Cadorna, refusée par Foch, et sim- plement acceptée par Diaz. » Notre examen laissera intention- nellement de côté la question de savoir à qui, du général Cadorna ou du général Diaz, revient le mérite de la résistance sur la Piave. Nous nous en tiendrons à rétablir la vérité histo- rique en ce qui concerne le maréchal Foch, que nous suivrons pas à pas du 24 octobre au 23 novembre 1917.

Le 24 octobre 1917 se déclenche l'offensive austro-allemande contre le front italien de l'Est. Le général Foch, nous lui

La mtssiox nr maréchal foch en italié. 2m

donnerons dorénavant le grade qui était le sien à cette époque, en est informé immédiatement, les fonctions de chef d'État-

major général des armées françaises, qu'il exerçait alors, c -

portant la centralisation des renseignements sur la situation «le-; armées alliées et, éventuellement, la coordination des opé- rations du fronl de France avec celles des autres fronts. Le déclenchement de celle offensive n'est pas pour le surprendre, pas plus d'ailleurs que le général Cadorna. Car l'événement était prévu, annoncé, attendu, sinon à l'endroit précis il se produit (le secteur tenu par la 2e armée italienne, en avant et le long de l'Isonzo), du moins sur l'ensemble du front du Carso. de l'Isonzo et des Alpes Juliennes.

Il n'y a pas longtemps que le général Cadorna a avisé les états-majors alliés de l'ajournement d'une offensive préparée par lui, en raison des fortes concentrations de troupes ennemies qu'il a observées sur son front et qui lui font craindre d'être al laqué sous peu. Rien donc d'inopiné dans la nouvelle de l'at- taque, ni, par suite, rien qui puisse alarmer outre mesure le général Foch. Il sait que le commandant en chef italien n'est pas pris à l'improviste ; que les positions tenues par la 2e armée italienne sont organisées pour la défensive, quand bien même quelque négligence du commandement local aurait laissé en souffrance une partie des travaux prescrits par le G. Q. G. d'Udine; que les forces occupant ces positions sont numérique- ment considérables, qu'elles se sont bravement battues en mainte circonstance et ont fourni, l'été précédent, l'effort prin- cipal des assauts sur le plateau de la Bainsizza; que les réserves massées à proximité sont importantes; que l'artillerie mise en ligne est puissante.

Ce qui, en revanche, est pour surprendre à Paris comme à Udinc, c'esl l'issue rapidement malheureuse de la résistance, i ne ou deux journées suffisent en effet, peut-être moins, pour que s'accomplisse un désastre, dont les conséquences se traduiront, quinze jours plus lard, par le fait suivant : le front italien ramené du Carso à la Piave; d'une distance variant entre 20 et 23 kilomètres au delà de la frontière à une distance variant entre 80 et 100 kilomètres en deçà. Dans le secteur de Caporetto (4e corps d'armée), sur lequel porte l'attaque princi- pale, le front est soudainement rompu, dans des conditions qui y compromettent irrémédiablement la défensive, jettent le

278 REVUE DES DEUX MONDES.

désarroi dans les corps voisins et désorganisent plus ou moins toute la 2e armée. Il s'ensuit un trou, par l'ennemi menace de prendre à revers la 3e armée (Carso) et la 4e armée (Alpei Carniques). De dérivera la nécessité d'un recul, que des pertes énormes en prisonniers et en matériel et la désorga- nisation des unités restantes de la 2e armée empêcheront d'arrêter sur une des lignes de repli préparées à l'arrière.

Sans que ces conséquences puissent encore apparaître à Paris dans toute leur étendue, pourtant la gravité de l'échec italien y est connue dès le 26 octobre. Le jour même, le concours de troupes françaises est spontanément offert à l'Italie. Ce n'est pas sans avoir consulté son conseiller militaire que le Comité de guerre a pris cette initiative : le général Foch et les membres civils du Comité se sont trouvés d'accord pour proposer le secours de nos armes. Le général Pétain, commandant en chef sur notre front, est également favorable à la proposition. Le chef d'Etat-major général français la transmet aussitôt au géné- ral Cadorna, tamdis que le ministre des Affaires étrangères charge l'ambassadeur de France à Rome, M. Barrère, d'en aviser le gouvernement italien. Les télégrammes qui portent cette offre à Udine et à Rome se croisent avec une demande du général Cadorna, faisant appel à l'aide de la France : elle se trouve exaucée d'avance. L'envoi en Italie de la 10e armée, sous le commandement du général Duchêne, est décidé : ce sont, pour commencer, 4 divisions d'infanterie, avec l'artillerie lourd*' correspondante, qui seront dirigées au delà des Alpes. Le trans- port commence dès le 28 au soir. Le même soir part le général Foch lui-même, qui a reçu pleins pouvoirs du gouvernement français. La rapidité avec laquelle ces mesures ont été résolues et exécutées demeurera à l'honneur du gouvernement de l'époque, de son principal conseiller militaire et de notre haut commandement.

Arrivé à Turin le 29 octobre, le général Foch y trouve un officier de notre mission militaire au G. Q. G. italien, le colonel Girard, venu à sa rencontre pour le mettre au courant de la situation. Les armées italiennes sont en retraite vers la ligne du Tagliamento. C'est un mouvement qu'avaient laissé pré- voir au général Foch des télégrammes du général Cadorna reçus avant son départ de Paris. Le commandant en chef italien avait d'abord exprimé l'espoir de pouvoir préserver le Frioul de Pin-

LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 21'-'

vnsion et endiguer l'avance ennemie, en résistant sur les posi- tions du Monte-Maggiore, du Sabot i nu et de la rive droite de l'Isonzo. Il avait averti toutefois, avant même d'avoir perdu cet espoir, qu'il prenait ses dispositions pour ramener ses forces des Alpes Juliennes sur le cours du Tagliamento et ensuite, si la nécessite le lui imposait, sur celui de la Piave. Ce sacrifice, dont il laissait entrevoir l'éventualité dès le 26 au soir, lui était apparu plus nécessaire le 27. A cette date, il avait annoncé qu'il prenait son parti de replier toutes ses armées derrière le Tagliamento dans les meilleures conditions possibles. Encore ne comptait-il dès lors que sur un arrêt de courte durée derrière cette rivière et considérait-il déjà comme infiniment probable le repli derrière le Sile et la Piave. La journée du 28 l'avait confirmé dans ces dispositions. Telle est la situation et tels sont les développements qu'elle fait craindre quand, le 30 octobre, à 6 h. 30 du matin, le général Foch arrive à Trévise, le G. Q. G. italien, ayant évacué Udine, s'est provisoirement installé.

Une demi-heure après, il est chez le général Cadorna. Il trouve en celui-ci un chef, certes, d'une dignité parfaite, mais précisément d'une dignité assez vraie pour accueillir sans au- cune susceptibilité mal placée un compagnon d'armes illustre qui vient à lui. De son côté, c'est sans aucun éclat ni tapage que le général Foch vient s'acquitter d'une mission l'in- térêt français se confond avec l'intérêt italien, et dans l'accom- plissement de laquelle il apporte la plus franche sollicitude.

Dans la conférence qui se tient entre eux sur l'heure, le général Cadorna confirme au générai Foch les ordres de re- traite qui sont en cours d'exécution, et, ne dissimulant pas qu'il a peu de confiance dans la résistance sur le Tagliamento, il se montre enclin a continuer le repli jusqu'à la Piave. Très satis- fait de l'arrivée rapide des troupes Iran- aises, il demande que notre 10e armée prépare son entrée en ligne sur la Piave, elle tiendrait le front s'étendant de Ponte-di-Priula à Ponte-di- Vidor, et qu'elle débarque dans la région de Yicence, Ciladella, Camposanpiero, Ro et Padoue, de manière à être à pied d'œuvre. Aucune objection de la part du général Foch à celte destina- tion. Des instructions sont données par lui en conséquence au général Duchène, qui vient, à trois heures de l'après-midi, prendre ses ordres à Trévise.

280

REVUE DES DEUX MONDES.

A peine ces dispositions sont-elles arrêtées, que le général Cadorna demande au général Foch de les modifier. Ses rensei- gnements lui ont fait connaître qu'une concentration de troupes allemandes s'opère dans le Trentin vers Bozen et lui font craindre qu'une attaque se produise de ce côté. Le front

\

^■4

H 1 C H E

>

f^-^i / j Oi ( i ^

// / * <C_C.HPORETTO p

*y

Jï?M <■ ^VERONE V^'Yv^^it^-^^^*»4 ""^

S^O/ TRIESTE^LJ l

jJlRCSCIA

Golfe \\ \- \

_— -^MANTOUE X^-pC^P^xl^il

^/i /

"\j r

\ 1 /^^' l^^y^z,pxKp^x^~v^i

</

^*"^\<--VMODÈNe\ / \~v_\\. s\

LÉGENDE:

.'»»J llthtn »

/^

<**" / / [\L /"av|^ne\ l

'

C f *ffi>\

Schelle l:12Soaoo

fevuedes deux mondes.

LE FRONT ITALIEN APRES LA RETRAITE SUR LA PIAVE

du Trentin, gardé par la 1™ armée, joue, dans le mouvement qu'effectuent alors les 2e, 3e et 4e armées italiennes, le rôle de pivot de manœuvre. Si une offensive ennemie réussit à forcer les débouchés de ce massif, au Nord, alors que le gros des forces italiennes s'achemine, à l'Est, vers le Tagliamento, celles-ci seront prises a revers et coupées de leur ligne de re- traite. Telle est la menace qui préoccupe le général Cadorna, et qui préoccupera le commandement italien jusqu'au moment son front Est, ramené a la Piave, ne formera plus avec son

L\ MISSION DU MARECHAL FOCII EN ITALIE. 281

front Nord, faisant face au Trentin, un angle trop ouvert. A cinq heures, le gênerai Cadorna demande donc au général Forh de mettre à sa disposition une division française, pour la porter à Brescia et parer à une attaque débouchant par le Val Giudi- earia. Opposé avec raison à l'idée de disperser nos unités, le général Foch réserve d'abord sa réponse. Mais, à sept heures, le général Cadorna le prie de lui donner une deuxième division pour la même région. Alors, afin de maintenir groupée notre 10e armée, il est décidé d'un commun accord que deux de nos divisions débarqueront dans la région de Brescia et deux dans la région de Vérone. \)q* instructions en conséquence, révo- quant les précédentes, sont envoyées dans la soirée du même jour au général Duchèno.

('/est donc à la demande du général Cadorna lui-même que le lieu de débarquement et de concentration de l'armée fran- çaise, d'abord choisi à proximité de la ligne de la Piave, a été changé et reporté en arrière et vers le Nord/ à proximité du Trentin. Et c'est en raison d'un danger prévu, par mesure d'urgente précaution, que ce changement a été apporté aux dispositions primitives. On voit par ce qu'il faut penser de la thèse, d'après laquelle le général Foch n'aurait « pas voulu compromettre ses troupes dans ce qu'il appelait une mêlée » et les aurait « maintenues entre l'Adige et le Mincio, » afin de les <( disposer sur un front éloigné de toute gène de l'ennemi. » Il -n'y a rien de fondé dans ce reproche.

La seule chose à . laquelle le général Foch se soit refusé, c'est à la dispersion des divisions d'une armée, qui tirait sa valeur de son homogénéité et à laquelle il importait de conser- ver, à ce moment, son individualité propre. Dissocier les divi- sions françaises, détacher l'une à droite, l'autre à gauche, eût été une faute, dont elles auraient pâti, sans profit appréciable pour les Italiens. C'eût été perdre l'avantage de leur cohésion et s'interdire de faire efficacement appel à elles, le moment venu. Mais à la seule condition qu'elles restassent groupées, le général Foch n'a nullement refusé de les faire intervenir, sur [r point le commandement italien le jugerait à propos, dans li' délai nécessaire à leur débarquement et à leur concentra- tion, qui ne pouvaient, bien entendu, s'opérer qu'en arrière du front. Le lieu primitivement choisi, d'accord entre le général Cadorna et lui, pour les débarquer et les concentrer, indique,

2N2 REVUE DES DEUX MONDES.

l'intention première de les utiliser dans un secteur delà Piave, qui était même déjà déterminé.

L'emplacement de ce secteur avait été d'abord prévu le long de la Piave, parce qu'il ne paraissait déjà pas possible au général Cadorna d'arrêter la retraite avant le cours de ce fleuve. Mais s'il lui avait paru possible, au contraire, ou bien de l'arrêter avant, ou bien même de la ralentir assez sur le Tagliamento pour donner le temps aux renforts français et an- glais de débarquer, alors nul doute que le général Foch ne se lut prêté à l'intervention de l'armée française sur le front, quel qu'il fût, l'armée italienne se fût établie. Le front de résistance définitive n'apparaissait pas nécessairement au gé- néral Foch, quand il arriva à Trévise, comme devant être fixé aussi en arrière qu'à la Piave. Même après sa première confé- rence avec le général Cadorna, il n'était pas pleinement con- vaincu que la retraite ne put être arrêtée avant. « Dès mon arrivée ce matin 30, à sept heures, télégraphiait-il alors au ministre de la Guerre, j'ai vu le général Cadorna, qui m'a exposé la situation. Le repli sur le Tagliamento s'achève, et le général Cadorna a prescrit d'y résister, mais ne parait pas y compter beaucoup, car il a les yeux tournés vers la Piave. Nous tâcherons de prolonger cette résistance sur le Tagliamento et de la rendre définitive, si possible. »

Ainsi, loin d'avoir, comme on l'en accuse, douté de la possibilité de résister définitivement sur la Piave et conseillé de n'arrêter l'invasion que derrière la ligne du et du Mincio,le général Foch a d'abord considéré comme possible de tenir sui- te Tagliamento.

Le lendemain, 31 octobre, arrive à Trévise le général Robert- son, chef de l'Etat-major impérial britannique. Le gouverne- ment anglais suivant l'exemple du notre, a décidé, lui aussi, l'envoi de renforts sur le front italien; il prélève inimédiate- ment sur le front de France deux divisions, dont le transport a été aussitôt entrepris. Le général Robertson vient, comme le général Foch, déterminer sur place l'emploi de ces contingents, se rendre compte par lui-même de l'étal des choses et apporter à l'allié malheureux aide et réconfort. Arrivé à H heures du matin, il est en conférence, à midi, avec le général Cadorna et le général Foch; à deux heures, avec le général Foch seul; à quatre heures, de nouveau avec ses collègues italien et français.

LA MISSION DU MARECHAL FOGH EN ITALIE. 283

; L'examen en commun d'une situation certes très critique laisse

; cependant aux chefs d'État-major généraux français et anglais

i une impression plus favorable qu'au commandant en chef ita-

1 lien, quant aux ressources disponibles et au parti qui peut en

être tiré. Tous deux remettent au général Cadorna une note

écrite et signée, résumant les avis autorisés qu'ils lui ont

donnés verbalement :

3i octobre 1917.

Les armées italiennes ne sont pas battues; une seule, la deuxième, a été attaquée.

L28 A condition d'y remettre de l'ordre, elles représentent une vraie valeur, qui doit pouvoir leur permettre :

de disputer à l'ennemi la ligne du Tagliamento ;

de résister sur la Piave et dans le Trentin avec l'aide des forces alliées en cours de débarquement, qui se concentrent en arrière.

Les forces alliées ne peuvent, en Italie, constituer qu'un appoint au profit de l'armée italienne, toujours responsable de la défense de l'Itabe, dont le sort dépend par suite de la conduite et de la tenue de l'armée italienne.

La défense de l'Italie ainsi entrevue peut être réalisée à la con- dition que le commandement italien :

a) Arrête ferme un plan de défense ;

b) Fasse tenir à l'avance par des troupes commandées par des chefs énergiques les points importants des lignes de défense (Taglia- mento, Piave) ;

c) Réunisse des troupes en arrière des lignes de défense pour les y réorganiser ou occuper les lignes.

Signé : Foch, Robertson.

Pas une fois n'apparaissent dans celte note les noms du ni du Mincio. En revanche, on y trouve ceux du Tagliamento, ligne de défense qui doit être disputée à l'ennemi, et de la Piave, seconde ligne de défense, sur laquelle les armées en retraite doivent pouvoir résister, en se soudant à l'armée qui tient le front du Trentin. Au demeurant, toute la note est un pro- gramme clair et concis, se reconnaît le principe de disputer le terrain pied à pied, en commençant par le plus rap- proché de l'ennemi, de toujours regarder en avant pour com- battre, en arrière pour organiser.

Le repli derrière le Tagliamento est alors en train de s'effec- tuer. Il s'achève le 1er novembre, sans que l'ennemi ait pu, par

284 REVUE DES DEUX MONDES.

la poursuite, entamer sensiblement les troupes intactes que l'échec de la 2e armée a condamnées à une retraite précipitée Encore qu'ils s'y efforcent de leur mieux, les Austro-Allemand^ sont quelque peu en peine d'exploiter leur foudroyant succès, qui a sans doute dépassé leurs prévisions. Leur pression, pour forte qu'elle soit, est une difficulté moins grave que la désorga- nisation de la seule armée battue, la 2e dont l'effectif se trouve en outre considérablement réduit. Mais, entre l'envahisseur et les troupes en retraite, s'interpose désormais une rivière, qui constitue un obstacle, bien que, par malheur, les eaux en soient encore basses. En commençant à se rapprocher l'une de l'autre, la 3e et la 4e armées, qui ont fait belle contenance et se sont repliées en ordre, depuis leurs positions du Carso et des Alpes Carniques, diminuent progressivement l'espace tenu par tes vestiges de la 2e. Le débarquement des troupes françaises a commencé et se poursuit normalement; les renforts anglais sont sur le point d'arriver. La menace redoutée du côté du Trentin subsiste, mais ne S9 précise pas. Tout en restant certes peu enviable, la situation se développe donc sans surprise. Et il n'est pas chimérique d'espérer que l'ennemi pourra être tenu en respect, quelque temps au moins, sur le Tagliamento. Aussi, après une visite au commandant de la 3e armée, le duc. d'Aoste, qui est plein de sang-froid et garantit la discipline et l'esprit de ses troupes, le général Foch part-il, dans l'après- midi du 1er novembre, pour Rome, le général Robertson l'a précédé de vingt-quatre heures.

Au passage ;i Padoue, il va présenter ses hommages au Roi, resté, dans la mauvaise fortune, calme, résolu, confiant dans son peuple et dans ses soldats. De Padoue à Rome, il voyage avec M. Orlando, qui vient d'assumer la présidence du Conseil des ministres et qui profite du trajet en chemin de fer pour avoir de longs entretiens avec lui. Et en wagon commencent les consultations que le général Foch poursuivra à Rome, les 3 et 4 novembre, dans des conversations avec le même M. Orlando, avec M. Sonnino, ministre des Affaires Etrangères, le général Altieri, ministre de la Guerre, le général Dallolio, ministre des armes et munitions. Car, pas plus que le général Cadorna lui-même, les membres du gouvernement italien ne croient déchoir en s'enquérant de son avis sur la situation et en écoutant ses conseils,

LA MISSION DU MARÉCHAL FOCI1 EN ITALIE. 285

Pas un de ceux qu'il a abordés à son retour du front, si décidés fussent-ils à continuer la lutte coûte que coûte, n'a attendu ses premiers mots sans une certaine anxiété. Pas un ne l'a entendu sans trouver dans ses paroles un réconfort et un enseignement. Devinant en effet la question qu'on se retient de lui poser, il commence par y répondre. Les conséquences de la défaite peuvent être et seront promptement enrayées. Limiter les sacrifices qu'elle a entraînés est désormais affaire, moins de moyen-; que de volonté. Plus un pouce de territoire national ne doit être abandonné sans combat; l'armée italienne peut et doit arrêter l'invasion, dont l'élan va se ralentissant, la ligne de la Piave doit être défendue et conservée, à défaut de celle du Xagliamento; l'une ou l'autre viendrait-elle à être forcée, l'abri d'un fleuve n'est pas indispensable a la défensive ; il n'y a aucune raison pour envisager un repli sur l'Adige, le et le Mincio ; le moment est venu de regarder devant soi, non der- rière soi. Tel est le langage qu'il lient a tous, sans exception, et qui chez tous contribue à affermir l'espoir, a fortifier la résolution.

11 ne se borne' pas à cette sorte d'apostolat. Toute crise com- porte ses enseignements. Le général Foch a aussitôt, discerne ceux qui se dégagent de la crise que traverse alors l'Italie. Elle a été déterminée par des facteurs politiques et par des facteurs militaires. L'armée, dont une partie a été gangrenée, grogne contre le Comando-Supremo, qui, à son tour, se plaint du gouver- nement. Lé fait n'a .rien de nouveau ni de tout à fait particu- lier au théâtre rérations italien. n'y a-t-il jamais eu de frottements entrée !S trois grands rouages delà guerre, la troupe, l'état-major et le gouvernement? Le tout est que les frotte- ments n'en troublent pas le jeu régulier, surtout au point de rendre possible une calamité comme celle qui s'est abattue sur l'armée italienne. Et, puisque calamité il y a, qu'au moins elle serve à faire appliquer les remèdes urgents, grâce auxquels le mécanisme pourra fonctionner mieux. Aussi, dans ses conver- sations de llome, le général Foch, mettant à profit les observa- lions qu'il a faites à Trévise, recommande-t-il plus d'activité et de vigilance dans la direction des opérations et dans le service d'état-major à tous les degrés; dans la surveillance de l'état moral des troupes; dans les relations du haut-commandement avec le gouvernement; dans les rapports avec les Allies,

28G tlEVUE DES DEUX MONDES.

Anglais et Français, qui, désormais représentés en Italie par de grosses unités constituées et pourvues de tous leurs orga- nismes, pourront faire bénéficier les Italiens de l'expérience acquise et des méthodes en usagé sur le front de France.

Pendant que le général Foch est à Rome, s'évanouit l'espoir de voir l'invasion arrêtée sur la ligne du Tagliamento. Dans la nuit du 2 au 3 novembre, le pont de Pinzano est forcé par des patrouilles autrichiennes; le 3, les progrès de l'ennemi sur la rive droite du lleuve déterminant le repli des forces italiennes; le 4, le général Cadorna ordonne de continuer la retraite sur la Livenza, qui coule entre le Tagliamento et la Piave. Le mou- vement s'exécutera le 5, sans être trop gêné par la pression des Austro-Allemands, qui le suivent. Il n'y aura même pas d'arrêt sur la Livenza, considérée comme insuffisante à consti- tuer un obstacle susceptible d'être défendu, et l'ordre sera donné de se replier sur la Piave, tandis que le gros des forces ennemies sera encore occupé à franchir le Tagliamento.

La courte durée de la résistance sur le Tagliamento, cer- tainement inférieure à l'attente du général Foch, ne le décou- rage cependant pas. Elle l'amène seulement à insister plus énergiquement encore pour que le Grand Quartier Général italien donne l'exemple et le signal de cette vigoureuse réac- tion, sans laquelle aucune ligne de défense, fût-ce celle de la Piave, désormais bien près d'être atteinte, ne saurait être inexpugnable ; pour que le gouvernement italien, sans inter- venir dans les opérations militaires proprement dites, trans- mette au commandant en chef cette impulsion, ce mot d'ordre, qu'il est dana les attributions gouvernementales de donner; p<»ur que sans retard les remèdes appropriés soient apportés aux animes d'organisation qu'il a signalées et dont a souffert la conduite de la guerre.

Ses instances se rencontrent d'ailleurs avec l'instinct et le m eu populaires. Du pays, brutalement tiré d'une sécurité trom- peuse et ramené au seul souci de la défense nationale, s'élève alors un appel à l'armée et au gouvernement, pour venger l'honneur des armes et préserver le plus possible le sol de la patrie. Après un moment de stupeur, devant une défaite inat- tendue et le recul général d'un front que l'on croyait ne devoir se déplacer que pour avancer, la grande majorité de la popu- lation réagit fortement. Sous l'émotion, l'anxiété qui subsistent

LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 287

à juste titre, le patriotisme et aussi l'amour-propre, ce grand ressort de, l'armée italienne, font se raidir les énergies et se tendre les volontés. La prompte, quasi immédiate, arrivée des re i forts alliés contribue puissamment à rendre possible cette salutaire réaction. Elle est un facteur décisif d'espoir et de sang- froid. Dans l'alarme el le désarroi de la première heure, par- tout les yeux se sont tournés vers la France et l'Angleterre, et les Italiens n'ont plus regardé au delà de leurs frontières que dans une direction : celle des Alpes. Par la promptitude avec 1m quelle il a été accordé, le concours militaire franco-anglais a produit une immense impression. L'alliée en danger a senti qu'elle n'était pas isolée, abandonnée à elle-même, en présence d'une offensive du bloc ennemi, son cauchemar douloureux lui fait voir une véritable ruée. Elle trouve dans ce sentiment un utile antidote contre la dépression, un inestimable encoura- gement à tenir bon. Et, à son tour, l'opinion publique, fouettée, stimulée, arrachée pour un temps à de néfastes dissensions et prémunie contre les influences malsaines, dont elle constate alors les effets pernicieux, donne carte blanche au gouverne ment, le soutient et transmet jusqu'au front une consigne de résistance et d'abnégation.

Pour répéter impérieusement cette consigne et en assurer l'exécution, le G. Q. G. italien ne doit pas, selon le général Foch, attendre après le moment, désormais imminent, la retraite aura atteint la Piave. Ce fleuve franchi, qu'aucun autre ne hante les esprits. Pas de Mihcio, pa< de M incio! Tel est son mot d'ordre a lui, la formule qu'il va répétant.

Il ne se dissimule pas toutefois qu'après la secousse ressentie par l'armée italienne, la défensive, dont il la juge à juste titre capable, lui est rendue plus difficile par l'affaiblissement numé- rique ; par d'importantes pertes de matériel, notamment d'ar- tillerie ; par la désorganisation d'unités, dont le regroupement doit s'accomplir à l'arrière, simultanément à la reprise d'acti- vité combative sur le front nouveau ; enfin, par une diminution de confiance en soi, qui survit parfois plus que de raison aux grands désastres. C'est pourquoi le général Foch pense dès lors que le concours militaire allié à l'Italie devra être accru et maintenu quelque temps à un effectif élevé. Le débit, si l'on peut ainsi parler, des renforts franco-anglais étant néces- sairement conditionné par celui des voies ferrées, il n'aurait

2S8 REVUE DES DEUX MONDES.

pas été possible d'en envoyer davantage à la fois, dans l'espace tle temps qui s'esl écoulé depuis le 2G octobre. Mais l'effectif alors atteint ou sur le point de l'être ne constitue pas, dans l'esprit du général Foch, un maximum. Il en envisage d'ores el déjà l'augmentation, incité du reste à s'en préoccuper par notre ambassadeur à Rome, M. Barrère, qui a été des premiers à réclamer l'envoi de contingents français et qui insiste on faveur de leur accroissemenl et de leur maintien un certain temps.

Telles sont les dispositions dans lesquelles il pnrt, le \ no- vembre, pour Rapallo, vient d'être convoquée une confé- rence t\rs gouvernements français, anglais et italien, et des chefs d'Etat-major généraux. Invité à s'y rendre, et ne pouvant doue retourner immédiatement, comme il y comptait, au G. Q. (i. italien, il télégraphie au général Duchêne de se tenir '■il liaison plus étroiteet plus continue avec le Comando-'Supremo, afin d'être à même de prendre toute décision que comporte- raient les circonstances. A Rapallo, près de Gênes, il arrive le M novembre avec M. Barrère, le général Robertson et les ministres italiens, MM. Orlando, Sonnino, le général Allieri et le général Dallolio, le général Foch trouve I général Porro, sous-chef d'Etat-major, chargé par le général uadorna, qui n'a pu quitter sou quartier général, de représenter le Comando- Supremo à la conférence. Le général Porro lui demande, de la part du général Cadorna, de placée dans le Val Caminica, jo ir parer à, une attaque ennemie par le Tonale, une division fran- çaise dont le débarquement commence. Cette demande procède de la même crainte, qui a déjà fait, une première fois, modi- fier le lieu de concentration de nos divisions : celle dune offensive austro-allemande sur le front du Trentin, dont la rupture menacerait dans le dos les armées italiennes qui par- viennent alors ii la Piave. La seule différence est que, cette fois-ci, le point par oii le général Cadorna craint de voir débou- cher l'attaque, est reporté encore plus à l'Ouest. En consé- quence, le général Loch donne aussitôt au général Duchêne l'ordre de porter une division française à l'endroit elle est demandée par le commandant en chef italien et de réunir nos forces à l'ouest du lac de Garde. C'est donc encore sur l'initia- tive du Comando-Supremo que celles-ci s'éloignent davantage de la Piave.

LA MISSION DU MARECHAL FOCII I-N ITALIE.

289

Dans la soirée du 5 arrivent à Rapallo M. Painlevé, président du Conseil et ministre de la Guerre, M. Franklin-bouillon, ministre sans portefeuille, M. Lloyd George, premier ministre d'Angleterre, le général Smuts, premier ministre d'Australie, et le général YVilsori, du grand Ltat-major britannique. Après une réunion le G au matin, à laquelle ne prennent part que les ministres anglais, français et italiens et M. Barrère, une seconde séance a lieu l'après-midi du même jour, avec l'assistance des généraux Foch, Uobertson, Wilson et Porro. L'examen de la situation militaire italienne et la discussion sur l'importance de l'aide à donner à l'Italie s'ouvre par des observations du général Roberlson. Le chef d'Ltat-major anglais est d'avis, à la suite de son enquête, que huit divisions alliées, quatre françaises et quatre anglaises, sont suffisantes pour permettre la reconstitu- tion et la réorganisation des forces italiennes. Car c'est à cela que, selon lui, se ramène surtout le problème, l'armée italienne dans son ensemble n'étant, conslate-t-il, nullement battue. 11 s<* demande donc pourquoi il est question de 15 ou 16 divisions alliées, chiffre articulé le malin, dans la conférence tenue entre les ministres. Rien n'oblige au surplus (puisque sont encore en route des renforts qui absorberont, jusqu'au 18 ou 20 no- vembre, la capacité d'écoulement des chemins de fer), à fixer d'ores et déjà définitivement l'effectif total des contingents à fournir par l'Angleterre et parla France. Ce soin pourrait être laissé aux généraux commandant les armées des deux pays en Italie, le commandant anglais devant être le général Plumer, attendu incessamment.

Ainsi commencée, la délibération continue par un exposé du général Porro, douloureux bilan des proportions et des consé- quences de la défaite subie, dans les derniers jours d'octobre, par la 2" armée, et tableau comparatif des forces italiennes et ennemies. Q lant aux pertes en prisonniers et matériel, li'- chiffres donnés par les communiqués autrichiens doivent, selon le gênerai Porro, être à peu [très exacts : 200000 prison- niers, 1.800 canons. chiffre indiqué pour les canons serait même plutôt faible. Quant à la comparaison des effectifs en ligue de part et d:autre, le général Porro l'établit ainsi : 371 bataillons pour l'Italie, dont 100 sur la basse Piave de Ner- vesaàla mer 3 armée , 12" du Montello à la Brenta (4e armée , 118 de la Brenta au lac de Garde (lre armée), 32 du lac de

TOME LVIII. 1030. 19

200 REVUE DES DEUX MONDES.

Garde au Stelvio (3e corps d'armée), 661 bataillons pour les Austro-allemands, dont 4'J3 sur le front des Alpes Juliennes, 168 dans le Trentin. Sur le front ses troupes se sont main- tenues, au Nord, et elles arrivent, à l'Est, le général Cadorna a décidé de tenir jusqu'au bout de ses forces; mais la dispro- portion de ses forces avec celles de l'adversaire l'inquiète, d'au- tant plus qu'on lui signale 12 ou 15 divisions allemandes en cours de transport vers son front et destinées, selon ses prévi- sions, à opérer dans le Trentin.

Sceptique sur la probabilité d'une aussi forte concentration allemande contre l'Italie, le général Hobertson constate que, pour le moment, il n'y a que 6 divisions allemandes identi- fiées avec certitude. Prenant à son tour la parole, le général Foch commence par discuter le calcul en bataillons, fait par le général Porro, et obsirve que, les divisions allemandes n'en ayant que 9, le total de 661 bataillons ennemis doit être prati- quement ramené a 500 environ. Puis il élève la discussion et, la faisant sortir des statistiques, il soutient que la question d'ef- fectifs n'est qu'un desaspectsdu problème. Li'supériorité numé- rique permet, dit-il, de résoudre bi m des difficultés, mais non pas toutes. La force de la défensive actuelle est un facteur dont il faut tenir compte : et le général Focli en cile des exemptas, l'Yser, Verdun, et inversement certaines résistances allemandes contre nos attaques les mieux monté s. Dus li guerre actu die, affirme-l-il, la supériorité numérique ne g ranlii pas le succès, quand il y a une ligne défensive comme celle de la Prive, bile qu'il n'y a rien à faire pour l'ennemi. Elle est un moyen do battre l'adversaire dans certaines conditions : mus sur la Piave, il l'assure, ces conditions ne se réaliseront p s. L'armé italienne doit pouvoir y tenir, même en étant inféri -ur à en nombre. Une fois bien eu main, elle est à même d'y arrêter des forces supé- rieures. Ce n'est pas à dire qu'elle ne doive y être aidée, effica- cement aidée par les Alliés; m lis en aucun cas l'aide ne pourra être une suppléance. Sur l'importance d ; l'aida, le général Fooh ne s; prononce pas encore; il n'avance pas de chiffre. A part lui, il l'admet supérieure au total énoncé par le général Robertson. Mais, précisément ptree qu'il ne pourra s'agir, en tout c ;s, que d'un appoint, si considérable soit-il, le ch T d'Etat-m ijor général français s'attacha d'abord a bijn et b î i r , aux yeuxdu Gouver- nement et du Commandement italiens, que le salut de l'Italie

LA MISSION DU MABÉCJ'JAL FOU EN Jf\LIE. 291

est entre leurs mains, entre les mains de sjs enfants. Il <-st à remarquer, à so:» honneur, que personne, au cours de la crise qui réunit I s Puissances de l'Entente autour d'une Alliée en péril, n'a pins délibérément et [tins constamment fait fond sur les ressources, sur le ressort de l'Armëe italienne.

Los principes opportunément rappelés par le général Foch amènent le général Porro à accentuer l'expression de sa propre confiance et de celle du général Cadorna dans le succès de la défjnsive : il prononce même le mol de « certitude. » La suite d son argumentali m montre tout sfois le Commandement italien désireux de se constituer, le pins lot possible, par le concours militaire allié, une forte rés3rve, une masse de manœuvre, prèle à sj porter, sjIoii les besoins de la situation, soit vers la Piave, soil vers le Trentin, pour parer à d'éventuelles menaces sur l'un ou l'autre des p >inls faibles d ; la lign uii résistance : le Montello, sij -t à une concentration de feux ennemis, la vallée de l'Adige, le plateau d'Asiago. C'est en effet la gauche du dispositif qui cause le pi ns de préoccupations au général Porro, exception faite de la région à l'O.iesl du lac de Garde (val tiiudiearia et val Camonica), qui sérail, selon lui, « la direction la plus dange- reuse, » si le 3e corps n'y était doublé par les troupes françaises. La nécessité d'une reserve se fera impérieusement sentir, conclut-il, jusqu'à ce qu'aient été reconstitués les éléments res- tant de la armée, dont on espère tirer une quinzaine de divi- sions : et c'est pour cela qu'il en a été demandé autant aux Alliés. Pour mettre une réserve à la disposition de l'Italie et, par suite, porter les renforts à l'effectif proportionné aux cir- constances, tout le monde, dans la Conférence, se trouve d'accord.

Comme celte discussion laisse io ilafois les ministres et les ch'fs d'Elat-major, français et ang'ais perplexes sur l'étendue du concours nécessaire au front italien; que le transport des contingents, déjà diriges vers ce front, est encore en cours et que le rendement des voies ferrées ne permet pas, pour le moment, de faire davantage, les chefs de gouvernement con- viennent de subordonner leur décision définitive à l'avis motivé et aux propositions fermes des membres militaires d'un «Comité supérieur interallié, » dont ils ont jeté les bases le matin même et dont ils proclament la constitution séance tenante. Embryon de commandement unique, le Conseil de Versailles est issu de cette crise et de cette délibération. Pour y représenter l'Italie

2 <1 REVUE DKS DEUX MONDES.

aux eôlé> du général Foch ei du général Wilson, le gouverne- ment italien porte son choix sur le général Cadorna, qui sera remplacé à la tête des armées italiennes. Le choix de son suc- C( ii r n'est pas encore arrêté: mais sou remplacement dans les fonctions de chef d'État-major général, qui comporte en Italie le commandement en chef désarmées, date également Rapallo. Prise dans la plénitude de leur indépendance par le président du Conseil Orlando et les membres dirigeants de son cabinet, la décision, il n'est pas audacieux de le supposer, a été apportée par eux de Rome, déjà arrêtée en principe. Pour pre- mière et argenté tâche, les trois membres du nouveau Conseil militaire interallié auront à rendre un compte exact de la situa- tion actuelle sur le front italien,;) apprécier la valeur du concours qu'il convient d'apporter à l'armée de nos alliés et à en référer le plus tôt possible aux gouvernements, qui décideront. Cette mission leur est définie par les instructions suivantes, portant la date du lendemain, 7 novembre :

Instructions pour les conseillers militaires permanents.

Le Conseil supérieur allié réuni à Rapallo le 7 novembre 1917 donne comme instruction à ses conseillers militaires permanents de lui faire immédiatement un rapport sur la situation actuelle du front italien. De concert avec le G. Q. G. italien, ils devront examiner la situation actuelle et, après un examen général de la situation militaire sur tous les théâtres, donner leur avis en quantité et en qualité sur l'assistance à fournir par les gouvernements britannique et français et sur la manière dont elle devra être employée.

Le gouvernement italien s'engage à donner comme instruction au Comnndo- Supremo de faciliter de toute manière la tâche des conseillers militaires permanents, tant en ce qui concerne les rensei- gnements documentaires (écrits) que les mouvements da;is la zone des opérations.

Telle est la nouvelle mission que, pendant la fin de son séjour en Italie, le général Foch va cumuler avec le commandement supérieur des forces françaises envoyées au delà des Alpes. Disons tout de suite que les Italiens n'auront pas à se plaindre de la manière dont il s'en acquittera et du résultat auquel elle aboutira. Car son inlluence, déjà prépondérante dans le tri': n- virat dont il fait partie et ensuite dans. le Consul du Versuill ;s, ne contribuera pas médiocrement à faire porter à 12 divisions l'effectif anglo-français sur ce front.

LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 293

Quittant Rapallo le 7 au soir, la Conférence entière, civils et militaires, se transporte le 8 à Peschiera, s'est rendu le Roi.

est décidé?, entre le souverain et ses ministres, la nomina-

' lion du général Diaz au commandement en chef des ar1

| ave, comme sous-ch.'fs d 'État-major, les généraux Badoglio et Giardino. Averti de ces changements, le général Foch, accom- pagné du général Wilson, part le 8 pour Padoue, le G. Q. lï. italien vient de s'établir, pour prendre contact avec le nouveau Çomnndo-Supremo et poursuivre auprès de lui son enquête et sa collaboration. Avant de se séparer des membres du gouver- nement italien, il insiste encore auprès d'eux pour qu'ils fassent naître au général Diaz leur intention bien arrêtée de mener

j la guerre énergiquement pour résister à l'ennemi et arrêter à tout prix l'invasion de l'Italie en défendant opiniâtrement la ligne de la Piave.

Appelé du corps d'armée, d'où il passe d'un Irait au com- ma'ndement suprême, le général Diaz vient de prendre pi bion d) ses hautes fonctions. Les généraux Foch et Wi entrent en rapports avec lui le 9 novembre au matin et. dès bette première entrevue, s'emploient à affermir chez lui la r - - lution de faire front sur la Piave. Ils lui conseillent en outre de br ndre des dispositions pour occuper Tomatico et le Roncone,

-. afin d'interdire aux Austro-Allemands la route de Feltre. Ils le mettent enfin au courant de leur mission en lui demandant de leur donner toutes facilités pour se renseigner sur l'état de

! l'armée italienne, ce à quoi il se prête avec empressement.

Le débarquement de trois divisions français -s sur quatre est

-alors achevé, sauf deux groupes1 d'artillerie divisionnaire; la quatrième aura fini de débarquer le 12. Les éléments non endi- visionnes et les éléments d'armées seront incessamment à pied d'œuvre. Puisque le désir du général Cadorna a fait diriger nos forces sur l'Ouest du Lac de Garde, une instruction du général

•Foch au général Duchène règle le commandement dans ce sec-

'teur du front.

Rien n'autorise encore à penser que le nouveau comman-

idant en chef, qui a d'ailleurs eu très peu de temps pour prendre connaissance de la situation d'ensemble, considère avec moins d'appréhension que son prédécesseur la menace de l'offensive ennemie, qui est à prévoir et qui se produira en effet sous peu, contre le front du Trentin. La deuxième fois -qu'il en a été

294 BEVUE DES DEUX MONDES.

question c'est à Rapallo, le 6 novembre, le général Porro a évalué très haut le nombre des divisions allemandes en cours de transport vers la frontière septentrionale de l'Italie, et, par suite, le chiffre total des bataillons ennemis qui pauvent rire mis en ligne contre le 3e corps d'armée et contre la lre armée ; de part et d'autre du Lac de Garde. Le général Foch doit donc estimer encore que, sauf exagération sur la proportion des eiïVtifs austro-allemands, présents ou attendus dans le Trenlin, le danger, de ce côté, est sérieux et que remplacement des troupes françaises répond à un besoin réel.

Aucune activité ennemie ne se manifeste toutefois h, l'Ouest du Lac de Garde. La pression exercée sur les altipiani amène bien la lre armée, la seule dont le front soit demeuré stable, à rectifier certaines de ses positions et notamment à évacuer Asiago. Mais ce mouvement reste limité aux exigences d'une lactique désormais défensive, et si, d'aventure, les Autrichiens poussant plus loin leur avantage, les troupas du général Pecori* G>;raldi passent à la contre-attaque. Ainsi, Gallio perdu par les Italiens, est repris par eux, La situation ne s'annonce donc pas défavorablement sur le front italien du Nord, parait devoir tenir la barrière qui couvre le liane des armées du front Est.

Si la retraite de celles-ci doit s'arrêter à la Piave, elle a désormais atteint son terme. Le due d'Aoste a ramené son armée (la 3e) en ordre, dans de bonnes conditions, derrière le cours inférieur du tleuve, entre la mer et la route de Cône- . gliano, couvrant Venise. Le général de ltobilant, à qui le géné- . rai Foch va, le 10 novembre, rendre visite à son quartier général, a reconduit la sienne (la 4e armée) à travers un terrain de montagne extrêmement difficile, sur le cours moyen de la Piave. Ces deux armées étant venues en jonction, les éléments de la 2e armée, qui s'interposaient entre elles, vont pouvoir être retirés et reconstitués en arrière des lignes. La lie armée (Trentjn) prolonge la gauche de la 4e. Tel est le dispositif que le général Foch résume, le 11 novembre, en télégraphiant au ministre de la Guerre que les armées italiennes sont actuelle- ment en position sur leur ligng de dé/ense Piave, Grappa, plateau des sept Communes, et que « le mouvement de repli s'est ter- miné sans incident, l'action de l'ennemi ne s'étant fait sentir qu'hier par des attaques locales sur la tête de pont de Vidor et . vers Asiago. » Rien, dans les termes de ce court compte rendu,

LA MISSION DU MARECHAL FOCil EN ITALIE. 295

n'implique la continuation du repli plus en arrière, vers une autre ligne de défense; tout l'exclut, comme la seule hypothèse en est exclue de la pensée même du général Foch.

Le 11, à 9 heures du matin, conférence chez le général Diai, qui a fait demander les généraux Foch et Wilson. Il leur signale que l'occupation de Tomalico et du Roncone, conseillée par eux le 9, présenterait certaines difficultés, pour l'installation de la grosse artillerie, les routes de repli, etc. Le général Foch lui remet une note, précisant le but à atteindre par ces occupa- tions : « interdire le plus longtemps possible à l'ennemi la route de Feltre ; l'arrêter définitivement sur le Grappa. » Le général Di.iz insiste ensuite sur la faiblesse de la région du Montello, sur l'inquiétude que lui cause la 4e armée, encore mal assise sur s?s positions, disposant de peu de réserves et d'aucune troupe fraîche. Le Président du Cons3il, ajoute-t-iî, lui a télégraphié que « l'opinion publique est déjà défavora- blement impressionnée par le fait que les armées alliées sont maintenues loin du danger. » Pour ces raisons et en vue de l'effet moral à en attendre, le général Diaz demande qu'une division française soit, pour commencer, transportée sur la Piave, au Montello, et que l'armée française y soit ensuite mise en ligne progressivement.

C'est la quatrième fois, depuis le 30 octobre, que le G. Q. G. italien change d'avis sur l'utilisation de l'armée française. Déjà trois fois a été modifiée, à sa requête, la destination prévue pour celle-ci ou reçue par elle. « Il y a lieu de bien remarquer, télégraphie ce jour-là le général Foch au ministre de la Guerre, que c'est sur la demande expresse du général Cadorna que, à l'heure actuelle, l'armée française se trouve reportée de l'Est à l'Ouest du lac de Garde, c'est-à-dire à plus de 150 kilomètres de la région son emploi est maintenant demandé. » Il aurait pu ajouter que, cinq jours auparavant, te général Porro signalait encore l'Ouest du lac de Garde comme « la région la plus dang^reus?, » si nos troupes ne s'y fussent pas trouvées. Ce n'était donc pas pour les « maintenir loin du danger » qu'elles y avaient été dirigées. Seulement l'endroit le Commandement italien situait le danger était sujet à changement.

Le général Foch n'a pas de préférence pour un emplace- ment plutôt que pour un autre; pas d'objection à revenir à

296 REVUE DES DEUX MONDES.

une destination approchante de celle qui avait été prévue en premier lieu, le 30 octobre, au matin. Il ne se refuse, mais péremptoirement, qu'à engager successivement, par morceaux (et cela pour une raison de sentiment), les divisions françaises dans une région déjà remplie de troupes italiennes, dont cer- taines en cours de réorganisation, à travers des routes encom- bre s, dans des conditions telles que leur arrivée ne serait d'aucun réel secours. Mais, et le général Diaz adhère à cette solution, il décide de porter, par un premier bond aussi rapide que possible, trois divisions françaises entre Valdagno et Vicence, prêtes à agir comme masse de manœuvre à l'en- droit où il en serait besoin, une division étant maintenue pro- visoirement à l'Ouest du lac de Garde pour servir de réserve au 3e corps italien. En outre, afin de donner satisfaction à l'opinion publique, il est convenu que des détachements de reconnaissance, appartenant aux diverses unités françaises, seront envoyés sans délai sur les positions du Grappa et de la Piave. Des instructions adressées au général Duchêne rapportent celles qui lui prescrivaient de prendre le commandement à l'Ouest du iac de Garde et l'invitent à exécuter en toute hâte le mouve- ment décidé pour trois de ses divisions, en laissant provisoire- ment la quatrième sous les ordres du commandant du 3e corps d'armée italien. Le lendemain (12 novembre), le générât Wilsoh, après accord avec les généraux Foch et Diaz, décide que l'armée anglaise se formera aussitôt que possible à la droite de l'armée française, de Vicence à Montegilda, et que, a cet effet, ses débarquements seront portés en avant du Mincio. Ces dispositions font l'objet d'un protocole signé, le 12, par les trois généraux. Par la concentration de leurs troupes en avant du Mincio s'exprime matériellement la résolution des chefs anglais et français, comme du commandant italien, de tenir en avant de ce tleuve, c'est-à-dire sur la Piave. Il ne peut y avoir aucune équivoque à ce sujet.

Cependant l'ennemi, ralenti dans son avance par la rupture des ponts du Tagliamento et de la Livenza, est arrivé en forces devant la Piave, a attaqué sur trois points et s'est glissé en deux endroits sur la rive droite, notamment à Zenzon. Le 14 novembre sont signalés de légers progrès autrichiens sur les altipiani. Nulle part la résistance n'a fait défaut et elle ne de- viendra que plus ferme, à mesure que croîtra la pression enne- ;

LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 297

mie commencée depuis le 9 contre le front du Trentin, depuis le 12 contre le front Piave-Grappa.

Au début de ces actions, le front italien reconstitué prouvera sa solidité, le général Diaz, au cours d'une des cnnie- rences quotidiennes qui le réunissent aux généraux Foch et ^ ilson (celle du 13 novembre), leur expose l'importance du concours militaire allié qu'il juge utile à l'Italie, soit vingt divisions, et leur remet un mémoire précisant ses demandes en infanterie et artillerie. Si enclin qu'il soit à ne pas marchander les renforts aux Italiens, le général Foch trouve exagéré le chiffre de vingt divisions alliées et insiste auprès du général Diaz sur l'urgence de réorganiser au plus tôt les unités ita- liennes éprouvées ou dispersées. Le commandant en chef italien en convient et décide que les corps les plus atteints seront groupés et formeront une 5e armée, qui sera transportée en deçà du et du Mincio pour cette réorganisation. Dans ces conditions, douze divisions d'infanterie, six anglaises et six françaises, semblent suffisantes au général Foch, qui télégraphie à Paris le même jour pour demander que les contingents franco-anglais soient portés à cet effectif. Il demande en même temps que le transport encore en cours des quatre divisions an- glaises déjà accordées soit accéléré autant que possible, en utili- sant les voies du Mont-Cenis et de la Riviera.

Il ne restait donc à la France, pour compléter sa moitié, qu'à diriger au delà dos Alpes deux divisions de plus. Dès le surlendemain, lo novembre, le général Foch est en mesure d'annoncer au général Diaz la mise en route de ces deux divi- sions (le 12^ corps d'armée français). Et la rapidité de l'exécution repondra encore à celle de la décision; notre 12e corps commen- cera ses débarquements dès le 20. Il convient de relever ici, une fois de plus, l'empressement de notre gouvernement et de notre haut commandement. La promptitude avec laquelle le dernier envoi est effectué indique même qu'il était arrêté en principe entre le ministre de la Guerre et le maréchal Foch avant que celui-ci en fit la demande formelle. Qu'il s'agit d'accorder ou de transporter des troupes, ou de les déplacer en Italie même, nous avons toujours, dans celte crise, été les premiers à le faire, toujours en avance sur les Anglais. Ainsi les trois divisions françaises ramenées de la région Ouest lac de Garde -ont réunies dès le 17 novembre dans le secteur qui leur est assigna

298 REVUE DES DEUX MONDES.

entre Valdagno et Vicence, tandis que les deux seules divisions anglaises alors rendues en Italie ne sont pas en position de Vicence à Montegalda avant le 24.

Le H, le général Wilson repart pour la France. Le général Plumer, commandant les forces britanniques en Italie, le rem- place dans les conférences matinales qui se poursuivent quoti- diennement, entre le général Diaz, le général Foch et lui. Les actions qui ont alors lieu, chaque jour, sur le front des l,e, 4e et 3e armées se développent à l'avantage des Italiens et font bien augurer de l'issue de leur défensive. Les gains ennemis, lorsqu'il y en a, sont de peu d'importance; les troupes italiennes contre- attaquent, le moral est en hausse. Ainsi le 18 novembre, sur le Monte-Tomba une attaque est repoussée, les Allemands pren- nent pied seulement sur un saillant de la position. Ainsi le 21, sur les avancées du Grappa et du Tomba, sur le plateau d'Asiago, la lutte se maintient vive. Ainsi, le 22 et le 23, dans lès mêmes régions. Partout la résistance est énergique, les conlre- oflensives sont vigoureuses, les organisations se renforcent et la situation se raffermit.

Au cours de celle période, pourtant la confiance renait à tous les échelons de la hiérarchie, le Comando-Supreiio fait parvenir au général Foch, le 18 novembre, une série de docu- ments datés du 12 au 17 et relatifs à l'organisation d'une éven- tuelle retraite sur le Mincio. Simple précaution sans doute. Le général Foch ne laisse pas toutefois d'en être alarmé, la trouvant intempestive dans les circonstances actuelles, et, le 19, à la suite d'une réunion chez le général Diaz, il a insisté chaleureuse- ment en faveur de la résistance sur place, il laisse au comman- dant en chef italien la note suivante, qui résume ses conseils :

L'idée exclusive qui doit animer tout comhatlant est de ne plus abandonner un mèlre du sol de la Pairie. Nous en avons aujourd'hui le moyen. Les troupes sont réorganisées. Elles viennent de montrer leur vaJeur. Les Alliés sont arrivés.

Le procédé, la défensive, est facile à organiser avec l'armement actuel, contre une attaque; de troupes de campagne. Les levées de ten e, les localités, les obstacles de la nature organisés délVnsivement, reliés entre eux par des bouts de tranchées garnis de mitrailleuses, ot défendus par une troupe vigilante, constituent une ligne qui arrête net, aidée de barrages d'artillerie, les troupes qui ne disposent que des moyens de la guerre de campagne. Ce procédé doit être appliqué par

LA MTSSION DU MARÉCHAL FOCII EN ITALIE. 299

tout chef el tonte troupe. A moins d'ordres particuliers, toute iroupe, qui a été déplacée à la suite de combat, s'organise immédiatement d'elle-même elle est; cherche et assure en même temps la liaison avec les troupes voisines; ne se retire jamais sous prétexte qu'elle est débordée; forme seulement flanc défensif du côté menacé, les réserves venant fermer la brèche, si la ligne a été percée.

C'est sur la valeur de fous- ses soldats que l'Italie compte pour assurer la défende pied à pied, bien plus que sur l'importance des obstacles que lui a donnés la nature.

En même temps, le général Foch hàle l'étude et la conclusion d'un projet de relève d'une partie du front italien par les troupes anglo-françaises. Les premiers échanges d'idées ont eu lieu le 16, entre lui et les généraux Wilson et Plumer. Le 18, leurs propo- sitions ont été soumises au général Diaz ; elles tendent alors à la relève d'une partie du front de la lre armée italienne (Alti- piani). Le 21, les contre-propositions du général Diaz sont exa- minées par le général Foch, le général Plumer et le général Fayolle, qui vient prendre le commandement supérieur de l'armée française. Il est reconnu que, comme l'a fait observer le commandant en chef italien, les troupes françaises et anglaises rencontreraient dans une région de montagnes des difficultés auxquelles elles sont peu préparées; on considère donc l'éven- tualité de les porter en ligne ailleurs. Le lendemain matin, le général Foch et le général Fayolle tombent d'acGord sur les points résumés dans la note qui suit :

Au point en sont les affaires,

Il est de toute nécessité que les Italiens maintiennent la ligne Piave-Grappa-Allipiani.

Il est de toute nécessité qu'en cas de besoin de leur part leâ Alliés les y aident :

a) dans la bataille, si elle se présente immédiatement,

b) par la relève dans le cas contraire.

11 nous faut donc avancer les troupes alliées sans retard de leur position des Lessini Berici trop éloignée.

Le même jour (22 novembre) les mouvements à prescrire et le dispositif adonner aux troupes al liées sont arrêtés dans deux confé- rences tenuesentre les généraux Diaz, Foch, Fayolle el Plumer. Les décisions prises sont consignées dans une note dont voici le texte :

Les armées alliées tiennent à se mettre en condition d'aider les armées italiennes :

300 REVUE DES DEUX MONDES.

a) Dans la bataille si elle se présente immédiatement;

b) Par la relève dans le cas contraire.

Dans ce but les commandants alliés proposent de porter les armées alliées à partir du 24 novembre :

L'armée française en direction générale d'Asolo ;

L'armée anglaise en direction générale de Monte-Belluna.

Elles réaliseront dans un premier bond le dispositif suivant :

Armée française. Une division d'infanterie sur la rive Est de la Brenta dans la région Bassano, Nord de Citadella.

Deux divisions d'infanterie échelonnées de la Brenta à Vicence.

Armée anglaise. Une division d'infanterie sur la rive Est de la Brenta dans la région Sud de Citadella.

Une division d'infanterie sur la rive Ouest de la Brenta.

Elles seront ainsi à portée :

a) Ou bien d'intervenir dans la bataille;

b) Ou bien de relever ultérieurement les troupes italiennes de Ner- vesa à Pederobba.

L'armée anglaise de Nervesa à Rivesecca. L'armée française de Rivesecca à Pederobba. Les modalités de cette relève feront l'objet d'une note détaillée ultérieure.

Signé : Focn, Plumer.

L'ordre est aussitôt télégraphié au général Duchêne d'exé- cuier le mouvement indiqué. Il est entendu en outre que, dès le 25, la division française jusqu'alors maintenue à l'Ouest du lac de Garde sera mise en route pour rejoindre le reste de l'armée.

Ces dispositions viennent d'être prises quand le général Plumer fait connaître qu'en raison du succès de l'offensive] anglaise dans la ré" ion de Cambrai et de la nécessité de l'exploiter avec des troupes immédiatement disponibles, l'arrivée des 5e et 6e divisions britanniques sera retardée de quelques jours. Mais, ajoute-t-il, le gouvernement anglais, qui a déciilé l'envoi de ces divisions, sera fidèle à sa promesse. Le général Foch se joint alors au général Diaz pour demander que le retard soit réduit au minimum et affirmer le besoin du con- cours militaire assuré. Consulté à cet égard par le ministre de la Guerre de France, il insiste sur la nécessité de mettre sans délai à la disposition du général Diaz la totalité des forces prévues et demande que, pour parer dans la mesure du pos- sible au retard des Anglais, le transport en cours du 42e corps d'armée français soit activé. En fait, une division de ce corps

LA MISSION DU MARÉCHAL FOCH EN ITALIE. 301

est entièrement débarquée et la seconde commence à débarquer ce jour-là (22 novembre). Avant la fin du mois, l'effectif fran- çais s mu complété à 6 divisions.

Hâter l'arrivée du complément des renforts alliés et l'exé- cution dus mouvements préparatoires à la relève d'une partie du front italien, tels sont les derniers soins du général Foch. Ils vont de pair, jusqu'au bout, avec les plus fortes exhortations au Comaiido-Suprcmo, afin que la volonté de tenir sur les positions de la Piave, du Grappa et des Sept Communes ne fléchisse sous aucune épreuve.

C'est dans ce sens qu'il s'exprime aussi avec M. Orlando, Président du Conseil, et le général Alfieri, ministre de la Guerre, venus en visite à Padoue; avec M.Nilli, ministre du Trésor, qui les y a suivis de quelques jours; avec M. Barrère, notre ambassa- deur à Rome, qui vient prendre congé de lui et dont la fermeté, la confiance, l'active et chaleureuse sollicitude ont été constam- ment, pendant ces dramatiques semaines, à l'unisson des siennes.

L'issue des combats très chauds, qui continuent à se livrer sur le plateau d'Asiago, dans la région du Grappa et du Tomba, ne cesse pas de confirmer le général Foch dans l'idée que l'as- saillant ne réussira pas à passer et de lui prouver que les posi- tions italiennes sont vaillamment défendues. Les lignes de la défense viendraient-elles à être entamées sur un point, les divi- sions alliées, dont cinq seront rassemblées sur la Brenta le 25" no- vembre, se trouveraient en mesure d'intervenir immédiatement.

Après avoir transmis le commandement supérieur de l'armée française au général Fayolle et lui avoir tracé les directives qui devaient le guider dans sa tâche, le général Foch, rappelé à Paris, quitte le G. Q. G. italien dans l'après-midi du 23' novembre, non sans avoir adressé au général Diaz l'éloquente lettre qu'on va lire et se traduit l'esprit dans lequel il avait rempli sa mission :

Excellence,

Au moment je repars pour Paris, je tiens à vous dire la confiance entière qui m'anime vis-à-vis des armées italiennes. Par votre décision, votre discernement, votre vigilance, votre activité, vous avez fait pénétrer votre volonté dans tous les rangs de l'armée, vous lui avez donné conscience de sa force, et vous l'avez parfaitement adaptée à l'énergique défense du territoire, pour commencer.

Car, avec l'ordre moral, vous avez en même temps rétabli l'ordre

302 REVUE DES DEUX MONDES.

matériel et développé des aptitudes particulières au rombal et h défense pi d à p:e l du le ritoire. Les ar "ées il.nl on es oui effectué un 1res beau rétabli s ment sur la ligne Piavè-Morile-Urappa.

Je tenais à vous le djre, sachant par expérie ce combien il est diflieile d'arrêter une 1 oi rai te pour tenir tète à un ennemi victorieux et en avoir raison.

Dans la voie que vous suivez, vous pouvez compter sans réserve sur 1 aide de nos troupes el au premier rang sur celle de leur chef, le général Fayolle.

Recevez, Excellence, l'assurance de mes bien attachés sentiments.

Signé : Focu. *

Nous avons laissé parler les faits. Ils démentent catégorique- ment que le maréchal Foch ail jamais été contraire au choix de la Piave comme ligne de résistance définitive; qu'il ail douté de la possibilité d'y arrêter l'invasion ; qu'il ait considéré comme souhaitable, ou simplement probable, la continuation de la retraite jusqu'à l'Adige, au Mincio ou au Pô; qu'il ait intention- nellement maintenu les troupes fran aisjs derrière le Mincio. Ce que les faits démontrent, c'est exactement le contraire. Per- sonne n'a eu plus de foi que le maréchal Foch dans la capacité de réaction des armées italiennes, dans le succès de leur défen- sive ; personne n'a plus constamment ni plus instamment fait appel h l'énergie et h la confiance; personne n'a donné de conseils plus mâles, cHavis plus justes et plus utiles. Forcée la ligne du Tagliamento, qu'il aurait voulu voir « disputer à l'ennemi, » il n'a plus eu qu'un souci et prêché qu'une volonté : tenir sur la Piave, le Grappa et les Aiii/nani. 11 a contribué plus que quiconque h faire immédiatement passer les Alpes par des renforts franco-anglais, ensuite à les faire porter à un effectif proportionné aux réelles exigences de la situation. II n'a jamais éloigné les troupes françaises de la Piave qu'a la demande expresse du commandement italien. Il a mis plus d'empressement que qui que ce fut à les ramener vers la Piave et à préparer l'entrée en ligne des contingents alliés, pour relever une partie des trpupes italiennes. En Italie comme par- tout, il a été la voix même de l'expérience, de la clairvoyance, de la décision et de l'opiniâtreté...

x.x.x.

SUR LES TERRASSES

DU JARDIN MARENGO

DU L'ALGER DE 1890 A L'ALGER DE 1SC0

Mil huit cctil trente : la date ds la Conquête d'Alger, et aussi, et sur un autre plan, de la première représentation d'H'r/iafii, de la fondation do la Revue des Deux Mondes, aïeule toujours jeune d.'s revues françaises, dont Gambetta, en veine de gilanterie, disait un jour à François Baloz que c'était « une institution nationale » (et sans doute encore d'autres événements fameux qui m'échappent) nous voici à la veille de fêter tous ces glorieux centenaires. On ne saurait y penser trop tôt, non seulement pour donner à ces commémorations l'éclat qu'elles méritent, mais pour prendre une conscience plus nette des idées et des résultats qu'elles symbolisent.

L) 5 juillet ISuO, le Dey Hussein signait, à El-Bhr, la capi- tulation d'Alger. Au ^o cil de juillet, ce litre d'un roman célèbre de Paul Adam conviendrait à la plupart des grandes gestes françaises, qui se nimbèrent du flamboiement de thermidor. La suprême splendeur sol aire environ ne ainsi les débuts de notre con- quête africaine. En vérité, cette date du 5 juillet 1830 brille d'une gloire insigne dans notre histoire du xixe siècle. Elle nous fait oublier les tristes anniversaires de toutes nos discordes civiles, qui ont coulé si cher à la patrie : c'est celle de la fondation de notre Empire colonial, non seulement en Afrique, mais dans le reste du monde, c'est l'avènement de la plus grande France.

Cet élargissement de la Patrie, cette création d'une France

304 BEVUE DES DELX MONDES.

nouvelle, d'un vaste Empire par d les mers est une sorte de miracle, qui stupéfie l'entendement de quiconque y rélléchit. Il s'est fait, pour ainsi dire, malgré la France elle-même. Il a vaincre le mauvais vouloir de nos gouvernants, la sottise, l'ignorance, l'indifférence de l'opinion publique. Il a triomphé quand même. Il s'est fait malgré tout, envers et contre tous. On a pu dire de notre Afrique du Nord qu'elle s'é'.ait faite par la force des choses (1). Cela n'est malheureusement que trop vrai, mais ce n'est pas toute la vérité. Il serait souverainement injuste, et d'une vilaine ingratitude, d'oublier les travailleurs et les héros obscurs ou illustres qui ont été les auxiliaires de cotte « force des choses, » qui l'ont conduite et, quelquefois, violentée elle-même. Aujourd'hui que nous recueillons les fruits non seu- lement de la conquête, mais d'un lent et douloureux effort, nous ne voulons plus savoir ce qu'ils ont coûté à nos devanciers. Nous sommes les fils de famille, qui se sont donné la peine de naître et qui jouissent de l'héritage comme d'une aubaine qui leur est due et qui, d'ailleurs, est toute naturelle.

Pourtant, cet héritage, il a été le prix du sang et d'un labeur sans récompense. Par insouciance et, souvent aussi, pour des raisons moins avouabl' s, nous ne voulons pas penser à l'abné- gation du soldat, du prêtre et du colon qui nous ont donné ce magnifique pays. Avec les pédants sans cœur et sans esprit de nos manuels d'histoire, nous biffons de notre mémoire les vingt ans de guerre atroce (2) qui en ont préparé l'occupation à peu près paisible. Nous oublions les causes et les origines de cette guerre: que nous ne fûmes point les agresseurs, que la pira- terie barbaresque rendait la Méditerranée impossible pour le commerce français et européen, que les provinces africaines étaient en proie à une hideuse anarchie, constamment mises a feu et ii sang par les nomades et les mercenaires, et qu'ainsi nous y entra nés moins en conquérants qu'en libérateurs; que nous n'étions pas libres de nous arrêter aux murs d'Alger, que nous fûmes littéralement obligés, malgré nous, par la férocité des indigènes, de conquérir le pays tout entier, et tout ce que les sophistes humanitaires ne veulent pas considérer! De

il Voir à ce sujet le si intéressant livre d'Emile Gautier : L'Algérie et la Métro- vot'' INi.vot, éditeur.

.' Sur la Conquête de V Algérie, voyez la série des articles publiés dans 1* Revue, en 1885, 1887 et 1888 par Camille Rousset.

SUR LES TERRASSES DU JARDIN MARENGO. 305

la bataille de Sidi-Ferruch à l'expédition de Kabylie, en passant par le siège de Constantine, ce fut une guerre pour ainsi dire ininterrompue, guerre misérable et sans gloire, s'accom- pliront des prodiges de valeur, épopée inconnue, pleine de coups de main, de surprises, d'actes héroïques et anonymes, d'aven- tures invraisemblables, louchantes, admirables et bouffonnes, et qu'il faudra bien que j'essaie de conter un jour...

Après la conquête sanglante du sol, il restait à l'assainir, à le fertiliser, à le mettre en valeur. Il a fallu outiller le pays, lui donner un rudiment d'organisation, des routes, dis ports, des chemins de fer, des écoles, des universités et des églises, le rendre habitable et le civiliser. L'administrateur français, le militaire, le prêtre, le colon latin se sont mis bra- vement à celle lâche. Ils en sont venus à bout, malgré les pires difficultés, les pires contrariétés, la plupart du temps, hélas! venues de la métropole. EU ce mauvais vouloir, pour ne pas dire celte hoslililé, se manifeste dès les débuts de la colonisation africaine, avant môme que los troupes de Charles X n'eussent débarqué sur la plage de Sidi-Ferruch. La presse libérale du temps, par ses indiscrétions et ses criailleries, fit tout ce qu'elle put pour amener l'échec de l'expédition. En haine de la monarchie, elle préférait trahir et diminuer la France.

Alger une fois en notre pouvoir, les parlementaires, avec la complicité de l'opinion publique, semblent s'acharner à étouffer la colonie naissante. On lui met tous les bâtons dans les roues imaginables. On lui impose un régime absurde d'assimilation, on lui refuse indéfiniment des routes et des chemins de fer, ou, quand on les lui accorde, c'est avec 1' 'arrière-pensée qu'ils ne serviront à rien. Quand on se décide à agir, on agit pour la forme, pour avoir l'air de faire quelque chose... Et pourtant, malgré toutes ces chances contraires, la colonie a poussé. Elle a grandi, elle s'est développée, elle a fini par devenir un grand Empire qui couvre le quart d'un continont. L-s pauvres colons, morts vers 18 i-0 dans les marais et les miasmes de la Mitidja, deviendraient fous de joie el d'orgueil, s'ils voyaient la moisson splendide qu'ils ont semée : une France nouvelle surgie de la brousse africaine, et si riche, si prospère, si ardente à vivre, si pleine d'avenir, que la métropole peut la regarder comme un objet d'envie et comme un exemple.

tome fcvui. i920. 20

306 REVUE DES DEUX MONDES.

*

Je songeais h tout cola, l'autre jour, à Alg-r, sur le quai de l'Amirauté, près des vieux palais barbaresques dont les petites fenêtres grillées regardent la nier retentissante, qui

La bas, d'un (lot d'argent brode les noirs îlo's...

ou bien sous les eucalyptus et les pins en parasol du jardin Marcngo, au pied de la colonne commémoralive, se lit celte inscription touchante et naïve : « Belvédère du 15 juin 1830. Dédié aux braves de la jeune et de la vieille année par un vieux grognard. »

De la terrasse ombragée j'étais assis, je percevais la rumeur laborieuse de l'Alger moderne, devenue nue grande ville de deux cent mille habitants, une véritable capitale, et jo mesurais, avec un frémissement de joie patriotique, le chemin parcouru depuis 1830, d 'puis le 'temps le « vieux grog iard » bâtissait sa colonne, et même «.'1 -puis IcX'.lO, l'année je débar- quai -pour la première fois (levant la Mosquée Dlauche et le triangle neigeux de la Casbah.

Au loin, à travers l 'S éventails des palmhrs, je voyais s'eneer et resplendir le bleu de la mer. J'entendais le gronde- ment presque continuel des lourds camions automobiles, des formidables trains de camions qui, au bas du jardin, ébran- laient la chaussée et les buildings en arcades des avenues toutes neuves. Mais le vieux petit jardin, a l'asp >ct provincial, restait paisible et modeste conimc autrefois. Presque rien n'y avait bouge au milieu des convulsions et des bouleversements des nouveaux quartiers. Tout était propre et rangé. Comme autre- fois, les petits employé;?, les retraités du voisinage lisaient leur journal sur les bines. Le jet d'eau s'égoultail doucement dans sa vasque pleine de grenouilles. Et, tout en haut du jardin, entre les Heurs violettes des bougainvillîers, je distinguais tou- jours les koubas imrflraculées et les faïences peintes da la mos- quée de Sidi Abd-er-Irthaman. Devant ce spectacle contrasté, ce calme paysage colonial, resté à peu près le même depuis un demi-siècle, et le tumulte de la ville neuve en transformation perpétuelle, voici que je retrouvais, dans toute leur fraîcheur,

6UR LES TERRASSES DU JARDIN MARENC0. 307

mes impressions, mes émotions juvéniles du temps je médi- tais Le Sang des racfs.

Époque do morne platitude*, vraiment on se senhil le cœur vid- de toute espérance! J'élais tombé, en arrivant ici, dans un déprimant milieu de fonctionnaires, pauvres êtes sans joie, sans beauté, sans élan, sans désir d'aucune sorte, sinon de vulgaires félicités matérielles, d'ailleurs complètement anni- hilés par la politique et les plus sols préjugés. O.i aurait dil que la torpeur du climat les engourdissait. Sans cess; ils me répé- taient : « Ici, il n'y a rien à faire! Tout effort est inutile. A quoi bon? On est enterré : c'est pour longtemps! » D'autres, qui semblaient plus qualifiés, achevaient de décourager mes illusions, de tuer en moi jusqu'à la curiosité de cette terre ardente, j'arrivais avec des yeux avides, une immense attente de choses inconnues et merveilleuses. Ils ne faisaient que gémir : « L'Algérie coûte cher à la France! Elle coûte beaucoup plus qu'elle ne vaut... Mauvaise affaire qui ne rapportera jamais rien! » lis me dépeignaient les colons comme des braillards de cabarets, des ivrognes et des paresseux, ou bien des bandits, d'affreuses canailles qui s'engraissaient aux dépens de l'indi- gène. Rien à espérer de ces gens-lal Quant au sol, il était voué a la stérilité! El, p \r de bîaux aigum mis, naturellement « scien- tifiques, » on vous démontrait péremptoirement que l'Algérie ne pouvait, ne devait rien produire...

Parmi ces rabat-joie, ces hiboux de sinistre augure, il en est un surtout dont je ne puis me souvenir sans une sorte de terreur. Il tombait généralement vers cinq heures h la Biblio- thèque de la rue de l'Ëtat-Major, le conservateur, Emile Maupas, le génial bactériologiste dont le nom n'est ignoré qu'en France, réunissait autour de sa petite table de bois noir un cercle sans cesse renouvelé de causeurs. L'endroit est un des plus charmants et des plus frais du vieil Alger. Avec ses esca- liers de marbre blanc, lambrissés de faïences de Del ft aux tons délicieusement passés, sa cour intérieure, ses galeries à colon- nades superposées, ses boiseries de cèdre cl ses balustrades sculptées, ce logis secret évoque toutes les lurqueries de 1830 : c'est un décor des Or/cnla/rs ou du Dernier îles A'iencrrarjrs. Tout en fumant le chébli mielleux et blond, on bavardait sous la vérandah du premier étage, ou bien dans l'appartement d-s femmes, dans la pénombre des chambres dallées, les belles

308 BEVUE DES DEUX MONDES.;

captives traînaient autrefois leurs babouches et leurs pantalons brodés, et voilà, que, soudain, au milieu de ces enchantements, 1 s'abattait le hibou annonci iteur de catastrophes. Haut fonction-/ naire du Gouvernement général, il présidait, si l'on ose dire, aux destinées de l'agriculture algérienne. A pjine avait-il des- serré les lèvres, que l'atmosphère s'enténébrait. La pluie faisait rage, la grêle saccageait les moissons. Les sauterelles dévoraient les épis, la sécheresse consumait la paille, brûlait les herbes. Le mildiou déchiquetait les vignes. C'était une désolation, une dévastation de tout le pays, dont il convenait d'ailleurs de désespérer et qui, à mettre les choses au mieux, ne suffirait jamais à sa nourriture. Ayant déchaîné tous ces fléaux et pro- noncé d'une bouche amère ces lugubres prophéties, le cruel se taisait, l'œil torve et méprisant, et puis, tout d'un coup, il se levait, en laissant retomber ses bras le long de sa redingote, comme un homme ruiné, anéanti, et, dans un soufile de bise glaciale, il s'en allait...

Au sortir de ces palabres réfrigérantes, pour me réchauffer et me consoler un peu, je me rabattais avec acharnement sur la vieille couleur locale indigène. Je courais les ruelles de la haute ville. Je m'arrêtais devant les loqueteux accroupis contre les murailles blanches des mosquées ou sur les nattes des cafés maures. Je regardais les femmes aux joues fardées et aux ori- peaux barbares, qui se tiennent jour et nuit sur le seuil des portes basses. Mais j'avais beau m'exciter à l'enthousiasme litté- raire, je ne pouvais m'e m pêcher de penser : « Comme tout cela pue la misère! Comme tout ce vieux monde sent la décrépitude, la décomposition et la mort!... »

Au milieu de ces tristesses, de ces médiocrités somnolentes, un seul être commençait à attirer mes regards : le cardinal Lavigerie. En cela, je suis bien sûr de ne pas me suggestion- ner et m'illusionner à distance. Je vois encore la mine ahurie d'universitaires algériens a qui je déclarais un jour, devant la nappe gâcheuse d'une table d'hôte : « Il n'y a qu'un homme, ici : c'est le cardinal! C'est un revenant épique, c'est Turpin, l'archevêque de la Chanson <le liolandl... » Je ne con- naissais encore que ses moines en chéchias et en robes de laine blanche, ses couvents, ses églises neuves. Son génie de constructeur, la grandeur impériale de son effort, son rêve do restaurer par l'Eglisi l'unité africaine, tout cola m'échappait à

SUR LES TERRASSES DU JV.RDIN MaRENGO. 3Ô9

demi. Je n'entrevoyais que confusément les racines profondes que son œuvre a dans le passé.

Mais je l'admirais de loin comme un grand foyer d'action et d'intelligence. L'apôtre conquérant, l'inspiré qu'il était, celle flamme fervente, cette splendeur de charité fascinait mon regard. Je me souviens toujours avec quelle émotion je suivis, en l'automne de 1893, le cortège de ses funérailles, funé- railles d'une froideur tout officielle, la France semblait mesurer chichement les honneurs et la reconnaissance à un de ses plus dévoués serviteurs, j'entendais, jusque derrière le glorieux cercueil, le clabaudage de l'envie, de la sottise, du sectarisme imbécile et malfaisant. Il fallut, pour chasser ces impressions désolantes, le discours que prononça Jules Cambon, alors gouverneur général de l'Algérie, sur le quai de l'Amirauté, devant le catafalque flottant qui allait emporter a Carlh gi les restes du Primat d'Afrique : « Cher et grand cardinal!... » Ces paroles d'adieu, avec l'accent de l'orateur, sont restées dans ma mémoire comme une sorte de protestation contre l'inintelli- gence des contemporains et comme un premier hommage de la postérité.

m * *

Pour moi, le cardinal Lavigerie était un vivant, un grand vivant. En ces temps ingrats, je cherchais l'Algérie vivante, il contribua à me tourner vers elle.

Ce que j'y aperçus d'abord, ce fut le labeur silencieux de la terre, les hommes qui la défrichaient, qui asséchaient l;s plaines marécageuses, qui semaient le blé, qui plantaient la vigne, qui bâtissaient des fermes, des villas, des villes entières, et qui s'acharnaient à ce labeur souvent ingrat, en dépit des hiboux qui en prédisaient l'inutilité, malgré l'insouciance ou la mal- veillance de la. métropole, malgré les années de sécheresse et de mévente, l'on était obligé de lâcher dans le ruisseau des Ilots de ce vin invendu qui avait tant coulé. Tout un peuple vivant de peu, aux mœurs rudes, aux costumes cl aux langages colorés, s'obstinait à ce travail de fouisseurs et de ferliliseurs, comme s'ils faisaient cela uniquement pour la gloire. Véritable mêlée cosmopolite de mercenaires, de colons, de trafiquants do toute sorte, ce sont eux que j'aperçus d'abord, quand je clur-

310 REVUE DES DEUX MONDES.

chai l'Algérie vivants, active, celle de l'avenir. Les indigènes de ce temps-là 'restaient généralement à 1 écart de l'activité européenne. Ils boudaient la peine et su ri mit le contact avec le rounii détesté. Aujourd'hui, une foule de métiers envahis par eux n'étaient exercés que par des Provençaux, des Espagnols, des Maliens, des Mallais.

El puis, derrière celle masse grouillante d'immigrants, en blouses bleues, en lailloles rouges, en bérets cl en espadrilles, rien qu'à suivre l'exode de ces errants, j'entrevis bientôt les profondeurs vermeilles du Sud, les possibilités indéfinies de notre conquête. L'Aventure, la Roule me tentèrent. Le Koulier qui cheminait sans contrainte et sans maître, pendant des lieues et des lieues, des jours et des nuits, à travers tes steppes des Hauts-Plateaux, les sables pleins de surprises et de mirages des régions sahariennes, qui ravitaillait les villages, les fermes, les postes perdus du désert, qui charriait les engins du civilisé par delà les ultimes confins de la barbarie, les matériaux et les outils qui serviraient à construire les voies nouvelles, les forte- resses et les villes futures, le Roulier m'apparut presque comme un héros, un être de liberté, de gloire et de joie. Cette ivresse des espaces, col élan un peu fou vers l'aventure et vers l'inconnu, comme c'était bon au sortir des livres 1 Je m'évadai voluptueusement de mou élouHoir. Je lâchai avec délices les affreux bonshommes qui mettaient sur tout leur éteignoir funèbre. Rafaël, Pépète, Rallhasaret leurs compagnons devinrent mes amis...

Ces- êtres violents et compliqués, qui ne paraissent simples qu'à ceux qui ne les ont pas assez pénétrés, ces hommes farouches me choquèrent d'abord par leur rudesse, par une apparence de barbarie. Et voici que, sous ce prétendu barbare, je découvrais peu à pou l'éternel Méditerranéen, avec son goût irréductible pour les odyssées de la Roule el de la Mer, pour la vie en parade et en b.-aulé, pour le labeur harmonieux qui ne brise pis les corps et qui n'avilit pas les âmes, son respect de la famille, du père, de l'enfant, du l'épouse féconde, dus rites immé- moriaux d la naissance, du mariage, de la mortel de la sépul- ture, — son sens très vif ol très jaloux de l'indépendance et de la valeur individuelle. C'était encore le moment les textes antiques étaient journellement entre mes mains, ou, par métier comme par goût, je tus lisais assidûment el les commentais.

SUR LES TERRASSES DU JARDIN MARE N 00. 311

Dans le voisinage de mes héros, Homère, Pindare, Théocrite vivaient pour moi d'une vie nouvelle, plus profonde, plus splen- dide, et en môme temps plus humaine. Je retrouvais dans leurs personnages, hommes de guerre ou bergers, quelque chose de l'àme des miens. Ces chantres des marins, des conducteurs de chars, des pugilistes, des bouviers et des pâtres de Sicile, met- taient un rayon de poésie au front de mes pécheurs, de mes rouliers et de mes chevriers africains. Et cette allégresse de la lutte et du dur labeur, culte joie de vivre que je respirais au milieu d'un peuple neuf, dans un jeune monde naissant, n'était-ce pas un peu l'atmosphère de jeunesse héroïque s'épanouirent les joueurs de cithare, les constructeurs des grandes épopées et des grandes odes mythologiques que l'on chantait sous les lauriers de D dphes et sous -les platanes d'Olym- pie? Les vers des vieux poètes hellènes me continuaient la leçon d'énergie virile et de confiance dans la vie que les rouliers du Sud me scandaient aux claquements de leurs fouets. En ces temps l'avenir était barré, les ennemis de la France la disaient moribonde, celte ardente Afrique dont je courais les routes m'apportait comme un lointain pressentiment de la victime. Je pensais déj'i ce que je n'ai pis c e.ssé de crier depuis : que la France fatiguée par des siècles de civilis ilion, pouvait se rajeunir au contact de cette apparente et vigoureuoO barbarie...

Enfin, à travers le Méditerranéen d'aujourd'hui, je reconnus le Latin de tous les temps. L'Afrique latine per ail, pour moi, le trompe-l'œil du décor islamique moderne. Elle ressuscitait dans les nécropoles païennes et les catacombes chrétiennes, les ruines des colonies et des municipes dont Home avait jalonné son sol, de Volubilis à Giglhi, de la mer Atlantide aux [liages désolées des Syrles. Et voici qu'elle s'oflYail à mes yeux sous un nouvel aspect. L'Afrique des arcs de triomphe et des basi- liques, l'Afrique d'Apulée et de saint Auguslin surgissait devant moi.

C'est la vraie. L'Afrique du Nord, pays sans unité ethnique, pays de passage et de migrations perpétuelles, est destinée pur sa position géographique à subir riniluence ou l'aulorilé de

312 REVUE DES DEUX MONDES.

l'Occident latin. Il a fallu l'éclipsé momentanée de Rome, ou de la Iatinilé, pour que l'Orient byzantin, arabe ou turc, y implan- tât sa domination. Dès que l'Orient faiblit, l'Afrique du Nord retombe à son anarchie congénitale, ou bien elle retourne à l'hégémonie latine, qui lui a valu des siècles de prospérité, une prospérité qu'elle n'avait jamais connue auparavant, et qui, enfin, lui a donné pour la première fois un semblant d'unité, une personnalité politique et intellectuelle.

L'Arabe ne lui apporta que la misère, l'anarchie et la bar- barie. Tout lui est venu du dehors, de 1a Syrie, de la Perse, de la Grèce byzantine, mais principale ment des pays latins. Il a fallu des siècles d'Islam, les dévastations des Arabes et des Nomades pour détruire chez elle l'œuvre agricole et monumen- tale des Carthaginois et des Romains. Les vrais fils de la terre, les Berbères indigènes, ont résisté de leur mieux à l'envahisseur asiatique et oriental. Jusqu'au xnesiècle, en Algérie, en Tunisie, au Maroc, les royaumes berbères se sont efforcés de maintenir les traditions de l'administration romaine.

Mais, même après la seconde invasion arabe, tout le matériel de la civilisation romaine a subsisté : le costume, les bijoux, les bains, les bâtisses, les universités, les mosquées, tout c^la continue à suivre le vieux modèle latin. Le prototype peut s'at- ténuer sous l'arabesque et la fioriture des mœurs nouvelles : il en demeure, au fond, l'armature immuable. Cela reste vrai encore sous le régime turc. L'Algérie des corsaires et des mercenaires, la plupart renégats venus de tous les pays méditerranéens, cette Afrique d'avant la conquête française, est aussi toute pénétrée de latinité. Ce sont des architectes, des peintres, des sculpteurs, et des mosaïstes italiens qui construisent et qui décorent les palais, les villas, les maisons barbaresques. Sous un léger tra- vestissement levantin, nos pendules, nos garnitures de chemi- née, notre mobilier, toute notre camelote pénètre dans les petites chambres ombreuses, tapissées de faïences exotiques. Tout le reste', c'est l'éternel décor gréco-romain à peine moder- nisé. Comme nous en avons perdu le souvenir, nous croyons que tout cela est arabe ou turc, ou, pour prendre un mot qui ravit irrésistiblement nos imaginations et qui nous fait perdre la tète, oriental.

Ces pressentiments revêtaient pour moi une évidence écla- tante lorsque j'errais parmi les thermes, les nymphées, les sar-

SUR LES TERRASSES DU JARDIN MARENCO. 313

cophages et les baptistères de Tipnsa, parmi les statues et les inscriptions funéraires ou dédicatoires du musée de Cherche H, ou encore et surtout sur le forum di rIhi ngad, au miliju des temples, dés colonnades et des portes triomphales...

Et ces idées [n'apparaissaient encore- une fois comme la conclusion esthétique et logique de toute mon œuvre africaine, ce printemps dernier, lorsque je confrontais mes souvenirs, lorsque je raccordais au passé paisible le présent tumul- tueux, sous les bellombras du jardin Marengo, au pied de la colonne élevée par un grognard à la gloire « des braves de la vieille et de la jeune armée, » en commémoration du 15 juin 1830.

* #

Depuis ce temps-là, quatre-vingt-dix ans seulement se sont écoulés. C'est très court, ce n'est presque rien en comparaison des siècles qu'a duré la domination romaine. Et pourtant, en moins d'un siècle, nous avons déjà marqué très fortement à noire empreinte ce pays d'Afrique. Non seulement nous l'avons refait, mais nous avons éveillé l'Indigène à la vie moderne. Aujourd'hui, il rivalise d'activité avec nous, il reconquiert le sol, il s'installe partout il y a un gain à faire, une place fructueuse à prendre. Et c est justice et nous ne nous en plain- drions pas, s'il n'oubliait souvent, trop souvent, que ce progrès, ou ce changement, il le doit à notre initiative.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous nous sommes mis à la besogne. Notre œuvre civilisatrice a commencé dès les premiers jours de la conquête, au lendemain de notre débarquement. Au milieu de l'Alger moderne avec ses grandes avenues rect il ignés et ses maisons à cinq et six étages, il y a un Alger 1830, tout de suite reconnaissable pour des yeux attentifs, un Alger rococo, qui n'a pas la majesté des très vieilles choses, mais qui touche par une sorte de charme suranné, un air à la fois provincial et créole. C'est celui que les compagnons du général de Bourmonl, les colons de Bugeaud ont bâti pour ainsi dire en mettant pied à terre, un Alger romantique et bour- geois, qui rappelle Louis-Philippe, Chateaubriand etlordByron.

La Place du Gouvernement avec sa statue équestre du Duc d'Orléans, les façades nues de ses grandes maisons à arcades, en

314 REVUE DES DEUX MONDES.

est certainement le pins parfait échantillon. Le cheval au col de cygne qui encense et qui piaffe, le cavalier en pantalon collant, à la taille de guêpe, au collier de barbe à la Musset, l'épée tendue dans un gjste un peu théâtral, tout ce groupe de bronze s'enlevanl dans l'air bleu, et, par derrière, la mosquée de la Pêcherie avec ses murs dentelés, les gros œufs blancs de ses koubas, la lanterne aux faïences coloriées de son minaret, quel beau fond de tableau pour la Galerie des Batailles, et aussi quel beau suj d de pendule dans le plus pur style Louis- Philippj ! D'ailleurs, la Monarchie de Juillet emplit de son sou- venir tous les quartiers circonvoisins, ceux de la Marine et ceux de la rue Bab-Azoun, qui, elle-même, avec ses arcades modestes, ses maisons basses et sans gloire, a bien la physiono- mie de ce temps-là et la lassitude mélancolique des vieux logis qui vont dispiraitre. Rue de Chartres, rue d'Orléans, rue de Ne lio.irs, rue de la Charte, rue des Trois-Couleurs, on ne peut faire un p::s dans ces ruelles vétustés, mi-européennes, mi- mauresques, sans être poursuivi par la mémoire du Roi- ciloyen et par tout un cortège d'ombres en haut-de-forme et en rH<Ii,ignte à tuyaux qui furent les contemporaines de M. Thiers et de M. de Lamartine...

Gel Alger orléaniste a son sanctuaire secret et, je crois bien, ignoré de la plupirl des Algériens, dans un recoin de ce jardin Marengo, où, de loin en loin, j'aime à revenir m'ac- couder au balcon dis souvenirs. Ou le trouve tout en haut, au milieu d'une terrasse plantée, d'arbres, qui domine les méandres de la Rampe Vallée. Ce bosquet s'appelait autrefois le Jardin Amélie; il était dédié à la vertueuse et très aristocratique épouse du roi Louis-Philippe. Et on y voit encore un kiosque de style mauresque entièrement revêtu d'azi/lrjos, qui fut élevé, parait-il, lui aussi, par le fameux colonel, donateur de la colonne « à la gloire des braves de la jeune et de la vieille armée. » C'est une copie d'un monument funéraire plusancien, qu'on dut raser lors de la co istruclion de l'enceinte français 3 de la ville. Au centre de Pédicule, sur un fut de colonne qui est encore en place, se dressfr.it un buste du Duc d'Orléans, prince royal. Je' ne sais rien de plus émouvant que cette colonne tronqués et veuve de son buste, ce coin de jardin abandonné, le rappel de grandes choses qu'on oublie se mêle à celui d'une jeune et charmante destinée si lamentablement brisée.

SUR LES TERRASSES DU J\RDIN MARENCO. 313

Ces premi ers vestiges de la conquête française devraient avoir pour nous la signification et le prix d'une relique de f.tmille. Et pourtant, à voir ce que les conquérants ont fait de l'A'ger b.r- baresque, on se prend à regretter leur zèle de constructeurs et leur cruauté de démolisseurs. Ce sont eux qui ont commencé à saccager la ville blanche dépeinte pu* Fromentin, la ville aux fontaines de marbre et de stuc, aux cent mosquées et aux qni.ize mille maisons, si pressais les unes contre 1 es autre* qu'elles ressemblaient « aux écailles d'une pomme de pin. » Cette ville d 's corsaires a été tellement évenlrée et mutilée que le touriste rapide s'imagine qu'il nan resta plus rien.

Dieu merci ! ce qui en subsiste est encore assez considérable,

et d'une couleur et d'un style assez uniques pour forcer l'attention el l'émerveillement du passant. Il suffit de chercher et de regarder : on est tout de suite récompensé de sa peine. Et je ne parle pas seulement des anciennes rues de la haute ville, mais du quartier de la vieille Préfecture, des pilais qui bordent le boulevard de l'Amirauté et l'on a logé des administra- tions militaires. La Casb ih proprement dite, l'ancienne demeure du Dey, la forteresse d'où il dominait sa ville, a été brutale- ment coupée en deux tronçons, - le Génie l'a enfermée dans des murailles modernes qui en rompent l'ordonnance primitive,

et on en a fait une caserne de zouaves. A l'intérieur, une mosquée d'un fort beau caractère, surmontée d'une coupole, ornée d'un mihrab et d'une colonnade de marbre blanc, est devenue la salle des fêtes et la salle de bal du Régiment. Dans le bâtiment principal, sur la dernière des galeries superposées qui entourent le patio, s'ouvre le fameux pavillon de l'Eventail, celui le Dey Hussein frappa au visage le Consul de France ; ce qui fut la cause occasionnelle ou le prétexte de l'Expédition de 1830. Les boiseries peintes de ce lieu historique, d'ailleurs fort vermoulues, achèvent de se flétrir et de s'encrasser sous la poussière. Tout cela laisse une impression navrante non seule- ment d'abandon, d'ingratitude et d'oubli, mais d'inconsciente profanation. Celte casbah aurait être sauvée pieusement par les municipalités algériennes. On devrait la restaurer, la rétablir dans son plan primitif, et en faire le grand musée de tous les souvenirs algériens, l'on verrait comme un résumé de l'his- toire du pays, depuis les poteries puniques de Gouraya, en passant par les mosaïques, les statuettes et les statues romaines de Cher-

316 REVUE DES DEUX MONDES.

chell, les broderies, les cuivres, les céramiques mauresques, jusqu'à l'épée du maréchal Bugeaud.

Pour le centenaire qui s'approche, il faudra restaurer tout cela, le remettre en lumière et en valeur, reprendre aux admi- nistrations militaires les palais barbaresques, et notamment ceux de l'Amirauté, je veux dire du quai de l'Amiral-Pierre, et qui sont tout désignés pour être des musées d'art local. Culte commémorai ion ne saurait et ne doit avoir rien de bles- sant pour les indigènes. Non seulement, en 1830, nous avons fondé une grande chose, initié une œuvre immense, qui englobe une partie du continent africain, mais nous avons libéré les anciens habitants du pays d'une tyrannie et d'une barbarie abo- minables. Notre armée a été la grande ouvrière de cette libéra- tion, et, si elle a été sévère et souvent dure dans la répression, c'est qu'elle s'esttrouvée en face d'adversaires dignes d'elle, aussi bien armés qu'elle, et qui se sont vaillamment défendus! Des deux côtés, les fils des vieux combattants peuvent se tendre une main loyale, et tous les Africains d'aujourd'hui peuvent s'unir à nous pour saluer, dans cette date de 1830, la renaissance de l'Afrique du Nord, sa rentrée dans le grand courant de la civilisation occidentale.

Louis Bertrand.

SILHOUETTES CONTEMPORAINES

Vi m

M. GEORGES GOYAU

Un tout petit homme, maigra, menu, nerveux, au pas rapide, au geste vif, à la parole nette et concise, au bon sourire, au clair regard pur et fin tout ensemble... « Une haleine, une àme! disait de lui François Coppée. Le minimun de matière mis au service d'un esprit. »

La première fois que j'ai entendu parler de Georges Goyau, c'était, il y a plus de trente ans, dans une de ces salles laborieuses et austères du lycée Henri IV qui ont vu passer tant de générations de futurs normaliens. Le délicieux Ernest Dupuy, à la fois humaniste, érudit et poète, nous initiait aux mys- tères du discours latin. Un jour, pour nous servir de modèle, il nous apporta et nous lut la copie qui, l'année précédente, avait obtenu le prix d'honneur au Concours général. Et je vois encore cet admirable maître dégustant avec volupté ce latin robuste, savant, ingénieux, dont la forte carrure cicéronienne s'ornait volontiers de traits à la Sénèque. Georges Goyau a beaucoup pratiqué Sénèque, et, je signale l'argument aux détracteurs de la culture latine, ce qu'il y a, parfois, d'un peu subtil, et même de précieux, dans son style, il le doit à la fréquentation de l'auteur des U lires à Lucilitis.

Georges Goyau était une des gloires du lycée Louis-Ie-Grand.

(1) Voyez la Bévue des 15 janvier, 15 mars, 15 avril, 15 mai et juin 1920.

^18 nEVl'E DES DEUX MONDES.

Auparavant, il avnil ch5 Tune d îs gloires (la lycée d'Orléans, il avait eu pour maître Analoh Biilly, l'auteur du ftictoa- naire g/ec, qui l'avait bien vitj distingué, ol dirigé vers l'École normale. Élevé par une niera infiniment tendre et bonne, pro- fondément chrétienne, et qui n'a vécu que pour son (î!s, quand il quitta pour Paris la vieille cité natale, le culte de Jeanne d'Arc est une Ir.idilion séculaire, il emportât, avec un solide bagage de connaissances et de lectures, des directions très pré- cises : beaucoup Iravaill -r, beaucoup savoir, coaquérir quelque notoriété, afin de faire honneur à sa mère et de rendre témoi- gnage h leur loi commune, tel était le noble programme de vie qui, de bonne heure, s'était i m posé à ta pensée de ce frète ado- lescent. Il n'en devait jamais «levier.

La mère n'avait pas voulu quitter son fils: loin d'elle, dans la moros promiscuité des internats parisiens, il aurait moins bien travaillé, soumis h des contacts plus rudes, sevré de la douce chaleur attentive du foyer maternel. On s'installa rue Gay-Lussac, «à la porte de l'École normale, ou, en 1888, après deux années d'intense préparation, le lauréat de LouU-le-Grand entrait cacique. Vous n'ignorez pas qu'on appelle ainsi à l'Ecole le pre- mier de ch iqiie promotion.

Je ne crois p is que Georg >s Goyau ail gardé un mauvais sou- venir de s ;s quatre années d'École normale. S ss camarades le taquinaient un peu, mais au fond, ils l'aimaient bim et ils étaient très tiers de lui : ils lui savaient gré de sa parfaite bonne grâce, de son ardeur h rendre sirvice, de sa prodigieuse puis- sance de travail, de sa précoce érudition, et, sans bien s'en rendre compte parfois, ils subissaient le prestige de son élévation morale. iJ.nsce milieu juvénile et exubérant, ouvert aux quatre vents d e l'esprit, son intelligence s'affina, s'assouplit, se prêta aux questions tes plus diverses; sa foi, qui semble d'ailleurs n'avoir jamais subi aucune atteinte, s'aguerrit et se trempa, parmi ces discussions sans lin se complaît la vingtième année René Pichon, l'humaniste accompli, le philosophe Léon Bruno chvieg, le futur éditeur de Pascal, appartenaient à celte promo- tion de 1888. Tout en suivant avec assiduité l'enseignement d'OIlé-Laprune et de Brunclière, GeorgesGoyau ne fut ni litté- ral ;ur, ni philosophe : le maniement d^s idées abstraites ne le séduisait guère, et, d'autre part, il ne se sentait pas la vocation d'un pur lettré; l'histoire, au contraire, avec la diversité d'apli-

M. CEOT\GES GOYAU. 319

tudes, de méthodes et d'informations, qu'elle exige aujourd'hui de ceux qui s'y appliquent, convenait admirablement à son lour d'esprit; ftirvenl du Hossuot, il avait appris à son école tout ce que l'histoire la plus objective peut receler de vertu apologé- tique; il s; fit donc historien. Sous la direction doGabrfelMonod, d'un excellent élève de Fustel de CoulangeSj M. Gustave Cloch, de M. René Cagnat ei d^ Mgr Ducli sue, ii s'initia, à toutes les « sciences au\ili;iii"s » de Ii discipline historique. L'histoire romaine, aux premiers siècles de 1er a rliréti mue, l'attirait par- ticulièrement, cl c'est h celle période qu'il emprunta le suj;et d'une tlièste de doctorat qu'il a presque complètement écrite, mais qu'il n'a j miais soutenue, sur yioclétien. Son riche fonds de culture classique, son activité d'esprit, son extrême facilité de labeur lui permettaient d'oxpédi r rapidement ses travaux scolair s et de- réserver le meilleur de sou temps pour s 's éludes p rs mnclles. "Grand dévoreur de livres, de journaux et d i revues, servi par une étonnante mémoire qui retenait el.class fil tout, il accumulait sur tous sujets les connaissances t es plus précises. Sjs camarades le considéraient comme une encyclopédie vivante et le « feuill laienl » à l'envi, s'adr ssanl à lui pour co;.stiluer la bibliographie de ce qu'ils appelaient ironiquement leurs u définitifs. » Dès sa s:conde année d'tècole normale, il publiait une Chro oloyie f Knipirrromniii^ui faisait l'ém erveillenient des hommes du meti ;r. Il travaillait, en collaboration avec plu- sieurs de s. s camarades, à un Dictionnaire des antiquités romaine*. S ;s maîtres s'instruisaient a ses leçons cl (étaient una- nimes à lui prédire l'avenir d'un Fustel ou d'un Mommsen. Il acceptait ces prédictions avec la modestie souriante et discrète dont il ne devait jamais se dépirlir. Lt les meilleurs moments de celte vie d'intense labiur étaient ceux qu'il passait avec sa mère dans ce pelil parloir de l'École où, chaque jour, on la voyait paraître, iino, menue, discrète et bonne, comme le fils dont elle av. lit crée l'a mu à sou image.

L'histoire d'autrefois n'absorbait pas tout entière la pensée deGeqrg s Goyau ; l'histoire d'aujourd'hui le passionnait, et il ouvrât ttrgjmenl les yeux sur son temps. Ces années 1888-1892 marqu 3nt un moment décisif do la vi î fr inçais !. En politique, en littérature, on philosophie, pnrtout, des tendances nouvelles S3 manifestent alors avec éclat. C'est te moment précis h généra- tion du second Empire, son œuvre finie, passe la main à celle

320 REVUE DES DEUX MONDES.

qui lui succédera. Un « esprit nouveau » a soufflé. Ce qu'on a justement appelé le « scientisme, » décidément b^ttu en brèche, fait place à une conception plus haute et plus large des choses et de l'homme. Le Disciple de M. Bourg ;t, X Essai sur les don- nées immédiate* de la conscience de M. Bergson, le Dix-huitième siècle d'Emile Faguet, qui paraissent coup sur coup, sont des témoignages divers, mais également significatifs de ce nouvel état d'esprit, qui, un peu plus tard, devait s'exprimer avec tant de vivacité dans l'article Après une visite au Vatican. A ces préoccupations nouvelles les « directions pontificales » et l'en- cyclique lierum novarum faisaient noblement écho. Sur toutes les questions que soulevaient ces livres et ces manifestes, on discutait avec ardeur a l'Ecole normale, et Georges (Joyau n'était pas le moins ardent à prendre parti. Il faisait plus. En collaboration avec Jean et Bernard Brunhes, il publiait, sous l'anonyme, un petit livre intitulé Du Toast à f Encyclique, qui ne passa point inaperçu, et qui était, en même temps qu'une exposition historique fortement documentée, une apologie assez batailleuse des doctrines politiques et sociales de Léon XIII. D'autre part, en compagnie de Jean et Bernard Brunhes encore, de Victor Giraud et de quelques autres normaliens, il collabo- rait à un journal hebdomadaire, la Concorde, qui, avec une fougue toute juvénile, applaudissait aux diverses manifestations de ï'« esprit nouveau. » « Une voix s'élève, y disait l'un, de plus en plus forte, de plus en plus éloquente, de plus en plus confiante aussi, et qui, s'adressant aux chefs de la généra- tion précédente, s'écrie, désabusée : 0 maîtres, vous avez voulu nous abreuver de science. Mais la science nous a trompés. Nous croyions nous connaître, et nous ne savions pas comment vivre. Vous avez cru nous rendre plus sages : vous n'avez pas su nous rendre meilleurs. Puisque telle n'a pas été votre œuvre, il faut que ce soit la nôtre. » Si épris qu'il fût de science positive, Georges Goyau souscrivait à ces paroles, et, pour sa part, il tra- vaillait à remplir ce programme. Le miracle était que, parmi tant d'occupations extra-scolaires, il trouvât encore le temps de préparer l'agrégation et d'y conquérir la première place. Il est vrai qu'il n'a jamais admis pour lui-môme la journée de huit heures, et qu'il lui arrivait souvent de passer des nuits entières à sa table de travail. L'ascétisme est la condition de toutes les grandes œuvres.

M. GEORGES onvul. 321

Entre temps, il faisait la connaissance d'un homme qui devait exercer une influence considérable sur l'orientation de sa pensée et de ses travaux, et dont la personnalité originale méri- terait une longue élude. Henri Lorin a été en France, dans les vingt dernières années du dernier siècle, le théoricien par excel- lence et l'apôtre du catholicisme social. Ancien polytechnicien, ami d'Albert de Mun et de La Tour du Pin, nourri de la Bible, des Pères de l'Eglise et de saint Thomas, il estimait que seul le catholicisme intégral est qualifié pour résoudre suivant la jus- tice les angoissantes questions sociales que pose la vie contem- poraine ; il avait conçu tout un système, rigoureux et hardi, qui battait fortement en ruine les théories économiques mises en honneur par la Révolution et par l'école dite libérale; pour réformer notre régime actuel du salariat, il appelait de ses vœux une sérieuse législation sociale et une sage organisation profes- sionnelle. Il avait rallié à ses vues nombre de catholiques inte- lligents et généreux; ce n'était pas un chef d'école, mais c'était iuii chef de groupe. Très écouté à Rome, estimé et aimé de I Léon XIII et du cardinal Rampolla, il y a quelque chose de lui, de ses idées, dans l'encyclique Rerum novarum. Il n'était ni orateur, ni écrivain : mais c'était un brillant et séduisant cau- seur; et de sa parole chaude et incisive, un peu tranchante par- fois, de toute sa personne robuste, franche et cordiale, il se dégageait une telle puissance de vie, de générosité et d'idéa- lisme, qu'il était difficile de ne pas se laisser convaincre. Il se llaisàit à grouper dans son salon du faubourg Saint-Honoré tous les catholiques d'action et d'avenir qui vivaient ou passaient à Paris ; il aimait les jeunes et il s'en entourait volontiers. Jean Brunhes, René Pinon, Maurice Masson, Edouard Le Roy, 'Maurice Legendre se rencontraient autour de sa table hospita- lière Idées, suggestions, projets de toute sorte naissaient, l'échangeaient, dans celle atmosphère intelligente et sympa- thique, sous les regards aimables ei les sourires encourageants du maître de la maison. Georges Goyau fut bientôt l'un des hôtes favoris de l'accueillante demeure; il devint à son tour un fer- vent adepte du catholicisme social, et, plus d'une fois, il a repris, fillré, précisé des vues d'Henri Lorin.

Pour un normalien que l'histoire de l'antiquité attire, il y a un supplément de culture et d'initiation qui s'impose : c'est celui que procure un séjour aux Ecoles françaises de Rome ou

TOME LVIII. 1920. * 21

322 BEVUE DES DEUX MONDES.

d'Athènes. Deux années durant, Georges Goyau fut un des pen- siontiairos du palais Farnèse. Il y poursuivit ses recherchea d'archéologie et d'histoire romaines, poussa son DimlciL n : niais la Home moderne, avec laquelle il avait pris, deux ans aupa- ravant, un rapide contact, l'intéressait plus vivement encore <jue la Rome antique. Pour qui sait voir et entendre, en effet, il n'y a pas au inonde d'observatoire comparable à celui-là. Et c'est ce que l'excellent M. Geffroy, directeur de l'École, prêchait sans relâche à ses élèves. Un jour, il leur signalait, pour joindre L'exemple au précepte, une remarquable Lettre de Home qui venait de paraître au Journal des Débat* : il ne se doutait guère que l'auteur de celte Lettre anonyme était précisément l'un de ceux qui l'écoutaient, et qu'il s'imngiuait enfoui dans s is tra- vaux d'érudition, Georges Goyau en personne. Celui-ci, que sa mère avait accompagné à Rome, avait eu de bonne h. 'lire s 's entrées au Vatican et chez notre ambassadeur auprès du Saint- Siège, M. Lefebvre de B. haine. Léon XIII, qui avait deviné la qualité dame et de pensée que recouvrait la modestie charmante de ce jeune Français, l'accueillait volontiers, lui prodiguait les encouragements et les conseils. Le cardinal Rampolla s'était pris d'une vive amitié pour lui, et l'on conte, est-ce une légmde? qu'il arrivait au futur auteur de l'Allemagne religieuse de se^ présenter en pantoufles chez l'illustre secrétaire d'Etat. Plus tard, Georges Goyau, mettant à profit les admirables travaux histo- riques du cardinal, devait écrire sur Sainte Mêlante un petit livre solide et charmant, que le grand public non seulement religieux, mais profane, a très chaleureusement accueilli. ^Nul doute, en tout cas, qu'au contact de ce monde romain, si souple et si habile, l'esprit de finesse et de diplomatie, qu'il avait inné» ne se soit aiguisé encore et développé en lui. A ceux qui ont quelque tendance à trop vivre dans les livres, la. connaissance et le maniement des hommes apportent toujours le plus heureux des correctifs.

Eugène-Melchior vde Vogué avait été très frappé des Lettres romaines qu'il avait portées lui-même aux Débats. Avec cette chaleur d'intuition et de sympathie qui le caractérisait, il avait deviné dans ces pages une personnalité de tout premier plan. Il voulut en connaître directement l'auteur. Se trouvant à Rome, il lui arriva de décliner une invitation au palais Farnèse pour dîner en tète à tète avec Georges Goyau. D'affectueuses

M. GEORGES GOYAU,

323

relations s'établirent entre eux. Ce fut Vogiié qui écrivit l'élo- gjiente conclusion du livre que, en collaboration avec deux autres « Romains, » le regrotté Paul Fabre et M. André Pératé, Oorges Goyau composait alors sur le Vatican, les Papes et la Civilisation, et qui contient peut-être quelques-unes de ses pages les moins connues et les plus belles. Plus d'une fois, en lisant cette Vue générale de l'histoire de la Papauté qu'il y a insérée» « vue » un peu trop systématique peut-être, mais singulière- ment originale et suggestive, on ne peut s'empêcher de pen- ser à la manière puissamment abrévialive et impérieusement entraînante du Bossuat de ïlli^toire universelle (1). Georges Goyau n'a jamais choisi de médiocres modèles.

Il ne s'en tenait pas la. Sous le pseudonyme symbolique de Léon Grégure, il avait publié, avant de quitter Rome, un livre qui, en même temps qu'un livre d'histoire, était un acte, et qui dut profondément réjouir le cœur de Léon XIII. Ce livre, intitulé k Pa/ie, les C ithol/>/iies et la Question sociale, fut sou- mis à Brunelière, qui en admira la vigoureuse construction, la fougue iulérijure, la fort 3 et persuasive dialectique. Il connais- sait sou ancien élèv^. D; son coup d'œil aigu et rapide, ii vit le pirli quoi pouvait lir*r d'un esprit déj'i si riche, d'un talent déjà si mùr. Il lui lit d ;s ouvertures. Vers le même temps, l'Université de Fribourg en Suiss- proposait à Georges Goyau une chaire de langue el de lillcralure latines. Au fond, il n'avait qu'à moitié la vocation de l'enseignement; il avait bien plutôt celle de publiciste; el, pour l'avenir des idées qui lui étaient chères, la retentissante tribune qu'on lui offrait était bien faite pour le tenter. Il accepta les ouvertures de Brune- |ière, qui était pressant, presque impérieux. Georges Goyau fut attaché à <a li-vue; Bnwtialière l'envoya en Allemagne élu- i r la pensée sociale et l'histoire religieuse de nos voisins d'o..tre- .Rhiu. Il avait vingl-ciaq ans. Plus que beaucoup d'autres à trente, il était armé de faits, de méthodes et d'idées. Sa vraie carrière commençait.

* * *

Elle s'est déroulée presque tout entière ici même. Plus de

(1) Rendant compte de ce livre dans une revue allemande, le baron de Hert- jing, le futur chancelier impérial, ne ménageait pas les éloges à l'auteur, mais il le trouvait trop... « démocrate I »

324 REVUE DES DEUX MONDES.

vingt-cinq volumes, fortement documentés, riches d'aperçus de toute sorte, magistralement composés et construits, voilà ce qui compose cette œuvre imposante d'historien. Je dis bien d'historien. Car si l'on peut répartir en trois principaux groupes, études religieuses, études sociales, études poli- tiques, — ces vingt-huit ou trente volumes, et si toute une phi- losophie, très nette et parfaitement cohérente, s'en dégage, les substructions, la méthode, l'esprit même de cette œuvre sont rigoureusement d'un historien.

Quel que soit en effet sujet auquel s'applique Georges Goyau, son premier soin, avant de le traiter, est d'utiliser et d'épuiser toute l'information positive qu'il comporte. Etude minutieuse et critique des faits, dépouillement méthodique des documents et des textes, recherche des sources, examen consciencieux des ouvrages antérieurs, enquêtes patiemment conduites sur place, interviews même, il n'est aucun des procédés d'investigation en usage et en honneur parmi les praticiens les plus déterminés de l'histoire « scientifique, » auquel il ne recoure pour découvrir l'exacte vérité sur les hommes, les événements, les institutions, les mouvements d'idées qu'il se propose de connaître et de faire connaître. De tous les solides « dessous » de ses moindres pages, « dessous » qui se font discrètement sentir aux plus profanes, mais que seuls des spécialistes peuvent apprécier à leur juste valeur. Ceux-là savent qu'il est tel des articles de Georges Goyau qui leur résumera toute une bibliothèque et ils trouveront non seulement une impeccable documentation livresque, mais encore ces mille renseignements épars et précieux que la vue des choses et le contact des personnes vivantes peuvent seuls fournir, et auxquels rien ne supplée. Les Allemands avouent qu'ils n'ont rien de comparable, même de très loin, à l'Allemagne religieuse.

L'Allemagne, l'Autriche, l'Italie et la Suisse, voilà les quatre pays qu'a particulièrement explorés Georges Goyau, et sur la mentalité desquels il nous a rapporté des informations de tout premier ordre; Non sans peine quelquefois, et non sans diffi- cultés et aventures de toute sorte. Sous le ministère Crispi, ses allées cl venues avaient fini par attirer l'attention de la police politique italienne. A Milan, il tombe malade, et dans l'hôtel il s'est fait inscrire comme élève de l'Ecole française de Rome, il fait venir un médecin italien. Celui-ci l'ausculte consa'pn-

M. GEORGES GOYAU. 325

cieusement et lui dit: « Vous faites des correspondances poli- tiques! » Il était trop bien renseigné I Une aulre fois, en Styrie, Georges Goyau préparait alors son admirable et prophétique article sur /' 'Allemagne en Autriche, il va voir un évoque pour l'interroger sur le mouvement du Los von Rom, et lui pré- sente des lettres d'introduction du cardinal Matthieu et du car- dinal Kopp. L'évêque croit ces lettres fausses, et le seul service qu'il consente à rendre à son visiteur est... de lui offrir l'au- mône. Pareil accueil dans tous les milieux ecclésiastiques de la région. Le voyageur éconduit s'informe, et il finit par apprendre qu'il était le quatrième Français circulant depuis le début de l'année dans ces parages : les trois premiers avaient tué ou assassiné, et l'un d'entre eux avait même dévalisé la. cassette épiscopale.

Georges Goyau n'a jamais dévalisé que des bibliothèques. Ses matéri mx une fois réunis et classés, il les met en œuvre avec un art savant et ingénieux qu'il faut essayer de définir. Il consiste ess nli 'Ilement à laisse?* parler les faits. Par des citations habi- lement amenées, par des analyses, des résumés, des réflexions adroitement groupées et enchaînées, l'historien donne l'impres- sion que les événements qu'il raconte, baignés en quelque sorte dans une calme atmosphère intellectuelle, se déroulent succes- sivement sous nos yeux. Et il y a dans son ton une telle sérénité, une si évidente probité, un si manifeste désir de ne rien déguiser de la réalité, un tel besoin d'impartialité à l'égard même des doctrines ou des hommes qui lui sont le plus profondément antipathiques, que le lecteur se sent bien vite en confiance, et qu'il ne tarde guère à donner son adhésion. Est-ce à dire que les jugements portés par l'écrivain sur les faits, les idées ou les per- sonnages dont il retrace l'histoire ne se ressentent jamais de ses convictions propres ? Ce serait l'avoir bien mal lu que de le pré- tendre. Quand il parle des hommes dont la vie et la pensée lui sont chères, insensiblement son ton s'élève et s'échauffe et trahit le sentiment personnel qui l'anime. Au contraire, quand il lui arrive de mettre en scène des hommes ou des doctrines que, dans son for intérieur, il croit néfastes, presque à son insu son exposition se relève et s'égiye parfois d'une petite pointe d'ironie, à peine siisissable, mais fort spirituelle, et qui suffit à nous avertir qu'il n'est point dupe. Et tout ceci pour ne rien dire. des jugements et dos conclusions, par s'écha-ppe sa- pensée de der-

326 BEVUE DES DEUX MONDES.

rière la tête, et qui, évidemment, seraient tout autres, si ses croyances étaient elles-mêmes différentes.

J'estime que rien n'est plus légitime que cette attitude. L'im- partialité en histoire ne consiste pas, comme on se l'imagine parfois, à ne jamais prendre parti, à tout mettre, hommes et choses, sur le même plan, à prodiguer aux doctrines, aux per- sonnalités les plus opposées la même sympathie, ou plutôt la même banale indifférence. Elle consiste au contraire, et unique- ment, à ne pas juger trop vite, à s'entourer de tous les éléments d'information qui peuvent nous amener à modifier, corriger ou atténuer les réactions toutes spontanées de notre sensibilité, à ne jamais altérer la réalité des faits ou des doctrines que l'on expose, à s'efforcer enfin d'être juste envers tout le monde, amis et adversaires. A entendre certains partisans de l'histoire dite « scientifique, » laquelle n'est qu'un mythe, on pourrait croire que l'élaboration de la vérité historique se fait aussi sim- plement, aussi infailliblement dans l'esprit de l'historien que la combinaison, d'un acide et d'une base dans une éprouvette de laboratoire. Ils oublient que l'éprouvette est ici une àme humaine, une force spirituelle indépendante et irréductible qui, déjà, est intervenue nécessairement dans le choix des matériaux qu'elle utilise, et qui, non moins nécessairement, s'ajoute à eux pour les pénétrer de sa propre substance. Vouloir éliminer en histoire « l'équation personnelle, » obliger l'historien à n'être en quelque sorte qu'un simple appareil enregistreur, c'est d'abord chose impossible et illusoire, et, si c'était possible, ce serait le réduire à la plus parfaite insignifiance. Bacon disait de l'art qu'il est l'homme ajouté à la nature, homo additus naturx ; il faut dire de l'histoire qu'elle est, et qu'elle ne peut pas ne pas être l'homme ajouté aux faits, homo additus rébus.

Georges Goyau, et il faut l'en louer, a mis sa personne dans son œuvre). Il est trop évident qu'un protestant convaincu ne raconterait pas tout a fait comme lui l'histoire du Protes- tantisme allemand, ou celle de Genève. Mais il est intervenu dans les opérations de son esprit avec tant de discrétion, il s'est soumis à l'objet de son étude avec une si scrupuleuse loyauté, il s'est efforcé avec une si touchante bonne foi de comprendre et de faire comprendre les idées et les personnalités qui lui étaient le plus naturellement étrangères, que ceux-là même qui résis- tent le plus vivement à ses conclusions s'instruisent et s'éclairent,

M. GEORGES GOYAU. '.\21

en le lisant, sur les sujets qu'ils croient le mieux connaître 11 ne sortit pas très malaisé, à l'aide de quelques menues retouches, d'extraire de ses œuvres une apologie complète et fort persua- sive de l'individualisme protestant. Je sais des protestants qui goûtent fort les études sur le Protestantisme allemand et genevois, et les deux volumes sur Genève ont été récemment l'objet d'un rapport extrêmement élogieux de M. Ferdinand Buisson.

El de même qu'il sait rendre à ceux qui ne partagent point ses idées une très exacte justice, Georges Goyau se garde bien de Natter ses coreligionnaires et de les suivre jusque dans lêùft! erreurs. Il a su dire, le cas échéante des vérités assez duivs à certains catholiques français. Et, en dépit des sollicitations qui lui venaient d'outre-Rhin, il a cru devoir arrêter à la mort de Bismarck l'histoire du catholicisme allemand : c'est qu'il voyait le parti du noble Windthorst abdiquer peu à peu devant l'Em- pereur luthérien et devenir le parti domestiqué d'Erzberger. La guerre étant venue rendre cette transformation criante, il en esquissa l'instructive histoire dans un article, puis dans une brochure, dont les courtoises sévérités furent douloureuses aux hommes du Centre. La Gazette populaire de Cologne qui jus- qu'alors avait apprécié d'une façon très flatteuse les travaux his- toriques de Georges (ioyau, déclara sans ambages que « la guerre l'avait rendu fou. » On ne sait pas, en Allemagne, rendre cour- toisement hommage à la clairvoyance religieuse et patriotique.

Comme tous les écrivains modernes, que les hasards de l'actualité sollicitent dans les directions les plus diverses, Georges Goyau, en marge de ses grandes œuvres, a écrit un grand nombre d'essais ou d'articles dont l'unité intérieure nous échapperait un peu, si l'auteur n'avait pris soin de nous l'in- diquer par le titre même sous lequel il les a recueillis : Autour du catholicisme social. Sans négliger, certes, les autres aspects du catholicisme, c'est sous cet aspect particulier qu'il l'ertvisage le plus volontiers. Convaincu que pour résoudre les conflits sociaux dont nous souffrons, et qui vont s'exaspérant tous les jours, seul le catholicisme est capable de fournir une doctrine pleinement satisfaisante, c'est cette doctrine qu'il s'efforce de dégager de tous les faits, anciens ou nouveaux, qu'il est conduit à étudier, de tous les livres qui s'offrent à son attention. Et ainsi se sont formés au jour le jour ces cinq recueils d'études extrê- mement variées, attachantes et suggestives. Portraits d'écrivains

328 BEVUE DES DEUX MONDES.

ou d'hommes d'action morts ou vivants, discussions d'idées ou de fails, essais sur des livres qui viennent de paraître, médi- tations même, il y. a un peu de tout dans ces alertes et pleins volumes. Je sais des lecteurs, et des lectrices, que les dimen- sions imposantes de l'Allemagne religieuse effraient un peu, et qui goûtent vivement ces ouvrages. Sous une forme plus libre, moins impersonnelle et plus variée, ils y retrouvent toutes Je- qualités d'information, de vigueur, d'autorité et d'élévation spirituelle qui forment l'habituel apanage de l'écrivain ; et ils sont heureux d'y voir reparaître, à tous les tournants, s'enri- chissant progressivement de nuances et de précisions nouvelles, l'idée maitresse dont il poursuit inlassablement l'illustration. Cette idée, dont l'histoire française de demain pourrait bien mettre définitivement en lumière la profonde justesse et la fécondité, est que le catholicisme, bien conçu et généreuse- ment pratiqué, loin d'être la grande « force de réaction » que dénoncent les préjugés à la mode, est au contraire l'une des grandes forces sociales de l'avenir. Pour régler les rapports, si souvent faussés, entre le capital et le travail, entre l'Etat et les individus, l'Eglise dispose non seulement d'indications théo- riques, mais de directions pratiques éprouvées. Qu'elle n'hésite pas à approfondir, à développer ses réserves doctrinales, à pousser à l'action positive ceux qui viennent à elle. Et un jour viendra, plus prochain peut-être qu'on ne pense, où, sur ce ter- rain imprévu, se rencontrant avec elle, le monde étonné devra constater que tous les progrès qu'il avait conçus, tous les rêves de justice sociale dont il s'était enivré, tout cela était contenu en germe dans la divine parole : Misereor saper tarbam...

Dans l'intervalle de ses études d'histoire religieuse, Georges Goyau avait été amené à s'occuper de diverses questions d'his- toire politique et scolaire. De très nombreux documents épisto- laires sur les origines de la Ligue de l'enseignement, d'autres pièces imprimées qui n'ont jamais été déposées à la Biblio- thèque nationale, mais que certaines bibliothèques privées ont précieusement conservées, avaient été mis libéralement à sa dis- position. En dépouillant avec sa conscience habituelle ces mul- tiples documents, il se rendit compte que l'anticléricalisme, dans la France contemporaine, avait, en fait, partie liée avec des doctrines qui, sous le couvert d'un vague humanitarisme et d'un pacifisme militant, aboutissaient à la négation de l'idée de

M. GEORGES GOYAU. 329

patrie. Les deux causes qui lui tenaient le plus au cœur, le catholicisme et France, se trouvaient ainsi compromises par d'insidieuses campagnes et des menées ténébreuses qu'il s'agis- sait de dénoncer à l'opinion publique. L'historien de l'Alle- magne religieuse n'hésita pas; et sans quitter le terrain solide de la stricte histoire documentaire, il se mit courageusement à l'œuvre. Ainsi sont nés ces livres sur l'Ecole d'aujourd'hui, sur Ihlée de patrie et l'humanitarisme, qui ont ouvert les veux à tant d'honnêtes gens imprudents ou mal informés, et qui n'ont pas peu contribué, dans les années se préparait la grande crise européenne, à assainir l'atmosphère morale. Si, entre 1910 et 1914, l'anticléricalisme a été un peu en baisse on France, si l'on y a parlé d' « apaisement, » si, même dans les milieux primaires, l'inquiétude patriotique s'est fait jour, si, en un mot, « l'union sacrée » en face de l'éternel ennemi se préparait dans les consciences françaises, les livres de Georges Goyau y sont certainement pour quelque chose.

* * *

Il travaillait ainsi avec une activité infatigable, cherchant, pour sa modeste part, à réconcilier « l'Eglise et le siècle, » ense- velissant dans de nouveaux livres et de bonnes œuvres les grandes douleurs intimes qui ne lui avaient pas été épargnées, quand la guerre éclata. Quoique l'Allemagne, qu'il connaissait si bien, lui fût un sujet de préoccupation constante, je ne crois pas qu'il ait, plus que beaucoup d'autres, prévu l'atroce con- flit. Il voyageait en Suisse. Il venait de passer plusieurs mois a Genève, enquêtant sur l'histoire de la « ville-Église, » expli- quant dans certains milieux protestants qui lui avaient demandé des conférences les choses du catholicisme. Il s'empressa de repasser la frontière, reprenant à son compte la belle parole de Théophile Gautier en 1870 : « On bat maman, j'accours! » Et n'étant pas soldat, il se mobilisa lui-même au poste il pou- vait être pratiquement le plus utile, dans service de santé, dont les douloureuses imperfections et les invraisemblables lacunes témoigneront devant l'histoire du coupable aveugle- ment de nos politiciens pacifistes, et qui, plus que tous les autres peut-être, avait besoin que le dévouement, la méthode, l'esprit d'organisation vinssent suppléer aux néfastes impré- voyances de lavant-guerre.

330 REVUE DES DEUX MONDES.

Quatre années durant, sans un jour de relâche, Georges Goyau fut sur la brèche. A la question qu'il faut poser à tout Français : « .Qu'avez-vous fait pendant la guerre ? » il pourra répondre qu'il aura contribué à sauver plus d'une vie française ; et celles qu'il n'aura pu sauver, son inlassable charité aura su leur adoucir leurs derniers moments. Non content d'administrer avec son habituelle et scrupuleuse conscience un hôpital auxi- liaire, il apportait sa précieuse collaboration aux services de la Croix-Rouge. Cette vie toute nouvelle pour lui, toute pleine d'humbles devoirs quotidiens, et comme fondue dans le sacrifice anonyme de la collectivité française, avait interrompu tous ses travaux commencés. Il avait à peu près renoncé à écrire. Les trois ou quatre articles qu'il a pu, en prenant sur ses veilles, par un rude effort de volonté, rédiger en marge de ses absorbantes occupations, sont encore des actes, et des actes de guerre. Sans abdiquer la méthode historique, il dénonçait les capitulations successives des catholiques allemands devant les prétentions anti- chrétiennes de l'Empire évangélique, les hypocrites menées germaniques qui, sous couleur d'exploiter les divisions entre Flamands et Wallons, avaient pour objet de rompre le front intérieur de la Belgique amie et alliée ; il mettait en un vigou- Feux relief le rôle de l'Eglise de France pendant la guerre ; enfin, il dressait en pied la haute et noble figure du cardinal Mercier. Aucune déclamation dans ces pages ; une grande objec- tivité de manière, de méthode et de ton ; mais, au frémissement involontaire de certaines phrases, on sent la vibrante émotion qu'elles recouvrent. Plus que personne, l'historien du Vatican a compris que la guerre qui a désolé notre sol était, dans son fond, une véritable guerre religieuse, et que ce qu'elle a mis ou remis en question, c'est l'avenir même de la civilisation chré- tienne.

Cette civilisation encore une fois sauvée, non pas unique- ment, mais principalement par la France, il s'agissait de dis- siper certains malentendus qui, au cours des siècles, mais plus particulièrement dans les dernières années, s'étaient glissés entre la « nation apôtre » par excellence et l'Eglise catholique, malentendus qui expliquent, sans toutefois la justifier complète- ment, l'attitude de certains catholiques neutres à l'égard de la France pendant la guerre. Ce fut l'objet du petit livre intitulé : Ce que le monde catholique doit à la France. Il s'agissait, d'autre

M. GEORGES GOYAU. 331

, •,

part, de montrer que, dans l'Europe nouvelle, en quête d'un nouveau droit international, l'Eglise, enfin libérée de certaines servitudes qui avaient entravé sa mission, avait son mot à dire et son rôle à jouer, et qu'elle se trouvait replacée par l'histoire dans la grande voie royale de sa destinée. La conclusion de toutes ces" constatations diverses était que la France, la France vic- torieuse de 1918, la France des Croisades et de cette Jeanne d'Arc que l'Eglise vient de canoniser, ne peut plus ignorer Rome, et qu'il y a entre les intérêts français et les intérêts catho- liques une sorte d'harmonie préétablie que tout commande de respecter et de renforcer. Le livre l'Église libre dans l'Europe libre venait prêter un corps à ces idées. Une fois de plus, Georges Goyau exprimait si bien la pensée profonde de la génération à laquelle il appartient, que l'événement n'allait guère tarder à lui donner raison.

Si modeste qu'il fût, Georges Goyau avait fini par se rendre aux vœux de tous ses nombreux amis, de toute cette jeunesse qui s'est nourrie de ses articles et de ses livres et qui le considère comme un maître, et il avait posé sa candidature a la succession académique d'Emile Faguet. Il eût fait un bel éloge de l'auteur du Dix-huitième siècle. L'éloge d'Emile Faguet sera prononcé par Georges Clemenceau, devant lequel les candidatures les plus justifiées ont tenu à honneur de s'effacer. L'historien de /' Alle- magne religieuse s'est remis au travail avec joie. M. Hanotaux a eu l'heureuse pensée de lui demander sa collaboration à la grande Histoire de la nation française que, dans un récent article, M. Louis Madelin signalait aux lecteurs de la Revue; il lui a proposé de compléter et de couronner son œuvre par une Histoire religieuse de la France, qui nous manque encore et que tout le prédestinait à écrire : ses goûts, ses idées, ses travaux antérieurs, son désir d'apostolat, la nature de son talent, si religieux et si français tout ensemble. Ce grand livre, qui aura la bonne fortune d'être illustré par Maurice Denis, est fort avancé ; ce sera probablement le chef-d'œuvre de Georges Goyau, et je sais que d'excellents juges, qui en connaissent cer- taines parties, déclarent qu'il n'a rien écrit de plus parfait, de plus profond et de plus fort. On les en croit sans peine. Les plus beaux livres, dans tous les ordres, sont ceux qu'on a longtemps portés, parfois presque involontairement, en soi et dans lesquels on peut se meltre tout entier. Après avoir tant médité sur le

332

RESTE DES DEUX MONDES.

problème religieux, sur le génie et les destinées de la France, après avoir, par mille travaux d'approche, investi telle ou telle portion de ce vaste sujet, l'auteur du Vatican est admirablement préparé à retracer dans un tableau d'ensemble, la vie religieuse de son pays à travers dix-neuf siècles d'histoire. Et son livre? paraissant à une époque de restauration morale et sociale, pourra être une sorte de Génie dit Christianisme, très différent de l'ancien et tel qu'il convient à notre temps.

Ceux qui savent lire, et auxquels les renommées bruyantes n'en imposent guère, n'auront pas attendu ce moment-la pour reconnaître en Georges Goyau l'un des écrivains qui, par l'abon- dance et la qualité de leur œuvre, font le plus d'honneur à la pensée française d'aujourd'hui. Et si par hasard ils ont vécu, ou même simplement voyagé à l'étranger, ils ont pu constater, et non pas seulement dans les milieux catholiques, de quelle estime respectueuse est entouré son nom. Nous avons en France trop de tendance à croire que la littérature d'imagination est toute la littérature, et que tel roman à la mode ou telle petite pièce de théâtre suffit à témoigner de la persistante vitalité de l'esprit français. Si nous franchissons nos frontières, nous serons vil<3 détrompés. Les étrangers cultivés lisent nos bons romans pour se divertir; mais les ouvrages qu'ils lisent pour s'instruire, voilà ceux qui comptent à leurs yeux. Taine et Renan, Brunetière et Vogiié n'auraient pas eu la réputation eu- ropéenne qu'ils ont conquise, s'ils n'avaient pas satisfait a ce besoin primordial. Parmi les écrivains français qui viennent d'atteindre la cinquantaine, il en est peu dont la réputation soit, hors de France, aussi solidement assise que celle de Georges Goyau.)

Fidus.

LE JOUR DE GLOIRE

POÈME

Paris terrassier met bas sa vareuse, Un éclair soudain jaillit du caillou, Et Paris flâneur regarde le trou Que la pioche creuse.:

Paris charpentier tape sur un clou, Paris amoureux suit son amoureuse, Paris sage flotte avec Paris fou

Dans la rue heureuse. ,

Samedi I le peintre a vidé ses pots, Le màt est dressé, l'oriflamme bouge; Dimanche déploie avec les drapeaux Le calicot rouge.

*

Je vends des cocardes, des fleurs,

Et le plan de la capitale!

A deux sous la carte-postale

l'on peut voir Foch en couleurs 1

Vrai temps d'ici, mousseux, bleuâtre. Une chaise dorée entre les palmiers verts, Comme une demoiselle en robe de théâtre, Semble avoir fait deux pas pour réciter dos vers.

334 REVUE DES DEUX MONDES.

Un biniou comme au village Doucement nasille, étouffé Dans l'ombre d'un petit café.

Le bruit d'un carambolage Rejaillit sur le trottoir.

Partout l'asphalte est noir Comme un livre sans marge. L'Avenue en long et en large Appartient au piéton.

La voix d'un mirliton Vibre comme un écho des vieilles mi-carrm >s. Parmi les drapeaux neufs, quelques drapeaux déteints Semblent vouloir unir par des efforts suprêmes Les honneurs de ce jour à ceux dos jours lointains.

*

Que rospire-t-on dans celle poussière Qui peut nous griser ainsi? Sous l'apparence grossière, Qu'est-ce qui triomphe ici?

D> toutes parts la France af.lue.

Le canon ennemi sa! u î

Très bas nos grêles marronniers,

El la province et la banlieue

Sur les bancs ouvrjul leurs paniers.

Jamais chemin d'eau bleue N'a miré plus d'orgueil

Que celui qui descend de B:rcy vers Auteuil.

Jamais l'arche des ponts n'eut celte courbe sûre,

Ni la ligne des quais ce trait solide et fin.

Tout atteste en ces jours que la vieille blessure S'est refermée enfin.

LE JOUR DE GLOIRE. 335

sont-ils? ils sont là, tout autour de la ville,

A l'est, à l'ouest, au sud, au nord, Arrivés du matin comme un troupeau docile, Sans tumulte, sans cris, sans attente fébrile, Calmes comme ils l'étaient en face de la mort.'

Ils ont suivi l'ordre de route, Ils sont présents au jour fixé, Et le cheval du dragon broute L'herbe poudreuse du fossé.

Quelques-uns plissent les paupières, Debout devant un feu qui craque entre deux pierres} Ceux-ci, dans une cour brillent des faisceaux,

Frottent des cuirs, portent des seaux, Ceux-là, le torse nu, se lavent sous la pompe.

Ils sont indifférents à tout ce qui nous trompe,

A tout ce qu'on entend comme à tout ce qu'on lit«..:

Une vapeur au loin salit

Le bord de l'horizon qui tremble.

Paris s'allume au fond de ce gouffre écumeux.

Alors, soudain troublés, levant la tête ensemble,

Ils regardent là-bas ce pan de ciel fumeux Qu'emplit une rumeur profonde,

Comme des voyageurs au seuil d'un autre monde.

*

Nous, cette nuit, ne dormant pas, Nous écoutons le bruit des pas Déferler entre les murs sombres...

Voilà huit mois déjà que nos maux ont pris fin, Et nous cherchons encore au milieu des décombres

C^tte paix dont nos cœurs ont faim. Quand un brusque silence est tombé sur nos lignes, Qu'attendions-nous? quels nouveaux signes Plus purs que l'arc-en-ciel au-dessus des forèls?

336 REVUE DES DEUX MONDES.

Nous avions rêvé d'une clarté rose, D'un monde aussi neuf que du gazon frais; Nous n'avons rîen vu qu'une porte close, Des huissiers bâillant sur des tabourets.

On se mit à table en décembre. Le brouhaha des intérêts Parfois s'entendait depuis l'antichambre.

Nous connaissions par les journaux Le meuble et le tapis, les noms et les figures. Les points d'honneur nationaux Avaient leurs petits et leurs grands augures.

L'hiver passa. Chacun disputait sur son lot, Et les traducteurs de traduire, Et les machines à écrire De précipiter leur galop.

Nos illusions s'en étaient allées,

L'encre séchait sur les buvards, Les marronniers des boulevards

Déjà verdissaient sous les giboulées.

Enfin, l'œuvre accomplie, on apposa les sceaux. Et la paix sur la terre et la paix sur les eaux, Cette paix qui de loin semblait si douce à vivre, La paix n'était plus qu'un gros livre...

Lk-bas, sur les talus émiettés par le feu,

Gisent des lambeaux d'uniforme bleu. L'ancien rempart sacré se déforme et s'éboule; Le bras du cicérone entraine une autre foule

A découvert sur les plateaux;

L'églantier fleurit, le temps coule, Un cimetière ondule au versant des coteaux.

Instant de doute, instant de fièvre Mis à profit par les démons! Reniement déjà sur ma lèvre, Tais-toi, tais-toi, nous blasphémons 1

LE JOUR DE GLOIRE. 331

Le jour qui n'a pas lui va naître, Cette fois nous en sommes sûrs. Paris te guette à sa fenêtre, Premier malin des temps futurs I

Levons-nous ! hâtons-nous ! c'est l'heure I Les morts nous montrent le chemin : Celui-ci défend qu'on le pleure, Celui-là nous prend par la main.

Dans l'ombre brille autour des casques Et des képis le laurier d'or ; Quelques-uns ont gardé leurs masques Gomme s'ils combattaient encor.

Tous les passants ont dans les rues Des compagnons qu'ils ne voient point. Péguy de paroles bourrues Nous gourmande, l'épée au poing :

Au pas, dit-il, levez la tête ! Ce n'est pas jour d'enterrement, Mais fin matin de grande fête, De sacre et de couronnement!

Car nous voici, rois sans carrosses, Sans postillons ni chevaux blancs, Avec nos chiffres sur nos crosses, Avec nos médaillons sanglants!

Saluez! un âge se ferme, Un autre s'ouvre, mes amis, Laissez au grain le temps qu'il germe A la place nous l'avons mis. »

Ainsi nous pirlions dans la brume, Eux et nous. L'aube se levait. Les amants faisaient du bitume Leur domicile et leur chevet.

TOME LVUIi 192U. 22

338 REVUE DES DEUX MONDES.

Les mères mouchaient la marmaille Qui s'éveillait dans leurs jupons; Dus gens se heurtaient aux murailles Comme un fleuve aux piles des ponts;

La police grognait sans mordre, Et, tout azur, cuir fauve, aciur, Les soldats du service d'ordre Riaient avec leur officier;

Les lampes baissaient sous les globes; Les femmes, d'un geste nerveux Défripaient vivement leurs robes, Piquaient d'épingles leurs cheveux;

Et le gamin enfourchait l'arbre, Les fiancés mêlaient leurs doigts, Paris bourdonnait sur le marbre, Paris pendait aux bords des toits.

*

* *

Comme un parquet ciré dont chaque lame brille, Et dont l'espace nu sous la lumière attend

Les danseurs du premier quadrille, Au travers de Paris un grand chemin s'étend.

Ah! ce couloir creusé dans la foule compacte, Ce corridor dans la forêt I Descends vers nous, ô cataracte, Ton lit est prêt!

Viens combler brusquement ce long et large vide, Déjà nous frissonnons, nous, les roseaux du bord, Viens nous courber, torrent solide, Viens nous presser sur ton cœur fort!

* *

Un souffle nous frôle, Enorme et joyeux. Comme un coup dïpaule Ébranlant les cieux.

LE JOUR DE GLOIRE. 33U

A ce signal sourd un grand cri s'élance, Et ce cri retombe et tout est silence. Plus rien ne bouge, à part quelque rayon changeant Qui frise une mansarde.

Tout semble appeler un secours urgent, Un bonheur qui manque, un baiser qui tarde. L'officier de paix au képi d'argent Est pâle et regarde...

* *

C'est en vain qu'un frisson dans l'air nous avertit, Toujours l'explosion du printemps nous étonne;

C'est en vain que le canon tonne,

Que la trompette retenlit. Malgré tant d'écussons, de mats et de guirlandes, Nous n'avions rien prévu : quand les choses sont grandes,

Le rêve en regard est petit.

Voici l'Evénement qui s'y 'gouffre sous l'Arche, Et passe outre, allongé sur son chemin vermeil, Fatal dans sa splendeur', rigoureux dans sa marche, Comme un nouveau soleil.

Rien ne peut ..i.'ei a tranquille poussée,

Pas plus que la saison quand elle est commencée

Ne revient sur ses pas. Il est si sur de lui, si plein de sa pensée, Que les clameurs du monde, il ne les entend pas.

Tout ce qui n'est pas lui s'efface dans la brume : Fontaines du Rond-point, Obélisque, drapeaux. Le:> trottoirs ne sont plus que deux franges d'écume Que la vague en montant rejette sans repos.

Nous, c'est sur un balcon, devant la Madeleine,

Que dans sa formidable haleine D'étendards déployés, de clairons, de fusils,

L'Evénement nous a saisis.

!iO REVUE DES DF.T'X MONDES.

Nous l'avons vu soudain sur cette place étroite, Eblouissant et calme à l'image de Dieu, Paraître, et lentement, aligné sur sa droite, Tourner comme une roue autour de son moyeu.

Deux noms faisaient le bruit que font les avalanches, Deux grands noms brefs et familiers : Nous regardions entre les branches Venir de front deux cavaliers.

Tous deux tenaient en main, appuyé sur la cuisse, Un bâton d'un bleu noir comme un ciel étoile. L'un montait un cheval paisible et pommelé, L'autre, un étalon bai tout humeur et caprice.

Joffre et Foch s'avançaient dans un rectangle clair, Au son des tambours et des cuivres,

Mais, quoique près de nous, Foch avait déjà l'air Lointain qu'il aura dans les livres.

*

Déjà tel un aïeul Sur qui s'amasse l'ombre, 0 toi qui t'en viens seul, Hors du rang, hors du nombre,

Maintenant du jarret Ton cheval en sa voie, Au sein de notre joie Tu gardes ton secret.

Que ta face pâlie, En ce matin d'été, A de mélancolie Et de sévérité 1

Qu'importe la démence Qui hurle au carrefour, Qu'importe notre amour A ta fatigue immense I

LE JOUR DE GLOIRE. 341

Mais vous, reflets cireux Des veilles sous la lampe, Artère de la tempe Que gonfle un sang fiévreux,

Soyez bénis, stigmates D'un effort surhumain, Paupières délicates, Et toi, petite mainl

Suivaient les fanions et les états-majors, Le cortège brillant des gloires consacrées,

Des bleus, des pourpres et des ors, Des éclairs de sabots et des croupes lustrées.

*

Sans heurts, sans à-coups, machine-outil neuve, Semblant à chaque pas appuyer sur la preuve D'exacte mise au point qu'il donne à l'univers, Le bataillon modèle envoyé d'Amérique

Passe, rapide et symétrique,

Barré d'étuis à revolvers.

Chaque section se présente en ligne, Tous les casques penchés comme le bord d'un toit; Les visages rasés font un ensemble digue, Pénétré de ce qu'on lui doit.

0 puissance nourrie aux versets de la Bible,

Peuple ligué contre l'erreur, Ta modération est une arme terrible :

Tu l'as jointe à notre fureur.

Quand le but est atteint la dépense est payée 1

Claque au vent, étoffe rayée, Drapeau qu'un vieux serment ramène au camp français! Le monde aujourd'hui peut, grâce à ta foi robuste, Mesurer la grandeur d'une entreprise juste

A la grandeur de tes succès 1

•»42 REVUE DES DEUX MONDES.

* *

Cymbales ! des cuirs blancs, une peau de panthère

Qui tout à coup surprend les yeux, Un luxe de chevaux, un faste militaire

Etourdissant comme un vin vieux, Et ce cri : « L'Angleterre 1 » Non plus comme au bivac dans sa tenue austère, Mais comme au jubilé, comme aux fêtes du Roi, C'est bien elle en elîet dans tout son grand arroi.

Lentement, comme un prince après une bataille Revient vers ses châteaux et ses gazons fleuris, L'Angleterre poursuit en redressant sa taille Son chemin triomphal qui passe par Paris.

La soie et le satin frissonnent sur l'épaule, Des cornettes portant les couleurs des comtés, Et, là-bas, sur les mers, de l'un à l'autre pôle, La paix est confondue avec ses volontés.

Les bras ballant de droite a gauche, Le buste en avant, le teint empourpré, Le matelot anglais semble un homme qui fauche Un invisible pré.

* *

Vingt trompettes nickelées Entrecroisent leurs éclats Devant vingt fac s brûlées, Médailles aux durs méplats.

Sous l'uniforme vert-mousse, Dans cet ouragan de sons, Ah! nous te reconnaissons, Toi, notre sœur fière et douce I

Voila ton profil hautain, Voilà tes lèvres prudentes, Les deux marques évidentes Du glorieux sang latin.

LE JOUR DE GLOIRE. 343

Dans l'ombre de la visière Les yeux de tes fils sont beaux, Sol fameux par ta poussière, Terre illustre des tombeaux.

Passe, brune infanterie Qui, fidèle à ton vieux sort, As contenu la furie Des barbares blonds du nord.

Les Muses te font cortège, Vénus marche dans tes rangs, Gardienne de la neige, Sentinelle des torrents!

* * *

Et voici, sous le drap moutarde, Du jaune vif à sa cocarde, Cette milice goguenarde, Ces buveurs de bière à l'œil bleu Qui, sur les ponts, à l'avant-garde, Soutinrent seuls le premier feu, Seuls dix jours entre les rivières, Dans les intervalles des forts : Premiers blessés sur les civières, Dans les avoines premiers morts.

Et vous tous qui, divers de races, Aviez mis en commun l'espérance et les pleurs, Soldats d'un seul serment et de toutes couleurs, Serbes, Tchèques, Roumains, du haut de ses terrasses

Paris vous jette aussi des fleurs.

Polonais, Portugais, Japonais à lunettes,

Et vous dont les chevaux font tinter leurs chainetles,

Algériens aux blancs burnous, Et vous, âmes d'enfants, dociles baïonnettes, Noirs du Centre-Africain, triomphez avec nous!

344

REVUE DES DEUX MONDES.

A la face des cieux chaque peuple témoigne Que dans ses étendards la tempête a souf.é, Et chacun à son tour comparait et s'éloigne, Et voici que soudain notre cœur a tremblé.

*

Ce sont eux, ce sont eux, cette masse qui bouge, Ce bloc d'azur terni qui porte dans ses flancs Des clairons cabossés d'où pend un cordon rouge, Ce sont eux, forts et nonchalants.

Equilibrant les poids de leurs musettes pleines, Droits comme une balance entre ses deux plateaux, Tous sont du même bleu, du bleu des grandes plaines Et des lointains coteaux.

Coude à coude, prenant ainsi tout leur volume, Ils sont là, dans l'air, devant nous, Et les poussières du bitume

Comme un baiser brûlant montent vers leurs genoux.

Il n'y a plus d'armes rivales, L'oeil ne distingue plus le soldat du gradé,

Sauf, en de justes intervalles, Lorsque flambe au soleil l'or d'un képi brodé.

Tout dans cette heure semble un incroyable songe : Les pas, les roulements de ces tambours usés, Et la clameur des murs qui comme un dais s'allonge Sur tous ces visages bronzés.

Oui, lorqu'un peuple entier se sent pris aux entrailles,

Lorsqu'après tant de funérailles Un brusque sort heureux le met sur le pavois, La foule a des rumeurs, mais du sein des murailles S'échappent d'autres voix.

Ce qui peut demeurer des gloires disparues Autour d'un bas-relief, dans le plan d'un jardin, Dans le tracé des vieilles rues, Se réveille soudain.

LE JOUR DE GLOIRE. 345

C'est qu'ils ont tout sauvé : la fontaine et la grille, Et l'arbre dont L'arceau s'abiissî avec amour, Les dômes, les clociurs, et c'est pourquoi tout brille El se tourne vers eux co.nme un fro..l vers le jour.

Toutes les eboses qu'on croit mortes, Tous les orgueils des temps passés, Les faisceaux sculptés sur Ijs portes, Les chiffras rom.iius effacés,

Toutes les guirlandes fouillées» Par les artistes d'autrefois, Toutes les lettres embrouillées Des Républiques et des Rois,

Les balcons perdant leurs dorures, L'airain des cloches qui verdit, Les bois, les plombs et les ferrures, Tout frissonne et tout resplendit.

Eux vont du même pas qu'ils marchaient sur les routes...

Ce pas, toutes les fois que nous aurons des doutes, Ripp^lons-nous son bruit si tranquille et si plein, Pareil au bruit de l'eau qui coule en large nappe

Et dont l'effort continu frappe

La roue égale du moulin.

C'est ainsi que naguère, en des heures obscures, Aussitôt débarqués des camions penchants, Tous, un grand calme empreint sur leurs jeunes figures, Ils s'élançaient à travers champs.

Tels, l'àme habituée à l'énorme secousse

Des horizons boueux, Parmi les trous d'obus, tristes miroirs d'eau rousse,

Ils accouraient à la rescousse,

Tels ils sont : tumultueux.

M lis, en ce clair matin, la palme des médailles Unit sa sombre feuille à l'éclatant œillet; La rose et le fusil fêtent leurs accordailles Sous l'azur de Juillet.

346 REVUE DES DEUX MONDES.

0 fleurs comme on en voit aux noces villageoises, Mélangez vos parfums aux tonnerres des cris! Brouillez vos trois couleurs sur ces faces narquoises, Rubans comme à l'épaule en portent les conscrits 1

Enlacez-vous aux doigts qui brisèrent nos chaînes, Rameaux verts, rameaux purs, cueillis sur les hauteurs!

Déposez, frondaisons des chênes, Le salut frémissant des campagnes prochaines

Aux piecjs de nos libérateurs 1

Par dessus ces brouillards qu'un fin soleil colore, Par dessus les clochers, les ponts, les tours, les toits, Provinces, regardez le dernier Ilot sonore Rouler ses chars d'assaut entre les murs étroits!

Soulevez-vous au bord du ciel pour mieux entendre, Hameaux couchés là-bas dans un linceul de cendre! Montagnes, exhaussez vos contreforts géants! Tremblez, volcans éteints, dans vos vieilles jointures I Brises de nos deux mers, chantez dans les mâtures^ Fleuves, étincelez avec vos affluents!

Grand beau corps étendu de Givet à Bayonne, De la pointe du Raz aux collines du Rhin, Terre des chevaliers et des martyrs, rayonne! Comme tes vins nouveaux ton avenir bouillonne, Penche-toi sur la cuve avec un front serein 1

François Porche.

L'ALLEMAGNE POLITIQUE

I

LA NOUVELLE FORME DU PANGEIir.lANISr.IE (Mars-septembre 1919)

Un jeune savant, qui connaît fort bien l'Allemagne, nous écrivait récemment : « Ce qui m'inquiète le plus, c'est que le nationalisme allemand, qui m'a semblé très aiTaibli pendant la guerre, du moins dans la petite bourgeoisie et dans le peuple, s'est réveillé plus intense que jamais. 11 n'est plus un Allemand, je crois, qui ne désire une revanche : militaire, ou révolution- naire, ou économique. »

Les événements actuels justifient ce pessimisme. A mesure que se dissipe la stupeur provoquée par la soudaine défaite, l'idée de revanche se développe chez l'ennemi. Mais il y a plu- sieurs manières de concevoir la revanche. S'imaginer que l'Allemagne ne les envisage pas toutes, c'est se leurrer d'illu- sions. Elle veut retrouver la situation qu'elle avait dans le monde à la veille de la guerre. Telle est la directive générale. Or le monde a changé. De nouveaux problèmes s'imposent à l'attention et à l'effort des peuples. Le but ne pourrait-il être atteint autrement que par un retour, improbable avant long- temps, de fortune militaire? Au lendemain de l'armistice, un industriel de Francfort déclarait indiscrètement : « Nous sommes vaincus, c'est entendu. Mais nous vous « aurons » quand même. Nous favoriserons si intelligemment le socia- lisme, nous élaborerons des lois ouvrières telles que les masses prolétariennes de tous pays se tourneront infailliblement vers nous et que nous provoquerons, surtout en France et en Angle-

348 REVUE DES DEUX MONDES.

terre, toutes les grèves que nous voudrons. Maîtres du marché international ouvrier, nous serons les maîtres de l'ordre social nouveau créé par la guerre. »

Le pangermanisme a-l-il, dans la catastrophe de 1918, sombré avec les valeurs du passé que le peuple allemand semble avoir pour toujours liquidées? Tel est le problème à résoudre.

L'observateur superficiel pourrait le croire. Il n'est pas de jour la presse socialiste ou démocrate n'invective ces « Alldeutschen, » directement responsables de l'effondrement.. Les partis qui avaient autrefois le monopole du pangerma- nisme ne j<>u <nt plus, en apparence, qu'un rôle secondaire. Ils se tiennent à l'écart, dans une attitude boudeuse. Leur âpre et violente critique de la politique actuelle paraît toute négative.. Les partis au pouvoir les enferment dans le terme méprisant d' « extrême droite, » qu'ils opposent à 1' «extrême gauche » socialiste, pour bien marquer qu'ils veulent une solution mo- dérée, aussi éloignée des innovations sociales réclamées par les uns que de la réaction nationaliste préparée par les autres. De la politique générale suivie par les socialistes majoritaires, les démocrates et le Centre, politique d'ailleurs anti-révolu- tionnaire, hostile aux mesures radicales et aux bouleverse- ments subits, éprise de réformes progressives, il semble donc que l'ancienne tradition pangermaniste soit écartée. Reléguée au second plan, aurait-elle quelque espoir de reviviscence?

Sans doute nous n'ignorons pas que la réaction monar- chiste et militariste se prépare depuis longtemps, que le corps des officiers s'agitera toujours, que le spectre de Bismarck sera souvent évoqué par certaine presse. Mais, quel* que soient son scepticisme ou ses craintes à cet égard, l'opinion publique étrangère a une tendance naturelle à identifier le sort de cette réaction avec celui de l'ancien pangermanisme. Elle conclu- rait volontiers que, si le vieil idéal pangermaniste n'est pas mort et s'il dispose de moyens encore assez puissants, du moins est-il trop discrédité pour pouvoir dominer la masse allemande et faire refleurir les rêves d'hégémonie mondiale.

D'autres symptômes p urraient d'ailleurs nous faire illu- sion. La détresse économique de l'Allemagne parait éelle et profonde. A lire les commentaires de a presse >ur les grèves, la cri*e du charbon et celle des chemins de fer, on se convainc aisément de l'inquiétude qui règne dans tous les milieux. Si

l'allemagine politique. 349

les journalistes s'écrient que le seul hiver 1919 1920 a valu, par ses rigueurs et ses privations, tous les hivers de guerre, s'ils parlent volontiers de catastrophe, nul doute que ce pessi- misme ne soit en partie fondé. Comment un peuple diminue', sur lequel pèsent de si lourdes charge-;, songerait-il à l'ancien idéa de grandeur? Tourner les yeux vers ce « paradis perdu » que fut, de 1810 a 1914, entre une éclatante victoire et l'espoir de nouveaux sucrés, l'Empire allemand, passe encore! Mais que les rêves d'hégémonie soient d'aujourd'hui, voilà qui semble impossible, à tout le moins paradoxal.

Les Allemands eux-mêmes ne nous répètent-ils pas que ces ambitions sont définitivement périmées? Ne font-ils pas montre d'un pacifisme sincère? Le 10 avril 1919, un journal bava- rois publiait un article sur le Peuple sa?ts faine. Il disait ceci : « Jamais de poings fur eusemeut contractés par la colère; aucune amertume dans l'àme populaire; jamais une sérieuse idée de revanche. Nous sommes le peuple sans haine et nous sortirons de la guerre avec les sentiments qui furent les nôtres pendant la guerre, c'esl-a dire sans hostilité person- nelle contre nos ennemis. » L'appel lancé l'année dernière par la « S"ciélé allemande pour la Paix » à Berlin prête au pacifisme allemand toutes les apparences d'une grande force sociale. Il commence, sans doute, par demander la revision du tra de paix. 11 ajoute toutefois : « Nous nous plaçons, sans arrière- pensée, sur le terrain de la Société d>s Nations et nous pour- suivons une polilique pacifiste parfaitement honnête. » L'Alle- magne veut retrouver la confiance universelle. El le manifeste se termine par une vigoureuse protestation contre les revan- chards qui « excitent de sang-froid les passions nationales, cherchant à regagner leur ancienne situation. » La Ligue pré- tend faire de l'Idée pacifiste la note dominante de toute la poli- tique allemande.

La politique de revanche n'a-t-elle pas été, d'ailleurs, offi- ciellement condamnée à Weimar? Le président Bauer, dans son discours-programme de juillet, ne déclarait-il pas la guerre à la réaction en disant : « Nous devons étouffer, avec la plus grande énergie, les cris de vengeance que pou -sent, depuis la signature du traité de paix, un ce* tain nombre de gens qui ne «connaissant pas de plus bel idéal que celui de l'ancien Empire regorgeant de force militaire et puissant par ses multiples

350 REVUE DES DEUX MONDES.

baïonnettes. Cet idéal, nous le renions purement et simple- ment? » Et le même jour, avec plus de suavité encore, le mi- nistre Hirmann Millier parlait de cette aménité nouvelle que l'Allemagne allait introduire dans ses relations avec les nations étrangères. « Nous devons convaincre le monde de notre iné- branlable volonté de paix... Mieux le monde saura que nous n'avons pas une démocratie sans démocrates et une république sans républicains, plus notre « change moral » s'élèvera au dehors... Enterrons à jamais toutes les méthodes de cette politique de violence qui appartient définitivement au passé. » Nous voilà donc rassurés. La politique allemande s'oriente décidément vers la paix. A lire ces manifestes et discours, comme tant d'autres assurances données par la presse, les revues et les livres, comment ne pas se déclarer satisfait?...

Ce serait une faute. Seuls s'y laissent prendre les neutres et les naïfs, ceux qui se font une conception étriquée de la ques- tion, qui limitent tnqp étroitement, soit l'ancien pangerma- nisme, soit les conditions générales de cette grande lutte enre nations ou groupes de nations dont la guerre mondiale n'aura éié que le prélude.

Car la tradition pangerministe n'est pas affaire de parti. Elle n'est pas strictement limitée à l'extrême droite. Furent pangermanistes et impérialistes, à des degrés divers sans doute, tous les partis, successivement gagnés avant 1914 à la cause de la politique mondiale. Le pangermanisme n'est pas seulement une attitude ou un programme. Il a été, il est encore un esprit, une conviction, une religion. Son idée maîtresse, élaborée par les penseurs et progressivement inoculée à la masse de la nation, c'est que le peuple allemand est supérieur à tous les autres par son « idéalisme, » ce mot signifiant un idéal déter- miné d'organisation sociale et de civi.isation. Au nom de cet idéal, il s'attribue une mission dans le monde. C'est un universalisme sui gnieris qui veut étendre au inonde entier la conception allemande de la vie.

Si l'on agrandit alors, par la pensée, le théâtre de la guerre, si l'on voit, au leudemain des hostilités proprement dites, commencer une lutte plus vaste, plus profonde encore, une rivalité non seulement économi |ue, mais aussi sociale; si l'on se dit que seules gagneront définitivement la guerre les nations qui résoudront le mieux la question des questions, la question

l'allemagne politique. 351

sociale, le problème du travail rationnellement organisé en vue du ravitaillement et de la pro ludion, ne peul-on craindre que, sur ce nouvel et formidable échiquier, le pangermanisme ne reparaisse sous une forme agrandie et que l'Allemagne ne veuille reprendre, dans un autre sens, cette hégémonie convoitée depuis si longtemps, avec une si inlassable persévérance?

Telle est exactement la question. On peut la poser sans mettre en cause le socialisme, ou la démocratie, ou une doc- trine quelcon pie. Ce qui importe, en ellel, c'est de définir l'esprit de l'ancien pangermanisme. On verra ensuite si, en dehors des partis réactionnaires demeurés fidèles au programme primitif, cet e-pril ne reparaît pas, sous des aspects nouveaux, dans la démocratie et le socialisme allemands.

l'ancien pangermanisme

Etre pangermanisme, c'est affirmer la supériorité absolue de l'idéal d'orguiisalion sociale qui esl le fond, solide et durable d'ailleurs, du germanisme. Tout le reste est secondaire : volonté d'hégémonie, programmes d'expansion, théories belliqueuses. Dans le pangermanisme, le germanisme se définit et s'exalte, se manifeste et s'universalise tout à la fois, s'affirme comme valeur nationale et valeur universelle absolue. C'est pourquoi le pan- germanisme a pour corollaires : un défaut complet de sens psychologique, qui cache aux yeux des Allemands la valeur intrinsèque des autres civilisations; un orgueil démesuré, qui s' mile avec tout succès apparent ou réel; enfin, en cas de défaite, cette hypocrisie particulière qui se dérobe aux respon- sabilités directes et cherche des explications secondaires, travaillant à endormir la vigilance du voisin pour reprendre son but, toujours le même, la grandeur de l'Allemagne et son rôle directeur dans le monde.

Pour que le pangermanisme devînt ce qu'il a été en 1914 : la cause de la guerre, il fallait que deux conditions fussent réalisées. D'une part, le rêve de domination, la vision d'avenir et le programme d'action devaient être fixés, mis au point par les théoriciens. D'autre part, ce rêve-programme devait avoir des chances et des instruments de réalisation, disposer d'une dynastie prête à mettre à son service tous ses moyens de puis- sance et d'un peuple absolument docile. Il fallait, en d'autres

350

REVUE DES DEUX MONDES.

baïonnettes. Cet idéal, nous le renions purement et simple- ment? » Et le même jour, avec plus de suavité encore, le mi- nistre Hîrmann Millier parlait de cette aménité nouvelle que l'Allemagne allait introduire dans ses relations avec les nations étrangères. « Nous devons convaincre le monde de notre iné- branlable volonté de paix... Mieux le monde saura que nous n'avons pas une démocratie sans démocrates et une république sans républicains, plus notre « change moral » s'élèvera au dehors... Enterrons à jamais toutes les méthodes de cette politique de violence qui appartient définitivement au passé. » Nous voilà donc rassurés. La politique allemande s'oriente décidément vers la paix. A lire ces manifestes et discours, comme tant d'autres assurances données par la presse, les revues et les livres, comment ne pas se déclarer satisfait?...

Ce serait une faute. Seuls s'y laissent prendre les neutres et les naïfs, ceux qui se font une conception étriquée de la ques- tion, qui limitent trop étroitement, soit l'ancien pangerma- nisme, soit les conditions générales de cette grande lutte en re nations ou groupes de nations dont la guerre mondiale n'aura éié que le prélude.

G-ir la tradition pangerrmniste n'est pas affaire de parti. Elle n'est pas strictement limitée à l'extrême droite. Furent pangormanistes et impérialistes, à des degtés divers sans doute, tous les partis, successivement gagnés avant 11)14 à la cause de la politique mondiale. Le pangermanisme n'est pas seulement une attitude ou un programme. Il a été, il est encore un esprit, une conviction, une religion. Son idée maîtresse, élaborée par les penseurs et progressivement inoculée à la masse de la nation, c'est que le peuple allemand est supérieur à tous les autres par son « idéalism» , » ce mot signifiant un idéal déter- miné d'organisation sociale et de civilisation. Au nom de cet idéal, il s'attribue une mission dans le monde. C'est un universalisme sui gonens qui veut étendre au inonde entier la conception allemande de la vie.

Si l'on agrandit alors, par la pensée, le théâtre de la guerre, si l'on voit, au lendemain des hostilités proprement dites, commencer une lutte plus vaste, plus profonde encore, une rivalité non seulement économique, mais aussi sociale; si l'on se dit que seules gagneront définitivement la guerre les nations qui résoudront le mieux la question des questions, la question

l'allemagne politique. 351

sociale, le problème du travail rationnellement organisé en vue il u ravitaillement et de la pro ludion, ne peul-on craindre que, sur ce nouvel et formidable échiquier, le pangermanisme ne reparaisse sous une forme agrandie et que l'Allemagne ne veuille reprendre, dans un autre sens, cette hégémonie convoitée depuis si longtemps, avec une si inlassable persévérance?

Telle est exactement la question. On peut la poser sans mettre en cause le socialisme, ou la démocratie, ou une doc- trine quelconque. Ce qui importe, en elïot, c'est de définir l'esprit de l'ancien pangermanisme On verra ensuite si, en dehors des partis réactionnaires demeurés fidèles au programme primitif, cet e-pril ne repara kl pas, sous des aspects nouveaux, dams la démocratie et le socialisme allemands.

l'ancien pangermanisme

Etre pangermaniste, c'est affirmer la supériorité absolue de l'idéal d'org misation sociale qui est le fond, solide et durable d'ailleurs, du germanisme. T >ut le reste est secondaire : volonté d'hégémonie, programmes d'expansion, théories belliqueuses. Dans le pangermanisme, le germanisme se définit et s'exalte, se manifeste et s'universalise tout à la fois, s'affirme comme valeur nationale et valeur universelle absolue. C'est pourquoi le pan- germanisme a pour corollaires : un défaut complet de sens psychologique, qui cache aux yeux des Allemands la valeur intrinsèque des autres civilisations; un orgueil démesuré, qui s' mile avec tout succès apparent ou réel; enfin, en cas de défaite, cette hypocrisie particulière qui se dérobe aux respon- sabilités directes et cherche des explications secondaires, travaillant à endormir la vigilance du voisin pour reprendre son but, toujours le même, la grandeur de l'Allemagne et son rôle directeur dans le monde.

Pour que le pangermanisme devint ce qu'il a été en 1914 : la cause de la guerre, il fallait que deux conditions fussent réalisées. D'une part, le rêve de domination, la vision d'avenir et le programme d'action devaient être fixés, mis au point par les théoriciens. D'autre part, ce rêve-programme devait avoir des chances et des instruments de réalisation, disposer d'une dynastie prête à mettre à son service tous ses moyens de puis- sance et d'un peuple absolument docile. Il fallait, en d'autres

OOJ,

REVUE DES DEUX MONDES.

termes, un état de militarisation complète. Ces deux conditions pri iiordiales ne se sont trouvées réunies que sous le règne de Guillaume II. A ce moment-là, moment unique, les dirigeants purent panser que le peuple tout entier, tel le peuple d'Israël, marcherait derrière la colonne de feu, derrière le mythe flam- boyant qui illuminait les cerveaux et galvanisait les volontés. De l'effroyable déclenchement de cette guerre; de ce phéno- mène social assurément grandiose, dont le souvenir fait encore frissonner nos âmes et dont Wells a si exactement décrit l'ampleur et la solennité tragiques.

On sait quelles sont les théories qui constituent le panger- manisme. Elles se groupent autour de trois affirmations fon- damentales : la philosophie allemande est celle qui a le mieux pénétré les secrets de la vie organisée et des réalités sociales; la religiosité allemande est celle qui réalise le mieux l'idéal chrétien; la race germanique est d'essence supérieure et doit régénérer le monde. Ces trois affirmations se ramènent à une seule : l'Allemand a au suprême degré le sens de l'organisation. Que ces théories aient donné lieu à un programme de conquêtes continentales et coloniales, c'est naturel. Au momeni de la plus étonnante expansion que le monde ait vue, il était normal que les géographes et les historiens vinssent à la res- cousse des métaphysiciens, des théologiens et des sociologues pour affirmer que la répartition actuelle du globe était insuffi- sante et provisoire, que l'Allemagne n'avait pas encore sa légitime part, qu'elle devait égaler son rêve spatial au rêve spatial anglo américain. 11 était bon, alors, de démontrer que les Allemands ont les vertus des plus grands peuples de l'histoire, des Grecs et des Romains en particulier, d'élaborer la théorie de l'Etat tentaculaire et d'échafauder sur elle un pro- gra urne continental et colonial. Le premier voulait agréger à l'Allemagne, en Europe, les pays dits « germaniques » qui en étaient encore sépirés, refouler aussi loin que possible la France et la Russie, constituer l'Europe centrale sous l'hégé- monie allemande, le tout contre la France, qu'il s'agissait de saigner à blanc et de mettre à jamais hors de combat; contre la Russie, qu'il fallait couper de la Mer-Noire et du slavisme au4ro-hongrois; contre l'Angleterre, qui devait être éliminée du continent et dépouillée de la maîtrise des mers; contre les Etats-Unis, en face desquels on organiserait les Etats-Unis

l'Allemagne politique. 353

l'Europe sous la direction de l'Allemagne. Le programme lolouiul voulait assurer la domination de l'Allemagne dans le nonde contr la. France, qu'on eût évincée du Maroc et de 'Afrique du Nord; contre la Russie, qu'on eût chassée des îalkans, de l'Asie-Mineure et de la Perso; contre Belges et Wtugais, qu'on eût dépouillés de leurs possessions en Afrique Centrale; contre l'Angleterre partout,' en Egypte, en Àsie- lineure, en Afrique, aux Indes et en Chine; contre les Etats- Jnis enfin, qu'il fallait combattre sur leur propre sol et en Lmérique du Sud. Unis aux théories sur la supériorité de la ivilisation germanique, ces deux programmes consliiuaient le angermanisme intégral, entreprise immense dirigée, au nom e la Kultur, contre les Latins en décadence, les Slaves dignes e mépris, les deux grands rivaux parents du germanisme : Angleterre et les États-Unis.

LES SURVIVANCES DE L'ESPRIT PANGERMANISTE

C'était une folie, la plus tragique qui se soif jamais emparée 'un peuple. Elle s'explique par une double ignorance et une ouble illusion. Etroitement enfermés dans les limites de leur aïf et orgueilleux nationalisme à prétentions universalistes, les llemands ne comprenaient pas qu'ils ne pourraient jamais emplir un tel programme. En même temps, ils ignoraient les utres peuples et ne prévoyaient pas que pareille tentative Hilèverait contre eux, non seulement le monde latin et le îonde slave, mais encore toute la civilisation anglo-saxonne, blie psychologique. Exalter cet idéal d'organisation, qui est le >nd du germanisme et dont nul ne contestait la puissance, était encore légitime. La folie, c'était de n'en pas reconnaître !S limites et les dangers pour la civilisation, de prétendre nposer à des peuples étrangers, formés par une autre tradi- on, les conceptions maîtresses du germanisme.

S'il y avait donc une « révolution » en Allemagne, ce svrait être une révolution avant tout psychologique, un chan- 3ment de mentalité, de cœur et de conscience. Elle aboutirait, lez tout Allemand, à un mea culpa qui reconnaîtrait sincère- lent l'erreur primordiale.

En fait, quelques Allemands ont compris. II serait injuste 3 ne pas le dire. Dans la Gazette de Francfort du 30 mars 1919,

TOME LVIII. 1920. 23

3"i REVUE DES DEUX MONDES.

M. Natorp, professeur à l'Université de Marbourg, écrivait :

« Nous avons été trop bien gouvernés; c'est pourquoi nous n'avons pas appris à nous gouverner nous-mêmes. »

La destinée tragique du peuple allemand tient dans ces simples mots. Et, dans le même journal, avant même que tut signé l'armistice, le romancier Paul Ernst se livrait à de sug- gestives réflexions.

« Si nous avons perdu la guerre, disait-il en substance, ce n'est pas en raison de la coalition mondiale formée contre nous, c'est par notre propre insuffisance. Notre malheur ne vient que de nous: il ne dépend que de nous de nous relever. Il nous a manqué cette vertu qui donne aux autres leur véritable valeur : le courage moral. Nos prétendues vertus ne furent que des vertus de fonctionnaires subalternes. Ce que nous appelons sentiment du devoir n'est, au fond, que lâcheté envers les exigences de notre être supérieur. Vic- torieux, nous eussions couvert la terre entière de casernes et de fabriques. Notre organisation si vantée eût étouffé toute vie indivi- duelle et vraiment psychologique. Pourquoi sommes-nous le pays modèle de l'organisation? Parce que, chez nous, les individus ne savent pas se proposer à eux-mêmes un but d'action. Ils préfèrent tous être des instruments dociles entre les mains d'autrui. Nous accusons les autres peuples de haïr l'esprit allemand; c'est nous qui le haïssons, nous, le peuple de l'organisation, de la science, des fabriques et des casernes. C'est nous qui, par lâcheté, avons désiré l'état autocratique. La lâcheté morale consiste à se mentir à soi- même, à s'imaginer qu'un ordre extérieur peut se substituer aux exigences secrètes de la conscience. Il faut que nous naissions à la vie politique. Le changement de régime n'est qu'un moyen. La réforme nécessaire doit aller plus profond. Nous avons à retrouver laipremière des vertus viriles : le courage de se fixer à soi-même son destin. »

On ne saurait mieux dire. Mais sont-ils nombreux, les Allemands capables d'écrire une telle page? Qu'on oppose aux aveux de P. Ernst ce qu'écrivait, dans la Deutsche Allgemehie Zeitung du 19 août, le professeur Georg Ausschiitz :

« La politique future de l'Allemagne doit être une politique delà « Kultur » et elle doit être fondée sur un principe moral. L'Alle- magne, mieux qu'aucun autre pays, est destinée à devenir le repré- sentant de ce principe moral dans la politique extérieure. Elle est la patrie de la culture universelle et humanitaire, ses chefs intellec-

l'aLLEMACNB POL1TIQUB.

- ont été les créateurs de l'idéalisme moral le plus élevé. Les chets de notre politique doivent aussi être issus du peuple. Mais il faut que nos vertus nationales, notre caractère, notre àme. r. éthique, avec tous ses principes, aboutissent à la politique... Les autres peuples européens ne sont point aptes à cette tâche : l'Angle- terre, imbue d'un idéal de puissance, a fait de l'éthique une doctrine utilitariste, platempnt égoïste: la Franoe, une doctrine frivole de sensualisme et d'hédonisme: l'Italie, une affirmation de l'émotivité. Quant à l'Amérique, elle partage aussi en général l'utilitarisme et le pragmatisme anglo-saxons... L'Allemagne seule est le pays de l'idéa- lisme et le peuple allemand est resté un peuple d'idéalistes. ..Le prin- cipe moral peut et doit être une source de prospérité dans les rapports des peuples, si l'Allemand s'en pénètre. l'Allemand avec ses tendances d'abnégation et d'altruisme, avec son sens pour l'humanitai - vrai et sa foi profondément enracinée en l'ordre moral universel.

Qu'a-t-il donc appris, ce professeur, de la défaite et de la révolution? Les considère-t-il comme de simples « accidents au cours de l'histoire de l'Allemagne L - vénementsde novembre 1918 à août 1919 ne lui ôteni pas l'envie de soutenir des thèses qui couraient la presse pendant l'été de 1918! En ces mois tra- giques, qui virent l'effondrement progressif de l'armée alle- mande, les pangermanisles n'abandonnaient pas leurs théories. La plupart regrettaient qu'on eût déclaré la guerre trop tard. De pins modérés, tels que Delbrûck et Rohrbach, pressentaient sans doute la catastrophe finale, quand ils protestaient contre le pangermanisme outrancier, obstacle à la paix honorable. Ils reclamaient un coup de barre à gauche, le rapprochement avec Wilson, dont il fallait accaparer pour l'Allemagne le pre^t _ moral. Ce même Rohrbach qui, en juin 1918. conseillait à l'Allemagne de monter à l'Est, après l'effondrement de la Russie, une grande entreprise politique et morale, disait, un mois après, qu'il fallait renoncer spontanément à la Belgique et rompre avec le pangermanisme pour créer une atmosphère favorable en poursuivant la guerre avec des armes morales, en attaquant l'ennemi dans la conscience même de son bon droit. en jouant à l'Est un rôle libérateur qui pût rapporter bénéfices! Quant aux socialistes, ils déploraient qu'on n'eut pas conclu avec la Russie vaincue une alliance durable co:. laquelle se fût brisé l'impérialisme anglo-saxon. Ces bons apôtres souhaitaient que l'Allemagne devint une démocratie

356

REVUE DES DEUX MONDES.

sociale et put alors opposer à la politique anglo-américaine une politique germano-continentale qui lui fût supérieure, aux yeux de l'Entente comme dans la pensée des neutres et des pacifistes fascinés par la formule wilsonienne de la Société des dations. C'était, disaient-ils, le seul moyen d'empêcher les impondérables moraux de peser toujours en faveur de l'Entente dans le sentiment de tous les peuples.

Ainsi, à la veille de l'armistice, de nouveaux aspects de l'impérialisme commençaient à apparaître dans la pensée alle- mande. On parlait de « conquêtes morales. » Cette idée, nous la retrouverons souvent dans cotte Allemagne contemporaine qui subit une crise si intense. Dans cette vaste transmutation sombrent, en apparence du moins, tant de valeurs périmées et naissent tant de valeurs encore inconnues, il semble que, parmi les traditions du passé, le seul pangermanisme, loin de disparaître, s'enrichisse au contraire de nuances nouvelles. En fait, l'esprit pangermanisle, tel que nous l'avons défini, n'est absent d'aucun des partis, d'aucune des classes sociales qui, à l'heure actuelle, luttent dans cette singulière arène qu'est l'Allemagne révolutionnaire.

En particulier, l'extrême droite, qui comprend le parti national allemand et le parti populaire allemand, c'est-à-dire les anciens nationaux-libéraux de droite et les conservateurs, semble n'avoir rien abandonné de son programme d'autrefois. Toujours le même ton. Toujours le même mépris de la France et de l'Angleterre. Toujours les mêmes altaques contre la démo- cratie et le socialisme, que l'on rend responsables et de la défaite militaire, parce qu'ils ont infecté l'armée et les masses populaires, et du traité de paix, parce qu'une fois maîtres de l'Allemagne après le 9 novembre 1918, ils ont inspiré à l'Entente cette crainte du bolchévisme et du socialisme allemands qui l'a rendue si impitoyable.

On sait que le Comité central de la Ligue pangermaniste (AUdeutscher Verband a tenu ses assises à- Berlin, le 31 août, pour la première fois depuis la défaite. Le fameux Class y a réclamé le rétablissement de la monarchie impériale. D'autres ont parlé de déclarer la guerre aux Jésuites comme aux Juifs. Quant aux grandes lignes du programme, on les devine : reprendre, morceau par morceau, les territoires perdus, unir à l'Allemagne tous les pays germaniques d'Europe, en parti-

L ALLEMAGNE POLITIQUE.

357

culier cette Autriche allemande qui veut, non un Habsbourg, mais un Hohenzollern. Il y a adaptation aux circonstances présentes. Mais l'esprit n'a en rien changé.

Qu'on en juge seulement! Le 3 juin, dans le Tag rouge, le secrétaire de ladite Ligue, le baron von Yietinghoff-Scheel, écrivait ceci : « L'idéal pangermaniste pe s'est pas le moins du monde écroulé le 9 novembre 1918. Bien au contraire. Les événements et les conséquences de ce terrible jour n'en ont que trop démontré la solidité. La Ligue pangermaniste voit - - idées devenir, l'une après l'autre, de vivantes réalités. C'est pourquoi elle conserve, en ces jours de crise effroyable, la conscience pure et la tète haute. Son avenir est plus riche que jamais. » Paroles singulières, si l'on pense au programme qui était, à la veille de la guerre, celui de la Ligue.

Ne pensez pas que le baron de Vietinghoff-Scheel se moque de nous. Il procède à une démonstration détaillée de sa thèse. Il estime que les événements ont justifié toutes les affirmations de la Ligue : politique d'encerclement préparée par l'Angle- terre, la Russie et la France ; nécessité d'armements plus étendus, d'une mobilisation plus complète, d'une flotte puissante et d'un État-major économique bien outillé: guerre défensive faite par l'Allemagne à seule fin d'obtenir des « garanties » suffisantes pour l'avenir; devoir de résister encore en novem- bre 1918 et de ne pas accepter les conditions d'armistice.

Sur de tels sentiments nous étions d'ailleurs déjà fixés au lendemain de la révolution de novembre. L'humiliation qu'éprouvaient les pangermanistes à voir leur pays abandonner la Terre d'empire, laisser à l'ennemi toute la rive gauche du Rhin et accepter à l'Est une situation lamentable ne les ame- nait pas à résipiscence. Dès le mois de décembre, ils entrepre- naient une campaane en faveur des souverains déchus. Ils faisaient en même temps l'opposition la plus violente au nou- 'veau régime. Il s'agissait «le le tuer moralement, de montrer que la défaite a été provoquée, non par les visées ambitieuses du pangermanisme, non par l'impéritie des chefs militaires ou politiques, mais par les idées démocratiques, socialistes et révo- lutionnaires qui ont sapé à leur base la volonté de vaincre, l'endurance, l'héroïsme, bref, toutes les vertus guerrières du peuple allemand. On traitera Kart Eisner, au lendemain même de sa mort tragique, de « dilettante. » De bonne heure, on

358

REVUE DES DEUX MONDES.

exaltera Noske, le gaillard solide, un de ces bons sous-officiers du temps de paix sur lesquels pouvait compter l'ancien régime. Et, pour se consoler du présent, on contemplera, non sans joie, les embarras des socialistes appelant a la rescousse le corps des officiers. « De Weimar, disait la Tàgliche Rundschau du 27 février 1919, nos grands hommes nouveaux couvrent d'injures le passé, le maudit ancien régime, la triste période bismarckienne. Et cependant, c'est grâce aux débris du milita- risme d'autrefois que l'ordre a pu, non sans peine, être rétabli... C'est vers Potsdam que regardent tous les éléments raisonnables du pays. » « Que ne peut-on, dira en mars la Deutsche Zeitung, retrouver cette bonne vieille Prusse réaction- naire..., cette Prusse si fière, l'ordre régnait, l'on pou- vait paisiblement parcourir les rues sans avoir de browning en poche?... «Mais la grande œuvre bismarckienne a été sabotée par ses successeurs. Bismarck a subi une défaite posthume de la part de ses trois pires ennemis : le libéralisme, le clérica- lisme et le socialisme. L'Allemagne ne se relèvera que par un retour aux anciennes méthodes qu'il suffirait d'adapter aux « temps nouveaux. » Car les temps nouveaux, dira-t-on, exigent de nouveaux moyens et de nouvelles armes.

En fait, c'est à des armes singulièrement imprévues que certains pangermanistes voulaient avoir recours. Au lieu de critiquer le nouveau régime, disaient-ils, ne vaudrait-il pas mieux l'exploiter? JNe pourrait-il nous fournir lui-même le moyen de tirer de l'Entente une éclatante vengeance ? Cette thèse, M. Elzbacher, professeur d'économie politique à l'Uni- versité de Berlin, l'a soutenue dans un retentissant article du Tag rouge. « Pourquoi ne pas étendre à l'Allemagne et au monde entier, pour échapper aux dures conditions de l'Entente, le système des Conseils? Si l'Allemagne accueille le principe du bolchévisme et le transmet aux nations occidentales, le capitalisme de l'Entente ne pourra plus asservir l'ennemi vaincu. Comme en 1813, les classes aisées de la Prusse consen- tiraient aux sacrifices nécessaires. » Pangermanisme étrange, qui invite le peuple allemand à mettre le feu à sa propre maison afin que ce même feu gagne les maisons voisines 1 Sin- gulier exemple de cette sagesse professorale qui avait élaboré les pires thèses du pangermanisme traditionnel !

A dire vrai, l'article d'Elzbacher n'a été qu'un épisode. La

l'allemw.ne politique. 3)9

plupart des pangermanistes vieux jeu ont désavoué ce « bolché- visme national. » Au moment de la discussion des conditions de paix, la presse réactionnaire fait sienne une partie du pro- gramme wiïsonien, en particulier le fameux principe de libre disposition qui permettra à l'Allemagne de conserver les terri- toires colonisés par elle, de s'agréger l'Autriche allemande, de s'entendre avec les Tchèques, de renouer les relations avec la Russie, voire d'entrer dans la Ligue des dations ! On reprendrait ainsi l'ancienne politique « avec de nouveaux moyens et de nouvelles armes. » « A cette condition, disent les pangermanistes, la paix du monde ne sera plus menacée. Mais, si on nous arrache le bassin de la Sarre, la rive gauche du Rhin, si l'on constitue à nos portes une Pologne indépen- dante, alors, c'est un sentiment de vengeance qui nous animera tous : le bolchévisme l'emportera peut-être en Allemagne. » On se contente donc ici d'en agiter le spectre, aux yeux de la France qui peut être gangrenée, aux yeux de l'Angleterre qui ne risque rien, qui est la vraie gagnante de la guerre, mais qui doit savoir si elle veut mettre l'Allemagne en état de se reconstituer ou la livrer à tous les aléas du bolchévisme.

Belle occasion que cette vaste discussion de la paix, du 7 mai au 23 juin, pour exciter les passions chauvines, entonner les vieux chants de haine, sortir de l'arsenal toutes les armes, même les plus rouillées. Levée en masse, relèvement soudain du peuple, glorification de la force prussienne, discours de Fichte à la nation allemande, rien n'y manque. Et ce sera tou- jours la même nostalgie de l'homme fort qui, tel Bismarck, galvanisera les masses et sauvera l'Allemagne. Cette nostalgie n'empêche pas, d'ailleurs, nos bons pangermanistes de fonder leur espoir sur Wilson et sa Ligue des Nations. Eux aussi, ils usent et abusent de l'argument : ou Wilson, ou Lénine. « Nous luttons, nous Allemands, pour l'avenir de l'Humanité. Ce n'est l'égoïsme qui pousse l'Allemagne à discuter. L'Allemagne veut réaliser intégralement le programmé wiïsonien. Elle a le droit d'entrer dans la Société des Nations parce qu'elle est le pays de l'ordre, parce que sa débâcle entraînerait déséqui- libre européen et l'avènement du bolchévisme. Il lui faut donc, non pas le bolchévisme, mais l'ordre, entendez par l'ancien régime, sous la direction d'un homme à poigne capable de conduire le germanisme vers ses hautes destinées. Gomment

3G0 REVUE DES DEUX MONDES.

vouloir d'une paix qui menace les trois éléments sur lesquels se fondait la grandeur de l'Allemagne, comme celle du Saint- Empire : l'unité nationale, la liberté économique et la conscience spirituelle. »

C'est dire qu'en somme il ne faut rien sacrifier de la tradi- tion pangermaniste. Au lendemain de la signature du traité, on souhaite ardemment que le parti populaire allemand et les nationaux allemands fusionnent pour faire au gouvernement actuel une opposition plus systématique et plus efficace: De cette opposition, en effet, peut sortir le réveil de l'esprit national. Puisque les socialistes sont assez nombreux et assez forts pour avoir la majorité quand ils le veulent, en s'unissant au Centre, ou aux démocrates, ou à ces deux partis à la fois, il importe que les partis de droite gagnent des voix. Leur tactique consistera surtout à détacher le Centre du bloc majoritaire. « Au régime actuel, si lamentable et si faible, qui fait res- sembler l'Allemagne à une barque sans gouvernail, opposons, disent les pangermanistes impénitents, l'ancien régime. Her- mann Mùller nous parle d'un renoncement aux méthodes vio- lentes. Exaltons les méthodes et l'idéal de puissance qui furent autrefois les nôtres. La nation les perd de vue. Ce qui, de tout temps, lui a le plus manqué, c'est la foi dans le succès. De le retard et l'arrêt de son expansion mondiale. De ce point de vue, le peuple allemand est nettement inférieur au peuple anglais. 11 n'a pas sa confiance robuste, son optimisme joyeux, son esprit d'entreprise hardi et conquérant. Prenons l'Anglais comme modèle, sans oublier les vertus qu'ont montrées, pendant la guerre, les Français et les Belges. Rééduquons l'Allemagne en orientant ses regards vers l'impérialisme anglo-saxon. »

Dans les Hamburger Nachrichten du 17 juin 1919, on lisait ceci : « Nous devons ranimer la foi dans le succès de notre cause, succès que nous obtiendrons non seulement par une régénération intérieure, mais par la conquête d'une situation extérieure de premier plan, comme première puissance civilisée du monde. Il s'agit bien d'un renouvellement intellectuel et moral ! Il nous faut une Allemagne qui croie au succès, à son succès dans le monde, à sa mission spirituelle, comme Puis- sance avancée d'une civilisation mondiale. »

« Foin de la démocratie et du socialisme! Le peuple alle- mand, pour être à la hauteur de sa mission, doit être conduit

l'allemagne politique. 361

par une main forte. Nos ennemis ont bien su ce qu'ils faisaient quand ils ont exigé la destitution des monarchies allemandes, notre renoncement au militarisme, à cette école d'énergie virile qui discipline la jeunesse. Les successeurs de Bismarck ont gaspillé son magnifique héritage. Si, à la veille de la guerre, les sacrifices nécessaires avaient été consentis pour l'armée, le plan réussissait et la France était écrasée avant que la Russie ait pu venir à son secours. Le peuple allemand, dépourvu de maturité politique, ignore qu'il n'y a pas de liberté sans puissance. » Au récent congrès des nationaux-allemands, les orateurs les plus influents ne disaient-ils pas à peu près ceci? « La Prusse et les Hohenzollern ont fait la grandeur de l'Allemagne; il faut donc qu'ils reviennent au pouvoir ; unis- sons-nous au nom du sentiment national, du vrai christia- nisme et de l'idée monarchique. »

On ne manquera pas, le cas échéant, de célébrer le souvenir des pangermanistes les plus notoires. La Tàglische Rundschau du 5 juillet 1919 consacrait un article à Paul de Lagarde, l'ennemi de Bismarck, qui reprochait à l'effort prussien de n'être pas assez ambitieux et universel. « De Lagarde avait, dit l'article, la foi qui transporte les montagnes, un ardent amour pour cette Allemagne qui est « le cœur de l'Humanité. » C'était un « messager de Dieu. » Sans doute, de Lagarde a critiqué l'ère bismarckienne, cette ère qui maintenant nous apparaît comme le paradis perdu. N'avait-il pas raison? N'avait-il pas compris quelle malédiction pèse sur le peuple allemand égoïste, particulariste, dépourvu d'esprit national? De Lagarde a eu la nostalgie du moyen âge, comme celle du despotisme éclairé de Frédéric II. » Suit l'apologie des deux éléments essentiels da la tradition pangermaniste : l'idéal d'organisation et le despo/- tisme éclairé.

Mais cela ne suffit pas. Il faut un programme précis d'expansion mondiale. Les grandes lignes en sont déjà dessi- nées. Il faut que l'Allemagne contrebalance la supériorité anglaise par une entente avec les territoires de l'Est, par un bloc de 200 millions d'habitants de l'Europe centrale et orien- tale, unis par la communauté de leurs intérêts. Pour atteindre ce but, il faudra : hâter la revision du traité, en particulier de ses clauses territoriales et économiques; ratt?icher à l'Allemagne l'Autriche allemande et les pays danubiens;

362

REVUE DES DEUX MONDES.

nouer des liens solides avec les pays baltiques et l'Etat tchéco-slovaque. Car le chemin de Gonstantinople passe par Prague, Belgrao^e et Sofia, le chemin de Tokio par Pétrograd et Moscou. On rappellera volontiers le mot de Bismarck : « Qui- conque se rendra maître de la Bohême sera le maître de l'Europe. » Le problème russe, dira-t-on encore, c'est le pro- blème de la destinée allemande. l'Entente échouera fatalement, interviendra l'Allemagne avec succès. L'idée maîtresse est donc celle d'un vaste consortium germano-russo- japonais. « Il s'agit, disait Otto Hôtzsch dans la Kreuzzeitimg du 30 juillet, de vouloir fermement conclure avec les nouveaux Etats de l'Est et du Sud-Est, en particulier avec une Russie régénérée, une union à laquelle adhérerait plus tard le Japon. » Est-ce clair?

Tout ce mouvement de réaction s'appuie d'ailleurs sur des intérêts de classe réels et positifs. Officiers et sous-officiers sans ressources, bureaucrates dont la situation est menacée, grands industriels inquiets de l'avenir, capitalistes moyens apeurés par le spectre des nouveaux impôts sont prêts à écouter l'appel des partis d'extrême droite. Ils se laissent prendre à la fallacieuse promesse : « Nous sommes le parti national, le parti allemand jusqu'aux moelles, décidés à ramener la splendeur passée. «Aux élèves des écoles . de Hanovre, rassemblés le 29 août pour la célébration de la victoire de Tannenberg, Hin- denburg disait : « Nous devons redevenir ce que nous étions quand, à Versailles, fut fondé le nouvel Empire allemand. J'étais de ceux qui purent pousser les premiers « hourras » en l'honneur de l'Empereur. » Le mouvement trouve aussi dans 1" Université de sérieux appuis. A Wiïrzbourg, le congrès des étudiants allemands a envoyé à Hindenburg un télégramme dans lequel on s'engage à le prendre comme chef et à tra- vailler au relèvement de l'Allemagne, avec le mot d'ordre : « Avec Dieu pour le roi et pour la patrie. » En de récents dis- cours, les recteurs de Bonn et de Berlin ont adressé leur salut au Kaiser et célébré la grandeur de l'ancienne Prusse.

LES NOUVELLES FORMES DE PROPAGANDE

Comment en vouloir aux mauvais prophètes, quand ils pré- tendaient que l'Allemagne allait au-devant d'une réaction plus

l'Allemagne politique. 363

terrible que celle qui a suivi la guerre d'indépendance? Mais l'ancien esprit pangermaniste ne se manifeste pas seulement par cette réaction. Il apparaît sous d'autres formes plus subtiles et difficiles à saisir.;

Cet esprit, c'est la croyance à la mission providentielle et universelle de l'Allemagne, dans quelque domaine que ce soit. Or de nouvelles perspectives s'ouvrent à cette religion de la supériorité germanique. L'Allemagne est devenue, en apparence du moins, une démocratie républicaine. Elle est un ardent foyer de socialisme. Voilà, semble-t-il, les forces maîtresses de l'heure et du monde. Ne serait-il pas possible d'affirmer, au lendemain d'une guerre qui a mis au premier plan les pro- blèmes de la liberté et du travail, que l'Allemagne doit avoir, comme démocratie sociale, un rôle directeur universel? Ne pourrait-on ajouter à la mission métaphysique, à la mission religieuse et à la mission civilisatrice, la mission politique et sociale?

C'est exactement le thème d'une série d'articles que M. J. Unold, un professeur encore, écrivait naguère dans le Tag rouge, sous le titre : « Des deutschen Volkes kulturpolitischer Beruf. » « Le peuple allemand, dit M. Unold, ne se relèvera que s'il prend conscience de la mission qu'il doit accomplir pour le progrès de la civilisation universelle. » Le professeur ne manque pas d'invoquer Fichte et ses discours a la nation allemande* Fichte n'a-il pas démontré, pour toujours, que l'humanité ne peut se passer de l'Allemagne et ne peut construire qu'avec son aide les « réalités éternelles 1 » C'est par une conquête morale que le peuple allemand retrouvera ses biens perdus, l'estime des contemporains et la gratitude de la postérité. Il va donc se mettre au travail, pour l'humanité, dans le domaine religieux et moral, dans le domaine politique, enfin dans le domaine économique et social. Nous y voilà bien 1 La mission politique et sociale s'ajoute aux missions d'autrefois. Au point de vue religieux et moral, le peuple allemand achèvera l'œuvre commencée par la Renaissance et la Réforme; il réa- lisera le véritable individualisme religieux et l'autonomie de la morale. Il lui suffira de se remettre à l'école de Schleiermacher et de Kant. Quel peuple pourrait ici se mesurer avec le peuple allemand ? Mêmes visées dans l'ordre politique. Mais il faut ici former le « jugement mondial, » empêcher le bon public de

3Gi

REVUE DES DEUX MONDES.

se laisser duper par les termes de liberté, d'égalité et de sou- veraineté populaire. Nous voulons, dira M. Unold, un État populaire (Volksstaat) vraiment libre, non -le parlementarisme brutal. Il nous faut l'Etat « organique, » fondé sur la justice et l'équilibre des forces. Voici revenir l'inévitable comparaison avec l'organisme vivant.

Nous pourrions, nous Allemands, grâce au suffrage universel, construire une véritable représentation populaire sur les divisions naturelles du peuple, sur les groupements professionnels existants. Plusieurs symptômes nous prouvent que l'Allemagne se porte vers cette constitution organique. Les groupes professionnels tendent tous à se mieux organiser, à se faire mieux représenter. De les fameux Conseils, Conseils de travailleurs, voire Conseils d'intellectuels. N'a-t-il pas été question d'instaurer, à côté du Reichstag, un Conseil d'Empire pour la représentation des groupes professionnels ? Le peuple allemand, pour son propre bien et celui de l'Humanité, offrirait alors au monde la démocratie sociale modèle. Hostile à la conception individuelle et mécanique, c'est-à-dire à la conception française de l'État, il fonderait l'État démocratique, vraiment organique, sain et réaliste.

C'est ce que disaient, à peu près dans les mêmes termes, les politiciens du romantisme, Schlegel, Gorres, A. Millier. En vérité, on peut mettre les fameux Conseils à toutes les sauces! On peut, en leur nom, proposer à l'Allemagne, soit de piquer une tète en plein bolchévisme pour réduire à néant les exigences des vainqueurs, soit de reprendre le vieil idéal romantique.

L'idée d'une mission sociale de l'Allemagne vaincue, nombre de nationaux-libéraux, impérialistes convaincus, l'utilisent non sans habileté. Il s'agit toujours de la conquête morale à entre- prendre après l'échec des tentatives matérielles et territoriales. On voudrait unir socialisme et nationalisme. Devant quelle syn- thèse l'Allemagne reculerait-elle? « Bien que battus, disait récemment Endres, nous croyons, nous parti national, à notre victoire finale, à la résurrection d'une grande nation allemande comprenant toutes les terres germaniques, à la condition que l'idée nationale finisse par s'unir avec l'idée socialiste et l'idée socialiste avec l'idée nationale. » « Le peuple allemand, disait aussi Léo Simons en août, a de nouveau reçu le bienfait do la soulîrance. Il devra recommencer à obéir à la nécessité. Si, pendant les dix années prochaines, il ne peut pratiquer ni

L*ALLEMAGNË POLITIQUE. 36S

politique mondiale, ni économie mondiale, il peut montrer aux autres peuples comment une grande nation sait mettre en œuvre son talent de construction pour se rénover. Il peut, libéré du militarisme, se consacrer tout entier au progrès social et cer- tainement il saura être novateur et servir d'exemple dans ce domaine... Les meilleurs esprits, les meilleurs chefs de l'Europe nouvelle l'appelleront à eux pour qu'il mette ses grandes forces épurées au service des temps nouveaux. » Delbrùck précisait enfin, dans les Preussische Jahrbûcher de mai 1919, l'alliance qui se fait, en Allemagne, entre nationalisme et socialisme, par l'égalisation entre le haut et le bas de la société, surtout par les Conseils d'exploitation qui feront des prolétaires les alliés des patrons contre la socialisation totale. Et le même Delbrùck écrivait en août : « Nous ne devons pas perdre de vue que nos seuls alliés dans le monde sont les différentes tendances inter- nationales, pacifistes et socialdémocrates et, jusqu'à un certain point, l'Eglise catholique. »

Ne nous étonnons pas si le Centre nourrit des rêves analo- gues. « L'Allemagne, lisions-nous dans la Germania du 8 août, doit se faire dans le monde le champion des grandes idées qui dominent la vie des peuples et qui ont échoué à Versailles. » Est-ce clair? Et quand le député Fassbender, Geheimrat authen- tique, publiait dans le Tag un article sur « La Mission de l'Alle- magne et l'Idée catholique, » il faisait appel à la bonne volonté de la partie cultivée du catholicisme allemand pour réveiller l'esprit chrétien-national, afin que l'Allemagne fût à la hauteur de sa mission dans le monde. Sur les tendances véritables du Centre, nous avons été fixés par le récent Congrès du parti. Sollicité de droite et de gauche, le Centre hésite. Son alliance avec le socialisme semble pousser vers la droite un nombre tou- jours plus grand de ses membres. Son alliance avec l'extrême droite demeure possible. Dans la Deutsche Tageszeitimg du 1 août, un membre du Contre en montrait la nécessité et en dessinait le programme. « En vertu de sa tradition, disait-il, le Centre ne peut pas être un parti démocratique. Il ne peut être que chrétien-conservateur, c'est-à-dire monarchiste. Le Centre veut devenir un grand parti. Nombre de ses députés, Erzberger en tête, devront quitter le pouvoir. Si 90 p. 100 de ses membres le désirent, le parti opérera sa jonction avec les deux partis d'extrême droite. C'est le vœu des catholiques et

366 REVUE DES. DEUX MONDES.

des protestants évangéliques. Car le christianisme germanique reprend conscience du rôle qu'il doit jouer dans la nation et dans le monde. » Comment ne pas évoquer, à la lin de i elles considérations, le nom de Gôrres?

L'UTILISATION DU SOCIALISME

L'esprit pangermaniste, on le retrouve encore chez les démocrates et les socialistes majoritaires. Il consiste à soutenir que la synthèse tentée entre démocratie et socialisme par l'Alle- magne contemporaine est la grande synthèse de l'avenir et doit mettre le pays à la tête des autres peuples; à affirmer que l'Alle- magne, placée entre la Russie bolchéviste et l'Entente capita- liste, a, de par sa situation géographique exceptionnelle, un rôle modérateur et central qui doit un jour lui donner la première place dans la Société des Nations. Autre manière de démontrer qu'elle est en passe de devenir la démocratie sociale modèle. Autre manière d'exalter l'orgueil national, de mépriser le voisin et de se livrer à toutes les illusions d'antan.

Ici même, on invoquera le système des Conseils qui, par son admirable souplesse, se prête à toutes les interprétations. « L'avenir, disait la Vossische Zeilung du 11 juin 1919. appartient au système des conseils mis au point par le génie allemand. » En d'autres termes, l'Allemagne doit adapter à ses propres besoins et à ceux de l'Europe occidentale le soviet russe, en lui empruntant ce qu'il a de bon, en rejetant ses éléments « asia- tiques. » Alors elle pourra lutter efficacement contre la « démo- cratie formelle » et provoquer la défaite de l'impérialisme et du capitalisme anglo-saxons. « Car, ajoutait le journal, ces idées nouvelles sont destinées à se répandre, par delà les frontières de l'Allemagne vaincue, sur le monde entier. » Même thèse soutenue le 2 mai, dans le Berliner Tageblatt, par Georges Bernhard. « Seul, disait-il, un système mondial de Conseils de travailleurs pourrait donner à la Société des Nations une base solide et fonder l'égalité sociale des peuples par un partage équitable des matières premières. » Et, revenant sur l'idée du double parlement, G. Bernhard ajoutait qu'ainsi l'idée la plus féconde touchant l'organisation du monde sortirait du peuple allemand. C'est encore l'idée maîtresse d'un travail manuscrit ébauché par un disciple de Rathenau et qui nous est tombé

L ALLEMAGNE POLITIQUE. 36i

entre les mains. « Les masses prolétariennes ont actuellement le pouvoir. Ce pouvoir, il faut que les intellectuels les aident' à l'organiser. Le salut de l'Humanité est dans la synthèse du pou- voir et de l'intelligence. Or cette synthèse, seule l'Allemagne peut l'opérer. L'idéal de Lénine est impraticable et celui de Wilson périmé. La solution n'est ni à Paris, ni à Moscou. Elle ne se trouve qu'à Berlin. » Est-ce clair?

Au cours de la discussion des conditions de paix, la cam- pagne entreprise par le socialisme majoritaire et par les jour- naux démocrates a été fort significative à cet égard :

Le capitalisme vainqueur, disait le Vorivaërts, veut étouffer le socialisme. Il a célébré à "Versailles ses orgies et s'est posé en face du flot rouge pour l'endiguer. Or, l'Allemagne est la mère-patrie du socialisme. C'est pourquoi l'Entente lui met le couteau sur la gorge en lui imposant d'inacceptables conditions. La paix de Versailles, c'est la fin de toute politique sociale, de toute socialisation. Comment l'Entente ferait-elle aux travailleurs de sérieuses concessions? Seule, l'Allemagne nouvelle a l'intention ferme de donner à la question sociale, dans le monde, une solution définitive... Seule, elle veut un règlement international du travail. Elle ne peine pas seulement pour la paix des peuples et le désarmement, mais encore pour la paix sociale. Elle entend mettre fin, non seulement aux batailles, mais encore aux hécatombes dont les conditions actuelles du travail sont la cause. Son idéal, c'est la Société des Nations complétée par la pro- tection internationale des travailleurs. C'est elle qui est à la tête de l'Internationale ouvrière et qui représente dans le monde les idées nouvelles. Parler toujours de l'ancienne Allemagne et du despotisme féodal, c'est bien. Mais il faut voir l'Allemagne nouvelle, cette Alle- magne républicaine et socialiste vers laquelle le prolétariat universel tourne les yeux. Or le traité de paix ébranle l'édifice entier de sa législation sociale. Tout ce qu'elle a, depuis si longtemps et avec tant de sagesse, réalisé pour la protection des faibles, est mis en cause. C'est parce que l'Allemagne devient le grand foyer du socialisme international qu'on veut la morceler et l'anéantir. Le monde devrait voir que la République allemande ne lutte pas pour des avantages extérieurs, mais pour un nouveau principe mondial, pour ce principe que le droit ne sortira jamais de la violence. Comment bannirait-on l'Allemagne de la Société des Nations? N'est-elle pas la créatrice de toute vraie politique sociale ? Ses organisations n'ont-elles pas servi de modèle au monde entier ?

Après les socialistes majoritaires, les démocrates. L'idéal

368 REVUE DES DEUX MONDES.

pangermaniste se revêt ici du manteau re'publicain et du prin- cipe wilsonien de la Ligue des Peuples.

Le projet de Wilson, dira-t-on, aboutit à créer un groupement des nations victorieuses. Celui de l'Allemagne est fondé sur une base vraiment démocratique. Il se propose, non seulement d'empêcher la guerre, mais encore de travailler au perfectionnement matériel et moral de l'humanité. Le noyau de la Ligue des Peuples serait alors un Parlement mondial qui se recruterait en première ligne au sein des Parlements nationaux et l'Allemagne aurait sa place. Tandis que l'Entente cherche un compromis entre le pacifisme wilsonien et l'impérialisme anglais ou français, le projet allemand met l'Entente en demeure de renoncer à toute velléité de domination mondiale, économique ou sociale. Ce projet fera comprendre au monde entier que l'Allemagne n'est pas plus responsable de la guerre que les autres nations, que l'impérialisme allemand n'a jamais été agressif et qu'il n'a jamais visé à l'hégémonie nouvelle !

C'est dire que l'Allemagne républicaine et démocratique défend, contre l'Entente qui les trahit, les grands principes de la justice et du droit. L'argument de ces bons apôtres est paral- lèle à celui des majoritaires.

La Frankfurter Zeitung elle-même soutiendra qu'on veut arrêter tous les progrès du socialisme, que le travailleur alle- mand va devenir un prolétaire mal payé, que les prolétaires des autres pays subiront tôt ou tard sa destinée. Toutefois, un peuple résolu ne peut être anéanti. « Le peuple allemand, s'écriait Mme Minna Cauer dans le ' Berliner Tayeblatt, doit résister et travailler pour le droit. C'est une œuvre géante qu'il doit accomplir. Il suit la voie douloureuse ; mais il faut qu'il la suive jusqu'au bouf pour que, suivant le mot de Lessing, il montre à l'humanité la voie de la perfection. Qu'il choisisse entre l'esclavage et l'ascension vers les hauteurs! » L'Alle- magne luttera donc pour que tous les peuples aient les mêmes droits. « Le principe démocratique a fait de tels progrès dans le monde qu'on ne peut plus le détruire par les armes. L'Em- pire allemand s'est écroulé parce que ses dirigeants n'ont pas compris quelles concessions ils avaient à faire à la démocratie. Il en sera de même de l'Entente qui, au nom de son impéria- lisme, étouffe la démocratie. Et alors, si l'Allemagne a un tel rôle à jouer dans le monde, comment ne pas lui rendre son

l'allemagne politique. 369

domaine colonial? Gomment ne pas lui assurer vivres et ma- tières premières? »

En attendant, il faut signer. Et la Gazette de Francfort estime qu'il ne faut pas arrêter par un refus absolu l'évolution de l'Allemagne vers un avenir meilleur. « Car il faut montrer que l'Allemagne a tout fait pour avoir la paix, pour chercher une voie nouvelle par des moyens nouveaux. Cette attitude a. dans le monde, une grande puissance d'attraction. Ne l'oublions pas. »

Tel est donc l'esprit du socialisme majoritaire et des démo- crates au moment de cette crise de l'opinion qui a dévoilé la véritable orientation de la Révolution allemande. Au lende- main de la signature, cet esprit se manifeste avec plus de netteté que jamais. « Les peuples, écrivait le Vorwàrts des 27 et 28 juin, nous donnent la main dans la lutte universelle contre le capitalisme mondial. Donnons au socialisme la vic- toire dans les pays de l'Entente. Nous aurons alors la Ligue des Peuples socialistes qui embrassera le monde entier. •» Le même journal ajoutera, le 1er juillet :

L'Allemagne est indispensable au monde, qui a besoin de sa capacité d'organisation sociale et syndicale. Malgré le 28 juin 1910, la mission universelle de l'Allemagne subsiste. Elle ne fait même que commencer. Nous n'avons plus besoin de la guerre. Dans le monde entier, se groupent maintenant autour de l'Allemagne tous ceux qui veulent le droit et la justice. Foin des canons et des sous- marins ! Notre prestige moral a grandi. Nous avons la sympathie des neutres et de tous ceux qui, en France et en Angleterre, en Italie et en Amérique, luttent contre le militarisme et le capitalisme. Voila une alliance qui vaut mieux que l'ancienne Triplice ou l'Entenle elle-même. Nous aurons notre revanche. Une fois de plus, c'est l'Allemagne qui sauvera et régénérera le monde.

Quant aux démocrates, ils préconisent plus que jamais une politique moyenne entre l'extrême gauche et l'extrême droite, ce qu'on est convenu d'appeler « la dictature du milieu. » Encore quelques années, disent-ils, et le monde comprendra que l'Allemagne a été purifiée, non humiliée par la paix de Versailles. Sur les ruines de l'Entente actuelle, s'élèvera la vraie Société des Nations, dont l'Allemagne aura eu la gloire de comprendre la première la vraie nature et la vraie portée. iu..K i.viu, 1020.

370 REVUE DES DEUX MONDES.

Vers la fin de juillet, les discours-programmes du président Bauer et du ministre flermann Millier viendront consacrer officiellement ce point de vue. Le président Bauer dira ce que déjà répétait la presse, lors de la deuxième lecture du projet de Gonstitulion, à savoir que l'Allemagne possède la meilleure, la plus authentique des démocraties. « La jeune République, annonçait-il au mande, s'établira malgré la réaction milita- riste et monarchiste. Faut-il énumérer ses conquêtes? Faut-il mentionner la revision du droit pénal, du Code civil, de la législation tout entière, parler des projets pédagogiques qu1 préparent la rééducation du peuple allemand? Bientôt il n'y aura plus de peuple qui puisse se vanter d'avoir une démocratie comparable à celle de l'Allemagne. »

H. Miiller soutiendra ensuite que la politique étrangère de l'Allemagne doit être la plus démocratique du monde. La revanche de l'Allemagne, ce sera d'aider la Belgique et le Nord de la France à se reconstituer. L'Allemagne entre dans les temps nouveaux munie du système électoral le plus large, du féminisme le plus avancé, de la législation ouvrière la plus sympathique à l'Internationale. « C'est ainsi seulement, ajou- tait-il, que nous ferons dans le monde des conquêtes morales. »' Mais, en attendant, on fait des projets d'avenir. On sait que le sort du monde se décidera à Washington et a Tokio. On veut y établir d'excellents représentants. On en aura partout, d'ailleurs : à Moscou, à Pékin et à Rome. On sait aussi que les circonstances économiques actuelles vont créer des rappro- chements non prévus par le traité de Versailles, que le prestige allemand en Espagne est encore considérable, que l'Allemagne possède en Hollande et en Suisse de solides sympathies, qu'une politique active peut dès maintenant commencer, en Russie et en Orient» une pénétration vaste et sûre. C'est pourquoi, au congrès du Parti démocratique, Fr. Naumann déclarait : « Au milieu de la misère et des défaites, nous n'abandon- nons pas l'idée de la Grande Allemagne; mais nous repous- sons ce pangermanisme qui a fait tant de mal au peuple allemand et à la pensée allemande. » Oui, mais de quel pan- germanisme s'agit-il? L'impérialiste que fut Naumann avait-il le droit de se désolidariser du pangermanisme?

En ce qui concerne l'extrême gauche, il est encore assez difficile de définir exactement sa mentalité. Au cours de la

L'ALLEMAGNE POLITIQUE. 3~ l

discussion des conditions de paix, les indépendants ont natu- rellement témoigné à l'égard de Y « impérialisme capitaliste » de l'Entente une hostilité plus violente que celle des majori- taires. Leur solution était toutefois bien différente. « Il faut, disaient-ils, signer sans hésitation. Pourquoi? Parce que la signature immédiate de la paix ne tardera pas à provoquer la révolution universelle. Le traité de Versailles est tel qu'il ne peut qu'accélérer le mouvement. Le socialisme l'emportera à l'Est et à l'Ouest. Alors viendra la vraie paix. Il faut donc souscrire aux conditions de l'Entente, mais afin d'entreprendre sans tarder la lutte pour la revision du traité, en collaboration avec les masses populaires de tous les pays. Qu'importe, d'ail- leurs, si le traité anéantit l'Allemagne capitaliste? Ce qu'il nous faut, c'est la révolution universelle conduite par l'Alle- magne qui donnerait ainsi l'exemple et mènerait la grande ofiensive socialiste. En amenant l'Allemagne à signer, nous la sauvons de la catastrophe et nous lui donnons un rôle direc- teur dans le monde. Car, si elle peut rapidement se reconsti- tuer, elle deviendra la grande nation socialiste qui dirigera l'Internationale ouvrière. » Le but à poursuivre, à Lucerne comme ailleurs, sera donc de fonder la véritable Internationale, sans compromission avec les socialistes de droite, avec le pro- gramme intégral du socialisme révolutionnaire. Il importe que le socialisme allemand fasse l'union des forces révolutionnaires du monde entier.

Derrière les socialistes indépendants, il y a tout le mouve- ment « activiste, » la phalange de ces jeunes intellectuels qui veulent s'occuper de politique, favoriser en Allemagne le pro- grès et les réformes, travailler par au bien de l'Humanité. Ils ont, eux aussi, des ambitions universelles. Ils parlent volontiers d'une synthèse de Lénine, de Wilson et de Platon. Ils veulent la Société des Nations, la dictature du prolétariat et, à côté des Soviets-Conseils, la dictature des Intellectuels, rêve de la République platonicienne et forme raffinée du des- potisme éclairé. Ils entendent refaire en ce sens l'éducation du peuple allemand, donner à la révolution ce qui lui manque et ce qui fut, au suprême degré, le privilège de la Révolution française : l'enthousiasme, la profondeur, un véritable pro- gramme philosophique et moral. Leur but serait donc de com- pléter la révolution universelle des indépendants par celle des

372 REVUE DES DEUX MONDES.

idées et des cœurs. Ils feraient ainsi de la révolution allemande un principe de transformation mondiale.

INSUFFISANCE DE LA RÉFORME MORALE

Il faudra suivre ce mouvement de très près, étudier ces jeunes, aiin de savoir quelles sont leurs vraies tendances. Pour l'instant, nous avons à considérer l'ensemble de l'opinion et des idées en cours. Dans la « Welt am Montaq » du 4 août, M. 0. Nippold disait que la lourde responsabilité encourue par le nouveau régime est dans ce fait qu'il n'a jamais fran- chement désavoué l'ancien. « On a cru, ajoutait-il, dans les milieux dirigeants, pouvoir se borner à une transformation politique et renoncer à une nouvelle orientation morale. » C'est un des mots les plus vrais, les plus profonds qui aient été prononcés sur la révolution allemande. La nation alle- mande, selon M. Nippold, n'éprouve aucun sentiment de repentir au sujet du passé. Toute sa pensée s'absorbe dans l'illusion d'une souffrance injuste. De cet esprit de protesta- tion qui, nous venons de le voir, est commun à toutes les classes et à tous les partis, qui engendre la haine et l'idée de la revanche sous toutes leurs formes. Sans doute, le traité de paix n'est pas une œuvre parfaite. Mais l'Allemagne devrait, à son égard, avoir une autre attitude que celle de la protesta- tion. Elle devrait comprendre la nécessité d'une dure expiation.

Cette interprétation est exacte, mais incomplète. La convic- tion d'une souffrance injustement subie ne résume pas toute la mentalité allemande actuelle. Elle n'est que l'un de ses aspects secondaires. Nous inclinons à douter de la révolution allemande. Est-ce parce qu'elle ne réalise pas le socialisme intégral, parce qu'elle laisse la réaction monarchiste gagner en force, chaque jour? Nous doutons d'elle, obstinément, en raison même de cet esprit qui est commun à tous les partis, à toutes les confessions, à tous ceux qui entendent travailler au relèvement du pays, esprit d'orgueil national, conviction enracinée touchant la prétendue mission universelle de l'Alle- magne, exaltation de l'organisation allemande.

La cause de notre scepticisme, c'est donc l'esprit pangerma- niste, tel que nous le révèle la tradition du xixe siècle, tel qu'il nous apparaît, sous de multiples aspects, dans l'Aile-

l' ALLEMAGNE POLITIQUE. 373

magne d'aujourd'hui. Il est partout. Il empoisonne tous les programmes, toutes les idées de réforme. II crée, en particu- lier, cette abominable hypocrisie qui, oubliant les fautes pas- sées et les écrasantes responsabilités, fait de principes moraux universels une sorte de marchandise commode dont l'Allemagne aurait à se servir pour relever son prestige, son « change mo- ral » dans le monde. Voilà ce qui empêche l'Allemand de se repentir, de voir l'immensité de la faute commise en 1914.

La conséquence logique de cette attitude orgueilleuse, de ces prétentions à l'universalité, bref de ce pangermanisme im- pénitent, c'est que le mépris à l'égard de l'étranger continue, mépris à l'égard de l'Anglo-Saxon que l'on envie secrètement comme par le passé, tout en l'accusant de basses préoccupa- tions, mercantiles, mépris à l'égard du Français dont on n'a pas compris la stoïque résistance et les solides vertus, que l'on juge avec la même ignorance, la même étroitesse, la même haine qu'autrefois. C'est surtout que nous ne voyons pas la révolution allemande. Il est significatif que, dans une récente protestation, les professeurs de l'Université de Berlin aient solennellement déclaré « qu'ils se détournent avec le plus pro- fond mépris des nations ennemies et mettront tout en œuvre pour transmettre ces sentiments aux nouvelles générations allemandes. » Avec combien de raison M. Nippold déclare-t-il que toute la nation allemande est en train de se vouer artifi- ciellement à un état d'esprit de revanche, au lieu de chercher, par un sincère mea culpa,k s'entendre avec les autres peuples! En ce sens, les responsabilités de la nouvelle Allemagne sont aussi graves que celles de l'ancienne.

Edmond Vermeil.; (A suivre. j

AUTOUR

DE LA

CORRESPONDANCE DE BOSSUET

LES DERNIERS ACTES DE BOSSUET A METZ (1663-1668)

I. UN INTERMEDE AUX GRANDES PENSEES

Restaurer dans le Jansénisme le sens de l'Obéissance contre la Raison, par raison même et par amour; réconcilier le Pro- testantisme avec un Catholicisme mieux connu et une Eglise comprise, c'étaient sans doute de ces pensées par s'affirme un grand esprit, qui domine apparences et contin- gences pour voir au fond des âmes les tendances secrètes, et suivre en l'avenir prévu la logique des conséquences. Et l'homme qui portait en lui-même ces méditations profondes et lointaines et qui en formulait les résultats avec tant de sûreté, nous sommes tentés de nous le figurer comme une sorte de phi- losophe serein, ratiocinant dans la paix introublée des cimes.

Il n'en est rien pourtant. Et, précisément, il nous faut ici profiter d'un document annexe de la Correspondance (2) pour nous rendre compte des réalités, basses ou désagréables, avec lesquelles avait à compter ce penseur chrétien en ascension, et

(1) Voyez la Revue des 15 juin, 1" août, 1" octobre, 15 décembre 1919 et 15 mars 1920.

(2) Ce document est pour la première fois publié par les abbés Gh. Urbain et Levesque dans le tome I de cette nouvelle édition de la Correspondance de Bos- sue* (Paris, Hachette, 1909 et années suivantes), dont je recueille dans ces ar- ticles les précieuses données.

AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 375

des exigences prosaïques de cette lutte pour la vie il devait, tout comme le premier venu, se débattre.

Ce document, c'est une requête, adressée, probablement en août 1664, par l'intermédiaire du comte d'Albon et de l'abbé Montaigu, au chancelier Pierre Séguier : « Depuis quatre ans, on conteste a l'abbé Bossuet le prieuré de Gassicourt, qu'il a de feu M. le Cardinal (Mazarin), par toute sorte de chicanes. Ce procès, depuis ledit temps, est lié au Grand Conseil entre toutes les parties. La récréance, » c'est-à-dire la possession provisoire du prieuré en litige, a été « adjugée audit Bossuet qui est en possession. Le procès présentement est sur le bureau depuis près de quinze jours... Monsieur le Chancelier est sup- plié de vouloir arrêter le cours des chicanes qu'on prépare, et maintenir le dernier arrêt [du Grand Conseil], afin que ledit Bossuet puisse reprendre, et continuer avec plus de liberté, ses occupations ordinaires. [Signé] Bossuet. »

De quoi il retournait (1), nous le savons désormais très exactement. Le prieuré-doyenné de Saint-Sulpice de Gassicourt- lès-Mantes appartenait, au commencement de 1660, à Pierre Bédacier, ce bénédictin de Cluny suffragant de Mgr Henri de Verneuil et administrateur du diocèse de Metz. Bossuet avait eu, on s'en souvient, avec Bédacier, depuis son arrivée à Metz, d'excellentes relations. Il le secourait, nous aurons encore lieu de le signaler, dans les luttes que le pauvre évêque contesté avait à subir de l'acharnement des cha- noines. Rien d'étonnant à ce que Bédacier eût l'intention de récompenser son jeune allié, en lui transmettant un de ses bénéfices. C'est ce qu'il fit a l'automne de 1661, vers le 13 octobre, où, revenant de Paris à Metz, il tomba gravement malade en chemin, à Château -Thierry. On le transporta au château du Charmel, chez un ami. Il manda Bossuet, et se voyant mourir, il exprima, sous quelle forme nous l'ignorons, son désir « que le prieuré de Gassicourt revint après sa mort à Bossuet. » Grâce à des combinaisons sur quoi je reviendrai tout à l'heure, mais auxquelles, dès le 15 octobre, le cardinal Mazarin, abbé

(1) Comparez, avec les notes des éditeurs de la Correspondance, Ernest Jovy. Bossuet prieur de Gassicourt les Mantes et Pierre du Laurens. Un factum inédit contre Bossuet. Vitry-le-François, 1891. et Bossuet prieur de Gassicourt les Mantes et Pierre du Laurens. Quelques faclums oubliés contre Bossuet, 1898, que je résume pour les faits.

376

REVUE DES DEUX MONDES.

et supérieur général de Cluny, se prêta sans objection, les bulles sollicitées à Rome pour Bossuet furent « accordées le 3 des calendes de mars 1661, » « fulminées en l'Officialité de Paris le 20 juillet, » et Bossuet prit possession par délégué le 24 juillet de la même année.

Entre la mort de Bédacier et l'octroi des bulles, nulle protestation ne s'éleva contre cette nomination. Mais il n'en fut pas de même aussitôt Mazarin décédé.

Presque immédiatement, cinq concurrents fondent sur l'héritier de Bédacier, brandissent des « droits » et des « titres divers, » battent en brèche de concert ceux de Bossuet. Successivement à chacun d'eux, Rome, indifférente, accorde des bulles comme à Bossuet lui-même, laissant à ces Français, qui la volent en somme, le soin de se débrouiller devant la justice de leur pays. Les rivaux de l'archidiacre de Metz font appel au Grand Conseil... Et c'était le troisième procès que Bossuet avait, à l'âge de trente-trois ans, à soutenir pro di.mo sua.

Avait-il la raison et le droit pour lui ? On se rappelle ce que nous avons constater déjà à propos de son canonicat, sur ces transmissions de bénéfices ecclésiastiques. Toutes prêtaient plus ou moins à conteste, et il n'était guère de prétention qui ne trouvât des textes ou des traditions s'ap- puyer, « les droits des diverses autorités élant fort mal définis alors, » comme l'observe avec raison M. Jovy, le dernier enquêteur et narrateur de cette affaire. « A Cluny, l'abbé sécu- lier de l'Ordre et le grand prieur, moine régulier, prétendaient, l'un et l'autre, » pouvoir nommer aux bénéfices vacants... Et aussi, l'Evêque du diocèse était sis le bénéfice... Et le Pape, également, si l'on s'adressait directement à lui. Les cinq con- currents de Bossuet se réclamaient de ces distributeurs divers : heureusement encore qu'en l'espèce il n'y avait point de sei- gneur laïque qui se crût en droit de disposer de Gassicourt!

Quant à Bossuet, il s'autorisait, légalement, et du désir formel de l'ancien possesseur, et de l'adhésion de l'Abbé de Cluny. Le faible de sa cause, c'était, d'abord, la façon dont la dévolution s'était faite.

Si Pierre Bédacier s'était avisé plus tôt de lui résigner son bénéfice, comme autrefois, à Metz, si le chanoine Royer n'avait pas été si lent à favoriser son jeune ami, les choses eussent marché, sinon toutes seules, au moins plus aisément.

AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 3'H

Mais Bédacier ne s'était décidé qu'à la veille de son dernier souffle, et la résignation in extremis n'était pas légile : cela se comprend. Trop tardivement généreux, Bédarier avait donc dû, sur son lit de mort, donner' sa démission pure et simple. Seu- lement, de cette démission d'un bénéfice régulier, congréga- niste, un régulier seul pouvait profiter. C'est pour cela qu'il avait fallu que les conseillers de Bossuet, ou lui-même, recourussent à un tiers, à cette « personne interposée, » qui a de tout temps sauvé tant de situations, justes ou injustes. Bossuet se découvrit, non loin de Château-Thierry, à Chalon- sur-Saône, un cousin germain du côté maternel, religieux bénédictin. Dom Jacques Droùas de la Plante accepte d'être le moine « homme de paille » qu'il fallait : ce fut en sa faveur que Bédacier démissionna. Immédiatement, partant en poste, Jacques Droiias vient présenter cette démission à Mazarin qui lui accorde sur-le-champ des « provisions » en forme. Bédacier était mort le 19 octobre : « dès le 20, dom Droûas sollicitait des bulles à Rome, mais alors non plus pour lui-même, mais pour Bossuet, » déclarant n'avoir accepté du défunt prélat ce béné- fice que pour le « résigner » à l'archidiacre de Metz. Tout ce manège n'avait nullement scandalisé le Saint-Siège : il en voyait bien d'autres.

Seulement cette procédure ingénieuse n'était pas faite pour décourager la chicane. C'est ce que nous montrent avec sura- bondance les factums que l'on a publiés ces derniers temps. Et ils nous montrent aussi que Bossuet, malgré son talent, malgré sa vertu, malgré sa situation officielle grandissante, n'imposait pas du tout à ses adversaires autant de respect que ses dévots le pourraient présentement souhaiter. Un seul d'entre eux, dom Paul de Rannher, fait l'aumône de quelques compliments à l'orateur du Carême de 1662 : « L'abbé Bossuet est notre ennemi le plus redoutable... Il porte sa recommandation avec lui; il est prédicateur; ses mœurs sont exemplaires; la vertu est peinte sur son visage. » Mais c'est un simple salut en pas- sant, et le reste du factum de dom Paul de Rancher n'est pas moins vif contre le doyen de Metz qu'il ne l'est contre ses autres concurrents : dom André de Cugnac-Imonville, dom Gouin, dom Charles Fourdrinière, ou dom du Laurens. Quant à Dom Pierre du Laurens, prieur du prieuré-collège de Cluny, doc- teur en théologie de la maison de Sorbonne, futur évêque de

REVUE DES DEUX MONDES.

Belley, il écrit, lui, deux mémoires. Dans le premier, il dresse contre Bossuet un réquisitoire acharné. Dans le second, qu'il dirige contre dom André de Cugnac, dom Gouin etdom François de Valgrave, il consacre une addition fort longue à vilipender Bossuet derechef. Et nul doute que si nous avions les pièces d'éloquence composées pour le compte de dom de Cugnac, de dom Gouin et dom Fourdrinière ou de dom de Val- grave, nous n'y trouverions les mêmes virulences ou d'autres. De ces imputations contre Bossuet, y a-t-il quelque chose à retenir? De quoi ne l'accuse-t-on pas, cet adversaire « le plus redoutable, » et surtout déjà pourvu et bealus possidens? J'omets bien entendu la menue monnaie : les griefs pour vice de forme, qualifiés naturellement de manœuvres dolosives et de falsifications coupables (1). On ne l'accuse pas seulement d'avoir poursuivi ce bénéfice « par course ambitieuse; » ce qui, au fond, était assez exact; mais encore par des procédés qui auraient été moins excusables que des ruses de procédure ; on l'accuse de « s'être intrus audit prieuré par confidence, » c'est-à- dire par une intrigue « clandestine, avaricieuse et simoniaque; » on l'accuse, surtout, d'avoir, pour prendre le temps nécessaire à la connivence de son complice et cousin Droùas, dissimulé la mort de Bédacier. A l'effet de quoi, « Bossuet n'aurait pas craint d'empêcher le lieutenant-général de Château-Thierry de venir apposer le scellé, visiter le corps mort et reconnaître le jour du décès, faisant dire que si ledit sieur lieutenant-général venait, il lui ferait fermer la porte. » Bien plus, chose horrible, il a, dans le même dessein, embaumé, ou, comme il est dit moins élégamment et avec une intention visible d'outrage il a « salé » le cadavre de l'évêque suîTragant de Metz. Or était-il nécessaire de « saler » un homme « mort sur la fin d'octobre, mois qui avance dans l'hiver, et par conséquent susceptible d'être gardé plusieurs jours sans artifice ni infec-

(1) Jovy, p. 14. « Les adversaires de Bossuet l'accusèrent encore d'avoir falsifié, altéré, surchargé toutes les pièces dont il s'aidait : registre mortuaire de l'église Saint-Martin-du-Charrnel, acte de démission, « provisions » du cardinal Mazarin, registres du banquier expéditionnaire de Paris qui avait envoyé les pro- visions en Cour de Rome, réponses de son correspondant. » Des dates menson- gères auraient été substituées aux véritables, au moyen de pdtés et poches d'e?icre. Inutile de dire que le fait même d'avoir fait faire des actes en forme, constatant les dates de décès ou de démis^on de Bédacier, est présenté comme une précaution perfide en vue des poursuites qu'il prévoit...

AUTOUR DE JlA CORRESPONDANCE DE BOSSUET.

3" 9

tion? » Le sieur Bossuet a pourtant, en grande hâte, « fait écrire par Fournier, médecin, à Taillefer, apothicaire à Châ- teau-Thierry, de lui envoyer au Charmel des drogues aroma- tiques. »« Et il a brûlé la lettre! » Pourquoi l'a-t-il brûlée, cette lettre, sinon pour supprimer la preuve de l'embaumement ? Cet embaumement scélérat fut pratiqué sur le cadavre « encore tout chaud. » Et, si l'on ajoute que « pendant quatre jours au moins à partir de l'Extrême-Onction, » l'entrée de la chambre du défunt a été interdite, et que postérieurement à la mort, « on a porté» ostensiblement, dans l'appartement du défunt, » pendant plusieurs jours « des bouillons et des gelées » pour faire croire qu'il était encore vivant, dans l'un ou l'autre cas, le crime est patent.

On pense bien que cet amas d'inductions et d'interprétations hypothétiques, jetées les unes par-dessus les autres alors même qu'elles se contredisaient, par la sophistique inventive des L'Intimé et des Petit-Jean du barreau, n'émut pas la jus- tice. Le Grand Conseil n'eut pas de peine à se rendre compte que Bossuet, « résignataire par démission, » avait « le droit le plus apparent, » et, par « arrêt du 31 mars 1662, lu le 19 mai suivant, » il lui accorda la possession provisoire du bénétice (1). Quant à l'exhumation du corps, réclamée par le demandeur, le juge la refusa sagement, Bossuet n'ayant jamais nié que le corps avait être embaumé. Très légitimement donc, en mai 1662, le doyen de Metz devenait doyen de Gassicouit.

Mais un procès pour « résignation irrégulière » qui ne durât qu'un an, cela ne se voyait point au xvne siècle. De plus, Bossuet avait des adversaires acharnés. « Un certain conseiller Hervé, de la troisième chambre des Enquêtes du Parlement de Paris, n'épargnait rien pour faire triompher Gluny, auquel il était tout dévoué, » dévoué par intérêt personnel, comme le fait observer Bossuet dans une requête de 1664. Enfin, ainsi qu'on l'a remarqué avec raison, « à ce moment le nom de Bossuet était loin d'être en faveur » dans le public. Il n'y avait pas très longtemps qu'un des cousins de l'archidiacre de Metz, Jacques Bossuet, avait été condamné successivement au Chà- telet, à l'Officialité de Paris et au Parlement de Grenoble, sur requête d'une certaine demoiselle Roussel qui prétendait avoir

(i) Jovy, p. 9, io

380

REVUE DES DEUX MONDES.

été épousée par lui. Un autre de ses cousins issus de germain, François Bossuet, ce parvenu dont nous avons vu plus haut que Jacques-Bénigne étudiant et son frère avaient eu l'utile protection, venait de tomber en disgrâce. Longtemps homme de confiance du Surintendant, il se trouvait compromis dans son procès et soulevait la réprobation publique par une for- tune immense due vraisemblablement à des concussions. La Chambre de Justice lui réclamait « des millions extorqués. » Sans doute, Bossuet n'élait pas entaché par ces vilaines affaires qui ne l'empêchaient point d'être appelé par l'archevêque de Paris et par le Roi à prêcher à la Cour; mais les avocats de ses adversaires ne négligeaient pas l'occasion d'insinuer que le nom de Bossuet signifiait « homme habile dans l'art des exactions » (1).

Et donc l'affaire suivit son cours, un an, deux ans encore. De guerre lasse, quelques-uns des prétendants se retirèrent. « Il ne resta plus que Charles Fourdrinière, » le candidat soutenu par le Prieur de Cluny. Mais à ce petit et obscur per- sonnage, « la congrégation de Cluny substitua comme plus autorisé et autrement redoutable » celui dont nous avons déjà cité le factum, dom Pierre du Laurens, Parisien d'une vieille famille bourgeoise, médicale, parlementaire, ecclésiastique. Alors le débat change de face. Avec du Laurens, seul cham- pion, c'était Cluny qui défendait ses privilèges, ses bénéfices, et même un principe: principe de droit canon : « Regularia regularibus : les biens monastiques doivent être réservés aux moines. » Le nouvel Abbé de l'Ordre, le cardinal d'Esté, ne s'intéressait point, ce semble, à Bossuet. Mais peut-être pas beaucoup plus à son Ordre. S'il avait fait bloc contre Bossuet avec le Prieur, le procès eût pu tourner tout autrement.

Car en somme, elle était fort juste, cette vieille maxime, pour laquelle Cluny partait en guerre. C'était sagement que les Conciles avaient voulu « faire cesser, » dans ces attribu- tions de biens, « le mélange des clercs et des moines, garder l'ordre de la hiérarchie et maintenir distinctes et autonomes, la vie et les ressources des congrégations monastiques. «Stipu- lée par le concordat de 1516, réclamée par le Concile de Trente et par les conciles provinciaux du xvie siècle, cette règle,

(1) Jovy.p. 2, 25-

AUTOUR DE La CORKESPONDA.NCE DE BOSSUET. 381

ainsi que le remarque justement M. Jovy, « avait été aussi reconnue juste et utile par Charles IX, par Henri III, par Louis XIII. » A coup sûr, l'intrusion de prêtres séculiers dans les bénéfices d'un Ordre était un abus. Et un casuiste de Purt- Royal n'eût pas donné raison à Bossuet sur ce point.

En tout cas, Du Laurens essayait de dessaisir le Grand Con- seil, u à qui, régulièrement, les causes de Cluny étaient com- mises, » mais qui avait fait gagner Bosquet. La manœuvre faillit réussir. Sous prétexte que le doyen de Metz « comptait un certain nombre de parents parmi les magistrats du Grand Conseil, » le Conseil privé, par arrêt du 18 juillet 1664, défendit au tribunal suspect de passer outre. Bossuet dut, par une nou- velle requête, prouver que les parentés à lui objectées étaient inexistantes, et obtenir du Conseil privé un deuxième arrêt (2 août 1664) qui laissait au Grand Conseil la connaissance et la décision.

Ce combat acharné, ses vicissitudes, l'incertitude de l'issue nous expliquent la requête au Chancelier Séguier dans laquelle on voit Bossuet user à son tour des influences dont il pouvait disposer. Il est membre de la Compagnie secrète du Saint-Sacrement, dont le Chancelier Séguier fait d'ailleurs partie. Le comte d'Albon, chevalier d'honneur de la duchesse d'Orléans, l'abbé de Montaigu, alors grand aumônier de la Reine d'Angleterre, en sont membres aussi. Bossuet connaît, sans doute, particulièrement le comte d'Albon, par Rancé, son beau-frère. C'est à lui qu'il envoie, pour être remis à Montaigu, qui lui-même le transmettra à Séguier, le placet significatif que MM. Urbain et Levesque ont retouvé. Et l'on voit que, contrairement à ce qu'a pu croire jadis Floquet, le doyen de Metz ne se désintéressa point de l'affaire. Ses ressources diverses, disons-le tout de suite (nous aurons lieu d'y revenir), étaient au total, malgré leur chiffre en apparence élevé (1), assez modiques, et surtout, assez précaires, pour qu'il ne put dédaigner un revenu de six mille livres. Mais ce qu'on aperçoit surtout, dans cette supplique courte, nette, et vive, c'est je ne sais quelle nervosité, si je ne m'abuse (2). Ne peut-on

(1) Jovy, opuscule cité, p. 4, 12, 43, 65, 67, 70.

(2) Je dois dire que d'autres critiques, qui prennent étrangement au sérieux ces grosses puérilités de la chicane d'alors, subodorent en ce document en fron- çant le sourcil « un certain embarras de Bossuet, une sorte de prudence et de « gêne à s'expliquer! »

382

REVUE DES DEUX MONDES.

l'excuser? Il le dit lui-même : par de telles chicanes et intermi- nables procédures, ses grands travaux sont étrangement gênés, ou même (puisqu'il parle de les « reprendre ») sont suspendus... Il a hâte d'y revenir. Quand on a dans l'esprit et dans le cœur de réconcilier le Jansénisme avec le Pape et le Roi, l'Eglise protestante avecl'Église catholique, il est désobligeant de plaider, trois ans durant, qu'on n'a pas « dérobé» un bénéfice en « celant » et « salant » le cadavre de son ancien évêque (1).

II. LA RÉVOLTE DE SAINTE-GLOSSINDE. LES MISÈRES DU MONACHISME

L'intervention auprès des religieuses de Port-Royal et la négociation avec Paul Ferry sont, entre 1659 et 1670, les deux seuls épisodes de la vie de Rossuet, sa correspondance nous l'ait montré prenant part, quoique toujours archidiacre, et, ensuite, grand doyen de Metz, aux affaires générales de l'Église française. Ce n'est pas à dire qu'en cette période le gouver- nement nouveau se préparait un personnel à son gré, Rossuet n'ait pas eu d'autres occasions de faire ses preuves.

C'est ainsi qu'en 1663, il est mêlé, non seulement par des prédications, mais par une sorte de patronage, à cette grande entreprise de la fondation du séminaire des Missions étran- gères, liée aux grandes vues coloniales de Colbert et à ses des- seins pour l'expansion de la France dans le monde. C'est ainsi qu'en 1664-1665, à la Faculté de Théologie, il participe aux censures publiées par la Sorbonne contre des ouvrages ultra- montains ou aux réserves formulées par elle contre une bulle d'Alexandre VII qui condamnait des écrits gallicans (2). Dans le même temps, il joue un rôle, et même principal, dans cette réformation du monastère de Sainte-Glossinde de Metz, la- quelle, tout en ayant un monastère lorrain pour objet, se rattachait à un ensemble de faits et d'idées. D'aucune de ces trois affaires, sa correspondance ne dit rien (3).

(1) Le procès ne se termina du reste, en 1668, et ceci prouve que la cause Je Bossuet se gâtait, que par l'intervention amicale de l'abbé Le ïellier, le- quel obtint le désistement de Du Laurens en lui cédant un de ses propres bénéfices.

(2) (iérin, Recherches sur l'Assemblée du Clergé de 168Î; Documents sur la Société des Missions étrangères, p. 425-426; Eugène Griselle, Quelques docu- ments sur Bossuet, 1899.

(3) En ce qui concerne la dernière, l'affaire de Sainte-Glossinde dont nous allons parler, la nouvelle édition qui donne non seulement les lettres écrites

Autour de la correspondance de bossuet. 383

II y a de quoi s'étonner. Encore, pour les deux premières qui furent courtes et dont le théâtre était à Paris, on peut admettre, à la rigueur, que Bossuet n'eut guère ni à écrire ni à recevoir de lettres, tout se passant de vive voix. Mais comme cela est invraisemblable pour la troisième!

Les entreprises singulières, l'insubordination de Mme Louise de Foix occupèrent Bossuet au moins un an, probablement davantage. Si cette affaire exigea de lui, en 1663-1664, plusieurs voyages à Metz, elle l'occupa à Paris même, le tableau, l'horaire presque, de sa prédication, si soigneusement établi autrefois par Eugène Gandar, et l'abbé Lebarq puis par les abbés Urbain et Lévesque, nous montre qu'il ne cessa pas de prêcher à Paris en juin, en août, en novembre et décembre 1663, en janvier, en mars, en mai 1664. Ajoutons qu'il n'y avait pas seulement à traiter avec l'abbesse et les religieuses rebelles, mais avec l'évêque de Metz, avec le Chapitre, avec les magis- trats, avec la Cour de Rome ou le Nonce à Paris. Comment se fait-il que de toutes ces tractations, forcément écrites, nul papier ne subsiste plus?

C'est grand dommage. L'affaire était intéressante. Dans sa gravité, elle avait même des côtés comiques auxquels Bos- suet, ironique Bourguignon, ne fut pas plus insensible, j'ima- gine, qu'il ne le fut plus tard aux extravagances de Mme Guyon. Surtout, elle est un exemple, typique autant que possible, des relations de l'Etat et de l'Eglise séculière avec l'Eglise régulière en plein xvne siècle. Cette leçon, que le hasard lui offrait au moment il s'approchait de plus en plus des grandes affaires, Bossuet ne l'oublia ni comme prédicateur, ni comme directeur spirituel, ni comme évêque. Aussi nous faut-il ici préciser cette « expérience » pour bien entendre son attitude ultérieure dans des actes dont la suite de la Correspondance fait mention.

Ce n'était point un petit couvent obscur et insigniûant que celui de Sainte-Glossinde de Metz, qui couvrait alors une belle portion de terrain entre la ville et la Citadelle, près de l'Esplanade, non loin de la Porte Serpenoise (1). C'était un des monastères de femmes les plus vieux de France et l'un de ceux

par Bossuet, mais celles qui lui sont adressées, aurait peut-être pu accueillir, au moins comme document annexe, la lettre de Louise de Foix publiée par Floquet, que l'on trouvera plus loin, s'il estabsolument sûr qu'elle soit adressée à Bossuet. (1) Voir l'Histoire de Metz par les Bénédictins, t. III, p. 268-281.

384 REVUE DES DEUX MONDES.

dont l'origine, plus ou moins légendaire, était tellement véné- rable et symbolique qu'elle aurait les préserver des déca- dences fàcheuse.s. Si jamais s'étaient manifestées naïvement, héroïquement, les grandes idées et passions génératrices du monachisme chrétien, le défi à la nature et au monde, l'arrachement au siècle des âmes pures et, si l'on peut dire, leur rapt par l'Eglise jalouse, c'était dans l'aventure de la vierge Glossinde.

Glossinde, ou Glossine, ou Glodesinde (Augustin Thierry eût écrit Ghlodesinde) était (je résume l'essentiel des légendes et j'en combine les variantes), la fille de l'un des principaux seigneurs de la cour d'Austrasie, que les chroniques appellent le duc Wintron, au temps d'un Carloman, d'un Childebert ou d'un Ghildéric quelconque, au vie ou au vne siècle. On veut la marier à un jeune gentilhomme de grande naissance, nommé Obolen. Elle a résolu de consacrer à Dieu sa virginité ; elle résiste, temporise, se dérobe, et Dieu permit, dit un vieux biographe, « que le dessein de ce mariage se rompît par une « disgrâce » survenue à Obolen : « sur quelques soupçons, arrêté par l'ordre de la cour, il perdit la tète sur l'échafaud. »11 semble bien, d'après les textes, que les plaintes de la récalcitrante fiancée furent pour quelque chose dans cette « disgrâce » et que « la cour » punit Obolen d'avoir voulu garder sa femme.

A une nouvelle tentative des parents de Glossinde pour la marier, même résistance. Glossinde ne veut point de ces maris humains, qui ne sont « que pourriture, vermine et poussière. » Cette fois, elle se réfugie dans la cathédrale de Metz, dans la basilique du protomartyr Etienne, lieu d'asile. Son père le duc, homme redoutable même aux puissants du pays, l'y vient assiéger, minax et terribilis, avec une troupe armée, nuit et jour. Six jours elle soutient le siège, sans aliments : Dieu lui en envoyait d'invisibles. Le septième, tandis qu'elle embrassait l'autel en suppliante, on vit une forme de visage angélique, escortée de deux beaux enfants, descendre des cieux, et envelopper la tête de Glossinde d'un nuage, comme d'un voile virginal intangible. Elle avait vaincu. Son exemple prouvait, comme dit le vieil hagiographe, que « les filles qui ne sont pas séduites par l'éclat des fêtes, par les vastes domaines et les parures, sont grandement louables de ne passe laisser enchaîner aux liens conjugaux. »

AETOER DE LA CORRESPONDANCE DE HO S S t." ET. *o0

Des imitatrices du pur amour de Glossinde pour le divin Époux accoururent autour d'elle. Elle fonda un couvent qui, affilié, avec plus ou moins de précision, à l'Ordre de Saint- Benoit, participa du moins à la gloire dont la conquête béné- dictine rayonna pendant plus de deux siècles dans l'Occident à nouveau christianisé. Trois translations du corps de la Sainte, accompagnées de nombreux miracles, entretinrent son culte. De nombreuses donations accrurent la richesse du monastère. Sanctae Glodesindis mémoria celebris semper apud Metteuses, écrit encore à la lin du xvme siècle la Gai lia Chris- tiana.

Toutefois, il n'avait pris duré longtemps, pas plus à Metz qu'ailleurs, le bel élan mystique d'où ce monastère était né. Dans quelle mesure et avec quelles réserves les compagnes de Glos- sinde et sa famille religieuse avaient-elles la volonté de s'unir k l'Ordre de Saint-Benoit et d'en adopter l'austère discipline? Nous l'ignorons. Toujours est-il que le couvent fut un de ceux auxquels, dès le xe siècle, il fallait que le saint évèque Adalbéron mit sa forte main. Mais c'est depuis le xvie siècle (que la décadence s'accentue, comme du reste en un certain nombre d'autres maisons féminines. C'est alors que l'abbesse Guillemette de Chauvi rey concédait à ses nonnes fort peu «cénobites la permission de vivre chacune chez elle et les dispen- sait même de prendre en commun des repas, dont il semble, par une convention signée d'elle et de ses pensionnaires, que le menu copieux, délicat et varié importait un peu trop (1) à des tilles de l'austère saint Benoit. Sans aucun doute, les nobles personnes qui lui succédèrent, Françoise II de Foix de Caudale, Louise II de la Valette, Françoise II de Lenoncourt, laissèrent la règle se relâcher plus encore, jusqu'au jour Louise 11 de Foix de Caudale, celle à qui Bossuet eut affaire, essaya de consommer la révolution commencée.

Elle entrait à Sainte-Glôssinde, en 1654, en détrônant, après un procès, par autorité du Conseil d'Etat, une abbesse

(1) Le baron Emmanuel d'IIuart a publié cette curieuse charte culinaire sont énumérées.avec une exigence méticuleuse et des précisions amusantes, par des négociatrices évidemment expertes, toutes les viandes, boissons, friandises. que l' Abbesse doit leur fournir, quantités en poids, qualités, dépuis l'aloyau de bœuf, « honnête et suffisant, » du lundi, jusqu'aux drngées, beignets, tourtes des jouis de fêtes, avec le pot de vin rouge ou la chopiue de clairet s'ajoulaiit aux deux chopines de via ordinaire, « mesure de Bar. »

tome lviii. 1920. 25

386

REVUE DES DEUX MONDES.

choisie et élue par les religieuses (1). Le Roi était intervenu en sa faveur. Sainte-Glossinde était une trop riche abbaye pour que la Cour renonçât à une nomination, qui lui permettait de récompenser des serviteurs de son seul choix. Pour la troisième fois, le couvent messin se trouva aux mains de celle famille de Foix dont, depuis deux siècles, —dans le Sud-Ouest, toujours agité, du Royaume, les membres besogneux et vaillants tra- vaillaient pour le Roi de France avec un loyalisme profitable^

Toutefois l'intruse par le « fait du prince » avait eu d'excel- lents débuts. Ou se la représente telle à peu près qui; plus tard Bossuct peindra Anne de Gonzague : bonne petite fille, élevée depuis 1636 dans le couvent de Sainte-Marie de Saintes, sous : l'aile d'une tante dévote, qui en est l'abbesse. La Contre-réfor- | mation catholique s'efforçait de réagir contre la décadence des Réguliers. Tandis que les Filles de sainte Thérèse viennent I émerveiller la France, les docteurs augustiniens crient à l'épu- ration nécessaire. Louis XIII et Richelieu promellont d'y porter le bras séculier. A Verdun, le Père Didier de la Cour, à Gif, l'évêque Henry de Gondi parvenaient à réformer des Binédifc* tines relâchées. A Montmartre, Marie de Beauvilliers ; à Port- Royal, Angélique Arnauld; à Saiul-PauUde-Bjauvais,. Mado- j leino d'Escoubleau de Sourdis ; au V.tl-dc Grâce, Marguerite j d'Arbouze.d'autrcsencore.s'engageaienlà qui mieux mieux dans ces voiesde réforma. C'est dans ces bonsseulimenls que Louise arrive à Melz, Unique) de deux religieuses exemplaires que sa tante de Saintes lui avait données pour conseillères <-l chaperons.

Au commencement, dil Paulcur de la GaUin ChrUtuma (2), elle fut pour la discipline tout l'eu, tout 11 un me, mena une vie des plus réglées et voulut l'imposer à ses nonnes. « M lis bien- tôt le joug lui parait dur. » Dévergondage personnel? Rien ne l'indique. Et le chroniqueur protestant de Mi-lz. Ancillonâj tout en signalant les «étranges désordres » que Louise du Fox autorise, ne la flétrit point. C'est qu'en clïel c'élail moins vice que système. Nous n'avons pas plus les mémoires de l'ab- besse, que ceux de Bossuet, dans le procès qui s'ensuivit? Mais les analyses que Floquet en donne, complétées par ce que nous savons d'elle, de ses enlours et de ses contempo- raines, nous renseignent, je pense, sur ses vues.

(1) Françoise de Lenoncourt. {2) Gallta, XIII, col. 934.

AUTOUR DE LA CORRESPOND ANCE JE BOSSUE! 387

Ses vue-:, elles sont bien reil s dont s'inspire l'évolution, en t rai n depuis deux siècles., du cénobiîisme féminin. D'abo.d un relâchement idé, un ici -t cavalier de la HègU impor- tnne. Dans la lassi'ude du moyen Qfë$ Unissant dans l'élégance <Je la II ;niis> anee «].ii amollit loul, la fa blesse féminine recule d-.aiil le cbrislianisme total, devant la moi tilication de la chair. Pour rendre le curage au « sexe dévot, » il faudra le coup de birre des Carmélites et de la Violation.

Puis, c'est l'exclusivisme aristocratique, Ces couvents, que les piétés ou 1 s paniques populaires ou bourgeoises du moyen àgv «ml si richement pourvus, que surtout les seigneurs ont ©ombles, dans leurs oxpi liions, avec maguiti *ence, n'appar- ; tiennent-ils pas virtuellement à ces familles nobles qui les fon- dèrent? Ne sont-ils p s des domaines tout trouves pour les (illes en surplus, pour les cadettes déshéritées?

D'où les projets de Louise de Foix Elle est, mieux que per-

sonni', picparce à app ouver la main-mise de l'aristocratie

i sur 1 s couvents de femmes. Elle est de celte famille

de Foix. giande famille de petite noblesse, caractéristique de

la féodal i! é languedocienne et gasconne, indigente, arriviste.)

I Fidèle invariablement au roi de France, celte noble tribu s'en-

itend à en tirer parti. Et elle en lire parli depuis ce Gaston

: Phœbusàqui la reconnaissance du roi Philippe VI avait conféré

| presque tous les pouvoirs princiers, mais surtout depuis que,

fi par la grâce du roi Charles VU, le comté de Foix est passé

i pairie. Mais que de rameaux dans cette maison et de branches

gourmandes! Les Castelbon, les Rabat, les Conserans, les Mar-

' dogue, les Lautree, les Meilles, les Curbon de Fleix, les Rendan,

des Donazit, les Gerderest, sans compter ces comtes de Can-

i dalle et d'Astarao, caplaux de Ouch, qui sont la branche d'où

Louise est sortie par son père, et ces Grossolles, barons de

Monlaslruc et de Flamarens, d'où elle est issue par sa mère.

Parmi tous ces castels, manoirs, gentilshommières, que de

cadettes à pourvoir! Et l'on sent le plan très simple de Louise

et son bon cœur : elle veut que son couvent soit un débouché

pour ces filles nobles, a qui le Roi, que servent bien leurs

■ères et leurs frères, doit le vivre et le couvert.

De sa prétention de n'y admettre que des filles nobles. De son dessein de réduire son monastère à n'être plus qu'une collégiale féminine, une sorte de chapitre noble. Au

388 REVUE DES DEUX MONDES.

surplus, les exemples ne lui manquaient pas. De ces couvents transformés et ouverts, on sait qu'il y en avait en Allemagne, \ à Ratisbonne par exemple et à Cologne, en Flandre, à Mons, à Maubeuge, à Nivelle, à Denain ; en Lorraine, à Remiremont, à Poussay, à Bouxières, à Epinal; à Andlau et à Massevaux en Alsace ; et aussi, en d'autres parties de la France, à Salles, en Beaujolais, à Notre-Dame-du-Uonceray, près d'Angers. Inutile de dire que l'émancipation féminine s'y était traduite par le rejet des gênes disgracieuses du vêtement médiéval. Et dans les maisons qui s'étaient autrefois récla- mées de la modeste sœur de saint Benoît, sainte Scholastique,

au costume antique s'étaient substituées, notamment à Remiremont, a Epinal, à Denain, des toilettes composites, parfois bizarres, souvent élégantes, plus jamais sombres. Tantôt, mignardes en leurs atours, elles agrémentaient la guimpe de fraises, fa coiffe de rubans, la grande manche de dentelles; tantôt, somptueuses, elles capitonnaient les mantes d'hermine, bordaient les jupes de velours, drapaient harmo- nieusement les« coules »et les prolongeaient en longues queues,

permettaient même aux cheveux de sortir, frisés, d'une coiiîe allégée, aux gorges de se libérer d'une « toile » qui n'était plus que de la gaze.

Seulement, à la fin du xvie siècle et au commencement d xvne, on ne se contentait pas de ces satisfactions frivoles L Protestantisme avait passé, et la licence d'idées humaniste, et les souffles chauds de la Renaissance artistique,, puis, pour comble, la Guerre de Trente ans et la Fronde. Ce qu'eût éta j au xviie siècle la transformation des couvents si le pouvoir, dès la régence de Marie de Médicis, avec le cardinal de La Roche»}: foucauld, puis sous Richelieu, n'était venu au secours de saint François de Sales et de Bertille, ce qu'elle eût été sous Louis XIV encore, au temps de la « bonne régence, » vous l'apercevez à Sainte-Glossinde de Metz par celte Louise de Foixa Théoriquement convaincue, comme ses devancières, qu'il faut que, dans ces aristocratiques béguinages, la vie soit douce, riante, attirante, afin, écrivait-elle, de ne point « déserter, »

entendez : dépeupler, le monastère, Louise de Foix ne s'embarrasse pas de vains scrupules; les procès-verbaux de l'en- quête menée pendant un an par Bossuet et son collègue en témoignent. De clôture il no s'agit pins, bien entendu, dans

;

AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 389

cette maison de famille pour filles de condition. En 1660, l'abbesse demande à Mgr Bédacier d'en affranchir complète- ment l'abbaye; sur son refus, elle s'en affranchit elle-même., Chaque jour son carrosse à quatre chevaux la mène soit en ville, soit dans les maisons de plaisance que l'abbaye possède aux environs de Metz. Si ses religieuses ne l'imitent pas toutes, un intérieur égayé les console; le monastère s'ouvre a tout venant. Les gentilshommes, les officiers, les musiciens, les peintres y entrent et parfois n'en sortent pas aussitôt. Un peintre y resta quatre mois h faire le portrait de Louise et à décorer l'abbaye de peintures profanes. Tous les « ébattements » du siècle sont admis : musique, danses, jeux, soupers, traves- tissements. A un carnaval on put rencontrer dans les rues de Metz une « abbesse en grand costume, » masquée : c'était le portier du couvent, tandis que l'abbesse réelle, Louise de Foix s'y promenait en « femme du monde, » et plusieurs reli- gieuses en « militaires. » Pour payer les frais, non seulement on abat lait les bois du couvent, mais on vendait les cloches, les ornements, les châsses, « ouvertes, sur son ordre, par un menuisier huguenot; » on faisait même argent des reliques, voire d'une « Sainte Epine. » Ce n'était plus Thélème, c'était le sac d'un monastère au temps de Charles IX (1).

Devant ces bacchanales et ce pillage, les supérieurs de la Congrégation bénédictine de Saint- Vannes, de qui dépendait spirituellement le monastère, l'évèque suffragant de Metz, Bédacier, dont nous avons déjà vu le pouvoir discuté même par les chanoines séculiers, gémissaient ou menaçaient en vain. Contre le procureur général bénédictin, l'abbesse s'adres- sait à l'évèque, contre l'évèque au Pape, de qui seul elle préten- dait, en ce cas-là, relever. En 1662, l'évèque et le procureur bénédictin se décidèrent l'un et l'autre, et sans doute ils n'en obtinrent pas sans peine de la Cour la permission, à en appeler au Saint-Siège. Par le bref d'août 1662, Alexandre VII permit la nomination de deux commissaires apostoliques pris dans le Chapitre de Metz : le doyen Jean Uoyer, l'ami serviable

(lï Les détails recueillis à Metz sur cette affaire avant 1855. par Floquét dans les Archives déjiariemenlales de la Moselle, et consignés par lui dans le tome II de ses Études sur Bossuef, sont complétés ici par les notes prises aux mêmes sources p ir le pasteur Othon Cuvier, notes que M. N Weiss a bien voulu m# communiquer à la Bibliothèque ds la Société historique du Protestantisme fran- çais. Il semblerait '1 aj>rî - ces notes qn : ces déprédations drfr&vefil iiisuu:é'n 1668,

390

REVUE DES DEUX MONDES.

de Bossuet, et Bossuet l'archidiacre. Les lenteurs du pouvoir royal, toujours méfiant des interventions d'oulrc-monts, li précaution prise par le Boi d'attribuer au « Conseil de Conscience » la procédure et le choix des enquêteurs, les ciliranes du Parlement, vétillant sur chaque virgule des brefs du Souverain Ponlife, prirent onze mois. Bossuet et le doyen Jean [loyer, nous dit Floqnet, « durent plusieurs fois, à Paris, co iférer avec Louis XIV lui-même. Cependant le Roi, lors- qu'ils prirent congé de lui à leur dépait pour Metz, » en juin 1 GBi probablement, « leur recommanda fort l'énergie, et d'exiger une complète réforme. »

Leur enquête, l'on nous dit que Bossuet tint le rôle principal, dura un mois et demi. Leur sentence (2 août IG(U) fut formelle. Tout au plus faisaient-ils la part du feu, et des incorrigibles. Celles des religieuses qui, depuis trop longtemps vivaient en chanoinesscs séculières, continueraient à vivre à leur guise, à part toutefois, de peur de gâter les jeunes, et sous le contrôle de l'une d'elles. Mais le reste du couvent devait se réformer, l'Abbesse y comprise. A cet effet, son pouvoir serait limité par celui d'oflicières nouvelles, tirées d'autres couvents déjà réformés : prieure, cellerière et maîtresse des novices. En somme, on imposait à l'Abbaye et à l'Abbosse « une forme de communauté nouvelle soumise de tous points h. l'observance réformée de la règle de Saint Benoit. »

Quant au recrutement purement aristocratique, Louise de Foix n'avait rien négligé pour le conquérir ou le maintenir. Le 21 juillet encore, elle conjurait Bossuet de lui acrorder au moins cela. « Je vous supplierai, monsieur, lui écrivait- elle, de ne point loucher au privilège de la maison pour la réception des filles qui y entreront à l'avenir. Elles doivent, toutes, être de naissance et faire preuves de noblesse. Pour ce point, je ne saurais consentir de voir faire une loi si contraire au privilège que j'ai juré si solennellement de maintenir, » (elle ne dit pas qu'il était moderne), privilège « qui est si honorable à ma maison » (ici, n'est-ce pas de sa famille qu'elle entend parler plus que de son couvent?) « et si utile aux personnes de qualité qui servent le Roi et l'Etat » (on voit le fond de sa doctrine monastique). « Privilège qui depuis plus de onze cents ans n'a pas été violé. » (C'est le point même qui était en question.) « Ce me serait une grande honte d'avoir donné

AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 391

les mains pour anéantir "n si beau privilège, que je vous sup- plie de vouloir bien conserver, et de ne me donner point l'afllic- tion d'avoir, dans ce sujet, un sentiment contraire au vôtre, » (Ce n'était pis, bêlas! leur seul dissentiment.) « Le P. Mil t, continue-t-elle, qui veut que toutes filles indifféremment soient reçues en profession à Sainte-Glossinde, ne considère pas q lu c'est la seule vertu qui a établi la différence des nobles aux roturiers, et par ainsi, les personnes qui ont celte qualité sont plus propres a la religion, et ou voit, par expérience, qu'elles réussissent beaucoup mieux en toutes choses. iNous en avons des exemples en notre Ordre, les plus illustres saints cl les plus grands hommes ont élé de la plus haute qualité. El si, dans la congrégation de ce bon Père, on n'y voit pas mainte- nant de grands saints, c'e^t peut-être parce qu'ils n'observent pis ce qui a été pratiqué, au commencement de l'Ordre, dans les maisons duquel n'entraient que des personnes de très grande condition. » Ce plaidoyer, fort intelligent, pour la noblesse se terminait avec astuce :

Je vous demande panlon, monsieur, si je vous ennuie d'une si longue lelire ; mais j'ai ce point tellement à cœur que je n'en saurais assez dire. J'espftre que vous ne le trouverez pas mauvais, et gu'ay înt la naissance et l'âni" si noble comme vous l'avez, vous amez la bonté de n'avoir point d'égard à ce qu'on vous demande contre ce droit, acquis à ma maison dès son commencement; vous assurant que, pour tout le reste qu'il vous plaira d'ordonner, vous me trouverez fort soumise; c'est une protestation qui part du cœur.

Elle n'alla point au cœur de Bossuet, ni ces flatteries à son amour-propre. On décida que seraient reçues à Sainte-Glossinde « toutes personnes ayant bonne vocation et les autres qualités requises. »

Cette décision d'avril 1664 fut, un an plus tard, par arrêt du Cmsjil du li juillet 160o, rendue exécutoire. Elle ne fut pas exécutée. Dès la fin d'août 166i, les religieuses en appe- lèrent. En septembre, Louise de Foix adressait une supplique au U »i. Puis, à la fin de décembre, la noblesse du pays me»>in, «se tenant pour offensée de la sentence, au chef (c'est-à-dire su rie point) qui intéressait la naissance, » intervint au procès. Forte de cet appui, Louise multipliait les factums. Bossuet, malgré « son àme si noble, » n'y fut point épargné : « 11 ne sait pas le

392

REVIT DES DEUX MONDES.

droit, déclarait l'abbesse mutine. Il est un juge passionné. Il n'a ni la dignité, ni la suffisance et capacité requises. (1) » Elle n'oublie pas non plus, perfidement, la vieille insinuation qui souvent sur les gens de la Cour portait coup : « 11 a voulu se rendre maître lui-même de l'Abbaye... »

Quatre ans plus tard, rien encore n'était fait. L'entêtée pro- cédurière traînait en longueur. En janvier 1668, le Parle- ment était obligé de la menacer de la saisie de son temporel, si elle ne se décidait à faire juger dans les six mois son appel contre la sentence de Bossuet. La même année, profitant de l'arrivée à Metz d'un nouvel évêque, elle trouvait, pour esquiver la Réforme, une nouvelle finesse : elle renonçait à toute subordination bénédictine, elle se soumettait à la juridic- tion, contre laquelle elle protestait naguère, de 1' m Ordinaire, » c'est-à-dire de l'évêque, sauf, bien entendu, à la récuser de nouveau, s'il ne payait pas d'indulgence la sujétion qu'elle lui offrait. Et, en eifet, le nouveau prélat, Mgr de La Feuillade, ne s'étant pas désisté des exigences de son prédécesseur, dut en venir à l'interdit ordonnance du 17 juin 1679). L'ordonnance restant lettre morte, il fallut l'emploi du bras séculier. En mai 1680, on enferma l'indomptée à Ligny, dans un des cou- vents d'Ursulines voisins de celui de Jouarre Bossuet, de- venu évêque, devait plus tard retrouver une autre Sainte-Glos- sinde. Moins inexpugnable pourtant et moins vivace : Jouarre était vaincue (1700) que l'insurrection des nonnes lorraines rebondissait toujours. La coadjutrice remplaçante que le fioi avait donnée en 1680 à Louise de Foix incarcérée, Cathe- rine II Texier de Hautefeuille, ayant quelque peu réussi à « régulariser » sa turbulente maison, avait voulu pousser son succès, et établir des statuts nouveaux. Alors tout se défit. Ce fut la guerre civile, à telles enseignes, dit Claude de Sainte-Marthe, que « les religieuses osèrent fouetter leur Mère à coups de verges. » Peu après, l'une d'elles s'enfuit avec un valet du couvent.

L'affaire de Sainte-Glossinde, jugée par Bossuet en 1664, durait encore lorsque, quarante ans après, il mourut.

(i) Floquet, Études, II, 330-332.

AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 393

III. INFLUENCE DE L AFFAIRE DE SAINTE-GLOSSINDE SUR LA PENSÉE DE BOSSUET

Mais dès 1664-1670, on peut apercevoir, et c'est pourquoi nous y insistons, quelles réflexions, quelles conclusions lui suggéraient ces spectacles d'anarchie et de corruption. Il me parait sûr qu'ils ont influé sur l'ensemble de ses idées et sur la direction générale de son activité ultérieure, et que les impressions alors reçues par lui expliquent à la fois ce qu'il y eut de solide et ce qu'il put y avoir de flottant et dans ses doctrines et dans ses actes ecclésiastiques.

Je gagerais bien, d'abord, que cette mission d'enquête à Sainte-Glossinde n'est point sans lien avec les gestes de sympa- thie, qui commencent à cette époque de Bossuet, à l'égard des Jansénistes. Que la règle monastique, c'est-à-dire la mortifica- tion, le duel contre la nature, ne soit dans l'esprit du christia- nisme, il n'est pas douteux. Et du moment que les congréga- tions émancipées trouvent des espèces de complicité et d'appuis dans les théoriciens du « laxisme, » que les « Augustiniens » combattent, il n'y a point à hésiter; il faut, sur la discipline et la morale, prendre parti pour ces derniers. C'est ici peut-être le premier des terrains de lutte chrétienne Bossuet s'est trouvé, par le hasard des choses, militer avec le Jansénisme, aborder le même combat que déjà les gens de Port-Royal menaient. C'est au temps même il faisait l'instructive exploration du couvent lorrain, qu'Antoine Arnauld publiait, sur la question des dots de religieuses, un traité qui pouvait singulièrement éclairer ces scandales (1).

Mais en même temps, ces mêmes désordres produisent, sur son esprit, un effet en quelque façon contraire. Une conviction qu'elles font pénétrer et qu'elles fixent en lui, c'est celle de la supériorité de l'Église séculière, de l'Eglise ordinaire, avec sa hiérarchie, ses prêtres, sa vie publique exposée aux regards de tous et touchant perpétuellement au siècle La vie monastique est belle, sans doute, mais à quelles chutes exposée! La

(1) Cet ouvrage d'Arnauld, qui a pour titre : De la conduite canonique, de TÈglise pour la réception des filles dans les monastères, fut composé sous le patronage de plusieurs prélats amis de Port-Royal, Godeau, Percin de Montgail- lard, Vialart et Pavillon.

394 REVUE DES DEUX MONDES.

« Règle » est admirable, et nul n'a rendu plus de justice que lui à celle de saint Benoit : voyez le Panégyrique qu'il en fit. Mais quand on voit à quoi pouvait aboutir, avec le temps, au moins chez les femmes, ce splendide mysticisme initial, ne parait-il p;is plus sage de s'en tenir à celle générale « loi de Dieu » dont il est toujours soucieux, quand il proche, de montrer la « suffisance » et l'efficace, et la clarté? Et c'est précisément dans les allocutions que B issuel adressa à des religieuses à cette époque, que je ne peux n'empêcher de trou- ver l'indice de ces sentiments. Comme il est loin de croire qu'il s'adresse, quand il leur parle, à des chrétiennes « parfaites! Comme il doule que, « dès le jour » elles se sont « ensevelies dans le sépulcre, » elles y soient mortes vérilablomenl! Comme ilsoupçonne rudement « leurs inclinations cl leurs pensées! » Avec quelle crudité, quasi désobligeante, il se demande, et leur demande, si « le monde » ne « remplit » pas encore le fond, trouble toujours.de leur esprit mal converti, et « ne possède pas, » malgré tout, « leur affection » intime! Comme il leur dénonce que la perfection n'est point dans les « entretiens, » les « belles paroles, » ni même dans les « sublimes contemplations., » mais tout bonnement dans la « profonde humilité » et l'entière « obéissance! » Avec quelle ingénuité, ou plutôt avec quelle insistance de défiance, il leur prèrhe les vérités les plus élémen- taires de la vie chrétienne, les maximes les plus terre à terre de la pénitence, du changement et du renouvellement de vie! Il ne leur parle guère autrement qu'à des femmes toutes plon- gées dans te monde. Et parfois, môme, c'est avec une voix de tonnerre qu'il croit devoir les semoncer, revendiquant l'empire que Dieu lui donne sur toutes et sur chacune de leurs fîmes, et leur dénonçant « le jugement » particulièrement « terrible » qui se fera d'elles.

Ainsi donc on est amené à se demander si, pour avoir vu de près ces finales perversions des grandes institutions monas- tiques, la conclusion de Bossuet ne fut pas celle de Monlalem- bert qui, malgré toute son admiration pour les précieux services rendus au catholicisme par la vie claustrale, se défendit toujours d'établir une parité entre elle et l'Église, entre des institutions sujettes à toutes les infirmités humaines et la « seule institution fondée par Dieu pour l'éternité. »

Faut-il voir une preuve de celle considération médiocre pour

AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 395

l'état monastique dans l'absence de scrupule avec laquelle il recherche et accepte, à Gassiconrt, une dépouille de Cluny? Celle induction semblerait peut-être ironique.

Ce qui est une indication plus sérieuse de ses opinions sur le catholicisme monacal, c'est la position qu'il prend dès lors, sur la question du gouvernement ecclésiastique- •• Cesabus, ces évasions, ces corruptions, comment les réprimer, les empêcher? Il faut essayer sans doute. El Bosquet évoque n'y manquera point.

Mais sur qui s'appuyer? Sur le Sacerdoce ou sur l'Empire? Qui, du Saint-Siège ou du Roi, est le plus puissant pour [irêlgr à la Règle main-forte? Le Saint-Siège? Il est trop loi:: , il ignore bien des choses; ces milices monasliques affectent de déclarer qu'elles ne veulent dépendre que de lui ; il sait de son côté qu'il peut les faire marcher pour lui au besoin, il peut se laisser aller, pour s'en concilier les bonnes grâces, à formel- les yeux sur des émancipations répréhensibles. Aussi bien, s'il voulait les ouvrir, comment pourrait-il agir avec les entraves dont les « libertés gallicanes » le ligollenl? Le Roi? E-4-il juste, est-il bon, qu'il mclle. fut-ce pour cette besogne salutaire, la main h l'encensoir, et qu'il assume la mission de réformer les moines comme jadis ont prétendu faire les princes protestants? Au surplus, de ces abus, le pouvoir civil n'est-il pas pour une bonne part responsable, par la façon indigne dont il pourvoit aux bénéfices monasliques sous le couvert du marché concor- dataire de 151 G?

Assurément, sur la question de savoir comment peut s'exer- cer efficacement dans l'Eglise l'autorité coactive, une incerti- tude pouvait autrefois s'imposer logiquement. Incertitude honnête, raisonnable, dont Bossuet peut-être ne sortit jamais. Le mieux qu'il trouvera sera de fortifier de plus en plus le pou- voir des Êvéques, ce pouvoirdont, nous l'avons vu, dès ses pre- mières armes théologiques, se faire instinctive ment le champion.

Dans les lellres que Bossuet a du certainement écrire au temps de son enquête à Sainle-Glossinde,et que des mains trop discrètes ont probablement fait disparaître, on eût trouvé, je crois, bien des lumières sur la formation définitive de ce prêtre séculier convaincu, sur la façon dont ce gallican sincère, spontané, mais modéré, et qui se montra par intermittences un judicieux ultramonlain, fut en somme, habituellement, et par raison, ce que j'appellerais un « épiscopal. »

396

BEVUE DES DEUX MONDES.

IV. DERNIERS ACTES A METZ DE BOSSUET DEVENU GRAND VICAIRE CAPITLLAIRE DE CE DIOCÈSE

Cette position que Bossuet prend pendant la période de Metz, et qu'il gardera ensuite à Paris, et à Versailles, dans les questions de discipline ecclésiastique; cette détermination que, dès ce moment, ses actes expriment, de faire confiance avant tout et par-dessus tout, aux Evêques, d'étendre leurs attri- butions, de renforcer leur autorité, ne lui font pas toutefois méconnaître et oublier les autres pouvoirs de l'Eglise. Nous le pouvons constater au moins en ce qui concerne cette vieille ins- titution des Chapitres, qui, dans l'Eglise catholique moderne, ne survit plus guère que comme un organe décoratif et flétri, dont il avait pu, depuis 1642, apprécier sévèrement les lacunes ou les excès* S'il combattit à Metz, si plus tard il devait continuer de combattre (1) les chanoines en lutte avec l'évêque, plusieurs épisodes de cette fin de son séjour à Metz prouvent qu'il ne voulait pas la mort du pécheur. Un seul de ces épisodes a laissé une trace écrite : son adieu au chapitre de l'Église cathédrale de Metz (2).

Nommé à l'évêché de Condom le 8 septembre 1669, désiré et désigné par Louis XIV (dès 1665) pour être précepteur du Dauphin, Bossuet, comme il l'écrit le 12 octobre 1669 à « messieurs les vénérables primicier, chanoines et Chapitre de l'Eglise cathédrale de Metz, » est obligé, « par plusieurs considérations, de presser l'expédition de ses bulles » de prélat. Il ne veut pas cependant attendre, comme un homme habile l'aurait pu faire, de tenir son épiscopat pour lâcher son canonicat. Il donne immédiatement sa démission de la « dignité et office » qu'il occupe depuis le 22 août 1665. C'est qu'il « prévoit que, s'il est pourvu » du bénéfice épiscopal de Condom ou « préconisé » pasteur de ce diocèse,» étant encore revêtu du doyenné » de la Cathédrale messine, « les prétentions de la Cour de Rome pourraient causer quelque embarras »dans l'élection de son successeur. Il s'empresse de « prévenir cet

(1) Corr., t. I de l'édit. Urbain et Levesque, p. 194, une note signalant l'atti- tude prise par Bossuet en 1691, dans une querelle de Mgr d'Aubusson et du Cha- pitre. Cf. Jovy, Études et Recherches, p. 108-156. (2) Çorr., t. I, p. 192 (12 octobre 1669).

AI LOUJU DE LA CÛIUIESPONDANCÉ DE BuSSUET. •'•■M

inconvénient par une démission pure et simple entre les mains de ses collègues. » « J'ai dessein, avant toutes choses, de vous conserver tout entière la liberté de cette élection. » 11 a beau jadis avoir pris parti pour l'évèque sulîragant Bédacier dans 1rs combats épiques dont nous avons eu à rappeler les gros ou petits scandales. Il tient néanmoins à conserver les privilèges de la vieille compagnie dont il a souffert, et dont il a condamné la routine et les manies chicaneuses. » Ce sera maintenant à vous, Messieurs, de faire d'abord quelque acte qui empêche les mesures préventives que pourrait prendre le Pape, » puis « de célébrer une élection canonique dans toutes les formes ordi- naires, en laquelle je ne doute pas que, laissant à part toutes les pensées et tous les intérêts particuliers pour une affaire d'où dépend tout le bien de votre compagnie, vous ne regardiez uni- quement l'honneur et l'utilité du Chapitre qui n'a jamais eu plus besoin d'un digne chef que dans les conjonctures délicates il se trouve. »

J'entends bien que de ces graves conseils, quelque politique subtil suspecterait la sincérité. Il n'y en a point de raison. Peu de temps auparavant, il avait donné, d'un attachement réel au Chapitre, des preuves que Floquet a consciencieusement relevées une à une.

En 1666-1667, il met la paix entre ses confrères de la Cathé- drale et le Chapitre de l'Eglise collégiale de Saint-Sauveur, divisés par une de ces enfantines querelles de vanité qui tinrent tant de place dans l'Eglise française au temps elle croyait pouvoir s'y amuser. Les chanoines de Saint-Sauveur ornaient leur chape d'hiver d'une fourrure. Ils n'en avaient nul droit... Il fallut bien huit ou neuf mois à Bossuet pour terminer cette affaire d'hermine. En 1667, celte fois dans le Chapitre de la Cathédrale, il travaille à rétablir l'ordre et la courtoisie des dis- cussions. Il fallut édicter une amende contre les querelleurs. La même année, Bossuet négocie un accord entre le Chapitre et son « primicier » Bruillart de Coursan, dont la mort de l'évoque Bédacier n'avait fait qu'exaspérer l'humeur belliqueuse et envahissante. Enfin ce doyen pacificateur ne se contente pas d'écheniller le vieil arbre; il essaie de lui redonner vigueur. C'est lui, si du moins il faut en croire Floquet (1), qui

(1) L'Histoire de Metz, par les Bénédictins (t. III, p. 260;, attribue précisément cette réforme à Bruillart de Coursan, l'agitateur dont nous parlons.

398 REVUE DES DEUX MONDES.

provoque en Iwd, pourstiil jusqu'en 1608 la révision dos statuts capitulants au épïriVûel el au temporel. Ce disciple de Vincent de Paul, qui peut-être a cou nu aussi « Monsieur Bourdoise, » qui a sûrement entendu les doléances des Compagnies du Saint- Sacrement au sujet des gens d'Eg'ise, parla, nous dit on, écrivit peut, être, sur la « décence ecclésiastique, » le cos- tume clérical, le port de la « soutane, » n'Obligé parfois, au Xviie siècle, par les meilleurs prèlres. Il sérail intéressant de savoir si Vraiment aussi, il préluda, dbA lors, à colle purification du culte, des rites, qui plus lard occupèrent tant à MeaUX sa piété alors teintée de quelque jansénisme; - s'il tâcha, par exemple, de rétablir dans le chœur de Saint-Etienne de Meiz la psalmodie correcte, la prononciation articulée, d'en chasser le marmonnage endormi ou hâtif.

Ecouté en tout ceci? Floquet l'affirme, mais nous n'en savons rien. Il l'était mieux sans doute quand il consentait à défendre les « prérogatives » canoniales. En 4GG6, un chanoine de Metz, inculpé de crime, ayant été traité comme un laïc ordi- naire et mis avec les accusés de droit commun en la prison civile, Bossuet revendiqua, fit triompher le privilège de juri- diction du Chapitre, à qui seul il appartenait de faire arrêter ses membres délinquants et de les faire incarcérer dans la prison de l'Officialité.

Enfin, voici qu'en 1668 une nouvelle vacance du siège épiscopàl se produisit qui risquait de réveiller el déchaîner les antiques ambitions des chanoines, et leurs colères contre la suprématie des Evêques, conséquence de la victoire monar- chique. Et la, nous allons voir Bossuet organiser une de ces combinaisons conciliatrices qui lui plairont toujours de préfé* rence, on peut l'avouer sans dommage pour sa gloire : on aura le droit de le blâmer le jour se découvrira, pour glisser un peu de paix dans le conflit des passions humaines, un meil- leur moyen que la transaction.

On sait qu'aux termes du Concordat de 1816; dans toute l'étendue du royaume de France tel qu'il se comportait alors, le Roi avait le droit de nommer les évêques. 11 était naturel, et, ajoutons-le, il était raisonnable et nécessaire dans la théo- rie de l'unité monarchique comme au regard de l'édification religieuse, que ce régime fût appliqué partout. Mais dans les Trois Évêchés, régnait depuis un certain temps le régime du

AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. 30'J

Concordat germanique en vertu duquel les nominations épis- x>pales appartenaient à Rome et aux chanoines : le Chapitre jlisait, le l'ape confirmait. Depuis cent ans, le Saint-Siègf s'opposait à l'extension du Concordat français, a. Metz, Tout e' Verdun : depuis cent ans, nul évèque de Metz n'avait eu ses bulles, pa< même Mazarinl

Après la Fronde, Louis XIV reprit les négociations avec .une insistance un séjour à Metz (en août septembre 1GG3) et le spectacle du désordre du diocèse ne purent que le confirmer. Mais ce ne l'ut qu'en 16GS qu'il obtint de Clément IX, pour lui et ses successeurs, la nomination aux sièges épiscopaux et à i tous les bénéfices des Trois Lvêchcs. Sans tarder, Louis XIV (exerce son dmit nouveau et accorde le siège de Melz à Georges d'Aubusson de la Feuillade, un de ses bons serviteurs, et, d'ail- leurs, prélat excellent. De cet évoque de choix, Melz catholique ne pouvait qu'être lière. Mais quand la monarchie gallicane ; faisait sur « Rome » des conquêtes de ce genre, la joie royale ! et parlementaire s'étalait dans le style administratif avec une Brutalité altière, assez maladroite. Qu'on en juge par le brevet i de nomination de La Feuillade :

« Le Roy... met'ant en consade'ralion la doctrine et piété [de M. l'archevêque d'Kinnrun]... el l-s importants el agréables services qu'il ni a rendus en qna'ilé de son ambassadeur extraordinaire tant auprès de la République de Venise que du Roy catholique, et autres emplois dont il s'est dignement acquitté [tour le bien et avantage de l'État, et voulant les reconnaître et gratifier de plus en plus, Sa Majesté lui a accordé et fuit éom de l'évôcbé de Melz, vacant tant par la déni'ssion pure el simp e de messire Henry de Bourbon, duc de V'Tueuil, que par tout autre genre de va<-au<e, el ce, en consé- quence de la cession et renonciation faite entre les mains de Sa Majesté par Monsieur Guillaume Egon, landgrave de Furslemberg, prince du Saint Empire, nommé cl postulé au dit évêché... Et afin que ledit sieur d'Aubusson de ia Feuillade conserve la dénomination le rang et les Imn-ieurs d'archevêque, nonobstant la résignation qu'il lait de l'archevêché d'Embrun, Sa Majesté entend qu'il en soit fait instance en son nom envers Sa Saintelé, pour obtenir la reten- ti.m de la dénominal inn, du rang et des honneurs d'archevêque, dans les bulles de translation dudit sieur d'Aubusson de la Feuillade de l'église d'Embrun en celle de Melz. M'ayaut Sa Majesté commandé d'expédier, sur ce, toutes lettres et dépêches nécessaires en cour de Rome, et cependant, pour témoignage de sa volonté, le présent brevet.

400 i;[ \ l.K DES DEUX MONDES.

qu'elle a signé de sa main et fait contresigner par moi son conseiller el secrétaire d'État et de ses commandements et finances 'Signé]: Le Tellier 1 .

Mettons-nous, je vous prie, à la place des chanoines de Metz lisant cette décision césarienne qui nomme un évêque comme un fonctionnaire, de cette «volonté »,qui règle, à la fois et sans hésitation, ce* transfert d'un archevêque à un évêché et le main- tien du caractère archiépiscopal à un évêque, qui consomme sans phrases, outre l'abolition, consentie par le Pape, de la nomination papale, la déchéance, nullement consentie, «lu Chapitre, dont le nom n'était même pas prononcé... Rendons- nous compte de ce que pouvaient êlre, en présence de ces procédés impérieux, dans ces âmes du passé, des sentiments appuyés par la tradition comme par l'orgueil. L' « émotion » était inévitable.

Pour y parer, un expédient ingénieux fut trouvé. En hâte, au commencement du mois d'août 1GG8, le 11, quoique à cette date la nomination du nouvel évêque fût faite depuis qua- rante-sept jours, le Chapitre, feignant de considérer que le siège était encore vacant, usa du droit qu'il avait, et que les Chapitres ont conservé jusqu'à ces temps derniers, d'élire, via scrutini, les vicaires généraux chargés, sede vacante, de | l'administration spirituelle du diocèse. Et il élut en premier lieu Mgr l'Archevêque d'Embrun, Georges d'Aubusson de la Feuillade (2)... Ainsi, quand il serait monté sur le siège de

(1) Bibliothèque de l'Institut, manuscrits Godefroy, t. 331, 340 25 juin lfi6S).

(2) Nous permettra-t-on de citer ce texte, réplique au précédent? (C'est une variante (d'après les manuscrits Godefroy, t. 331, 343, Il août I t-S , s du texte imprimé par le comte Emmery, dans son Recueil des arrêts du fortement de Metz, t. V, p. 337.; « Nous, chanoines et chapitre de l'église cathédrale de .M-tz, A tous abbés et abbesses, chanoines et chapitres des Collégiales, prieur- et couvents des abbayes et autres monastères réguliers de l'un et l'autre sexe, archiprétres, curés, chapelains, prêtres et autres fidèles du diocèse de Metz Salut en Nôtre-Seigneur. Le i>ège de cet écëché étant présentement vacant, et étant de notre devoir en ce cas de pourvoir au spirituel dudit évéché, suivant le droit et la possession en laquelle nous sommes de temps immémorial en qualité d administrateurs nés. Nous avons, pour -bonnes considérations, prié instamment Mgr l'archevêque d'Embrun de vouloir accepter cette administiatiun du spiiiluel, et. avec lui M Jacques-Bénigne liossuet, docteur en la faculté île Paris, chanoine et grand doyen de l'église-cathédrale de celte ville, el M. Louis Foës, licencié es droit-, aussi chanoine et trésorier en cette même église, lesquels nous a\ons nommés, comme par ces présentes nous n 'muions, grands vicaires, pour, con- jointement avec niondit Seigneur et séparément en l'absence l'un d^ l'autre, faire et exercer les fonctions Je grands vicaires de cet évéché... En foi de quoi nous

AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET. LOI

Metz, le nouvel évèque s'y trouverait, bon gré malgré, assis par le Chapitre, les « vénérables chanoines » ayant agi en l'espèce « suivant les droits et possession en laquelle ils sont de temps immémorial, et en leur qualité certaine d' administrateurs- nés du diocèse. » Par cette élégante solution, l'honneur cano- nial, en apparence au moins, était sauf. Fut-ce le doyen Bos- suet qui suggéra cette voie d'accommodement? Ou d'Aubu^son, diplomate, qui avait été ambassadeur à Venise et en Espagne? En tout cas, et c'est ce qu'il est intéressant de constater, Bos- suet négocia (1) ce compromis et entra dans la combinaison. Il accepta d'être le premier des deux autres ecclésiastiques « nommés pour, conjointement avec mondit Seigneur et séparé- ment en l'absence l'un de l'autre, faire et exercer les charges et fonctions de grands vicaires généraux. »

Retenons ceci que, dans ce diocèse de Metz, vingt-six ans auparavant il avait été nommé chanoine de la Cathédrale et successivement il était devenu syndic du Chapitre, archidiacre de Sanebourg, grand archidiacre de la Cathédrale de Metz, doyen du Chapitre, en même temps qu'il était membre de l'Assemblée municipale des Trois Ordres, Bossuet a fini par être grand vicaire. Et lorsqu'en juin 1668, le nouvel évêque de Metz, retenu à Paris par la poursuite de ses « provisions et bulles apostoliques, » demande courtoisement aux «Sieurs Chanoines » de lui « députer quelques-uns de leur compagnie pour conférer

avons, à ces présentes, que nous ordonnons être publiées, affichées et signifiées à qui il appartiendra, fait mettre et apposer notre scel et icelles contresigner de notre secrétaire ordinaire. Fait en notre chapitre à Metz le 11* jour du mois d'août 1466. Par ordonnance de M" les vénérables chanoines et chapitre de l'église eathédrale de Metz, administrateurs de l'Évéché, signé J. Godefrot, secrétaire. » A l'appui de ce que j'ai eu à faire observer, à différentes reprises, sur les conflits des pouvoirs et des prétentions dans la France d'autrefois, ajoutons que le « sieur abbé de Cours in » protesta à la fois contre le brevet royal et contre l'ordon- nance du chapitre de M tz; et le 13 août, fit connaître à son tour, par un a man- dement, » aux clergé et fidèles du diocèse, que lui seul était adminstrateur de ce diocèse, lui seul vicaire général perpétuel et irrévocable au spirituel et au tem- porel, et interdit à ses ouailles d'obéir aux prétendus grands vicaires. (Mss Gode» froy, t. 331, f. 342.J

1 C'est ce qui parait résulter d'un document fort curieux d -libération de l'as-emhlée caphulaire du 4 juillet I66S) publié par Ernest Jow, Etudes et recherches *ur J.-B. Bos<uel, p. 73-7 ï . liossuel et le confrère qui lui était ad|o nt étiien clia gés. <• en raison des meii es cl liantes qualités de Mer l'arche- vêque d'Embrun, qui témoigne par sa due lettre avoir beaucoup de déférence pour ledit chapitre, d'aller lui faire les compliments et civilités du chapitre et aussi « lui faire remontrance tri- hamble touchant le droit que le Chapitre a d'élire ou postuler en cas de vacance dudit évéché. »

tome Vf m. 1920. 26

402 REVUE DES DEUX MONDES.

dos moyens de rétablir la discipline de cet évôché, » c'est a Jacques-lien igné Bossuct, chanoine et grand doyen, que ses confrères s'en remettent, et c'est lui qu'ils désignent pour être le conseilier intime de leur futur inaitro et réformateur (1).

V. ri.ACP. QUE TIENT L'ÉPOQUE DE METZ

dans l'uistuihe des Acrts et des idées de uossuet

Voiîh, je pense, un singe provincial sérieux. On l'a trop oublié. On fut trop pressé jadis, parmi les historiens littéraires ou religieux de L> issuel, amis et ennemis, d'éludier Bossuet jouant le premier rô'e zuv la grande scène parisienne, soit afin do s'extasier en contemplant son apogée, soit afin de dénoncer clu*z lui dus défauts plus en vue sur ces sommets. Mais, rj ne l'on fût admirateur ou critique, une égale inexac- titude résultait de l'appréciation négligente do commencements pourtant instructifs, levant les épanouissements d'idées vaslcs et éclatantes, les dérisions graves, les jugements impérieux, les systèmes d'ensemble qui remplissent les années de la grande fort un;: de Bossuet, do sou rrg/if, les uns ont crié au mincie, les autres à rimprnvisîflion téméraire. Nisard s'agcnmuUnit, tandis que sou riait Sàinlc-BenVe. A tort, oserons-nous dire, l'un et l'aulre. De ces manifestai ions de la période triomphale, rien presque riiez Bossue t n'a élé subit. Floraisons supubos, fruits succulents, rien de tout cela n'a surgi soudainement du cer- veau, si fécond que nous l'imaginions, du prélat ou du conseiller d'iïlal. Bons ou mauvais, vains on solides, ils étaient nés, ils gelaient formés, ils avaient mûri dans une germination nor- male, voire pins lente que chez d'autres h «mines. Ils avaient poussé et grossi non Seulement dans le silence do la réflexion théorique, mais «à travers les éprouves et sons h's heurts de l'action. Bossuet, avant de prendre, comme il le (il de IG70 à 1080 environ, sur les grandes et éternelles questions de la théologie, du gouvernement ecclésiastique, de la vie sociale et politique, sur les grands problèmes français ou humains, - des ré-olu- tions fixes et magistrales, B »ssuet se donna une patiente expé- rience des gens et des choses humaines, dc^ gons et dos choses françaises.

(11 Document (JIM dins la noie précédente. TtossiW qniétnif a ce moment à Metz, ri! u 'mmr-ili.ilemcnl du chapitre une somme d'argent pour Irais appro- xunatilsdu vu} âge qu'il allait faire.

AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUET.

403

Car à Metz, il ne faul pas se lasser de le répéter, c'élait bien tle la France vraie, de 'a France moyenne qu'il s'instruisit, lonl comme il l'eût appri-e à Bourges, à Toulouse on a Iteiiues. Il trouvait à Metz les mêmes problèmes, les mémos difficultés. Il y trouvait, à l'encontre de l'unité monar- chique, les mêmes oppositions et les mêmes résistances, mais aussi, en sa faveur, les mêmes besoins et les mêmes vœux qu'ailleurs.

Quand il est venu se fixer à Metz, il y avait cent ans h peu près que les Trois Evèctïés avaient clé réintègres dans la pdrie française. De quelle façon celte réintégration s'était produite, Bossuet ne l'a pas ignoré et il le dira plus tard dans son Histoire de Prance du Dauphin avec une remarquable précision, un juste et modéré sentiment des nuances, une connaissance honorable des sources. Il sait qu'au moment de la paix de Gateau-Cambrésis, le retour des Trois Evêchés à la France s'est fait, en somme, aisément, par prétention, comme une chose facile, parce que juste, naturelle, et prévue; que cette récupération française n'a irrité sérieusement que deux per- sonnages politiques : l'Empereur Charles-Quint et ce margrave Albert de Brandebourg, notre client intermittent et ami fort douteux, qui, comme Bossuet l'observe, voyait avec regret « que les affaires tendaient à la paix, » c'est à-dire qu'un rap- prochement des Princes allemands et de la France ne lui per- mettrait pas de pêcher en eau trouble. Et Bossuet, qui semble avoir consulté pour ceLle époque les négociations de l'évèque Jean de Fresne avec Maurice de Saxe, sait aussi que, dès lool, les princes d'Allemagne, décidés à résister « aux pra- tiques employées par Charles d'Autriche pour faire tomber la Germanie en une bestiale servitude, » ont trouvé bon que « le Seigneur Roi de France s'i m patron isàt des villes impériales qui n'étaient pas de langue germanique, comme Cambrai, Metz, Toul et Verdun, pourvu que ledit Seigneur se joignit a eux pour défendre la liberté de l'Empire. »

Sur ce rattachement, un siècle presque avait passé, en 1G."8, quand Bossuet vint h Metz occuper sa stalle de chanoine. Alors la réacclimatition des Trois Evêchés était, dès long- temps, achevée. Déjà sous Henri IV, le bon imprimeur Abraham Fabert, racontant la visite du Roi, nous peint une ville toute française, cl toute unie, - catholiques, protes-

ioi

REVUE DES DEUX MONDES.

tants, juifs, dans la volonlé île l'être. Sans doute à la fin du règne de Louis XIII, et nul n'accusera nos historiens français de l'avoir tu, il y avail encore à Metz un parti d'opposants, remuant, et que Bossuet put connaître... Mais d'opposants non pas à la domination française : à la Royauté absolue; de partisans, non pas du retour de Metz au Saint Empire dont elle n'avait jamais été qu'un membre fort peu intime, mais du maintien, sous le Roi de France, comme jadis sous l'Empereur, des libertés municipales et des franchises des Messins.

Celte opposition, survivait-elle principalement? C'est la noblesse locale, qui là, comme presque partout en France, boude avec le plus de mauvaise humeur, regrettant ses paraiyes d'au- trefois, et ce syndicalisme féodal lequel faisait du pays messin (comme l'écrit un publiciste du temps de Richelieu, Hersent « un monde de pelils souverains » divisés en « bandes » avec autant de rois que de villages. » C'est la noblesse qui ne vou- lait pas d'un « souverain effectif, » mais d'un suzerain nominal, « protecteur » indolent et paralytique, incapable et s'abstenant de toucher aux pouvoirs locaux oppresseurs.

La bourgeoisie, elle, venait de recevoir, dans ses prétentions à l'indépendance municipale, un coup rude, au moment préci- sément où le père de Bossuet conquérait de haute lutte pour son fils ce canonical de la cathédrale : l'établissement du Parlement de Metz lui enlevait, sa juridiction spéciale. Mais il lui en demeurait d'assez beaux rentes pour la contenter : les bour- geois gardaient le gouvernement et l'administration de la ville, et cela, dans une réelle ampleur. Car non seulement le Maitre-Echevin et les dix Echevins, choisis à la pluralité des voix entre les plus notables, jouissaient, « à l'instar » des ma- gistrats municipaux parisiens, des honneurs, « autorités, pré- rogatives et prééminences dont jouissaient les Prévôts des Mar- chands. Echevins et Conseillers » dans la capitale du royaume; non seulement le Mailre-Echevin de la Ville de Metz avait l'honneur de parler au Roi debout et non pas, comme ceux des autres villes françaises, à genoux; mais, de plus, l'Assem- blée des Trois Ordres messins possédait le droit d'envoyer, de sa propre initiative et sans permission préalable, des députés et des « Cahiers » au Roi. Encore en 1637 et I608 ces privilèges étaient garantis aux Messins par actes royaux (1).

(i) Voir par exemple Y Histoire de Metz par les Bénédictins, t. III, p. 235-246.

AUTOUR DE LA CORRESPONDANCE DE BOSSUE f. 405

Dans le peuple, Bossuet ne rencontrait pas à Metz plus d'insubordination à l'obéissance monarchique, qu'il n'en avait vu de ses yeux en Bourgogne chez les vignerons de Seurre, qu'il n'en aurait rencontré chez les paysans- parlant patois de Bretagne ou de Provence. Dijon vers 1650, Marseille en 1661, Rennes vers 1670, lui eussent offert bien plus souvent des sédi- tions populaires que cette ville de Metz, où, pendant tout le temps qu'il y resta, il n'y en eut qu'une, sauf erreur : en 1661, une de ces séditions fiscales comme les impôts indirects en soulevaient partout sédition dont le Conseil du Roi ne parait pas s'être fort ému et qui du reste était peu justifiée. Car dans ce moment même le jeune souverain prenait pour le soulagement des Lorrains des mesures intelligemment chari- tables (l).

Le inondé religieux au milieu duquel Bossuet se mouvait, était peut-être la partie de la société lorraine l'unification monarchique s'opérait avec le moins d'aisance. Mais pourquoi? Etait-ce pour une de ces raisons mystiques qui créent et qui per- pétuent,entre des populations imprudemment rassemblées par la diplomatie, des répulsions impondérables, et invincibles? Nullement. Ni les catholiques des Trois-Evêchés ne se sen- taient plutôt en communion d'idées avec ceux du Saint-Em- pire, qu'avec ceux de France, ni les protestants. Les proies-* tants, passés du Luthéranisme au Calvinisme, s'étaient par là, au contraire, rapprochés de nos protestants français; et tout l'honnête entêtement de Paul Ferry, palabrant indéfiniment avec des professeurs d'Allemagne, sur des « formules de con- corde, » n'avait pas avancé d'un pas la « réunion » de l'Eglise calviniste messine française avec les Églises luthériennes alle- mandes du Rhin ou d'outre-Rhin. Les Messins réformés s'en allaient à Sedan, à Siumur et à Nîmes, ou à Genève; ils tournaient le dos à Wittemberg et à léna.

Quant aux catholiques du pays, il n'y avait pas chez eux d'autres mécontentements que ceux qui se produisaient sur d'autres points de la France les autorités ecclésiastiques se souvenaient d'avoir, au moyen âge, régenté la cité. Si une cer- taine partie du clergé messin se réclamait de ce Concordat ger- manique de 1448, dont du reste Metz n'avait revendiqué le

li Jean de Boislùle, Mémoriaux du Conseil du Roi de 1661, t. I, p. 163, 202. Cf. t 1. P- 94-9S ; p. 1S6, p. 190, p. 282 ; II, 262; III, 19, 28, 14.

406 REVUE DÉS DEUX MONDES,

bénéfice qu'assez tard, c'est que ce Concordat to1eVn.it dans les Eglises \écu/ièrrs et dans les communautés rëfjïtKèm-, mairie le Pape loinlain et mal inf\»fWié et malgré les évèques, un particularisme, les cupidités et les vanités individuelles trouvaient leur compte; paire qu'il leur permettait, en esqui- vant tour a tour, tantôt les suggestions tracas.-ières des laïques, tanlùl les injonctions impuissantes de Rnwie, d'éluder indéfi- niment, dans les églises comme dans les congrégations, les réformes que le Concile de Trente avait édictées et que la Contre- Réformalion catholique exigeait. De seulement provenaient les difficultés que la domination française avait rencontiées parmi les catholiques.

Ne laissons donc pas dire, non parce que nous le dési- rons, mais parce qu'il n'est pas vrai, qu'à Melz,auxvne siècle, un Français, venant d'une autre région du royaume, se sentit dépaysé. L'apprentissage que fit Bossuet à Metz devait forcé- ment y être et il fut aussi fécond, pour un futur associé du gouvernement nouveau, qu'il eût pu l'être dans n'importe quel diocèse du royaume.

N'oublions pas enfin que cet apprentissage se prolongea, ainsi qu'on vient de le voir, après son départ de Metz, bien plus tard que 1659, jusqu'en 1661), jusqu'à l'année qui pré- céda sa nomination à l'épiscopat de Condom et son entrée dans la charge de précepteur du fils du Roi. Tout en acceptant des besognes parisiennes, il continue de suivre ce qui se fait à Metz, et non pas seulement en spectateur, mais en acteur; ménageant avec souplesse et fermeté, l'évolution qui, comme ailleurs, s'imposait et s'accomplissait dans l'ordre spirituel et dans l'ordre temporel tout ensemble. Durant ces dix années à partir de 16VJ.0Ù son expérience et son autorité parisienne s'élablis>aicnt. son expérience et son autorité pro- vinciale s'entretenaient toujours.

A tel point que l'on peut raisonnablement supposer que, si Georges d'Aubusson de la Feuillade. évoque nommé, eût, pour une raison quelconque, f.iit défaut, Jacques-Bénigne Bos- suet, vicaire-général postulé parle Chapitre, délégué du Chapitre auprès du prélat, eût pu facilement devenir évoque de Metz.

Alfred Rébelliau.

REVUE SCIENTIFIQUE

LE SOLEIL ET L'AIMANT TERRESTRE

Le 22 et le 23 mars derniers et dnnslanuit qui a séparé ces deux jours, ou a observé une série de phénomènes tout à fuit étranges et qui, a 'après les renseignements aujourd'hui centralisés, ont été cons- tatés dans un grand nombre d'observatoires répartis sur toute la surface du globe terrestre.

Ces phénomènes bizarres observés simultanément étaient un orage magnétique d'une violence exceptionnelle, accompagné, ih.ns la nuit du îi au 23, d'une magnifique aurore boréale; en autre, dans le même temps, l'écorcc terrestre était parcourue par des courant! électriques anormaux, des courants trllunt/uri, comme on dit, qui rendaient précaires pendant quelques heures cl perturbaient violent* ment la transmission des télégammes sur un grand nombre de câbles télégraphiques. A la même date, on constatai! sur le suleil l'existence d'une tache d'une dimension extraordinaire, qui passait au méridien de cet astre le 2-2 mars.

Quel rapport, dira-l on, y a-t il entre celle Inche qui, à 150 mil- lions de kilomètres d'ici, déchire la plwlo-qdièie éblouissante du soleil et les ennuis (pie peut éprouver la plus lene à terre de nos administrations dans la transmission de ses télégrammes qui, à ce qu'on croit communément, n'est guère affectée par le soleil qu'au point do vue de ia loi des huit heures?

Le rapport entre ces phénomènes disparates et éloignés est pour- tant ré<l. Bien plus, tous les phénomènes que j'ai enumér s ci- dessus et qui ont coïncidé il y a quelques s m âmes sont étroitement interdépendants et sont gouvernés par le roi de toute vie terrestre :

408 REVUE DES DEUX MONDES.

le soleil. C'est ce que je voudrais démontrer et expliquer aujourd'hui à mes lecteurs.

Mais auparavant un retour en arrière est nécessaire pour définir aussi clairement qu'il se pourra les phénomènes en question. Avant d'expliquer une chose, il faut la faire voir. Avant de montrer la lan- terne magique, il faut allumer sa lanterne.

Une aiguille aimantée mobile sur un pivot prend spontanément la direction Nord-Sud, ou à peu près. Lorsqu'elle est suspendue à un lil par son centre de gravité, de manière qu'elle puisse se mouvoir en tous sens, elle s'incline en outre sur l'horizon, elle pique, si j'ose dire, du nez, de telle sorte que son extrémité Nord plonge vers la terre; si les petites boussoles de bazar qui ont amusé notre enfance sont à peu près horizontales, c'est que le constructeur a compensé celte inclinaison de l'aiguille en rendant plus lourde son extrémité Sud, de façon à relever l'autre; c'est en un mot que, dans les bous- soles du commerce, le pivot d'agate sur lequtl se trouve l'aiguille n'est pas au centre de gravité de celle-ci. mais au Nord de celui-ci.

La force qui donne à l'aiguille aimantée son orientation est-elle analogue à la pesanteur, par exemple, qui produit une traction, une translation, ou, comme on dit, une accélération, dans la direction elle est appliquée? Non. La force magnétique qui agit sur la bous- sole n'entraîne pas celle-ci, mais la fait seulement tourner. On l'a montré de mille manières, et notamment en déposant une aiguille aimantée sur un flotteur placé librement à la surface de l'eau. On constate que l'aiguille tourne sur elle-même jusqu'à ce quelle soit orientée, mais sans que le flotteur avance.

Le plan vertical dans lequel, en un lieu donné, se place spontané- ment une boussole librement suspendue, ou, pour parler un langage moins précis en sa simplicité, la direction que prend par rapport aux points cardinaux l'aiguille aimantée s'appelle le méridien magné- tique du lieu. Il ne coïncide pas, en général, avec le méridien géogra- phique, c'est-à-dire avec la direction Nord-Sud. Les pôles de l'aiguille au lieu de pointer exactement vers le Nord et le Sud s'écartent en général plus ou moins de cette direction et l'angle qui mesure cet écart s'appelle la déclinaison. On dit que la déclinaison est orientale ou occidentale selon aue le pôle Nord de l'aiguille dévie à droite ou à gauche , c'est-à-dire vers l'Est ou vers l'Ouest du Nord vrai.

REVUE SCIENTIFIQUE. 409

Quant à l'angle que l'aiguille suspendue par son centra de gravité forme avec la direction horizontal»» on l'appelle Vinrlinaison du lieu.

La déclinaison, comme l'inclina son. varie d'un lien à l'autre. Ainsi en France elle est actuellement et partout occidentale, c'est-à dire que le pôle Nord de la boussole y est partout dirigé vers l'Ouest. A l'aris, elle est d'environ 13 degrés, (c'est-à-dire environ la septième partie d'un angle droit). En Bretagne, elle est voisine de 16 degrés et dans les Alpes-Maritimes, de 10 degré;*. Par l'on voit que la déclinaison peut varier beaucoup d'un lieu à l'autre. A Pétrograde la déclinaison, qui va diminuant vers l'Est de 1 Europe, est déjà orientale. A Tokio, elle est redevenue occidentale. Aux. États-Unis, elle est selon les lieux occidentale ou orientale.

Pour l'inclinaison, elle est actuellement à Paris d'environ 65 de- grés, c'est-à-dire que l'aiguille aimantée suspendue par son centre de gravité est inclinée vers le sol d'un angle égal à 2/3 d'angle droit. L'inclinaison varie beaucoup elle aussi d'un point à l'autre. D'une manière générale et à peu près l'inclinaison augmente à mesure qu'on s'approche des pôles de la terre. En certains points des régions polaires qu'on appelle les pôles magnétiques, l'inclinaison de l'aiguille est égale à 90 degrés, c'est-à-dire que l'aiguille est verticale. Dans certaines régions équatoriales l'inclinaison est nulle, c'est-à-dire que l'aiguille est horizontale.

11 y a une autre donnée* qui, avec la déclinaison et l'inclinaison, contribue à définir entièrement en chaque heu la force et la direction du magnétisme terrestre. C'est ce qu'on appelle la composante horizon- tale. Sans insister sur les méthodes techniques, d'ailleurs relative- ment simples, par lesquelles on détermine cette force, il me suffira de dire qu'on en suit aisément les variations en suspendant un barreau aimanté horizontal à deux fds de soie verticaux avec lesquels il forme comme une sorte de trapèze. Ces deux fils de soie sont placés de telle sorte que les deux montants en fil de ce trapèze sont plus ou moins tordus et le barreau aimanté plus ou moins dévié selon que la force qui agit sur lui, et qui tend à tordre les fils est plus ou moins intense.

Les trois éléments magnétiques, comme il est convenu de les appeler, la déclinaison, l'inclinaison et la composante horizontale délinissent complètement en un lieu la force et la direction du ma- gnétisme terrestre. Ils varient, nous l'avons dit, d'un lieu à l'autre. Mais en outre, et en un même lieu, ils varient également d'un instant à l'autre.

C'est ainsi qu'à Paris vers 1530 la déclinaison était orientale et

410 REVUE DES DEUX MONDES.

atteignait 9 degrés. A dater de celte époque, l'aiguille s'y est constam- ment et d'année en année tournée un peu plus vers l'Ouest, jusque vers 1800. Elle marquait alors "J2 degrés de déclinaison occidentale. Depuis, elle n'a pas cessé de revenir lentement vers l'Est, et elle n'est plus actuellement qu'à environ 13 degrés à l'Ouest du mérii dien géographique.

En ouire do cette variation séculaire qui est loin d'être aujour- d'hui expliquée d'une manière même approximative, les éléments magnétiques subissent des variations beaucoup plus rapides, des variations à courte période comme on dit, qui ont un puissant inté- rêt à cause des aperçus étranges qu'ils nous ouvi eut sur la physique cosmique, et qui vont nous ramener au cœur même de noire sujet.

M lis avant de pénétrer dans ce curieux labyrinthe, je veux rassu- rer d'un mot les personnes qui, par un scrupule sinon très rele\é, du moins liés respectable, les scrupules sont toujours respec tables, demandent d'abord à propos de n'importe quelle question de science : A quoi tout cela sert-il?

La direction de l'aiguille aimantée est d'une importance capitale pour la navigation. C'est grâce à la boussole que Christophe Colomb a osé se lancer sur l'Océan sans limite. Il est vrai que, de son temps, les éléments magnétiques étaient mal connus; car Colomb fut tres surpris lorsqu'il constata, le 13 septembre 1492, que l'aiguille de sa boussole, au heu de pointer vers l'Etoile polaire, s'en écartait vers la gauche d'environ ii degrés. Le lendemain on constatait, ayant continué à naviguer vers l'Ouest, que la déviation avait encore aug- menté. A ses matelots effrayés et qui pensaient que les lois de la n ture étaient bouleversées et que la boussole allait perdre son poi- v tir mystérieux, Colomb 'lut prodiguer les paroles rassurantes, et il parvint à les câlin r en leur expliquant, ce qui était d'ailleurs inexact, que l'aiguille tournait autour du pôle comme les astres du firmament.

Aujourd'hui, les marins et les explorateurs ne peuvent plus se passer des caries magnétiques, des boussoles, des compas de route Il n'est pas jusqu'aux arpenteurs, aux « géomètres » du cadastre à qui ces choses ne servent, si j'ose dire, d'outils de chevet. Eniin. la navigation aérienne elle-même y a trouvé un secours indispensable à ses audaces.

Ainsi tout cela sert à quelque chose, et mAme à beaucoup de choses. J'ajouterai même, rendant un hommage, rarement mérité, à l'utilitarisme, que réciproquement les navigateurs ont été pour

REVUE SCIENTIFIQUE. 411

beaucoup dans les notions scientifiques encore clairsemécr ^uenous possédons sur le magné liante terrestre.

Donc, môme aux y ux des hommes dont II» nri Poincaré parlait avec un si souriant mépris, et m pour qui le but lie l,i vie e-l de gagner de l'argent, » le magnétisme teiresire f'-l d'une puissante importance. Sa connaissance a une répercussion non uoglig'-a!»le sur les dividendes de tout ce qui dépend de la, navigation, c'est-à-dire de la plupart des entreprises humaines.

* *

Et maintenant que nous avons donné ces gages à l'utilitarisme, nous pouvons, d'un pied léger, regagner les régions mystérieuses les phénomènes magnétiques ne sont plus que des proMèmes sédui- sants Là les joies sont pures, dégagées du fVti le prosaïsme de la vie, car elles nous font approcher peu à peu, à travers mille enchante- ments, ces sommets d'une pure be;mté, auxquels notre effort sera, hélas! toujours asymptote : le pourquoi elle comment de la nature.

En observant avec des instruments suffisamment précis l'aiguille aimantée, on constate qu'en un lieu donné et en temps normal, elle subit un petit déplacement diurne qui se reproduit chaque jour : chaque jour, entre huit heures du matin et quatorze heures, l'aiguille de déclinaison se porte lentement vers l'E^t, pour rétrograder ensuite vers l'Ouest, reprendre la direction primitive, après avoir subi une légère inégalité nocturne, et recommence le lendemain. L'amplitude de cette variation diurne est faible, puisque l'angle des deux posi- tions extrêmes n'est que de quelques minutes d'arc, une faible fraction d'un d<>gré. Mais, chose curieuse, tonte la partie impor- tante de la variation se produit, en chaque lieu, aux heures le soleil est au dessus de l'horizon et de telle sorte que l'aiguille paraît suivre la direction du soleil. De plus, et ce qui prouve bien que l'intensité du rayonnement solaire est pour quelque chose, et même pour beaucoup, dans cette variation diurne de la déclinaison, c'est que cette variation est beaucoup plus ample en été qu'en hiver, c'est-à-dire que dans les stations de l'hémisphère austral, cette ampli- tude est plus grande en juillet qu'en décembre, et réciproquement, dans notre hémisphère.

Par exemple à Nice l'aiguille de déclinaison oscille de 15 minutes d'arc en juin et de 5 minutes seulement en décembre ; aux mêmes époques, ce rapport est inversés, 'il s'agit d'une station australe. Les deux autres éléments magnétiques manifestent des variations ana-

4-12 REVUE DES DEUX MONDES.

lognes, et je n'insiste pas. D'autre part, et ceci achève notre démonstration sur ce point, l'amplitude de la variation diurne (en tenant compte en chaque lieu de la force qu'elle représente), est la plus grande en moyenne dans les régions équatoriales de la terre' l'intensité du rayonnement solaire est la plus forte, et diminue en se rapprochant des pôles, à mesure que l'insolation elle-même diminue.

D'autres faits encore plus démonstratifs, s'il est possible, sont venus établir définitivement que la variation diurne des éléments magnétiques est sous la dépendance étroite du soleil.

Chacun sait que le disque solaire est quelquefois obscurci par des taches sur la nature desquelles on n'est pas encore complètement renseigné, mais est-il quelque chose sur quoi nous soyions ren- seignés ? Ces taches, dont j'aurai l'occasion d'examiner quelque jour les curieuses particularités physiques, ne sont pas toujours également nombreuses et également étendues sur le soleil. On sait depuis un siècle et demi que l'importance des taches sur le soleil subit une périodicité régulière d'à peu près onze ans. Certaines années, les taches manquent presque absolument, puis, pendant trois ou quatre ans, leur nombre et leur étendue augmentent progressive- ment jusqu'à un maximum elles occupent une fraction impor- tante de la surface solaire; puis elles diminuent pendant environ six ans jusqu'à un minimum d'une certaine durée le soleil est dépourvu de taches, puis le même cycle de variation recommence indéfiniment. J'aurai l'accasion de revenir sur cette étrange pulsa- tion, qui, comme je ne sais quelle monstrueuse respiration lente- ment rythmée, ouvre et referme périodiquement la surface rayon- nante du soleil.

Certaines particularités méritent pourtant que nous nous y arrê- tions dès maintenant. Tout d'abord il est prouvé que les taches sont des dépressions, des Irons de la surface solaire. Cela résulte notais ment de l'apparence qu'elle prend, lorsque la rotation solaire amène la tache vers le bord. On voit alors nettement, par la perspective et l'apparence de la pénombre qui lie le milieu sombre de la tache à la photosphère, que celte lâche est une cavité. En outre des taches, à côlé de celles-ci et simultanément, la surface solaire montre au conlraire des parties très brillantes qu'on appelle les faculcs et qui sont au contraire des parties saillantes de la photosphère, c'est-à- dire qui sont aux taches ce qu'un sommet montagneux est à un« vallée.

BEVUE SCIENTIFIQUE. 413

Il ne faudrait d'ailleurs point croire que les taches solaires soient réellement sombies et noires. Elles ne le sont que parrappoit à la photosphère éblouissante elles sont acculées et par un effet de contraste. Si, en etl'et, on projette optiquement sur le fond d'une tache solaire l'image de l'objet le plus brillant que nous puissions réaliser sur cette médiocre planète terraquée, et qui est l'arc élec- trique, on constate que celui-ci se projette en noir sur le fond ma nlenant brillant (par contrasta) de la tache solaire. « Tout est relatif» n'est pas en vérité un adage psychologique, mais l'expres- sion la plus profonde et la plus synthétique de tout ce qu'a établi la science.

Ce que je veux retenir seulement de tout cela, pour ma démons- tration, c'est que la variation diurne des éléments magnétiques subit des phases absolument parallèles à celles des taches solaires. En tous les points de la terre, la déclinaison, (et il en est de même pour les autres éléments magnétiques), subit des écarts quotidiens d'autant plus grands que le soleil est plus chargé en taches. Les années de maxima des taches solaires, l'amplitude des variations diurnes du magnétisme terrestre est environ une fois et demie plus grande que les années de minima des taches, et les deux phénomènes subissent d'année en année des fluctuations rigoureusement parallèles, et qui ne laissent aucun doute sur la relation de cause à effet qui les lie. Tous ces faits sont universellement considérés comme parmi les mieux établis de la science Ils nous démontrent qu'une sympathie mysté- rieuse, et pendant longtemps insoupçonnée, lie les perturbations qui à 150 millions de kilomètres d'ici agitent la surface solaire aux mou- vements qui, ici-bas, font tremblolter dans leur cage de verre nos petites boussoles.

* * *

J'en arrive maintenant à des phénomènes d'un caractère complè- tement différent et qui prouvent également, mais d'une manière complètement indépendante, la relation qui unit l'activité du soleil et notre magnétisme terrestre. Je veux parler des orages magné tiques.

Les variations, dont nous venons de parler, des éléments du magnétisme terrestre sont des varia'mns lentes, régulières, continues, comme on dit. A cùté des variations continues, réglées, faeilement prévisibles à longue échéance, il y en a d'autres, brusques et brutales et qui malgré leur violence échappent à toute régularité et se pré- sentent d'une manière en quelque sorte accidentelle. C'est un peu

4L

REVUE DES DEUX MONDES.

comme dans l'Océan, où, à côté du phénomène régulier dos marées qui déplace lu suifa :e liquide d un taouvernontregiilier.se produisant dos orages, dos tempêtes soudaines, Pareillement, à-côté de l'oscilla- tion régulière diurne de l'aiguille aimantée, celle-ci subit parfois de véritables tempêtes inagm'ti pies qui a/foleud complètement les bous- soles, suivant l'heureuse expression familière aux marins.

A certaines époques, on constate soudain que la boussole est agitée par dos mouvements hnn-ques et variables et dont l'amplitude., qui déjiasse fréquemment et beaucoup l'amplitude totale de la varia- tion diurne dont nous avons parlé, correspond à une force, ou pour mieux dire à un cham > magnétique qui a teint souvent la centième partie du champ magnétique terrestre tout entier, et qui parfois même a atteint la vingtième partie de sa valeur.

Tour avoir une idée de ce phénomène, nous pouvons considérer la tempête magnétique des 22 et 2.3 mars derniers

A l'observatoire de Ke\\\ opère un des plus habiles spécialistes du magnétisme terrestre, le Dr C'.irce, on a nettement observé le phénomène. Tous les détails peuvent on ê're étudiés aptes coup, grâce à l'enregistrement couti.iu des variations magnétiques qui se t'ait automatiquement. Cela est rendu possible par des pet its miroirs dont sont minus les aimants suspendus et qui projet- te it un rayon de lumière sur un papier photographique fixé sur ua cylindre qu'un mouvement, d'horlogerie fait tourner d'un mouve- ment continu, comme le cylindre d'un phonographe. Quand L'aimant est immobile le rayon lumineux (race une ligne droite sur le cylin- dre tournant; lorsque l'aimant subit un déplacement, un mouvement quelconque, le rayon lumineux est dévié et cela se traduit sur le pipier photographique du cylindre (qui est développé et remplacé chaque jour) par une courbe plus ou moins irrégulière et d'autant plus dilFérnnte d'une ligne droite que l'aimant est plus violemment et irrégulièrement dévié de sa position d'équilibre.

C'est ainsi qu'à Kew, le 22 mars vers 9 h. 10, les aimants enre- gistreurs se sont mis soudain et avec une brusquerie extraordinaire à s'agiter et à subir des oscillations étonnantes qui, avec de rares intervalles de repos, durèrent des heures. Pour ne parler que de l'ai- guille de déclinaison, elle atteignit sa position extrême à l'Ouest, vers 17 heures le 22 mars, et sa position extrême vers l'Est le 23 vers H heures. L'écart de ces deux positions extrêmes correspond à près de 3 degrés, c'est-à-dire que la perturbation a déplacé l'aiguille de plus du décuple de sa variation diurne nonnulp.. a certains moments,

REVUE SCIENTIFIQUE. 413

les déplacements ont élé «l'une rapidité incroyable. C'est ainsi que, dans l'espace de moins d'un r i narL d'heure an milieu de la nuit du 22 au 23, l'aiguille a- sauté brusquement d'un degré el quart vers l'Ouosl, puis d un degré vers l'Est.

Or, en même temps, on constatait de graves dérangement dans les transmissions télégraphiques et spécialement dans les câbles sons-marins. Enfin, dans celte même nuit du 2-2 au 23 mars, on ad- mirait dans presque toute l'Ivsrope et l'Amérique du Nord une ma- gnifique aurore boréale. Elle fui notamment très bien visible, avec ses draperies rayonnantes, dans les environs de Pari-;. 11 est rare que les aurores boréales, si fréquentes dans les latitudes très septentrionales, so eut observables dans los lalit"dcs moyennes. Ti 1 fut pourtant le cas de celle-ci.

Iv'fin, et synchroniquement avec tous ces phénomènes, on obser- vai! le passage au méridien du soleil d'un groupe extrêmement im- posant de t ches. Ces taches, apparues vers le Ifi mars au bord du ■so'HI, s'étendaient sur près du cinquième de la largeur du disque et reprenant aient comme surface près d'un centième de la surface du disque solaire, c'est-à dire prés de oO fois la surface du globe ter- restre tout entier, ("est dire «pie celui-ci tombant dans une taehe solaire de ce genre y disparaîtrait aussi facilement qu'une sardine dans la gueule d'une baleine; et ceci n'est pas seulement une compa- raison, caries deux phénomènes seraient d'une importance absolue à peu près égale.

(Juoi qu'il en soit, ]n synchronisme et l'apparition, le 22-23 mars dernier, d'un violant orage magnétique avec courants lelluriques, d'une aurore boréale exceptionnelle et visible sur une grande étendue d i globe et d'un groupe important de la<*iies sur le so'eil, ne sont pas des phénomènes fortuitement coïncidents. Ce qui In prouve, ce sont les nombreuses données et observations depuis longtemps accumulées à cet é^ard.

D puis d s années, en effet, on enregistre soigneusement dans un grand noiub e d'observations l'importatfee et le nombre des orages magnétiques. Or les slaiisi pp>s a nsi dressées établissent nettement qu'il existe un parallélisme frappant entre ces phénomènes et le cycle fies taches solaires; les perturbations magnétiques subissent une périodicité moyenne d ; onze ans comme les taches solaires, et l'expérience montre que celle périodicité suit dans tous ses détails la courbe représentative de l'activité solaire; Enfin, et ceci n'est pas la chose la moins singulière, le nombre des auiores boréales obser-

416 BEVUE DES DEUX MONDES.

vées dans toutes les latitudes elles sont visibles, subit une pério- dicité identique et pareillement parallèle à celle des taches du soleil.

Il y a d'à Heurs un caractère remarquable des grandes perturba- tions magnétiques commençant brusquement comme celle du 22 mars dernier : elles se produisent simultanément dans les stations les plus éloignées de la surface du globe et y débutent rigoureuse- ment au même instant, ce qui prouve bien qu'elles sont dues à une cause cosmique.

* * *

Quel est maintenant le caractère et le mécanisme exact de cette mystérieuse connexion qui lie l'activité de la surface solaire et nos orages magnétiques ? C'est ce que l'étude individuelle des perturba- tions magnétiques isolées et des taches solaires correspondantes pourra contribuer à nous montrer.

On s'est demandé s'il existe une relation entre l'apparition des orages magnétiques et la position des ta lies correspondantes sur le disque solaire. Les opinions les plus contradictoires ont été émises et vigoureusement soutenues à cet égard. Pour certains astronomes, comme Marchan 1, le regretté directeur de l'observatoire du Pic-du- Mi li, les troubles mag îétiques coïncident toujours avec le passage de taches au méridien central du soleil. Pour l'astronome américain Yeeder, la coïncidence se produit au moment de l'apparition des taches au bord Est du soleil. (On sait que les taches sont entraînées dans la rotation solaire qui fait tourner le disque en environ 27 jours.) MM. Tacchini, l'éminent astronome italien, et Haie, le savant astro- physicien américain à qui on doit la découverte du champ magné- tique des taches solaires, ont montré d'une manière irréfutable (on voudra bien me croire sur parole pour m'éviter la nécessité de donner des détails fastidieux, que la relation qui lie les perturbations solaires à celles de nos aimants ne dépend guère de la position de la région perturbée sur le disque solaire. Le [t. P. Sidgreaves,de l'observatoire de Stonytrurst, a confirmé d'une manière définitive ce fait. Il convient en effet de remarquer, à titre d'exemple, que le groupe de taches solaires qui a coïncidé avec la perturbation magné- tique du 22-23 mars avait une étendue telle qu'il lui a fallu plus de quatre jours pour traverser le méridien solaire, qu'il est bien diflicile de savoir quelle était au point de vue magnétique la région la plus efûcace de ce même groupe de taches et que très souvent des orages

REV1 E -CIENTirii.il E. 417

magnétiques ont coïncidé manifestement avec des groupés de taches très éloignés du méridien solaire.

S'il n'y a pas de relation spéciale entre les orages magné tiqu la position des taches sur le soled, c'est-à-dire la longitude héliocen- trique des taches. pour m'exprimer plus pédaatesquenient, mais aussi plus correctement, en revanche, tous les observateurs ont constaté que l'importance des orages magnétiques terrestres dé- pend beaucoup moins de l'étendu*', de la dimension des taches solaires que de leur état plus ou moins grand d'agitation. Il y a des taches calmes et à peu près immobiles sur le soleil. Il y en a d'autres qui sont violemment agitées et dont la forme change à chaque instant, et sur lesquelles le spectroscope montre des déplacements intenses de matière. Celles-ci sont beaucoup plus que cellesdà génératrices d'orages magnétiques. Une tache solaire très agitée et même petite, est à cet égard beaucoup plus active qu'une tache calme même fe'im nen-e éten lue. Qiant à cette agitation des taches solaires, on la met le mieux en évidence au moyen du SDectroscope qui y montre les raies caractéristiques des s-az violemment distordue-, ce qui est l'in lice le mouve uent rapides en sens divers. Cela résulte du prin- cipe de Doppler-Fizeau que j'ai, mes lecteurs s'en souviennent peut-être, expliqué naguère ici-même.

Arrivé à ce point de notre discussion, le moment est venu de se pn-er une interrogation qui domine tout. Est-il possible que vrai- ment les cyclones qui se produisant dans le soleil, a 150 millions de kilomètres d'ici, agitent nos boa-soles, alors que nos cyclones ter- restres sont sans action sur elles? Comment cela est-il possible?

Depuis que la relation qui unit l'activité du soleil et notre magné- tisme terrestre est incontestablement établie, elle a passionné tous 1 ■- esprits sans qu'on ait pendant longtemps fait un pas vers l'expli- cation rationnelle de ce rapport mystérieux. Et c'est peut-être préeisé- m nlparcequ'elleestrestée longtemps énigmatiqueque cettequeslion préoccupe encore aujourd'hui tant de bons esprits clans la science, et même hors d'elle. Naguère l'astronome Young, dont les travaux sur le soleil ont fait avancer sur tant de points notre connaissance de cet astre, écrivait : « Il est difficile d'imaginer une théorie satisfaisante pour expliquer cet effet des troubles solaires sur notre magnétisme terrestre... Ce rapport magnétique prouve que d'autres forces que la gravitation agissent da^ l'espace interpla- nétaire. »

Tant qu'on n'a considéré le soleil que comme capable, en dehors TOME lviii. 1920. 27

418

REVUE DES DEUX MONDES.

de la gravitation, d'agir sur les aslreg voisins uniquement par «on rayonnement calorifique et lumineux, la question ne pouvait faire un pas. Il est impossible d'expliquer ces effets par une action de tempé- rature.

On a songé alors à assimiler le soleil à un aimant gigantesque qui agirait de loin sur la terre, autre aimant. Mais on peut calculer faci- lement qu'il faudrait-que le globe solaire eût une intensité d'aiman- tation plus de dix mille fois plus grande que l'intensité moyenne de l'aimant terrestre pour produire une variation du magnétisme ter- rostre sensible à nos appareils. Cela est d'autant plus invraisem- blable qu'aux températures élevées la matière perd ses propriétés magnétiques.

Cette hypothèse a été définitivement ruinée par lord Kelvin. L'il- lustre physicien anglais a fait à ce propos un calcul célèbre. Consi- dérant uif orage magnétique donné, d'importance moyenne, il a cal- culé que la variation d intensité des divers éléments magnétiques pendant cette perturbation qui dura quelques heures représentait environ 364 fois l'énergie totale du rayonnement solaire. Et il con- cluait son calcul ainsi : « Dans les huit heures de cet orage magné- tique qui fut relativement modéré, il faudrait que le soleil ait produit sous forme d'ondes magnétiques autant d'énergie qu'il en produit régulièrement sous forme de chaleur et de lumière rayonnées, dans l'espace de quatre mois. Ce résultat, me paraît exclure complètement l'hypothèse que les orages magnétiques terrestres sont dus intrinsè- quement à une action magnétique directe du soleil, ou à n'importe quelle action dynamique directe de cet astre. »

Et lord Kelvin concluait, non sans mélancolie : « Jusqu'ici tous les efforts faits dans cette direction ont été infructueux. »

Il nous reste à montrer comment ce pas difficile a été franchi, et comment les conquêtes récentes de la science ont pu donner l'expli- cation da cette télépathie magnétique par qui les pulsations loin- taine» du soleil font frémir le sensible acier de nos boussoles.

Charles Nordmajnm.

REVUE MUSICALE

Théâtre de l'Opéha : La Légende de saint Christophe, de M. Vincent d'Indy. Théâtre de l'Opéra-Comique : Cosi fan tutte, de Mozart.

C'est un art difficile que celui de M. Vincent d'Indy, mais la cri- ti jue n'en est point aisée. On rapporte que les parents de la jeune comtesse Thérèse de Brunswick, l'immortelle bien-aimée »), refu- sèrent de marier leur fille à Beethoven parce qu' « il n'avait pas de siiuation. » Plus heureux, l'auteur de Saint- Christophe en aune, et l'une des premières parmi les musiciens de notre pays et de notre temps. Il touche au sommet de sa renommée. Son œuvre, et son œuvre tout entipr, par la bonne foi et parla foi, par la science et la conscience, par le très haut i léalisme dont il témoigne, a droit à l'estime, au respect de ceux-là mêmes dont il ne saurait gagner l'amour. On a beaucoup dit que la Légende de saint Christophe repré- sente un ell'ort magnifique, ou colossal. On l'a trop dit. On a tort de le dire. D'aucuns pourraient avoir la tentation d'éi rire « kolossal, » à l'allemande. Sans compter que dans le mot d' « effort » il y a, suivant nous, 'quelque chose d'incompatible non seulement avec la magni- ficence, mais avec la nature et l'idée même de l'art.

Par bonheur, si la « situation, » ou le rang de M. d'Indy nous en impose, M d'Indy naguère a pris soin de nous mettre à l'aise. Il y a quelque vingt ans, le musicien de Saint-Christophe écrivait ces Lignes, que le rom m ior de Jean-Christoph1 a a'<>rs recueillies : « Je considère la critique comme absolument inutile, je dirai même comme nuisible... La ciiti | ne est >mi général L'opinion d'un monsieur sur une œuvre. En quoi celte Opinion pourrait-elle être de quelque utilité au développe- ment d« l'art? Autant il peut être intéressant de connaître les idées, même erronées, de certains hommes de génie, ou même de grand

420 REVUE DES DEUX MONDES.

talent, comme Goethe, Schumann, Wagner, Sainte-Beuve. Miehelet, lorsqu'ils veulent bien faire de la critique, autant il est indifférent de savoir que monsieur tel ou tel aime ou n'aime pas telle œuvre drama- tique ou musicale. »

Loin de nous en offenser, félicitons-nous bien plutôt de cette indif- férence. Elle nous rend plus modeste, mais aussi moins timide et, soulageant nos scrupules, elle assure notre liberté.

« Vu l'importance de l'ouvrage, on commencera à sept heures très précises. » Les communiqués de ce genre nous font toujours peur, annonçant d'ordinaire une soirée un peu longue. Telle fut en effet la soirée où. l'on « répéta généralement » la Légende de saint Christophe. Ar s long a. C'est terriblement vrai de notre art musical aujourd'hui. Que si l'un de nos musiciens compose une sonate, une seule, on s'étonne d'abord, comme d'un miracle, qu'il l'ait composée, et sans doute il arrive qu'elle soit belle; mais, qu'elle dure moins de quarante ou cinquante minutes, voilà qui n'arrive guère. Considérable à tous égards, l'œuvre nouvelle de M. Vincent d'indy l'est premièrement par la durée. Intermédiaire entre l'oratorio et l'opéra, participant de l'un et de l'autre, l'intervention du récitant l'allonge encore. A mainte reprise, avant telle scène, ou telle suite de scènes, 1' « historien » paraît et nous dit, à peu près, dans un style seulement un peu moins familier : « Vous allez voir ce que vous allez voir, » et ce que sans lui, sans ses avis préliminaires, nous aurions fort bien vu. Heureux sommes-nous encore qu'il ne reparaisse pas après, et qu'à ses expli- cations préalables ne s'en ajoutent pas de complémentaires et justifi- catives.

L'histoire, vous le savez déjà, l'histoire, ou la légende de saint Christophe est celle d'une conversion, laquelle s'accomplit par degrés, ou par étapes. Il y avait une fois, autrefois, un géant païen qui s'ap- pelait Auférus. Lorsqu'il atteignit l'âge d'homme, non sans avoir donné, dès son enfance, les signes d'une vigueur extraordinaire, il résolut de se choisir un maître, le plus puissant qu'il pourrait trouver, et de le servir en toute chose. 11 commença par une maîtresse, la Dame de Volupté, qui régnait alors à Babylone. Il lui rendit en effet des services variés : de l'ordre militaire, en la délivrant de ses ennemis, et de l'ordre amoureux, car elle apprit de lui, si nous l'en croyons, elle, tous les secrets du plaisir et ceux mêmes de son propre cœur. Sur le dernier point, et plus encore sur Favant-dernier, il y a dans le texte des indications qu'au théâtre il était difficile de suivre, ou de réaliser

BEVUE MUSICALE. 421

Or il arriva bientôt ceci: un certain « Roi de l'Or» acheta le palais de la Dame de Volupté, avec tout ce qu'il contenait, la Dame comprise. Fidèle à son serment, Au férus aussitôt s'inclina devant le second, maître plus puissant que l'amour, et, lui rendant hommage, il le suivit.

Mais le maître numéro deux en avait un lui-même, Sathanaël, ou le Prince du Mal, qui le lui fit bien voir. Alors, pour le Prince du Mal, Auférus abandonna le Roi de l'Or et le nouvel état de cet homme devint pire que le premier. Après avoir été l'esclave des puissances mauvaises, de la luxure, puis de l'avarice, il en servait le principe même et l'auteur.

Un jour, le démon transporta Auférus sur le sommet d'une haute montagne. On découvrait de « d'innombrables villes, » en d'autres ternies, « tous les royaumes de la terre. » Et le Prince du Mal se mit en devoir d'enseigner à son serviteur et disciple une sorte de théo- logie falsifiée et de catéchisme à l'envers. Mais au beau milieu de la sacrilège leçon, voici qu'apparut dans le ciel la forme lumineuse d'une cathédrale, que surmontait la croix. D'où grimaces, contor- sions, fureur et fuite du Malin, vaincu à son tour. Troublé jusqu'au fond de l'âme, Auférus se remet en quête encore une fois, et, cette fois, en « queste de Dieu. » Longtemps il parcourut la terre. Il inter- rogea les rois, le Pape même. Et celui-ci lui répondit, à peu près comme à Tannhàuser : « Lorsque les grands pins des forêts se fleuri- ront de roses blanches, ton Sauveur en pitié te prendra et le roi du ciel vers toi descendra. » Auférus alors retourna dans ses montagnes natales. Il y trouva, devant l'autel abattu des faux dieux qu'il avait adorés jadis, un vieil ermite en prière. Et par la voix de cet autre Gurnemanz, ce nouveau Parsifal commença de connaître la vérité. Bientôt, à demi chrétien déjà et ne respirant plus « que du côté du ciel, » le bon géant se retira dans une cabane, au bord d'un torrent furieux. Là, par charité pure, il se fit passeur. Pendant un violent orage, plusieurs personnes survinrent et tour à tour lui demandèrent le passage : un amant, pour aller rejoindre sa maîtresse, en l'absence du mari ; puis un homme d'affaires, puis un empereur, avec son armée, (comme dans Shakspeare.) Le vertueux passeur ne voulut passer ni l'amour coupable, ni la finance, ni la guerre. Enfin un petit enfant se présenta. Auférus accepta de le prendre sur son épaule. Tout à coup, au milieu du torrent, le fardeau léger se fait si lourd, que le géant s'arrête, comme s'il portait le monde. Il en portait le créa- teur. L'enfant, l'Enfant-Dieu, se fait alors connaître. Il verse l'eau du torrent sur le front d'Auféru.s. Il le nomme Christophore, ou Chris-

422 REVUE DES DEUX MONDES.

tophe, ou Porte-Christ, et déjà, dans la main du baptisé, le tronc d'un sapin qui soutenait ses pas, et tous les arbres de la forêt, se fleu- rissent de roses.

Après la conversion, le martyre. Mais auparavant Christophe' pri- sonnier va subir une épreuve dernière. Le Roi de l'Or, devenu le « Grand juge, » avait depuis longtemps promis son âme au Prince du Mal. Il ne demanderait pas mieux aujourd'hui que d' lui livrer en échange l'âme de Christophe. A cet effet il enjoint à la Daine de Volupté, demeurée sa captive, d'aller retrouver et reprendre l'homme qu'elle aima naguère et qu'elle aime toujours. Tentative, ou tentalion» vaine. Tout au contraire, gagnée par celui qu'elle venait perdre, c'est en pénitente, en chrétienne et sous le nouveau nom de Nicéa, (Vic- 1oire), que la pécheresse accompagne Christophe à la mort. Elle s'agenouille près de lui, et quand la tête est tombée sous le glaive, en ses voiles blancs tachés de pourpre, elle se relève, rougie et baptisée du sang du martyr.

Ce poème, en prose, et trop souvent en la plus prosaïque des proses, comprend, un peu comme un Tannhàuser; un Parsifal, un Feroaal, même, deux moitiés opposées. La première appartient à la chair et la suivante à l'esprit. Poète et musicien, M. d'Indy fait ici l'ange et la bête. C'est peut-être l'ange qu'il fait le mieux. Ni le diahle ni l'or ne l'ont inspiré, ni la femme. Il est plus à son aise dans la piété que dans la débauche. La Dame de Volupté pourrait lui dire : « Lascia le donne e studio, la matematica. » A quoi M. d'Indy ne manquerait pas, et nous avec lui, de répondre que, pour la mathé- matique musicale, il l'a suffisamment étudiée. Il la possède à fond ; il en est, et depuis longtemps, un des maîtres. S'il est vrai, comme d'aucuns l'assurent, que la Légende de saint Christophe soit un chef-d'œuvre, ce pourrait bien n'en être un que de science, ou de technique, ou de métier. Et sans doule ce serait déjà quelque chose.

Mais le reste, ah ! le reste, qui manque à celle musique, cela non plus n'est pas rien. Le reste, c'est d'abord l'idée, et vous savez très bien, et chacun sait comme vous, comme nous, ce que le mot veut dire. Pour former une idée, une idée musicale, il n'est pas toujours besoin de beaucoup de musique. Trois ou quatre notes y peuvent suffire, témoin, nous prenons un exemple au hasard, le thème fondamental du premier morceau de la symphonie en ut mineur. Plus près de nous, il faut moins encore, deux notes seules, un accent, au Fauré de Pénélope, pour évoquer, sous îles aspects changeants, absente ou reparue, héroïque ou tendre, ia figure d'Ulysse. Mais si

REVUE MUSICALE.

423

peu que soient des noies pareilles, elles sont caractéristiques, elles le sont avec force, et le caractère est justement ce dont nous paraissent le plus dépourvues les notes innombrables, successives ou simultanées, dont se compose la musique de M. d'Indy. Les notes instrumentales surtout, il les assemble, il les multiplie à l'infini. Maître de son orchestre, il en fait tout ce qu'il veut. Certes, mais beaucoup moins ce que nous voudrions, ce que nous aimerions qu'il en fit. Sans compter que sa maîtrise nous semble, cetie fois au moins, bien plutôt instrumentale que vraiment symphonique. Fût-ce dans le grand entracte qui décrit la « Queste de Dim, » nous avons en vain tâché de saisir premièrement les thèmes ou les motifs, puis la composition et le plan général, les rapports, la suite et le progrès, enfin, tout cet ordrp et cet organisme sans lequel il n'est pas de symphonie véritable. Deux ou trois fois, alors que l'on croirait le morceau près de s'achever, il reprend, donnant l'impression d'une musique dont il semble qu'elle ne commence pas, qu'elle ne finit pas non plus, mais qu'elle dure.

N'est-ce pas Carlyle qui disait : « Tout ce qui va profond est chant. » Dans la Légende de saint Christophe, rien, ni personne, ne chante, ce qui s'appelle chanter, les voix peut-être moins, si possible, que les instruments. Encore si la déclamation lyrique, ou prétendue telle, s'accordait avec l'orchestre d'abord, puis avec le sens, avec le sentiment de la parole déclamée. Mais à chaque ligne, à chaque me- sure, entre les deux éléments, l'un verbal et l'autre musical, l'oreille comme l'esprit ne trouve, au heu d'harmonie, que discordance et con- tradiction. Non, ce n'est point ain-u, même en musique, « ce n'est point ainsi que parle la nature. » Elle répugne à ce langage ardu, haché, tout hérissé d'intonations pénibles, à ces notes qui, loin de répondre aux mots et de les confirmer en quelque sorte, ne font que les contra- rier, sinon les démentir.

Difficile est l'audition de Saint-Christophe, et malheureusement la lecture en est presque impossible. La contre- épreuve, après l'épreuve, nous est interdite. Cela n'est pas rare aujourd'hui. Mais cela n'est pas bon. Il est fâcheux qu'une œuvre musicale ne supporte point la réduction, comme il le serait qu'un tableau ne souffrît pas la gravure. Autrefois, que dis-je, hier encore, les œuvres, les chefs- d'œuvre de la musique, et de toute musique, quatuors, symphonies, opéras, étaient plus accommodants. Ils se laissaient approcher. Sous une forme plus familière et dans un plus simple appareil, ils gardaient assez de beauté pour nous plaire, pour nous ravir encore. Un Saint'

424 REVUE DES PET X MONDES.

Christophe est malaisément accessible d'abord à qui l'entend, puis à qui, fatigué, terriblement fatigué de l'avoir entendu, souhaiterait de le lire « à tête reposée, » comme on dit, ou plutôt comme on disait naguère. En vérité, pour le lecteur et pour l'auditeur, il est bien question maintenant de repos! « J'aime les soirs sereins et beaux. » N attendons plus que la musique nous donne des soirs de ce genre. A l'Opéra, longtemps avant Christophore, en écoutant sa légende, nous avons ployé, mais non sous le poids d'un Dieu. Notre ingénieux con- frère M. Henri Bidou nous assurait dernièrement, à propos de Shaks- peare, que « sans trop nous en rendre compte, nous allons vers un art libre, léger, vers une musique qui se joue sur toutes les fibres de l'univers. » Est-ce ainsi que se joue la musique de Saint-Christophe ? Nous ne nous en rendons pas très bien compte, mais un art léger, libre, n'est assurément pas l'art de M. Vincent d'Indy.

Un art humain, un art vivant, émouvant, celui-là moins encore est le sien. L'école distinguait les opérations intellectuelles et les opérations sensitives. Légende de saint Christophe nous paraît appartenir presque tout entière à la première catégorie. Peu de jours après Saint- Christophe, nous écoutions, une fois de plus, cette Péné- lope à laquelle on ne saurait trop revenir, pour la mettre, la main- tenir à son rang, l'un des premiers dans la musique française de notre temps. Nous admirions quelle part y est faite, en même temps qu'à l'esprit, à l'àme; avec quelle délicatesse toujours, parfois avec quelle puissance et jusqu'à quelle profondeur, une phrase, que dis-je, un accord, une note, un mot, un accent, instrumental ou vocal, de cette musique-là nous touche et nous pénètre. Mais, dans l'ordre du senti- ment, il n'est pas jusqu'à M. d'indy qu'on ne puisse opposer, et pré- férer à lui-même, tervaal autrefois, l'austère et souvent aride, obscur Fervaal, ne laissa pas, surtout à la fin, de nous émouvoir. Elle était, cette fin, simplement admirable, et de plus, l'interversion des mots est significative, elle l'était simplement. Elle l'était par je ne sais quel don et quel abandon généreux, par l'effusion d'une sensibi- lité libre alors de toute contrainte et de toute rigueur, par l'éclat d'une passion à la fois humaine et surnaturelle qui, venue du cœur, allait au cœur, et nous emportait très haut, sur des sommets très purs. C'est de ce dernier acte que M. d'Indy nous écrivait naguère : « J'ai essayé de rester aussi latin , c'est-à-dire aussi purement expressif qu'il était possible à mon tempérament. Je n'y ai peut-être pas réussi, mais je vous assure que j'ai essayé avec bonne foi. » Il y avait réussi. Lalin, au sens le plus large du mot, et non seulement latin, mais romain,

REVUE MUSICALE. 425

catholique romain, M. cTIndy le fut avec puissance, avec plénitude, en ces pages magnifiques, auxquelles servait de base, ou de fond, le thème du Pange tingua. Les pages religieuses, voire liturgiques, de S(ti»t-Chri*top/te,les meilleures pourtant, sont loin de celles-là. C'est à peine si la passagère intonation d'un 0 crux ace! première touche de la grâce sur l'âme d'Autérus, nous a nous-mème touché. Quelques passages delà scène avec l'ermite ne manquent pas non plus d'onction et de componction. Mais quel émoi, quel éclat pathétique aurait provoquer le « portement » et la reconnaissance de l'Enfant-Jésus ! Pendant l'interminable duo de la prison, nous en évoquions un autre, que traverse, ou plutôt couronne un cri d'amour, d'amour divin. Il se trouve dans un opéra, médiocre et manqué par ailleurs, le Pobje<i<-\c de Gounod....Mais n'allons pas plus avant: certains n'auraient qu'à sou- rire du pieux et tendre maitre et du disciple fidèle qui ne craint pas et ne craindra jamais de le nommer de ce nom.

Après le Ponge lingua de Fervaal et d'après le style dans lequel M. d'Indy l'avait « traité, » nous espérions beaucoup des chœurs mystiques de Saint-Christophe. Ils nous ont déconcerté, sinon rebuté par l'excès de la recherche et de la division, par l'apparence au moins d'un embarras inextricable, par je ne sais quelle dissocia- tion, poussée à l'infini, de la matière ou de la substance sonore. Les choristes, qui les ont chantés faux, imperturbablement, ne sont peut être pas les seuls coupables. A l'impossible, un choriste même, surtout plusieurs choristes, ne sauraient être tenus. Auprès de telles combinaisons, la polyphonie vocale du \vie siècle, que M. d'Indy connait si bien, qu'il admire et qu'il aime, n'est que jeux de petits enfants.

Maitre, et maître d'école aussi, d'une école non moins digne que lui de considération, les élèves de M. d'Indy, sans compter ses amis et ses admirateurs, le tiennent pour le maitre ou le chef de l'école française elle-même. En quoi l'on peut estimer que d'abord ils exa- gèrent et qu'ensuite ils se trompent. Le « nationalisme » ne nous apparut jamais comme le signe éminent d'un art qui n'a pas nos qualités, et dont les défauts, ou les excès, ne sont pas nôtres. Nous en voyons moins bien chez nous les origines, que nous n'en crai- gnons pour nous les suites. « Encore une fois, » écrivait Jules Le- maître il y a déjà longtemps, « encore une fois les Saxons et les Germains, les Gètes et les Thraces et les peuples de la neigeuse Thulé ont fait la conquête de la Gaule. » Faut-il donc, après Saint- Christophe comme jadis après Fervaal, exprimer les mêmes regrets.

426 REVUE DE? DEUX MONDES.

éprouver les mêmes alarmes! Notre sol enfin reconquis, n'allons- nous pas reconquérir notre génie, et notre ait, et notre âme! Des œuvres comme la Légende de snint Chrisiojihe ne sont pas rie oel es qui peuvent nous les rendre. Plutôt que de nous guider, elles nous détournent, elles nous égarent. Il est permis au moins de le croire et de le craindre. Et puis, et surtout peut être, quand l'âge vient, quand il est venu, il nous semble parfois que le cours ou le courant actuel des choses, même des choses musicales, nous dépasse et nous déborde. Serait-il donc vrai que l'idéal de notre pays puisse un jour nous devenir étranger, pour ne pas dire contraire !

Ma maison me regarde et ne me connaît plus,

ou c'est nous qui ne la connaissons plus, notre maison natale, notre maison française. Et cela ne va pas sans une grande mélancolie.

Que les décors de Saint Christophe représentent une maison, voire un palais, ou que ce soit un paysage, ils nous semblèrent également d'un goût et d'un stvle qui n'est pas le nôtre. S'il est en train de le devenir, fassent les dieux qu'il ne le demeure point! Au contraire, c'est à la française que chante et déclame encore M. Del- mas (l'Ermite). M. Franz (Auférus-Christophe) parut aux yeux gigan- tesque à souhait, mais un peu tout d'une pièce. Belle autant que robuste est sa voix, et sa diction nette. Différente est la diction de Mlle Germaine Lubin (Dame de Volupté, puis Xicea). Dans le double rôle du « Roi de l'Or » et du « Grand Juge, » l'interprète (M. Rouard) nous parut supérieur au personnage. Chaleureux compliments à l'orchestre, dirigé par M. Ruhlmann. Et que de peine doit donner une aussi difficile direction!

La journée du 23 juin fut bonne pour les musiciens. On entendit Cosi fan tut le à l'Opéra Comique; puis, à la Sainte-Chapelle, la Messe « du Pape Marcel. » Un auditeur des deux chefs-d'œuvre s'en félici- tait. « Oui, mais alors, » observa l'un de nos compositeurs, et des moindres, « il ne restera plus de place pour nous! » Il avait tort : entre Pal^strina et Mozart, il reste mcore de la place, ou des places. A moins qu'il n'eût raison : elles sont occupées.

La messe « du Pape Marcel ! » Il est peu de personnes qui ne la connaissent au moins de nom. Il y en a beaucoup peut-être qui ne la connaissent pas autrement. Les unes et les autres viennent d'avoir une magnifique occasion de l'entendre. Le chef-d'œuvre de Palestrina fut interprété à La Sainte- Chapelle par un chœur d'hommes et par un chœur d'enfants, élèves ceux-ci de la Cantorxa. Tel est le nom

REVUE MLSICAJLE. .2.

d'une œuvre bienfaisante entre toutes. M. Jules Meunier, maître de chapelle de la basilique Sainte-Clotilde, l'a fondée et la dirige. De nobles et généreux patronages la soutiennent. Œuvre de charité, de piété, de patriotisme et d'art; maison familiale et scolaiie, où, de jeunes orphelins de la guerre sont formés au goût et à la pratique de la musique religieuse. Ils ont bien chanté, ces petits, et ne se a pas monlrés indignes de leurs lointains devanciers. Vous n'êtes pas sans ignorer que, dès le xive siècle, le service musical de la « Chapelle du Palais » se partageait, sous la direction d'un chantre, entre les chapelains et les enfants. Les enfants avaient, dans le voisinage. leur maison, ou leur <• oslel, » auquel étaient attachés serviteui_s et servantes : « un vailet bon et honneste et une chambérièie assez ancienne, pour les servir et t< nir nettement, comme br-soing est à enfants. » Par de vieux documents tout le détail de leurs études et de leur vie journalière, de leurs jeux, de leurs pro- menades, nous est fourni. L'autre jour, les petits chantiillons, entrant dans la chapelle, ne semblèrent qu'y reprendre leur place. Quelle place! En quel lieu! Sous les voûtes légères on se rappe- lait le mot de Beethoven : « Mon royaume est dans l'air. >• A travers les croisé' s de pierreries, le couchant l'illuminait de tous ses feux, le royaume aérien. Hôtesse quatre fuis centenaire de la Sixtine, la messe « du Pape Marcel » trouvait chez nous un asile non moins illustre, non muins sacré, mémorial de notre pas>e et merveille de noire génie. Nous en évoquions l'histoire, et celle aussi d'autres sanctuaires voisins, également chers à dos cœurs : Notre-Dame, dont le cloître encore inachevé abrita naguère les premiers essais de la musique mesurée; Saint-Geivais, i'église palestinienne entre toutes, avant toutes les nôtres; Saint Gênais, asile de beauté non moins que de prière et par voué deux fois, sa blessure l'atteste encore, à la rage de nos ennemis. Ainsi tous les souvenirs, toutes les gloires françaises s'unissaient pour accueillir parmi nous le chef-d'œuvre d'Italie et pour lui faire honneur.

Cosi fan tuite, représenté à Vienne le 26 janvier 1790, est l'un des trois derniers opéras de Mozart. « Opéra bu/fa, » que devait suivre, à Prague, le 6 septembre 1791, la Clcmenza di Tito, opéra séria; enfin, à Vienne encore, le 30 septembre de la même année, moins de trois mois avant la mort du maître, la Flûte Enchantée (Die Zau- berflôle, deiA&che oper, opéra allemand). Il y a quelque soixante ans, en des pages admirables d'intelligence et de sensibilité. Taine écrivait de Cosi fan lutte : « Est-ce qu'on peut songer ici à autre

428 REVUE UES DEUX MONDES.

chose qu'à être heureux et amoureux! » Et il ajoutait : « Mozart n'a pas songea autre chose. » Assurément, le musicien, le divin musi- cien quêtait Mozart. Mais l'homme, l'homme infortuné qu'il était aussi, comment aurait-il pu, malgré son amour pour sa chère Constance, ne pas songer à sa misère!

Trois mois après Cosi fan tutte, il écrit à un ami : « Je vous prie seulement de considérer ma situation sous toutes ses faces, d'avoir compassion de ma sincère amitié et de ma confiance en vous, et de me pardonner; mais si vous voulez bien et si vous pouvez m'arra- cher à un embarras actuel, faites-le. pour l'amour de Dieu. »

Mozart.

Au même, le mois suivant :

« Vous connaissez ma situation ; bref, je suis contraint, ne trou- vant pas un seul ami véritable, d'emprunter de l'argent aux usuriers. Si vous saviez quel tourment et quelle préoccupation tout cela me cause... Gela m'a empêché tous ces temps-ci de terminer mes qua- tuors...

Mozart.

« P. S. J'ai maintenant deux élèves ; je voudrais bien aug- menter ce nombre jusqu'à huit. Tâchez de répandre partout que j'accepte de donner des leçons (1). »

Ainsi, toujours ainsi, l'œuvre de Mozart est le contraire de sa vie. Celle-ci ne fut que souffrance et l'autre ne respire que le bonheur. Mozart ne fait pas de son art le confident et le témoin de sa peine. Il le garde souriant et serein, au-dessus de l'épreuve, à l'abri des larmes. Et parce que jamais il ne se raconte, ne se plaint, ne se pleure, Mozart est peut-être le plus classique des musiciens.

Il en est peut-être aussi le plus universel. Entendez par que dans un opéra de Mozart, musique de chant et d'orchestre, de chambre et de symphonie, de théâtre et de concert, toute musique enfin, toute la musique est rassemblée. Et la beauté de cette musique n'est pas seulement partout, elle est toujours. Du commencement à la fin. Cosi fan tutte est un miracle continu et continuellement renou- velé. Miracle d'esprit, c'est-à-dire de verve, de malice, d'ironie aimable et légère ; miracle de l'esprit, autrement dit de l'intelligence. Par celle-ci même, par les éléments ou les vertus purement spirituelles,

(1) Lettres de Mozart, traduction de Curzon.

REVUE MUSICALE. 120

par la logique et la raison, la mesure et l'équilibre, par tout enfin ce qui constitue l'ordre ou la catégorie de la pensée pure, il o - pas un chef-d'œuvre de polyphonie, de la plu? vaste et de la plus riche, qui l'emporte sur une phrase, une ligne, rien que mélodique et toute seule, de Mozart.

P'»ur le sentiment ! Comme Chérubin, « pour le sentiment, c'est un jeune homme qui.... » ce Mozart éternellement jeune. Et le senti- ment que respire la musique de Cosi fan tutte, qui l'égayé et l'atten- drit à la fois, c'est i l'amour absolu de la beauté accomplie et heu- reuse (1 . » Il n'est rien que cet amour n'élève, ne purifie et ne transfigure. Qu'importe au Mozart de Cosi fan tutt?, et. grâce à lui, que nous importe à nous le sujet, ou la situation, les person- nages et les paroles! « Adieu, reste-moi fi ; è ' s-moi tous les jours, adieu, adieu. » Voilà ce que disent et redisent à deux amants leurs deux maîtresses, tandis que tout bas un mauvais plaisant en rit. Et voilà l'occasion, le prétexte du fameux, du divin quintette du premier acte. On citerait, au hasard, vingl exemple- de ce mystérieux pouvoir, de cette magie des sons. Autant que les voix, les instru- ments, que dis-je, un seul, une note unique, longuement tenue, de flûte ou de hautbois, l'exerce et nous y soumet, répandant sur nous, en nous, quelle secrète, enivrante douceur! Taine encore, toujours : « Ceux-ci. » (les amoureux , « se déguisent en Turcs pour éprouver leurs maîtresses, ils feignent de s'empoisonner, la suivante se fait tour à tour médecin, notaire, et leurs maîtresses croient tout cela. Moi aussi, je veux croire ces folies, un Instant, si peu d'instants qu'il vous plaira, et c'est justement pour cela que mon émotion est char- mante. »

Que pourrions-nous ajouter ? Ceci peut-être : « Le grand secret... n'est que d'être naturel en devenant parfait. Tout art est là, tant que les hommes seront hommes. » Et cela ne serait pas une mauvaise définition du génie de Mozart. Autre chose encore, à propos d'un opéra de Cimarosa. mais qui peut se rapporter à Cosi fan tutte : « J'ai fait des réflexions sur la possibilité de marier si heureusement des sottises, des absurdités même, aux beautés les plus sublimes de l'art musical. C'est l'humour seul qui amène un pareil résultat, car l'humour, même sans être poétique, est une sorte de poésie et nous élève par sa nature au-dessus du sujet. L'Allemand e-t rarement sensible à ce charme, parce que ses goûts de Philistin ne lui pér- il) Taine.

430

REVUE DES DEUX .MOiNUES.

mettent d'estimer que les sotlises qui se cachent sous un air de sen- sibilité ou de bon sens. »

C'est Goethe qui parle ainsi. Plus haut, c'élait M. Charles Maurras. Après l'opinion de Taine, en voi à d'autres, qui ne «>iii pas << Monsieur tel ou tel. » Assurément l'ombre de M>>zarl, tt M. Vincent d'Indy peut-Aire nous pardonnera de les avoir eité<-s.

« Il suffît, » disait Gounod, « ri suflitd'u» interprète pour calomnie! un chef-d'œnvte. » Pas un calomniateur ne sYsi rencontré celle fois parmi les interprètes du cln •l'-d'œuwe de Mozart. Tous l'ont compris, l'ont senti, l'ont rendu : l'un d'eux nn'Mne, ou pi tôt lune d'elles, en perfection. L'oracle conseillait à Socrate de ne faire que de la musique. C'est cela qu'il faut faire quand on chante Mozart. Dans rôle, difficile entre tous, de Fiordiligi, ainsi fit une fois encore celle cantatrice insigne dont la voix et le style ont la même pm>té, Mme Piitter-Ciampi. Ses partenaires, au nombre de cinq, ont mené fort agréablement le jeu délicieux qu'est la partition de Mozart. Depuis qu'elle a chanté pour la première fois le rôle de Suzanne, ou plulôt en le chantant, Mme Vallandri (Dorabelle) a fait de sensibles progiès. Elle se familiarise avec le style de Mozart. Il ne lui manque plus qus d'assouplir et de polir en quelque sorte une voix toujours un peu dure. M. Vieuille a su fort habilement affiner, alléger la sienne, et son jeu même, autant que sa voix. M110 Edmée Favart (la soubrette) a beaucoup de verve, d'esprit, mais peut-être un peu moins de distinction qu'il ne faudrait. Quant aux deux jeunes amoureux, M. Audoin (baryton) est loin de mal chanter et M. Gazette, un ténor à la voix charmante, en est plus loin encore. Bravo, l'orchestre vivant, brillant, discret et délié, une ou deux fois seulement un peu trop vite, de M. André Messager. 11 n'est pas jusqu'au décor j aux cos- tumes, qui ne soient dans l'esprit et le sentiment de la musique. En résumé, Cosi fan tulle a fait de nous, de nous tous, pendant quelques heures, les habitants du « royaume demeurent les enchantements célestes des sons. » Décidément c'est quelque chose que la pure, la parfaite beauté. Le public s'y montra sensible, heureux de pouvoir manifester sa joie, son enthousiasme, en toute assurance, avec la garantie et comme à couvert du nom de Mozart.

Camille Bellaigue.

AU CONSERVATOIRE

CONCOURS DE TRAGÉDIE ET COMÉDIE

Nous avons eu la grande joie, cette année, de retrouver les con- cours de tragédie et comédie dans l'ancienne salle du Conserva- toire. Les motifs qui, depuis plusieurs années, avaient fait aban- donner ce cadre traditionnel, étaient déplorables. On prétextait qu'il fallait écarter de ces concours tout cabotinage et leur rendre leur caractère d'exercices scolaires et d'examens. Je crains qu'on ne voulût plutôt leur enlever un peu de leur éclat, au risque de porter une atteinte indirecte à l'enseignement du Conservatoire. C'était le temps sévissait partout cette manie de nivellement par en bas que viennent de dénoncer en termes si heureux M. Léon Bérard et M. Herriot, aux applaudissements de presque toute la Chambre. Comme on avait supprimé le Concours général, coupable d'être une fête de l'élite, on s'était apphqué à répandre une teinte grisâtre sur le concours de déclamation. Et on y avait parfaitement réussi. Il avait suffi pour pour cela de le transporter rue de Madrid, un obscur rez-de-chaussée avait fait office d'éteignoir. Les réclama- tions vinrent de toutes parts: elles ont enfin été entendues.

Posséder cette merveilleuse salle dont tout le Paris artiste connaît et goûte l'extraordinaire quabté d'acoustique, et ne pas s'en servir, c'était pure absurdité. Et puis elle est pleine d'histoire. C'est sur cette scène aux proportions harmonieuses, c'est dans ce décor pompéien, c'est devant cette terrible loge du jury que toutes nos futures célébrités théâtrales ont connu les premiers feux de la rampe etde la gloire. Pour peu qu'on y ait, comme quelques-uns d'entre nous, un demi-siècle de souvenirs, on y voit flotter tout un peuple d'ornbres nobles ou gracieuses et parfois on reconnaît dans l'intonation des

432 REVUE DES DEUX MONDES.

débutants actuels le timbre de voix disparues, mais non pas oubliées. La salle n'a pas tout à l'ait sa physionomie d'autrefois, parce qu'on n'y laisse pénétrer que peu de monde, tout juste de quoi remplir quelques rangs de l'orchestre. Le balcon, jadis les yeux allaient chercher les belles comédiennes et les artistes en renom, venus applaudir leurs cadets, est vide, et vides les loges s'entassaient des ama- teurs passionnes. On ne respire plus cette atmosphère surchauffée et chargée d'électricité, l'orage éclatait de lui-même. L'auditoire de maintenant, restreint et discipliné, est sage comme une image. La consigne est de ne pas manifester. Chaque fois que de timides bravos accueillent un concurrent sympathique, M. Marcel Prévost, qui préside avec autorité, agite une sonnette menaçante et (ait planer sur nos têtes des pénalités rigoureuses... Mais déjà, peu à peu, loges et balcons ont commencé de se garnir : il y a de l'avenir.

Jamais les concurrents n'avaient été aussi nombreux. La raison en est qu'on a admis à concourir tous les élèves dont les études avaient été interrompues par la guerre. On lisait au programme, sous leur nom, cette mention : « Militaire de 1914 à 1919. » Rien n'est plus juste que la faveur dont on a fait bénéficier ces braves garçons

Pour la tragédie, on comptait vingt-deux concurrents, hommes et femmes. Les morceaux de concours, très bien choisis, ont été tous empruntés à notre théâtre du xvne siècle ou au théâtre antique. Les années précédentes, si j'ai bonne mémoire, le drame romantique était mis sur la même ligne que la tragédie, et c'était une grave erreur. Cette année, on les a très justement séparés. A noier la pro- portion des scènes empruntées à Racine : dix-sept, contre trois seulement de Corneille, et deux de Leconte de Lisle.

Jules Lemaître a naguère, dans des feuilletons inoubliables, décrit l'ahurissement qu'éprouverait un témoin non averti, à se trouver soudain devant < es jeunes gens, velus comme vous et moi, et qui, dans une frénésie de gestes, avec de grands éclats de voix, se menacent, se plaignent ou s'accusent de crimes mon- strueux. Cette gesticula' ion éperdue et ces hurlements sont restés la caractéristique de ces tragédiens en herbe. Ils arrivant, sombres, repliés sur eux-mêmes, lugubres : des cris qui leur échappent nous avertissent qu'ils sont sous pression : bientôt ils se démènent et ce sont des invectives <»u nous ne discernons rien qu'une tempête de bruit; puis, ils donnant un grand coup dans la porte du fond, et disparaissent.

Aussi le classement n'est-il pas fort difficile à faire. Dès qu'on

AU CONSERVATOIRE. 433

en trouve un disant juste et dans un calme relatif, tout de suite on est bien disposé. Ce fut le cas pour M. de Rigoult, qui a joué avec mesure et sans recherche exagérée de l'effet, le rôle d'Oreste au cin- quième acte A'Anirom'ique. La voix est belle, bien timbrée, pro- fonde et souple, la diction nette. Nous aurons en M. de Kigoult un artiste sûr et qui pourra rendre de grands services. Mlle Courtal, qui avait joué avec beaucoup d'émotion et de goût une scène d'Andro- maque : « Songe, songe Céphise... » nous a lait peut-être plus de plaisir encore en donnant la rép'ique à un de ses camarades dans le Cid. Elle a mis dans le « Va, je ne te hais point, » bien de la ten- dresse douloureuse. Les seconds prix décernés à ces deux concur- rents ont été des plus mérilés.

Le programme annonçait, en dernier lieu, que M. Siber, âgé de vingt et un ans et un mois, et ayant déjà concouru en 1919, nous dirait une scène du Saint-Gen st de Rotiou. Et le choix de ce noble rôle, qu'on entend trop rarement, n'était pas sans nous agréer beau- coup. Cependant M. Siber se faisait attendre. La scène restait vile. Que se passait-il? Enfin M. Siber paru»... et joua une scène des Enjn- nies. Il y fut tout à fait remarquable. Il a 'le l'ardeur, de fougue, une mimique expressive. Il est regrettable qu'il ne dise pas aussi bien qu'il joue, et ne lasse pas assez sentir la beauté du vers. Mais il est sûrement très bien doué ; de tous ceux que nous avons enten- dus au concours de tragédie, c'est lui qui nous a paru avoir la nature la plus originale.

Le concours de comédie et drame a mis en ligne trente-neul conçu, rents: c'est un cbillre. Neuf seulement de ces messieurs ont eboisi des scènes «le Molière, et trois ont choisi la même scène de l'École de* Femmes. Trois fois, nous avons vu Arnolpbe se jeter aux pieds d'Agnès, prêt, pour lui plaire, à s'arracher tout un eôté de che- veux. Trois fois, Agi. es est restée insensible, et nous avons fait de même. Les raisons qui président au eboix d'un mor eau de con- cours sont d'ailleurs souvent mystérieuses. Par exemple, no is nous seiions très bien passés d'entendre deux fois Cbatterton, as>is devant sa table et la tête parfaitement vide, invectiver la société parce qu'elle ne fait pas de rentes aux littérateurs débutants.

Puisqu'il s'agit d'un concours de comédie, allons tout de suite aux comiques. Ils ne so il pas nombreux. Aussi a -t-on fait lête à M. M ueliand qui, dans le rôle de l'/ut'mé, a déployé un mouvement, une verve, une variété de iessour es et d'intonations qui < ni mis ki salle en joie Après lui. M. Marco a été un Sganarelle encore très

IDMI LVIII. l'.ll'O. L!"

434 REVUE DES DEUX MONDES.

réjouissant : nous songions en l'écoutant à la bonhomie malicieuse dun Daubray. Mais serait-il pins dillicile de « l'aire rire les lion- nêies gens ») que dn les émouvoir? M. I«andier a été un Lorenzaccio, inégal, tourmenté, mais intéressant. M Arnoux a interpiété avec élégance et légèreté le rôle de Valmoreau des Idée* de Madame Aubraij: il a b.eu fait sentir l'inconscience el le foncier égoïstne du personnage. EL nous avons retrouvé dans le rôle de Guillaume Le Br<uil, du Dédale, M. de Rigoult avec sa belle voix, la largeur et l'aisance de son jeu.

Cependant l'ordre des épreuves ramenait le nom de M. Siber, appelé à concourir dans Torquemada. Mais les choses ne devaient pas se passer si simplement. A peine entré en scène, M. Siber se tour- nait vers le jury et sollicitait l'autorisation de concourir dans un autre rôle. « Monsieur Siber, déclara d'une voix ferme M. Marce^ Prévost, vous passerez à la fin de la liste. Dans l'intervalle, le jury délibérera sur votre cas. » C'est ainsi qu'à la fin de la journée, M. Siber reparut, le trente-neuvième et dernier, et joua Ihnj Blas. Il y fut de tout premier ordre, et très supérieur à ce qu'il s'était montré la veille dans la tragédie. En lui décernant le premier prix à l'unani- mité, le jury, qui ne lui gardait pas rancune, a rendu justice aux incontestables qualités u'un jeu très personnel. C'est M. Siber qui est le grand vainqueur de la journée II peut espérer de beaux succès dans le drame romantique, à condition qu'il se méfie de lui même, qu'il ne prenne pas de simples fantaisies pour les inspirations du génie et considère qu'il lui reste beaucoup à travailler.

Au concours des femmes, vingt concurrentes : c'est la discrétion môme. Trois scènes seulement sont tirées de Molière. En revanche, nous aurons trois fois à entendre la même scène tirée des Tenailles : à la fin, nous aurions donné la réplique à Irène Fergan, et nul de nous ne pouvait plus ignorer qu' « au fond du malheur il n'y a plus que de* époux. » Le rôle délicieux de Cécile d'/Z ne faut jurer de rien, a été interprété à ravir par Mlle Renaud, qui en a rendu toutes les nuance* et détaillé toutes les finesses. Elle a de l'émotion, du naturel, de la fraîcheur. Nous l'avions déjà remarquée en Agnès. Cette jeune fille, menue et gracieuse, sera une charmante ingénue. Le jury, dans sa sagesse, ne lui a accordé qu'un second prix, estimant sans doute qu'une année d'études achèvera de faire d'elle une excellente comé- dienne. M11* Coulan Lambert a joué avec beaucoup de distinction 1* rôle si difficile de l'énigmatique Camille dans On ne badine pas avec l'amour. El nous aurions souhaité mieux qu'un second accessit pour

AU CONSERVATOIRE. 435

M,le Marie Rell qui a révélé une sensibilité très personnelle dans une scène du Mariaye de Victorine. Cette jeune fille est 1 une des mieux duuées, et nous ser.ons surpris qu'il n'y eût pas en elle l'élutre d'unt comédienne.

Ce con ours, quïs'est déroulé trois jours durant, matin et soir, a des chances d'avoir été le plus lonji dont on se souvienne au Comer- vutoiie A le juger dans son ensemble, on ne saurait dissimuler qu'il a été très médiocre. Nul doute que les ennemis do la maison ne pren- nent texie de cette médiocrité pour revenir à leur antienne habi- tuelle. » l'n enseignement, diront-ils, qui produit de tels résultats, est par cela même condamné. Donnons un coup de pioche dans ces vieux murs, et laissons les artistes se former eux-mêmes : tout enseigne- ment d'école ne seit qu'à tu r l'originalité. »

Le raisonnement n'a rien de nouveau et d'ailleurs il n'est pas par- ticulier au Conservatoire. Les mêmes théoriciens sont d'avi> que l'enseigin ment de l'école des Beaux Arts est funeste, et qu'on peint beaucoup mieux quand on n'a jamais appris à dessiner. On sait de reste ce que nous en pensons. Faisons seul ment remarquer que la question est mal posée. Il ne s'agit pas qu'il sorte du Conservatoire tout un vol d'artistes prêts à s'abattre sur nos meilleures scraes : le rôle du Conservatoire est seulement d'enseigner les éléments de leur métier à ceux qui peut-être, la nature et la volonté aidant, devien- dront un jour des artistes.

Or, ce qui manque justement à ces jeunes gens, c'est de «avoir ce que le Conservatoire est chargé de leur apprendre. Beaucoup d'entre eux ont déjà la pratique de la scène, ayant j >ué un peu partout, sur des théâtres d'à côté ou même à l'Odéon. Ils ont de l'habileté, hélas ! Mais ils ne savent pas dire. Et par exemple il n'en est pas un seul qui sache vraiment faire chanter un vers. Pas une fois nous n'avons senti passer en nous ce frisson délicieux qu'y met la caresse d'un beau vers. Nous avons Racine et Victor Hugo, Corneille et Musset, et nous laissons se perdre au théâtre la musique du vers français! Mais c'est bien de vers et de musique qu'il s'agit! Ces jeunes gens ne prononcent même pas correctement. Ils disent : Ces eraporCmenls... Si j'aie quelque pouvoir... J'ai longtemp espéré, etc.. Faute d'articuler, ils ne se font pas entendre. Plusieurs ont l'accent faubourien, et prononcent poëson et moë-même. Les gestes sont à l'avenant. Et bien sûr on ne leur demande pas d'avoir été élevés sur les genoux des duchesses. Mais c'est affaire au Conser- vatoire de corriger ces défauts

436 REVUE DES DEUX MONDES.

Ces écoliers manquent d'école, voilà la vérité. J'entends dire qu'ils ne viennent plus aux classes. D'abord ils n'ont pas le temps. Engagés dans les mille et une « boîtes» qui pullulent un peu partout, occupés à tourner des films, et d'ailleurs instruits par l'expérience que le théâtre muet a plus de public et rapporte plus que le théâtre parlé, <>ù trouveraient-ils le temps d'apprendre seulement à poser leur voix? En outre, de violentes campagnes de presse ont entamé la confiance qu'ils devraient avoir en leurs maîtres Ils ne viennent plus aux classes, et ils sont libres de n'y pas venir, nulle sanction ne les rappelant au règlement. Les maîtres, de leur côté, se sentent envahis par le découragement. Ils n'apportent plus la même ardeur à un enseignement qui n'a plus la même autorité. Mieux encore : ils cessent d'enseigner. Ainsi vont ces classes où. il n'y a plus ni maîtres, ni élèves.

Cet état de choses doit cesser. Nous aussi, nous appelons de tous nos vœux une rénu me : celle qui consisterait a faii«- de l'enseigne- ment du Conservatoire une réalité. Moins d'élèves, moins de profes- seurs; mais des élèves qui étudient auprès de professeurs qui ensei- gnent. L'enseignement du Conservatoire devrait s'adresser à une élite, ayant pour objet essentiel de préparer des interprètes au grand répertoire. Il devrait réagir contre les méthodes d'à peu près dont se contente de plus en plus un public, les nouveaux riches n'ont pas fait sensiblement mon er le niveau intellectuel. Tant pis pour ceux qui ne comprennent pas que, dans l'actuel débordement du cinéma, dont l'inlluence a été pour nous tangible et visible à l'œil nu pendant ces trois journées de concours, le devoir de tous les lettrés est de travaillera renforcer l'enseignement traditionnel du Conservatoire, unique moyen de défendre l'avenir de notre art drama- tique.

Nous sommes à une époque le pays, revenu des déliques- cences d'antan, ramasse toutes ses énergies. Noire Conservatoire de déclamation est une de ses forces et de ses illustrations. Qu'il se remette à l'œuvre avec un renouveau de confiance en lui même. Qu'il prenne la résolution d'être lui-même. C'est la seule réponse qu'il ait à .aire à de vaines criailU ries. L'heure n'est pas aux démis- sions et aux fléchissements. Et nous, groupons-nous autour de notre grande Eco e, par respec pour les maîtres du passé et fui dans les jeunes destinées des artistes de demain.

René Doumic.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

« Je n'ai jamais connu, disait Benjamin Franklin, une paix faite, même la plus avantageuse, qui ne fût blâmée comme insuffisante, et les auteurs condamnés comme injudicieux ou corrompus. Le mot : Bénis sont les bienfaiteurs de paix! doit, je suppose, être entendu comme s'appliquant à un autre monde, car en celui-ci ils sont géné- ralement maudits. » Qu'eût écrit le Bonhomme Richard, s'il avait pu pressentir les traités qui, en 1919 et 1920, mettraient fin à une guerre universelle? Une victoire disputée pendant plus de quatre ans sur des champs de bataille se mêlait le sang de toutes les nations, les vies humaines fauchées par millions, des centaines de cités floris- santes anéanties, des terres fécondes frappées de stérilité, une raré- faction générale de la main-d'œuvre et des produits, les budgets écrasés sous le poids de dettes formidables, l'échelle des valeuis partout renversée, les esprits troublés par de longues inquiétudes et comme aveuglés ensuite, en sortant des ténèbres, par la brusque clarté du jour, ce ne sont point là, il en faut convenir, des conditions très satisfaisantes pour régler, à l'approbation des intéressés, je ne dis pas certes le sort de tous les peuples belligérants, mais le sort même des vainqueurs. Signés à Versailles, à Saint-Germain ou à Neuilly, les Traités contemporains ont, en outre,. rompu avec les anciennes traditions diplomatiques et cela non seulement dans les méthodes adoptées, mais dans les desseins poursuivis. Ils ont écarté tout ce qui pouvait rappeler les vieilles « guerres de magni- ficence » ou les entreprises de conquêtes ; ils ont répudié la doc- trine de l'équilibre, qui avait quelquefois fourni des justifications trop arbitraires à des traités de compensation, de démembrement et de partage; ils se sont inspirés de principes nouveaux, la cons-

Copyright by Raymond Poincaré, 1920.

438 REVlfË DES DEUX MONDES.

cience nationale et la souveraineté populaire. Généreuse pensée, mais dont la réalisation n'allait pas sans d'énormes difficultés, à l'heure surtout de jeunes nationalités, à peine affranchies d'un joug séculaire, travaillées par d'ardentes rivalités et partiellement mélangées entre elles, d'ailleurs, sur leurs territoires respectifs, mu tipliaient les problèmes posés et compliquaient à l'infini la tâche des plénipotentiaires.

Ajoutez qu'au lendemain de l'armistice, cet égoïsme sacré dont un homme politique italien a trouvé le nom, mais qui n'est pas seulement pratiqué dans la péninsule, a repris chez les Alliés ses droits momentanément suspendus par les hostilités, que chaque peuple est revenu à son optique particulière et que, par un phéno- mène d'auto-suggestion progressive, ceux-là mêmes qui avaient eu, dans la victoire commune, la pai t la [dus modeste, ont fini par croire, comme les autres, qu'ils avaient été les véritables maîtres de l'heure triomphale. Voilà, à tout le moins, quelques unes des raisons qui explique t les déceptions laissées par l'œuvre accomplie. Qu'il y ait ou non d'autres motifs à nos mécomptes, c'est ce que je trouve, quant à moi, tout à fait prématuré de rechercher, à un moment la paix n'est pas même devenue une réalité et tant d'efforts sont encore nécessaires pour mettre à l'abri des futurs coups de main les deux nations qui veillent, côte à côte, aux « frontières de la liberté, » la Be'gique et la France.

De tous les> traités destinés à créer le nouveau statut de l'huma- nité, celui de Saint-Germain était peut-être le plus difficile à rédiger et il n'est pas surprenant que, ni à la Gnambre, ni au Sénat, la rati- fication n'en ait été votée avec beaucoup d'enthousiasme. A la veille de la guerre, l'Empire d'Autriche-Hongrie était un édifice composite qui, sous les apparences d'une organisation dualiste, renfermait une agglomération disparate de nationalités. Ce qu'Albert Sorel disait des États héréditaires que la maison d'Autriche administrait en 1789 était resté vrai. Il y avait des extrémités partout; de centre, nulle part. La maison de Habsbourg retenait sous son sceptre des nations entières comme les Hongrois ou les Tchèques, qui ont leur existence propre et leurs traditions particulières, et aussi des fragments détachés d'autres nations, teUes que des Roumains, des Serbes, des Croates, des Slovènes ou des Polonais de Galicie. Comme il était impossible de fondre ces populations diverses en un tout homogène et comme l'Empire n'avait pas su, pour les gouverner en commun, leur laisser dans un groupement fédératif une certaine indépendance, l'Autriche-

REVUE.

CHRONIQUE. 439

Hongrie était peu à peu devenue, non le dragon à plusieurs têtes dont parle La Fontaine, mais une sorte de monslre bicéphale mal soutenu par des membres difformes et cependant toujours dévoré d'ap- pétit. Après avoir absorbé, devant l'Europe mue! te, la Bosnie et l'Herzégovine, il avait voulu mettre à profit les guerres balkaniques pour attaquer la Serbie et ne s'était pas consolé d'avoir manqué une aussi belle proie. Aussi, lorsqu'au mois de juin 1914, l'attentat de Serajevo lui fournit un prétexte pour se jeter sur son faible et malheureux voisin, il n'eutgarde de laisser échapper une telle aubaine et, avec les encouragements de son grand complice, il ne fit qu'un bond sur sa victime. Ce sont des faits que nous ne pouvons pas entièrement chasser de notre mémoire, quand sonne l'heure des règlements de comptes. Sans doute, nous n'avons, en France, ni contre les Autrichiens, ni contre les Magyars, de préventions très enracinées et quelques-uns d'entre nous sont même portés parfois à les aimer contre les Allemands. Comment cependant ne pas recon- nailre quel'Autriohe-Hongrie a été l'ouvrière de sa propre infortune? Je ne sais si en 1917, au moment où, dans l'intention la pb.s loyale, le prince Sixte de Bourbon-Parme apportait à Paris une lettre du jeune Empereur, la monarchie dualiste aurait pu s affranchir de la tutelle que l'Allemagne faisait peser sur elle depuis le début de la guerre et si elle eût été en mesure de conjurer ainsi la ruine qui la menaçait. Mais du jour l'opposition de l'Italie a déterminé MM. Lloyd George et Ribot à ne pas s'engager plus avant dans la conversation, les événements se sont précipités. Ce n'est pas seulement la polé- mique de M. Clemenceau et du comte Czernin qui les a provoqués ; ce sont les défaites de nos ennemis ; c'est aussi le travail intérieur des nationalités qui réclamaient leur autonomie et qui, avant même de i'avoir obtenue, avaient été représentées, sur notre front et sur le front italien, par des milliers de volontaires. A partir de ce moment, l'Autriche-Hongrie ne pouvait plus échapper à la fatalité. La vieille parole de Montesquieu se vérifiait. En louchant à quelques- unes des parties de ce bizarre échafaudage, on allait faire tomber les unes sur les autres toutes les pièces de la monarchie.

A la Chambre des députés, MM. Margaine, rapporteur, Henri Lorin et André Tardieu avaient déjà mis quelques-unes de ces vérités en évidence. M. Imbart de la Tour les a exposées devant le Sénat, au nom de la Commission des affaires étrangères, avec beaucoup de force et de talent. Il n'a pas dissimulé qu'il y eût, dans le nouvel état de choses, une périlleuse instabilité et il r

440

REVUE DES DEUX MONDES.

exprimé le vœu qu'entre les États nés de l'ancien Empire pussent se former à l'avenir des groupements économiques, capables de remé lier en partie aux inconvénients de la dispersion politique ; mais il a rappelé que les négociations du traité s'étal nt poursuivies en présence d'id 'es-forces centtifuges, supérieures à la puissance de tous les raisonnements. Il a montré que l'Autriche, devenant avec la Hongrie, la seule héritière des responsabilités encourues par l'Empire, et les autres États issus de l'ancienne monarchie étant considérés comme les Alliés des vainqueurs, nous avions été amenés, par l'enchain "ment des faits, à signer le traité de Saint-Germain avec une petite République, dotée d'une grande capitale et d'un mince territoire, enclose en d'étroites frontières et incapable de vivre avec ses propres ressources. Comme M. Mar- gaine à la Chambre, M. Imbart de La Tourarecommandé la bienveil- lance envers l'Autriche appauvrie, mais débitrice, et il nousaiaissé l'espoir que par seraient découragées les tentatives de rattache1- ment à l'Allemagne. Il a surtout insisté sur la nécessité pour la France d'avoir une politique danubienne, de soutenir les États qui se sont constitués ou agrandis sur les ruines de l'ancienne monar- chie et de défendre leur jeune liberté contre les entreprises directes ou déguisées de l'impérialisme germanique.

M. de Latmrzelle a répondu, avec son éloquence accoutumée, qu'en l'état de faiblesse on la réduisait, l'Autriche subirait inévi- tablement, et malgré elle, l'influence allemande; que, dès mainte- nant, l'attitude <ie nos alliés rendait illusoires les précautions prises par le traité contre le rattachement; que l'union douanière était une solution bien problématique et, en tout cas, bien lointaine, et qu'au lieu de morceler l'Autriche, on eût mieux fait de briser l'unité de l'Allemagne. M. Chênebenoît a répliqué, en un discours très applaudi, que le pessimisme de M. de Lamaizel'e lui semblait un peu négatif et il a demandé que le gouvernement de la République s'oppo>ât à la réunion de l'Autriche et de l'Allemagne, non seule- ment si la question était jamais soumise, comme le prévoit le traité, à l'arbitrage de la Société des Nations, mais d'avance, par une vigi- lance continue. Le Président du Conseil a, dans une brève et vigou- reuse déclaration, résumé toutes les raisons de voter le traité et mis en lumière l'obligation que nous avions d'assurer l'indépendance à des peuples qui élaient venu^ à nous aux heures les pus critiques de la guerre. Il a précisé que l'Autri he ne pouvait entrer dans la République allemande sans que le Conseil de la Société des Nations

BEVUE. CHRONIQUE. I il

eût donné son consentement à l'unanimité et il a conclu que la Fran-e demeurai», par conséquent, maîiresse de la décision. 11 a, du reste, repété que, pour reprendre son adivilé économique, 1 Au- triche devrait passer des conventions avec les au ti es Étais nés -'e l'ancien Empire et que la France s'emploierait à fav<>ri>« r ces en- tentes. Plusieurs sénateurs, et non des moindres, n'ont cependant pis répondu à l'appel du Gouvernement et, avec une verve incisive, M. François Albert s'est lait I'iiiUm prèle de leurs scrupules. Ce n'est pas seulement, a-t-il dit, avec la p lilique traditionnelle de la France que le traité est en contradiction; il est la négation de toute politique rationnelle; on n'a pas su diviser le germanisme entre deux tronçons viables, assez forts pour s'opp >ser l'un à l'autre; la diplomatie ne doit pas se borner à enregistrer les laits; il faut qu'elle sache les prévoir et les redresser; l'obstacle qu'on a mis à la fusion 'le l'Autriche et de l'Allemagne n'est qu'une toile d'araignée; le t. aite fait de l'Autriche un cadavre; devant le redoutable inconnu que contient le traité, la sagesse conseille l'expectative et l'absten- tion. La spirituelle improvisation de M. François Albert a obtenu le plus \if succès. Malgré une nouvelle et pressante intervention de M. Millerand, cin |uaule-neuf sénateurs se sont abstenus et dix ont même volé contre le traité. Parmi les deux cent (rente sept qui ont voté pour, beaucoup s'étaient associés par leurs applaudissements aux critiques de MU. de La narzelle et François Albert. Bénis, dans l'autre inonde, sont les faiseurs de paix!

Lorsque viendra en discussion le traité avec la Hongrie, que M. de Monzie eût trouvé plus logique d'examiner en même temps que celui de Saint-Germain, il est peu probable que l'accueil soit sensi- blement plus chaleureux; et si jamais, comme il faut, malgré tout, l'espérer, le traité turc est, à son tour, soumis au Parlement, à quelles controverses passionnées ne nous devons-nous pas attendre! Nous en avons eu déjà un premier aperçu par les débals engagés, ces temps derniers, à la Chambre et dans la presse, à propos de Mossoul, et par la brillante passe d'armes de MM. Aristide Briand et André Tar- dieu. M.Briand a consacré un art prestigieux à l'apologie des accords qui avaient été conclus sous son ministère, en 1916, par M.Georges Picot et le colonel Sir Mark Sykes. Il a rappelé en termes émouvants les glorieux souvenirs de notre histoire méditerranéenne et pro- clamé que nous n'avions pas le droit de les répudier. Il s'est demandé comment et pourquoi, ayant en main une convention précise, ses successeurs avaient renoncé à Mossoul, malgré les

U2

REVUE DES DEUX MONDES.

richesses de la région en pétrole, et laissé à l'Angleterre la Palestine qui, dans les prévisions de 1916, devait rester internationale. M. Tardieu a répliqué que M. Clemenceau avait eu le même souci que M. Uriand de sauvegarder les intérêts de la France en Orient, mais qu'au mois de décembre 1918, il avait eu à négocier avec MM. Wilson et Lloyd George sur une multitude de questions à la fois, qu'au système des deux zones établi par les accords de 1916 avait été substitué un régime nouveau, celui des mandats, dont il avait bien fallu s'accommoder, et qu'enfin une lettre de M. Paul Cambon, en date du 15 mai 1916, ayant réservé à l'Angleterre les concessions antérieures de pétrole à Mossoul et en Mésopotamie, M. Clemenceau avait été obligé de reprendre les pourparlers pour obtenir un droit partiel sur les gisements d'huile minérale. M. Tardieu a, en outre, affirmé qu'au moment M. Clemenceau a quitté le pouvoir rien d'irrévocable n'avait été fait et que ses succes- seurs avaient toute liberté d'action. Peut-être comprendra-t-on que je m'abstienne de me mêler à ce débat rétrospectif. Nous sommes, du reste, à une heure il vaut mieux regarder devant nous qu'en arrière. Ce que je retiens donc le plus volontiers, c'est la promesse très catégorique qu'a faite M. Millerand, de ne rien sacrifier des titres que nous avons en Orient et de ne point abandonner les popu- lations qui se sont fiées à nous.

Au mois de décembre 1912, sir Edward Grey, qui était alors ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement britannique, avait expressément déclaré que l'Angleterre entendait se désinté- resser politiquement de la Syrie et il avait reconnu que ce pays devait rester da;is la sphère d'influence française. Il serait étrange qu'après une guerre les Turcs ont pris le parti de nos ennemis et nous avons fait partout d'immenses sacrifices d'hommes et d'ar- gent, nous en fussions réduits à perdre en Orient nos positions anciennes. Il ne s'agit pas, bien entendu, de faire de la Syrie une colonie nouvelle, ni de nous annexer, à grand prix, des territoires asiatiques. Mais nous ne voulons, ni délaisser de vieilles amitiés, ni consentir à la déchéance de la culture française dans des régions elle est depuis longtemps prospère. Il n'est pas possible que les divers habitants du Liban et de la Syrie, Maronites, Chaldéens, Ara- méens,Chananéens, Assyriens, Phéniciens, Arabes, retombent désor- mais sous la domination turque et, comme la plupart d'entre eux sont plus intimement liés à la France qu'à d'autres nations, c'est à la France que revient tout naturellement le rôle d'éducalrice et de pro-

REVUE. CHRONIQUE. 443

lectrice que la Société des nations doit confier à une Puissance euro- péenne. Le 20 janvier 1919, le général Hauelin, commandant alors les troupes françaises du Levant, et quelques ofliciers de son état- 111 ijor, arrivaient à proximité de la pet ï te ville libanaise de Jezzin. Si vous désirez savoir quel accueil ils y recevaient, lisez la très intéres- sante brochure de M Gustave Gauthe-ot, qui était, auprès du général, chef du bureau des opérations militaires. Au passage des autos, les villageois, reconnaissant le fanion et les uniformes, jetaient des fleurs et criaient : « Vive la France! » Et partout, de la Palestine à la Cilieie, des ports du littoral aux vallées intérieures de l'Oronte et du Litani, se répétaient ces manifestations touchantes. Mais M. Gau- therot nous montre combien la prolongation anormale de l'armis- tice, les retards apportés à la signature de la paix, l'extrême pénurie des moyens que les nécessités européennes laissaient à notre armée du Levant, les intrigues d'un grand nombre d'agents ou d'officiers alliés, les prétentions exorbitantes de Feyçal et les attaques déloyales des chérifiens, ont peu à peu semé d'ohstacles sous nos pas trop incertains. Depuis plusieurs mois, je n'ai cessé de dénoncer ici les manœuvres de l'émir qui, après avoir obtenu que le général Gouraud reçût Tordre de ne pas occuper la Bekaa, s'était cru tout permis et s'était imaginé pouvoir étendre son empire jusque sur le Liban et sur la côte. Heureusement ceux qui avaient fait, un peu aveuglément, confiance à Feyçal et à ses bédouins ont maintenant, les yeux ouverts. Ce résultat est surtout à l'action persévérante du Comité de l'Asie française et aux efforts d'hommes tels que M. Paul Iluvelin, profes- seur à la Faculté de droit de Lyon, chef de la mission qu'ont envoyée en Syrie, au lendemain de l'armistice, les chambres de commerce de Lyon et de Marseille, l'Université de Lyon et le Comité syrien de Paris.

Bien que nos incohérences aient failli, d'une part, nous brouiller avec h s Arabes et, d'autre part, mécontenter nos protégés, rien n'est perdu. Le mouvement chérifien n'est, comme l'ont clairement expli- qué MM. Gautherot et Iluvelin, qu'une cabale étrangère aux & nti- ments profonds du pays et les aspirations indigènes, comme nos intérêts économiques, nous font un devoir de ne pas laisser passer à d'autres mains le « mandat » de la Syrie. Nous ne nourrissons pas l'ambition de « tun'sifier » le pays, mais nous saurons lui as>urer, sous notre arbitrage, dans la forme fédérative qui correspond aux besoins variés de races diverses, l'unité, l'indépendance et la paix. Et, celte fois peut-êlre, les faiseurs de paix auront, n'en déplaise à

**4 REVUE DES DEUX MONDES.

Benjamin Franklin, 1< ur récompense ici-bas! Mais il faudrait, d'abord, que le traité turc devînt une réalité et que les autres ques- tions qu'il pose, nombreuses et pressantes, en Thrace, en Asie Mi- neure, sur les détroits, fussent définitivement tranchées. Nous sommes, par ma heur, encore loin de ce résultat.

Sommes-nous plus près du jour nous verrons s'exécuter enfin le iraité de Versailles? Je le souhaile, sans oser l'espérer. Je crains même, de plus en plus, qu'au traité de Versailles l'Europe ne soit en train de substituer un traité de Spa ou d'ailleurs, qui impo- sera de nouveaux sacrifices à la France. Avant que M. Mdlerand partît pour la Belgique, la commission des Finances de la Chambre lui a écrit pour le fortifier dans sa résistance et pour le prier de ne rien abandonner «le nos positions. Il apporte à soutenir nos droits toute la puissance de son énergie concentrée. Mais comment ne pas répéter qu'en se rendant à la villa Fraineuse, la France était, par avam e, exposée aux plus graves périls?

Sans aucun doute, les Alliés veulent sincèrement maintenir entre eux l'accord le plus étroit. Aucun n'est assez insensé pour s'imaginer qu'il se puisse passer des autres. Tous sentent bien que l'Allemagne les épie et qu'elle mettrait à profit leurs moindres dissentiments. Mais peut être n'a-t-on pas pris toutes les précau- tions néces-a res pour affermir cette heureuse volonté d'union. C'est seulement à la veille de la conférence de Spa qu'on a entrepris de régierun problême laissé depuis de longs mois en souffrance, celui d- la répartition entre les Alliés de l'indemnité due par l'Allemagne. Depuis qu'au mois de décembre dernier, l'Angleterre et la France avaient décidé de se partager l'ensemble de ce qu'elles toucheraient dans la proportion de 11 pour c< l!e-ci et de o pour celle là, aucun arrangement n'était intervenu avec les autres nations intéressées.

Force a donc étéde négocier, à Bruxelles, une entente plus géné- rale. L'opération a «'té d'autant moins facile que certains de nos alli s gardaient quelque amertume d'avoir été si longtemps tenus à l'écart. Je ne sais si le mécontentement assez excusable de nos amis italiens a influé sur leurs exigences. Elles ont été, en tout cas, très instamment formulées et, avant d'accepter le pourcentage qui leur était offert, ils ont posé diverses conditions impératives. La dis ussion de tant de prétentions contraires n'a pas été sans vivacité et, comme à Bruxelles les hemes étaient comptées, comme les Alle- mands étaient convoqués à Spa et qu'on était dans la nécessité d'aboutir rapidement, on s'est contenté, avant de partir, d'un de ces

REVUE. CHRONIQUE. \ 1 •">

règlements de principe, qui son» si souvent féconds en malentendus, et on a bouclé les valises, en se promettant de pro iter des premiers loisirs qu'on trouverait à Spa pour chever l'œuvre comme. icée et pour accorder enfin les violons des Alliés.

Nous saisissons là, une fois, de plus, sur le vif, les inconvénients de ces conférences nomades les chefs des gouvernements, délais- sant les alF lires intérieures de leurs pays respectifs, arrivent, en coup de vent, pour décider du sort du monde. On ne réussit pas toujours à s'y garde des improvisations et des conclusions hâtives et, parce que les journalistes sont qui croquent le marmot et qu'il faut bien chercher à satisfaire leur curiosité, on iédi'.:e de beaux protocoles, destinés à une publicité universelle, et l'on finit par cr< ire, de très bonne foi, que toutes les diilic Ités sont aplanies, lorsqu'on a enveloppé dans des phrases lénitives les blessures causées par des discussions trop liévr- uses L'ancienne diplo- matie, aujourd'hui si décriée, avait, tout de même, ses mérites et ses avantages. Elle ne mettait pas directement en présence des hommes politiques, qui joignent au légitime souci de leur renom- mée l 'in ;vi table préoccupation des embarras que leur peinent susciter leuis rivaux parlementai s. Elle réunissan des gens du mé- tier, dont i'amoui-propre était moins engagé que celui de leurs ministres M qui étaient toujours libre*, pou' gagner du temps, d'allé- guer 1 absence d'instructions ou l'insuffisance de pouvoirs. Mais, puisqu'on a décidément ren >neé à des métho les qui n'étaient pas toujours si mauvaises, il serait bon, du moins, de ne faire intervenir les chefs d gouvernement que pour donner aux diplomates et aux experts les directions générales »>u p<mr statuer sur des conclusions mûrement étu liées. Nous ne saurions prendre trop de précautions pour éviter des froissements entre Alliés. Les Allemands comptent de [dus en plus sur nos divisions. Il a suffi que, dans les polémiques récentes auxquelles a donné lieu le traité de Versailles, certaines divergences, <|ui s'étaient produites entre l'Angleterre et nous, eussent été révélées à l.i tribune française, pour que, d'un seul mou- vement, toute la presse germanique de droite se tournât vers M. Fehrenbach et lui criât : « Ne cédez pas! Nous aurons raison des Alliés, si nous savons tenir boni »

Au milieu de tous ces flottements, l'équipe des Alliés a vite donne bures s ir elle. EU' a été liés fière de n'avoir pas consenti, dans la première séance, à intervertir son programme et d'avoir fait mander télé^raphiquement M. Gessler, ministre de la Reichswehr,

446 REVUE DES DEUX MONDES.

pour ne pas retarder l'examen des conditions du désarmement. Mais, après la réponse très ferme que M. Millerand avait envoyée, quelques jours auparavant, au nom des Alliés, il n'était peut-être pas s:ins danger qu'une quesiion qui semblait résolue lût de nouveau jetée sur le lapis d'une Conférence. D'autant que les Allemands n'ont pas manqué de faire immédiatement remarquer, sur un ton triomphal, que toutes les conversations allaient enfin être contradic- toires. Cette concession capitale, qui peut être le prélude de beaucoup d'autres, a été oliiciellement notifiée à M. Fehrenbach par M. Rolin Jacquemins, secrétaire général du Conseil suprême. M. Fehrenbach n'a pas caché l'usage qu'il en entendait faire. Il est venu à Spa pour obtenir la revision du traité de Versailles au profit de son pays. Bien entendu, il ne demande pas le mot; au contraire, il le repousse pru- demment; mais il réclame la chose; et il ne se borne pas à en faire la confidence aux représentants des gouvernements alliés ; il réunit les journalistes français, belges, anglais, italiens, pour leur exposer ses idées et leur offrir un rameau d'olivier. « L'Allemagne, dit-il, est décidée à prouver par des actes son désir d'exécuier le traité. Allons, voilà qui va bien et nous allons pouvoir nous entendre. Nous nous entendrons certainement. L'Allemagne exécutera tant qu'il est en son pouvoir. Vouloir, c'est pouvoir. Êtes-vous prêts à vouloir? Tout dépend de notre capacité et noire capacité dépend elle-même d'un très grand nombre de facteurs. Lesquels? Avant tout, l'ordre à l'intérieur; puis, l'augmentation de notre production et la renaissance économique de notre pays. Quand ces conditions seront remplies, nous espérons que nous serons à même de contri- buer à la reconstruction du monde. » Et.de restriction en restriction, M. Fehrenbach en arrive à ces déclarations signiticatives : « Nous saluons avec satisfaction le fait que nous pouvons enfin discuter contrailii-toirement. face à face avec les Alliés, la question de la capa- cité économique de l'Allemagne et la mesure dans laquelle nous sommes capable* d'exécuter les réparations. » Et avec une surpre- nante, inconscience, il ajoute sans rire, devant des Belges et des Fr.mçais : « la malheureuse guerre de six ans a causé de grandes dévastations, non seulement dans les pays elle s'est déroulée, mais également en Allemagne. » F.til sou IL' m* encore : « Nous avons tou- jours insisté sur ce point que le traité de Versailles contient dos clauses impossibles à exécuter. Or, je ne promettrai jamais d'exé- cuter des choses que je considère comme impossibles. » En d'autres termes, l'Allemagne déclare aujourd'hui impossible à exécuter ce

BEVUE. CHRONIQUE. 447

qu'elle a signé et rntifié l'an dernier. Elle demande de remplacer ses engagements par d'autres et, quand les seconds ne lui plairont plus, un nouveau Fehrenbarh viendra nous dire : « Le traité de Spa contient des clauses inexécutables et je ne promettrai jamais, quant à moi, d'exécuter des choses que je considère comme impossibles. »

Voilà nous conduira falalement la pente nous continuons à déval r. M. Fehrenbach, qui nous regarde glisser, est tout prêt à nous recueillir dans ses bras au bord du précipice : « La presse, dil-il aimablemrnt aux journalistes alliés, la presse a un grand rôle à jouer pour l'œuvre de paix qui s'engage et l'humanité pourra vous être reconnaissante si vous unissez vos efforts aux nôtres. » Est-ce le langage d'un vaincu ou celui d'un vainqueur? Est ce l'altitude d'un débiteur ou celle d'un créancier? On ne sait plus; et ce qu'il y a de plus piquant, c'est que, sans doute, M. Fehrenbach ne le sait plus lui-même. Venu à Spa pour discuter de pair à pair avec les Alliés, il est convaincu que tous les crimes des armées allemandes sont amnistiés et que le principal objet de la Conférence est la res- tauration de son pays.

Telles étaient les dispositions de l'Allemagne au moment on l'a appelée à un débat contradictoire sur le montant des réparations et où, pour lui permettre de faire des offres, on a apporté une grave dérogation au traité de Versailles en ravivant le délai de quatre mois qu'avait fixé le protocole du 28 juin 1919 et qui est depuis longtemps expiré. La tactique de l'Allemagne était facile à prévoir et elle a été évidente dès la première rencontre avec les Alliés : recourir à tous les moyens dilatoires, soulever le plus grand nombre possible de ques- tions, préparer au besoin d'autres conférences, chercher sur notre front les points de faible résistance, pénétrer dans les moindres cou- loirs pour tacher de les élargir, flatter tour à tour les intérêts de cha- cune des Puissances coalisées, opposer la force de son unité à l'endettement de nos efforts ; en même temps, se présenter à nous, suivant l'expression de la (îazette de Francfort , comme « écrasée par sa ruine et garrottée par nos prétentions ; » s'accrocher désespéré- ment au livre de M. K>'ynes, répéter que l'Europe est perdue si l'Alle- magne ne se relève pas sans retard, et nous amuser avec de vieilles métaphores comme celles-ci : « Soignez, d'abord, l'arbre, si vous voulez cueillir les fruits. Engraissez notre champ, si vous désirez que nous moissonnions ensemble. Aidez-nous à éteindre l'incendie chez nous, de peur que votre maison ne vienne à brûler. »

Plus longtemps dureront, à Spa ou ailleurs, ces malheureux pour-

i -i-8 BEVl E DES DEUX MONDES.

parîers, plus dangereusement s'y émoussera notre volonté de ne rien céder de nos droits essentiels. La lassitude, les, désagréments des discussions vaines, l'impatience d'en finir, l'apparente commodité des solutions transactionnelles, nous amèneront insensiblement à des capitulations. Si nous voyons que les choses tournent contre nos intérêts nationaux, sachons nous arrêter à temps. Hien ne sert de tarder; il faut sortir à point.

Peut-être, d'ailleurs, le désarmement, les réparations, le char- bon, la punit on des coupables, les sanctions, ne sont-ils pas les seuls articles du programme qu'auront à examiner les négociateurs. Déjà M. Fehrei.bach avait émis la prétention d'évoquer devant la Conférence d'autres clauses du traité, notnmment celles qui fixent le slalut de Dantzig. Nous voyons maintenant M. Théodor Wolff reprendre, avec une ardeur singulière, dans le Berliner Tugeblatt, et recommander aux délégués allemands, toutes les thèses dont le succès amènerait le bouleversement total des traités de Versailles et de Saint-Germain : rattachement de l'Autriche à l'Allemagne, réduc- tion des troupes d'occupation sur le tthin, conservation de la Ilaule- Silésie.Cbaque fois que nous invitons les Allemands à nous expédier le charbon qu'ils nous ont promis, ils nous disent : « Rendez-nous celui de la Haute-Silésie, » et, si nous répondons : « Payez-nous, d'abord, sur le bassin de la Ruhr, » ils répliquent: « Nos industries avant tout. Quand toutes nos cheminées fumeront, nous songerons à vous. » Or, les officiers alliés et les voyageurs qui reviennent d'Outre- Rhin y voient tous les hauts-fourneaux allumés et toutes les manu- factures en activité. Derrière son camoullage de misère, l'Allemagne est diligemment occupée à se reconstituer et lorsque nous aurons eu la candeur de lui remettre une partie de sa dette, elle redeviendra, sur tous les marchés du monde, la grande rivale de l'Angleterre. Ce j 'ur-là, M. Lloyd George, qui sera toujours jeune et toujours pre- mier ministre, ne se consolera pas.

Raymond Poincaré.

Le Directeur-Gérant René Doumic.

LETTRES

AU CARDINAL MATHIEU1'

(1895-1906)

Paris, le 22 juin 1895. Monseigneur,

Si je ne vous ai pas écrit plus promptement pour vous exprimer toute ma reconnaissance de l'accueil que vous avez bien voulu me faire à Angers, et me ménager vous- même auprès de vos diocésains, vous ne m'aurez pas, je pense, intérieurement accusé de négligence, et encore moins d'in- gratitude, — mais vous m'aurez excusé plutôt sur le formidable arriéré de besogne que je retrouve à Paris, quand il m'est arrivé, comme ce mois-ci, de m'absenter une quinzaine de jours. Ce n'est rien de très important, à la vérité, mais c'est un détail a n'en plus finir, et parce que c'est le genre de travail le moins attrayant qu'il y ait au monde, il dure bien plus longtemps qu'il n'en vaudrait la peine.

Mais me voici rentré dans mon courant, et le premier instant de loisir que je trouve, j'en profite pour vous dire ce que je ne saurais trop vous redire : combien je vous suis obligé de votre bienveillance, et l'inoubliable souvenir que j'en ai rapporté. Plus de mots en diraient moins, et je suis bien sur que Votre

(1) Au moment les négociations se poursuivent avec le Vatican, il nous a paru qu'il y avait intérêt à publier les lettres adressées par Ferdinand 'Brunetière au cardinal Mathieu. Elles sont précieuses pour l'histoire des années qui ont précédé et suivi la rupture avec Rome et le vote de la loi de séparation. Nous exprimons notre gratitude à M. le chanoine Marin, de Nancy, qui a bien voulu nous les communiquer.

tome lviii. 1920. 29

450

BEVUE DES DEUX MONDES.

Grandeur ne se trompera pas à l'accent de ceux-ci. Je penserai' plus d'une fois à Angers, ce qui n'est pas d'ailleurs bien diffi- cile à un Vendéen, et quand j'y penserai, c'est l'Évêché que je ï rêver rai (1).

Je prends la liberté de vous adresser en même temps que I cette lettre une demi-douzaine de brochures que MM. vos secré- taires m'avaient prié de leur faire parvenir.

Veuillez agréer, je vous prie, Monseigneur, avec l'expression de. tous mes remerciements de nouveau, celle de mon respec- tueux dévouement.

Paris, le 4 janvier 1896.- Monseigneur,

Vous êtes bien bon de ne pas m'oublier, et je ne saurais vous dire combien je vous suis reco na isant d'avoir choisi ce moment de la nouvelle année pour me faire parvenir un nou- veau témoignage de votre bienveillance. Mais pourrai-je y répondre comme vous le souhaiteriez? C'est ce que je n'ose encore vous promettre, étant aux prises depuis déjà quelques jours avec l'influe nza.

J'ea suis d'autant plus contrarié que sous le titre de Réformes Universitaires, je voulais insérer dans la Revue du 15 janvier un article ©ù je crois que j'aurais pu dire quelques bonnes vérités sue le Conseil supérieur, sur la Q tjstion du baccalauréat, sur la Loi des Universités (2). "Je préparais aussi pour Besançon une conférence retentissante (?) c'est-à-dire à laquelle j'aurais voulu donner du retentissement sur la Renaissance de /' Idéalisme.

Si je puis faire cette conférence, qui doit avoir lieu le 2 février, je serai donc obligé de la faire publier tout de suite, et je ne puis vous l'offrir pour Angers, mais si peut-ètr i lli' suscitait quelque controverse assez vive, et que d'un seul point de cette conférence il en pût sortir une autre tout entier.', je vous la réserverais volontiers et pe pourrais la donner au mois

(1) Dès l'année 1883, l'abbé Mathieu, docteur es lettres, qui se trouvait alors à Nancy, remerciait Ferdinand Brunetière d'avoir cité à deux reprises l'ouvrage sur Y Ancien Réyime en Lorraine dont il était l'auteur. Mais il semble bien que les relations ne devinrent étroites qu'après (élévation de l'abbé Mathieu à l'évêché d'Angers. Dans cette ville, le 11 juin 1895, F. Brunetière vint faire une conférence aux Facultés catholiques.

(2) L'article- parut dans la Revue du 1" février 1896.

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 4M

■de mars ou d'avril. II -sa :hom ett A.,g;rs, ! A : ig tfls et (Besancon?! il y aurait quelque dhese d'ass z élégant, pardonnez-moi ce souci tout profane, 1 l'air; applaudir, si j'y réussissais, l'expression des ruera >s lôtâ $ mx deux extrémités-de cette terre de France. Je ooauais a i i lias* d ;s 6n^awnw«p<iïfcÇ qui ne s'en consoleraient pas' lEd p.i^ et surtout, ii serait :1a <meill ■•un manier; d; rej)o..dre à I n.Lerèt ail' rLietix que vous >me témoi- gnez, et dont tout ce que j'ose dire, c'est qu'il ne s'adresse pas à u h i gral.

A_n z j te pn ■. u is'f; leur, avec tous mes remercie- ments de ,,u .v a ... I xpr ^mh i «i s s 'iitnu ils avec lesquels lje suis, du fond du Qfiuvr., voire très reconnaissant, très respectueux et très humble.

Paris, le 29 mai 'f«96. Monseigneur,

Si, comme je l'espère, la nouvelle que je lis dans les jour- naux de ce matin est vraie, de votre nomination prochaine à l'archevêché de Toaloas1, voulez-vous m- permettre de ne pas attendre qu'elle soit officielle, et d'en adresser à Votre (Grandeur toutes mes félicitations? Vos Angjvins vous regretteront, et vous-même, ce n'est pas sans émotion que vous vous séparerez d'eux. Mais vous retrouverez à Toulouse autant de respect et d'affection que vous en laisserez derrière vous, et, dans ce Midi tumultueux, peut-être trouverez-vous plus de bien encore à faire que dans notre calme et paisible Anjou. Je ne puis former, je crois, de vœux qui s'accordent mieux avec ceux de Votre Gran- deur, et, en attendant de les voir bientôt réalisés, je la prie de vouloir bien agréer l'humble hommage de son tout dévoué.

Paris, le 8 décembre 1897.

Qu'il y a longtemps, Monseigneur, que je voulais vous écrire, me rappeler à votre souvenir, et vous dire combien je regrettais de n'avoir pas, depuis plus d'un -an maintenant, su trouver l'occasion de vous revoir! Mais, Jaélas ! l'existence que je mène est compliquée de tant de détails, j'ai tant de peine à ne pas me noyer, que je ne sais souvent comment je vis, et que, si je vais passer trois semaines à Rome., le croirez-vous, je n'y trouve pas six matinées seulement pour faire quelques visites d'art. Aussi demanderais-je à Votre Grandeur non seu-

452 REVUE DES DEUX MONDES.

lement de m'excuser, mais de me plaindre un peu, si ce genre de vie n'avait aussi quelques compensations, et de la nature tout justement de celles que j'ai trouvées à Rome. Le Saint Père, que j'ai trouvé aussi bien portant que jamais, d'esprit toujours aussi lucide et aussi ferme, a bien voulu me faire en effet le plus bienveillant accueil, et m'encourager dans la tâche que j'ai entreprise. Mieux encore que cela! Gomme je lui demandais s'il croyait que j'eusse passé la mesure, et, comme on me l'a reproché, trop maltraité la raison, cette raison raisonnante en laquelle on met aujourd'hui trop de confiance : « Et moi, je vous donne la mission de continuer, » m'a-t-il dit, totidem verbis. Votre Grandeur peut penser si je l'en ai remercié, et elle sait que je n'abuserai pas de l'autorisation, que je lui serai même reconnaissant de ne pas trop ébruiter. Mais enfin, c'était une parole dont j'avais besoin, et que je ne publierai pas sur les toits, mais dont je saurai me souvenir. Ils sont quelques-uns qui s'en apercevront.

Je remercie bien Votre Grandeur de l'accueil qu'elle a fait à mon petit volume (4). S'il ne le mérite assurément pas pour lui- même, il en est digne pour l'émoi que je vois qu'il excite parmi quelques protestants. L'aveuglement du Journal de Genève va jusqu'à me reprocher, dans une Histoire de la Littérature, de n'avoir pas osé sacrifier Bossuet à Richard Simon. Ils ne par- donneront jamais au grand homme son Histoire des Variations et les terribles Avertissements.

Mais au lieu de mettre tout cela par écrit, quand pourrai-je, Monseigneur, en causer avec vous de vive voix? Ne viendrez- vous pas prochainement à Paris ? et si vous y venez, ne voudrez- vous pas m'en informer? Car, pour moi, j'ai tout l'air main- tenant de ne pouvoir plus m'absenter avant huit ou dix mois. Je ne voudrais pas attendre jusque-là le plaisir de vous revoir, et de vous redire combien je vous suis reconnaissant de toutes vos bontés 1 Mme Brunetière se rappelle respectueusement au souvenir de Votre Grandeur, et moi, je la prie d'agréer l'hom- mage des sentiments avec lesquels je suis, du fond du cœur, son très humble et très obligé.

(1) Il s'agit du Manuel d'histoire de la Littérature française.

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 453

Paris, le 31 mai 1898. Monseigneur,

Voire Discours a croise ma brochure en roule. Ai-je besoin de vous dire combien je vous suis reconnaissant de votre envoi, et avec quel plaisir je vous ai vu soutenir la cause de cette pauvre Clémence Isaure contre la critique de ceux que Fénelon, je crois, appelait déjà quelque part nos « fastueux érudits? » S'ils nous ont rendu quelques services, vous trouvez qu'ils nous les font payer un peu cher, et je suis tout heureux d'être en ce point de votre avis. Duclos, par un o, estimait, il y a cent vingt- cinq ans, qu'on avait détruit « trop de préjugés! » Gardons au moins quelques légendes, et comme Votre Grandeur le fait jus- tement observer, donnons une preuve de notre bravoure d'esprit en n'ayant pas peur d'un peu de surnaturel.

Votre Grandeur sait avec quels sentiments d'affectueux respect je me fais un honneur d'être son parfaitement dévoué.

Paris, 18 décembre 1899. Monseigneur,

Votre Eminence m'aura pardonné, je l'espère, de n'avoir pas répondu plus promptement à sa dernière lettre, si bienveil- lante, et, sans doute, elle n'aura pas imputé ce retard a ma négligence, mais uniquement à la multiplicité plutôt qu'à l'importance des occupations dont je suis en ce moment sur- chargé. C'est surtout mon cours de l'Ecole normale qui m'a coûté quelque peine à remettre en train, comportant, comme le sait Votre Eminence, trois leçons d'une heure et demie par semaine, et selon l'habitude que j'en ai prise, voilà bien des annç3S, sur trois sujets différents. Joignez que, depuis trois ans que je ne professais plus, j'avais un peu perdu de vue les choses purement littéraires.

Voire Eminence aura su sans doute que le cardinal Ram- polla m'avait écrit au sujet de la conférence pour me faire savoir que le Saint Père en avait bien voulu agréer l'idée et j'ai des raisons de croire que le Nonce veut bien s'occuper assez activement de la faire aboutir. Je me suis donc remis, pour ainsi dire, entre ses mains. Confidentiellement , je crois qu'il souhaiterait que la conférence eut lieu dans le Vatican même, au lieu de la Chancellerie dont on avait parlé d'abord, et, si je

454 &EVUE DES DEUX MONDES.

suis trop heureux de cette intention pour n'en pas dire deux mots à Votre Eminence, Elle me pardonnera do lui demander de paraître Elle-même l'ignorer jusqu'à ce que le cardinal Rampolla lui en parle. C'est d'ailleurs ce qui ne saurait tarder, la date probable de la conférence paraissant devoir être fixée entre le 15 et le 25 du mois de janvier. (1)

Mais c'est trop parler de moi. Votre Eminence a-t-elle pris ses habitudes à Rome, et comment l'hiver l'a-t-il traitée? (2) Je dis l'hiver, quoique l'astronomie prétende que nous sommes encore en automne. Mais Votre Eminence l'aura vu dans nos jour- naux, il fait ici plus froid qu'il n'avait fait depuis longtemps, et la Seine est en train de se prendre. Je souhaite à Votre Eminence qu'il n'en arrive pas autant du Tibre.

Les nominations d'évèques sont enfin faites, au contentement du Nonce, à ce qu'il m'a semblé, et par conséquent du Saint- Siège. Vous avez vu d'autre part que la discussion du budget des cultes n'avait pas été plus violente, ni produit d'autres résultais qu'à l'ordinaire. Aussi cornmence-t-on à dire que le gouverne- ment, ou plutôt le Ministère, après avoir donné par le dépôt de son projet sur la scolarité la satisfaction que vous savez aux radicaux de la majorité, ne tient pas beaucoup lui-môme a voie le projet aboutir. C'est la raison pour laquelle, dans la Itcvur, nous n'en avons dit que ce que Votre Emmenée a pu voir sous la signature de Francis Charmes. Nous attendons, avant de l'atta- quer plus vivement, que les projets aient pris une consistance et une forme que je persiste à espérer qu'ils ne prendront pas.

J'ai envoyé un bel exemplaire de mes Discours à son Emi- nence le cardinal Parocchi, mais, en raison de ce que je disais plus haut, j'attendrai pour lui écrire que Voire Eminence l'ait jugé opportun. Ce sera, Monseigneur, une manière pour moi d'avoir de vos nouvelles. Vous n'en donnerez certainement à personne qui lui en soit plus reconnaissant, ni qui, en se rappe- lant tant de marques de bienveillance qu'Elle lui a données, puisse se dire plus sincèrement,

De Votre Eminence le très humble et très obéissant serviteur.

(1) ,11 s'agit de la conférence sur la Modernité de Hns.su ri qui fut prononcée le 30 janvier 1900 au Palais de la Chancellerie Pontificale.

(2) Mgr Mathieu avait été appelé à taire partie du Sacré Collège, comme çar- dinal de curie; et le 25 juin 1899 il avait lait son entrée dans la vieille basilique de Sainte-Sabine qui lui avait été assignée.

LETTRES AU CARDTNAL MYTfflEU. 455

Paris, le 15 janvier 1000. Mon -i:ic\eur,

J'ai su cette semaine même, par Mgr Lorenzelli, que ma Gô'nférerice pourrai! avoir lieu dans les derniers jours du mois, et, conformeraient à son avis, je partirai donc de Paris le mer- credi 2'k pour èlre à ftome (e lendemain 25, et, je l'espère, y séjourner une huitaine de jours. Ce sera bien court! Mais Votre Eminence le sait, j'ai repris cette année mon cours de l'Ecole Normale, et, dans les circonstances présentes, c'est une chaîne, que je porte à la vérité sans me plaindre, et même au con- traire,— mais enfin que j'ai des raisons de ne pas trop allonger.

Ne serai-je pas trop indiscret de profiter de l'hospitalité que Votre Eminence a bien voulu m'offrir? Vous rtté v<>vrz. Mon- seigneur, un peu confus d'oser seulement vous le redemander? Mais si ma présence devait le moins du monde gêner Voire Emi- nence, je me rassure en pensant qu'Elle voudra bien me ïe dire aussi naïvement que je lui en fais la question (1).

Nous avons à Paris, depuis trois jours, un froid très vif, qui m'éprouve un peu, mais je n'y succomberai pas, je l'espère, et la bronchite ne viendra pas me surprendre au dernier moment. Ce serait pour moi un cruel crève-cœur !

Ai-je besoin d'ajouter, Monseigneur, combien je serai heu- reux de revoir Votre Eminence et de lui redire, de vive voix, avec quels sentiments de profond respect et aussi d'affection pro- fonde, je suis son très humble et très dévoué serviteur.

4 février 1900. Monseigneur,

Avant d'avoir encore vu personne, et, justement, pour ne rien mêler dans cette lettre à l'expression de ma reconnaissance td de mes remerciements, je n'écris aujourd'hui que doux mots à Votre Kniineiice. Arrive d'hier soir à Paris, je tiens eu eli't à ce que Ynlre Eminence suit la première informée de mon heu- reux retour, mais je liens surtout à lui dire combien je demeure louché de l'accueil qu'Elle m'a fait, et le souvenir que j'en ai emporté. Plus tard, dans quelques jours, si j'ai d'intéressantes

(l) Ferdinand Brunetière descendit' chez le cardinal, à la villa Volkonsky, tout près de Latran, « une demeure charmante, dit Mgr Duchesne, nichée dans les ruines et la verdure.

456 REVUE DES DEUX MONDES.

nouvelles à faire passer à Votre Eminence, je les lui transmet- trai avec autant de plaisir que de fidélité. Mais je ne pouvais attendre plus longtemps à lui faire parvenir l'expression de mes remerciements. C'est à vous, en effet, Monseigneur, si ce voyage doit porter quelques fruits, c'est à vous et à l'accueil que m'avait ménagé votre Eminence que j'en serai redevable. Croyez du moins que je ne l'oublierai pas, si je ne puis autrement lui en témoigner ma reconnaissance, et plus encore que par le passé, faites-moi l'honneur, en toute occasion, de vouloir bien compter sur les sentiments avec lesquels je suis

De Votre Eminence le très reconnaissant et très humble.

Paris, le 15 février 1900. Monseigneur,

Je reçois à l'instant, par l'intermédiaire de M. Hertzog, l'image, le bref, dont la rédaction personnelle m'a infiniment touché, et l'affectueux billet que Votre Eminence y a bien voulu joindre. Tout cela me surprend au moment de la préparation de deux conférences nouvelles, que je dois faire, l'une la première, sur La liberté d'Enseignement, ici même le 23 février, et la Beconde, le surlendemain 25, à Besançon sur Ce que l'on apprend à r école de Bossuet. Mais quelque effet que j'en attende ou que j'en espère, je crains bien qu'il ne soit comme noyé dans ce courant d'intolérance violente et sectaire au milieu duquel nous nous débattons. Il ne faut pas nous le dissimuler, c'est la guerre 1 et le moment est venu de « se ceindre les reins. » Votre Emi- nence a-t-elle vu à ce propos les conséquences inattendues que nos journaux ont tirées de l'expression dont je me suis servi en me félicitant d'avoir eu l'honneur de parler de Bossuet « en ter- ritoire pontifical ? » La Dépêche de Toulouse a dit sur ce sujet des choses admirables!

Le départ de M. l'abbé Lhuillier a sans doute été pénible à Votre Eminence, et la voilà seule maintenant à Rome. Nous espérons que le séjour ne laissera cependant pas de lui en devenir de jour en jour plus facile, et Elle sait les souhaits que je forme à cet égard. Ils sont ceux d'un homme qui a pour Elle des sentiments si Voire Eminence le permet, beaucoup d'affection, d'affection sincère et profonde se mêle à beaucoup de respect, et je suis convaincu que Votre Eminence en agréera l'hommage avec autant de simplicité que je le Lui offre.

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 457

27 janvier 1901. Eminence,

Xous serons dans trois jours au 30 janvier. Si peut-être cette date ne vous rappelait rien que d'un peu vague, et de déjà loin- tain, j'ai des raisons d'en conserver un souvenir plus présent, et sans qu'il soit besoin de longues protestations, Votre Eminence le comprendra, si je lui rappelle que c'est la date de ma confé- rence de la Chancellerie. Elle ne comprendra pas moins que je n'aie pas pu voir approcher cet anniversaire sans que le sou- venir de sa bonté me revint aussitôt et d'abord en mémoire, ni sans prendre un plaisir un peu mélancolique à revivre en pensée les huit jours que j'ai passés auprès d'Elle. Ah! si je le pouvais, qu'il me serait donc agréable de les recommencer, comme on fait un pieux pèlerinage! Mais quand la multiplicité de mes occupations me le permettrait, l'état de ma santé me retiendrait encore, et peu s'en est fallu que je ne me visse dans l'obligation de renoncer à parler. C'est ce qu'on appelle : être pris par la gori:

Aussi bien Votre Eminence l'a-t-elle pu voir, le siècle a mal commencé pour nous, et, tandis que je soignais ma bronchite au coin de mon feu, d'autres disparaissaient, de nos amis, dont on ne saurait trop regretter la perte, Desjardins, Lecour Grand- maison, Mmc Caro, qu'une pneumonie infectieuse emportait en trois jours. et ce noble duc de Broglie, sous la timidité un peu hautaine de qui j'avais trouvé depuis vingt-cinq ans, comme tous ceux qui le connaissaient un peu, tant de réelle et profonde bonté. Les morts vont vite!

Au milieu de tous ces deuils, nous lâchons de ne pas perdre courage, et nous serrons les rangs, comme des soldats sur un champ de bataille. Mais, Monseigneur, nous aurions bien besoin d'un signe qui nous fût une promesse de victoire prochaine, et l'horizon nous parait bien sombre!

Voilà quelque temps que je n'ai reçu de nouvelles de Votre Eminence, directement ou indirectement. Comment l'hiver la traite-t-il et n'aurons-nous pas bientôt l'occasion de la revoir? Si l'abbé Lhuillier était encore auprès d'Elle, je me hasarderais peut-être à lui demander des nouvelles de Rome, n'osant en demander à Votre Eminence elle-même. Croyez en tout cas. Monseigneur, que ce me serait un sensible plaisir, et qu'à tant

4$8

REVUE DES DEUX MONDES.

de raisons de vous être reconnaissant, ma respectueuse affec- tion ne serait pas embarrassée d'en ajouter une nouvelle encore.

J'écris par le même courrier à S. Em. le cardinal Rampolla, pour lui demander de y;ou4o;ir 1 » i * * 1 1 l'appeler à la bienveiflance du Saint-Père Le plus humble de ses fidèles.

Voire Emimmce, qui reçoit, je crois, le Journal des D/shats, a-l-elle par hasard jeté les yeux sur ma conférence de Lille (1), 18 novembre, cl, devant prochainement la réimprimer eu bro- chure, serais-jc trop indiscret si je Lui demandais de vouloir bien m'indiquer les modifications, corrections, additions ou sup- pressions qu'EUe jugerait opportunes? La dernière Encyclique m'en a déjà suggéré quelques-unes.

Je cause beaucoup, pour un homme enrhumé ; mais c'est par écrit, et c'est avec Vole Eminenee. Ou'ElJe me pardonne ma liberté grande, ou plutôt qu'Elle n'y voie qu'une preuve du souvenir que j'ai gardé des entretiens de la villa. Volkonsky. S'il plaisait à Dieu, j'y serais encore, et, comme je le, disais der- nièrement à Votre Eminenee, j'y trouverais plus d'une consola- tion. Ce sera peut-être pour cet automne !

Daignez agréer, Eminenee, avec l'expression toujours nou- velle de ma reconnaissance, l'hommage des sentiments de res- pect avec lesquels je suis

De Votre Eminenee le très humble et très obéissant.

Paris, le 2 mars 1901. Eminence,

Je ne sais comment m'excuser de mon étourderie! A la dale du 27 janvier, [tour l'anniversaire de ma conférence de l'an der- nier, je nuis adressais la lettre que nous trouverez ci-incluse (2) qui ne m'est revenue qu'hier, 8 mars, pour cause d'aiïranrhisse- ment insuffisant, Eoinnie le cardinal Rampolla et le cardinal Paroechi auront sans doute informé Votre Eminenee que je leur avais écrit à la même occasion, Elle peut deviner ma confusion en voyant aujourd'hui ma lettre me revenir, et je la prie très humblement, de vouloir bien en agréer toutes mes excuses. Il me serait surtout pénible, en pareille occasion, que Votre Émi-

(1) Conférence prononcée pour la clôture du vingt-septième Congrès des Catho- liques du Nord sur les Raisons actuelles de croire.

(2) C'est la précédente.

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 4,^3

nence ait pu m'accuser d'avoir oublié son inoubliable accueil, sans parler de tant de marques anciennes ou récentes de sa bienveillance.

J'ajouterai qu'une lettre écrite à M. de Navenne dans les mêmes conditions m'est également revenue depuis déjà dix joilrs. Les « cabinets noirs » de Rome et do Paris en auront-ils pris con- naissance? C'est ce que je craindrais, si j'avais des raisons de le craindre, mais en tbul cas j'ai cru bon d'en informer Votre Eminence.

Avec toutes mes excuses de nouveau, et l'expression de mon affection respectueuse, je prie Votre Eminence de vouloir bien agréer l'hommage des sentiments avec lesquels je suis

Son très humble et très reconnaissant.

2 juin 1901. Monseigneur,

...J'avais bien, Monseigneur, de vos nouvelles toutes récentes : M. Guillaume, M. de Navenne m'en avaient données, et, avant eux, beaucoup de nos Français qui avaient eu l'honneur de vous rendre leurs devoirs n'avaient pas manqué de m'en apporter. Mais je les préfère de la main do Votre Eminence; et si j'ajoute que d'ailleurs je ne les trouve ni assez fréquentes ni jamais assez copieuses, j'ai assez de confiance, Monseigneur, en votre bonté, pour m'assurer que vous ne verrez rien que de profondément respectueux dans l'expression de ce regret. Nous aurions besoin ici, Monseigneur, d'avoir souvent de vos nouvelles.

Votre Eminence a-t-elle vu un peu familièrement le cardinal Gibbons? Elle l'aura donc trouvé très différent de l'archevêque de Saint-Paul, et je crois, bien davantage erteore de M&r 0' Con- nell, via del Tritone, mais non pas moins intéressant. J'aime l'allure do ces prélats américains; et le cardinal Gibbons est un admirable exemple de la manièTedont ils savent unir le catholi- cisme le plus « intégral» à toutes les exigences légitimes de leur démocratie.

Votre Eminence sait sans doute à ce propos combien l'Amé- rique entière a été douloureusement surprise, non seulement de n'avoir pas de cardinal nommé dans le dernier Consistoire mais encore d'avoir vu préférer à un prélat américain le délégué apostolique de Washington. Le Saint-Père en a eu certaine-

460

REVUE DES DEUX MONDES.

ment ses raisons, et nous ne pouvons que nous incliner respec- tueusement devant elles. C'est ce que je ne cesse ni ne cesserai de dire à quelques amis un peu intempérants des Américains. J'en ai connu qui ne faisaient pas assez de différence entre le choix d'un cardinal et la nomination d'un fonctionnaire ou d'un serviteur du royaume d'Italie. Mais combien il serait à sou- haiter que, dans un prochain avenir, ces raisons eussent changé et que le Loyalisme des catholiques d'Amérique reçût une satis- faction à laquelle, je le sais de science certaine, ils tiennent non pas autant, mais bien plus que les catholiques d'aucun autre pays du monde! Plus j'y songe, et, au cours du combat que je livre, Votre Eminence m'accordera que j'ai souvent l'oc- casion d'y songer, plus il me semble que quantité de choses françaises sont comme suspendues à la fortune du catholicisme aux Etats-Unis. Je sais ce qu'il y a d'exagération, d'orgueil ethnique, si je puis ainsi dire, dans la théorie du P. Hecker, qui est un peu celle de Mgr Ireland, sur la rénovation d'un catholi- cisme purement et surtout latin par l'infusion du génie anglo- saxon, mais il y a aussi de la vérité! Bien expliquée, mieux expliquée que les Américains ne l'ont expliquée jusqu'ici, la thèse n'est pas tout à fait fausse! On ne doit pas la perdre de vue. Et sachant un peu par expérience quels sont les obstacles que la foi rencontre chez la plupart de nos intellectuels, j'estime, Monseigneur, que l'« Evolution » du catholicisme en Amé- rique est de nature à lever quelque jour les principaux de ces obstacles.

Votre Eminence trouvera peut-être ces réflexions un peu... impertinentes, et aussi ne me permettrais-je pas de les faire publiquement ni tout haut. Mais, Monseigneur, Votre Eminence m'a donné tant de témoignages de sa confiance et de son affec- tion que j'y répondrais mal si, quand l'occasion en vient sous ma plume, je n'usais pas d'une franchise entière. Elle me dira si je me trompe ou non. Je ferai mon profit de ses conseils. Et Elle pensera ce qu'elle voudra de ma... politique, mais Elle ne doutera pas de la sincérité des mobiles qui me guident, ni sur- tout, Monseigneur, des sentiments de profond respect avec les- quels je m'honore d'être son très humble et très obéissant.

lettres au cardinal mathieu. 461

Eminence (1),

Votre lettre m'arrive au moment même j'allais me donner le grand plaisir de vous écrire pour vous présenter mes vœux avec tous mes hommages et vous redire à cette occasion le sou- venir fidèle que je garde toujours de l'inoubliable semaine, que j'ai passée, voilà tantôt deux ans, sous votre toit hospitnlier. Beaucoup de choses, dont quelques-unes assez tristes, se sont passées depuis lors, et depuis lors ai-je eu seulement la joie de revoir Votre Eminence? Mais elle sait le souvenir que je garde de son accueil, et quoiqu'elle le sache, je désire vous redire com- bien je vous en suis reconnaissant, comme aussi de l'attention avec laquelle vous voulez bien me suivre dans mes déplacements oratoires.

Aussi bien, cette conférence de Genève se liait-elle à celle de Rome, et si j'osais me servir d'une expression célèbre de Bossuet, je dirais que ce sont deux têtes de mort qui se font bien pendant l'une à l'autre. C'est ce que j'expliquerai dans une Préface que je mettrai en tête de la réédition de la conférence en brochure, et que Votre Eminence me permettra de lui faire prochainement parvenir.

Les ... vivacités de Mgr de Dijon ne m'ont pas beaucoup ému, et je me suis bien gardé, je me garderai bien d'y répondre; nous n'avons, hélas I que trop de divisions parmi nous, à la veille de livrer la bataille électorale, et Votre Eminence peut donner en haut lieu l'assurance que ce n'est ni moi, ni la Revue qui contri- buerons à les aigrir ou à les augmenter. D'ailleurs, et à mojns d'imprévu, c'est assez, pour le moment, des trois coups que j'ai frappés, et jusqu'à nouvel ordre, je vais m'enfermer, selon ma tactique habituelle, dans la pure littérature, sauf à Milan, l'on m'a demandé de parler pour les Cercles catholiques, lorsque j'y passerai pour me rendre à Rome, dans les premiers jours de mars 1902.

Je regrette un peu que Votre Eminence ne m ait pas donné le travail qu'Elle m'annonce qui paraîtra dans le Corespondant, mais dès à présent je suis à sa disposition pour la Diplomatie de

(1) Cette lettre n'est pas datée, mais il n'est pas douteux qu'elle doive se placer en janvier 1902, la conférence de Genève dont il est question étant celle que fit Ferdinand Brunetière dans cette ville, sous les auspices de l'Université, sur l'Œuvre de Calvin, le 17 décembre 1902.

462 REVUE DES DEUX MONDES.

Consalvi. Indépendamment du plaisir que j'aurai à voir cette page d'histoire paraître dans la Revue, la question du Concordat est ouverte., nous ne pouvons pas nous le dissimuler, et mêlant ensemble en moi le citoyen et le directeur, je me servirai de cet argument pour demander à Votre Eminence de hâter son travail. Elle me permettra d'ailleurs de lui en reparler quand je la reverrai à Rome.

Oserai-je prier Votre Eminence, quand la circonstance le Lui permettra de me rappeler au souvenir des cardinaux Ram- polla et Parocchi dont je n'oublie pas l'extrême bienveillance, et a qui je conserve de toutes leurs bontés une reconnaissance infinie. Et je ne sais de quelle manière, conciliable avec le res- pect, mais* en ces jours de fête, si Votre Eminence voulait bien rappeler mon nom au Saint-Père, c'est alors qu'Elle comblerait tous mes vœux.

MmeBrunetière, très touchée du souvenir que Votre Eminence veut bien garder d'elle, me prie de lui offrir ses respectueux hommages, et moi, Monseigneur, vous savez avec quels senti- ments j'ai plaisir a me dire de Votre Eminence le très recon- naissant et très humble serviteur.

Eminence 1),

Après en avoir à deux ou trois reprises retardé le moment, nous partirons enfin mardi soir pour être à Rome le mercredi matin 2o mars^ety passer une quinzaine de jours. Un peu fatigué de mes conférences de Nice et de Cannes, qui du moins auront rapporté plus de six mille francs à la souscrip- tion du monument de Bossuet, j'ai en effet remettre au 12 avril la conférence de Milan, et, par conséquent, aux environs du 8 ou du 9 celle de Florence. Mais, au fond, je n'en suis pas fâché, et sans doute Vôtre Eminence pensera comme moi que d'avoir préalablement un peu respiré l'air de Rome, je n'en traiterai que mieux, avec plus de précision, et peut-être d'am- pleur, un sujet comme Le Progrès religieux, qui est le sujet ii venu pour Florence, et comme Le Positivisme chrétien, qui I celui qu'on m'a demandé de traiter à Milan.

En même temps qu'à Votre Eminence, j'écris au cardinal

i Lettre non datée, mais c'est en mars 1902 que Ferdinand Brunetière se «-nilit à Rome, et c'est le 8 avril 1902 qu'il fit sa conférence à Florence.

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 463

Rampolla, pour lui annoncer ma visite dès mercredi soir, et le prier de vouloir bien demander au Saint-Père pour Mm9 Brune- tière et pour moi la faveur d'une audience particulière. J'espère que d'après tous les bruits qui me sont revenus, la santé du Souverain Pontife ne sera pas un obstacle à ma demande, et qu'en cette anne'e de jubilé, nous serons admis à déposer une fois de plus à ses pieds l'humble hommage de notre soumission et de notre vénération.

Ai-je besoin maintenant, Monseigneur, de redire à Votre Eminence combien nous serons heureux de La revoir? Il me semble qu'il y a des années nue je n'ai eu ce plaisir et cet honneur, et je m'en fais une joie dont Elle sait la sincérité! C'est ce que je disais dernièrement à Mgr de Grenoble et à son vicaire général, votre ancien secrétaire, qu'il m'a été donné de revoir dimanche, lors de leur passage à Nice. Hélas! Monsei- gneur, je ne serai point cette année l'hôte de Votre Eminence à la villa Volkonsky ! Mais Elle me permettra de l'importuner peut-être un peu de mes visites, et surtout, comme il y a deux ans, de m'en remettre à Elle des personnes que je devrai voir, comme des démarches que je devrai faire. Mes premières visites seront pour le bon cardinal Parocchi, si sa santé, tant éprouvée, lui permet de me recevoir, et pour Son Eminence le cardinal Vives que j'ai si peu vu, il est vrai, mais dont je n'ai pas moins gardé un si vif souvenir.

C'est à l'hôtel d'Angleterre, comme d'habitude, que je des- cendrai, et l'appartement y est retenu depuis déjà quelque temps. Si Votre Eminence avait quelque instruction ou quelque avis à me faire parvenir, c'est donc que je lui serais recon- naissant de vouloir bien me l'adresser. Elle me pardonnera, je l'espère, la liberté de cette indication, et Elle n'y verra. jVti suis sûr d'avance, qu'un nouveau témoignage de ce que je m permets de mêler de fidèle affection aux sentiments de proton. i respect avec lesquels je suis heureux de me dire son très humble et très obéissant.

Paru, le 14 novembre 1902. Monseigneur,

...Nous continuons ici de faire de notre mieux pour nous mettre en travers du flot qui nous entraine, et notre Ligue de la Liberté de ï Enseignement va faire mardi prochain sa démous-

464 REVUE DES DEUX MONDES.

tration d'existence. Les adhérents, les encouragements et les fonds ne nous manquent point, mais que peut tout cela contra l'obstination sectaire de la majorité de la Chambre et du Sénat? En quatre ans de législature ils vont détruire tout un siècle d'histoire, et quand on cherche au profit de quelle cause, ou pourquoi, c'est ce qu'on ne voit pas, puisqu'aussi bien l'ignorent! ils eux-mêmes! Faut-il donc croire, Monseigneur, qu'à mesure que nous avançons dans la vie, c'est Dieu lui-même qui nous détache des raisons que nous avions de vivre, et qui nous pré- parc à la mort en nous en rend ait l'approch ' moins redoutable et moins redoutée? Ce serait v "* sorte du consolation si nous pouvions le croire en sûreté. V j Eminence m'y encouragera- t-elle ?

Nos barons Lepic, avec mère, frère et beau-frère se sont embarqués au commencement du présent mois à destination de New- York et de San Francisco, d'où je ne pense pas qu'on les voie revenir avant le printemps. Ils y trouveront à coup sûr, plus de liberté qu'en France, et des francs-maçons comme en France, mais d'une autre espèce, moins fanatique et plus inoffensive.

Mon ami, le général Frey, qui vient d'être placé à Paris, me prie de le rappeler au souvenir de Votre Eminence ; et moi, si Votre Eminence le permet, je saisis cette occasion de Lui demander, indiscrètement peut-être^ mais hardiment tout de même, si Elle ne croit pas que Rome devrait quelque témoi- gnage de satisfaction et d'estime au libérateur du Pétang et de l'évêque de Pékin, en août 11)00 ?

Daignez agréer, Monseigneur, en même temps que toutes mes excuses de l'indiscrétion et du retard, l'hommage des sen- timents de respect, et si je l'ose dire, d'affection* profonde avec lesquels je suis, de Votre Eminence, le très humble et très obéissant serviteur.

Paris, le 3 décembre 1902.

Monseigneur, .

En l'absence de notre collaborateur M. Charmes qui s'en va préparer dans son département sa candidature au Sénat, je rédigerai dans le prochain numéro de la Revue la chronique de la quinzaine. Elle roulera pour une partie sur la pétition des évêques de France que le Conseil d'Etal vient de frapper comme

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 465

d'abus; sur la question des Congrégations; et sur le voyage du Tsar à Rome. Si Votre Eminence le jugeait bon, ce serait donc l'occasion si le Vatican désirait que certaines choses fussent dites, en toute discrétion, quant à la source d'où je les tiendrais, ce serait le moment de les dire. Votre Eminence pourrait-elle me les indiquer, d'accord avec le cardinal sous-secrétaire d'Etat? Je n'ai pas besoin de Lui dire combien je Lui en serais recon- naissant, et si nous n'empêchions rien, nous aurions du moins utilement éveillé l'opinion. Qu'en raison de cette considération, Votre Eminence veuille donc bien excuser mon indiscrétion, et qu'avec la nouvelle expression de mes sentiments de profond respect, Elle veuille agréer celle de mon entier, et, je l'ose dire, affectueux dévouement.

Paris, le 30 mars 1003.

Eminence,

... Je dois aller faire à Madrid, le 20 avril prochain, sur l'invi- tation du marquis de Pidal, que connaît sans doute Votre Emi- nence, une grande conférence. Serais je encore indiscret, mais d'une autre manière, si je priais Votre Eminence de vouloir bien faire part de cette nouvelle au cardinal Vives ainsi qu'au cardinal Rampolla, et de leur demander, le cas échéant, quel modeste service je pourrais être à mène de leur rendre? En revenant d'Espagne, j i parlerai aussi à Montpellier, sur l'invita- tion de l'évêque, et probablement une seconde fois a Toulouse, pour l'Institut catholique. Votre Eminence me pardonnera, si j'ai pensé que ces nouvelles, bien qu'un peu personnelles, pourraient peut-être l'intéresser. Si modeste que l'on soit, et j'ajoute, si fatigué, car je le suis plus que jamais, nous pouvons tous quelque chose au moins d'impéri>/l, qui est de mourir debout. Stantem mon! C'est la grâce que je demande à Votre Eminence de m 'obtenir quelque jour, et en attendant, avec toutes mes excuses de ma double indiscrétion, je la prie de vouloir bien agréer l'humble hommage des sentiments avec lesquels Elle sait que je suis depuis bien des années déjà son très reconnaissant, très humble et très dévoué serviteur.

S février 1901. Eminence,

Je pars demain pour la Belgique, je vais faire quelques conférences, et l'abbé Coriton ne me trouvera donc pas mercredi

TOME LVIII. 1920. 30

466 REVUE DES DEUX MONDES.

à mon bureau, mais, en parlant, j'y laisse un mot pour le prier de remettre à M. Benoist ce dont vous l'avez chargé pour moi. M. Benoist me le fera parvenu" à Bruxelles, et j'aurai tout aus- sitôt l'honneur d'en accuser réception à Votre Eminence. Mais, avant cela, je tenais à La remercier de ne nous avoir pas oubliés, en même temps qu'à m'excsuser de ne lui avoir pas écrit depuis si longtemps ! Elle sait à quelles besognes je suis comme écartelé durant ces mois d'hiver ! Et elle sait aussi que dans les temps nous vivons, on n'a, laélas, de Paris a Rome, rien a mander de bien consolant. J'ai d'ailleurs assez souvent des nouvelles de Votre Eminence, dont les dernières, m'ayant été apportées par Mgr d'Orléans, sont encore assez récentes. M. Goyau, qui doit être maintenant sur le point de son retour, m'en apportera, je pense, dans une dizaine de jours, de plus détaillées.

Je n'apprendrai pas à Votre Eminence le bruit que font ici les affaires de l'abbé Loisy, et les craintes de toute nature que ce bruit lui-même no.us inspire. On ne peut notamment s'empêcher de regretter que ïa condamnation de ses erreurs, que naturel- lement on ne discute plus comme telles, ne soit pas moins som- mairement motivée. Si Votre Eminence, à cet égard, pouvait obtenir quelques précisions, je ne sais sous quelle forme, mais d'un caractère public, on l'en remercierait sans doute comme d'un service signalé. Me sera-t-il permis d'ajouter, tout à fait confidentiellement, et comme qui dirait presque en confession, qu'on éprouve trop de joie, ici et là, de la condamnation du malheureux abbé pour qu'il n'y ait pas quelque vérité mêlée ou confondue dans ses erreurs mêmes? Et c'est pourquoi, Monsei- gneur, si j'osais exprimer un vœu, je voudrais qu'après avoir déclaré plus nettement qu'on ne le fait que la Bible n'est pas un Livre comme un autre, ce qui est tout le débat, on essayât ou on nous laissât essayer de sauver du naufrage des livres de l'abbé Loisy ce qui peut-être mériterait d'en être sauvé.

Que j'aimerais donc être à Rome, ou entrevoir seulement le moment d'y aller passer quelques jours pour causer avec Votre Eminence de toutes ces choses, et de bien d'autres encore ! Mais, je crains, hélas ! que la facilité ne m'en soit pas donnée de quelque temps. Je n'en pense que plus souvent au séjour de la villa Volkonsky, et en priant Votre Eminence de me conserver dans sa bienveillance la place que je ne puis occuper aux portes de Saint-Jean de Latran, je lui renouvelle l'expression des senti-

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 467

monts de respect et d'affection avec lesquels je suis son très humble et très obéissant serviteur.

Au sujet des sentiments de Ferdinand Brunetière à l'endroit d& l'affaire Loisy, nous trouvons des précisions nouvelles dans la mi- nute d'une lettre qu'il avait préparée pour l'une des personnalités cardinalices de l'entourage de Pie X, et dont nous avons des raisons de penser qu'après quelques hésitations Ferdinand Brunelière s'abslint de la faire parvenir.

Voici cette lettre :

1er février 190*. Eminence,

En vous demandant pardon de ma hardiesse, et en sup- pliant Votre Eminence de ne l'imputer qu'à l'ardeur d'un zèle peut-être indiscret, mais sincère et désintéressé, je ne puis m'empêcher, tant en mon nom qu'au nom de nombreux catho- liques de France, de lui soumettre quelques observations sur l'affaire de l'abbé Loisy.

Il ne m'appartient pas d'entrer dans le fond du débat, et sur les cinq points visés par Votre Eminence dans sa lettre au Car- dinal-archevêque de Paris, nous ne pouvons, nous, laïques et chrétiens, que nous incliir;r devint le jugement de l'Eglise. Rome a parlé : nous n'avons qu'à nous taire; et si désireux que nous fussions d'avoir quelques explications, nous attendons res- pectueusement et patiemment que le Saint-Père, en sa sagesse, juge le moment venu de nous les donner. Mais comme témoin de l'état des esprits en France dans certains milieux, ce que je crois devoir dire à Votre Eminence en toute sincérité, c'est que la situation est grave, très grave, et que l'on ne saurait user de trop de ménagements, je n'ai garde de dire pour entretenir une équivoque impossible, mais pour retenir l'abbé Loisy '/ans l'Église. Je ne suis pas de ses amis, moi qui vous écris, Emi- nence, et je ne l'ai vu qu'une fois en ma vie, voilà quatre ou cinq ans. Je suis très éloigné de partager ses idées, et je me chargerais au besoin de les combattre. Si j'entreprenais de les combattre, ce serait sa méthode elle-même que je retournerais contre ses conclusions, et peut-être Mgr l'Evêque d'Orléans a-t-il dit quelque chose à Votre Eminence de mes intentions à cet

468

REVUE DES DEUX MONDES.

égard. Mais quoi qu'il en soit du fond de la question, j'estime, et nous sommes plusieurs en France qui estimons qu'on devrait user à l'égard de l'homme, et de ses doctrines, de toute l'indulgence comp itible avec le maintien des principes En regird des travaux de l'exégèse libre penseuse et mèn) protestante, si nous nous contentons de demeurer fermes sur nos anciennes positions, nous craignons qu'on ne puisse longtemps lesdéfeudre utilement, et s'il faut suivre nos adversaires sur le terrain ils nous appel- lent, nous craignons qu'une rigueur excessive, en frappant trop sévèrement l'erreur même, ne décourage jusqu'à la recherche. Votre Eminence me pardonnera-t-elle la franchise de ce lan- gage? Elle sait sans doute que, sur plusieurs points, le théologien de Berlin, M. A. Harnack, a reconnu la justesse des critiques à lui adressées par M. Loisy. J'ai la confiance que l'on obtiendra mieux encore quelque jour, si seulement on nous laisse la liberté de nous tromper en cherchant, et quand nous nous serons trompés, si l'on nous redresse, mais que l'on distingue, en nous redressant, nos erreurs d'avec nos intentions, et, parmi nos erreurs, celles que l'on peut qualifier ^objectives de celles qui ne consistent peut-être que dans une déviation de la méthode, et moins encore peut-être que cela, dans une confusion de mots. Encore une fois, Eminence, je ne me porte pas garant des sen- timents de l'abbé Loisy, n'ayant pour cela ni mission, ni qualité, ni titre, mais je ne puis m'empêcher de me demander anxieu- sement s'il serait prudent de lui fermer, dès à présent, toutes les issues, et d'exiger de lui une rétractation qui fût en quelque manière l'anéantissement des travaux de toute une vie. Evidem- ment, si l'on croit devoir aller jusque-là, nous nous soumettrons à la décision de l'Eglise, et nous le ferons sans arrière-pensée, réticence, ni réserve, mais, précisément puisque nous nous tairons, ce sont les ennemis de l'Eglise qui s'empareront, pour ainsi dire, de notre silence, et qui en prendront avantage contre nous, je veux dire, Votre Eminence l'entend, contre l'Église elle-même. Là, Eminence, est le grand danger dont nous ne pouvons nous empêcher d'être profondément émus. Toute une direction de l'exégèse est engagée dans l'affaire de l'abbé Loisy, et en le condamnant pour ainsi dire en bloc, Rome déclarera non seulement qu'il s'est trompé, ce qui ne nous parait en beaucoup de points que trop évident; mais c'est toute une méthode et toute une orientation des études bibliques qu'on

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 469

atteindra du môme coup. Nous nous demandons si c'en est le moment.

Mais, sans doute, en ai-je déjà trop dit, Éminence, et si j'in- sistais davantage, mon indiscrétion s'aggraverait d'importunité. Veuille du moins Votre Éminence ne voir dans cette longue lettre qu'une preuve de mon inquiétude et de ma fidélité. Dans le dur combat que nous soutenons en France contre l'assaut de l'incrédulité, nous aurions besoin de directions précises, et, ne les attendant que du Saint-Siège, naus les lui demandons. La solution qu'il donnera de l'affaire de l'abbé Loisy en sera une, el nous souhaitons ardemment qu'elle ne nous oblige pas de déposer les armes presque avant que d'avoir combattu.

Je prie de nouveau Votre Eminence de vouloir bien excuser ma hardiesse, et je lui demande d'agréer l'humble hommage des sentiments de respect et de vénération avec lesquels j'ai l'hon- neur d'être son très humble et très obéissant serviteur.

27 mars 1904.

Eminence,

Oui, si je le pouvois, je prendrais le train pour Rome, et sachant par expérience l'accueil qui m'attend à la villa Volkousky, je répondrais à votre lettre en vous annonçant ma prochaine arrivée. Mais, hélas! ni mes obligations, ni ma santé même, en ce moment, ne me le permettent, et n'y eùt-il que la réception de M. Bazin, qui est fixée au 28 avril, elle suffirait pour me retenir à Paris. Que Votre Eminence me pardonne donc de décliner son invitation ! Mais qu'elle croie surtout à la vivacité de mes regrets, et qu'Elle me conserve, nonobstant, toute sa bienveillance! J'en ai plus que jamais besoin, sinon pour ne pas perdre tout à fait courage, mais du moins pour faire bon visage h la mauvaise fortune, el je n'ai gard ; de dire pour ne pas désespérer, mais cependant posir ne pis sentir quoique amertume dont Votre Eminence a si bien compris que l'inten- sité devait passer de beaucoup la portée effective de ma mésa- venture. Il m'est plus qu'indifférent de ne pas professer la lit- térature française au Collège de France, mais il ne me l'est pas du tout d'en être écarté, si je puis ainsi dire, vu toutes les rai- sons que j'aurais d'y être, et encore bien moins de songer que, tandis qu'en tout autre pays on m'aurait depuis dix ans offert

470

REVUE DES DEUX MONDES.

la chaire que j'aurais voulue, le mien, notre pauvre pays Je France, est le seul contre tout droit on me la dispute et on la refuse, je ne dis pas à M. B .. mais à trente^ ans de labeur inin- terrompu. Sic vos non vabis.

Mais c'est assez parler de ma personne, et j'aime mieux dire à Votre Eminence, qui d'ailleurs a' pu s'en apercevoir, l'effet que son article a produit... dans les Deux Mondes (1). Je m'y attendais bien .'Mais, de même que les mésaventures, pour être attendues, n'en sont pas moins sensibles, c'est ainsi qu'on n'est pas moins heureux d'un succès sur lequel on comptait, et il m'est particu- lièrement doux d'en pouvoir faire à Votre Eminence mon com- pliment bien sincère. BU repetita placent. J'espère même, en bon directeur de Revue, que Votre Eminence ayant éprouvé la publicité de la Revue des Deux Mondes, ne dédaignera pas d'y recourir encore, et je souhaite que ce soit prochaine- ment.

Vous avez, je crois, en ce moment, beaucoup de Français à Rome, et sans doute vous en aurez, dans un mois, davantage. A quels incidents donnera lieu le voyage présidentiel? et veuille Dieu qu'il n'en résulte rien de fâcheux pour la France, ni pour la religion. On parle moins des affaires Loisy et la politique l'emporte présentement sur l'exégèse.

Veuillez agréer, je vous prie, Monseigneur, avec tous mes remerciements de nouveau, l'expression dos sentiments avec je suis

De Votre Eminence le très humble et très affectueusement dévoué.

Paris, le 1" décembre 1904.

Monseigneur,

Votre Eminence aura bien voulu se dire, je l'espère, que si je n'avais pas répondu plus tôt à sa dernière lettre et au message dont Elle avait bien voulu charger pour moi Mmè Buloz, il y en avait quelque raison, plus majeure encore, si je l'ose ainsi dire, que mystérieuse, et cette raison c'était la maladie. Bien peu de jours après que j'avais eu l'honneur de voir Votre Eminence; j'ai en effet prendre le lit, et je n'y suis plus, depuis déjà

(1) La Revue des Deux Mondes du 15 mars 1904 avait publié un article du cardinal Mathieu : les Derniers jours de Léon XIII et le Conclave.

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU.

471

quelque temps, mais je garde toujours la chambre, et de cet assaut, assez mal soutenu, il m'est resté jusqu'à présent une las- situde dont les effets ressemblent beaucoup à ceux de la paresse 1 Quand re prend rai- je le dessus? C'est ce que je me demande avec un peu d'anxiété, et, en attendant que je réponde, la besogne s'accumule, dont je ne sais comment je me tirerai quand j'en aurai recouvré les moyens.

Pour m'y préparer, j'ai commencer par renoncer momen- tanément au voyage de Rome, et quelque désir que j'eusse de présenter mes très humbles hommages au Souverain Pontife, -voici que je ne sais plus quand je pourrai m'en donner la joie. Si quelque favorable occasion s'en présente, oserai-je prier Votre Eminence de vouloir bien se faire auprès du Saint-Père l'inter- prète des regrets -d'un humble fidèle? Hélas! c'est pourtant maintenant qu'il faudrait être à Rome.

Je n'ai point de nouvelles bien intéressantes à donner à Votre Eminence. On regrette ici que le général André n'ait point entraîné ses collègues dans sa chute, et on attend la comparution en cour d'assises de Syveton. Ils ont voté le budget des Cultes à une plus forte majorité que jamais, et on se demande ce que signifie ce vote. Mais ce qu'il y a de plus sur, c'est qu'on ne s'attend à rien de bien heureux, et sous des apparences de paix, on se rend compte de plus en plus nette- ment que nous vivons en état permanent de crise révolution- naire. Crise et Révolution! nos gouvernants ont en quelque sorte consolidé ce que ces mots dans notre vieille langue exprimaient de « transitoire » et d'essentiellement « momentané. »

On donnait hier de mauvaises nouvelles du cardinal arche- vêque de Paris, mais elles sont aujourd'hui bien meilleures, et je crois que si quelqu'un peut vous renseigner sur l'état de sa santé, e'egt Mgr Touchel, que j'aurais été si heureux de pouvoir acriiinpHgner dans son voyage ad Limina.

Voire Eminence me pardonnera de ne pas allonger celte lettre; j'en ai encore aujourd'hui une douzaine à écrire. J'ai voulu commencer par celle-ci, afin que Votre Eminence ne s'in- quiétât pas plus qu'il ne faut de ma santé, et afin aussi qu'elle ne m'accusât pas de négligence. Et je termine en la priant de vouloir bien agréer, avec tous mes remerciements de sa bien- veillante sollicitude, dont je lui suis profondément reconnais- sant, l'humble hommage des sentiments de profond respect et

472 REVUE DES DEUX MONDES.

d'affectueuse vénération avec lesquels j'ai plaisir à me dire plus que jamais, son très obéissant et très dévoué.

Marlolte, le 22 septembre 1905. Monseigneur,

Si Votre Eminence veut bien me faire savoir a Mârlotte, je suis encore pour une quinzaine de jours, à quelle heure et je pourrai la rencontrer le vendredi 29 ou le samedi 30 sep- tembre, Elle sait avec quel empressement je répondrai à son appel. Elle voudra bien d'ailleurs m'excuser si je la préviens d'avance qu'elle n'entendra de moi que les restes, non « d'une voix qui tombe, » mais d'une « voix tombée. » Il y a déjà sept mois que je ne parle plus, et l'épreuve a été singulièrement douloureuse. Mais mon parti en est pris maintenant, et j'espère que Votre Eminence n'en trouvera pas mon « ardeur » dimi- nuée.

Agréez, je vous prie, Monseigneur, l'hommage des sentiments respectueux avec lesquels je suis,

De Votre Eminence, le très humble et très dévoué serviteur.

Paris, le 7 décembre 190;i. Monseigneur,

Je remercie Votre Eminence de sa lettre, à laquelle je vou- drais pouvoir répondre que je vais prendre le train pour aller mettre mes humbles hommages et l'expression de ma vénération aux pieds du Saint-Père, mais, hélas! l'état de ma santé ne me le permet pas, et, sans doute, je serais à demi-mort, en arrivant à Rome. Et puis, Votre Eminence a pu le constater, quel effet ferais-je à Rome, avec la voix que je n'ai plus? et quels services pourrais-je y rendre? Je ne suis plus bon qu'à mettre du noir sur du blanc, au fond d'un cabinet solitaire, et si ces écritures peuvent être de quelque utilité, c'est désormais tout ce que je demande! Dieu fait bien ce qu'il fait, et s'il a jugé peut-être que j'avais assez et trop parlé, je n'ai plus qu'à profiter de l'aver- tissement qu'il me donne.

Voilà la Loi de séparation volée d'hier, et on prête au gou- vernement, depuis quelques jours, l'intention de hâter mainte- nant la confection du Règlement d'administration qui en fixera les détails d'exécution. Je pense, Monseigneur, que tout l'effort

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 413

du Conseil d'Étal se reportera sur l'article 4 pour essayer de définir à sa manière « les règles d'organisation générale du culte. » Il s Tait donc extrêmement important de le gagner sur ce point de vitesse. S'il prenait en effet les devants, et à la manière de nos anciens légistes, s'il définissait objectivement l'organisation générale du culte, je ne vois pas ce que nous pourrions faire, et c'est alors sans doute qu'il serait difficile ({'accepter ou de subir la loi. 11 y a d'autres dangers, et je n'at- tends rien de bon de ce Règlement, mais celui-ci me parait le pins urgent, et, si je me permets d'y insister, c'est que le bruit a couru qu'on attendait à Rome que ce règlement eût paru, avant de prendre ou de rendre publique aucune décision. Je crois que ce serait trop attendre.

Aussitôt que j'aurai des exemplaires de l'article tirés à part, je les enverrai aux adresses que Votre Eminence m'indiq ie(l).

En attendant, je la remercie de nouveau d'une approbation dont à peine ai-jc besoin de lui dire quel est le prix pour moi, et non moins touché de la nuance d'affection qu'elle y mêle, je la prie d'agréer l'hommage des sentiments de profond respect et de vénération avec lesquels je suis, son très humble et très dévoué.

Paris, le 9 décembre 1905. Monseigneur,

Je m'empresse de répondre à Voire Eminence que du mo- ment que nous essayons de tirer parti de la loi, je ne vois aucun inconvénient, dans le présent ni dans l'avenir, à subir l'inven- taire prescrit par ladite Loi. Il est clair en effet que de s'y refu- ser, ce serait partir en guerre, et, si nous devons en arriver à cette nécessité, je voudrais que ce fût sur une question de prin- cipes, et notamment sur celle des conditions de catholicité de l'association cultuelle. Tout est si je ne me trompe. Définir les conditions en dehors desquelles l'Eglise ne peut pas recon- naître les associations cultuelles, voilà le problème capital, et que je voudrais qu'on résolût avec une entière clarté. Laissons donc de côté tout le reste, au moins pour le moment, et sauf la question de savoir, sur le sujet de l'inventaire, si les évoques devront ou non exiger l'insertion au procès-verbal d'une proies* talion, ou d'une réserve dont la forme serait à trouver. Plus j'y

(1) 11 s'agit de l'article publié dans la Rtvue du 1" décembre : Quand la séparation sera volée.

474

REVUE DES DEUX MONDES.

songe d'ailleurs, et plus je demeure convaincu que si la phrase désormais historique sur « les règles de l'organisation générale du culte » s'entend et s'applique dans les termes définis par M. Ribot dans la discussion de l'article 4, l'organisation de l'Eglise de France peut devenir en quinze ou vingt ans plus forte qu'elle ne l'a été depuis longtemps. Votre Eminence a-t-clle lu sur ce point les articles de M. Gayraad dans la Revue du clergé et dans le Gaulois?

Vous me pardonnerez, Monseigneur, la précipitation dont cette lettre porte la trace, ou plutôt Votre Eminence, avec sa bonté, n'y voudra voir qu'une preuve de mon empressement à La satisfaire, et avec mes remerciements, Elle agréera l'hom- mage des sentiments de respect et d'affectueuse vénération avec 1 squels je suis son très humble et très dévoué.

Paris, le 15 décembre 1905. Monseigneur,

J'ai pris la liberté de faire partir hier soir, à l'adresse oV Votre Eminence, un paquet contenant avec les dédicaces, une douzaine de brochures qu'un, des secrétaires de Votre Eminence" voudra bien, je l'espère, prendre la peine de diriger à leur adresse. Je m'accuse de mon indiscrétion. Mais j'ai pensé qu'au- cun autre moyen de les faire parvenir à leurs Èminentissimes destinataires ne serait plus rapide ni plus sur, et connaissant votre bienveillance, je pense que vous m'excuserez d'y avoir une fois de plus recouru.

Il n'y a rien ici de bien nouveau, si ce n'est que nos intran- sigeants n'ont pas été contents de l'article, je dis les noires, et non pas ceux de la Lanterne et de ï Action; mais quelques nus «J'entre eux ont commencé pourtant à réfléchir, et je crois que itous avons l'opinion pour nous. Votre Eminence l'aura vu par les articles du Journal des Débat*.

Je vais envoyer la brochure à la plupart de nos Evèq ues de France, et j'attendrai le « règlement d'administration. »

Je renouvelle toutes mes excuses à Votre Eminence avec tous mes remerciements et je La prie d'agréer l'hommage des sentiments de respect et d'affectueuse vénération avec lesquels je suis toujours heureux de me dire son très humble et entière- ment dévoué.

LETTRES AU CARDINAL MATHIEU. 415

Paris, le 20 mars 1906.

Emi:

NENCE,

L' Académie française ne fora certainement pas de déclara- ration, iVil-ce à huis clos, sur le point de savoir si le successeur du (Cardinal iPerraud sera ou ne sera pas un ecclésiastique. Ces déclarations ne sont pas dans nos usages, et quoi qu'il en puisse, êliv au fond, nous ne votons jamais que sur des noms ou des personnes.

Je suis d'ailleurs assez embarrassé, personnellement, de donner à Votre Eminence les indications qu'Elle veut bien me demander. Je ne le suis pas personnellement. Personnellement, j'ai des engagements, s'il se présente, envers M. de Ségur, qui est un de mes anciens amis, un brillant collaborateur de la Revue, et qui déjà, deux ou trois fois, s'est effacé si galamment, que nous ne pouvons pas lui demander de le faire une fois encore. Posera-t-il sa candidature ? S'il ne la pose pas, je suis tout acquis à Votre Eminence, et prêt à faire pour Elle tout ce qui dépendra de moi, et d'ailleurs heureux de pouvoir lui dire que ce « tout » ne sera pas grand'chose. L'élection ira toute seule. Mais si M. de Ségur pose sa candidature, c'est ici la question délicate, et il s'agit de savoir si Votre Eminence devra néanmoins poser la sienne. Mais c'est ici aussi que je suis embarrassé, et que je ne sais, trop, Monseigneur, quelle indica- tion vous donner. Que vous dit-on d'autre part? et qui avez-vous consulté ?Croyez-vou.s que, devant votre candidature, M. de Ségur retire la sienne '.'S'il ne la retire pas, convient-il à votre dignité de courir la chance de l'élection ? Dans quelles conditions, et avec quels appuis mais j'entends quels appuis certains irez-vous à cette élection ? Ce sont autant de questions aux- quelles seule Votre Eminence peut répondre : et autant de difficultés sur lesquelles, pour ma part, je n'oserais rien lui dire qui ressemblât à un « conseil. » Elle verra et elle jugera.

En résumé, si M. de Ségur se présente, je voterai probable- ment pour lui, et d'autre part, je ne puis pas prendre sur moi de lui conseiller de ne pas se présenter. Mais s'il ne se présente pas, je suis tout entier à Votre Eminence et de ceux qui n'épar- gneront rien pour lui ménager une belle élection. Hélas! j'au- rais été heureux de pouvoir m'y employer tout de suite, et de tout cœur, sans restriction ni condition, mais on n'est pas tou-

£76 REVUE DES DEUX MONDES.

jours le maître de sa voix, non plus que de ses actes I Votre Eminence me pardonnera-t-elle d'ajouter, qu'en toute autre occasion, si je vis jusque là, Elle me retrouvera entièrement à sa disposition ? Je crois pouvoir répondre que si l'Académie ne nomme pas un ecclésiastique au fauteuil du cardinal Perraud, cela ne voudra pas du tout dire qu'elle renonce à l'éclat qu'ont jeté sur elle tant de princes de l'Eglise, et le jour qu'elle aura décidé, intra se, d'en choisir un, je ne doute pas que tous les suffrages ne se portent sur Votre Eminence.

Veuillez agréer, je vous prie, Monseigneur, l'humble hom- mage des sentiments de respect et de vénération avec lesquels je suis de Votre Eminence le très fidèlement dévoué.

Ferdinand Brunetière.

Le cardinal Malhieu devait être élu aufauteuil du cardinal Perraud, mais il semble qu'il garda sinon quelque rancune, du moins quelque amertume de la franchise avec laquelle Ferdinand Brunetière avait invoqué l'engagement qui le liait au marquis de Ségur. Nous lisons en effet dans une lettre que celui-ci écrivait à Mme Buloz le 15 oc- tobre 1906 : « Pour le moment, du fond de ma solitude, qui est assez triste, je n'ai pas de « nouvelles » à vous donner, ni rien de bien inté- ressant à vous dire, si ce n'est que le cardinal Malhieu m'a honoré de sa visite, en compagnie de M. Rodocanachi que je n'avais pas l'hon- neur de connaître. Visite assez insignifiante, qui n'a pas dissipé la contrainte que l'affaire académique a mise décidément entre nous, et qui n'a pas non plus terminé le conflit de l'Église et de l'État. »

HIER ET Dl MAIN

H m

LE PAYSAN

Ceux dont nous parlons dans ces pages ne les liront pas. Ils lisent peu, labourent beaucoup, gagnent en un an plus d'argent qu'autrefois en dix, et volontiers vous disent que, si tout devient hors de prix, ce n'est pas qu'ils ne travaillent autant et plus que jamais. D'autres vont les lire qui partagent notre souci de la terre nourricière : peut-on en ce moment n'avoir pas ce souci?

La question de la terre, très complexe, est chargée de maté- rialités. Nous n'en méconnaissons aucune. Ni les statistiques, hérissées de chiffres, ne nous sont étrangères, ni le fumier, l'engrais et la machine, ni les mille détails de la tenue d'une métairie, ni les lois et usages ruraux, ni le budget du paysan en rapport étroit avec son àme. Au fond, en dépit des apparences, il s'agit d'une question morale. On va répétant que la grande richesse delà France est la fertilité de son sol : nous n'y contredi- sons pas, à condition de s'entendre. La fertilité agricole d'une terre doit être distinguée de sa fertilité originelle ou, si l'on veut, native : l'une n'est point séparable de l'homme qui la prépare, l'exploite et la maintient, l'autre, due à un heureux concours de circonstances géologiques et climatériques, est une richesse vir- tuelle et inutile tant que la main de l'homme n'intervient pas pour la rendre effective. Otez l'homme de la terre, la moisson disparait tout de suite, et peu à peu quelque chose se ruine, d'une grande importance, qui est tout l'aménagementcultural du sol. Les initiés nous entendent bien.

{i) Voyez la Revue du i" mai.

478

REVUE DES DEUX MONDES.

Par une soirée radieuse de juin, la fenaison s'achève autour des grandes charrettes de foins parfume's ; mais, pour faire sortir la prairie des marécages, il fallut jadis régulariser le cours de la rivière, l'emprisonner entre deux digues, creuser un canal de secours, conduire les rigoles d'assèchement à l'écluse, niveler le terrain, le défendre contre les ruisseaux qui tombent des hau- teurs voisines. La coupe de chasselas dorés, dont chaque grain semble retenir un rayon de soleil, met la joie sur votre table; ils descendent d'une vigne, plantée sur des pentes vives et rocheuses, l'humus fut monté a l'aide de paniers portés sur la tète. Si la moisson pousse drue, à flanc de coteau, c'est que le champ est assaini par un système ingénieux d'égouts souterrains et protégé contre le ravinement par des tranchées et des murs de soutien. L'homme ne peut rien sur les grands reliefs du sol, mais il est maitre de sa surface, qu'il modifie et dispose à son gré, en vue des cultures qu'il y veut faire. Sur le dessin ferme, arrèlé par l'évolution géologique, il met des traits, des hachures, des couleurs qui donnent au pays son visage, sa physionomie agricoles.

Tout cela c'est l'aménagement cultural, indispensable, d'une valeur immense. S'il s'abolissait subitement dans un cataclysme sismique, le malheur serait irréparable. Sur bien des points du champ de bataille, le pilonnage l'a détruit, on ne songe pas à le rétablir à cause de la dépense. Il est la pensée paysanne, incorporée au sol de vive force, au prix d'une lutte longue et dure, parfois d'un corps à corps émouvant. L'homme a façonné la terre, et celle-ci le lui a rendu, le marquant de son empreinte qui varie selon que le pays est en bois ou prairies, en vignes ou labours.

Le paysan et la terre vivent en fonction l'un de l'autre, dans une sorte de symbiose, l'homme domine et commande. Des deux valeurs, il est la première. Sur un sol deshérité le paysan vous fait vivre, et, sans lui, vous mourrez de faim sur les allu- vions les plus fertiles. On dit couramment : tant vaut le labou- reur, tant vaut le champ, et on entend que l'abondance du grain se mesure à l'énergie du labour. Ce n'est pas assez et il faut aller plus loin : parmi les facteurs qui déterminent la valeur vénale de la terre dans une région, les inspecteurs du Crédit foncier ne nous démentiront pas, il convient de mettre en première ligne l'état moral de la population paysanne qui l'habite.

En somme, et c'est que nous en voulions venir, La grande

LE PAYSAN. 479

richesse de la France est sa paysannerie, Il n'est pas question en ce moment des réserves morales qu'elle renferme : on sait le rang qu'elfe a tenu dans la bataille, et que sans elle nous ne l'aurions pas gagnée. Il ne s'agit pas non plus de ce vieux fonds de l'àme paysanne le génie français puise à pleines racines les sèves les plus vivifiantes. Pour un peuple menacé dfe la ruine économique, inquiet de son pain quotidien, une richesse passe avant toutes les autres : c'est celle qui se pèse et se mesure en tonnes de blé, de vin, de viande, de beurre, qui se compte en liasses de billets de banque. De cette richesse le paysan n'est-il pas le grand ouvrier? Les billets se changeront en rouleaux d'or. De cette transmutation l'alchimiste ne sera-t-il pas encore le paysan ?

Faut-il s'étonner que tous les regards se tournent vers lui, qu'on se demande avec curiosité, peut-être avec inquiétude dans quel état la guerre nous le rend? Pendant cinq ans, coiffé du casque et vêtu d'horizon, il a vécu de la vie la plus extraor- dinaire qui se puisse imaginer : n'en est-il pas resté quelque nouveauté dans son âme ?

I

Telle est la question à laquelle nous allons essayer de ré- pondre. Comme notre pensée sort tout entière et directement de faits observés sur place, sans le secours d'aucune docu- mentation extérieure, elle n'est rigoureusement valable que dans les limitas de notre champ d'observation. Nous ne doutons pas cependant d'y avoir rencontré une part importante de vérité générale : l'essentiel de ce qui se passe sous nos yeux se retrouve ailleurs si l'on sait écarter la particularité des détails. Il faut faire encore deux remarques. D'abord les changements intéres- sants qui se sont déjà produits, et qu'on va voir, seront suivis de bien d'autres, engendrés par les premiers; il se passera quelques années avant qu'on puisse en dresser un tableau d'en- semble. Puis, c'est l'àme collective des paysans que nous cher- chons. Or, s'il est des jours d'élection pour l'observer, d'autres sont moins favorables. Ou la vit se manifester à l'appel du tocsin; elle s'exalta dans l'émotion des jours suivants, l'uni- versel départ des hommes précisait à tous l'image du danger commun; et pendant cinq aus, elle n'a cessé de dominer l'àme

480 REVUE DES DEUX MONDES.

individuelle. Mais, à la démobilisation, elle s'est de nouveau dispersée, chacun retrouvant sa maison, son travail, sa vie isolée et égoïste. Pour la surprendre, il faut retenir les moin- dres symptômes ; on nous pardonnera la minutie de certains détails.

Le meilleur moyen de savoir ce que pense le paysan qui revient du front est de l'écouter. Encore faut-il qu'il parle; et, contre toute attente, lui d'un pays tout le monde passe pour •un bavard, il ne parle pas. Entendons qu'il choisit ses sujets, et non pas au gré de notre curiosité. Quand on l'interroge sur la guerre, il répond sans entrain, et parfois, si l'on insiste, il appa- raît qu'on l'importune.

De cette réserve, il y a plusieurs raisons, dont on voit bien la première. L'homme, ayant fait la guerre pendant cinq ans, en est excédé; il n'y veut plus penser, encore moins en parler; pas une ombre ne doit passer sur son bonheur immense, si long- temps attendu, d'être enfin hors de la tourmente. Il en chasse le souvenir comme un cauchemar.

Quand on s'étonne de cette réserve, il répond qu'il y a bien assez, pour parler de la guerre, de ceux qui ne l'ont pas faite. L'un d'eux m'a dit : « Nous n'en parlons qu'entre nous. » Sur certains détails de la bataille, visiblement ils se refusent.

D'ailleurs, dans l'ensemble, la bataille moderne n'est pas belle à conter, au regard de celle d'autrefois, l'homme, sabre haut, baïonnette en avant, parfois au son des tambours et des clairons, traçait dans l'air des gestes superbes.

Ce silence n'est pas définitif. Le temps se chargera d'effacer certains détails, d'en estomper d'autres, d'éteindre les sensibi- lités, de porter la lumière sur des points obscurs. On mesure mal la grandeur des journées historiques parce qu'on les ramène à des précisions infimes et personnelles. La littérature et l'art aideront l'imagination populaire à dresser, dans le recul, aux lieux les plus horribles, des images de beauté. Les soldats de Napoléon ne parlaient pas tout d'abord comme plus tard, après Béranger et Victor Hugo, après le retour des cendres et toute l'envolée de la légende, quand la vieillesse leur fut venue.

La vieillesse est conteuse et on sait bien pourquoi. Elle trouve dans les récits du temps passé la revanche des humiliations journalières que l'âge lui inllige. L'homme s'appelait Jean, petit vieux alerte, avec un anneau d'or à chaque oreille. Quand

LE PAYSAN. 481

quelqu'un mourait, on allait chercher Jean, qui « pliait le mort, » et le veillait la dernière nuit avec un cierge allumé, une bouteille de vin et sa tabatière pleine. Nous, les petits, que Jean effrayait un p mi, nous disions qu'il n'avait pas peur des morts en ayant beaucoup vu dans la bataille. Bien qu'il ne tra- vaillât plus guère, on le voyait s'empresser autour des char- rettes, le jour do la gerbière, avec ses bras affaiblis. Alors, si quelque jeune lui disait sur un ton légèrement apitoyé : « Jean, ce n'est plus comme à Saragosse, » l'homme se redressait, et, pour peu qu'on l'écoutât, racontait raffaire, par quoi il se sen- tait grandir au-dessus de tous, au-dessus des plus forts, qui la-haut coiffaient la meule de ses dernières gerbes.

Les jeunes d'aujourd'hui deviendront les vieux. Alors, si, le jour de la gerbière, quelqu'un dit : « Pierre, ce n'est plus comme à la Marne, à l'Yser et à Verdun, » le poilu, redressé sous son poil devenu blanc, partira pour la reprise de Douaumont, 11e de ligne, 1er bataillon, dépôt à Montauban, et son récit, par sa genèse psychologique, ressemblera comme un frère à celui de la prise de Saragosse.

II

Bien que les paysans ne parlent pas autant que nous l'au- rions voulu, on aperçoit quelques-unes de leurs idées auxquelles il faut s'arrêter.

La première est particulièrement intéressante parce qu'elle peut être un point d'appel et de cristallisation pour l'àme col- lective. Ce que pensent tout d'abord les paysans, c'est qu'ils ont fait la guerre, en ont soutenu le poids principal, lui ont payé le plus dur tribut, et finalement qu'une grande part de la vic- toire leur revient . idée très ferme, et d'autant plus que, toutes choses mises au point, elle est vraie. Ils n'ignorent pas les chiffres donnés par les journaux : sur quatorze cent mille morts, il y a un million des leurs. Mais la réalité leur est surtout sensible sous sa forme immédiate et concrète. Ils observent que, sur les trois premiers kilomètres du chemin qui relie le village à la ville, on rencontre seize maisons dont huit sont en deuil. Ils lisent la longue liste des noms bien connus sur les petits monuments qui déjà s'élèvent partout. « Passant, incline-loi, dit une belle pierre funéraire dressée sur les bords de la Baïse,

TOME LVIII. 1920. 31

482 REVUE DES DEUX MONDES.

ils furent soixante-cinq de ce village, qui sont morts pour ta liberté. » Le village compte quinze cents habitants. Dans un autre de trois cents, il y a vingt-deux manquants. D'une com- mune un peu plus grande l'institutrice écrivait, en avril 1916 : « Ici, tous les hommes de vingt à trente ans, sauf deux, ont été tués. »

Que de fois furent entendues des phrases comme celles-ci : « Dans les tranchées, il n'y a que des paysans... Partout l'on cogne, les pauvres b... y sont, » et, en manière de conclusion : « Voyez-vous, monsieur, la grande misère, c'est toujours le paysan qui l'attrape! » Il y a deux sentiments : l'un, très ancien, hérité des ataviques souffrances, tout de tristesse et de patience; l'autre, très moderne, de la présente guerre, tout de fierté et de revendication. Ce dernier est plus fort qu'on ne pense. S'il s'était trouvé des organisations générales pour le recueillir, l'affirmer, l'extérioriser, on en aurait vu les effets. Ces organisations sont difficiles à cause du travail des paysans en ordre dispersé, de leur individualisme forcené, des inégalités très grandes de fortune entre gens qui labourent et vivent de la même vie. L'âme paysanne est très vieille, remonte aux pre- mières moissons, mais elle n'est pas collective au sens vrai du mot, et ne le sera qu'en prenant conscience d'elle-même, de sa force, de ses aspirations, d'un but commun. On a eu le senti- ment de tout cela pendant la guerre, et le souvenir n'en est pas effacé. Du long coude à coude des tranchées il reste quelque chose dans la pensée paysanne. Voilà du nouveau, encore très discret, mais qui s'est peut-être fait sentir aux dernières élections.

La seconde idée, qui s'apparente à la précédente, est celle que les paysans gardent de l'ennemi qu'ils ont vaincu. Ils l'ap- pellent Boches, et jamais autrement même en patois. Précédés de l'article, qui varie suivant la région, /ov, lous, lés, Hochos, sont roulés dans la phrase par l'accent du terroir. La nuance mérite d'être retenue. En 1871, après le désastre, les hommes rentraient au village, convaincus de la supériorité du Prussien sur le Français. Pauvres « moblols, » des armées de la Loire et de l'Est, transis sous vos vareuses fripées, peut-on vous en vouloir d'avoir cru que votre défaite était l'expression d'un ordre de valeurs implacable? D'autres le crurent aussi qui n'avaient pas, comme vous, l'excuse de l'ignorance. Mandarins de tout rang

LE PAYSAN. 483

humilieront la pensée française devant celle de l'Allemagne qu'ils nous pressèrent do prendre pour modèle et pour guide. Sous prétexte de dérob ;r à l'ennemi ses armes, ils précisèrent et aggravèrent notre accablement. L'humiliation dura longtemps dont nous reçu m )S grand dommage. Vers la fin, grâce aux jeunes, on s'en était relevé Mais, en août 1914, la supériorité native des Allemands, folie-qut leur fut offerte par notre com- patriote Gobineau, était encore un dogme pour certains attar- des de cli ;z nous, qui ne croyaient pas l'être, et il a nourri pen- dant la guerre leur défaitisme secret.

Dès les pruniers combats, nos soldats éprouvèrent la haute valeur de l'organisai ion ennemie, mais ils eurent nettement l'i ni pression de valoir, homme pour homme, autant que les Allemands. Bientôt, quand sur les différents champs de bataille de la Marne le mot de victoire passa d^ bouche en bouche, il leur fui raisonnable de penser qu'ils valaient même un peu plus. Pendant l'interminable et énervante guerre de tranchées, ils ont dit bien souvent : « Qu'ils sortent donc et on verra. » Si, par un retour aux temps fabuleux, les deux armées avaient décidé de s'en remettre au sort d'un combat singulier entre deux troupjs choisies, les nôtres seraient parties avec une foi superbe dans la victoire. En somme, au cours de cette guerre, jamais le soldat allemand n'a pris d'ascendant sur le soldat français, et, dans le combat lui-même, tout se réduit en dernière analyse à ce point de psychologie.

Et ce point ne laisse pas d'avoir grande importance pour l'avenir. On ne pense pas seulement à la possibilité d'une guerre nouvelle, éloignons ce présage, mais à toutes les luttes qui vont s'ouvrir avec la paix. Désormais quand on nous parlera de quelque prodige allemand, à propos de machines agricoles ou de procédés culturaux, le moindre paysan répondra : « Ce que les Allemands ont fait les Français le peuvent faire, puisque dans la guerre, qui est leur partie, nous avons été plus forts qu'eux. » Une semblable tonicité est bonne, bienfaisante dans la pensée commune.

A ces deux idées, flatteuses pour l'àme, une autre se vient joindre qui ne l'est guère moins, amenée, non par la guerre elle-même, mais par un des premiers troubles qu'elle afaitnaitre. Le paysan est l'homme le plus laborieux qui soit, il n'arrête jamais, « allant, comme il dit, d'une chose à l'autre; » si l'orage

484

REVUE DES DEUX MONDES:

interrompt le labour, à peine rentré dans la grange, il se met à botteler du foin ou battre une récolte de « menus grains ». S'il va garder les vaches à la prairie, il emporte la pelle pour récurer un fossé, la serpe pour émonder un arbre. Sa vaillance à la besogne lui semble si naturelle, est si bien née avec lui, qu'il n'en tirait aucun orgueil par comparaison. Mais voilà qu'on le force à comparer. Depuis que la guerre est finie, une vague de paresse s'est levée et roule sur le monde des travail- leurs, épargnant celui des campagnes. Le paysan s'étonne qu'on veuille travailler moins, alors qu'il le faudrait faire beaucoup plus. Lui, qui généralement, et par prudence, parle jpeu.de politique, cette fois parle beaucoup de la journée de huit heures, qui représente précisément la durée de son repos pendant les travaux de l'été. Bien des gens, dit-il, auraient la ration réduite si l'on ne se tenait que huit heures par jour dans les champs.

Ce n'est pas que les paysans ne soient partisans de diminuer leur peine, et c'est pourquoi ils accueillent avec joie la ma- chine, si secourable. Mais de raccourcir la journée agricole ils voient avec leur sens pratique toutes les difficultés. Elles tiennent à la nature même du travail, étroitement commandé par « le temps qu'il fait, » et a son organisation sous forme d'ateliers familiaux.

Les psychologues du socialisme ne s'embarrassent pas de ces difficultés, sachant qu'une idée n'a pas besoin d'être réalisable pour entraîner l'imagination des hommes : il suffit qu'elle soit simple, grande, belle, surtout image de bonheur, vision de terre promise. N'y a-t-il pas tout cela dans le paradisiaque tableau des moissons blondes, chargées de pain, mûrissant sur des sillons qui ne demandent plus à l'homme que le tiers de son temps entre deux soleils? Abolie l'antique condamnation qui pesait sur la race d'Adam : ses fils ne mangeront plus leur pain à la sueur de leur front! Solennelle libération, annonciatrice de bien d'autres!

Laissons cet avenir tout embelli de rêve pour rester dans le présent tel qu'il est sous nos yeux. Les paysans acceptent la dureté do leur vie, très fiers de leur vaillance nu milieu du relâ- chement général, nullement disposés à réduire leur effort au moment des bénéfices extraordinaires les invitent à le redou- bler. L'àme paysanne reste égale à elle-même et toujours première, aujourd'hui dans le pacifique labeur qui refait le

LE PAYSAN.

485

pays, comme naguère clans les sanglantes besognes qui l'ont sauve'.

III

On vient d'examiner trois idées que la guerre a mises en branle. Que sont devenues quelques autres, très anciennes dans l'âme des paysans, par exemple celle de patrie? Certains qui se piquent de les bien connaître, vous disent que cette idée leur fut toujours étrangère et que d'ailleurs ils ne s'en tourmentent pas. Ce second point peut être accordé, mais sur le premier l'erreur est manifeste. Il faut savoir écarter les apparences gros- sières, ne pas s'arrêter au langage parfois si décourageant. Pre- nons le paysan moyen d'avant-guerre, qui n'a peut-être pas le certificat d'études, mais « sait lire, écrire et compter suffisam- ment pour lui, » voit clair dans ses affaires, leur donne tous ses soins. Le mot de patrie n'éveille guère en lui qu'une image géographique, souvenir du tracé qu'il en a fait au tableau noir ou sur le rallier. Or, le même mot éveille la même image chezle plus cultivé d'entre nous, mais, au lieu que chez ce dernier l'image géographique s'associe à d'autres qui ne le sont pas, et finale- ment aboutit a un groupe d'idées jouant ensemble, à toute une pensée complexe, riche et chaude, chez le paysan l'image reste en l'air, sans soutien et sans complément. C'est une notion chélivc et inefficace dans la zone claire de l'àme; mais descen- due dans les profondeurs de la subconscience, elle s'y mêle à les survivances lointaines, à des sensibilités ataviques et devient une force cachée, mais redoutable pour les jours de branle-bas, comme au mois d'août 1914.

Il y a du changement dans tout cela du fait de la guerre; la schématique ,image s'est transformée : une foule de vocables, vides de sens, que l'écolier y inscrivait, Verdun, Reims, Sois- sons, Arras, il s'est battu, Paris, qu'il a si souvent traversé, Lyon et Nantes, il a été soigné de ses blessures, sont devenus des réalités concrètes, présentes à ses yeux et à son cœur.

De tout cela désormais l'idée de patrie sera faite, de cela et de bien autre chose, de toute la guerre, dont la durée se mesure par cinq moissons que l'homme n'a pas ensemencées, de fatigues» dangers el soiiffrances sans nombre, combats, batailles, scènes d'horreur, permissions suivies de douloureux départs, et puis la

486

BEVUE DES DEUX MONDES.

fin, la victoire, le retour définitif, après les journées inoubliable; de Metz et de Strasbourg, après avoir poussé jusqu'à Mayence. l'on a laissé les jeunes pour monter la garde sur le Rhin.: Voilà le prodigieux enrichissement de l'idée de patrie, claire-i ment pensée et même formulée. En 1914-, les paysans sont partis, héritiers d'une richesse morale, patriotique et guerrière, qu'ilsll ne soupçonnaient pas : que dire de l'héritage qu'ils vont laisser à leurs successeurs? L'idée de patrie peut être vulnérable, en II tant qu'idée claire; elle ne l'est pas dans les profondeurs dei l'âme, elle se lie à tout le jeu de l'instinct de vie. Celui-cil qui a besoin d'elle, prend ses précautions pour la mettre à l'abri des entreprises de l'idéologie. On peut être rassuré sur son avenir.

L'idée de patrie est donc en progrès. Peut-on en dire autant de l'idée religieuse. Elle ne fut jamais ici profonde, souveraine comme ailleurs, et cela tient à la race elle-même, pratique, réaliste, éloignée du rêve, prompte à fronder. N'empêche qu'il y a soixante ans à peine, la religion donnait aux âmes une armature extérieure protectrice, une discipline intérieure bien- faisante. Le sentiment religieux s'est affaibli peu à peu, pour des raisons diverses, se retirant de la surface au point de n'être plus senti dans le train journalier de la vie, y laissant à sa place une croûte épaisse d'indifférence, parfois hostile. Sur tout cela soufflait un vont auquel on savait le Prince favorable. Les pay- sans sont ici très sensibles à la pensée du Prince.

La guerre éclate, et, à la violence du choc, la croûte craque et se fissure; la vieille imprégnation religieuse, remontée des pro- fondeurs, apparaîl sur une foule de points. Dans une commune, réputée pour ses opinions avancées. 1" dimanche 3 août 1914, 1p. curé monte eii chaire et dit : « Demain matin, je pars à sept heures avec les camarades. Mais, à l'aube, je dirai la messe pour les partants, qui \oms <rra annoncée par la sonnerie de l'Àngelus. Je les prie d'y venir avec leurs parents et amis. » L'église fut comble- Dans la première année de la guerre, la plupart des paysans marquèrent dans leurs lettres la préoccupation reli- gieuse, même alors qu'on s'y pouvait le moins attendre. « Ça me revient souvent, dit l'un, que notre dernier drôle ne soit pas baptisé; je veux qu'on le baptise. » [Vînmes et enfants portent tous des emblèmes religieux qu'on ne voyait pas avant. Les tout petits vous montrent leur médaille, en disant : papa, papa. Une

LE PAYSAN. 487

femme tombe malade et on apprend qu'à l'insu des siens elle passe les nuits à genoux. « Vous allez me gronder, mais quand je prie, il me semble que mon pauvre enfant ne risque rien. Et qu'est-ce que ma fatigue à côté de la sienne? » Pendant les mois d'août et du septembre 1914, sous l'émotion des premières nou- velles, beaucoup de malades montrèrent plus de courage devant la souffrance, plus de sérénité devant la mort. Ne faut-il pas dans ce redressement héroïque de lame faire sa part au senti- ment religieux?

On en aurait vu certainement une magnifique explosion si la guerre s'était terminée par une rapide victoire. Il fut très sensible au cours des deux premières années; puis, sa manifes- tation alla décroissant pendant les suivantes, et peu à peu « tout se remit comme avant. » La guerre étant devenue chronique, on s'y adaptait. Beaucoup d'adaptations ne furent pas favorables au sentiment religieux. Celui-ci s'accommode mal du désordre familial que la guerre moderne entraine. On peut noter aujour- d'hui que l'assistance aux offices du dimanche est moindre qu'autrefois, et d'autres symptômes inquiètent ceux qui par leur caractère et leurs fonctions y sont le plus attentifs. Certains concluent que la guerre a fait perdre aux paysans le peu de religion qui leur restait.

Laconclusion, psychologiquement et a priori, nous semble bien contestable. Peut-on admettre que ce qu'il y a d'essentiel dans lame paysanne, qui est proprement traditionaliste et mystique, avec quoi elle a toujours fait les grandes choses, et vient une fois de plus de sauver la France, va disparaître épuisé, et comme dissous, par un effort de cinq années? Cette force profonde et obscure ne s'est-elle pas au contraire confirmée dans l'épreuve? D'autres observateurs, avec plus de finesse, discernent une sensi- bilité religieuse, qui se cache peut-être, mais en fait augmentée, non sans quelque nouveauté, si bien que tous les anciens modes de sollicitation ne seront peut-être pas valables. Pour atteindre et toucher l'àme des paysans, passés par la guerre, « qui ne s en font pas et détestent les bourreurs de crâne, » il faudra de la vertu comme autrefois, le don de soi plus que jamais et aussi du talent. Il faudra la manière : des prêtres l'auront dont la pensée d'apostolat s'est étendue et enrichie aux rudes contacts de la réalité dans les hôpitaux, les tranchées et la bataille. Deux piiroisses rurales limitrophes, avec même population et mêmes

488

REVUE DES DEUX MONDES.

ressources, veulent élever un monument à leurs morts. Dans' l'une, le curé réunit péniblement cinq cents francs, dans l'autre, six mille. Le premier est un vieillard respecté, très pieux, qui ne sort pas de ses formules mystiques; le second, parti sergent, est revenu capitaine et chevalier de la Légion d'honneur. La guerre a tout changé. Le fond de la vieille chanson doit rester immuable, mais il y faudra mettre une musique et quelques paroles nouvelles, si l'on veut qu'elle soit entendue. N'est-ce pas déjà du nouveau que, dans certaines cérémonies commémo- ratives, les chants sacrés alternent avec la Marseillaise*!

Quittons ces plans profonds, les documents manquent, pour des choses plus accessibles. Comment ce paysan, qui s'est si bien battu et ne va pas à la messe, accueillerait-il une cam- pagne de politique antireligieuse? Des hommes compétents, et de tous les partis, ont été consultés : ils sont unanimes à croire qu'en ce moment, à moins de fautes lourdes delà part du clergé, une pareille campagne dans nos villages « ne ferait pas ses frais » Décidément L'affaire est usée et les regards tournés ailleurs. L'idée se répand de plus en plus que chacun doit pouvoir faire ce qu'il lui plaît. La pensée moyenne, courante, très simple, des paysans pourrait se traduire ainsi : à quoi bon « embêter les curés qui ne vous embêtent pas », gens pauvres et sans pou- voir, dont on a besoin à la naissance, au mariage, et surtout pour se faire enterrer. Rien ne choque l'âme paysanne comme un enterrement civil, survivance de la primitive hor- reur de l'homme pour le trépas sans sépulture, sans l'apaise- ment des rites funéraires que les morts à travers les âges n'ont cessé d'attendre de la piété de leurs parents. Et puis, les curés sont allés à la guerre et y ont fait bonne figure. Les hommes ont été soignés par beaucoup d'infirmières, dont ils parlent avec reconnaissance; mais toutes les fois que la comparaison a été possible, ils ne cachent pas leur préférence pour les « sœurs. » Menus propos, choses de rien, légers indices d'un certain cou- rant de pensée.

Les paysans ont voté volontiers pour les partisans du main- tien des lois laïques, mais toute la laïcité se réduit pour eux a ce seul point très ferme que les curés ne soient pas maîtres au village comme autrefois, et ils se moquent du reste. Que de- main, par exemple, on décide d'appuyer renseignement de la morale à l'école sur l'idée religieuse, loin de protester, ils s'en

LE PAYSAN. 489

réjouiront, à la pensée que, l'instituteur et le curé s'étant mis d'accord pour « enseigner les enfants, » ceux-ci seront plus sages. Ils songent toujours au parti qu'on peut tirer des choses telles qu'elles sont.

Ils ne se tourmentent guère ni de la morale, ni de l'école, ni de l'église : tout chez eux en ce moment disparaît sous la poussée débordante d'un matérialisme pratique, plein de joie. Il est alimenté par l'argent dont la guerre gonfle leurs poches. Son abondance met une telle plénitude dans l'âme qu'il n'y a pas place pour autre chose. Il nous faut insister ici sur le rôle de l'argent : on va voir qu'il est à la fois nocif et bienfaisant.

IV

Si bien des gens s'intéressent à la pensée religieuse des paysans, tout le monde s'inquiète de leurs dispositions à l'égard de la terre. Bonnes, elles ne peuvent manquer d'adoucir le prix de nos déjeuners; les difficultés continueront dans le cas contraire. Si le problème est tout entier, qu'on se ras- sure. A peine démobilisés, les hommes ont repris la charrue et tout le monde laboure avec un entrain superbe.

Les craintes étaient permises. L'argent a tout arrangé. C'est lui, l'incomparable magicien, qui a donné du courage aux femmes pour maintenir les chantiers et protégé les hommes contre toute tentation de ne s'y point remettre. A qui sait et veut labourer fort, la fortune arrive vite maintenant, et si belle qu'on serait fou de vouloir faire autre chose. L'enrichissement a com- mencé dès la seconde année de la guerre, et il n'a cessé de pro- gresser. Les paysans sont riches; il suffît de lire les mercuriales pour s'en douter.

On a dix mille francs de revenu net, en fruits, légumes et primeurs, sur cinq hectares de terre, bien travaillés, dans les alluvions de la Garonne ou du Lot; vingt-cinq mille, en céréales, vins et bestiaux, sur une métairie de trente hectares, dans le coteau, intelligemment conduite;. si la vigne y remplace les céréales, il faut doubler ou tripler le chiffre (1). Voici des pay- sans qui plantèrent quinze hectares de vignes, sur une terre incomplètement payée; trois années de grêle coup sur coup

(1) 11 s'agit d'exploitations dans lesquelles tout le travail est fait par i* famille, avec peu ou point de main-d'œuvre salariée.

400 BÉVUE DES DEUX MONDES.

amenèrent la ruine; on était découragé, prêt à tout lâcher; la maladie survenant, on se fit inscrire à l'Assistance médicale gratuite. Depuis trois ans, ces vignerons n*ont pas moins de soixante mille francs de rente. Il y a d'ailleurs de l'ébranlement, et le trouble morbide n'est pas loin. L'homme a mis des pneus à toutes ses carrioles, et il en veut mettre à sa charrette à bœufs. Si la cellule nerveuse était tarée par l'hérédité, l'alcool, autre chose, nous ne répondrions de rien.

Tout cela s'entend pour des paysans propriétaires. Mais la prospérité des fermiers, dont les fermages sont ici très bas, n'est guère moindre, et les métayers sont riches, beaucoup quittant le métayage pour réaliser les bénéfices importants que leur donne la plus-value des cheptels. Il reste les autres, les salariés, maîtres-valets, domestiques, ouvriers, dont les salaires ont qua- druplé. Ils se divisent en deux catégories : les uns, énergiques, économes, ambitieux, vont très vite devenir propriétaires; les autres, quoi qu'on fasse pour eux, ne s'élèveront pas au-dessus de leur condition, qui est celle de leur insuffisance.

Les paysans reçoivent tout cet argent sous la forme de sym- boliques papiers pour lesquels ils ont héréditairement peu de goût. Un souvenir les hante, celui des assignats; la Révolution n'en a pas laissé de plus vivace dans l'àme paysanne. Que faire de ces billets, sinon les employer? On en fait deux emplois. Le premier, immédiat, de tous les jours, donne satisfaction à des besoins de bien-être et de luxe. Pour le manger et le boire, les habits, les bijoux, les meubles, les fêtes et plaisirs, on n'y re- garde pas. La main s'ouvre sans regret sur les billets bleus qui s'envolent, au lieu qu'elle se fermerait d'une étreinte crochue sur la moindre pièce d'or. Aucun doute n'est possible : les pay- sans dépenseraient deux fois moins s'ils maniaient de l'argent monnayé. Beaucoup de leurs dépenses sont peu justifiées, d'autres fâcheuses. Ce sont de « nouveaux riches, » forcément inexpérimentés, et la fortune leur est subitement venue au len- demain d'une longue et terrible guerre, à ce moment trouble, bien connu des historiens, l'homme, délivré de l'angoisse, est emporté par la frénésie de vivre et de jouir.

Le second emploi que les paysans font de leur argent est plus intéressant et de tous points louable. Ils achètent la terre autour d'eux. Les transactions rurales, tombées ici à presque rien avant la guerre, ont subitement rebondi. Telle étude de

LE PAYSAN. 491

petit bourg, dont le tabellion pouvait lire des romans toute la journée, dépassera cette année six cent mille francs d'affaires, à s'en tenir aux seuls achats faits par les paysans. On a déjà quel- ques documents : dans un arrondissement pauvre, les paysans ont acheté en 1919 dix millions de terre, dix-neuf millions dans un autre. Il n'est pas téméraire d'évaluer à trois milliards les sommes consacrées à la terre par les paysans, au cours de la première année qui a suivi l'armistice.

Grâce à ces achats, la terre est autour de nous facilement vendable, alors qu'elle ne l'était pas. La hausse est du double, parfois du triple pour les petites propriétés au-dessous de quinze hectares fort recherchées, et aussi pour quelques-unes très grandes, qui, ne trouvant pas preneur avant la guerre, étaient offertes à des prix dérisoires. Pour les autres, la plus salue varie entre cinquante et vingt pour cent. Cette hausse n'est d'ailleurs qu'apparente, les payements étant faits avec des billets dont le pouvoir d'achat a diminué des deux tiers; elle ne deviendra réelle que lorsque les prix auront dépassé le triple de ce qu'ils étaient avant. Le cours de la terre dépend des demandes faites par les paysans, seuls acheteurs, si l'on excepte quelques capitalistes de fraîche date, recherchant les domaines avec châteaux. En somme, la propriété paysanne s'accroît aux dépens de la pro- priété bourgeoise : nous assistons à l'expropriation, depuis longtemps prévue, des rentiers de la terre par ceux qui la tra- vaillent.

C'est un fait considérable, riche de conséquences heureuses. Il mérite d'être énergiquement encouragé. On a parlé de créer des organismes qui, sous le contrôle de l'Etat, travailleraient au remembrement de la propriété quand elle est trop divisée, à son lotissement quand elle ne l'est pas assez. On donnerait un appui financier à certaines catégories de paysans, des conseils à tous. Il y a des régions les paysans ne peuvent acheter suffisamment de terre pour y occuper leur famille parce qu'elle est trop chère : il les faudrait conduire dans celles où, par suite d'une insuffisante natalité, comme les bords de la Garonne et de ses affluents, les métairies les plus fertiles sont vendues à des prix très abordables.

Bien des gens croient que, la terre passant entre les mains des paysans, la production agricole de la France en sera notable- ment augmentée. Il ne faut pas sur ce point se faire trop d'il-

492 REVUE DES DEUX MONDES.

lusions. La petite propriété reste avantageuse pour certaines cultures, la grande pour d'autres. Celle-ci d'ailleurs mérite d'être conservée : les trais généraux y sont moindres, et, grâce aux avances dont le propriétaire dispose, elle permet les expé- riences auxquelles le progrès agricole est lié. D'autre part, le fermier, acquéreur de la terre sur laquelle il s'est enrichi, ne la cultivera pas mieux après qu'avant. Sous nos yeux, les bons métayers quittent les métairies, réalisant un gros bénéfice sur le cheptel, pour acheter des propriétés négligées ou abandon- nées qu'ils auront tôt fait de remettre en état; mais les chan- tiers, par eux laissés, la main-d'œuvre étant insuffisante, reste- ront en souffrance. Un grand domaine qui ne donne presque rien, très vite devient productif si on le vend par petits lots à de bons ouvriers agricoles, mais le travail ceux-ci va man- quer ailleurs.

Le grand bienfait de l'accession des paysans à la propriété est d'un autre ordre, un bienfait de consolidation sociale. Le paysan, devenu propriétaire, est essentiellement conservateur. Sa pensée est désormais très favorable à un ordre social dans lequel il a la place depuis si longtemps convoitée. Quelques signatures au bas d'un papier barbouillé par un notaire et tout est changé dans son esprit : l'erreur devient vérité. Il n'entend pas raillerie sur la valeur de son titre, insensible à certaines chansons. Il exige que ce titre, obtenu contre remise de son argent, soit sans précarité et à plein effet : il sera maître de cul- tiver son champ à sa guise, de le laisser en pâture, de le louer, bailler à moitié fruits, mettre en viager, de l'hypothéquc-r et de le vendre. Il veut posséder la terre contre les autres comme on l'a longtemps possédée contre lui. Il réalise un vieux rêve, celui de la race, rêve farouche.

La Révolution bolchéviste n'a pas rencontré de paysans comme celui-là. Le paysan russe est en retard de mille ans sur le nôtre. Devenu propriétaire par la distribution des terres, il a laissé son âme plongée dans le communisme. L'histoire du paysan français n'est qu'un long effort pour en dégager la sienne. La Révolution acheva sa libération, et le Code civil l'a consacrée : il les porte l'un et l'autre «tans son cœur. Il efface partout les dernières traces du passé. Dans un hameau, hier de dix feux, aujourd'hui réduit à trois, avec fontaine et mare com- munes, chacun veut posséder son puits et son abreuvoir. Par-

LE PAYSAN. 493

tout les <( communaux » sont fertiles, la vente en est demandée ; et grouper en syndicat une demi-douzaine de vrais paysans pour l'achat d'un tracteur est une entreprise délicate. Ils se méfient de l'association. La famille nombreuse, à type communautaire, que leurs ancêtres ont connue, ne leur dit rien qui vaille; ce fut une des raisons pour lesquelles ils laissèrent tomber leur natalité. Dès que dans une famille il y a trois en- fants, les deux cadets à quinze ans demandent à être gagés comme domestiques. L'idéal, de vie est autour de nous un individualisme résolu avec concept sévère de la propriété.

En somme, l'àme paysanne répugne aux idées se résou- drait cet individualisme, et qui lui rappellent un long passé, très douloureux. Ce n'est pas qu'elle ne puisse être entamée, partiellement et provisoirement, à l'aide de compromis, sophismes et mirages. L'homme ne se pique pas de logique, quand il est passionné, et le paysan a la passion de la terre. On peut le conduire sur la limite de son champ, lui montrer le vaste domaine bourgeois qui s'étend tout autour, et lui dire comme le Tentateur : « Voilà le royaume que je te donnerai en échange de ton âme. » Le paysan est toujours prêt à recevoir, et très capable dans une tractation de promettre son âme : il l'aurait Vite reprise cette àme héréditaire de possesseur intran- sigeant, terrible, prompt à saisir la fourche si l'on passe sur ses sillons malgré sa défense.

L'achat de la terre par les paysans nous apporte un autre bienfait en les confirmant dans leur métier. On se plaint de la désertion dont souffrent les campagnes; il arrive trop souvent qu'un laboureur, méconnaissant son bonheur comme au temps de Virgile, abandonne la charrue : l'accident est surtout à redouter avec ceux qui labourent la terre, a des titres divers, sans la posséder. La possession du sol a grande vertu de fixation pour l'âme paysanne.

Rien ne fixe un homme dans son métier comme la fierté qu'il en tire. On dira que bien des gens ne restent dans le leur qu'à cause de l'argent qu'ils y gagnent, mais de cela même les plus avaricieux sont encore très fiers. Trois fiertés en ce moment travaillent pour la terre dans l'âme du paysan.

494 REVUE DES DEUX MONDES.

La plus puissante, et In moi' s noble, es! précisément celle de l'argent. Qu'ils l'fcppliqu ni leurs b soins di bieivêtr et de luxe, ou le mettent en achat de terres, ils <in trio phent, et à leur manier', qui esl grossière; On ne peut attendre d'eux certaines élégances. Dans leur estime on est très bas avec la bourse plate, très haut quand elle est pleine. Suivez-les dans les magasins, ils parlent fort, demandent le plus cher, ne marchandent pas devant des bourgeois qui lésinent. Ah! comme On est aise d'être riche devant ceux qui ne le sont plus!

Ils se plaignent toujours, par habitude, mais la joie éclate sous la fausseté de leurs plaintes. « Il ne faudrait pas, mon- sieur, que notre voisine se marie tous les jours : pour aller à se noce ma femme et ma il lie se sont mis sur le dos quinze cents francs. » Uri autre mariage a eu lieu, avec cent cinquante con- vives, chez des paysans aisés, en pays de vignes. Les g mis vous disent sur un ton d'hypocrite regret : « A quoi songe-t-on ? Cette noce aux inviteurs et aux invités a coûté plus de cent mille francs. » Entre eux ils font le compte de leur argent en images significatives : « S'il te fallait porter en écus la valeur de Ion étable tu pourrais atteler le cheval au tombereau ». *— « Va, tu tires bien de ta vigne autant d'arg3nt que notre défunt voisin, le premier président, en lirait de sa charge. » Qui pourrait vouloir quitter un métier d'où partent de si belles bouffées d'orgueil?

La seconde fierté, d'un autre ordre, plus relevé, vient aux paysans des nouvelles méthodes de travail, que la machine transforme. Grave question, et même capitale, que celle de la machine ! Elle est appelée à suppléer, et déjà supplée, la main- d'œuvre qui manque. Elle nous rend un autre service, plus dis- cret, fort intéressant.

Les paysans autour de nous sont acquis à la machine et depuis plusieurs années. Ce que les uns ont vu dans les fermes du Nord, les autres en Allemagne, confirme leurs bonnes dispo sitious. Ils sont très attentifs aux expériences de motoculture qui se multiplient. Sans doute ils regardent la chose comme un peu lointaine pour eux, mais plus d'un qui là-bas était dans les autos ou les tanks, se dit à lui-même : si les tracteurs étaient à point, et d'un prix abordable, je ne serais guère embarrassé pour m'en servir. Ce qu'ils veulent en ce moment, à quoi il les faut encourager, et qu'ils vont avoir, c'est le petit machinisme

LE PAYSAN. 495

complet, soit pour une métairie de trente hectares, à polycul- ture, du type gascon : trois charrues Brabant, dont une lourde, deux charrues vigneronnes dont une décavaillonneuse, pulvéri- seur à disques, herse et cultivateur canadien, faucheuse, faneuse lieuse, une sulfateuse sur roues, le tout avant la guerre valant cinq mille francs, et maintenant beaucoup plus. Avec cela, comme ils disent, on est armé.

Du maniement de la machine, qui, docile à son geste, mul- tiplia infiniment sa puissance, l'homme tire un sentiment très tonique, tout de joie, de lierlé, de triomphe. Il y a de l'impéria- lisme dans le coup de manette du mécanicien qui fait démar- rer un train immense, dans celui du docker dont la grue enlève comme plume dans lus airs une masse métallique que cent bras ne pourraient ébranler. Le paysan qui, sur sa lieuse, abat seul, sans fatigue, autant de besogne que trente moissonneurs, éprouve le même sentiment, mais qui chez lui s'attendrit au souvenir de ce travail qu'il faisait naguère à la main, sans le secours des animaux, avec des journé -s de quinze heures, sous un soleil ardent, le corps en sueur réclamant sans cesse à boire, d'où l'on sortait le soir moulu, anéanti. Ah 1 la belle revanche de la misère d'hier !

En septembre dernier un de nos amis, à qui les livres des philosophes sont plus familiers que les travaux de la campagne, s'intéressa si fort à ces idées que nous le conduisîmes sur un champ deux laboureurs « rompaient » un chaume très dur. L'un, vieillard encore vigoureux, fidèle à la charrue ancestrale, la tenait fortement de la main gauche, parfois s'y mettait avec les deux, se couchant sur le mancheron pour enfoncer le soc, traîné, secoué presque renverse quand la terre était maligne, d'ailleurs obligé d'arrêter l'attelage pour répondre à nos ques- tions; l'autre, son fils, âgé de quarante ans, suivait une Bra- bant, l'aiguillon sous le bras, les mains derrière le dos, causant librement des mérites de l'instrument. « D'ailleurs, monsieur, dit-il à notre ami, prenez ma place; voilà l'aiguillon; vous labourerez aussi bien que moi; touchez de temps en temps la bel' de gaurhe un peu molle. » Et l'homme, qui n'avait jamais conduit que sa pensée à travers les disputes des philosophes, conduisit jusqu'au bout un superbe sillon. 11 aurait conduit le suivant avec le même succès tout en poursuivant quelque spé- culation métaphysique. Cette petite scène de labour était révéla-

496 REVUE DES DEUX MONDES.

trice : d'une part, le travail ancien prenant l'homme tout entier pour torturer son corps, abrutir son esprit; d'autre part, le nouveau qui vous laisse en pleine euphorie physique, en pleine liberté d'esprit, avec le sentiment de dignité que donne la^pen- sée qui règle tout, cependant que des moteurs serviles lui obéissent.

Les nouvelles méthodes de travail agricole donnent au paysan une autre fierté, encore plus distinguée. Elles ont un caractère scientifique et le paysan en est averti, non pas qu'il soit savant, ni puisse même donner l'explication des pratiques qu'il emploie, mais il sait que colla explication existe, et, dans l'espèce, cela suffît. Qu'il pulvérisa le sol au temps chaud, mette une légu mineuse sur la sole doit venir le blé, établisse un pied de cuve avec ses raisins les plus fins pour rendre le vin meilleur, il sait que de tout cela les savants s'occupent. Il le sait par lui-même s'il est assez jeune pour avoir profité de ren- seignement agricole de l'école primaire, par son fils, si cet enseignement n'existait pas encore, du temps qu'il était écolier. Les enfants racontent chaque soir dans les maisons ce qu'on a dit à l'école sur les travaux des champs, humble source, dont on peut sourire, mais qui, coulant goutte à goutte, finit par im- prégner l'àme paysanne.

La presse, dont les chroniques agricoles sont très lues, aide puissamment l'école à répandre, non seulement des notions précises, plaise au ciel que l'une et l'autre en répandent chaque jour davantage I mais surtout cette idée bienfaisante que l'agriculture est une science.

L'idée flotte maintenant un peu partout, représentée par quelques mots assez vides de sens pour ceux qui les prononcent, mais tout de même efficaces. Ce n'est pas leur plénitude qui donne le plus de force aux mots, mais leur sonorité. Celui de science, même aux champs, devient sonore. Les paysans ne peuvent plus dire comme autrefois: « notre métier est le plus bète de tous, » ou encore: « la charrue est un instrument que deux bêtes tirent et une autre pons.se. »

Gomment les paysans n'auraient-ils pas eu très basse opinion de leur métier puisque cette opinion était générale? Voyez la place humiliée du paysan dans notre littérature, surtout au théâtre. On injuriait un homme en lui disant tout court : vous êtes un paysan. L'emploi du mot, même aujourd'hui, demande

LE PAYSAN.

497

quelques précautions. Pour avoir dit dans un pays agricole que presque toute la bourgeoisie locale est d'origine paysanne, un conférencier éprouve quelques ennuis. Un médecin, chargé d'examiner l'aptitude physique des jeunes filles qui se pré- sentent à l'école normale, demande à toutes celles dont les parents travaillent la terre si elles n'y ont pas elles-mêmes tra- vaillé, par exemple sarclé, fané. Toutes de répondre vivement par la négative. Visiblement elles croient qu'une réponse con- traire leur serait défavorable dans la maison elles veulent entrer. Mais les idées évoluent, entraînent tout le monde. Le paysan se relève de sa longue et héréditaire humiliation ; l'homme et le mot prennent de la dignité. Il est possible qu'à l'avenir les jeunes maîtresses qui sortiront de l'école revendi- queront comme un honneur d'avoir sarclé et fané.

VI

Voilà donc les trois fiertés richesse, machine, science, qui donnent à l'àme paysanne une haute estime d'elle-même. La conscience d'avoir tenu le premier rang dans la bataille ne diminue pas cette estime. En somme, au lendemain de la guerre, nous avons une paysannerie plus attachée que jamais à la terre et à son métier. Elle est, hélas ! cruellement réduite dans sa force vive, décapitée dans sa fleur. Si l'on compte les morts, les mutilés, les malades, tous ceux que la longueur de la guerre aura conduits à la défection, il lui manque peut-être deux mil- lions de travailleurs. La machine, nous dit-on, les remplacera. Soit : que deviendrions-nous sans elle? Mais la machine ne peut pas tout faire. Il nous faut des paysans, de vrais paysans. Plus nous en aurons, et plus la culture s'étendra sur les terres délaissées, s'intensifiera sur les autres. A ce prix la vie deviendra facile pour tous, notre change se relèvera, la France rétablira sa fortune et sa prospérité. Dans la concurrence effrénée, qui va se déchaîner entre les peuples, amis ou ennemis d'hier, la terre reste notre premier instrument de lutte, notre grande ressource.

Que faire donc ? D'abord appeler et fixer les jeunes a la

terre, faire naître et exalter la vocation paysanne. Nous avons

par deux fois ici même étudié la question, la posant il faut

qu'elle soit posée, devant la petite école du village, Cette école

tome lviii. 1920. 32

498 REVUE DES DEUX MONDES.

nous rend déjh. de précieux services : elle ne fait pas à la terre tout le bien qu'elle lui poumit faire et qu'elle lui fera le jour où, selon noire formule, "dans chaque commune agricole de France il y aura une école paysanne tenue par un rnakre paysan. L'un et l'autre sortiront grandis de cette reforme, dont nous ne méconnaissons pas la difficulté. Elle n'est pas au-dessus des courages que la victoire anime à refaire la France.

La partie ne sera d'ailleurs véritablement g ignée que par le relèvement de notre natalité paysanne. C'est la qu'est le pro- blème. Ce relèvement sera le salut de la terre et aussi de la race. C'est aux champs que notre race s'est formée et par eux qu'elle se maintiendra Elle en tire s «s muscles, son endurance, son courage, sa modération, son bon sens, une partie de ce qui compose le charme de l'esprit français. Il n'entre pas dans notre sujet de parler de la natalité, encore qu'au lendemain de la catastrophe on n'échappe pas a deux obsessions. Sans la faiblesse de notre natalité l'Allemagne n'aurait pas osé préméditer et commettre son crime. Cette faiblesse reste le point noir pour l'avenir, le point d'appel a de nouveaux malheurs.

De même, quelles que soient les épreuves d'un peuple, si longues et si dures qu'on les supposa, tous les espoirs lui sont permis s'il garde une belle natalité, témoin la Pologne qui res- suscite cent cinquante ans après si mise au tombe m, témoin l'Alsace-Lorrainc résistant au colossal effort d3 germanisation d'un demi-siècle. On frémit à la puisée de ce qui serait arrivé si trois de nos départements à bass > natalité avaient sup- porter la môme épreuve. Strasbourg fut bien choisi par M. Cle- menceau pour en faire partir son solennel avertissement: le plus grand souci de la France doit être sa natalité, et c'est une question morale.

Hygiénistes, médecins, économistes, financiers, sociologues, juristes, législateurs s'empressent à la résoudre, et ont raison de s'y employer; car, si morale qu'elle soit, une question est tou- jours tributaire d'une foule de contingences qui ne le sont pas. Nous vomirions voir se joindre à eux tous les éducateurs, animés d'un beau pragmatisme, prêts a tout sacrifi r, idées et doctrines, au succès de l'entreprise. L'éducation a pour fin la vie qui reste son critère. La vie est tout dans l'être vivant, l'homme comme l'amibe. Vivre, pour l'homme, n'est-ce pas réaliser la plus haute possibilité de vie physique, intellectuelle et morale, inscrite en

LE PAYSAN. 499

lui? Oui, sans doute. Mais quelque chose passe avant tout cela, qui véritablement est premier. Pascal a écrit : il faut faire le propre de tout. Or, le propre de la via est d'être durée, de se continuer, de se transmettre et G paiement de nous conduire devant un berceau. Dans le magnifique effort d'éducation moderne, l'on voit tant de belles choses, et si nouvelles, pense-t-on suffisamment au propre de la vie? Pense-t-on suffi- samment à ce qu'il faut mettre ou laisser dans le cœur de l'homme pour multiplier les berceaux?

Et cela s'appelle de différents noms, étant tout à la fois instinct, goût du risque, optimisme, courage, simplicité de pensée, sentiment obscur et enchanteur de la durée, ambition de vie, foi dans cette ambition, en somme une spiritualité rien ne relève de l'esprit de géométrie et qui cependant ne connaît pas le doute.

C'est à développer cette spiritualité de vie qu'on doit travail- ler si l'on veut rétablir la paysannerie française, saignée à blanc par la guerre. La question de la terre se ramène donc à une question morale, et la plus délicate qui soit. Le problème de la terre et celui de la natalité, liés ensemble étroitement, domi- nés par une spiritualité, sont un problème de l'àme. Tous les appuis matériels ne valent que pour obtenir son consentement, seul décisif. La responsabilité de l'éducateur est ici complète- ment engagée. Si, pour réussir, l'esprit de science ne suffit pas, qu'il y joigne l'autre et tout ce qu'il faudra. On ne le chicanera pas sur les moyens pourvu que soit sauvé l'avenir de la France, car en définitive il ne-s'agit pas d'autre chose.

Docteur Emmamjel Labat.

LES CŒURS GRAVITENT

DERNIÈRE PARTIE (1)

LA GRAVITATION

Sébastien avait envoyé à son fils son équatorial coudé et un théodolite. Dans les combles du pavillon disposés en observa- toire, Pierre poursuivait des travaux qui relevaient plutôt de la philosophie que de l'astronomie. Chaque nuit Héléna le rejoi- gnait. Pour demeurer en cette salle vitrée, ouverte au zénith, elle montait drapée d'une longue pèlerine d'un bleu nocturne à ganses d'argent.

Salut à ma bonne étoile ! s'écriait-il gaiment à son entrée. Qu'elle soit la bienvenue et me rende cette nuit d'études favo- rable 1

Son large manteau lancé comme le filet d'un pêcheur, Héléna cherchait à envelopper Pierre.

Prenez garde, monsieur l'astronome, si cette aile vous saisit, vous ne travaillerez pas ce soir !

S'il abandonnait ses instruments pour lui complaire, elle l'obligeait à les reprendre. Etendue sur une chaise-longue, les yeux au ciel, elle s'absorbait elle-même en d'infinies contempla- tions. Et ils étaient divinement heureux. Parfois le déplacement de son équatorial forçait Pierre à se lever. Il en profitait pour se rapprocher d'elle et la baiser au front. Le doux visage de l'ensom- meillée prenait une expression si voluptueuse qu'il en demeu- rait un moment extasié, sans pouvoir se remettre à son labeur.

Copyright by Charles Géniaux, 1920.

(1) Voyez la Revue des 15 juin, 1" et 15 juillet.

LES COEURS CRAVITENÎ. OUI

... Une nuit de juillet d'une sérénité sublime qu'il y avait comme une allégresse silencieuse dans les constellations du ciel, Héléna murmura :

Pourquoi ma pauvre maman, Henri, voire père, Chris- tine, nos parents, sont-ils inquiets et tristes, quand là-haut tout est doux et calme? Gomment être malheureux devant ce divin repos ?

Pierre baisa la main qu'elle avait agitée pour mieux s'expli- quer, avant de répondre :

Me faut-il vous désillusionner, Héléna? Cette sérénité n'est qu'illusion. Les astres ne sont pas les clous d'argent d'une voûte de cristal, comme l'imaginait la délicieuse ignorance des Anciens. Ces millions de diamants verts, orangés et bleus, éperdus de vitesse, roulent à vingt mille lieues à la seconde vers un but qu'ils n'atteindront jamais. Pourquoi réclameriez- vous l'immobilité radieuse des cœurs humains? Eux aussi, tout éperdus, s'élancent sur les chemins sans fin et sans haltes.

Pierre effrayant, voudriez-vous me persuader qu'il existe un rapport entre nos âmes et la course des astres du ciel?

Je le crois, avoua-t-il simplement.

A cette réponse Héléna s'enveloppa la tête dans son manteau de velours d'un bleu de nuit. Et les constellations continuèrent leur route fatale au-dessus d'elle.

Une heure plus tard, Pierre découvrit avec précaution la figure de sa jeune femme. Le sommeil, en décolorant son teint, lui donnait une pâleur lunaire. Si légèrement qu'il la baisa dans les cheveux, elle se réveilla avec un sourire mélancolique et tendre

Je m'étais endormie pour ne plus me rappeler ce que vous m'aviez appris, Pierre. Quelle douceur dans l'anéantis- sement!

Elle s'était exprimée avec un accent pâmé qui l'épouvanta. Alors il regretta de n'avoir pas caché à sa femme les vérités décourageantes qui menaçaient de lui retirer la joie de vivre. Ensuite il pensa :

« Faut-il qu'il existe des réserves dans un amour comme le nôtre? »

Au mois d'août, une éclipse de soleil ayant été prévue, Pierre voulut suivre les phases de cette occultation avec soin. Vers le milieu du jour, un verre fumé à la main, Héléna vit

502 REVUE DES DEUX MONDES.

elle-même, au moment la campagne flambait sous le ciel d'or du bel élé, le Val-Do!ent s'assombrir d'une nuit prématurée. D'un laurier-cerise un merle saisi d'horreur se laissa tomber à terre. Bouvreuils, chardonnerets, bergeronnettes, mésanges et épeiehes, stupéfiés, cessèrent leurs chants. Les bœufs au labour du bordier s'agenouillèrent devant cette catastrophe. Le paysan lui-même cacha ses yeux sous son chapeau, car toutes les lois de Dieu lui semblaient violées. Le petit berger, abandonnant ses moutons, appelait au secours. Ses larmes coulaient encore quand le soleil, démasqué par la lune, rayonna. « Obeau soleil ! » s'écria l'enfant, et il sourit. Roitelets, mésanges, chardonnerets, merles, geais et bouvreuils acclamèrent la lumière ressuscitée.

Or, parmi tous, les êtres enthousiasmés par le retour du soleil, Pierre et Héléna restaient transis. Pendant quelques instants, ils s'étaient contemplés à l'ombre diurne de l'éclipsé et ils s'étaient trouvés des apparences de spectres. Brusquement la vie souterraine des pauvres morts s'était imposée à leur imagi- nation et ils en restaient hantés. Ils s'étreignirent éperdùment à la pensée que l'ombre dernière, une ombre sans éclipse, hélas! descendrait sur eux. Tandis qu'il la tenait pressée, elle lui gémit :

Oh! vivre toujours pour t'aimer toujours ! Un amour sans éternité, quelle dérision 1

... Septembre, octobre, aux feuillées jaunies, aux eaux célestes fréquentes, les retiennent souvent dans leur apparte- ment. En novembre embrumé, les glas de la Toussaint tintèrent à Laissac et à Vausselle. Cette journée-là, sans se l'avouer, ils retournent en esprit vers Gagnes et Antibes, vers Sébastien et Christine, Sarah, Henri et Geneviève Rodelle laissés chacun dans leur petite barque, sur la grande mer, ils continuent de dériver à leur insu. Le ciel hivernal a pris la couleur argi- leuse de la boue.

Un après-midi qu'Héléna est descendue, seule, jusqu'à la Dolente dont les eaux tumultueuses jettent des cris rauques en s'aheurtant aux roches, elle rentre au château pleine de maus- saderie. Ce spectacle de désespoir a provoqué chez elle des désirs de cieux plus cléments et de rives plus riantes. Pierre travail- lait dans son cabinet. D'une voix aigre elle reproche à son mari stupéfait de n'avoir pas fait allumer le feu. Elle n'entend pas mourir de froid dans l'obscurité. Troublé dans son labeur, Pierre donne précipitamment à Jacques des ordres et essaie d'apaiser

LES COEURS GRAVITENT. 503

sa femme dont il ne reconnaît presque plus le visage dans cette petite bouche dure, ce nez strié de rides, ces yeux aigus. Il veut la calmer. Vindicative, elle le repousse. Tout-à-coup il ne peut plus lui-même résister à ses injustes reproches, et il outrepasse l'expression de son mécontentement.

Il suffit; je ne resterai pas avec vous dans cette pièce! lui déclare Iïéléua.

Pardon, je m'en retire moi-même pour vous y laisser, réplique-l-il.

Pour la première fois, depuis leur mariage, ils se séparent, ulcérés.

Seul, toute cette nuit, dans son observatoire astronomique, Pierre le front levé vers l'opaque firmament qui crève de temps a autre en cataractes, cherche à découvrir le mystère qui est da,ns les actes inconscients des pauvres âmes. Et sa méditation lui donne l'épouvantable sentiment du vide, ce vida abhorré au milieu duquel les misérables hommes gravitent désespérément vers l'amour insaisissable.

Seule réponse aux questions ardentes de son cœur, les sanglots de la Dolente emplissent la vallée de leurs soupirs entrecoupés.

« Héléna ! mon cher amour, m'abandonnerais-tu? » songe- t-il avec une détresse infinie, les bras tendus.

A cet instant, en une vision, il aperçoit au sommet d'une tour, sur la mer, une femme en tunique de lin gris qui allonge aussi des mains vides qui ne saisissent pas même les illusions de l'amour.

Le lendemain une éclaircie met un peu de clarté dans les frondaisons noirâtres des chênes, lorsqu'il descend à la salle à manger. Il y retrouve Héléna en toilette d'un azur de bleuet et rafraîchie comme ces fleurs qu'une averse rend plus bril- lantes. Elle lui sourit la première et vient l'embrasser avec une confusion pleine d'amour. Touché aux larmes, il s'accuse :

Qu'avais-je hier?

Tu t'accuses, lorsque je fus exécrable !

C'est moi-même qu'il faut accuser.

Pardonne-moi 1

Je réclame mon absolution.

C'est fait!

Ils font alors un déjeuner d'amoureux, couvert contre cou- vert, et son verre, c'est son verre.

fî(H REVUE DES DEUX MONDES.

Souvent ils s'arrêtent de manger, et, comme aux premiers jours de leur union, ils se considèrent avec des regards insatiables.:

Te souviens-tu?

Oui, je me souviens.

Tu m'approuves avant de savoir mon sentiment.

D'avance je sais que ta pensée est ma pense'e.

0 mon amour!

0 mon àme !

Te rappelles-tu la pantomime de la Concorde?

Je me la rappelle.

Tu me devines.

J'ai deviné!

Ils ne peuvent plus continuer leur repas. Invinciblement ils se penchent l'un vers l'autre, comme ces épis trop lourds qui versent sur leurs tiges et se frôlent au premier appel de l'air.

Comme tu es grave! disait-elle, les yeux fixés sur le visage paisible de son mari.

Comme tu es gaie! répondait-il, le cou entouré par les petites mains d'Héléna.

Tu me parais toujours aussi grand.

Tu restes toujours pour moi toute petite Elle riait d'aise; il sourit de bonheur.

Souviens-toi de ce jour de notre arrivée, lorsque nous sommes entrés dans les pièces fleuries du Val-Dolent. Quel émerveillement, Pierre!

Ainsi qu'aujourd'hui le déjeuner nous attendait parmi les bouquets du chemin de table de ce bon Charlier, et nous pûmes à peine goûter aux aliments.

Oui, dès lès-petits radis que tu me donnais, un à un, à la becquée, nous nous oubliâmes, toi et moi, et il me souvient que toute cette journée de juin nous restâmes pressés, l'un contre l'autre, ivres de notre bonheur.

Le soleil, qui entrait par la baie du midi à notre arrivée, sortit parla fenêtre du couchant, comme un beau visiteur charmé de la plus délicieuse des réceptions.

Et le crépuscule nous retrouva enlacés.

Puis la nuit entière.

Et la nouvelle aube encore.

Il me semble que jamais nous ne nous sommes désen- lacés, Pierre.

LÈS CŒURS GRAVITENT. 808

Mon cher cœur, vivre unis, le seul beau rèvel et tout lo reste est vain 1

Unis, répète-t-elle, mot immense!

Réalité plus inouïe encore, Héléna.

Est-ce donc rare ?

Peut-être impossible, ma chère àme.

Que dis-tu?

D'affreuses paroles démenties par notre amour.

Et ce jour-là, de môme que,Paolo ayant baisé les rianles lèvres désirées de Francesca, ces amants n'avaient pas lu plus avant, Pierre et Héléna, enivrés d'eux-mêmes, ne purent manger plus avant.

... Vers le milieu de la nuit, les flammes de la cheminée, qui dansaient d'abord comme un équipage de chevaux allègres, s'abattirent, et le foyer prit la rougeur mélancolique d'un soleil de décembre. '

Pierre et Héléna s'étaient endormis aux bras l'un de l'autre. La plaintive Dolente veillait toujours.

Au printemps revenu, Héléna prit l'humeur fantasque du ciel, d'un azur exquis triomphait une lumière blonde dont s'enchantait la forêt bruissante d'oiseaux, et tout à coup noirci par des giboulées qui mitraillaient les feuilles naissantes. A l'image de l'atmosphère irrégulière, Héléna éprouvait des be- soins de fuite que suivaient des retours passionnés. Pierre cons- tatait que la tendresse de sa femme dessinait les courbes d'une ellipse, et tantôt elle le fuyait et tantôt elle ne pouvait plus abandonner la tiédeur de sa poitrine. Puis, sans raison, et quel- quefois avant même le réveil de son mari, elle s'évadait de la chambre. Il devait se mettre à sa poursuite, et, l'apercevant en peignoir orangé, avec sa chevelure dorée répandue comme des flammes sur ses épaules, il lui criait gaiement :

Arrête, capricieuse comète!

Elle revenait vers lui, surprise, les pieds nus dans ses babouches de maroquin. Quelquefois elle demeurait sourde à ses appels. Il rentrait peiné.

S'il arrivait ensuite à la vagabonde de pénétrer bruyam- ment dans le cabinet de son mari, celui-ci, troublé, lui en marquait quelque ressentiment.

Fort bien! s'écriait-elle offensée. Puisque je suis impor- tune, adieu!

506 REVUE DES DEUX MONDES.

Héléna!

Elle le quittait. Pierre, désolé, regrettait aussitôt son atti- tude. Ses travaux valaient-ils un sourire d'Héléna? L'essentiel, dans sa vie, devait être l'amour. Aucun but plus magnifique que celui-là ne se propose, même aux héros et aux saints. Et lui seul donne un sens a l'existence.

Quand Pierre s'était bien convaincu de la seule nécessité d'aimer et d'être aimé, les réticences d'Héléna l'obligeaient à constater qu'elle ne lui livrait plus son cœur avec la sponta- néité des premiers mois de leur mariage. Il osa le lui repro- cher.

N'avez-vous pas changé vous-même? repartit-elle. Vous ressemblez de plus en plus aux austères jansénistes de votre parenté.

Et elle rit.

Pierre réfléchit qu'il pouvait y -avoir quelque vérité dans l'observation de sa femme et se voulut plus simple, car l'amour n'est en effet qu'une enfance divine.

Avec une délicieuse puérilité, ils se répétèrent ensuite qu'ils s'aimaient, comme s'ils craignaient de l'avoir oublié.

Si tu m'aimes, assure-le-moi.

Je t'aime I

Vraiment! Répète-le!

Ce même soir, sur un prétexte futile, une observation de Pierrisur la coiffure d'Héléna qu'il eût aimée tressée en diadème à l'imitation des femmes de la Renaissance italienne, elle repartit vivement :

Voudriez- vous me faire ressembler à votre vilaine M'"eRodelle?

Blessé dans sa pure amitié pour Geneviève, qui gardait une réserve si héroïque qu'ils n'avaient même pas échangé une lettre depuis son mariage, il répondit pourtant avec douceur :

N'est-il pas naturel que je donne mon avis sur l'arrange- ment de votre beauté, Héléna?

Elle s'éloigna de lui en encensant de la tète, comme un petit cheval énervé, avant de répliquer :

Ahl votre goût! il est bien grave pour moi, votre goût!

Plein d'amertume, il crut comprendre qu'elle le trouvait trop âgé. Par représailles contre son injustice, il la quitta. Elle

LES COEURS r.RWITENT. 507

le rejoignit au salon il s'était réfugié clans la contemplation mélancolique des constellations humanisées de la voûte bleue. Pierre en sortit encore sans un mot, pour gagner l'humide petit temple des Gémeaux qu'entouraient, comme un bosquet sacré, ses troènes panachés.

encore, elle le poursuivit. Par jeu, elle s'y présenta comme une suppliante antique, les bras nus, ses cheveux dé- noués enveloppant de leur blonde soie son visage voluptueux, aux yeux agrandis par l'ombre du reposoir.

Pour se faire pardonner, elle n'eut qu'à murmurer la devise du fronton :

Toujours unis!

Ils s'étreignirent en pleurant. Au-dessous d'eux la Dolente soupirait. Quand leur émotion fut calmée, Pierre lui dit à l'oreille :

Yseulti

Tristan, répondit-elle. Oui, je sais, eux aussi rêvèrent d'être toujours unis. Hélas I l'éternité qu'ils aperçurent récla- mait leur disparition.

Et Roméo?

Sa Juliette le suivit jusqu'en la mort.

Se perdre les uns dans les autres, tous en cherchèrent la résolution.

Oh ! Pierre, dans cette absorption d'une àme dans une autre àme, c'est à la planète de consentir au sacrifice de sa per- sonnalité. Et quelle femme aimante ne consentirait pas à de- venir le doux satellite de son astre?

Comment cette pensée a-t-elle pu te venir, Héléna? ques- tionna-1-il ému.

Comment ne me serait-elle pas familière, Pierre, puisque ce que tu souhaites, c'est mon souhait?

... Cependant, des orages, des pluies, des vents les obligeaient souvent à rester enfermés dans leur appartement. Par un amu- sant caprice, en ces jours de cendre, Héléna se vêtait de robes créoles, aussi éclatantes que les fleurs de l'hibiscus, des flam- boyants ou des grenadiers. Néanmoins la joie de ces tissus ne pouvait pas en imposer au ciel, et, bientôt, comme un pauvre oiseau-feu des Tropiques, égaré dans le septentrion, Héléna allait appuyer son visage aux vitres mouillées. Elle y écrasait son petit nez busqué ou sa bouche charnue. Ou bien Héléna

508 REVUE DES DEUX MONDES.

roulait de droite et de gauche de grands yeux étonnés. Quand il en surprenait l'expression, Pierre, apitoyé, lui disait :

Oh! ma petite gazelle, retournons aux pays lumineux et aromatiques. Parle! Tu es exaucée d'avance.

Non! Je n'en ai plus le goût. C'est fini pour moi de voyager

Plaisantes-tu? tu n'as pas vingt ans!

Il y a des àmcs de vingt ans bien âgées, répondit-elle len- tement.

Non ! pas toi qui n'es qu'une toute petite fille. Découragée, elle fit :

La petite fille sage ne veut plus quitter son tabouret. Elle a trop couru jadis.

Troublé par son accent, il s'agenouilla devant elle en lui demandant :

Tu souffres! Oui le Tait souffrir?

Moi-même, Pierre!

Que souhaites-tu?

Rien que toi.

Mais les jours qui suivirent, Héléna, par la pluie qui tombait sur la terrasse avec un bruit de friture, se promena de pièce en pièce d'un air inquiet. Quelquefois elle touchait au passage une tenture ou un meuble, comme pour se rendre compte de la réalité de son apparence. Vers le soir elle s'abîma dans une lecture, à ce point qu'elle n'entendit pas la voix de son mari lorsqu'il la questionna. Autrefois peu sensible aux fictions des poètes, elle y prenait maintenant un intérêt si vif qu'elle vivait de la vie des personnages créés, s'animait, frémissait ou se déso- lait, quand la fatale conclusion de la mort s'imposait aux êtres valeureux et tendres dont elle avait goûté les bonheurs imagi- naires.

Souvent Pierre, la surprenant les yeux dilatés et vagues, lui demandait :

es-tu?

Ailleurs.

voudrais-tu être?

Autre part, avec toi.

Je t'en prie, Héléna, parle. Quel es! cet : autre part? Elle secoua la tête d'un air de doute, avant de dire ;

- Je ne sais pas encore.

LES COEURS GRAVITENT.

509

Enfin un jour, l'index levé vers les étoiles, elle prononça :

Là-haut 1 *

Hélas!

Tu vois bien que tu ne peux me satisfaire, Pierre? Tristement, il pensait :

« Quelque jour nous monterons pourtant là-haut, toi et moi, mais alors nous serons aussi légers que Paolo et Francesca, et peut-être aussi noyés de larmes et de regrets. »

... Un matin d'avril que Pierre* descendait joyeusement de son observatoire, car il avait aperçu les premiers pommiers en fleurs blanches et roses, il chercha Iléléna pour lui apprendre cette bonne nouvelle. Il ne la trouva pas et il apprit de Jacques que « Madame l'attendait à la cascade. » Par l'allée qui passait en sous-bois devant les petits temples des douze constellations du Zodiaque, il atteignit en amont du pont ogival ce qu'ils appe- laient ambitieusement : la cascade. De gros porphyres roses arrondis comme des épaules ou des hanches, obligeaient la Dolente à un saut d'une hauteur d'homme. Du fond ténébreux des branches entrelacées, au-dessus de la rivière, l'eau semblable à une coulée de verre à bouteille, courait vers l'aval. Pendant sa chute, la nappe liquide rappelait un écheveau de fils métal- liques qui se nouaient et se dénouaient en scintillant. Enfin la nappe tombait sur les pierres du torrent avec un glorieux fracas.

Héléna! es-tu?

Seule la Dolente répondit de son bruit tumultueux à son- appel.

Héléna I répéta-t-il.

Lassé de la héler vainement, il remonta plein d'anxiété vers la maison. A mi-cùte de la colline, il eut l'idée de prendre le sentier qui menait à la caverne. Les arcs épineux de la ronceraie le forçaient à marcher lentement et il arriva devant la grotte en partie masquée parleurs broussailles. En robe de mousseline à doublure de taffetas rose qui éclairait le tissu par transparence comme d'une aurore, Héléna, étendue, appliquait son oreille contre le sol.

Mon Dieul que fais-tu là? demanda-t-il à la fois effrayé et moqueur.

Sans se laisser troubler par son apparition et le ton qu'il avait employé, elle lui répondit :

S 10

REVUE DES DEUX MONDES.

J'écoutais battre le cœur de la terre. Écoutez-le vous-même Ce n'est pas une imagination.

Lorsqu'il eut prêté son attention aux battements qu'elle croyait percevoir, il lui dit en souriant :

Ces bruits souterrains sont produits par la Dolente en communication avec le fond de cette caverne.

Vos détestables explications ravalent tous les mystères à des principes de physique, rép!iqua-t-elle. Je serais bien absurde de vous avouer que, certains jours, je crois sentir dans l'air la pulsation des cœurs d'ailleurs, des cœurs de là-haut, de partout I

... Lorsqu'elle se fut ainsi exprimée, elle s'assit sous la grotte près de la vasque naturelle les larmes de la voûte tombaient avec le bruit du cristal cassé.

Vous en souvient-il, reprit-elle, a notre première visite au Val-Dolent, ma mère et vous, m'avez surprise devant cette fontaine. A maman qui me grondait, j'avais dit : « Buvez! c'est la source de Jouvence. » Et elle vous demanda de lui expli- quer les vertus de cette fameuse eau. Je vous entends encore lui répondre : « Aux temps les Dieux étaient presque hu- mains et les hommes presque divins, sourdait la fontaine de Jouvence qui avait la propriété de rajeunir. A cette aube du monde, tous les mortels avaient le droit d'aller y puiser. L'abus qu'ils firent de ce trésor obligea les Dieux de leur en ôter l'usage... » Je vous le demande, de quel abus les hommes se rendaient-ils coupables?

De boire l'eau qui les rendait semblables à des Dieux ne possédant qu'une supériorité, leur immortalité, Héléna.

Ainsi, Pierre, les buveurs pouvaient devenir immortels? Buvez-donc, mon cher amour, je le veux.

Inclinée sur la vasque, elle y plongea ses petites mains serrées en coupe et les remonta jusqu'aux lèvres de Pierre. Ensuite, ses paumes remplies une seconde fois, elle les éleva vers le ciel, comme pour une libation sacrée, et s'abreuva elle-même.

Ils demeurèrent quelques instants encore dans la grotte dont l'ombre épaisse leur permettait à peine de se reconnaître.

Sortons d'ici, c'est noir et froid, Héléna. Au seuil de la caverne, elle murmura :

A la vérité, dérisoire Jouvence, ta liqueur, sans abreuver jamais, donne une soif effroyable.

LES COEURS GRAVITENT. 511

Il lui avait pris le bras afin de l'entraîner, mais la jeune femme se retourna vers la grotte ténébreuse et sa charmante figure de vingt ans eut une expression désespérée. Pierre fut épouvanté <l k cette vision soudaine d'une pission qui, dépas- sant lus limites des amours terrestres, clurcka.it l'éternité!

* * *

Un matin que Pierre voit, au son de la cloche agitée par Jacques, sa femme vêtue de mousseline aurore, rentrer du parc, son chapeau bergère tombé sur la nuque, une brassée de sca- bieuses azurées entre les bris nus, marchant sur ses petits cothurnes, délicieuse de fraîcheur dans la luxuriance de sa vingtième année, il s'écrie :

Je veux que tu sois figurée ainsi!

Quelques semaines plus tard, un sculpteur, jadis lié d'amitié avec Pierre, vint au Vil-Dolent commencer une étude de la jeune femme. Celte introduction dans leur intimité de l'artiste leur parut d'abord un événement considérable; puis, ravie de la compagnie de cet hôte intéressant, lléléna se ne lassait pas de l'interroger sur la partie étrange dj la société dont il repré- sentait la fantaisie, le désintéressement, l'imagination et la passion par ni les autres hommes réalistes et utilitaires. Un soir qu'elle l'avait écoulé attentivement, lléléna conclut :

Un artiste c'est comme un amant perpétuel, un amou- reux de tout.

Touché di la définition qu'elle lui donnait de sa mission, le sculpteur s'écria :

Pour ce mot-là, madame, je voudrais pouvoir immor- taliser votre beauté ! mais, hélas !...

Pourquoi semblez-vous douter de votre talent? lui de- manda-t-elle.

Parce que l'on tend vers l'art comme vers l'amour, sans y atteindre absolument, répondit le statuaire ses mains levées dans une sorte de supplication aux Dieux de la beauté.

Vous aussi ? s'écria lléléna pleine d'ardeur.

Quoi donc? interrogea l'artiste surpris.

Rien !

La jeune femme avait baissé le front. La détresse agitait le cœur tumultueux de Pierre.

... Lorsque le sculpteur quitta le Val-Dolent, il dit à Pierre

S12

REVUE DES DEUX MONDES.

en regardant Héléna avec la tendresse passionnée et chaste dont les artistes considèrent les femmes :

Mon ami, vous aurez ve'cu un admirable poème, et tous deux, plus heureux que moi, vous aurez réalisé votre chef- d'œuvre en vous-mêmes.

A ces paroles d'adieu, enivrés d'une voluptueuse tristesse, ils tombèrent aux bras l'un de l'autre sans souci des regards du statuaire, mais un artiste saurait-il rien considérer avec le? yeux étroits des autres hommes?

En se retrouvant soûls à leur table, délivrés d'un observateur dont la perspicacité commençait à les effrayer, ils se sourirent.

La semaine qui suivit ce départ, Héléna éprouva le besoin de l'immobilité. A chaque invitation pour une sortie, elle répondait :

Plus tard !

Cependant la campagne fleurissait en un rayonnement immense de joie et les flots de la rivière, grossie des pluies, bon- dissaient comme des chèvres sur les porphyres rouges.

Le goût des livres avait repris Héléna. Parfois, quand elle ne se croyait pas entendue, elle lisait à haute voix avec un accent créole qui donnait une fraîcheur d'innocence à sa lecture. Un jour qu'un murmure à travers le parquet l'avertissait qu'Héléna parcourait un ouvrage à son choix, descendant douce- ment l'escalier qui conduisait à sa chambre, Pierre l'entendit lire :

« Je m'abandonne, ô mon Dieu, à votre infinité et à voire immensité incompréhensibles, pour m'y perdre et m'y oublier moi-même. »

Il s'avança et lui avoua l'avoir entendue.

Encore pénétrée du sens de l'Écriture, Héléna eut le geste vague de ses instants d'embarras ; son petit poing d'abord serré ouvrit peu à peu ses doigts en l'air, et c'était comme l'image de l'épanouissement d'une corolle.

Pierre, pensif, répéta:

« Pour m'y perdre et m'y oublier moi-même I » Que vous manque-t-il donc, pour que vous puissiez éprouver ces aspira- tions désolantes, ma chère âme ?

Sa nuque renversée sur l'appui de sa bergère, elle lui répondit avec un sourire pâmé:

Ne vous offensez point : vous êtes vraiment mon bien- aimé choisi entre mille.

LES COEURS CRAVITENT. ^13

Puis elle ferma ses paupières. Un bandeau de soie éme- raude partageait à moitié ses cheveux qui retombaient avec une folle exubérance d'écheveaux de soie sur ses joues d'un rose immacule'. Les narines de sou pelit nez busqué, aussi nacrées et unes que des pétales, palpitaient. Et sa bouche avait de lég rs mouvements aux paroles secrètes de sa pensée. Parfois des ondes passant sur sa délicate figure en modifiaient l'expression . Et Pierre, incliné sur sa femme, croyait voir monter des sources mystérieuses de son àme adorable les parfums les plus secrets. Il l'embrassa en la serrant violemment contre lui :

Je te tiens, lui cria-t-il.

Tant mieux ! répondit-elle sans rouvrir lesyeux, car il me semblait m'envole r dans l'immensité quand tu m'as saisie.

. Puis, rappelée au souvenir de sa lecture, elle murmura une seconde fois :

Vous êtes vraiment mon bien-aimé, choisi entre mille. Quelques instants plus tard, et quelle que fût la douceur des

caresses de Pierre à son front, elle s'endormit, sa bouche ouverte sur un dernier baiser avec l'air de suprême abandon qu'on voit aux petits enfants.

Afin de la laisser à son sommeil, il se recula jusqu'au seuil de la chambre. La tenture persane aux soleils flamboyants sur les épaules, il dit encore en l'observant:

Chère enfant terrible !

Dès qu'il se retrouva dans sa salle de travail, elle lui parut douloureusement silencieuse. Ce sommeil d'Héléna, en plein jour, prenait une signification affreuse et des images horribles le torturèrent.

« Pourquoi cette angoisse puisqu'elle dort, pensa-t-il ? Elle dort ! »

Cependant, incapable d'attention, il fut obligé de redes- cendre vers elle. Agenouillé sur un coussin, il la contempla jusqu'à ce qu'elle se réveillât. Lorsqu'elle rouvrit les yeux, Héléna lui demanda :

Pourquoi pleures-tu?

Vraiment, je pleure ?

Et il ne put rien lui répondre car il se sentait enivré de joie en la revoyant sourire, se mouvoir et remplir la pièce de son amoureuse jeunesse.

... Un nouvel élan de piété soulève Héléna. Des heures TOMB lviii. 1920. 33

"14 REVUE DES DEUX MONDES.

entières, elle se complaît, les yeux mi-clos, h ses imaginations paradisiaques. Parfois elle porte ses méditations dans les petits temples dédiés aux constellations du zodiaque. Pierre la sur- | prend au reposoir de la Vierge. Comme il lui demande l'objet de sa songerie, elle lui répond :

Ilier soir en regardant les rondes d'anges et d'àmes élues qui dansent et s'embrassent dans un paysage fleuri semblable à celui des îles de mon enfance, je me demandais s'il y avait quelque vraisemblance dans ces imaginations de l'Angelico? Aujourd'hui que j'y réfléchis, j'en pleurerais.

Pourquoi donc? demande-t-il.

Parce que c'est trop simple, trop ravissant et que je n'aperçois pas la possibilité de danser avec toi toute l'éternité parmi les roses, les pâquerettes et les lys, en chantant laudes.

Les yeux relevés vers son mari, elle ajouta:

Plus tard, quand on parlera de nous, l'on dira : «. Il était impossible de s'aimer plus qu'ils ne s'aimèrent. » Et, pourtant, ô mon amour ?...

Que veux-tu signifier, Héléna? interroge-t-il plein d'an- goisse.

Seulement ceci, qu'on ne peut monter assez haut dans JA ciel et que lorsqu'on y parvient, il faudrait s'y maintenir 1

Nous nous y maintiendrons, ma chère àme 1

Je le souhaite, lui déclare-t-elle avec un sourire grave. Et son ton le terrifie.

Un soir que Jacques, le dessert placé sur la table, se retirait ainsi qu'il en avait coutume, car ils ne toléraient pas de service autour d'eux, Héléna s'interrompit de manger d'un entremets dont elle était gourmande, pour s'exclamer :

Savez-vous, monsieur mon mari, que vous êtes plus sem- blable aux autres hommes que je ne me l'étais imaginé ?

Et pourquoi non? répondit-il amusé.

Quel dommage ! reprit-elle. Lorsque je vous vis pour la première fois à Antibes, superbe dans votre cape et sous votre large feutre gris, votre air me promettait une majesté conti- nuelle de pensées.

Dieu! que j'aurais été ennuyeux 1 s'écria-t-il gaiment.

C'est possible, Pierre, mais vous ne m'empêcherez pas de vous avouer que je m'étais représenté l'astronome, ami des étoiles, comme un héros surhumain.

LE* CŒUR? GRAVITENT. 515

Et vous n'avez trouvé qu'un pauvre homme ras de terre, Déléna.

Oserais-je m'en plaindre, Pierre ? Or si vous aviez été un personnage céleste, vous n'auriez pas eu de regards pour votre petite antilope. Et pendant nos fiançailles, je puis maintenant vous en faire la confidence, quand je m'étais trouvée trop petite fille avec vous, si je me sauvais, c'était pour aller pleurer d'avoir été une sotte. Dans ces instants-là, désolée, je me demandais : « Est-ce moi qu'il devrait épouser? »

Emu par son amoureuse humilité, Pierre saisit fougue- is - ment sa femme-enfant. Alors la tète sur sa poitrine, elle lui chuchota :

Ai-je mérité tant de bonheur? Oh! je fus heureuse, heu- reuse, heureuse !

Pourquoi dis-tu : « je fus heureuse, » Héléna. Ne le serais-tu plus ?

Ce n'est pis ce que je veux dire, répliqua-t-elle. C'est si difficile de parler de son amour! On le sent en soi. comme une musique. Il y faudrait des chants. Comme je ne sais pas chanter, quelquefois j'ai dansé de joie- devant toi. Ma danse, peut- être, offusquait ta gravité; c'était ma seule manière d'affirmer: «J'aime Pierre. Je l'aime! Pierre ^st mon amour et je suis à Pierre I » Crois bien que, dans ces moments-là, je t'aimais si fort que je me soulevais de terre pour être plus dans ton cœur.

Lorsqu'elle eut ainsi parlé, elle s'arracha des bras de son mari et s'en alla rôder d'une fenêtre à l'autre fenêtre sur ses petites mules de soie qui bruissaient comme des feuilles sèches. Après avoir regardé la forêt, elle guetta furtivement Pierre et alla s'accroupir sur un profond fauteuil, les bras tombés. Elle y prit l'expression de ces chats, aux paupières presque closes sur le liseré d'or de leurs yeux d'émail, qui semblent sommeil- ler et qu'on sent pourtant tendus, prêts à bondir à la moindre alerte. Tout à coup, la tète tournée vers la fenêtre à travers laquelle s'apercevait le moutonnement bleuâtre des frondaisons qui emprisonnaient le Val-Dolent dans leur étroit horizon, et sans que rien ne préparât si question, Héléna demanda :

Tout est pareil, n'est-ce pas, d'un coté ou de l'autre de la terre?

Je ne le comprends pas.

C'est vrai! Je suis insensée*

516 BEVUE DES DEUX MONDES.

Abattue sur son épaule, elle reprit :

Non, je suis malheureuse I

Toi I Toi ! ma chère âme, pourquoi?

C'est-à-dire que je suis peut-être trop heureuse, reprit- elle les yeux mouillés.

Du fond de son précipice, le sanglot de la Dolente montait jusqu'à eux.

Hélas! dit-elle encore écrasée sur la poitrine de Pierre, trop heureuse, n'est-ce pas être un peu malheureuse?

0 folle petite enfant!

Il affectait l'enjouement, mais son sourire cachait son in- quiétude. Un peu plus tard,Héléna appuya sur lui des regards dévorants.

<( Que veut-elle? Qu'altend-elle? Que cherche-t-elle ? » pensait-il.

... Une nuit Pierre terminait une page d'anticipations sur la mort de la terre et il écrivait :

« Un soleil noir, un astre mort désorbité, rencontrera la terre lancée contre lui Au choc de ces deux masses un immense feu jaillira, une formidable nébuleuse montera en flammes de millions de lieues. Et tout ce qui fut chair, esprits, âmes amou- reuses, génie, beauté, charité, tendresse, ne sera plus que feu.

« Et il y aura un recommencement, une Genèse qui verra son futur Moïse.

« La création se continuera. L'amour ressuscitera qui recréera la vie. A la vérité, il n'y a ni commencement, ni fin, et la gra- vitation a mu, meut et mouvra l'infini. »

Un souffle léger sur sa joue éveilla son attention. Relevant Arivement les bras par derrière, Pierre enserra le cou de sa femme entre ses mains.

J'ai lu, lui dit-elle seulement.

Il voulut poser ses lèvres sur son front, mais elle résista et s'enfuit.

Le lendemain, tandis qu'agenouillée devant un parterre de la terrasse, elle choisissait des glaïeuls drap d'or légèrement flammés de rose dont elle voulait composer un bouquet, Héléna, entendant Pierre marcher derrière elle, lui dit sans se retourner :

Comment pouvez-vous écrire qu'il n'y a ni commence- ment, ni fin? Ce recommencement nous ne serons plus, vous et moi, sera bien notre fin.

LES COEURS GRAVITENT. 511

Il ne s'agissait pas de nous, Héléna.

Il ne s'agit que de nous, repartit-elle. Gela seul compte pour moi.

Comme elle demeurait toujours agenouillée devant les glaïeuls, il voulut alors caresser ses cheveux, mais elle se déroba et ne voulut pas permettre qu'il l'accompagnât dans la forêt.

Vers la fin de cet après-midi, elle en revint ravissante d'ani- mation. D'une voix vibrante, elle lui dit aussitôt.

Quelle impression inouïe je vfens d'éprouver, Pierre! Il me semblait que je me poursuivais moi-même. J'avançais vite, vite, mais mon âme allait encore plus fort devant moi. Ah 1 quelle ivresse de se sentir à sa propre poursuite sans pouvoir se rattraper I

En la considérant avec tristesse, il lui murmura seulement :

Et moi?

Oh ! s'exclama-t-elle désolée. C'est vrai !

Il la prit dans ses bras avant de lui répéter son tendre reproche ;

Et moi?

Avec le ton du désespoir Héléna s'écria qu'elle mériterait un châtiment pour cet oubli. Pourtant, ce même soir, quand, leur diner terminé, ils descendirent jusqu'à la caverne rouge, afin d'en contempler à la nuit les phosphorescences, Héléna, rassurée par les ténèbres qui ne permettaient plus à Pierre de scruter son visage, lui demanda :

Depuis que tu m'aimes, ton àme ne s'est-elle jamais échappée de toi? Sois sincère!

Les gouttes d'eau qui se brisaient comme des cristaux au bord de la vasque, furent la seule réponse de Pierre.

Tu te tais : quel aveu! reprit-elle. Pourquoi donc me gronderais-tu de me sentir parfois m'évader de moi-même ?

Sur ces mots, elle se jeta dans ses bras avec une effrayante ardeur. A cet accès de frénésie mélancolique, Pierre ne put retenir ses larmes, et ils restèrent longtemps enlacés et pleins de détresse.

Par cette douce nuit de pleine lune, Héléna, refusant d'aller se reposer, voulut qu'il demeurât avec elle, sur le balcon. Il lui avait appris à reconnaître les constellations et elle les lui désignait naïvement comme un écolier indique les villes sur une carte de géographie :

Le Capricorne! la Grande Ourse! Le Bouvier! Les Pois- sons! Le Dragon!... La belle vie brillante, là-haut, Pierre! Et

518 REVUE DES DEUX MONDES.

quelle consolation de savoir tous ces grands yeux fixés surnousl

Cessant tout à coup d'observer le firmament, elle déclara

d'une voix grave, ses regards appuyés sur Pierre :

Comme je t'ai aimé!

Comme. je t'aime I répondit-il tendrement.

Oh! Pierre, n'esf-ee pas une profonde douleur de vouloir ! être aimée pour l'éternité? Parfois je défaille de penser qu'il a existe des bornes à nofre amour.

Elle vint lui saisir âprement la tête et prononça :

Ne jamais, jamais nous désunir! Ah! répète-moi que jamais, plus que nous, deux âmes ne furent confondues.

Un peu plus tard, elle dit encore en secouant le front avec désolation :

Confondues? Non ! Non ! Car toi, tu restes toi, et souvent je reste moi.

Les milliards d'astres dont les scintillations sympathiques semblaient vouloir caresser ces amants de leur tendre éclat, continuaient de rouler dans les eaux infinies du céleste océan.

Comment arrivera n'être plus soi mais l'essence même de ton à me ? reprit Héléna- Comment m'abimer mieux en toi? J'agonise parfois de me sentir distincte et isolée. J'en éprouve P froid glHci.'il et un sentiment horrible de solitude. Oh! n'être plus jamais solitaire... est-ce possible, Pierre? Anéantis-moi donc, ô mon amour, pour que je sois vraiment heureuse!

Par ses invocations Héléna exprimait tout ce que Pierre avait médité toute sa vie. Il fut à la fois enchanté et épouvanté que, par les intuitions de son amour, sa femme-enfant commu- niât vraiment avec sa pensée la plus secrète. Elle était donc autant que lui persuadée que rien ne rassasie les grands cœurs.

Instinctivement Pierre et Héléna resserrèrent leur étreinte jusqu'à s'en faire souffrir.

Au-dessus de leur embrassement les mondes silencieux con- tinuaient de graviter dans le vide infini les attiraient les mille attractions contradictoires. Et sous ces étoiles, elles aussi- pleines de détresse, Pierre et Héléna, bnurhe à bourlv-, éprou- vaient l'angoisse de leur instabilité.

A l'aube, quand les &MfM, comme des yeux, fermèrent leurs paupières et disparurent, Héléna, pâlie de lassitude, eut un sou= rire en répétant les vers de Dante qu'ils avaient lus ensemble :

« C'était le temps le matin commence et le soleil mon-

LES CŒURS GRAVITENT. 5IB

tait avec ces étoiles qui l'entouraient, quand le divin amour mut primitivement ces beaux astres! »

A peine achevait-elle sa citation, qu'un rayon, le premier, dépassa les frondaisons du bois dont il traversa les branches comme un fuseau d'or. En une inspiration subite, la jeune femme présenta son front livide à cette flèche de flamme, et elle en fut éblouie au point de chanceler.

Il faut maintenant dormir, ma chère âme, lui conseilla Pierre.

Dormir, répondit-elle avec un singulier sourire, dormir, l'odieuse chose 1 Non 1 non! Plus de sommeil 1 Toujours vivre!

Pour se délasser de la longue immobilité de cette nuit d'été, elle réclama son cheval.

Quelle singulière fantaisie, Héléna? Vous n'avez pas dormi.

C'est entendu, Pierre, je ne suis que fantaisie. Savez-vous mon désir, ce matin ? Je veux revoir à Saint-Igest la maison naquirent les parents de Virginie de la Tour. A peine, une fois, ai-je visité ce village abandonné par mes ancêtres pour s'exiler aux Indes et a l'Ile de France.

Mais la route à travers le causse, longue et dangereuse, demande plusieurs heures de course rapide.

Tant mieux ! Vous ne comprenez donc point combien j'ai besoin de me fatiguer. J'ai trop pensé, cette nuit. Maintenant il me faut du mouvement. Et puis j'ai soif de revoir la vieille demeure tant de fois imaginée par la pauvre Virginie.

Prévenus par Jacques, le bordier et son fils vinrent présenter les chevaux. Ils firent observer que ces bêtes, bien reposées, ne manqueraient pas de vivacité.

A la bonne heure 1 s'exclama Héléna joyeuse.

Coiffée d'un petit tricorne à la française, elle était vêtue d'une amazone bleu de roi dont la traîne flottait comme un pan de ciel au flanc de sa blanche jument. Un feutre dont l'air rabat- tait parfois une aile, couvrait le grand visage de M. du Cambout et ses guêtres fauves moulaient ses jambes. Aussi pâle et calme que sa femme était rose d'énervement, il lui vit donner de l'éperon à sa monture qui fît feu sur le roc.

Bientôt quittant le ségala ténébreux, ils s'élevèrent vers le haut plateau calcaire ne poussaient que les chênes truffîers. Le sol en était crevassé. A chaque moment, parmi la broussaille du genièvre, les chevaux devaient sauter des obstacles sur les-

520 REVUE DES DEUX MONDES.

quels ils arrivaient sans les apercevoir. Héléna, de sa petite cra- vache, cinglait sa monture. Pierre lui en (ît l'observation.

Auriez-vous peur? interrogea-t-elle avec un sourire glo- rieux. Je voudrais déjà distinguer la toiture de Saint-Igest, de la couleur des framboises, vous souvient-il ? Songer que mes aïeux naquirent et vécurent et que je suis leur descendante, pleine de vie, de mouvement, d'amour, quand leur manoir aban- donné doit maintenant sonner sous le pied comme un sépulcre ! 0 vie! 0 mort! En avant! Plus vite! Me suit qui m'aime! Virginie! chère Virginie, tu fus vraiment adorée!

Je vous en supplie, Héléna ! Héléna ! veillez à la bouche de votre jument. Vous l'affolez I Elle s'emballe 1

Hardi ! Hardi ! Laissez donc, répondit-elle, puisque nous avons des ailes I

Elle pressait encore l'allure de sa monture, quand un renard débusqua d'un hallier.

Je le forcerai, s'écria-t-elle joyeuse. Passez à droite, Pierre. Laissez-moi cet honneur. Hardi I

Accoutumée dès l'enfance à des battues dans la brousse tro- picale, elle se précipita sur le fauve avec une prodigieuse énergie.

Ivresse! Ivresse! clama-t-elle encore. Je m'envole!

Pas plus qu'elle, Pierre ne connaissait le terrain. Sur sa bête plus rapide, Héléna gagnait son mari. Toup à coup sa jument parut rentrer dans le sol comme une pierre coulerait dans l'eau. Ce fut presque instantané. Quand M. du Gambout atteignit à l'endroit de la disparition d'Héléna, il aperçut, au fond de lu gorge de Vezac, par quarante mètres de profondeur, une sorti' de grande fleur à macules de pourpre sur les pierres cendrées du précipice. Sans un^cri, sans un sanglot, il tomba de son cheval.

Les mains crispées à sa gorge, il se voulut mort.

« La vraie existence n'est-elle pas celle qui se continue pour nous au cœur de ceux qui nous aiment? »

E. Renan.

Les violons dissimulés dans le bois du Val-Dolent jouaient avec une douceur désespérée ie « lamento » d'Ariane :

0 mort ! je crois en toi 1

4 LES CŒURS GRAVITENT. 521

En avant du clergé, les jeunes filles de Laissac, vêtues de blanc et fleuries de roses blanches, remontaient l'avenue des châtaigniers afin de regagner leur village. Les funérailles termi- nées, des cimentiers avaient aussitôt scellé la dalle de la grotte tumulaire.

Accouru de Cagnes à la nouvelle de ce désastre, Sébastien du Cambout, vieilli, ses yeux rétrécis par leurs paupières alourdies et ses cheveux plats ramenés en arrière de son front religieux, ne se décidait pas à laisser seul son fils Pierre dans la grotte rouge.

Celui-ci demeurait roidi dans sa haute taille contre la paroi cramoisie de la caverne dégouttelait l'eau des voûtes. Les musiciens cachés sous la hêtraie, aux bords de la Dolente, conti- nuaient à marier les sons gémissants de leur « lamento » à la plainte de la rivière.

A l'extérieur de la caverne, M"" de la Tour fléchissait sous les sombres voiles qui l'enveloppaient jusqu'aux pieds. Après avoir poussé un soupir accablé, cette mère s'avança vers une jeune femme de grande stature, restée un peu plus en avant de l'espla- nade. A leur rencontre ces deux personnes s'enlacèrent silencieu- sement. C'était une journée de septembre, chaude et vibrante, aux nuages argentés pleins d'allégresse. Des coucous s'appelaient en sous-bois, et sur les hauteurs du firmament voguaient les noires compagnies des corbeaux en roule vers les champs des glanes possibles s'olTraient à leur voracité. Sur la rivière ocellée d'or et d'émeraude au jeu des ramures ensoleillées, les libellules, ces fines aiguilles ailées qu'admirait Iléléna, semblaient faufiler des tissus de fée au-dessus des flaques vermeilles.

Les accents éplorés des violons vibraient toujours parmi cette paisible joie automnale de l'air et de l'eau, des insectes et des bêtes.

Père 1 Père 1 laissez-moi soui, prononce Pierre aussi blanc que les roses amoncelées devant le tombeau, lorsque Sébastien veut lui prendre le bras.

Devant ce désir affirmé, le janséniste donne un baiser à son fils, en lui murmurant avec gravité :

«Comme la fleur elle s'était élevée, et elle est foulée aux pieds, et elle fuit comme l'ombre et ne s'arrête jamais. » Ah ! mon cher enfant, je souffre avec loi. Adieu 1

Sur ces paroles, les paupières de Sébastien se chargent de larmes. Ensuite il se redresse d'un air majestueux pour marcher

522 REVUE DES DEUX MONDES.

vers 31m* de la Tour demeurée'sur la terrasse de la grotte sépul- crale près de l'autre jeune femme endeuille'e. Il s'inclina devant elle et lui offrit le bras. Et Sarah eut un gémissement harmonieux en s'éloignant pour toujours de sa fille adorable qui avait joué sur cette terre à la « Virginie »et qui disparaissait comme elle on pleine fleur. Sa douleur était d'autant plus profonde qu'elle songeait à son fils Henri. Depuis le mariage d'Héléna et son départ pour le Val-Dolent, il errait au bord delà Méditerranée, h moitié dément, cherchant à l'horizon une lie merveilleuse qui n'y apparaissait jamais. Péniblement ce père et cette mère mon- tèrent par l'allée des reposoirs du Zodiaque qui, dans leur détresse, leur parurent les stations d'un chemin de croix.

Pierre restait seul, devant le tombeau. Sur l'esplanade, le menton sur une main reployée, la grande jeune femme attendait, immobile. Par les baies ouvertes du château s'envolaient a tire d'aile les accents de l'office des morts dont les cris éternels jailli- rent de l'abîme des plus immenses consciences humaines qui vécurent jamais sous des cieux plus proches de Dieu.

Et en entendant l'organiste jeter ces clameurs effrayantes à Héléna « foulée aux pieds après avoir été la fleur qui s'élève, » Pierre agenouillé commença de verser ses larmes ies plus effroyablement amères.

En présence du sépulcre que la beauté radieuse d'Héléna aurait transformer en un hypogée d'enchantement et d'amour, Pierre ne put s'empêcher de tendre les bras vers le dur seuil de pierre qui les séparait a jamais l'un de l'autre, et il gémit :

Peut-être, mon amour, me cherches-tu maintenant comme je te cherche? Et tu t'étonnes que je ne sois pas étendu près de toi comme c'est ma place. Et tu as froid 1 et tu m'appelles 1 Si tu m'entends, ma chère àme, réponds-moi. Faut-il que j'aille vers toi? Oui, partir, n'est-ce pas?

A cet instant une main qui tremble, et légère comme la feuille au vent, vient frôler Pierre à l'épaule. Il jette un cri :

Hélénal

Non 1 Geneviève seulement, lui répond-on.

La lumière diffusée par les porphyres rouges de la grotte répand une coloration de flamme sur le teint de Mme Rodelle. Et dans cette ombre chaude, ses yeux qui paraissent immenses appuientsur Pierre des regards d'infinie compassion.

LÉS COEURS GRAVITENT. 523

Pierre, qui n en peut supporter l'expression, s'écrie tourné vers le tombeau :

Mourir !

Vivre, répond Geneviève.

A quoi bon ?

Exister seulement, si vous le préférez, mon ami. Il secoue la tête.

Moins encore, Pierre... respirer... comme je l'ai fait moi^ même.

Il lève des mains désespérées. Tout bas, elle reprend :

Les cœurs même les plus étreints doivent continuer de battre jusqu'à ce 'qu'ils se glacent.

Mon cœur est glacé, Geneviève, pourquoi bat-il encore? Elle frémit avant de lui répliquer :

Par son battement vous perpétuerez le souvenir d'Héléna et votre pensée fidèle la ressuscitera.

Affreuse consolation 1 Fantôme de l'imagination ! C'est l'Héléna qui chantait et bondissait, les joues roses et les yeux brillants, c'est cette Héléna seule qui m'importe. Et vous me proposez l'image d'un spectre. Une hallucination de mon esprit au lieu de ses lèvres brûlantes. Une forme d'air froid que tra- verseraient les hirondelles sans s'en douter, au lieu de ta jeune poitrine et de tes chers bras tièdes qui me serraient au cou, Héléna I II n'y a pas d'amour sans vie!

Devant sa protestation Geneviève, qui fixe des yeux doulou- reux sur le ciment encore luisant d'humidité autour de la dalle scellée, reprend avec ardeur :

Même alors que je ne verrais plus rien autour de moi et que je resterais dans l'éternelle solitude et la nuit éternelle, je croirais encore à mon amour.

Tourné vers le sépulcre, par son silence prolongé et son attitude Pierre paraît signilier à Geneviève d'avoir à se retirer.

Elle fléchit la tète sur son cou d'un galbe exquis, et ses yeux, tristes comme une eau morte, expriment une indicible souffrance.

Adieu pour cette viel Adieu 1 murmure-t-elle d'une voix exténuée, les prunelles noyées par les larmes.

Au même instant, du fond de la vallée s'élève la plainte élégiaque de la Dolente. Enivrée d'une funèbre extase, Gène-

S24 REVUE DE? DEUX MONDES.

viève l'écoute, puis elle se retourne encore, tend des bras vains vers Pierre et s'éloigne enfin avec une douloureuse lenteur.

Lorsqu'il se voit seul, M. du Cambout s'abandonne à son deuil comme l'épave au torrent.

Je ne me sens presque plus être, soupire-t-il. Ah! mon Dieu ! que je ne sois plus du tout.

L'harmonium du château continuait de répandre sur le Val- Dolent les ondes grandioses des Psaumes. A ces accents tous les prophètes biblique? qui s'inclinèrent sur la condition fatale des hommes voués à la mort, semblèrent surgir, drapés de nuit et hauts comme des montagnes. Et ils clamaient sombre ment :

Les jours de l'homme sont courts. Vous avez compté le nombre de ses mois; vous avez marqué le terme qu'ils ne pour- ront passer.

Vingt ans! cric Pierre en sanglots. Vingt ans! Pas même le milieu du jourl Une aurore! L< perle du matin s'est déjà évaporée dans le soleil! Héléna adorée, si je n'avais pas la mé- moire, il ne me resterait déjà plus rien de loi. 0 mort, effroyable réalité, qu'est-ce que l'amour pour toi ? l'illusion d'un instant, tandis que toi. mort, tu demeures dans l'infini des temps! Comment pouvons-nous aimer, quand tes orbites creuses nous guettent sous les beaux yeux de notre ivresse ?

An château, l'organiste, tous ses jeux ouverts, répandait pai la forêl l'hymne triomphal :

« I! faut que le corps corruptible soit revêtu d'immortalité : alors cette parole sera accomplie : la mort a été ensevelie dans la victoire. 0 mort, ou est maintenant ta victoire? »

Toujours écroulé devant le tombeau, Pierre revoyait avec intensité le spectacle effroyable : Héléna découverte au fond du précipice, écrasée, devenue une grande Heur aux pétales de sang.

Du sommet obscur de la caverne, quelques gouttes d'eau tombèrent dans la vasque avec le bruit d'un sanglot précipité.

Tourné vers le tombeau, Pierre, les yeux dilatés, gémit alors :

Est-ce toi qui pleures, Héléna, mon cher amour?

Et il offrit rément ses bras ouverts et sa poitrine à

une étreinte impossible.

11 tomba entin sur le roc, inanimé.

LES CŒURS CRAVITENT. 525

* * *

Cette lettre de Sébastien du Cambout avait été placée par M. Véran à la suite de son récit des funérailles d'Héléna.

« Combien il m'avait été pénible, mon cher Pierre, de te laisser seul dans la grotte sépulcrale, mais j'avais compris que notre présence contraignait ta douleur et tu ne voulais pas être contraint afin de t'abandonner à tes transports affreux.

Depuis mon retour à la Bastide, ma pensée ne le quitte plus. Pierre, il n'y a pas que ton malheur au monde et je vou- drais t'en persuader. Combien d'autres âmes pourraient venir réclamer contre toi qui connus des années radieuses? Je te l'accorde, ta moisson fut trop vite fauchée, mais en t'abandon- nanl à ton désespoir, souviens-toi, cependant, que tu appar- tiens à une race l'on sut souffrir avec réserve.

Lorsque M. de Saci, notre parent, fut appelé par sa mère mourante, elle lui dit : «■ Mon fils, aidez à mettre votre mère au ciel 1 »

Tous pleuraient, sauf M. de Saci. Il attendit d'être en sa chambre pour regretter la disparue, et lorsqu'il mourut lui- même de sa peine, il n'en avait jamais donné le témoignage extérieur à son entourage.

Après lui, la mère Angélique, sa cousine germaine, le cœur brisé, disparut sans une plainte. Et M. de Luzanci, son frère, qui affectionnait M. de Saci comme son père, s'éteignit dix jours plus tard. Sœur Christine qui vénérait notre cousin, son guide spi- rituel, recueillit ses écrits, les mit en ordre et expira douce- ment afin d'aller le retrouver. Voilà quelques personnes de notre famille, mon iils. »

... A cet endroit de ia lettre de Sébastien, Pierre avait crayonné en marge :

u Mon père m'entretient de saints, alors que je ne suis qu'un pauvre homme dont ies cris éclatent malgré lui. »

Et quelques larmes tombées avaient communiqué au papier une ondulation. Sébastien du Cambout continuait en ces termes :

« ... 11 faut regarder haut pour cheminer ici-bas. Tous nos amis de Port-Royal en jugèrent ainsi, et pourtant quels cœurs tendres sous leurs apparences austères I La duchesse de Luynes qui s'était réfugiée dans sa maladie avec son mari à l'abbaye,

526 REVUE DES DEUX MONDES.

meurt h vingt-sept ans en plein mariage d'amour sur celte invocalion au jeune duc incliné sur sa couche:

« Oh I éternellement ai mer 1 Oh I ne jamais mourir 1 Oh! tou- jours vivre ! »

... Une seconde annotation de Pierre emplissait la marge do la lettre d'une écriture violente :

a Mon père me supplicie en croyant m'apportor une conso- lation. Il y aperçoit un sujet d'édification, quand je n'y vois qu'un cri contre le châtiment le plus injuste 1 Oh ! éternellement t'aimer, Héléna! Oh 1 nu jamais mourir! Tout le reste est vain. »

La lettre de Sébastien s'achevait sur ces lignes:

« Celte invocalion de Mmt de Luynes devrait me désoler par- ticulièrement, mon enfant, car elle me rappelle ta mère Cécile, si jeune aussi, lorsque je la perdis. Révoltée contre ce qui lui semblait une expiation imméritée, elle ne voulait pas l'accepter. Quelle stupéfaction dans ses chers yeux fixés sur les miens I Elle n'était plus qu'une pauvre petite àme évaporée de son frêle corps, qu'elle luttait toujours pour garder contact avec cette terre. Elle m'étreignait encore de ses minces bras en me disant à l'oreille : « Garde-moi ! Je ne veux pas 1 » que son dernier soupir s'élevait déjà vers le ciel.

Tandis que ces souvenirs d'angoisse me reviennent, Pierre, devant moi la^Voie Lactée répand sa mousseline d'argent parmi les astres aussi scintillants que si celte nuit était une nuit de bonheur et d'amour. Je regarde tous ces cœurs brillants et j'y trouve la certitude après les détresses de cette vie. A leur der- nier terme, mon fils, nos esprits, après avoir subi une misère qui leur semblait incompréhensible, connaîtront la sérénité de cette nuit d'automne.

Que la contemplation de ces beaux diamants célestes t'ap- porte la paix et l'espoir comme à moi. Devant cette preuve d'éternité, comment douter de l'immortalilé ? Je crois donc, Pierre, qu'un amour délivré des pesantes lois de celte terre, amour absolu et total, doit exister. Je l'espère. »

A-ce point de sa lecture, Pierre, déchiré par sa misère, avait écrit :

« Trop lointaines espérances I C'est toi-même que je sou- haite, Héléna ! Toi 1 Tes cheveux que mon soufJle soulevait comme des fils de soie. Tes joues tendres et brûlantes, Héléna! Ce sont tes yeux mobiles et dorés que je veux voir, tes chers

LES CŒURS GRAVITENT. 527

yeux sensibles, imagos do ta jolie àme et non pas ces diamants célestes figés dans leur éclat éternel, insensible et cruel. Puisque Iléléna, mon cher soleil, s'est éteinte, voilez-vous, constellations, et que l'infini ne soit plus qu'obscurité 1 Or toutes ces étoiles continuent de jeter sur moi leurs coups d'oeil élincelants et durs.

Quelle preuve de voire effroyable indifférence pour nous, ô mon Dieu I »

...Tout en bas de cette lettre de Sebastien du Cambout, et d'une encre différente des aulres annotations, ce qui prouvait une lecture et des réflexions ultérieures, Pierre avait ajouté : « J'ai blasphémé! 11 m'en souvient, Iléléna, une nuit appuyée contre mon épaule, à moitié endormie, tes paupières lasses remontées vers le ciel, tu me dis :

Ce sont des âmes brillantes de charité qui portent leurs cierges en faisant leur roude autour de Dieu.

Iléléna 1 mon amour, laquelle de ces lumières fais-tu fris- sonner à la brise divine? Si je la connaissais, j'y fixerais mon regard jusqu'à la perle de ma conscience.

Quelle plainte m'arrive de la forêt du Val-Dolent? Est-ce l'haleine du vent qui s'y pâme tristement dans les feuillées? Non ! c'est le soupir de la Dolente.

Regret, tu ne m'accordes pas plus de répit que celte rivière ne tait son sanglot. Toujours je pleurerai. Toujours je crierai ma misère cl rien ne saurait m'en empêcher.

Mais toi, Iléléna, pourquoi ton silence el plus jamais ta vue? Réponds! Apparais ou bien, mon Dieu, accordez-moi la cécité ! Faites que je n'entende plusl que je ne pense plusl O néant! parfois je te rêve 1 »

* * *

Une nouvelle nuit séparait un peu plus Pierre d'Héléna. C'était, chaque soir, comme une muraille d'ombre qui s'ajoutait aux remparts déjà dresses entre eux.

Avec l'aube les aslres s'évanouissaient en leur incommensu- rable éloignement, comme ces visages oubliés dont la mémoire ne peut plus ranimer les Iraits.

A l'aspect de ces aslres exténués, Pierre songeait :

« Les souvenirs s'effacent- ils fatalement avec le temps? Cette abomination serait-elle possible?

528 REVUE DES DEUX MONDES.

A l'Orient, sur le causse violacé comme le lilas, des rayons montèrent droits comme des colonnes et parurent ériger un tenlple de marbre à la gloire de l'idéale journée naissante.

Sans trop avoir conscience de ses mouvements, Pierre ren- tra dans le salon les phénomènes de la gravitation étaient représentés par de beaux corps en poursuite éternelle à travers le vide. Leur vue reveilla les désastreuses pensées de Pierre : « Amour, de quel secret égoïsme es-tu fait? Chacun ne se recherche-t-il pas exclusivement? Toujours seuls, voila la vérité suprême. » Une à une fleurirent les heures de ce jour printanier, les heures rosées comme les roses, puis blanches comme les lis, violettes à l'égal des campanules et enfin oran- gées comme les capucines. Leur gamme harmonieuse chanta comme si l'accord du Val-Dolent n'avait pas été rompu par la disparition de l'àme qui en était l'àme ; du cœur, sa lumière; et du corps ravissant, sa beauté. Car chaque geste d'Héléna por- tait l'amour, suscitait la tendresse, inclinait à la bonté. S'il est des êtres dont les physionomies provoquent au mal, la vue seule de cette adorable femme-enfant aurait attendri les plus insensibles. Maintenant, par sa disparition, le bien ne pouvait plus exister dans le petit château aussi vide que les espaces infinis. Et dans la foret, plus jamais ne retentissaient les appels d'Héléna : « Pierre! Pierre 1 Viens voir cette centaurée! Oh! sous cette roche, une truite, dépêche-toi. J'écrase du romarin entre mes mains : respire son arôme! A cheval, Pierre I Par- tons! En route! loin! loin! et tant que nous pourrons courii la garrigue. Chut ! à ton harmonium, mon cher musicien, et joue-moi les tendresses que tu ne sais pas exprimer avec des mots. >' Et le front incliné vers les genoux, Pierre songeait encore : « Je me souviens d'un frais matin de mai. Nous avions quitté le Val-Dolent dans le brouillard. Les herbes argentées par la rosée scintillaient comme des joyaux. Tu portais ce jour-la une simple tunique de lin blanc, Héléna, et tu me parus diaphane, irréelle. Je t'appelais : mon elfe, mon farfadet! Tu bondis alors pour me prouver que tu serais bien capable de t'en voler comme un esprit.

Pierre, me crias-tu, c'est aujourd'hui l'anniversaire de ma dix-neuvième année. Je commence à devenir vieille !

En t'exprimant ainsi, tu souriais d'incrédulilé et pour éprouver ta jeunesse, tu voulus atteindre à la branche d'un

LES COEURS GRAVITENT. 529

marronnier. Le vent la faisait osciller et il te fallut t'élancer plusieurs fois avant d'en saisir les feuilles avec un cri triom- phal. Puis t'avanças dans les herbes humides, sans souci de t'y mouiller, cueillant au passage le lychnis doré, la crépis aérienne et les sauges violettes? Par amusement, tu plantas ces fleurs rustiques dans ta chevelure. Des scabieuses et des bour- raches épinglées sur ta jupe blanche, la festonnèrent. Ainsi fleurie el marchant sur la pointe des pieds, tu m'évoquais la Primavera de Botticelli.

Dans la prairie du Martial qui descend jusqu'à la Dolente, les petits enfants du métayer de Peyrargues tournaient une ronde autour d'un cabri qui bondissait des quatre pieds avec les gambades les plus drôles. Les fillettes avaient eu la même idée que toi et leurs fronts étaient couronnés de stellaires Des boucles de pâquerettes ornaient les oreilles des garçons aux chapeaux ronds surmontés de plumets en épis queue de lièvre.

Ces petits paysans chantonnaient :

Nous n'irons plus au bois, Les lauriers sont coupés!

Tu pris les mains des garçon nets, en leur disant :

Nous allons danser une danse bien plus belle que votre ronde. Vous, fillettes, élargissez vos jupes entre vos doigts. Mainte- nant balancez-vous comme vous me verrez le faire et observez la cadence de ma musique.

Héléna, tu leur chantas la nostalgique musique du Ballet d'Orphée en tournant lentement sur toi-même. Les garçonnets imitaient avec naïveté tes ports de tête et tes balancements. En face de toi, les fillettes, ceintes de stellaires, sautillaient comme des oiselets pour te mieux prouver leur bonne volonté.

Et moi, j'écoutais ta chère voix, ravi de te voir joyeuse comme la lumière de cette matinée de mai, Héléna, cher amour.

L'attention de ces enfants s'étant fatiguée, afin de les dis- traire, tu leur dis :

Maintenant, jouons à cache-cache, mes petits I Garçons et filles se précipitèrent derrière les noisetiers en

criant : Hou! Hou! vilain loup! Nous trouveras-tu?

Et le vilain loup, c'était toi. Ta blanche tunique disparut

TOME LVIII. 1920. 3-t

530 REVUE DES DEUX MONDES.

dans les noirs halliers à la poursuite des garçonnets simulant l'effroi de leurs cris stridents et, je ne sais pourquoi, tout à coup, devant le silence qui suivit, j'éprouvai de l'angoisse. Pressenti- ment, hélas! Oui, chère femme, cache-cache, mais cache-cache éternel! Dans quelle forêt cs-lu si bien cachée que je ne puis te retrouver? Oh! horrible cache-cache 1 Faut-il donc que je ne .sois plus moi-même qu'esprit pour que cesse ce jeu cruel? Reviens, Héléna. Ou faut-il mourir pour te rejoindre enfin? » A la réminiscence de cette matinée, Pierre s'abattit avec un gémissement prolongé sur un sofa.

Combien d'heures demoura-t-il dans la stupeur? Il commençait à ne plus souffrir, lorsque Jacques ouvre timidement la porte et pose sur la table une enveloppe bordée de noir. Il se retire après avoir vainement offert ses services à son maître.

Vers le soir seulement, Pierre prend connaissance de cette lettre. En quelques lignes mélancoliques, Geneviève lui faisait part de la mort, presque subite, de l'honnête Laurent Rodelle. Elle terminait :

« Me voici seule! Christine et votre père n'ont guère envie de me recevoir. Que faire, Pierre ? »

Apitoyé, il réfléchissait à la réponse qu'il pourrait lui don- der, lorsqu'il lacéra brusquement le papier de deuil en pensant avec colère :

« Me voici seule! Elle sous-entendait : comme vous êtes seul. Croit-elle que mon malheur appelle son malheur? Non 1 dette infortunée ne me fut jamais rien. Hélas! saurait-elle me le reprocher? »

S'étant levé, du Cambout chasse du pied vers le foyer la lettre froissée, mais quand il la voit s'éprendre aux lisons et brûler, il évoque, au sommet de sa tour des Grimaldi, Geneviève sous ses voiles de veuve qui regarde, les yeux mouillés, vers la mer, si n'apparaîtra point sur l'horizon la voile de bonne espé- rance.

Jamais, prononce-t-il sourdement et, debout à la fenêtre, il contemple ardemment la statue de marbre d'Héléna sur la- quelle ruisselle la fine pluie qui tombe d'un ciel qu'on dirait noirci pour l'éternité.

0 mon amour! gémit-il, et ses mains ouvertes et tendues voudraient l'abriter des tristes larmes du firmament.

LES CŒURS GRAVITENT. 531

*

« Nos impressions sont des impres- sions d'isolés; chaque esprit, comme un prisonnier solitaire, garde pour soi le rêve qu'il fait du monde. »

"Walter Pater.

A la surprise dos villageois de Laissac et de Vausselle, les travaux d'aménagement du Val-Dolent, interrompus pendant les deux années du mariage de M. du Cambout, furent repris. En sachant que Charlier, l'horticulteur de V*, une équipe de maçons, quelques peintres et des menuisiers avaient été mandés au château, les gens perspicaces sourirent.

« Depuis combien de temps la jeune dame est-elle enterrée? Cn mois, vraiment un mois seulement! »

Les épaules soulevées, ces personnes soupirent. Elles appri- rent ensuite avec surprise que le veuf faisait édifier un mur d'enceinte autour de la futaie. L'idée en parut aussi dispendieuse qu'absurde. Que voulait cacher M. du Cambout derrière ces murailles interminables? Les détails qu'on colporta sur des bancs récemment disposés aux endroits les plus agréables, des boulingrins dessinés par lui-même et les parterres dont il sur- veillait la composition, provoquèrent les méchants propos.

Or, M. du Cambout, dès les premières semaines de son veu- vage, s'était persuadé de l'invisible présence d'Héléna. Toutes ses réilexions l'amenaient à croire que l'àme délicieuse n'avait pu ni voulu s'évader des lieux de son amour. De même que son corps reposait sous la colline, son àme ailée voltigeait au-dessus du Val-Dolent demeuré son unique préoccupation. La cons- truction de la muraille géante avait donc pour but de défendre le tombeau contre l'approche vaine des curieux. Et, de même, il convenait de rendre plus aimable la terre des loups et des bois noirs, afin de provoquer le ravissement de l'esprit d'Héléna, sans cesse errant parmi les endroits de son ancienne dilection.

L'imagination excitée de Pierre chercha donc quel décor conviendrait le mieux aux goûts de sa jeune femme, quelles couleurs aux parterres, quelles essences au sous-bois. Parmi les ouvriers assemblés au Val-Dolent, M. du Cambout avait sans cesse avec lui-même un langage mental passionné et il faisait secrètement Héléna juge de tous ses essais. Aussi arriva-t-il aux

Oôd REVUE DES DEUX MONDES.

jardiniers, répandus autour des reposoirs du Zodiaque qu'ils fleurissaient chacun d'une fleur unique, les lis à la Vierge ou les roses aux Gémeaux, de surprendre les sourires de Pierre. A ces marques d'une satisfaction mystérieuse, ces artisans eurent les basses pensées qui sont h la mesure du vulgaire.

Pas un bouquet n'était composé, pas une plante n'était repi- quée, pas un siège mis en place, pas un arbre ébranché, pas une pièce décorée sans qu'il prit son conseil intérieur :

« C'est pour toi, Héléna. Te plairas-tu là, ma chère âme? »

Et, tout le jour, il allait et venait ainsi, exalté de projets qui tous aboutissaient à l'aérienne Héléna.

Quelquefois, à la nuit, les travailleurs éloignés et sa surexci- tation calmée, dans le silence nocturne il pleurait les fantômes qu'il avait essayé de s'imposer. Le lendemain, la nécessité de commander, diriger et suggestionner tailleurs de pierres, horti- culteurs ou charpentiers, en absorbant son activité mécanique, lui donnait une apparence de consolation. Pas une parole, pas un souhait ancien d'Héléna qui ne lui fussent désormais des ordres.

...Une fois qu'ils s'étaient promenés sur le pont en ogive, les bras autour de la taille, surpris par les regards sans bonté de quelques paysans, elle avait dit :

« Il faudrait une fortification autour de notre amour, pour le bien défendre. »

Il poursuivait donc l'édification d'un mur qui devait faire un bracelet de moellons au Val-Dolent, à la stupéfaction des riverains gênés ou effrayés d'une telle dépense. Tandis que ces importantes maçonneries s'exécutaient avec une activité qui lui donnait satisfaction, l'idée que jamais plus son bras n'entoure- rerait la taille souple d'Héléna et que jamais ses longues hanches, presque enfantines, ne le frôleraient plus dans leur amoureuse marche à travers le bois, le poignarda. Que garderaient donc ces remparts? Le tombeau. Et il fallait qu'il en fut ainsi. Pierre se souvint des plaintes d'Héléna lorsqu'à l'« Ajoupa » elle souffrait des regards détestables des curieux.

« 0 chère âme sauvage, songea-t-il, je te défendrai de telle sorte que jamais un être n'approchera plus de la grolte de ton sommeil. Moi seul, t'aimais 1 Pas un autre regard humain ne sera donc admis en ta présence 1 »

Lorsque l'entrepreneur vint lui demander quelles ouver-

LES CŒURS GRAVITENT. 533

tures il fallait- réserver dans la muraille, il lui commanda d'une voix farouche :

Clôturez tout! pas d'ouvertures!

Ce chef de chantier, inquiet, tint M. du Cambout pour un redoutable original.

En octobre, un jour que des coups de feu éclataient dans la forêt de Laissac, chassés par une meute, un sanglier et des marcassins passèrent en trombe a travers les troènes du repo- soir des Gémeaux, Pierre se tenait assis. Arraché à la délecta- tion morose il se complaisait, le bondissement des fauves lui rappela l'apparition fotale du renard rouge qui avait entraîné Héléna à sa poursuite. Soudain, il se sentit brûlé comme par une flamme; un doute le torturait. Héléna n'avait-elle pas pris ce prétexte pour pousser son cheval dans l'abîme de Vezac? Les jours précédents, ne lui avait-elle pas avoué sa singulière im- pression de poursuivre son âme, échappée d'elle, et qu'elle ne pouvait parvenir à ressaisir?

« Se poursuivre, réfléchit-il sombrement, n'était-ce pas pour m'échapper? Sans doute chaque pauvre âme accomplit sans cesse des girations autour d'elle-même, preuve de son éternelle inquiétude. »

Pendant cette semaine d'ouverture de la chasse dont les détonations l'énervaient, Pierre, horriblement troublé, se demanda si sa femme n'avait point lancé volontairement sa jument dans le précipice de Vezac? Mais, les nuits suivantes, la vue des mondes brillants vers lesquels il avait de longues eiïu- sions, calma son imagination surexcitée. D'ailleurs l'apparition du renard suffisait à lui prouver le hasard de cette catastrophe. Cette bête, seule, avait été cause de la mort effrayante d'Héléna. Et il réentendit les derniers cris d'Héléna ivre de joie, sa cra- vache brandie d'un air de bravoure : « En avant! Hardi! En avant! »

Ah! Dieu oui, maintenant, toujours en avant et jamais un retour vers moi!

En avant! chère créature dont l'amour n'était que chant et qu'élans! En avant! En avant! ma femme adorée! Non! Nonl Halte ! Halte !

Pitié! ton corps ravissant est trop rapide pour moi. Halte! Pitié!

Héléna! épargne ma lourdeur et ma lenteur! Je ne puis te

534 REVUE DES DEUX MONDES.

rattraper! Je te perds! Je ne te vois plus! Tu fuis h tire-d'âile, chère oiselle brûlante! Comme tu t'es éleve'e dans le ciel! Tu disparais!

Oh! Dieu! quel gémissement affreux! Tu t'effroiidres ! Hélas! Horreur! L'écrasement! Oh! ma belle fleur de pourpre, tu m'as tué moi-même. »

Le soir Pierre avait eu cette émouvante vision, Jacques, inquiet de constater que son maître ne répondait pas à la cloche du dîner, descendit dans le bois obscur, au crépuscule, une lanterne au poing, et trouva M. du Gambout étendu dans la grotte sépulcrale, la tête appuyée à dalle funéraire. Au- domestique terrifié il dit :

Ne bouge pas ! Entends-tu ?

Et le valet entendit les gouttes pleurer dans la vasque jadis Héléna avait bu, et sur le bord de laquelle Pierre avait récemment fait graver:

« Gomme le cerf altéré soupire après l'eau des fontaines, ainsi mon âme soupire après vous! »

Venez, monsieur. Vous prendrez mal et Madame ne sera pas contente, fit alors ce pauvre valet en cherchant ses mots*.

Conduit à sa salle à manger, Pierre dîna sans y songer, s'en- dormit sans y penser, se réveilla sans reprendre conscience, mar- cha sans le savoir et crut penser, alors qu'il demeurait halluciné. Lorsque, le lendemain, un dimanche, il se retrouva dans le Val-Dolent silencieux, déserté des jardiniers, sans contrainte il versa ses larmes les plus acres, parce qu'il avait encore un corps autour de son àme et qu'il lui faudrait, pendant des années, prendre souci de cette chair à souffrance, morne et pesante.

* * *

Mais un esprit n'est pas un arc qu'on peut impunément tenii bandé. 11 y eut détente. Et de même que les sillons, creusés par l'araire, se comblent peu à peu à la pluie et aux vents, le visage de M. du Cambout reprit son calme et ses yeux leur profondeur sereine. Ce fut h cette époque que Pierre disposa sur les patères du vestibule, le chapeau bergère d'Héléna, sa capeline et l;i dernière robe de mousseline doublée de taffetas rose à la mode créole ancienne qu'elle affectionnait pour ses reflets d'aurore. Sus- pendue au porte-manteau, le courant d'air animait cette toilette en la faisant osciller. D'autres reliques, une capeline de vétiver

LES CŒURS GRAVITENT.

535

odorant, une écharpe de soie indoue, un petit manteau rustique en toile de bengale bleue, furent placés de façon que leur désordre inspirât les idées de la vie fugitive. Il fallait qu'IIéléna parût respirer dans ces vêtements encore parfumés de son joli corps. En les apercevant, Pierre, attendri, leur souriait, les respirait et parfois il appelait : « Iléléna! ma petite Phébé, viens ! »

Comme aucune autre réponse que le frisson des étoffes ou le bruissement subtil des soies ou des pailles contre la muraille ne lui arrivait, n'en pouvant plus supporter la vue, la misère s'abattait à nouveau sur lui comme une chape de plomb.

Aumoisde juin de l'année suivante, les jeunes filles de Laissac qui avaient assisté aux funérailles, en robes blanches, et les enfants aux cages remplies de loriots, mésanges et bouvreuils qu'ils avaient délivrés au-dessus du tombeau d'Héléna afin de satisfaire à un touchant symbole, furent encore convoqués au Val-Dolent. Us croyaient à une commémoration religieuse et grande fut leur surprise de trouver sur la terrasse du château, face à la forêt, la statue de marbre de la jeune dame de vingt ans, représentée, son chapeau bergère sur le dos et une brassée de fleurs entre les bras nus. A cette vue, les filles les plus sen- sibles pleurèrent, à la pensée que tant de mouvement et de joie s'étaient résolus en tant de détresse et d'immobilité.

Cependant le vieux Jacques ayant obligé ces jeunes villageoi- ses, vêtues de blanc, à se prendre les mains, l'harmonium de la salle astronomique joua le mélancolique ballet d'Orphée. A son rythme, d'une lenteur émouvante, elles tournèrent autour d'Héléna qui semblait triompher, ses beaux cheveux répandus en gerbes sur les épaules Tout en tournant eux-mêmes une ronde intérieure à contresens des femmes, les petits enfants lançaient à la statue les œillets, les grappes d'acacia ou les roses contenues dans les corbeilles suspendues à leurs cous. L'orga- niste faisait s'évaporer des sons si doux et pénétrants que le cœur le plus rustique sentait sa dure écorce s'ouvrir comme un bourgeon, et l'àme la plus sèche devenue pleine d'affection embaumait comme une cassolette.

Debout au balcon de l'étage, au-dessus de la gracieuse foule Pierre pensait avec une profonde émotion :

« Ainsi ton amour radieux, Héléna, suscite encore l'amour et tout n'est encore qu'amour, charme et tendresse autour de toi et par ta magie, ô chère âme! »

536 REVUE DES DEUX MONDES.

Les jeunes filles virent ensuite arriver M. du Cambe-ut au milieu d'elles. Il les remerciait avec une douceur triste quand la vue (.rime paysanne coiffée d'un chapeau bergère parut le frapper vivement. Cette jolie pastouresse de la borderie de Peyrargues, par un hasard surprenant, ressemblait à Héléna : elle en avait le visage à peine ovale, le petit nez busqué aux narines mobiles et jusqu'à l'air d'innocence passionnée.

« Oh ! Dieu! songeait Pierre exalté, les réincarnations seraient-elles possibles?

Il pria la jeune fille de se placer sous la statue. Les petits enfants aux corbeilles s'écrièrent eux-mêmes:

Marguerite est comme la dame ! On dirait la dame! Et les jeunes villageoises, mains levées, repétèrent :

C'est la vérité ! On dirait Mme du Cambout. Pendantquelquesinstants, Pierre considéra avecune attention

dévorante la bergère, puis il lui commanda presque violemment de rentrer chez elle.

D'autres lentes semaines s'écoulèrent, une a une, comme

dégouttaient de la grotte sépulcrale les pleurs de l'eau.

De plus en plus renfermé dans son silence, M. du Cambout se promenait enveloppé dans son ample cape dont le revers de velours cramoisi lui faisait une balafre sanglante sur la poitrine. Son feutre enfoncé jusqu'à ses sourcils, parfois on le voyait croiser les bras sous le manteau dont les plis se drapaient sur son buste comme une toge à la romaine. Pâle et les yeux enfoncés dans leurs profondes arcades sourcilières, il reprenait sa marche, sans but, car on le voyait s'arrêter, retourner sur ses pas ou les précipiter à nouveau sur le chemin abandonné.

Une fois par mois, M. Véran, la seule personne affectionnée qu'on lui connût, venait s'enfermer avec lui dans son cabinet. Lorsqu'il s'en relirait, les mémoires et les quittances qu'em- portait le notaire auraient pu laisser croire que seuls des motifs d'intérêt les avaient réunis.

A cette époque, le bordier de la métairie ne put s'empêcher de raconter qu'il avait rapporté de la gare de Vausselle une grande caisse, et qu'un buste de cire, moulage d'une partie de la statue, en avait été retiré. Rehaussée de couleurs, cette cire évoquait si parfaitement la défunte, que le fermier avait éprouvé un grand saisissement à lui trouver les joues fraîches comme 1b vie et les lèvres si délicatement rougies que le sang chaud

LES CŒURS GRAVITENT. 537

semblait y courir. Il n'y avait pas jusqu'aux yeux qui semblaient vous suivre du regard, lorsqu'on se déplaçait. Quand aux cheveux, on avait envie de souffler dessus pour les voir s'éparpiller. Les mains et les coudes, nus et rosés, qui serraient la gerbe de sca- bieuses, avaient de petites veines bleues et l'on s'attendait à les voir changer de mouvement.

Ce buste avait été placé dans une sorte de niche drapée avec de beaux tissus d'or et d'argent qui la faisaient ressembler à un autel. Le lit à baldaquin de M. du Gambout faisait face à Mme Héléna. Ce paysan n'en doutait pas, M. Pierre devait adres- ser désormais à cette image les prières qu'on fait aux Saintes du Paradis. D'autre part, il savait que Charlier, l'horticulteur de V., chaque jour, envoyait des bouquets, des couronnes de Heurs et jusqu'à des branches dehouxà baies rouges à l'automne, de jasmin ou d'oranger de Provence, au printemps, pour embaumer cette figuration de l'art.

Vers ce temps-là, quelques propriétaires du pays, gentils- hommes ou bourgeois bien intentionnés mais mal renseignés sur l'état d'âme de M. du Gambout, ayant essayé de l'aborder pour lui témoigner leur sympathie, furent éconduits. Désormais les journées de Pierre se partageaient entre la grotte sépulcrale, le reposoir des Gémeaux et le banc de la terrasse à la vue de la blanche statue. Mais surtout Pierre attendait avec impatience le soir. Alors, retiré dans le secret de sa chambre, il y contem- plait ihsatiablement le buste de cire que les flambeaux irisaient de leur éclairage. Les flammes des bougies qui palpitaient, couchées ou redressées, bleuissantes ou jaunies, faisaient vibrer de leurs reflets la cire teintée. Sur ce buste froid et muet pen- dant le jour, Pierre croyait alors surprendre des palpitations et des ondes nerveuses. Aux commissures des lèvres naissaient des reflets de sourires et l'émail des beaux yeux mordorés s'atten- drissait. Parfois, sur l'ambre rose du cou, de délicates modi- fications dans le modelé annonçaient la respiration et il croyait que la jeune gorge, cachée par les scabieuses, se soulevait. Il en soupirait d'ivresse. Pendant des heures nocturnes, Pierre, absor- bé par son ardente contemplation, déplaçait les flambeaux afin que le jeu des flammes créât des ombres nouvelles et des plans lumineux imprévus qui ajoutaient à son illusion.

D'une voix plaintive, il invoquait Héléna :

« Si les âmes aimantes ont quelque moyen d'agir, mani-

538 REVUS DBS DÊtJX MONDES.

feste-toi ! Puisque ton cher cœur m'aimait, prouve-le-moi! Ohl tendre amour, révèle-toi! Respire! Parle! Ressuscite! Viens! »

Au comble de son délire, l'infortuné ouvrait ses bras, mais, hélas! l'idole de cire embaumée de ses fleurs demeurait insen- sible, froide, inerte, glacée. Pas une fois les petites mains d'Héléna se tendirent du pays noir elles tâtonnaient l'infini ténébreux, vors son douloureux époux.

Or, il arrivait à Pierre épuisé de s'endormir en pleine hal- lucination. A son réveil, il éprouvait la sensation exquise de s'être rapproché d'Héléna Un accord subtil, délicieux, s'était établi entre eux par des liens d'une adorable ténuité. De soin grand lit à baldaquin, Pierre, apercevant Héléna sur l'autel qu'il lui avait dressé, la voyait sourire. Le hasard d'un rayon de soleil en diagonale suscitait une apparence de moue malicieuse sur les joues cireuses.

Mais lui-même, sur ses lèvres, quelle tiédeur éprouve-t-il ? Est-ce un baiser? Serait-ce l'haleine de l'aimée? Illusion ou certitude? Non! réalité! Héléna elle-même venait à lui dans le matin clair qui la libérait des ombres de la mort.

« Plus de fuite ! Je te retiendrai maintenant en moi, cher amour, » crie-t-il enivré.

Lorsqu'il sortit dans le bois du Val-Dolent, une âme vole- tait autour de son àme, un cœur battait côte à côte de son cœur et une voix tour à tour gazouillante ou grave chantait à ses oreilles.

<( Elle m'appartient encore, songea-t-il. A la vérité, ce qui fut Héléna me reste, puisque j'en ai recueilli ses souvenirs, ses vertus et ses actions. Et ce n'est point vaine spéculation de philosophe. Qui pourrait ne pas m'accorder que tout ce qui fut Héléna continue profondément de vivre en moi et par moi? Maintenant, une harmonie suprême s'est établie. 0 joie sublime I Gravitation de la vie instable, serais-tu vaincue par la mort? »

Arrivé devant la Dolente, à l'aspect de sa cascade dont Héléna aimait le bruit d'orage, tout à coup, saisi d'un doute, il pensa :

« Si jadis il y eut parfois désaccord, étais-je l'homme auquel cet adorable oiseau-feu devait s'unir? Nos humeurs qui se contrariaient parfois, nos besoins d'isolement à l'un et à l'autre, et ses fuites, ne me prouvent-elles pas que, quelquefois, notre passion ne trouvait pas sa satisfaction dans cette vie,

LES CŒURS CRWITENT. 539

parce que j'étais l'expérience, lorsqu'elle ne fut que l'adorable instinct! Ah! combien de fois mes misérables raisons ont la faire souffrir ! Car, au dernier terme, les joies de la nature et l'amour sont les raisons suprêmes. »

Mais après une marche dans la forêt sous les beaux arbres en voûtes d'ogive, Pierre fut apaisé par leur religieux silence. Et même, un peu plus tard, croyant vraiment s'avancer dans une douce cathédrale, il souriait le front levé, à une blonde colombe qui roucoulait tout au sommet de la nef végétale.

... D'autres semaines d'une sérénité mélancolique avaient passé, lorsqu'un matin, M. du Cam.bout aperçut sur l'autre rive de la Dolente, dans une prairie sur laquelle des moutons flo- connaient comme l'aubépine en fleurs, Marguerite, la patou- resse de Peyrargues. Et, plus encore que le jour de l'inaugura- tion de la statue, elle lui parut, a cette distance, sous son chapeau de bergère semblable à celui d'Héléna, la vivante effigie de la disparue. Il se rapproche. C'est Héléna jusque dans sa manière de rejeter sa tête en arrière d'un air décidé, quand une circonstance extérieure appelait son attention. La robe de per- cale bleue de cette paysanne rappelle la robe en toile de Bengale d'Héléna.

Debout sur un roc du torrent, Pierre, bras croisés, considère Marguerite. Il avancerait encore si les eaux tumultueuses ne formaient barrage... 0 tentation!

Tout à coup, sur un ton violent, il lui crie :

Va-t'en! Je ne veux pas voir ton troupeau dans ce pré qui m'appartient.

La pauvre fille, stupéfaite, obéit.

A son retour au château, lorsque Pierre passe devant la statue de la terrasse, il lui confronte inconsciemment son sou- venir de Marguerite.

« Quel effrayant jeu de la nature! songe-t-il. Pourtant, cette fille ne peut être qu'une enveloppe ravissante sur une grosse àme de terre. Il n'y eut qu'un cœur ailé comme le tien, Héléna! »

Et afin de se délivrer entièrement de son obsession, Pierre reprit ses travaux astronomiques. Mais bientôt leur inutilité lui apparut, car il n'avait jamais été, comme Sébastien, qu'un amateur. Tous deux avaient cherché dans l'étude du ciel une dérivation aux affres de leurs esprits. Qu'était-ce que leur astro-

540 REVUE DES DEUX MONDES.

nomie, sinon une élévation de leur intelligence vers les contrées inaccessibles de la certitude?

Au milieu de la rédaction de ses notes, Pierre les abandon- nai! afin de regarder, à travers bois, la bergère paissant ses brebis sur le causse du Martial. Caché à l'abri d'un gros orme crapoussin, il contemplait curieusement cette jeune fille, épreuve double du corps exquis qui n'était plus. Ensuite, Pierre allait pleurer sur son indigne faiblesse au reposoir des Gémeaux. Mon Dieu! allait-il désirer cette paysanne? La vilenie originelle stagne dans l'homme qui se croit le plus délivré du mal.

Le jour suivant, le hasard d'une descente jusqu'à la Dolente l'ayant encore fait succomber au désir de contempler la bergère, sur la crête du causse elle apparaissait toute blonde et pas plus haute qu'une quenouille de chanvre au milieu de ses moutons égaillés comme des pâquerettes parmi la sombre brous- saille, plein de misère à cette nouvelle tentation, Pierre résolut de passer son après-midi dans la grotte sépulcrale.

Et, en souvenir de ce jour ils avaient lu ensemble, joue contre joue, le récit de Paolo et de Francesca, Pierre, ayant évoqué Héléna si pitoyable aux infortunés amants de la Divine Comédie, rouvrit son Dante. Lorsque ses yeux embués par les pleurs se furent assez éclaircis, il lut à haute voix le récit har- monieux du poète, comme afin d'en faire profiter la morte, étendue près de lui. Tandis qu'il lisait, la Dolente, de son point d'orgue berceur, accompagnait sa lecture :

« Apparition à Dante de Béatrice morte.

« J'ai vu dans l'Orient rose apparaître une dame couronnée d'olivier, revêtue d'un vert manteau et d'une robe couleur de flamme. Et mon esprit qui, depuis si longtemps, n'avait éprouvé la stupeur que me causait sa présence, par une vertu occulte qui d'elle émana, de l'ancien amour sentit la grande puissance. Mon sang frémit ; de l'ancienne flamme je reconnus les signes.

« Avec une contenance altière, elle me dit :

Suis-jc bien Béatrice?

« Tourné:; vers les anges qui l'entouraient, elle reprit :

Tant que mon visage eut de jeunes yeux, ils conduisirent Dante dans la voie droite. Lorsque de la chair à l'esprit j'eus monté, et qu'enfin je changeai de vie pour mort, Dante engagea ses pas dans une route trompeuse, poursuivant de fausses images! ».

LES CŒURS GRAVITENT. 541

A cet endroit, Pierre s'interrompit, frappe jusqu'à la stupeur par le sens de sa lecture.

Il écouta tomber les larmes de la voûte dans la vasque de porphyre, el après avoir jeté un coup d'œil douloureux au tombeau, il continua :

« En pleurant, Dante, confus, répondit à Béatrice :

C'est vrai, les choses présentes attirèrent mes pas aussi- tôt que se cacha votre visage.

« Béatrice dit encore :

Jamais la nature ou l'art ne t'offrit un plaisir égal à celui que t'offrait la vue des beaux membres dans lesquels je fus renfermée, et qui, dispersés, ne sont plus que terre. Si, par ma mort, ce plaisir suprême te trompa, quelle chose mortelle devrait désormais t'inspirer du désir? Pourquoi abaisser tes ailes pour atteindre d'autres vanités ou une jeune fille?... »

Sur cette ligne, Pierre pâlit en s'en attribuant l'anathème. Il acheva :

« Les esprits célestes qui entouraient Béatrice dirent :

Dévoile-lui ta face, morte, pour qu'il contemple la seconde beauté que tu cèles ! 0 splendeur de la lumière éter- nelle ! Qui ne paraîtrait impuissant d'esprit s'il tentait de te peindre, Béatrice, telle que tu apparus dans le ciel qui t'enve- loppe d'harmonie et de fleurs? »

Pierre laissa choir le volume, les coudes aux genoux, le front lourd entre les mains, le cœur lacéré. Pourquoi donc res- tait-il seul de ce côté de la dalle rouge quand la mort ouvre les étendues vertigineuses du ciel aux âmes vêtues de flamme? Quand il se redressa, une épouvantable aridité le desséchait. Héléna n'avait-elle pas conquis la liberté des espaces incommen- surables, tandis qu'enchaîné à sa douleur quotidienne, il restait livré aux bassesses fatales des humbles appétits humains? Jalou- sement, il songea qu'Héléna volait comme Béatrice à travers les étoiles et que bientôt le souvenir de l'homme qui s'était imposé aux courtes années de sa beauté, s'effacerait d'elle.

La nuit qui suivit cette lecture, M. du. Gambout ne cessa de piétiner son observatoire et l'atroce sentiment de sa passion inassouvie lui faisait parfois jeter des regards ardents aux astres en scintillation. Ensuite il pleura et jamais larmes plus acres ne mouillèrent des joues d'homme, car leur eau, sans consolation, n'attendrissait pas son cœur.

512 REVUE DES DEUX MONDES.

Au chant des coqs, il se rnppeîa les fune'railles d'ITe'léna dont le souvenir s'espaçait déjà dans sa mémoire chargée d'un tel passé de jours misérables, qu'il ne pouvait en concevoir la suite sans horreur.

Les bras tendus, il invoqua :

Viens à mon secours, Iléléna! Je n'en puis plus.

Assez tard, dans la matinée, Jacques trouva son maître étendu sur le parquet de sa salle de travail. Jusqu'alors M. du Cambout avait gardé vis-à-vis de son vieux serviteur, une réserve qu'il tenait de race; maintenant il se découvrait à lui comme un pauvre être définitivement jeté bas par sa douleur.

Monsieur!' Oh! Monsieurl songez que Madame vous voit, se récria Jacques tremblant.

Cet avertissement suffit à redresser Pierre, livide. Son domestique congédié, il ouvrit son secrétaire afin d'écrire fiévreusement un court billet :

« Geneviève, comme je vous l'avais promis, j'ai essayé de résister. Le fardeau m'écrase et la mort seule saurait maintenant me décharger de ma croix. »

A ce cri du désespoir, les lettres de Cagnes commencèrent d'arriver, nombreuses. Et M. du Cambout y répondit :

« Pauvre àme solitaire, tu gravites comme je gravite. Et ton cœur comme le mien, lamentable aérolithe perdu dans l'infini, ricoche d'atmosphère en atmosphère sans jamais trouver son repos. Je le sais, pas une caresse, pas un mot doux ne te conso- lent et ne t'arrêtent dans ta course frénétique. Geneviève, ton exode vertigineux ne trouvera jamais son terme! 0 mon Dieu l quel supplice vous réservez à de grandes âmes innocentes!

Par les nuits dorées de Provence, je te devine au sommet de ta tour de Cagnes, tendant tes bras vers celui qui ne te sera jamais d'aucun secours. Si je te plains, Geneviève, aperçois aussi mes mains désormais vides, crispées vers les espaces inconce- vables où fuit Héléna. Geneviève, ma sœur de malheur, lamen- tons-nous ensemble ! »

... CependantPierre.de plus en plus enfermé dans sa maison, demeurait fort avant dans la matinée en contemplation du buste de cire dont il renouvelait lui-même pieusement les ileurs. Ensuite, descendant à la grotte tumulaire les chaumes des roseaux souhaités par Héléna bruissaient comme des soieries au vent, il plongeait les doigts dans la vasque gravée sur son

LES CCEURS GRAVITENT. 543

rebord de l'inscription : « Comme le cerf altéré soupire après l'eau des fontaines, ainsi mon âme soupire après vous I » et de sa main mouillée il aspergeait le tombeau. La vue du sépulcre le brisait peu à peu, quelle que fut sa volonté de demeurer im- passible. Il regagnait alors sa chambre toutes les reliques d'IIéléna exposées, ses cassettes, son éventail, un miroir, des sachets et cent exquis petits objets de jeune femme élégante, lui ressuscitaient son bonheur perdu. Torturé par ses soirvenirs, la pensée qu'il ne pourrait pas toujours supporter son martyre s'affirmait de plus en plus chez lui. Son cœur saignant résistait mal à des appels à la fois délicieux, empoisonnés et etrrayants.il inclinait peu à peu à croire qu'un moment viendrait sa douleur l'emporterait sur sa capacité de souffrance, et il sup- pliait le ciel étoile de lui accorder sa délivrance.

Les enveloppes au timbre de Cagnes arrivaient presque chaque jour. Leur lecture achevée, les yeux énormes, il s'opi- niàlrait en d'interminables contemplations dont s'effrayait Jacques. Et ces lettres dont l'encre aurait l'éblouir, dont les lignes, en se chevauchant, cherchaient à monter au ciel, dont les termes voulaient répandre tous les parfums, assurer de tous les dévouements, n'empêchaient point Pierre, chaque jour plus morne, de sombrer dans un océan de désespoir.

Sur une nouvelle lettre de Geneviève dont chaque mot criait de tendresse, Pierre en porta le papier à ses lèvres, et dans l'émotion suscitée par cette lecture, assis devant le buste d'IIéléna, dérisoire de roseur feinte, Pierre écrivit : la Prière à l'amour.

« Cher esprit libéré, Iléléna, je te le demande, n'y a-t-il donc aucun moyen de réaliser sur cette terre le définitif amour? Aussi cruelle soit ta réponse, parle. Toi qui sais maintenant la vérité, n'est-il pas vrai que les constellations inscrivent en lettres scintillantes et formidables sur le ciel, cet avis terrible :

« Pour persister, il faut la séparation universelle unie à l'attraction universelle. »

Nos cœurs errent éternellement parcequ'ils sont la proie des lois cosmiques qui nous régissent. Nous sommes la poussière sanglante souftlée entre les mondes par les vents de l'infini et nous ne sommes pas plus les maîtres de nos destinées que notre terre n'est capable de sortir de sa voie solaire pour s'unir à des astres plus pitoyables.

544 REVUE DES DEUX MONDES.

Quelle affirmation nous apportes-tu donc, firmament, sinon celle-ci, que les âmes comme les planètes tourbillonnent en lointaine communion, mais sans pouvoir s'unir. Étoiles, fleurs grandioses du ciel, notre ravissement découvre en vous la plus fatale des lois. Pourquoi vos scintillations, cœurs solitaires1 désastreux symboles de nos amours? i

Héléna, dis-moi s'il faut que, l'âme ayant perdu ce corps fra- gile, joie de cette vie, l'esprit ne soit plus que lumière, pour que nous connaissions enfin cet amour suprême, rêvé par les saints, les héros et les grands amants? Parle! Faut-il mourir pour atteindre à l'amour éternel, délivré des misères de l'exis- tence? Amour, mot mille et mille fois répété, invocation sous tous les cieux ! Dieu invisible et partout présent, essence incon- naissable et pourtant réalité adorable, j'aspire à toi et par ton intercession, Héléna.

0 ma chère femme-enfant qui n'auras jamais que vingt printemps, Héléna, visage sans ombre, bouche en fleurs, bras blancs comme des rayons de clarté, tendre statue rose qui me ravissait d'extase, voix de rossignol, gazelle bondissante, cœur donné, purs yeux d'aurore et regards pâmés du crépuscule, rou- coulements de mai, tout ressuscite de notre passé dans ma mé- moire et j'en appelle à ton amour pour qu'il ait pitié de moi! Accepte-moi! Tends ta main à mon escalade. Je me meurs ici de froid! 0 mon amour, offre-moi tes lèvres de feu 1 Pour que cesse mon épouvantable gravitation, je consens à m'anéantir en toi. Catastrophe sublime, je te souhaite, afin que fondus et abolis l'un en l'autre, nous resplendissions dans une âme unique. Amour! pour toi je consens à n'être plus moi. Alors, tu seras réalisé, amour, car ton but divin ne poursuit-il pas la dis- parition de notre personne égoïste? Aimer, c'est être autrui. Je souhaite ce mystère! Celui-là qui a perdu son Héléna et qui n'aspirerait pas à subir dans sa plénitude ton effrayante loi, amour, n'aurait pas vraiment aimé!

Reçois-moi donc, amour ! »

* *

Quelques semaines après les obsèques de Pierre du Cambout, un breack, tous ses rideaux fermés, s'avançait lentement dans l'avenue des châtaigniers au pas de ses chevaux recrus. Son cocher jouait k cingler de la mèche de son fouet les bogues

LES COEURS GRAVITENT. ;>t>

! piquantes des arbres. La voilure aux fusées grinçantes traversa : la terrasse sur laquelle se drossait la statue d'Héléna, ses scabieuses entre les bras. Pas encore évaporée, la rosée mati- nale faisait étinceler à la lumière les épaules marmoréennes de cette délicieuse image qui semblait porter les moissons de l'amour.

Le rustique conducteur arrêta son attelage. Il attendit quel- ques instants; enfin, surpris, il descendit de son siège :

Hé! madame, appela-t-il, vous êtes au Val-Dolent.

Les rideaux écartés, une dame de huile taille, tout de noir velue et ses voiles de crêpe sur le visage, descendit le marche- pied.

D'un signe elle fit comprendre au voiturier qu'il pouvait se rendre à la ferme.

Quand le roulement de l'équipage cessa de se faire entendre, ..Geneviève demeurée devant la figuration d'Héléna, remarqua que des ouvriers avaient déjà descellé une partie du soubasse- ment et les pierres de taille en étaient jetées dans l'allée. Il paraissait évident que les héritières, Mlles de Néjouls, avaient l'intention de faire disparaître cette statue. A quel sentiment obéissaient-elles?

S'approchant du château dont un soleil tamisé faisait miroiter les combles d'ardoises et les chaînages de tulïeau, Mrae Rodelle essaya vainement d'y pénétrer. Il était soigneusement clos. A travers la large porte vitrée du vestibule, elle remarqua les vêtements et les coiffures de M. et Mme du Gambout demeurés aux patères, et leur aspect lui parut si poignant, qu'elle gémit doucement :

« Héléna infortunée ! Pierre, âme de mon âme ! seul espoir, seule tendresse de ma vie ! » et des pleurs débordèrent de ses yeux.

Par l'allée des Reposoirs qui descendait à la grotte, Gene- viève atteignit d'un pas qui se ralentissait de plus en plus, la caverne tumulaire. A son seuil obscur, prête à défaillir, elle cessa d'avancer. Les pleurs de la voûte tombaient dans la vasque avec des notes tantôt graves et tantôt angéliques, suivant que les gouttes touchaient l'eau profonde de cette fontaine ou ses bords.

Ses voiles relevés, Geneviève lut sur la dalle verticale :

ÎÏÉLÉNA-PlERRE. TOME LVIII. 1920* 35.

546 REVUE DES DEUX MONDES.

L'éloquence de ces seuls pre'noms lui arracha des sanglots : < Maintenant, tout est consommé, pensa-t-elle. Toi, vivant, Pierre, j'avais encore un fantôme d'espérance. Ton nom creusé dans cette pierre m'enlève jusqu'aux illusions de mon imagination. »

Tombée sur les genoux, Geneviève pria, le front contre la. I tombe, immobile au point qu'elle paraissait elle-même une noire statue tombale. Et dans le silence sépulcral, les gouttes de la voûte retentissaient avec des vibrations de harpes éoliennea Geneviève écoute avec une sorte de ravissement funèbre ces accords séraphiques, et d'étranges pensées lui viennent.

« Cette tombe désespérante me re:id ma liberté, réfléchira elle. J'aurais maintenant le droit, Pierre, de ne plus dissimuler que je t'aime et l'on ne saurait me reprocher d'adorer une ombre. Et tu ne me repousseras pas, puisque tu n'as plus rien; à craindre de ma faiblesse. La mort délivre. Aussi le jugement des hommes ne m'effraye plus. Une àme tend vers une autre âme. Révèle-toi donc à moi, cher Pierre, je t'en supplie ! »

Seul le bourdonnement de la Dolente répondit à cet appel. Agenouillée et les mains tendrement posées sur les lettres gra- vées du nom de Pierre, Geneviève attendit. Elle avait un pâle sourire de ravissement en songeant que, désormais, nulle force en ce monde ne pouvait l'empêcher de consacrer le reste de son existence à Pierre. Dorénavant, sans remords,' elle allait le faire vivre d'une vie délicieuse en sa fidèle mémoire.

(( Pierre ! cher ami 1 palpitation de mon cœur, murmurait- elle avec une ineffable tendresse, ton soufile me fait respirer et ta pensée me donne à rêver. Plus de recul ! Plus de fuite ! Tu es ! Chaque jour désormais je viendrai t'entretenir et tu ne pourras point ne pas m'ente ndre. »

Brusquement Mme Rodelle cessa d'adresser ses tendres invo- cations au tombeau. Le bruit d'une marche sur l'esplanade la fit se relever et quitter la grotte tumulaire.

Arrêté à une certaine distance, M. Véran qui la voyait s'avancer la salua en la regardant avec un air de compassion. Puis ils remontèrent silencieusement vers le château. Quand ils atteignirent a sa terrasse, M. Véran prononça :

Vous m'avez prié de vous retrouver au Val-Dolent, madame, et j'ai répondu bien volontiers à votre convocation. Vous m'excuserez de ne pouvoir vous ouvrir la maison, M,les de Néjouls en ayant repris les clefs.

LES COEURS GRAVITENT.

547

A cet avertissement, Geneviève considéra le vieillard d'un air si malheureux, que celui-ci crut devoir ajouter :

Je regrette cette détermination de M,los de Néjouls. Elle peut en partie se justifier par le désir respectable d'assurer à la mémoire de M. et Mme du Gambout, le silence et la paix.

De plus en plus effrayée par ce qu'elle croyait soupçonner, Geneviève reprit avec douleur :

Je ne sais rien des circonstances de la mort subite de mon cousin. Je vous conjure de me renseigner.

Après une hésitation, M. Véran dit tristement :

Aucune personne, madame, plus que vous n'a le droit de savoir... ou tout au moins de deviner, car nous en sommes réduits aux conjectures.

Le jour do la Toussaint, malgré le froid qu'il pouvait y souffrir, M. Pierre ne quitta pas la grotte. Ce même soir, le fermier le prévint que son cheval, enfermé depuis une semaine, menaçait de briser son bas-tlanc. A cet avertissement M. du Cambout répondit :

Nous sortirons demain.

Toute cette nuit, il brûla des papiers ou bien écrivit. A peine le jour permettait-il de distinguer les branches au ciel gris, qu'il se rendit lui-même à la ferme. Sa monture excitée par une attache prolongée, aussitôt qu'elle sentit son cavalier en selle partit d'un train de foudre dans la direction de la terrasse.:

Nul ne fut témoin du drame qu'une paysanne, Marguerite.

Par un hasard vraiment prodigieux cette bergère ressem- blait a Mme Héléna. Cette jeune fille a raconté que se trouvant à l'aube sur le Gausse du Martial qui domine le Val-Dolent, elle avait vu M. du Gambout lui apparaître sur un cheval emporté dont il ne pouvait plus maîtriser la course. Marguerite assure qu'au passage devant la statue, M. du Cambout leva les bras au ciel. L'animal emballé franchit d'un bond la balustrade, et, pendant une seconde, parut suspendu sur l'abîme avec son cavalier.

Quand la jeune fille, épouvantée, put prévenir les bordiers de Peyrargue, ceux-ci trouvèrent M. du Cambout étendu sur le dos; ses yeux ouverts étaient tournés vers la grotte funéraire dont l'ouverture rouge brillait au soleil levant.

Et les paysans sa rappellent que lorsqu'ils retirèrent le corps delà Dolente, son eau gémissait avec une voix presque humaine.

548 REVUE DES DEUX MONDES.

L'anxiété, la pitié et l'horreur s'étaient peints successive- ment sur les traits de Geneviève. Longtemps elle demeura comme privée de raison. Mais alors que M. Véran redoutait de la voir éclater en sanglots, elle eut une expression poignante. Désormais, elle aussi vivrait les yeux fixés sur la colline sépul- crale et son cœur n'aurait plus qu'un désir insatiable. Par la mort qui absolvait tout, Pierre lui appartenait maintenant autant qu'à Héléna.

Monsieur, dit-elle enfin au notaire avec un calme qui le remplit de surprise, car il n'avait pu ignorer les sentiments de. MmeRodelle pour M. du Cambout, je vous prierai de me trouver une habitation dans ce pays je compte désormais demeurer.

Il s'inclina en lui répondant qu'il croyait pouvoir assurer^ son installation à proximité du Val-Dolent.

L'ayant remercié, ils se séparèrent.

Chaque après-midi, Geneviève vient écouter le chant élé- giaque de la Dolente et, pour remonter ensuite vers la grotte, traverse l'allée des Reposoirs dédiés aux constellations du Zodiaque.

Parfois elle se rappelle les nuits lunaires de Gagnes, sur sa vieille tour des Grimaldi, et elle réentend les implorations de Pierre :

« Amour, tu es insaisissable autant que ces étoiles et nous ne pouvons cependant nous détacher de toi. Liés par les lois de la gravitation, nos cœurs tournent et tourneront éternellement les uns autour des autres. Infortunée condition! Et pourtant nous te dédions nos vies, Amour! »

Tandis qu'elle entendait résonner ces paroles dans son sou- venir, Geneviève, la tête inclinée sur son long col et ses yeux océaniques emplis d'infini, ressemblait à l'une de ces adorables figures de Botticellioù la nostalgie chrétienne domine la volupté païenne.

Avec les ans, dépouillée de sensualité et devenue semblable aux pures étoiles de l'éther limpide et glacé, Geneviève continue de graviter autour des âmes de Pierre et d'Héléna, qui gravitent elles-mêmes dans les espaces infinis régnent le froid, le vide, la paix.

Charles Géniaux.

LE CRIME D'EKATEltlNBURG

16-17 JUILLET 1918

Les lignes qui suivent sont l'exacte relation de l'audience qui me fut accordée par le général Diederichs, l'ancien com- mandant des troupes Tchéco-Slovaques en Sibérie. Le général s'est livré à de minutieuses recherches ; il a sans trêve ni merci fouillé la ville d'Ekaterinburg et ses environs; avec une infa- tigable et douloureuse énergie il a suivi chaque piste, recueilli chaque indice, interrogé chaque témoin pour établir sur des preuves irrécusables le sort du Tsar, de la famille impériale et de sa suite. Les doutes concernant la mort de Nicolas II et des siens doivent, hélas! tomber atout jamais : la famille impériale a été massacrée d'une manière aussi lâche que barbare. Le comité de recherches en possède d'abondantes preuves documentaires et matérielles. Les procès-verbaux résultant de cette longue et laborieuse enquête seront en temps et lieu publiés au grand jour. Mais, dès maintenant-, il me semble opportun de faire connaître qu'ayant à sa disposition plusieurs milliers d'objets et de documents, outre les déclarations de différents témoins, le général Diederichs a pu reconstituer toute la scène du meurtre, telle qu'elle s'est déroulée dans la nuit du 17 au 18 juillet 1918.

Voici le récit authentique du drame, tel que je l'ai recueilli de la bouche du général; le lecteur comprendra que je m'y sois scrupuleusement abstenu de tout commentaire.

Les « Soviets » avaient décidé de transporter la famille impériale de Tobolsk (1), elle avait été tenue prisonnière

(1) Les membres de la famille impériale, l'Empereur surtout, y étaient devenus l'objet d'une vénération naïve et touchante. Les voyant prier si souvent et avec

550 REVUE DES DEUX MONDES.

depuis son départ de Tsarskoe Selo, à Ekaterinburg (1), dans l'Oural. L'ordre de départ fut mis à exécution, pour moitié, le 26 avril, jour une partie des prisonniers quitta Tobolsk pour arriver à Ekaterinburg le 30 avril ; cette date a été gravée par l'Impératrice sur une fenêtre et marquée d'une croix, dans la chambre qu'elle occupait à Tobolsk.

Au moment l'ordre de départ arriva a Tobolsk, le tsaré- vitch était sérieusement malade ; l'Impératrice se trouva placée dans la dure alternative, soit de partir avec l'Empereur, a qui on refusait tout délai, soit de rester avec son enfant malade : elle décida de rester avec le petit prince. Des quatre grandes duchesses, la troisième seulement, Marie Nieolaïcvna, fut auto- risée à accompagner son père. Outre l'Empereur et sa fille, le premier groupe comprenait le docteur Botkine, le prince Dolgu- roukofl", la jeune comtesse Ilendrikoff, le valei de chambré Serdnefl" et la femme de chambre Demidova. La seconde partie des prisonniers arriva à Ekaterinburg le 10 mai : elle se com- posait de l'Impératrice, du tsarévitch, des trois autres grandes- duchesses, aihsi que de toutes les personnes qui étaient restées avec f,i mille impériale.

Us fiirenl tous placés dans la maison Epaticff el rigoUreuse- mm) surveillés.

Il y eut, de prime abord, une garde de tfente-six hommes pris dans les usines voisines de Ssycerdski et repartis ainsi qu'il suit : deux postes de garde à l'intérieur, cinq à l'extérieur; en outre, deux mitrailleuses étaient braquées devant la maison. A la tête de cette première garde se trouvait le commissaire

tant d'ardeur, les payêâns des environs leur apportaient d'humbles offrandes, des objet? de piété .i touchef; ils les regardaient prier et. s agenouillant, joignaient leurs prières à celles des prisonniers, traités encore à eetle époque avec des égards relatifs. C'est évidemment cette popularité à basé religieuse, toujours croissante, qui alarma les « Soviets; » malgré, ou peut-être a cause de l'éloigfte- nient du chemin de fer 200 kilomètres), ils craignirent un enlèvement pat les paysans el décidèrent alors, dès que les routes, au sortir de l'hiver, devinrent quelque peu praticables, le transport à Ekaterinburg.

1 A Ekaterinburg, le prestige qu'exerçail le Tsar s'affirma avec une égale ince, faisant dp lui et de sa famille l'objet d'un véritable culte. Plus d'un «aide qui le haïssait de |>rimc abord dut être remplacé plus lard parce qu'il s'était ti-nnsioiinr cri sujel dévoue. La dignité des prisonniers et leur piele qui tenait presque à l'exaltation religieuse fel dont l'exercice remplissait une partie leur vie, édifiait tout le inonde à Ekaterinburg. Cette fois encore, les « Soviets » eurent peur d'un soulèvement en faveur des prisonniers : cela explique d'abord les duretés de leur emprisonnement, puis la hâte de la catastrophe finale.

LB CRIME p'eK \TFRT\MRG. 551

; Wratchkowski, avec son aide Àvdéief, ••! un criminel libéré. On v ajouta des gens des usines des frères Zlokazoff, dis neuf ouvriers, donl dix étaient des criminels libérés, l'uis arriva Jourowskyh, avec deux aides, un Russe et un Juif, et une équipe de Lettons. C'est de ces derniers qu'il sera parle dans ce récit : ils ont été les geôliers et les bourreaux de la dernière heure.

I par eux que le régime de la prison, d'abord supportable, à ^exception des visites du « contrôle', » toujours pénibles et ou- trageantes, fut changé en un odieux- système de continuelles vexations. Telle fut alors la rigueur de l'emprisonnement qu'on alla jusqu'à supprimer les promenades au jardin; peu à peu les gardiens lettons donnaient libre cours à leurs sentiments de haine et de basse cruauté : avec leur arrivée commença pour les prisonniers la montée du Calvaire.

La maison Epatieff reçut un nom de sinistre augure : elle devint» La Maison à destination spéciale. »

Le gardien chargé de la surveillance se nommait Avdéief; il resta à son poste jusqu'au 10 juillet; à cette date, accusé d'avoir volé 75000 roubles au Tsar, il fut remplacé par Jourowskyli ; ce dernier amenait avec lui dix Lettons, spécialement choisis pour composer la garde intérieure de la prison; l'un deux se nommait iiebrsin, surnommé Paschko.

A partir de ce jour, le traitement infligé aux prisonniers empira sensiblement. Leur vie religieuse changea du toui au tout, car le prêtre et le diacre n'eurent plus la permission de les approcher ni de célébrer pour eux les offices. La famille impériale conserva, en dépitde tout, l'habitude de passer de longs moments en prière et manifesta, pendant toute la durée de sa captivité, la même ferveur mystique. Aussi la suppression des offices fut-elle une cruelle privation. Un incident singulier était advenu le jour qui précéda l'entrée en fonctions de la garde lettonne, dernier jour la messe fut célébrée pour le Tsar et sa famille dans la maison Epatieff. Il y a dans la messe selon le rite grec-orthodoxe, une prière dite à voix basse dans les messes ordinaires et chantée dans les services funèbres; c'est un des moments les fidèles s'agenouillent. Or, il arriva que, ce der- nier jour de messe, le prêtre se trompa et entonna à haute voix le chant de cette prière; suivant l'usage, toute la famille impériale tomba a genoux... L'impression fut profonde dans le petit groupe des assistants. Le prêtre a déclaré par la suite

552 BEVUE DES DEUX MONDES.

que toutes les personnes présentes eurent comme lui le pressen- timent qu'un événement fatal se préparait.

La constante angoisse, la perpétuelle menace d'être poignar- dés par cette bande de gardiens féroces devint, pour les malheu- reux, un supplice intolérable, un affolant cauchemar.

Dans la nuit du 16 au 17 juillet, à deux heures du matin, les cinq plus importants députés des Soviets pénétrèrent dans les chambres la famille impériale reposait. Jourowskyh les accompagnait : les prisonniers, avec toute leur suite, à l'excep- tion d'un jeune garçon du nom de Sidneiï'qui n'avait que qua- torze ans, furent conduits dans les sous-sols de la maison.

Il était environ trois heures du matin.

Jourowskyh lut un papier; puis, sa lecture achevée, il ajouta: « Ainsi, votre vie est finie. » Le Tsar répondit : « Je suis prêt. » Lui, la Tsarine, la grande-duchesse Olga Nikolaïevna et le doc- teur Botkine firent le signe de la croix; les trois autres grandes- duchesses s'évanouirent; le petit tsarévitch resta debout, les yeux fixes et hors des orbites, comme s'il perdait la raison.

Jourowskyh donna le signal et tira le premier coup de revol- ver : l'Empereur fut tué à bout portant. Alors commença une furieuse tuerie : il y eut une grêle de coups de fusils et de coups de revolvers. Ceux qui ne moururent pas sur-le-champ furent achevés à coups de crosses et de baïonnettes. La grande- duchesse Anastasie Nicolaïevna, qui n'était qu'évanouie, se mit à crier quand on voulut la toucher : elle fut assassinée à coups de baïonnettes. La quantité de sang répandue était si grande, qu'il en coula dans le sous-sol voisin.

Les meurtriers étaient : le Russe Jourowskyh, les dix gar- diens lettons et cinq députés des Soviets, juifs tous les cinq. L'aide-gardien de Jourowskyh, le Russe Paul Medvedielf, qui devait mourir d'une crise cardiaque trois jours plus tard, avait aussi pris part au carnage.

Ces faits sont établis par le prêtre et le diacre, par la veuve de ce Medvedieff, à qui son mari avait tout avoué, par la sœur de Jourowskyh et par deux des gardiens qui racontèrent le drame à divers membres de leur famille.

Les gardiens furent laissés dans le sous-sol avec l'ordre de faire disparaître toutes traces du meurtre, besogne qui les occupa jusqu'à six heures du malin. Les cadavres, empilés dans un camion-automobile, furent transportés à un endroit situé à une

LE CRIME d'eKATERINBURG. 5j3

vingtaine de kilomètres d'Ekaterinburg ; la, ils furent fouillés, dépouillés de leurs vêtements et brûlés. D,; ces vêtements, ainsi que de tout ce que les prisonniers portaient sur eux, on fit trois bûchers séparés. Il fallut deux grands jours pour faire entièrement disparaître les restes et les traces des victimes sur les lieux mêmes; finalement, ce qui en subsistait encore fui jeté dans le puits d'une mine. *

Mais les Bolcheviks ne purent quand même pas tout détruire et bien dos vestiges furent retrouvés : la mâchoire arti- ficielle du docteur Botkine et un doigt de femme (qui a été identifié); également un grand nombre de fragments d'objets ayant appartenu aux différents membres de la famille impé- riale, même quelques débris des bijoux du Tsar.

Outre les premiers déblayages sommaires, cinq jours furent encore employés a essayer de purifier la maison Epatieffà Eka- terinburg de toute trace du crime. Un détail bien significatif y a élé constaté : toutes sortes d'objets d'usage personnel, ceux dont on ne se sépare pas, tels que brosses a dents, brosses ,:i cheveux, chemises de nuit, etc., avaient été détruits, mais les restes en purent être identifiés et furenl retrouvés dans les poêles de la « Maison à destination spéciale, » comme aussi beaucoup d'objets ayant été la propriété personnelle des impé- riales victimes, ont également été reconnus et identifiés, a Ekaterinburg même, sur la personne de parents des meurtriers (vêlements, linge, parfums, etc.).

Jourowskyh avait donné l'ordre que toutes choses restées dans les appartements après le massacre fussent apportées dans une chambre spéciale; là, elles furent classées et emballées dans sept valises différentes ; le triage se fit sur une large ottomane, et quelques objets, ayant glissé entre l'ottomane et le mur, furent retrouvés plus tard, entre autres une lettre de la grande-duchesse Olga Nikolaïevna. La partie de ce funèbre butin qui avait le plus de valeur fut déposée temporairement à la filiale de la Banque « Volga-Kama » à Ekaterinburg. Mais l'incinération des papiers et documents de la « Maison à destination spé- ciale » avait été faite si sommairement, que las feuilles infé- rieures des piles de papiers n'avaient pas été touchées par le feu et étaient restées intactes. Ces feuilles contenaient la liste des gardiens, tous connus à l'heure actuelle, à l'exception des Lettons; ceux-ci avaient été amenés à Ekaterinburg uniquement en vue

554 REVUE DES DEUX MONDES.

de l'assassinat : leur feuille de service n'était pas avec celles, plus anciennes, des autres gardiens, et aura été brûlée à part.

Le jour qui suivit le meurtre du Tsar et de la Tsarine et de tous leurs enfants, le 1" juillet, un télégramme fut envoyé au Soviet d'Alapaevka, ordonnant l'exécution immédiate des pri- sonniers qui se trouvaient dans cette ville. C'étaient : la grande-duchesse Elisabeth Fedorovna (sœur de l'Impératrice, veuve du grand-duc Serge Alexandrovitcli, assassiné à Moscou longtemps auparavant), le grand-duc Serge Michaïlovilch, les trois fils du grand-duc Constantin, le prince Palley (fils du grand-duc Paul Alexandrovitcli et de son épouse morganatique, M""5 Pistohlkors, depuis princesse Palley), et le maître d'hôtel Remeza. L'ordre fut exécuté le jour même dans un bois voisin; les cadavres, rapidement fouillés, furent jetés dans un puits de mine, encore chauds, sans même avoir reçu le coup de grâce. Ils ont tous été identifiés et on a retrouvé sur eux nombre de lettres et de documents. Parmi les objets retrouvés sur la belle et pieuse grande-duchesse Elisabeth Fedorovna, se trouvait une icône d'une grande valeur historique aussi bien qu'artistique : c'est l'icône devant laquelle l'empereur Nicolas II se prosterna et resta en prières durant l'heure tragique qui précéda la signa- ture de son abdication au trône.

Les précisions que j'ai pu réunir, la connaissance des noms de tous les complices avec les détails personnels sur eux et sur tous ceux qui eurent une part active dans ce grand crime; les déclarations de nombreux témoins ainsi que les documents, les listes et papiers retrouvés, réduisenl à néant toute espère de doutes au sujet de la mort du Tsar, de sa famille et de ceux qui leur furent fidèles jusqu'il, la lin. Si la demoiselle d'hon- neur de l'Impératrice, la baronne Buxhoevden, esl resiée en vie, ce n'est qu'à un miraculeux hasard; les meurtriers tuèrent par méprise la femme do chambre Demidova, la prenant poui la baronne Buxhoevden. Cette fidèle amie de l'Impératrice, après avoir été à Tokyo recueillie par l'ambassadeur d'Angleterre et Lady Green, passa par l'Amérique et l'Angleterre pour aller rejoindre à Copenhague son père, ancien ministre de Russie en Danemark, démissionnaire lors de la Révolution.

Les Bolcheviks annoncèrent la mort de l'Empereur, mais eu démentant celle <\<'s autres membres de la famille impériale et de leur suite. Ils mirent tout en œuvre pour surprendre J a bonne

LE CRIME d'eKATERTNRURG. 555*

foi publique. Par exemple, le 20 juillet 1918, trois jours après le crime, un train quitta officiellement Ekaterinburg et. il fut bruyamment annoncé qu'il emportait les prisonniers impériaux. En réalité, la lectrice et amie de l'Impératrice, Mlle Schneider, la toute jeune demoiselle d'honneur comtesse Hendrikofï, le maître d'hôtel Nagorni, les laquais Valkoff et Trun se trouvaient seuls dans ce train qui fut dirigé sur Perm. Tons, à l'exception d'un des domestiques qui, par un hasard inouï, put s'échapper à la dernière minute, furent fusillés près de Perm le 22 août 1918. Quelques autres personnes attachées à la malheureuse famille impériale, furent emmenées jusqu'à Tyumen", en Sibérie; là, elles reçurent l'ordre formel de quitter le district dans un délai de vingt-quatre heures.

Tel fut, textuellement, le récit du général Diederichs. Il contient des faits importants et met définitivement lin à toutes sortes de prétendues informations. J'ai tenu à le rapporter, aussi sobrement, simplement et véridiquement qu'il m'a été fait par une bouche si autorisée.

Puisse cette publication ruiner une fois pour ton les les rumeurs et fables toujours renaissantes, et toujours de source bolchevique, [ d'après lesquelles le Tsar serait vivant, ainsi que sa famille, caché au fond de la Russie! Un de ces articles bolcheviques, destinés à égarer l'opinion, parut à Moscou le 17 décembre 1918. Litvinoff (Finkelstein) à Copenhague, avoue une partie du meurtre et nie l'autre. Dans un journal allemand, en avril 1920, parut une correspondance d'un soi-disant prison- nier de guerre allemand, qui disait avoir assisté à Ekaterinburg au meurtre du seul Nicolas II.

La raison de ces bruits tendancieux est si claire pour qui connaît l'histoire de la Russie et 1 âme russe ! Créer plus de confusion, de dissensions, de crainte et d'espoir superstitieux dans celte mentalité déjà si profondément ébranlée et atteinte jusque dans ses racines...

Nicolas de Berg-Poggenpohl*

AU PAYS BRETON

Ild)

AVEC LES PÊCHEURS (ÉTÉ)

De la cale du bourg, les yeux se tournent d'eux-mêmes, tou- jours, vers l'ouverture de l'estuaire. Cette petite ligne d'infini tendue là-bas, entre la lande et les vieux bois familiers, attire étrangement, bien plus que le demi-cercle du large déployé' devant une côte. On perçoit la profondeur de l'espace : c'est une issue vers un au-delà visible, et dont le désir renaît toujours. Par ces parfaits matins d'été, nous sortons souvent, et parfois pour toute la journée. Ce qui nous prend si fort, dans ces longues courses en mer, l'on est seul sur un très petit bateau, ou bien avec des marins qui parlent peu, c'est la simplicité cosmique des choses. Un morceau du monde éternel apparaît, et l'on oublie son être distinct; le petit mouvement de l'esprit s'arrête, on participe à la grandeur de cet univers qui vous porte, et par lequel il est bon de se sentir porté. Rien qui tranquillise et purifie davantage. A trois milles au large, la terre, qui est basse, se réduit à rien : une ligne imperceptible, le plus mince ruban de fumée bleuâtre, sans un détail auquel on puisse donner un nom. Simplement, c'est la terre, qui pour- rait être celle de l'Inde ou de la Chine, aussi bien que le conti- nent d'Europe. On retrouve le sentiment de la planète.

Par les plus beaux jours, un voile vaporeux enveloppe l'horizon, et la côte ne tarde pas à s'y évanouir. Il n'y a plus rien que la plaine liquide, l'étendue claire, pas un objet n'arrête le regard, tout est mouvement, fuite, glissante ondu- lation, (il le profond ciel pâle l'astre poursuit sa course. Nul

(1) Voyez la Revue du 1" juillet.

AU PAYS RRETON. SÎH

changement au long des heures que sa monle'e, son progrès, et puis son long déclin oblique, son éclipse, et, enfin, les grandes solennités du crépuscule.

D'une telle journée, qui semble un intervalle de lumière et de paix dans le courant ordinaire de la vie, le premier moment, celui du départ, dans les silences du petit matin, c'est peut- être ce qui laisse le souvenir le plus profond. Je ne sais pas d'aspect plus mystérieux de la mer que celui de cette heure-là, quand elle sort de la nuit, et que le soleil ne l'a pas touchée encore. Qu'y a-t-il en elle, alors, qui la fait apparaître si éter- nelle et si pure? Nulle prunelle grise ou bleue qui donne à ce point le sentiment de la virginité dormante. Froide virginité, ancienne comme le monde, et qui survivra à toute vie.

Hier, elle était d'abord toute voilée de brume, comme sou- vent par ces trop beaux jours, à l'heure l'aube vient"couler dans la nuit. Plus de côtes, rien de visible; pas un bruit, pas un frisson d'eau. La mer, alors, n'est plus que fumée sous des fumées, et l'on dirait chaque fois que cela est pour toujours, cet évanouissement du monde, et qu'il ne se réveillera pas.

Le marin, Jean-Marie, était venu me prendre à la cale. Nous devions aller ramasser des casiers, et puis courir le maquereau, du côté de l'Ile aux Moutons. Pas dans notre bateau : avec des amis à lui, à qui il « donne la main » depuis huit jours, pour remplacer un « collègue » malade. A l'aveuglette, dans la plate, il m'a conduit à bord, de l'autre côté de la rivière. Cinq minutes après, les bateaux voisins s'ébauchaient, et puis la côte prochaine : exactement une image photographique qui commence à se révéler.

Quatre heures et demie. L'étalé de marée basse. Peut-être déjà commencement de flot. Nous étions en avance. Rien à faire qu'à regarder le paysage familier se reformer encore une fois, après la longue et froide lustration de la nuit. Minutes sin- gulières, insolites, qui semblent hors du courant de la vie. Rien de changé ; chaque chose est à sa place. Voici le creux du port sous les ramures des grands arbres, voici les rochers, la petite chapelle, la rude cale qui finit en goémons glissants. Voici les vieux bateaux de pêche à leurs corps morts. Voici le thonnier qui est entré hier soir avec le flot. Chaque chose est à sa place, et, pourtant, rien ne semble tout à faitréel. C'est l'instant ambigu,

?K>8 REVUE DES DEUX MONDES.

entre la nuit et le jour, le monde, sans les humains, prend des apparences de vision. Comme tout semble essentiel! Calme blanc entre les deux pointes. La mer n'est rien que le reflet de l'aube, un pâle miroir, où, vers cinq heures, com- mence à glisser un peu d'argent et de lilas. Les phares n'ont pas encore cessé leur veille. Danse silencieuse, mystérieuse, lu-bas, dehors, de deux feux. Rouge, blanc : Penfret, l'île aux Moutons. Ils palpitent, .s'éteignent, reviennent, trempés, demi- noyés, au ras de la ligne liquide, chacun dédoublé par son propre reflet. Nulle vie que celle-là, si étrange, dont le domaine est la nuit, et qui va s'évanouir avec le jour !

A cinq heures, les premiers bruits humains. Comme ils croissent vitel Claquement de sabots du côté du quai, et puis vague, rapide clameur bretonne. Parait, sous les grands arbres, une théorie d'hommes fantômes : ils portent de longs agrès. Alors, la cale se peuple, et puis les plates, les bateaux autour de nous; des chaînes ferraillent, en même temps que les voix se taisent. Dans chaque équipage, chacun sait son travail à bord, et s'y met en silence.

Les nôtres arrivent les derniers : deux anciens, des inconnus pour moi, avec qui je vais passer toute la journée. Jean-Marie excuse d'un mot leur retard : « C'est lundi. » Alors, en effet, deux vieux peuvent bien ne commencer qu'à cinq heures du matin une journée qui finira Dieu sait quand 1

Nous partons après tous les autres. On hisse la misaine, mais pas de "vent encore. Jean-Marie se met à la godille. Le long aviron coupe le lustre vierge de l'eau, l'ouvrant d'une profonde et toute lisse déchirure. A part le cri grêle, entre- coupé des coqs appelant le soleil, on n'entend que son crisse- ment et son toc, tac, en cadence, sur les taquets. A mi-chemin de la première bouée, au moment la pulsation de la houle, si longue, si douce, si puissante, commence à soulever les plans lisses avec les goémons qui flottent, un petit souffle nous arrive, chargé de l'odeur des bois, rien qu'une imperceptible haleine, mais qui vient droit de l'arrière. L'homme rentre sa godille et ouvre la bouche :

Toujours le même temps. Les vents de la partie Nord pour commencer, et puis ils liaient à l'Est. Le soir, ils viennent à calmir en passant au suroît, et ils restent là.

Maintenant, l'aviron ne brisant plus l'ondulante surface,

AU PAY8 BRETON» 559

l'écoute de misaine choquée en grand, nous n'avons plus qu'à nous laisser aller entre les deux aurores croissantes du ciel et de la nier. Passent lentement les promontoires, les bouquets de pins suspendus dans le vide; passe le petit bois dont la pente vient tomber sur les varechs (un long vol de mouettes ourle de blanc sa verte tapisserie). Passent les champs, les landes, un manoir, et déjà c'est le Coq, la bouée rouge, dont le rouge coule, ondule, tournoie profondément dans son reflet, le cou- rant, par dessous, se brisant à une roche.

Sans mot dire, près de moi, le poing au menton, le plus vieux, qui semble très vieux, l'air triste et maladif, regarde passer ce paysage de toute sa vie.

Tintement de l'angelus, deux notes, fluides, toutes pures, qui s'égouttent sur le grand silence, et puis reviennent. A l'arrière s'éloigne le fin clocher à jour, gris sur les petits cirrus gris.

Mais, déjà, la baie commence à s'ouvrir, et aussitôt un faible, nombreux, profond bruissement nous arrive, et se prolonge : un peu de ressac, la respiration de la mer tout au long de la pointe deCombrit. Avecquelle tranquillité souverainese poursui- vent ses ondes! Elle respire, mais elle dort, et les jeux d'ombre bleue, les lignes de gris et de rose, qui fuient, se suivent, s'en- tremêlent sans arrêt par-dessus ce profond et rythmique gon- flement, semblent une fantasmagorie de rêve dans un sommeil.

Ce qui n'a pas l'air d'un rêve, c'est le bateau, un vieux sardinier de vingt-quatre pieds, si grossier, et gluant comme un poisson, puant le poisson, avec des relents de vieille eau de cale. Il est plein d'un humide pêle-mêle : cordages, lignes, chaînes, casiers, lièges, avirons, crochets, toutes choses qui parlent de dur travail quotidien.

L'ancien, qui regardait passer la rive, se lève, ouvre le coffre, y farfouille et en tire des tourteaux. Avec une hachette, il commence à les briser : de la boette pour les casiers. Mais le voici qui s'arrête, et, de la tête, montre quelque chose à l'avant : « ar brizli! » Les maquereaux. C'est tout un banc qui danse à la surface. Innombrable bouillonnement passent des éclairs, et que nous traversons. Ils sautent à deux pieds de nous. Voilà plusieurs jours que c'est comme ça, le matin, à l'entrée de la rivière. « Pas la peine de perdre du temps avec ceux-là, » dit Jean-Marie. « Ils sont à jouer. Ils ne mordent pas. » Pure joie de la vie, j'imagine, sous les influences du beau temps, de l'eau

566 REVUE DES DEUX MONDES.

lucide, du jeune été. Sans doute, ils montent à la lumière, ils viennent danser à la surface comme les papillons se poursui- vent, par ces parfaits matins, jusque sur la nappe radieuse, comme s'essorent, là-bas, les alouettes chantantes. Allégresse d'énergie toute neuve, qui veut se dépenser.

Et maintenant, nous sommes o dehors. » A l'Est, à l'Ouestî des plages se déploient, qui sont le littoral de la France : sables roses, sous les pâles, bleuissantes fumées qui montent de la campagne, mêlées au bleu des bois. L'homme a repris la nage. Les lointains apparaissent: à deux lieues d'ici, la pointe de Mousterlin. la longue dune et toutes les roches qui la débor- dent loin, à ce moment de la marée. Par là, le soleil vient de surgir, et la mer n'est que fourmillement, raies frissonnantes de feu. Mais au Sud, du côté du large, entre des régions elle semble fondre, se perdre, elle allonge sur les vides rosés du ciel un segment de bleu si clair et si lisse que cela ne semble pas appartenir à la matière : un insubstantiel reflet comme ceux qui viennent luire dans une nacre oblique. On le remar- querait à peine, mais, là-bas, à des distances infinies (l'étendue semblant toujours grandir en ces jours de rayonnante placidité) quelque chose attire les yeux, un hérissement de petites plumes posées droites sur l'eau : toute la flottille de l'Ile Tudy, soixante-dix voiles rassemblées sur un banc de sardines

La sardine qui travaille bien, remarque l'homme qui godille. Y a pas à se plaindre.

A six heuresetdemie, nous sommes sur les marques (la pointe de Saint-f iilles par le clocher de Plounéour, l'entrée du Groas- quinpar un toit lointain . Alors on voit tout de suite les flotteurs.

Les trois hommes ont passé leurs cirés pour recevoir les casiers ruisselants. Le vieux à l'air malade, Kervien, a pris l'aviron. Jean-Marie, le plus leste, en bottes de mer, debout sur un banc, amène avec la gafïe chaque paquet de lièges à mesure qu'il se présente, et haie sur l'orin. Une ombre finit par monter; l'énorme et runde nasse apparaît, émerge, et vient se r au ras de la lisse. Le maigre patron l'embarque d'un coup de coté : ruisselante, elle inonde une partie du bateau.: J'entends annoncer et commenter les prises :

Nétrai rien).

Une petite!

Une petite, c'est un homard de deux livres...

AU PAYS BRETON. "61

C'est pas avec ceux-là qu'on aura du pain comme il faut.

Daoul doux .

Y aura pas la douzaine^

Nètra.

Ah! oui, mauvaise pêche!

Ta.

Tri grank! trois crabes).

Les beaux homards, d'un bleu, si intense et profond, dont les queues claquent brusquement, s'en vont dans le vivier. Sept en tout. Le mareyeur paie quatorze francs la douzaine; deux petits comptent pour un ; au-dessous de vingt centimètres, ils ne sont pas « comptable-

Les trente paniers s'entassent à l'arrière. Le petit patron, Pierre-Yves, a tiré du coffre d'avant un congre mort, une visqueuse bète qui sent très fort, et, de son couteau rouillé, il taille dans la belle chair nacrée. On mêle ça aux morceaux de tourteaux, on reboette, et de cent mètres en cent mètres, on remouille un casier, qui coule vite. lesté de son gros caillou. Dans l'intervalle, quelquefois, on recommence à parler. On regarde les énormes crabes brun rose qui ne bougent pas, les pinces repliées.

Naoït krankï (oeuf crabes).

Y en a qui disent kraoed. Ceux-là, chez nous, on appelle plutôt dormeurs. Comment qu'ils disent à l'Ile Tudy?

Louer ien.

Krank saoz, dans le Nord, côté Paimpol. Dans le temps, j'ai été par là. avec des gas de Loguivy.

Y a un nom dans chaque pays. En France, tourteaux qu'ils disent.

Y en a qu'on appelle Parisiens, par ici.

Pourquoi ça?

Ceux-là qui sont blancs, qui ont pas de couleur.

Cette malice m'est dite par Pierre-Yves, sans un sourire. Il est si simple, et comme raidi dans le sérieux de la besogne de tous les jours. Je lui ai demandé son âge. Pemp war tri ugend soixante-cinq ans. Pas un poil blanc : une sommaire ligure de marionnette dont le vernis serait parti. L ne toison brune en fait le tour, découpée comme au couteau, et appliquée sous le menton, collée sur la joue creuse et rase.

Il a fait sa barbe hier dimanche. De petits yeux vrillés pro-

tome Lvui. 1920. 36

562 REVUE DES DEUX MONDES.

fond, d'un bleu glacé, qui miroitent sans plus d'expression que deux parcelles d'acier. La bouche, une simple fente. Il vit dans la maison il est né, pas loin de la cale. Avec ses homards à quatorze francs la douzaine, il a bien leavé (élevé) huit en- fants : deux filles et six garçons. Il y en a qui sont sur la mer, au commerce, à l'État. Il ne sait pas très bien où, ni lesquels.

L'autre vieux n'a que cinq ans de plus, et en parait davan- tage. Celui-là n'observe pas tous les rites du dimanche : il est inculte. Barbe et cheveux mêlés, en grise broussaille, la lèvre supérieure hérissée en paillasson, une longue lèvre qui avance et pend un peu comme celle d'un vieux singe. D'énormes mains déformées, mangées par les panaris, comme si souvent celles des marins. Quelque chose de souffrant, de lent, de refroidi. On dirait qu'il n'a plus de sang ; ses yeux sont éteints. Il cra- chote beaucoup, et puis reste la bouche entr'ouverte, d'un air vague, fatigué, montrant des restes de dents jaunes. C'est lui qui mène le bateau. D'un mouvement large, en 8, qui fait tra- vailler tout son vieux corps, il pèse et haie sur la lourde rame.

Il y a un mois, ils ont retrouvé en mer le canot de Jean- Marie parti en dérive. Alors il leur rend ce service de rempla- cer le collègue malade (tombé à la renverse, les reins sur le liston, en pesant sur une drisse qui a cassé) un jeune, qui travaille à part égale, bien que le bateau soit aux deux com- pères. « Ils ont plus assez de force pour trente casiers, m'a dit Jean-Marie. Et puis si ça calmirait pour de bon... »

A six heures et demie, les roses du matin évanouies du ciel et de la mer, le bleu de tout le jour commençant à régner, l'eau n'est plus autour de nous que nacre ondoyante et splen- dide. Le plus jeune a pris l'aviron, et de temps en temps regarde derrière lui, comme s'il attendait quelque chose. Tout d'un coup, il s'arrête :

Cette fois, ça y est! Vlà les vents qui tombent.

Le vent qui se lève, dirait un terrien. Là-bas, entre nous et la côte, on voit une ombre frémissante, qui semble à peine pro- gresser : la risée, celle que nous « espérions » par ici, où, libre des écrans de la terre, le vent vient en effet « tomber. » Et bientôt, avant même que la ligne sombre nous ait rattrapés, une rumeur d'eau s'éveille autour de nous, le bateau s'émeut, prend sa vitesse; tout se met à vivre. Une tourelle qui, tout à l'heure, semblait encore lointaine, approche vite,

AU PAYS BRETON. 5#3

un noir cormoran perché, ailes ouvertes, à côté du voyant noir. Jean-Marie quitte la godille, et s'apprête à changer l'amure. Il amène la misaine, la décroche, la raccroche de l'autre côté du mal, et puis, ayant craché dans ses mains, lourdement sus- pendu à la drisse, il se met à haler, d'un effort pesant, pro- longé, répété, pour étarquer la voile, pour la hisser bien à pic. Puis il se rassied, et, méditativement, suit des yeux la balise qui s'enfuit.

Celui-là qu'est encore à faire sécher ses ailes! dit-il, montrant l'oiseau, dont les grands bras, toujours étendus, font là-bas, sur le ciel, une figure héraldique. Ah! si on aurait un fusil! Oh 1 on serait sûr de l'avoir! S'envoler, il pourrait pas sans venir sur nous : ils ne s'envolent que debout au vent. C'est bon à manger : y a qu'à les écorcher pour que ça sente pas trop l'huile... Quand j'étais mousse, mon défunt père nous faisait des pâtés avec ceux-là, comme les pâtés d'albatros...

Des pâtés d'albatros ?

C'est des oiseaux qu'on appelle comme ça dans les mers du Sud. Ça repose du biscuit et du poisson. Mon père a navigué à l'Etat par là-bas, du temps des voiliers. Gabier, qu'il était. Tous les vieux de la côte ont passé Magellan, et il connaissent les pâtés d'albatros, pas vrai, père Y von? (Le patron fait signe que oui). On prend ça au atoken (ligne tramante.) Paraîtrait qu'on avait le temps sur ces voiliers, dans le Pacifique. On restait des semaines sans changer l'amure, à courir toujours sur le même bord.

Magellan, les mers du Sud, les campagnes de trois ans, de l'autre côlé de la Terre, j'avais oublié qu'on parle encore par fois de tout cela, et plus familièrement que de Paris, sur la cale du bourg, au pied de la mince église qui voit la mer monter dans les bois. Le monde de ces marins, qui firent leur service « à l'Etat, » c'est d'abord cette rivière, le petit havre natal, avec les fonds de pêche de leur côle, des Penmarc'h à Groix, dont ils savent les basses, les feux, les alignements; et puis c'est aussi toute la vaste mer, avec, çà et là, les ports, dont ils ont vu monter les phares, après deux jours-, après quinze jours, après deux mois de navigation : Plymouth ou Lisbonne, Rio de Janeiro ou Hong Kong, le Cap ou Nouméa. Je me rappelle une chaumière, dans un pli de lande, près de Porspoder, l'on comparait, un soir, les agréments de Brest et ceux de Colombo.

H(»4 REVUE DES DEUX MONDES.

Brest, Colombo, ce n'étaient pas la France et l'Inde, c'étaient seulement deux villes parmi toutes celles qui sont venues se lever à l'horizon monotone du marin. Sur ! il y avait de bons débits à Colombo, mais rien à comparer avec le Bar de t ' Annam ou le Retour du Cap Horn, au bas de la rue du" Siam.

Il y a longtemps que je connais Jean-Marie, mon compa- gnon habituel à présent, en mer. Je revois son père, le vieux à mine morose et dure, dans ses favoris à la mode des anciens maîtres de la marine, et qui n'ouvrait la bouche que pour y mettre sa chique, ou pour dire en crachant, quand les embruns nous fouettaient la figure, au plus près, du côté des Glénans ; « C'est toujours salé. »

Le fils a bien changé. Il avait vingt-deux ans quand j'ai commencé de « sortir » avec lui. Il rentrait du service, et s'y était dégourdi. C'était un moderne. Il parlait l'argot des villes; il disait zut, bouffer, boire une verte. Il blaguait ses officiers, et même se haussait à la politique. Il avait fait les Echelles du Levant avec l'escadre de la Méditerranée, et se gaussait des marins du Midi : « Des espèces de Parisiens qui se nourrissent de cigarettes et se mettent à trois pour haler sur une drisse qu'un de nous autres hisserait d'un seul bras... Quand on allait à terre en permission, nous autres, les Bretons, on n'avait jamais moins de dix francs dans la poche, et on les dépensait dans la journée. Un bon déjeuner, un bon diner, plus d'une heure à table, chaque fois, avec tout ce qu'il faut : l'apéritif, le café, le cognac. Mais ceux-là! Nous disions : Via les Mokos qui va encore crever de faim à terre... Ah! on n'était pas col- lègue avec eux! »

Le grave pays l'a repris. Sa chair s'est réduite, sa figure s'est faite de cuir, il ne changera plus; toute son allure semble ralentie, alourdie. Quand il se lève pour une manœuvre, c'est .e geste gauche et lent, le fléchissement lourd des jarrets (dans e pesant pantalon rapiécé) d'un vieux marin qui chique. Les yeux, qui parlaient facilement, sont devenus vagues, ne tradui- sant plus rien que patience, résistance de l'àme ankylosée dans la monotonie de la vie. On ne le voit plus rire, et c'est rare, à présent, quand il dit vingt mots de suite, comme il vient de le faire. Et puis l'antique sentiment des distances sociales lui est revenu; il parle avec cérémonie des châtelains de la rivière. Il ne se permet plus comme jadis de les désigner par leurs noms

AU PAYS BRETON. MG;>

de famille tout court. Il a repris sa place dans son ordre natal. Et on le respecte. Il a deux bateaux, dont une grande péniche, YEspoir-en-Dieu, pour faire le sablier en hiver, et il emploie un homme. Dur métier. Il faut trimer jusqu'aux Glénans, à douze milles en mer, y passer la nuit à charger du sable, dans un mouillage qui n'est pas sûr, et puis rentrer par temps bouché, le plus souvent, de novembre à la lin de mars, à l'époque les vents sont « lourds. » Et alors, remonter les cinq lieues de rivière, pour aller vendre à la ville, quinze ou dix-huit francs, sa batelée de sable. On dort au fond du bateau, en se relayant.

C'est vrai, j'ai maigri; mais je suis plus fort, tout de même, et j'ai pas tant de mal à me lever sur les bras.

Voilà le rude et monotone labeur l'homme, seul sur la mer, avec son compagnon, toujours le même, prend l'habitude du silence, la figure se tanne et se fixe en un sérieux défi- nitif, perd vite sa jeunesse, le front, les yeux se plissant- dans l'effort pour regarder à travers le soleil et la brume, la peau se brûlant au sel des embruns.

Il ne se plaint pas : il est marié, il a trois enfants.

Ça fait de la misère, trois enfants, si on ne travaille pas. J'ai mes bras, et y a toujours du sable, aux îles. Et puis y a des pommes de terre dans le champ, et le poisson n'est pas cher, ici, même que, souvent,)' a pas besoin d'en acheter. En rentrant des Glénans, je mets les lignes dehors : c'est vite fait de ramasser une douzaine de lieus ou de maquereaux.

Un seul plaisir : le débit. Il n'est pas facile d'en détourner l'homme qui rentre transi, raidi, après une journée ou une nuit en mer, quand ça crachine ou que ça « mouille. » Six sous d'eau-de-vie de fantaisie »), c'est assez pour rompre la mono- tonie de l'existence, mettre du soleil dans le cœur et sur les choses. Mais il ne boit pas tous les jours. « Je sais me réser- ver, » dit-il. Il n'est pas, non plus, de ces Bretons que saisit» après des semaines d'abstinence, l'irrésistible besoin d'une bordéd, et qu'on voit « saouls perdus » pendant deux jours. Simplement, le dimanche, après vêpres, quelquefois en semaine, quand il rentre de la ville, avec l'argent de son sable en poche, il va faire un tour au débit avec les camarades. Gravement, sans beaucoup parler, on s'enfile quelque chose de raide, et qui vous cale. On s'essuie la bouche d'un revers de main, en l'ai-

3t.')C BEVUE DES DEUX MONDES.

sant claquer sa langue. On paie sa tournée, et l'on se sent un homme avec des hommes.

A présent, la bouée de la Voleuse passée, nous allons cher- cher, du côté de l'ile aux Moulons, des fonds le maquereau donne. Jean-Marie se lève :

Allons, faut parer les ligues, j'ai des juliennes fraîches.

D'un panier plein de goémons, il extrait une anguille vi- vante, l'empoigne par la queue et, atonie volée, lui frappe la tète sur l'avant. « Ah! la sale bête! Ceux-là qui sont durs à tuer! » Puis, dans la fluide et toujours ondulante queue, il découpe des languettes qu'il accroche aux grands hameçons d'acier. Alors on file les lignes. Les lourds chapelets de plomb tombent, entraînant la boette, dont la blancheur, en se dégra- dant jusqu'à s'effacer, nous révèle le mystérieux dessous de la mer... Peu à peu, la corde se tend obliquement sous l'effort du bateau. Il faut de l'habitude, à travers cette masse de plomb, dont la résistance fait continuellement vibrer toute la longue ligne, et nous scie les doigts, pour sentir les touches du poisson. Mais on en prend, et beaucoup : des maquereaux qui viennent apparaître, quand, vite, on ramène le filin, en bou- geantes taches vagues, et tout de suite se réalisent, se révèlent d'argent vivant, tombent d'un coup mat sur le plancher, commence leur danse d'agonie, avec des arrêts, des spasmes, des sursauts, de longs bâillements dans l'air mortel. Ils sont si beaux! Quelle décision et quelle fluidité des lignes! Us ne diffèrent que par la taille. En chacun le type éternel de l'espèce s'atteste dans son énergique et précJse pureté. Us brillent de tous les orients de la mer, de toutes ses radieuses et chan- geantes nuances, par un calme crépuscule, quand le soleil a disparu, et que l'étendue placide, sous un ciel encore doré, n'est que miroitante clarté, lisse blancheur passent des lueurs de bleu et de vert, de fugitifs ondoiements de feu rose. Lente est leur agonie. Us sont inertes; depuis un quart d'heure on les croit bien morts, quand, soudain, convulsés en demi-cercle, battant le plancher, ils recommencent à bondir, et puis retom- bent impuissants, se remettent à béer, traversés d'ondes, enfin d'un suprême et long frémissement. On regarde cette vie étrange s'épuiser. On songe qu'à travers toutes les distances des espèces, des classes zoologiques, elle s'apparente à la nôtre, que c'est toujours la vie, l'immortelle énergie qui, depuis le commence-

AU PAYS BRETON. 5Gl

ment des âges, circule à travers la matière, suscitanten myriades de formes les individus périssables. On s'étonne de contempler de si près le débat contre la mort de ces vivants si lointains, qui ne communiquent pas avec nous. Tout à l'heure invisibles dans l'invisible profondeur que rien ne révèle (la mer ne paraissant que surface, pure étendue de bleu), ils étaient pour nous comme s'ils n'étaient pas. Et les voici brusquement apparus dans notre élément, qui meurent sous les yeux des hommes...

A dix heures, avec les couteaux qui servent à ouvrir les poissons comme à ouvrir les panaris, on taille dans un quignon de pain ; on puise du beurre salé dans un pot, et l'on mange les tartines avec des oignons crus. J'ai beaucoup de mal à faire accepter un peu de ma propre « boette » (nourriture), et seu- lement quand ils se sont persuadés que j'ai fini mon repas* Cependant on pèche toujours, en tirant des bords sur les basses.,

A deux heures, les vents mollissant, c'est fini. Autre pêche, au mouillage, cette fois, sur fond de roche. On enlève le cou- vercle d'une casserole : grouillement de petits crabes verts là- dedans. On en prend, on arrache une à une leurs tendres pattes. Restent de lamentables corps dont on voit remuer tous les moi- gnons, — longtemps, parfois, jusqu'à ce que vienne pour chacun, au cours de la pèche, son tour d'être coupé en quatre. Pauvres crabes! de l'espèce que nous avons tourmentés sur les plages, si courageux alors, si intelligents, si prompts à nous faire face, bras étendus, pinces ouvertes, à suivre nos gestes humains, à s'y accorder pour s'en défendre. Je risque cette remarque :

Si on nous faisait ça, à nous autres : nous arracher les membres un à un, et puis nous tailler en morceaux pour nous pendre à des crochets ?

On rit, et on approuve de la tète.

Sur! Vaut mieux être des hommes. Vaut mieux ne pas servir pour de la boette.

Et l'on continue cruellement, innocemment, de démembrer ces pauvres vivants. Ça s'est toujours fait, ça fait partie de l'ordre des choses.

Pourtant Jean-Marie ajoute :

Us ont pas le Paradis, eux, pour se consoler. Le triste Kervien hoche la tête :

Le Paradis ? C'est plus pour nous, ça...

Sombre parole, que je ne parviens pas à lui faire expliquer.

568 REVUE DES DEUX MONDES.

Lestée d'un galet (on ne va pas risquer de perdre un plomb) la ligne descend à un pied du fond, et tacots et pironneaux mordent vite. A chaque instant, l'un de nous rentre son filin, le faisant courir vite d'une main à l'autre, et puis s'arrête court, attentif. Alors, s'il se remet à haler, on est sûr de voir un beau tacot doré tomber et battre le fond du bateau. 11 y en a déjà plus de vingt qui dansent ensemble leur danse de mort, qui n'est pas celle des maquereaux. Leurs yeux, par le changement de pression, s'exorbitent, et puis se soufflent de plus en plus, comme des bulles de savon : ils montent d'un fond de trente mètres. Souvent il a fallu leur déchirer à moitié la tête pour en arracher un hameçon dont l'amorce est un morceau pan- telant de bête. Il y a du sang sur les bancs, et de la cale monte l'ancienne odeur du poisson pourri. En somme, c'est horrible, cette pêche. Ce bateau qui doit sembler dormir si doucement sur les eaux radieuses y promène le carnage et la torture.

Ainsi passent les heures. Toujours le même ciel, le même abîme d'azur pâle, vaguement rosé dans le Sud, par-dessus les si vagues, légers miroitements qui sont tout ce qu'on voit de la mer aux lointains du large. Le vent a continué de mollir : à trois heures et demie, c'est le calme, inattendu, bien inquié- tant, à ce moment de la journée. Nous ne serons chez nous qu'à la nuit, si la brise ne revient pas. Nous sommes loin, à six milles, au moins, et le bateau est lourd.

On taille encore dans le quignon de pain, on fait un peu de propreté, et l'on se met résolument à la nage. Trois avirons, le troisième à l'arrière, tenu par Kervien. D'autres heures pas- sent. Trop de bleu, trop de lumière ; le soleil brûle, sa flamme emplitl'espace, et l'étendue n'est que miroir, un peu de houle, toujours, soulevant l'inerte surface rayonnante. Un mirage s'est établi du côté des Glénans, qu'on ne reconnaît plus : des tours, de blanches mosquées viennent d'y surgir, et puis, sur les bords, des forêts, en franges sombres, qu'un vent illusoire fait trembler. Les roches se suspendent. Deux bateaux flottent par là, ailes pendantes, dans une sorte de buée blanche, comme des mouches prises dans une glu lumineuse. Les miroitements du large paraisssent de plus en plus lointains, l'horizon étran- gement reculé. On dirait l'Océan d'une planète plus grande que la nôtre, de courbure plus ample. On nage toujours, sans

rAV PAYS BRETON. 5C>9

dire un mot. Kervien est aile' se coucher à l'avant, sur le plan- cher dont les saillies doivent être dures à de vieux os.

Ainsi, patiemment, jusqu'au baisser du soleil. Alors les vents reviennent, tout à fait descendus, comme Jean-Marie l'avait bien dit : une légère brise du Sud. Et c'est fini de la misère. La voile grande ouverte, tendue avec une gaffe, on n'a plus qu'à se laisser porter vers la petite chose pâle que l'on ne distin- guerait pas si l'on ne savait qu'elle est là, dans le ruban bleuté de la côte : le grand phare, à l'invisible entrée de la rivière. Lentement le soleil descend, et sous des rayons de plus en plus obliques, la mer, de minute en minute, se glace d'un lustre plus intense et plus doux. Sans s'obscurcir, sans même s'em- pourprer, tant la base du ciel est lucide, le grand disque pal- pitant vient toucher l'horizon : une terre lointaine du pays de Penmarc'h, dont le profil commence à l'entamer. Et peu à peu ce noir écran grandit, l'occulte, jusqu'au dernier segment qui, si vite, se dérobe, jusqu'à la suprême pointe de feu qui palpite, verdit, et n'est plus.

Imagination ou perception véritable ? Soudain, en ces ultimes secondes, il semble que l'on voie monter en tournant le plan de l'étendue. On croit percevoir la lente rotation de la chose énorme qui nous porte sans nous connaître, et nous entraine en silence dans l'espace.

Alors le ciel est vide, et l'on dirait que la lumière n'est plus que dans les eaux. C'est d'elle, à présent, que vient tonte clarté, comme si, des profondeurs, remontaient les rayons qu'elle a bus pendant la journée. Et peu à peu tout s'apaise, tout se solennise et se simplifie. L'horizon s'est effacé, comme fondu. Nous flottons, le rude bateau, et tout ce qu'il porte de misère et de mort, flotte dans une sorte de vide éthéré, une sphère bleuâtre où, par en bas, un mystérieux élément, tout de reflets et de clartés, serait en train de se rassembler. Dans ce miroir vaguement suspendu, une lame d'or s'allonge encore, du côté le soleil s'est évanoui, et longtemps elle s'y attarde Mais à l'orient, on voit la nuit monter et envahir le monde. L'étendue, par là-bas, se perd dans une ombre limpide et d'un bleu pour- tant presque noir, passent, se suivent, à d'inappréciables distances, de pâles luisants d'eau, des plis clairs, en longues lignes lisses, imperceptiblement tremblantes, comme frôlées par un invisible archet.;

T>70 BEVUE DES DEUX MONDES.

Nous ne sommes pas à deux milles de la terre, quand nous croisons une flottille de noirs bateaux de pêche qui reviennent, grand largue, de l'Est. Des sardiniers. Nous passons au milieu d'eux, on se regarde, mais on ne se hèle pas: on n'est pas du même pays. L'immobilité des figures qui nous observent, le silence de cette rencontre ont quelque chose de farouche. A l'arrière, tous portent le grand D qui signale les bateaux du quartier de Doua,rnenez. Quelques noms se laissent lire : Dan/on, Esclave du Riche, Le Berceau des Esclaves, Misère : la propagande révolutionnaire travaille depuis quelque temps tous les grands ports de pêche. Mais je vois aussi YEloile-de-la-Mer, le Marie-Dieu-te-protège ! le Saint-Michel, le Marche-avec-Diea. J'avais oublié. C'est la vieille querelle française, notre grande affaire métaphysique, qui vient passer dans le crépuscule, sur le calme infini de la mer. Ils s'éloignent; ils ne sont plus qu'un petit essaim qui ne semble pas bouger, qui s'endort dans le silence du monde.

Le soleil est couché depuis un quart d'heure, quand on voit que les phares sont allumés sur les îles et sur la côte : pâles pointes de lumière qui frémissent comme une aile de mous- tique dans l'espace encore clair. A cet instant, l'aspect de la mer change toujours. C'est comme un frisson, comme une brusque tristesse qui la traverse. Soudain, elle a semblé plus solitaire et plus vaste sous les froides et dernières ardeurs de l'espace.

Mais on y voit encore quand, appuyés par le courant, nous entrons « en rivière ». Bientôt la campagne familière se reforme autour de nous ; les bois nous prennent, nous enveloppent, frangeant de noir la profondeur pâlissante ; leur profonde sen- teur nous arrive. Et puis voici le petit havre, les chênes sus- pendus sur leur reflet, les grands châtaigniers s'appuient les agrès, et la cale, et la chapelle, et les humbles maisons d'où montent des fumées bleues.

Sensation de bon refuge, d'intimité retrouvée. Les hommes l'éprouvent-ils? Le vieux Kervien dit simplement, avec son pauvre sourire :

Voilà chez nous... Manger la soupe... Tranquille, main- tenant, jusque demain matin quatre heures.

André Ghevrillon. (A suivre.)

SOUVENIRS

DE LA BATAILLE DARIUS

(Octobre 1914)

La bataille d'Arras d'octobre 1914.

Il n'est peut-être pas dans le cours de cette guerre de plus de quatre années une bataille d'armée qui se soit passée en pleine France et dont on ait moins parlé, sur le développement de laquelle le haut commandement lui-même ait été pendant quelques jours moins renseigné, et dont plus lard l'histoire sera, faute de documents, plus difficile à faire.

Cela tient aux circonstances particulièrement critiques elle s'est improvisée.

Imaginez une bataille qui s'engage au moment même les organes du commandement de l'armée intéressée (Etat- major, artillerie, aviation, service télégraphique, etc..) sont à peine existants dans la main du chef d'Elat-major, ils arrivent peu à peu, les uns après les autres, de tous les points du front et de l'arrière, accourant dans la plus grande hâte, ne connaissant qu'un nom pour se renseigner, se diriger, et se grouper quelque part, on ne sait exactement où, mais sûre- ment à la bataille :

Le général de Maud'huy?...

Imaginez une situation décisive : la fin de la bataille de l'Aisne; les armées ennemies accrochées au sol devant notre front des Vosges à la Somme, armées que nous croyions avoir enfin prises a la gorge et qu'il semblait que nous n'avions pins qu'à tourner vers Bapaume par leur ailé droite.

572 REVUE DES DEUX MONDES.

Remarquez bien qu'il ne s'agissait pas à ce moment-là de « la course à la mer, » de la marche vers le Nord. Au contraire 1 Pas une minute à perdre : En avant vers l'Est! Débordez le. liane ennemi en débouchant d'Arras et de Lens sur Bapaume et Cambrai! En avant!... et la bataille de l'Aisne devenait une seconde victoire de la Marne. L'ennemi battait en retraite sur les Ardennes et la Meuse. Le sol de la Patrie était libéré. La France était victorieuse.

. L'espoir était immense; mais il fallait aller vite, plus vite que l'ennemi.

Alors tant pis pour les liaisons inexistantes, tant pis pour les bureaux et les services en retard, tant pis pour les Etats- majors incomplets, tant pis pour tout ce qui n'était pas effectivement présent, à pied d'oeuvre en Artois et capable de marcher et de se battre !

D'une part, un général et un chef d'Etat-major sans organes de commandement mais enthousiastes. D'autre part, des troupes déjà décimées mais résolues. Enfin, pas de machines à écrire, pas de téléphones. Des ordres verbaux ou griffonnés sur des bouts de papier ou des carnets à polycopier. Gela suffit : En avant! On fera les comptes-rendus plus tard...

Imaginez alors qu'il est arrivé le contraire de ce qu'on attendait, et qu'à peine avions-nous ébauché notre mouvement en avant, au lieu de tourner l'ennemi, nous avons failli l'être par lui ; qu'au lieu d'attaquer, c'est nous qui avons été contraints de nous défendre devant un adversaire supérieur en nombre; si bien qu'à un instant critique, le 5 octobre, surgissait pour nous sur les tours d'Arras le spectre de Sedan.

Imaginez enfin qu'à ce même moment, l'ennemi se trouvait lui-même épuisé par ses propres efforts et par notre extraordi- naire résistance; et que le général Focli arrivait à nous avec son âme ardente, des munitions et des réserves.

Il était temps. Sinon l'armée de Maud'huy, coupée de l'armée de Gastelnau, battait en retraite vers Calais?... vers Abbeville ?... vers?... et la gauche de la deuxième armée se repliait sur la Somme l'on arrêtait d'ailleurs à ce moment les premiers trains amenant l'armée britannique relevée devant Soissons.

Alors? La France aurait été coupée de l'Angleterre, les

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 573

sous-marins allemands auraient eu leurs ports au cœur do la Manche... Aurions-nous tenu quatre ans?

Ainsi, pendant ces premiers jours d'octobre 1914, au milieu de difficultés sans nombre, avec une foi, une initiative, une énergie inlassables, presque sans étals-majors et sans services, mais dirigeant quand même des corps d'armée et des divisions admirables, le général de Maud'huy, activement secondé par son chef d'état-major, le lieutenant-colonel des Vallières, a su contribuer pour une grande part à la victoire immense d'aujourd'hui.

I. LA FORMATION DE LA « SUBDIVISION D'ARMÉE DE MADD'bUY »

(29-30 SEPTEMBRE 1er OCTOBRE 1914)

Après quinze jours d'attente, dans la nuit du 29 au 30 septembre 1914, à minuit, je recevais l'ordre de me mettre à la disposition du général de Maud'huy d'urgence à Clermont (sur Oise).

Le lendemain matin, je rencontrais le capitaine R... qui me dit venir du G. Q. G., et rejoindre en auto avec le lieute- nant-colonel D..., le général de Maud'huy, non pas à Clermonl- sur-Oise, mais à Breteuil.

J'obtins immédiatement du Gouverneur militaire de Paris, un auto, et à 17 heures, laissant mes chevaux et mon ordon- nance à la traîne, avec l'espoir qu'ils se débrouilleraient, je roulais sur la route de Breteuil, où, à vingt heures, je trouvais le général de Maud'huy, le lieutenaut-colonel des Vallières, chef d'Etat-major, et cinq ou six officiers, à table dans une auberge, au moment le diner prenait fin.

C'était là, à peu près en entier, l'Etat-major, premier échelon de la future armée, tel qu'il allait constituer le poste de Commandement du général de Maud'huy pendant les pre- mières journées de la tragique bataille que nous allions vivre ensemble.

Ahl un chasseur à pied!

Et tout de suite je me sentis conquis par l'accueil que me firent le général de Maud'huy et le lieutenant-colonel des Val- lières.

Ce soir-là ils rayonnaient de joie et d'espoir. Le lieutenant- colonel des Vallières était étincclant d'esprit ; on le sentait vivre

574 REVUE DES DEUX MONDES.

intensément, laissant s'épanouir en lui au plus haut point en cet instant extraordinaire ses remarquables facultés d'intelli- gence, de cœur et de savoir; on le sentait sur de la victoire» maître de l'heure et vibrant de toute son âme.

Assis en face de lui, le général de Maud'huy achevait, en souriant, de fumer sa pipe légendaire. Il parlait peu, mais une flamme brûlait dans ses yeux mobiles qui cherchaient toujours d'autres yeux de soldats à fixer, à fouiller, à pénétrer, à prendre. Les poings fermés, le geste bref, la voix ferme, il semblait vivre intérieurement un songe héroïque, réaliser enfin la secrète aspiration de toute sa vie : conduire à la Revanche une armée française contre l'ennemi détesté qui, depuis quarante- quatre ans, souillait sa ville natale, sa ville chérie, le rêve de ses rêves : Metz!

En se levant de table le lieutenant-colonel des Vallières me désigna pour rester le lendemain à Breteuil en liaison auprès du général de Castelnau, commandant la deuxième armée, dont dépendait provisoirement la subdivision d'armée du général de Maud'huy.

La nuit, je ne dormis presque pas. Le canon grondait vers Lassigny et Bapaume. La fenêtre ouverte sur les étoiles, j'écoutais.

Le lendemain matin 1er octobre je me présentais au général de Castelnau : simple et grave, gardant sur le visage pâle une expression de douleur contenue et d'énergie indomptable, il écoutait, silencieux, calme...

Le général Anthoine, son chef d'Etat-major, me confia à l'un de ses officiers qui me mit au courant de la situation générale :

Au Nord de la Somme la 2e armée, couverte à sa gauche par le groupe des divisions territoriales du général Bru gère (qui dépendait directement du G. Q. G.), devait poursuivre son offensive avec les 20e et 11e corps. But : envelopper l'aile droite ennemie.

Au Sud de la Somme, la 2e armée devait se borner avec les autres corps d'Armée ;13", 4e, 14e) à maintenir à tout prix la situation acquise.

En réserve d'armée, rien...

SOUVENTRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 515

Toules les disponibilités (10e corps d'armée) étaient données au général de Maud'huy, qui disposait à partir du 1er octobre, 0 heure, d'une « Subdivision de la 2e armée » ainsi composée : Le 10e corps d'armée (en marche vers le Nord de Querrieux sur Acheux, 19e et 20' divisions). Le corps de cavalerie Gonneau déjà engagé en couverture sur le Gojeul au Sud-Est d'Arras face à Cambrai (lre, 3e, 5e et 10e divisions de cavalerie), renforcé par un soutien de deux bataillons du 70e régiment d'infan- terie du 40e corps d'armée, débarqué en auto le 30 à midi à la sortie Est d'Arras sur la route de Cambrai. Deux divisions d'infanterie en cours de débarquement et qui devaient former un corps provisoire sous les ordres du général d'Urbal : la division Fayolle à Lens, et la division Barbot à Arras.

Le Commandant de la Subdivision d'Armée devait avoir pleine autorité en tout ce qui concernait les opérations tacti- ques. Pour toutes les autres questions (ravitaillement, évacua- tions, services...) les trois grandes unités de la subdivision continuaient à relever directement de la 2e armée.

Le général de Maud'huy devait avoir son Quartier Général à Acheux, le 1er octobre à 40 heures.

La mission dévolue à la subdivision d'armée, après qu'elle serait réunie dans la région d'Arras, consistait à agir sur l'aile droite des forces allemandes qu' attaquait de front le reste de la 2e armée, aile droite qui paraissait se trouver vers Bapaume.

A neuf heures 40, j'entendais dire que le corps de cavalerie qui tenait encore Hamelincourt, à la gauche des territoriaux, avait déjà perdu Saint-Léger et Croisilles-sur-la-Sensée.

A neuf heures 45, le colonel Monroë, chef d'Etat-major du corps d'armée provisoire, me téléphonait pour demander si l'on avait vu son Commandant de corps d'armée, le général d'Urbal, pour le moment introuvable.

A 40 heures 45, l'aviation de l'armée rendait compte qu'à 9 heures du matin pi usieurs colonnes ennemies, dont l'ensemble était évalué à un corps d'armée, avaient été vues franchissant, en marchant vers le Nord, la route Bapaume-Cambrai.

Je pris le téléphone, et, non sans peine, j'obtins vers 14 heures une communication avec Acheux, je passai ce premier renseignement à l'Etat-Major du général de Maud'huy: « A 9 heures 45, plusieurs colonnes ennemies, dont l'ensemble

516 BEVUE DES DEUX MONDES.

était évalué à un corps d'armée, franchissaient, en marchant vers le Nord, la route Bapaume-Cambrai, entre Bapaume inclus (colonne de gauche) et Morchies (colonne de droite). »

Vers midi, j'apprenais que le général d'Urbal venait d'ar- river et je me présentais à lui, au moment il remontait en auto, direction Acheux.

A 14 heures 15, j'envoyais par télégramme au général de Maud'huy un nouveau renseignement : « Un avion a recoupé à 10 heures les colonnes ennemies signalées ce matin; il résulte de cette reconnaissance que la colonne de gauche a été arrêtée à 9 heures (tête à Mory, Nord de Bapaume) et n'avait pas bougé de à 10 heures, alors qu'au contraire la colonne de droite, qui avait à 9 heures sa tête à Demicourt, avait con- tinué à marcher et avait à 10 heures sa tête à Mœavres. »

A 15 heures 15, j'étais appelé au téléphone de la part de l'état-major d' Acheux par le commandant G..., qui m'exposa à mots couverts et suivant un code conventionnel les décisions qu'avait prises le général de Maud'huy au reçu des précédents renseignements, ainsi que ses intentions; et, à 15 heures 30, je remettais au général de Castelnau le compte rendu du général de Maud'huy.

Il disait en substance ceci : Le général de Maud'huy pous- sait une brigade mixte (de la 19e division du 10e corps) sur Moyenne-Ville en soutien de la gauche des territoriaux ; il avait l'intention de diriger deux autres brigades du 10e corps et l'artillerie de corps, par une marche de nuit, sur Monchy-au- Bois, et de placer la dernière brigade de ce corps d'armée en réserve à Sailly-au-Bois. Il avait prescrit au corps provisoire de pousserai le soir la division Barbot, d'Arras vers le Sud-Est sur le ruisseau de Cojeul, et de porter le lendemain matin la division Fayolle, de Lens vers le Sud, dans la région de Monchy-le-Preux (en laissant vers Douai le régiment et le groupe qu'elle y avait envoyés). Il avait donné comme ins- tructions au corps de cavalerie de porter une division à Douai en soutien des territoriaux et les trois autres divisions au Sud-Est d'Arras dans la région de Wancourt.

J'assistai alors à une scène qui restera profondément gravée dans ma mémoire : il devait être 18 heures. Le général de Cas- telnau entra dans notre salle, suivi du général Anthoine, qui le conduisit devant une grande carte au 1/80 000e fixé au mur.

SOUVENIRS DE LA BATAILLE D ARRAS.

mn

Je vois encore cette carte : au-dessous de la situation de la subdivision d'armée telle qu'elle résultait du renseignement précédent, un long trait au fusain marquait le front du reste de la 2e armée et des divisions territoriales, de Courcelles-le- Oomte (au Sud d'Arras) à Ribécourt-sur-Oise. A l'Est de cette ligne étaient portées les colonnes ennemies reconnues par les avions; d'après les derniers renseignements, leurs gros parais- saient s'être arrêtés en fin de marche dans la zone Mœuvres- Lagnicourt-Quéant, c'est-à-dire au centre du triangle Arras- Cambrai-Bapaume. Leurs avant-postes tenaient face à Arras la ligne de la Sensée, d'Ervillers à Vis-en-Artois. Devant eux, les avant-postes de notre corps de cavalerie et de la division Barbot tenaient la ligne du Gojeul, d'Hamelincourt à Monchy-le-Preux.

La situation était incertaine dans la vallée de la Scarpe.

A l'Ouest de notre front étaient portées nos disponibilités : Derrière la 2e armée proprement dite (14e, 4e, 13e, 11e et 20e corps d'armée), rien. Derrière le groupe des divisions terri- toriales du général Brugère, le 10e corps encore disponible presque en entier : 20e division à Sailly-au-Bois, 19e division à Monchy-au-Bois.

Les officiers de liaison des différents corps d'armée venaient les uns après les autres exposer au général la situation de leur grande unité. Autant que je puis me le rappeler, leurs rap- ports étaient à peu près identiques et peuvent se résumer ainsi : « Nous avons été violemment attaqués tout le jour par un ennemi supérieur en nombre. Nous n'avons plus de ré- serves. Nous n'avons plus de munitions. Nos troupes épuisées ne tiennent sur le grand front elles sont étirées à l'extrême que par un miracle d'énergie. Nous demandons des renforts.: Nous demandons des munitions. »

Le général de Castelnau écoutait, impassible, sans répondre.

Le chef de son premier bureau vint rendre compte des disponibilités en munitions sur lesquelles on pouvait compter le lendemain pour l'ensemble de l'armée. Je ne me rappelle plus exactement le nombre des lots de munitions qu'indiqua le commandant de B..., mais je me souviens que ce chilîre était très faible. Une bouchée de pain pour une armée affamée...

Le général Anthoine prit alors la parole pour faire valoir le danger que la 2e armée courait d'être percée en son centre.

TOME LVIII. 1920. 37

578 REVUE DES DEUX MONDES.

Il fit remarquer l'incertitude nous étions de la direction qu'allaient prendre pendant la nuit ou au malin les colonnes ennemies arrêtées à la tombée du jour entre B.tpaume et Cam- brai. Allaient-elles se porter vers le Nord et se heurter à la subdivision d'armée de Maud'huy? Allaient-elles faire face à l'Ouest et enfoncer les divisions territoriales déjà fort épui- sées? Allaient-elles retomber par Bapaume vers le Sud-Ouest en liaison avec d'autres forces qui pouvaient surgir de la région Péronne Roye?

Dans ce cas, la prudence n'indiquait-elle pas de retire1" immédiatement le 10e corps, en tout ou parlie, au général de Maud'huy et d'en ramener au moins une division vers le Sud en soutien du centre de l'armée? N'était-ce pas trop audacieux de laisser le général de Maud'huy continuer à diriger celle nuit tout ce corps d'armée vers le Nord comme il venait de rendre compte que c'était son intention? N'était-ce pas jouer trop- gros jeu que de sacrifier la sécurité du centre à la réussite d'une attaque enveloppante ?...

Nous écoutions, silencieux, anxieux. Il semblait que le sort de cette b ttaille allait se décider là, dans cette salle d'école aux parois vitrées, devant cette grande carte fixée au mur, quelques traits de fusain prenaient brusquement une signifi- cation si lourde de conséquences. Car, enlever le 10e corps à la subdivision d'armée de Maud'huy n'était-ce pas abandonner toute action énergique ? n'étail-ce pas renoncer définitivement à donner à celte gigantesque bataille de l'Aisne la décision victorieuse que la France attendait? n'était-ce pas subir de nouveau la volonté de l'ennemi au lieu de continuer à lui im- poser la nôlre? N'était-ce pas tenir compte seulement de notre propre épuisement matériel et moral sans penser qu'il était vraisemblable que l'ennemi, en face de nous, était dans le même état?

« Un général battu est un général qui se croit battu... Vaincre c'est oser et vouloir. «C'était sans doute ces pensées-là que méditait le général de Castelnau immobile devant la carte.

11 nous regarda et dit enfin à son chef d'état-major :

J'approuve les intentions du général de Maud'huy. Je ne change rien aux ordres donnés. Envoyez la plus grande partie des munitions disponibles a la subdivision d'armée. Réparlissez le reste entre les autres corps d'armée.

SOUVENIRS DE LA BATAILLE D ARRAS.

579

Puis il ajouta à voix basse :

Et maintenant, vous entendez bien, quoi qu'il arrive, ce soir, ;e ne veux plus recevoir personne. Ma décision est prise. Laissez- moi seul...

Lentement il s'éloigna, rentra dans son bureau et ferma doucement la porte derrière lui...

Le sort en était jeté. La journée du lendemain devait bien être une journée de victoire! Hélas!... pourquoi des erreurs d'exécution qui m'échappent ont-elles transformé, le lende- main, en u coup nul » l'attaque décisive de ce 10e corps que le général de Castelnau nous avait laissé pour faire avec lui de grandes choses en de si angoissantes circonstances... ces 20.000 Bretons, qui portaient cette nuit-là, avec eux, l'espé- rance de la France?...

Et pourtant tout paraissait bien préparé et bien prévu pour que ce corps d'armée tombât en masse et par surprise le len- demain matin dans le flanc de l'ennemi. A 19 heures 30, en effet, arrivait à Breteuil le lieutenant-colonel D... envoyé par le général de Maud'huy pour rendre compte en détail des ordres qu'il avait donnés pour le soir et de ses intentions pour l'aitaque du lendemain matin 2 octobre. A 21 heures, le lieutenant-colonel D... téléphonait l'approbation de tout cela au lieutenant-colonel des Vallières à Adieux; et, à la même heure, le général de Maud'huy donnait à ses grandes unités ses instructions pour le lendemain.

Son intention était d'attaquer, le 2 octobre, l'ennemi avec le 10e corps d'armée. Le mouvement devait tout d'abord être couvert du côté de l'Est, puis prolongé par les divisions du corps provisoire. Le corps de cavalerie devait agir en échelon offensif à l'aile gauche (Est) de la subdivision d'armée. En conséquence :

Le gros du corps de cavalerie devait être réuni pour 6 heures dans la région au Nord de Monchy-le-Preux, tenant le front •Guemappe-Boiry-Notre-Dame; la 10e division de cavalerie devait être rendue à la même heure dans la région Boiry- Becquerelles et reprendre le contact étroit de l'ennemi sur le front Ervillers-Saint-Légor-Croisilles. La lre division de cava- lerie devait assurer la possession des ponts sur le canal de Vitry- en-Artois inclus à Lauches inclus et se tenir en situation d'ap- puyer la défense de Douais

580 REVUE DES DEUX MONDES.

Le i0e corps d'armée, se couvrant vers le Sud et vers l'Est, devait réunir son gros en carré pour 5 heures 30 dans la région de Ficheux, en situation de se porter soit dans la direction de Saint-Léger, soit dans celle d'Ervillers.

Le corps provisoire , laissant momentanément a Douai le détachement qui y aurait été envoyé, devait avoir : pour 5 heures 30 : la division Barbot rassemblée dans la région Nord de Neuville-Vitasse, et tenant avec ses avant-gardes par des postes le front de Monchy-le- Preux à Hénin-sur-Cojeul; pour 6 heures : la 70e division (Fayolle) rassemblée dans la région de Gavrelle, en situation soit de poursuivre son mouve- ment dans la direction du Sud vers Monchy-le-Preux; soit de s'opposer à une attaque dirigée sur Arras par des troupes venant de Douai ou de Vitry-en-Artois.

Aussitôt en place, les divisions du corps provisoire devaient se retrancher.

Ainsi toute la subdivision d'armée de Maud'hny devait être rassemblée entre 5 heures 30 et 6 heures, prête à l'attaque. Ses éléments paraissaient devoir être en place au bon endroit le lendemain matin, face à leurs objectifs les plus probables.il ne devait plus rester alors qu'à donaar une direction fixe, un ordre simple et net, et l'un au moins de nos corps d'armée allait pouvoir déboucher inopinément et en masse dans l'un des lianes de ce corps ennemi, soit qu'il persistât vers le Nord soit qu'il fit face à l'Ouest.

Notamment en ce qui concerne le rassemblement prescrit au 10e corps, il faut remarquer que le général de Maud'huy se trouvait ainsi jeté en pleine bataille et sans renseignements suffisants et qu'il voulait d'abord rassembler ce corps d'armée en rassemblement articulé, le tenant prêt à attaquer il le voudrait, suivant les progrès de la bataille. Le rassemblement prescrit était donc un rassemblement en carré permettant d'at- taquer dans une direction par divisions successives, et dans l'autre par divisions accolées.

La situation restait en effet bien confuse vers Douai et Cambrai d'où une menace semblait venir. Enfin qu'allait-il se passer au centre du ret-te de la 2e armée dégarnie et épuisée?

Ce n'est que tard dans la nuit que je regagnai ma petit*5 chambre. Un vieux qui avait l'air d'un fou vint m'ouvrir la poterne du petit château. Je commandai mon auto pour le

SOUVENIRS DE LA BATAILLE DARRAS. 581

lendemain matin au point du jour direction Arras... et, la fenêtre ouverte sur les mêmes étoiles, j'écoutai le gronde- ment du canon qui depuis la veille semblait avoir gagné étran- gement vers le Nord.

Au loin vers Bapaume des lueurs d'incendie illuminaient le ciel de France..*

II. LA BATAILLE DU 2 OCTOBRE

Un beau matin d'automne voilé de brume. Un léger brouil- lard favorable aux mouvements préparatoires aux attaques, et qui devait rendre impossible toute reconnaissance d'avion.

Dès sept heures je quittai Breteuil en auto, emportant les derniers renseignements sur la situation d'ensemble de la 2e armée. Je longeai par la route d'Amiens et de Mailly- Maillet le front de cette immense bataille qui devait dans mon esprit s'achever le jour même par la victoire éclatante de la sub- division d'armée de Maud'huy.

En passant à la Sucrerie, 2 kilomètres Nord de Mailly- Maillet, je m'arrêtai un instant, entre 9 et 10 heures, au poste de commandement du général Brugère. Celui-ci avait porté la veille sur Arras Tune de ses brigades territoriales, la 168e, pour y organiser « la défense de la ville » face à l'Est et au Sud-Est, et venait de donner l'ordre à son corps de spahis auxiliaires, tout « en agissant pour son propre compte et d'une manière indépendante du corps de cavalerie, » de se maintenir à Hénin- Liétard pour couvrir les débarquements qui étaient en voie d'exécution à Lens, et de continuer h tenir le contact de l'en- nemi dans la direction de Douai.

Ce n'est pas sans un peu d'inquiétude que je voyais ainsi opérer « dans nos jambes » entre les troupes du général de Cas- telnau et celles du général de Maud'huy, et indépendamment de l'un et de l'autre, ce groupe de divisions territoriales qui se trouvaient d'ailleurs attaquées, tout simplement par* la Garde prussienne ! C'était une situation bien délicate et bien difficile, mais le général Brugère s'en tira de telle façon que les divisions territoriales en surent imposer suffisamment à la Garde de Prusse pour obliger celle-ci h n'avancer que prudemment, pied à pied, de village en village, n'osant se porter a. un nouveau point ■d'appui qu'après avoir organisé le précédent...

582 REVUE DES DEUX MONDES.

Après avoir don et pris quelques renseignements, je quit- tai le poste de commandement de la Sucrerie, puis, par la « route de Rucquoy », à toute allure, je roulai vers Beaurains. Depuis le malin, j'entendais le canon qui grondait de plus en plus fort vers Arras, et j'avais hâte d'y être. Il devait être entre onze heures et midi quand j'arrivai à la sortie Sud du village de Beaurains sur la grande route d'Arras à Bapaume. Quelques autos arrêtés au bord de la route face au Sud indiquaient seuls le poste de commandement de la subdivision d'armée.. Le lieutenant-colonel des Vallières assis dans sa limousine écrivait des ordres. Le général de Maud'huy, debout sur la route, regardait et écoutait la bataille. ïl la vivait, recevant des comptes rendus et interrogeant les blessés qui se dirigeaient en file vers Arras.

A la sortie sud du village, une petite maison isolée aux contre- vents verts servait de central téléphonique. Une antenne de T. S. F. était dressée dans un champ au bord de la route. Des officiers en automobile arrivaient, repartaient, portant des ordres et des renseignements.

Je fis au lieutenant-colonel des Vallières mon rapport, et il me dit :

Mettez-vous vite au courant de la situation. Voici les ordres donnés et les renseignements reçus.

Et tout de suite, au mouvement de la scène, au demi-cercle de canonnade qui nous entourait (nous étions à 4 kilomètres des tirailleurs ennemis), aux modifications que les ordres que je lisais avaient subies, aux retards de l'exécution, à l'absence de tout renseignement autre que celui fourni par le combat lui-même, je compris que les choses n'allaient malheureusement pas tourner comme nous l'avions prévu et qu'en tout cas, au lieu de « subir notre volonté, » c'était l'ennemi qui commen- çait déjà à nous imposer la sienne...

D'abord je constatai que dès quatre heures du matin, à la suite de renseignements reçus dans la nuit, lui apprenant que les Allemands n'étaient pas aussi avancés qu'il le croyait, le général de Maud'huy avait modifié son ordre de la veille au sujet du rassemblement du 10e corps d'armée qu'il avait reporté plus au Sud, de Ficheux à Mercatel et lui avait précisé une direction d'attaque : Mory-Beugnatre, face au Sud-Est.

Le général de Maud'huy craignait en attaquant trop vers le Nord de gêner ses propres troupes marchant d'Arras vers le

SOUVENIRS DE LA BATAILLE o'aRRÀS. 583

Sud; enfin il voulait soulager le plus vite possible les territo- riaux qu'il sentait faiblir.

Cet ordre était daté du Quartier général d'Acheux, 2 octobre 4 heures, et fut porté au 10e corps d'armée, dès l'aube, par un officier de liaison parti d'Acheux à 4 heures 30. (Je crois que l'orientation « unique » vers le Sud-Est qui paraissait donnée par cet ordre au 10e corps d'armée fut l'origine des erreurs et des malentendus qui surgirent et persistèrent dans cette journée tragique, lorsque le général de Maud'huy orienté par le combat voulut engager le 10e corps d'armée non plus vers le Sud-Est, mais vers le Nord-Est).

Le 10e corps d'armée chargé d'attaquer dans la direction générale Mory-Beugnatre avait comme premiers objectifs : Ervillers et Saint-Léger. Il devait faire son effort principal vers sa gauche sur Saint-Léger. Une brigade de réserve générale à la disposition du général de Maud'huy devait être à Ficheux pour 8 heures.

Le 10e corps d'armée devait rendre compte quand il serait réuni dans la région de Mercatel et disposé face à ses objectifs. // ne devait en tout cas se porter à l'attaque que sur l'ordre du général de Maud'huy , mais il pouvait sans autre ordre porter ses éléments avancés sur les hauteurs 101 (Sud de Boyelles).

Or, [dans l'esprit du général de Maud'huy, cet ordre n'impli- quait point une décision définitive et exclusive en ce qui con- cernait le choix de la direction de l'attaque principale. Au con- traire le général de Maud'huy ne sachant en réalité pas encore exactement dans quelle direction définitive il lancerait l'attaque principale, avait fait seulement, en somme, rassembler le 10e corps face au Sud-Est, jnais lui prescrivait nettement de ne pas déclencher sa grosse attaque sans un nouvel ordre.

En conformité de cet ordre de 4 heures, le général Desforges commandant le 10e corps n'avait donné qu'à 7 heures 45 ses ordres d'exécution d'après lesquels le 40e corps d'armée sous la protection de la brigade Pierson, qui continuait à tenir le front Moyenne ville-Hamelincourt, croupe 101, devait se transporter à travers champs dans la région de Mercatel entre la voie ferrée Arras-Bapaume et la route Arras-Bapaume, sa gauche à cette route, face à sa direction d'attaque.

Ce transport effectué, la 19e division devait, dès que l'ordre

<*)S4 ÏVËVUË DES DEUX MONDES.

lui serait donné, mener l'attaque en disposant de tous ses moyens dans la direction générale Mory-Beugnatre. Premier objectif à atteindre : Ervillers, Saint-Léger, effort principal par sa gauche sur Saint-Léger. La 20e division (moins la brigade réservée à la disposition de l'armée) et l'artillerie du 10e corps devaient rester jusqu'à nouvel ordre sur les emplacements qu'ils avaient gagnés avec le corps d'armée.

Or, pendant que le 10e corps commençait à se rassembler tardivement dans la région de Mercatel, ainsi uniquement orienté vers le Sud-Est, des événements graves se produisaient à notre gauche et allaient justement imposer peu à peu l'em- ploi du 10e corps d'armée, non pas vers le Sud-Est, mais vers le Nord-Est :

D'abord, un renseignement, de S heures, venant du corps provisoire d'Urbal, annonçait que la division d'Arras (division Barbot) avait eu cette nuit ses avant-postes attaqués sur le Gojeul et avait perdu Wancourt, Guemappe et la moitié de Monchy-le-Preux ; et que la division de Lens (division Fayolle) était en retard et ne faisait que commencer son mouvement vers le Sud en vue de déboucher de Lens et de se rassembler vers Gavrelle. Le détachement qu'elle avait envoyé la veille sur Douai pour en renforcer la défense y était arrivé trop tard ; les terri- toriaux et la cavalerie attaqués par des forces supérieures avaient évacuer Douai dans la soirée et s'étaient repliés on ne savait où, probablement vers l'Ouest sur Hénin-Lictard?

Un second renseignement, de S heures 30, apprenait que la division Barbot était de plus en plus violemment engagée sur sa gauche sur le front Guemappe, Monchy-le-Preux ; et un troi- sième renseignement de 9 heures 30 annonçait que la brigade de gauche de la division Barbot avait enlevé Monchy-le- Pieux, à 8 heures 30, avec le concours du corps de cavalerie, et qu'elle allait continuer son attaque sur Guemappe (159é et 97e) ; mais que, en revanche, la brigade de droite avait reculé devant une attaque débouchant de Wancourt vers le Nord et de Saint- Martin-sur-Gojeul sur Ilénin : cette brigade (4 bataillons de chasseurs) occupail alors Ilénin avec deuxbataillons, Neuville- Vitasse avec 1 bataillon et 1 groupe. Le centre de la division Barbot était sensiblement sur le chemin de la Neuville à la chapelle de Feuchy (2 kilomètres Sud-Est de Tilloy).

En lisant ces renseignements, tout de suite une chose me

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 585

frappa : l'impossibilité le 10e corps comme les 2 autres divi- sions d'infanterie avaient été d'exécuter aux heures fixées, 5 heures 30 à 6 heures, les rassemblements préparatoires prévus par l'ordre général de la veille donné à 21 heures. Tout le monde était en retard, sauf l'ennemi. Nos troupes n'étaient pas en « main. » Nous assistions à une véritable bataille de ren- contre, où, faute de renseignements, faute d'avions, faute de reconnaissances de cavalerie, tout allait se passer par surprise. Seul le combat lui-même allait pouvoir permettre de savoir tardivement quelque chose, et d'éviter de lancer dans le vide l'attaque du 10e corps d'armée.

C'est ainsi que dès 9 heures 30 le général de Maud'huy avait écrit au général Desforges que les probabilités d'emploi du 109 corps d'armée semblaient plus grandes dans la direction de l'Est que dans la direction du Sud. Le changement d'orien- tation de l'attaque du 10e corps avait donc été, dès ce moment, nettement envisagé et indiqué. Il l'était encore davantage à 10 heures et enfin à 10 heures 45, à mesure que se confirmaient les renseignements donnés par le combat lui-même, sur la direction principale de l'effort ennemi et l'objectif qu'il s'était choisi : Arras!

A 10 heures, une instruction avait été envoyée au 10e corps pour lui dire que l'intention du général de Maud'huy était d'agir dans la direction générale Cherisy-Croisilles, si l'ennemi attaquait en force dans la direction d'Arras.

Enfin à 10 heures 45 Monchy-le-Preux élant a nouveau violemment attaqué et le général d'Urbal ayant rendu compte qu'il avait sur les bras des forces doubles des siennes et qu'il avait grand besoin d'être soulagé et soutenu, le général de Maud'huy avait donné au 10e corps d'armée un ordre formel d'attaque vers le Nord-Est par les deux rives du Cojeul dans les directions générales :

Hauteurs Nord de Croisilles (103-100) avec une avant- garde d'un régiment.

Hauteurs Ouest de Heninel (Sud-Ouest de Wancourt) dans le liane gauche de l'ennemi.

C'est à ce moment (11 heures) que j'étais arrivé sur le champ de bataille et que je prenais connaissance de cette situation.

Je me rappelle bien que c'étaitalors très net dans l'esprit

586 REVUE DES DEUX MONDES.

du général de Maud'huy : la décision était bien prise : nous attendions « tout » de l'attaque du 10e corps d'armée débou- chant vers le Nord-Est sur les deux rives du Cojeul dans le flanc découvert de l'ennemi en marche. Nous comptions sur- prendre en flagrant délit de manœuvre tout le corps d'armée qui attaquait à ce moment la division Barbot, lui prendre presque toute son artillerie et lui faire 10 000 prisonniers.

Malheureusement les troupes du 10e corps en mouvement depuis le matin, et dont l'attaque était orientée par les ordres de 4 heures vers une tout autre direction, le Sud Est, étaient loin à ce même moment de comprendre la situation comme Te général de Maud'huy venait de la concevoir. Il faut croire qu'il est bien difficile sur le champ de bataille de changer brusquement l'orientation d'un rassemblement d'un corps d'armée (artillerie et infanterie) lorsqu'il paraît avoir été placé face à un objectif déterminé...

Il ne devait pas être loin de midi. La bataille faisait de plus en plus rage près de nous au Nord-Est et à l'Est d'Arras. Il devenait fort intéressant de savoir ce qui se passait à l'héroïque division Barbot dont gauche ne devait plus pou- voir tenir longtemps à Monchy-le-Preux. Ce fut la première mission que je reçus du colonel des Vallières.

Le général de Maud'huy me chargea en outre de dire au général Barbot de tenir jusqu'au bout et de lui expliquer la manœuvre que le 10e corps d'armée allait exécuter.

Qu'il tienne 1 me dit-il, et dans deux heures le 10e corps tombera a l'improviste et en masse dans le flanc du 4e corps prussien. Qu'il tienne, et ce soir ce sera une éclatante victoire.

Je partis à midi, en auto, par Arras.

A Arras, je trouvai la population angoissée au seuil des portes, les boutiques déjà à moitié closes... Je tournai dans le faubourg Saint-Sauveur et pris la grand'rue qui se continue par la route de Camûrai. Des territoriaux, aux lisières de la ville, ébauchaient des tranchées de part et d'autre de la route. Deux files de blessés se dirigeaient à droite et à gauche, sur les bas côtés, vers la ville. Dans les champs, face à l'Est, des éche- lons d'artillerie étaient arrêtés en colonne.

A Tilloy, la canonnade grondait très violente, mêlée à un bruit de fusillade et de mitrailleuses intermittentes.

-— Le général Barbot ?

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 581

Plus loin, à la chapelle de Feuchy.

Je dépassai, toujours en auto, Tilloy vers l'Est.

A gauche et à droite de la route, je vis une ligne de batte- ries de 15 en action : des bataillons en colonnes doubles, et, plus loin, des compagnies déployées face à la crête de la Chapelle.

Le général Barbot ?

Il est aux meules, là, à gauche, sur le chemin de terre. J'abritai mon petit auto derrière le mur de la chapelle ; et à

pied je me dirigeai par le chemin indiqué vers les meules tombaient les obus et claquaient les balles.

Un groupe de fantassins était là, en pantalon rouge, capote bleue et béret alpin.

J'en remarquai un :

Mon brave, lui dis-je,où est le général Barbot?

C'est moi, jeune homme, me répondit-il.

Mon général, je viens de la part du général de Maud'huy vous demander de « tenir jusqu'au bout. »

Inutile, je sais.

Mon général, (le général de Maud'huy m'a chargé de vous faire connaître en outre les dispositions qu'il vient de prendre pour le 10e corps.

A ce moment, je sentis une main se poser sur mon épaule. Impassible, élégant, le képi rouge lleuri d'or, le général d'Urbal me souriait :

Lieutenant, me dit-il, vous voyez bien que le général Barbot est très occupé. Exposez-moi ce que vous avez à lui dire, puis je vous montrerai comment nous entendons donner satisfaction au général de Maud'huy.

Il écouta jusqu'au bout mon petit discours et m'exposa comment on avait évacuer Monchy-le-Preux. Pendant ce temps, je regardais d'un œil de plus en plus inquiet la chaîne de nos propres tirailleurs qui abandonnaient la crête Nord de la Chapelle et qui, peu à peu, reculaient sur nous...

> Les voilà !

Toute une ligne de tirailleurs ennemis, casques profilés sur le ciel, venait d'apparaître sur la crête à la place tout à l'heure étaient les nôtres...

Alors le général d'Urbal, parfaitement calme, toujours sou- rianl, me dit :

588 REVUE DES DEUX MONDES.

Regardez bien maintenant.

Une rafale générale de 75 tirée par les- batteries que j'avais vues tout à l'heure alignées dans la plaine de part et d'autre de la route s'abattit sur la crête. Dans un nuage d'éclatements les casques à pointes sautèrent, se dispersèrent, disparurent. Et, l'arme au bras, les compagnies de renfort se mirent en marche et escaladèrent à nouveau sous nos yeux la crête de la Chapelle entièrement reconquise. C'était une manœuvre magni- fique !

Lieutenant, allez dire maintenant au général de Maud'huy, comment nous exécutons son ordre.

Je n'en demandai pas davantage et je repris mon auto, direction Arras.

En arrivant devant Beaurains je vis des maisons et des meules qui brûlaient. Un obus venait d'entrer dans la maison- nette aux contrevents verts qui nous servait de Central télépho- nique. On démontait l'antenne de T.S.F. Le poste de comman- dement avait disparu 1

est le général de Maud'huy?

Un peu plus loin, dans le fossé du chemin de la cote 107, derrière la grange qui brûle...

Il devait être 14 heures. Je me rappelle que je trouvai le général de Maud'huy assis dans le fossé à côté du lieutenant- colonel des Vallières en train de rédiger un ordre pour presser le mouvement vers le Nord-Est du 10e corps. (C'était le troi- sième ordre à ce sujet qu'on envoyait au 10e corps d'armée depuis midi.)

Je fis mon rapport qui fut écoulé avec joie et j'appris que l'ennemi venait d'attaquer Neuville-Vitasse en toute hâte le général de Maud'huy avait jeté un bataillon de sa réserve générale et d'où nous venaient les coups de canon qui tombaient autour de notre poste de commandement.

Ce n'était pas un poste de commandement banal, que ce poste de commandement d'armée installé en plein champ de bataille, à 3 kilomètres des villages attaqués, dans un fossé, entre les batteries en action et la chaîne de tirailleurs, parmi les incen- dies allumés par les obus ennemis, sans communications télé- phoniques, et d'où rayonnaient seulement de quart d'heure en quart d'heure les autos des quelques officiers d'élat-major qui avaient eu, comme moi, la chance de rejoindre * temps..

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 589

Il était un peu plus de 14 heures quand arrivèrent des renseignements inquiétants sur la situation de la division Fayolle à notre extrême gauche au Nord de la Scarpe.

Cette division, qui avait se mettre en marche très en retard de la région Est de Lens vers le Sud dans la matinée, avait trouvé vers 9 heures Gavrelle, elle devait se ras- sembler, — fortement occupé par l'ennemi! Elle avait arrêter sa tête de colonne à Oppy sans avoir pu atteindre la Scarpe, c'est-à-dire sans avoir pu se mettre en liaison vers Fam- poux avec la division Barbot, et, pour comble de malheur, elle venait enfin d'être violemment attaquée dans son liane gauche partout un corps d'armée bavarois débouchant de Douai...

Le général Fayolle avait fait face à gauche et s'était déployé en arc de cercle sur le front Rouvroy-Bois-Bernard- Croupe ouest d'Izel-les-Equerchin-Neuvireuil-Oppy-Bailleul-sire-Ber- thoult. Il s'agissait donc au plus vite de le soutenir et de bou- cher le trou qui subsistait entre la division Fayolle et la division Barbot dans « le couloir de la Scarpe. »

Ce fut à la cavalerie que s'adressa immédiatement le général de Maud'huy, et à 14 heures 40 puis à 15 heures, il envoya au généralConneau successivement deux officiers pour lui demander de faire passer immédiatement le gros de son corps de cavalerie au Nord de la Scarpe (en ne laissant qu'une division au Sud) afin de porter tout l'appui possible à la division Fayolle, en attaquant les Allemands à gauche, dans la direction d'Hénin- Liétard, et à droite sur Gavrelle.

Et l'on attendit...

L'oreille tendue vers les rives du Gojeul, nous cherchions à percevoir l'engagement de l'artillerie et de l'infanterie du 10° corps.,. A chaque auto venant de Mercatel ou du passage à niveau de la route de Bucquoy, le général de Maud'huy, de plus en plus anxieux, se levait, regardait, interrogeait.

Rien... rien que les fumées à l'horizon et le bruit de la bataille de plus en plus violent à l'Est d'Arras, deux corps d'armée ennemis s'acharnaient sur les deux braves divisions du corps provisoire...

Enfin, las d'attendre en vain, sentant toute la gravité de l'heure et l'urgence de l'exéculion des ordres donnés, le général de Maud'huy à 16 heures 30 rédigea une lettre qu'il me demanda d'aller porter immédiatement au général Desforges commandant

590 REVUE DES DEUX MONDES.

le 10e corps. Getle lettre demandait au général Desforges de faire connaître en était l'attaque dirigée sur Wancourt par la rive Nord du Copul, car la division Barbot était toujours pres.-ée et canon née sur le front Chapelle de Feuchy-Neuville-Vitasse et ne sentait en aucune façon l'effet de l'attaque du 10e corps d'armée. Le général de Maud'huy offrait enfin deux bataillons de sa réserve générale au général commandant le 10e corps d'armée, si ce renfort lui était nécessaire pour atteindre le soir Wancourt.

Le général de Maud'huy ajouta, en me remettant le papier :

Tâchez de parler au général Desforges lui-même et exposez-lui ce que vous avez vu tout à l'heure à la Chapelle de Feuchy. Dites-lui bien que le général d'Urbal a engagé ses dernières réserves; qu'il n'a plus rien et qu'il est urgent, très urgent, que l'action du 10e corps se fasse énergiquement sentir.

Je sautai dans un auto et je filai sur la route de Bucquoy.,

Quelle ne fut pas ma stupéfaction, après avoir dépassé le pont du chemin de fer, de voir, 1e long du remblai de la voie ferrée, un régiment d'infanterie qui se dirigeait non pas vers l'Est mais vers le Sud!

En arrivant à la petite maison du garde barrière (si j'ai bonne mémoire) qui servait de poste de commandement au général Desforges, j'eus la joie de trouver sur le seuil un chef que j'aimais et que je respectais depuis longtemps entre tous : le colonel Paulinier. Dès qu'il eut connaissance de ma mission, il me dissuada de voir le général Desforges, et il ne consentit à «l'introduire auprès de lui qu'après que je lui eus dit que le général de Maud'huy m'en avait prié.

J'enlrai dans une petite salle sombre le général Des- forges était assis à une table de cuisine.

Dès qu'il me vit, il me dit :

Voici le quatrième officier que je reçois depuis ce malin Dites au général de Maud'huy que les ordres sont donnés et sont en cours d'exécution. Vous entendez bien ! Ils sont donnés. Ils sont exécutés. L'attaque va déboucher d'une seconde à l'autre. Tenez! ouvrez la fenêtre; écoutez I écoulez!

Je pus lui rendre compte de ce qui s'était passé à la cha- pelle de Feuchy à midi et je repartis, reconduit avec bonté par le colonel Paulinier, qui jusqu'à mon auto me répéta :

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 591

Dites au général de Maud'huy que nous avons donné nos ordres comme il le désirait et que j'ai envoyé tout à l'heure des officiers de liaison aux deux divisions pour voir ce qui se passait. Dès leur retour, on lui rendra compte.

Je repartis. Au pont du chemin de fer, je fus arrêté pen- dant une demi-heure par un autre régiment d'infanterie, qui marchait encore non vers l'Est, mais vers le Sud. Cette fois, j'eus la sensation très nette qu'à l'intérieur des divisions du 10e corps, il y avait sûrement des gens qui n'étaient pas « à la page. »

Dès mon arrivée, le général de Maud'huy me dit :

Eli bien? que se pas>e-t-il? Il devait être 17 heures 20.

J'avais à peine commencé de lui répéter ce que m'avait dit le général Desforges qu'une limousine arrivait et que le général Desforges lui-même en descendait.

Sensation...

Le général de Maud'huy et lui allèrent s'asseoir à part dans le fossé en face du nôtre el tout de suite nous comprimes qu'un malheur était arrivé...

11 y a eu des malentendus... Je ne sais exactement ce qui s'est passé. Mais l'attaque ne s'est pas déclenchée dans la direction voulue... Face au Sud... Marche... Trop tard.... Raté...

Quand le général de Maud'huy nous rejoignit, ce fut parmi nous une consternation générale.

Le général d'Urbal demandait du secours. Il craignait d'être coupé en deux par le « couloir de la Scarpe » il avait tou- jours « un trou » entre ses divisions. Or, entre sa droite et la gauche du 10e corps, un autre « trou » venait aussi de se pro- duire par suite du mouvement du gros du 10e corps d'armée qui, au lieu de marcher de Mercatel vers le Nord-Est, s'était porté de Mercatel vers le Sud Est. La situation était critique.

Sans récriminer, le général de Maud'huy agit alors sans hésitation en grand chef.

Il décida immédiatement d'employer à étayer le centre de l'armée la presque totalité de sa brigade de réserve générale, c'est-à-dire de jeter 2 bataillons sur Tilloy pour soutenir la droite du corps d'Urbal, et 2 bataillons à Neuville-Vilasse pour aveugler le passage aurait être lancée l'attaque du

592 BEVUE DES DEUX MONDES.

10e corps. Et, à 17 heures 30, il signait un ordre qu'il me priait de porter au général d'Urbal, en lui expliquant verbale- ment ce qui s'était passé au 10e corps d'armée, et en lui deman- dant de continuer à « tenir coûte que coûte; » et d'employer les troupes ainsi libérées de la division Barbot, à faire boucher le trou au Nord du canal entre ses deux divisions afin d'arrêter toute attaque se glissant dans la vallée de la Scarpe vers Arras.

Je trouvai vers 18 heures 30 le général d'Urbal rentrant en auto sur la route de Tilloy à Arras. Il me fît monter dans sa voiture, lut mon papier et écouta ma communication. Il me pria alors d'entrer avec lui à l'hôtel de" ville d'Arras dans la magnifique salle des séances qui devait être réduite en cendres quelques jours plus tard...

J'y répétai les instructions que le général de Maud'huy m'avait chargé de transmettre :

« Tenir.

« Réattaquer le lendemain avec le 10e corps dans les condi- tions d'ensemble prévues pour aujourd'hui. (Effort principal rive Nord du Cojeul vers Monchy-le-Preux.) »

Le général d'Urbal donna vers 18 heures 45 ses ordres en conséquence et à 19 heures, en partant, je croisai le général de Maud'huy qui arrivait lui-même en auto confirmer ses instructions. En quittant Beaurains, il venait d'envoyer au gé- néral Desforges l'ordre de faire tenir par des avant-postes de combat partout fortifiés la ligne qu'on aura pu occuper ou au minimum la ligne Neuville-Boyelles, en se reliant aux divisions territoriales.

Je rejoignis vers 20 heures le village de Fîcheux notre Quartier général avait été replie d'Arras dans la soirée et où, en rentrant, le général de Maud'huy donna à 23 heures ses ordres pour le lendemain :

La division d'Arras devait maintenir à tout prix le front du soir.

Le 10e corps d'armée devait avoir pour 5 heures 30 toutes ses forces disponibles rassemblées dans la région de Mercatel. Il lui était indiqué comme direction probable d'attaque : Monchy- le-Preux par le Nord de Neuville- Vilasse quand C ordre en serait donné.

Je fus désigné pour prendre le service de nuit. Les divisions territoriales avaient maintenu leurs positions à notre droite.

SOUVENIRS DE LA BATAILLE D ARRAS.

593

La canonnade continuait à faire rage. Des incendies allumaient autour de Ficheux un demi-cercle rouge...

Ainsi se terminait par un échec cette journée du 2 octobre qui aurait pu être une victoire pour nous.

Vicloire incomplète peut-être, car s'il est vrai qu'au Sud de la Scarpe nous avions eu deux fois plus de forces que l'ennemi (un corps d'armée et demi, plus un corps de cavalerie contre un seul corps prussien), il n'en est pas moins vrai qu'au Nord de la Scarpe la division Fayolle presque seule avait eu à faire tête à tout un corps d'armée bavarois renforcé par un corps de cavalerie allemand : mais elle avait vaillamment prouvé que cette tâche n'était pas au-dessus de ses forces !

Hélas, une occasion perdue se retrouve rarement...

III. LA BATAILLE DU 3 OCTOBRE

La nuit fut mauvaise. Le téléphone marchait mal. J'enten- dais à peine les voix des officiers qui me demandaient des ren- seignements ou qui me passaient des comptes rendus. Je me rappelle seulement qu'on me disait que les munitions commen- çaient à manquer, et que la fatigue des troupes donnait déjà des inquiétudes, notamment à la gauche de la division Fayolle qui perdait peu a peu du terrain...

D'après les quelques renseignements qui purent ainsi être réunis, la situation ne parut pas suffisamment nette au point du jour pour permettre au général de Maud'huy de fixer immé- diatement la direction d'attaque à donner au gros du 10e corps; et, dès 5 heures 30 du matin, le lieutenant-colonel des Vallières m'envoya à Arras, avec mission de rapporter la situation du corps provisoire et de demander au général d'Urbal d'indiquer la direction dans laquelle l'offensive du 10e corps serait la plus souhaitable ce matin pour son corps d'armée :

Soit Neuville-Monchy-le-Preux ?

Soit Neuville-Wancourt?

Soit Neuville-Chapelle de Feuchy?

Je trouvai le général d'Urbal, au faubourg Saint-Sauveur, dans une petite maison à gauche en sortant d'Arras vers Cambrai.

Il me dit :

Au Sud de Lens, ma division de gauche a perdu pendant

TOME LV1I1. 1920 38

594 REVUE DES DEUX MONDES.

la nuit trois villages : Bois-Bernard, Neuvireuil et Fampoux. Elle s'est repliée sur Salaumines, Rouvroy, Fresnoy, Oppy et Bailleul. Au Sud de la Scarpe, ma division de droite a tenu de Feuchy à Neuville-Vitasse ; mais la grave question pour moi est d'arriver à boucher le « trou » qui existe encore « dans le couloir de la Scarpe » entre mes deux divisions. Je demande instamment au général de Maud'huy d'y maintenir les cava- liers et les cyclistes du corps de cavalerie jusqu'à l'arrivée des éléments d'infanterie que j'ai pu retirer celte nuit de Neuville- Vitasse.

Espérez-vous que cela va tenir, mon général?

Oui, me répondit-il, mais à condition que vous fassiez tout le possible pour me faire envoyer d'extrême urgence des vivres et des munitions. C'est très important. Je n'ai rien reçu.

Et l'attaque du 10° corps, mon général?

Dites au général de Maud'huy que l'attaque sur Monchy- le-Preux me parait être, en ce qui me concerne, la plus éner- gique pour soulager rapidement mon corps d'armée.

Cette question du « trou » entre les deux divisions du corps provisoire préoccupait tellement le général d'LTrbal qu'avant mon départ il dicta un ordre au général Barbot il lui recom- mandait de « rapprocher sa réseï ve d'Athies et de porter toute son attention du côté du couloir de la Scarpe. »

Mon général, avez vous des réserves de corps d'armée?

Aucune. Ma division de droite a encore deux bataillons disponibles et ma division de gauche un. C'est tout.

Je revins en toute hâte au nouveau poste de commandement de la subdivision d'armée que je trouvai installé dans une petite maison, dite « de la cote 107, » au Sud-Ouest de Beau- rains sur la « route de Bucquoy. »

Dès que j'eus fait mon compte rendu, le général de Mau- d'huy donna au 10e corps V ordre d'attaque dans la direction de Monchy-le-Preux. Il était 7 heures 15, lorsque l'officier de la liaison chargé de le porter au général Desforges, quitta la cote 107... et l'on attendit.

A 8 heures 15, pendant que les mouvements d'approche s'exécutaient, le lieutenant-colonel des Vallières m'envoya au 10e corps pour demander au général Desforges ce qu'il pouvait

80UVEN1R9 DE LA BATAILLE d'aRRAS. 595

faire afin de constituer au général de Maud'huy un régiment de réserve générale; mais je devais bien lui dire que « si le prélèvement d'un régiment de réserve générale devait gêner l'offensive du 10e corps, le général de Maud'huy préférerait se priver de réserve générale. »

Le général Desforges me chargea de répondre « qu'il ne pouvail prélever sur ses troupes un régiment spécial pour le général de Maud'huy, mais qu'il avait gardé trois bataillons en réserve de corps d'armée au Nord Est de Ficheux et qu'il ne les emploierait pas sans en rendre compte. »

Il me pria d'ajouter que < l'attaque allait se déclencher » sous les ordres du général Rogerie : Quatre bataillons par le Nord de Neuville-Vitasse, direction Monchy-le-Preux. Deux ba- taillons par le Sud de Neuville-Vitasse, direction Monchy-ie- Preux.

Il était 8 heures 30.

En rentrant à la maisonnette de la cote 107, je rendis compte, puis je cherchai un « poste d'observation » que je finis par trouver sur le talus du chemin. Je voyais de une vaste partie du champ de bataille ; et j'écoutais. Pendant presque toute la journée, sauf pendant l'exécution d'une liaison vers onze heures au corps provisoire, je restai là, impatient, attendant cette victoire à laquelle je croyais toujours et dont les nouvelles n'arrivaient pas.

Quand une attaque est lancée, pas de nouvelles, mauvaises nouvelles...

De temps en temps, je scrutais à la jumelle l'horizon vers le Sud, les divisions territoriales luttaient contre la Garde prussienne... et d'heure en heure, aux éclatements fusants des schrapnells, je constatais que le combat s'en allait de plus en plus vers l'Ouest... viliage après village... lentement mais sûre- ment... découvrant et menaçant notre droite, un vaste « trou » allait se produire...

Vers l'Est, du côlé de Neuville-Vitasse la canonnade, après avoir fait rage un instant, avait presque cessé.

Que se passait-il ?

A 10 heures 30, pendant qu'un autre officier était envoyé au 10e corps, le lieutenant-colonel des Vallières me renvoya à Arras pour demander au général d'Urbal son opinion sur le débarquement à Arras même d'une nouvelle division (la 45e)

590 BEVUE DES DEUX MONDES.

dont nous venions d'apprendre l'arrivée incessante par chemin de fer et sa mise à la disposition du corps provisoire.

On peut, dans ce moment-ci (11 heures), me répondit le général d'Urbal, débarquer à An-as les éléments d'infanterie de cette division. Mais pour toute autre chose que l'infanterie, je dis nettement non. Encore est-il qu'il vaudrait mieux, à mon avis, débarquer l'infanterie ailleurs tant que je n'aurai pas pu constituer dans le « couloir de la Scarpe » un barrage solide à Athies et au Point du jour.

Vos intentions pour cet après-midi, mon général?

Actuellement consolider mon centre à Athies et à Feuchy et pousser sur Fampoux. Ultérieurement pousser peut- être une attaque générale avec le concours de mes deux divi- sions sur Gavrelle.

Je revins auprès du général de Maud'huy... qui venait d'ap- prendre que l'attaque du 10e corps avait échoué devant des tranchées creusées par l'ennemi aux débouchés Est de Neuville- Vitasse... Les Allemands avaient profité de la nuit pour se for- tifier et l'occasion perdue la veille était déjà passée.

Que faire? Remettre de l'ordre dans les unités du 10e corps. Réorganiser le commandement. Améliorer les liaisons. Soutenir l'idée du général d'Urbal d'attaquer ,sur Gavrelle en étendant vers le Nord la zone du 10e corps et en portant les première et troisième divisions de cavalerie nettement en échelon offensif en avant de la gauche de la division Fayolle pour attaquer la droite ennemie vers Hénin-Liétard. Enfin pousser audacieuse- ment à Arras même les débarquements de l'infanterie de la 45e division qui arrivait si heureusement à la rescousse.

Et de 14 heures à 16 heures je repris mon « poste d'obser- vation ».

A notre gauche vers Ablainzevelle, les éclatements des schrapnells avançaient de plus en plus vers l'Ouest. donc allaient-ils s'arrêter? En face, vers Neuville-Vitasse, la canon- nade avait repris brusquement, et, vers 16 heures, je vis des batteries de 75 qui refluaient à grande allure sur le propre poste de commandement du général de Maud'huy, et qui venaient se remettre en position juste derrière notre maisonnette.

Bientôt les « départs » nous assourdirent, et nous apprîmes qu'une violente contre-attaque ennemie venait de pénétrer dans Neuville-Vitasse...;

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. £>9"î

Au môme moment un renseignement du corps provisoire nous apprenait que la division Fayolle avait replié son centre sur Arleux-en-Gohelle et que tout le corps d'armée- subissait de très violentes attaques ennemies sur tout son front; et un autre renseignement des divisions territoriales disait qu'elles avaient évacué Gourcelles-le-Comte avant midi et qu'elles s'étaient repliées sur Ayette et Ablainzevelle. Je rentrai dans la [tel i te maisonnette les vitres vibraient et je lus avec émotion un ordre du général de Gastelnau tlaté de Breteuil, 3 octobre, 40 heures 40, et disant que des renseignements sérieux lui avaient fait connaître que l'ennemi avait fait la veille un effort décisif sur tout le front et qu'il était en ce moment à bout de forces; il y avait lieu de profiter de cet état confirmé par des symptômes indiscutables pour pousser le plus que l'on pourrait.

Je réfléchissais à la singularité de cet ordre reçu en de pareilles circonstances auxquelles il paraissait si étranger, lorsqu'une heure plus tard, et comme pour prouver qu'en dépit des apparences, le général de Gastelnau avait raison, voici qu'arrivaient, coup sur coup, dans cette petite maison- nette où battait vraiment le cœur de la bataille : un officier du 10e corps disant qu'un remarquable retour offensif du 60e batail- lon de chasseurs avait réussi à reprendre Neuville-Vitasse, et un officier du corps provisoire disant que celui-ci avait repoussé sur tout son front les violentes attaques de l'ennemi.

Ah! les braves gens!

Alors calmement, au milieu du vacarme du canon, le général de Maud'huy et le lieutenant-colonel des Vallières, assis l'un près de l'autre au coin d'une table, se mirent à rédiger ensemble une instruction particulière au général commandant le 21e corps dont le corps d'armée (43e et 13e divisions) devait débarquer « dans la région de Lille » et venait d'être mis par le Grand Quartier Général à la disposition de la Subdivision de Maud'huy au même titre que le 2e corps de cavalerie com- mandé par le général de Mitry.

Le corps de cavalerie du général de Mitry (4e et 5e divisions de cavalerie) occupait le front Bénifontaine-Lens et combattait en retraite devant une colonne d'infanterie venant de Douai et menaçant la gauche de la division Fayolle.

Le Préfet du Pas-de-Calais signalait que les communica-

598 REVUE DES DEUX MONDES.

tions télégraphiques étaient coupées entre Lille et Arras ainsi que entre Lille et Dunkerque.

Enfin vers 18 h. 30, le lieutenant-colonel des Vallières me mit en main un télégramme et me pria de me rendre immé- diatement à la gare de Doullens pour faire pousser sur Arras les trains amenant la 4oe division.

J'arrivai à 19 li. 30 à la gare de Douilens régnait une certaine émotion. Renseignements pris, il y avait 2o trains annoncés venant de Gompiègne et devant se suivre d'heure en heure : 11 trains d'infanterie sans voitures; 8 d'artillerie; 2 de cavalerie et 3 divers. Je mis la main sur M. D., l'inspecteur de l'exploitation, et lui intimai par écrit l'ordre de pousser cette nuit et demain sur Arras les « 25 » trains annoncés. Et je rejoi- gnis à 20 heures le général de Maud'huy qui était venu can- tonner pour la nuit à Doullens. N'ayant pour ainsi dire pas dormi depuis trois jours, je tombais de sommeil.

Mais, infatigables, le général de Maud'huy et le lieutenant- colonel des Vallières passèrent la nuit à recevoir des comptes- rendus, et à donner des ordres. Ils apprirenL que les débarque- ments du 21e corps étaient modifiés et définitivement arrêtés comme suit :

13e division à Armentières et Merville; 43e division à Saint-Pol;

Couvertes par deux détachements mixtes :

Un régiment du 21e corps et de la cavalerie à La Bassée (général Dumézil);

Un régiment de territoriaux et de cavalerie à Lille (lieute- nant colonel de Pardieu).

La manœuvre future s'amorçait ainsi ; les prévisions utiles étaient faites; le général veillait, et pendant ce temps, vers l'Est, la canonnade, infatigable aussi, continuait à gronder plus violente que jamais.

Sur l'Artois enflammé, scintillait une belle nuit d'étoiles...

Marcel Jauneaud. (A suivre*)

PASCAL

ET LE

« DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR »

A propos de la découverte, parmi les manuscrits de la Bibliothèque nationale, d'un manuscrit, jusqu'alors ignoré, du Discours sur les passions de l'amour, je posais, ici même, la question de savoir si, oui ou non, le Discours était bien de Pascal (1). Et je concluais, en donnant mes raisons, non pas que le Discours n'est sûrement pas de Pascal, mais que l'attri- bution de ce texte célèbre au grand écrivain, ne reposant sur aucune preuve positive et probante, ne méritait pas notre créance, et que, jusqu'à plus ample informé, il fallait s'abstenir de toute affirmation dans l'un ou l'autre sens.

Trois « pascalisants, » à ma connaissance, ont repris publi- quement la question. C'est d'abord M. Léon Brunschvicg, dans sa grande édition des Œuvres de Pascal. Puis, ce fut Emile Faguet, dans le juste volume il a recueilli ses commentaires du Discours sur les passions de l'amour. Et enfin c'est M. Gus- tave Lanson, dans un tout récent article de the French Quar-

(1) Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1917, notre article intitulé : Pascat a-t-il été amoureux ? à propos d'un nouveau manuscrit du « Discouru sur les pas- sions de l'amour, » et notre Biaise Pascal, études d'histoire morale, 2* édition, Paris, Hachette, 1911. Cf. Œuvres de Biaise Pascal, publiées suivant l'ordre chronologique, avec documents complémentaires, introductions et notes par Léon Brunschvicg et Pierre Boutroux, t. 111 ; Paris, Hachette, 1908 ; Discours sur les passions de l'amour, attribué à Pascal, avec un commentaire d'Emile Faguet; Paris, Bernard Grasset, 1911; Gustave Lanson, le « Discours sur les passions de l'amour » est-il de Pascal? (The French Quarterly, january- march 4920.)

600 REVUE DES DEUX MONDES.

tcrly. Ces divers travaux ont, assez inégalement, mais, an total, profondément modifié mes vues primitives. Il n'est que loyal, ce me semble, d'en prévenir mes lecteurs et de leur dire très simplement pourquoi.

*

Les quelques pages que M Brunschvicg a placées en guise d'introduclion à sa publication du Discours sont plutôt un élé- gant résumé des débats qu'une étude approfondie et personnelle de la question. M. Brunschvicg n'aime visiblement pas à prendre nettement parti, et sa pensée, subtile, fuyante, et par- fois obscure, esquive plus volontiers les difficultés qu'elle ne les aborde de front. 11 avait cru jadis que « le Discours est bien de Pascal ; » il le croit encore ; mais il est manifeste que sa foi est un peu ébranlée, et qu'elle ne repose pas sur des acguments bien solides; elle s'exprime en termes moins compromettants, et elle s'abstient désormais de certaines imprudences de lan- gage cl de certains cercles vicieux elle se laissait entraîner jadis Au reste, sur Pascal mondain et amoureux, les commen- taires de M Brunschvicg sont justes, fins, ingénieux, marqués au coin d'une très prudente sagesse.

Emile Faguet, on le sait de reste, écrivait un livre aussi facilemenl que d'aulres écrivent un article Son Commentaire du « Discours sur (es passions de l'amour » est daté d'avril 1910. Il venait de recevoir mon volume sur Biaise Pascal. Piqué au jeu par mon élude sur Pascal amoureux et sur le Discours, et se trouvant disponible, il eut l'idée de revenir sur la question qu'il avait jadis soulevée et discutée dans ses Amours d'hommes de lettres, mais cette fois d'une manière aussi peu didactique que possible. 11 reprit le Discours, et, « en lisant » ce beau texte, mais comme il savait lire, lentement, posément, voluptueuse- ment, rêvant et méditant entre les lignes, discutant avec l'au- teur, avec un interlocuteur imaginaire, ou avec lui-même, se laissant aller à toutes les saillies, à toutes les fantaisies de son humeur un peu vagabonde, à tous les souvenirs, à tous les rap- prochements que lui suggérait sa riche mémoire, il se mit à noter librement les réflexions de toute espèce qui lui venaient à l'esprit. Et au bout d'un mois, un livre de 324 pages fut écrit comme en marge du Discours : livre charmant, amusant et piquant, qui eût enchanté Montaigne, et qui est proprement

Pascal Et le « discours sur les passions de l'amour. » 60 i

un livre d'Essais; livre de lettré et de moraliste il y a un peu de tout : des notes d'exégèse et presque de philologie; de fines remarques de critique littéraire et d'histoire ; d'abondantes, conjectures sur la vie sentimentale de Pascal, ou de l'auteur, quel qu'il soit, du Discours; des rêveries, des méditations, des observations psychologiques, toujours ingénieuses, souvent pé- nétrantes; bref, toutes les libres démarches d'une pensée singu- lièrement originale, souple et compréhensive, et qu'une autre pensée supérieure a mise en branle. Le Commentaire du « Dis- cours sur les passions de l'amour » est de la même époque et de la même veine que les Dix commandements, et il n'est' pas sans ajouter quelques traits à la définition d'Emile Faguet mora- liste.

Emile Faguet avait fait précéder son Commentaire d'un court Avertissement il discutait à son tour la question de l'attribution du Discours. Des arguments que j'avais présentés pour combattre la thèse de l'attribution à Pascal, les uns lui paraissaient « excellents, » et les autres « faibles. » Et il con- cluait : « Pour moi, je ne suis pas sûr du tout que le Discours sur 1rs pussions de l'amour soit de Pascal ; mais je le crois très fort, parce que, quand je lis, je me trouve à toutes les lignes en plein Pascal, et je crois que, le Discours n'eùt-il jamais été attribué à Pascal, je le lui attribuerais spontanément, comme un amateur expérimenté attribue un tableau à Véronèse. Mais ceci, avouait-il, n'est aucunement scientifique; il est tout littéraire et par conséquent inintellectuel. » Et comme pour mieux montrer encore que sa conviction première était main- tenant moins assurée, il déclarait qu'il examinerait le Dis- cours « sans pensée de derrière la tète et comme s'il était de n'importe qui, » et il intitulait même son livre : Discours sur les passions de l'amour attribué a Pascal. Au fond, mon scep- ticisme n'en demandait pas davantage.

Les choses en étaient quand, reprenant à fond toute la question, M. Gustave Lanson l'a examinée sous ses divers as|i sets dans \\n vigoureux, solide et savant article. Si quelques- uns des arguments par lesquels j'essayais de justifier mon incré- dulité lui semblaient un peu « légers, » il acceptait tout l'essen- tiel de ma démonstration, qu'il voulait bien qualifier de « péremptoire. » Mais, alors que, m'en tenant «à l'inexistence de preuves extrinsèques de l'origine pascalienne du Discours, je me

C02 REVUE DES DEUX MONDES.

refusais à l'examen des preuves intrinsèques, qui me parais- saient ne pouvoir conduire à rien de substantiel et de précis, M. Lanson, plus hardi que moi, se livrait à cet examen, et par une discussion minutieuse, subtile et fort bien conduite, il aboutissait à des résultats beaucoup plus positifs et concluants que je ne m'y serais attendu. Sans doute, il lui arrivait, chemin faisant, comme il nous arrive à tous, d'abonder un peu trop dans son sens, et de s'attarder à des arguments faciles à rétor- quer et sans grande force probante. Mais il ne m'en coûte nul- lement de reconnaître que, sur le fond des choses, il a raison contre moi : le fort de son argumentation me parait décisif, et il aura l'honneur d'avoir restitué, je crois, définitivement, à Pascal un texte, d'ailleurs admirable, dont j'avais indûment failli déposséder le grand écrivain.

* * *

Car, je dois l'avouer, et tant il est vrai que le scepticisme pur est une attitude intellectuelle difficile à soutenir! j'avais eu le tort de ne pas m'en tenir au doute provisoire en ce qui concerne l'attribution du Discours à Pascal. Je laissais entendre que l'hypothèse avait contre elle « des présomptions très fortes, » et j'en signalais rapidement quelques-unes : l'ignorance nous avons été pendant deux siècles de l'existence du Discours, le contraste violent que forme l'opuscule avec tout ce que nous savons de l'œuvre et de la vie de Pascal. Emile Faguet et M. Lanson m'ont fait observer que ces deux faits peuvent donner lieu à toute sorte d'hypothèses contraires, et qu'en tout cas, il ne prouvent ni pour, ni contre l'attribution du Discours a Pascal. Réflexion faite, je reconnais le bien-fondé de leurs observations.

Mais, à vrai dire, ces observations n'entament pas le fond de la thèse que j'avais défendue, et puisqu'à cette thèse tout le monde s'est rallié, Emile Faguet comme M. Brunschvicg, et M. Lanson comme Emile Faguet, je suis, ce me semble, fondé à croire qu'elle est inattaquable. M. Lanson résume exactement ma pensée en ces termes : « On ne sait pas d'où viennent les copies du Discours sur les passions de l'amour ; on ne sait pas par qui, pour qui, ni pour quoi elles ont été faites; on ne sait pas dans quel milieu elles ont circulé : personne n'a parlé de l'ouvrage, ni nommé l'auteur, hormis une voix inconnue dont

PASCAL lt LE (( DISCOURS SUR LES PASSIONS DE l'aMOUR. » 603

un scribe inconnu s'est fait l'écho. » Nous n'avons donc aucune autorité extérieure digne de ce nom qui puisse nous garantir qu'en attribuant le Discours à Pascal, nous ne commettons pas- une fausse attribution. Et jusqu'à plus ample informé, la seule, attitude qu'en bonne critique nous ayons le droit de prendre est celle qui consiste à dire : « Je ne sais pas. » En la prenant, nous obéissons encore à Pascal, qui nous enseigne à « douter il faut. »

En fait, à cette attitude, aucun critique, suivant en cela mon déplorable exemple, n'a pu se tenir.

Emile Faguet constate que toute investigation concernant la personnalité de l'auteur du Discours « se ramène ou à Pascal ou à quelqu'un qui aurait l'âme de Pascal, les sentiments ordi- naires de Pascal, les idées ordinaires de Pascal et tout le talent de Pr.scal. » Et le fond de sa pensée est que ce quelqu'un, qui ressemble à Pascal comme un frère, ne peut être que Pascal lui- même.

M. Brunschvicg partage cet avis, mais il l'exprime avec plus d'ambiguïté. J'avais écrit : « Ni littérairement, ni même moralement, le Discours n'est assurément indigne de l'auteur des Pensées, voilà tout ce que l'on peut dire. » M. Brunschvicg s'empare de cette phrase, et il écrit à son tour : « Or, répon- drons-nous, il suffit qu'on puisse dire cela pour que, réserve faite d'une découverte future qui fournirait une preuve défini- tive dans un sens ou dans l'autre, un écrit attribué par les manuscrits [il faudrait dire : l'une des deux copies] au seul Pascal, soit considéré comme une œuvre de Pascal. » Je ne suis pas très sur de bien comprendre ; mais passons.

M. Lanson, serrant la question de plus près, met en regard les uns des autres les passages des Pensées et les passages du Discours qui lui paraissent otîrir entre eux quelque ressem- blance, et qui sont, en effet, assez nombreux et frappants; et il conclut avec raison que ces rencontres ne peuvent être fortuites, et que, « dès lors, on est forcé de choisir entre trois hypothèses, les seules qui soient possibles : » ou bien le Discours est de Pascal; ou bien il est de quelqu'un que Pascal imite; ou bien il est de quelqu'un qui imite Pascal. Et il examine succes- sivement ces trois hypothèses.

La dernière, celle qui ferait du Discours un pastiche ou une imitation involontaire, et pour laquelle, M. Lanson l'a juste-

604

REVUE DES DEUX MONDES.

ment noté, j'avais quelque tendresse, lui paraît « séduisante, » et même, « à condition de ne pas mettre en avant de noms propres sur lesquels la discussion aurait prise, » « la position » lui semble « inattaquable. » Au moins à première vue. Car, à la réflexion, suivant lui, des objections surgissent. M. Lanson ne se représente pas un bel esprit du XVIIe siècle se nourrissant des Pensées comme d'un livre classique et s'en inspirant, plus ou moins consciemment, pour écrire sur l'amour. D'autre part, la langue du Discours lui parait, jusqu'à l'évidence, celle de la première moitié du XVIIe siècle, et il se trouve ainsi amené à en dater la rédaction d'avant 1670, date de la publication des Pensées.

Ces deux objections ne me frappent pas beaucoup, je l'avoue. Supposez un contemporain de Bossuet, ou de Pascal, mais ayant survécu à Pascal, écrivant vers 1680 ou 1690 : en quoi sa langue, je le demande, pourrait-elle bien différer de celle de l'auteur, quel qu'il soit, du Discours? D'autre part, je crois que les Pensées, dès leur apparition, ont eu un très vif succès, aussi bien dans le monde profane que dans le monde dévot. Mme de La Fayette a pu dire que « c'était méchant signe pour ceux qui ne goûteraient pas ce livre, » et le P. Griselle nous a révélé qu'il s'était formé tout un groupe d'admirateurs de Pascal, que l'on appelait les Pascalins. A priori, pourquoi veut-on qu'entre 1670 et 1700 il ne se soit pas trouvé quelque pascalin, mondain plutôt que dévot, pour écrire le Discours (1)? Les difficultés soulevées contre une hypothèse, que par ailleurs on qualifie de « séduisante, » ne me paraissent donc pas insurmontables.

Il en va tout autrement de l'hypothèse qui. ferait de l'auteur du Discours l'un des inspirateurs du Pascal des Pensées. Elle n'offre guère de consistance, et il n'y a pas lieu d'y insister bien longuement. Le Discours, s'il n'est pas une imitation de Pascal, révèle une personnalité littéraire et morale bien supérieure à toutes celles, de nous connues, qui, à l'époque de sa vie mondaine, ont entouré Pascal. On a prononcé, j'ai pro- noncé moi-même, en passant, et avec toute sorte de réserves, le

fi San? s'y arrêter longuement, M. Brunschvicg a envisagé avec une certaine complaisance celte hypothèse. Voyez dans la Revue de Fribourg de juillet. 1907, l'article «lu P. Griselle sur Pascal et les Pascalins d'après des jugements contempo- rains.

PASCAL ET LE <( DISCOURS SUR LES PASSIONS DE l'aMOUR. » 605

nom de Méré. Mais, sans aller jusqu'à dire, avec Emile Faguet, que « Méré est un imbécile, » Méré n'eût, évidemment, pas été capable d'écrire le Discours. Je passe sur d'autres raisons, que donne M. Lanson, et qui me semblent irréfutables. Et j'admets bien volontiers avec lui que, plutôt que d'attribuer à Méré, Miton, ou à je ne sais quel mystérieux inconnu de l'entourage mondain de Pascal le Discours sur les passions de l'amour, il est plus sage, plus simple et plus « économique » de l'attribuer à Pascal lui-même.

El M. Lanson de conclure, provisoirement, que la balance qui, selon moi, « restait en équilibre, » maintenant « fléchit fortement du côté de Pascal. » Les raisons que j'ai fait valoir pour justifier l'hypothèse d'un pastiche ou d'une imitation involontaire de Pascal m empêchent de souscrire pleinement à ce langage. Mais, pour suivre la métaphore, que la balance commence à fléchir du côté de Pascal, c'est ce que je recon- nais sans la moindre difficulté.

*

« Cependant, dira-t-on,'il n'y a rien dans tout cela de décisif. Rien ne fait preuve. C'est vrai. » C'est M. Lanson lui-même qui parle ainsi, et nous reconnaissons bien la parfaite probité de sa pensée et ses légitimes exigences en matière de preuves. Et il en vient, quittant le terrain des hypothèses et des vraisem- blances historiques, où, quoi que nous fassions, un peu de sub- jectivisme se mêle nécessairement à nos ignorances, à « essayer la seule méthode qui, dans l'espèce, puisse fournir une preuve, » j'entends une preuve positive.

« Pour établir, avais-je écrit ici même, d'une manière péremptoire l'authenticité du Discours, il faudrait découvrir, et je ne crois pas que l'on y parvienne, entre certaines des Pensées retrouvées au cours du xixe siècle et certains passages du Discours des rapports si étroits, que l'identité de l'auteur s'im- poserait. » M. Lanson veut bien approuver et reprendre cette observation; il la complète avec raison, en remarquant qu'aux Pensées retrouvées au xixe siècle il faudrait joindre celles qu'on a découvertes au xvme siècle, puisque les manuscrits du Dis- cours sont manifestement du xvne siècle. Et il se livre à ce minutieux travail de comparaison de textes dont Ips résultats ne m'inspiraient qu'une médiocre confiance. Je raisonnais, non

606 REVUE DES DEUX MONDES.

pas tout à fait a priori, mais d'après des impressions un peu superficielles. Au total, j'avais tort.

Car l'enquête de M. Lanson l'a conduit a des résultats que l'on peut considérer comme décisifs. Il les résume lui-même en ces termes : « Nous sommes en présence de trois passages du Discours qui ont un rapport plus frappant avec le texte du manuscrit des Pensées qu'avec le texte de Port-Royal, et en présence de trois autres, qui n'ont de rapport qu'avec des frag- ments de Pascal omis dans les éditions de Port- Royal et publiées par Bossuet, ou Faugère, ou au plus tôt*en 1728. »

« De vient, lit-on dans Port-Royal, que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde. » L'auteur du Discours dit pareillement : « Il lui faut du remuement et de l'action. » Mais l'analogie est beaucoup plus grande, si l'on se reporte au texte original des Pensées : « le bruit et le remue- ment, » avait dit Pascal, que Port-Royal a cru devoir corriger et banaliser. L'auteur du Discours a donc retrouvé le texte primitif.

Simple et curieuse coïncidence, dira-t-on peut-être. Mais elle n'est pas unique. Et je voudrais pouvoir ici reproduire, ou tout au moins analyser les pages ingénieuses et subtiles M. Lanson, rapprochant le texte du Discours de certaines pen- sées, montre, d'une part que, le Discours nous offre comme une forme « embryonnaire » de l'une des conceptions les plus ori- ginales de Pascal dans les Pensées, sa théorie du bonheur,

et d'autre part, que le texte édulcoré et incomplet de Port- Royal n'aurait pu exercer quelque influence appréciable sur l'auteur du Discours.

« Us (les esprits médiocres) sont machines partout, » lisons- nous dans le Discours, qui emploie ailleurs encore cette origi- nale expression en l'appliquant à l'homme. Or, le Pascal des Pensées emploie à trois reprises, dans un sens identique, cette même expression, mais le Pascal de l'édition Faugère, et non pas celui de Port-Royal. Si l'auteur du Discours n'est point Pascal, il est bien extraordinaire qu'il réinvente, en quelque sorte, le vrai Pascal, travesti par Port-Royal.

La théorie de la machine est commune au Discours et aux Pensées. « A force de parler d'amour, lit-on dans le Discours,

on devient amoureux... L'on ne peut presque faire semblant d'aimer que l'on ne soit bien près d'être amant. » > Et dans

PASCAL ET LE « DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR. )) 607

les Pensées : « Suivez la manière par ils ont commencé : c'est en faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même, cela vous fera crojre. » Evidemment, ces deux textes traduisent en termes très voisins la môme pensée, appliquée a deux « ordres » différents, et rien ne serait plus vraisemblable que de les supposer issus pour ainsi dire l'un de l'autre. Mais à la condition qu'on lise les Pensées dans nos éditions modernes, et non pas dans celle de Port-Royal, qui a simplement écrit : « Suivez la manière par ils ont commencé ; imitez leurs actions extérieures, si vous ne pouvez encore entrer dans leurs dispositions intérieures; quittez ces vains amusements. » « Aucune suggestion, a dit spirituellement et justement M. Lanson, ne pouvait sortir de cette rédaction timidement camoutlée. g

Ces exemples suffisent sans doute, et la démonstration sou- haitée est maintenant faite. Cette fois, la balance a fléchi tota- lement du côté de Pascal. « La philologie grecque ou latine s'estimerait fort heureuse d'avoir autant de raisons d'attribuer à Platon certains dialogues qu'on a renoncé à contester, et à Tacite le Dialogue des Orateurs. » Cette conclusion de M. Lanson sera la mienne. Rendons désormais a Pascal ce qui appartient à Pascal. Si l'on pouvait douter que le Pascal de Port-Royal fût l'auteur du Discours sur les passions de l'amour, le doute n'est plus permis pour le Pascal des vraies Pensées que nous a resti- tuées la critique du xixe siècle. Et je ne me repens pas d'avoir publiquement exprimé mon scepticisme, un scepticisme d'ailleurs tout provisoire, puisque ce scepticisme même a fait progresser la question, et a été l'occasion d'une nouvelle et plus précise enquête et l'origine d'une plus rigoureuse certitude.

Victor Giraud.

AUTOUR D'UNE CONFÉRENCE

IMPRESSIONS DE SPA

Il y a, dans le grand promenoir du Pouhon, la source la plus célèbre de Spa, une vaste et assez mauvaise peinture repré- sentant, avec un mépris parfait de la chronologie, les plus mar- quants des personnages que la vertu de ses eaux a attirés en ce lieu. On y voit côte à côte et, paraissant deviser ensemble comme si de rien n'était, le chancelier Bacon et le prince de Ligne, Descartes et la reine de Navarre.

Le bourgmestre et les échevins de Spa, justement soucieux de ne laisser perdre aucune réclame pour leur ville, pourront faire exécuter d'ici peu une autre fresque, le pendant de celle-ci, se trouveront réunis les hommes d'Etat, les diplomates, les généraux les plus illustres de l'Entente, venus à Spa pour y rencontrer, un an après la signature de la paix, le chanc lier, les ministres et les généraux de l'Allemagne.

Une petite ville coquette, proprette, un tantinet vieillotte, étroitement resserrée dans le creux d'une vallée verdoyante, c'est Spa. Pas de Palace, pas de caravansérail, pas de casino monumental et tapageur avec son peuple de raslaquouères, de croupiers et de filles; je ne sais quoi, au contraire, de familial, de bourgeois rappelant la première moitié du siècle dernier. On a le sentiment que la ville a se transformer assez peu- L'ombre de ses hôtes illustres flotte dans ses rues, sur ses vieilles maisons. Spa apparaît un peu comme une ville d'eauxdu passé.

Comment loger dans ses hôtels modestes, de nombre assez restreint, tous les acteurs, tous les spectateurs de la Conférence? Le problème n'était certes pas facile. Le Secrétariat belge l'a,

AUTOUR D UNE CONFERENCE.

609

dans les meilleures conditions possibles, résolu. Et l'on ne sau- rait trop vivement remercier nos hôtes belges pour leur exquise courtoisie, l'empressement et la bonne grâce de leur accueil. Ils n'ont rien néglige de ce qui était en leur pouvoir pour rendre notre séjour chez eux plus agréable et notre tâche plus fae i 1 1 .

Faire tenir dans la ville proprement dite toutes les déléga- tions, il n'y fallait pas songer. A défaut de l'ordre concentré, les 1> ilg 's ont eu recours à ce qu'on pourrait appeler l'ordre dispersé, qui, d'ailleurs, offrait à d'autres égards de très gros avantages. Il y a, éparpillées sur les collines voisines, de belles, de lu.\ m 'uses villas, ont été logés les chefs des principales délégations, française, italienne, japonaise. La plus belle, la plus connue d'entre elles, le Neubois, qui, durant la dernière année île la guerre, fut la résidence personnelle du Kaiser, abrite M. Millerand et ses collaborateurs, MM. François-Marsal, Le Troquer, le maréchal Foch. M. Lloyd George, lui, est resté avec sa délégation dans le meilleur hôtel se trouvait l'Etat- jaajor de Ludendorff.

Quant aux Allemands, pour la première fois qu'ils étaient en contact avec les Alliés, il y avait grand intérêt à réduire ce contact au strict nécessaire. On les a, fort judicieusement, placés un peu à l'écart, tout en haut de la colline qui domine à pic la ville et qui porte le gracieux nom d'Annette et Lubin. L'endroit fixé pour les réunions, le lieu géométrique de la Con- férence, si l'on peut dire, est la villa La Fraineuse, à trois kilo- mètres de Spa, sur les hauteurs, près de la résidence de M. Mil- lerand.

Les choses arrangées de la sorte, hommes d'Etat et diplo- mates peuvent se voir quand ils veulent, mais seulement lors- qu'ils le veulent.

La première conférence est fixée au lundi 5 juillet, à onze heures. Un peu avant, nous partons en automobile pour La Frai- neuse. Une belle route bordée d'arbres magnifiques remonte l'étroite vallée; on la quitte pour pénétrer par un large portail dans un très beau parc; par des allées en lacets, on accède à la villa, une jolie maison de style xvine siècle, aux lignes simples et harmonieuses, une réminiscence de Trianon. Il y a réunies une centaine de personnes, experts, journalistes; en demi-cercle deux rangs serrés de photographes et cinématographes braquent,

TOMK LVIII. 1020. 39

610 REVUE DES DEUX MONDES*

telles des mitrailleuses, leurs appareils vers la porte d'ejotrée.^ Quelques dames, les filles du propriétaire de la villa, avec leurs invités. On se croirait à une garden party.

M. Millerand et ses collaborateurs, MM. François-Marsal, Le Troquer, Philippe B'ilhelol, arrivent les premiers en automo- bile. Puis c'est le tour des autres délégations, les Belges, les Italiens, en dernier lieu les Anglais, M. Lloyd George et Lord Curzon.

Voici enfin les Allemands. Le chancelier Fehrenbach des- cend le premier. Il a une assez belle tête de père noble, grand, large d'épaules, de corpulence un peu forte, d'aspect bon enfant, n'ayant rien de la raideur, de l'arrogance prussienne. Fehren- bach d'ailleurs est Badois. Vient ensuite Simons, le ministre des Affaires Etrangères, la forte tète de la délégation, aussi diffé- rent de lui que possible, très prussien d'apparence, sec et mince, le visage émaoié, la physionomie intelligente, le teint mat, le regard dur. Fehrenbach a l'air relativement à son aise. Simons, lui, est visiblement impressionné, contracté. Il est" pâle, presque blême. Il fait effort pour se dominer, pour paraître impassible. Cette tension nerveuse lui donne un peu l'aspect et la démarche d'un automate.

Cette première réunion dure assez peu. M. Delacroix, pre- mier ministre belge, qui la préside, donne aux Allemands connaissance du programme comportant en premier lieu la question du désarmement. Le chancelier fait un discours et Simons un autre. Mais, en l'absence de leurs experts militaires, le général von Seckt et le ministre de la guerre, ils se déclarent hors d'état de discuter en détail le désarmement. Or, ces per- sonnages, bien qu'ils aient été appelés en toute hâte, ne peuvent arriver que le lendemain après midi.

« Qu'à cela ne tienne, répondent les Alliés. Nous les atten- drons. » Et là-dessus la séance est levée.

Pourquoi les experts germaniques ne sont-ils pas la? Est-ce par suite d'un malentendu? Est-ce plutôt une manœuvre, d'ailleurs assez grossière, des Allemands, désireux de rejuter à la fin la question du désarmement qui les gène ?

Je vais, tout de suite après la réunion, voir M. Millerand au Neubois. C'est à quelques minutes d'ici, par un délicieux che- min montant légèrement à travers le parc. La villa, dans le style d'un cottage anglais, est charmante ; elle commande une

t AUTOUR D'UNE CONFÉRENCE. 611

vue magnifique, tout un vaste horizon de collines verdoyantes, de forêts et de prairies. On comprend que le Kaiser l'ait choisie.

Je trouve notre Président du Conseil dans le grand salon du rez-de-chaussée. Il est satisfait des négociations de Bruxelles. La partie qu'il va jouer ici est très grosse, très difficile. Mais il a pleine confiance. Il s'agit d'obliger l'Allemagne à désarmer tout d'abord, à nous livrer du charbon, ce qui est pour nous essentiel, à nous payer. Les promesses, les engagements de sa part ne sauraient nous suffire, nous voulons des gages et nous voulons des sanctions. Si nous parvenons à les obtenir, la Conférence aura marqué un progrès sensible pour l'exécution du traité.

Vigoureux et robuste, écoutant attentivement son interlocu- teur, ne disant que ce qu'il veut dire et comme il veut le dire, toujours pareil à lui-même, sans défaillance, sans nervosité, sans à-coup, inspirant, à ceux qui l'approchent une impression d'absolue confiance et d'entière loyauté, plein de patience et de bon sens et d'une fermeté inébranlable, quand les intérêts de son pays sont en cause, tel m'apparait une fois de plus M. Mil- lerand. Il possède exactement les qualités qu'il faut pour dis- cuter avec les Anglais. Lord Derby, ambassadeur de Grande- Bretagne à Paris, au cours des quarante-huit heures qu'il est venu passer à Spa, me cite sur M. Millerand un mot de M. Lloyd George (soit dit en passant, nous ne serons jamais assez recon- naissants à Lord Derby des grands services qu'il ne cesse de rendre à l'Entente franco-britannique. Au cours des négocia- tions difficiles qui ont précédé la Conférence, il a joué le rôle le plus actif et le plus bienfaisant.) « Quand des hommes d'Etat, des diplomates, a dit M. Lloyd George, me font une promesse, j'ai toujours soin de la leur demander par écrit. Avec M. Mille- rand, cette précaution est inutile. S'il me dit quelque chose, cela me suffit ! »

On ne saurait venir au Neubois sans visiter le souterrain déjà célèbre que le Kaiser fit creuser à grand'peine au-dessous de la demeure, pour y abriter sa couardise. Il y a un luxe, un raffinement de précautions qui dépassent l'imagination, des portes à double-battant, épaisses, massives, garnies de clous, comme celles d'un coffre-fort, une sortie dans le parc soigneu- sement camouflée, etc., etc. Quel dommage qu'on ne puisse pas conduire ici en pèlerinage chaque Allemand pris en particulier!

612 REVUE DES DEUX MONDES.

Pareil spectacle le débouterait à tout jamais de son Empereur.

Les souvenirs de l'occupation allemande, du séjour du Kaiser, d'Hindenburg, de Ludendorff, du grand quartier général pullulent à Spa. C'est à l'Hôtel Britannique, se trouve actuel- lement la délégation anglaise, que Guillaume II a signé son abdi- cation. Des récits détaillés, dos monographies, des souvenirs et des anecdotes, bref toute une littérature est en train de se constituer sur ce sujet.

Nous allons voir le chancelier Fehrenbach dans la villa qu'il occupe sur la colline Annette et Lubin; une villa toute simple et des plus modestes, si on la compare à celle de M. Millerand ou du comte Sforza. Elle est par surcroit très sommairement meublée, par la faute des généraux allemands qui, l'ayant occu- pée durant la guerre, déménagèrent, selon leur habitude, une partie du mobilier. Si Fehrenbach et Simons n'ont pas tout ce qu'il leur faut, ils savent ainsi à qui s'en prendre. Le chancelier, d'une belle voix creuse, la voix d'un orateur accoutumé aux réunions publiques, nous fait un certain nombre de déclara- tions ni très intéressantes ni surtout très neuves. <c L'Allemagne, dit-il, est prête à exécuter loyalement le traité. Mais est-ce sa faute si certaines de ses clauses sont inexécutables? » Là- dessus long développement sur les thèmes bien connus : la misère, l'insuffisance de la nourriture, le chômage, la possibi- lité des troubles, le manque de matières premières, etc., etc..

A mesure que la Conférence se prolonge, le rôle de Fehren- bach devient de plus en plus insignifiant. Politicien de métier, bon avocat d'assises, capable, avec du trémolo dans la voix, d'impressionner un jury de province (sa grande spécialité est, parait-il, de faire acquitter les incendiaires), il est visiblement débordé, dépassé, par les difficiles questions qui se discutent ici. Aussi prend-il de moins en moins la parole C'est Simons qui de plus en plus fait figure de chef.

Celui-ci est vraiment quelqu'un. J'ai avec lui un intéressant entretien le lendemain du jour Hugo Stinnes, un des ma- gnats de l'industrie teutonique, roi du charbon, et maître de soixante journaux, avait tenu les propos agressifs, voire inso- lents que l'on sait, mettant volontairement, si l'on peut, dire, les pieds dans le plat.

Ancien fonctionnaire de la Wilhelmstrasse, Simons a, ces derniers temps, quitté la diplomatie pour entrer dans les grandes

AUTOUR D UNE CONFERENCE.

613

affaires. Il est devenu un des dirigeants d'un puissant syndicat d'industriels qui ressemble a notre comité des Forges; il s'est trouvé à ce titre sous les ordres de Stinnes qui était un de ses grands patrons.

Comme je lui marquais tout d'abord l'impression détestable produite sur la Conférence par le discours de ce dernier : « Lequel de vous deux devons-nous croire, lui dis-je? Vous qui nous tenez un langage volontiers conciliant, ou Stinnes dont l'attitude est si intransigeante et les propos si déplaisants? Vous consentez, vous, à nousverser quelque chose. Mais Stinnes, lui, refuse en somme de payer quoi que ce soit!

J'espère réussir à le convaincre, me répond Simons. D'ailleurs les événements eux-mêmes, les décisions prises à la Conférence ne manqueront pas de l'impressionner. C'est pour- quoi j'ai été très content qu'il vint ici. La première fois que j'ai parlé de l'adjoindre à notre délégation, plusieurs de mes col- lègues du Ministère ont poussé les hauts cris. « Vous n'y pensez pas, m'ont-ils dit, il va tenir à Spa le langage le plus violent, indisposer les hommes d'Etat alliés. » S'il doit se montrer vio- lent, ai-je répondu, j'aime mieux que ce soit à Spa qu'à Berlin.,

L'intluence de Stinnes est évidemment des plus considé- rables; les ministres allemands qui se trouvent ici ne le cachent point; la plupart d'entre eux sont de petits garçons vis à vis de lui ; la situation du Ministère est entre ses mains. Stinnes manie les experts à sa guise; les notes remises par les Allemands, sont plus ou moins inspirées par lui.

* * *

« Que d'experts nous avons ici! me dit un de mes amis. Ils sont aussi nombreux que les grains de sable sur la plage ou les étoiles au firmament : finances, charbon, armée, avions, ma- rine de guerre et marine marchande, que sais-je encore? cha- cun d'eux est accompagné de deux ou trois secrétaires, d'une demi-douzaine de dactylographes. Comme il n'en est pas un qui gagne au bas mot, payables en bonnes livres britan- niques, ou en marks or, dans les cinquante mille francs par an, croyez-vous que lorsque tout ce monde-là aura, durant dix, vingt, trente années pesé, compté, flairé, expertisé à loisir le montant de la dette allemande, il en restera quoi que ce soit pour les pauvres créanciers que nous sommes? Ce sera comme

614 REVUE DES DEUX MONDES.

dans la fable de l'Huître et les deux plaideurs. Tout n'aura-t-il pas été' mangé? » Mon ami sans doute exagère, en homme quelque peu atteint de 'la phobie des experts. Il reste qu'il y en a ici vraiment beaucoup, de toute nationalité, de tout grade, des vieux et des jeunes, des civils et des militaires.

Au regard d'eux les journalistes ont l'air de n'être qu'une poignée : spécialistes des voyages et du grand reportage, rédac- teurs de politique étrangère, la plupart se connaissent, pour «'être rencontrés dix fois dans les lieux et les circonstances les plus sensationnelles, au Caucase ou à Pékin, pour le couronne- ment ou le détrônement d'un roi, une révolution, une guerre, un tremblement de terre, etc.

Voici mon vieil ami Wickam Stead, le directeur du Times, avec tout un état-major d'assistants, de dactylographes et de télé- phonistes. Quand il s'agit d'une réunion de cette importance, le grand journal de la Cité doit à sa vieille réputation de faire somptueusement les choses, sans regarder à la dépense. Stead a loué, par l'entremise de son correspondant de Bruxelles, tout un étage, sur la plus belle promenade. On y a arrangé tout exprès une installation téléphonique qui lui permet de correspondre avec son bureau de Londres. Un de ses prédécesseurs, Blowitz, dont les Mémoires si amusants sont d'ailleurs remplis de gascon- nades, raconte par quel stratagème, en faisant spécialement chauffer un train, il put, le premier, câbler le texte officiel du traité, après le Congrès de Berlin. Bismarck, ajoute-t-il, était si étonné de la précision de ses renseignements, qu'un jour, avant l'ouverture d'une séance, il souleva légèrement le tapis qui recouvrait la table et s'écria: « Je regarde si Blowitz n'est pas dessous! »

Stead ne prétend d'aucune manière à des exploits de ce genre. L'étendue de ses connaissances, un don véritablement prodigieux de polyglotte qui lui permet de parler avec une égale maîtrise le français, l'italien, l'allemand, celui de Berlin comme celui de Vienne, non seulement la langue littéraire mais encore l'argot, voilà sa force et la raison de son succès. Il a, depuis vingt ans, vécu dans toutes les capitales; il y a connu tous les hommes d'Etat; à tout ce qu'on peut apprendre par les livres il joint, ce qui vaut infiniment mieux, ce qu'on n'apprend que par les hommes et par la vie. Quand le journalisme atteint à ce degré, je ne vois pas trop ce qui lui est supérieur. Et quel

AUTOUR D'UNE CONFÉRENCE. 615

grand, quel sûr ami de notre pays! L'Entente franco-britannique n'a pas de défenseur plus fervent, plus attentif à tous les périls qui la menacent, toujours prêt à éventer les pièges, à dénoncer les embûches elle pourrait tomber.

Pour tous ces journalistes, deux sources d'informations : les nouvelles officielles des communiqués qui sont une pâture com- mune, une sorte de table d'hôte; puis les renseignements per- sonnels que chacun peut se procurer d'après ses relations, son activité, son habileté, son flair.

Après chacune des séances, on publie un communiqué. Le public qui a lu ces Communiqués a être frappé de leur clarté, de leur précision. Ce sont les qualités d'esprit essentielles de M. Philippe Berthelot, qui les a rédigés.

Dans chaque délégation, un personnage officiel ou officieux recevait les journalistes et leur donnait des renseignements. Ces renseignements, a peine ai-je besoin de le dire, étaient presque toujours très copieux. L'âge de la diplomatie secrète et des conci- liabules mystérieux est bien passé. A l'heure actuelle, tout se sait et tout se sait très vite. S'il prenait par hasard à l'Anglais l'envie d'être réservé, c'est le Français ou l'Italien qui délieraient leur langue.

Pour les journalistes français, c'est M. Laroche, directeur adjoint au quai d'Orsay, qui avait charge de les renseigner. Il s'acquittait de cette tâche avec beaucoup d'activité et d'intelli- gence, avec un empressement et une bonne grâce dont nous ne pouvons que lui être reconnaissants.

Pour les Anglais c'est lord Riddel; une esquisse même som- maire de la Conférence serait par trop incomplète si l'on ne donnait à celui-ci un petit coup de pinceau. Lord Riddel est le lype de l'Anglais jovial et môme, disons le mot, rigolo : for he i$ a jolly good [ellow. Pair de date récente, il est l'intime ami de M. Lloyd George. C'est un self made man, un solicitor (avoué et notaire) comme lui. Possesseur d'une assez petite étude, m'a- t-on raconté, il se trouva un jour, au hasard d'une succession, le maitre d'une feuille hebdomadaire qui avait déjà ruiné quel- ques-uns de ses propriétaires. Il eut l'idée géniale de publier in extenso le compte rendu des procès en divorce, choisissant, comme on pense, les plus affriolants. Rien n'est plus piquant que ces comptes rendus dont la loi britannique, au rebours de la nôtre, autorise la divulgation. Rien ne jette un jour plus vif,

616 BËVtJË DES DEUX MONDES.

plus cru, sur les mœurs d'outre-Manche. Lettres d'amour, rendez-vous, aventures de Week end, dépositions de portiers d'hôtels, interrogatoires de femmes de chambre, rien n'y manque. C'est un véritable roman feuilleton, qui a le double avantage d'avoir été vécu, et de ne comporter aucun droit d'auteur. Par cette trouvaille ingénieuse, lord Riddel en quel- ques années a, m'assure-t-on, gagné quelques millions. Il a franchi le cursus honorum: il a été fait successivement chevalier, baronnet, lord comme on l'est toujours en Angleterre quand on est riche et qu'on sait à propos faire profiter de sa fortune la caisse électorale d'un des deux grands partis.

Lord Riddel, qui a la pleine confiance de M. Lloyd George, réunit tous les jours sur le coup de sept heures les journalistes anglais et aussi les américains (les Etats-Unis n'ayant pas de représentant officiel à la Conférence). Il leur distribue une abondante pâture; il leur fait le récit, quelquefois un peu ten- dancieux, de ce qui s'est passé.

Il y a aussi, cela va sans dire, des journalistes allemands. Durant les premiers jours, ils se tenaient un peu à l'écart, hési- tant à se mêler aux groupes ; à mesure que la Conférence se prolonge, ils s'enhardissent; certains d'entre eux essaient d'en- gager la conversation avec leurs confrères alliés.

Un srirjComme j'étais, avec un de nos amis, attablé dans un des cafés de Spa, un journaliste allemand vient nous dire d'une voix tremblante : « Savez-vous si c'est à notre intention qu'on a crié : Heraus la porte 1) ? »

Nous n'avons rien entendu, répond mon ami. Personne ne semble faire attention à vous.

Vous en êtes bien sûr? dit l'autre à moitié rassuré. Il nous a semblé entendre crier : Heraus. Dans ce cas nous partirions tout de suite. Nous avons l'ordre formel de notre délégation, d'éviter toute espèce d'incident (1).

Tous ces journalistes télégraphient ou téléphonent leurs arti- cles, le télégraphe étant de plus en plus remplacé par le téléphone, plus rapide et moins cher. L'administration belge a fait installer un bureau de rédaction et des cabines téléphoniques dans le hall central de l'Etablissement de bains. Vers onze heures du soir,

(1) Un de ces journalistes, Herr Stockolossa de l'Agence Wolff, reçut un soir quelques vigoureux coups de canne d'un ofûcier belge, blessé pendant la guerre, qui perdit la tête lorsqu'il vit attablé tout près de lui des Allemands.

autour d'une conférence. 617

l'endroit présente un aspect des plus curieux : il est bruyant, agité comme une Bourse, la Bourse aux canards, dit un mauvais plaisant. Au milieu des rumeurs, on entend la voix d'un employé qui crie : « Corriere délia Sera, cabine numéro 9! » L'appelé se précipite, s'enferme à double-battant dans sa cage, déroule son papier, et commence à dicter. Les Belges ayant fait renforcer les piles, des phénomènes d'induction se produisent, des fuites d'une ligne à l'autre. Quand on parle à Paris, on entend de l'oreille droite un Allemand, qui vocifère dans sa langue; de la gauche, un Anglais qui crie dans la sienne. C'est la plus horrible des cacophonies 1

* * *

Ce mardi 6 juillet, les militaires allemands, le général von Seckt, chef d'Etat-major général, le ministre de la Guerre Gessler étant enfin arrivés, il y aura réunion plénière pour dis- cuter le désarmement. Comme je m'achemine vers la Fraineuse, je rencontre le capitaine Lhôpital, officier d'ordonnance du maréchal Foch. Je lui demande est le maréchal. « Il descend justement à pied du Neubois avec le général Weygand, me dit-il. Si vous voulez le voir, vous n'avez qu'à aller au devant de lui dans le parc. »

C'est ce que je m'empresse de faire. Le maréchal, une petite badine à la main, parait en d'excellentes dispositions. « Vingt mois, lui dis-je, après la signature de l'armistice dans la forêt de Rethonde, vous allez vous retrouver à une même table avec des généraux allemands. » Ce souvenir le fait sourire. Aperce- vant les demoiselles Peltzer, les filles du maitre de maison, il va les saluer et s'entretenir avec elles familièrement. On pense si photographes et cinématographes s'en donnent alors à cœur joie.

Son intime ami, son frère d'armes, le maréchal Wilson arrive presque en même temps. A peine l'a-t-il aperçu qu'il accourt vers lui et lui serre affectueusement la main. Rien n'est plus touchant que la camaraderie de ces deux grands chefs, qui ont l'un dans l'autre une absolue confiance. Si des mesures militaires doivent être prises envers les Allemands récalcitrants on peut être sûr qu'elles le seront dans un accord parfait.

Le culte dont le maréchal Foch est l'objet en Belgique (c'est bien d'un culte qu'il s'agit) est chose véritablement extraordi-

618 REVUE DES DEUX MONDES.

naire. Il faut l'avoir constaté sur place pour s'en faire une idée. Le maréchal apparaît comme l'incarnation de la victoire, l'homme qui a délivré la Belgique du joug allemand. Partout il se montre, la foule se précipite pour le voir, le toucher. Dès qu'on a su qu'il venait à Spa, toutes les associations militaires belges se proposaient d'organiser en son honneur une gigantesque mani- festation. Le maréchal a fait prier les organisateurs de renoncer à leur projet. « Nous sommes ici pour travailler, » a-t-il dit.

Un jour que je déjeune avec lui chez M. Millerand, le maré- chal, de très bonne humeur, nous dit que, le matin même, en gare de Pépinster, les voyageurs entouraient, assiégeaient son wagon. .(( Une petile fille, dit-il, a voulu m'embrasser. J'ai déféré à son désir, mais venaient par derrière une dame d'un certain âge, et à la suite beaucoup d'autres, en nombre mena- çant. Je leur ai fait dire alors que je serais par trop ému d'avoir à les embrasser toutes, et je suis rentré précipitamment dans mon wagon. »

Un de nos ambassadeurs raconte celte anecdote : « C'était quelques semaines après l'armistice, lors du premier voyage à Lille de M. Clemenceau. A son arrivée à la gare, le matin, de très bonne heure, le préfet vient annoncer au président qu'un certain nombre de daines sont absolument désireuses de le voir.

Sont-elles vieilles ou jeunes? demande M. Clemenceau.

Plutôt entre deux âges, répond le préfet.

Sur quoi M. Clemenceau, d'une voix coupante et péremp- toire, s' adressant à son principal collaborateur dont le nom commence par un M... (je laisse à nos lecteurs le soin de deviner si c'est du civil ou du militaire qu'il s'agit) :

M..., lui crie-t-il, embrassez-les I » Et M... fut obligé de s'exécuter.

Il se poursuit ici deux séries de négociations. Les unes entre Alliés et Allemands, les autres entre les Alliés eux-mêmes, celles-ci plus importantes encore que celles-là.

La France doit avant tout se mettre d'accord avec l'Angle- terre sur le principe, les modalités des sanctions et des garan- ties. Se mettre d'accord avec l'Angleterre c'est discuter avec M. Lloyd George. Gomment est-il disposé à noire égard? Dans quel état d'esprit est-il venu à Spa?

Singulière, énigmatique ligure que celle de M. Lloyd George!

autour d'une conférence. 619

Quand j'étais correspondant du Temps à Londres, de 1906 à 1908, j'ai eu bien des fois l'occasion de l'approcher. Il était alors au début de sa carrière politique. Je me souviens d'un mot de Léo Maxe, directeur de la National Review : « Ayez l'œil sur cet homme, me disait-il. Il ira loin. » Cette prédiction s'est réalisée. Voilà M. Lloyd George devenu le maître de l'Angleterre. Sa puissance, quoi qu'on en dise, n'est nullement diminuée, tout au contraire. Il gouverne comme il veut le Parlement dont il a fait élire les trois quarts des membres. Le Foreign Office regimbe parfois contre ses incursions dans la politique étran- gère ; mais il finit toujours par s'incliner. Impressionnable et mobile, d'une mobilité féminine, sujet à des revirements subits, aisément influençable, ne connaissant des choses que ce qu'il en a appris de très fraîche date, son instruction primitive étant très faible et presque inexistante, impétueux dans ses décisions, il offre avec M. Millerand, son partenaire, un contraste aussi marqué que possible.

Quelqu'un, qui sans les connaître, les verrait discuter face à face et à qui on demanderait lequel des deux est le Français, lequel des deux l'Anglais, risquerait fort de commettre une erreur.

M. Lloyd George paraît en ce moment dominé par une idée ou plutôt un sentiment : la terreur du bolchévisme. En politique étrangère aussi bien qu'en politique intérieure, tout pour lui se ramène à cette considération. Pour le désarmement de l'Alle- magne il nous a donné, loyalement, sincèrement, son appui. Il a tenu à la délégation germanique un langage des plus énergi- ques et qui a beaucoup l'impressionner. Pour le charbon, la situation est autre. Les intérêts de l'Angleterre sont très diffé- rents des nôtres et même dans une large mesure opposés. M. Lloyd George est du pays de Galles, la région des grands charbon- nages. C'est dire que l'idée d'occuper militairement la Ruhr pour contraindre l'Allemagne à s'acquitter ne pouvait pas en principe lui agréer beaucoup. M. Millerand n'en a eu que plus de mérite à l'y ^convertir. Il a fait, au moment voulu, les conces- sions nécessaires. Il a décidé, très sagement, très judicieuse- ment de prolonger son séjour à Spa. Mais, sur la question essentielle, les deux millions de tonnes mensuelles, il s'est mon- tré irréductible et il a finalement obtenu gain de cause. Les Anglais ont admis formellement, au cas les Allemands ne

620 REVUE DES DEUX MONDES.

tiendraient pas leurs promesses, l'occupation interalliée de la Ruhr.

C'est pour nous un très sérieux avantage. Si quelque chose en effet peut décider l'Allemagne à nous livrer le charbon qu'elle nous doit, c'est à coup sûr la menace de nous voir occuper les bassins miniers.

Le maréchal Wilson est accouru en toute hâte de Londres pour conférer sur cette occupation avec son vieil ami Foc h, rap- pelé lui aussi de Paris. Gomme je montais au Neubois, vers la fin d'un après-midi, je les ai vus qui se promenaient familière- ment de long en large devant la vérandah, Wilson dominant Foch de sa très haute taille, car il est long comme un jour, ou plutôt comme une semaine sans pain. Il y avait autour d'eux quatre ou cinq officiers dont les uns prenaient des notes, les autres consultaient des cartes déployées. Ce conseil de guerre, en plein vent, tenu à la place môme vécut longtemps le kaiser, ne manquait ni de pittoresque ni d'imprévu. Le maréchal Foch avait, le matin même, résumé la situation par ces mots : « Nous arrivons pour charbonner! »

Et si le grand charbonnier teutonique, Hugo Stinnes, avait contemplé ce petit groupe, nul doute qu'un tel spectacle ne lui eût inspiré les plus salutaires réflexions. Il aurait compris que les Alliés, ayant pour eux le droit, se disposaient à y ajouter encore la force, ce qui avec les Allemands n'a pas cessé d'être un argu- ment d'un assez grand poids.

Raymond Recouly.

LES

RELATIONS INTELLECTUELLES

ENTRE FRANCE ET POLOGNE

NOTES ET SOUVENIRS

Les dures réalités de l'histoire, oui, je les savais.

Depuis regorgement de la Pologne, je savais que l'Europe n'était pas seulement, selon le mot du Père Gratry, « en état de péché mortel », mais appauvrie moralement et désaxée. Du jour avait cessé de rayonner dans l'Est ce riche foyer de culture latine et occidentale, le continent était en déséquilibre intellectuel aussi bien que politique.

Mais dans cette redoutable aurore du xxe siècle, lorsque chaque année sonnait plus bruyamment le glaive germanique à demi tiré du fourreau, avions-nous le droit de nous appesantir sur cette vieille iniquité? Contre la menace teutonne, l'al- liance russe n'était-elle pas la seule assurance? L'ébranlerions- nous à plaisir par des manifestations dénuées de sanctions?

Certes, la Pologne veillait, vivante, dans nos cœurs. Mais nous répugnions aux effusions d'un sentimentalisme qui, demeurant verbal, nous humiliait comme une hypocrisie ou un aveu de faiblesse, qui, prenant la forme d'une intervention dans la politique intérieure de la Russie, nous menait peut-être à un désastre. Sans relever la Pologne, France écroulée d'hier, n'allions-nous pas faire demain, de la France affaiblie et isolée, une autre Pologne? Le temps n'était plus toute cause juste

622 BEVUE DES DEUX MONDES.

voyait se dresser l'épée chevaleresque de la France ! Gesta Dei p<r Francos: cela se disait au Moyen Age. Une France qui reste mutilée de son Alsace-Lorraine n'a qu'à se taire.

Nous nous taisions. Commis-voyageur en culture française à travers l'Europe, j'évitais dans ces tournées qui m'ont un peu appris l'étranger et fait mieux découvrir mon pays, j'évitais d'aborder la question polonaise. La remettre en jeu, c'était ébranler les bases mêmes de l'équilibre mondial. De toutes nos forces, nous souhaitions éviter l'effroyable cataclysme. Il n'y avait pas de Français, fut-il Alsacien, pour l'envisager de sang- froid... Mais chaque année, chaque jour, de par l'Allemagne grossissante, il approchait. Qu'à l'heure il se déchaînerait, le gigantesque allié de l'Est fût debout à nos côtés, sans arrière- pensée, sans restriction 1... France d'abord!

Mais les exigences du fait sont plus impérieuses que toute volonté préconçue. Quand on plaide pour la France et pour le Droit, on rencontre la Pologne à tous les tournants de l'histoire.]

C'est il y a dix ans que j'ai contemplé son visage pour la première fois, que j'ai reçu d'elle ce choc personnel qui dépasse de si loin ô ' vanité de notre métier d'écrivain! toute impression livresque.

Au mois de février 1910, par un précoce soleil, quasi prin- tanier, m'apparaît Cracovie : la capitale historique, aux cent clochers, la ville d'art merveilleuse, avec son château, sa cathédrale, son Rynek pittoresque, sa barbacane^, ses musées incomparables, ses paysannes bottées, aux jupes multicolores, son grouillement de juifs, enrobés de rioir> dont les visages livides s'encadrent des boucles en cadenettes.

Cracovie me révèle la grâce de l'accueil polonais, la vigueur persistante de l'esprit national, tout ce que la pensée française représente aux confins du monde oriental, tout ce que, malgré tout, on continue d'attendre de nous.... Hélas! à la reconnais- sance du visiteur il faut bien que se mêle un autre émoi : « Vous, monsieur, qui êtes Alsacien-Lorrain, vous devez comprendre ce que nous éprouvons en pensant à nos frères, sous le joug russe. » Nécessité cruelle de ne pas comprendre tout à fait, de biaiser, de répondre à côté, d'expliquer, sans avoir trop l'air d'excuser... France d'abord. Pour cela tout, y compris l'alliance franco-russe. Dans l'Europe que domine le fait de 187 1 , la seule manière pour un Français de penser encore : « Vive

RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. 623

la Pologne! » est de dire d'abord Vive la Russie ! » Silence

poli; acquiescements évasifs, mensonges courtois, inexprimable humiliation. Je ne reviendrai pas remâcher ici de la honte et des remords.

Je reviens à l'automne. Des confrères français, des Polonais sont vonusà Paris me chercher chez moi : les deux Leblond, ce cher Antoine de Zwan, mou ami Maurice de Coppet, consul général de France à Varsovie. Il s'agit d'inaugurer là-bas un groupe de l'Alliance Française. Le but n'est pas seulement de travailler à l'expansion de notre langue. C'est, sous notre égide amicale, d'aider au rapprochement de la Russie « libérale » et de la Pologne « raisonnable ». Quelle meilleure barrière contre le germanisme menaçant que le ralliement sincère à la Russie d'une Pologne dont elle respecterait l'autonomie? Pour la Pologne, quelle autre voie vers la reconstitution de sa person- nalité nationale? Vérité trop évidente, dont la méconnaissance pèse tragiquement sur la situation européenne. Comment refuser de travailler à la faire comprendre? Un Français qui n'est pas un homme politique et ne saurait être suspect de rus- sophobie (j'ai été le chef de cabinet de M. Doumer, ami per- sonnel du tsar) peut prononcer, sans caractère officiel, des paroles utiles, aider à trouver les formules de conciliation.

Me voici, nous sommes en décembre 1910, roulant à tra- vers l'Allemagne oppressante, fumante, affairée, sûre de soi. Berlin, orgueilleux et massif. L'émoi à Posen de découvrir l'Alsace-Lorraine. Ici, comme de l'autre côté, à Strasbourg, on improvise une réunion pour parler français, à voix basse. Ici, comme de l'autre côté, la volonté acerbe de résistance, et la fierté de tenir tète. Mais ici aussi, la même angoisse pour le visiteur, à être sûr que, sans le cataclysme que nous nous refu- sons à envisager, il n'y a à donner que des mots, des mots. Comme on vient de me tracer le tableau de la brutalité germa- nique, j'en ai un qui est imprudent : « Alors, vous haïssez les Allemands plus que les Russes? » On me répond : « Nous ne pouvons pas haïr quelqu'un plus que les Allemands, mais au moins ils nous apprennent quelque chose : le travail, l'ordre, la discipline, dont nous nous servons contre eux. Tandis que les Russes... «J'essaye de protester. On se tait poliment. Et puis on parle d'autre chose.

A Alexandrowo, le lamentable, l'odieux passage de la fron-

624 REVUE DES DEUX MONDES.

tière. La répugnante fouille des bagages et des personnes, le visa policier des passe-ports. Depuis le grand cauchemar, telle régression nous est redevenue familière. A cette époque on se sentait retomber dans la barbarie, sortir de l'Europe à laquelle nous voulions croire.

La joie de la retrouver à Varsovie, dans toute sa grâce, dans tout son raffinement.

Au sortir de cette accablante atmosphère de Germanie, quelle douceur dans cette société, la plus parisienne qu'il y ait dans le monde, hors de Paris! Notre langue, notre littérature, elle y goûte non un appoint étranger, une distraction de bon ton, mais une tradition qui lui appartient. Elles lui sont une fierté personnelle, un patriotisme second, une manière de revanche. Pour l'amour du parler français, un instant, les griefs enracinés s'oublient, les barrières tombent. Les places d'honneur sont occupées par M. Dmowski, président du Groupe polonais à la première Douma, et par le général Scalon, gou- verneur russe de Varsovie, à la réunion où, sans plaider, sim- plement, je traite ce sujet : La France dans le monde, autre, fois et aujourd'hui, et laisse mon auditoire juge de quelques faits qui, peut-être, vont à l'encontre de ce que tout bas, ou même pas très bas, un peu partout, on chuchote sur notre décadence.

En petit comité, fiévreusement, on assaille le Français qui vient de Paris et sera demain à Pétersbourg. C'est l'intérêt de son pays, avant tout, qu'on invoque. Non seulement des promesses ont été faites à la Pologne en 1905 qui n'ont pas été tenues. Non seulement continuent de s'étaler l'in- curie administrative et la corruption, mais voici que s'ap- prête, par le détachement de la région de Ghelm, un nouveau démembrement, un nouvel affront à la dignité historique de la Pologne. Que la France n'intervienne pas dans les affaires intérieures de la Russie, soit. Mais peut-elle tolérer sans mot dire que son alliée, par ses maladresses, fasse directement contre elle le jeu de l'Autriche et de l'Allemagne? « Faites comprendre cela à Pétersbourg. »

Tout cela est par trop évident. Il est évident aussi que le sujet est difficile à aborder. Mais le danger est trop grand pour nous taire indéfiniment. A plusieurs reprises, le tsar lui-même a manifesté des intentions bienveillantes pour la Pologne. C'est

RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. 625

certainement la routine de sa bureaucratie qui tient en échec son libéralisme. N'y a-t-il pas moyen de faire appel à celui-ci?..., Je vois encore, sur les bords de la Neva, le haut personnage, d'ailleurs infiniment distingué, auquel je m'adresse, me couler un regard effaré, se recroqueviller, se mettre en boule... Oh! notre diplomatie de parent pauvre!

De retour à Paris, j'essaie, dans un ou deux articles, avec tonte la mesure indispensable, de traiter la question. Il y a une situation internationale qui crève les yeux. Une Pologne tenue par la Russie dans une tutelle équitable, franchement ralliée par ses bons procédés, c'est toute l'atmosphère de l'Eu- rope centre-orientale qui se transforme. L'Autriche perd le mérite apparent de sa modération fallacieuse, l'Allemagne se découvre dans son attitude d'oppression brutale.

C'est ce qu'il ne faut pas. Avec un cynisme qui déconcerte, un grand journal officieux de Pétersbourg me répond et met les points sur les i. Non, la Russie, sans méconnaître les incon- vénients de sa politique polonaise, n'en changera pas. Pour- quoi? C'est que Berlin ne le permet pas. Berlin exige une Pologne asservie. Alléger ses chaînes serait presque un casus belli. Que la France se taise, puisque l'Allemagne parle. Atterrante déclaration qui jette un jour effarant sur les dessous de notre alliance et les forces qui la contrebalancent.

Si les lèvres officielles demeurent closes, sachons au moins montrer à la Pologne que les consciences individuelles ne se taisent pas et que le bruit des armes qui grandit en Europe n'y abolit pas totalement les notions du droit et de la dignité. 1911 est l'année l'affaire marocaine dresse face à face France et Allemagne, fait toucher du doigt combien est pré- caire l'équilibre mondial. 1912 voit éclater la guerre balka- nique, et tout de suite ses répercussions se dessinent. Quand je reviens à l'automne faire quelques conférences à Varsovie, à Lodz, à Dombrowa, je trouve les esprits en ébullition. Entre l'Autriche et la Russie, la situation se tend chaque jour. De part et d'autre de la frontière de Galicie, les préparatifs mili- taires s'activent. Le courant austrophile que je sentais si fort, il y a deux ans, est en pleine déroute, à l'effarement presque comique de ses tenants... C'est que, dans l'autre plateau delà balance mondiale, il y a la France. « Mais, monsieur, est-il possible que vous vous fassiez de telles illusions sur la force tome lviii. 1920. 40

626 REVUE DES DEUX MONDES.

de la Russie: » Aux assertions gênantes, aux témoignages accablants, aux jugements abondamment motivés, j'oppose la sérénité tenace d'une foi volontaire...

La guerre universelle est encore ajournée. Mais de ce voyage, je rentre certain que ce n'est pas pour longtemps. Et c'est d'Orient que partira l'étincelle fatale. Au printemps de 1914, je parcours les Balkans. A toucher du doigt les matières inflammables qui y sont accumulées, il faut prévoir l'ampleur de l'incendie. Ce qui se prépare, ce ne sera pas une petite guerre franco-allemande, c'est un embrasement général d'où sortira une nouvelle distribution de monde.

D'un tel embrasement seul peut, selon la vision géniale de Mickiéwicz, renaître la Pologne. Mais l'imagination se perd à envisager le processus de sa résurrection.

La guerre qui s'approche mettra aux prises, dans des camps opposés, ses deux bourreaux, Prusse et Russie. Comment en sortiraient-ils tous deux assez vaincus pour qu'elle émerge, vivante, de leurs ruines?

Hypothèse d'Apocalypse, quasi inconcevable, et qui va de- venir la réalité.

Mais il va falloir des années de géhenne et les plus effroyables massacres de l'histoire pour que i'aube se lève.

Tant que la Russie demeure à son poste, les Alliés mettent leur honneur à lui faire foi. Hélas! que de déceptions suivent la fameuse proclamation du grand-duc Nicolas! Si tous les trains qui amènent des popes en Galicie avaient été chargés de munitions, Berlin et Vienne auraient pu trembler. Mais c'est avec des bâtons que se battent les soldats de Rousski et de Rroussilof.

La Russie s'écroule. En plein champ de bataille, la Révolu- tion trahit les alliés, déserte.

Alors seulement, déliée du pacte, l'Entente peut librement et officiellement proclamer parmi ses buts de guerre le réta- blissement d'une Pologne indépendante. Il apparaît si intime- ment lié au triomphe du droit que les champions mêmes du tsarisme déchu cessent d'y rien objecter.

Mais, par une amère dérision du sort, c'est au moment le territoire tout entier de la Pologne est occupé par l'ennemi que se place cette reconnaissance. Isolée de l'Entente, la Pologne est réduite à une résistance passive devant les manœuvres insi-

RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. G27

dieuses ou brutales de ses prétendus libérateurs, qui déguisent mal, sous le masque de l'autonomie, la plus effroyable dévasta- tion de ses ressources.

Toutefois, n'est-il pas h craindre qu'une fois de plus, cela leur est déjà arrivé si souvent! les hommes politiques de l'Entente ne se laissent égarer, qu'une fois de plus la Pologne ne paye d'une cruelle méconnaissance le malheur de sa posi- tion géographique?

Heureusement un Comité national polonais, composé de patriotes qui ont pu fuir avant que s'abattit sur leur pays la despotique emprise allemande, est reconnu à Paris par les Alliés, et se trouve en état d'affirmer et de prouver que la Pologne est avec eux. Avec sa collaboration, sous la direction d'un de^ pins illustres vétérans de nos guerres coloniales, le général Archinard, se constitue sur notre territoire une armée polonaise nationale, dont les premiers éléments sont recrutés parmi les volontaires polonais accourus d'Amérique à l'appel du grand citoyen Paderewski, ou parmi les prisonniers posna^ niens qui sollicitent l'honneur de combattre contre leurs oppresseurs (1).

C'est une émouvante journée, une journée historique, que celle où, enlre Reims et Chàlons, à quelques kilomètres de la ligne de feu, au ronflement de la canonnade et sous le vol des avions, nous vîmes un prêtre polonais célébrer la messe, re- cueillir le serment de fidélité des troupes, et le général Gouraud effleurer de ses lèvres la soie des drapeaux amarante à l'aigle blanche, offerts par les villes de Verdun, de Nancy et de Belfort à la jeune armée qui va représenter la Pologne ressuscitée aux côtés des Alliés dans la grande bataille de la libération.

Peu de semaines après, le général Haller, échappé aux bolcheviks, venait en prendre le commandement. En le lui remettant, près de Bayon, le général de Castelnau, dans un frémissement respectueux de l'assistance, corrigeait le mot historique douloureux et désormais périmé : « Messieurs, aujourd'hui, Dieu est. descendu à vous, et la France est plus près. »

L'armée polonaise a sa place marquée dans la grande offen->

(1) 11 convient de rappeler que les premiers promoteurs de l'armée polonaise en France furent M. le conseiller d'État Tirman, qui présida à toute son organi- sation administrative, et le lieutenant-colonel Adam de Mokiéjewski.

628 REVUE DES DEUX MONDES.

sive finale. L'Allemagne capitule, sans attendre le coupsuprême. De par l'armistice, une portion du territoire polonais est éva- cuée par les Centraux. Mais la Prusse polonaise a-t-elle donc été oubliée par les Alliés? Dans un sursaut de patriotisme, elle se libère partiellement elle-même. Dans les rues de Posen, des enfants, des femmes, désarment les soldats hébétés de Hindenburg. Un gouvernement provisoire se forme à Var- sovie : à sa tête, le commandant Piidzuski, le héros des légions polonaises, celui qui vient, durant de longs mois, d'expier dans les geôles allemandes d'avoir refusé d'obéir aux ordres de Berlin; le patriote volontaire, concentré, et un peu énigma- tique, de qui l'on répète volontiers cette boutade qu'illustre sa vie tenace : « Ne dites jamais à un enfant qu'il est incapable d'enfoncer un clou avec sa tête. »

A ce moment-là, isolée des Alliés, totalement ruinée, et dépouillée de tous cadres administratifs, encerclée entre l'Alle- magne et le bolchévisme, l'Ukraine hostile, la Hongrie ennemie, la Tchéco-Slovaquie malveillante, la Pologne vit peut-être ses heures les plus critiques. Voici comment s'exprimait M. Hoo- ver, le fameux dictateur américain des vivres :

« Je ne connais dans l'histoire aucune situation aussi déses- pérée que celle dans laquelle se trouva le grand soldat et patriote Piidzuski, lorsqu'il posa à Varsovie la première pierre angulaire du gouvernement polonais. A ce moment-là, un pays de trente millions d'âmes était en pleine anarchie, en proie à une telle famine que les enfants ne jouaient plus dans les rues. Chaque jour, des milliers de gens y mouraient d'épi- démie. Une grande partie du pays était dans les serres affreuses de l'invasion bolchevique. Une population partagée depuis cent cinquante ans, incapable de payer les impôts, était absolument dépourvue de moyens pour maintenir l'ordre ou pour repousser une invasion, et elle ne disposait d'aucun des éléments les plus indispensables pour constituer un grand mécanisme adminis- tratif. »

L'éternel honneur de la Pologne, la « performance » qui répondra victorieusement à toute tentative de rééditer les éter- nels anathèmes prononcés contre son individualisme anar- chique, ce sera d'être victorieusement sortie de cette crise. Rendons hommage, avant tout, au sens patriotique de ses populations et à l'esprit politique de deux grands citoyens, le

RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. 629

chef de l'État, Pildztrskï, et le président du Conseil, Paderewski, incarnant l'un les éléments populaires du pays, et l'autre les partis modérés, dont la collaboration réussit à faire l'union intérieure, à nouer la jonction cordiale avec les nations de l'Entente, à assurer la représentation et la participation de la Pologne aux travaux du Congrès de la Paix.

Grâce à eux, grâce à l'élite de patriotes qu'ils surent grouper, grâce, il faut le redire, à la fermeté de l'esprit public, malgré les difficultés inhérentes à sa situation et malgré celles qu'y ajoutèrent les incohérences et les erreurs politiques de l'En- tente, la Pologne, dès le printemps de 1919, sortait du chaos. Elle possédait un gouvernement, une Diète régulièrement élue, un commencement d'administration ; une portion de son ter- ritoire national était reconquis. Si, malheureusement, les divi- sions Haller devaient renoncer à lui arriver de France par Dantzig, déclarée ville libre seulement et non port polonais, les trains innombrables qui les transportaient montraient à toute l'Allemagne l'uniforme bleu horizon de la nouvelle armée polonaise et des deux mille officiers français qui l'encadiaient.

Combien périlleuse, néanmoins, demeurait la situation extérieure et intérieure de la Pologne! Combien scabreux et hérissé d'obstacles le concours que pouvait lui donner la France ! Deux hommes, notre premier chargé d'affaires à Var- sovie, M. Pralon, et le chef de notre mission militaire, le général Henrys, exercent avec un tact auquel on est heureux de rendre hommage le rôle délicat qui leur incombe. J'ai la bonne for- tune d'en être le témoin.

Les attaches que j'ai eues en Pologne avant la guerre, les modestes fonctions que j'ai exercées dans l'organisation de l'armée polonaise en France, me valent d'être autorisé à appor- ter là-bas les paroles amicales et les assurances de sympathie intellectuelle dont aucun mandat officiel ne me contraint d'atténuer l'expression. Qu'il est soulageant parfois de n'être rien du tout, ni personnel

C'est le 12 juin que je m'embarque à la gare de l'Est, dans le grand train militaire international, dont les panonceaux tri- colores ont signifié notre victoire aux populations libérées du cauchemar de la. Mit tel Europa germanique. En soixante heures, nous traversons la Suisse neutre, le Tyrol qu'occupent les Italiens, Vienne une foulp. anémiée erre dans le Prater

030 REVUE DES DEUX MONDES.

parmi les languissants flonflons des valses, un coin de Tchéco- slovaquie, où il faut admirer la jeune vigueur d'une adminis- tration des douanes toute neuve... Voici franchie la frontière de la Pologne libre. Parmi mes compagnons de voyage, bien des yeux se mouillent. Au matin, les paupières battues, une jeune femme murmure : « J'ai senti battre toute la nuit le cœur de mon pays ressuscité. »

Et c'est Varsovie. Varsovie, que j'ai quittée russe, qui a subi l'occupation allemande, où, du flux moscovite, il ne reste qu'une épave, colossale, la masse de la cathédrale grecque échouée sur la Place de Saxe, et du flux germanique qu'une rancœur qui dépasse la faculté d'amertume et de mépris dont je croyais susceptible la douceur polonaise traditionnelle : dulce sanguis Polonorum.

Certes, la souffrance et les privations du présent marquent leur empreinte. sont les beaux équipages d'antan ? Les magasins demeurent élégants, mais sont encore à demi vides. Des queues interminables ^'allongent devant ceux où, à des prix fous, se vendent des vivres. Une foule, pieds nus, s'agite dans les rues, la mendicité est innombrable.

N'importe, c'est la joie, c'est la confiance qui domine. Incessamment, de longues acclamations saluent les chants, on dirait plutôt les cantiques, des bataillons de jeunes sol- dats qui partent pour le front, les cortèges de paysans et de paysannes silésiens, vêtus de costumes magnifiques, qui viennent manifester en faveur de la réannexion.

Le jour de la Fête-Dieu, dans la ville pleine de chœurs, des jeunes filles, vêtues de blanc, et aussi des femmes âgées, défilent chargées de bannières, d'oriflammes, de dais, d'images de la Vierge et des saintes, de reliquaires. D'autres portent à la main de longs lys blancs. Il y a, vêtues de blanc, les écoles de fillettes dont les pieds nus claquent sur le trottoir dans des galoches de bois. Un singulier tambour bourdonne à inter- valles rapprochés. Au passage des cortèges harmonieux, tous les fronts se découvrent et ils entraînent dans leur sillage une foule recueillie. Quelle est la traduction littérale de ces hymnes, je l'ignore, mais non ce qu'ils signifient. Ils n'implorent ni la foi ni le courage : toute la Pologne les possède. Mais ils remer- cient Dieu du grand miracle qui vient de ressusciter la patrie, le supplient de donner aux faibles cœurs humains les forces

RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. 631

qu'il faut, pour parfaire son immense bénédiction : la résigna- tion aux souffrances encore inévitables, l'union des âmes pour vaincre les dernières puissances du mal, la volonté de par- donner, quand elles seront abattues...

*

Que pouvons-nous faire, nous autres Français, qui avons avec la Pologne tant d'affinités et d'intérêts communs, pour lui faciliter l'œuvre de son relèvement?

Rendons-nous compte du champ qui nous est ouvert et du tact avec lequel il nous faut manœuvrer.

La victoire des Alliés, aux yeux de tous, là-bas, c'est avant tout la victoire de la France. C'est notre revanche, non seule- ment de 1871, mais de 1812. L'image de Napoléon est restée aux murs de bien des chaumières. Il incarne dans la mémoire populaire le justicier que, seule, la fatalité empêcha d'ache- ver son œuvre. Aujourd'hui le glaive de la France vient' de la reprendre. Il est su de tous qu'au Congrès de la paix, c'est la France, sans relâche, sinon toujours avec plein succès, qui a défendu la cause de la Pologne.

Nous lui avons envoyé tout de suite ce que nous avons de mieux, nos officiers. leur uniforme apparaît, il est acclamé. Il arrive même à l'enthousiasme populaire d'être injuste. Un jeune capitaine américain se consacre avec un magnifique dévouement au ravitaillement de la Galicie orientale. Partout il arrive, il est salué par la même clameur : « Vive la France ! »

La France victorieuse est justifiée entre toutes les nations pour guider la Pologne dans la besogne guerrière qui n'est pas achevée, pour présider au remembrement de son armée, à l'opération si scabreuse qu'est la fusion en un seul corps d'élé- ments disparates qui ont subi l'empreinte du militarisme prussien, russe et autrichien. Discernons néanmoins combien la tâche imposée au général Henrys est épineuse. L'armée Haller, l'armée polonaise formée en France, apparaît vis-à-vis des glorieux débris des troupes grises et vertes, comme un corps privilégié au point de vue de la solde, de l'armement et du matériel. Il a été formé hors du pays, sous les auspices d'un pouvoir politique, le Comité national, dont les tendances n'étaient pas celles qui prévalent. Il faut infiniment de taci

632 REVUE DES DEUX MONDES.

pour ne point froisser des susceptibilités, voire des défiances qui sont explicables. A l'exception de quelques éléments socia- listes germanisants qui sont en général d'origine juive, toute la Pologne est francophile. Mais, il y a des nuances. Ayons garde qu'une emprise militaire trop accentuée fasse parler d'une occupation française, succédant aux autres. On m'a dit avec une expansion sincère : « Comme nous avons été heureux de voir vos uniformes! » On me dit aussi : « Que nous sommes heureux de voir un Français qui ne soit pas en uni- forme ! »

A la Pologne qui manque de tout, comme il serait utile qu'à côté du concours militaire, fourni avec la mesure indis- pensable, nous fournissions aussi le concours économique dont elle a besoin! Hélas! nous nous heurtons à une situation de fait lamentable. L'état de notre production nous rend à peu près impossible d'offrir autre chose que quelques articles de luxe. Or la détresse financière de la nouvelle république, sans cesse aggravée par la hausse grandissante de tous les changes étrangers, l'oblige à proscrire toute importation qui n'est pas pour elle d'une nécessité vitale.

II n'y a qu'un terrain où, tout de suite, nous pouvons nous manifester. La Pologne, <— combien ce trait lui est honorable! ne manque pas seulement d'or, de charbon, de blé, de pro- duits manufacturés et de transports. Elle manque de pâture intellectuelle. Ce n'est pas seulement d'une disette matérielle qu'elle a souffert durant les années de séquestre qu'elle vient de traverser, ni de la disette des nouvelles; c'est de l'absence de communications avec l'âme occidentale, dont des siècles de culture latine ont imprégné son âme. Si le français n'est parlé tout à fait couramment que par l'aristocratie et une portion de la classe libérale, on peut dire que notre culture répond à l'aspiration générale de la nation.

Ce n'est pas seulement à Varsovie, dans le salon du comte Krasinski devant l'élite spirituelle du pays, et le 14 juillet, devant toutes les autorités de l'Etat, réunies pour honorer notre patrie, que le Français de passage éprouve ce que représentent les « mots magiques » qui viennent de France. Il trouve le même écho dans la grande salle de l'Université historique, de Cracovie, dans l'Hôtel de Ville de Léopol (que nous n'appelle- rons plus Lemberg), l'on cesse à peine d'entendre le canon

BELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. G33

des Ruthènes, et dont tous les murs portent la marque de la furieuse bataille de rues, par laquelle ses femmes et ses enfants l'ont reconquise.

Vers qui vient de France, la Pologne intellectuelle se penche avec la même avidité qu'une population longuement assiégée sur le premier convoi de ravitaillement. Ce pays qui manque de tout a une fringale de littérature : « Qu'a-t-on publié en France pendant la guerre? en est votre théâtre? votre roman? votre poésie? » La chronique des lettres a été, je ne sais comment, aussi outrageusement déformée par l'occu- pation boche que celle des événements militaires. étaient les Allemands, on a ignoré la bataille de la Marne. En revanche, avec des détails circonstanciés, les journaux polonais ont raconté la mort de M. Claude Farrère, coulant avec son tor- pilleur. Ont été pareillement immolés, quoique dans des cir- constances moins tragiques, M. Paul Bourget, Mme Juliette Adam, et quelques autres victimes. 11 m'est donné, avec quelle joie, et au milieu de quelle joie! de les ressusciter.

Mais le livre français, véhicule essentiel de la pensée fran- çaise, va encore, durant bien des mois, pénétrer difficilement en Pologne. Ce n'est pas seulement à cause de la rareté des transports. Notre volume à cinq francs coûte là-bas soixante marks: autant dire que la consommation en est quasi interdite.;

Aussi, est-ce de tout cœur, qu'il convient de saluer la hardie entreprise de deux de nos confrères.

Le 16 décembre 1919, paraît à Varsovie le premier numéro du Journal de Pologne. Il a pour directeur M. F. Delagneau, qui peu de jours avant portait avec éclat les galons de colonel dans notre armée, et M. Robert Vaucher, collaborateur de l'Illustration, l'un des correspondants de guerre les plus infa- tigablement dévoués depuis cinq ans à notre cause. Créer là-bas un journal polonais en français, qui quotidiennement fasse entendre notre voix et qui, en même temps, grâce à la diffu- sion de notre langue, répande, non à Paris seulement, mais dans le monde entier, la connaissance des aspirations et des réalisations de la jeune République: une telle initiative est auda- cieuse. En dépit de toutes les complications matérielles, de la rareté de la main-d'œuvre, de la cherté du papier, des grèves, de la disette des transports, le succès la couronne. El tout de suite, nos confrères entendent corser l'action de la plume par

634 REVUE DES DEUX MONDES.)

celle de la parole. Ils organisent pour cet hiver deux cycles de conférences françaises seront successivement entendus MM. Maurice Barrés, Louis Barthou, les généraux de Castelnau, de Maud'huy et Belin, Mgr Baudrillart, MM. Funck-Brentano, Louis Madelin, etc..

A un tel programme, le préfacier importe peu. Me revoici roulant à travers l'Europe centrale, pour en tenir l'emploi. Bien que la paix soit signée, les communications régulières ne sont pas encore rétablies à travers l'Allemagne. Il faut de nou- veau traverser la Suisse et le Tyrol, cette fois étincelant de blancheurs neigeuses. Vienne est dans la nuit, a faim et a froid. Puis ce sont des inondations, de grandes plaines mornes et fangeuses, des forêts dénudées, Varsovie.

Je l'avais quittée par un pluvieux été. Je la retrouve par un dur hiver. Les traîneaux glissent dans les rues gelées par vingt degrés au-dessous de zéro. Il y a de la souffrance; à un degré plus aigu, toutes les nôtres et, en plus, celles qui naissent de la situation spéciale de la Pologne. Les difficultés de l'ensemencement, la rareté des engrais, les grèves agricoles, rendent angoissante la question du pain et des pommes de terre. Trop d'industries chôment, faute de matières premières et de charbon. Les trains sont presque supprimés. Il faut réqui- sitionner les appartements particuliers, faute de logements. A toutes les grèves que nous connaissons s'ajoute celle des concierges, qui ne tirent plus le cordon passé dix heures : c'est d'ailleurs le moment les lumières s'éteignent et se ferment les restaurants. Les incertitudes politiques de l'Entente ne cessent pas d'accroître le malaise. Il y a huit jours, M. Cle- menceau faisait de la Pologne la sentinelle de l'Europe contre les Soviets. Hier M. Lloyd George lui a appris que nous allions les ravitailler. Aujourd'hui M. Clemenceau n'est plus rien du tout. Et il me faut répéter indéfiniment que l'avènement de M. Deschanel n'est pas celui du bolchévisme.

Dans la nervosité générale, toute parole qui vient de FVance ne cesse pas d'être accueillie à Posnan comme à Varsovie avec une chaleur qui va au cœur.

Il y a une joie réelle, de l'émotion aussi, à rendre hommage à travers les siècles à ce que la Pologne a donné à la civilisa- tion, à ce que nous sommes fondés de nouveau à attendre d'elle. Ce sont d'abord, à l'aurore du moyen âge, ces humbles

RELATIONS INTELLECTUELLES ENTEE FRANCE ET POLOGNE. G-°>?)

pèlerins qui, arrivant des plaines lointaines arrosées par la Vistule, viennent s'agenouiller dans nos sanctuaires; puis ces magnifiques ambassadeurs qui étonnent la cour de Catherine de Médicis, non seulement par leur faste, mais par leur raffine- ment et l'ardeur de leur plaidoyer en faveur de la tolérance. Au xviic siècle, les liens. politiques se précisent. « J'irais à pied, écrit Golbert à Louis XIV, pour suffire à l'emprunt pour la Pologne. » Puissent, pour l'intérêt commun de l'Entente et de la Pologne, nos financiers être des Colbert!... Au siècle suivant, la bonne reine, Marie Leczyriska, popularise à la cour le nom polonais, et le développement de la Lorraine est attaché à celui du roi Stanislas. Puis, c'est la magnifique fraternité d'armes des guerres de la Révolution et de l'Empire : Dombrowski, Poniatowski, cinq de leur compatriotes ont leurs noms inscrits sur les parois de l'Arc de Triomphe. Au xixe siècle, les trois vagues de l'émigration, succédant aux trois défaites de l'insur- rection, refoulent en France des flots pressés de héros malheu- reux. Ils appartiennent à toutes les catégories de la nation, ont en commun le courage, la douleur, la foi. Dans sa chaire du Col- lège de France, un Adam Miçkiewicz expose à l'élite européenne le martyre de son peuple. Un Chopin incarne son cri de douleur harmonieux. Jusque dans nos faubourgs et nos campagnes, le soldat polonais blessé, la Polonaise en deuil et l'orphelin font vibrer le cœur populaire. L'image, aussi bien que la chanson et l'anecdote, s'emparent de la cause sacrée. Dans des modes divers, Charlet et Rafïet, Daumier et Cham, Vernier, Draner» combien d'autres, la maintiennent à l'ordre du jour de l'indi- gnation nationale. Grâce à Mme de Ségur, toutes les fillettes de France sont amoureuses du pauvre prince Romane Pajarski. Quand elles ont grandi, Sienkiewicz leur offre la statue épique de son pays dans sa trilogie. Ainsi la Pologne demeure vivante dans le cœur de la France, prête à l'acclamer, le jour la politique a cessé de clore ses lèvres.

«

* *

A l'heure historique nous sommes, au moment tout comme un nouveau monde politique, c'est un ordre intellec- tuel et moral nouveau que nous avons k édifier, quelles sont les directives, quelles sont les suggestions que la France peut offrir?

Hélas 1 nos élites littéraires et scientifiques ont été fauchées

636 REVUE DES DEUX MONDES.

aussi cruellement .que les masses de nos paysans. Et la crise économique de l'après-guerre met en péril, en même temps que la production du livre français, le recrutement même de notre intellectualité.

Toutefois, nous sommes assurés des forces que déjà nous sentons tressaillir. N'essayons pas de définir ce que sera notre littérature de demain. Qui donc, en 1815, eût osé caractériser le romantisme? Ne nous dissimulons pas, ne dissimulons pas à nos amis que les lettres françaises ne vont pas se cristalliser en mots magiques, définitifs, en formules invariables et lapi- daires, mais déferler en un torrent impétueux qui roulera du bon et du mauvais, de l'excellent et du pire. Du cataclysme mondial, toutes les outrances de la réaction et toutes les haines et les paradoxes de l'esprit révolutionnaire vont extraire des motifs nouveaux de croire en soi. Si on nous lit sans critique, on retrouvera chez nous, comme avant la guerre, de quoi s'effarer et nous honnir.

Et cependant, pas de doute que, de tous les débris qui jonchent la terre, de tous les remous qui se combattent dans les âmes, au milieu de toutes les menaces qui ne cessent de peser sur nous, la pensée française va avoir pour souci domi- nant, pour fonction essentielle, de dégager les disciplines nouvelles d'une France nouvelle.

D'une France aussi différente de celle d'hier que celle d'hier le fut de celle des Capétiens.

La France de Louis XIV, aussi bien que dans les jardins de Versailles, trouva son expression dans notre littérature clas- sique... Nescio q nid ma jus nascitur...

De la France durcie par la guerre, grandie mais toujours menacée par une paix imparfaite, ce qui nous reste de jeu- nesse a renouvelé sa conscience de l'imprescriptible tradition et sa foi dans notre mission historique, en même temps que sa volonté de lutte et son appétit de joie physique et d'expansion, dont les confins s'étendent de l'Alsace-Lorraine reconquise jusqu'au Sahara, et dont les horizons embrassent les siècles et l'univers, il naîtra quelque chose d'encore indéfinissable, mais qui sera très grand.

Sachons mettre à h portée nos amis, pour qu'ils y fassent leur choix, selon leur génie, les germes que nous sommes en train de mûrir.

RELATIONS INTELLECTUELLES ENTRE FRANCE ET POLOGNE. 637

En ce moment, nos livres arrivent à peine à nos amis polo- nais. L'état de leur change leur rend impossible de venir à nous. Dans le domaine spirituel, comme en tout autre, ils n'ont à leur portée que l'importation allemande. Prenons garde que, malgré toute leur bonne volonté, les motifs économiques ne soient les plus forts, si nous n'arrivons pas à assurer à leur inlcllectualité, si particulièrement accessible à toutes les influences, au moment est en train de se reformer l'unité nationale, le contact étroit avec la nôtre.

Nos amis de Pologne, nous les connaissons à peine. Les circonstances économiques leur interdisent presque de venir chercher nos enseignements. L'Etat français, quelques-unes de nos municipalités, des générosités privées, n'assureront-ils pas l'indispensable rapprochement par la création quelque part chez nous d'un centre commun de culture et de travail franco- polonais?

De notre France, l'étranger ne respire trop souvent que ''atmosphère fiévreuse de Paris. Les suggestions qu'il offre ne contribuent pas toutes à l'affermissement des disciplines.

Avant la guerre, plusieurs de nos Facultés de province avaient respectivement commencé de grouper chez elles telles ou telles familles d'étudiants étrangers, de constituer à leur usage des enseignements spéciaux. Ainsi se nouaient d'intéres- sants échanges, capables à la fois d'enrichir notre vie régio- nale et d'initier davantage nos amis à la vraie France.

Pour devenir un centre d'attraction franco-polonais, il est une ville que son passé, comme son présent, qualifient entre toutes. Nancy doit son premier essor au bon roi Stanislas, son souvenir y est demeuré gravé. La Place Stanislas, l'Académie Stanislas, combien d'autres traces attestent encore l'empreinte artistique et intellectuelle d'un passé glorieux! Avant 1914, les étudiants étrangers y séjournaient nombreux. En 1918, Nancy offrit un de ses drapeaux à l'armée polonaise formée en France, la vit cantonner dans sa région, célébra joyeusement la prise de commandement du général Haller. Le grand développement assuré à l'Université de Strasbourg n'est pas sans lui porter quelque ombrage, sans la contraindre à chercher de nouveaux horizons. Située sur la grande ligne Paris- Varsovie, pourvue non seulement de richesses littéraires et artistiques, mais de nombreux et remarquables instituts techniques, Nancy est, par

638 REVUE DES DEUX MONDES.

excellence, la ville que je verrais désignée pour attirer à elle, en lui assurant des conditions spéciales de vie matérielle et d'études, uni} élite polonaise désireuse de venir à nous, pour offrir d'autre part à nos étudiants les moyens (cours et biblio- thèques) de s'initier a la langue, à la littérature et à l'histoire de la Pologne.

Ainsi notre Lorraine rendrait a la France de la Vistule le bienfait qu'elle en reçut an xvme siècle.

Et nous aurions la joie d'instituer tout de suite une des seules formes de concours pratique que nous soyons en ce moment en mesure d'assurer à la Pologne.

Elle va reprendre son rôle politique, celui qu'elle tint durant toute son histoire: son poste de sentinelle de la civilisation occidentale, entre le germanisme et l'inconnu semi-asiatique.

Sachons l'aider à redevenir également, dans l'ordre intel- lectuel, le grand foyer de culture latine que, cinq siècles durant, elle incarna dans l'Europe orientale, et qui manquait au monde depuis cent cinquante ans.

André Lichtenberger.

Au moment je corrige les épreuves de cet article, la Pologne renaissante se retrouve en face du péril.

Puisse l'Europe occidentale montrer plus de clairvoyance qu'au xvîne siècle et NEntente ne pas contresigner la faillite de ses principes et de sa victoire en même temps que le quatrième partage de la Pologne l

(A suivre.)

RÉCEPTION

DU GÉNÉRAL LYAUTEY

A. L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Le général Lyautey, reçu le 8 juillet par l'Académie française, a été reçu en triomphe. L'allure dégagée, le front carré sous un éven- tail de cheveux blancs qui divergent en brosse, le nez bien marqué, la moustache rousse, la voix comme usée par le commandement, le proconsul du Maroc lit avec fermeté un discours d'une éloquence militaire. Accoudé au petit pupitre qui porte le verre d'eau, tantôt il scande du doigt la parole, tantôt il referme la main sur le pommeau de l'épée. Parfois les épaules ont un mouvement de gauche à droite, une sorte de ballant, comme celui d'un lutteur qui -apprête, et il attaque sa phrase, la tête en avant. Ou encore il passe à M. Bourget, l'un de ses parrains, la feuille qu'il vient de lire; et M. Bourget, d'un geste infiniment las, entasse cette feuille sur les autres. Il m'a semblé que le public était conquis peu à peu, et que les applaudis- sements étaient plus pressés à mesure qu'ils se répétaient. La péro- raison a été acclamée. On a salué cette pensée claire, ce style simple et droit de soldat, cette concision avec cette finesse, ce jugement, cet art de voir et d'énoncer.

Ce n'est pas la tranquillité robuste du maréchal Joffre; ce n'est pas le masque tourmenté du maréchal Foch ;. c'est quelque chose de hardi, d'allant et de net. Cet académicien a gardé son air de colonel de hussards. Il lit son discours comme un ordre du jour. Il ramasse la pensée et le son dans le dernier mot de ces phrases martelées, faites pour être dites devant le front des troupes. Après chaque paragraphe, on attend que les clairons sonnent. Mais ne vous

64U REVUE DES DEUX MONDES.

trompez pas à cette allure martiale. Tout cela n'est pas simple. Dans notre temps, les civils parlent ouvertement, il n'y a plus que les militaires à envelopper leur pensée de sous- entendus. Déjà le maré- chal Foch nous avait insidieusement raconté une campagne de Vil- lars, qui était une leçon propre à nous faire entendre la manœuvre de 1914. Le discours du général Lyautey a été une longue allusion, dont l'obscurité transparente invitait aux applaudissements. Mais en même temps, ce discours a été composé suivant les règles de l'art. Toutes les fois que l'œuvre d'Henry Houssaye prêtait à un déve- loppement, son successeur ne manquait pas l'occasion d'écrire un couplet éloquent. Mais tant vaut l'homme, tant vaut l'éloquence. Loin d'être un ouvrage de rhétorique, chacun de ces couplets était une étude solide et pleine de sens. On pourrait reconnaître et numé- roter ces épisodes; mais chacun a une valeur et une signification.

Le premier avait pour prétexte l'histoire d'Alcibiade que Hous- saye écrivit avant et après la guerre de 1870. L'antiquité reste pour nous un prodigieux répertoire de leçons et d'exemples. Le général Lyautey a fait un vivant tableau de cette Athènes à gouvernement direct, à charges de courte durée, à conseils nombreux, de cette Athènes des soviets, qui périt en cinquante ans. Tout homme popu- laire, tout général vainqueur y était un objet de soupçon, et le peuple préférait presque le stratège vaincu, qui n'était pas dange- reux, au victorieux dont il craignait tout. Alcibiade, idole du peuple, connut ces méfiances; à la veille d'une bataille, il avait à répondre aux intrigues politiques; cela se voit encore de nos jours : à bon entendeur salut. « Aussitôt après le départ d'Alcibiade pour l'Armée, l'orage s'était déchaîné sur l'Agora, au milieu de la violence des uns, de la défaillance des autres, histoire éternelle des Assemblées à tra- vers les siècles. » Le général, au moment d'engager l'action, est rappelé à Athènes. Il sait qu'il sera condamné. Il se réfugie à Sparte. Athènes, privée de son meilleur chef, est vaincue. Les soldats réclament Alcibiade; il revient, il rétablit les affaires, il est nommé généralissime. Mais cette dignité réveille la défiance. « A la suite d'un échec d'importance secondaire, facilement réparable, subi en son absence par un lieutenant inhabile, c'est à nouveau la volte-face à Athènes. Il est révoqué. » Alcibiade se réfugie en Chersonèse. Athènes se donne des généraux incapables, qui la perdent. En vain le proscrit les adjure de l'écouter, ne fût-ce qu'un jour; la fortune de la cité sombre à Egos Potamos. La capitulation suit la défaite. La tyrannie des Trente étouffe la liberté. « Athènes subit un joug

RÉCEPTION DU GENERAL LYAUTEY A l'aCADÉMIE FRANÇAISE. 641

qu'on ne saurait comparer qu'à celui que nous retracent les récits venus de la malheureuse Russie. » Alcibiade meurt assassiné [dans un coin perdu d'Asie-Mineure, et la perte de la patrie accompagne la sienne. Terrible avertissement aux Assemblées soupçonneuses qui persécutent les généraux!

Mais l'essentiel du discours se rapportait à cette partie de l'œuvre de Henry Houssaye, qui, en décrivant la suprême défaite de Napoléon, est consacrée à sa gloire. A cette apparition du grand chef, le général fcyauley rectifie la position et rend les donneurs. « Lorsque, le 15 décembre 1840, le funèbre cortège, après avoir descendu les Champs-Elysées, arriva au seuil des Invalides, celui qui en ouvrit les portes devant le cercueil annonça, ainsi qu'aux jours de réception solennelle des Tuileries : « L'Empereur! » Permettez qu'à mon tour, au moment dans l'œuvre de mon prédécesseur apparaît la grande ombre du héros, j'annonce : « Messieurs, l'Empereur! »

On a applaudi ce brillant exorde. Henry Houssaye lui-même parlait du grand homme avec moins de solennité. Après l'un de ces dîners chez Durand auxquels assistait le général de Galiffet, entre Houssaye et Vogiié, et ces trois amis échangeaient avec cordialité de libres propos, la conversation vint sur la campagne de 1815. Je vois encore Houssaye, son profil régulier, sa longue et légère barbe grise, la brosse de ses cheveux frisés, sa tête, un peu penchée en avant, le pk' qui bridait l'œil et le faisait sourire, le regard lointain et rêveur. Il disait à demi- voix : « Vous le savez, j'aime beaucoup l'Empereur...» I II en parlait comme s'il avait été de sa maison et de son entourage. Le général Lyautey en parle comme ses maréchaux auraient en parler.

Il se défend de raconter le grand drame de sa chute et le raconte aussitôt. Mais cette feinte lui a permis de glisser cette petite phrase : «Vous estimerez que seuls ont aujourd'hui le droit de disserter d'art militaire ceux qui ont gagné les batailles historiques. » [C'est à peu près la pensée de Jomini, qui n'osant pas disserter d'art militaire après Napoléon, lui prête la parole et imagine une conversation en quatre volumes l'Empereur, parlant avec Frédéric et Alexandre, prend à son compte les idées de Jomini.

En deux pages de la plus belle allure, le général Lyautey résume la campagne de 1814, ce double tour de piste que fait l'Empereur, cul- butant Bliicher sur le côté Nord du manège, Schwarzenberg sur le cote Sud, bouclant le premier tour à Troyes, recommençant sa ran- donnée, rejetant cette fois Blucher'sur Laon, faisant reculer Schwar- iomx lviii. 1920. 41

642 REVUE DES DEUX MONDES.

zenberg, et pour la troisième reprise, tentantun mouvement nouveau sur les arrières de l'ennemi qui, cette fois, ne se laisse plus manœu- vrer, ni détourner de Paris.

Et voici maintenant le drame suprême, celui de 1815. Cette fois le général Lyautey ne raconte pas les événements, qui sont supposés connus de tous, mais il discute en passant la question souvent posée, si le génie de l'Empereur a fléchi à Waterloo. Mais la discute-t-il? Ou cette discussion n'est-elle pas une raison de poser publiquement trois axiomes. D'abord un chef de guerre ne peut rien sans un bon état-major : « Au point de vue technique, ce qui a manqué surtout à l'Empereur, c'est son chef d'état-major coutumier, celui qui assure l'exécution jusqu'aux moindres détails, qui sait qu'il n'y a jamais trop de précautions, trop de précisions ; qu'ici surtout, il n'y a pas de petites choses. La première condition du commandement suprême, c'est la pleine liberté d'esprit du chef, la certitude à lui assurée que sa pensée, jetée au vol, recouvre immédiatement sa forme et se„ transmettra sans une perte de temps, sans une déformation, jus- qu'aux plus lointaines extrémités... » Il est bien évident que cette apologie précise, excellente, irréfutable de l'état-major, au milieu des polémiques présentes, n'est pas exclusivement destinée aux historiens de 1815.

Le second axiome, c'est qu'un général ne doit pas être importuné parles soucis politiques. La veille de Waterloo, l'Empereur « avait dicté plusieurs lettres nécessitées par les ennuis et les embarras que lui causaient les intrigues de la Chambre des Représentants. » Ici le souvenir d'une certaine séance à la Chambre, en 1917, est assez facile à reconnaître. Enfin le troisième axiome, c'est que la foi dans la victoire détermine la victoire : cette confiance avait décliné en 1815 dans l'âme du grand vainqueur. L'histoire le signalera comme un des traits sublimes de cette guerre, comme le signe propre d'un Joffre et d'un Foch. A celui-ci le général Lyautey rend aussitôt le plus bel hommage qui puisse être décerné à un soldat. « Il y a quelques mois, dit-il, aux avant-postes du Maroc, nous lisions le récit d'une cérémonie célébrée dans la chapelle des Invalides, à laquelle assistait au premier rang le généralissime des armées alliées, et à tous, nos regards se le dirent, il semblait que la grande ombre se dressât du sarcophage de granit pour accueillir celui en qui elle reconnaissait un émule. »

Ainsi nous avons passé d'une étude de politique intérieure à propos d'Alcibiade à une leçon de psychologie militaire, à propos de

RÉCEPTION DU GENERAL LYAUTEY A l'aCADEMIE FRANÇAISE. 643

Napoléon; mais voici la Restauration, et, cette fois, le traité de Paris va nous être une leçon de choses et un enseignement d'histoire diplomatique. Le général Lyautey s'est donné le plaisir de lire cette page des instructions de Louis XVIII à Talleyrand, en septem- bre 1814: « En Allemagne, c'est la Prusse qu'il faut empêcher de dominer en opposant à son influence dés influences contraires. La constitution physique de cette monarchie lui fait de l'ambition une sorte de nécessité. Tout prétexte lu: *st bon. Nul scrupule ne l'arrête. La convenance est son droit. » En lisant ces lignes, le général Lyautey, après avoir fait l'éloge de la monarchie, a-t-il seulement montré la clairvoyance de Louis XVIII? N'a-t-il pas tracé un pro- gramme politique? Il y a dans son discours une phrase singulièrement pénétrante. Il a marqué que, pour être bon Français, il fallait être bon Européen. Il parlait pour Talleyrand. Au fait était-ce bien pour Talleyrand? On se tromperait fort en croyant que les discours acadé- miques sont des jeux littéraires. Ils sont parfois l'occasion solennelle d'une profession de foi, un témoignage public, et la salle des séances est devenue l'arène des confesseurs.

Un rappel de l'union sacrée a valu une ovation à M. Poincaré, qui, dans les deux mots de cette formule éloquente, a défini pour l'histoire l'âme de 1914. La piété, l'ardeur, l'héroïsme fraternel des Français, ce sont tous ces grands souvenirs que la salle entière, tournée vers le président, a acclamée avec lui, reconnaissante, comme le sera la postérité, envers l'homme qui a confirmé le sen- timent commun en lui donnant un nom.

Après avoir salué la mémoire du vicomte de Vogué et du comte Albert de Mun, qui furent ses amis, le général Lyautey a terminé par une apologie de la politique coloniale, qu'on attendait de lui. Avec beaucoup de force et d'éclat, en présence du représentant du sultan du Maroc, qui l'écoutait du haut d'une loggia, il a montré comment, à l'abri de nos couleurs, la sécurité renaissait, l'anarchie faisait place à l'ordre, les terres étaient cultivées, la civilisation fleu- rissait, et comment enfin la guerre coloniale était une œuvre de paix. Ainsi s'est achevé au milieu des bravos, ce discours varié, intelligent, nerveux et entraînant : paragraphes nets comme ceux d'un ordre d'opérations, style plein de faits, sans épithètes, syntaxe nue jusqu'à l'os, toute en présents et en infinitifs, formules brèves, phrases frappées et sonores, jugements et directives.

Quand on eut fermé le ban sur cette harangue, Mgr Duchesne, tourné à demi vers le général, la figure immobile, l'œil vif, la

644 REVUE DES DEUX MONDES.

lumière tombant sur son crâne comme sur une coupole vénérable, parla d'une bonne voix apostolique. Quelquefois on distingue dans son discours une malice paternelle. Quand dans une lettre, le géné- ral Lyautey se décourage parce qu'un commandement vient de lui échapper, Mgr Duchesne l'admoneste et le réconforte : « Allons, allons, dit-il, ne pleurez pas. Tout cela, vous l'aurez; il ne s'agit que d'attendre. » Et comme le général s'est excusé de l'insuffisance de ses titres littéraires, le prélat le reprend et lui montre les contra- dictions de ses paroles : « Vous avez beau dire que vos titres litté- raires sont nuls ; pour nous le faire croire, il faudrait supprimer cette correspondance, et justement vous la publiez. » Il faut avoir entendu le ton d'affectueuse plaisanterie et d'indulgent reproche, dont Mgr Duchesne a dit ces mots, qui ont fait rire le public. Et il a ajouté : « Sans doute ce sont des lettres de soldat (on ne vous demande pas d'écrire comme un évêque\ des lettres de soldat, mais d'un soldat qui a vu, qui a compris Athènes, Constantinople et Rome; qui a ses cantines remplies des meilleurs livres du jour, qui du fond de l'Extrême-Orient, entretient, sur le ton le plus élevé, des conver- sations parisiennes. »

Il est d'heureuses rencontres. Le hasard, en désignant Mgr Duchesne pour recevoir le général Lyautey, a voulu qu'un histo- rien eût ainsi à écrire une belle page d'histoire. Rien ne ressemble plus à ce qu'on dit de l'antiquité que ce qu'on voit aux colonies, et pour ma part la littérature classique ne m'a jamais paru si vivante que parmi les nègres du Soudan, qui ont encore les mœurs de l'Odyssée. Ainsi Mgr Duchesne s'est retrouvé au vif de ses études. Les sujets éloignés ressemblent aux sujets reculés et un voyage dans l'espace équivaut à un voyage dans le temps. L'historien de la primitive Eglise s'est trouvé à l'aise pour raconter l'œuvre accomplie à Madagascar et au Maroc. Il l'a fait dans le style le plus sobre et le plus pur, en donnant, sans y prendre garde, une beauté antique à ces gestes modernes. Lisez la rencontre du général avec les guerriers Zemmours sur la route de Fez. C'est une page romaine, et comme une rencontre de Scipion avec des chefs numides. Mais au fait est-ce autre chose? Rien change- t-il?Les héritiers des grandes traditions ne se ressemblent-ils pas d'âge en âge? Je crois que le général Lyautey le pense et Mgr Du- chesne aussi.

Henry Bidou.

REVUE LITTÉRAIRE

ÈARNAVE ET LA REINE (1}

Barnave est généralement considéré, par les amateurs, comme le type le plus parfait du révolutionnaire sympathique. Ce n'est pas qu'il soit sans reproche. Le gaillard qui, le 23 juillet 1789, à propos de l'assassinat de Foulon et de Bertier, comme Lally-Tollendal en montrait de l'horreur, s'écria : « Le sang qui vient de se répandre était-il donc si pur? » cet orateur est, semble-t-il, de ceux dont l'éloquence a des inconvénients. Mais on répond que ce fut « un mot malheureux.» Malheureux, oui! l'un de ces mots qui deviennent maximes, et les maximes de la fureur.

Environ trois ans plus tard, ce même Barnave était en prison. Et, comme il avait alors du loisir, il examinait son passé. Il prenait des notes et composait, pour la postérité, des fragments de mémoires et d'apologie. L'idée lui vint d'expliquer son mot célèbre et de i'excuser. Il affirme que nulle qualité de l'esprit ne lui est en plus grande estime que la « mesure ; » et ce n'est point par qu'il a brillé le 23 juillet 1789. Mais aussi Lally-Tollendal monte à la tri- bune; et l'on s'attendait qu'il parlât de Foulon, de Bertier, de l'état de Paris, de la nécessité de réprimer les meurtres : pas du tout! il parle de lui, de sa sensibilité, de son père... « Je me levai alors. J'avoue que mes muscles étaient crispés... » Bref, pour s'excuser d'avoir fourni à d'ignobles meurtriers une excuse, Barnave raconte que Lally-Tollendal l'avait impatienté. Car il veut qu'un homme et

(1) Le Secret de Barnave, par E. Welvert (E. de Boccard, éditeur).— Cf. Marie- Antoinette, Fersen et Barnave, leur correspondance, par O.-G. de Heidenstam (Calmann-Lcvy, 1913).

6Î6 REVUE DES DEUX MONDES.

digne du nom d'homme sache « conserver sa tête froide; »il méprise les gens « qui s'abandonnent aux larmes quand il faut agir, » et il est profondément indigné s'il croit s'apercevoir « qu'un certain éta- lage de sensibilité n'est qu'un jeu de théâtre. » Eh ! bien, Lally- Tollendal a manqué de mesure, il n'a pas conservé sa tête froide, il a pleuré comme un cabotin : voilà pourquoi Barnave s'est fâché. L'on avouera qu'il se moque du monde.

Cependant, Sainte-Beuve, tout en déclarant « inexcusable » et « très fâcheux pour Barnave » l'incident du 23 juillet 1789, essaye de disculper son cher Barnave. Et il le fait de la façon la plus comique. Voyez un peu ce gros Lally : « le plus gras, le plus gai, le plus gour- mand des hommes sensibles, ce personnage spirituel et démons- tratif, à qui un moment d'éloquence généreuse et pathétique dans sa jeunesse permit d'être déclamateur toute sa vie, ayant le beau rôle des larmes et se le donnant ici comme toujours; »en face de lui, « un homme jeune, ardent, un peu amer, irrité de voir un mouvement d'humanité devenir une machine oratoire et un coup de tactique. » Après cela, concluez : « Qu'on se représente les deux hommes en présence, et tout s'expliquera. » C'est la faute à ce gros Lally !

Pourquoi ce Barnave est-il « un peu amer, » et ce n'est pas trop dire? Il a vingt-sept ans à peine passés. Il est membre de l'Assem- blée Constituante. 11 a du talent, que ses collègues reconnaissent; il entre, jeune et sans difficulté, dans la gloire.;. Mais, quand il était petit, un jour, sa mère l'avait mené au théâtre ; car on le gâtait. M"- Barnave demande une loge : toutes les loges étaient prises, moins une, celle-ci destinée à l'un des amis ou des « complaisants » du gouverneur de la province ; Mme Barnave ne balança point de s'y installer avec son petit garçon. Le directeur du théâtre, puis l'officier de garde, la prièrent de déloger : elle s'y refusa. Quatre fusiliers ne réussirent pas davantage à la convaincre. M. Barnave, que l'on était allé chercher, survint et emmena son épouse, mais en disant : « Je sors par ordre du gouverneur ! » Il paraît que le parterre avait pris fait et cause pour les Barnave et que la bourgeoisie de Grenoble fut quelques mois avant de retourner au théâtre : il fallut que Mme Bar- nave, apaisée la première et qui sans doute aimait la comédie, donnât le signal de l'oubli. Et Sainte-Beuve : « L'impression de cette injure dut agir sur l'esprit précoce de Barnave enfant; on n'apprécie jamais mieux une injustice, une inégalité générale, que quand on en est atteint soi-même, ou dans les siens, d'une manière directe et per- sonnelle... » Et Sainte-Beuve, qui aime Barnave, ne plaisante pas.

REVUE LITTÉRAIRE. 647

Le jeune Barnave jura de « relever la caste à laquelle il apparte- nait de l'état d'humiliation auquel elle semblait condamnée. » Mais nous ne saurons jamais si Mme Barnave la mère avait droit, ce qui s'appelle un bon droit, à cette loge que réclamait le gouverneur de la province.

Pour exciter les révolutions, il y a d'habitude un certain nombre de garçons très vaniteux et chargés de rancune. Il est possible qu'on s'amuse à les approuver. On peut aussi trouver que les représailles de leur mauvaise humeur coûtent cher à leurs compatriotes.

Sainte-Beuve considère que les personnes qui jugeraient avec trop de sévérité l'incartade de son héros, en temps de calme et du fond de leur fauteuil, prouvent « qu'elles diraient peut-être pis elles-mêmes dans le tumulte et dans l'occasion. » Mais aussi les personnes qui ont trop de ménagements et de bontés pour les révolutionnaires, aux époques troublées, ont l'air de manquer d'imprudence.

Il est vrai que la mort de Barnave « rachète » en quelque mesure ce que sa vie eut quelquefois de pétulant, de fol et d'enragé.

Seulement, voici l'ennui de Sainte-Beuve. Lorsque Barnave com- parut devant le Tribunal révolutionnaire, il déclara, il attesta, et sur sa tête, que jamais il n'avait eu aucune relation d'aucune sorte avec la cour et les agents de la cour, et qu'il n'avait pas été eu correspon- dance avec le château, et que jamais, absolument jamais, il n'avait mis les pieds au château. Or, Sainte-Beuve est bien forcé d'y consentir, « il paraît certain que Barnave, après le retour de Vârennes, accepta et entretint, d'une manière ou d'une autre, quelques baisons avec la Cour, et qu'il donna plus ou moins directement des conseils. » Voilà Sainte-Beuve « dans une grande perplexité. » Faut-il admettre que Barnave ait menti? C'est bien pénible ; « mais, tout en s'y refusant par respect pour son caractère moral, on ne sait quelle autre explication trouver, » avoue Sainte-Beuve. Pour conserver intacte sa tendresse, il retourne à glorifier sans chicane ce jeune homme qui, à trente- deux ans, mourut avant d'avoir vu s'avilir ses principales espérances. S'il eût vécu... Sainte-Beuve se dit que Barnave serait devenu séna- teur de l'Empire. Mais il écrit en 1850 et ne sait pas encore que cette place est bonne.

Les mémoires du temps font de claires allusions aux relations que Barnave entretint avec la Cour. Mais aujourd'hui la question qui trou- blait Sainte-Beuve se pose d'une façon plus nette, depuis que M. de Heidenstam a publié, en 1913, la correspondance de Marie-Antoinette, de Barnave et de Fersen. Cette correspondance prouve, à n'en plus

648

REVUE DES DEUX MONDES.

douter, que Barnave, devant le tribunal révolutionnaire, a bien réso- lument dit le contraire de la vérité.

L'on me pardonnera, si je confesse que je n'en suis pas choqué le moins du monde. Barnave ne prête pas serment et ne prend pas à témoin de ses déclarations Dieu, qui n'était plus à la mode, ni l'Être suprême, qui était en suspicion. Tout simplement, il « atteste sur sa tète : » et c'est, en quelque sorte, son affaire ou une affaire entre sa tête et lui. Quant à l'exacte vérité qu'on doit à un Dumas ou à ce Fouquier-Tinville, à mon avis, ce n'est rien.

Mais, pour les grands admirateurs de Barnave et de tout ce qui s'ensuit, la « justice » révolutionnaire, au bout du compte, fait « bloc» avec la révolution, voire avec les révolutionnaires et Barnave, le mensonge de Barnave est extrêmement désobligeant. A l'époque M. de Heidenstam donna ses documents, miss Bradby achevait sa Vie de Barnave, un panégyrique très complet de cet orateur. Elle ajouta un post-scriptum et déclara que les lettres de la Reine et de Barnave étaient apocryphes : ces lettres ne seraient que l'œuvre d'un faussaire. Et c'est bien commode. Si l'on pouvait ainsi se délivrer des témoignages qui ne vous agréent pas, l'histoire mettrait le passé à la disposition de notre fantaisie, comme il arrive plus souvent qu'on ne le sait. D'ailleurs, un savant boche et qui, pour une fois, avait raison, nota qu'il y avait, dans lesdites lettres de Barnave et de la Reine, quelques erreurs et anachronismes.On examina les originaux ; et que ne vit-on pas ? les erreurs etanachronismes étaient le fait de l'éditeur: quant aux lettres, il ne fallait pas douter de leur authenticité. L'ex- pertise ne tourna point à l'honneur de M. de Heidenstam : les gens ont la manie de ne publier presque jamais sans facétie leurs docu- ments. Elle ne tourna point au gré de miss Bradby. De sorte que la question qui chagrinait Sainte-Beuve se pose, comme je le disais, d'une façon plus nette qu'autrefois. L'éditeur attentif des Mémoires et des Notes et souvenirs de Théodore de Lameth,vM. Eugène Welvert, prétend la résoudre ; et son volume, Le secret de Barnave, est d'une lecture agréable.

A quelle époque faut-il faire commencer les relations de la Reine et de Barnave? Sont-elles antérieures au retour de Varennes? M. Welvert ne le croit pas. Son argument le meilleur est une lettre de Barnave, du 28 août 1791 : « Qu'elle (la Reine) veuille se rappeler qu'on lui a tenu le même langage dans un moment il n'y avait que des sentiments nobles et purs qui sussent, dans la position elle était, intéresser à elle celui qui ne l'avait jamais connue, et dont les

REVUE LITTÉRAIRE. 649

relations avec elle eussent cessé avec son voyage si la Reine ne l'eût pas invité à les renouveler. » Que Barnave n'ait pas eu d'entretiens avec la Reine avant le 23 juin 1791 , admettons-le, puisqu'il le dit et à la Reine.

Mais, qu'il eut avant cela, quelques relations avec la Cour, je le crois. M. Welvert cite un fragment des Mémoires de La Fayette il est dit que MM. de Lameth, Du Port et Barnave passaient, depuis quelque temps, pour avoir des rapports secrets avec la Cour; et l'on se demandait s'ils n'avaient pas été dans la confidence de la fuite du Roi et de la famille royale : aucune preuve, dit La Fayette, aucun aveu ne l'a établi.

On se le demandait. Et, par exemple, nous lisons, dans la Corres- pondance secrète |que M. de Lescure a publiée, ces lignes, à la date du 28 mai 4791 : « On prétend que MM. Lameth et Barnave capitulent avec la Cour et que même ils ont eu une entrevue avec la Reine. » Le 28 mai, c'est-à-dire environ trois semaines avant le départ du Roi et de la Reine. Du reste, il y a certainement des ragots dans cette Cor- respondance secrète; et je ne dis pas du tout qu'il soit prudent de se fier à elle. Mais enfin, Pasquier, futur chancelier de France, raconte que, le soir même de la fuite, le hasard le fit dîner avec MM. de Beauharnais, Barnave, Menou, Lameth et Saint-Fargeau : a Leur conversation eut tous les caractères d'un absolu découragement. » Ce n'est pas du tout que Pasquier les soupçonne d'avoir été dans la confi- dence : ils paraissaient ignorer même la route qu'avait prendre le Roi. Toujours est-il que cette aventure les tourmente : et c'est que la politique de Barnave, loin d'exclure le Roi, comptait préserver, augmenter même, les pouvoirs et l'autorité du Roi.

Et voilà pour la politique. Mais il convient de ne pas considérer du seul point de vue de l'idéologie cette politique de Barnave. Quel était Barnave, dans les mois qui ont précédé Varennes ? Un garçon bien élevé, qui avait bon air et qui trouvait un grand plaisir à se distinguer de ses collègues, pour la plupart dépourvus d'élégance et de savoir- vivre. On le trouvait joli homme et bien fait, dit M. de Lévis, quoi- qu'il n'eût pas les traits fort réguliers. Le visage irop long, la bouche grande : mais la bouche d'un orateur. Il avait de l'esprit; et il avait le défaut d' « abonder dans son sens : » mais on le croyait, à cause de cela, plus convaincu et ses paradoxes rivalisaient avec la vérité. Il avait de la coquetterie ; et c'était son jeu favori de promener dans les salons et dans les environs de la Cour les opinions les plus hardies, que son bagout, son art et son effronterie adroite

650 REVUE DES DEUX MONDES.

rendaient séduisantes. Les dames de Broglie, chez qui on le voyait souvent, l'appelaient « le petit sauvage ; » et M'"8 de Tessé l'appe- lait « Néronel. » C'était la mode, en ce temps-là, une mode qu'on a revue : les personnes qui avaient l'intérêt le plus vif à ce que la révolution ne réussît pas l'ont de tout cœur favorisée ; elfes trou- vaient charmantes les idées qui, un peu plus tard, leur ont coupé le cou. Et quel émoi, d'une perversité quasi délicieuse, pour de gentilles femmes étourdies, de causer avec ce petit sauvage et ce petit .Néron, qui leur fait peur et, d'un sourire, se rassure 1 Barnave comptait parmi les « agréables » du parti des Enragés. D'Espinchal prétend que Mme de Beaumont, fille de Monlmorin, celle qui sera l'amie de Chateaubriand, l'amie de Joubert, avait eu, mais il est mauvaise langue, une « faiblesse » pour « cet atroce législateur. » Cet enragé aimait le beau monde. 11 évoluait dans le voisinage de la Cour et sa politique subissait l'influence d'une société la plus étrange qu'il y ait eue, la plus raffinée, la plus dérangée de ses croyances naturelles. Il n'a pas mal connu ces « aristocrates » qui étaient « républicains au fond du cœur. » Il les excitait ; et puis il les retenait à sa guise et, quand ils devenaient républicains, il devenait royaliste.

L'Assemblée nationale, ayant appris l'arrestation du Boi et de la Beine, envoya trois commissaires à Varennes, avec mission de ramener les fugitifs. Ce furent Petion, Latour-Maubourg et Barnave. Ils représentaient « les trois principales nuances de la gauche de l'assemblée nationale. » La voiture des commissaires et la berline royale se rencontrèrent entre Epernay et Dormans. Petion, qui était le doyen d'âge, aborda le Boi et lut le décret de l'assemblée. Le Boi répondit que jamais il n'avait eu l'intention de quitter la France, c Yoilà, dit Barnave, un mot qui sauvera le royaume. » Barnave n'était pas si naïf et ne croyait pas qu'un mot du lîoi dût sauver ni le royaume ni le Boi. Mais tout d'abord il essaye d'amadouer ses collègues et l'escorte en faveur du Boi et de la famille royale.

Petion et Barnave montèrent dans la berline du Roi. Il y avait, dans cette berline, le Roi, la Reine, le Dauphin, Madame, madame Elisabeth et Mm* de Tourzel. Petion dit au Roi : « Nous allons vous gêner, Sire, vous incommoder; il est impossible que nous trouvions place ici. » Le Roi répondit : « Je désire qu'aucune des personnes qui m'ont accompagné ne sorte. Je vous prie de vous asseoir; nous allons nous presser : vous trouverez place. » La Reine prit le Dau- phin sur ses genoux; et Barnave s'assit volontiers entre la Reine et

REVUS LITTÉRAIRE.. 651

le Roi. Mme de Tourzel prit Madame entre ses jambes ; et Petion s'assit volontiers entre Madame Elisabeth et Mm* de Tourzel. Petion fut tout juste en face de Barnave et se mit à le surveiller.

Petion, Barnave etLatour-Maubourg s'étaient promis de surveiller le Roi et la Reine, sans doute, mais principalement les trois commis- saires, et de se mettre en mesure de rendre témoignage, quelque jour, à propos d'eux. Ils se détestaient, ou peu s'en faut, ces trois commissaires. Seulement, l'aventure ils se trouvaient réunis leur paraissait dangereuse: Petion ne quitterait point Barnave; et, au retour, Petion recommandait à Barnave de dire que, pendant la route, ils ne s'étaient point quittés : « dans une mission si délicate, ce fait n'était pas à négliger. »

Il y a un récit du voyage, par ce Petion : « Depuis longtemps, dit- il, je n'avais aucune liaison avec Barnave; je n'avais jamais fréquenté Maubourg. Maubourg connaissait beaucoup Mme de Tourzel; et on ne peut se dissimuler que Barnave avait déjà conçu des projets. Us crurent très politique de se mettre sous l'abri d'un homme qui était connu pour l'ennemi de toute intrigue et l'ami des bonnes mœurs et de la vertu. » Ce Petion, c'est un sot; mais il a bien vu que Barnave, comme il le dit, avait des projets. Les projets de Barnave ne concer- naient pas les bonnes mœurs et la vertu : c'était de l'intrigue et de la politique.

Mme de Boigne dit que la Reine « se loua des procédés de Bar- nave. » Mais ouil Barnave était, auprès de Petion, l'homme du monde. Et Petion disait : « Nous allons vous gêner, Sire! » tandis que Barnave, lui, savait ne pas être gênant. Voire, il fut aimable. Les méchants ont raconté plus tard que le malin jeune homme avait pro- fité d'un moment Petion se laissait aller à dormir, pour causer avec la Reine assez particulièrement. Pas du toutl et Petion se gar- dait de fermer l'œil. Il écrit : « Nous arrivions insensiblement à Dormans. J'observai plusieurs fois Barnave, et, quoique la demi- clarté qui régnait ne permît pas de distinguer avec une grande pré- cision, son maintien avec la Reine me paraissait honnête, réservé, et la conversation ne me semblait pas mystérieuse. Nous entrâmes à Dormans entre minuit et une heure... » Le lendemain, Barnave et Petion changèrent de place dans la berline : Petion fut assis entre le Roi et la Reine, Barnave entre Madame Elisabeth et M"* de Tourzel. Et n'est-ce pas une malice de Barnave, qui put ainsi regarder la Reine et causer avec elle plus facilement?

Petion, sans barguigner, racontait au Roi « ce que l'on pensait de

652 REVUE DES DEUX MONDES.

la Cour et de tous les intrigants qui fréquentaient le château. » Le Roi écoutait avec placidité. La Reine, sans placidité; elle discutait, et le malheureux Petion note que ses remarques étaient « assez fines, assez méchantes. » Malheureux Petion, parce qu'il est assez clair que la Reine se moquait de lui. Et, si elle se moquait de Petion, c'était afin de conquérir à sa cause Barnave. Lui, Barnave, Petion le gênait; et il tâchait de ne rien dire; et, si la Reine l'interrogeait sur l'Assemblée nationale, sur les partis et les hommes qui en étaient les grands hommes, il détournait la tête. La Reine vint à en rire et dit à Petion : « Diles, je vous prie, à M. Barnave qu'il ne regarde pas tant la portière quand je lui pose une question. » Cet enjouement, c'était pour enchanter Barnave. Et, bien qu'il fût un peu royaliste à sa manière, il était assez républicain cependant pour que les égards d'une Reine le pussent aguicher.

A La Ferté-sous-Jouarre, l'on s'arrêta, l'on prit quelque nourri- ture à la mairie, laquelle avait une terrasse qui donnait sur la vallée la Marne coule. On attendait le repas. Et Madame Elisabeth, •'étant chargée de Petion, le promenait sur la terrasse. La Reine put tinsi causer avec Barnave. Et le vigilant Petion s'en aperçut; mais il lui parut que son collègue et la Reine causaient « d'une manière assez indifférente. » Il n'en sait rien, d'ailleurs; et il le dit parce qu'il ne veut pas avoir l'air d'un sot de qui l'on s'est joué.

Voilà toute la causerie que la Reine et Barnave ont eue ensemble, si l'on en croit Petion. Peut-être faut-il l'en croire; mais ce n'est pas l'évidence non plus.

Après cela, Mœ« Campan dit que la Reine aurait eu « quelques entretiens particuliers avec Barnave dans les auberges elle des- cendait. » Et il y a une note de la Reine, écrite par elle en tête d'une copie de sa correspondance avec Barnave, elle dit qu'elle a «beau- coup causé » avec ce commissaire de l'Assemblée nationale. C'est bien possible, et que Petion n'y ait vu, pour ainsi parler, ique du feu, ou bien, s'il en a vu davantage, qu'il n'ait pas eu envie de le dire.

Environ quinze mois plus tard, en prison, Barnave écrit : « Je fus l'un des trois commissaires de l'assemblée nommés pour accompa- gner le roi à son retour à Paris ; époque à jamais gravée dans ma mémoire, qui a fourni à l'infâme calomnie tant de prétextes, mais qui, en gravant dans mon imagination ce mémorable exemple de l'infortune, m'a servi sans doute à supporter facilement les miennes. » M. Welvert nous invite à remarquer « le ton ému » de ces quelques

REVUE LITTÉRAIRE. 653

lignes. Je le veux bien. Mais elles ne sont pas d'une exactitude parfaite. Et, si Barnave eut à comparaître devant le Tribunal révolutionnaire, ce ne fut point à cause de ce voyage qu'il avait faire en compagnie du Roi et de la Reine. On ne l'accusa point d'avoir eu des entretiens particuliers avec la Reine à la Ferté-sous-Jouarre ou à l'auberge en d'autres lieux. On ne lui en voulut pas d'avoir montré de la politesse à la famille royale. La vérité est que, dès avant le voyage qu'il fit en compagnie du Roi et de la Reine, on le soupçonnait de « capituler » avec la cour; et qu'il fut mis en accusation quand Larivière eut signalé à l'Assemblée législative un papier qu'on venait de trouver aux Tuileries intitulé : Projet du comité des ministres concerté avec MM. Lameth et Barnave.

Puis, même si l'on est « ému, » comme le veut M. Welvert, du souvenir que Barnave conserva de son voyage, ces quelques lignes ne suffisent pas à révéler un Barnave que les charmes delà Reine ont ravi et qui, pour l'amour de la Reine, devient le protecteur de la monar- chie. Et, quant à dénicher un autre indice de l'impression que fit sur Barnave Marie-Antoinette, il faut y renoncer.

Marie-Antoinette eut quelque difficulté à obtenir qu'il se mît en correspondance avec elle, plus de difficulté à obtenir qu'il vint la voir aux Tuileries. Encore eut-il soin de n'être pas seul compromis ; et il voulut que Du Port et Lameth fussent pour le moins ses confi- dents. L'on ne voit rien, dans la correspondance de la Reine et de Barnave, qui prouve un sentiment un peu attendri. C'est qu'il fallait se méfier? Toujours est-il qu'on ne voit rien, que de la politique, et assez bien manigancée.

Mme Gampan nous a fait un Barnave qui « met aux pieds » de la Reine « le seul parti national qui existât encore : » et c'est le parti des Jacobins. Elle raconte que, la Reine ayant laissé voir que les Jacobins ne lui inspiraient pas confiance, Barnave résolut de quitter Paris; et il obtint une dernière audience : « Vos malheurs, madame, aurait-il dit, m'avaient déterminé à me dévouer à vous servir. Je vois que mes avis ne répondent pas aux vues de Vos Majestés. J'augure peu du succès du plan que l'on vous fait suivre ; vous êtes trop loin des secours : vous serez perdus avant qu'ils ne parviennent à vous. Je désire ardemment me tromper dans une si douloureuse prédic- tion; mais je suis bien sûr de payer de ma tête l'intérêt que vos mal- heurs m'ont inspiré et les services que j'ai voulu rendre. Je demande pour toute récompense l'honneur de baiser votre main. » La Reine, aioute Mmo Campan, a lui accorda cette faveur, les yeux baignés de

654

REVUE DES DEUX MONDES.

pleurs, et conserva l'idée la plus favorable de l'élévation des senti- ments de ce député. » Cette Mm* Campan, qui a la tête romanesque, fait de Barnave un héros de roman. Ce n'est pas du tout ça l M. Welvert a bien raison de refuser les balivernes de cette institu- trice.

Je ne crois pas qu'il ait également raison de refuser une anecdote que raconte M. de Fontanges. Cet archevêque de Toulouse a laissé une relation du voyage de Varennes ; et Fontanges n'était pas allé à Varennes : mais il assure qu'il tient ses renseignements de la Reine. Il raconte qu'à l'arrivée des trois commissaires de l'Assemblée nationale, Marie-Antoinette pria qu'on ne fît monter dans sa berline que le seul Latour-Maubourg, lequel refusa, en disant qu'il fallait gagner la bienveillance de Barnave, « que sa vanité s'était flattée d'être dans la voiture du Roi, qu'il était important pour le service de Sa Majesté qu'il y fût. » La vanité de Barnave : c'est ce que n'admet pas M. Welvert ; et cependant c'est bien le personnage qu'on a vu chez les dames de Broglie, chez Mme de Tessé, auprès de la petite Mme de Beaumont, dans les salons il joue le petit Néron, le petit sauvage, le révolutionnaire que les aristocrates accueillent avec complaisance, le révolutionnaire qui invente une politique dont la cour lui saura gré.

Mais le voici devant le Tribunal révolutionnaire. L'ignoble Dumas l'interroge. « N'avait-il pas eu de relations particulières avec la Cour ou avec ses agents pendant qu'il était membre de l'assemblée constituante et après? » Réponse : « Il n'en avait eu aucune, ni avec la Cour, ni avec d'autres agents que les ministres et seulement pour des objets d'intérêt public, etc. » Réquisitoire de Fouquier-Tinville : Barnave aurait été complice de la fuite du roi, au mois de juin 1791, et cette fuite, de républicain qu'il était auparavant, l'avait rendu royaliste. » Réponse de Barnave et sa plaidoirie : « C'est moi, c'est un être entièrement libre, qu'on accuse d'avoir entretenu des Maisons avec le château des Tuileries depuis le voyage de Varennes? J'atteste sur ma tête que jamais, absolument jamais, je n'ai eu avec le château la plus légère correspondance; que jamais, absolument jamais, je n'ai mis les pieds au Château. En voici les preuves... » Et il argumente : il est bon avocat. Deux jours après, le 29 novembre 1793, il passait à la guillotine.

Alors, demande M. Welvert, comment se fait- il que Barnave ait si précisément dit le contraire de la vérité ? Voici trois explications, entre lesquelles vous choisirez.

REVUE LITTÉRAIRE. 655

La première est de Sainte-Beuve. Après avoir écrit son article. Sainte-Beuve eut la chance de rencontrer le marquis de Jaucourt, ancien ministre d'État, et qui avait connu Barnave. M. de Jaucourt dit à Sainte-Beuve : « Barnave ne vit jamais la reine. C'est du Port qui la voyait, au nom de Barnave. » De sorte que Barnave a pu attes- ter qu'il n'avait jamais mis les pieds au Château. Quel bonheur! Seulement, Barnave a clit un peu plus : qu'il n'avait jamais entretenu la plus légère correspondance avec le Château. Sainte-Beuve lui- même le constatait ; et il disait : « Malgré tout, le sentiment moral persiste à souffrir d'une dénégation si formelle. » A présent, la pu- blication de M. de Heidenstam prouve que le marquis de Jaucourt avait été induit en erreur et que Barnave a mis les pieds au Château bel et bien. La première explication, tant pis pour elle I

La deuxième? Elle est de M. Welvert qui la trouve si bonne qu'û s'étonne très gentiment que miss Bradby ne l'ait pas inventée avant lui... Qu'est-ce que le Tribunal révolutionnaire demandait à Barnave? S'il avait eu des relations avec la reine ? Non : s'il avait eu des rapports avec la Cour ou les agents de la Cour. Qu'est-ce que c'est que la Cour? « Ne peut-on pas admettre que, par les mots la cour et ses agents, il s'agissait, dans la pensée de Barnave tout au moins, de cet entourage si néfaste qui poussait le roi et la reine à la contre- révolution ?... Barnave pouvait répondre à Dumas, sans paraître jouer sur les mots, qu'il n'avait pas eu de rapports avec les per- sonnes qui faisaient le fond de la Cour, les conseillers habituels et trop écoutés du roi et de la reine. » Sans paraître jouer sur les mots : peut-être. Mais, sans jouer sur les mots : non, certes ! Voilà un révolutionnaire qui a été en correspondance et très secrète avec la reine : et vous admettez que, sans jouer sur les mots, il affirme qu'il n'a pas eu la plus légère correspondance avec la Cour? Parce que, la reine, ce n'est pas la Cour? A votre place, j'aimerais mieux consentir que le cher Barnave eût menti, plutôt que de lui prêter un© fourberie de ce genre.

Mais vous supposez qu'il s'est trompé, de la meilleure foi du monde, sur le sens que Dumas donnait à ce mot, la Cour? Il n'était pas un tel enfant, d'une telle ingénuité. Vous supposez que Dumas, par ce mot, la Cour, entendait les gens de la Cour, à l'exclusion de la Reine? Eh! bien, votre Barnave n'a-t-il pas eu des relations avec les gens de la Cour, et ne fût-ce qu'avec M. de Jarjayes, qui était l'inter- médiaire ou le facteur entre la Reine et lui!... Et encore resterait-il que Barnave dit, dans sa plaidoirie, que jamais il n'a mis les pieds au

665 REVUE DES DEUX MONDES.

château. Il le dit, répond M. Welvert, dans sa plaidoirie, non pas au cours de son interrogatoire. Ce qu'il a dit dans son interrogatoire est sûr. Mais, sa plaidoirie, nous ne l'avons que par la rédaction qu'en a faite, sur des notes rapidement prises, son avocat Lépidor : il n'a peut-être pas dit, au bout du compte, qu'il n'eût jamais mis les pieds au château?... Je le veux bien : mais, sérieusement, un garçon qui a eu des entrevues avec la Reine et, avec la Reine, une correspon- dance et qui prétend qu'il n'a pas eu de relations avec la Cour, ce qu'il raconte, c'est le contraire de la vérité.

Comme si la deuxième explication ne valait pas grand'chose, M. Welvert nous en offre une troisic ^ e. Est-ce que vous auriez horreur d'imaginer que Barnave eût promis juré le secret à la Reine Marie- Antoinette? Or, Marie-Antoinette n'est plus pour le délier de son serment devant le tribunal révolutionnaire. « Chevaleresque comme il l'était, » il a se faire un scrupule de se parjurer. « 11 se trouvait dans l'alternative ou d'altérer la vérité, sans autre préjudice que pour sa mémoire, ou de découvrir un secret qui eût achevé d'accabler la mémoire de la Reine. Entre un mensonge et une infamie, il n'était pas dans le caractère de Barnave d'hésiter : qui oserait lui en faire un reproche? » Personne! Mais veuillez, en outre, ne pas oublier que Barnave se défendait, qu'il avait ce diable de Fouquier-Tinville à ses trousses, et que peut-être il n'espérait pas beaucoup de sauver sa tête, mais qu'il y tâchait, et qu'il ne plaidait pas pour autre chose. Avouer qu'il avait eu, avec la Reine, cette correspondance et des entrevues, autant valait donner sa tête à couper, sans la défendre et sans plaider. Du moment qu'il plaidait sa cause et du moment qu'il ouvrait la bouche pour se défendre, il devait nier ses relations avec la Reine. Son mensonge n'avait pas beaucoup de chances de réussir : mais il n'avait, lui Barnave, pas d'autre chance de réussir que par ce moyen-là. Il a menti : il a bien fait; mais dites-le. Et renoncez à le trouver chevaleresque à ce propos.

André Beaunier.

REVUE DRAMATIQUE

Odéon : LE MAITRE DE SON CŒUR, par M. Paul Raynal.

Ce n'est plus guère la saison, au mois d'août, pour parler de théâtre. Mais le peu de place, dont je disposais dans ma dernière chro- nique, a été pris par les concours du Conservatoire. Et la pièce de M. Paul Raynal, le Maître de son cœur, ayant chance d'être la plus intéressante de celles qui ont été jouées cette année, je serais sans excuse de ne pas dire la joie que j'ai eue à l'applaudir. Voilà une pièce de pure lignée française et qui se place d'elle-même dans la suite de notre théâtre. Le public ne s'y est pas trompé. J'ai assisté à une représentation du dimanche : public de famille et public d'été. Pensez-vous qu'il se soit refusé devant cette pièce sans intrigue, sans péripéties, sans épisodes, toute en finesses et en nuances? Il lui a fait fête, parce qu'il y a reconnu un son qui est expressément de chez nous. Et soyons justes pour les critiques : ils s'en étaient presque tous aperçu. Ceux qui font dater le théâtre du temps ils ont commencé d'y aller, ont évoqué la manière de M. de Porto- Riche. D'autres, plus érudits, ont rappelé Musset, ou même poussé jusqu'à Marivaux. Ils auraient pu remonter plus haut encore. Car le courant vient de loin et traverse toute notre littérature dramatique. Si du Nord nous- sont venus, à défaut de la lumière, la dissertation, la prédication, l'allégorie, le symbole et l'ennui, rien n'est plus purement français que le théâtre d'analyse. L'étude du cœur, voilà notre domaine. Le drame qui nous intéresse, c'est celui qui naît du conflit des sentiments. Nous voulons de la passion au théâtre, et de la passion qui sache s'expliquer avec lucidité et s'exprimer avec délicatesse. Nous raffolons de la conversation, nous excellons parce que nous avons l'intelligence ouverte et l'esprit agile. Nous y prenons tome lviii. 1920. 43

658 REVUE DES DEUX MONDES.

un plaisir, d'art. Dissection du cœur, émotion qui se connaît et se contient, jeux de l'amour et de l'esprit, c'est tout cela que nous avons retrouvé dans pièce de M. Raynal, et qui nous a ravis.

Deux jeunes gens, Henri Guise et Simon de Péran, sont liés par une étroite amitié : Simon, tendre, ardent, impulsif, tout à l'amour il se livre tout entier; Henri Guise, plus froid, plus réservé, se prêtant à ses sentiments et ne s'y donnant pas, clair- voyant, ironique, grimpé dans son cerveau, enfin maître de son cœur. Entre eux une jeune veuve, duchesse s'il vous plaît, Aline de Rège Simon en est amoureux et il est à la veille d'en être aimé. Elle va l'aimer, aujourd'hui ou demain, ce soir ou tout à l'heure, et rien n'est plus sûr... Parce qu'il est heureux et parce que tout son cœur jaillit, sur ses lèvres, Simon, naturellement, nécessairement, à celle qu'il aime parle de son arnica Aline de Rège parle d'Henri Guise. Il exalte leur amitié que rien, pas même l'amour, ne pourrait briser. Et il fait d'Henri Guise un portrait enthousiaste.

Le résultat est tel qu'il ne pouvait manquer d'être. Aline de Rège, pour être duchesse, n'en est pas moins femme et très femme, au pire sens du terme. Cet éloge de l'amitié, fait devant elle qui est l'amour, excite sa jalousie. Elle y voit une manière de défi. Elle se pique au jeu. Elle est attirée vers Henri Guise par ce qu'elle vient d'en entendre dire, par un certain attrait de mystère dont l'a paré son ami. Se peut-il que celui-là ne ressemble pas à tous les autres? Aline est curieuse puisqu'elle est femme, et les confidences de Simon ont dirigé sa curiosité vers Henri Guise... Ce dernier trait surtout est de l'observation la plus juste et de la plus fine psy- chologie. Combien d'hommes ont été aimés, non pour eux-mêmes, mais pour la réputation qui leur était faite! Combien de femmes dont le charme nous aurait laissés indifférents, si quelque parole impru- dente ne nous avait forcés de nous en apercevoir! On s'amourache sur la foi d'autrui. C'est ce que M. Raynal a très bien vu. Notez que sa duchesse, puisque duchesse il y a, connaît déjà Henri Guise. Elle vient chez lui. Elle lui parle sur le ton de la camaraderie. Elle n'aurait peut-être jamais pensé à l'aimer, si ce maladroit de Simon ne lui en avait suggéré l'idée...

Mais il n'est plus temps. A peine une courte absence de Simon laisse-t-elle Henri Guise en tête à tête avec Aline, il la trouve dans des dispositions très particulières et extraordinairement favorables. Si cp n'esl encore l'amour, c'est le chemin qui y mène. La journée touche à sa fin. Le crépuscule met de la langueur dans l'air. Les deux

REVUE DRAMATIQUE. 659

jeunes gens parlent de Simon, de son amour et de son bonheur, Quelqu'un a dit que parler d'amour c'est déjà un peu faire l'amour. Pauvre Simon 1

Ce premier acte, très finement nuancé, a plu par sa grâce sinueuse. Mais c'est le second qui est un lotir de force, et nous y avons bien vu que si Henri Guise est maître de son cœur, M. Paul Raynal est, pour le moins, aussi maître de son art,'qui est essentiellement l'art du dialogue au théâtre. Songez que cet acte est à deux personnages, qu'il est fait de rien, que tout s'y passée en conversation et que c'est une de ces conversations à mots couverts il faut deviner tout ce qui ne se dit pas et souvent comprendre le contraire de ce qui se dit. Ce genre de dialogue, tout en tours, détours et retours, subtil, précieux, raffiné et coupeur de cheveux en quatre, a les meilleures chances pour mettre nos nerfs à l'épreuve et notre patience en déroule. A chaque instant, nous sentons qu'il s'en faut de rien et qu'avec un peu moins d'habileté. ces exercices d'équilibriste sur la corde raide nous fussent devenus insupportables. Mais cette sensa- tion même de côtoyer le péril est un plaisir singulier.

Veuillez, en outre, réfléchir à la situation de ce jeune homme et de cette jeune femme. La duchesse, qui est une petite duchesse, a fait venir chez elle Henri Guise pour la désennuyer, et tout de suite elle lui fait de la passion et des joies de la passion le tableau le plus engageant. Il n'y a qu'un mot qui serve: elle se jette à sa tête. Elle est jeune, elle est belle, elle est ardente : Henri n'a qu'à refermer les bras sur ce caprice qui s'offre. Or, nous sommes en pays gaulois : un homme ainsi sollicité et qui s'en va comme il est venu, est en grand risque de nous paraître ridicule. Et c'est à peine si nous sommes guéris du romantisme, dont c'est un des articles de foi que l'amour est bien meilleur quand c'est un péché, et qu'un peu de remords est fait pour en rendre la saveur bien plus piquante. Qu'un jeune homme plaide sans défaillance la cause de son ami et lui renvoie loyalement sa maîtresse, cela dérange toutes nos habitudes littéraires et manque à toutes les conventions. Pour faire passer cette dérogation aux usages, il fallait cet art subtil qui nous laisse deviner, sous la froideur voulue, le trouble, le conflit intérieur, enfin la lutte qui donne à ce dialogue, tous les demi-mots portent, sa valeur dramatique.

Le troisième acte est un peu sommaire, un peu vide, et il brusque le dénouement; mais il a le grand mérite de ne pas faire dévier la pièce, de lui donner sa conclusion logique et de ramasser

6G0 REVUE DES DEUX MONDES.

cette conclusion dans un très beau mot de théâtre qu'à mon avis on n'a pas assez remarqué. Aline est revenue à Simon, pour obéir à Henri. Mais on n'aime pas par ordre, surtout par l'ordre de celui dont on voudrait faire son amant. Finalement Aline éclate et dévoile le vrai -de son cœur. Simon, en entendant cette brûlante déclaration à l'adresse d'un autre, se tire un coup de pistolet. Alors Henri se jette sur lui et lui crie éperdument: « Je ne t'ai pas trahi ! » Admirable mot de théâtre, parce qu'il résume et éclaire toute la pièce. Il veut dire : « Je ne t'ai pas trahi, malgré la tentation et la folle envie que j'en ai eue. Je ne t'ai pas trahi et pourtant j'ai besoin de le dire et de m'entendre le dire, pour en être moi-même plus sûr. Je ne t'ai pas trahi, puisque j'ai voulu ne pas te trahir. » Et c'est tout ce que nous soupçonnions, qui nous apparaît : tout le travail intérieur et caché, la crise d'âme profonde et secrète. Au rebours de tant de pièces qui sont faites pour un mot, c'est, comme dans les Caprices de Marianne, le mot qui jaillit des entrailles mêmes d'une pièce et qui en contient l'essence.

Cette comédie ingénieuse et brillante, pénétrante et légère, est-elle sans défauts? Vous en seriez bien fâchés. Henri et Simon ne nous sont pas assez connus, leurs caractères sont trop superficiellement indiqués. On ne sait dans quel monde cela se passe et cette duchesse pour appartement de garçon ressemble trop à une dame pour chambre d'étudiant. Il y a un je ne sais quoi de mince et comme une sécheresse de dessin au trait. Qu'importe ? L'œuvre est originale, elle est neuve et de la meilleure nouveauté, celle qui ne cherche ni à surprendre, ni à déconcerter. Qu'elle ait été écrite avant ou après la guerre, elle est bien dans l'atmosphère d'aujourd'hui. A ceux qui se travaillent pour aller chercher très loin des formules d'art inédites, elle montre qu'en s'inspirant des meilleures et plus certaines tradi- tions de notre théâtre, on peut atteindre à la modernité la plus aiguë.

Le Maître de son cœur est joué à la perfection, et il fallait qu'il

le fût ainsi, par M. Vargas et par MUe Briey, qui ont l'un et l'autre

traduit avec une justesse pénétrante les mille nuances du dialogue, t.

René Doumic.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

Le Sénat s'est mis avec ardeur à voter le budget que lui a envoyé, aux environs de la fête nationale, la Chambre des députés. Quel budget? A la date nous sommes, c'est celui de 1921 qui devraitdéjà venir en discussion ou, tout au moins, être déposé. Répondant à d'instantes prières de M. Jenouvrier, de la Commission des fmances> et de M. Léon Bourgeois lui-même, le gouvernement a promis d'effectuer ce dépôt avant la séparation des Chambres. On ne peut que le remercier vivement' d'une aussi sage résolution. Il est temps que les bonnes règles budgétaires reprennent leur empire et que les finances publiques soient remises, dans les pays alliés, à l'école de l'ordre et de l'économie. M. Lloyd George disait, ces jours derniers, aux Communes : « Les charges résultant d'un grand succès, même plus lourdes, sont plus aisément supportées que celles d'une défaite.» Sans doute, et la victoire apporte avec elle une confiance, une force d'action, des certitudes d'avenir, qui rendent moins pénibles les diffi- cultés présentes. Mais encore devons-nous réduire au minimum les charges qui sont la dure rançon de notre grand succès et, pour assurer cette réduction, nous avons une double tâche à remplir : gérer notre budget dans un esprit d'économie féroce, mettre la même rigueur à exiger de l'Allemagne qu'elle s'acquitte de sa dette, c'est-à-dire qu'elle paie nos pensions militaires et qu'elle répare nos dommages. A défaut de ces deux conditions, les impôts votés, si formidables qu'ils soient déjà, seront insuffisants pour rétablir l'équilibre budgétaire et la France sentira bientôt ses épaules fléchir sous un poids intolérable.

Le rapporteur général du Sénat, M. Paul Doumer, auquel le Pré- sident de l'Assemblée a adressé, au milieu d'applaudissements una-

Copyright by Raymond Poiacaré, 1920.

662

REVUE DES DEUX MONDES.

nimes, les plus justes félicitations, a lumineusement exposé, dans son travail écrit et dans ses explications verbales, la grave situa- tion à laquelle nous avons à faire face, afin de revenir, suivant son expression, à des finances de paix. Vivre d'emprunts onéreux, a-t-il dit, dépenser sans comptabilité et sans contrôle, gaspiller avec insouciance des ressources dont on pourrait faire un usage profitable au pays, ce sont choses qu'une guerre de quatre ans a malheureuse- ment fait entrer dans les pratiques quotidiennes, qu'elle a pu jusqu'à un certain point rendre excusables, mais qui ne sauraient se perpé- tuer. M. Doumer s'est défendu d'être pessimiste et il a fortement montré toutes les raisons que nous avons d'avoir dans les destinées de la France une foi inébranlable. Mais il a pris soin d'ajouter que, si nous avons la ferme volonté de hâter la reconstitution nationale, nous devons commencer par ouvrir les yeux aux réalités ; et les réalités ne sont pas très joyeuses.

En 191 4, au moment l'Allemagne a jeté l'Autriche sur la Serbie, l'état économique de la Fiance était des plus satisfaisants. Le crédit de l'État était indiscutable et indiscuté! Celui delà Banque de France n'était pas moins solide. Au delà comme en deçà de nos frontières, les billets qu'émettait cet établissement avaient la même valeur que l'or. Notre dette publique, bien que fort accrue depuis 1870 par les lourdes dépenses de la paix armée, ne dépassait pas une trentaine de milliards; elle demeurait, en somme, proportionnée à la fortune publique et, lorsqu'à la veille de la guerre les arrérages de cette dette, joints aux dépenses administratives et militaires, avaient porté le budget annuel au-dessus de cinq milliards, ce chiffre nous avait, sans doute, paru excessif, et nous avions tous exprimé le vœu qu'on s'empressât de le réduire, mais personne n'avait éprouvé, sur le sort de nos finances, de sérieuses appréhensions.

A ce tableau d'bier, le rapporteur général a opposé la sombre peinture de nos charges actuelles. Notre dette publique, intérieure et extérieure, perpétuelle ou à terme, consolidée ou flottante, y compris les avances des Banques de France et d'Algérie, s'élève à 233 milliards 729 millions. Encore, dans ce chiffre effroyable, le montant de la dette extérieure est-il calculé au pair. Si nous étions obligés de rembourser nos créanciers étrangers, avant que la valeur du franc se fût relevée, et s'il fallait nous procurer du dollar, de la livre, du franc suisse ou espagnol au cours, par exemple, du 15 juillet, notre dette extérieure, qui est de 34 milliards 296 millions, s'en trou- verait à peu près doublée.

REVUE. CHRONIQUE. 663

Retranchons de ce total formidable les 30 milliards qui représen- taient notre dette d'avant-guerre, nous aurons, en calculant au pair, plus de 203 milliards de dettes nouvelles, contractées depuis six ans et naturellement employées à couvrir, jusqu'à due concurrence, les dépenses exceptionnelles qu'ont entraînées les hostilités. Du in août 1914 au 31 juillet 1920, nous avons dépensé 233 mil- liards 300 millions. Avant la guerre, les budgets avaient, en dix ans, passé de 3 milliards 565 millions à 5 milliards 191 millions. Si la même progression s'était simplement poursuivie, nous aurions dé- pensé, en six ans, du 1er août 1914 au 31 juillet 1920, 33 milliards au lieu de 233. Restent donc 200 milliards de dépenses supplémen- taires, que nous a imposées l'agression de l'Allemagne et que le traité de Versailles ne nous permet pas de réclamer aux vaincus. Loin de moi la pensée de mettre dans cette constatation la moindre amertume. En adhérant aux quatorze points de la doctrine wilso- nienne, l'Angleterre et la France se sont interdit d'imposer à l'Alle- magne aucune indemnité pénale et même aucune indemnité corres- pondant aux frais de guerre proprement dits. Cette renonciation à une réparation légitime n'a pas été sans une magnifique contre- partie, puisqu'elle nous a valu le concours sans réserve de l'Amé- rique et de son armée; et nous ne devons pas oublier qu'avant d'apporter cette grave restriction à nos espérances et à nos droits, le Président Wilson avait longtemps envisagé avec faveur une paix qui nous eût été singulièrement moins profitable et dans laquelle il n'y aurait eu ni vainqueurs ni vaincus. Mais enfin voilà deux cents milliards que nous avons dépensés en quatre ans parla faute de l'Al- lemagne et dont le poids va indéfiniment grever nos finances et alourdir notre activité. N'est-ce pas assez pour que nous soyons, du moins, fondés à exiger que les autres frais, mis par le traité à la charge de l'Allemagne, ceux des pensions militaires et ceux des ré- parations, nous soient intégralement remboursés?

Du haut de la tribune du Sénat, M. Paul Doumer a déclaré, au milieu des acclamations, que jamais le pays n'accepterait, dans cette question vitale, ni compromis, ni rabais arbitraires. 11 n'a voulu pro- noncer aucun chiffre, bien qu'il connût, comme nombre d'initiés, ceux que l'on murmure, et qui ont été, sinon définitivement arrêtés, du moins sérieusement examinés à la conférence de Boulogne. Pressé de questions par MM. Doumer et Ghéron, le ministre des Finances s'est borné à répondre que rien n'était signé et M. Mille* rand a, deux jours plus tard, confirmé cette assurance. Rien n'est

664 REVUE DES DEUX MONDÉS.

signé, félicitons-nous en. Mais les funestes théories de M. Keynes se sont de plus en plus substituées, dans les entrevues des Alliés, aux stipulations du traité et à l'idée maîtresse d'une créance rigou- reusement égale au montant des dommages. S'il arrivait que, sur un chiffre qu'auraient déjà scandaleusement réduit les accords entre Alliés, les Allemands fussent appelés à présenter leurs observations et qu'on transigeât encore avec eux, ce serait pour le pays une telle déception qu'il ne la pardonnerait à personne. C'est ce qu'a merveil- leusement montré M. Ribot au cours de la discussion du budget. Jamais l'éloquence de l'illustre parlementaire n'a été mieux inspirée. C'était un émouvant spectacle que de voir, à la fin d'une longue séance caniculaire, ce beau vieillard de soixante-dix-huit ans, monter allègrement à la tribune, y redresser sa haute taille ordinairement un peu courbée et ramener dans toute l'assemblée, par sa seule pré- sence, un silence respectueux. Sans une seule note sous la main, il commença de parler. D'une voix qu'on croirait un peu faible, si l'on ne savait qu'elle ne s'abaisse jamais que pour être mieux écoutée, et qu'elle met très adroitement en valeur les moindres nuances de la pensée, il s'expliqua sur tous les sujets d'inquiétude que nous ont apportés les événements de ces dernières semaines. Son discours fut un chef-d'œuvre de bon sens et de clarté, de finesse et de tact. L'orateur rendit à l'énergie et à l'opiniâtreté de M. Millerand un hommage mérité; il adressa quelques tendres reproches à la poli- tique de M. Lloyd George ; et il analysa avec une douceur impitoyable la conduite de l'Entente en Orient, en Russie, en Pologne et à Spa. Malgré la sévérité du jugement porté sur des décisions auxquelles la France avait été associée, M. Millerand a eu la bonne grâce de com- prendre que les critiques de M. Ribot étaient, en réalité, dirigées contre d'autres que lui et il l'a remercié de son réquisitoire. Le Pré- sident du conseil peut, à la vérité, tirer, non seulement des obser- vations qu'a présentées M. Ribot, mais de l'adhésion unanime qu'y a donnée le Sénat, la force nécessaire pour résister au courant dans lequel, depuis cinq mois, on essaie de l'entraîner et dont je n'ai pas cessé de montrer ici les dangers.

L'autre jour, M. Asquith déclarait au Parlement britannique : « Quelque forme de langage qu'on emploie, la Conférence de Spa a bien été, en fait, une Conférence pour la revision des conditions du traité. » Chut ! a répondu M. Lloyd George : « C'est une déclara- tion très grave par l'effet qu'elle peut produire en France. Je ne puis la laisser passer sans la contredire. » Contradiction de pure

REVUE. CHRONIQUE. 6GS

forme, faite par courtoisie vis-à-vis de nous, mais qui malheureuse- ment ne change rien au fond des choses. Chaque fois que le « Conseil suprême » s'est réuni, il a laissé sur la table de ses délibérations quelques morceaux épars du traité.

L'expérience suffit. Arrêtons-nous là. A quoi bon donner main- tenant un nouveau rendez-vous aux Allemands pour causer avec eux des réparations? Nous sommes fixés aujourd'hui sur leurs intentions et sur leur tactique. M. Ribot a rappelé que le docteur von Simons lui-même avait pris soin de nous prévenir qu'à l'heure actuelle l'Allemagne ne pouvait faire de propositions acceptables ; et, en effet, après qu'elle a eu l'effronterie de remettre à la Commission des Réparations un mémoire elle évalue nos dommages à sept milliards deux cent vingt-six millions de marks, comment espérer qu'elle puisse nous offrir spontanément autre chose que des chiffres ridicules? Ridicules, c'est l'épithète dont se servait M. Raphaël- Georges Lévy dans le discours, concis'et vigoureux, il a, à la fois, démontré la mauvaise volonté de l'Allemagne et démasqué sa comédie d'indigence ; et il a conclu, lui aussi, qu'il fallait nous garder d'aller à Genève. Puissent ces judicieux conseils être entendus des Alliés !

La conférence de Spa, dont l'objet essentiel devait être le pro- blème des réparations, a porté à peu près sur tout, sauf sur cette question primordiale ; et j'ai le vif regret d'être obligé de dire qu'elle a malheureusement justifié les craintes qu'elle m'avait inspirées. On avait précédemment passé condamnation sur la livraison des officiers coupables; personne ne sait même plus aujourd'hui s'ils seront poursuivis devant les juridictions allemandes. Avant la réunion, M. Millerand avait été chargé par le Conseil suprême de signifier à l'Allemagne qu'elle devait désarmer sans nouveaux retards. La Confé- rence, après une longue et âpre discussion, a brisé cette résolution d'un jour et elle a accordé à l'Allemagne un délai supplémentaire qui doit se prolonger, par une série de paliers, jusqu'au 1er janvier de l'an prochain. Dans l'intervalle, le monde aura le temps de s'écrou- ler; et déjà, en présence des événements de Pologne, qui n'ont pas été une grande surprise pour elle, l'Allemagne nous a donné à entendre qu'il allait lui être impossible d'exécuter ses nouveaux engagements, qu'elle avait besoin de ses troupes pour maintenir l'ordre chez elle et qu'elle allait même, sans doute, être obligée d'en envoyer en Prusse orientale. Comment se peut-il qu'à Spa, les chefs des gouvernements alliés n'aient pas tous aperçu, d'avance, les redoutables inconvénients du répit qu'ils laissaient à l'Allemagne?

CCC BEVUE DES DEUX MONDES.

Le « Conseil suprême » aurait-il donc des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre?

Le protocole relatif au charbon n'est pas beaucoup plus satisfai- sant. Ce n'est pas que les quantités admises soient très sensiblement inférieures à celles qu'avait fixées la Commission des Réparations; avec les unes comme avec les autres, la France recevrait environ quatre-vingts pour cent de ses besoins et les différences sont trop légères pour qu'on s'y arrête ; mais ce qui est grave, le voici. Aux termes du traité, l'Allemagne devait livrer à la France, d'abord sept millions de tonnes de charbon par an, pendant dix ans, puis, en outre, chaque année, un tonnage égal à la perte subie sur les mines du Nord et du Pas-de-Calais. La Commission des Réparations avait toutefois la faculté de différer ou même d'annuler nos demandes, si elle jugeait que l'industrie allemande risquait d'en trop souffrir. Usant de ce droit, elle a longuement entendu les experts allemands; elle a fini par se mettre d'accord avec eux; elle a établi des chiffres mensuels réduits, qu'ils ont acceptés; et|elle a notifié au gouver- nement allemand un programme de livraisons, qui, aux termes du § 14 de l'annexe II, était exécutoire, aussitôt communiqué. Les quantités prévues à ce programme n'ont pas été fournies. La commission a pris alors, pour la première fois depuis sa nais- sance, une grave détermination : elle a constaté officiellement que l'Allemagne n'avait pu remplir ses engagements et elle en a prévenu les gouvernements alliés. Elle agissait ainsi dans la plénitude de ses droits, en vertu du § 17 de la même annexe: « En cas de manque- ment par l'Allemagne à l'exécution qui lui incombe de l'une quel- conque des obligations visées à la présente partie du présent traité, la commission signalera immédiatement cette inexécution à chacune des Puissances intéressées, en y joignant toutes propositions qui lui paraîtront opportunes au sujet des mesures à prendre. » Dans sa lettre du 30 juin, la commission disait aux gouvernements qu'elle ne croyait pas devoir formuler elle-même ces propositions, mais elle ajoutait que, étant donné l'intérêt général qui s'attachait à la fourni- ture du charbon au titre des réparations, elle jugeait désirable que les mesures nécessaires fussent prises d'un commun accord entre les Puissances alliées.

Qu'avaient à faire les gouvernements au reçu de cet avertisse- ment solennel? Leur droit et leur devoir leur étaient indiqués par le paragraphe 18, dont je m'excuse de reproduire le mauvais français : le traité, hélas 1 est le plus souvent traduit de l'anglais:

BEVUE. CHRONIQUE. 6G7

« Les mesures que les Puissances alliées et associées auront le droit de prendre, en cas de manquement volontaire par l'Alle- magne et que l'Allemagne s'engage à ne pas considérer comme des actes d'hostilité, peuvent comprendre des actes de prohibitions et de représailles économiques et iinancières et, en général, telles autres mesures que les gouvernements respectifs peuvent estimer nécessitées parles circonstances. » Les sanctions sont donc laissées à la libre appréciation des gouvernements alliés. Le mot « respectifs » indique même qu'après la constatation officielle du manquement, chaque gouvernement intéressé est maître de prendre seul les mesures qu'il juge le plus convenables à la défense de ses droits. Je comprends que, par déférence vis-à-vis des Alliés et par égard pour la commission, le gouvernement français n'ait pas revendiqué le privilège d'une action séparée, mais il n'aurait pas violé le traité en prenant isolément ses garanties. En tout cas, la lettre de la com- mission, si elle recommandait l'accord entre les alliés, concluait à l'adoption de mesures immédiates: elle excluait formellement l'idée de toute conversation nouvelle avec les Allemands. Aussitôt saisis, qu'ont fait cependant les gouvernements? Tranchons le mot, ils ont désavoué la commission. Elle joue décidément de malheur avec eux. Non seulement les Alliés n'ont pas pris sur-le-champ les sanc- tions qu'elle les invitait à prendre, mais ils se sont, tout de suite montrés beaucoup plus bienveillants qu'elle envers l'Allemagne. Ils ont remanié les chiffres, ils ont accordé à l'Allemagne une prime de cinq marks or par tonne et, chose encore plus inexplicable, ils ont consenti à lui faire, en contre-partie du charbon qu'elle s'en- gageait à livrer incomplètement, des avances importantes, qui incom- beront surtout à la France et imposeront à notre trésorerie une charge supplémentaire de plus de deux cents millions par mois. Il n'y avait aucun motif valable pour joindre ainsi la question du char- bon et celle des avances. Le traité nous assure le charbon; le char- bon nous est dû. Si les Alliés pensent que, pour aider l'Allemagne à se relever, il est opportun de lui faire des avances, qu'ils les fassent, du moins, dans la proportion de leur moyens. C'est un défi au bon sens d'en répartir le poids entre eux en raison directe des pertes qu'ils ont subies et d'en imposer la plus large part à la France, sous prétexte qu'elle reçoit plus de charbon que les autres; car pourquoi, s'il vous plaît, reçoit-elle ou doit-elle recevoir plus de charbon? Parce que ses mines ont été détruites par l'ennemi commun. Aucun crédit, du reste, ne peut être ouvert à l'Allemagne que par les

6G8

rtEVUE DES DEUX MONDES.

Chambres elles-mêmes et si jamais les Chambres sont saisies de ce projet inique, qui priverait de ressources indispensables les régions dévastées, un accueil assez froid sera, j'imagine, réservé à une com- binaison qui fait de la France créancière une prêteuse malgré elle.

Mais le principal danger vient de ce qu'il y a, dans la décision de Spa, un recul inexplicable par rapport à la position qu'avait prise, à Paris, la Commission des réparations. Le jour même où, pour appli- quer le traité, nous devions recourir à des sanctions immédiates, nous les avons ajournées à trois mois. Personne assurément ne rend M. Millerand responsable de cette fâcheuse retraite. Le traité prévoit des sanctions, mais ne les spécifie pas. Pour les appliquer dans les conditions recommandées par la Commission, c'est-à-dire d'accord avec les Alliés, il fallait pressentir les gouvernements, et quelques- uns de nos amis étaient toujours tentés de renvoyer au lendemain l'emploi de la manière forte. Le protocole de Spa a, du moins, précisé les sanctions que le traité laissait dans le vague. Par là, il ne nous a donné aucun droit nouveau vis-à-vis de l'Allemagne et nous n'aurions pas dû, par conséquent, accepter, sur ce point, les réserves du doc- teur von Simons. C'est vis-à-vis des Alliés que la précision du proto- cole nous offre un avantage : ils admettent aujourd'hui publique- ment que, si l'Allemagne ne nous livre pas en trois mois les quantités de charbon prévues, nous occuperons la Ruhr ou toute autre partie du territoire allemand. Cette sanctionne sera malheureusement pas automatique; il restera nécessaire de s'entendre, entre alliés, sur la région à occuper, sur la date, sur les modalités ; nous ne pouvons néanmoins mépriser le résultat obtenu. Pourquoi faut-il seulement que nous le payions si cher ?

A la Chambre, MM. Blum, Loucheur et Tardieu ont assez vive- ment interrogé M. Millerand sur les singularités de cette convention. Le Président du Conseil a posé la question de confiance et le débat a fini par prendre la tournure d'un conflit personnel entre ceux qui ont négocié le traité de Versailles et ceux qui sont aujourd'hui chargés de l'exécuter. L'heure n'est cependant favorable ni aux satires ni aux apologies. Prenons les faits tels qu'ils sont et tirons-en le meilleur parti possible. Nous avons un instrument diplomatique. Servons- nous en pour rappeler à nos alliés leurs engagements, aussi bien qu'à nos anciens ennemis leurs obligations. Si la paix de Versailles implique une création continue, tâchons de créer et ne démolis- sons pas.

Par malheur, c'est le monde entier qui reste à créer, car c'est lu

REVUE. CHRONIQUE. 669

que la guerre a ébranlé jusque dans ses fondements, et dans le tour d'horizon que les Chambres ont fait, sur les indications de M. Mille- rand, après la conférence de Spa, elles ont encore aperçu bien des décombres et bien des périls menaçants. Peut-être les nouvelles d'Orient sont-elles un peu moins mauvaises. Le Sultan s'est résigné à signer le traité de Sèvres; les troupes nationalistes qui avançaient, en Anatolie, vers les rives du Bosphore, ont été tenues en respect par l'armée grecque, qui est venue, d'autre part, occuper Andrinople. Les Alliés vont avoir le temps de souiller; qu'ils n'en profitent pas pour s'endormir. Si grand que soit le génie politique de M. Veni- zelos et si vaillantes que soient ses divisions, nous ne pouvons imposer à la Grèce la tâche écrasante de maintenir seule l'ordre en Thrace et en Asie-Mineure. Comme ce n'est pas, d'ailleurs, la signa- ture du Sultan qui ramènera la tranquillité en Arménie ou qui pro- tégera la Perse contre la marée bolchevique, il est probable que le traité avec la Turquie nous ménagera plus de surprises encore que celui de Versailles. Que les Alliés se préparent à reprendre pour longtemps, là-bas comme en Europe, le rôle difficile de créateurs. Qu'ils n'oublient pas surtout que la première condition pour y réussir est d'apporter tous, avec la même bonne grâce, quelques tempéraments à leur égoïsme national. M. Lucien Hubert, rappor- teur du budget des Affaires étrangères, et M. Ribot lui-même ont insisté sur les sacrifices auxquels la France a consenti dans le Levant, malgré la gloire et l'ancienneté de ses traditions. Elle est arrivée à la limite des concessions acceptables. Nous ne pouvons abandonner la Syrie, a déclaré M. Ribot aux applaudissements du Sénat ; et, comme M. Millerand, il s'est félicité de la loyauté parfaite avec laquelle M. Bonar Law s'expliquant, aux Communes, sur l'action du général Gouraud, a reconnu notre pleine liberté dans l'exercice de notre mandat. Il est seulement fâcheux qu'on ait tant tardé à réprimer les intrigues de l'émir Feyçal. A la différence des ballons, les personnages en baudruche demandent quelquefois plus de temps pour se dégonfler que pour se remplir de vent. Si le général Gouraud avait été autorisé à occuper la Bekaa, lorsqu'il le croyait nécessaire, nous n'aurions pas eu à entreprendre, ces jours derniers, des opérations de guerre et les populations qui nous ont appelés en Syrie n'auraient pas, pendant de longs mois, désespéré de notre protection. Mais l'Angleterre et nous, nous avions admis ce jeune Bédouin à la Conférence de la paix ; nous l'avions traité comme un grand prince musulman; et le jour où, enivré de notre

670 REVUE DES DEUX MONDES.

encens, il s'est regardé comme le maître de Damas et s'est fait proclamer roi, nous avons eu quelque peine à nous déshabituer de le prendre au sérieux. C'est ainsi que le grand- prêtre du temple finit par adorer l'idole dont il montre de loin la statue au peuple. La statue est brisée. Tâchons maintenant de ramener en Syrie la paix et la prospérité.

Mais c'est vers le centre de l'Europe que sont aujourd'hui dirigées les plus redoutables entreprises de désordre et de destruction; et l'armistice que Tchitcherinea, au nom du gouvernement des Soviets, accordé à la Pologne, ne doit pas nous faire illusion sur les graves événements qui se déroulent depuis des semaines avec la régularité ininterrompue d'une force naturelle. Au moment même le mes- sage de Moscou était capté par toutes les stations de télégraphie sans fil, Trotzky avertissait l'univers que la Pologne allait cesser de former tampon, au profit de l'Europe, contre la Russie soviétique et qu'elle était destinée à devenir le pont rouge par la révolution sociale gagnerait bientôt l'Occident. Hier, les missions que la Grande-Bretagne et la France ont tardivement décidé d'envoyer à Varsovie devaient avoir pour tâche essentielle de se renseigner sur les besoins militaires de la Pologne, de lui procurer des instructeurs et du maté riel, de l'aider à réorganiser son état -major, à recons- tituer son armée et à sauver son territoire ; aujourd'hui, elles ont à veiller sur sa liberté morale et sur son indépendance politique. Le gouvernement des Soviets a, il faut en convenir, manœuvré avec une habileté un peu humiliante pour les vieux cabinets européens. Il a commencé par envoyer Krassine à Londres et par amuser M. Lioyd George avec des négociations économiques. Puis, il s'est jeté, avec une rapidité foudroyante, sur la Pologne, dont le front, étendu et aminci, était incapable de résistance ; et, lorsque M. Lloyd George, éclairé sur l'imminence du danger, a voulu subordonner la continuation de ses pourparlers commerciaux à la conclusion d'un armistice dont il poserait lui-même les termes, le gouvernement de Moscou lui a répondu de haut : « Laissez-nous faire. Nous ne vous connaissons pas. Nous ne connaissons pas davantage la Ligue des Nations. Nous n'avons cure ni d'elle ni de vous. Nous n'acceptons, dans notre différend avec la Pologne, aucune intervention étrangère. Nous sommes prêts à entrer en relations directes avec les Polonais. Nous n'avons d'autre ambition que d'établir des rapports fraternels entre les masses laborieuses des deux pays dont les armées s'affron- tent, en ce moment, sur les champs de bataille. » M Millerand a

REVUE. CHRONIQUE. 671

traité cette réponse d'insolente. M. Lloyd George a voulu n'y voir que de l'incohérence. Elle était cependant dune très puissante logique et la rapidité avec laquelle Moscou a accueilli la demande d'armistice présentée par la Pologne, la cessation immédiate des hostilités, l'obéissance instantanée de l'armée rouge, ont prouvé avec quel art les Bolcheviks poursuivent la réalisation de leurs desseins. Ils peuvent maintenant affecter de se montrer bons princes, offrir généreusement de reprendre les négociations économiques, sourire à ceux qu'ils dédaignaient, réclamer la livraison du général Wrangel, et s'installer, les coudes sur la table, au milieu des confé- rences européennes.

En même temps, voilà la Pologne conduite par eux à la croisée des chemins. Sera-t-elle ramenée, par ruse ou par force, sous la tyrannie d'une nouvelle Puissance moscovite, plus impériale encore que l'ancienne? Restera-t-elle, au contraire, tournée vers l'Entente, dont la victoire a seule permis sa résurrection? Avant l'armistice, MM. Lloyd George et Asquith disaient eux-mêmes, avec raison, que l'édifice tout entier de la paix européenne allait se trouver ou conso- lidé ou renversé, suivant que la Pologne échapperait, ou non, à la défaite et au démembrement. Le sort de ce trop fragile édifice ne dépend pas moins du règlement qui interviendra pour rétablir l'ordre dans l'Est de l'Europe. Que les Bolcheviks arrivent sur les frontières d'Allemagne, par infiltration ou par endosmose, au lieu d'y parvenir par l'écrasement de la Pologne, les conséquences n'en seront pas beaucoup plus favorables. Dans l'état de trouble intérieur elle est, l'Allemagne ne peut guère attendre de ce voisinage immédiat que des causes surabondantes d'agitation et de désarroi. Soit que le spartakisme s'y développe par contagion, soit que l'impérialisme s'y relève par l'exploitation de la peur et y réclame, comme le font déjà la Deutsche Zeitung et autres feuilles nationalistes, un nouveau partage de la Pologne entre l'Allemagne et la Russie, dans les deux cas, les Alliés et, en particulier, la France, seront menacés dans leur sécurité. Ne nous laissons donc pas aller, une fois de plus, à croire que la Providence de l'Entente se chargera de tout arranger à notre profit, sans que nous fassions, de notre côté, le moindre effort pour nous aider nous-mêmes.

Je sais bien qu'à Londres et même un peu à Paris, on reproche au Gouvernement du maréchal Pilsudski de s'être laissé entraîner au mirage de Wilna et de Kief et d'avoir rêvé, pour une Pologne, à peine sortie de son tombeau séculaire, des destinées trop grandioses.

672 REVUE DES DEUX MONDES.

M. Millerand a répondu avec raison que ce n'était pas le momeRt d'adresser à nos amis de Varsovie des critiques rétrospectives. Ajoutons que leur expédition militaire n'était peut-être pas tout à fait sans excuse : ils savaient l'armée rouge massée sur leurs fron- tières et se sentaient à la merci d'une agression prochaine. Quelles qu'aient pu être, d'ailleurs, leurs imprudences ou leurs fautes, elles n'effacent pas les nôtres, qui sont plus anciennes et plus graves. Angleterre et France, nous n'avons pas su avoir une politique com- mune en Pologne. Au printemps de 1919, pendant la conférence de Paris, M. Lloyd George a obstinément rejeté les rapports unanimes des experts sur la question de Dantzig et, comme le remarque très justement le Times, il a ainsi désarmé M. Paderewski dans la lutte courageuse que l'ancien Président du Conseil polonais soutenait alors contre le bolchévisme. Depuis lors, à plusieurs reprises, et tout récemment encore, à Spa, le Premier Ministre britannique a pris, vis-à-vis de la Pologne, un ton qui n'était pas pour plaire à une nation légitimement fière, rendue un peu ombrageuse par la longue durée de ses souffrances. Nous-mêmes, avons-nous toujours apporté dans nos conseils toute la délicatesse nécessaire? Tant vis-à-vis de la Pologne que vis-à-vis de beaucoup de nos alliés européens, avons- nous été sans cesse aussi amicalement attentifs que nous devions l'être? N'avons-nous pas, jusque dans le texte des traités, paru opposer les « Principales Puissances » aux « Puissances à intérêts limités? » N'avons-nous pas, nous aussi, parlé des Big four et fait du «Conseil suprême » un Olympe inaccessible aux «petites nations? » Nous avons fondé ou ressuscité des États ; nous avons jeté, au sein d'une Europe transformée, les germes de nationalités autonomes ; mais nous avons cru qu'il suffisait d'une chiquenaude pour déclen- cher un mouvement perpétuel, uniforme et rythmé. C'est cependant un principe élémentaire de physique et, sans doute, aussi de psy- chologie que toute force qui cesse son action ne produit plus de tra- vail. Remettons-nous enfin à veiller attentivement sur les peuples qui nous doivent la vie et qui pourront être, un jour, à nos côtés, les meilleurs défenseurs de la nôtre.

Raymond Poincaré.

Le Directeur-Gérant i René Doumic.

LA

CANONISATION DE JEANNE D'ARC

En 1911, je terminais mon livre sur Jeanne d'Arc par ces mots : « Nous ne sommes qu'à l'aube des temps qui verront s'accomplir indéfiniment sa mission. » Depuis lors, la guerre a évoqué, à chacune de ses heures tragiques, la figure de Jeanne d'Arc. A peine la guerre est-elle terminée, que le Saint-Siège, en proclamant et en célébrant la canonisation ne Jeanne d'Arc, lui reconnaît une éternelle actualité. Jeanne d'Arc est vivante parmi les générations : elle devient désormais un sujet d'édification pour tous les catholiques comme elle est un sujet de méditation pour tous les hommes. Même en nous tenant à « l'humaine prudence, » pour parler comme Jean Gerson, quand on lui soumit le problème de Jeanne d'Arc, nous pouvons rappeler les paroles de cet homme de bon sens : « Il n'est ni impie, ni déraisonnable de penser que cette jeune fille est une envoyée de Dieu... Nous soutenons la cause juste; faisons qu'elle mérite toujours d'être victorieuse... Faute de vertu, de foi, de reconnaissance, ne stérilisons pas ce miracle 1... »

Le fait de la canonisation de Jeanne d'Arc, au moment la France vient de passer par des angoisses pareilles à celles qui et Teignaient le cœur de la « bonne Lorraine, » la proclamation des vertus de l'héroïne sous le dôme de Saint-Pierre, la pompe qui accompagna cette consécration, le concours immense des pèlerins et l'adhésion solennelle de toute la catholicité, l'ensemble de ces circonstances extraordinaires est incontestablement à l'honneur de notre pays et de l'idéal qui a toujours été le sien.

Essayons donc de fixer le souvenir de cette page de notre histoire et d'ajouter comme un nouveau chapitre à la biographie de Jeanne d'Arc : ;i l'exposé des quatre mystères de la forma-

TOME LVIII. 1920. 43

074 REVUE DES DEUX MONDES.

tion, de la mission, de V abandon et de la condamnation, joignons celui du grand fait qui vient de s'accomplir sous nos yeux, la canonisation.

I

Le culte des ancêtres, et en particulier le culte des grands hommes, est inhérent à -toute société humaine. Ces sociétés ne sont pas d'un jour : elles remontent le plus haut qu'elles peuvent dans leur passé et se prolongent le plus loin qu'elles peuvent vers l'avenir. Les monuments consacrés aux morts illustres couronnent les capitales de la civilisation. Les Panthéon, les Westminster Àbbey gardent, pour les générations futures, le souvenir glorieux des âmes bienfaisantes.

Aux Etats-Unis, la mémoire de Washington/ mort depuis un peu plus d'un siècle et qui, par conséquent, n'a rien de légen- daire, est présente dans toutes les grandes circonstances. Son corps est conservé sur les rives du Potomac et il est salué par les navires et par les passagers qui montent et descendent le cours du fleuve.

Quand, il y a huit ans, à la tète d'une mission qui allait célébrer en Amérique le souvenir d'un autre fondateur, Cham- plain, je fus reçu par le Président de la République, M. Taft, il ne crut pouvoir me faire un plus insigne honneur que de m'aulo- riser à pénétrer dans la tombe de Washington. Au nom de la France, je déposai une palme sur le tombeau de l'ami de Lafayette. A peine avais-je pénétré dans l'étroit caveau qu'une atmosphère d'au-delà me saisit : c'était le souffle venant de la tombe du héros, celui des vertus auxquelles aspire religieuse- ment l'àme américaine : le courage, la persévérance, l'esprit de bienveillance et de justice, la modération. Je me trouvai dans la communion immédiate de l'être disparu, beaucoup plus intimement même que dans les chambres de Mount Vernon »;i les reliques et les formes de sa vie matérielle sont couser-

s. Tant est supérieure à tout la puissance de l'Idée I Les léritea du grand serviteur de l'humanité fleurissaient dans ce sombre asile. J'étais face à face avec son essence même. De ces courtes minutes, j'emportai une impression ineffaçable; car J j'avais subi l'autorité de ces sentiments- forces, moteurs puissants de toute activité humaine»

LA CANCfNISATXOJS DE JEANNE d\\RC. 675

Par le souvenir, par l'histoire et par le culte, les générations passées se rapprochent des générations présentes et les élèvent jusqu'à elles. Le genre humain n'a d'unité que par là. Et c'est pourquoi il s'attache ^y^c une ferveur toujours renouvelée à la mémoire et à la présence de ses grands morts.

Il ne lui parait pas qu'ils vivent assez, s'ils ne vivent que dans leur tombe. 11 les veut a la fois plus haut et plus près, dans l'infini qui l'environne lui-même et il cherche la survie de son àme immortelle. Il les dépouille de leur chair putréfiée et de leurs ossements en poussière. Sa mémoire restant fidèle a leur mémoire, c'est dans je ne sais quels Champs-Elysées qu'il voit leurs ombres errantes et, dès l'antiquité, il les a sanctifiées.

Hic minus, oh patr'mm pugntméo ruinera passi; Quique mccrdotes casii, dum vita manebat ; Quiquc pii rates, et Phoebo di<jna locuti; Inventas oui qui vitara exc'd.tere per artes, Quique sui memores alios fecere merendo : Omnibus his nivea cinguntur tempora vitta (1).

Socrate, dans un de ces dialogues rapportés par Platon et il jouait déjà sa vie, Eutyphron ou la Sainteté, aborde hardi- ment le problème de la vertu dans ses rapports avec la divinité. Il proclame le Saint supérieur aux Dieux de l'Olympe et, par une argumentation irrésistible, fonde uniquement sur une conception très noble de l'idéal humain, cette consécration sou- veraine que le peuple traduit en ces termes : « être agréable aux dieux. » C'est la sainteté des philosophes.

A cette même source socratique, mais par l'intermédiaire d'Aristote, non de Platon, remonte l'étonnante théorie des grands hommes et de la sainteté dont se sont emparés certains théolo- giens du moyen âge. Elle leur étaitvenue par l'intermédiaire des philosophes arabes. D'après la tradition aristotélique,' ils admet- taient que Dieu, qui a créé le monde et le genre humain, con- serve avec celui-ci des contacts directs par l'élection des grands hommes ou des saints qui reçoivent le privilège d'une intelligence particulièrement avertie des desseins de la divinité et qu'ils nom- maient « l'intellect actif. » « Il s'agit, disaient ces philosophes, d'individus humains dont la substance célébrale est extrêmement

(1) Virgile, Enéide, M>. VI, 660.

676 BEVUE DES DEUX MONDES.

bien proportionnée par la pureté de sa matière et la complexion particulière à chacune de ses parties, par sa quantité et sa posi- tion... L'individu ainsi désigné doit posséder une intelligence humaine toute parfaite et des mœurs humaines pures et égales;... que sa pensée se porte toujours sur des choses nobles, et qu'il ne se préoccupe que de la connaissance de Dieu, de la contemplation de ses œuvres ; enfin que son âme soit dégagée des choses terrestres et des ambitions vaines... Si l'intellect actif (c'est-à-dire ce privilège d'élection) se répand surtout sur la faculté imaginative, c'est ce qui constitue la classe des hommes d'Etat qui font les lois, et aussi des devins, des augures, de ceux qui font des songes vrais... Sache que chaque homme possède nécessairement une faculté de hardiesse ; de même cette faculté de divination par laquelle certains hommes avertissent des choses graves qui doivent arriver. Ces deux facultés, c'est- à-dire la faculté de hardiesse et la faculté de divination, doivent être fortes surtout dans les prophètes. Lorsque l'intellect actif (ou émanation divine) s'épanche sur eux, ces deux facultés prennent une très grande force et tu sais jusqu'où est allé l'effet produit par : à savoir qu'un homme isolé s'est présenté har- diment, avec son bâton, devant un grand roi pour délivrer une nation de l'esclavage... (1) »

Dans ces derniers mots, c'est Moyse qui est visé, mais on peut dire que tous les grands hommes, et en particulier les saints, ont ce double caractère : l'esprit de divination et l'esprit de hardiesse. Ils prévoient et ils agissent. La plupart d'entre eux se sont sentis inspirés par une puissance intérieure échappant aux procédures ordinaires de la raison. L'humanité qui les suit de leur vivant, le plus souvent sans les comprendre, les honore après leur mort. Elle n'est satisfaite d'elle-même que quand elle a enfoncé leur souvenir à coups d'anniversaires dans sa propre mémoire. Elle ne songe qu'à réparer les abandons et les injus- tices dont ils ont été les victimes. « Ce qui fut l'instrument de leur défaite devient l'instrument de leur triomphe. »

Ainsi se refont sans cesse les mailles toujours rompues de

(1) V. la doctrine de? philosophes arahes exposée dans les deux thèses de M. L. Gauthier : Théorie d'Jbn Rock (Averroes), sur les rapports de la religion et de la philosophie, Paris, Leroux, 1909; et Ibn Thofail. sa Vie, ses Œuvres, ibid. En ce qui concerne l'influence des philosophes arabes sur certains scolastiqucs, V. Renan, Averroes el l'Averroïsme. P. Mandonnat, Sifer de Brabant, etc.

LA CANONISATION DE JEANNE d'aRG. 677

la toile qui enchaîne l'œuvre des hommes à l'œuvre des grands hommes et celle-ci à la volonté créatrice de la Divinité.

Que sont donc les Saints? Ceux qui ont rendu un grand service à l'humanité?

Sans doute. Mais il faut en outre que cette bienfaisance ait été suscitée en eux par un grand amour, par une subordination directe et volontaire aux lois profondes qui gouvernent le monde. Tous les grands hommes ne sont pas des saints. La sainteté, c'est la vertu conduite, les yeux au ciel, par la foi et la charité.

L'humanité a un intérêt immense à ce que certains de ses membres soient élevés au-dessus d'elle-même et se trouvent préposés, en quelque sorte, à la garde de ses relations avec l'Idéal et l'Infini. C'est par eux, en effet, qu'elle conserve ses titres de noblesse, cette haute généalogie qui la distingue des autres espèces animales et qui la tient en un constant appétit de per- fection, c'est-à-dire de fidélité à ses origines.

Son intérêt est grand aussi à ne pas se maintenir, à l'égard des meilleurs parmi les siens, en état d'indifférence ou, pis encore, d'ingratitude. Or, c'est ce qui arriverait, si l'on s'en rapportait au verdict des contemporains relativement aux meil- leurs serviteurs de l'humanité. D'ordinaire, ceux-ci ont été mal compris, ils ont été méconnus: souvent ils ont été livrés à la calomnie, à l'intrigue, à l'hostilité des médiocres ou des foules. Souvent la haine de leur apparition les a poussés jusqu'au mar- tyre. Or l'humanité sent profondément cette blessure qu'elle s'est faite à elle-même. Une seule injustice ébranle tout l'ordre social. Quand de telles erreurs ont été commises, un remords croissant tourmente les générations successives, même celles qui pourraient se croire non responsables. Un jour ou l'autre, l'heure de la réparation doit sonner.

Quoi de plus frappant que la destinée de Jeanne d'Arc après sa mort? Les siècles ont attendu. Mais plus l'attente se prolon- geait, plus la plaie saignante s'élargissait. A la fin, ce n'était plus seulement une partie de la France ou la France seule qui criait justice, c'était l'humanité. Non seulement les héritiers de ceux qui l'avaient abandonnée mais, chose bien plus extraordinaire, les adversaires, les neutres, les indifférents, les nouveaux venus. De cet appel, le monde entier retentissait. Même avant la canonisa- tion, on élevait des statues expiatoires en Amérique à Jeanned'Arc.

678

REVUE DES DEUX MONDES.

C'est que la justice est l'affaire de tous les hommes.

Cherchez quelque autre raison de ce mouvement universel vers la figure de Jeanne d'Arc. Pourquoi cette vénération unique? Est-ce parce qu'elle était pure? Mais d'autres l'ont été. Est-ce parce qu'elle était brave ? D'autres l'ont été. Est-ce parce qu'elle a bien servi son pays ? Mais cela intéresse le pays qu'elle a sauvé. Est-ce parce qu'elle a souffert ? D'autres aussi ont souffert, et les antipodes sont restés indifférants. I! faut en revenir à la seule raison valable : c'est qu'il s'agissait de réparer une faute cons- ciente de la politique contre le Juste. Que ceux qui parlent et agissent au nom du droit, c'est-à-dire les gouvernements cl tes juges, aient eu ce tort, et que dans la forme dos lois, ils aient commis un telcrime, voilà ce qui ne se peut supporter. Le bûcher de Rouen avait répandu ses cendres brûlantes dans toutes les consciences humaines et ce n'était que par la plus insigne des réparations qu'elles pouvaient être éteintes.

L'on sent assez que l'assassinat commis par les hommes d'Etat du xvme siècle qui ont étranglé et dépecé la Pologne n'est pas sans analogie avec le crime contre Jeanne d'Arc : c'est aussi pour des raisons politiques qu'une atteinte au Juste s'est produite, et l'on sera frappé du fait que, de notre temps, les trois dynasties qui y ont participé ont succombé d'un seul coup.

Et l'on sent bien aussi, qu'un jour ou l'autre, les initiateurs de la guerre régressive, les violateurs de la neutralité belge, les les assassins de miss Cawell, paieront extrao-dinairemonf. A quelle heure, de quelle façon? Nul ne le sait. En vain le traité de Versailles a essayé de prononcer la peine sans doute prématurément. Laissez la conscience des hommes, à elle-même. Laissez les années ou les siècles. La justice est boiteuse ; mais elle arrive. Un jour ou un autre jour, l'ordre que Montesquieu appelle l'ordre juste sera rétabli.

Par qui? Telle est la seconde question. Elle revient à celle- ci : « Par qui les saints ? »

Les « Saints » sont déclarés d'abord par la foule, ensuite par les tenants de l'idéal auquel ils s'attachaient eux-mêmes, eniîn par les institutions chargées de défendre et de propager cet idéal.

Les anciens avaient pratiqué à leur façon « l'apothéose : » mais combien étroite, officielle et, si j'ose dire, administrative

LA CANONISATION DE JEANNE d'aRG. 679

et bureaucratique; avec les âges; c'était une juridiction plus haute et plus universelle qui devait être saisie.

11 est remarquable que l'Eglise catholique elle-même, si ferme en sa hiérarchie, exige, en premier lieu, pour ouvrir ses enquêtes de béatification, la constatation d'un mouvement populaire préalable.

Mgr Boudinhon, se référant à l'ouvrage de Benoît XIV qui fait loi en la matière, dit : « Tel est le point de départ de toute cause de béatification ou de canonisation : la conviction répandue dans une partie de l'Eglise que telle personne est digne d'être rangée au nombre des élus : qu'elle est morte, suivant l'expression consacrée, en odeur ou réputation de sainteté, motivée par ses vertus exceptionnelles et sa sainte vie. On voit ainsi reparaître la cause des primitives canoni- sations dues à la voix populaire. »

L'Eglise est toujours attentive à ces mouvements spontanés des foules. Souvent elle ne fait que les suivre, comme si elle pensait qu'en ces matières, le peuple a des illuminations qui éclairent la science et la sagesse elle-même. Vox populi voxDei.)

J'ai sous les yeux les enquêtes qui ont eu lieu lors du procès de béatification de Jeanne d'Arc. La première partie de ces enquêtes est consacrée exclusivement à la constatation de ces manifestations instinctives des masses. Ce sont des femmes, des enfants, des religieuses, des hommes simples, commerçants, voya- geurs, français, étrangers qui ont à répondre à cette interrogation, primant toutes les autres : « Que savez-vous de Jeanne d'Arc? » Et la plupart répondent, en effet, dans les termes les plus simples : « Je sais qu'elle était pure ; Je sais par ouï-dire qu'elle a sauvé la France; Je sais bien qu'elle a eu des révé- lations, qu'elle était vierge et femme de bien. »

Gela suffit. Aux hommes de bonne foi, on ne demande pas davantage. La foule dit ce qu'elle sait et ce qu'elle sent, comme elle sait et comme elle sent.

Ce n'est qu'après que le débat se précise. Ceux qui ont appar- tenu au même idéal, à la même cause que le membre de l'hu- manité qui est en instance, interviennent. Quoi de plus naturel?

Les premiers tenants de la sanctification de Jeanne d'Arc furent les habitants d'Orléans— et à leur tête, l'évêque de la cité, qui célébrèrent la fête de Jeanne sans discontinuer depuis le siège; ensemble, ses adhérents, ses soldats, ses compagnons

680

BEVUE DES DEUX MONDES.

d'armes, sa mère, ses frères, et, finalement, son roi. La douleur et peut-être le remords les agitent. Ils cherchent, pour elle et pour eux-mêmes, une justification : le premier acte de la béati- fication fut le (c procès de réhabilitation. »

L'on ne dira jamais assez de quelle importance historique et morale fut ce procès. C'est à lui que nous devons de connaître toute l'humanité de Jeanne. Sans ses longues séances et les abondants témoignages qui y furent produits, nous n'aurions connu que les exploits de Jeanne et son martyre ; sa courte vie publique fût restée expose'e à l'accusation, qui l'a suivie si cruellement jusqu'à nos jours, de n'avoir été qu'une fille des camps ou, tout au plus, un instrument aux mains des politiciens de son temps. Mais il a fallu, qu'alors que vivaient encore ceux qui l'avaient connue dans son village et dans les lieux elle avait paru, à Domrémy, à Vaucouleurs, à Chinon, à Orléans, à Reims, que ceux-là même fassent interrogés et vinssent dire ce qu'avait été cette simple fille, d'intelligence si belle et si forte, de volonté si pure, d'action si profonde et si spontanée, que tous vinssent témoigner, devant le tribunal de l'avenir, que, dans ce corps et dans cette âme, il n'y avait nulle souillure. J'insiste sur ce fait que la lumière a été projetée à fond, non tant par le procès de condamnation que par le procès de réhabilitation. Il n'y a pas, dans toute l'histoire de l'humanité, un seul être humain dont nous sachions tout comme nous savons tout de Jeanne d'Arc.

Voilà donc que le cortège se rassemble autour de sa mémoire. Mais va-t-il?...

Vers Rome. Jeanne d'Arc lui avait elle-même indiqué ce but. A diverses reprises, au cours du procès de condamnation, elle avait fait appel au pape. C'était qu'elle cherchait, non seu- lement sa réhabilitation qui est un fait de justice, mais sa justification qui est un fait de conscience.

L'Eglise romaine est la plus ancienne et la plus vénérable des institutions existantes sur la terre. Elle est catholique, c'est- à-dire universelle. Dans le monde entier ses fidèles sont répandus et écoutent sa voix. A quel tribunal donc une àme catholique, les consciences catholiques, la conscience universelle s'adresse- raient-elles quand il s'agit d'obtenir, non plus seulement la jus- tification, mais la sanctification?

Car c'est un nouveau pas à franchir. Il ne s'agit pas seule-

LA CANONISATION DE JEANNE d'aRG. 681

ment d'effacer les traces d'un grand crime : a cela le procès en réhabilitation eût suffi à la rigueur ; il s'agit de mettre les choses à leur place et de faire que les rapports de la divinité avec l'humanité', cachés au fond de ces interventions mysté- rieuses, soient mis en lumière. Il ne s'agit pas seulement de reconnaître une héroïne et une martyre, il s'agit de proclamer une sainte.

Le Père Ayrolles, qui fut un des promoteurs les plus actifs du procès en béatification, fait observer que le cardinal Parocchi, tenant de la cause en cour de Rome, aurait fait écarter la pro- position de considérer Jeanne d'Arc comme martyre par cette très haute raison : « Selon sa pittoresque expression, Jeanne d'Arc devait monter sur les autels, comme elle était entrée à Reims, par la grande porte de f examen de son angélique vie, et non pas seulement par f examen de la ?nort, ce à quoi l'on s'attache principalement dans les causes des martyrs. »

Et c'est, en effet, la vraie question : non pas seulement le sacrifice et la mort, mais l'apparition et l'inspiration. Quels sont les contacts de Jeanne avec l'éternelle source de vie? D'où vient-elle? va-t-elle? Sa mission si extraordinaire est-elle achevée? A-t-elle été suscitée uniquement pour aboutir à la cérémonie de Reims?

Charles VII couronné, est-ce tout? Charles VII se sert d'elle, l'abandonne et la réhabilite. Est-ce tout? Après Reims elle est repartie pour Compiègne et pour Rouen. Cn tel acte et une telle fin furent-ils pour une seule suite, la mort? N'indiquent-ils pas d'autres lendemains? m L'intellect actif » ne devait-il être efficace que pour une heure? Par le bûcher de Rouen, n'est-ce pas d'autres profondeurs plus lointaines de l'histoire du monde qui se trouvent illuminées?

Jeanne d'Arc, en sauvant la France, avait apporté un se- cours non moindre au catholicisme et à l'Eglise. Si la France eût succombé, et si elle fût tombée dans les temps du grand schisme, à la veille de la Réforme, sous la domination des rois d'Angle- terre, le sort de l'Europe eût, sans doute, été tout autre.

La mission de Jeanne d'Arc, n'a donc pas été seulement française, elle a été, au plus haut degré, universelle et catholique*

Telles sont les raisons de développement infini pour les- quelles le jugement de la réhabilitation lui-même n'était qu'une procédure circonstancielle. Pour le fond de la cause, un autre

682 REVUE DES DEUX MONDES.

tribunal était nécessaire : le Souverain Pontife devait intervenir, non plus comme chef de justice, mais comme chef de l'Eglise.

De même que le roi Charles VII, après avoir abandonne Jeanne d'Arc, n'avait pu l'oublier et avait été poussé, par une force invincible, à revenir vers elle pour réclamer la réhabili- tation publique; car la question se posait pour lui, et non pour elle, à savoir si, en sauvant la royauté française, elle avait été l'instrument de Dieu ou l'instrument du démon; de même l'humanité était poussée invinciblement à plaider la cause de sainteté devant l'autorité qui juge des questions sacrées; car il s'agissait de savoir, non plus seulement si Jeanne d'Arc était humainement innocente, mais si sa mission était dans les voies de Dieu ou non. Instance singulièrement élargie et qui ne pou- vait se conclure que par un nouveau verdict.

Plus haut encore : l'humanité tout entière était intéressée à cette cause; car, à la façon dont l'apparition de Jeanne avait agi sur les affaires générales du monde, il importait non moins extraordinairement qu'elle fût mise, s'il y avait lieu, à sa vraie place, c'est-à-dire au plus près possible de l'Idéal, de l'Infini, de l'Eternel, au plus près de Dieu.

Voilà le fond du procès et du débat auquel nous avons assisté. C'est ici le véritable drame ; et nous avons bien senti, quand nous en fûmes les spectateurs, toute sa gravité. Nous nous approchions du plus difficile et du plus émouvant de tous les problèmes, celui de la responsabilité dans la mort. Nous sentions, autour de nous, le public immense des élus venant au-devant des vivants et les interrogeant sur celle qui, à son tour, venait vers eux. Les liens qui nous unissent avec ces gens de l'au-delà pesaient sur nous. Nous étions en présence du dogme qui réunit en une seule famille les morts et les vivants, et qui est la conception la plus large peut-être de l'Eglise, dans ce sens vraimont universelle, la Communion des Saints.

II

La cérémonie dura six heures : magnifique schéma de l'en- quête qui durait depuis cinq cents ans.

Toute l'Histoire était convoquée là. Bramante, Michel- Ange, Raphaël, ont élevé la basilique de tels événements s'accomplissent; Bernin a sculpté l'autel ; la plus noble des

LA CANONISATION DE JEANNE d'aRC. 683

traditions esthétiques a réglé la ponlpe... Que notre Panthéon est froid!

La foule s'est rassemblée et, venue de toutes les parties de l'univers, les plus nombreux, les Français, elle se range dans un ordre parfait. La nef est pleine, le transept est bondé; l'assistance déborde le lieu immense. Seul l'espace réservé entre l'autel et l'abside reste vide; il attend les acteurs de la cérémonie, le Pape, les Cardinaux, les évoques, la Cour pon- tificale. Dans cet arrière-chœur sont dressées, à droite et à gauche, les tribunes, celle des princes, celle du représentant de la France et de ses invités, celle des parlementaires français, celle du corps diplomatique, celle de la famille de Jeanne d'Arc, celle des assistants qualifiés. La porte de Saint-Pierre donnant sur la place du Bernin s'est fermée. D'immenses voiles de pour- pre tombent du haut des piliers jusqu'à terre. La lumière du dehors pénètre à peine; une illumination intérieure d'une richesse incomparable voile la clarté de ce jour resplendissant.

On attend. Car la cérémonie a commencé hors de l'enceinte. Le Pape est encore dans la Chapelle Sixtine. Là, entouré des dignitaires de la Cour pontilicale, il s'est préparé au rôle qu'il va remplir, d'intermédiaire entre l'humanité et la divinité. Il prie. Se relevant, il a entonné Y Ave Maris Stella et, revêtu des vêtements pontificaux, la tiare en tète, il s'est assis sur la Sedia gesiatoria. Des hommes vigoureux, en habit de damas rouge, soulèvent la Sedia sur leurs épaules ; d'autres déploient le dais au-dessus de la tète du Pape; d'autres agitent les grands éven- tails de plumes nommés flabelli qui évoquent les souvenirs de la pompe orientale. Le cortège s'ébranle, tandis que les prières et les chants s'élèvent, accompagnant, précédant et accueillant la procession qui se dirige, par les couloirs intérieurs, vers ia basilique.

Les échos, les murmures, les exclamations étouffées se répan- dent, grandissent, gagnent la nef entière que les- chants delà Chapelle Sixtine emplissent profondément. G'est le cortège. Il avance, développe ses premières ondes, coule comme un fleuve de bure, d'or et de pourpre : le clergé régulier, le clergé séculier, la Cour pontificale, la vague rouge des cardinaux. Vêtu de noir, le Prince assistant au trône accompagne le Pape, veillant sur lui; tout autour, le grand écuyer, les camériers, la garde noble, la garde suisse, la garde palatine, les massiers, défilent, tous

G84 REVUE DES DEUX MONDES.

tenant le cierge et chantant Y Ave Maris Stella. Enfin, le Souve- rain Pontife apparaît au-dessus des tètes inclinées, vêtu de blanc, la tiare en tète, portant un cierge de la main gauche et, de la main droite, bénissant.

La lumière tremblante vogue sur la foule, dépasse le chœur, pénètre dans le presbyterium, s'arrête au fond de l'abside. Les évêques, au nombre de plus de quatre cents, se sont assis au milieu du presbyterium et leurs mitres de lin qui s'agitent font comme un vol de grands oiseaux blancs qui, de toutes les par- ties du monde, seraient venus se poser là.

Le Pape est descendu du siège. Il prie : puis, montant au trône pontifical, il apparaît à la foule qui le contemple, blanc sur le décor rouge.

Tous se sont rangés, par ordre et à leur place. Les chants se sont tus. Un silence indicible remplit la voûte aérienne; et le drame commence.

Un homme vêtu de noir se détache de la cour, s'avance vers le trône, s'agenouille sur les premières marches. Sa voix s'élève ; c'est l'avocat de la cause : en latin il dit : « Très Saint- Père, le révérendissime cardinal ponent de la cause (le cardinal Granito del Monte) ici présent demande avec instance que Votre Sainteté inscrive au Catalogue des Saints de Notre Seigneur Jésus-Christ et ordonne que soit vénérée comme Sainte, la bien- heureuse Jeanne d'Arc. »

Alors commence cette lutte pathétique, accompagnée de supplications, de prières, d'instances renouvelées, l'humanité postule, demande, adjure que cette fille des hommes soit accueillie, désignée, et poussée par l'Eglise elle-même jusqu'au rang des Saints. Trois fois les avocats reviennent à la charge, trois fois ils répètent leur instance de plus en plus pressante ; et, pendant ce temps, le Pape prie, le clergé prie, la foule prie. Les supplications s'élèvent et se renouvellent dans le rythme des litanies ; la Chapelle Sixtine qui, comme le chœur antique, exprime les sentiments de tous, clame et réclame ; elle invoque tous les saints : « Sainte Vierge, saint Pierre, saint Paul, saints qui avez mérité le ciel, entendez-nous, intercédez, approchez, tendez les mains ; déjà elle est près de vousl »

Le Pape est silencieux. L'avocat revient à la charge, il déve- loppe les titres de 'a postulante. Il dit et répète pourquoi il est là.

LA CANONISATION DE JEANNE T) ABC. b80

Plaidoyer suprême toutes les raisons sont réunies.

Rappelons quelles sont ces raisons. L'avocat résume en somme, dans sa supplique, les deux procès : celui de béatification et celui de sanctification.

Des deux, le plus long et le plus difficile fut celui de la béa- tification. J'ai sous les yeux les pièces authentiques réunies en cinq volumes imprimés par l'imprimerie de la Propagande, à l'usage exclusif de la Cour Pontificale (1). Il est capital, pour l'histoire, de suivre la procédure et de découvrir le sens pro- fond de l'enquête.

Nous avons dit déjà que l'opinion populaire y passe au premier rang, à condition quil ri y ait pas superstition.

Une fois ce mouvement populaire bien et dûment constate, l'enquête porte sur les vertus héroïques. Et tel est véritablement le fond du procès et non pas, comme on est porté à le croire généralement, l'enquête sur les miracles. En ce qui concerne le caractère de ces vertus héroïques et nécessaires, je ne puis que m'en référer aux règles tracées par le Pape Benoit XIV : « On convient généralement que l'héroïcité est un degré de vertu éminent, très supérieur aux mœurs ordinaires des hommes, même vivant honorablement. Sont « héros de sainteté » ceux qui, au cours de leur vie et jusqu'à leur mort, ont persisté dans une manière d'être innocente, se conformant aux règles du juste et aux préceptes de l'Evangile et qui, se portant ainsi et se maintenant jusqu'au plus haut degré de la perfection, y ont conformé leurs actes, avec un complet dédain des contingences terrestres... Dans les procès de béatification et de canonisation l'enquête sur les vertus porte donc, non sur certaines vertus domestiques ou politiques, mais sur les vertus chrétiennes et héroïques. Et il ne suffit pas de quelques actes, fussent-ils héroïques, ni même de nombreux actes reconnus héroïques; il faut que soit constatée une habitude ou un état d'héroïsme com- prenant à la fois les vertus théologales et cardinales. Et, en plus, il faut que ce soit par des actes multiples que ces vertus se

(i) Sacra rituum congregatione, card. Lucido Maria Parocchi relatore. Aure. lianen, beatificationis et cano?iizationis vert. Servse Dei Johannse de Arc. Positio super virtutibus. M G M I in-4° ; et Sacra rituum congregatione, card. Dominico Ferrata relatore, etc. Positio super miraculis. Ex typogr. dePropagandajfide, 1901- 190" ; en plus trois volumes d'appendices.

686 REVUE DES DEUX MONDES.

soient manifestées, et la plus haute de toutes, la charité. Car la splendeur de l'héroïsme, c'est la Charité. » Et le Pape Benoit XIV ajoute que «l'excellence de ces vertus n'est établie, alors même que les actes vertueux sont nombreux et héroïques, que si, en outre, ils ont été accomplis avec promptitude, allégresse et dans une sorte de délectation qui est le caractère même de la sainteté (1). »

Rien de plus vivant, comme on le voit, que cette active recherche. On veut que l'être désigné ait rempli son rôle dans toute sa plénitude et même qu'il en ait eu la joie. Quelle per- sonne humaine répondait mieux à cette exigence, d'une si allègre philosophie, que notre vive et charmante française, Jeanne d'Arc?

L'avocat de la cause n'a pas manqué de rappeler, dans son discours, ce caractère singulier des vertus de Jeanne d'Arc, la spontanéité. Il frappait à la véritable porte quand il la montrait surhumaine par son humanité, et quand il mettait surtout en lumière ses véritables faits héroïques, ceux qui avaient pour objet de sauver sa patrie (2).

Ainsi c'est bien la Jeanne d'Arc patriote qui est célébrée et qui va être portée sur les autels. Ses «vertus, » ce sont ses acl is

L'enquête des miracles {de Miracitlis) a pour objet d'affir- mer les relations de la personne héroïque avec la Divinité : s'il était permis d'avoir, sur ces matières difficiles, un jugement, il semblerait que le contrôle de l'Église s'exerce surtout dans le sens de la sévérité et de la limitation. La pensée profonde que l'œuvre de la création, qui fut elle-même un miracle, n'est pas achevée et que l'exercice des lois éternelles peut être suspendu par la volonté qui les a dictées, plane sur les circonstances solennelles les contacts s'établissent entre la Divinité et l'hu- manité. Mais, ceci réservé, les faits acceptés comme miraculeux par l'opinion populaire, du vivant de la personne humaine qui est en cause, sont d'avance écartés. Sont retenus seulement les faits qui se sont produits après la mort et dans des circonstances l'autorité divine s'est affirmée nettement. aussi ce que

(1) Benedicti Papae XIV, Doctrina de Beatificalione et Canonizatione. Édit. Bruxelles, 1840, p. 139 et suiv.

(2) Oratio Virginii Jacoucci advocati co?isistorialis de sanctorum cœlitum honoribus decernendis Beatae Joannae de Arc in solemni consislorio habita. Rome, Imprimerie du Vatican. MDCGCGXX.

LA CANONISATION DE JEANNE d'aRC. 687

l'on craint le plus, c'est, d'une part, l'infatuation et la superbe des hommes, et, d'autre part, leur crédulité et leur superstition. L'Eglise s'avance entre les deux écueils. Elle suit le vœu des foules plutôt qu'elle ne le précède.

Depuis le procès de béatification, deux faits miraculeux sont retenus par l'enquête et par le plaidoyer de l'avocat. Il les men- tionne, mais la pensée universelle et sa propre pensée sont ailleurs; Jeanne d'Arc, c'est l'héroïne, la Sainte de la Patrie.

La dernière phrase du plaidoyer le répète et y insiste : « Très Saint Père, par l'accroissement de l'honneur à Jeanne d'Arc sera accru l'honneur de la nation française et son renom dans le monde, sera accru le mérite de ses incomparables ver- tus militaires, et plus encore sera renouvelée la gloire de cette Patrie renommée pour sa foi et son dévouement au Saint-Siège et dont les fils recevront, dans ces temps de séparation, une grande consolation. »

Pour la troisième fois, la prière est adressée au Pape. Elle était « instante, » elle est devenue « plus instante, » elle devient <( instantissime. » Le chœur envoie les flots pressés de ses sup- plications jusqu'au pied de l'autel. On attend le verdict.

Le prélat-secrétaire s'avance sur les marches de l'autel et déclare que le Souverain Pontife va parler. Intimement persuadé que la canonisation est une chose juste et agréable à Dieu, il s'est résolu à prononcer la sentence définitive.

A ces mots, l'assemblée se lève et le Pape, mitre en tête, assis sur sa chaire en qualité de Docteur et de Chef de l'Église universelle, prononce la sentence solennelle. Il rappelle qu'avant di^ prendre une telle résolution, il a prié Dieu, qu'il a invoqué les saints, qu'il s'est instruit lui-même sur la vie de l'héroïne, qu'il a consulté les conseils de l'Eglise, procédé à une minu- tieuse enquête et qu'enfin, les règles observées, par l'autorité du Christ et pour le bien de l'Eglise, il décide que Jeanne d'Arc est inscrite au nombre des saints. Sa mémoire sera l'objet d'une pieuse dévotion chaque année au jour de sa fête natale. Les actes sont ordonnés.

Le Pape se lève. Il dépose la mitre et entonne le Te Deum (1).

Et soudain, le Te Deum, repris par les chantres, par la Cha-

(1) Les cérémonies de la béatification et de la canonisation, Desclée et C", édi- teurs, petit in. 8.

688 REVUE DES DEUX MONDES.

pelle Sixtine, par les mille voix qui représentent l'Eglise assem- blée, gronde sous les voûtes sonores. Du haut de la coupole, la fanfare des trompettes retentit. Les cloches de la basilique sonnent à toute volée; et, gagnant de proche en proche, toutes les cloches de toutes les églises de Rome annoncent au monde la nouvelle...

Le drame est terminé?...

Non. Il a une suite, et c'est la manifestation de la joie uni- verselle pour cette élévation, qui est aussi une réparation. La voix de l'Humanité a été entendue : un de ses membres a été inscrit sur les listes désignées à la mémoire des hommes; il entre dans le cycle de ceux qui approchent Dieu au plus près : Jeanne d'Arc, une fois encore, est victorieuse. « L'instrument de sa défaite est celui de son triomphe. » Comment la foule des humains n'attesterait-elle pas sa gratitude, a l'heure même ses vœux ont été exaucés?

Et alors, commence une de ces cérémonies qui remontent aux plus anciens âges toutes les générations sont, pour ainsi dire, présentes, et le moindre détail, le moindre geste, atteste l'unité et l'autorité de l'Eglise à travers les siècles.

D'abord, a titre de remerciement, les « oblations » sont offertes au Pape : elles sont portées par les personnes ecclésias- tiques qualifiées; ce sont les cierges, c'est-a-dire la lumière, « les lampes ardentes de l'Eglise; » puis les deux pains, l'un doré, l'autre argenté, et les deux petits barils, l'un doré, l'autre argenté, avec l'eau et le vin, représentant les espèces de la communion; enfin, trois cages sont, dans la première les deux tourterelles, dans la seconde les deux colombes et dans la troisième les petits oiseaux du ciel. La tourterelle, c'est la fidé- lité; la colombe, c'est la paix ; les petits oiseaux, c'est la liberté.

Quand furent jetés les premiers fondements de la société des hommes, avant Abraham et les Patriarches, ces dons de la nature avaient toute leur portée. Ils l'ont gardée, symbolique, et l'on peut dire que la série des traditions antiques rappelées par ces oblations se poursuit dans le cérémonial extraordinaire de la messe <lil<' parle Pape lui-même à l'autel du Bernin. Depuis le concile de Nicée jusqu'au concile de Trente, depuis le concile de Trente jusqu'au concile du Vatican, tous les faits qui ont marqué l'action extérieure et intérieure de l'Église sont exactement rap-

LA CANONISATION DE JEANNE D ARC.

689

pelés et enregistrés. Ils sont présents dans la cérémonie elle- même et dans le moindre de ses détails. Les costumes évoquent toutes les phases de l'histoire du monde depuis l'Empire romain. Voici les assistants de Juslinien, voici les catéchumènes des catacombes, voici les combattants des luttes atroces du moyen âge, voici les victimes du connétable de Bourbon, voici, parmi les assistants ou les camériers, des gentilshommes du xvme siècle dans leur uniforme qu'on dirait dessiné par Guardi.

Un détail d'une haute portée révèle cette volonté cons- tante d'affirmer l'unité et la catholicité du monde dans une de ces circonstances exceptionnelles il comparait, en quelque sorte, devant Dieu. Après la lecture de l'Évangile en latin, un diacre grec s'avance vers le Pape accompagné du sous-diacre de son rite, il sollicite l'autorisation de lire l'Évangile en grec. Autorisé, il annonce la lecture par ce mot prononcé à haute voix : Sophia (la sagesse). Le Pape se découvre et le Diacre lit la parole sacrée dans la langue d'Homère. A la fin, le chœur chante Boxa soi, Kyrie, doxasoi. (Gloire a vous, Seigneur, gloire a vous !) On voit, dans cette intervention publique du rite grec, un vestige de la liturgie romaine primitive. Mais cette survi- vance extraordinaire peut répondre aussi à une autre pensée. La séparation entre les deux Églises n'a jamais été acceptée comme définitive par l'Église romaine. Un jour ou l'autre, l'union se refera. Patiens quia œterna. Et, c'est comme une pierre d'attente maintenue et apparaissant à chaque occasion exceptionnelle pour bien marquer que la foi en un idéal iden- tique, le Christ, domine les dissentiments et les rivalités de forme et de discipline, que ce qui l'emportera sur tout, ce sera, finalement, une bonne volonté réciproque conforme a la parole de Celui qui a voulu la paix.

Et combien ce symbolisme, cet appel persistant a l'unité est plus éloquent encore dans les circonstances actuelles, à l'heure où, par le fait d'une guerre sans précédent, l'Europe, remuée dans ses fondements, assiste à la ruine du grand empire orthodoxe.

Car c'est a ces considérations historiques qu'il faut en venir maintenant. Le drame ecclésiastique s'est terminé. L'humanité a témoigné sa joie : parce que les vertus souveraines sont nVompensées; parce que la justice est satisfaite ; parce que l'exemple est répandu. L'ofiice s'est terminé par le Par Domim qu'a chanté le cardinal-prètre ; le Pape, accompagné du cortège, tome T.VIU. 1920. 4V

690 REVUE DES DEUX MONDES.

défilant dans le même ordre, a regagné la Chapelle Sixtine. La foule s'est écoulée. De la place Saint-Pierre, elle s'est répandue dans la ville, d'où elle va regagner le reste du monde. La déci- sion elle-même va se disperser dans l'univers : essayons de suivre sa puissante propagande.

III

Jeanne d'Arc est devenue sainte ; elle est sainte pour la catholicité tout entière ; partout vont s'élever, en son honneur, non plus seulement des statues, mais des sanctuaires; partout la prière prononcera son nom ; elle aura, chez tous les peuples, ses anniversaires ; dans les familles, les enfants s'appelleront comme elle ; son histoire fera désormais partie du bréviaire de l'humanité.

Cependant ce caractère sacré ni n'exclut ni n'efface le carac- tère laïque. Avant d'être sainte Jeanne d'Arc, elleétaitce qu'elle est : Jeanne d'Arc. Seulement, par ce qui vient de s'accomplir, sa personnalité héroïque s'est agrandie ; de nationale elle est devenue humaine ; notre Jeanne d'Arc appartient à l'univers.

Mais, en quelles circonstances, ce fait se produit-il? Au lendemain de la guerre qui vient d'ensanglanter l'Europe et de mettre en péril à la fois les bases de la civilisation et celles de la religion. Rome, qui avait attendu de si longues an nées, choisit soudain celte heure. Elle proclame que, parmi les vertus héroïques qui font les saints, figurent, au premier rang, le courage, le patriotisme; et, en prenant un exemple d'aussi grand renom que celui de Jeanne d'Arc, elle ajoute que ces vertus sont éminemment françaises. J'ai rappelé toujt, à l'heure ce qu'a dit l'avocat de la cause : « Par l'accroissement de l'hon- neur de Jeanne d'Arc sera accru l'honneur de la nation fran- çaise et de ses vertus militaires. »

L'évêque d'Orléans, Mgr Touchet, qui a tant fait pour obtenir ce difficile succès, cite les paroles frappantes a lui adressées par le cardinal Parocchi sur son lit de mort j « Vous rencontrerez de nombreuses difficultés, mais ne vous découragez jamais. Un jour, Jeanne passera sous le porche de saint Pierre, casquée, cuirassée; et, alors, vous serez récompensé de tout Addio, mon- signore, me ne va do verso la nostra Prdcella. »

Et il cite aussi les propies paroles prononcées par le pape

LA CANONISATION DE JEANNE d\\RC. 691

Benoit XV, le 6 avril 1919, au moment il ordonnait de suivre au procès de canonisation : « L'amour de la patrie, pareil a celui qui embrasa jadis le cœur de la bienheureuse, a vibré aujour- d'hui dans les paroles de l'illustre orateur (Mgr Touehet . Loin de nous en étonner, nous pensons, au contraire, qu'a ce point de vue, surtout. Mur l'évèque d'Orléans a été le fidèle interprète <fe ses compatriotes, présents et absents. Noua n'en sommes pas surpris; Nous trouvons si juste que le souvenir de Jeanne d'Arc enflamme l'amour des Français pour leur patrie que Nous regret- tons de n'être Français que par le cœur (1)... »

2s est-il pas permis de dire que la pensée de la France n'a pas été absente un seul instant de ces cérémonies et qu'elle esl l'âme même de la sanctification de Jeanne d'Arc?

Au moment où, de la Marne à Verdun et de Verdun à la Marne, la France vient de soutenir le poids d'une lutte atroce contre une régression barbare, tous les hommes conviennent que ses vertus militaires ont sauvé le monde. Comment l'igno- rerait-on à Rome? La défaite de notre ennemi et la canonisation de Jeanne d'Arc sont deux faits connexes. Comment ne pas voir dans celui qui glorifie le passé le plus solennel hommage rendu à la victoire présente ?

Je n'aborderai pas ici le problème politique; je ne chercherai pas quelles furent les raisons et les causes de l'attitude du Saint- Siège pendant la guerre.

Tout au plus indiquerai-je l'opinion vers laquelle j'incline, à savoir, qu'à Rome, on a cru à la victoire allemande et qu'on a éprouvé une immense appréhension de ses résultats. La supré- matie de l'Allemagne sur le monde menaçait le Pape de se voir réduit au rôle de chapelain d'un Empereur protestant. C'était un péril analogue à celui qui l'avait menacé au xvie siècle. La querelle des Investitures se lut réglée ainsi par la défaite de la Papauté. Qu'eût fait le Vatican?...

En réalité, la victoire des Alliés l'a délivré de ce cauchemar : il respire. Son premier geste est de canoniser Jeanne d'Arc; comme cela, tout se tient.

La propagande contre la France a été ardemment poursuivie dans le monde avant la guerre, pendant la guerre, depuis la guerre. La France « impie, » la France « matérialiste, » la

(1) Mgr Touehet, évêque d'Orléans. La Sainte de la Patrie, t. II, p. 562.

092 BEVUE DES DEUX MONDES.

France « perverse, » tel était le thème répandu par les incen- diaires de Louvain, les destructeurs de Reims, les naufrageurs de la Lusitania. Et voici que le Pape répond en désignant l'hé- roïne française et la France à l'admiration de l'univers 1 Un étranger me disait : « Grande victoire morale pour la France ! Tout est effacé ! »

Victoire morale! Il s'agit de tout autre chose, en effet, que d'intérêts matériels et de concurrences économiques : il s'agit du sens profond des choses humaines. Car, nous ne vivons pas pour commercer ou pour gagner; nous vivons pour nous élever et pour élever, par nos enfants, l'humanité. La civilisa- tion a pour principe, non le profit, mais la justice, non la haine, mais la charité.

Qui est dans le vrai : Jeanne d'Arc ou ses bourreaux? Voilà le vrai problème, et il ne comporte qu'une réponse. Cauchon était persuadé qu'il faisait une très bonne affaire en brûlant Jeanne pour le compte des Anglais. Il a touché sa récompense. La bourse lui paraissait lourde et sa conscience légère. Or, cet habile homme s'est trompé. Sa victime triomphe. Les Anglais eux-mêmes sont venus a Rome le reconnaître loyalement. Ils ont admis, par leur présence, que le verdict qui a condamné Jeanne était l'œuvre d'une politique misérable et méprisable, tandis que celui qui la sanctifiait émanait d'une autorité haute et juste.] La Papauté, seule dans le monde, dispose d'un tel pouvoir.

Ce pas étant franchi, il ne paraît pas douteux que, par les vertus de Jeanne d'Arc, d'autres bienfaits ne puissent être obtenus. L' « intellect actif » n'a pas influencé uniquement les heures de Reims. Le bon sens de Jeanne d'Arc, sa sagesse, son courage, porteront leurs effets sur les âges futurs, comme ils les portent, sous nos yeux, dans les temps présents. Ainsi s'est perpétué et se perpétuera le « miracle français. »

C'est le cours de l'histoire : après cinq siècles, elle retrouve les mêmes voies. La France a sauvé l'équilibre européen et la civilisation méditerranéenne au xve siècle et, au xxe siècle, elle les sauve encore. Cela veut dire que, par sa situation et par son génie, la France se dresse contre toutes les puissances domi- natrices ; encore une fois, universelle et catholique dans le sens profond du mot. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a dit : Gesta Dei ver Franco ?.

LA CANONISATION DE JEANNE d'aRC. C93

Que sont les cérémonies auxquelles nous venons d'assister, sinon une nouvelle consécration de ce rôle à la fois humain et providentiel ? La France fut toujours et partout, dans le monde, le champion de l'indépendance et de la liberté. Quand le général Pershing disait : « Lafayette, nous voilà ! » c'était à cette môme tradition qu'il s'attachait.

Voilà donc la mission de Jeanne d'Arc et celle de la France qui se prolongent simultanément dans la paix.

Dans la guerre, la principale vertu, c'est le courage; dans la paix, la principale vertu, c'est la patience. Jeanne d'Arc a attendu cinq siècles. La France sait que le monde ne sera pas libéré en un jour : s'il le faut, elle aussi, attendra.

Après la guerre de Cent ans, il se produisit dans le monde une explosion inouïe. Les règnes de Louis XI et de Charles VIII préludèrent à la Renaissance. L'Europe moderne naquit de cette crise sanglante.

Personne ne peut dire ce que sera le monde de demain. Cependant il faut bien reconnaître, qu'avant d'en venir aux grands apaisements, les grandes guerres sont, d'ordinaire, suivies de grands troubles qui paraissent les prolonger. Tant d'hommes vigoureux et violents, arrachés au train de la vie commune, ne rentrent pas aisément dans l'ordre. Et, il en est des peuples comme des hommes : ils subissent longtemps l'énervement des grandes crises et rentrent difficilement dans le repos.

Les vainqueurs ont charge d'àmes. Ayant combattu au nom du droit et de la justice, c'est à eux qu'il appartient de réinté- grer, le plus rapidement possible, leurs propres principes dans les mœurs universelles.

Et c'est aujourd'hui le rôle particulier de la France. Parmi les autres peuples, cet idéal est le sien, puisque son sacrifice fut le plus douloureux. Logiquement, plus elle a souffert pour la bonne cause et plus elle doit s'y dévouer.

Mais comment réussirait-elle seule?

Voici que revient vers elle ce puissant agent de paix et de justice qu'est l'Eglise. L'Eglise sent ces choses-là avant tout le monde. Comment, de son côté, resterait-elle séparée de la France puisque la France veut le bien?

Que l'on compare donc les doctrines et les principes des écrivains et des philosophes allemands à ceux de nos profes- seurs et de nos écrivains. est l'insolence matérialiste, le

694 BEVUE DÉS DEUX MONDÉS.

culte de la force brutale, le sophisme diabolique qui des paroles tombe dans les actes? C'est contre ces violences, les mêmes dans tous les temps, qu'il s'agisse des Plantagenets ou des Ffohen- zollern que la figure de notre Jeanne d'Arc s'est levée jadis « casquée et cuirassée ». Figure française s'il en fut et qui s'en- toure si naturellement de nos héros nationaux, de Saint Louis à Saint Vincent de Paul et de Saint Vincent de Paul à Marceau! Un diplomate allemand quittant Paris me demandait, un jour, ce qu'il fallait reporter à l'empereur Guillaume. Je répondis : « Qu'il lise la vie de Saint Louis! »

Ce qu'il importe de persuader au monde, en effet, c'est que les guerres « fraîches et joyeuses, » les offensives « de grand style » ne mènent à rien. Hohenzollern ou Soviets, ces violents se trompent... Si, seulement, ils ne nous faisaient pas payer leurs erreurs !

Nous nous retrouvons, au lendemain de la canonisation de Jeanne d'Are, dans les grands troubles qui suivent les grandes guerres. Eh bien ! c'est l'heure de prendre, avec fer- meté el sang-froid, les précautions nécessaires pour que ces agitations ne se développent pas jusqu'à la catastrophe. Que tous les agents du bien s'unissent pour aider la charité du monde à passer ces heures difficiles.

Que feront, demain, les mainteneurs de la paix? lisse sont réunis en une Société de magnifique espérance verbale. Ils accumulent des protocoles, scellés de boiine foi et cousus de bonnes intentions. Mais, à défaut de la force, s'ils n'ont pas rinfiuenee morale, que peuvent-ils?

Je les ai suivis depuis Versailles. Je les ai retrouvés à Rome. De leur salle de délibération, ils ont pu entendre la sonnerie des cloches saluant la sainte guerrière... Et comme plusieurs d'entre eux étaient parmi nous, je me demandais si, eux aussi, n'étaient pas convaincus, devant un tel spectacle, qu'il y aurait quelque grandeur pour la France à reprendre son rôle séculaire, à se faire le grand agent de Y Universels à rechercher, avec sa pas- sion et son action ordinaires, celte large pacification des peuples et des âmes à laquelle le monde aspire et que Rome, en cano- nisant la Française Jeanne d'Arc, recherche elle-même dans l'idéal qui est le nôtre, le triomphe des vertus actives et du patriotisme désintéresse'.

Gabriel Hanotaux.

LES VILLES D'OR

I

DE hh MER ATLANTIDE AU PAYS DES LQTOPHAGES

Brûlées par des soleils séculaires, enfouies sous le sable, l'ar- gile et les décombres, elles y ont pris les colorations ocreuses de la glaise, les tons d'ivoire et d'or mat des ossements et des marbres fraîchement exhumés, les rousseurs chaudes des vieux murs longuement dorés et peints par la lumière méridionale. Cette dorure est plus ou moins intense, plus ou moins éclatante, selon les lieux et les ciels, selon que les ruines sont plus ou moins proches de la mer ou du désert, ou encore qu'elles ont plus ou moins séjourné sous la terre. Mais, de loin comme de près, elles semblent toutes d'or. Elles sont, pour les yeux comme pour l'imagination, les villes d'or. Ce sont les villes mortes de l'Afrique latine, cités, municipes et colonies, dont les vestiges, sur un parcours de près de cinq cents lieues, jalonnent toute la terre africaine, depuis Volubilis la Marocaine jusqu'à Gigthi la Tunisienne, de la mer Atlantide au pays des Lolophages.

Les villes d'or s'opposent, en un contraste saisissant, aux villes blanches de l'Islam.

La ville d'or, avec ses colonnades, ses temples, ses basi- liques, ses arcs de triomphe, son forum l'on cause et l'on flâne, sa tribune aux harangues l'on pérore, son peuple de statues, ses inscriptions dédicatoires ou commémoratives, qui s'adressent non pas seulement à ses citoyens, mais à l'univers, mais à tous les siècles a vonir, son amphithéâtre qui convie doa

696 REVUE DES DEUX MONDES.

foules à des émotions et à des joies communes, la ville d'or est toute en dehors, extérieure, publique, accueillante, large- ment ouverte comme l'Empire. Ses fenêtres et ses portiques regardent vers le vaste monde, s'emplissent d'air et de lumière; la forme harmonieuse de ses édifices, le simple profil de ses colonnes et de ses frontons parle un langage tout de suite intel- ligible qui semble celui de la raison et de la beauté même; et, comme la raison et la beauté, la ville d'or est dominatrice, con- quérante, législatrice, éducatrice aussi. Au contraire, la ville blanche, ensevelie sous la chaux de ses murailles aveugles, est renfermée et concentrée en elle-même. Informe et lourde, sans grandes lignes, sans contours nets et purs, elle ignore les vastes baies et les colonnades tournées vers le dehors. Ses merveilles sont tout intérieures et encore parlent-elles un langage hiéro- glyphique, qui paraît bizarre, singulier, et qui requiert une initiation. Jalousement close, elle dédaigne le passant et l'étran- ger. Elle ne lui offre aucun enseignement, ne lui promet au- cune joie. Le reste du monde n'existe pas pour elle, ou si, d'aventure, elle s'en empare, c'est pour l'ensevelir comme elle- même sous son blanc linceul de silence et de mort.

Rien ne symbolise mieux que cette clôture farouche de la ville blanche le particularisme obstiné et méfiant de l'Afrique à toutes les époques de son histoire. Rome avait fini par vaincre ce parti pris d'isolement à force d'équité, de bonne administra- tion, d'intelligence politique. Elle conquit le Berbère, en lui donnant plus de bien-être, de commodité, de plaisir et de beauté. Elle l'amena peu à peu à collaborer avec elle. Un moment viendra Garthage sera plus romaine que Rome, elle prendra la place de sa rivale dans le bassin de la Méditer- ranée occidentale. Dès le ii* siècle, la littérature latine est presque tout entière aux mains des Africains. Apulée de Madaure, le néo-platonicien, est le maître de la pensée et de la science païennes. Quelques années plus tard, avec Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin, Garthage deviendra le foyer du christianisme latin. Rome ne pourra lui opposer que la pri- mauté du siège apostolique. C'est Carthage qui aura les grands docteurs, les martyrs illustres, le prestige de l'épiscopat, l'orga- nisation ecclésiastique la plus étendue et la plus complète. On peut dire même que, vers la fin du ier siècle, avec l'avène- ment des Sévère, l'Afrique est devenue le centre de la latinité.

LES VILLES D OR.

601

Pour détruire cette civilisation neuve, il faudra l'écroule- ment irrémédiable de l'Empire. Livrée à elle-même, l'Afrique retombe à son anarchie congénitale, à son sectarisme, à son brigandage et à ses guerres intestines. Au lendemain de l'inva- sion vandale, les gens riches, le clergé orthodoxe, en somme l'élite du pays, émigré en Sicile, en Sardaigne, en Italie, empor- tant, avec les reliques de ses martyrs ou de ses saints, les bibliothèques des églises et des couvents. Le nomade du Sud, l'éternel ennemi du tell agricole et des villes maritimes, se joint aux Barbares du Nord pour achever la destruction de la Cité romaine. Enfin, les Arabes arrivent qui consomment la ruine définitive de la civilisation latine-africaine Par eux et par les Byzantins qui les avaient précédés, l'influence orientale se fait sentir de nouveau en Afrique, comme aux temps loin- tains des Phéniciens et des premiers Carthaginois.

Et pourtant, l'indigène, façonné par les disciplines de Rome, résiste sourdement aux envahisseurs. De l'héritage latin il sauve tout ce qu'il peut. Il continue à s'habiller comme autrefois (les mosaïques des villas romaines le prouvent clairement), il cisèle ses bijoux, bâtit ses maisons, ses étuves, ses mosquées sur le vieux plan romain. Mais c'estdu romain abâtardi, alourdi parla matérialité africaine. L'esprit de Rome et de la Grèce n'est plus pour alléger les lignes, ouvrir l'édifice, le rendre accueillant et clair, l'orner à l'extérieur pour la joie des yeux, pour plaire au passant et à tous. L'Islam recouvre tout sous son uniforme linceul de chaux. Et ainsi c'en est fait de la beauté des villes. Elles ont perdu a jamais leur caractère monumental. Un grand nombre d'ailleurs, saccagées par le Vandale, par le nomade, ou par l'Arabe, ont été abandonnées de leurs habitants. Elles sont devenues des villes désertes, puis des villes mortes.

Sur l'emplacement de beaucoup d'entre elles, on n'a plus rebâti. Depuis le jour de leur abandon, elles sont restées intactes sous la couche de terre et de décombres, qui a fini par en effacer la forme. Mais comme les ossements d'un grand cadavre, qu'on ne peut pas enterrer complètement, leurs vestiges, çà et là, per- cent le sol. Quand on les exhume et quand on les restaure, elles surgissent avec un tel air de grandeur et de beauté, un aspect tellement dominateur et charmant, que, dans leur voisinage, nos modernes villes françaises, ou les villes blanches de l'Islam, en deviennent sordides et misérables, n'existent plus. Qu'on

C98 REVUE DES DEUX MONDES.

essaie de confronter un temple latin avec une mosquée : la Com- paraison est désastreuse pouf celle-ci. Ce n'est plus qu'un tas de plâtras devant cette eurythmique ordonnance de matériaux durables et choisis, devant le profil intelligent de ce fronton et do ce péristyle, dont le seul aspect est comme un affranchissement de la pensée, en même temps qu'une volupté pour la vue.

Le voyageur, qui a parcouru les ruines de quelques-unes de ces villes mortes, en arrive à se persuader qu'on n'a rien fait de mieux en Afrique, qu'elles sont les témoins d'une période de civilisation incomparable. Gelte période de six à sept cents ans, Rome fut maîtresse dans ce pays, lui apparaît comme le siècle d'or africain. Cette Afrique romaniste, c'est, pour nous Latins, le paradis perdu, une longue étape de l'histoire, pen* dant laquelle Rome et la Grèce, la vieille Egypte même travail- lèrent à une œuvre commune avec l'Africain, s'ur le sol de l'Afrique, fut conclue avec l'indigène une alliance à la fois politique, intellectuelle et religieuse, que l'Islam a rompue et que nous nous efforçons péniblement, depuis un siècle bientôt, de renouer.

En tout cas, ces villes mortes, par l'importance et la beauté de leurs ruines, par leur nombre surtout, semblent former l'a!** mature du vieux sol africain. Leur chaîne ininterrompue le sillonne d'un bout à l'autre comme la chaîne même de l'Atlas. A voir leurs débris pouf ainsi dire indestructibles, on est tenté de conclure que l'Afrique est latine dans ses Vertèbres et dans ses moelles : ce qui n'est pas vrai. Mais, pendant une suite de siècles, la latinité l'a profondément pénétrée, et elle n'a jamais connu, en somme, d'autre civilisation que la civilisation gréco- latine.

On s'explique mal, d'après cela, l'efreur de perspective com^ mise par ceux de nos littérateurs qui nous ont donné d'elle l'image la plus brillante, la plus minutieuse, sinon toujours la plus exacte, - un Fromentin ou un Flaubert. Ils ont mis au premier plan le décor oriental, et, tout en faisant avec sagacité la part de ce qui est strictement local, ils ont prêté à l'apport du Turc, de l'Arabe, ou du Phénicien une importance excessive. Ils ont attribué à on ne sait quel vague Orient ce qui est, au fond, grec ou romain, ou berbère romanisé. Nous autres' Latins noua avons tellement évolué depuis ce que nous appelons l'antiquité romaine, les mœurs, et les formes qui s'y rattachent sont deve-

LES VILLES D'OR. 6D9

nues tellement étrangères à nos yeux que, lorsque nous les ren- controns dans un pays tout cela n'a pas bougé depuis plus d'un millénaire, nous ne le reconnaissons plus. Il faut toutes les découvertes de l'archéologie pour nous aider à prendre conscience de notre héritage, pour nous révéler rétendue et la profondeur de l'Empire. Or ces découvertes ne faisaient que commencer au temps des Flaubert et des Fromentin. Us soupçonnaient a peine l'Afrique latine, ou gréco-égyptienne, et ils n'entrevoyaient pas encore ce monde de monuments, de statues, de mosaïques, de débris de toute sorte, que les archéologues ont remis au jour. On aurait bien surpris l'auteur de Dominique si on lui avait dit que ces calés maures qu'il s'amusnit à décrire ou ;i peindre avec tant de complaisance, c'étaient les cabarets latins du temps d'Apulée, fort semblables à Yancta popina d'Horace ou de Juvénal, ou encore que ces carrefours du vieil Alger il aimait planter son chevalet, c'était l'image très peu altérée des carrefours et des ruelles en pente de la Carthage romaine, telle qu'elle apparut aux yeux du jeune Augustin débarquant de sa petite ville numide.

Aujourd'hui, il suffirait, pour le convaincre, de le conduire au musée du Bardo et de l'arrêter devant cette étonnante mosaïque, qui représente une scène et un intérieur de taverne. Il retrouverait, accroupis sur deshmirs de buisexji.clemenl pareils à ceux des cafés maures, la clientèle de flâneurs qui, aujourd'hui encore, garnit les banquettes des modernes kaouadjis. Mêmes poses, mêmes costumes, mêmes gandourahs bariolées, mêmes calottes en coupole, la calotte que portent les marins kabyles et les âniers de Biskra et qui fut, en des temps légendaires, le bonnet des Dioscures surmonté de l'apex, la houppette de laine rouge des chéchias algériennes. Et il retrouverait aussi, sur un coin de table, les carafes et les tasses, à côté de la miche entamée, et le marchand de gâteaux portant son éventaire sur sa tète, et le boulanger avec sa planche chargée de petits pains ronds. Au milieu des groupes, les joueurs de crotales et les joueurs de flûte, les danseurs qui bondissent et qui tourbillonnent, en ten- dant les bras. Enfin le Kaouadji.la gandourah, retroussée, alte succinctus, qui, la cruche à la main, remplit les tasses et les verres. Il n'y manque que les burettes de café et la fumée des cigarettes et des narguilés.

700 REVUE DES DEUX MONDES.

*

Cette latinisation si intime, si persistante de l'Afrique du Nord, les premiers qui s'en aperçurent, ce furent ceux qui par- coururent le pays étape par étape, qui l'occupèrent à grand peine, en le gagnant morceau par morceau : ce furent nos sol- dats, notre armée, l'armée de la Conquête.

Devant les premiers débris romains, les premiers fragments d'inscriptions latines ou grecques, que heurtèrent leurs souliers ou les crosses de leurs fusils, on imagine leur émotion. Ces reliques miraculeusement sauvées, leur parlaient un langage amical, tout de suite intelligible, et,- sur cette terre redevenue sauvage, pleine de traîtrises et de périls inconnus, ce langage était réconfortant, délicieux à entendre, cette langue-là, c'était celle qu'ils avaient apprise au collège, c'était, en définitive, celle de la France. Quelle douce salutation pour ces errants et ces exilés! L'illettré lui-même, le paysan ou l'ouvrier de nos villes, reconnaissait dans cette ruine antique, dans ce chapiteau mutilé, non seulement les formes architecturales auxquelles ses yeux étaient accoutumés, mais jusqu'aux modes de bâtir en usage dans son hameau lointain.

On comprend dès lors l'espèce de vénération fidèle dont nos soldats d'Afrique entourèrent les ruines et les moindres ves- tiges de la Latinité. Dès le début de la conquête, ils se sont appliqués à relever ces ruines, à préserver d'une destruction complète tout ce qu'il était possible de conserver, à recueillir les médailles, les monnaies, les bronzes et les céramiques. Pendant un quart de siècle, un type d'officier africain peu connu en France bien différent du sabreur et du casseur d'assiettes légendaire, ce sera ce capitaine Delamarre, qui» l'album à la main, parcourut les deux provinces d'Alger et de Constantine dessinant les ruines antiques, précisant tel détail d'architecture, donnant la coupe et l'élévation de tel édifice. Aujourd'hui plus que jamais, Y Album du capitaine Delamarre est un recueil infiniment précieux pour quiconque veut se représenter les monuments romains de l'Algérie dans leur premier état, -c'est-à-dire avant les fouilles et les restaura- tions.

Assurément tous nos soldats et tous nos officiers n'imitèrent point cette belle piété archéologique. Des mutilations, des actes

LES VILLES D'OR. 701

de vandalisme inconscient furent commis par les militaires. Il y eut des erreurs lamentables comme la construction du péni- tencier de Lambèse sur toute une partie de l'emplacement s'élevait le camp retranché de la IIIe Légion Auguste. ATébessa, le célèbre petit temple de marbre blanc, avec ses buerànes, ses Victoires, les colonnes corinthiennes de son péristyle, fut transformé en bureau de recrutement, puis en fabrique de savon. A Cherchell, les thermes et le théâtre furent saccagés par le génie et leurs matériaux employés à construire des casernes. La fameuse Vénus de Cherchell ne dut sa conserva- tion qu'au plus grand des hasards. Un rustre l'avait déjà chargée sur sa charrette et la conduisait aux fours à chaux, lorsqu'un officier qui passait lui racheta le glorieux marbre condamné. La conduite de cet officier est loin d'être une excep- tion. En général, l'armée a bien mérité de l'archéologie. Main- tenant encore, partout il y a des vestiges antiques, la garni- son compte toujours un certain nombre de fouilleurs et de collectionneurs. La plupart des fouilles importantes à Aumale, à Sétif, à Lambèse, en beaucoup d'autres endroits, ont été com- mencées par des militaires.

J'ai, en ce moment, entre les mains, le carnet d'un vieux soldat de l'armée d'Afrique, le capitaine Gloris : c'est le journal des fouilles commencées par lui à Tébessa, le 31 dé- cembre 1865. J'en dois la communication à son fils, qui garde pieusement cette relique de famille. Rien n'est touchant comme ces notes, écrites d'une belle écriture moulée et bouclée, sur le même carnet régimentaire le capitaine consignait, avec les noms et les matricules des troupiers de sa compagnie, les car- reaux cassés et les fournitures de farine. Jour par jour, il y a relevé soigneusement, d'abord le nombre exact des hommes employés au déblaiement de la Grande Basilique, puis, avec une extrême minutie, les plus humbles débris découverts par la pioche ou la pelle des terrassiers : un éclat de marbre, un manche de couteau en os sculpté, des cassures de tuiles en abon- dance, un fragment de corniche avec un dauphin en relief, un coin de fresque peinte à Heurs, des pierres plates qui formaient la balustrade du maître-autel, de petits morceaux de .verre émaillé et colorié, des cubes de mosaïque en verre argenté. Ces menues- choses brillantes et rbatoyantes, ces jolies formes à demi effacées vous excitent l'imagination à mesure que vous

702

REVUE DES DEUX MPNDES.

tournez les pages. Vous escomptez déjà des trouvailles sensa- tionnelles. Et puis, tout à coup, le journal s'arrête devant une grande feuille blanche : Interrompu le 10 mars, pour cause de départ. Le capitaine Gloris dut quitter, le cœur bien gros, sa basilique à demi déterrée.

L'anecdote la plus émouvante que je connaisse sur cette période militaire de l'archéologie africaine est celle du colonel (depuis général) Garbuccia : elle est rapportée en particulier par Gustave Boissière, dans son livre sur L'Algérie romaine, et je m'en voudrais de ne pas la citer ici.

On raconte donc que ce colonel, arrivant à Lambèse, aperçut, dans le voisinage de l'ancien camp romain, le mausolée en ruines d'un préfet de la IIIe Légion, Quintus Flavius Maximus. Il ordonna qu'on relevât Pédicule, puis, à la tête de son régi ment, il défila devant le tombeau de cet antique frère d'armes et fît rendre les honneurs militaires à ce soldat de Rome par les soldats de la France. J'ignore ce que fut et ce que devint le général Garbuccia. Mais il sied de l'admirer pour ce seul fait. Son acte revêt une haute signification historique. Il n'est sans doute pas le premier officier français qui ait eu, en Afrique, devant une ruine romaine, le sentiment de la continuité latine. D'antres, avant lui, avaient certainement entrevu, dans ces vénérables débris, mis titres de noblesse et de premiers occupants de la terre. Mais ce Corse, en se proclamant, devant le mau- solée de Flavius Maximus, l'héritier et le successeur du Romain, a véritablement renoué l'histoire interrompue. Gomme le moderne César, son compatriote, il a revendiqué pour les Gaules l'héritage latin à l'abandon.

* * *

Tout autant que l'armée, le clergé d'Afrique avait intérêt à relever ces ruines, ou à les préserver de la destruction totale. Lui aussi, en fouillant le sol, il renouait une glorieuse et pieuse tradition.

Il n'avait qu'à ouvrir l'histoire ecclésiastique, les procès- verbaux des conciles, pour y retrouver, avec la nomenclature, la liste à peu près complète des évèchés africains, lesquels se comptaient par reniâmes. Les décombres des basiliques, des chapelles, des « mémorise » consacrées aux martyrs, les nécro- poles et les hypogées contenant les os de tout un peuple de

LES VILLES D'OR. 703

baptisé*, rappelaient éloquemment que l'Afrique fut une terre du Christ. Partout émergeaient d^s stèles funéraires qui por- taientavec l'« in pace » rituel, les croix monogrammatiques, les colombes, les ancres et les palmes de la mystique chrétienne. De sorte que les successeurs d'Augustin et de Cyprien, en reprenant leur place dans les absides des basiliques écroulées, non loin des baptistères encore tapissés de leurs mosaïques, pouvaient dire aux Africains d'aujourd'hui : « Voyez ces > témoignages irrécusables. Pourquoi nous acharner h nous com- battre? Vos ancêtres ont été tes frères des nôtres. Ils ont. par- tagé leur foi. Pourquoi donc parler d'un abîme entre nos à nies, accumuler de beaux raisonnements scientifiques pour démon- trer qu'elles sont mutuellement impénétrables, et dresser enfin l'un contre l'autre, comme deux termes irréductibles, l'esprit sémitique et l'esprit gréco-latin? Regardez la face de votre terre : elle suffit à démentir toutes ces arguties. En vérité, vous avez rompu avec nous le même Pain, vous avez bu au môme Calice. Vous aussi vous êtes descendus dans la cuve bap- tismale. Et vous vous êtes laissé enchanter par les mêmes poètes et les mêmes orateurs. Vous avez dédié des statues à la gloire d'Apulée, le philosophe platonicien, et des basiliques à la mé- moire de Cyprien, le martyr du Christ. Vous avez battu des mains aux sermons d'Augustin de Thagastc. Pourquoi donc nous haïr et nous séparer? Reconstruisez avec nous le temple renversé, refaites l'œuvre de vos pères. La porte est toujours ouverte pour les catéchumènes. Le sacrifice continue!.. »

Personne n'a eu comme le cardinal Lavigorie le sentiment profond, la claire conscience de celle continuité catholique à maintenir. Ou peut dire que son seul but fut de refaire l'Afrique chrétienne, de l'agrandir, d'en reculer les limites, et, encore une fois, de continuer l'œuvre des Pères et des caté- chistes africains. Sans doute le clergé d'Afrique n'avait pas attendu son arrivée pour recueillir les vestiges des antiquités chrétiennes. Mais sous son impulsion omni-présente, on vit se multiplier partout, jusque dans les bourgades les plus lointaines, toute une génération de prêtres archéologues. Quelques-uns ont laissé un nom, comme l'abbé Delapart, curé de Tébessa, qui a sauvé une foule de débris appartenant à la Grande Basilique, l'abbé Saint-Gérand, curé de Tipasa, qui a exhumé le sanctuaire de sainte Salsa, l'abbé Giudicelli, curé du Kef, qui a déblayé

T04 REVUE DES DEUX MONDES.

l'abside et les nefs de son église, une ancienne basilique chré- tienne. Le zèle de ces archéologues ecclésiastiques n'a pas faibli. Aujourd'hui, il convient de louer parmi eux, au premier rang, leur propre chef hiérarchique, l'actuel archevêque d'Alger, Mgr Leynaud, prélat aimable et disert, qui rappelle saint François de Sales, non seulement par une étrange ressem- blance de visage, mais par une sorte de parenté spirituelle, par l'onction de la parole et du geste, l'agrément du style et de l'imagination. Curé de Sousse, il occupait, parait-il, ses journées à déblayer les kilomètres de catacombes qui s'étendent à l'ouest de la ville. Avec l'aide de quelques zouaves prêtés par le colonel de la garnison, ce fervent de l'antiquité chrétienne maniait la bêche et la pioche, déterrant des rangées de cercueils super- posés, avec leurs inscriptions en lettres maladroites et naïves, leurs stucs coloriés, leurs morceaux de mosaïques...

N'est-ce pas charmant et tout à fait évangélique, cette silhouette de prêtre, armé de la bêche, figure symbolique à peindre sur les murs mêmes des Catacombes : le bon Jardinier de la Mort qui creuse les sépulcres brisés pour en faire jaillir une vie nouvelle?...

* *

Les prêtres, les soldats, lès officiers de notre armée furent les ouvriers de la première heure, qui préparèrent les voies aux historiens et aux archéologues de profession.

Ceux-ci ont commencé leur labeur presque au lendemain de la Conquête. Mais il semble que, pendant longtemps, les vicis- situdes mêmes de notre pénétration en Algérie aient influé sur la marche de leurs travaux. Il y a toute une période de tâton- nements qui va de 1830 à 1881, à l'occupation française de la Tunisie. A cette période se rattache le nom d'un érudit, dont la mémoire est encore vivante à Alger. C'est le colonel Ber- brugger qui dirigea, je crois, la Bibliothèque nationale de, la rue de l'Etat-Major, qui fouilla le « Tombeau de la chrétienne, » ce colossal mausolée berbère, comparable aux pyramides d'Egypte, dont le dôme aplati mronne les collines du Sahel et s'aperçoit de la haute mer, B. trugger, le fondateur de la célèbre Bévue Africaine, qui centrai d'abord les découvertes archéologiques faites dan ' . 'rois prc .. En même temps que lui, d'autres

érudits, ou amateurs d'antiquités, travaillaient à Constantine,

LES VILLES D*0R. 705

à Bône, à Philippeville, ailleurs encore. Cependant l'image de l'Afrique latine est lente à se dégager de ces notules et de ces monographies, de cette poussière des,petits musées locaux.

II fallut la secousse de la conquête tunisienne pour inten«* sifier le mouvement archéologique, dégager les conclusions générales des résultats obtenus, et amener en quelque sorte l'érudition africaine à dresser son bilan. A mesure que nos armées s'avançaient, s'étendaient dans toute l'Afrique du Nord, les spécialistes de l'archéologie voyaient s'étendre en même temps les limites de leur domaine Ils prenaient une idée plus juste et plus profonde de l'Afrique latine. Pendant les vingt dernières années du xixe siècle, une équipe de jeunes érudits,; formés aux bonnes méthodes, pleins de science et d'ardeur,; assuma la tâche de ressusciter cette Afrique du passé, en exé-< cutant des fouilles nouvelles, en poussant ses investigations dans des régions encore inexplorées, en inventoriant dans des recueils spéciaux les richesses des musées ou des, produits des fouilles, enfin en donnant de l'Afrique romaine une descrip- tion aussi embrassante, aussi précise et aussi minutieuse que possible. Ce fut le beau temps des missions archéologiques afri- caines, où s'illustrèrent les Babelon, les Salomon Reinach, les Gagnât, les La Blanchère, les Waille, les Gauckler, les Toutain.i

Tout cet énorme labeur s'est pour ainsi dire concrète dans l'œuvre bénédictine de M. Stéphane Gsell. Depuis trente ans et plus, ce grand savant parcourt l'Algérie et la Tunisie, à. la poursuite du romain, du grec, du punique, voir du liby-phé- nicien et même du préhistorique. Il a fait des fouilles un peu partout. En tout cas, il ne s'en exécute aucune, tant soit peu importante, qu'il ne se trouve là, son carnet ou son mètre à la main, notant et mensurant jusqu'à la courbe d'une tuile ou l'orifice d'une conduite d'eaux. Les villes mortes qui ressus-* citent le voient penché au bord de leur fosse devenue leur berceau. Il est le parrain de ces vieilles « nouveau-nées. » C'est lui qui établit leur état civil. Il en connaît les moindres cail- loux. Et non seulement il a tout vu de ses yenx, tout palpé de ses doigts, mais il a tout lu, tout ce eu ait pu écrire les anciens et les modernes sur ces ruines et ce antiquités dont il a la garde, sur cette Afrique ancienne ' il connaît, la géogra- phie civileet militaire comme un procu^ieur des Césars ou uu légat de la IIIe légion.

tome Lvia. 1920. 45

706 REVUE DES DEUX MONDES.

Cette prodigieuse érudition, il !'a déversée dans des œuvres ] mngistrales, telles que son A //as archéologique (lequel repré- sente plus de 600 pages in-folio), ses Monuments antiques de ' l'Algérie, et surtout cette définitive Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, dont quatre volumes ont déjà paru et qui synthétise tout ce que l'on peut savoir sur ce pays depuis les temps mythologiques et légendaires. D'ores et déjà, grâce à M. Stéphane Gsell, à sa critique impeccable et à sa science merveilleusement informée, nous pouvous nous représenter l'Afrique latine comme quelque chose d'aussi vivant, comme un monde aussi réel, aussi complexe et divers que l'Algérie ou la Tunisie contemporaine.

A côté de ces œuvres de haute érudition, il en est d'autres, dont l'accès est plus facile, livres de vulgarisation archéologique ou de critique littéraire qui ont contribué à éveiller, dans * l'esprit du grand public, et à préciser l'idée de l'Afrique latine. L'Algérie romaine de Gustave Boissière, étude un peu ariérée aujourd'hui, mais animée par un sentiment si français de la tradition classique, par une passion si touchante et parfois si heureusement éloquente pour un admirable sujet, dont l'auteur : sent toute la beauté, et toute la grandeur, puis l Afrique \ romaine de Gaston Boissier, œuvre plus élégante, plus métho- dique, plus clarifiée, manque peut-être le sens de l'Afrique et de l'Africain, mais facile, agréable à lire, toute pleine d'un sentiment très juste et très fin de la latinité. J'y ajouterais, ; avec une reconnaissance particulière, un ouvrage excellent, qui m'a ravi aux temps de mon arrivée en Algérie et qui m'a ouvert plus d'un horizon, Les Africains de Paul Monceaux. Je ne connais rien, en cette matière, de plus coloré, de plus intelli- gent ni de plus pénétrant. Les pages sur les contrastes et les contrariétés du sol et du climat, sur l'art d'Apulée, sur la Car- tilage romaine, ses cercles de lettrés et de savants, son univer- sité, excitent fortement l'imagination, sont de véritables recons- titutions historiques.

Mais tous ces travaux des critiques, des historiens et des archéologues, si éminents soient-ils, ne nous offrent qu'une image un peu fantomatique et insuffisante du passé, si nous la rapprochons du spectacle des ruines et des villes d'or ressus- citées.

Après avoir été exhumées, quelques-unes de ces villes mortes

LES VILLES D'OR. 707

ont eu la chance d'être restaurées par d'habiles architectes. MM. Dulhoit et Albert Ballu nous ont restitué Thimgad. M.Ballu est occupé, en ce moment, à nous rendre Djemila. Ce sont deux chefs-d'œuvre, deux modèles d'un goût et d'une discrétion infiniment louables pour les restaurateurs futurs. Grâce à ces restaurations si ingénieuses, on se promène à travers l'histoire, on la touche de la main. Les villes mortes sont rentrées dans la vie.

* * *

Outre ces deux-là, quelques-unes d'entre elles ont été par- tiellement réparées : Théveste, Lambèse, Thubursicum Numi- darum, en Algérie, Thugga, Sufetula, Thuburbo majus, en Tunisie. Mais qu'est-ce que cela dans un pays les villes ense- velies se comptent par centaines? Nous demandons que toutes soient exhumées et restaurées, que les moindres vestiges du passage de Home soient pieusement conservés, protégés, remis en lumière. En Afrique, partout il y a un bouquet d'arbres, une oasis, une source ou un cours d'eau, on est presque sur que l'on trouvera du romain. On pourrait donc y créer un immense musée en plein air, qui partirait du Maroc pour aboutir à la Tripolitaine. La succession à peu près ininter- rompue des ruines dessinerait une longue voie royale, bordée de colonnades, d'arcs de triomphe, de temples païens, de basi- liques et de nécropoles chrétiennes. Elle n'aurait d'égale que celle qui longe la vallée du Nil, entre le Caire et Assouan, et qui déroule, pendant des lieues et des lieues, sa bordure de pylônes, d'obélisques, de sanctuaires et de colosses de granit.

Evidemment les touristes et les voyageurs n'auraient que faire de s'arrêter à toutes les stations de ce musée. Si chaque ville d'or a sa physionomie particulière, son cadre original, sou- vent incomparable, il est certain que son ordonnance, ses formes architecturales ne sont pas très variées. Quand on a vu un capitole, un forum ou un théâtre, on a vu tous les autres. C'est pourquoi il faudrait choisir parmi ces villes, celles qui se dis- tinguent ou par des beautés singulières, ou par un intérêt archéologique exceptionnel. Par exemple, Tipasa serait la ville des nécropoles, Lambèse la ville des camps, Thimgad la ville des forums et des arcs de triomphe, Tébessa la ville de la plus

708 feÈVUE DES DEUX MONDES.

grande basilique chrétienne que l'on connaisse, Thubursicum, Djemila ou Sbeïfla, le type du municipe africain. El Djem se visiterait pour son amphithéâtre, plus complet que le Cotisée romain, Thrigga pour son théâtre et son temple de Jupiter, ou sa colonnade en hémicycle, Sousse pour ses catacombes, Carthage pour ses églises dédiées à d'illustres martyrs, pour la grandeur de ses souvenirs et de son paysage. Ainsi l'attention du voya- . geur ne risquerait pas de s'éparpiller et de se lasser sur un trop grand nombre d'objets ou de se rebuter devant des spectacles trop souvent pareils.

Mais cela n'empêcherait pas les archéologues de pousser leurs investigations dans tous les sens, partout fut un mausolée, un abreuvoir, une citerne antique. Ne fût-ce que par piété envers les initiateurs de notre civilisation, nous nous devons d'entourer de vénération les traces les plus humbles de leur labeur ou de leur passage. J'ouvre le Guide Joanne et j'y vois que, dans le Sud constantinois, dans la région des chotts, à la limite des dunes sahariennes, se trouve une petite oasis de douze mille palmiers qui s'appelle Négrine, et que, dans le voisinage de Négrine, se rencontrent les ruines d'un poste militaire romain construit sous Trajan : Ad majores. Il subsiste, parait-il, quelques pans de murs de l'enceinte et les vestiges de deux portes triomphales. Pourquoi n'essaierait-on pas de dégager ces ruines et, si possible, de les réparer? Les murailles et les portes triomphales de Trajan, en un pareil lieu, à deux pas du désert, doivent nous émouvoir plus que tout. Je donnerais, pour les voir relever, tous les marabouts et tous les palmiers de Négrine et de ses environs.

Pour faire aboutir cette œuvre de restauration et de résur- rection, il faudrait qu'un plan méthodique des fouilles à entre- prendre fût dressé par un homme compétent. Et pour assurer l'application de ce programme, en étudier les conditions, en résoudre les difficultés, toute une administration nouvelle serait à organiser. Cela nécessiterait un budget considérable, alimenté par l'État, les contributions des provinces africaines, les dons volontaires, les droits perçus à l'entrée des ruines. A côté des spécialistes chargés de 'conduire les fouilles, des archéologues employés à les décrire, à dresser scientifiquement l'état des lieux et des monuments, il faudrait des architectes pour les restaurer et les entretenir, enfin une petite armée de surveillants pour

LES VILLES d'0R. 709

empêcher les déprédations des passants, ou les ravages des intempéries.

Si l'on se décidait à faire cela, on pourrait, dans un très court espace de temps, offrir à la curiosité et à l'admiration des voyageurs un ensemble de ruines antiques comme il n'en existe nulle part au monde, sauf peut-être en Egypte. Les villes d'or se succéderaient en une chaîne splendide, de Volubilis à Gigthi, de la mer Atlandide au pays des Lotophages. Toutes les légendes et toutes les histoires, dont les Hellènes et les Latins, amis des beaux récits et des mythes, les couronnèrent, tout cela reprendrait une vie neuve pour nos imaginations occidentales. Les pommiers des Hespérides, la double colonne d'Hercule, les forêts de Mauritanie pleines d'éléphants et de thérébinthes, Atlas courbé sur sa montagne et soutenant la voûte étoilée sur ses vastes épaules, la fontaine miraculeuse et les sables d'Am- mon? Ulysse arrachant ses compagnons à l'ivresse du lotos qui fait oublier la patrie, toutes ces belles images mythiques ren- draient à la terre africaine son nimbe de poésie. Nous la verrions avec les yeux des poètes et des historiens anciens, et elle se révélerait à nous, telle que la représentaient les sculpteurs de Rome, coiffée du modius, le boisseau de blé, symbole de sa fécondité, enveloppée dans la dépouille d'un de ses éléphants, et environnée de ses portiques, de ses temples, de ses dieux de marbre ou de bronze, de ses basiliques et de ses arcs triomphaux.

Louis Bertrand, (A suivre.)

LE MANOIR

PREMIERE PARTIE

I. UNE RÉUNION A WORSTED SKEYNES

C'était en 1891, un lundi d'octobre. Dans l'obscurité, devant la gare de Worsted Skeynes, l'omnibus, le landau et la char- rette de M. Horace Pendyce monopolisaient toute la place. De même, le cocher de M. Horace Pendyce concentrait sur son visage toute la lumière de l'unique lanterne de la gare. Les joues rouges, d'épais favoris grisonnants coupés de près, les lèvres minces et serrées, tel un emblème du système féodal, il trônait, du haut de son siège, au milieu du vent d'Est. Sur le quai intérieur, en longues livrées aux boutons d'argent, leurs huit-rellets crânement campés, le premier valet de pied et le second groom de M. Horace Pendyce attendaient l'arrivée du train de six heures quinze.

Le valet de pied tira de sa poche une demi-feuille de papier a lettre armorié, couverte de l'écriture fine et minutieuse de M. Horace Pendyce. Et, d'un ion nasillard et railleur, il lut:

« L'honorable Geoff et Mme Winlow, chambre bleue et cabi- net dito; la femme de chambre, la petite chambre marron; M. George, chambre blanche, et Mme Jaspar Bellew, chambre dorée; le capitaine, chambre rouge : le général Pendyce, chambre rose ; son domestique, mansarde du fond. C'est tout. »

Le groom, un jeune homme aux joues rouges, ne l'écoutait pas. »

Copyright by Galsworthy, 1920.

LE MANOIR. TU

Si The Ambler, le cheval de M. George, gagne mercredi, c'est comme si j'avais cinq livres dans ma poche, dit-il. Qui est-ce qui le monte ?

James, naturellement. Le groom sifflota :

Je tacherai de connaître son poids demain. Pariez-vous, Tom?

Le valet de pied poursuivit :

Il y en a encore un de l'autre côté de la page : « Chambre verte, aile droite, pour ce rien qui vaille de'Foxleigh. Un pique- assiette. Il prend tout et ne donne rien. Mais quel tireur 1 C'est pour cela qu'on l'invite! »

Sortant d'un sombre rideau d'arbres, le train apparut.

Sur le quai, l'on vit descendre tout d'abord deux marchands de bestiaux, leurs longs bâtons à la main, se dandinant lourde- ment dans leurs habits de drap grossier et puant à la fois le tabac et le bétail : puis un couple, et des voyageurs isolés se tenant aussi éloignés que possible les uns des autres: les invités de M. Horace Pendyce.

Un à un, ils s'avancèrent lentement dans la direction des voitures auprès desquelles ils s'arrêtèrent, sans détourner les yeux, comme s'ils craignaient de se reconnaître. Un homme de haute taille, en paletot de fourrure, dont la femme, également grande, portait un petit sac de cuir à fermoir d'argent, s'adressa au cocher :

Comment allez-vous, Benson ? M. George m'apprend que le capitaine Pendyce lui a dit qu'il n'arriverait qu'à neuf heures trente. Dans ces conditions, je crois que nous ferions mieux...

Comme une brise légère rompt soudain le silence ouaté d'un brouillard glacial, une voix au timbre clair se fît entendre :

Je vous remercie, je monterai dans le coupé.

Suivie du valet de pied qui portait ses couvertures, et enve- loppée d'un voile blanc à travers lequel l'Honorable Geoffrey \Yinlow put néanmoins contempler à loisir des yeux étince- lants, une dame s'avança, et, après avoir jeté un regard en arrière, disparut dans le coupé. Mais sa tête ne tarda pas à se montrer de nouveau derrière le nuage de tulle.

Il y a de la place, George.

Et George Pendyce s'avançant rapidement, prit place à côté d'elle. Un grincement de roues et le coupé était parti.

112 REVUE DES DEUX MONDES.

L'honorable Geoffrey Winlow, levant son visage vers le cocher :

Qui est Benson?

Le cocher se pencha d'un air conlidentiel, et expliqua :

Mme Jaspar Bellew, monsieur : la femme du capitaine Bellew qui demeure aux Pins.

Mais je croyais qu'ils n'étaient pas...

Non, monsieur, ils ne sont pas...:

Ah!

De l'intérieur de l'omnibus, une voix calme et sèche appela *

Ehbien,GeoffI

L'Honorable Geoffrey Winlow pénétra dans l'omnibus se trouvaient déjà sa femme, M. Foxleigh et le général Pendyce, et de nouveau l'on entendit la voix deMme Winlow s'exclamant:

Gela vous gênerait-il que je prenne ma femme de chambre avec moi ? Montez, Tookson !

Le château de M. Horace Pendyce était un bâtiment de pierre, long et bas, bien placé au milieu du domaine. Sa famille le possédait depuis le mariage de son arrière-trisaïeul avec la dernière héritière des Worsted. C'était primitivement une belle propriété, louée par parcelles h des fermiers, qui, livrés à eux-mêmes, se tiraient parfaitement d'affaire, et payaient d'excellents fermages; mais à présent son propriétaire l'administrait scientifiquement et à perte. A des époques déter- minées, M. Pendyce importait une nouvelle sorte de vaches ou de perdrix et ajoutait une aile aux écoles. Ses revenus, heureu- sement, étaient indépendants de son domaine. Il vivait en par- fait accord avec le Recteur et l'administration sanitaire, et se plaignait de ce que ses fermiers abandonnassent la terre. Sa femme était une Totteridge. Il était, cela va sans dire, fils aîné. Intimement persuadé que l'individualisme avait ruiné l'Angle- terre, il s'était donné la tâche de combattre cette tendance chez ses fermiers. En substituant à leur individualisme ses goûts, ses plans et ses sentiments à lui, on pourrait presque dire son propre individualisme, il avait, certes, beaucoup contribué à prouver l'exactitude de sa théorie favorite ; plus raffiné est l'indi- vidualisme, disait-il, et plus stérile en est rendue l'existence de la communauté. Toutefois, il ne fallait pas envisager devant lui la question sous cet aspect, car il se fâchait alors et expliquait avec volubilité qu'il n'était pas un individualiste, mais ce qu'il appels

LE MANOIR* 113

lait un « tory-communiste (1). » En tant qu'agriculteur, il était naturellement protectionniste : à l'entendre, un droit d'entrée sur le blé devait suffire pour rendre à l'Angleterre sa prospé- rité. « Une taxe de trois ou quatre shillings sur le blé, répétait- il souvent, et j'exploiterais ma terre avec profit. »

M. Pendyce avait encore d'autres traits distinctifs, d'ailleurs sans grande originalité. Il était hostile à tout changement dans l'ordre de choses existant, et n'était jamais si heureux que lors- qu'il parlait de lui-même ou de son domaine. Il possédait un épagneul noir au museau allongé, aux oreilles plus longues encore et répondant an nom de John. Il l'avait dressé avec tant de sollicitude que la pauvre bête se sentait malheureuse hors de sa présence.

Au physique, M. Pendyce était plutôt de la vieille école : vif, la taille droite, il portait de maigres favoris auxquels il venait d'ajouter la moustache, qu'il laissait tomber à la gauloise et qui maintenant grisonnait. Il portait de larges cravates et des vêtements taillés à l'ancienne mode. Il ne fumait pas.

Assis à un bout de la table, toute chargée de fleurs et d'ar- genterie, il avait à ses côtés l'Honorable Mn,e Winlow et Mme Jaspar Bellew. Jamais contraste plus frappant n'exista qu'entre ces deux femmes.

Toutes deux étaient grandes, de proportions harmonieuses et de visage gracieux; mais il y avait entre elles un abime que la silhouette étriquée de M. Pendyce ne parvenait pas à combler. Les traits de Mme Winlow gardaient éternellement ce calme particulier aux types cendrés de l'aristocratie anglaise, et don- naient l'impression glaciale d'une souriante journée d'hiver. Jadis, elle s'était conformée aux avertissements de sa gouver- nante, qui lui disait, lorsqu'elle était petite :

Mon Dieu! mademoiselle Truda, ne faites jamais de gri- maces, cela pourrait vous rester!

Et jamais, depuis ce jour-là, Gertrude Winlow, deux fois noble par sa naissance et par son mariage, n'avait fait de grimaces.

Quel contraste de voir, de l'autre côté de M. Pendyce, cette énigmatique Mme Bellew, aux yeux gris-vert, que les femmes les plus indulgentes ne pouvaient regarder sans une instinctive réprobation I On disait que lorsque, deux ans auparavant, elle

(1) Communiste-conservateur.

m

714 REVUE DES DEUX MONDES.

s'était séparée du capitaine Bcllew et avait quitté les Pins, c'était simplement parce qu'ils étaient fatigues l'un de l'autre. On disait aussi qu'elle ne paraissait pas insensible à la cour que lui faisait George, le fils aine do M. Pendyce.

Lady Malden avait dit à Mme Winlow, dans le salon, avant, le dîner :

Cette Mme Bellew, dans la situation elle est, devrait être t plus réservée. Je ne comprends pas qu'on l'ait invitée ici, alors que son mari habite encore les Pins, à deux pas. Elle est sans fortune : pour un peu, je dirais que c'est une aventurière.

A quoi Mme Winlow avait répondu :

Mais elle est un peu cousine de Mme Pendyce. Les Pen- dyce ont des parents de tous les côtes. Ce doit être parfois bien gênant. On ne sait jamais...

Lady Malden répliqua :

L'avez-vous connue lorsqu'elle demeurait ici? Je n'aime pas ces amazones. Son mari et elle étaient aussi fous l'un que l'autre. On n'entendait jamais parler que des obstacles qu'elle avait sautés et de la manière dont elle les avait sautés. Et puis elle parie et va aux courses. Je me trompe fort si George n'en est pas amoureux. On le voit trop chez elle, à Londres. C'est une de ces femmes après qui courent tous les hommes.

A ce bout de la table, où, devant chaque convive, se trou- vait placé un menu soigneusement calligraphié par sa fille aînée, Horace Pendyce savourait son potage.

Ce potage, disait-il à Mmc Bellew, me rappelle votre cher vieux père qui l'aimait particulièrement. J'avais un profond respect pour lui : c'était un homme admirable! Je disais tou- jours que c'était l'homme le plus résolu que j'eusse rencontré depuis la mort de mon pauvre cher père, qui, lui, était bien l'homme le plus obstiné des trois royaumes.

Il aimait à employer cette expression : « les trois royaumes » et manquait rarement d'ajouter que sa grand' mère descendait de Richard III, tandis que son grand-père, avait-il coutume de dire avec un sourire méprisant, appartenait à la race de ces géants de Cornouailles dont l'un d'eux avait une fois jeté une vache par-dessus un mur.

Mais votre père était trop individualiste, madame Bellew. Je vois de fort près l'individualisme, en administrant mon do- maine, et je me rends compte qu'un individualiste n'est jamais

LE MANOIR. 715

content. Mes fermiers ont tout ce qu'il leur faut, mais il est impossible de les satisfaire. Ainsi, il y a un certain Peacock qui est d'ut) entêtement et d'une étroitesse d'esprit sans bornes. Je ne lui cette pas, bien entendu. Si on le laissait faire, il revien- drait au bon vieux temps et cultiverait la terre à sa façon. Il voudrait rue l'acheter. Vieux système déplorable du fermier- propriétaire l II dit que son grand-père la possédait jadis. Voilà l'homme. Je hais l'individualisme : il ruine l'Angleterre. 11 est impossible de trouver de plus jolis cottages et des fermes mieux aménagées que sur mon domaine. Je suis pour la centralisation. Vous savez, je crois, comment je m'appelle moi-même : un « tory- communiste. » A mon avis, c'est le parti de l'avenir. Au contraire, la devise de votre père était « chacun pour soi. » En matière de culture, ce n'est pas possible. Propriétaires et fer- miers doivent travailler d'accord... Vous venez à Newmarket avec nous mercredi, n'est-ce pas? George a un très joli cheval engagé dans le Rutlandshire, un très joli cheval. Il ne parie pas, je suis enchanté de le dire. S'il y a une chose que je déteste au monde, c'est le jeu l »

Mn,e Bellew lui lança un regard de côté et un petit sourire ironique courut sur ses lèvres écarlates, mais M. Pendyce était revenu à son potage. Quand il voulut reprendre la conversation, elle était en train de causer avec son fils. Alors le Squire, après un froncement de sourcils, se tourna vers l'honnête Mme Winlow. Son attention, à elle, était automatique, complète, monosylla- bique.

Le pays change chaque jour, lui dit-il. Les châteaux ne sont pi us ce qu'ils étaient. Une grande responsabilité nous incombe à nous, propriétaires. Si nous cédons, tout croule avec nous.

Quoi de plus agréable que cette vie de château, telle que la menait M. Pendyce, avec son impeccable propreté, son activité sans fièvre, son mélange d'air pur et de chaleur parfumée, son absolu repos intellectuel, son privilège, de droit et de fait, d'être à l'abri des souffrances de toute sorte, et par-dessus tout, et comme un symbole, son potage, fait des restes savoureux de bêtes soigneusement engraissées 1

Cette existence pour M. Pendyce, c'était la vraie vie, et ceux qui la menaient, les seuls gens comme il faut. C'était, pour lui, un devoir de mener cette existence paisible, saine et luxueuse au milieu d'êtres entretenus pour sa seule consommation. Et la

716 REVUE DES DEUX MONDES.

pensée qu'il pût y avoir, dans les villes, des millions de gens en lutte les uns contre les autres et sans cesse en quête de travail, le désolait. D'autre part, il méprisait la vie suburbaine, avec ses files de maisons aux toits d'ardoises, si lamentablement sem- blables qu'aucun homme de goût n'en pouvait supporter la vue. Pourtant, en dépit de sa vive affection pour cette vie de châtelain campagnard, il n'était pas vraiment riche, car ses revenus dépassaient à peine dix mille livres par an.

La première partie de chasse de la saison, limitée aux taillis et aux couverts avoisinants, avait, comme de coutume, été fixée de façon à concorder avec la dernière réunion de courses de Newmarket ; car Newmarket se trouvait à une distance rai- sonnable de Worsted Skeynes, et, bien que M. Pendyce eût horreur du jeu, il aimait à s'y montrer et à passer pour un homme s'intéressant au sport pour le sport lui-même. En outre, il était sincèrement fier que son fils eût découvert, pour une somme si minime, un aussi bon cheval que The Ambler promettait d'être, et le fit courir par pur amour du sport.

Les invités avaient été choisis avec soin. A la droite de Mme Winlow se trouvait Thomas Brandwhite (de la maison Brown et Brandwhite), qui tenait, ne l'oublions pas, une place importante dans le monde de la finance, et possédait deux châ- teaux en province et un yacht. Son visage allongé, ridé, chargé d'une énorme moustache, avait généralement une apparence maussade. Il s'était retiré de sa maison de banque et se conten- tait maintenant de faire partie des conseils d'administration de diverses compagnies. A côté de lui, venait Mme Hussell Barter. Elle avait ce regard attendrissant qu'ont beaucoup de femmes anglaises fidèles à leur devoir, quelque pénible qu'il soit. Leurs joues, jadis couleur de rose, maintenant couperosées, sont flé- tries et ridées : une continuelle anxiété se lit dans leurs yeux. Leur conversation est simple, affectueuse, sans détours, un peu timide, un peu désillusionnée et cependant toujours confiante. Elles sont sans cesse entourées d'enfants, de malades, de vieil- lards implorant leur aide. Elles ne connaissent jamais la jouis- sance d'un parfait repos. C'est à cette catégorie de femmes qu'appartenait Mme Hussell Barter, épouse du Révérend Hussell Barter, lequel serait, le lendemain, au nombre des chasseurs, mais n'assisterait pas aux courses de mercredi.

Son autre voisin était Gilbert Foxleigh, un grand homme

LE MANOIR. 717

sec, à la tête longue et étroite, aux fortes dents blanches, aux yeux ardents profondément enfoncés dans l'orbite. Il descendait d'une famille de hobereaux de la région, les Foxleighs, avait cinq frères, et était fort recherché par les propriétaires de chasses sous bois ou de poulains à demi dressés, quand, pour parler comme Foxleigh pourrait faire, « pas un de ces bougres-là n'était fichu de tirer ou de monter pour s'amuser. » Il n'y avait pas une espèce de bête à poil ou à plume qu'il ne détruisit avec une habileté qui n'avait d'égale que le plaisir qu'il prenait à la détruire. La seule chose qu'on put lui reprocher était l'insuf- fisance de ses revenus. Il était le cavalier de Mrae Brandwhite, mais lui parlait peu, et la laissait aux soins du général Pendyce, son autre voisin de table.

S'il était un an avant son frère, au lieu de naître un an après, Charles Pendyce aurait été, de droit, propriétaire de Worsted Skeynes, et Horace aurait embrassé la carrière mili- taire. Quoi qu'il en soit, presque sans s'en apercevoir, il était devenu « major-général, » et avait alors pris sa retraite.

Quant au troisième frère, s'il s'était décidé à venir au monde, il aurait appartenu à l'Eglise l'attendait une cure : mais il en avait décidé autrement, et il avait bien fallu que le bénéfice passât a une branche collatérale.

Vus de dos, Horace et Charles étaient difficiles à distinguer.: Tous deux étaient maigres et droits, les épaules légèrement fuyantes, mais Charles Pendyce avait les cheveux séparés par une raie de milieu qui descendait jusqu'au cou, et ses jambes, quoique encore bonnes, paraissaient légèrement fléchissantes.) Quand on les voyait de face, la différence était plus marquée, car les favoris du général allaient s'élargissant jusqu'à ce qu'ils eussent rejoint la moustache. En outre, son visage et son attitude donnaient une impression d'effacement accepté quoique à regret, celui d'un homme qui a, toute sa vie, fait partie d'un système d'où il s'est enfin échappé sans avoir nettement conscience de ce qu'il y laisse, mais avec un vague sentiment d'avoir été lésé.

Il ne s'était jamais marié, pensant en son for intérieur que c'était une chose complètement inutile, en raison de cette avance d'une année qu'avait Horace sur lui, et il vivait, avec un domestique, tout près de son club, dans Pall Mail.

En Lady Malden, à qui le général donnait le bras pour péné>

118 REVUE DES DEUX MONDES.

trer dans la salle à manger, le maître de Worsted Skeynes avait une invitée de choix : fille d'un pasteur de campagne, elle était fameuse par les thés qu'elle offrait à la classe ouvrière, à Londres, durant la saison. Pas un des prolétaires conviés à l'une de ces réunions qui n'en revînt rempli d'un profond respect pour elle. D'ailleurs, ce n'était pas une femme à se laisser jamais manquer de respect. Assise, elle était à son avantage, étant un peu courte de jambes. Elle avait le teint frais, la bouche ferme, un peu grande, le nez régulier, les cheveux noirs. Elle parlait d'un ton décidé et sans afféterie. C'est à elle que son mari, sir James, devait les opinions réactionnaires qu'il professait sur le féminisme.

A l'autre bout de la table, l'honorable Geoffrey Winlow était en train de parler à son hôtesse des pays balkaniques qu'il revenait justement de visiter. Il avait de beaux traits réguliers, et son visage, du type normand, respirait le calme et l'énergie. Ses manières étaient aisées et agréables ; mais de temps à autre, on pouvait discerner qu'il avait des opinions parfaitement arrêtées sur lesquelles il n'acceptait pas volontiers la contradic- tion. 11 devait, un jour, hériter, à la Chambre des Lords, du siège de son père, lord Montrossor, dont le château se trouvait à Coldingham, à six milles de th.

Près de lui était assise Mme Pendyce. Au-dessus du buffet, à l'extrémité de la pièce, était son portrait peint par un artiste à la mode, encore ressemblant après vingt années. Elle n'était plus jeune, sans être encore une vieille femme : elle s'était ma- riée à dix-neuf ans et n'en avait encore que cinquante-deux. Sous une chevelure qui commençait a grisonner, elle avait le visage long et pâle, avec des sourcils noirs arqués. Ses yeux, d'un gris sombre, paraissaient presque noirs, lorsque, sous l'influence d'une émotion, ses pupilles se dilataient. Ses lèvres étaient légèrement entr'ouvertes, et, tout comme les yeux, don- naient au visage une expression assez touchante de noblesse d'àme et de confiance en l'avenir. C'était la marque de ce sen- timent, inné en elle, qu'elle n'avait pas à désirer les biens de ce monde, parce qu'elle savait instinctivement qu'elle les possédait déjà. A un « je ne sais quoi » et aussi à la transparence de ses mains allongées, on reconnaissait une Totteridge. Sa parole un peu lente et une intonation particulière, mais non désa- gréable, ainsi que l'habitude d'avoir les paupières impercepti-

LE MANOIR. 719

blement baissées, confirmaient cette impression. Sur sa poitrine, battait le cœur d'une grande dame, s'étalait une merveil- leuse dentelle ancienne.

De l'autre côté, à ce même bout de table, sir James Malden et Bee Pendyce, la fille aînée, s'entretenaient de chevaux et de chasse : Bee parlait rarement d'autre chose. Agréable de visage, elle n'était pas vraiment jolie. Et elle semblait tellement en avoir conscience qu'elle était timide et toujours aux petits soins pour les autres.

Sir James appartenait à une vieille famille du Kent qui avait émigré dans le Comté de Cambridge. Il était juge de paix, colo- nel de la Yeomanry, soutien convaincu de l'Eglise et l'épou- vantai! des braconniers. Sous l'influence de sa femme, qu'il craignait un peu, il professait, avons-nous dit, des opinions réactionnaires.

De l'autre côté de Miss Pendyce était assis le Révérend Hussel Barter. Le pasteur de Worsted Skeynes n'était pas de haute stature, et l'effort cérébral l'avait rendu un peu chauve. Son visage large et plein, du front jusqu'au menton, était rasé de près, et rappelait certains portraits du xvme siècle : joues rebondies et plissées, lèvre inférieure tombante, les yeux clairs et à fleur de tête sous des sourcils saillants. Toute sa personne respirait l'autorité, et, dans la façon dont il scandait ses mots, on reconnaissait une longue habitude de la chaire. L'incertitude, l'hésitation, la tolérance n'étaient pas son fait Beau joueur de cricket, meilleur pêcheur, tireur habile (bien que, comme il le disait, il ne pût trouver le temps de chasser), sa parole rude et joviale l'avait rendu populaire parmi ses paroissiens. Tout en se défendant d'intervenir dans les questions temporelles, il surveillait, d'un point de vue marqué au coin du bon sens, les tendances poétiques de ses ouailles, et il les encourageait tout particulièrement à soutenir l'ordre de choses existant, savoir : l'Empire britannique et l'Eglise anglicane. Sa voisine de table était Norah, la plus jeune des filles Pendyce, le visage rond et franc, d'allure plus décidée que sa sœur Bee.

A sa droite était assis son frère George, le fils aine. De taille moyenne, George avait le teint coloré, la mâchoire épaisse, des yeux de couleur grise. Les cheveux bruns, soigneusement brossés, un peu clairsemés au sommet de la tête, avaient ce luisant particulier aux gens des villes. La mise d'une correction

720

REVUE DES DEUX MONDES.

parfaite, sans rien pour tirer l'œil, faisait de lui le type do l'élégant que l'on rencontre dans Piccadilly, à toute heure du jour et de la nuit. On avait d'abord voulu le faire entrer dans la Garde, mais il avait échoué à l'examen, à cause de sa mauvaise orthographe. S'il avait clé son frère cadet Gerald, il n'aurait pro- bablement pas failli à la tradition des Pendyce et serait entré d'emblée dans l'armée. Et il se peut que Gerald actuellement capitaine Pendyce, s'il eût été l'aîné, eût échoué, lui aussi.

Avec la pension de six cents livres que lui faisait son père, George vivait à Londres, à son club, il passait la plus grande partie de son temps à feuilleter le « Guide des Courses » de Ruff.

Après avoir longtemps tenu ses* yeux fixés sur le menu, il jeta un regard furtif autour de lui. Hélène Bellew était en train de causer avec son père, sa blanche épaule tournée côté. Quoique George se fit un point d'honneur d'observer une absolue discrétion, son visage n'en trahissait pas moins la violence de ses sentiments pour sa voisine. A vrai dire, celle-ci justifiait l'opinion des gens qui jugeaient que, dans la situation elle était, elle était vraiment trop désirable. Elle était grande et souple, et maintenant qu'elle ne chassait plus, sa taille s'arrondissait. Ses cheveux relevés en torsades vaporeuses sur un front bas et large, avaient un reflet particulièrement doux. Les yeux étaient magnifiques, gris d'acier, parfois presque verts, dans l'enchâssement de leurs cils noirs, extraordinairement vivants. Aux lèvres un soupçon de sensualité.

Cela durait depuis le commencement de l'été, et George ne savait encore il en était. Parfois elle semblait éprise de lui, et, à d'autres momenls, elle le traitait comme s'il ne dût jamais avoir aucune chance de s'en faire aimer. Ce qui n'avait d'abord été. qu'un jeu était devenu un sentiment profond. Dès lors, il avait perdu cette agréable insouciance qui est le charme de l'exis- tence : il n'avait plus de pensées que pour Hélène Bellew. Était- elle une de ces femmes qui ne peuvent vivre sans l'admiration masculine mais ne donnent rien en échange? Se contentait-elle d'attendre que son empire fût bien définitivement établi? Cent fois il avait essayé de résoudre l'énigme durant ses longues insomnies. Pour George Pendyce, homme du monde, ayant pour devise : « Vivre et s'amuser, » il y avait quelque chose de tragique dans cette passion qui ne le quittait pas, dont il ne

LE MANOIR. 721

pouvait écarter l'obsession, et dont il no prévoyait pas la fin. Il connaissait déjà Mme Bellew quand elle habitait « les Pins, » et l'avait souvent rencontrée à la chasse; mais ce n'était que l'été pre'cédent qu'il s'était mis à l'aimer, brusquement, après avoir « flirté » avec elle, dans un bal.

Un homme du monde ne s'attarde pas à s'analyser lui- même : il accepte son sort avec une touchante simplicité. Il a faim, il faut qu'il mange; il a soif, il faut qu'il boive. Pour- quoi a-t-il faim-ou soif? Ce sont des questions oiseuses. Aussi George ne s'occupait-il guère du côté moral de la situation. Qu'il s'agit d'une femme mariée, séparée de son mari, sa cons- cience n'en était pas troublée. Quelles pourraient être les consé- quences de l'aventure? encore qu'il y eût plus d'un point noir à l'horizon, il laissait a l'avenir le soin d'en décider. Son seul souci, beaucoup plus proche et plus réel, était de se sentir aller à la dérive sans pouvoir résister, entraîné par un courant si fort qu'il n'arrivait pas à reprendre pied.

Mauvaise affaire, terrible pour les Sweetenham, l'obli- gation pour ce jeune homme de quitter l'armée. A quoi pouvait bien penser le père? Comment ne connaissait-il pas les senti- ments de son fils? Bethany était seul à ne pas être au courant. Sans aucun doute, la faute est toute à Lady Rose, disait M. Peu- dyce.

Mme Bellew sourit :

Mes sympathies vont toutes à Lady Rose. Et vous, George, quel est votre avis?

George fronça sourcil :

J'ai toujours pensé, fît-il, que Bethany était un imbécile 1

George, dit M. Pendyce, est immoral. 'Tous les jeunes gens sont immoraux. Je m'en aperçois de plus; en plus... Quel dommage que vous ne chassiez plus! Vous "vivez à Londres. Londres gâte tout le monde. On ne s'intéresse plus autant qu'au- trefois à la chasse et à l'agriculture. Tenez, voilà George : il n'y a pas moyen de le garder ici. Ce n'est pas que je sois partisan de tenir les jeunes gens en laisse. Il faut que jeunesse se passe !

Ayant émis cet aphorisme, le maître de céans reprit son couteau et sa fourchette.

Hélène tint les yeux fixés sur son assiette, avec un léger sourire aux lèvres; lui, la même expression passionnée sur le visage promena ses regards de son père à Mm? Bellew, et de

tome lviii. 1920. 46

722 REVISE DES DEUX MONDES.

Mnie Bellew à sa mère. Et comme si, à travers cette double rangée de visages, de fruits et de fleurs, un courant magnétique se fût frayé un chemin, Mrae Pendyce fit un petit signe amical àson fils.

II. LA CHASSE

C'était l'heure du petit déjeuner. A un bout de la table, M. Pendyce mangeait méthodiquement. Il parlait peu, comme il convient à un ho nrime qui vient de lire les prières en famille.

A l'autre extrémité de la table, derrière une théière d'argent d'où s'échappait une odorante vapeur, se tenait Mme Pendyce. Ses mains ne cessaient de s'agiter au milieu des tasses. Un moment, elle s'arrêta et ses regards posés sur Mme Bellew sem- blèrent dire : « Vous êtes charmante, ce matin! » Puis, s'em- parant de la pince à sucre, elle se remit à sa besogne.

Sur le long buflèt recouvert d'une nappe blanche, s'ali- gnait une longue file de viandes, que terminait un énorme pâté de gibier, entai par une incision triangulaire; à l'autre extrémité, sur deiux plats ovales, reposaient quatre perdreaux froids, plus ou moins déchiquetés. Une corbeille d'argent ajouré contenait trois grappes de raisin noir et une de raisin blanc, ainsi que des ciseaux à raisin en argent, qui avaient jadis appartenu à un T.otteridge et en portaient le blason.

Il n'y avait pas de domestique dans la pièce. De temps en temps, un des convives se levait de table, et, serviette en main, demandait à une des dames :

Puis-je vous offrir quelque chose?

Et, sur le refqs qu'il recevait, il s'en allait au buffet remplir sa propre assiette. Trois chiens, deux fox-terriers et un skye décrépit, tournaient d'un air inquiet autour delà table en flairant les serviettes des visiteurs. Du brouhaha des conversations se détachaient des phrases comme celles-ci : « Étonnant, le poste près du bois! Vous rappelez-vous, Jetty, cette bécasse qui est partie devant vous l'an dernier, comme une fusée? » « Dick! Dick! vilaine bète! ici, et faites vos tours. Hopl Hop! Voilà qui est bien, Dick. »

Sous les jambes de M. Pendyce, ou près de sa chaise, d'où il pouvait voir passer les plats, se tenait son épagneul John : de temps à autre, M. Pendyce prenait un morceau entre le pouce et l'index et le lui jetait.

LE MANOIR. 7*23

Cependant Mme Pendyce, les sourcils relevés, regardant anxieusement d'un bout à l'autre de la table, murmurait :

Une autre tasse, chère amie? Avez-vous du sucre? Quand le repas fut fini, il y eut un silence.

Vous avez encore un quart d'heure, Messieurs, annonça M. Pendyce, nous partons à dix heures quinze.

M"1* Pendyce, qui était restée assise, eut un vague sourire et, se tournant vers son fils :

George, dit-elle, as-tu des nouvelles de ton cheval, ce matin?

Oui, Blacksmith dit qu'il est en pleine forme.

Je voudrais tant qu'il te gagne cette course ! Ton oncle Hubert a perdu, une fois, quatre mille livres, dans le prix de Rutlandshire. Gomme je suis contente que tu ne paries pas, mon cher enfant!

Mais si, ma chère mère, je parie !

Ah! George, surtout, n'en dis rien à ton père; il est comme tous les Pendyces, il ne peut supporter l'idée d'un risque d'argent.

Mme Pendyce baissa les yeux, rougit, puis relevant les yeux vers sou fils, elle dit rapidement :

George, j'aimerais faire un tout petit pari sur ton cheval : une livre, par exemple.

Les principes de George Pendyce . lui défendaient toute marque d'émotion. Il se contenta de sourire.

Très bien, ma chère mère. Je parierai pour vous. Ce sera à peu près du huit contre un.

Cola veut dire que s'il gagne, je toucherai huit livres? George fit un signe affirmatif.

Mme Pendyce ajouta :

Je pourrais bien mettre deux livres; une livre, c'est si peu de chose, et je désire tant le voir gagner! Hélène n'est-elle pas divinement belle, ce matin?

George tourna la tète pour cacher le rouge qui lui montait au visage.

Elle a en effet très bonne mine.

Mme Pendyce le regarda avec un léger soupçon de moquerie :

Il ne faut pas que je te retienne, mon chéri, tu serais en retard pour la chasse.

11. Pendyce, chasseur de la vieille école, qui conservait

724

REVUE DES DEUX MONDES.

encore des chiens d'arrêt dont il lui était impossible de se ser- vir, était nettement hostile à l'emploi de deux fusils par chasseur.

Quiconque, disait-il, veut chasser, doit le faire avec un seul fusil, ainsi que le faisait mon père avant moi; et je lui pro- mets une belle journée.

Il avait la passion des oiseaux. C'était sa marotte : il collec- tionnait les spécimens des espèces qui sont menacées de destruc- tion totale. Il lui semblait que, de cette façon, il leur rendait, service et défendait, pour ainsi dire, leur cause contre une société qui serait bientôt dans l'impossibilité de les contempler vivants. Et il souhaitait que sa collection devint partie inté- grante du domaine et passât en héritage à son fils, puis, après sa mort, au fils de son fils.

M. Pendyce apportait à ses préparatifs de chasse une pré- cision méticuleuse. On plaçait dans un chapeau de petits carrés de papier portant les noms des « fusils » et on les tirait au sort. C'était un soin que M. Pendyce ne laissait à personne. Puis, derrière l'aile droite de la maison, il passait en revue les rabat- teurs qui, un long bâton à la main et le visage immobile, quit- taient ensuite la cour en défilant un à un devant lui.

Cinq minutes d'instructions au garde-chasse, et les invités partaient à leur tour, chacun portant son fusil, et muni d'une provision de cartouches suffisante pour la première battue, à l'ancienne mode.

Sous les rayons du soleil, la lourde rosée s'évaporait, for- mant un brouillard lumineux qui flottait au-dessus de l'herbe; les grives sautillaient, couraient et se cachaient, tandis qu'à la cime des vieux ormes, les corbeaux croassaient en paix. George flânait en arrière, les mains dans les poches, jouissant du calme reposant de la journée, que troublait seul le doux gazouillis des oiseaux, chœur clair et harmonieux de cette vie sauvage. Le Squire, vêtu d'un complet, dont la teinte avait été soigneu- sement étudiée pour qu'il échappât à la vue des oiseaux, de guêtres de cuir et d'un casque de drap de son invention, tout percé de trous d'aération, vint retrouver son fils. Son épagneul John, dont le flair pour les oiseaux rares égalait presque la passion de son maître, le rejoignit aussi.

tu es, George, dit-il, tu auras la chance d'un beau coup de fusil sur un oiseau en plein vol.

George lâta du pied le terrain, souffla sur son canon pour

LE MANOIR. 72o

en chasser un grain de poussière, et l'odeur de l'huile fit passer un frisson d'aise dans ses veines.

Tout était oublié, môme Hélène Bellew. Soudain, de grands cris, au loin, rompirent le silence : un faisan mâle, au plumage chatoyant sous le soleil, au vol bas, jaillit brusquement des taillis verts et dorés, fit un crochet à droite et disparut dans les broussailles. Puis quelques pigeons passèrent à tire d'aile, à une grande hauteur. Le fracas des bâtons que l'on cogne aux arbres commença et, bientôt, avec un bruit irrégulier de vol préci- pité, un faisan vint en droite ligne sur lui.) George visa et tira. L'oiseau s'arrêta au milieu de sa course, eut un soubresaut, et tomba lourdement, la tête en avant, dans les mottes d'herbe. Un sourire de contentement passa sur les lèvres de George. La joie de vivre lui emplissait le cœur.

A la chasse, le Squire avait l'habitude d'enregistrer menta- lement ses impressions. Il notait avec soin ceux qui manquaient leur coup, ceux qui touchaient les oiseaux par derrière et dimi- nuaient ainsi leur valeur marchande, ou encore ceux qui se contentaient de blesser un lièvre à la patte, ce qui fait crier l'animal comme un enfant qu'on torture, et impressionne désagréablement les chasseurs. Il n'oubliait pas ceux qui, trop ambitieux, réclamaient comme leurs des bêtes qu'ils n'avaient pas tuées, ou vantaient d'avance le carnage qu'ils feraient à la prochaine battue, ou, trop fréquemment, « soufflaient » un coup de fusil à un voisin considérable, ou enfin mettaient trop souvent du plomb dans les jambes des rabatteurs. Et il suppu- tait à part lui le plaisir de procurer à tous une bonne journée de sport, car au fond, c'était un brave homme.

Le soleil était couché depuis longtemps derrière le bois atte- nant au château, que les chasseurs étaient encore à leur poste pour la battue finale de la journée. De la maisonnette du garde montait un filet de fumée que la brise dispersait. On n'enten- dait d'autre bruit que ce faible écho de lointains appels de gens, d'oiseaux ou de bêtes de tout poil, qui ne cesse jamais, le soir, à la campagne.

Dans l'air, quelques pigeons effrayés continuaient à tracer de longs cercles. Aucune autre apparence de vie, mais un der- nier rayon de soleil vint illuminer un des côtés du bois, et sous son éclat, le feuillage s'embrasa et le fourré tout entier prit un aspect féerique.

72ti REVUE DES DEUX MONDES.

IH. L HEURE BENIE

C'était entre le thé et le dîner, à l'heure l'aine du châ- teau, consciente de sa force, s'assoupit a demi.

Après s'être baigné et changé, George Pendyce passa dans le fumoir, tenant a la main le carnet il inscrivait ses paris. Dans un coin garni de livres, derrière un haut paravent de cuir, à l'abri des courants d'air, il s'assit dans un fauteuil, et bientôt sommeilla.

Les jambes croisées, le menton appuyé sur sa main, ses jolis traits détendus, il répandait un parfum de savon, comme si, en cet état de paix parfaite, son âme exhalait son odeur natu- relle. Et dans sa torpeur, côtoyant le royaume des rêves, flottaient ces vagues impulsions chevaleresques et sentimentales, qui résultent du bien-être physique ressenti après une longue journée de plein air, et de cette sécurité éprouvée lorsqu'on est à l'abri de tout ennui et de tout danger. Un bruit de voix le réveilla.

George ne tire pas mal I

Il a été au-dessous de tout la dernière fois. Mme Bellew était avec lui. Ils arrivaient sur la bête, serrés, mais il n'a pas touché une plume.

C'était la voix de Winlow. Après un silence, il reconnut celle de Thomas Brandwhite :

Quelle erreur d'emmener les femmes à la chasse I disait-il. Pour ma part, je n'en prends jamais avec moi. Qu'en pensez- vous, Sir James?

Mauvais principe ! Très mauvais !

Un éclat de rire de Thomas Brandwhite, et puis :

Ce Bellew est un toqué. Dans le pays on l'appelle « l'exalté ». 11 boit comme un tonneau et monte à cheval comme le diable lui-même. D'ailleurs, elle monte aussi admi- rablement I J'ai remarqué qu'il y a toujours un eouple comme cela dans toute partie de chasse. L'avez-vous déjà vu, lui? Mince, les épaules hautes, le visage pâle, de petits yeux noirs et une moustache rousse.

Elle est encore jeune?

Trente à trente-deux ans.

Pourquoi ne se sont-ils pas accordés?

LE MANOIR. 727

C'est l'histoire du pot de fer et du pot de terre, répondit Brandwhite, en frottant une allumette.

Il est facile de voir qu'elle a besoin d'être adulée. Et cela mène loin les femmes!

Winlow reprit de sa voix placide :

Ils ont eu, je crois, un enfant qui est mort. Et après cela... j'ai entendu parler d'une histoire... mais on ne sait jamais le fin mot des choses. En tout cas, Bellew a quitté son régiment peu après. A cause d'elle, paraît-il. Humeur fantasque : elle aime patiner sur la glace à peine prise, en s'appuyant sur le bras d'un homme. Si le pauvre diable pèse plus qu'elle, il enfonce.

Elle me rappelle son père, le vieux Cheriton. Je l'ai connu au club. Il était de la vieille école. Il épousa sa seconde femme à soixante ans et, à quatre-vingts, il l'enterrait. Il a eu plus d'enfants naturels qu'aucun autre habitant du comté. Je l'ai vu jouer à deux francs le point la semaine d'avant sa mort. C'est dans le sang. Que vaut George auprès de lui?... Ah! ah!

Il n'y a pas de quoi rire, Brandwhite.

Nous avons le temps de faire cent points avant le diner, si vous voulez, Winlow?

Un bruit de chaises qu'on repousse, des pas qui s'éloignent, une porte qu'on referme : George, le visage bouleversé, était de nouveau seul. Adieu, les vagues aspirations chevaleresques et sentimentales! Adieu, le sentiment de bien-être et de sécurité! Il se leva, et se mit à aller et venir sur la peau de tigre qui était devant le feu. Il alluma une cigarette et la jeta pour en rallumer une autre.

« Patiner sur la glace à peine prise ! » Voilà qui n'était pas pour l'arrêter! Leur bavardage, leur persiflage ne serviraient qu'à précipiter les événements!

Il jeta la seconde cigarette.

Il n'avait pas pour habitude d'aller au salon à cette heure de la journée; il s'y rendit cependant. Ayant ouvert la porte avec précaution, il vit dans la grande et confortable pièce qu'éclai- raient de hautes lampes à huile, Mme Bellew, assise au piano, en train de chanter. Le service à thé était encore sur une table, à un bout de la salle, mais tout le monde avait fini de boire. Dans l'embrasure de la fenêtre, le général Pendyce et Bee jouaient aux échecs. Au centre, près d'une des lampes, lady Winlow, Mme Malden et Mrae Brandwhite étaient groupées, le

728 REVUE DÈS DEUX MONDES.

visage tourné vers le piano, avec une expression de surprise, qui semblait signifier : « Nous avions une conversation intéressante, pourquoi est-on venu l'interrompre? »

Devant le feu, Gérald Pendyce allongeait ses grandes jambes. Un peu à l'écart, ses yeux noirs fixés sur la chanteuse, était assise Mme Pendyce, un travail de broderie sur les genoux, et près d'elle, couché sur le bas de sa robe, Roy, le vieux skye terrier.

Si j'avais pu prévoir, avant te connaître, Que ta conquête, Amour, coûtât tant de tourments, Dans un coffret d'or pur, le faisant disparaître, J'aurais fixé mon cœur d'une épingle d'argent. L'amour est un plaisir, mais hélas éphémère!

Le temps épuise sa chaleur. Comme le soleil boit la rosée de la terre,

Il s'évanouit dans les pleurs 1

George entendit cette dernière strophe. Il n'était guère connaisseur en musique ; pourtant il fut pris d'une soudaine émotion, qu'il s'empressa de dissimuler avec soin.

On entendit au centre de la pièce un léger murmure, tandis que de sa place, près du foyer, Gérald cria tout haut : « Bravo! c'est superbe 1 »

Du côté de la fenêtre, la voix du général Pendyce retentit :

(( Echec! »

Et Mme Pendyce, reprenant sa broderie sur laquelle elle avait laissé tomber une larme, dit doucement :

B^avo ! c'est charmant !

Mme Bellew quitta le piano et vint s'asseoir auprès d'elle. George se dirigea vers la fenêtre. Il ne pratiquait pas le jeu d'échecs, et en détestait jusqu'à la vue; mais de cet endroit, il pouvait, sans attirer l'attention, contempler à son aise Mme Bellew. L'atmosphère était lourde : une forte odeur de bois de cèdre montait de la cheminée. La voix de sa mère et de Mme Bellew engagées dans une conversation qu'il ne pouvait entendre, celle de Lady Malden, de Mrae Brandwhite et de Gérald bavardant sur le compte du prochain, tout cela se fondait en un mur- mure discret et assoupissant, sur lequel tranchaient de temps à autre la voix du général Pendyce s'exclamant : « Echec ! » et celle de Bee ripostant : « Oh! mon oncle ! »

Un sentiment de rage monta au cœur de George. Pourquoi

LE MANOIR. 729

étaient-ils tous si tranquilles et sans soucis, tandis que ce feu perpétuel lui brûlait le cœur? Et ses yeux inquiets se fixèrent sur celle qui le faisait ainsi languir. Il s'approcha de sa mère :

Maman, laissez-moi voir cela.

Mme Pendyce se redressa sur sa chaise et lui tendit son tra- vail, avec un sourire à la fois surpris et joyeux :

Mon cher enfant, tu n'y comprendras goutte. (Test un empiècement pour ma robe neuve.

George le prit. Il n'y entendait rien, mais tandis qu'il le tournait et le retournait, il respirait le parfum de la femme qu'il aimait. En se penchant au-dessus de la broderie, il toucha l'épaule de Mme Bellew, et loin qu'elle se retirât, une imper- ceptible pression sembla répondre à la sienne. La voix de sa mère le rappela à la réalité. Il lui rendit la broderie, qu'elle reçut avec un regard de gratitude. C'était la première fois qu'il eût jamais paru s'intéresser à ce qu'elle faisait.

Mme Bellew avait pris un écran en feuilles de palmier pour se garantir le visage du feu. Elle dit lentement :

Si nous gagnons demain, je vous broderai quelque chose, George.

Et si nous perdons?

Elle leva les yeux sur lui, et involontairement il se déplaça pour que sa mère ne s'aperçût pas de leur émotion réciproque.

Si nous perdons, dit-elle, je rentrerai sous terre. Il fout que nous gagnions, George.

Il eut un petit rire gêné et lança un regard rapide vers sa mère. Mme Pendyce s'était remise à tirer régulièrement l'aiguille, mais son visage était anxieux.

Cette romance que vous nous avez chantée tout à l'heure me poursuit, ma chère Hélène, dit-elle.

Mme Bellew répondit :

Les paroles sont si vraies, n'est-ce pas?

George sentit qu'elle avait les yeux fixés sur lui, et il essaya de la regarder, mais ces yeux qui, tour à tour, souriaient et menaçaient, semblaient le tourner et le retourner, comme il avait tout à l'heure tourné et retourné la broderie de sa mère.

Et de nouveau le visage de M"'e Pendyce reflétait l'inquiétude.

730 REVUE DES DEUX MONDES.

IV. L'HEUREUX TERRAIN DE COURSES

De tous les endroits où, par un judicieux mélange de coups de cravache et d'éperon, d'avoine et de whisky, on entraîne les chevaux à placer une jambe devant l'autre avec une rapidité absolument inutile, à seule fin que des hommes puissent, avec d'autant plus de liberté, échanger entre eux de petits disques d'argent, la pelouse de Newmarket est, sans contredit, le « nec plus ultra » du genre.

Cette école de l'agitation la raison secrète des courses de chevaux n'est-elle pas de donner un exemple de mouvement perpétuel (car, vit-on jamais un fervent habitué du turf consi- dérer ses pertes ou ses gains comme définitifs?) cette école de l'agitation jouit d'un climat exceptionnellement approprié au tempérament britannique.

Outre une proportion convenable de cet élément constitutif du caractère anglais, le vent d'Est, la pelouse de Newmarket réunit à la fois le soleil le plus chaud, les tempêtes les plus gla- ciales, les pluies les plus pénétrantes qu'on puisse trouver en aucune place de même dimension dans les « trois royaumes. »

Mieux que dans la Cité de Londres elle-même, l'individua- lisme y trouve matière à vivre et à progresser, l'individualisme, Cet enviable état d'esprit égoïste qui est l'orgueilleux objectif de tout Anglais, et particulièrement de tout petit gentilhomme Campagnard. Eu un mot, —terrain de choix pour cette confiance en soi et cette circonspection qui défie toute intrusion étrangère, et fait partie intégrante des croyances religieuses de ce pays, le champ de courses de Newmarket est, plus que tout au Ire, le rendez-vous favori des classes possédantes.

Dans le paddock, une demi-heure avant le départ du han- dicap du Rutlandshire, un grand nombre de sportsmen se ras- semblaient par petits groupes de deux ou trois, se décrivant furtivement les uns aux autres les qualités des chevaux contre lesquels ils avaient parié, et les défauts de ceux sur qui ils avaient ponté, ou inversement. Ils se communiquaient aussi les pronostics contradictoires les plus récents de leurs entraî- neurs ou de leurs jockeys. George Pendyce à l'écart, son entraîneur Blacksmith et son jockey Swells s'entretenaient à voix basse.

LE MANOIR. "'il

Le profane ne s'explique pas ces colloques secrets des gens qui s'occupent de chevaux. Il n'y a cependant rien d'éton- nant. Le cheval est un animal fougueux et quelque peu inat- tentif. Si on ne le tient-pas ferme dès le début, il se laisse aller à de fâcheux écarts. Tout homme qui entraîne un cheval doit avoir un visage impénétrable, et d'autant plus impénétrable qu'il en attend davantage. Sinon, il peut avoir à redouter un grave échec.

C'est pour ces raisons que le visage de George était plus impassible que d'ordinaire, et ceux de son entraîneur et de son jockey tout à la fois résolus et impénétrables. JBIacksmith, qui était de petite taille, tenait à la main un court stick noueux dont, contrairement à toute attente, il ne se fouettait pas les jambes. Ses yeux rusés se cachaient sous ses paupières tom- bantes; il avait la lèvre supérieure saillante et était complète- ment rasé. Quant au jockey Swells, sa figure pincée avec ses sourcils proéminents et ses joues creuses avait, sous sa toque « bleu de paon, » les couleurs de George une teinte basanée rappelant celle des vieux meubles.

Dans une des stalles dont la file s'étendait au loin, The Ambler attendait qu'on fit sa toilette. C'était un cheval d'un brun sombre, haut d'un mètre soixante environ, aux épaules bien en place, aux jarrets droits, à la tête petite, ayant ce qu'on appelle une « queue de rat. » Son gros œil doux était des plus caractéristiques. Lorsqu'il tournait dans son orbite cet œil cerclé de blanc, semblable à une lune, on avait l'impres- sion qu'il comprenait ce qui se passait autour de lui. Les éclairs farouches qu'il lançait de temps à autre impressionnaient les curieux qui l'entouraient.

Il n'avait pas plus de trois ans et n'avait pas encore atteint l'âge les êtres mettent en application les connaissances qu'ils ont acquises; et déjà l'on se rendait compte qu'en vieil- lissant, il manifesterait son aversion pour un système qui per- mettait aux hommes de gagner de l'argent à ses dépens. De cet œil étrangement compréhensif, il observait George, que cet insistant regard ne laissait pas de troubler. De si gros intérêts dépendaient du cœur qui battait sous cette chaude robe de satin noir, que George, inquiet, fit demi-tour...

Jockeys! en selle!

Et ce fut, a travers la foule des bipèdes, aux regards anxieux

"732 REVUE DES DEUX MONDES.

sous leurs chapeaux et dans leurs fourrures, le défile' de ces nobles quadrupèdes, passant orgueilleusement dans la virginité soyeuse de leur pelage alezan, bai ou brun, comme s'ils allaient à la mort. A peine la porte se fut-elle refermée sur le dernier, que la foule se dispersa.

George restait seul, près de la balustrade qui descend au Tattersall. Il s'était posté dans un coin d'où, à l'aide de sa longue- vue, il pouvait voir ce cercle mouvant, aux couleurs gaies, au delà des deux mille mètres de piste. En ce moment, pour lui si décisif, la société de ses semblables l'importunait.

Partis! ' .

Il cessa de regarder, mais arrondit les épaules et serra les coudes, pour que nul ne pût savoir ce qu'il éprouvait. Derrière lui, quelqu'un dit :

Le favori est battu ! Quel est ce cheval, en bleu, à la corde? Seul, en avant, le long de la corde, The Ambler filait comme

un oiseau qui revient au gîte. Le cœur de George tressaillit violemment.

« Les autres ne pourront jamais le rattraper! C'est The Ambler qui gagne! The Ambler a fait walk over! »

Silencieux au milieu des vociférations de la foule, George songeait : « C'est mon cheval! c'est mon cheval! » et des larmes d'émotion vraie lui montaient aux yeux. Pendant une longue minute, il demeura absolument immobile : puis, d'un geste instinctif,, rajustant son chapeau, sa cravache à la main, il se dirigea sans hâte vers le paddock. Il laissa à son entraîneur le soin de ramener The Ambler au pesage, et le rejoignit.

Le petit jockey, taciturne et distrait, était assis et caressait sa selle, attendant le traditionnel AU right!

Blacksmith dit d'un ton tranquille :

Quatre longueurs, monsieur, quatre longueurs! J'ai dit à Swells qu'il ne monterait plus pour moi. C'est une mine d'or perdue. Pourquoi diable a-t-il pris une telle avance? Nous ne pourrons pas l'engager maintenant dans le prix de la Cité à moins de cinquante-sept kilos de charge. C'est à vous faire pleurer 1

Et George, levant les yeux sur son entraîneur, vit les lèvres du petit homme qui tremblaient.

Dans sa stalle, il recevait les soins d'un garçon d'écurie, The Ambler, les flancs ruisselants de sueur, le train d'arrière

LE MANOIR. 133

tendu, s'impatientait. Il interrompit le lad qui lui brossait la crinière pour contempler son maître, et, une fois de plus, George rencontra ce long regard doux et orgueilleux. Il posa sa main gantée sur le cou blanc d'e'cume du cheval. Mais The Amblcr agita la tête et la retourna.

George sortit au grand air et se dirigea vers la tribune. Les paroles de son entraîneur avaient gâté son plaisir : « C'est une mine d'or perdue! »

Il s'avança vers Swells avec ces mots sur les lèvres : « Pour- quoi n'avoir pas mieux cache' le jeu? » Mais il ne les prononça pas, car, en son for intérieur, il sentait qu'il était indigue de lui de demander à son jockey pourquoi il n'avait pas mieux dissimulé et gagné d'une longueur seulement. Mais le petit jockey comprit tout de suite.

M. Blacksmith m'a fait des reproches, monsieur. Mais, croyez-moi, ce cheval-là n'est pas comme les autres. Il m'a semblé préférable de le laisser courir à sa guise. Rappelez-vous bien ceci : il se rend compte des choses. Quand ils sont comme ça, il vaut mieux les laisser faire.

Derrière lui, une voix prononça :

Nos félicitations, George... Ce n'est pas de cette façon-là que j'aurais mené la course, pour mon compte... Il n'aurait pas courir aussi vite à la fin. Remarquables qualités de vitesse qu'a ce cheval... On ne sait plus monter aujourd'hui!

C'étaient le Squire et le général Pendyce qui se tenaient près de lui. Et derrière eux, il vit Mra* Bellew; ses yeux, tou- jours mouvants derrière leurs longs cils, changeaient conti- nuellement de couleur et d'expression. George s'avança lente- ment vers elle. Elle triomphait doucement : ses joues avaient un incarnat plus vif et sa taille s'abandonnait.

Appuyé contre la balustrade du paddock, se tenait un homme en habit de cheval, maigre, avec les épaules carrées et montantes du cavalier, et de longues jambes fines légèrement arquées. Son étroit visage, tout couvert de taches de rousseur, aux lèvres minces, aux cheveux roux tondus de près, à la moustache plus rousse encore et taillée, était d'une pâleur livide. Ses petits yeux noirs et ardents, qu'une passion mau- vaise semblait animer, suivaient la silhouette de George et de sa compagne. Quelqu'un lui frappa sur le bras.

Eh bien, Bellew! La journée a-t-elle été bonne?

734 BEVUE DES DEUX MONDES.

Non ! que le diable vous emporte 1 Sortons ! Allons boire I

George et Mmc Bellew se dirigèrent vers la sortie :

Je ne tiens pas à en voir davantage, dit-elle. Je voudrais m'en aller tout de suite.

Nous partirons après cette course, répondit George. Dans la dernière, il n'y a que des rosses.

Derrière la grande tribune, au milieu du brouhaha de la foule, il s'arrêta :

Hélène I dit-il.

Mme Bellew ferma les yeux et les fixa longuement sur les siens.

Le trajet entre la gare de Royston et Worsted Skeynes est long et accidenté. Il sembla pourtant à George Pendyce, assis auprès d'Hélène Bellew dans le dog-cart qu'il conduisait, ne durer qu'une minute, cette minute d'extase, souvent unique dans une vie, une vision céleste vous apparaît. Elle se ma- nifeste tantôt après un long hiver, alors que le printemps renaît, tantôt après l'été brûlant, lorsque le feuillage se dore. Comment est-elle revêtue? Du blanc étincelant de la neige ou du ronge vif de la flamme, de l'incarnat du vin ou de l'éclat de la pourpre, des mille teintes des fleurs de la montagne ou du vert sombre des profonds étangs silencieux? seul, l'illuminé le saurait dire. Mais une chose est certaine : à celui qui la con- temple la vision enlève la notion des autres images, tout senti- ment d'ordre, de loi dans le présent et dans le passé. Il ne voit que l'avenir plein de parfums et de chants : telle, entre deux hauts talus, se montre soudain une branche de pommier en tleurs, se balançant au vent dans un lourd bourdonnement d'abeilles.

Par-delà la croupe de la jument grise, c'était sur cette vision que George Pendyce avait le regard fixé, tandis que son bras tou- chait le bras de celle qui était assise à ses côtés, toute emmi- touflée de fourrures. Et derrière eux, dominant la route qui fuyait, le groom, se frottant les mains, contemplait, les yeux fermés, une vision d'autre sorte : il avait gagné ses cinq livres 1

Et la jument grise avait, elle aussi, sa vision : la vision d'une stalle bien claire et bien chaude, d'où l'avoine se répandait à travers les barreaux de sa mangeoire. D'un pied léger, elle filait à travers les sentiers les lanternes de la voiture jetaient, de

LE MANOIR. ^ 735

part et d'autre, deux lueurs mouvantes sur de sombres allées de hêtres qui crissaient au vent du No«rd-Ouest. De temps entemps, elle hennissait de plaisir de ce rapide retour au gite, et il s'échappait de ses narines une écume légère qui venait fouetter le visage des voyageurs, assis derrière elle. Ceux-ci ne bougaient pas, frémissant au contact de leurs bras, les joues brûlantes, au milieu de l'obscurité et du vent, les yeux brillants et fixés devant eux.

Tout à coup, le valet de pied sortit de son rêve" :

Si j'avais un cheval comme celui de M. George et, a côté de moi, une femme aussi chic que cette Mme Bellew, je ne reste- rais pas assis là, sans mot dire 1

V. LE BAL DE Mm« PENDYCE

Mrae Pendyce aimait à réunir la société du comté pour lui donner à danser, entreprise audacieuse dans une région les esprits, et incidemment les pieds des habitants, sont conformés pour des occupations d'un caraclère plus terre à terre. C'est sur- tout du côté des hommes qu'elle se heurtait à mille difficultés, car, en dépit d'une inaptitude vraiment nationale, il était rare de rencontrer une jeune fille qui ne « raffolât pas de la danse. »

Danser I j'ai tant aimé cela! Oh I ce pauvre Cecil Tharpl Et, avec un petit sourire amusé, elle montrait du doigt un jeune homme bien découplé, au visage cramoisi, qui dansait avec sa fille. Il manque à chaque instant défaire tré- bucher Bee, et il la serre comme s'il avait peur de tomber sur la tête! Elle a heureusement bon caractère et tient bien sur ses jambes. Ce brave garçon fait plaisir à voir. Tiens ! voici George et Hélène Bellew. Mon pauvre George n'est pas tout à fait à sa hauteur, mais il est encore mieux que tous ceux qui sont ici. N'est-ce pas qu'elle est adorable, ce soir?

Lady Malden s'arma de son face-à-main d'écaillé et pro- nonça :

Certes, mais c'est une de ces femmes qu'on ne peut jamais regarder sans s'apercevoir qu'elles ont un... un corps. Elle est trop... trop... vous voyez ce que je veux dire? C'est presque... presque comme une Française!

Mme Bellew avait passé si près de ces deux dames, que la trahie de sa robe vert d'eau les effleura, et, derrière elle, un

736 REVUE DES DEUX M0NDË9.

parfum flotta dans l'air, que Mme Pendyce aspira longuement^ Après un moment de silence, Lady Malden reprit :

C'est une femme dangereuse. James en est d'avis comme moi.

Mme Pendyce leva les sourcils; et il y avait dans ce tout petit geste une pointe de de'dain.

C'est une cousine à moi, très éloignée, dit-elle. Son père était un homme tout à fait extraordinaire. Ils sont d'une vieille famille du Devonshire. Les Cheritons de Bovey sont mentionnés dans Tvvisdom. Que voulez-vous? j'aime à voir les jeunes gens s'amuser.

Un doux sourire illumina ses yeux cerclés de fines rides. Sous son corsage de satin gris bleuté garni de bandes de velours noir disposées à intervalles réguliers, son cœur battait plus vite que d'ordinaire. C'est qu'elle pensait à certaine nuit de sa jeu- nesse où son vieux compagnon de jeu, le jeune Tréfane, de la « garde, » avait dansé avec elle presque toute la soirée, et où, de sa fenêtre, elle avait vu le soleil se lever et, silencieusement, avait pleuré parce qu'elle était l'épouse d'Horace Pendyce.

Ici, une femme qui danse si bien est fort à plaindre. J'aurais aimé inviter quelques jeunes gens de Londres, mais Horace tient à n'avoir que les gens du comté. Ce n'est pas drôle pour les jeunes filles. Je parle moins encore de leur façon de danser que de leur conversation. Elle ne porte jamais que sur la prochaine réunion de chasse, la nichée d'hier, la battue de demain, leurs fox-terriers (et cependant, Dieu sait si je les aime, les chères bêtes 1), ou encore sur le nouveau terrain de golf. Vraiment, j'en suis parfois gênée.

De nouveau, Mme Pendyce promena à travers la salle son doux regard souriant, et deux petites lignes de rides lui sillon- naient le front entre l'arc régulier de ses sourcils encore noirs.

Us ne savent pas être gais. Je sens qu'ai fond, cela ne les intéresse pas. Leur seul désir, c'est d'arriver à demain matin, pour pouvoir être dehors e{ chasser. Bee elle-même est ainsi 1

Mme Pendyce n'exagérait pas. A cette soirée du handicap du Rutlandshire, les hôtes, à Worsted Skeynes, appartenaient presque tous à la noblesse du comté, depuis l'honorable Ger- trude Winlow, valsant comme une statue légèrement colorée, jusqu'au jeune Tharp, au visage plein de santé et à la belle tête ronde, qui dansait comme s'il eut sauté un obstacle.:

LE MANOIR. 737

Pans un coin, on pouvait distinguer le vieux Lord Quarry- maii, en conversation avec Sir James Malden et le Révérend If issel Carter.

M",e Pendyce reprit :

Votre mari et Lord Quarryman sont en train de p> .1er de braconniers. Cela se voit à leurs gestes. Pauvres gens, ces bra- conniers! Je ne puis m'empêcher de m'apitoyer sur leur seul.,

Lady Malden abaissa son face-à-main.

Parlez-vous sérieusement? Plus perfide est le délit, plus il importe de le réprimer. 11 semble dur de punir des gens pour avoir volé du pain et des navets, et pourtant il le faut. Et puis, il y en a tant qui braconnent par goût du sport!

Maintenant, c'est le capitaine Maydew qui danse avec Hélène Bellew, remarqua Mme Pendyce. Lui, du moins, il danse bien. Comme leurs mouvements s'accordent! N'ont-ils pas l'air heureux? J'aime à voir qu'on s'amuse! Il y a bien assez de tristesses et de souflrinces inutiles. Cela vient beaucoup de ce que les gens manquent d'indulgence les uns pour les autres.

Lady M ild m la regarda de travers, en pinçant les lèvres. Mais M"e Pendyce était une Totteridge : elle se contenta de sourire. Elle dit encore :

Hélène Bellew était délicieuse, quand elle était jeune fille. Son grand-père était un cousin de ma mère. Elle est la cousine germain'-) de mon cou.dn Grîgory Vigil, des Vigil du Ilampàhire.

Gregory Vigil? J'ai été en rapport avec lui à la S. S. F. E.i

Qu'entendez-vous par la S. S. F. E. ? Lady Malden lui lança un coup d'œil sévère :

La Société pour le Sauvetage des Femmes et des Enfants 1 Vous en avez sûrement entendu parler.

J'approuve Gregory de s'occuper do ces sortes de choses. Mais y obtient-on grand succès ? Il y avait une femme à laquelle lil s'intéressait b)aucoup, ce printemps dernier : elle buvait.

Elles boivent toutes, dit Lady Malden, c'est le fléau actuel. Le front de Mm" Pendyce se plissa.

La plupart des Totteridges, dit-elle, étaient de grands buveurs. Ils s'y sont ruiné la santé... Et Jaspar Bellew I Lui aussi, il boit. Une fois qu'il dînait ici, je remarquai, en lui prenant le bras pour aller à table, qu'il avait déjà le regard allumé. En retournant chez lui, il versa son dog-cart dans un

tome trai. 1920. 47

738 BEVUE DES DEUX MONDES.

fossé... Quel malheur! Car c'est un homme qui n'est pas sans mérite... Je dois dire qu'Horace ne peut pas le souffrir.

La valse avait cessé Lady Malden reprit son face-à-main. George et Mme Bellew passèrent devant elle : à leur passage, le vent soulevé par l'éventail de Mme Bellew agita les cheveux de Lady Malden qui bouffaient sur le front et aussi un léger duvet qui ombrageait sa lèvre supérieure.

Pourquoi Hélène Bellew n'est-elle plus avec son mari? demanda-t-elle brusquement.

Mme Pendyce évita de répondre directement :

Comment s'étonner, dit-elle, que tous les hommes soient amoureux d'une créature si séduisante! Mon cousin Gregory est fou d'elle depuis des années, bien qu'il soit son tuteur ou son curateur, je ne sais plus exactement. C'est tout un roman. Si j'étais homme, je suis sûre que j'en serais amoureux, comme les autres.

Ses joues reprirent leur teint habituel, nuance de rose fanée. Une fois de plus, il lui semblait entendre la voix du jeune Tre- fane : « Margery, je vous aime! » et sa propre voix soupirait : « Pauvre garçon ! » Une fois de plus, elle regardait en arrière à travers cette forêt de sa vie elle errait depuis si longtemps, et chaque arbre avait la figure d'Horace Pendyce.

••■ ......... v . -.' k s v v ta m m m

Cependant, par la porte de la serre, grande ouverte sur la pelouse, on apercevait la pleine lune inondant la campagne de sa lumière d'or pale et, dans cette lumière, les branches des cèdres s'estompaient en noir sur le fond gris-bleu du ciel. C'était une *| lumière de rêve, une féerie de lumière. A cet instant, le Révé- rend Hussel Barter se présenta à l'entrée de la serre. Soudain, il s'arrêta net. Il venait d'apercevoir un couple à demi caché derrière un massif. Et dans ces deux amoureux, étrangers à tout ce qui n'était pas leur amour, il avait reconnu Mme Bellew et George Pendyce. Avant qu'il eût pu s'avancer ou se retirer, il vit George étreindre sa compagne dans ses bras; il la vit; pencher la tête en arrière, puis rapprocher son visage de celui de George. Les rayons de la lune l'éclairaient toute, accen- tuant encore la courbe gracieuse de sa nuque blanche. Et h recteur de Worsted Skeynes vit aussi qu'elle avait les yeux clos et les lèvres entr'ouvertes 1

LE MANOIR. ^9

VI. LE DIMANCHE A WORSTED SKEYWES

Dans la petite pièce tendue de blanc qui lui servait de bou- doir, Mmc Pendyce était assise, une lettre ouverte sur les genoux... C'était son habitude de venir s'asseoir là, le dimanche matin, pendant une heure, avant de mettre son chapeau pour se rendre à l'église. Elle prenait plaisir à rester inoccupée près de la fenêtre, ouverte chaque fois que le temps le permettait, et à laisser son regard errer sur l'enclos de la propriété et sur le clocher trapu de l'église pointant à travers un groupe d'ormes. A quoi pensait-elle dans ces moments-là, si ce n'est aux innom- brables matinées dominicales elle était ainsi restée assise, les mains croisées, attendant l'arrivée du Squire, à dix heures quarante-Cinq, exactement, avec son éternel: « Allonsl ma chère, vous allez être en retard I »

Elle s'asseyait déjà au temps ses cheveux, maintenant grisonnants, étaient encore d'un noir de jais, et elle s'y assoirait jusqu'à ce qu'ils deviennent tout à fait blancs. Un jour vien- drait où elle ne s'y assoirait plus; et qui sait? ce jour-là, en une minute d'oubli, peut-être M. Pendyce, encore bien conservé, entrerait-il dans la pièce en disant : « Allonsl ma chère, vous allez être en retard ! »

A quoi bon se plaindre d'ailleurs? Cela était dans l'ordre des choses, et il en était ainsi à travers les « trois royaumes. » D'autres femmes, tant d'autres femmesl étaient assises ainsi, dans l'attente de la vieillesse, qui, bien des années auparavant, devant l'autel d'une église élégante, avaient fait abandon de leurs aspirations, renoncé à toutes les chances, à tous les rêves de cette vie périssable Autour de la chaise de Mme Pendyce, étaient couchés les « bous chiens, » dont c'était aussi l'habitude, et de temps à autre le skye (devenu bien vieux maintenant) tirait une langue effilée et léchait le bout pointu de sa bottine. Car Mrae Pendyce savait été une jolie femme,, en son temps, et ses pieds avaient conservé leur finesse.

L'air, en cet été de la Saint-Martin, était d'une exquise douceur; pourtant Mrae Pendyce semblait mal à l'aise. Elle reprit la lellr qu'elle ten il sur ses genoux, et en recommença la lec- ture;. L)j& rides su formèrent sur son iront. Ce n'était pas souvent qu'une lettre réclamant une décision ou impliquant une respon-

740

REVUE DES DEUX MONDES.

sabilité parvenait jusqu'à elle, sans avoir passé au préalable par la censure bienveillante et équitable de M. Pendyce. Celte lettre était ainsi conçue :

R. W. C. HanoTer Square. 1" novembre 1891.

« Chère Margery,

« J'ai besoin de vous voir pour affaire pressante. Je serai chez vous, dimanche après raidi. Si, comme je le suppose, votre maison est en ce moment pleine d'invités, peut-être pourrez-vous tout de même, me donner un coin n'importe où, pour passer la nuit. Vous savez que, depuis la mort de son père, je suis le curateur d'Hélène Bellew. Sa situation est devenue intolérable : il n'est que temps d'y mettre fin. Le capitaine Bellew est un homme affreux. Mon sang bout quand son nom vient sous ma plume : j'aime mieux n'en pas parler. Voila maintenant deux ans qu'ils sont séparés, et il va sans dire que tous les torts sont du côté du mari. Nous sommes donc dans les conditions voulues pour obtenir le divorce. Vous me connaissez assez pour deviner que je ne suis pas arrivé à cette conclusion sans mûre réflexion. Dieu sait que, si j'avais pu trouver quelque autre moyen de sauvegarder l'avenir d'Hélène, je l'eusse préféré; mais il n'en existe pas. Vous êtes la seule femme sur qui je puisse compter pour s'intéresser à Hélène; et d'autre part il faut que je fasse une démarche auprès de son mari. C'est ce qui m'amème. Surtout, qu'on ne dérange pas pour moi le gros et brave Ben- son, non plus que son estimable équipage! Je viendrai à pied, avec ma brosse à dents pour tout bagage.

« Votre cousin affectionné, « Gregory Vicil. »

jyjme Pendyce méditait sur les termes de cette lettre. Le dernier divorce, celui de lady Rose Bethany, avait fait scandale. Qu'un autre vînt à se produire, et si près de Worsted Skeynes, cela ne pourrait manquer de déplaire à Horace. Jeudi, après le départ d'Hélène, il avait dit : « Ce n'est pas trop tôt qu'elle s'en aille. Elle est dans une situation équivoque, et les gens n'aiment pas cela. Les Malden étaient entièrement... » Et, avec un batte- ment f\% cceur .joyeux, Mme Pendyce se rappelait comment elle s'était écriée ; « EUen Malden est bien trop bourgeoise pour

LE MANOIR. 741

comprendre ces choses-là! » Cette exclamation l'enchantait en dépit du regard courroucé de M. Pendyce.

Et elle pensait à George retourné à son club le lendemain du départ d'Hélène et des autres invités. Elle aurait voulu qu'il restât encore. Elle aurait voulu... Le pli soucieux de son front s'accentua. Un trop long séjour à Londres n'était pas bon pour lui... Un trop long séjour...

Allons, ma chère, vous allez être en retard 1

M. Pendyce, qui allait passer sa redingote, traversait la pièce» suivi de son épagneul John. Mme Pendyce se leva, et, froissant nerveusement la lettre, se mit en devoir de partir pour l'église.

VII. GREGORY VIGIL PROPOSE

Cet après-midi-là, vers trois heures, un homme de haute taille, la démarche souple, portant (Tune main son chapeau et de l'autre un petit sac de cuir foncé, suivait à pied l'avenue qui conduisait à Worsted Skeynes. De figure agréable, le nez droit, il avait les cheveux grisonnants sur les tempes. De temps à autre, il faisait une pause et, les narines dilatées, respirait lon- guement. A l'un de ces arrêts, les yeux levés au ciel, il vit sortur d'un rhododendron un rouge-gorge moqueur qui se mit à siffler quand il fut passé.

Gregory Yigil se retourna et pinça ses lèvres rieuses ; il n'était pas sans ressemblance avec cet oiseau qui a la réputation d'être essentiellement anglais.

Mme Pendyce l'accueillit avec effusion.

Mon cher Grig, dit-elle lorsque son cousin se fut assis, votre lettre m'a bien troublée. On a déjà tant jasé dans le pays, à propos de sa séparation d'avec le capitaine Belluw ! Et vous connaissez Horace ! Or, tous les squires, tous les pasteurs, tout ce qui l'entoure pense comme lui ! Pour moi, j'aime beau- coup Hélène : c'est la séduction même. Mais je ne déteste pas son mari. C'est un original, j'en conviens; mais à ce point de vue-là, elle lui ressemble bien un peu.

Gregory Vigil bondit.

Hélène ressemblera cet homme I Oui, comme une rose ressemble à un artichaut!

Mme Pendyce reprit :

Cela m'a fait un très grand plaisir de l'avoir ici. C'est la

742

REVUE DES DEUX MONDES.

première fois qu'elle y est venue depuis qu'elle a quitté les « Pins. » Voilà de cela deux ans. Si vous aviez vu l'effet de sa présence sur les Malden I Alors, croyez-vous vraiment que le divorce soit inévitable ?

Gregory Vigil répondit nettement :

C'est mon opinion.

Sous le regard de son cousin, Mme Pendyce se contint; peut-être, cependant, ses sourcils élaienl-ils un peu plus relevés qu'à l'ordinaire; puis, comme sous le coup d'une agitation secrète, ses doigts se mirent à trembler. Devant elle se dressait la vision de George et d'Hélène côte à côte. Crainte, pressenti- ment, tout l'inexpliqué de l'intuition maternelle!

Bien entendu, mon cher Grig, dit-elle après un moment, si je puis vous aider en quoi que ce soit...

Gregory Vigil précisait :

Comprenez bien, Margery, c'est à elle uniquement que je pense. Dans cette affaire, son intérêt seul me guide.

Je comprends, mon cher Grig, je comprends parfaite- ment. Hélène est dans une situation intolérable. Ce n'est pas une vie pour une femme d'être ainsi exposée au bavardage inju- rieux de tout le monde... Après cela, si vous voulez mon avis, je crois que cela ne l'impressionne guère : elle m'a paru d'excellente humeur.

Gregory se passa la main dans les cheveux :

C'est une femme que personne ne comprend; peut-être vous-même ne la comprenez-vous pas tout à fait : elle a une fermeté de caractère admirable.

Mme Pendyce lui lança un regard à la dérobée, et un sourire ironique efileura ses lèvres.

Cher Grig, dit-elle, quel est donc l'artiste qui vous coiffe? J'admire que vos cheveux, étant si longs, soient si bien ondulés I

Gregory se détourna en rougissant :

Il y a une éternité que je veux les faire couper... Mais croyez-vous, vraiment, Margery, que votre mari ne se rende pas compte de la situation d'Hélène?

- Je le crois. Horace sera certainement d'avis qu'elle re- tourne auprès de son mari. L'histoire de Lady Rose Bethany a mis toute la contrée en révolution. Dans ce pays, on est très hostile à l'émancipation des femmes. Si vous entendiez le pasteur Barter, et Sir James Malden, et bien d'autres! Et, le plus drôle,

LE MANOIR. 743

e'est que les femmes sont de leur côté. Gela me semble d'autant plus étrange, qu'il y a eu tant de Totteridgos qui se sont enfuis ou se sont signalés par quelque excentricité! Je ne puis m'empê- cher de prendre parti pour Hélène : mais il me faut aussi songer à l'opinion. Comment s'arrange-t-on en province, pour savoir ce que font les gens, avant même qu'ils aient rien fait ?

Gregory Vigil se prit la tête entre les mains :

Mon devoir est clair, conclut-il. Hélène Bellew n'a que moi à qui elle puisse confier le soin de son avenir.

Mme Pendyce poussa un soupir et se leva :

Comme vous voudrez, mon cher Grig. Allons maintenant prendre une tasse de thé.

Le dimanche, à Worsted Skeyncs, on prenait le thé dans le hall. Le pasteur et sa femme étaient là. Le jeune Cecil Tharp s'y trouvait aussi. Il était venu à pied, avec son chien, qui poussait de petits gémissements derrière la porte d'entrée. Le général Pendyce, les jambes croisées, se renversait dans sa chaise, les yeux fixés au mur, tandis que le Squire, tenant en main le dernier œuf d'oiseau entré dans sa collection, en montrait les mouchetures au pasteur. Dans un coin, près d'un harmonium dont on ne jouait jamais, Norah causait du club de hockey avec Mme Barter. De l'autre côté de la cheminée, Bee et le jeune Tharp, dont les deux chaises semblaient bien rapprochées, cau- saient à voix basse de leurs chevaux, en se lançant à la dérobée de timides œillades. Le jour tombait. Les bûches de bois cré- pitaient, et, de temps à autre, dans cette atmosphère tiède et confortable, le murmure assourdi des conversations faisait place à des intervalles de silence que ne troublait même pas John, endormi aux pieds de son maître.

Allons, dit Gregory, à voix basse, il faut que j'aille voir mon homme.

Est-il bien nécessaire, Gregory, que vous le voyiez? Je veux dire : êtes-vous tout à fait décidé?

Gregory affirma ;

Je le dois.

Et, traversant le hall, il s'esquiva si discrètement que, sauf Mme Pendyce, personne ne remarqua son départ.

Une heure et demie plus tard, M. Pendyce et sa fille Bee se trouvaient près de la gare, de retour du village ils étaient

744

REVUE DES DEUX MONDES.

allés faire leur visite dominicale à leur vieux maître d'hôtel, Bigson. Le Squire disait :

II baisse, Bee, ce pauvre Bigson, il baisse... Hélas! on n'a plus de domestiques comme cela aujourd'hui. Ce maître d'hôtel que nous avons maintenant est un lourdaud... Mais qu'est-ce que j'aperçois là-bas? Qui peut marcher à celte folle allure?

Au milieu de la route, un dog-cart arrivait à toute vitesse. Bee saisit le bras de son père que la stupeur avait cloué sur place. Le dogeart passa à quelques centimètres et disparut à un tournant, vers la gare.

C'est honteux I et un dimanche encore ! Le gaillard doit être ivre. Il m'a presque passé sur les jambes. Avez-vous vu, Bee, il m'a presque passé...

Bee répondit :

C'était le capitaine Bellew, père; je l'ai vu.

Bellew ? C'est bien cela : un ivrogne ! Je l'attaquerai en justice» Avez-vous vu, Bee? il m'a presque passé...

Il allait à la gare : peut-être a-t-il reçu de mauvaises nou- velles. Voici le train qui part. Pourvu qu'il ait pu le prendre!

De mauvaises nouvelles ? Est-ce la une excuse pour m'écraser? Vous espérez qu'il a pu prendre le train? Et moi j'espère qu'il a fait la culbute. Le gredin I II aurait mérité de se tuer 1

Et M. Pendyce continua sur ce ton, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à l'église. En longeant le bas-côté, ils passèrent près de Gregory Vigil agenouillé, la tête dans les mains.

Cette nuit-là, on sonna violemment à l'appartement d'Hélène Bellew, dans Chelsea. Hélène vint elle-même •uvrir, un bou- geoir à la main :

Qui est là? Que voulez-vous?

Un homme apparut qu'elle reconnut aussitôt, malgré la pâleur vraiment'extraordinaire de son visage et l'éclat fébrile de ses yeux :

Jasparl... Vous?... Que signifie?...

J'ai à vous parler.

Me parler! Est-ce une heure pour venir me parler?

L'heure... peu importe l'heure ! Hélène, après deux ans, vous pourriez m'embrasser... Ce soir, vous ne direz pas que je suis ivrel

LE MANOIR. 745

Mme Bellew fit semblant de ne pas avoir entendu :

Si je vous laisse entrer, dit-elle d'une voix que la crainte ne faisait pas trembler, me promettez-vous de me dire promp- tement ce qui vous amène et de partir aussitôt après ?

Les petits yeux noirs de Bellew eurent un éclair de convoitise. Il fit un signe de tête affirmatif. Dans le salon Hélène l'intro- duisit, il s'accouda à la cheminée.

Eh bien I dit-elle encore, pourquoi êtes-vous venu?

Peu à peu, le visage de Bellew prenait une expression étrange, sa bouche se contractait, un creux se formait entre ses yeux, sa langue s'embarrassait.

Mme Bellew, de sa voix claire, insista :

Voyons, Jaspar, que voulez-vous?

Vous êtes bien jolie ce soir...

Et, cherchant a se rapprocher d'Hélène, il balbutiait :

Vous êtes ma femme...

Mmé Bellew garda tout son sang-froid.

Si c'est ainsi, dit-elle, il faut vous en aller!

Et elle avança son bras nu pour le pousser du côté de la porte* Mais, au même instant, Bellew recula de lui-même. Ses yeux, comme hypnotisés, fixaient un point sur le plancher.

Là, gémissait-il, qu'y a-t-il, là?... Qu'est-ce que tout ce noir?...

Et sur son visage, effroyablement contracté, se lisait une soudaine angoisse.

Ne me renvoyez pas, suppliait-il... Ne me renvoyez pasl Mme Bellew avait cessé de le repousser. Dans ses yeux, le défi

avait fait place à une sorte de pitié. Elle s'approcha rapidement de lui et mit sa main sur son épaule.

Ne craignez rien, mon ami, ne craignez rien, dit-elle. Il n'y a rien 1

VIII. M. PARAMOR DISPOSE

Mme Pendyce choisit, pour communiquera son mari la déci- sion de Gregory, le quart d'heure qui précédait son lever. C'était l'instant propice, dans l'engourdissement du demi-sommeil.

Horace, dit-elle, Grig est d'avis qu'Hélène Bellew ne peut rester dans la situation elle est : il lui conseille le divorce. Je lui ai dit combien cela vous contrarierait.

746 REVUE DES DEUX MONDES.

M. Pendyce était étendu sur le dos.

Que dites vous-là, ma chère? jyjme Pendyce corrigea :

Je savais bien que vous en auriez de l'ennui ; mais nous ne devons tous considérer que l'intérêt d'Hélène.

Le Squire se dressa sur son séant.

Ainsi, vous me demandez si Hélène doit divorcer d'avec ce Bcllcw?

Ne vous irritez pas, mon ami ; vous vous rendrez malade. Si Grig est de cet avis, c'est qu'il le faut.

Horace Pendyce se laissa lourdement retomber sur son oreiller et, au profond étonnement de Mme Pendyce, il prononça:

Certes, oui, elle doit divorcer... Un gaillard comme celui- là, on devrait le pendre! Je vous ai dit que, la nuit dernière, il a failli m'écraser. Et puis, la vie qu'il mène est un exemple déplorable pour tout le voisinage!... Ma parole, si je ne m'étais garé a temps, il me renversait comme une quille, et Bee avec, par-dessus le marché.

Mra* Pendyce poussa un soupir.

Vous l'avez vraiment échappé belle !

Divorcer! Il y a longtemps que ce devrait être fait... Ah ! il ne s'en est pas fallu de beaucoup : quelques centimètres de plus, et j'étais culbuté.

Mme Pendyce n'en revenait pas.

Je ne savais d'abord ce que vous en penseriez... Je crai- gnais de vous affliger. Je suis heureuse de voir que vous le prenez ainsi.

Horace Pendyce tira sa montre de dessous son oreiller :

Huit heures moins dix ! Vous me retenez à bavarder et je devrais être dans mon bain !

Vêtu de son pyjama aux larges raies bleues, les yeux gris, la moustache grise, la taille bien droite, il s'arrêta près de la porte.

Vous ne devineriez jamais la réflexion que Bee a faite : ,i( Pourvu qu'il n'ait pas manqué son train! «Manqué son train I... Et moi qui pouvais... moi qui pouvais!...

Le Squire ne termina pas sa phrase. Seuls, des termes énergiques et par trop expressifs eussent pu répondre à sa con- ception du danger qu'il avait couru. Il jugea qu'ils ne conve- naient pas à la dignité de son caractère.

L8 MANOIR. 747

Au petit déjeuner, il se montra plus aimable qu'à l'ordinaire pour Gregory, qui prenait le train pour Londres. En général, M. Pendyce lui témoignait une certaine méfiance, comme il est naturel à l'égard d'un cousin de votre femme, quand, en outre, ce cousin n'est pas désagréable de sa personne.

Ce n'est pas un méchant garçon, avait coutume de dire en parlant de lui M. Pendyce, mais c'est un radical farouche.

G'étaitle seul qualificatif qu'il trouvât pour définir Gregory.

Celui-ci partit, sans avoir fait d'autre allusion à l'objet de sa visite. Dans le train qui le ramenait à Londres, il se tint près de la portière du wagon à regarder, comme en un panorama, se dérouler sous le soleil d'automne châteaux et églises, au milieu des haies et des taillis aux teintes sombres et dorées : au loin, sur la pente des coteaux, se dressait la silhouette du labou- reur conduisant lentement son attelage.

De la gare, il se fit conduire chez ses avoués, dans Lincoln's lun Fields. On le fit entrer dans une pièce rien, sauf une .suite d'ouvrages de jurisprudence, ne sentait la basoche : dans un vase, un bouquet de violettes baignait dans l'eau fraîche. Il y fut reçu par Edmond Paramor, le premier associé de l'étude Paramor et Herring, homme d'une soixantaine d'années, rasé de frais, aux cheveux grisonnants et relevés sur le front.

Je viens, commença Gregory, pour le divorce de ma pupille.

Mme Jaspar Bellew? Voyons! Que je me souvienne : elle est séparée de son mari depuis quelque temps, je crois?

Depuis deux ans.

Vous agissez d'accord avec elle, naturellement?

Elle est au courant de ma démarche.

Vous connaissez la législation du divorce?... Il nous faudra certaines preuves.... Vous les avez, sans doute?

Gregory se passa la main dans les cheveux :

Je ne pense pas qu'il y ait rien à prouver, dit-il. J'ai vu le capitaine Bellew... Il est consentant.

M. Paramor le regarda, étonné.

Et vous croyez que cela suffit? Gregory s'exclama :

Quelles difficultés peut-il y avoir, quand les deux inté- ressés sont d'accord et qu'il n'y a d'opposition d'aucun côté? Au

748 REVUE DES DEUX MONDES.

surplus, je suis sûr que j'obtiendrai de Bellew qu'il reconnaisse tout ce qu'on voudrai

M. Paramor sifflota entre ses dents.

N'auriez-vous jamais entendu parler de ce qu'on appelle la collusion?

Ce sont des sujets que je connais mal et qui de plus me déplaisent souverainement. Je tiens le mariage pour une chose sacrée, et quand il se trouve profané, ce qu'à Dieu ne plaise! c'est pour moi un supplice de songer à toutes ces formalités. Nous sommes dans un pays chrétien, et solidaires les uns des autres. Qu'est-ce que toute cette boue, Paramor?

Après cette explosion, il se laissa retomber dans son fau- teuil, où il s'enfonça d'un air accablé. M. Paramor reprit avec une gravité singulière :

La loi n'admet pas que deux personnes, malheureuses ensemble, se mettent d'accord pour demander la séparation. Il faut que l'une d'elles soit supposée tenir encore à l'autre, et se pose en victime. Il faut qu'il y ait des preuves de mau- vaise conduite, et, dans ce cas, de sévices et d'abandon. Et les preuves doivent être produites sans parti pris. C'est la loil

Gregory, sans relever la tête, interrogea :

Mais pourquoi? Pourquoi cette façon détournée et hypo- crite?

Instantanément, le visage de M. Paramor reprit son sourire habituel.

Mais, dit-il, pour sauvegarder la morale.

Vous trouvez cela moral, après avoir enchaîné les gens, de les forcer à commettre une faute pour qu'ils puissent reprendre leur liberté?

M. Paramor se pencha vers lui.

Mon cher ami, déclaïa-t-il avec chaleur, je sais bien que notre système est cause de grandes souffrances et tout à fait inutiles; je ne prétends nullement qu'il n'y ait pas lieu de le réformer. La plupart des gens de loi et tout homme sensé en seront d'avis. Mais nous n'y pouvons rien. Vous avez mal en- gagé votre affaire : maintenant, nous allons la mener du mieux que nous pourrons. L- premier point est d'écrire à Mme Bellew pour la prier de venir nous voir. Il nous faudra aussi faire surveiller Bellew.

Gregory demanda :

LE MANOIR. 149

Ne pourrait-on pas s'en dispenser?

M. Paramor, se mordillant l'index, répliqua :

Ce ne serait pas prudent. Mais ne vous inquiétez pas de cela, c'est nous que cela regarde.

Gregory se leva et alla jusqu'à la fenêtre.

Paramor, dit-il, ma pupille m'est chère ; elle m'est plus chère qu'aucune autre femme au monde. Je me débats dans un dilemme affreux. Il y a, d'une part, toute cette cui- sine nauséabonde avec son inévitable publicité; d'autre part, sa situation à elle, une femme jolie, gaie, seule dans Londres elle devient forcément une pâture pour les instincts grossiers de tout homme et pour les médisants de toute femme. A mon grand désespoir, j'en ;ii eu, tout récemment, l'écho. Je lui ai même conseillé, Dieu me pardonne, de retourner auprès de son mari, mais cela est impossible. Je ne sais que faire.

M. Paramor se leva.

Je sais, dit-il, mon cher ami, je sais. Puis, après avoir réfléchi quelques minutes :

J'irai la voir moi-même. Nous lui épargnerons tout ce que nous pourrons. J'irai dès cet après-midi et je vous ferai savoir aussitôt ce qui aura été décidé.

D'un même geste, tous deux avancèrent la main et se la serrèrent amicalement. Puis Gregory prit son chapeau et s'élança dans la rue.

Il se rendit directement au siège de la Société pour la pro- tection des femmes et des enfants dans Hanover Square, et y travailla jusqu'à près de trois heures; de dans une pâtisserie il fit une légère collation. Puis il grimpa sur l'impériale d'un omnibus en direction de l'Ouest. Son chapeau à la main, le visage illuminé, il pensait à Hélène Bellew. C'était devenu pour lui une habitude de songer à Hélène, comme à la meil- leure et la plus belle des femmes, habitude dont, à son âge, il ne pouvait plus se défaire.

Les femmes qui voyaient ce bel homme passer ainsi, tète nue, lui adressaient leur plus engageant sourire. Au contraire, George Pendyce, qui l'aperçut des fenêtres du Club des Stoïciens, eut peine à réprimer un mouvement de mauvaise humeur : auprès de lui, il éprouvait toujours un petit sentiment de malaise.

La nature, qui avait fait de Gregory Vigil un homme, cons-

750 REVUE DES DEUX MONDES.

tatait à regret qu'il avait échappé à ses lois, et qu'il vivait dans le célibat, privé de rompag ; •' la r ram»; et la nature qui ne peut souffrir qu'un homme tente de s'affranchir d ; son jo..g, se vengeait sur ses nerfs et le prédisposait à l'apoplexie.

Il descendit de l'omnibus près de la maison qu'habitait Mmc Bellew, en fit, avec émotion, le tour, et revint ensuite sur ses pas. Depuis longtemps, il s'était imposé comme règle de ne voir sa pupille qu'une fois par quinzaine, et à cette règle jamais il ne manquait; mais il n'était guère de jour ou de soir qu'il ne s'écartât de son chemin pour passer sous ses fenêtres. Ce pèlerinage une fois accompli, sans avoir le moins du monde conscience d'avoir fait quoi que ce soit de ridicule, plus calme peut-être parce qu'il ne l'avait pas vue, il revint vers l'Est dans un autre omnibus, passant une fois de plus devant les fenêtres du Club des Stoïciens, et de nouveau faisant naître un sourire sarcastique sur le visnge de George Pendyce.

Il était rentré depuis une demi-heure dans son appartement de garçon, dans Buckingham Street, quand un chasseur de club lui apporta la lettre promise par M. Paramor.

Il l'ouvrit en hâte :

The Nelson Club, Trafalgar Square.

« Mon cher Vigil.

« Je sors de chez votre pupille. Une complication bien fâcheuse s'est produite la nuit 'dernière. Il parait qu'après la visite que vous lui avez faite hier après-midi, son mari est venu à Londres et s'est présenté chez elle vers onze heures du smr 11 était dans un tel état qu'une attaque de delirium tremens était à craindre. Mme Bellew fut obligée de le garder chez elle toute la nuit. « Je n'aurais pas pu mettre dehors un chien dans cet état, » m'a-t-elle dit.

La visite s'est prolongée jusqu'à cet après-midi : et notre homme venait tout juste de partir lorsque je suis arrivé. C'est une circonstance particulièrement ironique dont il faut que je vous explique toute l'importance. Je crois vous avoir dit que la loi relative au divorce est fondée sur certains principes. L'un deux est qu'il ne doit pas y avoir de pardon accordé par l'inté- ressé qui demande le divorce. C'est ce qu'on appelle, en termes juridiques, pardon prescriptif, obstacle absolu à toute suite du procès, au moins pour un certain temps... Le tribunal est

LE MANOIRa 151

très sévère sur ce point et montre toujours la plus grande méfiance à l'égard de tout acte du demandeur pouvant être interprété comme une « absolution. » Je crains, après ce récit de votre pupille, qu'il ne soit imprudent de demander le divorce, car il est à peu près certain que le tribunal consi- dérerait qu'elle a absous le passé. Toutefois, un nouvel outrage ferait, comme un dit en langage technique, renaître le passé; et, si l'on ne peut rien faire pour le présent, il peut y avoir lieu du moins d'espérer pour l'avenir. Maintenant que j'ai vu votre pupille, je comprends parfaitement votre anxiété a son sujet, encore que je ne sois pas tout sûr que vous ayez raison en la poussant au divorce. Cependant, si vous persistez dansvotre projet, je suivrai l'affaire moi-même et démon mieux. Pour l'instant, mon avis est que vous ne fassiez aucune dé- marche. Ce ne sont pas des affaires qui concernent un pro- fane, surtout lorsque, comme vous, il juge les choses, non point comme elles sont, mais comme elles devraient être. « Je reste, mon cher Vigil, votre bien dévoué :

« Edmond Paramor. »

(( Si vous voulez me voir, vous me trouverez à mon club toute la soirée.

« E. P. »

Quand Gregory eut fini de lire cette lettre, il alla jusqu'à la fenêtre d'où il contempla les lumières qui brillaient sur la Tamise. Son cœur battait à grands coups, ses tempes étaient congestionnées. Il descendit, héla un cab et se fit conduire au Nelson Club. Et ce fut sur le ton de l'émotion la plus vive qu'il demanda a Paramor :

Qu'est-ce que tout cela signifie? Dois-je donc croire que, parce qu'elle a agi en bonne chrétienne vis-à-vis de cet homme, ma pupille sera punie de sa charité?

M. Paramor se mordit les doigts.

N'embrouillez pas la question, je vous en prie, en y mêlant le christianisme. La religion n'a rien à faire avec la loi. Dans le cas de votre pupille, il nous faut agir avec le plus grand soin. Nous devons « sauver la face, » comme disent les Chinois. Il nous faut alléguer que c'est à contre-cœur que nous engageons

7*>2 REVUE DES DEUX MONDES.

ce procès, mais que l'outrage a été tel que nous ne pouvons faire autrement. Votre pupille ne peut pas demander le divorce uniquement parce qu'elle est malheureuse, mais seulement si elle a été outragée de telle ou telle façon prévue par la loi. Mais si, par un pardon rédhibitoire, elle a donné au tribunal un motif légal de refuser le divorce, ce divorce lui sera refusé. Pour gagner un tel procès, Vigil, on doit unir à une poigne de fer la circonspection du chat. Comprenez-vous maintenant?

Gregory ne répondit rien.

M. Paramor l'observa et lui dit à demi apitoyé :

Gela ne servirait à rien d' ngager le procès maintenant. Y êtes-vous encore bien décidé '.'

Comment pouvez-vous me poser une pareille question, Paramor? Après la conduite de cet homme, la nuit dernière, j'y suis résolu plus que jamais.

Dans ce cas, dit M. Paramor, il nous faut établir autour de Bellew une surveillance active et espérer qu'elle donnera de bons résultais.

Gregory lui tendit la main.

Vous parliez de moralité? Je ne puis vous dire à quel point cette procédure me parait odieuse.

Et, gagnant rapidement la porte, il se retira.

Son esprit était agité de mille pensées confuses, et son cœur bondissait. ïl songeait à Hélène Bellew, la femme qui lui était la plus chère au monde. Il l'imaginait aux prises avec un grand serpent visqueux, et il ne trouvait aucun soulagement à savoir que beaucoup d'autres, hommes ou femmes, souffraient pareil- lement du fait de leur conjoint, ou même sans qu'il y eût de leur faute à l'un ou à l'autre. Longtemps il erra à travers les rues balayées par le vent, avant de rentrer chez lui.

John Galsworthy.

(Traduit par le prince Antoine Bibesco.)

(La deuxième partie au prochain numéro.)

AU PAYS BRETON

(0

III

LE PARDON BIGOUDEN 15 AOUT (2)

A l'autre bout du petit monde bigouden, au bord de cette côle sauvage qui, par grostemps d'Ouest et de suroit, nous parle, nous appelle, à cinq lieues de dislance. Alors, l'obscurité venue, on perçoit un grondement profond et vaste qui semble monter de tout l'au-delà, derrière la rivière et les bois, en même temps que, par-dessus la cime des pins, passe, de cinq en cinq se- condes, un éclair si trouble, si diffus, que c'est plutôt comme une palpitation, un émoi lumineux dans les ténèbres: le fouet du grand phare d'Eckmùhl, girant dans l'espace, éclairant à chacun de ses retours l'épaisse poussière d'eau qui court avec le suroit dans la nuit.

Étrange pays, l'on pourrait se croire dans une autre partie du monde, à quelle distance des ombreux refuges de la rivière, de nos verts, intimes demi-jours! Il tient de la mer et du désert. L'espace y est immense, la plaine toute rase, d'un jaune pâle, brûlée par le vent du large, sans un bouquet d'arbres, même quand on regarde du côté de l'intérieur. Des murets de pierre, de galets, y séparent de maigres blés et des

(1; Voyez la Revue des 1er juillet et lor août.

(2) Plusieurs aspects de ce Pardon ont changé. On y voit encore, ça et là, les célèbres costumes aux broderies couleur d'or, mais ils n'y apparaissent plus en masses. La mode nouvelle est au noir pur. Les mendiants sont moins nombreux, et les forains, l'an dernier, ont fait leur apparition. Quelques-unes des scènes que l'on décrit ici rappelleront au lecteur des peintures, bien commues, de MM. Lcmor- dant et Lucien Simon, notamment La Procession de ce dernier peintre.

tomi Lviii. 1920. 48

754

REVTJE DES DEUX MONDES.

champs de pommes de terre. Au Sud, au Nord, apparaissent les luisants de l'Océan, bordés, jonchés au loin de roches énormes, de « plateaux » l'on reconnaît bien la fin d'un monde, les eaux, même par les beaux jours, ne cessent pas a l'heure du flot, de se déniveler au flanc des granits, avec, çà et là, des tour- noiements et des succions, de bondissantes blancheurs, et cela sans cause visible, comme éternellement tourmentées par leur propre énergie profonde.

Un pays je viens souvent, mais je n'ai jamais pu rester plus de deux jours, tant il est inhumain, hostile, tant on s'y sent perdu, dispersé, et comme dévoré parles excessives puis- sances d'alentour. On y a vite le goût du sel sur les lèvres. Et les yeux s'y fatiguent. Le ciel est trop grand, les écrans natu- rels manquent, 'fît puis, toujours une grasse fumée de goémons dans l'air, d'acres volutes, une blanche vapeur épandue qui monte partout de la grève. Et, si souvent, du vent, des pous- sières envolées d'embruns : je ne parle que des beaux jours. Au loin, l'immense, concavité de la baie d'Audierne, une arène de six lieues, viennent s'assommer les houles, fuit, s'évanouit, dans un fauve, oblique rideau de sable et d'écumes pulvérisées. Au Sud, au bout de la pointe, dans la pâle exhalaison de la soude, les silhouettes du vieux phare d'Eckmùhl, les roches, les balises, le Menhir, grandissent, s'engrisaillent comme des fantômes. Et du côté des terres, la plaine aussi se voile : sur le jaunedésert, on dirait le souffle trouble du simoun.

Mais ce pays n'est pas désert. Un peuple singulier y habite, à part entre toutes les tribus de la Bretagne, de type mongol a-t-on dit souvent : sans doute quelque reste d'une race pri- mitive, antérieure aux Celtes, et qui, dans cette extrémité de la péninsule, a pu se conserver presque pur. Je me rappelle la vision que j'en eus en revenant sur cette côte après un inter- valle de douze ajis. Nous venions de débarquer sur la dune du Guilvinec. Fourche en main, sur la longue plage, des femmes chargeaient du varech, des femmes courtes et puissantes, aux yeux bridés dans -une figure en losange, la poitrine cui- rassée d'or fané, les pieds cornés et terreux comme ceux des faunesses. Elles n'étaient guère plus de quatre ou cinq, et deux d'entre elles, ave»c un mouvement de lourde cloche, clopinaient. Je m'étonnai presque de les entendre parler breton, le langage des douces filles, des paysans chrétiens, si profondément civi-

AU PAYS BRETONj ,OD

Usés, de mon canton, tant elles semblaient d'une espèce diffé- rente et primitive. Même impression, devant elles, qu'à retrou- ver, du hiut de la dune, leur extraordinaire pays. «Retournons en Europe, » me dit un compagnon, comme nous revenions à notre bateau.

Cette humanité n'apparaît guère dans la pâle plaine vapo- reuse, mais ses gîtes sont partout : petits logis terrés bas, par lignes qui s'interrompent en irréguliers semis sur toute l'éten- due, sans qu'on puisse dire commencent, finissent les bourgs : Kerity, Saint-Pierre, Saint-Guénolé, Penmarc'h. On dirait qu'il y en a des milliers, de ces minuscules logfs, tous pareils, et tournés dans le même sens, chacun avec ses deux cheminées, qui semblent des cornes, et lui donnent un air un peu sorcier. Une population de petites vieilles, tapies contre la terre, dans la peur du vent, des clameurs, des blanchissants tumultes de l'Océan, des puissances de sabbat que le .suroît déchaîne sur cette terre.

Ces puissances, les humains ont essayé de les exorciser. De tous les côtés de la grande pointe, de vieilles chapelles nous présentent le signe de la religion. A l'Ouest, Notre-Dame de la Joie, si seule sur sa grève; au Sud, Saint- Pierre, et le tout petit sanctuaire des enfants, collé comme un coquillage au pied du vieux phare; à l'horizon du Nord-Est, perdu là-bas, à la lisière des sables qui descendent jusqu'à la Torche, ^t loin encore, pourtant, de la vraie campagne, l'oratoire de Tronoën avec son calvaire, le plus vieux de la Bretagne, dont les vents de quatre siècles ont rongé toutes les figures ; du même côté, Saint-Viaud; à l'Est, Saint-Tromeur ; au Sud-Est, Saint-Nona, dont la façade nous présente, en reliefs presque effacés, des images de bateaux de pêche au temps de Louis XII. Et au centre, c'est l'épaisse tour inachevée, survivante d'un siècle Penmarc'h était une vraie ville, riche de la merluche qu'elle péchait et fumait pour toutes les villes de France. Tronquée bas, massive, elle aussi, comme une bigouden, on la voit de partout. Présence énigmatique, au milieu de cette plaine dont elle accroît le caractère étrange.

Le soir, le grand phare s'allume. A mesure que tout s'obscurcit, s'allongent ses deux bras tournants de lumière. La nuit commence, et sous cet astre prodigieux; le fantastique s'accroît. Brèves, régulières, inévitables alternances de

1o43 BEVUE DES DEUX* MONDES.

ténèbres et de clarté. C'est une obsession, et jusqu'à l'aube elle s'impose. On clôt ses volets : cela palpite dans la chambre; on s'abrite les yeux : cela passe entre les doigts, traverse les pau- pières; on finit par s'endormir : cela entre dans le sommeil et dans le rêve. On se réveille : un mur est là, qui s'éclaire, s'éva- nouit, s'éclaire. On se rappelle, et l'on court à la fenêtre : la même pulsation est partout sur le monde. En haut, les deux grands bras rectilignes qui tournent et semblent de brume pâle. En bas, courant et girant sur l'étendue obscure, une immense traînée blanche viennent s'illuminer, pa.-ser, par rangs, par plans, les choses de la terre : talus, chemins, enclos, maisons. Elle s'éloigne, comme un galop silencieux et pâle dans la nuit; mais une autre surgit, et déjà, elle approche, susritant de noires silhouettes, et puis, de blêmes, spectrales apparences. A peine a-t-on reconnu, çà et là, la dune, une roche, un moulin, des toits, qu'elle vous prend, vous aveugle, et tout de suite s'enfuit, d'une vitesse qui, là-bas, vers l'horizon, devient énorme. Silence de la terre courent ces apparitions. On n'entend que l'Océan, plus seul, semble-t-il, et dont grandissent les voix gémissantes ou terribles.

#

lo août. C'est le jour de Notre-Dame de la Joie, la petite chapelle perdue là-bas sur la grève, face aux infinis, à l'une des extrémités du continent. Temps radieux, vent d'Ouest, comme le vieux Corentin me l'avait prédit chez nous; car sur l'arrière- pays, c'est du sanctuaire qu'il doit souffler, durant les quatre jour« du Pardon. Le Pardon des marins, dit-on, mais les paysans de toute la région bigouden y aflluent etsontdr beaucoup lesplus nombreux. Cette année, la fête sera plus éclatante que de cou- tume. Un désastreux coup de vent a passé sur la côte en octobre dernier, et c'est aujourd'hui que les rescapés doivent s'acquitter du vœu fait dans le suprême péril à Notre-Dame de la Joie.

En attendant, avant vêpres, à Saint-Guénolé, on n'avait pas l'air de penser au désastre. Une carriole m'avait jeté, avec un chargement de bigoudens, à la porte d'une grange, au milieu d'une foule chamarrée d'or et de vermillon. A l'intérieur, on s'apprêtait aux danses. Sur plusieurs lignes de bancs, au long des quatre murs, les belles filles attendaient, rangées en masses flambantes. Elles attendaient sans bouger, sans parler,

AU PAYS BRETON. 157

et, si graves, massives, presque solennelles en leurs rigides parures, semblaient assemblées pour quelque cérémonie* Elles me rappelaient un groupe fastueux d'Ouled Naïls aperçu jadis à l'orée d'un village algérien. Mais quelle fraîcheur, quelle paix septentrionale et somnolente en ces rubicondes joues, où, çà et là, la lumière frisante révèle un duvet doré comme celui des génisses !

Les musiciens arrivés (deux clairons de Plounéour), des marins, toujours plus dégourdis, ont ouvert le bal, mais entre eux pour commencer, les belles restant raides, timides, intimidantes. Des pêcheurs et des coLs bleus, venus eu permis- sion. Ils dansaient avec les grâces, les dandinements des marins, la jambe comme indépendante du corps, se trémous- sant toute seule, gigotant des commencements de gigue, le pied frétillant, et soudain, au milieu d'un virage, le corps courbé en deux, comme dans un coup de roulis.

Quelques couples de filles se levèrent et se mirent à tourner, et je ne vis plus qu'elles, plus volumineuses, impor- tantes, éclatantes que les hommes. Elles entraient dans la danse comme des bateaux qui prennent la mer, de noires frégates pavoisées, lentement, largement, avec une pesante oscillation, les robes, lestées d'épais velours, prenant tout de suite du ballant. A chaque retour du rythme, se révélaient des dessous massifs de drap vert ou de drap bleu, comme aux coups de houle apparaît la couleur sous-marine d'une carène. Les splendides rubans rouges, tombant des cocardes rouges, des quartiers brillants du béguin, flottaient comme les flammes d'un triomphant pavois.

L'atmosphère s'est échauffée (une odeur d'eau-de-vie mon- tait : on buvait ferme à côté, sous une tente). Les belles se laissèrent aller aux bras des hommes en béret, et puis des hommes en rubans, d'abord massés, immobiles près de la porte, et qui peu à peu se dégourdissaient. Elles tournaient, prises par le rythme, leurs pieds battant la terre d'une cadence exacte, mais les larges faces esquimaudes demeuraient inertes, les yeux mi clos, comme envahies par un sommeil, ou bien les prunelles fixes, comme dans une hypnose. Avec le sérieux quasi-religieux des femmes, des primitifs, en leur parure d'idoles, elles accomplissaient le rite de la danse. On sentait la volupté de l'abandon à quelque chose de plus fort que soi : à l'homme, et aux magiques influences du rythme.

758

BEVUE DES DEUX MONDES.

Un jeune homme en casquette, voyant mon attention, s'est approché de moi.

C'est curieux quand on vient de la ville. Je suis du pays, mais j'avais pas vu ça depuis dix ans. Ah! on n'est pas neuras- thénique chez les Bigoudens ! Une fière race 1 Et les hommes! ils roulent tous les autres Bretons; ils tiennent deux fois mieux l'eau-de-vie.

* * *

Au long d'une demi-lieue de grève, entre les tapis rouges et bruns de lichen et de goémon qui sèchent et jettent leur odeur d'iode, c'est, vers la chapelle, une file continue de pèle- rins, hommes, femmes, enfants, une mince file, comme de fourmis qui traversent tout droit un espace découvert. Nulle autre vie ne remue. Espace immense ici, double étendue de la plaine et de l'Océan, dont ils suivent la frontière. Là-bas, dans les terres, par delà des plans fauves, le peuple des petites mai- sons pareilles se déploie : un vague, innombrable semis, dont le demi-cercle suit celui de l'horizon. On dirait une armée muette, tapie contre le sot, qui lèverait un peu la tête pour regarder, guetter de loin, dans la direction de la mer. Tou- jours cette impression de vie secrète, un peu enchantée, que présentent si souvent en Bretagne les simples choses : un doué au creux d'un ravin, un rocher sur la lande, un buisson noir qui remue sur la vapeur du ciel, un petit arbre que le tourment du vent a penché, hérissé pour toujours. Plus sorcière aujour- d'hui que jamais, cette assemblée de bas pignons tournés ensemble vers l'Océan. A travers les voiles de sable et de fumée qui traînent éternellement sur le pays, ils ont vraiment l'air de gnomes, de korrigans.

Vers le très vieux oratoire, si seul, toute l'année, devant les grandes houles, au Nord, au Sud, chemine le peuple bigouden : ceux qui viennent de Saint-Guénolé, de Trolimon, et ceux qui viennent de Kérity, de Penmarc'h, de Plomeur, de Plobannalec, l'étrange peuple primitif marié depuis si long- temps à cette terre d'extrême Europe, au bord de l'Atlantique. Les femmes ont des souliers, comme il convient aux jours de fête, mais elles vont pieds nus, et les portent à la main. Elles les mettront, comme on met ses gants, pour assister à vêpres.

Je suis assis près de la chapelle, au-dessus des galets, à la

AU PAYS BRETON. 759

crête du petit mur qui la défend contre les coups de mer. Que j'aime a retrouver sa touchante, vénérable figure! C'est la der- nière chose humaine au bout du continent, la première à rece- voir le choc des vents lancés sur l'Atlantique. Toutes les marques de la souffrance et du grand âge sont sur elle. Des tempêtes de trois cents ans ont déjeté, bosselé son échine; les embruns ont rongé son granit, presque eflacé les traits de son visage, qui se lève au-dessus du goémon. Elle est enterrée à demi; de la main on toucherait son ardoise, le rude schiste écaillé, argenté par les siècles, traînent encore, pour plus de résis- tance, des lignes de ciment : on dirait des fientes d'oiseaux de mer, comme celles qui blanchissent les ilôts voisins. Qu'elle est bretonne, toute pénétrée d'âme, chargée de significations humaines! Elle a l'air, sous la toiture qui baisse jusqu'à ses pieds, d'une vieille femme du pays enveloppée de sa cape d'hiver, une aïeule aux yeux éteints, qui s'est agenouillée sur la grève pour prier.

Aux pieds de cette vieillesse, sur une roche que le jusant découvre, des fillettes sont assises, en grand uniforme bigou- den, faste inattendu sur les fonds sauvages de mer et de récifs. Ces poupées aux brillants atours, on dirait qu'on les a prises dans une boîte pour les poser là, si vives en sont les couleurs, si correctes l'ordonnance de la double coiffe, celle de la cocarde et du grand ruban sous chaque oreille gauche. Mais entre les deux croissants emperlés, quelle vie de ces enfantins visages! Les regards ont la grave limpidité que l'on voit aux yeux des petits chats. Je m'approche : tous les minois mongols se baissent et se fixent. Impossible de leur tirer un mot. Elles ont peur, les petites sauvages, à la vue de l'étranger qui n'est pas de leur espèce.

Derrière le vivant et scintillant bouquet de ces jeunes têtes, la mer éternelle, sous un ciel orageux et bas, a des lourdeurs de jade, je ne sais quoi de sépulcral. Elle a fini de descendre- Une partie de son gîte découvert, le chaos des roches apparaît, plus immense et désolé. Dans le Sud-Ouest, il y en a toujours : ligne sur ligne, crête sur crête, hérissement sur hérissement. C'est un monde, un morceau de la planète, telle qu'elle fut, quand la vie commença d'y germer, telle sans doute qu'elle sera, quand rien de vivant n'y restera plus. Rien que les granits et la lente pulsation des eaux incorruptibles.

760

REVUE DES DEUX MONDES.

Là-bas, sur une traînée de lumière spectrale, Nona lève son écran déchiré; plus loin, c'e>t Guermeur et la tour du Menhir que l'on double, lorsqu'après avoir rangé les Etocs.on vient au Nord pour s'en aller chercher le Riz. Nous avons allonger le tour, 1 an dernier. La brume était venue. A travers les néants gris, la sirène d'Eekmuhl, un monotone mugissement, coupé, toutes les minutes, d'un long et lugubre appel, annonçait « les dangers. »

En ce moment, on n'entend que des musiquettes d'enfants, si grêles, si perdues, en de tels espaces. Derrière la chapelle, les petits humains mènent leur humble fête. Je les vois. D'ici, de la grève, ce n'est rien : un remuement d'insectes surgis, on ne sait d'où, au bord de l'étendue terrestre. Mais à mesure que l'on approche, que l'cm s'y mêle, comme on est pris par la rumeur, par l'épais effluve de vie qui s'en dégage ! Et comme on s'ébahit, encore une fois, de la couleur et de l'étran- geté de cette famille humaine! Même griserie qu'à plonger et se perdre dans la fourmilière d'un souk marocain ou d'un b;izar de l'Inde. L'Inde, surtout, s'évoque ici. Il n'y a que dans ses foules que l'orange et le pur écarlate régnent si auda- cieusement. Les têtes des marmots, casquées de paillettes, m'évoquent de riches bébés d'Ahmedhabad. Aux gilets, aux plastrons, les splendides soutachures font des cercles d'yeux auxquels ne manque rien que des parcelles de miroir pour rappeler tout à fait les tuniques brodées du Guzerat, et même, aux broderies des bonnets féminins, ces miroirs enchâssés ne manquent pas. Certains détails et motifs sont d'un style unique, non seulement l'arrangement si com- pliqué de la coiffure (les cheveux ramenés en nappe de la nuque couvrant par derrière le bonnet pour aller s'enfermer sous la mitre), non seulement les deux dépassants de ce bonnet, qui ne ressemblent à rien qu'à deux quartiers d'orange ou de citron, non seulement la coulée mirifique du ruban qui ruisselle sur toute la parure comme une oriflamme sur une fête, mais le grand retroussis des manches, et, sur leur lustre noir, les diagonales et losanges de leurs splendides liserés. Même bor- dure au bas des lourdes, ballantes jupes superposées : lignes d'or jaune ou lignes d'or rouge, répétant le ton du plastron ou du béguin. Près d'un groupe de femmes agenouillées sur le gravier, au porche de la chapelle, je me suis arrêté devant

AU PAYS BRETON'.

101

l'effet de ces extrêmes lignes brisées avec les plis rigides du drap et du velours, et qui s'y perdaient, revenaient. C'était, dans ce noir, une arabesque admirable et mystérieuse de deux zigzags d'or. Il faut venir ici pour comprendre ce que peut être et signifier la grandeur d'un style.

Mais quelle humilité des choses d'alentour, de celte terre, de ces petites bâches paysannes, vieux et jeunes se pressent autour des cierges, des médailles, des poêles à crêpes, du cidre, du fidelic, des berlingots, des minuscules poires à cochons! Et quelle lourdeur septentrionale et paysanne de cette racel Jamais la créature humaine ne m'est apparue à ce degré d'ar- chaïque simplicité.

Il y a les hommes, dont on dessinerait le costume avec quelques rectangles et triangles (scapulaire noir sur les jaunes broderies romanes d'un long justaucorps). Les jeunes ont des mines de force terrible sous des fronts bas, sous des toisons serrées, frisantes, comme on en voit aux tèles des bouvillons. Les vieux, à barbes à colliers, pattes de lapin, ou bien stric- tement glabres, semblent sculptés à coups de serpe dans une bille de chêne dur, les plus desséchés dans du silex. Il y a des matrones qui ne sont que des tonnes enrubannées. Faces mafflues sous des triangles de coiffes bien plus courts que ceux des jeunesses, comme pour mieux en accentuer la largeur et l'oblicité; tailles de cétacés, dont leurs manches raides et noires figurent les ailerons; vastes poitrines femelles sur des culasses qu'élargit encore le cerceau des robes, des multiples cloches aux bords dorés qui ballent ensemble à chaque pas pesant, chacune plus longue et plus étroite que celle qui la recouvre, ce qui donne une base un peu conique, un peu sphérique, un air de bouée marine à l'étonnant magot. Et, régnant sur les masses de cette foule par leur nombre, par l'orgueil et le frais éclat de leur parure, les jeunes filles, si placides, sortes de colossaux bébés en qui la pensée n'a pas remué encore, mais les bébés ont des grâces, des finesses. Quelques-unes ne semblent rien que matière carnée; leurs magnifiques joues, qui commencent à l'œil et descendent plus bas que la bouche, montrant les rouges marbrures de la viande fraîche. Des regards d'innocence énorme, chargés d'animalité dormante ou triomphante. Isolée, chacune suffirait a nous étonner, mais pour peu qu'elles se grou- pent, en leurs volumes, en leurs splendeurs, on dirait qu'elles se

762 REVUR DBS DEUX MONDES*

multiplient, s'élargissent hors de proportion avec leur nombre* Même impression que jadis, à Geylan, devant un cortège d'élé- phants caparaçonnés de pourpre et d'or pour une fête boud- dhique. Il fallait les compter pour voir qu'ils n'étaient que dix. Mais plutôt qu'à des pachydermes, avec les demi-cercles succes- sifs de leurs plastrons-boucliers, avec leurs lenteurs assoupies, celles-ci font penser à de grands crustacés, à des langoustes évoluant dans un vivier (ainsi, tout à l'heure, certaines des danseuses), à des crabes (ainsi les bancroches, si nombreuses, à démarche oblique), à des chéloniens, de noires tortues de mer, incrustées de précieux métal (ainsi les puissantes mères de famille, les quadragénaires maritornes). Et le plus étonnant, c'est quand ces masses, ces ors, apparaissent mêlés, pressés, autour des tonneaux de cidre, dans l'ombre enfumée d'une bâche. Somptueuse et bourdonnante confusion 1

Mais, comme toujours, en ces assemblées d'une peuplade bretonne, ce qui produit toute la grandeur de l'effet en l'appro- fondissant de significations spirituelles, c'est l'uniformité du costume et du type. Gomme elle s'affirme en ces vingt femmes debout, là-bas, sur la dune, détachées sur le fond de l'espace, et qui nous présentent toutes la même silhouette grave, les mêmes noires alternances de velours et de drap, les mêmes quartiers éclatants aux côtés de la tête, la même nappe de che- veux : cheveux aussi droits, simples, sains, luisants, que les crins dans la queue d'un jeune cheval! Et comme de jeunes chevaux en troupe, toutes sont pareilles, exemplaires complets d'un même type (leur immobilité ne laisse pas distinguer les bancroches, qui, d'ailleurs, sont toujours magnifiques).

Le parallélisme des attitudes (elles regardent vers la mer, elles ont l'air de chercher un bateau) ajoute à l'impression d'identité. Vingt bigoudens, mais toujours la même qui se répète. Les voici qui descendent ; un groupe de gars les croisent (c'est un trait du pays, ces théories alternées de gar- çons, de coquettes filles, qui semblent se répondre comme dans les chansons, les danses d'autrefois). Quelques-unes sourient. Il est si clair que ces hommes sont leurs hommes, de leur espèce, de leur clan, que ceux-là seuls peuvent les émouvoir.. L'habit qu'ils portent, est de ligne aussi sommaire, de volume aussi massif. Les mêmes motifs d'un décor archaïque y

AU PAYS BRETON. 763

reviennent, les mêmes oppositions du deuil et des tons écla- tants : c'est la juste transposition dans le mode masculin du costume des femmes. Mâle et femelle, vieille ou jeune, partout, ici, je vois la même créature (1).

Et dans cette puissance de l'aspect spécifique, dans cette simplicité des traits façonnés par des idées, habitudes pareilles, le sens des figures s'agrandit et prend une valeur de symbole. C'est encore une analogie de la vieille humanité bretonne et des peuples d'Orient: les conditions, les âges de la vie humaine s'y présentent sous leurs traits essentiels, en aspects quasi schématiques. Ces marmots, aux prunelles si vagues, aux boucles blondes sous le béguin d'argent, ces délicieux totons de pulpe si fraîche, dont le corsage tient encore du maillot, n'est-ce pas toute l'enfance, aussi neuve et parfaite, aussi éter- nellement la même que chez les jeunes animaux ? En voici un qui chancelle dans sa robe-sonnette; il s'agrippe à la robe pareille de sa inamm. Elle le prend et le baise, et ses simples yeux disent toute la maternité comme ceux des douces mamans chattes ou brebis. Et voici l'autre âge de l'enfance, plus enfan- tine et touchante dans les pesants costumes : les gamins en large pantalon noir, bref habit, gilet brodé, chapeaux à trois boucles et six queues de ruban, comme les anciens, et les fil- lettes, graves, en flamboyant poitrail carotte, comme leurs grandes sœurs. Et celles-ci, les reines de la fête (il n'y a pas de pays de France la jeune fille soit reine comme en Pont- l'Abbé), les coquettes, les belles, amies des rubans, de la danse et des galants, qui vont toujours par dix et par douze, comme prêtes à des rondes, me figurent le bref moment de la floraison dans une certaine race, quand toutes les forces de l'être s'ac- cordent pour se tourner en séduction. Quelle profusion de ces rudes et calmes fleurs! Quelques belles sont vraiment belles, d'un blond flambant de bétail, avec un lustre profond de leurs grands yeux sous l'arc épais des sourcils. Magnifique énergie dormante. Rien de plus copieux et de plus simple. C'est toute

(1) Au moment cette impression fut notée, les marins n'apparaissaient pas dans la masse paysanne. Assis par terre, en rang, sous le petit mur Nord de la chapelle, ils formaient un groupe à part. Ils sont, d'ailleurs, du type général dans le pays higouden, et leurs femmes portent le costume. Si on allait, en octobre, au pardon de Tronoén, dont l'oratoire touche presque à cette grève, on n'aperce- vrait exactement que des paysans. De même pour les pardons bigoudens de la Clarté, de la Tréminou, de Saint-Jean de Trolimon.

764

REVUE DES DEUX MONDES.

la fraîcheur de la vie qui monte, en sa divine spontanéité, du fond de la source éternelle.

Kl voici ceux dont elle se retire, qu'elle laisse retomber à la terre, les vieillards/ plus vieillards, plus épiques et pathé- thiques ici qu'ailleurs, les ancêtres voûtés sur leur bâton, les mammou et tadou coz, branlants, dont les crânes se dessèchent, se parcheminent, dont les cheveux semblent prêts à se décoller aux tempes, les aïeules surtout, dont les dents jaunes, en saillie, sont plantées comme sur une tête de mort. Est-il possible qu'elles aient été jadis de plantureuses filles, que l'épaisse car- nation bigouden se ratatine ainsi? Quelques-uns de ces ancêtres, gaillards, rient encore en prenant une prise de tabac. Mais chez les très vieux, qui cheminent seuls, comme on sent l'âme, pareille en tous, de la triste vieillesse ! alentissement, rési- gnation, solitude, profond besoin de repos.

Oui, c'est l'un des traits par ces assemblées d'un petit clan breton nous touchent si profondément. Gomme dans ces images de couleur que l'on vendait aux Païdons de jadis, la vie humaine nous y présente ses grands moments éternels, ceux que doit traverser chaque créature, si elle va jusqu'au bout de la courbe assignée.

Le peuple est beau ici. Il a sa couleur ancienne et son ordre naturel, nous reconnaissons des harmonies qui furent très générales autrefois. A le voir en ses fêtes, on pense aux chants, ébats populaires, dans Gœthe et Beethoven. C'est le peuple rustique et chrétien, demi-féodal encore, du vieux monde d'Europe. Si différents de race, ceux-ci sont bien plus près, en leurs modes et rythmes de vie et de pensée, qui décident leurs physionomies, des paysans dont les sabots sonnent, dans la Pastorale, à la cadence de la bourrée, que des bourgeois, liseurs de journaux, de Quimper et de Brest. Ils sont hors des courants généraux du présent. Sans doute, le service militaire prend les hommes, mais le type est si fort contre les influences étrangères I Et le milieu natal, la grave campagne bretonne, le groupe, avec sa langue, ses coutu mes, ses incessantes suggestions, les reprennent si vite ! C'est un clan, et c'est une caste, comme il y en avait autrefois, une caste qui se limite aux aot?,ourien(\.),

{l\ AoLrou : seigneur, maître, monsieur, en général celui qui habite un

AU PAYS BRETON 765

qui ne lève pas les yeux au delà d'elle-même. C'est un monde à part et fermé, se répète, en tons plus simples, à une échelle plus brève que la nôtre, mais complète en elle-même, la variété de la vie et de ses conditions, depuis la misère du mendiant ou du vieux vacher qui ne gagne plus que son grabat et sa bouillie, jusqu'à la richesse du pen ty, du chef de famille, possesseur de sa terre et de vergers « bien murés; » depuis les labeurs des champs et des fermes, jusqu'à la joie des galettes et des chansons {leurs chansons), des veillées et des galanteries, jusqu'aux liesses des noces et pardons; depuis le souci quotidien de la terre, du grain, des bestiaux, de l'achat et de la vente, jusqu'au vague rêve religieux qui s'ouvre aux jours des grandes fêtes et des deuils, parfois au moment reviennent les noms des morts à la prière du soir, en famille, au pied des \\U clos, ou bien le dimanche, à l'église. Un monde l'indi- vidu n'est pas détaché, mais demeure fortement lié à ses pareils, et le costume en témoigne d'abord ; la vie reste astreinte à des coutumes, à des consignes de conformité, à des cérémonies (le breton de ces paysans a ses formules de pudeur, de savoir vivre, de haute politesse,) invariablement réglée par le rythme des saisons, qui ramènent les labours, semailles, mois- sons, les fêtes des saints et les grands jours de l'Église.

Dans ce monde à peu près clos, d'où l'inquiétude e>t absente avec la pensée, nul ne songe à changer sa condition. Elle fait partie d'un ordre immémorial que chacun accepte avec fata- lisme, — ce fatalisme breton qui rappelle celui de l'Islam, car il tient de la religion autant que de la soumission à l'habitude. Un ordre prédestiné, et le pauvre, le mendiant lui-même, y occupe une certaine et nécessaire place. Il n'est pas un vague, inerte dérhet, tombé hors de la vie sociale : il y a sa fonction, reconnue, respectée, fonction spirituelle comme celle des guoux d'Islam. Il est le pauvre du bon Dieu, l'un de ses pré- férés, à cause de sa misère, un intercesseur tout trouvé, et sa prière, dont on le remercie dans les fermes, récompense la sainte aumône.

Et les voici qui font la haie devant le porche de la chapelle, les loqueteux, les infirmes, habitués des Pardons bigoudens. Et

« château » ou « manoir, » c'est-à-dire, en langage de paysan breton, une maison <ïui a i>lus d'un étasre,

766 REVUE DES DEUX MONDES.

je crois revoir, sous un autre ciel, en d'autres guenilles, leurs frères musulmans, ceux dont les oraisons côté des bateleurs, chanteurs, marchands de fruits et de fritures) enveloppent le9 tombeaux des saints maugrebins, aux jours des joyeux et reli- gieux moussems. Prostrée si bas, hors de la vie, de ses jeux et travaux, la créature est partout la même. Aveugles, manchots, béquillards, culs-de-jatte, innocents, c'est la même confrérie que là-bas, une pieuse Cour des Miracles, et c'est toute l'éter- nelle misère humaine. Ils restent entre eux, sur le parvis de gravier et de galets, rangés comme pour un rite à l'entrée de la chapelle, accordés à sa vieillesse et sa pauvreté, partici- pant de la même essence religieuse. Tous portent la besace ils mettent leurs croûtes. Tous tendent une sébile de fer-blanc, et de la même main pend aussi un chapelet. En voici un que j'ai vu, déjà, à d'autres Pardons du pays. Tignasse pendante, paupières collées, menton fuyant, vague sourire de simple. Il marmotte d'incessantes patenôtres, sa tasse tendue très bas, d'un geste gauche d'aveugle. A côté sont deux très vieilles bigoudens, dont les yeux sanglants-semblent pleurer; l'une est hissée de guingois sur une béquille. Et puis, installé contre le porche même, que l'on dirait spécialement à lui, un ancien, énorme, à barbe fleurie, en béret de marin, semble incrusté à son grabat ambulant : une sorte de claie montée sur deux roues, qui le porte de pardon en pard n. Une femme tend et tient ouverte la main du paralysé. Un chien dans un harnais de corde somnole à terre. Presque tou > ces mendiants, d'ail- leurs, ont leurs chiens, de fortes bêtes, qui bordent avec eux l'entrée de la chapelle. Il en est un, une sorte de grand et soyeux griffon, qui suit pas à pas son maître, chaque fois que celui-ci se traîne hors du rang pour mendier plus activement sur le parvis. Quel contraste du noble animal et de ce maître : un misérable, aux jambes recroquevillées, qui ne progresse qu'en se balançant entre ses supports de bois, ses rudes sabots raclant, à chaque coup, le sol 1

Les pauvres de Jésus-Christ, ceux qui ne peuvent plus qu'attendre et supplier de haut en bas... De toute cette bordure de misère, monte un vagissement doux, continu, reviennent les mots des oraisons : En hano an Tad... Itroun Varia... Evelse bezo gret (1). Une vieille fée à barbiche, exsangue, est (1) Au nom du Père... Madame Marie... Ainsi soit-il! m

AU PAYS BRETON. TÔT

affaissée à terre, et semble dormir. Elle tient un bâton à crosse dont un os creux protège le bout. J'ai mis une piécette dans sa sébile; eile la prend, lentement, sans la regarder, lève sur moi des yeux blaireux, une expression d'animal malade, i et puis la porte à son front, en commençant de se signer : aussitôt monte le dévotieux murmure, latin cette fois : j'entends les mots benediclionem, Spiritus sanctus. En Bretagne aussi, l'aumône est restée religieuse. C'est ici l'acte chrétien par excel- lence, et qui provoque toujours la prière.

Sous le rude calvaire, se tient un chanteur : barbe et che- veux d'argent, l'air encore très solide, la figure enluminée et qui s'empourpre davantage dans l'effort et l'excitation du chant. Il récite des sones dont il vend, pour un petit gwennek, le texte, « levé » (savet) par une demoiselle de Morlaix. Et voici que j'en reconnais une de cinq notes, mais de tonalité si étrange, si pénétrante, et qui, bien des années avant que je vienne à Penmarc'h,me faisait rêver du pays de saint Guénolé :

A c'harz ar mor oun ganet, E bro San Gwenolé... Ha biskoaz nemet glahar Me meus bel en buez...

Je me rappelle... Un pauvre petit Kloarek (1)... près de la mer... Au pays de saint Guénolé... Et rien que du chagrin toute la vie...

Gomme cela vous reprend, ces vieux airs bretons de la prime jeunesse! Quels lointains elle m'évoque, cette complainte entendue jadis dans une ferme du sombre pays de Brest, et que je croyais une chose des temps abolis, morte comme ceux-là qui me la chanLaient, et ne restant plus qu'en ma mémoire I Mais le passé dure toujours en Bretagne.

* * *

Derrière des marins, je suis entré dans une chambre de la chapelle, par une petite porte extérieure. Odeur de mousse là-dedans, ombre épaisse, sous l'oblique plafond que fait le vieux toit écailleux en descendant presque jusqu'à terre. Il y a beaucoup de monde dans cette rude sacristie, et je ne comprends

(4) Clerc, étudiant, séminariste.

76$ REVUE DES DEUX MONDES.

pas très bien, d'abord, ce qui se passe. Là-bas, dans le fond, on remue des choses blanches, je ne sais quel vague linge.

Un jeune homme en casquette de pilotin m'a renseigné :

C'est des gas de chez nous, de Kérity, qu'ont fait un vœu : alors, comme de juste, ils sont à se mettre en tenue.

Ah! oui, je sais : les rescapés de la tempête d'octobre, ceux dont j'ai vu le bateau crevé, parmi trenle autres, dans la baie de la Torche, l'automne dernier, quelques jours après le désastre. Ceux dont parlait une lettre du recteur qui me fut communi- quée. Au petit matin, arrivant de la Torche, ils étaient venus le trouver, trempés, tout étourdis encore, quelques-uns sanglotant, pour lui demander de leur ouvrir la Chapelle. Ils criaient : « Nous avons la vie sauve 1... Nous voulons remercier Notre- Dame de la Joie!... » Le mousse a demandé la permission de monter sur l'autel : « J'ai promis d'embrasser Madame Marie si elle nous sauvait! » Son père criait : « Oui, fils, embrasse- la bien! Merci, Notre-Dame de la Joie 1 Nous croyions ne plus te revoir. Maintenant, allons à Kerity pour remercier Monsieur Saint Pierre! »

Dans l'instant du péril, ils ont fait un autre vœu : suivre en groupe Notre-Dame à sa procession, le jour du Pardon. Pour un tel rite, la tenue commandée par la coutume est encore celle qui signifiait, au moyen âge, l'humilité religieuse : nu- tête, déchaux, en chemise, une cire de tant de livres à la main.

Seulement, aujourd'hui, les mœurs, tout de même, ayant un peu changé, par décence on passe un pantalon de linge, mais les pieds sont nus, et le haut du corps se dépouille vraiment de tout ce qui n'est pas la chemise. Dans les grands Pardons, à Rumcngol, à Sainle-Anne de la Palue, on voit des hommes des campagnes qui sont venus à pied de loin, chapelet et bàlon à la main, en ce rudimentaire vêtement.

J'ai pu approcher, et je les vois qui se déchaussent : deux hommes d'une cinquantaine d'années, deux jeunes et le petit mousse. Les deux anciens ont des gestes lourds et lents, ceux des marins qui ont passé leur vie à peser sur des drisses et haler des casiers. L'un est tout glabre et chauve, sauf deux touffes de cheveux aux deux côtés de l'occiput ; son maigre visage ascétique a le ton du buis; sa bouche serrée doit rarement s'ouvrir. Au milieu de tout ce monde, il regarde d'en bas, tristement, du profond de l'orbite creuse. Je devine le bleu pâle, usé, de ses

AU PAYS BRETON. 769

yeux habitués à errer sur l'horizon de mer. L'autre, barbe grise, cheveux; coupés rond autour des oreilles, est assis, plié en deux, sur un coffre, ouvrant sur ses genoux ses pauvres doigts noueux dont les panaris ont mangé plusieurs phalanges, il présente le même aspect de patience et de lenteur. Les deux gars sont superbes, brûlés de soleil; le plus grand a une carrure formidable, une rouge barbe de pirate, des dents déjeune chien, un sourire d'enfant, des yeux de douceur étonnée. Le mousse, entre les deux plus vieux, baisse sur son bras son visage un peu kalmouck.

Çui-là qui a houle! me dît le pilotin, c'est jeune, c'est sauvage : ça n'a rien vu, ça connaît rien.

Je songe qu'il a connu l'épouvante, ce petit . Celte nuit-là, le coup de vent les drossant, ils sont venus faire côte à l'anse de la Torche, au commencement de la courbe de six lieues qui s'en va jusqu'à Audierne. « Ya que ça à faire, » m'explique mon voisin. Il paraît que par coup de vent de la partie sud, si on tombe en dedans d'une certaine ligne dans l'immense arc de cercle, les refuges ordinaires coupés, toutes les passes brisant à blanc, la toile au bas ris, on ne peut plus se remonter pour doubler les Penmarc'h, et chercher les abris de l'Est. Et comme on sait que l'entrée d' Audierne est impossible alors, à cause de la barre, et que chaque bord vous rapproche inévitablement de la cote, il n'y a qu'à tacher de se jeter dans la Torche. On perd son bateau (et de tous ceux que j'avais vus crevés, culbutés l'un sur l'autre dans l'anse), mais on a une chance de se sauver. Quand c'est le jour, et qu'on voit ça de la terre, le recteur vient donner l'absolution.

Y a eu que six péris dans la tempête d'octobre ajoute le pilotin. C'est pas beaucoup pour trente bateaux. Heureu- sement qu'y avait de la lune! Ils ont vu l'entrée de l'anse... Après ce coup-là, ils sont restés huit jours sans sortir. Même, d'abord, qu'ils criaient que jamais, jamais plus ils ne repren- draient la mer.

J'imagine la nuit terrible, la longue lutte, les minutes suprêmes, quand le bateau noyé, talonnant, ne se relevant pas, les hommes emportés dans le furieux, le ténébreux chaos n'ont plus été que chair passive et qui va s'abimer.

Au moment l'état de la mer a dépassé ce qui est « maniable, » leur pensée s'est tournée vers Notre-Dame de la tome lviii. 1920. 49

770 REVUE DES DEUX MONDES.

Joie, l'oratoire solitaire qui fait partie, comme les roches voi- sines, de leur horizon de pêcheurs, et qu'ils ont regardé, tous les jours, comme leurs pères, en cherchant leurs alignements.

Et maintenant, les voilà au milieu des leurs, dans la chapelle tous ces aïeux sont venus dans les autres siècles, à la même date de l'année. Ombre tiède ici, sensation de bon refuge humain, sous la primitive toiture dont la grande aile a pris et couve tout ce petit monde. Le recteur est près d'eux, en rorhet, paternel, et qui les encourage. Il leur tape amicalement sur l'épaule, en les appelant : Va znd, « mes hommes. » Leurs femmes aussi sont : elles finissent de les mettre en tenue votive, leur enlèvent vestes et gilets. Beaucoup d'autres femmes aussi, des mères, des grand'mères bigoudens, mais pas de jeunes filles : une tradition de bienséance s'y oppose.

Par un guichet, on voit la nef.de l'autre côté du mur. Elle est déjà pleine , et dans cette ombre plus claire, sous les ors et les flammes du chœur, j'aperçois la joaillerie serrée des tètes fémi- nines (les hommes se tiennent à part). Que c'est nombreux, et riche, et grave, cette assemblée de têtes pareilles, dont les rangs vont se perdant dans l'ombre! Et comme on sent un peuple! En avant, dans une stalle du chœur, une admirable figure de vieux s'éclairait. Une figure de type ancien, dont le front luisait comme un jaune ivoire, au jaune rayonnement des cires.

* * *

J'ai gagné la nef pour me mêler à eux tous. Au dehors, près du patit porche, il fallait traverser les lignes de pèlerins agenouillés sur le parvis de terre, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. Des murailles de dos bigoudens, impénétra- bles, défendaient l'entrée, mais lentement, avec ténacité, des femmes arrivaient à se faufiler, et je suivais leur poussée patiente.

Venant du grand jour, on ne distingue pas grand'chose, d'abord. Seulement, Ja-bas, les buissons de flammes trem- blantes, et ensuite, par devant, le pointillement régulier, rang sur rang, par centaines, de toutes les mitres blanches, de toutes les coques rouges, brille quelque chose comme du cristal. Il fallait quelque temps pour distinguer les hommes, massés des deux côtés du chœur, serrés là, contre le rude mur qui verdit, par en bas, d'une mousse comme on en voit sur les galets des grèves. Une atmosphère tiède, recluse, chargée de

AU PAYS BRETON. 771

souffles humains. Tout de même, on se sent bien, au sein de celle épaisse humanité. On plonge dans quelque chose d'élé- mentaire et d'ancien. Dâs épaules m'oppressent, des yeux luisent près de moi; des joues de chair fraîche, des fronts jaunes, incroy tblement plissés, me frôlent : je respire les haleines, je m'emplis d'essence bigouden. Tous ces dos si courts, sanglés de noir, ces dos de marsouins sur le bourrelet des robes, toutes ces têtes bridées, obliques, la chevelure, sous la dentelle et l'éearlate, se réduit à une demi-boule de chêne ou d'acajou .ciré, quel épaississement, quelle schématique simplification de la forme féminine!' Parfois, près de moi, l'une d'elles se retourne (quelque mère cherchant un précieux et scin- tillant bébé qui lui glousse entre les j imbes), et, large, dorée, sur les fonds noirs, dans la masse et la railleur du costume, sous l'apparat des grands rubans, elle se révèle monumentale.

Quelques rangs se présentent de profil. Des profils d'idoles, de statues primitives, inanimées sous le luxe de broderies qui semblent, sur ces puissantes poitrines, des colliers d'or, de byzantines chaînes étagées. Le type est partout; il m'enve- loppe, m'ob-ède. Fronts fuyants, mentons fuyants, forte avan- cée des pommettes, des maxillaires, saillie un peu canine des dents, toute celte oblicité du profil accentuée par celle de la coiffe, de la bride, des crins lires en arrière. Mais, de face, une construction presque plate, et quadrangulaire, en losange, par grands plans; des traits comme équarris à la hache. Il y avait, plusieurs vieilles devant moi : la peau de leur nuque, décou- verte ju>qu'à la racine des cheveux, était un tégument épais et brun, une sorte de cuir vivant et partout crevassé. Pas un fil blanc dans ces cheveux d'une égalité, d'un lustre étonnants. Mais nulle vieillesse plus ridée. C'est peut-être que la jeunesse fut si plantureuse I Quand elles maigrissent (ce qui est la façon de vieillir, dans les races fortes), la peau se vide, qui couvrit toute cette magnifique chair. Plis et replis de parchemin cassé, triple et profond sillon parallèle, en V, au-dessus des sourcils, ajoutant à l'air de tristesse, de muette pilience, de labeur soli- taire que présentent ces aïeules.

Une race, un peuple : on le sentait plus fortement encore en ce vaisseau fermé sa coutume l'assemble, et qu'il em- plissait de ses nombres, de ses couleurs, de son effluve. Rien ici qui ne soit bigouden : même les vieux saints et saintes de

772 REVUE DES DEUX MONDES.

bois portent des chapes et robes que l'orange, le rouge illu- minent. La Vierge est parée de grandes roses de rubans, toutes pareilles à celles des jeunes femmes, et le même décor fastueux ponctue la nappe de l'autel.

Une fille, en blanche résille de Douarnenez, était visible- ment d'une autre société, bien plus proche de la notre. Long visage européen; châle à pointe comme en portaieni < •:- grand'mères. Comme ces peuplades bretonnes v<> '.-. ■:.<. ,,;s- tinctes les unes des autres! Je me sentais bien étranger. Sous l'uniforme local, chacune de ces figures me disait : Je suis paysan, de ma caste, de mon clan, dont j'ai reçu ma forme, mes directions, mes rècîes. Je résiste et je persiste.

Les prêtres doré- étaient entrés. Les chants montaient, les lentes, graves psalmodies, dont la tonalité s'apparente à cer- tains modes tout moyenâgeux et presque orientaux de la mu- sique bretonne. Puis des cantiques à Itroun Varia, entonnés par toute l'assemblée, en breton, la vieille langue celtique alternant avec celle de Rome, comme en Gaule, aux premiers siècles de l'ère, comme si les temps n'avaient point passé, comme si le français n'existait pas encore.

Un mouvement se fit dans l'assemblée, et puis, sur les bas- côtés de la chapelle, à travers les masses immobiles, une sorte de tlux commença d'apparaître, et, lentement, de monter vers le chœur. C'étaient, cierges en main (on en vendait sous les petites bâches vertes, autour du sanctuaire), tous ceux et toutes relies qui avaient promis de « mettre une lumière » à Notre-Dame-dc- la-Joie. Sous la sainte image, le sacristain paysan ne cessait de piquer les cires qu'on lui tendait, les reti- rant pour en poser d'autres aussitôt qu'elles commençaient à brûler. Je vis passer une mère-grand, dont j'avais remarqué déjà la ligure, si sérieuse, attentive, toute une vie de travail monotone et de foi s'était inscrite en cent rides vénérables. Avec quelle vaillance elle se poussait vers les flammes du chœur! La voilà qui arrive près de la grille; elle déploie le papier qui protège sa chandelle : un cierge énorme, entouré d'une spire d'or, et qui a bien coûter deux petits écus (on compte encore en skoëts.) Un instant, elle reste là. Avec un tremblement de grand âge ou de ferveur, appuyée sur son bâton, elle regarde le sacristain l'allumer. D'autres suivent, sans cesse. Au milieu de la grille, les deux iîles se rejoignent

AU PAYS BRETON. '

pour redescendre; elles tournent, apparaissent de face, et c'esl alors, comme dans un intérieur obscur et frémissant de ruche, une lente, cheminante colonne d'abeilles dorées.

Porté par la foule, j'avais fini par atteindre le côté des hommes, quand un remous m'a poussé vers une issue. L'espace 1 Je voulais le goûter un peu, m'en aller respirer au bord de la grève, me remplir les yeux des grands vides! Mais je reste là, arrêté par une espèce de vision. Ce ne sont que des vieux qui sortent, mais ils surgissent de l'ombre, et presque de dessous terre, car autour de la chapelle, le sol, au cours des siècles, s'est exhaussé. Des figures d'un autre âge, comme on en voit aux antiques saints de bois des oratoires bretons, saint Méen, saint Budoc, saint Herbot, des figures toutes de raideur primitive, de sérieux farouche et d'innocence, avec de longues chevelures à la Louis Xï, des favoris à la Charles X, des lèvres réduites à une fente, des prunelles pâles vissées comme dans un trou. D'où sont-ils venus, ces vieux qu'on ne voit jamais? Ils font un peu peur. Ils semblent à peine vivants. L'un avance vers moi en se signant d'un grand geste, apparition si étrange que je recule presque. Il est grand, anguleux, vêtu d'un drap noir jauni comme par un séjour souterrain. Un long corps gelé qui chancelle, comme s'il avait perdu l'habitude de la marche, une tête de travers, la peau séchée au front, au creux des mâchoires ; une tête de mort comme j'en ai regardé de si près, jadis, dans les ossuaires despetites églises bretonnes : petite, ronde, aux os minces, avec de longs restes de cheveux que l'on dirait collés, de jaunâtres étoupes qui vont se détacher si l'on tire... Oui, ces anciens-là, en leurs étonnantes hardes, semblent des cadavres de Bretons d'autrefois surgis de leurs fosses, ressuscites par la cloche de leur chapelle...

On finit de sortir; les groupes se mêlent. Çà et là, mainte- nant, sur cette vieillesse et sur ce noir, un groupe de jeunes filles resplendit au soleil qui se découvre, et leur parure est d'un rouge qui effare nos yeux de civilisés. Ah! la brave cou- leur, — et comme elle dit la joie! comme elle veut réjouir! C'est le principe de ces parures. Avec l'ingénuité des races archaïques, ces paysans y ont réuni, en harmonies simples et puissantes, tout ce qu'ils pouvaient imaginer pour le régal

774

REVUE DES DEUX MOMIES.

des yeux. Qu'y a-t-il de plus beau que l'or, que la soie, les tons de fleurs les plus intenses, leurs jeux sur les noirceurs ] diverses du costume, qu'une blanche mitre percée de trèfles ] et de croix, que les feux du cristal et du métal qui tremblent aux ardents quartiers de la coiffe? Surtout le parti pris des lignes, de l'ordonnance est admirable. Voilà le style. Il appa- raît spontanément chez tous les peuples l'individu n'est pas encore dégagé, personne n'inventa rien, la beauté nait de la fidélité aux traditions du groupe. Style et couleur, comme au moyen âge, les maisons, la foule présentaient les tons d'un parterre, comme en Perse, dans l'Inde, comme en tout cet Orient se survivent aussi ce moyen âge et son enluminure. Pourtant quelques-unes, deuil ou mode nouvelle de Pont-Labbé, sont en noir. Mais quelle grandeur et quelles harmonies de ce ton unique! Noir sur noir, celui que lustre du velours, et celui qui s'éteint sur le drap, celui de la soie aussi et des perles, car pour plus de sombre et raide magnifi- cence, deux croissants couturés de jais remplacent aux tempes les habituels quartiers orange; et, de même, c'est un flot de taffetas noir qui, d'une noire cocarde, tombe largement jusqu'aux genoux. Nul costume plus grave et plus fier. Pour la solennité de celte teinte funèbre, pour l'aitière énergie du caractère, cela est digne de Velasquez et de <«oya, et quand l'argent remplace le jais du décor, l'impression espagnole en est rehaussée. On pense aux statues de la Vierge, en grand habit rigide, que l'on voit là-bas, parées de deuil pour une cérémonie de Semaine sainte. Et l'attitude est aussi droite. Près du rude Calvaire leurs amies sont assises sur les degrés, celles-ci restent debout. On dirait qu'un tel costume interdit de se plier.

Deux d'entre elles sont d'un type un peu à part, presque citadin, et que l'on voit à Pont-Labbé : prunelles de langueur obscure, morbidesse de la chair, et dans ces doux visages inco- lores, le bel arc des lèvres saignantes et faites pour la volupté.

A côté de ces belles, une grosse dame, lâchement vêtue d'alpaga gris, et d'aspect fatigué, en chapeau marron et légu- minifere, fait plutôt un triste contraste. Hélas I la civilisation individualiste, utilitaire et citadine, a éteint beaucoup de choses eu même temps que la couleur. Elle n'ajoute pas non plus à la «lignite des âmes. In monsieur qui doit sortir des mains du coiffeur, tant il est frisé, luisant de brillantine, déploie son

AU PAYS BRETON. T75

esprit devant deux bigoudens farouches, interdites, juste- ment l'une de celles dont l'habit présente la superbe variante : noir et argent.

Le rang de mendiants est toujours là. Jusqu'à la fin de la réunion, pendant, après la procession, durant les jeux, les danses, ils resteront à leur place, qui est toujours devant le porche, ils dévident leurs patenôtres. Il y en a même un que je n'avais pas encore vu : un être extraordinaire, plié en deux, le corps horizontal, porté par derrière sur deux jambes noires, en avant sur deux bras armés de brèves béquilles. Une espèce de quadrupède. Mais sa l'ace humaine est levée, décrépite, pitoyable, embroussaillée sous une tignasse de fakir, qui est restée noire (ils blanchissent difficilement, les cervelles sont si paisibles!). Est-ce pitié plus grande pour cette excessive misère? ou bien celle-ci fail-elle plus puissantes ses oraisons? Certainement, il reçoit plus que les autres. Les gens se dérangent pour aller lui donner, même deux pauvres vieilles qui ne semblent que de quelques degrés moins dénuées que lui. Derrière eux, sur la petite digue à demi crevée qui ne défend plus la chapelle contre les assauts de la mer, vingt miri- fiques marmots sont assis en plein soleil, et l'on dirait un rang de pots de ileurs.

* * *

La procession, pour finir, annoncée par des volées de clo- ches, par le soudain émoi qui traverse les groupes et, les jetant devant le porche, les mêle au Ilot plus épais, plus noir, plus doré qui vient bouillonner à l'orée de la voûte. Alors les lumières qui sortent, des flammes jaunes, si petites dans le grand jour; et puis, par-dessus, jusqu'en haut du cintre, un remuement de choses bleues, de vacillants drapeaux, comme des oiseaux qui hésitent, éblouis, avant de prendre leur volée. Des fillettes les portent, plus graves, magnifiques, plus anciennes que les mères. Et puis la théorie des bannières, des saintes figures suspendues, avec les hautes croix d'argent.

Et les voilà qui se rangent, s'espacent, voilà la procession partie, aux ?rran, rrran du tambour, au sourd piétinement de la multitude. Ils vont décrire un grand circuit entre les petits talus de galets, entre les prés sèchent des tapis de varechs. Jusqu'à ce qu'ils reviennent, l'antique chapelle va rester seule

776 REVUE DES DEUX MONDES.

sur sa grève. Mais sa voix les suit, leur parle : elle est si vivante aujourd'hui! On voit ses cloches danser : elles ballent là-haut, comme, à la danse, les lourdes robes bigoudens. j Joyeuse sonnerie qui vole sur la plaine et sur la mer, mais qui ne doit pas aller bien loin sur les vastes champs fauves, sur l'immensité des champs bleus. Et chandelles en main, tous les corps penchés en avant, obliques, d'un pas étonnamment allègre, passe, passe, le troupeau des fidèles, les mammou koz édentées, ratatinées, les mères aux profils ovins, traînant leurs enfants en béguins couleur de lune ou de soleil, les grandes filles aux joues rebondies de chair fraîche, les triomphantes jeunesses, sages en ce moment, dociles à la religion, en atten- dant l'heure des danses et coquetteries, et les fillettes -infantes, tout le fervent, le fidèle peuple féminin, sexus dévolus ferai- neus, dit justement l'office d'aujourd'hui, dans la joie des grands rubans, dans le sérieux des noirs, dans le faste des ors, des vermillons, les centaines de simples paysannes, toutes coiffées, harnachées suivant la règle.

Et maintenant, entre deux files cheminantes, tremblent les étoiles des cierges, s'espacent les grandes bannières, portant la compagnie des saints. Ils flottent, régnent là-haut, mitres, la plupart, et les bras ouverts pour bénir, entre la belle inscription brodée qui rappelle leur puissance : Pedil Evidomp (1), et celle qui proclame leurs noms. Je lis celui de saint Noua, principal patron de tout ce pays de Penmarc'h, venu d'Irlande sur une roche que l'on voit d'ici dans le Sud-Ouest, celui de sainte Thumette, qui est puissante à Kerity. Au-dessus du mince et long ruban des fidèles, comme il s'allonge, le cortège des vieux saints ! Mais comme ils tanguent au vent de terre qui se lève ! Des hommes, tètes nues, les portent, de grands gas à caboches bigoudens, aux cheveux bas plantés, dont les traits montrent tous le type paysan et local. Par vent debout, c'est un rude métier qu'ils font là, les beaux garçons, penchés à droite, à gauche, redressés en arrière, les jambes et la poitrine tendus pour maintenir les larges bannières. Le pilotin, que je retrouve là, me dit : « Faut prendre des ris! »

Ensuite, les statues. Et d'abord, debout, voguant au-dessus de son peuple, faisant sa promenade annuelle autour de son

(1) Priez pour nous!

AU PAYS BRETON. 777

domaine, Itroun Varia ar Joa elle-même, un peu branlante, elle aussi, entre quatre jeunes filles en toilette de gala : gants blancs, robes et plastrons brodés de grandes fleurs et feuilles d'or ou d'argent. Des hommes suivent, des hommes de la terre, en longs et doubles justaucorps, aux cheveux coupés à l'écuelle! aux mines rigides ou bien éberluées; et puis des hommes de' la mer, la nuque rase aussi sous l'épaisse calotte (il paraît que cette taille archaïque est rituelle pour un vœu, l'idée religieuse s'associant comme toujours à une forme ancienne). Il y en a deux groupes, de ces pêcheurs, chacun portant avec cérémonie, sur un immense piédestal, un tout petit bateau d'enfant. Les rescapés d'octobre dernier. Deux équipages, en « tenue de vœu. » Je n'en avais vu qu'un dans la sacristie. Je reconnais les vieux à l'air triste, les jeunes, superbes, le petit mousse. Ils s'acquittent pieusement de leur dette envers Notre-Dame. Car pour ces durs marins, habitués de pères en fils au péril de la mer, et qui ne disent que « brise fraîche, » quand nous parlons | de tempête, c'est proprement un miracle qu'ils soient sortis vivants de la terrible nuit, que leurs corps soient là, debout, marchant sur la terre, au milieu des hommes, des choses de toute leur vie, et non pas défaits, pourris, fondus dans l'ombre I sous-marine ou souterraine.

Ils sont de ceux dont les bateaux s'appellent Marie Dieu-te- protège, ou bien Marche-avec-Dieu. Ils n'ont pas subi l'influence des nouvelles propagandes de révolte, si actives en certains ports de pêche, l'usine à sardines a déjà mis l'atmosphère industrielle. Et leur religion est celle des marins, non pas seu- lement faite d'habitude et d'obéissance à la tradition, comme si souvent celle des paysans, mais du sentiment des puissances qui les dépassent, et chaque jour décident pour eux leurs risques et leurs chances. Beaucoup d'entre eux, à l'instant de jeter leurs filets, ôtent leurs bérets et se signent, et, dans la saison, il y a peu de matins un équipage ne demande au recteur une messe pour le succès de la pêche.

Un de leurs prêtres me décrivait une telle messe, à l'heure l'aube naît à peine : tous les hommes debout devant l'autel, un rang de grand gars, en cirés, en bottes de mer, « chiqué en bouche, » et qui se sauvent avant la fin pour ne pas man- quer la marée. « Vingt minutes après, ajoulait-il, je vois leurs deux voiles qui courent entre les roches de Kerity,

IIS REVUE DES DEUX MONDES.

au petit jour gris, et souvent s'effacent dans la brume. »

Pieds nus, en corps de chemise, ils défilent, ces rudes hommes, pour l'honneur et le service de Celle qui leur person- nifie toute pitié et toute chasteté. Voilà le propre du christia- nisme. Il a mis au-dessus de tout des figures qui sont des types de perfections que l'homme n'atteint qu'en se dépassant ou en s'oubliant lui-même. LTne série de générations ont adoré, comme sommet des choses, des puissances qui disaient « non » à la force, à l'instinct, à la nature. Quelle discipline et quel entraî- nement à l'effort !

Derrière les marins, il y a des femmes en tenue rituelle aussi, déchaussées, le haut du corps en chemise ou blanche camisole : leurs femmes peut-être, ou bien des paysannes qui remercient pour un enfant, un mari guéri. Alors recommence l'ordinaire procession des ouailles : comme le mot semble fait pour ce long troupeau aux tètes simples et pareilles, pour ce docile peuple de femmes qui chemine, quelques-unes clopi- nantes comme les brebis entravées au talus de la grève!

Paraissent les porte-croix, marguilliers, acolytes, chantres. Un groupe étonnant, et comme on en voit presque toujours, d'ailleurs, dans les processions. Je ne sais pourquoi, de tous les laïques d'une paroisse bretonne, ceux-là, sacristains, fabrieiens, sonneurs, qui participent le plus de la religion, présentent tou- jours les types les plus anciens, les aspects les plus médiévaux. On dirait qu'on les a conservés depuis des siècles pour leur office : leurs rudes calottes de cheveux tombent en rond sur leur nuque; ils ont d'énormes sourcils en buisson ; souvent des besicles ajoutent à leur mine de puissance benoîte et recueillie, desi sagesse cléricale. On dirait des magisters, des donateurs du xve siècle, mais rudes et paysans. Férus de religion, absorbés par l'importance de leur fonction, ils chantent, prolongent, mugi.->enl, plutôt, les Uomus aurea, les Turri^ ehumea... Gomme ils nous signifient la force appuyée à l'inébranlable foi, la forme à jamais assurée par l'obéissance à la tradition!

Enfin le moment culminant, l'apparition du groupe sacré, le recteur, engoncé dans sa chape, élevant devant lui l'ineffable présence, avec le soleil d'or dont l'irradiation force toutes les têtes à se baisser. Le long des deux haies vivantes, ce geste se propage. Et c'est, visible, l'assentiment de cette vieille société catholique et paysanne à son principe

AU PAY3 BRETON. 1TVJ

spirituel. Pas une dissidence : c'est comme aux temps de la chrétienté, quand notre monde était vraiment unanime. En ce soleil d'or (dont on retrouve la pieuse et naïve image sur tant de broderies et d'armoires de Cornouailles), en ce disque éblouissant pour les âmes, réside l'absolu, le principe qui commande tout l'ordre de l'univers, la distinction du bien et du mal, celui qui donne un sens à la vie et à la mort.

Et déjà la procession s'éloigne entre les murs de galets, avec les voix chantantes; la voilà qui approche là-bas de l'ora- toire. Etd'ici, de nouveau, commetout cela semble perdu dans les grands vides du pays, au bord des infinis solitaires : la pauvre chapelle et le petit fourmillement noir à son pied!

* *

J'ai fini la journée a Kerity. Pour voir encore une fois cette humanité, je suis entré dans une sorte de débit-boucherie, qu'emplissait un bourdonnement de foule. Autour des tables, des bolées de cidre et des petits verres de « fidelic, » des paysans, des marins, des vieux, des vieilles, des jeunesses, des enfants, se pressaient, se remplaçaient devant moi. De l'autre côté du long comptoir, cinq grandes filles, de chair aussi rouge, sous la mitre et les magnifiques cheveux noirs, que les quartiers de bœuf sus- pendus aux solives, cinq splendides luronnes, besognaient dru, un poing sur la hanche, versant à boire, et riant à chacun. De temps en temps, l'une ou l'autre se détournait pour venir devant un miroir vérifier ses boucles. Ah ! gaies, coquettes, vaillantes servantes! joyeuses d'une joie que nous ne connais- sons plus! Quelle richesse du jeune sangl Quelle plénitude et candeurde la vie! De telles créatures, qui ne pensent pas, sont toujours innocentes.

On jacassait ferme en breton. Des anciens surgissaient et s'offraient des tournées, les mêmes, à favoris, à pattes de lapin, qui tout à l'heure ressemblaient à des cadavres, leurs inaigres corps dégelés, leur langue déliée, une étincelle dans leurs yeux clignotants. Plus grave, un gamin de douze ans, en habit et chapeau d'homme, s'initiait, sous le patronage d'un grand frère ou d'un jeune oncle, au rite de la boisson. Tout cela sous les poutres fumeuses saignaient les morceaux de viande. Une scène de kermesse, mais ceux-ci n'étaient pas les magots déguenillés de Téniers et de Van Ostade. Ou voyait, dans la

~80 REVUE DES DEUX MONDES.

richesse et la fierté de ses parures, une race étrange et magni- iique, qui résiste encore, pour combien de temps? aux influences de l'alcool.

Perçante, nasillante musique au dehors, tout d'un coup.. Tout le monde se précipita. Devant la maison, montés sur deux tonneaux, deux musiqueux, bombarde et biniou,— sonnaient la gavotte en marquant le rythme du pied : rythme rapide, celui d'une monotone, insaisissable et presque orien- tale mélopée. Alors les danses commencèrent: un lent et presque solennel sautillement sur place par longues files nouées.

La route était pleine de pardonueurs qui regardaient. Les jeunes filles semblaient toujours les plus nombreuses. Pour- quoi y en a-t-il tant? On dirait qu'elles composent la moitié de la population, au pays bigouden. En tout cas, on ne voyait qu'elles, comme on ne voit que les fleurs dans un jardin.

Il y avait un vieillard de type unique : le contraire d'un cadavre ressuscité, celui-là, un vif et vert aïeul, qui semblait s'amuser beaucoup. Il était velu dans le style du pays, mais la couleur et le décor de son coslume (drap bleu, broderies très fines, boutons de cuivre et d'émail rouge, pantalon à pont] étaient à la mode d'un autre temps, les plus anciens que j'eusse jamais vus au pays de Pont-1'Abbé. Sa barbe, qui, à son âge, aurait être toute blanche, était encore un buisson de flamme. Un personnage de légende, aux allures un peu de kobold, de lutin. Il avait l'air de s'y, connaître, en privilèges d'aïeul, s'arrêtant devant les belles, leur clignant de l'œil, leur demandant des nouvelles de leurs amoureux, les faisant rire et rougir, ou bien penché sur les bébés de deux et trois ans, les tout petits de son espèce, en costume déjà bigouden, comme le sien, mais rose ou bleu clair. Il tenait leurs menottes en interpellant les mères. Combien de semblables pardons avait-il vus autour de la chapelle de la grève? 11 était l'ancêtre de la tribu, à qui toutes les années n'ont apporté que plus de joie et de malice, qui circule solitaire au milieu des générations, et rit de voir que tout est comme toujours.

André Chevuillon. (A suivre.)

L'ALLEMAGNE POLITIQUE

II «

LES ORIGINES DU COUP D'ÉTAT KAPP-LUTTWITZ (Octobre 1919-Mars 1920)

Que signifie, pour l'Allemagne, le régime républicain? Telle est la question que se posait, dans la Frankfurter Zeitung du 9 mai dernier, M. Hugo Preusz, le « père » de la Constitu- tion de Weimar. Et sa réponse, remarquable de précision et de clarté, nous disait exactement pourquoi le coup d'État du 13 mars a été possible et de quel processus il a été l'aboutisse- ment logique.

M. Hugo Preusz assigne, en effet, deux causes essentielles à la manœuvre réactionnaire. La première, d'ordre négatif, n'est pas la moins importante. Il fut un temps, dit M. Preusz, le terme de république symbolisait, pour les âmes ardentes, l'idéal de la liberté et faisait battre les cœurs du plus pur enthou- siasme. Mais l'Allemagne de 1848 n'est plus. Les succès foudroyants de la Prusse, le réalisme bismarckien, la prédomi- nance toujours plus marquée des intérêts économiques avaient, ;i la veille de la guerre, effacé les derniers vestiges du républi- canisme allemand. Si la social-démocratie en inscrivait encore dans son programme les principes fondamentaux, c'était pour les oublier en temps de lutte électorale. Aussi la guerre n'a-t- elle pas fait naître en Allemagne un nouveau libéralisme poli- tique. Loin de consacrer une victoire chèrement achetée, la

(1) Voyez la Revue du 15 juillet.

782 REVUE DES DEUX MONDES.

république actuelle n'est pas une création enfantée dans l'énergique effort et l'àpre douleur, encore moins une convic- tion, un idéal supérieur à l'intérêt national. Elle n'est que la conséquence fatale et passive de l'effondrement des dynasties. Un vide stupéfiant s'est produit; une république falote l'a comblé. Mieux valait ce fantôme que le néant 1

Voilà ce que, sans le dire aussi explicitement, avoue M. Hugo Preusz. A culte cause s'en ajoute une autre, d'ordre positif : l'agitation militariste, soutenue par les partis de droite, parle parti populaire, qui a remplacé les anciens nationaux-libéraux et par le parti national-allemand, qui s'est substitué aux con- servateurs d'autrefois. On sait avec quelle énergie ces partis ont affirmé, de mai à septembre 1919, l'idéal pangermaniste. Fidèles au principe monarchiste, malgré leur scepticisme à l'égard d'une restauration possible, les nationaux allemands n'ont reculé devant aucun mensonge pour rejeter sur la démo- cratie et le socialisme toute la responsabilité de la catastrophe militaire. Le parti populaire, après avoir primitivement adhéré « à la république bourgeoiss, » est redevenu monarchiste et s'est rapproché des nationaux-allemands. A la fois distincts et étroitement unis, les deux partis de droite ont admirablement utilisé les fautes et les hésitations fatales d'un gouvernement débordé par les difficultés, acculé à toutes sortes de compromis, obligé de recourir, pour maintenir l'ordre, aux pires éléments réactionnaires et militaristes.

La faiblesse d'un régime fait la force de l'opposition. Cette vérité banale suffit à expliquer les événements de mars. La république allemande a été accueillie sans enthousiasme parses partisans, sans résistance par ses adversaires. Cette indifférence générale avait sans doute sa raison d'être dans le sentiment de stupaur provoqué par une débâcle soudaine. Mais elle ne pouvait durer. Seulement, l'ardeur républicaine n'est pas née et le nou- veau régime a se contenter d'une politique moyenne qui ne pouvait lui donner ni hardiesse, ni prestige. Au contraire, la réaction a pu rapidement constituer la résistance, entreprendre une énergique propagande et provoquer des espérances qu'en- courageait le spectacle des erreurs commises par le gouverne- ment officiel. Si bien que des médiocres comme Kapp et Luttwitz secrètement appuyés par des chefs politiques et des chefs mili- taires dépourvus de sens psychologique, ont pu croire l'heure

l'allemagne politique. 783

venue. Ils ne prévoyaient ni leur échec, ni les passions qu'ils allaient déchaîner. Deux mois se sont écoulés depuis le coup d'Etat et l'Allemagne, à la veille des élections, tressaille encore de la secousse reçue 1

Pour expliquer le coup d'Etat, il suffira donc d'étudier la politique suivie par la coalition gouvernementale, au travers des pires difficultés, depuis l'automne 1919; de constater l'impuis- sance de la gauche socialiste; de décrire l'évolution de la droite, sa critique du régime actuel, sa propagande active et les causes immédiates du Putsch militaire.

I

Après plusieurs mois d'abstention, pendant lesquels le socia- lisme majoritaire et le Centre avaient seuls gouverné, le parti démocrate, le grand « lâcheur » de Juin, reprenait sa place dans la coalition. Mais il posait ses conditions, pour la réforme financière et le projet de. loi sur les conseils d'exploitation. Aussi les socialistes majoritaires, qui s'entendaient fort bien avec le Centre, voyaient-ils d'un mauvais œil revenir ces enfants ter- ribles qu'étaient les démocrates.

Toutefois, la coalition, mutilée depuis la signature du traité de paix, avait intérêt a se reformer. L'accord se fait donc au début d'octobre. Les socialistes majoritaires perdront un peu de leur prépondérance et les démocrates se déclareront heureux de mettre fin à une situation anormale. « Car, disait la Frankfurter Zeit/mg du 2 octobre, on ne peut indéfiniment faire marcher ensemble Marx et l'Église. » Elle se gardait bien d'avouer que les démocrates n'avaient pas obtenu les concessions demandées. Les partis de droite voyaient juste en remarquant que seul le Centre retirait un réel profit de la combinaison.

Le nouveau gouvernement annonce sans tarder son pro- gramme. Dans un grand discours, le chancelier Bauer souhaite la bienvenue aux démocrates et passe en revue les problèmes du jour. Il constate que la situation intérieure s'améliore, que les grèves tendent à diminuer. La loi sur les conseils d'exploitation conciliera, dit-il, les intérêts du prolétariat et ceux du patronat et on élaborera une législation sociale vraiment large et géné- reuse. Puis le chancelier aborde le problème militaire, récla- mant des troupes pour le maintien de l'ordre, jouant avec habi-

78 5- REVUE DES DEUX MONDES.

leté sur les termes de « Reichswehr » et de « Volkswehr. » Et il ne manque pas de lancer un avertissement aux nationaux alle- mands qu'il accuse d'empoisonner l'opinion publique et d'aug- menter la méfiance de l'étranger.

Discours mesuré, réédition du discours de juillet, prononcé en des circonstances analogues. On eût dit que les problèmes les plus ardus allaient être résolus parla coalition dans le plus large esprit de justice.

Mais il fallait tout d'abord aux partis gouvernementaux des vues claires, des programmes précis. Deux d'entre eux, d'octobre à mars, tiendront leurs assises : les démocrates en décembre, le Centre en janvier.

Le congrès des démocrates s'ouvre à Leipzig. Le parti prétend, non pas continuer une tradition vieillie, mais donner une expres- sion nouvelle à la volonté populaire. Il veut rallier à lui le peuple entier, sans distinction de classes, de professions ou de confes- sions. C'est une synthèse politique qu'il entreprendra, pour orga- niser en un solide faisceau les énergies nationales, pour concilier l'autorité et la liberté, l'unité allemande et l'autonomie admi- nistrative des Etats et des communes. Un même but : le relève- ment national; une même foi : l'avenir de l'Allemagne dans le monde. Ce sera la grande république sociale qui servira, non seulement l'Allemagne, mais encore l'Humanité.

Beaux principes, assurément! C'est l'idéal du « Volksstaat, » de la démocratie organisée. Volksstaat Einheitsstaat! Ces termes se substituent à ceux qui symbolisaient autrefois le régime actuellement déchu. Mais n'avaient-ils pas, au fond, la même signification? N'impliquaient-ils pas l'orientation de toutes les classes, de tous les intérêts, de toutes les confessions, la conver- gence de tous les efforts et de toutes les pensées vers une même fin : la grandeur allemande? Une nouvelle religion d'Etat, pre- nant le nom de démocratie, remplaçait l'ancienne. On procla- mait l'autonomie administrative des Etats, l'égalité des droits politiques pour les deux sexes, la nécessité de lois démocratiques, d'une armée populaire et républicaine. Mais ces libertés n'étaient pas pour elles-mêmes. Elles avaienl à assurer la collaboration des divers éléments de la nation. Kl l'on proposait comme but unique à la politique extérieure, la révision des Imités de Ver- sailles et de Saint-Germain, le retour à l'Allemagne des terri- toires qui lui avaient été arrachés par la violence et de toutes

l'allemagne politique. 785

ses colonies perdues, son entrée clans la Société des Nations.

La politique du parti se caractérisait donc par l'absence de vraies convictions démocratiques, par la volonté de tout conci- lier. Elle ne pouvait aboutir qu'à des solutions éphémères. Or le Centre, au congrès de janvier, défendait une politique ana- logue, malgré les divergences irréductibles qui le séparaient des démocrates. Il traitera, non sans ampleur, tous les problèmes actuels. Car il était temps qu'il tint ses assises! Deux graves dangers menaçaient cette unité intérieure dont il avait été si fier jusqu'alors. Des mécontents critiquaient son alliance avec le socialisme et cette scission latente était d'autant plus alarmante que la droite exerçait sur le parti une pression croissante. En outre, le Centre bavarois venait de rompre brusquement avec le Centre allemand, à la suite de la proposition qu'avait faite, en décembre, l'Assemblée prussienne, au sujet de la réorganisation territoriale du Reich.

Le discours de Trimborn mettait en évidence la faiblesse de la politique de coalition. Au nom des « principes chrétiens, » il condamnait la révolution de 1018.

Evoquant le souvenir de .Max de Bade, il déclarait ouverte- ment qu'on aurait pu fonder les « libertés » du peuple alle- mand « sur d'autres bases. » Mais l'essentiel était de justifier la tactique du Centre, de montrer qu'il avait signé la paix a son corps défendant et en raison des circonstances, que son alliance avec les socialistes était un « mal nécessaire- » Ces socialistes ( modérés, ennemis de la dictature du prolétariat, ne pouvait-on les considérer comme des « compagnons de route » (Wegge- nosseri)1 Vous voulez reconstruire l'Allemagne? Ayez alors un gouvernement solide et consentez aux sacrifices indispensables ! Trimborn le catholique parlait comme le démocrate Hugo Preusz. Le Centre veut bien, disait Trimborn, « tolérer » des républicains dans son sein. Puisque la restauration monarchique est impossible, acceptons la démocratie et le parlementarisme avec toutes leurs conséquences.

Le Centre préconise donc une politique moyenne. On fera l'unité allemande en morcelant la Prusse au point de vue ter- ritorial, de telle sorte que le futur Étal populaire soit composé de régions équivalentes. En matière de politique scolaire, on Sauvera du passé tout ce qui peut être sauvé et on maintiendra le compromis qui fait de l'école confessionnelle, sinon un prin-

TOME LVI1I, 1920. 50

786

BEVUE DES DEUX MONDES.

cipe absolu, du m oins une réalité défendable. Mais il est clair que, sur ces deux points, le Centre se sépare des démocrates qui ne veulent ni le démembrement de la Prusse, ni l'école confes- sionnelle. Ce qui ne l'empêche pas d'envisager avec calme la séparation des Églises et de l'État, félicitant les auteurs de la Constitution d'avoir créé un régime assez souple pour que le Centre y trouvât son compte. Même point de vue conciliateur en matière financière, économique ou sociale. « Restons fidèles, dira-f-on, a la tradition de Windthorst. Soyons le « parti moyen » par excellence, pour sauver l'Allemagne de la révolution sociale et de la restauration. JNous serons ainsi le noyau solide du gou- vernement. »

Les socialistes majoritaires prétendent, eux aussi, préserver l'Allemagne de ces deux dangers. Ils sont aussi prudents que le Centre, étant, comme lui, sollicités de divers côtés. Si le Centre se trouve entre la dtroite et la coalition, la social-démocratie est placée entre la gauche socialiste et cette même coalition. Elle est exactement, à est égard, le pendant du Centre. Sa politique louvoyante est plus difficile à définir que celle des indépendants. Elle répudie toute dictature de classe, veut abolir les différences sociales et préconise le « gouvernement du peuple travailleur par la démocratie. » L'égalité des droits politiques ne suffit pas; il faut que disparaissent encore les raisons de conflits sociaux. On se ralliera donc aux démocrates et au Cenlre parce que ces partis renferment des éléments socialistes. En d'autres termes, on prétend donner au terme de « prolétaire » plus d'extension, confier le pouvoir, non seulement aux ouvriers, mais encore aux employés et aux fonctionnaires. Voilà l'idée mailresse. Mais on se gardera bien d'aller; trop vite en besogne. Notre société, dira- ■t-on, n'est pas mûre pour le socialisme intégral. La majorité prolétarienne, c'est le peuple lui-même, l'ensemble de ceux qui travaillent. Si la violence fut nécessaire pour la conquête de la démocratie,- elle ne l'est plus au moment il s'agit de perfec- tionner la démocratie et de fonder la justice sociale.

Telle est la coalition gouvernementale. Les trois partis cherchent ainsi à oublier momentanément les divergences qui les séparent. Mettant certains principes en commun, ils se pro- posent le même but* préserver l'Allemagne de la révolution et de la restauration, de l'anarchie et de la guerre civile. Le moyen de salut, ils le voiemt dans une politique composite qui, savam-

l'Allemagne politique. 187

ment dosée de socialisme modéré, de démocratie prudente et de confessionnalisme souple, veut grouper toutes les classes, défendre les intérêts du prolétariat et de la libre entreprise, éviter les conflits religieux.

II

C'est au nom de cette politique que l'on veut résoudre les problèmes actuels. Oui, mais ces problèmes sont ardus. L'art des compromis, cet art la Frank flirter Zeitung, dans un article récent, voyait le secret môme de la politique à venir, n'est point aisé à pratiquer. Il donne à un gouvernement toutes les apparences delà faiblesse et favorise toute opposition résolue, qu'elle vienne de gauche ou de droite. On mécontente toujours les partis extrêmes. Car nous avons, non pas deux Allemagnes, mais trois en réalité: une Allemagne socialiste, une Allemagne monarchiste et, entre les deux, une Allemagne moyenne, qui gouverne sans réussir à satisfaire les tempéraments excessifs et qui est elle-même travaillée par de graves dissentiments. Les trois partis de la coalition ont chacun sa gauche et sa droite. Ce sont tiraillements perpétuels, échanges constants de parti à parti, marchandages indéfinis qui rendent singulièrement difficile l'estimation des forces en présence.

En fait, d'octobre 1919 à mars 1920, cette politique de coa- lition n'a résolu aucun problème essentiel. Elle n'a qu'ébauché des solutions. Il en fut ainsi pour l'unité allemande, les impots, les conseils d'entreprise, le problème économique, la question militaire.

Il n'y a qu'une manière de renouveler, pour la paix euro- péenne, l'unité allemande. Il faut morceler la Prusse et la diminuer territorialement. Seule une politique énergique pou- vait faire œuvre créatrice sur ce point. Lorsque l'Assemblée prus- sienne proposa, en décembre, la convocation d'une conférence des États, en vue d'établir l'unité du Reich sur des bases solides et définitives, c'est une explosion de particularisme qui en résulta. La Prusse offrait de « s'absorber » dans le Reich, mais avec toute sa masse territoriale. Or les Etals plus petits, ceux du Sud en particulier, se demandaient si la Prusse n'allait pas, au contraire, absorber à nouveau le Reich! Ils exigeaient donc de la Prusse qu'elle donnât l'exemple et consentit à son démem-

iOO REVUE DES DEUX MONDES.

brement. De les inquiétudes et de la droite et des socialistes. En face du redoutable problème, la coalition était divisée. Le socialisme majoritaire, à rencontre du Contre, protestait contre le démembrement de la Prusse. Il prétendait que la Constitution de Weimar avait à jamais détruit l'hégémonie prussienne ! Les démocrates et le Centre demandaient : que la Prusse fût divisée en territoires autonomes avant que l'on procédât à une réorganisation du Reich ; que, dans le Reicb ainsi unifié, le pouvoir central, si fort fût-il, laissât aux Etats et aux communes une autonomie administrative considérable. Pas d'unité, ou l'unité avec la République rhénane, tel semblait être le dilemme. A la veille du coup d'Etat, on s'acheminait doucement vers une solution transactionnelle, vers la décen- tralisation administrative de la Prusse elle-même. Mais com- ment opérer cette décentralisation sans mécontenter la droite ou les particularistes? Voulait-on préparer ou prévenir, au con- traire, le démembrement? Insoluble question!

Le problème financier était étroitement lié au précédent. Ici encore, deux graves dilemmes. Fallait-il, pour réaliser la centralisation financière, porter atteinte à l'autonomie des Etats et des communes? Voulait-on frapper la classe prolétarienne en diminuant salaires et traitements, ou imposer durement les classes possédantes en portant les impôts directs à leur extrême limite? La coalition se déclarait pour Erzberger, pour la cen- tralisation et les impôts directs. Mais que de ressentiments ne provoquait-elle pas à droite et it gauche ! En outre, elle était elle-même divisée. Lorsque, vers la fin de décembre, toute la presse se mit à commenter l'impôt sur le capital (Reichsnotopfer) et l'échec de l'emprunt, on vit les démocrates se scinder en deux camps, la Frankfurter Zeitung soutenir Erzberger et le Berliner Tageblatt l'attaquer brutalement, aux applaudissements de la droite. De son côté, la Vossische Zeitung accusait le gou- vernement de bâtir sur le sable, de détruire la production agri- cole, de laisser l'Allemagne acheter les produits étrangers à des prix fantastiques, de ne pas établir sa réforme financière sur une base économique solide.

La loi sur les Conseils d'entreprise exposait la coalition aux mêmes difficultés. Le futur conseil devait être une sorte de compromis entre la dictature du prolétariat organisé et l'an- cienne législation sociale. La gauche et la droite Doussaient les

l'Allemagne politique. 789

hauts cris. La coalition défendait de son mieux le projet, qu'elle interprétait dans le sens d'une démocratisation nécessaire de la vie sociale et économique. Mais, en décembre, la bonne harmonie entre démocrates et socialistes majoritaires était rompue. On discutait alors deux problèmes redoutables : les travailleurs devaient-ils participer à la surveillance de l'entre- prise et pouvaient-ils exiger la production du bilan? Les démo- crates disaient non et les socialistes oui ! Les premiers, pour éviter la rupture, firent des concessions et un accord s'établit. En janvier, le projet passera en troisième lecture, violemment attaqué par les indépendants et les réactionnaires. Il s'en faudra de peu qu'une seconde révolution n'éclate. Le Centre ne cachait plus ses inquiétudes. La droite profitait des manifestations berli- noises pour montrer que la coalition exaspérait, par ses conces- sions, les masses prolétariennes, au lieu de les satisfaire. Le socialisme majoritaire perdait de son crédit et ses deux alliés se laissaient intimider par les cris de la droite.

Le problème économique n'était pas moins dangereux. La solution moyenne était menacée. Réaliserait-on la socialisation ou supprimerait-on, au contraire, toute contrainte pour rétablir l'ancienne liberté économique? Les indépendants réclamaient la socialisation intégrale; la droite voulait le régime de libre entreprise. Mais comment éviter à la fois la meule capitaliste et la meule de la socialisation, en particulier pour cette pauvre classe moyenne qui, en février, au Congrès de Cologne, se décla- rait prise entre deux feux? Problèmes de l'étatisme et du libre échange, des importations et des exportations, du change, etc., que de difficultés pour un gouvernement inexpérimenté! En outre, l'aspect international de tous ces problèmes était si évi- dent qu'au début de février, les grands journaux démocrates réclamaient la réunion d'une conférence et la création d'une « Société des Nations économique. »

Il y avait encore l'armée! Epineuse question, étroitement liée à celle de la politique extérieure! Affaire de la Baltique, commission d'enquête à Berlin, organisation de la Reichswehr pour le maintien de l'ordre, retour des prisonniers, extradition des coupables, autant de traquenards pour la coalition. La Com- mission d'enquête ne pouvait que déchaîner le nationalisme. C'est en vain que, soutenus par les indépendants, les socialistes majoritaires cherchaient à se laver de tout soupçon et à faire

^90 REVUE DES DEUX MONDES.

l'apologie de leur politique de guerre, tout en accablant le mi- litarisme. C'est en vain que les démocrates reprochaient à l'ancien régime d'avoir annihilé les efforts de M. Wilson etdéclen- ché la guerre sous-marine. La droite avait beau jeu et démon- trait sans peine que toute cette enquête avait été organisée par la coalition et n'était qu'un plaidoyer pro domoï Les manifes- tations en faveur d'Hindenburg et Ludendorfï à Berlin ne pou- vaient que nuire ;iu prestige de la coalition ! Encore deux vic- toires pour le nationalisme : la démission d'Erzberger et l'im- possibHité de l'extradition. Qu'eu sera-t-il alors de ce prestige?

La question militaire était plus insoluble que toules les autres réunies. Dès la tin d'octobre, l'Assemblée nationale avait parlé d'organiser la Reichswehr. Tandis que la droite réclamait une armée forte, les indépendants dénonçaient l;i Reichswehr comme instrument de contre-révolution. La coalition, unanime à demander une armée républicaine, n'était même pas capable d'en éliminer les éléments monarchistes. Impuissant à satis- faire l'opinion troublée, elle laissait Noske résoudre le problème à sa manière, c'est-à-dire favoriser la réaction militariste.

A tant de difficultés s'ajoutait encore, vers la fin de décembre et au sein de l'Assemblée prussienne cette fois, un gros conflit entre le Centre et les socialistes au sujet de la composition des commissions scolaires. On voit ainsi dans quelle situation se trouvait, au début de 1920, la fameuse coalition. Aussi ses réflexions de fin d'année n'étaient-elles ni gaies, ni rassurantes. « Les idées nouvelles, disait la Frankfurter Zeitung, sont étouf- fées par les anciens préjugés, par la démoralisation générale, par la soif du gain, par tous les maux que la guerre a déve- loppés. » C'est que les idées nouvelles manquaient de vigueur et de clarté. Cette politique de compromis était débordée par les événements. Entre le danger de gauche et celui de droite, on risquait à tout instant de négliger l'un en combattant l'autre. Et, pour mettre un frein à la révolution menaçante, on prépa- rait, non pas une milice républicaine, mais une armée réac- tionnaire, décidée à faire le jeu des partis de la droite.

III

Tandis que la coalition perdait peu à peu prestige et crédit, l'opposition se faisait plus précise et violente. Celle de gauche

l'Allemagne politique. 191

demeurait toutefois négative et laissait libre a celle de droite le champ de l'action positive.

Depuis longtemps, le socialisme indépendant se séparait toujours plus de la social-démocratie, qui perdait des partisans à son profit. Il avait tenu son premier congrès en mars 1010. Il en organisa un second en décembre, à Leipzig. Il définit à nou- veau son programme et sa tactique. Car ce parti était de date relativement récente. C'est en août 1917 qu'il s'était constitué à GoAha. Et le radicalisme intransigeant dont il faisait prouve en décembre était, lui aussi, de fraîche origine. C'était pour la promière fois qu'on parlait de rompre à jamais avec les majori- taires et d'affirmer avec énergie l'idéal révolutionnaire. Le parti n'avait pas toujours été aussi catégorique.

Le socialisme d'outre-Rhin avait, au moment de la guerre, cinquante années d'opportunisme. Dans l'Etat militaire et policier, son action n'avait été que parlementaire ou syndicale. A peine, vers 1905, les événements de Russie avaient-ils ému sa placidité. En 1914, il présentait ses masses organisées par une discipline qui imposait avant tout le payement régulier des cotisations, sa lourde armature bureaucratique, ses jour- naux et ses imprimeries et sa puissance financière. Et il s'enga- gera tout entier dans l'entreprise criminelle, derrière cette grande industrie et cette haute finance dont les ambitions flat- taient ses espoirs secrets do lucre et de profit. Ou lui prêcha sans difficulté le droit de tenir, d'attendre la victoire finale. Mais de 1914 à 1916, on vit peu à peu grandir le nombre de ceux qui, prévoyant la catastrophe, protestaient contre la folie de la guerre. Dès octobre 1016 se forme, au sein delà social-dé- mocratie, un parti d'opposition. Le conflit s'exaspère entre les deux fractions au cours de l'hiver 1916-1917 et, en avril 1917, le socialisme indépendant se reconstitue.

La révolution russe, qui éclatait au même moment, aurait pu le lancer dans les voies révolutionnaires. Mais, en 1917, l'impérialisme allemand conservait son prestige. Le jeune parti n'avait pas encore à se prononcer pour ou contre le réfor- misme. Il se contentait de combattre l'impérialisme, de protes- ter contre les crédits de guerre. Jusqu'en novembre 1917, il aura contre lui la bourgeoisie, la social-démocratie et les syndi- cats. On l'accuse de trahir la patrie et c'est en vain qu'il s'oppose à la mobilisation civile. A partir de novembre, la proclama-

792

BEVUE DES DEUX MONDES.

tion de la république des Soviets, le soulèvement des travail- leurs autrichiens et les grèves allemandes de janvier 1918 allument la première flamme révolutionnaire dans un partie qui ne comptait guère alors que 60 000 adhérents et n'avait que peu de ressources.

La révolution de novembre 1918 le mit au premier plan. C'est alors qu'éclate, au sein du parti, le conflit entre le réfor- misme et l'idéal révolutionnaire. Les uns veulent l'Assemblée Nationale, les autres le système des Conseils. La première ten- dance l'emporte et le parti essaye de s'unir au socialisme majo- ritaire. Mais les élections et les premiers travaux de l'Assemblée seront pour lui une déception. Toutefois, au Congrès de mars, il demandait simplement que le système des Conseils fit partie intégrante de la Constitution, n'affirmant qu'avec timidité la dictature du prolétariat.

C'est de mars à décembre 1919 qu'il sera poussé par les cir- constances, en particulier par la loi sur les conseils d'exploita- tion, vers l'idéal révolutionnaire. Le Congrès de décembre mo- bilisait toutes les forces du parti. Au Congrès proprement dit s'ajoutait une « Conférence des Femmes, » tandis qu'à Halle, le 14 décembre, la jeunesse du parti tenait ses assises. Une sévère et minutieuse discipline réglait cette organisation. Les indépendants avaient beau adhérer à la 3e Internationale ; ils agissaient avec autant de calme et de méthode que les catho- liques du Centre.

Ils dressaient le bilan de la première année de révolution. Ils constataient, de mars à décembre, le recul de cette révolu- tion, les erreurs de tactique commises. Ils parlaient de grouper à nouveau les énergies en déroute. Comment préparer les élec- tions de 1920? Comment résoudre le problème de l'Interna- tionale? Comment définir le rôle du parti? Autant de trou- blantes questions. Les indépendants sentaient bien que la bourgeoisie reprenait le dessus, que la situation du prolétariat n'était plus celle de mars. La bourgeoisie tenait le Parlement, l'armée, l'administration. Elle essayait, de toutes ses forces, de consolider le régime capitaliste. Pourquoi conserver alors une méthode périmée et gaspiller les forces prolétariennes en des luttes isolées et sans résultat? Mieux valait abandonner a leur sort le socialisme petit-bourgeois et le néo-syndicalisme uto- piste. Mieux valait se placer résolument sur le terrain révolu-

l'allemagne politique. 793

tionnaire, sans compromis aucun avec la bourgeoisie. « Nous sommes un million, s'écriaient les indépendants; pourquoi ne pas constituer une force nouvelle, ayant sa tradition propre et ses tins particulières? »

IN dénonçaient en même temps, sans pitié, la réaction gran- dissante. Ils voyaient plus clair et parlaient plus haut que la coalition. La Freiheit nous renseignait admirablement sur les menées militaristes. Mieux que personne elle savait que les dirigeants de l'ancien régime avaient voulu la guerre; que nombre de gens souhaitaient la restauration monarchique; que la Commission d'enquête avait joué une vilaine comédie; que les capitalistes mettaient leur fortune en sécurité, tout en sabo- tant la production; que les agrariens menaçaient d'affamer le prolétariat et que le gouvernement s'effaçait de plus en plus devant la réaction à demi triomphante.

Donc, pas de compromission avec les majoritaires. On décla- rait impossible la tentative d'union dont on avait parlé, en raison des menaces de réaction. D'autre part, le débat sur les rapports avec le communisme restait confus. Mais on affirmait l'idée révolutionnaire. Le rêve d'hégémonie allemande à jamais évanoui, c'est contre le capitalisme anglo-saxon victorieux qu'on voulait grouper les forces prolétariennes. Il fallait en finir aussi avec cette démocratie bourgeoise, qui régnait par les arrestations et les meurtres politiques, par la soldatesque de Noske, la censure et toutes sortes d'interdictions. On remplace- rait brutalement l'État bourgeois par l'État prolétarien. Im- possible d'arriver au socialisme par le parlementarisme! On ne pouvait utiliser ce dernier que pour arracher le masque au gouvernement et aux partis majoritaires. Il fallait saboter la loi sur les conseils d'entreprise, fruit de marchandages ignobles, et la remplacer par la socialisation radicale, en vue de la révolu- tion universelle. « Il nous faut, disaient encore les indépendants, des moyens actifs de révolution. Des impots draconiens obligeront le capitalisme à constater sa propre ruine. Un savant système de conseils nous permettra de provoquer toutes les grèves voulues. »

De à adhérer à la troisième internationale, il n'y avait qu'un pas. Cette affiliation, la gauche du parti la demandait. La droite se fût contentée de reconnaître les décisions de l'in- ternationale genevoise, sans lier la direction du parti aux influences russes. Les deux fractions se mirent d'accord. On

19 i REVUE DES DEUX MONDE

décida de rompre avec le réformisme et d'adhérer à l'interna- tionale de Moscou, afin de réaliser la dictature du prolétariat et le système des Conseils. « Si les partis des autres pays, disait la résolution du Congrès, n'ont pas l'intention d'entrer avec nous dans l'internationale de Moscou, le parti indépendant allemand y entrera tout seul. »

BjI héroïsme, en vérité ! Mais la presse du parti se déclarait mécontente. De nombreux opportunistes regrettaient qu'on eut renoncé au réformisme. Hilferding avertissait le parti. « Les socialistes indépendants, disait-il, sont seuls à représenter le socialisme allemand. Le communisme et la social-démocratie sont en décadence. Mais évitons les formules toutes faites. N'oublions pas les réalités positives : les impôts, les conseils d'entreprise, les menées réactionnaires et les prochaines élec- tioxis. Laissons la, pour l'instant, la dictature prolétarienne. La révolution universelle est plus lointaine que jamais! Si les socialistes avaient le pouvoir, pourraient-ils le conserver? Ne sait-on pas que Haase l'a refusé, pour ne pas refaire l'expérience hongroise? »

Sages paroles! Les indépendants virent bien, en janvier, lors des manifestations contre la loi sur les conseils d'entre- prise, ce qu'il leur en coûtait de vouloir recommencer la révo- lution ! D'octobre 1919 à mars 1920, ils avaient accentué leur intransigeance dogmatique. Ils avaient ainsi perdu le contact avec la réalité. Ils affaiblissaient la coalition gouvernementale, tout en justifiant les menées réactionnaires. Ils faisaient le jeu de la droite.

IV

Celle-ci pouvait donc se demander si son heure n'était pas venue. Elle avait eu son Congrès, elle aussi! Le parti popu- laire avait siégé à Leipzig, en octobre 1911). Au même moment, le comité directeur du parti national-allemand tenait ses assises à Berlin. Toute la droite cherchait, dès l'automne, à fixer ses positions.

Le parti populaire constatait sa puissance croissante. Cinq fois plus de membres (500 000), depuis le Congrès d'Iéna! Son chef, Stresemann, accusait ouvertement la bourgeoisie au pou- voir de favoriser le socialisme. Mais la question essentielle était

l'ai.i.lm \(.m: politique. 793

de savoir si les doux partis de droite pouvaient fusionner. Los Nationaux-allemands avaient toujours considéré le parti popu- laire comme un allié. On parlait déjà d'un accord conclu. Tou- tefois, la majorité du parti populaire s'opposait à l'union et voulait que le programme du parti fût délimité à droite comme à gauche. Aussi los Nationaux-allemands exerçaient-ils sur lo parti la pression la plus violents <■ Pourquoi, s'écriait la Kréuz- zeitung, les doux partis ne s'allieraient-ils pas? Los nationaux- allemands n'ont-ils pas do'fondu la liberté économique avec au- tant de vigueur que le parti populaire? Stresemann a indiqué lui-même que toute la droite devait faire front contre le socia- lisme. » An même moment, de nombreux transfuges quit- taient le parti démocrate pour entrer dans le parti populaire et la majorité bourgeoise évoluait vers la droite.

Malgré ces invites, le parti populaire décida de garder son indépendance. Mais il se rapprochait nettement des nationaux- allemands. Il déclarait la guerre aux démocrates en raison de leur alliance avec le socialisme. Après avoir jusqu'alors reconnu la « république bourgeoise, » il admettait le principe monarchiste. La tactique de Stresemann était claire. Se croyant sur de l'avenir, il se voyait déjà porté par les événements sans être obligé de s'engager dans 1(3 sillage des nationaux-alle- mands. Il attaquait la coalition gouvernementale, mais sans trop s'aventurer à droite. 11 admettait Ja monarchie sans prendre la responsabilité d'une agitation réelle on sa faveur. Il se préparait à toute éventualité, coup d'Etat ou participation au pouvoir. Or, dans son parti, il y avait la majorité do l'in- telligence allemande : professeurs, magistrats et grands indus- triels. Ceux-ci avaient tous dos liens étroits avec le passé dont ils faisaient l'apologie, tout on critiquant le régime actuel. Ils étaient tous prêts à favoriser la restauration do cette monar- chie qu'ils avaient tant aimée et qui d'ailleurs avait si bien travaillé pour eux. Le parti pouvait donc se livrera une im- posante manifestation on faveur des territoires occupés, attirer a lui los forces paysannes et l'Union dos Agriculteurs, envoyer une adresse aux « Alsaciens-Lorrains » et un télégramme à llindenburg, en lui disant que, « s'il y avait ou Leipzig après Tilsitt, il y aurait une victoire allemande après le traite' de Versailles. >>

Les nationaux-allemands jubilaient. Mais certains démo-

79G REVUE DES DEUX MONDES.

crates fondaient aussi leur espoir sur Stresemann. Ils se de- mandaient s'il ne serait pas un jour possible de jeter la soeial- démocratie par-dessus bord et de former ainsi une majorité bourgeoise avec le Centre, les démocrates, le parti populaire et peut-être une fraction des nationaux-allemands.

Pouvait-on utiliser l'esprit anti-révolutionnaire de la bour- geoisie sans tomber dans l'antisémitisme conservateur ? On ferait alors une restauration qui, loin de ramener les dynasties déchues et de compromettre l'unité allemande, donnerait à l'Allemagne une sorte de monarchie constitutionnelle. Regar- dant vers la droite, certains démocrates s'étonnaient que Stre- semann eût tenu des propos si durs à l'égard de leur parti.

On augurait donc bien de l'avenir. Les Hamburger Nach- richten du 22 octobre déclaraient que le Congrès avait fait du bon travail ; que la bourgeoisie allemande avait raison de rompre avec les démocrates trop indulgents à l'égard du socia- lisme; que le parti défendait les principes auxquels il demeurait fidèle depuis soixante ans; que le socialisme commençait a douter de lui-même et qu'enfin les deux partis de droite, sans avoir besoin de fusionner, constituaient une « Droite nationale » capable de relever l'Allemagne de ses ruines.

Mais il fallait d'abord discréditer le régime actuel. Lors de la proposition prussienne concernant l'unité allemande, la droite se montra méfiante et sceptique. De quelle Prusse s'agis- sait-il? Dans quel sens voulait-on réaliser l'unité? N'était-ce pas pour démembrer la Prusse d'aujourd'hui? On entendait tra- vailler pour la véritable unité allemande, fondée sur le « senti- ment national, » pour la Prusse intégrale, seule capable d'en maintenir la tradition ! On prévoyait d'ailleurs que le projet, déchaînant tous les particularismes, échouerait fatalement. « Ne touchez pas à la Prusse, s'écriait-on ; car vous ne rayerez pas de l'histoire les services qu'elle a rendus. Elle seule peut reforger l'épée de la résurrection nationale. C'est la maudite révolution qui favorise le particularisme. Démembre ra-t-on la Prusse quand, à l'Ouest et dans le Sud, s'affirment les tendances centrifuges? » Au moment l'idée d'une simple décentralisa- tion administrative en Prusse se fait jour, la Droite se félicite de voir abandonnée la thèse du démembrement. Et le Tag rouge de démontrer au Hanovre qu'il a tout intérêt à rester dans le cadre prussien, que seul un territoire aussi vaste que la Prusse

L' ALLEMAGNE POLITIQUE. 71)1

peut refaire la grandeur politique el économique de l'Alle- magne. Mais lq Droite ne cache pas son inquiétude. Elle suit les événements <lu Hanovre et du Rhin. .Elle voit la Bavière installer son ambassadeur particulier auprès du Vatican et réclamer une certaine autonomie pour ses chemins de fer. Nul doute que celte inquiétude ait été un des facteurs essentiels de l'agitation réactionnaire qui a précédé le coup d'Etat.

En matière financière, campagne contre la centralisation et le programme d'Erzberger. On défend l'unité à la prussienne et. en même temps, l'autonomie financière des États et «les communes. C'est logique. Car on pouvait craindre que le sys- tème d'Erzberger n'accentuât le mouvement particulariste. Si le parti populaire n'était pas aussi intransigeant que son allié sur la question de la centralisation, les deux partis de droite s'accordaient h prendre la défense de la propriété privée. « Erzberger, s'écrie-t-on au moment les grandes banques protestent contre l'impôt sur le capital, Erzberger mène l'Alle- magne à sa ruine. Le travail des commissions se substitue à celui de l'Assemblée nationale; c'en est fait du parlementa- risme sain. La tyrannie socialiste broie la classe moyenne. l'Allemagne prendra-t-elle l'argent pour payer les Allies? Ne devrait-on pas commencer par diminuer les salaires? » Vers la fin de décembre, le vote de l'impôt sur' le capital et l'échec de l'emprunt provoquent de nouvelles attaques. « Nous courons à l'abîme, » dit la Kreuzzeitung du 16 décembre. Au début de février, Hirchfeld lente d'assassiner Erzberger. La droite blâme ' ce jeune fou et flétrit l'assassinat politique. Mais comment ne pas comprendre, ajoute-t-elle, la douleur de ce jeune homme devant les malheurs de sa patrie ? Laissons vivre Erzberger et tuons-le « moralement. » Qu'Erzberger, à la suite du scandale que l'on sait, démissionne, et ce sera une explosion de joie. « Comment le ministère soutiendrait-il ce brasseur d'affaires politicien, compromis et compromettant, dont les fraudes indui- ront l'Entente en méfiance et la pousseront à nous demander une indemnité plus forte? » Et l'on ne manquait pas de dire que la disparition d'Erzberger rapprocherait le 'Centre delà Droite.

En ce qui concerne les conseils d'entreprise, la Droite met- tait en évidence le conflit entre socialistes et démocrates. « Les démocrates, disait-on, seront, obligés de faire dps concessions aux socialistes pour demeurer au pouvoir. Or, nous savons bien

798

REVUE DES DEUX MONDES.

quelle législation sociale veulent nous imposer les socialistes, au moment même le bolchévisme russe fait machine en arrière et supprime les conseils d'entreprise ! La loi sera le signal d'un gaspillage économique sans précédent. Gomment ne pas voir les bases de ce parlementarisme qui oblige les partis, pour de simples raisons tactiques, à trahir leurs principes essentiels? Le parti démocrate comprend beaucoup de patrons et beau- coup d'ouvriers. Il donnerait volontiers raison aux patrons. Mais il veut éviter de rompre avec le socialisme. Ne voyez- vous pas que la loi sème l'agitation dans le monde économique et politique? » Quand la loi sera votée, on dira qu'il faut abso- lument de nouvelles élections, une nouvelle Constituante ; que le vote a été une comédie et une duperie; que tout s'est passé dans les coulisses. Après les incidents de Berlin, on montrera à la coalition qu'elle sait à quoi elle s'expose en radicalisant, par crainte du prolétariat, les entreprises et les exploitations.

Si la Droite nationale faisait ainsi preuve, dans l'opposition, d'une réelle unité de vues, elle n'était cependant pas parfaite- ment unie. Des divergences subsistaient entre les deux partis. Quand, vers le milieu de janvier, le député von Graese propo- sera leur fusion, il apparaîtra que cette fusion était aussi im- possible qu'en octobre. Le parti populaire n'avait pas, sur l'unité allemande et l'antisémitisme, les mêmes opinions que les nationaux-allemands. Placé entre la coalition et l'extrême droite, il ne voulait pas rompre avec la première et s'y ména- geait une porte d'entrée. Mais ces divergences n'empêchaient pas la Droite nationale de faire front contre le régime, d'agir sur les démocrates et le Centre, que les conséquences fatales de leur alliance avec le socialisme inquiétaient de plus en plus. Protégée par ce travail de critique, l'agitation militariste grandissait. Au début d'octobre, Noske avait persuadé sans peine ;mx socialistes que la contre-révolution n'était pas à craindre. « Noske, disaient alors les Hamburger Nachrichten, est le plus intelligent des socialistes allemands. Il montre aux camarades comment on gouverne. Ne serait-ce pas favoriser la réaction, d'ailleurs, que de laisser les officiers sans emploi? » Au mo- ment même triomphait ainsi la cause de Noske, la jeunesse nationaliste se faisait toujours plus remuante. « Elle a, disait- on. un sentiment de victoire, malgré la défaite extérieure. Fichtp est son Dieu; les Discours à la Nation allemande lui

LALLE MAGNE POLITIQUE. 799

servent de Bible. » La Conférence des Étudiants chrétiens, l'Union des Associations de la jeunesse, autant de symptômes rassurants! Cette précieuse jeunesse, ne fallait-il pas la conserver avec soin pour l'avenir?

En octobre, ce sera la question des troupes de la Baltique. La droite ne veut pas qu'on « calomnie » ces troupes. « Nous avons là, dit-elle, non une soldatesque brutale, mais une force régu- lière qui purifie les pays baltiques du bolchévisme. Qu'elle reste ou se joigne aux troupes russes de la contre-révolution, il s'agit toujours de combattre les Soviets. Pourquoi rappeler von der Goltz? Le gouvernement allemand sera-t-il éternelle- ment à genoux devant l'Entente? Nos troupes n'ont-elles pas le droit de demeurer en Courlande? Va-t-on les chasser, pour ré- compenser la purification accomplie? L'Angleterre s'en débar- rasserait-elle ainsi, après les avoir utilisées? Ecoutera-t-on ces socialistes majoritaires, qui font de la surenchère électorale et essaient de crier plus fort que les socialistes indépendants? Allez-vous détruire l'élite de l'armée allemande? Noske serait- il ingrat à l'égard de ces officiers et de ces soldats qui lui ont rendu tant de services? » Et Otto Hoetzsch, dans la Krnuzzei- tung du lo octobre, remarquera que de bonnes relations s'établi- ront entre Allemagne et Russie, à condition toutefois que l'Alle- magne maintienne ses troupes en Livonie et en Lithuanie.

On voulait, en outre, une Reichswehr solide On félicite le député von Graese d'avoir, avec son énergie accoutumée, de- mandé ses comptes à Noske, à Noske, l'Homme-Janus, qui fait une politique à double l'ace singulièrement dangereuse pour l'Allemagne. « Voyez, s'écrie-t-on, l'attitude lamentable de la coalition majoritaire! Les socialistes s'agitent en vain. Quant au Centre et aux démocrates, ils se taisent, dès que la droite veut parler de l'armée. »

Les débats de la Commission d'Enquête fournissent à la droite le prétexte d'une agitation nouvelle en faveur du milita- risme. « La coalition, dit-elle, veut prolonger son existence. La République allemande se hâte d'imiter les démocraties occiden- tales qui avaient eu, jusqu'ici, le privilège des scandales et des procès retentissants. La belle conquête révolutionnaire, que de pouvoir laver son linge sale en famille ! Les déclarations de Bethmann-Hollweg ne montrent-elles pas que notre politique intérieure a été la cause de la défaite? N'a-t-il pas criminelle-

800

REVUE DES DEUX MONDES.

ment hésité entre l'énergique volonté du G. Q. G. et une opi- nion publique flottante ou désorientée? La politique allemande n'a pas été à la hauteur des chefs militaires. Elle a gâché leur œuvra admirable. » Et c'est ainsi que ces attaques contre Rethmann aboutissent à une apologie du militarisme.

L'anniversaire de la Révolution en novembre, les réflexions de fin d'année, la ratification de la paix, autant d'occasions à saisir. « Le bilan de cette première année de nouveau régime, c'est la ruine. Nous avons besoin d'un chef, d'un Moïse, d'un idéal national. L'Europe est en morceaux; l'ancienne armée a vécu. L'Allemagne n'est plus qu'une salle de danse et un enfer de jeu. L'année 1919 comptera comme la plus lugubre de l'his- toire allemande. Mais, ajoute-t-on, l'opposition monarchiste est bien résolue à ne pas désarmer. Attendez que la décomposi- tion sociale ait atteint nos ennemis et vous verrez l'Allemagne ressusciter, plus forte que jamais ! C'est nous, les vainqueurs! C'est nous qui avons brisé l'élan du slavisme en marche contre l'Europe occidentale! C'est nous qui avons vaincu, dans toutes les batailles, les Français, les Anglais, les Roumains et les Ita- liens! Prenez-y garde, l'esprit de Potsdam vit encore! »

En janvier et février, la question de l'extradition vient encore alimenter celte préparation de l'opinion publique. La réaction utilise admirablement le conflit. Elle conseille à l'Alle- magne de suivre l'exemple de la Hollande qui défend son - hon- neur national » en refusant de livrer Guillaume II. Elle insinue que l'Entente se disloque peu à peu et qu'un refus net de l'Al- lemagne achèvera de la démembrer. En même temps, le comte Westarp annonce, « de source sûre, » qu'une offensive bolché- viste aura lieu au printemps, que l'Allemngneva devenir, comme pendant la guerre de Trente ans, le champ de bataille de l'Eu- rope entière. Raison de plus pour défendre l'armée!

Ce sera enfin la campagne de mars pour la dissolution de l'Assemblée nationale, les élections à brève échéance, l'élection du Président par le peuple. On salue alors la candidature d'Hindenburg. « Son nom, dira le comte Westarp dans le Kreuzzeitung du 7 mars, remplit de confiance le peuple allemand et son élection montrera à tous que nous ne sommes pas des ingrats, que nous n'oublions pas les incomparables exploits de notre armée, que notre orgueil national n'est pas éteint. »

Victorieux dans le procès Ilelfïerich-Erzberger et dans la

l'allemagne politique. 801

question de l'extradition, soutenus par la jeunesse universitaire, par Tannée, par une notable fraction du parti démocrate et du Centre, les partis de droite croiront, en mars, le moment venu de mettre fin au régime actuel et de disloquer la majorité gou- vernementale. Ils l'accusent de vouloir durer contre le vœu populaire, contre les principssdu parlementarisme lui-même. De ce paradoxe qu'à la veille du coup d'Etat, la droite invoque, contre le régime à démolir et à remplacer par la monarchie, les « principes de la démocratie ! »

C'est au nom de la « volonté nationale du peuple allemand » que ces partis veulent rétablir l'ancien régime. Sans doute, ils sauront dégager leur responsabilité au moment de l'insuccès notoire. Il n'en est pas moins vrai que le coup d'Etat a été le résultat, non seulement de l'organisation civile préparée par Kapp et de l'organisation militaire préparée par Ludeudorffoule colonel Bauer, mais encore de toute la propagande, si habilement conduite, des partis de droite. C'est eux qui ont créé l'atmos- phère favorable. Peut-être leurs éléments modérés ne surent-ils pas ce qui se passait ; mais leurs chefs les plus actifs, Stresemann pour le parti populaire, Graese, Schiele et Westarp pour les nationaux-allemands, ont travaillé à l'organisation du Putsch militaire. Nous savons qu'il y eut, le 4 mars, une conférence entre von Luttwittz et les représentants des partis de droite. Et l'appel que Stresemann a lancé en plein Putsch nous rendra à jamais sceptiques et méfiants à l'égard des tendances de son parti.

Ce retour offensif du militarisme prussien était à prévoir. Ce qui le rendait probable, c'était une république sans républicains, c'était la violence môme de l'agitation réactionnaire. Ce coup d'État n'en était pas moins une formidable erreur. Comme le disait Auguste Muller, dans les Sozialistische Monalshefte du 12 avril, ce fut un acte dépure et de lamentable sottise. Mais la pire folie de ces militaires, du colonel Bauer en particulier, fut de croire que les travailleurs soutiendraient pareille tenta- tive. Ce sont eux qui, au contraire, l'ont étouffée dans l'œuf. J^e gouvernement Kapp-Luttwitz ne pouvait durer que quelques jours. Et pourtant, si éphémère qu'ait été le Putsch, ses consé- quences devaient être importantes sur l'évolution intérieure de l'Allemagne du 13 mars aux élections de juin.

Edmond Vermeil.

TOME LV11I. 1920, 51

ENTRE DEUX JARDINS

Je pouvais avoir deux ans quand ma mère m'amena vivre chez mes grands-parents dans une petite vieille maison derrière le Trocadéro, entre deux jardins. On y arrivait par une allée de marronniers qui s'élargissait en une cour plantée d'arbres; il y avait surtout une aubépine rose, qui se trouve en fleurs dans tous mes souvenirs; ce n'était pourtant pas toujours le printemps; mais tout prenait pour moi plus de valeur et de force à l'époque le Mai tendait ses bras épineux et roses et les marronniers étalaient, sur leurs plateaux verts, leurs pyra- mides de lleurettes frisées. Donc, l'aubépine au tronc noueux dominait les quelques marches qui montaient a une vilaine porte vitrée, et la fenêtre de la cuisine toujours ornée d'un chat; elle ombrageait un petit couloir resserré entre la maison et un mur tapissé d'un maigre lierre et de toiles d'araignées. Il était clos par un portillon de treillage vert, de ce treillage qui enferme si joliment a Versailles les secrets bien gardés des petites nymphes et des satyres qui se mmjuent de nous sous leur fard de mousse. Mais ma barrière verte était laide, tout simplement; soigneu- sement fermée à clef, elle ne s'ouvrait guère que pour le char- bonnier; ce jour-là, on voyait, derrière la vitre de la cui- sine, bonne maman attentive, ses lunettes sur son nez droit de déesse grecque ; un crayon sévère à la main, elle marquait d'un trait noir sur un papier le passage de chaque sac de charbon, pour être sure d'avoir son compte ; elle comptait aussi le Micre et dispensait parcimonieusement, la bougie. Le char- bonnier noircissait le couloir qui était pauvre de gravier; mais il était ferlil en courants d'air et. ne voyait jamais le soleil ;

ENTRE DEUX JARDINS. 803

aussi étais-je priée de m'en écarter comme d'un lieu malfai- sant; on y accédait de la cuisine par un petit escalier noirâtre et une porte funèbre; je n'ai jamais su au jnsti; si le croque- mitaine dont on me menaçait devait arriver, le cas échéant, par cette petite porte maudite ou bien par le cabinet noir maman pendait ses robes avec une mystérieuse symétrie. Je croyais terme a ce croquemitaine ; mais un jour de grosse sottise ou on voulut le faire parler, je trouvai à sa voix une telle ressemblance avec celle de bonne maman que je le supposai semblable au reste des hommes et qu'il ne me fit plus peur.

I. LE PERRON ENCHANTÉ

Si je me suis attardée à ce vilain couloir, c'est qu'a l'autre bout, à moins de traverser la maison, on débouchait en pleine clarté, en pleine lumière, en plein soleil, dans le jardin. Ohl mon cher jardin d'enfant! Que je t'ai aimé, que je t'ai trouvé beau, varié et immense, simplement parce que je te remplissais de moi-môme, de mes sottises, de mes petites idées et de mes grands désirs, de toutes ces choses que « mes mamans » dans la maison, prétendaient endiguer, canaliser, classer, et qui se don- naient libre cours entre tes murs étriqués que ma fantaisie repoussait à. l'infini !

Et d'abord, dès le seuil de la salle a manger, c'était le perron enchanté.

N'allez pas vous imaginer quelque perron à doubla escaH*©*", gracieux comme un bras arrondi, ou quelque rampe dp fer forgé, harmonieusement enroulée en rinceaux. Point du ton!; c'était un bête de perron, un petit palier carré d'où éesoea- daient, sur le côté, bien droites, sept marches de pierre, avec une rampe de fer aux barreaux unis, sans prétention, et qu'on repei- gnait de temps en temps. Mais tout cela disparaissait sous un fouillis merveilleux de jasmins et de rosiers qui m'ont donné pour toujours le goût des odeurs fortes ; ce jasmin partait d'un petit bout de bois noir, comme tous les jasmins, un petit bout qui ne disait rien qui vaille, et qui envoyait à tous les autres bouts des merveilles; le buisson scintillait d'étoiles blanches comme le ciel dans une belle nuit d'août; et cela, croyez en ma parole d'enfant, tonte l'année! L'hiver n'a pas tenu dp pla«-R dans mes souvenirs; je l'ai supprime; le jasmin lleuri a présidé

804

REVUE DES DEUX MONDES.

à tous mes jeux, de même que l'aubépine, dans l'autre jardin, saluait toujours de son panache rose les graves personnages qui montaient le perron vulgaire pour être introduits chez bon papa, tout en haut, dans la grande chambre aux livres.

Pour l'enchantement du vrai perron, il y avait aussi une gloire de Dijon qui tenait vraiment bien son rang doré parmi les gloires des roses, et des rosiers plus modestes qui lançaient au jour, sans marchander, des multitudes de Heurs rouges au cœur jaune; l'ensemble était féerique; j'aime mieux ne pas le revoir, de crainte d'être devenue déraisonnable, c'est-a-dire de voir les choses telles qu'elles sont.

Je m'asseyais sur une marche, je tirais ma petite robe sur mes genoux, et j'écoutais les bruits du buisson.

De l'autre côté, il y avait le grand soleil.

De la fenêtre du petit salon, maman travaillait, elle criait tout à coup : (( Pâquerette, tu n'as pas mis ton chapeau. » Quand donc les parents comprendront-ils qu'on n'a pas besoin de cha- peau, quand on a des cheveux frisés, ce qui abrite bien mieux que des cheveux plats?

J'écoutais les abeilles, si contentes de tant de parfums; je guettais les progrès des cocons de papillons roulés dans les feuilles des rosiers; je suivais passionnément la marche ondulée des chenilles sur la pierre chaude, je comptais leurs anneaux fauves, et j'introduisais un brin d'herbe dans l'épaisseur de leur fourrure; elles se roulaient aussitôt en boule et ça me fâchait. Puis, pour peu qu'il eût légèrement plu, il y avait le va et vient charmant des colimaçons qui montaient et descendaient mon perron, un peu bavants a la vérité, mais si solennels. Les grands jours du perron, c'étaient ceux Trotte-Menu, ma chatte, tenait cour plénière, suivant l'expression de bon papa. Bien sûr, ça ne se passait pas au moment je faisais mes farces au jardin, mais à l'instant précis maman me retenait pour m'apprendre à faire des points réguliers dans un tablier, ou bien à l'heure bonne maman m'initiait à l'art de couvrir les pots de confiture. Trotte-Menu faisait sa grosse fourrée sur le palier du perron et sur chaque marche siégeait patiemment un magis- trat de moindre importance, choisi parmi les plus beaux angoras du quartier. Au moins, c'était ce que disait bon papa en ajou* tant : « Ils attendent leur heure ! » Jamais je ne me suis demande* ce que signifiait cette phrase, tant il me paraissait naturel que

ENTRE DEUX JARDINS. 80."

Trotte-Menu réunit ses semblables sur le lieu même mes chenilles et mes colimaçons vivaient en famille.

J'avais de d'inestimables aperçus sur les jardins voisins je supposais que d'autres mondes, infiniment sympathiques, s'agitaient. Ainsi, je voyais un peuplier qui nous inondait de duvet blanc. J'hésitais beaucoup entre trois hypothèses. Était-ce avec cette plume qu'on faisait les oreillers? Etait-ce une subs- tance envoyée par le ciel, quelque chose comme la manne des Hébreux, pour que les petits oiseaux eussent de quoi faire leur nid? Ou bien encore, était-ce l'arbre à coton dont j'avais entendu parler et que je confondais avec le tabac et le thé, et autres plantes brodées sur les écrans chinois du salon ?

'Quand je m'ouvrais à mes mamans de cet embarras, bonne maman disait : « Que cette petite est sotte ! » et repartait vers une armoire quelconque avec un trousseau de clefs sonore qui ne la quittait pas ; et maman me regardait, ne disait rien, et rentrait tristement dans ses pensées personnelles.

Du côté de la cour, j'apercevais un arbre qui me troublait bien autrement; on ne me laissait guère de ce côté-là à cause des allées et venues et des autres pavillons de l'allée. Ce devait être un très beau vernis du Japon ; les branches du bas étaient coupées ; deux troncs immenses montaient, montaient, portant une tête majestueuse. Suivant les jours ou suivant les vents, elle semblait supporter les nuages, ou elle paraissait bénir des peuples agenouillés, ou elle lançait des supplications vers un ciel qui n'entendait pas : c'était magnifique.

Je me disais que ce devait être ainsi en Amérique, ou dans le désert, car j'avais vu des arbres analogues sur des images, avec des boas enroulés autour des branches; et sur l'une d'elles, un voyageur éperdu avait grimpé tout en haut de ce tronc pour échapper à un lion installé en bas et guettant sa victime. Je ne savais plus si tout cela se passait dans le livre ou au pied de l'arbre merveilleux plein d'inconnu, trois jardins plus loin; j'aurais bien voulu aller voir ; mais ce fut qualifié de prétention ridicule; une petite fille bien élevée n'allait pas chercher l'Amérique chez les voisins, mais allait au Bois ou au Trocadéro avec son cerceau.

Jamais on ne m'a confiée à une domestique; et je me suis surtout promenée avec bon papa, qui lisait imperturbablement la Revue des Deux Mondes, en marchant la tête un peu penchée à gauche.

M6 REVUE DES DEUX MONDES.

II. UNE INJUSTICE

Ceci est l'histoire de la plus grande injustice.

Un jour, que je situerai vers ma cinquième année, des amis que bon papa avait obligés (il ne fit que cela toute sa vie), vou- lant me faire un joli cadeau, m'envoyèrent une coiffeuse de poupée. J'adorais les cadeaux, les paquets a défaire, la nouveauté introduite dans la maison dormant sur elle-même; je défis, au milieu de tous mes parents réunis, ficelles, papiers bruns, papiers de soie, faisant durer le plaisir en enfant qui sait déjà qu'il ne faut rien gaspiller et tirer de la moindre chose le plus de parti possible. Quelle ne fut pas ma joie en découvrant une amour de toilette, mousseline h pois sur satinette bleue, glace au milieu, et flots de rubans retenant une infinité de petits tlacons! Le lubin, la violette, la rose, le muguet, parfums connus et parfums inconnus, tout y était en minuscules échantillons, sans compter les brosses et les peignes; j'étais éblouie, subjuguée; j'avais une faiblesse pour les parfums et j'entrevoyais des délices sans fin. Quand je levai les yeux sur mes mamans pour leur faire partager cette joie, je vis des visages fermés et hos- tiles. Elles qui n'étaient pas toujours d'accord, furent unamines pour déclarer d'un ton péremptoire et définitif, l'une après l'autre ou toutes les deux à la fois, je ne sais plus :

Tu ne joueras pas avec cette toilette ; ce serait déplorable; c'est un jouet de petite fille riche; tu es pauvre. Jamais tu n'auras les moyens d'avoir une coiffeuse semblable ni tant de flacons; donc, il ne faut pas t'y habituer et te procurer des regrets pour plus tard.

C'était la foudre qui me tombait dessus. Je versai d'abondantes larmes, tellement de larmes que j'en fus moi- môme effrayée et que je m'écriai avec un sincère regret de les perdre : « Oh ! mes larmes, mes larmes! » Maman m'offrit ironiquement de les recueillir dans un flacon de cristal à bouchon doré. Vexée, je me tus; entre temps, la coiffeuse avait disparu dans sa triple cui- rasse de papiers de soie, papiers bruns et ficelles, et fut montée incontinent sur la planche supérieure du petit grenier. Ce petit grenier était au deuxième étage et renfermait les malles, les paniers, les papiers d'emballage, le moine pour bassiner les lits et l'armoire aux confitures. Chaque fois qu'on m'y envoyait

ENTRE DEUX JARDINS. #01

faire une commission, je lançais un regard d'amour et de regret sur la fameuse toilette. De temps en temps, j'en parlais timide- ment et j'obtenais toujours la même réponse : « C'est inutile, c'est un jouet de petite tille riche. » De ce jour, je conçus le regret d'être une petite fille pauvre et je n'y avais pas encore pensé.

Le plus amer arriva en un temps impossible à déterminer; peut-être trois ou quatre ans plus tard.

Mes mamans jugèrent qu'elles avaient un cadeau a faire à une enfant, laquelle se trouva justement être riche; il fallait un jouet peu banal, qui sortit de l'ordinaire. On chercha.

La eoifFeuse ! quelle trouvaille^! Oui, on alla chercher ma coiffeuse au petit grenier, on la défit devant moi, on l'épous- sela (oh ! l'amertume de cette poussière et de ce renonce- ment!), on la réemballa, et on l'expédia à la petite fille riche. J'ai oublié son nom, heureusement, car je l'ai haïe. Et je sens maintenant que je l'ai haïe de cette haine qu'une moitié de la société a pour l'autre. Je jugeais que mes parents n'avaient pas eu le respect de ma propriété; eux estimaient qu'ils étaient dans leur droit de parents; quel malentendu! Loin d'apprendre le détachement, ma petite âme était en pleine révolte.

Un peu plus tard, ce fut bien pis; je jugeai ma famille inconséquente.

Voici comment.

Bonne maman était d'une adresse merveilleuse ; tout, sous ses doigts, prônait un aspect féerique. Elle avait le talent inouï, avec une feuille de papier et des ciseaux, de faire des découpures de l'imagination la plus poétique; vases de fleurs, balustrades, grands arbres, paysages fantômes, naissaient à mesure que tournaient les ciseaux; c'était la grande ressource pour me décider à avaler la manne qui était la purgation familiale; penchée dans mon petit lit, le menton dans la main, je suivais le mouvement gracieux des doigts fins de bonne maman, atten- dant avec un intérêt haletant la suite de ses inventions.

Or, j'avais une poupée, une certaine Jeanne, qui était laide. Bonne maman s'avisa qu'elle n'était vêtue que de haillons, et décida séance tenante de lui faire un trousseau; elle avait dans son placard une boite de délicieux chiffons elle ne me permet- tait pas de puiser; elle s'attela avec la femme de chambre pendant deux jours au trousseau de Jeanne; et je vis sortir du néant

808

BEVUE DES DEUX MONDES.

une robe verte et marron à volants, une robe gorge de pigeon, un manteau de velours noir doublé de jaune et bordé de four- rure, plusieurs chapeaux, enfin des choses exquises de goût, elle excellait. Je fus d'une rare impertinence; car tout à coup» l'histoire de la coiffeuse me revint comme une nausée. Un flot de méchanceté m'inonda et je n'hésitai pas à l'extérioriser. « Pourquoi, dis-je, d'un air naïf, m'avoir privée de la coiffeuse, et me faire un trousseau pour Jeanne beaucoup plus élégant que mes propres robes ? »

Il devait y avoir une certaine logique dans mon raisonne- ment, car ma famille fut épouvantée. Je n'ai gardé que le souve- nir confus d'un brouhaha surnageaient les mots : ingratitude, caractère impossible, sera très malheureuse dans la vie^etc...

Maintenant que j'ai écrit cela, je me sens vengée.

III. LE CABINET DE BON PAPA

« Allons, allez-vous en, Mademoiselle Pâquerette, vous m'empêchez de travailler. » Ceci signifiait que j'avais poussé à bout Mlle Eugénie Ménage, la femme de chambre qui cousait, au rez-de-chaussée, dans la petite lingerie, si bien située dans l'enfi- lade de l'allée; j'avais fourré ses épinglas dans les raies du parquet, cassé ses aiguilles, embrouillé le fil et caché le centi- mètre; de plus, j'avais introduit un bout de papier entre le cou et le col de cette innocente fille. Une camarade m'avait joué ce tour détestable, et, comme de juste, je le rendais à une autre.

Me voilà à la porte, que faire? La cuisine, cette pièce odo- rante et chaude, chatoyante de reflets de cuivre, m'était inter- dite ; le vestibule ne me disait rien; je le savais par cœur; je connaissais tous les défauts des carreaux noirs et blancs ; dans l'un, on retrouvait vaguement la France, dans un autre la silhouette à toque d'un vieux juge, enfin chacun avait une phy- sionomie particulière et me parlait. Ce jour-là ils étaient muets : j'enfilai l'escalier et j'arrivai fièrement au premier étage maman corrigeait des épreuves pour bon papa près de bonne maman qui tricotait. Tout alla bien au début. « Eugénie t'a donc renvoyée? dit maman. Non répondis-je avec l'accent de vérité que donne parfois le mensonge; c'est moi qui ai eu assez d'elle!»

Bonne maman passa ses aiguilles à tricot dans sa fanchon et me conta une histoire; mais un mauvais génie me poussait, et

ENTRE DEUX JARDINS. 809

il se trouva au bout d'un instant que j'avais embrouillé les feuilles d'épreuves de la maison Hachette et que j'avais confié le peloton de laine à la chatte qui n'avait pas hésité à s'en servir à sa façon. « Va-t-en, monstre, » déclara une voix énergique, et me voilà sur le palier du premier étage, très ennuyée de ma personne.

Je m'avisai que le cher, l'indulgent bon papa, ne m'avait pas vue depuis le déjeuner, et je me lançai a l'assaut du second étage. J'ouvris une porte et une aimable voix ravie s'écria : « Te voilà, ma chérie, ma mignonne et mon amour! » Ohl le cher son de voix, et le délicieux regard de tendresse 1 Voici ce que voyait le bon papa dans l'embrasure de la porte : une petite fille aux joues rebondies et très roses qui prenaient toute la place et n'en lais- saient presque pas aux yeux tout petits : un nez en l'air, une bouche dont il n'y avait rien à dire, un honnête menton bien à sa place ; mais une cascade de cheveux frisés, tenus par un nœud grenat qui se déplaçait souvent; beaucoup d'animation et de vie et surtout un grand air d'amabilité qui n'empêchait aucun défaut de fleurir!

A son tour, voici ce que voyait la petite-fille : un petit bon papa dans un veston à brandebourgs, les pieds dans une éternelle chancelière, et dont le crâne luisant, ceint d'une auréole de cheveux noirs frisés, se détachait sur la fenêtre. Derrière des lunettes, des yeux gris, des yeux de myope au regard fin et spirituel, dont la malice eût été incisive, n'était la charmante bonté. Selon l'usage, il penchait un peu la tête à gauche et écrivait de minuscules pattes de mouches; souvent sus plumes n'avaient qu'un bec; on lui passait toutes les vieilles plumes de la maison, et il les grattait sur une pierre grise et longue, comme un oiseau qui fait son bec; il prétendait que ses plumes étaient des merveilles; mais personne n'a jamais pu écrire avec.

Un bureau devant lui, et un bureau à sa gauche l'enser- raient étroitement; ils étaient jonchés de papiers à en-tête de l'Université de Paris, que des bronzes retenaient en vain, par-ci, par-là; cette Université lui faisait une forteresse. D'un côté de l'encrier-pendule était l'encre; de l'autre, le sable bleu mêlé de poudre d'or qui m'éblouissait; on m'avait appris que les enfants ne doivent pas faire d'observations à leurs parents; aussi n'osai-je jamais blâmer le gaspillage de tant d'or!

A gauche, il y avait la mappemonde céleste qui me déplai-

810 REVUE DES DEUX MONDES.

sait parce que je ne voyais aucune ressemblance entre elle et le ciel de mon jardin je ne retrouvais pas les mêmes étoiles. A droite, la mappemonde terrestre et ses lignes de navigation. Que ju les ai suivies, que j'ai fait de voyages en marquant les escales de mes petits doigts sales aux ongles mangés!

Oh! Baudelaire, que de petits enfants ont dans le cœur et dans le sang l'Invitation au voyage!

En face du bureau une pendule noire dispensait le temps, entre deux coupes noires, au-dessus d'un choubcrsky; il ronron- nait et puis, plouf! on entendait la charge de charbon des- cendre et une pluie d'étincelles incandescentes tombait dans le tiroir aux cendres entrouvert. De chaque côté, deux fauteuils de velours vert s'offraient avec disgrâce. Mais tout autour de la pièce, dans les biblothèques, sur des rayons, s'étalaient, s'empi- laient, s'écroulaient les livres, les divins livres! Comme mes mains étaient toujours douteuses, il m'était défendu d'y toucher, et je les contemplais, comme les fleurs du jardin, les menottes sales derrière le dos; malgré un air frondeur et des boucles tou- jours en mouvement, j'étais une petite fille très obéissante. Je passais rapidement devant Y Histoire de France d'Henri Martin, je distinguais parfaitement M. Taine de Sainte-Beuve, .parce que l'un avait une couverture jaune à rinceaux marrons, et l'autre, un papier gris bleu sur une grande édition. Je déchiffrais là- dessus Port-Roy al; je savais qu'il ne fallait pas questionner bon papa quand il préparait ses leçons pour Polytechnique ou qu'il faisait ses rapports académiques; mais je supposais, puisque ce port était royal, que ce devait être un refuge superbe pour des bateaux magnifiques et spéciaux, comme j'en voyais sur une vieille gravure de la salle à manger.

Quand on y réfléchit, je n'avais pas absolument tort quant au fond ! Mais je m'absorbais surtout dans la contemplation de petits bouquins grecs et latine et de classiques du XVIIe,'" dont les vieux dos fauves charmaient mon œil; j'aimais déjà, sans m'en douter, la couleur; il y avait aussi, au-dessus de ma portée, un Shaks- peare; mes connaissances n'allaient pas encore jusqu'aux reliures de vieux veau, mais celle-là me paraissait de satin, et j'aurais aimé la caresser.

Donc, ce jour, j'allais d'étage en étage en quête de dis- tractions, je pris, sur le bureau de bon papa, un des papiers à moi destinés; il y en avait un petit tas sons une pierre portant

EiNTRE DEUX JARDINS. 811

l'inscription : tombeau des Scipions à Rome. Je pria aussi un crayon et je fis Un barbouillage quelconque, tout en rond; je le tendis au complaisant bon papa : « Qu'est-ce que cela repré- sente? — Oh I fit-il, le joli château ! quelle charmante demeure !

Et ceci? repris-je, après avoir barbouillé un autre papier.

C'est certainement, affirma le très complaisant bon papa, la forêt se perdit le petit Poucet. Et cela? tendant mon troi- sième barbouillage au trop complaisant bon papa qui crut cette fois distinguer un navire battu par la tempête! L'enfance est inlassable; triomphante de ces compositions je ne croyais pas mettre tant de choses, je prétendis continuer; mais bon pap;i avait la vivacité tout près de la patience; il lança sachancelière, ouvrit brusquement la porte : « Va-t-en, dit-il, tu es insuppor- table et tu dépasses la mesure, laisse-moi écrire et va retrouver tes mamans. » Et il me poussa dehors en faisant taper la porte. J'étais prodigieusement vexée, d'autant que cet éclat bon papa n'avait mis aucune mesure avait été entendu du premier étage, mes mamans riaient de tout leur cœur de cette scène qui n'arrivait pas pour la première fois !

Je m'effondrai sur une marche de l'escalier; la chatte passa d'aventure ; je la saisis dans mes bras et je pleurai abondamment dans sa fourrure Oh! Trotte-Menu, si tu savais, si tu savais !... »

Trotte-Menu savait si bien qu'elle ne s'affligea pas; elle se mit à jouer avec les frisettes de mon front, les mordilla, s'étran- gla, et finit par se fâcher, elle aussi...

IV. BONNE MAMAN

Il y avait d'innombrables bonnes mamans; il yen avait de redoutables, d'assez quinteuses, et de très séduisantes; les trois principales étaient la bonne maman du matin, celle du dimanche, celle du passe.

Celle du matin siégeait à la cuisine d'où montaient de véhéments, •■ non non, non, non, non, non, non, » adressés de l'accent le plus vibrant à la cuisinière au sujet du marché mal fait ou d'un plat de confection douteuse. Maman, conciliante, lui disait : « Mais laisse donc cette fille un peu tranquille, tu es toujours sur <on dos. » Bon papa, très gourmet (il raffolait des petits grands dîners), s'opposait : « Laisse ta mère, elle me fait des sauces à faire revenir un mort! »

812 i BEVUE DES DEUX MONDES.

Bonne maman du dimanche, vêtue d'un long fourreau de velours violet et coiffée d'une fanchon de dentelle blanche piquée d'un bouquet de violettes de Parme, trônait, droite, dis- tinguée et un peu hiératique, dans le grand fauteuil à gauche de la cheminée du salon ; elle recevait, elle était toute à son affaire et aurait carrément renié sa cuisine !

Bonne maman du passé n'était pas régulièrement ; mais les après-midi ses pauvres yeux ne lui permettaient même plus le tricot, elle s'asseyait à côté du feu sur une chauffeuse de tapisserie, le dos à la fenêtre; et, son fin nez droit entre l'index allongé et les autres doigts repliés, elle songeait profondément. A quoi pensiez-vous, bonne maman, dans cette attitude énig- matique ? Et que vous étiez loin de nous !

Ktiez-vous donc quelque part dans cette garrigue vous étiez née et qui avait imprimé sur vous tous ses caractères? De fait, vous étiez, comme elle, comme ce pays de Montpellier, tout vent ou tout soleil, pierreuse et difficile comme les sen- tiers de chèvres vous aviez joué, inattendue, provocante et parfumée comme les collines que la lumière du Midi change chaque jour, tempétueuse comme un jour de mistral, em- brouillée comme un tourbillon de poussière sur une route blanche, étincelante comme un ciel d'avril sur le Rhône, ensorcelante comme un de ces petits chemins qui serpentent dans les vignes et vont finir dans les buissons de thym entre des oliviers charmants, jouent des dieux inattendus. Vous étiez tout cela et bien d'autres choses encore; tout ce divin Midi, qui a l'air d'avoir sauté de Grèce chez nous en faisant un bond par-dessus l'Italie, vous le faisiez passer dans vos récits et vos contes, dans les histoires de vendanges de Vendargnes et de chasses dans les lagunes d'Aigues-Mortes. Si bien que, lorsque j'y fus à mon tour, quelque vingt-cinq ans après, rien ne m'étonna, je reconnus tout, tout me fut familier. C'était ma vraie patrie.

Soyez bénie pour m'avoir donné une si juste vision des choses 1

Dans ce Montpellier, sous Louis XV à peu près, mon tri- saïeul Lajard épousa la fille de son tailleur, parce qu'elle était très belle, très blanche et du plus beau blond vénitien; mes arrière-grand'lanles, désolées, penchèrent un peu plus leur visage sur leurs broderies de laine, faites au point de chaî-

ENTRE DEUX JARDINS. 81-3

nette, sur de la toile piquée; on trouve encore ce genre de broderie du xvinechez les antiquaires de ce coin du Languedoc. Mon bisaïeul, Dominique, servit Bonaparte au Commissariat des guerres; puis il épousa à son tour, le 23 germinal an XI, la fille d'une petite commerçante, parce que, elle aussi, elle était belle, blanche et rousse. Bonne maman, baptisée Mélanie> naquit la neuvième de ce mariage; son frère aine avait déjà vingt et un ans et jouait de la 'guitare sous les fenêtres des belles. Mmo Lajard ne s'occupa guère de cette petite tard-venue et l'abandonna à une vieille servante du nom de Bellou. Bellou laissa bonne maman jouer à son aise avec les polissons de la rue de la Blanquerie. Elle me racontait que, dans cette rue très en pente, quand il y avait eu une grosse pluie d'orage, le ruisseau devenait torrent, dégringolait avec un bruit de tonnerre, em- portant tout ce qu'il rencontrait, dés, sous, ciseaux, enfin mille merveilles.

Sur la foi de cette histoire, chaque fois qu'il avait plu un peu fort, je demandais à grands cris à sortir pour explorer le ruisseau de la rue Scheffer avant que les autres enfants n'eussent tout pris!

Mme Lajard ne brillait pas par l'ordre ; elle avait la table hos- pitalière et le cœur généreux ; mais elle ne connaissait pas plus la valeur de l'argent que celle des tapisseries. Ainsi, un jour d'hiver glacial, elle s'avisa que le carrelage de la salle à manger n'était pas réchauffant, et elle dit à Bellou : « Dépends cette tapisserie qui ne fait rien au mur, et coupe dedans des ronds pour mettre sous les pieds. »

Cette tapisserie représentait l'histoire de Pénélope; les têtes des prétendants allèrent s'aligner devant les chaises, comme dans les parloirs de couvent; la toile de Pénélope fut dispersée; et ce ne fut pas la moindre des aventures que connut dans sa longue carrière le divin Ulysse I

Un jour, Mme Lajard s'aperçut que Mélanie était insuppor- table et elle la fourra au couvent. Les sœurs, Dieu ait leur âmel se découragèrent très vite d'apprendre l'orthographe, l'histoire et la géographie à cette paresseuse doublée d'une révoltée; mais elles découvrirent qu'elle avait un talent merveilleux d'adresse" dans les doigts; elle l'assirent à coudre, et Mélanie, à qui ce genre de travail plaisait, fit merveilles sur merveilles aux dépens de son instruction.

#14 REVUE DES DEUX MONDES.

La, j'embrouille les récits 'de bonne marnan; sa mère mourut, étouffant d cherchant en vain a parler sans que personne songeât à lui tendre un crayon, souvenir qui désespérait bonne maman dans ses vieux jours.

Son père traîna, et elle dut le soigner avec un furieux dévouement, car dans son testament, à la vérité il ne laisse rien, il lègue ses quelques meubles à Mélanie, pour les soins remarquables qu'elle lui a donnés.

Bonne maman, jusqu'à son mariage, vécut très pauvre avec son frère Achille et sa sœur Amélie, faisant avec elle d'admi- rables travaux que vendaient les magasins de broderies de Mont- pellier; ici se place un trou béant, je ne sais plus rien; de dix- huit à trente ans, bonne maman, ^qu'avez-vous senti, qu'avez- vous éprouvé? De quoi avez-vous vécu, de quoi avez-vous souf- fert, qui avez-vous aimé? Une fille du Midi que le soleil chauffe et que le vent brûle cache un cœur de braise.

Jolie Mélanie Lajard, à votre tour si blanch 2 et si dorée, avec vos deux regards noirs au-dessus de votre nez de ligne antique, vous qui chantiez les romances du Languedoc en patois, et à qui on adressait des vers sur vos lèvres enlr'ouvertes comme un boulon de rose, pourquoi n'avez-vous pas raconté votre cœur, pour que je le raconte à mon tour? J'y toucherais avec autant de vénération qu'on louche à ces taffetas anciens qui se fendent au regard, ou à ces fines dentelles qui tombent en une poussière ténue...

Bonne maman avait donc trente ans quand bon papa, récem- ment sorti de l'Ecole normale, fut envoyé professeur à Montpel- lier; il la rencontra chez des. amis, et, sans hésiter, lui si timide, il lui vola un ruban rose. Je conserve ce ruban comme je conserve la guitare de l'oncle Gustave qui a chanté l'amour sous les balcons cintrés de Montpellier: ce sont de précieuses reliques.

Ils s'aimèrent, et un beau jour, on plutôt une belle nuit, à minuit selon l'usage, ils se marièrent à l'église Saint-Pierre.

Bonne maman, par une bise glaciale d'hiver montpelliérain, fit ses visites de noces en robe de mousseline courte, petits sou- liers et manteau de Velours. Puis elle s'enferma dans la stricte économie d'un petit ménage, jusqu'à ce que, deux ans après, le succès de la thèse de bon papa l'envoyât professeur h Paris, dans ce lycée Bonaparte ton le la génération d'hommes qui bril- lèrent depuis 1860 lui passa entre les mains.

ENTH.E DEUX JARDINS. 815

V. MON VIEIL AMI

ïl était professeur de quatrième mu lycée J an son, et, sa classe finie, il passait très souvent le matin à la maison ; un peu plus jeune que bon papa, il l'aimait d'un dévouement absolu, avec une admiration aveugle et un rien de respect. Cela me parais- sait tout naturel que bon papa inspirât ces sentiments ; mais j'ai remarqué depuis combien sont rares ces affections complètes, sans envie, sans jalousie, avec un peu d'humilité dans leur pro- fondeur 1 Vieux garçon et grand chasseur, il envoyait de la Somme à bonne maman des lièvres très appréciés.

M. Dabout arrivait un peu avant onze heures, c'était le moment du déjeuner, car bon papa se rendait à la Sorbonne au début de l'après-midi, et il y allait en bateau, ce qui n'était pas pour le mettre en avance. Dès onze heures moins un quart, bonne maman activait la cuisinière et bon papa descendait des hauteurs du deuxième étage ; il s'installait devant le poêle du vestibule, rouge de coke, et, les mains derrière le dos, se rôtissait; il lui arrivait de roussir son pantalon et de brûler ses souliers; bonne maman s'indignait, mais lui restait d'une indifférence olympienne : « Mon rêve, disait-il, serait d'aller en haillons dans un carrosse à quatre chevaux. Mais le malheur, s'écriait maman, "c'est qu'en attendant le carross3, tu as les haillons I Viens ici que je te brosse. » Et bon papa se laissait brosser de la plus mauvaise grâce du monde ; le dos, ça allait encore, niais par devant, c'était fatal ; il voulait justement essuyer ses lunettes, et sa main rencontrait la brosse, qui, naturellement, le cognait.

Sur ces entrefaites, la bonne figure rose et les courts che.< veux gris de M. Dabout paraissaient à la porte vitrée; aussitôt rhes mamans le prenaient à témoin, et lui énuméraient les derniers méfaits de bon papa, concernant généralement sa toi- lette ou des économies ridicules de locomotion. Bon papa se chauffait toujours de cet air innocent qui en sait plus long que tout le monde. M. Dabout, bien embarrassé, ne voulant ni donner tort à son idole, ni se compromettre, grattait son crâne gris et rose en disant : « Ah ! ce bon papa, ce bon papa I » VA tout le monde était satisfait.

Le jour bon papa fut élu à l'Institut, ce fut M. Dabout qui alla attendre le résultat dans l'antichambre de la salle des

816 REVUE DES DEUX MONDES.

séances. A la maison régnait nnn fièvre silencieuse : on entendait la plume de bon papa grincer sur son papier. Pour ma part, j'avais compris que la sagesse était le seul parti à prendre, vu les circons- tances spéciales. Mes mamans s'agitaient : « Il devrait être là, » disait bonne maman, dont la fanchons'étaitlégèrement déplacée.

Tout à coup, la petite porte brune au bout de l'allée fut brus- quement poussée, et M. Dabout surgit, courant, son chapeau à la main, les basques de sa jaquette sautant derrière lui.

« Le voilà, il court, cria maman, c'est que papa est élu ! »

Elle se précipita dans l'escalier et arriva à la porto en même temps que l'excellent ami qui lui sauta au cou,ens'écriant : « Ça y est ! »

Mon Dieu! était-il heureux! il était en nage, et les perles de sueur se confondaient sur ses joues avec des larmes de joie ; tout essoufflé, il ne pouvait plus parler. Bon papa descendait l'es- calier avec, une majesté détachée que je soupçonne aujourd'hui d'avoir été feinte!

Je venais d'apprendre dans mon histoire grecque que le cou- reur annonçant à Athènes la victoire de Marathon, ayant couru trop fort, mourut épuisé en arrivant. J'étais très préoocupée de l'état de M. Dabout; mais je constatai avec plaisir qu'il ne mourut point. L'entretien ayant tourné sur les voix que bon papa avait eues ou pas eues, je retournai à mes propres affaires dans le jardin.

Monsieur Dabout me faisait au jour de l'an d'appréciables cadeaux tels qu'un panier à ouvrage, six cuillers en argent, ou encore une inestimable boîte de cartes de géographie enpatiences. je maniais avec une joie indicible les pays, et les Ilots de la mer, et les continents; rien ne me passionnait comme la carte de l'Océânie, très difficile à cause de la quantité de liquide; mais je tenais bien en main mon Equateur et mes tropiques, et une fois ceux-ci en place, le reste allait tout seul. Mes petites amies avaient un gufii immodéré pour ce jeu, mais il fallait les surveiller, pour que ces gâcheuses ne me perdent pas de morceaux ; je ne, sais plus quelle es! la [.<\<fo qui m\i égaré le Portugal et la pointe du Jutland !

L'année je commençai à aller au cours, ma sage maman, ma Minerve de maman, demanda à M. Dabout de me donner un petit bureau de travail pour ranger mes cahiers et mes livres. Le jour de la Saint-Sylvestre, le bureau arriva, solide sur ses quatre

ENTRE DEUX JARDINS.

811

pieds, noir, doté d'un grand tiroir et de quatre petits, et d'une molesquine verte sur la planche qui se tirait pour écrire.

Je le reçus avec une suprême indifférence ; maman me fit valoir les qualités sérieuses et diverses de ce meuble ; moi, je trouvais que j'écrivais très bien sur la table du petit salon, et j'estimais que mes livres n'encombraient pas la commode de maman. Je m'endormis, convaincue que mon vieil ami allait arriver déjeuner le lendemain avec 'un séduisant cadeau sous le bras. Il arriva les mains vides, et son bon visage habituel me parut tout à coup détestable ; devant mon silence de mauvais augure, maman m'eng igea avec calme à remercier M. Dabout de ses charmantes élrennes si utiles. Une tempête, une trombe, un cyclone ne se déchaînent pas plus soudainement que moi ce jour-jà :

Ah ! c'est cela, ton cadeau ! Eh bien, il est joli ton cadeau, je t'en fais mon compliment ! Tu peux le remporter, ton cadeau! Non, mais a-t-on l'idée de donner à une petite fille pour ses étrennes un objet de travail? Mais une chose pour travailler n'est pas un cadeau ! etc., etc..

Maman, qui prévoyait beaucoup, n'avait pas prévu cela; il y eut un moment d'embarras général ; mon vieil ami cherchait un point d'appui dans l'espace, bégayait, s'excusait, offrait de faire changer le malencontreux bureau par le magasin !

Malheureusement, j'avais l'éloquence courte ; et bien que bon papa parlât toujours de la dignité avec laquelle je me tirais des situations délicates, je ne sus pas me tirer de celle-là; au comble de l'émotion, je me mis à pleurer; quand les enfants pleurent, les parents reprennent le dessus.

Maman, seule coupable de ce fameux bureau, accabla mon vieil ami d'excuses, de remerciements ; bonne maman renché- rit ; on se moqua de moi abondamment; bon papa fut sans doute spirituel et le déjeuner délicieux.

J'aime mieux ne pas me souvenir de la suite de ce néfaste jour de l'an.

VI. L AVENUE HENRI MARTIN

Le* enfants qui habitent le cœur de la ville sont las des squares poussiéreux et soupirent après ce bois de Boulogne lointain on les mène un dimanche, par hasard.

TOMt Lvm. 1920. 52

-S 18

REVUE DES DEUX MONDES.

Pour ma part, j'en étais saturée; c'était presque une pro- menade quotidienne; sitôt après le déjeuner, vers midi, bon papa prenait la Bévue des Deux Mondes, dont les gros caractères se lisaient bien en marchant; et moi, mon cerceau ou ma toupie avec son fouet ; et nous partions, tout le long dp l'avenue Henri Martin. En toute saison, à cette heure-là, elle était roya- lement déserte et parfaitement ennuyeuse pour une enfant; mais si elle m'ennuyai! alors d'un boiit à l'autre, aujourd'hui* il me plaît de la suivre, de la reprendre du commencement, et d'aller lentement jusqu'à la fin, en flânant et en me souvenant, précisément de ee pas de ilànerie qui impatientait la vivacité de mes très jeunes années.

Au printemps, *je m'amusais à épier les progrès des gros bourgeons de marronniers ventrus et poissés, brillants et vernis, et des petites feuilles vert de cœur de laitue, plissées comme des éventails, que je voyais s'élargir chaque jour ; puis, quand leurs grandes palmes étaient formées, la quadruple voûte d'arbres assombrissait l'avenue ; le soleil n'avait qu'une toute petite place restreinte, sur laquelle les belles feuilles palmées étalaient leur ombre nettement dessinée, mouvante au moindre vent.

Si la pluie tombait, il pleuvait aussi des (leurs de marronniers, et c'était sur le trottoir une crème blanche et rose, au parfum vanillé.

Un peu plus tard, je guettais la formation des petits marrons verts; et si bon papa, rencontrait quelque connaissance et s'éter- nisait à parler politique, je les comptais sur leur grappe et je m'étonnais qu'elles n'eussent pas toutes le même nombre de marrons.

Beaucoup plus tard, quand mes marrons avaient pris leur belle couleur fauve et chaude, je m'en faisais un cortège le long de l'avenue, les lançant à grands coups de pied pour qu'ils me précèdent triomphalement. Maman affirmait que ce manège abîmait mes chaussures; mais c'était une grave erreur. Vers la même époque, j'admirais encore les dernières feuilles de mes marronniers qui pendaient comme de larges gouttes d'or en fusion ; et après, quand ils étaient dépouillés, de propos délibéré je ne les regardais plus ; je l'ai déjà dit : l'hiver n'a pas de place dans mes souvenirs.

Dès l'entrée de l'avenue, il y avait Je cimetière ; j'insistais pour y être menée ; on refusait avec la même insistance. Ces

EISTRE DEUX JURDLNS. 819

grands murs de pierre verdie et très lézardée m'attiraient, le surtout le jardin désordonné et étrange que j'apercevais, malgré ma toute petite taille. Je ne m'arrêtais pas aux délicieux acacias qui, encore maintenant, dessinent une dentelle aux fines ara- besques sur le ciel ; et mon regard fouillait la masse sombre des vieux cyprès pointus, ramassés sur eux-mêmes, pleins dépensées filant vers le ciel par cette pointe qui vise le but comme, une flèche, si difl'érents de ma vive aubépine et de mes tendres marronniers. Je voyais quelques blancheurs émerger de ce noir ; pour moi, c'étaient les fleurs des cyprès ; éprouvant le besoin d'en être très sûre, je le dis à bon papa ; bon papa m'expliqua que c'étaient les tombes que j'apercevais à travers le feuillage ; cette explication ne me satisfit pas; je la jugeai erronée, et elle ne fil que me fortifier dans mon idée première. « Non, non, dis-je, ce sont les Heurs des cyprès, et c'est tout naturel qu'un arbre noir ail des fleurs blanches, puisque notre aubépine verte a des fleurs rouges ; maman m'a appris les couleurs complémen- taires ; j'en suis certaine. » Et ne me souciant pas d'être éclairée davantage, je donnai un sonore coup de baguette à mon cerceau que je suivis sur le trottoir d'asphalte.

Apres le cimetière venaient de vraies montagnes ; elles ondulaient, se vallonnaient, se couvraient au printemps de coucous et de violettes, et offraient aux vaches et aux chèvres une assez belle herbe. Un jour, je vis venir des hommes avec des pioches, des tombereaux et des chevaux; on attaqua le ilauc de ma montagne, on y fit de profondes tranchées; je vis distinctement dans leur coupe la couche d'herbe verte, la couche de terre noire, et puis la glaise jaunâtre; la verdure, les racines des coucous et des violettes, la belle terre et le sable s'empilèrent pêle-mêle dans les tombereaux ; on emporta je ne sais la montagne, et on la remplaça par de très vilaines maisons. Peut-être sont-elles devenues très riches d'àraes et d'idées par tout ce qui s'est exhalé d'humain entre leurs murs; mais elles sont restées sans visage-.., je veux dire : sans expression, parce qu'elles sont sans persiennes; leurs fenêtres sont des trous à volets de fer repliés; les persiennes sont aux fenêtres ce que les paupières sont aux yeux. Celles-ci font le regard, le varient, le voilent, en cachant l'ardeur ou la malice ; les persiennes animaient pour moi les logis blancs, bas et vieillots qui bordaient jadis mon avenue. J'en faisais des per-

820 REVUE DES DEUX MONDES.

sonnes, je leur donnais des noms, j'interprétais leurs mouve- ments comme les nuances d'un visage. Les volets peints de blanc bleuté étaient-ils grands ouverts? C'était signe de fran- chise, de bonne humeur, d'accueil hospitalier. Etaient-ils demi-clos? c'était du mystère et un peu d'ironie. Un seul volet battait-il au vent? quelle marque de désordre! Ou bien les deux étaient-ils hermétiquement fermés? C'était quelqu'un qui se cachait, voulant absolument éviter la curiosité de l'extérieur. Quand j'avais épuisé tout ce que la vieille maison avait à me dire, je donnais un coup de baguette à mon cerceau, mes boucles sautaient sur mon dos, et je courais en interroger une autre, charmée de l'aspect différent que prenaient chaque jour les aimables logis.

Brusquement, ils s'arrêtaient, et c'était le chemin de fer. La grille se dresse toujours sur le trottoir d'asphalte, celte grille derrière laquelle j'ai passé des moments merveilleux au-dessus de l'abîme noir roulaient les trains. Bon papa savait bien qu'une halte indispensable s'imposait là; et il se promenait de long en large en lisant, le cher homme I

Oh! ces trains de ceinture! Comme je les ai embellis! comme je les ai remplis de gens charmants et élégants, généralement puisés dans les livres de Mme de Ségur! Comme je les ai lancés dans des directions magnifiques, tirées de l'histoire sainte ou de l'histoire grecque! Pauvres trains de fortifications et de banlieue, vous n'avez jamais su les pays enchantés d'où je vous faisais venir et vers lesquels je vous renvoyais généreusement!

Dans le tournant de la Muette, encadré de verdure, la loco- motive apparaissait d'abord, avec son panache de fumée blanche. Cette fumée grandissait, grandissait; on ne voyait plus qu'elle; elle se développait en énormes cumulus; ses rouleaux d'ouate se déroulaient, cachaient les maisons, puis le ciel ; et enfin, à l'instant terrible de fracas la locomotive s'engouffrait sous le tunnel, la fumée engloutissait la grille, et aussi ma petite personne; je ne voyais plus rien, je ne me voyais plus, j'étais transportée, enivrée, soulevée, j'avais le vertige et je m'atten- dais chaque fois à me retrouver en plein ciel, installée entre des petits nuages pommelés...

Mais je me retrouvais cramponnée aux barreaux, à mesure que les dernières volutes de fumée se dissipaient, quelepavsage réapparaissait et que le fourgon des bagages passait, bon dernier,

EMP.E DEUX JVF.D.

avec un employé qui agitait un drapeau rouge en - riant

un peu.

Un coup d'oeil furtif v^rs bon : Bien, me disais-je. il

est très absorbé dans ure. ne disons rien, et attendons le

prochain train.

La vision magnifique, l'enivrement de la fumée, le mil _- éblouissant recommençaient, ej. jamais le L-tu panacha blanc ne m'emportait : et jamais mon espoir ne -lit, et;

dérais avec un mépris profond les petits enfants qui regardai

r les trains, tout bêtement, en poussant de- soupçonner tout leur mystère qui me troublait en r. Mais, par malheur, il arrivait que bon papa parvint à la fin d'un chapitre "U d'un article ; il s'apercevait alors de la lon- gueur de la station qu'il avait faite la! ce qu'il y en a pour jusqu'à demain?

A ite. en route, mon cerceau; car j'étais dressée a ne pas me faire dir-r les choses deux fois.

Je ! - rapidement deux ou trois jardins, -t je m'ar-

rêtais de nouveau devant la villa Lamartine. Son aspect était moitié champêtre, moitié alpestre; la maison me rappelait les chalets que j'avais vus en Suisse, et dont mon vieil ami m'avait donné une petite reproduction tre- qui ornait m

antipathique bureau; en etfet. c'était un grand chalet de : bâti de Liai- dans une pelouse-prairie, avec un grand toit pointu . pente des deux ec»tés. des balcons ajourés et découpés cou- rant tout autour; au rez-de-che. usa les très abritées par le balcon du premier étage: le tout était jaunâtre, et les persiennes peintes de marron. Oui. j'avais déjà vu c-la autour d- Berne ou de Bex. et je ne pouvais pas comprendre comment cette habitation de montagne était descendue avenue Henri-Martin en ce temps-là avenue du T: i milieu de ce grand jardin ass-z désordonné: elle m'attirait, et. plus qu'elle encore, m'attirait le cèdre qui l'abritait.

L s impressions d'enfance s'implantent pour tou puis ces promenades qui débutaient au cimetière pour finir au chalet Lamartine, rien n'a pu m'ôter du coeur les cèdres, ces deux arL res s ses de caractère, qui mont tou-

jours parlé du ciel : l'un par son j t vers les fa

l'autre par 9( - ste de noble bénédiction. Ce cèc plateaux su. :aie:it beaux! Comme . .ut vail-

822 REVUE DES DETTX MONDES.

larnmeut la neige d'hiver! Comme ils nie : .figuraient bien l'Im- mensité 1 Ce sont eux qui m'ont conduite en Orient, à la suite de mon histoire sainte : je voyais réellement les forêts du Liban dont parlait mon Ancien Testament; pour aider la vision, de- vant le cèdre, je louchais afin de voir double, et je rêvais d'une voûte qui serait toute bleue; je n'en doutais pas, c'était par une voie semblable que la magnifique reine de Saba se rendait chez le non moins magnifique Salomon; à moins qu'elle ne passât par la forêt d'abricotiers des portes de Bagdad; maman avait justement lu devant moi à bonne maman un passage des Mille et une nuiu il était question de cette forêt, et je les avais suppliées toutes les deux de multiplier l'unique abricotier de notre jardin 1 Enfin, je ne sais pas quel diable d'itinéraire je faisais suivre à cette pauvre reine de Saba, mais c'était la faute de ce cèdre qui m'affolait d'espace, d'idées de cortèges et de caravanes.

Bon papa m'avait dit qu'un grand poète avait habité ce chai. >t.

Encore deux pas et nous étions au bout de l'avenue; bon papa s'asseyait volontiers sur un banc, en face du parc de la Mutile, il (Hait alors défendu par un large saut de loup, bordé d'une simple balustrade de fer peinte en vert. On vient de le combler, et plusieurs rangées d'épais arbustes, hâtivement plantés, les uns contre les autres, sans choix et sans gra.ee, dérobent à la vue le parc se promena jadis Marie-Antoi- nette. Combien plus symbolique était le grand et simple fossé qui séparait du royal jardin le trottoir de tout le monde!... Je m'appuyais à cette humble balustrade, et je regardais, au prin- temps, les violettes qui fleurissaient, au fond du fossé, sûres de n'être pas cueillies; à l'automne, les marrons que le vent y avait poussés; une fois, un petit chat y errait éperdument, miaulant et cherchant une issue ; sa situation me parut dramatique ; je le voyais déjà mourant de faim et de soif; je lui tendis mon cerceau pour l'aider à grimper; je réclamai l'intercession de bon papa, qui vint voir, mais qui se rassit placidement en déclarant qu'un chat se tire toujours d'affaire quand il -s'agit de grimper ou de sauter, mais qu'il attend le moment personne ne le voit, sa dignité ne lui permettant pas de manquer son coup, en public.

Une autre fois, je laissai tomber la baguette de mon cerceau;

ENTRE DEUX JARDINS 823

dans le saut de loup; on me gronda; longtemps je la vis à la même place; puis l'hiver vint, la neige, l'herbe nouvelle, et je n'y pensai plus.

Du côté du parc, une plate-bande longeait le fossé, plantée de rosiers alternant avec de petits ifs taillés; un bassin rempli d'eau reflétait le ciel au milieu d'une grande pelouse d'où par- taient de hautes futaies; juste en face, le Mont Valérien était, un banc de pierre sous une ton ne lie toute rustique, un char- mant et simple vieux banc, indiqué comme lieu de repos' à la sortie des majestueuses allées.

Par une fin d'après-midi, je vis un jour deux femmes cji blanc assises là; je vis aussi qu'elles étaient tristes; elle* se levèrent et s'en allèrent lentement, en se tenant par la tailte, autour de la pelouse, et puis rapetissèrent peu à peu dans une des allées en nef de cathédrale. Leur tristesse m'intrigua beau- coup; je connaissais bien celle de maman; mais maman me paraissait un cas unique ; et comme je ne rêvais que de jardins, je n'imaginais pas qu'on put promener un souci parmi, des tilleuls aussi odorants et des marronniers aussi glorieux.

VII. MALENTENDUS

Longtemps, j'ai couché sur un petit lit, séparé de celui de maman par un tapis de fourrure noire ; il était doux a. mes petits pieds nus, et aussi à mes genoux lorsque je faisais ma prière.

Maman me bordait, me recommandait de m'endormir vite, soufflait la bougie, puis disparaissait par la porte du petit salon ; une dernière raie de lumière, la serrure grinçait, et j'étais dans le noir. Mes mamans décrétèrent un beau soir que je mettais trop longtemps à m'endormir; elles me fixèrent un certain nombre de minutes au bout desquelles je serais privée de dessert pour le lendemain si mes juges me trouvaient encore éveillée; bien entendu, les deux premiers jours, énervée par cette menace, je ne pus m'endormir, et je me passai de dessert; le troisième jour, après avoir examiné à fond la question, j'estimai (et tout le monde me donnera raison) que j'étais vic- time d'une injustice et qu'il fallait en finir avec cette honnêteté de garder les yeux ouverts quand on ne dort pas !

Le soir venu, je fermai les paupières, en prenant grand soin

824 REVUE DES DEUX MONDES.

de ne pas les plisser, je me fis un petit souffle régulier, et j'attendis; maman entra, m'examina, et rentra satisfaite dans le petit salon, en disant : « Le procédé a été excellent, elle dort. »

Ce soir-là, je doutai de la franchise.

J'avais alors sept ans, j'allais au cours; j'étais très versée en mythologie, je savais mes déesses sur le bout du doigt, j'avais fourré mon petit nez en l'air et curieux dans un tas de livres et j'avais ainsi des lumières diverses qui m'illuminaient. J'en acquis de nouvelles au Chàtelet, Mme Carnot invita maman à me mener voir M. de Crac; je fus fascinée par le ballet; je me retournai vers maman et lui dis de cette voix aiguë et impi- toyable des enfants, qui s'entend à une lieue à la ronde : « Dieu ! que ces jeunes filles ont être bien élevées pour danser si bien! » Mme Carnot éclata de rire, de ce rire cristallin, frais et musical qui faisait partie d'elle-même comme son regard ou sa bonté. Je le lui ai encore entendu, chez elle, à Presles, trois semaines avant sa mort, et j'ai toujours dans l'oreille cet égrènement de perleSj

A quelque temps de là, ce fut le Tour du monde en quatre- vingts jours; j' étais conquise par le théâtre pour toujours; j'en rêvai tout éveillée, ce qui n'aurait eu aucun inconvénient, mais j'en rêvai tellement la nuit que j'en parlai en dormant. Mes mamans s'en inquiétèrent. « Que cette enfant est agitée! » dirent-elles. Par malheur, ce fut le moment que maman choisit pour me mener au Louvre voir les antiquités égyptiennes et assyriennes; il est classique d'ennuyer l'enfance de toutes ces nécropoles et de la régaler de tombeaux et de momies, au lieu de lui former l'œil par le spectacle de choses vivantes. Or il arriva qu'entre deux salles de momies, au premier étage, nous traversâmes tout à coup un grand salon, qui me remua jus- qu'au fond des entrailles; je reconnaissais des amis, et, d'une voix de tête exaspérée, je les énumérais à maman : « Voici Agamemnon que sa mauvaise femme tue. Voici l'enlèvement des Sabines, que ces femmes sont jolies 1 Et Napoléon qui couronne Joséphine! Et quel est ce naufrage? Et cette jolie dame en blanc? » Je venais de découvrir Mme Récamier; j'avais échappé à maman, et, de plus en plus excitée, j'allais d'un tableau à l'autre; les copistes riaient; quant à moi, je me sou- viens que je vivais un instant incomparable.

ENTBE DEUX JARDINS. 825

Mais, en un tour de main, maman m'enleva, me fit dégrin- goler l'escalier, sauter en tramway, et m'enjoignit de me taire. Aussitôt à la maison, encore essoufilée, elle conta mon cas a bonne maman, qui décida dans sa sagesse : « Il faut faire venir le docteur. »

Le docteur écouta avec bienveillance les discours du maman ; j'avais préparé les miens, qui nie paraissaient fort intéressants, puisque c'était moi le patient, mais je fus priée de les ren- gainer.

Eh bienl madame, dit en substance le docteur, c'est très simple; cette enfant est un peu anémique, assez exciter et enthousiaste; il lui faut beaucoup de calme, pas de théâtre, [tas de musées surtout, rien qui la surexciie.

Alors, monsieur, interrompit timidement maman, il faut peut-être cesser tout travail?

Non, madame, vous pouvez la faire travailler.

Ceci mit le comble à mon indignation ; mais j'invoquai les héros romains que m'avait révélés le Rollin du jeune âge, et je ravalai stoïquement ma colère ; seulement, mon petit front res- tait barré d'un premier pli de scepticisme1, je soupçonnai les médecins de parler dans le sens qui fait plaisir à leurs clients, et j'eus la révélation du danger qu'il y a à donner un libre cours à ses impressions. Et tout au fond, je traitai d'âne le docteur qui jugeait qu'on pouvait me faire travailler sans danger.

Vers cette époque, j'eus une coqueluche dramatiquement suivie d'une bronchite; elle avait été précédée d'une rougeole qu'avait devancée une varicelle; et je crois bien que ce fut la même année qu'une belle nuit je m'offris une crise de faux croup! On crut d'abord que c'était le croup tout court, mais je m'en tirai à mon honneur et il resta célèbre.

Après ces maladies, le plus dur fut de reprendre le piano.

Pauvre maman! combien je vous ai fatiguée, avec mes doigts raides, ou crochus, ou trop mous, et ma mauvaise vo- lonté involontaire! Et combien je vous remercie de m'avoir inculqué de force l'amour de la divine musique!

Quand vous jouiez, vous me remplissiez l'àme de mélancolie et de vague inconnu; vous jouiez avec un sentiment très parti- culier des choses tristes; lentement et souvent le Clair de lune, ou bien ['Impromptu de Chopin; à présent, j'entends les accents et l'étrange angoisse que vous y mettiez, et je ne peux

82G REVUE DES DEUX MONDES.

plus supporter que personne le joue, sans hausser les épaules.

Chopin n'est pas un musicien accessible à tous et à tous les temps. Ce fut le musicien d'une époque, de certaines femmes, de certaines vies. Ce fut votre musicien, maman, et si vous ne jouiez pas toutes ses notes (parce qu'il en mettait vraiment beaucoup), vous ne manquiez aucun de ses cris, aucune de ses i ii foutions ; toutes ses douleurs renaissaient sous vos doigts1; et tous ses paysages passionnés, toutes ses âmes différentes, vous les faisiez défiler.

Vous me disiez que, jeune fille, c'était votre terreur de jouer sur certain chaudron d'une amie de bonne maman, et qu'un soir, Gounod étant venu, y joua à son tour et fit du chaudron un orchestre! C'était exactement ce que vous faisiez du piano de mes gammes et de mes exercices; et vous me surexcitiez telle- ment les nerfs, qu'au moment vous jouiez ke mieux, il fallait absolument que j'aille faire au jardin quelque sottise pour me remettre d'aplomb!

Mais il faut que chacun sache, maman, qu'un jour, à ce môme piano, vous me cassâtes une règle sur le dos 1

La voyez-vous encore, cette petite règle noire? Fatiguée de tant parler, vous l'aviez choisie pour transmettre vos observa- tions à mes doigts désobéissants; de là, elle grimpa sur mes épaules, et, un beau matin, elle s'y brisa, dégoûtée du rôle déso- bligeant que vous lui faisiez jouer!

Oh! je sais bien que vous prîtes le ciel et la terre à témoin (la terre surtout) que cette règle était pourrie! Et moi, j'allnis de mon côté, montrant à tous les deux morceaux que mon épaule *avait séparés à jamais et qui étaient la preuve de mon martyre musical.

Certes, je n'eus pas le triomphe modeste et il y entra beau- coup de malice; vous le saviez bien, maman; et vous savez aussi que si je le raconte aujourd'hui, c'est une manière comme une autre de baiser tendrement votre chère mémoire.

Marie Perrens. (A suivre *)

SOUVENIRS

DE LA BATAILLE D' AURAS

H m

IV. LA BATAILLE DU i OCTOBRE

Au point du jour, je fus appelé par le général de Maud'huy qui venait de faire téléphoner aux corps d'armée qu'il résul- tait d'un renseignement spécial que l'attaque des 'Allemands devait être continuée aujourd'hui sur toute la ligne et qu'on devait tenir avec opiniâtreté en continuant à se fortifier.

Et immédiatement je fus envoyé de Dou liens a Arras pour y prendre la situation du corps provisoire.

Devant la glace de mon auto qui tilait ver- l'Est, le soleil se levait sur la campagne traînaient des fumées de brouillard, blanc comme la neige de Moravie, comme les marais glacés de la Bistritz...

Austerlitz ?

Et ce fut le cœur plein d'espérance et de foi que je vis surgir fièrement, sur l'horizon d'or et de sang, les tours d'Arras.

J'y arrivais pour apprendre ceci :

La division de droite général Barbolj tenait toujours de la Chapelle de Feuchy au Point du jour, et le « couloir de la Scarpe » était enfin barré.

Malheureusement, la division de gauche général Fayolle) avait été très violemment attaquée pendant la nuit surtout sur

(i) Voyez tel Revive du i"-aoùt.

828 REVUE DES DEUX MONDES.

sa gauche, avait perdu Méricourt et Willerval et avait reculer de 4 à 5 kilomètres en découvrant Lens. Elle semblait s'être arrêtée sur le front Petit- \ ny, BailleuL, c'est-à-dire sur cette célèbre falaise boisée qui marque à l'Est l'extrémité des coteaux d'Artois, et domine « la plaine de Douai. »

C'était la position essentielle à fortifier et à défendre à tout prix. Mais le corps provisoire n'avait plus de réserves et plus de munitions.

Dites bien, me répétait le général d'Urbal, que, soit à la division Barbot, soit à la division Drude, il n'y a pas un obus dans les coffres des sections de munitions, et qu'à la division Fayolle il reste aux sections 50 coups par pièce. Or je suis obligé de dépenser beaucoup d'obus pour soutenir mon infan- terie. Dites enfin que la division Fayolie me demande des ren- forts et que je suis hors d'état de lui en fournir...

Lorsque, vers 9 heures, je revins auprès du général de Maud'huy à la station de Dainville (4 ou o kilomètres d'Arras) avec ce compte rendu peu réjouissant, j'appris un événement bien plus grave encore : tout le front du 10e corps venait de cra- quer. En particulier, Neuville-Vitasse, après une lutte acharnée le village était passé deux fois de main en main, avait finale- ment été enlevé par une très forte attaque allemande partant de l'Est et du Sud, et la chute de ce point d'appui, combinée avec un nouveau recul des territoriaux, avait amené la chute de toute la droite du corps d'armée : Hénin-sur-Cojeul et la cote 101, puis Boiry-Becquerelle, Bovelles, Hamelincourt et Moyenneville...

Un vaste trou dans la région d'Adinfer-Ransart s'était ouvert ainsi entre la droite du 10e corps en retraite vers le Nord-Ouest et la gauche des territoriaux en retraite vers l'Ouest.

Au Nord d'Arras, la cavalerie était impuissante à couvrir Lens qui tombait à ce moment même aux mains des Allemands. Et nous étions menacés d'être à noire gauche coupés du 21e corps comme nous étions menacés de l'être, à droite, de la 2e armée.

Ce fut un moment tragique. Mais l'émotion et l'anxiété furent vite refoulées au fond des cœurs ; et, vers 10 heures, le général de Maud'huy donna successivement l'ordre :

Au 10e corps de tout faire pour se reformer et tenir solidement sur le front Tilloy-Beaurains-Mercatel, face à l'Est, et, au minimum, sur le front Mercatel-Ficheux face au Sud (où

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aBBAS. 820

la cavalerie de corps devrait chercher le contact de la 8e divi- sion de cavalerie que le général de Gastelnau allait jeter dans le trou (10 heures 30).

Au corps provisoire, de tenir à tout prix pour donner au 21" corps (13e division) le temps de débarquer et d'agir par La Bassée sur la droite ennemie (10 heures 45); puis de reporter immédiatement en arrière d'Arras sur Beaumetz- les-Lnges ies débarquements en cours de la 45e division (Général Drude) (11 heures).

Au corps de cavalerie, de grouper ses trois divisions vers Givenchy et de s'opposer au débouché des forces ennemies de Lens dans notre flanc gauche (H heures 30).

Alors pendant trois heures (11 heures 30-14 heures 30) ce fut dans la petite chambre de la station de Duisans une angoissante attente.

L'impossible avait été fait pour faire envoyer des munitions au général d'Urbal dont la droite venait d'évacuer la chapelle de Feuchy et reculait vers Tilloy. Une brigade de la 45e divi- sion avait pu débarquer à Arras. L'autre débarquait à Beau- nietz et recevait l'ordre de se porter immédiatement vers le Nord à Duisans en réserve générale. L'artillerie du générai Drude commençait à débarquer a Doullens. Tout autour d'Arras la canonnade faisait rage.

Heureusement, vers 14 heures 30, l'espoir reprenait le dessus: le général Desforges venait lui-même rendre compte verbalement que « son corps d'armée avait pu se rétablir sur la ligne Feuchy-Tilloy-Beaurains-Mercatel-Boisleux-Saint-Marc- Boisleux-au-Mont. «C'était plus que n'en avait d'abord espéré le général de Maud'huy.

Alors, à 15 heures 10, le général de Maud'huy donna auda- cieusement l'ordre a l'artillerie du général Drude, arrêtée en gare de Doullens, d'aller « sans sourciller » débarquer à Arras même, avec mission de mettre ses deux premiers groupes débarqués a la disposition du général d'Urbal et d'envoyer le troisième a Duisans rejoindre la brigade de réserve générale.

Pendant ce temps, la brigade de cavalerie Chêne repoussait au point du jour de nouvelles attaques ennemies et le général Fayolle rendait compte qu'il se maintenait sur ses positions de Petit- Vimy, Vimy, Farbus et Bailleul.

Mais le général d'Urbal demandait des réserves plus fortes

830

REVUE DES DEUX MONDE9.

pour soutenir sa gauche et relever sa droite. Alors, à 18 heures, le ge'ne'ral de Maud'huy lui lâcha ses dernières réserves et me chargea de lui porter une lettre qui lui donnait la dernière brigade débarquée de la 4Me division (brigade de Duisans), de même que le dernier groupe de l'artillerie divisionnaire de cette 45e division.

Le général commandant le corps d'armée provisoire dis- posait donc de toute la 4oe division et de toute l'artillerie de cette division; mais il ne devait employer la brigade de Duisans qu'à la dernière extrémité.

Le général d'Urbal restait en outre seul juge de l'opportu- nité d'arrêter ou non les transports et ravitaillements à Arras.

Je trouvai vers 18 heures 30 le général d'Urbal et le colonel Monroë dans leur petite maison du faubourg Saint-Sauveur; et, toujours calme et souriant, le général d'Urbal me dit :

Ma situation? Dites au général de Maud'huy que « ça a tenu... mais sur la corde raide, sans une réserve. 11 y a des gens qui ont brûlé jusqu'à leur dernière cartouche (le 236e) : mais à 17 heures, Bailleul tenait toujours. Ajoutez enfin qu'au- jourd'hui le corps de cavalerie Gonncau nous a çendu les plus grands services.

Quand, à 20 heures, je rejoignis le général de Maud'huy à Saint-Pol, il venait de se mettre à table, avec ses officiers.

Eh bien I En un mot?

La situation est excellente, mon général.

J'eus à peine lâché ce mot-là que tout le monde me regarda avec stupéfaction. Le lieutenant-colonel des Vallières souriait. D'autres visages se déraidirent.

C'est bon ! Je ne veux pas en entendre davantage, me dit le général de Maud'huy, asseyez-vous, le reste importe peu...

L'ordre qu'il avait donné pour la nuit était le suivant : « Tenir partout. » Après le diner, je lui rendis compte en {létail de ma mission, et nous reçûmes deux télégrammes intéressants.

L'un "du général Brugère annonçant qu'il n'avait pu re- prendre Bucquoy et avait perdu Puisieux-au-Mont. Les 81e et 28e divisions territoriales étaient particulièrement éprouvées. Le général Marcot avait été tué. La brigade mixte du 29e corps d'armée n'avait pas pu donner, et tout l'effort de la lutte avait été supporté par Jes territoriaux dont la fatigue était extrême

L'autre télégramme était du général de Castelnau, qui an-

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 881

nonçait l'arrivée du général Foch, délégué pour prendre une décision au nom du général J offre, et approuvait le général de Maud'huy, en attendant, de tenir en faisant appel à tous ses renforts. Ce télégramme nous apprenait enfin que le détache- ment d'armée du général de Maud'huy était constitué en armée indépendante, sauf en ce qui concernait les services de l'arrière, jusqu'au moment ou il pourrait lui être constitué une Direction des Etapes et des Services.

Nous devenions 10e Armée et je croyais pour le lendemain, malgré tout, à ma « situation excellente. »

V. LA BATAILLE DU 5 OCTOBRE

Hélas! pour la seconde fois la réalité n'allait pas répondre à ma trop belle confiance, et la journée qui commençait allait être au contraire pour nous lapins tragique de celte longue bataille. Je fus alerté dans la nuit : de graves événements venaient de se produire qui risquaient de transformer notre offensive en un désastre : c'était, cettefois-ci, le fléchissement au Nord d'Amis de toute la gauche du corps provisoire.

Voici comment le général de Maud'huy venait de l'ap- prendre.

A trois heures du matin, il avait envoyé au général Joffre un télégramme qui concluait par cette impression que, sauf incidents de nuit, il comptait maintenir ses positions et espérait même prendre l'offensive dans l'après-midi ou au plus tard le hui- dt'/nain matin. Or, à peine ce télégramme était-il expédié, que le général Conneau, commandant le corps de cavalerie, avisait le général de Maud'huy que l'infanterie ennemie venait d'enle- ver Givenchy à la gauche de la division Fayolle.

Immédiatement, à 3 heures 15, le général de Maud'huy envoyait ce renseignement au général d'Urbal en lui demandant défaire assurer ses positions de ce coté, et il prescrivait aux 1er et 2e corps de cavalerie d'agir contre l'aile droite ennemie.

Mais a 4 heures 45, le général Conneau communiquait de nouveaux renseignements qui signifiaient que tout le front de la division Fayolle venait de craquer et qu'elle avait perdu cette fameuse crête du « Télégraphe, >> celle falaise hoisée qui forme à l'Est l'extrémité des coleaux d'Artois et dominé la plaine de Douai, position jugée la veille « essentielle a fortifier et à dé-

S32

REVUE DES DEUX MONDES.

fendre à tout prix. » D'un seul coup, l'ennemi venait d'enlever Souciiez, Givenchy, Petit-Vimy, Vimy, Farbus, Thélus et com- mençait à s'infiltrer dans la direction de la Targette, cote 140. La liaison du corps de cavalerie avec la division Fayolle était perdue. Le général Conneau avait donné l'ordre à sa cavalerie de battre en retraite sur Villers-au-Bois et Mont- Saint-Eloi, en recherchant la liaison avec la division Fayolle. La 10e division de cavalerie avait été alertée et placée vers Marœuil pour servir de repli. L'ennemi, à Givenchy, était estimé à une brigade d'infanterie... C'était peut-être un désastre pour toute l'armée...

Et le corps provisoire qui ne disait rien! Un officier y fut envoyé en toute hâte et revint à 1 heures au poste de comman- dement d'Aubigny avec des renseignements signés du général d'Urbal lui-même et qui confirmaient ceux du général Conneau.;

Le général d'Urbal faisait appel à la 45e division pour réta- blir la situation. Il avait prescrit au général Drude de se porter avec un régiment de la 89e brigade sur Roclincourt, de prendre le commandement du secteur Bailleul-Athies et de reprendre les positions perdues. Il avait prescrit en même temps au général Fayolle de réoccuper avec l'aide de la brigade Qui- quandon, de la 45e division, les hauteurs au Nord de Thélus et de Neuville-Saint-Vaast.

Mais il fallait prévoir Y évacuation d'Arras. Alors, avec le dernier régiment de la division Drude, le général d'Urbal fai- sait en même temps organiser une position de repli sur les hauteurs au Nord de la Scarpe entre Etrun et Acq et il don- nait l'ordre au général Fayolle de faire préparer un point d'appui, sur les hauteurs au Sud de Carency, pendant que le général Barbot devait enfin, s'il était contraint à la retraite, se retirer au Sud de la ville par Dainvilie sur Duisans et Warlus,

Ce n'était pas gai...

Le général de Maud'huy ne disposait plus que des éléments de la 43e division (21e corps d'armée) qui débarquait en ce moment à Saint-Pol. Il donna immédiatement l'ordre de « pousser, en auto, tout ce qu'on pourrait de cette infanterie de Siint-Pol sur Aubigny, » et reçut avis que le ravitaillement en munitions avait pu être fait cette nuit pour toule l'armée.

Or, voici qu'après la gauche, c'était maintenant la droite de l'armée qui menaçait de lâcher. A 7 heures 30, le 10e corps

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 833

rendait compte qu'il avait maintenu sa gauche pendant la nuit, mais que sa droite « menacée du Sud » avait se replier sur Ficheux; et le général de Maud'huy lui donnait sur-le-champ l'ordre de « maintenir à tout prix ses positions, » et d'occuper Blaireville et Ransart. Mais à 8 heures 15, un officier du 10e corps revenait rendre compte que sa droite était de plus en plus « menacée » au Sud-Ouest de Ficheux, « vers Blaireville... » et le capitaine R. téléphonait du central d'Arras que la gare de Beaumetz-les-Loges, sur la ligne Arras-Doullens, était bom- bardée. Il n'était pourtant pas possible de mettre en doute de pareils renseignements...

Est-ce qu'après notre gauche, la retraite allait maintenant gagner tout le 10e corps?

Le général de Maud'huy prescrivit immédiatement d'en- voyer à Beaumetz quelques éléments d'infanterie pris sur sa nouvelle réserve d'armée qui débarquai! à Saint-Pol et qui n'était même pas encore arrivée sur le champ de bataille: puis il appela au téléphone le général Anthoine, chef d'Etat-major du général de Gasteliiau, dans l'intention de lui demander de soutenir la droite de la 10e armée.

Je retrouve les quelques notes incomplètes que j'avais sté- nographiées sur le vif au cours de cette conversation. Les voici, datées de 8 heures 30 :

Vous tenez ?... de part et d'autre de' la Somme?... Mais?.. Danger à gauche?... attaque ?... par Ransart vers Beaumetz. fortes inquiétudes!... Oui... Oui... Mais... Est-ce qu'il n'y a pas moyen d'envoyer quelque chose dans le dos de ces gens-là?... est la 8e division de cavalerie?... On ne la trouve plusl..„ Non. ...On ne sait pas?... Elle a reçu l'ordre de nous aider?.. « Oui... J'ai reçu l'ordre de tenir, je tiendrai... mais il faut remar- quer que plus je liens, plus la situation devient dangereuse... Oui... J'ai tout préparé pour Saint-Pol... Je ferai ce que je pourrai... Ah? Le général Foch doit être ici dans 1 heures...

Mais une demi-heure plus tard, à 9 heures, la situation devint tout à fait « angoissante, » à la nouvelle que des obus allemands venaient de tomber sur la gare de Saulty, sur la ligne Arras-Doullens, à 1S kilomètres à l'Ouest d'Arras... et que l'ennemi continuait à progresser aux deux ailes de l'armée, menaçant de l'encercler dans Arras.

Le général de Maud'huy estima qu'il fallait s'occuper de

TOME LVI1I. 1920. 53

834

REVUE DES DEUX MONDES.

préparer des échelons de repli à l'Ouest d'Arras et qu'il ne fallait plus compter que le mouvement du 21e corps au Nord (43e division) « se fasse sentir à temps sur Lens. » Alors, à 9 heures, et en raison des progrès de l'ennemi devant l'aile droite du 10e corps, il prescrivit au commandant du 10e corps de dégager du monde sur son front et de former avec ses troupes disponibles et celles ainsi récupérées, des échelons refusés à Rivière et à Beau me tz.

Cet ordre fut remis par le lieutenant-colonel des Vallières à un officier de liaison du 10e corps qui arrivait juste à ce mo- ment (9 heures 10) pour rendre compte qu'à son corps d'armée... « la situation était sérieuse, mais non compromise; » que le 10e corps avait été atta'qué de front « et débordé sur sa droite; que Ficheux avait été « abandonné », maisque Mercatel tenait toujours. Enfin il ajoutait que « le général Desforges avait l'intention de faire fortifier Wailly » (S kilomètres Sud- Ouest d'Arras...)

Mais nonl lui répondit le lieutenant-colonel des Val- lières, dites de la part du général de Maud'huy au général Desforges d'évacuer le saillant de Mercatel et de récupérer du monde pour étendre sa droite davantage vers le Sud. Ce n'est pas Wailly, c'est Beaumetz-les-Loges qui est important. Il faut que le 10e corps envisage un mouvement de recul par le Sud d'Arras, entre Arras et Beaumetz. Dites au général Desforges de se rétablir sur la ligne 1W mains-Rivière... et prolongez votre droite vers le Sud le plus possible... avec des échelons refusés.

A neuf heures 30, le lieutenant-colonel des Vallières était occupé à rédiger un ordre analogue pour le corps provisoire, lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée d'un officier de cavalerie qui venait rendre compte au général de Maud'huy qu'une colonne ennemie de toutes armes marchait de Souciiez sur Ablain-Saint-Nazaire menaçant notre ilanc gauche. Ce nou- veau renseignement « pessimiste » mit le comble à l'anxiété. Nous n'avions plus une réserve disponible à pied d'œuvre. Il ne restait plus que les quatre bataillons de chasseurs de la 43e division qui débarquaient en ce moment à 40 kilomètres du champ de bataille, à Saint- Pol...

Que faire?

Le général de Maud'huy leur envoya immédiatement par message téléphoné l'ordre de diriger de suite et sans faire de

SOUVENIRS DE LA BATAILLE D ARRAS. 833

grand repos les troupes débarquées à Saint-Pol sur la grand'- route d'Arras à hauteur d'Aubigny.

Il était exactement dix heures. Penchés l'un près de l'autre sur la carte, le général de Maud'huy et le lieutenant-colonel des Vallièrcs étudiaient l'abandon d'Arras et le repli de l'armée, lorqu'une auto s'arrêta devant la porte de la petite maison d'Aubigny et le général Foch pénétra « en coup de vent » dans notre salle. Il s'arrêta net au seuil, jeta un coup d'oeil rapide sur la scène, remarqua l'angoisse qui couvrait les visages, et comprit tout...

Alors il tendit ses bras ouverts au général de Maud'huy et lui dit d'une voix vibrante :

Maud'huy, je vous embrasse pour tout ce que vous avez fait, et pour tout ce que vous ferez ; vous entendez bien ! pour tout ce que vous ferez!...

Puis, se retournant vers nous, il ajouta avec un geste parti- culier :

F...ez le camp.

Nous ne nous le fimes pas répéter deux fois et nous pas- sâmes dans la pièce à côté, le laissant seul avec le général de Maud'huy et le lieutenant-colonel des Vallières.

Il était inutile d'écouter pour savoir ce qui se passait. A certains moments, des éclats de voix ébranlaient la maison.

Je ne veux rien entendre 1 Vous comprenez! Je ne veux rien entendre! Je suis sourd 1... Je ne connais que trois ma- nières de combattre... Attaquerl... Résisterl... F... le camp... Je vous interdis la dernière.*. Choisissez entre les deux pre- mières!...

Puis la voix s'adoucit. Des mots encore venaient j usqu'à nous :

Tout le 21° corps... Manœuvrer?... Tenir?... Partir?...! L'avez-vous fait?... Des échelons I II faut trouver une ligne do résistance.

La conférence durait ainsi depuis une demi-heure environ lorsqu'à dix heures 30 arrivèrent coup sur coup un officier du général d'Urbal disant que le renseignement de dix heures concernant la colonne ennemie de toutes armes en marche de Souchez sur Ablain était probablement « exagéré; » et un officier aviateur rendant compte que contrairement à ce qu'on craignait « il n'y avait que peu de choses à notre gauche... »Ouf!

Et à onze heures, pendant que je prenais au téléphone un

836 REVUE DES DEUX MONDES.

message du général Joffre disant en substance au général de Maud'huy : « Bravo! Allez-y! » le lieutenant-colonel des Val- lières expédiait en toute hâte au corps provisoire et au 10e corps deux officiers pour « les retenir, » arrêter les ordres de retraite ; leur dire de « tenir à tout prix » et les prévenir qu'au lieu de « partir, » l'armée allait repasser à « l'attaque générale!... »

La France était sauvée.

La retraite vers Abbeville ou Calais était évitée... Les futurs sous-marins allemands n'auraient pas leurs ports dans le cœur de la Manche...

Qu'avait apporté, qu'avait promis, que savait de plus que nous le général Foch? Je l'ignore. Mais je sais qu'en arrivant ce jour-là, à cette heure critique, il nous a aidés à gagner une partie perdue.

Alors, comme par miracle, les physionomies s'éclairèrent, et le lieutenant-colonel des Vallières rédigea pour la cavalerie des ordres énergiques. Les deux corps de cavalerie étaient réunis sous les ordres du général Gonneau, et ils devaient atta- quer l'aile droite ennemie, « qu'elle se trouve, » dans la région Souchez-Angres de manière à la rejeter vers l'Est et à dégager ainsi la gauche du corps provisoire. L'attaque devait viser le tlancdroit destroupes de l'aile droiteennemie (onze heures).

Mais, voici qu'à midi arrivait un compte rendu rédigé à onze heures par le général d'Urbal avant que celui-ci eût reçu l'officier lui apportant le contre-ordre extraordinaire changeant la retraite en offensive.

L'attaque du général Quiquandon, sur les hauteurs Souchez- Givenchy, avait échoué, et le général Fayolle envisageait la nécessité de « commencer un mouvement de repli, » sur le front Carency-Mont-Saint-Eloy, en tenant le plus longtemps possible la hauteur de la route Souchez-la-Targette. « Il était impossible » de continuer à tenir le front Bailleul, Athies, Chapelle- de -Feuchy après le recul de notre gauche. Le général Drude allait lier son mouvement à celui du général Fayolle dans la direction générale Mont-Saint-Eloy et Elrun en prenant comme position intermédiaire Ecurie, Roc'licourt et Saint-Laurent. Le mouvement de repli du général Barbot allait s'opérer par le Sud d'Arras et Dainville sur le front Agnez-les-Duisans, Warlus. Quant à la colonne de toutes armes, signalée en marche de Souchez sur Ablain-Saint-Nazaire, le

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'.VER 837

général d'Urbal déclarait qu'il n'avait < rien » sous la main pour parer à ce mouvement.

Que faire de plus? On attendit le retour des officiers de liaison. Ceux-ci revinrent à 14 heures.

L'officier envoyé au corps provisoire rendit compte qu'api 3 avoir beaucoup hésité, » le général d'L'rbal avait, en effet, or- donné ce matin le repli de sa gauche, mais qu'au reçu des nouvelles instructions il allait faire tout le possible pour «tout arrêter » et « tenir mordicus. » Le général dTrbal jetait sur Ablain-Saint-Xazaire l'un des deux bataillons chargés d'orga- niser la position de Carency et prescrivait à son aile gauche (division Fayolle) de reprendre l'offensive; à son centre et à sa droite, de se maintenir sur leurs positions.

L'officier envové au 10e corps rapportait que ce corps, après avoir perdu Ficheux, « avait sa droite en l'air. » mais que son centre et sa gauche tenaient toujours.

La situation telle qu'elle était présentée à la droite du 10e corps eût été tout à fait inquiétante si un officier aviateur n'était arrivé au même moment au poste de commandement pour renseigner à ce sujet.

Cet officier aviateur, faute d'avion, avait fait à midi la reconnaissance en automobile. Il avait ainsi parcouru, sans trouver personne, toute une région qui aurait être occupée par l'ennemi, si les renseignements que nous avions reçus le matin avaient été exacts. Cet officier venait, en effet, de faire en auto l'itinéraire : Monehy-au-Bois, Blaireville et Ayette ; c'est-à-dire de parcourir la région; au Sud d Ficheux que venait de lâcher le 10e corps, en donnant comme raison qu'il y était débordé. Il résultait, au contraire, de ce rapport, qu'aucune force importante ennemie ne pouvait s'être encore glissée entre la gauche des territoriaux et la droite «lu 10e corps... Alors, il avait se passer quelque chose d'autre à Fieheox.

Il y avait donc quelque chose à éelaireir.et.en tout cas, un renseignement précieux à porter au 10e corps. J'en fus chargé.

Rassurez-les et débrouillez-nous la situation, me dit le lieutenant-colonel des Vallières.

Je partis vers It heures 15, et je trouvai au poste de com- mandement du 10e corps, installé à la station «le Dainville i kilomètres Sud-Ouest d'Arras . un spectacle peu banal. Des files de fuyards sur la grand'route achevaient de remonter vers

S'SS REVUE DES DEUX MONDES

Arras. Des officiers d'état-major à cheval et des gendarmes, revolver au poing, essayaient de les arrêter et de les ramener. Il était 15 heures; ce fut le colonel Paulinier, très calme, qui me reçut et qui m'expliqua les choses :

C'est la brigade d'infanterie qui a « éclaté » à Ficheux ce matin... Ils ont été jusqu'à Arras, magnétisés par l'attirance de la grande ville!... Il faut expliquer cela par la fatigue extrême de la troupe et par une assez violente concentration de coups de canon ennemis sur Ficheux, coups de liane et de front, dont les plus dangereux semblaient provenir, à notre droite, du bois d'Adinfer... Il n'y a pas eu d'attaque d'infan- terie. Nous avons immédiatement envoyé tous nos officiers « à la rescousse... » Voyez... Maintenant cela parait « se rabibo- cher. » J'espère pouvoir tout à l'heure rameuter tous ces braves gens à notre droite... Mais la plus grave des questions pour nous, la plus urgente, est maintenant celle des muni- tions... Si nous ne sommes pas ravitaillés cette nuit, nous ne pourrons plus nous battre, nos caissons seront vides ce soir...

Je quittai Dainville ayant l'impression très nette que, grâce au" calme et à l'énergie du colonel Paulinier, tout le possible était fait au 10e corps pour arrêter le mal et rétablir la situation.

Mais cette histoire de la reconnaissance de l'aviateur en auto me hantait l'esprit, et, comme le lieutenant-colonel des Vallières m'avait dit, avant de partir, de lui « débrouiller la situation, » je résolus, avant de rentrer auprès du général de Maud'huy, d'y aller voir moi-même.

A 15 heures, je partis de Dainville sur Beaumetz...

Tout un groupe d'artillerie était en batterie le long du chemin, face au Sud-Est, les coffres vides et sans infanterie devant lui... Il attendait!... J'interrogeai les officiers. Us ignoraient tout de la situation. Ils ignoraient même qu'il n'y avait plus un fantassin devant eux et qu'ils risquaient d'être « cueillis » par « les uhlans! »

A Beaumetz, je trouvai le village évacué. Seul le curé était resté.

Les uhlans, monsieur le curé?

Je n'ai encore vu personne, mon lieutenant, ni Français ni Allemand...

Je tournai à gauche et descendis à Rivière.

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aBBAS* 839

Le village était vide également. Seule une vieille femme apparut au seuil de sa maison.

Les uhlans, ma bonne dame?

J'ai encore rien vu...

Il fallait en avoir le cœur net. La carabine au poing, et l'auto en marche arrière, je pris la route de Ransart. J'avais l'impression de m'avancer seul « entre deux batailles, » l'une à ma gauche faisant rage vers Arras, l'autre à ma droite vers Hébuterne les territoriaux continuaient à reculer devant la garde prussienne. Je songeais à cette étrange situation et j'étais arrivé au carrefour Est de Ransart, au pied du Moulin, lorsque je me trouvai nez à nez, à 25 mètres, avec quatre dragons allemands, pied à terre, la bride au bras. J'en abattis un d'un coup de carabine à bout portant, et je repartis « en quatrième » sur la route de Rivière.

Arrivé sur la crête entre Ransart e^ Rivière, j'arrêtai l'auto et je pris ma jumelle : dix ou douze cavaliers ennemis, à toute allure, fuyaient du Moulin de Ransart vers Adinfer. Je déchar- geai sur eux* tout ce que j'avais de chargeurs pour ma cara- bine, et je revins auprès du général de Maud'huy à Aubigny sans avoir rencontré d'autre troupe, entre l'ennemi et lui, que la petite avant garde d'une brigade de cavalerie venant du Point du Jour et entrant à 15 heures à Beaumetzl...

Quelle chance nous avions euel Quelle occasion avait perdue la cavalerie allemande 1...

A 16 heures 30, j'arrivais, très en retard, dans la salle du poste de commandement d'Aubigny je fis mon rapport devant le général de Maud'huy, le général Drude et un lieute- nant-colonel représentant le général Joffre. Et j'eus, pour finir, le toupet de trouver la « situation plutôt favorable... »

D'autres officiers de liaison revinrent du corps provisoire et du corps de cavalerie. Alors, il se tint un petit conseil de guerre, d'où il sortit à 18 heures 30 les ordres pour la nuit du 5 au 6 et la journée du 6.

Le 10e corps d'armée devait maintenir ses positions et écono- miser le plus possible de forces sur son front pour reconstituer des replis en arrière de sa droite jusqu'à Gouy-en-Artois (15 kilomètres Ouest d'Arras).

Le corps provisoire l'exception de la division Barbot qui devait abandonner Athies et Feuchy et tenir le front déjà orga-

840 BEVUE DES CEUX MONDES.

nisé par les territoriaux de Tilloy inclus à Saint-Laurent) devait maintenir ses autres positions qu'il organiserait le plus fortement possible. Les bataillons rendus disponibles par la diminution de front de la division Barbot devaient être dirigés pendant la nuit sur Marœuil et le bois au Nord-Ouest qu'ils organiseraient défensivement.

Les troupes disponibles de la 43e division devaient être pla- cées au Point du Jour dans une formation préparatoire à l'attaque en arrière de la ligne Mont-Saint-Eloy-Carency, mas- quées des hauteurs d'Ablain-Saiiit-Nazaire.

Toute l'artillerie disponible du 21e corps d'armée devait appuyer l'attaque.

Le 149e régiment devait se placer en soutien d'artillerie et constituer la réserve d'armée dans la région Aubigny-Cam- bligneul.

Le 21e corps d'armée, moins la 43e division, devait attaquer l'aile droite ennemie; direction générale : La Bassée, Lens, Petit-Vimy.

Le général commandant le 21e corps d'armée devait reprendre sous ses ordres le détachement mixte qui avait été envoyé le 5 octobre sur Lens, et s'efforcer de faire concorder son action avec celle de la 43e division.

Les deux corps de cavalerie devaient continuer leurs attaques sur Souchez-Givenchy-Liévin et assurer la liaison entre le 21* corps d'armée et le corps provisoire qui devait participer à l'attaque de la 43e division.

Vers 19 heures, les officiers des corps d'armée arrivèrent en apportant le compte rendu de la situation en tin de journée.

Le corps provisoire avait vainement cherché à reprendre l'offensive prescrite. Carency était tombeaux mains de l'ennemi. Devant ce village, nous avions creusé quelques tranchées se faisait la liaison de la gauche de la division Fayolle avec la droite de la 43e division. Le reste du front du corps provisoire passait alors par la ligne célèbre il devait à peu près se stabi- liser pendant des années : Ferme de Berthonval-la Maison Blanche-Ecurie-Roclincourt-Saint-Laurent.

Le 10e corps avait perdu du terrain à Beaurains et avait abandonner la cote 107 (où nous avions notre poste de com- mandement le 3 octobre). Sa droite s'était établie à Beaumetz et à Rivière, en liaison (?) avec la 8e division de cavalerie.

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 841

Alors, la nuit étant tombée, nous rentrâmes à Saint-Pol. Des munitions furent envoyées au 10e corps et aux autres corps de l'armée. L'attaque du 21e corps, encore presque entièrement disponible et relativement frais, devait pouvoir le lende- main nous rendre au Nord de la Scarpe le succès que nous avions manqué le 2 octobre au Sud de cette rivière. Mais pour cela il importait au plus haut point que la 13e division que com- mandait le général Baquet débouchât sans retard de La Bassée sur Lens et opérât énergiquernent sur la région de Vimy.

Hélas! de nouveaux retards, encore incompréhensibles, de nouvelles erreurs de direction et d'exécution qui m'échappent également, allaient se produire pour la deuxième fois et trans- former en un second « coup nul » l'attaque du célèbre corps des Vosges appuyé par presque toute la cavalerie française...

Et pourtant, en rentrant le soir, dans la petite rue tran- quille de Saint-Pol, je persistais à trouver « la situation plutôt favorable... » Il me semblait que le cauchemar du matin était passé comme un mauvais rêve qui n'aurait en rien correspondu à la réalité. Il me semblait surtout que nous n'avions subi que le fâcheux effet de quelque drogue noire : la drogue des comptes rendus pessimistes et des renseignements erronés...

Le vent d'automne soufflait de l'Ouest, chassant loin de Saint-Pol le bruit du canon. On aurait cru qu'un apaisement momentané s'était fait là-bas, et qu'autour d'Arias, les deux armées adverses épuisées étaient tombées endormies l'une devant l'autre...

VI. LA BATAILLE DU 6 OCTOBRE

Le réveil ne tarda pas !

A 4 heures 30, je fus appelé auprès du général de Maud'huy qui venait de s'apercevoir que l'officier de liaison des deux corps de cavalerie réunis sous le commandement du général Gonneau était reparti dans la nuit en oubliant d'em- porter les ordres pour la journée du 6 et les instructions per- sonnelle? du général de Maud'huy. Je fus chargé de réparer en toute hâte cet oubli, qui pouvait être lourd de conséquences, et de dire au général Conneau que le général de Maud'huy deman- dait aujourd'hui à « la cavalerie française d'attaquer à fond pour chercher à obtenir une victoire décisive. »

842

REVUE DES DEUX MONDES.

Je devais prévenir le général Conneau que l'atlaque de la 13* division d'infanterie sur Lens et abords traverserait selon toute vraisemblance vers 6 heures le pont de La Bassée et que l'attaque elle-même se produirait vers 10 heures sur Lens. Je devais également lui dire que la 43e division d'infanterie serait en place à 6 heures derrière Mont-Saint-Eloy et que son attaque se produirait probablement vers 8 heures, quand le général de Maud'huy en donnerait l'ordre. En conséquence, je devais demander au général Conneau d'opérer sur son objectif principal, Givenchy, en liaison étroite avec ces deux attaques d'infanterie qui allaient se déclencher l'une à sa droite, l'autre à sa gauche.

(( Qiïil pousse à fond et avec tout son monde ! » Tel fut le dernier met que me pria de transmettre le général de Maud'huy.

Malheureusement, il était déjà 5 heures 15 quand je quittai Saint-Pol, encore en pleine nuit, roulant vers le château de Labussière situé à plus de trois quarts d'heure d'auto du quar- tier général de l'armée...; et il était 6 heures quand, au petit jour, je pénétrai au milieu des spahis blancs et rouges, sabre au clair, qui gardaient le parc du beau château.

Un officier de service me reçut et alla réveiller le colonel chef d'état-major, puis le général Conneau.

Celui-ci me reçut au seuil de sa chambre sur le palier de l'escalier d'honneur. Je vois encore la haute stature du chef de la cavalerie française dressée entre les battants dorés de la grande porte laquée blanc, à la lueur des flambeaux que portait un ordonnance.

Après avoir lu l'ordre et avoir écouté la communication verbale dont m'avait chargé le général de Maud'huy, il se retira dans son appartement avec son chef d'état-major et j'attendis au bas de l'escalier en compagnie de l'officier de ser- vice. J'attendis exactement cinquante minutes. Et à 6 heures 50, les ordres qui venaient d'être rédigés et tapés à la machine partirent aux divisions.

Le grand jour était levé; vers La Bassée et Mont Saint-Éloy les mouvements préparatoires aux deux attaques d'infanterie devaient être en cours ou déjà exécutés... et les divisions de cavalerie n'étaient même pas encore au courant de la situation et n'avaient point encore reçu leurs ordres... Il ne fallait pas être grand clerc en état-major pour calculer le temps qu'il

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 843

allait falloir de nouveau à chaque échelon de la cascade hiérar- chique (divisions, brigades, régiments) pour lire, transformer, rédiger et transmettre aux innombrables escadrons les ordres que je venais d'apporter. Il était donc fatal que « l'attaque a fond » de la cavalerie allait être lancée très en retard, sinon pas du tout...

A 8 heures, j'étais de retour au poste de commandement du général de Maud'huy à Aubigny ; la situation de la nuit telle qu'elle y était connue depuis 7 heures se résumait ainsi : rien de grave ne s'était produit ; au 10e corps, comme au corps provisoire, les positions de la veille avaient été mainte- nues; on signalait « des batteries allemandes à la crête de Notre-Dame-de-Lorette. » Un commencement de calme semblait donc s'être fait autour d'Arras.

Néanmoins, le général de Maud'huy et le lieutenant-colonel des Vallières ne devaient pas partager mon trop jeune opti- misme : ils paraissaient graves... Ils craignaient à leur droite la retraite des territoriaux; et ils pensaient que « dans la retraite ce serait la poursuite par les feux d'artillerie qui serait le plus à craindre. » Ils disaient qu'en conséquence « il faudrait donner aux corps d'armée des instructions au sujet des forma- tions. » Prévoir étant pouvoir, ils prévirent des zones éventuelles de retraite vers Saint-Pol, avec deux positions successives en échelon refusé à gauche. Un ordre à ce sujet fut préparé pour le corps provisoire, qui lui fixait comme première position la ligne Mont-Saint-Eloy-Etrun ; et comme seconde position la ligne Frevillers-Aubigny. Mais ce n'était que de prudentes précau- tions faites dans un moment de répit relatif, en attendant que fût déclenchée l'attaque des deux divisions du 21e corps et de la cavalerie, sur lesquels reposaient tous les espoirs de la journée...

Le général Maistre avait articulé sa -13e division pour la journée du o' en exécution des instructions que le général de Maud'huy lui avait envoyées la veille :

Ne laissant dans la région de Lille qu'un détachement sous les ordres du général Dumézil (2 bataillons de chasseurs, 1 bataillon du 458°, 3 bataillons de territoriaux, une batterie, et 4 escadrons) avec mission de maintenir le contour apparent des positions actuellement occupées par la 13e division, Lille compris, le général Baquet était chargé de l'attaque sur Lens, avec le reste de sa division :

844 BEVUE DES DEUX MONDES.

1T d'infanterie et 21e bataillon de chasseurs;

21e d'infanterie et 109e d'infanterie (1 bataillon à Fournes, 2 bataillons au Sud de La Bassée);

2 bataillons du 158e;

2 escadrons du 4e chasseurs;

L'artillerie divisionnaire;

Les groupes de l'artillerie de corps*

Le génie divisionnaire;

Le gros des troupes sous les ordres du général Baquet devait déboucher de La Bassée le lendemain 6, à 6 heures pour attaquer sur Lens.

C'était les mouvements qui devaient être en cours d'exé- cution en ce moment au Nord de Lens. Pendant ce temps, les 4 bataillons de chasseurs de la brigade Olleris (1er, 3e, 10e et 31e) devaient être massés dans les bois de Mont-Saint-Eloy prêts à bondir sur les plateaux Sud-Est de Carency. Les chas- seurs devaient attendre Tordre d'attaque, l'arme au bras.

Fallait-il les y lancer tout de suite?

Un petit conseil de guerre fut tenu et à 8 heures 30 le général de Maud'huy décida : d'attendre que l'action de la 13e division d'infanterie « se fasse sentir au Nord » pour lancer au Sud de Carency l'attaque des 4 bataillons de la 43e division d'infanterie; d'essayer d'infléchir un peu plus vers le Sud- Ouest l'axe d'attaque Nord-Sud donnée la veille à la 13e division d'infanterie.

Le général de Maud'huy disait :

La situation au premier abord paraît critique, nous sommes toujours menacés d'être encerclés autour d'Arras ; si je lâche cette brigade et si quelque chose craque quelque part. . . il ne me restera plus qu'un régiment disponible pour boucher le trou.

A 9 heures, les aviateurs de l'armée entrèrent, annonçant l'arrivée d'un grand nombre d'escadrilles ; le lieutenant-colonel des Vallières leur demanda d'aller immédiatement « lancer des bombes sur la région de Neuville-Sain t-Vaast-Givenchy, » et le général de Maud'huy, en les mettant au courant de la situation, leur dit qu'il estimait qu'en lançant à l'attaque sa brigade de chasseurs, il allait « jouer sa dernière carte » et « le tout pour le tout. »

Des renseignements de la cavalerie furent apportés à ce moment :

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 845

Le général Conneau rendait compte qu'il avait rassemblé ses deux corps comme suit, face au Sud-Est par divisions accolées :

1er corps : l™ division de cavalerie : Gouy-en-Johelle ; 10e division de cavalerie : Bouvigny; 3e division de cavalerie : Bully-Grenay.

2e corps : 5e division de cavalerie : Les Brebis; 4e division de cavalerie : Vermelles ; 6e division de cavalerie : en cours de débarquement à Béthune.

Lille était toujours à nous.

Un renseignement secret (probablement un radiotélégramme intercepté) apprenait enfin que les Allemands étaient décidés « à ne pas nous lâcher aujourd'hui et à nous encercler. »

Alors, avant de laisser partir les aviateurs, le général de Maud'huy chargea l'un d'eux de porter immédiatement en avion à La Bassée, malgré le mauvais temps, l'ordre déjà pré- paré pour le général Maistrd

D'après cet ordre, il était dit au 21e corps qu'il y aurait avantage à ce que l'action de la 13e division se fit sentir un peu plus à l'Ouest, c'est-à-dire vers Liévin et Givenchy et n'allât pas risquer de se perdre à Lens... Il y était ajouté que, lorsque cette attaque se ferait sentir, et « qu'ils commenceraient à plier, » le général de Maud'huy lâcherait sa dernière grande réserve : la brigade de chasseurs. Le général de Maud'huy y ajoutait enfin qu'il désirait que « l'attaque du général Baquet fût lancée pour midi. » (Or, il était déjà 9 heures 15...)

Les aviateurs partirent. Le temps était froid, brumeux. Un calme relatif semblait s'être produit. Malgré la proximité du front de bataille, Ton n'entendait plus grand' chose gronder de ce côté. Les corps d'armée rendaient compte qu'ils n'avaient plus de munitions... c'était la plainte continuelle et comme le « leit motif » de cette bataille...

Il était 10 heures, le général de Maud'huy était occupé à écrire un ordre au corps provisoire pour lui recommander de « maintenir à tout prix l'occupation d'Arras, » lorsqu'il se retourna brusquement vers moi en me disant :

Ehl le canon...

A cet instant, la porte s'ouvrit, et le général Foch pénétra dans la salle, l'air énergique et décidé.

Nous n'attendîmes pas qu'il nous mît dehors pour repasser dans la salle à cùté, et il resta de nouveau seul avec le général

846 REVUE DES DEUX MONDES.

de Maud'huy et le lieutenant-colonel des Vallières. Au bout de dix minutes celui-ci vint nous trouver et nous confia :

Le général Foch a dit : « Faites-vous amocher jusqu'au dernier, ?nais tenez connue des poux. Pas de repli. Tout à l'attaque. »

Et il ajouta :

Il paraît que les Allemands « sont aussi amochés que nous, » ça en dit long;... mais ils ont plus de munitions!

Et immédiatement il remit à l'un de nous l'ordre d'attaque à porter à la brigade de chasseurs.

Ainsi, le sort en était jeté. On allait y aller de « sa dernière carte »... sanssavoir ce que devenaientla 13e division d'infanterie et la cavalerie.

A 11 heures 30, un officier venait rendre compte de la façon dont était lancée l'attaque de la brigade Olleris : 3 bataillons en première ligne, 1 bataillon en réserve; et l'on remettait au général de Maud'huy la traduction d'un radiotélégramme alle- mand intercepté pendant la nuit : c'était un radio de la IVe armée à Marwitz, daté du 5 octobre, 23 heures 15, et pres- crivant au corps de cavalerie 2 de tourner la résistance ennemie sur les hauteurs de Bouvigny et d'agir contre le flanc gauche ennemi.

Le lieutenant-colonel des Vallières fil un croquis il tra- duisit ce renseignement par un vaste mouvement enveloppant, partant de Douai, passant par Lille et !>ailleul et se rabattant sur notre gauche à Béthune... Le général de Maud'huy ordonna alors d'arrêter les débarquements de la 6e division de cavalerie à Béthune et de les reporter plus au Sud.

A midi, le général de Maud'huy apprit que le 10e corps avait définitivement perdu Beaurains dans la matinée ; et, à 13 heures, n'ayant reçu aucune nouvelle de l'attaque de la 13e division sur Liévin ou sur Lens et de la masse de cavalerie sur Gi- venchy, il me donna mission d'aller voir le général Gonneau et le général Maistre pour leur demander « ce qui se passait. »

Le lieutenant-colonel des Vallières me chargea en outre verbalement d'exposer au général Gonneau comment le général de Maud'huy envisageait ta parade à faire contre le mouvement de Marwitz : le corps de Mitry devait cesser de prendre part à l'attaque générale sur Givenchy, faire face au Nord, avec mis- sion de barrer à Marwitz la route de Bailleul à Béthune. Enfin,

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 847

je devais dire au général Conneau que sa ligne de communica- tion serait par Houdain il ferait également bien de replier son Quartier général.

Je passai d'abord à 13 heures 10 au poste de commande- ment du « Pendu » le général Lanquetot, commandant la i3e division d'infanterie, attendait les résultats de l'attaque des chasseurs. On ne savait rien encore, sinon que les éléments de la division Fayolle qui devaient agir en liaison avec les chasseurs étaient « épuisés. » Pas de nouvelles, mauvaises nouvelles...

Après une demi-heure de vaine attente, je passai prendre la situation à 13 heures 40 à la lre division de cavalerie au bois de Verdrel et lui apporter quelques renseignements sur l'attaque de la 43e division d'infanterie qu'elle devait particulièrement soutenir « en cherchant à attirer le plus de monde possible au Nord de Carency vers Ablain-Saint-Nazaire. »

J'eus l'impression très nette que les ordres à la cavalerie étaient arrivés trop tard et que, la nuit approchant, il ne fallait décidément pas beaucoup compter sur elle aujourd'hui... Ainsi tombaient a l'eau tous les beaux ordres, toutes les énergiques instructions que j'avais été chargé d'apporter le matin au général Conneau...

Il devait d'ailleurs y avoir d'autres raisons : fatigue, épui- sement, armement insuffisant, effectifs fondus. J'allais le savoir.

A 15 heures, je rencontrai le général Conneau à son poste de commandement de Nœux-les-Mines. Je lui exposai ce que j'avais a lui dire de la part du général de Maud'huy; il me répondit que la division de cavalerie avait déjà reçu l'ordre de se porter vers Pont-à-Vendin à la gauche de la 13e division d'infanterie débouchant de la Bassée sur Liévin; et il pres- crivit immédiatement le repli de son Quartier général à Hou- dain. Puis il fit préparer les ordres pour le corps de Mitry en conformité des instructions du général de Maud'huy.

Il m'apprit alors, cela devenait vraiment amusant, que nous venions d'intercepter un radiotélégramme allemand de Marwitzà l'Empereur ainsi conçu : « Je renonce à percer, j'ai trop de cavalerie devant moi. » (Ce Marwitz nous renseignait vraiment très bien.')

Les officiers de l'Etat-major du général Conneau m'expli- quèrent alors l'état dans lequel se trouvait la cavalerie fran-

848 REVUE DES DEUX MONDES.

çaise et les causes profondes de ses difficultés présentes. Je crois pouvoir résumer ainsi ce qui me fut dit :

Nous sommes évidemment fatigués comme tout le monde, mais nos chevaux ont tout particulièrement souffert de la grande randonnée de Belgique, puis de la retraite et de la bataille de la Marne ; en ce moment, nous sommes réduits, faute de chevaux, à 40 sabres par escadron; nous avons bien deux groupes automobiles, mais personne à mettre dedans. Il faudrait que l'armée nous donnât deux bataillons à cet usage. Nos groupes cyclistes ont subi des pertes effrayantes et sont réduits à 100 cyclistes par divison... Vous me direz qu'aux trains régimentaires nous avons 60 cavaliers démontés par escadron? C'est exact, mais ils ne sont ni armés ni équipés pour être employés en ce moment comme infanterie... Rappe- lez-vous qu'ils n'ont pas de baïonnette, et pas de sac!... Ajoutezenfin atout cela que, par-dessus tout, nos cadres et nos hommes n'ont pas été instruits en vue de la nouvelle formr de guerre qui se trouve être imposée aujourd'hui à la cavalerie, et que ni dans notre organisation, ni dans notre dressage, ni dans notre armement, ni dans notre équipement, ni dans nos effec- tifs nous ne sommes « au point; » ajoutez à cela que depuis deux mois, il ne se passe pas deux jours de suite sans que le commandement ne nous demande de « nous sacrifier... » et que sans cesse « nous y sommes allés » et « y irons jusqu'au dernier. »

A 17 heures 30, je quittais le poste de commandement du général Conneau et je voulus aller en auto jusqu'à La Bassée voir le général Maistre, comme j'en avais reçu mission. Mais entre Sailly et Annequin, une panne me cloua sur place pen- dant deux heures... La route était jonchée de cadavres de che- vaux; de grandes lueurs d'incendie mêlées aux lueurs des dé- parts illuminaient l'horizon vers Lens et Liévin.

Je pus cependant très tard me présenter à Béthune au général Maistre qui me dit que « l'attaque de la 13e division d'infanterie au Sud de La Bassée avait été retardée pour des raisons qui n'étaient pas encore précisées... » et vers 21 heures 30, je pus rejoindre a Saint-Pol le général de Maud'huy qui atten- dait mes renseignements pour achever l'ordre d'opérations pour le lendemain : rien n'avait réussi comme on l'avait espéré, ni l'attaque des chasseurs, ni celle de la cavalerie, ni celle de la

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 819

division Baquet. Le front de l'armée etniL précisé de Beaumetz à Arras (10e corps) ; d'Arras à la Targette (corps provisoire); et de Garency à Aix-Nouletle (43e division d'infanterie et cava- lerie). Mais il était assez « flou » devant la 13e division d'infan- torie qui, d'après ce que m'avait dit le général Maistre, « devait être vers Loos et Fosse-Calonne avec un détachement à Pont-à- Vendin et peut-être de la cavalerie vers Garvin (4e division de cavalerie.) »

L'armée n'avait plus comme réserve que le 449e régiment d'infanterie et un groupe d'artillerie à Aubignyet Gambligneul.

Le lendemain, au point du jour, pendant que le 10e corps et le corps provisoire maintiendraient leurs positions, tout le reste de l'armée au Nord de La Targette devait reprendre l'attaque concentrique sur Vimy :

La 13e division d'infanterie par Lens et Liévin;

La 43e division d'infanterie par Garency.

Le Ier corps de cavalerie devait agir entre ces deux attaques surNotre-Dame-de-Lorette, avec mission ultérieure de se porter en entier à l'aile gauche de la 13e division de l'infanterie, lorsque les 13e et 43e divisions auraient suffisamment avancé pour être en liaison étroite.

A ce moment, la 43e division d'infanterie devait passer aux ordres du général commandant le 21e corps d'armée; et l'armée devait se trouver ainsi organisée et constituée logiquement, comme suit, de la droite à la gauche, sans mélange d'unités : 10e corps, corps provisoire, 21ecorps, leret 2e corps de cavalerie.

Ainsi se terminait, par un « second coup nul, » cette journée du 6 octobre, où, comme à la bataille du 2 octobre, nous avions été en droit d'espérer un beau succès, grâce à l'entrée en action par surprise de nouvelles forces importantes.

lendemain, malheureusement, nous allions apprendre, une fois de plus, qu'il ne faut décidément pas à la guerre être obligé de remettre au lendemain ce qu'on aurait pu réussir la veille.

VII. LA BATAILLE DU 7 OCTOBRE

Le général de Maud'huy arriva è 6 h. 30 au poste de com- mandement d'Aubigny. Il y apprit que les positions du 10e corps et du corps provisoire avaient été maintenues pen-

TOME LVHI. 1920. 54

8oO REVUE DES DEUX MONDES.

dant la nuit, mais que l'ennemi bombardait violemment Arras qui brûlait. Aucune précision n'était parvenue sur les causes du retard de la 13e division d'infanterie et sur son front.

A 8 h. 30, je reçus mission d'aller en liaison auprès des généraux Maistre et Conneau.

Le général de Maud'huy demandait au général Maistre de lancer « dès que possible » l'attaque de la 13e division d'infanterie dans la direction d'Angres et de Liévin, de la pousser]avec « une extrême énergie » et de soutenir par une fraction d'infanterie l'attaque de la cavalerie sur Notre-Dame-de-Lorette; puis il ajouta : « Je compte sur lui. 11 aura l'honneur de la décision, je l'espère. Qu'il leur tombe sur le poill »

A 9 h. 33 j'arrivais au poste de commandement du général Maistre installé à la halte de Mazingarbe. J'y apprenais que, dans les premières heures de la matinée, l'attaque principale de la 13e division d'infanterie était « préparée » dans la direction de Fosse-Calonne et de la crête Nord de la halte de Liévin l'ennemi avait creusé des tranchées. A la gauche de la 13e divi- sion d'infanterie, un détachement tenait Loos et se disposait, tout en maintenant l'occupation de ce village, à agir par la cote 70 vers Lens en liaison vers Pont-à-Vendin avec une bri- gade de la 4e division de cavalerie.

A 10 heures, le colonel de Boissoudy, chef d'état-major du général Maistre, portait lui-même au général Baquet, com- mandant la 13e division d'infanterie, l'ordre de faire ouvrir le feu immédiatement sur Angres et Liévin, et d'attaquer.

Ali heures 45, j'étais à Nœux-les-Mines au poste de com- mandement du général Conneau et je lui remettais les lettres et instructions que le général de Maud'huy m'avait confiées pour lui et pour le général de Mitry. C'est à ce moment que progres- sait un peu vers l'Est l'attaque des chasseurs au Sud de Carency et qu'Arras violemment bombardé était vainement attaqué par l'ennemi.

Le général Conneau m'apprit alors que l'attaque de la cava- lerie sur Notre-Dame de Lorette paraissait se heurter à des difficultés, et que la première division de cavalerie chargée de l'attaque par les bois de Bouvigny n'avait pas pu déboucher des lisières Est de ces bois. En revanche, la 3e division de, cava- lerie chargée de l'attaque par les pentes Nord de la chapelle avait pu prendre pied dans les petits bois du château de Nou-

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aRRAS. 851

lelte. Il ajoutait qu'à son avis, Notre-Dame de Lorette parais- sait « solidement tenue par l'ennemi. »

A 13 heures, je me rendis à Bouvigny j'appris que le général commandant la 3e division de cavalerie avait rois 10 escadrons pied à terre dans les bois de Noulette à raison de 35 cavaliers par escadron; puis à 13 heures 15, j'arrivais sur la crête des bois de Bouvigny je fus arrêté par un groupe de batteries à cheval qui tiraient eu travers de la route. C'était l'artillerie de la première division de cavalerie « chargée de l'attaque » de la Chapelle de Notre-Dame de Lorette par l'Ouest.

Le général était debout sur le talus du chemin. Je me présentai à lui et lui demandai des renseignements sur sa situation.

C'est bien simple, me répondit-il. J'ai trois brigades et un groupe cycliste. J'ai engagé sur la crête mon groupe cycliste et une brigade chargée du combat à pied. J'ai placé à leur droite la seconde brigade avec mission de profiter de la première occasion favorable pour intervenir à cheval par le combat à l'arme blanche; et j'ai gardé en réserve ma brigade de cuirassiers, là, derrière moi. Le groupe d'artillerie prépare et soutient l'attaque de la brigade à pied et du groupe cycliste.

J'allai voir le général commandant la brigade de dragons chargée du combat à pied :

C'est bien simple : j'ai deux régiments et un groupe cycliste, me répondit-il , j'ai chargé un régiment de l'attaque à pied avec le groupe cycliste et j'ai mis l'autre régiment à côté de moi en réserve à cheval, prêt à intervenir à la pre- mière occasion favorable sur la crête.

Je n'ai pas pu voir le colonel commandant le régiment chargé de l'attaque à pied, mais il est probable qu'il a du également, comme le prescrivait le règlement, mettre deux ou trois escadrons pied à terre avec le groupe cycliste et conserver un ou deux escadrons disponibles près de lui comme réserve à cheval.

Et les effectifs, mon général?

Trente-cinq cavaliers à pied par escadron et une centaine de cyclistes.

Résultats : l'attaque « à fond » sur Notre-Dame-de-Lorette prescrite à tout le corps de cavalerie avait été menée effective- ment, du côté des bois de Noulette, par 300 cavaliers pied à terre,

852

REVUE DES DEUX MONDES.

plus 100 cyclistes, et du côté des bois de Bouvigny par 100 ou 200 cavaliers pied à terre églement, renforcés par les débris du groupe cycliste de la division : total de 6 à 700 hommes dont 200 seulement environ avaient des baïonnettes. Il n'y avait donc rien d'étonnant qu'ainsi réduite à l'engagement de moins d'un bataillon, l'attaque du corps de cavalerie eût échoué.

C'était une triste illustration de ce que j'avais entendu la veille. Malgré la bravoure éclatante et le dévouement inlassable des cadres et des cavaliers, il était évident qu'avec un pareil armement, de pareils effectifs et un tel règlement, la cavalerie française ne pouvait répondre à ce qu'on lui demandait...

Je repartis rendre compte au général de Maud'huy et lui proposai de donner un ou deux bataillons au général Gonneau. Après avoir fouillé a ses fonds de tiroir, » il décida de lui affecter un bataillon de chasseurs à pied.

A 16 heures, nous venions d'apprendre qu'une forte colonne ennemie de toutes armes avait été vue en marche à midi de l'Est vers Arras, lorsqu'arriva le général Foch :

Comment ça va?

Ni bien ni mal, lui répondit le général de Maud'huy; et ils disparurent dans la pièce à côté.

Il résulta du conseil de guerre qui fut tenu de 16 heures à 16 heures 30 un ordre particulier sensationnel au 21e corps et au 2e corps de cavalerie, que je fus chargé de porter vers 17 heures 30 au général Maistre pendant qu'un autre officier partait auprès des généraux Conneau et Mitry.

Les Anglais arrivaient. Les premiers corps britanniques allaient débarquer dans la région Béthune, Saint-Omer. Pour aider le 2e corps de cavalerie à couvrir leurs débarquements, le 1er corps de cavalerie devait être retiré de la région Sud du canal de la Bassée et devait rejoindre au Nord, le lendemain, le 2e corps de cavalerie (gros vers Me.rville). Pour compenser ce retrait de forces au Sud du canal de la Bassée, le général Maistre devait faire rallier le lendemain à la bataille vers Lens la plus grande partie du détachement de la 13e division d'infanterie qu'il avait laissée le 5 au soir dans la région de Lille sous les ordres du général Dumézil avec mission de tenir le canal de Lille inclus aux Baraques de Bauvin. Seuls, 3 bataillons de ter- ritoriaux, 1 bataillon actif du 21e corps d'armée et 1 batterie devaient rester là-bas sous les ordres du lieutenant-colonel de

SOUVENIRS DE LA BATAILLE D ARRAS. 853

Pardieu pour défendre Lille et le canal. C'était bien peu de monde pour un front de plus de vingt-cinq kilomètres...

La ville de Lille et sa « garnison » paraissaient ainsi consi- dérées comme sacrifiées.

Et à 17 heures 45, pendant que le lieutenant-colonel des Vallières téle'plionait pour la première fois à la préfecture de Lille, je partais pour la Halte de Mazingarbe.

A 19 heures, le général Maistre donnait ses nouveaux ordres en conformité de ceux que je venais de lui apporter et me mit au courant de ce qui s'était passé à la 13e division d'infanterie.

L'attaque principale commandée par le général B..., pré- parée depuis l'aube, et dont le déclenchement avait été ordonné à 10 heures par le général Maistre ne s'était produite qu'avec un retard énorme, vers 19 heures... ne pouvant ainsi suffisam- ment appuyer l'effort fait par la 3e division de cavalerie de Nou- lette sur Notre-Dame de Lorette et ayant donné à l'ennemi tout le temps de se renforcer à Angres, à Liévin et à Lens... Elle avait finalement à peu près échoué sur toute la ligne; seuls, vers 17 heures, des éléments de la colonne de droite avaient atteint la Halte de Liévin.

C'était navrant, d'autant plus que l'opinion du général Maistre était qu'il y avait peu de chose à sa gauche vers Carvin (de la cavalerie et de l'artillerie et pas d'infanterie) et que le contour apparent de la région de Lille était heureusement resté le même pour l'ennemi depuis le 5, ce qui avait l'obliger à élargir vers le Nord le « mouvement tournant » qu'on lui supposait.

Le général Maistre me cita pour finir l'opinion du général Hély d'Oissel, commandant la division de cavalerie qui opérait vers Ar menti ères, d'après lequel les corps de cavalerie alle- mands engagés par l'ennemi devant Béthune étaient destinés à nous altirer au Sud de Lille et à « masquer un grand mouve- ment plus au Nord vers Ypres et l'Yser. »

En rentrant à 23 heures à Saint-Pol, je mis au courant de la situation Je général de Maud'huy qui avait déjà donné à 20 heures l'ordre d'opérations pour le lendemain, d'après lequel « les directives de la veille étaient maintenues. »

La situation s'était à peu près stabilisée pendant la journée tout autour d'Arras, malgré de violentes attaques ennemies contre la ville que les Allemands n'avaient pas prise et ne devaient pas

854 REVUE DES DEUX MONDES.

prendre. Seuls nos chasseurs avaient encore gagné un peu de terrain vers l'Est sur les hauteurs Sud d'Ablain-Saint-Nazaire et sur les plateaux de Garency dont ils avaient enlevé les maisons Ouest.

Ainsi finissait cette dernière journée de la bataille d'Arras. Les grands coups allaient maintenant se donner plus au Nord, et, des deux côtés, nous allions cette fois-ci « courir à la mer. »

VIII. LA STABILISATION DE LA 10* ARMÉE

Ce n'est pas à dire que le front d'Arras resta inaclif à partir du 8 octobre. Loin de là, mais il ne subit autour de la ville héroïque que des lluctuations insignifiantes, les armées adverses étant épuisées, les forces opposées s'étant à peu près équilibrées, et les renforts frais qui, de part et d'autre, furent amenés n'étant parvenus à faire subir au front que des modifi- cations de détail.

Le 8 octobre, l'attaque fut reprise par nous au Nord d'Arras. Deux points, celui de Notre-Dame-de-Lorette et celui de Sou- ciiez, concentraient sur eux l'émotion et l'intérêt au poste de commandement d'Aubigny. Le général de Maud'huy « voulait la Chapelle, » et il avait promis deux croix et dix médaille? nu corps de cavalerie s'il y entrait. A chaque arrivée d'un officier, il attendait un renseignement sur ce point. Tout semblait converger autour de cette position dominante, devenue si célèbre depuis lors.

Pour la faire tomber par le Sud, le général Lanquetot rece- vait à 16 heures l'ordre de relancer l'attaque des chasseurs sur Carency.

Pour la faire tomber par le Nord, le général Maistre était allé lui-même sur le champ de bataille diriger les opérations de toute la 13e division d'infanterie dans la direction générale de Souchez.

Le général de Maud'huy attachait, en effet, à Souchez une grande importance. Il pensait que l'ennemi ne pourrait tenir dans Souchez à la fois face au Nord et face au Sud, et il avait, en somme, donné Souchez comme objectif d'ensemble au 21e corps. Mais tout échoua...

Le 9 octobre, après avoir donné à l'armée un ordre de défen- sive générale, sauf au Nord contre Notre-Dame-de-Lorette, le

SOUVENIRS DE LA BATAILLE d'aBRAS. 855

général de Maud'huy essaya encore sans résultat, vers midi, de pousser en avant l'ensemble de son armée : tous les corps qui n'étaient pas attaqués devaient attaquer; ceux qui l'étaient devaient attaquer dès que possible.

Le surlendemain soir, à Saint-Pol, je découvris sous un toit « mon bureau, » car j'avais un bureau... Au dehors, un be*u soir d'automne idéalisait les bois à demi rouilles, un beau soir mélancolique qui tombait sur l'Artois grondait la bataille, nos braves gens mouraient dans les tran- chées, où d'autres, en colonne sur les routes, rejoignaient le combat...

Nous avions fini par prendre la Chapelle de Lorette.

Le 40e corps avait été passé à la 2e armée dont le front allait au Nord jusqu'à la Scarpe.

Le 12, un ordre parut, fixant « des heures de bureau. » La seule distraction de la journée fut l'éclatement d'une bombe d'avion. A notre gauche on disait que les Anglais avançaient, et que Vermelles était fortement attaqué par les Allemands.

Après avoir perdu ce village, le général de Maud'huy chargea la 58e division de réserve qui venait de nous arriver en auto de le reprendre... Je me rappelle avoir assisté à l'attaque du 15 octobre, à la nuit tombée, devant Vermelles en flammes, à l'angle d'une maisonnette crépitaient les balles, et où, à côté du colonel G., je regardais le combat qui conti- nuait en pleine nuit. La ligne de tirailleurs était là, devant nous, dans un champ, nez à nez avec l'ennemi. Nos hommes tiraient sans savoir où, devant eux, à l'aveuglette, sur les lueurs d'incendie, où, parfois, il leur semblait que se profilaient les silhouettes des Allemands.

Je me rappelle aussi que vers la même époque je fus envoyé à Arras... Je retrouvais un Arras bombardé, brûlé, déjà à moitié détruit, les rues défoncées, l'Hôtel de Ville«en ruines, la place bouleversée, les pignons à demi brisés et dressant encore leurs fines découpures autour du donjon. Celui-ci se profilait encore dans le ciel gris des rafales d'obus éclataient autour d'un joli avion français qui évoluait sans s'en soucier.

Des sculptures, des colonnades, des précieuses boiseries, des riches ferronneries, comme des vieilles maisons qui entou- raient la place, rien ne restait que des pans de murs et des ruines fumantes... mais restées françaises 1...

8oG REVUE DES DEUX MONDES.

La bataille d'Arias se terminait ainsi sur place comme la bataille de l'Aisne dont elle avait été le prolongement et le dernier acte.

Ni les Allemands, ni les Français n'avaient réussi à s'y « tourner; » ni les uns ni les autres n'y étaient parvenus à une « décision. »

Mais s'il est vrai que nous n'avions pas pu remplir notre première mission, celle qui nous avait été donnée le 30 sep- tembre par le général de Castelnau et qui consistait à agir « d'Arras sur Bapaume » sur « l'aile droite des forces alle^ mandes, » du moins avions-nous sans aucun doute empêché l'ennemi d'exécuter contre nous-mêmes la menace que nous devions réaliser contre lui.

En lui fermant les portes d'Arras, en lui barrant les routes de Doullens et de Saint-Pol, la 10e armée a permis la manœuvre d'Ypres et la victoire de l'Yser; elle a assuré l'intégrité des communications de la France et de la Grande-Bretagne; et elle a contribué pour une part essentielle à permettre entre ces deux grandes nations la collaboration militaire et économique, qui devait, plus tard, avec l'aide américaine et en dépit de la défection russe, assurer à nos armes une gloire immortelle et nous permettre de gagner d'une manière décisive « la plus grande bataille de l'Histoire. »

Que l'honneur en soit rendu au dévouement du 10e corps, du corps provisoire, du 21e corps et des 1er et 2e corps de cava- lerie, dont tant de braves sont tombés dans les champs et les bois de l'Artois, en ces tragiques journées déjà lointaines, que la France doit apprendre à mieux connaître, et à ne pas oublier 1

Marcel Jauneaud.

"■Il ' IJ. *■

LES

LETTRES DU GÉNÉRAL LYAUTEY

« Vous avez beau dire que vos titres littéraires sont nuls : pour nous le faire croire, il faudrait supprimer cette correspon- dance et, justement, vous la publiez. » C'est ainsi que, dans sa re'ponse au discours de réception du général Lyautey, Mgr Du- chesne nous annonçait ces deux volumes de lettres « que le public ne tarderait pas à connaître, » et qui créent à leur au- teur un titre littéraire d'une qualité très rare. Et c'est de sa part une sorte de coquetterie non moins rare que d'avoir attendu le lendemain de son entrée à l'Académie pour les publier, comme si, soldat avant (ont, il n'avait voulu devoir son élection quà sa gloire de soldat et ne faire la preuve de ses mérites d'écri- vain qu'une fois admis parmi ses illustres confrères. Cette preuve, du reste, ne surprendra personne. On se rappelle, ici même, les admirables pages sur le Rôle colonial de l'armée, qui jadis, au moment l'armée était en bu1 te à tant d'outras nous apportèrent une nouvelle raison d'espérer en elle. De ce jour, le nom du général Lyautey nous fut cher. Il faisait une éclaircie clans notre ciel d'orage.

Ces Lettres du Tonkin et de Madagascar (1) que son ami M. MaxLeclerc a éditées, avec un soin qui vaut qu'on le remar- que aujourd'hui, étaient adressées tantôt à sa sœur ou à son frère, tantôt à un ami, toujours destinées à être lues par un petit groupe d'intimes : des lettres omnibus, comme il les appelle, mais qui se suivaient et prenaient vite, sans qu'il en ait eu le dessein, le caractère d'un journal. Autant dire

(1) Lyautey. Lettres du Tonkin [et de Madagascar (1S94-189'J), 2 vol. in-8, chez Armand Colin.

858

REVUE DES DEUX MONDES.

que c'est un journal par lettres. Toutes e'crites en mer ou au Tonkin, de l'Annam ou de Madagascar, elles ne vont que de 1894 à 1899. Mais ces cinq années de sa vie en sont, au point de vue psychologique, les plus importantes. Elles marquent un tournant décisif dans sa carrière. En 1896, M. Max Leclerc lui écrivait : « J'ai vu de Margerie, il y a deux jours, en lui rendant son précieux dépôt, et, en causant, je me suis aperçu que la même idée nous était venue à tous deux sur vous: il se demande si vous n'avez pas trouvé la révélation d'une voca- tion nouvelle. » Ils ne se trompaient pas; et cela donne à ces lettres un intérêt presque unique. Je crois que c'est la première fois que nous pouvons surprendre dans son éclosion et suivre dans sa croissance, son épanouissement et son plein effet, une vocation de conquérant organisateur et, si vous voulez, de fondateur d'empire.

J'ai lu bien des Mémoires d'hommes de guerre, depuis ceux de Villehardouin et des anciens conquistadors. Mais c'étaient des Mémoires l'imagination venait en aide à la mémoire, où, quelle qu'en fût la sincérité, on sentait toujours un peu d'arrangement, perçait une tendance à l'apologie, la sécheresse même n'était qu'un moyen hautain et détourné de se grandir. L'homme se faisait complaisamment son historien. Ici le merveilleux est que ces lettres n'auraient pas été composées autrement par un romancier qui, tenant la fin de son roman, eût excellé dans l'art des préparations. Il est bon de se répéter que ce sont bien des lettres écrites ou bâclées au jour le jour et que l'auteur n'en a rien modifié, rien retouché. Tout y est prophétique, en ce sens que l'avenir s'est chargé de donner leur signification à ses moindres efforts, de répondre à ses pressentiments et d'accomplir tous ses vœux. Il est em- barqué pour une grande destinée : nous le savons aujourd'hui, mais il ne le sait pas, et cependant il agit et parfois il s'ex- prime comme s'il le savait. Les événements s'enchaînent et le poussent avec une logique triomphante. Sur la route à peine sinueuse qu'il parcourt, les imprévus deviennent des jalons. Ses découragements passagers ne sont que des haltes, jamais des reculs. Il voit ce qu'il devait voir, il fait ce qu'il devait faire; il passe par il devait passer. Pas un moment de son existence si libéralement employée n'est perdu pour la tâche qui l'at- tend, qui l'illustrera et qu'il ignore. Des frontières de la Chine

LES LETTRES DU GENERAL LYAUTEY. 8o9

ou des plateaux de Madagascar-, il travaille en vue du Maroc. Quand nous le quittons après son premier séjour à Madagascar, nous savons de lui, sinon de son œuvre, tout ce que nous avons besoin de savoir. 11 dira dans une de ses lettres : « Gallieni m'accueillit comme il accueillait toujours une réalisation. » La France lui fait le même accueil que Gallieni; mais sa corres- pondance, si primesautière, nous montre comment l'homme qu'il rêvait d'être s'est réalisé.

Elle nous le montre en même temps comme un des plus beaux représentants de son époque par son intelligence, son humanité, son tour d'imagination et sa langue. Dans la lettre de 1806, qui sert d'avant-propos à cette publication et qui est fort intéressante, M. Max Leclerc l'admirait « d'agir avec une énergie indomptable, de sentir avec une délicatesse infinie, d'observer au milieu même de l'action, de décrire comme un maitre et de comprendre la vie, quoique soldat » (c'est moi qui souligne). Pourquoi un soldat ne comprendrait-il pas aussi bien la vie qu'un industriel et même un romancier ou un historien? C'est le signe d'un préjugé qui sévissait à la fin du xixe siècle et qui, d'ailleurs, ne s'appliquait pas seulement aux militaires. Que de fois je l'ai entendu 1... « Il comprend la vie, quoique prêtre... Il comprend la vie, quoique professeur...» Il semblait que toute profession définie et hiérarchisée empêchai de com- prendre cette chose immense, mystérieuse et complexe, que nous gonflons de tant de vagues aspirations et qu'on nommait, d'un air d'initié, la vie. Et pourtant, si je me reporte à mes souvenirs cueillis un peu partout, je n'ai jamais constaté qu'il y eût une classe d'hommes particulièrement inapte à cette ini- tiation. En tout cas, ce n'eût pas été celle de nos officiers. Cette idée venait du romantisme, du divorce qu'il avait prononcé entre la pensée et l'action, et aussi de l'importance excessive qu'il donnait au métier dans la formation de l'individu. Mais plus on exagérait cette importance et plus notre civilisation encourageait l'individu à la surmonter. C'est une de ses marques les plus évidentes que la curiosité, la sympathie, la culture générale dont elle arme les âmes leur permettent de soutenir le harnais du métier sans en garder le pli ou la courbature. Aujourd'hui, les différences d'esprit que les diverses professions créaient parmi les hommes sont en train de disparaître, comme ont disparu les vêlements qui les distinguaient jadis. On ne s'en

8G0

REVUE DES DEUX MONDES.

aperçoit jamais mieux que lorsqu'ils écrivent. Depuis plus d'un siècle, la littérature, en développant notre goût de l'analyse et en se faisant l'éducatrice raffinée de nos sens, nous a de plus en plus individualisés.

« Je collectionne la sensation ! » s'écriera le général Lyautey, un jour qu'une balle lui passe sous le nez. Nous avons appris à la collectionner (d'ordinaire moins dangereuse) et à la mettre en valeur. Il y a une centaine d'années, un Lyautey n'aurait pas vu le monde avec les yeux dont il l'a contemplé. Il eût été un excellent écrivain, sans aucun doute. Mais nous n'aurions pas eu ce riche coloris, ces frémissements de sensibilité, ces impressions de rêve, toutes ces nuances et ces résonances d'une vie intérieure qui s'est élevée au son des grandes lyres. Les anciens conquérants et explorateurs n'étaient pas des peintres : il en est un. Ils ne visaient pas au pittoresque et l'atteignaient rarement. Lui, je ne sais pas s'il y vise, mais constamment il l'atteint et souvent à la pointe de l'épée. Il est bien de la géné- ration qui a produit tant d'officiers écrivains. Mais chez lui, l'officier et l'écrivain ne font qu'un. L'homme d'action ne se repose pas de l'action dans l'œuvre littéraire. Il écrit tout armé en artiste et en poète. Et c'est un charme que de monter avec lui sur le Peï-ho qui, le 12 octobre 1894, l'emportait à destina- tion de Hanoï.

Il avait quarante ans, c'est-à-dire qu'il en avait quarante lorsque, deux mois plus tôt, aux manœuvres en Brie, on lui avait remis le télégramme qui le désignait pour l'Etat-major d'Indo-Chine ; mais, quand il s'embarqua, il n'en avait plus que vingt-cinq. On peut lui décerner le même éloge qu'il a fait de Gallieni : « Ce grand guerroyeur,. cet abatteur de travail, a des jeunesses étonnantes ! » Aussitôt le pied sur le bateau, il lui parut qu'il s'échappait d'une geôle. Il laissait derrière lui la vie de garnison, cette non-vie, une armée momifiée dans la rou- tine, la bureaucratie, les préjugés, les clichés, les formules, tout ce dont il souffrait, tout ce dont, h l'en croire, il avait souffert depuis sa jeunesse. Entre 1890 et 1900 nous avons fréquemment entendu des plaintes semblables chez des quadragénaires. J'en ai vu qui, chargés d'honneurs, venaient déplorer devant un nombreux auditoire l'éducation qu'ils avaient reçue. Us le fai-

LES LETTRES DU GENERAL LYAUTEY. 8GJ

saient dans la louable intention d'épargner aux générations nouvelles les tristes errements qui les avaient conduits à des charges considérables. Mais, cela fait, ils redevenaient tranquilles et ne jouissaient qu'avec plus de douceur des .bénéfices de leur mauvaise éducation. Le chef d'escadron Lyautey, lui, n'en jouis- sait pas. Littéralement, il étouffait. Travaillée d'une ambition qui ne savait se prendre, son àme cherchait sa voie, aspirait à l'espace. Et cette inquiétude avait entretenu chez lui une exlraordinaire fraîcheur d'imagination. Bien qu'il eût déjà visité l'Italie et la Grèce, ses premières lettres sont d'un jeune homme ébloui sur le seuil de l'immensité. Ceux qui ont éprouvé l'émo- tion ravissante d'un premier grand départ, y retrouveront leur avidité à tout fixer dans leur mémoire, à tout peindre : le ba- teau, la couleur du ciel et de la mer, les passagers, les terres entrevues, Ips oscnles, les moindres incidents de la traversée.

Mais sous cette jeune ivresse la maturité de l'homme s'af- firme dans l'intensité de ses visions, dans l'éclat et la puissance de son rendu. Nous n'avons pas lu vingt pages que nous savons à quoi nous en tenir sur les qualités exceptionnelles de l'écrivain. Sans se départir du ton de la conversation, avec une familiarité qui bouscule la syntaxe et mêle les vocabu- laires, il nous a déjà conquis et nous impose son imagination. De ce libre entretien, d'où jaillissent les boutades et circule une chaude allégresse, se détachent des tableaux précis et colorés. Ce sont, par exemple, les Franciscains couchés sur le pont du navire, « rigides dans leur bure, la face maigre et blanche au ciel, des airs de moines d'Assise qui réclament leur Giotto; » ou Aden, la nuit, toute sombre sous ses ter- rasses argentées de clair de lune, ses maisons vidées, des formes humaines roulées dans une étoffe au seuil des portes : « une impression de cimetière, n'était cette buée chaude et odorante de vie humaine. » Il ne développe pas; il s'interdit les thèmes à variations. Il a une manière à lui de saisir ce qui l'attire, comme s'il fonçait dessus. J'ai lu avec enchantement ses im- pressions de Ceylan, non parce que j'y ai reconnu les miennes, car je crois que Ceylan ne peut guère en produire d'autres, mais parce que nul, à mon avis, ne les a aussi vivement exprimées. 11 a noté d'un trait .décisif chez le Cynghalais la cause de la répulsion qu'il nous inspire : « ses yeux, son sou- rire d'un charme malsain et mou. » Le léger tournoiement

862 REVUE DES DEUX MONDES*)

de tête qu'on e'prouve à gravir les hauteurs de Kandy, si ombra- gées de splendeurs et de senteurs, il me semble l'éprouver en- core quand il écrit : « Je suis monte par une route en lacets au ilanc des montagnes qui domine le lac et la ville, dans les lîeurs, dans les bambous, dans les héliotropes, dans les orchi- dées, dans ?m parfum. »

Avant de pénétrer dans son intimité, avant d'apprendre de lui combien il aime les étoffes de pourpre, les vieux ors, la musique, les odeurs, son sentiment de la nature et jusqu'au tour de ses phrases nous avaient révélé l'acuité de ses sens et sa disposition voluptueuse à l'exotisme. Plus tard, à Hanoï, il installera près de son salon une fumerie d'opium, non qu'il pratique ce poison ni que ses hôtes en fassent grand usage; mais l'odeur s'allie bien au décor, et le décor lui a été une délicieuse occasion de bibelotage raffiné : « meubles, buffet aux ustensiles spéciaux, tentures, lampes en argent ciselé, pipes de toute matière, du simple bambou à l'ivoire et à l'ébène pré- cieux. » Le même homme en campagne écrira : « Quelle bonne vie! Ça va être la deuxième nuit sans se déshabiller, à se rouler dans les couvertures, sur une natte, au coin d'une paillotte. » Aussi, même en plein travail, même en pleine bataille, il res- tera toujours celui qui voit l'étrangeté des choses, qui s'en imprègne avidement, qui s'en délecte et qui, Dieu merci 1 nous en fait jouir. Ses voyages d'inspection, ses marches forcées, ses navigations, ses nuits de labeur acharné deviennent sous sa plume des fêtes pour nos yeux.

Je n'oublierai jamais son Fleuve Rouge à la tombée du soleil : « un bras de mer aussi sinueux qu'un ruisseau au niveau de la vaste plaine des milliers de petits êtres jaunes et cro- chus tourbillonnent comme des insectes dans la lumière. » Évocation magique de l'Indo-Chinel A Gao Bang, il s'est établi dans une grande pagode et il y travaille la nuit devant une table h dessins couverte de cartes. « Ma lampe éclaire à peine le sanctuaire profond : de l'obscurité me viennent quelques reflets d'or, la couronne de Bouddha, sa ceinture, la garde d'un sabre sacré, puis mes yeux s'y habituent et voici que je distingue l'énorme tête impassible. » Quel tableau : cet officier français levant les yeux de ses plans de campagne et cette tête de l'antique idole qui émerge de l'ombre I Ses comparaisons sont souvent empruntées à ses souvenirs artistiques. « La frontière chinoise

LES LETTRES DU GÉNÉRAL LYAUTEY. 8G3

court de crête en crête, de pic en pic. Les chevaux y grimpent, et du bas en haut de cette muraille dressée on dirait de tout petits personnages sculptés sur un retable. » La baie d'Along est une Venise de rochers. « Au lieu de palais, de hautes parois muettes, déchirées, dentelées, des arches, des obélisques, des pylônes aussi nettement taillés que des œuvres d'hommes et zébrés comme des cathédrales toscanes par les grandes rayures des stries géographiques. » A l'àpreté de la description succède immédiatement une phrase qui fond harmonieusement la sen- sation morale et la sensation physique dans une grâce vive : « Je me promène en maître dans l'immense décor endormi où, malgré la chaleur écrasante, la brise de mer donne à tous les carrefours de grands coups d'éventail. »

Les souvenirs littéraires interviennent aussi, mais discrète- ment, appelés par tout ce que ces vieux pays étrangers nous ouvrent de perspectives sur les mondes primitifs. Il descend la Rivière Glaire en flottille. « De vraies galères rament de petits sauvages jaunes et sordides et qui portent une petite armée d'hommes bronzés, brûlés, dont les vêtements et les figures ne datent plus : Homère ou Augustin Thierry? Les bateaux d'Argos ou les barques normandes remontent les grands fleuves fran- çais? » Il n'a rien écrit de plus pittoresque que ses promenades à Hué « il fait son Loti, » et aussi son Lyautey, le diner chez le Roi, l'embrasement du Palais d'été, « un royaume de feu, des avenues de feu, les contours de toutes choses dessinés en lignes de feu, des gardes rouges portant de grandes torches de résine parfumée et, au bout d'un pont, le petit Roi étince- lant de joyaux et d'or; » après le dîner, les pièces d'artifice et « par delà les dragons de feu qui sillonnent la nuit du ciel et les fleurs de lotus en verre de couleur qui flottent sur la nuit des eaux, l'obscure mélancolie des palais délabrés, les dessous primitifs.de cette cour clinquante et rustique, les allées et venues des serviteurs, les débris de festins, les charges de riz, toute la figuration naïve des Histoires Saintes illustrées de noire enfance. » Savourez ce dernier trait qui rapproche de nous si brusquement et si justement cette féerie lointaine.

Est-ce vraiment écrit sous la dictée rapide de l'impression ressentie ? Cet art est-il spontané? Le correspondant d'Eugène- Melchior de Vogué, qui savait que ses lettres étaient lues d'Albert Sorel et de Vandal, surveillait-il son écriture? Faisait-il des

864

REVUE DES DEUX MONDES.

brouillons? Raturait-il? On ne sent point la soudure du mor- ceau composé au passage parlé. Tout rjyair parlé et quelquefois même gesticulé. Tout marche de la môme allure nerveuse. Et nous ne sommes pas plus surpris qu'il nous fasse en courant une peinture éblouissante que de l'entendre nous dire qu'il est dans la mélasse, quand il y est.

* *

Ce ne sont pas seulement les paysages qui défilent devant nous : ce sont aussi les personnages. Les Annamites au premier abord lui avaient produit un effet de macaques. Tout en eux frois- sait son esthétique. Mais il était trop humain et trop friand d'hu- manité pour ne pas essayer de pénétrer le mystère de leur âme, et il savait qu'aucune œuvre humaine ne s'accomplit « sans une parcelle d'amour. » Sa sympathie rencontra vite les deux points chez eux elle pouvait s'accrocher. Ces très vieux civilisés ont de la race, et ce peuple laborieux et soumis, mais industrieux et lettré, a gardé les forces sociales les plus vives : le respect des hiérarchies et le culte de la grande famille, « dont les branches s'enlacent autour du tronc commun. » Je voudrais qu'on fit apprendre par cœur à nos futurs administrateurs et gouver- neurs là page il s'écrie : « Que de dessous dans cet organisme profond et vénérable auquel nous sommes venus nous super- poser! Et que fragile notre frêle couche de résidents, d'entre- preneurs et d'officiers, si elle ne jette pas au travers de ces sédiments séculaires d'autres racines que nos règlements, notre bureaucratie, notre galon nage satisfait! » Quand ses yeux se furent accoutumés à leurs visages et à leurs attitudes, son sen- timent artistique reprit ses droits. Des caractères et des beautés lui apparurent qui rattachaient ces hommes à des types connus. Tel mandarin, avec son visage ras et sa bouche au dessin ferme, évoquait un seigneur de la cour des Ducs de Bourgogne; tel aulre, les yeux enfoncés, les pommettes sorties, l'aspect farouche et dédaigneux, un vieux chef de horde. Souvent c'est avec le plaisir d'un collectionneur caressant une œuvre d'art très noble et très précieuse qu'il nous peindra les mandarins en robes a fleurs, « Dieu, s'écrie-t-il, qu'elles feraient bien sur un fau- teuil 1 » ou ce Régent de l'Empire d'Annam qui, dans sa robe de soie rouge brodée de cercles d'or, « tend au gouverneur général sa petite main de momie où, sous le gant blanc, poin-

LES LETTRES DU GENERAL LYAUTEY. 865

tcnt les ongles du lettre'. » Le plus beau de ces portraits exo- tiques est celui du petit roi de l'Annam, Tlian Taï.

Un long corridor, un cloître plutôt, et enfin, éclairant l'ombre, venant du fond, une noie lumineuse et éclatante : un joli, mine»1 et élégant éphèbe dans une gaine de soie jaune or sur laquelle tom- baient le grand cordon de la Légion d'Honneur et la grande Sapèque des Dix mille soutiens, au cou une rivière de diamants, sur la tête un haut lui ban de la soie royale de la robe. Il est grave comme une idole, le petit Roi. Sa robe éclatante et le feu de ses diamants se détachent sur une grande tapisserie des Gobelins douce, discrète, aux tons fondus; et sous le masque de l'enfant pensif, presque de jeune fille, on a peine à imaginer le petit tigre... (Après l'audience), le Gouverneur se lève; le Roi le prend par la main et le quitte au seuil du cloître. A chacun de nous la main tendue avec une toute petite inclinaison de tête très protectrice, exactement celle à Paris d'une maîtresse de maison très hautaine, très snob...

Mais ses modèles, il les peint plutôt dans l'action que dans l'immobilise ou la représentation. On ne connaîtrait guère ce jeune prince, si on ne lisait les pages qui suivent et le voyage à Touranc l'idole se dégourdit, (zut pour la cour! zut pour les rites! zut pour Trong Iliep le censeur!) court le bateau à minuit, réveille les ofliciers en leur chatouillant le nez, grimpe aux bastingages, et, le lendemain, lâchant sa suite, les parasols et le Gouverneur, accompigné seulement de l'interprète et de Lyauley, pique un galop scandaleux devant, ses sujets, que rétonnemenl foudroie dans la poussière, et atteint le col des Nuages deux heures avant tout le monde. La, de la terrassa d'un vieux fort annamite, l'adolescent en robj lilas regarde son royaume entre deux servileurs, l'un qui lient le parasol, l'autre qui l'évenle, et, redevenu hiératique, ressemble « à un jeune Salomon sur le Temple. » Le généra! Lyauley a au plus haut point le don de la vie et le sens dramatique. La foule annamite grouille et bourdonne partout il passe et jusque sous les *roues de sa voiture. Les vill iges s'animent, les petits métiers vont leur train. Rien n'est insignifiant pour cette curiosité au regard d'aigle qui ramène un butin des recoins les plus humbles. Et le temps ne l'émousse pas. Sur la roule de Mada- gascar et à Madagascar tout lui sera d'aussi bonne prise qu'au Tonkin ou dans l'Annam. En vingt lignes, car il est toujours sobre et pressé, il nous donnera do Zanzibar et de l'Afrique tome lviii. 1920. 55

866 REVUE DES DEUX MONDES.

guerrière une vision qui éclate comme un brasier <îans les ténèbres. Et quant au polirait, la reine malgache Bibiassy n'a rien à envier au Roi de î'Ànnam que sa beauté. Un vrai monstre, « ce Saint-Sacrement do reine dont les oreilles pendent en longs anneaux de chair, installée sous un vélum au milieu des prosternations, des bras étendus, des chanls el des danses. » Rcn- trée chez elle, c'est un monstre « qu'on apprivoise en lui jouant de l'accordéon et en lui contant des gaudrioles sakhalaves. »

Cependant derrière cet exotisme qui est pour les Lyaulcy non pas une matière d'art, mais leur raison d'agir, il y u les Blancs, il y a nous. Le futur général n'élail pas sorti de la mer Rouge qu'il avait le sentiment de la petite place que nous tenions dans ce monde cl combien on nous prenait peu au sérieux. Il était impossible, dans les vingt années qui ont pro- cédé la guerre, qu'un Français s'éloigna ni de son pays, sur n'importe quel chemin du monde, ne l'éprouvât pas. Cela vous venait tout doucement dans le sourire des étrangers, dans l'éloge qu'ils faisaient de nos modes, dans l'intérêt amusé qu'ils pre- naient à nos scandales, dans l'indulgence horripilante qu'ils avaient pour nos pitres, dans leur affectation d'admirer noire passé. Gela vous enveloppait, vous envahissait, vous étreignait jusqu'à l'angoisse. Aucune espèce de nostalgie n'était aussi cruelle que ce sentiment-là. On en arrivait à craindre que réel- lement « pour toute entreprise et suite notre terre ne fùl frappée d'impuissance et de stérililé. » Ce que l'officier qui allait au Tonkin connaissait de la bureaucratie militaire répondait aux griefs de nos compatriotes, ingénieurs ou colons, dont la voix unanime ne cessait de dénoncer la mauvaise volonté adminis- trative, notre formalisme, notre absence de doctrine, notre poli- tique imbécile. Ajoutons que, de Suez à Singapour, il avait été obsédé par la façade (je dis la façade) de la puissance anglaise, et que celle puissance nous manifestait alors aillant de morgue que d'inintelligente hostilité. Cette obsession le poursuivra; quatre ans plus lard, comme il quittait Zanzibar et que, du* rivage, un Père Blanc lui faisait des signaux d'adieu, « j'y répondis, dit-il, jusqu'à ce qu'un grand bateau de guerre an- glais — toujours vint interposer entre nous sa dure et suggestive silhouette. » Mais soldats et missionnaires laissent le pessimisme aux touristes el aux philosophes. Si, à Saigon, Lyautey cherche vainement les banques, les grosses maisons

LES LETTRES DU CENIiRAL LYAUTEY.

8G7

d'affaires, des gens el dos choses qui n'émargent pas au budget, il n'en constate pas moins dans tonte l'Indo-Chine une somme prodigieuse de bonnes volontés individuelles. « On sent, dit-il, que, si nue révolution quelconque brisait les mailles du reseau administratif, réglementaire, qui nous Lue, notre race n'est pas finie et qu'il y aurait encore de beaux jours pour elle. »

Ses lettres dressent un réquisitoire accablant contre notre bureaucratie qui est pourtant, je ne puis m'empùcber de le remarquer, la seule chose stable que nous ayons « dans la mortelle et constante instabilité » de notre gouvernement. « Le pire gouverneur pendant dix ans, dira-l-il, vaut mieux que le meilleur pendant un an. » Eh bienl une administration routi- nière vaut encore, parce qu'elle dure et que, si elle entrave sou- vent les initiatives, elle refrène les cupidités et les lubies d'en haut. 11 ressort malheureusement de tous les faits que la France exige de ses meilleurs liis plusd'énergie qu'aucune autre nation, puisqu'ils doivent en distraire une bonne part à réagir contre ceux qui nous gouvernent ou à réparer leurs erreurs. Durant ses deux années d'Indo-Chine, il vit se succéder deux gouver- neurs : l'un, Al. de Lanessan, cassé au moment il donnait aux entreprises la confiance et la vie; l'autre, M. Rousseau, excel- lent administrateur, mais excédé, el qui mourut des coups de fusil quàthique courrier le ministère lui liraildans les jambes.

Cependant l'œuvre de colonisation progressait. C'est que nous avions des hommes laborieux et modestes et des soldats dont les pareils seraient, vingt ans pi lis tard, les vainqueurs de la Marne. Quand nous lisons leurs obscurs exploits, nous éprou- vons le remords de ne pas leur avoir fait dans notre pensée la place qu'ils méritaient. Nous étions trop absorbés par nos dis- sensions, et col héroïsme qui se déployait si loin comptait si peu! Ceux-là même qui faisaient, chaque soir l'antique prière « pour les malades, les prisonniers, les voyageurs, » ne se rep ré- solvaient pas, clLyauley le dit avec une émotion poignante,— -■ quels voyageurs, quels pionniers, nous avions là-bas sur la frontière chinoise ou les confins sakhalaves. Ses récits de cam- pagne elde batailles sont superbement enlevés. Les pires ennemis ne sont pas les hommes; c'est le pays, « inextricable chaos de rochers en arêtes, en aiguilles, déchirés, spongieux, escalades les mains en sang, le vide sous soi pour redescendre dans des gouffres verticaux. » Jo recommando la prise du repaire case-

SG8 REVUE DES DEUX MONDES.

mald de Ké-Tuong qui se termine sur ces mois : « Ils avaient à chaque élargissement de la gorge un village, à chaque étran- glement une accumulation «Je défenses qu'ils n'ont abandonnées qu'en se voyant pris jiar le fond du cirque, par jamais ils n'avaient attendu que des chèvres et des éboulemenls : nous avons éboulé, voi.à tout. » De tiers hommes, et dignes d3 leurs chefs, les Vallicre, les Grandmaison, les Gallieni.

* * Le général Lyauley possède une des facultés les plus géné- reuses et les plus fécondes : celle de l'admiration; et l'on juge de la valeur d'une àme a ce cri que lui arrachait Gallieni : « La suprême jouissance, c'est de gober son chef! » Il peut se flatter d'avoir fixé les traits de cette grande figure pour l'im- mortalité. Tous deux étaient à peu près du même âge. Gallieni avait quarante-quatre ans lorsqu'ils se rencontrèrent, le prestige de vingt années de colonies, Sénégal et Soudan, dont une année de captivité chez Ahmadou avec, chaque matin, la perspective de la torture et de la décapitation. C'était un homme passionnant, « un seigneur lucide, précis et large, » et un colonial dans l'âme. Au bout de six mois de France, sa femme qu'il adorait lui disait : « Tu t'ennuies, je le vois, va-t-en! » Il lui fallait la brousse, des troupes h manier sur de durs terrains, un coin du monde à nettoyer, des provinces à pacifier, des villes à faire surgirde terre.de l'avenir à modeler. Homme de guerre au coup d'œil prompt, dans les plus graves périls pas un muscle de son visage ne tressaillait. Quand il avait fait tout ce qu'il avait pu, il attendait calmement, ou en plaisantant sur un autre sujet, la décision do la destinée. Avant le combat son esprit organisait la victoire. Détesté de quelques-uns qui le traitaient « de fumiste et d'agité, » le sachant et n'en laissant rien paraître, il était adoré des autres. Sa présence leséleclrisait, et il exerçait autourde lui une autorité souveraine. Il haïssait la bureaucratie, sautait par-dessus les circulaires, méprisait les conventions à ce point « qu'il eût mis ingénument un colonel sous les ordres d'un capitaine plus malin. » Vis-à-vis de l'administration et des services de contrôle, il était obligé de ruser : il rapetissait ce qu'il faisait, il en atténuait la portée, il présentait comme des mesures do simple police ses actes les plus osés, les plus révo- lutionnaires. Car il était révolutionnaire : il voulait d'autre?

LES LETTRES DU GÉNÉRAL LYAUTEY. 869

casernes, une autre éducation militaire, une autre formation de l'officier, une autre façon de préparer la terrible guerre qu'il prévoyait. Il avait dans l'intimité des gaités d'enfant et une cordialité exquise. Très instruit, il continuait partout de s'ins- truire, piochant l'anglais et l'allemand, lisant les revues ita- liennes, se tenant an courant de tout au milieu de sa besogne d'enfer et d'un personnel de plantons et de secrétaires dressés à travailler en silence jusqu'à une heure avancée de la nuit. Chaque jour, avant son diner, il s'imposait une promenade d'une heure il n'était pas permis de prononcer un mot de service. Il causait de sa dernière lecture : un roman de d'An- nunzio, l'Autobiographie de Stuart Mill. C'était ce qu'il appe- lait « son bain de cerveau. » El avec tout cela un fond de tris- tesse que n'expliquent pas seulement ses tracas et la peur que le gouvernement ne gâchât son œuvre, ce fond de tristesse qu'on devine chez tous les grands réalisateurs, les grands manieurs d'hommes, qui voient reculer sans cesse les limites de leur am- bition et désespèrent de jamais les atteindre. « II faut se figurer qu'on s'amuse, écrivait-il, que l'on fait des choses utiles. »

Qu'un tel homme ait « empoigné » et presque fanatisé Lyauley, on le comprend d'autant mieux qu'en traçant d'après lui le portrait de Gallieni, il me semble que j'ai tracé le sien. Il n'y est pas tout entier, mais les principaux traits y sont : mêmes antipathies, mêmes dégoûts, même conception du rôle social de l'oflicier, même amour de l'aventure et de la gloire. Toutes les aspirations qui remuaient son àme reçurent uno forme concrète de Gallieni. Il apportait en Indu-Chine, plus ou moins con.-ci-Miles, la passion des affaires et du pouvoir, l'ambi- . lion de faire une œuvre durable, de s'ouvrir un chemin à coup de hache, d'inscrire son nom « aux origines de quelque chose. » Presque au débarqué, il rencontre l'homme « dans les yeux duquel des milliers d'yeux cherchaient l'ordre, à la voix duquel des routes s'ouvraient, des pays se repeuplaient, des villes sur- gissaient. » Donc ce que j'ai rêvé, Seigneur, existait bien! Le jour où, à Madagascar, il tracera sur le sol le plan de sa pre- mière ville, il se rappellera l'Urbs condita des Romains et ses premières conversations avec Gallieni qui le captivait en lui disant sa vie de légionnaire de César. »

Mais il se distingue de Gallieni par les séductions de sa nature, mélange original de réllexion et d'impétuosité, de

870

REVUE DES DEUX MONDES.

vigueur et de grâce, et par tout ce qu'il a su faire passer de sa poésie intérieure dans ces pages nettes et ardentes. En le lisant, les vers de Musset me revenaient à la mémoire :

Il faut dans ce bas monde aimer beaucoup de choses Pour savoir après tout ce qu'on aime le mieux, Les bonbons, l'Océan, le jeu, l'azur des cieux, Les femmes, les chevaux, les lauriers et les roses.

Ce qu'il aime le mieux, nous le savons, c'est l'action. « Je suis un animal d'action... Je renifle l'action. » Mais il a aimé beau- coup de choses, et nous l'en aimons davantage. Et il représente beaucoup de choses aussi. Il y a en lui un aristocrate, un féodal, et un charmeur qui se montre à l'occasion le plus éloquent des diplomates. Il est de ces hommes que l'imagination introduit de plain pied aux plus belles époques de l'histoire et toujours dans les premiers rangs. On a prononcé à son sujet le nom de Scipion l'Africain. Je le vois fort bien de sa chaise curule dictant des lois aux peuples pacifiés et sur la terrasse d'un palais devisant avec Massinissa de l'àme immortelle et des dieux. Mais on le verrait aussi bien aux côtés de Godefroy de Bouillon, ou sur la earavelle de Cortès, mieux encore sur le navire de Ghamplain, ou chevauchant botte à botte avec Monlluc, retour d'Italie. A la cour do Hué, son compagnon le Polytechni- cien, farouche démocrate qui écumait d'avoir à se découvrir devant « un môme de roi, «devait flairer en lui l'ancien régime et l'Œil de Bœuf. Les Arabes, bons juges en la matière, le saluent grand seigneur. Et aux heures de repos, quand il laisse tomber ses armes, il se place tout naturellement parmi les âmes modernes les plus délicatement nuancées. Son vrai repos au Tonkin, c'était la reprise des raffinements familiers, l'abandon de l'uniforme, le costume de tennis et d'aller s'asseoir au bord de la mer. Il ouvrait le Sang, la Volupté et la Mort de Barrés ou le Cardinal d'Ossat de Vogué ou son Vigny. « Et ces choses élégantes et tristes lui donnaient sur cette plage solitaire et lumineuse une impression d'accord parfait... » Je lui applique son mot sur Gallieni : magnifique spécimen d'homme complet; et j'ajoute : spécialité de la France, de celte France,

Mère des arts, des armes et de» lois.

ANDné Bellessobt.

REVUE SCIENTIFIQUE

L'ACTION ÉLECTRIQUE DU SOLEIL SUR LA TERRE

Tant que le soleil a été considéré comme ne pouvant agir sur la terre que par la gravitation et par son rayonnement calorifique et lumineux, la sympathie étrange qui lie ses perturbations aux mouve- ments de nos boussoles est restée complètement inexplicable et mystérieuse.

Une action directe du soleil envisagé comme un immense aimant analogue à l'aimant que constitue dans son ensemble le globe terrestre, avait été invoquée par certains physiciens, notamment par l'Américain Bigelowpour expliquer celte action. Nous avons vu que, d'après un calcul de lord Kelvin, l'énergie venue du soleil et qui serait, dans cette hypothèse, nécessaire pour expliquer certains orages magnétiques, est tellement énorme qu'elle rend très invrai- semblable celte explication.

Mais enfin le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable, et beaucoup plus souvent encore en astronomie qu'en psychologie. 11 restait, d'une part, à prouver que l'explication rejetée comme peu vraisemblable par lord Kelvin était effectivement démontrée par les faits, d'autre part à y substituer d'autres hypothèses qui, elles, fussent plausibles. C'est ce qui a été effectivement réalisé ces der- nières années par les astrophysiciens.

Sur le premier point la réponse a été apportée par les beaux travaux de l'astronome Haie et de ses collaborateurs sur le champ magnétique et le phénomène de Zeeman dans le soleil. Qu'on me permette de rappeler en quoi consiste ce phénomène qui porte le nom du physicien hollandais qui l'a découvert il y a quelques années, à la suite des suggestions théoriques, on pourrait dire des

872 REVUE DES DEUX MONDES.

divinations de l'illustre Lorentz. Nous aurons d'ailleurs l'occasion de revenir quelque jour sur les travaux adr.irables de ce dernier savant, ne serait-ce qu'à propos de ce fameux principe de relativité dont on parle tant, et souvent d'une manière si erronée, en ce moment.

Le phénomène de Zeeman est un effet produit par les courants et, d'une manière générale, par tous les champs magnétiques sur la lumière.

On sait, je l'ai expliqué récemment ici môme, que, d'après les découvertes des dernières années, les rayons de celle-ci sont causés par les mouvements de rotation extrêmement rapides de petites planètes minuscules et chargées d'électricité négative qu'on appelle des électrons et qui forment un système solaire en miniature qui est l'atome.

Une raie spectrale d'un gaz donné, telle que la montre le spec- troscope, possède une fréquence particulière de vibration qui cor- respond à la durée de révolution d'une de ces planètes atomiques infimes.

Considérons par exemple les électrons qui dans les atomes d'un gaz donné, l'hydrogène, produisent une raie spectrale de fréquence donnée. Si nous plaçons le gaz étudié dans un champ magnétique puissant, par exemple entre les pôles d'un gros électro-aimant, nous pourrons subdiviser ces électrons des divers atomes d'hydrogène en trois catégories : ceux qui, au moment de l'expérience, sont orientés de telle sorte que leur mouvement de rotation est contrarié par l'aimant; ceux qui ont leurmouvement accéléré par lui, et enfin ceux dont l'orientation est telle qu'il n'a aucune action sur leur vitesse.

Il s'ensuit qu'au lieu d'une raie unique ces électrons donneront trois raies visibles au spectroscope et dont celle du centre coïncidera avec la raie unique primitive. De plus, la théorie montre que les raies extrêmes jouissent de certaines propriétés optiques, sur lesquelles il n'y a pas lieu d'insister ici et sont polarisées en sens contraire.

Tel est grosso modo le phénomène de Zeeman. M. Nale s'est pro- posé de rechercher si les raies du spectre du soleil ne présentent pas par endroit le phénomène de Zeeman, et il a étudié spécialement à cet effet certaines raies du spectre des taches solaires qui étaient élargies ou même dédoublées par rapport aux raies du spectre nor- mal, sans qu'on pût jusque-là expliquer pourquoi. Grâce à des pro- cédés d'une extrême ingéniosité et à la puissance instrumentale que

REVUE SCIENTIFIQUE. 873

les dollars américains mettent aux mains des chercheurs de là-bas, il a pu ainsi prouver d'une manière indubitable que les taches du soleil constituent des champs magnétiques puissants dont l'inten- sité dépasse parfois 3 000 gauss, c'est-à-dire est jusqu'à plus de 6 000 fois plus forte que celle de la force magnétique, qui, à la surface de notre terre, dirige la boussole vers le Nord.

Cette découverte d'une, importance capitale est d'accord avec ce que permettait de prévoir la théorie.

Depuis longtemps, en effet, l'analyse spectrale a établi que les tachps solaires présentent des mouvements tourbillonnaires ana- logues à ceux de nos cyclones; ce qui donne un mouvement de rota- tion très rapide aux particules gazeuses qui s'y trouvent. Or il suffit que des particules de matière tourbillonnaire soient par surcroît chargées d'électricité pour engendrer un cîiamp magnétique. Les expériences célèbres de Rowland ont, f n effet, établi depuis long- temps qu'il doit en être ainsi, et que de la matière électrisée en mou- vement rapide est assimilable à un courant galvanique, et est capable comme celui-ci de dévier les aimants.

Or, que la matière soit éleclrisée dans les couches mouvantes de l'atmosphère solaire, c'est ce qui était, a priori, très probable, pour diverses raisons, et d'abord parce qu'on sait maintenant que les corps incandescants émettent en quantité des électrons négatifs. Cet effet Edison, ainsi appelé, du nom de celui qui l'a découvert, est si intense, que le filament de carbone d'une lampe à incandescence peut produire, par exemple, de cette façon, un courant électrique de plusieurs ampères par centimètre carré de sa surface. C'est, je le rappelle, l'utilisation de cet effet Edison qui a permis de réaliser les lampes-soupapes à plusieurs électrodes grâce auxquelles ont été rendus possibles tous les progrès récents de la T. S. F. et de la téléphonie sans fil. Quoi qu'il en soit, la surface du soleil, dont la température est très supérieure à celle de n'importe quel filament de lampe, doit en conséquence émettre une quantité prodigieuse d'électrons, et il était pour ces motifs bien probable a priori que les taches solaires devaient présenter, comme Haie l'a découvert, des champs magnétiques intenses.

Cette découverte permettait de reprendre sur des bases nouvelles le calcul «te lord Kelvin. C'est ce qu'a fait M. Schuster et il a établi que, même si toutes les taches solaires étaient de même polarité au point de vue magnétique (ce qui n'est pas le cas, puisque les taches tournent, comme nos cyclones terrestres, dans des sens diilérents

874 REVUE DES DEUX MONDES.

selon l'hémisphère, en y produisant des champs magnétiques opposés dont les effets tendent à se balancer à une certaine dis- tance du soleil), même, dis-je, en ce cas, l'effet magnétique produit snr la terre serait inappréciable à nos instruments.

Tout récemment. Haie et ses collaborateurs ont recherché si, à coté des champs magnétiques locaux des taches, le soleil ne présen- tait pas un champ magnétique général analogue à celui de la terre. Par des méthodes très délicates, ils ont réussi à mettre en évidence l'existence d'un tel champ global : son intensité est bien plus faible que celle du champ des taches ; elle ne dépasse en aucun cas 50 gauss, e'est-à-dire le centuple du champ magnétique terrestre. Chose curieuse, sur le soleil comme sur la terre les pôles magnétiques ne coïncident pas avec les pôles de rotation. L'axe magnétique, dans le cas du soleil, est incliné d'environ 6 degrés sur l'axe de rotation.

Quoi qu'il en soit, ce champ magnétique global ne peut pas plus que le magnétisme des taches solaires, le calcul l'établit facilement, expliquer l'action du soleil sur le magnésium terrestre, et ainsi se trouve nettement établie, non plus sur des raisons de vraisemb- lance, mais sur la réalité, la conclusion de lord Kelvin.

11 fallait donc chercher ailleurs l'explication de la sympathie qui qui lie le soleil à nos boussoles. C'est ce que les découvertes récentes sur les radiations électriques out permis de faire.

* *

Si l'énergie qui cause les mouvements réguliers de l'aiguille aimantée, ses perturbations intenses et les phénomènes connexes, ne provient pas directement du soleil, il y a un moyen, et il n'y en a qu'un seul, d'échapper aux difficultés soulevées. C'est d'admettre que cette énergie se trouve en réalité sur la terre elle-même et que le soleil n'agit qu'en la déclenchant, de même que la eapsule de fulminate de mercure des obus déclenche l'énergie énorme contenue dans la mélinite, de même encore, pour prendre une comparaison plus adéquate à notre sujet, que dans la télégraphie ordinaire ou sans fll, un courant électrique très faible peut mettre en jeu une énergie très grande et disproportionnée avec l'intensité minime des ondes excitatrices, grâce à l'intermédiaire du relai.

Suivant une idée émise il y a longtemps déjà par l'illustre Gauss : « Si nous éliminons des fantaisies sans fondement, nous ne pouvons, pour expliquer les variations magnétiques, songer qu'à des courants galvaniques circulant dans l'atmosjphère. » «Or.

REVUE SCIENTIFIQUE. 875

ajoutait Gauss, l'air atmosphérique pas plus que le vide ne conduit de tels courants. Il y a donc une énigme. »

Ce que ne savait pas Gauss, et ce que les recherches ultérieures des physiciens ont révélé, c'est que, s'il est vrai que l'air à la pression atmosphérique est mauvais conducteur des courants électriques, il n'en est pas de même, dans certaines conditions, de l'air raréfié, c'est-à-dire de l'air des couches supérieures de notre atmosphère.

Mais tout d'abord, peut-il vraiment exister des courants galva- niques dans les hautes couches de notre atmosphère? Pour qu'il y ait courant électrique, il ne suffit pas qu'il y ait conductibilité élec- trique (et nous verrons d'ailleurs tout à l'heure pourquoi une telle conductibilité existe dans la haute atmosphère). Il ne suffit pas, par exemple, d'un câble de cuivre, pour avoir un courant électrique; il faut encore qu'il y ait entre les extrémités de ce câble une différence de « potentiel, » une « force électromotrice, » comme on dit, telle que celle qu'engendre la pile de Volta ou la dynamo.

Peut-il, ou plutôt doit-il exister dans la haute atmosphère des causes engendrant en permanence des forces électromotrices ? Oui, et ces causes résident précisément dans les mouvements de la haute atmosphère, dans les grands courants de circulation qui y régnent, courants engendrés tant par la rotation terrestre que par les inégalités de la température et dont les vents, en particulier les grands vents réguliers, alises et contre-alisés, sont les reflets dans la basse atmosphère. Il y a en électricité, un fait bien connu et d'une importance capitale, puisque c'est sur lui qu'est basée toute la théorie et la construction des dynamos, c'est que quand un objet conducteur de l'électricité se déplace dans un champ magnétique, celui-ci y engendre des forces électromotrices, d'où naissent des courants électriques. Dans la dynamo, des spires de cuivre se dépla- cent, en tournant, dans le champ magnétique d'un électro-aimant, et ce déplacement y engendre des forces électromotrices et le cou- rant électrique.

Pareillement les mouvements, les déplacements des hautes couches de l'atmosphère y engendre nécessairement des courants électriques, puisque ces mouvements déplacent l'air dans le champ magnétique du globe terrestre. Certes ce champ magnétique est faible, mais, d'autre part, c'est des milliers de kilomètres de longueur, et des dizaines ou des centaines de large que représente le conduc- teur électrique constitué par la haute atmosphère. Même si la force électromotrice produite est très faible» le* courants électriques eu-

i

876

REVUE DES DEUX MONDES.

gendres peuvent donc être d'une extrême intensité, pourvu que la conductibilité de l'air soit suffisante.

L'air au niveau du sol a une conductibilité très faible, mais non nulle. La preuve, c'est qu'un objet chargé d'électricité et placé sur un support, même parfaitement isolaut, perd peu à peu son électri- cité dans l'air ambiant.

Des recherches récentes ont élucidé le mécanisme do celte con- ductibilité de l'air, et d'une manière générale de la conductibilité des gaz, et établi qu'il est le suivant. Une petite partie des molé- cules/le l'air sontcontinuellement dissociées, disloquées, si l'on peut dire, par diverses causes et notamment par les rayons du radium qui émanent partout, en très petite quantité, de l'écorce terrestre. Ces rayons constituent à l'égard des particules ultimes de l'air, un bombardement dune vitesse et d'une intensité prodigieuses qui arrive à disloquer certaines de ces particules. Or les atomes des gaz, sont, je l'ai expliqué ici maintes fois, constitués par des petites pla- nètes infimes, des électrons, chargées d'électricité négative tournant autour d'un petit soleil central chargé d'électricité positive de telle sorte que l'ensemble de l'atome est électriquement neutre.

Si un rayon du radium pénètre efficacement dans un tel atome, il y produit une véritable catastrophe infime, une dislocation analogue à celle que pourrait produire une étoile traversant à toute vitesse le système solaire. 11 arrive qu'un des électrons de l'atome soit arraché a'ors à celui-ci et se mette à circuler librement dans l'air ambiant ; au lieu d'un atome neutre, nous avons donc maintenant deux par- ticules indépendantes : l'une chargée d'électricité négative constituée par l'électron détaché et les molécules qui peuvent s'agglomérer à lui, l'autre constituée par le restant de l'atome, et qui est mainte- nant chargée d'un excès d'électricité posilive. Ces deux particules plus ou moins conglomérées avec les molécules neutres qu'elles peuvent s'attacher dans leur course ont été appelées des « ions,» et on dit qu'un gaz, dont une partie des atomes est ainsi disloquée par un rayonnement tel que celui du radium, est « ionisé » par ce rayonnement*

Supposons maintenant que dans de l'air ainsi ionisé on produise une différence de potentiel, une force électromotrice, par exemple en y plaçant deux lames métalliques séparées par une couche d'air et réunies respectivement aux deux pôles d'une pile, ou aux deux bornes d'une prise de courant d'appartement dans un secteur à courant continu comme celui de la rive droite à Paris). Qu'arrivera-

REVUE SCIENTIFIQUE. 871

t-il, alors? Les « ions «positifs de l'air seront attirés par le plateau nég-alif, et terniront à le décharger; les « ions » négatifs seront au contraire al lires par le plateau positif, et tout se passera comme si une partie de l'électricité du plateau négatif passait, à travers l'air, au plateau positif et réciproquement.

Autrement dit, tout se passera comme si l'air avait acquis une certaine conductibilité à l'électricité.

En résume, l'air « ionisé » devient conducteur de l'électricité et d'autant meilleur conducteur qu'il est plus fortement ionisé, c'est-à- dire traversé par un rayonnement ionisant plus intense. C'est par suite de ces phénomènes que les rayons X, et ceux du radium notam- ment ren lent l'air conducteur de l'électricité et qu'un corps chargé d'électricité perd rapidement sa charge dans l'air quand celui-ci est traversé par ces rayons.

Ceci dit, connaissant la valeur extrêmement faible de la conduc- tibilité de l'air au niveau du sol, on peut calculer facilement quelle est la conductibilité des hautes couches de l'atmosphère, si les mômes causes ionisantes agissent sur elle. On trouve ainsi que cette conductibilité, étant donné la vitesse probable des déplacements de l'atmosphère supérieure, est encore peut être 100 000 fois trop faible pour donner naissance à des courants électriques capables d'expliquer les variations de nos boussoles. Il faut donc que, dans sa partie supérieure, notre atmosphère, soit « ionisée » avec beaucoup plus d'intensité que près du sol.

Il doit effectivement en être ainsi, les astrophysicien3 nous le prouvent. Car, c'est ici que se ferme la chaîne rigoureuse de ces raisonnements et de ces faits, le soleil doit émettre des radiations fortement ionisantes qui expliquent du môme coup, et les courants électriques circulant dans la haute atmosphère, et pourquoi ces cou- rants et les mouvements qui gouvernent nos boussoles, sont sous la dépendance étroite des fluctuations solaires.

En résumé : si le soleil émet des radiations capables d'ioniser fortement les couches supérieures de l'atmosphère, ces radiations et leurs fluctuations sufiiront à expliquer, comme on va voir, les varia- tions régulières ou brusques des éléments magnétiques. Le soleil intervient ici en déclenchant seulement les courants électriques de la hante atmosphère, par la conductibilité qu'il y produit, exactement comme les ondes très faibles de la T. S. F. déclenchent, par l'inter- médiaire du tube de Branly, et en rendant ce tubo conducteur, l'éner- gie aussi grande qu'on veut du relai télégraphique de réception.

878 REVUE DES DEUX MONDES.

Dans le cas des courants électriques de la hante atmosphère, l'énergie utilisée et qui est celle des courants d'air qu'engendre la rotation de la terre est exclusivement empruntée à celle-ci.

Si maintenant nous reprenons sur ces bases nouvelles le fameux calcul de lord Kelvin, nous voyons et nous pouvons calculer que si même il se produisait chaque année 1 OU perturbations d'une inten- sité et d'une violence égale aux plus fortes qui aient été constatées, l'énergie correspondante empruntée à la rotation de la terre ne suffi- rait pas, au bout d'un million d'années, à ralentir d'une seconde par an la durée de cette rotation. Ainsi, dans cette conception nouvelle,, toutes les difficultés antérieures disparaissent.

* * *

Et maintenant, quels peuvent être et quels doivent être les radia- tions émanées du soleil et qui, en ionisant avec une intensité variable les couches supérieures de notre atmosphère, suffisent à expliquer, avec toutes leurs particularités, les diverses relations reliant l'activité du soleil aux mouvements de nos aiguilles aimantées.

Parmi les rayonnements provenant du soleil et qui peuvent contri- buer à l'ionisation des hautes couebes de l 'atmosphère, il faut placer en première ligne ses rayons ultra-violets. À vrai dire, il n'a pas clé prouvé que ces rayons puissent ioniser directement l'air, mais on sait qu'ils agissent sur les petites poussières et particules solides, et par conséquent si l'atmosphère supérieure contient des poussières, ce qui n'est pas impossible, et si elle comporte jusqu'aux hautes altitudes les glaçons minuscules des cirri, les rayons ullra-violtts du soleil doivent ioniser plus ou moins les hautes couches atmosphé- riques. Pour expliquer alors les diverses variations magnétiqiïes, il faut supposer que les rayons solaires ultra-violets sont notablement plus intenses lorsque le soleil est couvert détaches et qu ils émanent particulièrement des régions du disque sont les taches. Tout cela est possible, mais non démontré. Il y a d'ailleurs un autre phénomène sur lequel nous reviendrons, et qui. bien qu'étroitement lié aux per- turbations magnétiques n'est nullement explicable par un rayonne- ment solaire ultra-violet; c'est l'aurore boréale.

Pour toutes ces raisons on a été amené à supposer que le rayon- nement ultra-violet du solaire ne pouvait fournir une explication pleinement satisfaisante des phénomènes observés. Ou a* cherché autre chose.

Une théorie qui a eu et qui a encore beaucoup d'adhérents et qui

BEVUE SCIENTIFIQUE. 879

est ingénieuse et séduisante à plus d'un litre est que le soleil émettrait des rayons ca' hodiquos.

Culte théorie a été développée dans ses divers aspects par Goldslein, Paulsen, Biikcland, Slormcr et aussi avec beaucoup d'éclat par M. Deslandrcs, le savant astrophysicien français. On sait que les rayons cathodiques sont constitués par des corpuscules négatifs, par des électrons lances à des vitesses considérables et produits couramment par des moyens électriques dans les tubes à gaz raréfiés de Crookes. Quand, dans un gaz raréfié suffisamment, on produit une différence de potentiel, un champ électrique convenable, l'électrode négative, la cathode, émet des rayons cathodiques. Qu'il doive y avoir dans les couches basses de l'atmosphère solaire un champ électrique, c'est infiniment probable; d'abord parce que l'analyse spectrale montre que la luminescence de l'atmosphère solaire est d'origine électrique, ensuite parce que, dans notre propre atmosphère, il y a un champ électrique intense. Mais pour que le soleil puisse émettre des rayons cathodiques, il faut que l'électrisa- tion de son atmosphère soit de même sens que celle de la nôtre; on sait que la suiface de la terre est électriquement négative par rapport à l'atmosphère, ce qui est la condition favorable à une émission de corpuscules négatifs. Or, divers auteurs sont, par des recherches sur lesquelles il serait trop long de nous étendre ici, arrivés à la conclusion que le sens du champ électrique du soleil doit être inverse de celui de la terre, ce qui rend plus difficile à concevoir l'émission de rayons cathodiques solaires. D'autre part, une objection s'impose à laquelle il n'a pas été répondu jusqu'ici d'une manière entièrement satisfaisante. Si le soleil inonde continuellement l'espace de corpuscules négatifs, il finirait par acquérir une charge positive suffisante pour arrêter toute nouvelle émission cathodique, puisque les électricités de nom contraire s'attirent.

Une autre théorie a été développée par le brillant physicien sué- dois Arrhénius. D'après ce savant, l'action élecli ique du soleil sur les hautes couches de notre atmosphère serait due à un bombardement, non d'électrons solaires, mais de particules matérielles, de goutte- lettes beaucoup plus grosses que les électrons, chargées elles aussi d'électricité négative, mais qui seraient chassées loin du soleil par la pression même de sa lumière.

Le phénomène invoqué par Arrhénius est la « pression de Maxwell-Bartoli. » Il a été établi théoriquement, puis démontré par

880 REVUE DES DEUX MONDES.

l'expérience que les rayons lumineux cxeicont sur tout objet une pression matérielle, une répulsion. Cette -répulsion, évidente dans la théorie de l'émission de Newton, l'esl beaucoup moins a priori, dans la théorie ondulatoire de la lumière ; < Ile n'en existe pas moins. Celle répulsion est faible, impossible à mettre en évidence lorsqu'elle s'exerce sur des objets très gros; mais le calcul montre que, lorsque la lumière agit sur des particules très petites, de l'ordre de grandeur des longueurs d'onde de la lumière, sa répulsion défiasse facilement le poids des particules. En effet, la pression de la lumière varie en raison directe de la surface des corps sur lesquels elle tombe, tandis que le poids varie en raison directe de leur \olumo.

Par conséquent, quand on diminue les dimensions d'un objet, sa surface diminue proportionnellement beaucoup moins vite que son volume, et la pression de la lumière linil par dépasser le poids. Le calcul montre que cela a lieu quand le diamètre de la gouttelette considérée est voisine d'un millième de millimètre. Il montre aussi que l'effet répulsif de la pression de la lumière es! maximum lorsque le corps frappé a un diamètre à peu près égal au tiers de la longueur d'onde de la radiation incidente.

Quoi qu'il en soit, Arrhénius calcule ainsi que les poussières do l'atmosphère solaire doivent être en grande quantité projetées dans l'espace par la pression de la lumière solaire. Celle hypothèse à laquelle il a donné des développements ingénieux et grandioses lui ont fourni des explications plausibles d'un grand nombre de phéno- mènes et lui ont notamment permis d'expliquer comment il se peut que des gemmes vivants, des spores notamment, soient transportés d'un monde à un autre. Nous sommes ici pleinement dans le royaume de l'hypothèse; mais c'est un royaume il est parfois bien agréable de voyager.

La théorie d'Àrrhénius a certainement une part do vraisemblance et peut-être môme d'exactitude. En ce qui concerne le sujet qui nous occupe aujourd'hui, Arrhénius montre que ses particules errantes doivent être chargées d'électricité négative, ce qui est en effet bien probable, étant donné que la condensation des poussières et des gouttelettes se fait, l'expérience le montre, de préférence autour des ions négatifs de gaz.

Mais alors, l'atmosphère solaire restant chargée d'un excès sans cesse croissant d'électricité positive, il doit arriver un moment sa charge positive est telle qu'elle doit s'opposera toute émission nou- velle de particules négativement chargées. C'est l'objection assez

REVUE SCIENTIFIQUE. 881

troublante que nous avions déjà été obligés do rioser à propos de l'hypothèse d'une émission cathodique solaire.

Arrivées dans notre atmosphère, les particules cl 'Arrbéniusy sont déchargées de leur élcclri'ilé négative par les rayons solaires ultra- violets avec production de rayons cathodiques qui' ionisent forte- ment, l'air des hautes courbes. Ainsi, dans la théorie cVArrhénius, ce sont également des rayons calhodioues <{ui régissent les mouve- ments de nos boussoles, m lis ces rayons sont produits surplace, dans l'atmosphère même, et ne proviennent pas directement du soleil.

Il est pourtant un point qui, sans vouloir nier que le phéno- mène invoqué par Arrhénius no puisse avoir une part dn;ns ces varia- tions magnétiques, nous parait de nature a lui dénier u1 ne influence prépondérante. C'est que, dans les cas les plus favorables, les parti- cules venant du soleil sous l'action do la répulsion luu uneuse ont besoin d'une quarantaine d'heures au moins pour nous parvenir du soleil.

Or on a démontré, il y a plusieurs années déjà, et par des; exemples varies (t), que dans tous les cas il a été possible de rapporter nettement une perturbation magnétique d'origine cosmique, à début net et brusque, à une perturbation également imite de la surface sola re, on a constaté que le début observé des demi phéno- mènes coïncide rigoureusement.' Cela veut dire que l'agent solaire qui déclenche les perturbations magnétiques nous vient du soleil avec une vitesse, qui est égale à celle de la lumière. Celle constatation a tout récemment été con'irmée d'une manière qui ne laisse plus de doule p ir les travaux de M. Tringali de l'Observatoire du "Collège romain.

Puisque l'agent solaire principal des perturbations magnétiques se propage avec la vitesse de la lumière, c'est-à-dire nous vient du soleil eu 8 minutes, il ne saurait consister dans les particules d'Arrhénius qui ont besoin d'un temps béaucoupp'.us long pour nous parvenir; il ne saurait non plus consister dans des rayons calho- diq ies émis directe nenl par le soleil, car les rayons calhodi ques les plus rapides connus ont une vitesse de propagation encore -nolable ment inférieure à elle de la lumière.

Pour loules ces raisons, nous avons un penchant à croire que l'agent solaire principal des perturbations et variations magnétiques

([) Annales de l'observatoire de S'ice, t. IX.

TOMB JLVUI. 1920. 56

882

REVUE DES DEUX MONDES.

est constitué par les ondes hertziennes qui, nous l'avons vu a pro- pos des message de T. S. F. soi-disant reçus récemment de Mars, doivent être produits constamment dans l'atmosphère solaire. Les ondes hertziennes se propagent avec la vitesse de la lumière; elles ont la propriété; dilluminerîles gaz raréfiés en les ionisant, en étant absorbés par e(tix et on y produisant des rayons cathodiques. 11 est tout naturel, 'Qu'étant produites dans les décharges de l'atmosphère solaire, elles nouent plus intenses, quand cette atmosphère est violem- ment perturbée, c'est-à-dire à l'endroit et aux époques des taches solaires, ce qui explique que les variations et perturbations magné- tiques soient, plus intenses à ces époques. Enfin les ondes heilziennes sont rayonn £es dans tous les sens par la décharge électrique produc- trice (à l'encontre des rayons cathodiques qui ne se propagent que perpendiculairement au champ électrique émetteur)etceci explique, comme on l"a constaté, que les perturbations magnétiques cosmiques correspom tient indifféremment à diverses positions des taches sur le disque solaire.

Telles sont quelques-unes des explications, récemment apportées par les astrophysiciens, des sympathies naguère si mystérieuses, aujourd'hui compréhensibles, qui lient à travers 150 millions de kilomètres Uélios à nos boussoles comme aussi bien elles attachent à son ch ar doré toutes les créatures terrestres sans exception.

Charles Nordma.n»,

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

On sait qu'aux termes de la loi constitutionnelle des 16-18 juil- let 1875, qui fixe les rapports des pouvoirs publics, les deux Chambres doivent être réunies en session cinq mois au moins chaque année. Les cinq mois remplis, le Président de la République (en- tendez le Président de la République es nom, es qualités, c'est-à- dire, au vrai, le cabinet responsable] est théoriquement maître de renvoyer le Parlement pendant sept mois. Un décret prononce la clôture de la session et, si un autre décret n'intervient pas ensuite pour convoquer exlraordinairement les deux assemblées, elles demeurent en vacances forcées. La Constitution ne prévoit qu'un cas elles aient le droit d'imposer au gouvernement leur rappel : c'est celui lamajorité absolue des membres composantehaque Chambre s'entendrait pour réclamer une réunion exceptionnelle; mais comme, d'autre part, toute assemblée d'une des deux Chambres est « illicite et nulle, » lorsqu'elle est tenue « hors du temps de la session com- mune, » on ne voit pas très bien comment la majorité indispensable à cette initiative pourrait réussir à se former. Il était donc certaine- ment dans l'esprit de la Constitution que la représentation nationale ne siégeât pas en permanence et que les ministres eussent quelques loisirs pour gouverner. Mais les droits du pouvoir exécutif ont été peu à peu rongés par le flux parlementaire, «*t l'habitude de ne jamais commencer la discussion du budget dans les cinq mois de session normale a constamment rendu nécessaire la rentrée d'au- tomne. Le gouvernement ne pouvant se passer ni des crédits ni des impôts, et les Chambres ayant toute faculté pour les lui accorder à la date qui leur plaît , c'est, en réalité, le Parlement qui a transformé les sessions extraordinaires en sessions ordinaires et fait de ce qui devait demeurer une exception un usage obligatoire. Que cette per-

Copyriçht by Raymond Poincaré, 1920.

884 ïtEVUE DES DEUX MONDES.

pétuelle présence des Chambres ail toujours été sans inconvénients, qu'elle ait laissé aux gouvernements qui se sont succédé «le 1875 à 101 i assez d.; lemps pour étudier les affaires et pour surveiller les administrations, je n'oserais l'affirmer. Mais elle est pou à peu entrée dans les mœurs et il ne s'est pas passé une seul) année où, close vers le mois d'août, la session n'ait été rouverte dans le courant d'octobre. Puisque nous sommes, dit on, revenus au temps de paix, nous reprenons donc, bonnes ou mauvaises, les pratiques d'avant guerre. Les heures qui ont précédé la lecture, disci élément annoncée, du décret de clôture, ont ô c marquées, il en faut convenir, par un travail impatient, fébrile et désordonné ; et il eût été plus conforme à la dignité du ministère et des Chambres de ne pas proposer et voter, à la hâte, tant de lois importantes, dont quelques-unes eussent exigé une élude plus approfondie. Toul le monde eût gagné à ce qu'il fût réservé une ou deux journées de plus à des questions telles que l'emprunt ou la circulation fiduciaire. Mais les valises étaient bouclées et personne n'avait un très vif désir de prolonger le séjour à Paris. En une seule séance, qui a duré, il est vrai, un matin, un après-midi et la presque totalité de la nuit, le Parlement a donc expédié, à une allure vertigineuse, une besogne diverse et formidtble. il a volé des crédits pour la célébration du cinquante- naire de la République et pour la glorification de la victoire qui nous a rendu l'Alsace et la Lorraine, il a adopté un projet relatif aux services maritimes postaux enlre la France, le Brésil et la Plata. Il a donné aux ministres de généreux contingents de décorations à distri- buer, lia institué une Commission supérieure de cassation, chargée de juger les pourvois formés contre les sentences arbitrales, en matière de baux ruraux et de baux à loyers. 11 a rejeté un projet relatif aux limites d'âge des officiers généraux, colonels et fonctionnaires mili- taires de grades correspondants. 11 a adopté d'autres projets qui concernaient les caisses d'épargne, l'exploitation du service poslal entre le continent et la Corso, la composition du conseil des musées nationaux, l'exportation des œuvres d'art, les habitations provisoires dans la banlieue de Paris, le crédit au petit et moyen commeice, ainsi qu'à la petite et moyenne industrie, les retraites des ouvriers qui ont irrégulièrement versé leurs cotisations pendant la durée des hostilités, la position de disponibilité des magistrats qui composent la Cour des Comptes, les retraites des ouvriers mineurs, rétablisse- ment d'un réseau électrique dans les régions libérées, la translation au Panthéon du cœur de Gaihbella, l'aménagement de l'hôpital bré-

REVUE. CHRONIQUE. 883

silien, l'ouverture d'un crédit de dix milliards 366 millions pour l'achat de céréales panifiubles indigènes ou exotiques, les lignes de chemins de 1er marocains, des concilies de millions d'emprunt pour l'Algérie et pour nos deux protectorats du Nord africain, que sais-.je en- core ? Les rapporteurs se succédaient à la iribune, avec une rapidité qui déconcerlait les esprits les plus attentifs et donnait à dus discussions enchevêtrées une variété de kaléidoscope et une agitation de cinéma.

Encore n'ai-je pas cité, parmi les innombrables articles de cet ordre du jour surchargé, les objets les plus essentiels des débats qui devaient se terminer avant la séparation : le budget de 1920, que les automobiles ministérielles ont plusieurs fois transporté de la Chambre au Sénat, et réciproquement, dans ces heures de surme- nage parlementaire; le trailé de paix avec la Bulgarie, qui a passé presque inaperçu dans le brouhaha d'un enlr'acle; le protocole de Spa et les avances à l'Allemagne, qui ont donné lieu, comme vous l'avait laissé pressentir ma dernière chronique, à des observations' peu enthousiastes. Ajoutez à tout cela l'autorisation d'augmenter, pendant l'absence des Chambres, le nombre des billets de banque et d'émettre des rentes perpétuelles 6 pour 100; vous aurez une faible idée d'une séance qui s'est indéfiniment prolongée dans la trépidation et qui, aux approches do l'aurore, a laissé aux cerveaux les plus solides l'impression désagréable et persistante de la sursaluration.

Au milieu de celte éblouissante diversité, retenons cependant quelques points saillants. Une amnistie, proposée après l'élection présidentielle et volée par la Chambre après de longs délais, n'a pu être soumise au Sénat en temps utile et il se trouve ainsi que des mesures de clémence demandées par le gouvernement et admises par l'une des deux assemblées sont renvoyées à une époque indé- terminée. Si cependant elles sont équitables, il est fâcheux de les ajourner, après les avoir fait espérer airx familles des condamnés; et si on les jnge inopportunes ou prcmi.L^i ées, si l'on redoute qu'elles énervent la justice, pourquoi en avoir pris l'initiative? De telles contradiclions sont fâcheuses et des deux extrémités du Sénat, MM. Debierre et Gau lin de Villaine se sont levés pour les regielt<

C'est dans la soirée du dernier jour que la Chambre a disculé ' l'emprunt et c'est ap'"ès deux heures du malin que le Sénat en a été saisi. M. de Monzie, qui, pas plus que M. Doumer, ne connaît le sommeil, a exprimé spirituellement sa surprise d'une procédure aussi insolite et aussi capricieuse. On prétend, a-l-il dit, que nous sommes réunis cette nuit dans une séance de liquidation et, loin de

886 REVUE DES DEUX MONDES.

liquider, nous engageons l'avenir. Pourquoi n'avoir pas laissé aux Chambres le temps d'examiner sérieusement un projet qu'il n'y a intérêt pour personne à préparer dans l'ombre? Le rapporteur général a répondu, en critiquant, à son tour, avec vivacité, l'insis- tance que le gouvernement avait mise à réclamer le vote immé- diat de lois tardivement déposées; mais il a ajouté qu'un projet d'emprunt, une fois présenté, ne pouvait rester en souffrance et il a invité le Sénat à se rendre, sans trop de mauvaise humeur, aux prières nocturnes du cabinet. Il a montré que notre trésorerie traî- nait actuellement une dette flollanle extrêmement lourde, qui, non compris la dette extérieure, atteint environ 77 milliards de francs et qu'il est difficile de ne pas consolider prochainement. Le ministre a fait valoir, à son four, des raisons qui ont brisé les dernières résis- tances, sinon calmé tous les mécontentements. A la vérité, la Chambre avait très sensiblement amélioré le mode d'emprunt proposé; elle avait fixé son choix sur un seul type, celui de six pour cent, qui avait été écarté lors des précédentes émissions, sous le déraisonnable pré- texte qu'il pouvait exercer une action funeste sur le taux du crédit industriel, commercial, agricole, mais qui a l'avantage de la sincé- rité financière et qui, après les dix ans de garantie accordés aux ren- tiers par la loi, ménagera à l'État la possibilité de larges conversions. Voilà donc la France à même d'alléger sa situation de trésorerie, à un moment les finances publiques viennent d'être ramenées, des sentiers hasardeux elles erraient, dans les voies de l'ordre et de la prospérité. C'est aux mouvements des changes que se mesurent le mieux les appréciations portées par l'étranger sur l'état économique et monétaire d'une nation. A en juger par cet indice, nous constatons maintenant, à notre bénéfice, un progrès continu. Depuis deux ou trois mois, le cours de notre monnaie, dont l'étiage avait coïncidé avec les premiers jours d'avril, n'a pas cessé de se relever. Fin juillet, le dollar avait baissé de 16 fr. 24 à 13 fr. 00 et la livre sterling de 63 fr. 93 à 4S fr. 62. C'est encore peu, sans doute, mais le mal est enrayé et la feuille de température est meilleure. Un autre symptôme de convalescence, qui est un corrélatif du précédent, apparaît dans notre balance commerciale. Nos exportations se déve- loppent et nos achats au dehors diminuent. Nous avons vendu sur les marchés étrangers des objets d'alimentation qui dépassent de 64 p. 100 en valeur et de 81 p. 100 en poids les chiffres de l'an passé; des matières nécessaires à l'industrie, qui ont augmenté de 10 p. 100 en valeur et de 104 p. 100 en poids; des objets fabriqués, qui, par

REVUE. «•* CHROWIQUE. 881

rapport aux sorties de l'année dernière, ont gagné G! p. 100 en valeur et 89 p. 100 en poids. Noire commerce d'exportation, s'il est encore déficitaire, se rétablit donc avec une régularité tout a fait rassurante; et ces résultats sont une réponse topique aux calomnies usuelles de nos anciens ennemis, dont les journaux se plaisent à nous accuser de paresse, d'insouciance et de légèreté. Après avoir donné, dans la guerre, des exemples d'héroïsme qui peuvent supporter la compa- raison avec les plus belles actions de l'histoire, la France s'est remise au travail sans se laisser déprimer un instant par le souvenir de se* deuils ou par la douleur de ses blessures, et elle ne se lasse pas de prouver à l'humanité que nous étions dignes de la victoire.

Pendant que la Commission des finances délibérait sur le budget et sur l'emprunt, le Sénat a voté, en un tournemain, le traité de paix avec la Bulgarie, tel qu'il a été signé à Neuilly-sur-Seine le 27 novembre dernier. NeuiUy, Versailles, Sèvres, Saint-Germain., combien de villes élégantes ou gracieuses, ont reçu, depuis plu- sieurs mois, aux environs de Paris, la visite des plénipotentiaires chargés de rendre la paix au monde bouleversé! C'est comme une auréole de grands souvenirs diplomatiques qui va illuminer désor- mais le front de la capitale française. Souhaitons que ce ne soit pas simplement une couronne de papier, elque les signataires des traités ne se prêtent pas plus longtemps aux entreprises de ceux qui veu- lent l'arracher et la jeter sur le sol. A Neuilly, du moins, la Bulgarie paraît avoir mis quelque bonne volonté à prendre les engagements que lui demandaient, à la fois, la France, les États-Unis, l'Empire britannique, l'Italie, le Japon,— se qualifiant toujours, avec la môme impertinence qu'à Versailles et à Saint-Germain, de principales puis- saneesalliées et associées, «- et derrière elles, modestement effacées, la Belgique, la Chine, Cuba, la Grèce, la Pologne, le Portugal, l'État SerberCroate-Slovène, le Siam et l'État Tchéco-Slovaque. J'oublie le Hedjaz, qui, le 27 novembre, date de la signature, était encore de toutes les fêtes. C'est en moins d'une semaine et à la veille de leur départ que les deux Chambres ont donné leur adhésion au traité. De toutes les puissances la France s'est ainsi trouvée la der- nière à autoriser la ratification de cet instrument diplomatique. Assurément, elle a eu, même avant la guerre et, en particulier, depuis 1912, de trop nombreux et trop légitimes motifs d'irritation contre la Bulgarie, qui s'est aveuglémont abandonnée, pendant do longues années, à la tyrannie d'un maître avide, fourbe et supersti- tieux et qui a été, dans les Balkans, la servante à tout faire des

8S8 REVUE DES DEUX MONDES.

Empires centraux. Mais la Bulgarie vaincue paraît avoir accepté de b urne grâce les conditions souvent r goureuses que lui ont dictées les Alliés. Elle a souscrit aux pénalités qui ont été prononcées contre elle et que justifie sa coupable intervention dans la guerre. Avant même que le traité lût entré en vigueur, le gouvernement bulgare a procédé, avec une correction parfaite, à l'exécution des danses principales. Comme l'a très justement dit M. Victor Bérard, les défaites les plus graves et les plus méritées peuvent n'être pas sans relèvement et sans pardon, si les vaincus savent chercher leur avenir sur les grandes routes du travail cl du droit. Nos représen- tants et nos ofliciers nous affirment que les Bulgares essaient aujour- d'hui de nous Caire oublier leur conduite d'hier. Soit. Nous sommes tout prêts à oublier; nous ne voulons connaître ni le ressentiment, ni la rancune; nous demanderons toutefois à la Bulgarie de témoi- gner à ses voisins, qui «ont nos amis et nos alliés, les.Roumains, les Serhes et les Grecs, les môm s sentiments qu'à la France ou à l'An- gleterre, de ne conserver vis-à-vis d'eux aucune arrière-pensée, de renouer avec eux dos relations sincèrement pacifiques et de ne plus jamais ranimer, par ses convoitises, l'incendie qui, de la péninsule balkanique, a gagné le monde entier et qui a failli le consumer.

Le traiié avec la Bulgarie n'a été qu'un bref intermède dans les derniers débats politiques. Ce sont les arrangements de Spa et de Boulogne qui ont surtout retenu, avant les vacances, l'attention des Chambres. Devant les Communes, M. Lloyd George et son collègue M. Worlhington Evans, ministre sans portefeuille, se sont efforcés d'établir que, si ces conventions étaient avantageuses pour l'Angle- terre, elles étaient également utiles à la France. Leur démonstration n'est imllnuireusemenl de nature à convaincre personne de |ce côté du détroit. Je ne reviens pas sur une question qui n'a pas été sans laisser quelque amertume dans le cœur de nos compatriotes. Ce qui est fait est fait. Mais le gouvernement britannique ne peut assuré- ment se méprendre sur la signilicalion du vote émis par le Parle- ment français. La commission des finances de la Chambro avait repoussé les avances destinées à l'Allemagne; la commission des finances du Sénat s'est résignée à les admettre, mais avec quelles objections! Les applaudissements ont crépité sur tous les bancs lors- que M. Ghôncbenoil, représentant d'un département dévasté, s'est écrié : « Si l'on nous réclame des concessions nouvelles, alors, non seulement nous ne vous suivrons pas, mais ce sera l'atteinte irrémé- diable, le coup mortel porté, dans le cœur du peuple de France, à

REVUE. CHRONIQUE. 889

toute espérance en la justice et en la loyauté. » Ft les bravos ont reduiblé, lorsque M. Gaston Doumcrgue a expliqué qu'il ne voulait pas prendre la respons ibilité de provoquer, par le rejet de la lui, une crise dont les « personnages consulaires "avaient déjà, dit-on, escompté le résultat , et lorsqu'il a ajouté avec une émotion communicative : « Ce n'est pas pour ou contre le gouverne- ment que je vais voler. Les voles que- lous ici nous allons émettre, les paroles que nous prononçons, seront entendus, je l'espère, ailleurs que dans cette enceinte. 11 ne faut pas croire que ceux qui volent le projel s'inclinent et acet pleut. Ils l'ont une dernière fois confiance à cet esprit de justice pour le triompbe duquel la France s'est battue, avec ses Alliés à côté d'elle. Les situations changent el tel qui peut aujourd'hui se passer des voisins en aura peuL-êlre demain grande- ment besoin. » Une dernière fois! tel était le mol qui était sur toutes les lèvres.

Ne recherchons pas pins longtemps s'il n'eût pas été possible de recourir à d'autres méthodes el d'éviter ce qui s'est passé. Mais tâchons enfin de sauve- ce qui reste du traité. Méditons les explica- tions que le chancelier Fehieuhach a fournies au Reichslag et sur- tout celles qu'il a plus librement données au correspondant de la JVeue frtie Presse : « Nous savions bien que l'Entente avait fait lous les préparatifs militaires pour occuper le bassin de la Ruhr el qu'en cas de refus, l'avance aurait eu lieu immédiatement. Or, une occupa- tion du bassin de la Ruhr, dans les circonstances actuelles, aurait constitué le plus grave danger pour l'unité allemande. Si on laissait à l'Entente la possibilité de fixer la répartition du charbon de la Ruhr, elle ravitaillerait certainement d'une manière abondante les pays rhénans et l'Allemagne du Sud, et avec la plus grande parci- monie l'Allemagne du Nord el de l'Est : elle aurait ainsi un moyen puissant de provoquer ou de renforcer des tendances séparatistes à l'Ouest et au Sud de l'Allemagne. Nous avons tenu à écarter ce péril par la signature de la convention. » Ainsi, en déchargeant l'Allemagne d'une partie de ses obligations et en lui ouvrant des ci é- dits, les Alliés lui ont permis d'écarter le péril de la désagrégation du Reich. Relisons Fehrenbach, rappelons-nous son aveu et, dans le secret de notre conscience, portons sur l'habileté des Alliés un juge- ment silencieux.

Pour ne pas se séparer de l'Angleterre, la France a cédé. Mais l'Angleterre n'obéit pas toujours à ces intérêts mercantiles dont l'iuiluence s'exeice parfois sur la politique dus grands Liais. Elle est,

890 REVUE DES DEUX MONDES.

avant tout, une nation loyale, qui a le respect de sa signature et de ses engagements. Elle ne peut prétendre que le traité de Versailles lui ail été imposé par nous. Elle y a fait, sans doute, quelques concessions, bien légères, sur ses vues primitives. Mais, au total, ce trailé répond beaucoup plus à sa pensée qu'à celle de la France et il lui réserve des avantages supérieurs à ceux qu'il nous attribue. Le désarmement de la flotte allemande, précédant celui de l'armée, a donné à l'Empire britannique une pleine sécurité maritime. La seule modification importante qui ait été faite aux quatorze points de M. Wilson a trait à la liberté des mers et intéresse directement la politique traditionnelle de la Grande-Bretagne. En vertu d'un phénomène de gravitation qu'eût expliqué Newton, les plus vastes colonies allemandes ont été naturellement attirées par l'Empire britannique. El je ne parle pas, pour le moment, des bénéfices que le traité de Sèvres va procurer, en Mésopotamie et en Palestine, à nos vigilants amis. Sans même quitter Versailles, nous pouvons constater qu'ils ne sont pas trop mal partagés. Us ne se plaignent pas, du reste, et ils ont raison. De notre côté, nous ne les envions pas. Nous sommes, au coniraire, heureux de leur bonheur, j'allais presque dire riches de leurs richesses, puisqu'aprôs tout, leur gran- deur et leur force servent notre cause commune. Mais, du moins, avons-nous le droit de leur faire amicalement remarquer que, dans un traité ils ont trouvé, à juste titre, des profils si abondants, se rencontrent certaines clauses.qui touchent à nos propres intérêts, et qu'il n'est pas admissible qu'une fatalité singulière les frappe une à une de caducité. L'Empire britannique est gentleman: il a des habitudes séculaires d'honneur et de fair play ; lorsqu'il a apposé, au pied d'une convention, son nom glorieux et magnifique, il ne le retire ni ne l'efface. If. Millerand a cru devoir alléguer, à plusieurs reprises, devant les Chambres, que jusqu'ici le traité n'avait pas été revisé , il ne se méprend certainement pas sur la valeur de cet euphémisme; dans les commissions et à la tribune, tout le monde lui a montré la gravité des concessions qui ont déjà profondément altéré des clauses essentielles; désormais, en tout cas, une ligne est tracée qui ne peut plus être franchie. Le gouvernement est en mesure de dire à nos Alliés, qui ont été élevés à l'école du vieux français : « N'allons pas plus outre. » Plus outre, en effet, ce serait le néant.

Nous serions d'autant plus mal inspirés, les uns et les autres, de ne pas nous tenir élroitement rapprochés dans le cercle de nos

REVUE. CnrOMQUE.

conventions communes, que, de toutes parts nous sommes envi- ronnés de dangers menaçants. L'Allemagne met soigneusement à profit l'indulgent répit que lui a laissé la conférence de Spa. La Commission allemande de Prusse occidentale recrute avec zèle, dans des communes riveraines delà Vistule, de préteniues protestations contre leur réunion à la Pologne ; elle déclare qu'il est d'une néces- sité vitale de confier l'entretien des digues a une seule nation et d'assurer à la Prusse l'accès permanent du ileuve. La presse alle- mande se fâche parce que le Gouvernement d'Oppeln a autorisé l'enseignement de la langue polonaise dans les écoles de Haute- Silésie. Le Gouvernement allemand se plaint à la Conférence de la paix des procédés qu'auraient employés les B iges. avant et pen- dant le plébiscite, à Eupen et à JJalmé âj. Nous trouvons, en Cili- cie, des ofliciers allemands dans les troupes kémalistes que nous faisons prisonnières. Les étudiants forment des corps francs, armés de fusils, dans toutes les universités allemandes. Les socialistes majoritaires du Reichslag reprochent au Congrès socialiste interna- tional d'avoir reconnu que l'Allemagne était responsable de la guerre. Dans le territoire d'AUenslein, l'Allemagne place effronté- ment les Alliés devant un fait accompli; elle donne à son commis- saire la liberté d'envoyer à la frontière des unités de la Reichswehr. Les pang^rmanistes suscitent, dans la Sarre, la grève des services publics. Bref, nos anciens ennemis poursuivent sytemaiiquemenl leur dessein d'émietter le traité de Versailles et d'y suLslifuer un état de fait qui ne sera plus ni la guerre ni la paix. Déjà, souffle çà et l'esprit de revanche et, dans les rues des grandes villes, étudiants et soldats delà Reichswehr entonnent, à gorge déployée, le Deutschland ûber Ailes.

C'est le moment que choisissent quelques journaux anglais pour féliciter M. Lloyd George de conduire, de gre ou de force, les Alliés au seuil d'une nouvelle conférence internationale, ou plutôt d'un Congrès général de l'Europe, siégeraient, bien entendu, les Soviets et l'Allemagne et serait, une bonne fois pour toutes, remise en question toute l'œuvre de Versailles. Tel est depuis longtemps, assurent ces journaux, le plan du premier ministre britannique, et il en poursuit la réalisation avec une opiniâtreté qui, sous une bro- derie d'apparentes fantaisies, forme une trame très résistante. Nous ne savons ce qu'il y a d'exact dans celle interprétation des volontés de M. Lloyd George. Mais il est certain, d'une part, que depuis l'invi- tation h Prinkipo, il n'a pas varié dans son idée d'engager la couver-

892 REVUE DES DEUX MONDES,

sation avec les Bolcheviks et, d'autre part, que déjà, dans les der- niers mois du ministère Clemenceau, il rêvait de faire passer la Manche à la Conférence de la paix. Il avait, à maintes reprises, insisté auprès du gouvernement français pour que le traité avec la Turquie fût négoeié à Londres et il trouvait que celait au tour de l'Angleterre llrir l'hospitalité au Conseil suprême. Ce désir avoué s'aecompa- gn'ail-il d'une autre pensée plus discrète et songeait-il à piéparer un vas!e Congrès où, sous sa présidence, la Grande-Bretagne signifierait à l'univers une paix nouvelle, plus légère pour l'Allemagne? Je l'ignore. Je veux même croire que les journaux qui lui attribuent ce projet cl qui l'en complimentent méconnaissent ses intentions et travesiissent sa politique. Mais M. Lloyd George est un enchanteur, qm tantôt par séduction, tantôt par menaces enjouées, entraîne les passants sur ses pas et les égare dans des semiers inconnus. Lors- qu'on ne résiste pas tout de suite à cet ensorcellement, on risque d'y succomber toujours. « Venez, murmure-t-il, asseyons-nous sur la bruyère, el cherchons ensemble les meilleurs moyens d'exécuter le railé de Versailles. » On le suit, on s'ass:ed; il vous montre le traité déchiré ; il tous dit : « Regardez : je n'y ai pas touché;»» et on croit voir, sous la main du magicien, le traité s'exécuter. Rien ne nous dit que demain, après avoir mis, d'abord, Krassine el Kimenef en quarantaine, il ne demandera pas à la France de voi- siner avec eux et avec le docteur von Simons dans une conférence l'on cherchera à régler, sous l'inspiration de 11. Keynes, le sort de l'Europe et de l'Asie.

M. Keynes, en effet, n'est plus seulement aujourd'hui le délégué britannique qui a travaillé quelque temps à Paris auprès de M. Lloyd George et qui. d.l-s celle époque, a lâché d'incliner son gouverne- ment a des complaisances pour l'Allemagne; il est devenu un per- sonnage symbolique et légendaire, qui s'est ins itué le souffleur de plusieurs chancelleries alliées el dont les doctrines se sont répan- dues sous lous les climats comme une Bible nouvelle. Le désir universel de paix, le long temps perdu dans des négociations labo- rieuses et trop souvent stériles, la faute qu'ont commise les Alliés de ne pas imposer à l'Allemagne, avant la démobilisatk n, par un renouvellement d'armistice ou par des préliminaires de paix, les mesuras d'exécution qui devaient servir au traité de garan- ties préalables, l'empressement que les peuples ont mis à se replier sur eux-mêmes après la victoire et à reprendre plus ardemmen- que jamais conscience de leurs intérêts distincts, l'allaiblisset

BEVUE. CHRONT' 803

m^nf graduel de b solidarilé qui les avait - levant le

commun, lotit a contribué à favoriser colle propagande déprimante et à répai dre partout relie sorte de lassitude el de d> - :ieut

qui patalyse lavoloulé.

tird'lini, voici nue sur la pente g'issanle elles - aveu l urées, l'Ang - bord -

L«s l< - - - sont ouvert la roule* de Téhéran; les (roupes brilan- n»(jiics ([ni tenaient la |m»sîi i«>n de Mendglnl se sont repliées sur Ki/.vin La Pologne - - lit au\ pieds des Bolcheviks. Le

gouvernement des Soviets a eonlimn un art supérieur, la

partie quM avait commencé à jouer pour nous e: lia

amusé les Polonais on paraissant accepter un armistice, a refusé l'armistice sous prétexte que les plénipotentiaires polonais n'avaient pas mandat de signe r !a paix et poursuivi ses avantages militaires. Feintant que M. Lioyd G aux basques

d s Bolcheviks, et u\ ci le repoussaient dédaigneusement et lui : laienl, sans qu'il voulût les entendre, qu'ils étaient assez grands pour r . r leurs affaires tout seuls el qu'ils s'opposaient à tonte médiation. Les Alliés laisseront ils donc retomber sous la dalle du sépn celle Pologne à qui, d'un commun accord, ils avaient dil : « Rel toi et revis dans la lumière du jour? ». ce, d'Angleterre,

d'Amérique, de partout, dos Polonais exiles étaient venus combattre, aux côtés de nus armées, pour la liberté des peuples et pour la réali- sai ion de leurs propres espérances nationales. Sur les drapeaux qu'avaient olleris à leurs légions les villes de Paiis.de Nancy, de Belfort et de Verdun, l'aigle blanc avait fièrement déployé ses ailes, connue autrefois sur le velours rouge des étendards que portaient les Piast et les Jagellon. Par celle image sensible, les Alliés avaient montré qu'ils prenaient eux-mêmes à lâche la résurrection de la Pologne. Une nation qui, en dépit d'un morcellement criminel et d'une violence prolongée, avait gardé intactes ses traditions et sa langue, qui n'avait jamais laissé é ton lier sa voix ou prescrire ses revendications et qui. soit dans l'exil, soit sous la domination étran- gère, avait réussi à proserver sa personnalité, renaissait ainsi sous les auspices de plusieurs des puissances belligérantes. Et lorsque la victoire vint récompenser les efforts des armées au milieu des- quelles avaient combattu les troupes polonaises, l'Angleterre, l'Amé- ripie. la France el leurs alliés tinrent la parole donnée. Le traité de Versailles consacra l'indépendance de la Pologne et réunit les morceaux que la Russie, la Prusse et l'Autriche s'étaient par-

894

REVUE DES DEUX MONDES.

tagés. N'était-ce qu'un vain simulacre ou une éphémère velléité? Personne ne peut supposer que l'Entente désavoue aujourd'hui, par incohérence ou par aboulie, les efforts qu'elle a fails, les années dernières, pour rétablir une Pologne viable et pour limiter, à l'Est comme à l'Ouest, les ambitions allemandes. M.M. Lloyd George et Millerand se sont, de nouveau, rencontrés à Uythe et ont médité ensemble sur Ie3 lendemains de l'Europe. Le premier ministre bri- tannique a reçu Kamenef et Krassine et de nouveaux télégrammes ont été échangés entre Londres et Moscou. Un langage plus ferme a élé tenu, des mesures plus précises ont été étudiées; on a essayé d'arrêter enfin, par des décisions communes, le cours des événe- ments qui avaient surpris, dans son demi-sommeil, la diplomatie des Alliés. Mais la lâche est maintenant plus difficile qu'hier. Non seule- ment les succès des Bolcheviks ont enflé leur orgueil et accru leurs prétentions; non seulement leur arrogance, encouragée par les défaites polonaises et par l'altitude hésitante du Cabinet anglais, est devenue, pour la paix du monde, une menace perpétuelle, mais tout nous permet de croire qu'il y a eu et qu'il y a entre le gouvernement de Berlin et eux des pourparlers secrets et, sans doute, des accords. Depuis un mois, des messages radiographiques, que de savantes combinaisons de chiffres rendaient illisibles, se sont mystérieuse- ment multipliés entre le Reich et les Soviets. Ces silencieuses con- versations aériennes engagées par-dessus l'immensité des plaines polonaises, ne laissent pas d'être inquiétantes. Si l'on n'y prend garde, tout ce qui s'est fait à Versailles peut achever de se détruire à Varsovie.

Raymond PoiNCARè*

te Directeur-Gérant» René Doumic.

SIXIÈME PÉRIODE. XC« ANNÉE

TABLE DES MATIÈRES

DU

CINQDAKTE-IIllITItlE VOLUME

JUILLET - AOÛT

Livraison dm 1" Juillet.

Les Coeurs oravitent, deuxième partie,, par M. Ciuri.rs GENfAUX. . . 5 Au Pays breton : En Cornou aille, par M. André CIIEVRILLON, de l'Aca- démie française . .. **

Comment fimt la gufrre. VI. Les Conséquences de la victoire, par

11. le Général MANGIN 74

L'IIistoirb dk la Nation française, par M. Loris MADELIN 102

l'if CAitxrrBHB db La Uruyëre. L"Amatkur de tulipes, par M. Edmond

pilon in

L'Escaut bt le Rhin, par M. le Confire-Amiral DEGOUY 146

La Jcstr Paix. IV. I.a Capacité de paiement db l'Allemagne, par

M. Rapiiakl-Georges I.EVY, de l'Institut 165

Revi'b i.ittrkaire. Les Contes du M. Pierre Mille, par M. André

liEAl'NiER 191

Revue dramatique. Juliette et Jîo.vtfo, à la Comédie-Française, par

M. René DOUMIC, de l'Académie française 203

CuRoxiot'B r>K la quinzaine. HisTotHB politique, par M. Raymond POIN-

C.UIÉ, de l'Académie française 213

Livraison du 15 Juillet.

Les Cœurs oravitent, troisième partie, par M. Charles GÉNIAUX .... 225 La Fin trnss légende. L\ Messioh du Maréchal Foch en Italie

(OCTORRE-NOVEXIRRE 1917/, par X.X.X 274

Sur les tbrhassf.s du Jardin Marengo, par M. Louis BERTRAND 303

Silhouettes contemporaines. VI. M. Georges Coyau, par F1DUS. ... 317

Le Jour de oloire. Poème, par M. François PORCHE 833

L'Allemagne politique. 1. Le Nouveau pangermanisme, par M. Edmond

VERMEIL 3*7

896 REVUE DES DEUX MONDES.!

Page».

AUTOUR DE I.A CORRESPONDANCE DE Bo9St7FT. VI. LES DERNIERS ACTES DE BOS-

suet a Metz, par Al. Alphed RÉBELU AIT, de I Institut 374

Revue scientifique. Lb Soleil et L'AMANT terrestre, par AI. Chaules

NORD MANN 407

Revue mcsicwf. Saist Christophe. Cosi fan tctte, par AI. Ca.millb

BELl.AlGUE 419

Au Co\-fbvaTOIBK. CONCOURS DE TRAGÉDIE ET COMÉDIE, par AI. Rbné

DOUAIIC, de l'Académie française t-, -, 431

Chronique db la quinzaine. Histoire politiqub, par M. Raymond POIN-

CARÉ, de l'Académie française 437

Livraison du 1*F Août.

Lettres ad Cardinal Matoirh, par Ferdinand BKL'NETIÈRE. ....... 449

Hier et devais. II. Le Paysan, par Al. Emmanuel LA-BAT 4*7

Les C<*:: us oravitfnt, deini're partie, pnr AI. Charles GÉNIAUX 500

Le Gkime d'Ek^tehinhubc, p:ir M. Nicolas DE BERG-POGCENPOlll 519

Au P>ys breton. II, Avec les pécheur*, par M. André CIIEYRILLOX,

de l'Académie française 556

Souvenirs df la bataille d'Arras ioctorre ioui. I, par AI. le Comman- dant AlAHCtL JAl'NEAl'D 571

Pascal ft lb « Discoihs sur les tassions de l'amour, » par Al. Victor

GIRAL'D 599

Autour d'inb conférence.'— IMPRESSIONS de Spa, par AI Raymond RECC'UI.Y. G08 Les Rpi.ations intiii.lectuellfs entre France et Pologne, pnr M. A.NULÉ

LICIITEX BERGER 621

M. le Général Lyautey a l'Académie ff. inçXISE, par M. Henry RIDOU. . . G:î9

RPVI'E LITTÉRAIRE. BARNAVë ET I.A ItElNB, par Al. ANO'É BEAUMER. . G45

Rtvi r dramatique. Le Maître de son cu:un, à l'Odéon, par AI. RtNÉ DOUA1IC, de l'Académie française G57

CBR-ntlOllS DB I.A QI'IVZAINB. ll'STOIRE POLITIQUE, par M. RaTMONO POIN-

CAUÉ, de l'Académie française 6G1

Livraison da 15 Août.

La C\\o\is»Trox de Jeaxne d'Arc, par AI. Garrifl IIANOTAUX, de l'Aca- démie française 673

Les Villes d'<>r. I. De la mer Atlantide au pavs des Lotopijages, par II. Louis BERTRAND 695

Le Manoir, première partie, par M. John G AI.SWORTIIY 710

AU PxYS BRETON. III. I.E PARDOS WGOChES (là AOUT), par AI. André

CHEYRILLON, de l'Académie française 753

L'Allemaone poi.itioie. II. Lb Coup d'État Kapp-Luttwitz, par

AI. Edmond VEKMEIL "SI

Entre deux jakdins, première partie, par AIarie PERRENS S02

Souvenirs de la r\taii.i.e d'Ahkas ioctorre i9Uj. 11, par AI. le Comman- dant AIakcel JAI'NEAID 827

Les I.ETThFS du Général Lyactey, par AI. André BELLESSORT S57

Revue scientifique. L'ACTION électrique on soleil, par AI. Charles NORDMA NN 871

Cbronioi e de l\ quinzaine. fl'ETOlRK poi.itiqub, par Al. Raymond POIN- CAllÉ, de l'Académie fran-aise 833

Pari*. Typographie PaiurPE JIksouar», 19, rue des Saints- Père». S5479.

3 9090 007 539 436

BHÏS

1

IL

KW

atëft

m