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FOR THE PEOPLE FOR EDVCATION FOR SCIENCE

L1BRARY

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THE AMERICAN MUSEUM

OF

NATURAL HISTORY

REVUE

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QUESTIONS SCIENTIFIQUES

REVUE

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PUBLIÉE

PAR LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE DE BRUXELLES

Nulla unquam inter fidem et rationem vera dissensio esse potest.

Const. de Fid. cath., c. rv.

DEUXIÈME SÉRIE

TOME XVII JANVIER 1900

(VINGT- QUATRIEME ANNÉE; TOME XI, VII DE LA COEEECTION)

LOUVAIN

SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE

(M. J. Thirion)

ii, RUE DES RÉCOLLETS, n

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Imprimerie I'olleunis & Ceutekick, 5ü, rue des Orphelins, Louvain Même maison à Bruxelles, 37, rue des Ursulines.

L’ŒUVRE DE M. J. H. VAN ’T HOFF

A PROPOS D’UN LIVRE RÉCENT (i)

I

Le développement prodigieux de la Chimie-Physique restera sans doute l’une des marques, et non la moins belle, du xix® siècle finissant ; dans ce développement, les Ecoles hollandaises ont joué un rôle de première importance. A Leyde, non content de poursuivre, avec une patience et une sagacité admirables, ses recherches sur l’hydratation des substances colloïdales, M. le Pro- fesseur Van Bemmelen favorisait l’activité de son lector, M. Bakhuis Roozboom ; celui-ci, exhumant du sein des formules algébriques de Gibbs, la loi des phases (2) et les propriétés des points de transition, transformait ces théo- rèmes en puissants instruments de recherches et, soit seul, soit avec ses élèves, M. Schreinemakers, M. Stortenbeker, débrouillait les équilibres chimiques les plus compliqués. A Amsterdam, tandis que M. J. D. van der Waals péné- trait profondément le problème de la liquéfaction des gaz

(1) Leçons de Chimie-Physique, professées à l'Université de Berlin par J. H. van ’t Hoff, membre de l’Académie des Sciences de Berlin, professeur ordinaire à l’Université et directeur de l’Institut de Physique de Charlotten- bourg. Ouvrage traduit de l’allemand par M. Corvisy, Professeur agrégé au Lycée de Saint-Omer. Première partie : La Dynamique chimique. Deuxième partie : La Statique chimique. 2 vol in-8°. Paris, A. Hermann, 1898 et 1899.

(2) Voir, dans cette Revue, la livraison de juillet 1898.

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6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

«-‘t de la continuité entre l’état liquide et l’état gazeux, M. J. H. van ’t Hoff accroissait par ses découvertes toutes les branches de la Chimie-Physique.

Les principes sur lesquels repose la Chimie-Physique menacent d’une révolution les vieux systèmes cosmolo- giques ; les conséquences de cette science font prévoir des bouleversements dans les procédés de l’industrie chi- mique (1). Une nation qui aspire à l’hégémonie à la fois dans le monde intellectuel et dans le monde économique devait, nécessairement, revendiquer la première place en Physico-Chimie et, pour parvenir à cette place, s’assurer le concours d’un guide capable de l’y conduire. L’Alle- magne ravit donc M. J. H. van ’t Hoff à Amsterdam et l’amena à Berlin.

L’Académie des Sciences de Berlin reçut M. van ’t Holf au nombre de ses membres et le pensionna ; le gouver- nement lui confia un enseignement à l’Université avec le titre de professeur ordinaire, lui assura un laboratoire, le nomma à la direction de l’Institut de Physique de Charlot- tenbourg. Pendant ce temps, M. Bakhuis Roozboom montait, à Amsterdam, dans la chaire de M. van ’t Hoff, et, à Leyde, M. Schreinemakers succédait à son maître.

Certes, l’Académie et l’Université de Berlin n’auront pas à regretter l’empressement avec lequel elles se sont adjoint le savant hollandais, ni la générosité avec laquelle elles l’ont traité. A l’une, il a communiqué des travaux ori- ginaux du plus haut intérêt, menés à bien dans son nou- veau laboratoire ; à l’autre, il a donné un enseignement fécond en idées nouvelles.

Eu son laboratoire de Charlottenbourg, M. van ’t Hoff s’est consacré jusqu’ici à cette branche de la Chimie-Physi- que où s’était illustré son émule, M. Bakhuis Roozboom. Le problème de statique chimique qu’il a abordé et à la solu-

( 1) Nous renverrons le lecteur désireux de se renseigner sur ce point à notre brochure : Une science nouvelle , la Chimie- Physique (Paris, A. Her manu, 1899).

l’œuvre DE M. J. H. VAN ’t HOFP.

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tion duquel l’achemine l’emploi des règles de Gibbs, est assurément l’un des plus importants et aussi l’un des plus compliqués que l’on puisse traiter.

L’eau de mer, nul ne l’ignore, est un corps extrêmement complexe une foule de sels se trouvent dissous ; lors- que, par l’évaporation, ces sels se déposent sur le sol d’un marais salant, ils y engendrent les cristaux les plus divers de forme et de composition : sels simples anhydres, sels simples hydratés, sels doubles anhydres ou hydratés; tous ces corps se rencontrent, en particulier, dans les puissants dépôts de sel gemme de Stassfurt, les minéralogistes les ont recueillis, collectionnés et décrits ; quelle doit être la température, quelle la composition de l’eau mère, pour que chacun de ces sels se dépose ou se redissolve \ Telle est la question, aussi importante pour la Physico- Chimie que pour la Géologie, à la solution de laquelle M. van ’t Hotf et ses élèves s’acheminent, éclairés par la règle des phases (1).

Donné oralement aux seuls étudiants de l’Université de Berlin, le cours de M. J. H. van ’t Hotf profitera néan- moins à tous ceux qui, en Europe ou en Amérique, s’intéressent à la Chimie-Physique. En effet, l’illustre professeur a eu l’heureuse idée de publier ses leçons et M. Corvisy, professeur au Lycée de Saint-Omer, vient de traduire en français les deux volumes déjà parus.

Le premier volume, intitulé Dynamique chimique, ren- ferme les leçons professées pendant les deux semestres de l’année 1896-1897 ; le second volume, la Statique chi- mique, reproduit renseignement donné durant les deux semestres de l’année 1897-1898.

Deux mots d’explication sur ces titres et cette division.

Ce que M. J. U. van ’t Hotf nomme la Dynamique chi-

(1) Les recherches de M. van t Hoff et de ses élèves sont publiées aux Sitzu.ngsberichte DEii Berj.iner Akademie sous ce titre : TJntersuchungen über die Bildwigsverhiiltnisse der oceanischen Salzablagerungen , insbesondere des Stassfurter Salzlagers.

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mique, c’est cette partie de la science à laquelle nous donnons le titre plus étendu de Mécanique chimique ; il y étudie aussi bien les conditions dans lesquelles un sys- tème chimique demeure en équilibre que les lois auxquel- les est soumise la vitesse des réactions. La Statique chi- mique, au contraire, c’est, pour M. J. H. van ’t Hoff, l’étude des propriétés de l’individu chimique considéré en lui-même, indépendamment des conditions dans lesquelles il se forme ou se détruit ; les relations entre les poids moléculaires et les diverses propriétés physiques, les for- mules de constitution proposées par la théorie atomique et la stéréochimie, les lois des formes cristallines sont autant de sujets qui ressortissent à la Statique chimique.

Image fidèle d’un enseignement improvisé par un homme de génie, les Leçons de Chimie- Physique repro- duisent l’animation d’un cours, avec ses digressions, ses retours en arrière, ses échappées vers des idées entrevues; il ne leur faut point demander la régularité, l’ordre, les majestueuses proportions d’un traité. Ceux dont l’esprit est surtout frappé par l’enchaînement logique et la belle ordonnance d’une théorie, s’en plaindront peut-être; mais ceux qui aiment à pénétrer intimement la vie intellectuelle d’un penseur, s’en réjouiront à coup sûr ; ce n’est pas à ce livre que devront s'adresser les commençants, désireux d’acquérir des connaissances élémentaires, bien claires et bien exactement rangées, touchant les principes de la Physico-Chimie; mais les chercheurs, qui aiment les aper- çus entrouverts, les problèmes à résoudre, les questions à méditer, le liront passionnément; si je n’avais une profonde horreur des mots anglais qui veulent se faire naturaliser français, je caractériserais ces leçons en les déclarant suggestives au plus haut point.

Nous avons pensé que plus d’un lecteur de la Revue des Questions scientifiques aimerait à trouver ici, sinon un abrégé de toutes les questions traitées dans ces leçons, au moins un court exposé de celles qui portent surtout la

l’œuvre DE M. J. H. VAN ’t HOFF.

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marque personnelle et comme l’empreinte du génie de M. J. H. van ’t Hoff ; nous avons choisi, pour les en entrete- nir un instant, les trois théories auxquelles le chimiste hollandais a consacré la plus grande part de son activité : la stéréochimie, la loi du déplacement de l'équilibre par variation de la température , enfin les propriétés des disso- lutions extrêmement diluées.

II

Nous avons conté ici même(i) les origines de la notation atomique, aujourd’hui employée par tous les chimistes. Nous avons vu naître la notion de corps dérivés par sub- stitution d’un même type chimique ; nous avons vu cette notion engendrer celle de valence et aboutir à la construc- tion du schéma que les chimistes nomment formule de constitution ou formule développée .

Si la notation atomique a triomphé partout de l’hostilité et des préventions auxquelles elle s’était heurtée pendant longtemps, elle le doit non seulement aux nombreuses synthèses que les chimistes ont faites en la prenant pour guide, mais aussi, et peut-être surtout, à la sûreté avec laquelle elle permet d’énumérer tous les isomères possibles d’un composé donné, aux méthodes qu’elle suggère pour produire ces isomères.

A une même composition centésimale, à un même poids moléculaire, partant à une même formule brute , peuvent correspondre plusieurs formules développées différentes ; en toutes ces formules, on compte un même nombre d’atomes de chaque corps simple ; seulement ces atomes ne présentent pas entre eux les mêmes liaisons. Ces diverses formules représentent autant de corps isomères, en qui la même composition, la même formule brute

(1) Notation atomique et hypothèses atomistiques (Revue des Ques- tions scientifiques, 2e série, t. I, avril 1892, pp. 39l-4b4).

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

correspondent à des propriétés physiques différentes, sou- vent même à des fonctions chimiques différentes.

Enumérer et former toutes les formules développées qui correspondent à une formule brute donnée, en d’autres termes énumérer tous les isomères possibles d’un corps donné et présenter leurs formules de constitution, devient alors un simple problème de mathématiques et, propre- ment, de cette partie des mathématiques que Leibniz a nommée analysis silûs. Ces formules de constitution, une fois tracées, marquent à partir de quels corps et par quelles substitutions on peut parvenir à chacun des isomères prévus et, par là, elles guident le chimiste vers la réalisation de ces corps.

Rappellerai-je les éclatants succès de cette méthode \ La classification, par M. Kékulé, des alcools de la série grasse en alcools normaux et non normaux, en alcools primaires, secondaires et tertiaires \ Ou bien encore la classification, plus merveilleuse encore, des dérivés de la benzine, l’énoncé prophétique et mille fois vérifié de cette loi : tout dérivé bisubstitué de la benzine présente trois formes isomériques \

Malgré sa fécondité, chaque jour plus étonnante, la notation atomique se heurtait à une catégorie spéciale d’isoméries quelle demeurait impuissante à représenter.

Prenons un tartrate, le tartrate de sodium par exemple ; ce corps présente deux variétés ; identiques en beaucoup de leurs propriétés : densité, solubilité dans l’eau, ces deux variétés s’opposent nettement l’une à l’autre par un certain caractère optique ; si l’on place sur le trajet d’un rayon de lumière polarisée une cuve contenant une disso- lution de la première variété, le plan de polarisation du rayon tourne autour de ce rayon, et de gauche à droite , d’un certain angle ; si l’on intercepte le même rayon par la même cuve, contenant une solution également con- centrée de la seconde variété, le plan de polarisation tourne encore autour du rayon et du même angle, mais

l'œuvre DE M. J. H. VAN T HOKF.

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de droite à gauche ; les dissolutions des deux variétés de tartrate de sodium ont des pouvoirs rotatoires égaux, mais de sens inverse ; la première variété se nomme le tartrate droit et la seconde variété le tartrate gauche.

Le tartrate de sodium droit et le tartrate de sodium gauche peuvent tous deux être obtenus sous forme cris- talline par évaporation de leurs dissolutions respectives ; les cristaux des deux variétés offrent, au premier abord, la plus grande ressemblance ; si cependant, comme l’a fait Pasteur et c’est une de ses plus belles découvertes on les examine avec soin, on ne tarde pas reconnaître qu’un cristal de tartrate droit n’affecte jamais la forme d’un solide superposable à un cristal de tartrate gauche ; les facettes qui limitent ces deux variétés de cristaux sont tellement agencées, qu’il existe entre les deux variétés exactement les mêmes rapports qu’entre la main droite et la main gauche ; ou, si l’on préfère, un cristal de tar- trate gauche est identique à l’image d’un cristal de tartrate droit vu dans un miroir.

De ce genre d’isomérie, que nous venons de rencontrer en étudiant le tartrate de sodium, il existe en chimie orga- nique de très nombreux exemples.

Or, la notation atomique est impuissante à représenter ce genre d’isomérie ; du tartrate de sodium, par exemple, elle ne peut donner deux formules développées différentes; par quelque substitution que l’on parvienne à ce corps, les atomes de carbone, d’hydrogène, d’oxygène, de sodium se trouvent toujours en même nombre et reliés entre eux de la même manière.

Ne pourrait-on substituer à la notation atomique une autre notation plus parfaite, susceptible de plus de péné- tration, qui, sans rien perdre des avantages de l’ancienne notation, ferait correspondre des schémas différents à deux isomères doués de pouvoirs rotatoires inverses, à ce que l’on nomme aujourd’hui deux antipodes optiques ? C’est la question que cherchèrent à résoudre, presque

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simultanément, M. Lebel, en France, et M. J. H. van ’t Hoff, en Hollande.

Visiblement guidés par les travaux cristallographiques de Pasteur, ils cherchèrent à construire, pour chacun des deux antipodes optiques, des symboles de constitution tels que le symbole de l’un fût le reflet dans un miroir du symbole de l’autre. Pour y parvenir, ils ne devaient plus se contenter des notions employées jusque-là dans les for- mules de constitution, la nature des divers atomes et les liaisons qu’ils échangent entre eux étaient seules prises en considération ; faites, en effet, réfléchir dans un miroir une des anciennes formules de constitution : l’image et l’objet présenteront les mêmes atomes, échangeant entre eux les mêmes liaisons ; au point de vue de l 'ana- lysis sitûs, la formule donnée et la formule réfléchie seront identiques. M. Lebel et M. van ’t Hoff devaient donc, de toute nécessité, aux éléments de représentation employés jusque-là et empruntés à T analysis sitûs, adjoin- dre un élément nouveau qui fût emprunté à la géométrie. C’est ce qu’ils firent.

Au lieu de représenter les quatre valences dont un atome de carbone est doué, dans la plupart des combinai- sons organiques, par quatre traits issus d’un point, ils convinrent de les représenter par quatre traits respective- ment issus des quatre sommets d’un tétraèdre.

Dès lors, on voit sans peine que tout corps deux au moins des valences de l’atome de carbone tétraédrique seront saturées par des atomes ou des groupes d’atomes identiques, sera représenté par un schéma exactement superposable à son image dans un miroir; mais il n’en sera plus de même, si les quatre valences du carbone tétraé- drique sont saturées par quatre atomes ou quatre groupes d’atomes différents ; dans ce cas, en disposant convenable- ment les symboles de ces quatre atomes aux sommets du tétraèdre, on obtiendra deux figures symétriques l’une de l’autre, mais non superposables.

l’œuvre DE M. J. H. VAN ’T HOFF. l3

Supposons, par exemple, que les quatre valences de l’atome de carbone soient respectivement saturées par un atome d’hydrogène, un atome de chlore, un atome de brôme et un atome de fluor; nous avons affaire à un composé, le chloro-bromo-fluo-méthane, auquel l’ancienne notation atomique attribuait la formule développée

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qui ne comporte pas d’isomère; la stéréochimie, au con- traire, peut représenter également ce composé par deux formules symétriques, mais non superposables, qui sont les suivantes :

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Ces deux formules sont susceptibles de représenter deux antipodes optiques; et, en effet, il existe deux chloro- bromo-fluo-méthanes, doués de pouvoirs rotatoires égaux, mais inverses l’un de l’autre.

L’emploi d’un symbole tétraédrique pour représenter l’atome quadrivalent du carbone permet donc, dans cer- tains cas, de construire pour un corps de même composi- tion, de même constitution chimique, deux symboles symé- triques l’un de l’autre, mais non superposables; ce procédé

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

fournit-il une représentation satisfaisante de ces phéno- mènes d’isomérie les deux isomères ont des pouvoirs rotatoires égaux, mais inverses? Répondre affirmative- ment à cette question, c’est, précisément, établir les deux lois suivantes :

Toutes les fois qu’un composé chimique peut se pré- senter sous deux formes , antipodes optiques tune de l'autre, la stéréochimie peut figurer la constitution de ce corps par deux schémas symétriques , mais non superposa- bles.

Toides les fois que la stéréochimie représente la con- stitution d'un corps par deux schémas symétriques, mais non supei'posablcs , ce corps se présente sous deux formes isomëriques , antipodes optiques l'une de l'autre.

La vérification de la première loi ne présente guère de difficultés; on peut dire que cette vérification est contem- poraine des débuts de la stéréochimie ou, plus exactement, qu’elle lui a donné naissance; c’est parce que l’on peut faire correspondre à chacun des couples d’antipodes opti- ques découverts par la chimie deux schémas symétriques et non superposables, que M. Lebel et M. J. H. van ’t Hoff ont posé la stéréochimie comme ihéorie générale.

Plus difficile, mais aussi plus probante pour la théorie, est la vérification de la seconde loi ; et cette vérification elle-même comprend deux pariies.

En premier lieu, tout corps doué du pouvoir rotatoire et, par conséquent, représenté par un symbole stéréochi- mique non superposable à son symétrique, suppose l’exis- tence d’un second corps ayant précisément pour symbole ce symétrique et qui sera antipode optique du premier. Si donc la chimie nous fournit un corps doué de pouvoir rotatoire et faisant tourner le plan de polarisation de gauche à droite, comme le glucose, qu’on nomme aussi dextrose, elle doit également nous fournir un corps, iso- mère du précédent, et faisant tourner le plan de polarisa- tion de droite à gauche ; tout dextrose suppose un lœvu-

l’œuvre DE M. J. H. VAN ’t HOFF.

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José; la recherche de l’antipode optique de toute substance douée de pouvoir rotatoire doit aboutir; semblable recher- che avait déjà été entreprise avec succès par Pasteur ; depuis les travaux de ce grand cristallographe, elle est parvenue à compléter un grand nombre de couples d’anti- podes optiques.

En second lieu, tout corps dont la formule de constitu- tion peut prendre, en stéréochimie, deux dispositions symétriques et non superposables, doit être doué du pou- voir rotatoire, et présenter deux isomères optiquement inverses l’un de l’autre. Or, il arrive fort souvent que la synthèse d’un semblable corps ne donne nullement une substance douée de pouvoir rotatoire, mais une substance privée de ce pouvoir ou, comme l’on dit volontiers, inac- tive. De semblables faits sont, pour la théorie stéréochi- mique, de graves objections qu’il lui faut résoudre; elle y parvient avec bonheur, en s’aidant d’idées créées par Pas- teur.

Il peut arriver que la substance inactive en apparence soit, en réalité, un mélange en quantités égales des deux antipodes optiques; en évaporant une solution d’une sem- blable substance, on obtiendra non pas une seule espèce de cristaux, mais des poids égaux de deux espèces de cristaux, les cristaux d’une espèce étant symétriques des cristaux de l’autre espèce, mais ne leur étant pas superposables; il suffira de trier ces cristaux, de manière à séparer l'une de l’autre les deux espèces, et de les redissoudre isolément pour obtenir deux dissolutions, douées de pouvoir rota- toire, et optiquement inverses l’une de l’autre.

Il peut arriver aussi que la substance inactive obtenue soit une combinaison chimique contractée, molécule a molécule, par les deux antipodes optiques que l’on voulait obtenir ; dans ce cas, la solution, évaporée, ne donne plus deux espèces de cristaux ; les cristaux obtenus ont tous la même forme et cette forme est identique à son image dans un miroir. Pasteur avait déjà montré que les sels inactifs

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connus sous le nom de racémates résultaient de la combi- naison à poids égaux d’un tartrate droit et d’un tartrate gauche ; de le nom de combinaison racémique donné au corps inactif qu’engendrent deux antipodes optiques en se combinant molécule à molécule. Dédoubler en leurs deux composants optiquement inverses les substances inactives que la stéréochimie conduit à regarder comme des combi- naisons racémiques, tel doit être le but poursuivi par les tenants de la nouvelle doctrine ; leurs efforts vers ce but ont été persévérants et conduits par des méthodes extrê- mement ingénieuses ; très souvent, le succès a couronné ces efforts ; par ces succès, la représentation stéréochi- mique a conquis la marque de fécondité qui, seule, justifie pleinement les symbolismes scientifiques, la marque qui avait rallié tous les suffrages à sa devancière, la notation atomique ; non seulement elle a servi à classer les vérités déjà connues, mais encore elle a été instrument de découvertes.

Je viens de prononcer les mots de symbolisme scienti- fique ; et, en effet, dans ce qui précède, fidèle aux idées que j’ai développées ici même à propos de la notation ato- mique, j’ai assigné comme objet propre à la stéréochimie la création d’une notation, la construction de schémas aptes à figure r des vérités d’ordre expérimental ; à ces schémas, je n’ai attribué aucune parenté avec la constitu- tion même de la matière, aucun pouvoir de nous révéler le quid proprium des combinaisons chimiques. A cet égard, ma manière de voir est-elle conforme à celle de M. J. H. van ’t Hoff l Le savant professeur d’Amsterdam et de Berlin partage-t-il, à l’endroit de la réelle existence des molécules et des atomes, mon invincible scepticisme ? N’est-il point, au contraire, convaincu qu’au fond du composé chimique, il y a une structure, un édifice, dont les atomes indestructibles des corps composants sont les matériaux ? que les recherches chimiques peuvent nous dévoiler peu à peu le plan de cet édifice, et que la théorie

l’œuvre DE M. J. H. VAN ’T HOFF.

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du carbone tétraédrique nous achemine à la connaissance de ce plan ? Je n’oserais le nier, car M. van ’t Hoff ne donne nulle part, en son livre, les représentations stéréo- chimiques pour de simples symboles ; je n’oserais non plus l’affirmer, de peur de prendre au pied de la lettre ce qu'il n’a peut-être voulu dire qu’au figuré.

Quoi qu’il en soit, si je n’ai pas rendu toute sa pensée, j’ai conscience de ne lui avoir rien attribué qu’il ne pense, et ce que je lui ai attribué est suffisant pour lui assurer l’admiration de tous les chimistes.

III

Si la première grande idée de M. J. H. van ’t Holï appartient à ces doctrines les uns prétendent recon- naître des essais faits pour pénétrer jusqu’au cœur même de la matière et en deviner la structure intime, tandis que les autres n’y veulent voir que des symboles propres à figurer et à classer les faits, la seconde découverte du grand physicien ne saurait prêter à la même divergence d’interprétation ; elle ressortit, en effet, à ces théories thermodynamiques l’on se propose de ramener à un petit nombre de principes abstraits, exprimés dans le clair langage de l’algèbre, les lois qui régissent les change- ments d’état des corps, mais l’on ne prétend pas donner à ces lois plus de certitude ou plus de pénétration que ne leur en confère la méthode expérimentale.

Depuis des siècles', on sait qu’il est des réactions chi- miques qui dégagent de la chaleur et d’autres qui en absorbent ; aussitôt que la chimie a commencé à prendre conscience de ses principes, on a compris que l’opposition entre les réactions exothermiques et les réactions endo- thermiques , devait être une opposition très profonde et devait se marquer par des caractères autres que le signe de la quantité de chaleur mise en jeu. Mais quels sont ces

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caractères ? Les chimistes ont mis un siècle à les fixer avec précision ; l’histoire des opinions émises à ce sujet présente trois périodes.

A la première période appartient le mémoire, à jamais célèbre, Lavoisier et Laplace traitent de la chaleur. Pour ces deux physiciens, toute réaction qui dégage de la chaleur est une combinaison, toute réaction qui absorbe de la chaleur est une décomposition; si certaines décom- positions paraissent dégager de la chaleur, c’est par suite d’une illusion : la décomposition qui absorbe en réalité une certaine quantité de chaleur, est accompagnée d’une combinaison qui dégage une quantité de chaleur encore plus grande et masque l'effet de la première réaction.

Longtemps en faveur, cette théorie dut disparaître lorsque Favre et Silbermann eurent démontré que cer- taines décompositions, parfaitement isolées de toute com- binaison, étaient accompagnées d’un dégagement de chaleur. Il fallut désormais admettre qu’une réaction exothermique pouvait être une décomposition, qu’une réaction endothermique pouvait être une combinaison ; entre les réactions exothermiques et les réactions endo- thermiques, on chercha une opposition d’une autre nature.

La théorie thermochimique, proposée au milieu du siècle par M. Julius Thomsen, consistait essentiellement à distinguer les réactions exothermiques des réactions endothermiques par un caractère nouveau ; selon cette théorie, les réactions exothermiques sont les seules qui puissent se produire directement ; les réactions endother- miques sont impossibles d’elles-mêmes ; si l’on veut pro- duire une telle réaction, il faut produire en même temps une réaction exothermique dégageant plus de chaleur que la première n’en absorbe.

A la Thermochimie d’abord triomphante, l’expérience opposa des démentis de plus en plus nets et de plus en plus nombreux ; on vit se multiplier les exemples de réactions qui se produisent d’elles-mêmes tout en absorbant de la

l’œuvre DE M. J. H. VAN ’T HOFF.

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chaleur ; et, malgré les efforts désespérés de ses parti- sans (1), la Thermochimie dut disparaître du champ de la science.

Alors la Thermodynamique proposa d’opposer les unes aux autres, d’une troisième manière, les réactions exother- miques et les réactions endothermiques.

L’opposition nouvelle fut d’abord marquée, pour un cas quelque peu particulier, par J. Moutier.

On sait qu’en un vase coexistent un liquide et sa vapeur, l’équilibre est établi, à chaque température, lors- que la pression atteint une certaine valeur, qui est la ten- sion de vapeur saturée à cette température ; inversement, sous chaque pression, il existe une température qui assure l’équilibre au sein du système : c’est le point d’ébullition sous cette pression.

Comme l’a annoncé H. Sainte-Claire Deville, comme l’a démontré, le premier, H. Debray, il existe une foule de systèmes, susceptibles de réaction chimique, les con- ditions d’équilibre sont régies par des lois semblables ; ces systèmes sont ceux que désigne aujourd’hui l’épithète d 'univariants (2). A chaque température, l’équilibre est assuré par une valeur de la pression, qui est la tension de transformation relative à cette température ; sous chaque pression, l’équilibre se produit à une certaine température, qui est le point de transformation relatif à cette pression.

Cela posé, voici la loi très simple énoncée par J. Moutier: Sous une pression donnée et à une température moins élevée que le point de transformation relatif à cette pression, il ne peut se produire dans le système que des réactions exothermiques ; à une température supérieure au point de

(1) Voir : Thermochimie , à propos d'un livre récent de M. Berthelot (Revue des Questions scientifiques, 2e série, t. XII, octobre i897, pp. 561-592).

(2) Voir : La loi des phases, à propos d'un livre récent de M. Wilder D. Brancroft (Revue des Questions scientifiques, 2e série, t. XIV, juillet 1898, pp. 54-82).

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

transformation , il ne peut se produire que des réactions endothermiques .

Loi bien simple, mais grosse de conséquences.

Supposons que l’on abaisse de plus en plus la tempé- rature, jusqu’à la faire tomber au-dessous du point de transformation de chacun des systèmes que l’on peut rencontrer ; on n’observera plus que des réactions exother- miques, comme le voulait la thermochimie ; en sorte que la thermochimie apparaît comme la chimie des basses températures .

Supposons, au contraire, que l’on élève la température jusqu’à lui faire surpasser les points de transformation de tous les systèmes ; toutes les réactions possibles seront endothermiques ; la loi fondamentale de l’ancienne ther- mochimie sera remplacée par la proposition inverse ; on comprend ainsi comment H. Sainte-Claire Deville, en créant la chimie dés hautes températures , a amené la chute de la thermochimie et l’avènement de la mécanique chimique nouvelle.

Mais ces graves conséquences, nous les énonçons ici sous une forme entièrement générale et J. Moutier ne les a établies que pour une classe particulière de systèmes, les systèmes univariants. Sont-elles vraies pour les autres systèmes ? C’est à cette question que répond la seconde grande découverte de M. J. H. van ’t Hoff, le principe du déplacement de X équilibre par variation de la tempé- rature. Ce principe fut énoncé par M. van ’t Hoff quelques années seulement après les recherches de Moutier ; mais celles-ci, à peu près ignorées même des savants français, n’avaient exercé aucune influence sur les idées du chimiste d’Amsterdam.

Exactement complémentaire de la loi de J. Moutier, la loi de M. van ’t Hoff s’applique à tous les systèmes chimiques, sauf aux systèmes univariants. Voici l’énoncé de cette loi :

Un système chimique est en équilibre stable à une

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certaine température ; sa composition est déterminée. Élevons quelque peu la température ; l’équilibre du sys- tème est d’abord troublé ; il s’y produit une petite réaction qui, finalement, ramène le système à un état d’équilibre et lui assure la composition qui convient à la nouvelle température. Or, la réaction ainsi produite est toujours une réaction endothermique .

Supposons que notre système chimique renferme un composé exothermique mêlé aux éléments capables de lui donner naissance; à une certaine température, le système, en équilibre stable, contient une certaine quantité du corps composé ; élevons la température ; une certaine réaction devra se produire qui donnera au système sa nouvelle composition d’équilibre ; et comme cette réaction doit être endothermique, elle consistera nécessairement en la destruction d’une partie du corps composé. Donc, un système chimique qui renferme un composé exothermique mêlé à ses éléments, et qui est en équilibre stable, con- tient une quantité du composé d’autant moindre que la température est plus élevée.

Au contraire, un système chimique qui renferme un composé endothermique mêlé à ses éléments, et qui est en état d’équilibre stable, contient une quantité d’autant plus grande du corps composé que la température est plus élevée.

On voit par qu’aux très basses températures, les composés exothermiques sont en équilibre stable et ne peuvent se décomposer ; les composés endothermiques, au contraire, ne peuvent se former aux dépens de leurs éléments, qui sont en équilibre stable ; les prévisions de la thermochimie sont vérifiées ; selon la formule saisis- sante de M. J. H. van ’t Hoff, le principe du travail maxi- mum est vrai au zéro absolu.

Au contraire, au fur et à mesure que la température s’élève, on voit les composés exothermiques se détruire de plus en plus, les composés endothermiques se former

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

aux dépens de leurs éléments ; de là, aux températures très élevées, ces dissociations de composés exothermiques, ces synthèses de composés endothermiques, titres de gloire de l’Ecole de H. Sainte-Claire Deville, pierres d’achoppe- ment insurmontables pour la thermochimie, éclatantes vérifications du principe de M. van ’t Hoff.

La loi de Moutier, la loi de M. van ’t Hoff, n’étaient nullement de ces lois dont la généralité éclate au premier abord ; à défaut d’autres preuves, le siècle d’efforts et de tâtonnements qui a précédé la découverte de ces lois témoigne de leur caractère caché ; en effet, nettement vérifiées aux températures élevées, elles sont, aux basses températures, latentes et comme sommeillantes ; sans doute, on n’observe jamais aucune réaction qui les con- tredise ; mais bon nombre de réactions dont elles annon- cent la possibilité, ne se produisent pas ; aux états d’équilibre soumis aux lois de Moutier et de van ’t Iloff, s’adjoignent une foule d’états d’équilibre que ces lois ne prévoient pas ; de ces états de faux équilibre, nous entretiendrons un jour, peut-être, les lecteurs de la Revue des Questions scientifiques ; leur en parler aujourd’hui nous entraînerait trop loin, hors des régions découvertes par M. J. H. van ’t Hoff.

IV

Pénétrons dans une de ces régions, la troisième, et disons quelques mots des recherches du savant hollandais sur les propriétés des solutions infiniment diluées.

Entre les lois qui régissent les solutions infiniment diluées et les lois qui régissent les gaz parvenus à cet état d’extrême raréfaction que l’on nomme l'état parfait , existent de saisissantes analogies.

On connaît ces lois de l’état gazeux parfait auxquelles on donne les noms de loi de Mariotte et de loi de Oay-

l’œuvre DE M. J. H. VAN ’t HOFF.

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Lussac. Si l’on multiplie le volume qu’occupe 1 gramme d’un gaz parfait par la pression qu’il supporte et si l’on divise ce produit par la température absolue, on obtient un nombre qui garde la même valeur en quelques circon- stances que le gaz se trouve placé ; la valeur de ce nombre caractérise la nature du gaz étudié.

Prenons une solution extrêmement diluée, par exemple de l’eau très peu sucrée, une très petite quantité de sucre de canne est répandue dans une très grande masse d’eau. De quelle manière peut-on appliquer à cette dissolution des propositions analogues aux lois deMariotte et de Gay-Lussac ? Et d’abord, comment peut-on, en cette dissolution, discerner des grandeurs analogues à celles sur lesquelles portent les lois des gaz ?

La notion de température absolue garde, en un cas comme en l’autre, la même signification ; il n’y a point de difficulté à parler du volume qu’occupe 1 gr. de sucre de canne dissous : c’est le volume de la dissolution qui contient 1 gr. de sucre de canne ou, ce qui revient au même, puisque la dissolution est très étendue, le nombre de litres d’eau au sein desquels ce gramme de sucre de canne a été répandu ; mais prendre la grandeur qui jouera ici le rôle que joue la pression dans l’étude des gaz parfaits ?

Tout le monde connaît la célèbre expérience de Dutrochet, démonstration classique des phénomènes d’os- mose.

Une dissolution de gélatine dans l’eau remplit un vase dont le fond est formé d’une membrane animale ou végé- tale ; ce fond sépare la dissolution de gélatine d’un bain d’eau pure ; la membrane est imperméable à la gélatine qui reste confinée dans le vase on l’avait mise tout d’abord ; elle est, au contraire, perméable à l’eau ; l’eau pure qui se trouvait en dehors du vase contenant la solu- tion, traverse la membrane et pénètre dans la solution quelle dilue de plus en plus.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Il en est ainsi, du moins, clans l’expérience de Dutrochet la dissolution et l’eau pure sont soumises toutes deux à la pression atmosphérique; mais si ces deux liquides sont soumis à des pressions différentes, l’expérience peut offrir des aspects divers.

Supposons, par exemple, que l’eau pure ne supporte aucune pression, tandis que la solution de gélatine supporte une pression variable à volonté ; supposons, en outre, que la température et la concentration de la dissolution soient bien déterminées ; si la pression exercée sur la dissolution est inférieure à une certaine valeur, indépendante de la nature de la membrane, l’eau pure pénètre au sein de la dissolution pour la diluer ; si, au contraire, la pression exercée sur la dissolution est supérieure à cette même valeur, la dissolution expulse de l’eau et se concentre ; enfin, si la pression supportée par la dissolution a préci- sément cette valeur, il ne se produit aucun échange de liquide, au travers de la membrane, entre l’eau pure et la solution de gélatine.

La valeur de la pression qui maintient cet état d’équi- libre entre l’eau pure et la solution de gélatine, est ce qu’on nomme la pression osmotique d’une solution de gélatine ayant la température et la concentration données.

On pourra définir de même la pression osmotique d’une dissolution aqueuse d’un corps quelconque, pourvu que l’on sache préparer une membrane imperméable à ce corps et perméable à l’eau ; or, d’ingénieux procédés permettent de réaliser de telles cloisons semi-perméables .

La pression osmotique, telle est la grandeur qui va, dans l’étude des solutions extrêmement diluées, jouer le rôle que joue la pression dans l’étude des gaz parfaits. Voici, en effet, la loi énoncée par M. van ’t Hoff :

En multipliant le volume d'eau employé à dissoudre un gramme d'un certain corps par la pression osmotique de la dissolution étendue et en divisant le produit obtenu par la température absolue, on obtient un nombre qui ne dépend

l’œuvre DE M. J. H. VAN ’t HOFF.

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ni de la température , ni de la concentration de la dissolu- tion, du moins tant que cette concentration reste très petite. La valeur de ce nombre caractérise le corps dissous.

Les lois de Mariotte et de Gay-Lussac sont, pour les gaz parfaits, complétées par une troisième loi, la loi d’Avogadro et d’ Ampère ; en multipliant le volume qu’oc- cupe un gramme d’un gaz par la pression que supporte ce gaz et en divisant le produit par la température absolue, on obtient un nombre qui garde, pour chaque gaz, une valeur invariable ; mais cette valeur change d’un gaz à l’autre ; elle est, pour chaque gaz, en raison inverse du poids moléculaire de ce gaz. C’est en cette proposition que consiste la loi d’Avogadro et d’Ampère. On connaît l’im- portance de cette loi en Chimie, et l’usage qui en est fait pour la fixation des poids moléculaires d’une foule de composés.

Or, cette loi d’Avogadro et d’Ampère, M. van ’t Hoffl’a étendue, comme les lois de Mariotte et de Gay-Lussac, aux dissolutions extrêmement diluées. Si l’on multiplie le volume dans lequel est répandu 1 g r. du corps dissous par la pression osmotique de la dissolution et si l’on divise le produit par la température absolue, on obtient un nom- bre qui ne dépend que de la nature du corps dissous. Ce nombre est inversement proportionnel au poids moléculaire du corps dissous.

Comme la loi d’Avogadro et d’Ampère, cette loi pour- rait servir, en Chimie, à déterminer les poids moléculaires d’un grand nombre de composés, si la mesure de la pres- sion osmotique d’une dissolution donnait prise à des méthodes expérimentales précises et aisées ; en réalité, il n’en est pas ainsi, en sorte que la loi précédente, dont l’extrême intérêt, au point de vue théorique, est palpable, ne saurait être employée directement.

Mais, de cette loi, la thermodynamique déduit diver- ses conséquences qui se prêtent fort bien à la fixation des

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

poids moléculaires; nous n’en citerons qu’une, la plus usitée.

Prenons un grand nombre de substances solubles dans l’eau. Avec chacune de ces substances, formons une solu- tion aqueuse étendue. Supposons que toutes ces dissolu- tions renferment la même masse d’eau, un kilogramme par exemple, et la même masse de substance dissoute, un gramme par exemple. Tandis que est le point de congélation de l’eau pure, aucune de ces dissolutions ne se congèlera à ; pour chacune d’elles, le point de congé- lation se trouvera au-dessous de o°.

Mais l’abaissement du point de congélation ne sera pas le même pour toutes nos dissolutions ; sa grandeur sera, pour chacune de ces dissolutions, en raison inverse du poids moléculaire du corps dissous.

Comme l’a montré M. J. H. van ’t Hoff, cette proposi- tion peut se déduire de la loi d’Avogadro et d’Ampère étendue aux solutions diluées ; mais, d’autre part, elle peut être établie par des déterminations expérimentales directes, et c’est de la sorte qu’elle avait été découverte par M. Raoult, Doyen de la Faculté des Sciences de Grenoble. L’étude expérimentale des points de congélation des solu- tions diluées fournit ainsi l’une des démonstrations les plus convaincantes des idées de M. J. H. van ’t Hoff.

Mais il y a plus. La détermination du point de congé- lation d’une dissolution est devenue, grâce surtout aux ingénieux procédés imaginés par M. Raoult, une des opé- rations les plus aisées et les plus précises de la physique; dès lors, la loi qui régit les abaissements des points de congélation des solutions diluées se transforme en une méthode propre à fixer les poids moléculaires d’une foule de composés chimiques, la méthode cryoscopique.

L’analogie entre les lois qui régissent les solutions infiniment diluées et les lois auxquelles sont soumis les gaz parfaits, conduit à une foule de conséquences ; elle donne lieu à d’intéressantes remarques et prête à de

LŒUVRE DE M. J. H. VAN ’t IIOFF. 27

nombreuses discussions ; de ces conséquences, de ces remarques, de ces discussions, il nous est impossible de parler ici ; il nous faut présenter, en cette sobre esquisse, l’idée de M. van ’t Holf toute nue et, pour ainsi dire, réduite à son squelette ; nous en avons agi de même à l’égard de la stéréochimie et du déplacement de l’équi- libre par variation de la température. Toutefois, nous pensons en avoir dit assez pour que notre lecteur entre- voie quel profond et hardi penseur est M. van ’t HofF et assez peu pour ne lui point déflorer ces Leçons de Chimie-Physique les pensées fécondes, les aperçus originaux et ingénieux, se pressent en foule autour des idées maîtresses.

P. Duhem.

L’IMPÔT SUR LES SUCCESSIONS

EN ANGLETERRE, EN FRANCE ET EN BELGIQUE

ÉTUDE DE LÉGISLATION FINANCIÈRE COMPARÉE (i)

III

L’IMPÔT SUR LES SUCCESSIONS EN BELGIQUE Section I

l’impôt sur les SUCCESSIONS AVANT 1 85 1

§ i . Loi du 22 frimaire an VII et arrêtés du 2 mars 1814 et du 11 juin 1815

La loi du 22 frimaire an VII, qui, sur bien des points, se bornait à reprendre les principes posés par la loi des 5-19 décembre 1790, a été le véritable point de départ de notre système fiscal actuel en matière de successions.

Aux droits de relief, de centième denier et autres droits seigneuriaux, elle substituait définitivement le système des droits d’enregistrement et donnait ainsi le coup de grâce à l’ancienne organisation féodale.

Sous le nom de droits d’enregistrement étaient compris tous les droits de mutation : aussi bien les droits de mutation entre vifs que ceux par décès.

(1) Voir la Revue des Questions scientifiques, livraisons de juillet 1899, pp. 159183, et d'octobre 1899, pp. 456-316.

L IMPOT SUR LES SUCCESSIONS.

29

Quels biens étaient passibles de l’impôt ? A ce point de vue, la législation révolutionnaire introduisait deux réformes importantes :

C’est elle qui pour la première fois taxait les meubles. Sous l’ancien régime on appliquait en matière de droits de succession, comme en beaucoup d’autres matières, la règle « vilis mobilium possessio » et les droits n’étaient perçus que sur les biens-fonds.

Avant la Révolution, l’impôt en ligne directe était considéré comme une hérésie. Des juristes, très versés en droit romain, Dumoulin, par exemple (1), préten- daient trouver la condamnation de cet impôt, non seule- ment dans les principes de la science financière, mais dans les textes mêmes du Digeste. La loi de frimaire renverse cette théorie et établit le tarif suivant :

Meubles Immeubles

Ligne directe 0,25 p. c. 1,00 p. c.

Epoux 0,62^ p. c. i,5o p. c.

Collatéraux et non parents. 1,25 p. c. 5, 00 p. c.

Comme on le voit, seuls les héritiers en ligne directe et les époux bénéficient d’un tarif de faveur. Tous les col- latéraux, même les frères et sœurs, sont imposés au même taux que les non parents. Les droits sont perçus sur l’ac- tif brut, sans distraction des charges.

En 1814, la Belgique est enlevée à la France. On sor- tait alors d’une période de longues guerres et les contri- buables, placés pendant de longues années sous le pres- soir impérial, réclamaient à grands cris un régime de soulagement et de liberté. Il fallait se garder, si l’on vou- lait s’attacher les populations, de les tromper trop cruel- lement dans leurs espérances.

Aussi, dès le 2 mars 1814, les commissaires généraux des puissances alliées, Lollium et Delius, publièrent un

(1) Dumoulin, I, p. 123.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

arrêté portant réorganisation de l’enregistrement et dont l’article 3 était ainsi conçu : « Les droits d’enregistrement établis par la législation française sur les successions en ligne directe sont et demeurent supprimés pour le futur, à dater de la publication du présent arrêté. » Le roi des Pays-Bas, par un arrêté du 11 juin 1 8 1 5 , confirma cette suppression.

Les autres dispositions de la loi de frimaire restèrent en vigueur dans les provinces méridionales des Pays-Bas. Les provinces septentrionales demeurèrent régies par une législation autochtone élaborée en i8o5, et il y eut ainsi pendant quelques années, au sein du nouveau royaume des Pays-Bas, deux législations fiscales entièrement dif- férentes. Bientôt on s’aperçut que ce dualisme présentait des inconvénients et que, pour arriver à une unification politique solide, on devait réaliser d’abord, autant que possible, l’unification juridique. Telle est l’origine de la loi du 27 décembre 1817.

§ 2. Loi du 27 décembre 1817 et arrêté du 17 novembre 1830

La nouvelle loi sépare nettement les droits de mutation entre vifs et les droits de succession. Les premiers restent régis par la loi de frimaire an VII, la loi de 1817 ne s’oc- cupe que des derniers.

Une distinction qui domine toute la loi de 1817 est la distinction entre l’habitant et le non habitant, c’est-à-dire entre celui qui a le siège de sa fortune en Belgique et celui qui a le siège de sa fortune à l’étranger. Cette dis- tinction n’a donc rien de commun avec la nationalité et l’on peut être habitant dans le sens de la loi de 1817, tout en étant étranger. L’importance de la distinction est que le non habitant, au lieu d’être soumis, comme l’habi-

l’impôt sur les successions.

3i

tant, au droit de succession, paie un droit particulier appelé droit de mutation par décès.

L’assiette de ces deux impôts est différente à deux points de vue. En premier lieu, le droit de succession frappe l’universalité des biens recueillis, tandis que le droit de mutation par décès ne frappe que certains biens déterminés, savoir les immeubles ayant appartenu au défunt et situés en Belgique.

En second lieu, depuis la loi de 1817 l’impôt de suc- cession est perçu sur la valeur nette des biens recueillis ; l’impôt de mutation par décès continue à être perçu sur la valeur brute, sans défalcation du passif. Les dettes, dans l’esprit de la loi de 1817, sont une charge de l’ensemble du patrimoine ; et comme, dans le cas d’un non habitant, l’impôt n’atteint pas l’ensemble de l’avoir du de cujus, il en résulte que le passif ne peut être déduit (1).

La loi nouvelle établit encore, en ce qui concerne le droit de succession, des taux différents d’après le degré de

parenté de l’héritier. Voici ces taux :

Entre époux 4 p. c.

Entre frères et sœurs 4 p. c.

Entre neveux et nièces , petits-neveux et petites-nièces, oncles et tantes, grands-oncles et grand’tantes 6 p. c.

Entre tous autres parents ou personnes non parentes 10 p. c.

Tout ce qui est recueilli au delà de la part héréditaire, est soumis au taux de 10 p. c.

Quant à l’évaluation de la nue propriété et de l’usu- fruit, la loi de 1817, à l’instar de la loi de frimaire, grève l’usufruit, dans tous les cas, de la moitié du droit perçu sur la pleine propriété. Le nu propriétaire est tenu de

(1) Les successeurs en lipcne directe ne sont pas exemptés du droit de mutation par décès. La loi se contente de leur accorder un tarif de faveur : 1 p. c. au lieu de 5 p. c. (aujourd’hui 1,40 p. c. au lieu de 6,80 p. c ).

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

payer le droit entier; mais, à la différence de ce qui exis- tait jusque-là, le paiement est suspendu jusqu’après l’ex- tinction de l’usufruit.

Une dernière innovation de la loi de 1817, c’est l’intro- duction de la déclaration sermentelle imposée au contri- buable. Ce serment n’était nullement décisoire et, en cas de suspicion fondée de fraude, l’administration avait tou- jours, malgré la prestation de serment, le droit d’exercer des poursuites.

Dès le début, l’obligation du serment parut aux Belges une mesure odieuse et tyrannique. Lors de la discussion de la loi, les députés des provinces méridionales avaient insisté vivement sur le danger qu’il y avait à placer l’in- dividu entre son intérêt et sa conscience. Leurs protes- tations n’eurent pas de résultat et l’opinion publique en Belgique s’en montra profondément froissée. En i83o, l’abrogation du serment figurait au programme de la Révo- lution et, le 17 novembre i83o, parut un arrêté du Gou- vernement provisoire faisant remise de toutes les amendes encourues pour défaut de prestation de serment ou de présentation de pièces constatant le serment.

A part cette modification, le régime de 1817 fonctionna sans trop de difficultés pendant une quarantaine d’années.

Section II

LOI DU 17 DÉCEMBRE 1 85 1 § i . Historique de la loi

En 1847, le ministère Dechamps céda le pouvoir à un ministère libéral M. Rogier prit le portefeuille de l’In- térieur, M.Veydt celui des Finances et M. Frère-Orban celui des Travaux publics. Dès les premiers mois, le nou- veau gouvernement manifesta la résolution de réclamer

l’impôt sur les successions.

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de nouveaux impôts. Les budgets, disait-il, se soldent régulièrement par un déficit. Celui-ci va croissant, et nécessairement il faut songer à équilibrer les finances. Or, il n’y a pour cela que deux moyens : l’emprunt ou l'impôt. Le premier a des inconvénients énormes. C’est donc au second qu’il faut recourir.

Le 12 novembre 1847, un projet fut déposé parM.Veydt. Ce projet préconisait deux mesures : l’introduction d’un impôt de 1 p. c. sur les successions en ligne directe et le rétablissement du serment. Le serment n’était imposé qu’aux héritiers en ligne collatérale et aux non parents, à l’exclusion des héritiers en ligne directe.

Ce projet ne fut pas discuté.

Le 7 novembre 1848, M. Frère-Orban, qui avait succédé à M.Veydt au département des Finances, déposa un projet nouveau. Pour la question du serment, M. Frère se con- tentait de reproduire dans son article 14 les dispositions du projet de son prédécesseur.

Article 14. - Dans le délai des quinze jours suivants (des quinze jours qui suivront le terme fixé pour la recti- fication des déclarations), les parties déclarantes de la succession d’un habitant du royaume se présenteront en personne, soit devant le tribunal de première instance, soit devant le juge de paix du ressort de leur demeure ou de l’ouverture de la succession, dans l’un et l’autre cas à l’audience publique, et elles affirmeront sous serment, ou de la manière prescrite par leur religion, « qu’elles » croient en sincérité de conscience que tous les biens « meubles, autres que les créances hypothécaires, inscrites » dans le royaume, ont été compris, sans exception ni

» omission, dans la déclaration de la succession de

» et qu’elles ont porté à leur véritable valeur les biens » meubles dont l’évaluation est laissée, par la loi, aux » parties déclarantes «.

» Ce serment, pour les objets auxquels il est restreint,

IR SÉRIE. T. XVII.

3

34

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

sera décisoire. Ce qui serait ultérieurement déclaré ne donnera lieu à aucune pénalité

« A défaut d’avoir prêté serment dans le délai fixé, chacune des parties déclarantes sera passible d’une amende de cinquante francs par semaine de retard. »

En ce qui concernait l’impôt en ligne directe, le taux, comme dans le projet de M.Veydt, était de 1 p. c. ; mais ce taux modique était restreint aux sommes recueillies ab intestat. Tout ce que l’on recueillait au delà était frappé d’un droit de 5 p. c.

De plus, M.Veydt exemptait les successions dont la valeur globale n’atteignait pas 10 ooo fr. ; M. Frère- Orban exemptait les parts individuelles de chaque héritier en deçà de 1000 fr.

Le nouveau projet fut renvoyé à l’examen des sections. Il y fut très mal accueilli, et toutes les sections conclurent au rejet.

Le rapport de la section centrale fut déposé par le rapporteur, M. De Liège, le 20 janvier 1849. Le 19 mars, la discussion s’ouvrit à la Chambre. Elle y occupa six séances, mais n’aboutit à aucun résultat, et l’on finit par ajourner les débats jusqu’après le vote des budgets de j85o.

Dans la pensée de la Chambre, l’ajournement constituait une fin de non-recevoir définitive et l’on espérait que le Gouvernement renoncerait à son projet. On comptait sans la ténacité de M. Frère. Le 8 mai 1 85 1 , il fit reprendre la discussion. Il déclara qu’en présence des dispositions d’une partie de la majorité, le Gouvernement ne jugeait pas à propos de soumettre à un vote le principe de l’impôt en ligne directe et avait, en conséquence, retiré cette partie du projet.

Restait le serment. M. Frère le défendit avec une opiniâ- treté, un talent et une verve extraordinaires. Outre la justice intrinsèque de la mesure, il s’attacha à démontrer sa pressante nécessité. Il est constant, disait-il, que

l’impôt sur les successions.

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toutes les gestions antérieures à 1848 se sont soldées, en définitive, par un découvert de près de 43 millions. 43 mil- lions de découvert en 18 années, cela représente un décou- vert moyen annuel, une insulfisance de 2 400 000 fr. environ.

?! Pouvons-nous persévérer à aller de déficit en déficit ? Pouvons-nous continuer à accumuler des arriérés sur des arriérés, sauf, de temps à autre, à employer la ressource d’une négociation de titres de la dette pour consolider ainsi le passé ? »

Etil concluait : «Je pense, Messieurs, qu’il faut2 5oo 000 à 3 millions de francs de ressources nouvelles (1). «

Cette argumentation ne réussit pas à entraîner la Chambre et l’article 14 fut repoussé par 52 voix contre 39.

Le Gouvernement se retira le 17 mai ; mais, le 23 juin, les ministres reprirent leurs portefeuilles et, dès le lende- main, les débats sur les droits de succession recom- mencèrent. Ils ne furent pas longs. Après deux séances (24 et 28 juin), la besogne de la Chambre était terminée. Le Gouvernement avait, cette fois, renoncé au serment ; mais il exigeait l’impôt en ligne directe. Comme on reprochait à cet impôt de forcer les agents du fisc à s’immiscer dans les secrets des familles, notamment par l’obligation de la déclaration du passif, M. Frère proposa l’arrangement suivant. Si les parties le désiraient, elles auraient le droit de déclarer l’actif brut de la succession et, dans ce cas, au lieu de 1 p. c. elles ne paieraient que - p. c. Pour tout ce qui était recueilli au delà de la part héré- ditaire, le taux restait fixé à 5 p. c.

Grâce à ces tempéraments, l’impôt en ligne directe fut adopté par 61 voix contre 3 1 ; et, après quelques modifi- cations de détail, les autres articles furent votés égale- ment. Enfin, le 1er juillet, la Chambre admit l’ensemble du projet par 57 voix contre 27.

(1) Séance du 9 mai 1851.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Le projet de loi fut alors soumis au Sénat. Le 20 août 1 85 1 , au nom de la Commission des finances, M. Cogels déposa un rapport qui concluait, par 4 voix contre 3, au rejet de la disposition établissant un droit sur les succes- sions en ligne directe et qui déclarait inutile, en consé- quence, de procéder à l’examen des autres dispositions.

Ce fut cette fois le ministre de l’Intérieur, M. Rogier, qui se chargea, au nom du Gouvernement, de la défense du projet. Il rencontra plus d’opposition encore que M. Frère n’en avait rencontré à la Chambre des Repré- sentants et, le 2 septembre, l’impôt en ligne directe fut rejeté par 33 voix contre 18.

Le ministère était battu, mais non découragé ; et, le lendemain du vote, M. Rogier donnait lecture d’un arrêté royal ajournant les Chambres.

Le Sénat fut dissous.

Les élections ne modifièrent que fort peu la composition du Sénat et furent pour le ministère un véritable échec. Heureusement, une nouvelle collision fut évitée, grâce à une solution conciliatrice proposée par un adversaire du projet, M. Spitaels.

L’impôt, d’après l’amendement de M. Spitaels, serait perçu sur l'actif net, au taux de 1 p. c., sans distinction entre la succession ab intestat et la succession testamen- taire ; mais il n’atteindrait que la valeur des immeubles situés dans le royaume et des rentes ou créances hypothé- caires concédées sur ces immeubles, déduction faite du passif hypothécaire.

La transaction semblait honorable pour tout le monde. C’était, de plus, un moyen de sortir d’une situation qui menaçait de devenir insoluble. Le Gouvernement l’accepta et le nouvel impôt fut voté par 46 voix contre 6.

Le projet fut renvoyé à la Chambre. En une seule séance (i3 décembre) l’on discuta et l’on vota les articles et l’ensemble.

l’impôt sur les successions.

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§ 2. Analyse des débats parlementaires A. Impôt en ligne directe

L’argumentation de l’opposition peut se résumer de la manière suivante : L’impôt proposé est, en premier lieu, injuste. Il est, en second lieu, inhumain et vexatoire.

Il est injuste pour trois motifs principaux :

a) Pour la perception de cet impôt on traite comme une succession ce qui, en réalité, n'est que T affermissement d'une propriété déjà existante ;

b) Dans bien des cas, on fait payer aux enfants une taxe sur leur propre travail ;

c) On accentue l'inégalité au point de vue fiscal entre les meubles et les immeubles.

a) Nous avons dit déjà que depuis des siècles on avait tâché de justifier l’exemption du droit de succession en faveur des ascendants et descendants, par certains textes du Corpus juris de Justinien. Le texte favori des adver- saires de l’impôt, c’était un passage de Paul (D. L. 28, t. 2, 1. 11). Ce texte déclare que * les enfants à la mort de leurs parents ne recueillent pas en réalité une succes- sion, mais tout simplement la libre administration de biens qui leur appartenaient déjà*. On devine le parti que les juristes en tiraient. Quand on dit qu’un fils bérite de son père, cela ne veut pas dire qu’une succession s’opère entre ces deux personnes. Le droit de l’enfant sur le patrimoine paternel existait avant la mort du père. Cette mort n’a donc pas pour résultat de faire naître ce droit, mais seulement de lui faire subir une modification. Le droit qui existait à l’état d’énergie potentielle, si l’on peut dire, se transforme en énergie actuelle et dynamique. A une sorte de propriété latente, gênée par la propriété efficiente du père, se substitue une propriété plus réelle et libre d’entraves. Ou, si l’on aime mieux, le

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

fils forme avec le père une communauté englobant tout le patrimoine de la famille. Seulement, le père seul a le pou- voir d’administration et la signature sociale. Au décès du père, ce pouvoir et cette signature passent au fils (1).

M. Frère-Orban attaqua vivement cette théorie : « Je dis, s’écriait-il, que du père au fils il y a succession, comme il y a succession de l’oncle au neveu. La pro- priété était pleine et entière dans celui qui la possédait, elle est pleine et entière dans celui qui la recueille. »

Et plus loin : « Je proteste contre une telle théorie. C’est méconnaître le sentiment universel touchant la famille, que de faire du fils l’associé du père. Il est l’enfant, pas autre chose. Qu’il travaille sous la direction du père,... n’importe, il est plutôt dans la condition d’un serviteur que dans la condition d’un associé. Ni en droit civil, ni en droit naturel il n’acquiert en rien la propriété. S’il en était autrement, il y aurait injustice à ne pas consacrer un pareil droit. »

b) Mais ce patrimoine que vous voulez imposer, repre- nait-on, de quoi se compose-t-il ? De biens hérités anté- rieurement par le père, c’est vrai ; de biens acquis par le père, c’est vrai encore. Mais il y a aussi très souvent une quantité de biens qui sont dus exclusivement au travail de l’enfant. Va-t-on exiger de cet enfant le paie- ment d’un droit sur son propre travail ?

A cela M. Frère répondait : « Est-ce que le père, et, si vous voulez, le père et le fils réunis n’acquittent pas un droit sur leur propre travail, lorsque, ayant épargné quelques milliers de francs, ils achètent un immeuble et

(1) « La langue juridique de Home, dit Fustel de Coulanges (La Cité antique , 15e édition, p. 77), appelle le fils heres suus , comme si l’on disait heres sui ipsius. Il n’hérite, en effet, que de lui-même. Entre le père et lui il n’y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriété. Il y a simplement continuation, morte parentis continuatur dominium. Déjà du vivant du père le fils était copropriétaire du champ et de la maison, vivo quoque pâtre dominas existimatur (lnstitutes, III, 1,3; 111,9,7; 111, 19, 2). »

l’impôt sur les successions.

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paient les droits de mutation £ Et s’il n’y a rien d’injuste à percevoir un impôt dans ce cas, pourquoi serait-il inj uste de le faire dans le cas de mutation par décès } «

c) L’opposition disait encore : Quels sont les biens qui contribueront au paiement du nouvel impôt? Les meubles d’abord, mais pour une quote-part bien minime. Il y a tant de façons, dès que l’on se trouve en matière mobilière, de frauder le fisc. C’est donc surtout la terre que grève- ront les nouvelles charges. Or, en Belgique comme en France, la propriété foncière est déjà surtaxée.

Le ministre opposait à cela l’argument tiré de l’impé- rieuse nécessité l’on se trouvait d’équilibrer les finances. Et comme ses adversaires lui conseillaient de se créer des ressources d’une autre manière, par exemple en faisant voter des centimes additionnels à tel ou tel impôt exis- tant. il demandait si c’était par hasard en votant des centimes additionnels à l’impôt foncier que l’on viendrait en aide à la propriété immobilière. « Il me semble, disait- il, que le moyen de ne pas nuire à la propriété immo- bilière, à l’industrie agricole et aux autres industries, ce n’est pas de les frapper d’une contribution permanente, mais d’attendre l’événement d’un décès, d’un change- ment de position pour percevoir un impôt (1). »

L’impôt, dans la pensée des membres de l’opposition, ne serait pas seulement injuste ; il serait aussi inhumain et vexatoire. A quel moment, s’écriait-on, l’impôt sera-t-il perçu ? Plus d’une fois il le sera au moment la famille, par la mort de son chef, verra sa situation diminuée. Sup- posons un petit détaillant. Il est parvenu, par son négoce, à amasser un modeste pécule, peut-être à acheter quelques lopins de terre. Il vient à mourir. Si les enfants sont en bas âge, il faudra probablement cesser le commerce et vendre ce que l’on a acquis. Pourtant le fisc viendra

(1) Séance du 20 mars 1849.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

dire : « Vous avez hérité de la fortune de votre père, je viens toucher mon tantième. « Est-ce humain ?

Sans doute, répliquaient les partisans du projet, cela pourra se présenter. Mais ce sera un cas exceptionnel. Il reste toujours vrai que, d’ordinaire, celui qui a fait un héri- tage se trouve plus riche qu’auparavant.

L’opposition ajoutait : A la mort du père, il faudra pré- senter au fisc un bilan, et c’est alors que le caractère vexatoire du projet se révélera. Dans ce bilan, en effet, que mettra-t-on ? L’évaluation de tous les biens ayant appartenu au défunt et l’indication exacte de l’actif et du passif, c’est-à-dire que l’on se verra forcé de dévoiler au fisc toute la situation de fortune du père, situation peut- être gênée accidentellement et parfaitement susceptible de se refaire.

Cet argument, d’après M. Frère-Orban, n’était que de la sensiblerie. Il ne faut pas oublier, disait-il, que partout on opère des partages. Ici cela arrive plus tôt, cela arrive plus tard. Mais le partage se fait. Or, si le raison- nement de l’opposition était exact, tous les reproches qu’elle articule contre le projet s’appliqueraient également à l’acte de partage. En effet, cet acte comprend, lui aussi, précisément l’indication de l’actif et du passif et l’estima- tion des valeurs attribuées à chacune des parties. Cet acte est soumis au fisc, il est enregistré. Si dans le pre- mier cas il y a mesure inquisitoriale, il doit en être de même dans le second.

D’ailleurs, continuait le ministre, votre objection ne s’adresse pas seulement à l’impôt en ligne directe, mais aussi à l’impôt en ligne collatérale.

Tels étaient les arguments de l’opposition et ceux du Gouvernement. Nous avons vu ce qui sortit de cette longue discussion. En vertu de l’amendement Spitaels, le droit ne frappe que les biens immeubles et les créances hypothécaires inscrites. En matière d’imposition immobi- lière, aucune ingérence du fisc dans les affaires des parti-

l’impôt sur les successions.

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culiers n’est à craindre. Quant aux dettes déclarées déductibles, elles sont déjà rendues publiques par l’inscrip- tion et ne peuvent donc donner lieu à des recherches ultérieures.

L’impôt en ligne directe prend ainsi le caractère, non d’un droit de succession ce n’est pas toute la succession qui est frappée mais d’un droit de mutation par décès analogue au droit perçu sur les immeubles situés en Belgique et ayant appartenu à un non habitant. Seulement, tandis que dans le dernier cas aucune dette 11’est admise à la déduction, dans le premier on déduit les dettes hypo- thécaires. Aux deux taxes déjà existantes (le droit de mutation par décès en cas de succession à un non habitant et le droit de succession en ligne collatérale) on en ajou- tait, en 1 85 1 , une troisième : le droit de mutation en ligne directe.

Signalons, pour terminer cette matière, le procédé d’évaluation adopté pour les immeubles. La crainte d’un système inquisitorial avait plané comme un spectre sur toute cette discussion. Maintenant que les immeubles étaient imposés, il fallait songer au mode d’estimation. Décréter la nécessité de l’expertise par l’Etat eût été, semblait-il, attribuer au fisc un droit exorbitant d’inter- vention dans les affaires privées. On s’arrêta donc au sys- tème consacré par l’article 3 de la loi du 17 décembre 1 85 1 : «Le Gouvernement déterminera périodiquement, à l’aide des ventes publiques enregistrées pendant les cinq dernières années au moins, et en diminuant les prix d’un dixième, le rapport moyen du revenu cadastral à la valeur vénale.

» Ce rapport sera établi distinctement pour les pro- priétés non bâties, soit par bureau de perception, soit par canton ou par commune. »

Ce mode d’évaluation, étant introduit dans l’intérêt des

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

contribuables, ne leur est pas obligatoirement imposé. Ils ont la faculté d’y recourir ; mais ils peuvent aussi, s’ils le prêtèrent, choisir comme base de la perception du droit 1 un des deux modes établis pour les successions en ligne collatérale, savoir la valeur vénale déterminée par une expertise préalable à la déclaration et faite par les soins du fisc à la demande des parties et la valeur vénale déter- minée parles parties elles-mêmes, sauf le droit de contrôle, par voie d’expertise, accordé à l’administration.

B. Serment

Le projet de M. Frère consacrait le rétablissement du serment. Mais ce n’était pas un rétablissement pur et simple. Le serment dont parlait le projet était le serment décisoire. De plus, la mesure ne devait être appliquée qu’aux héritiers en ligne collatérale. En ligne directe, cela eut paru trop dur.

Dans le caractère décisoire du serment l’opposition se refusait à voir une amélioration. Décisoire ou non, disait M. De Liège dans son rapport, le serment doit être rejeté. Sans ce caractère il n’est qu’une dérision, puisque, dans ce cas, nous écrivons dans nos lois que nous-mêmes nous n’ajoutons pas foi au serment. Avec ce caractère, la mesure peut paraître plus sérieuse, mais en revanche elle est. plus immorale, car les personnes de mauvaise foi seront d’autant plus portées à se parjurer, que le parjure les mettra définitivement à l’abri des atteintes de la loi fiscale.

Parmi les adversaires du serment, celui qui nous paraît avoir exposé la question avec le plus de clarté et de méthode, c’est M. de Decker.

Le serment lui paraissait mauvais pour trois motifs :

a) Parce qu’il est en contradiction avec l’esprit et les tendances de notre siècle ;

l’impôt SUR LES SUCCESSIONS. 43

b) Parce qu’il aurait des effets désastreux pour les con- tribuables, sans grande utilité pour le Trésor ;

c) Parce qu’il compromettrait les intérêts moraux les plus élevés du pays.

a) Le serinent est en contradiction avec l'esprit et les tendances du siècle. Pour que le serment puisse fonction- ner normalement, deux choses sont nécessaires : la viva- cité du sentiment religieux dans le peuple, et l’insuffisance des institutions civiles. En quoi consiste la force du ser- ment \ Dans ce fait que l’homme recule invinciblement devant le crime de prendre Dieu à témoin de la vérité d’une chose qu’il sait être fausse. Mais si, dans un état social déterminé, il existe toute une classe d’hommes pour qui le serment n’est qu’une duperie, parce qu’ils n’admet- tent pas l’existence de Dieu, est la garantie \

L’utilité du serment suppose une autre condition : l’état embryonnaire des institutions civiles. Si la société est arrivée à un développement suffisant pour avoir à sa disposition d’autres moyens de preuve, il ne faut plus recourir à la déclaration sermentelle, car on ne met pas inutilement la divinité en cause.

Les partisans du serment répliquaient : «Si votre thèse est vraie, la conclusion logique n’en n’est pas que le ser- ment ne peut être appliqué aux matières fiscales, mais qu’il faut d’une façon absolue le biffer de nos codes. »

L’objection ne sembla pas émouvoir beaucoup M. de Decker, car il répondit aussitôt : « Je ne reculerais pas, quant à moi, devant cette conséquence ; je crois que ce serait très logique. « Et, à l’appui de son affirmation que le serment n’est pas une garantie, il invoquait le témoignage d’un ancien magistrat, qui, une seule fois dans sa carrière de quarante ans, avait vu, au civil, une partie refuser le serment qu’on lui déférait. « Au criminel, ajoutait l’orateur, on jure de dire toute la vérité, et tout le monde sait que rarement on la dit tout entière. »

44

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Quant au serment politique, on sait ce qu’il vaut. Le par- jure en cette matière est devenu monnaie courante.

b) Le serment aura des effets désastreux pour les contri- buables, sans grande utilité pour le Trésor. Il créera au sein de l’Etat les plus criantes inégalités. Inégalité entre les individus de mauvaise foi et les honnêtes gens : pour les uns le serment sera un jeu, pour les autres une torture morale. Inégalité entre les propriétaires de fortunes immobilières et les propriétaires de fortunes mobiliè- res : les derniers seuls souffriront de l’innovation. Iné- galité, enfin, entre les héritiers majeurs et les héritiers mineurs : dans les successions les héritiers seront mineurs, le fisc n’aura à craindre aucune fraude, car la personne qui gérera les affaires des mineurs, « ne se trou- vant pas intéressée personnellement à frauder, fera la déclaration complète, plus complète qu’on ne la fera lors- qu’on sera soi-même dans la nécessité de payer ».

Ainsi, concluait M. de Decker, l’inégalité vous l’au- rez inévitablement. Or, l’inégalité en matière d’impôt est une injustice. »

Le rétablissement du serment sera, d’ailleurs, pour le Trésor une mesure tout à fait improductive. En effet, de deux choses l’une : ou l’on a foi dans la moralité des mas- ses, ou l’on n’y a pas foi. Dans le premier cas, pourquoi exiger le serment ? Dans le second, comment croire à son efficacité ? Et l’orateur rappelait la parole de Bentham : « Dans toutes les sociétés l’on ne parvient pas à élever la parole à la dignité du serment, le serment lui-même ne sera plus qu’une vaine formule. »

c) Le serment place le contribuable entre son devoir et son intérêt. Il pousse ainsi à la fraude et devient funeste aux grands intérêts nationaux et moraux du pays.

Ici se présente une objection. Que le serment place le contribuable entre son intérêt et son devoir, d’accord ! Mais cette lutte entre le devoir et l’intérêt, c’est la vie

l’impôt sur LES SUCCESSIONS. 45

même de l’homme. Nous la soutenons à toute heure, à tout moment.

« Sans doute, disait M. de Decker, mais ce n’est pas un motif... pour qu’on multiplie ces luttes ; et cela a été aussi le motif pour lequel l’honorable ministre des Finances n’a pas appliqué le serment à la ligne directe ; il a voulu circonscrire le serment autant qu’il a pu. Il a voulu le ser- vir à dose homéopathique. « Et, parcourant la législation belge, l’orateur montrait que le but du législateur avait toujours été de limiter le plus possible le nombre de cas le conflit surgirait. C’est l’unique but de la loi sur les incompatibilités parlementaires. Et il est clair que le législateur constituant songeait aussi à cette éventualité, quand il a inséré dans notre Charte l’article 127, suivant lequel aucun serment ne peut être imposé qu’en vertu d’une loi. Son intention était que le serment ne serait exigé que dans les cas de nécessité absolue.

L’introduction du serment, en encourageant le parjure, poussera donc à l’immoralité. Au surplus, il est permis de se demander s’il est convenable de faire de la religion un supplément aux gendarmes et aux percepteurs des con- tributions (1).

La Chambre se rangea à l’avis de M. de Decker. Le rétablissement du serment fut rejeté à une forte majorité. Quant au Sénat, il n’eut pas même à délibérer sur la ques- tion.

La loi de 1 85 1 renferme encore une série d’autres dis- positions. Ainsi, le droit de 4 p. c. par les frères et sœurs est porté à 5 p. c. Le droit par un adopté ou ses descendants est fixé à 6 p. c. s’il s’agit de la succes- sion d’un habitant du royaume, à 5 p. c. en cas de muta- tion par décès.

Il faut noter enfin la disposition suivante. D’après la

(1) Séance du 14 mai 1851.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

loi de 1817, l’époux survivant payait le droit de 4 p. c. La règle souffrait deux exceptions : l’époux ne devait rien s’il avait retenu un ou plusieurs enfants de son mariage avec le défunt ; de plus, on exemptait du droit l’usufruit, la pension ou la rétribution périodique recueillis par l’époux survivant, si, par le décès du premier mourant, ses enfants issus d’un précédent mariage ou leurs descen- dants ont acquis la propriété ou sont chargés de la pen- sion ou de la rétribution périodique. L’article ier de la loi de 1 85 1 établit pour ces deux cas le droit de mutation en ligne directe.

Nous donnons ci-contre le tarif des droits de succession, de mutation en ligne directe et de mutation par décès, tel qu’il a été fixé par les lois des 27 décembre 1817 et 17 décembre 1 8 5 1 , avec les modifications y apportées par la loi du 28 juillet 187g.

Section III

RÉFORMES PROPOSÉES

§ 1 . Réformes qui ont été préconisées au Parlement

Les droits sur les successions n’étant pas aujourd’hui régis par une loi unique, il faut à tout instant combiner les dispositions de la loi de 1 8 1 7 avec celles de la loi de 1 85 1 . C’est une source de bien des difficultés. Au cours de la session extraordinaire de 1890, le Gouvernement avait déposé un projet de codification des droits de succession et de mutation par décès. Mais en 1892, par suite de la dissolution des Chambres, ce projet vint à tomber et jusqu’à nos jours à part les surtaxes établies par la loi de 1879 régime fiscal des successions est resté, en dépit de toutes les critiques, ce qu’il était en 1 85 1 .

L'IMPOT SUR LES SUCCESSIONS.

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TARIF DES IMPÔTS SUR LES SUCCESSIONS

4 p. c.

i

)

Entre époux (sans enfants)

C

5 p. c.

Sans testament ^

Entre frères et sœurs I

&

©

H

O ^ 2 *

£ 1 £ S

?C £

m ° 1 G 2 B ^

m

1 2

r

G

2

10 p. c.

Par testament j

6 p. c.

Sans testament |

Entre neveu ou nièce, petit- neveu ou petite-nièce et oncle ou tante, grand-oncle ou grand’- tante

10 p. c.

Par testament |

6 p. c.

A charge des enfants adoptifs ou leurs descendants

10 p. c.

A charge des enfants naturels , appelés à défaut de parents au 1 degré successible

10 p. c.

Entre tous autres parents ou personnes non parentes

H

1 p. c.

Ascendants ou descendants

O

O

r h 5 e g a

H

-i -

2 G X g K £ O H

h 5

b- 0

m 2

H

2

1 p. c.

Époux ayant des enfants de leur commun mariage

1/2 p. c.

Usufruit

Epoux survivant recueillant dans la succession de l’époux i prédécédé un usufruit, une 1 pension ou une rétribution ' périodique, lorsque par le dé- i cès de son conjoint ses enfants 1 issus d'un précédent mariage 1 ont acquis la propriété ou sont chargés de la pension ou de la rétribution périodique

1 p. c.

Pension ou rétribu- tion périodique

1 p. c.

1 ° En ligne directe ^

1 "V H

5 p. c.

1 Enfants adoptifs

j ou leurs descendants

\ G

1 G- g £ G ! 1 G H f oo >

H

O

2

5 p. c.

( En ligne collatérale ou entre 1 personnes non parentes

La loi du 28 juillet 1879 a porté le droit de 1 p. c. à 1,40 p. c., relui de 4 p c à 5.50 p c., celui de 5 p. c. à 6,80 p. c . celui de 6 p. c. à 8,20 p c., celui de 10 p. c à 15,80 p. c. Quant aux biens recueillis en usufruit, on continue à payer, en ce qui concerne les trois impôts ci-dessus, la moitié du droit exigé pour la pleine propriété.

48

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Un point qui a été souvent mis en lumière, c’est l’impos- sibilité où se trouve l’administration, dans la législation actuelle, d’empêcher la fraude en matière de successions mobilières.

Pour montrer jusqu’à quel point la fraude est entrée dans nos mœurs, M. Nyssens, dans la séance du 2 décem- bre 1892, racontait les deux faits suivants. Le premier s’est passé dans une commune flamande. Une personne mariée, mais n’ayant pas d’enfants, laisse comme successeur son conjoint. La succession, d’une importance considérable, est en grande partie mobilière. Le conjoint, homme d’une honnêteté scrupuleuse, fait une déclaration superbe pas un seul bien de la succession n’a été oublié. Grand éton- nement du receveur. Le brave fonctionnaire, voulant mettre d’accord les devoirs de sa profession et le désir qu’il éprouve de prévenir chez le contribuable en question de nouvelles manifestations d’une loyauté aussi onéreuse, ne trouve rien de mieux que de lui faire ce petit discours : «Mon devoir est d’accepter votre déclaration; mais je vous préviens que vous allez avoir à payer 5o 000 fr. de droits sur des actions et des obligations que l’on ne déclare pres- que jamais intégralement. «

Le second fait a eu lieu dans une commune du Hainaut. Le de cujus avait institué un légataire universel, et les parents, mécontents, avaient menacé le légataire d’une action en annulation du testament. Apposition des scellés. A la levée des scellés, à laquelle assistent le juge de paix, le notaire, l’avocat, le légataire universel et les parents, on constate que la fortune mobilière du défunt dépasse de loin ce que l’on avait cru. Les héritiers du sang, pour qui cette découverte est une nouvelle cause d’amertume, disent au légataire : « Nous allons requérir la confection d’un inventaire, et vous allez payer sur la succession le droit de i3,8o p. c. » Heureusement pour les deux parties, il se trouvait parmi les assistants un esprit aussi conciliateur que pratique, qui conseilla aux héritiers de renoncer à leur

l’impôt sur les successions.

49

projet, sauf à se faire payer par le légataire les i3,8o p. c. que le fisc, en cas d’inventaire, aurait été en mesure de réclamer. Chacun y trouvant son compte, le conseil fut jugé bon et suivi.

C’est à prévenir le retour de ces faits, et d’autres faits analogues, que tendent plusieurs des réformes que l’on a proposé d’apporter à notre régime fiscal des successions. D’autres se rapportent à un ordre d’idées différent. Nous allons les étudier les unes après les autres.

A. Réformes destinées a assurer la perception DE l’impôt SUR LES VALEURS MOBILIÈRES

a) Attribution à l'État du droit de requérir l' apposition des scellés et T inventaire

Dans la séance du 10 décembre 1891, M. Janson a pré- conisé l’attribution à l’Etat du droit de requérir, à ses frais, l’apposition des scellés et l’inventaire. Cette réforme a rencontré un défenseur résolu en M. Nyssens, qui, à plusieurs reprises, et notamment en 1892 et en 1894, au cours de la discussion du budget des finances, en a réclamé l’introduction dans nos lois.

Le 20 décembre 1894, fut déposée par MM. Ch. Magnette, H. Denis, Georges Lorand, E. Vandervelde, E. Ham- bursin et E. Anseele, une proposition dont la Chambre, après quelques observations de MM. Magnette, de Smet de Naeyer, Woeste, Denis et Nyssens, vota la prise en con- sidération. L’article 3 est ainsi conçu : « Lorsqu’une per- sonne sera décédée, les scellés seront apposés d’office en sa mortuaire, comme aussi dans les résidences qu’elle avait de son vivant.

» L’apposition des scellés sera faite par le j uge de paix ou son suppléant, et, à leur défaut, par le receveur des droits de succession du lieu du décès ou de la résidence, ou par

II» SERIE. T. xvn. 4

50 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

le receveur des contributions du lieu du décès ou de la résidence.

« Un arrêté royal déterminera la rémunération due, de ce chef, aux personnes ci-dessus et réglera l’exécution de la présente disposition.

« Néanmoins les papiers et documents propres à établir l’avoir du défunt seront seuls placés sous scellés.

« En cas de contestation, ces papiers seront placés sous enveloppe cachetée et adressés au président du tribunal, qui statuera en dernier ressort, aux jour et heure à fixer par lui, après avoir entendu l’administration des finances et les intéressés, qu’il invitera à comparaître par lettre recommandée. «

Telle est la première réforme réclamée. On pourrait être tenté de croire que cette réforme est inutile et que le fisc, dans l’état actuel de la législation, possède déjà le droit qu’on demande de lui accorder.

La question a été autrefois vivement controversée; mais aujourd’hui il semble bien que la doctrine et la jurispru- dence soient fixées définitivement dans le sens de la néga- tive (1).

(I) Cf. Belgique judiciaire, 1803. pp. 562 et 593. Voici les motifs que l’on a fait valoir de part et d’autre. L’article 820 du Code civil dit que tous les créanciers peuvent requérir l’apposition des scellés en verlu d'un titre exé- cutoire ou d’une permission du juge. Or, sur le point de savoir quel est le sens à donner au mot - créanciers », les avis sont très divergents. Les uns croient que le Code n’entend parler que des créanciers de la succession. Ils tirent argument de la place qu'occupe l'article dans le Code. Cet article est placé au titre des •* successions » et sous la rubrique « du partage et des rapports ». Tout porte à croire qu’il ne s’agit ici que de créanciers ayant un droit dans la succession.

D’autres soutiennent que si 1 article 820 ne confère pas expressément aux créanciers de l’héritier le droit de faire apposer les scellés, ce droit leur appar- tient en vertu de l'article 1166. Le créancier de l’héritier peut exercer toutes les actions de son débiteur.

On devine le raisonnement du fisc : « Je suis créancier de l’héritier. Mon débiteur peut demander l’apposition des scellés et requérir l'inventaire. Donc je puis exercer ce droit en son nom. »

Cela est inexact Même si l’on adopte le second système, la thèse du fisc est insoutenable. Il est de doctrine et de jurisprudence que l’une des condi- tions indispensables pour que le créancier puisse agir au nom du débiteur.

l’impôt sur les SUCCESSIONS. 5 1

Il faut noter aussi, pour bien préciser les idées, que les partisans de la mesure et notamment MM. Janson et Nyssens n'en réclament l’introduction que pour le cas de succession en ligne collatérale. Il en est de même, pensons-nous, des auteurs de la proposition Magnette. L’article 3 relatif à la matière ne le dit pas expressément ; mais les cinq premiers articles de la proposition ne con- cernent pas les successions en ligne directe.

Même ainsi mitigée, la mesure proposée a été attaquée avec la dernière énergie, et l’on a fait valoir contre elle de nombreuses objections.

Première objection. Cette mesure prescrit à l’autorité publique de se mêler des affaires de famille, et, en consé- quence, elle est contraire aux mœurs du pays. « Le Relge, disait M. Woeste dans la séance du 6 décembre 1892, aime à être maître chez lui, et ce serait troubler jusque dans ses susceptibilités les plus intimes la vie de nos familles, si, dans le moment les membres se groupent à l’écart de tout œil étranger, l’Etat étendait sa froide main sur les patrimoines qui leur adviennent, pour chercher à percevoir, comme impôt, la plus forte somme possible. Non, le deuil des particuliers doit être respecté ; les sen- timents du cœur ne peuvent être méconnus. «

On peut faire à l’objection de M. Woeste une triple réponse.

Cette objection se comprend, lorsqu’il s’agit d’une succession en ligne directe. Mais pas n’est besoin, nous venons de le voir, d’étendre la réforme à ce cas. Avec l’impôt de mutation en ligne directe, tel qu’il existe

c’est que la créance soit exigible. Est-ce le cas ici? Non. La créance du lise non seulement n’est pas exigible, mais elle n’est pas même certaine. Le fisc devra prouver que la succession est passible de l’impôt, et cette preuve ne pourra se faire qu'après la déclaration des héritiers. Tant que la déclaration n’a pas eu lieu, il n’y a dans le chef du fisc qu’une créance conditionnelle. C’est dire qu’il n’a pas le droit d’agir.

Il résulte, d’ailleurs, des discussions qui ont eu lieu au Sénat en 1851, que c’est bien ainsi que l’entendait le ministre des Finances.

52

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

aujourd’hui, cela serait d’ailleurs inutile, puisqu’il n’y a que les immeubles et les créances hypothécaires inscrites qui soient frappés. Nous allons plus loin et nous sous- crivons volontiers à ces paroles de M. Nyssens : « On pourrait admettre des tempéraments même en ligne colla- térale, lorsque les héritiers sont des frères ou des soeurs. « Mais nous ajoutons avec lui : « Lorsqu’il s’agit de parents plus éloignés, qui souvent connaissent à peine la personne dont ils héritent ; lorsqu’il s’agit de ces successions aux- quelles des étrangers heureux sont fréquemment appelés par des dispositions testamentaires, je dis qu’il serait presque puéril de venir invoquer ici un deuil de famille et de dire que celui qui hérite parfois de quelques cen- taines de mille francs ou d’un million, sera gêné dans sa douleur parce qu’il devra payer l’impôt et qu’on viendra contrôler sa déclaration. »

Ce droit de faire apposer les scellés, qui le possède aujourd’hui? Faut-il, pour l’exercer, faire partie de la famille ? Pas le moins du monde. Il suffit pour cela d’être légataire d’une parcelle de la fortune du de cujus, si minime soit-elle. Tel domestique, qui dans une succession de dix millions recueille à titre de légataire une somme de 1000 fr., aura le droit de faire apposer les scellés, de s’opposer à leur levée et de requérir l’inventaire. Et dans le cas ou il y a eu de sa part soit opposition, soit réquisi- tion d’inventaire, il pourra assister à la levée et à l’inven- taire (1). Or, ceci, on l’approuve, personne n’y trouve à redire et pas un membre de la Chambre n’en demande la suppression. Faut-il même être légataire ? La loi ne l’exige pas. Un simple créancier jouit des mêmes droits qu’un légataire à titre particulier. Le législateur ne s’est donc pas laissé arrêter par cette considération qu’un créancier

(1) Les héritiers du sang, le conjoint survivant, l’exécuteur testamentaire, le légataire universel et ceux à titre universel ont le droit d’y assister, quand même ils n’auraient pas fait opposition et n'auraient pas requis la confection d’un inventaire.

l’impôt sur les successions.

53

un peu trop exigeant pourrait troubler la douleur des familles. Nous ne voyons pas pourquoi, dans un but d’utilité générale, on n’accorderait pas au fisc les facilités de recouvrement qu’on accorde au légataire et au créan- cier.

Que l’on n’oublie pas ceci : chaque fois que parmi les successibles il y a un mineur, la loi elle-même prescrit l’apposition des scellés. Pour que cette apposition ait lieu, aucune intervention n’est requise de la part du tuteur ou du conseil de famille. Si le tuteur n’agit pas, l’apposition sera faite d’office à la requête du ministère public. Le législateur ne peut-il faire dans l’intérêt de l’Etat ce qu’il fait aujourd’hui dans l’intérêt du mineur? Les deux inté- rêts sont pourtant également respectables.

Deuxième objection. Dans la séance du 2 décembre 1892, M. Nyssens avait dit : « L’inventaire pourrait être entouré de sérieuses garanties, par exemple la présence d’un magistrat qui empêcherait de fouiller dans les papiers de famille. »

A quoi M. Woeste répliquait dans une séance ulté- rieure : « Comme si l’on pouvait savoir d’avance sont et quels sont les papiers de famille ! « C’est en réponse à cette objection que les auteurs de la proposition Magnette ont inséré dans leur article 3 l’alinéa final. En vertu de cet alinéa, les papiers seront, en cas de contestation, envoyés au président du tribunal, qui statuera après avoir entendu l’administration des finances et les intéressés.

Cette disposition n’a rien de neuf. Aujourd’hui déjà on suit une marche analogue à l’égard des paquets cachetés trouvés lors de l’apposition. Le juge de paix les envoie au président du tribunal de première instance, et s’ils paraissent par leur suscription ou par quelque autre preuve écrite appartenir à des tiers, le président appelle ces tiers à l’ouverture et les leur remet dans le cas ces papiers sont réellement étrangers à la succession (Code de procédure civile, art. 919).

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Nous croyons que M. Magnette aurait bien fait d’exiger en outre, comme le proposait M. Nyssens, la présence d’un magistrat. D'après sa proposition, c’est tantôt le juge de paix et tantôt un simple receveur qui sera chargé de l’apposition. Il serait préférable de confier ce soin exclu- sivement au juge de paix, qui inspirera aux contribuables plus de confiance qu’un fonctionnaire subalterne de l’ad- ministration.

Une troisième et dernière objection a été faite à la mesure que nous préconisons. Nous la trouvons dans un discours remarquable que M. Galopin, professeur et ancien recteur de l’Université de Liège, a prononcé en 1893 à l’occasion de l’ouverture des cours. Dans la pratique, disait M. Galopin, la mesure sera ou bien inutile, ou bien illusoire. « Inutile, dans l’hypothèse assez rare de quel- que conflit entre les diverses personnes appelées à la succession par la loi ou par la volonté du défunt. En pareil cas, l’intérêt, civil de chacun des intéressés est une garantie suffisante de l’intérêt fiscal de l’Etat ; les scellés et l’inventaire sont toujours requis par l’un ou l’autre des prétendants. Illusoire, dans l’hypothèse si commune d’un accord entre tous les successibles, en vue de frauder l’impôt. Leur première préoccupation, leur premier soin, dès l’instant du décès, ne serait-il pas, le plus souvent, de s’emparer de tous les titres et papiers du défunt, pour les mettre à l’abri des investigations du fisc ? Quelquefois même, ne verrait-on pas des mourants s’entendre avec leurs héritiers pour que ceux-ci puissent échapper à tout contrôle des agents de l’Etat ? L’apposition des scellés à la requête du fisc ne serait opérée d’ordinaire que lors- qu’il serait trop tard (1). «

Cette argumentation nous paraît beaucoup trop abso- lue. En lisant ces lignes, on se fait immédiatement cette

(1) Discours sur les droits de succession. Ouverture solennelle des cours, 17 octobre 1893 ; pp. 51 et 32. Liège, Imprimerie H. Vaillant-Car- manne; 1895.

l’impôt sur les successions.

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réflexion : Si l’innovation est si anodine, si dans aucun cas elle n’améliorera la situation de l’Etat et, par voie de conséquence, n’empirera celle des contribuables, pour- quoi tant crier haro ? Il semble vraiment que cela n’en vaille pas la peine.

Mais il y a une autre réponse à l’objection. C’est quelle prouve trop. On peut raisonner, pour un créancier quel- conque de la succession, de la manière dont M. Galopin raisonne pour le fisc. On peut dire : Ou les héritiers sont d’accord, ou ils ne le sont pas. S’ils sont d’accord, ils pourront toujours prendre les mesures nécessaires pour faire disparaître les valeurs de la succession, et la faculté que la loi a donnée au créancier pour la conservation de ses droits sera illusoire. Ici également on peut parfaite- ment concevoir de la part du de cujus une entente avec les héritiers, dans le but de frauder le créancier. Si, au contraire, les héritiers ne sont pas d’accord, ils auront, eux; déjà fait apposer les scellés, et la faculté du créan- cier sera, dans ce cas, inutile.

Faut-il ajouter que nous ne prétendons nullement que, le jour cette réforme sera introduite, la fraude sera devenue radicalement impossible ? Il va de soi que nous ne nous berçons pas d’une pareille illusion. Mais nous sommes d’avis que dans bien des cas la fraude sera enrayée, et que l’on remédiera dans une certaine mesure à la situation déplorable qui existe aujourd’hui : à savoir, que ceux-là seuls paient l’impôt qui veulent bien le faire de leur plein gré et par pur sentiment d’honnêteté (1)

(I) Dans la séance de la Chambre du 22 décembre 1899, à l’occasion de la discussion du budget des voies et moyens, MM. de Smet de Naeyer etWoeste se sont encore une fois déclarés adversaires de la réforme. MM. Bertrand, Ânseele, Journez et Denis ont signalé les abus auxquels donne lieu la per- ception incomplète des droits de succession et soutenu la nécessité de mesures nouvelles.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

b) Interdiction faite aux dépositaires de fonds de s'en dessaisir avant que certaines mesures aient été prises dans le but, d'assurer le paiement des droits.

Cette seconde réforme proposée par M. Magnette tend au même but que la précédente.

Elle est réglée par les articles 6 et 7.

Article 6. « Les sociétés anonymes ou en commandite, belges ou étrangères, ou leurs succursales, et toutes personnes civiles ou physiques, dépositaires de fonds, titres, actions, obligations, espèces et valeurs appartenant à une personne décédée, ne pourront s’en dessaisir en mains des héritiers ou légataires qu’à l’intervention et avec le concours du receveur des droits de succession compétent et après que, contradictoirement avec celui-ci, inventaire en aura été dressé, sur papier libre, et que, en suite de cet inventaire, les droits auront été payés ou qu’il aura été donné des garanties jugées suffisantes par le rece- veur, sauf recours des intéressés au ministre des Finances, le tout, à peine, pour les dépositaires, d’être tenus soli- dairement au paiement des droits et amendes et à peine, en tout cas, d’une amende de 1000 à 10 000 fr. contre l’auteur ou les auteurs de la contravention. »

Article 7. « Les officiers ministériels qui, directement ou indirectement, auront prêté leur concours pour dissi- muler au fisc partie d’une succession, seront solidairement responsables des droits, fraudes et amendes. »

Le projet de loi de M. Doumer on se le rappelle contenait une disposition analogue. Cette disposition, M. Gamard proposait de l’étendre à tout débiteur quel- conque, au lieu de la restreindre aux seuls dépositaires de titres ou d’espèces. En France, d’ailleurs, l’article 25 de la loi de 1 85 2 a introduit déjà la mesure, mais seulement pour les transferts au grand-livre de la Dette publique.

Toutefois, entre la loi française et la proposition Magnette, il y a cette différence que la loi de 1 85 2 n’exige,

l’impôt sur les successions.

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pour que le dépositaire puisse se libérer, qu’un certificat du receveur des contributions constatant le paiement des droits, tandis que M. Magnette exige à moins que le receveur n’ait obtenu déjà des garanties suffisantes la confection préalable d’un inventaire renseignant toutes les valeurs déposées. Il y a là, cela va de soi, une sûreté de plus.

Pour notre part, estimant qu’il est indispensable de faire disparaître au plus tôt l’inégalité, au point de vue de l’impôt, entre les meubles et les immeubles, nous nous rallierions assez volontiers à cette seconde innovation.

Il y a pourtant un reproche à faire à l’article 6. Nous voulons parler de l’énormité de l’amende infligée aux contrevenants. C’est très bien, sans doute, d’ajouter des sanctions à la loi et cela est même indispensable, si l’on veut que la loi soit respectée. Mais une législation humaine doit y mettre plus de modération. Aussi est-ce à bon droit, croyons-nous, que M. Woeste, à ce sujet, a fait entendre une protestation énergique.

c) Obligation du serment

La dernière réforme proposée pour empêcher la fraude en matière mobilière, c’est l’introduction de la déclaration sermentelle. L’article 4 de la proposition dit : « Les per- sonnes à qui incombe l’obligation de faire la déclaration de succession, devront affirmer par serment que la décla- ration est sincère et complète. «

Nous avons examiné plus haut la question du serment et nous avons dit les motifs pour lesquels M. de Decker s’en déclarait adversaire. Ces motifs, nous les acceptons. L’obligation du serment en matière fiscale nous paraît injuste et odieuse. Elle fait du droit de succession un impôt sur la conscience.

Nous ajoutons que non seulement cette partie de la proposition est injuste et odieuse, mais que de nos jours

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

elle ne se conçoit plus du tout. Nous avons entendu dans ces dernières années certains hommes politiques, qui n’étaient pas les premiers venus, dire ce qu’ils pensaient de la force obligatoire du serment. Il s’agissait, il est vrai, du serment politique. Mais leur raisonnement peut s’appli- quer tout aussi bien au serment fiscal. Pour nous, disaient- ils, le parjure n’existe pas, puisque le parjure suppose l’existence de Dieu et que cette existence, nous la nions. On impose aujourd’hui aux citoyens, désignés pour remplir une fonction publique, un serment de fidélité au Roi. L’athée républicain pourra-t-il le prêter ? Assurément, car il a à choisir entre l’impossibilité de remplir aucune fonc- tion publique et un faux serment. Entre deux maux il faut choisir le moindre. Donc il choisira le faux serment.

Nous craignons fort que, si la déclaration sermentelle est introduite en matière fiscale, certains contribuables ne s’approprient ce raisonnement et ne disent : «Nous avons à choisir entre l’abandon d’une partie de notre patrimoine à l’Etat et le faux serment. Entre deux maux il faut choisir le moindre. Donc, choisissons le faux serment. »

Cette constatation n’est guère flatteuse, sans doute, pour notre amour-propre national. Mais, en matière de légis- lation, il faut se préoccuper des situations réelles et non de situations idéales. Imposer le serment serait frapper doublement les gens consciencieux au profit des parjures.

Nous venons d’exposer les trois réformes que préconise la proposition Magnette en vue d’augmenter le rendement des impôts existants en ce qui concerne les meubles. Mais il y a autre chose dans cette proposition. Il y a d’abord une extension nouvelle donnée au principe de l’exemption des petites parts successorales, ensuite l’aggravation de l’impôt en ligne directe, enfin l’établissement d’un tarif progressif.

l’impôt sur les successions. 5 g

B. Extension nouvelle du principe de l’exemption

DES PARTS MINIMES

D’après les lois existantes, le droit de succession en ligne collatérale n’est pas perçu si la valeur globale de la succession ne s’élève pas, après déduction des dettes, au delà de 3oo florins (634 fr-- 92 c.). H en est de du droit de mutation en ligne directe, si la part successo- rale de l’héritier, du légataire ou de l’époux survivant est inférieure à 1000 fr. Le principe de l’exemption des parts minimes est donc inscrit dans la loi de 1817 et dans celle de i85 1 .

La proposition Magnette réclame l’exemption de toute part ne dépassant pas 5ooo fr., valeur nette. Cette part serait établie à l’égard de chaque héritier, tant en ligne collatérale qu’en ligne directe, et non plus à l’égard de toute la masse successorale.

Nous comprenons que les parts insignifiantes soient affranchies de l’impôt. Nous comprenons encore que, pour fixer le minimum imposable, on considère, même en ligne collatérale, la part afférente à chaque héritier. Mais ce que nous ne pouvons pas admettre, c’est que l’on étende l’exemption de façon à 11e plus atteindre que des parts déjà relativement considérables. Cela nous paraît une injustice et une imprudence.

C’est d’abord une injustice, et l’hypothèse suivante le prouve bien. Un individu achète un immeuble de 5ooo fr. Le fisc prélève aujourd’hui sur le prix de vente des immeubles un droit de 5; 5o p. c. Ce droit, dans l’espèce, sera perçu. Quel est l’économiste ou l’homme d’Etat qui songera à demander pour cet acheteur l’exemption de tout impôt? Pourtant l’impôt sur les ventes, quelque légi- time qu’il soit, ne se justifie pas au même degré que l’im- pôt de succession.

La mesure proposée est aussi une imprudence. Car ne pense-t-on pas qu’un dégrèvement opéré dans des propor- tions aussi larges diminuera très sensiblement les revenus

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de l’État ? Il ne faut pas oublier que les successions modestes sont la règle générale. Il ne meurt pas tous les jours des millionnaires, line somme de 5ooo fr., répétée quelques centaines de fois, finit par former un capital énorme.

En Angleterre, cependant la richesse est beaucoup plus concentrée et où, par conséquent, les grandes for- tunes sont plus nombreuses, on n’exempte de Yestate duty que les successions dont la valeur globale n’excède pas 100 livres. Chez nous, la richesse est beaucoup plus épar- pillée. Aussi croyons-nous que, si le législateur poussait aussi loin que le veut M. Magnette le principe de l’exemp- tion, il ne tarderait pas à s’en repentir.

Une mesure qui nous paraît plus défendable, quoiqu’elle rentre dans le même ordre d’idées, est celle édictée par l’article 8 ainsi conçu : « Les pensions alimentaires infé- rieures à 600 fr. par an sont exemptes de tout droit. » Quoiqu’un revenu de 600 fr. représente déjà un capital assez important, nous croyons qu’un motif spécial d’huma- nité milite en faveur de cette disposition.

C. Aggravation de l’impôt en ligne directe

Article 5. « L’article 2 de la loi du 17 décembre 1 85 1 est remplacé par les dispositions suivantes :

» L’impôt sera perçu sur l’actif net de la succession, en ce compris les créances hypothécaires ou chirogra- phaires, les actions, obligations, parts d’intérêts ou de bénéfices, meubles et espèces, rien excepté ni réservé de ce qui constituera le patrimoine du défunt, mais sous déduction du passif admis en ligne collatérale par la législation actuelle. Aucun impôt ne sera par l’héritier donataire ou légataire dont la part, après déduction des dettes, ne dépassera pas 5ooo fr.

« Sur la part nette de l’héritier, donataire au delà de

l'impôt sur les successions.

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100 ooo fr. et jusqu’à concurrence de 200 000 fr., la quotité de l’impôt est portée à 2 p. c. ; à 3 p. c. sur la même part au delà de 200 000 fr. et jusqu’à 5oo 000 fr.; à 4 p. c. sur la même part au delà de 5oo 000 fr. jusqu’à 1 000 000 ; à 6 p. c. sur la même part au delà de 1 000 000. »

Nous ne parlons pas pour le moment du caractère pro- gressif de ce tarif. Nous examinerons ce point quand nous étudierons les changements proposés relativement à la ligne collatérale. Pour le moment ce qui nous intéresse, c’est que M. Magnette, dans la ligne directe, taxe les meubles au même titre que les biens immobiliers.

A notre avis après ce que nous avons dit plus haut de certaines autres réformes c’est une mesure nécessaire et urgente, car elle tend à réparer une véritable iniquité. Il n’est pas juste et il répugne au bon sens que, si j’ai pour tout patrimoine un immeuble de 10 000 fr., je doive sur cet immeuble acquitter le droit de mutation en ligne directe, alors que mon voisin, qui n’a pas d’immeubles, mais qui possède dix millions de francs en valeurs de bourse, soit épargné par le fisc.

On nous répondra peut-être que, si la totalité de la succession est imposée, le dis sera forcé de dévoiler dans sa déclaration toute la situation active et passive de son père, et que cela pourra être très dur.

Mais, comme M. Frère le faisait remarquer dans la discussion de la loi de 1 85 1 , cette situation est très sou- vent déjà connue par des actes de partage.

Et puis, quand même cela ne serait pas, il faut de toute force que l’inégalité consacrée par l’article 2 de la loi de 1 85 i disparaisse, dût-on pour cela recourir à des mesures déplaisantes pour certains contribuables.

Au surplus, l’extension de l’impôt à toutes les catégories de biens pourra mener peut-être à une réduction des taux. Ce que les contribuables perdraient d’un côté pour- rait donc être regagné de l’autre.

Ô2

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

D. Tarif progressif

a) Dispositions de la proposition Magnette

La réforme capitale proposée par M. Magnette con- siste, sans aucun doute, dans l’introduction du principe progressif. Nous venons de voir l’application que l’arti- cle 5 en fait aux successions en ligne directe.

Voici l’article 1er relatif à la ligne collatérale: « Les droits de succession et de mutation, au cas il n’y a pas succession en ligne directe, sont établis comme suit :

« Entre frères et sœurs, sur la part héréditaire 8 p. c., pourvu que cette part ne dépasse pas îoo ooo fr. Le droit sera de î p. c. en plus sur chaque centaine de mille fr. ou fraction au delà de îoo ooo fr., sans pou- voir dépasser i5 p. c. ;

» Entre neveu ou nièce, petit-neveu ou petite-nièce et oncle ou tante, grand-oncle ou grand’tante, sur la part héréditaire, 9,40 p. c. Le droit sera de 1 p. c. en plus sur chaque centaine de mille fr. ou fraction au delà de 100 ooo fr., sans pouvoir dépasser 18 p. c. ;

» Entre tous autres parents ou personnes non parentes, comme aussi entre les parents ci-dessus indiqués, pour ce qui excédera la part héréditaire, de i5 p. c. Le droit sera de 1 p. c. en plus sur chaque centaine de mille fr. ou fraction au delà de 100 ooo fr., sans pouvoir dépas- ser 25 p. c. ;

» Entre époux à 6,75 p. c. avec majoration de 1 p. c. sur chaque centaine de mille francs ou fraction au delà de 100 ooo fr., sans pouvoir dépasser i5 p. c. ;

» Entre l’adoptant et l’adopté ou ses descendants à 9,40 p. c., avec majoration de i p. c. pour chaque centaine de mille fr., sans pouvoir dépasser i5 p. c.

» Pour tout ce qui n’est recueilli qu’en usufruit, il ne sera que la moitié des droits ci-dessus fixés. «

l’impôt sur les successions.

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b) Théorie de l'impôt progressif en matière de succession

Dans la discussion qui précéda le vote sur la prise en considération, MM. Magnette et Denis déclarèrent être partisans d’un tarif progressif pour un motif de justice et aussi pour un motif financier. De nombreuses réformes démocratiques, disaient-ils, doivent être introduites dans notre législation. Pour cela il faudra de l’argent. Dans notre proposition, nous indiquons différents moyens d’ob- tenir cet argent et parmi ces moyens figure le tarif pro- gressif.

M. de Smet de Naeyer, ministre des Finances, et M. Woeste prirent également la parole et attaquèrent vigoureusement l’innovation proposée.

Voici, au contraire, comment s’exprima M. Nyssens :

« Je ne me déclare pas, en matière de droits de succes- sion, comme l’a fait l’honorable ministre des Finances, l’adversaire d’une certaine progression, pourvu qu’elle soit modérée et limitée.

» Les mots « impôt progressif « ne sont pas pour moi un épouvantail. Et l’opinion publique, pourvu qu’il soit modéré, s’y ralliera d’autant plus facilement qu’il y a une tendance à en atténuer le danger et à en changer le nom, en l’appelant, comme on l’a fait en France, « le droit dégressif » (1).

La question de la progression est assurément une de celles qui divisent le plus les économistes.

Ce que nous entendons examiner ici, ce n’est pas le problème de la progression dans son ensemble. Nous ne voulons aucunement discuter l’opportunité d’un tarif pro- gressif pour tous les impôts directs existants, ni recher-

(I) On appelle «tarif dégressif» tout tarif gradué d’après le montant impo- sable, mais contenant un taux maximum. Le droit, dit-on, est proportionnel sur toutes les parts excédant le quantum prévu ; mais il est successivement atténué au fur et à mesure que les parts diminuent d’importance. De le nomid’ « impôt dégressif ».

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cher les motifs pour ou contre la création d’un impôt progressif général sur le revenu. Cela est absolument en dehors du cadre que nous nous sommes tracé.

Un seul point nous intéresse. Un impôt progressif modéré, établi pour la matière très spéciale qui nous occupe, c’est-à-dire pour l’impôt de succession, pourrait- il se justifier ? En d’autres termes, si l'État avait besoin de se créer de nouvelles ressources car un impôt n’est légitime que s'il est nécessaire et si les ressources que lui procureraient les mesures indiquées plus haut (apposition des scellés , inventaire , etc...) étaient encore insuffisantes, aurait-on le droit de faire peser le supplément d’impôt exigé sur certaines catégories de citoyens plus favorisés de la fortune, ou devrait-on nécessairement le faire peser sur tout le monde ]

Assurément, nous n’avons pas pour la doctrine de la progression la sympathie exubérante et enthousiaste que d’aucuns lui ont vouée et nous ne sommes pas de ceux qui, d’après l’expression de M. Balfour, y voient la plus grande découverte du siècle. Mais si, dans les conditions que nous venons de dire, le législateur recourait, en matière de succession, à un tarif légèrement gradué, nous ne nous sentirions aucune envie de lui en faire un crime. Nous croyons même que cette conduite pourrait parfai- tement se justifier.

Que voyons-nous aujourd’hui dans notre régime fiscal l Il y a, d’une part, un certain nombre d’impôts directs, les- quels pour la plupart sont basés sur le principe d’une stricte proportionnalité, et d’autre part une quantité d’im- pôts indirects. Ces derniers sont-ils, eux aussi, propor- tionnels à la fortune du contribuable ? On l’a dit et répété : Les impôts indirects, ceux surtout qui grèvent les objets indispensables à l’existence, pèsent d’une façon bien plus lourde sur les classes populaires et sur les classes moyennes que sur les classes aisées. Chaque contribuable en supporte une part qui varie d’après l’étendue de sa

l’impôt sur les successions.

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consommation. Or, cette consommation n’augmente pas dans la même proportion que la fortune dont on jouit. Celui qui possède 100 ooo fr. de rentes n’utilise pas une quantité dix fois plus forte de café, de sucre, de coton, de laine, etc..., que celui qui n’a qu’un revenu de 10 ooo fr. Le second, en conséquence, paiera sur les impôts frappant ces produits une quote-part de son patrimoine plus consi- dérable que le premier. En réalité, les impôts indirects sont progressifs à rebours.

11 suit de que, même en partant de ce principe que l’idéal en matière fiscale est l’exacte proportionnalité des charges, on pourrait soutenir que, pour réaliser cet idéal, il faudrait établir un contrepoids aux inégalités créées par les impôts indirects.

En quoi consistera ce contrepoids ? Dans l’application à certains impôts directs du système progressif. Ces impôts frapperont davantage les riches, moins lourdement atteints par les impôts indirects, et l’inégalité dans une certaine mesure se trouvera rétablie.

C’est ainsi que déjà le législateur belge a introduit cer- tains impôts de luxe à échelle progressive. La contribution personnelle du chef des serviteurs et des chevaux croit dans une proportion beaucoup plus forte que celle du nombre de bases imposables : pour 1 cheval de luxe on paie 60 fr. ; pour 2 chevaux on paie 70 fr. par tête; pour 5 et au delà, 80 fr. par tête.

Si le législateur désirait, dans une certaine mesure, appliquer le même système aux droits de succession, il trouverait donc certainement de bons arguments pour défendre sa thèse.

On nous demandera peut-être : « Croyez-vous que pour le cas l’on voudrait tenter une application prudente et modérée du tarif progressif, il y aurait des motifs de se tourner du côté des droits de succession plutôt que du côté de tel ou de tel autre impôt ? » Nous répondrons que ces motifs sont multiples.

Ile SEULE. T. XVII. 5

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

a) Il s’agit d’une matière soumise essentiellement à la réglementation de l’État. C’est l’État qui règle l’ordre de successibilité. Cet ordre, il peut le modifier quand il le veut. C’est lui encore qui décide jusqu’à quel degré la suc- cession aura lieu ab intestat. Et quant au droit de disposer par testament, on sait combien de limitations la liberté du de cujus a subies en cette matière... Si l’État dans l’espèce a un pouvoir si considérable, à plus forte raison pourra-t-il préférer un mode d’imposition à un autre, et exiger de l’héritier d’une succession opulente une contribution pro- portionnellement plus lourde que celle qu’il exige d’un autre citoyen.

b) Ce que l’impôt de succession atteint, ce n’est pas, comme la plupart des impôts, un bien acquis par le travail du contribuable, mais un bien acquis gratuitement, sans que le contribuable se soit donné pour cela la moindre peine. Dès lors la progression, quand même elle devrait entraîner forcément des tarifs très élevés, comme on le soutient et nous verrons que cela est inexact - devrait être appliquée à l’impôt sur les successions avant de l’être à d’autres impôts.

c) L’impôt sur les successions est une des taxes pour lesquelles l’établissement d’un tarif progressif offre le moins de difficultés pratiques. Il y a des impôts tels les droits indirects pour lesquels la progression ne se con- çoit même pas. Pour d’autres, elle se conçoit; mais son établissement entraînerait bien des inconvénients. Ici, au contraire, grâce aux mesures que nous avons préconisées, on peut arriver à une évaluation relativement exacte de la somme imposable.

d) Enfin, on serait assez mal venu de protester ici au nom du principe proportionnel; car, en matière de droits de succession, ce principe est manifestement violé. L’État ne se contente pas de percevoir sur toutes les successions indistinctement un tantième pour cent. Les taux sont gra- dués. La différence entre cette graduation et celle proposée

l’impôt sur les successions. 67

par M. Magnette, c’est que la première est basée sur le degré de parenté et la seconde sur le montant de l’héri- tage. Il n’en est pas moins vrai que, des deux côtés, la proportion est rompue. Les partisans intransigeants de la proportion veulent que l’impôt soit objectif. Ce mot revient souvent dans leurs écrits et dans leurs discours. Ils entendent par que celui qui établit l’impôt ne doit avoir égard qu’à la somme frappée, et non à la personne du contribuable. Dans l’espèce, il n’en est pas ainsi. Nous sommes en pleine subjectivité.

Nous venons de prouver :

Que, même dans le seul but de ramener l’ensemble des impôts payés par les contribuables à une certaine proportionnalité, on pourrait admettre l’établissement de quelques taxes progressives ;

20 Qu’il y aurait lieu, pour un pays qui veut faire l’expé- rience du principe progressif, de l’appliquer aux droits de succession, avant de l’appliquer à d’autres impôts.

Il nous reste à voir les grandes objections de principe qu’on oppose à l’introduction du tarif progressif. Elles sont au nombre de quatre :

Première objection. Une des règles constitutionnelles de tous les Etats modernes, c’est, dit-on, l’égalité de tous les citoyens devant l’impôt. Or, ce principe ne peut être réa- lisé que par l’impôt proportionnel.

On motive cette proposition de deux façons différentes. Les uns prétendent que l’impôt est la rémunération d’un service rendu. L’Etat garantit à l’héritier ou au légataire que la succession à laquelle il est appelé lui sera intégrale- ment dévolue et que, s’il est troublé dans sa jouissance, la force publique interviendra pour le protéger. En échange de cette protection, l’héritier ou le légataire est tenu de payer le droit de succession. Le service rendu par l’Etat, ajoute-t-on, est d’autant plus considérable que la somme dont la libre possession est garantie est plus importante. L'ouvrier est payé en proportion de son travail et la règle

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doit rester la même, si cet ouvrier s’appelle l’État. Con- clusion : tout impôt doit être strictement proportionnel au montant des biens frappés. S’il en était autrement, il n’y aurait plus une règle unique pour tous les contribuables partant, plus d’égalité.

Cette théorie est de plus en plus abandonnée, car plus personne n’admet de nos jours que les devoirs du citoyen envers l'État, soient le résultat d’un contrat. Or, c’est bien à cela qu’aboutissent, sans s’en douter, les partisans de l’impôt-échange.

D’autres auteurs n’admettent pas que l’impôt soit la rémunération d’un service rendu. Le contribuable et l’État ne sont pas, à leur avis, des cocontractants échangeant des prestations. L’État est un souverain, et c’est à ce titre qu’il opère sur les facultés individuelles, des prélèvements destinés à subvenir aux dépenses publiques. Mais ils ajou- tent que ces prélèvements doivent être répartis entre tous les citoyens en proportion de leur fortune. C’est le seul moyen d’obtenir l’égalité devant l’impôt.

Cela est-il rigoureusement exact ? Est-il vrai que l’éga- lité consiste à percevoir toujours sur la même somme le même impôt, quel que soit le propriétaire de la somme ? Nous ne le croyons pas. Tout être humain éprouve une série de besoins et de désirs. D’abord il doit manger, boire, se vêtir ... en un mot, se procurer ce qui est indis- pensable à son existence. Ce premier besoin besoin de conservation satisfait, il en naît un autre : c’est le besoin d’un certain confort. Ceci comprend différents degrés. Entre le confort qui n’est que l’absence de gêne et celui qui con- fine au luxe, il y a toute une gamme de situations inter- médiaires. Il en est de même pour le luxe. Tout impôt nous prive des moyens de satisfaire un de ces besoins ou de ces désirs. Il exige donc de nous un sacrifice. Celui-ci sera d’autant plus pénible que le besoin est plus intense. Si l'im- pôt n’entre en conflit qu’avec mon besoin de luxe, il sera moins onéreux que si le conflit s’établit avec mon besoin

l’impôt sur les successions. 69

de conservation. Deux individus sont appelés à une suc- cession. La première succession est de 1000 fr., la seconde de 1 million. Si l’Etat prélève sur les successions une taxe uniforme de 5 p. c., le sacrifice pour celui qui recueille la première succession sera bien plus considérable que pour celui qui recueille la seconde. Dans le premier cas, on empêchera la satisfaction de besoins beaucoup plus inten- ses que dans le second.

On infère de que, pour que le sacrifice imposé à cha- que contribuable soit le même, la simple proportionnalité ne suffit peut-être pas. Il faut pour cela recourir au sys- tème progressif. Comme le dit très bien M. Seligman, « pour réaliser l’égalité des sacrifices, il faut que la charge du riche soit plus lourde que celle du pauvre, non seu- lement d’une façon absolue, mais d'une façon contin- gente r> (l).

Deuxième objection. Au Parlement français M. Cavai- gnac et, à sa suite, M. Labat, ont soutenu qu’un tarif gradué établi en matière de succession ne contient pas le véritable principe progressif. Ce principe consiste à frap- per un capital ou un revenu selon la fortune que possède le contribuable, tandis que dans le cas d’impôt sur les successions une part successorale est frappée, quelle que soit la fortune de celui à qui elle est échue.

A cette objection M. Edmond Yilley, dans une Chroni- que législative publiée dans la Revue d’Economie poli- tique (janvier 1896), réplique : « L’argument prouve simplement qu’on joue parfois agréablement sur les mots au Palais-Bourbon : la progression dépend ici non de la fortune du successible, mais de l’importance de la succes- sion; voilà toute la différence ! »

Cela est vrai, mais ne répond pas à l’objection. La vraie réponse, c’est qu’une observation constante a appris que

(1) Progressive taxation in theory and practice, American Economie Association, 1894; page 13'2. Messrs. Swan Sonneschein and C°, London.

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

les petites successions vont aux petites gens et les grandes successions aux grands propriétaires. Donc, sauf de rares exceptions, l’impôt variera avec la fortune du successible.

Troisième objection. Toute taxation progressive, dit-on, est arbitraire et mène à la confiscation. Il n’y a aucune règle fixe pour déterminer la mesure dans laquelle les taux doivent s’élever. Par contre, les taux proportionnels reposent sur une base solide et ne laissent place à aucun arbitraire, puisque toutes les successions indistinctement sont frappées d’un tantième pour cent.

Mais d’abord ce caractère de fixité, de stabilité plus grande que l’on attribue au régime proportionnel, est peut- être assez chèrement acheté. Car ne peut-on pas dire qu’il entraîne une certaine injustice? On part de cette idée qu’en matière d’impôts, la règle doit consister à imposer à cha- cun des sacrifices inégaux. Or, « il est douteux, dit M. Se- ligman, qu’une stabilité plus grande qui a comme consé- quence une injustice soit préférable à une stabilité moindre qui, d’une manière générale, tend à l’équité » (i).

Au reste, il ne faut pas s’imaginer que les taxes propor- tionnelles échappent complètement au reproche d’arbi- traire. Pourquoi demander aux frères et sœurs 6,80 p. c. et non 5 p. c. ou 8 p. c. ? Il n’y a à cela d’autre motif que la volonté du législateur.

On dit que l’impôt progressif mène à la confiscation. Mais est-ce bien à l’idée même de la progression que cette objection s’applique? Si l’on établissait, comme le disait M. Doumer à la Chambre française, un impôt de îoo p. c., il serait abusif quoique proportionnel. De même, si la progression est rapide et illimitée, de façon à absorber la totalité ou la plus grande partie des successions d’une certaine importance, il y aurait lieu de parler de spolia- tion et de confiscation. Mais jamais aucun partisan rai- sonnable de l’impôt progressif n’a réclamé un tarif sans un

(1) Progressive Taxation , p. 194.

l’impôt sur les successions.

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taux maximum bien déterminé. Au delà de ce taux la progression s’arrête et la taxe devient proportionnelle.

Mais, nous dit-on, ce taux maximum n’est de votre part qu’une concession. Elle ne découle pas du principe pro- gressif : au contraire, elle y déroge. Vous sacrifiez dans la pratique une partie de votre principe, et vous y êtes forcé, parce que, si vous l’appliquiez logiquement, vous iriez aux pires injustices.

Ceci est complètement erroné. La théorie de l’égalité des sacrifices n'a pas, comme conséquence, le système indéfiniment progressif, mais le système dégressif. La graduation des taux dans cette théorie est fondée sur l’in- tensité des besoins que le contribuable, par suite de l’impôt, est empêché de satisfaire. Or, il n’y a guère de différence entre l’intensité des satisfactions dont on prive celui qui est trois fois millionnaire et l’intensité des satis- factions de celui qui l’est quatre fois. Dès lors le taux, en vertu même du principe de l’égalité des sacrifices, doit, à partir d’une certaine limite, devenir proportionnel.

Quatrième objection. C’est à tort, dit-on, que les parti- sans de la progression attendent de leur système une majoration de revenus pour l’État. En réalité, l’impôt progressif n’est pas plus productif que l’impôt proportion- nel. Il ne faut pas perdre de vue les trois faits suivants :

a) Les capitaux, pour se soustraire à des charges trop lourdes, émigrent ;

b) A toute aggravation de l’impôt correspond un redou- blement de fraude ;

c) En Belgique, plus qu’ailleurs, les grandes fortunes sont rares.

Les capitaux, prétend-on, émigrent. En Angleterre, lors de la réforme de 1894, certains prophètes de malheur avaient tenu le même langage. Il semble aujourd’hui que leurs pronostics ne se soient guère réalisés. Non seule- ment l’Angleterre n’a pas vu son développement entravé ; mais les derniers budgets accusent une situation si favo-

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

rable que l’on a pu songer à opérer des dégrèvements notables au profit de l’agriculture. .. Et puis, ce qui pour- rait pousser les capitaux à émigrer, ce n’est pas le fait de la progression en lui-même; c’est l’exagération des taux. Cette exagération peut se présenter sous le régime propor- tionnel, comme sous le régime progressif.

Cette dernière considération sert également de réponse à la deuxième partie de l’objection, d’après laquelle l’im- pôt progressif serait une excitation à la fraude. Au surplus, nous nous demandons si la fraude, en matière de droits de succession, ne sévit pas en Belgique les taux ne montent pas avec l’importance de la somme imposable, tout comme en Angleterre le Finance Act de 1894 a introduit le système progressif.

On dit enfin que les grandes fortunes sont rares en Belgique. Soit ! Le nombre des millionnaires est assez restreint. Mais ce n’est pas au chiffre de 1 million que la progression doit commencer. Dans la proposition Magnette, tout individu recueillant une part successorale supérieure à 100 000 fr. paie une surtaxe.

Il faut ajouter que, quand même le tarif progressif ne mettrait pas un sou de plus dans les caisses de l’État, encore y aurait-il peut-être lieu de l’introduire. Car il aurait pour effet d’apporter dans la répartition des charges une plus grande somme de justice.

0) Appréciation du tarif de la proposition Magnette

Nous ne saurions donc pas nous déclarer a priori , et quelles que soient les circonstances, adversaire de l’éta- blissement de toute taxe progressive sur les successions. Est-ce à dire que nous approuvions de tout point le tarif de la proposition Magnette? Loin de là. Ici, comme par- tout, il faut faire le départ entre les qualités et les défauts.

La qualité essentielle de tout système progressif, c’est qu’il soit empreint de beaucoup de modération. C’est à

l’impôt sur LES SUCCESSIONS. 73

cette condition seulement qu’il échappe tout comme l’impôt proportionnel au reproche de confiscation.

Le tarif proposé est-il modéré ?

Il faut relever à son avantage deux grands mérites :

Le système suivi est celui de la progression graduée par tranches. Les taux les plus élevés ne frappent que les tranches supérieures des parts successorales. C’était aussi, nous l’avons vu, le mode de progression auquel s’était arrêté M. Doumer. En Angleterre, par contre, les taux frappent la somme imposée dans son entièreté.

La progression ne commence qu’à partir de îooooofr., chiffre relativement très élevé. Peut-être même, au point de vue purement théorique, les auteurs de la proposition ont-ils péché par excès de modération. Frapper du même taux les parts de 10 000 fr. et celles de 100 000 fr. ne semble pas tout à fait conforme à l’égalité des sacrifices. Mais, dès que l’on se trouve sur le terrain de la pratique, les déductions rigoureuses et exclusives de tout tempéra- ment ne sont plus de mise.

Nous devons malheureusement ajouter que, si la pro- position a des mérites, elle renferme aussi de graves imperfections.

C’est d’abord l’exagération des taux. Les taux, en ligne directe, peuvent monter jusqu’à 6 p. c. ; pour les frères et soeurs, le conjoint survivant, l’adoptant, l’adopté ou ses descendants, ils peuvent monter jusqu’à i5 p. c.; pour les neveux et nièces, les petits-neveux et petites-nièces, les oncles et tantes, les grands-oncles et grand’tantes, jusqu’à 18 p. c. Pour les autres héritiers ou légataires, l'impôt peut atteindre le taux de 25 p. c. Comme M. Nyssens le faisait remarquer dans la discussion sur la prise en con- sidération, il y a une exagération manifeste.

Voici un second défaut. En France, à l’occasion de l’élaboration du projet Doumer, on a beaucoup insisté sur ce point que les distances entre chaque échelon devaient être petites au début et grandes à la fin. Il y a relative-

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

ment les mêmes différences à établir entre une part de 100 ooo fr. et une de 200 000 fr. qu’entre une part de 1 million et une de 2 millions. La proposition Magnette du moins quant à l’impôt en ligne collatérale ne tient aucun compte de ce point. Tous les échelons s’espacent également. Entre deux tranches successives du tarif il y a uniformément un écart de 100 000 fr. A chaque nouvel échelon le taux monte de 1 p. c.

A notre avis, ces deux défauts pourraient être corrigés de la façon suivante :

a) Pour toute part successorale ne dépassant pas 100 000 fr., le taux demeurerait le même qu’aujourd’hui. M. Magnette, au contraire, de 5,5o p. c., 6,80 p. c., 8,20 p. c., i3,8o p. c., propose de porter les taux minima à 6,75 p. c., 8 p. c., 9,40 p. c., i5 p. c. Le taux du droit de mutation en ligne directe est maintenu dans sa propo- sition à 1 ,40 p. c.

b) Les fractions de parts iraient, en ligne directe comme en ligne collatérale, en doublant toujours, tandis que l’impôt augmenterait en même temps d’une manière régu- lière de -i p. c.

Ce système donnerait une base de progression rigou- reusement mathématique.

D’un autre côté, nous considérons le taux de p. c. comme tout à fait suffisant.

Une part successorale de 200 000 fr. paierait donc - p. c. de plus qu’une part de 100 000 fr., de même qu’une part de 400 000 fr. paierait ÿ p. c. de plus qu’une part de 200 000 fr., et ainsi de suite.

Les différentes tranches indiquées au tarif seraient les suivantes : de 100 000 fr. à 200 000 de 200 000 fr. à 400 000 de 400 000 fr. à 800 000 de 800 000 fr. à 1 600 000 de 1 600 000 fr. à 3 200 000. Après 3 200 000 fr. la progression s’arrêterait.

La différence de taxation entre une succession de

i/impôt sur LES SUCCESSIONS. 75

100 000 fr. et une de 3 200 000 fr. serait ainsi de 2 i- p. c. et les taux obtenus seraient, on le voit, beaucoup plus modérés que ceux de M. Magnette.

§ 2. Quelques autres réformes

Avant de conclure, nous tenons à faire sur la proposi- tion Magnette une remarque importante. C’est que les auteurs de la proposition semblent trop exclusivement préoccupés du désir d’accroître les revenus du Trésor. Sauf ce qui a rapport à l’exemption des parts minimes et cette disposition ne pouvait manquer à une proposition émanée d’un groupe ultra-démocratique tous les arti- cles tendent à ce but. Le but en lui-même n’est pas blâ- mable, mais il ne doit pas faire oublier la nécessité de certaines réformes qui ne sont nullement lucratives pour le Trésor, mais qui sont impérieusement réclamées par une idée de justice.

Enumérons quelques-unes de ces réformes.

M. Magnette et ses amis n’établissent pas une éva- luation plus rationnelle de l’usufruit et de la nue pro- priété. Nous avons résumé plus haut les travaux du Parlement français sur ce point. Lorsqu’il s’agira de modifier notre législation sur les droits de succession, on fera bien de demander quelques conseils à nos voisins du Sud (1).

(I) Dans la séance du Sénat du 24 juin 1896, au cours de la discussion du budget des finances, M. Le Clef insistait sur le point suivant : La suspen- sion des droits dus par le nu propriétaire est subordonnée à la condition qu’il soit fourni caution suffisante. Ce cautionnement peut être donné de différentes manières. On peut citer, entre autres : l'affectation hypothé- caire ; un versement à la Caisse des dépôts et consignations ; l’inscrip- tion au grand-livre de la Dette publique belge.

Si le nu propriétaire est une personne indigente ou jouissant de peu d’ai- sance, il est dans l'impossibilité de fournir l’un des deux derniers modes de cautionnement, et le premier lui-même entraîne des frais considérables.

C’est pourquoi l’honorable sénateur se demandait si le Gouvernement ne pourrait pas accorder une réduction à ceux qui paieront au comptant les

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Une autre réforme qui s’impose, c’est la substitution, pour l’évaluation des immeubles, de la valeur vénale au revenu capitalisé. Les successeurs en ligne directe ont aujourd’hui le choix entre trois modes d’évaluation : l’évaluation par le revenu capitalisé, l’évaluation faite par le fisc d’après une expertise préalable à la déclaration des parties et l’évaluation par les parties elles-mêmes, sauf le droit de contrôle par voie d’expertise accordé à l’administration.

Le premier mode devrait disparaître. La valeur calcu- lée sur la base du revenu ce revenu fût-il le revenu réel a des inconvénients que nous avons signalés plus haut. Mais le revenu dont il s’agit ici est le revenu cadastral et, très souvent, il ne correspond à aucune réalité. Cer- tains immeubles sont donc évalués au delà de leur valeur réelle ; pour d’autres, cette valeur réelle est supérieure à l’estimation du fisc. Le second cas étant, croyons-nous, de loin le plus fréquent, la réforme ne supprimerait pas seulement une injustice; elle serait en outre ce qui ne constituerait, d’ailleurs, que son mérite accessoire une bonne opération financière.

On n’objectera plus, croyons-nous, comme on l’a fait en 1 85 1 , la crainte de voir le fisc s’immiscer dans les affaires des contribuables contre le gré de ceux-ci. Cette crainte, en matière immobilière, parait chimérique et n’est certainement pas un argument suffisant pour faire main- tenir les conséquences iniques auxquelles donne lieu le régime actuel.

droits liquidés du chef de la nue propriété. Cette réduction se déterminerait d'après les tables de mortalité, en tenant compte du nombre d'années de vie probable de l’usufruitier. Il y aurait avantage pour les débiteurs et pour le Trésor : celui-ci jouirait, en effet, immédiatement d’un capital qu'il n'a le droit d’exiger, suivant la loi existante, qu’après un terme plus ou moins long.

M. le ministre des Finances déclara, dans sa réponse à M. Le Clef, que c’était une solution scientifique et qu'il s’engageait à l’examiner avec une sérieuse attention.

L IMPOT SUR LES SUCCESSIONS.

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La propriété immobilière, on l’entend dire à tout instant, est très lourdement imposée en Belgique.

Le législateur belge, à l’instar du législateur autri- chien, n’agirait-il pas sagement en accordant, lorsqu’un immeuble fait en peu de temps (dix ans, par exemple) l’objet de deux mutations par décès, une réduction des droits lors de la seconde mutation ? Ou ce qui revient au même ne pourrait-il pas, dans cette hypothèse, ne taxer l’immeuble que pour la moitié, ou, si les besoins du Trésor l’exigent, pour les trois quarts de sa valeur?

La loi de 1817 frappe la totalité de la succession laissée par l 'habitant. Il n’est fait aucune exception pour les immeubles situés à l’étranger. Or, dans tous les pays voisins existe un droit analogue à notre droit de mutation par décès. Ce droit est perçu sur les immeubles appar- tenant à des non habitants, mais situés dans le pays le droit est établi. Il en résulte que d’après la loi de 1817, un habitant, qui a déjà acquitté le droit de mutation par décès à l’étranger, sera tenu de payer l’impôt une seconde fois en Belgique, et cela du chef des mêmes biens. Cette double imposition ne se justifie aucunement. Aussi serait- il équitable d’autoriser les héritiers à déduire de l’impôt au Trésor belge le montant du droit acquitté à l’étran- ger. A diverses reprises déjà M. Lammens, au Sénat, a demandé l’introduction de cette réforme. M. Beernaert, alors ministre des Finances, n’a pas nié la justesse de ses observations. Il s’est contenté d’opposer l’impossibi- lité où l’on était de sacrifier une partie des recettes de l'Etat. Nous avons indiqué, au cours de cette étude, différents moyens d’accroître ces recettes.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

CONCLUSION

M. Galopin, dans son discours sur les Droits de succes- sion, que nous avons eu déjà l’occasion de citer, disait en terminant : « Il est permis d’espérer... que les Cham- bres qui seront élues par le nouveau corps électoral, sau- ront réaliser les nombreuses réformes que commandent les principes de justice et d’équité sociale dans la matière des impositions publiques. » Ces paroles peuvent aussi servir de conclusion à cette étude.

Quand le moment sera venu de refondre notre régime fiscal et la question est depuis longtemps à l’ordre du jour nous espérons que le législateur n’oubliera pas de jeter les yeux du côté des droits de succession. Il y a là, nous croyons l’avoir prouvé, bien des inégalités à corri- ger, bien des abus à réformer.

Le système qui nous régit est suranné. Il faut, de toute nécessité, y introduire les modifications qu’exigent les circonstances actuelles.

Lors donc que la question des droits de succession sera portée devant le Parlement, le législateur devra, pour faire œuvre utile et bonne, s’inspirer des principes sui- vants :

L’impôt, pour être juste, doit frapper également toutes les catégories de biens et ne pas peser de tout son poids sur une catégorie déterminée. Les meubles doivent être imposés comme les immeubles, et, si des fraudes se pro- duisent, on doit prendre des mesures en conséquence.

Il faut, autant que possible, que le contribuable paie sur la valeur exacte de ce qu’il recueille. Les évaluations de convention évaluation des immeubles au moyen du revenu capitalisé, évaluation arbitraire de l’usufruit et de la nue propriété doivent être repoussées comme con- traires à cette règle.

Il faut que le législateur évite de contribuer par l’impôt

l’impôt sur les successions.

79

à la décadence d’une industrie. Il est donc désirable que des dégrèvements soient opérés au profit de la plus éprou- vée de toutes les industries : l’industrie agricole.

Il faut que personne n’ait à acquitter deux fois l’impôt sur un seul et même bien et qu’en conséquence on auto- rise le citoyen, qui a acquitté en pays étranger l’impôt du chef d’un immeuble situé dans ce pays, à défalquer des droits qu’il aura à payer en Belgique le montant de cet impôt.

Enfin il y aura lieu peut-être, si l’équilibre du budget, rompu par les dégrèvements nécessaires, l’exige, de tenir compte, dans une certaine mesure, de ce fait que le riche paie plus facilement que le pauvre, et qu’un impôt perçu au même taux sur toutes les successions, quelle que soit leur importance, a cet inconvénient d’imposer aux contri- buables des sacrifices très inégaux.

Il y a une vérité que l’on a souvent proclamée et plus souvent encore méconnue, et que nous souhaitons au législateur belge de ne pas méconnaître plus longtemps. C’est que l’impôt n’est pas seulement un moyen d’alimenter les caisses de l’Etat, mais que, si on le comprend bien, il peut être, au sein de la société, un grand facteur de justice.

Georges Vanden Bossche,

avocat à la Cour d’appel de Gand.

LES ÉTOILES

LEUR DISTANCE A LA TERRE LEUR NOMBRE. - LEUR DISTRIBUTION DANS L'ESPACE

Le jour on Galilée dirigea pour la première Ibis la lunette vers le ciel, il vit les bornes de l’Univers reculer devant lui : dans certaines régions de la sphère céleste l’oeil nu n’apercevait que deux ou trois étoiles, se mon- traient des centaines de points lumineux. C’étaient de nou- veaux mondes ouverts à la curiosité de l’intelligence humaine, toujours avide de découvertes. Elle y pénétra avec ardeur.

Nous n’avons l’intention ni de la suivre pas à pas dans cette investigation, ni d’envisager dans leur ensemble ses conquêtes dans cette branche de la science du ciel qui s’appelle l 'astronomie stellaire. Nous voulons simplement indiquer ce quelle nous apprend de la distance des étoiles à la Terre, de leur nombre et de leur distribution dans l’espace. Ce que nous en dirons n’épuisera pas le sujet ; ce sera plutôt une invitation pour nos lecteurs à lire le beau livre que vient de publier M. Ch. André intitulé Traité d'astronomie stellaire (1); nous y avons largement puisé, surtout en traitant du nombre et de la distribution des étoiles.

(1) Première partie : Étoiles simples. Un vol. in-8° de 544 pp. Paris, Gauthier-Villars, 1899.

LES ÉTOILES.

8i

I

Pour dégager en toute rigueur la mesure, en fonction d’une unité convenable, de la distance d'une étoile déter- minée à la Terre, il faut connaître deux choses : la gran- deur kilométrique du rayon moyen de l’orbite terrestre et l’angle sous lequel un observateur placé sur l’étoile verrait ce rayon de face. On donne à cet angle le nom de parallaxe de l’étoile.

La valeur du rayon moyen de l’orbite terrestre nous est fournie par la mesure de la parallaxe solaire : elle se chiffre par le nombre de 144 000 000 kilomètres environ.

Quant à la parallaxe stellaire, voici le principe qui sert de point de départ à sa mesure. Si l’on réunit tous les rayons visuels qui partent de l’étoile, réduite à un point, pour aboutir aux différents lieux que le centre de la Terre occupe successivement dans l’espace pendant un an, on obtient un cône ayant pour base l’orbite terrestre et pour sommet l’étoile elle-même. Ce cône présente deux propriétés évidentes. D’abord, son ouverture est plus ou moins étroite, suivant que le plan de l’orbite terrestre est plus ou moins éloigné de l’étoile ; ensuite, ce cône est droit, si l’étoile est placée sur la perpendiculaire menée du centre de l’orbite terrestre ; il est oblique pour toute autre position de l’étoile, et d’autant plus oblique que l’angle formé par la perpendiculaire au plan de l’orbite terrestre et la droite menée de l’étoile au centre de cette orbite, se rapproche davantage d’un angle droit. Quand il atteint cette valeur, c’est-à-dire quand l’étoile se trouve dans le plan même de l’écliptique, le cône se réduit à un triangle ayant pour base le diamètre de l’orbite terrestre. C’est l’ouverture de ce cône ou l’angle au sommet de ce triangle qu’il s’agit de mesurer.

Comment s’y prendre dans l’impossibilité nous sommes de nous transporter au sommet de ce cône ou de

IIe SÉRIE. T. XVII. 6

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

ce triangle ? La chose serait, sinon aisée, au moins abor- dable si le problème pouvait être renversé : si la Terre, nous sommes, était fixe, et si l’étoile décrivait, dans l’espace à la distance qui nous en sépare, une orbite iden- tique à celle de la Terre. Eh bien! c’est précisément dans ces conditions que nous place l’illusion qui nous fait croire à notre fixité et nous fait attribuer aux astres qui nous entourent notre propre mouvement.

En dépit de notre révolution autour du Soleil, nous nous croyons immobiles dans l’espace; dès lors, tous les rayons qui partent de notre œil pour aboutir à l’étoile nous semblent partir d’un point fixe, celui nous nous figurons être au repos. Il n’en est pas moins vrai que tous ces rayons occupent, en réalité, successivement dans l’espace les directions que nous leur avons vu prendre tantôt; et comme ils ont pour extrémités les deux mêmes points, l’œil de l’observateur et l’étoile, ils ont aussi la même longueur. Il en résulte que l’aspect du phénomène est renversé : notre œil, supposé fixe, devient le sommet du cône ou du triangle dont l’étoile semble décrire la base, en traçant à l’endroit quelle occupe dans l’espace une orbite égale à l’orbite terrestre. Nous voyons d’ici cette orbite apparente dans les mêmes conditions l’on voit de là-bas l’orbite réelle de la Terre. Elle nous paraît donc d’autant plus petite que l'étoile est plus éloignée de nous. Elle se présente par la tranche et, par conséquent, sous la forme d’une ligne droite, si l’étoile est située dans le plan de l’écliptique ; nous la voyons de face, si la Terre nous semble située sur la perpendiculaire menée au cen- tre de cette orbite apparente ; nous la voyons d’autant plus obliquement que la ligne menée de l’étoile à l'œil de l’observateur, fait avec cette perpendiculaire un angle plus voisin d’un angle droit.

Or, on sait qu’un cercle vu obliquement se présente sous la forme d’une ellipse dont le grand axe seul con- serve la grandeur angulaire du diamètre du cercle vu de

LES ÉTOILES.

83

face à cette distance, et que cette ellipse est d’autant plus aplatie que le cercle est vu plus obliquement. Ainsi, en vertu du mouvement apparent que donne aux astres la circulation réelle de notre globe autour du Soleil, une étoile située au pôle de l’écliptique décrit un cercle sur la sphère céleste, les étoiles situées entre ce point et l’éclip- tique y tracent des ellipses d’autant plus aplaties quelles correspondent à des étoiles plus voisines de l’écliptique ; ces ellipses se réduisent à des lignes droites pour les étoiles situées sur l’écliptique même.

Après ce que nous avons dit plus haut des causes de ce phénomène, il est superflu d’ajouter qu’on peut prévoir facilement toutes les circonstances du mouvement d’une étoile déterminée sur son ellipse. C’est à l’observation de ces circonstances et à la mesure angulaire du grand axe de cette ellipse, qui représente le double de la parallaxe stellaire, qu’un grand nombre d’astronomes, et des plus illustres, se sont voués depuis plus d’un siècle et demi. Telles ont été les difficultés rencontrées qu’on n’a pu mesurer jusqu’ici, d’une façon assez exacte, que la paral- laxe d’un très petit nombre d’étoiles.

Un des premiers et des plus connus qui se soient occu- pés de ces mesures, est le célèbre astronome anglais Bradley (1692-1762). Au cours de ses recherches, il décou- vrit l’aberration de la lumière et la nutation de l’axe terrestre, qu’il ne cherchait pas ; mais pas le moindre indice, dans le mouvement des étoiles qu’il observait, qui pût lui donner une idée précise de leurs parallaxes. Ses successeurs, jusqu’à la fin du siècle dernier, parvinrent tout au plus à démontrer que pour le plus grand nombre des étoiles, sinon pour toutes, la parallaxe ne pouvait pas dépasser une seconde d’arc. On comprend, dès lors, toute la difficulté d’un problème qui consiste à dégager un angle aussi minime des circonstances du mouvement com- plexe que donnent à chaque étoile l’aberration, la nuta-

84 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

tion, la réfraction et la parallaxe, la part qui revient à celle-ci étant presque toujours la plus petite.

Le résultat, en apparence décourageant, des recherches entreprises jusqu’à la fin du dernier siècle, ne fut cepen- dant pas sans profit pour les astronomes. Il leur avait appris que les instruments à réticule étaient presque impuissants à déceler un angle si petit ; l’épaisseur du fil, si mince qu’on le suppose, suffisant presque toujours à couvrir la grandeur qu’il fallait mesurer. De plus, il les amena à étudier non plus le mouvement apparent absolu de l’étoile dont ils voulaient mesurer la parallaxe, mais son mouvement relatif aux étoiles voisines. Cette méthode, comme nous allons le voir, permet d’atteindre la parallaxe sans se heurter aux obstacles accumulés par l’aberration, la réfraction et la nutation.

Le rapprochement apparent de deux étoiles sur la sphère céleste n’implique pas, évidemment, quelles sont à la même distance de la Terre ; l’une d’elles peut très bien être beaucoup plus rapprochée de nous que sa compagne de hasard. Supposons que nous ayons de bonnes raisons de croire qu’il en est réellement ainsi, en sorte que la parallaxe de la seconde étoile puisse être considérée comme nulle en face de la parallaxe de la première. Grâce à leur rapprochement sur la sphère céleste, les deux astres subiront la même influence relative à l’aber- ration, à la réfraction et à la nutation ; mais le premier inscrira les effets de sa parallaxe dans son mouvement par rapport au second.

Cette méthode des mouvements relatifs suggérée déjà par Galilée et analysée plus tard, vers 1675, dans une lettre adressée à la Société Royale de Londres par Gre- gory d’Edimbourg, fut employée d’abord par le Dr Long, au milieu du siècle dernier, puis par William Ilerschel. Mais ni l’un ni l’autre ne réussirent : le premier, parce qu’il avait pris comme sujet de recherches des groupes binaires réels ; le second, parce que les étoiles observées

LES ÉTOILES.

85

étaient, de fait, à peu près à égale distance de la Terre. Il fallut attendre jusqu’au milieu du second quart de ce siècle, pour en tirer profit. La gloire de ce premier succès était réservée à Bessel.

Il se servit, dans ses observations, d’un héliomètre. On sait que la lentille objective de cet instrument est coupée diamétralement en deux parties pouvant glisser l’une contre l’autre. Lorsque les deux demi-lentilles sont juxta- posées de façon à avoir leur foyer principal au même point, la lunette ne donne qu’une seule image de l’étoile obser- vée. Mais lorsqu’on fait glisser les deux moitiés de la lentille, l’image se dédouble. L’écartement angulaire des deux images dépend du déplacement relatif des deux parties de l’objectif ; on comprend sans peine que l’on puisse lire la mesure de cet écartement sur le tambour de la vis micrométrique qui règle le déplacement des demi- lentilles. L’étoile que Bessel choisit pour en mesurer la parallaxe, fut la 61e du Cygne. Ce choix lui fut suggéré par le mouvement propre considérable de cette étoile. Bessel crut, avec raison, qu’un mouvement propre plus grand pour une étoile que pour ses voisines, permettait de la croire plus rapprochée de nous que celles-ci. Il choisit pour points de comparaison deux étoiles situées l’une à 8', l’autre à 12' environ de la 61e. Il dédoublait en faisant glisser les deux moitiés de la lentille de l’hélio- mètre, convenablement orienté, les images des deux étoiles dont il voulait mesurer la distance angulaire, de façon que les quatre images fussent sur une même droite et situées à égale distance l’une de l’autre. Cette méthode, qu’il estimait plus correcte, lui donnait le double de la distance angulaire. Après un grand nombre de mesures, il trouva qu’ effectivement la 61e se rapprochait et s’éloi- gnait de chacune des deux étoiles de comparaison, de l’allure même que lui avait indiquée la théorie. La mesure des éléments de ce mouvement relatif lui donna comme parallaxe o',35.

86

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Beaucoup d’observateurs se sont livrés depuis aux mêmes recherches, et les moyens qu’ils ont employés ont été des plus variés (1). Celui de Bessel n’a pas vieilli et il a été perfectionné par les astronomes Gill et Elkin, en 1884. On s’est servi tour à tour de mesures micrométri- ques, faites soit avec l’héliomètre, soit avec le micromètre, de passages d’étoiles dans le plan méridien et de la mesure à ce moment de leur distance zénithale ; enfin, on a eu recours à la photographie. Ce dernier procédé, mis en œuvre d’après une méthode ingénieuse due à M. Kap- teyn, de l’Observatoire de Le.yde, nous promet des paral- laxes par centaines (2). Voici, d’après le Bulletin astro- nomique^), quelques indications relatives à cette méthode proposée, en 1889, au Comité de la carte photographique du ciel. « Les clichés destinés au catalogue devaient être faits de la manière suivante : Chaque plaque de la série serait impressionnée au moment de la parallaxe maxima pour les étoiles de cette plaque ; les clichés ne seraient pas développés, mais mis de côté dans des boîtes bien fermées ; six mois après la première pose, on en ferait une seconde sur chaque plaque, en se servant de la même étoile de repère, mais avec un réglage un peu différent du micromètre de la lunette-pointeur, de façon que chaque plaque conserve une image latente double de toutes les étoiles ; douze mois après la première pose, on en ferait une troisième, en déplaçant encore davantage le micro- mètre de la lunette-pointeur. La plaque serait exposée sous le réseau avant cette dernière pose. En la dévelop- pant, on devait trouver trois images de chaque étoile et une image du réseau, et il est facile de voir que les coor- données de ces images, mesurées sur la plaque, permet-

(1) Nous renvoyons le lecteur curieux de détails sur l’histoire de la décou- verte des parallaxes stellaires, au Traité d'astronomie stellaire de Ch. André, lre partie, ch. IX, pp. 217-285. On peut consulter aussi le Bulle- tin astronomique, tome X, 1893, pp. 63-66.

(2) Bulletin astronomique, mai 1899, p. 198.

(3) Ibid., mai 1899, p. 192.

LES ÉTOILES. 87

traient de déterminer le mouvement propre et la parallaxe des étoiles ainsi photographiées.

» La méthode de M. Kapteyn a été expérimentée par M. A. Donner, à Helsingfors, et les clichés obtenus ont été ensuite mesurés et discutés par M. Kapteyn lui-même, ou sous sa direction. Avant de publier le travail entier, M. Kapteyn a pensé qu’il y aurait intérêt à donner, comme spécimen, les résultats fournis par trois clichés... Chacun de ces clichés contient douze images de chaque étoile, dont les trois premières se rapportent au premier maximum, les six suivantes au deuxième, et les trois der- nières au troisième maximum de la parallaxe. Le tableau publié par M. Kapteyn donne les parallaxes de 248 étoiles, déduites de chacun des trois clichés, et les moyennes de ces nombres, qui ne comportent, en général, qu'une incer- titude de o ,02. M. Kapteyn ajoute encore les parallaxes des deux composantes de 61 Cygne, fournies par cinq cli- chés (o",3o et o",36). »

L’avenir est donc plein de promesses, et tout fait espé- rer que la connaissance des parallaxes stellaires progres- sera désormais d’un pas beaucoup plus alerte qu’elle ne l’a fait depuis Bessel.

En 1889, I’Astronomie publiait la liste de toutes les parallaxes connues à cette époque : vingt-deux étaient rangées sous le titre de parallaxes les plus sûres ; vingt- huit sous celui de parallaxes incertaines .

Dans son Traité d'astronomie stellaire (ire partie, pp. 276-277), M. Ch. André cite cinquante étoiles dont les parallaxes seraient connues d’une façon certaine. Nous choisissons dans ce tableau les étoiles les plus facilement reconnaissables dans le ciel. Nous faisons suivre leurs noms des nombres qui mesurent leurs parallaxes et leurs distances à la Terre exprimées en années de lumière : on sait que la lumière voyage à raison de 3oo 000 km à la seconde. La première étoile de notre tableau est la

88

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

plus proche, et la dernière la plus éloignée de notre globe parmi celles dont on connaît la parallaxe.

Parallaxe Distance

a. Centaure o ",75 4 ans

Aldébaran o",52 6 ans

61e Cygne o',40 8 ans

Sirius o", 3g 8 ans

Procyon o",2j 12 ans

Castor o'',20 16 ans

Altaïr o ', 20 16 ans

Parallaxe

Distance

Véga

o",i6

20 ans

La Chèvre

0", 1 1

3o ans

Régulus

o",og

36 ans

Pollux

or,,o7

47 ans

Etoile polaire

o",c>7

47 ans

a Argus

o'',o3

109 ans

Arcturus

o",02

1 63 ans

Le tableau dressé par M. Ch. André suggère une remarque intéressante. En 1890, M. Kleiber, s’appuyant sur le calcul des probabilités, a démontré que le nombre probable des étoiles dont la parallaxe dépasse o'', 1 , est 49. Or, dans le tableau de M. Ch. André, ce nombre est dépassé pour 36 étoiles ; il en resterait donc i3 à décou- vrir. D’autre part, le même tableau montre que ces étoiles dont la parallaxe est supérieure à o",i, ont des mouve- ments propres dépassant o',o5. La découverte d’un mou- vement propre de cet ordre de grandeur signalerait donc à l’attention des astronomes qui s’occupent des parallaxes, l’étoile qui le posséderait, puisque sa paral- laxe, probablement supérieure à 0", 1 , serait plus aisément mesurable.

Ces résultats positifs semblent bien maigres, surtout si l’on tient compte du nombre considérable des étoiles qui peuplent l’espace. Les astronomes ont cherché à les com- pléter par des indications plus larges mais beaucoup moins précises, appuyées sur d’ingénieuses hypothèses.

Ce qui frappe tout d’abord dans le spectacle d’un ciel pur brillamment constellé, c’est la grande variété d’éclat des étoiles. Il semble que la main qui les a semées dans l’espace, depuis les plus brillantes jusqu’à celles qu’on voit à peine dans nos instruments les plus puissants, ait voulu

LES ÉTOILES.

89

faire passer devant nos yeux toute l’échelle des intensités lumineuses comprises entre ces deux extrêmes. Les anciens avaient remarqué, sans doute, cette variation pour ainsi dire continue ; mais, laissant de côté les nuances, ils s’étaient bornés à partager les étoiles visibles à l’œil nu en six ordres qu’ils appelaient grandeurs, les plus bril- lantes étant de première grandeur.

Les causes de cette grande variété d’éclat apparent sont multiples ; mais il en est une plus générale et qui finit par dominer : c’est la variété même de la distance des étoiles à la Terre. Sans doute, telle étoile en particulier, très peu brillante, doit peut-être son apparence non à sa distance plus grande, mais à son faible éclat intrinsèque. Ce sera une exception à la loi générale qui n’en reste pas moins vraie et nous permet d’affirmer que la distance moyenne de tout un groupe nombreux d’étoiles très peu brillantes, est plus grande que la distance moyenne des étoiles d’un autre ensemble plus brillant. C’est une conséquence de la loi des grands nombres qui efface les écarts accidentels et finit par faire de l’ordre avec du désordre.

Les astronomes modernes ont conservé la division des étoiles en grandeurs distinctes. Seulement, comme les étoiles d’une grandeur déterminée n’ont pas toutes la même intensité de lumière, le jour l’idée leur vint de rattacher l’évaluation approchée de la distance des étoiles à la Terre à leur éclat relatif, ils se sont ingéniés à fixer Y éclat moyen qu’il convenait d’attribuer aux étoiles grou- pées sous chaque grandeur.

Le premier qui se soit occupé d’estimer ainsi la distance des étoiles, est le célèbre astronome anglais William Herschel. Il prenait deux télescopes exactement sembla- bles, observait dans l’un la première, dans l’autre la seconde des deux étoiles qu’il voulait comparer ; puis, au moyen de diaphragmes circulaires de plus en plus petits, il diminuait l’éclat de la plus brillante de façon à le rendre

90

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

égal à celui de la seconde. Des expériences préalables, faites avec les mêmes instruments sur des sources de lumière artificielle, lui avaient appris dans quelle propor- tion ses diaphragmes diminuaient la lumière des objets observés ; ce qui lui permettait de calculer combien de fois l’éclat de la plus brillante valait l’éclat de la plus faible. Partant ensuite du principe que l’éclat d’une étoile varie comme sa surface et que la surface diminue en raison in- verse du carré des distances, il en concluait l’éloignement relatif des deux étoiles. Ainsi, une étoile dont l’éclat était 4 fois plus faible que celui d’une autre étoile, était supposée 2 fois plus éloignée que celle-ci ; un éclat 9 fois plus faible supposait une distance 3 fois plus grande, et ainsi de suite. Comme il savait, d’ailleurs, qu’aucune étoile de première grandeur n’a une parallaxe supérieure à une seconde ce qui fait que ces étoiles doivent, en moyenne, pour nous envoyer la lumière mettre plus de trois ans il trouvait que les étoiles de seconde grandeur exigeaient plus de 6 ans, les étoiles de 4e grandeur plus de 12, les étoiles de 6e grandeur plus de 36, enfin les étoiles les plus faibles visibles dans son télescope de vingt pieds, plus de 2700 ans.

Depuis lors, d’autres astronomes, dont le plus connu est Struve, s’appuyant sur le même principe photométrique rendre égal, par un procédé quelconque susceptible de mesure, l’éclat de deux étoiles différentes d’aspect mais se servant d’instruments plus perfectionnés, ont entrepris les mêmes recherches ; voici les résultats obtenus.

Le rapport entre les éclats moyens de deux grandeurs contiguës est 2,42 ; ce qui donne, en prenant pour unité la distance moyenne à la Terre des étoiles de première gran- deur, le tableau suivant :

LES ÉTOILES.

91

Grandeur

Distance

Grandeur

Distance

1

1 ,00

9

34,3o

2

1,55

10

53,56

3

2,42

1 1

83,oo

4

3,76

12

129, 12

5

5,86

i3

200,90

6

9,11

H

3i 2,5o

7

14. 17

i5

486,10

8

22,04

16

756,20

Avec son télescope de dix-huit pieds, Herschel parve- nait jusqu’aux étoiles de 16e grandeur, dont il estimait la distance à 756 unités ; ce qui ferait, en prenant 3 ans de lumière pour la distance des étoiles de première grandeur, 2268 ans.

Mais ce nombre serait beaucoup trop faible, si l’on vou- lait tenir compte des résultats fournis par des recherches plus récentes. Prenons, par exemple, les résultats obtenus par M. C. F. A. Peters et relatifs aux parallaxes de 35 étoiles que leur éclat moyen range dans la 2e gran- deur ; et admettons, pour les distances relatives des étoiles des différentes grandeurs, les nombres qu’a trouvés Struve en se basant sur une loi de condensation des étoiles dont nous parlerons plus tard (1). Celui qui se rapporte aux étoiles de 2e grandeur est 1,80. Ramenons les 35 parallaxes mesurées par M. Peters à ce qu’elles seraient si les étoiles correspondantes étaient toutes à la distance 1,80. La moyenne des nombres ainsi obtenus est o", 116. Prenons-la comme expression de la parallaxe moyenne des étoiles de 2e grandeur, et en utilisant les nombres donnés par Struve pour les distances relatives des étoiles des différentes grandeurs, calculons leurs parallaxes moyennes respectives. Les résultats sont grou- pés dans le tableau suivant.

(1) Nous verrons alors que, sauf pour les quatre premières grandeurs, ces nombres ne diffèrent guère de ceux du tableau précédent.

92

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Distance en

Distance

Grandeur

Parjllaïc mojenne

rayons

en

de l'orbite terrestre

années de lumière

1

0",209

986 OOO

1 5 , 5

2

or',n6

1 778 OOO

28

3

o'',07Ô

2 725 OOO

43

4

o\o54

3 85o ooo

60,7

5

o",o37

5 378 ooo

84,8

6

o’',027

7616 ooo

120, 1

Ainsi, les étoiles de ire grandeur seraient situées à la distance moyenne de 1 5 ans de lumière, au lieu de 3 ans : les chiffres cités plus haut seraient donc 5 fois trop faibles.

Si l’on en croit Herschel, son télescope de quarante pieds , avec lequel il n’atteignait pas les dernières étoiles de la voie lactée, portait la vue jusqu’à 23oo fois la dis- tance des étoiles de ire grandeur. Cette distance étant, en nombre rond, î ooo ooo de fois la distance du Soleil à la Terre, ou 1 5 , 5 années de lumière, en multipliant chacun de ces nombres par 23oo, on trouve que le télescope de quarante pieds pénétrait jusqu’à

2 300 000 000 rayons de l’orbite terrestre,

distance que la lumière met

55 650 années

à franchir, à raison de 3oo ooo kilomètres à la seconde.

Si l’on admettait le nombre o',07 trouvé par Berbe- rich (î) pour la valeur de la parallaxe moyenne des étoiles de ire grandeur, les dernières étoiles d’Herschel mettraient plus de

100 000 ans

à nous envoyer leur lumière.

Ces résultats et ces vues théoriques seraient confirmés

(1) Bulletin astronomique, t. X, 1893, p. 383.

LES ÉTOILES.

9'3

si, partant d’un principe différent, on arrivait à des conclu- sions de même ordre. Or, la considération des mouvements propres des étoiles nous fournit ce moyen de contrôle.

On conçoit, en effet, que ce que nous disions tantôt de l’influence prépondérante de la distance des étoiles sur leur éclat apparent, doit se redire de l’influence de cette distance sur leurs mouvements propres apparents : en moyenne, les étoiles dont le mouvement propre apparent sera le plus sensible seront les plus rapprochées de nous. De fait, en groupant les mouvements propres des étoiles des différentes grandeurs, on constate qu’ils diminuent en même temps que l’éclat. On constate en outre que, pour chaque grandeur, les mouvements propres des étoiles doubles sont plus grands que ceux des étoiles simples de la même classe.

Sans entrer ici au détail des travaux entrepris dans cette voie, nous nous bornerons à rapprocher, dans le tableau suivant, les distances moyennes des étoiles des diffé- rentes grandeurs déduites de leurs mouvements propres de celles qu’ont fournies les méthodes photométriques.

Distances conclues

Grandeur

des mouvements propres des étoiles

par les méthodes

simples

doubles

photoméiriques

1

1,0

1,0

1,0

2

i,3

i,4

1,5

3

2,1

2,0

2,4

4

3,6

3,2

3,7

5

6, 1

5,9

5,8

6

8,5

8,2

9- 1

7

1 2,0

1 1,6

14,2

8

l7>9

17,8

22,0

9

33,3

3 1 ,8

34,3

Nous voilà donc en présence d’un ciel immense, séparés des étoiles les plus rapprochées de nous par une distance égale à 200 000 fois le rayon de l’orbite terrestre, et en

94

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

découvrant d’autres à 2 3oo 000 000 fois ce rayon, sans pouvoir nous flatter d’avoir atteint les dernières. Bâti sur de telles proportions, l’espace céleste serait désert si les soleils qui y sont plongés n’étaient innombrables. Ce que les astronomes nous apprennent du nombre des étoiles et de leur distribution, n’est pas moins propre à exciter notre intérêt que ce qu’ils nous disent de leurs distances.

II

La question du nombre des étoiles se pose sous deux aspects differents. On peut se demander quel est le nom- bre total des étoiles, ou quel est le nombre des étoiles que nous font voir nos meilleurs instruments. Nous n’avons aucun élément pour résoudre la première question. Les lunettes qui nous font aujourd’hui pénétrer le plus profon- dément dans l’espace, nous révèlent encore certaines taches blanches qui semblent bien être des amas d’étoiles que permettra, sans doute, d’isoler l’invention d’instru- ments plus puissants. C’est donc uniquement à la seconde question que nous devons nous attacher. Nous la divise- rons en deux parties. Nous verrons d’abord quel est le nombre des étoiles visibles à l’œil nu ; puis nous recher- cherons ce que nous ont révélé du nombre des étoiles les observations à l’œil armé.

Avant l’invention de la lunette, aucun astronome ne s’est proposé de faire le dénombrement complet de toutes les étoiles visibles dans le ciel ; tous se sont bornés à dresser des catalogues partiels : tels sont ceux de Idip- parque-Ptolémée (1025 étoiles), de Ulugh Beigh (1019), de Tycho-Brahé (1008) et de Hevelius (1564).

Pour évaluer le total, on se fiait à une estimation approximative. Ptolémée, dit-on, fixait à 1600 le nombre des étoiles visibles sur son horizon ; tandis que les Hébreux si l’on en croit Kepler croyaient en voir

LES ÉTOILES.

95

au moins 12 000. Plusieurs astronomes modernes se sont occupés de la question. Nous résumerons surtout les travaux d’Argelander, Urcinometria nova, de Heis, Atlas cœlestis, de Gould, Uranometria Argentina et de J.-C. Houzeau, Uranomêtrie générale. Ce dernier catalogue, oublié par la plupart des auteurs, mérite cependant une attention spéciale. C’est le seul, croyons-nous, s’étendant au ciel entier et basé sur les observations d’un même astronome. Houzeau séjournait à proximité de l’équateur quand il l’a dressé, ce qui lui rendit possibles les excur- sions nécessaires dans les deux hémisphères.

Voici les nombres relevés par ces différents observa- teurs.

Argelander, établi à Cordoba, trouve sur son horizon 2352 étoiles qu’il répartit comme suit :

Grandeur

Nombre

Grandeur

Nombre

1

9

4

21Ô

2

34

5

559

3

94

6

Total

144°

2352

Heis, établi à Miinster, note de son côté, pour la partie du ciel visible en cette ville :

II.

Grandeur

1

2

3

Gould énumère, l’hémisphère sud :

Grandeur

III. 1

2

3

Nombre

Grandeur

Nombre

9

4

204

34

5

583

92

6

2981

Total

3903

comme

suit, les étoiles

visibles

Nombre

Grandeur

Nombre

ÎO

5

556

36

6

2261

106

7

J490

235

Total

6694

4

96

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

J. C. Houzeau, observant tantôt à la Jamaïque, tantôt à l’isthme de Panama, donne les chiffres suivants :

POUR LE CIEL

ENTIER

Grandeur

Nombre

Grandeur

Nombre

IV. i

20

4

595

2

5 1

5

1 2 1 3

3

200

6

3640

Total

57*9

POUR LHÉMISPHÈRE NORD

Grandeur

Nombre

Grandeur

Nombre

V. 1

1 1

4

277

2

5

5g5

3

88

6

*9l9

Total

29i6

pour l’hémisphère sud

Grandeur

Nombre

Grandeur

Nombre

VI. i

9

4

3 1 8

2

25

5

618

3

1 12

6

1721

Total

28o3

Enfin, dit M.

Charles André,

si l’on combine les résul-

tats de Y Uranometria nova, de

l’Atfas cœlestis et de la

Bonner Durchmustcrung , on obtient les chiffres suivants

pour l’hémisphère nord :

Grandeur

Nombre

Grandeur

Nombre

VII. 1

8

5

735

2

35

6

2788

3

99

7

3897

4

238

Total

7800

LES ÉTOILES.

97

En additionnant ce dernier chiffre et celui trouvé par Gould pour l’hémisphère sud, on a pour le ciel entier 14 494 étoiles.

Tous ces chiffres diffèrent beaucoup les uns des autres et montrent que toute incertitude n’a pas disparu tou- chant le nombre des étoiles visibles à l’œil nu. Remar- quons toutefois que c’est dans le groupe des étoiles de 6e grandeur que se manifeste surtout le désaccord. Or, la limite de visibilité à l’œil nu s’arrête entre la 6e et la 7e grandeur ; de plus, le nombre des étoiles augmente dans une forte proportion à mesure que leur éclat dimi- nue ; il n’est donc pas étonnant que pour ceux qui poussent les investigations jusqu’à la 7e grandeur, comme Gould, les nombres relevés soient presque le triple de ceux de J. C. Houzeau. Si l’on retranche, en effet, du nombre de Gould (6694) les étoiles qu’il note comme dépassant la 6e grandeur (4888), on arrive au nombre 1806, beaucoup moins éloigné de celui de Houzeau (28o3). Si l’on opère de même sur le total du tableau VII, on trouve le nombre 7800 5745 = 2o55, qui, lui aussi, se rapproche du total 2916 trouvé par J. C. Houzeau. Les écarts subsistent cependant, et ils montrent à l'évidence ce que nous disions tantôt, que la limite de visibilité à l’œil nu s’arrête, non à la 6e ou à la 7e grandeur, mais entre les deux.

Nous venons de faire connaître une raison de la grande différence qui existe entre les nombres donnés par les astronomes ; mais il en est d’autres. Nous allons en signaler quelques-unes, sans épuiser la série. On doit invoquer d’abord la plus ou moins grande acuité de la vue. Il semble bien que c’est à cette cause qu’il faille attribuer la grandeur des nombres recueillis par Hevelius et Heis, nombres qui surpassent notablement ceux de leurs con- temporains.

Il faut signaler aussi l’influence de l’usage des lunettes et des télescopes. Bien que ce soit la vue à l’œil nu et non à l’œil armé qui règle le compte uranométrique, les

lie SÉRIE. T. XVII.

98

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

lunettes interviennent pour déterminer la position des étoiles ; or, on sait que ces instruments augmentent l’éclat des étoiles, tandis que les pinnules des anciens le dimi- nuaient. Dès lors, est-il étonnant que l’attention éveillée et l’œil préparé par la vision télescopique découvrent, à la vue simple, bien des étoiles faibles qu’on n’aurait pas aperçues sans cet entraînement? D’ailleurs, il semble bien que Gould et les astronomes dont les données ont servi à com- poser le tableau VII, se soient contentés d’énumérer toutes les étoiles qui, dans les lunettes, leur apparaissaient com- prises dans les sept premières grandeurs. Mais il y a à cette façon d’opérer plusieurs inconvénients. D’abord, ils sont très rares les yeux assez perçants pour découvrir sans secours instrumental les étoiles de septième grandeur. Ensuite, Houzeau a remarqué que certaines étoiles sem- blaient plus brillantes que d’autres dans les lunettes, tan- dis qu’à l’œil nu les moins brillantes seules étaient visi- bles; nous ne pouvons donc pas, dans ces recherches, nous lier toujours à nos instruments. Enfin, deux étoiles qui se dédoublent facilement dans les lunettes, peuvent n’en for- mer qu’une seule pour l’œil nu. Et ici se présentent par- fois d’étranges constatations : Houzeau raconte qu’il a pu dédoubler à l’œil nu des étoiles écartées de 7', tandis qu’il n’a pas pu en dédoubler d’autres dont la distance angulaire était de 5o'.

Une troisième cause qui tend à expliquer les écarts signalés et c’est la dernière que nous citerons a été indiquée par M. Pickering dans le XXIVe volume des Annals of Harvard College Observatory: c’est la dif- férence de latitude des stations d’observation. Les étoiles qui passent chaque jour au zénith et celles qui s’élèvent à peine au-dessus de l’horizon, ne sont pas les mêmes pour tous les points du globe. Or la lumière des premières, ayant à traverser une couche moins épaisse d’atmosphère, les fera apparaître avec plus d’éclat que les autres. C’est ainsi que certaines étoiles vues à Cordoba sont notées bien

LES ÉTOILES.

99

plus brillantes que ces mêmes étoiles vues à Cambridge, parce que dans la première station elles s’approchent plus près du zénith que dans la seconde. Cette remarque de M. Pickering montre que, si l’on veut connaître toutes les étoiles qui peuvent être vues sans l’aide d’aucun instru- ment, on ne peut pas se contenter de faire des observa- tions en deux points, dont l’un nous donnerait les étoiles visibles de l’hémisphère boréal, et l’autre celles de l’hémi- sphère austral ; mais il faut, autant que possible, faire des observations sous toutes les latitudes.

En résumé, l’estime du nombre des étoiles visibles à l’œil nu est variable avec l’acuité de la vue, le secours indirect des instruments, l’entraînement de l’œil, le choix de l’horizon, et la pureté plus ou moins grande de l’at- mosphère. Mais quelque favorables que soient en un point donné toutes ces conditions réunies, il est très pro - bable qu’aucun œil désarmé ne peut aller au delà d’un nombre compris entre 12 000 et 14 000, et qu’au point le plus favorable de la Terre un œil peu entraîné n’ira pas au delà de 7000 à 8000.

Nous avons constaté, pour les étoiles visibles à l’œil nu, dans quelle grande proportion on voyait croître leur nom- bre à mesure que leur éclat diminuait. Ce même phénomène se reproduit pour les étoiles télescopiques. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant qu’aucun observateur ne soit parvenu jusqu’ici à en faire le compte plus ou moins exact. Ider- schel calcula qu’avec son télescope de seize pieds, le champ de son instrument lui révélait toutes les étoiles jusqu’à la seizième grandeur situées sur une étendue angulaire de 904". 11 lui aurait fallu observer 832 979 de ces espaces pour jauger, selon son expression, le ciel tout entier. Or, en supposant 100 nuits par année, ni l’éclat de la lune ni l’état de l’atmosphère ne viendraient gêner les observations ; en supposant, de plus, que l’on fît pendant chacune de ces nuits 100 jauges, ce qui donnerait un total

100

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

de 10 ooo jauges par an, il faudrait plus de 83 ans à un seul observateur pour parcourir le ciel entier. On com- prend que ce jaugeage n’ait jamais tenté personne. Toute- fois, il s’exécute actuellement un travail collectif qui pourra nous donner le dénombrement d’un grand nombre d’étoiles. Nous voulons parler de la photographie de la sphère céleste, œuvre grandiose qui doit être achevée pour le commencement du xx6 siècle. Rien ne sera plus facile en partageant la besogne entre plusieurs travailleurs, et après avoir constaté la grandeur stellaire que les clichés auront atteinte que de compter le nombre des étoiles enregistrées. En attendant, nous en sommes réduits à utiliser les données des catalogues publiés jusqu’ici.

La Bonner Durchmusterung énumère 324 188 étoiles jusqu’à la 9, 5 grandeur. Parmi ces étoiles, 1 1 1 276, c’est- à-dire plus du tiers, appartiennent à cette dernière gran- deur. Cette proportion, comme on a tout lieu de le croire, se continue pour les grandeurs successives ; de le point de départ d’hypothèses ingénieuses destinées à suppléer aux observations trop restreintes. On a supposé d’abord que toutes les étoiles sont distribuées uniformément dans le ciel ou que, du moins, les nombres relatifs à chaque grandeur varient dans la même proportion que les nom- bres qui mesurent les espaces les étoiles correspon- dantes sont réparties. Par des calculs dont le détail est inutile à notre but, on démontre que cette hypothèse d’une distribution régulière donne, pour les différentes gran- deurs jusqu’à la ii,5, des nombres qui répondent plus ou moins bien aux données de l’observation. Si l’on fait la somme de ces nombres, on trouve

4 millions et demi

pour le nombre total des étoiles comprises dans les ii,5 premières grandeurs. Si l’on poursuit le calcul jusqu’à la grandeur limite qu’Herschel pouvait atteindre avec son télescope de vingt pieds, on arrive au nombre de

1200 millions.

LES ÉTOILES.

101

Mais l’hypothèse d’égale distribution ne représente les choses que d’une façon très approximative. L’observation fait découvrir, comme nous le verrons tantôt, qu’en réalité les étoiles se condensent en certaines portions de l’espace. On s’y prend alors pour évaluer leur nombre de deux façons.

On étudie une zone, en particulier celle de Bessel, qui s’étend depuis i5° de déclinaison boréale jusqu’à i5° de déclinaison australe. Herschel ayant fait 683 jauges moyennes dans le ciel tout entier, voyons quelles sont celles qui appartiennent à la zone de Bessel : nous en trouvons 226. Rangeons ces 226 jauges par ascension droite, et prenons la moyenne de toutes celles qui appar- tiennent à une même heure d’ascension droite. Nous aurons le nombre moyen d’étoiles pour une jauge de cha- cune des 24 heures. Additionnons ces 24 nombres et divi- sons la somme par 24. Le quotient nous donnera le nombre moyen d’étoiles contenues dans une jauge de la zone de Bessel. Or, cette zone s’étendant sur un espace égal à 2 1 5 592 jauges, multiplions ce quotient par 2 1 5 592 et nous trouvons

5 819 000

pour le nombre moyen d’étoiles visibles avec le télescope de 20 pieds dans la zone de Bessel. Etendu jusqu’à la grandeur limite de William Herschel (c’est-à-dire jusqu’à la grandeur qu’il pouvait apercevoir dans son télescope de 40 pieds), leur nombre, dit M. Ch. André, est au moins de

six milliards.

Mais il est une autre façon, plus exacte, d’estimer le nombre des étoiles : c’est de chercher le nombre moyen d’étoiles qui convient à une jauge de la voie lactée, puis le nombre moyen qui convient à des jauges situées res- pectivement à i5, 3o, 45, 60, 75 et 90 degrés du plan médian de la voie lactée. Pour avoir la jauge moyenne

102 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

située à i5°, on se sert de toutes les jauges d’Herschel situées entre 10 et 20 degrés; pour avoir la jauge moyenne située à 3o°, on se sert de toutes les jauges d’Herschel comprises entre 25 et 35 degrés, et ainsi de suite. On constate alors que le nombre des étoiles de chaque jauge peut être représenté par une formule qui relie ce nombre à la distance angulaire de la jauge à laquelle il appar- tient. Si l’on fait le total de toutes les étoiles ainsi distri- buées dans le ciel, on trouve que le nombre d’étoiles visibles avec le télescope de vingt pieds d’Herschel s’élève à

20 574 034.

Tels sont les principaux résultats qu’ont donnés jusqu’ici les recherches entreprises pour connaître le nombre des étoiles. En résumé, sept à huit mille visibles à l’œil nu, 14000 a i5 000 jusqu’à la septième grandeur, environ 324 000 jusqu’à la 9 ,5 grandeur. Puis l’hypothèse d’égale distribution nous donne 4 millions et demi jusqu’à la 1 Ie grandeur et 1200 millions jusqu’à la seizième. Enfin, en tenant compte de la condensation des étoiles dans cer- taines parties du ciel, on trouve, selon les méthodes employées, 5 819 000 pour les étoiles visibles dans les zones de Bessel jusqu’à la seizième grandeur, et vingt millions et demi pour le total de toutes les étoiles de la sphère céleste visibles dans le télescope de 20 pieds d’Herschel.

Tous ces soleils sont-ils jetés au hasard dans l’espace, ou y sont-ils distribués suivant des lois qu’il nous serait possible de découvrir ? Telle est la question qu’il nous reste à examiner.

III

Lorsqu’on jette les yeux sur le ciel par une belle nuit, sans lune et sans nuage, on est frappé par l’aspect d’une

LES ÉTOILES.

io3

large bande lumineuse, blanchâtre, qui traverse la sphère céleste d’une extrémité à l’autre de l’horizon et que tout le monde connaît sous le nom de voie lactée. Nous en empruntons la description à M. Ch. André.

« L’aspect général de la voie lactée est celui d'une longue traînée lumineuse, à peu près dirigée suivant un grand cercle de la sphère, et qui se divise en deux branches sur près du tiers de sa longueur ; cette traînée lumineuse s’interrompt et se ramifie en bien des endroits ; ailleurs, ses limites sont très sinueuses, si bien que sa largeur apparente varie du simple au quadruple ; mais ce qui frappe surtout l’observateur, ce sont ses soudaines variations d’éclat, qui lui donnent la forme d’une succes- sion de morceaux luisants différemment condensés et entremêlés d’autres morceaux d’une teinte plus faible. Sa portion la plus brillante est incontestablement dans le Sagittaire ; celle qui traverse la Carène est d’un éclat un peu inférieur, mais est certainement plus belle et plus impressionnante, en raison du grand nombre de brillantes étoiles dont elle est parsemée (p. 166). »

« La grande brèche correspondant à la division en deux branches mérite de nous arrêter. Commencée près de « du Centaure, elle se continue pendant plus de six heures d’ascension droite et environ ioo° de déclinaison jusqu’à leur réunion dans le Cygne ; la distance des lignes médianes de ces branches dans leur lieu de plus grande séparation est d’environ 180 ; la branche antérieure (dans le sens des ascensions droites) est brusquement et com- plètement interrompue pendant environ 8°, de à io° de déclinaison Sud, dans le bras droit d’Ophiuchus, près des limites de la queue du Serpent. Quoique les bords inté- rieurs des deux branches soient à peu près aussi irrégu- lièrement définis que leurs bords extérieurs, et qu’à la vérité il y ait très peu de portion de la brèche dans laquelle il n’y ait pas quelque peu de lumière galactique, leurs trajets respectifs peuvent être néanmoins tracés avec

104

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une exactitude sensiblement la même que pour la portion unique de la voie lactée (p. 168). «

Si l’on prend les points centraux de cette traînée lumi- neuse ainsi considérée, on voit que leur réunion forme à peu près un grand cercle de la sphère céleste coupant l’équateur sous un angle d’environ 6o° et dont le pôle nord aurait pour coordonnées 12 h. 41 m. 20 s. d’ascen- sion droite et 27°,2i' de déclinaison boréale.

Quelle est la nature de cette étrange traînée lumineuse et que peut-elle nous apprendre de la structure de l’uni- vers ? Galilée fournit la réponse à la première de ces questions : en dirigeant sa lunette vers la voie lactée, il constata qu’en réalité elle n’était qu’une agglomération plus dense d’étoiles isolées. William Herschel résolut la seconde, et bien peu de choses ont être changées à sa solution, comme nous allons le voir.

La distribution inégale des étoiles sur la sphère céleste, et, en particulier, leur accumulation dans la voie lactée, lui suggérèrent l’hypothèse suivante : toutes les étoiles sont réparties dans un espace ayant la forme d’un disque aplati, dont nous occupons l’intérieur; la plus petite dimen- sion de ce disque appelons-la son épaisseur est dirigée suivant la ligne des pôles galactiques, et sa plus grande dimension ou sa profondeur dans la direc- tion de la voie lactée. L’aspect de celle-ci résulte d’un effet de perspective accumulant, sur une bande dont la largeur angulaire est celle de l’épaisseur du disque vue de très loin, les étoiles disséminées dans le sens de la profondeur du disque et formant par leur ensemble une sorte de fond de tableau. Or, toutes les observations qu’on a faites jusqu’ici sur la voie lactée semblent bien confirmer la vérité de cette hypothèse.

Prenons d’abord le catalogue de Bessel, qui renferme toutes les étoiles jusqu’à la 9e grandeur comprises entre i5° de déclinaison australe et 1 de déclinaison boréale. Partant du point d’origine des ascensions droites, parta-

LES ÉTOILES.

to5

geons cette portion de la sphère en six parties égales au moyen de six grands cercles perpendiculaires à l’équateur. Nous trouvons pour chacune d’elles les nombres d'étoiles suivants :

Oh à 4 h. 4 h. h 8 h. 8 h. à 12 h. 12 h. à 16 h. 16 h. à 20 h. 20 h. à 24 h.

68 1 8 i3 ig3 7005 6856 10 637 7270

Comme on le voit, il y a une condensation très marquée dans la 2e et dans la 5e de ces six régions. Si l’on pousse l’examen plus loin, on s’aperçoit que les deux points de condensation maxima sont à peu près aux deux extré- mités d’un diamètre perçant la sphère céleste, d’un côté à 6 h. 40 m., de l’autre à 18 h. 40 m. d’ascension droite. Voilà pour la zone équatoriale.

Examinons maintenant la région du ciel située entre -}- 70° et 65°. Divisons-la en neuf régions parallèles à l’équateur. Nous trouvons, pour les zones les plus éloi- gnées de l’équateur, une seule région maxima. Celle-ci, lorsqu’on pénètre dans des zones plus proches de l’équa- teur, se scinde bientôt en deux régions maxima qui s’écar- tent de plus en plus l’une de l’autre jusqu’à se trouver, comme nous l’avons vu, aux deux extrémités d’un diamètre à l’équateur lui-même. Or, si l’on réunit l’ensemble de ces régions maxima, on trouve qu’il suit ou plutôt qu’il con- stitue la voie lactée. La voie lactée n’est donc qu’une région du ciel les étoiles sont en apparence plus con- densées que partout ailleurs, et d’autant plus condensées qu’on se rapproche davantage du plan médian de la voie lactée.

Ce n’est pas par les procédés que nous venons d’exposer qu’Herschel parvint à la même conclusion. Pour lui, l’hy- pothèse de la distribution des étoiles dans un disque aplati avait été une idée préconçue, et c’est pour la véri- fier qu’il entreprit son célèbre jaugeage du ciel dont nous avons parlé précédemment. Comme le jaugeage de la sphère céleste tout entière lui était impossible, il se

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contenta de faire un certain nombre de jauges dans une zone perpendiculaire au plan de la voie lactée. Il se servit pour cette opération de son télescope de vingt pieds, qui lui permettait de voir les étoiles jusqu'à la 16e grandeur. 11 fit 3400 jauges, parcourant ainsi ^ de la sphère céleste, travail déjà très considérable ; et avec ces 3400 jauges il forma 683 jauges moyennes, qui confirmèrent pleinement la vérité de ses conjectures. C’est ainsi qu’une de ces jauges

dont chacune, soit dit en passant, n’embrasse qu’une étendue égale au quart de la surface apparente du Soleil

lui donna 588 étoiles au milieu de la voie lactée, tan- dis quelle n’en donnait que o,5 vers les pôles galactiques. En certains endroits du ciel, les étoiles sont même si condensées qu’Herschel évalue à 1 16 000, le nombre des points brillants qu’il vit un jour passer devant ses yeux dans l’espace d’un quart d’heure.

W. Struve, travaillant sur les jauges d’Herschel, trouva qu’en moyenne une jauge contient : dans la voie lactée, 122 étoiles; à i5° de la voie lactée, 3o,3o; à 3o°, 17,68; à 45°, io,36 ; à 6o°, 6,52 ; à 75°, 4,78.

En ne tenant compte que des jauges comprises dans la zone de Bessel, on trouve que le rapport entre la jauge minima et la jauge maxima est 7^; si l’on prend, au con- traire, les nombres trouvés par Bessel pour les diffé- rentes heures de sa zone, on trouve que le rapport entre la densité minima et la densité maxima est ^ : nombre cinq fois plus grand que le premier. Si l’on se rappelle que le catalogue de Bessel ne donne les étoiles que jus- qu’à la 9e grandeur, tandis que l’instrument d’Herschel pénétrait jusqu’aux étoiles de 16e grandeur, on voit que la densité de la voie lactée augmente à mesure que les instruments nous permettent de fouiller plus profondé- ment l’espace. Cette conclusion est tout à fait d’accord avec les vues d’Herschel qui suppose que l’ensemble des étoiles forme un disque aplati, dont nous occupons l’in- térieur.

LES ÉTOILES.

107

Mais deux hypothèses différentes peuvent expliquer cette condensation stellaire vers la voie lactée. On peut, en effet, supposer que les étoiles sont distribuées uniformément dans un espace d'une épaisseur restreinte mais d’une pro- fondeur indéfinie, qui nous entourerait de tous côtés et dont l’épaisseur vue de loin serait celle de la voie lactée : dans cette hypothèse, le rapprochement des étoiles de la voie lactée serait un simple effet de perspective ; ou bien on peut supposer que, dans ce même espace res- treint, les étoiles sont aussi réellement condensées qu’elles le paraissent. On peut même faire une troisième suppo- sition, qui réunit, au moins en partie, les deux autres, et dire que les étoiles se sont condensées en amas dans la voie lactée et qu’en même temps elles s’étendent très loin dans cette direction. Il semble même que cette dernière supposition soit la plus vraisemblable, car c’est surtout dans certaines parties de la voie lactée qu’on aperçoit ces taches blanches, irrésolubles pour nos meilleurs instru- ments, dont nous parlions au commencement de la seconde partie de cet article ; et, d’autre part, l’hypothèse d’une distribution uniforme semble bien condamnée, comme nous allons le voir, par les travaux de Struve.

Supposons les étoiles uniformément distribuées dans l’espace. Il est facile d’en conclure que leur nombre aug- mentera dans la même proportion que l’espace qui les con- tient ; si donc cet espace est de forme sphérique, le nom- bre des étoiles augmentera comme le cube du rayon de la sphère quelles occupent. Inversement, si l’on connaît un certain nombre d’étoiles jusqu’à telle grandeur déterminée et le rapport du nombre de ces étoiles au nombre contenu dans la sphère dont le rayon est pris pour unité (1) de distance, la racine cubique de ce rapport exprimera la distance de ces étoiles de grandeur déterminée. Mais,

(1) La sphère prise comme unité de grandeur dans le tableau suivant, est celle qui contient les étoiles de lre grandeur.

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comme nous l’avons vu dans la première partie de cet article, nous connaissons par d’autres moyens la photo- métrie et les mouvements propres la distance moyenne des étoiles des différentes grandeurs. La comparaison sera donc facile à établir. D’un autre côté, Struve a déduit des observations d’Herschel la loi de la densité et, en tenant compte de cette loi, la distance à la Terre des étoiles de différentes grandeurs. Le résultat de tous ces calculs est résumé dans le tableau suivant, que nous empruntons au livre du P. Secchi sur les étoiles.

La deuxième colonne contient les nombres successifs qu’on obtient lorsqu’on additionne les étoiles de ire, de 2e, de 3e, etc. grandeur. Ainsi, le nombre 1800 placé en face du chiffre 5 veut dire qu’il y a 1800 étoiles des 5 premières grandeurs. Le quotient de ces nombres divisés par 20 (nombre des étoiles de ire grandeur) donne le rap- port dont nous avons parlé plus haut.

Grandeur

dei

étoiles

Nombres

successifs

DISTANCE

DÉDUITE

de» nombres arec distribution uniforme

du nombre combiné arec la densité

de la

photométrie

du mouvement propre des étoiles

l

20

1 ,O0

1 ,00

1 ,00

1,0

2

85

1 ,62

1 ,80

1 ,55

i,3

3

275

2,3g

2,76

2,42

2,1

4

700

3,27

3,90

3,76

3,6

5

1 800

4,48

5,45

5,86

6,1

6

5 000

6,3o

9,28

9,1 1

8,5

7

18 000

9,65

15,78

1 1 7

12,0

8

58 000

14,26

23,86

22,04

17>9

9 1

200 000

21,55

33,46

34, 3o

33,3

Comme on le voit, à partir des étoiles de 5e ou 6e gran- deur, les nombres fournis par l’hypothèse de la distribu- tion uniforme ne concordent plus avec les nombres trouvés soit par la photométrie, soit par les mouvements propres.

LES ÉTOILES.

IO9

Au contraire, l’accord de ces derniers avec les distances que l’on obtient en supposant les étoiles réellement con- densées en certaines portions du ciel, est satisfaisant.

Cette condensation réelle semble également pouvoir être prouvée par l’argument suivant. Si l’ensemble des étoiles formait un disque dans lequel, comme le voulait d’abord Herschel, elles sont uniformément distribuées, nous ne voyons pas pourquoi cette distribution uniforme n’aurait pas lieu aussi bien dans le sens de l’épaisseur du disque que dans le sens de sa profondeur. Mais, si cette distribution a lieu dans le sens de l’épaisseur, la rareté des étoiles aux deux pôles de la voie lactée est inexplicable. Car, ou bien nous avons atteint la limite de la voie lactée dans le sens de l’épaisseur, et alors, au moins jusqu’à une certaine grandeur, les étoiles devraient être aussi conden- sées aux pôles de la voie lactée que dans son plan médian, ce qui n’a pas lieu ; ou bien nous ne l’avons pas encore atteinte, et alors les étoiles que nous connaissons mainte- nant devraient être aussi nombreuses vers les pôles que dans la voie lactée, puisque la distribution de ces étoiles serait la même dans le sens de l’épaisseur du disque que dans le sens de sa profondeur. Au contraire, si l’on admet la tendance réelle des étoiles à se condenser dans la voie lactée, leur rareté vers les pôles galactiques n’offre plus aucune difficulté.

Et ce qui semble bien prouver, d’ailleurs, cette tendance des étoiles à s’agglomérer en certaines portions du ciel, c’est ce qui se passe pour celles d’entre elles qui sont le plus rapprochées de nous, pour celles qui sont visibles à l’œil nu. Le P. Secchi fait remarquer que, si l’on place un globe céleste artificiel de façon à mettre au zénith l’étoile Fomalhaut du Poisson austral, la ligne d’horizon est située au milieu d’une région qui renferme toutes ou pres- que toutes les étoiles les plus brillantes que l’on aperçoit dans le ciel. On y trouve, en effet, Aldébaran, la constel- lation d’Orion, Sirius, la Croix du Sud, les étoiles bril-

1 10

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lantes du Centaure et le Scorpion; puis, dans l’hémisphère nord, les étoiles brillantes du Serpentaire, la constellation de la Lyre et Véga, Cassiopée, a de Persée et enfin la Chèvre. Si l’on considère que le pôle boréal de cette région a pour coordonnées 22 h. 45 m. d’ascension droite et 3o° de déclinaison boréale, on voit qu’elle forme avec l’équateur, comme la voie lactée, un angle de 6o° ; mais les deux plans sont loin de se confondre, puisque leurs pôles sont distants l’un de l’autre d’environ 10 h. d’ascen- sion droite.

J. C. Houzeau, après avoir fixé dans le ciel la position des 5719 étoiles qu'il voyait à l’œil nu, se demande si la distribution de ces étoiles se rattache, soit à l’équateur solaire, soit au point vers lequel le Soleil se meut, soit à une distance latérale déterminée relative à ce point, soit enfin à la voie lactée. La réponse aux trois premières questions est négative, tandis que l’examen de la dernière lui montre une condensation marquée des étoiles vers la voie lactée ; et, chose étrange, qui peut-être n’est attri- buable qu’à un pur hasard, une condensation beaucoup plus nette pour les étoiles des trois premières grandeurs que pour les étoiles plus faibles.

Il est vrai que M. Seeliger(i), en 1 885 , travaillant sur les étoiles du catalogue d’Argelander, a montré que la condensation vers la voie lactée n’était pas plus marquée pour les étoiles de la 9, 5 grandeur que pour les étoiles de la ire à la 6e grandeur, ni pour celles de 6,5 ; 7 ; 7,5 ; 8 ; 8,5 et 9e grandeur. Il en résulterait que les étoiles sont distribuées dans une sphère présentant une conden- sation réelle vers la voie lactée, et non dans un disque aplati comme le voulait Herschel. Car l’hypothèse d’Her- schel exige évidemment que la condensation apparente des étoiles vers la voie lactée augmente, au moins à partir d'une certaine grandeur, avec leur distance à la Terre.

(1) Voir Ciel et Terre, 1883, pp. 88-90.

LES ÉTOILES.

1 1 1

Mais cette conclusion, si contraire aux vues d’Herschel, n’aurait une réelle valeur que si le travail poursuivi sur des étoiles moins brillantes l’avait confirmée. Remarquons en outre que cette classification des étoiles, en prenant pour base la demi-grandeur, peut donner lieu à des méprises et qu’il est bien préférable, dans ce genre de recherches, de se borner à considérer des groupes dont l’éclat moyen est beaucoup plus différent. De fait, toute l’argumentation tirée de l’observation de M. Seeliger, repose sur l’hypothèse que l’éclat d’une étoile mesure son éloignement de la Terre. Or cette hypothèse, fausse si on la prend au pied de la lettre (î), ne devient accep- table que si l’on groupe dans un même ensemble les étoiles d’éclat voisin mais suffisamment différent pour que le nombre des étoiles de l’ensemble devienne très consi- dérable. C’est à cette condition que les écarts accidentels s’effaceront et que l'erreur que l’on commet en supposant telle étoile, parce qu’elle est plus brillante qu’une autre, plus rapprochée de nous que celle-ci, alors qu’en réalité elle est plus éloignée, est compensée par l’erreur que l’on commet en supposant telle autre étoile, quoique plus proche, de même éloignement qu’une autre parce qu’elle a le même éclat. De plus, si cette idée d’une condensation identique pour toutes les grandeurs était vraie, comment expliquer que la condensation vers la voie lactée est d’au- tant plus marquée que les étoiles sur lesquelles on opère appartiennent à un plus grand nombre de grandeurs ? Par exemple, comment expliquer que le rapport qu’on trouve dans la zone de Bessel entre les jauges extrêmes d'Herschel, qui vont jusqu’à la 1 6e grandeur, est 5 fois plus petit, comme nous l’avons vu, que le rapport qu’on trouve entre les densités maxima et minima des étoiles de Bessel, qui ne vont que jusqu’à la neuvième grandeur ?

(1) Ne sait-on pas, en effet, pour ne citer qu’un exemple, que l’une des étoiles les plus rapprochées de nous, celle qui la première nous a fait con- naître sa parallaxe, la 61e du Cygne, est à peine visible à l’oeil nu?

1 12

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Comment expliquer que Houzeau trouve, pour les étoiles visibles à l’œil nu, entre celles qui sont situées à 75° de la voie lactée et celles qui se trouvent dans la voie lactée le rapport ~a, tandis qu’entre les étoiles situées à la même distance, mais appartenant aux jauges d’Herschel, Struve trouve le rapport c’est-à-dire un rapport 19 fois plus petit ?

Une étude détaillée de la voie lactée a montré à Wil- liam Herschel lui-même, que cette portion du ciel était en réalité composée d’une suite d’amas d’étoiles. Ces amas réunis entre eux forment les nuances si variées de cette belle traînée lumineuse. Le célèbre astronome anglais, parcourant la sphère céleste tout entière, y a noté 263 groupes d’étoiles ; parmi eux, 225 appartiennent à la voie lactée. Or à Slough, observait Herschel, la voie lactée avec sa largeur moyenne de io° n’occupe que la 9e partie du ciel, si bien quelle semble 5q fois plus riche que le reste de la sphère.

Dans la voie lactée elle-même, entre le Sagittaire et Persée, on aperçoit 18 plages lumineuses, plus brillantes que toutes les parties qui les entourent. En parcourant l’espace compris entre et 7 du Cygne, sur une largeur d’environ 5°, on peut y rencontrer, d’après les évaluations d’Herschel, 33 1 000 étoiles qui, elles aussi, semblent se diviser en deux parties égales comme pour former deux groupes différents. D’ailleurs, l’aspect de la voie lactée, ses variations d’éclat et de largeur, ses brèches, l’irrégu- larité de ses contours, ses ramifications latérales, ses lacunes, tout semble bien confirmer cette idée qu’elle n’est qu’une suite d’agglomérations stellaires.

Nous voilà donc entourés d’innombrables étoiles, plon- gés pour ainsi dire dans un disque immense formé de mondes lumineux les plus variés. Quelle place y occupe notre Soleil? Est-il dans le plan médian de ce disque, c'est-

LES ÉTOILES.

1 1 3

à-dire dans le plan médian de la voie lactée? Est-il au moins sur la droite perpendiculaire menée au milieu de ce plan, c’est-à-dire sur la droite des centres de ses bases ? Il n’occupe ni l’une ni l’autre de ces positions, mais il en est relativement très proche. Il n’est pas dans le plan médian, car le plan médian de la voie lactée ne coupe pas la sphère céleste suivant un grand cercle, mais suivant un petit cercle éloigné de environ de la trace d’un grand cercle parallèle. Il n’est pas non plus sur la droite des centres, car les deux points maximum de densité qui se trouvent sur l’équateur ne sont pas exactement à l’ex- trémité d’un diamètre de la sphère. Le Soleil se trouve donc dans une position excentrique, du côté de l’ascen- sion droite treize heures, à une distance du centre du disque que l’on a estimée égale au dixième de celle qui nous sépare des étoiles de ire grandeur.

Que dire de ce disque lui-même au sein duquel notre système solaire est plongé ? Les capricieux méandres que décrivent sur la sphère les rives de la voie lactée, mon- trent à l’évidence que la forme réelle du disque n’a rien de la régularité d’une figure géométrique ; mais il paraît bien difficile d’atteindre le détail de ses irrégularités.

Faut-il conclure des observations, comme on l’a fait, que la profondeur de la masse stellaire qui nous entoure est moins grande du côté de six heures, parce que les étoiles y sont moins nombreuses, que du côté de dix-huit heures ; ce qui semble corroboré par cette constatation que la voie lactée laisse du côté de l’Aigle (18 heures) un fond blanc impénétrable aux meilleurs instruments, tandis que du côté du Taureau (6 heures) elle semble entièrement résoluble ?

Faut-il admettre que l’existence et les dimensions des trous que l’on rencontre çà et dans la voie lactée témoignent de sa profondeur relativement faible, puis- qu’il semble peu probable que ces tro us, vides d’étoiles,

IIe SÉRIE. T. XVII. 8

ii4

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soient des tubes d’une longueur démesurée et d’une lar- geur peu en rapport avec leur longueur ?

Tous ces problèmes sont bien difficiles à résoudre ; mais ce qui l’est moins, c’est de prouver que notre Soleil et toutes les étoiles visibles à l’œil nu appartiennent à la voie lactée. Cette affirmation doit être bien comprise. 11 ne s’agit pas évidemment de prétendre que le Soleil et toutes ces étoiles font partie de cette bande lumineuse, que les belles nuits nous permettent d’observer sur la sphère ; le contraire est trop manifeste. Mais il s’agit de prouver que le Soleil et les étoiles visibles à l’œil nu, appar- tiennent toutes à cet amas stellaire en forme de disque dont la voie lactée, dans l’hypothèse d’Herschel, nous révèle l’existence. Pour le montrer il suffit d’établir que ce disque, à l’intérieur duquel se trouve notre Soleil, s’étend assez, même dans le sens de son épaisseur, pour contenir toutes les étoiles visibles à l’œil nu. La démon- stration est aisée. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, les étoiles de 7e grandeur, qui sont à la limite de la vision à l’œil nu, sont situées à 14 unités de distance de nous, c’est-à-dire à 14 fois la distance qui sépare la Terre des étoiles de ire grandeur. Or, le Soleil, étant à peu près au centre du disque stellaire, il suffit que celui-ci ait une épaisseur de 28 unités pour qu’il contienne toutes les étoiles visibles à l’œil nu. D’autre part, la voie lactée occupe dans ses parties les moins larges une éten- due d’au moins ; et 28 unités de distance sont vues sous un angle de à 321 unités de distance, c’est-à-dire à la distance des étoiles de 14e grandeur. Il suffit donc, pour que toutes les étoiles visibles à l’œil nu soient com- prises dans le disque stellaire d’Herschel, que la conden- sation des étoiles de 14e grandeur s’y fasse sur un espace large d’au moins : ce qui se vérifie dans les observations. De plus, lorsqu’on examine les étoiles situées du côté des pôles galactiques, c’est-à-dire dans le sens de l’épaisseur de la masse stellaire, on voit que bon nombre d’entre

LES ÉTOILES.

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elles sont moins brillantes et, par conséquent, plus éloi- gnées de nous en moyenne que les étoiles visibles à l’œil nu. On en conclut a fortiori que le Soleil et toutes les étoiles visibles à l’œil nu appartiennent bien au même amas.

Herschel a voulu aller plus loin, et s’assurer s’il avait atteint les dernières limites de la voie lactée. La question reste entière, s’il s’agit de l’épaisseur de la voie lactée proprement dite. Des observations faites avec des instru- ments plus puissants que ceux dont disposait Herschel, pourront nous dire si du côté des pôles galactiques l’astro- nome anglais avait atteint les dernières étoiles. Mais s’il s’agit de jauges faites dans la voie lactée elle-même, Her- schel a constaté que la richesse du champ de son télescope de 40 pieds, le plus puissant de ses instruments, différait tellement de celle de son télescope de 20 pieds, qu’il en a conclu et avec raison, semble-t-il, que la voie lactée était pour lui insondable.

Résumons maintenant, avec M. Ch. André, toutes ces conclusions, et « nous serons en possession d’une des plus belles conceptions de l’esprit humain :

» Le Soleil et toutes les étoiles que l’œil ou les lunettes peuvent nous montrer dans le firmament, font partie d’une immense collection, d’un même système général dont la partie centrale constitue la voie lactée ;

» Elles n’y sont point régulièrement distribuées, mais forment, aussi bien dans les régions stellaires les plus voisines de nous que dans les plus éloignées, une série d’agglomérations partielles différemment et le plus souvent irrégulièrement condensées ;

» Le plan général de condensation de cet ensemble est un grand cercle voisin du milieu de la voie lactée, mais les plans de condensation de chaque groupe s’en écartent parfois beaucoup ; quelques-uns de ces groupes

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

ne renferment qu’un petit nombre d’étoiles ; d’autres, au contraire, en contiennent des millions ;

« Les dimensions de cette collection d’amas d’étoiles et, par suite, sa forme réelle et le nombre total des étoiles qu’elle renferme, nous sont absolument inconnus ; mais nous savons qu’elle s’étend certainement au delà de 23oo fois la distance des étoiles de première grandeur, et que les étoiles y sont certainement plusieurs millions de fois plus nombreuses que celles que la vue simple nous permet d’apercevoir dans le firmament.

» Cette conception de la voie lactée que l’observation nous impose, rend d’ailleurs parfaitement compte des apparences qu’elle offre à nos yeux. Les plages lumi- neuses, les plaques luisantes d’Herschel, correspondent aux groupes les plus nombreux et les plus condensés ; sa bifurcation et ses ramifications latérales, à des amas dont les plans de condensation sont différents du plan principal ; la richesse stellaire relative des portions situées entre les branches, provient des essaims qui les limitent et des couches stellaires qu’ils possèdent un peu loin de leur région de condensation.

» Nombre de détails cependant sont encore à expli- quer; ainsi, par exemple, l’existence dans les portions les plus lumineuses de la voie lactée d’espaces obscurs, par- fois assez étendus, il est impossible de découvrir une étoile, fût-elle même de vingtième grandeur (1).

« D’un autre côté, il n’est pas interdit d’espérer qu’avec les instruments de grande ouverture, aujourd’hui entre

(lj Les plus remarquables de ces régions sont les deux suivantes, diamé- tralement opposées sur la sphère céleste :

Vers 4 h. 26 m. d'ascension droite et 23°, 3 de déclinaison, Argelander a constaté l’existence d'une plage couvrant carrés qui ne contient que 48 étoiles, et dans la zone du 23e degré entre 4 h. 24 m. et 4 h. 28 m., on n’en trouve aucune.

Dans la zone australe du 23e degré entre 16 h. 16 m. et 16 h. 28 m. d’ascension droite, Thome n’a compté que 13 étoiles jusqu’à la dixième grandeur.

LES ÉTOILES.

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les mains des astronomes, on pourra atteindre les limites de la voie lactée et en déterminer ainsi les dimensions.

Quelles que soient les solutions données plus tard à ces deux questions, elles ne modifieront pas d’ailleurs les grandes lignes de la conception d’Herschel, que nous devons regarder comme démontrées.

» Au lieu d'être isolées dans l'espace infini, toutes les étoiles dépendent les unes des autres, font partie d'un vaste ensemble, soumis à une loi déterminée de condensation, et dans lequel chacune d'elles agit sur les autres en même temps qu'elle subit leurs actions : ensemble, qui, par con- séquent, change et évolue, et constitue, en réalité, quelque chose de vivant (1). »

V. Meurs, S. J.

(1) Ch. André, Traité d'astronomie stellaire, lre partie, pp. 179, 180.

A PROPOS DU LIBRE ARBITRE

La question du libre arbitre est une vieille question. Mais elle a vieilli sans mûrir ; les résultats les mieux acquis ne la préservent pas d’être recommencée sans fin, et la phase nouvelle elle a paru entrer de nos jours, ne sera vraisemblablement qu’un épisode transitoire, passé lequel, elle restera dressée comme un signe de contradic- tion entre les esprits, encore plus banale et plus urgente qu’aujourd’hui. Si l’unique solution raisonnable quelle admette, avait chance de satisfaire ceux qui la récla- ment, jamais le doute n’aurait existé. Mais ce n’est pas une raison pour qu’on se lasse de leur répéter la même réponse, aussi longtemps qu’ils s’obstineront à la contes- ter. Quoique ce soin regarde surtout les philosophes, la Revue des Questions scientifiques n’y peut demeurer inditférente, pour les motifs qu’indiquait autrefois un homme dont le souvenir est toujours bon à rappeler ici (1). Par le côté elle confine au domaine de la physiologie, la question du libre arbitre est devenue l’occasion d’un conflit qui autorise la philosophie à plaider son droit devant les représentants de la puissance au nom de laquelle sa frontière est envahie. Ce n’est pas que l’on ait brutalement contesté son autonomie ; mais elle s’aperçoit que son territoire n’est tenu pour inviolable que par une fiction dans le genre de celles qui tendent à prévaloir dans le droit international des temps nouveaux. Les

(1) I. Carbonnelle, S. J. U Aveuglement scientifique , Revue, 1877. T. I, p. 5 et suiv.

A PROPOS DU LIBRE ARBITRE.

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mêmes savants qui se récusent comme incompétents, dans la partie métaphysique du problème, ne se privent pas ensuite de le traiter, d’en raisonner et de le trancher comme s’il leur appartenait en entier. Ainsi, ce respect si empressé des compétences voisines devient lui-même un prétexte pour en ignorer les limites et les violer d’un cœur léger. ,

Ces limites, il serait donc urgent de les marquer d’un trait voyant, avant de laisser la discussion aller plus loin. Elles sont toutes tracées dans l’état même de la question, mais elles ne se montrent en plein relief qu’à l’observateur établi assez haut pour le mesurer d’un seul regard. De là, un supplément d’intérêt qui nous décide à tenter l’entreprise. Remonter au point de départ histo- rique ou logique d’une controverse qui a longtemps duré est une escalade qui ménage, dès avant le panorama final, plus d’une surprise instructive. Le spectacle est surtout curieux lorsque l’apport d’éléments nouveaux qui a modifié le cours du débat, s’est produit sous l’empire de préoccupations polémiques qui n’ont guère laissé le loisir d’en vérifier la nature et de s’accorder sur leur usage. A cela près, notre exposé ne présentera rien d’ori- ginal : c’est par il ressemble aux stratagèmes de dis- cussion qui l’ont rendu opportun.

I

Telle quelle est posée devant la psychologie ration- nelle, la question du libre arbitre est la recherche de la réalité qui se cache sous deux séries de phénomènes, unies et convergentes. Commençons par la plus simple. Elle comprend les différentes manifestations ou formes d'une persuasion commune à toutes les races de l’espèce humaine et à tous les individus de chaque race, en quel- que temps, lieu et climat qu’on les ait observés, indépen-

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

damment de toute civilisation, culture, instruction, édu- cation, préjugés, conventions, ou influences d’aucune sorte. Sauf quelques cas très rares, et reconnus d’emblée comme pathologiques, l’homme est persuadé que certaines de ses actions ont leur point d’origine en lui-même, dans une faculté par laquelle il peut à son gré les produire, les arrêter, les supprimer, les modifier. Par le fait de ces actions, la série des effets nécessaires qui les précèdent et qui les suivent, lui semble coupée net, en deux parties indépendantes, entre lesquelles une décision qui n’émane que de lui forme liaison. Illusion ou vérité, ces actes sont perçus par son expérience interne avec un caractère qui rend impossible de les confondre avec les autres actions vitales ou mécaniques qu’il exerce et subit. Dans une même opération, il distingue ou croit distinguer la déci- sion libre qui la précède et l’accompagne pour en déter- miner et en soutenir l’exécution, et le résultat passif qui sort par une loi nécessaire de cette décision rendue et prolongée. Entre ces deux termes il discerne une diffé- rence radicale de causalité, avec la même évidence impé- rieuse et intraduisible qu’il se sent vivre, penser ou souf- frir. — Comme l’homme qui pense est affecté dans son expérience intime par une réalité absente chez l’homme qui n’a pas conscience de penser ; comme l’homme qui souffre diffère par un état réel de celui qui ne souffre pas ; comme la réalité en quoi consiste la conscience de penser, diffère de celle qui constitue la conscience de souf- frir ; ainsi l’homme qui a le sentiment actuel d’être libre, est, du chef de cette perception, dans un état de conscience qui est un fait réel et objectif, caractérisé dans son espèce, et distinct de tout autre, tel que celui de se voir marcher ou de se sentir assis. Assurément, dans cette connaissance réflexe il y a place pour l’illusion et l’erreur. Je puis, par un jeu de l’imagination, souffrir d’un mal ou d’une lésion que je n’ai pas ; un pauvre hère d’aliéné peut se croire le Grand-Turc. Néanmoins, la douleur imaginaire est une

A PROPOS DU LIBRE ARBITRE.

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vraie douleur, dont la cause et peut-être le siège sont seuls illusoires ; le délire ou l’hallucination du fou est un acte de connaissance, véritable sinon véridique, une percep- tion désordonnée, disproportionnée avec les choses, mais réelle au moins à titre d’opération vitale ou de phéno- mène pathologique. Un portrait, pour être mal ressem- blant, n’en est pas moins un vrai tableau, supposant des couleurs, une toile et le pinceau d’un rapin pour appliquer tellement quellement les premières sur la seconde. Ainsi de la conscience du libre arbitre. Même fausse, vaine et mensongère, elle est en elle-même un fait positif, un accident physique du sujet pensant. Ce fait veut une rai- son suffisante et il la veut à sa mesure, universelle, indé- fectible, uniforme et d’une action assez sûre pour soutenir dans tous les hommes et en chaque homme, à toute heure et à chaque heure, les apparences d'une persuasion inéluc- table. C’est la question du libre arbitre sous son premier aspect.

Voici le second.

L’homme, quelque complaisance qu’il ait pour lui- même, n’arrive jamais à se persuader sincèrement qu’il soit un animal indépendant, lâché à la surface de la terre et au milieu de ses semblables, pour s’y ébattre à la lumière du soleil ou parmi les ombres de la nuit, au libre gré de ses instincts extravagants, féroces et fous. Quelque chose lui dit que le mouvement de sa vie a une règle, hors de laquelle il devient malfaisant comme le fleuve débordé, l’incendie et la bête de proie. Peut-être n’arrive-t-il pas toujours à démêler la nature intime de cette dépendance qui le maintient dans l’ordre ; mais le fait s’impose et il l’accepte. S’il lui reste la moindre envie d’en douter, sa conviction devient complète le jour il se sent atteint, dans sa personne ou ses intérêts, par les applications pratiques de la doctrine contraire. Une règle existe en dehors de lui et de ses semblables ; ses actions et leurs

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

actions, selon qu’elles se conforment ou non à cette règle, lui apparaissent bonnes ou mauvaises ou monstrueuses : autant de qualifications qu’il tient pour aussi objectives que l’indication d’un avantage ou d’une difformité phy- sique. Menteur , à son oreille, sonne même plus mal que bossu.

Or, cette règle est en rapports multiples avec la con- science qu’il a d’être libre. Sa nécessité, qui est évidente, se reconnaît de prime abord pour une conséquence de cette liberté. Les causes fatales, les opérations mécaniques sont à elles-mêmes leur règle. Il n’y a pas de loi qui m’ordonne positivement de respirer. Il n’y en a point qui m’interdise de me soustraire à la gravitation universelle ou d’empêcher de varier en moi le coefficient de la pesan- teur avec la latitude. Ma conduite ne réclame un principe d’ordre, et n’admet une régulation extérieure, que dans la mesure je la fais ce qu’elle est, bonne ou mauvaise, à ma guise et à mon choix.

Inversement, parce que j’ai conscience d’être libre, la loi qui règle mon activité n’a prise sur elle qu a la condi- tion de m’apparaître comme une réalité objective, indé- pendante de moi, supérieure à ma personnalité, supérieure même aux intérêts qu’elle sauvegarde. Ses ordres n’em- pruntent pas la force par laquelle ils me lient, de leur seule conformité avec le bien d’autrui et l’intérêt sagement entendu de ma nature. Qu’il me soit bon et honorable d’éviter la cupidité qui me dégrade et de pratiquer la générosité qui me grandit, qu’importe si une force supé- rieure, une autorité n’est pas pour m’imposer de préférer la perfection morale de ma personnalité humaine, aux instincts et aux intérêts qui me sollicitent en sens con- traire ? Quand même l’honnêteté porterait en elle-même la raison dernière des devoirs qu’elle impose, ce serait en vertu d’un principe écrit quelque part dans l’ordre des vérités intelligibles, c’est-à-dire adéquat à une réalité idéale, à la manière des mathématiques pures. Voilà

A PROPOS LIBRE ARBITRE.

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ce qu’aclmet implicitement l’homme qui s’incline devant la loi ; voilà ce que sent, d’une autre façon, celui qui s’expose aux remords de l’avoir violée. Est-ce à tort ou à raison ? Notre raisonnement n’en a rien préjugé. Il nous suffit du fait constaté. L’homme porte ancrée au fond de l’âme l’idée d’un devoir qui l’oblige; et cette idée tient à la notion de liberté par une liaison intime, second élément d’un couple indivisible. Si la liberté est une chimère, le devoir n’est qu’un leurre, pour deux raisons : parce que l’obligation suppose la liberté dans le sujet qu’elle atteint, et parce que, sans liberté, il est impossible d’assurer la réalité objective de l’ordre, à la garde duquel la conscience est préposée, et de l’autorité qui le sanctionne.

Enfin, si la loi se protège contre les transgresseurs, c’est quelle les croit libres à tort ou à raison, encore une fois. Le châtiment qui se donne pour un rétablis- sement de l’ordre, est un odieux non-sens, s’il frappe un malheureux dominé par la nécessité. En fait, imputabilité et liberté sont, pour ma conscience, dans le même rapport qu’obligation et liberté. Non que ces deux notions se con- fondent : tous mes actes libres ne regardent point la loi morale, mais tous ceux quelle regarde sont libres et, dans les limites de sa compétence, mes actions ne lui appar- tiennent que par leur côté libre. Le bien ou le mal accom- plis par erreur, distraction, entraînement invincible, la laissent indifférente. Dernier fait que notre argumentation n’utilise, comme les précédents, qu'à titre de phénomène. Comme tel, il peut compter parmi les résultats acceptés de l’anthropologie; il manque à la constatation d’être moderne et d’avoir coûté de savantes recherches. Sans cela, ce serait une grande découverte.

Malgré la réserve qui vient d’être réitérée, une fin de non-recevoir est facile à opposer. On dira : Liberté psycho- logique et liberté morale sont deux choses distinctes : pourquoi les confondre? Mêler la morale à l’étude du

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

fonctionnement physique d’une faculté, n’est-ce pas intro- duire 1’ a priori dans une question de fait, et fausser, par l’intrusion de préjugés ou de considérations extrinsèques, les données de cette question? Il vous semble? Légi- timez votre déclinatoire. Quant à nous, il ne nous semble pas.

En effet, le refus de comprendre les actes moraux comme tels, parmi les objets de la psycho-physiologie, n’est recevable que dans l’hypothèse du libre arbitre. Si la volonté est une cause autonome, soustraite à toute dépen- dance passive et capable de diversifier à son gré son propre exercice, chaque forme constatée de l’activité libre est, par avance, justifiée dans sa raison dernière. Le même principe suffit, par définition, à les expliquer toutes. Réciproquement, l’étude spéciale de leurs conditions d’existence jettera peu de jour sur le caractère essentiel (i) de l’agent volontaire; car leur analyse aboutira toujours, en fin de compte, à la même conclusion : l’homme agit ainsi, parce qu’il lui plaît d’agir ainsi. Mais écartez la supposition d’une faculté à la fois indifférente et capable de se déterminer elle-même : la question de raison suffi- sante se pose à nouveau pour chaque forme ou catégorie distincte des opérations volontaires. Sans doute, la psychologie n’est pas tenue au travail de les classer et de les qualifier; mais elle demeure comptable du facteur qui justifie leur existence et leur nature : dans la faculté ou dans son objet, à son choix ou plutôt au gré des choses, il faut qu’elle le trouve, et qu’il soit spécifiquement approprié à l’ordre de faits correspondant. Elle n’a plus de réponse qui vaille pour tous les cas. La psychologie animale n’explique pas les mœurs des castors par l’instinct des pigeons voyageurs.

Il faut donc en prendre votre parti et accepter la ques-

(1) Je souligne le mot, ne voulant point paraître légitimer la tendance de certaine psychologie trop spéculative à rétrécir outre mesure sa base d’induc- tion.

A PROPOS DU LIBRE ARBITRE.

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tion avec tous ses embranchements et prolongements natu- rels. Nous raisonnons sur l’existence du libre arbitre. Si vous concluez à la négative, vous prétendez avoir montré que le moteur central de la vie humaine est une cause nécessaire, une façon de ressort, raidissant ses spires par un effort fatal dont l’impulsion se propage dans tout le détail de la conduite, comme le mouvement dans les rouages d’une mécanique. A vous de prouver que votre ressort suffit à son rôle, à tout son rôle. Vous nous devez, outre beaucoup d’autres explications dont nous ne vous passerons pas une seule, vous nous devez la preuve que l’existence réelle de la liberté n’est impliquée nulle part dans l’ordre nous vivons ; la preuve que des êtres déterminés, des machines, des horloges pensantes se sont universellement créé l’idée fausse d’une obligation, c’est- à-dire, d’une nécessité absolue qui laisse entier leur pou- voir physique de la braver; la preuve que cette mensongère apparence, ce rêve contradictoire a pu devenir le généra- teur normal et indispensable de leurs plus puissantes énergies ; la preuve qu’il existe une loi morale pour des systèmes nerveux ; la preuve enfin que, dans ce cas, les meilleurs instincts de l’homme, l’honneur, la probité, la conscience, sont autre chose que des formes dérivées de la grande illusion, vaines et fantastiques comme elle, et qu’il nous reste le moindre motif raisonnable de les entretenir, pour l’embellissement du monde, par une per- suasion fausse. Tout cela se trouve inclus dans le problème que vous prétendez résoudre, dans les données, dans les corollaires, dans les scolies. C’est peut-être parce que certains n’ont pas l’habitude de l’y voir, qu’ils cabriolent

dans ces idées avec une si belle assurance. Mais nous n’v

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voyons nul motif de leur laisser cette facilité.

Aux faits réels, une cause réelle. Le rôle joué par l’idée d’obligation, en est un et des mieux constatés. Quand il serait admis que les préceptes particuliers de la loi morale évoluent avec les termes du rapport qui les mesure,

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

il reste invariablement que cette loi, à tous les âges, doit trouver dans l’homme un point d’application par elle pèse sur sa conduite et le contraint d’agir d’après la règle qui est pour lui celle du juste et de l’honnête, au degré de l’évolution il est parvenu. Même réduite et rognée selon le caprice des théories les plus plates, la notion de moralité reste au moins celled’un caractèreauquel l’homme croit reconnaître que certaines actions s’imposent à lui indépendamment de toute nécessité ou contrainte physique. Entre cette idée qu’il contemple dans sa conscience, et la pratique qu’il y conforme, il existe un lien de causalité. Au précepte qui ordonne, répond une impulsion qui le fait exécuter. Voilà la fonction : nous demandons à voir l’organe. Si vous le décrivez à votre fantaisie, c’est la réalité objective de la loi qui est menacée et votre thèse ne s’en trouve pas mieux. Car l’existence de cette loi est un autre fait, un fait positif, aussi positif que toutes les conquêtes du microscope et du scalpel. Elle assure une fonction et sert une fin évidente, et seule elle y suffit. Toute la vie du monde est suspendue aux ordres qu’elle édicte. A toute heure, ils vous protègent et me protègent contre des périls trop évidents. Sans doute, je ne les vois ni ne les sens comme l’arme qui me servirait au même effet. Je ne vois pas non plus la force qui empêche la lune de nous tomber sur la tête, et la menace d’un tel accident ne rendrait pas la terre plus inhabitable que le silence de cette voix incessamment en éveil dans le cœur de l’homme pour articuler ces deux mots : Tu ne peux pas. Tous ces faits, on nous les accorde ; au besoin, nous les prendrions de force.

Dès lors, apparaît la vraie portée du problème. Ce prin- cipe qui maintient l’ordre aux plus hautes régions du monde visible, il a sa place parmi les lois fondamentales de l'universelle harmonie. Pour y contester une réalité objective, en son genre, comme la loi qui fait pousser les griffes du chat et la laine du mouton, et cela sous le miri-

A PROPOS DU LIBRE ARBITRE.

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tique prétexte qu’on ne l’a ni vu ni palpé comme celle-ci, il faut avoir perdu le sens. Or devoir, obligation, mora- lité : autant de notions corrélatives à celle de volonté. Si la volonté n’est pas libre, toute la causalité des idées morales se réduit à une pression dynamique sur les cen- tres du mouvement spontané. Les ordres de la conscience et de l’honneur donnent le branle aux actions humaines, à la manière du miroir qui attire les alouettes et de l’épou- vantail qui disperse les moineaux. Autant dire qu'ils ne sont rien. En tout cas, ils ne sont pas ce qu’ils paraissent et doivent paraître pour emporter l’assentiment de la volonté. Le bien auquel elle pense s’attacher en les obser- vant est illusoire, et il ne la gouverne qu’au prix de cette illusion. D’autre part, la poussée mécanique à quoi l’on borne toute l’impulsion du « sens » ou de 1’ « instinct » moral, celui-ci ne l’exerce que sur un être qui se croit libre. C’est dans une conscience au moins imaginaire de la liberté, que ses mobiles trouvent leur unique point d’application. Ainsi, sous quelque aspect qu’on l’envisage, son efficacité est subordonnée à des apparences menson- gères ou contradictoires et les réclame. Avant d’espérer que nous admettrons cette hypothèse, on aura prouvé qu’elle donne pour mobile à la vie morale et pour régu- lateur à toutes les relations humaines autre chose qu’un mot, le plus creux des mots.

II

Tel est le problème du libre arbitre, problème complexe et ramifié, mais chaque détail s’enlace à tous les autres et se soude avec eux sur le même tronc. On en mutile et on en fausse les données, lorsqu’on les arrache de leur unité organique, sous couleur de les étudier à part, pour y mieux concentrer son attention. Une solution partielle.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

fût-elle satisfaisante à un point de vue limité, se déclare nulle, dès qu'elle résiste à être emboîtée dans l’ensemble.

Combien de systèmes ont saisi le problème dans son ampleur une et multiple, et l’ont résolu par une réponse positive, simple et conséquente, dont les éléments s’agen- cent en un enchaînement symétrique aux données de la question ? Un seul, celui de la psychologie traditionnelle. En regard de cette théorie, rien qu’une doctrine d’opposi- tion, un système négatif, qui, peu soucieux de se mesurer aux difficultés du problème, tourne tout son effort à sur- prendre et à renverser son adversaire, dont la chute assu- rerait son avènement. Entre la conception spiritualiste du libre arbitre et le déterminisme mécanique, tout au plus aperçoit-on, en regardant bien, quelques essais difformes et inconsistants de théories, de fragiles échafaudages, con- damnés à voler en éclats sous le choc de ces deux masses. On ne saurait se souvenir avec trop d’attention que telles sont les conditions vraies du conflit : deux rivaux, dont un seul se présente avec des titres positifs pour demeurer maître du terrain.

11 est clair toutefois, et nous n’entendons pas le nier, qu’une vraie contradiction ou impossibilité prouvée à l’évi- dence, sur un point démontré essentiel au système spiri- tualiste, entraînerait sa condamnation sur toute la ligne. Mais lorsque l’accusation est soutenue au nom et au pro- fit d’une doctrine dont l’insuffisance, par ailleurs, est notoire, la logique demande que la preuve en soit sur- veillée de près et tenue pour suspecte jusqu’à la fin de la défense.

Faisons rapidement le tour de la théorie spiritualiste pour nous rendre compte de ses moyens de résistance. Rien n’y a été improvisé pour les besoins de la défense. Nous laissons le système se présenter tel qu’il existait, longtemps avant qu’il fût question de déterminisme.

L’affirmation du sens intime est véridique ; l’homme est

A PROPOS DU LIBRE ARBITRE.

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libre comme il croit l’être. Sans doute, la voix qui le lui atteste au plus profond de son être, ne doit pas être crue par la science sur cette simple affirmation. Mais son témoi- gnage, critiqué avec toute la rigueur voulue, se défend par des caractères internes de véracité qui le rendent pleine- ment recevable. Il n’entre pas dans notre plan de détailler ici les titres et les garanties qui en font foi. Nous nous bor- nons à indiquer au passage au prix de quelle conséquence et à quelle condition, il serait permis d’arguer de faux ce témoignage décisif en l’espèce.

La conséquence, c’est que le sens intime, pris en flagrant délit d’erreur invincible ou de tromperie systématique sur un point de la plus haute gravité, est rayé à tout jamais des moyens de la connaissance. Que la psychologie expéri- mentale remplace comme elle pourra son principal instru- ment !

La condition, c’est que l’erreur sera expliquée et démon- trée soit par un vice de la faculté qui la commet, soit par un caractère spécial à l’objet qui la provoque. Entendons- nous bien! Étant supposé vrai que les actes censés libres s’engendrent avec la nécessité des effets mécaniques, il s’agit d’établir en outre, que nonobstant cette nécessité qui leur est commune avec toutes les fonctions perçues comme nécessaires par la conscience, ils présentent des apparences qui induisent cette même conscience dans une erreur elle tombe toujours et seulement à leur endroit. Cette démonstration, pas plus que la précédente, 11’a jamais tenté les dialecticiens du déterminisme. On l’a fort dextre- ment remplacée par une troisième qui prouve trop, ce qui est, on ne l’ignore pas, une manière de ne rien prouver. Le libre arbitre, dit-on, est une illusion provoquée par ce fait que la conscience ne perçoit pas le contact par la nécessité engrène sur nos actes volontaires et les emporte; mais ce rouage peut être situé hors de son champ d’obser- vation. — D’après cette étrange manière de raisonner, la liberté serait insaisissable au sens intime, même si elle

Ile SERIE. T. XVII 9

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existe. Mais il s’agirait précisément de prouver, au préa- lable, que le caractère discerné par la conscience dans nos actes libres soit purement négatif. Car enfin, s’ils présen- tent l’apparence d’être libres, c’est que la perception réflexe ils se retracent, contient une note, une marque, un indice qui les désigne comme tels. A cette note, à cette marque, à cet indice de l’image consciente y a-t-il ou n’y a-t-il pas une réalité positive qui réponde dans l’acte perçu ? Tel est le point à tirer au clair. Sinon, tous ces considé- rants subtils sur les prétendues impossibilités qui rendent le libre arbitre inconnaissable de la part de l’objet, peuvent se transporter tels quels à la perception subjective. Un élément distinctif, contradictoire et inadmissible dans les choses, serait un non-sens dans leur représentation idéale. D’après cela, notre conscience ne nous dirait pas que nous sommes libres ; cette notion n’existe pas en nous, même à titre d’illusion. Nous avons tous cru à tort, non pas que nous sommes libres, mais que nous avons le sentiment d’être libres. Voilà qui est neuf ; quelle preuve en donnez- vous ? Votre impuissance à analyser le signe éminem- ment positif auquel l’homme se reconnaît l’auteur de la détermination qui remplace, dans sa volonté, la liaison établie par la nécessité entre les causes mécaniques et leurs effets ? J’en tire pour mon compte, en dehors de toute insinuation désobligeante, la conclusion que le tranchant de notre esprit s’émousse sur certaines notions trop sim- ples, uniques en leur genre, et relevant d’un moyen de perception qui ne laisse aucune prise au contrôle direct des sens externes. Mais jusqu’à démonstration formelle que toutes les hypothèses possibles ont été reconnues contradictoires, supprime-t-on un problème sur le seul motif qu’on n’y comprend rien ?

On peut donc hardiment mettre les choses au pire. Sup- posons qu’il faille laisser sans réponse décisive quelques- unes des difficultés captieuses la raison spéculative entortille à son ordinaire, l’argument d’expérience : leur

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valeur probante contre le fait, demeure juste au niveau des antinomies par lesquelles la sophistique d’un autre âge a prétendu prouver, par exemple, l’impossibilité d’une grandeur continue, l’impossibilité du mouvement, celle de la causalité efficiente, etc. , etc. Celles-là aussi attendraient toujours une riposte qui décourageât pour tout de bon les ergoteurs, si un intérêt quelconque entretenait encore leur démangeaison d’ergoter.

Poursuivons. Si le vouloir humain est libre, la faculté dont il émane n’est pas un organe matériel ; théorème simple et clair, sinon facile, dont la démonstration quasi tout entière est faiie à rebours dans les considérants de la négation déterministe. Mais cette force supérieure à la matière, ce principe spirituel dont la nécessité se dévoile ici tout à coup, la psychologie traditionnelle ne l’imagine pas, comme un deus ex machina, en désespoir de cause, pour construire sa théorie de la liberté. Il a déjà sa place dans l’anthropologie rationnelle. D'autres actions vitales, les phénomènes de la pensée, étudiés à part et pour eux- mêmes, ont aussi révélé dans l’homme la nécessité d’un facteur immatériel. Dès lors, nulle difficulté capitale à le charger d’une nouvelle fonction. Bien plus : une analyse audacieuse, mais d’une parfaite rigueur, pénétrant à fond la nature de l’acte intellectif qui éclaire et dirige les mouvements de la volonté, montre que ces mouvements reçoivent leur impulsion initiale non de la connaissance qui les précède, mais de la volonté même et de la volonté seule. Ainsi, d’un point de départ indépendant, la psycho- logie revient par la voie déductive au fait affirmé d’in- tuition par la conscience.

Par là, une confirmation importante vient renforcer la thèse du libre arbitre et aggraver dans : une large mesure les difficultés de l’assaillant. Pour dégager les abords de la place, il doit essayer de deux choses l’une : ou bien

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prouver que la vie mentale s’explique tout entière par des actions cérébrales matérielles, ou bien montrer comment un vouloir déterminé, passif, dominé par la fatalité, s’ar- range avec la notion d’âme et d’intelligence spirituelle.

Je sais que l’on contestera cette exigence. Et puis ? Quelle exigence légitime n’est pas contestée si peu quelle devienne importune? Que celle-ci, outre qu’elle est gênante, soit plus ou moins inattendue, cela se peut. Les défenseurs du libre arbitre n’ont pas coutume d’imposer à leurs contra- dicteurs l’état intégral des preuves qu’il s’agit de fournir. Soit qu’une générosité chevaleresque leur fasse accepter le combat dans les conditions défavorables choisies par l’adversaire ; soit que par une audace de logique, résul- tant de leurs convictions, ils s’engagent à trouver tous les éléments de leur démonstration dans des données arbitrairement mutilées, ils se prêtent d’ordinaire à laisser isoler la question du libre arbitre, d’avec les résul- tats les mieux établis de l’idéologie. Si nous avions un conseil à leur donner, ils renonceraient à cette tactique dont on ne leur sait nul gré, et qui, parfois, a desservi leur cause. Elle prête au soupçon qu’ils se défient eux- mêmes de la solidité de ces preuves qu’ils sont si attentifs à rendre indépendantes les unes des autres, en dépit de leur connexion objective. Force nous est bien de convenir qu’en ce genre, la prudence a parfois été poussée jus- qu’à des excès de précaution presque amusants. Tel ou tel essai de philosophie spiritualiste fait songer à je ne sais quelle gigantesque bâtisse chaque étage, au lieu de porter sur le gros œuvre des étages inférieurs, serait suspendu sur un système de colonnes appuyées dans le sol sur des fondations séparées ! A quoi bon cette architecture compliquée ? Dans quel but cette grande dépense de fer et de moellons ? La maison en sera-t-elle plus solide, puisque, malgré tout, un étage ne s’écroulerait pas sans entraîner les autres dans un commun désastre ?

Ainsi donc, sauf raisons à produire, intelligence imma-

A PROPOS DU LIBRE ARBITRE.

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térielle et volonté libre sont deux notions conjuguées. A partir d’ici, la théorie spiritualiste devient de notoriété banale : spiritualité, survivance immortelle, responsabi- lité, loi morale, on sait comment tout s’y tient et s’y enchaîne avec une aisance dont, toutefois, nous ne préten- drions pas, sans plus de façons, tirer argument en faveur du système.

III

Mais une grosse difficulté demeure ou plutôt reparaît : si dans ce bel édifice, de si régulière ordonnance, une supposition fondamentale est contredite par une expé- rience certaine ? Le système s’effondre, et nous vous en abandonnons les débris. Mais quelle est donc cette supposition formellement démentie par l’expérience?... Et le mot de conservation de l'énergie se trouve écrit avant qu’on y ait songé.

Il va donc falloir en parler ; et le désir d’esquiver une « actualité « rebattue serait ici d’autant plus vain, que c’est justement par cet endroit de la frontière que le pro- blème psychologique du libre arbitre a été attiré sur le territoire scientifique, puis accaparé comme l’on sait. Pourtant le dirons-nous? cet incident paraît bien hors de proportion avec l’émoi qu’il a causé. Mais à peine le coup était-il fait, que, partagés entre le désir de récupérer leur bien, et la crainte que la Science ne couvrît les aven- turiers qui l’avaient pris, les philosophes certains phi- losophes — sont entrés en campagne avec plus d’ardeur que d’ensemble... N’insistons pas sur cette histoire. Si quelque jour la querelle s’assoupit assez pour permettre de la juger à froid, elle fournira maint exemple classique de logomachie tournoyant dans le vide. Dans les deux camps, plus d’un combattant est en défaut : chez les enva- hisseurs, pour avoir créé la confusion; chez les envahis.

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pour s’y être laissé prendre. Avec une connaissance à peu près exacte des termes de la question, avec une idée à peu près nette de ce qu’ils veulent, et une vue à peu près nulle de ce qu’ils attaquent, les déterministes s’aventurent dans des stratagèmes de tactique offensive et défensive, ils réussissent trop souvent à imposer à l’adversaire leurs opinions sur le point de fait. Et, comme dans celles- ci la fantaisie a sa large part, le débat tourne à une mêlée d’escarmouches ad hominem, d’où le gâchis remonte dans la question principale, grâce à une légion de sous- œuvres empressés, accourus déjà pour organiser la vic- toire.

On aurait pu commencer par se demander ce que vaut, en réalité, cette fameuse loi que des philosophes déter- ministes souvent étrangers aux sciences mathématiques érigent, pour les besoins de leur cause, en palladium de la science moderne. Des savants mieux qualifiés pour en parler, sont moins affirmatifs. A leurs yeux, si le théo- rème de la conservation de l’énergie a reçu des faits, dans la mesure restreinte il peut être question de le vérifier, une ratification suffisante pour justifier son application à des phénomènes du même ordre, on n’en est nullement autorisé à passer sous silence les conditions qu’il suppose pour se donner le droit de l’étendre à l’univers tout entier. Au point de vue des principes, le théorème s’est imposé par une méthode moins brillante que sa fortune. On s’est médiocrement soucié, parmi les adeptes de sa généralisation, de dégager les faits constatés et les lois expérimentales, du tissu d’hypothèses et d’analogies ils s’enlacent dans les constructions subjectives qui les coordonnent provisoirement, et sous les conventions de langage qui les traduisent. Des interprétations purement cinématiques et descriptives, bonnes à représenter les phénomènes, se font prendre pour des explications dyna- miques atteignant les causes réelles : le symbole pour la réalité ! Le triomphe définitif et universel des théories

A PROPOS DU LIBRE ARBITRE.

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mécaniques, prédit sur des garanties aussi légères que la crédulité qui les accepte, a dissipé jusqu’à l’envie de regarder au juste ce que nous savons des forces réelles de la nature et des conditions vraies elles s’exercent. Ainsi, d’un théorème d’analyse, très ingénieux sans doute, et susceptible d’un usage fécond en mécanique rationnelle, grâce à des conventions inflexibles et moyennant quelques définitions très nettes, le préjugé a fait une loi du monde réel et le principe d’ordre souverain de l’univers. Aux énigmes petites et grandes, impliquées dans cette méta- morphose, on n’a pas daigné songer.

Ainsi parlent certains physiciens et non des moindres. Mais ils seront accusés de scepticisme, et devant une raison si édifiante, les défenseurs du libre arbitre doivent se sentir désarmés. Accordons conditionnellement le principe de la conservation de l’énergie. Les détermi- nistes en sont-ils plus avancés ?

Pour que cet instrument leur rendît le genre de ser- vices qui paraît être leur principale raison d’y tenir, deux choses auraient être démontrées à l’évidence. D’abord, que l’intervention du volontaire exige nécessairement une création d’énergie ; ensuite, que cette création d’énergie est contraire aux faits constatés et mesurés. Toute con- clusion est prématurée qui devance la preuve péremptoire et simultanée de ces deux propositions. Peut-être l’une d’elles sera-t-elle établie un jour. Laquelle? C'est une autre affaire qui n’a rien à voir avec la question de méthode nous nous sommes présentement confinés. Pour l’heure, elles n’ont de simultané qu’un même besoin d’être prouvées. Dans ces conditions, le parti pris d’une part, de l’autre un certain manque de foi dans les principes, expliquent seuls que défenseurs et assaillants entourent en masses com- pactes tantôt le premier, tantôt le second de ces deux théorèmes, comme si la question était intéressée à ce qu’ils soient vrais ou faux séparément.

A cette faute de tactique, de part et d’autre l’on est

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coupable peu ou prou, les champions du déterminisme ajoutent, pour leur compte, un artifice dialectique qui fait peu d’honneur à la méthode positive. En vertu de quelles preuves nous affirme-t-on avec cet aplomb victorieux que l’acte libre implique une création d’énergie ? Il vaut la peine d’y regarder de plus près. D’abord, de quels actes parle-t-on ? Il en est qui ont leur dernier aboutissement dans ma volonté même, sans aucun effet qui la dépasse. Je puis adhérer à une vérité idéale par un acte de simple complaisance, qu’aucun mouvement libre ne suivra. Je puis arrêter maintenant un projet dont l’exécution ne viendra qu’après des années. Secoué, malgré moi. par le frémissement de l’impatience ou le grondement de la colère, je puis les désavouer par une protestation, qui res- tera, comme on disait jadis, à la fine pointe de mon esprit. A ces actes-là, il n’est pas encore question de trouver une répercussion organique. Si vraiment ils en ont une, est-elle assimilable au travail d’une force, au sens mécanique du mot, faute de quoi elle n’a rien à voir avec le principe de la conservation de l’énergie ? Et même en ce cas, réussi- ra-t-on jamais à la mesurer à peu près exactement, noyée qu’elle est parmi celles des actes de connaissance directe et réflexe et les autres impressions sensibles qui accom- pagnent tout exercice de la liberté ? Vous devancez donc l’expérience de trop loin, en paraissant croire que vous tenez déjà l’équation de ces mouvements. Il reste l’expédient d’assimiler les actes de la volonté pure aux ordres qui commandent les opérations spontanées : géné- ralisation hypothétique d’une hypothèse gratuite elle- même. Car, pour ces derniers aussi, les données expéri- mentales ont été escomptées avec une confiance téméraire. En vue de la recherche qui nous occupe, qu’avons-nous uniquement à considérer dans le mouvement libre ? Son point de départ physiologique, la vibration d’un neurone cérébral, passé lequel tout le reste du processus se réduit à une série d’actions végétatives et nécessitées. Or, par

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saisir ce premier anneau de la chaîne ? Par l’expérience interne ? Le sens intime est muet sur le travail des cen- tres moteurs; et, du reste, les mesures, dont il s’agit, ne sont pas de son ressort. Par l’observation externe ? Elle y parviendra quelque jour peut-être ; pour le moment, elle en est encore loin. Vraiment, le déterminisme n’a pas l’œil ouvert sur ses propres mérites, lorsqu’il accuse la théorie du libre arbitre d’être un système a priori , con- struit d’imagination, en dehors et au mépris de la méthode positive. Lui-même, quelle garantie donne-t-il de ses affirmations tranchantes ? Rien que l’extension hâtive d’un principe admis on sait de quel droit pour les mouvements mécaniques. Seulement ce principe, fût-il ailleurs élevé au rang de loi, redescend à celui d’hypo- thèse, lorsqu’on l’étend au delà de la base expérimentale, sans démonstration subsidiaire sur la parité des cas. Le génie se meut ainsi dans le champ des découvertes par intuition ou divination, mais à charge de refaire ensuite à pied, par le raisonnement ou l’observation, le chemin qu’il a franchi de haut vol. Jusque-là, le plus chétif ser- viteur de la vérité, comme qui dirait l’auteur de cet article, reste libre de répondre à l’inventeur ou à ses satellites : « Si les équations de condition qui légitiment votre hypo- thèse sont possibles, établissez-les ; si elles ne le sont pas, nous conservons notre droit de ne pas encore dire amen. *

Notre droit et, lorsque d’autres faits nous semblent menacés, notre devoir. Et-c’est que nous en sommes. Quand bien même le principe de la conservation de l’éner- gie aurait reçu confirmation pour les mouvements vitaux en général, il devrait encore être prouvé à part pour le mouvement volontaire ; parce qu’il existe une raison spé- ciale à ce mouvement, d’admettre une exception. Expé- rience pour expérience ! L’attestation du sens intime est aussi un procédé empirique, et les réalités qu’il nous découvre ont rang de vérité dans la science, sur la même

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ligne et au même titre que les résultats de l’observation externe. Ainsi, les impressions sensitives de nos organes ne se bornent pas à ce qu’un autre observateur en pourrait constater par le dehors. S’il était prouvé qu’une théorie de la lumière ne tient compte que des modifications physico- chimiques de la rétine, sans laisser place au fait intime de la perception visuelle, nul appareil de démonstrations et de formules ne la sauverait ; et pour ingénieuse quelle fût par ailleurs, nous l’enverrions rejoindre les élucubra- tions d’un sourd qui réduirait toute l’acoustique aux infor- mations de ses yeux et de ses mains.

La psychologie peut donc attendre sans crainte. Au surplus, s’il faut dire toute notre pensée, nous comprenons mal la répugnance presque craintive que certains défen- seurs du libre arbitre mettent à laisser paraître qu’ils croient possible, en principe, la création de l’énergie par le volontaire. Comme si l’on était sur le point de prouver que l’esprit ne pourrait être considéré, au besoin, comme une force étrangère au système mécanique placé sous ses ordres ! Comme si, l’union substantielle de l’âme et du corps une fois établie, rien de sérieux empêchait d’admet- tre de l’une à l’autre, une causalité efficiente, d’ailleurs réduite à un mouvement pratiquement nul comme gran- deur physique, dans la somme des énergies du monde matériel !

Cette action, du reste, on la soupçonne ailleurs encore, dans des faits la liberté n’est pas en cause. Qui ne croi- rait la toucher du doigt, en songeant aux conditions d’équilibre de l’inextricable fouillis d’images cérébrales auxquelles sont liées nos idées ? S’en remettre à une loi d’association mécanique pour régler leur défilé devant la pensée réflexe, c’est être content à bon marché. Les chi- mères fantastiques, bizarres, incohérentes, monstrueuses du rêve, montrent assez quels lacis tortueux, quels zigzags invraisemblables décrivent, dans ce réseau, les voies de moindre résistance. Lorsque le mouvement y circule sui-

A PROPOS DU LIBRE ARBITRE.

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vant la ligne tracée par l’enchaînement objectif d’une série de vérités abstraites, n’est-ce pas qu’une force régulatrice est intervenue pour endiguer et rectifier son cours ? Action matérielle, mouvements locaux, création d’énergie. Nous jetons au passage, cette question qui mérite peut-être plus d’attention.

Quoi qu’il en soit de cette analogie, que suffirait -il pour admettre - éventuellement l’action mécanique du libre arbitre ? Que l’existence du vouloir libre soit établie par l’ordre de preuves qui lui est propre. Or, ces preuves que l’observation psychologique et l'analyse métaphysique ont fournies, je vois fort bien qu’on les conteste, je ne vois pas qu’on les réfute. Pourtant cette simple fin de non-recevoir, grâce aux autorités qui la patronnent, en impose encore à certains esprits, plus qu’il ne convient de le tolérer. Il y a un emploi de l’objection préalable qui ressortit de plein droit à la question de méthode que nous traitons ici. Sa constante et incompréhensible faveur ne permet pas de le compter pour rien. Il convient donc d’en dire quelques mots.

Toutes les dénégations du monde ne peuvent rien contre une raison, pas même créer un préjudice, à moins qu’on n’y ajoute la preuve qu’on l’a étudiée et comprise. Les négateurs du libre arbitre n’en sont pas là, ou ne le mon- trent guère. Ceux d’entre eux, qui n’ont pas adopté vis- à-vis de la métaphysique l’attitude du dédain transcen- dant, auraient tort de prendre ceci pour une offense. Notre intention qu’ils nous le pardonnent ! serait, au con- traire, de les excuser.

La réalité a tant d’aspects que l’homme n’aperçoit pas, à moins d’une longue et souvent laborieuse éducation de son esprit ! A d’autres époques, des penseurs à l’intelli- gence parfois géniale, ont accepté sur des faits d’expé- rience des explications soi-disant physiques, insuffisantes, contradictoires, invraisemblables à un degré qui décon-

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certe aujourd’hui notre imagination. Et ils tenaient entre les mains cent moyens de contrôle qu’ils n’ont pas eu la moindre idée d’essayer. Maintenant, dit-on, de tels mal- heurs ne nous arrivent plus ; nous savons trop bien voir, toucher, mesurer, peser, calculer. Soit. Mais en même temps que s’éclaire la zone des phénomènes sensibles et des réalités matérielles, l’ombre reflue et s’épaissit dans les régions supérieures habitées par la raison pure. Les regards qui ont désappris à les scruter, s’y perdent dans le vide, ou en peuplent les ténèbres de simulacres non moins grotesques et plus malfaisants que les coquecigrues de la vieille physique.

Qu’on nous permette ici une similitude qui restera une pure similitude. Mettez un homme du peuple en présence d’un grand travail d’art en voie d’exécution. Nous disons « un homme du peuple « ; on dirait, sans peut-être sortir beaucoup du vrai, un profane quelconque, un lettré étran- ger aux sciences exactes, un poète, ou encore, si l’on tient à cette vengeance, un métaphysicien perdu dans les idées pures. Qu’est-ce à ses yeux, par exemple, que l’établisse- ment d’une voie ferrée ou la construction d’un pont 1 Une série d’actions physiques exécutées par des machines ou des bras armés d’outils. Toutes les causes qu’il voit agir sont du même ordre que les effets partiels qui, sur tous les points à la fois, attirent ou étonnent son regard : fardeaux qu’on élève, masses qu’on remue, matériaux qu’on façonne, ferronnerie qu’on ajuste, et le reste. Que de ce chaos d’activité confuse, résulte une œuvre s’aperçoit un plan d’ensemble, il ne s’en étonne pas, puisque chaque travail- leur y a songé pour sa part ; et comme la pierre et le fer sont solides, il est naturel que la construction tienne. Du savoir technique qui est l’âme de cette entreprise maté- rielle, il ne soupçonne rien de précis. Tout ce qu’il a fallu dresser de plans, calculer de formules, dessiner d’épures, relever de niveaux, mesurer d’angles, de distances et de

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volumes, bref toute cette création mentale avec la forma- tion qu’elle suppose, les résultats qu’elle utilise, la méthode qui la rend possible, les difficultés qu’elle surmonte, il ne la voit ni ne peut la voir. A moins d’y mettre des années d’étude et d’observation directe, il n’en aura qu’une idée fausse par tous les bouts. Encore moins faudrait-il essayer de lui expliquer la réalité objective du rôle joué ici par la science et le calcul. Sans doute, la pensée de l’ingénieur élève le pont et le tient en l’air par un autre genre de causalité que les bras des ouvriers et la résistance des matériaux. Néanmoins, faute de son secours, on con- struit les ponts de travers et ils croulent.

A cette comparaison, il suffirait de mettre des rimes pour en faire un apologue philosophique et moral. Mais la fable, pour avoir sa pleine saveur, appellerait un bout de commentaire. L’ignorant qui 11’entend rien à l’art de con- struire, a pourtant vu parfois, sur les travaux, l’ingénieur circuler ses plans à la main et prendre des mesures avec des instruments cabalistiques : sorte d’apparition obscure, surgissant dans l’ombre et le brouillard, à l’horizon d’un pays inconnu. Interprétée vaille que vaille par son imagi- nation et la légende populaire, elle entretient au moins dans son esprit le soupçon de choses dont il n’a pas l’idée. La pensée a d’autres sphères plus fermées d’où nul effet sensible, lueur, mirage ou fantôme, ne vient chercher les yeux obstinément détournés. Et voilà comment des hommes de science, des esprits sérieux et cultivés, pre- nant, à l’exemple des simples, les limites de leurs connais- sances pour les bornes du connaissable, nient le libre arbitre, pour la seule raison que, ne l’ayant jamais regardé, ils ne l’ont jamais aperçu.

Notre tâche s’arrête ici. Son seul but était de déblayer le terrain et de préparer les voies pour une étude spéciale, de nature plus positive, qui sera publiée ici même par un

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

auteur compétent. C’est par que telle ou telle des con- sidérations qui précèdent, justifient leur présence dans une revue scientifique. Nous avons suivi la méthode synthé- tique où elle nous menait, et notre seul regret est de n’avoir pu, dans ces pages rapides et hâtives, marquer avec plus de rigueur la liaison organique qui relie entre eux tous les éléments de la question. Puisque la vérité est une, jamais on n’affirmera trop haut le droit d’intervention et de contrôle mutuels qui préserve chaque science de déraisonner impunément à domicile. Il n’est pas moins légitime pour être impopulaire.

Usant jusqu’au bout de la permission que nous avons prise, nous ajouterons une dernière remarque. Nous autres, défenseurs du spiritualisme, nous n’avons pas tou- jours brillé par la tactique, et plus d’une fanfare de triomphe n’aurait jamais humilié nos oreilles, si la més- aventure de Patrocle 11e s’était parfois renouvelée dans nos rangs. Une précaution, aussi importante qu’élémentaire, serait de se demander toujours quel contradicteur nous avons devant nous : une intelligence droite et loyale, sincèrement désireuse d’être éclairée, ou bien un acrobate plus agile que fier, qui, sur le point d’être saisi, s’enlèvera par un tour de son art, dans les branches de quelque sophisme, pour la joie d’un public voué par nature et habitude au malheur d’admirer cette voltige. Ceux-là montrent un zèle méritoire qui affrontent, pour la bonne cause, les hasards de ce champ clos. Mais qu’ils se gardent de prendre eux-mèmes l’escrime, à laquelle ils se condamnent, pour une condition « objective « des droits de la vérité. Tout cet effort de dialectique tient peut-être à des exigences gratuitement surajoutées à la question. Se rendent-ils compte de la dépense de syllogismes au prix de laquelle il leur faudrait fournir, contre un idéaliste retors et têtu, la démonstration apodictique de l’existence du monde ? Contre les adversaires de cette espèce, et pour

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l’utilité de ceux qu’ils trompent, l’attitude la plus sûre est encore l’intransigeance des vraies convictions. Vous voyez bien que les sources ils puisent leurs arguments ne sont pas celles leur doute s’entretient ? Dès lors, pour- quoi vous imposer d’y chercher tous les vôtres, au détri- ment peut-être de la vérité intégrale? Edulcorée, atténuée, enveloppée de réticences, votre philosophie ne leur plaira pas davantage. Certaines antipathies sont dans la logique des choses. N’espérons pas que les vignerons approuvent jamais les sociétés de tempérance.

.L .S

ÉTUDE

SUR

LES ERREURS D’OBSERVATION

EXISTENCE DES ERREURS DOBSERVATION

Des observateurs novices s’imaginent parfois qu’ils par- viendront à effectuer des mesures rigoureusement exactes, sous la seule condition de multiplier les précautions. Leur illusion disparaît dès qu’ils soumettent les résultats auxquels ils sont arrivés à une vérification systématique, soit en recommençant les mêmes opérations avec le même soin, soit en abordant les mêmes mesures par des voies différentes : les résultats se ressemblent, sans être iden- tiques.

Ils se calomnieraient en attribuant les écarts entre les résultats uniquement à leur maladresse ou à leur inexpé- rience. Sans doute, l’habileté et la pratique amoindrissent ces écarts ; mais elles n’arrivent pas à les effacer. Il suffit de consulter les recueils sont consignés les détails des travaux exécutés par les meilleurs observateurs, pour s’en convaincre et pour constater que L’existence des écarts entre les résultats fournis par une série de mesures se rapportant à un même objet, est un fait général.

Il serait intéressant de mettre sous les yeux du lecteur quelques exemples à l’appui de cette affirmation ; mais cela nous entraînerait trop loin. Qu’il nous suffise d’en

ÉTUDE SUR LES ERREURS D OBSERVATION.

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mentionner un seul. Le grand astronome allemand Bessel cite trois séries d’observations dans son ouvrage intitulé : Fundamcntci astronomiœ pro anno MDCCLV, deducta ex observationibus viri incomparabilis , James Bradley . La première série contient 3oo observations d’une même décli- naison : les résultats sont répartis sur un intervalle de 8 secondes. La deuxième série contient 3oo observations d’une même ascension droite, et la troisième en contient 470 : les nombres quelles ont fournis s’échelonnent sur un intervalle de 2 secondes pour chaque série. Si la loi commune s’est manifestée chez un observateur aussi sagace et aussi exercé que Bradley, auquel Bessel décerne avec raison le titre de « vir incomparabilis », et dont les tra- vaux ont conduit à la découverte de deux phénomènes, en quelque sorte microscopiques, l’aberration et la nuta- tion, il est bien évident que nous nous flatterions en vain de nous y soustraire.

Mais, si les causes d’erreur sont des adversaires qu’on ne peut exterminer complètement, il n’en est pas moins vrai qu’on peut leur infliger des défaites notables en les combattant j udicieusement.

DES MOYENS PROPRES A COMBATTRE LES CAUSES

d’erreur

On ne peut évidemment combattre efficacement les causes d’erreur qui faussent nos mesures, sans connaître ces causes, sans se rendre compte de la manière dont elles s’introduisent dans nos opérations, sans apprécier le désarroi quelles sont capables d’y jeter.

Le premier soin de qui aspire à conduire à bien des observations scientifiques, sera donc de se renseigner sur tous ces points. Ce n’est qu’après avoir recueilli le plus grand nombre possible de renseignements au sujet des causes d’erreur avec lesquelles il va se trouver aux prises,

IIe SÉRIE. T. XVII. 10

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

qu’il pourra s’occuper des moyens de les combattre effica- cement.

Ces moyens sont au nombre de quatre. Il y a : les moyens directs qui tendent à faire disparaître les causes mêmes d’erreur ; les corrections qui consistent à déterminer les lois qui relient les causes d’erreur inévi- tables à leurs effets, de manière à pouvoir calculer ceux-ci et à en débarrasser les résultats des observations ; les compensations par les causes d’erreur elles-mêmes, en disposant les instruments ou en réglant la manière de s’en servir de telle façon que les effets d’une ou de plusieurs causes d’erreur soient compensés ou au moins atténués par les effets opposés d’une ou de plusieurs autres causes ; enfin, 40 l 'application des méthodes de la théorie des erreurs.

Nous nous proposons de passer en revue ces différents moyens, d'exposer ce qu’011 a déjà fait dans cette voie, et d’indiquer en passant ce qui reste à faire. Ce sera une étude de vulgarisation dans le sens élevé de ce mot. Nous avions essayé, dans une première rédaction, d’en bannir tout appareil mathématique, afin d’en rendre la lecture plus facile ; il s’est trouvé qu’en plusieurs points nous avions simplement sacrifié la rigueur sans profit pour la clarté. Il est impossible, en effet, de donner une idée exacte de la théorie des erreurs, qui n’est qu’un procédé de calcul, sans faire usage de quelques formules mathéma- tiques : nous ne les multiplierons pas et elles n’auront, d’ailleurs, rien de bien mystérieux.

C’est sur la théorie des erreurs que nous insisterons surtout, en passant rapidement sur les autres moyens.

EXAMEN DES CAUSES D’ERREUR

Classification. trois facteurs interviennent dans toute observation scientifique : l’observateur qui l’exécute, les

ÉTUDE SUR LES ERREURS ^OBSERVATION.

H7

instruments qu’il emploie et le milieu ou les circonstances au sein desquels il opère.

De chacun de ces éléments essentiels surgissent des causes d’erreur. Nous aurons donc à examiner les erreurs personnelles , les erreurs instrumentales et les erreurs cir- constancielles provenant des milieux ambiants.

Erreurs personnelles. Nous n’apprenons rien au lec- teur en lui disant que nos sens, admirablement adaptés à leur but immédiat, ne sont pas aptes à saisir les moindres détails des éléments d’un phénomène physique. Dès lors, l'observateur est exposé à confondre les grandeurs qu’il prétend mesurer avec toutes celles qui en diffèrent de très petites quantités.

Cette imperfection relative de nos sens, abandonnés à leurs seules ressources, suffirait à nous interdire la con- quête des lois scientifiques expérimentales. Multipliez les mesures de l’angle d’incidence et de l’angle de réflexion d’un rayon lumineux sur un miroir plan : vos sens vous diront que ces deux angles sont toujours très peu diffe- rents ; ils ne vous dicteront pas la loi de la réflexion .

Une particularité dont la connaissance est moins vul- gaire est que certaines erreurs des sens sont soumises à des lois déterminées. L’astronome anglais Maskelyne appela le premier l’attention sur ce fait, en constatant, en 1795, entre les mesures du temps effectuées par lui et par son aide Kinnebrook, une différence systématique qui s’éleva en quelques mois de os à os,7 ou os,8. Mais c’est seulement en 1820, que la première explication en fut donnée par Bessel. Depuis lors, les astronomes ont étudié de plus près cet intéressant problème.

Nous signalons à nos lecteurs un mémoire sur X équation personnelle , publié dans les travaux de l’Observatoire de Lyon (1892) par M. Gonnessiat, astronome adjoint à cet Observatoire.

Les recherches de ce genre tendent à resserrer considé- rablement les limites des erreurs d’observation et consti-

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tuent, par conséquent, de véritables victoires de l’homme sur la nature. C’est spécialement dans la mesure du temps, dans l’appréciation des instants auxquels se produisent certains phénomènes astronomiques, que les erreurs per- sonnelles ont été étudiées. Mais rien ne prouve que cette étude ne présenterait pas une égale utilité sur d’autres terrains.

Erreurs instrumentales. Pour suppléer autant que possible à l’insuffisance des sens, l’observateur a recours à des instruments. Mais avec eux s’introduisent dans les opérations de mesure d’autres causes d’erreur. On sait que tout instrument scientifique est la réalisation matérielle d’une conception idéale, tendant à un but déterminé. Il est clair que ce but ne pourrait être rigoureusement atteint que si l’art du constructeur parvenait, sans faillir, à donner un corps à cette création de l’esprit. Or, dans la pensée de l’inventeur, les surfaces ont exactement des formes géométriques régulières ; les pièces destinées à être en contact se touchent sans aucun jeu ; l’usure et le frottement n’existent pas ; les arêtes des faces, les lignes, les traits de division ont des épaisseurs nulles ; etc. Aucune de ces conditions n’est matériellement réalisable.

Sans doute, les constructeurs sont parvenus à dominer la matière au point de fabriquer de véritables merveilles de précision. Tous les jours leur art fait de nouveaux progrès, et l'importance des erreurs instrumentales diminue du même pas. Mais, comme il restera toujours quelques progrès à faire, jamais les causes d’erreur inhérentes aux instruments eux-mêmes ne seront complètement écartées.

Erreurs circonstancielles . Parmi les causes pertur- batrices extérieures, la température est une des plus impor- tantes. Ses variations changent les dimensions des pièces métalliques qui devraient rester identiques à elles-mêmes; elles produisent dans l’atmosphère des réfractions irrégu- lières qui déforment les rayons visuels et en font des lignes courbes dont la forme n’est pas exactement connue, etc.

ÉTUDE SUR LES ERREURS D’OBSERVATION.

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L’état hygrométrique de l’air, la pression atmosphéri- que, le vent, les trépidations du sol, les mouvements lents de déformation de la croûte solide du globe, les variations du magnétisme terrestre, etc. sont autant d’obstacles con- tre lesquels se heurte à chaque instant l’observateur, autant d’intrus auxquels il doit disputer l’exactitude de ses mesu- res et qui en emportent toujours quelque chose.

Dans les instruments de haute précision, surtout dans les lunettes astronomiques, on se trouve devoir lutter contre la pesanteur des organes qui les fait fléchir et leur donne des formes variables avec les positions qu’ils occu- pent par rapport à la verticale. On conçoit, en effet, qu’une grande lunette astronomique prend une courbure convexe lorsqu'elle est placée horizontalement et soutenue en son milieu par son axe de rotation ; que cette courbure dispa- raît dans la position verticale, et se renverse lorsque la lunette vient à être retournée bout à bout.

Voilà, sans que la liste en soit épuisée, bien des causes d’erreurs circonstancielles que leur fréquence rend tyran- niques et leurs caprices très peu disciplinées.

DES MOYENS USITÉS POUR COMBATTRE DIRECTEMENT LES ERREURS

L’observateur combat les causes d’erreurs personnelles par l’étude, en développant ses connaissances théoriques ; par l’exercice, en perfectionnant ses aptitudes opératoires ; par la discussion attentive des résultats auxquels il par- vient, en y puisant des renseignements utiles sur le fonc- tionnement normal de ses sens et sur le trouble qu’y apportent les particularités du phénomène à observer, la fatigue, etc. Il parvient ainsi à donner une sûreté de plus en plus grande à la vue, à l’ouïe et au tact.

Pour augmenter la puissance de ses sens et ajouter à la précision de ses mesures, parfois même pour leur confier

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

1 5o

la besogne principale, il a recours à la loupe, au micro- scope, aux verniers, aux instruments enregistreurs, à la photographie, à une foule d’appareils et de procédés que nous ne pouvons songer à examiner en détail. Bornons- nous à en signaler deux : les micromètres et les plaques photographiques.

Le micromètre a pour but de mesurer le déplacement d’un point de repère quelconque. Il se compose essentiel- lement d’un organe, appelé chariot, faisant corps avec le point de repère, et qu’entraîne une vis à pas très fin. La tête de la vis est munie d’un tambour divisé en un cer- tain nombre de parties égales.

Si nous supposons, pour fixer les idées, que la vis ait un pas d’un quart de millimètre, et que le tambour soit divisé en 60 parties égales suffisamment grandes pour qu’on puisse évaluer à vue le dixième d’une division, comme c’est le cas pour les micromètres du Cercle mural de Troughton que possède l’Observatoire royal de Bel- gique, on arrive à estimer la 6oome partie d’un quart de millimètre, c’est-à-dire la 24oome partie du millimètre.

Le procédé d’observation par impressions photographi- ques rend d’immenses services dans tous les domaines de la science, mais l’astronomie surtout s’en est fait un pré- cieux auxiliaire. Ses principaux avantages résultent non seulement de la suppression de l’erreur personnelle, dans la mesure la plaque sensible remplace l’observateur, mais du rôle que joue ici le temps : tandis qu’il diminue, en se prolongeant, les ressources de notre œil par la fatigue qu’il provoque, il multiplie celles de la plaque sensible ; d’autre part, un instant suffit à celle-ci pour saisir un phénomène fugitif, en sorte quelle est capable de fixer définitivement des images trop faibles ou trop fugaces pour affecter notre rétine et nous met à même de les étudier à loisir, aussi longtemps et aussi souvent que nous le désirons, sur le cliché lui-même, sur des repro-

ÉTUDE SUR LES ERREURS D’OBSERVATION. 1 5 1

ductions ou sur des agrandissements qui en rendront la lecture plus aisée.

C’est la photographie qui a découvert le cinquième satellite de Jupiter et elle achève en ce moment la carte générale du ciel ; l’astronomie stellaire lui doit d’ingé- nieuses méthodes pour la détermination des parallaxes, et l’astro-physique lui confie ses plus délicates recherches.

Outre les erreurs personnelles, l’observateur doit com- battre les erreurs instrumentales et les erreurs circonstan- cielles.

La description de tous les moyens imaginés dans ce but par les constructeurs et les observateurs ne rentre pas dans le cadre de notre travail ; bornons-nous à men- tionner deux exemples.

On sait que l’axe de rotation d’une lunette méridienne doit être exactement cylindrique. En supposant qu’il en soit ainsi au moment l’instrument sort des ateliers du constructeur, on peut prévoir que cette situation court grand risque de ne pas se maintenir. Les mouvements de rotation imprimés à la lunette pour lui donner successi- vement les diverses orientations nécessaires aux observa- tions, useront l’axe d’une façon irrégulière, et introduiront ainsi une cause (l'erreur instrumentale dans les observa- tions. On supprime cette cause, ou tout au moins on l’atténue beaucoup, en contrebalançant le poids de l’instru- ment par des contrepoids tellement disposés que la pres- sion sur l’axe de rotation est rendue presque nulle.

Voici un autre exemple, relatif celui-ci aux causes d’erreurs circonstancielles. Dans une pendule ordinaire, la résistance de l’air et l’épaississement lent des huiles lubrifiantes sont deux causes d’erreurs extérieures On a évité la première en plaçant la pendule dans le vide, ou dans une enceinte l’on peut facilement la maintenir sous une pression constante. Ce dispositif est appliqué à la pendule électrique de M. Hipp, dont nous possédons un exemplaire à l’Observatoire royal de Belgique. Pour

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

éviter la cause d’erreur résultant de la présence de l’huile et de son épaississement progressif, M. Hipp supprime l’emploi de l’huile : il suspend le pendule régulateur sur couteau et le munit d’un dispositif électrique très ingé- nieux qui entretient son mouvement.

DES MOYENS ^USITÉS POUR CORRIGER LES ERREURS PAR LE CALCUL

Malgré tant et de si ingénieux efforts de la part des obser- vateurs et des constructeurs, il subsiste des causes d’er- reur qui échappent, en partie du moins, à leur étreinte ; il en existe même qui, par leur nature, sont directement inattaquables. Telle est l’influence qu’exerce, sur les obser- vations astronomiques, le phénomène découvert par Brad- lev et connu sous le nom d 'aberration.

Il consiste dans une déviation de la ligne de visée résultant du mouvement de l’observateur, emporté par la translation de la Terre, et de la vitesse finie de la lumière que lui envoie l’astre qu’il observe. Pour s’en faire une idée, on peut imaginer une lunette ayant une longueur égale à la distance parcourue par la lumière en 1 seconde. Pour pointer cette lunette sur une étoile, et maintenir l’image au foyer de l’objectif, il faudra incliner la ligne de visée, dans le sens du mouvement de la Terre et de telle façon que l’objectif soit, à chaque instant, à une distance de la posi- tion qu’il occuperait si la Terre était au repos, égale à l’espace parcouru par la Terre en 1 seconde à cet instant. Il s’ensuit que pour voir une étoile, il faut regarder de côté, et régler l’écart sur la grandeur variable et la direc- tion changeante de la vitesse de la Terre. Pour supprimer cette cause d’erreur dans la détermination de la position qu’occupe réellement l’étoile sur la sphère, il faudrait arrêter notre globe ou donner à la lumière une vitesse infinie, ce qui n’est pas en notre pouvoir.

ÉTUDE SUR LES ERREURS DOBSERVATION .

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Dans tous les cas il nous est impossible de com- battre directement une cause d’erreur dont on a reconnu l’existence, on doit s’efforcer d’en découvrir la loi, afin de pouvoir en déterminer les effets dont on corrigera les données de l’observation par le calcul. C’est ce qu’a fait Bradley pour l’aberration.

Les erreurs qu’on parvient à corriger ainsi par le calcul ont reçu le nom d 'erreurs systématiques ; les autres, dont les causes capricieuses et indisciplinées échappent à toute loi, s’appellent erreurs accidentelles .

On a fait des hypothèses, que l’on dit très ingénieuses, sur les propriétés des erreurs systématiques et surtout sur les caractères propres des erreurs accidentelles. Malgré toute l’autorité des auteurs qui les ont émises, nous n’avons réussi à y voir que des spéculations théoriques sans aucune portée pratique. On peut, en effet, exposer complètement la théorie des erreurs sans faire appel à ces hypothèses. Nous nous proposons d’en faire prochainement la preuve détaillée dans un autre travail. Qu’il nous suffise ici d’énoncer la question sans y insister. Elle se trouvera, d’ailleurs, implicitement résolue dans la partie de la présente étude consacrée à la théorie des erreurs.

DES MOYENS USITÉS POUR COMPENSER LES CAUSES DERREUR

La méthode des doubles pesées nous fournit un premier exemple de ce genre de lutte contre les causes d’erreur. Le balancier compensé, à grille ou à mercure, dont sont pourvues non seulement les horloges de précision, mais aussi un grand nombre de pendules d’appartement, nous en fournit un second. On sait que la durée d’oscillation du balancier dépend de la longueur d’un pendule simple syn- chrone, variable avec la distance qui sépare le point de suspension du balancier de son centre de gravité. La période d’oscillation ne sera donc fixée que si cette dis-

54 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

tance reste constante. Dans le balancier compensé, lorsque la température s’élève, en même temps que cette dis- tance tend à augmenter par la dilatation d’une partie du balancier, elle tend à diminuer d’autant par la dilatation équivalente et en sens inverse d’une autre partie ; un phé- nomène analogue se produit lorsque la température dimi- nue. en sorte que le balancier se trouve à peu près sous- trait à l’influence de la température par la seule opposition des effets qu’il subit.

Ces exemples familiers font suffisamment comprendre comment on peut amener les causes d’erreur à s’entredé- truire. Nous n’y insisterons pas davantage.

DE LA THÉORIE DES ERREURS

Définition et subdivision. La théorie des erreurs doit être, à notre avis, un ensemble de méthodes mathéma- tiques usitées pour combiner les résultats d’une série d’ob- servations, de manière à obtenir une compensation pro- bable des erreurs dont ces résultats peuvent être affectés, tout en rendant impossible l’accumulation de ces erreurs.

On voit, par cette définition, que la théorie des erreurs ne s’engage pas à nous donner toujours et à coup sûr la compensation de ces erreurs : son efficacité ne va pas jus- qu’à réaliser ce prodige. Mais elle nous permet l’espoir, fondé sur des renseignements certains, quelle réussira souvent au moins à atténuer ces erreurs.

Pour faire saisir l’esprit de cette théorie, nous entrerons d’abord dans quelques détails relatifs aux intervalles entre lesquels on parvient à enfermer les valeurs des inconnues que l’on veut déterminer, et sur les conséquences qu’on peut tirer de la connaissance de ces intervalles. Nous aborderons ensuite la théorie des erreurs considérée à un point de vue général, et les diverses méthodes dont l’en- semble forme cette théorie. Pour plus de facilité, nous

ÉTUDE SUR LES ERREURS ^OBSERVATION.

1 55

répartirons ces développements dans une série de para- graphes distincts.

Nécessité de déterminer des intervalles qui comprennent les inconnues. Lorsqu’une observation a fourni, par exemple pour la mesure d’une longueur inconnue, une valeur déterminée supposons-la. égale à 256 mètres et qu’on ignore si l’erreur dont cette mesure peut être affectée ne dépasse pas om,ooi, om,oi, om,i, im, iom; ... en d’autres termes, lorsqu’on ne possède aucune donnée sur l’intervalle qui comprend la valeur exacte de cette lon- gueur, l’erreur échappe à toute correction et la significa- tion de la mesure (256 mètres) reste sans portée.

11 en serait autrement si l’on savait de science certaine que l’erreur ne surpasse pas om,oi, par exemple. Dans ce cas, en effet, la longueur exacte est comprise dans l’ intervalle (255m,99, 256m,oi) ; dès lors, en adoptant pour la mesure de cette longueur un nombre quelconque compris dans cet intervalle, on ne commettrait certaine- ment pas une erreur supérieure à la différence entre le nombre choisi et celui des deux nombres extrêmes de l’in- tervalle dont il diffère le plus. Si ce degré de précision est jugé insuffisant, il n’y a qu’une chose à faire : reprendre les observations avec plus de soin, ou recourir à d’autres moyens capables de fournir un intervalle plus resserré.

Nous admettrons donc comme un principe établi que si on veut déterminer en toute rigueur une valeur utile d’une grandeur dont on ignore la valeur exacte, il faut connaître au moins un intervalle suffisamment restreint qui la ren- ferme certainement.

Marche à suivre pour déterminer les intervalles qui renferment les grandeurs inconnues. Pour déterminer un intervalle qui renferme la valeur exacte A d’une gran- deur inconnue dont on possède une valeur observée As, on étudie toutes les causes d’erreur qui ont pu fausser la mesure, de manière à connaître l’écart maximum que chacune d’elles a pu produire. Si l’on groupe tous les

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

écarts susceptibles de se produire dans le même sens pour ajouter leurs plus grandes valeurs, on obtient, pour les erreurs possibles par excès, d’une part, et les erreurs pos- sibles par défaut, d’autre part, des valeurs extrêmes en deçà et au delà desquelles l’erreur commise ne saurait tom- ber. Si on désigne la limite par excès par Ls, et la limite par défaut par ls, on peut affirmer que l’inconnue A est comprise dans l’intervalle (As ls, As + Ls).

Les limites Ls et ls peuvent, selon les circonstances, être déterminées par le raisonnement, par l’expérience ou par les deux à la fois. Nous concevons même qu’un obser- vateur expérimenté puisse fixer ces limites d 'instinct, dans les observations qui lui sont familières.

Dans la plupart des cas, les deux limites sont égales en valeur absolue. De là, les expressions telles que celles-ci : ce corps pèse igr,356 à 2 milligrammes près; cet angle vaut i5° 37' 6", 37 à 5/ioo de seconde près, qui signifient que le poids de ce corps est compris entre igr,358 et igr, 354, et la valeur de cet angle entre i5° 37' 6", 42 et 1 37' 6", 32.

Il peut arriver que les limites des erreurs soient inéga- les, que l’une d’elles soit nulle, ou encore que toutes deux soient par excès ou toutes deux par défaut ; mais ces par- ticularités n’ont aucune importance ici. Le point capital, le seul que nous voulons retenir, c’est qu’une valeur observée A s d’une inconnue n’a de signification vraiment utile que si la connaissance de ce nombre As s’accompagne de celle d’un intervalle (A's, A''s) qui renferme certainement la valeur exacte de l’inconnue.

Comparaison des intervalles. Intervalle résultant. Lorsque la valeur exacte d’une inconnue est comprise dans deux intervalles différents, elle est nécessairement com- prise dans la partie commune à ces deux intervalles, c’est- à-dire dans un intervalle plus petit que chacun des précé- dents et dont il est aisé de fixer la valeur. On comprend dès lors que le rapprochement de deux, et a fortiori de

ÉTUDE SUR LES ERREURS D’OBSERVATION.

157

plusieurs intervalles comprenant tous une même grandeur inconnue, puisse fournir un intervalle résultant , dont les renseignements seront plus précis que les témoignages isolés des intervalles primitifs.

Afin de rendre plus palpable, par un exemple, le but que l’on poursuit et les avantages que l’on retire en recou- rant à la considération de l’intervalle résultant, nous appuierons notre exposé sur les données numériques grou- pées dans le tableau suivant. Nous ne les avons pas em- pruntées à une série de mesures réellement effectuées ; nous les avons imaginées en vue de réunir dans un seul exemple, et d’une manière simple, les diverses circonstan- ces que l’on rencontre dans la pratique.

VALEURS

OBSERVÉES

As

LIMITES DES ERREURS

C = Ls

ORIGINES

OU

As h

EXTRÉMITÉS

OU

As + Ls

ÉTENDUES

DES

INTERVALLES

im,3729

^ mm

1 m , 3 7 1 9

1 m, 3739

^mm

1^,3737

o“, 5

i™,3732

im,3742

2 mm

1 m, 3734

oram,5

im,3729

1 m, 3739

j mm

ira,3733

j mm

1 m, 3723

im,3743

q mm

1 m, 3725

2 mm

1 m, 37 1 5

1 ra, 3735

2mm

1 m, 3733

omm,8

1 m, 3725

1 m, 374 1

1 mm,6

Si l’on ne connaissait qu’une quelconque des valeurs observées, la première par exemple, im,3729, et les limites correspondantes, on saurait que la valeur exacte est com- prise entre 1 ni, 37 1 9 et 1 ,n , 3 7 3 9 ; c’est-à-dire dans un inter- valle dont l’étendue est 2mm. Mais il résulte de l’ensemble du tableau des renseignements plus précis.

Comparons les divers intervalles, en commençant par les origines, puis en passant aux extrémités; nous consta- terons sans peine que l’on peut former un intervalle plus restreint que chacun de ceux qui tîgurentdans la cinquième colonne, en associant la plus grande origine avec la plus petite extrémité, qui sont respectivement la deuxième ori-

1 58

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

gine, ou im,3732,et la cinquième extrémité, ou 1 ni, 37 3 5 , fournissant un intervalle dont l’étendue est omm,3.

Nous arrivons ainsi à cette conclusion que la valeur exacte de l’inconnue fait partie d’un intervalle ( 1 m, 3y32 ; 1 ra , 3 7 3 5 ) , dont l’étendue omm,3 est inférieure au tiers de l’intervalle imm, le moins étendu de la série des intervalles comparés. C’est à cet intervalle que nous avons donné le nom d 'intervalle résultant.

On peut conclure aussi de ce qui précède que si la valeur exacte de l’inconnue diffère de la médiane de l’intervalle résultant, ou de im,37335, l’écart ne surpasse pas la moitié de l’étendue de l’intervalle résultant, c’est-à-dire omm, 1 5.

Cas d'impossibilité. La détermination de l’intervalle résultant serait impossible, si la plus grande origine était supérieure à la plus petite extrémité. Tel serait le cas, par exemple, si les limites des erreurs de la cinquième valeur observée qui figure au tableau précédent étaient omm,5 au lieu d’être imm. L’extrémité de l’intervalle correspondant, qui doit comprendre l’inconnue, serait alors im,373o. La valeur exacte de l’inconnue serait donc, au plus, égale à im,373o.

D’autre part, les renseignements contenus dans la deuxième ligne du tableau, attribuent à la même inconnue une valeur au moins égale à 1 m, 3732 , et par conséquent supérieure à im,373o. La contradiction est manifeste et on doit en conclure qu’une ou plusieurs des limites ren- seignées dans la deuxième colonne du tableau sont inex- actes. Il faut vérifier les opérations qui ont fourni ces limites, afin d’y découvrir la faute commise et, au besoin, recommencer les mesures.

Élimination de certaines valeurs observées. Il arrive parfois aux observateurs d’exclure de la mise en œuvre une ou plusieurs des valeurs extrêmes d’une série de valeurs observées pour une même inconnue.

Nous avons entendu maintes fois condamner cette pra-

ÉTUDE SUR LES ERREURS D'OBSERVATION. 1 5g

tique. Nous l’avons aussi entendu revendiquer comme un droit légitime de tout observateur expérimenté.

Il est permis de croire que ces discussions dont nous avons été le témoin, ne sont pas isolées, puisque M. Faye traite la question dans son Cours d' Astronomie de l'École polytechnique (1881, première Partie, p. 235) et que M. J. Bertrand lui consacre un paragraphe de son Calcul des Probabilités (p. 210).

Le tableau précédent nous fournit les éléments néces- saires pour éclairer le débat.

Nous avons vu que l’intervalle résultant, qui renferme la valeur exacte de l’inconnue, est ( 1 111 , 3 7 3 2 , im, 3y35).

Or, nous vo}rons que la première et la cinquième des valeurs observées, im,372g et inl,3725, tombent en deçà de cet intervalle et que la seconde, 1 m , 3 7 3 7 , tombe au delà. Dès lors, si l’on est certain des limites fixées aux erreurs, on est certain aussi que ces valeurs étrangères à l’intervalle résultant sont fausses. Il n’est pas seulement permis de les rejeter, on aurait tort d’en tenir compte.

De la confiance que méritent les valeurs observées. On entend souvent les observateurs dire, de certaines valeurs observées pour une même inconnue et différentes entre elles, qu’elles méritent la même confiance ou que l’une d’elles mérite plus de confiance que les autres. Tel est, notamment, le cas lorsqu’ils disent que la moyenne arithmétique des valeurs observées est la valeur la plus probable de cette inconnue, lorsque les valeurs observées méritent la même confiance.

Bien des discussions dont les erreurs d’observation sont l’objet, proviennent, à notre avis, d’un manque d’entente sur le sens de cette expression. Il n’est donc pas inutile de chercher à le fixer.

Il est évident que des valeurs inégales observées pour une même inconnue sont inégalement éloignées de la valeur exacte de cette inconnue ; à les considérer en elles-mêmes, elles ne méritent donc pas la même confiance. Mais nous

1 6o

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

ne connaissons pas la valeur exacte de l’inconnue ; nous ignorons, par conséquent, de quelle façon les valeurs obser- vées se groupent autour de cette valeur exacte et, par suite, dans quel ordre il convient de les classer au point de vue de la confiance qu’elles 'méritent réellement . Il résulte de que, lorsqu’on parle de la confiance que méritent certaines valeurs observées, il est sous-entendu qu’il s’agit d’une confiance basée sur la connaissance des circonstances qui entourent ces valeurs, ou, si l’on veut, non de la con- fiance quelles méritent , mais de celle qu’ elles inspirent , cette confiance dépendant exclusivement de ce que nous savons positivement des limites des erreurs dont ces valeurs pourraient être affectées. On comprend que cette confiance puisse être la même pour des valeurs différentes ; et quelle puisse grandir ou diminuer à l’égard d’une môme valeur, si nos renseignements sur les limites des erreurs viennent à se préciser.

Appliquons ces considérations aux données du tableau qui nous a servi d’exemple jusqu’ici.

Celui qui ne tiendrait compte que des indications iso- lées et immédiates que fournit ce tableau, devrait accorder la confiance la plus grande et la même confiance à la seconde et à la troisième des valeurs observées, puisque l’intervalle de imm, qui les renferme respectivement ainsi que l’inconnue, est le plus petit de tous ceux de la der- nière colonne. 11 devrait accorder une confiance voisine mais moindre à la sixième valeur ; une confiance égale mais moindre encore à la première, à la quatrième et à la cinquième valeur.

Mais du moment on a déterminé l 'intervalle résul- tant ( i m, 3732 , 1 !n , 3 7 3 5 ) , et constaté ainsi que la première et la seconde et la cinquième des valeurs observées sont extérieures à cet intervalle, la confiance quelles inspi- raient s’évanouit complètement, puisque ces valeurs sont reconnues fausses.

Quant aux trois autres valeurs qui sont toutes comprises

ÉTUDE SUR LES ERREURS D’OBSERVATION.

l6l

dans l’intervalle résultant, rien ne justifierait a priori une préférence accordée à l’une d’entre elles, et il convient de leur accorder la même confiance.

En résumé, il faut entendre par valeurs qui inspirent la même confiance , au sens rigoureux du mot, une série de valeurs observées comprises toutes dans le même intervalle résultant.

Hâtons-nous, toutefois, d’ajouter que ces indications ne sont pratiques que dans le cas les valeurs inconnues sont fournies directement par l’observation.

Lorsque les valeurs des inconnues sont définies par des systèmes d'équations non résolues, la détermination expli- cite de ces valeurs serait, en général, trop laborieuse pour qu’on pût songer à l’entreprendre. Les éléments néces- saires pour porter un jugement motivé sur la confiance qu’inspirent ces valeurs, font alors defaut ; il n’y a place que pour une appréciation instinctive.

Certitudes et probabilités de la théorie des erreurs. Le but que l’on poursuit par l’application des méthodes de la théorie des erreurs, est de combiner les résultats d’une série d’observations, de manière à obtenir une com- pensation probable des erreurs, tout en rendant impossible l’accumulation de ces erreurs. On atteint la compensation probable, en additionnant ou en soustrayant divers termes erronés, de manière que leurs erreurs puissent s’entredé- truire. On rend impossible l’accumulation des erreurs, en adoptant pour chaque inconnue une valeur moyenne entre les diverses valeurs de cette inconnue fournies directement ou indirectement par l’observation.

Une première méthode, dite de la moyenne arithmé- tique, consiste à adopter pour chaque inconnue la moyenne arithmétique d’une série de valeurs inspirant la même confiance.

Une deuxième méthode, celle de la moyenne par poids, adopte pour chaque inconnue, dont on connaît un certain nombre de valeurs A,, A2 ... A„, une moyenne de la forme

IIe SÉRIE. T. XVII.

11

\Ô2

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

( Pi At p2 A2 ... -f pn A„) : [p, -f p, + ... + p,), dans laquelle les nombres plt p2, ... pn sont positifs.

La méthode des moindres carrés conduit à une valeur analogue.

Celle de Tobie Mayer fournit également une valeur de ce genre. Seulement ici les nombres piy p2, ... pn peuvent ne pas être tous positifs, et il est possible que la valeur en question ne soit plus une moyenne entre la plus petite et la plus grande des valeurs A,, Az ... A„. Nous admet- tons que, quand ces circonstances se présentent, on renonce à appliquer la méthode de Mayer.

Il nous reste à signaler une dernière méthode, imaginée par Cauchy. Il n’est pas démontré, à notre connaissance, que la méthode de Cauchy fournisse, dans tous les cas, des valeurs moyennes. Elle ne peut donc pas être considérée comme une méthode générale de la théorie des erreurs.

Toutes ces méthodes sont identiques, lorsqu’on les applique à des valeurs déterminées par des équations de la forme x = As, dont les seconds membres inspirent la même confiance.

La méthode de Mayer est encore identique à celle de Cauchy, dans le cas les valeurs sont déterminées par des équations de la forme ax = h. Dans tous les autres cas, les méthodes donnent des résultats différents.

Si nous restreignons la méthode de Cauchy aux cas elle conduit certainement à des valeurs moyennes, comme nous l’avons fait pour la méthode de Mayer, toutes les méthodes que nous venons d’énumérer fournissent pour chaque inconnue une moyenne entre les valeurs détermi- nées pour cette inconnue. Il est donc certain que les résultats auxquels on arrive par l’application de ces méthodes, inspirent la même confiance que les valeurs dont ils émanent et que les erreurs ne peuvent pas s’accumuler.

C’est une première certitude que donne la théorie des erreurs. Elle en donne une seconde, beaucoup plus impor- tante à notre avis.

ÉTUDE SUR LES ERREURS D’OBSERVATION.

1 63

Pour la mettre en lumière, raisonnons sur un exemple concret. Supposons que les valeurs differentes détermi- nées pour une inconnue, et dont on prend une moyenne, soient au nombre de cent. Supposons, en outre, que la valeur moyenne déterminée entre ces cent valeurs soit supérieure à quarante-six d’entre elles et inférieure, par conséquent, aux cinquante-quatre autres.

De deux choses l’une : la valeur exacte de l’inconnue est ou n’est pas supérieure à cette moyenne.

Dans le premier cas, la valeur exacte surpasse non seu- lement la valeur moyenne, mais aussi les quarante-six valeurs qui lui sont inférieures. Cette moyenne est donc plus voisine de la vérité que ces quarante-six valeurs. Dans le second cas, les cinquante-quatre valeurs qui sur- passent la moyenne, surpassent aussi, et plus que la moyenne, la valeur exacte. Cette moyenne est donc plus voisine de la vérité que ces cinquante-quatre valeurs.

Pratiquement, on ignore laquelle de ces deux hypo- thèses est la vraie. Mais on n’en est pas moins certain que la moyenne est préférable à quarante-six au moins des cent valeurs qui ont concouru à sa détermination. C’est la seconde certitude que fournit la théorie des erreurs.

On pourrait objecter : que toute valeur intermédiaire entre la cinquantième et la cinquante et unième valeur, par ordre de grandeur, mériterait la même confiance que toutes les autres valeurs ; que cette valeur intermé- diaire est certainement préférable à cinquante des valeurs observées ; que cette valeur est, dès lors, meilleure que toute autre valeur moyenne et qu’il est, par conséquent, inutile d’imaginer diverses méthodes capables de nous donner ces autres valeurs moyennes.

La réponse est aisée. Le choix d’une valeur intermé- diaire entre la cinquantième et la cinquante et unième des valeurs déterminées pour l’inconnue, exigerait la détermi- nation explicite des cent valeurs, afin de pouvoir les classer par ordre de grandeur. Or, les calculs qu’exigerait cette

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

détermination, et les calculs analogues dans d’autres cas, seraient tellement laborieux qu’on ne peut songer à les entreprendre. Les méthodes de la théorie des erreurs ont précisément pour but, comme nous le verrons plus loin, de tourner la difficulté en nous fournissant d’autres valeurs moyennes au prix de calculs moins fastidieux. D’autre part, ces valeurs moyennes à la détermination desquelles ces méthodes permettent de faire concourir un grand nombre de valeurs, présentent un avantage probable que n’offre pas une valeur intermédiaire entre la cinquantième et la cinquante et unième et qui justifie le nom de résultat probable qu’on leur donne dans la théorie des erreurs.

En effet, lorsqu’on tire une valeur moyenne de la com- binaison d’un grand nombre de valeurs d’une inconnue, il faudrait un concours de circonstances auquel le hasard serait étranger pour que les écarts ne se compensassent pas plus ou moins ; il faudrait, surtout, que les observateurs jouassent de malheur pour que cette compensation ne se fît pas fréquemment, alors que tous et à chaque instant appliquent ces méthodes et adoptent pour règle de former de semblables moyennes. Ils sont donc convaincus, et avec raison, par une sorte d’intuition de la vérité et en dehors de toute démonstration proprement dite, que les erreurs se compensent plus ou moins lorsqu’on remplace les valeurs diverses déterminées pour une inconnue par des valeurs moyennes, et que la probabilité de la compensation est d’autant plus grande que le nombre des valeurs qui con- courent à la formation d’une moyenne est plus considé- rable.

Tel est Yavantage probable que procure la théorie des erreurs. Ceux qui cherchent à démontrer mathématique- ment que cet avantage existe réellement, sont obligés de recourir à des suppositions qui sont beaucoup moins évi- dentes que la chose même que l’on prétend démontrer. Aussi les essais qui ont été faits dans ce sens, n’ont-ils pas échappé à la critique.

ÉTUDE SUR LES ERREURS D’OBSERVATION.

1 65

Avant d’examiner ces critiques, donnons quelques indi- cations sur les diverses méthodes que nous nous sommes borné tantôt h énumérer.

Méthodes de la moyenne arithmétique et de la moyenne 'par poids. La méthode de la moyenne arithmétique consiste à prendre la moyenne (Ar -f- A2 -\- . . . -j- A„) : n

d’une série de valeurs A,, A2 A, qui inspirent la même

confiance. Il convient évidemment de faire entrer dans le calcul de cette moyenne toutes les valeurs convenables déterminées pour l’inconnue.

Ce procédé n’est applicable que dans les cas simples l’on connaît explicitement ces valeurs. Il cesse d’être pra- tique lorsque ces valeurs sont définies par des équations à deux ou à plusieurs inconnues non résolues.

Pour donner une idée des opérations qu’exigerait l’appli- cation de la méthode de la moyenne arithmétique dans ce dernier cas, il nous suffira d’examiner à ce point de vue les deux exemples suivants.

Le premier se rapporte à 8 équations géodésiques à 2 inconnues qui se rencontrent à la page 297 du Cours cT Astronomie de l’École polytechnique de M. Paye (1881, première Partie). Le second nous est fourni par un ensem- ble de 94 équations astronomiques à 5 inconnues, traitées par M. Folie, directeur honoraire de l’Observatoire royal de Belgique, dans un travail sur la révision des constantes de l’astronomie stellaire, publié dans les Annales astro- nomiques de l’Observatoire royal de Belgique (nou- velle série, tome VII, pp. 55 et 60).

Les équations du genre de celles dont nous parlons ici sont appelées équations de condition.

Les équations de condition géodésiques de M. Faye peuvent être combinées deux à deux de 28 manières diffé- rentes. Elles permettent donc de déterminer 28 valeurs de la première inconnue, et 28 valeurs de la seconde. Pour utiliser l’ensemble dans le calcul des valeurs moyennes, il faudrait donc calculer 56 numérateurs et 28 dénomma-

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teurs, puis 56 quotients. On obtiendrait ainsi les 28 valeurs de chacune des inconnues. Il resterait encore à additionner, pour chacune des deux inconnues, ses 28 valeurs et à divi- ser la somme par 28 ; on aurait ainsi les deux valeurs moyennes. Ce travail exigerait au moins 3oo opérations numériques. Pour traiter de la même façon les équations astronomiques de M. Folie, chaque inconnue possède 5q 8g 1 018 valeurs, le travail complet exigerait un nombre d’opérations numériques supérieur à un milliard. Il est bien évident que l’application de la méthode de la moyenne arithmétique , dans ces cas compliqués, est impraticable.

Quant à la méthode de la moyenne par poids , qu’il nous suffise de dire que le développement des calculs quelle exige est plus que doublé.

Méthode de Cauchy. Nous avons déjà dit qu’il n’a pas été démontré, que nous sachions, que cette méthode con- duit toujours à des valeurs moyennes. Elle a été critiquée du vivant de l’auteur, et en sa présence, dans les séances hebdomadaires de l’Académie des Sciences de France, par Bienaymé. Il n’est donc pas sans intérêt d’éclairer le lec- teur sur l’état de la question. Quelques détails mathéma- tiques sont nécessaires.

On rencontre fréquemment dans les sciences d’observa- tion des formules du type

( 1 ) y A -J- Bj? Ca?2 -j- Du?3 -|- . . .

Cette formule sert à calculer les valeurs que prend l’inconnue y pour certaines valeurs déterminées d’une variable x. Les facteurs A, B, C, D, ... sont des coeffi- cients numériques dont les observations doivent fournir les valeurs.

A cet effet, on mesure une série de valeurs de y et les valeurs correspondantes de x, de manière à former un groupe d’équations entre les constantes inconnues A, B, C, D, ... E11 travaillant sur ces équations, on obtient des valeurs numériques de ces constantes ; on les introduit

ÉTUDE SUR LES ERREURS D’OBSERVATION. 1 67

clans la formule primitive qui permettra, dès lors, de cal- culer la valeur de y correspondant à une valeur observée de x.

Mais le second membre de la formule (1) est une suite indéfinie convergente. On sait qu’on ne commet pas d’erreur sensible en supprimant tous les termes à partir d’un certain rang ; mais on ignore à partir de quel rang- la suppression devient légitime.

Si on voulait calculer les constantes A, B,C, ... au moyen des moindres carrés, ou de la méthode de Mayer, il fau- drait essayer d’abord si les deux premiers termes suffisent. Dans la négative, il faudrait en essayer trois et ainsi de suite. Ces tâtonnements successifs ont un grave défaut : les calculs faits dans un essai quelconque sont sans utilité pour l’essai suivant. En un mot, tout est à recommencer à chaque essai.

La méthode de Cauchy supprime cet inconvénient : les calculs faits dans un premier essai servent dans un second, et ainsi de suite. Rien n’est donc perdu.

On s’arrête lorsque les écarts entre les valeurs observées du premier membre et les valeurs calculées du second sont inférieurs à une limite fixée d’avance et qu’on veut bien tolérer. Les valeurs des constantes A, B, C, D, ... auxquelles on arrive ainsi, sont appelées et sont de fait, jusqu’à un certain point, satisfaisantes ; mais , nous l’avons déjà dit, il n’est pas démontré que ces valeurs soient des moyennes dans tous les cas.

Si on tient absolument à des valeurs moyennes, on peut considérer celles auxquelles la méthode de Cauchy a con- duit, comme des valeurs approchées de ces moyennes, et les corriger.

On peut donc dire que la méthode de Cauchy résout un double problème : elle détermine à la fois le nombre des coefficients inconnus qu’il convient d’adopter, et des valeurs approchées des moyennes que fournirait la méthode des moindres carrés pour ces coefficients.

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C’est ainsi, du reste, que Cauchy a répondu lui-même aux objections de Bienaymé (t). Personne ne nous repro- chera, par conséquent, de diminuer la portée de la méthode imaginée par l’illustre mathématicien français.

Méthode des moindres carrés. La méthode des moin- dres carrés a été exposée pour la première fois par Legendre, en 1806, dans ses Nouvelles méthodes pour la détermination des orbites des comètes. Gauss l’a exposée également en 1809, et après lui Laplace, en 1812. Nous avons déjà dit quelle donne une moyenne de la forme (pt A, -f p2 A3 . . . + pn AJ : (p* + P2 + pX Cette moyenne utilise toutes les valeurs des inconnues. Ainsi, si on l’applique aux équations géodésiques de M. Faye, citées plus haut, elle fournit, pour chaque inconnue, une moyenne dépendant des 28 valeurs de l’inconnue. Si on l’applique aux 94 équations astronomiques à 5 inconnues de M. Folie, elle donne une moyenne à la formation de laquelle concourent, pour chaque inconnue, toute la série de ses 5q 891 018 valeurs.

Les résultats fournis par la méthode des moindres carrés sont donc aussi probables que ceux qu’on obtiendrait en appliquant la méthode de la moyenne arithmétique, ou de la moyenne par poids ; et on les achète à beaucoup moins de frais. C’est dans la simplicité relative des calculs qu’exige l’emploi de la méthode des moindres carrés, que réside son avantage. Le procédé de la moyenne arithmé- tique exigerait, nous l’avons dit, pour les équations géodé- siques de M. Faye, au moins 3oo opérations numériques, et un milliard au moins pour les équations astronomiques de M. Folie. Or, si l’on fait le compte des opérations nécessaires pour appliquer à ces mômes équations la méthode des moindres carrés, on trouve que leur nombre est réduit respectivement à 84 et à 403 5 opérations.

Méthode de Mayer. Nous avons montré, dans une

(I) Comptes rendus de e’Acad. des Sc., 1855, t. XXXVII, pp. 5 et seq.

ÉTUDE SUR LES ERREURS D’OBSERVATION. 1 6g

communication faite à la première section de la Société scientifique de Bruxelles, que la méthode de Tobie Mayer fournit, dans certains cas seulement, une moyenne entre une série de valeurs de l’inconnue. Nous en avons conclu qu’il faut renoncer à l’appliquer quand elle ne jouit plus de cette propriété. Nous avons indiqué en outre, dans la même communication, une simplification importante dont cette méthode est susceptible.

Elle diffère de la méthode des moindres carrés en ce quelle n’embrasse pas toutes les valeurs des inconnues. Dès lors, elle fournit des résultats moins probables. En revanche, elle n’exige que des calculs plus simples. Ainsi, au lieu des 84 et 403 5 opérations que réclamerait la méthode des moindres carrés, dans les deux exemples que nous avons cités, la méthode de Mayer n’en exige plus que 42 et 2790 ; et ces nombres se trouvent réduits à 1 8 et à 690, en recourant à la simplification que nous lui avons fait subir.

Opinions relatives à la théorie des erreurs. Les avis sont fort partagés au sujet de l’efficacité de la théorie des erreurs dans la lutte contre les causes d’erreurs acciden- telles. Nous ne pouvons songer à exposer ici le détail des opinions qui ont été émises sur cette question ; mais nous ne pouvons pas non plus les passer entièrement sous silence. 11 nous suffira, pour caractériser nettement le dif- férend, de rapprocher deux avis opposés émanant de deux savants également autorisés.

M. Caspari, ingénieur hydrographe de la marine fran- çaise, auteur d’un Cours d'astronomie pratique, couronné par l’Académie des Sciences, s’exprime ainsi, à la page 333 de ce bel ouvrage, après avoir exposé la théorie des erreurs d’observation :

« Les développements dans lesquels nous venons d’en- trer au sujet de la théorie des erreurs ...ne présentent pas le caractère de rigueur mathématique que l’on est habitué de trouver dans les sciences exactes. On ne peut pas dire

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I7O

quelles aient rallié l’opinion unanime des savants ; tandis que les uns y voient un instrument merveilleux de recher- ches, d’autres, frappés des mécomptes que l’application de ces procédés a occasionnés, leur dénient toute valeur. «

M. Faye, membre de l’Institut et du Bureau des Longi- tudes, écrit les lignes suivantes, à la page 236 de son savant Cours d' astronomie de l'École polytechnique :

« Si nous avons insisté longuement sur la méthode des moindres carrés, c’est qu’il est bon de la connaître et de savoir l’appliquer au besoin. C’est un moyen puissant de discussion dont les hommes de science tirent parti, lors- qu’ils veulent savoir jusqu’à quel point leurs théories, leurs formules s’adaptent à la réalité, ou bien lorsqu’ils veulent obtenir, avec toute la précision possible, des constantes fondamentales dans la science. Par exemple, lorsqu’on a réuni les mesures géodésiques d’arcs de méridien effec- tuées à grands frais, sur tous les continents, afin d’étudier la vraie figure du globe, c’est par la méthode des moindres carrés qu’on devra traiter les équations de condition, dût le calcul durer des mois entiers et exiger tout un personnel de calculateurs. «

La divergence d’opinion semble ici manifeste. Avant de prendre parti, précisons le point en litige. Une comparai- son nous y aidera.

Lorsqu’un officier dirige le feu de ses hommes ou de ses batteries sur une position ennemie, il n’ignore pas qu’un grand nombre de projectiles iront se perdre, inoffensifs et inutiles; mais il sait que d’autres porteront et mettront quelques-uns des adversaires hors de combat. Il sait aussi que s’il laissait les balles dans les cartouchières, et les obus dans les avant-trains, il ne ferait à coup sûr aucun mal à l’ennemi. L’hésitation n’est pas possible : il faut tirer.

Telle est un peu la position d’un observateur aux prises avec les causes d’erreurs et ayant à sa disposition, pour les combattre, les méthodes de la théorie des erreurs. S’il ne les applique pas, il ne détruira certainement aucune des

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erreurs accidentelles dont les résultats observés sont affec- tés. Au contraire, s’il en fait usage, en toute occasion, il ne réussira pas sans doute, constamment et à coup sûr, à détruire chaque fois les erreurs accidentelles ; mais il fau- drait, pour qu’il n’y réussît jamais, un guignon dont il n’existe aucun exemple dans l’histoire des sciences.

Dans ces conditions, le bon sens ne commande-t-il pas l’usage le plus fréquent des méthodes de la théorie des erreurs ? Mais, dira-t-on, si les mécomptes auxquels M. Caspari fait allusion, se sont réellement rencontrés au bout de l’application de ces méthodes, la prudence n’exige- t-elle pas que l’on s’abstienne de courir le risque de les reproduire ?

De fait, des mécomptes, d’ailleurs peu nombreux, se sont rencontrés. M. Bertrand en rappelle deux dans la préface de son Calcul des 'probabilités . Voici le premier (p. xxxix) : « La masse de Jupiter, déduite par Newton de l’étude des satellites, corrigée peu à peu par les progrès des observateurs, calculée de nouveau par Bouvard à l’aide des perturbations de Saturne, semblait fixée à ^ de celle du Soleil. Les principes du calcul des chances permettaient de parier, suivant Laplace, 999 3o8 contre 1 que l’erreur n’est pas la centième partie de la valeur trouvée. Quelle osten- tation de consciencieux savoir ! C’est 999 3o8 fr. , ni plus ni moins, que l’on peut risquer contre 1 fr. On aurait eu tort de risquer dix sous ; on les aurait perdus ; les pertur- bations de Junon l’ont prouvé. »

Le second mécompte est décrit à la même place.

Encke, ayant appliqué en 1822 la théorie des erreurs au calcul de la parallaxe du Soleil, d’après les observations du passage de Vénus de 1761 et de 1769, trouva 8 ", 5776 . D’après ses calculs, il y avait un à parier contre un que l’erreur ne surpassait pas o",o370. Il en résultait, d’après la théorie, qu’une erreur huit fois plus grande avait 1 million de chances contre elle et une seule en sa faveur .

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Or, c’est cette correction huit fois plus forte qu’il fallut plus tard faire subir au résultat trouvé par Encke.

M. Faye, dans son Cours d'astronomie , cite les mêmes faits (p. 233) : « De la discussion des passages de Vénus sur le Soleil observés en 1761 et 1769, dit-il, M. Encke a déduit :

Parallaxe du Soleil = 8", 57116 ± 0",0570

» D’après cette petite erreur probable, il y aurait un contre un à parier que la vraie parallaxe est comprise entre 8", 53 et 8", 61 .

« Or, nous savons aujourd’hui que la vraie parallaxe 8",8i3 tombe bien en dehors de ces limites. L’erreur, o", 24 184, est égale à 6,302 fois l’erreur probable o"

Ainsi, à s’en tenir à l’erreur probable assignée par M. Encke à son résultat, il y aurait cent mille à parier contre un qu’il n’est pas en erreur de o", 24 184, et pour- tant telle est la correction que nous sommes obligés de lui faire subir.

» De même Newton avait déduit, des mesures exécutées par Pound sur les satellites de Jupiter, la masse de cette planète = Plus tard, Bouvard la détermina par une tout autre voie, en construisant les Tables de Jupiter et de Saturne sur la théorie de Laplace. Il trouva L’accord était remarquable. Laplace, appliquant ici le calcul des probabilités, trouva qu’il y avait un million à parier con- tre un que la valeur ^ n’était pas en erreur de Or, peu d’années après, les astronomes étaient obligés de l’augmenter du double de cette dernière quantité et de porter cette masse à »

Les faits sont donc bien établis ; les écarts entre les chiffres des deux écrivains que nous venons de citer, n’y changent rien. « Certes, ajoute M. Faye, il y a eu décep- tion pour les astronomes dans ces deux cas. « Personne n’en disconviendra, mais est-il légitime d’en accuser la théorie des erreurs ?

ÉTUDE SUR LES ERREURS D’OBSERVATION. 1 73

Lorsqu’elle affirme d’une erreur que son existence a une probabilité d’un millionième, elle la déclare impro- bable, mais non impossible. Si l’avenir prouve son exis- tence, il y a lieu de s’en étonner ; on a tort de s’en prévaloir pour condamner la théorie qui ne prétend pas transfor- mer la probabilité en certitude, ni ne promet le succès assuré à toutes les applications qu’on voudrait en faire.

Mais laissons ces circonstances atténuantes ; il y a plus et mieux à dire.

Nous avons montré précédemment que la théorie des erreurs ne garantit avec certitude qu’une seule chose : les résultats quelle fournit ne le cèdent pas en exacti- tude aux valeurs sur lesquelles elle opère. Elle ne peut donc conduire à des mécomptes avérés que si on l’a induite en erreur sur le degré de confiance que méritaient ces valeurs. Or, pour se prononcer sur ce point en con- naissance de cause, il faut tenir compte des aptitudes et des dispositions des observateurs, des défauts des instru- ments, des causes perturbatrices provenant du milieu ambiant, du degré de développement et de rigueur des théories scientifiques dont on fait usage. La théorie des erreurs n’a rien à voir à tous ces considérants. Elle accepte de bonne foi les renseignements qu’on lui donne. Elle ne sait rien des illusions qui ont pu leur attribuer une valeur qu’ils n’ont pas. Si des déceptions s’ensuivent, ce n’est pas à elle qu’il faut s’en prendre. Lorsque le pas- sif d’un banquier dépasse son actif, la banqueroute n’est pas imputable à la règle de la soustraction.

Or, c’est bien ce qui est arrivé dans les deux cas dont on fait tant d’état. Nous en trouvons la preuve dans la suite du passage emprunté tantôt à M. Faye. « On a reconnu, poursuit le savant écrivain, que Pound avait négligé certaines corrections instrumentales ; que Bou- vard, dans ses immenses calculs, n’avait pas tenu un compte absolument exact de toutes les inégalités du mou- vement de Saturne ; enfin, que les observations des pas-

174 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

sages de Vénus sur le Soleil sont entachées d’erreurs systématiques fort singulières... »

C’est plus qu’il n’en faut pour innocenter la théorie des erreurs.

Gardons-nous donc de lui imputer des méfaits quelle n’a point commis ; ne l’accusons pas de nous avoir trompés quand, à des problèmes mal définis ou sur des données fausses, elle fournit des renseignements controuvés ; n’exigeons pas d’elle plus quelle ne nous promet, mais sachons reconnaître et mettre à profit les services très réels et incontestables quelle peut nous rendre.

E. Goedseels

Administrateur-Inspecteur de l’Observatoire royal de Belgique.

LE

CENTENAIRE DE L’INSTITUTION ROYALE

DE LA

GRANDE-BRETAGNE

I

HISTORIQUE DE L INSTITUTION ROYALE PENDANT LE SIÈCLE ÉCOULÉ

L’histoire succincte de l’Institution Royale de la Grande-Bretagne est, à vrai dire, une contribution à l’his- toire de la science pendant un siècle (1799-1899) : en effet, les savants qui s’y sont successivement illustrés par leurs travaux ont pris une part mémorable aux progrès scientifiques réalisés aujourd’hui (1).

Vers la fin du siècle dernier, l’idée de fonder l’Institu- tion qui, de nos jours encore, occupe le premier rang parmi les sociétés savantes, surgit dans l’esprit d’un homme connu sous le nom de Benjamin Thompson, appelé ordinairement comte de Rumford. Il naquit à Rumford, dans le New-Hampshire (Etats-Unis;, le 26 mars 1753. Après la guerre de l’indépendance des Etats-Unis (1789), Rumford vint en Angleterre avec le grade de colonel et

(1) Le travail qu'on va lire a été rédigé en grande partie d’après les articles de mon savant collègue M. le Dr L. Bleekrode, insérés dans le Journal néer- landais De Natuur (nos d’août et de sept. 1899).

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

une réputation de bravoure et d’habileté à la guerre ; il fut appelé au service de l’électeur de Bavière, qui le nomma successivement son aide-de-eamp, son chambellan, son ministre de la guerre et de la police, et le fît en outre comte de Rumford, en 1790. Le Ier janvier de cette année, il prit une mesure en apparence peu scientifique : il fit arrêter tous les mendiants de Munich et les fit travailler dans une maison d’industrie spéciale : non seulement il réussit au point de vue social, mais encore ses recherches relatives à l’établissement de sa maison d’industrie le con- duisirent à ses plus belles découvertes sur la chaleur et la lumière.

Pour vêtir convenablement les pauvres artisans, il rechercha les corps qui conservent le plus longtemps une température supérieure à celle de l’air ambiant ; il trouva que le principal obstacle à la déperdition de la chaleur est l’air emprisonné dans les fibres des tissus. Pour éco- nomiser le combustible, il étudia le mode dechauflfement des liquides (mouvements de convection), la construction des cheminées et des fourneaux ; il utilisa la chaleur latente de l’eau produite dans un vase de petites dimen- sions et amenée dans un récipient par un tube en serpen- tin, instrument fréquemment employé de nos jours ; il chercha même à utiliser la chaleur de la fumée. On con- naît également son calorimètre à eau, son photomètre ; c’est à cette époque qu’il conçut le principe fondamental de la théorie mécanique de la chaleur. Après la mort de son bienfaiteur, Rumford retourna en Angleterre, et s’ap- pliqua à démontrer cette théorie par des faits ; c’est à ses recherches qu’il faut faire remonter une expérience bien connue et rendue pratique par Tvndall, savoir l’ébullition de l’eau par l’action du frottement.

D’après les vues du comte de Rumford, l’association qu’il voulait fonder devait avoir pour but principal la dif- fusion des connaissances usuelles appartenant au double domaine de la physique et de la mécanique, au moyen de

l’institution ROYALE DE LA GRANDE-BRETAGNE. I77

lectures et de démonstrations faites devant les diverses classes de la bourgeoisie et surtout devant les classes les moins privilégiées de la société. En définitive, le désir du fondateur était de former une réunion technique de savants et de praticiens.

Cette idée trouva de l’appui chez quelques personnes d’une haute position, parmi lesquelles il faut citer Sir Joseph Banks, le président de la Société Royale de Lon- dres. Grâce à leur influence personnelle et à leurs contri- butions pécuniaires, la Société fut réellement fondée, et la première réunion eut lieu le 5 juin 1799. L’Institution comptait une cinquantaine de membres, qui donnèrent chacun 5o guinées ; elle fut constituée sous le nom de Royal Institution for the promotion, diffusion and exten- sion of Science and useful Knowledge .

Le nom 11’a pas changé jusqu’à nos jours ; mais alors le but poursuivi n’était pas le même qu’aujourd'hui. Rumford désirait avant tout améliorer l’état des classes pauvres, et parer le mieux possible à leurs besoins ; à cet effet, il voulait réunir spécialement des objets et des modèles d'une utilité pratique ; on acquit donc plusieurs maisons dans la rue Albemarle, Piccadilly ; on y construisit un laboratoire et un amphithéâtre, on fit des conférences sur l'ebullition, le chauffage des habitations, la construction des foyers, la conservation de la glace en été et sa prépa- ration artificielle, le tannage, etc. ; on se procura une col- lection d’instruments, surtout de poêles, d’appareils de cuisine et de lavage, de rouets, d’outils aratoires. Sans aucun doute, l'idée de donner des éclaircissements scien- tifiques sur les différents métiers était fort heureuse, mais Rumford ne fut pas compris par ses contemporains. A notre époque, tout le monde sait qu’une entreprise com- merciale ou une branche industrielle quelconque doit être fondée sur des connaissances scientifiques ; celles-ci pénè- trent actuellement dans la maison comme dans l’atelier, et même dans la cuisine. Mais, au siècle dernier, on était

IIe SÉRIE. T. XVII.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

loin d’être convaincu de cette vérité, et peut-être le plan de Rumford n’était-il pas exécuté de la manière la plus efficace. Quoi qu’il en soit, on vit diminuer peu à peu l’intérêt qui, même dans les rangs les plus élevés de la société, s’était attaché à la récente Institution. Le Comité de direction s’efforça alors de la maintenir, en invitant le public à des leçons de physique et de chimie ; en 1800, l’Institution avait obtenu une charte royale, confirmée plus tard par un acte du Parlement ; le Roi lui-même avait accepté le Protectorat.

La première année, la direction confia l’enseignement de la physique au L)r Garnett, en l’autorisant à faire des recherches personnelles dans la mesure des ressources, alors peu considérables, de l’Établissement. En 1801, il eut pour successeur l’éminent physicien Thomas Young, bien connu par ses belles recherches sur la cohésion des liquides et sur l’optique physique. En même temps, Humphry Davy, ancien élève-pharmacien à Penzance, puis attaché à Y Établissement pneumatique du Dr Beddoes à Bristol, fut proposé pour donner des conférences de chimie.

Détail assez curieux, Rumford hésita d'abord à laisser Davy se présenter devant le grand amphithéâtre qui venait d’être construit ; avant d’y être admis, l’ex-élève en pharmacie eut à subir devant le directeur un examen de capacité dans le petit salon de réunion ; mais l’épreuve ne fut pas longue ; la haute valeur du jeune chimiste (il n’avait que 23 ans) fut constatée avec éclat ; peut-être même l’Institution Royale n’eût-elle plus subsisté long- temps, sans la parole autorisée de Davy qui sut attirer dans les locaux de la rue Albemarle de nombreux audi- teurs avides d’assister à de belles expériences clairement expliquées.

En réalité, pour l’exécution des plans du fondateur, on avait trop présumé de la portée financière de la Société, d’autant plus que l’État n’accordait aucune subvention ;

l’institution ROYALE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 1 yg

aussi. la non-exécution de ses projets découragea Rumford, qui s’en désintéressa et quitta l’Angleterre pour aller se fixer en France.

Les revenus de l’Institution avaient sérieusement baissé: de 6000 livres en 1799, de 1 1 000 en 1800, ils tombèrent à 3400 en 1801 et à 3ooo en 1802. C’est alors que la Direction comprit qu’il fallait absolument sauver la Société de sa ruine prochaine ; ces efforts ont pleinement abouti, grâce à deux conditions qui ont été bien dignement rem- plies : en premier lieu, il fallait composer le Comité direc- teur d’hommes d’un esprit très distingué et d’une grande largeur de vues ; en second lieu, choisir comme profes- seurs des savants très capables. C’est par ce double moyen que l’Institution a montré une vitalité merveilleuse ; car non seulement elle a acquis une grande célébrité, mais en outre, ce qui est plus méritoire encore, elle a fait croître sa réputation de plus en plus pendant un siècle. Son grand titre de gloire, c’est que dans le laboratoire d’Albe- marle, six savants des plus éminents de notre époque ont su reculer les bornes de la science, et que ce même local a été le berceau de bien des applications industrielles des plus importantes.

En 1802, on résolut de ne plus traiter des sujets prati- ques à l’usage des prolétaires, et de remplacer la cuisine et l’atelier par une salle d’étude et un laboratoire ; en même temps, on fit des conférences pour les classes les plus éle- vées de Londres ; en leur inspirant du goût pour la science pure, on s’attendait à recueillir en même temps leur appui financier dont on avait si grandement besoin. Ce ne fut pas sans de vifs regrets que plusieurs membres de la Direction renoncèrent au plan primitif de Rumford ; mais il devint bientôt évident qu’en changeant de système, on ne s’était nullement trompé.

Par son talent comme orateur et ses éminentes qualités comme expérimentateur, Davy remportait beaucoup de succès auprès d’un cercle considérable d’auditeurs appar-

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

tenant aux rangs les plus distingués, et attirés par des expériences et des découvertes aussi neuves qu’importantes. Faut-il citer la lampe des mineurs, l’arc électrique, la découverte des alcalis ? L’amphithéâtre regorgeait de monde, et le nombre des membres ne faisait qu’augmenter.

Hélas ! en 1808. Davy fut obligé de cesser son ensei- gnement pour cause de maladie ; comme conséquence bien triste, les recettes tombèrent de 8000 livres à 1800. Mais un événement très heureux devait sauver de nouveau l’Institution, et faire présager pour elle une longue période de succès et de gloire !

Et quel était donc cet heureux événement ? C’est la connaissance fortuite que fit Davy d’un jeune ouvrier relieur, Michel Faraday, fils d’un forgeron-serrurier. Dès l’âge de 14 ans, Michel contracta un engagement de sept ans comme apprenti-relieur. Les livres qui passaient par ses mains éveillaient en lui un grand désir de s’instruire ; mais ce qui attirait le plus son attention, c’étaient les ouvrages concernant l’électricité et la chimie. Chaque fois qu’il avait épargné quelques sous, ce qui n’arrivait pas souvent, tantôt il les consacrait à l’achat des matériaux nécessaires pour répéter les expériences suggérées par ses lectures, tantôt il les utilisait pour assister à des leçons données par un certain professeur, M. Tatum, à un shil- ling par personne et par séance. 11 fabriqua une machine électrique avec une bouteille, une pile voltaïque avec des morceaux de zinc et des demi-sous, et il fit la description de ses expériences et de celles de Tatum dans un livre dédié à son maître.

Un jour, le jeune Faraday, placé derrière le comptoir de son patron, lisait un livre traitant de l’électricité, quand entra un client qui demanda au jeune homme s’il comprenait ce qu’il lisait ; la réponse frappa vivement le client, qui n’était autre qu’un membre de l’Institution Royale, M. Dance ; celui-ci lui offrit de le conduire aux leçons de Sir Humphry Davy, qui donnait précisément

L’INSTITUTION ROYALE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 1 8 1

une série de conférences sur l’électricité. Faraday assista aux quatre dernières séances relatives à ce sujet, et devint de plus en plus anxieux de pouvoir quitter l’atelier pour entrer au service de la science.

Devenu relieur à la journée, il voulut absolument échapper à son état, et prit une résolution bien hardie : il écrivit à Sir H. Davy pour solliciter la protection de l’éminent professeur-, s’il se présentait une occasion favo- rable ; il joignit à sa lettre les notes qu’il avait prises aux quatre conférences.

Davy fit très bon accueil à cette demande ; aussi lors- que, peu de temps après, le poste d’assistant fut devenu vacant, le jeune Faraday put entrer à l’Institution Royale aux appointements de 125 francs par mois, et avec le droit d’occupation de deux chambres à l’étage supérieur de la maison.

On devine l’ardeur que mit le jeune homme dans l’ac- complissement de ses fonctions; il put juger les méthodes des divers conférenciers, la manière de développer leurs sujets, et leur adresse dans les manipulations ; mais sur- tout comme assistant de Davy, réputé alors l’un des pre- miers chimistes de l’Europe, il eut l'occasion de l’aider dans ses recherches, d’étudier ses différentes façons d’in- terroger la nature et d’écrire sous sa dictée des mémoires qui changèrent la face de la chimie.

Un an après sa nouvelle installation, il accompagna Davy pendant son long voyage à travers l’Europe, ce qui lui permit de faire la connaissance de nombreux savants illustres, tels que Ampère, Humboldt, Gay-Lussac, Arago, Delarive. A cette époque, leminent chimiste anglais était parvenu au point culminant de sa réputation : il avait été anobli, et avait contracté un brillant mariage. Grâce à ces circonstances, jointes à d’autres purement fortuites, Davy maintenait une distance trop marquée entre lui et son assistant, qu’il faisait passer presque pour un domestique, au lieu de le traiter comme un homme ayant déjà fourni

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

des preuves d’une grande aptitude scientifique. C’est ce qui dura jusqu’en 1 8 1 5 ; Faraday fit connaître alors son désir de ne pas prendre part plus longtemps aux voyages de son maître, et de retourner dans son cher laboratoire de l’Institution Royale; au surplus, celle-ci se trouvait de nouveau dans une situation assez précaire.

Il s’appliqua, dès lors, avec ardeur à la carrière de l’enseignement ; il donna un cours de chimie dans une société particulière, et suivit l’exemple de son illustre maître Davy, qui répétait avec soin chacune de ses confé- rences ; Faraday prit même des leçons d’élocution et enga- gea ses amis à critiquer éventuellement son style. Un jour, le professeur Brande fut empêché de faire sa conférence à l’Institution Royale; à la grande surprise des auditeurs, l’assistant Faraday prit la place du professeur et donna une brillante et lumineuse leçon. En 1 8 1 6 , il devint surin- tendant de l’Institution, au traitement de 25oo francs; il fut nommé directeur en 1 82 5 .

Il déploya les plus grands efforts pour donner à l’Eta- blissement un cachet vraiment scientifique. Il organisa un certain nombre de soirées étaient présentés de nouveaux appareils et des démonstrations remarquables ; il institua ensuite les conférences du vendredi, bientôt si renommées et destinées à l'exposé des derniers progrès de la science ; enfin, il fit donner ou donna lui-même vers la Noël des juvénile lectures, c’est-à-dire six causeries pour les enfants des membres, mais très attachantes aussi pour toutes les personnes qui aimaient les belles démonstrations expéri- mentales. Enfin il y eut encore, sur l'un ou l’autre sujet déterminé, des conférences faites par des hommes reconnus pour leurs connaissances spéciales.

Comme son illustre bienfaiteur Humphry Davy, qui mourut en 1829, Faraday eut l’insigne honneur d’arracher l’Institution Royale à son déclin, et même d’en faire gran- dir partout le renom par son dévouement à la science et par ses belles découvertes, telles que de nouvelles combi-

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naisons organiques, la liquéfaction des gaz, le diamagné- tisme, les phénomènes d’induction électrique, l’électrolyse et l’action du magnétisme sur la lumière.

En 1 83 1 , se leva l’aurore d’une ère plus propice pour les finances de l’Institution : un véritable Mécène, John Fuller, membre quelque peu excentrique du Parlement, légua un capital de 25o ooo francs pour le traitement de deux professeurs, l’un de physique, l’autre de chimie, et désignés d’après le nom du donateur. On raconte à ce propos que c’était un véritable don de reconnaissance, parce que John Fuller, qui souffrait beaucoup d’insomnie, avait trouvé de bonnes heures de repos pendant les confé- rences de l’Institution, en écoutant, jusqu’à s’assoupir, des considérations parfois trop profondes pour lui. C’est ainsi que Faraday fut nommé « Fullerian professor « pour la chimie; il a conservé ce titre jusqu’à sa mort, en 1867.

Comme orateur scientifique, il était sans rival ; en outre, des découvertes d’une importance capitale, des vues d’une clarté sans égale sur la portée des phénomènes nouvelle- ment constatés, et l’énoncé exact des lois qui les régissent ont élevé Faraday au premier rang parmi les physiciens du xixe siècle. Ce qui est bien remarquable, c’est que, dans l’appréciation des expériences et de leurs résultats, il n’a pas été guidé par l’analyse mathématique; tout était emprunté à l’observation, et ses déductions étaient telle- ment précises que, même de nos jours, elles ont servi de point de départ à des théories nouvelles.

Les distinctions honorifiques lui ont été décernées à profusion ; mais, au lieu de les rechercher, il tâchait de les éviter ; c’est ainsi qu’il a refusé la présidence de l’Institu- tion Royale qu’il avait servie avec tant d’éclat pendant un demi-siècle ; et de même celle de la Société Royale de Londres, qui constitue certes le plus grand honneur qui puisse échoir à un homme de science. Il ne voulut pas davantage recevoir un titre de noblesse, privilège souvent conféré à des savants de premier ordre.

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En 1 858, la Reine, se rendant à la prière de son mari, le Prince Albert, qui avait la plus haute estime pour Fara- day, offrit au grand physicien-chimiste une demeure à Hampton-Court, il passa les dernières années de sa vie. En 1861, après avoir atteint l’âge de 70 ans, il se démit de son professorat, et, en 1862, il fit sa dernière conférence du vendredi sur les fourneaux à gaz Siemens. Il s’éteignit paisiblement en 1867; ses funérailles furent très simples, et sa tombe ne porte que les seuls mots : Michel Faraday. Mais son nom brille glorieusement dans les annales de la science ; il vit même encore dans la mémoire de ses audi- teurs ; en voici une preuve frappante : au banquet d’inau- guration du jubilé de l’Institution Royale, en présence de plusieurs centaines de membres, l’un des augustes protec- teurs de l’Association, le prince de Galles, déclara qu’après un demi-siècle, il n’avait pas oublié que, vers la Noël, son frère le duc de Cobourg et lui avaient été envoyés par leur père à Londres, afin d’assister aux célèbres conférences de Faraday. « Je me rappelle encore, ajouta le prince, le vif intérêt quelles excitaient parmi nous, l’étonnante clarté avec laquelle l’orateur expliquait à ses jeunes audi- teurs de difficiles problèmes scientifiques, et la façon bril- lante dont il fit de belles expériences de chimie sur des questions à l’ordre du jour. »

Dès 1 865 , Faraday eut pour successeur son ami John Tyndall ; pour le but quelle poursuivait, l’Institution Royale ne pouvait faire un meilleur choix ; car, comme homme dévoué à la science, comme conférencier, Tyndall était à la même hauteur que son prédécesseur. Il possé- dait à un degré extraordinaire le talent d’expliquer dans un beau langage les phénomènes les plus compliqués, et de provoquer chez ses auditeurs un très vif intérêt, par- fois même de l’enthousiasme pour les faits qui venaient d’être exposés. L’amphithéâtre regorgeait toujours de monde pour l’entendre ; c’est que l’éminent vulgarisateur ne se distinguait pas seulement par la remarquable sim-

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plicité de ses expériences et par l’attachante démonstra- tion de phénomènes connus, mais qu’en outre il s’imposait parfois des opérations grandioses pour captiver fortement l’attention. Aussi jouissent- elles d’une réputation univer- selle, ses conférences sur le son, sur la glace et les gla- ciers, sur le rayonnement et l’absorption de la chaleur, sur la calorescence.

Mais que dire de son livre intitulé : La chaleur consi- dérée comme un mode de mouvement , chef-d’œuvre de haute vulgarisation , réédité plusieurs fois, traduit dans la plupart des langues connues et ou se trouvent décrites tant d’expé- riences devenues classiques \ Assurément, c’est ce livre qui a répandu partout les notions les plus claires et les plus exactes sur la théorie mécanique de la chaleur.

Faut-il s’étonner que sa renommée se soit répandue jus- qu’en Amérique, et que Tyndall ait été invité à donner une série de conférences dans les principales villes des Etats- Unis, à New-York, à Boston, a Philadelphie, à Baltimore, à Washington ? Comme sujet, l’habile physicien n’hésita pas à choisir les parties les plus difficiles de la théorie de la lumière, telles que les interférences, la double réfrac- tion, etc. ; partout il n’en remporta pas moins un accueil presque triomphal. Comme souvenir durable de son acti- vité scientifique aux États-Unis, Tyndall remit plus de cent cinquante mille francs à un comité de savants, à la condition de faire servir les intérêts de cette somme à encourager chez de jeunes travailleurs le goût des recher- ches expérimentales.

Il passa ses vacances au pied de la chute du Niagara, et, à son retour à Londres, il fit de cette excursion le sujet d’une de ses belles conférences du vendredi à l'Institution Royale. En 1873, il publia ses dernières conférences dans un livre intitulé : La lumière, six leçons faites en Améri- que pendant l'hiver de 1872-1873 ; on y retrouve les bril- lantes qualités qui caractérisent Tyndall comme savant et comme expérimentateur.

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Malgré le défaut d’installations spéciales dans le labo- ratoire de l’Institution Royale, Tyndall n’y a pas moins exécuté des travaux pleins de mérite ; il y a étudié les propriétés des flammes sensibles, l’absorption de la cha- leur par les gaz et les vapeurs, l’action des poussières et des germes de l’air sur les plaies ; ces dernières études étaient éminemment propres à confirmer les conséquences si bien justifiées que Lister indiquait relativement à la chirurgie antiseptique.

Tyndall était tellement pénétré de respect pour toutes les recherches effectuées par ses deux grands devanciers Davy et Faraday dans leur modeste laboratoire, qu’au moment les directeurs étaient disposés à réorganiser celui-ci, il les a presque suppliés de ne pas démolir l’an- cien local, en raison des souvenirs qui y étaient attachés; il n’a cédé qu’après avoir reconnu lui-même la nécessité des améliorations proposées. Au surplus, les beaux résul- tats obtenus dans le vieux local, jadis mal ventilé et mal éclairé, de la rue Albemarle rappellent, entre autres, les expériences magnifiques réalisées avec des ressources des plus modestes par Bunsen et Kirchhoff, en Allemagne, et par Joseph Plateau, en Belgique.

Tyndall prit sa retraite en 1887; pour reconnaître ses longs et brillants services, l’Institution Royale lui con- féra, comme autrefois à Davy, le titre de professeur hono- raire ; elle fit placer son portrait-médaillon dans une de ses galeries, et donna son nom à l’une des séries de ses conférences.

Il eut pour successeur Lord Rayleigh, homme d’une position sociale très élevée, mais qui ne se distingue pas moins pour cela par son amour ardent de la science et par ses connaissances étendues tant en physique mathé- matique qu’en physique expérimentale ; il passe à juste titre pour un des meilleurs expérimentateurs de notre époque ; il s’est acquis une réputation universelle, entre

l’institution ROYALE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 1 S 7

autres par sa découverte de l’argon dans l’air atmosphé- rique.

Dès 1877, la chaire fullérienne pour la chimie avait été conférée à James Dewan, qui s’est illustré, comme on le sait, par ses belles recherches sur la liquéfaction et la solidification de l’air, et par l’étude des propriétés molé- culaires des corps à des températures voisines du zéro absolu. A la date l’Institution Royale devait fêter son centenaire, Dewar a su dignement maintenir de glorieuses traditions dans les locaux mêmes la science a remporté tant de triomphes ; il y a préparé l’hydrogène liquide en quantités vraiment étonnantes, et en a étudié les pro- priétés avec un soin et une précision admirables.

Nous venons de rappeler brièvement les travaux des chercheurs les plus éminents qui ont travaillé dans le laboratoire de l’Institution Royale ; nous pouvons encore citer des noms très honorablement connus, tels que ceux de Grove (l’inventeur d’un élément galvanique), d’Odling, de Frankland (qui a découvert les radicaux métallo-orga- niques), de Gladstone et de Ray Lankester (qui occupe actuellement la chaire fullérienne pour la physiologie). En outre, d’après un usage bien louable, quand l’un ou l’autre savant, ou ingénieur, ou même chercheur sans diplôme ni titre, est l’auteur d’un travail scientifique remarquable ou l’inventeur d’un procédé très important en pratique, on l’invite parfois à donner à ce sujet une conférence du vendredi soir dans le premier semestre de l’année. Voilà comment sont traitées des matières très diverses, soit sur l’électricité, la minéralogie ou la géolo- gie, soit sur l’art de l’ingénieur, la physiologie, etc. Il n’y a point d’honoraires attachés à ces séances ; mais on alloue un subside pour couvrir les frais des expériences ; car si l’on accepte une pareille tâche, c’est à la condition expresse d’éclaircir tout, autant que possible, par des dia- grammes, des modèles, des tableaux, des projections, etc.

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Les frais de ce genre ont été parfois très considérables : c’est ainsi qu’à Warren de la Rue il a fallu plus d’une année de préparation, jointe à la dépense de plusieurs milliers de francs, pour faire comprendre à l’auditoire les résultats d’un Mémoire présenté à la Société Royale de Londres. On comprend que c’est un grand honneur d’être invité à prendre la parole à la place même a brillé tant de fois l’illustre Faraday ; au jour et à l’heure lixés, on ne manque pas d’être entouré d'une assistance sont représentées les classes les plus élevées de la société, et l’on compte les personnalités les plus marquantes dans les sciences et dans les arts ; c’est ainsi qu’on peut enten- dre exposer les découvertes de la bouche même de ceux qui les ont faites. Une tradition constante permet d’affir- mer que nulle part des conférences destinées au public en général n’ont été maintenues à un niveau scientifique aussi élevé, ni honorées d’un aussi grand et légitime renom.

Si, dans ces derniers temps, l’Institution Royale a pu compter sur des savants capables de soutenir dignement sa gloire, elle n’a pas manqué non plus de généreux dona- teurs qui ont singulièrement facilité sa noble tâche. Outre le legs Fuller déjà signalé plus haut, nous pouvons citer encore le don d’un capital de cinq cent mille francs, à un Américain nommé Hodgkins : ce don est destiné à récompenser l’auteur du meilleur travail concernant les rapports entre l’homme et son Créateur ». I)e temps en temps, les membres eux-mêmes offrent des contributions extraordinaires; en i863, ces dernières s’élevaient à deux cent cinquante mille francs. Souvent aussi les professeurs de l’Etablissement ont fait des dons considérables ; par exemple, Tyndall a donné par testament plus de vingt- cinq mille francs, et le professeur Dewar a fait plusieurs dons dont le total atteint une somme pareille.

Pin 1870, un ancien marchand de jouets, nommé Davis, qui ôtait trop sourd pour rien comprendre aux confié-

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rences, a néanmoins fait un don de cinquante mille francs ; on en a profité pour mettre les laboratoires mieux en rapport avec les exigences des recherches modernes.

Nous nous plaisons particulièrement à mentionner la munificence d’un des membres les plus connus, le Dr Lud- wig Mond ; il y a trois ans, il a payé une contribution volontaire permettant l’acquisition d’une maison voisine du bâtiment de l’Institution ; on a pu joindre ainsi deux pièces à la Bibliothèque déjà existante et contenant soixante mille volumes ; on peut y consulter non seulement des ouvrages scientifiques, mais encore bon nombre de journaux et d’écrits périodiques touchant l’histoire con- temporaine ; les membres y trouvent ainsi un lieu de réunion des plus agréables. Le dernier don a servi, en outre, à la fondation du Laboratoire Davy- Faraday qui touche au bâtiment principal ; il est pourvu d’un grand nombre d’appareils et d’un crédit spécial destiné à per- mettre l’étude de l’une ou de l’autre question scientifique à un chercheur capable, mais privé de ressources person- nelles. L’accès du laboratoire et l’emploi d’une partie du crédit sont offerts à toutes les personnes en état de prou- ver leur aptitude scientifique, soit par des diplômes ou autrement ; un privilège aussi précieux, accordé aux jeunes travailleurs avec une générosité sans égale, ne constitue- t-il pas un des plus beaux fleurons de la cou- ronne scientifique de l’Institution Royale ?

Nous venons d’exposer comment, après avoir surmonté bien des difficultés, l’Institution Royale a pu atteindre avec le plus grand honneur la date de son centenaire ; tant d’efforts, tant de sacrifices récompensés par les suc- cès les plus éclatants, méritaient sans doute d’être fêtés dignement ; les solennités préparées dans ce but ont eu lieu les 5, 6 et 7 juin 1899. En même temps, on avait organisé une sorte d’exposition historique se trou- vaient rassemblés dans les locaux de la Bibliothèque,

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les appareils, les lettres, les notes, etc., provenant des savants qui y avaient exécuté leurs travaux. C était assu- rément une collection fort intéressante, car elle permet- tait, dans un espace relativement bien restreint, déjuger des moyens employés et des progrès réalisés dans les recherches physiques et chimiques depuis le commence- ment du siècle jusqu’à nos jours.

Le fondateur, le comte de Rumford, y était représenté, conformément au but qu’il avait assigné à l’Association, par des modèles de poêles, de fourneaux, de cheminées, etc. On remarquait ensuite le portrait du premier profes- seur de l’Institution Royale, le Dr Garnett ; il n’y avait rien d’important en ce qui concerne le Dr Young, qui avait professé de 1801 à i8o3. En revanche, on pouvait admirer la grande batterie galvanique, offerte à Davy par une souscription des membres, et assez puissante pour avoir provoqué le développement de l’arc électrique et la découverte du potassium et du sodium ; ce sont ces deux faits qui, on se le rappelle, ont inauguré dignement la gloire de l’Institution Royale. Dans le journal des opéra- tions de Davy, on trouvait, non sans quelque émotion, à la date du 19 octobre 1806, ces mots bien simples, mais d’une importance extraordinaire : A capital experiment proving the décomposition of potash.

On voyait ensuite une série de lampes de sûreté, depuis le premier modèle imaginé par Davy jusqu’à la forme la plus pratique ; les médailles offertes à l’illustre chimiste par différentes sociétés savantes ; la médaille offerte en 1807 par Napoléon Ier à Davy, pour ses expériences sur le fluide galvanique ; la réception de cette médaille a donné lieu à une véritable tempête de récriminations, parce que, à cette époque, l’Angleterre était en guerre avec la France. La balance de Cavendish, en appa- rence très grossière, était pourtant toujours employée par Davy à cause de sa précision.

On admirait un peu plus loin les appareils de Faraday,

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qui constituaient la partie la plus riche de l’exposition : l’appareil électro-magnétique original au moyen duquel fut réalisée pour la première fois l'étincelle électrique par voie purement mécanique ; lelectro-aimant, de dimen- sions extraordinaires, entre les pôles duquel tournait un disque en cuivre ; les premiers modèles de galvanomètres et de machines à induction électrique, une curieuse col- lection de petites boules en verre, remplies de différents gaz et ayant servi à des recherches sur le diamagnétisme ; une série de tubes recourbés, dits tubes de Faraday, ayant servi à la liquéfaction des gaz par l’effet de leur propre pression, et dont quelques-uns contenaient encore quel- ques gouttes ; le morceau de verre de grande densité, qui a été employé pour montrer pour la première fois la rota- tion électro-magnétique du plan de polarisation de la lumière. Mais ce qui, plus encore peut-être qu’un appa- reil historique, causait une forte impression chez le spec- tateur, c’était la vue d’un manuscrit contenant des notes sur les leçons de Davy et élégamment relié par Faraday au temps il était apprenti-relieur.

Les recherches de Tyndall étaient représentées par de grands cylindres en cuivre qui lui avaient servi dans ses recherches sur la chaleur rayonnante, et par une série de cornues partiellement remplies de substances organiques ; ces cornues avaient été utilisées dans ses recherches sur l’influence des poussières de l’air.

Apparaissaient ensuite quelques appareils de mesures galvaniques offerts par Warren de la Rue, connu entre autres par sa batterie gigantesque de 1876-1877, rassem- blée à ses frais personnels et comptant, en définitive, onze mille éléments (chlorure d’argent, zinc et argent).

Mais ce qui, après tous ces appareils plus ou moins antiques, produisait un effet saisissant, c’était une admi- rable collection d’instruments de construction plus récente et relatifs soit à des phénomènes de haute optique, soit à des décharges électriques dans des espaces à air raréfié ;

IÇ2 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

cette collection très riche n’aurait certes pas déparé les cabinets de physique les plus considérables des grandes Universités. Elle avait été offerte comme souvenir, à l’oc- casion du jubilé, parla famille de William Spottiswoode. Celui-ci appartenait à cette classe d’hommes qui, sans être revêtus de fonctions professorales, ne se distinguent pas moins par leur goût pour la science ; comme homme d’affaires, il était attaché à une importante firme d’impri- meur, et disposait d’une très grande fortune ; il était ainsi à même de se procurer des appareils splendides et de se livrer à des recherches scientifiques très coûteuses. Il mourut en 1882, comme président de la Société Royale de Londres, et fut enterré dans l’abbaye de Westminster ; c’est assez dire de quelle haute estime il jouissait parmi ses contemporains. Pendant une période de douze ans (1871- 1882), il a donné mainte conférence du vendredi soir aux membres de l’Institution Royale ; presque toujours, il traitait des sujets relatifs à la polarisation de la lumière ou à des phénomènes de décharges électriques ; c’est dans ce but qu’il avait fait construire une énorme bobine d’in- duction qui avait 9 5 centimètres de longueur et 5o d’épais- seur ; le dernier tour du fil conducteur avait une longueur de im,7o : la batterie comprenait 70 éléments de Grove ; l’étincelle produite avait plus d’un mètre de longueur. Cet appareil vraiment gigantesque appartient maintenant aussi à l’Etablissement.

Quant à l’ensemble des instruments qui ont servi aux recherches de Lord Rayleigh et de Dewar, ils se trouvaient dans des laboratoires spéciaux.

On le voit, l’exposition des appareils que nous venons de passer en revue, permettait de juger des progrès éton- nants des sciences physiques et chimiques depuis le com- mencement du siècle jusqu’à sa fin ; il suffisait, en effet, de comparer les modestes appareils de chauffage du comte de Rumford aux belles installations grâce auxquelles l’éminent professeur Dewar est parvenu à produire des

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litres d'hydrogène liquide. Pourrait-on imaginer à plaisir un contraste plus frappant ? Chose bien curieuse, tandis que le commencement de ce siècle a vu éclore une série de moyens propres a la conservation et au développement de la chaleur, à l’approche du xxe siècle, on a fait les plus grands efforts, inventé les procédés les plus ingé- nieux pour refroidir les corps de plus en plus, jusqu’à réaliser l’hydrogène liquide, c’est-à-dire un corps dont la température est tellement basse, qu’en comparaison celle des régions arctiques paraîtrait plusieurs fois tropicale.

Arrêtons ici l’historique succinct de l’Institution Royale de la Grande-Bretagne pendant le siècle écoulé depuis sa fondation ; nous passons actuellement à la seconde partie de notre travail, nous tâcherons de donner une idée des fêtes et surtout des deux conférences dites « de com- mémoration ».

II

CONFÉRENCES « DE COMMÉMORATION »

Nous n’insisterons pas ici sur les réjouissances propre- ment dites, telles que réceptions et banquets, organisées à 1 occasion du jubilé. Citons toutefois le grand banquet présidé par le vice-protecteur de l’Institution Royale, le prince de Galles, et étaient invités plus de vingt savants étrangers venus des différents pays de l’Europe et de l’Amérique. Il y avait un charme particulier à pouvoir s’entretenir avec des collègues qu’on n’avait pas revus depuis longtemps, ou que l’on connaissait d’ancienne date par l’importance de leurs travaux ; on éprouvait aussi une très vive satisfaction à faire la connaissance de plusieurs illustrations de différentes nationalités.

Une surprise fort agréable attendait les invités à une garden-party » offerte par un des principaux membres

IIe SÉRIE. T. XVII.

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de l’Institution, le Dr L. Mond, à sa belle résidence au « Regent’s Park « ; c’était le don d’un petit modèle en cuivre doré de la lampe de sûreté de Davy, dans le verre de laquelle se trouvait une magnifique rose ; cet élégant souvenir fut attaché à la boutonnière de chacun des invi- tés, même des plus graves, tels que Sir George Stokes et Frankland.

Mais en dehors de ces réjouissances, la science fut loin d’être négligée ; car les directeurs de l’Institution avaient pris à cœur de faire donner deux conférences dites « de commémoration » respectivement par Lord Rayleigh et Dewar ; inutile d’ajouter que ces éminents professeurs ont rempli leur tâche avec le plus grand succès. Nous allons nous efforcer de rendre fidèlement compte de ces deux séances.

Confèrence de Lord Rayleigh

Elle eut lieu le 6 juin, de 3 à 4 heures après midi, dans le grand amphithéâtre de l’Institution Royale, sous la présidence du prince de Galles, et en présence de nom- bre de dames et d’auditeurs du plus haut rang.

L’orateur commença par déclarer qu’il devait forcément se borner, « car, dit-il, un aperçu même très succinct de tous les travaux exécutés dans les laboratoires de l’Institution exigerait plusieurs séances. C’est pourquoi je ne parlerai que des travaux de la première période, et notamment de ceux de Thomas Young, qui occupe une place des plus distinguées parmi les physiciens ; comme cela arrive assez souvent dans l’histoire de la science, son talent est plus apprécié actuellement qu’à l’époque même de ses recherches. «

Thomas Young était l’un des premiers professeurs de l’Institution Royale (de 1801 à i8o3) ; son nom était peu connu en dehors des cercles scientifiques ; mais, s’il avait vécu plus longtemps (il est mort en 1829, à l’âge de

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56 ans), il se serait élevé plus haut peut-être que ses suc- cesseurs.

Un de ses premiers ouvrages ayant pour titre : Sylla- bus of Lectures at the Royal Institution, 1801, renferme en substance les sujets qu’il a traités dans ses conférences; les idées qu’il a émises relativement à la mécanique et à la théorie des couleurs, ont, même encore aujourd’hui, une grande importance. On y trouve aussi des solutions assez précises, relativement à l’équilibre d’une boule supportée par un courant gazeux, et à la relation entre les phases de la lune et les marées.

Quant à la cohésion des liquides, Young déclare qu’elle est beaucoup plus grande qu’on ne l’admet généralement, et constate même que dans un tube barométrique suffisam- ment long, le mercure peut se soutenir à une hauteur de beaucoup supérieure à celle qui correspond à la pression normale de l’atmosphère. L’orateur aurait pu ajouter qu’en comparant la couche superficielle d’un liquide à une membrane tendue, Young était parvenu aisément à expli- quer les principaux phénomènes capillaires, et qu’il avait même trouvé la formule générale de la pression capillaire, formule qu’on a attribuée plus tard à Laplace. Le physi- cien anglais s’est aussi livré à un calcul approché des dimensions moléculaires des corps, calcul dont les résul- tats ne diffèrent pas beaucoup des valeurs connues de nos jours.

En ce qui concerne la chaleur, Young ne croyait pas, comme on le faisait alors communément, que la chaleur est de nature matérielle ; il exprimait déjà l’espoir qu’un jour les chercheurs attribueraient les phénomènes calori- fiques à des modes de mouvement.

Mais c’est surtout dans le domaine de l’optique que Young s’est acquis une haute réputation : c’est lui, en effet, qui, avec Fresnel, a su apporter de belles preuves en faveur de la théorie des ondulations de Huygens. Il a étudié aussi le pouvoir d’accommodation de l’œil : il a

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montré, entre autres, que, si l’on plongeait l’oeil complè- tement sous l’eau, la variation de forme extérieure du globe n’exerçait pas d’induence sur le pouvoir en question ; d’où il était facile de conclure quelle correspondait à un changement de courbure du cristallin. Il s’est occupé aussi du mélange des couleurs et des anneaux de Newton ; à ce propos, l’orateur a projeté quelques beaux phéno- mènes sur l’écran.

On le voit, Young était un homme à connaissances très variées ; par exemple, il a montré le premier le moyen de déchiffrer les hiéroglyphes des Égyptiens.

« On pourrait croire, ajouta Lord Rayleigh, que Young connaissait à fond toute la physique ; mais, comme homme, il était sujet à l’erreur; en effet, dans l'un de ses ouvrages, il avance qu’il n’y a aucune raison pour admettre un rap- port immédiat entre l’électricité et le magnétisme. « Cette phrase ne pouvait manquer de faire sourire l’auditoire, qui venait de constater les grands services d’une lampe élec- trique, dont l’éclat était maintenu par une puissante dynamo.

Après avoir parlé de l’œuvre de Thomas Young, Lord Rayleigh rappela d’autres résultats intéressants obtenus dans l’ancien laboratoire de l’Institution ; il cita, notam- ment, les premières épreuves photographiques de Wedg- wood et Davy, ainsi que les premières photographies instantanées d’objets en mouvement de rotation rapide, dues à Fox Talbot, photographies auxquelles se l'attachent des travaux de Mach, de Boys, de Worthington et du conférencier lui-même : plus d’une fois, les spectateurs furent ravis par de magnifiques projections de ce genre. Par exemple, on put voir la trajectoire d’une balle traver- sant l’air avec une vitesse de 600 mètres ; la photographie était tellement nette qu’on distinguait parfaitement les limites des ondes aériennes, ainsi que leurs différences d’aspect en avant et en arrière du projectile. Très frap- pant aussi était l’effet d’une balle tombant d’une hauteur

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convenable dans un vase contenant du lait : il eût été impossible, selon moi, de démontrer d’une façon plus élé- gante la tension et surtout l’élasticité des liquides ; car la pénétration de la balle dans le lait avait fait rejaillir celui- ci en dessinant les formes les plus pittoresques. Enfin, nous avons pu admirer l’image d’une bulle de savon dans ses phases différentes après l’explosion, phases dont l’en- semble dure à peine un 200e de seconde.

Lord Rayleigh nous a fait voir ensuite la rotation du plan de polarisation d’un faisceau lumineux sous l’in- fluence d’un champ magnétique, en faisant usage des appa- reils mêmes dont Faraday s’est servi le premier ; n’était-ce pas une magnifique expérience de « commémoration - ?

Enfin , la séance fut terminée par une jolie expérience de John Tyndall sur les flammes sensibles : on produisit un son d’une hauteur suffisante pour n’être plus perçu par notre oreille, mais qui exerçait pourtant son influence sur une flamme de gaz s’écoulant sous une forte pression et à deux mètres de distance. Cette flamme s’élevait ou s’abaissait, suivant qu’un disque en verre animé d’un mou- vement de va-et-vient entre la flamme et le corps produi- sant le son, interceptait ou non les vibrations sonores.

On comprend sans peine que les assistants, parmi les- quels se trouvaient de nombreux savants, exprimèrent leur enthousiasme par d’unanimes applaudissements : le prince de Galles complimenta chaleureusement l’orateur et le félicita surtout de ce qu’en une heure, il avait pu expliquer et illustrer tant de sujets scientifiques de la plus haute importance.

Après quelques paroles de remerciement de Lord Ray- leigh, le prince de Galles remit le diplôme de membre honoraire à chacun des savants étrangers à qui cette belle distinction honorifique avait été décernée quinze jours auparavant, dans la séance du 22 mai de l’Institu- tion Royale.

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Conférence du Professeur James Devoar

Cette conférence, qui clôturait les fêtes du centenaire, était fixée au mercredi 7 juin, à 9 heures du soir (c’est l’heure habituelle des séances de ce genre à l’Institution Royale). Elle offrait un intérêt extraordinaire par la nou- veauté et l’importance considérable du sujet annoncé par l’éminent professeur : celui-ci, en effet, se proposait de parler de l’hydrogène liquide comme nouvel élément de recherches scientifiques. Il n’y avait donc rien d’étonnant à voir toutes les places du grand amphithéâtre occupées par de nombreux auditeurs qui attendaient avec impa- tience le célèbre expérimentateur.

Dès son début, il déclara qu’il avait préparé un demi- litre d’hydrogène liquide destiné à une série d’expériences qu’il allait faire dans la séance même : aussitôt éclata un tonnerre d’applaudissements que M. Dewar pria de faire cesser et de ne pas renouveler, afin qu’il put tran- quillement et sûrement accomplir une tâche réclamant toute son attention.

L’orateur entra immédiatement en matière, car le temps était d’autant plus précieux que le corps soumis à l’obser- vation est éminemment volatil. Il versa donc une cer- taine quantité d’hydrogène liquide dans un récipient entouré d’une enveloppe contenant de l’air pareillement liquéfié. N’était-ce pas un événement mémorable, dans l’histoire de la science, que la présentation à l’état liquide d’un corps qui avait si longtemps résisté à toutes les ten- tatives pour lui faire perdre letat gazeux, et cela a la place même où, trois quarts de siècle auparavant, l’illustre Faraday avait montré le premier du chlore liquéfié \ Au lieu de faire l’historique de la liquéfaction du gaz, J. De- war préféra à bon droit exposer et illustrer les principales propriétés du nouveau liquide. Nous allons tâcher de le suivre dans cet exposé.

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Et tout d’abord, nous avons pu constater que l’opéra- teur manipulait vraiment avec facilité l’hydrogène liquide, qui est pourtant le plus subtil et le plus froid de tous les liquides connus jusqu’à présent; c’est ce qui nous paraîtra moins surprenant, si nous nous rappelons que la cohésion d’un liquide quelconque est bien plus grande à l’intérieur de la masse que dans la couche superficielle ; .aussi, lors- que l’image de l’appareil fut projetée sur l’écran, nous pouvions distinguer pour la première fois le niveau très mobile du nouveau liquide dont la température était à peu près de 252° C. ; au contraire, le niveau de l’air liqué- fié (à 200° C) paraissait relativement stable.

Malgré la température si basse des deux liquides, l’hydrogène s’évaporait visiblement. Ce fait s’explique, d’après nous, par la différence de la force élastique régnant entre les molécules intérieures et celles plus voisines de la surface libre.

Tandis que le niveau mobile de l’hydrogène semblait bien net, on pouvait apercevoir au sein de la masse de petites particules blanches ; c’étaient de petites portions d’air qui, refroidies extrêmement dans le voisinage de la couche superficielle de l’hydrogène, s’étaient solidifiées et traversaient ensuite le liquide. Ce résultat était inévitable, puisque l’air atmosphérique venait toujours en contact avec l’hydrogène; le phénomène était aussi curieux qu’in- structif.

Un petit tampon d’ouate plongé dans le liquide, puis retiré, s'enflamme vivement à l’approche d’une allumette en ignition.

Ce qui prouve la densité extraordinairement faible (0,07) de l’hydrogène liquide, c’est qu’une petite boule de liège (densité 0,24), introduite dans l’éprouvette, descend rapidement jusqu’au fond.

Voici une expérience qui démontre bien la température excessivement basse du liquide : on y plonge pendant quelques instants une petite boule métallique, puis on

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

maintient celle-ci dans l’air ; on ne tarde pas à voir l’air ambiant se transformer en liquide tombant de la surface de la boule sous forme de gouttelettes ; le phénomène est très apparent dans l’image projetée sur l’écran.

On amène dans l’hydrogène liquide un petit tube con- tenant de l’air liquéfié ; on voit celui-ci devenir solide, et si l’on retire le petit tube, on assiste à deux phénomènes différents : l’air intérieur dégèle et redevient liquide, tandis que l’air entourant le tube se condense en gouttelettes qui s’attachent à la face extérieure.

Il suffit même d’amener un petit tube contenant de l’air gazeux dans la vapeur de l’hydrogène liquide et dans le voisinage immédiat du niveau, pour produire la solidi- fication de cet air ; on le voit tomber sous forme de petits flocons, pour prendre ensuite l’état liquide.

Un tube fermé contenant de l’oxygène est plongé dans l’hydrogène liquide ; bientôt le gaz se solidifie, et si l’on transporte de nouveau le tube dans l’air, l’oxygène devient graduellement liquide et finit par reprendre l’état gazeux.

Une petite éponge trempée dans l’hydrogène liquide, puis amenée dans un champ magnétique assez puissant, par exemple entre Us pôles d’un grand électro-aimant, paraît subir une attraction, d’après l’image projetée sur l’écran. Cela tient sans doute à la production d’oxygène solide, qui a, comme on sait, des propriétés magnétiques très prononcées, tandis que l’hydrogène liquide est légè- rement diamagnétique.

Nous avons dit plus haut que la température de ce liquide est 252° C., c’est-à-dire -j- 2i° au-dessus du zéro absolu. La détermination de cette température a été très difficile : il n’y avait pas moyen de trouver deux appa- reils thermométriques donnant toujours des résultats con- cordants : l’appareil à résistance électrique donnait 35° C. absolus avec le platine fin, 270 avec du rhodium platiné ; au contraire, un thermomètre à gaz hydrogène conduisait à la valeur 210, nombre obtenu également avec un instru-

L’INSTITUTION ROYALE DE LA GRANDE-BRETAGNE. 20 1

ment à résistance électrique, le conducteur était de l’argent de Berlin.

Pour terminer cette mémorable conférence, le profes- seur Dewar montra comment l’hydrogène liquide permet de réaliser en très peu de temps un haut degré de raré- faction : on plonge dans du mercure l’extrémité ouverte d’un long tube contenant de l'air, tandis qu’on engage l’extrémité fermée dans l’hydrogène liquide ; aussitôt on voit monter le mercure plus haut que dans un baromètre à mercure placé dans le voisinage ; la raison en est que la tension de la vapeur restante est devenue un minimum.

En quelques minutes l’air renfermé dans un tube ordi- naire est tellement raréfié par ce procédé, qu’une puissante étincelle d’induction ne peut plus le traverser, tandis qu’il se produit un effet très marqué de phosphorescence. Dès que la température s’élève, on voit naître successive- ment les diverses formes de la décharge.

A l’issue de cette séance vraiment historique, et après les acclamations unanimes de tous les assistants, le véné- rable Lord Kelvin présenta, en leur nom, ses félicitations les plus vives à l'éminent orateur. Il rappela les belles recherches de Davy et de Faraday dans ces mêmes locaux de l’Institution Royale : Si ces infatigables chercheurs avaient pu être témoins des magnifiques expériences faites dans cette soirée, combien grande n’eût pas été leur admi- ration, quand ils auraient constaté d’une manière si frap- pante la réalisation de leurs rêves et de leurs prédictions scientifiques ? Peut-être l’habile expérimentateur -J. Dewar parviendra-t-il bientôt à découvrir des substances encore inconnues aujourd’hui et dont la température absolue ne dépasserait pas 5 degrés absolus (1). « En attendant, dit

(1) Grâce à l’indomptable persévérance du professeur Dewar, ce vœu n’a pas tardé à être accompli : en effet, le célèbre opérateur a réussi à solidifier aussi l’hydrogène liquide, en l’évaporant dans un espace d’où l’on retire rapidement l'air et l’hydrogène gazeux ; la température a été abaissée ainsi

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

en terminant, Lord Kelvin, - nous ne pouvons jamais assez applaudir aux splendides résultats obtenus sous nos yeux « .

Après quelques paroles de congratulation prononcées par Sir George Stokes et par le prince de Galles, la séance fut levée au milieu du plus grand enthousiasme. Assurément, l’Institution Royale ne pouvait clôturer d’une façon plus glorieuse le premier siècle de son existence.

Dans les pages précédentes, j’ai tâché d’esquisser dans leurs grandes lignes les vicissitudes par lesquelles a passé l’Institution Royale de la Grande-Bretagne depuis l’année 1 799- Sans doute le plan du fondateur, le comte de Rum- ford, a été totalement modifié ; mais si les directeurs n’ont plus pour but immédiat d’éclairer les déshérités de la fortune, afin de rendre leurs efforts à la fois plus effi- caces et leur ménage moins dispendieux, il faut bien reconnaître que les tendances actuellement en honneur dans l’Institution ont trouvé l’appui le plus chaleureux dans les hautes sphères de la société et y ont répandu le goût des recherches scientifiques. A des périodes alterna- tives de crise et de prospérité a succédé une ère de succès non interrompus; et, certes, l’Institution ne pouvait com- mencer son deuxième centenaire avec plus d’éclat. A la vérité, cette brillante situation est due avant tout à l’heu- reux choix des hommes les plus éminents dans les diverses parties de la science ; c’est ce choix qui a provoqué des contributions tellement généreuses que, de nos jours, l’Institution Royale peut se maintenir au premier rang pour les recherches scientifiques les plus ardues et les plus coûteuses.

à 267° C., c'est-à-dire à absolus. Serait-il encore bien téméraire d’espe- rer qu’on atteindra bientôt le zéro absolu lui-même ?

Un fait bien curieux a signaler, c’est que l’hydrogène solide est trans- parent, incolore et ne présente absolument pas l'éclat métallique, comine on s’y serait attendu.

l’institution royale de la GRANDE-BRETAGNE. 2o3

Sans cloute, les conférences populaires et les séances les questions les plus difficiles de la science sont éluci- dées avec un grand talent, attirent naturellement un nom- bre considérable d’auditeurs qui viennent prêter volontiers l’attention la plus soutenue aux divers orateurs. Mais les directeurs sont fortement convaincus que de pareils succès ne sont qu’accessoires ; le but principal doit être pour- suivi dans les laboratoires il faut s'efforcer sans relâche de faire progresser la science.

Pour terminer ce travail, nous nous plaisons à nous faire l’écho des paroles prononcées par le prince de Galles dans l’une de ses allocutions pendant les fêtes du cente- naire, c’est-à-dire à exprimer l’espoir que l’Institution Royale de la Grande-Bretagne, en s’appuyant, comme par le passé, sur ses propres forces, et sans recourir à des subventions de l’Etat, contribuera toujours pour une large part aux progrès de nos connaissances, se montrera sans cesse digne de l’admiration de tout le monde savant, et demeurera un terrain classique de la science !

G. Van der Mensbrugghe,

Professeur à l’Université de Gand.

LES LÉONIDES

Le mois de novembre de l’année qui vient de finir a marqué dans le monde astronomique, et surtout dans le monde des curieux devenus astronomes pour la circon- stance, par une déception : le maximum des Léonides, plus ou moins attendu pour le 16 au matin, a fait absolu- ment défaut, comme si le brillant essaim dont mille ans d’histoire nous permettent de suivre les manifestations jusqu’en plein moyen âge, venait de nous fausser compa- gnie.

La presse quotidienne celle des variétés et des faits- divers toujours douée, comme il convient, d’une grande puissance d’affirmation, s’était emparée des prédictions hypothétiques émises par les organes officiels de l’astro- nomie. Jugeant superflues les clauses restrictives dont s’encadraient ces prédictions, elle avait annoncé, comme on annonce un concert exceptionnel, un phénomène à sen- sation pour les i 5 et t6 novembre; et en cela elle n’avait pas entièrement tort. A part l’incertitude qui s’attachait à sa réalisation même, la « Fête des étoiles filantes », comme on la nomma en 1866, méritait, et à bien des titres, cet excès d’honneur. Tous ceux de nos lecteurs qui ont été témoins de la grande averse d’il y a 33 ans la moins remarquable cependant des grandes pluies de Léonides qu’a vues le xixe siècle n’auront garde d’y contredire.

Les lignes qui suivent n’ont pas pour but de motiver cette déception. Elles n’expliqueront pas l’absence du bril- lant feu d’artifice sur le spectacle duquel on avait compté :

LES LÉONIDES.

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pareille explication serait prématurée et, par sa nature même, dépasserait le cadre d’un article de vulgarisation. A peine toucherons-nous la question. On n’y cherchera pas davantage soit des descriptions enthousiastes des pluies de novembre, soit une monographie des Léonides :les descrip- tions sont faciles à trouver ; il en est de fidèles, il en est de fantaisistes... Et quant à la monographie, elle a été écrite de main de maître, il y a deux ans à peine (1) ; il est donc bien inutile de la refaire.

Nos prétentions vont beaucoup moins haut : l’averse manquée de l’année dernière donne une indiscutable actualité aux étoiles filantes en général, au grand essaim de novembre en particulier. Tracer une rapide esquisse des divers travaux dont, plus récemment surtout, cet essaim a été l’objet, c’est tout notre but; il est des plus simples, et l’aperçu qu’il nous fournira restera entièrement élémentaire.

Nous consacrerons les premières pages de cette esquisse à rappeler les notions généralement reçues touchant les étoiles filantes, mais en les appliquant aux Léonides. Pas- sant ensuite à un point de vue plus actuel, nous ébauche- rons à grands traits les principaux sujets d’étude sur lesquels ces mêmes Léonides disséminent aujourd’hui la patiente sagacité des astronomes, indiquant côte a côte avec les questions soulevées quelques-uns des résultats déjà obtenus.

I

D’après les idées de Schiaparelli, à peu près universel- lement adoptées aujourd’hui, un essaim d’étoiles filantes

(1) W F. Denmng. F. K. A. S. The G récit meteoric Shoicer of Nocein- ber; extrait de The übservatory, 1897. Nous signalerons aussi au lecteur désireux d'etendro les notions résumées ci dessous, les articles du P. Carbonnelle (Rev. Quest. scient., octobre 1888, janvier 1889); de M. E. Lagrange (Ciel et Terre, 1 883-1884;, et un travail plus développé de M. L Schulliol' (Bulletin Astron., 1894).

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

résulte de la désagrégation lente d’une comète capturée. Sous l’action du Soleil, ou sous l’influence de causes encore imparfaitement définies, mais qui, au jugement de Schiaparelli, pourraient n’être autres que l’attraction elle- même, la comète, tout en poursuivant sa course éche- velée, se disloque intérieurement, se dédouble, se seg- mente, s’éparpille peu à peu. Ses débris continuent à graviter, suivant, sans trop s’en écarter au début, le che- min du noyau primitif ; mais, en fait, l’orbite ancienne se trouve remplacée graduellement par un nombre croissant d’autres orbites plus ou moins voisines, plus ou moins enchevêtrées. Cette dislocation progressive ne fait plus de doute depuis la segmentation de la comète de Biéla, sur- venue en 1841, segmentation dont il a été possible de suivre les différentes phases à l’aide du télescope. Elle a été remise récemment en lumière par les clichés photo- graphiques obtenus aux grands équatoriaux de Lick.

Par leurs positions mêmes les nouveaux mobiles se trou- vent condamnés d’avance à cesser bientôt leur course en escadron serré : les uns vont prendre la tête du cortège, d’autres se dissémineront sur ses flancs, d’autres encore suivront le gros de la troupe avec des retards divers, tant et si bien que, dans un avenir plus ou moins prochain, il s’en rencontrera sur tous les points de l’orbite primitive- ment suivie par la comète. Ce phénomène est connu, et notre monde sublunaire nous en offre plus d’une image. Côte à côte sur une piste de vélodrome, rangez dix cyclistes de vitesses sensiblement égales. Groupe compact au départ, quelques tours de piste suffiront à le transformer en file irrégulière et allongée. Même, si les coureurs sont en nombre suffisant, ce cortège pourra se trouver rapidement égrené le long de la piste entière, tout comme les débris de comètes dans les courants météoriques .

Et remarquons l’action étrange du temps sur cet élément cosmique de nature si particulière : il tend à en uniformiser la densité, en favorisant l’égale répartition des mobiles

LES LÉONIDES.

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restés relativement unis durant les premières périodes du mouvement. Dès lors, si dans notre système solaire, à côté d’anneaux filiformes bien réguliers, nous découvrons d’autres courants d’une allure moins réglée, d’un débit plus capricieux, il sera légitime, toutes choses égales d’ailleurs, de regarder ces derniers comme étant de forma- tion plus récente. Les Perséides (10 août), pour nous bor- ner à cet exemple, forment un anneau de densité constante; les Léonides, au contraire, se rapportent au type nettement opposé : les averses extraordinaires dont elles nous grati- fient de loin en loin, sont de brillantes excentricités de jeunesse, pas autre chose. Venu à maturité, l’essaim n’aura plus souci de ces jeux-là : il adoptera une hygiène plus réglée, une allure plus méthodique, et ce ne sera pas à notre avantage.

Si dans ce qui précède nous nous sommes expliqué avec une clarté suffisante, le lecteur doit actuellement se repré- senter les courants météoriques sous la forme d’immenses ellipses allongées, ayant le Soleil à l’un de leurs ftyyers et parcourues incessamment par des myriades de fragments cométaires lancés avec des vitesses considérables; la désagrégation n’a pas achevé son œuvre, un fragment plus gros que les autres représente ce qui reste de la comète génératrice et gravite sans trop s’écarter de son immense famille. Or, une conséquence première et nécessaire de cet état de choses, c’est que le plan de l’orbite des étoiles filantes doit couper le pjlan de l’orbite terrestre, c’est- à-dire l’écliptique ; ceci peut et doit avoir lieu, pour beaucoup de courants filiformes, sans que ces courants nous révèlent en aucune façon leur existence : d’où il suit que nous ne connaissons qu’une infime fraction de la popula- tion météorique de notre système solaire. Mais il peut se faire aussi, très heureusement sinon très fréquemment que l’intersection des deux plans orbitaux amène celle des orbites elles-mêmes : en d’autres termes, que l’un des

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

nœuds de l’orbite cométaire, au lieu de tomber soit à l’inté- rieur, soit à l’extérieur de la courbe légèrement elliptique que nous décrivons autour du Soleil, tombe sensiblement sur cette courbe elle-même. Dans ce cas, le courant de météores sera rencontré par la Terre : il se manifestera à elle, elle y entrera, s’y immergera durant plusieurs heures ou même plusieurs jours, d’après la forme et la largeur du fleuve céleste, puis continuera sa marche, emportant, indif- férente, curieux et astronomes, satisfaits ou maugréant, réjouis ou déçus, selon que les vicissitudes du ciel et les perturbations planétaires auront servi leurs prévisions ou trompé leur espoir.

C’est qu’en effet, l’immersion dans ce fleuve cosmique est caractérisée par un phénomène à la fois attrayant pour les curiosités les moins en éveil et étrangement fécond en enseignements : l’apparition de nombreux météores sillon- nant notre atmosphère en divergeant d’un même point du ciel, point qui a reçu le nom de radiant.

Pourquoi cette particularité de l’existence d’un radiant ? Pour une raison bien simple qu’il est presque superflu de rappeler. Pénétrant dans notre atmosphère avec l’immense vitesse qui leur est propre elle est comprise entre 12 et 72 kilomètres par seconde les météores s’échauf- fent par la résistance que leur opposent les couches d’air de densité croissante, et cet échautfement les porte à l’in- candescence ; en réalité, ils s’allument par frottement, ni plus ni moins que la plus vulgaire des allumettes chimi- ques ; du moins est-ce l’opinion généralement admise aujourd’hui (1), opinion que nous accepterons faute de

(1) Cette opinion est loin cependant d'être universelle. Dans une note pré- sentée,en I8H9, à l’Acad.des Sciences de Pari s (Comptes Rendus, CVI1I, p 340). M. E. Minarv touche directement cette question :

«Est-il possible, se demande-t-il, d’admettre que l’incandescence des étoiles filantes s’explique par la transformation du mouvement en chaleur? Si l’on considère que les gaz sont des corps parfaitement élastiques et que, dans les hautes régions de l’atmosphère, ils sont à un état de raréfaction extrême, on ne peu t concevoir la production de chaleur par le choc de corps

LES LÉONIDES.

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mieux. Il en résulte immédiatement que les étoiles filantes ne nous deviennent visibles que sur une portion infime et sensiblement rectiligne de leurs trajectoires. C’est donc suivant des droites dont la direction commune n’est autre que celle du courant météorique, quelles paraissent se précipiter vers la Terre à partir du moment celle-ci a pénétré dans l’essaim. Que pareil ensemble de droites par- allèles nous offre l’aspect d’une gerbe divergente, il n’y a rien qui puisse surprendre : un phénomène analogue se présente dans tout faisceau de parallèles vu de bout, et la perspective suffit à l’expliquer : pour l’œil prenant d’en- filade une rue tracée au cordeau ou un boulevard d’une certaine longueur, saillies des corniches, arêtes des trot- toirs, rails des tramways, cordons de réverbères semblent converger vers un seul et même point : le point de fuite. Convergence vers un point de fuite, ou divergence d’un radiant sont deux locutions équivalentes.

Les gloires de rayons que projette le Soleil en 6’ellàçant

venant de l'espace avec de très grandes vitesses et heurtant des molécules parfaitement élastiques, aptes à recevoir du mouvement et à acquérir la vitesse de ces corps : ce qui n’est qu'une communication et non une dis- parition de mouvement

» Si une disparition de ce genre avait lieu, la vitesse de ces corps sur leur trajectoire serait progressivement retardée; par contre, l’incandescence deviendrait de plus en plus grande. Or, l’observation ne montre que des éclats lumineux et des vitesses de translation sensiblement uniformes, au moins pour tous les corps qui ne sont point combustibles. »

De son côté, M. Cornu, en présentant la note précédente à l'Académie, la signalait comme digne d’intérêt en ce qu’elle appelait l’attention des obser- vateurs sur la production possible de phénomènes autres qu’un développe- ment pur et simple de chaleur.

« Dans cet ordre d'idées, concluait l’éminent physicien, l’illumination de la trajectoire des étoiles filantes dans les régions supérieures de l’atmo- sphère pourrait être attribuée à un développement ou à une décharge d'élec- tricité statique sans élévation considérable de température.. Cette manière de voir serait, d’ailleurs, en accord avec les observations spectrales faites sur les étoiles filantes et viendrait à l’appui de l'opinion des physiciens et des astronomes disposés à considérer un certain nombre de phénomènes cosmi- ques (aurores boréales, lumière zodiacale, comètes, protubérances solaires, etc.) comme des manifestations électriques analogues à celles qu’on excite si aisément dans les gaz raréfiés. »

II* SÉRIE. T. XVII.

14

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derrière un nuage, et, selon plusieurs astronomes, les jets effilés, quasi insaisissables par la photographie, qu’on voit en temps d’éclipse totale s’élancer jusqu’à des distances considérables de la couronne solaire, sont des manifesta- tions du même ordre. On peut en rapprocher encore l’étrange illusion que donne parfois un ciel rayé de longues strates de cirrhus : absolument parallèles pour qui fixe le zénith, elles semblent se déployer en un éventail immense, sitôt que le regard, en les suivant, va s’arrêter aux confins de l’horizon.

Le radiant, ou mieux le radiant relatif, est donc le point de la sphère étoilée d’où le courant de météores paraît se précipiter vers nous : on réserve le nom de radiant absolu au point d’où ce même courant nous paraî- trait venir, si la Terre était immobile. Et cette distinction est aussi facile à saisir quelle est nécessaire : si une ondée tombe, bien verticale, son radiant absolu sera le zénith ; mais, dans le cas d’un observateur emporté par un express, le radiant relatif variera avec sa vitesse d’entraînement, la pluie lui semblera inclinée et rayera obliquement les glaces du wagon : le radiant relatif se trouvera dans la direction de la marche du train.

Les notions que nous venons de rappeler, quelque sim- ples et quelque élémentaires quelles soient, permettent de se rendre un compte sommaire des principaux phénomènes relatifs aux averses de météores, à leur périodicité annuelle, à leur durée, à la récurrence des maxima, et à bien des questions de détail qui se rattachent à celles-là.

Elles sont, d’ailleurs, très générales ; nous allons, dans ce qui suit, les préciser en les appliquant au cas particu- lier des météores de novembre.

Le peuple des Léonides, qui, selon toute apparence, a élu domicile dans notre système solaire depuis dix-huit siècles environ, se trouve disséminé suivant une ellipse

LES LÉONIDES.

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excessivement allongée, dont le sommet le plus éloigné de nous va se perdre par delà l’orbite d’Uranus. L’essaim doit sa formation à la comète de Tempel première comète reconnue en 1866 capturée vers l’an 126 de notre ère. Son radiant est actuellement défini avec une grande exac- titude : placé dans la Crinière du Lion, ou mieux dans la concavité de l’astérisme nettement dessiné auquel les Anglais ont donné le nom caractéristique de Sickle (fau- cille), il coïncide sensiblement avec une étoile de grandeur 5,7 l’étoile Piazzi IX 23o ou x du Lion, suivant Bode. Les coordonnées de l’étoile sont :

Al = 1 490 10’ D = 220 28’ celles du radiant :

JR 1490 28' D = -f 220 52' ;

elles donnent la moyenne de. 70 déterminations faites, depuis 1 833, par les observateurs qui se sont livrés le plus passionnément à l’étude des météores : il suffira de citer, entre autres noms connus, ceux d’Olmsted, A. S. Herschel, Newton, Marsh, Bradley, Bakhouse, Denning, Greg et Heis. Peu de points du ciel, et à coup sûr nul autre radiant, n’ont été l’objet d’un pareil nombre de tra- vaux : mais, il faut l’avouer, cette faveur est justifiée. Le radiant des Léonides est le plus anciennement connu de tous ceux qu’a déterminés l’astronomie : c’est un ancêtre, et on lui doit des égards que ne mérite pas le reste de la famille. D’autant plus que cette famille a donné, depuis vingt ans, bien des soucis aux astronomes, moins peut- être par le nombre sans cesse croissant de ses membres que par l’allure indépendante de certains d’entre eux, les radiants persistants de Heis, origine première des études de Nies8l et des hypothèses de Brédikhine.

Revenons aux Léonides.

A chacune de ses révolutions, ce brillant cortège s’en va explorer les extrêmes confins de notre système solaire :

2 I 2

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

c’est un voyage, qui, vu la vitesse à tout instant varia- ble à laquelle l’assujettit la loi des aires, réclame un laps de temps de 33 1/4 ans. Que dire du cortège lui-même? La partie dense et bien nourrie de l’essaim l’essaim proprement dit, si l’on veut occupe sur l’orbite un arc de trajectoire relativement petit, mais immense à consi- dérer les choses d’une manière absolue, car il lui faut de deux à trois ans pour défiler avec la vitesse cométaire que nous lui connaissons, en un même point de l’espace, pour traverser l’écliptique, par exemple.

Cette partie plus richement peuplée a été l’objet d’études diverses : et ce n’est qu’un bien juste retour d’intérêt pour les phénomènes variés et féeriques auxquels elle nous a conviés bien des fois depuis dix-huit siècles quelle gravite dans nos alentours.

On a constaté d’abord qu’elle se trouve, pour ainsi dire, emprisonnée dans une gaine plus étendue de densité météo- rique graduellement décroissante, de sorte que nous ne passons pas brusquement des régions calmes de l’espace aux régions battues par l’averse de feu. En cela, rien que de naturel. Une particularité plus inattendue semble résulter des données recueillies en 1866. Cette gaine, si l’on peut ainsi parler, n’adhère pas au courant central : en d’autres termes, il y a deux courants concentriques d’inégale richesse, le moins dense enveloppant l’autre et restant séparé de lui par un intervalle d’une pauvreté météorique beaucoup plus accusée. On peut rapprocher de cette conception, peut-être hardie, la soudaineté avec laquelle le phénomène a éclaté parfois dans son plein, après avoir été précédé de manifestations insignifiantes. 11 en fut ainsi au Cap, le i3 novembre 1866 : « Dans la première partie de la nuit, écrit à cette date sir Thomas Maclear, on vit paraître peu de météores ou d’étoiles filantes. Le 14, à une heure trois minutes du matin, le volcan fit éruption avec une grandeur effrayante dans le

LES LÉON IDES.

2 I 3

voisinage de Régulus (1). » Nous reviendrons dans un instant sur cette question de la gaine.

On a cherché ensuite à évaluer approximativement la population de cette tribu nomade. Basant les calculs sur le nombre horaire des météores aperçus dans les grandes pluies, sur la durée du trajet, sur les dimensions du globe terrestre, on a hasardé quelques chiffres. Mais, comme pour tous les recensements de peuples errants, qu’ils habitent nos Saharas à nous ou les déserts bien autrement vastes des espaces interplanétaires, les évaluations se sont trouvées nettement discordantes, si discordantes même qu’il serait de peu d’intérêt d’en mettre les résultats sous les yeux du lecteur.

Enfin, on a étudié la forme sectionnelle du courant filiforme : avait-on affaire à un courant de section circu- laire ou à un courant de section elliptique \ L’essaim était- il filiforme, au sens strict du mot, ou plutôt ne se trouvait- il pas aplati à la façon d’un ruban ? et, dans ce dernier cas, la Terre perçait-elle simplement ce ruban en épais- seur, ou cheminait-elle dans le plan de la trame, ou bien encore, les positions respectives du ruban et de notre tra- jectoire changeaient-elles avec les différentes rencontres ] Toutes ces questions, pour n’être pas susceptibles d’une solution précise, n’en étaient pas moins des problèmes d’un haut intérêt théorique. Ils avaient même leur côté éminemment pratique ; car, de la réponse qu’on leur trou- verait, dépendrait dans une certaine mesure la prédiction des futures rencontres de la Terre et de l’essaim. Nous aurons à y revenir.

L’ensemble du courant filiforme se divise donc en régions riches et en régions pauvres. Il importait d’insister sur cette distinction et de la mettre en lumière, avant de

(1) Edinburü Quahterly Review, January 1867.

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passer à l’explication des faits dont la théorie de Schia- parelli doit rendre compte.

Voici ces faits :

Chaque année, dans la seconde semaine de novembre, se produit une pluie de météores très rapides dont le radiant, nous l’avons dit, se voit dans la Crinière du Lion. Elle ne dure que quelques jours, bien qu’à prendre le phénomène entre ses limites extrêmes, on puisse la regar- der comme s’étendant du 9 au 20.

A certaines dates exceptionnelles en 1799, en 1 833 , en 1866, la manifestation s’est accomplie avec un éclat absolument exceptionnel. Des averses beaucoup moins

violentes, mais remarquables encore, se produisent l’année qui précède ce maximum périodique et les années qui le suivent immédiatement.

Ces faits reçoivent de la théorie ci-dessus esquissée une explication suffisante; et, mieux que de longs raisonne- ments, un regard jeté sur la figure ci-jointe permettra au lecteur de s’en rendre compte, par l’examen des mouve- ments respectifs de notre globe et de l’essaim. Ce qui frappe à première vue, c’est le très grand angle d’inclinai- son des deux orbites : très grand, car les fièches indica- trices le montrent la marche des Léon ides ne s’effectue

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pas dans le même sens que celle de la Terre : elle est rétrograde, et, par suite, les conventions reçues en astro- nomie nous astreignent à nommer ici « angle des deux plans » l’angle obtus et non l’angle aigu qu’ils forment entre eux. Cet angle dépasse 162 degrés : de là, pour les météores, une vitesse relative considérable ; car, tandis qu’ils se précipitent vers nous, nous accourons presque directement à leur rencontre, et, augmentant ainsi toute leur vitesse de la nôtre, nous les voyons passer à raison de 70 kilomètres par seconde. Que l’on compare à ce chiffre le vol de nos projectiles les plus rapides, celui par exemple de la balle Hébler-Krnka à laquelle un canal axial facilitant l’écoulement de l’air refoulé communique une vitesse initiale supérieure à 900 mètres, et l’on se rendra compte, autant que faire se peut, de déplacements aussi vertigineux : la vitesse de la balle atteint à peine au quatre-vingtième de la vitesse des Léonides. Aussi, malgré les conditions défavorables dans lesquelles doivent nécessairement nous apparaître leurs trajectoires (puis- qu’elles sont vues de bout, ou peu s’en faut), leur vitesse angulaire la seule qu’il nous soit donné d’apprécier directement reste-t-elle considérable : c’est à peu près celle qu’a un boulet de canon pour un observateur placé perpendiculairement à la ligne de tir, à mille mètres de la pièce. Ce caractère d’excessive rapidité, joint à celui de la radiance, aide beaucoup à reconnaître les météores propres à l’essaim qui nous occupe, des pseudo-Léonides rayant toujours en grand nombre les nuits de novembre.

Suivons actuellement notre globe au moment où, lancé sur son orbite à raison de 3o kilomètres par seconde, il va pénétrer dans le courant. Deux hypothèses sont possi- bles : la section de l’anneau dans laquelle se fait l’immer- sion, est l’une de ses régions pauvres ou l’une de ses par- ties denses. Dans le premier cas, la traversée durera de deux à trois fois 24 heures et nous naviguerons ainsi, en

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travers du courant, sur une distance de quelques milliers, peut-être de quelques millions de kilomètres. Est-ce à dire que ce soit le diamètre de ce courant, s’il est de forme cylindrique; une limite inférieure de sa largeur, s’il est de forme aplatie ! Pas précisément : seulement, un chiffre plus voisin de la limite en question s’en déduit facilement ; car, puisque nous coupons les trajectoires météoriques sous un angle constant et connu, il suffira de faire appel au cosinus de cet angle pour avoir l’une au moins des dimensions transversales.

Dans le second cas, le passage a une durée sensiblement égale ; mais les traversées successives d’une gaine météo- rique, d’un espace interjacent et du noyau allongé de l’essaim, amènent une série d’apparences notablement dif- férentes. Cette conception d’un essaim concentrique au courant principal, ou, ce qui revient à peu près au même, de deux essaims latéraux , side-showers , est connue en astronomie météorique sous le nom de « théorie de Marsh », du nom de l’astronome américain qui la préco- nisa le premier. Aux termes de cette théorie, nous traver- serions en 12 heures l’essaim précurseur, en 67 h. le premier espace libre, en 4 7 h. le noyau, en 6 h. le second espace libre, et en i3 7 h. le groupe terminal. Elle rend compte aisément des phénomènes constatés de 1 865 à 1868 ; une observation faite à Calcutta en 1898, tend la confirmer. Sa vérification d’ensemble formait, d’ailleurs, l’un des innombrables sujets d’étude que comportait le programme des 1 5 et 16 novembre.

Telle est l’interprétation simple des phénomènes obser- vés : leur récurrence n’offre pas de difficulté plus sail- lante. Revenue au bout d’une année au point quelle vient de quitter, la l’erre y retrouvera l’anneau ; seulement, une autre partie du cortège y défilera, les météores nous l’avons dit ayant besoin, pour se retrouver à leur point de départ, d’un temps 33 fois supérieur à celui qui nous

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est nécessaire à nous. A notre point de vue, cette discor- dance entre les durées de révolution a son bon et son mauvais côté. Son mauvais côté : car peut-être sans elle verrions-nous se renouveler annuellement le brillant phé- nomène dont les circonstances actuelles ne nous gratifient guère qu’une fois par génération ; son bon côté aussi : non seulement parce qu'en faisant ce spectacle plus rare elle en rehausse l’intérêt, mais encore et surtout parce que, rencontrant chaque année notre compagnon l’anneau météorique en des points différents, nous apprenons peu à peu à le connaître dans toutes ses parties. Une compa- raison banale éclaircira ceci. Supposez une place publique et un cortège quelconque qui en fasse le tour : voilà une orbite et un essaim. A un angle de la place mettez un carrousel ; n’est-il pas évident que, grâce précisément à la différence des temps de révolution, un même point du carrousel va se trouver, après chaque tour accompli, en contact avec d’autres régions du défilé, qu’il passera une revue sommaire de l’ensemble, revue incomplète assuré- ment, mais assez générale pour que nulle section quelque peu étendue ne puisse s’y soustraire ?

Et voilà bien notre cas : en somme, chaque traversée du fleuve d’astéroïdes peut nous fournir son apport de documents nouveaux. C’est un sondage et mieux qu’un sondage ; car à chacune d’entre elles, largeur, direction exacte et débit moyen sont susceptibles de recevoir des déterminations approchées.

Aussi y a-t-il là, en apparence du moins, de quoi ren- dre les astronomes bien érudits sur la matière. Cent ans de ces sondages car il y a cent ans précisément que Hum- boldt et Bonpland traçaient le plan à suivre en préludant par leur observation de Curnana (Vénézuela) à l’étude des météores cent ans semblent, à première vue, avoir lar- gement nous renseigner sur la figure du locataire étrange qui s’est installé dans notre système. En est-il bien ainsi ] Avons-nous aujourd’hui, de la partie dense de l’essaim,

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une connaissance vraiment approfondie? Laissons répon- dre les faits.

L’immersion dans cette région plus dense, dure, nous l’avons vu, deux ou trois jours, en y comprenant le temps employé à traverser les courants latéraux, et cela tant l’année même du maximum que les années qui encadrent celle-là. Depuis l’observation faite par Humboldt, trois cycles de 33 ans sont révolus : ce qui nous mène à une somme de 3o à 40 jours de 24 heures pour la durée totale des différents sondages ; encore supposons-nous implicite- ment qu’a chacun d'entre eux la Terre ait atteint de nou- velles parties de l’essaim.

Or, celui-ci employant de deux à trois ans pour percer l’écliptique, il en résulte que nos 40 jours d’exploration ne nous ont mis en contact qu’avec quelques minimes sections de cette immense armée, sections qui, mises bout à bout, ne représentent pas le vingtième de sa longueur. Et si nous ajoutons que, par la force même des choses, ces sections sont loin d’être équidistantes, on comprendra quelle part d’aléa doit contenir encore toute conjecture hasardée touchant la position du ou des maxima.

La traduction géométrique de ces résultats est aisée et plus parlante peut-être : si je trace, au tableau noir, une ellipse de forte excentricité ayant environ deux mètres au grand axe, l’essaim des Léonides sera assez bien repré- senté par un trait à la craie, extrêmement délié il le faudrait plus délié qu’un til de soie se confondant sur une longueur d’un pied ou deux avec le périmètre de cette ellipse. Une quarantaine de coups de crayon rayant le tableau perpendiculairement à cet arc de courbe, et irré- gulièrement distribués par triplets, y provoqueront île très légères solutions de continuité : à lechelle adoptée, elles représenteront sensiblement toutes les parties explo- rées de l’essaim.

Et cependant, si incertaines quelles soient, nos con- naissances relatives à la distribution de la densité météo-

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rique sont loin de reposer sur la base entièrement chance- lante que semble impliquer pareille pénurie de données. C’est qu’en effet, pour nous renseigner sur la position du maximum, il n’y a pas que les années d’averse proprement dite ; il y a encore, très heureusement, dans une certaine mesure du moins, la marche générale de la fréquence ou nombre horaire des étoiles filantes de novembre durant les années qui précèdent celles-là et les années qui les suivent. Coul vier-Gravier, le plus infatigable peut-être des observateurs de météores que la France ait produits, a étudié à ce point de vue le début et la tin d’un cycle des Léonides embrassant le milieu de ce siècle. En 1834, année qui suivit la réapparition du maximum, leur nom- bre atteignit 5o à l'heure ; en i83g, ce nombre était de 3o ; en 1844, de 20 ; tombé à 17 en 1849, il se relevait à partir de 1860, dépassait îg en 1 863 , 74 en 1 865 , pour amener, en 1866, l’averse périodique. On entrevoit com- ment l’allure de cette variation, jointe aux jaugeages directs qui résultent de nos traversées dans le gros de l’essaim, peut contribuer pour sa part à fixer des éléments qui demeureraient branlants sans cet appui.

Il nous reste à compléter cet aperçu rapide et bien imparfait, par certaines remarques de détail relatives aux conditions qui peuvent différencier et ont différencié, en effet, quelques-uns des maximums connus. La liste en serait longue ; nous nous bornerons à dire un mot de la variation d’intensité, et de celle des aires géographiques auxquelles se sont circonscrites les pluies de 1799, 1 8 3 3 , 1866.

Le retour périodique des grandes averses est loin de s’être manifesté dans des conditions identiques de splendeur ; et rien en cela que de naturel, car si leur période est réelle- ment de 33 j ans, une même partie du courant météo- rique ne peut se représenter à nous qu’au bout d’un nom- bre d’années multiple de cette durée. Le plus petit de ces

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multiples correspond à un cycle de 1 33 ans. Et même, pareille évaluation dépend de deux conditions qui ne se vérifient guère : d’une part, elle suppose cette période de 33 j ans rigoureusement exacte ; d’autre part, elle fait abstraction des perturbations pouvant entraver dans sa marche régulière l’armée des météores. Rien de ceci ne peut être admis en fait. Aussi est-il souverainement pro- bable qu’à chaque nouveau maximum, notre sondage s’est effectué dans une section vierge encore de toute inspec- tion scientifique : c’est un continuel voyage de découverte, qui, un jour ou l’autre, nous fera explorer peut-être, dans ce même essaim des Léonides, des horizons plus riches qu’aucun de ceux entrevus jusqu’ici. Autrement dit, nous ne pouvons nous flatter d’avoir atteint jusqu’à ce jour la région du courant, la densité météorique atteint son chiffre le plus fort : ce maximum maxiniorum est peut- être encore à trouver.

Néanmoins, à ce point de vue, il convient de n’avoir pas une confiance outrée dans l’avenir; le temps, qui, en multipliant nos voyages, aide à nos études et accumule les données dans les annales de nos observatoires, agit malheureusement d’une manière différente, pour ne pas diref absolument opposée, sur l’objet même de ces études. Nous l’avons vu, son action sur un groupe de météores est nettement dissolvante . Comme il comble une vallée ou nivelle un plateau, ainsi il régularise peu à peu l’inégale distribution d’un essaim. Nos pluies annuelles de novem- bre peuvent y gagner légèrement ; nos maximums à longue période se trouvent condamnés par avance.

Les grandes averses de ce siècle ont différé encore sous le rapport de l’aire géographique qu’elles ont atteinte, et c’est un nouvel aspect du phénomène que le lecteur s’expliquera aisément. Il est, en effet, évident a priori, qu’une grande pluie de météores, durant quelques heures à peine et visible des seules régions qui ont à la fois le

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radiant au-dessus de l’horizon et le Soleil en-desso ts (1), se trouvera par même limitée à une portion du globe relativement restreinte. S’abattant sur l’ancien monde, elle a bien des chances de n’ètre aperçue qu'imparfaitement de l’autre côté de l’Atlantique, peu ou point dans les régions extrêmes du Far- West américain. Tombant au contraire sur le Grand-Océan ou le Japon, il y a peu d’es- poir de lui voir conserver quelque éclat jusqu’au moment la rotation diurne amènera notre vieil Occident sous le fouet de l’averse. Le coureur qui fend la grêle se sent le front et la poitrine doublement frappés, le dos quasi pro- tégé : ainsi en est-il de notre Terre.

Cependant une restriction s’impose, qui nous force à limiter la remarque ci-dessus à certaines pluies météori- ques seulement. Car, si d’une part les principes rappelés restent les mêmes pour tous les essaims, de l’autre, la manière d’en faire l’application varie du tout au tout dès qu’il s’agit de courants filiformes d’épaisseur différente, rencontrant l’orbite de la Terre sous des angles et dans des orientations complètement autres. L’inclinaison de l’axe terrestre sur l'orbite des météores est ici un facteur impor- tant : elle varie naturellement dans de très larges limites avec la position et la dimension de cette orbite, et dès lors, on le conçoit, les lois générales régissant le phéno- mène soumettent sa production à des conditions qui va- rient de courant à courant.

En 1799, c’est en Amérique surtout qu’il paraît s’être manifesté avec éclat, et cela des glaces du Groenland aux Uanos du Vénézuela les étoiles filantes allaient pour la première fois faire l’objet d’une étude scientifique. En 1 833 , même chose : à Boston, on évalue le nombre des météores « à la moitié du nombre de flocons tombant par une neige ordinaire » : de 4 à 6 heures du matin, on en

(1) Aucune de ces conditions n’est de rigueur absolue : mais les exceptions à la première sont d’une excessive rareté.

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compte près d’un millier par minute. L’Europe en reçoit sa bonne part, mais avec une libéralité moins grande.

Au contraire, en 1866, les rôles se trouvent renversés : le tour de l’ancien monde revient : l’Amérique et l’Extrême- Orient sont oubliés, ou peu s’en faut : l’Afrique et l’Europe se trouvent extrêmement favorisées : Rome, Paris, Turin, Malte sont témoins de pluies exceptionnelles; de l’Irlande à la Perse, de la Laponie au Cap on les observe avec intérêt et admiration; à Urbino.on compare les météores à des grenades jetées à pleines poignées « ; en Arabie, ils apparaissent « comme des nuées de sauterelles » ; à Beyrouth, d'après une feuille locale, « la face de la nuit en est tachetée comme une peau de léopard « .

Malgré cette diversité de distributions, un fait reste constant à chaque immersion de la Terre dans l’essaim des Léonides, et il mérite une mention passagère : c’est que l’hémisphère sud de notre globe est toujours le premier à plongerdans le courant filiforme, d’où un retard très appré- ciable dans l’apparition du phénomène aux lieux d’égale longitude situés dans les zones boréales. Le maximum de 1866, pour nous borner a ce seul exemple, fut observé au Cap treize minutes environ toutes réductions faites avant de se révéler aux observatoires de l’Europe septen- trionale et de l’Angleterre. Si le lecteur veut bien jeter un coup d’œil sur la figure ci-dessus, il pourra se rendre un compte approximatif de cette particularité. Nous y dési- gnons par PP' l’axe terrestre, par LL' une partie de notre orbite : la droite MI, inclinée de 170 sur cette orbite, limite

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les hachures dont la place indique celle du courant météo- rique.

En supposant à l’angle PTL' une ouverture de 66°33', ce qui est l’inclinaison de l’axe de la Terre sur le plan de l’écliptique, on verra facilement par quelles latitudes notre globe doit entrer en contact avec l’essaim. Les angles connus de la figure fournissent immédiatement pour ETC une valeur voisine de 5o°, et, par suite, le point de contact doit se trouver vers le 5oe parallèle de latitude australe.

Evidemment, ce n’est ici qu’une approximation gros- sière, destinée à mettre en lumière le détail indiqué. En réalité, l’axe PP' ne coïncide pas absolument, comme nous venons de le supposer, avec le plan du dessin ; et l’angle PTL’, que font entre elles la droite PP' et la trajectoire de la Terre, est supérieur, vers le milieu de novembre, à la valeur ci-dessus adoptée. Etudier le phénomène dans les conditions nous nous sommes placés, revient à le reporter quelques semaines plus tôt, vers l’équinoxe d’au- tomne. Les latitudes de premier contact ne sont guère différentes et l’intelligence des choses s’en trouve beaucoup simplifiée.

Au reste, pour le remarquer en passant, le cas est moins théorique qu’il n’en a l’air ; car, nous le verrons plus bas, à l’époque elle venait de s’installer dans notre sys- tème solaire, la comète génératrice des Léonides coupait notre orbite dans des régions assez voisines de celle dont il vient d’être question.

La figure ci-dessus peut nous mener à un autre résultat encore : elle explique et permet de calculer le retard avec lequel une station G, prise dans l’hémisphère boréal par exemple, s’immergera à son tour dans l’essaim. Ce retard t est évidemment

_ GG' _ GH

v

V

coséc 17'

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v est la vitesse de la Terre sur son orbite, et GH une distance aisée à évaluer en fonction des seules latitudes de C et de G. En appliquant ce procédé au cas, rappelé plus haut, de l’observation faite au Cap eu 1866, on trouve pour t une valeur voisine d’un quart d’heure, peu différente par conséquent de celle qu'il s’agit d’expliquer. Au surplus, le lecteur en possession de quelques notions d’astronomie n’éprouverait pas grande difficulté à aborder la question d’une manière moins rudimentaire et tenant compte de plusieurs des éléments que nous avons négligés à dessein. Il aboutirait ainsi à une détermination circon- stanciée soit du retard dans l’immersion, soit de la posi- tion du front d’attaque. C’est un petit problème cosmo- graphique qu’il suffira d’avoir signalé en passant.

Nous avons rappelé les divergences les plus saillantes des grandes pluies météoriques : il y aurait, pour être complet, à en signaler d’autres encore, par exemple la durée croissante des maximums de 1799, 1 833 , 1866, croissance évidemment attribuable à une diffusion pro- gressive de l’essaim. Mais plusieurs d’entre elles reçoivent une explication simple des seules notions qui précèdent; d’autres moins importantes peuvent être laissées au second plan. Aussi bien nous tarde-t-il d’envisager notre sujet sous un aspect à la fois moins général et plus actuel.

II

Les années qui viennent de s’écouler ont donné naissance à de nombreux travaux touchant la théorie des Léonides et à des efforts réels tendant soit à en perfectionner, soit à en généraliser l’observation. Une vue d’ensemble de ces progrès doit nécessairement comprendre deux parties, d’après qu’on envisage les études expérimentales et la tech- nique opératoire, ou qu’on suit l’évolution subie par les idées de Schiaparelli et les tentatives faites dans le but de

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compléter la détermination de l’orbite. Cette dernière sub- division nécessite un coup d’œil rétrospectif; c’est par elle que nous commencerons.

L’honneur d’avoir ouvert à l’astronomie mathématique des horizons nouveaux en systématisant les données rela- tives aux pluies d’étoiles filantes, revient au professeur H. A. Newton de Yale College, Newhaven, et à M. G. V. Schiaparelli, l’éminent astronome de Milan. Le premier jalon de la théorie particulière des Léonides fut posé le jour où, comparant entre elles leurs apparitions historiques les plus sûres, échelonnées sur une période de mille ans (902-1864), le professeur Newton fut conduit aux deux conclusions que voici :

1 0 Au moment le phénomène se manifeste, la longi- tude de la Terre est supérieure d’environ 52", 4 à ce quelle était, au moment de l’apparition des météores de novembre, l’année précédente.

Le temps mis par la partie riche de l’essaim à décrire son orbite elliptique est de 180 jours, de 186,4 jours, de 354,6 jours, de 376,6 jours, ou de 33 ans. Aucune autre durée n’est compatible avec les données de l’histoire.

La première de ces conclusions avait nécessité la déter- mination, aisée d’ailleurs, de la position de la Terre aux dates que les chroniques anciennes ou modernes signa- laient comme ayant été marquées d’averses attribuables aux Léonides. La longitude terrestre avait été trouvée ainsi de 5o° 49' en 1 833 , de 37 0 48' en 1 366, de 26° 45' en 1002, de 240 17' en 902 ; elle avait été calculée aussi pour une dizaine d’autres dates intermédiaires (1).

La seconde conclusion allait être le point de départ d’une brillante série de travaux. A son tour l’astronome anglais

(1) L’augmentation annuelle de longitude résultant directement de ces données, est de 102", 6. Mais le phénomène bien connu de la « précession des équincxes - déplacé en sens opposé le point de l'écliptique à partir duquel se comptent les longitudes. Ce déplacement annuel à la précession étant de KO", 2, il en résulte pour le déplacement que nous étudions ici une valeur effective de 52", 4 seulement.

11e SÉRIE. T. XVII. 15

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Adams, l’illustre émule de Le Verrier, s’empara de la question ; elle était hérissée de difficultés, digne par con- séquent d’exercer sa sagacité. Partant d’une détermination du radiant, prise par lui-même et remarquablement exacte pour l’époque elle fut faite, il entreprit de soumettre au calcul les cinq orbites hypothétiques proposées par le pro- fesseur Newton. Celle de période 354,6 jours, jugée au début la plus probable, reçut les honneurs de la préséance. Pareille orbite le calcul le démontre devait nécessaire- ment soumettre le groupe de météores à des perturbations diverses, émanées de Vénus, de la Terre, de Jupiter et capables d’amener un déplacement nodal de 21" par an, en moyenne. Le résultat, on le voit, se trouvait en dés- accord avec la conclusion tirée des données historiques. Il fallut condamner sans appel cette orbite de 354 jours ; il en fut de même des deux premières et de celle de 3yb jours. Les probabilités s’étant dessinées ainsi en faveur de l'orbite à longue période, il ne restait plus qu’à tenter la contre-épreuve. Adams n’eut garde d’y manquer et le succès couronna ses efforts.

Les troublantes , dans ce nouveau cas, devaient être surtout Jupiter, Saturne et Uranus. En 33 ans l’action perturbatrice de Jupiter devait faire avancer le nœud de 20', celle de Saturne de 7’, celle d’Uranus de 1 ' : en tout, 28 minutes. Or, la valeur correspondante fournie par la table de M. Newton est de 5 2'4 X 33 soit 29 ' d’arc envi- ron : coïncidence des plus remarquables, comme l’observe Adams, et de nature à lever absolument tout doute tou- chant l’exactitude de la période (1).

Peters et Schiaparelli, ayant, chacun de leur côté, établi l’identité d’orbite des Léonides et de la comète de Tempel (1866, I), Oppolzer détermina les éléments définitifs delà comète. Ces éléments placent son périhélie en un point

(I) Voir Adams, Monthi.y Notices.yoI. XXVII ; Denning.THE Übservatory, 1807; Cortie, S. J., The November Meleors , Month, november 1899.

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légèrement intérieur à l’orbite terrestre, au quarantième environ de notre distance au Soleil, son aphélie au delà des régions se traîne Uranus, et lui assignent une période de 33 années et dix-huit centièmes, période plus courte que celle de l’essaim. Est-ce un écart réel ou une divergence due aux incertitudes d’observation ? Il serait difficile de trancher, mais la question donne lieu à une remarque inté- ressante : la comète 1 866 1 semble, en effet, avoir été vue une fois ou deux dans le passé. M. Newton l’identifia avec une comète parue en octobre 1 366, dont les éléments, bien incertains, calculés par Peirce, montrent quelque ressem- blance avec les siens. En discutant les observations chi- noises de cette ancienne comète, M. Hind est arrivé à confirmer pleinement les conclusions de M. Newton et à établir un accord satisfaisant entre les deux orbites. Il est extrêmement curieux de noter qu’en i 366 la grande averse d’étoiles filantes précédait d’environ deux semaines la comète, tandis qu’en 1866 l’essaim la suivait de huit mois. Il est donc possible que l’écart indiqué soit réel (1).

Enfin Le Verrier couronna dignement la série de ces travaux de mécanique céleste, en étudiant les conditions qui avaient amené la comète de Tempel a faire partie de notre système solaire. 11 crut pouvoir faire remonter son annexion à l’an 126, date à laquelle la comète aurait été capturée par Uranus.

Le schéma ci-joint mettra sous les yeux du lecteur quel- ques-uns des résultats obtenus, en indiquant la forme et la position de l’ellipse suivie par l’essaim des Léonides. L’arc dessiné en trait interponctué est censé situé au-dessous du plan de figure, c'est-à-dire du plan de l’écliptique; par suite, AB est la ligne des nœuds, ligne s’écartant assez notable- ment. comme on le voit, du grand axe de la courbe.

Les orbites de Mars, Jupiter et Saturne passent à travers l’orbite des météores : par leur position ces trois

(1) L. Sehulhof, Bui.i.. Astron., mars 1894.

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planètes peuvent exercer sur ses éléments une influence perturbatrice considérable. Il en est de même de la Terre et d’Uranus qui la rencontrent à peu près, et de Vénus qui s’en trouve peu distante. Néanmoins, les perturbations de Mars et de Vénus sont sans importance ; notre Terre, elle, dévie seulement les particules que leur vol amène dans son voisinage immédiat. C’est donc à Uranus, Jupiter et Saturne qu’il faut attribuer les irrégularités notables

qui viendraient à se produire dans l’allure périodique des météores.

Bien des travaux publiés depuis les calculs d’Adams et de Le Verrier, ont touché ou traité les questions de mécanique ou d’astronomie coinétaire relatives aux essaims d’étoiles filantes. Plusieurs même ont eu pour objet l’étude spéciale des Léonides. Leur analyse serait impossible, leur simple énumération nous entraînerait trop loin : nous en citerons quelques-uns pour mémoire seulement.

Lehmann-Filhès, il y a une vingtaine d’années, dans sa Bestimmung von Meteorbahnen , traitait le problème général de la détermination de l’orbite par le radiant et le problème réciproque de la détermination du radiant

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par les éléments de l’orbite, problème déjà traité par W. E. Weiss, de l’Observatoire de Vienne ; il approfon- dissait aussi la comparaison des orbites météoriques avec les orbites cometaires.

En 1886, M. W. F. Denning, insistant sur un phéno- mène signalé par Heis et par Tupman, donnait, dans les Monthly Notices, de nombreuses observations tendant à mettre en évidence l’existence de radiants persistants. C’est un fait sur l’explication duquel les astronomes ne se montrent jusqu’ici qu’imparfaitement édifiés; car il donne lieu, comme on va le voir, à un désaccord appa- rent, fort digne de remarque, entre l’observation et les théories actuellement admises. Défini, en effet, comme il l’a, été au début de ce travail, le radiant relatif d’un essaim qui demeurerait visible plusieurs jours, devrait nécessairement paraître se déplacer parmi les étoiles; car sa direction résulte de la direction réelle des météores, composée avec la direction de la Terre prise en sens con- traire : la variation de cette dernière composante entraî- nant celle de la résultante elle-même. De fait, le déplace- ment du radiant se trouve bien et dûment constaté dans certains cas, celui des Perséides, par exemple.

Au contraire, les radiants signalés par M. Denning res- tent fixes sur la voûte céleste, bien que leur période d’acti- vité aille se prolongeant durant des mois entiers : ainsi, l’étoile iota du Cocher coïncide à peu près avec un point dont la radiation se continue du 23 juillet au 27 décembre, dates dont l’écart est suffisant pour que, de l’une à l’autre, le sens du mouvement terrestre ait diamétralement changé de sens. « A première vue, on pourrait attribuer le fait à ce que les particules se meuvent avec des vitesses assez supérieures à celles de la Terre pour annuler l’effet des variations de direction de celle-ci ; mais on se met alors en contradiction avec les idées théoriques reçues jusqu’à présent et qui rapportent les trois variations (annuelle, diurne et azimutale) aux différences de la direction des

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trajectoires météoriques, relativement au sens du mouve- ment terrestre ( 1 ). » Ce phénomène n’a pas, à notre con- naissance du moins, reçu jusqu’ici d’explication absolu- ment satisfaisante.

M. O. Callandreau, de l’Observatoire de Paris, a été amené à réétudier le problème de la désagrégation des comètes, désagrégation dont la possibilité avait été établie par Schiaparelli. Il l’a fait sans plus se borner, comme Charlier et Luc Picart., au cas d’un noyau à orbite circu- laire ; mais, profitant des indications de Tisserand et de la méthode contenue en germe dans le tome IV de sa Mécanique céleste, il étudia l’application de l’hypothèse de Schiaparelli aux noyaux à orbite elliptique (2).

D’autres questions, directement connexes avec les déter- minations des orbites, ont été traitées par l’astronome russe Kleiber, priva t-docent à l’Université de Pétersbourg, prématurément enlevé à. la science à l’âge de 27 ans, quelques mois à peine après l’achèvement d’un de ses prin- cipaux mémoires. Il avait publié, en 1:91, un catalogue de 918 orbites, calculées d’après les résultats publiés par M. Denning ; travail qui devait d’ailleurs, a son tour, provoquer d’intéressantes remarques de la part de W. H. Monck et autres pionniers des études météoriques.

Parmi ceux-ci, une place d’honneur revient au docteur Brédikhine, bien connu par ses nombreux travaux d’as- tronomie cométaire, et auteur d’une hypothèse qu’il est nécessaire d’esquisser rapidement au moins, parce quelle complète d’une manière heureuse les conceptions de Schia- parelli. Ces dernières, nous l’avons vu, suffisent à expli- quer le phénomène des étoiles filantes dans ses traits généraux, mais rencontrent de très grandes difficultés quand on passe à l'étude minutieuse des divers essaims, de leur radiation et de leur distribution. M. Brédikhine voit

(1) ClEI. ET TEIIKE, 1886, p. 237.

(2) Bull, astr., t. XIII, 465; C. B. Ac. Sc., t. CXII.

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l’origine des étoiles filantes dans les queues anomales des comètes. Les queues anomales, tournées du côté du Soleil, sont constituées par des corpuscules relativement trop grands et trop pesants pour être emportés par la force répulsive dans le sens des queues normales. Ces corpus- cules ont reçu, à un moment donné, une impulsion, un choc, vers le Soleil, dans la direction du rayon vecteur, ou sous un certain angle avec celui-ci. Détachés du corps de la comète, ils parcourront une orbite entièrement indé- pendante avec une vitesse plus ou moins modifiée, dans un plan qui ne coïncide pas nécessairement avec celui de la comète. Les émissions de matière du côté du Soleil ne seront pas toujours assez denses pour que nous puissions les distinguer comme des queues anomales ; nous sommes toutefois autorisés à ne pas les regarder comme excep- tionnelles, mais plutôt comme fréquentes. Une même comète parabolique pourra avoir, aux environs de son passage au périhélie, successivement plusieurs émissions nucléaires. Les corps détachés pourront être assez grands pour former de véritables comètes nouvelles, entre autres, des comètes elliptiques (1).

Les dernières années ont été plus fécondes encore et l’approche du maximum de 189g semble avoir provoqué une efflorescence nouvelle de travaux visant surtout à déterminer la position exacte de l’essaim et les conditions de notre rencontre avec lui. M. Berberich en Allemagne (2), M. Elie Ahelmann en Russie (3), MM. G. Johnstone Sto- ney et Downing en Angleterre (4), ont repris, mais par des côtés un peu différents, le problème traité par Adams. Adams, en 1867, avait calculé les variations séculaires du

(t, M. L. Schulhof, Bull. Astro.v, t. XI, 1894.

(2) Astkox. Nachrichten, 3526.

(3) O dvigénii niékotoruikh météornuikh potokov. St-Pétersbourg, 1898.

(4) Proceedixgs de i.a Soc. Royale de Londres, t. LX1V, p. 406.

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nœud des Léonides par la méthode de Gauss méthode fournissant la valeur moyenne de chaque perturbation. M. Abelmarm a, pour sa part, et par la même méthode, étudié les variations séculaires qu’éprouvent les éléments de la comète génératrice : ses résultats sont en accord satisfaisant avec ceux de l’astronome anglais.

Les travaux de M. Berberich et de MM. Johnstone Stoney et Dovning avaient un but plus immédiatement utile que ceux d’Abelmann : il s’agissait de préciser le maximum de 1899-1900. La méthode de Gauss, employée par Adams et suffisante d’ailleurs pour l’objet qu’il avait en vue, cessait de l’être pour la nouvelle lin qu’on se pro- posait. Tout portait à croire, en effet, que le cycle 1 866- 1899 avait plus d’une fois amené l’essaim et les planètes dans des positions relatives devant se traduire par des irrégularités notables.

On entreprit donc, en novembre 1898, dans les bureaux du Nautical Almanach, sous la direction de son super- intendant, le Dr Downing,et aux frais de la Société Royale, le calcul complet des perturbations éprouvées durant la période entière du dernier cycle des Léonides, par une section bien définie de l’anneau météorique, celle que ren contra la Terre en 1866 et à laquelle nous donnerons, comme les calculateurs dont nous résumons le travail, l’appellation de section A .

Les premiers résultats de cette recherche laborieuse sont consignés dans les lignes suivantes ; nous les tra- duisons d’un mémoire lu à la Société R,oyale de Londres, le 2 mars 1899 :

- Pour réaliser un progrès appréciable dans la théorie des Léonides, pour sonder par le menu leur existence pas- sée, connaître leur état présent, pronostiquer leur avenir, il est nécessaire de tenir un compte exact des influences perturbatrices , influences qui s’exercent sur chaque météore en particulier, diffèrent à chaque révolution, et par conséquent, pendant la durée de chaque cycle, se font

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sentir différemment dans les différentes régions de l’es- saim.

» Les présentes recherches ont été commencées sous l’empire de ces idées. On y a regardé le courant comme sectionné en parties assez réduites pour que les corpus- cules de chacune d’elles pussent être considérés comme soumis sensiblement aux mêmes forces. On a ensuite fait choix d’une des sections ainsi formées, celle rencontrée par la Terre en 1866, et, parla méthode des quadratures méca- niques, on a calculé les perturbations auxquelles se sont trouvés soumis les éléments de son orbite durant une révolution entière, du i3 novembre 1866 au 27 janvier 1900, date la section étudiée rentrera en contact avec le plan de l’orbite terrestre.

» L’enquête a conduit déjà à des résultats dignes de remarque : le montant des perturbations qui ont agi pen- dant cette période sur les météores de la section soumise à l’étude, a été tout à fait anormal. Elles résultent d’une approche à Saturne, durant le voyage d’aller, et d’un pas- sage à proximité de Jupiter durant le retour ; elles se traduisent par un déplacement du nœud égalant 3 \ fois son mouvement moyen, et par une augmentation d’un tiers d’année dans la période...

» Au i5 novembre 1899, la longitude du nœud (descen- dant) sera de 53° 41' 7", position que la Terre, elle, doit atteindre le i5 à 18 h. Il est donc probable que nous nous trouverons à cette date au milieu de l’essaim...

« Néanmoins cette conclusion repose sur deux hypothè- ses. Elle suppose : que les deux sections (celle que va rencontrer la Terre, et la section A) aient suivi en 1866 des orbites sensiblement identiques ; 20 que les perturba- tions éprouvées depuis par chacune d’elles ne diffèrent pas dans une large mesure. Ces deux hypothèses sont proba- bles, mais aucune n’est certaine. C’est une réserve qu’il est nécessaire d’adjoindre à la prédiction (1). «

(1) Voir Nature de Londres, march 23, 1899.

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Pour la facilité du lecteur nous avons, dans le schéma donné plus haut, figuré approximativement les planètes Saturne et Jupiter aux places qu’elles occupaient respec- tivement en avril 1870 et en août 1898. Dans ce dernier cas, la distance de la planète à l’essaim était inférieure aux neuf-dixièmes du rayon de l’orbite terrestre.

Le D'Berberich a, pour sa part, calculé les perturbations éprouvées, durant la dernière partie de sa course, par la comète à laquelle l’essaim est associé. Ses conclusions semblent, d’ailleurs, s’accorder avec celles de M. Stoney. 11 semble aussi, d’après l’astronome allemand, que la comète se soit approchée à 80 millions de kilomètres de Saturne, en juillet i8q5.

MM. Johnstone Stoney et Downing ont encore trouvé à l’action perturbatrice des planètes mentionnées, un effet d’une autre nature : l’orbite elliptique de la section A a été déplacée perpendiculairement à la route suivie par notre globe, de manière que son point de percée avec le plan de l’écliptique le nœud descendant de cette môme sec- tion A doit, au 1 5 novembre, se trouver à l’intérieur de la courbe décrite par la Terre, à 0,0141 environ de sa moyenne distance au Soleil. Comme les auteurs, nous désignerons ce point de percée sous l’appellation brève de « point P ». D’après ce qui précède, sa distance minimum à l’orbite terrestre égale cinq fois celle qui nous sépare de la Lune : résultat qu’il ne faut pas confondre avec celui obtenu par Oppolzer et dont nous avons parlé plus haut. Oppolzer calculait l’orbite de la comète .Te calcul de Stoney se rapporte, au contraire, à une section bien définie de l’essaim météorique, section qui, par hypothèse, a été rencontrée par la Terre en 1866.

Pareil déplacement, écrivent les astronomes à la date du 9 novembre 1899 (1), suffirait à nous soustraire entiè-

(1) Lettre au directeur du périodique Nature de Londres. Voir aussi du 23 novembre 1899.

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rement le fleuve de météores s’il était de section cylin- drique, auquel cas il faudrait, pour cette année du moins, faire notre deuil de l’averse attendue. Mais nous avons pu nous convaincre par nous-mêmes, en soumettant à un nou- vel examen les conditions dynamiques dans lesquelles s’est accomplie la capture par Uranus, que le courant, au lieu d’être strictement filiforme, doit être regardé comme aplati à la manière d’un ruban, d’une courroie : strap-shaped ; l’aire qu’il découpe sur l’écliptique, est, croyons-nous, un ovale assez allongé ayant eu au début son axe le plus grand, perpendiculaire au chemin suivi par la Terre. Grâce à cette particularité, nous avons chance, apparem- ment, d’être témoins d’une pluie considérable cette année encore, bien que le point du courant avec lequel nous nous sommes trouvés en contact lors du maximum de 1866. soit destiné à passer au large de notre position. «

Suit une discussion intéressante sur ce grand axe lui- même. On conçoit, en effet, que d’après l’azimut sous lequel cet axe se montrerait à un observateur debout sur l’écliptique au point P, précédemment défini, la rencontre de la Terre avec lui doit se faire a l’époque moyenne, précéder cette époque, la suivre, ou même n'avoir pas lieu du tout. S’il est perpendiculaire à l’orbite, la rencontre se place vers le 1 5 novembre à 1 8 heures (en temps civil, le 16 novembre à 6 heures du matin) ; si, comme de laborieuses observations semblent le faire supposer, les dix-huit siècles de pertur- bations subies par l’essaim ont amené de la part de cet axe une rotation en sens rétrograde de 52° environ, l’époque cherchée se trouvera avancée de 22 heures, reportée par conséquent au 14 à 20 heures (en temps civil, le 1 5 novem- bre à 8 heures du matin). Cette dernière conclusion, fort sujette à caution, à cause de l’incertitude du point de départ, n’est avancée par ses auteurs qu’avec les plus extrêmes réserves. Un seul résultat est mis, autant que faire se peut, hors de tout doute par l’étude que nous venons de résumer : le point P, ci-dessus, sera rencontré

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par l'essaim. Si donc, en 1899, aucune rencontre n'a lieu entre la partie dense du courant des Léonides et la Terre, son absence pourra être attribuée à deux causes. Ou bien la déflexion de l’axe de l’ovale a été voisine de 90°, ce qui aura amené un parallélisme malencontreux entre la trajectoire terrestre et la surface plate de l’essaim en ruban astreint à passer par P ; ou bien, en tout cas, quelle qu’ait été cette déflexion, la largeur comprise entre le bord externe du ruban et le point P, largeur estimée suivant l’écliptique, s'est trouvée inférieure à 0.014: de notre distance au Soleil, c’est-à-dire inférieure à deux mil- lions de kilomètres. Rien ne nous dit, en effet, que ce point P doive tomber vers le milieu de la largeur du ruban plutôt que dans les régions actuellement voisines de son bord externe. Il y avait une constatation à faire, et elle a été faite le 16 novembre dernier : « Cette constatation, disait M. Lœwy à l’Académie des Sciences, le 20 novem- bre, présente un intérêt réel ; elle nous fournit la preuve que le développement, particulièrement en largeur, de l’essaim des Léonides, n’est pas considérable. ••

Telle est, en résumé, l’étude faite par les astronomes du Nautical Almanach. Peut-on maintenant, comme s’est empressée de le faire la presse à sensation, conclure de tout ceci que « la comète a déraillé 1, que « l’essaim a été brusquement jeté hors de sa voie » ? Franchement, les expressions nous semblent un peu hyperboliques. Qu’un de nos liners transatlantiques ait à subir une légère dérive du chef de courants anormaux ; qu’il prenne fantaisie aux vents ou à la vapeur d’amener quelque bris d’organe lui occasionnant un retard à l’arrivée ; qu’il vienne même à toucher à New-York plutôt qu’à Philadelphie, à Lorient plutôt qu’à Saint-Nazaire y aura-t-il bien lieu de dire qu’il a été violemment jeté hors de sa voie, ni plus ni moins qu’une locomotive qui quitte les rails ? Les vrais déraillements existent en astronomie : la comète de Tem- pel a déraillé en 126, nous l’avons vu, et, cyniquement,

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l’astronomie a bénéficié de son malheur. Une foule d’au- tres comètes ont passé par des séries d’aventures de tout point analogues. Mais ce qui précède montre dans notre cas une influence bien moins sensible, une action pro- gressive, continue et lente, et, pour tout dire, ne motivant en rien le lyrisme avec lequel d’aucuns ont prétendu la saluer.

Si du domaine des théories mathématiques, nous pas- sons à celui de l’observation, la même efflorescence de travaux originaux se fait remarquer, s’accentuant davan- tage d’ailleurs à mesure que l’on va se rapprochant de la fin du cycle 1866-1899. Ici aussi une distance considéra- ble a été parcourue : et rien 11e la fera mieux ressortir qu’une rapide énumération des points sur lesquels se partage aujourd’hui l’attention des astronomes en restreignant, bien entendu, cette qualification au cadre strict de notre sujet, c’est-à-dire aux seuls observateurs des Léonides. Pareille limitation est nécessaire ; car, à mesure qu’on avance, de nouveaux horizons ont coutume d’apparaître, les questions anciennes se divisent, se sub- divisent, et se montrent finalement d’une complexité qui déconcerte. Mais cela même est de bon augure : une science vit, quand elle jette ainsi de jeunes pousses de droite et de gauche ; et c’est un heureux indice pour la branche-mère que de lui voir déverser un trop-plein de sève aux nouvelles tiges auxquelles elle-même elle a donné naissance.

Nous indiquons ci-après quelques-unes de ces nom- breuses questions ; dans l’impossibilité de leur donner les développements que comporterait la matière, nous ne pou- vons que renvoyer le lecteur quelles intéresseraient à l’excellente monographie insérée dans I’Observatory de 1897 et déjà mentionnée. Son auteur, M. Denning, n’est pas seulement une des autorités actuellement les plus compétentes en matière d’astronomie météorique ; il est,

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de plus, un observateur infatigable, et celui assurément qui durant ces dernières années a contribué, dans la plus large mesure, à coordonner et à discuter l’amas des don- nées déjà accumulées sur le sujet.

La position du radiant a été, dès le début, regardée comme un élément dont la connaissance était essentielle : nous avons vu avec quel soin et grâce à quelle multipli- cité d’observations cette position avait été fixée. 11 semble tant ces déterminations ont été nombreuses qu’à cet égard la méthode visuelle ait donné tout ce qu’on pouvait attendre d’elle : seule la photographie pourra faire mieux, et c’est bien à elle, d’ailleurs, que compte s’adresser doré- navant l’astronome. La voie se trouve hérissée d’obstacles, mais au moins elle est tracée. En 1897, sur 8t plaques exposées, M. Pickering recueillait à peine deux traces de Léonides ; d’autres résultats furent plus encourageants : en 1898, les plaques travaillaient avec un certain succès à Harvard College et à Mount-Hamilton ; plusieurs météores furent photographiés en même temps, soit à Cambridge (Etats-Unis) et à Providence une quarantaine de milles au sud de Cambridge) soit aux deux stations conju- guées de Yale : l’identification de ces météores inau- gurait la détermination photographique des parallaxes d’étoiles filantes.

Une nouvelle année s’est à peine écoulée et voici que les astronomes se reprochent de n’avoir pas obtenu encore de bonnes photographies spectrales des Léonides. Cham- bres à p ris me , pris mal ic caméras (1), et chambres à réseau semblent même avoir été préparées en novembre dernier, sous la direction de MM. Norman Lockyer et Fowler (2), pour l’analyse des météores brillants; et nul doute qu’un très réel succès n’eût couronné cette tentative, si ces météores eussent daigné briller autrement que par leur absence.

(1) Voir Rev. Quest. scient., t. XLII1, p. «82

(2) Nature (le Londres, 9 et 23 nov. 1899.

LES LÉON IDES.

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Néanmoins, il n’y a pas à se le dissimuler, la méthode nouvelle est encore dans l’enfance. Il lui faut des condi- tions atmosphériques favorables, un ciel bien noir, et un outillage assez spécial : toutes choses qui sont loin de se trouver réunies au gré de l’astronome, même quand cet astronome, comme c’était le cas notamment à Meudon, il y a deux mois, est un des praticiens les plus habiles de la technique photographique.

L’enregistrement des trajectoires avait été, en effet, le but spécialement visé par M. Deslandres : nul autre, d’ail- leurs, n’était plus au fait des difficultés d’une méthode aussi délicate et mieux qualifié pour en tirer un heureux parti. « Dans la photographie des météores, écrit-il, pho- tographie qui diffère de celle des étoiles, la quantité de lumière concentrée par un objectif en un point de l’image est proportionnelle à -y, a étant l’ouverture et /' la distance focale. Il faut donc employer des objectifs aussi larges que possible avec une distance focale aussi faible que possible, et j’ajouterai avec un champ de netteté aussi étendu que possible (1). « Cette dernière condition, très importante, n’était, réalisée à Meudon que par deux objec- tifs sur sept : encore étaient-ce précisément des objectifs à faible ouverture. Ces sept appareils, installés sur mon- tures parallac tiques, couvraient un rectangle de 40° sur 5o°. Deux météores se sont trouvés certainement dans leur champ : malgré cela, aucune trace nette n’a pu être relevée. Cet insuccès est en grande partie attribuable à la Lune qui voilait les plaques, au peu de transparence de l’air et à l’insuffisance des objectifs. L’échec des astro- nomes anglais au Solar Physics Observatory a été aussi complet et pour des raisons analogues.

La forme ou caractère du radiant a donne lieu aussi à certaines controverses. Ce radiant est-il bien un point

(1) G. R. de l’Acad. des Sciences, séance du “20 nov. 1899.

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de la voûte céleste ? Ne serait-ce pas plutôt, comme c’est le cas pour le radiant des Biélides, une plage appréciable de la sphère l En 1866, M. Glaisher y avait vu un cercle de io° de diamètre ; pour le professeur Newton, sa forme était plutôt linéaire. M. Denning, au contraire, est un tenant convaincu de la théorie du point proprement dit, point qu’il a toujours trouvé très nettement déterminé, dans le cas des Léonides bien entendu, par la direction des trajectoires.

Une des difficultés que rencontre cette détermination provient du grand nombre de radiants secondaires dont l’activité s’étend à la période durant laquelle apparaissent les Léonides, radiants tels qu’il faut un œil exercé pour faire subir aux météores observés les sélections néces- saires. L’étude de ces centres secondaires a pris par même un développement exceptionnel, et leur nombre, ces dernières années surtout, s’est largement accru. M. Denning donne une liste de 72 radiants, tous actifs du 10 au i5 novembre ; encore prend-il soin d’observer que sa table est incomplète, beaucoup de radiants plus faibles 11e s’y trouvant pas mentionnés. Une douzaine au moins parmi ceux qu’elle renseigne, émettent des filantes qu’il est extrêmement aisé de confondre avec celles de l’essaim principal. L’erreur est si commune qu'un nombre horaire de 20 Léonides, citées comme telles par un observateur peu expérimenté, peut à priori être considéré comme sen- siblement exagéré, et doit être ramené à i5 ou 16 Léo- nides bien authentiques.

La confusion est facilitée encore par les deux caractères communs à ces pseudo-Leonides et aux météores rayonnés par la Crinière du Lion : la rapidité, et la présence d’une traînée phosphorescente. Par suite, ces caractères, eux aussi, ont fait l’objet d’observations minutieuses et répétées. La traînée en fer de lance, c’est-à-dire celle qui présente un maximum d’éclat et souvent de durée dans sa partie médiane, est un phénomène fréquent en

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novembre, ('es traînées ont une persistance variable : il en est qui brillent jusque 10 et 20 minutes : l’une d’entre elles à même pu être suivie pendant trois quarts d’heure. Souvent elles se sectionnent et dérivent comme sous la poussée de vents supérieurs en décrivant les figures les plus variées ; ou bien le fer de lance, au lieu de se frac- tionner, se tord, serpente, se contourne en W ou en S, en zigzag ou en arabesque. Une particularité à noter, c’est qu’avant sa disparition le noyau de l'étoile filante semble se détacher de la traînée phosphorescente et parcourir isolément la dernière partie de sa trajectoire visible. Ce détail avait été indiqué déjà par Goulier en 1866. J. F.W. Herschel, Greg, et nombre d’observateurs actuels en ont refait la remarque durant ces dernières années : pour eux, le noyau perdant ainsi peu à peu sa propriété luminifère est une étincelle, une braise, an exhausled ember, qui va s’éteignant sur l’arc extrême de sa trajectoire, tout en gardant cependant l’éclat voulu pour rester visible pen- dant cette période. Une observation personnelle de M. Denning, récente mais répétée à plusieurs reprises, tendrait à établir que cette même période d’extinction cor- respond à un mouvement notablement plus lent du noyau : remarque qui atténue peut-être l’une des objections faites par MM. Minary et Cornu à la théorie de l’incandescence par frottement.

Quant à la rapidité avec laquelle « filent » les météores du grand essaim de novembre, elle reste jusqu’ici, en tant du moins que phénomène relevant de l’observation, un des éléments les plus incertains de tout l’ensemble. 11 en va de même des hauteurs d’inflammation et d’extinction, qui forment un sujet d’étude intimement lié avec le pré- cèdent, puisque c’est grâce à elles qu’on détermine le trajet réel, et, en y joignant la durée de visibilité, la vitesse par seconde. Ces hauteurs, on le sait, sont déter- minables par un simple calcul de triangulation, absolu- ment comme la hauteur d’un clocher ou celle d’un pic de 11* SÉRIE. T. XVII.

16

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montagne, en mesurant deux angles à l’extrémité d’une base. Seulement, le clocher ou le pic forment des buts fixes ; l’étoile filante, au contraire, otfre aux astronomes un but de nature très différente : il exige des observations synchroniques que sa soudaineté et sa mobilité , surtout dans le cas des Léonides, rendent difficilement précises.

Sans reparler ici des observations de Brandes et Ben- zenberg, de Liais et Chacornac sur la base Paris-Orléans, de Secchi, de Newton qui trouva pour les Perséides une hauteur moyenne supérieure à celle des Léonides rap- pelons que, dès 1 866, un véritable quadrilatère astrono- mique destiné à la mesure de ces hauteurs, fonctionnait dans les environs de Greenwich. Sa grande diagonale était marquée par les observatoires de Greenwich et de Cambridge, qui diffèrent en longitude de 44' 14", en lati- tude de 5'4o" ; sa diagonale accessoire se terminait d’une part à Hawkhurst (observatoire dirigé par M. Herschel), de l’autre, à l’Observatoire Gregg à Manchester. Les sta- tions étaient, d’ailleurs, reliées électriquement (1).

En 1896, en opérant sur les postes conjugués de Slougli et de Cardiff, ou sur la base Slough-Bridgwater, on put identifier avec certitude et dans de bonnes conditions 5 Léonides. Les résultats de cette recherche, menée avec toute l’exactitude dont pareille détermination est aujour- d’hui susceptible, sont consignés dans le tableau suivant : les chiffres y représentent des milles anglais ( 1 609’") :

HAUTEUR D INFLAMMATION

HAUTEUR

d’extinction

CHEMIN

PARCOURU

VITESSE

1

Çp

5 l

85

63

2

85

49

46

3

92

55

60

4

100

7i

33

33

5

75

5o

29

58

(1) Rev. scientifique, 1867, p. 500. Manchester est une localité du Kent qu’on ne confondra pas avec sa célèbre homonyme du Lancashire.

LES LÉON IDES.

243

La hauteur moyenne trouvée pour le point d’apparition est donc de 8g milles, celle du point d’extinction de 5 1 milles. La partie visible de la trajectoire est de 55 milles et la vitesse moyenne de 5o milles par seconde. Cette der- nière valeur se trouve certainement en excès sur la vitesse vraie ; ce qui tient l’extrême difficulté avec laquelle s’apprécie la durée de visibilité, durée inférieure à une seconde pour la plupart des Léonides. Quiconque a passé, une nuit de novembre à observer ces flèches insaisissables qui divergent autour de la faucille arquée, du sickle , n’y contredira pas.

Une solution plus satisfaisante est-elle possible ? Peut- on, notamment, compter sur la photographie ? Nous le croyons, et, à cet égard comme à beaucoup d’autres, nous avons foi dans la sensibilité croissante des émulsions. Théoriquement, la difficulté du problème est nulle : un dispositif relativement simple étant suffisant pour trans- former la pellicule impressionnable en recorder chronopho- tographique. Pratiquement, nous n’en sommes pas encore là. - Un progrès appréciable d’un autre genre, mais visant ce même but, semble avoir été réalisé l’an dernier dans la voie de l’observation « comparative ••. M. Céraski, directeur de l’Observatoire de Moscou, a imaginé à cet effet un appareil composé de deux parties : d’un grand carreau de verre placé devant l’opérateur, carreau à tra- vers lequel il regarde le ciel étoilé, et d’un pendule très court auquel est ajoutée une tige amplificatrice, longue, légère et portant à son extrémité une minuscule lampe électrique. Si l’on fait faire une oscillation au pendule, l’observateur verra par réflexion l’image de la lampe se mouvant parmi les étoiles vîtes par transparence . « En modifiant convenablement les parties de l’appareil, en faisant usage de diaphragmes pour masquer en partie la trajectoire de la lampe, et en variant l’amplitude du pen- dule, on peut arriver à ce qu’une étoile filante et la lampe

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en mouvement, se présentent comme deux phénomènes très analogues sous tous les rapports (1). «

Les essais ont donné des résultats satisfaisants, plus concordants que ne devait le faire supposer une expéri- mentation aussi délicate le succès dépend en majeure partie de l’habileté de l’astronome. - C’est un des cas, remarque avec raison M. Céraski, le sentiment d’éga- lité de deux phénomènes tient presque lieu de mesure » et c’est précisément dans la substitution du premier de ces éléments au second que consiste le progrès réalisé. A vrai dire, les essais ci-dessus ont porté sur les Perséidcs dont la vitesse angulaire, £n le sait, est bien réduite en comparaison de celle des Léonides ; mais le principe sem- ble susceptible de se voir appliquer même aux rapides météores de novembre.

Nous n’en finirions pas, si à ces quelques sujets d’étude, la plupart directement relatifs à l’essaim qui nous occupe, nous voulions joindre des questions moins circonscrites, ou ayant trait aux filantes en général : questions qu’il a bien fallu toucher çà et dans ce qui précède, mais que nous avons tâché d’écarter quand notre sujet le permet- tait. Nous laisserons donc absolument dans l’ombre, des problèmes plus étendus, comme la relation entre les aurores boréales et les étoiles filantes, ou comme l’étude constitutive de ces dernières. Sont-elles solides, sont-elles gazeuses L.. On interroge tout ce qui peut être interrogé, on braque sur les radiants des batteries de prismcitic caméras ou de spectroscopes à vision directe... et finale- ment on hésite, on ignore, tout en confessant le dogme de l’identité de nature entre les filantes et les comètes, ou plutôt à cause de cette identité même. Tant et si bien que toute la question semble tenir dans ce résumé qu’en don- nait, il y a dix ans, le P. Carbonnelle : « Si l’on a de

(1) Céraski, Bull ÀSTR.,juin 1899.

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bonnes raisons pour les supposer gazeuses, on en a d’aussi bonnes pour les supposer solides. « Et quant à leurs relations avec lrs aurores boréales, indiquées déjà par d’Arrest et Quetelet, elles ont été étudiées en 1886 par M. Zenger, dans une note présentée à l’Académie des Sciences de Paris. Mais, la même année et, qui plus est, partant de la même base d’opération (le catalogue d’au- rores boréales publié par Rubenson), M. E. Lagrange, l’un de nos astronomes belges qui ont davantage cultivé l'astronomie météorique, se trouvait amené à conclure dans un sens complètement opposé.

Avani de terminer, jetons un coup d’œil d’ensemble sur les tentatives faites en novembre dernier pour organiser les observations d’une façon plus complète et surtout pour en assurer le succès, le cas échéant. C’est réellement un signe des temps. Il y a un demi-siècle à peine, une pluie météorique passait encore pour une simple curiosité : au point de vue de l’intérêt, elle valait, ou peu s’en faut, ce que vaut une soirée pyrotechnique artistement préparée et heureusement réussie. On s’y plaisait, on admirait fon- taines de feu et cascades d’étincelles : et bien malavisé qui eût proposé le dénombrement des gerbes d’artifice ou des fusées du bouquet. Aujourd’hui, tout cela a changé : dans les principaux observatoires, Greenwich, Paris, Nice, Lick, Chicago, des équipes entières de travailleurs se dis- tribuent un programme minutieusement étudié pa r avance ; môme des missions scientifiques s’en vont fonder des postes d’observation en pays lointain, décernant par le fait aux grandes averses d’étoiles filantes les honneurs réservés jusqu’ici aux passages de Vénus et aux éclipses totales : c’est ainsi qu’un groupe d’astronomes, sous la direction de M. Auwers, s’en est allé attendre l’apparition de novembre dans les régions centrales de l’Hindoustan, à Delhi. De tous côtés, mais plus particulièrement en Angleterre, en Italie et en Belgique, les sociétés astrono-

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miques prennent à tâche d’organiser les observations col- lectives d’étoiles filantes. Une place d’honneur revient ici à la Société Belge d’ Astronomie, qui, nos lecteurs le savent, a depuis sa fondation donné à ces études une impulsion vigoureuse et soutenue (1).

Il y a plus. Sur l'initiative éclairée et persévérante du savant et très distingué directeur de l’Observatoire de Meudon, M. J. Janssen, une voie à peu près inexplorée s’ouvrait récemment à l’astronomie météorique, par l’em- ploi trop longtemps négligé des ballons. A Paris, à Stras- bourg, à Poulkowo, des groupes d’observateurs s’affran- chissaient des caprices de l’atmosphère en allant observer au-dessus des nuages.

Deux ballons avaient, en novembre dernier, été mis à la disposition de M. Janssen : Y Aéro-Club et le Centaure , et chacun emportait , outre l’aéronaute, deux observateurs exercés. Comme l’avait déjà constaté en 1898 M. Hansky, à peine arrivés à deux cents mètres de hauteur, leurs passagers dominaient le brouillard et jouissaient d’un ciel d’une pureté absolue. L’ascension de Y Aéro-Club surtout a démontré, une fois de plus, tout le parti que l’astronomie pouvait se promettre d’une pareille ressource ; car, tandis qu’à l’Observatoire de Paris on apercevait quelques rares Léonides seulement, MM. Tikhoff et Lespiau, à mille mètres tout au plus, en enregistraient facilement une centaine dont quarante de première grandeur.

Malgré ces promesses, le recours aux observatoires aériens semble setre heurté jusqu’ici à une opposition systématique. On ne s’en étonnera pas : c’est le sort de toute innovation utile qui a le malheur de rompre en visière aux procédés de routine. La sphère même du bal- lon, disait-on, doit dérober à l’observateur une large por- tion de la voûte céleste ; à quoi les tenants de l’aéronautique

(I) On lira avec intérêt b ce sujet le Premier coup d'œil sur les obser- vations des Léonides en 1899 publié dans le Bulletin de la Société (janv. 11)00) par le capitaine C* Le Maire, secrétaire du Comité des étoiles filantes.

LES LÉONIDES.

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répondent que, d’une part, cette sphéricité de l’aérostat ne s’atteint qu’aux régions culminantes de la trajectoire, et que, de l’autre, un allongement des câbles d’attache en peut atténuer l'effet ; qu’au surplus rien, absolument rien, ne défend l’adoption de formes s’écartant nettement de la sphère traditionnelle, et réduisant à un strict minimum la calotte zénithale soustraite à l’investigation. Ceci, indé- pendamment de tout recours à des combinaisons optiques faciles à imaginer et permettant l’exploration du zénith par réflexion.

Nous ne ferons que mentionner une autre objection touchant la prétendue incertitude dans laquelle on reste relativement à la position géographique de l’observateur à un instant donné. L’ascension de Y Aéro-Club et celle du Centaure ont, d’ailleurs, fourni à cette difficulté une réponse aussi simple que péremptoire : des cartes postales affranchies avaient été munies de poids en plomb ; elles portaient l’adresse de l’Observatoire, avec l’invitation aux personnes qui les trouveraient d’inscrire très exactement le lieu elles auraient été rencontrées. Avant de les laisser tomber, on y inscrivait l’heure précise de l’observa- tion." Un certain nombre de ces cartes, ajoute M. Janssen, nous ont été retournées : les indications qu’elles conte- naient nous ont permis de reconstituer l'itinéraire suivi par les ballons et de connaître les coordonnées des points d’observation et les temps correspondants. Je suis per- suadé, conclut l’éminent directeur, que cette méthode si simple permettra de donner une grande précision aux observations faites en ballon. »

Tels sont, esquissés à grands traits, quelques-uns des travaux récents entrepris dans le but d’avancer nos con- naissances relatives à l’essaim de novembre. Nous nous contenterons de cet aperçu tout élémentaire.

Quant à notre déception de novembre dernier, à la pluie des i5 et 16, qui n’a fait qu’atteindre la moyenne

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

annuelle des Léonides, faut-il chercher la raison de l’anomalie, si anomalie il y a \ Le mouvement rétrograde, calculé par M. Stoney pour l’ovale commun au ruban météorique et à l’écliptique, suffit-il à l’expliquer, et à l’expliquer complètement, c’est-à-dire à motiver à la fois l’absence d’un maximum et l’apparition d’une averse ordi- naire ? Nous le croyons; néanmoins on nous permettra de ne pas entrer ici dans le détail de questions aussi délicates.

Aussi bien la théorie est-elle loin, très loin d’avoir dit son dernier mot. Lechec momentané que viennent d’éprou- ver les études d’observation va fatalement provoquer une réaction en sens contraire dans le domaine des recherches mathématiques. On repliera les cartes célestes, on rentrera les spectroscopes, on rouvrira les tables de logarithmes ; et il se fera, comme plus d’une fois déjà, que l’absence d'un phénomène attendu se montrera d’une fécondité scientifique plus étendue que sa production régulière, quelque brillante qu’elle eût été d’ailleurs, quelque savam- ment réglée qu’en eût pu être l’étude.

Nous attendrons le résultat de ces recherches, nous proposant au surplus de tenir les lecteurs de la Revue au courant des conclusions quelles amèneraient, dans le cas toutefois ces conclusions seraient tout ensemble dignes d’intérêt, comme on peut s’y attendre, et susceptibles d’un exposé élémentaire.

R. J.

VARIETES

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L’UNIVERSITÉ DE LOUVAIN (1)

On n’est guère habitué à voir signaler dans les pages de la Revue l’apparition d'un livre de luxe, agrémenté de nombreuses phototypies. assez semblable, à première vue, à une refonte des nombreux Guides destinés aux amateurs de pittoresque et aux chercheurs d’antiquités. Mais un coup d’œil superficiel engendre souvent un jugement téméraire. Aussi bien la table qui s’étale à la première page dissipe l’illusion et attire l'attention. Qu’on nous permette d’esquisser ici une rapide analyse de ce livre, si plein de choses, malgré ses proportions modestes.

Deux parties le divisent : l'ancienne Université, l’Université moderne. La première, de beaucoup la plus courte, est un aperçu historique d’une valeur toute particulière. En quarante pages à peine, l’auteur a condensé d’abondants détails, leur conservant tout leur intérêt dans sa concision claire et élégante. On apprécie le résumé, net et complet, d’une œuvre de longue haleine ; mais on trouve, et c’est justice, un intérêt bien autre dans la lecture d’une étude d’ensemble, faite de renseignements sûrs et d’idées suivies, au sujet d’une institution dont l’histoire est encore à faire. Nous nous devons cet aveu et l’auteur ne le fait pas sans regrets : notre antique Université, la première fon- dée aux Pays-Bas, avec son nom inséparable de l'histoire du développement des connaissances humaines dans nos régions „,

(1) L'Université de Louvain, coup d’œil sur son histoire et ses institu- tions, 1425-11)00. Un vol. grand in-8» de 192 pages. Bruxelles, Charles Buelens, 1900.

Université catholique de Louvain. Bibliographie, 1834-1900. Un vol. grand in-8o de 386 pages. Louvain. Charles Peeters, 1900.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

notre Université attend encore son historien. Les historiens nationaux lui consacrent des mentions plus ou moins étendues ; quelques travaux spéciaux ont mis en lumière un côté ou une période de son existence; mais il n’existe pas encore, lacune fâcheuse, de vraie histoire de l’Université (p. i). On a voulu du moins consacrer quelques pages à notre ancienne Université nationale, en esquisser quelques traits, en marquer les lignes essentielles, élaborer non point une œuvre d’érudition de pre- mière main, mais comme un tableau d’assemblage donnant un rapide aperçu d’après les travaux antérieurs

Si modeste que soit l’auteur en se jugeant lui-même, on pressent une œuvre de valeur, et la lecture n’est pas pour nous désappointer. En historien consciencieux, il nous signale avec- soin sources et documents; puis il esquisse à grands traits le plan de son étude historique sur une période près de cinq fois séculaire, chargée de faits, bouleversée par des révolutions, troublée par l’autorité tracassière de maint souverain, au cours des fréquents changements introduits dans le régime politique de nos provinces. Fondation de l’Université, ses privilèges, pros- périté, puis troubles du xvie siècle, le xvne siècle et la Visite de 1617, organisation générale de l’Université, régime autrichien : telle est la division du travail.

Nous nous abstiendrons de suivre pas à pas l’auteur dans cette étude, trop sommaire elle-même pour être résumée sans dépens de son intégrité. Simplement nous relèverons au passage certains détails plus intéressants et plus caractéristiques.

La fondation d’abord. C’est au xve siècle, à cette époque de renaissance intellectuelle dont le mouvement, plus tardif dans les pays du Nord, 11e laissait pas d’y faire sentir déjà ses premiers effets. Toutefois, on doit le reconnaître, c’est aux traditions médiévales plutôt qu’aux idées nouvelles que se rattachera l’éclo- sion de notre Université nationale. Eclosion toute spontanée dans le peuple belge. S’il convient d’en faire honneur aux chefs de l’Eglise et de l’État, on ne doit point étendre outre mesure leur part d’initiative et d’action.

Le duc Jean IV de Brabant, comme le remarque l’auteur, était un assez pauvre sire, et, sans nul doute, on lui avait suggéré un projet dont l’exécution réhabilite quelque peu devant la posté- rité un souverain de triste mémoire. Quant au pape Martin V, s’il fit aux démarches des fondateurs le plus favorable accueil, il ne faisait que suivre en cela l’exemple de ses devanciers, pleins d’émulation pour l’établissement des centres de haute

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culture scientifique. Et puisque nous en sommes à détailler les mérites respectifs, nous devons relever ce mot d’éloge à la bonne ville de Louvain : Le duc avait songé d’abord à établir l’Uni- versité à Bruxelles, mais les autorités de cette ville redoutèrent la turbulence des étudiants. Le magistrat de Louvain, au

Le Pape Adrien VI, Cardinal Adrien d'ütreclit, précepteur de Charles V, Professeur à l’Université de Louvain

contraire, accueillit la perspective avec joie et prit même l’initia, tive d’une démarche auprès du duc (p. -i). A la ville revint encore une part active dans les négociations ouvertes auprès du Saint-Siège ; la requête officielle fut présentée au Pape par Guillaume Neeffs, écolâtre de Saint-Pierre, qui revint de Rome avec le titre de premier Recteur. Au mois d’octobre 1426, les cours s’ouvraient et, cinq ans plus tard, l’organisation se complé-

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tait par l’adjonction d'une Faculté de théologie, accordée à la requête des autorités académiques, du prince et de la ville.

Un second paragraphe contient l’exposé court et précis des privilèges de l’ancienne Université. On les connaît généralement et nous pouvons nous dispenser de leur accorder une mention détaillée. L’Université de Louvain constituait une personne morale brabançonne, ayant le caractère de corps ecclésiastique et jouissant de tous les droits constitutionnels des corporations du duché. Ses immunités étaient nombreuses : exemption des ordonnances communales, des impôts et des charges locales ; privautés honorifiques du Recteur; extension des privilèges aux jeunes gens étrangers qui, venus môme de pays ennemis, se soumettaient aux lois universitaires. Et surtout, fait digne de remarque, un Code pénal moins dur et plus rationnel que ne le comportait l’époque : on éprouve une fierté toute légitime à saluer dans le premier centre intellectuel de nos provinces les prodromes bien éloignés encore d'une réforme lente à venir et difficile à établir. Il faut se rappeler, en effet, qu’en plein xvme siècle, c’est-à-dire trois cents ans plus tard, Marie-Thérèse s’effor- çait en vain d’introduire dans la législation criminelle quelques améliorations : l’abolition de la torture, de la question et de la marque !

L’histoire de l’Université se poursuit dans les paragraphes suivants. Elle est, du reste, intimement liée à l'histoire générale de nos provinces, enclavées alors dans la vaste monarchie habs- bourgeoise et engagées dans des événements qui leur donnaient une notoriété jusque-là peu commune. C’est d'abord la période de splendeur et de prospérité croissante (pii correspond au règne de Charles-Quint. Les fondations destinées à procurer au personnel universitaire les ressources matérielles augmentent sans cesse ; l’ouverture de différents collèges contribue pour une large part au développement de l’Institut, Au témoignage de Juste-Lipse, on vit s’élever à sept ou huit mille le nombre des étudiants des nationalités les plus diverses.

La prospérité, malheureusement, ne peut jamais se promettre une longue durée. On sait les troubles religieux et politiques qui remplirent pour la Belgique le règne de Philippe II. Moins qu’aucune autre institution, l’Université devait être épargnée : pour elle comme pour tout le pays ce fut la lutte et le déchire- ment des esprits, la perte de la sécurité... Des controverses pénibles surgissaient , les occupations et les charges militaires tarissaient la source de ces revenus qui avaient permis l’essor du

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règne précédent (pp. 16 et 17). Un coup plus grave encore l’atteignit : ce fut dans les privilèges qu’elle tenait de la longue faveur des souverains. La volonté de fer du duc d’Albe renver- sait, sans distinction ni ménagement, tous les obstacles vrais ou supposés que rencontrait son action. Soldat esclave de sa consigne bien plus qu’administrateur éclairé, il manquait de ce discernement indispensable dans toute mission délicate et comp- tait trop sur le triomphe de la force qui abat et qui brise. Aux pernicieux effets des événements politiques, vinrent s’ajouter coup sur coup les ravages de la peste, le lamentable épisode de la furie espagnole, puis, sous l’administration plus intelligente d’Alexandre Farnèse, les obstacles qui paralysaient l’initiative du gouverneur et annihilaient ses louables efforts pour les intérêts de l’Université.

Au xvne siècle seulement, on ressent les effets de la bienfai- sante restauration ébauchée par Albert et Isabelle, et trop courte, hélas ! pour le bien et la prospérité de notre pays.

Ici se place un événement qui fait époque dans les annales de Louvain. Les archiducs, désireux de remédier à la longue série de maux qui avaient pesé lourdement sur l’Université, décrétè- rent une enquête sur l’organisation matérielle et sur celle de l’enseignement. Ce fut une œuvre de plusieurs années, pénible, laborieuse, interrompue par la guerre ; ce fut l'occasion de mul- tiples doléances, sort commun de toutes les enquêtes. Mais à la différence des autres, généralement productrices de plans avortés et de projets impraticables, celle-ci aboutit à un résultat sérieux. La Visite c’est le nom donné tout à la fois à l’enquête et au règlement qui en est sorti s’acheva en 1617. Elle confirma les anciens privilèges et chercha à assurer la marche régulière de l’enseignement. O11 y trouve exposés l’organisation scientifique et administrative, les droits respectifs des autorités académiques, le régime de l’enseignement, le mode de collation des grades et des promotions. L’auteur consacre une bonne partie de son étude à cet important document que l’on peut considérer comme la grande charte académique des deux derniers siècles (p. 1 g).

Cette ingérence gouvernementale n’était peut-être pas sans danger pour l’autonomie universitaire. Dans le présent, la néces- sité de relever l’institution affaiblie était assez sensible pour faire admettre sans hésiter une intervention, que d’ailleurs ses résul- tats immédiats étaient loin de rendre suspecte ; et l’on n’a pu, sans une exagération manifeste, dénoncer la Visite comme une mainmise du principal civil sur l’Université „. Mais dans la suite

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le pouvoir, s’autorisant peut-être de ce précédent, fera prévaloir de plus en plus sa tendance absorbante et autoritaire. Inaugurée sans trop d’inconvénients par les archiducs, cette intervention donnera un jour d'autres fruits, bien amers ceux-là. C’est, en un mot, tonte l'histoire du xvm" siècle pour l’Université constam- ment aux prises à cette époque avec l’autorité centralisatrice et envahissante de la maison de Habsbourg. D’abord l’autonomie universitaire mécontenta les souverains. Avec les années, ce mécontentement devint de la défiance, et la défiance se traduisit par des mesures rigoureuses destinées à assurer l’observation de la Visite, puis par l’établissement d’un commissaire permanent près l’Université. Le but n'apparaissait que trop : on voulait faire de l’enseignement un moyen de propagation des théories absolutistes du pouvoir, transformer Louvain en un Institut administratif. D’une telle situation devaient nécessairement sur- gir des difficultés et des conflits.

Encore ces premières mesures, toutes émanées du gouverne- ment de Charles de Lorraine, n’étaient-elles qu’un prélude; l 'avènement de Joseph II fut le signal d’une crise plus aiguë. Les ordonnances se succédaient multipliant les droits du souverain sur l’Université. Enfin, à ses réglementations odieuses et ridicules à force de minutie, le despote voulut ajouter un abus plus grave, un empiétement manifeste sur le pouvoir ecclésiastique. 11 ne s'agissait de rien moins que de soumettre au pouvoir civil l’en- seignement de la théologie, en réunissant à Louvain dans un séminaire général tous les aspirants au sacerdoce, réguliers et séculiers. Cette condition désormais indispensable de l’admission aux ordres sacrés inspirait de légitimes défiances. Aussi bien le choix du personnel enseignant et dirigeant de la nouvelle Faculté laissait trop clairement voir la fin poursuivie : façonner un clergé à la dévotion de l’empereur. Avec ce régime tracassier, c’en était fait du calme et de la prospérité ; du moins l’Univer- sité s’honora-t-elle par une résistance héroïque.

La révolution brabançonne lui procura à peine une courte accalmie. Bientôt les crises se précipitent. O11 connaît les péri- péties auxquelles furent soumises les destinées de notre pays, et dès lors l’Université ne devait plus avoir qu’une existence pré- caire, d’ailleurs de courte durée. Le 25 octobre 1797, une ordon- nance du département de la Dyle supprimait l’enseignement de Louvain, trop peu conforme aux principes de la république.

Le point de vue politique, s'il nécessite parfois des développe-

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ments plus étendus, est pourtant secondaire dans l’histoire d’une Université. Aux détails scientifiques revient de droit la première place. Ici, malheureusement, surgissait une difficulté : on ne pouvait songer à consacrer aux différentes catégories de nos illustrations une étude complète. D’un côté, l’on risquait de se perdre dans l’ennui d'une sèche énumération ; de l’autre il fallait, sous peine de manquer à l'exactitude et à l'impartia- lité, entrer dans une série de controverses et d’appréciations qui eussent exigé des volumes. Force était, dans ce cadre étroit de

r

Péristyle du Grand Auditoire. Cour des Écoles spéciales

quelques pages, de se restreindre à un coup d'œil d'ensemble sur chacune des époques principales. Du reste, les différentes phases se rapportent assez naturellement aux étapes historiques signalées plus haut.

Que la faveur des princes enfante à son gré des savants ou même des génies, c’est une thèse peu soutenable et sans défen- seurs sérieux. Mais qu’elle forme, avec d’autres circonstances du reste, un ensemble de conditions propices à l’heureux dévelop- pement intellectuel d’un pays ; qu’elle fournisse aux hommes supérieurs l’occasion et le moyen de faire valoir leurs dons naturels et leurs connaissances, l'histoire l’a maintes fois démon-

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tré. Et tour à tour, nous pourrons voir se manifester à Louvain l’influence de l’administration large et éclairée, de la paix et de la prospérité matérielle, comme aussi l’influence de l’oppres- sion, des déchirements politiques et de l’appauvrissement des ressources.

Au xvie siècle, avons-nous dit, ce fut la période du développe- ment rapide et sûr. Rien, d’ailleurs, ne manquait pour y contri- buer : ni la sollicitude des papes et des princes temporels qui se manifestait par de fréquents témoignages, ni les circonstances de l’époque qui donnaient à l’activité de précieux stimulants. Louvain ne le cède à aucune Université, sauf à celle de Paris,,, écrivait Erasme en 1521. Durant les dissensions religieuses que la Réforme faisait surgir dans une foule de nations, du sein de ces Pays-Bas préservés encore d’une contagion pernicieuse, la Faculté de théologie pouvait assumer la tâche du juge, exempt d’amour et de haine pour tout ce que, dans sa loyauté, il ne croit pas être la vérité ou l’erreur. Elle ne faillit point au devoir : durant la lutte, ses services furent hautement appréciés ; au Concile de Trente, elle eut sa place d’honneur et sa participation active.

L’histoire est sincère. Elle doit signaler avec la même impar- tialité les taches et les gloires. Aussi les faiblesses sont-elles ici avouées en toute franchise, et le nom de Baius est mentionné comme un exemple des défaillances de doctrine. Mais, on ne l’oubliera pas, L les faiblesses individuelles ne suffisent pas à ternir le lustre de tout le corps (p. 16) „.

Nous avons cité comme la plus en vue à cette époque la noto- riété de la Faculté de théologie. Pour être complet, il nous faudrait transcrire ici les pages succinctes et nourries que nous avons sous les yeux. Aussi bien l’histoire de la Renaissance et de l’humanisme dans les Pays-Bas, l’histoire des sciences, l’histoire du droit surtout fourniraient matière abondante à une étude qui deviendrait le plus glorieux chapitre d’une histoire complète de Louvain. Une fois encore nous nous associerons aux vœux de l'auteur pour l’apparition d’un monument aussi dési- rable et aussi désiré.

Hélas ! la question religieuse, après avoir provoqué des controverses savantes et des travaux de valeur, devint aussi pour les Pays-Bas un motif de troubles déplorables. Si, même au sein de cette situation difficile, les leçons se poursuivirent, si des tra- vaux importants s’accomplirent, les bienfaits de la restauration n’en devinrent pas moins nécessaires et furent impatiemment

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attendus. Le relèvement se produisit dans une certaine mesure à la suite de la Visite et du rétablissement des privilèges. L'enseignement reprit avec succès, les diverses Facultés comp- tèrent encore des illustrations nombreuses ; toutefois on n’y retrouvait plus l’éclat du siècle précédent. Deux Universités voisines, qui enlevaient à celle de Louvain des forces vives, avaient sensiblement diminué son exceptionnelle situation. Reconnaître cette différence entre les deux époques, ce n’est pas décrier la seconde dont on ne peut sans injustice méconnaître la féconde activité. Il en fut de même au xvuie siècle, avec cette grande différence toutefois qu’une tache regrettable et d'un genre nouveau vient attrister son histoire. Nous voulons parler de cette notoire complaisance de certains dignitaires et profes- seurs de l’Université pour les idées absolutistes des souverains; et nous avons dit les pernicieuses conséquences des théories gouvernementales de la période autrichienne.

L’histoire de la nouvelle Université est retracée à son tour avec la même clarté, le même intérêt et. toutes proportions gardées, avec la même sobriété de détails ; à mesure que l’on se rappro- che des temps actuels, les souvenirs encore vivants imposent une plus grande abondance.

Après le récit de la fondation, vient un aperçu historique sur les développements. Suivant un ordre chronologique bien naturel, nous trouvons, rapportés aux rectorats successifs, les fastes de l’Université contemporaine. Dans cette histoire, on suivra avec un intérêt tout spécial la phase des premières luttes, l’œuvre délicate et difficile du recrutement qui nous montre le premier recteur, Ms* de Ram (1834-1865), appelant de tous les pays voisins des savants dont les noms figureront désormais parmi les illustrations de la Belgique (pp. 57 à 61) ; l'histoire de l’enseignement supérieur du pays (pp. 67 à 69) ; les développe- ments et les créations qui complètent sous les différentes régen- ces l’organisation universitaire.

Signalons en particulier l’adjonction à la Faculté des sciences, en 1864, d’une Ecole spéciale du Génie civil, d’industrie et des mines, dont l’organisation fut une des gloires du rectorat de M"r N. -J. Laforet (1865-1872) ; la création, en 1878, de l’École supérieure d'agriculture, une des œuvres les plus marquantes du rectorat de Namèche (1872-1881) ; l'érection de l'Institut Yésale, avec son amphithéâtre, son musée d’anatomie, ses labo- ratoires de microscopie : l’inauguration, en 1876, de l’enseigne- II* SÉRIE. T. XVII. 17

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

ment de la biologie cellulaire par le chanoine J. -B. Carnoy, transformé et complété en 1885 par l’érection d’un Institut micrographique, sous le rectorat de M«r C.-J. Pieraerts (1881- 1887) ; l’organisation d’un laboratoire de bactériologie préludant au grand Institut qui vient d’inaugurer ses belles installations (1899): l’ouverture de l’École supérieure de brasserie, en 1889, sous le rectorat de M?1' Abbeloos ; la fondation de l’Institut supérieur de Philosophie, de l’École des sciences politiques et sociales, de l’École des sciences commerciales et consu- laires, etc.

Institut Philosophique Entrée et Habitation du Directeur.

De l’histoire nous passons aux institutions universitaires: bibliothèques, écoles scientifiques et techniques, instituts, cours pratiques, musées, laboratoires, collèges et pédagogies, sociétés d’étudiants et d’anciens étudiants, etc. L’avant-propos du livre justifie ce recensement qui achève l’ouvrage et en occupe une ample partie : Depuis longtemps, les autorités académiques reçoivent de fréquentes demandes de renseignements sur la vie et les établissements de l’Université de Louvain. Répondre à ces demandes est le but pratique de cet écrit. Il a semblé qu’on ne pouvait se borner à une sèche nomenclature des règlements et des institutions. 11 est utile de jeter un coup d’œil sur toute l’œuvre accomplie, coup d’œil sommaire, mais cherchant à don- ner une nette vision d’ensemble.

L’Université qui se glorifie d’être appelée catholique, doit pré-

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senter des garanties pour les intérêts moraux comme pour la formation intellectuelle et scientifique. Aussi trouverons-nous mentionnées à leur place et justement appréciées les sociétés destinées à grouper les étudiants, soit dans un but d'activité sérieuse et utile, soit dans un but de délassement. Puis les œuvres sociales et religieuses : conférences de Saint-Vincent-de- Paul, école d’adultes, sodalités pieuses, œuvres des missions du Congo. Enfin la société des anciens étudiants.

Mais, mieux encore que ce coup d’œil rapide sur les institu- tions universitaires, la Bibliographie atteste éloquemment l’ac- tivité scientifique de l’Université de Louvain. Ce volume de près de 400 pages, complétant une publication du même genre faite en 1880, puis en 1887, donne le relevé des travaux du corps professoral depuis la restauration de l’Université, en 1834, jus- qu’en 1900. O11 y trouve l’indication des publications collectives de l’Université, la liste des thèses et dissertations publiées dans les diverses Facultés et Écoles, en vue de l’obtention d’un grade académique ; celle des revues et publications périodiques publiées ou dirigées par des professeurs de l’Université ; celle des publications personnelles des membres de l’Université et des travaux collectifs des groupes universitaires.

Que cette œuvre historique ait été menée à bon terme, nous ne sommes pas les premiers à l’affirmer et, à coup sûr, nous 11e serons pas les derniers. Elle fera honneur aux autorités acadé- miques qui Pont inspirée, comme à l’auteur qui l’a réalisée. Elle sera pour les anciens étudiants de Y Alma Mater un précieux souvenir; pour notre pays, une attestation incontestable des progrès et de la hauteur de notre enseignement ; pour l’Univer- sité enfin, une preuve glorieuse de la fécondité intellectuelle et morale de ses œuvres.

A. D.

2ÔO

REVUE DES QUESTOINS SCIENTIFIQUES.

II

HISTOIRE DE L’ARCHITECTURE (1)

M. Choisy, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées et professeur d’histoire de l’architecture à l’École des Ponts et Chaussées, possède le rare privilège d’être tout à la fois un ingé- nieur, un archéologue et un épigraphiste de premier ordre, sans compter qu'il est, comme dessinateur, d’une rare habileté. Cette multiple compétence, jointe à une prodigieuse capacité de travail, lui a permis de mener à bien d’importants travaux qui n’auraient même pu être entrepris sans le secours de son savoir encyclopé- dique. C’est ainsi qu’il est parvenu, le premier, à déchiffrer inté- gralement diverses inscriptions relatives à des objets d’ordre technique, et qui, faute pour les épigraphistes de profession de pouvoir éclairer le texte à la lumière des principes de l’art de l’ingénieur, étaient, jusqu’à lui. restées à peu près lettre morte. M. Choisy se trouvait donc particulièrement qualifié pour écrire une Histoire de l'art de bâtir, non pas seulement guidée par quelques vagues idées esthétiques, mais solidement fondée sur l’observation scientifique des faits. C’est cette Histoire qu’il vient de nous donner et dont nous voudrions dire ici quelques mots.

Observation scientifique „, venons-nous de dire, et nous tenons à insister sur ce point. Dans le nombre des auteurs qui ont traité de l’évolution des formes en Architecture, combien s’en est-il trouvé pour faire, à côté de la paî t qui revient à l'imagina- tion des artistes, celle, beaucoup plus considérable pourtant, qui doit être attribuée à l'influence des méthodes de construction ? Nul, assurément, n’avait, avant M. Choisy, mis ce côté de la question en un tel relief; nul n’avait su y discerner, comme lui, l’explication des caractères fondamentaux de l’Architecture aux diverses époques et sous les divers climats. La nature des maté- riaux, jointe à la considération de l’outillage destiné à les mettre en œuvre, voilà ce (pii donne, avant tout, l’explication des formes caractéristiques des édifices de tel ou tel pays à telle ou telle époque. Est-ce à dire qu’avant notre auteur on n’ait même point

(1) Histoire de l'Architecture, par A. Choisy. 2 vol. iu-8o de 642 et 800 pp. ; Paris, Gauthier-Villars, 1899.

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2ÔI

soupçonné ce genre de relation ? N011 pas, assurément; mais nous pouvons avancer hardiment qu’on était bien loin de l'avoir mis en évidence avec une telle clarté. Avec lui, la considération des progrès de l’outillage s’introduit, en ce qui concerne les âges primitifs de l’Architecture, parmi les éléments de la critique chronologique pour y prendre le premier rang. Aux outillages de silex, puis de bronze, et enfin de fer, correspondent des formes décoratives parfaitement caractéristiques ; telles d’entre elles, irréalisables à l’époque de l’outillage de bronze, entrent dans la pratique, dès que le fer les rend possibles.

La reconstitution des méthodes de construction, tel est donc, avant tout, le souci de notre auteur, qu’il étend d’ailleurs jus- qu’aux âges préhistoriques.

A l’aube même de l’art de bâtir, alors que l’homme 11e dispo- sait que de simples instruments de silex, nous le voyons trans- porter et dresser des monolithes d’une masse énorme qui, restés debout jusqu’à nous, portent témoignage de manœuvres prodi- gieuses accomplies par les moyens les plus rudimentaires. De telles manœuvres soulèvent un problème de mécanique pratique qui s’impose à notre curiosité, et auquel un ingénieur comme M. Choisy ne pouvait manquer de s’attacher. La solution qu'il nous en donne est d’une telle simplicité qu’on ne saurait douter, bien qu’il ne la formule qu’à titre d’hypothèse, qu’elle ne soit la vérité même; et ce n’est pas, pour le lecteur, un mince attrait que de la rencontrer dès le seuil du livre. Dans cette solution, le transport se trouve ramené à une opération de soulèvement pro- gressif des blocs à l’aide d’une série continue de leviers, soulè- vement qui est suivi d’un glissement sur plan incliné ; quant au dressage, il s’explique par l'élévation de la pierre au sommet d’un massif de terrassement, suivie d’un pivotement obtenu par l’affouillement du massif. Tel serait, en particulier, d’après M. Choisy, le mode de dressage des obélisques égyptiens. On doit lui faire honneur d’avoir saisi non seulement le principe de la méthode, mais même les détails d’exécution qu’il retrouve notam- ment dans la trace de l’emploi des sacs à sable pour amener définitivement le monolithe sur son socle.

En un tel ordre d’idées, ce qui est simplement vraisemblable a bien des chances de se confondre avec ce qui est vrai, et cette qualité ne saurait être refusée à la solution si naturelle, si con- forme au bon sens, que nous apporte le savant ingénieur.

L’opération, fait-il justement remarquer, n’exige ni méca- nisme ni cordages. Elle est lente, mais on sait combien le temps

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compte peu chez les peuples primitifs. Elle demande une somme de travail énorme, mais le fait seul de ces monuments sans utilité matérielle témoigne d’une formidable organisation autori- taire : le mégalithisme, la dépense de travail compense la pénurie d'outils, est bien l'architecture de populations encore demi-sauvages au service d’une toute-puissante volonté. Le méga- lithisme est à la fois une conséquence du manque d’outils et un indice du régime des sociétés naissantes.

A l’époque égyptienne, l’analyse des procédés de construction explique bien des faits qu’on a voulu rattacher à des considéra- tions théoriques trop subtiles. Ainsi, la courbure des faces des obélisques, les ondulations des assises dans les massifs des pyramides découlent tout simplement, d’après M. Choisy, d’un fait de construction fort élémentaire : l’emploi, comme moyen de direction, d’un cordeau qui fléchit.

Dans l’architecture égyptienne, alors que les outils de fer étaient rares, on s’étonne de voir attaquer le granit ou le basalte avec une hardiesse dont témoignent les statues archaïques : l’emploi de la scie au sable rend compte de cette apparente anomalie, et, dans des architectures plus récentes, telles que l’art mycénien, ce détail d’outillage explique que des construc- teurs, qui reculaient devant la taille de pierres tendres, aient débité en dalles le porphyre pour en revêtir les parements de leurs tombeaux.

Le bois, comme on sait, fait défaut en Egypte et en Chaldée. Dès lors, les pans de bois égyptiens qu’on avait cru reconnaître sur d’antiques dessins se posaient comme une sorte d’énigme matérielle aux yeux de l’historien de l’art. L’auteur nous donne le mot de cette énigme, en nous montrant dans ces soi-disant pans de hois de simples constructions à piles d’argile sèche, le bois n’intervient que comme accessoire.

Ce bois si rare est également épargné, lorsqu’il s’agit de con- struire des voûtes. M. Choisy nous fait voir très clairement comment les voûtes de l’Egypte et de la Chaldée ont pu être exécutées sans cintrage.

Les architectes primitifs n’imaginaient pas, d’ailleurs, qu’on passât par l’intermédiaire d’une construction de charpente pour aboutir à une voûte ; ils exécutaient la voûte dans l’espace, pro- cédant non par lits rayonnants, mais par tranches de briques accolées, la première tranche se soudant à un mur de tête, la seconde à la première, et ainsi de suite.

Héritière des traditions de l’Egypte et de la Chaldée, la Perse

VARIÉTÉS.

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antique n'a connu d'autres voûtes que des voûtes ainsi exécu- tées sans cintrage. C’est aussi par cette idée de bâtir sans cintrage que s’expliquent les dômes par lits horizontaux des architectures égyptienne et préhellénique.

Dans l’histoire des âges préhelléniques, le progrès de l’outil- lage permet de distinguer deux stages de l'art : celui qui précède et celui qui suit l’introduction en grand du fer. Antérieurement à l’outillage de fer, les Hittites, entre autres, étaient réduits, pour obtenir un sphinx, à choisir un bloc offrant une vague forme animale, et à graver sur la surface quelques linéaments de membres.Voulaient-ils sculpter un bas-relief, ils prenaient comme fond une paroi de rocher à peu près régulière et s’épargnaient le travail, alors énorme, qu’il eût fallu pour l’aplanir. Dès qu’in- tervient le fer, nous voyons s’introduire les blocs dressés, les hauts-reliefs, les pierres à lits arasés, à contours ciselés.

C’est aussi à l’époque du fer que se développent ces ingé- nieuses constructions de terre et bois dont les nécropoles lyciennes nous ont conservé l’aspect. Sur ce point encore, la science technique de M. Choisy, venant en aide à son érudition archéologique, lui a permis d’expliquer comment on arrivait alors, par des combinaisons de menus bois débités à la scie, à obtenir de grosses pièces factices qui étaient mises en œuvre avec une rare entente des conditions de la résistance, soit pour travailler à la flexion, soit pour résister à l'écrasement.

Aux débuts de l’art grec, l’imperfection de l’outillage ne per- mettait guère de façonner à la hache les gros bois ; on préférait revêtir une charpente presque brute d’un lambrissage en plan- chettes débitées à la scie. Rien n’est plus intéressant que de voir la façon dont l’auteur déduit de l’analyse de ce revêtement l’explication la plus complète des formes de l’ordonnance dorique.

En ce qui concerne la charpenterie même, il remarque qu'à l’aurore de cet art en Grèce, l’idée d’une ferme composée de deux arbalétriers et d’un entrait jouant le rôle de tirant était inconnue ; l’entrait était une pièce portante ; le bois ne travaillait qu’à la flexion; la charpente n’était, suivant l’heureuse expression de M. Dieulaloy analysant les idées de l’auteur, qu’une maçon- nerie de bois „. Et cela explique que M. Choisy ait pu chercher, dans la seule considération des convenances de la construction de pierre, l’explication des formes primitives des ordres grecs.

Si, des méthodes de la construction grecque, nous passons, avec le livre qui nous occupe, à celles de la construction romaine,

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nous voyons s’introduire, à la place de la structure par plates- bandes, une structure nouvelle la voûte est l’élément domi- nant : mais ici intervient le cintrage. Est-ce un pas en arrière? Il faut plutôt y voir un élément de simplification permettant, une fois le cintre exécuté, d’élever la voûte comme un massif stra- tifié dont l’exécution n’exige que des manœuvres. Mais ici même apparaît la tendance à simplifier le cintrage ; le support tempo- raire de la voûte n’en subit pas le poids ; il soutient seulement une armature légère en briques qui se substitue à la charpente temporaire pour recevoir la charge du massif auquel elle reste incorporée.

Ce mode de bâtisse artificiellement monolithe ne convenait qu’à la toute-puissance romaine. Les héritiers de la Rome impériale, les Byzantins, reviennent au mode d’exécution des voûtes sans cintrage; leurs procédés dérivent moins de ceux du Haut-Empire que de ceux de la Perse antique.

Pour la période du Moyen Age, en Occident, M. Choisy déclare n’avoir eu. au point de vue des méthodes, que peu de faits nou- veaux à mettre en lumière, les remarquables articles du Diction- naire de Viollet-le-Duc contenant la solution de presque tous les problèmes. Mais il a le mérite d’avoir coordonné le détail des procédés dans une histoire méthodique qui en fait admirablement ressortir l’enchaînement.

Arrivé à la période de la Renaissance, l’auteur se trouvait en face de méthodes qui ne diffèrent que par des nuances de celles qui se pratiquent de nos jours. Pourtant, encore, son esprit d’observation et sa savante critique ont trouvé à s’exercer pour mettre en lumière la part des traditions gothiques qui se sont conservées dans les méthodes de notre Renaissance française, et l'influence de ces traditions sur les formes qui distinguent cette Renaissance de celle de l’Italie.

Au surplus, cette influence des procédés de la structure sur la détermination des formes est l’objet de la constante préoccupa- tion de l’auteur, qui lui demande l’explication rationnelle d’une foule de particularités qu’on a été, jusqu’à lui, trop porté à con- sidérer comme de purs caprices. Pour ne citer qu’un exemple saillant, l’aspect des angles relevés des toitures chinoises trouve, d’après M. Choisy, tout naturellement son origine dans un fait de construction fort simple : l’ancienne architecture chinoise repo- sait sur des assemblages par ligatures qui ne permettaient point d’établir dans un plan les maîtresses pièces sur lesquelles repose le chevronnage ; dès lors, ce chevronnage constitue nécessaire-

VARIÉTÉS.

205

ment une surface gauche. De même, dans l’architecture byzantine, le profil étrange de quelques voûtes d’arêtes surhaussées tient simplement, comme le montre l’auteur, à la façon dont les maçons ont disposé les fils directeurs qui leur permettaient de travailler dans le vide.

D’ailleurs, à cûté de ces formes logiques, M. Choisy ne néglige pas de faire la part des traditions et des survivances : l’art grec, comme on le rappelait plus haut, a emprunté, dans ses édifices de pierre, des détails à la construction des charpentes. En étu- diant l’art hindou, l’auteur a pu suivre, dans les monuments taillés dans le roc, la tradition et la trace d’un antique système de construction par fermes courbes en charpente. 11 est curieux de constater avec lui que, seule peut-être, notre architecture du Moyen Age sut échapper à ces compromis et n’admettre dans ses formes que la franche expression d’une structure méthodique et raisonnée.

A la question générale des formes se lie très étroitement celle des proportions : dans toutes les architectures, M. Choisy s’est attaché à l’analyse du système des proportions, et cette étude l'a conduit à reconnaître que partout ce système résulte soit de rapports simples établis entre les divers membres de l’ordon- nance, soit de la subordination des tracés à une loi géométrique simple. L’origine des rapports simples doit être attribuée, d’après lui, dans les architectures primitives, à l’emploi de la brique, la dimension de la brique constituant entre les diverses parties une commune mesure, un module obligé. Dans les architectures à matériaux de pierres, elle résulte de la conve- nance pratique de coter toutes les dimensions en chiffres simples.

Envisageant le détail des applications, l’auteur note l’interven- tion signalée par Aurès de quelques préjugés des anciens au sujet des nombres : la préférence pour les nombres impairs ou pour les nombres carrés (sommes des nombres impairs succes- sifs). et jusqu’à l’exclusion de ce nombre 13, objet d’une super- stition bizarre à laquelle on a voulu, à tort, attribuer une origine chrétienne, attendu qu’elle se retrouve dans des pays restés réfractaires au christianisme comme la Perse, on 11’ose pas prononcer le nombre 13.

Mais l’analyse subtile de M. Choisy pénètre encore plus avant dans l’étude des dispositions de détail, nous expliquant jusqu’aux corrections que les architectures savantes apportèrent aux tracés en vue de corriger certaines impressions visuelles, telles que, par exemple, dans l’art grec, la courbure des lignes horizontales

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

et l’inclinaison des colonnes. Elle nous fait également saisir l’esprit de ces artifices de pittoresque géométrique dont témoi- gnent quelques groupes d'architecture antique et, au plus haut point. l’Acropole d’Athènes.

Il est à peine besoin de dire qu’à la théorie des méthodes l'auteur a joint, pour chaque architecture, la description des principaux types de monuments : en particulier, pour l’architec- ture grecque, le temple ; pour l'architecture gothique, la cathé- drale. On voit le temple chez les Grecs, chez nous la cathédrale commencer par être le monument de la Cité : le portique du temple grec disposé pour servir au besoin aux réunions civiles, la nef de la cathédrale ouverte aux fêtes populaires. Puis la divi- sion s’établit entre les services; le culte s’isole, dans le temple grec par la réduction des portiques, dans la cathédrale par la clôture du chœur.

L’auteur insiste sur quelques détails importants concernant les temples grecs : la disposition des escaliers qui desservent les nefs hautes de la cella; l’utilisation des combles comme sacraires; l’absence générale d’éclairage direct.

Pour les cathédrales, il suit avec soin et méthode la transfor- mation de leur tracé, précisant le rôle des galeries hautes qui n’existent qu’au temps des grands pèlerinages et des croisades, et semblent répondre à ce besoin qui se manifeste encore aujourd’hui chez les populations musulmanes de trouver, dans le lieu saint, un emplacement les absents puissent déposer leurs trésors. Il ne s'attache pas moins aux transformations de leur structure, mettant bien nettement en évidence les formes succes- sives de la voûte et les modifications qui en résultent pour les combinaisons d’équilibre.

A côté de l’architecture religieuse, l'auteur fait une place importante à l’architecture militaire, dégageant les caractères qui distinguent la défense antérieurement à l’artillerie à feu. Notons, en passant, le soin qu’il met à ramener à ce qu’il y a de vraiment authentique le détail de ces accessoires temporaires de la défense qui ont été généralement décrits sous le nom de liourds „.

Au xviie siècle, l’architecture civile se transforme en même temps que les mœurs, et l’auteur fait bien saisir comment les distributions en enfilade, si justement condamnées depuis lors, répondaient aux exigences de l’étiquette pompeuse qui présidait alors aux relations sociales.

Enfin, M. Choisy aborde pour chaque architecture la question des origines dont elle dérive. Cette étude n’est autre chose qu’une

VARIÉTÉS.

267

analyse des courants mêmes de la civilisation. L’auteur les rend aisément saisissables par des cartes sur lesquelles ces courants généraux sont tracés. Une de ces cartes montre les traînées d’influences, issues de l’Egypte et de la Chaldée, qui se répandent sur le littoral de la Méditerranée et donnent naissance aux architectures préhelléniques. Une autre indique la répartition des types de l’ordre grec entre les contrées prédominent respec- tivement les éléments dorien et ionien. Un diagramme explique les attaches probables entre les arts de l’Asie et l’art du Nouveau Monde. Pour le Moyen Age, deux cartes mettent en évidence le jeu des influences qui relient à l’Asie notre art roman, puis l’art gothique à Part roman. La carte des origines de l’art roman est particulièrement suggestive. Nous y distinguons deux traînées d’influences asiatiques, dont l’une a son point de départ dans l’Orient chrétien, l’autre dans l’Orient musulman. Toutes deux vont de la Méditerranée à l’Océan, l’une par la vallée de la Garonne, l’autre par celles du Rhône et de la Loire. A chacune d’elles répondent des monuments romans d’un caractère distinct. Vient enfin un courant émané de la Perse et qui traverse l'Armé- nie, remonte les fleuves tributaires de la mer Noire, et, continué évidemment par les Northmans, qui s’approvisionnaient aux marchés asiatiques de l’Europe du Nord, s’étend jusque sur nos côtes. 11 est remarquable, en effet, que, sur les côtes s’effectua la descente de ces tribus conquérantes, on distingue dans les monuments des copies d’objets de provenance asiatique.

Les notes rapides que Ton vient de lire et qui ne sauraient prétendre à faire naître une idée complète de l’œuvre magistrale de M. Choisy auront pu, tout au moins, fournir une indication générale sur ses caractères fondamentaux : examen de l’influence des procédés de construction sur les formes architecturales ; analyse rationnelle des formes et des proportions ; étude des variations de tracé et de structure des monuments ; éclaircisse- ment des questions d’origine. Ce qui la distingue, avant tout, des ouvrages analogues, c’est l'esprit scientifique qui a présidé à son élaboration et qui tient à la formation intellectuelle de l’auteur. O11 le retrouve non seulement dans la façon dont les problèmes que soulève le sujet sont posés et résolus, mais encore dans l’ordre méthodique suivi pour le groupement des matières, dans le style sobre, élégant et précis qui enveloppe la pensée de l’auteur, et jusque dans le procédé original suivant lequel ont été exécutées les figures, dues au tire-ligne de M. Choisy lui-même. Ces figures 11e sont autres, en effet, que des perspectives axono-

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métriques dont le principal avantage est, comme on sait, de fournir, au moyen d’un seul dessin, toutes les dimensions en lon- gueur, largeur et hauteur de l'édifice représenté. Réductions d’épures exécutées à grande échelle, ces figures présentent jus- que dans leurs moindres détails une admirable précision, et,

pour qui sait voir, elles dégagent avec plus de netteté qu’aucun autre mode de représentation la structure des ouvrages qu’elles ont pour but de nous faire connaître. A titre d’exemple, nous donnons ici la reproduction d’une de ces figures.

L’œuvre de M. Choisy n’est pas seulement de celles qui, dès leur apparition, s’imposent au public intelligent et éclairé ; elle est de celles qui resteront.

M. d’Ocagne.

BIBLIOGRAPHIE

I

Leçons nouvelles sur les applications géométriques du

CALCUL DIFFÉRENTIEL, par W. DE ÏANNENBERG, Professeur à

l’Université de Bordeaux, i vol. in-8° de 192 p. Paris, Her- mann, 1899.

Les applications géométriques de l’analyse, outre leur intérêt propre qui est considérable, ont l’avantage de rendre plus aisé- ment assimilables les principes abstraits de la science par la forme concrète qu’elles font prendre à ses symboles. La tendance est aujourd'hui de leur faire une place de plus en plus grande dans l’enseignement supérieur, sous l’influence notamment du Traité magistral de M. Darboux, qui a mis ce genre d’étude tout à fait en honneur. A l’exemple de plusieurs autres maîtres, M. W. de Tannenberg vient à son tour de publier les leçons qu'il consacre à cet objet devant les étudiants de l’Université de Bordeaux. Ainsi qu’on devait s’y attendre de la part du savant professeur, ces leçons portent un cachet d’originalité propre qui se manifeste jusque dans le plan adopté pour la division des matières. L’auteur sépare avec soin ce qui a trait aux propriétés descriptives de ce qui touche aux propriétés métriques des cour- bes et des surfaces. Les deux premières parties sont consacrées aux unes pour les courbes d’abord, pour les surfaces ensuite ; aux autres se réfèrent les trois dernières parties, en ce qui con- cerne respectivement les courbes, les surfaces réglées et les sur- faces quelconques.

Certes, les divers sujets abordés n’ont, dans leur ensemble, rien que de très classique ; mais ils se trouvent, sur plusieurs points, renouvelés en quelque sorte par la méthode facile et élégante de l’auteur par laquelle il est conduit, d'ailleurs, à

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27O

divers résultats dignes de l’intérêt des géomètres. Nous citerons, à ce propos, les importantes formules relatives à la variation d'un segment de droite dans l’espace (3e Partie, ch. II).

Afin de donner une idée du contenu de l’ouvrage, nous indi- querons sommairement la matière des diverses parties qui le composent.

La première, après les propriétés fondamentales de la tangente et du plan oscillateur, s’étend sur la notion d’enveloppe d’une famille de courbes.

Cette notion d’enveloppe, envisagée cette fois par rapport aux surfaces, est étudiée dans la deuxième Partie, en même temps que les systèmes de droites à un, deux ou trois paramè- tres (surfaces gauches ; congruences ; complexes) dont la consi- dération s’impose aujourd’hui dans le domaine de la Géométrie infinitésimale. L’ensemble qui précède constitue la partie des- criptive de l’étude exposée par l’auteur, celle dans laquelle n’intervient pas l’élément linéaire.

La considération de cet élément, dont le rôle est primordial dans la Géométrie moderne, s’introduit dans la troisième Partie à propos des propriétés métriques des courbes, il intervient, en premier lieu, dans les notions de courbure et de torsion. O11 rencontre là, parmi les applications des formules fondamentales, les résultats nouveaux que nous avons signalés plus haut.

Les surfaces gauches, y compris le cas particulier des surfaces développables, sont envisagées dans la quatrième Partie.

La cinquième, la plus importante en tant qu’introduction à l’étude de la Géométrie supérieure, embrasse les notions fonda- mentales relatives aux surfaces quelconques envisagées à ce qu’011 peut appeler le point de vue de Gauss, c’est-à-dire en se fondant sur la considération des fonctions caractéristiques qui se rattachent à l’élément linéaire en un point de la surface. C’est par cette méthode que se trouve développée, avec d’intéres- santes applications, la théorie des diverses catégories de lignes (lignes asymptotiques ; lignes conjuguées ; lignes de courbure ; lignes géodésiques) au moyen desquelles a été édifiée la Géomé- trie des surfaces.

A titre d’observation générale, nous signalerons l’emploi per- manent des représentations paramétriques auxquelles a recours l’auteur d’un bout à l’autre de son ouvrage, et qui a l’avantage d’une parfaite symétrie dans les calculs, sans qu’il en résulte le moindre alourdissement. Une telle manière de faire présente encore, au point de vue de la philosophie de la science, l’intérêt

BIBLIOGRAPHIE.

27I

de rattacher logiquement la Cinématique à la pure Géométrie. La Cinématique n’est autre, en effet, que la Géométrie des cour- bes, développée au moyen d’une représentation paramétrique dans laquelle on donne simplement au paramètre un nom parti- culier : le temps. Une telle manière d’envisager les choses sem- ble, au premier abord, exclusive de la distinction, consacrée par l’usage, de la Cinématique proprement dite et de ce qu’on est convenu d’appeler la Géométrie cinématique. Nous ne pouvons, à cet égard, que répéter ce que nous avons déjà eu occasion de dire ailleurs (Génie civil, t. XXX, p. 304) : Suivant que, dans l’étude d’une figure variable dépendant d’un paramètre arbi- traire, on introduit une représentation géométrique des dérivées de divers éléments de cette figure prises par rapport à ce para- mètre, ou qu'011 se contente d’envisager les rapports mutuels des différentielles de ces éléments, sans faire intervenir explicite- ment les accroissements du paramètre variable, on se place sur le terrain de ce que, dans le langage courant, on appelle soit la Cinématique, soit la Géométrie cinématique.

Pour en revenir au livre de M. Taunenberg, félicitons l’auteur d’avoir su y donner aux éléments de la Géométrie infinitésimale des courbes et des surfaces une forme didactique si élégante, et encourageons ceux qui débutent dans l’étude de cette branche des Mathématiques à y puiser les principes qui leur sont néces- saires pour aborder la lecture des Traités magistraux.

M. d’Ocagne.

11

P. Mansion, professeur à l’Université de Gand, membre de l’Académie royale de Belgique. I. Introduction a la Théorie des Déterminants, avec de nombreux exercices, à l'usage des établis- sements d’instruction moyenne. Troisième édition. Un vol. in-8° de 40 pages. Gand, Hoste, 1899. Prix : fr. i,co.

II. Einleitung in die Théorie der Determinanten fur Gymna- sien und Realschulen. Un vol. in-8° de 40 pages. Leipzig. Teubner. 1899. Mark 1,00.

III Éléments de la Théorie des Déterminants, avec de nom- breux exercices. Sixième édition, revue et augmentée. Un vol. in-8n de iv-91 pages. Paris, Gauthier- Villars, 1900. Fr. 3,00.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

IV. Elemente der Théorie der Determinanten. Dritte ver- melirte Auflage. Un vol. in-8° de 102 pages. Leipzig, Teubner, 1S99. Mark 2,60.

I. Dans les deux premiers de ces opuscules, l’auteur expose les propriétés fondamentales des déterminants à deux ou à trois lignes, la théorie des équations linéaires à deux ou à trois inconnues (élimination, résolution, discussion) et celle de l’élimi- nation entre deux équations dont le degré est au plus égal à trois.

Toutes les démonstrations, sauf celles des propriétés II et III (changement des lignes en colonnes, échange de deux lignes), s’étendent sans peine aux déterminants à 11 lignes, aux équa- tions linéaires à n inconnues et à la théorie de l’élimination entre deux équations de degré quelconque.

Le lecteur qui, après avoir étudié cette Introduction, désire pénétrer plus avant dans la théorie des déterminants, n'a donc plus guère qu’à apprendre la démonstration générale des deux propriétés dont il vient d’être question et un théorème de Cramer et Bézout, relatif aux permutations, sur lequel elle repose.

Il trouvera cette démonstration, avec tous les développements désirables, dans les Éléments de la Théorie des Déterminants. Mais l’auteur donne, dans les présents opuscules, en appendice, une esquisse du théorème de Cramer et Bézout, en même temps que la définition d’un déterminant de seize éléments. Il y fait connaître aussi une méthode de Grassmann, subtile en appa- rence, mais très simple au fond, qui permet d’étudier assez aisément les déterminants d’ordre quelconque.

Sommaire. Chapitre I. Définitions et propriétés fondamentales. I. Définitions. 1. Déterminant de quatre éléments. 2. Déterminant de neuf éléments. 3. Relations entre les déterminants de quatre etdeneufélé. ments. II. Propriétés des déterminants. 4. I. Multiplication par une constante. 5. II. Changement des colonnes en lignes et des lignes eu colonnes. 6. III. Échange des lignes entre elles. 7. IV. Déterminants ayant deux lignes identiques.

Chapitre If. Calcul des déterminants. I. Propriétés des mineurs. 8. Définition. 9. Propriétés des mineurs. II. Principe de l'addition des lignes. to.V. Addition des lignes ou des colonnes. 1 r. Résumé sur le calcul des déterminants. III. Sonunes et produits de déterminants. 12. VI. Somme de déterminants. 13. VII. Produit de déterminants.

Chapitre III. Applications I. Système de deux équations linéaires. 14. Élimination d'une inconnue entre deux équations linéaires, i'. Réso- lution de deux équations linéaires. Cas général. 16. Cas particuliers. II. Système de trois équations linéaires. 17. Élimination de deux iucon-

BIBLIOGRAPHIE.

273

nues entre trois équations linéaires. Première propriété des détermi- nants nuis. 18. Résolution de trois équations linéaires. Cas general. 19. Cas particulier. 20. Seconde propriété des déterminants nuis.

III. Équations de degré supérieur. 2r. Résultante d’une équation quadra- tique et de deux équations linéaires. 22. Méthode de Tchirnhausen pour résoudre une équation cubique. 23. Méthode d’élimination de Cauchy.

Appendice. Définition d’un déterminant de seize éléments. 24. Défi- nition au moyen des inversions. 25. Définition au moyen des produits symboliques.

II. Dans la nouvelle édition des Éléments de la Théorie des déterminants qui, connue V Introduction, paraît à la fois en fran- çais et en allemand, l’auteur a introduit diverses améliorations de détail dont les unes se trouvent déjà dans la quatrième édi- tion (troisième édition française), ou dans la cinquième (seconde édition allemande). En outre, il donne, en appendice, quarante exercices supplémentaires. Mais, à part cela, le plan des Éléments est resté le même.

Comme dans les précédentes éditions, il y a, en tête du livre, un chapitre préliminaire à l’usage des commençants, les premières propriétés et les premières applications des détermi- nants à deux ou à trois lignes sont exposées d’une manière extrêmement élémentaire. Ce chapitre est extrait de Y Introduc- tion à la théorie des déterminants , analysée plus haut.

Le grand texte des deux premiers chapitres de l’ouvrage est consacré à la définition et aux propriétés fondamentales des déterminants généraux.

Dans la définition, la question du signe de chaque terme est traitée de manière à ce qu’elle puisse s'appliquer sans modifica- tion aux déterminants cubiques ou même à un nombre quel- conque d’indices.

Les propriétés fondamentales considérées ont été classées dans un ordre strictement logique et sont au nombre de douze seulement : sept sont relatives à des déterminants quelconques, deux à ces déterminants et à leurs mineurs, trois aux détermi- nants nuis et à leurs mineurs.

Les exercices des deux premiers chapitres et de l’appendice sont imprimés en petit texte. On y fait connaître : Divers théorèmes généraux moins élémentaires que ceux du grand texte (théorèmes de Laplace, de Muir, de Kroneeker, etc.) ; 20 les définitions et les propriétés de la plupart des détermi- nants spéciaux remarquables : circulant, continuant, détermi- nant adjoint, gauche, symétrique, symétrique gauche, persymé- trique, cyclosymétrique, etc.

IR SÉRIE. T. XVII.

18

274

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Le troisième chapitre est consacré à la résolution des équations linéaires, à l’élimination entre des équations linéaires (d’après Rouclié) et enfin à l’élimination entre deux équations algébriques quelconques. L’exposition de la méthode dialytique, qui est basée sur un théorème de Falk, est plus simple, plus complète ou plus rigoureuse (pie celle de la plupart des traités d’algèbre. En appendice, on trouve le principe fondamental sous une autre forme, indépendante du théorème : toute équation algébrique a une racine ; et aussi l’esquisse de la méthode de Grassmann dont il est question plus haut.

Sommaire. Introduction. I. Déterminants a deux lignes. Système de deux équations linéaires. i. Déterminant de quatre éléments. 2. Éli- mination d'une inconnue entre deux équations linéaires. 3. Résolution de deux équations linéaires. 4. Équations homogènes. II. Déterminants a trois lignes. 5. Déterminant de neuf éléments. 6. Relation avec les déterminants de quatre éléments. III. Propriétés des déterminants. 7. Propriété I. Multiplication par une constante. 8. Propriété II. Change- ment des lignes en colonnes. 9. Propriété III. Échange des lignes ou colonnes. 10. Propriété IV. Déterminant ayant deux lignes identiques. IV. Propriétés des mineurs. rr. Définition. 12. Propriétés 1. II. V. Sys- tème de trois équations linéaires. T3. Élimination de deux incon- nues entre trois équations linéaires. 14. Résolution de trois équations linéaires. 13. Équations homogènes. VI. Principe de I’addition des lignes. 16. Propriété V. Addition des lignes et colonnes.

Chapitre 1er. Définitions et propriétés fondamentales des détermi- nants. I. Des permutations d'éléments a un seul indice. 1. Déran- gements. 2. Permutations paires ou impaires. 3. Éctiange de deux élé- ments. 4. Permutations circulaires. II. Des permutations distinctes d’éléments a deux indices. 5. Définition. 6. Échange de deux lignes ou colonnes. 7. Loi de formation. 8. Échange de deux éléments. Permuta- tions paires ou impaires. Déterminants à un nombre quelconque d’indices (note). III. Définition des déterminants. 9. Définition et notation. IV. Propriétés fondamentales. 10. Propriété 1. Multipli- cation par une constante. Théorème de Muir. 11. Lemine fondamental. 12. Propriété II. Changement des lignes en colonnes. Déterminants gauches symétriques ou non. 13. Propriété III. Échanges des lignes ou colonnes. 14. Propriété IV. Déterminants ayant deux lignes identiques. Produit des différences de n quantités. Théorèmes de Salmon, E. Lucas, Wolstenholme, Garbieri.

Chapitre IL Calcul des déterminants.— I. Propriétés des mineurs. 15. Mineurs. Compléments algébriques. Déterminants symétriques. 16. Propriété I. 17. Corollaires. Continuants. Théorème de Laplace.

18. Propriété IL IL Principe de l’addition des lignes ou colonnes.—

19. Propriété V. Addition des lignes ou colonnes. Déterminants persy- métriques, cyclosymétriques, circulants. 20. Propriétés des détermi- nants nuis; des déterminants symétriques, gauches ou non; des déter- minants adjoints. III. Sommes et produits de déterminants. 21. Nota- tion nouvelle. 22. Propriété VL Somme de déterminants. 23. Résumé

BIBLIOGRAPHIE.

275

mnémonique des propriétés I, IV, V, VI ; déterminants à éléments polynomiaux, 24. Propriété VII. Produit de déterminants. 25. Applica- tions : surface du triangle; équation de Laplace. 26. Corollaires. 27. Géné- ralisation. Déterminants incomplets. Identité de Lagrange. Loi des compléments algébriques.

Chapitre III. Applications. I. Résolution des équations linéaires. 28. Expressions du premier degré ayant entre elles des relations linéaires. 29. Résolution des équations linéaires. Cas général. Méthode des moindres carrés. Fractions continues. 30. Cas particuliers. Discus- sion. Propriétés d'un déterminant nul. II. Élimination. Cas ou les équa- tions sont linéaires. 31. Résultante et éliminant de n équations linéaires. Propriétés des coniques. 32. Applications à des équations non linéaires; résolution des équations du 8e et du 4e degré. III. Élimi- nation. Cas de deux équations de degré quelconque. 33. Méthode dialytique. 34. Équations aux racines communes. 35. Méthode de Cauchy, 36. Théorème de Bézout sur l’élimination.

Appendice. I. Déterminant comme produit symbolique. II. Sur la méthode dialytique. III. Exercices divers ( 1 ).

III

Exercices d’arithmétique. Énoncés et solutions par J. Fitz- Patrick et Georges Chevrel, avec une préface de M. Jules Tannery. Deuxième édition. Un volume grand in-8° de 680 pages. Paris, Librairie scientifique A. Hermann, 1900.

C’est en 1893 qu’a paru la première édition de cet important recueil. “Je l’ai parcouru avec un vif intérêt, dit M. J. Tannery dans la préface; on y trouvera un grand nombre de questions sur les diverses parties de l’arithmétique, depuis la numération jusqu’à ces régions qui donnent accès dans la théorie des nombres.

foutes ces questions sont intéressantes et beaucoup d’entre elles m’ont paru nouvelles et ingénieuses. O11 sent que l’auteur a mis une sorte de curiosité passionnée à les réunir. Les solutions sont simples et élégantes. Je crois que ce livre rendra de grands services aux élèves et aux maîtres.

Cette première édition contient 465 exercices résolus, avec des exposés théoriques, des remarques historiques et des ren- seignements bibliographiques qui en doublent la valeur. A tout

(1) La présente analyse des écrits de M. Mansion sur la théorie des déterminants est empruntée au Selbst-Anzeigen publié par l’auteur dans les Mittheilungen de Teubner.

276

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

cela s'ajoutent, dans la seconde édition, une collection de 500 exercices nouveaux, sans solution, du même genre que les problèmes résolus dans l’ouvrage, et un grand nombre d’exer- cices d’arithmétique commerciale, distribués en chapitres, pré- cédés de notions d’arithmétique commerciale et d'exercices types résolus. Ces additions ne forment pas moins de 200 pages.

On peut donc distinguer trois parties dans cette seconde édition.

La première, qui reproduit l’édition précédente, est divisée en seize chapitres s’ouvrant chacun par un sommaire théorique.

Les six premiers chapitres ont pour objet la numération, les quatre opérations fondamentales, la divisibilité et les diviseurs communs des nombres entiers. Le chapitre VI se termine par le théorème de Binet et celui de Lamé relatifs au nombre des divi- sions à effectuer pour trouver le plus grand commun diviseur de deux nombres.

Le chapitre VII est consacré aux nombres premiers. 11 déve- loppe. en plus de 60 pages, 74 exercices. Citons celui-ci emprunté à Gauss: Question 141. Si deux nombres sont inférieurs chacun à un nombre premier p, leur produit n’est pas divisible par ce nombre premier.

O11 peut se servir de ce théorème pour établir que tout nom- bre premier qui divise un produit de deux facteurs, divise l'un des deux facteurs, et rendre ainsi, comme le remarque l’auteur, la théorie des nombres premiers indépendante de celle du plus grand commun diviseur. C’est, d’ailleurs, la marche suivie par Gauss dans les Disquisitiones arithmeticœ. Signalons aussi les remarques historiques sur les travaux qu’a provoqués cette affirmation de Fermât: La formule 2"' + 1 ne renferme que des nombres premiers , quand m = 2” .

Les trois chapitres suivants sont consacrés aux fractions ordi- naires, aux fractions décimales et aux nombres décimaux, aux rapports et aux proportions.

La théorie des différents systèmes de numération fait l’objet du chapitre XI ; les carrés et les racines carrées, les cubes et les racines cubiques, puis les progressions occupent les chapitres XII, Xlil et XIV.

Voici le sommaire du chapitre XV : Questions diverses dont la solution ne dépend pas directement des théories précédentes. Problèmes de concours. Notions sur les nombres figurés, les nombres triangulaires, quadrangulaires, pentagones, etc. Aperçu de la théorie des nombres parfaits.

BIBLIOGRAPHIE.

277

Le chapitre XVI développe des notions élémentaires sur la théorie des nombres. Il compte plus de roo pages et no ques- tions qui rappellent les noms d’Euler, de Fermât, de Wilson, de Gauss, etc.

Une note de M. A. Matrot intitulée : Démonstration du théo- rème de Bachet : un nombre entier quelconque est la somme de quatre carrés au plus termine la première Partie.

La seconde, entièrement nouvelle, renferme 500 énoncés d’exercices sans solution, distribués en seize chapitres corres- pondant à ceux de la première partie. Un bon nombre sont ori- ginaux et très intéressants, d'autres sont des problèmes de con- cours. On y a joint quelques notes additions, simplifications ou corrections relatives à certains exercices résolus dans la première Partie.

La troisième Partie, Notions d'arithmétique commerciale et exercices, renferme six chapitres : le système métrique, les applications diverses des proportions, les questions d’intérêt, d’escompte, de partages proportionnels etc., des notions sur les fonds publics et les opérations de bourse et de banque.

Ces brèves indications suffisent à montrer la richesse et l’inté- rêt de cet excellent recueil, dont la correction typographique et l’exécution matérielle font, par surcroît, un très bel ouvrage. Le bon accueil fait à la première édition ira certainement au devant de la seconde, appelée à rendre plus de services encore, grâce aux additions qui ont beaucoup augmenté ses ressources.

J. T.

IY

L’évolution de l’Astronomie chez les Grecs, par J. Thirion, S. J. Un volume petit in-8° de 286 pages. Bruxelles, Librairie scientifique, Louis Lagaert, 20, rue Impériale. 1900.

Il y a un peu plus d’un siècle, Laplace terminait son Expo- sition du Système du Monde, par un Précis de l’histoire de l’Astronomie, écrit avec une compétence sans rivale pour la période qui commence à Newton, mais superficiel, incomplet et tout imprégné des préjugés philosophiques et historiques du xvme siècle dans les chapitres qui se rapportent à l’ancienne astronomie.

278

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Il était réservé à l’érudition patiente et impartiale du xixe siècle d’apprécier enfin à sa juste valeur l’œuvre des astronomes de l’antiquité et de la Renaissance, qui a rendu possibles, presque inévitables, les découvertes de Galilée, de Kepler, de Newton et de leurs continuateurs.

Boeckh, Deswert, Th. H. Martin. M. P. Tannery et surtout l’éminent astronome de Milan. M. G. Schiaparelli celui qui a découvert le lien, longtemps mystérieux, qui rattache les étoiles filantes aux comètes ont peu à peu fait sortir de l’obscurité des vieux textes grecs, les vues ou les systèmes de Pythagore, de Philolaüs, de Platon. d’Eudoxe, d’Héraclide du Pont, d’Aris- tarque; ils en ont montré l’enchaînement, les transformations successives, lentes ou rapides sous l'influence féconde de l’ob- servation d’une part, de la géométrie d’autre part, transforma- tions qui devaient aboutir dans le cours des siècles aux systèmes de Ptolémée, de Copernic et de Tycho-Brahé.

Malheureusement, les recherches de ces érudits et de ces savants, publiées dans des recueils en général peu consultés par les astronomes et moins encore par la foule des vulgarisateurs, sont restées inconnues même à ceux qui semblaient appelés à en introduire les résultats dans leurs ouvrages.

11 est donc grand temps.de mettre à la portée du public savant et de vulgariser, dans le sens élevé de ce mot, les travaux des érudits que nous avons cités plus haut. C’est ce que le R. P. Thi- rion a fait, avec son talent habituel, dans trois articles publiés en 1898 et 1899, dans la Revue des Questions scientifiques (2e série, t.XV.pp. 5-47, 435-475 ; t.XVI, pp. 111-158). L’opuscule que nous annonçons est la reproduction, augmentée d’un long appendice, de ces articles si solides et si fortement enchaînés.

Il est divisé en neuf chapitres. I. Vues pythagoriciennes : la Terre est immobile au centre de la sphère des étoiles fixes qui tourne autour d’elle tout d’une pièce; la Lune, le Soleil et les planètes sont entraînés dans ce mouvement, mais ont en outre un mouvement propre. II. Le système de Philolaüs. C’est le feu central qui est au centre de l’univers. Autour de lui tournent une planète imaginaire (l’Antiterre). la Terre assimilée à une planète, la Lune, le Soleil, les planètes, les étoiles fixes et la sphère éthérée. III. Les vues de Platon. Retour aux idées pytha- goriciennes. Platon lie étroitement la disposition de l’univers à sa composition. IV. Le système astronomique d’Eudoxe. Ce système, plus géométrique encore que le précédent, est celui des sphères homocentriques, déjà très compliqué et très savant. Per-

BIBLIOGRAPHIE.

279

fectionné par Callippe, il a été adopté par Aristote qui l’a exposé sous une forme personnelle, ultrasystématique, dans une page de la Métaphysique dont M. Schiaparelli a enfin expliqué, de notre temps, les obscurités sibyllines. V. Vues théoriques sur le système du monde : Aristote: Hicétas et Ecphantus : ces derniers enseignent la rotation de la Terre. VI. Héraclide du Pont. Le système tychonien et l'hypothèse héliocentrique. Ce chapitre, l'un des plus étudiés de l’opuscule du R. P. Thirion, expose très bien comment Héraclide, ou au moins un de ses contemporains, en est arrivé à faire tourner les planètes autour du Soleil, celui-ci et la Lune tournant autour de la Terre, animée d’ailleurs d’un mouvement de rotation. VII. Vties astronomiques d’Aristarque de Samos. Le système héliocentrique. VIII. Origine et pre- mier aspect des théories de l’épicycle et de l'excentrique. Apollo- nius de Perse. IX. Développement systématique des théories de l'épicycle et de l’excentrique. Hipparque et Ptolémée. Dans ces trois chapitres, l'auteur montre comment les anciens, après s’être approchés extrêmement près du système de Copernic, s’en éloignèrent de plus en plus pour rester fidèles à l’esprit stricte- ment géométrique, phénoménal de la science astronomique, sans venir en conflit avec la physique réaliste de leur époque.

Dans l’appendice, dont les éléments sont empruntés à diffé- rentes notes que nous avons publiées récemment, se dégage le caractère géométrique de l’ancienne astronomie, jusqu’à Kepler, en même temps que la tendance de la science à chercher l’expli- cation purement cinématique des phénomènes naturels.

Tel est, en substance, le contenu du solide et intéressant opuscule du R. P. Thirion. Nous en recommandons la lecture d’abord à ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’Astronomie, ensuite aux amateurs de philosophie qui veulent connaître, à propos d’un exemple grandiose et vraiment topique, le rôle des hypothèses dans la science. Nous est-il permis d’ajouter que, d’après nos recherches personnelles, résumées dans l’appendice de l’opuscule que nous analysons, ce n’est qu’à la lumière de l’histoire de la lutte entre les théories géométriques et physi- ques (1) en astronomie, telle que l’expose le R. P. Thirion. que

(1) Voici, en deux phrases très courtes, le résumé de l’une et de l’autre opinion fait par Laplace (Exposition du système du monde. Seconde édition; Paris, Duprat, an VII, p. 321) : " On peut généralement consi- dérer tel point que l’on veut, par exemple, le centre de la Lune comme immobile; pourvu que l’on transporte en sens contraire, à tous les astres, le mouvement dont il est animé. Mais n’est-il pas physiquement

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

l’on peut comprendre à fond la célèbre question du procès de Galilée (i) ?

P. Mansion.

V

Lois générales de la Chimie. Introduction du cours de Chimie générale professé à l’École nationale des Mines par G. Chesneau, Iugénieur en chef des Mines. Un vol. in-8° de 251 pages. Paris, Librairie polytechnique, Ch. Béranger.

Ce volume fait partie de I’Encyclopédie des travaux publics, publiée sous la direction de M. M.-C. Lechalas, Inspecteur général des Ponts et Chaussées, et il y est à sa place : l’ouvrage de M. G. Chesneau est, à tous points de vue, digne des excel- lents traités réunis dans cette collection.

Ce n’est pas chose facile que de composer un traité de Chimie théorique mis à jour. Les modifications profondes qu’a subies cette partie de la science exigent plus que de simples additions aux ouvrages déjà parus; elles réclament, travail plus difficile, leur refonte et un remaniement complet de la Chimie générale. Aussi est-ce avec une légitime curiosité que nous avons parcouru le livre de M. Chesneau. Nous n’y avons point perdu notre temps : c’est bien un traité nouveau, donnant un exposé des lois géné- rales de la Chimie tel que le réclamaient les nombreuses recher- ches faites dans ces dernières années.

Constatons d’abord que l’auteur a résisté à la tentation de sacrifier la matière au profit de l’énergie et 11’est point tombé dans un dynamisme exagéré que rien 11e justifie. Dans ses Nou-

absurde de supposer, |dans le système de Tycho-Brahé|, la Terre sans mouvement dans l’espace, tandis que le Soleil entraîne les planètes au milieu desquelles elle est comprise ?

(1) Voir nos articles intitulés : Note sur le caractère géométrique de l’ancienne astronomie ( Abhandlungen zur Geschichte der Mathema- tik (Cantor’s Festschrift), IX, pp. 277-292; Leipzig, Teubner, 1899). Sur la question de Galilée (Annales de la Société scientifique de Bruxelles, 1899, t. XXIII, première partie, pp. 62-67). Sur deux points nous ne sommes pas d’accord avec Gilbert cité ou résumé par le R. P. Thirion : lo Galilée, selon nous, ne s’est pas douté de l’importance de la troisième loi de Kepler (p. 264-) ; 2' Galilée a proposé, mais n’a pas voulu imposer ses vues astronomiques aux interprètes de l’Écriture (pp. 270-271).

BIBLIOGRAPHIE.

28l

velles théories chimiques (i)> un savant distingué, M. Étard, Répétiteur à l’École polytechnique, 11e croit trouver dans la nature que trois facteurs irréductibles : l’espace, le temps et l’énergie. La matière, dit-il, est une notion secondaire; certains auteurs affirment même qu’elle 11’a pas d’existence réelle; il s’agirait d’une sorte d’illusion de nos sens impressionnés par un groupe de facteurs dépendant de l’énergie, de l’espace et du temps.

J1 faut avouer, conclut M. Étard, que cette façon de concevoir la matière manque de clarté. Mais il faut reconnaître aussi qu’aucune doctrine n’est plus satisfaisante dans l’état actuel de la science. M. Chesneau n’entre pas dans ces spéculations phi- losophiques, et il accepte l’existence de la matière pour une donnée aussi réelle que celle de l’énergie. Ce 11’est pas nous qui l’en blâmerons.

On pourrait diviser son livre en deux parties, dont l'une traite des lois régissant la matière et dont l’autre s’occupe des lois relatives à l’énergie. La première partie comprend les quatre premiers chapitres, la seconde les huit derniers.

Dans la première partie, l’auteur établit une séparation nette entre les lois prouvées directement par l’observation ou par l’expérience, et les hypothèses imaginées pour interpréter et coordonner ces lois. En procédant ainsi, l’auteur évite, entre autres inconvénients, celui d’appuyer le système des poids molé- culaires et des poids atomiques sur l’existence réelle des atomes ou des molécules. 11 suit en cela la méthode adoptée par plusieurs auteurs qui rendent ces nombres indépendants de la théorie atomique et de l’hypothèse d’Avogadro (2). Cette manière de procéder nous paraît bien préférable à l’idée de souder la déter- mination de ces nombres à une hypothèse.

Nous trouvons aussi que l’auteur a bien fait en rapportant les poids atomiques à l’oxygène = 16 plutôt qu’à l’hydrogène = 1. En réalité, les différences entre les deux séries de poids ato- miques, qui dérivent de ces deux points de départ, sont très faibles; mais, en principe, il est plus juste d’indiquer les poids atomiques par rapport à l’oxygène, élément qui se combine avec presque tous les autres, que de faire intervenir le rapport entre les poids relatifs de l’oxygène et de l’hydrogène.

(1) Les nouvelles théories chimiques, par A. Étard, édit., p. 5.

(2) Voir, par exemple, Leçons de Chimie, par H. Gauthier et Charpy. Parie, Gauthier-Villars, 2e édit., p. 25.

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

28-!

Les questions de la valence des éléments et de leur classifica- tion sont bien traitées ; nous eussions cependant désiré çà et des indications faisant mieux ressortir l’insuffisance et les hési- tations de ces théories. Notons, en passant, que si l’on admet que le soufre présente, outre la bivalence, la tétravalence, on admet- tra aussi son hexavalence dans l’anhydride sulfurique, par exemple.

Dans la seconde partie, l’auteur étudie les lois chimiques de l’énergie. La clarté et la précision qui régnent dans la première partie, se retrouvent ici avee d’autant plus de plaisir qu’elles y sont plus nécessaires et moins habituelles.

Sans développer outre mesure l’appareil mathématique, l’au- teur ne recule pas devant l’emploi du calcul infinitésimal. Per- sonne ne l’en blâmera : sans le secours de ce puissant auxiliaire, l’étude de cette partie de la Chimie devient, sinon impossible, au moins très difficile. La Thermochimie est entièrement basée sur les lois de la Thermodynamique; c’est pourquoi M. Chesneau en rappelle d’abord les principes généraux. La manière dont il traite du principe du travail maximum nous a entièrement satisfait.

LTne des parties les plus intéressantes de l’ouvrage est celle qui concerne les réactions réversibles.

Les expériences relatives à la dissociation, depuis les mémora- bles essais de H. Sainte-Claire Deville jusqu’aux recherches de M. G. Lemoine, y sont exposées avec une grande clarté. Non moins brillante est l’étude de l’équilibre chimique et son appli- cation aux dissolutions, etc.

L’auteur termine son ouvrage par un examen rapide, mais substantiel et très intéressant, du phénomène de la fermenta- tion. Ce dernier chapitre sera d’autant plus apprécié qu’il traite un sujet passé souvent sous silence dans des manuels sem- blables.

Dans son ensemble, répétons-le, l’ouvrage présente un grand intérêt et sera certainement bien accueilli. C’est un traité solide, la connaissance approfondie de la matière s’allie à la rigueur et à la clarté de l’exposition.

M. Chesneau ne s’est pas borné à rajeunir les manuels exis- tants ; il a créé un ouvrage nouveau dans son genre, et comblé une lacune dans la littérature chimique : tous ceux qui s’inté- ressent au développement de la Chimie générale, lui en seront reconnaissants.

Ajoutons que les nombreuses indications bibliographiques,

BIBLIOGRAPHIE.

283

sans être complètes, augmentent encore la valeur du livre et mettent le lecteur à même de recourir aux sources, quand il désire approfondir quelqu’une des nombreuses questions dont l’auteur ne pouvait renfermer le développement complet et détaillé dans le cadre qu’il s’était tracé.

H. De Greeff, S. J.

VI

Précis de Chimie. Rédigé conformément aux programmes offi- ciels et d’après les théories les plus récentes, par A. Legros, Docteur en sciences, Professeur à l’Athénée royal de Malines. Première partie : Les métalloïdes, in-8° de 183 pp. Deuxième partie : Les métaux, in-8° de 266 pp. Troisième partie : Chimie organique (en préparation). H. Dierickx-Beke, Malines.

Ce manuel, dont les deux premiers fascicules sont entre nos mains, est destiné à Y enseignement moyen. Personne, croyons- nous, ne lui reprochera d’être incomplet. Non seulement les corps principaux y sont étudiés avec un certain développement, mais même des substances assez rares ou de moindre impor- tance.

En soi, cette richesse est une qualité, mais n’est-elle pas ici un peu encombrante ? L’étude de la chimie, dans les classes supérieures de l’enseignement moyen, peut avoir une incontes- table utilité; mais sera-ce en multipliant les données positives qu’on la lui assurera ?

Si nous ne nous trompons, l’élève devrait prendre, dans ce premier enseignement, une vue d’ensemble des lignes princi- pales de l'édifice chimique. Pour la lui donner, à l’accumulation des détails, il conviendrait, croyons-nous, de préférer un choix judicieux de faits fondamentaux, étudiés avec soin sur un nom- bre limité de substances et de manière à mettre en vive lumière les grandes lois qui régissent les transformations chimiques. Envisagée ainsi, l’étude de la chimie devient attrayante et vrai- ment utile : elle ne rebute pas les élèves, en s’adressant trop exclusivement à leur mémoire, et concourt puissamment à la formation de leur intelligence.

Ceux d’entre eux qui ne pousseront pas plus loin cette étude, emporteront des leçons une idée de la science elle-même et de

284

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

ses méthodes, moins exposée à l’oubli que le souvenir des faits et des détails isolés. D’autre part, les élèves qui, au sortir du collège, aborderont l’Université et entreprendront une étude plus approfondie de la chimie, ne peuvent y être mieux préparés que par un cours donné comme nous venons de l’indiquer. Nous avons eu souvent l'occasion de le constater, et nous connaissons plus d’un professeur de chimie, chargé de l’enseignement supé- rieur. qui partage entièrement cette manière de voir.

Sans doute, pour arriver à ce résultat, l’étude d'un nombre choisi de corps chimiques est indispensable et les limites que l’on s’imposera peuvent dépendre de la place plus ou moins grande que le cours de chimie occupe daus la distribution des leçons ; mais il importe moins de passer rapidement sur chacune des sub- stances étudiées, pour pouvoir en allonger la liste, que de res- treindre celle-ci afin de trouver le temps d’insister, d’approfondir et de tirer de chaque corps étudié tout ce qu'il peut donner de renseignements généraux.

Le manuel de M. Legros a de nombreuses et d’excellentes qualités : il témoigne de connaissances étendues et est écrit avec clarté ; mais nous le voudrions moins prodigue de faits et plus riche en développements synthétiques, appuyés sur des exem- ples choisis et méthodiquement coordonnés en vue de donner aux élèves l’intuition des lois générales. En s’engageant dans cette voie, on rencontrera certes des difficultés ; mais il est pos- sible de les tourner, en faisant marcher de front l'exposé des lois et l’étude des substances qui servent d’exemples à leur applica- tion. Si la rigueur de l’ordonnance logique en souffre, les avan- tages d'une exposition mieux appropriée au but poursuivi com- penseront cet inconvénient.

A ces observations générales, que l’on pourrait répéter à pro- pos de la plupart des manuels de chimie destinés à l’enseigne- ment moyen, ajoutons quelques remarques de détail relatives au livre de M. Legros, qui comptera certainement parmi les meil- leurs.

Nous ne voyons pas l’utilité d'intercaler les lois de Gay-Lus- sac, qui sont des lois de volumes et ne s’appliquent qu’aux corps gazeux, parmi les lois qui régissent les masses et s'appliquent à tous les corps.

Jamais, dit l’auteur (p. 25), l’atome n’existe seul... Toute molécule renferme au moins 2 atomes. 11 oublie que la molé- cule de vapeur de mercure est formée d’un seul atome et que l’argon est probablement dans le même cas.

BIBLIOGRAPHIE.

285

La décomposition de l’oxyde de mercure par le chlore (p. 88) donne, outre l’anhydride hypochloreux, un oxychlorure de mer- cure : la réaction doit être représentée par l’équation

2HgO -f 2C12 Bci20 + Hg20Cl2

Le chlore éteint les corps en combustion (p. 44). L’asser- tion est trop générale : les flammes de l’hydrogène, du gaz d’éclairage et d’autres ne s’éteignent pas dans le chlore, l’auteur ne l'ignore certainement pas.

A la page 81, la décomposition de l’eau par le potassium est représentée par l’équation

K2 + H20 = K20 + H2.

C’est par distraction, évidemment, que l’on indique la produc- tion d’oxyde de potassium dans ces conditions.

Çà et l'auteur laisse passer une expression qui ne rend pas sa pensée. Ainsi, en parlant de la dissolution du soufre dans le sulfure de carbone : qu'il n’y ait pas, dit-il, de source lumineuse dans les environs; car le sulfure de carbone est volatil et sa vapeur inflammable (p. 52) L'adjectif lumineux attribue le danger à la lumière ; ce n'est pas ce que l’auteur a voulu dire.

C’est par inadvertance aussi qu’il écrit (p. 64) : Propriétés chimiques du carbone. Tous les charbons sont solides, insipides, inodores, infusibles, etc.

Au commencement de la seconde partie, on lit : Métaux alca- lins : le potassium, le sodium, Y ammonium. Le nom de métal donné à l’ammonium appelle une explication que l’auteur rejette trop loin (p. 79), en la donnant seulement à propos des composés ammoniacaux.

Le nom d 'hydrates, donné aux hydroxydes, ne nous semble pas heureux : 011 le réserve généralement à une autre classe de combinaisons.

Arrêtons ici ces critiques de détail ; les défauts qu’elles signa- lent sont sans grande importance et disparaissent devant les qualités très sérieuses que donnent au manuel ils se sont glissés, la science bien renseignée de l’auteur et son talent d'ex- position.

H. De Greeff, S. J.

286

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

VII

A Treatise of Crystallography by W. J. Lewis, Univ. Cam- bridge. Un vol. in-8° de 612 p. London, C. J. Clay and Sons, 1899.

Cet ouvrage qui fait partie de la collection des Manuels de sciences publiés à l’Université de Cambridge, est l’œuvre du professeur qui y occupe actuellement la chaire de Minéralogie. On n’ignore pas que la Cristallographie a été cultivée avec beau- coup de succès par plusieurs savants de Cambridge, parmi les- quels il faut citer en tête W. H. Miller, dont les formules pour le calcul des angles des cristaux et de leurs symboles exprimés à l’aide des indices sont devenues d’un usage à peu près uni- versel. Formé à l’école de Miller et de Story-Maskelyne, M. Lewis nous donne un traité de grande valeur, embrassant la théorie des cristaux envisagée surtout au point de vue géomé- trique, et qui est à la hauteur des connaissances acquises sur le sujet. Le but de l’auteur dans ce traité est d’exposer d’abord au commençant les principes de symétrie qui servent de base à la distinction des 32 classes possibles de cristaux ; de décrire ensuite les différentes formes réparties dans ces classes grou- pées elles-mêmes en sept systèmes; en troisième lieu, d’enseigner les méthodes qui permettent de définir les relations géométriques et symboliques de chacune de ces formes ; et finalement d’expli- quer les procédés en usage pour les dessiner avec exactitude.

Pour parvenir à ces résultats, M. Lewis commence par exposer d’une manière générale, en dix chapitres, les faits, les calculs et les méthodes qui président à l’étude des cristaux et à leur reproduction graphique.

Dans cette première partie de son livre, il traite de la formation des cristaux ; de la constance de l’angle dièdre ; de la symétrie ; des axes et de la rationalité des indices ; de la loi des zones ; des procédés usités pour le dessin des cristaux; des projections linéaires et stéréographiques ; des rapports des faces tautozo- nales et de la transformation des axes; des principaux théorèmes de la symétrie dans les polyèdres ; de la répartition des cristaux par systèmes, et de leurs rapports avec les propriétés physiques. Ces derniers chapitres, comme les précédents, traitent le sujet avec l’élégante précision qu’on peut attendre de l’élève de Miller. Mais nous regrettons cette brièveté, quand il s’agit de la

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structure moléculaire. Le point de vue géométrique jusqu'à ce moment a occupé presque exclusivement l’auteur. Il était temps, semble-t-il, d’entrer dans plus de détails sur la structure cris- talline, à laquelle en définitive il faut faire appel pour expliquer la variation des propriétés physiques suivant la direction dans un milieu homogène, ainsi que les formes terminales des cris- taux. M. Lewis l’observe lui-même, quand il écrit ( p. 135) que les caractéristiques physiques indiquent que la structure interne est la même en chaque point à l’intérieur d’un cristal „. De là, il conclut avec Bravais (dont nous regrettons de ne pas lire le nom dans le livre de M. Lewis) que l’arrangement des particules doit se répéter de la même manière autour de chacune d’entre elles „. La théorie des réseaux découle directement de cette vue ; et on sait que, moyennant une interprétation ration- nelle de la symétrie propre à la molécule, elle s’adapte avec bonheur à l’explication des faits capitaux de la cristallographie géométrique, comme, par exemple, à la mériédrie et aux groupe- ments des cristaux. Nous pouvons ajouter qu’elle simplifie, dans plusieurs cas, la démonstration de plusieurs théorèmes concer- nant la symétrie possible chez les polyèdres cristallins.

L’exposé des généralités étant terminé, M. Lewis décrit avec tous les développements nécessaires ou utiles, et en sept chapi- tres consécutifs, les formes caractéristiques groupées en chacun des sept systèmes cristallins. D’après une méthode adoptée de notre temps par plusieurs spécialistes, il débute par les systèmes les moins symétriques, en réservant toutefois pour la fin les sys- tèmes rhomboédrique et hexagonal, qui imposent un mode par- ticulier de démonstration. Dans son étude d’un système, l’auteur envisage toutes les classes susceptibles d’y rentrer, en commen- çant toujours par la classe la plus défectueuse au point de vue de la symétrie. Cette suite de descriptions qui embrasse la majeure partie du Treatise of Cristallogrciphy, est remarquablement com- plète. Les polyèdres les plus significatifs de chacune des trente- deux classes sont représentés par des figures en perspective, fré- quemment accompagnées de projections stéréographiques, parfois de projections linéaires. La marche à suivre pour déterminer les paramètres et les indices des faces, ou bien les angles en partant de ces derniers, suivant les circonstances, est non seulement précisée, mais appliquée à de nombreux exemples choisis tour à tour parmi les cristaux naturels, ou parmi ceux du laboratoire. On ne saurait trop louer, à notre avis, l’érudition, le soin et l’esprit méthodique déployés par M. Lewis dans ce grand travail.

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Le dix-huitième chapitre, qui compte près de ioo pages, traite des groupements de cristaux, des lois qui les régissent, des indices extérieurs et physiques qui les décèlent, des méthodes de calcul qui permettent de fixer l’orientation réciproque des indi- vidus cristallins associés. L’auteur signale le rôle important dévolu à l’exploration optique pour déchiffrer les assemblages complexes ; mais toujours d’une façon concise. En ce qui regarde les lois, les instruments, les modalités de la lumière polarisée, il admet que son lecteur est suffisamment instruit par les traités de physique en usage à l’Université de Cambridge. On voit par- faitement qu’il veut, autant que la chose est possible, s’en tenir à la cristallographie géométrique. C’est ainsi qu'il ne touche pas à l’isomorphisme ou au polymorphisme. En parlant des groupe- ments, M. Lewis rencontre la grave question du mimétisme. Il nous a paru qu’il n’y prend point parti, à l’instar de plusieurs Alle- mands, contre les idées si brillamment développées par Mallard.

Un chapitre sur les diverses méthodes de notation et un autre fort court sur la disposition des goniomètres termine ce savant ouvrage.

C. d. l. V. P.

VIII

Traité de Géologie, par A. de Lapparent, membre de l’Institut. Quatrième édition, refondue et considérablement aug- mentée. — Paris, Masson et Cie, 1900.

La quatrième édition du Traité de Géologie paraît dix-huit ans apres que la première a vu le jour. Les deux premiers fascicules sont mis en vente. Ils comprennent les Phénomènes actuels et la description des terrains, en commençant par les schistes cris- tallins jusqu’à la fin de l’époque jurassique (1240 pages). Dans cette nouvelle édition on reconnaît l’intelligence compréhensive et la grande érudition qui recommandaient les premières. L’au- teur s’est appliqué avant tout à tenir son œuvre au courant d’une science de plus en plus cultivée, dont les progrès s’accusent aussi bien par l’extension du domaine de l’observation et l’acquisition des faits que par l’amélioration des doctrines. Ce n’est pas une tâche ordinaire que de suivre ainsi de près cette évolution rapide de la Géologie, comme l’a su faire M. de Lapparent, en publiant

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en un petit nombre d’années, quatre éditions d’un ouvrage très volumineux, bourré de faits, et dont la mise au point impose, chaque fois, soit des compléments soit des remaniements, sur une foule de détails. Il a doté la littérature scientifique française d’un instrument de travail des plus précieux. Dans ce traité le lecteur trouve la plus heureuse exposition des principes, un trésor de données stratigraphiques et paléontologiques pour- suivies de contrées en contrées, répondant à l'état actuel des recherches, et il rencontre en même temps des vues claires et nettes sur les points bien établis, une critique judicieuse sur ceux qui sont l’objet d'une controverse.

La marche d'ensemble adoptée par M. de Lapparent dans ses premières éditions est conservée dans celle-ci. O11 le sait : d’abord les phénomènes actuels, qui fournissent la base positive à toutes nos inductions sur le passé du globe. Vient ensuite l’étude géné- rale des roches envisagées sous les rapports lithologiques et palé- ontologiques : c’est l’introduction indispensable pour comprendre la composition des terrains. Après quoi, l’auteur donne une grande ampleur à la description des Systèmes, description qui occupe les trois cinquièmes de son ouvrage. Il le termine par la revue des roches éruptives des divers âges, par l’examen du métamorphisme et des gisements métallifères, et finalement par l'étude des principales dislocations de la croûte terrestre et la théorie de ces grands phénomènes.

Nous ne voyons pas ce qu’il y aurait à changer à cette dispo- sition des matières. Mais notre savant ami y a introduit des modifications qui 11e sont pas sans importance. Elles sont inspi- rées tour à tour par le goût de l’ordre, par la logique des faits, ou par les progrès mêmes des recherches. Voici de très loin le plus important et le plus hardi de. ces changements.

Jusqu’à présent, d’après les éditions antérieures, un Système était considéré comme une unité qu’il était avantageux d’étudier comme tel dans chaque région séparément. C’est ainsi que, dans la troisième édition du Traité de Géologie, le Système silurien, qui comprend le cambrien, était décrit de la base au sommet dans les îles Britanniques, puis dans la Scandinavie et la Russie, puis dans la région française, puis en Allemagne, en Amérique, etc. Cette façon de procéder, en usage dans tous les traités de géologie publiés jusqu’ici, répond à une phase de la science relativement arriérée. Les grands complexes de couches dési- gnés par le terme de Système comportent un ensemble considé- rable de types organiques, parmi lesquels il en est de très

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répandus qui sont caractéristiques. Alors même qu’on explore une région nouvelle, on a la chance d'en rencontrer rapidement quelques-uns qui déclarent, par le fait de leur présence, l’apparte- nance au Système correspondant. Un Paradoxides est cambrien; un graptolite, silurien; une calcéole, dévonienne; un assemblage d’empreintes de Lepidodendi ons et de Sigillaires ne peut être que carbonifère. On s’explique, d’après cela, que les Systèmes aient été reconnus depuis longtemps dans toutes les parties du monde, voire même dans des régions fort peu explorées. L’étude des subdivisions nommées Étages implique un examen autre- ment minutieux sur le terrain et une critique infiniment plus savante des documents paléontologiques, et notamment des types les plus significatifs. Grâce à l’étonnante activité des cher- cheurs, la connaissance des étages est aujourd’hui très avancée, du moins dans beaucoup de pays, et l’on peut quelquefois en saisir la parenté entre des continents que les océans séparent.

En cet état de choses, M. de Lapparent a jugé le moment venu de remanier et de refondre toute la partie de son ouvrage consa- crée à la description de l’échelle stratigraphique. et d’appliquer aux subdivisions d’Etagela méthode qu’il avait appliquée aux Sys- tèmes. Cette innovation hardie distingue avant tout la quatrième édition de la Géologie. Elle a sa raison d’être. L’observation com- parative d’un même étage dans des bassins différents, offre plu- sieurs avantages quand on parvient à les y reconnaître. L’atten- tion concentrée sur un complexe de couches d’épaisseur modérée permet d’en mieux embrasser les caractères lithologiques et paléontologiques. En rapprochant les formations contemporaines, on apprécie plus commodément les vicissitudes et la répartition dans l'espace des dépôts de la même date, ainsi que leurs rap- ports avec les subdivisions qui. les précèdent ou qui les suivent. Une telle méthode conduit naturellement à scruter les modi- fications physiques accomplies pendant une même phase de l’histoire du globe ; elle fait appel d’un même coup aux causes qui les ont amenées. C’est la direction véritablement rationnelle de la science de notre temps, puisque le but le plus élevé de la géologie récente est la reconstitution de la géographie physique du globe aux époques antérieures. Ce but, plus ou moins entrevu, ne pouvait être atteint quand on établit autrefois la série des grands Systèmes. Les détails étaient trop mal connus, les champs d’exploration trop bornés pour qu’on pût tenter à cet égard des synthèses de quelque étendue ayant une probabilité sérieuse. C'est ee que montrent les essais de ce genre tentés autrefois

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par Brongniart, Beudant, Lyell. etc. Il s’est trouvé, à la suite des recherches, que des transformations géographiques d’une ampleur étonnante, parmi lesquelles il en est qui ont converti en bassins marins une partie très notable des continents, se sont opérées précisément au beau milieu d’un système. Par exemple, la transgression callovienne dans le Jurassique, et la transgres- sion cénomanienne dans le Crétacé. Les divisions d'étage s’har- monisent plus heureusement avec l’évolution des formes topo- graphiques ; car, nonobstant la prééminence dévolue au caractère organique quand il s’agit de la chronologie de l’écorce terrestre, les limites d’étage sont maintes fois définies par l’allure chan- geante des bassins de sédimentation. C’est pourquoi les descrip- tions de M. de Lapparent font ressortir avec soin les variations des limites d’étage; et pour que ces limites parlent aux yeux du lecteur, il insère dans le texte de sa nouvelle édition, quatre- vingts esquisses paléogéographiques représentant la distribution de ces étages à partir des schistes cristallins. Il reporte cette distribution soit sur l’ensemble du planisphère, soit sur la sur- face actuelle de l’Europe, soit sur la région française.

Quels que soient les progrès de l’observation et l’érudition de l’auteur, il va de soi que l’on ne doit pas réclamer de ces esquis- ses une précision que le sujet ne comporte pas aujourd'hui et qui, dans bien des cas, ne sera jamais obtenue. Car l’ablation immanquable des terrains, condition fondamentale de l’évolution de la figure du globe, en efface plus ou moins les traces avec le temps, et l’on en est réduit, surtout quand il s’agit des dépôts anciens, à des témoignages isolés. Dans ses belles Leçons de Géographie physique, M.. de Lapparent a fait ressortir avec beau- coup de clarté, les données positives s'appuie la paléogéogra- phie, de même que les lacunes qui en mesureront toujours l’in- certitude (1). Mais les essais de cartes dont il enrichit la dernière édition de sa Géologie, n'en sont pas moins des plus instructifs. On y saisit du premier coup d’œil les curieuses transformations qui se sont opérées à la surface de notre Terre, par exemple, au cours des étages Coblentzien, Dévonien moyen et Dévonien supé- rieur ; Dinantien et Ouralien du Carbonifère, etc. La petitesse de l’échelle n’a pas empêché d’y tracer en gros la limite des fades continentaux et lagunaires d’une part, océaniques d’autre part, qui ont régné séparément les uns des autres sur de vastes espaces à certaines époques. On appréciera à cet égard les cartes géologi-

(1) Leçons de Géographie physique, 2e édit., XVe leçon.

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ques des étages Moscovien du Carbonifère, Tlmiingien du Per- mien. inférieur, moyen et supérieur de Lias : panoramas sen- siblement véridiques d’un état de choses remontant à un passé incalculable.

Signalons encore rapidement dans la nouvelle édition, quel- ques modifications on compléments qui intéressent les faits, la méthode ou les doctrines. Nous citerons : les observations con- cernant les écarts de la gravité et les inductions susceptibles d’en être tirées, quant l’existence d'anciennes rides monta- gneuses actuellement ensevelies sous des dépôts de date posté- rieure; les profils ajoutés au chapitre de la géographie générale; la marche adoptée dans l’étude de l’érosion : avant de traiter des torrents et d’autres particularités, l’auteur commence par aborder les considérations générales relatives au niveau de base et la tendance au profil d’équilibre, données qui président à tout le travail de l’eau courante; à propos des glaciers, les observa- tions récentes de M. de Drygalski sur la pression glaciostatique, d’où dérive en partie la marche en avant des glaciers; l'action chimique exercée par le sulfate de magnésium dissous dans l’eau de la mer sur l'aragonite des récifs coralliens donnant naissance à la formation de la dolomie; un bon nombre d’obser- vations sur les derniers tremblements de terre : elles sont accompagnées de plans sont dessinées les lignes isoïstes; les effets constatés et notamment la production de fentes de grande longueur avec dénivellation des parois confirmant de plus en plus le rapport de ces grands phénomènes avec la tectonique des régions et, partant, avec la cause des mouvements orogéniques; les graves objections apportées dans ces derniers temps à l’ingénieuse explication formulée par M. de Drygalski pour ren- dre raison du soulèvement actuel de la presqu’île Scandinave par le fait de l’ablation de l’ancienne calotte glaciaire. La conclu- sion qui résulte, est que les mouvements dits positifs ou négatifs de la ligne des rivages sont, avant tout, une dépendance des déformations et de la plasticité de la croûte du globe.

Les chapitres concernant les minéraux des roches et la texture de ces dernières, fort bien traités dans les éditions antérieures, se sont enrichis dans celle-ci par l’introduction de beaucoup de dessins empruntés à l’excellent ouvrage de M. Lacroix sur la Minéralogie de la France. M.de Lappareut renonce à l’expression de Terrain Primitif pour désigner l’ensemble des schistes cristal- lins. Il le baptise comme Terrain Archéen. On y voit figurer les résultats des dernières recherches sur l’Archéen d’Ecosse, de

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Scandinavie, de Finlande, de l’Armorique, du Plateau Central, des Etats-Unis. Or il arrive, chose remarquable, que ces savantes et consciencieuses études sont loin de dissiper les doutes sou- levés par les schistes cristallins quant à leur mode d’origine. Ce qui en ressort de moins contestable, c’est que. dans des districts de plus en plus nombreux, on trouve des sédiments fossilifères localement transformés en gneiss ou en micaschistes qu’il est malaisé de distinguer des roches primordiales de même nom. On a confondu maintes fois ces couches anomales avec les schistes cristallins. On ne sait pas à quoi s’en tenir sur la date d’un massif de ce type, s'il n'est pas recouvert par le Précambrien bien reconnaissable. Aussi les doutes de M. de Lapparent sur l'appar- tenance de la Bretagne et du Plateau Central au véritable Archéen n’ont fait que s’accroître depuis les premières éditions de sa Géologie. Il admet toujours l’existence nécessaire d'une croûte primitive de consolidation; mais les limites en demeurent problé- matiques à ses yeux, et la seule note qui reste propre aux terrains sur lesquels repose toute la série stratifiée, c’est V uni- versalité de la cristallisation, puisqu’elle n’apparaît que là.

Après avoir insisté sur les avantages du procédé par étages adopté pour la description de l'échelle stratigraphique, nous ajouterons seulement que l’on trouve, à chaque page de la nou- velle édition, des détails qui la mettent au pas actuel de la science. Ils portent tour à tour sur l’interprétation, sur les explorations nouvelles, sur le tableau des divisions stratigraphiques, sur les données paléontologiques, sur des rectifications nécessitées par les observations récentes. Contentons-nous d’indiquer la part beaucoup plus grande concédée à la géologie extra-européenne : l’emploi beaucoup plus fréquent des horizons définis par des zones d’Ammonoïdés, zones précieuses entre toutes quand il faut établir l’homotaxie entre contrées largement séparées; ainsi que les profils plus nombreux de coupes extraits des mémoires con- temporains. On voit que chaque phrase de l’ancien texte a été relue ou corrigée, développée ou même supprimée au besoin. C'est, d’ailleurs, la manière d’agir à laquelle l’auteur nous a habitués depuis des années. Jamais le terme d 'édition nouvelle n’a été pris plus au sérieux que par M. de Lapparent.

C. d. l. Y. P.

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IX

Le Globe terrestre. I. La formation de l’Écorce terrestre, par A. de Lapparent, membre de l’Institut, professeur à l’École libre des Hautes Éludes.

Le Globe terrestre. 11. La nature des mouvements de V Écorce terrestre, par le même.

Le Globe terrestre. III. La destinée de la Terre ferme et la durée des temps géologiques, par le même.

Trois vol. in-i8, chacun de 63 pp. De la collection : Science et Religion, Études pour le temps présent. Paris, Bloud et Barrai, 1899.

Énoncer les titres d’écrits dont l’auteur est M. de Lapparent. suffit, dans ce recueil, pour en faire l’éloge.

Dans ces trois petits volumes, l’illustre savant a voulu réunir dans une rapide synthèse les données essentielles de l’histoire du globe qui nous porte, en les mettant à la portée du public instruit mais non spécial.

I. Le premier volume débute par un exposé succinct de la théorie de Laplace pressentie par Descartes, rêvée par Kant, soupçonnée par William Herschel, mais que Laplace eut seul la gloire de formuler en termes précis.

On éprouve quelque surprise de ce qu’il 11’est fait, par l’auteur, aucune allusion aux rectifications apportées successivement à l’hypothèse due à l’auteur de la Mécanique céleste, par le véné- rable M. Faye et par M. le colonel du Ligondès. Elles ont eu l’une et l’autre, la première surtout, assez de retentissement pour qu’il semble difficile de parler désormais du système cosmogo- nique de Laplace sans accorder tout au moins une mention aux modifications profondes proposées par les deux savants que nous venons de nommer, en vue de parer aux difficultés qu'ont appor- tées les progrès ultérieurs de la science à la célèbre théorie. II est vrai que le principe de formation du globe terrestre au sein d'une nébuleuse cosmique aux dépens de laquelle se seraient formés également le Soleil et les autres planètes, subsiste aussi bien dans les systèmes de M. Faye et de M. du Ligondès que dans celui de Laplace. Et cela suffisait au dessein de l’auteur.

Il est donc admis que notre sphéroïde est un petit soleil éteint dont la masse primitivement gazeuse, puis à l’état de liquide

BIBLIOGRAPHIE.

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incandescent, s’est peu à peu recouverte, sous l'influence du froid extérieur, de plaques solidifiées se soudant entre elles, à peu près comme se forme graduellement sous nos yeux la congélation superficielle d’un fleuve ou d’une rivière.

Il s’agit d’établir les preuves de cette théorie.

L’auteur invoque d’abord l’analyse spectrale qui, nous mon- trant le Soleil composé des mêmes éléments chimiques que la Terre elle-même, fournit un puissant argument en faveur d’une origine commune. La forme sphéroïdale de notre globe, aplati aux deux extrémités de l’axe polaire et renflé à l’équateur, témoigne en faveur de son état fluide à l’origine, en dépit de la thèse sin- gulière qui voudrait voir sa formation résulter de chutes d’aéro- lithes. La densité moyenne de notre planète, comprise entre cinq et six fois celle de l’eau, alors que celle des parties de son écorce accessibles à notre atteinte ne dépasse pas 3, suppose nécessai- rement une densité beaucoup plus considérable au centre : c’est donc que les matériaux dont elle se compose se sont déposés par ordre de densité, ce qui implique nécessairement une masse primitivement fluide. Il y a aussi l’accroissement de chaleur de l’extérieur vers l’intérieur, l’influence de la chaleur solaire est nulle; cet accroissement doit, à une profondeur relativement faible, aboutir à l’état d’incandescence. M. de Lapparent réfute les objections que l’on a essayé d’opposer à cette considération.

Enfin l’uniformité absolue, des pôles à l’équateur, de la flore des temps primaires et de la première moitié des temps secon- daires s’explique par la non complète concentration, à ces époques reculées, de la masse solaire. D’un diamètre beaucoup plus considérable qu’aujourd’hui, l’astre central enveloppait simultanément de ses rayons les deux tiers de notre globe, les deux pôles compris. Plus nombreux et plus rapprochés, émanant d’une surface plus vaste, ces rayons étaient proportionnellement moins intenses, et versaient une chaleur égale sur tous les points à la fois du sphéroïde terrestre. Puis, la concentration continuant son œuvre dans l’ensemble de l’astre central, de premières inégalités commencent à s’esquisser; les plantes dicotylédonées (Phanérogames angiospermes) apparaissent durant la période cénomanienne; et c’est seulement vers la fin des temps tertiaires que les climats commencent à s’accuser nettement, parce qu’alors le Soleil devait être arrivé à un point de concentration voisin de son état actuel.

Le volume se termine par l’exposé de l’accord que la théorie de l’origine ignée présente avec la composition chimique des

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diverses assises de l’écorce terrestre, ainsi qu’avec la composi- tion minéralogique des terrains primaires.

11. Etant admis que notre planète est un petit soleil éteint, liquéfié à l'intérieur et encroûté à la surface, il s’agit de se rendre compte de la structure de cet encroûtement, de cette écorce. Quand le refroidissement superficiel eut produit une pellicule solide autour de la masse incandescente, les vapeurs contenues dans une atmosphère lourde, épaisse, chargée, commencèrent à se condenser en pluies chaudes qui désagrégèrent en partie les premières couches de la pellicule naissante. Puis, le retrait par refroidissement de la masse ignée entraînait, par défaut d’appui, la croûte primitive sur les points de retrait. I)e les premiers reliefs que désagrégeaient bientôt les pluies intenses, s'étendant en vastes mers sur le sol brûlant. De cette désagrégation des reliefs du sol résultèrent d’immenses couches sédimentaires qu'enrichirent les débris calcaires ou siliceux d’une infinité d’animalcules. La concentration du milieu igné poursuivant son œuvre, de nouvelles dislocations de la croûte s’ensuivirent, pro- duisant ici des affaissements, des soulèvements; et le rétré- cissement graduel soumettait les matériaux bouleversés à d'énergiques pressions latérales exhaussant les reliefs existants ou en produisant de nouveaux.

Après avoir exposé celte théorie, qui est celle de Léopold de Buch et d’Elie de Beaumont, M. de Lapparent combat une théorie nouvelle qu’on a tenté récemment de lui substituer sous le nom de théorie des effondrements et dont le principal promoteur est le célèbre et éminent géologue viennois Suess. De vastes com- partiments de l’écorce terrestre se seraient précipités verticale- ment. sous l’effort de la pesanteur, sur les vides produits sous eux par la contraction du noyau igné, et auraient glissé entre les parois des compartiments voisins; les massifs montagneux représenteraient ces derniers.

L’auteur discute, avec la haute compétence qui lui est propre, cette nouvelle théorie et la montre comme étant, d’une part, con- tradictoire avec l’ensemble des faits géologiques observés, et d’autre part conduisant à des conséquences physiques inadmis- sibles.

La théorie orogénique des soulèvements par pressions laté- rales et plissements ne paraît donc pas devoir être supplantée par celle des prétendus effondrements (i).

(1) Voir Revue des Quest. scient., 2e série, t. XIV (1898), pp. 5-33.

BIBLIOGRAPHIE.

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III. Notre séjour terrestre est-il destiné à durer éternellement ? Ou bien, comme toute créature, doit-il finir; autrement dit, est-il mortel ?

La science donne une réponse résolument affirmative à cette seconde question. Notre auteur trace le tableau de la marche de notre monde vers cette destruction finale; il suppute le nombre de milliers de siècles qui doivent s’écouler jusqu’à son accom- plissement, et tire de là, par voie de conséquence rétrospective, d’intéressantes données sur la durée probable des temps géolo- giques.

Le sol qui nous porte est constamment battu en brèche par de nombreux agents d’érosion. Les torrents de la montagne issus de la fonte des glaciers, les rivières des vallées, les fleuves de la plaine charrient sans cesse des matériaux arrachés à leurs rives, aux flancs des versants, aux moraines des glaciers. Blocs de roche, puis cailloux roulés, puis graviers, puis vase quasi impal- pable, ces matériaux finissent, en un temps plus ou moins long, par arriver à la mer dont iis exhaussent le fond aux dépens de la terre ferme.

En prenant la moyenne des altitudes de tous les reliefs du sol émergé au-dessus de l’Océan, depuis zéro correspondant à ce niveau même jusqu’aux plus hauts sommets, on arrive à une hauteur uniforme de 700 mètres. La superficie totale des terres émergées étant de 145 millions de kilomètres carrés, le produit de ce dernier nombre multiplié par o km, 7, donne le volume d’ensemble des dites terres, soit en nombre rond, cent millions cle 'kilomètres cubes. Par des jaugeages et des observations pluviométriques, que nous 11e pouvons rapporter ici, on a constaté que les cours d’eau charrient chaque année à la mer des vases ou troubles dans la proportion de 38 pour 100 000, et que le volume d’eau déversé annuellement à la mer par la totalité des fleuves est de 23 000 kilomètres cubes. C’est donc un volume de matières solides de 10 km3, 43, dit M. de Lapparent, que les cours d’eau apportent à la mer. Cela représente une tranche de 7/100 de millimètre enlevée, chaque année, au plateau de 700 mètres d’alti- tude représentant la moyenne des hauteurs supramarines, soit sept millimètres par siècle. A ne considérer que ce seul élément de destruction, l’on trouve, d’après ces données, que l’arase- ment de tout le relief continental, y compris les îles, serait réalisé en moins de dix millions d'années.

Mais la destruction procède d’autres agents encore. La mer bat constamment les côtes et leur enlève des débris. Cette érosion

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est très inférieure à celle des pluies et des cours d’eau, elle n’en est guère que le dixième ; à quoi il convient d’ajouter quelque chose pour tenir compte des dégâts produits par les avalanches côtières dans les régions polaires ou avoisinantes. Le chiffre de io km\ 43 de matières solides entraînées annuellement dans les mers peut ainsi être élevé à 12 km1, ce qui abaisserait à 8 notre chiffre de 10 millions d’années.

Ce n'est pas tout. Les eaux météoriques, les eaux des sources et des cours d’eau exercent une action chimique dissolvante sur tout leur parcours. On évalue à près de 5 kilomètres cubes la quantité de matières dissoutes (carbonates, sulfates, silice, etc.) déversée chaque année par les fleuves dans l’Océan. Voilà donc nos 12 kilomètres cubes portés à 17, et nos 8 millions d’années réduits à 6, sans même tenir compte de l’exhaussement du fond des mers qui marche parallèlement avec l’abaissement du relief des continents. Mais en faisant entrer ce facteur, et y ajoutant la quantité énorme des débris que lancent dans la mer les volcans en activité situés presque tous dans des îles ou sur le littoral des continents, M. de Lapparent montre, par des calculs fortement motivés, que le chiffre total des matériaux solides déversés chaque année dans la mer n’est pas inférieur à vingt- quatre kilomètres cubes.

Or. ce chiffre est contenu à peu près 4 millions de fois (exacte- ment 4 166 666 fois) dans celui de 100 millions, qui représente le volume total des terres émergées. Donc la disparition totale de celles-ci, sous l’action des forces actuellement en exercice, et en supposant que ces forces doivent rester toujours les mêmes en nature et en intensité, serait réalisée en un nombre d’années voisin de 4 millions, soit 40 000 siècles.

Un tel avenir 11’intéresse guère, au moins pratiquement, les générations présentes. Mais il a une importance rétrospective en ce sens qu’il permet de conjecturer la durée des temps géolo- giques qui nous ont précédés. Sans résumer ici les raisonnements et les analogies développés par notre auteur, nous dirons que, d’accord avec l’illustre savant anglais William Thomson quoique par une voie toute différente, il arrive à cette conclusion que 100 millions d’années environ ont s’écouler à partir du moment les premiers océans ont commencé à rendre possible la formation de l’existence d’organismes vivants.

Telle est la substance de ces trois petits volumes l’histoire générale du Globe terrestre est présentée dans un tableau d’en-

BIBLIOGRAPHIE.

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semble abordable à tout esprit cultivé, et le charme du style s’unit à la science la plus approfondie.

C. de Kirwan.

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Les Origines. Questions d’Apologétique, par J. Guibert, S. S., 2e édition. Un vol. in-8° de VIII-389 pp. Paris, Letouzey et Ané, 1898.

Nous sommes heureux de signaler à nos lecteurs la seconde édition de l’ouvrage de M. l’abbé Guibert, actuellement supérieur du séminaire de l’Institut catholique de Paris. L’auteur l’intitule modestement : Questions d’Apologétique; en réalité, c’est une défense sérieuse de la vérité révélée, défense éminemment loyale et sans exagération d’aucune sorte. Les différents systèmes, même ceux qui sont et doivent être combattus par un écrivain catholique, sont exposés avec une sincérité absolue : c’est le moyen d’éviter au lecteur inexpérimenté les surprises toujours périlleuses d’un avenir on voit mieux la face des questions. C’est aussi le moyen de faire mieux entendre et valoir ses propres raisons. De plus et on 11e saurait assez louer le pro- cédé — on voit que le docte sulpicien s’est attaché à établir toujours et partout une grande ligne de démarcation entre ce qui est certain et ce qui 11e l’est pas. Que la certitude nous vienne de l’autorité de Dieu, qui révèle, ou qu’elle nous vienne par voie scientifique, l’auteur enregistre avec impartialité le résultat et le maintient avec fermeté. En revanche, il laisse ouvertes les ques- tions qui 11e sont point résolues, et se garde bien de confondre la citadelle inexpugnable de la foi avec certains travaux de défense, établis de main d’homme. La stratégie change avec le temps et l'apologétique modifie aussi ses allures.

M. Guibert divise son livre en sept chapitres : I. Cosmogonie ou origine de l’univers. IL L’origine de la vie. III. Origines des espèces. IV. Origine de l’homme. V. Unité de l'espèce humaine. VI. Antiquité de l’espèce humaine. VIL Etat de l’homme primitif. C’est ce dernier chapitre qui a été le plus pro- fondément remanié dans la seconde édition.

Les questions, que nous venons d’indiquer, sont difficiles en elles-mêmes; quelques-unes sont délicates, et elles préoccupent

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vivement les esprits à l’heure présente. Comme elles ont en outre des affinités nombreuses avec les sciences les plus diverses, il semble impossible, à première vue, de s’assimiler tant de données positives, et surtout de les dominer assez pour porter toujours un jugement équitable et motivé. C’est pourtant ce queM.Guibert a réalisé. Sans doute, ses renseignements ne sont pas toujours de première main ; mais, la plupart du temps, il s’est référé à de bons travaux, et avec un discernement éclairé il a su prendre l’essentiel sans se perdre dans des détails inutiles. Notons en passant la bibliographie fort étendue, que l’auteur ajoute à chacun de ses chapitres. Dans une œuvre scientifique proprement dite, on voudrait, il est vrai, des indications plus complètes encore; en particulier, on voudrait voir renseignés plus d'ouvrages étrangers. Mais une première initiation ne demande pas davantage. Je souhaite seulement d’avoir été clair et exact „, dit M. Guibert dans sa préface; et le but est pleinement atteint.

Parcourons rapidement quelques points particuliers.

Le chapitre Ier reprend la question si ardue de l’accord entre la géologie et le commencement de la Genèse. On sait si les écrivains orthodoxes ont multiplié leurs efforts pour cimenter sur ce terrain l’union de la science et de la foi ! Les théories du littéralisme strict, du concordisme, de l’idéalisme se sont succédé; récem- ment encore le R. P. de Hummelauer, S. J., dont on peut ajouter l’ouvrage à ceux qui sont mentionnés pp. 47 et 48 (1). défendait chaleureusement le système des visions, qui a ses préférences. Au point nous en sommes, il est juste de dire qu’on a épuisé tous les systèmes possibles, avec toutes leurs variétés. Tenta- tives louables, sans doute; mais, comme aucune d’elles n’est exempte de reproches, il est à croire que l’accord entre les exégètes restera longtemps encore à l’état de simple désir. Le motif de cette divergence de vues ne serait-il pas l’oubli de quelques principes essentiels, universellement admis, rappelés par M. Guibert au début de son étude, et que nous ne faisons que transcrire ici : Il faut préférer des conclusions scientifiques certaines à une exégèse douteuse. Le premier chapitre de la Genèse contient des enseignements religieux certains. La Bible et la science ne poursuivent pas le même but et n'emploient p>as les mêmes procédés. La Bible ne peut être invoquée comme

(1) Le Récit de la Création, par le R. P. de Hummelauer, S. J. Traduit de l’allemand par l’abbé Eck. Paris. Lethielleux.

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autorité sur les questions de sciences naturelles ; elle reflète seulement les idées qui avaient cours dans le milieu oh les écrivains sacrés ont vécu (pp. 19 et 20). Cela étant, et si les enseignements religieux du premier chapitre de la Genèse : unité de Dieu, création ex nihilo, Providence, unité de l'espèce humaine, etc..., nous sont rapportés dans un cadre qui reflète seulement les idées des contemporains de Moïse, idées très élé- mentaires à coup sûr, la question à résoudre est beaucoup sim- plifiée. On se trouve, dans tous les cas, très loin des essais de concordisme ; on 11e répétera plus que Moïse fut le précurseur des géologues modernes; ce 11e sera qu’avec hésitation qu'on attribuera à une révélation ou à une vision l’ordre indiqué par les six jours. Tout en y attachant un très grand prix pour l'his- toire des sciences, on s’appliquera surtout aux vérités religieuses qui y sont contenues, et la question si longtemps controversée sera bien près de la solution. N’est-ce pas, d’ailleurs, une consé- quence logique des principes posés par saint Augustin et par les Pères de l’école d’Alexandrie ?

Notons, à la page 17, une traduction moins exacte de Gen. II, 4 : Istae sunt generationes caeli et terme : telles sont les ori- gines du ciel et cle la terre. Comme toujours dans la Genèse (V, 1; VI, 9; X. 1; XI, 10; XI, 27, XXY, 19; XXXVI, 1 ; XXXVII, 2), cette formule est un titre, qui se relie à la narration suivante. Le mot generationes signifie, non pas origines au sens passif, mais actions, histoire au sens actif.

Après le chapitre II. consacré à V origine de la vie, et les brillantes expériences de Pasteur servent de base à la conclusion : La vie a commencé par un acte divin de création „, M. Guibert, dans un troisième chapitre, passe à Y origine des espèces végétales et animales. Voici une de ses conclusions, que nous ne voulons point discuter ici, mais qui au point de vue de l’apologétique a une portée considérable : Il nous semble plus glorieux à Dieu

et plus conforme à ses procédés ordinaires, qu’il ait créé les espèces vivantes par l’évolution, c’est-à-dire comme cause pre- mière, plutôt que par des créations successives, c’est-à-dire comme cause immédiate de chaque espèce. 11 nous paraît plus probable que Dieu plaça dans la nature, en créant la vie, plu- sieurs formes primitives simples (pp. 169, 170).

Le chapitre IV traite de Y origine de l'homme. Une double voie se présentait ici à l’auteur. 11 pouvait partir du texte biblique {Gen., ch. Il), pour interpréter à sa lumière les données qui sont fournies par la science; ou, suivant l’ordre inverse, il pouvait

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mettre lu science à la base de ses recherches, pour revenir aux documents inspirés. M. Guibert a préféré cette dernière méthode, et nous ne saurions l'en blâmer. Dans une œuvre d’apologétique, la conclusion gagne en fermeté quand par une étude, en appa- rence indépendante de la foi. on aboutit précisément aux résul- tats garantis comme certains par la révélation.

Constatons dans l'ouvrage de M. Guibert, une grande sévérité dans le choix des preuves. Pour la question de l’origine de l’âme humaine, la théorie évolutionniste ne lui semble qu’imparfaite- ment exclue par la religiosité et la moralité, que M. de Quatre- fages donne comme caractères propres à l’homme ; par la con- science et le progrès qui distinguent l’homme de la bête, et que M. de Nadaillac met à la base de sa démonstration; et même par la différence fondée sur les opérations supérieures de l'esprit. M. Guibert prouve par une déduction scientifique la supériorité et la spiritualité de ces facultés elles-mêmes, et il conclut que l’âme douée de ces facultés, doit nécessairement son existence à un acte créateur.

La question de l’origine du corps humain est plus délicate. On se rappelle les controverses soulevées, il n'y a pas fort longtemps, quand un savant anglais, M. Saint-Georges Mivart, appliqua pour la première fois la théorie de l’évolution au corps humain lui-même. 11 fut suivi par le R. P. Leroy, O. P. ; et les plus graves autorités ecclésiastiques reconnurent que cette thèse pouvait s’accorder avec les exigences de la foi. Tel était, entre autres, l'avis du cardinal Gonzalès (La Biblia y la Ciencia, t. I, P- 542), du chanoine Duilhé de Saint-Projet (Apologie scien- tifique, p. 372, note), de Mer d’Hulst (Comptes rendus du Congrès cath. de Paris, 1891, section d’ Anthropologie, p. 213). Ici même (Revue des Questions scientifiques, juillet 1894), le R. P. Dierckx, S. J., tout en combattant les vues évolutionnistes, éten- dues à l’organisme humain, déclarait qu’il s’honore de parta- ger les sentiments du cardinal Gonzalès „. Il est vrai que le livre du R. P. Leroy fut désapprouvé à Rome ; mais, comme nous l’apprend M. Guibert (p. 202, note), il n’a pas été mis à Vlndex. 11 résulte d’une correspondance qui nous a été commu- niquée, que l’ouvrage avait été suspect parce que l’auteur n'y enseignait pas assez formellement la création immédiate de l’âme humaine „. Il convient de rendre hommage au savant sul- picien, de la loyauté et de la courtoisie dont il fait preuve à l’égard d’écrivains catholiques, dont il ne partage pas l’opinion.

La science elle-même, dit-il (p. 213), incline à croire que le

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Créateur, au moment il résolut de former l’homme, façonna directement, ou du moins acheva l’organisme qu'il allait vivifier par l’âme spirituelle. Et il ajoute (pp. 213 et 214): “Si les inter- prètes de l’Écriture croient que le texte sacré enseigne formelle- ment que Dieu façonna immédiatement le corps humain, nous n’aurons aucun sacrifice à nous imposer dans le domaine scien- tifique, et nous adhérerons volontiers à leur sentiment. C’est remettre la décision finale aux mains de l'Eglise, seule autorisée à fixer d’une manière certaine le sens de l'Ecriture. Ajoutons toutefois que la très grande majorité des exégètes estiment la condition posée par M. Guibert déjà pleinement réalisée. Au second chapitre de la Genèse, v. 7, on lit : Formavit Dominus Dens hominem de lirno terme, et inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae, et factns est liomo in animant viventem. 11 s’agit bien de la vie physique, car le spiraculum vitae est donné aussi aux animaux (ch. VII. 22 et Ps. C 1 1 1 , 29 sq.) : par conséquent, à s’en tenir au sens naturel des mots, l'homme avait un organisme humain, avant de recevoir des mains de Dieu la vie inférieure du corps ; il semble donc impossible que ce corps nous ait été transmis par un animal vivant déjà, perfectionné par voie d’évolution, et auquel Dieu aurait donné ensuite une âme spirituelle. Si l’on objecte qu’il n’est pas nécessaire de pres- ser ainsi les termes de la Genèse, et que l’auteur sacré peut attribuer à une action immédiate de Dieu, ce qui ne s’est fait que d’une manière médiate, il est facile de répondre en ren- voyant à la création de la femme, l’intervention immédiate de Dieu est formellement indiquée, même pour la formation du corps (1).

On voit facilement par les exemples que nous venons de don- ner. de quel intérêt est l’ouvrage de M. Guibert, de quelle modé- ration de jugement et de quelle érudition sérieuse il témoigne. Souhaitons de voir se répandre ce livre, bien moderne, surtout entre les mains des étudiants ecclésiastiques, pour lesquels il fut surtout composé.

G. H.

(1) Cf. Hummelauer, Connu, in Gen., pp. 127 et suiv.

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Principes d’hygiène coloniale, par le Dr G. Treille. U11 vol. ia-8° de iv-272 pages. Paris, Georges Carré et Naud, 1899.

Ceux qui s’occupent de questions coloniales ; ceux-là surtout qui 11e veulent point tenter d’entreprises irréfléchies et qui tien- nent à assurer la réussite de leurs projets par le soin qu’ils prennent de la santé de ceux qui doivent en être les artisans, ceux-là liront, j’en suis sûr, avec un réel intérêt et un non moindre profit le livre dont nous donnons ici le titre. Ce titre est peut-être trop général : comme l’auteur le fait remarquer au début de la préface, c’est une étude des questions relatives à l’établissement des Européens dans les pays chauds et plus particulièrement dans les pays intertropicaux. A vrai dire, l’auteur, qui est Français, nous entretient presque exclusivement des contrées que la France possède dans ces régions, en Asie et en Afrique. Nous lui en ferons d’autant moins un grief, que si nous les comparons aux pays de même latitude de l’Amé- rique et de l'Océanie, les possessions françaises dont nous par- lons sont les plus déshéritées sous le rapport du climat et que, plus que les autres, par conséquent, elles réclament l’interven- tion de l’hygiène. Mais je ne crains pas d’aftirmer que les limites qu’il assigne à son livre ne font qu’eu accroître l’intérêt. On sent qu’il a vu tout ce dont il parle ; que derrière l’écrivain, il y a le témoin consciencieux, instruit, expérimenté. D’ailleurs, dans une première partie, M. Treille décrit le climat des tropi- ques en général et nous initie aux conditions météorologiques si particulières de ces régions. Il trouve l’occasion de signaler, en passant, l’influence préventive et curative des altitudes inter- tropicales en ce qui concerne la malaria et la tuberculose pulmonaire, alors qu’elles paraissent sans effet sur le développe- ment d’autres maladies infectieuses. L’altitude ne paraît pas, d’ailleurs, jouir d’un privilège exclusif vis-à-vis de la phtisie. De tous temps, les mers chaudes de l’Afrique ont bénéficié de la même réputation que les hauteurs, pourvu, bien entendu, que la maladie ne fût pas parvenue à un degré avancé.

L’action du climat intertropical sur les diverses fonctions de l’organisme est loin d’être tonique et vivifiante. Nous croyons, au contraire, exprimer une opinion exacte, en disant qu’elle les compromet presque toutes et qu’elle place en état d’imminence

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morbide l’Européen qui débarque aux tropiques. Cette opinion étayée de nombreuses et intéressantes considérations ne devrait jamais lui échapper : elle serait sa sauvegarde dans un milieu qui lui est si hostile.

L’étude des climats régionaux amène naturellement l’auteur à considérer en eux-mêmes et par comparaison les continents, les régions maritimes et les îles. Il donne les causes de leurs différences de température et d’humidité, et se prononce nette- ment en faveur du climat insulaire. Il en arrive alors à examiner les conditions sanitaires propres au Tonkin, à l’Annam, à la Cochinchine, au Cambodge, au Soudan, à la Côte d’ivoire, à la Guinée, au Dahomey, au Congo, à Madagascar, subdivisant ainsi son chapitre en autant de parties, qu’il faut lire et qui fourmillent d’intérêt.

Jusqu’ici, nous ne nous sommes occupé que du milieu dans lequel le colon doit vivre et qu’il ne peut modifier. Nous allons le suivre dans les divers actes qu’il doit poser presque à son gré, et qui exercent une influence si considérable sur sa santé. Nous voudrions le guider, avec M. Treille, dans les mille circonstances d'une vie à laquelle il est si étranger et dont il doit payer les moindres erreurs, volontaires ou non, par la maladie ou la mort. Mais nous devons nous borner et l’engager à se conformer minu- tieusement aux recommandations de M. Treille, en ce qui con- cerne l’emplacement de l’habitation, la préparation du terrain, l'orientation, le choix des matériaux, la distribution intérieure, l’ameublement, l'hygiène de la maison et l’hygiène des rues.

L’acclimatement est l’indigénat obtenu par rapport au climat; * dès lors, rien de plus juste que de s’enquérir des principes généraux auxquels obéissent les peuples indigènes en matière d’alimentation. Or, aux tropiques, l’alimentation de l’indigène est surtout végétarienne.

Cette constatation devrait avoir pour l’Européen toute la force d’un principe, et le décider à ne faire aux pays chauds qu’un usage très modéré de la viande. Mais c’est dans l’usage des boissons alcooliques fermentées et distillées qu’il doit faire le sacrifice absolu de ses goûts. Le vin de bonne qualité peut être consommé avec mesure ; l’alcool doit être absolument proscrit. M. Treille en donne les multiples et véridiques raisons, et j’estime que le chapitre qui les contient constitue un plaidoyer éloquent et nullement exagéré en faveur de la thèse de l’auteur. Au point de vue pratique, c’est la partie la plus importante du livre. Elle mérite à elle seule que les Principes d'hygiène coloniale soient IIe SERIE. T. XVII.

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répandus partout il y a des colons ; ils en seront la sauve- garde. Et de fait, l'alcool n’affecte-t-il pas le système nerveux de mille façons et n’en vient-il pas à affaiblir la vigueur morale de l’individu dans une contrée il a besoin de tant d’énergie? D’ordinaire, c’est le système digestif qui se trouve le premier frappé de proche en proche dans les fonctions stomacales, duodénales et intestinales.il eu résulte un catarrhe gastro-intes- tinal dont on peut guérir, mais qui peut favoriser aussi l’éclosion de maladies microbiennes : dysenterie, choléra, hépatite, fièvre bilieuse hématurique, etc. Car si l’alcool n’est pas la cause obli- gée de tous les maux, il semble, comme tout mauvais régime d’ailleurs, préparer l’organisme à les recevoir. Quant au vin, je viens de dire que l’on peut en faire usage eu quantité modérée, et pourvu qu’il soit de bonne qualité. Car on ne doit pas oublier qu’il contient de l'alcool et qu’à ce titre il est capable de trou- bler la chymification et, avec elle, toute la série des actes diges- tifs. 11 en résulte souvent de la constipation, d’autant plus que l’exagération de la sécrétion sudorale tend à diminuer les sécré- tions intestinales. Or, la constipation n’est que trop souvent le prélude des maladies microbiennes à point de départ intestinal. Elle favorise le développement des germes et en exalte la viru- lence, sans compter qu’elle trouble la circulation du sang dans les parois intestinales, qu’elle altère les sécrétions de l’intestin et favorise ainsi la résorption des produits anormaux ; sans compter encore qu’elle gêne la circulation hépatique et splénique, d’où découle particulièrement la prédisposition morbide du foie.

Comme on le voit, la question de l’alcool et du vin est d’impor- tance majeure aux pays intertropicaux.

Le chapitre de l’alimentation contient, d’ailleurs, une foule de renseignements utiles que je ne puis énumérer ici, mais dont le lecteur fera son profit.

Le régime de vie, objet du cinquième chapitre, concerne la distribution des repas, l’emploi du temps, les pratiques hygié- niques (bain, sieste, massage) que doit suivre l’Européen aux pays chauds.

Enfin, M. Treille termine son beau livre par l’exposé des réflexions que lui inspirent les colonies intertropicales de l’Afrique et de l’Asie. Si le Brésil, certaines régions même équatoriales de l’Amérique, certaines lies de l’Océanie sontcolonisables,il n’en est pas de même des contrées africaines et asiatiques dont nous avons parlé. Ici il importe que le colon soit relevé après peu d’an vées de séjour, deux ans, trois ans au plus, et qu’il ne contracte un

BIBLIOGRAPHIE.

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nouvel engagement qu 'après avoir réparé ses forces en Europe. Car s’il résiste aux fièvres infectieuses, il succombera à l’anémie qui l’envahira certainement malgré l’observation scrupuleuse des lois de l’hygiène. Sa prospérité matérielle est, d’ailleurs, impos- sible. Non seulement son organisme succombe au climat, mais l’indolence et le peu de vigueur de l’indigène ne lui apportent point d’assistance productive. L’Afrique et l'Asie intertropicales ne peuvent donc être exploitées par des colons à demeure ; elles ne peuvent l’être que par des sociétés commerciales.

Puissent ces considérations ouvrir bien des yeux et dissiper de nombreux rêves !

D1' A. Dumont.

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Institutiones philosophiae moralis et socialis quas in Colle- gio maximo Lovaniensi Societatis Jesu tradebat A. Castelein, S. J. Un volume in-8° de 663 pages. Bruxelles, Société belge de Librairie, 189g.

Il est superflu de recommander aux lecteurs les ouvrages du R. P. Castelein : il suffit de les signaler à leur attention.

Bien connu par ses travaux théologiques, philosophiques, éco- nomiques, le savant professeur vient de publier les leçons de philosophie morale et sociale qu’il professe à Louvain. Fidèle à la tradition de l’enseignement théologique, il les offre au public en langue latine; mais le latin du R. Père est clair et ne l’empêche pas de citer au hasard de sa vaste érudition les auteurs les plus modernes, tels que M. Fouillée ou Jules Simon.

L’auteur s'est arrêté avec complaisance aux problèmes de morale sociale, et tout particulièrement à la question du salaire à laquelle il ne consacre pas moins de quarante pages.

Comme exemple de sa manière, nous citerons la thèse XXIV relative à Y intérêt.

Les cent dernières pages de l’ouvrage, écrites en langue fran- çaise, contiennent divers appendices d’un haut intérêt. Le R. Père y traite des systèmes positivistes (II) ; il y fait aussi l’histoire résumée du socialisme jusqu’au seuil du xixe siècle (III), et ter- mine son traité par un exposé critique des systèmes économiques modernes (V), après avoir consacré un chapitre fort intéressant aux résultats du développement de l’industrie moderne dans l'ordre économique (IV).

E. V. S.

REVUE

DES RECUEILS PERIODIQUES

ANTHROPOLOGIE

Gisement paléolithique d'Aphontova- Gora (Russie orientale) ( i). On a signalé, sur plusieurs points de la Russie, des gisements paléolithiques qui paraissent mettre hors de doute la contemporanéité de l'homme et de la faune quaternaire. Cependant les silex qui en provenaient, ne ressemblaient pas à ceux qui caractérisent nos gisements occidentaux ; d’où il résul- tait une certaine indécision dans l’esprit des archéologues. Pour la première fois, au Congrès international d’anthropologie et d’archéologie préhistorique, tenu à Moscou en 1892, M. Savenkov apporta des bords de lTénisséi, une série d’instruments en pierre reproduisant nos types moustériens. Quatre ans plus tard, en 1896, M. le Bon de Baye a visité le lieu de la découverte qui porte le nom d’Aphontova-Gora et se trouve aux environs de Krasnoïarsk. Voici ce que le savant explorateur a constaté.

Le sommet d’Aphontova-Gora est porphyrique. Le versant de cette montagne du côté de Krasnoïarsk se trouve recouvert, jus- qu’à une certaine hauteur, d'un dépôt de loess ou de limon repo- sant sur une couche de cailloux roulés. Le loess atteint une puissance de près de 6 mètres ; il est interrompu, à des inter- valles irréguliers, par des zones peu épaisses de cailloux.

Les fossiles se trouvent exclusivement à la base du loess. M. de Baye y a recueilli lui-même, en place, le Mammouth, le Bison priscus et le Renne. Les instruments sont faits avec des

(1) L’Anthropologie, 1899, p. 172.

REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.

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cailloux roulés, empruntés à des roches variées, d’origine silu- rienne ou dévonienne. Les échantillons rapportés par M. de Baye sont en quartzite. Ils se composent de pointes, de disques, de racloirs, dont quelques-uns sont doubles, de lames, de galets dont on a enlevé des éclats.

M. de Bave a constaté que le gisement paléolithique se pro- longe avec les mêmes caractères sur l’autre rive de l’Iénisséi.

La grotte du Pape à Brassempouy (Landes) (i). Les dernières fouilles de MM. Piette et de la Porterie, à la grotte du Pape, ont donné des résultats assez imprévus.

Le dépôt archéologique de la grande galerie, dont l'épaisseur varie de om,go à im,38, renfermait, dans toute son épaisseur, des os gravés, décorés de figures d’équidés et de bovidés. A la partie inférieure, les explorateurs ont recueilli une gravure en champ- levé représentant un phoque. A toutes les hauteurs ils ont ren- contré des poinçons et des lissoirs en os. Sur certains points il y avait surtout des os taillés en forme de spatule: ou bien portant de ces entailles qu’on désigne ordinairement sous le nom de mar- ques de chasse. M. Piette croit y voir des caractères magiques. On cite également la trouvaille d’une aiguille en os. Enfin les flèches du type solutréen n’étaient pas rares dans la partie infé- rieure et moyenne de cette assise à gravures. A la partie supé- rieure on a recueilli surtout des flèches à cran et des pointes à pan rabattu. Cette association d’os gravés et de silex taillés du type solutréen est en opposition avec les idées généralement admises par les palethnologues, qui. plaçant les gisements à gravures dans le magdalénien, en fout un étage distinct du solutréen.

M. Piette, concluant d’après les faits qu’il a observés dans le midi de la France, pense que le solutréen n’est pas un étage; mais seulement un faciès particulier des assises magdaléniennes. Loin d’affleurer à la base des couches à os gravés, il en forme au contraire le couronnement. M. Piette propose donc de suppri- mer les mots étage solutréen et de conserver l’épithète de solutréen pour désigner seulement certaines formes d'armes en silex.

J’ai exposé les mêmes idées au Congrès scientifique interna- tional des catholiques, tenu à Bruxelles en 1894. Cette manière de voir résultait de mes propres observations à la station type

(1) L'Anthropologie, 1898, p. 531.

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de Solutré, les silex solutréens sont mélangés à des formes magdaléniennes (os gravés, statuettes en pierre, etc.).

C’est ce qu’on observe dans un grand nombre de gisements et dans celui de Laugerie-Haute souvent cité comme solutréen. D’après des on dit , recueillis par M. Piette, on aurait trouvé deux gravures sur os à la partie supérieure de ce gisement. Lartet et Christy y avaient rencontré le harpon, caractéristique du mag- dalénien.

Nouvelles fouilles dans les cavernes d'Engis(i). Les cavernes d’Engis, rendues célèbres par les fouilles de Schmer- ling, qui y découvrit en 1830 le crâne humain connu sous le nom de crâne d’Engis, ont été explorées depuis par M. Dupont, puis par M. Fraipont, et en dernier lieu par M. Doudou. Ce dernier vient de publier le compte rendu de ses recherches, qui contir- inent. sur des points importants, les résultats acquis par ses devanciers. Elles ont eu pour objet principal deux grottes encore inexplorées. M. Doudou désigne la première sous le nom de caverne funéraire, nom justifié, comme nous allons le voir, par la découverte de plusieurs squelettes humains.

Le terrain de remplissage formait plusieurs zones distinctes : à la surface, des blocs calcaires éboulés provenant de la voûte, formaient une première couche de om,2o à om,3o d’épaisseur. A la partie inférieure de cette couche se trouvaient les ossements d’un renne, mort à l’entrée de la grotte. La zone suivante était constituée par un amas compact d’ossements de petits animaux, rongeurs et insectivores. La troisième assise, composée de limon jaunâtre et de cailloux roulés, se terminait par une couche archéologique l’on a rencontré sur un lit de pierres portant des traces de feu, des débris de poterie grossière, faite à la main ; trois instruments en silex, un couteau, une pointe mousté- rienne, un racloir et quelques os de Bhinoceros tichorhinus, d’ours et de lion des cavernes, de cheval et de bœuf (Bos primi- genius).

Au-dessous des pierres du foyer se trouvaient quatre sque- lettes d’adultes et un d’enfant que M. Doudou considère comme paléolithiques, ainsi que la poterie renconlrée dans le foyer au- dessus des sépultures.

Dans un abri situé entre la deuxième et la troisième grotte, M. Doudou a recueilli sous une épaisse couche de stalactite de

(1) L'Anthropologie, 1899, p. 522.

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nombreux silex taillés présentant des types variés, moustériens, solutréens, magdaléniens, des os travaillés, des débris de pachy- dermes, de ruminants et de carnassiers, et enfin des fragments de poterie grossière.

L’usage de la poterie à l’époque paléolithique est très discuté en France et tenu pour douteux. Il n’en est pas de même en Belgique, d’excellents explorateurs ont, à plusieurs reprises, recueilli des tessons de poterie, dans des gisements paléolithi- ques et dans des conditions qui laissent peu de place au doute. Les grottes étudiées par M. Doudou n’ont livré, à l’exception de la poterie, aucun objet qui pût faire penser à un remaniement de l'époque néolithique. La poterie ne diffère pas de celle que M. Fraipont avait déjà rencontrée dans la deuxième caverne d’Engis.

Si l’on admet que cette poterie soit paléolithique, il n’y a aucune raison pour ne pas attribuer les squelettes à la même époque.

Les sépultures des grottes de Menton (i). On se souvient que des sépultures découvertes en 1892, dans une des grottes de Menton, la Barmci grande, provoquèrent entré notre collabora- teur et ami M. d’Acy et M. le Dr Verneau, une vive polémique. M. Verneau prétendait que les sépultures étaient plus récentes que le dépôt quaternaire qui les contenait. Les objets de parure, les silex taillés, la faune dont on avait recueilli les débris autour des squelettes devaient, d’après lui, faire attribuer les sépultures au début des temps actuels. M. d’Acy, au contraire, s’appuyant principalement sur les rites funéraires observés à la Barma grande et déjà rencontrés dans d’autres sépultures quaternaires, pensait qu’il n’y avait pas lieu de rajeunir les squelettes de Menton et de les séparer chronologiquement du terrain de rem- plissage paléolithique ils s’étaient trouvés (2).

M. Verneau vient de revenir sur cette question, sous prétexte que des faits nouveaux se sont produits, qui l’obligent à modifier ses premières conclusions (3). Ces faits nouveaux datent de 1894 et sont, par conséquent, antérieurs à la polémique qui vient d’être rappelée. Mais il est toujours temps de reconnaître loya- lement qu’on s’est trompé. Il s’agit de deux nouveaux squelettes

(1) L’Anthropologie, 1899, p. 439.

(2) Voir Revue des Questions scientifiques, no d’octobre 1894.

(3) L’Anthropologie, 1899, p. 439.

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trouvés dans des conditions identiques à celles dans lesquelles on rencontra les premiers.

L’un de ces squelettes, le quatrième de la série, fut découvert le 12 juillet 1894, à six mètres en arriére des premiers, plus près du fond de la caverne et à un niveau plus élevé. Il était tourné dans le sens de la longueur de la galerie, la tête au sud et recou- vert en partie par trois pierres plates d’assez grande dimension. Celle qui recouvrait la tête reposait sur trois autres blocs.

Les objets recueillis auprès des corps sont les suivants; un morceau de gypse, deux canines de cerf, trois pendeloques en os ornées de stries, quelques spécimens perforés de nassa neri- tea. Cet homme était donc accompagné des mêmes objets de parure que les premiers. Il devait avoir, comme eux, une résille ornée de nasses. Comme eux, il présentait les traits propres à la race dite de Cro-Magnon.

Un cinquième squelette du même type fut rencontré quelques mois plus tard, vers le fond de la grotte, à om,8o environ en arrière des pieds du précédent et à peu près au même niveau. 11 avait les cuisses fléchies sur le bassin et les jambes ramenées sous les cuisses. .A côté de ces squelettes, 011 a ramassé quel- ques nasses perforées. Le corps était entièrement carbonisé et l’incinération avait se pratiquer sur place, à la surface du sol ou dans une fosse peu profonde, tous les os étant encore dans leur position anatomique. Au moment de l’inhumation le rem- plissage, qui a aujourd’hui 8 m. d’épaisseur, n’arrivait qu’à un niveau bien moins élevé.

La couche archéologique gisaient les squelettes appartient incontestablement à l’âge du Renne. O11 y a recueilli un fragment de mâchoire de cet animal, la première trouvée à la Barnia grande. Les silex taillés sont peu caractéristiques ; ils consis- tent en pointes finement retaillées d’un seul côté, en grattoirs, perçoirs, burins, etc., rappelant les types de la Madeleine, des Eyzies, de Bruniquel et de Reilhac. Cette assise de l’âge du Renne repose sur une couche à éléphants se trouvent des silex taillés d’un type différent.

Dans ses premiers mémoires, M.Verneau avait appelé l’atten- tion sur la différence qui existe entre les objets de parure trou- vés au contact des squelettes et ceux récoltés en d’autres points de la grotte. Les premiers sont mieux travaillés que les autres ; il en concluait qu’ils devaient être plus récents. Aujourd’hui, M. Verneau reconnaît que ces objets peuvent être quaternaires. u II ne m’en coûte nullement, dit-il, de faire amende honorable,

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et je déclarerai volontiers que ni les objets de parure, ni les laines de silex trouvés auprès des squelettes n’ont un faciès vraiment néolithique..; tous les cadavres remonteraient à la fin de l’âge du renne, car les uns gisaient à la surface d'une couche de om,70 à om,75 d’épaisseur, qui renfermait des silex magdalé- niens et une mâchoire de cervus tarandus, et les autres avaient été inhumés dans des fosses creusées dans l’épaisseur de cette même couche. Ainsi s’explique la différence constatée entre les silex trouvés au contact des squelettes et ceux contenus dans l’assise franchement magdalénienne ; ainsi s’explique également la ressemblance entre les objets de parure en os de nos sépul- tures et ceux de l’âge du renne. M. Verneau aurait pu ajouter qu’il revient à peu près aux conclusions formulées, il y a quatre ans, par M. d’Acy.

Si l’on s’étonnait de voir pratiquer l’incinération à l’époque quaternaire, je me permettrais de rappeler que le fait n’est point absolument nouveau. Parmi les squelettes recueillis sur les foyers de Solutré, plusieurs portaient des traces de l’action du feu. A Solutré comme à Menton, des pierres brutes entouraient parfois les corps, au moins dans la région de la tête.

Ces constatations réduisent à leur juste valeur les critiques soulevées à l’occasion d’une statuette féminine en stéatite ache- tée par le Musée de Saint-Germain, comme provenant des assises paléolithiques de la Barma grande. Cette statuette présente la plus grande analogie avec des objets similaires recueillis à Lau- gerie-Basse et à Brassempouy, au même niveau archéolo- gique (i).

Abri des Salucee à Bréonio (Italie) (2). Les classifications basées sur les formes des instruments en pierres taillées sont journellement prises en défaut. Bonnes pour établir un certain ordre dans un musée et ranger ensemble des objets analogues, elles n’ont aucune valeur chronologique. On a prétendu, par exemple, que le tranchet était un type du début du néolithique (époque campignienne de M. Salmon), et que les flèches à ailerons étaient d'une époque plus récente. L’abri sous roche des Salucce, aux environs de Vérone, a fourni à M. Adrien de Mortillet des faits tout différents : les couches supérieures renfermaient des

(1) L'Amthropologie, 1898, pp. 26 et 613; Bullet. de la Soc. d’Anthro- pologie DE Paris, séance du 7 avril 1898, p. 146.

(2) Bullet. Soc. d’Anthropologie de Paris, t. X, 4e série, p. 49.

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tranchets avec des pointes de javelot en losange et en feuille de laurier rappelant celles de Solutré. Les pointes à barbelures et à pédoncule se trouvaient dans les couches inférieures. M. Adrien de Mortillet a profité de cette circonstance pour déclarer que son père n'avait introduit le eampignien dans sa classification que tardivement, après beaucoup d’hésitation et avec une certaine réserve et cela par excès de bonté, on peut même dire de com- plaisance, afin de ne pas contrarier l'inventeur de cette malen- contreuse époque „. Cet aveu est bon à retenir. Le eampignien n’est qu’une affaire de complaisance.

Les Égyptiens primitifs. Pendant longtemps nos connais- sances positives touchant l’antiquité égyptienne ne dépassèrent pas l’époque des pyramides et la IVe dynastie. L’Égypte était alors en possession de tous les éléments qui donnèrent un caractère si spécial à la civilisation de la vallée du Nil. La reli- gion, la langue, l’écriture, les coutumes funéraires, l’industrie avaient acquis leurs traits essentiels. L’art avait atteint un degré de perfection qu’il ne dépassa pas pendant les siècles qui sui- virent. Les explorations récentes de MM. Amelineau. Flinders Petrie, Guibell, de Morgan ont fait connaître les préludes de cette belle civilisation, en mettant au jour des monuments contempo- rains des trois premières dynasties ; ils appartiennent presque tous à la classe des monuments funéraires.

Les uns présentent déjà tous les caractères de la civilisation pharaonique. Les autres, au contraire, révèlent une industrie plus primitive, formant le passage entre l’industrie néolithique et l'âge des métaux. Pour M. de Morgan, ces derniers seraient les sépultures des indigènes de la vallée du Nil, et les premiers ren- fermeraient les restes d’une race conquérante et étrangère qui aurait apporté avec elle les métaux et les éléments divers de la civilisation pharaonique. M. Petrie pense.au contraire, que la civi- lisation pharaonique est indigène et que les tombes caractérisées par l’aspect primitif de leur mobilier funéraire représenteraient les sépultures d’une race étrangère (a new race), peut-être ori- ginaire de la Libye, qui aurait envahi la vallée du Nil sans se mêler avec la population égyptienne.

Une troisième hypothèse, plus facile à concilier avec les faits, consisterait à considérer ces différentes sépultures comme repré- sentant les phases successives d’évolution d’une même race, qui se serait développée sur place, avec les ressources que lui four- nissaient le pays ou les régions voisines situées dans son rayon d’activité.1

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De nouvelles recherches, méthodiquement conduites, sont encore nécessaires pour établir avec certitude les relations chro- nologiques et autres des nombreux monuments mis au jour et attribuables aux primitifs habitants de l’Egypte.

En attendant, leurs ossements vont peut-être nous renseigner sur quelques-uns des problèmes actuellement posés.

M. de Morgan a publié, à la suite du compte rendu de ses explorations (i), un appendice de 112 pages M. le Dr Fouquet étudie plusieurs séries d’ossements dont 113 crânes, provenant de cinq nécropoles primitives de la race présumée indigène : Beit-Allam. Négadah sud, Kawamil, Négadah nord et Gebel- Silsileh.

M. Fouquet pense que l’ensemble de la série n’est pas homo- gène: il trouve des analogies entre ces Egyptiens et les Guèbres de l’Inde, les Hottentots, les Boschimans, les Berbères, les Per- sans et les Pélasges décrits par Norton.

Ces conclusions ont été discutées à la Société d’Anthropologie de Paris (2). Pour M. Zaborowski la série serait, au contraire, très homogène : elle appartiendrait à la race blanche méditerra- néenne ; les rapprochements proposés par M. Fouquet avec d'autres races seraient de pure fantaisie.

M. Verneau conteste cette manière de voir. L’indice céphalique de la population égyptienne primitive varie de 66,9 à 80,4, ce qui indique certainement un mélange de races. D’après l’examen de photographies qu’il met sous les yeux de ses collègues, M. Ver- neau distingue trois types.

Le premier, au crâne surbaissé, offre une saillie notable des bosses pariétales. Quand on examine la norma verticalis, la tête présente une forme pentagonale. La figure 20 du mémoire de M. Fouquet correspond à ce type.

Le second est moins surbaissé et bien développé daus le sens vertical; le diamètre antéro-postérieur est remarquablement allongé; les bosses pariétales sont complètement effacées et la norma verticalis régulièrement elliptique.

Le troisième type est plus grossier et ne se dégage pas aussi nettement.

Les deux premiers types existaient encore, d’après les recher- ches de M. Verneau, chez les Egyptiens de l’époque historique.

( l) Recherches sur les origines de V Égypte, II, 1897. Appendice.

(2) Bulletins de la Société d’Anthropologie de Paris, série, t. IX, 1898, p. 5&7.

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L’examen des photographies présentées par M. Verneau, modifia les premières impressions de M.Zahorowski. Il découvrit, dans les reproductions, des faces du type de Cro-Magnon. Mais la grande majorité des crânes lui sembla relever d’un visage peu large, à nez assez court ou du moins moyennement large et à orbites carrées, de dimensions moyennes ou faibles. A ces indi- vidus conviendrait, dit-il, l’épithète de protosémites. C’est ce type, à tégument foncé, qui aurait absorbé l’élément nord-afri- cain de Cro-Magnon; de lui surtout descendraient les Egyptiens pharaoniques.

M. le Dr F ouquet avait invoqué, en faveur de l’origine libyenne ou berbère de quelques-uns des squelettes examinés par lui, des cheveux blonds trouvés dans quelques sépultures.

M. Virchow, ayant étudié ces cheveux au microscope, constata que leur coupe n'était pas celle des Libyens. Il pense que leur couleur pâle provenait simplement d’une décoloration posthume.

En résumé, l’anthropologie ne nous renseigne guère mieux que l'archéologie sur l’origine des Egyptiens. Tout ce que nous savons c’est que, dès les temps les plus reculés, la population de la vallée du Nil était une population mêlée, comme elle l’a toujours été depuis, et qu’elle présentait déjà quelques-uns des types qu’on retrouve ensuite aux époques historiques. On pour- rait ajouter que plusieurs de ces types se sont perpétués jusqu’à nos jours. Tels on les voit sur les monuments de l’époque pharaonique, tels on peut encore les retrouver sur le vivant, parmi les fellahs du bord du Nil. Ils caractérisent, dans le passé comme dans le présent, la race égyptienne et lui assignent une place à part parmi les races blanches nord-africaines, entre les sémites d’Asie et les nègres d’Afrique.

L’étain et les Phrygiens (i). Sur la foi de passages mal interprétés de Diodore de Sicile et de Strabon, on a attribué aux Phéniciens le monopole du commerce de l’étain dans l’antiquité. M. S. Reinach a rappelé que le plus ancien témoignage attri- buant le commerce de l’étain aux Phéniciens n’est pas antérieur au vie siècle avant notre ère et se trouve dans la Bible. Ezéchiel, vers 580, rapporte que la ville de Tyr faisait venir l’étain de Tarshis, c’est-à-dire du sud de l’Espagne. M. Reinach ajoute que deux textes des Fabulœ d’Hygin et des Variarum de (’assiodore nous apprennent le nom du personnage auquel les Grecs attri-

(1) L’Anthropologie, 1899, p. 397.

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huaient l’invention de l’étain. L'un et l’autre désignent Midas. roi de Phrygie. Midas est un roi mythique, élève d’Orphée, qu’on pourrait placer, d’après M. Reinach, dans la seconde moitié du xe siècle.

Or, la chronique d’Eusèhe nous a conservé un fragment de Diodore qui énumère les peuples ayant exercé l’empire de la mer depuis la guerre de Troie jusqu’à l’invasion de Xerxès. Ils sont au nombre de 17 et commencent par les Lydiens, les Pélasges, les Thraces, les Rhodiens, puis les Phrygiens et les Phéniciens.

La thalassocratie Rhodienne dure de 916 environ à 903 ; après quoi commence celle des Phrygiens, suivie, en 823, par celle des Phéniciens.

Strabon nous apprend que longtemps avant les Olympiades qui commencent en 776 les navires rhodiens poussaient jusqu’aux côtes de l’Espagne et qu'ils avaient colonisé les Baléa- res. aussitôt après la guerre de Troie. On peut supposer que les Rhodiens ont montré aux Phrygiens le chemin par mer des îles Cassitérides ces derniers allèrent chercher l’étain ; mais bien avant l’an mille, ce métal devait pénétrer par voie de terre, dans le sud et dans l’est de l’Europe, dans l’Asie antérieure et même jusqu’en Egypte l’on a trouvé, dans des tombes de la Ve dynas- tie, des grains d’ambre, autre produit du Nord, venu peut-être avec l’étain.

La caverne d’Eberhardt (Patagonie) (1). Le capitaine Eberhardt et plusieurs officiers de la République argentine, visitant, en 1895, une caverne située à quelques kilomètres de Puerto Consuelo sur le versant méridional d’un chaînon de la Cordilière, y trouvèrent un morceau de peau, couvert de poils d’un côté et présentant à la surface interne une multitude de petits osselets, de la grosseur d’un pois, qui ne pouvait provenir que d’un grand édenté, voisin du Mylodon.

Depuis cette époque, la caverne, connue désormais sous le nom de caverne d'Eberhardt, fut explorée à différentes reprises. Dans les premiers mois de l’année 1899, elle reçut la visite de M. Erland Nordenskjold, fils du célèbre voyageur et. plus récem- ment encore, celle du Dr Rodolfo Hauthal. L’un et l’autre y firent des fouilles qui ont mis au jour de nombreux ossements de

(1) La Nature, du 30 décembre 1899, p. 75 ; Comptes rendus de l’Aca- démie des Sciences, séance du 26 décembre 1899.

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l’animal auquel devait appartenir le fragment de peau précédem- ment retrouvé, et que M. A. Ameghino avait assimilé au Mylodon et dénommé Mylodon Listai.

M. Gaudry, qui eut l'occasion d’étudier à Stockholm les pièces rapportées par M. Nordenskjold, considère le prétendu Mylodon comme identique à une espèce fossile, autrefois désignée sous le nom de Glossotherium Darwini. C’est un mylodon avec une cloison médiane des narines. M. Nordenskjold a constaté que le remplissage de la caverne, sur le point qu'il a fouillé, présentait trois couches superposées et que les débris du néomylodon pro- venaient du niveau inférieur, l’on trouve également les osse- ments d’un équidé d’espèce éteinte.

Les recherches de M. Hauthal, postérieures à celles de M. Nordenskjold, ont mis au jour une zone épaisse de s’étalant immédiatement sous l’humus et formée presque entière- ment des excréments et des os du néomylodon. On y trouve aussi des restes de cheval, de cerf, de lamas ; ceux d’un grand carnas- sier probablement éteint, et des ossements humains. Des traces de foyers et des os d’animaux travaillés par l’homme, indiquent aussi que ce dernier a séjourné dans la grotte. 11 utilisait comme combustible les excréments du néomylodon et les brûlait.

Des faits qui précèdent, le Dr Hauthal tire l’étrange conclusion que le grand édenté, qu’il qualifie du nom de gryptotherium domestication, aurait vécu à l’état de domestication dans la caverne d’Eberhardt.

La plupart des naturalistes considèrent le néomylodon comme éteint depuis longtemps. Mais les gens du pays prétendent qu’il vit encore. Certains affirment l’avoir vu. De nombreux explora- teurs sont à la recherche de Y animal misterioso , et le public argentin attend avec une vive curiosité le résultat de ces pour- suites.

Il est certain que les ossements recueillis jusqu’à présent sont dans un état de conservation extraordinaire. Des tendons et des fibres musculaires adhèrent encore aux différentes parties du squelette. Mais cette conservation remarquable peut s’expliquer par le climat extrêmement sec de la Patagonie, comme le fait remarquer M. Giraud dans un compte rendu publié par La Nature. Il en est de même des momies d’indiens déposées depuis des siècles dans les cavernes de la région.

Sans croire à la survivance du néomylodon, qui rappelle les fables analogues ayant cours dans l’Asie septentrionale à propos du mammouth, il est possible que le grand édenté américain ait

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été réellement le contemporain de l’homme, à une époque relati- vement peu ancienne. De nouvelles explorations, dans d’autres gisements, sont nécessaires pour élucider la question. Elles nous apprendront s’il faut réellement croire à la domestication d’un animal monstrueux dont l’homme avait, semble-t-il, peu de ser- vices à attendre. L’utilisation des résidus excrémentitiels comme combustible ne prouve nullement que l’homme et le mylodon aient vécu ensemble sous les voûtes de la grotte d’Eberhardt.

A. A.

CHIMIE

Le calcium. Dans un précèdent bulletin (i) nous avons parlé de certaines recherches de l'illustre chimiste français, M. H. Moissan, et nous avons cité en particulier la préparation du calcium que ce savant a su réaliser. Aujourd’hui que nous avons des renseignements plus détaillés sur cet élément (2), nous allons compléter ces premières indications. Ce retour sur un sujet déjà traité est justifié par l’intérêt que présente cet élé- ment dont les combinaisons sont si nombreuses et si impor- tantes.

Le calcium, on se le rappelle, a été obtenu par M. Moissan à l'état pur par la décomposition de l’iodure de calcium au moyen du sodium. Le calcium fondu se dissout dans le sodium dont on a eu soin de prendre un grand excès. La masse devenue solide est traitée par l'alcool absolu qui dissout le sodium en laissant le calcium intact. Pour déterminer le point de fusion de celui-ci, M. Moissan a aggloméré les petits cristaux de calcium en les comprimant fortement dans un moule métallique. Le petit cylin- dre ainsi obtenu a été ensuite fondu par la flamme du chalumeau oxhydrique. Au moyen de la pince thermo-électrique de M. Le Chatelier, on a déterminé le point de fusion que l’on a trouvé égal à 760 degrés.

Par ses autres propriétés physiques et chimiques, le calcium

(1) Revue des Questions scientifiques, avril 1899.

(2) Bulletin de la Société chimique de Paris, 3e série, t. XXI, p. 897.

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ressemble assez bien aux métaux alcalins. Moins malléable que le potassium et le sodium, il se brise par le choc, et sa cassure est cristalline. D’autre part, il se coupe au couteau. Sa densité a été trouvée égale à 1,85.

L’action chimique du calcium est intéressante à plus d’un point de vue. Lorsque, en présence de l’air, on le chauffe légèrement, il prend feu et bride en produisant des étincelles brillantes. Mais chauffé dans un courant d’air, il se combine non seulement avec l’oxygène, mais aussi avec l’azote, comme le prouve le fait que la masse spongieuse qu’on obtient ainsi donne, en présence de l’eau, de l’ammoniaque et de la chaux éteinte.

En présence de l'oxygène seul, le calcium brûle vers 300° avec une lumière très intense. La température qu’on réalise par cette combustion est suffisante pour fondre la chaux vive, ce qu’on n’obtient pas même en soumettant la chaux à la flamme du cha- lumeau oxhydrique. Les autres métalloïdes, tels que le chlore, le soufre, le phosphore, le carbone, agissent pour la plupart très énergiquement sur le calcium ; mais ces réactions exigent géné- ralement, pour s’accomplir, des températures assez élevées ; ainsi, le chlore et le soufre n’agissent qu’à 400°.

Mentionnons aussi la formation d’un amalgame de calcium. M. Moissan l’a obtenu en triturant du calcium cristallisé avec du mercure. Cet amalgame, chauffé dans un courant d’hydrogène, reste intact, tandis qu’en présence de l’azote il fournit une com- binaison qui, en présence de l’eau, donne de l’ammoniaque.

L'action du calcium sur l’eau ressemble beaucoup à celle du sodium. L’eau est décomposée sans production de flamme. L’hydroxyde de calcium étant peu soluble dans l’eau ordi- naire, l’attaque du métal se fait lentement. Mais si l'eau contient du sucre, la dissolution de la chaux se fait plus aisément et l’at- taque du calcium est plus rapide.

Les acides agissent énergiquement sur le calcium ; seul, l’acide azotique fumant ne l’attaque que très lentement.

M. Moissan ajoute beaucoup d’autres réactions du calcium qui 11e manquent pas d’intérêt ; mais nous nous bornons à celles que nous venons d’indiquer. On voit que le calcium, qui, jusque dans ces derniers temps, était un élément presque inconnu, appartient à l’heure qu’il est, grâce aux travaux de l’éminent chimiste, à la catégorie des corps simples les mieux connus.

Le carbure de calcium. C’est en 1892 que M. Moissan, le premier réussit, au moyen du four électrique, à préparer le car-

REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.

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bure de calcium cristallisé. Depuis lors, la préparation de ce corps est devenue une opération industrielle, puisqu’on s'en sert pour la fabrication de l’acétylène. M. Moissan décrivit le car- bure, obtenu au four électrique, comme une masse cristalline d’une couleur mordorée et opaque. Dernièrement, ayant remar- qué que les carbures de lithium et de potassium formaient, à l’état pur, des lamelles cristallines, transparentes et incolores, M. Moissan s’est demandé si le carbure de calcium ne devait pas sa couleur sombre à certaines impuretés. Pour répondre à cette question, le savant chimiste a produit du carbure de cal- cium par certains procédés qui lui fournissaient cette substance à un très haut degré de pureté. D'abord, il prit du calcium cris- tallisé, préparé d’après la méthode que nous venons d’indiquer, et le chauffa légèrement en présence de carbone amorphe très pur. La réaction fut intense : le carbure de calcium qui se forma, entra en fusion, ce qui dénote une température de quel- ques milliers de degrés. Cette substance, examinée sous le microscope, se montra constituée de petits cristaux entièrement transparents. M. Moissan obtint des résultats semblables en chauffant l’hydrure ou l’azoture de calcium avec du charbon pur.

Il semblait donc, d’après ces expériences, que l’aspect mor- doré du carbure industriel devait être attribué à des impuretés qu’il renferme. Pour confirmer cette conclusion et pour exami- ner en même temps la nature de l’impureté capable de modifier ainsi la couleur du carbure. M. Moissan soumit, dans son four électrique, à l’action de la chaleur, du carbure pur avec une faible quantité d’oxyde de fer. Il obtint du carbure de calcium en tout semblable au produit industriel. La conclusion qui découle de ces recherches est donc celle-ci : Le carbure de calcium absolument pur est transparent ; lorsqu’il est marron et d’appa- rence mordorée, cet aspect doit être attribué à la présence du fer. Une trace de ce métal suffit pour produire la coloration.

H. De Greeff, S. J.

IIe SÉRIE. T. XVII

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'ETHNOGRAPHIE ET LINGUISTIQUE

L’ethnographie et la science préhistorique. Dans une leçon faite à l’École d’anthropologie de Paris, M. L. Capitan a précisé de la façon suivante le rôle que l’ethnographie est appelée à tenir dans les recherches préhistoriques et l’interpré- tation de leurs découvertes (i).

L'ethnographie vient, dans la science préhistorique, après la géologie. Quand celle-ci a fait connaître les objets trouvés, leur composition, leur forme, leurs rapports divers avec les milieux, et parfois même leur âge, l’ethnographie doit intervenir pour faire comprendre la valeur sociologique des ustensiles et des instruments. Les notions ethnographiques établies au sujet de certaines populations encore aujourd’hui demeurées au stade d’une civilisation primitive, peuvent éclairer la signification de certains objets, leurs usages, leur mode d’emploi, leur rôle dans la vie des peuples anciens.

C’est pour l’époque néolithique que l’ethnographie prend une importance prépondérante. En effet, la géologie n’a plus alors qu’une part secondaire dans les recherches, puisque le gisement se détermine par lui-même.

L’ethnographie ne fournit pas seulement de précieuses indica- tions sur les objets eux-mêmes, elle fait connaître les usages et les coutumes et nous permet de relever leurs traces précises dès les époques préhistoriques. De même, c’est par l’ethnogra- phie comparée que l’on pourra avoir des éclaircissements sur l’état sociologique des peuples primitifs, en le déduisant de celui que révèlent aujourd'hui certaines populations sauvages qui s’en rapprochent à d’autres points de vue.

Ethnographie et Folklore. Faut-il accorder quelque valeur aux éléments fournis par les traditions populaires pour la détermination des races ? Une controverse intéressante sur ce point s’est agitée naguère entre MM. Alfred Nutt et G. L. Gomme, à la Folklore Society de Londres.

Dans son adresse annuelle aux membres de la Société, le président. M. Alfred Nutt, semblait n’avoir pas accordé au folk-

(1) Revue de l’École d’anthropologie de Paris, t. IX, 1889, pp. 333- 349.

REVUE UES RECUEILS PÉRIODIQUES.

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lore grande voix au chapitre de l’ethnographie, et, en particulier, lui avait dénié toute autorité pour différencier les éléments des ra<-es (i).

M. Gomme a protesté contre cette conclusion. Auteur de l’ou- vrage Ethnology in Folklore et d’un mémoire présenté a la session de [896 de l’Association britannique, il est un tenant convaincu de la valeur des traditions populaires pour les études ethnologiques. M. Gomme a pris texte du discours présidentiel de M. Nutt pour exposer à nouveau les principes de la méthode de l’ethnographie folklorique (2). Nous 11e pouvons qu’indiquer brièvement ce travail à ceux que ces questions intéressent. En effet, l’analyse en serait fort ténue et la pensée de M. Gomme est parfois si nuancée qu’on risque fort de la dénaturer en ne repro- duisant pas les propres termes dont il s’est servi. Toutefois, nous ne dissimulerons pas que la thèse de M. Gomme ne nous a pas entièrement satisfait, et nous craignons bien que les principes posés par lui aboutissent, en certaines données, à des conclusions assez inattendues.

M. Nutt a répondu aux critiques dirigées par M. Gomme contre son discours présidentiel (3), et de plus infirmé, très judicieuse- ment. quelques-unes des méthodes préconisées par lui.

Les races humaines. M. Wilser nous donne, dans son mémoire intitulé Menschenrassen (4), un bon résumé des résul- tats actuellement acquis par la science ethnographique.

La question la plus intéressante que l’auteur y traite, concerne le centre d’apparition de l’espèce humaine. Pour M. Wilser, ce problème est lié à celui plus général du centre d’apparition de l’être vivant. Voilà une affirmation bien paradoxale, puisque la paléontologie nous apprend que la vie s’est manifestée sur notre globe, bien avant que l’homme y ait montré sa présence et que, aux diverses époques géologiques, les conditions climatériques ont, sur les mêmes points, changé du tout au tout. Les deux ques- tions ne peuvent donc être aussi connexes que le pense M. Wilser.

Quoi qu’il en soit, l’auteur dont nous parlons croit que la pre- mière matière vivante n’a pu se produire qu’au sein des eaux et ce dans l’extrême Nord. En effet, à l’époque la vie se montre,

(1) Folklore, t. IX, 1898.

(2) Ibid., t. X, 1899, pp. 129-143.

(3) Ibid., pp. 143-149.

(4) Verhandlungen des naturhist.-med. Vereixs zu Heidelberg, t. VI, fasc. I.

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le pôle austral est encore un continent, et les eaux tropicales ou voisines, même à une assez grande distance, des tropiques avaient une température trop élevée pour la conservation des germes vivants ; d'autre part, l’Océan Glacial Arctique, qui ne portait pas encore ce nom, se trouvait dans des conditions de tempéra- ture favorables au phénomène. L’homme aurait la même origine polaire et serait peu à peu, suivant la même route que les ani- maux et les plantes, descendu vers le Sud.

Tout cela est bien fantaisiste et croule si, ce que rien n’oblige à admettre, il n’est pas démontré que la vie est née au sein des eaux. 11 n'est donc pas nécessaire, pour réfuter M. Wilser, de remarquer avec M. le Dr L. Laloy (i), que le Pithecanthropus, cet être intermédiaire, n’est point venu du Nord, mais était indi- gène à Java. Jusqu'à quand le Pithecanthropus continuera-t-il à usurper son rôle de faux précurseur ?

Raoes et nationalités. Pas plus que d’autres sciences, l’ethnologie et l’anthropologie n’ont échappé à certains abus, nés de leurs progrès mêmes. Lorsque des recherches patiemment conduites ont mené à des résultats dont on ne pouvait qu’ad- mirer l’ingéniosité, certains auteurs ont pensé qu’ils se trouvaient du coup en possession d’incontestables principes dont il leur serait loisible de faire une application générale.

C’est surtout dans la question des races et des nationalités que les principes prétendent intervenir d’une manière sûre. Pour ne citer que quelques noms, MM. J. Novicow et L. Gum- plovvicz ont cru résoudre de cette façon les luttes entre les sociétés humaines; MM. Vacher de Lapouge et Gustave Le Bon ont cherché à expliquer par les sélections sociales et à établir les lois physiques de l’évolution des peuples ; et M. G. de Mor- tillet a demandé aux mêmes éléments le secret de la formation de la nation française.

A voir ces applications aboutir souvent à des déductions étranges, on s’est demandé si les principes eux-mêmes étaient aussi solides qu’on le pensait. Le R. P. Roui e a consacré naguère deux très bons articles à ce sujet (2) ; nous les signalons à toute

(1) L'Anthropologie, t. X, 1899, no 5, p. 596. A noter qu’une page plus haut, M. Laloy semble adhérer à une juste réflexion de M. G. Schwalbe et admettre, avec lui, qu’il faut être réservé avec l’expression de carac- tère pithécoïde.

(2) Études publiées par des Pères de la Compagnie de Jésus, t. LXXVKI, pp. 5-20, 217-234.

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l’attention de nos lecteurs et nous allons les résumer briève- ment.

L’auteur rappelle d’abord les principales théories de l’ethno- graphie anthropologique, pour laquelle la notion de race ou de nationalité se ramènerait à une question de conformation du crâne et l’histoire du monde à celle de la lutte entre les doli- chocéphales et les brachycéphales.

Contre cette interprétation, M. Fouillée a déjà protesté (i). Le R. P. Roure s’associe à ces réclamations fort justes dont il cite de longs extraits, en y ajoutant ses réflexions personnelles. En particulier, il insiste à nouveau sur l’abus du terme de race, qui dans le sens d'unité de souche a depuis longtemps perdu toute raison d’être. Les croisements s’étant multipliés à l’excès, 14 c’est naïveté que de chercher dans le sang celtique, dans le sang ger- main, dans le sang anglo-saxon, l’explication du caractère natio- nal „.

Après la conformation crânienne, on a fait état de l’influence des climats et des milieux. Sans dénier une part à cette action, le R. P. Roure montre d’un autre côté la réaction de l’intelli- gence et de la liberté, et, comme il le dit fort bien, si le beau ciel d’Orient ne peut tirer les Turcs de leur torpeur, les glaces de l’Alaska ne ralentissent pas l’âpre ardeur des chercheurs d’or „. C’est M. Demolins qui a naguère rajeuni la théorie des milieux : pour lui, il y a un type social dérivé de l’art pastoral, un autre de l’exploitation des productions fruitières arbores- centes, un troisième dérive de la petite culture, un quatrième de la grande culture, et voilà pourquoi il y a en France des Auver- gnats, des Bretons, des Normands, des Lorrains, des Limousins, des Champenois ou des Corses. Le R. P. Roure ne réfute pas longuement ce système, qu’il croit bien près d’être tombé dans le ridicule.

Il y a une troisième catégorie d’ethnologues qui ramènent la notion de nationalité à celle de la communauté de langage. Ques- tion délicate, s’il en fut. En Belgique, quelqu’un a dit : 14 De taal is gansch h et volk „, la langue est tout le peuple. Le R. P. Roure croit que faire de la nationalité une question de langue, c’est prendre les choses par le dehors, d’une façon matérielle et gros- sière. Sans doute, l'unité de langue n’est pas un indice certain

(1) Psychologie du peuple français, Paris 1898, pp. 119-120, 123, 126-127, 136-141. Voir aussi un intéressant article de M. Manouvrier, L'Indice céphalique et la pseudo-sociologie dans la Revue de l'Ecole d'anthro- pologie de Paris, t. IX, 1899, pp. 223-259, 280-296.

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de l’unité de race: on sait comment, au cours des siècles, les peuples ont adopté l’idiome d’un vainqueur, ou d’autre part imposé leur langage à celui qui avait établi sur eux la supréma- tie pour tout le reste.

Après avoir signalé l’impuissance de certaines théories con- temporaines à expliquer la formation des races ou des nationali- tés, le R. P. Roure aborde directement la solution du problème. On lira avec grand intérêt les développements que l’auteur pré- sente sur ce sujet ; mais ces développements étant plus du domaine de la psychologie que de l’ethnographie, nous ne sui- vrons plus le R. P. Roure sur ce terrain. Contentons-nous de transcrire sa conclusion." La nationalité est constituée moins par des éléments matériels tels que la configuration du sol, la nature du climat ou du travail, la langue, que par des éléments d’ordre intellectuel et moral... La libre activité des individus, l’éducation reçue, les institutions et les mœurs, l’action des génies supé- rieurs, la religion donnent aux divers groupements nationaux leur caractère propre et leur cohésion.

Le peuple français. L’étude que, sous ce titre, vient de publier le R. P. Boutié (i), semble, sans qu’il le dise, faire pen- dant à celle de son confrère le R. P. Roure. Elle a pour but de présenter du peuple français, et non de la race française, qui, au sens strict du mot. n’existe pas, une esquisse ethnographique et psychologique.

Les Français d’aujourd’hui, dit l'auteur, sont formés de différentes races qui, à diverses époques, se sont établies sur le sol du pays... races préhistoriques, Celtes, Ibères, Ligures, Gaëls, Romains, Francs, Wisigoths, etc. n

Voici comment le R. P. Boutié procède. B parcourt succes- sivement toutes les régions de la France et cherche à détermi- ner la trace qu’y ont laissée les diverses populations qui se sont succédé. C’est ainsi qu’à Nîmes et à Narbonne, il a reconnu des traits du type romain , aux environs de la Garde-Frainet, dans les monts des Maures, il a retrouvé les rejetons authentiques des Sarrasins, envahisseurs de cette contrée au ixe siècle. Dans les Pyrénées, voici la race ibérique avec les Basques; au centre habitent les Gaulois Celtes ; en Normandie, le sang des pirates norvégiens et danois régénéra les vieilles populations gallo- romaines de la Neustrie ; dans le Nord dominent les Flamands.

(R Études publiées par des Pères de la Compagnie de Jésus, t. LXXX1, 18911, pp. 487-510, 627-652.

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En général, ces déterminations des éléments qui ont concouru à la formation des diverses populations occupant aujourd’hui les différentes parties de la France, sont fort exactes et emprun- tées, du reste, aux meilleurs travaux contemporains (1). Au cours de cette énumération, l’auteur cherche à caractériser, en quelques traits principaux mais typiques, la nature physique et morale des peuples qu'il rencontre et qu'il décrit.

Comme conclusion de ces recherches, le R. P. Boutié essaie de marquer la part d’influence respective qu’ont eue, sur la nationalité française, les trois groupes ethniques dominants de la France : Gaulois, Romains et Germains, et c’est aux Gaulois qu’il accorde la palme. Il n’oublie pas cependant le rôle des Romains, auxquels il attribue l’éducation politique et actuelle, ni celui des Germains qu’il restreint peut-être un peu trop.

Ce qui ne gâte rien, l’article du R. P. Boutié est écrit d’une plume alerte et vive ; il n’a point les dehors un peu rébarbatifs que présentent parfois les études d’ethnologie. Toutefois, comme nous l’avons dit, la seieuce y a gardé tous ses droits, et, à part quelques appréciations de détail, elle ratifiera, croyons-nous, la plupart des jugements émis par l’auteur.

Les Pietés. Il y a quelques années, M. John Rhys a essayé de démontrer, par l’étude d'anciennes inscriptions décou- vertes en Ecosse, au nord de Forth, que la langue des Pietés offrait d’intimes affinités avec celle des Basques (2).

L’auteur revient aujourd’hui sur cette thèse qui a reçu mau- vais accueil dans la science, et il reconnaît loyalement la fai- blesse et l’erreur de quelques-uns des arguments présentés par lui (3). Il maintient cependant ses positions contre ceux qui pré- tendent que les Pietés se servaient d’un dialecte celtique, soit gadhélique, soit breton, et il affirme à nouveau que l’idiome des Pietés n’avait rien de celtique, ni même d’aryen. Si l’on manque d’arguments positifs pour apparenter les Pietés aux Basques, on en peut produire pour établir la distinction des Pietés et des Celtes. Cette différence est nettement démontrée par les insti-

(1) Comme modèle de bonne monographie d'ethnologie d’une région restreinte, nous citerons Étude, et statistique ethnique cle l’Indre, par M. le Dr Atgier, dans Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, Je série, t. X, 1899, pp. 176-199.

(2) Proceedings of the Society of Antiquaries of Scotland, 2e série, t. XXVI, pp. 263-351, 411-12.

(3) Ibid., 3e série, t. V fil, 1898, pp. 324-398.

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tutions, surtout en ce qui concerne le régime successoral chez les Pietés, et une conclusion analogue se dégage de récentes études sur l’art des Pietés entreprises par M. le professeur Ramsay, d’Aberdeen.

Si, ethnologiquement parlant, les Pietés diffèrent des Celtes, ce n’est pas à dire que ces derniers n’eurent aucune influence sur les anciens habitants de l’Ecosse. Parmi ces Celtes, il faut citer en premier lieu les Bretons, car la domination de l’élément gadhélique ne s’exerça d’une façon absolue que plus tard, après la victoire de Kenneth Mac Alpin, au ixe siècle de notre ère. Pourtant, cette prépondérance s’affirme grandissante depuis la mission de S. Columba à la cour du roi des Pietés.

Les Finnois préhistoriques. On doit à MM. Aspelin, Bog- danof, Grewinck, Haussmann, Heikel et Inostrantzev bon nom- bre d’intéressantes monographies sur les Finnois. M. John Aber- cromby vient de présenter, en un tableau d’ensemble très bien conçu (i), tout ce que nous connaissons aujourd’hui sur le passé préhistorique des Finnois.

Les Finnois proprement dits sont les habitants de la Finlande, les Esthoniens et les Finnois orientaux. Leurs descendants habi- tent encore le nord et le centre de la Russie sous les noms de Mordvines, de Tchérémisses, de Votyaks, de Permiens et de Zyrianes. Dans une série de cartes très soigneusement dres- sées, M. Abercromby trace les grandes lignes de la répartition géographique actuelle des peuples finnois, puis il passe à l’étude détaillée de leurs caractères anthropologiques. Il résulte de cet examen qu’aujourd’hui les Finnois ne se présentent plus comme une race homogène ; en effet, en allant de l’est vers l’ouest, on constate une augmentation de la taille. Les Finnois de Finlande sont brachycéphales, tandis que les Tchérémisses, les Livoniens et les Esthoniens sont mésaticéphales. En particulier, M. Aber- cromby constate que les crânes des Tchérémisses et ceux des néolithiques du lac de Ladoga offrent une grande ressemblance ; et, comme il rapproche ces derniers de la race dolichocéphale ougrienne, encore aujourd’hui représentée par les Ostyaks, il s’ensuit que les Tchérémisses se rattachent au rameau ougrien, qui a du reste, au point de vue de la langue, d’intimes rapports avec les Finnois.

(1) The Pre - and Proto-historic Finns both eastern and western rvith tlie Magic Songs of the west Finns. Grimm Library, 9, 1898. Voir te compte rendu du Folklore, t. X, 1899, pp. 825-333.

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Pendant la période néolithique, la Finlande a eu comme habi- tants, avant les Finnois, deux ou trois autres peuples, peut-être des Scandinaves, des Lapons et les néolithiques du lac de Ladoga, dont nous venons de parler.

On peut rattacher à ces recherches de M. Abercromby, les intéressantes notes de M. le baron de Baye sur les Kourganes sibériens et leurs habitants, les Ostyaks, les Finnois, les Huns, Ougres et Ouigours (i). La population des Kourganes de la Sibé- rie orientale se montre, à une période relativement récente, très variée : car sur les dix-neuf crânes que M. de Baye y a récoltés, on rencontre cinq ou six types différents. Toutefois, les Finnois dominent et ils ont bien résisté à l’influence ethnogénique des Huns.

Ethnographie du Caucase M. le baron de Baye, envoyé en mission scientifique dans certaines parties encore peu explo- rées de l’Empire russe, a naguère fourni quelques renseignements intéressants (2) pour l’ethnographie des peuples qu’il a visités au cours de son voyage.

Au sud de la chaîne du Caucase, l’auteur s’est arrêté surtout à Alaverdy, en Kakhétie, à Erivan et Etchmiadzin, en Arménie, en Karthalinie, partie de la Géorgie, à Gori. Le pèlerinage d’Ala- verdy, dans sa bigarrure, a permis à M. de Baye de voir réunis les principaux types ethnographiques de la région, les Kistines ou Tchétchènes, du versant méridional du Caucase, pour la plupart Mahométans, les Khevsoures, Géorgiens montagnards, race d’intrépides soldats encore revêtus de la cotte de mailles et se servant du bouclier, les Touchines et les Pehaves, aussi Géorgiens, envoyés jadis dans les montagnes pour arrêter les incursions des Lesghiens du Daghestan. Ce sont les Touchines qui ont gardé la forme la plus ancienne et la plus pure de la langue géorgienne. Puis, il y a des Arméniens, des Tatares, des Kurdes, appartenant pour la plupart à la fameuse secte des Yézidis ou adorateurs du diable.

Au nord de la chaîne du Caucase, le savant explorateur a rencontré les Teherkesses ou Circassiens, dont un rameau, les Bjédouks, est resté au Caucase après la grande émigration de leurs compatriotes. Chez les Bjédouks, on distingue les Tchit-

(1) Bulletins de i.a Société d’anthropologie de Paris, 1898. t. IX, pp. 73 sqq., 171 sqq.

(2) Revue de Géographie, avril, mai, juillet et août 1899.

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chinaievtzi et les Khanchi. Autrefois chrétiens, les Bjédoukssont passés au mahométisme.

Bien qu’ils habitent le sud du Caucase, c’est au nord, à Wladi- kavkas, trente d’entre eux étaient de passage, que M.de Baye a pu étudier à loisir les Khevsoures. Cette tribu, fort intéres- sante, représente un des types les plus curieux des anciennes populations du Caucase.

Les Ossètes ont également été visités par M. de Baye, qui décrit soigneusement leurs mœurs et leurs usages, ainsi que les Ingouches qui ont, à l’égard de leurs hôtes, de singulières obser- vances. Nous n’en citerons qu’une, à titre de spécimen. On vous invite, chez les Ingouches, à manger le pain de votre ami, avec autant de plaisir que vous auriez à manger la tête de votre ennemi „.

De chez les Ingouches, M. de Baye est allé chez les Kabar- diens, qui sont, avec les Bjédouks, les plus nobles parmi les habitants du Caucase. Dans le Daghestan, au bazar de la ville de Choura, l’auteur a fait de curieuses observations sur les diverses tribus lesghiennes. L’une des plus importantes est celle des Koumyks. Avant l’arrivée de ceux-ci, la région était occupée par les Avares, que M. de Baye a entendu appeler les Français du Daghestan „. C’est à cette tribu qu’appartenait le fameux Chamyl.

Le voyage de M. de Baye s’est terminé par une excursion chez les Tchétchènes, qu’il avait déjà aperçus au pèlerinage d’Ala- verdy. mais qu’il est allé voir chez eux, dans le district de Grozny.

Il faut bien le dire, sous la forme de conférence en laquelle elles ont été présentées, ces esquisses ethnographiques ne font guère qu’effleurer ou indiquer le sujet à traiter. Il est probable que, dans des mémoires plus approfondis, M. le baron de Baye mettra en œuvre les nombreux documents ethnographiques qu’il a recueillis. Ajoutons cependant que les belles photographies publiées par la Revue de Géographie illustrent, d’une façon aussi agréable qu’instructive, les savantes considérations de l’auteur.

Les Nosairis. Sous ce nom, l’on désigne une population syrienne et musulmane, qui occupe toute la montagne entre la mer et l’Oronte. et en outre certaines parties des vilayets d’Alep et d’Adane, ainsi que deux ou trois villages aux environs de Baniâs, près des sources du Jourdain. Ils sont, en tout, à peu près 200 ooo.

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Non seulement cette tribu était jusqu’à ce jour peu connue, mais il courait à leur sujet bon nombre de renseignements fort inexacts. Le R. P. Lammens, qui réside depuis de longues années dans la mission de Syrie, a eu l’occasion d’étudier de près les Nosairis, et il nous donne les résultats de son enquête dans une intéressante et substantielle étude (i).

Les Nosairis doivent leur nom à Ibn nosair, fondateur d’une secte de Musulmans Chiites au ixe siècle de notre ère. Un siècle plus tard, un autre docteur, Hosaibi, exerça sur l’organisation des Nosairis une influence très grande. Au début du xie siècle, la crise de l’orthodoxie musulmane eut pour effet de grossir encore le groupe des Nosairis qui ne tardèrent pas à s’étendre dans toute la région du Gabal as-Sommâq, le Bargylus des anciens. En somme, le fond de la population Nosairie est formé des vieilles races syriennes, plus ou moins autochtones „. Venus de l’Irâq, les Nosairis se sont peu à peu repliés sur les monta- gnes de la Syrie; plus tard, ils se sont grossis des débris des invasions qarmates et ont subi l’infiltration des Kurdes.

Après ces détails sur l’origine et la formation des Nosairis, le R. P. Lammens rappelle les principales péripéties de leur his- toire et termine par un aperçu sur leur religion, dogme et liturgie. Nous y renvoyons le lecteur, mais nous n’insisterons pas davantage sur ce point, qui est en dehors du domaine de l’ethno- graphie.

Les deux types Annamites. Les Annamites se distin- guent les uns des autres par les termes de Muoi-son et de Muoi-chi, qui signifient, littéralement traduits : lèvres de corail et lèvres de plomb „.

En fait, on constate chez les Annamites ces deux variétés de coloration des lèvres. Certains individus ont les lèvres massives, charnues et noirâtres; d’autres, au teint plus clair, ont des lèvres fort bien arquées dont la muqueuse apparaît colorée en un rouge vif.

Ces divergences correspondent, chose curieuse, à des diffé- rences marquées dans l’état social. Les gens à lèvres de corail appartiennent, en général, à des familles patriciennes; ceux à lèvres de plomb sont les plébéiens.

Il paraît que cette dualité n’est pas seulement propre aux Annamites, mais qu’on la constate chez tous les mongoliques.

(1) Etudes publiées pab des Pères de la Compagnie de Jésus, t. LXXX, 1899, pp. 461-493.

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Pour expliquer ees faits. M. Paul d’Enjoy, qui les a constatés naguère (i), propose une double hypothèse. Ou bien les gens à lèvres de plomb sont les vrais niongoliques et ceux de type clair, aux lèvres rouges, seraient le produit d’un croisement avec- la race blanche ; ou bien les véritables niongoliques seraient les individus aux lèvres de corail, tandis que le type à lèvres de plomb devrait être classé parmi les Malais.

Cette seconde hypothèse paraît à M. d’Enjoy offrir une plus grande somme de probabilité.

L’origine de la civilisation libyenne. M. le Dr Bertho-

lon a publié, depuis 1897, dans la Revue Tunisienne, une longue série d’articles, qui vient à peine de finir, sur les premiers colons de souche européenne dans l’Afrique du Nord.

Les procédés de M. le Dr Bertholon ne ressemblent guère à ceux des autres ethnologues ; il a mis en œuvre une méthode que l’on pourrait dénommer l’ethnographie mythologique. En effet, l’auteur part de ce principe que les dieux et les héros des diverses mythologies symbolisent presque toujours des faits de guerre ou de colonisation accomplis par la race qui vénère ces divinités „. Nous ne voulons pas contredire à ce principe, mais on conçoit aisément que l’application n’en doit pas être facile, et, dans le cas qui nous occupe, elle est complètement manquée. M. Bertholon prend deci delà, dans les auteurs grecs certains récits mythologiques auxquels il fait dire tout ce qu’il veut.

Nous ne pouvons pas songer à analyser le long et fastidieux travail de M. Bertholon. Il doit nous suffire de l’avoir signalé, pour mettre le lecteur en garde contre des rêveries qui n’ont rien de scientifique. Ce n’est pas, en effet, l’ethnographie mythi- que de l’auteur qui convaincra personne, bien qu’il s’imagine avoir établi d’une façon irréfutable qu’il y a eu une colonisa- tion européenne des pays qui s’étendent sur la côte méridionale de la Méditerranée et qu’il soit possible de retracer, comme il l’a fait tout au long, l’histoire des migrations égéennes, thes- saliennes et tliraeo-phrygiennes, qui, parties des bords du Pont-Euxin et de la Mer Egée, allaient fonder de nouvelles colonies en Libye, le Far- West de cette époque reculée „.

Et puis, quelles effrayantes hardiesses de philologie! Tous les idiomes sont mêlés pour appuyer des rapprochements ethno- graphiques.

(1) Revue scientifique, 15 sept. 1899, pp. 369-371.

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L’origine asiatique des Égyptiens. En faveur de cette thèse souvent battue en brèche et dont nous avons, à diverses reprises, parlé dans ce Bulletin (i), M. Léon Heuzey a fait valoir les traits d’influence chaldéenne signalés sur certains monuments trouvés en Égypte (2).

Ce sont des palettes de scribes, ornées surtout de représen- tations d’animaux fantastiques, qui nous reportent à l’art oriental, grand créateur de motifs symétriques empruntés à la faune imaginaire „. Du reste, le style de ces figures, dans son ensemble, n’a rien de la manière égyptienne, fixée de sitôt sur les monuments de l’époque des Pyramides, au point que si quel- qu’une des palettes décrites par M. Heuzey était parvenue sans autre indication d’origine, c’est à la Chaldée, à l’Assyrie, ou aux pays limitrophes, qu’on l’eût certainement rapportée.

Il y a plus : les détails et les motifs d’ornementation sont tel- lement précis, que l’identité constatée à la fois en Égypte et en Assyrie ne saurait être attribuée à une coïncidence fortuite. La conclusion légitime que provoque cette identité, est qu'il a exister des relations très étroites entre l’ancienne Chaldée et la primitive Egypte. Mais ne peut-on se contenter de l’explication d’un emprunt de peuple à peuple ? M. Heuzey va plus loin, et il pense que les faits établis portent à admettre qu’une race originaire d'Asie est venue fonder sur les bords du Nil les plus anciennes dynasties et apporter aux populations noires de l’Afri- que les éléments d’un art qui avait déjà pris forme „.

Après le travail de M. Heuzey. nous devons mentionner celui de M. J. Clédat (3), qui mène à des conclusions analogues. Nous ne l’analyserons pas en détail ici; d’abord, parce que nous devrions répéter ce que nous avons dit sur le problème, si débattu en ces derniers temps, des origines égyptiennes. Le travail de M. Clédat résume fort nettement l’état de la question et les différentes opinions émises jusqu’à ce jour. Toutefois, à ce résumé, l’auteur ajoute une étude personnelle des monuments et des textes, dont nous allons dire un mot.

M. Clédat a cru pouvoir demander au tableau ethnographique du chapitre X de la Genèse des renseignements certains rela- tivement aux peuples de l’Égypte. N’oublions pas cependant

(1) Voir Revue des Questions scientifiques, 2e sér., t. XVI, pp. 307-311.

(2) Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Beli.es-Let- tres, t. XXII, 1899, pp. 60-67.

(8) Revue de l’École d’anthropologie de Paris, t.IX, 1899, pp. 201-262.

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que l’horizon ethnographique porte aujourd’hui plus loin que ce document.

Pour terminer son étude, M. Clédat passe en revue les divers types de populations qui ont successivement occupé l’Egypte. Il conclut que, plus on remonte dans le passé, plus on se rap- proche des types habitant la Mésopotamie. Cette conclusion est surtout appuyée sur les travaux de M. de Morgan et du Dr Fou- qnet. En somme donc, les Egyptiens étaient étrangers à la vallée du Nil; ils avaient envahi le sol à une. époque indéter- minée, en refoulant les nègres dans l’intérieur des terres. Les peuplades dites éthiopiennes et du type rouge sont de même origine et n’appartiennent nullement au type nègre „.

Postérieurement à la communication que nous venons de rappeler, M. Clédat a étudié deux tableaux ethnographiques égyptiens, qui donnent une division des x-aces analogue à celle du chapitre X de la Genèse (i). Le premier de ces tableaux, publié, étudié et commenté un grand nombre de fois, se trouve sur le tombeau de Séti Ier; le second monument, moins connu, mais pourtant publié dans Lepsius (2), provient de Biban-el- Molouk (Thèbes). Ces documents sont évidemment curieux, mais ils n’ont qu’une valeur très relative, au point de vue de l’ethno- logie scientifique de l’Egypte.

Signalons encore, sur le même sujet, la conférence faite à Londres, par M. Flinders Petrie (3). Le savant égyptologue y résume les résultats des fouilles exécutées depuis cinq ans et qui ont éclairé d’un jour nouveau les plus anciennes périodes de l’Egypte. Il n’y a pas longtemps, la date de 4000 ans avant notre ère était la plus reculée à laquelle 011 pût atteindre ; aujourd’hui les fouilles de Nagada, Abydos, Koptos et Hieraconpolis nous font remonter bien plus haut.

De plus, les objets trouvés dans les nécropoles ont permis d’établir qu’entre 5000 et 4000 ans, une nouvelle race est arrivée en Egypte. Cette conclusion ressort également des caractères ethnographiques qui ont été constatés par les représentations figurées sur les plus anciens monuments.

On peut aussi attendre de curieuses données pour l’ethnogra- phie de l’Egypte de la découverte faite par M. Chantre (4), au

11) Revue de l’École d'anthr. de Paris, t. IX, 1899, pp. 296-300.

(2) Denkmdler ans Æyypten, t. III, pl. 204*.

(3) Journal or Anthropological Institute of London, 1899, pp. 202 sqq.

(4) Voir Revue de l’Ecole d’anthropologie de Paris, t. IX, 1899 pp. 409-410.

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commencement de 1899, dans une nécropole située sur le terri- toire de Khozan, à quinze kilomètres de Thèbes.

Entre autres choses curieuses, M. Chantre a recueilli deux cents crânes et, comme il le dit, il espère que leur étude per- mettra d’établir les rapports et les différenciations existant entre les peuples préhistoriques de l’Egypte et ceux qui vivent actuel- lement dans la vallée du Nil et dans les régions voisines

Ce ne sera pas malheureux si ces études aboutissent, car jus- qu’à présent l’accord ne règne guère sur le terrain de la crânio- logie des anciens Egyptiens. Pour ne citer que la Société d’anthropologie de Paris, MM. Fouquet, Verneau et Zaborovvski y défendent les opinions les plus divergentes (1).

Sur toute cette question de l’ethnologie primitive de l’Egypte, 011 lira avec intérêt les remarques de M. W. Max Müller (2). Le savant égyptologue craint qu’il n'y ait, à l’heure présente, quel- que emballement à la suite des découvertes récentes, et il prêche la prudence, surtout en ce qui concerne le point spécial des rap- ports de la Babylonie et de l’Egypte. M. W. Max Müller croit que les rapports ne sont pas établis sur les bases d’un synchro- nisme assez rigoureux.

Les Pygmées africains et le Périple d’Hannon. M. le Dr Karl Emil Illing vient de publier du texte du fameux voyage d’Hannon une traduction nouvelle avec commentaire (3). Dans la Revue de l’Ecole d’anthropologie de Paris (4), M. Ch. Dave- luy a discuté l’opinion émise par M. le Dr Illing au sujet des gorilles, dont il est question dans le récit du voyage.

Rappelons d’abord que les grands singes du Gabon ne s’ap- pellent ainsi que parce qu’en 1847, lorsque Savage découvrit les gorilles au Gabon, il leur donna ce nom, croyant retrouver en eux les hommes sauvages décrits par Hannon.

11 est certain que le voyageur carthaginois a eu en vue des hommes, et M. illing montre que tous les traits de sa description s’appliquent fort bien aux Pygmées ou Négrilles africains. Les Pygmées se rencontrent par tribus; il est donc possible qu'ils

(1) Voir Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 4e série, t. X, 1899, pp. 26-27,241-243.

(2) Die àlteste Anfange der agyptischen Geschichte, dans Orientalis- tische Litteratur-Zeitung, 1. 1, 1899, pp. 101-3.

(3) Der Periplus des Hanno. Programm des Wettiner Gymnasiums. Dresde, 1899, 566.

(4) T. IX, 11, 15 nov. 1899, pp. 357-363.

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aient peuplé une île de médiocre grandeur, comme celle qu’Han non a occupée dans la haie dite la Corne du Sud. Sans doute, les Pygmées sont surtout chasseurs et vivent de préférence dans la forêt; mais il y en a aussi qui s’adonnent à la pêche, et au Gabon même, il y a les Obongos.

Ce que raconte Hannon du caractère farouche des habitants de 1 île et de la pilosité extraordinaire qui les distinguait, tout cela s’applique de nouveau aux Pygmées. 11 en est de même de la façon vaillante et habile dont les insulaires se sont défendus contre les Carthaginois.

Enfin, la distribution géographique des Pygmées en Afrique ne s’oppose aucunement à ce qu’ils aient été rencontrés par Hannon dans l’île située dans la baie de la Corne du Sud.

Nous n’avons pu donner qu’une idée fort sommaire de la théo- rie très curieuse émise par M. Illing : il faut se reporter à son mémoire pour l'apprécier à fond et se rendre compte jusqu’à quel point elle est destinée à prendre pied dans la science.

Les Bagelli du Cameroon. M. Virchow donne la descrip- tion anthropologique d’une jeune fille de 17 à 19 ans, apparte- nant à la tribu des Bagelli. d’après les données fournies par M. Glisczinski, officier des troupes allemandes campées au Came- roon (1).

Il résulte de cette observation que l’on peut rattacher la tribu des Bagelli aux Pygmées de l’Afrique centrale. Preuve nouvelle, ou, en tous cas, indice de plus que toute la zone moyenne du con- tinent africain renferme des représentants des races naines. M. Verneau a jadis établi deux types de Négrilles, l’un à tête courte, l’autre dolichocéphale (2). Si l’on pouvait se baser sur une seule observation, on aurait dans les Bagelli un produit du croisement des deux types de Négrilles.

L’origine des Malgaches. O11 ne discute pas sur la pro- venance des Andrianes de l’Imerina ; ils sont indubitablement malais. Mais d’où vient le reste de la population de Madagascar ? Bon nombre d’auteurs y ont vu simplement des nègres africains. M. Grandidier, qui prépare deux volumes sur l’ethnographie, l’anthropologie et la linguistique de Madagascar, a fait remar- quer dans un article récent (3), publié dans la Revue de Mada-

(1) Zeitschrift für Ethnologie, t. XXX. 1898, no 6: Verhandlungex, p. 531.

(2) L’Anthropologie, t. Vil, 1896, p. 153.

(3) Ibid., 1899, pp. 602-603.

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gascar (1899), que l’ile a été peuplée par îles immigrations suc- cessives d'Indo-Mélanésiens, c’est-à-dire de nègres asiatiques.

Voici les preuves de cette assertion. Tous les habitants de l’île parlent un langage d’origine malayo-polynésienne incontesta- ble, et cela antérieurement à l’arrivée des Hovas. De plus, les caractères physiques et les mœurs des Malgaches les rappro- chent davantage des nègres asiatiques que de ceux d’Afrique. Un trait seulement. Très peu navigateurs, les nègres de la côte sud-est de l’Afrique, n'ont guère été disposés à lutter contre les courants qui rendent très pénible la traversée du canal de Mozambique de l'ouest vers l’est. Au contraire, les Indo-Méla- nésiens sont des marins hors ligne et les courants favorisent pour eux l’exode; aussi, en ce siècle même, a-t-on vu des jonques malaises aborder dans l'île. M. Grandidier pense donc que primi- tivement, Madagascar a été peuplée par des immigrants indo- mélanésiens, puis par les Andrianes malais. Plus tard, à ce fonds initial se sont joints quelques éléments africains et arabes.

Les îles Ongtong. Depuis plusieurs années, M. R. Parkin- son a donné périodiquement au public (1) les résultats de ses recherches ethnographiques sur cet archipel, dont la population offre le grand intérêt d’être essentiellement polynésienne, quoi- que située en pleine Mélanésie.

Les îles Ongtong, de niveau très peu surélevé et de formation corallienne, sont pourtant cultivées. Les indigènes creusent le corail à une profondeur de quatre mètres et établissent des fos- sés de vingt à trente mètres de longueur, sur dix à quinze de largeur. Dans ces fossés on dépose des détritus végétaux qui finissent par constituer une couche d'humus pour les planta- tions.

Les chefs de ces tribus n’ont aucun signe distinctif, ni dans le costume, ni dans le tatouage, ni dans l’habitation. Néanmoins, ils sont fort respectés. Les insulaires des Ongtong pratiquent la polygamie : toutefois les femmes ont une condition très sortable; contrairement à ce qui a lieu chez d’autres peuples sauvages, elles sont déchargées de tous les travaux trop pénibles et leurs occupations se bornent à tenir le ménage et à élever les enfants.

M. Parkinson décrit longuement les buttes des insulaires d’Ongtong et leur mobilier, ainsi que leurs temples et leurs

(1) Internationales Archiv fcr Ethnographie, t. X. 1897. Heft 3; t. XI, 1898, Heft 5 u. 6.

II" SÉRIE. T. XVII.

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idoles. A côté de chaque village, il y a un cimetière ; les morts sont déposés dans des tombes séparées les unes des autres par des rangées de blocs de corail.

Sur l’origine des îles Ongtong,il court une singulière légende; elles auraient été élevées par un habitant du fond de la mer, qui quitta sa première demeure pour venir occuper la terre. Plus tard, d’une certaine île Makarama, que M. Parkinson croit pouvoir identifier avec une de celles de l’archipel Greenwich, sont venues en canot d’autres tribus, aujourd’hui honorées comme des divinités.

Le tatouage est d’une grande importance chez ces insulaires; il semble constituer le signe du mariage, car les célibataires ne portent pas de marques de ce genre.

M. Parkinson a reproduit, avec traduction allemande, un cer- tain nombre de chants des indigènes d’Ongtong, dans leur texte polynésien.

Ethnographie des îles Salomon. 11 faudrait, pour être plus précis, intituler cet extrait : Eihnoyrapliie des îles Salomon du Nord- Ouest, car c’est seulement de celles-là que s’est occupé M. R. Parkinson (i) dans son intéressant mémoire; et parmi ces tribus il se restreint encore surtout à celles des côtes.

11 y a en effet, du moins dans les plus étendues de ces îles, comme à Bougainville par exemple, sur les côtes une population tout à fait différente de celle qui est fixée à l’intérieur. Celle-ci est plus exiguë de taille, de constitution moins musculeuse ; elle est noire et parle un idiome qui n’est pas compris des riverains. Chose étrange, les habitants des côtes, malgré l’abondance des matériaux qui se rencontrent sur le rivage de la mer, ne fabri- quent pas leurs armes eux-mêmes, mais les achètent aux tribus de l’intérieur.

Divisée en clans, dont chacun a pour emblème un oiseau, la population de chaque village est soumise à un chef, dont, par suite de conquête, la domination s’étend parfois sur les chefs des villages voisins. Les indigènes pratiquent l’exogamie, mais les enfants sont inscrits dans le clan de la mère. 11 en résulte que les unions incestueuses sont légitimées, et du reste, elles ne sont pas rares, par exemple entre le père et sa fille. Les mariages ont lieu par rapt ou par achat. Le nombre des femmes dépend

(1) Abhandlungen und Berichte des zoologischen und anthropolo gisch-ethnographischen Muséums 7,ü Dresdf.n, t. Vil, 1898-99, Heft 6.

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de la richesse de chacun, les chefs en ont jusqu’à cinquante, les autres ne peuvent guère s’en payer plus de trois.

La mort est l’occasion de grandes réjouissances. On fait subir aux défunts un iriple traitement. Les uns sont jetés à la mer, d’autres sont enterrés et les chefs passent par l’incinération.

Les indigènes des lies Salomon pratiquent encore le canniba- lisme, quoique dans une proportion moindre qu’on le pense généralement. D’autre part, ces tribus aiment beaucoup le chant et la danse, qui s’exécutent au son du tambour et de la flûte de Pan.

Il faut lire dans le travail de M. Parkinson les détails qu'il donne sur le costume, le commerce, les ustensiles du ménage. En ce qui concerne ce dernier point, remarquons que les instru- ments de silex ont cessé d’être en usage, excepté à l’intérieur de Bougainville. Partout ailleurs, c’est le fer qui est aujourd’hui employé. Toutefois, pour les pointes de flèches on ne se sert pas encore de fer ; les flèches sont fréquemment à crochets, soit tail- lés dans la pointe elle-même, soit formés par des pièces surajou- tées, os, épines, arêtes de poissons. C’est pour cela que les indi- gènes des îles Salomon n’ont pas besoin d’empoisonner leurs flèches, car les blessures produites par les crochets sont assez dangereuses par elles-mêmes.

CORRESPONDANCE

RÉPONSE A UNE CRITIQUE (i)

M. Vandevyver ni "a fait l’honneur de s’occuper longuement de mon modeste traité élémentaire de Physique et de Chimie, dans une notice bibliographique insérée au dernier numéro de la Revue des Questions scientifiques.

Rien que son jugement ne me soit pas favorable, je n’aurais rien à y opposer, si mon honorable contradicteur avait bien voulu exposer quels sont les inconvénients d’un plan qu’il trouve mauvais, et signaler en quoi consistent les erreurs de détail dont il fait une légère énumération.

Il s’agit d’un livre pour la composition duquel je n’ai reculé devant aucune fatigue. Convaincu qu’une réforme, dans le plan d’exposition de la Physique élémentaire surtout, était nécessaire, non seulement pour mieux faire comprendre et démontrer aux commençants les lois qui régissent la nature, mais encore pour leur en faire saisir les intimes rapports, je ne pouvais suivre les pas de mes devanciers, et j’acceptai avec plus de résignation que de confiance en mes faibles forces, mais cependant sans défail- lance. la tâche hardie, écrasante pour moi, de frayer des voies nouvelles, voies que je tiens pour solides. Il se peut que, malgré tous mes efforts, malgré l’acharnement avec lequel j’ai travaillé sans relâche à la préparation, puis à la rédaction de mon œuvre chérie, je me sois trompé et que j’aie fait fausse route. Or un auteur qui a ainsi, sans copier, fait de son mieux, qui a fait tous les efforts dont il était capable pour être utile et épargner des fatigues aux jeunes intelligences qui abordent des sciences aussi

|1| Nous avons reçu cet article de M. T. Escriche à propos d'un compte rendu bibliographique publié dans la Revue (20 octobre 1899, p. 611, II). Nous le faisons suivre de la réponse de M. Vandevyver, auleur de ce compte rendu (N. D. L. R.).

CORRESPONDANCE.

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vastes et aussi importantes, n’avait-il pas droit à s’attendre à un plus mûr et consciencieux examen de sou livre de la part de celui qui en devait faire la critique?

Lorsqu’il s’agit de prouver qu’un innovateur n’a pas réussi, il ne suffit pas de reproduire les grandes lignes du cadre et de copier quelques rubriques secondaires pour en faire ressortir la singularité ; puisqu’on est en présence d'une innovation har- die, je l’avoue, il est évident que la seule énumération des ma- tières fera sauter aux yeux des lecteurs, dans toute sa nudité, la singularité de l’arrangement, adopté. Mais la singularité, en elle-même, n’est pas un défaut : il faudrait montrer quelques-uns des graves inconvénients auxquels un si singulier agencement des matières doit nécessairement conduire. Parla seule reproduction de quelques rubriques, le lecteur ne saurait se rendre compte de la façon dont sont développées ces matières, ni, partant, juger de quelle manière l’auteur du livre a pu se tirer d'embarras.

En lisant attentivement la critique de M. Vandevyver, je n’ai pu m’empêcher de croire qu’il est loin d'avoir saisi ma pensée d’ensemble, d’où l’idée, qui semble une boutade, qu’on pourrait croire à une erreur dans le numérotage des pages ou dans la reliure, et qu’il n'a pas compris ou a compris à rebours cer- tains développements de détail ; et voilà pourquoi il me suppose des affirmations que je n’ai pas faites. Je demande pardon à l'auteur de la critique, s’il n’en est pas ainsi. Quoi qu'il en soit, ne pourrait-on pas attribuer à une connaissance imparfaite de la langue espagnole les erreurs bien réelles qu'il commet, tout en voulant signaler dans le livre qu’il critique des erreurs imagi- naires ? Et, de fait, s’il comprenait bien l’espagnol, il 11e parlerait pas de mon programme rationnel; c’est d'un programme rai- sonné qu’il s'agit dans la préface.

Pour ce qui est du plan, de l’ensemble, de la méthode, M. Van- devyver s’étonne de ce que, en électricité, par exemple, l'auteur, vers le commencement du livre (p. 39) en une dizaine de para- graphes, nous présente d’emblée, comme phénomènes curieux s’expliquant par l’électricité dynamique, les aimants, les électro- aimants, la loi d’Ampère et le galvanomètre ; qu’il faille se reporter à la page 75, dans le département de la chimie, pour y retrouver une quinzaine de lignes relatives à la décomposition de l’eau et à la recombinaison de l’hydrogène et de l’oxygène sous l’effet de l’étincelle „, et puis, enfin, “plus rien, jusqu’à la physique de l’éther, page 282 „.

D’abord, le seul véritable saut est celui de la page 75 à la

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

page 282 ; car les phénomènes des aimants, électro-aimants, loi d’Ampère, etc. (p. 39) et ceux de la décomposition de l’eau et de la recombinaison de l’hydrogène et de l’oxygène (p. 75), tout en se rattachant à l’électricité, sont d’un ordre différent, l’élec- tricité agissant physiquement dans les premiers et chimiquement dans les derniers. Rien n’obligeait donc à réunir ces phéno- mènes ; et, puisque mon plan comporte deux chapitres de notions générales très élémentaires, sous les rubriques : Action physique des agents et Action chimique des agents, ces deux ordres de phénomènes avaient bien leur place parfaitement déterminée dans chacun de ces chapitres.

Mais pourquoi accumuler en quelques paragraphes les aimants, les électro-aimants, etc., etc., puis couper court, pour n’en plus rien dire jusqu’à la page 282 ? En voici la raison :

La physique 11e peut être exposée avec profit dans ses détails à des élèves qui n’ont pas une idée préalable, si élémentaire qu'elle soit, de bon nombre de phénomènes physiques et chimi- ques. Or, dans un pays malheureusement si mal gouverné tou- jours, la loi m'oblige à faire, dans l'enseignement secondaire, un seul cours de Physique et de Chimie. J’ai donc cherché à remé- dier au manque d'un premier cours très élémentaire, en faisant, par avance, par voie de préliminaires, un résumé aussi pratique que possible, de tous les faits physico-chimiques dont il faut avoir quelques notions préalables pour le développement ulté- rieur de ces sciences. Dans ces préliminaires je ne donne aucune explication sur les aimants ou électro-aimants, etc. ; je me borne à exposer et à montrer pratiquement les phénomènes d’attraction, de répulsion, de déviation,... dont la théorie complète ne doit venir qu’à la page 282. est ici le désordre ? Le fait de donner par avance une idée de quelques phénomènes importants, dont la théorie in extenso doit être développée plus loin, en quoi pourrait-il nuire à l’ordre et à la clarté ?

Maintenant M. Vandevyver voudra bien m’excuser de lui mon- trer qu’il fait fausse route en cherchant à mettre en relief la singularité d’arrangement des matières dans un cas qu’il choisit afin de 11e pas fatiguer le lecteur, tellement ces singularités lui semblent nombreuses ! Après avoir copié quelques rubri- ques secondaires, parmi lesquelles il ajoute anneau de Gramme. qui n’existe pas comme telle rubrique (l’anneau est tout de même décrit dans cet endroit) et machine dynamo-électrique de Gramme (le livre ne porte pas ici machine , mais bien récepteur ou moteur), il écrit : u Seulement dans la seconde partie du

CORRESPONDANCE. 343

chapitre : Théorie de l'induction, ses lois, etc., et, comme appli- cations, l’auteur revient sur la théorie des générateurs.

Personne ne se dissimulera la gravité de l’objection qui m'est ici faite : le générateur dynamo-électrique de Gramme précédant la théorie de l’induction! Mais ce serait tout simplement absurde. Aussi M. Vandevyver a-t-il pensé que j’ai du être fort embar- rassé. et que, pour me tirer d’affaire, j’ai été contraint de reve- nir sur la théorie des générateurs d’induction, après avoir exposé les lois de ces courants.

Il n’en est rien pourtant ; l’auteur de la critique ne m’a pas compris. Mais j’avoue que son étonnement a été pour moi d’un effet pénible, car j’v ai vu une révélation de la maigre idée qu’on est arrivé à se faire un peu partout des cerveaux espagnols ! Sinon, il se serait arrêté en disant : Non, pas possible ; j’ai sans doute mal compris. Et, en effet, le générateur de Gramme ne précède pas la théorie de l’induction : il la suit ; après les lois des courants induits, je ne reviens pas sur la théorie de ces générateurs : je Y aborde.

L’électro-magnétisme et l’induction étant deux théories réci- proques, j’en ai fait les deux articles de mon chapitre Travail mécanique des courants électriques. Parmi les applications de l’électro-magnétisme se trouvent les moteurs électriques : je me suis borné aux moteurs magnéto et dynamo -électriques de Gramme, ne pouvant m’appesantir sur ce sujet. Pour ce qui est des applications de l’induction, j’ai de même tenu à me borner aux générateurs magnéto et dynamo-électriques de Gramme. Le moteur et le générateur (tant magnéto que dynamo) sont bien la même machine réversible, dont la description peut être donnée aussi bien dans la théorie de l’électro-magnétisme que dans celle de l’induction: nul besoin de connaître cette dernière théorie pour expliquer le fonctionnement de la machine comme moteur; explication, du reste, plus aisée à comprendre que celle de son fonctionnement comme générateur.

La marche historique a trompé M. Vandevyver, qui n’a pu voir le nom Gramme sans l’attacher à son générateur, ce qui l’a empêché de bien lire ces deux rubriques : dans l’électro- magnétisme, moteur ou récepteur de Gramme; 20 dans l’induc- tion, générateur de Gramme. Il a tout simplement, les deux fois, compris machine dynamo-électrique de Gramme (ce sont ses mots), ce qui lui a fait croire que je revenais sur ce que je n’avais pu expliquer qu’à demi la première fois. S’il avait seule- ment commencé à lire quelques ligues du développement, il se

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serait bientôt aperçu de son erreur. Qu'il ne m’en veuille pas de lui faire remarquer, à lui qui n’a pas hésité à m’attribuer un pareil non-sens, que, s’il est peut-être permis de passer légère- ment les yeux sur ce qu’on applaudit, il faut, par contre, s’in- former consciencieusement des choses au sujet desquelles on se croit dans le cas d’émettre un jugement défavorable.

M. Vandevyver fait la comparaison suivante : Le groupe- ment général adopté par l’auteur ressemble, dans ses grandes lignes, à celui adopté par M. Janet, le directeur de l’Ecole supé- rieure d’Electricité de Paris: mais avec cette différence, que l’on ne retrouve pas ici l’originalité et l’ordonnance si didactique qui font le charme de tout ce qui sort de la plume de M. Janet.

Je 11e vois pas trop comment accorder la singularité des grandes lignes du cadre, dont il a été question plus haut, avec le manque d'originalité clans le groupement général adopté ici par moi. Ici, comme partout, mon plan, bon ou mauvais, m’ap- partient: je n’ai copié ni suivi aucun de mes devanciers. Si M. Vandevyver fait allusion aux Premiers principes cVÉlectricité industrielle de M. Janet, seul ouvrage que je connaisse du savant directeur de l'Ecole supérieure d'Electricité de Paris, j'affirme, de mon côté, que le groupement général adopté par moi ne ressemble en rien dans ses grandes lignes à celui adopté par l’auteur français, dont l’ouvrage a un but et parlant un caractère tout à fait différents de ceux de mes éléments. Nous nous rencon- trons peut-être dans certains détails, dans certaines comparai- sons, bien que je n’aie pas eu sous les yeux cet excellent livre en écrivant le mien: j’ai plutôt emprunté à Joubert quelques figures sur l’électro-magnétisme. Le livre de M. Janet est charmant; là-dessus nous sommes pleinement d'accord; et il est même possible que de ma modeste plume il ne soit pas sorti une ordon- nance comparable à la sienne.

M. Vandevyver n’aurait pas lancer sans preuves l’affirma- tion suivante: “Les notions générales sur la chaleur devraient être remaniées et mises à la hauteur des connaissances actuelles. On dirait un reproche fait audoritate cpia fungor par un savant physicien à un commençant médiocre. Je ne sais si. en faisant ma troisième édition, j’aurai oublié de corriger quelque détail numé- rique qui aurait été dernièrement rectifié. Mais le mot remanier paraît avoir trait plutôt à la façon générale de présenter les faits, et à ce point de vue je crois n’avoir rien à remanier. Ma principale préoccupation ayant été de bien fixer dans l’esprit des commençants les grandes lois de la nature, tout en faisant

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saisir les étroites liaisons qui existent entre les divers phéno- mènes physico-chimiques, j’ai être sobre dans les détails, mais j’ai donné à l’ensemble la plus grande attention.

Venant aux particularités de la critique de M. Vandevyver, je ne sais comment m’expliquer son étrange affirmation concernant Y effet désastreux que produiraient sur le cerveau des étudiants du Xord les fréquents renvois tantôt à ce qui précède, tantôt à ce qui suit A ce qui suit, très rarement, peut-être sur cent fois une, et toujours à des sujets qui ne dépendent pas de ce qu’il est question de démontrer. L’auteur de la critique, de la bonne foi duquel je ne doute pas, m’accordera sans doute que cette distinction est essentielle, et qu’il ne saurait être ici ques- tion que des renvois à ce qui précède, les quelques autres isolés pouvant, du reste, être laissés de côté dans la première lecture de l’ouvrage.

Or, je ne vois pas en quoi ces pauvres chiffres entre paren- thèses, peuvent obliger le lecteur qui n’en aurait pas besoin, à faire la gymnastique ; et je suis, par contre, bien sûr que l’élève (dont la besogne ne consiste pas à lire le livre de suite, comme on lit un roman) sait bon gré à l’auteur qui s’est donné le mal de fouiller souvent son manuscrit, pour lui épargner la peine de fouiller son livre relié, lorsqu’il a oublié quelque chose dont il a besoin pour suivre la démonstration qu’il a en vue.

Je regrette vivement de me voir obligé de relever une autre erreur dans laquelle est tombé M. Vandevyver pour avoir mal compris quelques lignes du livre qu'il analyse. Il dit : u En effet, M. Escriche nous donne successivement des notions de l'éther, de la force électro-motrice, de la conductibilité, de la résistance, du courant, de la tension et du potentiel maximum ; tout cela, d’après lui, s’explique sans la moindre difficulté par l’hypothèse des actions continues de l’éther.

Je n’ai nulle part fait une pareille affirmation. Voici ce que j’ai dit à ce sujet, page 282 : En considérant les phénomènes élec- triques comme dus à des actions continues de l’éther, on ne suppose pas même la probabilité qu'il en soit ainsi; on veut tout simplement dire que les choses se passent comme s'il en était ainsi. Cela suffit pour systématiser, du moins provisoirement, et faciliter d’une façon extrême l’étude de phénomènes aussi importants. n II y a loin de faciliter d'une façon extrême l'étude des phénomènes par une systématisation plus ou moins con- ventionnelle, à explicpier ces mêmes phénomènes sans la moin- dre difficulté par une hypothèse. Ecrivant pour des élèves qui

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ne connaissent que les mathématiques élémentaires, je 11’ai pas cherché à donner l’explication probable des phénomènes élec- triques ; seulement, pour en faciliter l’intelligence et à titre de comparaison, j’ai tenu à faire ressortir l’analogie frappante qui existe entre certains phénomènes hydrauliques et électriques.

Voici maintenant 14 quelques inexactitudes ou fautes d’impres- sion qui sautent aux yeux „, selon l’auteur de la critique.

L’auteur admet que la colonne d’air au-dessus de la surface du sol est de 300 kilom. J’ai dit à ce sujet, page. 219 : ... mais l’air, porté à un état d’extrême raréfaction, de plus en plus prodigieuse, ne s’élève probablement pas à moins de 300 kilo- mètres. „ S’il y a erreur dans cette affirmation, il faudrait le prouver.

Que la hauteur de la colonne de mercure est de 76 centi- mètres, si l’expérience se fait à C. et au niveau de la mer. J’ai dit, page 221 : unos 76 centimetros „, ce qui signifie 76 centimètres environ „. D’ailleurs, est-ce que ce nombre 76 centimètres a cessé d’être admis comme la pression baromé- trique normale, de laquelle il est évident que je parle?

Qu’une pompe aspirante élève l’eau à 10 mètres. Voici la traduction de ce qui est écrit à ce sujet, page 231 : La pompe aspirante ne permet d’élever l’eau qu’à 10 mètres environ (unos 10 métros); c’est la hauteur de ce liquide qui peut être équilibrée par l’atmosphère. Ce qui veut dire que c’est la hauteur théo- rique. En pratique on aura deux, trois, quatre mètres de moins, selon la perfection de la pompe.

Que les aéronautes s’élèvent à plus de ro kilomètres dans l’atmosphère. Voici ce que porte mon livre, page 235 : * On a atteint à plus de 10 kilomètres, ce qui est vrai; mais cela ne veut pas dire, d’une façon générale, que les aéronautes puissent s’élever à plus de 10 kilomètres. Loin de là, on peut lire à la page 219 : A 10 kilomètres ou un peu plus, l’air ne suffit plus pour maintenir la vie, comme il a été constaté dans les ascensions aérostatiques, qui n’ont pu guère surpasser cette limite „. Encore une fois, est ici l’erreur ou la faute d’impression?

Une dernière observation, qui 11e porte plus sur la partie scientifique : L'auteur donne partout la prononciation espa- gnole des noms des savants étrangers ; quelques indications historiques n’eussent-elles pas été préférables ? La pronon- ciation espagnole, non. mais la prononciation figurée, c’est-à-dire la vraie prononciation, afin d’éviter qu’un lecteur qui n’enten- drait pas la voix du professeur, prononce ces mots étrangers à

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la façon espagnole, lisant Plateau, par exemple, Platéaou. Seule- ment trois ou quatre fois, l’usage a espagnolisé des noms très connus, je l'avertis; c’est le cas pour Gay-Lnssac, que nous prononçons souvent Gaï-Loussac. C’est bien donc le contraire de ce que M. Vaudevyver affirme en disant que je donne partout la prononciation espagnole des noms des savants étrangers .

Quant aux indications historiques, j’ai tenu à les écarter abso- lument de mon livre, qui, malgré cela, reste un peu volumineux pour les élèves auxquels il est destiné.

Maintenant, que reste-t-il de toutes les critiques de M. Vande- vyver sur mon ouvrage ? Rien; c’est, du moins, ce qui résulte de l’analyse que je viens de faire, à mon tour, de sou article biblio- graphique.

Est-ce à dire qu’en examinant avec attention mon modeste livre, on n’y trouverait rien à signaler comme devant être corrigé ou modifié ? Loin de là; si toute œuvre humaine est imparfaite, même celle des grands savants, la mienne doit l’être à plus forte raison; et je me suis toujours montré reconnaissant envers ceux qui, sur la demande que je fais moi-même dans la préface de mon livre, ont bien voulu m'adresser des observations tendant à améliorer un ouvrage au perfectionnement duquel je travaille toujours avec acharnement.

Thomas Escriche.

RÉPONSE DE M. VANDEVYVER

M. Escriche n’est point satisfait de mon compte rendu, et il s’en plaint non sans acrimonie. Ah ! si j’avais pu n’écouter que mon désir de lui être agréable ! Mais il n’est pas toujours donné au critique de sacrifier au plaisir de couvrir de fleurs les ouvrages qu’il analyse. Je ne les ai pas refusées au livre de M. Escriche. J’ai dit et je répète qu’on y rencontre certaines démonstrations nouvelles ou heureusement modifiées „, quel- ques appareils très ingénieux dus à l’auteur des exemples d’application aux choses usuelles de la vie répandus à profusion et d’un choix souvent très heureux „. Avec la même franchise j'ai signalé ce que, à tort ou à raison, je considère comme défec- tueux. M. Escriche n’a retenu que cette dernière partie.

Sa réponse est très longue; la mienne le sera moins: j’éviterai, autant qu’il est en moi, d’encombrer la Revue.

L’auteur m’accuse de l’avoir lu avec trop peu d’attention. Le reproche est vulgaire; rien ne m’empêcherait de le retourner à M. Escriche à propos de mon article.

Je n’ai reproduit que les grandes lignes de son livre. C’est le cadre imposé à tout compte rendu ; il ne m’a pas empêché, de l’aveu même de M. Escriche, de m’occuper longuement de son modeste traité élémentaire de Physique et de Chimie „, son œuvre chérie „.

Encore n’ai-je pas saisi sa pensée d’ensemble „. C’est pos- sible. M. Escriche a tort de m’en vouloir : c’est son secret, cette pensée d’ensemble „, et un secret n’est pas toujours facile à pénétrer. D’ailleurs, j’ai dit à mes lecteurs que, de l’avis de l’auteur, on ne pourra juger son travail en connaissance de cause, qu’à la lumière des appréciations complètes qu’il compte émet- tre dans une publication intitulée Programme rationnel, ou raisonné ; et je les ai avertis, deux fois, que je ne connaissais pas ce qui a paru de ce programme.

J’ai même compris à rebours certains développements de détail. Ainsi j’ai écrit programme rationnel j’aurais écrire programme raisonné „. Est-ce bien sûr ? Le mot rationnel signifie, dit le dictionnaire de l’Académie, qui est

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raisonné, qui est fondé sur le raisonnement N’est-ce pas cela? Ce programme serait-il fondé sur autre chose?

M. Escriche signale l’influence du milieu sur l’ordonnance de son livre: dans son pays malheureusement si mal gouverné tou- jours, la loi l’oblige à faire, dans l’enseignement secondaire, un seul cours de Physique et de Chimie J’ignorais cette situation que l’auteur regrette ; je ne pouvais donc m’inspirer de ses con- séquences. S’il s’ensuit des circonstances atténuantes, personne n’en refusera le bénéfice à l’auteur.

Quant à la question de la machine Gramme „, la marche historique ne m’a trompé en aucune façon. Celui qui analyse un manuel, ne doit pas se placer à son point de vue, mais à celui de l’élève auquel ce manuel est destiné. Un physicien, au courant du sujet, peut très bien s’orienter dans un exposé l’étudiant ris- que fort de se perdre. A mon humble avis, rien ne justifie, au point de vue didactique, le dédoublement en moteur et en géné- rateur avec interposition des lois de l’induction. Au moins m’ac- cordera-t-on qu’il y avait l’occasion de signaler une singu- larité „ ; je n’ai pas voulu faire autre chose. Même après les considérations que M. Escriche vient d’exposer, je reste con- vaincu que la théorie de l’induction doit précéder la description des machines Gramme, ces machines fussent-elles considérées comme motrices. Du reste, une fois qu’elles ont été exposées comme génératrices, le principe de la réversibilité peut donner en quelques mots et d’une façon logique l’explication du moteur, bien entendu si, comme dans le cas actuel, il ne s’agit que des éléments. C’est, je crois, la marche généralement suivie, et les maîtres de la science qui n’ont pas dédaigné d’écrire des traités élémentaires, l'ont consacrée en l’adoptant. Dans une discussion de ce genre, le mieux n’est-il pas de les prendre pour arbitres ? M. Escriche reconnaîtra avec moi qu’un de nos maîtres à tous et que nous devrions nous efforcer d’imiter, c’est Tyndall. Quel ordre, quelle clarté dans ses ouvrages ! Ce n’est pas Tyndall, croyons-nous, qui aurait adopté la marche suivie par M. Es- criche; ce n’est pas lui non plus qui aurait présenté au numéro 370, sous la rubrique générale : Mouvement dans les fluides *, le principe d’Archimède en le rattachant à la résistance qu’oppose le fluide au mouvement du corps immergé, et qui aurait attendu jusqu’au numéro 496 68 pages plus loin pour nous donner les applications directes de ce principe ; ce n’est pas lui qui aurait exposé, comme le fait l’auteur, les notions relatives à la chaleur : nous y reviendrons. Réformer, c’est très

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

bien, mais on doit se garder de faire ce que l’on appelle, je crois, en espagnol un pisto manchego.

M. Escriche semble s’offusquer de ce que j’ai cru voir un air de parenté entre le groupement de certaines notions d’électricité dans son livre, et le groupement adopté par M. Janet. Se ren- contrer ne fût-ce que dans certains détails et dans certaines comparaisons avec M. Janet, n’est pas chose à dédaigner ; on pourrait être en moins bonne compagnie.

D’après M. Escriche, tout se passe comme si les phéno- mènes électriques étaient dus à des actions continues de l’éther.,; et cette manière de voir facilite d'une façon extrême l’étude de phénomènes aussi importants „. Combien il serait désirable que cela fût vrai ! Surtout si l’on pouvait, par surcroît, accepter, sur la nature de ce fluide hypothétique, les idées que suggère M. Escriche au 56, p. 36 de son livre, l’éther nous est pré- senté comme une sorte d’état limite de la matière pondérable, s’élevant progressivement de l’état solide à cet état ultra-gazeux ; et l’on considère, comme une hypothèse acceptable, que toutes les substances sont de l’éther condensé, à des degrés divers. Les analogies, les comparaisons sont des auxiliaires dont il est permis d’user ; mais en en faisant le ciment d’une préten- due synthèse dont les éléments se rattacheront entre eux par de pures métaphores, ou aboutit tout au plus à donner aux élèves l’illusion qu’ils ont compris, à la faveur d'une confusion.

Les notions sur la chaleur devraient être mises au point, ai-je dit. 11 s'agit des notions fondamentales de température et de quantité de chaleur. Quelques citations suffiront à marquer le sens et la portée de cette observation ; elles nous fourniront, en outre, un exemple de l’emploi des parenthèses à gymnastique „.

Page 17, 15, sous la rubrique générale “Théorie molécu- laire „, on nous apprend que les molécules des corps sont main- tenues à distance par l’action de l’agent répulsif la chaleur On ajoute en note : Quand la chaleur sert d’agent répulsif des molécules, elle ne se perçoit pas à l’extérieur. Celle qui se per- çoit dans les corps se nomme chaleur sensible, comme on le verra plus loin.

Pins loin, beaucoup plus loin, page 42, 70, nous lisons : On a vu, dès les premières pages, que tous les corps, si froids qu’ils nous paraissent, contiennent une certaine quantité de cha- leur, laquelle constitue la force répulsive qui, de concert avec la cohésion, maintient l’équilibre moléculaire. O11 renvoie au 15 : puis on ajoute : Pour mesurer ces quantités de chaleur,

CORRESPONDANCE.

35 1

dont l’unité s’appelle calorie, on emploie des appareils connus sous le nom de calorimètres, dont on donnera une idée en son lieu.

„Tous les corps laissent échapper continuellement une certaine quantité de chaleur, appelée sensihle( on renvoie à la notedu n°i5) qui constitue leur température, et celle-ci, qui a pour unité le degré, se mesure au moyen du thermomètre, appareil bien connu, que représente la figure 27 et dont nous verrons la théorie plus loin.

Il nous faut passer maintenant à la page 505 l’on donne, au 107S, la définition du coefficient de dilatation k. On en tire, au 1080, l’expression de la dilatation d pour un corps de grandeur m et une variation de température „, d kmt. Enfin, on aborde la Thermométrie au icgi, après l’exposé des résultats de l’étude quantitative de la dilatation sous les trois états des corps; voici ce qu’on en dit : Puisque d’après la for- mule (67) 10S0, p. 506 il s’agit de la relation d - kmt la dilatation ou la contraction d est, toutes choses égales d'ail- leurs, proportionnelle à la variation de température t, il est évi- dent qu’en observant sur l’échelle les dilatations et les contrac- tions du liquide, on arrivera à connaître les variations de température. C’est tout.

Quant à la calorie, nous trouvons au 1154, p. 534, la défini- tion de la capacité calorifique, suivie de cette remarque : La capacité calorifique de l’eau est prise, comme nous le savons, pour unité de chaleur ; et on renvoie au 70 de la page 42 que nous avons cité. Est-ce se montrer trop exigeant que de demander que ces notions fondamentales soient mises au point?

J’ai parlé des parenthèses à gymnastique „. Ce que j’ai dit tantôt du principe d'Archimède, séparé par 68 pages de ses applications directes; ce que je viens de rappeler des notions sur la chaleur, montre bien que la multiplicité des références est la conséquence d’une fâcheuse ordonnance de l’ensemble et des détails. Je n’ai pas dit autre chose.

Quant aux incorrections que j’ai relevées et auxquelles l’au- teur donne plus de poids qu’aux qualités que j’ai trouvées à son ouvrage, je n’y ai pas attaché plus d'importance qu’il ne con- vient : ce sont des lapsus qui échappent à tout écrivain.

Je pourrais dire à M. Escriche que c’est à lui à faire la preuve de l’existence de 300 kilomètres d’air, même raréfié ; elle intéres- serait les physiciens.

A la question du baromètre, il ne manque, je le sais, qu’un mot

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

d’explication. Quand on parle de la pression moyenne normale de 76 centimètres, et qu’on prend pour unité l’atmosphère, il s’agit d’une hauteur de colonne de 76 centimètres, réduite à C. au niveau de la mer et à la latitude de 450.

Les explications relatives à la pompe sont très exactes, et je n’ai pas douté un instant que l’auteur ne fût «à même de les donner; mais j’aurais voulu les lire dans son manuel.

Le point relatif à la prononciation espagnole ou figurée est une querelle de mots qui rappelle le programme rationnel ou raisonné de tantôt. L’adjectif a trahi ma pensée, mais ma critique subsiste : il vaut mieux apprendre aux élèves à connaître les grands physiciens et leurs travaux qu’à bien prononcer leurs noms. M. Escriche répond qu’il a tenu à écarter absolument ces indications historiques de son livre qui, malgré cela, reste un peu volumineux pour les élèves auxquels il est destiné „. Ceci est un reproche que je n’avais point fait.

Dans sa préface, l’auteur appelle la critique et lui promet sa reconnaissance : on ne s’en douterait guère ; il semble plutôt décidé à travailler seul avec acharnement à améliorer son œuvre. Ces efforts sont très louables, et si je me permets de les trouver nécessaires, M. Escriche s’en consolera aisément : il se rappellera que l’appréciation d'un critique lui est personnelle et n’a pas force de loi. Il se peut très bien que quelque physicien, voire même un prince de la science, juge son ouvrage autre- ment que moi. Je le souhaite à M. Escriche dont la reconnais- sance pour l’auteur supposé de cet éloge n’ira pas, sans doute, jusqu'à le forcer à rééditer son article.

Vandevyver.

LES

I

Depuis longtemps, Montfaucon avait signalé la présence dans une tombe d’un crâne portant deux perforations ; l’individu était en voie de guérison au moment de sa mort. La caverne sépulcrale de Nogent-les-Vierges renfermait plus de deux cents squelettes; elle fut fouillée peu de temps après la Restauration ; Barbié du Bocage annonçait à la Société des Antiquaires un crâne présentant une ouver- ture ne mesurant pas moins de 2 pouces sur 3, en provenant et Cuvier affirmait que l’homme avait survécu au moins douze ans à cette grave blessure. En 1843, on recueillait auprès de Crozon en Bretagne, un crâne trépané, aujour- d’hui au Musée de l’Ecole de Médecine à Brest, et aussi on constatait la longue survie de l’opéré (1).

Ces faits, d’autres encore, passèrent inaperçus. Les temps préhistoriques étaient ignorés et des savants même éminents les rejetaient avec une persistance et un mépris qui étonnent singulièrement aujourd’hui. C’est à un méde- cin de la petite ville de Marvejols, le docteur Prunières, que revient l’honneur de les avoir mis en lumière et de les avoir fait accepter par le grand public. En 1873, il montrait aux membres de l’Association française pour

(1) P. du Châtellier, Crâne trépané découvert à Crozon ( Finistère ) le 20 sept. 1843.

Il' SÉRIE. T. XVII. 23

354 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

l’avancement des sciences réunis à Lyon (1), une rondelle osseuse un peu plus grande qu’une pièce de 5 francs tail- lée dans un pariétal humain et provenant d’un dolmen de la Lozère. L’année suivante, pour compléter sa première communication, le docteur avait apporté à Lille, d’une part toute une série de rondelles semblables à celle que l’on avait vue à Lyon, et de l’autre, de nombreux crânes perforés les uns durant la vie et déjà plus ou moins com- plètement cicatrisés, les autres ayant été soumis à une trépanation posthume facile à reconnaître. Les fouilles des grottes des Beaumes Chaudes procurèrent au docteur soixante pièces nouvelles, fragments de crâne ou rondelles crâniennes qui confirmaient ses premières découvertes (2), et Broca constatait à son tour sur trois crânes retirés de la grotte de l’Homme Mort, célèbre caverne du Midi de la France, de larges pertes de substance impossibles à attri- buer à des causes accidentelles (3).

Il est d’un grand intérêt de voir des hommes séparés de nous par des siècles, dont il est difficile de supputer la durée, pratiquer avec quelques misérables silex, les seuls instruments à leur disposition, une opération toujours délicate même avec les puissantes ressources de notre chirurgie moderne. Partout des recherches furent entre- prises ; partout de nouveaux faits affirmèrent ceux que nous venons de dire. Il faut résumer les plus remarquables d’entre eux ; nous verrons ensuite les conclusions qu’ils comportent. Une rapide énumération entraîne toujours une certaine monotonie ; nous espérons que le lecteur la pardonnera en faveur de l’importance de la question qui

(1) Seconde session de cetle Association qui a puissamment aidé au pro- grès de la science. De semblables associations, bien plus anciennes que la nôtre, existent en Angleterre et aux Etats-Unis.

(2) La collection Prunières renfermait 167 crânes ou fragments de crânes perfores ; 115 provenaient des cavernes, 52 des dolmens de la Lozère. Ass. Franç. La Rochelle, 1882 Blois, 1884.

(5) Sur un des crânes, l’opération avait été répétée deux fois C'est un fai que nous aurons souvent â redire.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

355

touche aux plus graves problèmes que l’homme puisse aborder.

Les grottes néolithiques de la Marne donnaient à M. de Baye des crânes perforés, des rondelles crâniennes, des amulettes détachées de crânes humains semblables à ceux recueillis par le Dr Prunières (i). Trois crânes avaient subi la trépanation durant la vie de leur possesseur et les sujets trépanés avaient survécu ; la plaie osseuse présente des traces incontestables de réparation et les bords de l’ouver- ture ne montrent plus les sillons imprimés par l’outil de l’opérateur. Sur l’un des crânes, les perforations sont sur deux points assez rapprochés, mais la séparation est nette- ment établie et exclut toute idée d’une seule opération. Les autres crânes recueillis par M. de Baye ne montrent aucune trace de réparation ; la trépanation a donc eu lieu après la mort (2).

Le Mégalithe des Mureaux auprès de Saint-Germain, d’une longueur de 9 mètres, recouvert de larges dalles, renfermait environ 60 squelettes. Plusieurs des crânes étaient trépanés. Le mobilier, silex taillés, couteaux, racloirs, poteries, était franchement néolithique. Un poi- gnard en bronze trouvé postérieurement ne paraît pas de la même époque.

M. Ad. de Mortillet décrivait, il y a quelques années, l’allée couverte de Dampont (Cne de Us, Seine-et-Oise) (3). La crypte sépulcrale en forme de rectangle mesure 9 mè- tres de longueur sur im,8o de largeur. Le vestibule est séparé de la chambre par une dalle en calcaire munie d’un

(i) Arch. préh., p. 16-2.

(2 M. de Mauvoisin a trouvé dans des grottes artificielles auprès de Baye de nombreux ossements humains, et parmi eux plusieurs crânes. Huit de ces crânes ont été offerts par lui au Musée de la Société d’Anlhropologie et Broca a relevé sur deux des traces de trépanation ; sur l’un, elle avait été faite sur le vivant, sur i’autre elle était postérieure à la mort. Bul. Soc. Anthr., 1880,

p. 10.

Ô) Bul. Soc. Axthr , 1889, p. 240.- Anthr., 1891, p. Ô80.- Nature, 2 janv. 18s6.

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REVfJE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

trou carré de om,45 de largeur. Deux feuillures indiquent qu’elle devait être fermée par une poutrelle. Le mobilier funéraire est pauvre ; on a trouvé dans la chambre des lames, des grattoirs en pierre, des haches polies, des instruments en os, des fragments de poterie commune. Tout montre qu’ici aussi nous sommes en présence d’une sépulture néolithique. Trois crânes complétaient la décou- verte ; le premier porte sur le temporal gauche un trou ovale de 3o millimètres sur 1 8 ; on constate un travail assez avancé de reconstitution. Le second présente entre le front et le temporal une ouverture de 9 centimètres sur 2 ; les bords ont été coupés avec une grande netteté au moyen d’un couteau en silex à tranchant très vif ; on ne voit sur les parois aucune trace de cicatrisation. Le troisième enfin est un fragment de calotte crânienne ; il offre sur un des pariétaux, à partir de la suture coronale, une coupure sinueuse très nette d’environ 10 centimètres de longueur. La pièce n’est pas assez complète pour per- mettre une conclusion sérieuse.

Parmi les collines qui bordent la rive droite de la Seine en amont de Paris, il existe un mamelon isolé et escarpé qui s’avance comme un promontoire dans la plaine. C’est le tertre Guérin, vaste dépôt de craie exploité depuis un nombre considérable d’années (1). Les ouvriers ont succes- sivement mis au jour huit grottes ; presque toutes renfer- maient des ossements humains, malheureusement dispersés aussitôt que recueillis. Seule une grotte ouverte en 1874 a pu être scientifiquement étudiée. Au milieu d’ossements divers, de silex polis, d’instruments en bois de cervidé, de fragments de poterie, gisait le crâne d’un vieillard qui pré- sentait un cas remarquable de trépanation ; malheureuse- ment, il fut brisé par les ouvriers au moment de la découverte (2).

(1) Rev. d’Anthr , 1878, p. 04.

(2) M. Chouquet a retiré de cette grotte 35 têtes de cubitus gauche. Suivant

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

357

Dans le canton de Moret (Seine-et-Marne), le même explorateur a recueilli deux fragments crâniens ; le pre- mier témoigne de la trépanation faite sur le vivant, le second delà trépanation posthume. Dans cette sépulture qui, par l’absence de tout objet en métal, par la forme et le travail des silex et des poteries, appartient au néoli- thique, on remarque déjà des traces de l’incinération du cadavre. Nous touchons donc à l’époque du bronze, cette coutume va devenir générale (1).

Le département de Seine-et-Marne dont il vient d’être question, comptait déjà aux temps préhistoriques une population considérable. Les fouilles entreprises en don- nent chaque jour une preuve nouvelle. Un crâne trépané par grattages successifs a été trouvé dans la vallée du Petit Morin auprès de Crécy, dans une sépulture remontant à lage de la pierre polie (2). On y recueillait des ossements appartenant au moins à trente individus différents, parmi eux des tibias remarquables par leur section ovale, puis des haches, des couteaux, des grattoirs en silex, des pics en calcaire siliceux avec emmanchement en bois de cerf. La sépulture elle-même comprenait deux chambres sépa- rées par un mur en pierres sèches et recouvertes par une pierre meulière pesant au moins douze cents tonnes. Ne pouvant la soulever, les troglodytes avaient pris le parti de creuser sous elle pour préparer la sépulture qu’ils destinaient aux leurs.

La grotte néolithique de Feigneux (Oise) a donné un crâne dolichocéphale ayant appartenu à un homme de 3o ans, se rapprochant du type de ceux de la grotte de l’Homme Mort. Ce crâne portait sur le pariétal gauche près de la suture sagittale, une double perforation, l’une posthume, l’autre faite durant la vie. Celle-ci est considé-

un usage assez général à cette époque, les os avaient été décharnés préalable- ment à la sépulture.

(1) Bul. Soc. Anthr., 1876, p. 276.

(2) Comptes rendus Ac. des Sc.. 18 oct. 1886.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

rable et mesure environ 60 millimètres de diamètre (i).Les ossements recueillis comprenaient 41 humérus : 1 1 étaient perforés; sans attacher à ce caractère une importance exa- gérée, nous dirons seulement que c’est la proportion la plus forte connue en France. Les tibias peu nombreux sont platycnémiques (2).

A St-Martin-la-Rivière, aux confins du Haut Poitou, il a été retiré d’une chambre en blocage, sous un tumulus relativement élevé, trois crânes trépanés et une rondelle crânienne taillée en pendeloque. Sur un des crânes la perforation obtenue par le grattage était restée incom- plète ; un autre, au contraire, avait subi une double perfo- ration. Les fouilles du cimetière voisin ont mis au jour de nombreux cists en pierre et tout un mobilier datant de la pierre polie, un marteau percé pour emmanchure, des polissoirs en grès, une plaque de granit, une hache en calcaire corallier, d’autres en fibrolithe, en jadéite, en serpentine, quarante-trois pointes de flèche, les unes à pédoncule, les autres à barbelure, de nombreux instru- ments de toute espèce en silex ou en os, des poteries apodes ou à fond plat, quelques-unes d’une remarquable finesse, d’autres chargées d’ornements (3). Si, comme il est probable, les crânes, bien qu’ils n’aient pas été trouvés sur le même emplacement, datent de la même époque que le mobilier que nous venons de résumer, il faut rattacher ces hommes à la fin de la période néolithique, au moment le bronze va transformer les armes et les outils, et apporter à l'homme une civilisation nouvelle, desprogrès nouveaux.

Un instituteur, M. Souché, a fait connaître sous un dol- men aux Lizières (Cüe de Pamproux, Deux-Sèvres) un crâne ayant subi deux opérations, une première presque circulaire, une seconde, amorce probablement de la pre-

(1) Mesurée sur la table externe.

(2) But. Soc. Axthr., 1887, p. 527.

(5 Tartarin, L'âge de la pierre à St-Martin la-Rloiêre. Mvr. pojr l’Hist. de l’Homme. 188i, pp. 293, 501.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

359

mière. Le rapport fait par Prunières à la Rochelle à l’Association scientifique, montre que le tissu osseux pré- sentait des traces de maladie et que l’opération avait être faite dans un but thérapeutique (1). L'ossification à peu près complète prouve la vieillesse de l’homme et le succès de l’opération. Sa taille était d’environ 1 “,77, les tibias étaient platycnémiques, disposition assez générale dans notre pays à cette époque, et le membre inférieur gauche portait une plaie déjà cicatrisée au moment de la mort. Il est assez difficile de fixer l’époque ou cet homme vivait. Pour M. de Mortillet, les sillons pratiqués pour détacher le fragment du crâne sont plus francs, plus nets, plus étroits que s’ils avaient été produits par un instrument en silex. L’opération avait mal réussi ; une partie seulement de la plaque osseuse s’était détachée et le reste était resté fixé au crâne (2).

Nous avons déjà mentionné un crâne trouvé, dès 1 843 , en Bretagne. Ce n’est pas un fait unique et d’autres décou- vertes sont venues confirmer celle de Crozon. M. Gaillard de Plouharnel cite un crâne provenant des sépultures mégalithiques du Port Blanc (3). Ce crâne, probablement de l’âge de bronze, offre une trépanation très nette obtenue par le sciage ou la section de l’os. A côté était une ron- delle de cinq centimètres de diamètre remarquable par le grattage qui se voit sur l’épaisseur de la boîte crânienne. Nous aurions donc sur le même crâne un curieux exemple du double mode employé. Il faut cependant ajouter que, selon le Dr de Closmadeuc, savant très autorisé, les osse- ments n’auraient qu’une relation accidentelle avec le méga-

(1) Bul. Soc. Anthr., 1882, p. 145. Rev. d’Anthr., 1884, p. 214.

(2) M. de Mortillet avait signalé dès 1875. à Bougon, dans le même départe- ment des Deux- Sèvres, un crâne trépané trouvé sous un dolmen. L’os de la paroi supérieure est percé d’un trou de forme ovale mesurant 5 centimètres sur 4. Les bords étaient parfaitement cicatrisés. A cette époque, on ne con- naissait qu’un petit nombre de cicatrisations ; celle-êi, la cinquième parmi ces découvertes, fit sensation.

(3) Auprès de St-Pieoux de Quiberon (Morbihan).

36o

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

lithe et qu’ils y auraient été déposés à une époque posté- rieure à son érection (1).

M. du Chatellier cite un tuinulus dans la commune de Guissény (Finistère) recouvrant une crypte sépulcrale. Le squelette de haute taille était couché sur le côté gauche, les jambes repliées à angle droit, le bras gauche le long du corps, le bras droit étendu comme si le mort voulait saisir un vase fait à la main, muni de quatre anses et placé à la hauteur de la poitrine. Auprès du bassin, se trouvaient une lame de poignard sans rivets et deux petites plaques de bronze. Le frontal portait des traces d’oxyde provenant d’un bandeau, sans doute aussi en bronze. La présence de ces objets donne à la sépulture une date cer- taine (2). On arrive à la même conclusion pour un crâne trépané pendant la vie, trouvé à l’autre extrémité de la France, à Sallanches (Savoie) (3).

Le Midi de la France apporte les mêmes enseignements que le Nord. Mentionnons la grotte de Sargels, qui a donné un frontal appartenant à un individu mort avant la cicatrisation complète de la plaie (4), un cas de trépana- tion suivi de guérison sur un crâne provenant de la grotte sépulcrale de Rousson (Gard) il gisait au milieu de soixante squelettes, hommes, femmes, enfants. La plaie située sur la partie antérieure de la fosse temporale droite mesure 70 millimètres de longueur, sur 5o de largeur (5). Citons encore un crâne féminin recueilli sous un dolmen dans les Cévennes, auprès de Montpellier-le- Vieux. Ce crâne qui portait deux perforations auxquelles la femme avait survécu, rappelle par sa forme ceux si connus de Cro-Magnon. Il est remarquable par l’épaisseur des os, la saillie des apophyses et des surfaces d’insertion museu-

(1) BUL. SOC. Anthr., 1883, pp. 238, 301 ; 1883, p. 412.

(2) Mat. pour l’Hist. de l’Homme, 1884, p. 83.

(3) Truchet, Note sur un crâne préhistorique. Chambéry, 1890.

(4j La Pouge, Crânes de Carzac, Bul. Soc. Anthr., 1891, p. 683.

(3) Bul. Soc. Anthr., 1894, p. 334.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES. 36 1

laire ; les trépanations paraissent avoir été faites par le raclage et sont complètement cicatrisées.

Nous devons à un de nos plus savants préhistoriens, M. Cartailhac (1), la découverte sous un dolmen auprès de Saint- Afrique, d’un crâne petit et brachycéphale ayant pro- bablement appartenu à un jeune homme. Ce crâne portait deux perforations successives, l’une vers le bregma faite durant la vie (les traces caractéristiques de réparation ne peuvent laisser de doutes à cet égard) ; l’autre, au contraire, au niveau du lambda semble n’avoir été pratiquée qu’après la mort de l’individu. La tombe renfermait quatre autres squelettes dont les crânes ne portaient aucune lésion. Les humérus présentaient la perforation olécrânienne, les tibias étaient platycnémiques (2), le mobilier appartenait à la période néolithique (3). Ce crâne offre cette particula- rité intéressante, que nous avons déjà vue et que nous aurons encore l’occasion de voir, d’une opération succes- sivement pratiquée sur le vivant et sur le mort.

Peut-être convient-il de mentionner ici, quoiqu’il soit actuellement impossible de rattacher la découverte à notre sujet, une communication récente faite par le Dr Manouvrier à la Société d’Anthropologie de Paris (4). Il avait remarqué sur un crâne provenant du dolmen de l’Epône auprès de Mantes, une curieuse cicatrice crânienne en forme de T occupant la région du vortex. Sur douze crânes de cette provenance, trois, tous féminins, présen- taient cette perforation ; six également féminins ne la portaient pas. Nous n’avons donc pas là, disons-lede suite, un usage général chez le clan ou chez la tribu.

Poursuivant ses recherches, M. Manouvrier remarquait une lésion semblable sur trois crânes féminins provenant

(1) Fr ance préhistorique, pp. 285 et suiv

(2) Depuis les savantes recherches du Dr Manouvrier, il n’est plus permis de voir dans la platycnémie un signe d’intériorité raciale.

(3) Bul. Soc. Antur. de Lyon, 1883-1884.

(4) Bul. soc. ANTHR., 1895, p. 357.

362

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

de Vauréal, de Conflans-S^-Honorine et de Feigneux, toutes localités également voisines de Mantes. Le premier est celui d’une jeune fille de i3 à 14 ans, le second appar- tenait à une femme adulte, le troisième enfin, celui de Feigneux, à une vieille femme. Ces mutilations que nous ne connaissions pas jusqu’ici, paraissent le fait exclusif d’une population a}’ant un habitat limité. Peut-être faut-il y voir un usage religieux ou hiératique, ce que peut con- firmer la forme adoptée. Il serait intéressant de savoir si des lésions artificielles semblables existent dans d’autres pa}rs ; nous appelons sur ce point l’attention des anthro- pologistes.

Nous pourrions facilement multiplier ces faits. Le nombre de crânes trépanés recueillis jusqu’à ce jour en France, est considérable ; et il le serait assurément plus encore, si pendant des siècles, on n’avait pas négligé ces découvertes et dispersé des ossements dont nul ne soup- çonnait encore l’importance scientifique (1).

Les découvertes que nous venons de citer permettent déjà certaines conclusions. Nous ne connaissons aucune trépanation que nous puissions dater du paléolithique. M. Gassies, il est vrai, prétend rattacher à ces temps l'abri d’Entre-Roches, auprès d’Angoulême, il a été trouvé un pariétal humain avec une perte de substance évidemment artificielle (2). Mais des fouilles plus récentes ont donné une hache en pierre polie et des fragments de poterie à boutons latéraux. Ils ne peuvent laisser aucun doute sur le moment cet abri était habité par l’homme.

C’est donc au néolithique, autant que nos connaissances actuelles permettent une affirmation (3), que nous voyons

(1) Un fragment de crâne trépané trouvé dans la grotte de la Buisse (Isère) avait été pris pour une ébauche de cuiller ! Ass. Franç., Grenoble 1833.

(2) Ass. Franç. Nantes 1873, p. 888. Bol. Soc. Anthr , 1876, p. 247, 432.

(3) Le nombre d’ossements humains que l’on peut avec quelque sécurité faire remonter au paléolithique, est faible. Le Dr Hamv le portait, il y a quelques années, ë douze seulement.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

363

pour la première fois cette opération plus redoutable en apparence qu’en réalité (1). Nous la voyons chez les troglo- dytes de la caverne de l’Homme Mort placée générale- ment aux débuts de cette période ; nous la trouvons encore à Moret, au moment elle va prendre fin. La trépanation continue durant tout l’âge de bronze ; on a reconnu, il y a quelques années, un cas remarquable dans un cimetière mérovingien auprès de Saint-Quentin (2) ; on connaît aussi un crâne trépané provenant d’une sépulture franque, à Limet (Belgique). L’homme pouvait avoir de 40 à 5o ans. Il porte à la région temporale gauche, un trou de forme ovale ; le squelette était couché sur le ventre, la tête enfouie dans l’argile humide ; l’opé- ration avait été faite par le grattage et l’opéré avait sur- vécu assez longtemps à sa blessure (3). Les Gaulois enfin, ont constamment porté comme ornements ou amulettes, des rondelles extraites de crânes humains provenant évidemment de trépanations. Puis l’opération du trépan tombe en désuétude ; elle est rarement mentionnée par les historiens ou parles chroniqueurs. Ambroise Paré, le père de la Chirurgie française, décrit cependant les instruments dont on se servait pour l’opération et défend expressément de la tenter sur certaines parties de la tête ou sur l’os fracturé.

II

Recherchons maintenant les faits connus chez les autres peuples de l’Europe, et voyons s’ils conduisent aux mêmes conclusions que les découvertes faites en France.

Des débris humains ont été trouvés auprès de Mount Stuart House, dans l’île de Bute, et avec eux une urne en

(1) Velpeau, De l opération du trépan.

(2 Mat. pour i.’Hist. de i/Homme, 1887, p. 263. (5) Ibid., 1886, p. 60.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

poterie grossière, un collier en jais et un mince fragment de bronze (1). Le crâne, en assez bon état de conservation, appartenait à une jeune femme (les dents de sagesse n’étaient point encore sorties). Il porte au côté gauche du frontal, une perforation triangulaire mesurant 3/8 de pouce et entourée d’un bourrelet assez volumineux qui montre que la femme avait longtemps survécu. C’est, croyons-nous, le premier exemple connu de la trépanation préhistorique en Écosse. Il doit dater des débuts de l’âge de bronze.

Le DrThurnam cite bien, en Angleterre, un crâne percé d’un large trou dont les bords témoignent d’un travail réparateur ; mais nous ne savons dire si la blessure vient d’une opération ou d’une cause traumatique. Les condi- tions de la plaie rendent même cette dernière hypothèse la plus plausible (2). La Grande-Bretagne, aux temps que nous étudions, était encore peu peuplée ; de là, la rareté des ossements préhistoriques et en particulier celle des crânes trépanés.

En Allemagne au contraire, à en juger par les reliques recueillies, l’opération paraît avoir été fréquente. Il y a quelques années, le D1 2 3' Wankel découvrait dans la grotte de Bytchiskala (Bohême), le crâne franchement brachy- céphale d’une jeune fille de dix à douze ans qui avait subi la trépanation. La plaie située sur le côté droit du frontal était à demi cicatrisée. Le docteur date cette sépulture de l’époque de Hallstatt, le 11e siècle avant notre ère; les bracelets de bronze, les grosses perles de verre vert, tout le mobilier funéraire confirment cette hypothèse (3).

(1) L’ile de Bute est située sur la côte d’Écosse, à l’extrémité nord du Firth ou golfe de Clvde. l)r Munro, On prekistoric Trepaning in the old and new Worlds. Proc. Soc. Antiquaries of Scotland, t. XXXV.

(2) archæol., t. XLI1. p. 161. « In a large proportion of the barrows which 1 hâve opened, dit Thurnam, many of the skulls exhumed liave been found lo hâve been cleft apparently with a blunt weapon such as a club or a stone axe. »

(3) Rev. d’Anthr., 1878, p. 344.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

365

Le même observateur cite aussi deux crânes conservés au Musée de Prague et provenant l’un et l’autre de Bilin. Un d’eux, dolichocéphale, présentait vers le centre du pariétal droit, une ouverture de om,6o sur om,40 ; la cicatrisation était avancée et le crâne paraissait très ancien. Le second était mésaticéphaleet l’ouverture circulaire mesurait om, 40 de diamètre; nul doute que dans les deuxcas, les blessures ne fussent dues à la trépanation (1).

Les découvertes faites en Bohême sont nombreuses et intéressantes, et l’on voudrait toutes les raconter. A Trup- schifz, à l’ouest de Brux, un tumulus recouvre une sépul- ture où gisaient plusieurs squelettes, dont les crânes montraient des ouvertures à bords cicatrisés (2). Virchow appuyait cette conclusion en présentant un crâne provenant d’une sépulture néolithique qui portait sur le pariétal droit une cicatrisation déjà ancienne au moment de la mort (3).

Au Congrès des médecins tenu à Prague en 1882, le docteur Kopernicki a donné une curieuse étude sur les crânes trépanés de son pays. Presque toujours, dit-il, l’opération se faisait au haut du front sous la région pilaire; il montrait à l’appui un crâne recueilli à 2 mètres de profondeur ; les parois de la plaie étaient coupées en biseau et l’absence de toute trace de réparation permet de croire que la mort avait rapidement suivi l’opération, si même elle n’en avait pas été la conséquence immédiate.

La Moravie confine à la Bohême; elle est habitée par la même race; les mêmes coutumes, les mêmes usages s’y trouvent Virchow fait connaître un crâne vraisemblable- ment féminin provenant de la nécropole de Gaya (4). Il est remarquable par une énorme perte de substance occu-

(1) Bue. Soc. Anthr., 1877, p. 10.

(2) Pudel, Bul. Soc. Anthr. de Berlin, 15 nov. 1879.

(3) Veber trepanirte Schadel von Giebiechenstein. Verhand. der Ber liner Gesell. für Anth., 1879, p. 4.

(4) Zeitschrift für Ethnologie , 1890. Anthropologie, 1891, p. 94.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

pant le tiers postérieur du frontal et les deux tiers anté- rieurs des pariétaux. La blessure mesurait 123 millimètres de longueur sur io3 de largeur ; les bords ne présentent aucune trace de réaction inflammatoire, la trépanation a donc être posthume. L’illustre savant à qui nous empruntons ces détails, croit que l’on a voulu faire du fragment enlevé une coupe à boire. Nous lui laissons la responsabilité de cette assertion, difficile à réfuter pour ceux qui n’ont pas vu la pièce. Mais ne peut-on pas, avec autant et plus de vraisemblance, supposer que l’on est en présence d’une de ces superstitions malheureusement si communes dont l’homme, même de nos jours, ne sait s’affranchir et que le but des opérateurs était d’obtenir une de ces rondelles que nous savons si recherchées l Les objets recueillis dans la nécropole de Gaya permettent de la rattacher à l’âge de bronze.

La trépanation était également pratiquée dans les régions de l’extrême Nord. Un crâne trépané a été décou- vert sous l’allée couverte de Borreby, et M. Engelhardt écrivait naguère que sous un dolmen renfermant des armes et des outils de pierre situé à Nœs, île de Falster (1), on avait trouvé un crâne portant une ouverture longue de 55 millimètres sur 44. Il voyait dans cette ouverture le résultat d’un coup porté par un instrument contondant auquel l’homme aurait immédiatement succombé. Mais M. de Baye lui a répondu avec raison que les contours de la plaie étaient trop réguliers, pour que l’on put les attri- buer à une cause traumatique. Il faut nous citons ses paroles une main puissante, une arme sûre, et un sujet s’y prêtant avec beaucoup de bonne volonté pour produire une lésion aussi nette.

Dès 1878, Mantegazza présentait à la Société italienne d’Anthropologie le moulage d’un crâne russe offrant les

(1) Petite ile de la Baltique appartenant au Danemark. Des crûnes trépanes en provenant liguraient à notre Ex|osilion de 1889.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES. 367

marques indubitables d’une double trépanation faite, l’une durant la vie, l’autre après la mort. Le professeur Anout- chine faisait, il y a quelques années, au Congrès de Vilna une communication sur deux crânes trépanés ; l’un remon- tait à l’époque de la pierre polie, l’autre appartenait à une époque plus récente, si tant est même que nous puis- sions le classer parmi les crânes préhistoriques. Il porte à la partie supérieure du frontal une ouverture irrégulière faite après la mort (1). Plus tard, le même savant annon- çait à Moscou, la découverte d’une amulette de forme ovale taillée aux dépens du pariétal et mesurant 62 milli- mètres sur 5o dans sa plus grande largeur. Les objets néolithiques trouvés auprès de cette amulette permettent de la dater. C’est la première découverte de ce genre que je connaisse en Russie, et il n’est pas sans intérêt de retrouver dans toutes les parties de l'Europe des traces de cette même étrange superstition (2).

Le professeur Miller a recueilli dans une nécropole à Khoulam (Caucase) un crâne présentant un commencement de trépanation ; il ne nous fait pas connaître les causes qui ont arrêté la main de l’opérateur. Ceux qui ont suivi les Congrès d’anthropologie et d’archéologie préhistorique se rappelleront la présentation faite par M. de Quatrefages de plusieurs crânes Esthoniens ; l’un d’eux portait, vers le centre de la suture coronale, une ouverture due probable- ment à une opération faite sur le vivant.

Si de l’extrême Nord, nous descendons vers l’extrême Sud, nous aurons les mêmes faits à enregistrer, les mêmes conséquences à en tirer. Delgado, qui, dès 1867, antérieu- rement par conséquent à la publication des découvertes du Dr Prunières, avait fait connaître un crâne trépané provenant de la grotte de Cesareda, mentionnait en 1880,

(1) But,. Soc. Anthr., 1893, p. 783. Anthropologie, 1895, pi 45; 1894. p. 73.

(2) M. Pérédolsky mentionne également à Kolomtsy (Gouv. de Novgorod), un fragment de crâne muni d'un trou de suspension et ayant servi d’amulette.

368

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

au Congrès préhistorique de Lisbonne, deux cas remar- quables observés en Portugal (i). L’un des crânes avait été recueilli à Furninha, une des grottes les plus ancien- nement habitées du pays, l’autre à Casa da Moura. Ce dernier, conservé dans les collections du Musée de Lis- bonne, présente une particularité assez rare : la lésion qu’il porte sur le pariétal gauche est en forme de carré long terminé à ses extrémités par un arc de cercle (2).

Je ne puis citer en Espagne qu’un seul exemple décrit par le Dr Oloriz (3) devant l’Académie Royale d’Histoire de Madrid, et encore ne rentre-t-il dans notre étude qu’à titre de renseignement. Le crâne découvert à Itâlica près de Séville, appartient à un homme de 25 à 3o ans. La tête est grande, harmonieuse, dolichocéphale ; la capa- cité crânienne est élevée (1698 c. c.)f supérieure à celle des Espagnols actuels, la mandibule d’aspect massif. La perforation est située à un centimètre au-dessus de l’écaille temporale droite ; elle est de forme irrégulière et mesure seulement 12 millimètres de diamètre. Le clou qui a pro- duit la blessure est en cuivre très altéré superficiellement. Le docteur croit qu'il a être introduit durant la vie, soit comme mode de supplice, soit dans un but supersti- tieux, pour guérir une maladie de cerveau, par exemple. C’est à raison de la probabilité de ce dernier fait que nous le mentionnons ici.

M. Bellucci a recueilli dans l’Ombrie un nombre con- sidérable de rondelles crâniennes absolument semblables à celles de la Lozère ou de la Marne ; il est bien certain qu’un sentiment superstitieux s’y attachait, c’est tout ce que nous pouvons dire actuellement.

(1) Compte rendu, p. 2 19. Voir aussi Noticia acerca Grutas de Cesareda, Lisboa 1867. Bul. Soc. Anthr., 1882, p. 144.

(2) Cartailhac, Bul. Soc. Anthr., 1881, p. 297.— Munro, Prehistoric pro- blems, p. 214, fig. «5.

(3) Estudio de una calavera antigua per for ada por un clavo ren- contrada en Itâlica. Bol. de la R. Acad, de la Hist., t. XXXI.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

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Pour terminer tout ce qui concerne les crânes trépanés recueillis en Europe, citons encore un crâne trouvé par M. Gross dans un palafitte du lac de Bienne (1). Les parois de la perforation présentent une coupure régulière ; aucune trace de réparation n’est visible ; la mort a suivre de près l’opération.

Les découvertes que nous venons de résumer au milieu de bien d’autres que nous pourrions ajouter, confirment celles connues en France. On est frappé en les étudiant du nombre de guérisons obtenues ; elles sont prouvées d’une manière indéniable par la cicatrisation de la plaie.

Une conclusion importante en découle. Dès ces temps si éloignés que nous ne savons même la plupart du temps dater, la famille, qu’un homme politique appelait récem- ment la cellule de la société, le clan même étaient consti- tués, puisque l’homme, l’opération terminée, trouvait chez les siens, les soins nécessaires, la nourriture indispensable à sa guérison. Si nous avions besoin de preuves nou- velles, le nombre de fractures graves, dangereuses même, réduites avec un art véritable l’apporterait. Le D1' Pru- nières a mis ce dernier fait hors de doute. Sur diverses pièces, disait-il à Clermont dans une session de l’Associa- tion française pour l’avancement des sciences (2), on voit des fractures consolidées avec une habileté qui donne une très bonne opinion des rebouteurs néolithiques. La conso- lidation d’une fracture de l’extrémité inférieure du tibia, une autre plus grave encore du col du fémur ne sont pas au-dessous de ce que peuvent désirer nos plus habiles chirurgiens. Un squelette trouvé dans la grotte sépulcrale de Nogent-les- Vierges portait une blessure qui ne mesu- rait pas moins de 1 1 centimètres de longueur sur 7 de largeur. Cet homme jeune encore toutes les sutures sont apparentes avait survécu assez longtemps à cette

(t) SI AT. pour l'Hist. de e’Homme, 1879, p. 62.

(2) Compte rendu, 1876, p. 816.

IIe SÉRIE. T. XVII.

24

370 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

effrayante lésion. Récemment M. Vauvillé présentait à la Société d’Anthropologie de Paris (1) un crâne ayant subi soit la trépanation, soit un coup contondant qui avait enlevé une partie de l’os. aussi le blessé avait survécu. Le tibia et le péroné avaient été brisés probablement au même moment. La guérison s’était faite, mais avec un raccourcissement assez sensible du membre. Un crâne de femme provenant de Vauréal portait trois lésions ; deux étaient guéries, la troisième encore béante avait seule donné la mort. Dans tous ces cas, la présence de parents ou d’amis avait permis une guérison souvent longue et difficile. La constitution de la famille, la constitution de la société sont un fait notable dans l’histoire de l’humanité. C'est de que datent ses premiers progrès.

III

Si nous traversons l’Atlantique, nous trouvons des faits semblables plus nombreux peut-être qu’en Europe. Les découvertes se multiplient chaque jour, entraînant toujours les mêmes conclusions, avec cette réserve cependant qu’il est impossible d’établir un synchronisme exact entre les temps ils se passaient en Amérique et ceux ou nous les constatons dans nos régions.

M. Gillman fut un des premiers à les faire connaître. Dès 1875, il publiait la description d’un certain nombre de crânes recueillis auprès du lac Huron (2). Tous pré- sentaient des ouvertures circulaires. Deux ans plus tard, il complétait ses premières explications en ajoutant que l’opération avait été faite après la mort (3). Il en concluait que, comme les Dyaksde Bornéo, les Indiens du Michigan

(1) Bui.., 7 avril 1898, p. 140.

(2 ) Ame rie. Ass. for the Artvancement of Science. Détroit, 1875. Fletcher, Onpreh. Trephining and cranial Amulets . Washington, 1882. (5) Americ. Ass. Nashville, 1877.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES. 37 1

conservaient les têtes de ceux qu’ils avaient tués, glorieux trophées suspendus à leurs demeures. Mais M. Gillman a lui-même reconnaître que cette hypothèse n’était pas toujours exacte(i). Les fouilles d’un mound déformé irré- gulière de 4 à 5 mètres de hauteur, auprès du Devil’s River, ont mis au jour cinq squelettes enterrés debout. Un sixième était couché au centre du tumulus et occupait évidemment la place d’honneur. Tous portaient la même perforation.

D’autres faits confirment l’existence de crânes trépanés, plus rarement peut-être celle d’amulettes crâniennes. M. Farquharson a recueilli auprès de Davenport (Iowa), une rondelle rappelant celles que Prunières et Broca ont fait connaître en France (2). M. Holbrock a retiré d’un mound auprès de Rock River, huit squelettes ; un d’eux portait sur le crâne une ouverture circulaire dont les bords montraient un commencement de cicatrisation, et en 1886, M. le professeur Putnam ouvrait dans l’Ohio plusieurs puits funéraires ; l’un d’eux, plus grand que les autres, renfermait deux squelettes étendus sur le dos. Autour gisaient plusieurs crânes isolés portant d’évidentes traces de trépanation. On a aussi retiré des crânes trépa- nés d’un mound de la rivière Sable et d’un grand tumulus de la rivière Rouge. Les perforations de ces derniers sont plus petites que celles rencontrées jusqu’ici.

Ces opérations sont certainement précolombiennes. Nous serons moins affirmatifs pour celles que M. Lum- holtz fait connaître au Mexique (3). Il a retiré d’une caverne de la Sierra Madré, trois squelettes d’indiens Tarahumares. Le crâne de l’un d’eux, celui d’une femme de plus de 60 ans, est trépané et la trépanation a être faite longtemps avant la mort, tant les traces de réparation

(1) Adclitional facts concerning arti/ïcial Préparation of the Cranium in arti/ïcial Mounds in Michigan.

(2) Americ. Ass. Détroit, 1875.

(5) Trephining in Mexico. Americ. Anthropologist. Washington, 1897.

372 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

sont distinctes, et le tissu osseux formé sur les plaies compact (1). La forme de l’orifice et l’obliquité des parois semblent prouver que le raclage avait été le procédé employé. Quelques poteries grossières avaient été dépo- sées auprès de la morte, ainsi qu’un fuseau avec son peson en bois de pin. La forme du fuseau, la forme du peson surtout, permettent de croire qu’ils datent de temps anté- rieurs à l’arrivée des Espagnols. Lumholtz cite un autre cas de trépanation sur un crâne provenant du Chihuahua et conservé aujourd’hui au Musée de Philadelphie. Comme le précédent, il appartenait à une femme âgée et le trou de forme ovale est partiellement comblé par un tissu osseux en voie de formation. Le docteur Hrdlicka, enfin, raconte à son tour le crâne d’une Tarahumare avec une perforation aux bords en biseau et mesurant 2,2 centi- mètres de longueur sur 1,6 de largeur. les Tarahu- mares avaient- ils pris cette coutume l Dans quelles circon- stances la trépanation avait-elle lieu l Nous ne saurions le dire. Peut-être est-elle venue des tribus septentrionales, mais plus probablement des Péruviens ou des Boliviens, chez qui elle était très répandue dès les temps les plus reculés (2).

Aucun de ces crânes ne présente de lésion traumatique ou pathologique ; aucune rondelle n’a été enlevée après la mort. M. Munro ajoute même (3) qu’il n’a vu en Amérique de semblables amulettes qu’au seul Musée de Toronto ; elles venaient d'une sépulture à 20 milles d’Aurora. Étaient-elles d’origine religieuse ou superstitieuse ? Rien ne permet de le supposer (4).

(1) Ce crâne est déposé au Musée d’histoire naturelle de New-York; la mâchoire inférieure manque.

(2) ANTHROPOLOGIE, 1898, pp. 553, 534.

(3) Frehistoric Trepaning in the old and neio Worlds. Proc. Soc. Antiqcaries of Scotland, Vol. XXXII, p. 232. XVI Report Curator Peàbody Muséum on preh. Trephining and cranial Amulets. Rev. d'Anthr., 1885.

(4) Annual Report Canadian Institute, 1888, p. 53. L’abbé Petitot,

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES. 3j3

M. Munro mentionne aussi, au Musée de l’Université de Montréal, un crâne Guanche portant à la jonction du frontal et du pariétal une ouverture irrégulière due à une opération. Sir W. Dawson, membre de la Société Royale de Londres et un des savants les plus éminents de l’Amé- rique du Nord, avait déjà émis un avis semblable (1).

Les Guanches présentent les caractères d’une race pri- mitive, mais déjà très mêlée au moment nous la voyons aux Canaries. Leur civilisation très rudimentaire peut correspondre à celle des Ibères, ou bien encore à celle des plus anciens habitants de l’Egypte. La présence de ce crâne, si tant est qu’il appartienne véritablement à un Guanche, est très curieuse ; mais, malgré la très légitime autorité de Dawson, j’ai peine à accepter sa conclusion sur »

l’existence de rapports dès les temps les plus anciens, entre les Guanches et les vieux habitants de l’Amérique.

Mantegazza a recueilli diverses observations intéressan- tes sur les trépanations péruviennes (2). Il cite le crâne d’un homme jeune encore, provenant de la grotte de Sanjahuara (prov. de Anta); grâce au climat, sa conser- vation est parfaite et des téguments momifiés le recouvrent encore. Le crâne présente deux essais de trépanation, puis deux opérations distinctes. La mort a suivre celles-ci de près, car on ne remarque aucune trace de réparation. Un crâne trouvé auprès de Huaracondo * montre aussi deux ouvertures frontales très rapprochées dont l’une est remarquable par son importance. Toutes les deux ont été pratiquées avant la mort.

dans une lettre datée du Fort Pitt (N. W. Canada 1 sept. 1870), décrit le mode de scalper des Peaux-Rouges. 11 ajoute que souvent ils enlevaient une ron- delle du crâne comme souvenir de leurs exploits. On peut expliquer ainsi quelques unes des perforations que l’on rencontre. Rue. Soc. Anthr , 1880, p. 591.

(1) On physical Characters and Afjînities of the Guanches or ex- tinct People of the Canary Islands. Sir W. Dawson vient de mourir; sa mort est une perte sérieuse pour la science américaine.

(2) Les trépanations des crânes de l'ancien Pérou. Mat. pour l’Hist. de l’Homme, l»86, p. 404.

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Sur un autre crâne recueilli dans la province 'd’Ollan- taytombo, on voit également une double perforation faite durant la vie. L’état de réparation de la lésion pariétale indique quelle a précéder la blessure frontale.

Toutes ces opérations ont été tentées pour des lésions traumatiques, plus rarement pour des lésions patholo- giques. 11 n’en est pas de même pour le dernier fait que raconte Mantegazza. Aucun coup, aucune lésion des os n’est visible. Il se pourrait que l’opération eût été tentée pour un cas d’épilepsie, ou pour quelque autre forme d’aliénation mentale. Aucune affirmation n’est possible.

Le Musée de Washington possède dix-huit crânes tré- panés provenant du Pérou (1). Ils faisaient partie de la remarquable collection du Dr Muniz, chirurgien en chef de l’armée péruvienne. Il avait profité pour la former de ses fréquents voyages d’inspection à travers l’Empire des Incas, de la Cordillère au Pacifique. Dans une de ces émeutes si fréquentes qui désolent les républiques his- pano-américaines, la populace de Lima avait, en 1893, brûlé sa maison, pillé sa bibliothèque, ses collections et obligé le docteur lui-même à s’exiler. Par un heureux hasard, les crânes dont nous venons de parler avaient été envoyés à Chicago pour l’Exposition, et ils furent ainsi préservés du vandalisme révolutionnaire et conservés à la science. Le docteur les a donnés depuis, comme nous venons de le dire, au Musée national des Etats-Unis (2). Le climat du Pérou est d’une siccité extrême, les pluies sont rares et le sol est largement pénétré de nitre et de sel; aussi les ossements retirés des huacas et des tombes, sont-ils dans un état remarquable de conservation. La

(1) Manuel Antonio Muniz and W.J. Mac-Gee , Primitive Trephining in Per a. XVI Annual Report. Bureau of Ethnologie. Mimro, Prehi.s- ioric Trephining in the old and new Worlds.

(2) La collection du Dr Muniz, outre les crânes, renfermait de nombreux objets appartenant à l’ancienne civilisation péruvienne : armes, outils de toute sorte, instruments à tout usage, étoffes, ornements qui tous révèlent un grand passé.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES. 3 7 5

collection renfermait plus de mille crânes, parmi lesquels 19 seulement portaient les traces d’une trépanation, quel- quefois même de deux opérations différentes. Sur un crâne trouvé par le Dr Muniz et donné par lui au Musée médical de l’armée des Etats-Unis, on relevait trois tré- panations successives auxquelles le patient avait survécu. C’est un des cas les plus curieux que je connaisse en Amérique.

Les opérations étaient faites au moyen d’instruments en pierre, presque toujours à raison de lésions trauma- tiques ; la moitié environ des opérés survivaient, et cela bien que les opérateurs fussent étrangers à toute notion médicale ou chirurgicale (1).

Le Musée municipal de Cuzco possède huit crânes tré- panés (2). Trois d’entre eux montrent des ouvertures presque circulaires faites par raclage. Pour les cinq autres, l’ouverture de forme irrégulière a été obtenue par des incisions répétées. Nous voyons donc ici les deux méthodes successivement ou simultanément employées en Europe.

Squier décrivait, il y a déjà plusieurs années, un crâne provenant d’un cimetière de la vallée de Yucay (3). Le front porte à droite une perforation en forme de carré parfaitement régulier, obtenue au moyen de quatre inci- sions dont les stries se prolongent au delà de la plaie. Avant la trépanation, l’opérateur avait tracer sur le crâne, avec un instrument pointu, la place destinée à l’opération. Les os montrent une ancienne inflammation et, au dire d’éminents chirurgiens, de Nelaton et de Broca entre autres, la trépanation avait eu lieu durant la vie.

C’est par l’ethnographie comparée, appliquée aux sau- vages actuels, que nous pouvons apprécier leur état socio-

(1) Ass. Brit. Toronto, 1897.

(•2) Slunro, l. c , p. 228.

(ô) Peru, Incidents of Travel and Exploration in the Land ofthe Incas. Voy. Nadaillac, L' Amérique préhistorique, p. 513, fig. 217.

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

logique et connaître par celui de nos vieux ancêtres, disait récemment le Dr Capitan (1). Le savant Président de la Société d’Anthropologie a raison. C’est par l’étude du présent que nous pouvons remonter avec quelque sécu- rité vers le passé. C’est ce que nous allons nous efforcer de faire pour le travail que nous poursuivons.

Depuis trois quarts de siècle que l’Algérie est devenue française, nous avons beaucoup appris sur cette vieille terre d’Afrique et, pour rester sur le terrain de notre étude, sur la trépanation encore pratiquée par de nom- breuses tribus kabyles établies au sud de l’Atlas.

« La trépanation est le vrai triomphe des médecins de l’Aurès », dit un de nos chirurgiens militaires, le Dr Mal- bot, qui a longtemps résidé parmi les Chaouïas ; « là-des- sus, ajoute-t-il, ils sont d’une habileté remarquable » (2).

On ne saurait dire les Chaouïas (3) ont pris l’idée do cette opération qui devait être difficile, dangereuse même. Elle est très ancienne ; peut-être a-t-elle été impor- tée, comme le veulent certains anthropologistes, par les hommes blonds, les constructeurs des mégalithes venus d’Europe en Afrique. Une seule chose est certaine, les trépanations ont été de tout temps et sont encore aujour- d’hui très usitées parmi eux. Ce sont des opérateurs spé- ciaux, les Thébibs ayant un caractère semi-sacerdotal qui les exécutent. Avant de les pratiquer, ils doivent se ren- dre dans deux écoles établies dans l’Aurès et destinées à ces opérations, pour les étudier et se familiariser avec les instruments et le mode de pansement.

(1| La science préhistorique.

(“2) D,s Malbol et Verneau, Les Chaouïas et la trépanation du crâne dans l'Aurôs. Anthr. 1897, pp. 1 et 174. IV Amédée, Mém. sur ta tré- panation céphalalgique pratiquée par les médecins indigènes de l'Aurès. D1' Vedrines, De la trépanation du crâne chez les indigènes de l'Aurès.

(5) Les principales tribus des Chaouïas se disent Roumaniya ou descen- dants des Romains et, fait remarquable, ou trouve chez eux, au dire du Dr Malbot, plusieurs fêtes romaines et même chrétiennes. C’est ainsi qu’ils célèbrent la fête de Noël et le premier jour de l’année.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

Ces instruments sont fort simples : une vrille (brima) que l’on manie avec un rapide mouvement de rotation, et deux scies (mencliar) ; la plus fine est employée, quand, vers la fin de l’opération, on touche au cerveau. Un crâne trépané par unThébib est aujourd’hui au Muséum de Paris. C’est une pièce des plus précieuses, qui montre tous les détails de l’opération et, il faut aussi ajouter, tous les tâtonnements de l’opérateur restés indélébiles.

M. Malbot, à qui nous devons ces détails, a pu aussi connaître l’histoire de l’opéré. Quand il était jeune, il avait reçu sur la tête un coup violent. Vingt ans après, était survenue une nécrose de l’os(i), suivie de violents maux de tête. La trépanation fut décidée et un Thébib célèbre chargé de l’opération. Elle prit, ce qui paraîtra étrange à nos chirurgiens, une douzaine de .séances ; la guérison paraît avoir été complète. Malheureusement, le patient mourut deux mois après de la petite vérole, au grand chagrin de l’opérateur très fier du succès obtenu.

Il serait injuste d’omettre le nom du général Faidherbe, un des premiers qui se soient occupés du passé de l’Algé- rie. Parmi les moulages de crânes trouvés à Roknia et en- voyés par lui au laboratoire de Broca(2), il s’en trouvait un présentant une perforation sans aucune trace de cicatrisa- tion, dont la forme et les dimensions rappelaient exacte- ment celles de nos régions. Si nous ne craignions de trop allonger ce récit, il serait facile de citer dans nos posses- sions africaines d’autres faits semblables.

On trouve des traces de trépanations très anciennes chez les Ainos, que l’on croit les habitants primitifs du Japon. Vaincus par les Japonais, ils se sont soumis à leurs nouveaux maîtres, tout en maintenant avec passion leurs usages et leurs coutumes, dernier refuge d’un patrio- tisme inconscient.

(1) La nécrose est aux os ce que la gangrène est aux parties molles.

(2) Roknia est une immense nécropole située dans la province de Constan- tine. Faidherbe, Recherches anthr. sur les dolmens de Roknia.

378 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Certaines peuplades de l’Australie pratiquent aussi de nos jours cette opération, en raclant les os couche par couche, quelquefois même pour des maladies sans gravité, la céphalalgie par exemple. Nous la voyons à Otahiti. Mantegazza cite un crâne peint en rouge portant une perforation en forme de triangle curviligne, trouvé dans un village sur la Fly River (Nouvelle-Guinée) (1). Le savant Italien ajoute que l’opération avait été faite après la mort. Le Musée ethnographique de Berlin possède trois crânes venant de la Nouvelle-Bretagne et présentant sur un des pariétaux une ouverture très nette. La perte de substance est en partie comblée ; les opérés avaient donc survécu. Ces trépanations sont allongées en forme de sillons, comme si l’opération n’avait été faite que dans une seule direction (2),

D’après le Rev. M. Crump (3), les indigènes se servent surtout de la trépanation pour les blessures très fré- quentes provenant du jet de balles de fronde lancées avec une grande habileté et une grande vigueur. L’opération, connue sous le nom de tenapapait, se fait tantôt avec un éclat d’obsidienne, tantôt avec un fragment de noix de coco. L’opérateur enlève le cuir chevelu, retire s’il y a lieu les esquilles osseuses, procède par le raclage des couches de l’os et quand le cerveau est à découvert sur une assez large superficie, lave la plaie, remet la peau en place, panse enfin la blessure avec quelques feuilles de bananier. Le pansement est renouvelé cinq ou six jours plus tard ; au bout de trois semaines, le sujet est géné- ralement guéri.

A l’île de Pâques, les anciens habitants aujourd’hui disparus, fabricateurs de ces colossales statues qui éton-

(1) Les trépanations des crânes dans l'Ancien Pérou.

(2) F. v. Luschan, Trepanirte Schadel aus N eu Brilannien. Zeit- schrift fük Ethnologie, 1898, p. 368.

(3) Australasian Missionary Review, 1896.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

379

nent les rares explorateurs qui abordent dans l’île (1), se servaient de rondelles de crânes humains obtenues par la trépanation pour marquer les yeux de leurs idoles (2).

Disons enfin, pour terminer ce qui concerne notre sujet, que la trépanation est encore fréquente de nos jours chez les Montagnards du Monténégro et chez les rudes mineurs du Corn wall (3). Chez les uns et chez les autres, les blessures à la tête sont nombreuses à la suite de leurs querelles et de leurs violences (4).

Il faut maintenant rechercher les causes de ces opéra- tions tentées dans le monde entier dès les siècles les plus reculés, et étudier les conséquences scientifiques et histo- riques que l’on peut en tirer.

IV

Le Dr Prunières disait aux membres de l’Association française réunis à La Rochelle, que bien des modes avaient été employés pour la trépanation, telle qu’elle se prati- quait dès les temps les plus reculés. Les perforations varient singulièrement dans leur forme, leurs contours, leurs dimensions, leur siège, la cause même de l’opération. La provenance des crânes est une difficulté plus grande encore. Quelle comparaison peut-on établir entre des ossements venus de régions si différentes? Il semble cepen- dant que l’on peut ramener les modes employés à deux

(1) On peut voir ces statues, enlevées à grands renforts de bras, aux Musées de Londres et de Washington.

(2) Te Pito te Henua or Easter Island. Report U. S. National Muséum for 1897.

(3) Boulongne, Mém. de Méd. et de Chirurgie mil. Revue d’Anthr , oct. 1886.

(4) L’Asie n’a fourni jusqu'ici que des cas de trépanation peu sûrs et mal observés. M. Duckworth, par exemple, signale un crâne qui provient, croit-il, d’un des malheureux massacrés auprès de Damas en 1860. Il porte quatre blessures dont l’une plus grande que les autres provient, dit-il, d’une tré- panation. Journ. Anth. Institute. Londres, 1899, p. 1-15 et s.

38o

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

principaux, la section et le raclage (1). Broca maintenait que ce dernier était le seul tenté sur le vivant; mais nous savons aujourd’hui que l’on enlevait des rondelles crâ- niennes par section, même durant la vie. Le travail prépa- ratoire que l’on observe sur le bord de certaines perfora- tions permet de l’affirmer. Dans cette même séance de la Société d’Anthropologie, un de nos collègues les plus estimés, M. Sanson, reconnaissait qu’une semblable opéra- tion pouvait être pratiquée sans danger sur le vivant et il citait à l’appui des expériences achevées avec succès sur des chiens ou sur des moutons (2). Peut-être à ces deux modes, pourrait-on ajouter la rotation. On obtient ainsi des trous ronds presque perpendiculaires à la surface des os. Les Arabes continuent de nos jours à se servir de ce procédé, et il est également celui de nos bergers. Si ce mode de rotation a été employé aux temps préhistoriques, il a certainement été très rare (3).

La section par l’incision ou par le sciage donnait seule les rondelles crâniennes, ornements ou amulettes que nous voyons en si grand nombre. Peut-être commen- çait-on par le raclage pour enlever le poli du crâne, ce qui permettait à l’opérateur de diriger son opération avec plus de sûreté de main ; mais il fallait toujours l’achever par un sciage plus ou moins prolongé. Tel était l’avis de M. G. de Mortillet (4). Il l’appuyait en présentant deux crânes qui justifiaient sa thèse.

Les ouvertures diffèrent singulièrement comme impor- tance. Nous en connaissons de très petites dans le Michi-

(1) Dr Capitan, Recherches expérimentales sur les trépanations. Bul. Soc. ÂKTHR., 188:2, p. 535.

(2) Broca avait pratiqué la trépanation sur un jeune chien. L’animal n’avait môme pas eu la fièvre et l’opération n’avait duré que huit minutes.

(3) M. Chantre présentait , il y a quelques années, à la Société d’Anthropo- logie de Lyon, un fragment de pariétal humain trouvé dans une des grottes de la Buisse ; il offrait des traces incontestables de coupure en biseau. Bul., 7 fév. 1884.

(4) Bul. Soc. Anthr., 1882. p. 143.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

38 1

gan, uniquement tentées sur des crânes masculins, situées généralement sur la suture sagittale au point de jonction de la suture coronale, et destinées sans doute à permet- tre à lame de visiter le corps qu’elle avait abandonné (1). A côté, nous voyons des crânes dont les parois présentent des pertes de substance artificiellement provoquées qui ne mesurent pas moins de 3 à 4 centimètres de diamètre ; d’autres sont plus effrayantes encore, celle par exemple sur un crâne trouvé en Algérie publiée récemment dans

l’ANTHROPOLOCxIE (2).

J’ai déjà dit que ces opérations étaient plus effrayantes que dangereuses. Le Dr Védrines (3) a connu en Algérie des hommes sur lesquels l’opération avait été tentée 7, 8 et même g fois sans que la mort s’en fût suivie : Broca disait que si aujourd’hui elle était souvent mortelle, c’est parce quelle était presque toujours pratiquée dans des cas désespérés. « Ce qui fait périr tant d’opérés, ajoutait- il (4), c’est le traumatisme cérébral dont on cherche par cette opération à conjurer les effets. «

Les instruments dont on se servait à l’époque préhisto- rique étaient des lames de silex, des burins, des scies aussi en silex ou plus rarement en quelque autre roche très dure. Le Dr Topinard croit que leur usage dura longtemps et que ce ne fut que très tardivement, à l’époque mérovingienne par exemple, que la pierre fut définitive- ment remplacée par le métal. Le Dr Mac Gee (5) arrive à la même conclusion pourl’Amérique, et pendant longtemps les rabbins israélites continuèrent à employer des instru- ments en pierre pour la circoncision, par atavisme sans nul doute, en souvenir du rite de leurs ancêtres.

Les causes qui ont décidé la tiépanation varient selon

(1) Brcca, Rev. d’Anthr., 1876, p. 43o.

(2) 1897, fig. 6, p. 192.

(3) Trépanation du crâne, Revue d’Anthr., Oct. 1886.

(4) Bul. Soc. Anthr., 1874, p. 199.

(5) British Ass. Toronto, 1897.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

que l’on considère celle effectuée durant la vie ou celle faite après la mort. Durant la vie, son but a été le plus souvent thérapeutique, pour certaines affections, pour certains troubles nerveux, l’épilepsie, l’idiotie, les convul- sions, l’aliénation mentale. Le siège de ces maladies paraît être au cerveau et même, dans des temps bien plus rap- prochés de nous, leur origine était attribuée soit à des esprits malfaisants, soit à une cause mystique. On prati- quait aussi la trépanation pour des maladies des os, ou pour des blessures à la tête (1). Le crâne trouvé sous le dolmen de Bougon, ceux de la grotte de Sordes ou de la grotte de l’Homme Mort, celui provenant du mégalithe de Lizières la maladie portait sur le point même opéré ; ou bien encore le crâne signalé par Broca (l’opération avait eu pour cause un cas grave d’hydrocéphalie); enfin, le crâne d’Entre-Roches qui montre à une petite distance de l’ouverture, les traces certaines d’une périostéite (2), sont des exemples que nous choisissons parmi bien d’autres.

Le Dr Prunières recueillait, il y a déjà plusieurs années, sous le dolmen de Devèzes (Lozère), au milieu d’une quinzaine de beaux dards en silex, de dents de sangliers polis, de nombreux grains de collier en os, en jais, en bronze (3), un crâne franchement pathologique sur lequel on reconnaissait un essai de trépanation (4).

Le professeur Parrot citait en 1881, à la Société d’An- thropologie (5), un cas curieux d’opération observé sur un crâne recueilli à Bray-sur-Seine (Marne). Il gisait au milieu d’une quarantaine de squelettes, de nombre de haches en silex, de poinçons en os, de colliers, d’orne-

(1) Dr Prunières, Bul. Soc. Anthiî., 1876, p. 155.

(2) Inflammation du périoste, membrane fibreuse et vasculaire qui enve- loppe les os.

(5) Deux grains seulement étaient en bronze. Ils peuvent suffire pour dater le dolmen.

(4) Ass. franç. Blois, 1884.

(5) Bol. ad an. p. 104.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

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ments en coquilles remontant tous au néolithique. Le siège de la trépanation montrait qu’elle avait été pratiquée pour une maladie des os, une ostéite (1) probablement. La cica- trisation complète tant au niveau de l’opération que sur les points primitivement malades, est la meilleure preuve de son succès.

L’épilepsie, alors surtout qu’elle était due à des causes traumatiques, était une des maladies que l’on traitait le plus souvent par la trépanation (2). Hippocrate en parle comme d’une opération commune à son époque en Grèce, d’où le nom nous est venu (3). Aretæus de Cappadoce, qui vivait deux siècles environ après notre ère, la recommande pour cette cruelle maladie; et au moyen âge, Jehan Taxil indique comme remède, le grattage de la table externe du crâne (4). Le Dr Fletcher enfin dit qu’aujourd’hui encore, on a recours à la trépanation dans certains cas épilepti- ques graves (5).

Broca signale la trépanation pour une hydrocéphalie (6). Sur un crâne provenant de la collection du Peabody Muséum (Cambridge, Massachussetts), on voit une perfo- ration tentée pour une inflammation du périoste. Elle l’a été aussi pour la même cause sur le crâne de la vallée de Yucay dont j’ai parlé, et le fragment enlevé avait pour but, selon l’opinion d’éminents chirurgiens, d’arrêter le progrès de la maladie (7).

Les lésions syphilitiques contribuent peut-être autant que les lésions épileptiques au nombre des trépanations. Broca avait reconnu ces lésions sur les ossements prove- nant d’une ancienne léproserie ; au moyen âge, les mal-

(1) Production osseuse accidentelle.

(2) Journ. Anthr. Soc. of Great Britain and Ireland, 1888, p. 100 et s.

(3) Trépanation de -pGc^, je frappe.

(4) Traictê de l'épilepsie, maladie vulgairement appelée au pays de Provence, la gouttête aux petits enfants.

(5) On prehistoric trephining and cranial amulets.

(6) Bul. Soc. Anthr., t. IX, 2e série, p. 533.

(7) Amérique préh., p. 511, 512.

384 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

heureux atteints de dermatose syphilitique, étaient souvent confondus avec les lépreux. On peut les comparer avec les ossements trouvés tant en Europe qu’en Amérique portant les mêmes tares. Cette triste maladie exerçait donc ses ravages dès les temps les plus reculés. En Amé- rique, le fait n’est pas douteux (1). Des ossements portant des traces irrécusables ont été trouvés dans les Stone Graves du Tennessee (2). Les mêmes lésions existaient sur d’autres ossements provenant des mounds de l’Iowa, de l’Illinois, du Rock River (3), sur ceux recueillis auprès de Nashville (4) ou bien encore sur ceux mis au jour par les fouilles de M. Moore (5). Le Dr Maclean écrivait qu’après avoir examiné un certain nombre d’ossements ayant appartenu à des Cliff-Dwellers, il avait reconnu sur un de ces ossements, une nécrose dont l’origine syphilitique ne lui paraissait pas douteuse (6).

Ce n’est pas seulement dans l’Amérique du Nord que nous rencontrons des faits semblables. Moreno cite dans la Plata, un crâne trépané très ancien remarquable par ses stigmates syphilitiques (7) ; et Broca signalait sur un crâne des paraderos de la Patagonie, une ostéite qu’il n’hésitait pas à attribuer à une semblable affection.

Le nombre de guérisons obtenues dans une opération toujours délicate comme la trépanation, est frappant. Il l’est plus encore, si on réfléchit aux conditions matérielles et hygiéniques le patient était placé et à l’importance

(1) Il est certain que la syphilis existait en Amérique avant le xvu siècle. Existait-elle aussi en Europe à cette époque? Clavigero prétend qu’elle a été importée d’Amérique, mais le fait est douteux. Une charte de Copenhague du XVIe siècle appelle la syphilis le mal français ; il est vrai qu’après l’expé- dition de Charles VIII en Italie, elle devint le mal italien. Dans l’état actuel de nos connaissances, la question de son origine est encore insoluble.

(2) Jones, Aboriginal Remains of Tennessee. Smith. Cont., t. XXII.

(3) Farquharson, Americ. Ass. Détroit (Michigan), 1873.

(4) Putnam, Report Peabody Muséum, t. Il, p. 305.

(5) Precolumbian Syphilis. Proc Americ. Anatomists, 1897.

(6; Medical Times, 1895.

(7) El Origen del Hombre Sud-Arnericano. Buenos-Ayres, 1882.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES.

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que prennent de nos jours ces conditions pour le succès d’une opération. La même observation s’étend aux autres lésions traumatiques. Les fouilles d’un tumulus à Copiapo (Chili) ont montré un squelette portant huit formidables blessures causées par des flèches en pierre, à la plupart desquelles il avait survécu (1). La force de projection de ces flèches était considérable. L’une d’elles était implantée dans les vertèbres, une autre dans les côtes, une troi- sième enfin avait percé la mâchoire supérieure, brisé plu- sieurs dents et, pénétrant jusqu’au cerveau, donné proba- blement la mort. On a retiré d’un des puits de cendres de Madisonville, le squelette d’un vieillard mesurant plus de 6 pieds 2 pouces (2). Le pariétal droit portait une large perforation due à un coup contondant d’une force consi- dérable, et partiellement cicatrisée avant la mort (3). Bien d’autres exemples pourraient être cités.

Le l)r Max Bartels a publié un travail très intéressant montrant l’influence de la race sur le degré de résistance aux lésions traumatiques (4). Il donne comme exemple les habitants préhistoriques de l’Europe, qui supportaient des opérations sous lesquelles succomberaient leurs des- cendants et cela malgré les moyens nouveaux et considé- rables que la science moderne met à la disposition de nos chirurgiens. La même immunité relative se retrouve chez les nègres. Au dire de tous les explorateurs, ils résistent à des blessures que ne pourraient supporter des blancs et ils guérissent avec une surprenante rapidité. Les excès de notre civilisation, notre nervosité croissante affaiblissent évidemment nos forces physiques, plus peut-être encore nos forces morales.

Il existe des différences considérables entre les trépa- nations dont je viens de parler et celles faites sur

(1) Journ. Anthr. Inst., mai 1882.

(2) Mesure anglaise, environ 2m.24.

(5) Moorehead, Primitive Man in Ohio, p 52.

(4) Zeitschrift für Ethnologie. Berlin, 1887.

IIe SERIE. T. XVII.

25

386

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

des crânes ne présentant aucune lésion, aucune blessure apparente. Nous les trouvons nombreux en Amérique comme en Europe, partout en un mot il est possible de poursuivre des études anthropologiques sérieuses. l 'ne conclusion, dont l’importance ne saurait échapper à nos lecteurs, s’impose ; nous allons la faire ressortir.

Broca (1) avait remarqué l’analogie des rondelles crâ- niennes provenant de bien des régions différentes, leur fabrication presque toujours semblable et comme soumise à des règles fixes. Il avait également observé que les sujets opérés, quel que fût leur sexe, étaient presque tou- jours jeunes (2). Ils avaient même pu survivre durant de longues années à l’opération, car leur blessure était sou- vent très anciennement cicatrisée, parfois même recouverte d’une lame compacte, indice certain du travail de répara- lion. Sur un des crânes recueillis par le Dr Prunières, on constatait une ouverture considérable irrégulière for- mée, à la fois par une blessure ancienne et par deux pertes de substance posthumes. L’individu avait donc été tré- pané durant sa jeunesse, peut-être même durant son enfance. Nul doute n’était possible ; la cicatrisation était complète et le tissu osseux revenu à un état normal. Puis, après sa mort, ses parents, ses amis avaient enlevé des rondelles du crâne choisies le plus près possible de la bles- sure primitive (3).

Ces faits furent un trait de lumière pour l’éminent pro- fesseur. Il conclut, probablement avec raison, que la tré- panation était aux temps néolithiques une pratique reli- gieuse, une initiation, peut-être même le précepte d’un culte établi. L’enfant qui avait subi l’opération et qui y avait survécu, acquérait aux yeux de la foule une vertu

(1) Bul. Soc. Anthr., 1874, p. 234 et s.

(2) Sur un des crânes de la collection Prunières, la suture lambdoïdale que traverse la cicatrice n’était même pas encore oblitérée. Le Dr Prunières cite aussi le crâne d’un enfant de 4 à 5 ans portant une grande perforation cica- trisée

(3) Ass. Franc. Lille, 1874.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES. 387

particulière et, après sa mort, les fragments de son crâne devenaient des reliques recherchées, toujours portées par leur possesseur et souvent enterrées avec lui.

Cette superstition s’est prolongée durant des siècles; on cite un torque gaulois auquel était appendue une rondelle provenant d’un crâne humain et percée de trois perfora- tions. C’est ainsi que s’expliquent aussi les pièces exactement semblables aux rondelles humaines, fabriquées aux dépens delà meule d’un bois de cerf et trouvées aux Beaumes Chau- des. A défaut de reliques vraies, on n’hésitait pas à en por- ter de fausses (1).

Ce n’est pas tout : M. Prunières montrait à Lyon, une rondelle osseuse un peu plus grande qu’une de nos pièces de cinq francs taillée dans un pariétal humain (2). Cette rondelle provenait d’un crâne retiré d’un dolmen de la Lozère. 11 présentait une large ouverture à bords polis mesurant environ huit centimètres de diamètre. La ron- delle était manifestement plus petite, le pariétal perforé, moins épais que celui auquel la rondelle avait été enlevée; le crâne était de couleur foncée, la rondelle d’un jaune pâle; les deux pièces ne pouvaient appartenir au même individu (3j.

Après avoir pratiqué des mutilations posthumes sur des crânes, on ne voulait pas que les morts qui les avaient subies entrassent incomplets dans la vie nouvelle qui les attendait après celle qui s’écoule si rapidement pour nous ; on empruntait à un autre crâne, la rondelle qui devait combler le vide laissé par la perforation. Telle est l’expli- cation donnée par Broca (4). « Il en résulte, ajoutait-il,

(1) Bue. Soc. Anthr., 1878, p. 212.

(2) Ass. Franc., Compte Rendu, p. 703.

(3) Prunières pensait que la rondelle provenait d’un crâne trouvé sous le même mégalithe. Presque toute la paroi gauche avait été enlevée et la ron- delle, comme épaisseur et comme couleur, correspond assez exactement au crâne. Trois arcs de cercle se succèdent d’avant en arrière et semblent indiquer que trois rondelles ont été enlevées.

(4) Bue. Soc. Anthr., 1877, p. 42.

388

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

qu’une nouvelle existence attendait le mort, car sans cela la cérémonie de la restitution eût été bien inutile. » Pru- nières avait déjà dit: « Cette rondelle crânienne n’impli- que-t-elle pas une croyance à une autre vie ? «

Il plaît de trouver impérissable jusque chez nos plus vieux ancêtres, cette croyance, l’honneur de l’humanité, qui, toute grossière, toute matérielle que nous puissions la supposer, différencie si profondément l’homme de tous les êtres qui l’entourent. L’animal vit et meurt, il ne sait ni qu’il vit, ni qu’il meurt. L’homme connaît la vie, il connaît la mort. Bien plus, il sait qu’un autre avenir l’attend et qu’un Créateur que la fausse science s’efforce en vain de rejeter, l’a créé pour une autre destinée. Cette humble rondelle que nous interrogeons avec curiosité, révèle les plus grands problèmes que l’homme puisse aborder. Avais- je tort d’affirmer son importance ?

Je sais bien que d’autres anthropologistes, et non des moindres, rejettent cette hypothèse. M. Cartailhac veut que la plupart des perforations aient été faites après la mort et que leur but était de nettoyer plus complètement le crâne, pour le déposer, après sa dessiccation, dans l’ossuaire de la famille.

Une réponse bien simple est suffisante. Si c’était l’explication de la trépanation posthume, tous les crânes, tous ceux au moins trouvés dans la même sépulture datant de la même époque, relevant de la même civilisation, l’auraient subie ; or elle reste l’exception et, pour l’expli- quer, il faut bien en revenir à l’hypothèse de Broca (i).

La trépanation enseigne encore une autre leçon. Je disais jadis (2) combien les conceptions des premiers habitants de la terre se retrouvent semblables dans tous

(1) Je pourrais renvoyer M. Cartailhac à une autre découverte récente. M. Colin présentait à la Société d’Anthropologie (But,., 1895, p. 785), des fragments de crânes trépanés pendant la vie, d’autres au contraire ayant subi la trépanation après la mort Tous gisaient confondus dans une allée couverte à Coppière-sur Epie.

(2) Rev. des Quest. scient., 20 oct 1897.

LES TRÉPANATIONS PRÉHISTORIQUES. 389

les temps, sous toutes les latitudes. Nous avons ici un fait qui vient s’ajouter à ceux que j’ai cités. L’unité de l’espèce humaine que nos croyances affirment, s’impose au nom de la science et cette science que l’orgueil humain disait destinée à renverser ce que la révélation enseigne vient, au contraire admirons les décrets de la Providence affirmer deux des vérités fondamentales du christianisme. Les progrès de la science établissent chaque jour, qu’il existe en dehors de nous des faits quelle ne peut com- prendre, des phénomènes quelle ne peut expliquer et devant lesquels s’arrête son interrogation émue !

M1S de Nadaillac.

L’ORIGINE DE L’HOMME

d’après Ernest Haeckel

Au mois d’août 1898, M. Ernest Haeckel, professeur à l’Université d’Iéna, présenta une communication au IVe Congrès international de zoologie à Cambridge (1). Il traita « une de ces grandes questions qui dominent toute la zoologie moderne dans son merveilleux essor « , la ques- tion de l’origine de l’homme.

Le discours fut répandu à profusion : il en est à sa septième édition allemande. Son succès lui vint non de sa valeur intrinsèque le lecteur y trouvera peu d’idées nouvelles mais de la nature toujours passionnante du sujet et de la manière passionnée dont l’auteur le traite. Comme les principaux ouvrages de Haeckel, le présent mémoire est un procès de tendance : le ton le dit à chaque page.

Faisons-en l’analyse. Nous apprendrons d'une bouche autorisée en est la solution du « grand problème, le plus considérable de tous les problèmes scientifiques » ; car Haeckel promet formellement de « soumettre à un examen critique le degré de certitude auquel est arrivée aujourd’hui notre connaissance de l’origine de l’homme et des différentes étapes de sa généalogie « (p. 14). Il est toujours bon de voir avec quel sérieux d’aucuns se flattent,

(1) État actuel de nos connaissances sur l'origine de l'homme; traduit par le Dr L. Laloy. Paris, Reinwald, 1900.

l’origine de l’homme. 3çi

à la fin du siècle des lumières, de discréditer les doctrines spiritualistes au nom de la science.

A cet égard, la préface du traducteur est un modèle du genre. Il convient, en passant, de la signaler à l’attention du lecteur. Il y trouvera notamment pour s’instruire sur l’histoire de nos premiers ancêtres ! le sombre tableau de l’ignorantisme héréditaire, « des conversions forcées, des persécutions violentes », de « l'antisémitisme, cette passion indigne d’un pays civilisé » (p. 9), que le docteur Laloy met gravement à l’actif du christianisme.

Haeckel, à vrai dire, ne désavouera pas ce hors-d’œuvre, manifestement inspiré par tous ses écrits, et trop bien en harmonie avec le ton du discours qui nous occupe. Pour accréditer sa théorie du monisme , n’a-t-il pas fallu triom- pher de la hiérarchie papistefp. 23), des écoles orthodoxes, des gens ignorant les faits expérimentalement établis par la biologie ? N’a-t-il pas fallu briser la résistance passive de la psychologie scolastique régnante (p. 22), faire table rase des spéculations mystiques de Platon, du Christ et de Mahomet (p. 23), de la métaphysique et des antiques superstitions anthropocentriques (p. 16), fruit de l’or- gueil, restes des croyances barbares du moyen âge, qui faisaient de l’homme l’image de Dieu, le centre du monde, le roi de la création (p. 8) ?

11 est téméraire, assurément, de revenir sur de si bril- lants résultats. N’importe.

Au risque de nous attirer le dédaigneux mépris du professeur d’Iéna, nous voulons voir, à la lumière d’une saine critique, l’enseignement des faits au sujet de l’évo- lutionnisme absolu et universel, dont le terme suprême serait l’homme intelligent et libre. Suivons donc Haeckel pas à pas dans le développement de ses preuves en faveur de notre descendance simienne. Il les emprunte à l’anato- mie comparée, à la physiologie, à la neurologie surtout, et à la paléontologie.

3g2

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

I

ANATOMIE COMPARÉE

Haeckel examine d’abord la place que la zoologie mo- derne, appuyée sur l’anatomie comparée, donne à l’homme dans le système naturel des êtres vivants, ou pour parler suivant les idées évolutionnistes dans la série phylogénétique.

Pour trouver la position systématique de l’homme on peut, à la façon un peu suspecte de quelques naturalistes, faire un choix de caractères, ne considérer, suivant l’expression de Broca (1), que l'anatomie morte du sque- lette et des organes sans tenir aucun compte des phéno- mènes physiologiques, des manifestations psychiques distinctives de l’homme et directement observables d’ail- leurs. Même, suivant cette méthode, évidemment entachée d’arbitraire, l’homme se place sans conteste au sommet des mammifères. Mais faut-il, avec Cuvier, créer pour lui un ordre spécial en opposition avec l’ordre des singes et des lémuriens ; ou distinguer dans les primates les trois sous-ordt'es des lémuriens, des singes et des hommes ; ou n’accorder à l’homme que la valeur d 'une famille dans l’ordre des singes ; ou même enfin, avec Hartmann et Haeckel, ne faire, des hommes et des grands singes anthropoïdes, qu’une sous- famille dans la famille des Primarii? On l’avouera, la question ainsi posée perd quel- que peu de son intérêt : elle devient oiseuse et purement verbale. Pour s’en convaincre, il suffit de constater la diversité des solutions proposées. Toutes sont dues à des hommes de mérite ; elles peuvent se défendre par des équi- voques, tant qu’on ne se sera pas mis d’accord sur la valeur

(U Broca, L’Ordre des Primates , Bullet. Soc. Anthropol. 1860. p. 598. 400.

l’origine de l’homme.

393

des termes et sur les principes mêmes de la classification. Chacune reflète vaguement les opinions philosophiques de celui qui la patronne. C’est leur seul mérite. Pourquoi s’y arrêter? Dans les collections systématiques, l’homme a sa case bien marquée : il est le chef de file. Tout le monde en convient. Dès lors, qu’importe l’étiquette ? En toute hypothèse, elle sera trompeuse, tant qu’on ne con- sidérera que l’homme tronqué d’une partie de lui-même, de son intelligence et de sa volonté libre.

A propos des ressemblances anatomiques de l’homme et des singes, le professeur d’Iéna fait grand état de la loi ou formule du pithécomètre de Huxley (p. 18). Cette prétendue loi, pour laquelle Haeckel forge un néologisme au moins inutile, est tout simplement cette proposition formulée en 1 863 par le savant Anglais : « Les ditférences anatomiques qui séparent l’homme du gorille et du chim- panzé, sont moins grandes que celles qui distinguent les anthropoïdes des singes inférieurs ».

Or cette proposition est parfaitement discutable ; de Quatrefages se reprochait de l’avoir acceptée de confiance comme vraie, sur la foi d’un anatomiste aussi éminent (1). Les comparaisons de ce genre sont toujours délicates.

Dans l’occurrence, Huxley lui-même prétendait-il faire de son fameux pithécomètre la base de la théorie de notre origine simienne ? Haeckel ne saurait le soutenir, à moins de supprimer ce qu’ « en critique impartial » il se permet de faire les divers passages Huxley traite, « ex professo » et dans le même livre, du degré de parenté de l’homme et du singe.

« Il m’arriva un jour, dit-il, de séjourner durant de nombreuses heures, seul, et non sans anxiété, au sommet des Grands-Mulets. Quand je regardais à mes pieds le village de Chamounix, il me semblait qu’il gisait au fond

(l) De Quatrefages, Les Émules de Darwin, t. II, p. 166, noie 3.

394 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

d’un prodigieux abîme. Au point de vue pratique, le gouffre était immense, car je ne connaissais pas le chemin de la descente, et si j’avais tenté de le retrouver seul, je me serais infailliblement perdu dans les crevasses du glacier des Bos- sons ; néanmoins je savais parfaitement que le gouffre qui me séparait de Chamounix, quoique dans la pratique infini, avait été traversé des centaines de fois par ceux qui connaissaient le chemin et possédaient des secours spé- ciaux.

« Le sentiment que j’éprouvais alors me revient quand je considère côte à côte un homme et un singe : qu’il y ait eu une route de l’un à l’autre, j'en suis sûr. Mais maintenant la distance entre les deux est tout à fait celle d’un abîme ( plainly abysmal ) et, pour mon compte, j’aime mieux reconnaître ce fait aussi bien que l’ignorance je suis du sentier, plutôt que de me laisser choir dans une des crevasses creusées aux pieds de ces chercheurs impatients, qui ne veulent pas attendre la direction d’une science plus avancée que celle du temps présent (1). «

Huxley ne nie donc pas notre origine simienne : il l’admet comme un postulat. Il évalue simplement, d'après les données anatomiques les seules qu’il considère la distance du singe à l’homme. Et il semble ne pas trouver d’image assez forte pour faire saisir sa pensée.

Le savant anatomiste y revient dans un autre endroit, et d’une façon encore plus catégorique. Après avoir protesté contre ceux qui disent que les différences structurales entre l’homme et les singes les plus élevés sont petites et insignifiantes, il ajoute : « Chaque os de gorille porte une empreinte par laquelle on peut le distinguer de l’os humain correspondant, et, dans la création actuelle tout au moins, aucun être intermédiaire ne comble la brèche qui sépare l’homme du troglodyte. Nier l’existence de cet abîme serait aussi blâmable qu’absurde (2). «

(1) Huxley, La place de l'homme dans la nature, éii. 1891 , préf. p. vu.

(2) Huxley, Ibid ., p. 79.

l’origine de l’homme.

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Que signifie, en face de déclarations si peu équivoques et si nettement contradictoires, la « grande loi du Pithé- comètre » du même Huxley? Était-ce la peine de lui don- ner un nom si beau « en l’honneur de son fondateur » (p. i8)£ Voilà la méthode de Haeckel. Il n’en parlera pas moins, ici comme ailleurs, d’examen consciencieux de tous les caractères », d’impartialité, « d’argumentation la plus rigoureuse », “de nécessité logique ».

Il sera donc admis, malgré tout, que les différences morphologiques entre l’homme et les anthropoïdes sont moins grandes que celles qui distinguent les anthropoïdes des singes inférieurs. Aussi l’arbre généalogique des Pri- mates (p. 43) place-t-il l’homme entre les anthropoïdes africains et les anthropoïdes asiatiques. Et voilà le système naturel » constitué. Or, continue Haeckel, « dans l’intérieur de l’ordre des primates, le système naturel est aussi bien ï expression de la parenté réelle que dans tout autre groupe des règnes animal et végétal » (p. 19).

Donc tous les primates, lémuriens et singes, l’homme compris, descendent d’une forme ancestrale commune et hypothétique, que nous appellerons archiprimas . . . Les ancêtres immédiats de l’homme appartenaient au groupe des singes sans queue, et à cinq vertèbres sacrées (anthro- poïdes) ; ses ancêtres les plus éloignés, au groupe fies singes à queue, avec trois ou quatre vertèbres sacrées (cynopitheca) .

Haeckel développe le détail de cette généalogie confor- mément aux conquêtes les plus récentes de l’anatomie comparée.

Eh bien ! le tour est joué. Identifiant la parenté réelle avec les rapports systématiques des espèces dans les deux règnes, Haeckel suppose la réalité de l’évolution sur toute l’échelle organique. Par malheur, la preuve n’en est point faite. Il s’en faut. La théorie de la descendance reste une hypothèse, une possibilité ou, si l’on veut, une vraisemblance. « Je reconnais sans peine, dit Yves

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Delage, qu’on n’a jamais vu une espèce en engendrer une autre , et que l’on n’a aucune observation absolument formelle démontrant que cela ait jamais eu lieu. J’entends une vraie bonne espèce, fixe comme les espèces natu- relles et se maintenant comme elles, sans le secours de l’homme. A plus forte raison, cela est-il vrai pour les genres (1)... «

Aussi, « je suis absolument convaincu qu’on est ou n’est pas transformiste, non pour des raisons tirées de l’histoire naturelle, mais en raison de ses opinions philo- sophiques.

» S’il existait une hypothèse scientifique , autre que la descendance, pour expliquer l’origine des espèces, nombre de transformistes abandonneraient leur opinion actuelle comme insuffisamment démontrée. Je considère cependant la descendance comme aussi certaine que si elle était démontrée objectivement. «

Voici la raison déterminante pour Delage. Jamais on n’a scientifiquement constaté le fait de la création ; or, la seule hypothèse différente possible, celle de la génération spontanée, est extrascientifique; elle ne mérite pas l’hon- neur d’être discutée ! Que Delage soit évolutionniste quand même, c’est son affaire. 11 ne l’est point à la suite d’une démonstration scientifique. Cela nous suffit pour le moment.

La déclaration authentique du professeur de la Sor- bonne permet au lecteur de se faire une opinion, et nous dispense d’une discussion de détail déplacée ici. Elle émane d’un homme qui, dans un livre remarquable, a passé au crible toutes les hypothèses relatives aux grands problèmes biologiques et jeté au vent tous les arguments invoqués jusqu’à présent en faveur de l’évolution. Aussi bien, qu’on ne le soupçonne pas de « parti pris orthodoxe ». Delage (2) s’arroge le droit de rejeter sans examen toute

(1) Delage, Structure du Protoplasme et hérédité , p. 184.

(2) « Tous nos actes sont dirigés par des mobiles entre lesquels, inertes comme une balance, nous oscillons tant qu’ils se font équilibre, et penchons

l’origine de l’homme.

397

conception métaphysique (p. 464), l'hypothèse de la créa- tion par une puissance divine quelconque (p. 184) et le libre arbitre (p. 465, note).

Nous nous abusons, ou il n’y a, dans l’état actuel de la science, qu’une seule attitude logique, une seule attitude vraiment scientifique vis-à-vis de la doctrine de l’évolu- tion : c’est la suspension du jugement.

II

LA PHYSIOLOGIE COMPARÉE

Après les données morphologiques , Haeckel invoque celles « non moins importantes « de la physiologie com- parée. Et sous ce nom il comprend comme on va le voir toutes les fonctions vitales, même les plus hautes d’ordre immatériel.

Pour le professeur d’Iéna, psychologie et physiologie, c’est tout un. Sur ce double terrain, il n’y a pas, d’après lui, de différence essentielle enti-e l’homme et le singe. Notre nutrition, notre digestion, notre circulation, notre respiration et nos échanges ont pour base les mêmes phé- nomènes physiques et chimiques que chez les anthropoïdes. Il en est de même de la vie sexuelle et de la reproduction ; de même encore pour les fonctions de mouvement et de sensibilité... Autrefois on regardait la station verticale comme un caractère spécial à l’homme ; nous savons

fatalement vers les plus forts. Dire que nous pourrions faire autrement

serait admettre un effet sans cause La volonté, telle qu’on l’entend dans

le monde, implique le libre arbitre dont on a depuis longtemps fait justice. C’est un moi qui n'a pas de sens Les penseurs qui y croient se font illusion, quand ils s’imaginent comprendre ce qu’ils affirment »

Ce passage, en contradiction flagrante avec le témoignage universel de la conscience, cadre tout aussi mal avec l’esprit critique dont Delage fait preuve sur le terrain purement scientifique.

Aussi bien nous gageons que toute la conduite do l’auteur en est la néga- tion pratique la plus formelle et la plus éloquente.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

maintenant que cette position peut être prise temporaire- ment par le gorille et le chimpanzé, par l’orang et sur- tout par le gibbon (pp. 19, 20). «

Les singes ont leur langage. Il vaut bien les sons émis par les jeunes enfants qui apprennent à parler. Le chant modulé n’est pas même propre à l’homme. Certains oiseaux l’ont en partage, et il y a d’ailleurs un « anthropoïde musi- cien «, le gibbon chanteur.

La merveilleuse âme de l’homme n’aurait pu, dit-on, « se développer historiquement de l’âme simienne ». Or, depuis dix ans, les remarquables découvertes de l’anato- mie comparée nous ont enseigné que l’histologie aussi bien que l’anatomie macroscopique du cerveau sont les mêmes chez l’homme et chez les anthropoïdes. La genèse embryo- logique du cerveau ne diffère point. Toutes les fonctions cérébrales, aussi bien la conscience et ce qu’on nomme les facultés supérieures que les simples actions réflexes, ont pour condition, chez l’homme, les mêmes phénomènes physiques et chimiques dans le système nerveux que chez ' les autres mammifères. Toutes les « maladies de l’esprit» ont pour cause des modifications matérielles de territoires déterminés du cerveau chez l’homme aussi bien que chez les mammifères les plus voisins. De plus, la vie psychi- que présente des différences infiniment plus grandes, lors- que l’on passe des esprits géniaux d’un Spinoza et d’un Aristote, aux Weddas et aux Patagons, ces représentants dégradés de l’humanité, qu’entre ces derniers et les anthropoïdes.

Si l’âme humaine est encore considérée comme un « être » spécial, ce fait s’explique par l’état très rudimen- taire de ce qu’on appelle la « psychologie », métaphysique tout à fait fantastique, formée d’introspection sans contrôle possible, de comparaisons dépourvues d’esprit critique, d’observations mal comprises et d’expériences incomplètes, d’erreurs spéculatives et de dogmes religieux. La plupart des soi-disant « psychologues » ne connaissent ni la struc-

l’origine de l’homme.

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tare intime du cerveau, ni les localisations cérébrales, ni les « sphères de sensibilité « ou foyers sensitifs , ni les « centres d’association « ou foyers de la pensée, « les seuls instruments réels de notre vie psychique », ni « les don- nées significatives de la psychologie expérimentale et de la psychiâtrie » (p. 21).

Reste le mythe étrange de l’immortalité personnelle de l’homme. Ce mythe est manifestement contraire à la loi universelle de la conservation de la matière et de l’énergie, qui domine la vie psychique des animaux et de l’homme, aussi bien que tous les autres phénomènes natu- rels. Du reste, « si l’homme était réellement immortel, il devrait en être de même des vertébrés les plus voisins de lui et surtout des mammifères » (p. 23 et p. 5, note 2).

Non seulement le dogme de l’immortalité de l’âme humaine est incompatible avec la loi de la substance ; mais il en est de même de deux autres dogmes liés inti- mement au premier : celui de la liberté de la volonté humaine et celui de l’existence d’un Dieu personnel « sem- blable à l’homme », qui a créé, qui entretient et qui régit l’univers... « Les figures embrumées et mystiques de ces trois fantômes centraux se dissolvent dans le clair rayon du soleil de la vérité que la loi delà conservation de la sub- stance et la proposition du pithécomètre répandent sur l’énigme de l’univers (p. 24) ! »

Un tel langage de la part d’un homme de science pure(?) dans une assemblée de savants de tous pays, n’a certes rien de banal. S’il était moins fait pour rallier des parti- sans aux idées de l’orateur, il dut, à coup sûr, avoir un réel succès... de surprise.

Toujours est-il qu’à propos de physiologie, Ilaeckel enfonce des portes ouvertes. Les spiritualistes, sans doute, admettent une distinction essentielle entre le singe et l’homme. Mais en trouvent-ils la raison dans la structure et le fonctionnement de l’organisme ? L’homme n’a pas

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

d’organes qui ne soient communs aux mammifères supé- rieurs, et, malgré certaines adaptations bien caractéris- tiques, on peut dire que par ses fonctions vitales il est un simple mammifère.

Pourtant, il importe ici de bien s’entendre. Pour Haec- kel, « la fonction de l’âme », relevant exclusivement de la physiologie nerveuse, est une fonction vitale » de même ordre que la nutrition et la reproduction, une fonction purement organique.

Or, sur ce point « la loi du pithécomètre rencontre les plus vives résistances » (p. 20). L’auteur l’observe lui- même, et avec raison. Aussi a-t-il senti le besoin de for- muler ses preuves (p. 5o, note 9).

Il se propose donc de démontrer « scientifiquement », par les données de la biologie, que le dogme de l’existence et de l’immortalité de l’âme est incompatible avec l’anthro- pogénie naturelle. A voir le cadre et les divisions métho- diques de la démonstration, on devine l’importance que notre conférencier y attache et l’effort de dialectique qu’il y apporte.

1. Arguments anatomiques. L’encéphale de l’homme a les caractères généraux de celui des primates. Il s’en distingue quantitativement, par son plus grand volume, mais non qualitativement, par ses fonctions. En descen- dant l’échelle animale, on trouve tous les stades de déve- loppement, et les différences les plus fortes s’observent, non entre l’homme et le chimpanzé, mais entre les anthro- poïdes et les singes inférieurs (p. 5 1).

Logiquement il faudrait conclure : Donc l’homme et le singe ne diffèrent pas essentiellement par la configuration, le volume et les fonctions du cerveau. Or, ce point est hors de conteste. De quel droit Haeckel conclut-il que l’homme n’a, pas une âme immortelle ?

IL Arguments ontogéniques. L’encéphale et la moelle se développent dans l’embryon humain tout à fait de la même façon que chez les autres primates, et spécialement

l’origine de l’homme.

401

chez les anthropomorphes. De part et d’autre, même ori- gine exodermique, même différenciation des diverses par- ties et surtout des circonvolutions et des sillons de l’écorce grise, même prédominance des hémisphères cérébraux dans le cerveau antérieur (p. 5 1 ).

Abstraction faite des points secondaires, tout le monde est ici encore une fois d’accord. Seulement la conclusion ne diffère pas de la précédente. Elle est à côté de la ques- tion. Ce défaut de dialectique est-il inconscient, est-il voulu ?

En toute hypothèse, on pouvait se promettre mieux de la part d’un « critique » dont tous les contradicteurs sont, à l’entendre, incapables de réfléchir (p. 53) ou intention- nellement ignorants (p. 22).

Tant que Haeckel 11’a pas démontré la superfluité de la conception spiritualiste et son incompatibilité avec les données de l’anatomie et de l’embryologie modernes, il piétine sur place.

Sans doute, il va y venir.

III. Arguments physiologiques . « L’activité psychique

normale de l’homme est liée à la conformation normale de son cerveau. La localisation des différentes fonctions psy- chiques est prouvée par T observation et l' expérience

Les diverses fonctions cérébrales entrent en jeu par l’exci- tation de leurs organes et sont annihilées par la destruc- tion de ceux-ci (p. 5i). »

IV. Arguments pathologiques. « La destruction pathologique d’un organe cérébral ou la dégénération pro- gressive du cerveau dans les maladies chroniques de cet organe, amène forcément l’annihilation de la fonction qui lui était dévolue (p. 52). »

Voilà « la réfutation scientifique, définitive du dogme de l’immortalité de l’âme. Elle était réservée à la con- ception moniste de la nature qui se fit jour dans le cer- veau de Haeckel ! durant le dernier demi-siècle » (p. 2) ! lie SERIE. T. XVII 26

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Encore, nous avons condensé le texte, de manière à le rendre plus compréhensif, ne supprimant que les répéti- tions inutiles et les phrases trop nombreuses les arguments de l’auteur sont l’énoncé même ou bien l'inter- prétation subjective, le développement oratoire de sa ihèse.

C’est peu ; ce n’est pas assez. Et, chose bizarre ! sauf la proposition relative aux localisations cérébrales, qui prête à l’équivoque, l’école spiritualiste admet toutes les propo- sitions de Haeckel. Elle en conclut que « la conscience et l'exercice des facultés supérieures, aussi bien que les simples actions réflexes, ont pour condition , chez l’homme, les mêmes phénomènes physiques et chimiques dans le système nerveux que chez les autres mammifères ». Nous empruntons à Haeckel lui-même (p. 2 1 ) la formule de cette déduction, trop heureux de rencontrer dans ses écrits au moins une conclusion empreinte d’un véritable bon sens. Encore l’a-t-il raisonnée ? L’affirmer, c’est le mettre en contradiction avec sa thèse fondamentale; car, si le cerveau n’est que la condition des actes psychiques, l'âme en est le facteur nécessaire et principal.

Voilà précisément ce que prouvent les arguments des spiritualistes. Le professeur d’Iéna affecte de les ignorer.

Pas un mot sur le caractère universel et abstrait de nos idées et de nos raisonnements.

Pas un mot sur nos voûtions et nos tendances intrin- sèquement indépendantes de la matière : tendance au vrai, au beau, au bien moral.

Pas un mot sur la science, l’art, la vertu, la religion.

Pas un mot sur notre aptitude au progrès indéfini.

Tout cela s’observe-t-il chez le singe?.. Et cependant nous avons accordé que son cerveau est bien semblable au nôtre.

Ou bien, l’homme se berce-t-il d’illusions ?

Haeckel ne le prétend pas. Ce serait nier l’évidence, l’expérience la moins récusable, celle que l’homme a de

l’origine de l’homme.

40 3

lui-même et de ses actes, l’expérience sans laquelle toute observation scientifique est impossible, l’expérience que les plus sceptiques consultent en pratique avec plus de confiance que les méthodes micrographiques et les vivisec- tions du laboratoire.

Le rôle de l’âme et le rôle du cerveau sont subordonnés. Ils ont été maintes fois précisés par les philosophes spiri- tualistes, et le grand « psychologue » d’Iéna n’a vraiment pas qualité pour leur reprocher la légèreté et le manque d’esprit critique (p. 22). Car enfin, s’il s’était donné la peine de comprendre au moins ses adversaires, leur eût- il attribué le travers assurément ridicule de considérer lame de l’homme comme « une substance tout à fait spéciale » (p. 20), l’écorce cérébrale, comme « l’organe de l’âme « (p. 21) et le Dieu personnel, comme un « vertébré gazeux » (p. 60) « semblable à l’homme » (p. 24) ?

Voilà, encore une fois, l’impartialité de Haeckel. Quant à sa philosophie, nous savons déjà ce qu’elle vaut. Pour la mieux goûter, il convient de lire sa « Morphologie géné- rale des organismes », son « Histoire de la Création », son « Anthropogénie » ; et l’on comprendra que la fameuse théorie du Monisme de Haeckel, imaginée pour résoudre le problème de la vie, ait pu être qualifiée par Delage « d’exécrable fatras métaphysique, indigne d’un natura- liste de ce siècle » (1).

Au demeurant, notre conférencier de Cambridge tranche en quelques lignes toutes les grandes questions biolo- giques. Il y va bien lestement. Chaque point exigerait une dissertation sérieuse, et il en est un bon nombre qui ne comportent pas de solution dans l’état actuel de la science. Nous voulons en donner un exemple.

Dans le passage cité plus haut, le professeur d’Iéna parle comme si les récentes découvertes de la neurologie simplifiaient au delà de toute prévision le problème psy-

(1) Delage, Structure du protoplasme et hérédité , p. 464.

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

4°4

chologique. Suivons-le sur ce terrain et résumons les résultats acquis aujourd’hui par rapport à la structure et au fonctionnement des centres nerveux. On en dégagera sans peine les conclusions qu’ils autorisent.

III

LA NEUROLOGIE ET LA PSYCHOLOGIE

Les éléments histologiques nerveux, les unités nerveu- ses sont des cellules à structure spéciale, auxquelles Wal- deyer a donné le nom de neurones (1).

Typiquement , chaque neurone comprend un corps cel- lulaire avec son noyau, et deux sortes de prolongements : les prolongements protoplasmatiques nombreux et rami- fiés, et un prolongement cylindraxile unique à terminaison arborescente. Les premiers semblent destinés à recueillir le long de leur trajet tous les ébranlements nerveux, et à les transmettre jusqu’au corps de la cellule. L’autre, très long, filiforme, reçoit probablement l’influx nerveux de la cellule susdite et le transmet à tous les éléments avec lesquels il est en rapport. Les prolongements protoplas- matiques constitueraient dans chaque cellule un pôle de réception ; on les dit cellulipètes . Le cylindre-axe serait un pôle d’émission ; on le dit cellulifuge.

D’après Ramon y Cajal et ses partisans, les dendrites d’un neurone ne s’anastomosent pas avec les dernières branches des neurones voisins : les terminaisons se juxta- posent sans soudure ; il y a contiguïté des neurones,

(1) Van Gehuchten, Structure du télencéphale . Centres de projection et centres d’association. Rev. des Quest. scient., 1897, p. 12. Van Gehuchten, Le système nerveux de l'homme Lierre. 1900.— Prenant, Les théories du système nerveux. Rev. génér. des Sciences pures et appi, , 15 janv, 1900, p. 13 et 30 janv., p. 69. Havet, Rapports entre les prolon- gements des cellules nerveuses. Gand, 1900. Structure du système nerveux des annélides. La Cellule, t. XVII, p. 63.

L ORIGINE DE L HOMME.

40 5

comme si deux arbres mêlaient leurs rameaux dans une couronne unique et enchevêtrée, sans aucune greffe par contact. Les voies conductrices résultent de la juxta- position d’unités nerveuses indépendantes.

Pour être rapidement devenue classique, cette « théorie du neurone « n’a pas encore rallié tous les histologistes. Golgi, Nissl, Dogiel, et Apathy surtout combattent la discontinuité du tissu nerveux, en se basant soit Sur l’insuffisance des méthodes employées, soit sur des obser- vations positives en faveur de l’existence d’un réseau ininterrompu entre les neurones.

D’autre part, quelques auteurs conçoivent autrement la « polarité » de l’unité nerveuse. Il en est qui la disent partielle ou variable. Ainsi, suivant Schàffer, les dendrites protoplasmatiques auraient un simple rôle de nutrition : la conduction cellulipète se ferait plutôt par les ramifica- tions collatérales du cylindre-axe, et le courant nerveux y marcherait, suivant les cas et les besoins, tantôt dans le sens cellulipète, tantôt dans le sens cellulifuge. Ramon y Cajal, ayant observé que le cylindre-axe prend quelque- fois naissance non sur le corps cellulaire, mais sur un dendrite, croit que le courant nerveux entré par les pro- longements protoplasmatiques gagne le cylindre-axe par le plus court chemin, évite le corps cellulaire, et même une partie des dendrites qui demeurent ainsi en dehors du trajet nerveux. Pour Nansen, Morat et Duval , le corps cellulaire de l’élément nerveux n’est pas le véritable centre d’action, et le siège de l’activité nerveuse est exclu- sivement dans le réseau fibrillaire; les cellules n’ont qu’un rôle trophique.

Il serait prématuré de prendre position dans ce débat. Aussi bien le mécanisme de la conduction nerveuse dans son ensemble paraît n y être pas intéressé. Celui-ci dépend avant tout de la subordination des unités fonctionnelles. Or on le sait depuis longtemps la superposition des neurones donne naissance à d’innombrables voies ner-

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

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veuses. Les unes ascendantes, centripètes, sensitives, amènent à l’axe nerveux à la moelle ou au cerveau toutes les impressions qui nous viennent soit de la profon- deur de nos organes, soit d’un point quelconque de notre surface cutanée pour nous renseigner sur les modifications du monde extérieur. Les autres descendantes, centrifuges, motrices, relient les diverses parties de notre axe nerveux à nos muscles, et nous permettent ainsi de répondre par des mouvements, conscients ou inconscients, à toutes les excitations périphériques.

11 est établi que l’organisme peut réagir à des excita- tions du dehors par des mouvements appropriés et sou- vent même très complexes, sans que les ébranlements nerveux transmis par les fibres centripètes arrivent au cerveau, et produisent une modification « consciente ». Les centres nerveux - secondaires» situés dans la moelle suffisent à ces mouvements dits réflexes, qui sont en quel- que sorte les manifestations de la vie animale au degré inférieur. La » vie réflexe » est la même chez tous les mammifères, et la structure interne des centres nerveux qui y président est sensiblement identique chez tous. Il n’en est pas de même pour le cerveau. On pouvait s’attendre à lui trouver chez l’homme, des particularités en rapport avec le degré élevé de ses fonctions psychiques. Cette masse volumineuse qui occupe la plus grande partie de la boîte crânienne, n’est pas seulement dans certaines de ses parties un centre réflexe; elle est, surtout dans la région des hémisphères, le centre de la vie consciente, le centre de la vie intellectuelle. Aussi est-ce surtout par le déve- loppement plus ou moins considérable de l'écorce grise des hémisphères que diffèrent le cerveau de l'homme et le cer- veau des mammifères . Réduite à rien chez les poissons, elle apparaît chez les batraciens, augmente de volume et d’importance des reptiles aux mammifères et présente son plein épanouissement chez l’espèce humaine.

La structure de la substance corticale grise est, à de

l’origine de l’homme. 407

légères différences près, la même dans toutes ses parties; mais nous savons par les expériences sur l’encéphale des mammifères et par les observations cliniques et anatomo- pathologiques sur l’encéphale de l’homme, qu’elle est loin d’avoir partout la même valeur physiologique.

Ainsi, qu’une lésion destructive se produise dans la substance corticale qui recouvre les circonvolutions cen- trales, elle sera suivie d’une paralysie plus ou moins éten- due de la moitié opposée du corps. Il y a suppression de motricité. Si dans les deux hémisphères la partie moyenne de la première circonvolution temporale est détruite, le malade sera atteint de surdité absolue. Il y a suppression de sensibilité. Par contre, une lésion étendue de l’écorce grise du lobe frontal passera inaperçue ou se manifestera par un trouble plus ou moins apparent dans l’activité psychique.

Inutile de multiplier les exemples. Un fait acquis par l’étude expérimentale des mouvements et des sensations, c’est qu’il y a subordination physiologique et connexion anatomique entre telle partie du corps et telle partie de l’écorce grise. Il faut admettre certaines « localisations cérébrales ».

Dans un travail qui a eu du retentissement, Flechsig, professeur à Leipzig, en était arrivé à tracer avec netteté quelques territoires cérébraux, le centre auditif, le centre visuel, le centre olfactif et le centre tactile, le plus con- sidérable de tous. C’est lui qui a vulgarisé la notion des centres de projection ou centres sensoriels, centres à la fois sensitifs et moteurs, lieu de terminaison des fibres sensitives périphériques et lieu d’origine des fibres motrices correspondantes. Considérés en eux-mêmes, ils constituent en quelque sorte les centres nerveux pour les réflexes d'or'igine cérébrale ou corticale.

Si l’on s’en rapporte à Flechsig, les parties de l’écorce dépourvues de « centres sensoriels » envoient des fibres, non vers les organes périphériques, ni vers la moelle,

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

mais aux divers « centres sensoriels « circonvoisins, de manière à les relier entre eux par de vrais centres d'asso- ciation.

Les centres d’association s’intercalent donc entre les centres de projection. Chez l’homme, ils représentent les deux tiers de la substance corticale; chez les singes supérieurs, ils en représentent la moitié; ils diminuent jusqu’à disparaître, au fur et à mesure que l’on descend dans la série des mammifères. Les centres de projection, au contraire, existent chez les mammifères avec un développement absolu quelquefois plus considérable que chez l’homme.

Si leur isolement dans le cerveau était complet ce dont de récents travaux permettent de douter aucune excitation du milieu externe ou du milieu interne, du monde ou de notre propre corps, ne pourrait être direc- tement transmise aux centres d’association, de même qu’ils seraient, de leur côté, sans influence immédiate sur nos organes et sur nos muscles périphériques.

Les fibres qui proviennent des centres de projection et se terminent dans les centres d’association sont dites centripètes, parce qu’elles transmettent à ces derniers les ébranlements qui affectent les centres de projection.

Les fibres qui ont leur « lieu d’origine « dans les cen- tres d’association et se perdent dans les centres de projection, sont dites centrifuges , parce qu’elles trans- mettent à ces derniers l’action inhibitive qu’exercent sur eux les centres d’association.

Cette nomenclature, on le voit, fait des centres d’as- sociation de véritables centres nerveux supérieurs, et à bon droit, car ils assurent à la fois la convergence et la subordination des vibrations nerveuses subies ou causées par les diverses régions de l’écorce.

Dans un cerveau bien organisé et sain, l’action des centres d’association est prédominante.

Une lésion dans les centres de projection, c’est la sup.

l’origine de l’homme.

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pression de la sensation, du mouvement dans le territoire périphérique correspondant. Une lésion dans les centres d’association, ce sera le trouble , la suspension des fonctions les plus élevées, Y incohérence des fonctions animales.

On en conclut que les centres d’association sont dans le cerveau le substratum anatomique de la vie psy- chique à tous ses degrés.

C’est probablement que se rencontrent et se fusionnent les sensations tactiles, visuelles, olfactives et acoustiques. C’est que toute impression perçue laisse une modifica- tion, une empreinte ineffaçable, nécessaire au souvenir et à la comparaison ultérieure de sensations précédentes avec des sensations nouvelles. C’est dans ces centres de la mé- moire et de l’imagination que l’esprit trouve les éléments indispensables à tous les actes de la vie intellectuelle.

En un mot, les centres d’association doivent être considérés comme les instruments de la pensée, de préfé- rence à toutes les autres régions de l’encéphale. Cette conclusion semble d’autant moins arbitraire que, d’après Flechsig, on les trouverait plus développés chez les hom- mes doués d’une intelligence supérieure. De plus, ils sont les derniers à se développer , les derniers à entrer en fonction chez l’enfant et, chez les animaux inférieurs, on les trouve très réduits ou nuis.

Ces observations sont du plus haut intérêt. Elles ont orienté dans une direction nouvelle les recherches rela- tives aux localisations cérébrales. Par malheur, elles ont été faites surtout sur des cerveaux embryonnaires très jeunes, où, selon toute vraisemblance, la formation des fibres était loin d’être terminée. Dejérine et d’autres neuro- logistes affirment, du reste, que les « centres d’association « ne sont pas absolument exempts de fibres de projection. Il y a des irradiations entre les divers centres (1). On devine

(1) Rev. des Quest. scient., t. XLU, juillet 1897, p. 318

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

la complication qui en résulte pour la dissection élémen- taire.

Quand on aura vaincu cette difficulté, les études physio- logiques seront à reprendre. Et encore, que d’obstacles à écarter, que de problèmes à résoudre !

Et tout d’abord il y a une énigme dont la solution inté- resse toutes les autres questions, dans la supposition sur- tout que la pensée et la volition ne soient que des phéno- mènes purement matériels. Je veux parler de la nature même de l’ébranlement nerveux. Quelle est la modifica- tion des nerfs, de la moelle et de l’écorce requise pour toute sensation, pour tout mouvement, et dans la théorie antispiritualiste pour tout acte d’intelligence et de volonté ?

Ici la science reste muette. Dans son discours au Con- grès de l’Association britannique, à Douvres (septembre 1899), Charles Richet (1) examine tour à tour l’hypothèse mécanique de l’ébranlement moléculaire, vibratoire, de l’enchylème dans la fibre nerveuse ; l’hypothèse chimique d’une réaction ondulatoire comparable à l’explosion d’une traînée de poudre dans un tube très étroit ; l’hypothèse éleclrolytique d’une décomposition progressive suivie de reconstitution immédiate ; enfin, l’hypothèse électrique d’un courant traversant la fibre sous la couche isolante de myéline.

« L’hypothèse que la vibration nerveuse est un phéno- mène électrique, dit-il, est assez satisfaisante, surtout si l’on admet que ce phénomène ressemble aux actions élec- trolytiques. «

Richet présume cependant que, bientôt peut-être, on donnera la démonstration formelle d’une différence pro- fonde entre la vibration nerveuse et la vibration électri- que, et qu’il faudra admettre pour la vibration nerveuse certaines propriétés spéciales qui la rendront différente de

(1) Rev. Scient., 23 déc. 1899, p. 804.

l’origine de l’homme.

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toutes les autres vibrations connues. C’est dire que tout reste à faire.

Admettons un instant que tout soit fait. Puisque, d’après les idées que nous croyons devoir combattre, les phéno- mènes psychiques, même les plus complexes et les plus immatériels en apparence, ne sont dus qu’à des vibrations de cellules encéphaliques, il est bien à croire eu égard à la complexité et à l’infinie variété du phénomène que chaque petit groupe de cellules a son rôle, sa fonction précise, aussi bien que chaque centre de projection et chaque centre d’association. Or, «on a beau étudier, avec les méthodes les plus récentes, l’immense manteau gris qui recouvre nos deux hémisphères cérébraux, on n’a rencontré qu’une structure histologique d'une simplicité désespérante, rien de spécial, rien de caractéristique , des fibrilles nerveuses se terminant par des ramifications libres, pour se mettre en connexion avec les prolongements protoplasmatiques de cellules nerveuses, tout comme dans la substance grise de n’importe quelle partie du névraxe de n’importe quel vertébré (1). »

Et il serait absurde de supposer qu’un jour on pourra, isolément ou par petits groupes, soumettre à des observa- tions physiologiques les milliards de neurones de l’encé- phale.

Mettons tout au mieux : accordons qu’on parviendra tôt au tard à déterminer le rôle précis des cellules encé- phaliques et les caractères de l’énergie qui' les anime, comment expliquer les effets différents produits, suivant les cas, par la lésion d’une même région du cerveau? Pourquoi la destruction de l’écorce grise du lobe frontal ou du lobe pariéto-temporal passe-t-elle le plus souvent inaperçue, alors que d’autres fois elle se traduit par un trouble plus ou moins apparent dans l’exercice de nos

( 1 ) Van Gehuchten, Structure du télencéphale, Rev. des Quest. scient., t. XL1, janv. 1897, p. 23.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

facultés supérieures ? Et si la fonction est strictement en rapport avec la nature et la localisation des éléments nerveux, que penser des explications données pour le phénomène de la suppléance , c’est-à-dire du rétablissement d’une fonction abolie par une lésion de l’écorce ?... Et nous avons à peine entamé la liste des questions qui se posent.

Supposons maintenant les savants parvenus au terme de la tâche encore mal définie que les données acquises semblent leur réserver pour le plus prochain avenir ; con- naîtrons-nous le mécanisme de la pensée ? Pourrons-nous rendre compte, par la matière, du fonctionnement com- plexe de nos facultés supérieures ? Ce serait se bercer d’illusions que de le croire. Sans doute, l’on a tracé des schémas pour expliquer les actes de mémoire et d’imagi- nation, la genèse de l’image représentative des objets, la parole, l’écriture. Mais, outre que ces essais font une très large part à l’hypothèse, ils s’en tiennent trop aux grandes lignes. Ils appliquent vaguement le principe des localisa- tions cérébrales, sans tirer aucun parti du détail , d’ail- leurs très discuté, de la découverte de Flechsig. Par le fait même, on ne peut y voir que des amorces pour des recherches ultérieures plus précises. Au surplus, ils ne touchent que le côté sensible, les conditions, la prépara- tion des phénomènes psychiques et laissent dans l’ombre le caractère abstrait et universel de nos intellections et de nos voûtions.

Donc, malgré la découverte de Flechsig, si imprudem- ment surfaite par Haeckel ; malgré d’innombrables tra- vaux de neurologie normale et pathologique ; malgré les nouvelles méthodes de coloration des neurones ; malgré les vivisections et les observations embryologiques, on se demande en vain de quel côté les gigantesques progrès de ces dernières années permettraient d’aborder seulement le problème psychique proprement dit, celui qui a pour objet l’interprétation des faits indéniables sur lesquels les

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spiritualistes se basent pour admettre lame spirituelle et simple.

Je sais des savants, des penseurs, qui en conviennent dans des écrits datés d’hier. Haeckel, qui, à propos de la neurologie, vient de nous donner derechef la vraie mesure de son esprit critique et de sa bonne foi, aurait- il par hasard l’audace de décliner la compétence d’un Charles Richet, d’un Sully Prudhomme, d’un Armand Gautier ?

« Conscience, intelligence, tendance à une perfection plus grande, ce sont des caractères qui n’ont rien de com- mun avec les caractères des autres vibrations. Il nous paraît que ce sont des phénomènes d'un ordre plus élevé. Cette vibration, dont nous avons étudié les conditions physiques, pénètre dans le monde moral, ce qui établit entre elle et les autres vibrations une différence essen- tielle (1). »

Voilà la déclaration que Charles Richet eut le courage de faire en septembre dernier, au Congrès de l’Association britannique pour l’avancement des sciences, à Douvres, en présence apparemment d’un grand nombre de ceux qui avaient entendu Haeckel à Cambridge. Je dis le courage , car il en faut malheureusement de nos jours pour ne pas sacrifier la vérité au respect humain, même dans les milieux en apparence purement scientifiques.

Sully Prudhomme n’est pas moins catégorique dans une récente Critique du concept finaliste et de ses applications à la science , parue dans la Revue Scientifique du 12 août 1899, p. 198.

« Je suis poète, dit-il, je veux dire soucieux des aspira- tions, des espérances, des croyances dont a vécu lame humaine, et je ne peux me défendre d’être attentif au cri de ses besoins en moi-même. Sont-ils intégralement expli-

(I) Rev. Scient., t. XII, 23 décembre 1899, p. 810.

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cables par le déterminisme, par un processus aveugle et fatal qui les ferait dériver d’un appétit rudimentaire, indistinctement commun à tous les êtres vivants, et qu’auraient plus ou moins développé et transformé des conditions tout occasionnelles ] Ont-ils quelque source plus haute ?... Je voudrais tenter le sauvetage du patrimoine ancestral d’instincts moraux qui m’a suscité mes poésies, les seuls de mes écrits auxquels je doive l’honneur d’être membre de l’Académie française ; c’est tenter le sauvetage de l’idéal sous ses diverses formes. Or, toutes celles qui représentent le devoir, le sacrifice héroïque, la justice, la dignité en un mot, supposent l’existence du libre arbitre, et, à ma connaissance, aucune tentative de ramener au déterminisme ces phénomènes psychiques n’en fournit des équivalents mécaniques tout à fait exacts , du moins dans ma conscience de poète. Je sens invinciblement que l’ex- plication déterministe impose à des choses différentes les mêmes noms : le devoir , le sacrifice , la justice, la dignité, expliqués par un déterminisme mécanique ou même psycho- mécanique , ne sont pas identiques aux choses que ma con- science appelle ainsi. »

Trop intéressé, dit-il, à la conservation de ce qu’il appelle ses idoles, notre « poete « s’appuie de son mieux « sur des raisons impersonnelles, tirées de la nature même de l'objet qu’il étudie ».

L’article de Sully Prudhomme sur Le libre arbitre publié dans le même recueil le 9 décembre suivant, est loin de tra- hir une conversion au déterminisme purement mécanique. L’auteur se demande si le substratum des faits psychiques est uniquement matériel ? « O11 peut en douter, dit-il, car les faits de conscience, bien que l’expérience les montre indivisément associés et même subordonnés aux faits d'ordre mécanique, y demeurent néanmoins irréductibles, ce qui, jusqu’à plus ample informé, interdit d’en identifier formellement le substratum à la matière. En réalité, le

l’origine de l’homme. 41 5

substratum jusqu’à présent se révèle mécanique et psy- chique à la fois (p. 40). »

On le voit, Richet et Sully Prudhomme se donnent la main. Qu’on y regarde de près, bien d’autres sont à leurs côtés. « Devant l’incendie qui gagne le temple des divinités qu’il sert », comment Sully Prudhomme serait-il « réduit à les sauver tout seul » ? Hélas ! d’aucuns, et des plus vigoureux, se retireront quand il s’agira « d’apporter utile- ment leur seau à la chaîne ». La philosophie de Sully Prudhomme lui-même n’est pas hdèle jusqu’au bout. Quant à Richet, il se dérobe, dès qu’il voit sa logique le contraindre malgré lui au sauvetage de l’idole spiritua- liste, l’âme immatérielle et simple. Il accepte les prémisses et rejette la conclusion. Est-ce pour un motif expérimenta] et par pure dialectique? Son tour embarrassé nous le dira.

« La vibration nerveuse, par sa forme, par sa période, par son amortissement, peut se comparer aux autres .vibrations de l’univers sans bornes au milieu duquel nous sommes jetés. Mais il ne faut pas que cette ressemblance nous égare au 'point de nous dissimuler l'abîme qui la sépare de tous les autres phénomènes, lointainement analo- gues, accessibles à nous. Les vibrations des forces natu- relles sont très probablement des phénomènes aveugles qui ne se connaissent pas eux-mêmes et qui sont soumis à des fatalités irrésistibles. Au contraire, la' vibration nerveuse peut se connaître et se juger : elle a la conscieyice ou connaissance de soi. Elle peut se distinguer du monde qui l'entoure et qui l'ébranle.

» Comme elle a l’intelligence intelligence et con- science sont synonymes elle est susceptible de perfec- tion : elle est capable d’un raisonnement faux et d’un raisonnement juste : elle peut atteindre un idéal moral interdit aux autres forces brutales qui suivent fatalement leur cours : elle conçoit l’idée de vérité et de justice.

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qu’il s’agisse de défendre un innocent, ou d’établir la fraternité entre les hommes.

y> La vibration nerveuse de l’être humain, ce résultat dernier de l’évolution, est le terme le plus parfait des choses et des êtres que nous puissions connaître. Si vaste que soit le monde, si puissantes que soient les lumières des étoiles immenses, T intelligence humaine est un phéno- mène d'ordre supérieur , et je serais tenté de dire avec le grand philosophe Kant : « Plus encore que le ciel étoilé » au-dessus de ma tête, il y a quelque chose qui me remplit « d’admiration, c’est la loi morale au fond de mon cœur. »

Richet admet donc, avec une loyauté qui mériterait de trouver plus d’imitateurs parmi les biologistes contem- porains, les faits de conscience qui relèvent directement de l’observation, et, par l’effort le plus puissant que la science contemporaine comporte, il essaie de rattacher les actes d’intelligence et de volonté à leur cause précise. Eh bien ! pour lui, la solution serait dans la personnification du neurone ou de la vibration nerveuse elle-même! Par. malheur, il laisse à la science de l’avenir le soin de mon- trer que la disproportion entre la pensée et la matière, entre l’effet et la cause est, de ce chef, radicalement supprimée.

Le savant physiologiste a heurté, lui aussi, l’obstacle inébranlable que la raison commande de franchir, la borne-limite aux confins du monde de la matière et du monde de l’esprit. Il est surprenant qu’un homme de sa valeur s’attarde à vouloir l’arracher. Si « l’intelligence humaine est un phénomène d’ordre supérieur r,on ne peut, sans contradiction, identifier ses actes avec la simple vibration d’une cellule! Cette vibration, si parfaite qu’on l'imagine à plaisir, sera toujours hors de toute proportion avec l’abstrait, avec l’immatériel. Aurions-nous mal saisi la pensée de l’auteur et pris la métaphore pour une inter- prétation scientifique?

l’origine de l’homme.

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Armand Gautier, membre de l’Institut de France, trai- tant le même sujet, épargne à ses lecteurs toute perplexité et tout danger de méprise. Or, ses remarquables travaux de biologie générale l’autorisent bien, à coup sûr, à for- muler ses vues sur la nature de l’activité vitale à ses divers degrés.

Il faut lire son Introduction à la Chimie biologique parue en 1892 entête du tome III du Cours de Chimie. 11 faut lire surtout son article sur Les manifestations de la vie et ies forces matérielles , publié en 1897 par la Revue générale des Sciences pures et appliquées. On y trouvera, traités de main de maître, plusieurs points immédiatement connexes aux sciences biologiques et que trop d’observateurs, superficiels ou partiaux, igno- rent ou affectent d’ignorer de nos jours, sous le spécieux prétexte d’une méthode purement expérimentale.

Nous 11e pouvons omettre d’en citer des passages importants et de résumer les autres ; car l’article se meut sur le terrain doivent forcément se rencontrer ceux qui prétendent discuter sans parti pris la question de notre origine purement animale. Le lecteur verra mieux la posi- tion précise Haeckel et d’autres se refusent prudem- ment à la lutte avec les spiritualistes.

A propos de la vie en général, Gautier observe d’abord que si la cellule, pour assimiler, se nourrir etse reproduire, est le siège de phénomènes matériels soumis a'ux lois qui régissent les corps bruts ; si elle dépense ou produit de l’énergie mesurable dans le laboratoire mystérieux de son protoplasme ; la direction de ces phénomènes, vers un but commun, leur ordre, le sens imprimé n’en sauraient dépen- ser, ni produire ; la loi qui les régit n’a et ne peut avoir aucun équivalent mécanique quantitativement mesurable. Il dit, avec Rerthelot (1) : « L’entretien de la vie ne con-

(I) Berthelot, Essai de mécanique chimique fondée sur la thermo- chimie ; t. ), Paris, 1879, p. 91.

IIe SÉRIE. T. XVII.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

somme aucune énergie qui lui soit propre ». Donc les manifestations vitales d’une simple cellule vivante ne sont pas exclusivement de l’ordre physico-mécanique (p. 2q3).

Laissons l’analyse ultérieure de ce caractère distinc- tif des êtres vivants. Il nous suffit de le constater, comme l’ont constaté, entre autres, Chevreul (î), Berthelot, Gau- tier et Sully Prudhomme (2). Nous serons d’autant moins surpris de rencontrer chez l’homme des phénomènes d’un ordre spécial qui paraissent, eux aussi, n’avoir avec les phénomènes matériels aucune sorte d’équivalence ; je veux parler des manifestations de la conscience : la pensée, la volonté, le sens esthétique, le sens moral.

Gautier se demande à leur sujet : Pouvons-nous ratta- cher ces manifestations aux forces matérielles ?

Ecoutons sa réponse. Elle mérite toute l’attention de Haeckel lui-même.

« Oui, si elles sont démontrées équivaloir à une dose d’énergie mécanique, chimique et calorifique.

« La pensée qui voit, compare, délibère ; la volonté qui se détermine ; le sens esthétique qui juge le beau ; le sens moral qui perçoit un monde de sentiments que la logique n’atteint pas, manifestent en nous une ou plusieurs forces, puisque, suivant la définition de ce mot, les forces sont ce qui fait passer les objets d’un état à l’autre, et que l’être qui pense ou qui veut diffère notoirement par ce quelque chose de nouveau, de ce qu’il était avant de penser ou de vouloir.

» Mais, pour être démontrées d 'ordre matériel , ces forces qui donnent naissance à la pensée, à la détermina- tion d’agir, à la sensation du juste et du beau, doivent pouvoir être transformées en forces mécaniques ou en dériver; appliquées à la matière, elles doivent faire naître de l’énergie transmuable dans les forces mécaniques,

(1) Comptes rendus, t. V, p. 175.

(2) Rev. Scient., p. 739.

L ORIGINE DE L HOMME.

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calorifiques ou chimiques que nous connaissons. Or, il n’en est rien. Qu’un animal, qui consomme durant les vingt-quatre heures une quantité constante d’aliments, pense ou non, qu’il se détermine à agir ou non (pourvu qu’il n’agisse pas), qu’il soit amibe, chien ou homme, pour une même quantité d’aliments et d’oxygène consommée, il produira la même quantité de chaleur et de travail, ou d’énergie totale équivalente. Il n’y a donc pas eu, pour créer la pensée ou la détermination d’agir, détournement d’une partie des forces mécaniques ou chimiques, transfor- mation de l’énergie matérielle en énergie de raisonnement, de délibération, de pensée. Ces actes exclusivement pro- pres aux êtres doués de vie n’ont pas d’équivalent méca- nique. ^ Les actes psychiques, conclut avec nous Chau- « veau, ne peuvent rien détourner de T énergie que fait « naître le travail physiologique et qui est intégralement « restituée sous forme de chaleur sensible (p. 294). «

Il ne s’ensuit pas que ces phénomènes soient, à tous égards, indépendants de l’ordre matériel. En effet, « lors- que les vibrations matérielles ou chimiques, provoquées par une sensation de cause physique périphérique, arri- vent à notre cerveau, et qu’elles s’y impriment , cet effet s’accomplit dans la cellule cérébrale, grâce à une suite de modifications matérielles en équivalence avec l’énergie mécanique ou chimique qui les provoque : du glycogène, des nucléines disparaissent du cerveau, de la cholestérine, des phosphates apparaissent, le cerveau s’échauffe, etc... et l’ensemble de l’énergie représentée par les modifica- tions de la cellule impressionnée est égal à celle qui a été transmise à la cellule. L’énergie d’excitation, en un mot, équivaut à l’énergie d’impression et de réaction dans laquelle elle se transforme. Mais lorsque l’impression matérielle a été ainsi emmagasinée dans la cellule cérébrale, et qu'un nouvel équilibre chimique et physique s’y est éta- bli, les faits de conscience commencent et se succèdent.

» De l’impression naît la sensation ; elle éveille la pen-

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

sée, qui se développe et peut faire naître la volition. La pensée, la conclusion peut même ne se réveiller que des années après que f impression matérielle a été 'produite, et que s’est dissipé le flux d’énergie qui a traversé le cerveau. C’est que la pensée, la volition ne sont pas l’impression, ni l’une des formes passagères et transmuables de l’éner- gie impressionnante. La sensation elle-même n’est pas une conséquence de l’impression qu 'elle peut ne pas suivre. Si elle naît, elle peut éveiller la pensée, c’est-à-dire l’aperception, la vue intérieure des modalités de l’impres- sion produite dans l’organe récepteur, aussi bien que des impressions antérieures. Le jugement résulte de la com- paraison de ces impressions entre elles et avec des vues, (des types innés)...

» Mais ces phénomènes de conscience, de vue intérieure se passent dans le silence du cerveau, après que les impressions ont été reçues... L’impression a été matérielle, sans aucun doute, mais les modifications mécaniques ou chimiques qui l’ont produite ou accompagnée, sont depuis longtemps disparues, alors que l’esprit peut continuer à comparer ses impressions entre elles, et sans qu'intervienne en rien l'énergie correspondant à ces impressions, énergie qui a quitté depuis longtemps la cellule cérébrale impres- sionnée. L’acte psychique ne résulte donc pas d’une trans- formation de tout ou partie de l’énergie transmise au cerveau et ayant produit l’impression.

» Il serait d’ailleurs absurde de dire que la sensation d’une impression, même d’une image physique extérieure, sa comparaison avec des impressions déjà reçues et la détermination d’agir qui peut suivre la pensée ou le juge- ment porté, ont un équivalent mécanique : sentir, compa- rer, vouloir, n’est pas un acte matériel, et seul l’acte matériel est transformable dans les diverses formes de l’énergie qu’il représente.

« La conscience, le jugement, la pensée consistent en appréciations de formes et de rapports inscrits et conser-

l’origine de l’homme.

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vés dans nos organes ; mais ils ne sont ni des modes de l’énergie matérielle, car nous avons vu quïZs ne la font pas proportionnellement disparaître , ni des conséquences directes, ou même nécessaires de l’acte matériel qui pro- duit l’impression, ni de la sensation même. »

La pensée relative aux objets sensibles naît de la com- paraison de l’impression reçue et de divers principes que cette impression réveille en nous, par exemple l’assurance de notre sens logique, de la constance des lois naturelles, etc. Or, cette assurance n’a rien à faire avec la perception sensible. « Celle-ci a simplement appelé la pensée, c’est- à-dire les comparaisons, les vues du sens intime, d’où a jailli la conclusion, l’idée nouvelle. » Ces comparaisons ne sauraient avoir d’équivalent mécanique, parce qu’un rapport n’en a pas et n’en saurait avoir.

« On objecte souvent que l’acte de penser fatigue le cerveau ; que l’homme qui pense fait effort, produit un travail, et que celui-ci est notoirement d’ordre matériel, car la substance cérébrale s’échauffe et se détruit, à peu près comme il arrive pour le muscle qui travaille. Mais, sous ce mot penser , nous comprenons généralement une série d’actes successifs préparatoires et matériels que suit, sans se confondre avec eux, le phénomène psychique de la pensée. Une première dépense physique naît de la préparation du cerveau à recevoir les impressions que lui transmet le monde extérieur, et qui vont s’imprimer dans sa substance ou l’ébranler ; ces impressions reçues ne sont efficaces que si nous conservons par un effort une sorte de tension physique de notre cerveau que réveille l’attention. Lorsqu’à la suite d’une perception nouvelle, l’idéation commence à se produire dans notre esprit, une singulière faculté nous permet, quelle que soit la multi- tude immense d’impressions reçues et conservées, je ne sais comme, dans les entrailles de la cellule cérébrale, de faire successivement passer le tableau de ces images actuelles ou antérieures devant les yeux du sens intime,

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qui choisit celles qui sont nécessaires à sa comparaison et à son jugement. Toute cette préparation du cerveau à l’impression, l’impression elle-même, et l'effort qui retrouve et rapproche les impressions reçues pour les mettre dans un état sensible apte à la comparaison et à la vue du sens intime, tout cela constitue certainement un travail physi- que qui prépare l’acte de la pensée. Comment le cerveau fait- il cet effort, comment conserve-t-il ou rapproche-t-il les impressions reçues ? Nul ne le sait, et pour expliquer cette indéniable merveille, on ne saurait recourir qu’à des comparaisons. «

Le phénomène est d’autant plus surprenant que l’im- pression reçue reste chez l’un, s’efface chez l’autre et se montre fugace chez tous, si l’attention ne s’est pas pro- duite.

11 y a plus. Supposez « les impressions revivifiées, rap- prochées, il est des hommes qui lisent dans ces « pages « clairement imprimées ; elles font naître en eux, sans effort, la conclusion, quelquefois une de ces pensées géniales qui embrassent d’un coup d’œil les lois de la nature et qui éclairent l’humanité. Il en est d’autres qui ne retrouvent et ne lisent qu’imparfaitement ces pages imparfaitement imprimées, qui n’en tirent qu’une idée fruste, incomplète, incorrecte. Dans l’un et l’autre cas, l'effet produit, la vue des rapports et des lois dont ils dérivent, le jugement, la pensée, en un mot, n'est pas proportionnel à l'effort céré- bral, au travail préparatoire, parce que l’effet de la pensée n’est pas le travail qui consiste à retrouver, revivifier, réunir les impressions antérieures pour une comparaison dont jaillira l’idée. Mais quoique indispensable, cette mise en état du cerveau, ce travail physique de recherche et de rapprochement des impressions n’est pas l’acte définitif du sens intime, le jugement, la pensée. C’est ce qu’affirme à son tour un des plus illustres mécaniciens de notre siècle, Hirn, quand il dit : « Lorsque nous nous servons des termes de travail physique et de travail de tête pour

l’origine de l’homme.

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désigner l’acte même, grâce auquel s’engendre un phé- nomène dynamique ou une pensée, nous nous servons probablement d’expressions des plus correctes ; mais lorsque nous étendons le terme de « travail » intellectuel au produit même de l'acte cérébral la pensée), nous ne recourons plus qu'à une métaphore (p. 296). »

L’analyse du mathématicien est d’accord avec celle du biologiste. Gautier lui-même l’observe.

Il faudrait citer jusqu’au bout cette page magistrale. On rencontre trop rarement une critique si judicieuse unie à une science de si bon aloi. Passant de l’analyse des actes de l’intelligence à celle des actes de la volonté, Gautier y trouve une nouvelle preuve de l’immatérialité du principe qui, en nous, pense et veut. Nous signalons le fait sans insister, car la question de l’âme spirituelle et libre sera prochainement l’objet d’un article spécial dans la Revue.

Voilà donc un savant de grande valeur qui, sous la pression des faits jugés avec une compétence indiscutée, penche résolument vers les doctrines spiritualistes. Il est bien temps, ce semble, de renoncer une bonne fois à repré- senter la théorie mécanique et déterministe comme la seule compatible avec la science !

Sans doute, Gautier ne se prononce pas sur la nature de l’agent dont dépendent les manifestations immatérielles de la vie. On ne peut y voir qu’un signe de bonne foi et de sincérité, car une longue suite de déductions peut seule éclairer ce problème ardu. Or le savant, comme tel, ne doit pas rechercher les dernières conséquences des faits qu’il observe : il a le droit de laisser à d’autres un domaine voisin qu’il n’a pas exploré.

Mais s’abstenir n’est pas nier. Aussi Gautier ne nie point lame : il s’en faut. D’autre part, il accepte tous les faits, les faits de conscience aussi bien que les faits du monde extérieur.

424 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

« Le monde de l’esprit, dit-il, se manifeste à nous par ses phénomènes, comme se manifeste celui de la matière et, à tout prendre, on aurait tort d’affirmer celui-ci à l’exclusion de celui-là, car il n’est pas moins mystérieux ni plus accessible à notre entendement...

» La vraie science ne saurait rien affirmer, mais aussi rien nier au delà des faits observables, et c’est une science à rebours que celle qui ose assurer que seule la matière existe et que seules ses lois gouvernent le monde (P- 297)- »

Revenons à Haeckel. Que dit-il, lui, de la genèse de la pensée et de ses causes ? La met-il, comme Sully-Prud- homme, sur le compte d’un substratum encore mal défini, peut-être indéfinissable, mais distinct de la matière? Personnifie-t-il le neurone pensant ou même la vibration pensante, à la façon de Richet ?

Il nous fait grâce d’un nouveau système et ne traite pas la question. Haeckel qui promettait, avec grand fracas, « la comparaison critique, impartiale de toutes les fonc- tions vitales - (p. 19), ignore donc les phénomènes psy- chiques ; il ignore la parole articulée, et les prérogatives évidentes de l’intelligence et de la volonté.

Dans les douze lignes (!) qui ont trait au langage et à la raison (p. 20), il se borne à citer les sons imparfaits émis par les singes et par les jeunes enfants ; il cite les cris des animaux sociaux, le chant modulé de certains oiseaux, et la musique du gibbon chanteur qui commence par le son fondamental E, et remonte toute l’échelle chromatique d’une octave entière, en donnant des sons très purs espacés de demi-tons très réguliers.

C’est tout. Périssent les faits que Gautier a cru ne pouvoir méconnaître ! On n’en a que faire pour prouver la thèse. Ne valait-il pas mieux, protagoniste de la « science à rebours », nier l’âme au nom des sciences anatomiques et physiologiques ?

l’origine de l’homme.

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Sully Prudhomme a une comparaison charmante pour stigmatiser cette attitude systématiquement rétrograde, ces vues étroites de l’École haeckelienne et des déter- ministes.

« Supposons que, sur un billard, les billes aient été mises en mouvement par un joueur, et que, parmi les microbes recélés par le duvet du tapis, il y en ait qui soient doués d’intelligence et cherchent à explorer et à s’expliquer leur milieu ; supposons, en outre, que le coup de queue ait précédé leur apparition et que la portée de leurs moyens d’investigation ne dépasse pas le périmètre et le niveau des bandes. La vitesse et la direction impri- mées aux billes, les rencontres de ces sphères énormes leur paraîtront soumises au déterminisme, et ils pourront étudier et formuler les lois du choc et de la déviation angulaire qui en résulte pour les trajectoires des billes, réserve faite toutefois du cas singulier de certains effets de recul et d’incurvation qu’ils se promettront d’expliquer quand la science sera plus avancée. En somme, pour ces microbes intelligents, tout se passera comme si l’initiative du joueur, la préparation du coup par sa pensée, sa résolution enfin mise à exécution par son bras avec la queue de billard n’existaient pas ; mais en réalité, tout ne se passe pas ainsi ; ils auront fait la théorie purement mécanique, c’est-à-dire la science positive du carambo- lage. Il restera, pour l’expliquer intégralement, à en faire la métaphysique, à montrer qui a construit le billard, tissé le tapis, tourné les billes en vue des carambolages et, par une préméditation spéciale, institué aussi dans chacun de ceux-ci la finalité. L’œuvre scientifique de ces minuscules déterministes aura été à la fois irréprochable et insuffisante (1). «

Insuffisante aussi la philosophie moniste, et au même titre. Un effort sincère et une tactique loyale inspireraient

(1) p. u\.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

de l’indulgence pour ce vice fondamental ; mais comment déclarer irréprochable l’œuvre scientifique d’un natura- liste qui, sous prétexte de « science positive, purement expérimentale « , prétend niveler au ras de la plaine les hauteurs de la psychologie qui lui barrent l’horizon, par le seul motif que son apriorisme est impuissant à le con- duire à leur sommet ?

C’est le microbe qui, pour éclairer sa situation, se contenterait s’il en était maître de restreindre le périmètre du billard et d’abaisser le niveau des bandes.

Laissons-lui ces mesquines manœuvres : il est temps de clore ce chapitre et de montrer Ilaeckel en possession des données les plus récentes de la paléontologie anthro- pologique.

IV

LA PALÉONTOLOGIE

Les fossiles sont les « archives de la création ». Con- firment-ils l’hypothèse si discutée de l’origine simienne de l’homme \

- A mon avis, dit Haeckel, la réponse est incontestable- ment affirmative Les fossiles découverts récemment

ont une valeur phylogénique dont l’importance ne saurait être estimée trop haut. Le plus intéressant d’entre eux est le célèbre pithecanthropus erectus, découvert à Java en 1894 par Eugène Dubois (p. 24). »

Nous avons déjà entretenu le lecteur de cette décou-*1 verte (1). Il s’agit d’une calotte crânienne, d’un fémur et de deux dents rencontrés à Trinil au cours de travaux de terrassement sur le Bengawan, rivière de l’île de Java, et dans lesquels quelques auteurs croient reconnaître les restes d’une forme de passage de l’anthropoïde à l’homme.

(1) Rev. des Quest. scient., avril 1893, p. 421, note.

l’origine de l’homme.

427

Dubois, Schwalbe et Manouvrier ont publié des études considérables sur le sujet. Plusieurs congrès s’en sont occupés. Au Congrès zoologique de Leyde, surtout, la discussion a été vive, grâce à la présence de Rudolf Vir- chow, le célèbre pathologiste berlinois, l’irréductible adversaire des théories évolutionnistes.

Dans le mémoire lu à Cambridge, Haeckel rencontre un certain nombre des arguments apportés par Virchow et défend contre ce dernier la nature intermédiaire du pifhecan thro p us .

« Virchow avait affirmé que la calotte crânienne et le fémur n’appartiennent pas au même individu, que la pre- mière provient d’un singe, le second d’un homme. Cette proposition, au dire de Haeckel, fut aussitôt réfutée par les paléontologistes compétents qui étaient présents (p. 27). «

Acceptons le fait, de confiance. Il est loin de lever tout doute. Car, abstraction faite des caractères anatomiques qui rangent le plus grand nombre d’auteurs à l’avis de Virchow, on peut observer, à tout le moins, que le fémur et la voûte du crâne furent trouvés à une distance hori- zontale de i5 mètres.

L’excroissance osseuse du fémur avait été présentée par Virchow comme preuve de son origine humaine. Or le paléontologiste Marsh montra toute une série d’exos- toses semblables sur des fémurs de singes vivant à l’état sauvage. Il n’y a donc rien à tirer de cette anomalie que tous regardent comme pathologique

« Virchow avait émis l’idée que le sillon profond qui existe entre le bord supérieur des orbites et la voûte sur- baissée du pithecanthropus signe d’une conformation très primitive des fosses temporales décidait de la nature simienne de ce crâne et que cette forme ne se ren- contre pas chez l’homme. Peu de semaines après, le paléon- tologiste Nehring montra une conformation de tous points pareille, sur un crâne humain provenant de Santos (Bré- sil) (p. 27). » On ne saurait nier que la calotte crânienne rappelle celle de Néanderthal : même type dolichocéphale

428 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

avec front fuyant et les arcades sourcilières en saillie ; mais le rétrécissement postorbitaire est plus sensible. L’état, incomplet de la pièce ne permet d’évaluer la capa- cité crânienne qu’approximativement et par comparaison. Elle serait voisine de 1000 centimètres cubes, inférieure, par conséquent, de 220 centimètres à celle du crâne de Néanderthal, et supérieure de 379 centimètres à celle du crâne du plus grand gorille. Il est intéressant de rappeler à ce propos le minimum de 1 1 5o centimètres, donné par Broca comme compatible avec l’intelligence humaine.

Le crâne du pithécanthrope supposé est dépourvu de la grande crête osseuse médiane qui s’observe sur le crâne des autres anthropoïdes. Sous ce rapport il se rapproche du crâne humain. Haeckel en conclut, naturellement, qu’il appartient à une véritable forme de passage de l’anthro- poïde à l’homme. D’autres l’attribuent à un microcéphale idiot d’un type exceptionnellement aberrant, et se pronon- cent pour le faciès incontestablement humain.

Les dents se font remarquer par leur grande dimension et l’écartement de leurs racines. Leur forme les rapproche beaucoup des dents dn l’Australien et du Nègre, et les éloigne de celles de l’Européen. Pour se former une opi- nion au sujet de leur origine probable, il importe de noter que les grosses molaires sont extrêmement variables de structure et de taille chez l’homme actuel.

Les débats, orageux parfois , dont la trouvaille de Dubois a fait tous les frais, n’ont pas abouti à un résultat définitif et universellement accepté. Dans son livre sur La Formation de la Nation française (p. 222), de Mortillet résume les appréciations de 21 auteurs de nations diverses

dans le tableau suivant : Indication Attribution

Attribution a une

Attribution

DES PIÈCES

A L’HOMME

FORME DE PASSAGE

AUX SINGES

2e molaire

5

2

3e molaire

4

8

6

Fémur

i3

6

1

Calotte crânienne

6

8

6

l’origine de l’homme.

429

Il résulte de cette statistique et des observations faites plus haut, que le fémur est très probablement humain. Sans l'attribuer à l’homme et pour prouver la position inter- médiaire du pithecanthropus , Haeckel lui-même insiste sur la forme « tout humaine du fémur ». Cette pièce se prête donc aux hypothèses les plus contradictoires. Le crâne seul est d’un intérêt réel.

Le niveau stratigraphique du gisement n’est pas rigou- reusement déterminé et il est fort douteux que les quatre pièces trouvées aient appartenu à un même individu. En présence de telles données, il faut conclure, ce semble, avec Haeckel (p. 25), que « ces restes étaient trop incom- plets pour permettre d'asseoir un jugement définitif » .

Aussi, avec quelle stupéfaction ne lit-on pas, cinq lignes plus bas à la même page , et sous la plume du même Haeckel : « D'après les simples lois de la logique, cette seule conclusion me semble justifiée : le pitliecanthropus erectus de Dubois fait partie de ce groupe éteint, qui marquait le passage du singe à l’homme, et auquel j’avais, dès 1866, alors qu’il 11’était encore qu’hypothétique, donné le nom de pithecanthropus . C’est l’anneau tant désiré qui manquait encore à la chaîne des primates les plus élevés, le missing link suivant l’expression des Anglais. »

Haeckel seul est capable de pareilles audaces ! Du coup, il a noblement conquis le droit de s’octroyer le monopole de « l’étude sans parti pris », de la « compé- tence » (p. 27), de la « critique objective » îp. 55)! Quant à Virchow, qui ne partage pas ses extravagances, il « n’a plus la moindre compréhension de l’anatomie comparée, ni de la zoologie systématique, ni des faits les plus impor- tants de la paléontologie et de l’ontogénie comparée « (p. 58). « Il est d’autant plus pénible de constater ce fait connu depuis longtemps (sic) que, il y a un demi- siècle, les convictions du jeune Virchow étaient tout autres, et diamétralement opposées à ses idées plus récentes... Lorsqu’en 1 856, Virchow se fut transporté de

43o revue des questions scientifiques.

Wurzbourg à Berlin, on le vit s’éloigner progressivement des doctrines monistes et passer finalement dans le camp du dualisme mystique (p. 58) ». De quel poids peut être l’autorité d’un naturaliste si compromis, « dans la plus sérieuse de toutes les discussions » , celle qui a trait à la « question suprême » (p. 57), fût-il d’ailleurs le fonda- teur de la pathologie cellulaire, le disciple de Müller et l’émule des grands histologistes Kôlliker et Leydig ?

Haeckel tresse une couronne à Dubois, parce qu’“il a éclairé d’une façon très intelligente les relations du mis- sing link , cet être intermédiaire , d’une part avec les races humaines inférieures , et d’autre part avec les diverses espèces d’anthropoïdes connus et avec la forme ancestrale commune et hypothétique du groupe entier des anthropomorphes. Il nomme cette forme prothylobaies (gibbon primitif); elle doit avoir eu essentiellement la même conformation physique que le gibbon actuel (hylo- bates) de l’Asie méridionale et que le pleopithecus , dont les restes fossilisés se trouvent dans le tertiaire moyen de l’Europe centrale » (p. 25).

La manière même dont l’auteur s’exprime, nous pré- vient que nous sommes en plein sur le terrain des hypo- thèses. Nous y restons pour la reconstitution de notre lignée ascendante. En effet, il est admis même par Haeckel (p. 43) - que les anthropoïdes ne sont pas nos ancêtres. Tout au plus sont-ils nos cousins. Et si le pithecanthropus est notre aïeul, il ne faut y voir que le missing link (?) hypothétique entre plusieurs formes hypo- thétiques qui nous rattachent à l’ancêtre commun, encore hypothétique lui aussi, de l’homme et des primates.

Nous ne nierons pas l’ingéniosité avec laquelle Haeckel réussit, surtout par la considération de la formule den- taire, à remonter plus haut dans la série de nos ancêtres jusqu’aux prosimiens du début des temps tertiaires. Toute- fois, les hypothèses accumulées à cet effet lui permettent-

l’origine de l’homme.

43 1

elles de dire que « l’unité phylétique du groupe des primates, depuis les lémuriens jusqu’à l’homme, est un fait bien établi » ? Lui permettent-elles surtout de déclarer qu’il ne manque plus d’anneau à la chaîne « (p. 3o)?

Inutile de suivre Haeckel plus loin. Il reconnaît que pour la période secondaire les archives paléontologiques présentent des lacunes regrettables, et que, si les fossiles des terrains primaires ont permis de retrouver les princi- paux stades de l’évolution des vertébrés, « bien plus obscure est la partie la plus ancienne de notre généalogie, celle qui a trait aux ancêtres invertébrés des vertébrés ; au point que le témoignage de la paléontologie ne peut plus être invoqué et qu’on en est réduit à se contenter des deux autres sciences auxiliaires de la phylogénie, l’ana- tomie comparée et l’ontogénie » (p. 35). Personne ne niera l’intérêt des enchaînements de formes mis en lumière par von Baer, Bischoff, Remak, Kôlliker, Kowalewsky et d’autres. On peut espérer que leurs émules, les pion- niers de la science de demain, sauront combler les lacunes du bas de l’échelle. Encore conviendra-t-il de se rappeler qu’un rapprochement, pour être curieux et instructif, ne supprime pas aussitôt les difficultés que soulève la doc- trine évolutionniste en général sur le terrain des faits.

Voilà le vrai bilan de nos connaissances scientifiques sur l’origine de l’homme : il est très modeste. Haeckel seul ne le pense point. A l’entendre, si nous saisissons d’un regard toutes les preuves empiriques de l’anthropo- génie, nous sommes en droit de dire aujourd’hui : La descendance de l'homme d'une série de primates tertiaires éteints nest plus une vague hypothèse , mais bien un fait historique (p. 38).

Si l’on tient compte de cette manie de l’hyperbole, on comprendra que le professeur d’Iéna ait pu écrire à pro- pos de l’accueil trouvé à Cambridge : « Mon mémoire, lu le 26 août 1898 devant un auditoire très nombreux, eut

432 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

un grand succès. On ne lui opposa aucune des contradic- tions auxquelles il pouvait donner lieu et qu’on attendait de divers côtés (p. 1 1. Introd.). «

Ce silence, dont Haeckel se prévaut aujourd’hui avec une simplicité naïve, était-ce bien le silence de l’approba- tion ? Il est permis certes d’en douter. En présence du professeur d’Iéna, traitant de la « question suprême», les membres du Congrès avaient tant de bonnes raisons de se taire. Pourquoi provoquer une esclandre?

Le nom, l’âge et les titres du conférencier ; sa déléga- tion officielle par un gouvernement étranger; ses relations avec les premiers darwinistes; ses idées philosophiques et son ardeur antireligieuse; le fond et le ton du mémoire; la multiplicité des points touchés, tout rendait la discus- sion impossible, inutile. Les préoccupations étrangères à la science se trahissant à chaque page. Qui pouvait, de gaieté de cœur, aller buter contre un parti pris devenu inconscient par les luttes passionnées d’un quart de siècle ?

Au fond, Haeckel ne désirait pas la discussion. Que lui importaient les savants de Cambridge ! Il ne pouvait rien leur apprendre, ni se flatter de les gagner. Atteindre par delà, avec une autorité accrue en apparence, la masse du grand public, voilà son seul et vrai but. Il ne s’en cache pas.

Dans son Introduction, il souhaite que son mémoire « puisse remplir son but et amener, même dans les sphères les plus vastes, la conviction de la certitude positive avec laquelle nous regardons comme démontré scientifiquement que l’homme est issu d’une série de primates » (p. 12, Introd.). Dès lors il fallait, non des démonstrations elles ne sont ni comprises, ni faites d’ailleurs mais des affirmations catégoriques et tapageuses. Cela produit toujours de l’effet, pourvu que l’orateur y mette un peu d’art et beaucoup de conviction.

Or la conviction de commande n’a jamais fait défaut à Haeckel. Cette conviction l’a-t-il communiquée à l’audi- toire si indulgent de Cambridge? En tout cas, le rapport

l’origine de l'homme.

433

du Congrès, paru dans Nature (1), l’une des meilleures revues scientifiques anglaises, précise les vues de l’auteur au sujet de l’enchaînement des formes à partir des pois- sons dévoniens, et indique à peine la thèse principale au sujet de la descendance de l’homme. Voici mieux.

La veille du jour Haeckel prit la parole dans les sections, la présentation des notabilités du Congrès au vice-chancelier avait été faite par le président, le docteur Sandys. Cet acte officiel, écrit en latin selon l’usage, va nous renseigner sur le genre de notoriété acquis au pro- fesseur d’Iéna par ses publications antérieures, dont le discours de Cambridge n’est que 1’ « extrait condensé ».

« L’Allemagne nous a envoyé... Y audacieux artisan d’un travail immense il sest efforcé de rechercher l’ori- gine de tous les animaux à partir de leur première souche... Nous saluons l’homme qui se souvint qu’à l’au- rore des temps toute chose resta sans nom, jusqu’à ce que l’invention de la parole et du langage permît de noter les sons et les pensées. Recommandable à d’autres titres, il l’est surtout parce que, doué de vivacité d'esprit, il a inventé tant de noms, et que (pour me servir encore une fois de l’expression d’Horace) il a tant de fois enrichi sa langue maternelle. Je vous présente un homme qu’il suffit de nommer, Ernest Haeckel (2).»

N’est-ce pas l’écho de la justification tentée par Charles Martins dans sa préface à Y Histoire de la Création pour faire accepter le galimatias de Haeckel, que Vogt déclare ne comprendre que le dictionnaire grec à la main l N’est-

(1) Nature, sept. 1, 1898.

(2) « Germania ad nos misit. . operis immensi conditorem audacem, in quo animalium omnium ortum ab origine ultima indagare est conalus... Salutamus virum, qui in ipsa rerum origine recordatus omnia muta man- sisse, « donec verba, quibus voces sensusque notarent, nominaque inve nere », idem ... ob cam inter alias causam laudatur, quod ingenio \ivido praeditus. tôt nomina invenerit, quod totiens (ut Hoiatii verbis denuo utar) - sermonem patrium ditaverit et nova rerum nomina protuleril ».

» Dueo ad vos virum quem nomir.are salis est, Erkestum Haeckei.. » (Nature, loc. ., p. 428).

Il* SEItlE. T. XVII.

28

434

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

ce pas avec la sourdine de la courtoisie académique le persiflage malicieux de l’inventeur du Monisme , de la Périgénèse des Plasiidides et de la loi du Pithécomètre ?

Un naturaliste qui abuse de son talent comme Haeckel, mériterait une correction plus sévère. En tout cas, on est heureux de le constater, son prosélytisme antiscientipque est stérile dans les milieux « intellectuels » (i). 11 l’est moins, sans doute, parmi les foules qui ne savent pas distinguer le savant du sectaire. Il faut, en leur faveur, démasquer la fourberie. C’est servir à la fois l’humanité et la science.

Fr. Dierckx, S. J.

(I) Avec le I)r Laloy, dont la préface au discours de Haeckcl nous a déjà permis d'apprécier la « parfaite » intégrité scientifique, Jules Soury s’est fait, en France, le porte-voix du bruyant conférencier de Cambridge (Rev. gén. des Sc. pires et APPi.., t. X, 1899, p. 50). Il est intéressant de voir cet auteur maintenir avec « son cher maître » (p. 51) que « la descendance de l’homme de primates tertiaires éteints n'est plus une hypothèse , mais un fait historique » constaté avec assurance et prouvé avec certitude (p. 55), alors qu’en résumant le discours, il soustrait délicatement les deux princi- pales preuves sur lesquelles s'appuie toute la thèse.

Soury en effet l’observe avec nous, « la théorie de Flechsig », qui four- nissait à Haeckel les seuls instruments réels de notre vie psychique (mém. p. 25), «a déjà été profondément modifiée aujourd’hui » (p. 51).

Quant au pithecanthropus , notre critique a la prudence de ne pas se prononcer : il se borne à cher les appréciations très bigarrées de divers auteurs. Or. l’ensemble dégage très nettement cette conclusion de Topinard : «Aucun type intermédiaire entre l’homme et les primates ne s’est révélé encore, et toutes ces hypothèses à'anthropopithecus ou de pithecanthro- pus ne sont que des conceptions prématurées». (L’Anthropoi.ogie. 1895, p. 607).

Décidément, les docteurs Laloy et Soury gagneraient à s'interdire certains travaux le parti pris les expose davantage à rompre avec les faits et avec la logique.

LES

VICTIMES DE L’ÉLECTRICITÉ

w

Un auteur, dont la plume était plus féconde que l’esprit, et qui revenait fréquemment sur la même question, pré- tendait qu’on a le droit de traiter trois fois le même sujet, parce qu’on a toujours la ressource de dire, de redire et de se dédire. J’invoque le même argument en reprenant une étude que j’ai déjà publiée dans cette même Revue et sous le même titre (2), et je demande qu’on me le pardonne en considérant que mon premier article a dix ans de date et que, depuis lors, l’électricité a progressé à pas de géant. Je ne serai donc guère exposé à me redire, et, si je me dédis, ce ne sera que pour modifier certains aperçus en m’appuyant sur des faits et sur des arguments nouveaux.

La question est malheureusement une de celles qui doivent préoccuper l’opinion le plus vivement , car les dangers auxquels nous sommes tous exposés se multi- plient au fur et à mesure que l’électricité développe ses applications. Elle est un si merveilleux transmetteur et distributeur d’énergie, que notre civilisation est condamnée a lui faire une place qui grandit tous les jours; ses con- ducteurs envahissent tout, ils courent le long de nos rues, de nos routes, de nos voies ferrées et de nos canaux et

(1) Conférence faite à l’assemblée générale de la Société scientifique de Bruxelles, le mardi 24 avril 1900.

(2) Revue des Questions scientifiques, du 2 ) juillet 1889, t. XXVI, p.o.

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

pénètrent dans tous les recoins de nos habitations. Le péril augmente doublement avec l’étendue des lignes, parce que les chances d’accidents croissent proportionnel- lement à la longueur des fils suspendus sur nos têtes, et parce que les volts croissent eux-mêmes avec cette lon- gueur et grandissent encore les risques encourus. L’em- ploi plus fréquent des courants alternatifs aggrave d’autre part les conséquences d’une erreur, d’une imprudence ou d’un contact fortuit.

Faire connaître la nature des dangers auxquels nous sommes exposés, indiquer les moyens de nous en pré- munir et apprendre à tous la manière de sauver ceux qui ont eu le malheur d’être frappés, voilà le triple objet de ce travail. A défaut de tout autre attrait, son utilité sou- tiendra l’attention des lecteurs. Nous espérons que les deux derniers chapitres corrigeront favorablement l’im- pression pénible que le premier pourrait produire sur leur esprit.

I

LES ACCIDENTS

Le douloureux récit que j’entreprends de faire des accidents divers causés par l’électricité ne serait pas jus- tifié, s’il ne s’en dégageait un enseignement; or, la leçon ne peut être profitable qu’à la condition d’être présentée avec méthode. Efforçons-nous donc de classer les faits par catégories, en réunissant ceux qui appartiennent à la même espèce et qui doivent être attribués aux mêmes causes.

Et d’abord, nous constatons par les statistiques que les employés et ouvriers des stations et des lignes de distribu- tion sont les plus éprouvés; malgré leur habileté et leur expérience, en dépit des précautions qu’ils prennent et qui

LES VICTIMES DE l/ÉLECTRICITÉ.

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leur sont imposées par leurs administrations, il en est toujours qui commettent une imprudence ou une mal- adresse, ou qui sont frappés par l’imprudence ou la mal- adresse de leurs compagnons. Une manœuvre intempestive ou irrégulière d’un appareil suffit, en effet, pour causer un irréparable malheur, et un oubli d’un instant peut avoir les plus effroyables conséquences. Je vais en citer quelques exemples, que je choisis entre beaucoup d’autres (1).

Il y a des accidents qui sont dus à un malentendu : la station centrale fournit du courant à une section sur laquelle des électriciens sont occupés à effectuer une répa- ration; ces chocs sont toujours graves, parce que les vic- times ne prennent alors aucune précaution , sur la foi des conventions, et qu’elles sont frappées généralement dans les conditions les plus défavorables. Comme ces cas ne comportent aucune déduction utile et pratique, nous nous contenterons de les signaler.

Voici, au contraire, des faits accidentels dont il est bon de connaître toutes les circonstances pour s’en garer.

A Southauipton, dans le courant de décembre 1898, un ouvrier recevait l’ordre d’aller refaire une jonction sur une canalisation à basse tension, à la traversée d’un cof- fret, qui servait à la basse et à la haute tension. Or, con- trairement à ce que l’on croyait, la perte était, sur le fil primaire, à 2000 volts. Le malheureux, confiant dans les indications reçues, omit de se couvrir les mains de gants de caoutchouc avant de toucher le coffret et il tomba fou- droyé. Les soins les plus énergiques ne purent le ranimer.

L’accident survenu en 1894 à Saint-Denis, sur la ligne de la station d’Epinay, est devenu classique par le récit que M. d’Arsonval en a fait à l’Académie des Sciences (2)

(1) C'est le plus souvent dans les faits-divers des journaux que j’ai recueilli les récits qui suivent: je les rapporte tels que je les ai lus, sans me porter garant de leur exactitude, et en formulant les plus expresses réserves rela- tivement aux jugements qui ont pu être portés sur les causes des accidents et sur les responsabilités encourues.

(2) Comptbs Rendus de l’Académie des Sciences, 21 mai 1894

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

et par l’heureux résultat obtenu à la suite d’un traitement rationnel et énergique. A l’endroit ce drame s’est pro- duit, les trois fils de la distribution sont portés par un potelet, scellé dans un mur, à 6 mètres au-dessus du sol. Un ouvrier était à cheval sur la barre de scellement infé- rieur ; sa main vint à toucher un des conducteurs, tandis qu’un fil téléphonique, qu’il devait poser, s’appuyait sur cette barre de scellement et prenait contact avec un des trois conducteurs. Le courant se ferma à travers son corps, entrant par une main et sortant par la cuisse, en court-cir- cuit. La tension du courant était de 45oo volts et la fré- quence a été estimée à 55 ; le patient y resta exposé plu- sieurs minutes, car le conducteur des machines d’Epinay, voyant des étincelles au collecteur, s’était douté d’un accident et avait téléphoné à La Chapelle d’arrêter, ce qui prit un temps assez long. L’homme ne donnait plus signe de vie quand on le descendit sur le sol, une demi-heure après l’accident; on le sauva néanmoins, comme nous le raconterons plus loin.

A Charmanvillers, près de Besançon, des ouvriers rele- vaient un ancien câble, remplacé par un nouveau, qui courait parallèlement au premier : le nouveau câble était alimenté de courant. En tirant sur l’ancien câble, un élec- tricien le fit toucher à la ligne et il fut terrassé par la décharge ; son aide reçut lui-même une commotion terri- ble, et ce fut à grand’peine qu’il put être ramené à la vie

Dans la station de la Metropolitan d’Oxford Street, à Londres, un ouvrier électricien glisse sur le parquet et tombe contre un tableau de distribution à 1000 volts : on le trouva mort dans une position inclinée, témoignant de l’intensité foudroyante du choc.

Un abonné de la Nature, attaché à la légation de Fi ’ance à Guatémala, transmit à cette intéressante revue le récit d’un fort curieux accident. Un vautour, poursui- vant sa proie, s’engagea étourdiment entre deux conduc- teurs électriques à haute tension, se trouva pris et se mit

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à Üamber. Un électricien crut pouvoir, sans danger, déga- ger l’animal en le tirant par les pattes, et il fut foudroyé. Le narrateur ajoutait que c’était le quatorzième agent de la Compagnie tué dans l’espace d’une année : nous aimons à croire que l’affirmation est exagérée.

Il nous serait malheureusement facile de multiplier ces exemples d’ouvriers et d’agents atteints en faisant leur service : mais il faut reconnaître, et cette constatation est encourageante, que les accidents de ce genre deviennent plus rares, par suite d’une expérience plus longue, d’une instruction professionnelle plus développée et de précau- tions plus grandes imposées au personnel.

Les conducteurs d’appareils électriques dans l’industrie sont aussi largement représentés dans notre lugubre sta- tistique.

Aux mines de Maries, le conducteur d’une berline fut serré contre un mur, le long duquel couraient deux con- ducteurs nus parcourus par un courant continu ; son torse forma court-circuit entre les fils et il fut atrocement brûlé. La colonne vertébrale fut sectionnée par le trait de feu dans des conditions horribles que la plume ne saurait décrire.

Un mécanicien préposé dans une usine à la manœuvre d’un pont roulant, actionné par des courants triphasés, présentant une tension de 200 volts entre leurs phases, vint à toucher de la tête un des fils de la canalisation, et il ressentit une forte secousse ; instinctivement il porta les mains en avant et saisit énergiquement deux fils, qu'il ne put plus abandonner. Il resta donc suspendu par les bras, en poussant des cris désespérés. Un camarade, accouru au secours, ne put lui faire lâcher prise et l’on fut obligé de courir au commutateur pour interrompre le courant. Il fallut plusieurs minutes pour cela : néan- moins la malheureuse victime put descendre seule du pont roulant ; elle perdit connaissance en touchant le sol, mais il suffit de lui faire absorber quelques gouttes d’éther

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pour lui faire reprendre connaissance et elle en fut quitte pour la peur.

Il semblerait résulter de ce récit qu’un courant alterna- tif sous 200 volts de tension ne soit pas homicide ; voici, au contraire, un accident mortel occasionné par un cou- rant alternatif à 1 10 volts. Il s’est produit à Wilmington, aux Etats-Unis. Un ouvrier, soigneux et prudent, faisait une connexion au sommet d’un poteau, quand il poussa un cri et retomba sur les fils : les soins qui lui furent prodigués ne purent le sauver. On constata de légères brûlures, l’une au bras droit, l’autre dans la région du cœur et l’on fut amené à penser que la mort était due à ce que le courant avait traversé le cœur et à ce que son action s’était prolongée trop longtemps. La victime était un cycliste habile et un recordman réputé, ce qui semble donc indiquer qu’il avait le cœur sain et exclut toute explication personnelle de ce chef ; il ne présentait, d’ailleurs, aucune tare accidentelle et ne s’adonnait pas aux boissons fortes, ce qui exclut l’hypothèse de l’alcoo- lisme. La mort doit, par conséquent, être attribuée à la trajectoire du courant dans le corps.

Le chemin parcouru par le courant et la nature des organes intéressés sont, en effet, des éléments importants pour la gravité des accidents.

Les courants continus à 220 volts peuvent eux-mêmes donner lieu à des troubles mortels, quand les conditions sont favorables au passage du courant ; tel est le cas de cet électricien qui, travaillant à des lampes à arc à Brad- fort, reçut par les deux mains une secousse dont il ne se releva pas. L’enquête du Board of Trade établit que la victime avait les pieds trempés et qu’elle se trouvait sur un sol humide et conducteur. Le rapport médical constata que le corps ne présentait aucune trace de brûlure, mais que le malheureux était mort par arrêt du cœur.

Le docteur Kretzmer, de Liegnitz en Silésie, rapporte au contraire un exemple d’innocuité relative d’un fil de

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tramway à 600 volts, qui tomba sur la tête d’un conduc- teur de voiture : le malheureux fut renversé sans blessure grave, mais il éprouva aux yeux la sensation que produi- raient des paupières irritantes et il perdit presque entière- ment la vue ; une heure après le choc, il se déclarait une paralysie du côté droit, à la suite de troubles spasmo- diques inquiétants. La paralysie a disparu par la suite, mais la cécité a été incurable.

Les exemples qui précèdent font ressortir le double caractère subjectif et objectif des phénomènes qui se pro- duisent dans le choc électrique ; tel courant, continu ou alternatif, à basse ou haute tension, épargne ou tue, suivant les circonstances du contact, la nature des organes traversés par le courant et l’état de la victime.

Le Lancet, célèbre journal médical anglais, rapporte un accident dont les détails sont aussi instructifs qu’intéres- sants. Un ingénieur électricien était monté sur une chaise pour manœuvrer un commutateur élevé, placé sur un cir- cuit de 60 lampes à arc montées en série, alimentées par un courant alternatif dont le voltage atteignait par consé- quent pour le moins 3ooo volts. Par inadvertance, il appuya une main sur la boîte métallique d’un ampère- mètre, accidentellement en contact avec les conducteurs, tandis que son autre main touchait une colonne de fonte : le courant le traversa donc en passant d’une main à l’au- tre. Il reçut un choc formidable, à la suite duquel ses mains se crispèrent et ses avant-bras se replièrent dou- loureusement contre la poitrine : il lui sembla, ainsi que cela a été raconté par plusieurs victimes frappées dans d^s conditions analogues, qu’il pouvait compter les phases de l’alternateur, qui étaient pourtant de 83 par seconde, et il lui parut qu’il était resté soumis durant un temps très long à l’action du courant, alors que cependant le contact avait été fort court. Il ne reprit la liberté de ses mouve- ments qu’au bout de trois minutes ; on ne constata sur ses mains que des brûlures sans gravité et l’accident ne laissa

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aucune suite fâcheuse : au contraire, le sujet déclara que son état général de santé s’était amélioré. On ne dit pas qu’il a recommencé l’expérience.

Le contact fortuit d’engins conducteurs en fer avec des canalisations électriques, a causé fréquemment de doulou- reuses surprises aux ouvriers imprudents, maladroits ou mal dirigés. A Roubaix, une chaudière que dix chevaux conduisaient à destination, heurte le réseau des fils aériens du tramway : les hommes en sont quittes pour une secousse, mais la décharge fait plusieurs victimes parmi les chevaux, que la nature a rendus particulièrement sen- sibles à l’électricité. A Braddock, en Pensylvanie, des ouvriers qui manœuvraient un pont roulant déterminent un contact avec un fil à haute tension et deux d’entre eux paient cette imprudence de leur vie. Dans une ville d’Amérique, à Omoha, un incendie éclatait dans une maison élevée à nombreux étages, qui rendit nécessaire l’emploi d’une échelle en fer extensible ; en la dévelop- pant, on la fit toucher contre les conducteurs du secteur d’éclairage transmettant un courant alternatif à 2000 volts. Les quatre pompiers qui manœuvraient l’appareil, en tournant une manivelle placée au niveau du sol, reçurent la décharge et furent tués raide ; plusieurs de leurs com- pagnons étaient en même temps grièvement blessés par le choc électrique. Je pourrais multiplier ces citations, mais ces récits peu variés ne comportent pas de conclu- sions bien pratiques.

Le personnel des télégraphes et des téléphones est par- ticulièrement exposé par le voisinage des canalisations servant au transport de l’énergie par l’électricité. Voici un genre d’accident assez commun causé par les fils aériens d’une ligne de tramways à trolley : il s’est passé à Walsall, près de Londres. Un employé de la Compagnie des téléphones, occupé à réparer un conducteur, le laissa pendre en travers du fil du tramway, qui le croisait en dessous, et le câble glissa sur le sol, sans perdre contact

LES VICTIMES DE LÉLECTRICITÉ. 443

avec la ligne : un cheval vint s’y enchevêtrer et il fut tué sur le coup.

Accident analogue se produisit, en 1897, près du Jardin Botanique de Bruxelles, à la suite de la rupture d’un fil téléphonique, qui tomba sur le réseau aérien des tram- ways: deux chevaux vigoureux, attelés à un lourd chariot, s’engagèrent dans les spires du fil et s’abattirent sur le pavé. Les hommes qui les conduisaient restèrent paralysés et furent réduits à une incapacité de travail, pour laquelle l’État eut à payer 20 000 francs à chacun d’eux. Les juges ont estimé sans doute que des fils téléphoniques ne doivent pas se casser; mais on aurait pu leur faire observer que le conducteur aérien devait être protégé par un filet qui aurait empêché le premier fil de le toucher.

Le contact des personnes foudroyées n’est pas sans danger, ainsi qu’on en a déjà trouvé la preuve plus haut. Le drame qui s’est déroulé à Puteaux l’an dernier, montre à quels graves accidents s’exposent les sauveteurs coura- geux, mais imprudents. Un ouvrier venait d’être frappé; un passant se précipite et veut le relever, mais il reçoit à son tour un choc terrible, qui le couche à côté de la pre- mière victime ; un deuxième subit le même sort et on ne put leur porter secours qu’après avoir interrompu le cou- rant à l’usine, ce qui put heureusement être fait assez rapidement, grâce au concours d’un bicycliste.

Nous sommes conduits maintenant à la série des acci- dents les plus terrifiants, à savoir ceux qui frappent les profanes, que leur mauvaise fortune amène au contact d’un conducteur brisé, traînant sur le sol; le plus souvent les malheureux marchent dessus, ce qui est peu dange- reux, s’ils ont la sagesse de n’y pas porter les mains ; mais l’éducation du public est mal faite encore et, malgré toutes les affiches et les suggestives têtes de mort appliquées sur les poteaux, en dépit de toute la publicité des journaux, on en voit qui saisissent les conducteurs à pleines mains et qui paient leur imprudence de leur vie. J’ai été amené

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

par ma situation à connaître deux accidents terribles, sur- venus, en 1899, dans la région du Nord de la France, dont le récit fait la matière d’un grand enseignement et sur lesquels nous insisterons pour cette raison.

Le premier s’est produit auxenvirons de Saint-Omer(i) : une ligne, partant de l’usine de Longuenesse, dessert plusieurs villages par un courant alternatif sous ten- sion de 2000 volts, à 53 alternances par seconde ; le 1er juillet 1899, à la suite d’un vent violent, un fil en bronze siliceux, de ^ de diamètre, se rompit à la traversée d’un chemin vicinal, au tiers de sa portée, soit à i3 mètres

d’un poteau et à 34 mètres de l’autre. Le bout qui portait sur le chemin d’une longueur d’environ 3 mètres, comme le montre notre figure ci-dessus, fut repoussé dans le fossé bordant la chaussée, par un électricien d’une sucre- rie voisine qui vint à passer. L’autre partie du fil était tombée sur une haie et ne touchait terre qu’en D, à l’intérieur d’une propriété privée. Notons qu’il plut abon- damment ce jour-là.

Le circuit était donc parfaitement fermé par la Terre dans ces conditions ; en etfet, les lampes des abonnés ne cessèrent pas de fonctionner, malgré la rupture du fil. Surviennent alors deux ouvriers de la sucrerie ; l’un d’eux

(1) Je dois les renseignements circonstanciés que je possède sur cette affaire à M. Lespinasse, ingénieur de la Société Régionale d’Électricité de Saint-Omer; qu’il reçoive ici tous mes remerciements pour son obligeante communication.

LES VICTIMES DE L’ÉLECTRICITÉ . 445

eut la funeste inspiration de vouloir toucher le fil en E, en un point il reposait sur la haie ; ne sentant rien, il en fit l’observation à son camarade, en le défiant d’en faire autant que lui. Celui-ci, pour mieux mettre le fil à sa portée, tira sur la boucle formée en F ; cette traction sup- prima sans doute le contact I) avec la Terre,' et nos deux malheureux furent terrassés. Le premier reçut vraisem- blablement plus de courant que le second, car l’usine centrale était de son côté, vers E ; il était probablement aussi moins bien isolé, et on peut admettre que le sol, fortement détrempé par la pluie de la veille, était plus conducteur sous ses pieds : il ne put être ranimé. Le second fut sauvé.

La ville de Wattrelos a été terrifiée récemment par une catastrophe qui présente avec celle que nous venons de rapporter la plus grande analogie : malheureusement les secours y furent plus tardifs et peut-être moins éner- giques. et l’électricité fit deux victimes, qu’on aurait pouvoir arracher à la mort.

Wattrelos est une commune importante de 26 000 habitants, formée par la réunion administrative de nom- breux hameaux disséminés sur une vaste étendue. L’éclai- rage au gaz y était impossible, par suite de la longueur extraordinaire des conduites qu’il eût fallu établir pour alimenter un fort petit nombre de becs, et, à l’exception d’une seule rue, desservie par l’usine à gaz de Roubaix, le reste de la ville n’était éclairé qu’au pétrole. Cet éclairage était médiocre et ne laissait pas que d’être très coûteux. Il y avait, en réalité, 42 kilomètres de rues a pourvoir de foyers de lumière ; l’électricité à haute ten- sion pouvait seule fournir une solution à ce problème : M. H. Pollet, maire de Wattrelos, le comprit. Grâce à son initiative intelligente, la commune faisait établir en 1898, dans des conditions économiques très avantageuses et par une puissante compagnie, un réseau à courants triphasés, dont le circuit primaire distribuait l’énergie,

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par 2200 volts, à 14 postes de transformation, qui abais- saient le potentiel à 200 volts et alimentaient environ 75o lampes à incandescence et trois arcs.

J’avais été chargé de dresser le cahier des charges de l’entreprise et d’effectuer les expériences de réception provisoire. La station centrale avait été acceptée, mais d’importantes réserves avaient été formulées relativement aux canalisations, qui ne répondaient pas aux conditions prescrites : les constructeurs étaient occupés aux réfec- tions des lignes, quand un ouragan se déchaîna sur Wattrelos, le 24 septembre dernier, et fit rompre un fil de circuit primaire au quartier Saint- Liévin. L’usine eut con- science de l’accident par des chocs qui se produisirent au groupe électrogène en service; un employé fut envoyé sur la ligne pour s’enquérir de la cause de ces chocs, qui n’entraînèrent pas la fusion des plombs de sûreté du cir- cuit. Il arriva à Saint-Liévin avant qu’aucun accident se fût produit et il se tint auprès du fil brisé, en criant à tue-tête pour écarter tout le monde. Malheureusement, Wattrelos était en fête ce jour-là (1) et l’heure était avancée : il était plus d'une heure du matin. Malgré les objurgations de l’employé, bien qu’il eût repoussé du milieu de la rue le câble tombé, en le saisissant avec son mouchoir, deux personnes y portèrent malheureusement les mains et furent foudroyées. Or, l’enquête a établi qu’une des victimes avait d’abord touché le fil impuné- ment, et que le propriétaire d’un café voisin, accouru au secours, l'avait aussi saisi avec les doigts, en se brûlant légèrement, sans être blessé autrement. Ces faits s’expli- queraient en admettant que les appareils automatiques de mise à la Terre installés sur les poteaux avaient fonc- tionné lors de la rupture du fil ; ce sont peut-être les ballottements du fil sous l’action du vent ou par suite des tractions exercées sur lui qui ont rompu le contact sau-

(1) On célébrait la fêle des allumoirs , autrement dit la fête de la lumière ; triste coïncidence.

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veur. Les deux victimes ne purent être ramenées à la vie. mais il faut reconnaître que les circonstances ne permirent pas d’épuiser les moyens qui auraient pu réussir.

Les récits qui précèdent constituent des documents instructifs, qu’il convient de classer et d’analyser, pour tirer profit de ces redoutables leçons de l’expérience.

Il en ressort clairement que des tensions de 3oo volts pourraient devenir dangereuses en courant continu, dans certains cas particulièrement malheureux, qu’on doit con- sidérer comme exceptionnels : au delà de 5oo ou 600 volts, la plus grande prudence doit être recommandée à tous. Les tensions de 110 volts, usitées dans l’éclairage, peuvent au contraire être envisagées comme absolument inoffensives.

Avec des fréquences de 40 à 80 alternances par seconde, les courants alternatifs de 200 volts seraient déjà dange- reux, s’il y avait préhension d’un fil avec la main nue d’un sujet mal isolé; la contraction musculaire empêche- rait alors d’abandonner le contact et augmenterait l’inten- sité du choc en prolongeant sa durée. Au delà de 200 volts, un simple attouchement est périlleux et pourrait devenir mortel. Il faut donc toujours se garder d’un con- tact direct ou indirect avec les conducteurs parcourus par des courants alternatifs, quel que soit leur voltage, et la plus extrême méfiance est de rigueur à leur égard.

II

LES MOYENS PRÉVENTIFS

L’histoire que nous venons de retracer des acci- dents produits par l’électricité démontre que, malgré leur extrême variété apparente, ils peuvent néanmoins être classés dans deux catégories distinctes qui les spécifient d’une manière fort nette suivant qu’il y a contact double

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ou simple. Dans le premier cas, assurément le plus rare, le sujet touche à la fois deux conducteurs à potentiels opposés ; ce sont les ouvriers électriciens qui sont le plus exposés à ce genre d’accidents ; mais, sachant le danger qu’ils courent, ils commettent rarement une aussi grave imprudence et il faut une inadvertance, une chute, une maladresse ou une circonstance particulière comme à Maries, pour qu’ils en soient victimes. Une rupture de conducteurs peut, d’autre part, se produire d’une manière malheureuse et provoquer une catastrophe en fermant le circuit sur des passants que leur mauvaise étoile a amenés sur les lieux. Le plus souvent, l’accident appartient à la deuxième catégorie ; l’homme, reposant sur un sol con- ducteur, touche un seul conducteur ; il suffit alors que l’autre conducteur présente un défaut, pour qu’il se produise un court circuit par la Terre à travers son corps.

Considérons d’abord l’hypothèse d’après laquelle le sujet est en contact avec deux pôles différents : malheur à lui! Suivant la différence des potentiels, la nature des prises de contact et la résistance plus ou moins grande qu'ils opposent au passage du courant, un courant plus ou moins intense traversera le corps du sujet et il pourra faire naître, ou bien une simple secousse, ou bien les désordres les plus graves, brûlures, escharres, etc. ame- nant souvent la mort, avec des courants continus ou alternatifs, même sous une faible tension. La gravité dépendra surtout de la durée du contact, de la manière dont il est établi, de l’état et de la sensibilité des organes rencontrés par le courant : ainsi la région des épaules et la cavité thoracique intéresseront surtout le pneumo- gastrique ou le cœur, et il y aura fatalement arrêt de la respiration ou des mouvements du cœur. Un ouvrier qui ne travaillerait que d'une main ne serait guère exposé à un double contact de ce genre, car il serait presque impossible qu’une partie de son corps fermât le circuit; il jouirait d’une immunité relative, s’il avait les mains sèches

LES VICTIMES DE L'ÉLECTRICITÉ.

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et calleuses; il ne serait pour ainsi dire jamais atteint, s’il couvrait ses deux mains de gants de caoutchouc; il serait au contraire très exposé, s’il avait les mains nues, moites ou humides.

Pour éviter ce genre d’accidents, une consigne formelle et sévère interdit l’entrée des stations aux profanes; on affiche partout des défenses de toucher n’importe quel appareil ; les circuits des appareils offrant une différence de potentiel sont marqués d’une manière très apparente; on recommande au personnel de n’exécuter, autant que faire se peut, aucun travail durant la marche des machines, et on leur signale d’une façon expresse et réitérée les points dangereux; on leur défend l’usage de chaussures glissantes. Bref : les précautions les plus minutieuses sont prises pour éviter tout malheur, et elles sont géné- ralement efficaces.

Les accidents par contact unique, qui constituent la majorité des cas, sont plus difficiles à prévoir et à éviter.

Pour s’en garer d’une façon générale, il importe que l’homme soit d’abord isolé du sol le mieux possible ; c’est pourquoi les stations sont garnies de tapis de caou- tchouc et de tabourets isolants; les agents sont chaussés de souliers isolants ; on leur recommande d’éviter tou- jours de toucher n’importe quel appareil, s’ils appuient d’autre part les pieds sur un sol humide ou conducteur, ou sur des pièces métalliques, sur des tuyaux ou même sui- des maçonneries. Ces moyens préventifs sont simples, rationnels et ils donnent une première garantie de sécu- rité ; mais ils ne sont applicables qu’aux ouvriers électri- ciens. Le choc électrique par contact unique fait malheu- reusement presque toujours des victimes dans le public.

Voyons, pour étudier les causes de ces redoutables accidents et pour prévenir leurs conséquences, quelle est la théorie de ces phénomènes.

Considérons d’abord le cas d’une canalisation parcou- rue par un courant continu et supposons cette cana-

IIe SÉRIE. T. XVII. 29

45o revue des questions scientifiques.

lisation parfaitement isolée ; si elle est touchée par un sujet mis en contact direct avec le sol, donc maintenu au potentiel zéro, le point touché sera porté instantané- ment à ce potentiel zéro et le corps de l’observateur sera traversé par un courant de charge ou de décharge, sui- vant le signe du tîl ; la quantité d’électricité mise en action sera égale à CV, si la capacité du conducteur est C et si le potentiel a une valeur V au point touché (1). Comme généralement la capacité des lignes est faible, la quantité est minime et l’on n’éprouve qu’une secousse analogue à celles que donnent les machines statiques : le danger est nul, la sensation n’est même pas douloureuse.

Si le sujet était parfaitement isolé, il se mettrait au potentiel V, et il ne ressentirait absolument rien, la capa- cité de son corps étant négligeable devant celle du réseau.

Une ligne bien isolée, transmettant du courant continu, n’est donc pas dangereuse, quel que soit son potentiel ; mais il est bien rare que l’isolement d’une ligne soit par- fait. Envisageons donc cette hypothèse.

Un seul conducteur est le plus souvent à la Terre ; on peut alors y poser la main sans danger, voire même le plus souvent sans rien sentir. Mais un sujet, mis à la Terre, ne pourrait toucher de même l’autre conducteur, parce qu’il y aurait fermeture du circuit par la Terre à travers son corps; il serait traversé par un courant d’autant plus intense que le circuit serait moins bien isolé et que lui- même opposerait moins de résistance à son passage. Ce courant durerait ce que durerait le contact ; le sujet res- sentirait les effets de ce courant. L’expérience pourra devenir douloureuse et dangereuse, suivant les conditions du contact, de l’isolement du conducteur, de son poten-

(I) C’est la capacité du conducteur par rapport à la Terre ; pour un câble unique de rayon R et tendu à une distance H du sol, on a C = l,ar

2 1og -J)

centimètre. Pour plusieurs câbles parallèles, la capacité augmente, et la formule du calcul est plus compliquée.

LES VICTIMES DE L’ÉLECTRICITÉ. 45 1

tiel, etc. : il ne faut donc faire l’essai du contact qa’en parfaite connaissance de cause.

Tout autre est la théorie, quand il s’agit de courants alternatifs. Et d’abord, supposons la canalisation bien isolée et un homme isolé lui-même ; il pose la main sur une conduite dont le voltage de distribution est, par exemple, de 2000 volts, dont par suite le voltage maximum et mimimum sera de ± 2820 volts (1) ; son potentiel propre passera donc de -f- 2820 à 2820 volts autant de fois par seconde qu’il y a de fréquences; mais le sujet ne s’en doutera pas et il ne se produira en lui aucun effet phy- siologique sensible.

L’effet est différent, lorsque le sujet est lui-même à la Terre: deux faits nouveaux interviennent, en effet, dans ce cas. Le premier est relatif à l’isolement des lignes : quel- que parfaitement isolées qu’elles aient pu paraître quand on les a expérimentées à froid, au repos des alternateurs, elles ne possèdent plus cet isolement quand le réseau est alimenté par des courants alternatifs, et les mégohms s’affaissent à des dizaines de mille ohms. D’autre part, en même temps que la résistance apparente d’isolement diminue, la capa- cité de la ligne par rapport à la Terre entre enjeu d’une façon spéciale et les choses se passent comme si des con- densateurs étaient intercalés entre chaque conducteur et, la Terre ; il en résulte que le patient se trouve placé dans les mêmes conditions que celles qu’il affronte quand il touche une ligne mise à la Terre (2). En prenant contact avec un seul des câbles de la canalisation à courants alternatifs la mieux isolée, il est traversé par un cou- rant, absolument comme si son corps formait court cir-

(t) La force électromotricc efficace 'est la racine carrée du carré moyen de la force électromotrice; le maximum de force électromotrice positive ou négative est égal à la force efficace multipliée par Y/- = 1, 41.

(2) L’influence de la capacité de conducteurs olimiquement isolés de la Terre consiste dans une diminution de leur impédance par rapport à la Terre. L’effet de la capacité est alors assimilable à celui de condensateurs intercalés entre chacun des câbles et le sol.

452 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

cuit entre les deux câbles, et l’effet est non seulement fonction de l’intensité du courant, mais encore de sa durée. Les courants alternatifs sont donc objectivement beau- coup plus dangereux que les courants continus, attendu que la canalisation qu’ils parcourent a toujours un faible isolement et une grande capacité, et qu’ils ne pourraient être inoffensifs que pour un homme absolument isolé du sol; comme ces courants sont d’ailleurs par essence extrê- mement actifs sur l’organisme, ils sont donc doublement et vraiment redoutables.

Pour combattre les conséquences de la capacité des lignes, on a proposé d’y placer des bobines de self-induc- tion en dérivation; mais l’expérience faite à Paris, en 1892, à l’usine des Halles Centrales, n’a pas répondu aux espé- rances des théoriciens qui avaient découvert ce palliatif. La résistance d’isolement d’une canalisation qui atteignait 100 mégohms, à froid, tombait à 2000 ohms en marche, et l’emploi de la bobine ne permettait de la remonter qu’à une valeur quadruple, soit de 8000 ohms : c’était un mai- gre résultat.

La méfiance la plus absolue est donc de rigueur à l’égard des courants alternatifs, et il convient de poser en principe qu’il est toujours dangereux de toucher ces lignes, dans n’importe quelles conditions et de n’importe quelle façon : le public ne saurait être trop fortement impressionné, car pour lui la crainte sera le commence- ment de la sagesse. Aux électriciens seuls on dira qu’un homme parfaitement isolé du sol ne court pas de danger; dans certains sauvetages, la connaissance du fait pourra en effet leur être utile. Quelques-uns d’entre eux devront effacer de leur esprit une notion fausse qui s’y est glissée, à savoir qu’une ligne à courants alternatifs peut être isolée au point d’être inoffensive ; nos lecteurs leur diront que c’est une erreur, et il est de notre devoir de le répéter par- tout.

Une des meilleures mesures préventives qu’on pourrait

LES VICTIMES DE L’ÉLECTRICITÉ.

453

prendre pour empêcher les accidents par l’électricité, serait de faire l’éducation du public ; il faudrait pour cela for- muler brièvement la théorie qui précède, l’exposer claire- ment dans des articles de journaux et dans des conférences, en afficher un résumé dans les mairies et dans les lieux publics, la faire vulgariser par les instituteurs dans les écoles, de manière à ce que nul n’ignore qu’il ne faut pas toucher de la main nue des conducteurs à haut potentiel, que le danger est beaucoup plus grand pour les courants alternatifs que pour les courants continus, que l’isolement par les pieds constitue une sauvegarde souvent efficace, que des chaussures humides et un sol inondé aggravent au contraire le péril, que des gants de caoutchouc permet- tent de manier les conducteurs, qu’une pièce d’étoffe sèche protège aussi dans une certaine mesure, qu’il est dan- gereux souvent de prendre même contact avec le corps d’une victime, si l’on omet de s’en isoler soi-même, etc.

Je sais beaucoup de malheurs qui eussent été évités, si les acteurs de ces drames émouvants avaient connu ces détails, et si, gardant leur sang-froid, ils en avaient fait leur profit : les accidents de Saint-Omer et de Wattrelos, pour ne rappeler que ceux-là, ne se seraient pas produits si les victimes avaient été pénétrées d’une salutaire terreur à l'égard de ces fils pendants sur le sol, dont le contact est devenu mortel pour quelques-uns, alors que d’autres ont pu les rejeter de côté sans éprouver aucun mal. Les armes à feu, les chaudières à vapeur, les becs de gaz d’éclairage, les chemins de fer, les tramways, sont tout aussi dangereux que les canalisations électriques, et nos contemporains savent pourtant s’en servir sans s’exposer à leur terrible puissance. On peut espérer qu’il en sera ainsi de l’électri- cité et de ses redoutables engins : une épée est inoffensive pour celui qui la saisit par la garde et se méfie de sa pointe et de son tranchant.

Les pouvoirs publics, auxquels la société confie ses intérêts, peuvent, d’autre part, prendre et imposer des

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mesures de protection, qui atténueront et conjureront les catastrophes causées par la fatalité, par l’imprudence ou l’ignorance des hommes.

Antérieurement au i5 mai 1888, les conditions à rem- plir en France par les installations au point de vue de la sécurité des personnes, n’avaient pas été réglementées ; à cette époque, un décret fut rendu qui soumettait l’établis- sement des canalisations électriques à l’obligation d’une déclaration préalable, édictait diverses prescriptions géné- rales de prudence et investissait les ingénieurs des télé- graphes de la surveillance de ce genre d’installations.

Une loi est venue abroger ces premières conditions à la date du 25 juin 1895, et elle a inauguré un régime nouveau, sous lequel nous vivons actuellement en France, en attendant qu’on nous en impose un autre. Aucun con- ducteur ne peut plus aujourd’hui être établi au-dessus, ni au-dessous des voies publiques, sans une autorisation préfectorale, accordée sur l’avis technique des ingénieurs des télégraphes, et conformément aux instructions du ministre du Commerce et de l’Industrie. Il résulte de cette loi que, pour poser des conducteurs, il faut obtenir non pas une, mais deux autorisations de la part de deux administrations indépendantes l’une de l’autre, qui appli- quent des principes différents et se trouvent souvent en désaccord, l’une défendant de faire ce que la première a imposé d’autorité. Mais, restons sur le terrain de la sécu- rité publique.

Une instruction technique pour l’établissement des conducteurs d’énergie électrique a été imposée, en 1898, par application de la loi du 25 juin 1895 ; elle prescrit un certain nombre de précautions, dont voici les plus impor- tantes :

Article Ier. Les supports doivent présenter toutes les garanties de solidité nécessaires ; en particulier, les sup- ports en bois doivent être prémunis contre les actions de l’humidité ou du sol.

LES VICTIMES DE l'ÉLECTHIOITÉ.

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Article 11. La distance entre deux isolateurs consé- cutifs ne doit pas être supérieure à 100 mètres, sauf exception motivée.

Article m. Les conducteurs doivent avoir une résistance suffisante à la traction pour qu’il n’y ait aucun danger de rupture sous l’action des efforts qu’ils auront à supporter. Lorsqu’un conducteur est recouvert d’un isolant, la matière isolante doit avoir une épaisseur d’au moins 2 millimètres et être suffisamment protégée aux points d’attache contre la détérioration ou l’usure par le frottement. Les conducteurs doivent être hors de la portée du public. Chaque support portera l’inscription : Défense absolue de toucher aux fils. Dans le cas de cou- rants continus à tension supérieure à 600 volts ou de courants alternatifs, le permissionnaire doit munir les supports, sur une hauteur de 5o centimètres à partir de 2 mètres au-dessus du sol, de dispositions spéciales pour empêcher, autant que possible, le public d’atteindre les conducteurs. En outre, sur les appuis d’angle, on prendra les dispositions nécessaires pour que le conducteur, au cas il viendrait à abandonner l’isolateur, soit encore retenu et ne risque pas de traîner sur le sol. 40 Dans le cas de courants continus à des tensions supérieures à 600 volts ou de courants. alternatifs, un filet de protection sera établi au-dessous des conducteurs, dans toute la partie correspondant à la traversée des voies publiques, à moins que le permissionnaire n’ait fait agréer une dispo- sition rendant le conducteur inolïensif en cas de rupture. Dans la traversée des lieux habités, si les conduc- teurs prennent leur appui aux maisons riveraines, ils doivent être placés à 1 mètre au moins des façades, à ora,5o au moins au-dessus des fenêtres les plus élevées, et, en tous cas, hors de la portée des habitants. S’ils passent au-dessus d’un toit, ils doivent en être à une dis- tance de 2m,5o au moins.

Article v. L’ensemble des conducteurs aériens de

4-56 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

l’installation sera établi de manière à présenter un isole- ment kilométrique minimum de 5 mégohms, s’il s’agit d’installations dites à haute tension et de 1 mégohm, s’il s’agit d’installations dites de basse tension.

Article xvn. Toutes les parties accessibles des transformateurs devront être mises soigneusement à la terre. L’isolement entre chacun de leurs circuits, ainsi qu’entre le primaire et la Terre, ne devra jamais être inférieur à 100 mégohms, mesuré à froid, à i5° environ, et 10 mégohms, mesuré à chaud, à 70° environ.

Telles sont les principales règles de prudence imposées administrativement ; elles sont sagement établies et for- mulées avec toute la netteté possible dans l’espèce, mais il faut néanmoins reconnaître que plusieurs d’entre elles permettent des interprétations variées. Prenons pour exemple l’article ni ; son deuxième paragraphe impose à l’isolant une épaisseur de 2 millimètres au moins (1), et ne prescrit rien relativement à la résistance d’isolement qu’il doit procurer ; n’aurait-il pas été préférable de ne pas s’occuper de son épaisseur et de spécifier au contraire les isolements relatifs ou absolus ? Nous le croyons ; la pratique a d’ailleurs fait ressortir cette inconséquence, attendu qu’il s’est créé un isolant dit ministériel, fort médiocre à tous égards, qui pend en loques autour des fils au bout de quelques années d’exposition aux intem- péries de l’air, mais qui est réglementaire, puisqu’il a les deux millimètres d’épaisseur exigés. Le paragraphe 4 prévoit l’installation de filets de protection ou de disposi- tifs rendant le fil inoffensif en cas de rupture : les filets sont bien souvent d’une application difficile et les dis- positifs de mise à la Terre donnent trop souvent des mécomptes, en ne fonctionnant pas au moment il le faudrait. L’administration agit très libéralement en lais-

(l)Lo règle du Bozrd of Traie en la même: « Cnaque conducteur aérien de h mte tension doit être co nplètement isolé par un isolant durable etelfi:a:e sous une épaisseur d’au moins un dmèm: de pouce (2in:n,5). *>

LES VICTIMES DE L’ÉLECTRICITÉ.

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sant ici une grande liberté à d’initiative privée, qui n’est tenue qu’à faire agréer ses propositions, sous sa propre responsabilité ; mais les deux services desquels il faut obtenir une autorisation ne sont pas toujours d’accord, et l’on se voit quelquefois exposé à déplaire à l’un d’eux pour avoir l’acquiescement de l’autre. '

M. Walckenaer, ingénieur au Corps des Mines à Paris, a présenté en juillet 1899, au Conseil d’hygiène de la Seine, un rapport dans lequel il a démontré que le seul mode d’installation des conducteurs à haute tension, pro- curant à la voie publique une sécurité absolue, est une canalisation souterraine convenablement installée : tout le monde s’est évidemment trouvé d’accord avec lui, et ses conclusions ont été votées à l’unanimité. En consé- quence, M. le Préfet de Police a rendu une ordonnance aux termes de laquelle les autorisations exigées par les règlements seront dorénavant refusées à toutes les instal- lations aériennes dans Paris et sa banlieue, pour tous courants continus dont la tension est supérieure à 600 volts et pour les courants alternatifs à 120 volts. Cette décision est, sans doute, justifiée pour l’agglomération parisienne ; mais elle serait désastreuse pour les trans- ports d’énergie, si elle venait à être étendue à la province ; car les frais d’établissement des canalisations souterraines sont, dans la plupart des cas, absolument prohibitifs. Il est, d’ailleurs, à remarquer que M. Walckenaer a fixé à 600 volts la limite des courants continus, pour ne pas étendre sa prohibition aux tramways : or, il est incontes- table que les 600 volts du courant continu ne sont pas toujours inoffensifs et que, d’autre part, il existe des sys- tèmes de prises de courant superficielles ou souterraines dont les tramways pourraient aussi avoir un jour à se servir obligatoirement.

Quoi qu’il en soit, nous voyons qu’en France l’adminis- tration veille sur nos têtes : nous trouvons la même solli- citude dans les pays étrangers. Les prescriptions sont

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presque les mêmes partout, et les ordonnances rendues jusqu’ici ne diffèrent que par quelques points de détail. Notons cependant plusieurs aperçus spéciaux adoptés par l’Association allemande des Electriciens (Verband Deut- sche'v Elektrotechniker) dans ses règles officielles concer- nant les installations à haute tension. Et d’abord, l’emploi des lils nus est obligatoire pour les conduites aériennes : c’en est donc fini avec la légende des isolants ministériels ! D’autre part, aucune valeur de résistance d’isolement n’est prescrite, attendu qu’il est difficile de la fixer d’une manière absolue ; mais des vérifications périodiques sont imposées. Les fils et réseaux de protection et les enve- loppes métalliques des boîtes et couvercles de protection des parties conductrices de courant doivent tous être reliés à la Terre sans exception et directement ; il est aussi recommandé de mettre à la Terre les bâtis des machines.

Toutes ces prescriptions sont très sages et très justes, et il est incontestable qu’en s’y conformant, les ingénieurs électriciens diminueront, dans la mesure de ce qui est humainement possible, les chances d’accidents.

11 existe d’ailleurs, en dehors des dispositifs généraux que nous venons de signaler, des appareils spéciaux de sécurité, qui ont pour objet de rendre les canalisations électriques inoffensives, aussitôt qu’une avarie s’est pro- duite, en supprimant instantanément et automatiquement le passage du courant,

Ces appareils protègent, il est vrai, plus efficacement les dynamos et les alternateurs que les personnes ; mais ils contribuent néanmoins à diminuer les risques géné- raux consécutifs de tout court circuit produit accidentel- lement sur une ligne. Tels sont tous les interrupteurs à maxima et les coupe-circuits que l’on installe sur les tableaux de distribution, dans les usines génératrices d’électricité. Nous allons passer rapidement en revue ce genre d’instruments.

LES VICTIMES DE l’ÉLECTRICITÉ.

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La pratique a démontré que les appareils de sûreté constitués par des fils de plomb fusibles, ne donnent en réalité aucune protection efficace contre les faibles aug- mentations d’intensité du courant ; on en calcule les diamètres par application de la loi de Joule, sans tenir compte de la distance des bornes de connexion, de leur masse, de la position verticale ou horizontale du fil fusible, des phénomènes de liquation produits dans l’alliage em- ployé, des modifications moléculaires survenues après un long service, etc. : aussi voit-on souvent des plombs qui résistent à une surcharge énorme. Il faut d’ailleurs recon- naître que les fils de cuivre et d’argent, qu’on a essayé de substituer au plomb, ne donnent guère plus de sécurité. Les appareils électro-magnétiques fonctionnent mieux ; tels sont, par exemple, les interrupteurs automatiques américains dits Inverse- Time- Elément, qui coupent le circuit avec une rapidité d’autant plus grande que le cou- rant a dépassé davantage son intensité normale; ils règlent le courant à 5 pour cent près, dit-on. Malheureusement, ces appareils sont inutilisables pour les courants alter- natifs.

Il ressort de ce qui précède, que l’on s’illusionnerait en admettant que des coupe-circuits doivent nécessairement et instantanément agir quand un court circuit s’établit à travers le corps d’un homme entre deux pôles contraires ou à la Terre. La variation d’intensité est d’abord trop faible ; ainsi un courant alternatif à 2000 volts de tension, à 40 pulsations, parcourant une ligne ayant un quart de micro-farad de capacité, soumettra un sujet non isolé qui viendrait à le tQucher, à un courant de près d’un dixième d’ampère (100 milliampères) plus que suffisant pour le tuer sans merci, mais qui ne saurait d’aucune façon faire fonctionner la sûreté. Il faut observer d’ailleurs que l’effet thermique produit, de par la loi de Joule, est fonction du temps alors que le choc électrique détermine une action physiologique instantanée. On ne doit donc compter

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réellement sur les coupe-circuits que pour interrompre le courant en cas de rupture de ligne et de chute des canalisations sur le sol : alors même ne fonctionnent-ils pas toujours, nous le savons.

On peut tirer un meilleur parti des sûretés, en les mul- tipliant et en les disposant à la tête de chaque branche- ment, de manière à séparer du circuit toute partie de canalisation dans laquelle se produirait un accident ; on peut ainsi donner aux appareils un maximum de sensibi- lité, qui serait intolérable sur des lignes principales, parce qu’il aurait pour effet de rompre trop fréquemment le courant et de rendre impossible toute exploitation régulière.

De nombreux dispositifs ont été imaginés pour suppri- mer les dangers d’un contact des fils télégraphiques ou téléphoniques avec des canalisations de transport d’éner- gie. En règle générale, ces fils doivent toujours passer par dessus les canalisations ; la protection doit donc être appliquée sur les canalisations. Pour les conducteurs aériens de tramways, qui doivent rester abordables par dessous, le dispositif le plus simple et le plus répandu consiste à recouvrir ces conducteurs d’une baguette iso- lante en bois ; mais ce système est peu stable M. Ernest Gérard a proposé de recouvrir la partie supérieure du conducteur d’une bande de caoutchouc, qui adhère par- faitement par collage sur le métal et qui assure une protection parfaite et durable.

Pour les canalisations de transport d’énergie, l’adminis- tration française impose le plus souvent l’emploi d’une sorte de cage d’écureuil, enveloppant de toutes parts le câble dont le contact est dangereux ; elle empêche abso- lument tout fil supérieur qui viendrait à se rompre de toucher le conducteur à haute tension.

Souvent, on tend entre les conducteurs qui se croisent un simple filet formé de fils de fer parallèles de 4 milli- mètres de diamètre ou de fils de cuivre de 2 millimètres,

LES VICTIMES DE L ELECTRICITE. 46 1

soigneusement mis à la Terre. En cas de rupture du fil télégraphique ou téléphonique et de contact avec le con- ducteur inférieur, malgré la protection du filet de garde, le fil serait parcouru par un courant très intense qui le ferait fondre et le couperait instantanément. Il est facile de calculer la résistance x maximum que doit avoir la mise à la Terre, afin que le courant n’atteigne pas une inten- sité I suffisante ; pour un voltage E de la distribution

d’énergie, on aura I = |-

Les fils télégraphiques et téléphoniques, dont la portée est souvent énorme, se rompent plus fréquemment que les canalisations aériennes de transport d’énergie, dont la section, généralement assez considérable, donne -un sur- croît de garantie pour le métal et qui sont tendues sur des portées de 40 à 60 mètres au plus. Ces derniers fils ne présentent en réalité aucune chance de rupture, quand ils sont de bonne qualité et convenablement établis ; c’est un axiome admis par tous les électriciens compétents. En effet, les calculs de résistance des fils sont toujours faits très largement, et, en totalisant les effets du poids du fil, de la pression du vent, de la surcharge du givre, de la glace ou de la neige et de la contraction due aux plus grands froids de l’hiver, le métal ne travaille jamais qu’au cin- quième de sa charge de rupture. Il faut donc un défaut moléculaire du métal pour que le fil casse. Quelquefois, par suite de tensions inégales de fils parallèles, il se pro- duit entre eux des courts-circuits, à la suite de contacts dans les balancements des chaînettes occasionnés par de violents coups de vent : réchauffement du fil peut alors altérer le métal et provoquer la rupture, ainsi que nous l’avons constaté. Mais nous rentrons ainsi dans le cas d’un établissement défectueux des canalisations et l’exemple confirme la thèse.

La probabilité d’une rupture est donc faible, mais il faut la prévoir tout de même. En outre des filets parachutes,

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dont il a été question ci-dessus, on emploie des appareils automatiques de mise à la Terre ou de rupture de circuit. Les deux procédés me paraissent se valoir au point de vue pratique.

On a inventé un grand nombre de dispositifs pour mettre à la Terre un conducteur qui viendrait à se briser. En voici un, qui a été appliqué à Wattrelos avec l’agrément de l’administration, et qui, bien placé, devrait être efficace:

il est représenté sur la figure ci-dessus. En dessous de la cloche de l’isolateur, on dispose un cercle de cuivre étamé A, attaché au poteau et relié à la Terre par un fil C ; le fil nu de la canalisation ne touche pas le cercle, quand il est tendu normalement; mais, s’il vient à se rompre dans la portée, il est infailliblement mis à la Terre aussitôt qu’il prend contact avec le cercle. Il faudrait que le fil se

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brisât tout entier contre l’isolateur, pour que les deux bouts pendants ne fussent pas à la Terre. La soudure du cercle avec le fil C doit être faite avec grand soin, pour assurer une parfaite mise au sol : il faut veiller d’autre part à ce que le cercle soit bien horizontal, pour que la ligne brisée s’appuie nécessairement sur lui. Cette der- nière condition a sans doute fait défaut dans l’accident de Wattrelos, à la suite des tractions opérées sur les fils tombés sur le sol.

Parmi les appareils destinés à interrompre le courant en cas de rupture d’un fil, il faut signaler celui dont la figure suivante représente les dispositions essentielles (1). Une certaine quantité de mercure est renfermée dans un tube C isolant, fermé par deux bouchons de métal B. dans

lesquels sont soudées les extrémités des conducteurs A. Ces bouchons sont vissés dans le tube C, mais les filets des deux pas de vis sont de sens contraire, ce qui permet d’enlever le tube aisément en le faisant tourner sur lui- même : l’obturation ainsi obtenue peut être parfaitement hermétique, d’autant plus que deux freins d’acier G entourent le cylindre au-dessus des pas de vis, qu’ils assurent sa résistance et qu’ils forment même un joint extérieur. Les bouchons sont terminés par des prolonge- ments I), qui pénètrent dans l’axe du tube et donnent un bon contact avec le mercure qu’il renferme, tout en dimi- nuant sa masse. Le mercure E remplit à peu près à moitié le cylindre isolant ; une couche d’huile F le surmonte.

(I) Cet appareil a été breveté par MM. Corrion et Denissel à Roubaix, et par M. Ducornet, sous des formes légèrement différentes.

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L’appareil est placé sur chaque fil ; tant qu’il se tient horizontal ou peu incliné, les deux pointes D seront bai- gnées par le mercure et le courant passera; si le fil vient à casser, l’appareil prendra une position à peu près verti- cale, le mercure cessera donc de mettre les deux pointes en circuit et le courant sera interrompu. Ce fonctionnement semble infaillible. Comme la fermeture est hermétique, le mercure ne peut s’oxyder; d’autre part, les pointes de métal ne sauraient donner un mauvais contact avec le mer- cure ; on a donc à cet égard toute sécurité. On pourrait seulement douter de la résistance mécanique de ces appa- reils : mais on a établi un modèle spécial et très robuste pour les longues portées et pour les gros câbles.

J’ai procédé, le 29 février, à un essai sur un appareil Corrion et Denissel, en présence de M. Bazile, ingénieur en chef des Postes et Télégraphes, et de M. Pollet, maire de Wattrelos : deux de ces interrupteurs automatiques avaient été montés sur un fil de la canalisation primaire à 2200 volts efficaces, et le fil fut coupé, avec une cisaille à poi- gnées isolées, à mi-portée d’abord, puis contre un des po- teaux. Le fil, qui eût été homicide si l’interruption n’avait pas été effectuée, a pu être touché impunément par nous.

Nous ne nous attarderons pas à décrire un plus grand nombre d’appareils de protection.

Voici, toutefois, un appareil fort simple destiné à pro- téger les ouvriers, au cas le courant serait rétabli pen- dant qu ils sont occupés à une réparation en un point d’une ligne. Cette protection s’installe en amont et en aval du point l’on travaille. Il se compose de trois crochets en cuivre reliés entre eux par une traverse conductrice munie d'un manche isolant, qui permet de les accrocher au fil sans le secours d’une échelle ; la traverse des crochets est attachée à un long fil flexible, terminé par un piquet mé- tallique, qu’on enfonce dans le sol. Si un courant était donc lancé clans la ligne, il serait dérivé par le sol sans exposer l’ouvrier au moindre danger. Pour les lignes sou-

LES VICTIMES DE L’ÉLECTRICITÉ.

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terrai nés, les crochets sont remplacés par des pinces à ressorts, déterminant un bon contact sur le conducteur.

III

LES REMÈDES

Malgré toutes les prescriptions administratives, malgré toutes les précautions prises par les constructeurs et en dépit des progrès de leur art, nonobstant tous les efforts qu’on fera en vue de l’éducation du public, il arrivera toujours que des conducteurs dangereux tomberont à portée de la main, que par fatalité ou imprudence des hommes les toucheront et qu’ils seront frappés à mort. Il faudra donc trouver les remèdes à ce mal inévitable.

Existe-t-il des procédés ou des médicaments actifs et énergiques, qui puissent ramener à la vie des victimes de l’électricité ? Quels sont-ils et comment convient- il de les appliquer? Telles sont les questions que je me propose d’examiner maintenant.

Dès les premières applications industrielles des cou- rants à haute tension et' surtout des courants alternatifs, des accidents se sont produits qui ont attiré l’attention des physiologistes et provoqué l’intervention des hommes de l’art. Les précédentes études faites sur les victimes du feu du ciel ont été mises à profit, ainsi que je l’ai fait res- sortir dans mon premier article ; il a été reconnu que les décharges électriques suspendaient l’action du système nerveux et provoquaient un arrêt du cœur et de la respi- ration, et que, si les médicaments étaient généralement peu indiqués, on pouvait au contraire recourir à certaiin s manœuvres du plus heureux effet. M. d’Arsonval avait trouvé aussitôt la formule : il faut traiter les victimes de lelectricité comme des noyés. En trois mots, ce savant

11“ SÉRIE. T. XVII.

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éminent avait résolu le problème : il fallait sauver de l’asphyxie.

La question a, depuis lors, fait l’objet de fort intéres- santes études : nous indiquerons les plus récentes.

MM. Oliver et Bolam ont décrit dans le British Medi- cal Journal, une série d’expériences qu'ils ont instituées pour déterminer scientifiquement les causes de mort dans les chocs électriques. Ils se proposaient spécialement de rechercher si la thèse de M. d’Arsonval, attribuant sur- tout la mort à une défaillance du centre respiratoire, était rigoureusement vraie ou s’il ne convenait pas plutôt d’in- criminer l’arrêt de l’action du cœur. Leurs expériences, exécutées avec des courants alternatifs, ont paru confirmer cette dernière manière de voir. Les deux phénomènes peuvent être concomitants dans certains accidents, mais en général c’est le cœur qui s’arrête d’abord, et la respi- ration se poursuit pendant une courte période d’une manière rythmée, mais irrégulière et très faible : le rap- pel à la vie est, dans ce cas, plus difficile que lorsqu’il y a simplement suspension des mouvements respiratoires. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce point.

MM. Prévost et Battelli ont procédé plus récemment à de nombreuses expériences dans le laboratoire de phy- siologie de l’Université de Genève, sur des chiens, des chats, des rats, des lapins, des cobayes; cent soixante- dix expériences ont été faites en employant des courants alternatifs de 4 5 périodes par seconde, à un voltage variable de 5 à 4800 volts. Les résultats obtenus sont nets et constituent une base à la théorie du traitement des électrocutés (1).

Des courants de haute tension, appliqués pendant une seconde ou deux de la tête aux pieds, produisent des troubles graves du système nerveux, notamment des crises de convulsion ou de tétanos, suivies d’un arrêt de la res-

(I) Celte note a été présentée ù l’Académie des Sciences, le 13 mars 1899.

LES VICTIMES DE L’ÉLECTRICITÉ.

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piration et d’une perte absolue de la sensibilité. Le cœur accélère ses contractions ventriculaires, alors que les oreil- lettes sont arrêtées en diastole : il se produit une éléva- tion considérable de la pression artérielle , qui dure plusieurs secondes et est suivie d’une chute de pres- sion avec ralentissement du cœur. La victime court un grand danger de mort, si l’on n’intervient pas immédiate- ment, car le cœur se paralyse secondairement par suite de l’arrêt de la respiration ; mais la respiration artificielle, pratiquée à temps et avec constance, sauvera le plus sou- vent la vie du patient. Un contact électrique prolongé affecte d’autant plus la respiration, mais n’augmente pas l’intensité des convulsions. Le point d’application des contacts qui ont fermé le circuit offre une grande impor- tance, car leur siège détermine l’apparition de tel ou tel symptôme ; ainsi la respiration est plus énergiquement atteinte, si un conducteur a touché la tête ; les accidents cardiaques sont plus graves, si le cœur se trouve directe- ment dans le circuit.

Dans une seconde note (1), publiée peu de temps après, les mêmes expérimentateurs ont fait connaître les effets produits sur les mêmes espèces animales par les courants continus : ils prenaient le courant sur le réseau de distri- bution de la ville de Genève, dont la tension est de 55o volts. L’électrode positive était placée dans la bouche de l’animal, alors que l’électrode négative était appliquée sur les cuisses ou introduite dans le rectum. En thèse géné- rale, il a paru que la sensibilité était plus fortement atteinte que par les courants alternatifs. Les chiens meurent par paralysie du cœur, à des tensions relative- ment basses de 70 volts; dans ce cas. la respiration arti- ficielle est sans effet. Pour le cochon d’Inde, une tension de 3oo volts a paru la plus favorable pour arrêter le cœur ; il était bien rare, au contraire, que ce résultat fût obtenu

(I) Comptes rendus de l'Académie des Sciences, 27 mars 1899.

468 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

par un voltage de 55o volts, mais alors un contact d’une seconde suffisait pour paralyser la respiration. MM. Pré- vost et Battelli ne partagent pas l’opinion de M. d’Arson- val , qui attribue à l’extra-courant de rupture seul les accidents produits par les courants continus : d’après leurs expériences, la respiration et la sensibilité du sujet sont affectées de même, qu’il y ait ou non des secousses de fermeture ou de rupture ; il est vrai néanmoins de dire que les convulsions sont provoquées surtout par les secousses de rupture.

Une troisième note, présentée à l’Académie (1), relate d’autres expériences des mêmes savants, dirigées dans le but d’observer l’effet des décharges : ils se servaient d’un grand condensateur à lames de verre, recouvertes sur leurs deux faces de feuilles d’étain et chargées par une très forte bobine de Ruhmkorf. L’animal soumis à l’expé- rience était inséré dans le circuit de décharge, qui le tra- versait de la bouche au fondement. Le potentiel étant de V volts et la capacité des appareils prenant une valeur égale à O, l’énergie de la décharge était mesurée en joules par le produit 7CV2. Or, voici les résultats constatés : une décharge de 1000 joules n’est pas suffisante pour tuer un chien de 7 kilogr.; mais elle arrête la respiration thora- cique d’un lapin de 2 kilogr., et il suffit de 400 joules pour un petit cochon d’Inde de 5oo grammes. L’énergie de la décharge nécessaire pour tuer un animal augmente donc avec son poids ; mais le taux varie avec l’espèce. En général, les jeunes animaux sont plus sensibles aux effets des décharges que les adultes. Les lésions anatomiques macroscopiques sont le plus souvent une perte d’élasticité pulmonaire, des phénomènes congestifs avec oedème pul- monaire et des ecchymoses sous-pleurales. La rigidité cadavérique est habituellement rapide et très énergique.

Toutes ces recherches contribueront assurément à élu-

(l) Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 23 octobre 1899.

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cider le grave problème des effets de l'électricité sur l’organisme vivant; mais les phénomènes sont si complexes et les discussions soulevées sont d’autre part si délicates, que les travaux effectués à ce jour ne sauraient encore aboutir à une théorie générale.

Rappelons ici une constatation expérimentale faite par M. d’Arsonval, et dont la portée est considérable : elle est relative à la résistance de l’organisme aux courants alternatifs. Sa limite serait atteinte lorsque le courant, en produisant le tétanos des muscles, porterait leur tempéra- ture au-dessus de 45°. La mort serait alors produite sans rémission par la coagulation des fibres musculaires du cœur par la chaleur. L’échauffement ne serait pas un effet de la loi de Joule, mais la conséquence de la contraction violente des muscles.

Toutes ces expériences in anima vili sont assurément pleines d’intérêt, mais il faut reconnaître que l’on pourrait déduire des conclusions beaucoup plus autorisées d’essais effectués directement sur l’homme. Les expériences amé- ricaines d’électrocution, pratiquées sur des criminels qui paient leur dette envers la société, auraient pu fournir des données utiles à connaître ; mais on faisait agir des courants intenses, de 8 ampères, sur la tête, dans le but d’atteindre plus sûrement les centres nerveux et de pro- duire immédiatement l’insensibilité absolue du sujet. De fait, malgré des mouvements spasmodiques terrifiants, mais purement mécaniques, le condamné n’avait assuré- ment conscience de rien et la mort survenait par prolon- gation de l’action. De semblables conditions ne sont jamais réunies dans les faits accidentels.

Le professeur Weber, de Zurich, a eu l’héroïsme de se soumettre àl’actionde courants alternatifs à 5o fréquences, sous des tensions variables, dans des conditions scientifi- quement déterminées, qui ont apporté des renseignements précis sur des faits restés, malgré tout, fort obscurs. Dans une première série d’expériences, M. Weber saisis-

47°

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sait des deux mains deux conducteurs métalliques de potentiels opposés, et il faisait croître la différence de potentiel de 3o à 100 volts efficaces. Pour 3o volts, le courant prenait une intensité de i5 milliampères et l’ex- périmentateur éprouvait une vive douleur, accompagnée de contractions violentes ; mais un grand effort de volonté lui permettait d’ouvrir les mains et de lâcher les conduc- teurs. Pour 5o volts, il ne put plus se dégager et la douleur devint si forte qu'on n’osa pas prolonger l’essai au delà de deux secondes. Pour 90 volts, on faisait passer le courant moins longtemps encore et la douleur arrachait des cris au patient. Il était fort dangereux d’aller plus loin; d’ailleurs, il arrive rarement qu’un homme ferme le circuit en inter- posant son corps entre les pôles opposés d'une canalisation. 11 était intéressant d’analyser les phénomènes qui se pro- duisent quand une personne, debout sur le sol, touche un conducteur en service : c’est la forme la plus habituelle des accidents. Se plaçant donc sur une route macadamisée humide, M. Weber appuya le doigt sur un conducteur à 2000 volts et éprouva une violente sensation de brû- lure : nous ne savons rien sur l’état d’isolement plus ou moins parfait de la canalisation, mais on nous apprend que les chaussures étaient parfaitement sèches. En se tenant sur un sol argileux humide couvert de poussière de houille, et en portant la main sur un conducteur à 1 3oo volts, les doigts se contractaient et le contact ne pouvait plus être abandonné. M. Weber a conclu de son essai qu’un conducteur, dont le potentiel n’excède pas iooo volts alternatifs, n’est pas dangereux pour une per- sonne munie de chaussures sèches, alors même qu’elle appuierait momentanément ses pieds sur un sol humide.

M. Hubert Kath a fait, à la septième réunion annuelle des Electro-techniciens allemands, à Hanovre, une remar- quable communication sur l'action physiologique des cou- rants sur l’organisme humain. Partant de ce fait expéri- mental que le maximum de courant supportable pour

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47!

l’homme ne dépasse pas o,3 ampère, il a déterminé quelle est la résistance du corps suivant des chemins divers. A travers les bras et la poitrine, elle est de 5oo ohms ; la main oppose, d’autre part, au contact direct une résistance de 5oo ohms aussi. Un ouvrier, qui saisit un conducteur d’une main et touche de l’autre avec le bout du doigt un second fil, met en circuit environ 5o ooo ohms ; le danger commence donc pour lui dans cette position à. 5o ooo x o,3 = i5 ooo volts. Un ouvrier, aux mains rugueuses, les pieds chaussés de sabots, debout sur un sol bourbeux, donnait, depuis la main jusqu’au sol, de i 5 ooo à î 5o ooo ohms. Dans une salle de turbines à sucre de raffinerie, on trouva de 3ooo à 5o ooo ohms ; dans une salle dont le sol était imprégné de lessive de strontiane, la résistance tomba quelquefois à 200 ohms : dans ces conditions, une tension de 200 volts aurait été dangereuse.

Toutes ces données sont du plus haut intérêt : elles confirment ou expliquent certains incidents restés mysté- rieux jusqu’ici, et il est certain que ces expériences, pour- suivies sur des animaux ou sur l’homme, faciliteront l’analyse des phénomènes brutaux et foudroyants du choc électrique et indiqueront aux médecins de quelle manière ils doivent intervenir pour sauver ceux qui ont été frappés. Voilà, en effet, le but principal de toutes ces recherches et de toutes ces études.

C’est la formule de Vf . d’Arsonval qui a certainement rendu le plus de services jusqu’ici et qui a été la plus féconde : il importait de la vulgariser, et d’en développer les conséquences. Le public savait à peu près ce qu’il fal- lait faire d’un noyé; mais il convenait de tracer un pro- gramme net et précis de l’ensemble des manœuvres à effectuer et des précautions à prendre. L’Académie de Médecine fut donc invitée à rédiger une notice substan- tielle et précise : le travail a été fait par MM. d’Arsonval, Bouchard, Gariel et Laborde.

Voici cette notice ; je la reproduis in extenso.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

« On transportera d’abord la victime dans un local aéré l’on ne conservera qu’un petit nombre d’aides, trois ou quatre, toutes les autres personnes étant écartées.

« On desserrera les vêtements et on s’efforcera, le plus rapidement possible, de rétablir la respiration et la cir- culation.

» Pour rétablir la respiration, on peut avoir recours principalement aux deux moyens suivants : la traction rythmée de la langue et la respiration artificielle.

» Méthode de la traction de la langue. Ouvrir la bouche de la victime et, si les dents sont serrées, les écarter en forçant avec les doigts ou avec un corps résistant quel- conque : morceau de bois, manche de couteau, dos de cuiller ou de fourchette, extrémité d’une canne, etc.

» Saisir solidement la partie antérieure de la langue, entre le pouce et l’index de la main droite, nus ou revêtus d’un linge quelconque, d’un mouchoir de poche, par exemple (pour empêcher le glissement), et exercer sur elle de fortes tractions répétées, successives, cadencées ou rythmées, suivies de relâchement, en imitant les mouve- ments rythmés de la respiration elle-même, au nombre d’au moins vingt par minute.

« Les tractions linguales doivent être pratiquées sans retard et avec persistance durant une demi-heure, une heure et plus .

« Méthode de la respiration artificielle. Coucher la victime sur le dos, les épaules légèrement soulevées, la bouche ouverte, la langue bien dégagée.

« Saisir les bras à la hauteur des coudes, les appuyer assez fortement sur les parois de la poitrine, puis les écarter et les porter au-dessus de la tête, en décrivant un arc de cercle, les ramener ensuite à leur position primi- tive, en pressant sur les parois de la poitrine.

« Répéter ces mouvements environ vingt fois par minute, jusqu’au rétablissement de la respiration naturelle.

« Il conviendra de commencer toujours par la méthode

LES VICTIMES DE L ELECTRICITE. 473

de la traction de la langue, en appliquant en même temps, s’il est possible, la méthode de la respiration artificielle.

» D’autre part, il conviendra concurremment de cher- cher à ramener la circulation en frictionnant la surface du corps, en flagellant le tronc avec les mains ou avec des serviettes mouillées, en jetant de temps en temps de l’eau froide' sur la figure, en faisant respirer de l’ammoniaque ou du vinaigre. «

Une circulaire, émanée du ministère des Travaux publics à la date du 19 août 1895, a complété cette notice en indiquant d’une manière substantielle les mesures qu’il faut prendre d’urgence à la suite d’un contact avec des conducteurs à haute tension. Elle développe surtout ce qu’il y a à faire dans le cas, le plus fréquent de tous, un fil est tombé sur le sol et touche encore la victime. Il faut écarter le fil à l’aide d’un bâton de bois en évitant surtout que, dans cette manoeuvre, il ne se produise un nouveau contact du fil avec le visage, les mains ou une partie nue du corps de la victime. Si le sauveteur ne dis- pose pas d’une tige de bois, il pourra se couvrir les mains de gants épais, ou les enrouler d’un mouchoir sec et épais ou d’une pièce d’étoffe ; on pourrait, mieux encore, retirer sa veste ou son paletot, et le mettre sens devant derrière, enfoncer ses mains dans les manches et former ainsi une forte épaisseur entre la peau du sauveteur et le contact électrique à affronter. S’il faut dégager la victime du fil, on pourra ainsi arriver à ce résultat sans danger ; on pourra même, s’il y a crispation des doigts, les lui ouvrir de force l’un après l’autre, en ayant soin toutefois de 11e pas poser les pieds dans une flaque d’eau ou sur une pièce de métal; on se gardera surtout de toucher à la fois deux fils differents. La circulaire affirme avec raison que, en se conformant strictement à ces prescriptions, le sauveteur ne court aucun risque, quand bien même il ressentirait accidentellement quelques secousses. En cas de besoin, on pourrait sectionner le fil conducteur à l’aide d’une

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hache à manche de bois sec ou de tout autre outil emman- ché de bois : il faudra opérer deux coupures en deux points situés de part et d’autre du malheureux, le plus près possible des poteaux de suspension. Il n’y aurait aucun danger à maintenir le fil sous le pied par l’intermédiaire de matières isolantes telles que bois sec, planches, copeaux, bottes de paille, cordes et vêtements secs.

L’Electrical World a donné, sous la signature du Dr Goelet, un article qui a été traduit par plusieurs revues françaises (i) et qui renferme aussi des indications prati- ques sur le même sujet. Il signale comme moyen extrême, réservé aux hommes de l’art, une action violente sur le muscle sphincter, qui peut déterminer une inspiration alors que tous les autres moyens sont restés infructueux. L’oxygène, qu’on peut trouver quelquefois dans les phar- macies des villes, serait un puissant stimulant pour le cœur, si on parvenait à le faire pénétrer dans les pou- mons : il faudrait produire un écoulement de ce gaz dans un cornet de papier, dont on recouvrirait la bouche et le nez pendant que l’on continuerait avec ardeur les manœu- vres de la respiration artificielle. Le I)r Goelet déconseille surtout de verser dans la bouche du patient quelque sti- mulant liquide, qui pourrait achever de l’asphyxier.

Dans leur réunion de 189g, les ingénieurs électriciens allemands ont élaboré à leur tour un code des premiers soins à donner en cas d’accident : nous n’y relèverons que les indications nouvelles. Notons d’abord que l’article ier prescrit de chercher tout de suite un médecin : c’est évi- demment par qu’il faut commencer. En attendant, 011 donnera à la tête une situation élevée et l’on appliquera sur le front des compresses d’eau froide ; on pourra aussi faire des injections hypodermiques d’huile de camphre. Tout cela serait inutile, si la respiration 11’était plus per- ceptible et, dans ce cas, il n’y a que les tractions de la

(I) L’Électricien. 26 octobre 1895.

LES VICTIMES DE L’ÉLECTRICITÉ. 475

langue et la respiration artificielle qui puissent donner un résultat. Ce n’est qu’après deux heures d’etforts inin- terrompus, qu’en conscience on aura le droit de renoncer à ces manoeuvres.

Ce dernier point ne saurait être assez mis en lumière : la mort n’est, en effet, souvent qu’apparente et il faut se garder d’un découragement qui pourrait coûter la vie au patient. Les secours de la religion peuvent encore tomber sur un être vivant, alors même que le corps serait inanimé et que tous les symptômes seraient concordants pour faire croire qu’on a devant soi un cadavre inerte (i).

La pratique a confirmé cet aphorisme, vrai pour les noyés, les pendus et les foudroyés, qu’il faut toujours agir, contre toutes les apparences, comme si le sujet vivait encore. Un grand nombre de personnes frappées par l’électricité, ont la vie aux efforts admirables d’un compagnon ou d’un médecin, qui s’est dépensé pour elles. Je voudrais pouvoir en rapporter de nombreux exemples; mais l’héroïsme est toujours modeste et ne fournit pas d’éléments à la statistique.

L’Electrical Engineer a raconté le fait d’un employé d’une compagnie de New- York, âgé de 33 ans, lequel avait reçu le choc d’une canalisation à 3ooo volts et avait été atrocement brûlé aux bras et aux jambes, mais qui avait pu être rappelé à la vie par une heure et demie de soins énergiques d’un médecin aidé de trois ouvriers, ses camarades.

A Saint-Denis, MM. Picou et Maurice Leblanc ont obtenu un succès plus remarquable encore; un électricien, victime d’un accident que nous avons raconté plus haut, ne put être descendu sur le sol que trois quarts d’heure après avoir été mis en court circuit direct entre les con- ducteurs d’une ligne à 45oo volts et 55 fréquences : il était inanimé. Après avoir essayé en vain de faire de la

(l) J’ai déjà insisté sur cette consolante indication dans mon premier article sur ce sujet.

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respiration artificielle, on put lui ouvrir la bouche et dégager sa langue ; ses poumons reprirent alors leur fonctionnement et, après deux heures d’efforts, on eut la joie de l’entendre parler. Il ne lui resta de cette cruelle épreuve que des brûlures sans gravité, qui guérirent rapidement.

Un des plus émouvants sauvetages que je connaisse est celui que M. Lespinasse eut le bonheur de faire à Saint-Omer, à la suite de l’accident que j’ai narré par le détail. La catastrophe s’était produite à 4 kilomètres de l’usine, et il avait fallu courir à la recherche de l’ingénieur- directeur qui était en ville : il n’arriva sur les lieux qu’au bout d’une heure. La seconde victime présentait toutes les apparences de la mort, mais l’état de crispation de ses mains laissait quelque espoir : on pratiqua sur lui la respi- ration artificielle, par la traction rythmée de la langue et le mouvement des bras, en lui tenant les dents desserrées à l’aide d’un morceau de bois. Au bout d’un quart d’heure. M. Lespinasse entendit un râle : l’homme était sauvé. Un médecin, qui arriva alors à son secours, pratiqua des piqûres d’éther et appliqua des sinapismes aux jambes, dont l’effet fut très efficace. Au bout de trois heures, on transporta le patient à l’hôpital de Saint-Omer il se remit assez vite. Le surlendemain, il suivait le cortège qui conduisait son infortuné camarade à sa dernière demeure. Celui-ci n’avait pu être ranimé ; mais il a été établi qu’il souffrait du cœur, et c’est à cette cause qu’on peut attribuer l’insuccès des soins qui lui avaient été prodigués.

Les moyens de secourir les victimes des accidents électriques sont donc connus ; ils sont d’une application relativement facile, puisqu’il ne faut pas de médicaments, et ils sont souvent efficaces. Tout homme de cœur n’hési- tera donc pas à se multiplier et à se dévouer pour ranimer un malheureux que le courant a renversé par terre. Il ne faut que de la constance et de l’énergie : l’habileté profes-

LES VICTIMES DE L’ÉLECTRICITÉ. ' 477

sionnelle est utile, mais non pas nécessaire. On n’a besoin d’aucun instrument, ni d’aucun appareil spécial ; un mou- choir suffit pour opérer la traction de la langue : peut-être pourrait-on faire usage de pinces, mais la facilité obtenue n’est pas si grande qu’on pourrait le croire.

Un Américain, auquel on ne déniera ni l’initiative ni l’originalité, le docteur Gibbons, a construit un appareil pneumatique à double effet qui doit permettre de rétablir rapidement la respiration des victimes en état d’asphyxie. Deux soufflets à main ordinaires sont reliés l’un à l’autre et rendus solidaires ; chacun d'eux se termine par un tube flexible aboutissant à un Y, dont on introduit l’extrémité dans la bouche, dans le nez et, au besoin, dans un trou qu’on pratiquerait dans la gorge. Les soupapes des souf- flets sont disposées de telle sorte que l’air contenu dans les poumons soit d’abord aspiré par l’un d’eux, tandis que l’autre y refoulerait un instant après de l’air pur. On obtiendrait ainsi les inspirations et les expirations alterna- tives qui constituent la respiration naturelle. Le Dr Gib- bons avait sollicité la faveur d’essayer son appareil sur un électrocuté, mais elle lui fut refusée et il dut se borner à expérimenter sur des animaux, ce qu’il fit avec un plein succès, a-t-on dit : ce serait à souhaiter. Avec un soufflet Gibbons et des vessies pleines d’oxygène, on sauverait sans doute tous ceux qui meurent par asphyxie.

Il ressort de tout ce qui précède que les recherches des physiologistes et des maîtres dans l’art de guérir, ont découvert et mis à notre disposition des moyens pratiques et efficaces de rappeler à la vie les malheureux dont un choc électrique a arrêté les fonctions du cœur et des poumons. Les procédés sont simples et à la portée de tous : qu’on les fasse donc connaître de tous et bien des victimes seront sauvées !

Je serais heureux que ce travail de vulgarisation con- tribuât à ce résultat ; c’est un des objectifs que je m’étais proposés.

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Il me semble que cette étude pourra rassurer, d’autre part, ceux qui s’effrayent outre mesure des développements rapides et incessants des transports d’énergie par les courants alternatifs à haut voltage. Ce progrès ne saurait être enrayé, car les services rendus par ces transports sont trop considérables ; les frais élevés d’établissement des canalisations souterraines imposeront d’ailleurs, le plus souvent, l’installation des lignes aériennes. Il faudra donc que le xxe siècle s’habitue à tolérer ces réseaux de distri- bution dont les mailles se serreront tous les jours : ces fils seront, il est vrai, des épées de Damoclès suspendues sur nos têtes ; mais pourquoi les redouter, si l’on peut les empêcher de tomber et de blesser, et si l’on a partout sous la main le remède qui guérira leurs blessures? Or, il faut reconnaître qu’il en est réellement ainsi ; en effet, les accidents seraient bien rares, si l’on ne commettait jamais aucune imprudence; ils feraient peu de victimes, si toutes les mesures préventives étaient habilement prises, et peu de victimes succomberaient, si les remèdes étaient appli- qués avec intelligence et énergie. Gardons-nous donc de paralyser les progrès de l’électricité : c’est l’instrument providentiel de la conquête du monde par l’homme !

Aimé Witz.

L’ÉTAT PRÉSENT DE L’ESPAGNE

ET

LA CAMPAGNE DES CHAMBRES DE COMMERCE (1)

LA VIEILLE ESPAGNE

A la fin du xvme siècle, l’Espagne semblait parvenue à une situation tout à fait brillante.

Les recettes du Trésor atteignaient 200 millions; 80 vais- seaux de ligne garnissaient les arsenaux et le port de Cadix rivalisait avec Londres, de richesse et d’activité.

A vrai dire, cette prospérité était un peu en façade, et les bases en étaient fragiles, comme tout ce qui n’a d’autre appui que le prestige des armes.

La production agricole de la péninsule, bien inférieure à ce quelle est aujourd’hui, nécessitait une importation considérable de denrées alimentaires ; les manufactures étaient peu nombreuses et produisaient des articles de qualité très médiocre, de telle sorte que la richesse natio- nale reposait essentiellement sur l'exploitation des vastes colonies échues au trône de Castille.

Sous d’habiles administrateurs, un tel Etat présentait les dehors de l’ordre et de la force et l’Espagne entière parvenait à vivre commodément. En temps de paix l’armée innombrable des fonctionnaires dont les profits illicites

(I) Nous insérons cet article à titre documentaire (N. D. L. R.).

4&o

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formaient le plus clair bénéfice, installée en parasites sur la gigantesque proie, commettait mille abus, sans crainte du roi, - très loin », ni de Dieu « très haut « ! Les choses étaient arrangées de façon à répartir la manne coloniale entie le plus grand nombre possible de «chrétiens purs», comme s’intitulaient les Espagnols. Il fallait se bâter de faire fortune ; d'où cette conséquence que l’oppression était maladroite et tout à fait insupportable. En dépit des mal- versations de fonctionnaires corrompus, les colonies rap- portaient encore en 1817 une somme de 4? millions de francs au roi d’Espagne, dans laquelle, à vrai dire, le Mexique entrait pour plus des trois quarts.

Quand l’excès des maux suscitait la révolte, le système d’exploitation n était point interrompu ; il prenait seule- ment une autre forme. L’Espagne «bottée » entrait alors en scène et le sac d’Anvers laissera en notre pays l’impéris- sable souvenir de cette soldatesque.

Ces mœurs de proie sont fort éloignées de l’idéal bour- geois qui fonde la fortune sur le travail, l’ingéniosité et l’épargne (1).

Du haut en bas, la société espagnole au dernier siècle se composait de nobles, et si quelque commerçant s’y rencontrait, il n’avait aucunement l’état d’esprit caracté- risant le bourgeois.

Son négoce, il l’exerçait par droit de conquête, comme l’artisan travaillait, si peu d’ailleurs, entre son épée et sa guitare.

L’Espagne, en effet, fabriquant peu et mal, transitait seulement le rebut des manufactures européennes et les imposait à ses sujets d’Amérique ou d’Océanie, à des prix qu’aucune concurrence ne pouvait abaisser.

( 1 ) Sur l'œuvre coloniale de l'Espagne : La colonisation chez les peu- ples modernes , par P. Leroy-Beaulieu. Le régime colonial de i Espagne, par A. Posada. Revue du Droit public et de la Science poli- tique. IS08 et 1809 et une série d’aiticles publiés dans I’Illustration française en mars 1899 sur Cuba. Au point de vue spécial de l’influence des ordres religieux : Garay, El Communismo de las Misiones de la Compania de Jésus. Madrid, 1897 (Ce livre est un peu antimonacal).

l’état présent de l'espagne.

481

C’était, en vérité, la perception d’un tribut. Dans cette société singulière, la bourgeoisie n’avait point de place.

Toute la nation descendait des croisés et des « conquis- tadors « et, par suite, tout le peuple avait droit de vivre en seigneurs sur ce quartier du globe assujetti aux rois catho- liques. Jovellanos, l’un des rares écrivains de talent qu’ait produits cette période, poursuivait de sarcasmes cinglants ce peuple abaissé par une existence parasitaire et ne demandant autre chose à la vie que « du pain et des tau- reaux » . Bien que cet état de choses ait été détruit dès le début du xix® siècle, les convulsions politiques incessantes ont empêché l’Espagne de suivre l’évolution sociale de l’Europe.

le tiers-état espagnol

Aujourd’hui, la classe patronale et commerçante acquiert quelque consistance, surtout dans les provinces du Nord; mais elle se trouve exploitée comme l’étaient les colonies. Le parasitisme s’étant concentré dans la pénin- sule, ceux qui travaillent et créent la richesse trouvent insupportable le fardeau de budgétivores qu’ils doivent entretenir.

Les bourgeois de fraîche date s’intitulent fièrement « producteurs « , par opposition aux descendants dégénérés des vieux conquistadors, maintenant employés concussion- naires ou officiers dérisoires.

Dans cette société attardée, la lutte présente des carac- tères analogues à ceux qui ont marqué les débuts de la Révolution française, et cette analogie a paru plus frap- pante quand la bourgeoisie a tenu à Saragosse de mémo- rables séances, écho affaibli des États-Généraux de 1789.

L’initiative de cette sorte de Parlement érigé en face de celui qui siégeait de par la loi, revient à la Chambre de commerce de Carthagène, qui lança aux autres Chambres de la péninsule, un appel pressant les invitant à se réunir IIe SÉRIE. T. XVII. 31

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pour étudier ensemble les moyens de relever l’Espagne de son état d’abaissement. La première à répondre à cet appel fut la Chambre du Haut Aragon, dont le président M. Paraiso devait jouer bientôt un rôle des plus impor- tants dans le nouveau mouvement. Beaucoup d’autres suivirent cet exemple.

Ces Chambres de commerce, revêtues d’un caractère officiel par un décret royal de 1886, envoyèrent des délé- gués à Saragosse et reçurent en outre l’appui moral d’un grand nombre de cercles commerciaux sans caractère officiel (1).

Leur réunion obtint cette heureuse fortune que toute une Espagne oubliée, méconnue je serais tenté de dire l’Espagne de Sancho Pança eut la sensation quelle était vraiment représentée par ces braves négociants venus des quatre coins de la péninsule dans la cité héroïque.

Portés par le sentiment populaire, ils ont tracé, à grandes lignes, bien nettes, le schéma des réformes nécessaires. Le Directoire désigné par l’assemblée et son président M. Paraiso eurent un instant tous les partis pour soutiens.

« Pour la première fois en Espagne, dit une correspon- dance à I’Indépendance Belge, tous les politiciens et les hommes d’Etat furent d’accord pour applaudir la vigou- reuse initiative prise à Saragosse par les représentants des Chambres de commerce. Les chefs des partis rivalisèrent en démonstrations de sympathie pour les vœux de ces Chambres qui représentent, somme toute, la majorité des forces progressistes de la péninsule. Quand le Directoire et le président élus par l'assemblée de Saragosse vinrent porter à Madrid l’exposé de leurs aspirations, pour le remettre solennellement au chef de l’Etat et à ses minis- tres, le gouvernement libéral de l’époque, présidé par M. Sagasta, leur fit un excellent accueil. M. Silvela, à la

(I) L'Économiste Français, 17 février 1900. La Campagne des Chambres de Commerce.

l’état présent de l’espagne.

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tête de l’opposition conservatrice en ce moment-là , et M. le général Polavieja, incorporèrent dans leurs pro- grammes du parti conservateur et catholique la plupart des conclusions de l’assemblée de Saragosse. Les républi- cains ne se firent pas prier pour offrir leur concours à des éléments qu’aucun parti espagnol n’eût dédaignés comme auxiliaires de sa politique, et M. Paraiso, président du Directoire des Chambres en même temps que président de la Chambre de commerce de Saragosse, leur était double- ment sympathique en sa qualité de républicain aragonais. Il n’y eut pas jusqu’aux Carlistes qui s’empressèrent de dire que le programme de Saragosse était compatible avec les vues de leur Roi en exil, là-bas, à Viarregio, près Venise. »

Mais cette période de concorde a été brève et les résis- tances gouvernementales suscitèrent bientôt la réunion d'une nouvelle assemblée, qui se tint à Saragosse en février 1899. Les cadres de cette assemblée des Producteurs étaient déjà bien plus larges. Tous les groupements ayant un but d’intérêt économique s’y trouvaient représentés. L'objet que l’on avait en vue rappelait à la fois les réformes de 1789 et l’œuvre accomplie en Angleterre par l’ Anticorn-law-Lecigue en 1846.

LA LIGUE DES PRODUCTEURS

A l’instar des fondateurs de celle-ci, ces assemblées de février créèrent la Ligue nationale des Producteurs , dont les idées radicales touchant la procédure à suivre, bien que peu goûtées tout d’abord, triomphent entièrement aujourd’hui.

Deux mois plus tard, la Ligue publiait son Manifeste qui se trouve être le meilleur exposé des motifs de toutes les conclusions adoptées par les Congrès réformistes, car il nous initie à toutes les questions dont les procès-verbaux des Congrès donnent les solutions.

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C’est à ce titre que nous lui donnerons la priorité sur les autres documents de la campagne entreprise par les Chambres de commerce et les groupes alliés.

C’est un exposé sombre de l’état économique du pays et un plan général de réformes ; c’est aussi une menace. Ses auteurs paraissent s’approprier certaines paroles singu- lièrement violentes et cependant applaudies à Saragosse par des milliers de personnes représentant l’élite de la bourgeoisie espagnole : « S’il fallait continuer à vivre comme nous vivons, il vaudrait mieux nous livrer tout de suite à la France ou à l’Angleterre, en mettant un point final à l’histoire de l’Espagne. «

Certes, ce serait une erreur de prendre ces mots au pied de la lettre; mais ils affirment bien la volonté de la Ligue d’obtenir une révolution économique à tout prix.

Le manifeste n’est malheureusement pas exempt de la prolixité nationale et dans l’exposé de la situation, précé- dant le projet de réformes, l’on a parfois préféré une phrase pompeuse à la sèche éloquence des faits. La vérité n’y trouve pas toujours son compte. Enfin, les auteurs ont négligé un côté capital dans le problème du relèvement de l’Espagne : le développement rationnel des industries qui emploient les minerais espagnols. L’enrichissement que l’on peut en attendre a été malheureusement très négligé, et c’est une grave lacune. 1

Quoi qu’il en soit, indépendamment de son influence sur le dénouement de la crise actuelle, le manifeste a éga- lement une réelle importance pour qui veut connaître l’état actuel de l’Espagne.

LA PSYCHOLOGIE DE L’ESPAGNE

Le manifeste de la Ligue, étudiant le problème de la ruine nationale et ne sachant qui accuser de tant de désastres, a le beau courage de s’en prendre à la nation

l’état présent de l’espagne.

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entière et d’incriminer franchement la psychologie de la race, « l’une des plus pures, des plus homogènes et des plus uniformément réparties de l’Europe » (1).

La situation de l’Espagne, après la triple guerre qui vient de finir, paraît, à certains égards, plus grave que la ruine de la France en 1871 , et l’on peut dire sans exa- gération, que le pays se trouve en arrière d’un siècle sur le reste de l’Europe. La guerre aurait coûté 3 milliards et demi (2), chiffre énorme pour un pays de moins de 20 mil- lions d’habitants; mais le mal datait de bien plus loin. Il faut avoir le courage de dire, avec Canovas et Silvela, que le mal prend sa source dans lame de la race et que la nation espagnole est condamnée à mort, si elle ne change promptement et absolument sa façon de comprendre la vie. « Tout ce qui vaut quelque chose et dont notre race incapable n’a su tirer aucun parti, deviendra la proie des nations étrangères, tel un bolide dont la masse désagré- gée se divise dans la sphère d’attraction des planètes vivantes (3). »

Les hommes d’Etat les plus clairvoyants dans l’opposi- tion semblent frappés d’incapacité dès qu’ils parviennent au pouvoir. Ainsi en fut-il de Canovas, et Silvela ne jus- tifie pas davantage les espérances que l’on avait mises en lui, car les gouvernants sont pris dans le réseau des choses anciennes. Pourtant, chaque jour qui se perd rend plus inévitable la catastrophe finale, chaque jour apporte dans l’ordre économique les désastres d’un nouveau Cavité ou d’un nouveau Santiago.

(1) Dr F. Oloriz, Distribution de l'indice céphalométrique en Europe.

(2) Ce chiffre esl inexact. Les conséquences de la guerre se traduisent par une augmentation en capital de 3 milliards (y compris les dettes coloniales mises à charge de la métropole) et de 12 millions de livres sterling en inté- rêts. Le premier chiffre est donné par I'Économiste Français, 1890, p. 823. Le second est extrait du rapport du Council of foreign Bondhouders. La Epoca soutient que la guerre a coûté seulement 1 700 000 000 pesetas.

(3) Comparer Le Peuple Espagnol , par A. Fouillée, Revue des Deux Mondes, ltr octobre 1899 Psychologie sociale de l'Espagne , par Georges Laisné. Mercure de France, juillet 1898.

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Voyant que le navire sombre, les classes productrices, qui jusqu’à présent s’étaient désintéressées de la manoeu- vre, s’avisent que le vaisseau n’est plus du tout gouverné et se mettent elles-mêmes spontanément à l’œuvre du sauvetage. La Ligue nationale des producteurs, contribua- bles, industriels et intellectuels, constituée à la seconde assemblée de Saragosse du i5 au 21 février 1899 se propose donc comme objet « de parvenir par les moyens les plus énergiques et les plus efficaces à la reconstitution immédiate de la nation espagnole ».

Enfin, l’on cesse d’imputer au seul gouvernement tout le mal, et c’est vraiment une grande nouveauté de voir cette Ligue de producteurs baser son programme de réfor- mes, plutôt sur le changement des indivi lus que sur le changement du personnel gouvernemental.

L’œuvre de la Ligue repose donc sur un fondement qui me paraît excellent : l’aveu que depuis des siècles, l’Es- pagne s’abandonne à des rêves funestes, oubliant les vrais chemins de la vie.

L’on sait comment Madame d’Aulnoy et de Gourville relevaient, il y a deux siècles, les traits non effacés qui, déjà alors, plaçaient l’Espagne si loin des nations d’Europe. Aujourd’hui comme alors « le premier trait du caractère espagnol c’est le manque de sens pratique. Il ne sait pas et surtout il ne veut pas s’accommoder aux choses. La superbe est son fond et il juge le souci de l’utile trop bas pour lui ».

En ces quelques lignes, écrites par Taine en sa remar- quable étude sur Mme d’Aulnoy, il y a plus de vérité que dans toutes les dissertations publiées depuis Cavité et Santiago.

Faut-il parler de Y Évolution politique et sociale de l'Espagne , par Yves Guyot ? Je n’en suis guère tenté.

« L’exemple du peuple espagnol, dit-il, est utile à méditer pour les Français. Ils doivent se méfier des gens qui voudraient transformer les compatriotes de Voltaire en compatriotes de Torquemada. »

l’état présent de l’espagne.

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Tout l’ouvrage est dans ce goût. En dépit du vernis scientifique dont il est couvert, ce n’est qu’un pamphlet anticlérical haineux et faux.

D’autres, d’un caractère plus élevé, sont néanmoins tombés en d’étranges erreurs.

C’est ainsi que Fouillée dans un article remarqué de la Revue des Deux Mondes, déclarait que les Espagnols comme les Italiens sont privés de l’esprit d’épargne, ce qui est radicalement faux pour l’un et l’autre peuple.

D’un côté, l’Italien pousse à ses dernières limites la vertu d’économie, et c’est ainsi qu’on évalue à 100 millions de lires les remises faites annuellement à leur patrie par les émigrants italiens.

Les Espagnols ne sont guère moins thésauriseurs ; il y a chez eux beaucoup plus de capitaux qu’on ne le pense, puisque les banques espagnoles ont deux milliards de fonds en dépôt (1). De plus, les titres de la rente tendent à être rapidement rachetés par les indigènes.

Ainsi que l’observait Mme Pardo-Bazan dans sa conférence du i8 avril 1899, ce rachat par les nationaux, des fonds indigènes a même eu ce résultat de clore T ère des pronun- ciamentos, en intéressant puissamment la bourgeoisie au maintien avant tout de l’ordre matériel (2).

La péninsule a absorbé la plus grande partie des bons cubains émis de 1886 à 1890 ; elle a souscrit 25o millions d’amortissable en 1891, 200 millions d’obligations du Trésor, racheté les deux tiers de la rente extérieure et plus récemment, le 1 5 novembre 1896, elle a souscrit 594 691 5oo fr. pour 400 millions que le gouvernement demandait (Raffalowich , Le marché financier, 1896- 1897).

Certes, le goût des placements sûrs comme des fonctions

(1) En 1898: Banque d'Espagne, 790 millions ; Banque Hispano-Coloniale, 177 millions ; Banque de Barcelone, 1 1 1 millions; Credito Mutuo, 06 millions. Les dépôts sont surtout abondants à Bilbao.

(2; El Imparcial, 30 mars 1899. Signos favorabiles.

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gouvernementales est très marqué en Espagne ; mais sous ce rapport même, il y a progrès car les portefeuilles espagnols s’ouvrent maintenant à des titres comme ceux de la Banque d’Espagne ou de la Compagnie fermière de tabacs, rapportant d’ailleurs, l’un 24 et l'autre 26 p. c. (1).

Les capitaux rapatriés à la suite de la perte des colo- nies et qu’on évalue à 5oo millions, semblent disposés à s’employer au relèvement de la patrie.

C’est ainsi que nous constatons qu’en 1899, il a été fondé 7 sociétés de crédit avec 35 millions de capitaux, 6 sociétés pour la fabrication du sucre avec 20 millions^ 23 sociétés de navigation représentant 36 millions 6 socié- tés d’électricité, 7 sociétés minières métallurgiques (2).

Les capitaux s’enhardissent particulièrement en Cata- logne et dans le pays basque, de telle sorte que cette crainte des risques et des responsabilités que les psycho- logues se plaisent à incriminer comme un signe de déca- dence, est plutôt un reste du passé qui va tous les jours en s’atténuant (3). « Les capitaux étrangers ont sans doute contribué à ce progrès, notamment dans les indus- tries de Pasajes, de Saint-Sébastien, de Renteria en Guipuzcoa, dans certaines industries et surtout dans les mines de la Biscaye et, à un degré moindre, en Alava et dans les mines et la viticulture de la Navarre. Mais on ne saurait nier que la majeure partie du développement des quatre provinces et de la Rioja, de Logrono, est due aux efforts, à l’énergie des habitants eux-mêmes. Ces efforts se sont particulièrement révélés par les chemins de fer à voie étroite qui sillonnent le territoire en tous sens, les tramways électriques, la lumière électrique non seule- ment dans les chefs-lieux, mais dans plus de soixante petites villes. C’est le capital et l’épargne indigènes qui ont fait tout cela, et quoique l’initiative soit partie des

(1) Raffalowich, I.e marché financier, 1899.

(2) Los Negocios, 15 janvier 1900.

(5j René Bazin, Terre d'Espagne.

l’état présent de l’espagne.

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chefs-lieux et des villes, il est incontestable que les ruraux, les habitants des petites villes, presque tout le monde est encore carliste, ont emboîté le pas, se sont intéressés à ces entreprises et y ont trouvé une aisance et des fortunes inespérées (Le Temps, i5 avril 1899). «

Pour trouver le mépris de la production économique dans toute sa force, il faut remonter à des époques l’on place généralement l’apogée de la race castillane. C’est, alors que la richesse ne connaissait d’autre origine que la faveur des grands, l’intrigue, les coups de force ou de hasard. Cervantès en donne un trait frappant.

Dans l’épisode du Captif , il nous présente un père distribuant son argent entre ses fils et leur donnant en même temps ses dernières directions pour leur conduite dans la vie :

« Nous avons, dit-il, un vieux proverbe en Espagne, qui dit qu’il n’est que trois moyens de s’enrichir : l’Eglise, la mer, la cour. Je souhaiterais que l’un de vous se fit ecclésiastique, l’autre négociant, le troisième militaire, puisque je n’ai pas assez de crédit pour le placer à la cour. En courant ainsi les trois grandes chances de fortune, il est difficile qu’il n’y en ait pas une qui ne nous favorise ; alors, celui de vous qui réussira pourra venir au secours de ses frères moins heureux. « Le commerce comme il l’entendait, était le négoce d’outre-mer, qui tenait souvent de près à la flibusterie.

Vers le même temps, Sully Prudhomme disait : « Pâtu- rage et labourage sont les deux mamelles nourricières de la France. »

On discerne aisément les conséquences respectives de conceptions économiques si différentes; mais en réalité dès avant l’initiative des Chambres de commerce, les idées pratiques, nées avec la bourgeoisie, étaient déjà en très forte hausse (1). Le point de vue même se sont placées

(1) Voir une série d'articles parus dans le Temps, notamment les 26 e 30 mars 1899.

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les assemblées de Saragosse, prouve qu’il y a quelque chose de changé dans la psychologie de la vieille Espagne.

Le manifeste révèle ce changement d’idéal, bien plus encore qu’il ne contribue à le susciter. Au lieu d’imputer toutes les fautes au gouvernement, l’on se frappe la poi- trine et l’on confesse que chaque individu est un peu complice des erreurs du pouvoir, les uns directement et les autres par abstention. C’est un grand pas et le courage d’un tel aveu fait respecter les audacieux qui prétendent rejeter au creuset l’âme de leur nation.

« La racine des grands événements étant toujours un caractère de peuple « (1), ce très grand événement que serait le relèvement de l’Espagne, implique une modifica- tion dans les idées nationales, que le manifeste place justement en premier ordre.

COMMENT RELEVER LES FORTUNES PRIVÉES?

Ayant ainsi observé la légitime prééminence des phé- nomènes moraux, le Manifeste des Producteurs étudie ensuite l’état de la fortune publique et privée, constatant que le déficit à envisager est double, étant fait, à la fois, de la pauvreté de tous et de celle de chacun.

Déjà en 1 5 g 5 , les ministres composant la Junta de nrbitrios déclaraient que le meilleur moyen d’enrichir l’État, c’était d’enrichir les particuliers.

Il faudrait donc chercher le moyen de relever les for- tunes privées, et pour cela empêcher que les gouffres de la guerre et de la marine n’absorbent toutes les ressources sans rien laisser aux intérêts économiques.

C’est ainsi qu’après la guerre, le ministère a déposé un budget dotant de 200 millions la marine et de 100 mil- lions seulement l’œuvre vitale des canaux d’irrigation.

(1) Taine, Essais de Critique et d' Histoire.

l’état présent de l’espagne.

491

Afin de couper court à ces pratiques, les groupes fédérés demandent la création d’un budget alimenté par certaines sources de revenus lui réservées exclusivement, et dont l’objet serait d’accroître les ressources des contribuables, de les mieux armer pour les combats de la vie, do changer en quelque sorte, par des institutions appro- priées, cette psychologie de l’Espagne reconnue incom- patible avec les nécessités des temps modernes. Au lieu de répéter à tue-tête que l’avenir de l’Espagne est en Afrique et de sacrifier tout à cette lointaine chimère, les administrateurs des ressources de l’Espagne devraient plutôt songer que l’on peut tripler les oasis de Guadal- horce, Grenade, Murcie, Jativa, Dénia, etc. et que les produits agricoles de la péninsule peuvent être accrus dans d’énormes proportions.

Ce budget spécial aura donc pour objet de relever l’homme et la terre. Parlant plus simplement, ce sont les intérêts économiques qu’il sera destiné à favoriser. Il y a manifestement dans la conception de ce budget quelque chose de vague et de mal arrêté. Ce qu’il en faut retenir, c’est que le plus grand désordre règne dans l’administra- tion des finances espagnoles et qu’on ne voit d’autre remède au mal que la création d’un ministère du progrès économique ayant son budget et ses ressources indépen- dants (Je crains d’entrevoir derrière cette idée une nou- velle cohue de budgétivores empressés à la curée).

La réforme que doit assurer cette caisse si soigneuse- ment gardée, n’est pas seulement économique, mais en un certain sens elle est aussi une réforme politique. Elle ne s’adresse pas seulement à l’homme, mais en même temps elle vise le citoyen.

Les révolutions n’ont affranchi le peuple ni de l’oppres- sion, ni de la misère, ni de l’ignorance.

Jusqu’en cette fin de siècle l’Espagnol n’a pas encore appris ce qu’e3t la liberté : - Parce que son estomac

492

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

toujours affamé est dans une étroite dépendance; parce que son manque d’instruction en fait l’instrument passif de la direction et des conseils d’autrui; parce que les tribunaux ont hérité des vices de l’antique absolutisme et qu’il n’y a de justice que le nom. »

Bien que présentées en un style emphatique, ces obser- vations sont malheureusement exactes.

LES ÉLÉMENTS DU PROBLÈME FINANCIER

Mais il n’y a pas seulement une réforme profonde à entreprendre dans les moeurs. Le passé a créé un pro- blème financier d’une difficulté extrême et qu’il faut cepen- dant résoudre. Les membres de la Ligue établissent sur cette question un certain nombre de principes absolus qui n’ont pas été goûtés par les intéressés.

« Il faut, disent-ils, chercher la solution dans le budget des dépenses avant de la chercher dans celui des recettes.”

Puis vient cet autre dogme que « le capital et le revenu des Espagnols ne peuvent être liés au détriment du salut de la patrie, à n’importe qui, à n’importe quelle entité, corps ou classe sociale. La nation a le droit, comme toute famille dont la fortune est ébréchée, de réduire le nombre de ses serviteurs. «

« C’est une somme de 200 à 25o millions de pesetas que l’on doit arracher de la fosse aux lions « , et certes ce n’est point une tâche aisée.

Il faudra pour cela une véritable révolution économique. Contre qui? Sur quel terrain?

Les contribuables étaient auparavant obligés de soute- nir isolément l’assaut du fisc; mais aujourd’hui ces élé- ments épars se sont agrégés en un tout qu’anime un seul esprit et une seule voix.

Ils se refusent à supporter les charges d’un Etat aussi complexe que le sont l’Angleterre ou la France, et enten-

l’état présent de l’espagne.

493

dent que l’on emprunte leurs règles de gouvernement aux pays pauvres d’Europe, au lieu d’essayer de gravir d'inaccessibles sommets.

L’Espagne est mi-européenne et mi-africaine, aussi bien par sa situation géographique que par son état économi- que. L’Espagne est, à bien des égards, aussi près du Maroc que de la France. « Les écoles primaires avec une étable pour tout local, la justice municipale, la plus importante de la hiérarchie, la seule justice du peuple confiée à des citoyens presque totalement illettrés , les chemins vicinaux laissés à l’action autonome des villages, autant dire à l’action destructive des éléments naturels, l’armée formée de recrues contraintes et non payées arra- chées au sillon ou à l’atelier, si elles ne se rachètent du service avec tant d’autres qui, aux heures de crise, ont décliné l’honneur de défendre la patrie. N’est-ce pas du marocain tout pur ? « L’Espagne a pu consacrer plus de ressources que son voisin du Sud, mais elle les a dila- pidées en dépenses d’apparat.

Donc il s’agit de refondre tous ces organismes et toutes ces institutions, et de les réduire à la proportion qui convient à l’état de culture de l’Espagne et à ses res- sources, en simplifiant sur les données européennes et en perfectionnant le plan du Gouvernement marocain ; il s'agit d’établir entre tous les organes, fonctions, services, classes et institutions de l’État, l’équilibre et l’harmonie propres à un corps sain et que les Espagnols admirent, ainsi qu’une belle œuvre d’art, dans la nation britannique.

Il faut vivre selon sa condition et Leroy-Beaulieu, dans de remarquables articles sur la Tunisie, signalait justement les dangers de la mégalomanie économique s’appliquant à des nations dont on méconnaît la réelle pauvreté.

494

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

LES VŒUX DE LA LIGUE DES PRODUCTEURS

Cette transformation profonde que rêvent les Chambres de commerce, n’est donc nullement une révolution politi- que. Cantonnée dans l’ordre économique, elle peut seule éviter l’émeute en ville et la “jacquerie « aux champs. Si cependant les cruelles leçons du passé restaient vaines, et qu’on laissât fermenter la rancune amassée par le mal- heur dans l’âme des foules; si les gouvernants, jadis eux- mêmes les défenseurs de ces justes propositions, tra- hissaient la confiance publique, la Ligue se réserve d’examiner alors quels seraient ses devoirs.

Parmi les mesures arrêtées dans les assemblées de Saragosse, un certain nombre sont d’une particulière urgence et ont formé le fond du programme de la Ligue des producteurs.

Ce sont :

Un plan général de canaux et de travaux de drai- nage dont la construction devrait être immédiatement entreprise par l'Etat.

Amélioration rapide des chemins vicinaux et d’exploi- tation (en suspendant la construction des grand’routes).

Réforme de l’éducation nationale à tous ses degrés et son développement rapide et intensif.

Caisse spéciale autonome dotée avec ses ressources propres pour les trois fins précédentes : enseignement et colonisation intérieure, irrigations agricoles, viabilité.

Organisation de l’assurance et des secours mutuels par l’initiative et sous l’administration de l’État.

Diminution des dépenses générales de la nation, réduction la plus considérable possible des frais ; conclu- sion d’un arrangement avec les rentiers rie l’Etat.

Simplification et réduction des frais en ce qui con- cerne les titres immobiliers, la foi publique et le registre de la propriété et l’administration de la justice.

l’état présent de l’espagne.

49 5

Abrogation de la loi municipale en vigueur et son remplacement immédiat par une autre fondée sur le prin- cipe de la décentralisation. »

le programme de saragosse

Tel est le manifeste de la Ligue ; mais il serait insuffi- sant à donner l’idée du programme de ce nouveau parti, si nous n’y ajoutions quelques détails sur les décisions du Congrès de Saragosse, et sur cette question des canaux d’irrigation, dont l’importance en Espagne est vraiment capitale. Divers géographes s’accordent à constater que la situation écartée de l’Espagne, l’absence de rivières navigables, la disposition en compartiments fermés ne présentant que peu de plaines fertiles, un mauvais régime pluvial, en un mot l’insuffisance des avantages naturels sont l’élément principal de sa décadence. La majorité des terres espagnoles méritent le qualificatif « durum tellus « que leur donnaient les anciens, et ce n’est que par de grands travaux que la résistance du sol à donner de belles récoltes peut être vaincue (î).

Agriculture et colonisation intérieure. L’Espagne est un pays très pauvre en pluies ; celles-ci, quand elles tom- bent, sont torrentielles et humectent à peine le soi. C’est ainsi qu’en 1896 une sécheresse de cinq mois a presque anéanti les récoltes.

De tout temps les travaux hydrauliques ont été la con- dition même de l’existence de l’agriculture en Espagne. 11 est bien établi aujourd’hui que les Arabes n’ont pas été à cet égard les novateurs que l’on imagine communé- ment.

(1) The Geographical Jocrnal, June 1899.— The geographical causes «f Spains cloicnfall , prof. Julius Maerkcr. Geoghaphische Zeitschrift, 1899, p. 6. Cfr de Lapparent, Géographie physique. Pour le déboise- ment, voir Montes publicos. Bol. Soc. geog. col. y mercantil, I, 1897.

496

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

En ce pays comme dans le nord de l’Afrique, l’utilisa- tion des eaux superficielles et souterraines avait été pous- sée par les Romains à un degré de perfection que l’on n’a plus atteint depuis. C’est à peine si l’on est au niveau que la culture irriguée avait atteint à l’époque préromaine (1).

De nos jours les progrès de la science hydraulique ont réalisé des merveilles aux Indes, au Cap, aux États-Unis et ces exemples ont sollicité en Espagne diverses initia- tives qui n’ont pas toujours été heureuses. Certaines étaient mal comprises, d’autres se sont heurtées à des résistances inattendues. L’on réclame aujourd’hui un plan complet qui permettrait d’augmenter, dans des proportions consi- dérables, la surface cultivable de la péninsule. L’État prenant à sa charge la construction des canaux recevrait en rémunération une partie des terres irriguées, lui per- mettant d’établir de nouveaux centres de population.

L’on réclame diverses autres mesures destinées à amé- liorer l’agriculture nationale ; telles, en premier ordre, l’extension des chemins vicinaux, la formation d’un code rural, la création d’un enseignement agricole, la révision du cadastre, la liberté de la culture du tabac dont de sérieuses études permettent, paraît-il, d’espérer d’excellents résultats. Le marché intérieur offrirait à ce produit des débouchés presque sans limites. Le tabac est le vice de l’homme du peuple en Espagne, comme l’alcool est celui de notre ouvrier. La consommation en est telle que dans une récente discussion du budget de la marine, le député Aunon disait que l’Espagne fume annuellement six bud- gets de la marine, soit plus de 120 millions de pesetas. L’on dit, d’ailleurs, que certaines régions du pays sont susceptibles de fournir des produits de qualité tout à fait supérieure.

On me pardonnera de passer sous silence de nombreux

(1- Gaston Boissier, L' Afrique Romaine . Revue Archéologique, juillet- août 1899 Les colonies agricoles préromaines dans la vallée du Béhs. Pour la culture dans l'Espagne arabe au moyen Age : Heyt, Histoire au commerce dans le Levant au moyen âge.

l’état présent de l’espagne.

497

vœux de réformes touchant des matières dont l’Espagne est loin d’être seule à chercher la solution.

Signalons, comme d’un intérêt spécial, le projet de rajeunir l’enseignement en y introduisant, comme le fait le Japon, la vie scientifique des grandes universités euro- péennes. L'Espagne est, en effet, comparable à une cham- bre de malade, dont les fenêtres longtemps closes doivent s’ouvrir largement aux souffles vivifiants du dehors.

De tous les problèmes agités aux assemblées de Sara- gosse, il n’en est pas dont l’intérêt soit plus puissant et nous touche de plus près que celui de sa réorganisation financière.

De ce côté, la situation de l’Espagne est vraiment ter- rible ; mais le fait même que les charges prodigieusement accrues du service de la Dette sont supportées par le contribuable espagnol, suffit à lui seul, à prouver que les dernières années n’ont pas été sans apporter de sérieux progrès dans l’activité et les ressources de la péninsule. 11 faut tout le parti pris d’Ives Guyot pour ne point con- fesser les progrès économiques de l’Espagne (1).

(1) Voici le tableau du commerce extérieur de l’Espagne pendant les trois

derniers exercices.

Pierres, minéraux, verreries et pote- ries

Métaux et produits métalliques

Produits chimiques

Cotons

Autres tissus végétaux Laines, poils et leurs produits Soie et soieries Papier

Bois et boiseries Animaux et produits animais Machines, moyens de transport de navires

Denrées alimentaires, y compris grains, huiles, vins, etc.

Divers

Articles pour railways, agriculture coloniale et mcnop. de tabacs Or et argent

Totaux

Importation

1896

1897

1898

69 157 316 26 138 “239 57 947 “298 75 223 326 “22 012 977 22 603 670 19 s 20 252 8 559 657 42 446 014 66 743 802

72 715 632 24 651 656 60 185 616 95 500 414 “22 822 432 20 142 415 19 055 231 9 080 978 45 342 129 67 603 885

58 120 006 16 850 248 53 239 528 80 851 060 21 848 147 15 124 126 14 469 542 7 082 525 34 945 202 56 126 566

41 857 276

49 911 624

39 551 263

153 746 953 6 383 549

148 255 985 5 822 002

98 798 401 3 823 346

33 329 746 102 966 702

21 532 866 123 796 122

25 792 057 70 223 934

748 956 737

784 196 987

590 825 751

IIe SÉRIE. T. XVII.

32

498

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Il est évident cependant que la charge des impôts de guerre ne pourrait continuer à peser sur la nation sans faire obstacle à la formation de la richesse. Une révision des impôts est donc nécessaire et pour que leur - montant n’arrive pas à excéder la puissance contributive du pays, la Ligue demande que le budget des recettes soit établi et voté avant celui des dépenses. Nous avons vu dans le manifeste de la Ligue des producteurs, que les principes arrêtés par les cercles qui la composent tendent directe- ment à rompre avec le système des expédients financiers qui a formé la forte part de la dette sous laquelle succombe aujourd’hui d’Espagne.

Pour éviter que l’Etat toujours indigent n’aliène le patrimoine de la nation comme lors de la vente des mines de Rio Tinto, interdiction est faite de proroger aucune concession de chemins de fer, ce qui va à l’encontre de manœuvres fort habilement dirigées en ce moment.

Les industriels et commerçants interviendront dans la vérification des contributions, pour réprimer les fraudes aujourd’hui innombrables. Les impôts devront être tolé- rables, également établis sur les diverses formes de la

Suite de la note de la p. 497.

Pierres, minéraux, verreries et pote- ries

Métaux et produits métalliques

Produits chimiques

Cotons

Autres tissus végétaux Laines, poils et leurs produits Soie et soieries Papier

Bois et boiseries Animaux et produits animais Machines, moyens de transport de navires

benrées alimentaires, y compris grains, vins, etc.

Divers

Articles pour railvvays, agriculture coloniale et monop. de tabacs Or et argent

Totaux

Exportation

1896

189

7

1898

104

7 "23

955

126

508

381

127

217

080

94

160

522

100

230

107

101

303

110

20

423

541

23

861

050

22

291

954

52

122

607

61

877

498

0/

948

534

4

516

636

4

098

548

4

564

513

20

942

073

17

662

718

19

903

614

4

648

450

4

972

257

2

817

625

12

432

478

11

725

116

8

774

‘.169

39

669

616

45

554

124

46

848

309

62

299

771

64

468

590

63

561

884

650

4«3

521

517

1

750

226

353

275

662

334

036

712

359

611

954

5

142

367

15

400

505

1

930

135

139

438

327

170

628

00

O

121

403

150

892

448

QO

X

979

545

503

899

757

053

l’état présent de l’espagne.

499

richesse et l’on devra s’attacher a éviter les charges qui entravent l’essor des industries espagnoles.

La Ligue émet donc le vœu que tous les impôts dits « de guerre « soient supprimés sans remplacement. Le monopole des explosifs dont l’industrie minière espagnole se plaint aussi vivement que sa sœur du Transvaal, devra être aboli, comme aussi les contributions sur- les objets de première nécessité. Des réductions sont demandées sur les droits de mutation, de timbre sur l’impôt foncier, et les affranchissements postaux. Des mesures appropriées peuvent amener promptement une plus juste répartition des charges foncières, un meilleur rendement des impôts qui seront maintenus ; car dans aucun pays la fraude n’a plus de facilités qu’en Espagne.

D’ailleurs, les congressistes ont suggéré l’établissement d’impôts nouveaux à charge de la propriété mobilière et qui compenseront le déficit des autres. Les intérêts de la dette n’en seront point affranchis.

Ce système fera payer par les étrangers une partie des charges de l’Etat; mais d’autres pays, la France notam- ment, n’agissent point différemment. Cet impôt et diverses autres branches de ressources permettraient de doter la caisse spéciale et autonome chargée de pourvoir au besoin des œuvres préconisées par les producteurs : la colonisa- tion intérieure, les canaux, les chemins vicinaux et le développement de l’enseignement.

A ce programme l’on sacrifierait, avec les débris de l’an- cien empire colonial, tout ce qui se rattachait à une politique impérialiste, comme les subsides accordés à la Compagnie transatlantique.

D’ailleurs, les conceptions budgétaires des associations commerciales impliquant de multiples dégrèvements, le chapitre des dépenses de l’Etat doit, par compensation, subir de grands retranchements. Tous les économistes sont d’accord sur ce point, que l’Espagne doit désespérer de jamais reprendre quelque rang dans le monde, si elle

5(30 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

n’accepte de pratiquer une politique de recueillement, comme le lit la France après les désastres de 1 8 1 5 et de 1870. Seulement il y a la multitude des classes privilégiées qui déjà se dresse, prête à défendre ce quelle regarde comme des droits acquis, et c’est ici que se placent les grandes difficultés du problème financier.

Les Chambres de commerce commencent par déclarer que les recettes 11e pourront dépasser le chiffre de 800 millions de pesetas, et que les dépenses devront être établies au même chiffre. Depuis le Congrès de Saragosse elles ont reproduit la même exigence sous une autre forme, en exigeant 100 millions d’économies.

Pour arriver à l’équilibre, il faut : Que l’on sabre sans pitié dans les dépenses adminis- tratives; que l’on supprime les pensions à ceux dont les ressources sont suffisantes; qu’un nouveau Concordat inter- vienne réduisant les charges ecclésiastiques à un niveau correspondant aux dépenses des autres Etats pour le même objet ; que l’on diminue l’armée et que toute construction nouvelle pour la marine soit arrêtée.

« Un arrangement avec les créanciers de l’Etat devra procurer une réduction des intérêts annuels. Il sera créé une dette unifiée du type 5 p. c., dont le capital sera établi d’après les disponibilités du budget des recettes. Ce nouveau type de rente absorbera toutes les obligations de l’Espagne existant actuellement. «

« L’amortissement de la Dette publique sera sus- pendu et le service des intérêts sera fait en pesetas, quel que soit le domicile des porteurs de titres. « Ce vœu est la méconnaissance pure et simple de la convention signée à Londres et qui assurait les droits des créanciers exté- rieurs (1).

40 Le solde à la Banque d’Espagne pour ses avances

(1) Le 20 janvier dernier, le Gouvernement a déposé un projet de règle- ment des dettes qui ne tient aucun compte des réclamations des Chambres

l’état présent de l’espagne.

5oi

en billets du Trésor, sera réduit en considération du mono- pole des émissions sans réserve métallique.

De nouvelles émissions ne pourront être faites sans augmenter proportionnellement les réserves d’or, et la Banque d’Espagne devra de tout son pouvoir s’efforcer d’améliorer la situation monétaire du pays.

Un ensemble de mesures est proposé pour approprier le régime politique de l’Espagne aux intérêts de ceux qui payent et dont les vœux ont été toujours sacrifiés.

« Le régime électoral aura pour base la représentation des intérêts. Les services publics seront autonomes et le personnel ne subira plus le contre-coup des changements politiques. « 11 suffit, pour apprécier cette réforme, d’avoir vu le troupeau lamentable d’employés sans place errer sur la Puerta del Sol, sans autre réconfort que l’espoir d’un remaniement ministériel.

de commerce touchant l’Extérieur estampillé, qui se monte à 1 043 817 400 pesetas.

Voici les éléments essentiels de ce projet :

Article 1. Le gouvernement est autorisé à convertir le 4 p. c. amor- tissable, les billets hypothécaires de Cuba, émission de 1886 et 1890 et les obligations hypothécaires des Philippines ou dette perpétuelle intérieure 4 p.c.

Art. 2. cette conversion sera volontaire et se réalisera au pair, conser- vant les créanciers au même intérêt.

Art. 3. En vertu de l’article précédent, la répartition aura lieu de la façon suivante :

Pour 100 titres 4 p. c. amortissable, on recevra 1 13 titres de 4 p. c perpétuel.

Pour 100 billets hypothécaires de Cuba 1886, on recevra 120 titres de 4 p c intérieur perpétuel.

Pour 100 billets cubains 1890, on recevra 100 titres d’intérieur perpétuel.

Pour 100 obligations des Philippines, série A, 127 titres avec 30 cent, de 4 p. c. d’intérieur perpétuel.

Art. 4 Les obligations Philippines, série B, se changeront à raison de 83 titres avec 23 centimes de 4 p. c. intérieur perpétuel pour 100 unités.

Les autres articles fixent les divers détails de la conversion Cette conver- sion sera opérée par la Banque d’Espagne, et la conversion des dettes colo- niales par la Banque coloniale espagnole.

Le ministre des finances demande l’autorisation de fixer la date de la con- version qui commencera dés que l’auront décidé les ministres en conseil.

On pense que ce projet sera approuvé sans difficulté. Des certificats seront expédiés aux détenteurs de titres d’emprunts coloniaux, avant que ces titres puissent obtenir aucun avantage.

Le projet ne spécifie rien à propos du 4 p. c. Extérieur.

502

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

« Les producteurs et les contribuables participeront directement à la formation d’une Junte fiscale (sorte de Cour des Comptes), qui exercera sa surveillance sur toutes les branches de l’administration civile et militaire. » Par divers moyens trop compliqués pour être ici détaillés, l’administration sera simplifiée et la politique chassée de tous les rouages provinciaux et municipaux, ce dont le besoin se fait terriblement sentir. C’est aussi l’esprit de nos institutions, mais il faut reconnaître que la pratique s’écarte souvent de ce précepte.

Nous avons déjà vu que l’on escompte de grandes éco- nomies au moyen d’une réduction des charges militaires. L’armée et la marine ont été pour les finances de l’Espagne un gouffre d’innombrables millions ont été jetés sans compter. On leur pardonnait d’avoir été le siège de mal- versations inouïes, de tristes intrigues et d’agitations révo- lutionnaires ; on leur a fait grâce de tout jusqu’au moment de l’épreuve, jusqu’au jour l’Espagne a rougir non pas de ses soldats, qui surent mourir héroïquement, mais de l’imbécile camariüa de ses officiers de terre et de mer, vieillards sans nerfs et sans muscles « (1). L’assemblée de Saragosse demande la suppression du ministère de la marine et la réduction à leurs dernières limites des charges militaires. C’est s’attaquer à forte partie, et de tous les maux qui rongent l’Espagne ce militarisme corrompu sera le plus difficile à extirper.

l’agitation

Telle est la déclaration de guerre lançée par le Tiers- Etat à l’Ancien Régime. « Ce plan doit être réalisé immé-

(1) Revue de Paris, 1890. Aux Philippines, par le lieutenant X Les Américains sont moins sévères pour l’amiral Cervera et approuvent gêné râlement les conclusions du livre de défense que celui-ci vient de publier. Le New-York Herai.d lui a notamment consacré un article fort élogieux.

l’état présent de l’espagne.

5o3

diatement et tout entier au moins dans ses éléments essen- tiels, et ce par les moyens les plus efficaces et les plus rapides, en sacrifiant la perfection à la rapidité d’exécu- tion. «

Le ministère Silvela, dont on espérait beaucoup, a malheureusement déçu la bourgeoisie espagnole en s’al- liant aux privilégiés et en refusant de pratiquer la poli- tique de recueillement et de retranchement qui est la condition sine qua non de la renaissance du pays.

« Tout le monde, dit 1’ Économiste français, sentait au lendemain de la perte des colonies que, selon le mot de Thiers, il n’y avait plus une faute à commettre. «

Un seul mot peut définir l’accueil que reçut le projet du budget, présenté le 20 juin 189g Ce fut de la stupeur.

Il comportait 937 millions de dépenses. La guerre de- mandait i5i millions et la marine 23 millions. Les cultes absorbaient 43 millions, les pensions militaires 52 mil- lions, les pensions civiles 21 millions, le service de la Dette 458 millions, plus de la moitié des revenus du Trésor. La Dette publique apparaissait accrue de 3 milliards et pour satisfaire ces besoins nouveaux, 17 projets de lois créaient un système d’impôts, vexatoires autant qu’écrasants dont le fameux impôt sur les utilités, véritable income fax (1).

Le ministère fut renvoyé au travail, comme un écolier dont le devoir dépasse en médiocrité toute mesure admis- sible. Il présenta, quatre mois après, un budget réduit à 876 millions par l’impôt de 20 p. c. sur toutes les dettes, hormis l’extérieure estampillée.

Ce budget ne fut pas accepté.

En attendant une solution définitive, le vieux budget 1898-99 a été prorogé; mais comme le budget des revenus ne pourrait suffire aux charges additionnelles résultant de

, (1) La nouvelle étape de la réorganisation des finances espagnoles. Économiste fuançais, 1 899, p. 823. —Spanish finances at the end of 1899. The Economist, 6 janvier 1900.

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

504

la guerre, le Gouvernement est autorisé à y pourvoir par des mesures provisoires. Le budget définitif est arrêté, parce qu’on est arrivé au plus difficile des obstacles : le chapitre des dépenses militaires et maritimes.

C'est ici que le conflit entre la bourgeoisie et ses exploi- teurs a son centre d’acuité. Pour un rien, les généraux menacés répandraient le sang dans les rues. Aussi l’oppo- sition des Chambres de commerce reste-t-elle dans la léga- lité, bien qu’atteignant les dernières limites de celle-ci.

Leur politique de concentration des forces bourgeoises, de résistance passive aux exigences du fisc, met le minis- tère en très difficile posture.

De plus, elles s’appuient sur les éléments autonomistes dominant dans les régions du Nord (1).

Nous avons vu que la décentralisation est au nombre des articles du programme bourgeois dont la réalisation immé- diate est exigée.

11 n’en pouvait être autrement. L’autorité centrale paraît incapable d’être autre chose qu’arbitraire, mal- adroitement despotique, corrompue et ruineuse. Dès lors, la Ligue doit naturellement tendre à l’affaiblir au profit d’organismes régionaux sur lesquels le contrôle des pro- ducteurs et des contribuables peut s’exercer plus aisément. Les libertés provinciales protègent les uns contre les erreurs des autres, et empêchent que les districts énergi- ques portent tout le poids de la paresse et de l’incurie des régions moins progressives. La pente naturelle de la race espagnole va au fédéralisme. De fait, les seules régions dont l’aisance soit visible, sont précisément les parties de la péninsule que les libertés provinciales ont plus ou moins protégées contre l’unification à outrance entreprise par les rois.

L’idée provinciale bénéficie de toutes les blessures

N

(1) Revue des Études coeoniai.es. Le Catalanisme, 1er septembre 1899.

l’étaï présent de l’espagne.

5 o5

soutfertes par l’orgueil national, et cette unité humiliée n’appelle plus l’enthousiasme. L’on entend dire couram- ment que l’Espagne doit changer de voie et n’être plus qu’une fédération de vivantes provinces unies par des liens assez lâches.

Ainsi, les partisans de l’autonomie politique ou tout au moins financière, si nombreux en Aragon, Catalogne, à Valence et aux Baléares, viennent grossir les forces de la bourgeoisie et, au besoin, lui donneraient le moyen d’agir révolutionnairement .

C’est en Catalogne que le refus de payer l’impôt décrété un moment par les Chambres de commerce, fut pratiqué avec le plus d’énergie, et l’instant vint même les choses menacèrent de mal tourner.

Il y a, dans le mouvement catalan, des éléments de toute nature, plusieurs d’entre eux capables même de gêner leurs alliés des Chambres de commerce. Au récent meeting d’Esparraguera, les Catalanistes ont compris la nécessité de se distinguer des républicains, notamment sur la question militaire, les premiers se déclarant pour le volontariat et les seconds pour le service personnel. Cependant les tendances républicaines d’un grand nombre de Catalans sont assez évidentes pour leur aliéner beau- coup de sympathies.

Les jalousies des villes secondaires, comme Gérone, éclipsées par l’étonnante prospérité de Barcelone, le péril de l’anarchie et du socialisme, l’outrance séparatiste de certains, telles sont les causes qui ont empêché jusqu’à ce jour les raisonnables demandes de X Union Catalane de triompher aux Cortès.

Les Producteurs n’ont nulle envie de rouvrir lere des pronunciamentos dont iLs payeraient tous les frais. Aussi jouent-ils ce jeu, quelque peu dangereux, d’aller jusqu’à l’extrême bord des voies pacifiques, en ayant grand soin de ne pas réaliser leurs ultimes menaces. Nul ne peut

5o6

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES

dire aujourd’hui lequel des deux courants l’emportera : le courant mégalomane fondant sur les menaces, d’ailleurs assez réelles, de l’Angleterre et le rêve de conquérir le Maroc, la nécessité d’un grand appareil militaire et, d’autre part, le courant bourgeois qui prêche le repliement de l’Espagne sur elle-même, l’humilité et l’économie.

LE CONGRÈS DE VALLADOLID

Les Chambres de commerce, unions mercantiles, socié- tés agricoles et industrielles, n’avaient point entre elles de lien permanent, hormis leur commune participation au Congrès de Saragosse. D’une part, M. Paraiso à la tête de son directoire, et. de l’autre, la Ligue nationale des producteurs, émanation simplement officieuse des aspira- tions bourgeoises, menaient énergiquement la campagne; mais les dissentiments qui se tirent jour sur le choix des moyens d’action contre le gouvernement, montrèrent la nécessité d’un organisme permanent et officiel, destiné à procurer le triomphe du programme de Saragosse. De là, convocation d’une nouvelle assemblée qui s’est tenue à Valladolid, dans la troisième semaine de janvier 1900.

Le programme de Saragosse y a été confirmé, une Union permanente créée avec mission spéciale de joindre ses efforts à ceux de la Ligue des producteurs. La jonc- tion des deux « noyaux « des forces bourgeoises se trouve donc accomplie.

L’assemblée de Valladolid a formellement répudié toute tendance séparatrice, mais s’est prononcée pour une cam- pagne énergique contre le ministère.

Se proposant en premier ordre, d’unir en un seul fais- ceau toutes les forces vives de la nation, elle n’a point dédaigné de s’adjoindre un élément démocratique, les labradores », et d’ajouter des revendications sociales à son plan de réformes économiques.

LÉTAT PRÉSENT DE L’ESPAGNE. 5c>7

L’assemblée a tracé en huit articles la ligne de con- duite à adopter pour réunir en un faisceau, tous ces élé- ments créateurs de la richesse dont la voix est restée jusqu’à ce jour sans écho, et faire triompher pacifique- ment le programme de Saragosse.

Comme ressource dernière il y a la révolution, et la menace en apparaît peu voilée derrière certaines résolu- tions du Congrès. L’expression la plus nette des volontés de ceiui-ci est donnée par cet avertissement que, « quant au présent, l’assemblée déclare qu’étant donnée la conduite du gouvernement, il n’y a plus place pour aucune espé- rance, et qu’il faut d’ores et déjà appliquer les procédés les plus radicaux et les plus expéditifs que jugera néces- saires le président de la Commission ».

Chaque phase de la campagne des Chambres de com- merce a eu ce résultat, de creuser, toujours plus large et plus profond . le fossé qui sépare les gouvernants des classes productrices des ressources nationales.

Le divorce semble à présent consommé.

L’assemblée s’est terminée par un cri de guerre contre le ministère. En réalité, un nouveau parti vient de naître, celui des réformes économiques et, malgré des dissidences, il groupera ce qu’il y a de plus vivace dans la nation espagnole. Dès aujourd’hui, c’est une très grande force et l’un des principaux éléments de la politique. Le 2 mars 1900, une circulaire aux sociétés affiliées leur notifie la création du nouveau parti et l’union des Cham- bres de commerce avec la Ligue des Producteurs. En des termes plus violents qu’à Valladolid, la circulaire prend à partie, non seulement le gouvernement mais même les Cortès, instrument trop passif aux mains du ministère Silvela. Le mot d'ordre donné aux cercles alliés est : « unirse y organizarse ».

Pourvu que ce mouvement n’aboutisse pas simplement à la création d’une nouvelle coterie avide de sinécures!

5o8

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

CONCLUSION

L’avenir de l’Espagne étant donc lié à ce combat d’idées plus qu’à toute autre chose, il serait téméraire d’affirmer ou de dénier quelle se relèvera de ses désastres. Si sa ruine est définitive, les hommes en auront toute la respon- sabilité, car le sol et le sous-sol ont des éléments suffi- sants de prospérité économique. Il est vrai que le manque d’eau et les difficultés de communication entravent le développement agricole; il est vrai aussi que l’Andalousie ne peut recouvrer sa richesse du moyen âge, parce qu’elle n’a plus, comme alors, le monopole de certains produits, tel le sucre.

Cependant l’Espagne est, à tout prendre, dans la même situation que bien d’autres contrées dont le sol manque de l’eau du ciel et dont cependant l’essor en ce siècle a été rapide comme le Cap, l'Australie et l'Inde. L’étendue des surfaces encore irrigables et l’état rudimentaire des procédés de culture permettent de prévoir une grande extension des exploitations agricoles, car l’agriculture espagnole est aujourd'hui en dessous de la situation les Romains l’avaient laissée. D’ailleurs, il en est de l’Espagne comme du Mexique, dont les merveilleux pro- grès depuis trente ans sont un objet bien digne de fixer l’attention des amis de la race castillane (1).

Pour l’un et l’autre pays, la vraie source de prospérité est dans le sous-sol recélant en abondance toutes sortes de minerais. L’indifférence des Espagnols à cet endroit est incompréhensible, si l’on songe que dans le Nouveau Monde ils ont laissé la réputation de prospecteurs incom- parables et doués d’un flair vraiment divinatoire. L’Es- pagne s’est plutôt attachée jusqu’à présent à l'extraction des minerais de prix élevé comme le cuivre, le mer- ci) Lemiis, The aie ikening of a mti.on. New-York, Htrpers and Brothers.

l’état présent de l’espagne.

509

cure, etc., sans presque leur faire subir de travail. Des droits de sortie sur la matière brute nécessiteront le traitement du minerai en Espagne même.

A côté des métaux de valeur élevée, l’Espagne a de nombreux gisements de fer et de charbon. La fondation par le Creusot d'une immense usine à Cette, est un des nombreux indices de l’éveil de la grande industrie sidé- rurgique dans le bassin de la Méditerrannée. Seule de tous les pays qui la bordent, l’Espagne possède en abon- dance les éléments de cette industrie reine.

Le fer et le charbon sont de puissantes assises appuyer la prospérité de l’Espagne renaissante. L’élan semble donné et une véritable fièvre de recherches minières s’est récemment manifestée (1).

Le développement de cette industrie procurera à de nombreux enfants de l’Espagne l’occasion d’acquérir, sous une direction étrangère, la façon de comprendre la vie qu’ont les nations progressives.

Soit par infiltration de sang étranger, soit par acces- sion des nationaux aux idées du dehors, l’expansion de la classe des « producteurs « est inévitable.

L’avenir lui appartient et seule elle est à même de faire sortir l’Espagne de l’état économique misérable elle végète encore, malgré les progrès importants déjà réalisés.

Cette renaissance matérielle paraîtrait encore plus frap- pante, si l’on mesurait justement les circonstances malheu- reuses qui souvent l’ont entravée et la grandeur des résul- tats obtenus.

(T) Le Bulletin du Musée commercial de 1898-99, pp. 8-2 et 389, donne d’intéressants détails sur les exploitations houillères en Espagne. La houille est exploitée dans les provinces d’Asturies, Cordoue, Palencia, Ciudad Real, Séville, Léon, Gérone, Burgos et Logrono. La Sidérurgie en France et à V Étranger , par Helson. L’Espagne et le Portugal. Revue de Statis- tique, 1er octobre 1899 et Annales des Mines donnent le détail de la produc- tion minière et métallurgique. D’après le Bulletin du Musée commercial, 1898 99, p 1853, la valeur de la production minière et métallurgique en 1897 était de 267 372 445 pesetas. 11 y a plus de 15 000 mines. Le développement de l’industrie houillère intéresse surtout la Catalogne maigrement alimentée par San Juan de las Abadesas.

5lO REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Déjà certains esprits moroses reprochent aux Espagnols leur engouement de fraîche date pour la production de la richesse, oubliant que parallèlement à ce mouvement se produisait aussi une véritable efflorescence littéraire comme l’Espagne n’en avait point vue depuis son grand siècle (1).

A tout prendre, le nouveau siècle semble promettre à la noble nation castillane le retour à une situation hono- rable parmi les peuples d’Europe. N’a-t-elle pas déjà acquis ce qui est la base de toute prospérité : la paix intérieure, et cela dans les circonstances les plus difficiles ? Osons donc dire avec M. Paraiso : « Una Espana nueva està à punto de surgir « (2).

Aristide Dupont.

(1) Journal des Débats, 23 janvier 1900.

(2) Circulaire du 2 mars 1900.

LA

DISSOCIATION PSYCHOLOGIQUE

La connaissance directe que nous avons de nous-même, nous donne une idée assez précise de la diversité de nos organes et de nos facultés, en même temps que de l’unité psychologique et physiologique qui constitue notre per- sonne, notre moi.

Nous savons que notre corps est formé d’éléments orga- niques distincts, mais si bien coordonnés pour concourir à la vie totale de l’individu, que nous ramenons sans hési- ter la notion expérimentale de notre existence physique à l’idée d’une unité parfaite.

Notre personne morale se compose également de facul- tés diverses et d’états de conscience variables ; mais la mémoire réunit en un seul faisceau nos états passagers et nous permet de les attribuer à un moi unique et perma- nent.

La vie est un perpétuel changement depuis la naissance jusqu’à la mort. L’enfance, l’adolescence, l’âge mûr, la vieillesse en marquent les grandes étapes, sous les traits les plus dissemblables; mais le sens intime, éclairé par la réflexion, nous révèle l’existence d’un élément invariable, simple, indivisible, toujours identique à lui-même.

Organisés pour la vie terrestre, nous prenons contact avec le monde extérieur par l’intermédiaire de nos sens. Partant des données fournies par l’expérience sensible, notre moi raisonnable accomplit toutes les opérations

5 12 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

intellectuelles qui lui sont propres et qui règlent son acti- vité. Il se détermine librement. Il se sent agir comme une cause volontaire et responsable de ses actes. Au moyen de l’organisme il exerce, par contact, sur les corps matériels qui nous entourent des actions mécaniques. A l’aide du langage, il se met en rapport avec l’intelligence des autres hommes et des influences réciproques s’établissent entre eux et nous.

Telle est, en résumé, la constitution normale de la per- sonne humaine réalisant le mens sema in corpore sano.

Mais tout n’est pas également lumineux dans le cercle de notre activité. Il y a des ombres et des pénombres dans ce tableau. La conscience n’en éclaire pas toutes les par- ties.

Qu’est-ce donc que la conscience ?

On peut sentir, associer des idées, coordonner des actes dans un but déterminé sans être conscient de ce que l’on fait. Les animaux accomplissent tout cela sans le savoir.

Pour qu’une perception, pour qu’une idée, pour qu’un jugement, un acte soient conscients, deux conditions sont nécessaires. Il faut d’abord que l’attention s’en saisisse ; puis ensuite, que la raison les fasse siens, les reconnaisse, les affirme expressément (1).

Grâce à cette action combinée de l’attention, qui est une des formes de la volonté et de la raison, lame humaine projette dans le champ de l’activité psychologique des rayons lumineux qui lui permettent d’en explorer les dif- férentes parties. Mais l’illumination n’est jamais que par- tielle. A côté des zones claires, il y a de vastes régions

(1) Les auteurs attribuent au mot « conscience » un sens extiêmement flot- tant, depuis la conscience rudimentaire delà cellule jusqu'à la conseil nce parfaite de 1 être doué de raison. On a mis de la conscience partout, a-<c de simples différences de degrés. On parle de sub-coriscier ce, de conscience subliminale, etc. Pour éviter toute équivoque nous «mploietons, dans les pages qui suivent, le mot « conscience j dans le sens précis qui résulte de notre définition.

LA DISSOCIATION PSYCHOLOGIQUE.

5 1 3

obscures ou se produisent ces perceptions sourdes, ces associations automatiques d’idées, ces jugements rudimen- taires et empiriques, ces voûtions irresponsables, qui for- ment le domaine de l’inconscient.

Cette activité automatique et inconsciente donne parfois naissance à des associations si bien coordonnées des élé- ments psychologiques, qu’il en résulte ce qu’on appelle des personnalités secondaires. Nous verrons qu’il peut exister chez un sujet parfaitement sain et éveillé, à côté de la per- sonnalité consciente, un personnage secondaire, qui se développe en lui à son insu et paraît savoir parfaitement tout ce qui s’y passe, y compris beaucoup de choses qui échappent à la personne consciente. Ces personnages secondaires prennent naissance dans les régions obscures dont nous venons de parler. Ils s’y forment comme les rêves dans le sommeil. C’est le rêve des gens qui ne dor- ment pas.

Sous l’influence de causes variables que nous passerons en revue, de la fatigue, du sommeil, de la maladie, de l’intoxication, les rapports du conscient et de l’inconscient ne sont plus les mêmes qu’à l’état normal ou à l’état de veille. Les frontières de l’empire de la raison et de la volonté sont modifiées. Parfois même il arrive qu’elles disparaissent tout à fait, l’inconscient ayant envahi tout le territoire. La personnalité normale passe dans la coulisse et cède la place.au personnage secondaire. C’est le phéno- mène des personnalités alternantes.

Le nouveau venu connaît à fond son alter ego de l’état normal. Il lit, par exemple, avec une indiscrétion sans pareille dans tous les replis de sa mémoire. Mais il a sa physionomie propre et son caractère, différents de ceux de la personnalité normale. Il ne se confond pas avec cette dernière et la traite comme une étrangère.

Quand la personne normale reprend possession d’elle- même, elle ignore généralement tout ce qui s’est passé pendant la phase de dissociation.

lie SÉRIE. T. XVII.

33

5 14 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Ces métamorphoses n’affectent que le moi psycholo- gique, qu’il ne faut pas confondre avec le moi substantiel métaphysique. Celui-ci, étant données l’unité et la simpli- cité de sa nature, ne peut ni se fractionner, ni engendrer par dissociation des personnalités nouvelles.

Peu importe que les personnages secondaires, produits éphémères de la dissociation, se prennent ou se fassent passer pour ce qu’ils ne sont pas, si, après une éclipse plus ou moins longue, on voit réapparaître les signes dis- tinctifs de la personnalité normale. Les phénomènes de dissociation n’infirment nullement le témoignage du sens intime en faveur de l’identité permanente de la personne humaine. Quand on parle de dissociation, d’état second, de dédoublement de la personnalité, il est bon de ne pas forcer le sens de ces expressions, qui ont le défaut de se prêter à l’équivoque et de laisser croire à quelque trans- formation équivalente à la destruction de la personnalité.

Cette opinion repose sur une erreur très répandue, même parmi ceux qui font profession de spiritualisme et qui consiste à penser que toutes les opérations de l’âme sont conscientes. Cette erreur procède de la philosophie cartésienne. Elle entraîne, comme conséquence, cette autre opinion, également fausse, qu’entre l’âme et ses facultés, il n’y a pas de distinction réelle.

On démontre au contraire, en métaphysique, que l’âme diffère de ses facultés, quelle a plusieurs principes d’ac- tion et qu’elle dépense diversement son énergie. La raison et la volonté ne sont qu’un des modes de son activité et ne participent pas à toutes ses opérations. Il y a des opé- rations inconscientes. Telles sont, par exemple, la plupart des fonctions vitales. Les lacunes de la conscience ne portent donc aucune atteinte à l’identité permanente l’âme, considérée comme une substance distincte de ses puissances.

La théorie des personnalités secondaires n’est qu’une interprétation rationnelle défaits depuis longtemps connus

LA DISSOCIATION PSYCHOLOGIQUE.

5 1 5

et parfaitement établis. Elle n’ébranle pas les bases de la psychologie spiritualiste.

Mais voici que l’on prétend soumettre au contrôle des investigations scientifiques et rattacher à l’ordre naturel un ensemble de faits, que la science avait jusqu’à présent considérés comme étrangers à son domaine et à ses lois. Certains sujets, placés artificiellement ou spontanément dans un état d’automatisme inconscient, pourraient voir et percevoir ce qui se passe à distance, sans l’intermé- diaire des sens normaux, communiquer mentalement avec d’autres personnes sans le secours du langage, produire des mouvements mécaniques sans contact, engendrer de leur propre substance des formes humaines fantomales et pourtant matérielles. Il ne s’agit plus seulement ici de dissociation psychique, mais d’une dissociation de la per- sonne physique, à des degrés divers, jusqu’au point la matière vivante se trouverait amenée à une sorte d’état radiant et pourvue de facultés adéquates !

Nous voilà bien loin du type normal que nous avons défini tout à l’heure.

De pareils phénomènes, s’ils sont réellement tels qu’on les présente et quelle que soit leur cause fut-elle même surnaturelle seraient incontestablement de nature à intéresser la physiologie et la physique.

Aussi des savants jouissant d’une autorité incontestée dans les différentes branches des connaissances humaines, n’ont-ils pas craint d’instituer, dans leurs laboratoires, des recherches expérimentales sur ces graves questions, mal- gré le discrédit dont elles sont frappées dans le monde scientifique.

Les expériences satisfaisantes sont encore si rares, les erreurs d’observation et les illusions si faciles en pareille matière, la méthode à suivre est si incertaine et le témoignage humain si sujet à caution, que le doute mé- thodique s’impose absolument à ceux qui ne connaissent ces travaux que de seconde main.

5 1 6 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

C’est surtout le cas des phénomènes physiques si sus- pects à tous les points de vue. Aussi n’en parlerons-nous que pour mémoire, voulant rester sur le terrain plus sûr et plus accessible de la psychologie.

La psychologie classique s’est occupée surtout des états de conscience. Mais la psychologie propre aux divers états de dissociation soulève des problèmes d’une égale impor- tance. C’est la psychologie du sommeil et du rêve, qui lient une si grande place dans notre vie. Le rêve sous toutes ses formes, exerce sur nous, le plus souvent notre insu, une influence considérable. Il est la source d’illu- sions et d’erreurs dont les hommes ont beaucoup souffert. C’est ainsi qu’on a vu, de nos jours, renaître sous le nom de spiritisme, les dangereuses illusions qu’ont engen- drées de tout temps les troublantes manifestations de l’activité inconsciente de l’esprit. Nous étudierons, au point de vire qui nous occupe, la genèse de l’erreur spi- rite. Ce sera un exemple des applications pratiques de la psychologie à l’hygiène de l’esprit.

Les troubles passagers de l’intelligence, de la raison et de la volonté, laissent parfois soupçonner l’intervention d’agents étrangers à la personne humaine. Nous décrirons les phénomènes que les états de dissociation paraissent favoriser. Nous nous abstiendrons de les juger au point de vue du surnaturel. C’est un autre aspect de la question; ce n’est pas le moins suggestif ni le moins grave ; mais il relève d’une science particulière qui a ses règles, sa mé- thode, ses principes et ses interprètes autorisés. Un sen- timent de prudence et de respect nous interdit de passer la frontière qui sépare la psychologie de la mystique.

LA DISSOCIATION PSYCHOLOGIQUE.

5 1 7

I

LE SOMMEIL

L’union du corps et de l’esprit est si intime, qu’il est absolument naturel de penser que les phénomènes de dis- sociation psychologique que nous allons étudier sont toujours accompagnés d’un état physiologique correspon- dant.

Mais tant que l’on a considéré les éléments dont se compose le système nerveux comme formant un réseau continu et lié dans toutes ses parties, il était difficile de rendre compte physiologiquement des effets de la disso- ciation.

Les récents progrès de l’anatomie ont suggéré des hypothèses ingénieuses qui tendent à supprimer cette dif- ficulté.

Les belles recherches de Golgi et surtout de Ramon y Cajal ont démontré que les éléments du système ner- veux central, au lieu de s’anastomoser entre eux, forment des unités indépendantes les unes des autres, désignées par Waldeyer sous le nom de « neurones ».

Un neurone est un centre d’activité fonctionnelle, une cellule, pourvue de deux ou plusieurs pôles ; les uns récepteurs, par lesquels le neurone reçoit les excitations extérieures; les autres expéditeurs, par lesquels il dirige l’influx nerveux soit sur le pôle récepteur d’une autre cellule, soit sur un organe étranger au système nerveux.

De chaque pôle se détachent des prolongements en nombre variable. Les uns, dits cylindraxiles, se continuent avec les cylindraxes des fibres nerveuses ; les autres, dits protoplasmiques, se terminent par une arborisation, qu’on nomme des dendrites. Ces prolongements sont les conduc- teurs de l’influx nerveux. Le courant ou l’excitation est centripète dans les uns et centrifuge dans les autres. Les

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

prolongements protoplasmiques d’un neurone reçoivent 1 ébranlement soit directement de l’extérieur, quand ils occupent, comme les neurones sensitifs ou sensoriels, une position périphérique ; soit par les fibrilles terminales du prolongement cylindraxile d’un neurone voisin. C’est le cas des neurones centraux. Les prolongements cylin- draxiles transportent l’ébranlement à partir de la cellule génératrice jusqu’à leur arborisation terminale, laquelle aboutit soit à un organe, muscle, glande etc. que l’influx nerveux doit actionner, soit aux prolongements protoplas- miques d’un autre neurone, par s’opère la transmission excitatrice de neurone à neurone.

Mais comment la communication se produit-elle entre arborisations cylindraxiles et protoplasmiques? Par con- tact, disent les uns. Le Dr Lépine, de Lyon, a émis le pre- mier l’hypothèse que les prolongements sont pourvus d’une mobilité amœboïde, qui leur permet de s’étendre et de se contracter. Quand le neurone est actif, les contacts s’éta- blissent par suite de la dilatation des prolongements ; quand il est au repos, les prolongements se contractent et les contacts sont interrompus.

L’activité fonctionnelle du neurone est sous la dépen- dance d’une multitude de causes, qui la modifient, la déve- loppent, la retardent ou la suspendent, telles que l’anémie, l’hyperhémie, l’accumulation dans l’organisme de substan- ces de déchet, de toxines microbiennes, les poisons, les médicaments, les excitations périphériques, etc.

Lorsqu’on tue brusquement un animal en pleine activité, et qu’on examine ses cellules nerveuses immobilisées par des réactifs appropriés, les prolongements apparaissent étalés, allongés, hérissés d’un nombre immense de protu- bérances en forme d’épines. Il est permis de supposer que, par suite, les contacts de leurs arborisations sont intimes et nombreux. Si, au contraire, on a tué l’animal pendant son sommeil, on voit les prolongements cellulaires

LA DISSOGIATION PSYCHOLOGIQUE. 5 1 g

rétractés, ratatinés. Les épines ont dispara et les contacts sont moins marqués qua l’état de veille (1).

Le sommeil serait donc la conséquence du retrait des prolongements cellulaires et de l’interruption du courant nerveux. Le réveil se produirait, quand les prolongements reviendraient à leurs dimensions primitives.

On expliquerait de la même manière les paralysies motrices, sensitives, sensorielles, sans lésions de la sub- stance nerveuse, qu’on appelle des paralysies essentielles. Cette théorie s’appliquerait également au sommeil som- nambulique et hypnotique et, en général, à tous les troubles de la personnalité. Elle rendrait compte aussi des effets de l'habitude, du dressage et de l’automatisme. On peut supposer en effet, avec Tanzi, que les cellules nerveuses s’hypèrtrophient lorsqu’elles sont soumises à un travail souvent répété. Si cette hypertrophie s’étend aux prolongements, les contacts anciens sont mieux assu- rés, et des contacts nouveaux s’établissent. Il en résulte- rait que certains actes, d’abord pénibles, deviendraient faciles et même automatiques (2). Ce fonctionnement rendrait inutile l’hypothèse d’une sorte de mémoire cellulaire élémentaire, par laquelle on a cherché à expli- quer les effets de l’habitude, du dressage et de l’automa- tisme.

Mais il reste des doutes sur le rôle que cette hypothèse attribue aux modifications du neurone et de ses prolonge- ments.

Le Dr Renaut, de la Faculté de médecine de Lyon, a proposé une autre hypothèse. L’éminent professeur a constaté que les prolongements, tout en étant libres, sont fixés à leur extrémité par des contacts adhésifs. Ils sont tendus en place et se croisent entre eux dans un embrouil-

(1) Dr Capitan, La cellule nerveuse et son mode de fonctionnement. Nature, 25 novembre 1899. Cette expérience est due à Mlle Stefanowska.

(2) D1 2 Testut, Traité d'anatomie , t. Il, ler fascicule, pp. 4 et suiv. Paris, 0. Doin ; 1897.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

lement des plus compliqués. De plus, au point les arborisations reçoivent une impression ou font une décharge nerveuse, les tiges terminales deviennent per- lées. Le fil nerveux présente une succession de petits renflements réguliers comme des perles de collier. « J’ai pensé, dit-il, que provisoirement, on pouvait considérer les variations du dispositif perlé, qui sont innombrables, comme répondant aux conditions également variables d’une accommodation des filaments réceptifs au passage de l’onde projetée sur eux par les filaments inducteurs. Deux neurones associés deviendraient ainsi tels que deux violons associés à l’unisson, placés l’un près de l’autre. On sait que la note née sous l’archet de l’un est aussitôt répétée comme spontanément par l’autre. Quelle que soit la disposition terminale, la tension des filaments respec- tifs conditionnerait ainsi l’entrée dans le neurone induit de l’onde nerveuse projetée par les fils terminaux du neurone inducteur, parvenu à simple portée ; tout cela, sans qu’il soit besoin de supposer des mouvements larges d’articulation et de désarticulation, qui, jusqu’ici, n’ont pas été expérimentalement constatés (1). «

Ces observations sont très intéressantes au point de vue anatomique ; mais elles laissent subsister de bien grandes incertitudes. Quoi qu’il en soit, les hypothèses nouvelles s’adaptent bien à la théorie de la dissociation et à ce que l’on savait déjà de la physiologie du sommeil.

Sans parler de toutes les explications proposées, le sommeil est considéré depuis longtemps comme un état réparateur, résultant d’une modification passagère du sys- tème nerveux, sous l’influence des substances de déchet accumulées dans l’organisme par suite de l’activité plus ou moins prolongée des fonctions de relation.

Mais le sommeil naturel, chez les gens sains et bien

(1) J. Renaut, Discours de rentrée des facultés de Lyon, le 3 novem- bre 1898.

LA DISSOCIATION PSYCHOLOGIQUE.

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portants, n’a pas toujours pour cause la fatigue physiolo- gique.

On s’endort aussi par habitude, à certaines heures déterminées, sous chaque longitude, par les alternatives du jour et de la nuit et la cessation des relations sociales et des affaires. L’obscurité, le silence, l’isolement, l’absence complète d’excitations, sont autant de circonstances favo- rables qui ont fait naître probablement la périodicité du sommeil. Certains animaux inférieurs, plongés dans un milieu nutritif invariable, ne présentent pas ces alterna- tives de repos et d’activité. Il en est de même du foetus dans le sein maternel.

On s’endort encore par auto-suggestion, en prenant l’attitude couchée. C’est une loi psychologique que l’idée et l’attitude provoquent l’acte qu’elles rappellent.

On s’endort enfin sous l’influence de la distraction. Un bruit faible et monotone, un chant rythmé, un mouvement cadencé, en fixant l’attention sur un objet unique, sur une catégorie spéciale de perceptions, favorisent le repos des autres facultés. La distraction engendre la dissociation. C’est le procédé communément employé pour endormir les enfants. Une lecture sur un ton monotone, un discours banal et ennuyeux, produisent le même effet sur les grandes personnes. On dit de certains orateurs qu’ils sont soporifiques. Incapables de tenir en éveil l’intelligence de leurs auditeurs en les intéressant, ils n’agissent plus sur eux que par le bruit monotone de leur débit.

Avec les enfants la suggestion réussit très bien aussi. On leur répète qu’ils ont sommeil, qu’ils ne se tiennent pas debout, que leurs yeux se ferment et le sommeil ne tarde pas à venir. Quelle est la nourrice qui n’a pas dans son répertoire une ample provision de chansons et de récits suggestifs, composés pour la circonstance ?

En résumé, les causes variables du sommeil naturel sont la fatigue, l’habitude, l’auto-suggestion, la sugges- tion, la distraction. A moins d’une fatigue exceptionnelle,

D2 2

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

l'appel physiologique est souvent assez faible pour que l’on puisse lui résister par un effort de la volonté. On constate même qu’une fois l’heure habituelle du sommeil passée, le besoin disparaît pour un certain temps.

Dans l’état normal, la durée du sommeil est en rapport direct avec le besoin de réparation, d’assimilation et de nutrition. Evaluée au tiers environ de l’existence chez les adultes, elle augmente chez les enfants et diminue chez les vieillards. Le sommeil disparaît sous l’empire des grandes émotions. Après le meurtre de Duncan, le roi Macbeth entend une voix qui lui dit : « Tu ne dormiras plus, Mac- beth ! Tu as tué le sommeil, l’innocent sommeil ! « et pour accroître ses angoisses et ses remords, la voix énumère ensuite les effets bienfaisants du sommeil que Macbeth ne connaîtra plus (1).

Quelle que soit la cause qui l’a fait naître, le sommeil se manifeste par un ensemble de phénomènes qui accusent la dissociation de toutes les fonctions de relation. La tète s’abaisse; les paupières se ferment; l’inertie musculaire se généralise peu à peu et tous les membres tombent en réso- lution. Mais l’excitabilité musculaire n’est pas abolie, comme le prouvent les mouvements réflexes qui persistent souvent chez les dormeurs, les crampes douloureuses qui interrompent parfois leur sommeil ou les secousses géné- rales qui se produisent surtout pendant la première phase d’assoupissement. La circulation est modifiée. Le cerveau s’anémie et le canal vertébral est le siège d’une stase vei- neuse.

Les sensations visuelles, venant du monde extérieur, sont supprimées par suite de l’occlusion des paupières. Les autres sensations persistent, mais elles échappent peu à peu à la conscience. Il se produit alors une anesthésie spéciale, dont nous trouverons d’autres exemples chez les

(I) Shakespeare, Macbeth , Acte 11, Sc. 2.

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somnambules et les hypnotisés. L’anesthésie des dormeurs est parfois si complète que l’on a pu leur faire subir des opérations chirurgicales sans les réveiller. Il s’agit peut- être de sujets qui passent spontanément du sommeil naturel au sommeil somnambulique.

Comme la sensibilité, les autres facultés s’évanouissent progressivement. Le sommeil est rarement instantané. Il comporte plusieurs phases qui se succèdent assez réguliè- rement, quand on passe de la veille au sommeil plein et du sommeil plein à l’état de veille.

Il débute par l’assoupissement qui est un sommeil léger, l’esprit suit son rêve et parfois le dirige encore dans une certaine mesure. Il semble qu’on rêve tout éveillé. C’est la première et c’est aussi la dernière phase du sommeil. Si l’assoupissement nous surprend pendant une lecture, il arrive un moment nous ne comprenons plus ce que nous lisons. Nous perdons la mémoire visuelle des mots. Nous nous en rendons fort bien compte, lorsque nous luttons contre les premiers effets de l’assoupissement et que nous cherchons à terminer la lecture commencée. On a beau relire plusieurs fois la même phrase, on n’arrive pas toujours à la comprendre. Il m’est arrivé parfois de m’assoupir en faisant une lecture à haute voix, le soir, en famille, et de continuer à parler après avoir perdu la mé- moire visuelle des mots ; mais alors je tombais en somno- lence et je racontais mon rêve qui se substituait incon- sciemment à ma lecture. Quand on s’assoupit en écrivant, on perd peu à peu la mémoire graphique motrice et la main, avant de s’arrêter tout à fait, trace encore des signes informes qui ne sont plus des lettres. Le sommeil vient-il nous surprendre au cours d’une conversation, nous perdons la mémoire auditive des mots, avant de cesser de les entendre.

L’assoupissement est caractérisé aussi par des halluci- nations dites hypnagogiques dans la phase de début, et

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hypnopompiques dans celle qui précède immédiatement le réveil.

Le sujet, à demi conscient et les paupières déjà closes, voit passer comme dans une sorte de fantasmagorie des images fugitives, mais extrêmement nettes et beaucoup plus vives que les produits ordinaires de l’imagination. Elles surgissent inopinément et se détachent vivement éclairées, sur un fond noir. C’est ce que Maury a appelé l’hallucination hypnagogique.

Je suis assez sujet à ce genre d’images. Elles affectent, chez moi, l’aspect de visages humains, très vivants, qui se transforment rapidement et prennent les expressions les plus variées, les plus bizarres et les plus imprévues; ma volonté n’y est pour rien. Il m’est impossible d’exercer une influence quelconque sur la marche du phénomène. Quand j’en suis fatigué, j’ouvre les yeux et tout cesse à la condi- tion que je sois dans un appartement éclairé. Ce n’est donc pas une hallucination complète, puisque la vision claire la fait évanouir.

L’hallucination est une sensation indépendante de toute excitation des organes venant du dehors. C’est un phéno- mène purement subjectif, résultant de l’activité spontanée et simultanée des centres cérébraux et des organes senso- riels. Il ne faut pas la confondre avec les effets de l’ima- gination, simples résidus affaiblis de nos sensations, qu’on appelle des images et qui peuplent l’esprit de l’homme éveillé.

Il est probable que beaucoup de nos rêves appartiennent à la catégorie des images. Mais dans certains rêves, l’image prend une puissance telle que l’excitation des cen- tres se communique aux organes périphériques et déter- mine une hallucination véritable. L’image se précise, s’objective et peut se localiser dans l’espace, comme une image réelle.

Quand un rêve est subitement interrompu par le réveil, il arrive que pendant la phase très courte d’assoupisse-

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ment faisant le passage entre le sommeil et la veille, l’objet du rêve se présente sous la forme d’une hallucination qui persiste quelques instants après le réveil. M. Myers a désigné ce phénomène sous le nom d’hallucination hypno- pompique.

La transformation d’un rêve en une hallucination hypno- pompique montre bien, qu’entre le rêve et l’hallucination il n’y a pas de différence absolue. C’est une question de degré. Mais il faut avoir les yeux ouverts pour objectiver complètement l’hallucination. Il n’y a donc pas, à propre- ment parler, d’hallucination visuelle pour les gens endor- mis. La différence tient à ce qu’ayant les paupières closes, ils ne peuvent pas localiser les images dans l’espace. Mais nous verrons l’hallucination complète se produire chez les hypnotisés qui dorment les yeux ouverts.

Burdach raconte qu’ayant vu en rêve sa tille morte récemment, il s’éveilla et vit encore, les yeux ouverts, la forme de son enfant qui s’élevait vers le ciel. J’ai eu l’occasion de recueillir autour de moi plusieurs exemples semblables. Il y a quelques jours une pauvre veuve, dont le mari était mort deux ans auparavant, vint me trouver et me dit : « J’ai vu mon mari ce matin. « « Vous l’avez vu en rêve ? » « Non, je l’ai vu comme je vous vois. J’avais eu un rêve. Il était devant moi, revêtu de son uniforme et me parlait. Puis il s’avança et me saisit le bras. L’émotion m’éveilla. J’ouvris les yeux et je continuai à le voir un instant, puis il disparut. Oh ! c’est bien lui qui est revenu de l’autre monde.» J’eus beau m’efforcer de donner à cette femme l’explication naturelle de sa vision, je ne parvins pas à la détromper.

Les hallucinations hypnopompiques n’affectent pas seu- lement le sens de la vue. Voici un exemple emprunté au D‘‘ Tissié, qui se rapporte au goût :

« Je rêve, écrit-il, que je suis dans un restaurant l’on me sert un plat d’oignons fri ts à la poêle. Après trois ou quatre bouchées, bien qu’ayant faim, je laisse le

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plat, l’aliment ayant un goût très prononcé d’ail et de sucre, ce qui m’est fort désagréable. Je me réveille. J’avais la bouche à demi ouverte et la sensation d’un goût alliacé (1). «

Après l’assoupissement, vient une seconde phase qu’on appelle la somnolence. C’est un sommeil peu profond pen- dant lequel les rêves conservent assez souvent une liaison avec les événements de l’état de veille. Cela se produit surtout quand le sommeil est agité, interrompu par de fréquents réveils, comme, par exemple, à la suite d’une grande fatigue musculaire ou de vives préoccupations morales. Il m’est arrivé bien des fois, après une longue et pénible excursion géologique, de revoir en rêve les lieux que j’avais parcourus. Mais l’imagination brodait sur ce thème. Je me figurais que je découvrais des gisements fossilifères d'une richesse inouïe et que je recueillais, à pleines mains, des fossiles aux formes inconnues et invrai- semblables. Le plus souvent, si rien ne trouble le som- meil, les préoccupations de la vie consciente sont sans influence sur le rêve.

L’origine des rêves se rattache donc à d’autres causes et d’abord à l’activité spontanée de l’imagination, de la mémoire et des facultés sensorielles. Les images halluci- natoires se succèdent dans la plus grande incohérence et donnent lieu aux combinaisons les plus folles et les plus déraisonnables. Aussi a-t-on comparé le sommeil à une folie passagère et périodique. Les hallucinations de la vue, de l’ouïe et du toucher sont les plus fréquentes. Les hallucinations du goût et de l’odorat, plus rares dans le rêve, correspondent à des sensations qui ne jouent dans la vie consciente qu’un rôle intermittent. Souvent même cer- taines personnes, très bien douées au point de vue de l’in- telligence, sont privées, dès leur naissance, de l’une ou de l’autre de ces facultés ou même de toutes les deux à la

(I) Tissié, Les Rêves , p. 12.

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fois. En général, les sensations du goût et de l’odorat sont celles que la mémoire évoque avec le pins de difficulté et le moins de netteté.

Très souvent nos rêves sont provoqués par des impres- sions sensorielles mal interprétées. C’est ce que montrent les expériences bien connues d’A. Maury. Une personne placée à ses côtés était chargée de lui faire éprouver des sensations diverses, puis de le réveiller, au bout d’un cer- tain temps. On le pince légèrement à la nuque; il rêve qu’on lui pose un vésicatoire, ce qui éveille le souvenir d’un médecin qui le traita dans son enfance. On approche de sa figure un fer chaud; il rêve aux chauffeurs, puis à la duchesse d’Alrantès, qui le prend pour son secrétaire. Il avait lu dans les mémoires de Mrae d’Alrantès, quel- ques détails sur les chauffeurs, qui s’introduisaient dans les maisons et forçaient ceux qui s’y trouvaient, en appro- chant leurs pieds d’un brasier, à dire était leur argent. On lui fait respirer de l’eau de Cologne ; il rêve qu’il est dans la boutique d’un parfumeur, puis en Orient, au Caire, chez Jean-Marie Farina (1).

Certains dormeurs subissent d’une façon remarquable les effets de la suggestion verbale, ce qui permet de diriger leurs rêves. Lemoine a raconté l’histoire d’un officier de marine, qui parlait ses rêves et recevait toutes les suggestions que ses camarades s’amusaient à lui don- ner. Ceux-ci conduisaient ainsi ses rêves à leur fantaisie. Un jour, ils lui suggèrent qu’il se jette à la nage pour sauver un homme tombé à la mer. Il se précipite sur le plancher, croyant plonger dans les flots. Un autre jour, ils lui mettent un pistolet dans la main et inventent une histoire de duel; au moment voulu, le coup part, il se réveille (2).

J’ai eu à mon service une fille à qui l’on disait le soir :

(1) Maury. Le sommeil et les rêves, p. 155.

(2) Lemoine, Du sommeil au point de vue physiologique et psycho- logique, p. 512. Paris 1855.

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« Vous réveillerez demain à telle heure la cuisinière, qui couche dans votre chambre.» Le lendemain à l’heure dite, elle s’écriait d’une voix forte et sans se réveiller : « Il est telle heure. »

On sait que nous pouvons nous donner à nous-même l’auto-suggestion de nous éveiller à une heure déterminée. Il suffit d’en avoir l’intention, le soir, en s’endormant et, très souvent, le réveil se produit à l’heure voulue. C’est un phénomène de suggestion dite à échéance fixe, dont nous trouverons d’autres exemples dans le sommeil hyp- notique. L’inconscient du dormeur a la notion du temps écoulé.

On a fait remarquer que la suggestibilité des dormeurs est élective comme aussi celle de l’hypnotisé. La voix d’un ami sera entendue de préférence à celle d’un étranger. De même, la mère endormie se réveille au cri de son enfant et n’entend pas les bruits de la rue, qui cependant frappent et impressionnent son oreille.

Enfin nos rêves ont souvent pour cause des impressions organiques internes, résultant de la digestion, de la cir- culation. de troubles maladifs, de fausses positions prises en dormant. Provoqués par des impressions douloureuses, ils prennent la forme de cauchemars.

En résumé, l’origine des rêves se rattache à quatre causes principales : l’activité spontanée des facultés sen- sorielles ; les sensations externes ; la suggestion ; les impressions organiques internes.

La troisième phase du sommeil est ce qu’on appelle le sommeil plein.

Le sommeil plein est-il , comme on l’a prétendu , dépourvu de rêves? On serait tenté de le croire, quand on voit un homme dormir à poings fermés, du sommeil du juste, sans faire un mouvement, et qu’il affirme au réveil qu’il n’a fait aucun rêve. Mais j’ai vu si souvent mes enfants rire, pleurer, parler en dormant et ne se sou- venir de rien ensuite, que l’oubli complet ou l’amnésie

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pourrait être, tout aussi bien que le repos absolu du cer- veau , la caractéristique d’une certaine profondeur de sommeil. Les rêves, en général, laissent peu de trace dans la mémoire. Si l’on s’en souvient quelquefois, au réveil, il arrive aussi très souvent que quelques heures après, toute trace en est effacée de la mémoire.

M. Vaschide a étudié les phénomènes du rêve pendant plusieurs années, au laboratoire de psychologie de la Sal- pêtrière. La méthode consiste à examiner les sujets toute la nuit, de très près, recueillant avec soin les changements de physionomie, les gestes, les mouvements, de même que les rêves faits à haute voix et les rêves racontés après le réveil, par les dormeurs, tout en déterminant chaque fois la profondeur du sommeil par les procédés connus de Kolschutter, Spitta, Michelson.

La conclusion de M. Vaschide est qu’il n’y a pas de sommeil, même de sommeil profond sans rêves. Mais tout est relatif. Il peut se produire des moments d’inertie mentale dans le sommeil comme à l’état de veille. Le sommeil ne serait donc pas, comme le disait Homère, un frère de la mort, mais un frère de la vie, suivant l’expres- sion très juste de M. Vaschide. C’est une phase de la personnalité, une sorte d’état second propre aux gens normaux, mais comparable à certaines altérations de la personnalité que nous étudierons plus loin.

Il résulte des observations de M. Vaschide, que la nature des rêves varie avec la profondeur du sommeil. Plus le sommeil est profond, plus les rêves concernent une partie antérieure de notre existence. Plus le sommeil est léger, plus ils reflètent les émotions de la veille. Dans le sommeil d’une profondeur moyenne, les rêves sont plus stables, plus précis, moins fugitifs que dans le sommeil superficiel. C’est surtout dans le sommeil léger qu’ils mani- festent de l’incohérence. Mais on constate que les rêves d’une même nuit s’enchaînent généralement entre eux, suivant les lois de l’association des idées, qui n’est pas Ile SÉRIE. T. XVII 34

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entièrement rompue (i). Il y a même des rêves qui se poursuivent pendant plusieurs nuits de suite.

Les songes du sommeil profond semblent presque tou- jours dirigés par une certaine logique. Gassendi raconte qu’ayant perdu un de ses amis, Louis Charambon, juge criminel au bailliage de Digne, il crut, une nuit, le revoir dans son sommeil. « Il me semble, écrit-il, le voir, lui tendre les bras, en lui disant : « Salut ! toi qui reviens du «séjour des morts! « Puis, tout à coup, je m’arrête, faisant, dans mon songe, les réflexions suivantes : Mais, on ne revient pas ainsi de l’autre monde ; je rêve, sans nul doute ; mais si je rêve, suis-je ? Non pas à Paris, puis- que je suis venu à Digne. Je suis donc à Digne, dans ma maison, dans ma chambre à coucher, dans mon lit. Et comme je me cherchais dans ce lit, je ne sais quel bruit m’éveilla (2) . «

Des savants, des littérateurs, des artistes prétendent avoir trouvé de brillantes inspirations dans le sommeil.

Cardan, Newton, Laplace résolvent, en dormant, des problèmes de mathématiques. « J’ai eu souvent, dans mes rêves, rapporte Burdach, des idées scientifiques qui me paraissaient tellement importantes quelles me réveillaient. Dans bien des cas, elles roulaient sur des sujets dont je m’occupais à la même époque ; mais elles m’étaient entiè- rement étrangères quant à leur contenu. «

Voltaire refait, pendant son sommeil, un chant de la Henriade ; Nodier crée Lydia, avec une théorie complète de l’avenir, à la suite de rêves qu’il eut en 1828 et qui se succédèrent, écrit-il, avec un tel redoublement d’énergie,

(1) Je rêve, une nuit, qu'un lion rugissant menace un de mes enfants et je me réveille au moment l’animal furieux se précipite sur lui. Les rugisse- ments continuent, mais je constate qu’il s'agit simplement du ronflement formidable d’une personne couchée dans mon voisinage. Je me rendors et je rêve que je raconte à un de mes amis mon rêve précédent, comme un exem- ple des illusions produites sur l’imagination des dormeurs, par des sensa- tions externes mal interprétées.

(2) Syntagma phil., part. II, livre VIII.

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de nuit en nuit, que l’idée se transforma en conviction. La Fontaine composa en rêve la fable des deux pigeons et Tartini sa fameuse sonate du diable.

Il ne faut cependant pas attacher à ces récits une con- fiance exagérée. Que l’imagination d’un homme de génie travaille, même dans le sommeil, avec plus de puissance que celle du commun des mortels, c’est bien possible. Que ses rêves s’enchaînent parfois avec une logique qui étonne, je l’admets encore. Mais ces productions morphéiques ont été notées, revues et corrigées par leurs auteurs, après le réveil. Savaient-ils bien eux-mêmes quelle était, dans l’œuvre finale, la part du rêve et celle du travail con- scient ? Les poètes, les musiciens, les artistes se plaisent à dire nous le verrons plus loin qu’ils reçoivent leurs inspirations de l’inconscient. Mais il y a loin de l’inspiration à l’œuvre achevée. L’inspiration n’est souvent qu’une émotion plus ou moins vague qui joue le rôle d’un détonateur en face d’un explosif, en éveillant dans l’intel- ligence tout un enchaînement d’idées parfaitement con- scientes.

N’attribuons donc pas au rêve plus qu’il ne lui est dû. Reconnaissons seulement que, dans le sommeil, une cer- taine faculté logique survit à la raison et la remplace. Il en est de même de la volonté. L’homme endormi n’est maître ni de son attention, ni de ses actes. Il n’a qu’une volonté affaiblie, de simples voûtions, impuissantes souvent à entrer en lutte avec l’inertie musculaire. Il rêve qu'il est poursuivi, qu’il veut échapper à un danger par la fuite. Ses membres s’y refusent, malgré ses efforts. Il croit faire un pas, trébuche, se relève et reste à la même place, en proie à une angoisse extrême. La volonté a perdu tout pouvoir d’excitation et de direction sur les systèmes ner- veux et musculaire. Il arrive cependant que, pour échap- per à un rêve pénible, le dormeur conserve encore une volonté suffisante pour se jeter à bas de son lit et se

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réveiller. Le I)r Tissié eu a cité des exemples (1). Le plus souvent nous nous figurons simplement dans nos rêves que nous marchons, que nous agissons, parfois même que nous volons dans les airs. L’illusion est complète. Elle résulte évidemment d’une hallucination du sens muscu- laire.

L’imagination des dormeurs est puissante. Elle objec- tive avec une réalité saisissante les types des personnages hallucinatoires du rêve. Les traits de leur visage, leur physionomie, leur attitude, leur langage, le son de leur voix, tout est reproduit avec une fidélité telle que nous aurions bien de la peine, à l’état de veille, pour reconsti- tuer tous les détails de tableaux aussi vivants. L’homme qui rêve tient pour absolument distincts de son propre moi les personnages créés inconsciemment par son ima- gination. C’est un phénomène de dédoublement. La réflexion remet les choses au point après le réveil. Mais il faut un sens critique assez développé, pour distinguer une hallucination d’une réalité. C’est surtout une affaire d’expérience traditionnelle et d’éducation. Tous les peu- ples primitifs ont cru à la réalité objective de leurs rêves.

Les sentiments comme la joie, la douleur, la crainte, la jalousie, la haine, l’arnour, l’amitié, se manifestent dans le rêve avec une extrême intensité. Ils entrent en jeu suivant le thème qui leur est fourni par l’imagination, qui est vraiment la seule maîtresse du logis.

La mémoire des dormeurs est souvent beaucoup plus étendue que celle des mêmes personnages éveillés. Nous avons une mémoire latente le rêve va puiser ses matériaux. Abercrombie raconte qu’un de ses amis, employé comme caissier dans une des principales banques de Glascow, était à son bureau, quand un individu bègue vint lui réclamer le paiement d’une somme de six livres. Le caissier fit droit à sa demande et oublia d’en prendre

(1) Tissié, Les rêves , pp. 35, 36, 58

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note. A la fin de l’année, huit ou neuf mois après, la balance des comptes ne put être établie. Il s’y trouvait une erreur de six livres. Le malheureux caissier passa inutilement plusieurs nuits à chercher l’erreur. Vaincu par la fatigue, il se mit au lit et rêva qu’il était à son bureau. Le bègue s’y présentait et tous les détails de l’affaire lui revenaient à l’esprit. A son réveil, il reconnut que la somme payée n’avait point été portée à son journal, et qu’elle répondait exactement à l’erreur (1).

Le Dr Tissié à qui j’emprunte ce récit, raconte encore ce trait d’après Mac Nish. M. R., propriétaire dans la vallée de Gala, était poursuivi en justice pour une somme considérable d’argent, que son père avait payée jadis et qu’on lui réclamait à nouveau. Il fit de longues et inutiles recherches dans les papiers de la succession, et ne put retrouver aucune preuve en sa faveur. Le terme du paie- ment arriva. Il devait s’exécuter le lendemain et M. R. se coucha, l’esprit très préoccupé de ce qui se passait. A peine était-il endormi qu’il crut voir apparaître son père. Ce dernier lui apprit qu’il avait réellement payé la somme réclamée, et que les papiers relatifs à cette affaire se trouvaient chez un avoué retiré des affaires à Suveresk, près d’Edimbourg. Le père ajouta : * S’il venait à oublier cette particularité, rappelez-lui qu’il s’éleva entre nous une difficulté sur le change d’une pièce d’or de Portugal, et que nous convînmes de boire la différence à la taverne. » M. R. alla à Suveresk, retrouva la personne désignée dans son rêve, très avancée en âge. Elle avait tout oublié. Cepen- dant la circonstance de la pièce d’or lui remit tout en mémoire. On trouva les papiers et le procès fut gagné.

On serait peut-être tenté d’attribuer cette étrange révélation à une cause surnaturelle, si l’on ne connaissait les phénomènes de la mémoire latente. M. R. avait, sans doute, su et oublié le nom de l’avoué de son père et les détails de l’affaire. Un rêve les lui avait rappelés.

(i) Tissié, Les rêves, p. 149.

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Alfred Maury pense un jour au nom de Mussidan, et cherche en vain à se rappeler dans quel département se trouve cette ville. Quelques jours après, il rêve qu’un certain personnage lui dit qu’il vient de Mussidan. Il lui demande se trouve cette ville. L’autre répond que c’est un chef-lieu du département de la Dordogne. Il se réveille peu de temps après, se rappelle le songe et consulte son dictionnaire. A sa grande surprise, il découvre que le personnage du rêve ne s’était pas trompé (l).

Autre exemple encore emprunté à Maury. « J’ai passé, dit-il, mes premières années à Meaux et je me rendais souvent dans un village voisin, à Trilport. Une nuit en rêve, je me trouve transporté aux jours de mon enfance et jouant dans le village de Trilport. J’aperçois, vêtu d’un uniforme, un homme auquel j’adresse la parole en lui demandant son nom. Il m’apprend qu’il s’appelle C., qu’il est garde du port, puis disparaît pour faire place à d’autres personnages. Était-ce une pure imagination, ou y avait-il eu à Trilport un garde du port du nom de C. ? Je l’ignorais, n’ayant aucun souvenir d’un pareil nom. J’interroge quelque temps après une vieille domestique, qui me conduisait souvent à Trilport. Je lui demande si elle se rappelle un individu du nom de C. et elle me répond aussitôt, que c’était un garde du port de la Marne, quand mon père construisait son pont. Très certainement je l’avais su comme elle. Mais le souvenir s’en était effacé. Le rêve, en l’évoquant, m’avait comme révélé ce que j’ignorais. »

Des personnes perdent parfois la mémoire totale ou partielle, à la suite d’une maladie. Il est arrivé qu’elles retrouvent pendant leur sommeil le souvenir des choses oubliées. La mémoire n’était pas détruite, un phénomène de dissociation l’avait simplement fait passer dans le domaine de l’inconscient.

(1) Tissié, Les rêves , p. 46.

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Il n’est même pas nécessaire qu’un fait ait été connu du moi conscient pour que le rêve en fasse revivre le souve- nir. Un grand nombre de perceptions nous échappent à l’état de veille. Nous regardons sans voir; nous écoutons sans entendre. Le champ de l’attention est beaucoup plus limité que celui des perceptions inconscientes. Ces percep- tions ignorées sont susceptibles de se révéler à notre esprit pendant le sommeil, par suite des communications qui s’établissent alors entre le conscient et l’inconscient. On a cité de nombreux exemples de personnes qui, ayant perdu un objet, un bijou, par exemple, qu’elles ont laissé tomber sans s’en apercevoir, rêvent que l’objet perdu est en tel endroit et le retrouvent au réveil, grâce à cette indication. On peut admettre qu’en pareil cas, l’inconscient avait eu connaissance de l’accident par quelque perception d’ori- gine sensorielle, qui avait échappé à la personne con- sciente (1).

Les perceptions inconscientes, acquises pendant le som- meil, peuvent réagir aussi sur l’état de veille. « Dans une salle de douze malades endormis tous naturellement ou par hypnose, on réveille un sujet. On lui suggère une hallucination rétroactive d’un fait qui se serait passé la veille, par exemple dans la même salle : rixe ou querelle. Le malade accepte la suggestion. Il est, au besoin, prêt à jurer que le fait s’est réellement passé sous ses yeux. Mais voici le plus curieux : si l’on réveille alors l’un des sujets qui ont assisté à la scène et qu’on l’interroge sur le même fait supposé, il se le rappelle et le certifie aussi. Il en est de même de tous les autres, même de ceux qui dormaient d’un sommeil naturel, car ils ont entendu la discussion sans se réveiller (2). « Ce cas de faux témoignage suggéré

(t) Myers, La conscience subliminale, dans : Annales des Sciences psychiques, 1899, pp. 234 et suiv.

(2) Tissié, Les rêves , p. 158. Bernheim, Le faux témoignage sug- géré pendant le sommeil , dans Le Progrès médical du 17 août 1889, p. 156.

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pendant le sommeil, prouve combien il peut être impru- dent de parler devant un homme endormi de choses qu’il ne doit pas savoir, et montre une des innombrables fissures par l’erreur peut se glisser dans le témoignage humain.

Les impressions du rêve, même lorsqu’elles sont pure- ment imaginaires, sont capables d’exercer sur certains esprits une suggestion profonde dont l’effet se produit après le réveil. Taine a cité le cas d’un gendarme qui, ayant assisté à une exécution, rêve qu’il était guillotiné lui-même. Il en fut troublé si profondément qu’il finit par se suicider (1). Un employé de magasin, soigné par le Dr Faure, rêve qu’il est ruiné. A son réveil cette idée l’obsède durant plusieurs jours et revient par crises pen- dant l’espace de sept ans. La poésie a mis à profit l’effet dramatique de ces rêves obsédants : Thyeste craint la ven- geance de son frère Atrée, à qui il a enlevé jadis Ærope sa fiancée. Chaque nuit, en songe, l’ombre d'Ærope lui apparaît et l’entraîne vers son tombeau il trouve l’implacable Atrée armé d’un poignard,

Qui semble d’une main lui déchirer le flanc,

Et, de l'autre, à longs traits l’abreuver de son sang.

Le Dr Krafft- Ebing a recueilli des exemples de malades guéris à la suite d’un rêve qui leur annonçait leur guéri- son. M. Myers parle d’une dame qui, ayant cru entendre en rêve une de ses amies défunte lui prédire sa mort pro- chaine, en fut si impressionnée quelle mourut, en effet, le jour annoncé. L’histoire est pleine de récits l’on voit de simples rêves peser sur la destinée d’un homme, trans- former son caractère, ses croyances et le lancer dans des entreprises hardies sous l'influence d’une impulsion irré- sistible. Ces faits peuvent s’expliquer naturellement par l’auto-suggestion et par l’influence du moral sur le phy- sique. Il en est ainsi chaque fois que le rêve et l’événe-

(!) Taine, De l’ Intelligence, I, p. 119.

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ment qui le suit sont liés entre eux par une relation de cause à effet.

Jusqu’ici les facultés propres à l’homme normal, modi- fiées seulement dans leurs rapports réciproques de coor- dination, nous ont suffît pour rendre compte des phéno- mènes du sommeil. Certains cas ne se prêtent plus à cette explication. Il arrive, par exemple, que des dormeurs paraissent avoir connaissance de faits qu’aucune percep- tion par les voies sensorielles ordinaires n’a pu leur révéler. Tels seraient les rêves télépathiques.

Voici en quoi consiste la télépathie. Deux amis A et B viennent à se séparer. L’un d’eux, B je suppose, entre- prend un lointain voyage. Il subit, à un moment donné, un grave accident ou bien il meurt. A en est averti à l'instant même l’événement se produit, ou bien peu de temps après, soit à l’état de veille par une impression vague et angoissante ou par une hallucination, soit pendant le som- meil par un rêve, qui le plonge dans une vive anxiété à l’endroit de son ami absent.

La Société des recherches psychiques de Londres s’est livrée à une enquête sur les cas de télépathie. Trois de ses membres, MM. Gurney, Myers et Podmore se sont chargés d’en réunir les éléments. Leur travail, publié en anglais sous le titre Phantasms of the living (Fantômes des vivants) a été traduit 'en français (i). Il renferme de nombreux documents entourés de toutes les garanties d’authenticité et d’exactitude qu’il a été possible de se pro- curer. Un chapitre est consacré aux rêves télépathiques concernant la mort d’une personne. J’en extrais les deux exemples qui suivent, pour mieux fixer les idées sur la nature du phénomène.

M. Frédéric Wingfield écrit de Belle-Isle-en-Mer (Côtes du Nord), à la date du 20 décembre 1 883 :

(I) Sous le titre : Les hallucinations télépathiques , traduction de L. Marillier. Un vol. in-8° de xvt-395 pages. Paris, Alcan 1891.

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“Je vous donne l’assurance la plus ferme que tout ce que je vais vous raconter est le compte rendu exact de ce qui s’est passé. Je puis faire remarquer que je mérite si peu l’accusation de me laisser facilement impressionner par le surnaturel, que j’ai été accusé, à juste titre, d’être d’un scepticisme exagéré à l’égard des choses que je ne puis expliquer.

« Dans la nuit du jeudi 25 mars 1880, j’allai me coucher après avoir lu assez tard, comme c’était mon habitude. Je rêvai que j’étais étendu sur mon sofa et que je lisais, lorsque, levant les yeux, je vis distinctement mon frère Richard Wingfield Baker, qui était assis sur une chaise devant moi. Je rêvais que je lui parlais, mais qu’il incli- nait simplement la tête, en guise de réponse, puis se levait et quittait la chambre. Lorsque je m’éveillai, je constatai que j’étais debout, un pied posé par terre près de mon lit et l’autre sur mon lit, et que j’essayais de parler et de prononcer le nom de mon frère. L’impression qu’il était réellement présent était si forte, et toute la scène que j’avais rêvée était si vivante, que je quittai la cham- bre à coucher pour chercher mon frère dans le salon. J’examinai la chaise je l’avais vu assis; je revins à mon lit et j’essayai de m’endormir, parce que j’espérais que l’apparition se produirait de nouveau ; mais j’avais l’esprit trop excité, trop péniblement troublé par le sou- venir que je gardais de mon rêve. Je dois cependant m’être endormi vers le matin; mais lorsque je me réveil- lai, l’impression de mon rêve était aussi vive que jamais et je peux bien ajouter qu’elle est restée jusqu’à cette heure aussi forte et aussi claire. Le sentiment que j’avais d’un malheur imminent était si fort, que je notai cette apparition dans mon journal et y ajoutai les mots : «Que Dieu l’empêche ! «

» Trois jours après, je reçus la nouvelle que mon frère Richard Wingfield Baker était mort le jeudi soir, 25 mars 1880, à huit heures et demie, des suites de blessures ter-

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ribles qu’il s’était faites, dans une chute, en chassant avec les chiens de Blackmore Vale.

« Je dois seulement ajouter qu’il y avait un an que j’ha- bitais cette ville ; que je n’avais pas de nouvelles récentes de mon frère, que je le savais en bonne santé et que c’était un parfait cavalier. Je n’ai communiqué mon rêve immédiatement à aucun de mes amis intimes, parce que malheureusement aucun de mes amis n’était auprès de moi, à ce moment. Mais je racontai l’histoire après avoir reçu la nouvelle de la mort de mon frère, et je montrai la note que j’avais écrite dans mon journal. Je n'ai mal- heureusement pas de preuves, mais je vous donne ma parole d’honneur que les choses se sont passées exacte- ment comme je le raconte. »

Dans le cas qui suit, le dormeur aurait eu une vision parfaitement lucide de l’événement qui a provoqué le rêve télépathique (1).

« The Close, Winchester, 1 6 juillet 1 883 .

« Je partis d’Oxford, c’était je crois en 1848, pour passer un jour ou deux avec mon frère Acton Warburton, alors avocat, qui demeurait, 10, Fish Street, Lincoln’s Inn. Lorsque j’arrivai chez lui, je trouvai un mot de lui sur la table. Il s’excusait d’être absent et me disait qu’il était allé à un bal quelque part dans le West End, et qu’il avait l’intention de rentrer peu après une heure. Au lieu d’aller me coucher, je restai à sommeiller dans un fau- teuil. Mais, à une heure exactement, je m’éveillai en sur- saut en m’écriant : « Par Jupiter ! il est par terre ! » Je voyais mon frère qui sortait d’un salon, sur un palier brillamment éclairé, se prenait le pied à la première marche de l’escalier et tombait la tête en avant, ne parant le choc qu’avec ses coudes et ses mains (je n’avais jamais vu la maison et je ne savais pas elle se trouvait). Me

(Il Les hallucinations télépathiques, p. 107.

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préoccupant fort peu de l’incident, je sommeillai de nou- veau, pendant une demi-heure, et je fus éveillé par l’entrée brusque de mon frère qui me dit : « Oh ! vous « voilà! J’ai risqué de me casser le cou, autant que jamais « dans ma vie. En quittant la salle de bal, je me suis » accroché le pied et je suis tombé tout de mon long, en « bas de l’escalier. »

« C’est tout. Ce peut avoir été un rêve; mais j’ai tou- jours pensé qu’il devait y avoir quelque chose de plus.

» M. Warburton. »

Cet exemple est moins bon que le précédent, parce qu’il remonte à une époque plus ancienne et n’a été écrit que longtemps après l’événement. La note inscrite dans son journal par M. Wingfield, avant de connaître la mort de son frère, immédiatement après son rêve, enlève tout soupçon que le récit ait été inventé après coup. Le journal communiqué par M. Wingfield renfermait, parmi beaucoup d’autres choses, cette mention : « Apparition, nuit de jeudi, 25 mars 1880. R. B. W. B. Que Dieu l’empêche ! « Les quatre lettres initiales sont celles du frère de M. Wingfield, dont le nom complet s’écrivait : Richard Baker Wingfield Baker.

Au début de son enquête, en 1 885-86, la Société des recherches psychiques avait adressé à 536o personnes la question suivante :

« Depuis le ier janvier 1874, avez-vous jamais rêvé de la mort d’une personne de votre connaissance ? Ce rêve vous a-t-il particulièrement frappé et vous en est-il resté une impression angoissante, pendant une heure au moins après vous être levé ? »

Parmi les personnes interrogées, 173 ont répondu oui. Sept d’entre elles étaient, au moment elles firent ce rêve, extrêmement inquiètes de la personne dont elles ont rêvé. Éliminons ces cas défavorables. Il reste 166 oui.

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Mais 18 personnes ont dit avoir eu plusieurs fois un rêve de ce genre. Si nous supposons que cela leur soit arrivé 2 fois, il faudra ajouter 36 au nombre 166. Le total est donc 202 ; c’est-à-dire que 1/26 du nombre total des personnes interrogées peut être considéré comme ayant répondu oui.

Les auteurs des Phantasms of the living ont cherché à soumettre ces données au calcul des probabilités. Ils arrivent à cette conclusion, que le nombre des rêves télépathiques paraît dépasser de beaucoup celui qui résul- terait de simples coïncidences fortuites, si l’on accepte les bases fournies par leur enquête. Mais ils reconnaissent eux-mêmes que ces bases sont fragiles. Toutes les nuits, des millions de personnes rêvent. Il n’est pas étonnant que, parmi ces millions d’images qui traversent des millions d’esprits, il y en ait quelques-unes qui coïncident par hasard avec des objets réels. Nous ne savons pas quelle est la proportion des gens qui rêvent habituelle- ment ; nous ignorons quelle est la proportion des rêves dont on se souvient. Les rêves sont souvent confus et obscurs, et la connaissance du fait réel peut, après coup, donner à notre souvenir une clarté que n’avait pas l’image qui nous est apparue. Aussi les auteurs anglais concluent- ils qu’on ne peut fonder la télépathie sur les rêves seuls. Mais ils pensent que les faits recueillis rendent moins vraisemblable qu’on puisse expliquer par le hasard les coïncidences entre les rêves et les événements exté- rieurs (1).

Nous venons de voir le rapport télépathique, ou présumé tel, se manifester entre un dormeur et une personne éveillée. Cette dernière paraissait jouer le rôle d’agent, agent inconscient, et le dormeur celui de percipient. Les rôles peuvent être renversés. Le dormeur devient alors l’agent par rapport à la personne à l’état de veille ; ou

(1) Les hallucinations télépathiques , p. 98.

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bien encore, la correspondance télépathique s’établit entre deux sujets à l’état de veille. Nous aurons l’occasion d’étudier ces différents cas. C’est alors seulement que nous pourrons nous former une idée complète de la télépathie.

De tout temps, les phénomènes mystérieux du sommeil ont vivement frappé l’imagination des hommes. Les peu- ples primitifs ont tous confondu leurs rêves avec la réalité, prenant pour des êtres réels ou pour des appari- tions surnaturelles, les fantômes engendrés dans le som- meil par l’activité inconsciente de l’esprit, dont ils igno- raient les lois.

C’était aussi une opinion très accréditée chez les anciens, que l’homme peut apprendre en dormant des choses qu’il ignore et qui sont absolument au-dessus de ses moyens ordinaires de connaissance.

« Une preuve, dit Platon, que Dieu a donné la divina- tion a l'homme, pour suppléer à son défaut d’intelligence, c’est qu’aucun individu ayant l’usage de la raison n’at- teint jamais une divination inspirée et véritable ; mais bien celui dont la faculté de penser se trouve contrariée par le sommeil ou égarée par la maladie ou quelque fureur divine (1). »

Les devins ou interprètes des songes jouaient un rôle considérable dans les sociétés antiques. Présages, horo- scopes, conseils pour la conduite ou pour la santé, on croyait trouver tout cela dans le rêve. L’inconscient des dormeurs avait une réponse prête pour toutes les questions qui lui étaient posées.

Les malades allaient consulter les dieux sur leur santé, par le moyen de l’incubation ou du sommeil sacré, dans les sanctuaires d’Esculape, d'Isis ou de Sérapis. Aristo- phane, dans le Plutus, nous a fait connaître la journée d’un des fidèles du dieu Esculape. Après avoir fait leurs

(1) Platon, Timée, 71.

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ablutions dans la fontaine sacrée et offert des sacrifices, les pèlerins se retiraient sous de vastes portiques desti- nés à les abriter pendant la nuit. Ils s’endormaient avec l’espoir que le dieu leur apparaîtrait pendant leur som- meil et leur révélerait le moyen de guérir leurs maux. Le matin, chacun allait rendre compte des communications reçues en songe aux prêtres, qui les interprétaient et surveillaient l’application des remèdes. Puis on attendait, autour de la source, la guérison demandée. Les fouilles du temple d’Esculape, à Epidaure, ont mis au jour le sanctuaire du dieu, ses statues, la source, les autels, les portiques des pèlerins, les nombreuses stèles et les objets votifs, jadis suspendus aux murs du temple, en reconnais- sance des guérisons attribuées au dieu guérisseur (1).

On pratiquait encore l’incubation auprès des tom- beaux, dans l’espoir d’obtenir des rêves prophétiques. Chez les Grecs, on allait dormir auprès des tombeaux d’Amphiaraüs, de Calchas, d’Amphilochus, qui devinrent des sanctuaires très fréquentés.

Celui qui veut consulter Amphiaraüs, dit Pausanias, se purifie d’abord par un sacrifice qu’il offre au dieu. Après plusieurs jours d’abstinence et de fréquentes expia- tions, il lui immole un bélier sur la peau duquel il se couche ; puis, il attend, en dormant, qu’un songe lui apprenne ce qu’il désire savoir (2).

UÉnéide nous montre le roi Latinus allant consulter l’oracle de son père, le dieu Faunus, dans le bois sacré qui domine Albunée, en dormant sur des toisons (3).

Nos Livres saints et leurs interprètes autorisés nous apprennent que les songes ne furent pas toujours de vaines illusions. C’est pendant leur sommeil qu’un grand nombre de personnages bibliques entrèrent en communication avec l’Éternel.

(1) Dichl, Excursions archéologiques en Grèce , p. 311. Paris, 1890.

(2) Pausanias, L. 1, ch. 31.

(3) Virgile, Enéide , L. VI. v. 79-93.

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De nos jours, beaucoup de gens croient aux rêves lucides, aux dura somnia dont parle Cicéron. La chroni- que du merveilleux a enregistré de nombreux exemples de pressentiments éprouvés par les dormeurs, de songes révélant des faits que les sens normaux ne pouvaient pas faire connaître.

Je relève dans mes notes trois rêves étranges qu’une personne de ma famille eut pendant trois nuits consécu- tives, au sortir d’une longue maladie. Elle assiste dans son premier rêve à la naissance d’un enfant, venu avant terme, inattendu par conséquent. La scène se passe chez son médecin. Quelques heures après, à l’arrivée du doc- teur, qui venait visiter sa malade, celle-ci le félicite de la naissance de son fils, sans attendre qu’il lui en fasse part, et tous les détails du rêve sont reconnus exacts.

Le lendemain, la même personne rêve que nous rece- vons la visite d’un de nos amis, dont elle annonce, à son réveil, l’arrivée prochaine. En effet, dans la matinée, l’ami en question, qui habite ordinairement à quatre-vingts kilomètres de notre village, arrive inopinément et nous raconte qu’une circonstance, que nous ignorions absolu- ment, l’ajant amené dans notre voisinage, il en avait profité pour venir nous voir.

Enfin, le surlendemain, nouveau rêve du même genre. Elle a vu venir un de mes vieux amis, qu’elle ne connais- sait pas, dont elle ignore le nom, dont elle donne le signalement et qu’elle reçoit en mon absence. En effet, je suis obligé de partir pour un voyage et j’apprends à mon retour que l’ami annoncé et que je n’attendais nullement, est venu à la maison. Son signalement était exact. C’est la seule visite qu’il nous ait faite et personne des miens ne le connaissait.

Les récits de ce genre sont assez fréquents. Malheu- reusement ils n’ont pas été l’objet d’enquêtes méthodiques. Leur authenticité manque le plus souvent d’une base solide. Rien ne prouve qu’ils n’aient pas été arrangés

LA DISSOCIATION PSYCHOLOOIQUE. 545

après coup, même de très bonne foi, et nous ne savons pas quelle part il faudrait faire aux coïncidences fortuites.

Tout ce que je puis dire, c’est que les trois exemples que je viens de citer sont rigoureusement exacts. Ils ont été inscrits, à leur date, dans mon carnet de notes. La personne qu’ils concernent n’a jamais rien éprouvé de semblable, ni avant ni après. Cette série isolée de trois rêves consécutifs, si bien adaptés à des événements réels, est une particularité curieuse. Mais elle n’est appropriée à aucun but et ne diffère pas, en cela, des résultats que donnerait le hasard. Lors même que la lucidité serait démontrée, il n’en faudrait pas conclure qu’elle est régie par un principe intelligent, si le plus souvent elle s’exer- çait sans un but utile et bien défini. Ce serait alors une faculté inconsciente, automatique, accidentelle. Nous ver- rons des phénomènes semblables se reproduire avec une certaine constance, dans les divers états de dissociation.

Avant d’aller plus loin, résumons ce premier chapitre.

La nouvelle théorie du neurone nous permet de conce- voir comment, par suite de variations encore mal connues mais certaines, dans l’état des cellules nerveuses et de leurs prolongements, les rapports réciproques des cel- lules peuvent être modifiés et même interrompus. De à une théorie physiologique complète, il y a loin. Mais enfin, ces notions ont l’avantage de se concilier avec les données de la psychologie et de nous présenter une hypo- thèse très séduisante et très rationnelle du processus de la dissociation, dont le sommeil n’est qu’un cas particu- lier.

Nous connaissons beaucoup mieux les phénomènes du sommeil sous leur aspect psychologique. A ce point de vue, il est inexact de considérer le sommeil comme un temps de repos absolu. Le repos, dans le sommeil, n’existe guère que pour le système musculaire. Les organes des sens ne sont plus en rapport avec la conscience ; mais ils conti- nuent, à l’exception de la vue, à recevoir les excitations

1I« SÉRIE. T. XVII.

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il u dehors et sont le siège d’une activité automatique qui se traduit par des phénomènes hallucinatoires, lesquels forment un des éléments du rêve. Les facultés psychiques travaillent sous l’influence de ces impressions réelles ou hallucinatoires, mais elles échappent au contrôle de la volonté et de la raison. L’imagination tient les premiers rôles. Les limites de la mémoire ne sont plus les mêmes qu’à l'état de veille. Elle fait revivre parfois des images qu’on aurait pu croire à jamais effacées. Les idées s'asso- cient le plus souvent d’une manière incohérente; mais elles donnent lieu aussi à des combinaisons logiques, et cepen- dant, ce n’est point la raison consciente d’elle-même qui préside à ces opérations ; mais une faculté automatique, très supérieure assurément à l’estimative, qui, chez les animaux, remplace la raison ; mais comparable à l’estima- tive, au point, de vue de l’inconscience et de l’automatisme. De même, la volonté fait place à des voûtions, qui se heurtent à l’inertie musculaire . N ous avons le sentiment très exact de cette impuissance de la volonté et de la raison. L’idée ne vient à personne de prendre la responsabilité de ses rêves. Il y en a de parfaitement inavouables. Le plus souvent, les rêves ne laissent aucune trace dans la mémoire et 11e comptent pour rien dans notre vie con- sciente. Mais il n’y a pas de sommeil sans rêves. Excep- tionnellement ils nous fournissent parfois des matériaux utilisables à l’état de veille. Mais encore faut-il que l’in- lelligence de l’homme éveillé les soumette à son contrôle, les passe au crible de la raison, les accepte, les fasse siens et les mette en place dans la trame réfléchie de sa pensée. Si cette collaboration du conscient et de l’inconscient peut donner quelquefois des résultats utiles, trop souvent aussi elle aboutit, par défaut de critique, aux plus décevantes illusions. Les rappels de mémoire de sommeil à sommeil, de sommeil à veille et de veille à sommeil, montrent bien que les liens intimes de la personnalité ne sont pas rom- pus, malgré les modifications qu’elle subit.

LA DISSOCIATION PSYCHOLOGIQUE.

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En résumé, le sommeil est une des phases de notre personnalité, pendant laquelle la bête humaine travaille inconsciemment et sans but, sauf le cas elle subirait l’influence de quelque pensée consciente étrangère au dor- meur, dans ces rêves lucides, qui, avec les rêves télépa- thiques, soulèvent un des problèmes les plus anciens et les plus obscurs de la psychologie du sommeil.

Nous avons, chemin faisant, signalé plus d’un rap- prochement entre le sommeil et les états analogues, en particulier le somnambulisme et l’hypnose (1). Tels sont, par exemple, les effets d’excitabilité musculaire par action réflexe, de contracture, d’anesthésie, de suggestibilité, d’automatisme, communs à ces différents états, qui appar- tiennent vraisemblablement à la même famille que le sommeil naturel ou physiologique. Nous allons voir ces rapprochements se confirmer en passant en revue les phé- nomènes de l’hypnotisme.

(A suivre) A. Arcelin.

(1) Les lecteurs de la Revue des Questions scientifiques n'ont certaine- ment pas oublié l’excellent article de M. le Dr E. Masoin, professeur à l’Université de Louvain, sur le magnétisme animal, notre éminent colla- borateur a si bien étudié les affinités du sommeil naturel et du sommeil magnétique. (Voir le du 20 janvier 1890, p. i\).

GHEEL

COLONIE D’ALIÉNÉS

Quelques semaines nous séparent des festivités jubi- laires qui vont remémorer, à Gheel, le millénaire de la patronne des aliénés, sainte Dymphne, et la fondation de la Colonie (i). Un coup d’œil jeté sur cette institution vénérable ne sora pas sans intérêt ; il ne sera pas non plus sans utilité.

Aujourd’hui, que les questions d’assistance et de patro- nage ont éveillé une généreuse émulation de la sollicitude officielle et de l’initiative privée, il peut sembler étrange qu’une application plusieurs fois séculaire du patronage familial des aliénés, tel qu’il est appliqué à la colonie de Gheel, soit si imparfaitement connue du public et du monde médical. Même parmi les « spécialistes », nous en avons rencontré dont les questions touchant notre grande Colonie d’aliénés prouvaient qu’ils n’en savaient guère plus long sur ce chapitre que le vulgaire : « Gheel est la ville » ou « le paradis des fous ».

Gheel n’a certes pas l’aspect d’une grande cité ; encore moins y rencontre-t-on les distractions spéciales qu’offrent les villes d’eaux et les stations balnéaires à leurs nom- breux visiteurs ; on n’y trouve ni casino, ni petits chevaux, ni autres « amusements » dans le goût dépravé du siècle;

(1) Ces fêtes auront lieu au mois de mai prochain : solennités religieuses, cortège, cantate, visite princière, rien n’y manquera.

GHEEL.

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mais pour ne pas y rencontrer ces distractions, les hôtes mènent dans les familles une vie calme, toute de repos, telle qu’elle convient au traitement de la plus triste des infirmités.

Nous en étonnerons beaucoup parmi les Belges qui liront ces lignes, en leur apprenant d’abord que Glieel est une commune de douze à treize mille habitants, dont la moitié forme l’agglomération, l’autre partie se livrant presque exclusivement aux travaux agricoles ; car les 10 800 hectares que mesure la superficie de la commune laissent large place au soc de la charrue.

Parmi les sept églises qui servent aux besoins du culte, deux sont des monuments remarquables, et l’une d’elles, dédiée à sainte Dymphne, la patronne des aliénés, renferme des œuvres artistiques du plus haut intérêt.

Gheel n’est pas non plus - l’ile Sainte-Hélène », comme nous l’avons entendu désigner; deux lignes de chemin de fer (Anvers- Gladbach et Malines-Westmeerbeek-Gheel), remplaçant la fameuse diligence du temps jadis, per- mettent de s’y rendre sans trop de difficultés.

Nous n’avons pas la prétention de dire dans ces pages autre chose que ce qui a été écrit bien des fois avant nous; mais tant de préjugés, tant d’erreurs ont cours encore à propos de cette intéressante institution, qu’il n’est pas superflu d’y revenir. Le public médical belge lui-même ne la connaît pas. Alors qu’à l’exemple d’Esqui- rol (qui visita Gheel en 1821, en compagnie de Félix Voisin), « de nombreux médecins étrangers viennent de tous les pays de l’ancien et du nouveau continent, visiter notre institution et étudier le patronage familial, il est absolument rare de voir un médecin belge se donner la peine de se déplacer pour étudier sur les lieux l’organisa- tion de notre Colonie » (1).

(1) Peeters,BuLT,.DE la Soc. de Médecine mentale de Belgique, 1897, p. 240.

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Disons d’abord quelques mots touchant l’origine de la colonie de Gheel.

Cette institution est d’origine toute religieuse. Au vu® siècle, une princesse irlandaise réfugiée dans ce pays et poursuivie par son père, fut mise à mort par ce dernier pour avoir repoussé des sollicitations criminelles. Son tombeau, à l’exemple de beaucoup d’autres, devint un lieu de vénération : des malades de toute catégorie s’y por- tèrent nombreux. Comment et quand la dévotion s’est-elle spécialisée? On l’ignore. Sans doute, quelque prétendu possédé le peuple en voyait partout à cette époque recouvra-t-il la raison au tombeau de la sainte de Gheel, ce qui y aura fait affluer de nouveaux visiteurs ; et l’on comprend que les épidémies de démoniaques, fruit des croyances superstitieuses si vives au moyen âge, aient fourni à Gheel des contingents nombreux de - possédés » auxquels étaient mêlés sans doute nombre de malheureux insensés de véritables aliénés, ceux-ci, tels que nous en voyons aujourd’hui que l’ignorance et la naïveté considéraient comme frappés de la main divine (i).

La petite chapelle primitive, la dévotion populaire honorait la vierge et martyre de Gheel, fit place à un temple magnifique. Achevée au milieu du xive siècle, l'église Ste-Dymphne fut consacrée par l’évêque de Cam- brai, dont le diocèse comprenait cette paroisse. Sous la tour on construisit une habitation les malades passaient le temps nécessaire aux pratiques religieuses. Dans cette dépendance (de ziekenkcimer, l’infirmerie) se voient encore aujourd’hui, et en bon état de conservation, les cellules les insensés demeuraient durant la neuvaine qu’on leur imposait.

(1) On sait que pendant plusieurs siècles le traitement des aliénés ne com- portait que des pratiques religieuses. Un des panneaux du splendide rétable (daté de 1515), conservé à l’église Ste-Dymphne, nous fait assister à une scène d’exorcisme : tandis que le diable est en voie de s’échapper de la tète d'un malheureux qu’on maintient, un autre aliéné, chargé d'entraves, attend son tour d’ètre soumis aux pieuses pratiques.

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Il est probable que c’est de cette coutume que date la colonie proprement dite : le nombre très restreint de pen- sionnaires que pouvait héberger cette primitive infir- merie, contraignait les nombreux arrivants à chercher asile chez les habitants, qui s’habituèrent insensiblement au contact de ces malades.

N’ayant pas à faire œuvre d’historien (1), franchissons d’un seul pas plusieurs siècles, pour nous arrêter au mo- ment où Pinel, l’immortel réformateur du régime des aliénés, attira, à la fin du siècle dernier, l’attention des pouvoirs publics sur la situation atroce dont les malheu- reux aliénés souffraient dans les asiles, ou plutôt, dans les cachots de l’époque.

La voix de Pinel trouva de l’écho dans les provinces du Nord, et de Pontécoulant, préfet au département de la Dyle, ayant jugé les conditions de séjour des aliénés à Gheel infiniment supérieures à celles des aliénés à l’hôpi- tal de Bruxelles, fit transférer ici ces derniers. L’exemple donné par plusieurs administrations, fut suivi par les provinces méridionales du royaume des Pays-Bas qui, à leur tour, envoyèrent leurs malades à Gheel.

Gheel n’était certes pas alors ce qu’il est aujourd’hui ; assurément, des abus s’y rencontraient. Aurait-il pu en être autrement dans ce petit village de Campine, alors que dans la capitale du monde les aliénés portaient encore la trace des fers qui les avaient si longtemps tenus enchaînés? Aussi, ne faut-il pas s’étonner si des voix s’élevèrent pour critiquer ce qui s’y passait (2) ; vantée peut-être à l’excès,

(1) On trouvera dans l’ouvrage de Kuyl, Gheel, 1863 (en flamand), de nombreux renseignements et documents sur tout ce c[ui concerne l’histoire de la commune et de la colonie. A consulter aussi Gheel, par Duval (1867) et le livre intéressant, en cours de publication : Gheel in beeld en schrift, par M. le chanoine Janssens, ouvrage orné de nombreuses phototvpies.

(2) Rappelons cependant h ce sujet ces paroles d’Esquirol : « Tous les documents que j’ai pu recueillir sur Gheel prouvent que ceux qui ont écrit sur ce village et ses habitants ne les ont pas visités. » Traité des maladies mentales , t. 11.

Ce n’est encore que trop souvent vrai aujourd’hui.

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combattue d’autre part jusque dans son principe, la colonie de Gheel échappa difficilement à l’arrêt de mort dont l’un de nos plus illustres compatriotes, psychiatre fameux j’ai nommé Guislain voulait la frapper (1).

L’autorité locale, justement émue de retentissantes accusations qui pouvaient tarir une source de prospérité matérielle en même temps quelles jetaient une triste lumière sur l’institution, s’inspirant d’ailleurs de la loi (2) qui venait d’être votée en France, publia un nouveau règlement (1 838) dans lequel furent introduites quelques réformes, principalement dans le cadre disciplinaire et pénitentiaire.

A ces débuts dans la voie de la réglementation, succéda bientôt l’événement le plus important de l’histoire de la Colonie : jusqu’à ce moment institution communale, la colonie de Gheel fut élevée, en 1 85 1 , au rang d’établisse- ment d’Etat, et l’administration supérieure en prit la haute direction.

A partir de ce jour, la Colonie fut sérieusement organi- sée : des règlements spéciaux consacrèrent cette insti- tution ; un service médical régulier fut assuré ; à des habitudes plusieurs fois séculaires on substitua une régle- mentation empreinte à la fois de douceur et de fermeté, les détails propres à assurer le bien-être physique et moral de l’aliéné sont l’objet d’une attention toute spéciale. Des règlements ultérieurs vinrent compléter ou modifier cette œuvre, à laquelle Parigot, le premier Directeur de la Colonie, mettant à profit la longue expérience que lui avait donnée son séjour à Gheel, a indissolublement atta- ché son nom.

La direction de la Colonie fut confiée, nous venons de le dire, en 1 85 1 , à Parigot, qui en 1 856 se déchargea de ses fonctions sur le docteur Bulckens ; celui-ci demeura

(1) Exposé sur l'état actuel des aliénés en Belgique, etc., 1838.

(2) Loi (le 1838 ; elle régit encore la matière chez nos voisins.

GHEEL.

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20 ans à la tête de cette importante institution et fut rem- placé, en 1876, par M. le docteur J. Al. Peeters, actuel- lement encore Médecin-Directeur. Voyons quelle est. à l’heure actuelle, l’organisation de la Colonie.

Comme tous les établissements d’aliénés de Belgique; la colonie de Gheel est du ressort du Ministère de la Justice ; en dehors d’un règlement spécial, elle est sou- mise aux lois et arrêtés qui règlent le régime des aliénés dans les autres établissements du royaume.

L’inspection et la surveillance des malades sont confiées à une Commission supérieure , présidée par le Gouverneur de la province. La surveillance de ce comité embrasse :

Le maintien des règlements d’ordre intérieur ;

Le personnel des employés ;

Le régime médical ;

40 Le régime économique, la nourriture, l’habillement, le coucher ;

Le régime hygiénique, la ventilation, le chauffage ;

Les écoles, les ateliers, les travaux ;

70 La tenue des registres ;

Les états statistiques prescrits ou demandés par l’administration supérieure ;

90 Les pièces relatives à l’admission et à la sortie, et, en général, l’exécution de toutes les mesures prescrites par la loi et par les règlements ;

io° Le patronage des aliénés indigents.

La Commission supérieure est consultée sur les réfor- mes et améliorations à apporter dans la Colonie, et elle communique au Ministre de la Justice les avis et propo- sitions que peuvent suggérer les visites dont les membres sont chargés.

Une autorité hiérarchique d’ordre inférieur est repré- sentée par le Comité permanent d'inspection. Constitué d’autorités locales, ce comité est spécialement chargé de faire les placements le médecin-directeur et les méde- cins de section entendus tant des aliénés indigents

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que des pensionnaires dont les familles n’auraient pas elles-mêmes désigné l’hôte (i). Il est chargé en outre de régler diverses questions administratives, de veiller aux intérêts des aliénés, de surveiller les hôtes et les nourri- ciers et de tenir la main à l’exécution des lois, arrêtés et règlements.

Aux termes de l’article 18 du règlement, les aliénés de toutes catégories peuvent être colloqués dans la commune de Gtheel, sauf ceux à l’égard desquels il faut employer, avec continuité, des moyens de contrainte et de coercition, les aliénés-suicides, homicides ou incendiaires, ceux dont les évasions auraient été fréquentes ou dont l’affection serait de nature à troubler la tranquillité ou à blesser la décence publique. Gheel n’est donc point un endroit dangereux à habiter, et l’on peut s’y promener le jour et la nuit avec beaucoup plus de sécurité que dans beaucoup de grandes villes.

Le nombre des aliénés inscrits aux registres de la Colonie s’élevait en 1 883 à i663, en 1894 a 1886, en 1897 à 1983 dont 1060 hommes et 923 femmes.

Depuis cette année 1897, le nombre des aliénés est resté sensiblement stationnaire ; il faut l’attribuer à la construction de nouveaux établissements et à l’agrandisse- ment, des maisons existantes comme aussi aux prescriptions administratives invitant les autorités intéressées à ne pas envoyer les malades à trop grande distance de leurs familles 2).

(1) Sous ce nom sont désignés les habitants de la commune qui reçoivent les aliénés pensionnaires; les « nourriciers » sont ceux qui acceptent les aliénés indigents.

(2) D’après le Dr Deperon, pareille situation se rencontre aussi a Lierneux {Du patronage familial des aliénés, 1898, p. 19). On pourrait relever aussi, avec l’honorable Médecin-Directeur de la colonie wallonne, l’ano- malie résidant dans le fait que le traitement des médecins des asiles privés est établi suivant un nombre déterminé de centimes par jour et par aliéné indigent ou pensionnaire. Nous aimons à croire que cette position équivoque faite au médecin n’a point jusqu’ici donné lieu à des abus ; mais il n’est pas bon, surtout par le temps qui court, de donner h quelqu’un l’occasion de choisir entre son intérêt et sa conscience.

GHEEL.

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Les idiots et les imbéciles figurent pour 700 environ dans ce chiffre, formant donc le tiers à peu près de la popula- tion colloquée. Viennent ensuite 35o cas environ de folie systématisée progressive, près de 200 épileptiques, etc. Le nombre des hommes l’emporte quelque peu sur celui des femmes, l’aliénation mentale étant d’ailleurs moins fréquente chez ces dernières.

Avant d’être confié à sa famille adoptive, le malade passe par « l’Infirmerie », centre administratif de la Colonie, où, pendant cinq jours au moins, il est tenu en observation par le Médecin -Directeur. Celui-ci, aidé des divers renseignements, remplit la feuille d’observation et formule le diagnostic. Copie de cette feuille est ensuite transmise au médecin dans la section duquel le malade sera placé soit par le Comité permanent, s’il s’agit d’indi- gents, soit par les soins des familles, s’il s’agit d’un pen- sionnaire.

Pour le service médical, la colonie de Gheel est divisée en quatre sections (1) d’importance à peu près égale quant au nombre des malades. Dans chacune d’elles, le service médical est assuré par un médecin exclusivement affecté au soin des aliénés ; en dehors de la spécialité et d’expertises médico-légales, toute autre pratique de la médecine lui est formellement interdite. Il a pour mission de remplir les indications que l’état mental de ses clients pourra exiger, de traiter les maladies incidentes, et, au cours de ses tournées d’inspection, de veiller à ce que les prescriptions réglementaires générales (habitation, régime, vêtement, etc.) et celles que peuvent nécessiter des conditions spé-

(1) A l’heure actuelle, et malgré l’assentiment du Comité supérieur (1898) au projet du Médecin-Directeur, la Colonie est encore réglementairement divisée en deux sections; h la tête de l’une se trouve, suivant l’ancien sys- tème, un médecin principal ayant un adjoint sous ses ordres ; l’autre section est partagée à son tour en deux parties, le service est assuré par deux médecins agissant librement chacun dans sa circonscription. La situation actuelle ne tardera probablement pas à être définitivement réglée par voie d'arrété royal.

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ciales, telles que l’épilepsie, la paralysie générale, etc. soient convenablement observées.

Les malades curables doivent être visités au moins une fois par semaine ; pour les incurables, une fois par mois suffit à la lettre du règlement. A chaque visite, le médecin signe un livret au nom de l’aliéné, se trouvent consignés des renseignements touchant son état-civil, et d’autres indications d’ordre administratif (domicile de secours, paiements, vêtements reçus, etc.) ; le médecin peut, comme les autres fonctionnaires chargés de la visite des aliénés, y mentionner, le cas échéant, les observations qu’il juge convenables. Chaque matin, les médecins de section font parvenir au Médecin- Directeur un rapport succinct ils indiquent les parties de la section qu’ils ont visitées la veille, font part de leurs observations, s’il y a lieu, et signalent ce qu’ils estiment devoir porter à la connaissance de la Direction.

Chaque médecin est aidé dans son œuvre d’inspection et de surveillance par deux « gardes de section « , auxi- liaires précieux dont le rôle est d’une importance capitale. Leur principale fonction consiste à visiter la circonscrip- tion qui leur est assignée, en veillant à ce que les instruc- tions générales ou spéciales (par exemple, l’emploi d’une cage entourant le foyer dans les maisons habite un épileptique, paralytique général) soient convenablement observées. Les rondes des gardes de section sont telle- ment réglées que chaque garde visite au moins deux fois par mois toutes les maisons de sa circonscription. Comme moyen de contrôle de la régularité de ces visites, le garde estampille d’un cachet à date, qu’il reçoit chaque matin, le livret de chaque aliéné visité. Dans le but d’éviter le laisser-aller inévitable en cette besogne, si elle n’était guidée, le médecin désigne un article sur lequel, au cours de ses tournées, le garde doit particulièrement fixer son attention : le lendemain matin, le garde présente, inscrite sur un livret spécial, la liste des maisons visitées, avec les

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observations qu’il a jugées opportunes. Après apposition du visa du médecin de section, le rapport est vu par le Médecin-Directeur, qui le signe à son tour. Celui-ci se trouve ainsi renseigné chaque matin sur tout ce qui s’est passé dans la Colonie pendant les 24 heures précédentes. Les points passés successivement en revue sont : la pro- preté de l’habitation, l’entretien des habillements, l’état des literies, la nourriture, etc.

Bien entendu, les nourriciers ne peuvent en aucune manière être prévenus des visites du médecin ou des gardes, pas plus que de celles du Comité permanent d’in- spection ni du Médecin-Directeur, qui, chacun, deux fois par an, visitent toutes les maisons de la Colonie. On peut estimer à cinquante le nombre des visites que les incura- bles reçoivent en une année ; pour les curables, le chiffre est beaucoup plus élevé

Une surveillance réelle, quotidienne, est donc exercée tant sur l’état des malades que sur les conditions dans lesquelles ils sont placés ; d’ailleurs, si quelque fait répré- hensible venait à être connu, le Comité permanent pren- drait à l’égard des nourriciers coupables telles mesures qu’il jugerait opportunes, depuis le simple blâme jusqu’au retrait temporaire ou définitif des aliénés, sans préjudice, le cas échéant, des poursuites devant les tribunaux (1). Hâtons-nous d’ajouter, à l’honneur de la population ghee- loise, que les faits répréhensibles sont extrêmement rares ; on n’en compte pas un par année pour une population de 1200 nourriciers et de 1900 malades.

Parmi les préjugés répandus en divers endroits de Bel- gique, relevons la croyance à l’usage de liens, de chaînes, voire même de boulets aux pieds ! Est-il besoin de dire que rien n’est plus faux ? Des 1 200 maisons habitées par des aliénés, il n’en existe aucune l’on trouverait une

(1) Le règlement de 1838 édictait une « note d’infamie » contre le nourri- cier qui, hors le cas de légitime défense, aurait battu ou maltraité le malade dont il avait la garde.

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camisole de force. Seul l’emploi de gants de cuir est autorisé chez quelques malades portés à se mutiler ou à déchirer leurs vêtements. La douceur, la patience de la part des nourriciers, la liberté absolue pour l’aliéné sont les règles que les efforts persévérants du Médecin-Direc- teur actuel de la Colonie ont pu faire accepter des nour- riciers. que des habitudes plusieurs fois séculaires avaient mis trop longtemps en défiance à l’égard de cette innova- tion. Les abus incontestables qui sévissaient, il y a quarante ans, ne pourraient plus se produire aujourd’hui ; et si les critiques si vives (1) dont Gheel fut alors l’objet n’étaient point dénuées de tout fondement, i! est regrettable que cet esprit de défiance, dont nous retrouvons l’écho jusque dans nos plus récents traités spéciaux, se manifeste par- fois avec une acuité qui n’a d’égale que l’ignorance la plus absolue des conditions de séjour de nos aliénés.

N’est point nourricier qui le désire : l’aspirant-nourri- cier doit être d’une conduite irréprochable et doit, par l’état de son habitation, les conditions de vie, les moyens d’existence, etc., donner toutes les garanties d’une aisance relative ; l’enquête qui fournit ces renseignements et dont la conclusion est soumise à la décision du Comité perma- nent, permet d’écarter non seulement les indignes, mais aussi les ménages l’insuffisance des ressources serait une tentation trop grande à l’économie aux dépens de l’aliéné.

La plupart des maisons de Gheel nous avons ici en vue celles destinées à recevoir des indigents sont construites de manière à pouvoir recevoir deux aliénés, chiffre maximum autorisé, sauf des cas exceptionnels rele- vant d’une autorisation ministérielle. Suivant le règlement de la Colonie (art. 35), les chambres servant de logement aux aliénés doivent avoir, au moins, une surface de

(I) Rappelons particulièrement la discussion qui se déroula à la Société médico-psychologique de Paris en 1860 et 1861.

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6 mètres carrés et une hauteur de 2ra,5o. Elles doivent être munies de fenêtres mesurant au moins om,6o sur om,75 ; la présence de barreaux tels qu’on en voit assez fréquemment encore en dehors de l’agglomération, n’est plus exigée aujourd’hui, et avec raison d’ailleurs. Leur utilité problématique ne compense nullement la pénible impression qui s’y trouve naturellement liée et qui n’a rien de commun avec la vie de famille et de liberté telle qu’elle est pratiquée ici.

Nous passons sur d’autres prescriptions telles que la suppression des puits ouverts, l’existence d’une pompe, la bonne qualité des eaux, la construction dans des con- ditions convenables des puits, etc.

Les objets de literie et les habillements (qui ne portent aucune marque distinctive apparente) sont fournis par l’administration; leur entretien toutefois demeure, pour la plus grande part, aux soins des nourriciers.

A l’exception des malades malpropres, les aliénés pren- nent leur repas à la table commune; leur nourriture doit, en général, être la même que celle de la famille ils sont placés. Assurément la cuisine des paysans ne se distingue ni par la variété des plats, ni par leur préparation, et ne saurait, pour l’ensemble, soutenir la comparaison avec celle des asiles. Mais il ne faut pas perdre de vue que la plupart de nos clients sont, depuis leur jeunesse, habitués a. semblable régime ; d’ailleurs, dans la mesure du possible, il est tenu compte, lors du placement, des conditions de vie antérieures de l’aliéné, de manière à lui procurer un milieu dont les éléments (famille, occupations, nourri- ture, etc.) ne soient pas pour lui un sujet de désagrément ou d’ennui. La création d’une école ménagère sera certai- nement, sous ce rapport entre autres, de la plus grande utilité pour l’amélioration de la situation des aliénés à Gheel.

Pour ce qui concerne les quantités de pain, de viande, de graisse, un minimum est prescrit par le règlement.

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Assurément, un contrôle minutieux de l’observation de ces prescriptions est de toute impossibilité; on y pourvoit dans la mesure du possible, par les rondes du midi faites de temps en temps par les gardes de section, dans le but de s’assurer si la nourriture donnée est en quantité suffisante et de qualité convenable. De plus, quand les sujets se rendent au bain, ils sont pesés et le poids est inscrit sur leur livret et dans un registre ad hoc : il y a à la fois un contrôle de l’excellence du régime alimentaire et de l’état de santé des sujets.

Ajoutons que l’habillement et le couchage sont réglés conformément aux nécessités de la saison ou des besoins spéciaux, et nous aurons passé en revue les divers points qui touchent aux conditions matérielles de séjour des sujets envoyés à la colonie de Gheel.

On nous pardonnera d’être entré dans ce luxe de détails : nous avons voulu répondre à cette objection qu'il n’existe qu’une surveillance et un contrôle illusoires et superfi- ciels. Rien n’est plus faux. Les nourriciers ne sont nulle- ment abandonnés à eux-mêmes, comme d’aucuns se plai- sent à le penser ou à le dire; mais, pour n’être pas des gardes-chiourmes, les surveillants n’en exercent pas moins une réelle autorité, douce ou ferme suivant les besoins, cherchant à concilier les exigences spéciales que pourrait réclamer une situation donnée et les services qu’on peut attendre de braves gens qui ne demandent qu’à se rendre utiles sans doute, mais dont le savoir-faire peut, comme gardes-malades surtout, laisser parfois à désirer. C’est peut-être le point le plus défectueux dans le patronage familial des aliénés. Pour répondre à ce besoin, le Méde- cin-Directeur actuel de la colonie a fait jadis des confé- rences dans lesquelles il exposait aux nourriciers, sous une forme aussi simple que possible, les notions d’hygiène relatives surtout à l’habitation, à l’alimentation, au vête- ment et aux soins à apporter en cas d’accident ou de maladie. Il nous pardonnera certainement, si, tout en

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reconnaissant l’excellence du but poursuivi, nous croyons qu'il y a peu à attendre du moyen employé : les efforts individuels et persévérants feront, pensons-nous, œuvre bien plus efficace que les leçons des conférenciers les plus dévoués. Il est bien regrettable, ici plus que partout ail- leurs, que l’éducation professionnelle des gardiens d’asiles ne soit pas organisée en Belgique, comme elle l’est, entre autres, chez nos voisins du Nord (1).

Une amélioration sérieuse à l’état de choses existant ne pourra être obtenue que le jour tous nos gardes de sec- tion pourront, en réelle connaissance de cause, être des guides éclairés pour les nourriciers inexpérimentés, sans compter l’aide excellente qu’ils prêteront de la sorte au médecin.

Disons maintenant quelques mots des aliénés eux-mêmes et de la vie qu’ils mènent à Gheel. Qu’on ne perde pas de vue que les aliénés placés ici nous ne disons pas envoyés , car sous ce rapport il y aurait long à reprendre (2) sont en quelque sorte des aliénés de choix, auxquels on peut, sans aucun danger, laisser la plus grande liberté d’allures. Ils sortent seuls et se mêlent à la famille dont ils partagent l’existence; ils se rendent utiles dans la mesure leurs forces, leur intelligence et leurs aptitudes le permettent; à côté d’un grand nombre de non-valeurs, dont la place est indiquée dans un asile bien mieux que dans une colonie, il en est beaucoup qui sont d’excellents ouvriers agricoles; d’autres s’occupent dans les ateliers, ou viennent en aide à leur nourricier. Celui-ci est tenu de rémunérer chaque semaine son auxiliaire, dans la mesure de ses moyens et du

(1) Le monopole presque exclusif que délient en Belgique sous le con- trôle de l’État, il est vrai l’initiative privée comme propriétaire ou comme desservant d’asiles, ne sera probablement pas le moindre obstacle le jour l’on voudra sérieusement établir cette réforme.

(2) Voir notamment les observations du Médecin-Directeur M. Peeters, dans le Bulletin de la Société de Médecine mentale de Belgique, 1897.

IIe SÉRIE. T. XVII.

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travail fourni. Les femmes sont naturellement affectées aux soins du ménage et à la garde des enfants; chaque jour, nous sommes témoin de ce spectacle, des aliénées qui s’amusent avec les enfants, les surveillent, les conduisent à l’école, les prennent sur leurs bras, les bercent, etc. Bien entendu, pareille confiance ne naît pas au premier jour : bien imprudent serait celui qui s’y fierait dès le début; mais insensiblement la connaissance se fait et, s’il y a lieu, la confiance s’établit. Dans un ordre plus élevé, nous en voyons qui, possédant quelque culture artistique, ne font nullement mauvaise figure à l’orchestre du jubé le dimanche et parfois aux concerts ; bien plus pour citer un fait particulier on a pu voir certains de nos pension- naires remplir, à plus d’une reprise et avec une parfaite correction, le rôle de pasteur protestant, l’occasion des funérailles d’un compatriote et coreligionnaire.

L’aliéné jouit donc au dehors de la plus grande somme de liberté possible, et retrouve, sous le toit qui l’abrite, l’affection et le dévouement. S’asseyant à la table commune, se rendant utile dans la mesure du possible, si son intel- ligence n’est point tellement délabrée qu’il n’y reste plus de place pour les émotions, il participe aux joies et aux peines de la famille adoptive ; et c’est chose touchante que d’entendre, dans la bouche d’un infortuné, les témoi- gnages de son affection pour ses nourriciers qu’il appelle vader (père), moeder (mère), et qui le méritent : ce mal- heureux « ’t is ons kind », disent-ils, « c’est notre enfant ».

A propos de ce contact journalier avec les aliénés, il ne sera pas hors de propos de rappeler cette opinion formu- lée, il y a plus de 80 ans, par Esquirol : le contact perma- nent avec les aliénés peut devenir cause, surtout pour l’enfance, d’aliénation mentale. Certes, pour un prédisposé, il y aurait danger réel à se trouver en contact journalier avec un délirant ou un névrosé. Mais une expérience de longue durée puisqu’elle embrasse plusieurs siècles démontre que, contrairement au préjugé et au dicton, le

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contingent d’aliénés que la commune de Gheel fournit à sa propre colonie et aux asiles, n’est nullement supérieur à celui de la plupart des communes équivalentes du pays.

Revenons un instant sur la qualité des aliénés placés ici. Si la population de la colonie de Gheel comprend un grand nombre d’ouvriers agricoles et autres, elle com- prend malheureusement une quantité beaucoup trop con- sidérable de non-valeurs au point de vue du travail à fournir : idiots et imbéciles non éduqués, déments de diverses catégories, ils sont beaucoup trop nombreux ceux qui ne profitent pas, comme il le faudrait, des avan- tages du patronage familial, et c’est d’autant plus regret- table que, dans les asiles de Belgique, il y en a tant qui sont aptes au séjour en colonie en même temps qu’ils constitueraient une source de profits pour les paysans.

Si du moins il y avait quelque espoir de voir cette situation s’améliorer ! Mais le nombre des entrées a dimi- nué — nous en avons dit plus haut la cause et ceux qui nous arrivent sont trop souvent de vieux déments impropres à tout travail, ou des sujets qui. à raison des soins de propreté qu’ils réclament, font perdre aux nourri- ciers de nombreuses heures chaque semaine, sans compter les désagréments de tout genre dont ils sont cause.

Nous sortirions des limites que nous nous sommes tra- cées en comparant ici les conditions du régime des colonies à celles des asiles, et en discutant, d’une façon générale et sous divers rapports, les avantages respectifs de ces deux systèmes. Les partisans exclusifs de l’un ou de l’autre ont également tort. On ne peut, c’est bien évident, placer indistinctement tout aliéné dans une colonie ; mais ce point mis à part, les partisans des asiles ont tort, et gran- dement tort, de paraître se défier quand même du patro- nage familial des aliénés.

Comme nous le disions plus haut, les aliénés les plus aptes au patronage familial, ceux qui en retirent le plus de bien-être physique, le plus de satisfaction morale, en

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même temps qu’ils sont le plus souvent d’excellents tra- vailleurs, ce sont les idiots et les imbéciles plus ou moins éduqués, les débiles, avec ou sans délire, un grand nom- bre de délirants persécutés ; nous ajouterons que la vie à l’air libre, telle quelle se pratique dans les colonies, vie intermédiaire entre l’isolement de l’asile et la vie tapa- geuse de la ville, nous semble favorable aux convalescents des maladies mentales, à quantité de névropathes et de détraqués (1).

Nous n’ignorons pas que, dans la situation actuelle sur- tout, ces idées soulèveront quelques protestations, aux- quelles, d’où qu’elles viennent, très respectueusement nous rendons hommage. Mais nous nous reprocherions de ne pas dire notre pensée tout entière. Nous avons fréquenté pendant plus d’un an, les services d’aliénés de Sainte-Anne et de la Salpêtrière à Paris ; nous avons visité les grands asiles du département de la Seine et plusieurs autres en Belgique et à l’étranger. Eh bien ! nous sommes absolu- ment convaincu que la plupart des vieux déments, les malades gâteux, les épileptiques-déments, les paralytiques généraux seraient avantageusement placés dans les asiles, qui disposent d’installations pour les recevoir et d’un personnel pour les soigner ; mais, par contre, une foule de chroniques, d’idiots et d’imbéciles plus ou moins formés devraient sortir des asiles pour être envoyés à la colonie de Gheel ou à la colonie similaire de Lierneux.

Loin de nous la pensée de réclamer hic et nunc un échange auquel s’opposent d’énormes difficultés pratiques.

(1) Dans cet ordre d’idées nous ajouterons que l’idéal, à notre sens, est la création d’un asile au centre d'une colonie, ainsi qu’on l’a réalisé ailleurs ; de plus, le traitement des maladies intercurrentes se ferait bien plus avan- tageusement, à tous égards, dans des pavillons établis en divers points de la colorie. En outre, la création d’écoles pour idiots et imbéciles, qu’après éducation on enverrait au dehors, serait de la plus grande utilité : « un asile dans une colonie », comme le dit si justement le Dr Ley (Bull. df. la Soc. de Méd. Ment, de Belgique, 1899, 93, p. 411) ; nous sommes absolument de son avis, et pas seulement pour les idiots et les imbéciles, mais pour presque tous les malades indistinctement.

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Nous nous bornons à. exprimer le souhait que les méde- cins et les directeurs d’asiles veuillent parfois songer, dans le sens que nous formulons, aux véritables intérêts de ceux qui leur sont confiés : le bien-être moral et physique qu’ils procureraient ainsi aux malades compenserait large- ment les légers sacrifices qu’ils pourraient subir de ce chef.

Certes, nous ne l’ignorons pas, les familles s’opposent parfois au transfert de leur malade à la colonie de Gheel. Les erreurs, les préjugés ne sont point toujours étrangers à ces déterminations. Mais un autre mobile les anime souvent, dit-on : elles ne veulent pas se voir séparées du pauvre malade. Ce sentiment, certes, est des plus respec- tables, et la création de nombreux asiles est bien faite pour satisfaire ce désir. Il n’est toutefois pas à l’abri de toute critique : si tous les médecins et directeurs d’asiles se représentaient exactement ce qu’est la colonie de Gheel, s’ils savaient comment les aliénés y vivent et y sont entre- tenus, il leur serait aisé de vaincre ces sentiments, souvent mal compris, des familles qui attachent plus de prix à la satisfaction que leur donnent des visites faciles qu’au bien-être moral de tous les jours, de tous les instants qu’elles pourraient procurer à leur parent malade en le laissant aller à quelques heures de chemin de fer de chez elles. D’ailleurs, on doit ajouter que, trop souvent, ces malheureux, une fois frappés, sont considérés par leurs familles comme une cause de déshonneur : la compassion fait alors très vite place à l’oubli ; nous en sommes chaque jour les témoins.

Eh bien! depuis 1000 ans passés, reposant leur foi en la naïve légende de Ste Dymphne, leur patronne bien- airnée, les habitants de Gheel recueillent à leur foyer ceux qui trop souvent sont repoussés de celui auquel ils ont droit. Née de la compassion, l’affection surgit et s’accroît ; entretenue par l’exemple, elle donne lieu souvent aux plus nobles dévouements. Non, ce n’est point l’esprit de lucre car combien faible peut être le gain ! qui produit les

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résultats merveilleux qu’on peut observer ici : la charité, la compassion, la patience, à défaut de science, voilà les dons de nos bons nourriciers.

« Par tous pays on peut coloniser les aliénés », écrivait Moreau (de Tours) au docteur Parigot. Sans doute, et même on pourrait faire mieux qu’à Gheel si l’on s’en tenait simplement aux conditions matérielles de la vie ; mais nous doutons que par tous pays on puisse trouver une population aussi patiente et aussi dévouée. 11 faut des siècles pour faire un Gheel ; jamais l’argent ne produira le dévouement issu de la charité et basé sur une pratique héréditaire.

Paul Masoin,

Médecin à la colonie de Gheel.

VARIÉTÉS

i

MARTIN VAN MARUM

Si l’on demandait à nos jeunes étudiants en sciences ce qu’ils savent de Van Maruni, je crois que ceux qui répondraient quel- que chose diraient à peu près ceci : C’est un physicien hollandais qui construisit une machine électrique dont le type a vieilli, et liquéfia le gaz ammoniac sans le vouloir et sans y rien com- prendre. — Cette réponse rappellerait un peu celle que fit, dit-on, le récipiendaire pour qui l’œuvre de Newton se résumait dans l’invention du binôme ; mais elle serait plus excusable. C’est à ces éloges équivoques, en effet, que se bornent, en général, les traités de physique qui daignent parler de Van Marum, et même les articles de revue ou les ouvrages spéciaux consacrés à l’his- toire de l’électricité ou de la liquéfaction des gaz.

Ces renseignements écourtés sont inexacts ; il est utile de les rectifier et de les compléter. La tâche, d’ailleurs, est aisée : M. J. Bosscha vient de publier, sur son savant compatriote, une excellente notice qu’il nous suffira de résumer (i).

Van Marum vécut de 1750 à 1838. 11 appartient à l’une des périodes les plus brillantes de l’histoire scientifique de la Hollande.

Dans le domaine de la physique, l’électricité surtout captivait alors l'attention. Les perfectionnements apportés aux machines électriques, et dont une part revient au docteur Ingenhousz de

(1) Murtinus Van Marum, discours prononcé le 8 octobre 1887, au premier Congrès des naturalistes et médecins Jdes Pays-Bas, et publié dans les Archives Teyler, série II, t. VI, cinquième partie. Harlem, 1899.

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Breda, livraient coup sur coup, à l’investigation des savants, des phénomènes nouveaux que le pouvoir magique de la bouteille de Leyde, signalé par Van Musschenbroek, rendait plus gran- dioses et plus merveilleux. Le zèle que les physiciens mettaient à les étudier rivalisait d’ardeur avec la curiosité du public à les admirer.

L’influence heureuse de cet état des esprits fut considérable, et elle n’est pas éteinte : elle se maintient et se propage dans les nombreuses sociétés scientifiques fondées à cette époque par la libre initiative des citoyens. Il faut citer la Société hollandaise des sciences, de Harlem (1752), la Société batave de philosophie expérimentale, de Rotterdam (1760), la Société zélandaise des sciences, de Flessinguel^ôg), transportée plus tard à Middelbourg, la Société provinciale des arts et des sciences, d’Utrecht (1773), à côté desquelles surgirent momentanément, dans toutes les villes de quelque importance, des associations locales dont les membres s’assemblaient le soir pour des lectures, des expérien- ces de physique ou des démonstrations d’histoire naturelle.

C’est à la même époque qu’un riche négociant de Harlem, Pierre Teyler Van der Hulst, fonda par testament l’Institution qui porte son nom et à laquelle sa maison, sa bibliothèque et ses collections servirent de premières installations.

C’était en 1778. Van Marum avait 28 ans ; il avait inauguré en 1773 la série de ses nombreux écrits par la publication des thèses de deux doctorats, en sciences naturelles et en médecine, et remplissait les fonctions de directeur du cabinet d’histoire naturelle de la Société hollandaise des sciences. 11 eut l’honneur de remporter le prix attribué à la première question de concours posée par l’Institution Teyler. Quatre ans plus tard, il prenait la direction du cabinet de physique de cette Institution. Le sen- timent très vif des obligations que cette charge lui imposait, dit. M. Bosscha, la claire notion des besoins les plus pressants de la science de cette époque et un remarquable talent d’expéri- mentation permirent à Van Marum de rendre célèbres, en peu de temps, dans tout le monde civilisé, l’Institution Teyler et son laboratoire de physique.

Un an à peine s’était écoulé depuis son entrée dans ses nou- velles fonctions, lorsqu’il publia sa Description d’une très grande machine électrique placée dans le Musée de Teyler, à Haarlem, et des expériences faites par le moyen de cette machine.

Le but que se proposait Van Marum en construisant cet appa- reil, était moins d’étonner le vulgaire, par les effets merveilleux

variétés.

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qu’il en attendait, que d’aider puissamment et généreusement aux recherches scientifiques. Les progrès de la science sont liés aux perfectionnements de l’outillage expérimental ; malheureusement ce perfectionnement ne va pas sans entraîner des dépenses sou- vent hors de proportion avec les ressources dont disposent les savants. Mais l’Institution Teyler est riche : elle fera les frais d’une installation électrique grandiose, qui servira non seule- ment aux recherches personnelles du directeur de son labora- toire de physique, mais à la solution des questions que d’autres physiciens lui proposeraient et qui ne pourraient être abordées qu’avec ces moyens extraordinaires.

Les dimensions de la machine furent poussées aussi loin que le permit l’état de l’industrie du verre ; elle épuisa ses ressources en fournissant des plateaux de im,Ô5 de diamètre. Aucun détail de la construction des frotteurs, des collecteurs, des isolateurs et des conducteurs ne fut laissé au hasard ; tout fut soumis à des expériences préalables nombreuses et minutieuses. Enfin, on adjoignit à la machine une batterie de bouteilles de Leyde, dont le nombre fut porté à 225 et dont la surface de charge mesurait 21 mètres carrés. Les résultats dépassèrent les prévisions.

Dans de bonnes conditions atmosphériques et en attelant quatre hommes à la manivelle de la machine, 011 en tirait des étin- celles de la grosseur d’un tuyau de plume et de om,6o de longueur. D’une boule de 4^ pouces de diamètre, on fit jaillir une aigrette de feu longue de 40 centimètres et de largeur égale. Un mince fil de fer, soutenu par des cordons isolants sur une longueur de 200 pieds, émit, chaque fois qu’il fut frappé par l’étincelle de la machine et sur toute sa surface, des rayons de 2 t centimètres de long et dont Van Marum estime le nombre à plus de 100 000. Cent soixante-cinq tours de plateau suffisaient à porter la charge de la batterie au maximum ; la décharge était si violente qu’elle fondait 25 centimètres d’un fil de fer de ; de millimètre de dia- mètre.

Il 11’est pas douteux que pareils effets étaient moins dus à la taille de la machine qu’aux soins apportés à sa construction. Le cabinet de physique du collège de la Compagnie de Jésus, à Louvain, possède une machine du type Van Marum, dont la construction remonte à une soixantaine d’années. Elle n’a pas les dimensions de celle du Musée Teyler, mais elle en approche : le diamètre du plateau de verre mesure iin,3o ; les effets qu’on peut en tirer 11e ressemblent pas à ceux que nous venons de décrire.

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Van Manu» 11e fut pas moins habile à utiliser ce puissant appareil qu’à le construire. Il l’employa à refaire, sur une plus grande échelle, les expériences de ses devanciers et à en réaliser de nouvelles.

Nous ne pouvons reproduire ici tous les détails de cette étude systématique des effets physiologiques, physiques et chimiques de l’étincelle. Bornons-nous à en signaler quelques-uns.

Franklin, d'Alibard, Wilke, le P. Beccaria avaient expérimenté l'effet de la décharge électrique sur les aiguilles neutres et aimantées, sans aboutir à des résultats concordants. Van Marum, en collaboration avec Van Swinden, reprend ces expériences et formule ainsi leur conclusion : Il suit abondamment de toutes ces expériences, que la décharge électrique exerce, pour com- muniquer ou détruire la force magnétique, la même influence que toutes les autres causes qui donnent à l’acier ou à l’aimant un certain frémissement. On sait que de pareilles causes peuvent donner la force magnétique à l’acier qui en est dépourvu (1), et la faire perdre à celui qui la possède. Il s’ensuit donc que ceux qui ont déduit de ces phénomènes quelque autre influence de la force électrique et qui ont établi, en conséquence de cette influence, quelque analogie entre ces deux forces ont admis un système qu’011 ne saurait appuyer sur cette hase. Nous reviendrons plus loin sur ces expériences pour en signaler une particularité.

Le P. Beccaria avait annoncé, en 1758, la possibilité de réduire les oxydes métalliques par la décharge de la bouteille de Leyde. Cette observation était contestée. Pour la contrôler, Van Marum décharge sa grande batterie à travers divers oxydes métalliques, et sur les éclats des lames de verre entre lesquelles il les avait comprimés, il recueille, en fragments suffisants pour établir leur nature par dissolution, le plomb, l’étain, le zinc et l'antimoine. A cette époque dominait encore parmi les chimistes le système de Stahl, réduire un oxyde équivalait à le combiner avec le phlogistique. Voilà donc, disait-on, le phlogistique communiqué aux métaux par l’électricité. Celle-ci ne serait-elle pas le phlo- gistique même? L’hypothèse était trop éloignée de la vérité pour n’être pas bientôt contredite par l’expérience.

En déchargeant sa batterie à travers des fils fins de divers métaux, Van Marum les volatilisa et les vapeurs qu'il recueillit furent assez abondantes pour permettre d’y constater la présence d’oxydes métalliques. Cette fois, l’électricité avait donc chassé le

(1) En aidant l'action du champ magnétique terrestre.

VARIÉTÉS.

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phlogistique ! Pouvait-on admettre qu’elle se détruisait elle- même ? Van Marum se tire d’embarras en remarquant que la chaleur produit souvent des effets opposés, selon le degré de température. L’observation est juste, mais elle est ici sans appli- cation. L’habile physicien 11e pouvait tarder à s’en convaincre.

A la suite d’un voyage à Paris, il rencontra Lavoisier et assista à ses expériences, la théorie de Stahl céda la place dans son esprit aux vues nouvelles que l’illustre chimiste français avait si solidement basées sur les faits d'observation soumis à des mesures rigoureuses. De retour en Hollande, Van Marum reprit ses recherches sur la calcination et la volatilisation des métaux par la décharge électrique ; elles achevèrent de le convaincre de la justesse des vues de Lavoisier et en firent un des promo- teurs les plus ardents et les plus éclairés de la chimie nouvelle. Nous y reviendrons tantôt ; achevons d'abord de parcourir ses expériences relatives à l’électricité.

il convient d’insister sur celles qui ont rapport à la fusibilité des métaux. Van Marum constate que la résistance à la fusion électrique ne marche pas de pair avec les températures des points de fusion. De tous les métaux soumis à l’expérience, le cuivre rouge se montra le plus résistant aux décharges de la batterie. Il en conclut qu’il faut préférer ce métal à tout autre dans la construction des paratonnerres dont il fit, à cette occa- sion, une étude approfondie ; en voici les conclusions : il con- damne l’usage des chaînes; appelle l’attention sur la nécessité de n'employer que des contacts serrés ou soudés; préconise le choix des pointes métalliques de préférence aux pointes de graphite qu’on avait recommandées; enfin il insiste sur l’avantage de multiplier les pointes : une seule peut être inefficace, l’expérience le lui a montré.

En étudiant la décharge à travers les gaz, il observe et décrit très exactement l’apparence particulière de l’étincelle dans l'hydrogène, et signale la diminution de la distance explosive dans le gaz chlorhydrique.

Il dresse la première liste de métaux rangés dans l’ordre de leur conductibilité électrique et invente, à l’occasion de ces recherches, l’ingénieuse méthode des circuits dérivés.

Au cours de ses expériences sur la prétendue aimantation de l’acier par la décharge électrique, dont nous avons rappelé plus haut la conclusion générale, il observe, le premier, un phénomène nettement électromagnétique. Un jour qu’il cherchait à aimanter transversalement une aiguille très large, il appliqua les deux

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conducteurs, entre lesquels la charge devait passer, le long des arêtes de l'aiguille, l'axe de celle-ci étant perpendiculaire au méridien magnétique. A son grand étonnement, Van Marum reconnut que l’aiguille se trouvait aimantée dans le sens de sa longueur et même beaucoup plus fortement que lorsque la charge passait par l’axe de l’aiguille, orienté dans le méridien. Ce phénomène, dit-il, nous paraît tout à fait nouveau et fort singulier ; nous l'examinerons dans la suite par des expériences ultérieures. Malheureusement ce projet resta sans exécution.

Van Marum n’était pas seulement absorbé par les devoirs de sa charge, il était débordé par les questions qui affluaient de toutes parts à l'Institution Teyler : L’électricité contient-elle quelque principe acide ? Précipite-t-elle les métaux de leurs solutions ? Accélère-t-elle l’évaporation des plantes ? Affecte- t-elle les plantes sensitives? A-t-elle une influence sur le baro- mètre, etc. ? Parmi ses correspondants, signalons Priestley et Volta, qui plusieurs fois réclament son concours. Van Marum cherche à satisfaire tout le monde sans négliger ses études personnelles.

Ce 11’est qu’après dix ans de méditations et de recherches sur la manière dont le frottement produit l’électricité, qu’il abandonne ce sujet sans avoir pu trouver la clef du mystère. Il faut citer le passage il expose les raisons qui l’ont retenu si longtemps. Comme tout ce que le fluide électrique fait dans l’économie de la Nature, autant que nous le pouvons observer, y est produit par quelque inéquilibre de ce fluide, et comme nous voyons souvent que des inéquilibres fort légers produisent des effets très considérables, ne pourrions-nous pas nous servir peut-être très utilement dans quelques cas du fluide électrique, si nous avions une connaissance plus parfaite delà manière dont l’inéqui- libre du fluide électrique est produit et de ce qui y est réellement nécessaire ? Le frottement des corps est jusqu’ici le moyen le plus ordinaire de faire naître l’inéquilibre électrique ; mais si nous savions de quelle manière le frottement produit cet inéqui- libre, alors nous en pourrions dériver peut-être d'autres moyens de le produire et obtenir en même temps la faculté de le diriger très avantageusement. Peut-être une seule découverte suffira-t-elle à nous faire parvenir, dans cette partie de la physi- que, à des connaissances beaucoup plus profondes; peut-être un seul pas dans cette science nous mettra en état de pouvoir nous en servir pour de très grands avantages.

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Au moment Van Marum écrivait ces lignes, en 1795, le débat mémorable soulevé entre Galvani et Volta durait depuis quatre ans : il portait au fond sur un nouveau genre d’inéqui- libre électrique et préparait l’avènement de l’ère nouvelle entrevue par Van Marum. O11 devine son empressement à étu- dier le mystérieux électromoteur „, qu’il nomme le premier la pile de Volta. 11 y trouve la réalisation de son rêve : un inéqui- libre léger produisant un effet considérable, et il informe l’inven- teur que pour charger la grande batterie du Musée Teyler à la même tension que celle de la pile, le contact le plus court pos- sible suffit, en sorte, écrit-il, que le courant mis en mouvement par votre pile a une vitesse qui dépasse notre imagination.

Nous ne pousserons pas plus loin l’analyse de .ces travaux relatifs à l’électricité. M. Bosscha n’hésite pas à les mettre sur le même rang que les Experimental Researches de Faraday: on ne pourrait les élever plus haut. Si leur auteur n’a pas acquis la même renommée, ce n’est pas à la moindre importance des résultats qu’il faut l’attribuer, mais surtout au manque d’intérêt qu’il rencontrait en dehors de la Hollande „.

La physique ne bénéficia pas seule de l’activité de Van Marum; il est même vrai de dire que c’est en chimie qu’il exerça surtout son influence.

Converti à la doctrine de Lavoisier, il s’en fit l’apôtre parmi ses compatriotes. Deux ans avant la publication du célèbre Traité de Chimie élémentaire du savant français, Van Marum donne, en appendice à ses expériences électriques et sous le titre Précis de la doctrine de Lavoisier, le premier ouvrage le nouveau système est présenté avec une largeur de vue, une clarté d’exposition et une rigueur de raisonnement et d’expéri- mentation. qui, au témoignage de M. Bosscha, en font un véri- table chef-d’œuvre pouvant supporter avantageusement la com- paraison avec le Traité même du maître.

En même temps, Van Marum emploie les ressources de l’Institution Teyler à conslruire et à répandre des appareils simples et précis destinés à reproduire les expériences de Lavoi- sier. 11 eut bientôt la satisfaction d’entraîner h sa suite, sur cette roule du progrès, Deiman, Paets van Troostwijk, Bondt, Lauvve- renberg, l’élite des chimistes hollandais, et de voir deux d’entre eux, Deiman et Paets van Troostwijk, mettre le sceau à la doctrine de Lavoisier par l'expérience capitale où, pour la première fois, l’eau fut directement décomposée par la décharge électrique en

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ses deux constituants à l’état libre (i). Ce fut le point de départ d’une série de travaux retentissants que Fourcroy signalait en ces ternies à l’Académie des sciences de Paris : Les ingénieuses recherches des chimistes hollandais sur le gaz oléfiant, sont du petit nombre de celles qui fournissent de nouvelles vues; elles tiendront, ainsi que celles qu’on leur doit déjà sur la décomposi- tion et la recomposition de l’eau par l’électricité, sur les Sulfures alcalins et métalliques, etc., un rang distingué dans la chimie pneumatique, aux progrès de laquelle ils ont attaché la gloire de leurs travaux et de leurs découvertes. La part qui revient à Van Marum dans ces éloges est considérable. 11 n’a pas seule- ment contribué indirectement à cette floraison de la chimie hollandaise.; l’ensemble de ses expériences, de ses raisonne- ments et de ses conclusions sur les effets chimiques de la dé- charge électrique doit le faire considérer, dit M. Bosscha, comme l’auteur de la découverte de la décomposition des corps par l’électricité „.

En voilà plus qu’il n’en faut pour asseoir solidement la réputation scientifique du physicien et du chimiste de Harlem. Mais est-il vrai qu’il manqua de perspicacité le jour le hasard lui mit sous les yeux la liquéfaction du gaz ammoniac ?

Ce fait nouveau se présenta dans les conditions suivantes. Van Marum se proposait peut-être de comparer la compressibilité de l’air atmosphérique à celle du gaz ammoniac, ou, plus vrai- semblablement, de vérifier si celui-ci se comporterait, sous des pressions croissantes, comme un gaz qui conserve son état, ou comme une vapeur qui en change. Deux tubes de verre, fermés par le haut, et contenant l’un de l’air, l’autre du gaz ammoniac, furent placés verticalement, l’un à côté de l’autre, les extrémités inférieures ouvertes plongeant dans le mercure d’une cuvette en verre ; on installa l’ensemble sous la cloche d’une machine à compression. Dès que la pompe fut mise en marche, le mercure monta dans les tubes en comprimant les deux gaz, mais inégale- ment : lorsque le volume primitif de l’air atmosphérique fut réduit à la moitié eu d’autres termes, à la pression de deux atmosphères on constata que le volume du gaz ammoniac avait diminué dans une proportion sensiblement plus forte. Cette

(î) On attribue souvent la découverte de l'électrolyse de l’eau à Nicholson et Carlisle. Ces physiciens ont trouvé que la pile de Volta produisait ici le même etfet que la décharge de la bouteille de Leyde.

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observation n’était pas banale : elle révélait, pour la première fois, une exception à la loi de Boyle ou de Mariette en laquelle alors tout le monde avait foi. A trois atmosphères tout le gaz ammoniac s’était transformé en liquide, comme l’eût fait une vapeur.

Le hasard, sans doute, servit ici le physicien, en fixant le choix du gaz étudié. Mais de combien de découvertes ne fut-il pas l’auxiliaire ? D’ailleurs, en imaginant cette expérience, Van Marum ne croyait pas impossible le résultat qu’elle lui fournit puisqu’il voulait voir si le gaz ammoniac se condenserait, sous pression, comme les vapeurs d’eau et d’alcool. Il est faux, d’autre part, qu’il n’ait rien compris à l’expérience et qu’il ait méconnu l’importance de la constatation qu’elle lui fournissait.!! la signale, au contraire, comme une preuve nouvelle que l’état aériformede quelques liquides cesse et qu’ils se transforment en liqueurs, lors- qu’ils sont exposés au degré de pression requis „. Dira-t-on que ces conclusions sont trop timides et que c'est pour ne les avoir pas élargies qu’il manqua de perspicacité ? Ce serait oublier que le véritable esprit scientifique, d’accord avec la logique, répudie les conclusions débordant les prémisses. En généralisant plus qu'il ne l’a fait les conséquences de sa découverte, en y voyant la preuve de la possibilité de liquéfier tous les gaz par la pres- sion, Van Marum n’eût pas seulement manqué de rigueur, il eût rencontré l’erreur en attribuant à la pression seule ce qu’elle ne peut produire qu’en s’associant à un- abaissement convenable de la température. Cette réserve sage et prudente 11’a donc rien de commun avec la méconnaissance maladroite dont on l’accuse ; loin de ternir sa réputation, elle complète son éloge.

J. L. S. J.

Il

LE MONDE SOUS-MARIN

Vous empruntons les données de cette courte notice à l’inté- ressant volume dont M. A. Acloque vient d’enrichir la collection de la Science pittoresque (1).

(1) Le monde sons-marin, par A. Acloque. Un vol. in-80 de 318 pages ; 236 gravures. Abbeville, Pailîart, 1899.

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Moins humoristique que d’autres volumes de la même collec- tion, celui qui va nous occuper est peut-être plus scientifique. Non pas qu’il ne soit destiné, comme ses pareils, à un public non spécial, et que l'auteur 11e se soit strictement conformé aux règles d’une bonne vulgarisation. Mais la méthode en est plus didactique, et les faits y sont présentés avec cette suite logique qui convient à un enseignement soigneusement préparé.

Le monde sous-marin s’entend du monde vivant, tant végétal qu’animal. Mais la flore marine est bien pauvre relie ne comprend, en grande majorité, que des Algues, ces végétaux d’une simpli- cité primitive, sans racines, sans tige, sans feuilles, et composés de cellules soit isolées, soit accolées bout à bout. Parus sous les premiers efforts de la vie naissante aux lointains les plus reculés de l’existence de notre globe, ces types infimes du règne végétal sont parvenus jusqu’à nous à travers toutes les vicissitudes des ères géologiques.

A l’inverse de ce qui se passe à la surface des terres, ce ne sont pas les plantes qui font le charme, la richesse et la variété des paysages sous-marins. Ce rôle est dévolu à des représentants du règne animal. Etranges animaux que ces polypiers aux rami- fications compliquées, aux couleurs éclatantes, aux épanouisse- ments qu’on croirait floraux, colonies d’infimes bestioles en nombre illimité, sécrétant le test calcaire qui leur sert à la fois de carapace et d’habitation.

Les Algues. Cependant, parmi les innombrables espèces d’algues marines, il en est quelques-unes qui, soit par leurs formes comme la Dictyota pavonia rappelant une queue de paon étalée, soit par leur coloris comme les Floridées et les Corallines, ne sont pas sans contribuer au charme des bosquets et jardins naturels des hauts-fonds sous-marins.

Les Protozoaires. Mais c’est surtout par le monde animal que la vie se manifeste au fond des eaux. Les huit embranche- ments du règne y sont représentés, à commencer par les Protozoaires ( 1 ), ces animalcules exclusivement composés d’une cellule unique, réduite à un microscopique globule de proto- plasme que n’entoure aucune enveloppe. Et pourtant, au sein d’une organisation si simple et si rudimentaire, on rencontre bien des types différents, bien des degrés de développement. Le degré inférieur est donné par les Amibes, petits granules proto-

(I) llow.oç, premier, animal.

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plasmiques sans apparence d’organes et se multipliant par scissiparité. Les Radiolaires sont déjà plus élevés en organisa- tion : leur protoplasme s’appuie sur un squelette membraneux ou siliceux. Un peu plus haut se rangent les Foraminifères, entourés d’une coquille par l’ouverture de laquelle émergent les prolongements mobiles de la petite masse protoplasmique, pseudopodes sans régularité ni symétrie. Symétrie et régularité apparaissent dans les cils des Flagell itères, aux formes nettes et définies.

Les Cœlentérés. L'embranchement des Zoophytes (t) ou Cœlentérés (2) est sensiblement supérieur, comme organisation, au précédent. Il comprend, dans la faune sous-marine, les Spon- giaires, classe assez profondément distincte pour que des zoolo- gistes en aient fait un sous-embranchement, puis les Hydromé- duses ou Acalèphes et les Coralliaires.

Des diverses variétés d’Eponges, les unes calcaires, d'autres vitreuses ou siliceuses, celles-ci gommeuses, celles-là fibreuses, nous ne citerons que les Eponges ancrées, ainsi nommées de la forme de leurs spiculés. Des spiculés fossiles de forme identi- que abondent dans les formations crétacées, d’où l'on est fondé à conclure que les Eponges qui les produisent aujourd’hui existaient vers la fin des temps secondaires.

A la base de la série des Méduses et des Coraux, que M. Aeloque réunit sous la dénomination commune d’Acalèphes, il faut placer les Polypes. Non pas le Polypier du corail qui offre déjà une organisation complexe et relativement élevée, mais le Polype élémentaire, une sorte de poche stomacale avec ouverture buccale entourée de tentacules, comme l 'Hydre de nos eaux douces qui y vit fixée sur les plantes aquatiques. Sur le Polype primordial se forment des bourgeons, germes d’autres polypes mais qui souvent ne s’en séparent pas et s’adaptent chacun à une fonction différente devant concourir à l'évolution de l’ensemble : préhension et tact, fonctions reproductrices, etc. Généralement des polypes en forme de doigts se groupent autour d’un polype-estomac, et des polypes à éléments générateurs se logent en des points divers de l’ensemble.

Un exemple très curieux de ces colonies de polypes formant un ensemble parfaitement défini et semblant individuel, nous est donné par les Méduses que les naturalistes ont considérées fort longtemps comme des individualités autonomes. 11 a fallu toute

(1) Oorov, plante. (2) KoIAov, cavité, svtecov, intestin.

IP SÉRIE. T. XVII. 07

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la puissance d’observation et d’analyse à laquelle sont parvenus les savants modernes pour qu’on ait pu se rendre compte de la réalité des choses en ce point.

Le mode de formation des colonies de polypes et leurs aspects varient à l’infini ou du moins dans une grande proportion : aussi a-t-on partager la seule classe des Hydroméduses en de nombreux ordres et sous-ordres : Acalèphes proprement dits, Hydroïdes, Siphonosphores, etc.

Nous arrivons ensuite à la classe des Coralliaires, ces polypiers à ramifications calcaires ou cornées qui, s’appuyant sur les hauts-fonds, s’élèvent jusqu’à fleur d’eau où, interceptant au passage les mille fragments solides que leur apportent les mouvements de la vague, ils finissent par former de dangereux récifs.

Moins dangereux à la navigation que les coraux madréporiques du Pacifique, le Corail rouge de la Méditerranée, le plus ancien- nement connu, est aussi le plus intéressant. Son étude a toute une histoire qui remonte à l’antiquité il passait pour une plante marine. Ce n'est qu’assez récemment, dans le premier quart du xvne siècle, ([lie sa véritable nature fut connue, grâce aux observations de Peyssonnel, médecin-botaniste du roi : ce savant reconnut que les prétendues fleurs du Corail ne sont autres que des polypes pareils à ceux des madrépores, et que l’arbre pierreux sur lequel elles sont implantées est leur propre ouvrage.

Passons les Gorgonies, les Pennatules, les Actinies, les Ané- mones de mer, autres formes de polypiers, et arrivons à un nouvel embranchement du règne animal, l’embranchement des Échino- dermes (ïyjvoç, hérisson ; déop. a, peau).

Les Écliinodennes. M. Acloque partage les Écliinodennes en cinq classes : Crinoïdes (i), Astéroïdes (2), Astrophytes, Oursins ou Échinides et Holothuries. D’autres naturalistes font rentrer les Astrophytes parmi les Astéroïdes et n’admettent par conséquent que quatre classes. Détail peu important, d’ailleurs,

Les Crinoïdes ont, durant une période de leur existence, l’aspect de véritables [liantes, étant portés sur une tige articulée qui se fixe aux objets sous-marins, ils abondaient dans les mers paléozoïques où, d’après M. Edmond Perrier, ils tapissaient les plaines sous-marines d’une immense variété de formes souvent

(1) K oîvov, lis ; £v)o:, apparence, forme. (2) 'A sr/'e, étoile.

VARIÉTÉS. 579

d'une extrême élégance et composant des prairies animées du plus pittoresque aspect.

Les Comatules et les Encrines (ces dernières à l’état fossile) sont les plus remarquables de la classe par leurs bras flexibles et bien développés leur permettant de grimper le long des corps munis d’aspérités ou rugosités quelconques.

Après les Crinoïdes, les Astéroïdes, composés d’un disque central, organe digestif, entouré de bras au nombre ordinaire- ment de cinq ou d’un multiple de cinq. Telle l’Astérie (Astera- canthion rubens), véritable étoile pentagonale, appelée pour ce fait Étoile de mer ; tel encore l’Ophiotrix fragile aux cinq bras barbelés, flexibles et cassants. Le Solaster à aigrettes fait excep- tion : il forme une sorte d’étoile dodécagonale ; ses douze bras sont munis sur leurs bords de piquants aigus.

L’Astrophyte arborescent compte autour de son disque dix bras ; mais ceux-ci se dédoublent aussitôt pour se ramifier presque indéfiniment.

Les Oursins ou Echinides, vulgairement châtaignes de mer, ont joué un rôle considérable aux temps géologiques : leurs espèces fossiles sont innombrables. Leur rôle actuel n’est pas non plus sans importance ; on les trouve dans toutes les mers, depuis les pôles jusqu’à l’équateur. Leur corps globuleux, oblong ou en forme de disque, est enveloppé d’un test calcaire formé de plaques angulaires supportant des piquants appelés radioles. Quelques espèces en sont comestibles.

Comparables, à certains égards, à des vers, bien qu’en étant assez éloignés puisque ces derniers forment un embranchement spécial, les Holothuries sont connues du vulgaire sous la déno- mination de Cornichons de mer. Et de fait l'Holothurie tubuleuse rappelle assez, dans son ensemble, l’aspect de cette cucurbi- tacée. Les Holothuries se composent principalement d'une sorte de sac allongé percé d’une bouche, parfois munie de tentacules à un bout, d’un anus à l’autre, avec des pattes-ventouses sous la face ventrale.

11 en est une au corps très allongé et pouvant se replier en plusieurs nœuds ou boucles, le Balanoglosse qu’on sépare quel- quefois des Holothuries pour en former une classe à part, la classe entéropneuste. Cet animal marin représenterait la transi- tion de l’embranchement des Ecbinodermes à celui des Vers.

Les Vers. La forme générale de ces derniers se rattache aux types bien connus du lombric ou ver de terre et de la sangsue ou hirudinée. Les classes, ordres, familles, genres et

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espèces sont nombreux parmi les Vers marins. Citons entre autres les Némertiens, vers très allongés, dont certaines espèces atteignent une longueur de plusieurs mètres : les Géphyriens au corps massif, en forme de cylindre ou de poire, se prolongeant souvent à la partie antérieure en une trompe rétractile munie, à son extrémité, de la bouche avec ses tentacules; les Annélides ou Cliétopodes auxquels appartiennent le Lombric et les Hirudinées, mais qui, en mer, sont représentés seulement par la subdivision des Polyehètes; nous citerons, parmi leurs nombreuses espèces, l'Arénie fragile, de grande dimension, qui respire par la peau et qui se brise presque au moindre contact ; le Chétoptère de Valen- ciennes dont le corps est formé de trois segments composés et fort dissemblables ; la Térébelle dont la tête est ornée d’une sorte de panache composé de branchies ramifiées et de cirrhes on tentacules. Nommons encore l’Arénicole des pêcheurs, ver de deux à trois décimètres de long et qui. de même que les suivants, est dorsibrcinche, portant sur le dos ses organes res- piratoires on branchies (il sert aux pêcheurs à amorcer leurs lignes) ; les Phyllodoces, les Néréides, ces dernières au corps divisé en deux ou plusieurs segments d'aspect différent et dont la tête est ornée de deux paires d’antennes ; les Hermiones et les Aphrodites fort dissemblables aux précédents, dont le corps court et trapu supporte des écailles constituant une cuirasse dorsale.

Les Hirudinées ou Sangsues sont représentées en mer par les Pontobotelles qui s’attachent aux poissons.

On rattache encore aux Vers les Bryozoaires, petits organis- mes vivant en colonies ramifiées comme les polypes; mais ils leur sont supérieurs du fait que tous les individus d’une même colonie sont reliés entre eux par des cordons nerveux. Ils rappellent par leur ensemble la végétation des mousses ; de là, leur nom : fjpiiov, mousse.

Les Arthropodes. Au-dessus de l’embranchement des Vers se place, comme présentant une organisation plus élevée, celui des Arthropodes (i) (olim : Articulés ) comprenant, entre autres classes, les Insectes, les Arachnides, les Crustacés.

Peu nombreux sont les Insectes et les Arachnides qui se plaisent au voisinage de la mer et peuvent rester assez long- temps sous les Ilots à marée haute. Les Aptères sont représentés

(1) "A oQpov, articulation ; tcoùç, pied.

VARIÉTÉS.

58 I

par l’Anure maritime, les Mouches par le Clunio marin, les Coléoptères par l’Epus de Robin. A défaut d’Araignées propre- ment dites, les Acariens au corps non segmenté sont représentés par toute une famille, celle des Halacariens, dont les espèces exclusivement cantonnées sur les bords de la mer se tiennent les unes au fond, les autres sur les algues, le long desquelles elles grimpent. Après les Acariens, viennent les Pantopodes aux longues pattes, qui semblent faire la transition des Arachnides aux Crustacés.

Cette dernière classe est bien connue du grand public. Qui n’a dégusté et apprécié la Crevette, le Homard, la Langouste et, dans les eaux douces, l’Écrevisse ? Qui n’a observé, à marée basse, sur les plages maritimes, les différentes variétés de Crabes, Etrill es, Squilles, etc. ? Mais ce ne sont pas seulement les plages qu'ils habitent : on en trouve partout, en mer, dans toutes les zones, à toutes les profondeurs, jusqu’au fond de ces gouffres sous-marins qu’ont explorés les expéditions scientifiques conduites sur des navires ad hoc. Décrire les diverses phases de la vie de ces animaux, tant à l’état larvaire qu’à l’état adulte, relater les caractères spéciaux à chaque espèce et toujours en adaptation parfaite avec le milieu qu’ils habitent, nous entraî- nerait trop loin. Arrivons aux Mollusques.

Les Mollusques. Singulièrement varié est le groupe des Mollusques. Depuis l’Huître comestible (Ostrea edulis) et l’Huî- tre perlière (Meleagrina margaritifera) jusqu’au Poulpe (Octo- pus vulgaris) et au Calmar commun ( Loligo ). quelle prodigieuse multitude de types divers ! Les plus riches coquillages sont tous la demeure de quelque Mollusque. Que de brillantes cou- leurs, que de formes élégantes, que d’aspects divers dans les innombrables sujets de la conchyliologie maritime ! Pecten ou coquille de Saint-Jacques aux grosses côtes striées en long et en travers, Cardium tuberculeux en forme de cœur. Vénus verru- quée. Pinna pectinàta vulgairement appelée Jambonneau, Solé- nidés dits manches-de-couteau.

Interrompons un instant la série des Mollusques protégés par une large et élégante coquille, pour parler du Taret (Teredo navalis), ce Lamellibranche cosmopolite essentiellement xilo- phage et auquel ne résistent les pièces de bois d’aucun navire, calamitas navium comme l’avait qualifié Linné. Les premiers navigateurs anglais furent souvent arrêtés par les tarets qui mettaient leurs navires hors d’usage. Plût au ciel, observe à ce sujet notre auteur, que le mollusque perforant eût, pour la

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paix du monde, mis un obstacle invincible à l’extension de cette race qui place l’intérêt au-dessus de toute autre considération !

Si des Lamellibranches ci-dessus énumérés, nous passons aux Gastéropodes, nous signalerons, pour leurs coquilles élégantes : l’Hallotide tuberculée aux côtes rugueuses, irisée des plus belles couleurs ; le Turbo rugueux, dont la coquille turbinée ou en hélice rappelle, en des conditions plus élégantes, le modeste escargot de nos jardins ; la Cypræa lurida de forme ellipsoïdale aux deux bords rapprochés et plissés ; le curieux Aporrhciïs pelicanipes dont le bord externe s’allonge en quatre pointes fortement saillantes ; la grande Volute armée dont la forme générale rappelle celle d’une mitre ; le Buccin de Humphrey à l’hélice régulière et élégante ; le Murex à la coquille hérissée de piquants, de pointes disposées dans tous les sens, la Remette géante, énorme coquille hélicoïdale ; la Pourpre couleur de sang, dont le mollusque sécrète un mucus coloré : c’est de celui-ci que les anciens se servaient pour fabriquer la célèbre teinte dont il porte le nom.

Il eût fallu, pour être complet, décrire, en même temps que chaque coquille, le mollusque auquel elle sert de demeure et énumérer bien d’autres espèces encore. Le temps et l’espace nous manquant, disons quelques mots des plus célèbres repré- sentants de la classe des Céphalopodes, la Seiche, le Calmar et le terrible Poulpe... terrible au moins sous le nom de Pieuvre, d'après les récits de Victor Hugo, romancier et poète.

Seiches et Calmars sont décapodes. Ils ont, autour de la tête, dix pieds ou bras garnis de ventouses ou suçoirs, dont huit sont sessiles et les deux derniers, portés par de longs pédoncules et retombant jusqu’au bas du corps de l’animal, sont munis de suçoirs à leur extrémité. Ces animaux portent un os intérieur de matière calcaire, ovale, aplati chez les Seiches, en forme de fer de lance chez les Calmars. Les uns et les autres sécrètent un liquide brun noirâtre dont on tire parti en peinture sous le nom de sépia.

Le Poulpe est octopode, il n’a que huit bras, mais quels bras ! Composés comme le corps de la bête d’une substance semi- mucilagineuse, ils se plient et se contournent comme de vrais serpents ; armés tout du long de puissantes ventouses, ils s’attachent invinciblement au corps de l’animal sur lequel le Poulpe s’est jeté et que de son bec corné il dévore vif, sans que la victime ait aucun moyen de s’échapper. Inutile de parler davantage du Poulpe dont le R. P. Halm a donné, en deux pages

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{321 et 322) de la Revue de juillet 1899 (Bulletin de Physiologie), une intéressante explication concernant la faculté qu’a ce Mol- lusque, comme les autres céphalopodes du reste, de changer de couleur.

Les Tuniciers. Il est un petit embranchement du règne animal, peu nombreux en espèces et qui paraît former la transi- tion entre les non-vertébrés et les Vertébrés. C’est celui des Tuniciers, dont le corps, en forme de sac ou de tonneau, a, comme celui des Mollusques, deux orifices servant l’un à l’entrée, l'autre à la sortie de l’eau servant à la respiration. Les Tuniciers se rapprochent, d’autre part, des Poissons par la constitution de leurs larves. A l’état larvaire, en effet, les Tuniciers sont munis d'une corde dorsale ou notocorde qui disparaît d’ordinaire avec la métamorphose, mais qui n’en est pas moins un rudiment de colonne vertébrale. Il y a même un genre. Amphioxus, qui possède d’une manière permanente une corde dorsale à peine cartilagineuse, laquelle constitue tout le squelette. Les natura- listes considèrent même T Amphioxus comme un poisson très inférieur. En tout cas, il représente bien la transition des Mollus- ques aux Poissons; et puisque le caractère du type Tunicier est de représenter cette transition, ne semble-t-il pas licite d’en faire un Tunicier?

Les Vertébrés. Nous arrivons au grand embranchement des Vertébrés. Dans le monde véritablement sous-marin on trouve d’abord l'immense classe des Poissons, puis un ordre ou sous- classe des Reptiles : les Tortues, et enfin des Mammifères en nombre relativement assez grand. M. Acloque y ajoute la classe des Oiseaux, laquelle compte sans doute beaucoup d’espèces vivant au bord de la mer et pêchant leur nourriture au sein des eaux, mais qu’il est difficile toutefois de comprendre parmi les animaux qui vivent sous l'eau et constituent le monde sous-marin.

Les Poissons. Chacun, même parmi les enfants, même parmi les plus illettrés, sait ce que c’est qu’un Poisson, et il n’est pas de cuisinière ou de gourmet qui n’en sache distinguer entre elles les espèces comestibles. Au point de vue scientifique la classification, même abstraction faite des Poissons exclusivement d’eau douce, 11e laisse pas d’être assez compliquée.

Rappelons-en sommairement les traits essentiels :

Les Ganoïdes (1) dont le plus connu est l’Esturgeon commun

(1) Ganoïdes, de '/ivoç, éclat; à cause de plaques osseuses brillantes qui les recouvrent comme des écailles.

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(Acipenser sturio), ont un squelette cartilagineux et paraissent jouir d'une assez grande longévité. Les Chondroptérvgiens - dnoç, cartilage, et nrépvZ, nageoire) ou Plagiostomes {nlayioc, transversal, et de ordua, bouche), poissons à peau sans écaille, à squelette cartilagineux, à queue héterocerque (erspoç, autre ; y.epy.oç, queue) c’est-à-dire à deux lobes inégaux, comprennent les Raies, les Torpilles et les Requins avec tous les types inter- médiaires. Les Téléostéens (^éhio:, parfait ; oarsdv, os) ont un squelette non plus cartilagineux, mais osseux; leur forme est celle qui est la plus familière. Nous citerons, entre autres, le Surmulet ou Rouget, la Daurade, le Maquereau, le Thon, la Baudroie, la Morue, l’Équille, la Barbue, l’Éperlan, l'Exocet volant, le Turbot, la Sole, la Limande, le Hareng, l’Alose, la Sar- dine, l’Anchois, le Congre ou Anguille de mer et l’Anguille pro- prement dite qui, adulte, vit dans l’eau douce, mais qui ne se reproduit qu’en mer elle passe la première phase de sa vie sous la forme de leptocéphale (Xen toc, maigre, frêle; xscpaX-/), tête).

Citons, pour en finir avec les Poissons, la Lamproie marine, de l'ordre des Cyclostomes, c’est-à-dire qui ont la bouche circu- laire (xd/.Xoc, ardga), appelés encore Suceurs. Ce poisson sans nageoires et ressemblant un peu à une anguille, est au bas de l’échelle de sa classe ; il ne s'élève pas beaucoup au-dessus de l’Amphioxus, cet animal moitié mollusque, moitié poisson et qui marque, avons-nous dit, la transition de l’embranchement des Tuniciers à celui des Vertébrés.

Les Reptiles. La classe des Reptiles n’est guère représentée en mer que par un seul ordre, les Chéloniens ou Tortues. Caries fameux Serpents de mer iront jamais existé que dans l’imagina- tion de romanciers ou de journalistes facétieux.

11 est cependant un autre ordre de Reptiles qui, bien que vivant habituellement dans les fleuves, ne craignent pas de s'aventurer parfois dans la mer. Nous voulons parler des Croco- diliens. Il semblerait qu'à ce titre notre auteur eût eu au moins autant de motifs de les mentionner que de consacrer un chapitre aux Oiseaux, dont nous parlerons plus loin.

Quoi qu’il en soit, les Tortues de mer sont les seuls Reptiles dont il soit fait mention ; encore ne nous offre-t-on que deux genres de ces Chéloniens à pattes aplaties en forme de nageoires, représentés chacun par une espèce : la Tortue franche, Chélonée, à la carapace écailleuse, la Tortue-luth du genre sphargis, pou- vant atteindre jusqu’à deux mètres et plus de longueur; ici la

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carapace n’est pas formée (t’écailles, mais bien d’un épiderme durci et coriace.

Les Mammifères. Parler de Mammifères à propos des ani- maux qui vivent dans la mer, peut étonner au premier abord les personnes peu familiarisées avec la classification zoologique. Puis, en y réfléchissant, on se rappelle les Phoques, les Otaries, les Morses, ces animaux couverts de poils, aux membres ter- minés par cinq doigts onguiculés faisant office de nageoires, et constituant le groupe des Pinnipèdes (Pinna, racine de pinniüa, nageoire). Construits pour vivre dans l’eau ils puisent de nuit leur nourriture, ils séjournent volontiers pendant le jour sur la grève pour s’y ébattre au soleil et y dormir. Mais la conforma- tion de leurs organes respiratoires et reproducteurs les range indiscutablement parmi les Mammifères.

Ce qni peut surprendre davantage, c’est de voir rangés dans cette classe toute une série d’animaux pisciformes et qui, à ne juger que par leur aspect extérieur, se prendraient aisément pour des Poissons : nous voulons parler du groupe des Cétacés com- prenant le Narval, le Dauphin, le Marsouin, le Cachalot, la Baleine et son voisin le Rorqual. Ces animaux, de même que les Pinnipèdes, respirent par des poumons et sont obligés d’élever de temps à autre la tête hors de l’eau pour aspirer une provision d'air : ils se reproduisent aussi, comme tous les Mammifères, par voie d’accouplement. Tous les Cétacés énumérés ci-dessus sont carnivores et vivent de toute espèce d’animaux marins. On leur adjoint quelquefois le groupe des Sirénidés ou Sirènes, vulgairement vaches cle mer, groupe exclusivement herbivore et comprenant les Lamantins de l’Atlantique et du Pacifique, et le Dugong, de l’Océan indien. Ce serait ce dernier, fort laid et d’aspect plutôt repoussant qu'alléchant, qui aurait donné lieu, grâce à la poétique imagination des Anciens, à la fable des séduisantes sirènes, superbes femmes par la moitié supérieure du corps et hideux poissons par la moitié inférieure :

. . . , Turpiter atrum Desinit in piscem mulier formosa superne.

Les Oiseaux. Les espèces sont nombreuses des Oiseaux qui vivent sur mer ou au bord de la mer, et puisent exclusivement leur nourriture au sein de l’eau salée. Nommons d’abord les Eiders ou Canards marins, au bec allongé, aux doigts largement palmés, aux courtes ailes, à l’épaisse toison de duvet. Les Sternes, ou Hirondelles de mer, sont des oiseaux de petite taille

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qui tirent leur nom vulgaire de leurs ailes longues et pointues, de leur queue fourchue, de leurs pieds courts qui donnent à ces palmipèdes un vol et un port analogues au genre de Passereau auquel appartiennent les véritables Hirondelles. La famille des Laridés comprend entre autres les Goélands, sorte de grandes Mouettes dites Mouettes pêcheuses, et les Mouettes proprement dites, ne dépassant pas la dimension ordinaire du Canard ; on en compte d’assez nombreuses espèces. Le genre Albatros comprend les plus grands oiseaux marins et les plus massifs: longs de im,3o, ils offrent, les ailes étendues, jusqu’à 3"’,5o d’envergure. Leur habitat ordinaire est l’hémisphère austral. Voisins des Albatros sont les Pétrels, de dimensions un peu moindres, au bec plus court, se plaisant dans la tempête, habitués de la haute mer et compagnons du marin.

La Frégate est ainsi nommée à cause de la puissance et de la rapidité de son vol, comparables à celles du navire désigné de même. C’est un des plus redoutables oiseaux de proie. Le Pélican, remarquable par l’énorme poche dilatable placée à la partie inférieure du bec et dans laquelle il emmagasine les poissons qu’il happe à la pêche, n’est point le modèle du dévouement paternel que lui prête la légende : non seulement il ne se perce pas le tianc et ne nourrit pas ses petits de son sang, mais il 11e les défend même pas quand 011 cherche à les lui prendre. Les Cormorans, appelés quelquefois Corbeaux de mer, nom qui s’ap- plique aussi aux Oiseaux de la famille des Laridés ( Larus , Goéland), est un Pélécanidé, c’est-à-dire qu’il est voisin du pré- cédent; c’est le plus ichthyophage des Palmipèdes.

Comme son nom l’indique, le Plongeon est un Oiseau plongeur; il n’est pas moins excellent nageur et force à la course les pois- sons dont il veut faire sa proie. Ses ailes peu développées le ser- vent mal pour le vol, et ses pattes, reculées tout à l’arrière du corps, lui rendent la marche pénible. Sa place est sur l’eau, c’est et seulement qu'il possède tous ses moyens ; son habitat est dans les régions arctiques. Les Pingouins, dont une espèce, le Grand-Pingouin, paraît éteinte, par suite de la destruction sauvage dont il a été l’objet de la part de l’homme, sont des oiseaux non moins mauvais marcheurs que les Plongeons et, comme eux, ne sont dans leur élément que sur l’eau des mers glaciales ; leurs ailes rudimentaires ne peuvent leur servir au vol.

Terminons cette incomplète encore que longue énumération par le Manchot, assez voisin du Pingouin, mais chez qui le plumage est remplacé par un duvet serré qui ressemble à du poil et les

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ailes par des sortes de moignons aplatis dont il se sert comme de nageoires : aussi nage-t-il et plonge-t-il avec une extrême rapidité.

A l’issue de cette analyse d’un livre bien fait et intéressant, qu’il nous soit permis d’émettre certaine réflexion.

Nous avons remarqué, en passant, la transition se faire de l’embranchement des Echinodermes à celui des Vers, par les Holothuries et le Balanoglosse. A un degré plus élevé de l'échelle zoologique, l’embranchement des Tunieiers tient encore des Mol- lusques et se rapproche des Vertébrés : et l’Amphioxus, Poisson imparfait sinon encore Tunicier, forme le trait d’union entre les Tunieiers et la classe inférieure des Vertébrés, les Poissons.

Ne perdons pas de vue que nous n’avons envisagé ici que les animaux marins d’espèces vivantes. S’il s’agissait d’un tableau de zoologie générale, et surtout si les espèces fossiles y étaient comprises, bien d’autres traits d’union, bien d’autres éléments de transition y pourraient être relevés, d’espèce à espèce, de genre à genre, de famille à famille, etc. C’est le principal et le plus solide argument des transformistes ; et si l’on tient compte, en outre, de l’ordre successif suivant lequel se sont développées la faune et la flore dans la longue série des âges géologiques, on ne peut nier que cet argument n’ait une valeur sérieuse et dont il y a lieu de tenir compte.

M. Acloque n’a pas envisagé ce point de vue que, d’ailleurs, son plan ne comportait pas. 11 ne nous est pas interdit toutefois de nous y arrêter en passant.

Or cet argument des transformistes, pour être sérieux, 11e nous paraît pas concluant. Sans parler des lacunes considérables existant encore dans le tableau de l’enchaînement général des êtres organisés ; sans insister sur cet autre fait, non moins impor- tant, de l’apparition d’espèces animales de tous les embranche- ments dès la formation des terrains cambriens qui succèdent immédiatement aux terrains azoïques, nous nous bornerons à poser la question suivante :

Comment s’est produit cet enchaînement des êtres, tendant toujours, au moins dans les grandes lignes, des plus imparfaits aux moins imparfaits ?

Les transformistes répondent sans hésitation que c’est par voie génétique ou de filiation et sous l'action de différentes influences au sujet desquelles, au surplus, ils sont loin d’être d’accord entre eux. Mais ce n'est qu’une hypothèse dont rien

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ne prouve la réalité. 11 y a, dans l’acception générale du terme évolution, une idée incontestablement vraie : c’est-à-dire que le monde organique s’est développé graduellement en suivant une marche ascendante ; voilà le fait. Que cette évolution se soit produite par voie de transformations congénitales successives, c’est assurément possible, mais la preuve n’en est point faite : c’est une hypothèse, une possibilité, rien de plus. La loi de con- tinuité, déjà formulée par Linné dans la maxime célèbre : Naturel non facit saltus, cette loi n’est pas contestable. Comment le Créateur a-t-il procédé pour lui faire produire ses effets ? C’est ce que nous ignorons et probablement ignorerons longtemps encore, si tant est que nous le sachions jamais.

C. de Kirwan.

Ill

DE LA JUSTICE EN MATIÈRE D’IMPOT

Les réflexions qui vont suivre nous ont été suggérées à l’occa- sion d’une fort belle étude récemment publiée dans cette Revue.

M. G.Vanden Bossche a donné dans les trois derniers numéros (juillet 189g à janvier 1900) une suite d’articles très intéressants sur l’impôt des successions. 11 y a réuni un grand nombre de renseignements épars jusqu'ici de divers côtés. Il a fait par une œuvre éminemment utile pour le législateur qui a ainsi sous les yeux tout l'ensemble des législations successives en Bel- gique. en France et en Angleterre, et peut choisir facilement dans chacune les décisions les plus sages et les mieux sanction- nées par l’expérience.

Nous avons lu ces articles avec beaucoup de plaisir et d’in- térêt. Nous 11e voudrions paraître en rien les déprécier ou en atténuer la valeur. Cependant, dans le dernier article nous avons rencontré quelques assertions qu’il nous a paru indispensable de relever. Ces assertions n’étaient nullement nécessaires à ce tra- vail d’exposition. Quel que soit le but que l’auteur s'est proposé en leur donnant place, elles nous paraissent constituer une atteinte à des principes essentiels de la philosophie morale.

Si M. Vanden Bossche eût été seul à formuler de telles vues, nous n’aurions pas pensé à réclamer contre des idées émises en

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passant. Mais ces idées se rattachent à un mouvement qui prend tous les jours plus d’importance. Une école déjà nombreuse parmi les catholiques, cherche à gagner le peuple à tout prix. Des auteurs graves, des prêtres même s’en mêlent. Gagner le peuple est sans doute chose excellente. Indépendamment d’une influence à venir, nous y trouvons l’accomplissement d’un de nos principaux devoirs de chrétien, la sollicitude affectueuse envers les petits et les faibles. Mais prend-on assez garde qu’il ne faut jamais faire de concessions de principes? Elles se retour- nent tôt ou tard contre ceux qui les font. Nous croyons que cette école sacrifie de gaieté de cœur certains principes. En agissant ainsi, elle n’arrachera pas, comme elle le croit, le peuple au socialisme ; au contraire, elle ouvrira la porte toute grande au socialisme intégral.

Qu'on nous permette de rappeler ici les principes traditionnels de justice en matière d’impôt. Puisqu’une des opinions s’est trouvée formulée dans la Revue, nous espérons qu’elle ne se refusera pas à l'énoncé de l’opinion contraire.

Relevons d’abord une méprise de certains auteurs. Ils con- statent un préjugé qui existe réellement et suivant lequel on se croit moins étroitement tenu aux préceptes de charité qu’aux préceptes de justice. Pour le combattre ils mettent dans la justice tout ce qu’ils jugent obligatoire. C’est une erreur. Il fallait combattre directement le préjugé et non méconnaître la véritable nature des choses. En droit, la charité n’est pas moins obligatoire que la justice. Je ne suis pas obligé, il est vrai, de secourir Pierre, plutôt que Paul ou tout autre. Mais je suis obligé de secourir, selon mes possibilités, ceux qui sont dans le besoin. On appelle ce devoir de charité devoir imparfait .,, parce que son objet n’est pas légalement déterminé. Il n'en est pas moins un devoir très strict. Si bien que c’est surtout d’après l’accomplis- sement de ce devoir que Dieu nous jugera, ainsi que l’a déclaré Jésus-Christ lui-même.

Mais si l'obligation est égale, autre chose est la charité, autre chose' est la justice. Il y a danger à les confondre, parce que les conséquences sont tout autres.

La charité donne à qui a besoin, la justice donne à qui est dû. La charité tient compte des possibilités et des besoins ; la justice n’a aucun compte à tenir ; ce qui est est et doit être fourni, quoi qu’il arrive.

Ce que vous faites par devoir de charité, vous en fixez vous-

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5qo

même la règle et les limites, sans en devoir compte qu’à votre conscience ; ce que vous faites par devoir de justice vous est imposé tel quel ; vous n’en êtes pas maître.

Quel est donc le caractère propre de la règle de justice ? C’est, nous dit l’école, après Aristote, l’égalité : Forma justitiæ est æqualitas, c’est la vieille formule scolastique. Quand on viole l’égalité, on viole la justice: toute décision prise par une autre considération que celle de l’égalité ne relève plus de la justice.

Mais il y a deux espèces d’égalité, et, par suite, deux espèces de justice.

Il y a l’égalité entre les choses. C’est l’égalité arithmétique ou l’équivalence. Elle est la règle des échanges, et se réfère à la justice commutative. Paul m’a vendu un champ, je lui dois la valeur de ce champ d’après l’estimation des gens compétents. Paul ne peut exiger cent francs de plus ; je ne puis lui payer cent francs de moins pour être libéré. La justice est ici dans la correspondance exacte des valeurs échangées.

Entre les hommes il n’en est plus de même. L’égalité d’équi- valence est impossible. Sans doute les hommes sont égaux en nature, égaux par conséquent devant la mort, devant la possibi- lité des souffrances, devant la destination première au salut éternel. Mais en toute autre chose ils sont inégaux. Le fort n’est point l’égal du faible, l’intelligent n’est point l’égal de l’ignorant, l’habile n'est point l’égal du naïf, le riche n’est point l’égal du pauvre. Qui pourrait songer à leur imposer à tous le même trai- tement ?

La justice distributive, celle qui répartit les avantages et les charges de la communauté, ne peut donc se régler sur l’égalité d’équivalence. Elle se règle sur l’égalité proportionnelle. Elle traite chacun en raison de l’importance de son rôle dans la vie sociale, en raison de ce qu’il mérite, de ce qu’il peut, des services qu’il rend.

Ces notions sont vulgaires dans l’Ecole ; mais il est nécessaire de les redire pour en faire comprendre les applications.

L’impôt est essentiellement matière de justice distributive; on doit, par conséquent, lui appliquer la règle de l’égalité propor- tionnelle.

C’est bien ainsi que tous les théologiens l’ont entendu, à l’exception de quelques auteurs très récents. L’impôt, pour être juste, doit être proportionnel (i). Pour ne pas rester dans le

(1) Nous avons réuni un certain nombre de ces textes dans notre bro- chure : L'Impôt et les Théologiens. Paris, Bloud et Barrai, 1809.

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vague, les docteurs précisent : c’est la proportion géométrique qui doit être appliquée. Cette proportion donne, en effet, l’égalité de rapport. Comme le remarque très pertinemment le Prince de l’Ecole, quatre est à six comme deux est à trois, parce que chaque premier terme est les deux-tiers du second. De même, si celui qui a cent francs est imposé à dix francs, celui qui a mille francs devra être imposé à cent francs, parce que dans les deux cas l’impôt garde le même rapport avec la fortune. L’impôt sera justement réparti, s’il garde pour tous le même rapport. 11 sera injustement réparti, s’il s’en écarte. Or, personne n’a le droit de faire une répartition injuste. Sans doute, il ne faut pas exiger une proportion rigoureuse, l’imperfection des lois humaines ne le permet pas. Mais la loi doit tendre à la proportionnalité et s’en écarter le moins possible.

L’impôt progressif est donc injuste en soi, par cela même qu’il sort volontairement de la proportionnalité. Aussi avons-nous peine à comprendre comment un prêtre, d'ailleurs très instruit et très habile, a pu écrire qu’il n’est contraire à aucun principe. 11 est le renversement des principes fondamentaux de la justice.

Que quelques gouvernements aient cru pouvoir, en certains cas, établir une progression, c’est leur affaire. On sait assez que les gouvernements ne sont pas toujours inspirés par des consi- dérations de justice. Le consentement, plus ou moins libre, de ceux qu’atteint la progression, peut la justifier dans une certaine mesure. Nous ne nous occupons ici que des principes. Or, en principe, l’impôt progressif, parce qu'il est progressif, est injuste. Celui qui l’établit agit contre la justice.

Nous ne faisons que reproduire ici les principes tradition- nels de la théologie morale catholique. Ils n’ont, comme on le voit, aucun rapport à la question de l’origine du pouvoir. Ils ont été consignés, il est vrai, dans la déclaration des droits de l'homme qui fut la préface de la révolution, mais ils ne sont point issus de la révolution. Que le pouvoir civil soit fondé sur un con- trat social, comme le prétendait .J.- J. Rousseau, ou qu'il s’appuie sur l’autorité divine, comme l’enseigne l’Église catholique, la règle de justice distributive est la même. Elle s’impose à tout supérieur, à tout pouvoir, quel qu’il soit, et de quelque manière qu’il ait été constitué.

On fait cependant des objections.

L’impôt, dit-on, oblige à un sacrifice ; or, ce sacrifice est bien plus dur pour le pauvre que pour le riche. Il n’y a donc point l’égalité voulue. La vraie égalité serait qu’on exigeât de tous un sacrifice équivalent. C’est à quoi tend la progression.

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Nous avons vu que les anciens docteurs ne cherchaient point l’équivalence en matière de justice distributive. Tout au contraire, puisqu’ils voulaient que l’on tînt compte de la position sociale de chacun. D'ailleurs, comment assurer cette équivalence tant réclamée ?

L’importance du sacrifice tient à mille circonstances dont la fortune 11’est pas toujours la principale. Tel a peu de ressources, mais peu de charges et portera facilement un impôt assez lourd : tel autre a beaucoup de fortune, mais une foule d’obligations. Tel est pauvre, mais a de Tordre et trouve toujours la somme néces- saire disponible ; tel autre est riche, mais gère sa fortune si étourdiment, qu’à chaque instant il ne sait de quel bois faire flèche. Nous en avons vu s’endetter avec cent mille livres de rente. Par contre, nous avons connu un homme charitable, qui, avec neuf cents francs de revenu, trouvait moyen d’abriter et de nourrir deux ou trois vieillards. La quantité de sacrifice, l’étendue de la privation, est chose tout intime et toute relative. Toute commune mesure manque.

Aussi en verrions-nous de belles, si ce principe de l’égalité des sacrifices arrivait à prévaloir dans la législation. Chacun aurait sa manière d’apprécier cette égalité. Chaque ministère, et en France nous avons le bonheur d’en changer tons les six mois, aurait son opinion, tout aussi bien fondée que celle de ses prédé- cesseurs. Chaque député aurait ses raisons de juger que sur tel ou tel point Légalité des sacrifices n’est pas complète. Ce seraient des remaniements perpétuels, ou des menaces de remaniements. Personne ne pourrait se reposer sur un taux définitivement accepté. Personne 11e pourrait se dire : J’ai tant de revenus, tant d’impôts à payer, je puis dépenser telle somme chaque année. Adieu la prévoyance, adieu les calculs prudents, adieu les opé- rations à long terme, adieu tout ce qui porte au développement de la richesse nationale !

Nous touchons ici à un autre défaut de l’impôt progressif, c’est qu’il nous jette en plein arbitraire. 11 n’y a aucune raison claire et précise d’établir une progression plutôt qu’une autre. Quelle base donnerez-vous à la progression? Sera-ce le nombre deux ou le nombre trois, un nombre entier ou un nombre frac- tionnaire? Ceci est tout à fait à l’estime. 11 est probable que l'on formera une progression à l'idée, parce qu’une progression régu- lière monterait trop vite. Alors nous aurons l’arbitraire à tous les degrés de l’échelle. Enfin, il faudra s’arrêter quelque part; autrement, à un certain degré l’impôt dépasserait la fortune du contribuable. Encore et toujours de l'arbitraire.

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S’il était un progrès incontestable dans l’organisation des sociétés modernes, c’était d’avoir exclu, autant que possible, l’arbitraire de toutes les lois. Voici un impôt qui lui rouvre la porte toute grande et précisément du côté l’arbitraire est le plus dur à supporter.

Dans tout impôt il y a, sans doute, un certain arbitraire. C’est la fixation même du chiffre de l’impôt. Dans l’impôt progressif, il y a en outre l’arbitraire de la répartition, qui est tout autrement grave. D’ailleurs, le chiffre de l’impôt n’est arbitraire que dans une certaine limite; il doit être fixé d’après les besoins réels et légitimes de l’État. Quand le pouvoir lève un impôt qui n’est pas vraiment nécessaire, il commet une injustice, il prend ce à quoi il n’a pas droit. Aussi nos pères avaient-ils établi que tout impôt doit être consenti par ceux qui le paient. Les intéressés pou- vaient ainsi le contrôler et se rendre compte de sa nécessité. Aujourd'hui on vote encore l’impôt; mais il est arrivé, par le développement naturel des institutions, que le pouvoir qui vote l’impôt est devenu peu à peu le pouvoir qui dirige toute la poli- tique intérieure et extérieure. L’impôt se trouve donc perçu, en fait, par ceux-là mêmes qui le dépensent. Aussi s’augmente-t-il sans cesse. Nous sommes revenus, par un cercle qu’on n’avait pas prévu, aux abus de l’ancien régime.

Autre objection. On dit que l’impôt progressif doit être admis à titre de compensation. L’impôt indirect, allègue-t-on. est inver- sement progressif. 11 pèse plus sur le pauvre que sur le riche. Il semble donc équitable de compenser cet abus par un impôt direct modérément progressif. 11 ne fait que rétablir la juste égalité.

Nous croyons que cette allégation n’a pas de fondement sérieux. Qui a jamais calculé d’une manière précise le budget du pauvre, le budget du riche et la part de l’impôt indirect dans chacun? Ce qu’on en dit repose sur des appréciations vagues. Faudrait-il donc recourir à une injustice très claire et très posilive pour compenser une injustice imaginaire?

Si l’injustice apparaît quelque paî t plus spécieuse, c’est sans doute dans les droits d’octroi. Ces droits sont très fâcheux; ils entravent le commerce. Ils imposent des objets de première nécessité, ce que l’on devrait toujours éviter. Aussi cherche-t-on partout à les supprimer. Mais actuellement chargent-ils réelle- ment le pauvre plus que le riche ? Nous voulons bien que le pauvre, pris individuellement, boive plus de vin que le riche; Mais, hélas ! sa famille ne boit le plus souvent que de l’eau

IIe SERIE. T. XVII.

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claire ! Le riche paie non seulement pour lui, mais pour sa famille, pour ses gens, pour ses amis. 11 paie donc en définitive plus de droits, et d’autant plus qu’il a plus de serviteurs, plus de réceptions, plus de fêtes.

Il en est de même de toutes les consommations.

Si des droits d’octroi nous passons aux droits de douane, que d’objets nous rencontrons qui sont à l’usage du riche seul! Dans ses ameublements, dans ses voitures, dans ses vêtements, dans les parures de sa famille, dans les livrées de ses gens, il est bien peu d’objets dont plusieurs éléments n’aient passé par les douanes et n’aient acquitté des droits. Supputez, si vous le pouvez, toutes ces dépenses et la part dont chacune est majorée par l’impôt. Nous ne serions pas étonné que le quart du budget du riche soit employé à satisfaire les exigences du fisc.

Les monopoles sont moins des impôts que la rémunération de services rendus. L’Etat s’est fait marchand, il agit en marchand. On lui paie ce que l'on dépense.

Nous ne connaissons qu’une véritable injustice. Elle est mon- strueuse, il est vrai; ce sont les droits fixes d’enregistrement. Pour les petites successions, pour les procès de faible impor- tance, ils sont réellement exorbitants. C’est une injustice que l'on réformera quand on le voudra, quand nos Gouvernements auront plus de souci de ménager le pauvre que de remplir le Trésor.

est donc cette grande injustice, que l’impôt progressif pourrait seul réparer? Nous ne voyons que des assertions en l’air, des estimations fantaisistes, des illusions fondées sur quel- ques données restreintes. On juge surtout par la dépense faite chez le marchand de vins.

Nous ne trouvons donc aucune raison valable en faveur de l’impôt progressif. Nous voyons, au contraire, que de soi il est injuste et arbitraire. Il est, en outre, très dangereux. Par ce temps de passions, de basses jalousies, de luttes de classes, d’illusions socialistes, dans un temps le suffrage universel tend partout à prévaloir, avec son inexpérience, ses vues courtes, son igno- rance absolue des intérêts généraux, l’impôt progressif est un merveilleux instrument pour écraser une classe que l’on déteste ; c’est une vis à pression qu’on peut serrer légalement jusqu’à la confiscation absolue. Nous ne l’admettons que modéré, dirat-on; mais qui garantira sa modération? Les catholiques belges, plus heureux ou plus habiles que nous, sont aujourd’hui maîtres en Belgique; il n’y aura pas d’excès tant qu’ils seront là; mais qui

VARIÉTÉS.

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peut assurer l’avenir ? Si une circonstance particulière rendait impossible, dans un cas donné, de se refuser à quelque progres- sion, la meilleure garantie contre les abus ne serait-elle pas encore de repousser le principe?

Non, l’impôt n’est pas et ne doit pas être dans la société un grand facteur de justice. C’est une proposition inacceptable. Nous la repoussons comme philosophe, parce que l’État n’a point à intervenir dans les situations particulières. Il prend les hommes tels qu'ils sont, avec les situations diverses que leur a assignées la Providence. Sa fonction propre est d’assurer à tous le bien com- mun, c’est-à-dire, suivant l’excellente définition du R. P. Cathrein, le bien dont tous participent, le bien qui permet à chacun de développer librement ses facultés.

Nous la repousserions encore comme législateur, parce que la société, eût-elle le droit de modifier les situations acquises, ne serait pas en état de remplir avec sagesse une semblable tâche, et serait fatalement entraînée à favoriser les plus mauvaises passions.

Après tout, l’inégalité des conditions n’est pas une injustice à laquelle il faille remédier. Personne n’a un droit naturel à une condition plutôt qu’à une autre. Personne n’a non plus le droit de rabaisser les autres à son niveau. L’inégalité des conditions est un élément Indispensable de l’ordre et du progrès. 11 faut une hiérarchie dans la société, et si l’on avance dans la civilisation, il est impossible que tous y avancent du même pas. Un seul état social comporte l’égalité, c’est l’état sauvage.

Ah ! sans doute, il ne faut pas dédaigner les petits et les faibles. Les riches ont peut-être trop oublié dans ce siècle qui finit, qu'ils sont riches surtout dans l’intérêt des pauvres, que tous les hommes sont frères, que les aînés et les plus heureux doivent tendre la main à ceux qui sont plus faibles pour la lutte.

Le riche ne doit point vivre de jouissances égoïstes. Ses loisirs ne sont pas faits pour son amusement, mais pour s’occuper des intérêts de ceux qui n’ont pas de loisirs. Tout riche, dont la vie est assurée, doit employer son temps au salut temporel ou éter- nel de ses frères. Nous sommes tout à fait d’accord en ceci avec ceux qu’on appelle les chrétiens sociaux. Est-ce à dire qu’il faille caresser les illusions et les basses jalousies du peuple? Oui, si on ne veut qu’être élu député ; non, si on veut faire un véritable bien. Il y a tant à faire auprès des masses, sans descendre à ces moyens de politiciens ! Il y a à les éclairer sur leurs devoirs envers Dieu et envers leurs semblables : il y a à les instruire

596 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

pour les mettre à même de s’élever à une situation meilleure ; il y a à leur apprendre à tirer parti des ressources qu’elles pos- sèdent, surtout à user de l’association qui est la force et la richesse du pauvre. Conseillez le paysan et l’ouvrier dans leurs embarras. Réformez les lois qui les empêchent d’obtenir faci- lement justice, etc. Cela vaudra beaucoup mieux que des remaniements d’impôts, qui se traduiront toujours par des sur- charges.

Il est une chose dont certaines personnes zélées et chari- tables, mais ignorant les lois de l’économie politique, ne se rendent pas compte ; c’est que, de quelque manière que l’impôt soit réparti, c’est toujours en définitive le pauvre qui le paie. Ce qu’il ne paie pas directement, il le paie avec aggravation par le chômage et la misère. Le riche surchargé est obligé de diminuer sa dépense et par même de restreindre la quantité de travail. La belle avance de l’avoir obligé à un sacrifice plus dur et de jeter des milliers d’ouvriers sur le pavé ! Comme le remarquait S. S. Léon XI 11 dans son immortelle encyclique, l 'important pour l’ouvrier est qu’il y ait beaucoup de travail. Il n’y a qu’une manière de soulager vraiment le peuple, c’est de diminuer les impôts. Hélas ! nous en sommes bien loin.

Cte Domet de Vorges.

BIBLIOGRAPHIE

I

Excyclopaedie der mathematischen Wissenschaften, heraus- gegeben von H. Burkhardt und W. F. Meyer. Band I, Heft III (pp. 225-352). Band II, Heft I (pp. 1- 160).— Leipzig, Teubner, 189g. Prix : 3 marcs 80 et 4 marcs 80.

La publication de la savante encyclopédie mathématique alle- mande se poursuit activement. Voici une analyse rapide des sujets traités dans les deux cahiers publiés récemment.

I. Fonctions rationnelles d’une variable : leurs zéros, par E. Netto, professeur à Giessen. 1-3. Interpolation : il aurait fallu dire un mot des fonctions interpolaires d’Ampère. 4. Calcul des différences : la notation \nu pour un, qui est si expressive, n’est pas indiquée. 5-8. Théorème fondamental de l’analyse algébrique. L’auteur donne un aperçu des principaux essais de démonstra- tion de celte proposition célèbre et les classe en groupes. Au point de vue historique, nous devons noter quelques erreurs ou lacunes : les démonstrations de Walecki, Jamet, Gérard, sont passées sous silence ; la démonstration d’Argand, la première sérieuse après celle de Gauss, est attribuée à Legendre (Legendre a rendu très défectueuse cette preuve d’Argand, sans en nommer l’auteur, qui la lui avait communiquée) et à Cauchy qui, lui, a rendu justice au modeste savant genevois. Au point de vue scien- tifique, nous ne croyons pas que l’on puisse déduire l’existence de n racines de celle d’une racine, sans passer par beaucoup de théorèmes préliminaires. Sous quelque forme que l’on attaque cette question, on est toujours acculé au point de vue extrême de Kronecker (p. 235, lignes 6-12). 9-1 1. Réductibilité. 12-15. Plus grand commun diviseur ; racines égales ; congruences algé- briques ; résultantes ; discriminants. La bibliographie, si riche

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soit-elle, oublie encore quelques travaux sur les résultantes, publiés de ce côté du Rhin.

Fonctions rationnelles de plusieurs variables , par E. Netto. 1-5. Définitions ; racines ; irréductibilité. 6-10. Élimination : Bézout, Poisson, Cayley, SyLvester, Kronecker, Minding, Labatie. 11. Racines multiples et infinies. 12. Élimination, dans des cas particuliers : équations linéaires ; autres équations ; cas spé- ciaux. 13-16. Propriétés des éliminants, des résultantes, etc. 17-20. Discriminants ; équations indépendantes. 21-22. Jacobiens, hes- siens. 23-26. Extension en divers sens des théories relatives aux fonctions d’une variable. Dans cette section, nous 11e croyons pas que les mémoires de Rouché sur les équations linéaires, de Darboux, de Falk et de Lemonnier sur les équations quelconques soient cités. Peut-être cette partie de l’Encyclopédie aurait-elle être fondue avec la précédente, comme 011 le fait dans la plu- part des traités d’Algèbre. On entrevoit, d’ailleurs, qu’un jour les idées de Kronecker permettront d’introduire ici et dans d’autres parties de l’arithmétique et de l’algebre une vraie unité organique.

Théorie arithmétique des grandeurs algébriques ; figures algébriques, par G. Landsberg, privat-docent à l’Université de Heidelberg. Pour cette théorie d’origine moderne, l’auteur 11e signale, en fait de manuels ou de traités, que Y Algèbre de Weber, celle de Netto, Y Introduction à l’étude de la Théorie des Nom- bres et de l'Algèbre supérieure de Borel et Drach, la Théorie des Nombres de Dedekind (dernier appendice). 11 n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que celui-ci a aussi publié, en français, un mémoire de 118 pages, Sur la Théorie des nombres entiers algébriques, dans le Bulletin des Sciences mathématiques de Darboux, t. XI de la ire série, t. I de la 2e série. Les difficiles recherches de Kronecker, Weierstrass, Dedekind, Weber, Hil- bert, et de leurs élèves sur la théorie des corps ou domaines de rationabilité (nos i-ti) et sur celle des systèmes de module et des figures algébriques les plus générales (nos 12-23) sont expo- sées avec autant de clarté que le sujet le comporte ; mais, faute de compétence, nous devons nous borner à ces indications géné- rales.

Invar iantologie, par W. Fr. Meyer, professeur à l’Université de Kônigsberg. Nous reviendrons sur cette section de l'encyclo- pédie, dont le tiers seulement a paru dans la troisième livraison du tome I, quand nous en analyserons la quatrième livraison.

II. Principes de la Théorie générale des Fonctions, par

BIBLIOGRAPHIE.

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A. Pringsheim, professeur à l’Université de Munich. 1-3. Variable et fonction; historique: Leibniz, Euler, Dirichlet; introduction des imaginaires. 4. Variable réelle. 5. Fonction uniforme d’une varia- ble réelle. 6. Limite supérieure et inférieure d’une fonction dans le sens de Weierstrass. 7. Valeur limite d’uue fonction. 8. Valeur infinie d’une fonction et d’une variable. 9. Fonction continue, xo. Fonctions différentiables. 11. Fonctions ayant une infinité de maxima et de minima. 12. Fonction analytique. 13. Formes indé- terminées. 14. Discontinuité. 15. Points singuliers. 16. Définition de fonctions comme valeurs limites. Convergence uniforme. 17. Convergence uniforme des séries. 18. Principe de la condensa- tion des singularités. 19. Fonction ayant une infinité de discon- tinuités dans un intervalle fini. 20, Fonction continue ayant un nombre infini de singularités dans un intervalle fini. 21-24. Fonc- tions de plusieurs variables (domaine de « variables ; fonctions de n variables, continuité ; passages à la limite successifs ou simultanés ; convergence uniforme vers une fonction limite).

Cette section de l’encyclopédie est accompagnée d'une riche bibliographie qui occupe presque le tiers de chaque page ; on trouve aussi dans les notes la synonymie des dénominations variées employées par les géomètres pour désigner un même phénomène analytique, et des exemples simples pour éclaircir les notions souvent bien abstraites définies dans le texte. Plusieurs de ces exemples auraient pu être formés un peu plus simplement, en recourant au signe E(x) pour désigner le plus grand entier contenu dans x. Ajoutez à la bibliographie relative à l’existence de la dérivée, le grand travail de Lamarle : Étude approfondie sur les deux équations fondamentales Lim [f (x 4- h) f x] : h f'x et dy f {x). S.x (1x8 p. in-40 ; 1854; Mémoires de l’Académie royale de Belgique, t. XXXIX), ou l’on trouve, à côté de conclusions inexactes admises trop hâtivement, maintes remarques excellentes sur les quatre limites d’une fonction, remarques devenues classiques longtemps après lui. A l’expres- sion convergence uniforme , nous préférons, comme nous l’avons dit antérieurement, le terme plus simple, équiconvergence, dti à Gilbert.

Calcul différentiel et calcul intégral , par M. A. Voss, profes- seur à l’Université de Würzbourg. A. Littérature. B. Historique (un peu écourté, ce nous semble). C. Calcul différentiel. I. x. Fonc- tions d’une variable. 2-5. Dérivées premières. 6. Dérivées supé- rieures. 7. Premier principe de la moyenne. Il aurait fallu signa- ler ici son équivalence avec le théorème de Rolle.8. Différentielle.

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Selun nous, la définition exacte de la différentielle remonte jusqu’à Leibniz et Newton. IL Fonctions de plusieurs variables, g. Déri- vées partielles et différentielle totale, io. Dérivées partielles supérieures. Inversion des dérivations. L'auteur ne parle pas des différentielles totales d’ordre supérieur, ni du changement de variable indépendante, au moins d’une manière explicite. 11 aurait fallu faire connaître ici les notations de Lagrange au moyen des à pour indiquer la dérivée d’une fonction par rapport à une lettre. Les notations de Lacroix avec les d, pour les vraies déri- vées (p. 70, note 6i) et celles de Lagrange avec les à pour les dérivées formelles permettent toujours d’exprimer toutes les relations entre ces deux sortes de dérivées ; il n’en est pas de même des notations ambiguës de Jacobi, comme on peut le voir en lisant la Nova Methodus. III. Applications, n-15. Théorème de Taylor dans le cas d’une ou de plusieurs variables; générali- sations diverses; formule interpolât oire de Newton avec un reste (l’auteur 11e cite pas l’extension de Gram au cas d’une variable complexe) ; formule de Wronski ; conditions d'existence de la série indéfinie de Taylor ; fonctions analytiques. 16-22. Maxima et minima. Toutes les restrictions nécessaires relatives aux diffi- cultés de cette théorie, quand on considère les fonctions de plusieurs variables, sont signalées. 23. Formes homogènes défi- nies. 24. Formules pour les dérivées successives d’une fonction de fonction. D. Calcul intégral. I. Fonctions d’une variable. 25-30. Intégrales indéfinies. 31-37. Intégrales définies comme limite de sommes ou comme inverse de différentielle (les deux notions ne sont pas toujours superposables) : premier et second théorème de la moyenne. Dans les notes de cette section, on ren- contre beaucoup de remarques intéressantes. IL Fonctions de plusieurs variables. 38-42. Intégrales multiples considérées comme limite de sommes multiples ou comme intégrales simples successives ; transformation des intégrales multiples ; facteur de Dirichlet. Les recherches de Ch. -J. de la Vallée Poussin sur les relations entre les limites de sommes multiples et les intégrales successives 11e sont citées qu’indirectement propos de Jordan et de Stolz). III. Applications. 43. Intégration des différentielles totales. 44. Intégrabilité des expressions différentielles. 45-47. Théorèmes de Green et de Stokes. 48-49. Différentielles d’ordre non entier. 50-55. Quadratures mécaniques ; formules de Ponce- let, Parmentier, Simpson ; méthode de Gauss et de ses conti- nuateurs ; extension aux intégrales multiples. Il aurait fallu indiquer ici les recherches de Peano et d’autres géomètres sur

BIBLIOGRAPHIE.

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la formule des trapèzes, sur celles de Simpson et de Simpson généralisées, etc. E. Appendice. 56-61. Planimètres et intégra- teurs. Planimètre d’Amsler. Planimètre de précision. Intégraphe. Méthodes graphiques. Le travail si important de M. J. (et non E.) Massau, cité en note, p. 134, a été publié en volume sous le titre Mémoire sur l’intégration graphique et ses applications, avec un Appendice étendu.

Intégrales définies, par G. Brunel, professeur à l'Université de Bordeaux. Nous rendrons compte de cette section du premier cahier du tome II de I’Excyclopédie, quand elle sera publiée complètement.

Les deux livraisons de l’Encyclopédie mathématique dont nous venons de faire une sèche analyse, sont, comme on le voit, aussi intéressantes que les deux premières. Çà et là, nous avons signalé quelques lacunes dans la bibliographie des questions traitées, mais nous sommes persuadé que dans toutes les sections de l’ouvrage, les spécialistes eux-mêmes trouveront de précieux renseignements : on n’écrira plus, on 11e pourra plus écrire de manuel sur aucune des parties des mathématiques sans consulter I’Encyclopédie, si elle continue à être publiée avec le même soin, la même conscience scientifique que les quatre premières livrai- sons.

P. Mansion.

Il

Eléments de la Théorie des Nombres. Congruences. Formes quadratiques. Nombres incommensurables. Questions diverses , par E. Cahen. Un vol. grand in-8° de 400 pages. Paris, Gau- thier-Villars, 1900.

Depuis la traduction des Disquisitiones de Gauss et les ouvrages de Legendre, le seul traité didactique publié en français sur la Théorie des Nombres paraît être celui d’Edouard Lucas. Malheureusement cet ouvrage, interrompu par la mort de l’au- teur, eu est resté à son premier volume et la théorie si importante des formes quadratiques 11’y est pas même abordée.

L’auteur du présent ouvrage s’est proposé de combler cette lacune. Le volume qu’il vient de faire paraître renferme les

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES

Éléments de la Théorie des Nombres, c'est-à-dire un ensemble de théories fondamentales qui se traitent sans le secours de l’analyse infinitésimale.

Le programme de l’auteur se rapproche beaucoup de celui de la Zahlentheorie de Dirichlet, publiée par Dedekind (en se bor- nant à la partie élémentaire), ou de celui de V Elementar Zahlen- theorie de P. Bachmann. Les mathématiciens qui connaissent ces deux ouvrages, dont le premier est depuis longtemps clas- sique, se rendront donc facilement compte de celui que nous analysons. L'auteur français s’est proposé sans doute de dispen- ser les étudiants de la lecture d’ouvrages étrangers ; mais il ne s’est pas borné à une traduction, la composition lui appartient, et il a suffisamment renouvelé le sujet pour intéresser à la lecture de son livre ceux-là mêmes qui sont familiarisés avec la Théorie des Nombres.

Le premier chapitre contient les règles du calcul des nombres entiers, les principes de la divisibilité et la théorie des fractions. L’auteur généralise successivement l’idée du nombre, sans faire appel à aucune autre notion expérimentale que celle du nombre entier. Cette conception, qui est habituelle aujourd'hui, a l’avan- tage de donner à l’enchaînement des déductions toute la rigueur et toute la simplicité possibles. Tout cela est fait sans longueurs, ce qui était le principal écueil à éviter.

Le chapitre II renferme, outre quelques compléments clas- siques de la théorie de la divisibilité arithmétique, l’exposition systématique des propriétés des fractions continues. C’est une innovation par rapport aux ouvrages allemands cités plus haut. Cette théorie viendra à point dans l'étude des formes quadra- tiques, et elle permettra d’éviter quelques longueurs qui embar- rassent, par exemple, le traité de Dirichlet.

On trouve dans les chapitres 111 et IV, la théorie des con- gruences et celle des restes quadratiques. L’auteur donne deux démonstrations différentes de la loi de réciprocité : l’une de Zeller, l’autre de Kronecker.

Le chapitre V est consacré aux nombres incommensurables. Suivant les idées de Dedekind, l’auteur définit les nombres incommensurables par le partage des nombres eommensurables en deux classes. Il a soin de montrer comment les calculs sur ces nombres peuvent toujours se faire au degré d’approximation que Ton veut. Il traite ensuite des différents procédés qui peuvent servir à distinguer entre eux les nombres de nature différente, rationnels ou irrationnels, et parmi ces derniers les nombres

BIBLIOGRAPHIE.

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algébriques ou transcendants. Ce chapitre ouvre aux lecteurs de nombreux horizons sur des questions qui attendent encore aujourd’hui leur solution définitive.

Le chapitre VI occupe la majeure partie de l’ouvrage. On y trouve la théorie élémentaire des formes quadratiques, successi- vement pour un discriminant positif et pour un discriminant négatif. Il est à remarquer que ce discriminant est, en signe con- traire, le déterminant de Gauss et de Dirichlet. Cette théorie embrasse la résolution de trois problèmes fondamentaux :

J. Étant données deux formes de même discriminant, recon- naître si elles sont de la même classe ou non.

II. Étant données deux formes de la même classe, trouver toutes les substitutions qui permettent de passer de l’une à l’autre.

III. Étant donné un discriminant, trouver les différentes classes de formes de ce discriminant.

La résolution de ces trois questions est classique. Cependant le mode d’exposition de l’auteur se distingue par la manière heureuse dont il met en relief le rôle des substitutions et celui des fractions continues. Le chapitre se termine par l'application de la théorie des formes quadratiques à l’analyse indéterminée du second degré en général.

L’ouvrage se termine par des Notes et des Tables.

Parmi les Notes citons celle qui est relative aux nombres pre- miers et à la fonction £ (s) de Riemann et qui donne une idée des nombreux travaux auxquels cette fonction a donné naissance. Citons aussi celles qui sont relatives à la décomposition des nombres en facteurs premiers et au calcul des racines primitives des nombres premiers, qui complètent par des théorèmes plus spéciaux les théories générales.

Les Tables sont extraites de la théorie des congruences de Tchebicheff et permettent d’exécuter tous les calculs auxquels conduit la solution des problèmes proposés dans l’ouvrage. Il y en a quatre : Table des nombres premiers de i à 10 ooo , Table des racines primitives et des indices pour les nombres pre- miers de x à 200 ; Table des formes linéaires des facteurs impairs des formes quadratiques x -f- D?/2 de D = i à D ioi ; Table des formes linéaires des facteurs impairs des formes qua- dratiques x' A?/2 de A = x à A = roi.

Par cette courte analyse dans laquelle nous avons omis bien des questions abordées par M. Cahen, on peut déjà voir que cet ouvrage est une excellente introduction aux théories plus élevées

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

qui occupent encore aujourd’hui l’attention des géomètres. L’au- teur exprime dans sa préface le désir de publier un jour un traité plus complet embrassant ces matières plus nouvelles. Puisse ce désir se réaliser bientôt, et la lacune qui subsiste encore dans la littérature scientifique française disparaître en même temps!

Ch. -J. de la Vallée Poussin.

III

Leçons sur les Fonctions entières, par Émile Borel, Maître de conférences à l’École Normale Supérieure. Un vol. in-8° de 124 pages. Paris, Gauthier- Villars, 1900.

En rendant compte dans cette Revue ( t) du petit volume publié il y a plus d’un an par M. Borel, nous 11e savions pas qu’il devait ouvrir une série que le jeune et savant professeur continue aujourd’hui par la nouvelle brochure dont nous allons maintenant dire quelques mots, et qui, par sa préface, nous en promet encore d’autres.

Ayant défini l’ordre des connaissances que possède son audi- toire, qui est celui du programme de la Licence des Universités françaises, l’auteur s’exprime comme suit :

Il est dès lors possible, après avoir choisi un sujet bien déli- mité, d’aller assez vite et d’arriver en peu de leçons à appro- cher, au moins sur certains points, des limites actuelles de la science. On montre ainsi, sur un exemple particulier tout au moins, quelle est la nature des méthodes employées dans la recherche mathématique et quelle est la forme sous laquelle se posent les problèmes qui restent à résoudre.

Cette conception de l’enseignement me conduit à publier sur la Théorie des Fonctions une série de petits livres, dont voici le second et qui seront, en principe, complètement indépendants les uns des autres...

Il n’est pas besoin de beaucoup insister sur les séductions d’un tel programme, développé surtout avec l’habileté didactique qu’ont révélée chez le jeune Maître de l’École normale non seu- lement son premier volume, auquel il vient d’être fait allusion, mais encore cette remarquable Note sur les Transformations

(1) Livraison de janvier 1899, p. 256.

BIBLIOGRAPHIE.

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en Géométrie dont il a enrichi le tome III du Cours de Géométrie analytique de M. Niewenglowski.

La Théorie des Fonctions, qui domine toutes les Mathémati- ques modernes, utilise des notions et fait appel à des méthodes assez distinctes de celles qui se rencontrent dans la partie de la science dont ont été jusqu’ici constitués les éléments classiques, pour qu’il y ait lieu, en quelque sorte, de jeter des ponts d un domaine à l'autre, et ce sont de tels ponts, solidement fondés et d’un accès commode, qu’édifie M. Borel sous la forme des bro- chures qu’il a entrepris de nous donner. On ne saurait trop applaudir à une telle initiative, et on peut, sans s’aventurer, pré- dire qu’elle sera féconde. En ouvrant aux nouveaux venus de la recherche scientifique les voies par lesquelles ils atteindront le plus rapidement et le plus sûrement aux champs qui restent à défricher, en assignant un but précis à leurs efforts, elle pro- voquera, ce n’est pas douteux, une nouvelle moisson d’utiles découvertes dont l’honneur, pour une part, devra revenir à son auteur.

Dans cette difficile Théorie des Fonctions, celles qui sont dites entières, et qui prolongent, en quelque sorte, dans le domaine transcendant la notion algébrique du polynôme, présentent un intérêt tout particulier. Dépourvues de singularités à distance finie, elles sont, dans toute l’étendue du plan que peut parcourir la variable indépendante, représentables par un développement taylorien, et cette circonstance rend plus aisée, en ce qui les concerne, la solution de divers problèmes. Etant donnée l’infir- mité de l’intelligence humaine qui ne peut aborder que progres- sivement les redoutables difficultés de la spéculation pure, elles constituent donc une introduction, en quelque sorte, nécessaire à l’étude des fonctions analytiques les plus générales.

L’origine des connaissances que nous possédons sur les fonc- tions entières est, d’ailleurs, toute contemporaine; elle se trouve dans un théorème fondamental à Weierstrass, et qui con- stitue un des plus beaux titres de gloire du grand géomètre allemand. A ce théorème, d’où découle la décomposition en fac- teurs primaires des fonctions entières, M. Borel consacre son chapitre I, et, dès ce début, le lecteur est frappé par la belle ordonnance de l’éxposé non moins que par sa parfaite netteté et son extrême rigueur. Remarquons aussi que certaines notions, encore un peu flottantes comme il arrive dans la période s'édifie une théorie nouvelle, se précisent sous la plume de notre auteur, prenant ainsi toute leur valeur au point de vue didac-

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

tique, telle, notamment, celle de l’exposant de convergence d’une série à termes positifs.

Par un contraste qui ne manque pas d’un certain piquant, à la suite des idées de Weierstrass, livrées au public sous forme d’un monument achevé, le chapitre II initie le lecteur à celles, non moins originales, de Laguerre que leur auteur mettait une certaine coquetterie à ne dévoiler que par de rapides indications, comme en une simple esquisse. Mais, comme le fait judicieuse- ment observer M. Borel, on se rend fort bien compte que sa pensée est allée plus loin qu’une lecture superficielle de ses publications ne le laisserait croire, et qu’il a tout au moins entrevu les plus importants des résultats obtenus après lui „.

Soulignant, en outre, la fécondité des méthodes imaginées par Laguerre, M. Borel propose aux jeunes chercheurs, comme beau sujet d’étude, l’extension de leur champ d’application.

La contribution capitale de Laguerre au sujet qui nous occupe consiste dans l’introduction de la notion de genre, qui a été l'origine de tous les travaux ultérieurs „, et qui, avec celle d’ordre, que précise M. Borel. joue dans cette théorie un rôle absolument capital.

Après avoir mis en relief toute l’utilité de cette notion du genre, l’auteur montre, par un procédé élémentaire, comment on peut rattacher les fonctions de genre fini à celles de genre zéro, pour s’étendre ensuite, avec quelques détails, sur celles-ci et sur celles de genre un qui ont surtout attiré l’attention de Laguerre. Le point de vue d’où les envisageait ce subtil analyste était celui de la distribution de leurs zéros, et il est fort remarquable que, pour les genres zéro et un, il ait réussi à généraliser dans leur domaine les théorèmes classiques de la théorie des équations comme ceux de Rolle et de Descartes. A partir du genre deux cette généralisation n’est plus permise ; mais au moins Laguerre a-t-il pu, pour les fonctions d’ordre quelconque mais fini, établir des propositions analogues qui sont encore d’un grand intérêt et que M. Borel nous fait connaître.

De son côté, M. Poincaré a mis en évidence deux faits de la plus grande importance : il a indiqué une relation, d’une part, entre l'ordre de grandeur d’une fonction entière et son genre supposé fini, et, d’autre part, entre l’ordre de grandeur de la fonction et l’ordre de grandeur de ses coefficients „. A ce sujet est consacré le chapitre III. Mais M. Borel ne s’est pas borné a y donner un résumé, d’ailleurs très clair et très substantiel, du Mémoire dans lequel l’illustre géomètre français a su mettre en

BIBLIOGRAPHIE.

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évidence ces résultats si cachés ; s’appuyant sur ces résultats, l’auteur en tire à son tour d’importantes conséquences, relatives tant au module maximum d’une fonction d’ordre fini quelconque qu’aux limites supérieures des coefficients de son développement. 11 y a fait d’ailleurs usage d’une notion spéciale, celle de la fonc- tion majorante, qui lui est due en propre.

En démontrant des théorèmes qui peuvent être considérés comme réciproques de ceux de M. Poincaré, M. Hadamard a fait faire à la théorie des progrès essentiels et ouvert en même temps la voie à des recherches nouvelles „. Ces théorèmes, limités d’ailleurs au cas des fonctions de genre fini, font l’objet du chapitre IV le premier d’entre eux est démontré par une méthode due à M. Schou. Parmi les applications qui en sont données, d’après leur auteur même, se rencontre la remarquable détermination du genre (égal à zéro) de la fonction (!) de Rie- mann, qui a été le point de départ des belles recherches de MM. von Mangoldt, Ch. -J. de la Vallée Poussin et Jensen.

Le chapitre V est réservé au théorème classique de M. Picard sur les fonctions entières qui ne peuvent pas devenir égales à deux nombres donnés, et sur diverses curieuses généralisations qui en ont été obtenues soit par M. Hadamard, soit par M. Borel lui même.

Dans une Note faisant suite à ce chapitre, l’auteur reproduit l’élégante démonstration directe qu’il a fait connaître de ce théo- rème il y a quelques années.

Une seconde Note fait ressortir l’importance de la régularité de la croissance des fonctions. Les beaux théorèmes que l’on y rencontre, dus à l’auteur lui-même, n’avaient encore été donnés par lui que sans leurs démonstrations qui sont développées ici dans tous leurs détails et ne constituent pas la partie la moins intéressante de l'ouvrage.

Dans une dernière Note, fort courte, sont condensés quelques résultats relatifs aux fonctions à croissance irrégulière, d’une étude plus difficile mais d’une bien moindre importance au point de vue des applications.

M. d’Ocagne.

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IV

Encyclopédie scientifique des Aide-Mémoire. Paris, Gau- tliier- Villars et Masson.

J. La Liquéfaction des Gaz et ses Applications, par J. Lefèvre, professeur à l’Ecole des sciences et à l'Ecole de médecine de Nantes. Petit in-8° de 176 pages.

Les récents travaux de M.Dewar et de plusieurs autres savants, relatifs à la production des grands froids, ont permis de réaliser la condensation de tous les gaz connus même des plus incoer- cibles, comme l’hydrogène et l’hélium en liquides susceptibles d’être manipulés à leur point d’ébullition sons la pression atmosphérique. Le problème si intéressant de la liquéfaction est donc aujourd’hui complètement résolu au point de vue scienti- fique. On saura gré à M. J. Lefèvre d’avoir présenté sous une forme claire et concise, un exposé complet de la question.

L’auteur consacre d’abord une partie théorique très courte aux propriétés générales des liquides et des gaz ; il y rappelle brièvement les principes de Physique et de Thermodynamique qu’il invoquera dans la suite.

Liquéfaction des gaz dans les laboratoires, liquéfaction des gaz dans l’industrie, tel est le double objet de la partie pratique méthodiquement développée qui forme le corps de l’ouvrage.

Les trois premiers chapitres constituent un aperçu historique de cette science toute moderne, de son origine et de ses rapides développements; il embrasse ces trois phases principales : la liquéfaction des gaz, dont le point critique est relativement élevé; les premiers efforts et les premiers succès relatifs aux gaz dits permanents ; enfin, la réduction de ces derniers en liquides statiques. L'exposé des différentes méthodes de liqué- faction. la notion du point critique, la description détaillée des appareils, les perfectionnements successifs, fruit des célèbres expériences de MM. Wroblewsky, Olzewsky et Dewar, trouvent place dans le développement de cette partie. Un chapitre spécial est réservé à la liquéfaction de quelques gaz, tels que l’acéty- lène, l’ozone, le fluor, l’argon et l’hélium, découverts pour la plupart au cours des vingt dernières années, à la suite des pro- grès réalisés depuis 1877 dans les procédés de liquéfaction.

M. Lefèvre aborde au chapitre V la liquéfaction industrielle

BIBLIOGRAPHIE.

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qui, grâce aux applications déjà si nombreuses et si importantes des gaz liquéfiés, gagne de jour en jour en intérêt et en actualité. Tour à tour les machines à cascades, à cycles multiples et fer- més, les machines basées sur la détente de gaz comprimé avec ou sans travail extérieur, sont l’objet d'une étude détaillée.

La conservation des gaz liquéfiés, leurs propriétés physiques et chimiques, la délicate étude de leur densité, de leur chaleur de vaporisation, etc., remplissent le cadre du chapitre suivant qui se termine par le tableau des constantes des principaux gaz.

La notion du point critique est fondamentale; l'auteur y revient au chapitre Vil il résume en quelques pages très nettes, très précises, les principales recherches des savants anglais et fran- çais. Les différentes hypothèses relatives à l’étal des corps au point critique et à l’explication des phénomènes singuliers qu’on y constate, seraient sans aucun doute du plus haut intérêt, mais elles eussent entraîné l’auteur trop loin : il se contente de les signaler.

Les deux derniers chapitres sont consacrés à l’énumération des applications principales que trouvent dès à présent les gaz liquéfiés, particulièrement l’air et l’hydrogène liquides, dans les sciences et l’industrie; à la description sommaire des récipients spéciaux qu’exige la conservation des gaz liquéfiés, et à celle des principales machines frigorifiques à compression et à affinité.

Une bibliographie étendue termine cet excellent ouvrage.

A. G.

IL Essai des Matières textiles, par Persoz (J.), Direc- teur de la Condition des soies et laines, près la Chambre de Commerce de Paris. Petit in-8° de 186 pages.

Ce volume s’adresse à toutes les personnes qui s’occupent du commerce ou de l’industrie des textiles.

Dans le premier chapitre, après un court historique sur l'ori- gine du conditionnement, se trouvent décrites la méthode géné- rale suivie de nos jours pour ce genre d’épreuve, les diverses étuves en usage, chauffées par des calorifères, par le gaz ou par l’électricité, enfin la pratique des opérations sur les matières textiles. 11 se termine par un examen détaillé de problèmes rela- tifs au conditionnement.

Dans le deuxième chapitre, l’auteur traite la question du IIe SERIE. T. XVII. 59

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décreusage officiel des soies et du lavage des laines et la façon d’appliquer en fabrique le résultat de ces épreuves.

Le troisième chapitre, le plus étendu, fait passer en revue les systèmes multiples qui servent de base à l’évaluation du titre ou du numéro des fils, soit en France, soit à l’étranger, et les résolutions adoptées par plusieurs Congrès internationaux pour unifier tous ces systèmes. Après avoir donné un aperçu des appareils en usage pour titrer les fils, l’auteur aborde la ques- tion des calculs à opérer pour convertir le numéro d’un système de titrage en un numéro d’un autre système, suivant les sortes de fils : soies, laines, coton, lin, etc.

Le chapitre se termine par l’exposé des moyens qui per- mettent d’effectuer certaines déterminations intéressant surtout le fabricant ou le marchand de tissus.

Un quatrième chapitre fait connaître les appareils qui servent à évaluer la torsion des diverses ouvraisons de fils.

Enfin un cinquième chapitre traite des moyens d’apprécier la résistance et l’élasticité des fils et des tissus. Il donne la des- cription des principaux dynamomètres utilisés dans ce but et. en dernier lieu, d’un appareil nouveau permettant d’évaluer comparativement la résistance à la perforation des matières les plus variées : papiers et cartons, étoffes de tout genre, cuirs et peaux, lames et toiles métalliques, lames de verre, etc.

111. Résistance électrique et Fluidité, par Gouré df. Ville- montée. Petit in-8° de 188 pages.

Au début l’auteur précise le problème en indiquant la nature, la définition et les dimensions de la résistance électrique et du coefficient de frottement. L’exposé des méthodes suivies soit en France, soit à l’étranger fait l’objet des deux premières Parties. Le rappel des principes amène promptement à la discussion de l’application des méthodes d’après les Mémoires de Pouillet, de Becquerel, de M. Kolhrausch, de M. Lippmann, de M. Bouty pour les résistances, de Coulomb, de M. Stokes, de M.O.-E. Meyer, de Maxwell, de Poiseuille pour les coefficients de frottement. La détermination du degré d’approximation avec lequel les résultats ont été obtenus, autant que les Mémoires originaux le permet- taient, a été l'une des plus grandes préoccupations de l’auteur.

La troisième Partie, plus étendue que les deux premières, comprend l’ensemble des résultats acquis en poursuivant les

BIBLIOGRAPHIE.

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recherches dans trois ordres d'idées : changement de concentra- tion ; variation de température ; modification du dissolvant.

Un plan de recherches fixe et classe les problèmes à résoudre. Les résultats expérimentaux correspondant à chaque cas, déga- gés de toute conception théorique, sont reliés par des énoncés nets qui précisent d’une part les points acquis et, de l’autre, les nouvelles questions à résoudre.

Quelques mots à la fin des conclusions font entrevoir le lien de l’étude actuelle avec les recherches et les théories relatives au transport des ions.

V

Leçons de Cosmographie, par MM. Tisserand, Membre de l'Institut, Directeur de l’Observatoire de Paris, et Andoyer. Maître de conférences à la Faculté des Sciences de Paris, 2e édi- tion. Un vol. in-8° de 370 pages. Paris, A. Colin A- Cie, 1900.

Le nom de l’illustre astronome qui figure en tête de cet ouvrage suffirait à en attester la haute valeur, si celui de son distingué collaborateur, attaché à d’importantes publications didactiques, ne constituait déjà à ce point de vue une garantie des plus sérieuses. Et vraiment, cette simple constatation pour- rait dispenser de tout autre commentaire sur l’ouvrage, une première édition rapidement enlevée disant assez d’ailleurs la faveur qu’il a tout de suite conquise auprès du public qui étudie. Il nous paraît toutefois utile d’insister sur les services qu’il peut rendre en dehors du cercle de ceux qui 11e l’envisagent qu’au point de vue de la préparation aux examens. Certes, ceux-là ne sauraient trouver de. guide meilleur ni de plus sûr; mais d’autres aussi auraient grand profit à en tirer.

Cette partie élémentaire de l’Astronomie descriptive, qui a reçu le nom de Cosmographie, compte au nombre des notions indispensables que doit posséder quiconque se flatte de pénétrer quelque peu dans le domaine de la philosophie naturelle. Une connaissance exacte de l’Univers au milieu duquel nous évoluons s’impose à tout esprit tant soit peu curieux, et elle s’acquiert par une étude pleine d’attrait, ménageant à chaque pas, à celui qui s’y engage, des horizons nouveaux faits pour enchanter sa vue. Bornée à la partie descriptive que vise la Cosmographie, elle

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n’exige qu’un petit bagage de notions mathématiques tout élé- mentaires. Dès le début, l’étude qui y conduit éveille l’intérêt, stimule la curiosité, étant dépourvue des prémisses arides qui s’imposent au seuil de la plupart des sciences.

Or, les simples manuels ne visant qu’à développer un pro- gramme d’examen pèchent le plus souvent par un excès de sécheresse, une insuffisance de vues générales, qui les rendent impropres à satisfaire un esprit éclairé en quête d’autre chose que de l’obtention d'un diplôme. Et, d’autre part, les grands Traités, en mêlant la partie descriptive à d’autres notions d’un ordre plus élevé, intéressantes seulement pour les spécialistes, ne se prêtent guère à une simple étude élémentaire.

Nous ne parlons pas ici des ouvrages dits de vulgarisation, l’imagination de l’auteur se donne plus ou moins libre carrière et auxquels les lecteurs épris de rigueur scientifique préféreront toujours ceux qui sont écrits par des savants.

A ce point de vue, nul livre ne saurait être plus recommandé que celui dont nous parlons. Il se divise en sept livres traitant respectivement des étoiles considérées comme projetées sur la sphère céleste, de la Terre, du Soleil, de la Lune, des Planètes, de l’Astronomie stellaire, c’est-à-dire des étoiles considérées au point de vue de leur distribution dans l’espace et de leur consti- tution physique; enfin de l’histoire de l’Astronomie jugée, avec raison, par les auteurs, inséparable de l’étude des principes de la science, et d’ailleurs d’une si vaste portée philosophique.

Ce compendium de l’histoire de l’Astronomie est complété par diverses notices rédigées naguère par Tisserand pour I’Annuaire du Bureau des Longitudes, et qui peuvent, en leur genre, être regardées comme de petits chefs-d’œuvre. Ces notices sont consacrées aux perturbations, à la mesure des masses en Astronomie, à la Lune et à son accélération séculaire, aux planètes intra-mercurielles, enfin au phénomène des marées. On ne saurait trop admirer la simplicité avec laquelle, sans aban- donner le terrain de la véritable science, l’éminent auteur du grand Traité de Mécanique céleste trouve le secret d’exposer dans le langage courant les questions les plus élevées à la solution desquelles il a, pour sa part, si puissamment contribué à faire concourir les ressources de la plus savante analyse. Et. de fait, ce n’est qu’en dominant absolument un sujet aussi difficile qu’on en peut présenter un résumé synthétique d’une pareille netteté. En particulier, le récit, si souvent refait sous une forme vague, de la découverte de Neptune par Le Verrier prend, sous la plume

BIBLIOGRAPHIE.

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de Tisserand, un relief saisissant qui permet d’apprécier bien plus justement l’œuvre du grand astronome français.

Dans le corps même de l’ouvrage il y a lieu de signaler à part, en outre du Livre VI tout entier, consacré à l’Astronomie stel- laire, le chapitre II du Livre V qui fournit sur les planètes des détails plus complets, encore bien que succincts, que ceux qui se rencontrent dans la plupart des traités élémentaires de Cosmo- graphie.

Le livre de MM. Tisserand et Andoyer est de ceux que, dès leur apparition, on peut considérer comme destinés à rester classiques.

M. d’Ocagne.

VI

Elementi di Fisica compilati da Fabio Invrea. Volume primo. Meccanica-Calore. Un volume grand in-8° de 341 pages avec 251 figures dans le texte. Torino, Unione tipografica- éditrice, 33, Via Carlo Alberto, 1900.

Ce livre fait partie d’une collection d’ouvrages classiques, en cours de publication, et intitulée : Corso elementare di scienze fisiche e naturali ad uso dei Licei e degli Istituti tecnici pubbli- cato sotto la direzione del Prof. A. M. Micheletti. Il y figurera certainement avec honneur.

Lin décret royal du 5 octobre 1892, relatif aux limites et à la répartition des matières de l’enseignement dans les Gymnases et les Lycées italiens, accorde aux professeurs une grande latitude sur le choix des questions et la manière de les traiter. M. F. Invrea a très heureusement profité de cette situation pour élaguer ou élargir, surtout pour rajeunir et transformer le mode traditionnel d’exposition, sans toutefois bouleverser à plaisir le langage, le symbolisme, la manière de ses devanciers. S’appuyant constamment sur des connaissances positives étendues et solides; s’inspirant, avec un discernement judicieux et une sage réserve, de principes, solidement fondés, sur la part qui revient à l’en- seignement secondaire dans les conquêtes de la physique, sur le sens, le rôle et la portée des hypothèses et des théories physi- ques, sur la mise en œuvre la mieux appropriée à la culture générale des jeunes intelligences et à leur acheminement vers les

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

études supérieures, il a réalisé une œuvre originale et de réelle valeur que nous recommandons volontiers à nos lecteurs.

Le premier volume le seul qui ait paru jusqu’ici traite de la mécanique, en y comprenant l'acoustique, et de la chaleur. Le second volume sera consacré à la physique de l’éther, c’est- à-dire à la lumière et à l’électricité.

Voici un résumé de la Table des matières.

Préface (pp. v-xii). Introduction (pp. i-io). Première Partie. Mécanique. Ch. 1. Principes généraux (13-29). Ch. 11. Mécanique du point matériel (30-46). Ch. 111. Statique du corps rigide (47-64). Ch. IV. Théorèmes généraux sur le mouvement des systèmes : conservation du mouvement du centre de gravité ; théorème des aires ; théorème de la force vive ; principe des travaux virtuels ; principe de d’Alembert (65-S8). Ch. V. Mouvement d’un système rigide : composition des mouvements instantanés ; mouvement le plus général d’un corps (90-102). Ch. VI. Propriétés mécaniques des solides naturels : notions sur l’élasticité des solides (103-108). Ch. VI I. Mécanique des liquides : hydrostatique ; densité des solides et des liquides ; hydrodynamique ; mouvements tourbillonnaires (1 10-135). Ch. VIII. Capillarité et viscosité des liquides (136- 148). Ch. IX. Mécanique des gaz ; compressibilité ; baromètre ; manomètre ; machines à comprimer et à raréfier les gaz ; dyna- mique des gaz (149-165). Ch. X. Mouvement ondulatoire (166- 195). Ch. XL Acoustique (196-214). Seconde Partie. Chaleur. Ch. I. Température (217-224). Ch. IL Dilatation des solides, des liquides et des gaz. Densité des gaz (225-250). Ch. 111. Calorimétrie (251-263). Ch. IV. Changements d’état. Hygro- métrie. Liquéfaction des gaz (264-301). Ch. V. Propagation de la chaleur. Convection, conduction (302-309). Cli VI. Thermo- dynamique. Principe de l’équivalence : principe de Carnot ; appli- cations ; machine à vapeur (310-343).

Ce programme paraîtra peut-être un peu ample, et surtout très élevé: hâtons-nous de dire que le développement des ques- tions parfois difficiles qui s’y rencontrent, reste tout élémentaire : l’auteur ne suppose que les connaissances mathématiques pro- pres à l’enseignement moyen, en y comprenant la théorie des limites, la notion de Vecteur et les premiers éléments du Calcul géométrique. 11 insiste sur les idées générales et passe plus rapidement sur les applications, laissant à l’enseignement oral le soin de suppléer et d’ajouter suivant les circonstances.

BIBLIOGRAPHIE.

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Arrêtons-nous lin instant à la première partie se développe systématiquement la marche adoptée par l’auteur.

Elle s’inspire des idées de Hertz (i) et de L. Boltzmann (2) sui- tes principes de la mécanique, et des vues de plusieurs géomè- tres et physiciens illustres sur le but essentiel et la vraie portée des théories mathématiques relatives aux phénomènes naturels. M. Duhein a publié ici même, sur ce sujet, une série d’articles que nos lecteurs n’ont certainement pas oubliés. M. Invrea appartient à la même école. Un détail très significatif suffira à caractériser la tendance de son enseignement : le concept et le mot d'hypothèse physique disparaissent de son exposé pour faire place à un concept voisin et à un mot plus modeste, celui de modèle ou, plus exactement, d’image ou de symbole.

Ce changement de terminologie 11’est pas oiseux : la logique le conseille et les avantages qu’il procure le réclament.

L’expression hypothèse physique déborde l’idée qu’y atta- chent les physiciens qui considèrent l'étude des phénomènes naturels du point de vue se place M. Invrea. Elle éveille, en effet, la pensée d’un jugement, au moins provisoire, sur la réalité objective que recouvrent ces phénomènes ; de cette question qu’elle soulève naturellement dans l’esprit de l’élève : Cette hypothèse est-elle probable, est-elle vraie ? Or, il n’importe aux physiciens dont nous parlons que l’hypothèse, ils ne veulent voir qu’un moyen de coordination des lois expérimen- tales régissant un groupe de phénomènes apparentés, soit vraie ou fausse , il faut et il suffit qu’elle soit utile en se prêtant au rôle qu’on lui confie. Dès lors, il est logique d’abandonner une expression qui trahit la pensée du maître et fourvoie celle de l’élève, pour lui en substituer une autre qui remet les choses au point et ferme la porte aux divagations superflues. Encore si elles n’étaient que superflues ; mais elles sont tyranniques et décevantes au point de faire perdre de vue aux jeunes étudiants le sens et la portée des définitions, des principes fondamentaux, des raisonnements et des conclusions qui forment le tissu des théories physiques, et, à la faveur de ces confusions, de leur donner l’illusion d’une révélation de la réalité dans le phantasme du symbole créé de toutes pièces pour représenter, non pas ce qu’est le monde, mais comment il va.

Le point matériel, le solide rigide, le liquide et le gaz par- ti) Die Prinsipien der Mechanik. Leipzig, 1894.

(2) Vorlesungen über die Prins. der Mechanik. Leipzig, 1897.

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faits, ne sont pas des réalités que nous offre la nature ; en énonçant la loi de l’attraction universelle que inet en œuvre la mécanique céleste, Newton se défend de forger une hypothèse, il n’y veut voir qu'un symbole , en adoptant les fluides élec- triques de Symrner. Coulomb déclare qu’il a pour but de représenter, avec le moins d’éléments possible, les résultats du calcul et de l’expérience, et non d’indiquer les véritables causes de l’électricité On pourrait multiplier les exemples.

Ce sont donc, non des jugements, vrais ou faux, mais des images, utiles ou inutiles, que ces concepts abstraits, algébriques, géométriques, mécaniques ou physiques que définit la physique mathématique, qu’elle étudie, dont elle développe systémati- quement les propriétés, qu’elle essaie, retouche, élargit, res- treint, transforme jusqu’à ce qu’ils lui donnent, dans une syn- thèse logiquement ordonnée, une représentation nette et féconde des phénomènes naturels. A qui envisage ces théories sous cet angle, tout paraît clair et consistant ; autrement, tout s’obscurcit et branle.

Tels sont les principes qui ont guidé M. Invrea dans la com- position de son livre. Que faut-il en penser? Servent-ils la science ou vont-ils à la supprimer ? Les avis sont partagés. Des voix également nombreuses, également autorisées les pré- conisent et les condamnent. Qui voudrait trancher le débat en comptant ou en pesant les suffrages, serait très embarrassé. Mais tous, nous en sommes sûr, se plairont à reconnaître et à louer la clarté, la rigueur et l’élégance des excellentes leçons du savant professeur italien.

J. T.

Vil

Leçons d'Optique géométrique à l’usage des élèves de mathé- matiques spéciales, par E. Wallon, ancien élève de l’École normale supérieure, professeur au Lycée Janson-de-Sailly. Un volume grand in-8° de 342 pages avec 6rg figures dans le texte. Paris, Gauthier- Villars, 1900.

L’optique géométrique, ou l’optique des rayons lumineux, s’appuie sur le témoignage d’observations vulgaires érigé en principe : la lumière se propage en ligne droite dans un milieu

BIBLIOGRAPHIE.

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homogène et isotrope, et sur la notion d ' éclairement s égaux immédiatement fournie par le sens de la vue.

Les anciens y ont fait entrer les phénomènes de la réflexion ; Descartes l’adapta aux phénomènes de la réfraction simple ; Newton l’élargit et la compléta de façon à pouvoir y comprendre les effets de la dispersion ; Bouguer y fit entrer la photométrie ; enfin on y rattacha plus tard la description des méthodes employées par Roemer, Bradley, Fizeau et Foucault pour déter- miner la vitesse de propagation de la lumière dans le vide et dans les milieux transparents tels que l’air et l’eau.

L’optique des rayons lumineux ne fait jouer aucun rôle au mode spécial de la propagation de la lumière. Le fait de la double réfraction, qu’elle ne put expliquer, amena Huygens à formuler une hypothèse sur ce mode de propagation et à jeter les bases de l 'optique des ondes lumineuses.

L’optique d’Huygens, imaginée en vue d’interpréter la double réfraction, se trouva impuissante à expliquer les phénomènes d’interférence et de diffraction. Pour qu’elle pût y suffire, Young dut la préciser en y introduisant la notion de périodicité.

L’optique des ondes lumineuses périodiques de Young laissait indécis le caractère spécial des ondes ou des vibrations lumi- neuses : elles pouvaient être longitudinales ou transversales, tous les phénomènes dont l’optique de Young rend compte ayant leurs correspondants en acoustique.

La découverte des effets de polarisation étrangers au son -- amenèrent Fresnel à compléter à son tour l’optique des ondes périodiques, en y ajoutant le principe de la transversalité des vibrations lumineuses.

De ce vaste ensemble, les Leçons de M. E. Wallon, comme leur titre l’indique, n’exposent que Y optique des rayons lumi- neux. Toutes les questions qui s’y rattachent sont traitées avec ampleur, une grande clarté et une rigueur parfaite. Nous recom- mandons aux professeurs et aux élèves cet excellent exposé, mûri par l’enseignement oral et où. en maints endroits, de vieilles questions sont heureusement rajeunies. La lecture de ce traité n'exige, en général, que la connaissance des mathématiques élémentaires , les quelques pages qui supposent les premiers principes de l’analyse infinitésimale peuvent, sous la condition de les gâter un peu en les allongeant, s’interpréter en langage moins élevé.

Voici les grandes lignes de la Table des matières.

Ch. L Propagation de la lumière. Ch. IL Photométrie.

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Ch. III. Réflexion de la lainière par les surfaces planes. Cl). IV. Conventions générales des signes. Cl). V. Réflexion par les surfaces sphériques. Ch. VI. Réfraction par les sur- faces glanes. Ch. VII. Réfraction par les surfaces sphériques. Ch. VIII. Dispersion. Ch. IX. Achromatisme. Ch. X. Œil et Vision. Ch. XI. Instruments d'optique. Ch. XII. Mesure des indices de réfraction. Ch. XIII. Vitesse de propa- gation de la lumière. - Ch. XIV. Compléments : Théorèmes de Gergonne et de Sturm ; généralisation de la théorie des lentilles épaisses ; aplanétisme des lentilles : loupes et oculaires com- posés.

J. T.

VIII

Leçons sur l’Electricité, professées à l’Institut Electrotech- nique Montefiore de Liège, par Eric Gérard, 6e édition. Deux vol. gr. i ii-8° de x-8ig pages et de vn-791 pages. Paris, Gauthier- Villars, 1899-iqoo.

Que dire qui n’ait point été dit sur cet excellent ouvrage si favorablement accueilli, dès l’origine, dans le monde des électri- ciens ? La cinquième édition, rapidement épuisée, ne semblait guère pouvoir être surpassée; et voici que la sixième, destinée à l’année académique 1899-1900, renchérit encore sur la précé- dente. L’auteur en a retranché les pages qui 11e présentaient qu’un simple intérêt rétrospectif; il a abordé de nouvelles matières et complété certains chapitres d’une haute importance.

Ainsi dans le premier volume Yétude des réactions électroly- tiques s’est enrichie de l’hypothèse d’Arrhenius. O11 sait que le savant chimiste admet une dissociation des sels lors de leur dis- solution dans un liquide. Ce serait à cette décomposition plus ou moins complète qu’il faudrait attribuer les phénomènes si com- plexes parfois de la polarisation et de l’électrolyse.

La partie qui concerne les générateurs de courant, et spécia- lement de courants continus, a été notablement augmentée. La description des divers types de machines, la construction des induits et des collecteurs abondent maintenant en détails prati- ques, et de nouvelles illustrations, nombreuses et très parlantes, facilitent la compréhension de l’exposé descriptif. Ne pouvant passer en revue tous les types des générateurs de courant, l’au-

BIBLIOGRAPHIE.

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teur a su faire un choix des plus judicieux dans le grand nombre de dispositifs qu’adoptent, pour ces machines, les constructeurs belges et étrangers.

C’est le second volume qui a subi les plus heureux et les plus intéressants remaniements. Dans ce volume le savant professeur de Liège étudie l’ utilisation du courant électrique, sujet qui comprend la distribution et les canalisations du courant, la télégraphie et la téléphonie, les moteurs électriques et Yélectro- tr action, l' éclairage électrique et enfin V électrométallurgie. Bien des descriptions, non dépourvues d’intérêt, ont disparaître devant la multiplicité des matières nouvelles ; mais combien lar- gement les additions compensent les suppressions !

Signalons de précieux développements introduits dans les chapitres consacrés à la description des compteurs électriques et au rôle des accumulateurs dans les stations centrales.

L’importante et si actuelle question des moteurs électriques est remarquablement traitée. Les avantages indiscutables que l’élec- tricité présente dans la plupart des cas sur les autres modes de transmission de force sont mis en pleine lumière. Faut-il donner la préférence aux courants alternatifs polyphasés ou aux cou- rants continus? 11 11’est pas possible de répondre d’une manière absolue; on ne peut qu’établir un parallèle entre ces deux sortes de courants appliqués à la transmission de la force : c’est ce que l’auteur a fait et son parallèle est complet et du plus haut inté- rêt. Dans les moteurs à courants alternatifs il y a un point faible, c’est le démarrage; aussi les spécialistes dirigent-ils principale- ment leurs recherches de ce côté. Les ingénieux systèmes de M.Boucherot semblent les meilleurs que nous possédions aujour- d’hui. L’inventeur est parvenu à éviter, lors de la mise en marche de ces moteurs, la production, dans l’induit, d’un courant d'in- tensité exagérée qui pourrait détériorer la machine et diminuer la valeur du couple moteur. Ce résultat est très commodément atteint, sans qu’il faille recourir ni à des balais, ni à aucune résistance réglable.

Comme les courants polyphasés et les courants continus ont des qualités propres et essentielles, il est extrêmement utile de pouvoir les transformer les uns dans les autres, sans perte importante d’énergie. On y parvient par une sorte de transfor- mateur tournant appelé commntatrice, et qui va jusqu’à donner 92 p. c. de rendement. Dans quelques pages nouvelles et particu- lièrement intéressantes l’auteur étudie la construction de cet appareil et ses applications déjà très nombreuses.

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[/électrotraction est parfaitement tenue au courant des der- niers progrès. aussi d’anciens systèmes ont cédé la place à d'autres reconnus meilleurs. La traction électrique dans les mines est abordée pour la première fois; traction qui semble appelée à prendre un large développement, puisqu’on interdit actuellement dans la plupart des mines les locomotives à essen- ces inflammables.

Au sujet de l’éclairage électrique, nous citerons en particulier la théorie et la description de quelques lampes à arc en vase clos. A égalité de lumière elles consomment plus d’électricité que les autres ; par contre, leur dépense de charbon et d’entre- tien est moins élevée.

La téléphonie et la télégraphie sans fil font l’objet d’un cha- pitre entièrement neuf, se trouvent résumés les plus récents perfectionnements.

Enfin les quatre chapitres relatifs à l’électrochimie et à l’élec- trométallurgie ont été complètement remaniés; les principaux procédés électrométallurgiques sont plus méthodiquement étu- diés et plus largement traités que précédemment.

On ne peut qu’applaudir aux heureuses modifications que A! . Éric Gérard apporte à chaque nouvelle édition de son cours. Le soin qu’il met à le tenir parfaitement à la hauteur des pro- grès de la science électrique, joint aux rares qualités de son exposition, assure à ses Leçons un succès qui 11e cessera de grandir.

P. Roland.

IX

Prehistoric Scotland and its place in european civilisa- tion, by Robert Munro,M. A.,M.D.Un vol. in-8°,de xix-502 pages; nombreuses gravures. London, William Blackwood and Sons,

1899.

Comme son titre l’indique clairement, cet ouvrage de M. Munro a pour but de faire connaître la période obscure qui a précédé, < n Écosse, les premières époques de l’histoire. Ce sujet, l’auteur l'a fort judicieusement réparti en douze chapitres, qui, après une Introduction relevant les témoignages des écrivains classiques relatifs à l'Écosse, étudient successivement les conditions clima-

BIBLIOGRAPHIE.

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tériques et topographiques, les variations du relief du sol, la faune préhistorique, la civilisation aux âges de la pierre, du bronze et du fer, les rites funéraires, la vie sociale, les ouvrages de défense, les cités lacustres, l’ethnologie.

Nous n’insisterons pas ici sur les deux premiers chapitres du livre que nous présentons au lecteur; l’auteur y constate qu’après la période glaciaire dont il signale les traces actuellement encore observables, l'Ecosse se couvrit de nombreuses et épaisses forêts entrecoupées de marécages. M. Munro aborde ensuite le troi- sième chapitre de son ouvrage, qui traite de la faune représen- tée en Écosse à l’époque préhistorique. Voici l’énumération des animaux dont on a retrouvé des restes : le renne ( cervus tarait- dus), l’élan (cervus alces). le grand cerf d’Irlande ( megaceros hibernions), le cerf (cervus elaphus), l’aurochs (bos primige - nius), le castor, le porc sauvage (sus scrofa ), le pingouin (alca impennis). On a, de plus, déterré un crâne et une dent d’ours brun. Quant au cheval, ses restes fossiles n’apparaissent point en Écosse; on peut donc conclure qu’il est d’importation relative- ment récente. Toutefois, Tacite trouva les Calédoniens en pos- session du cheval, puisqu’à la bataille du mont Graupius, il les décrit combattant du haut de leurs chariots. M. Munro pense que les poneys des Shetland sont aujourd’hui les descendants directs de la première race chevaline domestiquée par les anciens habi- tants de l’Écosse.

Comme la plupart des autres régions, l’Écosse passa successi- vement par l’industrie de la pierre, celle du bronze et celle du fer. A l’époque de la pierre, l’homme mit en œuvre le silex ; mais sur le sol de l’Écosse, il ne le rencontra qu’en nodules de grosseur relativement réduite. Voilà pourquoi les objets en silex sont aussi de dimensions restreintes, tels que couteaux, pointes de flèches, grattoirs, perçoirs et aiguilles. On 11’a jusqu’à ce jour trouvé aucun objet en jade ou en obsidienne; d’autre part, les ornements en jais sont très abondants. Les quelques pièces en ambre qui ont été signalées en Écosse, sont probablement d'importation étrangère. Les autres matières dont se servirent les anciens Pietés et Calédoniens pour la confection de leurs armes de pierre sont le granité, le quartzite, le porphyre, la ser- pentine, la diorite.

L'ancienne industrie écossaise connaît deux sortes de haches; les unes sont percées d’un trou pour l’emmanchement, les autres n’en ont pas. En règle générale, les haches sont polies ; elles ont été retrouvées dans les crannoges et dans les cavernes, au milieu de débris de cuisine, fréquemment aussi dans les sépultures.

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Les couteaux et les pointes de flèches en silex apparaissent également dans l’outillage de l’ancienne Écosse, et tous les types connus y sont représentés; on a trouvé de même des harpons, bar- belés on non. en bois de cerf. Mais une particularité de ce pays, ce sont les balles de pierre, servant d’armes. Ces balles, qui ont de i à 3 1/2 pouces de diamètre, sont polies de façon à présenter à leur surface quatre ou six disques, et même un plus grand nombre. Ces disques sont ornés de spirales ou cercles concentri- ques, à l’imitation des coquillages. On pense que ces balles étaient attachées par une lanière à l’extrémité d’un bâton, de manière à être brandies contre l'adversaire : peut-être qu’elles étaient aussi fixées immédiatement au bois, de façon à faire une niasse d’armes.

Les fouilles ont ramené à la surface, de la lointaine époque de la pierre, des boutons et des parures en jais, ainsi que des tissus. On a même découvert à Culrain (Rosshire) un soulier en cuir.

M. Munro n’a point pu nous dire par quelles phases s’est opérée en Écosse la transition de l’âge de la pierre à celle du bronze, ni par quelle voie ou quels importateurs ce métal a été introduit. Quoi qu’il en soit, l'industrie du bronze est largement représentée en Écosse par tous les types connus de haches, eelts et palstaffs. On 11’a pas jusqu’à ce jour retrouvé de mar- teaux, ni de couteaux en bronze ; d’autre part, nombreux sont les rasoirs et les faux. Les rasoirs portent des ornements variés sur le plat. Parmi les autres instruments en bronze, il faut signa- ler les épées ou dagues, qui sont de deux sortes, les unes plates et ovoïdes, les autres plus effilées et portant au milieu une côte assez épaisse. Des boucliers et des trompettes ou cors en bronze ont été également exhumés, mais jusqu’à présent, on n’a point signalé de pointes de flèches en ce métal, bien qu’elles apparais- sent parfois dans les cités lacustres de l’Europe centrale, qui offrent avec la civilisation de l’Écosse de si profondes analogies.

L’usage du bronze donna un merveilleux développement aux ornements de toilette, et c’est en cette matière que sont fondus les premiers bracelets, colliers, diadèmes, bagues et pendants d’oreilles. Durant cette période, l’art fait sa première apparition, car la plupart des objets que nous venons d’énumérer sont recou- verts de dessins ; mais, chose curieuse, on n’a relevé aucune représentation d’êtres organiques ou animés. La poterie est non seulement ornée de dessins obtenus par incision dans l’argile fraîche, mais ces dessins ont été aussi produits par impression d’empreintes. Ces empreintes sont en nombre considérable et

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offrent la plus grande variété. Des dessins apparaissent aussi sur les rochers, et l’on peut classifier de la façon suivante les divers motifs de décoration de cette sculpture lapidaire : il y a de simples cupules, des cupules entourées d’un cercle, d’autres reliées deux à deux par un canal, des cercles concentriques, des demi-cercles concentriques, des spirales, des étoiles et des roues.

C’est sur les monuments funéraires que les dessins apparais- sent le plus fréquemment. On a proposé diverses interprétations de ces différents signes. Avec raison, Mi Munro estime que si l’on peut y voir, d’une façon très vague et très générale, des symboles religieux, à cause de leur présence sur des tombes, d’autre part, toutes les explications particulières qui ont été proposées sont prématurées et purement conjecturales.

A l’âge du fer, surtout dans la dernière période celtique, l’art écossais s’affine de plus en plus et présente de superbes spéci- mens, tels que le casque trouvé à Torri, les riches épées de l'Ayrshire et le mors de Birrenswark. L’émail fait son apparition, et le plus bel ouvrage que l’on ait retrouvé en Ecosse de cette industrie et de cette époque est la patère de Linlithgovvshire. M. Munro décrit aussi d’élégants colliers et de gracieux bracelets, ainsi que des fibules aux formes les plus variées. 11 y a aussi, de cette même période, des miroirs en bronze très ornés, des vases et des balles en fer dans le genre de celles en pierre décrites plus haut.

M. Munro attribue le développement de l’industrie de l’âge du fer en Ecosse, en partie à des tribus gauloises immigrées anté- rieurement à la conquête romaine, en partie aux Romains eux- mêmes, et pour une troisième part à des rapports commerciaux et sociaux avec d’autres peuples, sans immigration de race nouvelle.

L’homme de la préhistoire se montre partout les monu- ments qu’il a laissés en font foi préoccupé de la vie future. Dans son travail, M. Munro ne pouvait négliger ce point de vue, d’autant plus que les premiers habitants de l’Ecosse ont eu, autant et plus que d’autres, un soin extraordinaire de leurs défunts. L’auteur commence par décrire longuement les monu- ments funéraires qui demeurent sur le sol de l’Ecosse aux époques préhistoriques. Ce sont les cistes d’Achnacree, de Lar- gie, de Ballymenach, de Kilmartin et de Caithness, les tombes des lies Orkney, de Stennis et de Maeshowe, les chambres sépul- crales de Quanterness, Wideford, Pape Westray, Quoynss et de l'île de Sanday, les cimetières de l’âge du bronze à Kirkpark et Magdalen Bridge.

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On a constaté en Ecosse, pour ce qui concerne les rites funé- raires, la double pratique de l'inhumation et de la crémation. Lorsque les corps ont été incinérés, on garde les cendres dans des urnes. Les tombes des anciens Écossais sont garnies de diverses sortes de vases, en nombre très respectable. Ce sont évidemment des récipients qui ont contenu de la nourriture nu de la boisson destinée au défunt. On plaçait aussi à ses côtés ses armes et divers ornements.

M. Munro a remarqué que les sépultures préhistoriques de l'Ecosse explorées jusqu'à ce jour, datent presque toutes de l’introduction du bronze. Car la série de chambres sépulcrales qui s'étend à travers les comtés d’Argyll, Inverness, Sutherland jusqu’aux îles Orkney, ne convie pas une aire assez étendue pour pouvoir représenter en Écosse l’ensemble des sépultures de l’âge de la pierre. Il est à remarquer que l’Écosse ne possède pas de dolmens, alors qu’ils abondent en Irlande et en Angle- terre.

Au chapitre IX de son livre, M. Munro décrit la vie matérielle et sociale des anciens Écossais, à l’époque préhistorique. Il s’occupe d'abord de leur habitation, mais toutefois ne fournit à cet égard que des indications assez maigres. Les crannoges ont livré des restes de huttes en bois, qui ont permis de reconstituer le type de la maison écossaise primitive. Plus tard, s’élèvent des constructions en pierres grossièrement superposées, qui affectent une forme circulaire ressemblant à une ruche d’abeilles. L’air et la lumière ne pénètrent que par une seule ouverture, qui sert en même temps de fenêtre et de porte d’entrée. Souvent, ces mai- sons sont distribuées en plusieurs pièces, placées de part et d’autre d’une galerie ou passage.

On trouve aussi, en très grand nombre, des demeures souter- raines. Ce sont de longues et étroites galeries, aboutissant à des chambres, le plus souvent circulaires ou ovales, et dont la partie supérieure est creusée en forme de dôme. Les archéologues sont d’avis (pie ces caves appartenaient jadis à des habitations élevées à la surface, mais dont les matériaux de construction ont dis- paru sous les coups du temps ou par suite des exigences de la culture du sol. Cette hypothèse semble confirmée, dit M. Munro, par ce fait que ces maisons souterraines ne sont jamais isolées, mais se présentent par groupes de cinq ou de six. J’avoue ne point saisir la force probante de cet argument.

Passant à d’autres manifestations de la civilisation écossaise primitive, M. Munro nous parle ensuite des barques. Il décrit la

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construction très spéciale d’un de ces canots appelés currcich ; c’est une sorte de panier recouvert de peaux. Ces barques, bien que fort anciennes et remontant aux époques les plus reculées de la préhistoire, sont demeurées longtemps en usage. O11 rapporte qu’au siècle dernier encore 011 les voyait naviguer sur la rivière de la Spey.

Est-il possible de reconstituer quelques-unes des conditions légales de la vie des anciens Écossais ? On ne possède à cet égard que des données très fragmentaires: il est cependant assez probable que le peuple, dès les temps les plus reculés, était gouverné par des lois émanées de quelque autorité centrale. Voici certains faits qui autorisent cette conclusion : l’honneur accordé aux personnages de distinction pour leur sépulture par la construction de tombes destinées à être perpétuelles ; la per- sistance de ces rites religieux durant plusieurs siècles ; les indices de relations commerciales établies avec des pays loin- tains , l’adoption du principe de la division du travail dans l’exercice de plusieurs industries et la distribution, à travers la région, de forts, de camps ou d’autres retranchements.

Avec M. Munro, nous allons jeter un coup d’œil sur ce genre de travaux de défense. Pasteurs et chasseurs, les premiers habitants de l’Écosse se contentèrent d’abord des abris naturels que leur offrait la contrée; mais, à mesure que les familles et les clans se multiplièrent, ils durent songer à défendre les commu- nautés naissantes contre les attaques de rivaux et d’ennemis. On a retrouvé en Écosse sur divers points du territoire, soit des enclos fortifiés par des remparts en terre ou en pierre, soit des monticules de terre entourés d’une terrasse, soit des forts bâtis en pierre, généralement élevés sur des éminences, de façon à commander au pays environnant. Ces monuments de défense ne sont pas répartis uniformément à travers la contrée: certaines parties de la région en sont abondamment couvertes, d’autres n’en ont point du tout. Fort variables aussi sont les dimensions de ces ouvrages de défense ; elles dépendent fréquemment de la configuration naturelle du terrain sur lequel s’élèvent les fortifi- cations.

Y a-t-il quelque indice pour attribuer ces divers ouvrages de défense respectivement aux diverses populations qui se sont succédé sur le sol de l'Écosse, Pietés, Calédoniens, Romains, Danois. Anglo-Saxons, Scandinaves ? M. Munro n’en connaît point. Le cours du temps a ramené la plupart de ces fortifica- tions à l’aspect uniforme de ruines, et il 11e semble pas possible IIe SERIE. T. XVII. 40

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de leur restituer l’apparence primitive que leur avait donnée le peuple qui les dressa. Toutefois, la grande majorité des camps écossais étant de forme circulaire ou ovale, et les Romains donnant à leurs retranchements la forme carrée ou rectangu- laire, il en résulte que l’on n’est guère induit à retrouver des restes d’ouvrages de défense romains.

Sous les noms de mote ou moat, burh, dnn, rcith, lis, caer, dont l’étymologie ne connaît plus le sens original, l’Ecosse garde aujourd’hui encore les ruines de plus d’un millier d’ouvrages de fortification. On trouvera dans le livre de M. Munro la nomen- clature et la description d’un très grand nombre d’entre eux. Pour quelques-uns de ces forts élevés sur des collines, une particularité étrange est signalée. Leurs remparts sont vitrifiés, c’est-à-dire entourés d’une masse compacte de verre fondu au feu. Sur les procédés mis en œuvre pour produire ce résultat, M. Munro discute les diverses hypothèses qui ont été émises. Pour lui. la vitrification s’opérait par l’application d’un intense foyer, alors que les remparts étaient entièrement construits. Cette opinion semble, en effet, plus plausible que celle qui conclut à l’apport de matériaux- vitrifiés ou calcinés d’avance. On a retrouvé en Ecosse cinq de ces forts vitrifiés, quatre à London- derry et un à Cavan. On a, d’ailleurs, constaté le même procédé dans la Grande-Bretagne, en Normandie, en Saxe, en Bohême, en Silésie, dans la forêt thuringienne et dans la région rhénane.

Les tours massives, appelées Brochs, sont très nombreuses en Ecosse ; on en compte environ quatre cents dans les comtés de Caithness, Sutherland, Ross, Inverness, Argyll, les îles Orkney, Shetland. Bnte et quelques-unes des Hébrides. Ces tours sont construites sur un plan absolument uniforme. En fouillant leurs ruines, on y a toujours trouvé abondante moisson d’objets de toutes sortes, beaucoup de pièces en silex, quelques instruments en bronze et en fer et de la poterie. Nombreux aussi sont les débris d’animaux.

On a beaucoup discuté sur le caractère ethnique du peuple qui a élevé les Brochs écossais. Deux opinions principales ont été produites. Les uns attribuent la construction de ces tours aux Pietés, race celtique, qui habita le pays depuis les temps les plus reculés auxquels remontent l'histoire et la tradition. D’autres y voient l’œuvre des Norvégiens qui s’établirent en Ecosse et dans les îles, vers le vme siècle après J.-C., et finirent par extirper les occupants d’origine celtique. Les deux tenants les plus en vue

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de ces opinions sont M. James Fergusson (1), qui conclut en faveur des Norvégiens, et M. Joseph Anderson, qui défend l’origine celtique des Brochs (2).

M. Munro se rallie à cette dernière opinion, surtout à cause des quatre arguments que voici : les caractères de la construc- tion s’accordent davantage avec les procédés des Celtes et ont moins de rapports avec l’architectonique des Norvégiens ; puis la distribution géographique des Brochs implique plutôt une origine indigène et ne concorde guère avec la marche des migra- tions norvégiennes ; en outre, les restes des tombeaux norvé- giens de la période des Yikings en Ecosse sont absolument semblables à ceux de la même époque en Norwège, et diffèrent au contraire essentiellement des ruines celtiques avec lesquelles ils se trouvent associés en certains endroits ; enfin, le faciès général des instruments trouvés dans les Brochs est bien celui des objets qui caractérisent la période post-romaine de l'Ecosse celtique, et cela suffit à écarter l'hypothèse que leurs possesseurs étaient des Norvégiens.

L’Ecosse est le pays des lacs, et ce souvenir est l’un de ceux qui la dépeignent dans l’esprit du touriste. On est, dès lors, fondé à penser qu’en Ecosse, comme en Suisse, la civilisation lacustre a eu sa période d’efflorescence. M. Munro, qui a écrit un gros et beau volume sur les cités lacustres de l'Europe (3), ne pouvait manquer de nous donner, dans un livre sur l’Ecosse préhistorique, un chapitre sur les palafittes écossaises. Toutefois, le développe- ment des établissements lacustres a été, en Ecosse, moins important qu’011 pourrait le croire à première vue, et la Suisse garde, à cet égard, la valeur d’un document de premier ordre. Il importe toutefois de constater que l'Ecosse a fourni quelques types de cités lacustres élevées au bord de la mer, comme celles que l’on voit encore de nos jours dans le golfe de Venezuela, à Bornéo, dans la Nouvelle-Guinée et à Singapore.

Le dernier chapitre du livre de M. Munro est intitulé Etlino- logy, et il était certes attendu, non sans quelque impatience, par le lecteur qui, après avoir été conduit pas à pas à travers toutes les phases de la civilisation préhistorique de l’Ecosse, désirait enfin avoir ses idées fixées sur le caractère ethnique des anciens occupants de cette région extrême de l'Europe occidentale.

(1) The Broclis aiul the Rude Stone Monuments of tlie Orkneg Islands, London, 1877.

(2) Pboceed. of Soc. Antiq. Scot., t. XII, pp. 314-356.

(3) The Lake-dwellings of Europe. London, 1890.

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A ce sujet, M. Munro rappelle d’abord le chapitre XI de l’his- toire d’Agricola par Tacite. L’écrivain latin distingue, dans la Grande-Bretagne, deux peuples différents, les Calédoniens, aux- quels il assigne une origine germanique, et les Silures, qu’il rat- tache à l’Espagne. Connue le remarque fort justement M. Munro, nous ne pouvons pas nous contenter d’un résultat si sommaire.

Plusieurs anthropologistes se sont déjà occupés de l’ethnolo- gie de l’Ecosse, et M. Munro rappelle les travaux de M. Daniel Wilson en 1850, et ceux parus plus tard de MM. Bateman, Tlnirnam, Davis, Greenwell, Rolleston, Garson, Mortimer, Tur- ner et Anderson. L’auteur ne s’est pas contenté d’accepter les résultats des recherches de ses devanciers, il a essayé d’en contrôler les conclusions par les données générales de l’ethno- graphie préhistorique de l’Europe.

Je ne sais pas si la question spéciale de l’ethnologie de l'Ecosse est rendue plus claire par cet apport considérable de données un peu hétérogènes; et après avoir achevé la lecture du paragraphe M. Munro a fait appel à la crâniologie pour élucider le problème des races préhistoriques de l’Ecosse, on demeure assez perplexe sur la formule précise à donner de la solution.

La section suivante de l’ouvrage de M. Munro appuie celte conclusion sur les faits anthropologiques. Sous cette rubrique, l’auteur résume les données générales qui ressortent de la philo- logie aryenne : il insiste à nouveau sur la question des rites funéraires. En tout ceci, il faut bien le redire, l’Ecosse ne tient guère de place. D’ailleurs, M. Munro ne se fait pas grande illusion sur l’appoint que ces considérations apportent au sujet spécial de l’ethnologie écossaise, et il 11’hésite pas à avouer que l’abon- dance des matériaux accumulés de toutes parts ne fournit pas encore de construction absolument satisfaisante.

Quoi qu’il en soit, voici comment l’auteur croit pouvoir formu- ler les conclusions d’ensemble qui, dans l’état actuel de la science préhistorique, peuvent être admises au sujet des popula- tions primitives de l’Ecosse. A l’époque néolithique, le pays est occupé par des immigrants venus du continent, qui était proba- blement encore à cetle époque relié à la Grande-Bretagne. Ces premiers tenants du sol étaient de petite taille, fortement mus- clés ; ils avaient les cheveux et les yeux noirs, étaient dolichocé- phales et pratiquaient l’inhumation. Puis est arrivée une race de brachycéphales; elle apporte le bronze, et le rite funéraire qu’elle emploie le plus fréquemment est celui de la crémation. Avec

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cette nouvelle population, M. Munro croit avoir affaire au rameau des Aryas, connu sous le nom de Celtes. Une troisième invasion de la civilisation occidentale correspond à la période continentale de La Tène, M. Munro y voit les Galli des écrivains classiques ou Bclgae de César. Toutefois, ces tribus ne semblent pas avoir pénétré jusqu’au nord ni à l’ouest de l'Ecosse. Ce sont peut-être aussi les peuples que Tacite nomme les Calédoniens.

Au point de vue linguistique, il y avait lors de l’occupation romaine, en Grande-Bretagne, deux dialectes distincts, le gaélique et le cymrique. Le premier de ces dialectes a survécu en Ecosse chez les Highlanders. Cependant, on a constaté la présence des restes d’une langue antérieure à celle des Celtes. Au vie siècle de l’ère chrétienne, Columha doit s’adresser par interprète aux sujets de Brude, roi des Pietés. M. Munro et il a raison n’attache point à ce fait l’importance qu’on lui a donnée. Il n’y trouve pas la preuve que l’idiome des Pietés descendait du langage préceltique ou euskarien, mais plutôt un indice qu’entre la langue celtique de Columha et celle des Pietés septentrionaux, il pouvait exister des divergences dialectales assez considérables pour exiger l’emploi d'un interprète.

Avec la conquête romaine, l’Ecosse entre dans la période de l’histoire, et M. Munro n’a plus à définir l’influence exercée postérieurement par les Romains, les Anglo-Saxons et d'autres peuples sur l’ethnologie de l’Ecosse.

E11 terminant, l’auteur remarque que bon nombre d'Ecossais de ce siècle ont dans les veines plus de sang teutonique que de globules préceltiques ou celtiques. Il console ceux que pareille constatation pourrait offusquer par la juste pensée, quelque- fois méconnue, qu’aucune combinaison spéciale de caractères de races n’a jamais assuré à ceux qui les possédaient le monopole de l’intelligence ou de la vertu.

Nous avons résumé, aussi fidèlement que possible, l’ouvrage de M. Munro, et indiqué le détail des principales questions qui y sont traitées; mais nous ne prendrons pas congé de l’auteur, sans essayer de traduire d’une façon générale l’excellente impression que son livre nous laisse.

M. Munro est l’un des maîtres écoutés de la science préhisto- rique. Le nouvel ouvrage qu’il vient de faire paraître, gardera à son auteur tout le bon renom dont il jouit déjà, si toutefois il 11’est point destiné à l’augmenter encore. Ce qui frappe dans l’œuvre de M. Munro, c’est l’excellence de la méthode qu’il emploie. Pas de théories aventureuses, rien de ces constructions

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fantaisistes qui ne reposent sur aucune donnée ou sur des bases mal assises d’une déplorable fragilité. S'il y avait un reproche à faire à l’auteur, ce serait d’user avec trop de parcimonie de la synthèse et de présenter trop rarement des vues d’ensemble. Mais, quand d’autre part on songe aux fréquents abus sont tombés sous ce rapport certains écrivains qui se sont occupés de préhistoire, on saura gré à M. Munro d’avoir si hautement affirmé l’intention de ne présenter aucune conclusion qui ne soit étayée par des faits et de dédaigner l’hypothèse facile et la conjecture branlante.

Nous devons aussi louer chez M. Munro une remarquable clarté d’exposition. Elle résulte en lui de la profonde érudition qu'il possède du sujet trailé par lui. On sent que l'auteur parle de ce qu’il a vu. et que ses descriptions ne sont pas empruntées, mais procèdent d’un témoin oculaire.

L’ouvrage de M. Munro sur l’Ecosse préhistorique est riche- ment et copieusement illustré ; il y a 262 gravures dans le texte et dix-huit planches hors texte. On comprend ce que pareille documentation ajoute de clarté aux considérations de l’auteur, et l’éditeur fournit ce beau volume à un prix (sept shellings) auquel la librairie anglaise ne nous a guère accoutumés. Un index alphabétique de plus de quatorze pages, petit texte à deux colonnes, permet de retrouver très aisément et très rapidement dans le volume les détails si nombreux qui y sont signalés.

En un mot, l’ouvrage de M. Munro a sa place marquée dans la bibliothèque de tous ceux qui s’occupent de la préhistoire ou qui s’intéressent aux résultats de cette science, et il sera pour tous ceux qui veulent traiter un sujet analogue, un modèle qu’on 11e saurait trop s’attacher à suivre de près.

J. VAN DEN GhEYN. S. J.

X

La Céramique ancienne f.t moderne, par E. Guignet, Direc- teur des Teintures aux Manufactures nationales des Gobelins et de Beauvais, et Édouard Garnier, Conservateur du Musée de la Manufacture nationale de Sèvres. ln-8° cartonné toile de 313 pages; avec 69 gravures dans le texte et la reproduction des principales marques de fabrique. Paris, Alcan, 1S99.

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Il est des branches de l’activité et du savoir humains qui appartiennent à la fois au domaine de la science et au domaine de l’art, Y Art étant pris ici dans son sens esthétique, de bonis artibus, et la science comprenant, en outre de la théorie, les applications industrielles. Et suivant que l’œuvre de l’artisan (i) s’élèvera jusqu’au beau idéal ou restera dans les strictes limites du calcul ou de l'application exclusivement utilitaire, elle sera classée parmi les œuvres d’art ou parmi les produits purement industriels. Ainsi, en architecture, nos magnifiques cathédrales sont et seront toujours et avant tout des œuvres d’art, bien que leurs auteurs aient dû, pour les construire, appliquer des connais- sances scientifiques étendues ; tandis que la Tour Eitfel, par exemple, cette grande bouteille à claire-voie qui n’a rien de commun avec l’esthétique, ne sera jamais considérée quoique dénotant une habileté professionnelle de premier ordre comme une œuvre artistique.

La Céramique appartient, comme l’Architecture, qui d’ailleurs lui emprunte souvent son concours, à ce domaine mixte de l’art et de la science. La chimie, la géométrie, la mécanique ont une part importante en toute production de l’art du potier ; et l’archéologie historique ou même préhistorique revendique une part dans tout exposé de cette branche de l’activité humaine.

Le livre dont nous avons à nous occuper ici, est plutôt la réunion de deux ouvrages qu’un travail unique. 11 est, en effet, composé de deux parties dues chacune à un auteur différent : la Fabrication des produits céramiques due à M. Guignet, et YHistoire de la Céramique due à M. Edouard Garnier.

Nous examinerons séparément chacune de ces deux œuvres.

I. Le traité de la Fabrication est essentiellement didactique et pratique. L’auteur s’occupe d’abord des matières premières : les argiles : kaolin (Al1 2 * * O5, 2 Si O2 -f 2 H’ O) ou terre à porce- laine, terre de pipe, figulines, marnes, et leur préparation : les matières dégraissantes ; les verres, base des vernis, des couvertes, des émaux (verres à vitres, crown-glass, flint-glass, verres à bouteilles) ; couleurs vitrifiables , proportion des

(1) Le mot artisan doit être pris ici dans l'acception très large, s’appliquant aussi bien à l’artiste qu’à l'industriel ou au simple ouvrier.

O11 exposait une peinture

Y artisan avait tracé

U11 lion d'immense stature, etc.

a dit La Fontaine dans Le lion abattu par l'homme.

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éléments à utiliser, emploi des moufles ; engobes appliquées sur les pièces céramiques à l’aide d’un fondant ; barbotines.

L’emploi, l’application de ces diverses matières aux différentes natures d’objets qu’on leur fait produire, forme le sujet de la suite du travail de M. Guignet. La céramique ou fabrication d'objets ayant la terre pour matière principale, n’est pas toujours exclusivement artistique ; elle a aussi des applications plus modestes ; les tuyaux de drainage et de conduite d’eaux, les briques à bâtir, les tuiles, sont aussi de son domaine. Mais la même terre qui sert à fabriquer ces produits utilitaires, sert aussi à la statuaire qui en moule ces statuettes, ces figurines, ces groupes de couleur brun-rouge appelés terres cuites, du nom de la matière dont ils sont formés. Elle sert aussi à la poterie ; et le potier, avec quelques poignées de terre glaise et à l’aide du tour, sait former une infinité de vases qui, avant même leur revêtement par l’émail ou l’engobe, ont déjà, par la variété de leurs formes, un cachet artistique. Bien mieux, la brique elle- même, décorée par l’émail et des dessins au brillant coloris, devient un ornement architectural d’une grande richesse.

Les oxydes de plomb (litharge, minium), de cuivre et de zinc, parfois le sulfure de plomb sont employés pour la fabrica- tion des vernis diversement colorés dont on enduit les poteries. Dès la plus haute antiquité, les Orientaux (Egyptiens, Assyriens. Iraniens, Chinois) ont fabriqué des poteries vernies. Les faïences d’art magnifiques qui ont à jamais illustré le nom de Bernard Palissy ne différent pas, comme matière, de la poterie commune ; le grand céramiste n’a jamais employé l’émail blanc ni les autres émaux opaques, qu’il ne connaissait pas et dont il a cherché en vain à pénétrer le secret connu et jalousement gardé par les céramistes italiens. C’est avec des couvertes transparentes, bien que diversement colorées, qu’il a réalisé ses chefs-d’œuvre.

Nous n’entrerons pas dans le détail de la composition des diverses terres à faïence, à grès fins et communs, à porcelaines de différentes sortes, ni dans le détail de leur fabrication ou dans la description des appareils de plus en plus perfectionnés servant à la cuisson des pièces céramiques une fois préparées. Ce serait refaire l’œuvre de M. Guignet, ce qui ne pourrait que lui faire tort, car elle ne saurait être plus claire et plus pratiquement méthodique.

IL La seconde partie de la Céramique ancienne et moderne est surtout historique; mais elle est en même temps archéo- logique, puisque l’histoire de plusieurs des branches de cet art

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et de cette industrie la céramique est l’un et l’autre remonte aux temps préhistoriques.

C’est en effet aux âges néolithiques ou de la pierre polie, que le travail du potier laisse pour la première fois des traces. Nul n'ignore les merveilleuses richesses en objets de céramique néolithique découvertes en Espagne par MM. Siret, ingénieurs belges. L’ouvrage de M. Édouard Garnier signale d’autres trou- vailles faites dans les cavernes quaternaires de France et de Belgique. Dans un art déjà beaucoup plus relevé, l’archéologie a mis au jour les briques émaillées recueillies dans les ruines de Ninive et de Babylone. Les bibliothèques cunéiformes, reconsti- tuées par nos savants et sagaces orientalistes, et composées de cylindres, de prismes et de tablettes en terre cuite, relèvent aussi de l’art de la poterie. Non seulement la Chaldée et l’Assyrie, mais l’Égypte, la Perse antique, la Phénicie, la Grèce et ses colonies, l’Étrurie, la Campanie, plus tard l’Empire romain et la Gaule, offrent de précieux éléments à la science de l’archéologie céramique, retracés avec figures à l’appui dans le travail de notre auteur.

Le plan qu’il a suivi est celui-ci :

Il partage les produits de l’art en cinq catégories : Les poteries mates, décorées ou non, soit par polissage, soit par des engobes terreuses, soit par une sorte de vernis silico alcalin extrêmement mince; les poteries vernissées et les grès, sur- nommés cérames, par Brongniart, pour les distinguer des grès naturels ou minéralogiques, les unes et les autres recouvertes de vernis à base de plomb; 30 les poteries émaillées ou faïences, dont le vernis opaque, à base d’étain, masque la couleur de la terre; 40 les faïences dites fines dont la matière première est une argile blanche appelée terre de pipe; elles sont recouvertes d’un vernis transparent; 50 enfin la porcelaine, ou, plus exacte- ment, les porcelaines : de Chine, tendre ou française, et porce- laine dure d'Europe.

Reprenant ensuite séparément chacune de ces cinq catégories, il en retrace l’historique à partir de son origine jusqu’à nos jours.

Ce sont les poteries de la première catégorie dont l’origine est la plus lointaine. Elle remonte, nous l’avons vu, à la période néo- lithique des âges quaternaires et s’étend jusqu’à la période gallo-romaine. Elle ne sort donc pas du domaine de l’archéologie.

Dans la seconde catégorie, on ne possède des temps anciens que des spécimens très rares, à la suite desquels l’art de ver-

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nisser les poteries semble s’être perdu; et ce n’est qu’à partir du xne siècle qu’on le voit reparaître d’une manière générale et durable, puis se développer et se perfectionner dans la suite des temps.

Les faïences émaillées remontent à la plus haute antiquité, puisque Babylone, Ninive, l’ancienne Susiane en ont fourni à nos récents explorateurs des spécimens remarquables; et cet art, qui ne s’est jamais perdu, a surtout jeté un vif éclat durant le moyen âge et la Renaissance, tant eu Italie qu'en Espagne, en Allemagne et en France.

La quatrième catégorie établit une sorte de transition entre la faïence et la porcelaine. Les faïences fines ou terres de pipe sont formées d’une pâte blanche, opaque, dure et sonore que recouvre un vernis cristallin généralement plombifère. Celle de France, qui est la terre de pipe proprement dite, contient de la chaux et quelque peu de fritte alcaline qui la rend fusible à haute tempé- rature; la faïence anglaise, appelée aussi cailloutage, beaucoup plus dure que la française, est formée d’un mélange intime d’argile plastique et de quartz. Enfin une troisième variété de faïence, appelée feldspatliique ou fine dure et qui contient une certaine proportion de kaolin, est plutôt une sorte de porcelaine, iron-stone, qu’une faïence proprement dite. Ainsi s’établit la transition indiquée plus haut.

L’histoire de la porcelaine a ses débuts en Chine et au Japon, et à des époques mal déterminées. Faut-il remonter à 2000 ans ou seulement à deux siècles avant l’ère chrétienne, pour fixer en Chine la date de ses origines ? Ce qu’il y a de certain, c’est que ce que l’on peut savoir de vraiment historique et de non légen- daire à cet égard, 11e remonte pas plus haut que le xive siècle et que la dynastie des Ming ; la plus belle époque de sa fabrication correspondrait à la seconde moitié du xve siècle.

L’ industrie de la terre „, pour employer l’expression même de M. Garnier, a des origines historiquement beaucoup plus anciennes au Japon, puisqu’il y existait des fabriques de poteries dès le vne siècle avant notre ère. Mais c’est aux Chinois que les Japonais auraient emprunté l’art de faire de la porcelaine, et seulement aux débuts du xvie siècle.

C’est seulement au cours de ce dernier siècle que des essais dans cet art furent tentés en Europe. Les Vénitiens, plus tard les Romagnols (Ferrure) et enfin les Florentins, ces derniers surtout, stimulés par le grand-duc de Toscane François de Médicis, se livrèrent à des recherches qui leur permirent de produire des

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pièces translucides dont la couverte vitreuse était décorée d’ornements dans le style oriental, en camaïeu bleu parfois rehaussé de manganèse. Très supérieures aux autres produits de l’art céramique de l’époque, ces pièces étaient encore bien loin, quant à la finesse et à la blancheur de la pâte, des poteries d’Orient.

Mais un siècle plus tard. Rouen, Saint-Cloud, Vincennes, Paris, Lille, Chantilly, virent s’élever des manufactures de porcelaine dont l’aspect pouvait soutenir la comparaison avec celles de la Chine et du Japon, bien que toutefois de qualité inférieure, la pâte en étant trop tendre et la couverte facilement fusible.

C’est à Meissen, en Saxe, qu’un alchimiste, Boettger, à la recherche de la pierre philosophale, se construisit un creuset avec une argile extrêmement fine, d’une belle couleur rouge, et fut amené ainsi à fabriquer aussi des poteries imitant d'une manière parfaite les boccaros chinois, alors très recherchés. Ce fut le point de départ de la brillante industrie artistique des porcelaines de Saxe dont le renom dure toujours.

Sèvres, en France, ne resta pas en arrière, et sa réputation est trop bien établie pour qu’il soit nécessaire d’y insister.

Bien d’autres manufactures, en Belgique, en Prusse, en Autriche, en Bavière, en Suisse, en Espagne, en Angleterre même (pays, il est vrai, réfractaire à l’art, mais si pratique et si industriel!) se sont établies et ont eu des périodes prospères.

Aujourd’hui, en Europe, les fabriques de porcelaine, comme d’ailleurs de tous autres produits céramiques, arrivent à réaliser des pièces artistiques de toute destination et de toute forme, qui ne le cèdent en rien aux chefs-d’œuvre les plus appréciés des grandes époques de l'art.

Il n’en saurait être autrement en un temps de progrès scienti- fiques incessants en une branche des beaux-arts qui puise toute sa sève et tous ses moyens d’action dans les découvertes mêmes de la science.

Ne terminons pas cette notice, sans signaler les nombreux dessins qui parsèment ce livre et dont la plupart sont la copie de pièces conservées au Musée de Sèvres. Il faut regretter seulement et c’est grand dommage que quelques groupes comme la Nourrice, d’Avon, Renaud et Armide, de Lunéville, la Vierge bouddhique, par exemple, ne soient pas très nette- ment sortis à la gravure, ce qui en rend l’aspect un peu confus. Léger défaut d’un livre, bien composé et d’un sérieux intérêt.

Jean d’Estienne.

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XI

Doctrines et Problèmes, par le P. Luc. Rouke. S. J. Un vol. i n-8° de 525 pages. Paris, Retaux, 1900.

Ce livre est la réunion d’articles parus dans la revue pari- sienne les Etudes, l’auteur remplit avec distinction le rôle de critique et de chroniqueur philosophique. De par son but et son origine, il touche à beaucoup de choses, plus encore que n’en promet son titre : cartésianisme, philosophie positive, évolution, agnosticisme et criticisme, monisme dernière mode, statistique criminelle, psychologie expérimentale, ethnographie philosophi- que, etc., sans compter plusieurs chapitres de philosophie reli- gieuse ou de biographie. Une telle variété est d’ailleurs un mérite, dans une série d’études détachées, lorsqu’elles se rejoi- gnent et s'harmonisent par une aussi parfaite unité de méthode et d’idées fondamentales que dans le livre du P. Roure.

Cette méthode et ces principes sont ceux des vieilles doctrines spiritualistes et scolastiques. Mais pour être fort respectueuse de la tradition, la philosophie du P. Roure 11’en est pas moins accueillante au vrai progrès, ouverte aux applications nouvelles, et consciente du travail qui reste à faire. Si elle a souvent l’oc- casion de protester contre certaines innovations, à qui la faute ? Elle 11e contredit qu’à bon escient et sur des raisons qu’on peut toujours comprendre : mérite qui n’est point banal parmi le monde de la spéculation et des systèmes. Le livre dn P. Roure est écrit dans une langue claire, didactique, qui 11e dédaigne pas les explications élémentaires et les donne avec une facilité ductile et fluide, plus soucieuse de dire juste que pressée d’arriver. Peut-être l’auteur a-t-il redouté, plus que de raison, le danger de paraître abstrus et hérissé. Tout appareil technique a été scru- puleusement exclu. L’information bibliographique, très sobre, est réduite, sauf quelques traités latins, aux ouvrages rédigés ou traduits en français. Dans un livre qui veut être une sorte d’in- troduction à la philosophie contemporaine, c’est une lacune. Il semble que l'auteur s’en soit fait une question de principe. Il dit quelque part (p. 43) qu’un livre allemand est surtout dans les notes. Soit! Le tout est de voir comment les notes tiennent au texte qu’elles expliquent ; mais l’érudition plaquée et postiche n’empêche pas qu’il y en ait une bonne. Telle serait certainement

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celle du P. Roure, si la crainte de paraître pédantesque lui per- mettait de se montrer. Que ne brave-t-elle cette crainte ! Je suis sûr qu’on lui en saurait gré parmi les lecteurs qui aiment à se rendre compte des chemins par on les mène. Y en a-t-il encore d’autres qui lisent des livres de philosophie sérieuse en 525 pages ? En bien des cas, une assertion n’a de prix que par la référence dont elle est pourvue. Ainsi, on aimerait à savoir (p. 498) quel retardataire a ressuscité certaine théorie naïve de la ramification des langues, jadis bien tuée par Whitney et dont “£es linguistes sont aujourd’hui aussi innocents que les philo- sophes, des doctrines réfutées par le P. Roure.

Pour une raison analogue, l’auteur s’est abstenu de rattacher les systèmes qu’il critique à leurs ascendants et à leur parenté. Je ne sais si cette simplification est heureuse. La réfutation, d'abord, y perd. Tant de soi-disant penseurs se jettent dans l’excentricité par dessein formé d’être étonnants, qu’on leur doit le châtiment de montrer que leur originalité a, malgré tout, un air de choses connues. Ainsi, les idées-forces de Y. Fouillée sem- blent bien n’être, au fond, qu’un avatar des théories d’E. von Hartmann, rajeunies elles-mêmes de Schopenhauer. Ensuite, la tératologie est une science comparée, et gagne à être traitée comme telle. L’extravagance a aussi ses traditions, et bien des systèmes 11e deviennent complètement compréhensibles que rapprochés des erreurs sur lesquelles ils repassent ou renché- rissent.

Si nous nous permettons de formuler ces desiderata, c’est que le P. Roure promet une suite à cette première série d’études et qu’il ne tient qu’à lui d’y ménager une belle gradation d’intérêt et de valeur. Personne ne lira sans plaisir et profit, dans son présent livre, les chapitres il discute les principes ou les applications de la méthode positive. Signalons en particulier ch. II (Auguste Comte ) pp. 30-44 ; IIIe partie, ch. XIV (altération de la personnalité) , pp. 426-480; ch. XII (Le développement de la spontanéité chez l'enfant) eu entier. Certains savants, s’ils consentaient à lire ces fines et fermes anatyses, y verraient comment, faute d’avoir cultivé le raisonnement spéculatif, ils interprètent déjà les faits lorsqu’ils croient se borner à les décrire. Ils comprendraient que cette métaphysique, dont ils se rient et qu’ils conspuent, leur serait pourtant bien nécessaire pour mesurer au juste le contenu d’une assertion ou la portée d'une expérience, et que d’ailleurs ils en font sans le vouloir,

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n’ayant le choix que de pratiquer la bonne ou la mauvaise (ij. Le P. Roure est eu état de leur apprendre à en faire de très bonne. C’est ce qui nous porte à souhaiter qu'il relève encore de quelques degrés le niveau de sa vulgarisation.

.L S

XII

La Faillite du Matérialisme. I. De Lucrèce à nos jours, par P. Courbet.

La Faillite du Matérialisme. IL Les phénomènes physiques : L'Atome. Les Gaz. La Chaleur et l’Energie, par le même.

La Faillite du Matérialisme. III. L’éther, l’attraction et la pesanteur. Conclusion, par le même. Trois vol. in-S° de 59, 62 et 64 pages (de la collection Science et Religion, Études pour le temps présent). Paris, Blond et Barrai, 1S90.

Beaucoup de science, passablement d’érudition et une part de saine philosophie sont contenus dans ces trois opuscules. Un zèle ardent et éclairé pour la défense de la Vérité s’y respire à chaque page. Est-ce à dire que tous les arguments de l’auteur ne laissent prise à aucune discussion, à aucun examen critique? Le prétendre serait aller trop loin. Mais la discussion ici ne peut être que bienveillante et amicale de part et d’autre.

I. L’auteur, dans son Introduction, fait d’abord justice de cette conception de la science consistant uniquement à recueillir, collectionner et classer des faits, sans y chercher autre chose que des applications utilitaires. La vraie science cherche les lois, les origines, les principes et leurs conséquences et vise à remon- ter aux causes. Sur ce point, nous n’avons qu’à donner une adhésion pleine et entière au judicieux auteur.

A p rès avoir résumé à grands traits l’histoire de la science (ou, plus exactement peut-être, de la philosophie de la science) à partir de Démocrite et d’Epicure dont le matérialisme fut popularisé par Lucrèce, jusqu’à Descartes, Newton et enfin Fresnel et Faraday, Pierre Courbet définit ce qu’il appelle le

(1) Cfr. Sully Prudhomme, Revue scientifique, 9 déc. 1899, p. 739.

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matérialisme scientifique qu’il distingue essentiellement du matérialisme philosophique, le premier ayant été adopté par des spiritualistes éminents tels, entre autres, que feu le P. Sec- clii. Mais, suivant lui, ce prétendu matérialisme scientifique, d’après lequel tout, dans l'ordre purement matériel, se ramène à de la matière et à du mouvement, conduirait logiquement et nécessairement au véritable matérialisme, à celui qui est dit (faute d'une qualification plus exacte) philosophique. Prétention discutable, croyons-nous, ou tout au moins beaucoup trop abso- lue.

Suit le procès en règle du Cinétisme, appuyé principalement sur les travaux de Hirn, de Helmholtz, de G. W. Ostwald, et en invoquant aussi l’autorité de M. Duhem, pour montrer la réaction qui se fait actuellement, dans le monde de la science, contre le matérialisme tant scientifique que soi-disant philosophique.

Tel est l’objet du premier opuscule.

II. Le second traite, comme le sous-titre l’indique, des phéno- mènes physiques. Et d’abord de Y atome, fondement habituel des théories physiques de nos jours. Or. si plausible que soit l’exis- tence de l’atome, elle n’est qu’une hypothèse. Dès lors, admettant l 'atome que personne n’a jamais vu, ni senti, ni touché, de quel droit nier l'âme, l’esprit, qui 11e se touche pas, ne se sent pas, 11e se voit pas, mais qui. de plus que l’atome, se rend témoignage à soi-même ?

Le mouvement de l’atome est une autre hypothèse, hypothèse moins plausible et péremptoire, d’après notre auteur, que celle de son existence et fort discutée. Mais si l'atome se meut, d'où lui vient le mouvement ? Dire que le mouvement lui est inhérent, c’est formuler une assertion et rien de plus; c’est admettre que le mouvement n’a pas de cause.

Considérons deux atomes isolés dans l’espace, ayant masses égales et se dirigeant l’un contre l’autre suivant une même droite avec des vitesses égales. Au point de rencontre, s'ils ne sont pas doués d'élasticité, leurs mouvements s’annuleront réci- proquement et ils resteront en repos. S’ils sont élastiques, ils reprendront leurs mouvements en sens inverse, mais après avoir, durant un instant si court soit-il, été en repos. D’ailleurs, qu'est-ce que l'élasticité ? Une force. Or, les matérialistes repoussent la notion de force, prétendant tout expliquer par le seul mouve- ment. Mais ce qui précède montre bien que celui-ci n’est pas inhérent à la matière.

Parmi les divers arguments par lesquels l’auteur, arrivé aux

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gaz, repousse leur cinétisme, on est surtout frappé de celui-ci : la théorie cinétique exige l’élasticité absolue non seulement des atomes des gaz, mais encore des parois des corps de toute nature que ces atomes peuvent rencontrer. Car si cette élasticité n’était point parfaite, les mouvements des atomes se ralentiraient peu à peu et finiraient par s’éteindre. Or rien, dans la nature, ne réalise une perfection absolue : comment les atomes des gaz feraient-ils exception à cette règle générale?

L’auteur se fonde ensuite sur les phénomènes de l'irréversibi- lité pour soutenir, avec M. Henri Poincaré, que la conception purement mécanique de l’univers n'est pas compatible avec la loi de dégradation de l’énergie, d’où il suit que les phénomènes de la chaleur 11e peuvent pas s’expliquer uniquement par le jeu de molécules matérielles en mouvement. Ce qui met en contra- diction avec les plus récentes conclusions de la science le principe fondamental du matérialisme, à savoir qu’il n’y a dans le monde physique que matière et mouvement.

III. Dans les lignes qui précèdent, nous n’avons guère fait qu’analyser les idées émises, dans les deux premiers volumes de La faillite du matérialisme, par notre très savant et très sympathique ami Pierre Courbet.

En parcourant son tome III, il nous sera difficile de ne pas contester quelques-unes de ses conclusions. Pour commencer, nous nous demanderons si ce n’est pas une assertion un peu hasardée de dire que, depuis les travaux de Fresnel, il est défi- nitivement acquis à la science que les phénomèues optiques sont dus à un mouvement vibratoire de l’éther ? Avant Fresnel, on considérait aussi la théorie de l’émission comme définitivement acquise à la science. Qui nous garantit que des faits nouveaux dont la découverte serait réservée aux savants de l’avenir, ne fourniront pas des objections, imprévues jusqu’ici, à la théorie des ondulations, et 11’obligeront pas à modifier plus ou moins profondément celle-ci ? L’existence même de l’éther, si plausible, si probable, si nécessaire qu’elle soit, est encore une hypothèse ; hypothèse d’une si haute valeur, d’une probabilité si grande qu’elle équivaut à une certitude, nous l’admettons. Mais qu’est-ce que l'éther ?

L'éther est impondérable, c’est-à-dire que, par sa nature, il est soustrait aux lois de la pesanteur. Pierre Courbet ajoute qu’il faut le soustraire également aux lois de l’inertie, parce qu’il n’oppose aucune résistance au cours des astres. De ce que l’éther n’est ni pesant ni résistant, notre auteur conclut que ce

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n’est pas de la matière Car, ajoute-t-il, que serait de la matière qui serait dénuée de ces deux attributs que l’on peut appeler les caractéristiques primordiales de la matière '?

Il nous semble que notre savant auteur fait bien bon marché d’une troisième caractéristique de la matière, non moins essen- tielle, sinon plus, que les deux autres : nous voulons parler de l 'étendue. Une substance qui est étendue, qui est dans l’espace, fut-elle soustraite aux lois de la pesanteur, voire de l’inertie, par cela seul qu’elle est étendue, appartient à l’ordre matériel : l’immatériel est, par essence, hors de l’espace.

D’après Pierre Courbet, les calculs de Hirn comme ceux de M. Faye prouvent incontestablement qu’il n’y a pas de milieu résistant dans l’espace „. Il eu conclut que la force qui tend à produire le mouvement vibratoire lumineux est un agent imma- tériel, et il estime que si cette force est un agent immatériel, autant admettre que l’éther est lui-même cet agent. De cette conclusion qu'il est prouvé par l’étude mathématique de la lumière qu'il existe, clans l’espace illimité, un agent de relations dont l’existence est, humainement parlant, certaine et qui cependant ne peut être cle la matière. Donc le matérialisme, qui prétend que la matière seule suffit à tout expliquer dans l’univers physique, est ici encore en contradiction avec les faits.

Nous craignons que l’argument employé ici contre l’erreur matérialiste ne soit pas heureux, et qu'il n’y ait, en cette circon- stance, confusion entre le sens métaphorique et le sens réel du mot immatériel. Cette expression s'entend souvent, dans le langage ordinaire, au sens de subtil, par opposition à ce qui est épais, grossièrement matériel. Mais au sens philosophique, au sens réel, le mot immatériel s’entend non seulement de ce qui est soustrait aux lois de la pesanteur et de l’inertie, mais encore et surtout de ce qui est en dehors de l’espace.

De ce que le milieu qui transmet les attractions newto- niennes peut être soumis à des tensions supérieures à celles qui réduiraient en poussière les plus solides de nos métaux (t. III, p. 35), ne suit nullement cette conclusion : autrement dit, ce milieu ne peut être matériel. Ce n’est que métaphori- quement que l’on peut parler d’un milieu immatériel. Au sens littéral, qui dit milieu dit espace, lieu plus ou moins circonscrit : et, encore une fois, il y a lieu, espace, même illimité, il ne saurait être question d’agent ou de substance immatérielle. Et puis, quel rapport établit-on entre des tensions supérieures aux tensions connues et la prétendue immatérialité des agents ou de IIe SÉRIE. T. XVII. 41

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l’agent de cette tension ? La nature des substances dépendrait- elle donc du degré d’une force ou d’une tension ? Ou bien veut-011 dire que cet agent se manifeste par son action dans ce qu’on est convenu d'appeler le milieu éthéré, autrement dit dans l'étendue, sans être lui-même matériel quant à sa substance ? Mais ce concept peut s’appliquer à toute substance, qu’elle soit corporelle ou spirituelle, si l’on définit la substance : l’agent permanent de phénomènes relativement passagers „.

Qu’on 11e dise pas que l'attribution aux phénomènes du monde physique de causes purement physiques conduit au matéria- lisme : car à côté ou au-dessus du monde purement physique, il y a les règnes organiques, circule la vie. Et celle-ci, en dépit de toutes les subtilités et de tous les paralogismes de l’école matérialiste, requiert un principe étranger aux forces physiques, mécaniques ou chimiques, comme l'a reconnu Claude Bernard qui ne savait pas sans doute qu'il se rencontrait par avec Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin. Ce principe est donc immatériel au sens strict du mot, bien qu’il revête divers degrés suivant qu'il infuse la vie aux plantes, 11’étant alors que végétatif, ou qu'il donne aux animaux la sensibilité et le mouvement automoteur, étant à la fois végétatif et sensitif, ou enfin qu’à ces deux qualités il ajoute la pensée, la possession de la raison, apanage de l’homme seul qu’il fait parvenir ainsi à la spiritua- lité (1).

Il est donc licite, pensons-nous, d’admettre le fonctionnement du monde physique par des causes purement physiques et d’être en même temps, sans pécher contre la logique, résolument et victorieusement spiritualiste.

Si nous avons cru devoir combattre cette vue du très savant et très érudit auteur, ce n’est assurément pas que nous n’appré- ciions point à toute leur valeur ses trois substantielles brochu- res. Qu'on veuille bien le remarquer, c’est le seul point nous ayons cru devoir émettre un avis opposé. Si nous l’avons fait, c’est que ce seul argument, dans tout l’ensemble, nous a paru sérieusement contestable, et qu’il est souvent dangereux pour le service d’une cause vraie, de la soutenir par des argu- ments d’une solidité douteuse. Le matériel et l’immatériel, bien que rapprochés dans la nature organique par une union mysté-

(1) Cf. L'Ame humaine, par le P. Coconnier, chap. 111, IV et VI. 1890‘ Paris, Perrin.

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rieuse, n’en sont pas moins deux ordres profondément et essen- tiellement distincts, l’un caractérisé principalement par la loca- lisation et l’étendue, l’autre qui est substantiellement en dehors d’elle.

Jean d'Estienne.

XIII

Le Problème de la Mémoire, essai de psycho-mécanique, par le Dr Paul Sollier. Un vol. in-8° de 219 pages, de la Biblio- thèque de Philosophie contemporaine. Paris, Félix Alcan, 1900.

Reproduisant d'une façon libre des leçons faites à l’Université Nouvelle de Bruxelles, ce volume apparaît parfois comme ayant des tendances matérialistes accentuées, qui s’affirment particu- liérement dans cette énonciation finale : Le problème de l’âme n’eM probablement au fond qu’un problème de physique et de mécanique. Mais, outre que la mémoire a des bases physiolo- giques qu’ont su mettre en évidence des philosophes spiritua- listes tels que Descartes et Malebranche, le Dr Sollier possède un sens psychologique très fin, dont nous ne voulons comme preuve que la sûreté avec laquelle il a mis le doigt sur le point faible de ce petit chef-d’œuvre de concision et de clarté qu'est le livre de M. Ribot sur les Maladies de la Mémoire Ce point faible, c’est la confusion entre la reconnaissance et la localisa- tion des souvenirs. Tandis que cette dernière intercale le sou- venir entre deux autres souvenirs, de façon à lui assigner une position dans le temps, la reconnaissance, qui caractérise essen- tiellement le fait de mémoire, consiste dans le fait qu’on sait, aussitôt que le souvenir se présente, qu’il s’agit d’une image passée, quelle qu’en soit la position entre les images qui lui ont été autrefois contiguës dans le temps. La remarque ainsi faite est d’autant plus louable chez son auteur, que ce fait de la recon- naissance est plus constamment escamoté par les psychologues de son école.

Avant d’aborder l’analyse du volume, nous signalerons encore une particularité caractéristique : c’est la forme abstraite des développements; le fond expérimental n’y fait sans doute pas défaut, mais il se dissimule, et il semble très souvent qu’011 se

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trouve en présence d’une déduction à priori : le souvenir de Descartes vous poursuit.

Quoi qu'il en soit, après un chapitre consacré aux idées actuelles sur le mécanisme de la mémoire, chapitre nous relèverons une forte critique de la théorie à la mode des mé- moires partielles, le livre en comprend trois est faite l’ana- lyse de l'acte mnémonique; puis, dans un dernier chapitre, l’auteur expose sa théorie de la mémoire.

Cette division est très rationnelle, car la mémoire comprend trois opérations essentielles : la conservation de certains états dans le cerveau, leur reproduction et leur reconnaissance. Cha- cune de ces opérations se subdivise d'ailleurs en deux autres, la fixation de l’impression précédant la conservation proprement dite, la reproduction supposant l’évocation préalable, et enfin la reconnaissance se complétant par la localisation dans le temps.

Si nous voulions suivre l’auteur dans chacune de ces subdivi- sions, nous devrions, ou nous étendre démesurément, ou nous résigner à ne montrer qu'un squelette s’évanouirait ce que la pensée offre de plus original. Nous limiterons donc notre examen à quelques points particulièrement intéressants, et, comme bien on pense, nous comprenons parmi ceux-ci ce qui concerne la reconnaissance.

Mais, pour bien saisir ce qu’en dit le D' Sollier, il est indispen- sable d’avoir une idée sommaire de l’ensemble de sa théorie, et, par suite, force nous est de résumer celle-ci.

Le premier stade des phénomènes de mémoire consiste dans la fixation de l’impression dans la substance nerveuse; puis vient sa conservation, et à ce sujet nous noterons que les centres de conservation seraient distincts des centres de réception. L’évo- cation se fait dans ces mêmes centres de conservation, qui d’ailleurs ne se confondent pas non plus avec les centres moteurs, ni avec ceux d’association. On est amené à admettre l’existence d’un centre psychique ou d’idéation, siège de la con- servation et de l’idéation. Quant à la reproduction des images, elle se ferait par l'intermédiaire des centres fonctionnels, moteurs ou sensoriels.

Arrive maintenant le phénomène de la reconnaissance, par lequel nous savons qu’une représentation actuelle correspond, non à une image présente, mais à une image passée. Pour en comprendre la nature propre, il convient de chercher à découvrir ce qui, objectivement, le distingue de l’hallucination. . S’il n’y avait qu’un seul centre pour la réception de l’excitation et sa

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perception, si la mémoire avait son siège dans les mêmes cen- tres que les représentations, tout souvenir serait une hallucina- tion. Si au contraire, comme on l’a admis, la conservation des souvenirs se fait dans d’autres centres que la réception des impressions, la distinction de l’hallucination et du souvenir se comprend, et l’on voit quelle 11e résulte pas d’une différence d’intensité. Dans l’hallucination, la nouvelle excitation se produit dans le centre sensoriel, qui la transmettra au centre d'apercep- tion, absolument comme dans la perception normale, en sorte que l’illusion se produira.

Dans le souvenir, le processus cérébral est tout différent : l'excitation part du centre d’aperception lui-même, et c’est de qu’elle se transmet au centre de réception se produit la repré- sentation : c’est la différence dans le sens de cette communica- tion nerveuse qui distingue les hallucinations et perceptions, d'une part, des souvenirs, d'autre part.

Quant aux phénomènes d’imagination, ils présentent un carac- tère mixte. S’ils se rapprochent de l’hallucination en ce qu’il se produit un mouvement centripète du centre récepteur au centre percepteur, ils s’en distinguent en ce que l’excitation du centre récepteur vient, non du dehors, mais d’autres centres, de telle sorte que le centre percepteur perçoit à la fois l’état dynamique du centre récepteur et celui des autres centres qui entrent en vibration.

Ces hypothèses sont confirmées par l’observation de certaines hystériques. Si l’on prend une hystérique anesthésique totale et si l’on restaure d’une façon quelconque la sensibilité de ses membres et de ses viscères, on observe les faits suivants : d’une part, le crâne recouvre en certains points sa sensibilité, et ces points correspondent à la région sous-jacente du cerveau qui renferme le centre sensitif ou moteur de la partie du corps qui vient de recouvrer sa sensibilité. D’autre part, le sujet éprouve des sensations spéciales dans les divers points de son cerveau qui entrent en activité et les localise parfaitement, ce qui prouve que le travail intérieur du cerveau 11e nous échappe pas.

Mais, pendant ce temps, la région frontale du crâne est restée anesthésique. Or le sujet n’a que des sensations actuelles qui 11e réveillent pas ses sensations anciennes, et il n’en conserve qu’à peine le souvenir. Mais, si l’on continue la restauration de la sensibilité, celle de la région frontale reparaît et s’accom- pagne de sensations spéciales ; puis les souvenirs reviennent et se déroulent devant le sujet d'une façon si nette que, si l’on

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arrête la restauration, il se croit à l’époque se passaient les événements qu'il se rappelle. Puis on constate que le réveil des lobes frontaux réagit sur la sensibilité de la région postérieure du crâne et réagit parallèlement sur les réactions motrices et sensitives des membres et des viscères.

Nous abrégeons forcément beaucoup ; mais ce que nous venons de dire montre l’intérêt de l’étude. Seulement, il nous semble qu’en même temps apparaît combien la psycho-mécani- que est loin de faire évanouir les problèmes de la psychologie métaphysique. Nous voyons bien la condition organique de la reconnaissance ; mais ce phénomène lui-même reste toujours aussi mystérieux et semble continuer à postuler un sujet restant au fond identique a lui-même, en un mot la vieille âme, tant décriée.

Mentionnons, en terminant, une comparaison qui revient fré- quemment dans l’ouvrage, mais n’est bien expliquée que dans le dernier chapitre et dont on ne comprend qu’alors la portée. Le Dr Sollier parle constamment du potentiel développé dans les centres récepteurs par le courant nerveux centripète : ce poten- tiel est considéré comme tout à fait analogue au potentiel élec- trique, et la mémoire est comparée à un accumulateur.

Une force nerveuse F, produite par l’excitation X, s'accumule dans les centres de perception; puis, sous une influence appro- priée, elle se dégage et réagit sur les centres récepteurs et y provoque le mouvement qui avait primitivement donné naissance à cette force F. C’est ce qui se produirait avec une dynamo reliée à un accumulateur, qu'elle chargerait mais qui, à certains moments, se déchargerait en actionnant à son tour la dynamo.

Le Dr Sollier développe ingénieusement cette comparaison; mais voici celle-ci prend une portée explicative qui serait bien curieuse, si l'on pouvait y ajouter foi. Le potentiel déve- loppé dans les divers centres récepteurs par les courants ner- veux centripètes, constitue un potentiel total caractéristique de l'étal cérébral. Ce potentiel varie sous l'influence des actions excitatrices qui tendent à l’augmenter par l'intermédiaire des courants nerveux et par les pertes de toutes sortes qu’il subit. Cela étant, ce que ce potentiel total est à un moment donné évoque, dans le cerveau récepteur, l'état moléculaire qu’il avait au moment la charge du cerveau psychique avait atteint pré- cédemment cette même valeur sous l'influence du cerveau récep- teur jouant le rôle de dynamo productrice.

Si donc on admet que, pendant une grande partie de la vie, le

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potentiel va en augmentant d’une façon générale, on voit que les dépressions momentanées et limitées feront réapparaître les souvenirs des temps voisins, mais qu’une fois atteinte la période de déclin, il se produira une régression fatale vers les souvenirs de l’enfance. Dans certains cas d'hystérie, auxquels il a déjà été fait allusion et dans lesquels il y a chute profonde du potentiel, lorsque la conscience reparaît, le potentiel étant faible, la malade se croit à une période éloignée de sa vie; puis, au fur et à mesure que le potentiel se relève, elle voit se dérouler parallèlement l'existence qu’elle a déjà vécue.

L’auteur a bien vu une objection : nous souvenir du temps passé sans avoir perdu la conscience du temps présent, c’est disposer d’un potentiel inférieur à celui que présente actuelle- ment notre cerveau psychique. 11 cherche à y répondre par une comparaison avec les résonateurs électriques, qui vibrent sous l’influence d’un excitateur, et cela d’autant mieux que les deux périodes de vibration diffèrent moins l'une de l’autre. Cette com- paraison donne lieu à quelques curieux rapprochements; mais toute cette assimilation avec un accumulateur nous paraît singu- lièrement aventurée, et, si nous avons cru devoir la résumer, c’est bien moins comme étant une des choses les plus intéres- santes de l’ouvrage que pour éviter à ceux qui étudieront le livre du Dr Sollier, après avoir lu ce compte rendu, de s’offusquer, au cours de leur étude, en voyant intervenir souvent un potentiel dont ils 11e comprendraient le rôle qu’en arrivant à la fin du volume.

G. Lechalas.

REVUE

DES RECUEILS PÉRIODIQUES

PHYSIQUE

Par leur nombre de plus en plus grand et leur complexité sans cesse croissante, les radiations nouvelles que découvrent et qu’étudient les physiciens n’élargissent pas seulement l’horizon de nos connaissances positives, elles tendent à en modifier profondément l’aspect. Des similitudes se dévoilent, des vides se comblent, des contacts s’établissent entre des phénomènes jusqu’ici très éloignés ; en particulier, les frontières qui sépa- raient l’optique et l’électricité s’effacent sur plusieurs points, et on entrevoit l’avènement plus ou moins prochain d’une vaste et féconde synthèse de ces deux traités, que les vues théoriques de Maxwell avaient déjà si intimement rapprochés.

En attendant que de nouveaux progrès nous en aient livré le secret, il faut bien se contenter d’un classement provisoire s'inspirant de l’état actuel de nos connaissances et qui, en y mettant de l’ordre, fasse voir les caractères qui rapprochent les faits acquis et les lacunes qui les séparent encore.

A cet effet, chaque fois que les faits observés se prêteront à ce mode de groupement, nous considérerons les radiations variées, qui feront l’objet de ce bulletin, dans leur support hypothétique, l’éther. Ainsi, sans ignorer qu’il existe, sur cer- tains points, d’autres interprétations plausibles et même admises avec faveur, nous placerons côte à côte les rayons électriques, le spectre infra-rouge, la lumière visible, l’ultra-violet et les rayons X, etc. ; c’est-à-dire que nous les considérerons comme

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des ondulations se propageant dans l’éther et se différenciant les unes des autres par leurs périodes plus ou moins rapides, ou leurs longueurs d'onde plus ou moins grandes. Commençons par les plus grandes.

Radiations hertziennes. Au bas de l'échelle des ondula- tions de l’éther se placent les radiations hertziennes, ou les rayons électriques. Leurs longueurs d’onde mesurées par les physiciens se chiffrent en mètres ou en centimètres. Les plus courtes que Hertz ait produites avaient de 50 à 60 centimètres, soit près d’un million de fois la longueur d’onde de la lumière jaune du sodium. Plus tard, Lebedew et Lampa en ont obtenu dont la longueur d’onde ne dépassait pas 6 ou même 4 milli- mètres ; mais leur très faible énergie rendait difficile l’étude des propriétés de ces ondes.

On connaît les excitateurs capables de les produire, et les résonateurs et les radioconducteurs propres à les révéler, à les étudier et à les utiliser. Ils ont été décrits ici même, et nous n’avons pas à y revenir. Bornons-nous à signaler parmi les tra- vaux récents sur ce sujet, et de lecture facile, le magistral exposé publié par M. H. Poincaré sous le titre La théorie de Maxwell et les oscillations hertziennes, dans la collection Scien- tia ; l’intéressant ouvrage de M. André Broca, La télégraphie sans fil, un volume des Actualités scientifiques publiées par Gauthier- Yillars ; et l'excellent mémoire de M. A. Turpain, Recherches expérimentales sur les oscillations électriques, paru dans les Mémoires de la Société des Sciences physiques et naturelles de Bordeaux (5e série, t. Y), et en tirés à part à la librairie scientifique A. Hermann, de Paris.

Affirmer que ces radiations électriques sont de l'ordre simple- ment lumineux, serait outrepasser les données de l’expérience : la synthèse 11’est pas encore parfaite à ce point. Toutefois, les expériences de Hertz et de ses continuateurs mettent si nette- ment en évidence l’analogie étroite de la lumière et des rayons de force électrique, qu’il est permis de penser que ces'rayons ne différeraient pas des rayons lumineux, si leur période pouvait être rendue un million de fois plus courte.

Ces ondulations électriques, en effet, se propagent en tous sens, autour de la source, avec une vitesse que les expériences de MM. Blondlot, Sarrazin et de la Rive, permettent d’identifier avec celle de la lumière. Elles se réfléchissent sur les surfaces métalliques, en produisant Y interférence entre les ondes inciden-

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tes et les ondes réfléchies. Les travaux de M. Drude établissent que les rayons électriques se transforment, en rencontrant les corps : les radiations produites dans ceux-ci seraient de longueur d’onde pins grande que les rayons excitateurs : en un mot, on serait en présence d’une véritable phosphorescence électrique. La réfraction, la double réfraction et la diffraction des ondes électriques ont été nettement constatées, et on a réussi à les polariser, c’est-à-dire à localiser la vibration dans un plan déter- miné, etc.

La résonance multiple, observée par MM. Sarrazin et de la Rive, sembla, il est vrai, troubler un instant ce parallélisme : mais on a reconnu qu’elle pouvait s’expliquer, sans porter atteinte à l’assimilation dont nous parlons, par l’amortissement rapide des oscillations émises par l’excitateur.

Une autre objection, plus vulgaire, nous arrêtera un instant parce qu’elle se reproduit pour toutes les radiations nouvelles. Elle est fondée sur la grande perméabilité, pour les ondes élec- triques, de certains corps que nous sommes habitués à considé- rer comme absolument opaques.

Un coup d’œil jeté autour de nous, nous montre immédiatement que, même vis-à-vis de la transparence à la lumière, les corps sont doués de propriétés totalement différentes. Les uns arrêtent les rayons lumineux ou les réfléchissent, les autres les laissent passer. De plus, il est d’observation courante que cette trans- mission est élective : un verre teinté ne laisse passer que les rayons de sa couleur. Ce fait banal ne nous surprend plus, mais le pourquoi n’a pas cessé d’être mystérieux. Faisons maintenant une investigation scientifique et prenons des corps transparents pour les divers rayons du spectre lumineux, le spath fluor, par exemple. Soumis aux radiations d’une source lumineuse, il sem- ble ne faire obstacle à aucune; néanmoins, dans l’extrême-violet, on découvre une bande d’absorption. Remplaçons le spath fluor par le verre ordinaire : toutes les radiations visibles passent, mais les radiations thermiques obscures sont arrêtées. Augmen- tons la longueur d’onde ; le verre reste opaque. Substituons au verre un morceau de drap. Cette fois, les radiations lumineuses sont arrêtées, mais nous constatons une transparence étonnante pour les rayons de grande longueur d’onde (i).

Ces faits d'une diversité si grande, nous avertissent combien l’objection tirée de la perméabilité ou de l’imperméabilité des

(1) Revue des Questions scientifiques, 2e série, t. VII (1S95), p. 267.

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corps vis-à-vis des radiations nouvelles est mal fondée, et com- bien on aurait tort de s’en prévaloir pour combattre un rappro- chement qu’elle 11e saurait atteindre. Sans doute, à côté des ressemblances que nous avons signalées, il y a des dissemblan- ces marquées ; mais la plupart d’entre elles s’expliquent par l'ordre de grandeur très différent des périodes. D’autre part, l’intervalle compris entre les radiations lumineuses et les rayons de force électrique se restreint peu à peu, et avec lui ces dissemblances tendent à s’effacer.

Radiations infra-rouges. Au second degré de l’échelle des radiations se place le spectre infra-rouge. Il commence, en par- tant des ondes les plus courtes, à 0,8 y (1), dans l’extrême rouge, et se poursuit par des radiations de longueurs d’onde de plus en plus grandes ; on en a mesuré qui atteignent plus de 60 u.

Nos connaissances dans ce domaine sont le fruit d'ingénieuses et délicates recherches parmi lesquelles il faut citer celles de Mouton, en France (2), et surtout celles que M. Langley a exé- cutées, en Amérique, au moyen de son bolomètre. Elles ont fait l’objet d’un article spécial publié dans cette Pvevue et auquel nous renvoyons le lecteur (3). Ajoutons-y quelques indications relati- ves aux recherches récentes de M. H. Rubens (4).

Mouton était parvenu à la longueur d’onde de 2,14 y. Le point extrême atteint par M. Langley nous faisait descendre, pensait-il, jusqu’à 30 y. On trouva plus tard cette évaluation trop forte. Le savant physicien américain fut arrêté en si bonne voie surtout par l’absorption des prismes de sel gemme employés à étaler le spectre dont il étudiait l’infra-rouge, absorption sensible déjà pour les longueurs d’onde de 12 y et très grande à partir de 15 y. La difficulté d'isoler, par dispersion, des longueurs d’onde nota- blement plus longues a amené M. Rubens à renoncer à la réfrac- tion et à utiliser les propriétés de la réflexion métallique.

On sait que les métaux possèdent un pouvoir réflecteur très élevé vis-à-vis des radiations visibles. L’argent, par exemple, réfléchit vingt à trente fois plus de rayons visibles que des sub- stances transparentes telles que la fluorine, le sel gemme, la

(1) La lettre y signifie micron ou millième de millimètre.

(2) Comptes Rendus de l’Acad. des Sc., 1879, pp. 1078, 1189.

(B) Revue des Quest. sc., 2e série, t. Vil (1895), p. 271 ; t. X (1S96),

pp. 26-61.

(I) Revue génér. des Sc., t. XI (1900), p. 7-13.

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sylvine. En revanche, ces substances transparentes possèdent la réflexion métallique pour les radiations invisibles, et surtout pour certaines d’entre elles pour lesquelles elles sont particulière- ment opaques. La fluorine, par exemple, possède pour les ondes de longueur voisine de 24 p., une bande de réflexion métallique intense, et il en est de même pour le sel gemme à 51 u, et pour la sylvine à 61 u. Dès lors, pour passer au crible un faisceau complexe de radiations, se débarrasser des plus courtes et 11e conserver que celles de ces longueurs d’onde considérables, de 21 u, 51 u, 61 p, il suffit d’obliger ce faisceau à se réfléchir, un certain nombre de fois, sur des miroirs en fluorine, en sel gemme ou en sylvine. O11 obtient ainsi trois faisceaux apparte- nant à l’infrà-rouge et situés entre les ondes électriques les plus courtes (4 à 6 millimètres) observées par Lampa et Lebedevv, et les radiations thermiques étudiées par Langley (15 0).

Entre la plus petite onde mesurée dans le spectre ultra-violet (0,1 u) et la radiation de l’infra-rouge isolée par la sylvine (61 p), s’étale un spectre de 9 octaves et demie; l’espace inex- ploré qui s’étend de ces dernières radiations (61 p), aux radiations électriques les plus courtes (4 mm.), ne comprend plus que 6 octaves.

Or à mesure que l’on atteint, dans l’extrême infra-rouge, des radiations de longueurs d’onde croissantes, on constate que ces radiations tendent à ressembler beaucoup plus aux rayons de force électrique dont elles se rapprochent qu’aux rayons visibles dont elles s’éloignent. Ainsi les substances appartenant au groupe des bons isolants électriques, telles que la paraffine, le sulfure de carbone, le pétrole, diathermanes pour les ondes hertziennes, le sont aussi pour les rayons restants de la sylvine. L’indice de réfraction du quartz pour ces derniers rayons est 2,18, nombre très éloigné de l'indice de réfraction pour les rayons visibles (1,5) et presque identique à la racine carrée (2,12) de la constante diélectrique du quartz (4,6) et par suite à l’indice de réfraction de cette substance, dans la théorie de Maxwell, pour les rayons électriques. Enfin, ce qui achève de mettre en lumière le voisi- nage des propriétés de ces rayons de l’extrême infra-rouge et des radiations électriques, c'est que MM. Rubens et Nichols ont pu, au moyen de ces rayons, reproduire des expériences de réso- nance électrique analogues à celles qu’avait réalisées, en 1893, M. Garbasso avec des ondes hertziennes de 43 et 70 centimè- tres (1).

Il) Garbasso, Acad, delle Scienze di Torino, 1893, p. 28.

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Spectre lumineux. Les travaux relatifs au spectre lumi- neux. qui vient ensuite dans l 'échelle des longueurs d’onde, ont fait l’objet d’articles parus récemment dans la Revue (i). Il n’y a lieu d’y revenir que pour signaler quelques-unes des publications les plus intéressantes, postérieures à ces articles.

On connaît l’hypothèse de Newton relative à la nature de la lumière blanche et qui permet de faire rentrer l’étude élémen- taire de la dispersion dans l’optique géométrique des rayons lumineux. On traduit habituellement cette hypothèse, dans l’op- tique des ondes, de la manière suivante : Tandis qn’une lumière monochromatique, telle que la lumière rouge du lithium, par exemple, est à peu près une vibration sinusoïdale simple, la lumière blanche, émise par les solides ou les liquides incandes- cents, serait une perturbation de forme plus compliquée, résul- tant de la superposition et de la combinaison de mouvements sinusoïdaux élémentaires. Quelle que soit cette perturbation, tout appareil dispersif, prisme, réseau, etc., la décompose en ses éléments sinusoïdaux, et chacun d'eux, dans tout appareil d’optique, lunette, etc. se comporte comme s’il existait seul. Il en est de même pour toute lumière composée, en sorte que les résultats de l’analyse spectrale dépendent uniquement de la source lumineuse, et nullement du spectroscope qui en étale le spectre : qu’on analyse la lumière par le prisme ou par le réseau, chacun des éléments sinusoïdaux donne une raie, image de la fente du spectroscope, un peu élargie par la diffraction. De même, au point de vue théorique, quelle que soit la perturbation, déve- loppée en série de Fourier, elle donne une somme de termes sinusoïdaux, répondant aux vibrations élémentaires.

Telles sont les idées, généralement reçues, que M. E. Carvallo soumet à la critique dans une série de notes présentées à l’Aca- démie des Sciences de Paris (2). Il y est amené à ne plus consi- dérer la lumière blanche comme produite par une perturbation de forme déterminée, mais à la considérer comme produite par un nombre excessivement grand de vibrations sensiblement sinusoï- dales, très diverses conservant leur indépendance et leur indi- vidualité propre. Cette conception expliquerait la constitution des spectres colorés bien connus que donnent les réseaux, tandis que dans l’hypothèse ordinaire, les réseaux donneraient, non ces spectres colorés, mais seulement de la lumière blanche.

(1) Revue des Quest. scient., 2e série, t. XIII, p. 524; t. XIV, pp. 140 et 488; t. XVI, p. 671.

(2) Comptes Rendus, t. CXXX, no 2, 8 janv. 1900, p. 79; Ibid., p. 130.

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Une discussion intéressante s’est engagée à ce sujet entre M. E. Carvallo et M. Gouy qui défend l’hypothèse, développée par lui et acceptée par des physiciens éminents (i), qui voit, dans la lumière blanche, une vibration amortie. On rapprochera utilement de cette discussion, d’anciennes communications de MM. Poincaré et Gouy, sur les spectres cannelés (2) et une note récente de M. Ch. Fabry sur In décomposition d'un mouvement lumineux en éléments simples (3).

Dans un autre ordre d'idées, signalons aussi un ensemble de travaux très importants de MM. Ch. Fabry et A. Perot sur les interférences et leur application à la détermination des longueurs d’onde, etc., publiés dans les Comptes Rendus de l’Académie des Sciences (189g) et dans les Annales de Chimie et de Physique (VIIe série, t. XVI, 1899), et résumés, par les auteurs eux-mêmes, dans le Bulletin astronomique, t. XVI, 1899, pp. 5-32.

MM. Fabry et Perot ont ajouté récemment à ces travaux une note sur une Nouvelle source de lumière pour la spectroscopie de précision, que nous allons résumer.

Une raie spectrale ne correspond jamais à une radiation uni- que, mais bien à une série de radiations très voisines formant une raie plus ou moins line, mais de largeur finie, souvent dis- symétrique, où la répartition de la lumière subit des influences complexes et variables (quantité de matière, pression, tempéra- ture), enfin qui, malgré son unité apparente dans un appareil trop peu dispersif, peut être en réalité multiple. De les grandes difficultés que l’on rencontre dans la mesure des lon- gueurs d’onde, et la nécessité, pour les prévenir, d’employer des sources de lumière donnant des raies aussi fines que possible et permettant de séparer toutes les composantes existantes.

L’emploi des flammes colorées est limité à un certain nombre de substances et 11e donne que des résultats très médiocres. L’illumination d’une vapeur sous faible pression, par une décharge électrique, donne des raies très fines mais n’est applicable qu’à quelques substances volatiles. Pour les spectres des métaux, le seul procédé général consiste dans l’emploi d’une décharge élec- trique ou d’un arc jaillissant entre deux pôles contenant le métal à étudier. La décharge oscillante d’induction, avec condensateur

(1) Comptes Rendus, t. CXXX, 5, 29 janvier 1900, p. 241 ; Ibid., il» 7, 12 février 1900, p. 401.

(2) Comptes Rendus, t. CXX, 1895, pp. 757, 915.

(3) Comptes Rendus, t. CXXX, 11° 5, 29 janvier 1900, p. 238.

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en dérivation, donne des raies trop larges, même après l’intro- duction d’une self-induction dans le circuit pour allonger la durée de la décharge du condensateur, et par suite, abaisser la tempé- rature. L’arc électrique dans le vide donne d’excellents résultats, mais il est malaisé de maintenir sa continuité.

MM. Fabry et Perot obtiennent un résultat équivalent à celui que donne ce dernier procédé, par une voie un peu différente.

Deux morceaux du métal à étudier sont reliés aux pôles d’une batterie d’accumulateurs (60 volts); l’un d’eux, porté par une lame élastique, est animé d’un mouvement oscillatoire, qui le fait venir en contact avec l’autre et l’éloigne aussitôt. A cha- que séparation, il se produit un arc, qui s’éteint, pour se ral- lumer au contact suivant ; comme le battement est très rapide, la lumière paraît continue. Sur le circuit sont intercalés un rhéo- stat et une self-induction (primaire d’une bobine de Ruhmkorff), pour accroître l’étincelle de rupture. Le mouvement alternatif du pôle mobile est produit par l'attraction d’un électro-aimant sur une armature de fer. Tout l’appareil est enfermé dans une enceinte close ( r ) dans laquelle on fait le vide.

Le plus souvent, il suffit que le pôle soit fait du métal à étudier ; le pôle est en fer recouvert de cuivre ou d’argent.

Pour les métaux fusibles (sodium, par exemple), on peut employer un alliage.

Enfin, pour terminer ces indications relatives à l’étude du spectre lumineux, signalons le mémoire de M. A. Michelson sur le spectroscope à échelons (2), réseau d’un nouveau genre, per- mettant d’accumuler la très grande partie de l’intensité du faisceau lumineux incident dans un seul spectre de diffraction équivalent à un spectre d’ordre très élevé fourni par un réseau à un petit nombre de traits. L’appareil se prête fort bien mais uniquement à l’analyse d’une région du spectre restreinte, à une raie multiple étroite.

Spectre ultra-violet. Quand on photographie sur une plaque ordinaire le spectre largement étalé d'une source intense de lumière blanche, on est étonné de voir le jaune peu ou point marqué et le rouge totalement invisible. En revanche, on constate

(1) En verre, ou en métal, fermé par devant par une lame de verre ou par une lame de quartz, pour l’étude de l’ultra-violet.

(2) Journal de Physique, 3e série, t. VIII, juin 1899, p. 305.

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que le travail chimique s’est accompli bien au delà de la région l’œil voyait les dernières traces du violet.

tl existe donc des radiations ultra-violettes dont les longueurs d’onde sont inférieures à celle de la plus courte des ondulations visibles et que la photographie permet de mettre en évidence.

M. Cornu (i), le premier, en 1879, a employé avec succès, pour l’étude du spectre ultra-violet, le procédé photographique, mais sans dépasser la région 0,185 P- déjà atteinte par Stokes, en 1862, à l’aide de la fluorescence. M. Schumann recula un peu cette limite, en 1890. Plus tard, en 1893, il parvint à éviter les causes perturbatrices, provenant surtout de l'absorption de la couche d’air interposée entre la source lumineuse et la plaque sensible, et poussa jusqu’à o, i7^,et bientôt après jusqu’à 0,1 p (2).

Ces radiations se retrouvent dans la plupart des sources lumi- neuses très intenses, en proportion assez notable dans la lumière du soleil, en grande quantité dans l’arc électrique, et dans le spectre de l’étincelle jaillissant entre des électrodes métalliques.

On désigne parfois l’ensemble des radiations ultra-violettes par le nom de spectre chimique : c’est qu’on avait cru pouvoir y accumuler l’énergie chimique rayonnante, à l’exclusion de toute autre région du spectre, comme on avait localisé l’énergie calo- rifique dans l’infra-rouge. O11 en est revenu depuis longtemps. Les propriétés chimiques des radiations solaires, dit M. Lan- gley, n’appartiennent pas exclusivement aux rayons violets (ou ultra- violets), pas plus que les propriétés calorifiques n’appar- tiennent exclusivement aux rayons infra-rouges. En réalité, le véritable caractère du spectre réside dans la répartition de l’énergie vibratoire suivant la longueur d’onde des vibrations qui le composent.

D’autre part, l'action photographique n'est pas la seule pro- priété des radiations ultra-violettes. Au cours de ses belles expé- riences sur les oscillations électriques, Hertz constata que l’air atmosphérique, illuminé par des rayons très réfrangibles, laisse passer plus facilement l’étincelle que celui qui 11e l’est pas. Cette observation fut le point de départ d'une série de recherches qui n’ont pas dit leur dernier mot et qui ont abouti à la découverte d’une sorte de conductibilité électrolytique des gaz soumis à des radiations de courte période, et, comme conséquence, à la

(1) ArCUIVES DES Sc. PHYS. ET NAT., 1879.

(2) Phot. Rundschau, 1890; Sitzungsb. K. Acad. d. Wien, avril, juin, octobre 1893.

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décharge des conducteurs électrisés sous l'influence de ces radia- tions. Ces recherches ont été présentées aux lecteurs de la Revue avec assez de détails pour que nous n’ayons pas à y revenir (i). Mais nous devons nous arrêter un instant à une troisième pro- priété de ces mêmes radiations : leur pouvoir d’exciter la lumi- nescence.

Luminescence. Certaines substances, qui viennent d’être exposées à la lumière, luisent, dans l’obscurité, pendant un temps plus ou moins long : tels sont l’aragonite, le diamant, la colo- phane. etc. On a donné à ce phénomène le nom d e phosphores- cence. D’autres substances s'illuminent aussi longtemps qu’on les laisse sous le coup des radiations à courte période, dans la région ultra-violette du spectre d’une source de lumière intense, l’arc électrique, par exemple : il faut citer surtout les platinocya- nures de potassium et de barium. C’est à cette transformation en lumière visible des radiations ultra-violettes invisibles que Stokes a donné le nom de fluorescence. Ces phénomènes complexes, peu étudiés jusqu’à ces derniers temps, ont singulièrement crû en importance depuis les récentes découvertes de la phosphores- cence et de la fluorescence obscures, que nous rencontrerons tantôt.

D’une façon générale, la phosphorescence ne semble différer de la fluorescence que par sa plus grande durée. Dès lors, il est commode de désigner sous le nom générique de lumines- cence, proposé par E. Wiedemann, toute transformation d’une radiation de période déterminée en une autre, sous l’influence de la matière. Suivant que la radiation née de la transformation est ou n’est pas lumineuse, nous dirons qu'il y a luminescence visible ou luminescence obscure.

La luminescence visible obéit, en général, à la loi déduite des expériences de Stokes d’après laquelle la période de vibration et la longueur d’onde sont plus petites pour les rayons excita- teurs que pour les rayons transformés. En étendant outre mesure cette loi, on rencontrerait des exceptions sur lesquelles nous n’avons pas à nous arrêter ici (2).

Les solides et les liquides ne sont pas seuls à offrir le phéno- mène de la luminescence; il se présente aussi dans les gaz à la

(1) Revue des Quest. scient., 2e série, t. VIII (1893), p. 275.

(2) Voir Comptes Rendus de l'Acad. des Sc., t. CXXVIII, pp. 359, 549, 557.

IIe SERIE. T. XVII.

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faveur de circonstances spéciales, indépendantes, semble-t-il, de radiations excitantes connues : pour rendre les gaz luminescents, il faut les soumettre, dans des conditions convenables de pres- sion, à la décharge électrique. La nature et la forme des élec- trodes qui amènent la décharge ne sont pas sans influence sur la production et les caractères des lueurs provoquées; mais elles ne sont pas seules à s’exercer. Les causes intimes du phénomène sont encore mal connues, et nous nous écarterions de notre sujet en rappelant ici les hypothèses que leur recherche a provoquées.

Avant de parler de la luminescence invisible, nous devons rappeler la découverte des radiations obscures qui lui donnent naissance.

Rayons X, S, T. Continuons à descendre l’échelle des longueurs d’onde. Si nous poussons assez loin dans la région des radiations ultra-violettes, nous rencontrons, sur la foi de certains physiciens dont nous adoptons ici la manière de voir, les rayons X découverts par Rontgen. Leur production est liée à l’existence d’un rayonnement spécial, que les tubes de Crookes ont fourni l’occasion de découvrir et d’étudier, et qui a reçu le nom de rayonnement cathodique parce qu’il prend sa source dans la cathode , ou électrode négative, du tube.

Sans entrer dans la discussion des hypothèses émises sur la nature et les propriétés du rayonnement cathodique, nous accep- terons cette opinion, la mieux fondée et la plus généralement reçue aujourd’hui : lorsque la décharge disruptive traverse un tube à gaz très raréfié, l’électrode négative devient une sorte de mitrailleuse lançant, normalement à sa surface, les éléments électrisés du résidu gazeux enfermé dans le tube. Ce sont ces rayons matériels qui constituent le rayonnement cathodique. S’il nous arrive, en parlant d’un mode de rayonnement, de dire qu’il est de nature cathodique, nous voudrons signifier par qu’il est matériel et analogue à celui que nous venons de décrire.

Les projectiles moléculaires des tubes de Crookes, de masse très petite mais animés de vitesses considérables, bombardent soit la paroi anticathodique du tube, soit une lame métallique convenablement inclinée. Sous ce choc, la paroi de verre s’échauffe et s’illumine, et il en est de même de toute substance lumines- cente ; la lame métallique rougit. En même temps, de l’endroit frappé partent les radiations invisibles que Rontgen a découver- tes et appelées rayons X. Que sont-ils ?

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Les avis sont partagés. Stokes voit dans ces mystérieux rayons des vibrations transversales de l’éther, analogues aux vibra- tions lumineuses, mais se distinguant surtout de celles-ci par l’absence de périodicité : ce seraient des pulsations isolées, se succédant tumultueusement, de durée très courte et ayant avec les radiations ultra- violettes du spectre à peu près le même rapport qu’aurait une succession irrégulière de bruits stridents avec un son musical régulier, rythmé et prolongé.

D’autres physiciens considèrent dans les rayons X, des vibra- tions de l’éther transversales et périodiques, de période extrê- mement courte, ou, si l’on veut, des rayons ultra-ultra-violets . L'hypothèse est séduisante, mais l’expérience s’est refusée jus- qu’ici à lui donner une consécration définitive. Ainsi, malgré tous les efforts de très habiles expérimentateurs, on n’a pu découvrir ni dans les rayons X, ni dans leurs congénères dont nous parle- rons tantôt, aucun caractère de périodicité : ils se propagent partout et toujours en ligne droite, sans réfraction, sans diffrac- tion. On invoque, il est vrai, pour expliquer ce fait, l’extrême petitesse des longueurs d’onde de ces radiations qui les soustrai- rait à nos moyens d’observation. La raison n’est pas sans valeur, mais elle est surtout commode. O11 a cherché à fixer une limite supérieure à ces longueurs d’onde et on a trouvé qu'elle devait être inférieure à 0,005 soit au centième de la longueur d’onde de la lumière verte.

La question aurait fait un grand pas, si l'on avait démontré que les rayons X se propagent avec la vitesse de la lumière. M. B. Brunhes a indiqué récemment une méthode de mesure de la vitesse des rayons Bôntgen et les premiers résultats qu’elle lui a donnés (1).

Les méthodes classiques de la mesure de la vitesse de la lumière, dit M. Brunhes, ne sauraient s’appliquer aux rayons X qui ne se réfléchissent pas. J’ai songé à utiliser, pour cette mesure, la découverte, due à M. Swyngedauw, de l'action des rayons X sur les potentiels électriques. La décharge d’une bobine d’induction illumine un tube de Crookes, dont les rayons viennent frapper deux excitateurs distincts, chacun en relation avec une machine électrostatique et avec une capacité. O11 peut tourner chacune des machines de telle sorte qu'une étincelle soit sur le point d’éclater à l’excitateur, au moment il est

(1) Comptes Rendus de l’Acad. des Sciences, t. CXXX, 3, 15 janv. 1900, p. 127.

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frappé par les rayons Rôntgen; les rayons abaissant légèrement le potentiel explosif statique déterminent l’étincelle. Si en même temps ils déterminent une étincelle à chacun des deux excita- teurs, ces deux étincelles seront simultanées, mais d’une simul- tanéité qui n’est absolue qu’autant que les deux micromètres seront à égale distance de l’anticathode ; si l’un des excitateurs est éloigné du tube, il pourra s’écouler, entre les deux étincelles synchronisées par les rayons X, le temps que mettent ces rayons pour franchir la distance des deux excitateurs.

Pratiquement cette distance ne peut dépasser x mètre ; le temps à mesurer est doue de l'ordre du de seconde, si

la vitesse des rayons X est celle de la lumière. Une durée aussi prodigieusement courte n'est pas cependant inobservable. Ue procédé employé par M. Brunhes pour le rendre accessible est emprunté à MM. Abraham et Lemoine (1). Nous 11e pouvons, sans nous écarter beaucoup de notre sujet, en donner le détail ; nous nous bornerons à signaler les premiers résultats de l’ap- plication qu’en a faite M. Brunhes. Us sont pleins de promesses. Le relard de l’étincelle de l’excitateur le plus éloigné sur l’étin- celle de l'excitateur le moins éloigné du tube, quand ces étin- celles sont synchronisées par les rayons X, est du même ordre que celui qui se manifeste quand la synchronisation est réalisée, dans les mêmes conditions, par les rayons ultra-violets. Il semble donc que les rayons Rôntgen se meuvent avec une vitesse finie et que cette vitesse est celle de la lumière.

Quoi qu'il en soit, il est certain que par leurs propriétés les plus apparentes et les plus aisément accessibles, les rayons X témoignent d’une parenté étroite avec les rayons ultra-violets.

Tout d’abord, ils partagent avec eux les propriétés électriques dont nous avons parlé plus haut, entre autres le pouvoir de décharger les conducteurs électrisés. Le mécanisme de cette déperdition a été soigneusement étudié par plusieurs physi- ciens, parmi lesquels il faut citer M. Villard et M. Sagnac (2). Le phénomène est complexe ; ce que nous pouvons en dire ici c’est que la décharge serait, dans tous les cas, l'effet d'un rayon- nement de nature cathodique, quel que soit l’agent (rayons ultra-

(1) Voir les Comptes Re.vdüs de l'Acad. des Scie.vces, t. CXXIX, 27 juillet 1899, p. 206, et t. CXXX. 29 janvier 1900, p. 245.

(2) Comptes Revdus de l'Acad. des Scie.vces, t.CXXX. 15 janv. 1999, p. 125. Voir aussi. Ibid., 5 fév. 1999, p. 329, le contenu d'un pli cacheté déposé, le 18 juillet 1S9S, par M. Saguac.

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violets, rayons X, etc.) qui la provoque et auquel nous l’attri- buons. Le rôle de cet agent serait de douer les gaz ambiants d’une conductibilité électrolytique ; aux ions libérés, cheminant le long des lignes de force, reviendrait le soin de la décharge du conducteur.

Comme les radiations ultra-violettes, les rayons X produisent certaines actions physiologiques et des effets bactéricides.

Comme elles aussi ils impressionnent les plaques photogra- phiques, etc.

L’analogie se poursuit dans la formation d’un spectre de rayons X. Un même tube émet des radiations qui s'échelonne- raient, si on pouvait les disperser par le prisme, à la manière des couleurs spectrales.

Enfin les rayons X. comme les rayons ultra-violets, excitent la luminescence : la luminescence visible, quand ils tombent sur des substances fluorescentes telles que le platinocyanure de barium, et, propriété qui leur appartient plus spécialement, la lumines- cence obscure nettement caractérisée. Cette émission de rayons obscurs désignés sous le nom de rayons secondaires S, tertiaires T, etc., obéirait à la loi de Stokes.

La transformation des rayons X en rayons secondaires (S) se produit par une matière quelconque, dit M. Sagnac, qui les a découverts. C’est une sorte de radio-luminescence comparable, à certains égards, à une luminescence de courte durée : les rayons secondaires diffèrent des rayons X incidents par leur moins grand pouvoir de pénétration, comme la lumière jaune et verte émise par le platinocyanure de barium diffère, par ses plus grandes longueurs d’onde, des rayons ultra-violets qui l’excitent.

A leur tour les rayons secondaires S se transforment en rayons tertiaires T, qui diffèrent des rayons secondaires comme ceux-ci diffèrent des rayons X (r).

Tous ces rayons se rapprochent beaucoup par leurs caractères des rayons ultra-violets de Schumann (o,ip), et il est permis, provisoirement, de les placer entre les extrémités des deux spectres ultra-violet et rôntgénien, en d’autres termes d’y voir une extension du spectre des rayons X vers les rayons ultra- violets.

(1) Cette luminescence des corps rôntgénisés est peut-être la cause principale du voile des radiographies des régions épaisses. On consultera sur les difficultés qu'elle fait naître dans les applications médico-chirur- gicales et sur le moyen pratique de les éviter, une note intéressante de M. Th. Guilloz, Comptes Rendus de l’Acad. des Sciences, t. CXXX, no 6, 5 février 1900, p. 855.

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•Jetons, en finissant, un coup d’œil d’ensemble sur le chemin que nous venons de parcourir.

En partant du bas de l’échelle des radiations, nous avons ren- contré les oscillations électriques dont les longueurs d’onde, mesurées par les physiciens, s’échelonnent depuis plusieurs mètres jusqu’à quatre millimètres. De ce point à la plus grande des longueurs d'onde observées dans Y infra-rouge, c’est-à-dire jusqu’à 6: u. environ, s’étale un espace inexploré comprenant 5 octaves, un peu moins de l’étendue du spectre infra-rouge connu.

Nous sommes rentrés en pays conquis, à la longueur d’onde de 61 g, et nous y sommes restés, en traversant le spectre infra- rouge, le spectre lumineux et Y ultra- violet, jusqu’à la longueur d’onde de 0,1 g. s’est présentée une seconde lacune, qu’il nous a fallu enjamber pour arriver peut-être vers 0,005 Y- aux rayons X, après avoir traversé la région possible des rayons X transformés, ou des rayons S, T, etc.

Ce sera vraisemblablement en partant de l’infra-rouge et en descendant vers les radiations électriques, que l’on pénétrera dans la première région inconnue. C’est de l’étude de la radio- luminescence que nous viendront les renseignements sur la seconde.

Cette étude, entreprise à la suite de la découverte des rayons X, a conduit déjà à la connaissance de phénomènes insoupçonnés et du plus haut intérêt; mais si elle se montre pleine de promesses, elle se manifeste aussi hérissée de difficultés.

L’une d'elles, et non la moindre, est de faire la part, dans les phénomènes observés, de la radio-luminescence proprement dite et des radiations de nature cathodique qui s’y mêlent et n’ont évidemment aucune place marquée dans la série des ondulations variées de l’éther.

Nous dirons, dans un prochain bulletin, avec quelle habileté et quels succès se poursuivent ces recherches délicates.

J. B. S. J.

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PHYSIOLOGIE

De 1 influence clés otolithes sur les mouvements. Beau- coup de physiologistes affirment l'existence de relations fonction- nelles très intimes entre l’oreille et les organes du mouvement. De Cyon s’est fait depuis longtemps le défenseur de l’idée que les trois canaux semi-circulaires réglaient la direction de nos mouvements, en nous fournissant la notion des trois dimensions de notre corps. Il faut avouer que cette hypothèse semble sug- gérée par la nature elle-même. Il est impossible de voiries trois canaux semi-circulaires sans être frappé de la position perpendi- culaire que chacun d’eux affecte vis-à-vis des deux autres, et l’on pense involontairement aux trois plans coordonnés dont les géomètres se servent pour déterminer la place occupée par chaque point dans l’espace.

Ce rapprochement semble justifié par bon nombre d’observa- tions,mais malheureusement certains faits lui sont nettement con- traires. Si la théorie était vraie, toute lésion des canaux semi-cir- culaires devrait entraîner à sa suite une perturbation dans les mouvements. Cela se vérifie parfois, mais pas toujours. Steiner et Sewall ont pu extirper les canaux semi-circulaires chez la raie et le requin, sans nuire en rien à l’intégrité des mouvements de l’animal.

Mais si chez ces sélaciens, les canaux semi-circulaires sont déchus de leur importance, un autre élément de l’oreille est devenu prépondérant. Ce sont les otolithes, ces petites concré- tions calcaires plongées dans le liquide baignant l’intérieur des cavités de l’oreille interne. Si l’on enlève les otolithes d’un côté, le poisson exécute un mouvement de révolution autour de l’axe du corps; si on les enlève des deux côtés, les mouvements perdent toute coordination.

C’était la répétition de ce que Delage avait vu chez les cépha- lopodes; mais ces mollusques étant dépourvus de canaux semi- circulaires, il y avait moins de difficulté à admettre que la fonc- tion des canaux fût suppléée par un autre organe. Quoi qu’il en soit, de récentes recherches ne permettent pas plus de croire à une intervention constante des otolithes qu’à une intervention constante des canaux semi-circulaires. Chez l’axolotl aussi bien que chez la grenouille, Laudenbach (Kiew) (i) a pu expulser les

(1) Zur Otolithen Frage. Pflüger's Arcuiv, 13 oct. 1899, p. 311.

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otolithes par un courant d’eau, sans s’apercevoir d’un trouble dans les allures du batracien. Mais en revanche, l’extirpation du labyrinthe lui-même a été très efficace : mouvement de rotation, si l’opération se taisait uniquement d'un côté, ataxie complète après l’ablation des deux organes. L’axolotl, tant qu’il conserve ses membres, parvient encore à régler sa marche par le toucher; mais si on lui ampute les membres, il flotte dans l’eau, comme un corps inerte, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre au gré de la poussée du liquide, sans chercher à se retourner pour trouver une position plus commode ou plus agréable.

Résistance des canards à, l'asphyxie. Le bec du canard est bien rarement en repos. 11 se promène incessamment à la surface de l’eau, happant tout ce qui a le malheur de se trouver sur son passage. Mais cette proie superficielle est trop maigre pour suffire à la voracité du canard. Tout en barbotant.il plonge son bec et son cou dans la vase, la remue dans tous les sens, 11e faisant grâce à aucun ver ou à aucune larve. Parfois même il bascule tout le corps et n’oftre plus au spectateur que la partie la moins intéressante de son être. Après quelques minutes, sa tête reparaît, et. malgré une immersion aussi prolongée, notre palmipède, loin d’être asphyxié, ne semble pas même avoir besoin de reprendre haleine.

D’où vient cette immunité? C’est le problème dont Richet vient de chercher la solution (1).

O11 comprend (pie les animaux à respiration aérienne, s’ils vivent habituellement dans l’eau et surtout s’ils sont obligés d’y chercher leur nourriture, doivent être mis à l’abri de l’asphyxie pendant une période de temps convenable. Certains zoologistes ont beau rejeter les causes finales; tous sont d’accord cependant qu’en zoologie on est en droit de raisonner comme si les causes finales existaient.

Les moyens employés par la nature pour écarter tout danger d’asphyxie sont variés. La baleine ouvre une gueule énorme et engloutit tout un banc de harengs, mais l’eau 11’envahit pas ses poumons, car à ce moment une valvule située dans le pharynx vient serrer de toutes parts le tube respiratoire et toute com- munication est interceptée entre la bouche et la trachée-artère. L’air continue cependant à entrer par les évents, ces larges narines situées au sommet de la tête et émergeant hors de l’eau.

(1) De la résistance des canards à l’asphyxie. Journal de Physio- logie, I, p. 641.

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La baleine peut même plonger et elle le fait fréquemment. C’est l'eau elle-même qui alors sauve l’animal. Elle tombe dans les évents, s’accumule dans des valvules en forme de poches attachées aux parois de ces organes, gonfle ces poches dont les faces libres viennent s’appliquer les unes contre les autres, et interceptent par le fait même le passage ultérieur de l’eau dans le canal dont toute la lumière est oblitérée par le gonfle- ment des valvules.

Les phoques possèdent également dans les narines, des val- vules qui se ferment d’une manière analogue au moment du plongeon, et le poisson ne peut espérer leur échapper en se réfugiant dans les profondeurs de l’océan.

La nature a se montrer également prévoyante pour le sim- ple canard.

La proportion du sang chez les canards est plus grande que chez les oiseaux purement aériens, le poulet par exemple. C’est déjà une ressource car plus il y a de sang, plus il y a d’oxy- gène — mais cette augmentation de gaz vivifiant est insuffisante à expliquer les longs séjours de la tête du canard sous l’eau. Chez le poulet la proportion de sang est de 1/30 du poids du corps, chez le canard elle monte à 1/17. Si la proportion de sang était le seul facteur entrant en ligne de compte, la résistance du canard serait double seulement de celle du poulet ; or le poulet, le bec plongé dans l’eau, ne survit pas une minute ; le canard, au contraire, peut résister pendant dix minutes à l’im- mersion.

Aussi un autre facteur intervient et il s’est révélé à Richet pendant ses observations. A la dixième minute, au moment il va succomber, le canard étend le cou et rejette en même temps l’air encore contenu dans sa cavité respiratoire. L’obser- vateur se dit que si cet air n’avait pas été expulsé, le canard aurait survécu plus longtemps encore, et de fait, si on lie la trachée de l’oiseau, l’asphyxie ne survient qu’à la vingtième minute.

11 y aurait donc avantage pour le canard à 11e pas ouvrir sa glotte, même à la dixième minute; mais enfin il la tient fermée pendant dix minutes, et c’est ce qui le sauve, car il faudrait le supposer bien affamé ou bien glouton pour que sa chasse au sein de la vase se prolongeât davantage.

Ce n’est point tout. Pendant la première minute d’immersion, le canard consomme 29 centimètres cubes d’oxygène ; depuis la septième minute jusqu’à la dixième, il n’en absorbe plus que 0,8.

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Richet attribue cet effet au ralentissement de la circulation. L’atropine paralyse le nerf pneumogastrique ; celui-ci est le grand modérateur du cœur ; quand son action cesse, le cœur précipite ses battements. Or, un canard atropinisé résiste moins qu'un canard normal. 11 est donc probable que le cœur se ralentit pendant l'immersion. Ce serait peut-être un effet réflexe au contact de l’eau avec la peau de la tête; car un canard qui a la glotte ligaturée, succombe moins vite dans l’eau que dans l’air.

L'activité plastique des leucocytes. Si on laisse au repos du sang, du pus ou tout autre liquide renfermant des leucocytes, il est très intéressant de suivre les transformations et les mouve- ments de ces cellules. De rondes qu’elles étaient, elles prennent toutes sortes de formes, émettent de ci de un prolongement arrondi, fixent ensuite ce prolongement comme une ventouse sur un point situé à quelque distance, puis, contractant ce pro- longement, elles déplacent tout leur corps vers le point le pseudopode était fixé. Que cherchent-elles ainsi? Il ne semble pas difficile de le deviner. Elles sont en quête de nourriture et veulent pourvoir à leur alimentation.

C’est la même raison, semble-t-il, qui doit les guider dans la manière dont elles se comportent vis-à-vis des grains solides rencontrés pendant leurs pérégrinations. Ranvier a observé, il y a quelque temps déjà, qu’elles s’aplatissent sur ces grains au point d’en épouser parfaitement la forme. Si c’est un grain de verre ou de sable, le profit n’est pas grand ; mais s’il s'agit d’une particule alimentaire, le procédé est éminemment utile. La sur- face d’absorption du leucocyte devient considérable et chacune des parties du corps reçoit une nourriture plus abondante.

Ranvier vient de constater un nouveau phénomène (i). Ce n’est pas seulement sur les particules solides, c’est également sur les bulles d’air que les leucocytes se plaisent à s’étendre. Si l’on prend de la sérosité péritonéale du rat, la température la plus favorable à l’observation est de 36°. A 20° les leucocytes conservent la forme arrondie.

Si l’on peut expliquer par le désir de se nourrir la propension des leucocytes à s’aplatir sur les corps solides, 11e pourrait-on pas rattacher à la respiration l’adhésion qu’ils contractent avec les bulles d’air ? La respiration de ces cellules est aquatique, il

(1) Sur l'activité plastique des cellules animales. Comptes Rendus, 2 janv. 1909, p. t9.

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est vrai, et elle reste aquatique même dans notre hypothèse. Car en vertu de la tension superficielle, une mince pellicule d’eau reste interposée entre la cellule et la bulle d’air; mais par son voisinage avec le gaz, cette pellicule est fortement chargée d’oxygène et le leucocyte y trouvera un moyen com- mode d’activer sa respiration.

Défense de l’organisme contre les propriétés morbifiques des sécrétions glandulaires. Les sécrétions glandulaires sont essentielles à l’organisme. Que deviendrait l’individu sans salive, sans suc gastrique, sans bile, sans suc pancréatique? Mais pourquoi faut-il qu’à côté de ces propriétés éminemment bienfaisantes les sécrétions contiennent de véritables poisons qui, injectés à des animaux, provoqueraient la mort au bout d’un laps de temps souvent peu considérable? A ce point de vue, il n’y a pas de différence spécifique entre l’homme et le serpent; leur salive à tous deux contient des substances toxiques.

Aussi le même problème se pose pour l’homme que pour le serpent : Pourquoi ne s’empoisonne-t-il pas par ses sécrétions glandulaires ?

Pour les serpents, la réponse est connue. Ils se sont habitués peu à peu à leur venin et sont vaccinés. A mesure que leurs glandes salivaires formaient le poison, le sang l’absorbait ; c’est donc par doses très petites que le poison pénétrait dans l’éco- nomie, condition très favorable pour produire l’accoutumance et l’immunité.

Le procédé d’immunisation vis-à-vis des sécrétions glandu- laires n’est pas parfaitement identique à celui que nous venons de décrire pour le serpent. Chez le serpent, le venin n’est jamais résorbé en grande quantité. S’agit-il de serpents non venimeux, leurs glandes n’ont point de conduit; dès lors, le venin ne s’accu- mule pas dans la glande pour être déversé à un moment donné en grande masse dans la bouche. Aussi 11e peuvent-ils s’en servir pour empoisonner leur proie. La résorption se fait lente- ment par les vaisseaux voisins de la glande. C’est le procédé connu sous le nom de sécrétion interne, parce que la marche du liquide sécrété se fait non du côté de la superficie du tube digestif, mais dans une direction contraire vers les vaisseaux sanguins intérieurs. Chez les serpents venimeux, la seule diffé- rence consiste en ce qu’ils ont un conduit pour la glande; mais ce n’est qu’au moment ils ont mordu une proie, qu’ils se servent de ce conduit pour y déverser une grande quantité de

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poison. Dans les périodes de calme, la résorption s’effectue lentement comme chez les serpents non venimeux.

Au contraire, les sécrétions glandulaires s’écoulent en grande quantité par des conduits destinés à laisser sortir en une fois le produit élaboré par la glande. Ainsi le pancréas peut déverser à l’époque de la digestion une quantité de suc montant à plus de 200 grammes pour l’ensemble des repas de la journée.

C’est sur le suc pancréatique que Charrin et Levaditi (Paris) ont dirigé leur attention (i). Ils ont examiné comment le suc pancréatique se comporte dans les diverses parties de l’intestin à mesure qu’on s’éloigne du duodénum. Dans le duodénum et dans les parties voisines, le suc pancréatique est abondant, il est riche en toxine, mais il n’est pas résorbé. Au contraire, plus on descend dans le tube digestif, plus le suc est absorbé, mais aussi plus son pouvoir toxique diminue. Si donc l’on veut résu- mer d’un mot ce qui touche à l’absorption non du suc pancréa- tique lui-même, mais du poison qu’il contient, on peut dire que dans toutes les régions du tube digestif l’absorption est peu considérable.

Les auteurs ne nous disent point comment le pouvoir toxique du suc pancréatique a diminué à mesure qu'il avançait dans les voies digestives. Le poison a-t-il été détruit peu à peu à la suite des réactions produites sur les aliments, ou bien a-t-il été résorbé avec plus d’intensité que le suc pancréatique lui-même? Si cette dernière hypothèse était vraie, les conclusions tirées par les observateurs seraient moins apparentes. L’absorption du poison pourrait quand même être considérée comme se faisant par petites quantités à la fois; mais, en somme, il serait absorbé tout entier. Or, il semble bien que les observateurs estiment avoir donné une solution plus radicale ; une portion seulement des substances nocives contenues dans le suc pancréatique aurait pénétré dans l’organisme.

Passage des substances solubles du fœtus à, la mère (2). Les vaisseaux du fœtus s’entrelacent à ceux de la mère dans le placenta, mais il n’y a aucune espèce de communication directe entre eux. Une particule solide 11e peut donc passer d’un des

(1) Défense de V organisme contre les propriétés morbifiques des sécré- tions glandulaires. Comptes Rendus de i.a Société de Biologie, 27 jan- vier 1900.

(2) Expériences sur les conditions du passage des substances solu- bles du fœtus à la mère. Journal de Physiologie, I, p. 456.

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systèmes de vaisseaux dans l’autre ; aussi les globules rouges, par exemple, du fœtus ont-ils été fabriqués par celui-ci, il ne les a pas puisés dans les vaisseaux maternels.

Les substances solubles 11e sont point dans le même cas ; elles peuvent être échangées par voie d’osmose en suintant d’un capillaire maternel vers un capillaire fœtal voisin ou réciproque- ment. Ces échanges n’ont point besoin d’être prouvés, car ce sont eux qui assurent la nutrition de l’enfant aux dépens de la mère ; ce sont eux également qui permettent à la circulation fœtale de décharger dans la circulation maternelle les produits de déchet provenant de la désassimilation.

Avec quelle rapidité, dans quelles conditions se font ces échan- ges, c’est un problème qu’ont tenté de résoudre Guinard et Hoch- welker (Paris). Ils ont employé dans leurs recherches le rouge de Cazeneuve qu’ils injectaient au fœtus. Le choix de cette sub- stance a été déterminé par les considérations suivantes. Cette substance est facilement diffusible, s’absorbe bien et s’élimine aisément. Elle est absolument inoflfensive au point qu’on en peut saturer sans inconvénient les tissus et les humeurs d’un chien. Enfin elle se décèle très facilement dans le sérum et dans l’urine ; après addition d’acide chlorhydrique dans le liquide à examiner, les moindres quantités ne peuvent passer inaperçues.

Si on en injecte dans le corps du fœtus d’un cobaye, vingt-cinq minutes après on en retrouve la trace dans l’urine de la mère.

Toutefois on peut montrer que la diffusion par osmose, telle qu’elle s’effectue dans le placenta, le cède de loin pour la rapidité à celle qui s’accomplit par circulation directe dans le corps, soit de la mère soit de l’enfant. On peut empoisonner le fœtus sans nuire à la mère.

La condition à réaliser, c’est de pouvoir arrêter la circulation du fœtus avant que l’osmose soit accomplie. La strophantine permet de mettre le fait en pleine évidence.

La strophantine arrête le cœur plus rapidement encore que la strychnine. Si on en injecte à un fœtus de cobaye, le fœtus meurt : la mère survit et ne montre aucun des troubles que provoquerait naturellement le poison. Le fœtus, au contraire, est pour ainsi dire pénétré par la strophantine ; car si on injecte ensuite à la mère dix centimètres cubes de suc pris sur le fœtus, la mère meurt avec tous les signes caractéristiques de l 'empoisonnement par la strophantine.

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Production de chaleur chez les animaux à sang froid (1). Personne 11’ignore que les animaux sont des foyers de com- bustion. Les aliments sont brûlés par l’oxygène de la respiration et on estime à 2600 le nombre de calories dégagées chez l’homme par la combustion des matières alimentaires.

Les animaux à température constante, appelés ordinairement animaux à sang chaud, produisent d’autant moins de calories que la température extérieure est plus élevée. Leur activité chimique diminue à mesure que la température extérieure aug- mente. Ce n’est pas naturel, si l’on s’en rapporte aux lois des corps de la nature brute; car une élévation de température favo- rise la combustion au lieu de la ralentir. C’est naturel, au con- traire, si l’on s’en rapporte aux causes finales qui régissent la nature vivante. Plus la température extérieure est élevée, moins l’animal perd de chaleur par rayonnement; dès lors, il n’y a pas d’utilité pour lui à activer ses combustions internes, il a au con- traire tout avantage à les ralentir.

Chez les animaux à sang froid qui 11’ont pas à conserver une température uniforme pour l’accomplissement de leurs fonctions, les lois de la nature brute reprennent le dessus. L’activité chi- mique croit avec la température; elle peut doubler d’intensité, si la température est assez élevée.

Mais si en même temps que la température s'élève au dehors, l’activité chimique redouble à l’intérieur, il semble que la tem- pérature interne de l’animal va devoir surpasser la température extérieure.

A ce point de vue, les animaux à sang froid 11e se comportent pas tous de la même manière. Les types les plus opposés seront représentés par un batracien, la grenouille, et par un habitant des déserts arides de l’Afrique, le lézard fouette-queue.

Nous avons vu que la grenouille peut doubler son activité chimique sous l’action d’une température élevée, et cependant à l'air, sa température interne reste toujours inférieure de 2 ou 3 degrés à la température extérieure. C’est qu’à l’air sa transpira- tion est très énergique, et elle perd par plus qu’elle 11e gagne par ses combustions intérieures.

La grenouille, vivant généralement dans l’eau ou dans les ter- rains humides, 11’a ordinairement pas à souffrir de la transpira- tion. Le lézard fouette-queue, qui promène sa queue armée de

(1) L. Krehl und F. Soetbeer, Untersticlimigen über die Warmeœko- nomie der poikilothermen Wirbelthiere. Pflüger’s Archiv, t. LXXVII,

p. 011.

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piquants sur les sables brûlants des tropiques, serait vite des- séché s’il avait quelque propension à transpirer. Aussi peut-on le placer dans un bocal à côté d’un hygromètre, sans que l'instru- ment accuse la moindre trace d’humidité.

Mais d'un autre côté, le fouette-queue ne redoute pas la chaleur; il s’expose bravement aux rayons du soleil, et une température interne de 420 ne semble pas l’incommoder. La grenouille meurt à 37°.

Influence des rayons Rontgen sur les protozoaires. Dans le travail que nous analysons, il ne s’agit encore que d’études préliminaires. L’auteur lui-même ne considère pas les résultats obtenus comme complètement acquis.

Les recherches de Schaudinn (Berlin) (1) ont porté sur un grand nombre de protozoaires de tous les groupes, Rhizopodes, Sporozoaires, Flagellés, Ciliés.

Pour certains d’entre eux, l’influence a été tout à fait perni- cieuse ; leurs mouvements commencent par se ralentir, puis bientôt la cellule elle-même entre en dissolution.

Comme on pouvait le prévoir, la présence d’une coquille entrave l’action des rayons X. Une membrane peut aussi servir d’écran protecteur. Au contraire, les rayons X opèrent le plus efficacement lorsque le protoplasme est lâche et riche en eau.

L’auteur a parfaitement raison de ne pas vouloir être trop hardi dans ses affirmations. On avait également attribué aux rayons Rontgen toutes sortes de méfaits dans leur action sur l’organisme et sur la peau en particulier. On est actuellement un peu revenu de ces préventions.

Résultats de l’hybridation chez les oursins. Vernon (2) a profité de l’heureuse situation du laboratoire de Xaples pour étudier les lois de l’hybridation des oursins.

Les œufs de ces échinodermes ont déjà servi à maintes expé- riences. Ils ont, d’ailleurs, une étrange vitalité. Réduits en frag- ments, ils sont encore capables d’être fécondés.

Trois espèces surtout ont été observées par Vernon : Stron- gylocentrotus lividus, Sphærechinus grcinularis et EcJiinus microtuherculatus.

(1) Ueber den Einfluss der Iïôntgenstrahhn auf Protozoen. Pflüger’s Archiv, t. LVII, p. 29.

(2) The relations bettveen the Hybrid and Parent for ms of Echinoid Larva. Proceedings of the Royal Society of London, t. LXI1I, p. 228.

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Pour opérer l’hybridation, l’auteur dépose des fragments d’ovaire, puis des fragments de testicule appartenant à une espèce différente, dans deux petits vases remplis d’eau. Ensuite il prélève dans chacun des deux vases une petite portion de leur contenu et mêle ces deux portions ensemble.

Après une heure, laps de temps suffisant pour la pénétration des spermatozoïdes, il transfère les oeufs dans des vases plus grands d’une capacité de deux à quatre litres.

Un jour après, il examine un certain nombre d’œufs pour connaître la proportion de ceux qui sont vraiment fécondés.

Les œufs sont ensuite laissés à eux-mêmes pendant huit jours, c’est-à-dire, jusqu’à ce que les larves aient pris leur aspect caractéristique. Les larves des oursins réguliers sont assez sin- gulières. Elles ressemblent à un chevalet portant aux deux sommets des épaulettes ciliées. C’est la forme appelée pluteus. Mais il existe, comme il est facile de le supposer, des différences entre les pluteus des diverses espèces.

Nous nous contenterons de signaler les résultats obtenus par l’hybridation réciproque de Sphærechinus et Strongylocen- trotus.

Les œufs de Sphærechinus fécondés par les spermatozoïdes de Strongylocentrotus ont donné 10 p. c. d’œufs fécondés et 1 p.c. seulement de pluteus. Ce n’est qu’en été qu’011 a quelque chance de succès ; en hiver, l’opération ne réussit presque pas.

De plus, les pluteus en mai, juin, juillet sont du type de la femelle ; de novembre à janvier, du type du mâle.

Si on féconde au contraire les œufs de Strongylocentrotus par les spermatozoïdes de Sphærechinus, on 11’obtient pas de pluteus et presque pas d’œufs fécondés, à moins d’opérer de juin à août. A cette dernière époque, l’hybridation marche très bien, car 47 p. c. des œufs sont fécondés et 29 p. c. atteignent le stade de pluteus. Ceux-ci sont tous du type de la femelle.

Ces résultats demandent, pour être bien interprétés, d’être comparés à ceux qu’on obtient dans la fécondation normale, c’est-à-dire, entre individus de même espèce.

Les larves normales, soit de Strongylocentrotus soit de Sphære- chinus, réussissent moins bien en été qu’en hiver. De plus, chez Strongylocentrotus, les larves d’été sont d’un tiers plus petites que celles des autres époques.

L’hybridation, 011 le voit, réussit le mieux aux époques préci- sément qui sont le moins favorables à la fécondation ordinaire. En d’autres termes, l’hybridation est favorisée par le peu de

REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 6y3

maturité des ovules. Il semble que plus l’ovule est développé, plus il résiste à l’action d’un sperme étranger.

Cela s’accorde avec un résultat déjà obtenu par les frères Hertwig. Us avaient reconnu que l’hybridation s’accomplit plus facilement si, au lieu de prendre un ovule frais, on opère sur un ovule ayant déjà séjourné dans l’eau pendant quelques heures et possédant par conséquent une vitalité moindre.

Une seconde conclusion, c’est que l’ovule impose généralement son type au pluteus. Le sperme est bien moins puissant, et il ne devient prépondérant qu’aux époques son activité est sur- exaltée.

G. Hahn, S. J.

BIOLOGIE

Les modes de reproduction des insectes (i). Aristote avait déjà entrevu que les insectes pouvaient présenter des phénomènes de genèse particulière qu’il classait sous le nom de Lucina sine coitu. La reproduction virginale des articulés peut être normale ou exceptionnelle, elle montre parfois aussi une série d’individus parthénogenésiques alternant avec la géné- ration sexuée. Quelques espèces de papillons donnent naissance, sans accouplement préalable, à des œufs se développant com- plètement ou incomplètement. Des cas de parthénogenèse acci- dentelle s’observent chez les Lépidoptères Bombycidae. Barthé- lemy signala que les chenilles sortant des œufs non fécondés de la race univoltine de Sericaria mori meurent en hiver, tandis que celles des bivoltines et des polyvoltines continuent à se développer pendant la période hivernale. Après avoir rappelé que plusieurs espèces des genres Gastropaca, Sphinx, Smerin- thus et Arctia offrent des phénomènes analogues, l’auteur men- tionne que Carlier avait obtenu trois générations virginales de Liparis dispar, dont la dernière ne produisit plus que des mâles. Ce mode de reproduction, rare chez les insectes des autres ordres, a cependant été constaté chez quelques Gastrophysa

(1) Les modes de reproduction des insectes, par L. F. Henneguy. Bull, de la Soc. Philomathique, t. I, 9e série, no 2, pp. 41-86. Paris, 1S99.

IIe SÉRIE. T. XVII. 45

674

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

raphani, certaines Thenthrédinides, un Paniscus (ichneumo- nide), quelques Cecidomyia et des Heliothrips. Adler a vu que les œufs non fécondés de Pteromalus pupparum ne donnent généralement que des mâles. M. Henneguy fait connaître très minutieusement tout ce qui est relatif à la parthénogenèse con- stante appelée Thélytokie par Siebold et souvent mal interprétée par les naturalistes qui ont examiné trop superficiellement les insectes soi-disant thélytokiques. Il signale que M. Moniez a observé de petits mâles de Lecanium hesperidum dans les gaines ovariques de la femelle de cette espèce; que ces mâles ne se montrent jamais en liberté, et que des remarques analogues peuvent vraisemblablement s’appliquer à plusieurs espèces actuellement considérées comme thélytokiques. En cor- roborant, en partie, les savantes recherches du professeur de Lille, l’auteur dit qu’il a examiné une femelle de Lecanium hes- peridum chez qui le réceptacle séminal était rempli de sper- matozoïdes bien développés et vivants „. Chez Psyché hélix, nitidella, Solenobia lichenella et triquetra, il apparaît parfois une série de mâles succédant à des reproductions purement par- thénogenésiqnes. Siebold et Leukart ont relaté que le réceptacle séminal femelle de la dernière de ces espèces était vide, que les œufs soi-disant non fécondés possédaient un micropyle paraissant indiquer, à l’évidence, qu’ils avaient été normalement fécondés par les mâles.

Occupons-nous maintenant d’un mode de reproduction mieux connu, de la parthénogenèse cyclique régulière des Cynipides, Aphidides et Phylloxérides. Chez les insectes de cette famille la génération sexuée alterne avec celle qui est parthénogenésique, et le dimorphisme sexuel peut être quelquefois hétérogonique. Plusieurs espèces de Cynipides produisent des galles différentes suivant l’époque l'insecte parthénogenésique incise les végé- taux. Anatomiquement parlant, il est curieux de constater que les femelles des deux générations, celle du printemps et celle de l’automne, ont un réceptacle séminal. L’appareil génital construit sur le même plan morphologique est cependant plus développé chez la forme virginale qui, pondant un plus grand nombre d’œufs, doit posséder un trocart plus résistant que la forme sexuée. Les caractères extérieurs et souvent si trompeurs de ces petits êtres ont conduit quelques entomologistes à décrire des espèces identiques sous des noms différents. C’est ainsi que parmi les 38 galles étudiées par Adler et correspondant, d’après lui, à un nombre équivalent d’espèces, quatre seulement sont bien distinctes.

REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.

Les pucerons ou Aphidiens ont une génération parthénoge* nésique offrant de curieux phénomènes de migration, et leur polymorphisme est plus nettement indiqué que chez les Cyni- pides. Ces frêles bestioles ont trois formes d’individus : des femelles sexuées, des femelles parthénogenésiques et des mâles. Dans la famille des pucerons, il existe des femelles aptères ou ailées, parthénogenésiques vivipares, des femelles aptères sexuées ovipares et des mâles aptères ou ailés.

M. Henneguy donne une bonne mise au point de tout ce qui est connu sur la reproduction des Phylloxériens, décrit en détail le Ph. quercus et signale que le cycle de cette espèce renferme cinq formes d’individus se groupant comme suit : la mère fonda- trice, les agames aptères ailés ou émigrants, les agames aptères pondant des œufs sexués, et enfin les sexués. Les quatre pre- miers modes de reproduction sont parthénogenésiques ; le cin- quième, qui a lieu en automne, fait apparaître les sexués ranimant par leur présence le flambeau de la vie prête à s’éteindre. Le Phylloxéra vastatrix, comme plusieurs pucerons, a lentement quitté les parties aériennes de la vigne et, après une série d’adap- tations, s’est insensiblement fixé, à l’approche de l’hiver, sur les | racines de ce végétal. Après avoir parlé longuement de l’œuf d’automne de cette espèce et résumé beaucoup mieux l’histoire biologique de cet insecte que ne le font d’ordinaire les manuels classiques de viticulture et d’entomologie, M. Henneguy confirme la valeur des recherches de Balbiani en disant que dans les galles du redoutable ravageur, il n’a jamais rencontré que des femelles aptères parthénogenésiques et non de véritables nymphes.

Les Chermes ont fait l’objet de nombreuses recherches biolo- giques. Leur cycle évolutif, qui est de deux années, peut pré- senter six formes de génération et un changement d’hôte, c’est-à-dire que l’insecte ayant commencé son développement sur une espèce de plante le poursuit sur une autre. Quelques Chermes ont un cycle de deux aus accompagné de migration ; pour d'autres, il n’est que d’une année, et alors l’insecte ne quitte pas la plante qui l’a vu naître. Quand les exilés de Chermes font défaut, daus le cycle de deux années, l’espèce séjourne d’abord sur sa plante normale (Epicéa), puis continue à se déve- lopper sur le pin, le mélèze ou le sapin. Avec M. Henneguy nous pensons que, pour ces articulés, le Picea excelsa paraît avoir été la plante primitive ils subissaient toutes leurs métamorphoses. A l’appui de cette thèse, on peut citer que plusieurs hémiptères homoptères de ce genre, qui ont conservé cette habitude atavique,

676

RL VUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

ne quittent pas les Epicéa pendant toute la durée de leur courte existence.

L’œuf d’automne des Chermes, comme chez les Phylloxéra, produit la génération du printemps. L’auteur signale qu’on trouve sur Y Epicéa et les Conifères, d’autres Chermes 11e subissant pas de migration et dont les générations, étant vraisemblablement des variétés de diverses espèces, semblent être uniquement par- thénogenésiques. Les champignons du groupe des Urédinées offrent des variations analogues à celles des Chermes, car le Puccinia graminis croît sur deux plantes différentes. Ce fait montre qu’il existe une corrélation entre le développement de ces végétaux inférieurs et celui de Chermes.

Tout eu résumant l’état actuel de nos connaissances sur la biologie de l’abeille domestique, M. Henneguy étudie en détail la célèbre théorie dite de Dzierzon, décrite dans les ouvrages d’apiculture. Ce savant a affirmé que la reine abeille peut pondre à volonté des œufs fécondés ou non, dont les premiers sont déposés dans des alvéoles hexagonales. Perez, qui a entrepris des expériences de métissage sur Apis mellifica, a vivement attaqué les recherches de Dzierzon en prétendant surtout que l’action du mâle s’exerce sur les œufs que cet auteur considérait comme non fécondés. Quoi qu’il en soit, cette théorie est établie d’après des observations minutieusement contrôlées et la parthé- nogenèse de l’abeille domestique, qui se rencontre aussi chez les bourdons, les guêpes, les polistes, les fourmis et d'autres Aculeata, semble être parfaitement démontrée. Les guêpes sont très polymorphes, et la reine et quelques ouvrières peuvent pondre des œufs. Marchai a constaté que c’est l’action combinée de la nourriture et de la disparition de la reine qui ramène ces insectes au type atavique et donne la fécondité aux ouvrières. Les mâles peuvent être produits par la reine ou les ouvrières pondeuses.

Les polistes présentent des phénomènes reproductifs voisins de ceux des guêpes, et plusieurs femelles peuvent participer à l’accroissement d’un même nid. De Saussure et Henneguy disent que la forme hexagonale des alvéoles, primitivement cylindrique chez les hyménoptères sociaux, est due à la réunion d’un certain nombre de cellules sur une aire très limitée. Après quelques mots sur les il lélipones, les Trigones et les Halictus, l’auteur fait connaître les diverses formes ergatoïdes pouvant s’observer dans une fourmilière. Malgré leur polymorphisme, les Termites se reproduisent probablement par voie sexuée; car la parthéno-

REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.

677

genèse n’a pas encore été remarquée chez ces Pseudo-Orthop- tères. Plusieurs auteurs, parmi lesquels il faut citer von Baer, Siebold et Wagner, ont constaté que les nymphes de certains Cecidomyides et de plusieurs Chironomus peuvent pondre avant leur état d 'imago. Chez ces insectes, les cellules sexuelles se montrent dès la segmentation ou avant la présence du blasto- derme. Ce curieux phénomène, connu sous le nom de pœdoge- nèse, se voit aussi chez les Cercaires et les têtards de grenouilles. La néoténie diffère de la pœdogenèse par la per- sistance chez les adultes de quelques insectes de caractères propres aux larves. Eu résumant les divers modes de repro- duction des articulés, M. Henneguy oublie de parler de la pœcilogonie décrite, avec tant de soin, par M. le professeur A. Giard (1).

D’après Hatschek, il y a trois espèces de parthénogenèse : la normale, la cyclique et la progenèse parthénogenésique. La parthénogenèse exceptionnelle des Bombycides ne rentre dans aucune des divisions admises par cet auteur et M. Henneguy lui donne le nom de Tychoparthénogenèse. Il complète encore le tableau de Hatschek, en y introduisant la reproduction habituelle des insectes et celle appelée cyclique dimorphe du Cynips Calicis par M. Beijerinck. Le mémoire de M. Henneguy, savam- ment compilé, est au courant de tout ce qui a paru sur la reproduction des arthropodes ; il sera lu avec fruit par ceux que passionnent les études biologiques, physiologiques, anatomiques et systématiques des vertébrés et des invertébrés.

Fernand Meunier,

Assistant au Service géologique de Belgique.

SCIENCES INDUSTRIELLES

Traction électrique des tramways.— Le Bulletin de l As- sociation Amicale des Ingénieurs électriciens (Année 1899) contient une intéressante analyse du rapport de M. A. Ziffer, au Congrès de l’Union Internationale permanente des tramways. Nous citons quelques passages de cette analyse.

(1) Convergence et Pœcilogonie chez les insectes. Ann. de la Soc. Ent. de France, t. LXIII, p. 128. Paris, 189L

6j8 REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Pour les différents modes de fraction électrique que le Congrès a examinés dans sa dernière réunion, on peut adopter la classi- fication suivante :

par accumulateurs,

par conduite de courant aérienne ;

par conduite de courant souterraine:

par traction mixte comprenant ;

a) fil aérien avec accumulateurs ;

b) conduite aérienne et souterraine combinée ;

par adduction de courant au niveau des rails ;

par conducteur de courant continu au moyen d’un troisième rail isolé, appelé aussi système à rail central ;

par courant polyphasé (triphasé) ;

par courant alternatif monophasé.

Traction par accumulateurs. Les principaux avantages de ce système sont les suivants : il rend les véhicules indépendants les uns des autres et de l’usine centrale , il n’exige pas de trans- formation de la voie ordinaire, ne nuit pas à l’esthétique des rues et se combine facilement avec le système à conduite aérienne ou souterraine. Voici, d’autre part, ses inconvénients : le poids élevé des accumulateurs réclame une voiture plus lourde, une superstructure et une infrastructure de ligne plus fortes qu’avec les antres systèmes ; le prix des accumulateurs est élevé et leur durée courte ; les dépenses d’exploitation sont augmen- tées. puisqu’il faut remorquer une batterie pesant une tonne à deux tonnes et demie ; la perte d’énergie est de 25 à 45 p. c. ; il faut s’astreindre à des précautions pour éviter les dégagements acides dans la voiture pendant la charge ; la puissance dans les rampes est réduite ; enfin des recharges assez fréquentes des batteries s’imposent (après 30 kilom. en moyenne).

20 Conduite par fil aérien. Les avantages principaux sont : une réduction des dépenses d’établissement et d’exploitation ; une grande capacité de rendement permettant le remorquage de voitures d’attelage sans difficultés ; la facilité d’assurer l’isole- ment de la conduite ; enfin la légèreté des voitures.

Le meilleur argument en faveur de ce système est qu’il est, de fait, adopté sur 95 p. c. des lignes électriques du monde.

Ce système toutefois n’est pas sans inconvénients qui lui viennent de sa dépendance d’une usine centrale ; du préjudice qu’il porte à l'aspect des rues et des places publiques, au point de vue esthétique ; des perturbations causées dans les réseaux télégraphiques ; des effets électrolytiques nuisibles aux conduites de gaz et d’eau, provenant du retour du courant par les rails.

REVUE UES RECUEILS PÉRIODIQUES.

679

Eh général, il convient que la tension de 350 volts ne soit pas dépassée ; au-dessus il y a danger pour l'homme atteint acciden- tellement par les conducteurs.

Traction électrique à conduite souterraine. Elle supprime les poteaux, supports, etc. ; n’occasionne pas de perturbations dans les réseaux télégraphiques ou téléphoniques, ni d’électrolyse des conduites d’eau et de gaz, puisque le fil de retour est isolé. En revanche, elle exige la dépendance d’une usine centrale; se heurte au coût élevé d’installation ; réclame un entretien et un nettoyage difficiles et dispendieux du chenal qui est peu accessi- ble ; expose à des interruptions du circuit provoquées par les courts circuits, la fonte des neiges, l’eau de pluie, la houe etc. entrant dans le chenal par la rainure et nécessitant le dépavage de la chaussée ; de plus, son application est impossible sur les ponts existants qui n’ont pas l’épaisseur de voûte suffisante.

Traction mixte, a) Conduite aérienne combinée avec accumulateurs. Appliqué aux lignes de pénétration dans les villes qui prohibent le trolley, le parcours urbain se fait avec accumulateurs et le parcours extérieur sur trolley, en rechar- geant les accumulateurs. Ce système n’est réellement avantageux que si les parcours à conduite aérienne sont plus courts que ceux qui réclament les accumulateurs.

b) Conduite aérienne combinée avec la conduite souterraine. C’est une deuxième solution pour les réseaux de tramways de pénétration dans les grandes villes, lorsque l’emploi du trolley est prohibé. Ce système a les avantages et les inconvénients inhérents à chaque conduite.

50 Traction électrique par adduction de courant au niveau des rails. La différence entre ce système et celui de la conduite souterraine, consiste en ce que la conduite est ici encastrée dans la chaussée.

Des boîtes de contact situées entre les deux rails de roulement et espacées d’une demi-longueur de voiture, sont attaquées auto- matiquement par une prise spéciale de courant placée sous la voiture. Il est indispensable que les boutons de contact placés avant et après la voiture soient très bien isolés, afin d’éviter les accidents mettant en danger les passants et les véhicules. Ce système serait très pratique pour l’intérieur des villes qui prohi- bent le trolley aérien et souterrain, n’étaient la formation d’étin- celles à la prise et à la fermeture du contact aux boîtes et la diffi- culté de surveiller les nombreuses parties mobiles inaccessibles et d’en maintenir l’isolement suffisant.

68o

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Courant continu au moyen d’un troisième rail. Ce sys- tème se recommande par sa simplicité, par le coût relativement peu élevé d’établissement et la facilité de surveillance et d’entre- tien. Mais il n'est pas applicable à l’intérieur des villes à cause des dangers qu'il présente, et entraîne des frais d’exploitation très élevés.

Système à courant polyphasé. L’avantage principal de ce système consiste à pouvoir desservir des réseaux très étendus avec des pertes insignifiantes et des conduites peu coûteuses. Des chutes d’eau éloignées peuvent être utilisées plus facile- ment et avec un bien meilleur rendement que lorsqu’il s’agit d’employer le courant continu.

En outre, le moteur à courants polyphasés est d’une construc- tion plus simple et plus robuste que le moteur à courants conti- nus dont le collecteur est ici très avantageusement remplacé par de simples bagues.

Les extra-courants, dangereux avec le courant continu, et les phénomènes d’électrolyse sont évités.

L’objection principale que l’on peut faire à ce système est la nécessité d’employer au moins deux fils aériens.

La première installation faite d’après ce système a été celle de Lugano (1895), d’une longueur de 5 kilomètres.

Depuis lors, le même système a été adopté pour :

a) Le chemin de fer de Zermat-Gornergrat, d’une longueur de 10 kilom.

h) Le chemin de fer de la Jungfrau, d’une longueur de 14 kilom.

c) Le chemin de fer Berthoud-Thoune, d’une longueur de 40 kilom.

Système à courant alternatif monophasé. Ici le courant primaire peut être transporté à de grandes distances ; la trans- formation de la haute tension en basse tension, par des appareils fixes, ne nécessite ni surveillance ni manipulation ; la basse ten- sion du courant utilisé 11’expose à aucun danger ni les voya- geurs, ni les passants, ni les véhicules ; enfin la formation d’étincelles est évitée.

Essais d'isolateurs en verre pour lignes industrielles. Si les isolateurs en verre possèdent certains avantages qui les ont fait employer sur les lignes télégraphiques et téléphoniques américaines, ils présentent aussi certains inconvénients qui ont jusqu’ici empêché leur emploi de se généraliser. D’après M. Quan* tin, qui n’hésite pas à appeler l’isolateur en verre l’isolateur de

REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. 68 1

l’avenir „, toutes les difficultés de fabrication et d’emploi seraient aujourd’hui vaincues.

La casse spontanée des isolateurs en verre, par suite d’uu recuit insuffisant, est évitée par un procédé spécial de recuisson ; leurs propriétés hygrométriques, si nuisibles au point de vue de l’isolement, sont éliminées par l’emploi d’un verre peu riche en sels alcalins ; le moulage, rendu difficile par l’abaissement de la teneur en alcalis, s’effectue néanmoins avec une très grande régularité.

Les essais, faits au Laboratoire central d’électricité, ont porté sur une dizaine d’isolateurs en porcelaine à double cloche du commerce et un même nombre d’isolateurs en verre de fabrica- tion nouvelle. Les dimensions des isolateurs en porcelaine étaient: hauteur, io cm. ; diamètre à la base, 7 cm.; diamètre au col, 3,3 cm. ; celles des isolateurs eu verre : hauteur, 9,5 cm. ; diamè- tre à la base, 8 cm., diamètre au col, 3,8 cm. Les mesures de la résistance d’isolement ont donné les résultats suivants :

Conditions atmosphériques

Résistance d’isolement en mégohms d’un isolateur en :

Rapport

des

résisiaoces

Porcelaine

Verre

d’isulement

A l’intérieur, salle non

chauffée (13'j

166 000

785 000

4-7

Beau temps (13°)

8 850

48 Coo

5.5

Couvert, il avait neigé

le

matin (40)

528 800

4 140 000

7.8

Chute de neige

217

4 78°

22

Beau temps sec

2 420 000

17 100 000

7

Pluie fine (120)

419

4 520

io,8

Pluie

199

1 1 400

57,3

Pluie d’orage (160)

360

2 120

5,9

Des essais faits avec

des tensions

croissant de

5 000 à

14000 volts ont donné :

Porcelaine

Verre

de 5 000 à 7 000 volts

lueurs violettes visi- pas de

lueurs

blés au col

de 7 000 à 10 000 volts

lueurs plus vives lueurs

violettes

de 10 000 à 13 000 volts

les isolateurs :

sont lueurs violettes

percés

de 13 000 à 14 000 volts

les isolateurs

ont lueursviolettes,

maintenus, à trois repri-

été cassés

mais

aucune

ses, 5 ou 10 minutes

casse

682

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

Le revêtement en verre des fils de fer ou de nickel. Le

verre est un excellent isolant, quand il est sec; déplus, certaines qualités de verre sont assez dilatables pour pouvoir être associées au fer ou au nickel sans craindre que les variations de tempéra- ture ne détruisent la liaison. On a cherché depuis longtemps à tirer parti de ces propriétés pour isoler les fils de ces métaux en les recouvrant d’une couche de verre; mais l’opération ren- contre bien des difficultés. Les fils s’oxydent quand on les chauffe au contact de l’air ; on aboutit à une liaison perméable aux gaz et dont l’étanchéité n’est qu’incomplète, Pour empêcher l’oxydation, on a soustrait le métal à l’action de l’air en le plaçant dans un tube de verre de diamètre convenable dans lequel on faisait le vide, et que l’on fondait ensuite sur le fil. Mais la pres- sion atmosphérique, en écrasant l’isolant, y produisait, pendant la fusion, des plis longitudinaux.

L’ Allgemeine EleJdricitàts Gesellschaft a résolu le problème de la manière suivante. Le fil métallique est placé dans un tube de verre très mince et à coefficient de dilatation aussi grand que possible; on chasse l’air du tube par un courant de gaz inerte; on fond alors le verre sur le métal qui se trouve ainsi à l’abri de toute oxydation.

On peut ensuite le recouvrir d’une couche plus épaisse de verre, si c’est nécessaire.

La stérilisation de l’eau par l’ozone. La Revue d’Hvgiène donne les résultats de quelques tentatives d’épuration des eaux par l’ozone.

A Berlin, l’eau du lac de Tegel a exigé, au laboratoire, 2 à 3 milligrammes d’ozone actif pour 200 centimètres cubes d’eau. Pour l’eau de la Sprée, il faudrait 9 grammes environ d’ozone par mètre cube, d’après les expériences faites dans l’installation de stérilisation d’eau par l’ozone, créée par Siemens et Halske, et on traite 80 mètres cubes d’eau par jour.

L’eau d’abord grossièrement épurée à l’aide d’un filtre, cir- cule dans une tour remplie de cailloux et à la partie inférieure de laquelle arrive l’air ozonisé. On a reconnu qu'une dépense de 60 grammes d’ozone actif par heure détruit 99 p. c. des germes contenus dans l’eau avant son entrée dans la tour.

Dans cette opération plus des 2/3 de l’ozone s’échappe sans avoir produit d’effet ; si tout l’ozone avait pu agir, la dépense n’eût été que de 1 à 2 grammes par mètre cube d’eau.

Des essais de laboratoire faits sur des eaux d’égout préala-

REVUE DES RECUEILS PERIODIQUES.

683

blement filtrées et relativement pauvres en matières organiques, ont permis d’obtenir une stérilisation complète de ioo centi- mètres cubes d’eau avec 35 milligrammes d’ozone, soit 3 1/2 grammes par mètre cube d’eau.

Les canons-automobiles. M. F. R. Simons a présenté à la récente exposition de cycles et d’automobiles de Richmond, différents modèles de canons-automobiles.

Le motor-scout, ou éclaireur automobile, est un quadricycle à pétrole sur lequel est fixé un canon Maxim 4. La puissance du moteur est de 1,5 cheval; la provision de combustible que peut emporter l’appareil lui permet d’effectuer un parcours de 400 kilomètres. Le tireur, protégé par un bouclier d’acier fixé à l’avant du quadricycle, peut, sans se découvrir, préndre les sacs de cartouches et les vider dans le système automatique d’alimentation de la mitrailleuse.

Le motor car of war est une voiture automobile blindée, actionnée par un moteur à quatre cylindres de 16 chevaux. Sur la plate-forme de la voiture, sont montées deux tourelles qui contiennent chacune un canon Maxim de petit calibre et abritent les tireurs. Un système de miroirs permet au conducteur de diriger la voiture sans se découvrir. Enfin le moteur peut action- ner une dynamo alimentant un projecteur électrique puissant et pouvant, au besoin, donner des secousses violentes à ceux qui tenteraient l’assaut de la voiture avant d’avoir mis le moteur hors de service.

Câbles en papier. Des câbles en papier pour transmis- sions sont fabriqués depuis quelque temps par les Ironmongers Rope Works, à Wolverhampton. Ces câbles sont très souples et se plient, avec la plus grande facilité, même au diamètre de 38a»n) On les fait de trois torons dont chacun est formé de torons secondaires de pâte à papier auxquels on a donné une torsion initiale. On les trempe dans une composition formée principale- ment d’huile cuite.

La résistance de ces câbles n’est pas tout à fait égale à celle du chanvre de Manille ; toutefois, comme pour les câbles de transmission on adopte un coefficient de sécurité assez élevé, cela ne présente pas d’inconvénient sérieux. Les épissures se font comme avec les autres câbles, mais sur une plus grande longueur.

Le Bulletin de la Société des Ingénieurs civils reproduit

6S4

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

les résultats d’expériences comparatives fuites sur l’adhérence aux poulies de diverses espèces de câbles.

On a employé une poulie à gorge unique de om,6i de dia- mètre, portée sur un axe horizontal et tournant à la vitesse uniforme de 54 tours par minute. On mettait successivement sur la gorge des câbles de diverse nature ; une extrémité était atta- chée au crochet d’un dynamomètre fixé au plancher ; à l’autre extrémité on suspendait successivement des poids de 3,17 kgr., 6,34 kgr., et 12,64 kgr.

Voici, pour chacun de ces poids, l'effort produit sur le dyna- momètre :

Diamètre de la corde 25mm,

3,17 kgr., 6,34 kgr..

, 12,64 kgr,

Chanvre de Manille

i5,4 » 38

54 «

Coton blanc non apprêté

22,2 38

69,8

Coton blanc apprêté

20,4 36,2

61

Papier

28,5 47,6

85-6 «

De ces expériences il résulte que l’adhérence du papier sur- passe celle des autres substances essayées. En effet, le coefïi-

I I*

cient de frottement /' est donné par la formule f l j t désigne le poids suspendu à la corde, P la tension du dynamo- mètre, a l’arc embrassé par la corde.

Or, a ayant la même valeur dans toutes ces expériences et le

rapport - ayant la pins grande valeur pour le papier, il s’ensuit que le coefficient de frottement de cette dernière substance est le plus grand.

Les câbles furent examinés après l’essai ; le câble en papier était simplement poli, tandis que les autres montraient des signes d’usure par frottement.

A l’usine on fabrique ces câbles, il y en a un qui marche continuellement depuis près de deux ans, actionnant une machine à 45 mètres de distance de l’arbre principal et courant à la vitesse de 3,50 mètres par seconde ; il passe, en route, sur plu- sieurs galets-guides qui ne sont pas en ligne droite. Un second câble de même matière, de 6,10 mètres de longueur et de 41 mil- limètres de diamètre, transmet à la vitesse de 3,50 mètres par seconde, le travail d’un moteur de 6 chevaux depuis onze mois. Ces deux câbles ne montrent aucun signe d’usure, tandis qu’un câble en coton, fonctionnant dans le voisinage et dans des con- ditions analogues, mais avec beaucoup moins d’effort, est déjà passablement usé.

REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.

685

La première machine soufflante actionnée par les gaz de hauts-fourneaux. La première machine soufflante actionnée par les gaz de hauts-fourneaux a été mise en marche à la société John Coekerill à Seraing, le 20 novembre 189g. Cette installa- tion marque une date dans l’histoire de la métallurgie de la fonte.

Le moteur, du système Delamare-Deboutteville, a une puis- sance effective de 600 chevaux. Le moteur et le cylindre soufflant sont disposés horizontalement, en tandem ; le cylindre soufflant est attaqué par la tige du piston-moteur derrière le cylindre à gaz. Les deux pistons ont donc la même course ; elle est égale à 1400 millimètres. La tige du piston traverse un stuffhig-box dont le fonctionnement est irréprochable. Le moteur à gaz, d’un dia- mètre intérieur de 1300 millimètres, est à simple effet ; il travaille suivant le cycle à quatre temps.

Le piston-moteur attaque directement une bielle de 4,40 mètres de longueur et de 300 millimètres de diamètre. L’arbre coudé, qui est équilibré, a un diamètre de 460 millimètres de diamètre ; son poids est de 20 tonnes. Cet arbre tourne dans deux robustes paliers reliés au cylindre à gaz par quatre tirants en acier forgé qui donnent au moteur l’aspect d’une presse hydraulique. L’ar- bre coudé porte un volant de 5 mètres de diamètre pesant 35 tonnes, et supporté par un palier extérieur.

Le poids total de la machine est de 160 tonnes. Le cylindre à gaz et le cylindre soufflant sont réunis par des entretoises en fonte formant guides pour les tiges de piston.

Le cylindre de la soufflerie a un diamètre de 1,70 mètres et le volume engendré par le piston, à raison de So tours par minute, est de 500 mètres cubes par minute ; la pression de refoulement est de 40 centimètres de mercure. Le moteur développe dans ces conditions de 300 à 550 chevaux utiles.

Les soupapes d’aspiration de la soufflerie sont disposées sur les fonds et sur deux couronnes circonférentielles ; elles offrent un passage ample et facile à l’air aspiré.

Ces soupapes sont des clapets Corliss en acier, de 80 milli- mèties de diamètre et 1 millimètre d’épaisseur, pressés sur le siège par des ressorts à boudin.

Un dispositif spécial est à l’étude, qui permettra à cette machine soufflante d’atteindre la pression de 1 atmosphère avec une réduction du débit de 40 p. c. environ.

Le gaz qui alimente le moteur est pris sur la conduite géné- rale des hauts-fourneaux ; il n’est pas épuré, mais simplement refroidi dans une caisse rectangulaire en tôle de 1,25 mètres

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

X 6 mètres X 6 mètres, par cinq pulvérisateurs Koerting de

10 millimètres; la température du gaz est ainsi ramenée à 20° centigrades environ, condition favorable à une bonne marche.

Le fonctionnement du moteur n’est influencé ni par les pous- sières, ni par l'humidité du gaz. 11 est utile que celui-ci soit le plus froid possible.

La mise en marche du moteur se fait sûrement et simplement; la première explosion est donnée par l’air carburé à l’essence de pétrole ; on n’emploie ni moteur spécial, ni air comprimé pour la mise en train et le moteur part toujours sans difficulté.

Les moyens d'accès à la région du Klondyke. Les mines d’or découvertes dans la région du Klondyke ont provo- qué un mouvement considérable d’immigration dans ce pays, malgré son climat rigoureux et les difficultés de tout genre qu’il présente pour les étrangers. La première de ces difficultés est celle d’atteindre Dawson City, le centre de la région des mines.

11 y a à parcourir environ iooo kilom. sur piste, au milieu des neiges et de la glace, sans autre moyen de transport que des traîneaux. Dès l’entrée de cette route, à 20 kilom. de l’Océan, on est arrêté par une haute falaise de près de 1000 mètres, dont l’accès est des plus difficiles, et dont les deux points de passage principaux sont la White Pass et la Chilkoot Pass. Près de 5000 personnes les franchissent chaque mois. Au début le transport des marchandises sur ces sommets ne pouvait s’effectuer qu’à dos d’homme, et le prix demandé atteignait 5 fr. par kilogr. par la voie de Chilkoot et 6,80 fr. par l’autre voie. Au delà on avait à choisir entre la route de terre, utilisable pendant huit mois de l’année, et la voie du fleuve Yukon qui u’est navigable que pen- dant trois mois et dont les méandres portent à 6000 kilom., au lieu de 2500 kilom., la longueur du chemin à parcourir.

Une première tentative pour améliorer les conditions d’accès de la White Pass fut faite en 1898 par M. Brakett,qui construi- sit une route carrossable. Mais les déclivités en étaient si pro- noncées que deux chevaux pouvaient à peine remorquer 180 kgr. sur un traîneau.

A la Chilkoot Pass on installa un système de halage funicu- laire mu, d’abord par des chevaux, puis par un appareil à gazo- line, et permettant de hisser des charges d’environ 1000 kilogr. Actuellement, de l’extrémité du canal Lynn part une route de voitures qui aboutit presque sans pente à Canyon City ; de un transporteur à câble aérien conduit, jusqu’au sommet de la Chil- koot Pass, les marchandises par charges maxima de 182 kgr.

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En 1898 surgit un nouveau compétiteur, le chemin de fer de la White Pass et du Yukon. 11 fut d’abord établi de Skagway jusqu’au sommet de la White Pass, soit sur 32 kilom., puis fut prolongé de 65 kilom. jusqu’à l’entrée du lac Bennett. Il doit être ultérieurement continué sur 600 kilomètres jusqu’à Fort Selkirk, sur les bords du fleuve Yukon. De ce point à Dawson City il n’y a plus que 300 kilomètres et le fleuve est parfaitement navigable. Grâce au chemin de fer, le tarif de transport des marchandises du lac Lynn au lac Bennett est réduit à o fr. 40 par kilo, soit un vingtième de ce qu’il était il y a deux ans, et des traités ont pu être conclus pour transporter les marchan- dises des villes du Canada jusqu’à Dawson City à raison de o fr. 88 par kilogramme.

Les marines de guerre. D’après Engineering l’Angle- terre possède 70 cuirassés construits ou en construction, alors que pour les autres puissances les chiffres sont : France, 36; Russie, 24 ; Allemagne, 23 ; Italie, 19 ; Etats-Unis, 16 ; Japon, 7.

Ce sont les Italiens qui possèdent les plus grands cuirassés à flot, le Lepanto, ayant un déplacement de 15 550 tonnes, et Yltalia un déplacement un peu inférieur seulement.

Les cinq navires de la classe anglaise Formidable n’ont que 15 000 tonnes, et les trois gros cuirassés récents construits pour le Japon n’atteignent que 15 200 tonnes. Il est cependant dou- teux que les géants italiens puissent résister aux attaques de cuirassés plus petits, mais mieux défendus contre l’action des puissants explosifs.

Tous les cuirassés des Etats-Unis sont modernes ainsi que ceux du Japon.

Parmi les cuirassés construits depuis 1890 on trouve 38 cui- rassés anglais, dont 32 déjà lancés; ce sont de puissants navires dont les plus petits, le Barfleur et le Centurion, ont chacun 10 500 tonnes de déplacement; pour dix d’entre eux le déplace- ment dépasse 14 000 tonnes.

En France, 011 compte, pour la même période, 17 cuirassés dont le déplacement varie entre 6600 et 12 000 tonnes.

Les Russes ont construit depuis 1890, 18 cuirassés dont 11 sont lancés ; ils sont plus grands que les cuirassés français et trois d’entre eux : Borodino, Alexandre 111 et Orel, ont un dépla- cement de 13 300 tonnes.

L’Allemagne a également construit 17 cuirassés depuis 1890, mais un certain nombre de ces navires n’ont que 3000 à 4000 tonnes de déplacement.

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L’Italie depuis 1890 n’a construit que quatre cuirassés : Sici- lian et Sardegna de plus de 13 000 tonnes chacun. et deux autres lancés en 1897, mais non terminés, de 9645 tonnes chacun.

Tous les cuirassés des États-Unis datent de moins de dix ans; il y en a 16, dont six 11e sont pas encore lancés, cinq lancés mais non achevés, et cinq en service. Us sont tous de plus de 10 000 tonnes, sauf le Texas, et les trois derniers projetés attei- gnent 13 500 tonnes chacun.

Quant au Japon, tous ses cuirassés, excepté le Clnin Yen trans- formé, sont de la dernière moitié de la décade ; le plus petit d’entre eux est le Yashima, dont le déplacement est de 12 300 tonnes.

L'emploi industriel de l’air liquide. Lorsqu’on veut se rendre compte de la valeur industrielle de l'air liquide comme producteur de froid ou comme producteur de force motrice, on doit commencer par résoudre les deux questions suivantes :

Quel est le prix de revient de l’air liquide ?

Combien de temps l’air peut-il être conservé à l’état liquide?

Dans les trois dernières années on a construit de nombreuses machines pour liquéfier l’air (système Linde). La plus grande de ces machines consomme environ 100 chevaux-vapeur par heure, pour une production de 50 kilogr. d’air liquide, tandis que les petites machines ne produisent que t kilogr. d’air liquide pour

3 chevaux et par heure. D’après M. Linde, il 11’est pas impos- sible qu'on puisse réduire la puissance consommée à 1 cheval par kilogramme d’air liquide.

En tenant compte des frais d’installation, d’amortissement, etc., on peut adopter 12 cts comme prix de revient minimum d’un kilo d’air liquide.

Quant à la durée de la conservation de l’air sous forme liquide, on a constaté qu’un litre d’air liquide, placé dans un réservoir à doubles parois entre lesquelles on a fait le vide, nécessite 14 jours pour se vaporiser complètement.

Les réservoirs ordinaires, d’une contenance de 50 litres, employés dans la pratique, sont assez bons conducteurs de la cha- leur ; il en résulte que l’air s’y vaporise rapidement, environ

4 °/o par heure. O11 fait des essais pour construire des réservoirs en fer blanc, à doubles parois argentées, dans lesquels on espère réduire la vaporisation à 1 °/o par heure.

Le prix de revient très élevé de l’air liquide rend son usage pour la production du froid 40 à 50 fois plus coûteux que celui

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68q

des machines frigorifiques à ammoniaque, aussi longtemps que les températures sont peu en dessous du zéro centigrade. On 11e saurait donc songer à employer l'air liquide comme producteur du froid que lorsqu’il s’agit d’atteindre des températures très basses en dessous de 50°. D’autre part, l’air liquide ne convient pas non plus comme producteur de force motrice. Pour effectuer le travail d'un cheval par heure, il faudrait jusque 10 litres d’air liquide.

Emploi de l’air liquide comme explosif. Des essais faits avec l’air liquide comme explosif ont été exécutés à Vienne, en présence de représentants du Comité technique militaire. O11 a opéré sur de l’air liquide provenant de la fabrique de Linde, à Munich, et transporté dans des bidons munis de l’enveloppe à vide de Dewar, pour combattre l’évaporation.

Au moment de l’expédition, le mélange liquide, oxygène et azote, contenait 75 % d’oxygène ; soixante-douze heures après, lorsqu’on employa le liquide, on constata que, par suite de l’éva- poration plus rapide de l’azote, la richesse du mélange en oxy- gène était de 85 °/0.

Les cartouches étaient composées d’air liquide, de pétrole et de Kieselguhr (terre d’infusoires). L’air liquide représentait de l’oxygène presque pur (85 % d’oxygène et 15 °/o d’azote) : le kieselguhr joue ici le même rôle que dans la dynamite, celui d’absorbant.

Ces cartouches, appelées oxylignites, peuvent être préparées de deux manières.

Ou peut mélanger l’huile de pétrole et le kieselguhr dans un bassin, et ajouter graduellement l’air liquide. La pâte ainsi for- mée est versée dans les enveloppes des cartouches, lesquelles sont revêtues d’amiante pour prévenir réchauffement par les corps en contact.

On peut aussi charger les cartouches avec le mélange de kieselguhr et de pétrole et y ajouter ensuite l’air liquéfié.

On enveloppe dans certains cas les cartouches d’une feuille de plomb.

Le froid intense à l’évaporation partielle de l'air liquide | rend très pénible la manipulation de ces cartouches, et on ne parvient pas sans peine à y attacher les détonateurs et les fusées. L’évaporation du liquide est très active, surtout dans les car- touches à enveloppes de plomb, et on a remarqué que ces car- II- SÉRIE. T. XVII

41

Cçp

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touches sont moins énergiques. On plaçait les cartouches dans des trous de om,75 de profondeur pratiqués dans le rocher.

Voici les observations faites par le général d'artillerie Hess sur ces essais.

Le mode de préparation des cartouches est peu économique et il est dangereux pour les yeux.

L’évaporation l apide du liquide ne permet pas d’estimer l’effet que produira la cartouche, même d’une manière approximative.

Le kieselguhr et l’huile minérale paraissent bien répondre au but, et l’oxylignite serait un explosif de valeur, sous les réserves qui précèdent.

11 est nécessaire d’employer les cartouches dans les quinze minutes qui suivent leur préparation.

J1 n’y a pas, en général, à craindre de ratés ; mais il est diffi- cile de tirer plusieurs cartouches à la fois, vu la nécessité de les fabriquer sur place, ce qui n’est pas toujours commode, surtout au fond des mines on est exposé à voir les projections de liquide briser les verres des lampes de sûreté.

11 resterait à examiner si le dégagement possible de volumes considérables d’oxygène ne pourrait occasionner des explosions spontanées de grisou ou de poussières de houille.

N. S.

CHIMIE

Les explosifs ( i ). Certaines actions chimiques sont capa- bles de produire, en un temps très court, une quantité considé- rable de gaz ou de vapeurs portés à une très haute température. Le volume que tendent à prendre les produits de la réaction est souvent plusieurs milliers de fois plus grand que le volume pri- mitif des substances mises en jeu. Cette expansion est parfois la conséquence de la seule élévation de température : il en est ainsi dans le pistolet de Volta, l’on enflamme un mélange de 2 volumes d’hydrogène avec x volume d’oxygène donnant

(1) Nature, April 5, 1900: Modem explosives, a lecture delivered at the London Institution by M. J. S. S. Brame.

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2 volumes de vapeur d’eau, soit un volume final inférieur, à la pression et à la température primitives du mélange, au volume des gaz combinés. Mais c’est plutôt une exception : en règle générale, un dégagement abondant et une température élevée travaillent de concert. C’est le cas pour la nitroglycérine. D’après Nobel, la déflagration de ce corps donne une masse gazeuse dont le volume, dans les conditions ordinaires de température et de pression, est 12 000 fois plus considérable que le volume primitif. Grâce à la chaleur dégagée pendant la réaction, ce nombre doit encore être multiplié par 8. On donne plus particulièrement à ces substances le nom A' explosif s et à la réaction chimique qui pro- duit leur déflagration brusque, quand elle s’accompagne d’effets mécaniques énergiques, le nom A' explosion. Le rapport entre le volume des produits dilatés et le volume des substances primi- tives donne, dans bien des cas, la mesure approximative de la puissance mécanique que développe une explosion.

Toute explosion se ramène, en somme, à une combustion rapide qui peut être externe ou interne; de deux espèces d’explosifs.

La combustion est externe, lorsque l’explosif est un mélange mécanique du comburant et du combustible. C’est le cas pour la pondre à canon ordinaire, dans laquelle deux substances aisé- ment oxydables, le soufre et le charbon, sont mélangées à un oxydant énergique, le nitrate de potassium.

La combustion est interne, lorsque chaque molécule de l’explo- sif renferme l’oxygène nécessaire à la combustion des autres éléments. Telles sont plusieurs combinaisons azotées l’oxy- gène se trouve fixé avec peu d’énergie, comme dans la nitrogly- cérine et le fulmicoton.

Ces combustions ne s’accompagnent le plus souvent d’effets mécaniques puissants que si elles s’accomplissent dans un espace fort restreint ; en d’autres termes, il n’y a en général explosion que si l’expansion des produits de la réaction ren- contre une résistance à vaincre. Ainsi, à l’air libre, la poudre à canon et même la dynamite brident sans explosion. Toutefois, si la masse décomposée est très considérable et la déflagration très rapide, la quantité de gaz mis brusquement en liberté peut être tellement grande que, même à l’air, et grâce à la pres- sion atmosphérique, l’explosion se produise. C’est ce qui est arrivé récemment à Saint-Hellens, entre Liverpool et Manchester, l'inflammation d’un récipient pour la cristallisation du chlorate de potassium a amené l’explosion de 80 tonnes de cette substance,

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HEV Uli DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

et cela avec une violence telle que le choc se fit sentir sur une surface de 2000 kilomètres carrés.

Dans tous les cas, la vitesse avec laquelle la réaction s’accom- plit interviendra manifestement comme facteur important. Or, à ce point de vue, la décomposition d’un explosif peut se produire de deux manières différentes.

O11 dit qu’elle est produite par inflammation, lorsqu’on la pro- voque en portant une partie de la masse à une température plus ou moins élevée. Cet échauffemeut se transmet de proche en proche, et en peu de temps toute la masse atteint la température de décomposition.

Ou peut aussi amener l’explosion par détonation : celle-ci donne à l’explosif une sorte de choc initial qui transforme en chaleur une partie de sa force vive ; de élévation de la tempé- rature jusqu’au degré de la décomposition explosive, accompa- gnée d’un nouveau choc plus violent, sur les parties voisines, suivi d’une nouvelle décomposition. Cette succession de chocs et de décompositions transmet la réaction de couche en couche à travers la masse entière, en produisant une véritable onde explosive qui marche avec une vitesse incomparablement plus grande que celle de la simple inflammation. La réaction dans ce cas est pour ainsi dire instantanée, et la décomposition est tellement violente que l’élasticité de l’enveloppe 11’a pas le temps d’entrer enjeu : l’action est locale et l’effet brisant. Un tel explo- sif peut rendre de grands services, lorsqu’il s’agit de faire éclater des projectiles creux. Mais il n’en est plus de même lorsqu’il s’agit de communiquer au projectile une vitesse considérable. S’il faut alors que la réaction se fasse assez vite pour être com- plètement achevée pendant le temps que le projectile met à sortir de l’arme, il faut aussi que le régime de décomposition soit progressif, pour que le boulet soit soumis à la pression la plus considérable et, par conséquent, animé de la vitesse la plus grande au moment il sort du canon; mais, dans aucun cas, ce régime ne peut passer de la déflagration à la détonation propre* ment dite, ce qui ferait infailliblement éclater l’arme.

Poudre à, canon. Nous l’avons déjà dit, la poudre à canon est un mélange de soufre, de charbon et de nitrate de potassium. Ce dernier, par sa décomposition, doit fournir l’oxygène néces- saire à l’oxydation du soufre et du charbon. Quoi qu'il en soit de l’origine de la poudre, c’est en 13^6, à la bataille de Crécy perdue par Philippe de Valois contre les Anglais, qu’elle fit sa

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première apparition sur les champs de bataille. Ce n’était d’abord qu’un mélange grossier des trois substances, mais on 11e tarda pas à voir les avantages que fournirait un mélange plus intime des ingrédients. On constata bientôt aussi l’influence de l’état physique sur l’inflammabilité. Celle-ci est d’autant plus grande qu’il y a plus d’interstices permettant le libre passage de la flamme. Ainsi, la poudre en grains peut brûler deux fois plus vite que la poudre en poussière qui a, d’ailleurs, l’immense inconvénient de perdre vite son homogénéité.

Une autre amélioration, introduite dans la fabrication de la poudre, fut l’emploi en proportions plus favorables des ingré- dients. A l’origine, on se servait de mélanges renfermant des quantités sensiblement égales des différentes substances. On ne tarda pas à s’apercevoir que la quantité de nitrate devait être considérablement augmentée; et ainsi, empiriquement plutôt qu’en se basant sur des considérations théoriques, on en est arrivé aux proportions actuellement employées. Elles varient d’ailleurs suivant l’usage auquel la poudre est destinée et même suivant les pays.

En Belgique et en France on emploie les proportions sui- vantes :

Nitrate de potassium 75

Soufre 12,5

Charbon de bois 12,5

L’Allemagne se sert d’une poudre quelque peu différente :

Nitrate de potassium 74

Soufre 10

Charbon 16

Les proportions employées en Angleterre ressemblent assez bien à celles dont se sert l’Allemagne :

Nitrate de potassium 75

Soufre 10

Charbon 15

1 11 serait difficile de dire laquelle de ces proportions doit être préférée. La composition centésimale 74,7 % de nitrate, 10. 1 °/0 de soufre, 14,2 % de charbon et 1 % d’eau, correspond à la composition moléculaire

16 KN03 + 21 C + 7 S; ce qui donnerait lieu à la réaction :

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16 KN03 -j- 21 C -j- 7 S =~

13 C02 4- 3 CO 4- 8 N2 + 5 K,C03 + K,S04 4- 2 K2S.,

La réaction cependant n’est pas toujours aussi simple et semble dépendre de beaucoup de circonstances : de la pression d’abord, de la pureté des substances et de la nature du charbon, de l’homogénéité et de la densité du mélange.

D’autres changements furent encore introduits, surtout dans le courant du xixe siècle. Le développement continuel du calibre, dans les grands canons modernes, lit adopter une poudre à gros grains cubiques plus facile à manier et brûlant plus lentement. Ces cubes avaient cependant l’inconvénient de 11e pas donner une décomposition progressive : le dégagement des gaz, en effet, étant proportionnel aux surfaces libres des cubes, était beaucoup plus intense au début de la combustion que vers la fin. Pour y remédier, le général Rodman, officier américain, imagina de donner à la poudre la forme de prismes hexagonaux perforés. Dans ces conditions, la surface attaquée augmente an fur et à mesure que la combustion avance et la décomposition devient franchement progressive.

On a bien essayé aussi de temps en temps quelques transfor- mations plus profondes. Ainsi Berthotlet, ayant reconnu à la fin du siècle dernier le pouvoir oxydant supérieur du chlorate de potassium, qu’il venait de découvrir, essaya de le substituer au nitrate. Son essai dut bientôt être abandonné : la poudre ainsi obtenue éclate sous le choc et même par frottement ; elle est brisante, car elle se décompose en détonant. D’autres substitu- tions furent essayées. Ainsi on a voulu remplacer le nitrate de potassium par le nitrate de sodium identique au point de vue balistique, mais coûtant moins cher; malheureusement, ce sel est hygroscopique et la poudre ainsi préparée se conservait très mal.

Nous l’avons vu, la déflagration de la poudre ordinaire donne une assez grande quantité de résidus fixes formés surtout par du carbonate, du sulfate, du sulfure de potassium. Une partie de ce résidu encrasse l’arme, le reste s’échappe sous forme de fumée. Supprimer ou du moins diminuer dans une large mesure cette fumée indiscrète, tel était le rêve des inventeurs militaires et le but de tous leurs efforts. Des expériences nombreuses démontrèrent bientôt que le soufre est le principal agent produc- teur de fumée. Sa présence est cependant éminemment utile : le

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soufre augmente, en eifet, considérablement l’inflammabilité de la poudre. D’après les expériences de Violette, le charbon torré- fié décompose le nitrate de potassium à 400° ; le soufre seul le décompose à 4320 et le mélange des deux le détruit déjà à 250°.

Ne pouvant donc le laisser complètement, on s’appliqua à en diminuer la dose. Ce fut l’origine de la poudre chocolat employée dans l’artillerie de certaines armées. Préparée au moyen d’un charbon incomplètement torréfié qui lui donne sa couleur, elle ne renferme que 3 parties de soufre contre 18 de charbon et 79 de nitrate de potassium. Elle n’est pas encore sans fumée, mais sa fumée est moins épaisse et se dissipe plus faci- lement. Actuellement le problème est résolu, mais par une voie toute différente : la poudre sans fumée n’a plus aucune affinité avec l’ancienne poudre à canon. C’est la nitrocellulose et la nitro- glycérine qui en constituent la base.

Nitrocellulose ou fulmieoton. Ce fut au commencement de ce siècle que Braconnot trouva la propriété que possède l’acide nitrique de former, avec plusieurs matières ligneuses, des produits explosifs. En 1846, Schœnbein tit connaître le fulmieoton. Aussitôt on crut y trouver la poudre sans fumée. Malheureusement, le produit obtenu par Shœnbein était fort instable et plusieurs accidents graves firent bientôt tomber l’enthousiasme. Cependant le général autrichien Von Lenk, conti- nuant ces recherches, démontra que l’instabilité du produitest due à une élimination incomplète des acides retenus par capillarité dans les fibres du coton. Ce n'est qu’en 1865 que Frédéric Abel parvint à vaincre la difficulté. La nitration s’obtient en introdui- sant des déchets de filature, dégraissés avec soin, lavés à fond et desséchés, dans un mélange de 3 parties d’acide sulfurique con- centré et 1 partie d’acide nitrique fort. Cette opération doit se faire à aussi basse température que possible. Le fulmieoton ainsi formé passe ensuite par une longue série de manipulations des- tinées à le débarrasser des acides: traitement dans un extracteur centrifuge, lavages multipliés à l’eau froide jusqu’à disparition de toute réaction acide, lavage à l’eau bouillante un peu alcaline. Enfin pour enlever les dernières traces d’acide retenues par capil- larité, Abel soumet le coton au déchiquetage. Il perd ainsi sa structure physique et se réduit en une pâte excessivement ténue. Celle-ci est envoyée à l’essoreuse d’où elle sort avec une teneur de 23 à 30 °/0 d’eau. On la comprime à la presse hydraulique en exerçant d’abord une pression de 2 à 3 kilogrammes par centi-

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mètre carré, pression qu’011 élève à 1000 kilogrammes environ pour donner la forme définitive. Cette opération, inoffensive si la nitrocellulose est pure, peut devenir dangereuse si un corps étranger reste emprisonné dans le coton.

Le fulmicoton est un éther nitrique de la cellulose. Sa composi- tion 11e semble pas indépendante de la constitution des acides. D’après Vieille, elle s’approcherait de la formule

CL, H2j 08 (NO ) 2

si l’acide est fort concentré.

Avec des acides plus dilués 011 obtient des composés renfer- mant moins d’azote, tels que

C,4 HJ2 0I2 (NO,)8

et constituant les collodions, qui sont moins inflammables. C’est pour cela que dans la nitration du fulmicoton ou emploie le mélange d'acide nitrique et d’acide sulfurique. Ce dernier est destiné «à absorber l’eau formée pendant la réaction et qui dilue- rait l’acide nitrique.

Le point d’inflammation de la nitrocellulose varie de 1 3 à 2230, ce qu’il faut attribuer aux différences de composition. Le bon ful- micoton a son point d’inflammation entre 1800 et 184°. En masses fines, il brûle rapidement sans détoner, et même sur un tas de poudre, sans y mettre le feu. Renfermé dans une enveloppe résis- tante, il détone sous le choc en produisant, d’après M. Rerthelot, une pression de 24 000 atmosphères. Il se conserve et s’emploie à l’état humide aussi bien qu’à l’état sec; et, comme l’a démontré M. Brown, en 1868, il peut éclater au sein de l’eau sous le choc produit par la détonation d’une petite charge de fulmicoton sec.

La nitroglycérine. Découverte en 1847 par Sobrero, la nitroglycérine se prépare et se purifie à peu près comme la nitrocellulose.

Dans un mélange de 5 parties d’acide sulfurique concentré et de 3 parties d’acide nitrique concentré, on introduit, au moyen d’injecteurs à air comprimé, de la glycérine pure en quantité un peu inférieure à la quantité théorique. La réaction s’accomplit d'après l’équation suivante :

C, H5 (OH), 4- 3 HN03 ^ C; H, (NO,), + 3 O

L’eau est absorbée par l’acide sulfurique.

REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES. , 697

Au début de la nitration la température du mélange doit être de 150 ; elle 11e doit jamais dépasser 25''. La nitroglycérine formée pendant la réaction surnage et on peut la décanter. Comme elle est insoluble dans l’eau, on la lave plusieurs fois à l’eau pure, puis, pour enlever toute trace d’acide, au moyen d’une solution de carbonate de sodium, et enfin de nouveau à l’eau pure. On la débarrasse ensuite des traces d’eau et des quel- ques impuretés qu’elle pourrait renfermer encore, en la filtrant sur une couche de sel marin sec. Ainsi purifiée, elle constitue un liquide huileux se solidifiant à 30 ou 40. Chauffée fortement ou encore sous l’effet d’un choc brusque, elle détone ; enflammée, elle brûle sans détonation en donnant des vapeurs nitreuses. La décomposition semble incomplète dans ce cas. Parla détonation, au contraire, la décomposition semble être complète et se faire suivant l’équation

2 Cj Hj (NO J, = 6 CO, + 5 H, O + 3 N, + O

La décomposition donne une quantité considérable de gaz sans le moindre résidu solide.

L’état liquide de ce corps en rend la manipulation assez diffi- cile. Nobel conçut l’idée d’imbiber de nitroglycérine certaines substances poreuses inertes, de manière que le liquide soit com- plètement absorbé, et il reconnut que la matière ainsi obtenue possède un pouvoir explosif sensiblement égal à celui de la nitroglycérine pure qu’elle contient ; elle a en outre l’avantage de mieux résister aux chocs sans faire explosion, et d’être par conséquent plus maniable. Ce fut d’abord le charbon de bois qu’on imprégna de nitroglycérine; mais pour obtenir un pouvoir absorbant plus fort, on eut recours à une terre d’infusoires, appe- lée j Kieselguhr, qui peut absorber trois fois son poids de nitro- glycérine : le produit ainsi obtenu porte le nom de dynamite.

Excellents explosifs lorsqu’il s’agit d’obtenir des effets des- tructeurs, le fulmicoton, de même que la nitroglycérine et la dynamite, sont incapables de servir comme agents propulsifs.

O11 avait les explosifs sans fumée ; mais la poudre à canon jouissant de la même propriété semblait introuvable lorsque deux découvertes faites, la première par Vieille, la seconde par Nobel, vinrent donner la solution du problème.

En 1884, Vieille découvrit qu’en dissolvant entièrement le coton-poudre de façon à détruire sa structure et en comprimant

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REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

le produit obtenu, il devenait possible de le faire éclater sans détoner.

De son côté Nobel, en traitant le collodion par la nitrogly- cérine. obtint une niasse gélatineuse douée d’un pouvoir explosif beaucoup inférieur à celui des corps primitifs.

De deux catégories de poudre sans fumée : l’une à base de coton-poudre pur, l’autre formée d'un mélange de coton-poudre et de nitroglycérine.

Pour obtenir la poudre à base de fulmicoton, on introduit celui-ci tel qu’il sort de l’essoreuse dans un dissolvant approprié qui est l’acétone, le mélange d’alcool et d’éther, ou l’acétate d’éthyle suivant la teneur en azote. Après le malaxage qui dure de 6 à 8 heures, la substance est soumise au laminage qui augmente la densité du produit, lui donne une texture uniforme et opère un commencement de dessiccation. Les lames ainsi obte- nues sont découpées en rubans et lamelles et enfin séchées. On doit avoir soin de bien éliminer toute trace du dissolvant; sans cela, cette élimination se fait pins tard en déterminant une dimi- nution de densité, ce qui accélère la vitesse d’inflammation et pourrait amener des détonations. Cette élimination se fait dans des étuves chauffées à 400 et traversées par des courants d’air énergiques ; dans certaines fabriques on chauffe l’explosif dans le vide.

La poudre des fusils Lebel, modèle 1886, est de ce genre; elle a permis d’accroître de 100 mètres, pour les mêmes pressions, les vitesses qui pouvaient être pratiquement utilisées dans cette arme avec la poudre noire.

Les poudres renfermant de la nitroglycérine se préparent un peu différemment. On en rencontre surtout de deux sortes : la balistite et la lilite de Nobel ; la cordite d’Abel et Dewar.

La poudre Nobel. C’est un composé de 50 °/0 de nitrogly- cérine et de 50 °/0 de fulmicoton ; on y ajoute souvent 1 °/o d’une substance organique telle que l’aniline.

La seule difficulté consiste à incorporer à la nitroglycérine une quantité aussi forte de nilrocellulose, puisque à 8 ou 10 °/0 déjà la nitroglycérine est solide. 11 s’ensuit qu’il reste parfois des quantités considérables de nitroglycérine non mélangées, ce qui constitue un danger de détonation. Dans les commence- ments, on opérait à basse température, à 8°, sur un excès de nitroglycérine qui n’agissait pas à cette température. Cet excès était ensuite éliminé à la presse ou à l’essoreuse. Ce mode d’opé-

REVUE DES RECUEILS PÉRIODIQUES.

699

ration présentait beaucoup de dangers ; aussi a-t-il été aban- donné. On opère actuellement d’après une méthode due à MM. Lundholm et Sayers. Le coton-poudre est introduit dans un récipient en tôle contenant de l’eau à 6o°. Un violent courant d’air maintient la masse en agitation et produit un liquide laiteux homogène dans lequel on introduit peu à peu la nitroglycérine. Lorsque celle-ci est complètement absorbée, on élimine l’eau en faisant passer la masse au laminoir, chauffé à 500 ou 6o°. Dans ces conditions la combinaison des deux substances devient com- plète : les plaques ainsi obtenues sont ensuite coupées en disques pour la balistite, en lamelles pour la fîlite.

La cordite. Pour fabriquer la cordite, MM. Abel et Dewar emploient de la nitrocellulose portée au plus haut point de nitra- tion et insoluble dans le mélange d’alcool et d’éther : 37 parties de coton-poudre desséché sont mélangées à la main avec 58 par- ties de nitroglycérine. A ce mélange, 011 ajoute la quantité vou- lue d’acétone (19 à 20 kilogrammes pour 100 kilogrammes du mélange), et le tout est soumis à un malaxage de 3 heures et demie. Après quoi on ajoute 5 parties de vaseline et on continue le malaxage pendant 3 heures et demie. La vaseline a pour effet de déposer dans le canon un léger enduit qui prévient l’usure en diminuant le frottement. Le produit sorti du malaxeur est introduit d’abord dans un moule en bois et comprimé légère- ment ; puis, au moyen d’une presse, on le fait passer à la filière. Le fil qui en sort est enroulé sur des bobines métalliques et chauffé à 40° environ.

Les effets obtenus par ces poudres sans fumée sont considéra- bles : Les 90 000 litres de gaz auxquels la charge de 100 kilos de poudre sans fumée donne naissance développent dans l’arme une pression de 2700 atmosphères qui soumet la fermeture de la culasse à une poussée de 2 600 000 kilos. Sous cette action des gaz, qui s’exerce pendant 75 dix-millièmes de seconde, le projec- tile de 300 kilos sort de la bouche du canon avec une vitesse de 900 mètres par seconde. 11 emporte avec lui une puissance vive de 12500000 kilogrammètres, lui permettant de perforer à 3000 mètres de distance une plaque d’acier de 55 centimètres d’épaisseur (1).

La lyddite. Il reste à dire un mot de la lyddite que la

(1) G. Canes, Revue Scientifique, 17 mars 1900.

700

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

guerre actuelle a rendue célèbre. La lyddite n’est autre chose que l’acide picrique ou trinitrophenol C& H2 (N02)3 OH.

Ce corps, soumis à l’action de la chaleur, fond et peut même se sublimer à condition d’opérer sur des quantités relativement faibles. Chauffé brusquement, il détone avec force, surtout s’il est enfermé dans une enveloppe résistante qui permette à la pression de s’établir. Il produit alors des effets destructeurs plus marqués que ceux de la dynamite.

La sensibilité de l’acide est augmentée en transformant la poudre en masse plus considérable, soit en la granulant au moyen d’une solution de collodion, comme on le faisait dans les premières formes de mélinite ; soit en la versant fondue dans l’obus, comme on le fait pour la lyddite.

Une décomposition complète ne donne que des produits gazeux parmi lesquels domine l’oxyde de carbone

C5 H* (N(L)j OH = 6C0 + H20 -!- 3N + H.

Parfois cependant l’explosion de l’obus est accompagnée d’une fumée jaune qui semble être de l’acide non décomposé. La réaction serait alors incomplète.

J. Pauyvels, S. J.

TABLE DES MATIÈRES

DU

DIX-SEPTIÈME VOLUME (deuxième série)

TOME XL VII DE LA COLLECTION

LIVRAISON DE JANVIER 1900

L’œuvhe de M. J. H. van ’t Hoff, par M. P. Duhem. . . 5

L’impôt sur les successions en Angleterre, en France et en Belgique. Étude de législation financière comparée (fin), par M. J. Vanden Bossehe. ... 28

Les étoiles. Leur distance a la terre, leur nombre, leur distribution dans l’espace, par le R. P. V.

Meurs, S. J 80

A propos du libre arbitre, par .L .S 118

Étude sur les erreurs d’observation, par M. Goedseels. 144

Le centenaire de l’Institution royale de la Grande-

Bretagne, par M. G. Van der Mensbrugghe . . . 175

Les Léonides, par R. J 204

Variétés. I. L’Université de Louvain, par A. D. . . 249

IL Histoire de V Architecture, par M. M. d Ocagne. 260

Bibliographie. I. Leçons nouvelles sur les applications géométriques du calcul différentiel, par W. de Tannenberg, M. d’Ocagne 269

IL P. Mansion : 1 et 2. Introduction à la théorie des déterminants (édition française et allemande).

3 et 4. Éléments de la théorie des déterminants (éd. fr. et ail.) 271

702

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

III. Exercices d’arithmétique. Énoncés et solutions,

par J. Fitz-Patriek et Georges Chevrel, avec une préface de M. Jules Tannery, J. T. . . 275

IV. L’évolution de l’astronomie chez les Grecs, par

J. Thirion, S. J., P. Mansion 277

V. Lois générales de la Chimie, par G. Chesneau,

H. De Greeff, S. J 280

VI. Précis de Chimie, par A. Legros. lre et 2me par-

ties, H. De Greeff, S. J 283

VIL A Treatise of Cristallography by W. J. Lewis,

C. d. 1. V. P 286

VIII. Traité de Géologie, par A. de Lapparent, 4e édi- tion, C. d. 1. V. P 288

IX. Le globe terrestre : 1. La formation de l’écorce terrestre. 2. La nature des mouvements de l’écorce terrestre. 3. La destinée de la terre ferme et la durée des temps géologiques. Trois volumes, par M. de Lapparent, C. de Kirwan. 294

X. Les Origines. Questions d’Apologétique, par

J. Guibert, S. S., 2e édition, C. H 299

XL Principes d’hygiène coloniale, par le Dr G.

Treille, Dr A. Dumont 304

XII. Institutiones philosophiae moralis,auctore A. Cas-

telein, S. J., E. V. S 307

Revue des recueils périodiques.

Anthropologie, par A. A 308

Chimie, par le R. P. H. De Greeff, S. J 319

Ethnographie et Linguistique, par J. G 322

Correspondance : Réponse a une critique, par M. Thomas

Escriehe 340

Réponse de M. Vandevyver 348

TABLE DES MATIERES.

70 3

LIVRAISON D’AVRIL 1900

Les trépanations préhistoriques, par M. le Mis de

Nadaillac 358

L’Origine de l’homme, d'après Ernest Haeckel, par le

R. P. Fr. Dierckx, S. J 390

Les Victimes de l’Electricité, par M. Aimé Witz. . . 435

L’état présent de l’Espagne et la campagne des Cham- bres de Commerce, par M. Aristide Dupont. . . . 479

La dissociation psychologique. I. Le Sommeil, par M. A.

Arcelin 511

Gheel, colonie d’aliénés, par M. Paul Masoin. . . . 548

Variétés. I. Martin Van Marum, par J. L. S. J. . . 507

II. Le Monde sous-marin, par M. C. de Kirwan. 575

III. De la justice en matière d'impôt, par M. le Cte

Domet de Vorges 588

Bibliographie. I. Encyclopaedie der Matlieniatischen Wissenschaften, lierausgegeben von H. Burk- hardt und W. F. Meyer, P. Mansion. . . . 597

IL Eléments de la théorie des nombres. Congruences. Formes quadratiques. Nombres incommen- surables. Questions diverses, par E. Cahen,

Ch. -J. de la Vallée Poussin 601

III. Leçons sur les fonctions entières, par Emile

Borel, M. d'Ocagne 604

IV. Encyclopédie scientifique des aide-mémoire. Sec-

tion de l’Ingénieur : 1. La liquéfaction des gaz et ses applications, par J. Lefèvre, A. G. 608

2. Essai des matières textiles, par J. Persoz. 609

3. Résistance électrique et fluidité, par Gouré

de Villemontée 610

V. Leçons de cosmographie, par MM. Tisserand et

Andoyer, 2e édition, M. d’Ocagne 611

VI. Elenienti di Fisica eompilati da Fabio Invrea.

Vol. I. Meccanica-Calore, J. T 613

REVUE DES QUESTIONS SCIENTIFIQUES.

7°4

VII. Leçons d’optique géométrique, par E. Wallon,

J. T 616

VIII. Leçons sur l’électricité, par Eric Gérard, 6e édi-

tion, P. Roland 618

IX. Prehistoric Scotland and ils place in European Civilisation, by Robert Munro, J. van den Gheyn, S. J 620

X. La Céramique ancienne et moderne, par E. Gui-

gnet et Édouard Garnier, Jean d'Estienne. . 630

XL Doctrines et Problèmes par le P.Luc.Roure, S.J.,

,L .S 636

XII. La faillite du Matérialisme : 1. De Lucrèce à nos jours. 2. Les phénomènes physiques : l’atome, les gaz, la chaleur et l’énergie. 3. L’éther, l’attraction et la pesanteur. Conclusion. Trois vol., par Pierre Courbet, C. de Kirwan. . . 638

XIII. Le problème de la Mémoire, essai de psycho- mécanique,par le DrPaul Sollier,G.Lechalas. 643

Revue des recueils périodiques.

Physique, par J. B. S. J 648

Physiologie, par le R. P. G. Hahn, S. J 663

Riologie, par M. Fernand Meunier 673

Sciences industrielles, par N. S 677

Chimie, parle R. P. J. Pauwels, S. J 690

Louvain. lmp. Pollelkis & Ceuterick. 30, rue dt s Orphelin?, 30

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