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RÉFLEXIONS D'UN SOLITAIRE

Cet ouvî'age a été tiré à 42S exemplaires

sur papier de Hollande à la cuve Vaji Gelder Zonen,

numérotés de i à 42S.

Exemplaire n" '-Oo

PORIKAir l)K (ÎRÉTKV (lySS) par M""' Vinée Lebrun (Musée de Versailles).

ŒUVRES COMPLETES DE GRETRY PUBLIÉES PAR LE GOUVERNEMENT BELGE

RÉFLEXIONS

D'UN

SOLITAIRE

PAR

A.-E.-M. GRÉTRY

MANUSCRIT INEDIT

PUBLIÉ PAR LES SOINS DE LA COMMISSION POUR LA PUBLICATION DES ŒUVRES DES ANCIENS MUSICIENS BELGES

AVEC UNE INTRODUCTION E,T DES NOTES

PAR

Lucien SOLVAY et Ernest CLOSSON

TOME PREMIER

BRUXELLES & PARIS

LIBRAIRIE NATIONALE D'ART ET D'HISTOIRE G. VAN OEST cS: C'e, ÉDITEURS

1919

é-^3 A3

INTRODUCTION

Grétry avait environ quarante-six ans. Applaudi et admiré universellement comme le plus spirituel, le plus tendre, le plus français des musiciens dramatiques, il était alors dans toute sa gloire ; il avait composé et fait repré- senter ses meilleurs opéras, le Tableau parlant, Zémire et Azov, Liicile, \ Amant jaloux, la Caravane du Caire,

\ Epreuve villageoise, Richard Cœur -de -Lion Les

œuvres qui devaient suivre allaient connaître des fortunes diverses, heureuses parfois, mais inférieures en somme à celles de ces partitions-là. Déjà en cet esprit charmant et fécond les sources d'inspiration commençaient à se tarir. Quoiqu'il fût dans la force de Tâge, vaguement approchait l'heure, désirable pour lui-même et pour tous, d'une

retraite prudente Il s'en rendait compte et, de bonne

grâce, il s'y résignait. Il s'y résignait d'autant mieux que, dans sa pensée, cette retraite ne serait pas inactive et sté- rile. Une ambition nouvelle le tourmentait ; à sa couronne glorieuse de musicien, il rêvait d'ajouter un fleuron de -plus : celui de littérateur. Dans ses luttes incessantes pour

la conquête de la renommée, n'avait-il pas coudoyé les personnages les plus illustres, assisté à d'innombrables événements, remué dans son cerveau tant d'idées délicates et neuves, qu'il avait cherché à exprimer dans son art? Ces idées, de quel prix ne seraient-elles pas, exprimées sous une autre forme, moins concrète? Ces impressions et ces souvenirs d'une carrière brillante entre toutes, com- bien la postérité lui serait reconnaissante de les lui com- muniquer avant qu'il disparût ! Et combien précieux aussi les conseils d'un tel maître, fruits d'une expérience longue et fructueuse!... C'était la coutume alors, parmi les gens de lettres, d'écrire leurs Mémoires : Grétry voulut écrire les siens, moins encore, nous avoue-t-il aimablement, pour instruire la postérité que pour contenter ses propres désirs. Il en publia le premier volume en 1789, sous le titre à! Essais sur la musique. La suite se fit attendre : peut- être même, repris tout entier par sa musique, n'aurait-il pas songé à nous la donner si de grandes douleurs qui le frappèrent en ce moment, la mort coup sur coup de ses trois filles, Jenny, Lucile et Antoinette (en 1787, en 1790 et en 1797), ne l'avaient déterminé à chercher en des travaux plus paisibles que ceux qu'exige la vie de théâtre les consolations dont son cœur de père avait besoin. C'est alors qu'il écrivit le deuxième et le troisième volumes de sts Essais ; ti, chose inattendue et un peu regrettable, ce n'est plus de ses succès et de sa gloire qu'il songe à nous y entretenir : tout ce qui, dans le cours de sa carrière, l'avait retenu et passionné, il paraît, dès cet instant, s'en désin- téresser. Ces deux derniers volumes de Mémoires (ou Essais sur la musiqtie), publiés en 1797 sous les auspices du Gouvernement, sont purement didactiques : le compo- siteur, que le début de son ouvrage nous avait montré avant tout épris de sa renommée, soucieux de ce que diront

de lui les siècles futurs et de ce qu'en pense le siècle pré- sent, a fait place tout à coup au moraliste et au profes- seur; ceux-ci, presque seuls, font entendre leur voix, exprimant, sur mille sujets variés, des idées générales, que des liens plus ou moins artificiels rattachent à la pratique de l'art que le musicien a illustré. Puis, ça et là, au milieu de ces graves théories, la douleur du père qui pleure la mort de ses enfants éclate comme un sanglot. C'est ainsi que, dans quelques pages d'une émotion poignante, il nous raconte comment il a perdu ses trois filles bien-aimées (i) ; il serait difficile de les lire sans attendrissement.

« Le chagrin a éteint presqu'entièrement mon ima- gination », déclare Grétry dès les premières pages du second volume de ses Essais (note de \ Introduction); « ces second et troisième volumes sont plutôt un ouvrage de raisonnement que d'imagination ». Il disait vrai. Etait-ce la faute des épreuves qui l'avaient accablé, ou bien simple coïncidence des événements? Toujours est-il que ce retour vers le passé, traduit par un tel changement d'humeur et d'esprit, marqua presque soudainement chez le composi- teur un arrêt vers l'avenir. Certes, pendant que se mou- raient ses filles, Grétry avait signé encore Raoul Barbe- Bleue ( 1 789) , Pierre -le- Grand et Guillaume Tell ( 1 790 et 1791), Lisbeth t\, Anacréon {\^g6 et 1797); mais, mal- gré des pages remarquables, ces ouvrages, bien que conçus dans la plénitude de ses facultés, ne valaient pas leurs aînés. Il ne les avait pas créés dans la joie; ils étaient nés de nécessités ou de circonstances, d'engagements pris, de promesses données. La Révolution lui imposa aussi des tâches auxquelles il ne put se soustraire : elles ne lui furent point favorables. Celles qui suivirent le lui furent moins encore, avec Elisca (1798), le Casque et les

(i) Essais sur la musique, t. II, chap. LXVII injine.

Colombes (1801) et enfin Delphis et Mopsa (1802), qui clôt la série sans aucun éclat. Après quoi le chantre de Richard se tut définitivement. Il avait charmé toute une génération : sa mission était accomplie.

Le foyer de son inspiration éteint, le maître vieillis- sant se réfugia, selon son propre aveu, dans le « raison- nement » . A peine les deux derniers volumes de ses Essais avaient-ils paru qu'il s'attelait à un nouveau livre qui continuait le précédent : De la Vérité, ou ce que nous fumes, ce que 7ious sommes, ce que nous devrions être. Et c'était aussi, comme le titre l'indiquait clairement, un ouvrage de « raisonnement plutôt que d'imagination ». Plus que jamais, et bien décidément cette fois, le compo- siteur délaissait la musique pour la littérature ; et, loin de dissimuler l'affaiblissement de ses facultés productives, il la proclamait avec la plus entière sincérité : « Je le dis franchement, dit-il, soit parce que j'avance en âge (il était en 1741), ou que les républiques ne sont pas le pays des illusions, aujourd'hui la musique m'intéresse moins

qu'autrefois Le langage musical a pour moi trop de

vague : arrivé presque à la vieillesse, il me faut quelque chose de plus positif. L'homme de tous les âges est charmé par l'attrait des beaux-arts, mais leur profession, en ce qui a rapport au génie, ne convient qu'à l'âge l'imagination et ses doux prestiges sont dans toutes leurs forces. Il est temps de préparer ma retraite, et la philosophie, la raison, qui sont une même chose, deviennent mon partage ».

Un tel renoncement, chez un homme que le succès aurait pu enivrer, n'allait pas sans quelque décourage- ment. On en retrouverait peu d'exemples parmi les musi- ciens célèbres. Mais il est tout à la louange de Grétry, et ne saurait s'expliquer par le chagrin seulement. La clair- voyance d'un jugement sévère guidait sa volonté.

IV

Les trois volumes de la Vérité paraissaient en 1801 (l'an IX, à Paris, chez Pougens). Et, aussitôt après, la même année, le Maître, ayant rempli ses derniers enga- gements de compositeur dramatique, et inébranlablement résolu à ne plus en accepter d'autres, entreprenait un tra- vail du même genre, mais beaucoup plus considérable encore : les Réflexions d'tm solitaire, qui devait être son véritable testament intellectuel. Installé depuis trois ans dans l'ancienne demeure de Jean -Jacques Rousseau, Ermitage d'Emile », qu'il avait acquise, il y travailla sans relâche jusqu'à sa mort (24 septembre i8i3). Il n'eut point la joie de le voir livré au public, et il n'y songeait point d'ailleurs. Ecrit au jour le jour, il le considérait comme un legs fait à ses héritiers, comme un dépôt sacré renfermant sa pensée la plus intime. Sans aucun doute, quoi qu'il en ait dit, il se flattait que cette pensée serait communiquée au monde après lui ; malheureusement, ses héritiers ne se préoccupèrent point de la garder aussi res- pectueusement que le souhaitaient ses intentions et ses désirs. L'ouvrage formait huit gros cahiers in-quarto, écrits de sa main d'un bout à l'autre (i), d'une écriture large et ferme (2), avec, en marge, de nombreux ajoutés et des annotations, et, en tête, des tables des matières. A la mort de Grétry, ces huit cahiers manuscrits, soigneu- sement reliés, furent déposés chez le notaire de la succes- sion, M'' Lahure ; ils y restèrent jusqu'en 1820; après quoi, les héritiers ne trouvèrent rien de mieux que de se les partager!... Dispersés au hasard, ils s'en allèrent de divers côtés, on ne sait où, parfois déchirés, lacérés, dis- tribués par fragments, sous prétexte de souvenirs, à de

(i) Une trentaine de pages (aSi à 282) du chapitre XXXI du tome I sont d'une autre écriture, féminine, scmble-t-il; en marge, les ajoutés et les notes sont de la main de Grétry.

(2) Nous reproduisons plus loin, en iac-simile, le titre général de l'ouvrage.

quelconques amateurs d'autographes, puis égarés chez les bouquinistes et dans les ventes publiques, ou perdus même totalement. Seul, un petit-neveu de Grétry, M. Paul de Grétry, vraiment soucieux de la mémoire de son ancêtre, a conservé intacts trois de ces précieux volumes, le pre- mier, le deuxième et le sixième, qu'il avait pu sauver du naufrage. Il y a quelques années, on s'est avisé de recueillir les autres épaves, en essayant de reconstituer l'ouvrage tout entier, et l'on y est parvenu en partie : la Bibliothèque nationale de Paris possède le cinquième volume, prove- nant de la succession de Cécile Grétry, née Buchet, la petite-nièce du Maître, mais auquel manquent cependant quatre chapitres. La Bibliothèque de l'Opéra a acquis le quatrième volume, qui avait appartenu avant cela au très distingué musicologue, M. Charles Malherbe. Une partie du troisième volume (chapitres XXVI et XXX), le septième en entier, sauf quatre chapitres, et cinq chapitres du hui- tième sont à Liège, au Musée Grétry. Quelques fragments encore ont pu être retrouvés. Le reste, tout le fait craindre, n'existe plus.

C'est cet ouvrage, resté inédit, à part deux ou trois fragments parus dans les revues (i), que la « Commission pour la publication des Anciens musiciens belges » publie aujourd'hui sous les auspices du Gouvernement belge, comme complément à l'édition définitive des œuvres musi- cales de Grétry entreprise par elle il y a près de trente ans et qui, à l'heure actuelle, est à peu près achevée (2). Il eût été injuste de le laisser ignorer plus longtemps de tous ceux qu'intéressent le passé artistique de la Belgique, les mai-

(i) L Annuaiit' du Cunservatoire ru)jl de Brujcelles (>i\' année, i8gi) a publié le chapitre XXIX du deuxième volume; le Mercure de France (numéro du i6 novembre igiS') a donné le chapitre IX du cinquième volume; enfin un autre fragment, sans indication d'origine, a paru dans la Revue de Paris (avril 1S45).

(2) Actuellement, quarante-deux partitions (piano, chant et ori hostre) i>nt paru. 11 en

VI

très qui l'ont illustré et, en particulier, le délicieux com- positeur dont l'art lyrique s'enorgueillit à bon droit. Assu- rément, tout n'y est pas excellent, pas plus que dans les trois volumes des Mémoires ou Essais sur la musique et dans les trois volumes de la Vérité ; il y a là, pourrait-on dire, « du bon, du mauvais et du pire ». Le principal attrait de cet ouvrage est son extrême diversité. « Un peu de tout » pourrait, dit lui-même Grétry (vol. II, chap. L), lui servir d'épigraphe. » Ailleurs, il appelle ses Réflexions « les joujoux de ma vieillesse (vol. VII, chap. XIX) », ou encore : « une récapitulation d'idées propres à l'âge avancé, une espèce de polype littéraire qu'on peut couper partout et qui partout se rejoint (vol. I, chap. LVII) ». Il va même jusqu'à les qualifier non sans quelque raison parfois de « radotages (vol. VI, chap. I) »... Ne nous y fions pas trop cependant ; cette modestie, ainsi que nous le verrons plus loin, cache un peu de vanité ; mais elle est pleine de bonne grâce et donne un charme de plus à sa sincérité.

Grétry revient souvent, avec insistance, sur les rai- sons qui l'ont déterminé à écrire ses Réflexions. Tantôt il s'en explique, comme ci-dessus, avec une souriante bon- homie, « La solitude, dit-il encore (vol. I, chap. I), a fait naître ces réflexions que j'eusse volontiers intitulées Rêve- ries du promeneur solitaire si Jean-Jacques Rousseau ne se fût emparé de ce titre avant moi »... Et il ajoute que c'est dans les mêmes lieux, encore tout embaumés des sou- venirs du philosophe de Genève, qu'il a jeté sur le papier « ces idées philosophiques que l'hermitage d'Emile semble inspirer à ceux qui l'habitent ». Cette candeur n'est-elle

reste sept à paraître. La Commission était ainsi composée en 1914, au moment la guerre interrompit ses travaux : MM, Emile Mathieu, président; Lucien Solvay, secrétaire; Sylvain Dupuis, Paul Gilson. J. Van den Eeden et Léon Du Bois, membres; Ernest Closson et Ad. Wouters, membres-adjoints. M. Van den Eeden, décédé depuis, a été remplacé par M. Karl Mestdagh.

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pas délicieuse? Puis : « C'est après avoir fait plus de cin- quante opéras que je passe doucement les dernières années de ma vie en écrivant bien plus pour être occupé que dans l'idée fastueuse d'instruire les hommes... » Enfin : « Il régnera dans cet ouvrage une espèce de désordre »...

Mais bientôt le naturel revient au galop. « Baga- telles », « joujoux », « radotages », peut-être; Grétry nous l'a avoué, très humblement, et nous pouvons l'en

croire jusqu'à un certain point. Il n'empêche qu'il en

fait tout de même quelque cas; jugez-en. A maintes reprises, il n'hésite pas à se comparer à un philosophe qui n'est certes pas le premier venu, à Montaigne... Ma foi, oui ! à Montaigne, pour sa littérature, comme il se com- pare à Pergolèse pour sa musique. Des personnes aux- quelles il a lu des fragments de son livre le lui ont dit : « C'est du Montaigne! » Et il les croit sincèrement. Au fait, Montaigne, dans ses Essais, n'a guère parlé des femmes ; et il en parle, lui, beaucoup : il le continue donc, il le complète... Encore un peu, et il lui serait supérieur! En tout cas, il se déclare « plus fort que lui dans cette partie »... Voyez, à cet égard, le quatrième volume, cha- pitre X, in fine, et chapitre XV; le cinquième volume, chapitre XXI ; le septième volume, chapitre XIX; etc.

D'autre part, nous confie-t-il aussi (vol. IV, chap. XXV), un savant a estimé que le mot de « Rêveries » ou de « Reflexions » est un peu trop familier, et eût convenu à un tout autre ouvrage que celui-ci, « qui est philosophique et moral » ; ce savant lui a proposé ce titre meilleur : Rapports oitre le physique et le moral des choses. . . Grétry repousse ce titre, qu'il trouve trop « fastueux » ; mais on sent bien (juc la proposition le flatte infiniment. Il a la conviction, au fond de lui-même, de faire œuvre de philo- sophe et de moraliste; ce rôle lui plait, lui tient au cœur,

VIII

le soutient dans l'accomplissement de ce qu'il considère volontiers, en véritable disciple des Encyclopédistes, comme un devoir humanitaire. Ainsi grandit peu à peu à ses yeux bienveillants la portée de ce qu'il nous avait présenté tout d'abord comme de simples divertissements de vieillard inoccupé.

A vrai dire, ce côté un peu trop ambitieux de son travail nous attacherait médiocrement, et nous serait même assez indifférent, s'il n'était signé de l'auteur de Richard Cœiir-de-Lion. Grétry a vécu dans l'intimité des erands hommes de la fin du dix-huitième siècle ; il a connu Diderot, Grimm, J.-J. Rousseau; il les a lus assi- dûment ; il a disserté avec eux ; et non seulement il peut nous apprendre à leur sujet des choses capables de piquer notre curiosité, mais il s'est imprégné de leurs doctrines et s'est efforcé de se les assimiler au point parfois de croire qu'elles sont un peu les siennes. Le fait est qu'il n'y a point d'intelligence plus attentive aux multiples manifes- tations de l'esprit humain. Tous les sujets lui paraissent accessibles; s'il ne les comprend pas toujours très claire- ment, il en est toujours curieusement enthousiaste. Les récentes découvertes de la physique, de la chimie et de la médecine l'ont ébloui ; il a une confiance aveugle dans l'avenir de la science. Ayant l'orgueil justifié d'avoir ouvert à la musique dramatique des voies nouvelles, il accueille avec joie tous les progrès, et souvent môme les présage, par une vague et inconsciente intuition. Les théories naissantes de l'hérédité, de l'origine des espèces, du transformisme le séduisent et le troublent ; il lui arrive d'émettre des idées sont en germe des systèmes dont le dix-neuvième siècle s'enorgueillira à juste titre. Il y a du prophète dans ce musicien. Ce qui n'empêche point son cœur sensible d'artiste de lutter avec sa raison, de se

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laisser dominer par des influences beaucoup moins posi- tives. La bizarre religiosité de son temps, mêlée de tant d'éléments hostiles, renforcée par les ferments de son édu- cation première, le laisse plein de doute et d'inquiétude. Le culte de l'Etre suprême n'a pas suffi à sa soif d'idéal. Et alors il s'efforce de concilier en lui ce positivisme scientifique avec ce mysticisme, les lumières de son esprit critique avec les vacillants flambeaux de . ses croyances d'enfant; tout en admettant l'éternité d'un univers sans commencement et sans fin, il affirme l'existence d'un Dieu créateur et proclame avec force l'immortalité de l'àme (i). En somme, il est religieux à la façon de J.-J. Rousseau, dont il a épousé les théories sociales et les paradoxes, moins par conviction que par coquetterie; il lui a succédé comme habitant dans son Ermitage : il voudrait bien nous faire croire qu'il lui a succédé aussi intellectuellement. Comme lui, il déclare la guerre à la civilisation au nom des droits de la nature, et c'est la nature qui lui démontre Dieu. Seulement, il se fait de celle-ci une idée assez différente : pour Rousseau, elle vivait dans le charme, la diversité et la splendeur de ses paysages non moins que dans ses créatures ; pour Grétry, tout cela semble lettre morte. Au milieu même du décor magnifique qui inspira au philosophe genevois ses élans les plus lyriques, sa sensibilité reste muette ; pas une seule fois il ne nous apparaît réellement impressionné. Aime-t-il la campagne, comme l'aimait son illustre devancier? Sans doute; mais il ne nous en dit rien. L'Ermitage ne lui a communiqué aucune des émotions (|uc nous pouvions espérer lui voir traduire par la

(i) V(iy</ il ( c pKjpus son iiiricux }irt)|ct de icniple à ri^trc suprême, avei céré- monie annuelle (>t choeur (paroles et musique), en l'honneur du i< Créateur de l'univers ». vol. Il.chap. IV.

X

plume, lui qui les avait si souvent traduites dans sa musique. Il n'en a aperçu, dirait-on, ni les ruisseaux, ni les grands bois voisins, pleins d'harmonies agrestes, et le chant des oiseaux qui peuplent leurs ombrages n'a point caressé son oreille de musicien et de poète. Pour Grétry, la nature, c'est l'homme uniquement.

Cependant, de tant d'abstractions, de raisonnements qui veulent être profonds et de commentaires philoso- phiques et scientifiques, la personnalité du compositeur se dégage bientôt. Au fond, c'est elle toujours, heureuse- ment, qui domine, et reparaît lorsqu'on s'y attendait le moins. A certains moments, Grétry n'est pas fâché de l'occasion qui s'offre à lui de se défendre contre des cri- tiques — évidemment injustes dont il fut jadis la victime, de rappeler ses succès, de nous dire, aussi modes- tement que possible, de lui-même et de son « génie », beaucoup de bien, et surtout de se venger de ses anciens ennemis... Car, comme tout homme célèbre, il eut, cela va sans dire, des jaloux et des envieux. Certains chapitres des Réflexions d'un solitaire sont de vraies pages de polé- mique, acerbes et bien troussées. Reconnaissant aux hommes qui l'aimaient et qui l'admiraient, il est impi- toyable pour les hypocrites et les méchants. Un de ses collaborateurs, Marmontel, tenta de le rabaisser : Grétry lui fait payer cher son irrévérence et son mépris. Il étend même sa vengeance sur la race tout entière des hommes de lettres, qui lui furent pourtant si utiles, et principale- ment sur celle des gazetiers, faux journalistes, « hommes de lettres de seconde classe », qui se permirent de le méconnaître, voire de le discuter. Et cette petite guerre traditionnelle entre auteurs et critiques est divertissante à souhait.

En fin de compte, Grétry, dans ses Réflexions

comme dans ses Mémoires, rattache à la musique la plu- part des sujets qu'il traite. « yu'on soit persuadé en lisant mes écrits, dit-il, qu'il faut connoître le cœur humain, savoir analyser les sensations de l'homme, au moins par instinct, pour être bon musicien... Je répète ici ce que j'ai dire dans mes précédens ouvrages : J'avois trop senti les choses pendant ma longue carrière dramatique pour résister au besoin de jeter mes idées sur le papier après les avoir dépeintes poétiquement et abstractivement dans ma musique (vol. II, chap. LV, § 2). » Ailleurs il s'excuse de parler de ce que l'on pourrait ne pas consi- dérer de sa compétence : « Comment, dira-t-on, un musicien peut-il, ose-t-il...? » Sa réponse est victorieuse : « Un musicien comme moi a étudier tous les tons ; les tons sont accompagnés d'une pantomime, et la panto- mime et le ton décèlent la conscience de tous, véridiques ou menteurs. Je suis, si vous voulez, devenu philosophe par les oreilles, comme d'autres par quelqu'autre sens... (vol. IV, chap. VIII) >>.

Déjà dans ses Mémoires, Grétry s'était proposé d'étu- dier les passions, les sentiments, voire les institutions politiques « dans leurs rapports avec l'art musical ». C'est un peu le même programme qu'il s'est tracé dans ses Réflexions, mais il y apporte beaucoup plus de variété et, dirais-je, de familiarité; les détails personnels et tout ce qui concerne le métier de musicien y tiennent une place plus large. Grétry trouve moyen de nous parler de hii-nicme à propos de tout, et ainsi nous révèle-t-il ])lus d'un souvenir de sa carrière, de sa jeunesse, de son bon pays de Liège, qu'il n'a jamais cessé de chérir, de son tempérament sensuel et amoureux et de son caractère. Il y a des pages tout intimes, qui sont charmantes de grâce et d'émotion, notamment celles

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il nous conte ses premières amours (vol. I, chap. XVI), la mort de sa femme (vol. VI, chap. XIII), les airs qu'elle préférait, etc. Il en est d'autres, sinon pleines d'esprit (l'écrivain-musicien manie la plume un peu lour- dement, étant resté, malgré tout, « de son village », ce qui, pourtant n'est pas sans saveur), tout au moins pleines de gaîté et d'humour, voire de gaillardise parfois, celle-ci, par exemple, un peu indiscrète même : « La vieillesse, a dit quelqu'un, c'est le rosier du mois de jan- vier : plus de feuilles, plus de roses, il ne reste que les épines. A soixante ans, je ne connois point les épines de l'âge avancé, et je cueille encore abondamment les roses d'Anacréon... » Et, en marge, devant cette dernière phrase, Grétry a noté ceci : « A l'hermitage d'Emile, 29 floréal an XI, jour de l'Ascension, à six heures du matin » (i)... Heureux époux !... D'autres pages enfin, il nous parle, avec peut-être quelque amertume, de sa vieillesse résignée (car, quelques années après cette nuit de floréal, l'anacréontique mari semble s'être consi- dérablement assagi), de la maladie dont il souffre depuis longtemps, des raisons pour lesquelles il ne compose plus (vol. V, chap. VI), se voilent de mélancolie. Mais tou- jours, quand il arrive à nous parler de son art, c'est avec une ardeur et un enthousiasme que l'âge n'a point affaiblis. Ce sont les meilleures pages du livre; elles en rachètent beaucoup de médiocres, sa verve s'essouffle et s'épuise, il se perd en des phrases embrouillées et obscures, il « radote » enfin, pour employer sa propre expression. Et ce sont ces bonnes pages qui nous rendent son livre vraiment intéressant.

La plupart des biographes de Grétry ont traité avec dédain ses écrits littéraires et spécialement les Réflexions

(i) Vol. I, chap. XXIV, sj -5 injtne.

XIII

d'un solitaire, qu'ils ne pouvaient connaître puisqu'elles étaient inédites : ils lui ont même reproché de ne pas les avoir jetés au feu... Or, ce sont les Mémoires de Grétry, ce sont ses Essais sur la musique, qui ont fourni à ces mêmes biographes les raisons les meilleures de louer son esprit novateur et la hardiesse de ses théories musicales, très en avance sur celles de son siècle, prêchant le respect de la nature, la vérité de l'expression, la justesse de la déclamation, l'accord constant entre les paroles et l'accom- pagnement. On trouvera dans les Réflexioiis d'un solilaire les mêmes idées, appuyées d'exemples typiques, de traits tour-à-tour piquants, pittoresques et instructifs. La supé- riorité de la musique « chantante » sur la musique savante, pour laquelle il marque une antipathie légèrement égoïste, est un des thèmes principaux de son ouvrage; il y revient sans cesse, avec quelques autres sujets qui lui sont chers : l'amour-propre de l'homme, mobile principal, selon lui et combien il a raison ! de toutes les actions humaines, bonnes ou mauvaises, la vieillesse heureuse des artistes qui, « parvenus à la renommée, se reposent de leur vie passée en se flattant qu'on prononcera leur nom dans l'avenir avec respect et reconnaissance », et enfin l'amour, « vertu reprocréative », la volupté, qu'il appelle le sixième sens, et les femmes, « cette peste à l'eau de rose », dont il dit beaucoup de mal, comme tous ceux qui les ont beaucoup aimées.

Cette allure de causerie familière que le composi- teur-écrivain liégeois a cru, sans trop d'orgueil, emprunter à Montaigne et abondent, parmi d'inutiles papotages et d'avérées calinotades, les observations judicieuses, voire profondes, cette façon de traiter les plus graves sujets comme les plus badins sur un ton de bonhomie cordiale ne laissent pas de paraître parfois un peu puériles, ou un

XIV

peu prétentieuses ; il arrive en ces moments-là que le style se relâche singulièrement; et l'on comprend alors que Fétis, qui n'eut sous les yeux que les ouvrages publiés, revus et corrigés, et n'avait point connaissance des ouvrages manuscrits, ait pu prétendre que la littérature de Grétry n'est pas de lui et que d'autres tenaient la plume quand il s'avisait de vouloir écrire : Fétis s'est trompé lourdement. Mais ces maladresses et ces naïvetés mêmes ont aussi leur saveur ; il y a dans tout cela tant de franchise et de bonne foi! Une âme ardente s'y révèle sans voile. Puis, que de renseignements curieux sur les mœurs, les idées et les gens ! En même temps que l'his- toire d'un homme qui connaît le monde et la vie, les Réflexions d'un solitaire peuvent être considérées, par certains côtés, comme l'histoire d'une époque, racontée, en ses infiniment petits détails, par un témoin illustre et ingénu.

Il est regrettable que les Réflexions de Grétry ne nous soient point parvenues dans leur intégralité. Les titres de quelques chapitres perdus, notamment dans le dernier volume ( Comment faites-vous votre musique? . . . Sur mon caractère, etc.), étaient riches de promesses. Quoi qu'il en soit, nous avons reproduit le texte de l'ouvrage tel que nous l'avons sous les yeux, dans l'ordre logique des matières qu'il comporte, en regrettant les lacunes qui l'interrompent ça et forcément. Pour ne rien négliger, nous l'avons fait suivre de quelques fragments qu'il ne nous a pas été possible de classer avec exactitude, mais qui, selon toute vraisemblance et malgré l'absence d'indication authentique, appartiennent au manuscrit original.

Et maintenant, il nous reste un devoir à remplir, celui de remercier les administrateurs de la Bibliothèque

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nationale de Paris et de la Bibliothèque de l'Opéra, le Conservateur du Musée Grétry, M. Hogge, ainsi que M. Sylvain Dupuis, l'éminent directeur du Conservatoire de Liège, qui ont bien voulu nous laisser prendre copie des manuscrits dont ils ont la garde, et nous ont obli- geamment prêté leur aide et leurs conseils. Il nous faut remercier tout particulièrement M. Paul de Grétry, qui n'a pas hésité à nous confier pendant plusieurs mois, grâce à l'aimable intermédiaire de la Légation belge à Paris, les trois volumes qu'il conservait avec un soin jaloux.

Quelques mots enfin au sujet de la façon dont nous avons procédé, mon très précieux collaborateur M. Ernest Closson et moi, pour mettre au jour, avec la sollicitude qu'y eût apportée sans aucun doute l'auteur lui-même, les Réflexions d'iin solitaire. Nous avons suivi, et cela va sans dire, scrupuleusement, ses indications très précises : division en volumes, en chapitres et parfois en paragra- phes. Chaque volume manuscrit comportait environ six cents pages ; Grétry comptait que, imprimé dans le format de ses ouvrages antérieurs, il n'en comporterait que quatre cents (i). Ce qui subsiste de ces huit volumes formera, dans notre édition, quatre ou cinq tomes, que suivra une table des noms cités dans le cours de l'ouvrage. Aux notes person- nelles de Grétry, nous avons pensé qu'il ne serait pas inu- tile d'ajouter quelques notes explicatives sur des person- nages ou des événements oubliés ou peu connus. Quant au texte môme, nous l'avons reproduit fidèlement, en tenant compte des très nombreuses corrections et addi- tions faites en marge par l'auteur. La seule licence que nous nous soyons autorisée, c'est de ne point respecter ses négligences grammaticales et sa ponctuation illusoire, non plus que certaines formes de langage surannées qui, de

(i) Vol. VI, chap. I préliminaire.

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loin en loin, émaillent le texte sans lui donner plus d'in- térêt ; nous ne supposons pas que la mémoire de Grétry en souffrira énormément. Celui-ci était avare de majus- cules, même au commencement de ses phrases ; on ne nous en voudra point de les avoir placées il en fallait. Mais ceci est plus grave : dans beaucoup de mots d'ac- ception courante, et surtout dans les noms propres, l'or- thographe de notre compatriote est d'une fantaisie accu- sant plus de distraction encore que d'ignorance : c'est une orthographe de musicien et de grand seigneur. Nous l'avons corrigée sans scrupules, en adoptant l'orthographe et la typographie habituelles de l'époque (i). Quand des mots étaient oubliés par suite d'une évidente erreur, nous nous sommes permis de les rétablir. Par contre, nous n'avons eu garde de modifier les tournures de phrases qui, tout en étant incorrectes, semblaient voulues et pou- vaient parer le style de quelque pittoresque. Il y avait là, en somme, tout un travail de révision et de mise au point, très délicat et très attentif : nous espérons en être venus à bout heureusement.

Ainsi présentées, les Réfiexioiis d'un solitaire de Grétry ne laisseront pas indifférents les musiciens et les lettrés, comme souvenir et comme document. Mais peut- être méritent-elles, à l'heure présente, d'être, pour nous tous, mieux encore que cela. Lorsqu'éclata la guerre ter- rible qui déchira le cœur de la patrie, elles étaient prêtes à paraître... Elles voient le jour maintenant, dans l'aube de la délivrance si longtemps attendue et si chèrement

(i) Quoique écrivant dans les premières années du XIX<" siècle, Grétry, à l'instar de plus d'un écrivain contemporain, conserve la lettre o dans les mots /ranço /a', anglais, fai- blesse, etc., et dans les imparfaits et les conditionnels. Cependant, bien avant la fin du XVII siècle, on avait commencé à substituer la lettre a à la lettre o, et à écrire ces mots et ces temps de verbes comme on les prononçait. Voltaire, dans son Dictionnaire philasaphique , démontrait l'absurdité de l'ancienne orthopjraphe et se faisait le champion d'une réforme qui déjà comptait de nombreux partisans.

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achetée. Après tant de bruit et d'agitation, après tant de douleurs et de misères, il nous sera infiniment doux d'en- tendre enfin résonner, en son joli bavardage d'ancêtre, la voix aimable de celui qui, par la souveraine puissance de Tart, réalisa, il y a juste un siècle, l'union, cimentée aujourd'hui par le sang de nos enfants et de nos frères, de l'héroïque pays de Liège et de la belle France.

Lucien SOLVAY.

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Fac-similé du titre uu manuscrit original,

APPARTENANT A M. PaUL DE GrÉTRV, A PaRIS.

CHAPITRE PREMIER

SERVANT d'introduction

« C'est aux pensées à nourrir les paroles, aux paroles à vêtir les pensées », a dit Pythagore. Pour suivre ce sage précepte, c'est plutôt une promenade qu'un voyage que nous allons entre- prendre. Quand on veut établir un système complet par quel- ques sciences, on s'expose à faire le contraire de ce que recom- mande le philosophe athénien; souvent alors, les pensées se nourrissent par les paroles, mais les pensées (s'il y en a) sont noyées dans les paroles; il faut maintes idées accessoires pour lier l'ensemble d'un système, pour faire un tout en apparence, et ces idées secondaires éloignent de plus en plus de l'unité. En les retranchant, il reste un noyau substantiel autour duquel le lecteur judicieux ajoute les accessoires de l'idée principale et existante : c'est ce que j'ai cherché à faire. Montaigne, vous dit-on, est raboteux, incohérent, mais on convient qu'il est plein de choses. Plutarque est crédule, superstitieux, mais il est instructif, quoiqu'on ne croie pas tout ce qu'il dit. Soit par le fond ou par la forme, il y a toujours quelque chose qui manque à l'œuvre des hommes et, à tout prendre, il vaut mieux avoir de quoi choisir dans une bonne bibliothèque en désordre que de se promener vaguement dans les livres qui promettent beau- coup à la première page et qui n'ont rien tenu à la dernière. C'est l'amour-propre, supérieur à tout autre sentiment, qui

dicte ces ouvrages, et plus ils sont inintelligibles, plus l'amour- propre de ceux qui les lisent feint de les comprendre. En un mot, l'homme de génie écrit toujours d'une manière intéressante parce qu'il a des idées; l'homme sans génie peut écrire bien, très bien, et nous ennuyer parce qu'il ne dit rien qu'en se traî- nant par les idées des autres. Je ne parle pas de l'immensité de gravelures qu'on trouve dans Plutarque, Montaigne et surtout dans Rabelais; ce qu'on appelle des naïvetés de ces temps éloignés engagent plus qu'on n'en convient à faire relire ces ouvrages; mais, encore une fois, ils sont pleins de substance; c'est à ce titre qu'ils sont immortels.

La solitude a fait naître ces réflexions que j'eusse volontiers intitulées « Rêveries du promeneur solitaire », si Jean-Jacques Rousseau ne se fût emparé de ce titre avant moi. C'est dans les mêmes lieux, encore pleins des souvenirs du philosophe de Genève, que j'ai jeté sur le papier ces idées philosophiques que l'Hermitage d'Emile semblent inspirer à ceux qui l'habitent. « Un homme instruit ne peut séjourner ici sans avoir l'idée de quelque ouvrage », me disait un écrivain illustre. Nulle part aussi Rousseau n'a travaillé autant que dans cette retraite : sa rédaction sur la Paix imiverselle de l'abbé de Saint- Pierre ; une partie du Contrat social ; son Dictionnaire de musique; Julie; Emile, sont les ouvrages qu'il produisit ou auxquels il mit la dernière main pendant environ six ans qu'il habita l'Hermitage et la ville de Montmorency.

Le genre qui inspirait Rousseau n'est pas également favo- vorable à ses successeurs; non, sans doute : les hommes tels que lui sont rares ; mais, je le répète, on ne peut être ici sans occu- pations; et si après avoir composé de la musique Rousseau devint philosophe, c'est après avoir fait plus de cinquante opéras que je passe doucement les dernières années de ma vie en écri- vant, bien plus pour être occupé que dans l'idée fastueuse d'instruire les hommes (1). Il régnera dans cet ouvrage une espèce de désordre; des réflexions tantôt physiques, tantôt morales; des idées aussi variées que les sites de la forêt et sur-

(i) Voye^ l'épigraphe qui est a la tête de ce premier \olunie. 'G.) Nous désigne- rons, dans le cours de citta édition, par la lettre G les notes que Grétry a intercalées dans son manuscrit.

tout des champeaux qui environnent mon habitation de prin- temps, d'été et d'automne, et que je parcours journellement. Mais peut-être y trouvera-t-on aussi de ces idées vivaces, chaudes, agrestes, qu'un soleil brillant, un air vif, l'aspect et l'odeur des bois, des mousses épaisses inspirent à ceux qui sont en rapport avec les émanations pures, comme d'autres écrivains n'ayant que des idées sales et sinistres semblent être en rapport avec les émanations fétides des villes et des marais qu'ils habitent.

CHAPITRE II

SUITE DU PREMIER

Notre siècle est fertile en découvertes physiques et les mœurs se ressentent peu de ces progrès. Cependant, le vrai résultat de ces expériences est de rectifier nos mœurs : tout doit aboutir à ce point d'utilité. Il n'est point d'action morale qui n'ait sa source physique; donc, il n'est point de découverte en physique qui ne doive influer tôt ou tard sur la moralité de l'homme.

Quelle est la cause physique de tel effet moral? doit être la grande question des sages. S'il est un eflfet moral dont on ignore la cause physique, les Académies doivent rester en surveillance jusqu'à ce qu'elle soit trouvée. Le même homme, le même talent ne peut faire l'immensité d'applications dont nous par- lons : sans rivalité, le physicien et le moraliste doivent se par- tager la besogne qu'un seul ne peut faire. Locke, pour le bon plaisir d'une femme, esquissa l'œuvre que Condillac et ses suc- cesseurs cherchent encore à perfectionner; mon travail sera très insuffisant, je le sais, mais il produira d'autres efforts plus efficaces.

Dans mes précédens ouvrages, j'ai souvent convié les gens habiles à traiter ce sujet que Hippocrate et d'autres anciens avoient ébauché et que J.-J. Rousseau avoit eu en vue sous le titre de Morale sensitlve. Que de facultés seroienl nécessaires

pour bien faire ce livre! Il faudroit à la fois réunir la force de l'homme et la finesse de tact de la femme, sans que l'un perdît en empruntant de l'autre. Un homme y parviendra peut-être un jour; une femme, jamais; à moins que la nature ne l'ait pré- parée pour ce grand œuvre.

Si le bel âge de Rousseau eût appartenu au temps présent, il eût, je pense, exécuté son idée chérie, qu'il abandonna ; mais il l'eût traitée différemment : il eût pris le ton de ce dix-neu- vième siècle. De son temps, l'éloquence étoit en première ligne, la vérité en seconde; aujourd'hui, c'est le contraire. De son temps, on cherchoit à séduire le lecteur par les charmes de l'éloquence ; il étoit plus permis de colorier son objet, pourvu qu'on fût attachant, qu'on n'osoit être vrai en communiquant le moindre ennui, et tout est ennui pour qui n'a pas la con- science de ce qu'il lit. Il manquoit d'ailleurs à Rousseau la base principale de l'œuvre qu'il projetoit : alors, la physiologie étoit à son berceau et ne s'est montrée que depuis lui sous l'aspect imposant de science analytique. On doit en convenir, l'appli- cation du moral au physique n'est qu'arbitraire quand ce der- nier ne repose pas sur l'évidence la plus complète. Mais si cette base essentielle manquoit à Rousseau, que de ressources n'eût- il pas trouvées dans son âme brûlante de vertus, pour nous montrer les rapports des sens avec les principes les plus purs de la morale! Excepté dans les beaux-arts, dont l'essence propre est de nous séduire par d'aimables subterfuges, aujourd'hui plus que jamais l'éloquence devient suspecte si elle n'est d'une utilité générale. Une preuve de trop, l'auteur perd sa cause : on veut se rendre de bon gré, on ne veut plus plus être entraîné et l'homme instruit ne se rend qu'à l'évidence des faits. On con- noît à fond l'art de la séduction depuis que les séducteurs sont analysés; aussi ce siècle est-il peu admirateur. Pour nous, l'ad- miration est une semi-preuve d'ignorance. On use encore aujourd'hui d'un autre stratagème pour se faire lire : on ose dire ce que chacun fait, mais que les circonstances rendent dangereux de publier. Une note de deux lignes, bien vibrante, que toutes les bouches répètent, suffit au hardi-poltron pour faire parler de lui quelques instans. Hommes astucieux! vos hardiesses sont appréciées et l'opinion, qui mûrit tout, qui

surveille tout, vous range bientôt dans la classe des pygmées.

On dit que le bon style seul rend les écrits immortels : je le crois pour tout ce qui regarde l'éloquence littéraire; mais Plutarque, si juste en comparaisons (i) ; Montaigne, si rempli de choses, ne vivent que de leurs idées ; eussent-ils mal écrit, c'est dans ces pépinières que le moraliste doit se pourvoir; c'est sur leurs branches agrestes qu'il faut greffer des rejetons que leur sève vigoureuse fait fructifier.

Les époques des temps sont fixes; celles des choses sont incalculables; on prévoit, mais on ne peut assurer. Plusieurs siècles consécutifs peuvent n'amener aucune révolution réelle dans les sciences, mais, en attendant, les sem.ences scientifiques mûrissent. Je dis ceci en remarquant combien de fois nous avons vu le public varier de système en matière de sciences, de talens agréables, de style et de goût. 11 falloit plaire, toujours plaire. On veut des choses, toujours des choses. Les hommes du bon ton, du bon goût ont passé comme des insectes dorés ; le style plus simple revient à la mode; les prétendus gens de goût ne croyoient pas qu'on en vînt à juger les jugeurs comme, du reste, la postérité nous jugera. Dans les caractères de l'homme bien ou de l'homme malsain que je tracerai dans le cours de cet ouvrage, la méchanceté fera tant qu'elle voudra les rapprochemens avec les hommes connus : je ne me charge point des torts de sa malignité! J'ai trouvé, sans doute, parmi les individus, les notions qui m'étoient nécessaires ; cependant, j'atteste que ce n'est jamais à l'hom^me, mais aux hommes que je m'adresse. Un homme, quel qu'il soit, ne fournit pas assez pour un sujet aussi vaste; il a fallu cent modèles pour faire l'Apollon : de même, il faut rassembler ici la généralité des individus pour trouver l'homme! J'avertis encore une fois pour toutes que je ne prétens pas instruire les autres en parcourant les diverses matières de physiologie, de physique et d'anatomie; je converse avec moi sur ces objets. Si jamais on lit ces réflexions et que le lecteur y trouve son compte, tant mieux ; si on ne les lit pas, je me serai toujours amusé dans mes idées; on ne m'ôtera pas ce plaisir.

(i) Les Vies des Hommes illustres de Plutarque sont une comparaison continuelle; et dans les premiers chapitres de sa Morale on trouve encore des comparaisons aussi justes que brillantes, (('i.)

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CHAPITRE III

NAISSANCE

En naissant, sommes-nous un avec la nature? L'homme a-t-il dégénéré depuis qu'il existe^ Pour répondre à ces deux questions, nous dirons qu'il n'en est pas du physique comme du moral de l'homme, qui varie, se perfectionne ou se corrompt sans cesse; le physique, ou la nature, est incorruptible. Les substances primordiales sont inaltérables dans leur principe ; elles augmentent en force, s'atténuent, s'oblitèrent, se modifient, se fondent, se mélangent, mais ne peuvent perdre leur carac- tère qu'en s'incorporant avec d'autres substances qui alors les dominent ou en sont dominées ou restent en équilibre. C'est pourquoi la nature est impérissable et renaît quand elle semble périr. Elle est toujours une chose propre à quelque chose, bonne ou mauvaise, seulement en rapport avec les individus. Il en est ainsi des couleurs primitives : le peintre peut les mélanger, mais toujours une couleur quelconque existe.

On doit attribuer à l'état des humeurs et à leurs mélanges les variations de caractère qu'on remarque dans l'homme : sa santé, ses maladies, sa bonté, sa méchanceté, sa douceur, son aigreur... Tout est en lui, il n'est que l'effet de sa cause. Savoir neutraliser, diviser, empâter, fortifier, afîoiblir à propos, est le secret de la médecine; mais que ce mot à propos est imposant!

L'enfant naît avec les qualités ou les vices de ses généra- teurs : c'est-à-dire avec leurs humeurs. Il est bien, médiocrement ou mal partagé; c'est-à-dire que ses substances sont en plus ou en moins mélangées avec d'autres substances : coagulées, elles croupissent, se putréfient et tuent; trop claires, trop peu sub- stantielles, l'individu est sans force, il périclite ; en rapports justes avec ses substances, il fructifie. Le mélange le plus veni- meux, qui produit en nous la maladie la plus pestilentielle, n'est tel que par une association fortuite entre substances enne- mies qui cherchent à se délivrer l'une de l'autre et qui y par- viennent toujours. Alors, l'individu fiévreux est en tiers avec ses substances combattantes; il résiste ou périt, mais l'opération chimique se réalise. S'il résiste, il est débarrassé; s'il périt, d'autres individus commencent à vivre par la mort de celui qui succombe.

O vous qui venez de perdre votre enfant chéri, gémissez, mères éplorées! Vous, amans infortunés qui perdez l'objet de vos tendres amours, accusez le ciel et la terre! La nature inexo- rable ne s'arrête point; et déjà du cadavre adoré sortent mille insectes joyeux, charmés des prémices de l'existence.

CHAPITRE IV

SUITE DU PRECEDENT

Au physique comme au moral, altération veut dire mélange. Le sel sale l'eau, le sucre la dulcifie, mais l'eau s'évapore et n'emporte que les essences; la matière reste sur la terre : c'est ainsi que, même matériellement, nous fré- quentons les cieux. Le miel mêlé avec le vinaigre fait un aigre- doux; l'enfant bien qui suit de mauvais exemples subit la même métamorphose morale.

Les substances qui constituent l'homme ne sont presque jamais mélangées dans un rapport assez désirable : il y en a trop ou pas assez, du plus ou du moins quelque part. Cependant, rame- ner tout à un, ou le plus près possible de l'unité, seroit au physique comme au moral l'opération par excellence. On voit que l'indi- vidu en général peut se modifier de trois manières : bon, s'il est un ; mauvais, s'il contient trop ou trop peu ; médiocre, s'il participe du bon et du mauvais. Trois en un appartient donc aux différentes classes de tous les êtres. Nous prouverons cet axiome dans la suite de cet ouvrage.

CHAPITRE V

NÉCESSITÉ DE REVENIR A UN

Si, comme les bêtes, les hommes étoient maîtrisés par leur instinct, la morale seroit inutile. Les bêtes sont unes, les hommes sont mille; il n'y a qu'une bête dans une bête, il y a mille hommes dans un homme par la diversité des éducations et des opinions. Qu'avons-nous gagné en voulant modifier l'instinct des bêtes par notre raison? Rien; nous avons usé des chaînes, des licous et, après tout, nous ne sommes guère plus avancés, ni elles non plus. Nous, au contraire, nous avons besoin de revenir au simple, d'où nos passions nous font dévier sans cesse. De la manière dont nous philosophons aujourd'hui, on diroit que nous voulons faire des hommes avec les bêtes et des bêtes avec les hommes. Laissons ces brutes ce qu'elles sont, laissons ce qui est bien tel qu'il est; quant à nous, plus nous nous rapprocherons de l'unité, non pas bestiale mais raison- nable, plus nous serons bien avec les autres et avec nous-mêmes. Comment être bien avec soi et avec les autres, dira-t-on, quand tous veulent et voudront toujours envahir le domaine de la vérité? C'est commencent l'abus, notre misère, nos tour- mens sans termes. Plus on possède, plus il faut de soins pour conserver ses possessions; la fatigue nous gagne, le désordre

naît de toute part, on devient esclave de ses propriétés, le bonheur nous tue si nous n'avons la force, si nous ne trouvons la manière de revenir à un. C'est le but de cet ouvrage. Des milliers de volumes ont été faits pour apprendre à acquérir ; ici, c'est le contraire : on conseille de soustraire les inutilités (i). Après avoir tant amassé pour nous rendre pauvres, il faut aban- donner presque tout pour nous enrichir. Pourquoi l'homme est-il insatiable? Ne saura-t-il jamais comparer sa courte exis- tence à ses vastes désirs? C'est cependant le mal qui le tue ou le secret du bonheur. Si nous arrivons à ce point de per- fectibilité, si nous pouvons devenir sages, si l'amour-propre forcé dans ses retranchemens cesse d'être dupe de lui-même, alors, pour être heureux, nous inviterons les vaniteux à se charger des superfluités. Nous prierons ceux-ci de s'instruire dans les vraies sciences dont nous profiterons au besoin, ceux-là de se charger des biens de la terre dont ils ne peuvent s'em- pêcher de nous faire part. Savant! invente, perfectionne... je profiterai de tes découvertes. Artiste ! fais des maisons com- modes, des tableaux, de la musique. . . je m'en délecterai. Homme riche ! aie des palais en ville, des bois, des châteaux en cam- pagne... j'en jouirai. Soyez tous mes régisseurs, mes intendans... moi, j'admirerai, je profiterai sans souci, en vous remerciant de votre bonhomie : et cet homme sera vraiment philosophe si c'est à la vertu qu'il sacrifie ses inutilités. Mais posséder pour dominer est la folie humaine. La Grèce a compté jusqu'à sept sages. L'Europe pourrait peut-être en compter autant et, si l'on passoit ces quatorze sages à l'alambic de la raison, il ne res- teroit qu'un homme, ou bien peu d'hommes pensant de même et ne faisant qu'un.

(i) « Que de choses dont je n'ai que faire ' » disoit un philosophe en parcourant un château richement meublé. (G.)

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CHAPITRE VI

DEUX MANIÈRES DE CORRIGER LES HOMMES

Il est deux manières de corriger les hommes corrompus des vices de la société : il faut leur montrer des hommes meil- leurs ou pis qu'eux. Dans les deux cas, c'est l'amour-propre qui agit et réagit, mais ils sont humiliés dans un et satisfaits dans l'autre et, comme nous nous déterminons pour ce qui nous plaît, je préférerois la seconde manière. On avoit donné à Louis XIV, étant enfant, un compagnon d'étude de son ûgc qu'on punissoit quand le jeune roi faisoit quelque faute, (yétoit, ce me semble, lui donner des leçons d'injustice. Si ce que l'his- toire nous rapporte est vrai, que vouloit dire cet exemple aux yeux de l'enfant? « Jeune sire, faites tout le mal quil vous plaira, les autres seront battus ». Je crois que si ce jeune roi étoit entêté, il falloit lui montrer un enfant plus entêté que lui et le punir; s'il étoit ambitieux, un plus ambitieux; si gour- mand, un plus gourmand...

Alors l'enfant, naturellement fier, eût aperçu ses propres défauts dans les autres; il eût mis sous ses pieds les polissons et il eût bien fait. N'est-il pas dangereux d'associer les vices avec les vices, dira-t-on? Oui, quand ils sont à peu près d'égale force, car alors, il y a équilibre de mal; mais remarquons que je demande un enfant beaucoup plus entaché que celui que je veux corriger et que je punis à ses yeux. Du reste, ce qui

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convient à un caractère seroit nuisible à un autre. Un enfant sans esprit, sans fierté, mal disposé au bien, sans imagination, n'ayant nulle idée du bien et du mal, suivroit de mauvois exemples qu'il faut éloigner de lui. On ne gagne rien à châtier les imbéciles, on leur donne une dose de plus d'imbécillité.

De deux choses l'une : si nous voyons mieux que nous, notre premier mouvement est d'en être jaloux : tant mieux pourtant si nous voulons faire aussi bien ou mieux encore. Si nous voyons dans un autre pis que nous-même, il nous fait horreur. Je sais que dans un temps de ma vie j'étois d'hu- meur assez inégale, je pris par hasard un domestique qui étoit cent fois pire que moi. Oh! le monstre, le détestable homme! disois-je cent fois par jour, et je prenois ma part de la leçon. Cet homme que j'ai chassé m'a fait beaucoup de bien (i).

La physiologie est la science qui occupe les hommes dans ce temps. Quel est le but de cette science? Connoitre pour appli- quer sans doute, connoitre le physique pour rectifier le moral. Si l'homme étoit un, composé d'une seule substance, il y auroit plus d'unité dans ses volontés, pourroit-on croire. Cependant, les animaux sont, comme nous, une composition de plusieurs matières et ils ne sortent pas de leur instinct à moins que nous ne les y forcions. Il y a donc du mécompte dans notre arith- métique morale, qu'il faut rectifier, ou convenir de bonne foi que nous ne sommes pas faits pour vivre en grande société. « Dieu, me disoit un homme, est un composé de tous les germes de la nature. » « Vous le faites bien petit, lui dis-je, car vous parlez sans doute de la nature que nous connoissons ; mais la nature n'est pas seulement sur la terre et dans les astres que nous apercevons de loin... elle est dans l'Univers; il fau- droit connoitre tout ce qu'il contient pour se faire une idée de Dieu tel que vous l'entendez; après quoi, je demanderois encore quels rapports il y a entre l'architecte et les matériaux qu'il a employés et qu'il emploie? Entre celui qui est parce qu'il est et celui qui n'est que parce qu'on lui permet d'être? Mais avant de parler des effets, recherchons les causes et, d'après les physiciens, voyons de quelles substances l'homme est composé. »

(i) Pourquoi l'avez-vous chassé?

Parce qu'on ne prend pas Témétique toute l'année. (G.)

l3

CHAPITRE VII

QUELLES SONT LES SUBSTANCES DONT L'HOMME

EST COMPOSÉ,

QUELLES SONT LEURS PROPRIÉTÉS? (i)

Plus on fera de découvertes chimiques, plus nous marche- rons en avant dans l'étude de la physiologie interne.

Le terme de l'analyse, c'est l'unité pure, c'est Dieu; nous rapprocher de l'unité ou de Dieu, c'est de plus en plus perfec- tionner notre être : le terme de la perfectibilité humaine est donc incalculable.

Pour rectifier le moral, il faut connoitre le physique, sans quoi rien n'avance. A quoi sert-il qu'une femme blanchisse sa peau pour se faire belle si son sang n'est pas pur ? c'est l'enseigne attrayante d'une mauvaise auberge.

Les substances dont le corps humain est composé se divisent en substances solides, molles et liquides. Les solides sont les os ; les substances molles sont les muscles, les nerfs, le cerveau, la moelle épinière, les vaisseaux... Les substances liquides sont le chyle, le sang, la bile, la lymphe, la salive et

(i) Je regarde ce chapitre et les réllexions qui le suivent comme un appendice d'indi- cations nécessaires auquel je renvoie d'avance le lecteur chaque fois que, dans le cours de cet ouvrage, j'applique le moral au physique. Ce chapitre étant hors de ma compétence, je l'ai fait lire à plusieurs physiciens habiles qui l'ont approuvé quoiqu'il soit incomplet, et, comme je lai dit 1' « a, b, c » de la bciencc dont il traite. (G.)

H

toutes les humeurs sécrétées. De quoi sont composées ces diverses substances? Les os sont composés de terre calcaire absorbante et d'acide phosphorique ; les substances molles, de terre et d'eau, d'alcalis fixe et volatil ; les substances liquides sont composées d'eau, de quelques parties liquéfiées de toutes les substances solides et molles : on trouve même une teinture minérale dans le sang à laquelle on attribue la couleur rouge ; il existe plusieurs gaz qui jouent un rôle important dans le corps humain et, en général, dans celui de tous les animaux; tels sont les gaz oxygènes, hydrogènes et azote. Quelles sont les propriétés de toutes ces substances? La terre calcaire séparée de l'acide phosphorique avec lequel elle est combinée dans les os est de la chaux vive; c'est la même matière que celle des pierres calcaires pures après qu'elle a été calcinée. Elle a, de même que les autres terres absorbantes, la propriété de se combiner aux acides. L'acide phosphorique est une combinaison de phos- phore et d'oxygène. Le phosphore est un corps si combustible qu'il brûle spontanément en dégageant de la lumière et de la chaleur. Les alcalis fixes se retirent des cendres des plantes. L'alcali volatil se retire des déjections des animaux et, en général, de la corruption de toutes les substances animales. L'eau, qui se trouve partout, est composée d'oxygène, principe de la vie, d'hydrogène et d'une certaine quantité de matière de la chaleur. L'eau, ce dissolvant universel, s'empare de toutes les substances, bonnes ou mauvaises relativement à notre état actuel. Combien de fois, dans un verre d'eau, ne trouvons-nous pas la vie ou la mort? La bile est une humeur amère qui fortifie l'individu quand elle n'est pas trop abondante. La salive est de l'eau tenant en dissolution quelques substances salines ; c'est un des moins composés des liquides animaux. Le chyle est un liquide laiteux provenant des substances dont l'homme se nourrit, et l'on sait que ces substances contiennent des sels alcalins. Le chyle devient du sang en s'élaborant dans le poumon et dans les artères. La lymphe est la partie aqueuse du sang. Enfin, l'air atmosphérique, sans lequel nous ne pourrions pas exister, est composé de gaz oxygène, de gaz azote ou mofette, et d'un peu d'acide carbonique. Si l'oxygène ne corrigeoit l'azote ou si ce dernier dominoit, on sent combien l'air que l'on respire

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seroit mortel. Toutes ces substances, mêlées emre elles en diffé- rentes proportions, fourniroient, comme on s'imagine, une nomenclature infinie de mixtes, et ceci n'est encore que « l'a, b, c » de la chimie, science à laquelle nous devrons un jour une existence plus solide, une morale plus pure et une plus longue vie.

Ajoutons à ceci les substances presque sans nombre qui sont répandues dans la nature et qui sont plus ou moins incor- porées avec les substances nutritives de l'homme, qui se modi- fient par tous les degrés de chaleur interne de l'individu, qui se changent, comme au fond du creuset, en alcalis plus ou moins caractérisés... Enfin, lisez les bons dictionnaires de chimie et d'anatomie et, d'après le nombre pour ainsi dire infini des substances connues et reconnues, d'après les mille et une propriétés de ces substances... établissez, si vous l'osez, une direction morale à l'individu qui les contient ou peut les con- tenir. Ce n'est donc que des aperçus que nous osons espérer. Cependant, en supposant que tel individu est composé de telles substances connues dans leurs principes, on peut indiquer quelle sera sa direction morale, si les préjugés de l'éducation ne le font dévier de sa route. L'habitude, dit-on, est une seconde nature, nature en second qui commande à l'individu, jamais à l'espèce.

CHAPITRE VIII

REFLEXIONS SUR LE CHAPITRE PRECEDENT

Les substances dont l'homme, générateur de l'homme, se nourrit, doivent constituer le germe avec lequel il se reproduit. Si le premier homme fut antérieur à son germe, c'est qu'il fut créé, type ou moule, par une main puissante et d'une manière différente de ses successeurs, mais portant toujours en soi les substances avec lesquelles il se reproduit; de plus, l'instinct et le besoin de se reproduire. Comment se fait-il que, les substances étant toujours les mêmes, l'individu passe de l'enfance à l'ado- lescence et de celle-ci à la maturité et à la vieillesse? Comment se fait-il, dis-je, que des substances, toujours les mêmes en force, donnent un individu foible, fort ou décrépit, bête ou spirituel ? Toutes ces transitions sont dans le germe : il est plus ou moins vigoureux, c'est de nos générateurs que nous en héritons. Les substances nutritives que nous incorporons chaque jour en nous alimentent ce germe qui, du reste, ne peut passer le terme qui lui est prescrit. L'individu le plus complet n'est qu'une suite de son germe; c'est son ^erme parvenu au plus haut point. On peut hâter sa destruction par les excès ou prolonger son existence par un bon régime, qui empêche la vie de se consumer trop vite ; mais, quoi que fasse l'individu, il doit périr pour renaître ; s'il ne

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périssoit pas il ne renaîtroit point : il n'est point de statu quo dans la nature. L'été, en regardant un bel arbre chargé de feuilles, on se dit : toutes tomberont à leur tour, il n'en restera pas une à la fin de l'hiver. De même, nos instans sont comptés : il ne restera pas un ou, du moins, guère d'hommes existant aujourd'hui sur la terre après un siècle révolu. Nos devanciers vivoient quatre fois plus que nous, ose-t-on dire! Erreur de calcul ! Ils comptoient les années par les saisons.

Disons donc que l'essence du germe est de croître et de dépérir dans les organes individuels qu'il a produits. Les organes affoiblis n'élaborent plus comme dans leur vigueur; aussi les mêmes substances ne produisent plus les mêmes effets dans un corps neuf ou usé. Tout est de même dans la nature, mais tout est modifié par les organes élaboratoires et modificateurs de toute chose. Le jeune homme est fort en mangeant du pain et en buvant de l'eau ; le vieillard est foible en se nourrissant des choses les plus succulentes et les plus spiritueuses. Il en est ainsi même des effets physiques ; l'air qui sort du gosier du corbeau et du rossignol est le même, à peu de chose près, mais la diffé- rence des organes le modifie et produit dans l'un un croassement désagréable, dans l'autre des chants délicieux et variés (i).

(i) J ai compté de suite jusques à dix-sept chansonnettes du même rossignol, dans lesquelles il y avait chaque fois une variante remarquable. (G.)

CHAPITRE IX

SUITE DE REFLEXIONS

Nous avons dit que la majeure partie des substances répan- dues dans la nature doivent être les mêmes dans l'homme qui se nourrit d'air, d'animaux et de végétaux qui le contiennent. Nous avons encore observé que plusieurs individus peuvent s'être nourris des mêmes substances et, néanmoins, montrer des résultats différen s parce que leurs organes élaborent diversement. Le poumon, cette éponge vitale qui contient et qui caractérise le sang, le rend pur ou impur, selon son état bon ou mauvais. La partie terrestre seroit masse si elle n'étoit vivifiée par les esprits. Si les esprits dominent dans tel individu, il sera actif et spirituel. Si c'est les alcalis neutres et le résidu terrestre, il sera passif et rond. Aussi a-t-on remarqué que les individus à gros os étoient lourds et matériels. Une grosse tête à proportion du corps est souvent un bon indice parce qu'elle contient beaucoup de cervelle pour conduire un petit corps. Mais une petite tête et un grand corps donne souvent un niais ; il n'y a pas assez d'étoffe dans cette petite tête pour régir une grande machine : l'empire est trop grand pour une si petite puissance. Enfin, la matière sans esprits est un corps sans âme ; mais les esprits, les gaz, le feu, le phosphore qui éclaire sans alimens combustibles

sont ce qui vivifie tout (i). Connoissez, augmentez, diminuez ces substances, vous êtes maître des facultés de l'individu qui les contient.

Nous avons des indicateurs de beaucoup d'espèces; espérons qu'on trouvera celui qui indiquera la qualité et la quantité des substances internes renfermées dans le corps humain. On observe le mouvement du pouls, la nature du sang, les sécrétions intesti- nales et pectorales ; peut-être qu'une quantité suffisante de transpiration, peut-être, dis-je, que ce liquide provenant de toutes les parties du corps indiqueroit, par l'analyse chimique, l'état des humeurs. L'air est connu grâce à Lavoisier ; pourquoi ne connoitrions-nous pas radicalement le fluide qu'on nomme transpiration?

Il y a longtemps que l'humanité réclame l'avantage des étuves publiques l'on puisse, dans une heure, rétablir sa transpiration arrêtée; alors les rhumes, les courbatures, les rhumatismes, les fluxions de poitrine, les pulmonies... dispa- roitront des deux tiers. La respiration est la pompe humaine ; elle aspire l'atmosphère que la transpiration lui rend sans cesse.

Tout ce dont l'individu est composé doit être en petit dans la transpiration comme dans le germe, mais en moindre quantité ; il ne s'agit que d'analyser. Or, je suppose un cabinet d'étuve l'on fait transpirer un individu ; mettez-le sous verre, il se chargera de sueur et l'on recevra une suffisante quantité de transpiration (2). Nous avons, ai-je dit, des régulateurs de beaucoup d'espèces ; qui sait si un instrument analytique dont le nom grec, latin et français sera bientôt trouvé, ne peut indiquer quelles substances existent, dominent en nous, je veux dire dans notre transpiration? S'il ne peut indiquer leurs qualités et leur imperfections (je veux dire leurs mélanges hétérogènes, car il n'est rien d'imparfait dans la nature), c'est que c'est toujours relativement que tout est bon ou mauvais. Cet instru- ment indiquera donc la source des maux et le chimiste-médecin saura neutraliser, dulcifier, épaissir, clarifier à propos selon la maladie et l'état du malade.

(i) L'acide phosphorique se trouve par excès dans le brillant. (G.) (2) Je suppose qii'on ménage un petit tuyau par lequel le malade respire l'flir du dehors. (G.)

Avant de finir ce chapitre, je vais rendre compte d'une expérience confirmée qui, par ses rapports avec une partie de la question qui nous occupe et la confiance que doit inspirer l'homme sage de qui je tiens ce récit, mérite l'attention du lecteur. Un monsieur Frusson exposa sa vie volontairement de la manière qui suit pour prouver l'efficacité de la transpiration quand elle est soudainement arrêtée pendant les chaleurs de Tété : il fait à pied une longue course, rentre chez lui, descend dans sa cave il reste plusieurs heures et en sort perclus, abîmé; il fait appeler les gens de l'art qui le jugent être menacé d'une fluxion de poitrine des plus caractérisées ; on veut le soigner, lui prescrire un régime, il refuse tout et il exige qu'on le laisse seul ; il se met au lit, place sa main creusée sur sa bouche, son nez, une partie du front et reste ainsi deux fois vingt-quatre heures sans remuer, quoiqu'il se sentît inondé de sueur ; il sonne enfin et fait appeler les mêmes officiers de santé qui le trouvent parfaitement rétabli et, à son invitation, attestent, par écrit, l'avoir vu, dans deux fois vingt-quatre heures, mori- bond et jouissant d'une santé parfaite.

Ayons donc des étuves publiques comme les Ottomans et les Russes; éloignons de nous mille maux qui deviennent ingué- rissables et que quelques heures de patience peuvent prévenir. Dans le canton de cet homme, quand quelqu'un périt d'un rhume ou d'une fluxion de poitrine, on dit encore aujourd'hui en forme d'adage : « S'il eût fait Frusson, il ne seroit pas mort ».

CHAPITRE X

LA NATURE CREE PARTOUT

On peut regarder le polype comme l'écume des substances vitales rassemblées sans ordre. C'est le chaos des espèces vivantes; là, il y a peut-être de quoi produire tous les animaux, si les substances étoient mûres et si leur abondance ne nuisoit à l'ordre nécessaire pour faire un individu. Mille chances peuvent montrer autant de polypes divers, des chances plus heureuses, montrer des animaux plus ou moins parfaits. Enfin, un indi- vidu tel que l'homme, très compliqué dans son être, sans doute, mais doué d'une intelligence suprême relativement à tous les êtres terrestres la nature ne produira-t-elle pas un être plus parfait, plus w;? que l'homme? qui le sait et qui oseroit l'en défier? Mais cet être unique sera monstre jusqu'à ce qu'il ait une souche.

Une faculté suprême est nécessitée à tout être : c'est celle du germe reproductif. Tant que l'animal ne porte pas en soi cette faculté, il meurt sans race; s'il en est doué, il se reprocrée avec passion et sa race ne périt plus que dans les ravages géné- raux de la nature. Les polypes, ces êtres ébauchés, ont-ils la conscience de leur existence? Non, sans doute : c'est, comme nous avons dit, de l'écume de vie. Nous avons tous existé dans le sein de notre mère sans jamais en avoir eu, par la suite, aucun souvenir; un fœtus est néanmoins un être bien supérieur

aux polypes quels qu'ils soient. Il faut perfection de maturité dans l'être pour qu'il ait la conscience de son moi. Tel animal, peu favorisé dans le phénomène de la création, peut s'agiter, donner des signes de sensibilité et de souffrance, sans avoir le sentiment de sa douleur; il crie comme la matière qu'on déchire : c'est ainsi que crient les enfants et presque tous les animaux venant au monde. Ceux qui disent que le germe ne contient pas, en petit, l'animal tout entier me semblent se trom- per; mais telle que la coque de l'œuf qui est molle dans le ventre de la poule et qui se durcit à l'air, notre espèce, les espèces faites pour respirer ont besoin du concours de l'air et du temps pour se consolider et se compléter. On a ri de certains observateurs qui ont dit avoir vu un petit homme dans le germe humain; j'avoue que je voudrois voir cette charmante miniature pour croire à ce phénomène ; mais, de même que le chêne est tout entier dans le gland, la plante, la fleur et les fruits dans la graine, je pense aussi que l'homme est dans son germe et qu'il ne lui manque que le développement. Je crois encore que chaque partie de l'homme générateur fournit son contingent au germe avec ses bonnes ou mauvaises facultés, qu'un pulmonique a souvent des enfants pulmoniques, un goutteux, des goutteux ; les tics mêmes, les manières se perpétuent dans les familles (i). Quant à l'arrangement des parties, il ne peut être autre que ce qu'il nous montre parce que le type étoit ainsi; si la tête se place aux pieds, les pieds à la place de la tête, il n'y a pas d'unité dans l'individu, il n'a pas de droit à l'existence; c'est de la matière à refondre dans le grand creuset de la nature pour qu'elle se place selon ses lois. Encore une fois, il n'est pas plus étonnant que graine d'homme produise l'homme que graine de chou donne un chou. La nature n'a qu'une manière de créer : elle fait de même un homme ou une pomme, mais quelle dis- tance entre ces deux êtres ! En soufflant dans un tube mouillé d'eau de savon, vous faites une petite bulle; soufflez encore, elle grossit et s'embellit des couleurs du prisme... Ainsi l'animal naissant fructifie dans l'air atmosphérique, mais il étoit tout entier dans son germe, et le germe dans le tube qui le contenoit. Nous savons que c'est de cette manière que se forment les êtres

(i) V^oyez le chapitre qui porte ce titre. (G.)

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et jamais autrement, mais pourquoi ils se forment ainsi, nous ne le savons pas et ne le saurons jamais. Et qu'on ne dise pas qu'il seroit égal qu'un arrangement qui forme un être fît l'autre; l'expérience prouve le contraire; il faut, comme je l'ai dit, que tout soit comme nous le voyons pour être bien; le désordre dans les parties ou les membres fait des monstres qui ne peuvent vivre. Il faut d'autres élémens que les nôtres pour qu'ils prennent d'autres formes; dans les astres, les planètes que nous aper- cevons, il est vraisemblable que d'autres élémens primordiaux, ou les nôtres plus parfaits, produisent autrement que chez nous. Laissons aux poëtes le plaisir d'imaginer mille formes, cent manières d'exister et de se reproduire plus aimables que les nôtres : la chose n'est pas difficile à supposer et l'imagination a un champ vaste. C'est un livre ravissant à faire, et quel succès n'auroit-il pas auprès d'êtres tels que nous, qui, toujours inquiets, ne cherchent qu'à se transporter hors d'eux-mêmes ! C'est une mythologie humaine à inventer, à l'instar de celle des dieux du paganisme; et qui sait si cette espèce d'alchimie poé- tique ne rencontrera pas quelques chances heureuses ! Les effets des beaux-arts sont, en général, produits par un mouvement spontané de l'artiste expérimenté; ils n'ont presque jamais été le fruit d'un froid calcul. Même dans les sciences physiques, c'est l'homme de génie qui trouve une base qui produit un système. Est-il le plus savant? Non, du moins on lui refuse ce titre ; il crée néanmoins les savans qui pefï-fectionnent son œuvre. C'est le mélodiste sensible et non l'harmoniste qui fait des trouvailles en musique; c'est le poëte et non le grammairien qui trouve les expressions neuves...

Au reste, les sciences ne se ressemblent pas ; peut-être que le génie nuiroit à telle et telle science que je ne veux même pas chercher à connoitre.

La nature crée partout est l'intitulé de ce chapitre; excepté dans le feu, diront les physiciens, car il décompose toute la matière. Et de quelle matière est le feu? Le feu est-il matière? Il est quelque chose puisqu'il est; des êtres analogues à lui peuvent donc exister avec lui, comme lui et dans lui. Oui, la nature crée partout et toute créature se plaît elle est née. Voyons-nous nos puces voyageant sur nos têtes?

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CHAPITRE XI

POURQUOI LES HOMMES SONT DIFFÉRENS

Pour qu'ils fussent uns, les hommes devroient-ils se res- sembler? C'est une question que nous examinerons dans un des chapitres de cet ouvrage. Castor et Pollux étoient, dit-on, inséparables et n'avoient qu'une volonté ; d'autres gémeaux ou jumeaux ont montré les mêmes penchans ; mais que cet amour est loin d'être général entre les êtres de diverses espèces ou de la même famille ! Pourquoi les hommes, tous sortis du sein de la terre, sont-ils si difFérens ? Comment voyons-nous des frères ennemis, quoique formés du même sang? Parce que le généra- teur, l'homme d'hier, n'est pas celui d'aujourd'hui ; parce que mille circonstances concourent à varier l'être qu'il procrée. La force des substances procréatrices varie selon les climats, les alimens qu'ils donnent, l'âge, les mœurs, les vices, les défauts, l'état de maladie ou de santé des générateurs : tout contribue à varier le germe d'où nous sortons. Pour pouvoir vivre ensemble, c'est donc aux lois morales à rectifier le physique, ou, si l'on connoissoit les vices physiques que le germe a apportés à l'indi- vidu-né, rectifier autant que possible ce qui manque au physique par des contraires physiques. L'éducation contribue à changer nos inclinations; mais par elle le caractère de l'homme change plus en apparence qu'en réalité : par l'éducation, tel homme est

honnête qui, sans éducation, eût été grossier ; mais suivez-le dans sa retraite, quand il est avec ses inférieurs et quelquefois même, par vanité, avec ses supérieurs, vous retrouverez le pre- mier homme, l'hommeselon sa nature. Quelque éducation qu'ils eussent reçue, je ne pense pas qu'on eût donné à Démocrite le caractère d'Heraclite et vice-versa. L'un rioit de tout, l'autre s'en affligeoit. Les caractères de ces deux philosophes fondus ensemble eussent produit un excellent homme pour le monde et la philosophie. Les différens caractères ont leur manière de saisir les choses si différemment qu'on peut s'en étonner, et quelle que soit l'éducation, on est forcé de convenir que diverses forces physiques agissent dans celui-ci ou dans celui-là. Par exem- ple : dans une maison j'étois fort lié, on reçoit une lettre d'une personne inconnue qui demande un rendez-vous parce qu'elle a, dit-elle, des choses importantes à communiquer. Le maître du logis, homme d'un caractère flegmatique, me dit en particulier que c'étoit sans doute quelque complot qu'on tramoit contre lui ou sa famille ; la femme, plus gaie que son mari, me dit ensuite en confidence qu'on vouloit peut-être lui restituer une somme d'argent qu'on lui avoit volée depuis plusieurs années. Elle étoit avare, direz-vous... non, elle voyoit tout en couleur de rose, le mari tout en noir.

CHAPITRE XII

MATERNITE !

Maternité, c'est amour. Comment ne pas aimer ce qui vient de nous, ce qui est nous? Aimer son fruit, c'est s'aimer soi- même; il n'est pas besoin de loi qui le commande. Le père aime moins ses enfans que leur mère ne les aime : l'un coopère à l'œuvre et s'en va; l'autre, après de longs désirs que sa pudeur naturelle rend plus impatiens, reçoit l'être, l'unit à elle, le nourrit de son sang pendant neuf mois : c'est un bourgeon qui sort de l'arbre, et nul doute ne peut troubler sa douce sécurité d'être la mère de son fruit.

D'où vient l'état de crise se trouve la femme après avoir conçu? On peut croire que le germe qu'elle reçoit étant un corps étranger pour elle et différent plus ou moins de sa nature fémi- nine, mettant en mouvement les parties les plus nobles de son être, lui imprimant le sceau de la maternité pour laquelle elle est créée... On peut croire, dis-je, que les goûts, les dégoûts, les maux de cœur, les caprices, les appétits déréglés, proviennent de ces causes. Aussi ces symptômes, plus remarquables dans le commencement de la grossesse parce que le nouvel être n'est pas formé entièrement ni incorporé avec la mère, se dissipent-ils par la suite. Alors, les élémens de vie sont incorporés avec elle; ils

ne forment plus qu'une nature analogue à la sienne; alors, la branche est unie au tronc jusqu'au moment la maternité l'en sépare. C'est dans ce moment suprême que l'art de la chimie- médecinale pourroit rendre plus homogènes les élémens qui vont constituer l'être provenant de deux individus de sexes différens, pour préparer une créature plus pure et participant à plus d'unité! Mais il faudroit les connoître, ces élémens générateurs, pour pouvoir opérer. La nature donne des inspirations à la femme ; une femme dans l'état de première grossesse est un foyer de désirs, de goûts et de dégoûts qui seront longtemps l'objet des recherches du physicien. Ces goûts, ces dégoûts sont- ils plus souvent bons que dépravés? Nous l'ignorons; on n'ose presque pas prononcer ce mot : la natiwe se trompe. Les Spar- tiates posoient les statues d'Hercule et d'Apollon dans les chambres à coucher de leurs femmes grosses. Oseroit-on de même exposer à leurs yeux les substances qu'elles désirent? Et même les sels alcalins qui neutralisent, qui font que deux sub- stances hétérogènes deviennent amies? Que de choses il nous reste à faire et à savoir faire! Heureux Hépiménide! Que ne pouvons-nous reparoître de siècle en siècle ! Combien, au bout de mille ans, ne trouverions-nous pas de sciences perfec- tionnées !

CHAPITRE XIII

L'HOMME IMITATEUR

Moins on a de caractère, plus on est imitateur. Qu'est-ce que le caractère? C'est d'être d'aplomb moralement avec ses facultés physiques. D'où viennent nos bonnes facultés phy- siques ? Du juste mélange des substances dont notre être est composé, de l'aplomb dans les nerfs qui ne se dérange que par le chagrin et le mauvais régime, si l'être est bien constitué. Pouvons-nous contribuer à la justesse de ce mélange? Oui, la nature ne demande pas mieux. Comment ? En ne faisant aucun excès, soit qu'on se nourrisse ou qu'on se dégage du superflu, vivant bien avec soi et les autres. Ensuite, respirer un air pur; bon pain, bonne eau surtout, un peu de vin, peu de viande, beaucoup de légumes et de fruits, se promener tous les jours, dormir toutes les nuits... voilà pour le physique. Quant au moral, ne mentez jamais, mais ne dites pas toujours votre secret ; aimez, on vous aimera; soyez serviable, on vous servira; donnez, on vous donnera. Ces préceptes peuvent s'observer dans tous les états de la vie.

Il n'est pas difficile d'être bon quand l'individu est en bonne disposi*:ion : dire de quelqu'un : il a de « l'humeur », comme dit le proverbe, c'est plus parler du physique que du

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moral. N'allons pas parler d'affaires à ceux qui ont de l'humeur et le besoin de purger ; la science des flatteurs et des solliciteurs de grâces consiste à savoir saisir le moment favorable : moment favorable le dit assez. Imiter au physique, c'est imiter la nature : c'est le métier des arts. Imiter au moral, c'est prendre le ton, l'esprit, les manières, les procédés des autres qui nous semblent supérieurs à nous; c'est s'humilier qu'imiter; mais nous nous imitons tous malgré nous. Quand l'opinion est générale, on n'ose la braver, il faut l'adopter, il faut s'y rendre, ou louvoyer en s'y rendant; il n'y a que l'homme de grand caractère qui résiste au mal général; il se tait, en attendant qu'il puisse parler et agir.

Les substances molles de l'enfance ne permettent pas au caractère de se prononcer, ou, pour mieux dire, il n'y a point de caractère il y a indécision et mollesse. L'enfant imite tout ce qu'il voit; et comme de l'un à l'autre le plus foible est l'enfant moral du plus fort, nous sommes tous enfans et imita- teurs les uns des autres. Mais pour ne parler ici que de l'enfance véritable, quel succès ne pourroit-on pas attendre d'enfans choisis, placés à côté de bons modèles? Nous ne sommes plus à Sparte, dira-t-on, les enfans restent auprès de leurs pères. Je suis loin, d'après nos mœurs, de vouloir priver la paternité de son plus doux apanage; mais les enfans abandonnés sont souvent ceux de l'amour opprimé et l'on peut croire que l'en- fant de l'amour est le résultat d'un germe précieux qu'il faudroit cultiver comme je vais le dire. Les hommes de bien, les hommes instruits, les sages enfin sont connus, et les gouverne- mens ne cherchent pas assez à les connoître. Ces hommes sont, pour la plupart, dépourvus des dons de la fortune qu'ils négligent pour être utiles par leurs travaux solitaires. Eh bien, faites un choix parmi les enfans abandonnés, dès qu'ils auront cinq ou six ans; que les enfans de l'amour, quelquefois de la misère, et toujours de la patrie, soient confiés à l'homme sage pensionné par l'État; qu'il l'adopte, lui donne son nom, qu'il agisse devant lui et le laisse faire : bientôt l'enfant imitera son père adoptif. Quand on pense qu'il est en Europe tant d'hommes illustres dont les talens et les mœurs surtout devroient servir de type, tant d'hommes illustres que nous connoissons trop

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tard, c'est-à-dire quand nous sommes en état de lire leurs écrits! Mais ce n'est pas assez : il faut les voir agir journelle- ment, les imiter et préparer ainsi la génération qui nous suit ; leur conduite est régulière, chaque heure du jour est employée à bien faire ; chez eux, la morale est toute en action. Voilà ce qui frappe l'enfant de conviction; il fait le bien par pure imita- tion, il voit que le bien est bien par les suffrages qu'il obtient, il ne se dérange plus. Mais il n'est pas seulement question de moralité proprement dite; l'homme distingué, dans quelque science que ce soit, est un type qui peut faire souche : c'est aux gens instruits à renouveler l'espèce humaine. Je donne un moyen de faire à la fois des hommes instruits et bons, des enfans presqu'abandonnés et de récomf)enser les hommes célè- bres; quel plus bel emploi l'Etat peut-il faire de ses richesses? En terminant ce chapitre, je veux confirmer son intitulé en rapportant une scène touchante de l'enfant imitateur; ce tableau n'a pu sortir de ma mémoire : « Un petit enfant tout nu car il faisait chaud regardoit une chienne couchée, le ventre en l'air et allaitant ses petits; il s'approche, prend une goutte de lait au bout de son petit doigt de rose, le goûte, le trouve bon, se couche près de la chienne et tette de compagnie avec les petits chiens. » Ce tableau me semble digne du pinceau d'un autre Albane.

CHAPITRE XIV

BALANCE

On sait que le bilieux est flegmatique ; l'homme matériel, pesant; le sanguin, spirituel, s'il n'est dans un état de plétore. On doit connoître les degrés d'âcreté de la bile par le mélange de plus ou moins d'eau nécessaire pour la dulcifier. Pour adoucir cette humeur, le régime ordinaire est de manger peu. boire beaucoup et faire de l'exercice; on peut en dire autant des autres humeurs que de la bile. L'homme matériel et lourd par sa structure osseuse semble être condamné à demeurer tel jusqu'à ce que l'individu se développe et augmente en esprits qui, alors, sont en équilibre ou plus forts que la matière. Ce sang a été beaucoup analysé : on change la masse du sang par un long régime. La sueur a été peu analysée; si le moyen que je donne, chapitre IX, peut fournir une quantité suffisante de transpiration, elle le sera mieux à l'avenir. Si l'on demande pourquoi ces individus sont ainsi, nous répéterons que ces dispositions sont dans le germe. Un filament destiné à devenir fibre, un peu trop allongé, un atome de substance laiteuse du germe sorti de son équilibre, grandissent dans cette fausse direction; cela suffit pour faire naître un pulmonique ou un maniaque, un fou qui bouleversera le monde s'il est malheu-

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reusement destiné, par son illustre naissance, à gouverner les hommes. Les plus grands événemens dépendent d'aussi petites causes : rien n'est petit, toutes choses sont grandes, prises dans leur principe.

La physiologie ne cesse d'étudier l'homme en santé ; la chimie a, pour ainsi dire, rangé dans des vases étiquetés toutes les substances dont nous sommes faits : elle décompose et recompose tout par les mêmes procédés rétrogrades. Le méde- cin profite des découvertes chimiques en cherchant les moyens d'opérer en nous, sans nuire à l'individu, comme le chimiste dans les cornues. Quand on ose nous incorporer le mercure et l'hémétique, il semble qu'avec précautions on puisse faire beau- coup d'essais fructueux. Dès qu'il sera aisé de se procurer la mesure de l'individu physique, celle de l'individu moral devra s'en suivre. Abstraction faite de l'éducation, le médecin obser- vateur sait, au premier coup d'œil, que tel individu, pâle, rouge, gras ou sec, plus, son âge et son état, est enclin à telle ou telle passion qui doit conduire l'individu à tels ou tels excès. C'est dans l'état de maladie qu'on rectifie les humeurs ; pour- quoi, en état de santé, ne pas prévenir le mal futur (i)?

Les défauts de construction physique ou les maladies héré- ditaires sont, à peu près, incurables sans doute ; mais les mau- vaises humeurs acquises peuvent être changées par le régime. C'est en santé qu'il faut payer le médecin physiologiste pour qu'il nous préserve des maux â venir : il n'en coûte pas plus de payer trois ans de santé que trois mois de maladie.

La balance physico-morale est chose trouvable, car toutes nos actions morales sont des réactions physiques que l'édu- cation ou la crainte arrêtent ou modifient. La balance physico- morale, c'est-â-dire physique d'un côté et morale de l'autre, est un ouvrage immense qui nous reste â faire. Là, toutes les forces des substances seront calculées et mises en ordre d'après leur degré de force, et correspondant aux mêmes degrés d'impul- sions morales dont elles sont susceptibles. Toutes les folies

(i) Un ancien médecin, dont l'expérience est consommée, M. Brieude, a le coup d'œil si juste qu'il a dit à tel homme, qui se portoit bien en apparence : « purgez-vous... vous touchez à l'apoplexie. » Il a une telle connoissance des divers degrés de la pulmonie qu'en entrant dans la chambre du malade et à l'odeur qu'elle exhale, il sait, en général, s'il peut guérir on non. (G.)

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morales n'ont pas leur source dans le physique, non sans doute ; l'ambition, l'imitation poussent les hommes à mille inconséquences purement morales; cependant, l'homme con- stamment ambitieux ou imitateur est d'une nature différente de l'homme toujours modeste ou constant, et la table physico- morale doit le démontrer. Donne-t-on une idée bien avanta- geuse de l'homme en le montrant perfectible au physique et ayant besoin de se combattre sans cesse pour être bon mora- lement? Il est ainsi; de quoi nous serviroit la plainte? Heureux le philosophe qui saisit un secret à la nature ! Heureux l'homme qui sait vaincre ses passions nuisibles à la société! Prendre un biais pour tromper est le palliatif d'un jour ; on se trompe soi- même en trompant les autres. L'homme qui a le tact fin s'aper- çoit aisément quand il n'y a pas de justes rapports entre le physique et le moral de tel homme ; il reconnoit l'homme lourd qui veut être léger, le léger qui veut paroître homme de poids, le flegmatique qui sourit sans pouvoir rire, l'homme nul qui affecte des distractions pour avoir l'air pensant, enfin, l'homme instruit et d'aplomb sur lui-même qui se montre tel qu'il est. Quand la balance physico-morale sera consommée, on dira : cet homme est pesé... que lui sert de récriminer davantage? Mais ne nous pressons pas de juger en dernier ressort; le physique change avec l'âge qu'on acquiert et le régime qu'on observe; et le moral se perfectionne par les efforts réitérés qu'on fait pour acquérir plus de sagesse.

CHAPITRE XV

MOBILITÉ DE LA NATURE

Nous le dirons sans cesse : l'âge, le climat, la saison pour le physique, l'éducation et les circonstances favorables ou défa- vorables pour le moral, décident de notre être aussi mobile que la nature. La nature est constante dans ses procédés géné- raux, Vue en grand (et nous n'en voyons qu'une mince partie), elle est une, sublime; mais ses effets, qui sont des causes rapport à nous, ses effets, qui ont rapport à la création d'une espèce ou d'une autre espèce, semblent lui être indifférens. De quelque manière que la nature opère, elle crée une chose ou l'autre. Elle crée ou tue; tout est égal dans le grand tout; tuer, c'est préparer la pâte de vie qui va former d'autres êtres. On a remarquer que dans le même pays, selon la température de l'été, tel genre d'insectes abonde. Tantôt les cousins, gros ou petits, les perce-oreilles, les mouches noires, les guêpes, les limaçons, les chenilles, les punaises de chambre ou de bois... et que si une espèce est abondante, les autres espèces le sont moins. Il est indifférent à la nature de former l'une ou l'autre espèce qui sont créées d'avance et répandues sur la terre et dans l'atmosphère. Un coup de soleil, un coup d'électricité porté dans un certain moment et dans une certaine direction

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suffisent pour déterminer la création de milliers d'insectes qui, selon leur espèce, auront un instinct différent pour vivre et se reprocréer. Un coup de vent ravage souvent tous les fruits de nos vergers dans une seule nuit. Amour, ou haine, ou neu- tralité entre les substances semble décider de toutes les créations passagères et éphémères des êtres terrestres. La grande création de l'Univers et ses lois conservatrices sont invariables. Si elles varient, c'est pour opérer diversement, mais toujours au profit de la nature à qui il semble indiflférent de bouleverser une partie du globe pour la revivifier. Et si elle détruisoit le globe entier, si une comète nous réduisoit en poudre, nos débris, en écrasant une autre planète, la revivifieroient, et nous autres avec elle. O Dieu, que tu es grand ! Malheur à qui te méconnoit! Celui-là est un puceron qui veut régir cent millions d'hommes.

Oui, les substances ont entr'elles des rapports sympathiques qui les unissent. Il faut qu'elles s'unissent, il faut qu'elles s'évitent ou qu'elles demeurent immobiles jusqu'à ce qu'une parcelle de matière aimante la force à se mouvoir. C'est par attraction qu'on aime : il faut une force majeure, il faut des coups pour séparer un être qui veut s'unir à l'autre. Voyez avec quelle obstination une mouche, pendant la canicule, s'attache à vous, y revient cent fois, quoique vous la chassiez toujours. Je dis une mouche, car sur mille de ces insectes qui vous environnent, il n'y en a, fort heureusement, que très peu qui vous aiment et vous obsèdent à ce point. Remarquez encore que c'est à vous, à vous seul, que telle mouche s'attache ; car je crois avoir remarqué que si, dans la même chambre, une autre personne est tourmentée d'une mouche, elle n'est pas celle qui vous a persécuté. Il faut conclure qu'il y a analogie entre votre sueur et la mouche, dirai-je amie ou ennemie.

L'insecte se laisse écraser sur votre peau, tant il aime et se délecte de votre transpiration. Physiciens, analysez l'une et l'autre substances : vous verrez pourquoi cette analogie, cette sympathie à laquelle nous ne répondons pas, pourquoi cet instinct, ce besoin, cet amour.

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CHAPITRE XVI

RECOURS CONTRE SOI-MEME

La nature de l'homme est trop compliquée pour produire unité d'action. La multiplicité des ressorts qui lui donnent l'existence, l'influence qu'ils reçoivent des diverses températures de l'air, le fluide nerveux auquel les nerfs servent de conduc- teurs... toutes ces causes et ces effets rendent ses volontés indéterminées et font de l'homme, en général, un être qu'on ose comparer au sable mouvant. Outre la morale publique, il est donc nécessaire qu'il ait un recours particulier contre lui-même, qui le protège dans les circonstances qui décident de son bonheur, de sa réputation et de sa vie. Dans le temps de ma jeunesse, ce moyen de conduite me fut, comme on va le voir, suggéré par la nécessité. A Rome, éloigné de ma famille, j'éprouvai la puissance d'un premier amour; j'aimois, j'étois aimé(i). Le père de ma maîtresse, homme d'esprit, vint me trouver à mon collège (2). « Vous touchez, me dit-il, vous et ma fille, au moment décisif de votre vie; vous vous aimez,

(i) On ignore le nom de celle qui fut l'objet du « premier amour n de Grétry. 11 'a toujours tu fort discrètement. Peut-être avait-il quelque honte de la façon assez cava- ière dont il s'y prit pour étouffer sa flamme juvénile.

(2) Collège de Liège, in pia^^a monte d'oro. (G.)

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vous vous convenez : il faut vous unir ou renoncer à vous voir. » « Me permettrez-vous d'emmener ma femme dans ma patrie, ou en France j'ai dessein de m'établir? » « Jamais ma fille ne me quittera et je veux mourir à Rome ; pensez-y sérieusement. » Il m'embrassa et me laissa. Renoncer à ce que j'aimois ou renoncer pour jamais à revoir mes parens que j'avois laissés dans le besoin et dont j'étois l'espoir : telle étoit ma position. Je revis ma maîtresse et, si c'étoit ici le lieu, je pourrois tracer les scènes douloureuses qui se passèrent entre nous et qui ressembleroient à tous les romans d'amour. Bref, je demandai huit jours pour me décider et je partis pour la petite ville de Frascati, à quelques milles de Rome. Là, déchiré du tourment de l'absence et menacé d'une absence éternelle, par- courant les jardins solitaires, je cherchai vainement à concilier l'amour et la tendresse filiale; il falloit opter; mes pleurs, mes tourmens me disoient assez que l'amour perdroit sa cause si j'avois le courage de me bannir de la présence de l'objet chéri. J'imaginai donc de me lier par un serment inviolable et je trouvai hors de moi la force qui me manquoit. A genoux, dans une grotte solitaire, je jurai solennellement à Dieu de ne plus revoir celle que tant j'aimois (i). Et dans les diverses positions de ma vie, quand la conscience indique le devoir à travers la mutinerie des passions, j'ai renouvelé ce serment effrayant pour l'honnête homme qui veut être fidèle à sa foi, serment toujours inviolable quand on l'a respecté une première fois, serment qu'on ne fait pas légèrement quand on y attache l'idée terrible de l'inviolabilité. Je me crois obligé de révéler ce préservatif que j'ai indiqué verbalement à plusieurs qui étaient subjugués par quelque passion aussi violente que funeste et qui en ont éprouvé les fruits salutaires. Cette recette morale peut surpasser en efficacité tous les raisonnemens métaphysiques.

(i) J'écrivis à elle, à son père, et je crois que j obtins leur estime. (G.)

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CHAPITRE XVII

SYMPATHIE

La véritable sympathie, la sympathie par excellence, doit se trouver entre les individus mâle et femelle de même espèce. C'est que tout est fait dans l'un pour plaire et pour attirer l'autre. Toutes les autres sympathies n'ont que de légers rap- ports avec cette sympathie universelle qui force tout être animé d'aimer, non pas son semblable, mais plus que son semblable, c'est-à-dire l'être nécessaire au charme, au premier besoin de la vie de l'un et l'autre individu des deux sexes. Cette sympathie, et l'amour maternel qui en est une suite, est un des plus grands œuvres de la nature qui a voulu assurer ainsi la reproduction des êtres animés. Quelles sont les causes physiques de ces effets merveilleux? nous conduiroit cette sublime théorie si elle étoit consommée? C'est sur quoi nous allons porter des regards timides. Nous ne dirons pas ce que nous avons vu, ce que nous avons fait, mais ce que nous pensons qu'il faudroit faire pour y parvenir. Heureux si, en formant des hypothèses, elles peuvent servir d'échelons pour arriver à un plus haut degré de certitude. C'est, dira-t-on, au physicien, au chimiste, au médecin à faire les découvertes physiologiques. L'expérience prouve souvent contre cette assertion ; c'est à tout homme qui pense à donner

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ridée première dune chose; un second homme de l'art s'y attache plus fortement, un troisième vient la répandre... c'est ainsi qu'on arrive après avoir tâtonné longtemps. Quand on parle d'une découverte quelconque, aussitôt on dit : tel ancien ou moderne l'avait prévue. Mais prévoir n'est pas effectuer. Avant d'entrer en matière, qu'on me permette une comparaison par rapport à l'analyse : car c'est par l'analyse la plus scrupu- leuse qu'on pourra parvenir au phénomène dont nous parlons.

L'imagination change, augmente ou diminue toute chose : un enfant peut mourir de peur en voyant un masque. Que faut-il pour le guérir? Faire un masque horrible à ses yeux. Creusez une tête hideuse dans une terre molle ; dans ce moule, pressez une pâte de papier mouillé et battu; le masque sorti, peignez-le d'abord d'une couleur tendre, ensuite couleur de feu; n'épargnez aucun détail, mettez de l'ordre et de la gaîté dans votre travail... l'enfant a été de moitié dans votre opération; il a vu faire, il a fait un double ; son imagination est guérie, il n'a plus peur d'un masque et, dans la suite, il croira que toutes ses peurs peuvent se guérir comme la première, par l'analyse pratique. C'est de même en décomposant et recomposant les substances des sexes qu'on découvrira leur essence et leurs analogies. Tout est problème, tout nous effraye dans le désordre moral parce que nous ne connoissons pas à fond les causes physiques qui agissent sur les nerfs et sur notre imagination. Quand je dis « nous ne connoissons pas », je n'entens pas les causes pre- mières. Dieu nous permet de savoir pourquoi les causes agissent, mais lui seul a su les faire agir par des vertus secrètes.

Il semble être reconnu généralement que toutes les sub- stances naturelles sont entr'elles en amour, en haine ou en neutralité; mais il ne suffit pas d'opérer sur les substances telles que les donne la nature. Il faut qu'elles soient élaborées par les organes mêmes qui les ont rendues propres à leur destination. Analysez, rapprochez toutes les substances dont l'homme et la femme sont composés; voyez leur analogie ou leur sympathie, leur tendance à se mêler, leur antipathie ou leur neutralité... On peut croire que tout, dans la femme, attend son complément des substances viriles; que les siennes (surtout les substances propres à la génération) tendent à se procurer le mouvement

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qui leur manque en se mêlant avec les substances vigoureuses de l'homme et que tout, dans l'homme, cherche dans les sub- stances douces et féminines le repos que trop d'activité tour- mente. On peut croire encore que les substances des individus les mieux faits à l'intérieur et l'extérieur se recherchent par ana- logie de perfection ; que l'impur recherche avec passion les sub- stances pures qui le rendroient meilleur, que l'antipathie est réelle et physique entre les monstres et les métis; que l'âge avancé, qui détériore les substances par les gradations du germe, voudroit réacquérir ce qui lui manque en s'unissant à la jeunesse vigoureuse qui la repousse comme simulacre de mort ; qu'il faut croiser les races humaines comme celles des chevaux et qu'on saura peut-être un jour, quand tout aura été étudié, que les hommes de tel pays et les femmes de tel autre sont les plus propres à la perfection de notre espèce... C'est un volume d'observations qu'on pourroit faire ici et que l'analyse et le temps peuvent seuls découvrir. Ces analyses, exécutées dans le plus grand détail, nous montreront le jeu des passions dans leurs racines... On verra pourquoi, en changeant les substances individuelles par le régime, les passions s'exaltent ou s'obli- tèrent; on verra pourquoi l'âge, le climat diversifient les pas- sions et les habitudes. Enfin, une morale plus analogue aux causes mieux connues, plus technique, s'appliquera plus direc- tement à réprimer les vices. Ce ne sera plus à coups d'étrivières que l'on fera fléchir l'homme; on disposera son être physique selon la moralité qu'on voudra qu'il adopte ; les désirs de l'homme ne seront réalisés qu'en s'accordant avec la nature (i). Ce ne sera plus qu'en dernier terme que les lois pénales se débarrasseront d'un membre gangrené. La morale ne peut se perfectionner que par l'exacte connoissance du physique : agir autrement, c'est brûler la plaie au lieu de la guérir. Sans doute que le jeu moral des grandes sociétés corrompues sera toujours un obstacle à la perfectibilité de notre race. Tant que la forme du meilleur gouvernement, selon sa localité, sera problé- matique, tant qu'une physique éclairée n'indiquera pas la

(i) Devroit-on être étonné de voir un scélérat, un furieux devenir un agneau, un dévot, en substituant aux chaînes, aux cachots un régime médical assez doux pour changer son être et ses passions ? {G.)

morale qu elle appelle, les mœurs seront chancelantes. Mais espérons dans le temps, qui mûrit les idées le§ plus complexes ; dans le génie humain qui, dans son inquiétude naturelle, cherche à découvrir ce qui lui est caché ; dans ce génie fécond qui tend sans cesse à l'immortalité vers laquelle il aspire par révélation d'instinct; enfin, espérons dans Celui qui nous a doués de raison pour nous en servir. La raison s'égare, mais, telle qu'un voyageur perdu dans un vaste labyrinthe et qui, à force d'observations, parvient à en reconnoître les issues, rare- ment, dans le même lieu, elle adopte deux fois l'erreur qu'elle a reconnue et abjurée.

On sait combien certains animaux ont l'odorat fm pour reconnoître les émanations des espèces qui leur sont amies ou ennemies ; et surtout dans leur espèce, pour reconnoître le sexe et les besoins amoureux. C'est chez eux, peut-être plus que dans l'homme, qu'on pourroit étudier le jeu des substances à l'égard des différences sexuelles; car chez nous, l'instinct semble s'obli- térer à mesure que la raison s'éclaire. Les bêtes sont pures dans ce sens, ayant toujours suivi l'impulsion naturelle, soit dans les alimens dont elles se nourrissent, soit dans leurs mœurs; rien chez elles n'a pu abâtardir l'instinct au même point que chez nous. Dans la bête, les substances seront probablement plus vivaces, plus simples, et l'on doit trouver dans l'homme une plus grande quantité de mixtes ou de substances mêlées, aux- quelles il doit ses versatilités et son inconstance. Ces idées, je le sais, sont hypothétiques, mais ici nous ne voulons que remuer la terre, d'autres viendront semer et recueillir.

Celui qui ne dit rien ne peut jamais mentir, ai-je lu quelque part dans un poëme comique. La prudence est louable quand il s'agit de matières abstraites; mais dans une carrière vaste, infinie comme celle-ci, ne rien conjecturer ressemble trop à la nullité; c'est n'enseigner rien, c'est n'ouvrir le chemin à aucune découverte. Enfin, puisqu'en mathématiques on opère vague- ment en attendant l'application utile, on peut, en physique, supposer avant la preuve, d'après des aperçus constans qui peut-être, après analyse, seront des vérités incontestables.

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CHAPITRE XVIII

NERFS

Tout nous dit que la sensibilité vient des nerfs. Depuis le cerveau jusqu'à la plante des pieds, tous les nerfs gros ou petits ont des rapports et ne forment qu'une espèce de charpente. La charpente osseuse est la plus forte et la plus matérielle; celle nerveuse est la plus sensible. A l'extrémité des nerfs on remarque des houppes, des espèces de pinceaux, qui servent à étendre en nous le sentiment, comme ceux du peintre étendent la couleur. Souvent, nos nerfs agissent sans notre volonté; sou- vent aussi, l'imagination les agite plus fortement que les forces matérielles. D'où vient cette sensibilité, cette mobilité presque magique? On croit qu'un fluide électrique agit directement sur nos nerfs; et si cette conjecture est fondée, quels ne doivent pas être nos rapports avec les régions célestes? Le chagrin affecte puissamment les nerfs ; car dans cet état il se fait une compression qui gêne leur jeu naturel, après quoi la réaction devient très forte. Le plaisir les agace aussi, et trop de plaisir est mortel comme trop de chagrin. Qu'est-ce donc que cette machine, cette espèce de jeu d'orgue que la pensée, que la musique font agir? Oui, la musique a beaucoup d'empire sur les nerfs; et s'il étoit possible de composer un chant assez parfait pour affecter trop

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vivement les auditeurs, il faudroit se le défendre. Mais ne craignons rien : on ne réunira jamais le vague du chant de Sacchini à la science de fugue de Haendel il n'y a que des chants d'école. Il manquera toujours à la musique chant ou modulations savantes et, comme dans toutes les productions humaines, y ambitionner une perfection absolue est une chimère pour l'artiste expérimenté.

L'éléphant crispe sa peau à l'endroit qu'il veut de son corps, comme nous nous remuons le bout du doigt ; il écrase ainsi l'insecte audacieux qui ose chercher sa subsistance dans le sang de ce colosse. Quelle perfection de système nerveux il y a dans l'économie de cet animal ! Nous touchons peut-être au moment la science des nerfs sera mieux connue ; le galva- nisme peut y conduire. Si les nerfs sont les conducteurs d'un fluide, quel doute qu'un des plus purs fluides ne dispose de nous par nos nerfs? Quel doute que le fluide, se précipitant dans un seul endroit, ne donne à tous ces cordages, muscles ou nerfs, la force convulsive qu'on remarque dans les maniaques et les vaporeux? Quel doute que, le système des nerfs étant dérangé, cette machine n'ait la force cahotique de toute machine sortie de son aplomb physique?

Les individus les plus sensibles sentent tous les changemens de l'atmosphère. Pendant l'hiver, le feu le plus actif, les murailles les plus épaisses ne les préservent pas du vent du Nord ; et chacun, selon son système de nerfs, peut être affecté de vents différens ; mais c'est surtout dans les temps orageux que le fluide électrique agit puissamment sur nous et sur toute la nature animée ou vivifiée. Physiciens, expliquez-nous pour- quoi telle femme pusillanime aime le tonnerre, pourquoi telle autre, plus hardie, tremble à l'aspect de l'orage, pourquoi tel homme (je le connois), rempli d'esprit et de philosophie, devient tremblant et ressent les effets de l'électricité plusieurs heures avant l'orage? Dites-nous pourquoi l'aspect des foudres balancés sur ma tète est un spectacle ravissant pendant lequel j'éprouve un contentement inexprimable dans mes nerfs? Et pourquoi le moindre chagrin moral m'allecte de manière à ne pouvoir le dissimuler? Je hais le mensonge à la mort; j'ai com- posé trois volumes qui l'attestent. « (l'est là, m'a dit un savant

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anglais, la vraie religion de l'homme de bien, et qui deviendra un jour la religion universelle. » Cet homme m'a assez payé. Je hais le mensonge, ai-je dit, et je ne puis dissimuler aucune- ment ce qui m'affecte : c'est peut-être la raison qui me fait détester le mensonge et aimer la vérité ; c'est parce qu'il m'est impossible de me cacher. Le moral a, plus encore qu'on ne le croit, de rapports avec le physique. Dans les temps orageux, nous sommes enveloppés de feux prêts à scintiller ; nous sommes dilatés de telle sorte au physique que je croirois ce moment irrésistible à l'effusion de l'âme au moral. Virgile savoit sans doute que, sans orage, Didon n'eût pas succombé. Oui, quand l'amour sollicite la jeunesse à s'unir, il y a cause physique. Quand la grenouille coasse et annonce la pluie, il y a cause physique : elle demande l'eau dont elle sent les approches et le besoin. Quand les bêtes fauves hurlent, quand les troupeaux bêlent à l'approche des orages, c'est parce que déjà ils se sentent émus, étouffés par la matière électrique et qu'ils en redoutent des effets plus puissans, une gêne plus forte... Mais dire comment les substances primordiales agissent, sont modifiées et produisent différens instincts dans chaque classe d'êtres, c'est que s'arrête notre foible puissance et commence la puissance infinie. Homme, reconnois un Dieu ou sois créateur, un seul instant, de la vie ! Avec douze demi-tons, le musicien rend les accens de toutes les passions et de toutes les langues ; mais la division du jour et l'accent des passions existoient avant lui : il n'est qu'imitateur. Avec quelques substances, Dieu donne la vie à des milliers d'êtres, tous doués d'instincts différens ; il leur dit : « Soyez », et ils sont. Voilà le créateur.

Le physique est véhément dans les temps orageux ; dans ces temps fulminans, redoublons les chaînes morales. La religion met les familles en prière : elle fait bien. Moïse conduisit son peuple à la montagne, les Juifs attendent le Messie... Les temps d'orage nous montrent la nature en crise, la nature dans sa majesté la plus terrible.

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CHAPITRE XIX

FACULTES. CARACTERE

Oui ou non, tout ou rien.

Nous faudra-t-il toujours flotter entre les doutes funestes? entre si et mais? L'homme ne formera-t-il jamais un désir véhément d'être tout ou rien, pour ou contre, oui ou non? Savoir douter, c'est être sage, j'en conviens : mais toujours douter, c'est être nul., on doit en convenir. Un Pyrrhonien se voit ressembler à nos gobe-mouches. L'homme qui sait le mieux ce qu'il veut, et qui peut ce qu'il veut, a un grand avantage sur ceux qui louvoyent entre si et mais. Ne verrons-nous jamais l'homme qui définisse l'homme? qui sache nous dire : nous sommes faits de telles substances, elles ont telles propriétés et produisent en nous tels effets; elles peuvent se mêler de tant de manières, alors elles ne sont que des mixtes, des forces affbi- blies qui doivent atténuer notre caractère et les facultés qui en émanent; elles peuvent ou ne peuvent s'unir (i). Elles se recherchent ou s'évitent, s'aiment ou se haïssent... Appliquer les

(i) l'iutarquc dit que le sanj; du chat-huant et celui de la corneille ne se mêlent point. (G)

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procédés physiques, les substances dont nous sommes faits, aux affections morales, seroit l'objet d'un traité de physiologie, l'œuvre par excellence que j'ai désirée dans mes précédens ouvrages, que j'essaye aujourd'hui, mais dont, je le pressens, je suis loin de pouvoir atteindre le but désirable.

« Si Dieu existe, me disait un athée, il doit être formé de toutes les semences procréatrices répandues dans la nature et destinées à la formation de tous les êtres; il doit être la réunion de tous les archétypes vivans répandus dans l'Univers. » Idée singulière ! Disons plutôt : heureux l'être formé d'une seule substance ; il est bon ou mauvais, oui ou non, dieu ou démon. S'il existe, c'est dans d'autres planètes; mais il semble que cette unité sublime n'appartient qu'à Dieu.

On défendoit jadis aux hommes de chercher à comprendre les choses qu'on disoit être au-dessus de leur compréhension. Néanmoins, on expliquoit hardiment aux enfans les mystères divins et Ton anathématisoit le physicien qui démontroit la circulation du sang. Combien ils étoient osés, ceux qui bornoient .ainsi les facultés du premier être du globe! En parcourant les divers systèmes des philosophes anciens sur la nature de Dieu et de l'homme, on les voit tâtonnant et adoptant tour à tour toutes les erreurs dont l'égarement humain est capable. Les doctes de notre siècle semblent être convenus d'étendre un voile respectueux devant le sanctuaire de la divinité et de se fixer aux choses naturelles comme étant les seules appartenant à notre perspicacité. Vainement le théologien superstitieux s'écrieroit : Arrête, téméraire! tu veux matérialiser toutes choses! non, âme foible ; l'impiété est dans l'erreur ou le mensonge présomptueux et les vacillations font les crimes. Fixe-toi, sois tout ou rien, comprends ton être autant que possible, doute franchement et ne sois pas vain de tes conceptions ; reconnois en tout la main qui voulut borner ton être ; tu n'es impie qu'en voulant être par toi-même ce qu'un être plus grand que toi ne veut pas que tu sois. Cet être immense sort de lui-même, indépendant de la nature, qui est parce qu'il est, qui ne peut finir, n'ayant pas commencé. Adore-le, c'est ton Dieu. Sois aussi petit qu'il est grand, aussi fini qu'il est infini. Nier son existence, c'est nier que tu existes ; vouloir le comprendre, c'est te mettre à sa place.

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Fixe tes regards, ne va pas au delà ; ne cherche pas à définir celui qui voulut que tu fusses, mais qui ne veut pas que tu saches pourquoi tu es et quelles sont tes destinées. L'animal vermineux parcouroit aussi la tête de Socrate comme tu parcours le globe tu fus jeté ; ton ignorance sur les causes premières est la même. Tu espères, tu cherches à pénétrer l'avenir; cet espoir te désole ou fait ton bonheur ; mais sois soumis pour être sage : révolté, tu n'es que ridicule (i).

Etudier, analyser, comprendre son être est le devoir de l'homme, afin qu'il règle ses moeurs sur ses facultés. Notre raison fut et est toujours bornée, sans doute; elle se forme des souvenirs, des choses souvent apparentes dont nous ne connois- sons pas la nature interne; néanmoins, étudions, cherchons à savoir ce qui est en nous, et hors de nous. L'homme n'aura de caractère décidé qu'en faisant une ample connoissance avec lui- même et avec ses annexes. Quel bilan peut donner celui qui ne connoit ni son actif ni son passif?

En tout, le terme désirable seroit de se rapprocher le plus près possible de l'unité ; mais nous pressentons la nécessité des divisions parce que le mieux possible, le médiocre et le pire s'offriront toujours, en tout et partout, à nos yeux. Distinguons donc l'homme nul, l'homme vacillant et l'homme fixé, qui n'est tel qu'après avoir parcouru deux termes pour parvenir au troisième il se fixe. Oui, en jetant les yeux sur l'homme et ses facultés, nous trouverons partout trois en un; c'est-à-dire des facultés en germes dans l'enfance, des facultés plus marquantes, mais inquiètes et vagues dans l'adolescence, des facultés plus décidées dans l'âge mûr. Nous trouverons aussi, dans l'homme fait, le bien, le mal et le mixte qui les sépare. Appliquons ceci directement au moral. Notre manière d'être, notre caractère et les facultés qui en émanent ont leurs sources dans les substances dont nous sommes formés et dans celles nutritives dont nous entretenons notre existence. Ces substances n'étant pas les mêmes et se variant selon la nature des climats, des âges, des sexes, de la manière d'être des individus, notre instinct et nos

(i) Je vis un jour un homme pieux qui lisoit un livre d'athéisme ; je lui en témoignai mon étonnement... « Voici ma recette, me dit-il : aux mots nature, destin, fortune, hasard et autres semblables, je substitue le mot Dieu ; alors le langage des athées est le même que celui de l'Evangile. » (G.)

facultés varient avec eux et comme eux. Tous les philosophes l'ont pensé. Hippocrate l'a prouvé et, de nos jours, l'illustre Cabanis l'a démontré dans un style si clair qu'on n'y aperçoit plus ni abstractions ni métaphysique. A son tour, l'éducation, la société et ses mouvemens divers modifient nos penchans, exaltent, poussent nos facultés et engendrent plus de biens et plus de maux que n'eût fait l'esprit de l'homme abandonné à la simple nature. Mais la matière est si vaste, puisqu'elle est l'œu- vre de l'être infini, qu'il est toujours permis de s'occuper de cet objet après les efforts multipliés des hommes les plus experts. La difficulté de saisir l'unité dans l'homme nous force donc à le diviser par classes, première, seconde et troisième, sans compter des classes métis presque sans nombre. L'homme de la première classe est celui qui a le caractère le plus régulier, parce que son individu est composé de substances homogènes qui ne se combattent point entr'elles ou qui sont plus ou moins en harmonie (i). Après quoi, la direction que lui fait prendre l'éducation décide de son existence morale. Jeté parmi les sages, il devient sage; parmi les artistes, artiste dans la foule du peu- ple, il sait s'y distinguer ; parmi les hommes pieux, c'est Fénelon ou, au moins, le pasteur de son village; il est partout à sa place, parce qu'il se connoit et sait dans quel rapport il est avec les hommes.

L'homme de la seconde classe, formé de substances moins homogènes, ou devenues telles par l'incomplète élaboration de ses organes, cet homme, dis-je, participe du bon et du mauvais. Il est mixte, métis, indécis en tout; il ressemble aujourd'hui à l'homme qu'il a vu la veille ; c'est l'être le plus commun ; dans les villes, sur cent individus, il y en a quatre-vingts de cette espèce. Il est bavard, entreprenant, ne doute de rien ou doute de tout. Tous les résultats de sa conduite et de ses faits sont nuls comme sa personne; mi-sot est son nom, nom qui seroit commun s'il étoit donné à tous ceux qui devroient le porter (2).

L'homme de la troisième classe est encore plus pitoyable.

(i) Nous examinerons dans un autre chapitre si trop d'harmonie entre les hommes est letat le plus convenable pour former une bonne société. (G.)

(2) Les noms de famille ont, sans doute, une origine réelle : Le Sage ne fut pas nommé ainsi sans raison ; ajoutons mi-sot et grand-fou, nous aurons des surnoms pour les trois espèces. (G.)

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Informe dans ses organes internes, les substances dont il est fait se dénaturent à mesure qu'il se les incorpore. Sa manière d'être prend la tournure de son être intérieurement difforme ; tout ce qui est rectale (i) lui paroit gauche, tout ce qui est gauche lui paroit droit; il vous adresse des sottises pour vous plaire, vous séduire et, pour vous paroître aimable, il vous avertit que vous boitez, que vous avez mal aux yeux ; il est triste ou gai toujours outre mesure, il aime trop ou trop peu, il ne sent la mesure de rien, pas même celle de la musique ; tantôt furieux, tantôt lâche, c'est par accès et par excès qu'il agit, il se traîne ou va par bonds ; son existence est une décomposition des conve- nances; il fait sans cesse ce qu'il ne voudroit pas et ne veut plus ce qu'il vient de faire ; sa raison est une déraison, sa parole est écrite sur le sable mouvant... Tel est l'homme nul, tel est l'homme de la troisième classe dont la majorité est effrayante parce que, déplacé dans la société, combattu par ses lois qui s'opposent à l'instinct de la nature, il nage dans le vague, il n'est rien que déraisonnable et bête. Si des êtres de la seconde et de la troisième classe fussent restés dans leur état naturel, ils eussent été moins difformes, ils eussent été quelque chose : la société les dénature. Jugés par comparaison des hommes instruits, ils perdent tout : les géants font les nains.

(i) Je sais qu'on dit rectangle. (G.)

CHAPITRE XX

MARIAGE

J'ai souvent dit ceci aux filles à marier : « Prendre mari sans bien le connoître, c'est mettre en une fois tout son bien à la loterie. » Femmes à marier, défiez-vous des hommes qui ont différentes humeurs, qui sont respectueux avec les grands, insolens avec les petits, aimables en société, grognons avec ceux qui leur sont soumis. Défiez-vous de cette sorte d'hommes; ils ne vivent pas selon la nature, ils mentent presque toujours, à moins qu'ils ne disent : « J'ai la colique ». Mais ayez confiance en celui qui, avant le mariage, vous aime sans bassesse, vous respecte sans idolâtrie, qui aime la vérité encore plus qu'il ne vous aime, qui soit Vhomme de son cœur, comme dit Cham- fort. Pour le bien connoître (car la passion de l'amour change le caractère), n'allez pas aux informations dans* les sociétés qu'il fréquente. Descendez plus bas que lui, demandez à ceux qui l'ont servi et qui le servent. Nous sommes mieux connus de nos domestiques que de nos plus proches parens (i). Faut-il un exact rapport d'âge et de fortune entre les époux pour qu'ils contractent avantageusement les nœuds du mariage? A dix ans

(i) Lisez dans mon livre de La Vérité, le paragraphe intitulé « Le réfime des époux », tome II, page 343. (G.)

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près, la proportion d'âge est le vœu de la nature ; les mariages il y a plus de disproportion sont des unions de convenance peu naturelles. Une vieille femme riche peut aimer beaucoup son jeune mari pauvre ; un vieillard riche peut adorer sa jeune épouse sans fortune, mais c'est par vertu ou par intérêt qu'on répond à leur amour, et la balance n'est pas moins inégale. Gare que le complaisant, quoique bien payé, ne devienne martyr, puis hypocrite et qu'enfin il ne se lasse du joug qui l'oppresse ! Quant à la fortune, il semble que moins une femme apporte en ménage, plus sa reconnoissance doit lui faire chérir son époux et plus celui-ci doit aimer celle qu'il rend fortunée. On remarque en général que le mari enrichi par sa femme est une espèce d'inten- dant de maison qui n'ose dépenser sans un bon au porteur. Au contraire, la femme qui doit tout à son mari est ce qu'elle doit être : pouvoir exécutif tenant tout du pouvoir législatif, que l'époux ne doit jamais abandonner.

CHAPITRE XXI

SAVOIR CE QU'ON VEUT

Sans doute est l'affirmation familière des sots ; peut-être est l'expression douteuse et favorite du sage. Il y a tant de nuances entre peut-être et sans doute, que le plus expert est presque tou- jours forcé de réfléchir avant d'affirmer aucune proposition. Il n'y a point de niaiserie à dire que sapoii^ ce quon veut est une situation d'âme très rare parmi les hommes. L'inscription du temple d'Apollon, à Delphes, disoit : Connois-toi toi-même... C'étoit prémunir d'une juste défiance les demandeurs de grâces contre leurs vœux indiscrets. J'eusse préféré l'inscription sui- vante : « Vieiis appî^endre à te connoîti^e », car bien peu d'hom- mes possèdent cette science rare. Les prêtres chrétiens y ont suppléé, en quelque sorte, par la confession ; mais avoir des milliers de prêtres, tous confesseurs, ou quelques anachorètes pour confidens de ses vœux secrets, ne mène pas aux mêmes résultats politiques et moraux. Savoir ce qu'on est est encore regardé par les moralistes comme une énigme non expliquée ; et ce qu'il y a de particulier en ceci, ce que (je le pense au moins) on n'a pas encore cherché ni déduit, ce sont les raisons phy- siques qui nous font nous méconnoître à nos propres yeux. On se contente de dire : l'amour-propre nous cache nos défauts et laisse ceux des autres à découvert. Cette raison est péremptoire quant au moral ; mais cherchons quelque chose de plus, car

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cette question est des plus importantes. A quoi sert en effet de voir l'homme en général ou de porter nos regards sur nos voi- sins, si nous restons inconnus à nous-mêmes ou dupes de nous- mêmes? S'il nous faut chercher chez les autres la clef de notre conscience, nous sommes souvent trompés, car la nécessité d'être honnêtes, polis et discrets rend leurs jugemens suspects. Dans le commerce de la vie, présens, on nous flatte, absens, on nous déchire. C'est un dédale ténébreux chacun est égorgé clandestinement sous l'appât des caresses perfides. Nous connoissons-nous nous-mêmes, tout a changé de face. C'est encore ici en étudiant le physique qu'on parviendra à supputer ses produits moraux; il n'est que ce moyen de se connoître soi- même. Physiciens, commencez par l'analyse exacte des diverses substances des animaux proprement dits, qui diffèrent totalement dans leurs instincts et leurs mœurs. Le chien, par exemple, est aimant, franc et loyal, le chat, au contraire, est traître, égoïste et est tout dissimulation. Il est probable que des substances opposées constituent et dirigent l'instinct et les mœurs de ces deux races animales. On dit depuis longtemps que nous avons tous quelque ressemblance dans les traits du visage avec un animal quelconque ; peut-être que le composé de notre individu intérieur a aussi des rapports avec tel animal. Tel homme n'est- il pas bon, loyal, aimant et brave comme le chien? Tel autre n'est-il pas faux, rusé, adroit comme un chat? Avec cette diffé- rence que le chien est toujours franc, le chat toujours fourbe et que l'homme semble réunir tous les instincts aimables et haïs- sables. C'est donc la bête caractérisée dans un seul instinct qu'il peut prendre pour type et qu'il faut analyser par tous les moyens possibles. Si le germe du chien, en se développant par l'accroissement de l'animal, compose ses organes et ses humeurs de substances chaudes, vigoureuses, qui ont la force nécessaire pour former un caractère déterminé, et que dans le chat ce soit le contraire, ne pourrons-nous pas inférer que les substances chaudes et fortes et les substances froides et acides (i) produisent des effets contraires? Le caractère provient de quelque chose sans doute, à part l'éducation qui le dissimule ou mitigé, car il n'est point de cause sans effet. Si la nature (qui est toute-puis-

(i) Ce II est que j)ar supposition que nous ilisons froides et acides. ((}.)

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santé dans la main de Dieu) faisoit un homme uniquement avec du sucre, il seroit doux au goût comme au tact et auroit des mœurs douces. Si elle en faisoit un avec du vinaigre, il seroit aigre, haineux et froid. Ceci est une comparaison plutôt qu'un rapprochement des substances avec leurs effets moraux. Vous qui avez les moyens de connoître, d'analyser, de décom- poser et recomposer, de comparer et d'appliquer le physique au moral, faites-le et rendez-vous en compte, simplement, comme Hippocrate; sans phrases élégantes, toujours plus ou moins ennemies de la vérité! Telle substance a tel caractère. Simple, elle est au numéro i. Mêlée de tant de manières avec telles autres substances, elle devient les numéros 2, 3, 4, 5, 6, 7. Chaque substance simple aura, pour ainsi dire, sa gamme de mixtes, comme le son générateur a ses aliquotes, qui forment les accords consonnans et dissonans. Plus, les effets physiques des substances simples et mêlées, plus le produit ou l'effet moral qu'on remarque constamment être la suite de tel principe phy- sique... Il ne s'agit donc que de connoître, peser, mesurer l'homme; c'est une affaire d'analyse, de métier et de patience. Le moral doit toujours avoir sa source dans le physique ; et si l'individu indique par ses actions morales, le contraire de son physique bien reconnu ; si, par exemple, les acides froids dominent chez lui et qu'il agisse toujours bien, nous dirons que c'est un être vertueux, respectable à tous égards. Cet être est faux, direz-vous, puisqu'il n'agit pas selon ses facultés-principes. Non, il sait se vaincre pour être bon et utile aux autres. Com- bien de malades atteins de maux chroniques ont appris à mor- dre leurs draps de lit au lieu de brusquer ceux qui les entourent / C'est par intérêt, direz-vous... ils ont besoin des secours d'un chacun... N'importe : que le bien se fasse; que notre intérêt, le respect pour la société ou la religion rectifient nos erreurs, c'est un bien ; de quelque part qu'il vienne, profitons-en. Au reste, la grande loi des prophètes nous donne le bilan de cha- cun de nous : je veux dire que ce que nous sommes et ce que nous faisons ne manquent jamais de se montrer dans les résul- tats de notre conduite. Voyez ce que tel homme est devenu, vous savez ce qu'il a fait pour être ce qu'il est. Ce n'est qu'au dénouement d'une pièce de théâtre qu'on sait si elle est bonne.

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Au réel comme au figuré, il est alors souvent trop tard pour s'amender, il ne reste plus qu'à demander pardon. Il faudroit prévenir le mal moral par plus de connoissance physique ; il faudroit pouvoir dire à tel homme : Voilà ton être... tu seras enclin à tels désirs, tels appétits qui te nuiront à toi et aux autres; corrige-toi par un régime suivi, fréquente d'honnêtes gens, lis les bons auteurs... voilà comme tu peux encore éviter le précipice au-dessus duquel tu es suspendu. Te refuses-tu à ces avis? Prétends-tu qu'on ne peut vaincre ses passions déré- glées? Sois-en la proie, péris de misère ou sur l'échafaad ; ton destin s'est accompli, ta fin est une vérité aussi effective, aussi physique, aussi morale que celle de l'homme bon qui, sans rébellion, termine en paix ses jours en bénissant le grand être et en déplorant la folie des hommes. La plus grande folie, dira quelque superstitieux, est de vouloir concevoir les mystères de la nature et surtout de la création, que Dieu tient cachés dans son sanctuaire impénétrable. Raisonneur timoré, ne voyez- vous pas que je rapporte tout à Dieu en étudiant la nature? Dites-nous quel étoit l'homme avant son instruction? Avant qu'il eût déployé les facultés pensantes dont son créateur l'a doué? Une espèce de brute qui marchoit entre le bâton et la potence élevés par les plus rusés. Comparez-lui, si vous l'osez, non l'homme pervers des grandes villes, non l'esclave stupide, mais l'homme instruit des vérités grandes auxquelles nous avons atteint ou que nous essayons d'atteindre! Sans doute, il est quelques monstres qui abusent de l'instruction; il en est beaucoup plus qui, mal instruits, sont plus dangereux à la société que les ignorans. Mais, si nous le pouvions, faudroit-il anéantir la nature parce quelle produit quelques poisons? Le vrai poison de l'homme, c'est l'ignorance; elle lui communique la rage de dominer ses semblables, et cette maladie morale n'est pas celle des amans de la nature, des adorateurs de son auteur. Béni soit l'homme instruit qui donne son existence à l'amélioration de son espèce. Béni soit l'homme pieux qui invite par sa douceur et son indulgence à suivre ses mœurs saintes, qui sait pardonner à ses ennemis et rapporte tout à Dieu. Maudit soit l'égoïste qui ne vit que pour lui; plaignons l'athée privé du doux espoir de l'avenir!

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CHAPITRE XXII

TIC OU GRIMACE

On remarque, dans certaines familles, des inclinations bonnes ou mauvaises, ou toutes deux à la fois. On remarque des grâces naturelles, des tics, des grimaces aussi naturelles que les grâces, qui s'y perpétuent pendant des siècles, de génération en génération. J'ai vu une famille le père et tous les enfans faisoient la même grimace. Réunis à la même table, rien n'étoit plus étonnant pour l'observateur physiologiste, et rien n'étoit plus comique pour l'homme frivole. Toutes les habitudes indivi- duelles sont dans le germe; il n'est pas d'homme qui, en naissant, n'apporte les siennes; et les hommes conformés de même ont ordinairement les mêmes manières, si l'éducation ne les force à se diversifier. On ne peut en disconvenir, le physique influence prodigieusement le moral et l'éducation n*a pas plus d'empire sur le physique que le jardinier n'en a sur les fruits de son verger; il les fait venir à bien, mais il ne peut en changer la nature première. Ce que je vais dire prouve néan- moins l'influence réciproque qui existe entre le physique et le moral. J'avois un bon domestique villageois que je voyais languissant. Qu'avez-vous, lui dis-je? Il faut que je retourne dans mon village, je mourrois à Paris. Partez :

voilà de l'argent pour faire votre route, et votre place auprès de moi est à vous pendant un mois, si vous voulez revenir. Mais il faut vous purger avant de partir. Vous tomberiez malade en chemin. Il suivit ce dernier conseil, mais il ne voulut plus partir. Le moral et le physique étoient réconciliés ; sa mauvaise santé lui rappeloit le village où, jadis, il n'étoit point malade ; la difficulté de s'y rendre rendoit ses désirs plus pressans ; il avoit ce qu'on appelle la maladie du pays, et tous ces maux turent réparés avec une médecine de trente sous et la liberté de partir en conservant sa place. Venons à notre texte : un vieux proverbe dit : Les agneaux ne sont pas des loups. Il est sûr que tel germe, telle production doit s'en suivre. Or, en supposant que le trisaïeul d'une famille' ait un muscle du cou d'une sensibilité particulière, ce muscle agira chaque fois qu'un mouvement de joie, de colère, de surprise, d'admiration ou de mépris le mettront en mouvement (i). Ce muscle ou ce nerf tirera de côté la lèvre inférieure, et toujours du même côté, si telle est la direction donnée par le tiraillement du nerf (2). Et les descendans de cet homme, participant de sa conformation cor- porelle, feront tous la même grimace, auront tous le tic du trisaïeul.

Les vices, les défauts de conduite sont autant de grimaces morales qu'on pourroit corriger si le physique de l'homme étoit mieux connu. Excepté l'envie de voler (qui ne peut guère se corriger que par les peines corporelles qu'inflige la loi, parce que ce vice est dans la nature de l'homme sauvage), on pourroit, par une éducation physique et morale, ralentir et dissiper la plus grande partie de nos vices et de nos défauts. Cherchons ce que c'est que l'amour-propre dont on a parlé, dont on parlera toujours, que nous voyons si distinctement dans les autres et si mal en nous, probablement parce qu'il nous crève les yeux.

(i) Nos nerfs agissent sans notre participation, mais ils agissent plus souvent de notre propre volonté. Le fluide électrique ou nerveux, X'ignis vital, semble être aussi prompt à obéir à nos nerfs que l'étincelle produite j^ar l'électricité. (G.)

(2) C'étoit eft'ectivemcnt de la lèvre inférieure que la famille que j'ai vue grimaçoit ; l'enfant A la mammellc avait déjà ce tic très marqué. (G.)

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CHAPITRE XXIII

AMOUR-PROPRE

Le principe de l'amour-propre est dans le besoin de se conserver, mais on en abuse comme de toutes les bonnes choses ; et alors, l'amour-propre devient le destructeur du bien- être général. Bien dirigé, c'est le soleil moral. Le principe physique de l'amour-propre est dans les nerfs. S'il est bon, c'est de la sensibilité ; s'il est mauvais, c'est de l'irritabilité nerveuse. Les bêtes connoissent peu l'amour-propre, aussi leur système nerveux est fort calme. Sans l'amour-propre, les hommes dormiroient autant que les bêtes; un auteur s'endort quelquefois en lisant, jamais s'il lit ou relit ses propres ouvrages. Je compose ceci pour ne point m'endormir, au risque d'endormir les autres. Quand on sera maître du système nerveux, si cela nous arrive, on modérera l'amour-propre humain (cause des orages moraux) comme on dirige les effets du tonnerre par des conducteurs métalliques. Une cause qui est hors de nous agit sur nos nerfs, puisqu'ils agissent sans notre participation. Plus on étudiera la théorie des nerfs par la découverte du galvanisme, plus on reconnoitra que les fluides vitaux (et ils ne sont pas tous connus) agissent sur nos nerfs qui leur servent de conducteurs. Alors les maux causés par les nerfs disparoitront en partie. Mais,

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dira-t-on, une injure, un mot piquant qu'on nous adresse mettent le système nerveux en mouvement. Oui, sans doute, les affections morales compriment les artères, les muscles et les nerfs. Si les fluides seuls en disposoient, nous serions des machines sans force d'inertie. Que serions-nous si, tel que l'éclair, le fluide électrique dont nous sommes imprégnés n'obéissoit à nos moindres mouvemens physiques ou moraux ? Ce que seroit le son sans l'air qui le propage... Notre sensibilité nerveuse est très souvent mue par nos préjugés : un coup de bâton en forme de correction suffiroit pour faire mourir de chagrin un soldat français, et l'allemand en recevroit dix sans perdre l'appétit. La sensibilité des nerfs dépend d'abord de la nature du germe qui les a produits, ensuite de nos préjugés, de notre âge et du caractère des humeurs qui les nourrissent. On les irrite, on les calme physiquement et moralement; ils sont les cordes (vibrantes lorsqu'elles sont tendues) qui, d'accord avec le système cérébral, disposent de notre être : dirigeons ces cor- dages, nous disposons de l'instrument.

CHAPITRE XXIV

DIFFERENCE ENTRE LA SENSIBILITÉ ET L'IRRITABILITÉ

§ P^ Définition.

La convulsion est pour le physique ce qu'est la colère pour le moral.

Tout ce qui est sensible est irritable, même la sensibilité puérile et niaise. L'enfant qui vient de naître n'ayant aucune moralité acquise, est insusceptible de colère jusqu'à l'époque de quelques mois; mais à tout âge, même en naissant, il peut éprouver la convulsion.

§2. Limites de la sensibilité.

Montrer les limites justes qui séparent la sensibilité de l'irritabilité est encore une proportion abstraite. Respectivement l'un à l'autre, nous sommes tous irascibles; mais il y a colère du petit serin et du lion; celle de l'enfant ou d'Hercule, qui

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forment entr'elles les deux extrêmes de la colère niaise parce qu'elle est sans force, et de la colère énergique. Pour ne point nous égarer dans les abstractions lointaines, parlons de l'homme seul. C'est la grande sensibilité des nerfs qui les rend irritables. Est-ce le physique ou le moral qui les rend tels ? C'est, je pense, l'un et l'autre. L'irritabilité physique provient de l'acri- monie des humeurs et l'irritabilité morale suit celle physique. Quand le physique est en bon état, une longue irritabilité morale suffit pour aigrir les humeurs qui, à leur tour, rendent encore le moral plus irascible. On voit combien ces deux états sont dépendans l'un de l'autre (i).

§3. L'irritabilité est spécialement le partage I de Vhomme sociétaire (2).

Il y a peu d'irritabilité morale pour l'homme naturel ; il y en a beaucoup pour l'homme sociétaire. Tout est irritabilité pour celui qui prétend à tout et est jaloux de tout. Cependant, la possession de toutes choses n'est pas ce que l'homme désire le plus; il est trop paresseux pour former un vœu aussi embar- rassant; c'est faire envie aux autres ou c'est leur considération qu'il cherche et qu'il veut : mettez-le au pinacle, bientôt il ne remue plus.

§ 4. Sensibilité relative aux talens.

« La sensibilité fait tout notre génie », a dit quelqu'un; mais que de modifications elle éprouve selon les talens divers !

Moins nous appuyons notre réputation sur des objets réels, moins nous en sommes prévenus et entêtés. Les sciences

(1) On voit aussi combien les mauvais traitemens exercés envers ceux qui sont dans notre dépendance, soit dans nos foyers, soit dans les prisons, remplissent mal leur objet, qui est de les rendre meilleurs. (G.)

(2) Pour « vivant en société ».

exactes sont comme un et un font deux, aussi le géomètre est-il bon homme; chez lui tout, jusqu'à l'amour-propre, est réduit au calcul ; il ne devient abstrait qu'à l'application d'une vérité démontrée à une vérité moins connue.

Le poète vit dans les cieux; enveloppé de sublimes suppo- sitions qu'on ne trouve qu'en s'exaltant l'esprit, il soutient son dire, il adore son fantôme et s'irrite contre ceu^ qui ne vjoient pas, comme lui, Vénus dans un nuage doré; mais cette exal- tation, cette irritabilité n'est que plaisante et pas dangereuse; on sourit au poète, au peintre, au musicien, on croit de leur art ce qu'on en peut et l'on dit : le reste est dans l'espace ima- ginaire où je ne puis pénétrer aujourd'hui. On donnera peut-être un jour l'esprit poétique aux hommes, comme on donnoit l'esprit prophétique aux anciennes sybilles. Chacun sait que Swedenborg fut longtemps inspecteur des mines en Suède; j'ai souvent pensé, surtout depuis la découverte du galvanisme, que des émanations métalliques avoient causé les visions singu- lières de cet homme de bien. La sensibilité, c'est l'état naturel des nerfs ; l'irritabilité en est l'excès.

5. Autre définition.

Tout ce qui se fait de bon se fait par sensibilité ; tout ce qui se fait de mauvais (si on en excepte une juste vengeance) se fait par irritabilité. Appliquez ce principe aux sciences, aux arts, à la politique, à la morale... Il sera très souvent juste. Mais la nature, dira-t-on, qui ne crée une chose que par la des- truction d'une autre, n'est-ce pas de l'irritabilité? Les Dieux sont les maîtres, eût dit Plutarque, et nous pensons comme lui. C'est par les lois préfixes qu'un principe créé agit ; mais quelle loi peut atteindre le créateur du principe.? Il n'a d'autres lois à suivre que sa volonté suprême. Abordons en face notre question. Il semble que la différence qui existe entre l'homme bien et l'homme mal ou malsain, l'homme bon ou méchant, provient de la sensibilité ou de l'irritabilité de

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leurs nerfs. Si cette question majeure est un jour bien prouvée, il ne restera plus qu'à établir l'échelle immense de toutes les nuances qui se doivent trouver entre ces deux facultés sensitives, car entre ces deux termes extrêmes sont compris tous les carac- tères humains et toutes les facultés physiques et morales qui en dérivent et qui leur sont propres. Il ne restera plus qu'à rectifier plus efficacement le moral par le physique, comme fait la médecine, et corriger le physique par le moral, ce que font les bonnes lois.

§6. Echelle graduée.

Voici l'échelle à laquelle on pourroit rapporter les divers degrés de la sensibilité :

Zéro. Sensibilité puérile, ou nullité.

1. Sensibilité vraie, ou juste.

2. Sensibilité mixte, entre la première et la seconde.

3. Irritabilité, ou excès de sensibilité qui dégénère en amour-propre, en manie, en délire...

Toutes les nuances qui peuvent sortir de ces types sont aussi multipliables que les ambes, les ternes, les quaternes et les quines qu'on trouve dans une série de numéros. N'oublions pas d'ajouter, dans cette balance, l'éducation et les préjugés de naissance. Au reste, ceci n'est pas un système, c'est le noyau qui le contient, c'est le moyen d'en établir un, quand ces idées auront mûri dans une tête forte. Je le sens, j'ai trop de sensibilité pour avoir la force nécessaire à un tel ouvrage; j'écris d'après un sentiment inné, avec moi, et non d'érudition ou de mémoire. Les gens de l'art, en adoptant quelques-unes de ces idées, les développeront et leur donneront plus de sanction en les enrichissant des termes techniques; il leur suffira même de ne pas me citer pour laisser croire qu'ils ne m'ont point ki (i).

(i) Nous laissons au jugement du lecteur le soin de classer, selon notre table d'indi- cation, les hommes dont nous allons chercher à connoître les ressorts, ceux surtout dont les caractères mixtes (qui sont le très grand nombre) ne sont que les ramifications et les nuances fugitives des caractères doués de plus d'unité. (G.)

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/•

Application à r homme selon son état.

Tel homme est doué de la sensibilité juste, mais le poly- théisme est la religion de ses pères, la mythologie occupe sa vaste imagination, il est et habite un climat chaud ; il veut écrire l'histoire épique, il est aveugle, ce qui le concentre en lui-même. C'est l'homme bien auquel je ne suppose qu'une irritabilité médiocre et presque volontaire; c'est Homère qui, outre ses beautés poétiques, est cité cent fois comme législateur et moraliste.

L'homme instruit, doué d'une même sensibilité juste, mais qui, au lieu du polythéisme, a été élevé dans la religion chrétienne, ayant connu les mœurs galantes de nos climats tempérés au lieu de celles des climats et des têtes exaltées d'Athènes et de Rome... c'est Pope, Racine, l'abbé Delisle. Dominé par un sentiment religieux, jeté par circonstance dans l'état ecclésiastique, voulant être fidèle à ses vœux de chasteté... c'est Fénelon ou Bossuet. Ayant pris une direction vers les sciences exactes, mais ayant conservé une part d'imagination et d'exaltation d'esprit... c'est Descartes, Newton, Malebranche, Pascal. Sans imagination, c'est Locke, Condillac et tous les grands métaphysiciens et calculateurs. Toujours le même homme doué d'une sensibilité juste qui fait l'homme de goût, mais celui-ci plus foible que fort par ses nerfs, plus dépendant d'eux que sachant en être maître, sous un monarque jaloux de dominer et dans une caste à peu près nobiliaire, flottant entre les idées libérales que donne une vaste instruction et les mœurs des courtisans qui dominent son siècle, aimant la vérité qu'il n'a pas la force d'adopter toute entière, détestant l'hypo- crisie et la superstition... c'est Voltaire; ou c'est Buffon, si l'étude de la nature l'occupe au lieu des idées du poëte ou de l'homme des belles-lettres, mais également philosophes autant que le permet leur siècle. républicain, protestant, mais vivant dans une grande monarchie chrétienne et avec des gens de lettres moitié philosophes, moitié courtisans... c'est J.-J. Rousseau, auquel, néanmoins, on pourroit supposer autant d'irritabilité que de sensibilité nerveuse, et nous pen-

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sons que cette irritabilité provenoit plus du peu de rapport qui existoit entre lui et ses contemporains que de son phy- sique, qui eût été calme par contradictions morales. Dans sa manière d'être, l'amour-propre ne jouoit-il pas son rôle? Sans doute : l'homme de génie sans amour-propre n'existe pas, ou c'est son cadavre qui sert encore à réveiller l'amour- propre de ses descendans. L'amour-propre vient d'irritation ; que d'hommes qui, sans amour-propre, n'eussent été que des automates !

8. Pour juger i homme.

Faut-il juger l'homme par ses œuvres ou les œuvres par l'homme? C'est tout un, s'ils sont également connus et analysés. Mais si l'un est mieux connu que l'autre, ou qu'un seul le soit, c'est par le connu qu'il faut juger l'inconnu, puisque d'avance on sait que l'un est intime de l'autre : or, nous ne connoissons les grands hommes que par leurs œuvres.

L'analyse, que personne (selon moi) n'a possédée comme Condillac, est la première faculté de l'homme voué aux sciences abstraites et de raisonnement. C'est l'analyse qui distingue notre siècle. Je vois le monde instruit partagé entre deux sections : une s'occupe de l'analyse physique de toutes les substances connues ; l'autre applique au moral les observations physiques constatées ; tous crient : Vérité ! c'est la seule manière d'honorer le Dieu créateur.

La fiction poétique qui exalte l'imagination n'est pas enne- mie de la sensibilité, au contraire : elle l'augmente par ses irritations factices. Que de charme dans Virgile, le Dante, l'Arioste! Que de vigueur sentimentale dans la poésie de notre Lebrun (i) ! On diroit que, chez lui, la sensibilité et l'irritabilité sont en équilibre. Mais le génie poétique n'est pas toujours accompagné d'une sensibilité exquise. Que remarque-t-on dans

(i) p. -A. Lebrun, poète français de )a tradition classique, membre de 1 Académie, sénateur sous le second Empire; auteur de tragédies et d'odes de tendance impérialiste (17M-1873).

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les ouvrages immortels de Boileau? Peu de sensibilité, beau- coup de précision, de l'énergie, de l'esprit et de la cruauté, car on ne peut être satirique sans être cruel... je dis plus, pour être justement cruel. A quel degré étoient en lui ces facultés? Sensi- bilité puérile, zéro. Sensibilité juste, au tiers (et je crois qu'il eût souvent manqué de goût et de tact s'il n'eût été rectifié par un ami ou une femme sensible). Sensibilité mixte, au tiers. Irritabilité, beaucoup.

La Fontaine est, presqu'en tout, l'opposé de Boileau. Toute la sensibilité enfantine, sans être jamais niaise. Toute la sensi- bilité juste (et il n'avoit besoin de personne pour être averti). Sensibilité mixte, à son commandement, selon le sujet qu'il traitoit. Irritabilité presque nulle. Il devoit être difficile de fâcher cet être privilégié. La Fontaine étoit l'homme par excel- lence pour lui et les autres. Deux hommes semblent avoir été les précurseurs de La Fontaine, c'est Plutarque dans l'antiquité et Montaigne au siècle avant-dernier. Ces hommes, sans doute, ne furent pas doués du génie poétique de notre fabuliste; le talent propre au poëte est l'inverse de celui qui convient au moraliste; la fiction est nécessaire à l'un, la vérité est indispen- sable à l'autre. Plutarque est La Fontaine en prose, avec toute la bonhomie gauloise; Montaigne a la finesse, le sel attique du siècle de Périclès ; l'un, c'est l'historien naïf des mœurs vigou- reuses et des préjugés de la Grèce; l'autre est le compilateur de la nature. N'oublions pas Corneille qui avoit ce qu'il semble) autant de précision et de force d'irritabilité que Racine avoit de sensibilité juste. Ce petit nombre de grands hommes anciens et modernes peut suffire pour qu'on puisse juger des hommes éminens en général. Nous n'avons cité que peu d'hommes vivans et nous n'en citerons pas dans la division suivante l'on ne trouvera plus d'hommes complets. Nous l'avons déjà dit, c'est au lecteur studieux que nous laissons à faire l'appli- cation du principe. La dissection n'est permise qu'après décès, à moins que l'éloge ne rende l'opération agréable à celui qui en est l'objet.

§9- Classe des métis.

C'est d'après nos sensations que nous formons nos idées et nos jugemens; mais peu d'hommes ont les cinq sens en équi- libre. Se rendre habile dans une science, un art, c'est perfec- tionner tels de nos sens qui entraînent notre jugement vers leurs bords en rendant d'autres sens paresseux, inactifs ou inu- tiles. Aussi disons-nous du bonhomme qui ne sait rien par principes scolastiques, mais qui juge de tout sainement : c'est un homme de bon sens. Cela veut dire qu'il a ses sens en équilibre, que nul n'entraîne et ne paralyse l'autre, quoiqu'il ne soit sublime en rien. Les hommes à demi-talens sont, je crois, privés non seulement de l'équilibre entre leurs sens, mais ils ont un, deux ou trois sens de moins que le compte commun. A la rigueur, tous les sens existent en eux, mais on a trop forcé quelques-uns de leurs sens en leur faisant comprendre telle science ou tel art ; et leur machine étant prête, c'est aux dépens de quelques sens que quelques autres ont pris de la consistance. Je ne dis pas qu'un homme puisse être universel dans les sciences et les arts, mais un vrai savant par instinct de nature, tel que Descartes (i), un illustre artiste tel que Raphaël, Pergo- lèse ou Gluck, ont l'idée de tout, qu'ils seroient les maîtres de perfectionner par la pratique. On dh que les hommes' ont un penchant secret à faire ce qu'ils n'entendent pas; cela est vrai et je le prouve, peut-être; on veut posséder ce qu'on désire et qu'on n'a pas; quel besoin, quelle envie peut-on avoir de courir après ce qu'on a?

§10. Nomenclature des métis.

Essayons la nomenclature des métis. Fléaux de la société qui les repousse quand ils ont des prétentions (ce qui ne leur arrive que trop), ils sont dans le monde moral comme la balle

(i) « Si nous avions été capables de prendre toujours la nature pour guide, nous saurions tout, en quelque sorte, sans avoir rien appris », dit Condillac. (G.)

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entre les raquettes; partout ils arrivent froissés, indignés, humi- liés et sont encore repoussés ailleurs jusqu'à ce qu'ils restent enfouis sous l'amas informe et matériel de leurs œuvres ou de leurs faits et gestes. On leur entend dire alors : « Il n'a manqué qu'une heureuse circonstance pour me faire connoître avanta- geusement. » Ce sont les circonstances qu'ils accusent. Malheureux ! Croyez plutôt qu'il ne vous a manqué que des hommes assez ignorans pour vous admirer.

§11. Mauvaise combinaison des agens de la sensibilité.

C'est de la mauvaise combinaison des agens qui produi- sent en nous la sensibilité ou la faculté de sentir que doit dépendre le caractère. Ces agens sont, avons-nous dit :

Zéro : Sensibilité enfantine, presque nulle parce qu'elle est extrême ou exiguë.

Un : Sensibilité vraie.

Deux : Sensibilité mixte.

Trois : Irritabilité,

La sensibilité extrême ou puérile étant irritée ou mêlée d'irritation, doit engendrer cette race dindonnière qui prétend à tout sans talens et sans force, ou qui n'a qu'une force factice d'irritabilité, qui imite tout ce qu'elle voit et croit avoir tout inventé. Remarquons qu'il est deux sortes de fièvres de produc- tion ; l'une rend fou, l'autre rend sublime et sage. L'irritabilité physique ou morale agit immédiatement sur les nerfs. S'ils sont foibles et presque nuls, elle écrase au lieu de produire, ou elle produit des monstres ou des avortons. Si, au contraire, elle trouve à s'exercer avantageusement, si elle trouve une résistance con- venable, alors elle produit l'exaltation qui invente avec fruit. Les êtres foibles s'extasient pour le dernier livre qu'ils viennent de lire; ils ont l'amour-propre de tout parce qu'ils désirent tout et qu'ils n'ont rien de fixe dans les idées. Nous le savons, on est humble quand on sait et qu'on voit combien il reste à acqué- rir en toutes choses. Les êtres dont nous parlons veulent être

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bergers et ils sont nés moutons. C'est la société qui les fait : ils seroient inconnus dans l'état de nature; mais parmi nous, ils peuvent être riches par patrimoine, nobles de naissance, souve- rains héréditaires... On sent combien d'abus doivent naître de la force morale jointe à la foiblesse physique, de la puissance jointe à l'ineptie.

§ 12. Auti^e combinaison.

Nous venons de combiner zéro et trois, c'est-à-dire sensibi- lité presque nulle avec l'irritabilité, ou les deux extrêmes de la sensibilité, et nous avons vu que cette combinaison est défec- tueuse. Zéro et deux sont irrapprochables, incompatibles : on ne peut être à la fois nul et posséder la sensibilité mixte; encore moins peut-on combiner le zéro et l'unité. Par maladie, l'indi- vidu peut passer de zéro à un, à deux ou à trois : quand la machine est détraquée, le cerveau (que je regarde comme le télégraphe du système nerveux) n'a point d'ordre ; mais ces états ne sont que momentanés ou délirans. C'est donc le trois qui, comme nous l'avons dit, se combine avec zéro, avec un, avec deux; c'est-à-dire que l'irritabilité, agissant sur la sensibilité mixte, produit tous les caractères et leurs effets divers. Nous avons dit encore que la sensibilité juste sans irritabilité, ou avec peu d'irritabilité, plus les directions occasionnées par les climats et les éducations, plus les circonstances favorables ou défavo- rables... font les hommes rares de tous genres. La sensibilité juste, fortement irritée physiquement ou moralement, produit les excès dans le talent, tels que la satire aussi bien faite que mordante, le machiavélisme, le despotisme, le fanatisme et les grands scélérats. Dans les arts, la grande irritation jointe à la sensibilité juste, ou presque juste, ne produit que des effets outrés. Pourquoi? Parce que l'irritation majeure détruit le tact parfait de la vraie sensibilité. Il faut, comme nous l'avons dit, l'irritation dont un soii maître pour produire le bon.

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§ i3. Encore une autre combinaison.

L'irritation jointe à la sensibilité mixte (n^ 2) donne la classe générale des métis. Oui, la sensibilité mixte fortement irritée (et elle s'irrite aisément) produit les demi-caractères, les demi- talens, les mixtes de toute espèce qui sont aussi variés que les nuances du jour depuis le lever jusqu'au coucher du soleil. Il est impossible de nombrer en entier cette classe immense; nous nous contenterons de la parcourir sans classer les êtres qu'elle renferme. La foible correspondance qui existe chez eux entre zéro, un, deux et trois, en fait des êtres insignifians et sans essence de caractère. Ils sont empruntés dans ce qu'ils font, foi- bles dans les sciences et les arts, philosophes sans principes, fourbes en diplomatie, énergumènes et superstitieux en religion, cruels s'ils sont puissans, vils si le sort les abandonne; c'est la prétention sans moyens, c'est le pauvre qui se croit riche, c'est le foible qui se croit fort... Les circonstances et l'exemple déci- dent de leurs actions, ils sont le foible écho de ce qu'on dit; la grande galerie de la société les trouble, les trompe et les fait culbuter sans ressource : telle est la fin des êtres sans caractère déterminé.

§ 14. Des productions des grands hommes.

Les productions des grands hommes sont des effets visibles qui laissent présumer leurs causes secrètes. Mais en ne nommant point d'hommes peu ou point remarquables par leurs œuvres, nous laissons, je le dis encore, au lecteur l'application vague du principe. Au reste, dans l'hypothèse actuelle, il est égal de juger des causes par leurs effets ou des effets par leurs causes.

Tel être est doué de la force d'Hercule et ne produit rien dans les sciences ni les arts (1). La force vitale, trop souvent j/éhémente, irrite, pousse les nerfs à une telle contraction, qu'ils

(1) Voyez mes Essais sur la musique, chapitre de l'Influence du physique sur le moral, tome HI. (G.)

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perdent ce fluctus, cette ondulation douce qui les font mouvoir comme un fleuve tranquille; ou ce même effet provient du fluide nerveux, si c'est lui (comme on le croit) qui agit sur les nerfs, aussi promptement que l'éclair précède la foudre. Oppo- sons à cet homme celui qui juge bien de tout et ne fait rien ou peu de choses (sachez d'abord si tous ses jugemens sont de lui). Cet homme possède la sensibilité juste, mais si débile, si instantanée qu'il n'a que le premier coup d'œil, après quoi sa sensibilité est déjà épuisée. Il fuit l'irritation qui le blesse, il l'évite de tous ses moyens; par elle, il sortiroit de sa chère paresse : cet être n'est que le me{{Otermine de l'homme ; il faut plus pour produire de grandes choses : il faut une force active et continue de sensibilité juste, soumise autant que pos- sible à notre volonté. Cet homme, cependant, qui n'a que les élans d'une mouche, mais d'un tact fin et sûr, doit produire les petites choses en perfection : et ce qui est parfait n'est jamais petit (soit en petit, soit en grand, soit en bon ou mauvais, rien n'est longtemps extrême). 11 aime à rectifier : il rectifie bien; mais sa nonchalance, un épuisement subit de sensibilité lui font redouter les efforts nécessaires à l'invention. Pourquoi n'est-il pas accompagné d'un second, ayant une tête ardente qui invente aisément et qui outre de même? Le rectificateur viendroh en juste et donneroit un prix réel à ce qui n'étoit qu'in- forme. Quant à son moral, il ne peut être que le dérivé de son physique. Sa foiblesse, sa paresse, sa finesse de tact le font louvoyer sans cesse ; il ment avec grâce, trompe de même ; les hommes lourds sont ses dupes et il n'obtient que le mépris du sage. Entre ces deux hommes et après le second, il y a mille nuances de plus ou de moins qui produisent autant de carac- tères indéterminés, sans doute, mais existans.

2^ La forte acrimonie ou irritation qui se rencontre dans un sujet doué de beaucoup de sensibilité, produit l'effet de l'acide jeté dans du lait. Tout prend une teinte d'irritabilité chez de tels hommes. Le doux est trop doux, l'amer trop amer, le tendre trop tendre, le vigoureux trop vigoureux, le rond trop rond, le pointu trop pointu... Trouver à redire à tout, à médire de tout est leur fait : rien n'est bien, parce qu'ils sont mal avec leurs nerfs. Ce sont cependant ces êtres

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rongés de soucis qui se font les Aristarques des sociétés litté- raires (i).

Ce sont eux qui se font journalistes et qui, chaque jour, réveillés par la pointe aiguë de leur causticité, cherchent, en ouvrant les yeux, la victime qu'ils vont déchirer pour vendre leurs feuilles. Quand ils ont trouvé le mot le plus piquant, le plus désolant contre l'auteur d'un ouvrage, ils sont au comble de leurs vœux : quelle vie, quelle existence que celle du méchant! L'enfer seul peut le payer de ses peines. Il est encore un être plus vil que ces gens-là, c'est le libraire qui les paye en s'enrichissant de leur venin périodique. Mais l'opposé de cet homme, l'être sans nulle acrimonie quoique doué d'une sensibilité majeure, n'est pas l'homme de génie tel que nous l'avons montré en premier. La force vitale qui communique l'énergie tient de l'acrimonie; il en faut, mais pas trop. Disons donc que l'être contraire à celui dont nous venons de parler est un mouton sans fiel : il est heu- reux, régulier, serviable; c'est un être très utile, sans être sublime en rien. Une société d'hommes de ce caractère renou- velleroit l'âge d'or, jusqu'à ce que le loup naquît pour dévorer les moutons (2).

L'amour-propre provenant d'une forte irritation factice, jointe à peu de sensibilité et de tact, donne toutes les préten- tions sans réalité. L'amour-propre est inné dans nous; mais le chagrin de ne réussir en rien, même de ne pas réussir assez, le pousse, l'entretient et le nourrit. Je le dis encore, le succès dépend de la sensibilité et de la force vitale qui l'excite, juste- ment combinées. Mais s'il n'y a pas d'équilibre entre ces deux puissances, l'amour-propre prend parti pour la plus foible des deux, et qu'est-ce que l'envie de faire sans facultés pour exécuter? C'est le tourment de l'eunuque, qui ne fait jamais rien et nuit à qui veut faire.

(i) Je ne connois qu'un être plus ridicule que ces hommes, c'est la femme qui lui ressemble ou qui veut leur ressembler. (G.)

(2) On trouverait le type de tous les caractères vierges dans les animaux; mais en eux, l'instinct est irraisonnable ou, du moins, très limité en raisonnement. (G.)

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Récapitulation.

L'homme chagrin de ses non-succès est toujours mécontent de ceux des autres; il trouve le défaut de leurs ouvrages, jamais la beauté. « Quelle belle femme! dit l'homme heureux. Oui, dit-il, mais elle a le pied gros. Quels beaux vers ! Quelle bonne musique! Quel excellent tableau! Oui, mais j'aime mieux les précédens ouvrages de ces mêmes auteurs, ils foiblis- sent ». S'il trouve un benêt qui l'admire, il vante son jugement sans dire pourquoi ; on lui dit que son héros n'est qu'un sot, et il est forcé de prendre sa part de la réponse. Irrité de voir que rien de tout ce qu'il fait n'est adopté par l'opinion, il lui reste une ressource pour faire parler de lui : c'est d'être le vice- versa de tout ce qui est reçu. Alors, la religion est-elle en vogue ? Il est presqu'athée. L'athéisme montre-t-il les dents? Il se fait capucin. Est-on sous la puissance monarchique? Il invoque la liberté. Travaille-t-on à se rendre libre? Il fulmine contre les innovateurs. Mais il a beau faire : il est foible et pâle en tout et partout, parce qu'il n'a d'esprit que par excitation factice, et jamais de génie, car on ne peut ni le voler ni l'apprendre. Un petit coin peut-être l'eût rendu propriétaire, il veut envahir le domaine des sciences et des arts, il ne possède rien. On pour- roit dire que les hommes médiocres qui singent les hommes de génie sont comme les champignons vénéneux qui croissent autour du tronc d'un grand arbre.

§ i6. Autre combinaisoii .

La plus grande sensibilité nerveuse se trou\c quelquefois réunie à la plus grande irritabilité. Conçoit-on quel individu moral il résulte de ce mélange? C'est l'être le plus sensible et le l^lus irascible à la fois. Souvent doucereux par réflexion et avec effort, presque toujours colère, il se fûche de se fâcher et de vous obliger d'une manière acerbe et rude. Une bonne

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maladie purgatoire, un fleuve de petit lait adouciroient ses humeurs sans doute; mais s'il gagnoit d'un côté, il perdroit de l'autre. Il seroit sans force, sans talent, sans énergie si on lui ôtoit son active irritabilité et, pour me servir d'un vers de Marmontel dans le Huron : « Je crains qu'il ne perde en se civilisant. »

§17. Réflexions.

Avant de parler des femmes, réfléchissons encore et rappe- lons-nous que la diversité des âges modifie l'individu qui tou- jours croît et décroît et n'est jamais in statu quo. Les substances dont il se nourrit ont beau être les mêmes, le germe dont nous parlons a un terme; nos organes n'élaborent plus aussi puis- samment les substances nutritives; enfin, il faut que nous finis- sions parce que nous avons commencé. La différence des climats dont toutes les substances diffèrent modifie encore l'individu physique et, par suite, son moral et sa morale. Le Grec, l'Ita- lien, l'Espagnol, le Français, l'Allemand, le Russe portent des stigmates climatériques dont leurs mœurs se ressentent toute leur vie. J'ai vu des François, des Allemands, établis à Rome depuis longtemps; ils étoient acclimatés, mais il leur restoit des marques originelles qui annonçoient l'homme du Nord. A Rome, comme jadis à Athènes, une femme du peuple, une marchande de poissons reconnoit l'étranger établi depuis cin- quante ans dans le pays et l'appelle Si^nor forestière, Monsieur des forêts : hors de leur beau pays, ils croient que tout est sauvage.

§18. Des femmes.

L'échelle progressive déjà établie entre la sensibilité et l'irri- tabilité seroit la même pour les deux sexes, si la vertu générative attribuée à la femme, comme à l'arbre qui porte le fruit,

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nexigeoit des distinctions notables dont nous parlerons bientôt. Le moral des femmes est peut-être plus difficile à démêler que leur analyse physique. Ce dernier point appartient (comme toute la nature) au physicien ; mais le moral est tellement enveloppé de ruses naturelles et d'éducation, que le plus adroit moraliste craint de s'y tromper. Il y a néanmoins deux sortes de ruses chez les femmes; l'une mène au vrai, l'autre au faux; ruses affirmatives ou négatives, offensives ou défensives : c'est pour attaquer ou se défendre qu'elles rusent. Toutes les ruses employées pour dire oui (et ce oui est écrit dans leurs yeux pour ceux du connoisseur) sont des ruses naturelles; toutes celles employées pour dire non sont factices. Il n'y a que le oui ou le non sans restrictions qui décident et qui fassent connoître le sexe; c'est le point final, absolu qui éclaircit le mystère. On remarque que ceux qui parlent le plus du moral des femmes ont rarement ce qu'il faut pour raisonner juste (i). Celui-ci les aime trop, l'autre pas assez. Trop, on est leur dupe, car les femmes ne se donnent pas la peine d'aimer ceux qui les ido- lâtrent. Pas assez, elles savent encore que c'est l'eunuque qui cherche à se consoler de son piteux martyre. C'est donc le seul beau jeune homme, celui qui enlève d'emblée l'opinion sur son compte, qui leur plaît. Dès qu'il entre dans une société les femmes aimables sont en grand nombre, l'atmosphère amou- reuse change de température. Court-on à lui? non, on le laisse; mais observez ensuite le manège des femmes. Toutes sauront lui dire adroitement ce qu'il est, ce qu'il vaut et ce qu'on attend de lui. Que fera le monsieur dans telle circonstance? Il dira aux femmes : oui ou non, résolvez-vous. Le sire a trop beau jeu pour employer une ennuyeuse tactique, il rejette toute capitulation indéfinie. Les dupes des femmes ne sont que des métis en fait d'amour; elles les reconnoissent surtout à leur fausse galanterie.

(i) Homme, quel que tu sois, si tu n'aimes ni les femmes, ni la musique, ni les enfans, ni les fleurs, tes organes sont en discordance avec la nature. (G.)

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§19 Différences entre les sexes.

S\, comme nous l'avons dit dans un chapitre précédent, l'homme possède en activité ce qui manque à la femme et celle-ci, en passivité, ce dont l'homme a besoin pour être retenu dans les bornes raisonnables; si les forces individuelles de ces deux êtres (qu'on pourroit regarder comme le côté droit et gauche d'un même tout) doivent être réunies pour faire un tout complet, il s'ensuit, peut-on croire, qu'il faut juger l'un par l'autre et ce que nous avons établi pour l'homme est applicable à la femme ; le tout par moitié, dirons-nous, puisque la femme est inférieure en force à l'homme, au moins de cette quantité. Mais ce raisonnement ne suffit pas; les fonctions génératives des deux sexes .sont trop différentes; la femme surtout est tellement active en ce qui concerne la génération, qu'on peut regarder ce point comme formant une séparation, une dis- tinction notable entre les sexes, et comme la boussole qui mène aux vrais sentimens de la femme ; comme le point central d'où partent ses facultés, un instinct particulier à son sexe, dont l'homme ne participe pas également parce que, à chaque gros- sesse, l'homme n'est actif qu'un instant et la femme est active pendant neuf mois. Dans ce cas, l'homme est à la femme comme un est à cent mille. (Il y a plus de cent mille instans dans neuf mois.) L'homme ne participe donc que des instans à l'acte de la génération et la femme conçoit ou achève le grand œuvre presque continuellement depuis quinze jusqu'à quarante ans, plus une fraction, selon le climat et la précocité de l'indi- vidu. C'est donc sous ce rapport, sous le rapport de l'amour proprement dit, et de l'amour maternel, que nous devons tirer nos principales inductions en ce qui regarde la sensibilité et l'irritabilité féminines. En amour, tout est physique ou moral : rien n'est indifférent.

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§ 20. Femmes saluantes.

Hors ce que nous avons appelé le grand œuvre, tout es étranger pour les femmes; et celles qui réussissent à se faire géo- mètres, artistes ou littérateurs, ont quelques facultés viriles qui les éloignent presque toujours de leurs véritables fonctions ; ou c'est une éducation particulière qui les a détournées de leur sphère naturelle, pour n'être que métis dans toute autre fonction. L'homme est un type unique qui réunit force et intelligence sans distraction aucune ; la femme est encore femme en possédant des vertus viriles. L'empire de la force est le désir secret de toutes les femmes : rien de si naturel que désirer ce qu'on n'a pas. Mais ne nous prévalons pas d'une prérogative non générale, ne nous exposons pas au souris moqueur du beau sexe.. Que d'hommes sont presque femmes par leur physique, qui veulent être hommes moralement ! Que de femmes énergiques voudroient changer leur enveloppe contre la nôtre ! L'homme souhaite quelquefois d'être femme pendant quinze jours ; la temme voudroit être homme toute sa vie.

§21. La femme forte.

La femme forte est cent fois supérieure à l'homme foible, sans doute. Il est des femmes qui se sont distinguées à la guerre comme dans le cabinet d'études. Peu d'hommes eussent voulu se mesurer avec W^^ d'Eon, et Beaumarchais, appelé en duel par cette fille martiale, ne lui répondit que par ces deux vers de Quinault :

.\rmide est cncor plus aimable Qu'elle n'est redoutable.

Il avoit compris que tuer ou être tué par une femme est tou- jours fâcheux. Ce n'est pas ici le lieu de parler des femmes illustres dans les sciences et les arts : leur histoire est connue.

§22. Excellence de la femme forte.

La femme forte, si supérieure à tant d'hommelets, est néan- moins, plus que l'homme, soumise au pouvoir des sens, respec- tivement à l'amour. Excepté quelques héroïnes amazones, Jeanne d'Arc, M^'^ la Chevalière d'Eon, qui ont paru oubHer leur sexe pour se livrer aux travaux guerriers et aux actions coura- geuses, les femmes fortes en général ont été, avec délice, tribu- taires de l'amour bien plus que les héros, qui n'ont cédé que con- ditionnellement à leurs passions. Nous avons dit précédemment qu'un instant suffit à l'homme pour payer sa dette paternelle à la nature et que la femme, dès qu'elle a conçu, est mère neuf mois avant de voir éclore son fruit. Cela explique combien l'homme a de temps et de facultés pour pouvoir se livrer aux faits éclatans. Toutes ses forces centrales, si longtemps inutiles, remontent à sa tête et lui communiquent l'énergie. Chez la femme, au contraire, toutes les substances se réunissent au centre pour alimenter le fœtus ou, d'avance, préparer sa résidence. Malheur à l'homme d'une mère trop occupée de sciences! Il ne peut être que métis ; c'est de la force centrale de la femme et de la neutralité des autres organes que provient notre puissance sexuelle. La femme forte dont l'esprit et le cœur ont pris une direc- tion favorable est l'être du monde le plus précieux à la société. Elle joint à une force presque virile une part de la délicatesse et de la sensibilité féminines ; c'est la femme par excellence, soit pour la propagation, l'éducation de ses enfans, l'attachement envers son époux, ses amis, ses amies; pour elle, l'amour-propre est sans foi blesse et presque sans coquetterie : ses droits réels à l'estime, à l'amour et à l'admiration l'en dispensent (i).

(i) Chez les femmes, la coquetterie n'est jamais qu'un supplément aux facultés réelles. (G.)

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§23. Son éducation.

Un des soins le plus essentiel relativement à l'éducation de la femme forte est de la concentrer, pour ainsi dire, dans les idées et les mœurs propres à son sexe, dont elle aime à sortir pour se livrer aux habitudes plus viriles. Sans cette sollicitude, elle n'est souvent qu'une espèce d'intermédiaire entre les sexes. L'amour chez la femme forte a quelquefois des caractères équivoques qui proviennent d'une organisation privée d'unité. Femme par le sexe, homme par le cœur et la tête, elle reste indécise entre les fonctions sexuelles. Deux caractères se combattent en elle; l'un regarde les sens, l'autre l'amour-propre, et ce dernier l'emporte parce qu'elle préfère la puissance qui commandç à la foiblesse qui obéit. Plutôt mourir que d'être femme tout entière :*elle est femme néanmoins; elle est amie sincère des hommes forts, s'ils la considèrent comme homme ; mais elle est ennemie des foibles et des galantins qui ne voient en elle qu'une femme. Solliciter ses faveurs amoureuses, c'est l'humilier; elle veut protéger et non pas être protégée. Elle aime comme nous la beauté qui cherche un appui dans un sexe protecteur. Elle idolâtre plus que nous-mêmes cette beauté à laquelle elle n'ose prétendre qu'en tremblant d'être déçue. Alors, elle voit dans tous les hommes aimables autant de rivaux odieux qu'elle abhorre, d'autant plus qu'elle sent son foible et leur supériorité. C'est dans un sérail qu'elle voudroit vivre et commander en despote ; mais le sceptre est indispensable à la royauté et l'eunuque, honteux d'obéir, se croiroit sultan auprès d'un tel maître.

§24. La femme foible.

La femme foible est entièrement livrée à l'amour, à la coquetterie et à la vanité puérile de ses ajustemens. Sans carac- tère, sans détermination, elle est le fléau de son mari, de ses cnfans et de la société qu'elle bouleverse par ses volontés

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momentanées , ses vacillations continuelles qu'on nomme caprices. Que peut-on être, que peut-on faire quand on est dirigé par des nerfs foibles, toujours irrités par des désirs que l'état de foiblesse de l'individu réprouve? C'est le baromètre du mois de mars, qui varie dix fois par jour. Le moral des grandes villes dégrade cet être presque nul ; et c'est par le physique et le moral bien dirigés qu'on pourroit le tirer de son état perplexe. Le grand air de la campagne et l'exercice lui sont d'abord indispensables. Mais les imaginations vives ne peuvent se passer d'occupations : l'esprit, comme le corps, a besoin d'aliment, et l'imagination des femmes dont nous parlons (et des hommes qui leur ressemblent, et dont nous ne parlons pas) va souvent jusqu'au délire. J'en ai guéri plusieurs qui étoient musiciennes, en les aidant à com- poser quelques romances. Les imaginations vives sont celles qui trouvent des traits originaux de mélodie; j'applaudissois en écou- tant un de ces traits ; on en faisoit le début ou le refrain d'une romance. Je donnerois, disois-je, un de mes opéras pour avoir trouvé ce trait de sensibilité (et alors je pense ce que je dis). Après cette romance applaudie en société, on veut en faire une autre, on s'occupe agréablement. L'amour-propre satisfait est le remède à bien des bobos. Si toutes les femmes ne sont pas musiciennes, elles savent toutes lire et écrire; j'en ai guéri une en lui conseil- lant d'écrire ses remarques sur les maximes de La Rochefou- cauld : et souvent ces remarques, courtes et concises, étoient d'une finesse extrême. Jean-Jacques diroit ici : il falloit leur con- seiller d'être bonnes mères ou bonnes filles. Je réponds à cela que c'est vouloir sauter d'un extrême à l'autre. J'aime' mieux parvenir au même but par les intermédiaires.

§25. Métisses.

Entre la force et la foiblesse se trouve le terme moyen qui constitue la femme, sinon par excellence, au moins la plus dési- rable, et voici pourquoi. La femme forte, si elle ne rencontre pas l'homme qui lui soit supérieur, use comme de juste de sa supé-

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riorité et abuse aisément de ses prérogatives. C'est un mal que cette union, que cet assemblage contre nature : partout le mari est le serf de sa femme, la maison est en désarroi ou, du moins, en discrédit (i). Nous avons vu combien la femme foible est capricieuse et dépendante de ses nerfs. La femme qui tient le milieu entre la force et la foiblesse n'a aucun de ces inconvé- niens. Elle est assez femme pour céder à l'homme en tout ce qui est de raison ou de convenance : assez forte pour, avec douceur, le conduire à bien, en réprimant ses élans trop fougueux, en modérant son despotisme orgueilleux. « Quelle femme faut-il à tel homme, quel homme à telle femme? » seroit un des livres les plus utiles qu'on pût faire. Mais chacun cherche et croit prendre sa convenable moitié, et c'est l'ambition et l'amour qui font les mariages. L'amour et l'ambition sont des passions fou- gueuses qui n'écoutent pas la raison ; ce n'est qu'après avoir pré- cipité l'individu qu'elles lui permettent de l'invoquer. Cepen- dant, la nature est infinie en combinaisons ; elle peut former un être (2). Il peut exister une femme forte qui n'abuse point de sa suprématie, et ayant assez de moelleux dans ses nerfs pour con- server la douceur et l'amabilité de son sexe. Supposons à cette femme un homme qui sait l'apprécier, qui la laisse souveraine dans son ménage, qui jamais ne l'humilie en rien, qui ne prend l'autorité que lorsque des circonstances particulières l'exigent absolument, qui est occupé utilement de quelque science ou art, ou autre emploi, afin qu'il ne soh pas tenté d'empiéter sur les devoirs domestiques dont s'occupe la femme. Ces deux êtres heureux l'un par l'autre passeront leur vie dans une parfaite harmonie. La confiance absolue de l'homme lui mérite les égards, les soins touchans de sa femme; celle-ci, reconnaissante du bien-être qu'on lui procure, éloigne les soucis domestiques, jusqu'au moindre nuage, des regards de son époux ; elle sait trop bien que l'homme chagrin ne peut être ni aimant ni aimable; pour être heureuse, elle rend heureux celui qui lui communique le bonheur : c'est une balance tout est réciproque.

(i) Pour ce qui regarde l'union matrimoniale, voyez le chapitre XV du second volume de cet ouvrage, ayant pour titre : Chaque femme veut être aimée à sa manière. (G.)

(2) La nature n'agissant que par des lois générales, on sent bien que l'être dont je parle n'est pas l'unique dans son genre. (G.)

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La vieillesse, a dit quelqu'un, c'est le rosier du mois de jan- vier : plus de feuilles, plus de roses, il ne reste que les épines. A soixante-deux ans (i), je ne connois point les épines de l'âge avancé, et je cueille encore abondamment les roses d'Anacréon, grâce à l'heureux naturel de l'aimable compagne à laquelle je me suis lié. Forte de raison et de gaîté, elle fait aimer l'une par l'autre ; les soins du ménage ne sont pour elle qu'un passe-temps joyeux et l'amour reconnoissant que je lui porte complète notre bonheur mutuel.

§26. Conclusion.

L'éducation fait tout, dit Helvétius. Oui, quand elle est de force à changer le physique qui produit nos actions comme la graine produit la plante et la plante produit les fleurs. Dénaturer la plante, c'est changer la fleur et le fruit qui doit suivre. Il en est ainsi du physique relativement au moral. Mais l'auteur du livre de l'esprit ne devoit pas dire ce qui est le contraire de son système. Je crois même que, par quelque régime que ce soit, on ne peut totalement changer par éducation le physique d'un être fortement prononcé ; on peut le tempérer, mais non pas le faire autre ; il n'y a que le temps qui le puisse, parce qu'il change l'être presqu'en totalité. Par l'éducation forcée, rendre un homme autre que ce qu'il auroit être, c'est courir les risques d'en faire un hypocrite, je le sais; mais les grandes sociétés sont tellement hors de la nature, qu'on préfère la dissimulation qui se cache au désordre de la rébellion ouverte. Tel est l'aperçu qu'on peut présenter avec infiniment plus de détails, touchant la sensibilité des nerfs et l'irritabilité qui les excite. Ce qu'on appelle fluide nerveux ou électricité est ami des nerfs; c'est par ce fluide vital qu'ils agissent et que nous vivons; il n'en est pas ainsi de l'irritabilité nerveuse, c'est un excès; et à moins qu'elle ne soit dirigée, maîtrisée par la sensibilité juste, c'est presque toujours un mal. Telles sont les idées que nous avions

(i) L'Hermitage d'Emile, 29 floréal an XI, jour de l'Ascension, à six heures du matin. (G.)

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à présenter sur ce vaste sujet. Elles restent incomplètes sans doute, car de même que les feuilles d'un grand arbre, observées de près, ont toutes une forme ou une nuance différentes; depuis l'homme fort jusqu'à l'homme foible, en passant par le métis, il y a une échelle innombrable de gradations physiques et morales. Je dis morales, parce qu'en supposant que plusieurs êtres soient les mêmes au physique (ce qui est bien difficile, mais pas impossible), l'éducation seule suffiroit pour les diversifier moralement.

En terminant ce chapitre, adressons un mot aux hommes superstitieux. Pourquoi, disent certaines personnes, pousser si loin nos recherches sur les ressorts de la vie? C'est trop assimiler l'homme à un automate, c'est blesser les principes de la morale et de la religion. Je n'en crois rien et je fais cette comparaison. L'ignorant qui ne voit que l'aiguille qui montre l'heure et qui admire la machine sans la connoître, est un idolâtre; mais l'homme instruit qui n'admire l'ouvrage de l'horloger qu'après avoir démonté et remonté chaque pièce de l'horloge est le seul juste appréciateur; lui seul peut élever son esprit reconnaissant vers le Créateur de toutes choses, lui seul est digne d'en être accueilli. Il n'y a que l'athée qui, par ses faux raisonnemens, se prive du bonheur de la reconnoissance. « S'il existoit des dieux, ils voudroient se montrer » me disoit fastueusement l'un d'eux. Dieu n'est pas un auteur qui nous ressemble, lui dis-je. . . il est sans amour-propre. La fourmilière qui chemine à côté de vous vous a-t-elle jamais inspiré l'envie de lui plaire? Non sans doute, et vous voudriez que le Tout-Puissant ambitionnât l'honneur de votre assentiment? Trop heureux s'il s'amuse de nos efforts les plus sublimes, et s'il dit : « J'ai fait cela avec un peu de terre délayée dans de l'eau spiritueuse. »

Pendant une belle soirée d'été, nous nous promenions à l'Hermitage en philosophant; un soi-disant athée, croyant avoir dit bien des choses contre l'existence de Dieu : « Quel bel effet sans cause ! » m'écriai-je en regardant le ciel... Il y eut plusieurs minutes de silence après mon exclamation. Je ne sais pas bien à quoi cela tient, mais plus j'étudie la nature et plus j'adore son auteur. Qu'on est heureux d'être en harmonie avec le bon, avec le bien ! Rien ne prouve mieux la puissance de Dieu que la petitesse de l'homme.

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Terminons ce long chapitre. Je sais que chacun prétendra posséder la sensibilité juste et rejettera sur les circonstances défavorables la nullité de ses preuves, soit en bonnes actions, soit en talens ; mais il est une règle pire pour se juger. Placé dans la balance de l'équité, qu'on ose se faire à soi-même ces questions : ai-je été bon père, bon citoyen? ai-je détesté le men- songe comme la source impie de tous les vices? ai-je fait aux autres le moins de mal possible en faisant mon légitime bien? Si ces questions n'effraient pas ta conscience, homme de quelqu'état que tu sois, oui, tu possèdes la vraie sensibilité qui fait opposer une barrière salutaire aux passions subversives dont la source est dans l'irritabilité physique et morale. Homme bon, ne crains ni Dieu ni les hommes; ceux-ci ne peuvent détruire ton bonheur, et le Ciel veut que tu sois du nombre chéri des élus.

CHAPITRE XXV

DES HABITUDES

Les métis ont une ressource qui consiste à se donner les talens d'habitude : ce qui seroit contraire aux grands talens d'imagination leur est favorable. L'habitude est une seconde nature ou une nature en second. Nous ne ferons pas ici le cha- pitre des habitudes en général, quoiqu'il en valût la peine; nous présenterons seulement deux objets d'habitude, mais d'une telle importance et, pour ainsi dire, tellement miraculeux qu'ils ne laissent point de doute sur la possibilité de se soumettre à quel- qu'habitude que ce soit. La première, que nous nommerons physique, est celle que contracte le joueur d'instrument. A-t-on réfléchi que l'habile violoniste ou violoncelliste, celui qui a l'in- tonation parfaite, joue également juste sur dix instrumens de différentes dimensions qu'il essaye l'un après l'autre dans le même quart d'heure? Dès qu'il a formé une tierce ou une quinte sur l'instrument, il le parcourt jusqu'à l'extrémité [élevée de la touche, toujours en diminuant ses proportions, avec une préci- sion étonnante; il change d'instrument et un instant lui suffit pour faire un nouvel apprentissage qui, dans le temps de ses j^remières études, lui coûta dix ans de travail.

La seconde habitude, qui me semble plus morale que phy-

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sique, quoique le physique y soit pour beaucoup, c'est celle que contracte le poëte après avoir fait longtemps des vers, surtout de bons vers. Quel étonnant mécanisme que celui du versifi- cateur qui, occupé d'un poëme épique, d'une tragédie, d'une ode, est contraint de six en six syllabes, de trouver la rime et de rendre parfaitement l'idée qui l'occupe avec les mots les plus convenables et les plus élégans ! Après quoi, s'il veut rimer en vers d'autres mesures, comportant d'autres césures, aussitôt sa tête en prend l'allure et l'habitude avec autant de facilité que le professeur de musique en changeant d'instrument. Oui, Apollon, un dieu seul fut digne d'être le premier instituteur des poètes et des musiciens.

^ ^ ^

CHAPITRE XXVI

REGIME MAJEUR

Si la sensibilité et l'irritabilité des nerfs agissent comme nous venons de l'énoncer dans notre pénultième chapitre, il est bien nécessaire de s'observer soi-même relativement au régime qui nous convient; nous sommes notre meilleur médecin, à moins qu'il n'y ait complication de maux. Je vois trois sortes de maladies qui tuent ou font languir l'individu : les unes par surabondance ou plétore, les autres, d'usure et de vieillesse, et celles du délabrement qui, à tout âge, provient des excès. La médecine subdivise ensuite ces maladies de mille manières, selon leurs symptômes et le siège du mal. Les premières appar- tiennent à la jeunesse et à l'âge mûr, les secondes à la vieillesse et à la décrépitude. Elles tuent également; cependant, les premières sont plus expéditives que les secondes, parce que l'abondance, l'activité sont du ressort des premiers âges et que leurs contraires sont pour l'âge avancé. C'est surtout aux années qu'on nomme climatériques qu'il faut s'observer et changer de régime (i).

(i) Elles se renouvellent de sept ans en sept ans pendant le cours de la vie humaine.

Hippocrate a laissé les aphorismes suivans sur le régime et les probabilités de la vie,

tous soumis au nnmlire sept :

L'HOMME

I" Ne peut pas vivre au delà de sept jours sans manger; 2" 11 faut qu'il se répare de sept heures en sept heures pour bien se porter; 3" Qu'il vienne au monde à sept mois au moins pour exister; 4" Qu'il arrive à sept ans pour subsister; 5" A deux fois sept ans pour engen- drer; 6° A trois lois sept ans pour résister; 7" A quatre fois sept ans pour consister; A cinq fois sept ans pour valider; 9" A six fois sept ans po\ir décliner; lo" Et qu'il change, de sept ans en sept ans, quinze fois pour désister, (c;.)

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Car ce qui tue dans un temps fait vivre dans un autre. Mais c'est par degrés, et non subitement qu'il peut changer ses habitudes. Si l'homme de quarante ou cinquante ans veut tout- à-coup se sevrer, l'apoplexie le tue; si à soixante ou septante, il veut trop profiter des retours de jeunesse, ce n'est qu'un leurre de la nature : en trois jours d'excès relatifs à sa débilité, il paroit vieilli de dix ans; après quoi, s'il continue, un jour suffit pour le plonger dans la nuit éternelle. Dans le jeune âge, chaque jour nous apporte une perfection de plus, ou, chaque jour, la nature répare les pertes trop fortes qu'on peut faire alors. Dans l'âge avancé, chaque jour emporte ou diminue quelques facul- tés; c'est une dent, un cheveu qui tombent pour ne plus revenir; c'est une fibre, un nerf qui se dessèchent pour ne plus repren- dre leur première mollesse... Si l'on pouvoit calculer au juste nos forces et nos foiblesses, je veux dire la force des organes et des substances dont nous sommes faits et par lesquelles nous agissons respectivement aux différens âges, les règles de notre conduite physique et morale seroient aussi calculables, aussi sûres que celles de l'arithmétique. La maladie la moins supportable est celle qui conduit l'homme à se demander s'il est maître de se donner la mort; c'est le dégoût de la vie que les Anglois appellent le spleen, qui auroit en France une juste étymologie dans le mot splendide, puisque c'est surtout l'abon- dance des biens qui conduit à cette satiété de vivre. L'ermite le plus sobre, le plus pauvre ne fut jamais tenté de se détruire : mettons donc un frein à nos jouissances les plus chères ; appre- nons à dire : « Gardons cela pour demain »; sans quoi nous trouvons dans toutes nos passions satisfaites l'inaction de la mort : pis que la mort, puisqu'en vain on l'invoque.

Jeunesse, ménagez la sève abondante de vos beaux jours : elle prépare l'existence favorable des âges suivans. Homme du bel âge, ménagez aussi votre force majeure : elle donne encore quelques charmes à la vieillesse. Vieillards, défiez-vous des derniers éclats de la lampe : ces intervalles lucides sont des bénéfices instantanés. La semence vitale forme l'homme dans sa jeunesse; elle le conserve dans sa vieillesse; dans la vigueur de l'âge, elle sert à s'acquitter de l'heureux devoir de la repro- duction : elle sert deux fois pour nous-mêmes, une fois pour

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tous. Vivre sans passions seroit languir dans l'inaction. Celles relatives à l'amour sont pour la jeunesse ; celles qu'inspire l'ambition sont à l'âge mûr et celles de la sordide avarice appartiennent à la vieillesse. C'est par une connoissance parfaite de la morale, c'est en la pratiquant qu'on peut contenir et vaincre le jeu terrible des passions, qui toutes semblent vouloir précipiter le cours de la vie. Maintenir chacune dans un milieu raisonnable est le fruit de la philosophie : Heureux celui qui, assis sur le rocher inaccessible de la sagesse, voit mourir à ses pieds les vagues mugissantes! Qu'est-ce que la vie? Une végé- tation successive de substances. Qu'est-ce que la mort? Le terme de cette végétation, remplacée par une autre. La mort est aussi naturelle que la vie : un seul point les sépare. Plutarque vou- droit que, même en songe, l'homme vertueux ne sortît pas de ses principes. C'est beaucoup exiger, ce me semble; on ne peut pas plus répondre de ses sens engourdis par le sommeil qu'on ne peut assigner une direction fixe à la feuille qui voltige au gré des vents. Néanmoins, les rêves de l'honnête homme ne ressemblent point à ceux du coquin. Raconter ses rêves, c'est, plus qu'on ne pense, faire sa confession générale. Je dis ceci à l'occasion d'un rêve aussi singulier que philosophique que je fis, ces jours derniers, à ma campagne. Je voyois danser des villa- geois sur la plate-forme d'une montagne à pic. L'endroit ils dansoient étoit l'ancien cimetière du village qui étoit devenu un bocage charmant. On montoit à la danse par un des côtés de la montagne, mais sa face à pic présentoit des couches de cadavres plus ou moins réduits; en haut, les corps étoient presqu'entiers, et de couche en couche en descendant, ils étoient terrifiés (i) de plus en plus; des bras, des jambes sortoient de la montagne; des crânes encadrés de terre sembloient regarder les passans qui alloient le long du chemin. Que de générations, me disois-je, sur lesquelles on danse ! Plusieurs tableaux, qui sont dans la Suisse, représentent la danse des morts : ce sont des squelettes qui dansent. Ici, c'est la danse des vivans sur les morts; le contraste est frappant et convient de même à la pein- ture et à la gravure.

(i) Réduits en poussière.

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CHAPITRE XXVII

DU CONFLIT DES PASSIONS

L'homme a besoin de sentir : si la musique, la tragédie, les combats, les exécutions des criminels lui manquent, il se déchire le corps par plaisir, comme font les sauvages stupéfiés ; il se flagelle par amour de Dieu, comme les superstitieux. Je vois sans cesse deux hommes dans le monde : celui qui a le sentiment appris et celui qui a le sentiment naturel des choses. Le premier est toujours hors de soi, le second vit dans lui-même. Celui-là est triste, paroissant gai ; l'autre est heureux, paroissant mélancolique : Molière était plus gai que Voltaire, et l'on eût cru le contraire en les voyant. Mais leurs œuvres attestent ce que je dis : Voltaire est gai de paroles, Molière, de situation et d'action. J'ai souvent rencontré l'homme qui, par habitude, cherche toujours chaussure à son pied quand il n'a plus besoin de chaussure. C'est le conflit des sens ou des passions qui le jette dans cette indécise fluctuation. L'esprit juste ne veut et ne dit que ce qu'il sent; l'esprit faux (et il est ainsi quand il sent trop à la fois) croit sentir juste et ne peut que métaphysiquer. L'homme sans talent, qui porte chez lui le conflit des sens, n'a que des demi-idées, interrompues par d'autres demis ou quarts d'idées : il est tout en fractions.

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Le scepticisme est l'apanage des sages et des fous : tout dépend de la nature de leurs doutes. Plusieurs passions à la fois donnent des sensations doubles. Alors on dit : « Je ne sais ce que je veux. » Cette situation de l'âme est plus commune qu'on n'ose l'avouer. Il faut à l'homm.e : sensibilité, amour-propre, éducation. Si ces trois puissances ne sont pas dans de justes rapports, le mal s'en suit. Trop réprimer l'amour-propre de l'homme sensible, c'est le rendre nul. Inspirer l'amour-propre à celui qui a peu de sensibilité, c'est le rendre vain, impitoyable. Ne pas diriger l'éducation de celui qui est doué de sensibilité et d'amour-propre, c'est l'exposer à faire un mauvais usage de ces qualités primordiales. Sortons du style aphoristique... Nos indécisions, nos désirs inconsidérés, nos unions mal assorties, nos infortunes, nos immoralités, notre patriotisme équivoque... proviennent du conflit des sensations. Chez les autres comme chez nous, une grande idée nous frappe avant que nous la com- prenions. Dans le temps de notre Révolution, on a pu remar- quer combien de sortes de patriotismes il s'est montré. L'un regrettoit la monarchie, l'autre la vouloit mitigée; celui-ci dési- roit la république de Sparte, l'autre celle d'Athènes ou des Anglois : et les pertes qu'on avoit faites par la révolution et le gain qu'on se proposoit de faire dans de nouvelles commotions, étoient presque toujours ce qui faisoit prendre un parti. Rien ne prouve mieux combien les hommes sont intéressés, inconsé- quens, et combien l'art de gouverner est encore abstrait. Faut-il de grandes villes, de grands empires monarchiques? Faut-il de petites républiques fédératives? Faut-il isoler les hommes, chaque famille avec son coin de terre et chaque chef maître chez soi? Par ce dernier moyen, évitera-t-on la guerre, le plus grand des fléaux? On aura plus de paix, mais plus d'ennui; il est impossible à l'homme de vivre dans une retraite patriarcale après avoir subi la surabondance des biens et des plaisirs des villes; il faut être fait exprès, il faut être enfant de la nature pour aimer la solitude. Un mien cousin, bon guerrier, prétend que la guerre est l'état de nature. « Voyez, dit-il, le poisson dans l'eau, les oiseaux dans l'air, l'insecte sur la terre, la guerre est déclarée partout ; on n'est en paix que le ventre plein et toujours en guerre quand il est vide. 11 n'est plus qu'un patriotisme pur :

c'est celui de l'homme assez philosophe pour voir son bien-être dans le bien général. Il est juste qu'il désire l'aisance honnête, qu'il se la procure par des moyens licites; mais on ne vit jamais le vrai républicain se préférer à la grande famille. Sa passion n'est pas celle de l'or : c'est celle de la liberté sans anarchie, sans monarchie et sans théocratie. Hommes enrichis ou puis- sans par vos places, ne comptez pour rien l'adulation de ceux qui vous entourent : ils mentent, s'ils profitent de vos dons. Mais à chaque opération que vous allez entreprendre, deman- dez-vous ce que diront les hommes probes, votre conscience vous répondra. Rien de plus commun aujourd'hui que ces gens qui, en conservant les préjugés de l'ancien régime, veulent prendre de la révolution au juste ce qui convient à leur amour- propre. Elles se mettent de pair avec un Montmorency : cela est juste, la loi l'ordonne, elle ne connoît pas de caste nobiliaire, disent-elles; mais en même temps, elles affectent de prendre des tons, de petites hauteurs avec tout ce qui consent à leur être inférieur; et il y a malheureusement trop d'hommes qui con- sentent, par foiblesse ou malignement, à l'infériorité pour attrap- per l'argent des prétendus supérieurs. On a beau faire des lois civiles, la balance morale sera toujours vétilleuse, parce que chacun s'y place et se pèse soi-même. L'opinion générale, elle seule, fixe le mérite d'un homme, comme la bourse fixe le prix des effets et le crédit des négocians. Quant aux artistes et gens de lettres, ce sont leurs œuvres qui décident de leur mérite. Si tel homme n'avait jamais écrit, il eût sans cesse fait des dupes qui l'eussent cru ce qu'il disoit être : mais enfin son livre a paru et on n'y a trouvé qu'entortillage et prétentions sans buts et sans résultas.

Les femmes ont beaucoup gagné depuis la Révolution ; une belle femme équivaut aujourd'hui à la plus grande fortune de l'homme. On les entrevoit jadis, on les épouse aujourd'hui. Les préjugés de l'ancien régime voudroient reparoître et reparois- sent en effet, mais vergogneusement. Le seul préjugé qui, en apparence, nous séparoit des Aspasies et des Laïs ne reparoît plus. Les sénateurs, les généraux, les ministres et même les évêques ont épousé et épouseroient encore leurs maîtresses. Ceci prouve notre penchant irrésistible pour les femmes, et

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combien nous mentons quand nous semblons les mépriser parce qu'elles se donnent à nous, sous quelque forme que ce soit. On essaye tout, jusqu'à son habit, et on n'éprouveroit pas le principal objet qui nous rend heureux ou malheureux ! Cependant tout doit se faire sans troubler l'ordre; il faut aimer les femmes, mais encore plus les bonnes mœurs. Que faire donc? Faut-il s'unir avant de se connoître? Nous le savons, tout est charmant quand l'imagination fait les frais d'un ménage futur. Les réponses suivantes me furent faites jadis par un Anglois, homme de sens :

Moi

Cette femme est-elle votre maîtresse?

L'Anglois

Je crois que oui.

Moi

L'épouserez-vous ?

L'Anglois

Je l'essaye.

Moi

Elle vous aime, à ce qu'il paroît.

L'Anglois

Je ne sais si c'est moi.

Les illusions de l'amour tiennent à peu de chose : un coup de tête, un mot dit à propos rendent amoureux; mais le charme se détruit de même. J'ai vu se dégoûter d'une femme parce qu'à travers les vitres bosselées, elle sembloit marcher les jambes écartées. (Quelle coquette peut prévoir des coups du sort aussi contrarians!) Un Anglois étoit très amoureux d'une Romaine;

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on se disoit les plus belles choses du monde, elle veut s'éloigner, son amant la retient, elle lui fait entendre qu'elle a un petit besoin à satisfaire... « Voi pisciate dunque! » et il s'en va pour ne plus revenir. Sa divinité n'étoit plus qu'une femme ordinaire. Voilà un grand fou, direz-vous. Les passions exaspérées, n'est-ce pas la raison en délire? La figure humaine vue renversée sens- dessus-dessous n'est pas agréable, et c'est manquer de tact que de placer des miroirs sous les plateaux de desserts : dans une noce, on peut rendre ainsi la mariée fort laide aux yeux du marié et mal commencer la chaîne conjugale. Dans les grandes villes, nous sommes des enfans gâtés par le plaisir. L'abondance des biens et le conflit des passions qu elle amène nous jette dans une satiété accablante. Nous savons que, par sa nature, le plaisir ne peut être continu ; et, dans le plaisir présent, nous redoutons déjà l'ennui futur. Le papier public que nous lisons aujourd'hui est trop intéressant, disons-nous, pour que demain il ne soit pas ennuyeux. Au théâtre, vers la fin d'une bonne situation drama- tique, nous redoutons d'avance l'intervalle sans intérêt qui va suivre et qui est nécessaire pour conduire à une autre situation. Shakespeare et Sedaine avoient leurs raisons pour souvent frapper fort sans préparation, quitte à expliquer ensuite l'événe- ment inattendu. C'étoit aussi pour captiver les enfans gâtés que Sterne imagina de placer dans un roman mille incohérences apparentes qu'il n'explique qu'après coup. Ces auteurs originaux savoient bien que c'est, en quelque sorte, jetter le manche après la coignée, mais, en nous surprenant, ils piquent notre curiosité. Quelle bêtise ! disons-nous ; cela tombe des nues ! et puis, nous nous trouvons être dupes de notre jugement précipité.

CHAPITRE XXVIII

DU CHOIX DES RAPPORTS ENTRE NOUS

L'indifférence trop générale est l'état le plus malheureux, le plus dangereux pour l'homme ; mais aussi, plus on a de rapports avec les autres, plus on est heureux ou malheureux, et c'est dans le choix de ces rapports qu'on peut trouver plus ou moins de félicité. Pour commencer par le commencement, nous dirons que le choix de notre état dépend souvent de la place qu'occu- pent nos pères dans la société ; que notre éducation dépend de nos instituteurs ; que notre fortune dépend de notre esprit et de notre industrie; le choix d'une bonne femme, presque d'un hasard heureux; que nous^ n'avons de vrais amis qu'en les méri- tant ; et qu'enfin, dans tout état, notre bonheur provient unique- ment de nos vertus. Donnons quelques développemens aux six propositions que nous venons d'établir.

Ce n'est pas l'état plus ou moins éminent que nous prenons parmi les hommes qui nous rend heureux : c'est la convenance entre nous et notre état. Le premier serrurier d'une ville ou d'un village, s'il est en rapports justes avec son état, a plus de tran- quillité et est cent fois plus estimable que l'inique premier ministre dont les opérations sont censurées du public. La consi- dération factice n'est pas le bonheur; cependant, les hommes se

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laissent aisément prendre à ce leurre et ils s'aperçoivent tôt ou tard que la balance de l'équité est suspendue devant nous tous; que les mensonges dorés, enfans de l'amour-propre, sont d'un côté de cette balance et la vérité nue de l'autre; et que plus nous diminuons de nos prétentions fastueuses, plus nous augmentons la somme réelle des biens qui constituent notre félicité.

L'éducation est la source de notre existence heureuse ou malheureuse. J'ai, dans mon livre de La Vérité (i), avancé, comme un fait certain, que l'éducation tout entière consiste à inspirer à l'enfant et à l'adulte l'amour de la vérité et l'horreur du mensonge. Que peut-il, en effet, manquer à l'homme vrai? Rien. Il est plus heureux sous la bure que le financier million- naire sous ses habits somptueux. Si je méritois une épitaphe, je voudrois que ce ftJt celle-ci, dont je laisse à faire les deux pre- miers vers à qui voudra :

Ci-gît

Il fut vrai dans sa musique Et vrai dans ses actions.

L'épitaphe est un peu fastueuse, dira-t-on... Eh î qui oseroit blâmer l'orgueil de sa probité?

Z^ Quant à la fortune, il y a tant de manières de la faire et si peu sont approuvées par le cœur de l'homme de bien, qu'il faut être au-dessus des préjugés honnêtes et désavouer la saine morale pour oser être millionnaire.

Apologue.

Une fourmilière entoure un tas de blés ; chaque insecte s'apprête à emporter son grain, quand quelques fourmis plus fortes, plus rusées, plus alertes que les autres enlèvent le magasin en disant d'une voix bénigne à la population fourmilière : «Venez, nos bonnes amies, venez en prendre chez nous quand il vous

(i) La Vérité, ou ce que nous fûmes, ce que uous sommes, ce que nous devrions être. Paris, chez Pougens, an IX (i8oi), 3 volumes in-S".

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plaira : pour de l'argent, s'entend, ou quelques autres denrées que vous nous apporterez en échange... pour rien même, si vous voulez; mais vous aurez la complaisance d'arranger nos maga- sins et de nous .servir. » On y va : la terre est déserte et il faut vivre. On flatte, on caresse, on travaille, on tait tout pour les riches magasiniers qui vous nourrissent à peine. Mais le jour vient, on s'en retourne chez soi ; alors, la troupe mécontente maudit ceux qu'elle vient de caresser; les noms d'avares, d'usu- riers, d'infâmes, d'inhumains, de voleurs leur sont prodigués; et le lendemain, quand l'appétit est revenu, que fait-on? La même chose que la veille.

Le riche, de quelque manière qu'il le soit devenu, et malgré les démonstrations de dévouement qu'on lui témoigne, peut être persuadé qu'on ne l'aime point : il n'a que des esclaves et point d'amis. Nommez un riche véritablement heureux de sa richesse, et je passe condamnation sur ce que j'avance. Mais Sully, Vol- taire, Necker, Buffon? Ils ont été heureux de leurs talens et nul- lement de leur opulence ; c'est en faveur de leurs talens qu'on leur a pardonné d'être riches, si tant est qu'on leur par- donne (i).

J'ai vu le riche Baujon qui, hors son état de financier, n'était pas homme de génie; il avait l'imposant d'un lingot d'or et toute sa triste pesanteur. L'ingratitude ne seroit pas aussi commune s'il étoit possible d'être fort riche impunément. L'homme qui sut le moins recevoir, J.-J. Rousseau, a dit qu'un bienfait véri- table ne fit jamais d'ingrat. On pourroit rétorquer l'argument et dire qu'un ingrat véritable, même en recevant, ne reçut jamais de bienfait. Il existe entre le riche et le pauvre une guerre secrète qui n'a ni paix ni trêve. « Tu t'abaisseras devant moi », dit l'un. « Je ne t'implorerai pas », dit l'autre, « ou si je m'humi- lie jusqu'à te demander du secours, j'ai déjà payé ma dette en m'humiliant; je ne te dois rien après avoir reçu, pour peu que tu te souviennes que je suis ton obligé ». Le riche, pour conserver son bien, peut se dire en toute assurance qu'il ne

(i) Il seroit injuste de vouloir qu'un homme avec un riche patrimoine, un ministre, un banquier qui inspire la confiance, un artiste, un homme de lettres dont les travaux jouissent d'un succès éclatant fussent sans fortune : leur indigence n'annonceroit qu'un défaut de conduite. (G.)

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trouvera pas une âme noble qui veuille de ses dons, et que les âmes viles n'en sont pas dignes. Je ne parle pas des gens en place qui distribuent les biens de l'État; ceux-là ne donnent rien du leur, et reçoivent nos vœux reconnaissans. Mais, quoi- qu'ils soient forcés de donner à l'un ou à l'autre, et que la plu- part des gens en place ressemblent à la grosse cloche qui fait beaucoup d'effet et n'en est pas moins une machine, il est encore assez humiliant de recevoir une grâce de l'homme puissant à moins que l'opinion publique ne confirme le bienfait ;

4^ Nous avons dit que le choix d'une bonne femme dépen- doit d'un hasard heureux; et, à quelques modifications près, le choix d'un brave homme n'est pas moins hasardeux pour la femme. Sans doute, le mariage est un des actes le plus intéres- sant de notre vie, et qui demanderoit le plus de combinaisons et de réflexions; mais, soit que l'amour ou la convenance décide, cette union, dont la longévité n'est fixée qu'à la mort d'un des époux, est trop hors de la portée de notre prudence pour pouvoir en calculer les résultats fixes. La passion de l'amour, celle de l'or et de la considération font tous les mariages, et jamais on ne fera le juste calcul des effets des passions, pas plus qu'on n'a jusqu'ici trouvé la théorie des vents qui disposent de notre atmosphère et de nos moissons (i);

De même que le commerce en marchandises, l'amitié est un échange de sentimens honnêtes entre deux âmes faites pour s'apprécier et s'estimer. Condamner l'amitié parce qu'elle participe au bonheur qu'elle donne, c'est comme si l'on repro- choit au négociant de ne vouloir entreprendre que de bonnes affaires. La comparaison n'est pas aussi juste cependant qu'elle ne foiblisse sous bien des rapports ; on ne fait le com- merce que pour gagner et dans les nœuds révérés de l'amitié on est plus heureux de donner que de recevoir. C'est le commerce du corps et celui de l'âme, du matériel et de l'imma- tériel : le commerce est une chaîne d'intérêts, l'amitié un lien d'amour;

Enfin, dans tout état (avons-nous dit), notre bonheur

(i) Les avalanches qui ont lieu dans les Alpes et les Pyrénées, et dont on peut fixe- ment prédire l'instant, nous envoient des vents de Midi aussi incertains que la chute des neiges amoncelées. (G.)

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provient uniquement de nos vertus. Vertu ! mot sublime que les âmes abjectes veulent rendre abstrait, et qui ne lest pas pour l'homme de bien, qui voit tout pour tous, et ne veut que sa quote-part des biens de ce monde.

Le conflit de notre morale provient du mélange de l'état de nature avec celui de société. Ce point bien éclairci, il n'est plus d'abstractions dans le mot vertu (i). Nos rapports entre nous sont physiques et moraux. Quelquefois, mais rarement, ils sont d'accord. Nos rapports physiques sans moralité sont d'inspiration; ils se sentent, ils nous entraînent et n'ont pas besoin d'autres preuves. Tout ce qui s'aime s'attire et veut se confondre dans l'unité. Héloïse et Abélard, réduits en atomes vitaux, ne forment qu'une masse amoureuse composée de par- celles homogènes, si elles ont pu se réunir, et si le temps n'a pas changé leurs vertus sympathiques. Le moral, au contraire, est presque toujours illusoire. Nous avons un penchant secret, mais factice, pour l'homme puissant et riche. Gare à lui cepen- dant si sa puissance cesse, si sa richesse tarit ! Tous les hommes aiment une jeune et belle princesse, qui n'eût eu que peu d'amans si elle fût née bergère. Le chien du paysan ne connoit point de rang, la chienne du roi devient sa compagne sans qu'elle se croie honorée.

C'est par des rapports doux ou par les correctifs entre nos facultés différentes que nous pouvons vivre en harmonie ; encore faut-il que la loi commande et soit respectée, sans quoi la nature et les mœurs sont en opposition. S'il n'y a que peu ou point de rapports physiques entre nous, c'est-à-dire entre les substances dont nous sommes faits ; ou plutôt, si les correc- tifs ne sont pas à côté des puissances trop actives, les orages moraux se déchaînent jusqu'au rétablissement de l'équilibre. Ce qui se passe moralement en nous sur la terre n'est que la repré- sentation de ce qui a lieu physiquement entre les élémens terrestres ou célestes; et il doit en être ainsi, puisque ces élémens sont les mêmes. L'homme fougueux, plein d'acrimonie et de feu, a besoin de rencontrer l'être calme qui lui cède.

(i) C'est un livre à faire et qui, bien fait, vaudroit à lui seul une bibliothèque de morale. Nous tâcherons d'en donner l'esquisse dans un des chapitres suivants. Terminons celui-ci. (G.)

L'homme pacifique, dont les humeurs douces et laiteuses inclinent au repos, a besoin qu'on lui communique un peu de l'énergie et du mouvement qui lui manquent. Deux hommes fougueux conjure roient l'orage moral, deux flegmatiques reste- roientdans l'inaction. C'est de cette balance que naît l'harmonie physico-morale. Mais la nature chemine sans s'arrêter, quels que soient ses mouvemens divers : nos jours se comptent sans rétrograder. Tant pis pour nous si, contre le vœu des lois natu- relles, nous nous jetons dans les excès qui nous fatiguent et nous tuent ; tout est égal pour la nature; elle est puissante par la mort comme par la vie. Dissolution, c'est création; fermen- tation, c'est fièvre créatrice : alors les atomes s'agitent, s'évitent, se recherchent, se pressent et s'unissent pour former un être ou plusieurs êtres. Elle n'a qu'un procédé, soit qu'elle vitalise une mouche ou un lion ; au sein des nues et des mers, au centre de la terre ou à sa surface, elle opère de même. Et, de même que la nature des matériaux d'un édifice constitue sa solidité, le choix des substances plus ou moins pures décide des facultés individuelles. Nul animal ne possède ce qui donne à l'homme son intelligence suprême; la main divine qui agite et arrête les flots a mis un terme à l'instinct des bêtes. L'éducation n'y peut rien; jamais l'animal-bête ne sortira de sa sphère bornée; jamais l'homme perfectible ne concevra la puissance divine et créatrice. Nous sommes attachés à la terre : terre nous sommes. Nos efforts pour nous élever prouvent qu'un rayon céleste nous anime : il veut remonter, retourner à sa source, il y retournera.

CHAPITRE XXIX

DES AFFECTIONS

Nos affections nous rendent heureux. On s'affectionne à ses parens, à ses amis, à ses livres, à ses meubles... C'est en jouir que de les revoir chaque jour. Nos alfections habituelles étaient plus multipliées jadis; aujourd'hui, mille ouvriers nous pressent d'échanger nos meubles, nos habits, jusqu'à l'édition et la reliure de nos livres (i); et ils sont, pour notre argent, les vrais destructeurs de nos plus chères habitudes. Pour nous prêter à la fantaisie du moment, à la mode nouvelle, et dans la crainte puérile d'être ridicules, nous nous privons des charmes les plus doux de la vie. Nous savons cependant que l'intérêt seul conduit les sangsues qui nous pompent; que c'est

(i) u C'est la bible mon père lisait », me dit un homme que j'internimpis dans sa lecture. J aurois voulu baiser la bible, le père et le lils, tant cette allection me pirut respec- table. Tout le charme des romans anglais et allemands provient des habitudes conservées. Je pense (ju'un peuple est démoralisé quand ou permet aux marchands de modes de lui faire accroire que toutes choses sont ridicules, parce qu'elles sont vieilles, vieilles de la veille. Les mœurs, l'esprit public tiennent à nos affections conservées, et il n'y a ni l'un ni l'autre l'on change chaque jour d'habit, de meuble ou de femme. Mais les Anglois, dira-t-on, ont un esprit public et ils sont fort inventifs. Oui, pour porter leurs denrées au.v autres peuples, qu'ils démoralisent en prenant encore leur argent, y uant aux mœurs angloises, elles se jugent assez communément au poids de l'or; c'est le résultat funeste des richesses accumulées qui l'emportent alors sur les vertus. (G.)

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en persiflant qu'elles disent : « Fi donc, Madame ! cette mode est passée depuis plus de trois jours ! » Il n'importe, les gens du bel air (les plus sottes gens du monde) se laissent conduire et ruiner par cette peste mercenaire qui ne lui laisse pas huit jours pour s'affectionner à ce qui l'environne. Je me rappelle un temps précieux où, quand je voyois sortir l'habit rouge de mon grand- père, je ressentois une joie extrême : c'était annoncer quelque grande fête du calendrier ou de la famille. Nous ne sommes heureux que par réminiscences; nos soupirs les plus purs sont autant de souvenirs d'instans que nous voudrions renouveler, et il n'y a plus ni réminiscence, ni plaisir, si nous ne laissons pas aux affections, aux habitudes le temps de s'enraciner en nous. L'être qui contracte l'habitude de voltiger d'objet en objet, quoique frivole en apparence, pourroit bien s'habituer de même à n'avoir rien de cher ni de sacré dans ce monde; et s'il trouve ridicule le vieil habit de son grand-père, je demande quels sont les sentiments d'un tel petit-fîls pour les auteurs de ses jours? Distinguons cependant, dans nos affections, celles qui ne corrompent ni le cœur, ni l'esprit. Trop longtemps les hommes se sont agenouillés devant le soleil, la lune, l'habit d'un moine ou le son d'une cloche; nous ne sommes plus, Dieu merci, au temps des sottes idolâtries; en vain on voudroit nous ramènera ces vieilles erreurs. Vouloir aujourd'hui ramener l'homme au temps des chimères, c'est l'avertir qu'on veut le tromper, le museler. Il n'y a qu'un lâche de cœur et d'âme qui puisse, dans sa bêtise, vouloir nous replonger dans le vague des illusions, heureuses si l'on veut pour les foibles d'esprit, mais funestes à la race humaine. L'erreur et l'esclavage ont toujours été de compagnie; protéger l'une, c'est se soumettre à l'autre; et le traître qui séduit sa victime en dorant ses chaînes est plus vil que le bourreau qui l'égorgé.

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CHAPITRE XXX

LE NŒUD GORDIEN

En morale et en législation, le nœud gordien, c'est, comme nous l'avons dit, dans notre pénultième chapitre, le mélange de l'état de nature avec celui de société. Ce mélange est tel qu'il y a toujours contestation entre les hommes et souvent obscurité dans ses lois. Qu'ils se prescrivent, parce qu'en parlant de 1 état de société nous sommes, nous louvoyons sans cesse pour nous rapprocher de l'état de nature que nous regrettons tacite- ment, quoique nous en ayons abdiqué les droits pour être sociétaires. Non, ce mélange n'est pas encore débrouillé; il présente, il demande des opérations morales et législatives bien difficiles, pour ne pas dire impossibles à saisir, puisque l'état de société est presque toujours en contradiction avec celui de nature, d'une nature inviolable au point qu'elle rentre toujours dans ses droits imprescriptibles, quoiqu'on l'en détourne. Tels, les corps élastiques cèdent, plient et prennent une direction contraire à Jeur nature; mais dès que l'etlort cesse, ils se replacent aussitôt avec violence dans leur situation naturelle. Toutes les violations de la nature ont, de même, une réaction. C'est à la morale publique, selon les localités, à fixer les mœurs de chaque peuple, en violant le moins possible les droits naturels de l'homme. C'est en récompensant la vertu qui a la force de renoncer à ses droits de nature, à la vie même, plutôt que de

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violer le serment civique que chacun contracte dès l'âge de raison en adoptant une patrie. Un dialogue entre l'homme naturel et l'homme sociétaire, l'un propose et l'autre modifie, nous offrant le tableau comparatif des droits du premier homme et de notre renonciation à ces mêmes droits, est, ce me semble, ce qu'il y a de plus frappant pour nous convaincre de la néces- sité d'obéir aux lois que nous nous sommes données; et c'est un des meilleurs moyens de dénouer le nœud que l'on serre de plus en plus en multipliant et compliquant les lois sans remonter à la source nécessitée dont elles émanent.

Proposition : L'homme est libre.

Modification : Il n'est de liberté que celle accordée par la loi et consentie par tous.

Proposition : A quoi reconnoître le consentement de tous?

Réponse : A l'opinion générale fortement prononcée.

Proposition : Ne peut-elle errer?

Réponse : L'opinion générale a la même marche que la nature. Elle s'avance lentement, mais, quand elle se voit trompée, elle opère par des secousses rapides et terribles.

Proposition : Il existe un Dieu.

Modification : Le cœur de l'homme sent et atteste son exis- tence, surtout en admirant les merveilles et l'ordre de l'Univers.

Proposition : Les cultes religieux sont-ils d'institution natu- relle?

Modification : Tous les cultes sont bons, puisqu'ils attestent notre reconnaissance envers Dieu.

Proposition : Tous, absolument?

Modification : Non, puisque l'homme cruel sacrifie à Dieu des victimes humaines.

Proposition : L'ignorance est bien dangereuse.

Réponse : Elle rend l'homme capable et coupable de tous les crimes.

Proposition : Quel est le meilleur culte ?

Réponse : Le plus simple : adorer Dieu. Un jour, il sera celui de tous les hommes.

Proposition : La nature nous a faits tous égaux possesseurs des biens de la terre.

Modification : Oui, mais nous avons renoncé à ce droit

depuis que les partages sont faits. Il reste néanmoins des pays inhabités, des terres incultes : allez-y et faites-vous propriétaire par la peine que vous donnera la culture de votre champ.

Proposition : Pourrois-je le céder à mes enfans ? Puis-je avoir des héritiers ?

Réponse : Vous voulez donc un ordre civil, des lois? Quatre ménages réunis en sentent déjà le besoin. L'Etat a le droit de s'emparer de vos biens après vous pour les donner à Pierre ou à Paul. Mais il trouve plus juste de les laisser aux descendans de celui qui les a gagnés. D'ailleurs, il craint la négligence du propriétaire, qui sait qu'après lui ses enfans seront dépossédés.

Proposition : Que de procès, que d'astuces, que de chicanes, que de mensonges, que de combats entre les hommes pour con- server un bien qu'il faut bientôt abandonner aux autres !

Modification : Il n'est que trop vrai : rien n'atteste le malheur de l'humanité autant que l'aspect des tribunaux; mais ils sont indispensables. J'ai toujours désiré (c'est le vœu de mon cœur que je renouvelle ici) quatre tribunaux aux quatre points cardinaux d'un grand Etat. Les juges y seroient renfermés pen- dant dix ans, après quoi ils passeroient à d'autres places éminentes et plus libres. Le midi jugeroit le nord, le nord le midi; Test jugeroit l'ouest, l'ouest l'est. On y enverroit les pièces d'instruction sous le sceau de l'Etat; la sentence sans appel par- viendroit de même. Les noms des parties belligérantes ne seroient pas connus des juges. Si quelqu'un osoit se faire con- noître et solliciter par soi-même ou ses amis, le procès seroit perdu pour lui. Toutes les belles phrases d'éloquence seroient prohibées; les faits à nu et dans toute leur simplicité seroient seuls admis dans l'instruction du procès. Après les propriétés territoriales viennent celles des sexes, car nous ne ferons pas à la femme l'injure de la mettre dans notre dépendance absolue, d'autant que si la force est, en général, l'apanage de l'homme, la femme, dans ce cas-ci (je veux dire lorsqu'il s'agit d'union des sexes), le surpasse en forces physiques et morales. Cette propriété réciproque est si impérieuse qu'on eût pu la mettre en première ligne, si la nécessité indispensable de manger pour vivre et pour fnirc vivre un nouvel être ne réclamoit une juste priorité enxci's l'homme.

Proposition : L'homme et la femme sont libres de se donner l'un à l'autre et de se quitter quand leurs besoins sont satisfaits.

Modification : Il est impossible que l'homme soit plus cruel, moins prévoyant que les animaux les plus féroces, qui prolongent leur société autant qu'ils sont nécessaires à leurs petits. Or, neuf mois de grossesse et dix ans d'enfance, pendant lesquels il arrive d'autres enfans qui prolongent toujours la société ; puis l'habitude de se voir, l'empire que nous nous don- nons sur nous réciproquement par nos foiblesses et nos défaus, notre amour extrême pour nos enfans dont l'innocence est si intéressante, enfin l'âge l'on ne forme plus de liaison nou- velle qui s'avance... La chaîne est tellement formée que le tom- beau seul ou l'immoralité des époux peut la rompre. D'ailleurs, l'homme nu, sans défenses naturelles, doit être craintif et tous les animaux craintifs vivent rassemblés. Le lion, le tigre, l'aigle vivent par couples, mais séparés : leur force les met à l'abri de toute violence ; il leur faut un territoire entier pour fournir à leur subsistance. Partout il y a des êtres humains, la société est établie ; l'homme sociétaire, victime de ses semblables, est le seul qui cherche à s'isoler. La société humaine exige entre les époux des contrats inviolables quant à leurs biens ; elle n'agit que forcément contre l'infraction des vœux de fidélité. La poly- gamie visible est en usage chez certaines nations ; chez nous, elle est défendue et est sensée invisible, quoique tout le monde la voie. Sur ce point, le philosophe le plus sévère est forcé d'être tolérant, dans la crainte de réduire les époux au vice alfreux de l'hypocrisie, ce qui pourtant est très commun, vu la difficulté de former des unions parfaites sous tous leurs rapports, vu la difficulté plus grande encore de voir régner la constance au sein des passions. Le philosophe à la fleur de l'âge voit le mensonge comme un mal incurable, vu nos lois sur le mariage; il ne voit de ressources que dans le divorce, ou il abandonne la partie. Le vieux moraliste trop sévère est jugé incompétent. Mais quel état que celui d'un confesseur de trente à quarante ans! Quelle étude pour un peintre! Quel portrait à faire que celui d'un jeune prêtre mal cuirassé sous le costume et les rites apostoliques, dont les élans d'un cœur brûlant sont comprimés sous l'austérité d'un ministère imposant, qui écoute attentive-

ment la confession d'une jolie femme qui n'a rien, presque rien à dire, si elle ne révèle les secrets sentimens de son amoureux martyre ! Quels silences que ceux qui suivent les aveux détaillés d'une belle pécheresse! Quelles questions que celles que peut, que doit faire un jeune homme aux pieds duquel la beauté est prosternée ! La grâce efficace est-elle assez prompte à descendre sur l'anachorète exposé à de si vives tentations? La médecine est encore à son berceau et peut intimider Esculape lui-même ; mais la médecine de l'âme, exercée de cette manière, est plus dangereuse encore, et le médecin plus exposé à la contagion du mal qu'il veut guérir.

Tel est le petit nombre de lois civiles, entées sur autant de lois naturelles. Liberté; Dieu et le culte; 3^ Propriétés territoriales; Propriétés entre les sexes. Viennent ensuite des milliers de lois locales et réglementaires que nul ne peut retenir, vu leur nombre considérable : abandonnons-les aux gens de lois. Le résumé du code civil ou du contrat social que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur suffit pour lui former une conscience conservatrice du véritable esprit des lois, pour lui faire chérir les bonnes mœurs et repousser l'immoralité qui tue l'esprit d'ordre, que tout membre de la société doit connoître et respecter. Chaque modification de lois fondamentales peut, par de nombreuses exceptions, former aisément un volume de jurisprudence. Mais plus on s'enfonce dans ce dédale ténébreux, plus on se perd dans les formes législatives et juridiques. Il faut peu de lois à l'honnête homme, et le code infini des lois de la terre ne suffiroit pas pour convaincre l'homme immoral qui prétend vivre en société civile comme dans les bois. C'est aux bois qu'il faut le renvoyer. Si la vie sauvage lui plaît, tant mieux pour lui et pour nous ; s'il se repent et veut se mettre à l'ordre, qu'il revienne après dix ans d'épreuves ; mais qu'il soit réexilé à jamais s'il confond de nouveau deux positions dont les droits et les rapports sont brisés. Pourquoi tuer juridiquement ? Pour- quoi les prisons perpétuelles ? Aux bois, aux îles à peu près désertes ! Là, entre hommes et bêtes, il n'est qu'une loi, celle du plus fort. Tu battras, tu seras battu; et si l'amour et ses fruits t'invitent à former une société nouvelle, alors tu vivras et tu sauras pour(HH)i nous t'avons chassé.

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CHAPITRE XXXI

COUP D'ŒIL DE STATIQUE MORALE

Quatre passions principales, quatre sortes d'amours dis- posent de nous : Amour-propre; amour; amour de la sagesse; amour de l'or (1). C'est de la combinaison de ces difFérens amours que dépend notre félicité et notre malheur. On peut en réunir deux, rarement trois, jamais quatre. L'amour- propre est général. L'amour est universel. Jamais la poésie n'a été plus véridique qu'en disant, en montrant l'amour :

Qui que tu sois, voilà ton maître; Il l'est, le fut ou le doit être.

S'il est quelques exceptions, elles ne font pas loi. L'amour de la sagesse est la pierre philosophale non chimérique. L'amour de l'or est le partage matériel des êtres sans noblesse ni élévation (2). L'amour et la sagesse se combinent diffici- lement; l'amour est un tyran qui veut régner en despote; il fuit

(i) Les autres amours, qui ne sont que des goûts ou des inclinations quand ils sont foibles, partent des mêmes troncs dont ils sont les branches. (G.)

(2) L'homme distingué ne prise l'or que comme fournisseur des biens de la terre; c'est un agent, un domestique fidèle qu'il considère, mais qui ne lui inspire pas de passions. (G.)

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la sagesse qui veut émousser ses traits et lui rogner ses ailes. Le cours d'amour que le pauvre Jean-Jacques a fait dans ce lieu même j'écris, avec sa brune et sa blonde imaginaires et ses amours pour M"i« d'Houdelot, est une véritable Don-Quichot- terie.

L'amour de l'or exclut tout autre amour, excepté l'amour- propre. L'avare amoureux cesse bientôt d'être l'un ou l'autre.

Education,

L'arbre qui est devenu beau sans culture est plus beau qu'un bel arbre cultivé; de même, l'homme qui par la nature est excellent homme, vaut mieux que celui qui doit tout à son éducation. L'éducation modifie plus qu'elle ne change : il nous reste toujours quelque chose des mauvaises habitudes. C'est le ver qui ne meurt point, dont l'Ecriture parle à propos des remords ; mais un long et salutaire régime moral influe sur le physique. S'il ne le change point absolument, il le rend suppor- table. Tel est ivre de gentilhommerie, tel d'amour, tel de philo- sophie, tel de son or. Lequel est le plus heureux? Le stoïcien diroit : le premier est un fou, le second un fou, le troisième un sage, le quatrième un imbécile. Encore une fois, lequel est le plus heureux? Faut-il un peu de tous, un peu de ces quatre amours? C'est n'être rien ; c'est la maladie générale des hommes ; il vaudroit encore mieux être possédé d'un seul amour. Remar- quons que, excepté le fou d'Athènes, tous les fous sont honteux en sortant de leur délire, et que jamais le sage ne s'est repenti de l'avoir été. II paroit que chacun cherche le bonheur hors de soi et qu'il n'est qu'en nous; le sage seul en approche en domp- tant ses passions. En attendant que le problème soit résolu, disons que le sage est de tous les pays; que moins les sciences sont en vogue dans un lieu, moins il y a de savans, plus l'homme qui se voue par instinct à l'étude de la nature est ce qu'il doit être; nul préjugé ne l'encombre, la nature juste l'a fait.

Influence des climats.

D'après le partage et la combinaison des divers amours que nous venons d'établir, l'Espagnol est ivre de sa noblesse et de ses amours; la philosophie, néant. On a profité de son double délire pour l'enchaîner avec des préjugés. On a senti que si son délire changeoit d'objet, s'il aimoit (comme il en est capable) l'instruction autant que ses titres et ses maîtresses, l'Espagnol seroit un aigle qui ne se laisseroit plus conduire dans les cachots de l'Inquisition. Ce que nous venons de dire pour l'Espagnol convient à l'Italien, à quelque modification près. Le François est capable de tout; dès lors, il fait toutes choses avec plus de vivacité que de réflexion ; il a de l'amour- propre sans noirceur; il aime les belles plus que sa belle, il aime les sciences sans excès, il aime l'or pour pouvoir être généreux. Tel est l'empire d'un climat tempéré sur l'homme quand une détermination violente ne le pousse pas tout entier d'un même côté. Le Nord réel commence sans doute finit la juste température. Les hommes du Nord ont numériquement autant de passions que ceux des pays chauds, mais elles sont tempérées comme leur climat. Les passions sont comme les hommes : robustes et lourdes au Nord, modérées dans les pays tempérés, exaltées, vives et violentes dans les pays chauds. Cependant, l'excès de la chaleur ou du froid produit le même effet, la nullité des passions et des effets qui en ressortent. L'homme robuste du Nord qui est en état de faire, fait plus solidement que d'autres. En général, l'esprit, le génie ou le jeu des passions (car c'est tout un) est rare chez eux. Les hommes et les femmes y sont souvent indécis entre le oui et le non, plus imitateurs qu'inventeurs ; s'ils font bien, il y en a un peu de trop; mal, c'est très mal; héros, il y a une ombre de Don- Quichotterie \ savans, une ombre de pédanterie (i). Néanmoins l'exact et sévère analyste, ou plutôt V analyseur, l'emporte sur les hommes de toutes les nations.

(i) Les rêveries de Swedenborg, le système de Lavater, la philosophie de Kant sont des productions hyperboréennes ; nées dans le Midi, elles n'en eussent été que plus exaltées; en France, on les réduira à leur juste valeur... mais donnons-nous le temps... (G.)

III

L'esprit de vie est l'héritage des hommes méridionaux ; ils en ont les défauts, tels que l'astuce, la fourberie, la perfidie, la dissimulation, la trahison : c'est-à-dire qu'ils se servent dans les circonstances épineuses des facultés de leur esprit. L'homme du Nord, au contraire, est franc et loyal par caractère; il existe trop fortement, trop lourdement, trop décidément pour y entendre finesse. L'homme du Midi voit tout environné d'ab- stractions, à moins qu'il ne soit emporté ou anéanti par son délire. L'homme du Nord ne voit qu'une chose à la fois. Le oui et le non du dernier sont de plomb, ils attirent; ceux du premier sont de feu, ils s'exaltent. A part le caractère, nos occupations journalières nous modifient forcément. Le savant, le magistrat, le guerrier, le négociant, l'ouvrier et le noble portent tous quelques stigmates de leur état.

Le Savant.

L'homme studieux, l'amant de la nature vit tranquille au milieu des orages moraux. Le savant dont on pilloit la chambre disoit à ses voleurs : « Messieurs, je vous en prie, ne dérangez pas mes papiers » et il continuoit de travailler. Je n'ai jamais vu le lieu de travail d'un grand homme sans émotion. L'amour de la sagesse et de l'humanité, un grain d'amour-propre qui se multiplie cependant si l'on dédaigne l'homme et ses productions; les douces réminiscences de l'amour qu'un calme heureux laisse peu regretter (i), l'indifférence pour toute espèce de superflu, tel est l'état du sage, qu'il préfère au trône du monde.

Le Magistrat.

Dans toutes ses actions, le magistrat doit imposer le respect qu'on doit aux lois dont il est l'organe. L'aisance de la vie lui est

(i) On sait ce mot d'un grammairien qui trouva sa femme renfermée avec un jeune homme : celui-ci, découvert, dit à la dame : « Je vous l'avois bien dit qu'il étoit temps que je m'en aille... Que je m'en allasse, Monsieur, reprit le puriste. » (G.j

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nécessairement dévolue : l'homme qui ordonne au nom de la loi ne doit dépendre ni implorer la pitié de personne. Nous, peuple, nous gageons de sa conscience intime par ses mœurs, sa justice, son intégrité, et surtout par sa modération à acquérir les biens de la fortune. Nous disons : pour que ses mœurs soient pures, il doit être marié ; le concubinage le dégrade plus que nul autre citoyen, soit par le mauvais exemple qu'il donne, soit parce que ses mœurs et les préceptes de la loi qu'il promulgue sont diver- gens avec sa conduite. S'il vit sans femme, il lui manque le sens majeur; il n'est que moitié d'homme et hors d'état de nous juger en se mettant à notre place. Sa justice et son intégrité doivent être manifestes. Nous l'avertissons que le peuple, dans une brève supputation, calcule de la manière suivante sa situation passive et active : que lui ont laissé ses pères? Rien. Combien lui vaut son emploi? Tant. Combien doit-il dépenser? Tant. Combien doit-il lui rester net depuis dix ans qu'il exerce? Tant. 11 a vingt fois plus... c'est un fripon. Il n'est pas d'homme en place dont le bilan ne soit ainsi fait cent fois dans chaque nuit d'insomnie par cent hommes différens. On les flatte pour les corrompre, pour les tromper, parce qu'on a besoin d'eux, mais l'opinion, la justice, la vindicte publique veillent... c'est de quoi ils peuvent être sûrs.

Le Guerner

On diroit que l'état de guerrier a son code à part. Sa force impose tellement qu'elle tend à neutraliser les passions dont nous faisons l'analyse. L'amour-propre, dans le guerrier, devient amour de la gloire, l'amour un besoin, un passe-temps qu'on aperçoit à peine. L'amour de la philosophie paroit incompatible avec un ministère de destruction souvent nécessaire pour repousser l'agression. L'amour de l'or est un droit de conquête auquel on n'attache aucun préjugé déshonorant : « si j'eusse été vaincu, tu m'eusses pris; je suis le plus fort, je te prends, toi et tout ce que tu possèdes. » Exécrable amour-propre, à quelle extrémité nous rcduis-tu? Mais depuis l'insecte jusqu'à l'aigle

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impérieux, depuis Tagneau jusqu'au lion furieux, tous les ani- maux se font la guerre. La nature semble avoir dit : « Mangez- vous et multipliez-vous... ne pourrissez point sans renaître sous mille formes. Périsse l'individu pour que mon œuvre soit éternel! » Ainsi, nature, tu le veux, et nous naissons à ce prix. Une force armée, avons-nous dit, impose à tel point qu'elle neutralise les passions aux yeux des spectateurs. Si telle est une force humaine, qu'est-ce donc, que disons-nous d'une nature imposante au suprême degré, dont les lois sont universelles? Qui semble avoir tout fait pour nous et qui nous écrase comme le blé sous la meule? Quant aux grandes révolutions physiques du globe, elles sont nécessaires puisqu'elles ont lieu; nous ne pouvons les éviter, soumettons-nous. Ce sont surtout nos passions illimitées qui nous rendent malheureux; est-ce la nature qu'il faut en accuser? Non, elles appartiennent à la. société qui est notre ouvrage. O instruction plus générale encore, viens au secours de l'homme misérable! Fais qu'il te connaisse assez pour savoir ce qu'il doit soustraire de ses droits naturels pour pouvoir vivre en société. C'est le nœud gordien. Qu'il se rende par raison et non par crainte du glaive des lois suspendu sur sa tête. Qu'il fasse le bien sans contrainte, afin qu'il cesse d'être vil, menteur et hypocrite. Diras-tu, apôtre de l'erreur, qu'il faut tromper, asservir les foibles par des prestiges? C'est éterniser la guerre parmi nous; c'est vouloir être toujours ce que nous fûmes, ce que nous sommes, c'est vouloir que toujours le loup mange l'agneau.

Le Négociant,

L'amour de l'or est le partage des êtres sans noblesse ni éducation, avons-nous dit, généralement parlant. Mais le vrai négociant, celui qui a autant de probité que d'activité et d'ordre, est peut-être le citoyen le plus utile à sa patrie. S'il n'a ni l'amour de la philosophie ni l'amour des arts au premier degré, ces goûts sont remplacés par une existence utile et solide. Le vrai négociant est idolâtre de son crédit; son crédit tient à son intel-

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ligence et surtout à sa probité. L'amour chez le négociant est soumis aux règles du calcul, comme son commerce : c'est un effet de l'habitude. Tout homme, de quelqu'état qu'il soit, a son coin de foi bl esse ; celui du négociant est l'amour de l'or; c'est le fond de sa conscience; toute sa tactique est là, comme celle du savant ou de l'artiste a la réputation pour but. Le marchand sait que la sienne n'ira pas loin après lui... il s'en dédommage par l'opulence. Le savant et l'artiste savent qu'une fortune immense dégraderoit leur réputation ; ils s'en consolent en fixant le nuage doré de l'immortalité. De ces deux états, l'un est plus noble, l'autre plus solide; l'un plus imposant, vu en grand et dans l'avenir, l'autre plus utile au présent. Le négociant trouve son délassement dans les travaux de l'homme de lettres et de l'artiste qu'il fait vivre par ses dépenses; l'un enrichit l'Etat, l'autre l'illustre par les productions de son génie. L'Anglois, qui semble ne considérer que son état de commerçant, dépose l'homme de génie devant le tombeau de ses rois, et non le négociant à cent mille livres sterling.

L'Ouvrier.

L'ouvrier et le paysan sont à la société ce que les roues sont à l'horloge; sans elles, point de machine, mais sans le ressort ou le poids (qui est l'homme instruit), le rouage resteroit immobile ou se briseroit par ses irrégularités. Pour suivre la marche que nous avons prise au commencement de ce chapitre, disons que l'amour-propre sans instruction est ce qu'il y a de plus pitoyable dans l'homme. L'amour de la sagesse est énig- matique chez le peuple. Quand il est bien né, je veux dire heureu- sement, il pratique la bonne philosophie sans ostentation. Si, dans le jeune âge, ses passions le jettent dans le désordre, c'est avec excès; rien ne peut l'en sortir qu'un désastre; après quoi, il recommence une seconde carrière plus régulière. L'éducation nous dispense souvent d'être sages à nos dépens : c'est en quoi elle est bonne à tous. L'amour est de pur instinct chez le peuple.

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Rien de plus singulier que d'observer les amours de village ; c'est à coups de pattes, à coups de poings qu'ils s'expliquent leurs tendresses; le garçon a les cheveux hérissés, la fille crie comme une chatte; néanmoins, ils vont se raccommoder au prochain bocage. L'amour de l'or est la passion favorite du peuple. Il ne comprend pas pourquoi nous sommes plus riches que lui; cela explique assez qu'il n'entend rien à la gradation nécessaire qui lie les hommes entr'eux et les élève graduellement à proportion de leurs facultés intellectuelles. L'homme du peuple ne voit que l'or; il croit qu'il procure tout, il s'obstine à ignorer qu'il conduit à tous les maux. L'homme du peuple désintéressé est un phœnix, c'est le vrai philosophe sans le savoir. L'intérêt sordide, l'amour de l'or gâte tout chez lui. Sans ce défaut et sans amour-propre ridicule, son ignorance seroit touchante.

Noblesse.

La noblesse dans les sentimens, les manières et surtout dans les actions est le premier apanage de l'homme, après la sagesse. La richesse bienfaisante jointe à la noblesse ou la grâce dans les manières caractérisent l'être le plus aimable et le plus nécessaire : c'est le simulacre du soleil magnifique et vivifiant. Le riche est l'ami du pauvre, dont il ne peut se passer pour faire emploi de ses richesses quand il n'est pas son tyran ; le pauvre est l'ennemi naturel du riche. Combien de fois verse-t- il, en s'inclinant devant lui, des larmes de rage qu'on prend pour celles de la détresse! La puissance et la richesse donnent immuablement à l'homme une direction déterminée dans le monde moral. Il est bon, utile ou méchant et plus qu'inutile. Quelle direction prendra-t-il s'il n'est éduqué avec soin? Il sera dur, orgueilleux et tyran du pauvre : c'est avec hauteur que le riche lui dit : « Sers-moi, je te paye ». C'est avec humilité que le pauvre demande son salaire. Celui qui donne à cent pour cent a un avantage sur celui qui reçoit, quoiqu'ils aient besoin l'un de l'autre. Il semble qu'on reste en confraternité avec un

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homme tant qu'on n'a rien reçu de lui. C'est l'amorce perfide que Rousseau redoutoit, quand on lui disoit ou qu'on lui écrivoit : « Permettez-moi de vous offrir... » Cela vouloit dire pour lui : « Souffrez que je me place au-dessus de vous. » C'est d'un ton bénin qu'on oftre ce premier petit cadeau, qui est plus considé- rable et plus conséquent qu'on ne croit, si on compte. L'amour- propre est l'élément du noble riche, et plus encore du noble pauvre. C'est pour ainsi dire dans l'amour-propre que toutes les substances de son corps sont imprégnées dès sa naissance. Par l'exemple et l'éducation, le noble se croit aisément d'une pâte différente de la nôtre, et que nous ne nous ressemblons que par les os; néanmoins, la mort est un grand égaliseur. Quand il y avoit force vilains sur la terre, les moins vilains s'anoblissoient; mais l'instruction, la philosophie, l'invention de l'imprimerie surtout, ont abattu le préjugé qui soutenoit l'édifice nobiliaire; plus l'instruction sera générale, plus la juste égalité régnera parmi les peuples.

L'amour est de tous les états, nous le répétons encore. Si l'homme puissant n'est retenu dans les liens d'un véritable amour, c'est dans toutes les classes, dans tous les pays qu'il achète des faveurs sans pouvoir s'assouvir. Cependant, qu'il rencontre une femme qui lui résiste, il en oublie cent pour lui consacrer tous ses vœux. Cette femme, il la trouvera soit par vertu, soit par caprice : les femmes aiment à résister à celui qui n'est point habitué aux obstacles. Qui le plaindra dans son malheur? Personne. Dans tout état, l'amour malheureux est un tourment auquel on ne compatit guère, encore moins le riche amoureux que le pauvre ; par déférence on le plaint, mais on jouit secrètement de le voir participant aux peines communes. En général, on ose peu avouer pourquoi l'on souff"re des rigueurs d'une femme ; ce qu'on désire au vrai est si bestial ! Tous les égards, toutes les faveurs décentes qu'elle peut accorder ne sont rien si elle ne se livre entièrement, et (on ose à peine l'écrire) plus le don est obscène, plus la faveur est grande !

Le Sexe.

Il nous reste à remarquer quelle est l'influence du sexe sur l'homme de divers états. Le rapport entre les sexes est tel (avons-nous déjà observé) que ce qui manque à l'un se trouve dans l'autre. Si l'homme et la femme se ressemblent trop, c'est à coup sûr un ménage monotone, ennuyeux. Si la femme a une tête masculine et l'homme une tête foible, c'est un sot ménage. Si l'homme est un maître juste et la femme contente d'obéir en rece- vant des hommages reconnaissans de la part de son mari, c'est un heureux ménage. L'équilibre moral, comme l'équilibre phy- sique, cherchent à s'établir en toutes choses ; en conséquence de cette loi suprême et pour vivre en paix, si l'homme est emporté, la femme sera douce, du moins en apparence, et le contraire aura lieu si la femme est colère. Si 1 homme est libertin, la femme sera sage. A niais, femme de tête. Si dévot, femme sans préjugés, et toujours le contraire en retournant la médaille. Disons donc que l'épouse du sage qui méprise les richesses réta- blira un peu l'équilibre en les méprisant moins que son mari; et, souvent, celui-ci n'en sera pas fâché. La femme du rigide magistrat sera plus indulgente que son époux. Celle du guerrier, compatissante; celle de l'économe négociant, dépensière; celle de l'ouvrier, chagrine : chagrine en voyant, chaque soir, son mari abhné de fatigue et n'ayant besoin que de réparer ses forces. Beaumarchais, parlant de la comtesse Almaviva négligée par son mari, a dit que le superflu ne suffit pas aux femmes riches, mais qu'il leur taut encore le nécessaire. Qu'est-ce donc quand le premier n'existe nullement et que le second est rare? C'est dans les pauvres ménages, c'est que le riche entendroit des litanies apologétiques, qui lui feroient comprendre que l'équilibre cherche toujours à se rétablir et que, si les moyens manquent pour y parvenir, la critique et la médisance y sup- pléent à cœur ouvert.

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CHAPITRE XXXII

POUR FAIRE

En général, pour faire un artiste, prenez un enfant bien né, je veux dire qui annonce de l'intelligence et de la viva- cité. Elevez-le au sein des arts; laissez-lui librement essayer ses facultés naissantes sur divers objets; il fera des trous dans la terre, bâtira de petites maisons, sculptera de petites figures, dessinera, chantera, dansera, imitera tout ce qu'il verra faire. Enfin, il se fixera à un art et, s'il réussit, c'est justement alors qu'il saura que la vie ne suffit pas pour en atteindre la perfection. Pour faire une coquette, prenez une petite fille quelconque. Donnez-lui des rubans, des bouts d'étoffe, un miroir, une poupée qu'elle puisse fouetter, gronder, mettre en pénitence, et qui lui serve à essayer ses petites nippes et sa domination. Quand elle sera sage, dites-lui qu'elle est belle pour la récompenser. Quand elle aura de l'humeur, dites-lui encore qu'elle est belle pour l'égayer. Ainsi vous ferez un petit être romanesque, fantastique, impérieux, qui rappor- tera tout à sa petite personne, qui boudera quand une mouche viendra deux fois de suite au bout de son nez, qui, à quinze ans, ne trouvera pas un jeune homme digne d'elle et qui, clan- destinement, se préparera à être un jour le fléau de son mari

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et de ses enfans par ses vapeurs et le mauvais état de ses nerfs.

Pour faire une femme aimable, prenez une jolie petite fille (car les laides, à moins qu'elles ne soient douées de beaucoup d'intelligence, deviennent méchantes parce qu'on les humilie), rassemblez autour d'elle quelques petites amies bien élevées, en éloignant toutes celles qui, par leur méchanceté, détruiroient le bien que vous voulez lui procurer, caressez, récompensez ses petites compagnes en disant : w Chère enfant, puisse ma fille te ressembler! » On apprend une langue en l'entendant parler ; on apprendroit aussi la morale si, constamment, on la voyoit prati- quer ; on fait tout par l'exemple, le bien et le mal. Vous lui don- nerez des talens sans doute ; ayez donc des assemblées fixes ils soient mis en évidence. « Pour qui voulez-vous que votre fille étudie? disois-je à des mères qui se plaignoient à moi; pour plaire à sa poupée? » « Je crains que son amour-propre... elle en a beaucoup ». « Il est inévitable quand on sait peu ; il diminue à mesure qu'on apprend et si l'on parvient à un degré éminent, nos ennemies savent encore nous contenir. Sur toute chose, soyez vous-même au moral ce que vous voulez que soit un jour votre fille, sinon ne prétendez à rien. »

Pour faire un pédant, donnez à l'homme d'un esprit borné l'éducation dont est digne le seul homme bien né. 11 aura d'au- tant plus de prétentions qu'il ne comprendra rien à fond et ne prendra rien du bon côté. Il ne sera jamais de l'avis des gens sensés qui voient à la fois en grand et en détail ; lui ne voit qu'en petit, par subdivisions, et jamais sous un point de vue de gran- deur d'homme.

Pour faire un athée, prenez un cœur froid avec une tête chaude; ajoutez beaucoup d'amour-propre, suite d'une sensibi- lité outrée ou vague, beaucoup de prétention avec peu de moyens : toujours celui qui ne peut parvenir par les voies ordi- naires se jette dans les extraordinaires. Si Dieu l'eût assisté en le rendant content de son sort, il ne l'eût pas renié ; de même que si le fou n'eût pas fait de mauvaises affaires, il ne se fût pas noyé. L'athée ressemble à beaucoup d'autres qui prennent parti comme ils peuvent, parce qu'il faut être d'un parti. Le mauvais poëte tait une satire, îifin qu'on parle de lui. Le musicien fait beaucoup de bruit quand il ne peut faire du chant. La vieille coquette qui

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craint le jour ne se montre que la nuit. Le roi qui craint de ren- contrer Diogène ne regarde personne. Le malade qui sent qu'il va mourir se jette dans les bras de Dieu, comme l'athée lettré qui se sent mort en réputation se jette dans les bras du diable pour s'en faire une. Y a-t-il plusieurs sortes d'athées? Sans doute. L'un sent que la nature lui a refusé ce qu'il faut pour com- prendre, l'autre veut comprendre malgré nature. L'un, en cher- chant, s'humilie devant la toute-puissance ; l'autre, ne concevant point les causes premières, se révolte. L'un est tendre, recon- naissant, intelligent; l'autre est dur, impitoyable, abstrait. L'un espère toujours en Dieu, sans le comprendre ; l'autre désespère toujours, parce qu'il a la foiblesse vaniteuse de nier tout ce qu'il ne comprend pas. Le premier sent un Dieu incompréhensible, il n'est point athée ; l'autre veut faire un Univers sans Dieu ; il veut que ce qui est soit ainsi parce que c'est ainsi : j'aime mieux un principe qui fait, que l'existence fortuite de toute chose. Avec moins d'amour-propre, moins d'aigreur, plus de sensibilité et surtout plus de considération parmi les hommes, l'athée chan- geroit de sentiment : il n'est incrédule que parce qu'on n'est pas de son parti. Si l'on croyoit en lui, il croiroit en Dieu (i). Quelle sottise de prétendre trouver l'identité entre l'ouvrier créateur et la machine qui lui obéit ! Nous ne sommes que des machines. Cest l'ombre qui se croit le soleil.

Pour faire un sage, prenez l'enfant d'un homme bien né. La culture héréditaire atténue à la longue tous les vices; elle perfectionne les hommes comme les plantes. Entourez votre élève de sages et de fous (il n'y a que cela dans le monde). Dirigé par vous, les uns lui feront aimer la sagesse, les autres, encore davantage. S'il est jeune sage, il sera vieux fou, ainsi ne préci- pitez rien pour son instruction. Quant aux passions : si vous l'enchaînez, il brisera ses entraves. Laissez-le boire, laissez-le manger... mais préparez-lui sa nourriture. S'il fait quelques excès, sachez en profiter; c'est le beau jour de son amendement. Faites-le lire peu et bien, jamais jusqu'à l'ennui. Connoissez sa mesure, ne l'outrepassez pas. Chaque fois qu'il vous question-

(i) Je connois un abbé qui aime la musique comme un enragé parce qu'il ne la com- prend pas. L'harmonie musicale tend à rétablir l'ordre dans ses nerfs; elle le secoue, il crie et ne peut guérir : c'est Tantale au milieu des eaux. (G.)

tiera sur le premier principe des choses, montrez-lui le ciel, qu'il croie Dieu aussi puissant qu'incompréhensible ; qu'il l'adore sans vouloir le comprendre, car Dieu est la sagesse; mais Dieu est comme l'eau (a dit Plutarque) ; plus on l'empoigne, plus elle s'échappe.

Pour faire un mauvais journaliste, prenez l'homme de lettres le plus désespéré de sa nullité. Pour en faire un bon, prenez l'homme assez fort pour être au-dessus de toute rivalité.

Pour faire un sot, un libertin, un scélérat, prenez l'enfant premier venu, ne lui apprenez rien ; qu'il voie les hommes et laissez-le faire.

Pour faire un musicien, prenez une âme vive, tendre et forte. Vive et tendre, pour créer; forte, pour rectifier après avoir fait. Le bon musicien est en rapport d'harmonie avec toute la nature; il senties nuances des accens des hommes et des animaux; à leurs accens, il distingue leurs passions. Doué de ce sentiment, il fait des chants heureux, mais vagues. Si ces chants deviennent l'expression de la parole passionnée, alors ils sont immortels comme les passions humaines. Si la nature ne prépare l'artiste, ce qu'on apprend en musique est peu de chose.

Pour faire un poëte, il faut les mêmes qualités que nous venons de désigner pour le musicien ; mais le poëte a moins besoin encore de sentir l'harmonie imitative des accens de la parole que d'être pénétré de leur sens intime. Le musicien fait tout avec des sons ; le poëte ne les regarde que comme coloris. La connoissance et, surtout, le sentiment des passions, celle de l'histoire et de la mythologie, qu'il doit connoitre matérielle- ment, sont les ressources du poëte. Mêler le vrai au fabuleux par des rapprochemens piquans est ce qu'on appelle le genre poé- tique. Je dirai encore pour le poëte ce que je viens de dire pour le musicien : les règles de la poésie sont nulles si la nature n'a préparé l'artiste.

Pour faire un menteur, prenez un mauvais poëte et un mauvais musicien ; nièlc/. le tout ensemble jusqu'à parfaite dis- sonance.

Pour faire un grand homme de quelque genre qu'il soit, donnons-lui les moyens d'exercer son génie; c'est tout ce que nous pouvons et Dieu seul peut le reste.

Pour faire un théologien, prenez un homme qui croit tout sans rien voir.

On pourroit étendre le chapitre des Pour faire..., mais il deviendroit une satire !...

Taisons-nous.

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CHAPITRE XXXIII

MANIERE DE SE CONDUIRE SELON LES DIVERS ÉTATS

En passant soi-même par divers états, on a le temps de s'y préparer et d'en prendre les mœurs. Mais on peut dans un jour rencontrer cent personnes d'états différens et envers lesquels notre conduite doit différer. Dans ce rapide itinéraire... moral, nous allons donc observer la personne stationnaire et les témoins de son état. Dans la vertu... quoi! la vertu a aussi sa tactique? oui, mais le mot de tactique est peu digne d'être appliqué au premier des états moraux ; état si respectable en lui-même que l'expression manque et ne peut en atteindre la sainteté. L'être vertueux qui se sacrifie volontairement au bien général, qui est toujours pur dans ses mœurs, pour qui le men- songe est le dernier terme de l'avilissement humain, n'a pas besoin d'être prévenu sur sa conduite envers nous ; sa vie est le modèle sacré que nous devons suivre ; après Dieu, c'est devant lui seul que nous devons fléchir le genou. Tant que je ne verrai pas l'homme vertueux (reconnu tel par tout ce qui l'environne) élevé, respecté publiquement par le gouvernement, je dirai : ' ici, la morale publique n'est pas encore connue ; les hommes ne teront pas de vertueux ciloris pour atteindre à la perfection

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morale de leur être. Si je vois le contraire, si mon vœu s'accom- plit, alors je dirai : ici je veux que ma cendre repose. A mon gré, le contraste le plus hideux de ce monde, c'est l'aspect du pauvre vertueux à côté du riche coquin.

Vous qui êtes dans la grandeur, la prospérité, la richesse, voyez tous les hommes comme les juges sévères de votre bon- heur. Celui qui vous flatte le plus est peut-être celui qui vous porte le plus d'envie. Il veut vous élever si haut qu'on ne vous voie plus. Il ne vous porte aux nues que parce qu'il ne peut vous enfouir sous terre : il sait que l'élévation est le tombeau de l'orgueil. Hommes puissans, voulez-vous savoir la vérité? Demandez-la à ceux qui ne vous demandent rien et qui ne veulent rien de vous. Quant à vos créatures, elles parlent pour elles chaque fois qu'elles font votre éloge; elles ont beau se cacher, prendre un ton sévère ou flagorneur, une espèce d'écho dit à la fin de leurs phrases : « Par lui, j'ai vingt mille livres de rente. »

Il est aisé d'être bon avec ses inférieurs, il ne faut que se laisser aller ; plus facile encore avec ses égaux, il n'y a rien à faire. Mais avec les puissans de ce monde, il ne faut ni monter ni descendre d'une manière trop sensible, car ils n'aiment ni les plats ni les impertinens. En quittant quelqu'un d'imposant, j'ai l'habitude de me demander si je suis content de moi, et c'est quand j'ai le moins parlé que je m'approuve le plus. Je sens que le personnage qui me quitte m'aime en proportion de ce que je l'ai laissé briller. S'il vous force à briller vous-même, c'est un matois qui en sait autant que vous ; alors, n'attendez rien de lui... il vous a tout payé.

On dit d'un riche souffrant qu'il est misérable, et non qu'il est dans la misère. Telle est la force de l'usage : elle donne une acception aux termes qu'on ne peut violer. Mais ce qui est ainsi dans une langue est autrement dans une autre. Savoir plusieurs langues, et en respecter non seulement les règles de grammaire, mais les acceptions d'usage, me paroit un phénomène de mémoire. Quand aurons-nous dans le monde trois unités bien précieuses : de langage, de poids et de mesures? Quand notre langue française s'écrira-t-elle comme on la parle? Mais l'éty- mologie des mots, vous dira-t-on? Ayons des dictionnaires

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étymologiques qu'on puisse consulter au besoin, mais écrivons comme on parle. Qu'un mot ne dise plus trois choses, comme poids, pois et poix. Il est affreux qu'il n'existe pas une page de français qu'on ne puisse critiquer. Il est affreux qu'on ne puisse rien traduire d'une langue à l'autre sans presque faire un livre d'une autre tournure d'esprit. Quelqu'un a fort bien dit qu'une traduction est comme le compliment d'une femme d'esprit rapporté par sa femme de chambre ! Nous nous sommes éloignés de notre objet, abordons-le. Le riche misé- rable ou souffrant a plusieurs peines à la fois à supporter : celle de son état de maladie, le dépit de sentir qu'on n'achète pas la santé avec des millions et de se voir réduit à la condition com- mune des humains. A son aspect, le pauvre se défend diffici- lement d'un retour satisfait vers lui-même, en voyant que, tôt ou tard, tout rentre dans l'ordre commun. Après cette tacite vengeance, il lui est aisé d'être compatissant. La misère du pauvre excite en nous un conflit de sensations. Souffre-t-il par sa faute? Est-ce celle de son éducation? ses proches peuvent-ils l'assister? pourquoi ne le font-ils pas? Ecartons à la fois tous ces obstacles à notre commisération, volons au secours du malheu- reux qui souffre si nous ne voulons pas sentir les remords; raisonnons ensuite sur son état pour l'améliorer. L'humanité souffrante a plus de droit à nos égards que l'homme élevé sur le trône du monde. Comment devons-nous nous conduire avec les amans heureux ou malheureux? Egoïstes doubles, ils font classe à part, ils font semblant de nous écouter et ne suivent que leur passion.

J'ai souvent parlé de l'amour dans mes ouvrages préccdens et dans celui-ci : l'objet est si vaste, il lient si près au cœur de l'homme, il a tant de faces qu'il se présente toujours sous des aspects nouveaux. Le sentier de l'amour a beau avoir été frayé, battu depuis Adam et Eve jusqu'à Noé et depuis Noé jusqu'à nous, c'est une corne d'abondance intarissable pour les uns. c'est le tonneau des Danaïdes pour les autres, c'est le Paradis des Musulmans et ce seroit aisément celui de tous les hommes, de croire revivre doués d'amour sans lin et de facultés iniînies. Deux êtres unis par l'amour légitime sont les plus fortunés de ce monde. Après le temps de leurs premières amours, après avoir

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dépassé la zone torride-amoureuse, si, l'un envers l'autre, ils conservent la fidélité conjugale, si la femme surtout devient prêtresse conservatrice du feu sacré de l'hymen, alors les époux sont vertueux et respectables à tous les yeux. Troubler leur union est un crime de lèse-société. Tel Satan, qui n'existe que pour le mal, tel est le corrupteur qui trouble un heureux ménage.

L'amour illégitime est un fruit encore vert, mais piquant, qu'on enlève en passant sous le verger du voisin. Le charme du larcin provient, en nous, du désir de retourner à l'état libre de nature ; mais les suites des excès moraux sont toujours compen- sés par les peines qui les suivent. Nous voyons avec envie les amans liés par des nœuds illégitimes; mais, mieux qu'eux, nous sentons leurs périls futurs et déjà, dans les yeux célestes de l'amante adorée, nous découvrons une source de larmes prêtes à couler, et trop amères pour être désirables. La beauté qui se donne à l'homme sans l'autorisation des lois est comme la fleur arrachée de sa tige qu'on fait vivre encore quelques jours dans une eau limpide : en la voyant chacun dit : « C'est dommage ! »

Les unions surannées sont pour nous comme la parade de la bonne comédie ou comme la pièce de théâtre d'un auteur mal accrédité ; dès la première scène on dit : Gare le dénoue- ment ! (i)

Disons, en résultat, que chacun a, malgré soi, les mœurs et les manières de son état. On peut remarquer les stigmates moraux suivans dans les divers états que nous parcourons. La misère sans instruction est rampante ou insolente ; elle fait hausser les épaules. Pour peu qu'une famille se multiplie, un de ses membres s'instruit ou s'enrichit et la souche se décrasse. Si l'instruction et la fortune se réunissent, le meilleur ton s'en- suit; si la fortune est seule, les manières gauches se font encore remarquer au milieu du luxe le plus somptueux. Les puissans

(i) La nièce de Voltaire, vevivc depuis longtemps, étonna Paris en épousant un veuf aussi âgé qu'elle; le lendemain des noces, un petit jockey (*), qu'on fit entrer dans la chambre nuptiale, vit dans le lit deux grosses tètes enluminées et pomponnées de rubans roses ; ne sachant à qui offrir son billet, il tendit le bras en disant : « Lequel de ces deux messieurs est madame Du vivier ? » (G.)

(*) Dans le langage du temps, domestique de petite taille habituellement employé à conduire les chevaux en postillon.

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et les riches sont (quand ils ont de l'esprit) affablement nobles ; ils nous paient ainsi le surplus du bien commun dont ils jouissent à nos dépens. Ils sont tellement ennuyés des grimaces intéressées de ceux qui les entourent, qu'ils finissent par aimer leur chien plus que leurs courtisans, parce qu'il est sans manège.

CHAPITRE XXXIV

DISSERTATION SUR UN VERRE D'EAU

« Vous avez une belle source d'eau vive, me disoit hier [i5 thermidor an XI (i)] un philosophe. D'où vient-elle? » « De la forêt voisine, de la forêt de Montmorency, qui est plus élevée que l'Hermitage. Des aqueducs qui ont peut-être coûté trente ou quarante mille francs vont, de droite et de gauche, chercher cette eau sous la forêt. » « Est-ce pour Rousseau qu'on a fait cette dépense en lui bâtissant sa maison? » « Non ; ceci étoit le réservoir des eaux de la terre de la Chevrette qui fut vendue, mais, avant de vendre la terre, il plut au propriétaire de démolir le château, d'arracher les tuyaux de fonte qui s'étendoient à plus d'une demi-lieue, et les eaux nous restèrent. » « Qu'elle est belle, cette eau ! » Et il en puise un verre qu'il regarde à travers le jour. (( Que de voyages a faits ce verre d'eau depuis sa créa- tion, aussi ancienne que le monde ! Par combien d'endroits n'a-t-il pas passé! S'il pouvoit parler, il diroit : J'arrive ici pour la centième fois. Dix fois, j'ai rafraîchi les entrailles de Jean- Jacques, et je suis encore à votre service ; j'ai parcouru cent mille fois les nues et le centre de la terre. J'ai fait cent et cent

(i) 3 août i8o3.

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fois les quatre parties du monde. J'ai été sorbet en Turquie, le lait de la nourrice de Marc-Aurèle et de Henri IV, la ciguë de Socrate, les larmes des vestales païennes et des nonnes catho- liques, le liquide de cent mille jolies femmes, telles que Cléopâtre, Laïs, Aspasie, Ninon, Gabriel, Mesdames B. F, T, J, et toutes les lettres de l'alphabet. J'ai été tour à tour verger, vinaigre, poison perfide, vin réconciliateur ; on me fait belle mine quand je suis nectar, la grimace quand je suis médecine... S'il en est de même de l'esprit qui nous anime, nous sommes, sans le savoir, de fiers voyageurs. » « Buvez, dis-je à mon joyeux philosophe qui s'échautîbit, et son verre d'eau aussi ; vous en puiserez un second qui vous dira le reste. » Si je l'eusse laissé dire, il eût fait entrer le système du monde dans son verre d'eau, tant il y a de rapports entre les choses créées. (( La médisance des petites villes devient inutile et semble bien mesquine à l'homme instruit qui plane dans les airs, tandis que la caillette et le bigot rampent sur la terre, dis-je à la société du pays qui nous entouroit. Bénie soit l'instruction ! Maudite soit l'ignorance et ceux qui voudroient la réaccréditer encore parmi nous! Exécrables partisans de Terreur, qui montrez aujourd'hui vos cornes démoniaques, vous voulez qu'on trompe les hommes! Laissez-les s'instruire. Un verre d'eau, un caillou, une feuille suffisent pour les conduire à l'étude de l'immense nature, en admirant son auteur. Satan est aussi le partisan de l'erreur et du mensonge; allez le rejoindre aux enfers et amusez-vous ensemble à tromper les hommes autant que la philosophie veut les éclairer. Mais on abuse quelquefois de la science. Oui, mais on abuse toujours de l'erreur accré- ditée. L'instruction a mille chances heureuses sur trois mau- vaises; l'erreur, c'est le contraire. En morale, l'instruction... c'est la vie, l'ignorance c'est la mort. »

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CHAPITRE XXXV

DES FACULTES NEGATIVES DES ETRES

Toutes choses créées ont leur printemps, leur été, leur automne et leur hiver, qui répondent à l'enfance, à la brillante adolescence, à l'âge mûr et à la vieillesse de l'homme et de toutes créatures douées seulement d'instinct et de sensibilité, sans la faculté rationnelle. Les créations qu'on nomme insen- sibles, parce qu'elles n'ont pas plus la faculté de nous révéler leur existence par la parole ou les signes que nous de monter dans les astres pour y étudier l'universalité de la nature ; ces créations ont aussi leurs gradations d'âge. Existe-t-il des rap- ports entre les âges de l'homme et les saisons? Oui, puisque nous sommes constitués des mêmes substances que les élémens qui végètent sous la puissance électrique de l'astre de feu qui s'éloigne ou se rapproche de nous en diversifiant les saisons. L'homme trouve-t-il l'équilibre de la santé, surtout dans la saison qui correspond à son âge? Il semble que la jeunesse ou la force de l'âge s'accommode de toutes les saisons, qu'elle ne périt que par défaut de conformation organique, par abondance de vie ou par les excès. La vieillesse se termine en hiver par défaut de chaleur et, au printemps et en été, par l'impulsion des forces élémentaires trop au-dessus de la foiblesse de l'âge

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avancé. Au reste, l'hiver est généralement le tombeau des vieillards; ils se restaurent en été quand ils peuvent en sup- porter l'abondance et c'est dans la morte-saison que la mort nous moissonne. Les climats divers ont tous quelques propriétés. Nous sommes constitués selon le climat nous sommes nés. Nous hommes faits pour lui, puisque dans lui nous avons fructifié. (( Ce climat me convient » n'est pas un mot vide de sens, mais « je suis fait dans tel ou pour tel climat » seroit une expression plus juste et moins fastueuse. Chaque être a des facultés négatives qui le retiennent captif et qu'il ne peut franchir. Si l'être organisé jusqu'à la raison ou seulement jusqu'à l'instinct pouvoit tout ce qu'il veut, par trop de sécurité il n'agiroit plus. Ses facultés négatives le tentent; il veut les surmonter ; il pousse sans cesse vers plus de perfection : ainsi nous devons tout à ce qui nous manque. Les flots veulent gagner la terre, mais inutilement, si elle ne cède. La terre veut contenir les flots, mais ils la détrempent, elle fléchit et ils la surmontent. Tout est en combat, tout résiste et tout cède : c'est ainsi que le mouvement est contenu dans la nature. Croître ou décroître est de fait dans les corps organisés, donc ils ne cessent d'être en mouvement. S'agiter pour créer est le fait des matières inertes, jusqu'à ce qu'un nombre de substances soient compétentes pour former un individu doué de sensibilité. Mais toujours il manque quelque chose à cet être ; Dieu seul réunit toutes les facultés. Le caillou se forme et se décompose, mais il y auroit absurdité de croire qu'il se connoit, qu'il a la convic- tion de son existence. Il ne lui manque rien de ce qui donne vie, si végétation est vie, mais il lui manque ce qui donne l'intelligence, car il n'a ni instinct ni raison dont il puisse dis- poser. N'a-t-il aucune substance qui soit en nous? Au contraire : les cailloux, les minéraux, les terres sont imprégnés de gaz... C'est dans certains cailloux qu'on trouve le feu ; les gaz dans les minéraux et les plantes ; ils vivent, mais des facultés négatives les arrêtent. Tu fi'iras pas plus loin est un mot terrible que la nature a prononcé à chaque espèce après avoir dit : Sois! Les animaux, selon l'assemblage de leurs substances et selon leurs difFérens climats, sont doués d'instincts divers et plus ou moins prononcés ; ils veulent peut-être, mais inutilement, com-

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prendre ce que cest qu'un homme, un enfant, qui les mènent impérieusement par la lisière : mais Dieu leur a dit : Tu niras pas plus loin. Ils nous obéissent, nous craignent, se révoltent et nous mangent quelquefois. Comment la nature permet-elle cette révolte contre l'homme, le plus parfait des êtres sur la terre? Afin qu'il n'y ait point de tyran dans la nature. Il ne faut qu'un maître pour que tout aille bien; Dieu, souverain maître et créateur, a donné une marche régulière à tout ce qui est ; hors des lois naturelles, nous sommes en contravention, mais dès que nous vivons en société, qui est elle-même une contra- vention, dès que nous avons juré de respecter le contrat de sociabilité pour obtenir l'ordre général, les mots, quoiqu'abs- traits, du tien et du mien sont sacrés; il s'établit alors une juris- prudence de nature factice que tous doivent scrupuleusement respecter, s'ils n'aiment mieux retourner dans les déserts. Pour- suivons. Le rossignol chante, module. Il crée des chants que je lui ai pris quelquefois et dont on m'a attribué l'invention. Mais en vain il voudroit savoir pourquoi telle succession de sons vaut mieux que telle autre : Tu n'iî'os pas plus loin lui est signifié. Il chante quand il est amoureux et lorsqu'il se voit père; sa chan- son est une complainte, une romance ou un chant de victoire qu'il n'exhale qu'avec ses amours; il se tait dès qu'il n'aime plus. Le chien aime son maître de toute la vigueur de son natu- rel chaud; mais il lui obéit, le défend, le seconde quand il vole et assassine ; il voit son cher maître sans distinguer le scélérat ; ce conflit de vertu et de crime, non volontaire, indique combien la nature lui a infligé le Tu niras pas plus loin. Le lion dans toute sa force (ai-je dit quelque part) n'a pas autant d'intelligence que l'homme expirant. La somme d'intelligence accordée à tous les animaux n'équivaut pas à celle dont fut doué Descartes ou Newton. Un seul homme peut construire des liens assez forts pour enchaîner tous les animaux de la terre, ce qui en eux annonce puissamment le Tu n'iras pas plus loin. Partout dans la nature, on ne voit que forces limitées, que facultés négatives, partout est écrit : Tu n iras pas plus loin. Aussi, rien de tout ce qui est sorti de la main de l'homme n'est insusceptible de criti- que. Depuis l'Iliade jusqu'à la fade épithalame bourgeoise, la censure a de quoi s'exercer. Les vérités mathématiques même

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qu'on regarde comme infaillibles ne fleurissent que dans le vague des abstractions ; appliquées à un objet fixe, elles tombent souvent de leur sublimité et, encore là, l'on voit le Tu îi iras pas plus loin. De même qu'on peut croire que la masse des facultés intellectuelles qui seroient nécessaires pour former un homme parfait est répandue par portions chez toutes les créatures des planètes que nous voyons et de celles, plus nombreuses, que nous ne voyons pas; de même les facultés intellectuelles, l'in- stinct propre pour faire une chose bien ou seulement pour en avoir l'idée première ou pour l'envisager parfaitement sur une seule face, sont donnés aussi par portions à tous les hommes de la terre. Nul homme ne possède assez; il faudroit tous les hommes pour faire un homme, comme il faudroit toutes les belles femmes pour faire une Vénus digne de ce nom céleste. Aussi voyons-nous que chaque homme a sa marotte dont il ne peut se séparer ; c'est elle qui dit : Tu iras pas plus loin. Cha- que médecin a son système; celui-ci voit tout dans le feu, cet autre dans l'eau, tel autre dans l'air, et aucun système n'em- pêche que nous ne rentrions tous en terre. J'ai connu un peintre qui faisoit loucher tous ses portraits, et lui-môme louchoit (i). J'ai connu des musiciens qui ont retourné la gamme toute leur vie, sans faire un trait de chant original ou sensible. Chaque peintre a sa manière de colorier qu'il reproduit malgré lui dans ses ouvrages moins qu'il ne soit un homme extraordinaire). Tel fait rouge, l'autre bleu, l'autre noir. Il en est de même dans les arts et les sciences; tout annonce le lu n'iras pas plus loin, et rien n'annonce autant le besoin dune refonte générale des sub- stances répandues dans l'Univers, c'est-à-dire d'une mort suivie d'une résurrection, qui mettent tout à sa véritable place et dans un même lieu, le sein d'un Dieu créateur. l'esquisse s'achè- vera, car tout n'est qu'esquisses- dans les globes roulans. Nous sommes créés pour être immortels puisqu'aucune des substances dont nous sommes faits ne périt, même sur la terre; mais l'orga- nisation qui forme un être a des limites qu'il ne peut outre- passer. (Chaque être a le temps de son existence marqué dans la puissance de son germe depuis un instant jusqu'à mille ans.

(i) Ce peintre lit l(; portrait do (irétry. C"eliii-ri m ]> iilc an chai>itro XVM du tome \I de ses Héjle.viuna.

Qu'est-ce qui prolonge la vie? Ici, les systèmes recommencent et la certitude s'éloigne. Est-ce le feu? Il consume. Est-ce l'eau? C'est presque absence du feu, de mouvement et de vie. La tanche, néanmoins, ce poisson paresseux qui semble craindre de faire aucun mouvement et d'user sa vie, vit cent ans dans l'eau, blottie dans le sable ou la fange. Mais puisque la matière peut se reprocréer en changeant de mode, pourquoi l'essence vitale séparée de la matière, jointe à mille autres substances éthérées et dégagées des autres globes et réunies au plus haut des cieux, ne constitueroient-elles pas une organisation par laquelle nous vivrons éternellement? Cet ordre de choses est moins difficile à comprendre, plus facile à exécuter par la Pro- vidence que d'avoir ordonné aux substances terrestres de finir sans cesse pour recommencer toujours.

CHAPITRE XXXVI

QU'KSr-CE QU'UN RÊVE PHILOSOPHIQUE?

C'est raisonner d'après une hypothèse probable et non encore prouvée. C'est (pour s'instruire) parcourir en quelque sorte la partie poétique du raisonnement, comme la poésie se permet des invasions d'esprit pour étonner et séduire. Depuis Homère jusqu'à nous, personne n'a rêvé plus que les philoso- phes; mais, sur mille rêves frivoles, un seul peut dédommager de tous par son utilité. Les découvertes dans les sciences et les arts sont comme un coup de lumière, un coup d'amoureuse sympathie, un coup d'électricité, un effort spontané du t;énie qui perce les ténèbres en désillant tous les yeux. On peut sans danger raisonner et déraisonner en métaphysique, en physique, quand on pose pour principe un créateur de toutes choses. Depuis que les hommes travaillent à perfectionner leur raison, ils n'ont pu s'égarer qu'en voulant expliquer les causes premières; jamais sur les effets, quand ils donnent leurs idées comme des aperçus aussi modestes que douteux. Par exemple, un philo- sophe (encore existant) me disoit que, probablement, l'homme qui dort est dans le même état que la bête qui veille, que dans l'état de sommeil souvent notre âme nous quitte, et qu'alors, les rêves les plus extravagans s'emparent de notre imagination. Il

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présume de plus qu'étant éveillés, l'âme nous quitte quelquefois et que, dans cet état, l'homme est capable de se livrer aux erreurs des sens les plus funestes à la société et de commettre les plus grands crimes. « Ainsi, lui dis-je, le scélérat peut prétexter (si la potence n'étoit un réveillon salutaire) qu'il étoit endormi et sans âme lorsqu'il se rendit criminel ! » Ce philo- sophe, partisan de l'existence de l'âme et de son immortalité, trouve ainsi le moyen de nous faire pardonner nos sottises et de nous amener au repentir en disant que l'âme nous quitte et vient ensuite se rejoindre à nous. J'objectai, d'après l'opinion reçue, que la mort est le résultat de la séparation de l'âme et du corps; alors il me dit qu'il étoit indispensable que nous eussions deux âmes : une qui nous donne la raison et qui est immortelle ; l'autre qui est commune à tous les animaux et qui périt avec le corps « Je croyois, lui dis-je, que le philosophe de Chéronnée, que Plutarque avait rêvé cela avant vous et qu'il l'avoit rapporté dans son livre des Opinions des philosophes. Mais, quoi qu'il en soit, raisonnons ou déraisonnons sur ce point de métaphysique. »

« Il est certain que plus un être est matériel et sans esprit, plus il est lourd, plus il dort. Nous avons tous éprouvé que l'instant nous sortons du lit encore mal éveillés est celui de nos étourderies ; que plus il y a d'esprit, de feu, d'activité dans l'homme, moins il est porté au sommeil. Donc la matière est passive, l'esprit actif; l'une dort et l'autre veille. L'esprit ne repose point; c'est une chaîne de feu électrique qui parcourt et entoure l'Univers sans interruption, et qui part et descend d'un foyer immense qui est Dieu. Dieu est donc le feu ou l'esprit répandu dans la nature? Maints philosophes l'ont cru et le croyent encore, mais croyons mieux et d'une manière plus digne de la divinité : croyons que l'essence même du feu et de l'esprit habite au plus haut des cieux (gloria in excelsis) et que règne la toute-puissance. Pour que Dieu soit, il faut qu'il soit fait de quelque chose sans doute ; et quoi de plus digne d'être employé à son existence divine que l'essence la plus pure du plus pur esprit? Croyons encore que des esprits secondaires et en sous-ordre formant, pour ainsi dire, la cour du Tout-Puis- sant, sont employés à vivifier la matière; qu'eux seuls descen-

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dent dans le firmament et pénètrent les globes roulans que nous voyons. Dans cette hypothèse, Fingal, contemplant les âmes de ses pères, les voyant colorier les nuages, la cime des monts, les prairies émaillées, ne s'égaroit point dans ses idées poétiques. »

CHAPITRE XXXVII

SUITE DU PRÉCÉDENT

Montesquieu avait composé V Esprit des lois par divisions fort étendues, m'a dit un homme de lettres, son contemporain. Je croirois davantage à cette anecdote si ses Lettres persanes, antérieures à VEsprit des lois, n'indiquoient l'inclination de l'auteur pour les courtes divisions faisant néanmoins un grand tout. Un des amis de l'auteur lui dit que ce défaut de forme, pour des François, retarderoit de vingt ans la connoissance et le succès de son ouvrage. Montesquieu désirant, comme tout auteur, être lu avec quelqu'empressement, divisa de telle sorte sa matière qu'on trouve dans VEsprit des lois imprimé des chapitres contenant peu de lignes, et même d'un seul mot. Voilà pourquoi on se permet, en France, de changer de chapitre sans changer d'objet.

Si l'on compare l'homme endormi à la bête éveillée, dis-je à mon philosophe, je ne vois d'un côté qu'une masse souvent inerte et, de l'autre, le produit d'un instinct invincible mais précieux, en ce qu'il ne dévie jamais de la ligne qui lui est prescrite par sa nature. Et, sans doute, les bêtes ne rêvent point avec autant de suite que les hommes, ce qui n'arriveroit pas si l'âme nous quittoit et nous rendoit, par son absence,

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semblable aux bêtes. Qu'un animal rêve qu'il court après la femelle dont il a le besoin, il rêve qu'il agit comme il agiroit étant éveillé, et toujours bestialement. Qu'un jeune homme rêve qu'il est dans un bal magnifique, qu'il y courtise une belle, il emploiera la galanterie, la politesse, la grâce qu'il tient de son éducation et qui peuvent le conduire à son désir. Si une élégante coquette et femme d'esprit s'amusoit à décrire ses rêves galans, nous aurions le traité le plus fin, le plus élégant, le plus perfide de l'aimable coquetterie féminine : de même qu'un lièvre ou une perdrix rêvant qu'ils sont poursuivis par un chien de chasse, usent de toutes les finesses de leur instinct pour lui échapper. Une lionne couchée sur ses petits, qui lui pressent ses mamelles desséchées, rêve qu'elle se jette sur la première proie qui se présente à sa voracité, comme elle feroit étant éveillée : le fils d'un roi ou l'agneau bêlant sont de même pour elle, dès que ses petits demandent la pâture. Nous sommes tous rêveurs et nous savons comment nous rêvons; nous ne sommes pas aussi savans du côté de la bêtise (i); mais nous pouvons conjecturer, avec quelques fondemens, que les bêtes rêvent en bêtes comme nous rêvons en hommes. Il me semble que ce point est assez éclairci et qu'on peut infirmer de ce que nous venons de dire, que les organes de l'homme dormant et rêvant agissent plus correctement, plus raisonnablement que ceux de la bête douée de l'instinct le plus régulier. L'homme étant tout autre, ou en partie autre que la bête; étant, si l'on veut, ce qu'est la fine fleur de farine au son, doit rêver selon lui, puisque les rêves sont une répétition ou une anticipation désordonnée des sensations passives ou des désirs actifs de l'in- dividu.

Pour le second point, si on nous prive nuitamment ou instantanément de notre âme pour nous faire descendre jusqu'à l'animalité et pour donner une cause excusable à nos égare- mens, il faudra donc aussi prêter une âme raisonnable aux bêtes, quand leur intelligence, leur dévouement et leur cou- rage nous paraissent sublimes et presqu'au-dessus des vertus humaines.

Les philosophes ont rêvé à tout, ont tout rêvé puisqu'un

(i) Concernant les animaux.

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d'eux a osé demander si les femmes avoient une âme (i). Philo- sophe pétri de glace ou d'hypocrisie ! N'est-ce pas dans leur sein que vous puisez la vôtre? La correspondance et, pour dire mieux, l'unité qui existe entre elles et vous, ce rapport étonnant qui ne vous permet pas de former un souhait dont elles ne soient l'objet direct ou indirect... oui, vous êtes con- vaincu si vous êtes philosophe. Somme toute, on peut croire qu'il y a autant de distance entre la plante et l'animal qu'entre l'animal et l'homme. Vouloir les confondre avec nous, c'est les dégrader tous deux. Qu'est-ce qu'une bête raisonnant bêtement? Un homme-bête tout au plus. Qu'est-ce qu'un homme qui rai- sonne de travers? Encore une bête. Respectons les décrets de la nature : elle ne confond rien. Chaque chose est une et le tout n'est qu'un, régi par un.

(i) On a affirmé (faussement d'ailleurs) que la question aurait été discutée au concile de Mâcon. Quant au «philosophe» dont il s'agit ici, nous apprendrons plus loin (voir vol. II, chapitre XXXVH) qu'il s'agit de Mahomet. Il arrive à Grétry de confondre ses sources, d'écrire, par exemple, Plutarque pour Pythagore.

CHAPITRE XXXVIII

QUELQUES IDÉES SUR LA DURÉE DE NOTRE VIE

La nature a voulu nous cacher le moment préfixe de notre fin, rendons-lui grâces. A voir les hommes du siècle présent danser sur les ossements des hommes du siècle passé, on diroit qu'ils ne croient pas à la mort et que c'est par hasard qu'on porte les autres en terre. Il est bon néanmoins de s'accoutu- mer à l'idée de sa fin. Que seroit-ce qu'un soldat qui tremble- roit en songeant qu'il est chaque jour exposé à mourir? J'aime que nos anciens exposassent un squelette dans la salle de leurs festins et qu'ils s'écriassent, la coupe en main : « Amis, réjouis- sons-nous; demain, nous pouvons être ainsi ! » Cette idée est vigoureuse. L'homme qui ne craint pas la mort observe avec plus de calme les degrés de sa vie pour en tirer parti : un voyage est inquiétant quand on en redoute le terme. Arrivé à un cer- tain âge, regardez voire portrait fait dans votre jeunesse : observez les dégradations qu'a éprouvées votre être : ce n'est plus vous. C'est par vanité qu'une vieille coquette garde son portrait fait à vingt ans en vous assurant que c'est elle; on la croiroit d'elle-même sa grand'mère. C'est philosophiquement que nous devons sourire au portrait fait dans notre jeunesse : Jeune homme, faut-il lui dire, qu'as-tu appris depuis le temps de ton imbécillité? Que laisses-tu pour preuve de tes prouesses?

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Si tu as passé le fleuve de la vie comme un distrait, si chaque jour tu as été à charge de quelqu'un qui a maudit ton existence, regarde ton portrait et dis-nous pourquoi le peintre a collé tes traits sur cette toile. On n apprend à vivre qu'en fixant la mort. Nous sommes trop timides; on se rend compte de sa fortune, de sa dépense, on ose tout compter, excepté ses rides. Allons, parcours hardiment avec moi les archives de ton existence. As-tu été précoce en amour (car celui-ci est le thermomètre de la vie)? A cinquante ans, tu n'es plus qu'un reste d'homme. Quel âge avoient ton aïeul, ton père, ta mère, ton frère, ta sœur quand tu portas leur deuil ? Prépare ton testament, et surtout ta conscience, car tu vois en somme que ta fin est fixée dans telle dizaine d'un siècle accordé à l'humanité. Compte dix échelons, depuis dix jusqu'à cent, qui est ton maximum. Soustrais ensuite une dizaine si tu te livres sans réserve à tes passions. Que dis-je... une dizaine ! Tu en donnas une à ta première maîtresse, une à toutes les femmes qui te rappelèrent cette première idole, une aux intempérances, et surtout aux boissons spiritueuses qui par- courent nos entrailles en s'amalgamant avec nos esprits, qu'elles emportent dans les airs en nous laissant foibles et languissans; une aux chagrins, aux dépits journaliers causés par un amour- propre trop irascible; une aux excès, même vertueux, que tu fis pour résister à la corruption et pour rectifier les erreurs de ton siècle; car la nature est ingrate, inexorable; une aux excès de sobriété, aux restaurans trop multipliés dont tu veux corro- borer ta vieillesse. Tu peux donc compter quarante ans de vie : et c'est trop si tu fais le calcul général, si tu parcours les probabilités ordinaires de ta vie. Ose fixer de plus près encore le jour de ton départ. Remarque dans quelle saison de l'année tu entends une voix secrète te dire : Halte î F^st-ceaux solstices, aux équinoxes, à laquelle de ces époques éprouves-tu périodi- quement certaines quintes de mélancolie remarquables^ Ne distingues-tu pas un certain pressentiment qui te dit : J'avance ! en t'arrachant des soupirs que tu crois fortuits et qui ne le sont pas? C'est le tocsin de ton agonie future (i). Vois le coucher

(i) Nous existons de substances soumises à une végétation et qui ont un terme, soit qu'elles fructifient ou dépérissent, nous marchons comme elles et avec elles. Rester dans la nature, c'est toujours marcher à la mort, mais à petits pas; en sortir, c'est s'y précipiter. (G.

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du soleil : il emporte avec lui, chaque jour, cent mille âmes de tout ordre qui ne peuvent attendre son retour du lendemain. En nous quittant, il assoupit, il affoiblit la nature et il la régé- nère en emportant, en soustrayant d'elle ce qui n'a plus la force d'exister sous sa forme actuelle. Remarque à quelle heure sont morts tes amis; tu verras que plus des deux tiers de tous les hommes ont fermé les yeux quand l'astre de lumière a disparu; et s'il nous reste assez de vie pour résister, alors, à son absence, demain ce brillant despote nous percera de ses premiers rayons matinals, en humant notre âme au lieu de la raviver. Des élixirs, des esprits artificiels, qu'on plongera dans ton estomac, te donneront encore une minute au-delà de ton cdmpte : Qu'as- tu gagné? une minute... ô éternité!

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CHAPITRE XXXIX

SAVOIR SE TAIRE

C'est le talent que l'homme acquiert le plus difficilement, l/instruction donne des idées qu'il est aisé de communiquer. Les passions assouvies laissent des impressions fortes dont nous aimons à retracer les souvenirs ; savoir se taire alors est difficile, parce que l'imagination fourmille d'images, d'idées et d'objets qu'on veut révéler et parce que l'amour-propre, toujours en sentinelle, crie : Il est temps de briller. A la manière dont un homme parle d'une chose, on doit juger s'il est foible dans ce qu'il dit, fort ou ignorant. L'homme qui a de l'aplomb se reconnoît de suite. Ecoutez un grand peintre, un grand musi- cien : ils ne disent que peu de mots, mais ils sont sentencieux, bons à écrire. L'ignorant bavard étale cent choses parmi lesquelles vous ne trouverez pas celle que vous cherchez. Entrez dans un magasin bien en ordre, il y a mille sortes de marchandises; le marchand vous donne à l'instant ce que vous demandez, si vous savez ce qu'il vous faut. Si le magasin est en désordre, le marchand monte, descend, déploie cent paquets, vous montre cent objets, excepté le vôtre. Nous sommes tous magasiniers de nos idées; ne donnons pas tout à la fois, seule- ment l'objet ad hoc. Ce n'est qu'en se taisant beaucoup, qu'on

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peut parler à propos et bien. Lorsqu'il parut dans le monde, encore jeune, Rivarol m'a souvent étonné par la quantité de ses idées brillantes. Voilà, me disois-je, beaucoup de bons vins, de liqueurs mêlés ensemble. J'ai vu aussi le docteur Franklin. Le temps, l'expérience et un tact exquis lui avoient appris à mettre chaque vin dans un flacon et il ne vous en donnoit qu'un verre ou deux, selon notre besoin. Quel homme que Franklin! Il possédoit le résultat en petit de toutes les grandes choses. Il me semble le voir établir une proposition générale; ensuite retran- cher toujours jusqu'à ce qu'il vît le tout resserré dans quelques mots. Les bavards font le contraire, ils délayent et ne sont contens d'eux que lorsqu'ils nous ont noyés. J'aime à retrouver les traits de ce grand homme dans ceux de son petit-fils (i) qui habite, l'été, une maison attenante à mon Hermitage. Je me trouve petit, mais fier, entre les noms de Rousseau et de Fran- klin. «Que disoit votre grand-père sur tel objet? de tel homme?» sont des questions que je lui fais souvent. En nous donnant la vie et les œuvres complètes du docteur Franklin, que son petit- fils prépare et que le public attend, je voudrois qu'il y joignît toutes les idées, tous les résultats qu'il a pu recueillir pendant vingt ans qu'il fut son secrétaire. Tout est précieux, partant d'une source aussi pure. C'est anticiper sur les siècles à venir que de recueillir les sentencieux avis de Franklin. Il y a trois manières de se taire : par stupidité, par orgueil et par sagesse. Le stupide n'a rien à dire, il ne sait que crier quand on l'écorche. L'orgueilleux se tait pour ne pas compromettre sa nullité. Le sage se tait pour bien parler dans l'occasion. On ne parle trop que par ignorance, par foiblesse et par amour-propre : le plus grand bavard doit être celui qui réunit ces trois défauts. Nous sommes grands parleurs, selon notre degré de toiblesse. Les petits enfans parlent plus que les grands, les femmes plus que les hommes et les convalescens plus que les gens en santé parfaite. Parler beaucoup indique foiblesse dans l'individu. L'homme foible parle et n'agit pas, ou agit mal. L'homme fort agit sans parler, mais on peut écrire dix volumes quand Hercule

(i) William Temple Franklin, fils de William Franklin, lui-même fils illégitime du philosophe. L'ouvrage dont il va être question parut à Londres de 1817 à 1819. Temple Franklin avait accompagné en France son grand père en qualité de secrétaire. Plus loin (vol. II, chap. X) nous apprendrons qu'il était, à Montmorency, le propie locataire de Grctry.

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a levé et baissé son bras sans mot dire. Le foible marche par impulsion matérielle, il est entraîné sans résistance. Le fort fixe d'abord le but il veut parvenir et il s'y cramponne; il rétro- grade ensuite jusqu'à nous sans perdre son objet de vue. Notre étonnement ne l'étonné point, il avoit tout prévu. La politique vulgaire marche selon les circonstances ; la vraie politique les fait naître. Le foible ne va nulle part, il circule dans le laby- rinthe. L'homme fort se place d'abord, en imagination, au plus haut de sa carrière; et tous les pas rétrogrades qu'il fait vers nous ne font que nous montrer la route qu'il a parcourue pour s'élever : il recule en montant. Le sot descend, croyant monter : telle, l'eau souterraine des montagnes vient jaillir dans les plaines. L'amour-propre des sots est une échelle de bois pourri qui s'écrase sous leurs pieds; celui des gens d'esprit s'élève, s'abaisse, augmente ou diminue, selon les personnes auxquelles ils ont à faire et selon les circonstances : ils ne se fourvoient jamais. Leur amour-propre a, cependant, un grand ennemi à redouter, c'est lui-même.

Les femmes, on le sait, sont parleuses; elles disent et nous agissons. « Cette femme a un grand talent pour le silence », disoit un Anglois, et c'est sans doute en écoutant le caquet féminin qu'un autre disoit que le parler gâtoit la conversation. Une Françoise parle autant que trois Angloises; mais sa grâce natu- relle, sa vivacité, ses petites manières, ses prétentions sans prétention, sa coquetterie sans noirceur la rendent aimable aux yeux de tous les hommes. Néanmoins, dans quatre femmes jolies qu'on quitte après les avoir entendues jaser, laquelle préfé- rez-vous ordinairement? Celle qui a le moins parlé! En France, les femmes croient communément que parler, c'est penser; les Angloises croient le contraire. Dans les pays la polygamie est permise, on devroit avoir une Angloise pour épouse et une Françoise pour maîtresse. Au reste,' les désirs amoureux de l'homme sont tellement incommensurables que, toujours, la femme jolie qu'il ne connoit pas est celle qu'il désire le plus. Femmes qui voulez plaire longtemps, cherchez l'ombre et le mystère. Ne contentez notre plus pressant désir qu'après en avoir excité un autre. Soyez un peu tyrans, s'il faut que nous soyons esclaves.

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CHAPITRE XL

SAVOIR ecoutp:r

Ce n'est pas assez de savoir se taire, il faut savoir écouter. C'est qu'est le centre de la véritable amabilité, qui flatte l'amour-propre du parleur. Attendez que votre second ait bien achevé son discours; aidez-le des yeux, d'un petit mot propre... et quand vous le verrez bien content de son dire, qu'il n'a plus rien à y ajouter, alors ses yeux chercheront vos paroles et vous êtes sûr qu'il va vous prêter attention. Vous interrompt- il néanmoins? Laissez-le aller encore; c'est un nouveau titre que vous acquérez à sa reconnaissance, et vous allez dégoiser tout à votre aise. S'il réplique, laissez-le faire et ne répliquez plus; c'est le dernier qui parle qui emporte le prix et, s'il est bien content de lui, vous êtes le plus aimable de tous les hom- mes. On pourroit à ce chapitre en ajouter bien d'autres, comme savoir parler, savoir écrire; mais, de savoir en savoir, on rè- commenceroit l'Encyclopédie. Je dirai seulement que pour savoir parler, U faut savoir se taire; et que plus on a d'idées, plus les mots viennent en foule pour les exprimer, soit par la parole ou par écrit. Une remarque que je fis jadis n'est pas ici hors de saison. Je remarquai qu'un homme que j'aimois à prendre pour modèle, articuloit quelques mots tout bas quand

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quelqu'un le prenoit à partie. Je lui demandai l'explication de ce qui me sembloit une recette de morale qui pouvoit m être utile. « Nous formons souvent, me dit-il, le projet de nous corriger de nos défauts et nous nous oublions quand l'occasion se présente. Pour obvier au danger de parler mal ou mal à propos, voici les mots que je profère tout bas ou mentale- ment : « Il en est temps, soyons sur nos gardes. » Dussois-je me répéter, je le dis encore : savoir se taire avoit semblé à Pythagore une vertu si rare et si difficile qu'il exigeoit de ses disciples un silence de plusieurs années avant de les initier dans les sciences. Quelques bonnes choses qu'ils eussent à dire, ils étoient obligés de les emmagasiner dans leur mémoire et d'attendre l'ordre du maître pour en faire part à l'école. On ne profite que dans le silence. Quand, au milieu d'une société de gens d'esprit, vous voyez rêver un homme de lettres, c'est qu'il approprie à l'ouvrage qui l'occupe quelque idée qu'on vient de lui suggérer. Attendre et se taire sont les deux der- nières vertus qu'on acquiert.

Les plus belles possessions ne donnent pas la félicité; elles sont des moyens de bonheur quand le cœur est sain. « Quelle est cette terre immense qu'entoure ce beau château? On l'ap- pelle la terre enchantée, la plus belle possession du pays; deux mille arpens en dépendent; ils rapportent quarante à cinquante mille livres de rente. Je vois un petit monu- ment là-bas, dans le coin. C'est le tombeau du maître qui vient de mourir. Etoit-il heureux? Non, il est mort aban- donné de tous ses parens, et aucun pauvre ne l'a pleuré ! Cet homme a bien mal calculé : s'il pouvoit revenir et recom- mencer son compte ! Ses héritiers voudroient lui ravir les cinq pieds de terre qu'il occupe et, pour se débarrasser de lui honorablement, on dit qu'ils vont le mettre dans l'église. Vont-ils souvent à la messe? Jamais. » Au nom de la terre près, c'est mot pour mot la conversation que j'eus il y a quel- ques années, avec un paysan.

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CHAPITRE XLI

TOUT CHEMIN MENE A ROME

Le difficile est de savoir d'avance l'on veut aller; sans quoi on ne sait l'on va, on vogue au gré des circonstances, « La politique vulgaire marche selon les circonstances, la vraie politique les fait naître, » ai-je dit dans un des chapitres pré- cédens. En deux mots, voici comment s'expliqueroient ces deux propositions. L'avenir paroit si peu appartenir à l'homme tant qu'il est dans ce monde, qu'il est presqu'au-dessus de son ctre de créer des circonstances dont les issues lui soient sûre- ment profitables. Mais, sachant apprécier ses talens, il lui est plus aisé de se jeter dans les affaires, de voir naître les chances et d'en profiter : voilà le fait d'un être passif tel que l'homme. Il y auroit bien un moyen plus matériel et plus sûr pour arriver au but; il nous faudroit l'histoire des par\enus, écrite par eux avec tous ses détails {mais ils ne la publieront vas); ce seroit le meilleur agenda de ceux qui veulent par- venir. Par exemple, j'ai commencé de telle manière et seule- ment avec tels moyens. J'ai rencontré tels obstacles que j'ai vaincus ou n'ai pu vaincre. J'ai commis telles fautes qui m'ont nui, tels hasards heureux qui m'ont servi; enfin, je suis par- venu. Si j'eusse suivi tel chemin cui lieu de tel autre, si j'eusse

évité tel écueil, je serois arrivé dix ans plus tôt. Où, au bon- heur? Non, à la fortune. C'est donc peines perdues, si vous n'êtes pas heureux. Hélas ! On pèse, on calcule tout dans ce siècle des mathématiques; ne nous en plaignons point, mais faisons un bon usage de nos signes, de nos balances, de nos poids et de nos mesures. On peut calculer aussi les chances du bonheur; c'est qu'on trouve le gros lot. Agissez de ma- nière que votre conscience dise toujours : c'est bien. Si quel- ques passions séduisantes vous font dévier du droit chemin, dites-vous à vous-même : « Mon ami, c'est bon pour une fois; je ne vous pardonne qu'à cette condition. » Nous ne nous appelons pas assez souvent Jîotj-e ami, et ce titre seroit si vrai, si naturel ! Quand nous avons failli, nous nous bou- dons, nous nous cachons de nous-mêmes comme des enfans, et le lendemain nous recommençons nos farces. J'aimerois mieux l'indulgence et la ferme résolution de se corriger.

Tout chemin mène à Rome, mais il faut tourner la face vers Rome, sinon on prend l'opposé du chemin de la fortune. Savoir sourire à ceux qui donnent, avoir un amour-propre de bonne pâte qui ne leur conteste rien qu'avec une douceur extrême, et qui ne conteste que pour céder, n'être ni trop bête ni trop savant, si ce n'est dans l'art de se contraindre, n'être ni triste ni trop gai, savoir faire cortège, aimer l'antichambre, avoir l'heureux don de se sentir honoré, être fier des rayons que l'on reçoit comme si on étoit l'astre qui les distribue, voilà la tactique pour parvenir. Une fois riche, se retirer doucement dans sa terre, dans son cabinet de philosophie, l'on oublie aisément son protecteur et l'incursion antiphilosophique qu'on a faite : voilà le sage vulgaire qui connoit le chemin de Rome. Si on ne peut se couvrir du manteau philosophique et scienti- fique, rentrer chez soi, compter son or, faire l'important avec ceux qui veulent bien le permettre ou qui le souffrent par intérêt, prendre les airs de seigneur avec ses laquais, voilà le faquin devenu millionnaire comme par enchantement.

L'amour-propre contenu et modifié par les circonstances est le principe moral qui mène à Rome. Après lui, l'amour est le chemin le plus sûr. Les femmes influent dans tout, puisque tout se dirige vers le plaisir et le bonheur de les posséder. Et si

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l'homme est vieux et sage, que peuvent sur lui les femmes? Rien, mais n'aime-t-il pas son fils, sa fille, un neveu, une nièce, qui aiment d'amour et qui sont aimés de même? De proche en proche, retournez à la source du mouvement des affaires ; vous trouverez le plaisir sous le nom d'amour, faisant la nique à Jupin et à ses foudres, ou vous trouverez l'amour-propre, monstre amphibie, polype androgyne, qui vit de toutes les couleurs mais plus souvent jaune, qui verse des pleurs d'eau de rose ou d'eau-forte indistinctement pour parvenir à son but.

Le public juge sévèrement les parvenus. Il met la fortune du quidam d'un côté de la balance et son mérite réel de l'autre. S'il y a proportion entr'eux, il lui pardonne à peine d'être riche, sinon, une censure amère suit le parvenu chaque fois qu'il se montre et croit jouir de son opulence. On se moque du public, direz-vous; je réponds à cela qu'on ne s'est jamais moqué de lui longtemps sans payer cher cette licence. Il ne vaut pas mieux que vous peut-être, ce public. Gela est vrai, chaque homme pris à part, mais pris collectivement, il est juste à votre égard.

Personne ne sait mieux que les amans que tout chemin mène à Rome : la beauté est la fameuse ville aux cent portes qui toutes y conduisent. Chaque talent de la femme jolie, chacune de ses grâces est un chemin ; même un léger défaut compte encore : si elle a l'adresse, non de vous le cacher cela est trop commun mais de vous faire croire que c'est par lui qu'elle est piquante, unique et recherchée de vos rivaux. Com- ment s'y prendra-t-elle pour cela ? En vous parlant légèrement de son défaut, d'un ton ironiquement spirituel, chaque fois qu'elle aura obtenu un triomphe sur une autre femme ; et surtout lorsqu'elle vous verra transporté d'amour pour elle ; son défaut lui sert alors de contraste aux charmes inexprimables dont votre imagination la pare. Que seroit-elle sans ce défaut? On n'y tiendroit pas. On n'a pas besoin d'aimer tout .dans les femmes pour en être épris. Elles sont grandes, petites, brunes ou blondes ; l'une fait désirer l'autre. Et puis celle-ci n'a-t-elle pas une bouche... Quelle bouche! Cette autre des bras, des mains, des pieds, des dents... Va cette belle dame ne sent-elle pas l'eau de

bouquet ? Cette villageoise, le serpolet ? Et celles qui ne sentent rien ne sentent-elles pas encore bien bon ? Chez elles tout est conducteur d'amour ; tout aboutit à un centre ou à plusieurs centres qui ne font qu'un ; ce qui prouve évidemment qu'on veut aller à Rome, qu'on y va et que tout chemin y conduit.

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CHAPITRE XLII

AMPLIFICATION DU CHAPITRE XXVI

DE CE VOLUME, OU JE DIS :

VIEILLARDS, DÉFIEZ VOUS DES DERNIERS ECLATS

DE LA LAMPE

Il est si important pour la vieillesse de ménager un reste de forces et ne pas se fier à la dernière pousse de la végétation vitale que j'ai cru devoir revenir sur ce que j'avois dit, en passant, dans le chapitre vingt-sixième. Tous les êtres en cessant d'exister font un effort et passent de vie à mort. La raison de cet etîort est physique ; mais il faut la chercher et la trouver, s'il est possible. Les grands froids se font sentir lorsque le soleil devient plus fort et que les jours grandissent: c'est, dit-on, parce que la terre est refroidie. La canicule nous annonce l'automne, et les jours diminuent sensiblement quand la cha- leur nous étouffe : c'est, dit-on, parce que la terre est échauffée. L'eau qui s'écoule d'un vase par un tuyau étroit fait un effort et cesse tout à coup : c'est le combat entre l'air extérieur et inté- rieur. Les hauts cris de la femme qui accouche annoncent sa délivrance ; quand la douleur ne peut aller plus loin, il faut qu'elle cesse ou il faut périr. C'est après les plus forts coups de vent que la tempête s'apaise. L'animal qui meurt fait un dernier

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effort avant de succomber. Le vieillard se sent ragaillardir quand il approche de sa fin ; il feroit le jeune homme encore trois jours, si le souris moqueur de celle qu'il convoite ne l'avertissoit qu'on ne le prend pas pour une autre et que sa fièvre n'est qu'éphémère. L'homme mourant a quelques instans d'énergie, souvent les plus beaux de sa vie. Tout, dans la nature, annonce la fin et les regrets de finir. La lampe éclate plusieurs fois et s'éteint. Vieillards, vous faites de même ; défiez-vous des derniers éclats de la lampe. Soit qu'on la sente ou qu'on ne la sente pas, l'habitude de la vie, de l'existence est chère à tous les êtres. Des organes habitués d'être se sentent privés des substances qui leur permettoient d'agir, qui leur donnoient la vie ; cette privation les affoiblit graduellement ; arrivés au terme de leur foiblesse, quelques substances qu'on leur procure agissent encore sur eux; mais comme il n'y a plus d'analogie entre les organes affoiblis et des substances trop nutritives, trop fortes pour eux, il en résulte une commotion fatale à l'individu : il succombe. C'est ainsi, vieillards, que votre vigueur, amoureuse- ment mortuaire, peut s'expliquer; l'habitude des plaisirs de l'amour vous soutient au-delà de votre force. L'aspect d'une moisson à cueillir vous donne l'envie de moissonner encore. Les substances dont vous vous corroborez vous prêtent une vigueur factice : factice puisque vos organes affoiblis en sont trop vivement affectés et n'en peuvent soutenir l'effet ; ils font un dernier effort parce qu'ils sont foibles et que la force des substances les ébranlent; c'est l'élan de la mort, car, après peu de temps, vous succombez pour toujours. Vieillards, défiez-vous donc des derniers éclats de la lampe. En les ménageant comme un précieux reste, vous pouvez en prolonger la durée. C'est en s'y prenant longtemps d'avance qu'on se prépare une longue et belle vieillesse. Un vieillard qui vouloit épouser une jeune fille me demandoit mon avis. « Vous ressemblez, lui dis-je, à celui qui n'ayant que deux sous veut faire une lettre de change payable à vue. »

Jeune homme, soyez retenu; soyez-le surtout dans la canicule des amours ; la vie est dans ce qui la donne aux autres ; si vous ne ménagez pas cette huile précieuse, la lampe aura peu d'éclat et s'éteindra promptement, car cessante causa

cessât ejffectus. L'homme dont les organes sont bien conservés, qui ne leur fournit de substances nutritives que ce qu'il leur faut et leur convient, est toujours d'aplomb avec son âge. Celui-là peut dire : omnia mecum porto. Santé, joie, forces relatives, bonnes mœurs, amant de la vérité, ouvrant et fermant son cœur avec sa bouche : voilà l'homme qui a ménagé la principale source de la vie. L'a-t-il trop tôt épuisée? sa vie n'est qu'une longue agonie, une lampe sépulcrale; il voit tout en noir, soupçonne ceux qui ne pensent pas à lui ou qui lui veulent du bien, croit faire envie quand il fait pitié; son existence est un long crêpe de deuil et de tristesse. Veut-il être gai? son rire est forcé. Veut-il moraliser?

Bâillant tout ce qu'il dit, il ne fait qu'ennuyer.

11 ignore le premier des arts, l'arithmétique morale, ou savoir compter avec soi-même. Jetez-le en pointe de vin; ce qui égayé ordinairement le vieillard, noircit encore son imagina- tion. L'ivrognerie ne produit pas, mais elle découvre, a dit Sénèque. Vous le verrez pleurer, se lamenter, pester contre le genre humain. Ah! que la lampe s'éteigne pour lui! Il traîne une existence malheureuse; il chagrine tout ce qui l'entoure, est enclin à l'avarice, est athée par crainte, sans doute, d'une autre vie... Enveloppons cet homme de tout son crêpe; qu'il aille en paix reposer pour jamais et que ses substances, mieux combinées dans une seconde édition de son corps, nous montrent un meilleur homme.

Vieillards, soit que vous ayez été économes ou prodigues de l'huile de vie, ménagez bien les derniers éclats de la lampe. C'est ce que je vous recommande, au nom de la nature, de l'humanité, de la sagesse et de vos propres intérêts.

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CHAPITRE XLIII

UN PEU D'ORIGINALITE OU DE FOLIE

SEMBLE SOUVENT DÉPASSER

LE GÉNIE, LE TALENT ET MÊME LA SAGESSE

Si un peintre faisoit les portraits des hommes en réputation accompagnés de l'attribut de leurs foiblesses, il peindroit Descartes fixant, avec effroi, son trou ou son précipice ; Diogène et Jean-Jacques cherchant un homme en plein midi, la lanterne à la main, et cette perquisition ne seroit pas une grande folie ; Spinosa et Dolback (i) cherchant un Dieu qu'ils seroient fâchés de trouver en perdant leur réputation; Homère chantant pour deux sous dans un village de la Grèce; Molière glosant les maris trompés en tremblant de l'être; Voltaire, enchanté qu'on l'appelle « Monsieur le Comte », en prêchant l'égalité... Si tous les portraits que je viens d'esquisser ne sont pas du ressort de la peinture, ils appartiennent à l'art de la parole, qui est la pein- ture passive, active et future. Telle est la foiblesse humaine : l'excès d'une chose amène son contraire, si la modération ne surveille et ne rectifie nos opérations. Il faut un contrepoids à l'effort du génie qui invente, à l'esprit qui applique ; ce contre-

(I) Le philosophe et littérateur français baron a'Holbach, 1723-1789; plus loin, l'auteur écrit « d'Olbach n.

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poids, c'est le jugement qui rectifie et modère l'impression. C'est la fièvre qui donne l'impulsion aux nerfs qui produisent des sensations, comme les nerfs tendus sur l'instrument pro- duisent des sons; mais il faut diriger cette fièvre et ne pas se laisser maîtriser par elle. Être fort d'un côté, c'est être un peu foible de l'autre. Eviter les foiblesses de ses qualités, c'est doubler ses vertus. Tous les yeux des Grecs fixés sur leurs philosophes les firent donner dans l'excès du bien (car le bien réel est dans le savoir maintenu par la sagesse). Les aigles en tous genres, séduits par l'amour-propre, inclinent aisément vers quelque manie. C'est ainsi qu'un roi devient tyran, après avoir été bon ; le stoïque, un pédant; le magistrat, empesé; le riche, insolent, avare ou prodigue; le pauvre, vil, menteur et ram- pant; le grand artiste, un fou, s'il ne tient pas son génie en bride; le beau jeune homme de haut étage, un Alcibiade chez les Grecs, un duc de Richelieu en France, un aimable scélérat en tous pays. C'est encore ainsi qu'un baron de Bâche (i) devient l'imbécile protecteur des musiciens de Paris. Enfin, de même (^ue l'insensibilité dégénère en stupidité, en torpeur, trop de finesse dans l'organisation des sens peut porter aux excès de sensualité. J'ai vu quelques-uns de ces hommes, mais je ne les nommerai pas. Que faire à celui qui ne sent rien? Rien : laissons-le se rouler dans le vague du temps qui le déroulera tôt ou tard, fût-ce après la mort. Que dire à celui qui sent trop? De recourir à la modération ou de s'attendre a être victime. Il n'y a point ou peu de correctifs à la nullité des moyens ; la médecine, la réflexion et l'habitude de se vaincre ne peuvent tempérer que les excès de facultés. Heureux celui qui a de trop, il peut être économe; malheur à celui qui n'a rien, il ne peut rien ménager. Rien ne produit rien; un peu moins que trop,

(i) Le baron Ch.-E. de Bagge, chambellan du roi de Prusse, longtemps établi à Paris, il mourut en 1791. Passionné amateur de musique, les artistes trouvèrent en lui un mécène attentif et généreux. Mais de Bagge cultivait lui-même le violon et, bien qu'il en jouât d'une manière détestable, il s'y croyait de première force, comme en témoigne ce quatrain qu'il fit peindre sous son portrait, le représentant le violon à la main :

1)11 T>ieu de l'harmonie adorateur Jidcle, Son jèle impétueux ne saurait s'arrêter; Dans l'art du violon il n'a point de modèle Et personne jamais n'osera l'imiter.

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c'est le juste milieu si désirable en tout, parce qu'il laisse des latitudes de droite et de gauche.

Olui qui doit tout à lui-même, je veux dire à sa nature, ne peut guère trouver qu'en soi les moyens de se conserver pur, sans taches d'immoralité et sans ridicules. Nul ne peut faire la loi à celui qui fait type pour ses imitateurs. L'homme de génie s'est formé lui-même, avons-nous dit, non sur un seul modèle, car alors il seroit une copie, mais sur ce que les hommes rares ont ou ont eu de meilleur partiellement. Le même jugement, qui lui servit à se former, doit donc lui servir encore pour se maintenir. Souvent l'opinion se trompe sur son compte; mais l'histoire des temps, la gloire qu'il l'accompagnera à travers les siècles, soutiennent dès aujourd'hui son émulation. Le génie n'a besoin d'autre récompense que lui-même ; il a tout en lui ; aussi se console-t-il de l'inditférence des hommes qui, souvent, le condamnent par envie ou l'estiment par vanité. Rapportons quelques traits anecdotiques qui caractérisent les héros que nous avons cités. J'ai dit des philosophes anciens et modernes ce que je voulois en dire relativement à la question qui nous occupe. La vie d'Alcibiade est connue. Celle du Maréchal de Richelieu ne l'est pas moins. Ces deux caméléons dorés seront cités dans tous les temps comme des modèles de grâce, de bravoure et de folie. Ils ont séduit bien des femmes, mais on ne séduit pas l'opinion, qui se fortifie en vieillissant. Richelieu étoit chef suprême du Théâtre Italien, j'ai fait mes premières armes dramatiques. Plus occupé des actrices de ce théâtre que du progrès des arts, je me rappelle une scène assez plaisante dans laquelle il me fit jouer un rôle. Elle est inconnue des éditeurs de sa vie, car elle étoit digne d'être rapportée et de figurer parmi ses galantes prouesses. Il vouloit recevoir au nombre des actrices (i).

mieux, disoit-il, quand il me sentoit à ses côtés. Les efforts que je faisois pour ne pas éclater étoient bien pénibles. On a pré- tendu que le baron a persifïlé la cour, la ville et tous les musiciens de la France; si cela eût été vrai, il est probable

(i) [-es pages 377 à 38o du rnanubcrit original ont été arrachées.

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qu'il eût ajouté à son testament quelques mots de codicille il eût dit à peu près ceci : « Chers professeurs et amateurs de musique, je me suis amusé à vos dépens. Je vous ai écorché les oreilles pendant quarante ans pour mon bon plaisir et vous m'avez remercié et comblé d'éloges; mais je ne fus jamais votre dupe, et toujours vous le fûtes de mes farces harmoniques. » S'il eût mis ce codicille dans son testament, le baron de Bâche eût joué, dans le monde musicien, le rôle le plus extraordinaire. Mais non, tel que certains fous, il avoit du bon sens en tout, excepté sur un point; dès qu'il touchoit au violon, il battoit forcément la campagne. C'est par folie qu'il fut aveugle sur son talent de violoniste ; ce pauvre homme ne fit qu'attester un des mille phénomènes de l'amour-propre humain. Il est mort en paix, croyant qu'après lui le génie des arts éteindroit son flam- beau et pleureroit sa perte.

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CHAPITRE XLIV

RECAPITULATION

1.

La vie de l'homme, fût-elle d'un siècle, est divisée en années. Dans l'année sont les mois, les semaines et les jours. Récapi- tuler ses actions à la fin de chaque jour, c'est faire l'analyse de sa vie. La plus intéressante récapitulation que nous puissions faire seroit donc celle de notre journée, et c'est de celle-là que nous allons parler. Qu'ai-je fait aujourd'hui? Qu'ai-je omis de faire? devroient être des questions quotidiennes, la prière du soir de tous les hommes qui se couchent pour dormir. Le matin, il faut penser à ce qu'on va faire ; le soir, il faut récapituler ce qu'on a fait. Que de défauts, que de vices on atténueroit d'abord, et qui disparaîtroient entièrement par cette habitude salutaire ! Nous avons déjà dit, chapitre XXXIII, combien les divers états de l'homme influoient sur ses moeurs; passer ici en revue toutes les conditions ne seroit qu'une répétition. Néanmoins, c'est selon son état que l'homme agit, qu'il est en rapports avec la société, qu'il a des reproches à se faire ou des éloges à se donner. Des éloges! dira quelqu'un... Oui, je veux que l'homme

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s'applaudisse du bien qu'il a fait, avec autant de candeur que je veux qu'il se condamne quand il a failli. Se dissimuler ce qu'on a fait de bon par une modestie déplacée, c'est s'ôter la récompense qu'on a méritée, c'est nous rendre inditférens le mal ou le bien. Celui qui n'ose pas se dire avec fierté et jubi- lation : <( Je suis content de moi », est souvent le fourbe qui trahit la vérité.

§ 2,

Sommes-nous toujours les maîtres d'agir selon le bien général? Le mode sur lequel nous sommes constitués ne nous entraîne-t-il pas malgré nous? Tout ce livre ne prouve-t-il pas, ou ne recherche-t-il pas les preuves que nos actions ne sont que des effets dont les causes sont en nous? Notre liberté d'agir est-elle bien nôtre, bien à nous? Voilà des questions auxquelles il nous faudra répondre dans ce chapitre, après quoi nous par- courrons la matière que la nature exige. Ce n'est pas un examen léger, mais un appel à la conscience que nous conseillerons; l'un demande une méthode dont en peu de jours on pourroit l'en- nuyer; l'autre dit à la conscience tout est écrit : Parle, je t' écoute. Mais cet appel ne peut se faire qu'à huis-clos, étant seul avec soi ; pour peu que le concours d'un autre s'en mêle, l'amour-propre s'y glisse en tiers, et trop souvent il l'emporte.

§ ?■

Tout pour soi, feignant de fa"re tout pour les autres, est la manie universelle de tous les égoïstes, surtout dans les grandes villes. Là, la monnoie courante est la politesse que les novices prennent pour de l'affection Là, il suffit de se donner pour l'antagoniste d'un grand homme pour être déjà quelque chose. « C'est l'ennemi acharné de Rousseau », me disoit-on un jour à l'oreille, en me montrant un quidam. Je vis bientôt qu'il n'étoit rien, mais qu'il avoit la rage de paroître. En examinant

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Paris, je dirois volontiers qu'il n'est pas un lieu où, sous un air capable, il y ait pareille somme de bêtise. Mais aussi, il n'est pas de ville la sagesse ait des asiles plus assurés. Encore ici, les extrêmes se rapprochent : la futilité des uns rend les autres plus attentifs et plus sévères. En outre, tous les moyens d'ému- lation sont réunis dans cette capitale du monde.

§4.

Répondons aux questions que nous nous sommes faites précédemment.

Demande : Sommes-nous toujours les maîtres d'agir selon le bien général?

Réponse : Il est peut-être des individus très nerveux, très irascibles, dont les humeurs sont portées à un tel point d'acri- monie et de force qu'ils ne peuvent résister à l'impulsion de leur caractère féroce. Plaignons-les s'ils n'ont pu se vaincre; mais qu'ils aillent (je le dis encore quoique je l'aie déjà dit plusieurs fois) dans les forêts désertes, lutter contre les ours et les tigres ; leur place n'est point parmi les hommes. S'ils s'obstinent à s'y fixer, que leurs membres gangrenés soient séparés du corps social; qu'ils soient étouffés comme des enragés; leur être, quoique naturel, est l'opprobre de la nature. Par une combi- naison malheureuse, les contraires, sans se neutraliser, se sont accumulés pour former leur individu monstrueux; mais bientôt ils seront déchirés par ces mêmes poisons et leur sang corrosif s'adoucira par une mort prompte, qui fera rentrer leurs sub- stances dans la masse commune des élémens primordiaux.

.^ D.

Du reste, tout être, quel qu'il soit, a besoin de modification physique et d'éducation morale. Quand, par des signes certains on connoîtra à fond l'état de l'individu physique, alors, dès

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l'âge le plus tendre, on le disposera, par une purification pré- paratoire, à recevoir l'éducation morale à laquelle son être sera propre, et peut-être qu'alors (dans quelques siècles) on ne lancera aucun individu dans la société sans qu'il soit ainsi pré- paré. « Le présent est gros de l'avenir » est un mot rempli de force et de vérité : heureux ceux qui naîtront après des siècles d'une instruction plus consommée.

§6.

Demafide : Notre liberté d'agir est-elle bien nôtre, bien à nous?

Réponse : L'homme à principes est toujours préparé ; il est lui dans toutes les circonstances. L'homme sans principes est le jouet des circonstances ; il est toujours entraîné par le physique ou le moral : c'est comme une glace qui réfléchit les objets qu'on lui présente, sans qu'aucun y reste empreint. Qu'est-ce qui nous décide quand nous avons plusieurs volontés indéter- minées? J'ai remarqué qu'on suit ordinairement la première volonté qui s'est présentée à l'esprit. Par exemple, voilà trois chemins qui me sont inconnus ; un des trois conduit à l'endroit je veux aller : lequel prendrai-je? Après mainte hésitation, on prend celui qu'on avoit d'abord fixé comme le meilleur. Nous en agissons ainsi toutes les fois que nous flottons entre plusieurs idées, à moins que quelque chose ne nous décide contre notre premier penchant. La première femme qui nous a frappés en entrant dans un salon est celle à laquelle nous donnons la pomme toute la soirée, si rien ne s'oppose à notre volonté. C'est souvent le hasard cependant, ou ce qu'on appelle ainsi, qui nous présente en premier un objet plutôt qu'un autre. Pourquoi donc restons-nous trappes? Parce que la première impression a l'avantage sur les impressions secondaires : il faut une force prépondérante pour l'effacer et y substituer une autre impression.

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§7-

Venons à la moralité la plus directe de ce chapitre. Les devoirs de l'homme sont fort étendus; le tableau en seroit immense; le parcourir chaque soir ne feroit que hâter notre sommeil. Contentons-nous de demander à l'homme occupé de sa perfectibilité morale qu'il se dise : « Qu'ai-je fait de bien ou de mal aujourd'hui? et qu'ai-je omis de faire qui eût été bien?» La réponse est prête : notre conscience ne dort point, elle veille même quand nous dormons. Ecoutons-la donc et disons : Une autre fois, en pareille circonstance, je ferai mieux. Il est bien important d'être en paix avec sa conscience, car toujours l'homme qui est mal avec soi-même s'en prend aux autres pour s'excuser. Tout le monde a tort au dire de celui qui n'a ni conscience ni principes. Mais en frappant l'air de ces coups redoublés, il n'atteint personne et se frappe lui-même. Nul n'ose attribuer le mal à l'homme de bien, reconnu tel par la notoriété publique ; on le trompe quelquefois, mais on se repent après l'avoir trompé; le plus insigne coquin du siècle est celui qui, sans re- mords, outrage la vertu.

Nous serions maîtres de notre conduite si nous pouvions l'être des circonstances : mais, presque toujours, elles disposent de nous et, difficilement, nous disposons d'elles. La loi dorée qui dit ; « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse " contiendroit tous les préceptes de la morale si les circonstances pouvoient être les mêmes pour tous. Mais, ainsi qu'un air du chant le plus simple, dont l'unité est parfaite, mais vague d'expression, peut se varier de cent manières, nous trouvons toujours quelques raisons pour nous sortir du cercle moral qui environne chaque être, excepté nous. Il est vieux, disons-nous, et je suis jeune; il est pauvre, et je suis riche; il a une mauvaise santé et je me porte bien ; il est flegmatique, et je suis vivace... Donc, je ne dois pas agir pour lui, comme lui

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pour moi. Mais la loi citée condamne ces sophismes; elle abat toutes les exceptions; elle sait que vous et autrui sont deux ; mais elle ordonne de vous transporter dans la situation de cet autre et de vous dire : « Si j'étois lui, voudrois-je être traité ainsi ? » Alors la conscience parle et dit : « Cet autre, c'est moi ; car demain, je serai lui vis-à-vis d'un autre. »

§9-

Se confondre avec le prochain au point que nous semblons le désirer, n'est-ce pas violer la loi naturelle qui crie sans cesse en nous tous : Moi! moi! et toujours moi! ensuite les autres? Le plus sévère des moralistes non bigots, Rousseau, permet qu'on se mette en première ligne et les autres sur la seconde, en modifiant, comme il suit, la loi dorée (i) : Fais ton bien en fai- sant aux autres le moins de mal possible. Il semble croire qu'outrer les devoirs de l'homme naturellement paresseux et égoïste, c'est s'exposer à n'obtenir de lui qu'un abandon léthar- gique. On ne peut exiger de l'homme qu'il soit vertueux ; on ne l'est pas par ordre : c'est pour le bonheur de l'être. On gâte tout en sollicitant l'homme au-delà de ce qu'il peut, et je crois que Rousseau a raison d'être moins exigeant pour obtenir davantage. Une fois d'accord sur ce point capital (qui met sans cesse une foule d'hommes en concurrence d'une même chose), notre examen devient facile ; c'est un trio à arranger entre :

1. Moi; 2. Les miens; 3. Les autres (2).

(i) La parole du Christ est dite quelquefois « parole dorée ».

(2) Ces trois mots rappellent un couplet de Sedaine dans le 'Déserttur, le sens des paroles est excellent :

Tous les hommes sont

Bons, On ne voit que gens

Francs, A leurs intérêts

f^rès ! Nous aimons la bonté, L'exacte probité Dans les autres ; Faire le bien est si doux. Pour ne rendre heureux que nous lit les noires! (G.)

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Moi d'abord, si je suis en état et si je veux faire les démar- ches nécessaires pour obtenir. Ensuite les miens, puis les autres. Mais je dois désirer que celui qui en est le plus digne, obtienne. fe dois même le servir, si je le puis : la justice le veut, le bien public le commande. Deux choses sont bien nécessaires à la prospérité des empires : il faut, avant tous autres intérêts, que les hommes y soient citoyens; il faut que l'Eglise soit dans l'Etat, et non l'Etat dans l'Eglise. Quant aux cas de conscience, je l'ai dit, elle parle, elle crie... il ne faut que l'écouter. Tout homme qui fait le mal pour se favoriser a besoin d'un effort qu'il ne peut dissimuler et auquel il ne peut se méprendre. A force d'efforts réitérés on peut, dit-on, se blaser la conscience ; quel funeste avantage ! C'est un vaisseau qui a perdu son gou- vernail et ses mâtures. Alors, pour Thomme, tout est tourment, tout est désordre; le scélérat porte dans son cœur la roue et la potence.

§ lo.

Quelques honnêtes gens disent quelquefois que rien ne leur réussit : je le crois bien, ils ne se remuent point. Il faut de l'ac- tivité pour créer des chances dont il faut savoir profiter, d'accord avec sa conscience ; mais l'être vertueux qui ferme sa porte pour feuilleter tranquillement ses livres a tout ce qu'il mérite ; chacun pense à soi ; comment penseroit-on à lui s'il ne se fait connoître i D'autres êtres, peu ou point vertueux, doués d'une activité inquiète, agissent sans réflexions et croyant que l'étourderie est un mérite personnel, parce que c'est l'apanage de la jeunesse... disant que rien ne leur réussit et que le malheur semble s'attacher à eux. Cependant, ils n'ont que ce qu'ils méritent. Ils remuent trop, ils courent trop de chances diverses pour que, sur la quan- tité, il n'y en ait pas de détestables, de nulles, et une bonne sur mille. Terminons encore ce chapitre par quelques remarques sur les femmes. Elles portent un intérêt qui ne s'épuise point ; c'est, en morale, ce que le gourmand appelle le morceau friand, ou la bonne bouche.

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1 1

Les deux sexes peuvent s'examiner de même, chacun dans ses rapports sexuels. Vieilles, lisez le chapitre intitulé Savoir se taire ! Vous qui êtes les conducteurs du feu de l'amour, observez- vous, surtout sur l'article de la coquetterie : c'est ce qui constitue votre bonheur ou votre malheur. Souvenez-vous que le premier tort des femmes aimables et ce qui leur fait le plus d'ennemis parmi les hommes, c'est de les attirer pour avoir le plaisir de les repousser après. Une femme compte avec délices ceux qui lui ont rendu quelques hommages dont elle a écarté les suites ; c'est par eux qu'elle peut nombrer ses ennemis. L'amour-propre humilié ne pardonne point. Les femmes crient à l'injustice en comparant leurs chaînes morales à notre liberté : elles sont injustes, puisque les conséquences de leur conduite et celles de la nôtre sont comme mille est à un. Consentiroient-elles à se charger de nos bâtards? Jamais; ce prodige de vertu répugne à la maternité : c'est tout au plus ce que pourroit faire la femme stérile. Le procès est donc jugé sans appel. D'ailleurs, d'amples dédomma- gemens (s'il en est pour l'amour négligé) sont offerts à la femme par échange du sacrifice qu'elle fait à l'homme. Puisque les con- séquences de l'infidélité sont sans proportions entre les époux, la femme peut se dire ceci : « L'homme est libre, la femme ne l'est point. L'homme infidèle, sans conséquences majeures, me doit l'empire de la vertu, si je ne l'imite point ». Oui, la femme négligée qui respecte encore son mari est une héroïne ; son abné- gation dans un seul point la rend souveraine sans que notre inconduite l'humilie. L'homme honnête en sent tellement le prix qu'il lui sacrifieroit toutes rivales qui voudroient la dégrader; et, tôt ou tard (un peu trop tard peut-être), elle verra ses indignes rivales, misérables, abandonnées, venir implorer son secours et non celui de son infidèle époux. Tel est l'hommage qu'on aime à rendre à la vertu, jamais au vice : on l'implore ; sans bassesse, on s'humilie devant elle; ses droits sacrés sont écrits dans tous les cœurs.

i68

CHAPITRE XLV

DES IDEES DÉROBÉES

Rien de si commun entre les auteurs que leurs récrimina- tions sur des idées qu'ils prétendent leur appartenir; cependant, excepté Dieu, rien n'est type absolument, rien n'est exclusif dans les sciences et les arts, tout a des rapports infinis dans la nature. u J'avois pensé et écrit telle chose avant tel auteur, disent-ils, mais il l'a manifestée avant moi par l'impression... » Ne sem- bleroit-il pas que plusieurs ne puissent avoir la même idée sur un même objet devenu prépondérant par les circonstances du temps, la mode, le goût du public qui commandent? D'ailleurs, n'est-il pas des êtres dont l'organisation se rapproche et qui ont reçu la même direction, la même éducation sur un même objet ? Il n'est donc pas étonnant qu'ils aient les mêmes idées; il le seroit davantage qu'ils ne les eussent point. Je ne me suis servi d'aucune idée en musique que je n'en aie ensuite retrouvé le type d'autre part, souvent dans quelque chanson surannée. Com- bien de fois, en feuilletant un vieux bouquin, un antique billot, ne retrouvons-nous pas la pensée sublime que nous avons cru être nôtre? Le recueil ou le dictionnaire des idées-mères, rendues brièvement et clairement d'après les auteurs classiques, seroit un livre plus utile que celui des dates, estimé à juste titre. On

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I?

recourroit à chaque instant a ce dépôt précieux ; il remueroit notre imagination souvent fatiguée et arrêtée. En se remémorant ce qu'on a dit de mieux sur une chose, on s'efforceroit de la dire encore mieux. Tel ancien a eu la première idée ou notion de tel objet ; tel moderne l'a mieux défini en le plaçant ainsi... On ver- roit combien nous sommes souvent loin d'être créateurs quand nous croyons l'être. Montaigne, Condillac et Rousseau n'ont peut-être pas une pensée, née en eux, dont ils soient absolument les créateurs ; mais la force et surtout la précision de leurs idées les en ont rendus propriétaires; on a regret alors de les attribuer à d'autres qui ne les avoient développées que foiblement. Ren- dons hommage à qui le mérite. N'imitons pas les écrivains pla- giaires qui ne citent jamais le livre ils ont puisé ce qu'ils ont d'essentiel dans leur œuvre ; les détours de l'amour-propre d'au- teurs sont si mesquins qu'ils dévoilent l'homme foible par il croit se cacher.

CHAPITRE XLVI

Y A-T-IL DES RAPPORTS ENTRE L'HARMONIE SOCIALE ET CELLE DES SONS ?

Parag} aphe préliminaire.

Cette question n'est point frivole. L'art social ou celui des gouvernemens est encore à son berceau et tout ce qui peut con- tribuer à son perfectionnement est d'un intérêt majeur. Pytha- gore croit que les hommes ont besoin de sentir l'harmonie des sons quand il dit : « L'âme n'a point de tenue dans un corps rebelle à l'harmonie. » Et ailleurs : « Le monde est un grand concert de musique ; n'y fais pas dissonance. » Serions-nous heureux, dirois-je à mon tour, si dans ce monde nous étions toujours en consonances parfaites? Ou, dans l'harmonie morale, faut-il des dissonances comme il en est dans celle des sons? Rapprochons ces deux systèmes sans aucun secours des mathématiques; après quoi, formons quelques tableaux d'êtres en dissonances parfaites, tels que nous; d'êtres en consonan- ces parfaites qui s'ennuieroient encore plus que nous; et du

mélange de ces deux agens artistement conduits, qui semblent devoir constituer l'une et l'autre harmonie, et être le vrai système général et universel de la nature (i).

§

1, 3, 5 ou ut, mi, sol, est le type de l'harmonie des sons, plus l'octave du n^ i, qui forme 8. Les nombres intermédiaires sont 2, 4, 6 et 7. Les quatre premiers sont consonans; les qua- tre intermédiaires sont plus ou moins dissonans. Pourquoi? Parce que la nature du corps sonore donne les quatre premiers sons ou nombres et que nous avons ajouté les intermédiaires, en totalité ou en partie selon la mélodie d'usage des peuples divers. On a cru remarquer, par exemple, que les Ecossois n'avoient point de demi-ton dans leur gamme et qu'ils chan- toient : 1, 2, 4, 5, 6, 8(2).

§2

Si l'on chante 2, ou 4, ou 6, ou 7, il faut nécessairement que ces nombres aillent se reposer sur un des quatre primitifs : c'est le doute suivi d'une certitude non douteuse ; c'est la demande incertaine suivie de la réponse plus ou moins affirma- tive.

§3.

Pourquoi la division des sons, des couleurs, etc., n'est-elle pas décimale comme celle des nombres? Je n'en sais rien, mais cela devroit être; il n'y a qu'un système dans la nature. Il n'est pas étonnant que Pythagore ait voulu tout expliquer par les

(1) Platon et Pythagore ont comparé mathématiquement l'harmonie des sons avec celle de toute la nature. Voyez Plutarque, Dialogue sur la inusiijuc, traduit par Amiot. ensuite par Burette. (G.)

(2) L'auteur parle ici de la gamme pentaphone, base du folklore musical écossais. Mais cette gamme se compose des i»"", 2«, 3», et (')•• degrés de l'échelle diatonique; il fallait donc écrire 3 au lieu de 4.

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nombres : vraiment, tout est sans abstractions ; et tous les mélanges abstraits y sont encore quand on ajoute des unités aux dix unités primitives. On sent cette vérité mieux qu'on ne peut la comprendre ; toutes les grandes choses sont ainsi.

§4-

L'homme i est tout dans la nature. 3, il en est séparé d'une tierce, mais il y correspond. 5, toujours dans la nature, mais en rapport consonant comme i est à 5. Viennent ensuite les hommes dissonans, représentés par les nombres 2, 4, 6 et 7. L'homme 2 est double; 4, quadruple; 6. sextuple; 7, septuple. Celui qui accumule le plus de numéros intermédiaires s'éloigne de plus en plus de l'état de nature, excepté les excès des vices que nous comparerons bientôt aux semi-tons et quarts de tons. Voilà le rapprochement, non encore assez développé, mais le plus suc- cinct, le plus vrai qu'on puisse faire sur les deux harmonies. Pour établir des rapports plus étendus, il faudroit qu'on connût la théorie des sentimens moraux autant qu'on connoit celle des sons; cette dernière est mieux développée, n'en doutons point. Les excès moraux attestent que nous tâtonnons dans l'autre. Or, je pose en fait qu'il n'y a pas une manière de combiner les sons qui ne se rapporte à une combinaison morale, bonne ou mau- vaise, et que tous les excès moraux sont figurément dans les excès harmoniques. S'il reste de l'abstrait dans ces rapprochemens c'est, je le dis encore, par le peu de connoissance que nous avons du dédale moral qui nous étonne toujours dans ses excès et ses caprices incompréhensibles ; tandis qu'il n'est pas de vrai musi- cien qui n'explique l'effet le plus extraordinaire des accords, soit comme règle ou licence harmonique.

^ 5.

Si je ne craignois ici de n'être entendu que des musiciens, jedirois que le corps sonore, la gamme en huit sons, celle chro-

matique en douze et les accords enharmoniques, se rapportent à tous les caractères moraux. L'enfance, soit dans ses cris ou ses chants, fait entendre le corps sonore. Toutes les bêtes font de même ( i ). La gamme en huit sons donne les chants qui convien- nent et sont en rapport avec l'homme civilisé et peu corrompu. La gamme chromatique se rapporte et peint les excès moraux des passions. Les accords enharmoniques (2) se rapportent aux plus grands excès des vices de la dissimulation. Certaines phrases de Machiavel m'ont crispé les nerfs en les lisant, comme certaines transitions enharmoniques. Faire autant de traits d'harmonie en rapport avec autant de nuances morales seroit possible ; mais, je l'ai dit, la combinaison des sons est mieux connue, plus méthodique que le labyrinthe des passions humaines. Ce seroit d'ailleurs se jeter dans des abstractions, des suppositions que la majorité nieroit et qui ne seroient senties que des hommes égale- ment musiciens et physico-moralistes. Arrêtons-nous donc et répétons avec Pythagore : « Le monde est un grand concert de musique; n'y fais pas dissonance ». J'ajouterois volontiers à ce dilemme : « Si tu fais dissonance, sauve-la au plus, tôt, ou l'ul- cère qui se formera dans ton oreille pénétrera dans ton cœur. » Ceci ressemble assez à l'addition que Rousseau a faite à la loi dorée et qu'on a lue dans le chapitre XLIV.

^ 6.

Y a-t-il de l'harmonie dans le monde tel qu'il est? Je vois partout l'amour de la vie empreint dans tous les êtres; et ce qui est en nous et pour nous amour de la vie, nous l'appelons égoïsme dans les autres. D'après ce principe qui est si différent de la loi dorée, je ne vois que des dissonances sauvées, une harmonie simulée, un grand désir d'harmonie qu'on ne peut

(1) Le tuyau par lequel les gros animaux poussent leurs cris est un vrai tube sonore, tel que le cor ou la trompette. Les oiseaux, qui ont l'organe de la voix plus souple, parcou- rent tantôt le corps sonore et tantôt les intervalles contenus dans les gammes. Il faut être aussi habitué avec les sons que l'est le musicien pour sentir les nuances du cri et du chant des animaux; et si le roi Salomon expliquoit leur langage, Salomon étoit musicien. (G.)

(2) Qui appartiennent à plu.sieurs gammes et le quart de ton devient sensible et indispensable. (G.)

trouver, que les bons cherchent de bonne foi et que les despotes seroient bien fâchés d'établir autrement que par la force. Le monde moral ressemble à une troupe de musiciens qui s'accor- dent toujours, sans jamais commencer le concert. Y a-t-il remède à cette cacophonie ? Grande question que celle-là ! Quand on dévie du principe physique et fondamental, tout est en désordre au moral et d'une difficulté extrême à remettre en ordre.

§7-

On remarque que tous les animaux foibles vivent en société, mais que tous s'y combattent. De même, tout pousse l'homme à vivre avec les hommes; sa foiblesse, ses besoins, l'amour des femmes et l'attachement qu'il contracte pour sa famille, ses amis et le lieu il est né. Bientôt, la société se multiplie et se nuit à elle-même, parce qu'il n'y a plus assez pour tous et que tous veulent avoir. Alors, les procès rempla- cent l'harmonie. Il faut bien se désister quand on a perdu son procès, mais je demande si Ton aime celui qui l'a gagné? D'ailleurs, celui-ci a de l'esprit, de l'activité; celui-là n'a ni l'un ni l'autre. Il y a donc forcément des riches et des pauvres qui sont tous en procès, même sans plaider. Le remède, encore un coup? Je n'ai vu qu'une sorte d'hommes bons et généreux; ce sont les riches campagnards isolés qui vous donnent volontiers parce qu'ils ont trop, et qui vous retiennent près d'eux parce qu'ils aiment à s'informer de ce qui se passe dans le monde d'où vous venez. Il faut donc chercher à isoler les familles riches? Rien de mieux ; c'est autant d'heureux que vous faites et que vous forcez de l'être, après qu'ils auront oublié les tracas fiévreux de la ville. Il faut donc des villes? Oui, c'est le centre nécessaire du gouvernement et de Tinstruc- fion ; c'est le pauvre s'évertue ou se déuertue, et devient riche. Ne pourroit-on se passer des villes qui sont les foyers des immoralités? Pas plus que de gouvernement, ou il faut s'attendre à être pillé, conquis par la première peuplade jalouse du bonheur des hommes paisibles, riches et agriculteurs. Toute

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chose est au moral comme au physique : si l'on force la terre, elle ne produit plus; de même, si les hommes se multiplient avec excès, ils se battent pour posséder le peu qui reste, ils meurent des coups qu'ils se portent, de maladie ou de besoin... et rengraissent ainsi la terre qu'ils avoient imprudemment forcée et rendue inculte.

§8.

L'harmonie sociale se perfectionnera de plus en plus à mesure que l'art de gouverner fera des progrès. Mais l'art n'est jamais la nature; qui dit art, dit assemblage des règles plus ou moins observées ou violées. La nature n'a d'autres règles qu'elle- même : comme Dieu, elle est parce qu'elle est. Chercher l'accord parfait en morale est une chimère. Comme en musique, c'est le mélange des consonances et des dissonances qui constitue l'harmonie. Que seroit-ce qu'un peuple en accord parfait dont les idées, les sensations, toujours en harmonie avec les autres, couleroient paisiblement comme le fleuve Léthé? Cette monotonie harmonique, cette succession d'instans pré- cieux, cette existence parfaite, ce vocabulaire la négation et le doute seroient ignorés et l'assentiment absolu seroit la réponse à tous les désirs d'autrui... cette espèce d'harmonie morale répugne d'avance par sa fadeur. il n'y a ni amour- propre, ni désirs, ni besoins à satisfaire, nous ne voyons pas le plaisir. Le monde et la musique, tels qu'ils sont, nous convien- nent donc parce que nous sommes faits l'un comme l'autre. Nous avons la bonté de croire que tout est fait pour nous : bene sit, soyons heureux, s'il est possible, par cette bonhomie; mais néanmoins, il n'est pas une pensée sortie de notre sublime cerveau qui n'ait son type dans la nature, pas un atome dans notre corps qui n'ait appartenu et ne retourne chaque jour dans ce tout qui nous appartient si pertinemment, je dirois volontiers si impertinemment. Encore une fois, isolons-nous quand nous sommes riches; faisons du bien aux villageois et à nos amis, plus pour l'amour de nous que pour l'amour d'eux, et profi- tons des découvertes utiles qui se font dans les villes.

176

§9-

Rien de plus heureux, de plus respectable que l'agriculteur riche qui fait vivre tout un village en nageant lui-même dans l'abondance. Son activité conserve sa santé, que le riche citadin détruit en languissant dans un repos nuisible. Mille objets de dépense sont loin du premier, tandis que l'autre est forcé de se soumettre à la mode, à la couture, soit pour soutenir son crédit s'il est négociant, ou son amour-propre et le ton de convenance s'il est homme en place. Oui, je le dis encore parce que c'est la vraie morale de ce chapitre, l'abondance rend l'homme bon et généreux dans ses terres fertiles; mais il n'en est pas ainsi des richesses qu'on accumule et qu'on dépense dans les villes. Là, la facilité d'user et d'abuser de tout conduit au pire de tous les états : le dégoût de la vie; et il est difficile à l'homme des villes de résister au torrent, de rester sobre et de se subordonner à la raison, quand l'exemple et toutes les facilités le provoquent d'en sortir. Les riches Anglois font mieux, dira-t-on : ils vivent huit mois en campagne, pendant que des commis continuent leurs affaires en ville, ils viennent passer quatre mois de l'hiver. Ce n'est pas de cet état mixte, de ces moitiés campa- gnards dont je parle; ils ne portent que leur corps en campagne; leur esprit est à leurs affaires. Aussi, dans leurs terres, ils lisent les journaux, ils parcourent les mers sont leurs vaisseaux... Regarde plutôt le clocher de ta paroisse, vieillard insatiable ! Là, tu giseras bientôt. Ecoute cette cloche mortuaire : elle sonne l'agonie de ton voisin et, bientôt, elle sonnera la tienne. Mais non ! soit miracle ou délire, nous ne croyons pas à notre lin prochaine; toujours la mort nous surprend sans être prépa- rés. Attends, dit l'auteur, que j'aie fini mon ouvrage... Attends, dit l'Anglois, que j'aie fini mon bol de punch... Mais le temps marche en attendant; il ne nous fait pas plus de grâce qu'à la feuille d'automne qui se détache de l'arbre à son instant préfixé, et pourrit dans la fange.

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CHAPITRE XLVII

LIRE DANS LES NUES

L'espérance et l'illusion sont deux sœurs inséparables, l'une plus sévère, l'autre plus frivole, qui semblent s'entendre pour consoler les mortels. Les passions et les arts d'imagination ont le privilège de nous promener dans les nues. Est-ce un bien? est-ce un mal? Il ne faut que jeter les yeux sur les contraires de ce qui nous exalte pour être convaincu. Les arts d'imagi- nation et les passions aimables nous font espérer des plaisirs sans fin, tandis que les mathématiques sèches plaisent par leur exactitude, en désolant l'imagination qui n'admet point de bornes. L'astronomie est privilégiée, dès qu'il s'agit de lire dans les nues; un astronome athée me semble aussi extraor- dinaire que les phénomènes qu'il observe. Aussi Pie VII a dit, étant à Paris et parlant de Lalande : Peut-on connoître si bien le ciel et méconnoître son auteur ! C'est un mot excel- lent, surtout dans la bouche d'un pape (i). Lire plus ou moins couramment dans les nues est donc le bonheur des imagi- nations exaltées. Celui-là est bien à plaindre qui n'a pas quelque sentier surhumain pour arriver au temple de l'espérance. Le

(i) J.-J Le François de Lalande, astronome français (1732-1807). Grétry reviendra plus d'une fois, dans ses Réflexions, sur ratiiéisirie de Lalande. \^>y. t. IV, chap. XLIV et note, et t. V, chap. 1.

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crime est un faux calcul, a dit quelqu'un, oui, bien taux !... Les Néron, les Tibère, les Caligula ont senti les étreintes du crime, étant assis sur le trône du monde; et Homère men- diant, Socrate nécessiteux, Rousseau dans l'indigence, ont éprouvé les délices de la vertu. Les criminels veulent en vain s'exalter l'imagination et lire dans les nues pour échapper à leurs remords; dans les nues, ils voient leur chute préparée, que leur élévation rend plus effrayante encore. La réaction de nos vertus et de nos vices se montre à tous les hommes dans une longue perspective; dans les nuages, les flots, le peuple assemblé, un grand concert de musique... chacun y lit ce qui est écrit au fond de sa conscience. Je m'amuse quelquefois à faire observer ma tabatière de racine de buis à diverses per- sonnes. « Que de choses il y a là-dessus, dis-je à la jeune fille; qu'y voyez-vous? Voilà, dit-elle, une jolie tête d'enfant. Voilà la tête d'un soldat romain, dit le guerrier. Voilà Homère, dit le jeune poëte. Voilà Raphaël, dit le peintre. Voilà mes trois filles, dis-je à mon tour. Voilà un chœur d'anges qui chantent les louanges du Seigneur, dit la dévote. Je les entends, dit ironiquement l'incrédule... Dans les nues comme sur ma tabatière, chacun voit ce qu'il a dans l'âme.

La jeunesse est heureuse, elle lit tout courant dans les nues. Il semble que, pour elle, le monde soit une vraie comédie inventée pour son amusement. Elle a l'heureux don de tourner en plaisanterie les choses les plus graves. Un de mes neveux, jeune poëte, lisant parfaitement dans les nues quoiqu'aveugle, m'a conté l'histoire suivante, comme très comique. On y verra néanmoins une jeune fille abusée et un jeune homme bien rossé de coups de bâton : c'est égal, l'historiette est plaisante et peut fournir une bonne scène de comédie. La voici : Un jeune homme des amis de mon neveu, et de plusieurs autres jeunes gens de lettres, avait promis d'épouser une fille (assez honnête puisqu'elle ne se vendoit point) pour obtenir ses faveurs. Il cachoit soigneusement sa maîtresse à ses amis, ce qui leur déplaisoit fort, et ils promirent de se venger de lui à la première occasion. Après quelques mois d'assiduité, notre jeune homme se dégoûte de la fille et fait part à ses amis de la contrainte qu'il éprouve. Il faut t'en débarrasser. Je le désire, mais com-

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ment ? elle m'adore et m'ennuie (c'est le sort des femmes qui aiment trop : elles ne doivent pas nous dire à quel point elles nous aiment). Nous y rêverons. Quelques heures après, l'un d'eux dit au jeune homme qu'il avoit trouvé l'expédient qui le rendroit libre. « Seras-tu demain, à huit heures du matin, chez ta maîtresse? Rien de plus aisé. Cela suffit; sois exact, » Ils prirent une bonne dame qui s'habilla en « mère de famille » ; l'un d'eux, gros garçon, s'affuble d'une perruque, endosse l'habit noir, se munit de sa canne à pomme d'or et, accompagnés de quelques-uns d'entr'eux qui représentent les parens, ils font une descente chez la demoiselle, qui étoit cou- chée avec son amant. Le bruit qu'ils font à la porte l'oblige d'ouvrir; alors le prétendu papa, la canne haute, fait à son fils une terrible réprimande, le force de s'habiller en le régalant de vingt coups de canne. Le jeune homme avoit beau clignoter des yeux et faire signe au prétendu papa de ne pas frapper si fort, il alloit son train; la maman crioit comme une sorcière. Enfin, ils emmenèrent leur fils prétendu, après lui avoir fait jurer qu'il épouseroit sans résistance une autre femme qui lui étoit destinée depuis longtemps. La fille, plus morte que vive, promit aussi de ne plus revoir son amant ; le père la menaça de la police correc- tionnelle si elle continuoit à débaucher un enfant de famille. Encore quelques coups de canne, et ils lentraînoient de chez sa belle pour n'y plus rentrer. On sent bien que notre jeune homme se plaignit des coups qu'il avoit reçus, qu'il voulut même en demander raison au papa; mais tous lui dirent qu'il étoit un fou, un ingrat, et que, sans les coups de canne, la scène n'eût pas eu de vraisemblance.

CHAPITRE XLVlll

RÉGIME POUR CONSERVER NOS FACULTÉS INTELLECTUELLES

J'ai dit dans un chapitre de cet ouvrage, intitulé Régime majeur: « Vieillards, défiez-vous des derniers éclats de la lampe m. et ces mots m'ont fourni un second chapitre. Je ne parlois alors que relativement à la santé du corps, à laquelle celle de l'esprit tient infiniment. C'est ainsi qu'en repassant dans ma tête certains chapitres qui ne me semblent point assez nourris, j'y reviens sous un autre titre pour les rendre plus complets. Ce n'est pas une méthode sèche qui rend un ouvrage recommandable : on n'estime guère ce qui ennuie et la morale a son marivaudage comme la comédie. Il y a plutôt ici un grand tout épars, dont les fils se correspondent néanmoins, et qui surtout donne à penser au lecteur. On ne peut faire un œuvre bien régulier qu'avec des idées reprises; du premier bond, elles commandent et se ressentent du désordre de l'ima- gination créatrice. Avant d'entrer en matière, je rapporterai un propos que j'entendis naguère dans la société : on disoit que les gens d'esprit avoient intérêt qu'il y eût beaucoup de sots dans le monde, pour qu'ils pussent y briller. On disputa sur cet argument et je crus fermer la discussion en disant ceci : « Tout

i8i

est relatif et, comme dit le proverbe, un sot trouve toujours un plus sot qui V admire. Soyons bien tranquilles, mes amis; la graine de niais est loin d'être épuisée. »

Deux choses me semblent bien nécessaires à observer pour entretenir les facultés de notre esprit. C'est l'abstinence des liqueurs spiritueuses prises avec excès. Il en est de même des ragoûts trop épicés. Les substances chaudes prises intérieure- ment épuisent nos forces, parce qu'en excitant la transpiration qui s'exhale dans l'atmosphère et avec laquelle elles voyagent quelque temps, elles emportent nos esprits et notre chaleur naturelle; cette perte souvent répétée aîtoiblit la mémoire et la sensibilité des nerfs, qui se dessèchent (i). Le vin, dit-on, est le lait des vieillards ; je le veux, mais je crois qu'il doit être pris sans excès; il faut ranimer et non enivrer; donner trop d'acti- vité à une vieille machine, c'est hâter son détériorement et sa fin. Partout il y a frottement, il y a usure.

Les hommes de génie ne doivent pas non plus se livrer à une grande dépense d'esprit, étant en société; c'est qu'ils recueillent les bons propos, les mettent en poche et, comme l'abeille, en composent à loisir le miel salutaire qu'ils vont déposer dans leurs manuscrits. On ne peut, chaque jour et à chaque moment, avoir de l'esprit; et l'on peut généralement observer que ceux qui brillent le plus dans les sociétés, et qui les fréquentent assidûment, ne sont pas ceux qui nous laissent de bons et de grands ouvrages (voyez le chapitre suivant). Non seulement ils rentrent chez eux fatigués, mais leurs organes intellectuels s'affaissent rapidement par une exaltation, une dépense quotidienne. Je ne veux pas dire que l'homme de génie s'enferme et s'isole : la rouille du cabinet se fait sentir alors dans ses ouvrages et, comme on dit, ils sentent la lampe. J'aime au contraire que l'homme fait pour produire voie le monde, une société choisie, mais qu'il écoute plus que de parler; c'est le moyen de faire peu de dépense et de mettre à profit le bien des autres. On dira que l'homme d'esprit est fait pour instruire et donner le ton par son amabilité... Je le veux, mais que ses incursions dans le monde soient rares. Après quelque temps de

(i) On sait qu'au soleil d'été, on fait périr un animal en le frottant d'éther : il tremble après la première évaporation, il périt de froid après la seconde. {Ci.)

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retraite amicale, il peut paraître en société et y briller de tout l'éclat de son esprit; cet élan le ranime et le dispose au travail; le plaisir qu'il produit, les caresses qu'il reçoit flattent son amour-propre, dont toutes les productions émanent, soit qu'on en convienne ou qu'on n'en convienne pas.

CHAPITRE XLIX

DES FAUSSES PRETENTIONS A L'ESPRIT

On n'a pas plus d'esprit qu'on n'en manifeste par ses ouvrages. Quoique les vrais talens soient loin d'être dénués d'amour-propre, ils n'affichent point leurs prétentions, si on ne cherche pas à les humilier. Mais le monde est rempli d'hommes de lettres à prétentions, dont le plus grand mérite consiste à savoir se cacher et qui ne montrent, çà et là, que quelques éclairs avec l'esprit des autres. Les deux hommes de lettres que j'aie connus, qui montrassent le moins de prétentions, le plus de simplicité et qui, néanmoins, ont produit chacun un des meilleurs ouvrages de notre littérature, c'est Helvétius et d'Ol- back. Une femmelette, parente du premier, avoit beau dire qu'il avoit ramassé les balayures de son salon scientifique pour faire le livre de l'esprit. En vain, disoit-on, et dit-on encore, que d'Olback n'avait que rédigé la conversation des gens de lettres qu'il recevoit chez lui toute l'année... Tous les lettrés reçus chez lui avoient les mêmes avantages; tous, sans doute, mettoient à profit les doctes avis de leurs confrères ; mais les deux philosophes que je viens de citer en profitèrent plus et mieux qu'aucun autre. Ils ont prouvé cette vérité : que les

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prétentions ne comptent pas et qu'on n'a que l'esprit qu'on manifeste dans un grand ouvrage.

Entendez le jeune homme : il n'ignore de rien; il vous force au silence, vous qui savez, vous qui le jugez à sa seconde phrase ; il se croit l'inventeur de tout ce qu'il lit; mais patience, sa fièvre passera; il verra, ou on lui fera voir, qu'il n'est que le registre souvent incorrect des auteurs qu'il a étudiés. Faut-il le décourager, l'humilier? Non, le jeune homme à prétentions n'a rien de fâcheux dans son délire; c'est la fièvre du bonheur qui l'exalte; gardons-nous d'afïoiblir son émulation. Que l'homme de lettres expert dans son art fasse ce que je fais vis-à-vis du jeune compositeur de musique qui me consulte sur son oeuvre, souvent sans caractère et rempli de plagiats; si cependant j'y découvre un trait de mélodie ou d'harmonie original, voilà, dis-je, un trait heureux qu'il faut mettre dans un cadre mieux ordonné : je voudrois l'avoir trouvé... Quant aux hommes à prétentions dont le talent consiste à savoir captiver les hommes puissans, qui s'emparent des places lucratives et honorables que le public décerne à d'autres qui en sont plus dignes, qui se font les enthousiastes d'un mort ou d'un Vivant célèbre, sous les auspices duquel ils étalent leurs prétentions ridicules et autour duquel ils distribuent les rangs que doivent occuper les savans de tous genres, de ces hommes enfin qu'on rencontre partout et qui n'obtiennent nulle part le sourire du plaisir, de la considération et du bon accueil, leur humeur acerbe, leur air tranchant et furibond, leur ton tantôt haut, tantôt bas, selon l'homme auquel ils parlent, annoncent que, m petto, ils sont soufïrans, tourmentés de leur nullité, malgré leurs prétentions; ils prouvent enfin, je le répète encore, qu'on n'a pas plus de talent ni d'esprit qu'on n'en manifeste dans ses ouvrages. Proba, credebo : Prouve, je te croirai.

CHAPITRE L

L'INDIFFÉRENCE EST LA PLUS DANGEREUSE MALADIE DE L'AME (i).

Si, par sa nature, l'homme étoit tout bon ou tout mauvais, la société auroit une action déterminée et la loi n'auroit qu'à récompenser ou punir; mais l'homme le plus commun est sans caractère. Montrez-lui le bien, il le fait; montrez-lui le mal, il l'adopte. Sur un homme type, il y a dix mille imitateurs qui se croient originaux et qui ne sont que des copies. L'homme sans caractère, nageant dans le vague, toujours rêvant sans penser, ne fait prendre que le parti que lui ofïrc la circonstance actuelle. Voilà comme sont la plupart des hommes sans édu- cation, ou qui en ont reçu une contraire à leur être. Cet état indéterminé provient-il d'ignorance ou d'indifférence? C'est tout bonnement incertitude entre le physique et le moral. Plus le monde instruit vieillira, plus on s'apercevra qu'il n'est rien de fixe hors du physique, et que la société est un état outre- Ci) Avec un peu d'effort, on peut toujours lier un chapitre avec celui qui suit, soit on finissant l'un ou en commençant l'autre. Plutarque et Montaigne ont dédaigné cette sujétion ; je les imite souvent dans cet ouvrage. Néanmoins, un fil sensible lie, bon gré mal gré, tout ce qui se rapporte à l'homme. Par exemple, ici je dirois : qu'il faut, même dans les hommes nuls, tolérer un peu de prétention, dans la crainte de les jcttcr dans une indifférence dange- reuse à la société. (G.)

nature où, sur mille positions ou actions morales, il n'en est peut-être pas une qui ne contrarie la nature. Mais les hommes veulent vivre ensemble, ne fût-ce que pour avoir le plaisir de se tromper, de se voler et, surtout, pour pouvoir dire : « Je suis plus grand que toi. »

Revenons à l'incertitude de l'homme. L'enfance est vacil- lante et doit l'être, parce que les organes sont en végétation ascendante et non formés. La vieillesse, par raisons contraires. L'homme fait, comprimé par les soucis et les chagrins, est encore ainsi faute de mouvement. Donnez-lui une passion active, il reprend l'existence. 11 lui falloit des coups d'éperon pour le faire agir ; à présent, ce sont des rênes qu'il lui faut pour le contenir. Trop ou trop peu est la chance malheureuse de l'homme; le point juste après lequel il mire semble fuir devant lui.

L'enfant est aimable par son indifférence, son abnégation de lui-même. Le vieillard commande le respect par son impuis- sance. On est enchanté de faire pour eux ce qu'ils ne peuvent faire. Nous semblons hériter de l'activité et de l'amour-propre de ceux qui n'en ont pas ou qui n'en ont plus. Mais si les inactifs ont des prétentions exagérées, s'ils sont opiniâtres, alors nous les haïssons; au moins, ils nous inspirent une pitié dédai- gneuse. Oh! que l'amour-propre (mobile du bien et du mal) est difficile à expliquer ! Il est révoltant dans l'homme nul, inutile à celui qui sait ; c'est un mouvement de l'âme qu'il peut toujours retenir en le laissant subsister : supprimé, c'est la mort morale de l'individu.

L'homme toujours content de lui est le plus insoutenable, le plus sot des êtres. Tout est lui, tout a rapport à lui (i). Ce que vous dites, il le pensoit ; ce que vous écrivez, il le savoit. Il ne fait l'éloge d'un autre que pour accorder une réputation ; montrez-lui un homme supérieur... « C'est dommage, dit-il, qu'il lui manque telle qualité. » Vermisseau, caméléon servile, que te manque-t-il, à toi.^ Tout; et le meilleur des hommes, Socrate, savoit beaucoup en prévoyant qu'il pouvoit apprendre sans cesse. L'indifférent prend le monde pour un

(i) C'est moi, c'est encore moi, est ce que dit de plus éloquent la statue de Pygmalion, en se touchant, puis un autre. (G.)

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aparté; rien ne l'émeut, ne l'intéresse, à commencer par les autres et puis lui. Si, par transmutation de caractère, il pouvoit sortir de sa léthargie, c'est par égoïsme qu'il commenceroit à s'intéresser aux autres. Nouvelle statue, il diroit : C'est encore moi, en s'approchant d'une femme. Nos rapports avec les autres ont donc l'égoïsme pour base, ces rapports fussent-ils vertueux. Tenir aux autres sans tenir à soi est une contradiction morale. Il est de saints personnages qui ont tout sacrifié à la vertu ; mais l'état de sainteté a ses délices : on ne peut comparer la jouissance passagère d'un scélérat couronné à celle du béat couvert d'un cilice.

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CHAPITRE LI

OU L'ON RECHERCHE COMMENT ET POURQUOI

LES UNS VOIENT TOUT EN BIEN,

D'AUTRES TOUT EN MAL

Outre les indifférens dont nous venons de parler, il est dans le monde des Démocrites et des Héraclites, c'est-à-dire des êtres qui prennent tout en bien, d'autres, tout en mal. Ils voient ainsi, ils sentent ainsi, tout en protestant que la vérité n'est qu'une pour l'Indien des bords du Gange ou pour le Lapon congelé. Pouvons-nous trouver mauvais que le sucre soit doux, le vinaigre acide, que le feu soit chaud, que la glace soit froide, que la pierre soit dure, que la laine soit molle?... et que toutes ces productions ou ces substances aient les propriétés qu'on leur connoît? Non. Pouvons-nous empêcher que tel individu ait [en naissant] subi telle forme qui gêne le jeu de quelque partie de son être? Non. C'est le cas de dire : Gaudeant bene nati ; car tels hommes, construits en perfection, n'engen- drent aucune mauvaise humeur et sont disposés au bien qu'ils recherchent et qu'ils aiment et à fuir le mal qu'ils haïssent; voilà Démocrite. Nous dirons à ceux qui sont le contraire des bienheureux : Doleant tnale nati. La nature les a faits pour souffrir ; la moindre incorrection dans le monde ils ont été

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jetés ou dans la matière dont ils sont formés a suffi pour que [en souffrant] ils ne puissent ni sentir, ni voir, ni penser comme l'homme correct : voilà le Heraclite : s'il est homme du peuple et sans éducation, il bat sa femme, il plaide, il vole; s'il est instruit, il fait la satire du genre humain et n'a souvent d'autre tort que de se chagriner outre mesure. Ajoutez aux causes physiques celles morales qui ne sont, malgré leurs effets réels sur l'individu, que des causes secondaires dont nous ne répé- terons plus la nomenclature assez détaillée précédemment. C'est dans une assemblée d'hommes délibérant qu'on reconnoît, à la mine, les Héraclites et les Démocrites, et toutes les nuances qui les différencient ; qu'on peut remarquer combien il y a d'avis divers sur une même proposition. 1^'homme de sens froid en est effrayé. C'est dans un spectacle dramatique tel que jadis étoit celui de la Cour de Versailles l'on n'osoit, par respect, ni applaudir, ni murmurer, qu'il faut observer l'embarras des spectateurs qui se demandent, en sortant, si l'ouvrage nouveau qu'on vient de représenter est bon ou mauvais. J'ai été mainte et mainte fois intéressé par cette scène; avois-je perdu, avois-je gagné? souvent je l'ignorois. Heraclite passoit près de moi sans me regarder; Démocrite, en riant, me demandoit des nouvelles de ma santé au lieu de me parler de mon ouvrage. Je n'obte- nois pour réponse à mes questions que des phrases évasives, des si, des mais; chacun attendoit le jugement d'un autre pour se décider. Combien j'étois content quand je trouvois lui homme qui m'avoit jugé à travers l'atmosphère glaciale de l'assemblée! Un garde du roi, chevalier de Saint-Louis, me dit un jour son avis d'une manière trop singulière pour que j'aie pu l'oublier. Je passois seul vis-à-vis du poste il était en faction; il me porte ses armes avec bruit. Vous vous trompez. Monsieur, lui dis-je, je suis artiste. Je sors du spectacle, fut sa réponse. J'avoue que je fus pénétré de reconnaissance et qu'il me paya sensiblement des peines infinies que donne la mise en œuvre d'un ouvrage dramatique depuis sa première création jusqu'à la représentation effective. Concluons, sui- l'objet principal de ce chapitre, que ceux qui voient tout en mal (nous n'avons rien à dire à ceux qui voient en bien) ont besoin d'être rectifiés, s'il est possible qu'ils le soient. Le régime de l'homme malsain par

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nature doit être les jus d'herbes purifiantes, les purgatifs doux et habituels ; ils doivent surtout se nourrir d'alimens contraires au défaut de leurs humeurs. On remarque cependant (tant la chaleur plaît naturellement à l'homme et à tout ce qui existe) qu'ils n'aiment pas l'eau qui délayeroit leurs humeurs noires et recuites ; qu'ils détestent toute purgation et qu'ils n'ont guère qu'une maladie finale qui les emporte avant la vieillesse con- sommée. Ils sont chauds, durs, mordans, justes et sévères dans leurs moeurs, s'ils ont reçu une bonne éducation ; ou de cruels scélérats s'ils ont été mal élevés. Ils donnent dans les excès et ne sont nuls en rien. Un peuple de pareils hommes seroit bien dangereux !... Non, ces hommes feroient comme les lions et les aigles, ils s'arrangeroient ; ils sont forts de caractère.

CHAPITRE LU

COLERE

On apprend toujours quelque chose avec les vieillards. Un d'eux disoit ceci : « Il est une colère blanche et une rouge. » Il eût pu ajouter celle des larmes ou lacrymale, qui appartient à la foiblesse de l'enfance et de la vieillesse. La colère blanche est longue et haineuse. La colère rouge, quoique plus terrible en apparence, se calme plus tôt. Celle des larmes est péné- trante; elle désarme le provocateur le plus dur, parce que la personne qui en est atteinte se livre en victime dévouée; et, nous le savons, l'amour-propre entre pour moitié dans nos passions : nous sommes vaincus dès qu'il est satisfait. Ces différentes marques extérieures des trois diverses colères ont leurs sources dans les individus diversement constitués. La colère est un mouvement convulsif des muscles et des nerfs qui pressent les artères et les veines. Dans la colère blanche, le sang se précipite dans l'intérieur du corps, et à l'extérieur, si la colère est rouge. Pourquoi l'une est-elle longue et haineuse, l'autre plus terrible en apparence, mais plus brève? Les anato- mistes expliqueront mieux que moi cette différence. Il semble- roit que le sang poussé et pressé dans l'intérieur est plus longtemps à reprendre sa circulation ordinaire. De plus, les

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parties nobles sont dans l'intérieur du corps ; les deux impres- sions successives qu'elles reçoivent, d'abord par le mouvement des nerfs et, en second, par le flux du sang, doivent affecter plus fortement et plus longuement l'individu que quand le sang se porte vers la peau. La douce et simple (i) colère qui se manifeste par les pleurs agit peu sur les nerfs non conformés des enfans, ou aux desséchés des vieillards. Une contrariété suffit en eux pour occasionner l'émission des larmes; et, nous le savons, l'accès des passions, qui laisse couler des larmes, est moins inquiétant. Un médecin qui croit beaucoup (et avec raison) à l'influence de la musique sur les nerfs le docteur Lefébure (2) m'a communiqué le fait suivant. Par l'effet d'un violent chagrin, une jeune femme tombe dans un spasme effrayant. Les remèdes ordinaires ne produisant point de soula- gement, le médecin a recours à la musique ; et après quelques heures, la douce harmonie d'un piano fait cesser le délire de la belle affligée; ses larmes coulent en abondance et le grand maître (le temps) achève la cure. Mais, dira-t-on, quelle musique faut-il employer? Faut-il l'harmonie du piano et les chants de romance pour la petite-maîtresse? Faut-il des instrumens et des chants de victoire pour détendre les nerfs vigoureux du guerrier? Faut-il chanter le Pange lingua pour frapper l'imagi- nation d'une dévote dont les nerfs sont crispés? Qu'on essaye de tout, je le veux bien ; mais je pense que l'harmonica, le piano, la harpe, la guitare improvisant, cherchant (en fixant le malade) ce qui paroit l'atteindre de plus près est le plus sûr moyen de réussir. Indiquer autant de nuances musicales qu'il en est dans la tension des nerfs du corps humain et, surtout, indiquer juste, c'est à quoi je renonce, moi musicien-né, autant qu'un autre. J'en sais trop en musique pour ne pas douter. Si j'étois autant instruit dans toutes les autres sciences, peut-être n'oserois-je écrire ce livre. Au reste, le lecteur a remarquer que je n'affirme point quand je n'ai pas de la chose dont je parle une persuasion intime.

(i) Je dis simple, parce que cette colère est plus physique que morale; le moral est non-venu dans l'enfance, indifférent, par usure, dans la vieillesse. (G.)

(2) Sans doute Guillaume- René, baron de Lefébure, médecin et littérateur, médecin de Monsieur, émigré au moment de la Révolution (1744-1809).

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CHAPITRE LUI

BOURRUS BIENFAISANS,

DOUCEREUX MALFAISANS. IL Y A PLUS

DES SECONDS QUE DES PREMIERS. POURQUOI?

Le bourru bienfaisant, le doucereux malfaisant ne se trouvent que dans la société réglée. Dans la société de nature (si elle existe encore), les mouvemens sont prompts et déterminés : on frappe ou l'on se sauve, selon qu'on est fort ou foible, battant ou battu. Mais, chez nous, il faut louvoyer pour arriver. Mille voyageurs convoiteux visent au même but ; le prix est pour celui qui conduit mieux sa barque. Le bourru bienfaisant est celui qui se révolte et se repent. Le doucereux malfaisant est un lou- voyeur perfide. Il y a deux actions successives dans le premier: il obéit à l'instinct de l'amour-propre, puis il envisage les chaînes morales qui nous lient. Le second est subjugué par la crainte des lois qu'il élude sans cesse. Il a autant de masques que de volontés. Paillard ou fripon, c'est Tartuffe, toujours doucereux, soit qu'il séduise la soubrette, la maîtresse du logis, ou qu'il s'empare des biens du mari débonnaire. Pourquoi y a-t-il plus des seconds que des premiers, avons-nous demandé ? Parce que, dans le monde, il y a plus d'hommes foibles que d'hommes forts, plus de gens sans caractères que de gens à caractères déterminés. Dans la nature, les doucereux se voient battus s'ils avoient des prétentions au-dessus de leur petite mesure ; mais

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sous l'abri des lois qui égalisent le tort et le foible, ils jouent un rôle et font, par adresse, ce que l'homme fort de sa propre force ou par ses principes, dédaigne de faire. Le monstre le plus hideux, le doucereux hypocrite, qui naît près de la religion dont il se joue, a des forces d'emprunt, des leviers moraux de toutes proportions dont il se sert avec une agilité que rien n'égale. Dieu, femmes, enfans, valets scélérats reconnus, hommes pieux, hommes en face, femmes prostituées... tout est l'objet de ses caresses perfides s'il le conduit à ses fins. Son règne, cepen- dant, est-il de longue durée ? Je ne crois pas qu'un seul Tartuffe ait usé son manteau sans être découvert. Au premier bruit d'une perfidie constatée, le contraste de ses mœurs anté- rieures et présentes est si révoltant qu'il passe incontinent de l'estime au mépris. On se rappelle des soupçons, les demi- preuves se vérifient, tout est contre lui. On le compare au chat qui, sous sa robe veloutée, aux regards fins et sinistres, guettoit la proie dont il vient de se saisir ; et dès qu'une fois il s'est servi traîtreusement de sa griffe acérée, dès qu'il est connu, ses caresses sont à jamais odieuses. Le repentir chez un tel homme, fût-il sincère, est toujours suspect. En un mot, un faux dévot, c'est le ciel devenu l'enfer par subite métamorphose.

Venons maintenant à la seconde moitié du genre humain, qui séduit et dispose de la première. Une femme dure, cruelle et bourrue est un être contrefait. Elle est créée, au contraire de l'homme, pour être douce, humaine et pour être sans cesse l'éteignoir des passions qu'elle allume en lui. Dans la nature, il n'est pas d'être aussi bienfaisant que la femme satisfaite de son existence. Il n'est point de monstre pareil si elle souffre ou dissi- mule. Si elle est forte, pour se venger elle est capable de tout. Si elle est foible, elle succombe par irritabilité. Dans les grandes catastrophes politiques, c'est presque toujours une femme qui porte le premier coup ou le coup décisif. Pourquoi ? Parce que la sensibilité féminine est de moitié en plus de la nôtre et que tout se fait par sensibilité ou par irritabilité (voyez le cha- pitre XXIV). Les hommes n'ont pas encore assez réfléchi que leur bien-être dépend de celui des femmes et que nous n'aurons de bonheur réel qu'autant qu'elles en seront comblées. Si elles souffrent, nous souffrons, et plus qu'elles, car elles ont sur nous

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l'arrière-goût de la vengeance qui les soutient et qui est de moitié en plus, comme leur sensibilité. Que faut-il donc à la femme pour que sa bienfaisance naturelle s'épanouisse et qu'elle nous en rende participans? Il faut, au physique comme au moral, qu'une femme puisse se dire : il ne me manque rien selon mon état. Elle possède tout si elle peut dire : j'aime et je suis aimée. Les tourmentes de l'amour ne l'épouvantent point; elle est un pilote excellent dans les temps orageux ; elle sait mieux que nous que la passion de l'amour a, comme toutes les pas- sions, ses alternatives de plaisirs et de peines, que c'est ainsi que les passions se nourrissent, qu'une passion sans mouvement n'est pas une passion, que ce n'est que le repos qui sépare, répare et prépare d'autres passions. Manque-t-elle du grand nécessaire.' A ses yeux, le ciel cesse d'être serein ; tout est noir pour elle, dans la nature comme dans son imagination ; elle se livre à des monstruosités parce que vous prétendez qu'elle existe hors de son existence. « J'aime et je suis payée de retour par celui que j'aime » est donc la source de la vertu première des femmes, dont émanent toutes les autres vertus de son sexe. Cette satis- faction éprouvée par elles et accomplie par nous, ses autres passions, telles que la coquetterie et l'amour-propre, ne sont que secondaires. La financière se donne des diamans ; la villageoise, un habit de couleur vive et, si elles aiment et sont aimées, elles sont également bonnes et heureuses. On a tout quand on ne désire rien ou quand les désirs sont faciles à satisfaire. La femme-mère transporte tout son être dans son amour pour ses enfans. Malgré elle, c'est pour eux qu'elle existe. Son époux en est presque jaloux ; elle se reproche presque une infidélité ; mais le premier sourire du nouveau-né les avertit que cette division d'amour n'en a point affoibli le sentiment. Tout est miracle dans la création. L'enfant voit la cause secrète de la passion des amans-époux ; sa naissance est le résultat de leur amour, et il est encore, quoique très indifférent et passif, l'objet de leur ten- dresse extrême. Oh ! que l'homme aimé est bien sûr de sa femme quand il laisse entre ses bras un aussi cher surveillant ! L'homme assez osé pour adresser des vœux impifrs à la mère en exercice du plus saint ministère, donne une des plus fortes preuves possibles de scélératesse. Le plus grand supplice d'une

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mère doit être celui de voir, au milieu de la famille de son époux légitime, l'enfant d'un second père qu'elle n'a aimé qu'un moment par caprice. Ce moment funeste, quoique suivi de mille soupirs étouffés, est inexpiable. Le dernier terme de la coquetterie des femmes est de cacher leurs enfans pour nous promettre des prémices. La femme vieillie et hors d'âge mérite autant notre reconnaissance que la terre fertile qui se repose après la moisson. La nature inflexible semble l'abandonner dans l'âge de la stérilité. Réparons par nos soins cette injustice. Le moule précieux qui a produit Apollon et Vénus doit-il être brisé et sa poussière jetée au vent ? Non, c'est un type respec- table pour l'artiste reconnaissant. De même, la femme surâgée ou surannée mérite encore nos égards si elle est bonne et sensée ; mais, assez souvent, elle oublie qu'elle ne régna que par sa beauté ; que cet empire étant détruit, celui de la raison doit être son partage. Il est difficile aux femmes de renoncer à l'amour; chez elles, le besoin d'aimer est, je crois, plus fort que celui d'être aimée ; ce qui le prouveroit, c'est leur instinct à la coquet- terie lorsqu'elles sont jeunes ; c'est leur penchant à la dévotion quand elles sont vieilles. Oui, madame, disoit Diderot à une vieille qui le consultoit : baisez, baisez les pieds du Christ si l'on cesse de baiser vos mains, (i)

Plutarque compare ingénieusement la femme à la musique vocale, comme choses précieuses ou abusives. Voici le passage traduit par Amyot : « La poésie ayant accommodé à la parole le chant, la mesure et la cadence, en a rendu ce qu'il y a de profitable plus attrayant et plus émouvant, et ce qu'il y a de plus dangereux, plus malaisé à s'en garder. Aussi la nature ayant orné la femme de gracieux attraits, des yeux, douceur de parole et beauté de visage, lui a donné de grands moyens, si elle est impudique, de décevoir l'homme en lui donnant du plaisir et, si elle est honnête et pudique, de gagner la bonne grâce et l'amitié de son mari.» Il résulte, des observations générales contenues dans ce chapitre, que nature contrariée ne produit que des métis, des monstres, que tout est chimie dans la nature et qu'il n'est rien en dehors des lois chimiques.

(i) Je ne sais si je n'ai pas déjà rapporté ce mot dans un de mes précédens ouvrages. (G.j

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CHAPITRE LIV

TOUT EST CHIMIE

Le grand artisan de l'Univers a tout créé. L'homme ne peut, dans ses procédés chimiques, que décomposer, analyser, et recomposer en admirant la puissance infinie de celui qui dit : « Chaque chose aura sa nature incorruptible, car mélange ou changement dans les quantités n'est pas corruption. Chaque substance sera plus ou moins amie ou ennemie d'une autre substance. Chaque substance aura sa propriété qu'on nommera instinct dans les corps animés. Chaque mélange (et ils sont par millions de milliards) imposera un caractère ditîérent et plus ou moins déterminé à chaque être animé ou inanimé, selon que prédominera dans sqn être telle ou telle substance. Chaque détermination de caractère d'une chose faite proviendra (car Dieu lui-même ne peut faire qu'une chose soit ou ne soit pas) de la nature des substances dont celte chose est formée. Dixit et hoc factinn fuit.

Disons donc : i^ Tout est mixtion chimique dans la nature. Rien n'est un que Dieu, qui est partout, qui est outre nature, quoique inhérent avec la nature;

2" Dieu même est une substance pure, mais chimique, car pour être il faut être quelque chose;

3" Tout ce qui est mixtion commence et finit, parce qu'il y

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a combat entre les choses diverses. Dieu seul, qui est pur et un, n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin. S'il devait linir il auroit commencé. S'il avoit commencé, un plus puissant que lui l'eût créé;

4*^ Un rayon divin anime toute la nature; ce rayon n'est pas Dieu, mais une émanation de son essence suprême ;

Tout périt et renaît dans la nature; le soleil périra s'il n'est restauré à mesure qu'il darde ses feux;

Toutes les substances, môme les plus dures, ont une odeur qui prouve qu'elles exhalent sans cesse une partie d'elles- mêmes. Une boule d'airain, grosse comme la terre, aurait une odeur qui prouverait qu'elle s'évapore continuellement, que la boule se consume et seroit un jour consumée totalement ;

Un corps qui est privé d'odeur est aussi privé de mouve- ment et de vie, dira-t-on; oui, mais ce phénomène n'existe pas. Si l'odeur et le mouvement sont la vie, un cadavre est donc vivant ? Je réponds que le cadavre est mort au présent, mais en travail pour l'avenir; bientôt il produira d'autres êtres vivans. 11 semble qu'un être volumineux a le droit, en mourant, de produire mille petits êtres et que mille petits êtres coopèrent à former l'être volumineux. Qu'est-ce qui lie les parties d'un être ? On ne le sait ; c'est son existence ; c'est parce qu'il est, qu'il est. Quelle est la plus petite parcelle de la matière ? Celle qui n'est plus visible même aux yeux du céron; néan- moins, elle est toujours parcelle ou atome;

8^ Dire comment la nature s'y prend pour diversifier l'odeur de divers individus est impossible : c'est son secret. La punaise nous empeste; le castor, la belette sentent le musc. C'est après avoir étudié, analysé les substances de ces animaux que la chimie trouvera peut-être le pourquoi, car tout est soumis à la chimie ;

g"* Si l'homme étoit voué à la nature, il sentiroit une femme de loin ; il sauroit si elle désire ou ne désire point. Un aveugle qui n'auroit jamais pris de tabac, pourroit peut-être dire : « Ce salon est rempli d'hommes ou de femmes », à l'évaporation qui doit être différente entre les deux sexes (i). Voici ce que

(i) Je dis que pour vérifier cette expérience, il ne faut pas avoir l'odorat blasé par le tabac. ((■,.)

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M. de Galonné (i) me conta : Jadis, en route, en revenant de la Flandre il était intendant, aux portes de Péronne, il me demanda si j'avois du tabac plus que ma tabatière. Non, lui dis-je. L'année dernière, me dit-il, j'y fus pris. Mon valet de chambre avoit mis quelques livres de tabac de Dunkerque sous ma voiture, à mon insu; je dis aux commis que je n'avois pas de tabac ; on sourit, on me pria de descendre, le tabac fut trouvé, confisqué et je payai l'amende, car, comme intendant de cette même ville, je devois payer d'exemple. « Comment, Monsei- gneur, me dit le chef, vous avez du tabac et vous fermez les glaces de votre voiture ! Le commis qui, le premier, y met le nez, n'a jamais pris de tabac et il n'y en auroit qu'une demi- livre qu'il le sentiroit. Nous avons d'ailleurs des chiens qui nous avertissent et qui ne s'y trompent jamais ! « Que de ruses et de contre-ruses il faut aux hommes quand ils sortent du cercle tracé par la nature !

10° Les bêtes sentent leurs femelles et ne s'y trompent point. Leur jugement est un, le nôtre est cinq. Par nos cinq sens, un homme compte pour cinq bêtes qui n'ont (par leur nature) qu'un sens exquis. Une, l'odorat : c'est le chien. Une autre, le tact : c'est l'araignée. Une troisième, la vue : c'est l'aigle. Une quatrième, le goût : c'est le cochon. Une cinquième, l'ouïe : c'est le rossignol {2). L'homme qui réuniroit ces cinq qualités sensuelles au même point que ces cinq bêtes, seroit l'homme parfait. (Toutes les bêtes ont un sens supérieur quoique nous n'ayons désigné que cinq animaux.) Aussi, en parlant de nos sens, nous ne sommes pas fiers; nous disons : Celui-là flaire comme un chien de chasse ; cette femme a le tact délié de l'araignée ; cet homme a l'œil d'un aigle ; tel autre est gourmand comme un cochon et le chanteur Colifichet chante comme un rossignol ;

1 1'' Oui, tout est chimie. La musique (au figuré) est la chi- mie des oreilles; la peinture, celle des yeux; la cuisine, celle des gourmands; la parfumerie, celle de l'odorat; la profession

(i) Ch.-Al. de Calonne, successivement avocat, procureur général, maître des requêtes et intendant, investi cnlin par Louis XVI, à la suite dune intrigue, des fonctions de contrôleur général (1734-1802).

(2) Je donne le plus parfait, l'ouïe, au rossignol, comme au music icn le plus naturel. Mais que de choses il ignore en musique ! (Ci.)

des instrumens doigtés, celle du toucher. De même, en morale et en politique, c'est de l'amalgame des sentimens moraux que résulte l'accord entre les hommes. La politique est mauvaise si elle ne trouve le milieu entre la nature pure et celle, conven- tionnelle, des sociétés d'hommes.

iS

CHAPITRE LV

ON JUGE SOUVENT D'UNE CHOSE PAR UNE AUTRE

La liberté politique rend l'homme vrai, comme les chaînes de l'esclavage le rendent menteur. Faire des esclaves, c'est créer des traîtres, des assassins et des empoisonneurs. Le traître vit en-dedans de lui-même avec ses noires pensées; l'homme libre les manifeste toutes, bonnes ou mauvaises. L'acerbe franchise a disparu avec Lacédémone ; depuis la chute de Sparte les hommes sont convenus d'être polis pour ne point se blesser visi- blement, mais pour s'assassiner dans les ténèbres. C'est par leurs intérêts qu'il faut juger les hommes plus que par leurs dis- cours : c'est par les accessoires qu'il faut aller au principal ; cette marche rétrograde convient à la foiblesse humaine. Nous connoissons mal les substances primitives, les principes des choses ou les causes premières : c'est en observant les effets que nous remontons aux causes. En morale, l'homme se cache par le masque de la politesse et du mensonge ; percez cette écorce, vous retrouverez l'homme. Ivre de vin, de colère ou d'amour, son manteau se détache, l'homme retombe sur lui-même, et l'on ne sait alors s'il rougit d'avoir menti, d'être déçu ou d'être \'rai. Venons à des preuves plus matérielles. En entrant dans

une maison vous êtes connu, la mine des domestiques vous dit comment vous êtes avec les maîtres. On juge de l'honneur ou de la dégradation d'un homme par ce qui le touche de plus près. Celui qui manque de respect envers ses vieux parens découvre à la fois la bassesse de son extraction et de son éduca- tion négligée. L'amour de l'or, ce signe représentatif des jouis- sances, existe en nous en proportion inverse de notre fierté et, souvent, de notre probité. On achète tous les hommes, excepté celui qui s'estime plus que les richesses et la considération fac- tice qu'elles donnent.

On discute encore sur les mœurs et les opinions de J.-J. Rousseau. Je trouve la force de son caractère dans celle qu'il eut de mépriser tout ce qui corrompt le cœur et de rester ami des choses simples. Toujours il fut affable avec les petits et fier avec les grands ; il voulut être pauvre et roturier, quand tous voulaient être riches et nobles. C'étoit pour se distinguer, vous dit-on. Soit, je suis loin de croire qu'il manquât d'amour-propre; mais le sien étoit aussi indépendant que celui des autres étoit servile. Dans son temps, d'autres hommes célèbres furent estimables, sans doute; mais Rousseau seul eut le courage de mépriser les richesses et les fauteuils académiques qu'il pouvoit posséder dans un temps les idoles étoient le plus en vénération. Ne lui étoit-il pas permis de dire : « Je ne suis fait comme aucun autre », quand il faisoit ce que nul autre n'avoit le courage de faire? Passons-lui au moins le plaisir de s'en vanter et d'en être fier.

Rien de plus délicat dans le monde moral que la vertu du sexe, auquel l'honneur des époux est attaché. Le dernier degré d'avilissement est dans celui qui trafique de sa femme et de l'honneur de sa famille. Reconnoissez l'indigne époux qui veut vous vendre sa femme ; il prend d'avance avec vous un ton de cousinage. Nous sommes amis, nous sommes parens, dit-il en riant et en vous claquant dans la main ; l'infâme se croit peut- être philosophe, tant on abuse des choses saintes. Le bon ou le mauvais succès d'une pièce de théâtre n'est pas toujours bien décidé après la première représentation ; en telle circonstance, pour être instruit de son sort, souvent j'observois les mines : l'une me disoit oui, l'autre non, une autre : j'en doute. Un

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assez bon indice de réussite est de rencontrer la mine triste d'un rival affligé. S'il vous dit qu'il est malade, c'est souvent parce que vous vous portez bien. Si le public d'hier ne l'avoit pas applaudi, il le trouveroit insensé de vous applaudir aujour- d'hui. Que le fou d'Athènes étoit heureux! Tout ce qui arrivoit dans le port étoit sa propriété. Les auteurs ne sont pas encore assez -fous pour éprouver cette satisfaction ; cependant, ils approchent de ce genre de folie, car souvent ils disent : '< Tel trait qu'on applaudit est pillé de mes ouvrages, tel autre est dans mon portefeuille. »

On ne me fera pas le reproche, qu'on adresse ordinai- rement aux moralistes, d'oublier la belle moitié du genre humain; venons donc à notre refrain : parler des femmes, c'est parler d'amour; car les bonnes et les méchantes sont telles parce qu'elles plaisent ou ne plaisent plus. La méchante femme est d'autant plus dangereuse qu'elle joint la douceur de la séduction c\ la perfidie. Oui, si vous apercevez quelques nuages dans l'amitié que tel de vos parens ou de vos amis avoit l'habitude de vous témoigner, adressez-vous de suite à la méchante bavarde qui a actuellement sa confiance, et priez-la de vous réconcilier. A travers ses protestations d'estime pour vous, remarquez sa honte; c'est elle qui vous a calomnié. C'est l'amour qui donne aux belles leur grand ascendant sur nous. Ce que nous leur demandons le plus généralement est si singu- lier que souvent le demandeur est plus honteux que celle qu'il sollicite. Quand nous leur disons : « J'aime tout en vous, depuis le bout de vos cheveux jusqu'au bout de vos pieds », elles savent que c'est pour descendre ou monter qu'on fait ce long détour. C'est dans leurs yeux, dit-on, qu'il faut savoir lire : ne vous y fiez pas trop; par réminiscence de sensations, ils parlent sou- vent pour un absent que vous remplacez momentanément. \|me d'Houdelot pensoit à saint Lambert quand Jean-Jacques l'électrisoit de ses discours amoureux; et quand il la pressoit trop vivement, elle disoit : « Saint Lambert nous écoute. » Elle se servait de l'un pour s'occuper de l'antre. Pauvre Jean- Jacques! ignorois-tu qu'une femme amoureuse d'un autre joue avec notre cœur comme la petite lille avec sa poupée?

La paiitoniiine J'iinc coquette, même d'une femme qui

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aime véritablement, est comme le miroir à facettes qui multi- plie et colore de cent manières l'objet devant lequel il tournoie. L'homme insensible aux mystères mythologiques du sexe et de l'amour repose, il est vrai, dans une belle quiétude. Mais que son bonheur est tiède ! Pour lui, l'Univers est sans créateur : le premier des athées fut celui qui ne vit dans la créature femelle qu'un objet passif destiné à ses plaisirs. Dans son langage liber- tin, Piron disoit : « L'amour commence par les yeux; Tabcès se forme au cœur et crève un peu plus bas. » C'est l'histoire en abrégé de la plus terrible des passions ; mais que ses détails moraux sont multiples ! Ce que Piron nomme abcès est la foudre qui écrase ou vivifie. Nul de ses coups n'est perdu; tou- jours ils sont suivis du bonheur ou du malheur de quelqu'un ; souvent le bien, puis le mal se succèdent. Chez l'homme, espérer pour jouir, jouir pour regretter semblent être les deux parties égales d'un cercle toujours en mouvement de rotation.

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CHAPITRE LVI

JE NE PROFESSE PLUS, JE xM'AMUSE

Malheur à l'artiste maniaque qui professe trop longtemps son art pour occuper ses vieux ans! Tel que l'écrivain qui pro- longe trop un grand ouvrage, il se répète, devient foible, sort du ton général, quand il devroit être fort, concluant et conserver l'unité. Quittons notre talent principal avant qu'il nous quitte; c'est par lui qu'on nous juge et qu'on nous jugera. Ne donnons pas de regrets à nos amis, des armes à nos ennemis en dimi- nuant une réputation méritée par des efforts languissans, dont le produit ne peut être que médiocre. O vérité trop constatée ! Il est dans l'homme une puissance générative qui vivifie ses pro- ductions dans le jeune âge, et cette force motrice est-elle à son déclin ?... N'inventons plus, récapitulons. Ce retour sur soi- même a des charmes pour la vieillesse. Qui peut, sans atten- drissement, se remémorer son premier songe d'amour? Les productions du génie viennent de la même source. On produit quand on aime, comme on aime pour se reproduire. Je ne professe plus, je m'amuse. On me demande souvent pourquoi je ne fais plus de musique ; je renvoie les questionneurs à la pré- face de mon livre De la Vérité, j'ai détaillé mes raisons. Je sais que, pour le faire bien, l'homme ne doit exercer qu'un

état. Non seulement pour le faire bien, mais pour que ses amis sachent par le défendre contre ses envieux. Je sais que celui qui se divise n'est plus que des fractions d'un tout et qu'il vaut mieux être un fort que trois foibles pour être cité. Je sais encore que l'auteur qui a produit des œuvres dans divers genres n'est principalement remarqué que par un genre, un ouvrage, sou- vent par celui de son début dans le monde... Mais il n'est pas moins vrai que l'homme qui a beaucoup réfléchi, qui a rap- proché en un faisceau à peu près toutes les branches de l'arbre unique des sciences, parce qu'il a été forcé de les parcourir pour exceller dans celle qu'il a professée avec distinction, doit, vers la fin de sa carrière, apercevoir mieux qu'un autre ce grand tout qui se déroule à ses yeux en long souvenir. Oui, l'homme chargé de jours et d'expérience doit à ses semblables le bref résultat de ses longues veilles : s'il ne peut plus entre- prendre un grand ouvrage, qu'il nous donne la table des matières des idées qui l'ont accompagné à travers tout un siècle : ce legs est inappréciable, il dit beaucoup en peu de mots. J'aime les courtes phrases. J'aime l'expression dont se servent les nègres pour indiquer tout ce qui est imposant dans la nature. Ils disent : papa lion, papa canon, papa soleil... Jeunesse, respectez vos pères; ils lisent dans vos regards le passé et le présent qu'enfante votre avenir.

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CHAPITRE LVII

RETOUR SUR SOI-MEME

Il est certain que, malgré soi, chacun de nous est envers les autres comme dix est à un. Le contraire étabiiroit mieux l'harmonie sociale; mais la nature veut que chacun soit son principal protecteur, et le distique latin (non de deux vers, mais de deux mots) le plus connu dans tous pays, même des cuisi- nières, est sans contredit primo mihi, et notre premier centre, c'est nous; nous partons de pour aller aux autres en rayons divergens; et en rétrogradant suivant ces mêmes rayons, nous revenons à nous ; nous aimons les autres en nous aimant, et pour nous aimer. Tous nos mouvemens, toutes nos pensées prouvent cette vérité dont notre conversation est le résultat. Le propre de l'amour sacré, du véritable amour, est d'aimer hors de soi : tels sont l'amour divin et l'amour maternel. Celui de l'amour-propre est d'aimer en soi (i). Aimer Dieu conduit à tous les biens de cette vie et de celle que nous espérons après notre mort. 11 ne manque rien à celui qui est pénétré de l'amour pur. Fût-il privé de tout, n'eût-il qu'un souffle de vie, il a tout, il repose dans sa source. L'amour-propre nous sépare de Dieu et

'i'amour. (G.)

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des hommes; l'égoïste est seul dans l'Univers, il n'a ni parens ni amis. Quand on aime, on est aimé, la conséquence est juste. L'homme de bien jouit seul du présent, est sans regrets du passé et ne redoute point l'avenir. Quand on n'aime pas ou qu'on n'aime que soi, on est haï; la conséquence est encore juste. Le méchant souffre dans le présent, regrette le passé et redoute l'avenir.

Malgré la condition sublime et intime du bonheur que donne la piété, pourquoi donc si peu de gens en prennent-ils le chemin? C'est leur nature ou leur éducation qui s'y oppose. Dominés par des humeurs acres ou par des humeurs douces, les passions haineuses ou aimantes sont notre partage. Le ton du siècle influe aussi sur l'homme imitateur ; mais alors c'est le loup qui se fait mouton ; c'est Tartulfe qui prend le masque de l'homme pieux. Dans la morale, il n'est point de bonne imi- tation, il n'en est pas une sans grimace. Nous sommes ce que nous sommes, bon gré mal gré, c'est l'ordre suprême de la nature. Nous et nos œuvres sommes et sont forcément le pro- duit d'une nature universelle, modifiée par les qualités et les quantités. Lisez les écrits du méchant, je veux dire de l'homme rongé du fiel de l'amour-propre : il dit du mal de tout le monde, excepté de lui ; on sent qu'il dit le mal avec plaisir et le bien avec regret. En disant le bien, qu'il n'ose quelquefois désavouer, il est en souffrance et le poison haineux qui est en lui s'échappe par quelqu'expression ironique, satirique ou cynique. Chez lui, le bien porte toujours un correctif qui l'atténue; mais il ne tergiverse pas pour dire le mal; il part d'une source abondante. Après l'âge des passions, un retour vers la foiblesse est naturel : alors il devient bigot, après avoir été un impie ; mais c'est toujours le même homme ; dominé par les mêmes humeurs, il a seulement retourné sa médaille morale, il est le vice-versa de son être antérieur; il ridiculisoil les gens pieux ; aujourd'hui il flagelle les philosophes, et lui- même pour avoir appartenu à leur secte. A quoi reconnoître les hommes et, notamment, les écrivains qui s'efforcent de paroître ce qu'ils ne sont pas ( Aux efforts mêmes qu'ils font pour nous persuader. Amour, sensibilité sont leurs mots favo- ris, et le lecteur attentit lit, à chacune de leurs pages, haine et

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insensibilité. \\s affectent encore d'être les législateurs du bon goût et d'être sensibles aux charmes de la musique : il n'en est rien; c'est la tendresse et l'amour qui distinguent les âmes douces et affectueuses; eux, au contraire, sont forcément ce qu'ils doivent être, c'est l'émanation de notre conscience. L'homme qui n'a ni rien fait ni rien écrit n'est encore qu'une abstraction. A présent que je suis presque hors de lice, je jette avec curiosité un coup d'œil rétrograde sur mes œuvres musi- cales et philosophiques. Dans mes premiers ouvrages de musique, je remarque la chaleur, les élans de la jeunesse et le sentiment vital qu'ils donnent à nos compositions. Je vois peu à peu, dans les ouvrages subséquens, cet enthousiasme se rallentir, les écarts devenir moins fréquens, mais aussi les beautés hardies se perdre et s'atténuer. C'est comme une gamme descendante qui suit le degré de l'âge qui se mûrit en perdant de sa sève première. Je remarque la même gradation ou dégradation dans mes œuvres de littérature. Mes Essais sur la musique, que j'ai écrits à quarante ans, ont plus de vie, mais sont moins profonds et surtout moins utiles que mon traité sur la Vérité, composé à cinquante. Cet ouvrage-ci, commencé vers ma soixantième année, n'est qu'une récapitulation d'idées propres à l'âge avancé. Quand je quitterai cette vie, dans quelqu'instant que la nature me reprenne son dû, cette œuvre peut se terminer avec moi sans lacune. C'est une espèce de polype littéraire qu'on peut couper partout et qui partout se rejoint, parce qu'il ne traite que d'un seul et grand objet dans toutes ses parties et sur toutes ses faces.

CHAPITRE LVIII

LES BONS MEURENT-ILS PLUS TÔT QUE LES MÉCHANS?

Le proverbe le dit, et les proverbes ont souvent raison. Mais il ne dit ni comment ni pourquoi il en est ainsi : c'est ce que nous allons rechercher.

I** Pour que le proverbe dise vrai, il faut que les foibles soient les bons et les forts les méchans, ce qui jetterait une défaveur sur la nature, qui ne se trompe jamais. La division de bon, médiocre et de mauvais se trouve partout dans la nature : donc il doit mourir, au moins, deux foibles sur un fort, quoi- que les premiers se ménagent et que les seconds abusent de leur santé.

11° Dans les diverses espèces, la durée de la vie animale n'est pas dans la force individuelle : la carpe vit cent ans et le cheval ne vit pas la moitié d'un siècle. La vie a donc une longévité proportionnelle à la force du germe qui met plus ou moins longtemps à croître et à décroître.

111° Chez les hommes, les foibles ne sont bons que par effet de calculs; ils sont dépendans des forts et, alors, gare l'hypocrisie! Elle naquit entre la force et la foiblesse.

IV" La seule puérilité innocente commande par sa foi-

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blesse. Autrement, jetez un homme foible parmi de plus foibles que lui, il devient fort respectivement à la foiblesse des autres. Sera-t-il bon, raisonnable? Non, ce sera un tyran; il faut de la force pour être bon par nature et non par dissimulation. La foiblesse doit donc être régie par la force ; c'est une loi de propriété de l'esprit et de la matière. On ne peut croire que les non-propriétés l'emportent sur les facultés réelles.

V^ C'est par la force des lois et de l'éducation que le foible devient aussi puissant que le fort. Par cette protection civile, le foible de corps, mais fort d'esprit et d'animosité, l'emporte sur le fort qui dédaigne la protection. On voit alors l'enfant à la mammelle gagner un procès contre l'homme formidable. Quelle foule d'erreurs on anéantira si l'on parvient à classer les hommes d'après leur nature et leurs facultés, révélées par leurs œuvres et leurs procédés d'action ! Si nous représentons par le nombre lo l'individu à son apogée le plus désirable, il est foible quand il n'est que i, 2 ou 3. S'il est 4, 5 ou 6, il est au médium des facultés; 7, 8, 9, 10, il est plus ou moins au complet (1). Après avoir entendu raisonner ou déraisonner quelqu'un, on pourra donc lui assigner un numéro ; ce sera un nouveau mode de langage pour les adeptes dont l'homme numéroté en plus ou en moins sera soumis sans s'en douter. J'aime les nombres autant que Pythagore les aimoit; tous les rapports possibles sont ; ils sont les représentans de toutes choses : voilà tout ce que je sais des mathématiques et, néanmoins, je les aime.

La grande habitude de la parole, surtout dans ceux qui improvisent en public ou dans leurs écoles, et qui sont obligés de parler, vaille que vaille, quand ils ont entamé leur discours, contracte la malheureuse habitude de parler avant d'avoir pensé. (Ce n'est assurément ni de Fourcroy (2), ni de Cuvier dont je veux parler : ils improvisent mieux que beaucoup

(i) Dans un autre endroit de ce livre, j'ai assigné le nombre un à l'homme le plus simple et le plus prés de la nature. Ici. je donne di.\ au meilleur homme, et des unités en mnins à ceux qui s'éloignent de la perfection. Ceci prouve que les nombres (abstraits par eux-mêmes) se prêtent à merveille à tous nos systèmes. Disons de plus que l'homme naturel fist un par sa simplicité native et que le meilleur homme forme à la société est dix. vu la multiplicité des facultés qu'il exerce envers les autres pour être ce qu'il est. (Ci.)

(2) Antoine-François, comte de Fourcroy, chimiste, professeur de chimie au Muséum, à la Faculté de médecine et à l'Ecole polytechnique de Pnriv, mi des savants les plus éminents du temps, professeur incomparable (1755-1809).

d'autres n'écrivent.) Toutes ces machines à paroles sont tout au plus numéro 5. J'aime ce couplet de Sedaine dans le Comte cVAlbei^t. Sedaine a souvent plus de force et de raison dans un couplet d'opéra-comique que beaucoup de philosophes n'en mettent dans un volume ; le voici :

Quand j'entens un homme sensé Qui parle après avoir pensé, •* Comme j'estime sa personne!

Mais un bavard qui déraisonne Et qui jase ab hoc et ab hac, Je le méprise Et je le prise Moins qu'une prise De tabac.

Pour en revenir à notre question, considérons que la disparition d'un méchant fait peu de sensation, s'il est petit et foible; s'il est fort de caractère et d'immoralités, c'est une sensa- tion de bien-être passager qu'on s'efîorce de bannir de sa mémoire avec l'indigne objet qui la fit naître. Mais l'homme utile, l'homme bon qui disparoit de ce monde, laisse une forte impression par les regrets qu'il cause. Le premier est une chenille ou un serpent écrasé sous le pied du voyageur; le second, c'est un protecteur qui laisse en souffrance tout ce qui agissoit, qui s'opéroit par lui. Y-a-t-il plus de créatures humaines depuis 1 jusqu'à 5 que depuis 5 jusqu'à lo? L'état de notre moralité répond à cette question. Les méchans, les intrigans et les amoureux de l'or sont si communs dans notre grande ville qu'ils aspirent à nous faire croire que nous pensons et agissons tous de même. Un La Fontaine, un homme bon est pour eux un être abstrait qu'ils ne comprennent point et dont ils révoquent en doute l'existence. D'abord, depuis i jusqu'à 3, il y a à peu près nullité de moyens. Ensuite, depuis 3 jusqu'à 5, sont les métis. Depuis 5 jusqu'à lo sont les physiquement forts, mais mal éduqués et mal placés par les circonstances. Vient ensuite le chapitre des accidens, des infirmités, des maladies chro- niques, des mauvaises combinaisons d'humeurs respectivemient aux localités (i).

(i) Qui doute qu'un crapaud, brillant de sanlé, dans un marais putride, ne périsse dans des élémons purs? (Cr.)

12 1 3

On voit que dans les dix unités désirées, il en est huit mauvaises ou suspectes et perdues pour le bien. Cette mince quotité paroit désespérante pour la sagesse et la philanthropie; néanmoins, trois hommes purs sur mille suspects ont une force d'ascendant qui doit un jour (jour solennel !) régir tout le reste par l'empire de la vérité. L'ordre moral est fixé chez tous les animaux qui vivent en société et cet ordre est invariable. N'est- il que l'homme qui ne puisse parvenir au terme de perfectibilité qui lui soit le plus convenable? Mais, dira-t-on, les abeilles, les fourmis, les oiseaux se battent et se tuent ; la loi du plus fort est partout la loi qui décide. Oui, mais au moins les époques désastreuses sont brèves et l'ordre bientôt se rétablit : il y a, pour ainsi dire, chez eux un ordre dans le désordre. Mais la haine, la dispute entre les hommes sont éternels comme leur amour-propre ; ils ne cèdent que pour guetter l'instant d'une vengeance inextinguible ; et comme entre deux combattans il y a toujours un battu, les haines se perpétuent entre les individus, enti'e les familles et les nations. Tous les empires et leurs gou- vernemens, renversés tour à tour, prouvent une instabilité accablante pour tout homme qui réfléchit. On ne sait encore si l'homme est plus heureux étant libre ou muselé. Ce problème (unique par son importance) est encore irrésolu. Libres, ils se tuent ouvertement; muselés, ils s'empoisonnent clandestine- ment. O race humaine qui veut tout, qui peut beaucoup et qui perd presque toi^jours d'un côté ce qu'elle gagne de l'autre! Allez donc à l'école des bêtes! Là, vous trouverez des règles établies sur la nature des êtres, du chaud, du froid, des .saisons, des équinoxes et des solstices divers. Profitez-en, devenez régu- liers. Par amour-propre, ne poussez pas toujours en avant quand la nature vous pousse en arrière. Soyez franchement ce que vous êtes, et croyez que votre calcul est erroné quand vous vous parez d'une seule unité qui ne vous est pas acquise de droit. Il n'est que l'instruction, devenue alors plus générale, qui puisse rectifier l'homme. O combien les ennemis de la philosophie .sont impics quand ils poussent en sens contraire de la perfectibilité et de l'abnégation des préjugés, tous funestes sans exemption, ou pouvant devenir tels quand les peuples sont désabusés! .Te ne dis pas qu'il faille braver les préjugés reçus et

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tout renverser en un moment, lois civiles et morales : c'est l'inexpérience qui opère ainsi ; mais tolérer en instruisant, pour parvenir insensiblement à plus de perfection, est la marche qui convient à l'ignorance qu'on éclaire et à la sagesse qui dicte des lois. On ne parviendra jamais à réprimer tous les vices; mais, je le demande, est-ce dans l'état d'ignorance ou de sagesse qu'on abuse le plus? Demandez aux voyageurs qui se sont vus parmi une horde de sauvages ce qu'ils pen- sent de l'ignorance dominatrice; ce que c'est qu'un peuple qui commet tous les crimes pour assouvir sa faim et sa soif; qui mange son ennemi prisonnier en attendant que d'autres le mangent à son tour. Qui, avec connoissance de cause, rapprochera ces deux positions morales sera persuadé que les vérités ou les préjugés ne sont pas comparables dans leurs résultats.

La science n'est abusive que chez les demi-savans que l'amour-propre exaspère; et la sagesse parvenue au point dési- rable sera la première à condamner les demi-savans, comme la chimie expérimentale réprouve les alchimistes et comme la vraie dévotion est ennemie des faux dévots et du fanatisme. Oui, mais l'esprit, les gens d'esprit, ceux qui sont échauffés de cette fièvre continue qui les pousse sans cesse au delà du but, qu'en ferons-nous? Ne faut-il pas convenir que l'esprit exalté nous montre toute chose comme les objets vus à travers un prisme? Je réponds encore de même que le seul moyen de ne pas être dupe des faux savants, des faux dévots et de tous les esprits superficiels est tout entier dans la sagesse qui ne prétend jamais savoir ce quelle ignore. Les demi-savans, les bavards à préten- tions, les semi-sots (comme je les ai appelés ailleurs) sont une peste dont l'instruction véritable peut seule nous guérir. PIu- tarque était sage en ordonnant à ses élèves de se taire et d'écou- ter pendant plusieurs années avant de parler (i). Je suis per- suadé que c'est l'unique méthode de faire des hommes du premier bond. Aujourd'hui, l'on voit trop de beaux parleurs à prétention, et pas un qui dise ce qu'il devroit dire, et comme il devroit le dire. Réprimons leur jactance, jouons-les sur la scène

(i) Ce n'est pas Plutarque, mais Pythagore qui imposait à ses élèves un silence de sept années.

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comique, critiquons-les dans les journaux, mais ne confondons jamais le talent modeste et véritable avec celui du fat épris de lui-même. La sagesse est autant loin de la vanité que Dieu qui a tout fait par sa seule votonté) est loin de l'ostentation mon- daine. Pour clore ce chapitre, il faut encore en revenir à la loi par excellence : Connois-toi. Qui, en effet, décidera quelle est. est la vraie sagesse? Qui? l'opinion générale, la notoriété publique ; elle seule nous dit tout, nous apprend tout ; car aucun de nous, judex in propiia causa, n'a le droit de se juger soi-même. xMais, dira-t-on, connoissons-nous bien l'opinion publique quand il s'agit de nous? Oh! que oui. Elle n'est pas dans les complimens que nous font ceux qui attendent quelque chose de nous. Elle n'est pas dans le folliculaire qui vous loue pour faire enrager votre rival qu'il déteste. Elle n'est pas dans le jugement de votre maîtresse, de votre père, de votre mère, de votre femme, de vos enfans. est-elle donc? Elle est partout, quoiqu'elle ne soit nulle part en totalité. Elle est dans le serrement de main de celui qui vous rencontre fortuitement et qui n'a nul intérêt de vous flatter. Elle est dans votre femme, vos enfans, vos parens, vos amis et surtout parmi vos domes- tiques qui vous ont observés de près, et peut-être avec les yeux de l'envie. Elle est dans le ton du salut, dans le regard expres- sif qu'on fixe sur nous quand on vous croit occupé ailleurs. Oui, l'on voit, on sait comment et combien on est estimé de ceux mêmes qui ne nous ont jamais parlé de nous. Si nous prenons en ceci cause d'ignorance, je crains bien que ce ne soit dans la crainte d'apprendre des autres ce que nous savons très bien de nous-mêmes. On nous juge comme nous jugeons les autres. Nos cinq sens nous servent pour connoître l'honnête homme, les yeux, les oreilles, l'odorat : que dis-je, il embaume jusqu'à l'athmosphèrc du lieu qu'il habite, comme le coquin empeste la sienne. Il a beau y répandre les parfums les plus doux, il dégrade l'ambre et l'encens qui se mêlent à sa moralité repoussante.

Quand les gouvernemens feront leur principale atiaire de récompenser et d'avilir les méchans, les bonnes mœurs noîtront. comme les fleurs du printemps, et l'hypocrisie, qui voudra contrefaire les bons, sera déjouée par la sagesse, fruit de

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l'insiruction (i). Répétons donc : i" que les bons meurent avant les méchans, parce que leur germe vital est plus foible et moins fourni de substances durables; 2*^ qu'on n'est souvent bon qu'en raison de sa foiblesse dépendante et méchant en proportion de sa force dominatrice; mais que si le foible se sent protégé, aisément son insolence augmente; 3^ que le fort et le foible, implorés l'un par l'autre, se prêtent volontiers assistance; c'est le jeu de l'amour-propre par représailles. Rien ne montre mieux la force des lois que de voir le géant supplier le pygmée; qu'enfin, soit le foible ou le fort, dès qu'il est méchant, il disparoît de la société sans lui causer une forte sensation, et que la perte du bon, fort ou foible, laisse après lui de longs regrets.

(i) On ne peut plus aujourd'hui tromper l'homme grossier comme on le trompoit dans les siècles antérieurs. Cette preuve incontestable du perfectionnement de l'espèce forcera les hommes encore plus instruits à ne recourir qu'à la vérité. 'G.)

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CHAPITRE LIX

MARCHE NATURELLE

La date de notre monde est aussi inconnue que celle de l'Univers entier. Nous marchons comme et avec notre monde, qu'on nomme terre, car nous sommes partie intégrante d'icelui. L'immensité de l'espace est infinie, autant que les nombres, auxquels on peut toujours ajouter millions sur millions. Le terme final de l'espèce est plus difficile à comprendre que sa continuité sans fin. Qu'y aurait-il pour terminer l'espace, un mur de diamant inaccessible? L'imagination le franchit ei demande : Qu'est-il au-delà? Quelques têtes exaltées, telles que les antiques sybilles, Svendenborg et autres, ont prétendu parcourir l'Univers de globe en globe; félicitons-les. Il reste à savoir si ces ctrcs prédestinés et philosophiquement universels n'ont pas divagué comme les sybilles et par les mêmes causes ou par des causes approximatives. (Voyez le chapitre suivant.) L'antiquité de notre monde est écrite sur les rochers mieux que dans nos livres, qui sont de fraîche date. L'histoire, la physique, l'histoire naturelle et surtout l'imprimerie, qui conserve toutes nos connoissances, ne datent pas d'assez loin pour que nous soyons sûrs que les élémens de ce monde n'aient pas subi des hoiileNcrscmcns innombrables. La UKualité. qui constitue le

bonheur général des hommes, seroit. à coup sûr, plus avancée en mieux si le globe que nous habitons n'eût pas essuyé des secousses terribles, après lesquelles il a fallu recommencer de nouveau à s'instruire, après, néanmoins, avoir passé une lon- gue filière d'ignorance absolue de quelques milliers d'années : car le temps que nous comptons n'est jamais qu'une fraction de l'incommensurable éternité. Il semble que l'histoire de la Tour de Babel (i) fut une allégorie générale de l'œuvre des hommes. Il semble que Dieu confonde notre raison quand nous croyons toucher au but le plus élevé, et que la parcelle spirituelle qui nous distingue des bêtes n'ait pas assez de force ou n'ait pas reçu de Dieu une mission assez complète pour nous initier totale- ment. Travaillez donc, savans, artistes fameux; demain, votre globe, vous et vos œuvres serez peut-être réduits en poudre. Oui, l'esprit de l'homme fut de tous temps aussi actif qu'il se montre actuellement. Pourquoi les remarques que nous faisons n'auroient-elles pas été faites pendant les siècles antérieurs? Le soleil, la fermentation n'opéroient-ils pas dans les substances comme ils opèrent encore? L'oxygène, l'hydrogène, le carbone, l'azote, la terre et le phosphate, le carbonate n'ont-ils pas en tous temps composé son être? Y a-t-il une seule prérogative pour le présent qui n'ait appartenu au passé? Les lumières, vous dit-on, se propagent lentement. Oui, mais le monde est si vieux. N'est-ce rien (s'il est permis de compter) que quelques milliers de siècles écoulés avant nous? Et si seulement, depuis trois ou quatre mille ans que le globe est généralement tran- quille, nous remarquons nos progrès, quels progrès n'ont pas faire ceux qui ont traversé des millions de siècles avant nous! Il semble donc que notre antique planète a été boule- versée autant que, depuis l'ère du monde connu, nous avons labouré nos champs fertiles.

Nos prédécesseurs ont recommencé mainte et mainte fois sur nouveaux frais, comme probablement feront nos succes- seurs. Parlons donc du nouvel homme, de celui qui date

(i) Un maître expliquoit à son jeune élève le sens que nous attachons au.\ mots . Substantifs d'histoire et de fable. Un jour qu'il le surprit à mentir, il lui dit : « Mon bel ami, tu me fais une fable. Non, je t'assure, dit l'élève, c'est une histoire. » Quelle confusion dans les mots qui représentent nos idées I (G.)

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seulement de quelques centaines de siècles; l'autre est perdu dans la vaste poussière des temps. Je crois que c'est le philo- sophe Kant qui a dit ceci, qui m'a paru remarquable : « Dans les sciences, l'homme avance par bonds, puis il recule pour faire un autre bond; mais il ne recule jamais autant qu'il s'est avancé, ce qui fait qu'à chaque bond il avance tou- jours, (i) » Dans le principe de notre ère, l'homme fut simple et trompé par celui qui le surpassoit en intelligence. Qu'a-t-on gagné en le trompant? Rien. Il s'instruisit et se révolta, après quoi on lui forgea de nouvelles chaînes qui le replongèrent dans l'ignorance, d'où il sortit encore. Que falloit-il au lieu de le tromper ? Des lois sévères, propres à la société, et force à la loi. Je ne parle pas des tromperies d'homme à homme, elles sont inévitables; toujours l'espnt aura la prééminence et l'ascendant sur la matière, et toujours l'intérêt personnel fera agir les hommes. Mais les gouvernemens ne doi\'ent pas tromper le peuple, même en matière de religion. Remercions le grand Etre de nous avoir créés, la manière n'y fait rien. Tous les cultes sont bons; point d'idolâtrie surtout. S'il y a trop d'hommes dans une île pour pouvoir y vivre, ne les égorgez pas en l'honneur de Dieu ; tirez au sort entre les mauvais sujets et qu'ils s'en aillent. Peu de prêtres : seulement ce qu'il en faut pour desservir les temples. Que le peuple ne les paye jamais, car alors ils exigent trop, ils deviennent trop riches et, au scan- dale de la religion, il faut les réformer. Paya-t-on jamais pour aller à la cour des rois? Il est honteux de payer le culte de Dieu; cette dépense nécessaire regarde l'État.

Quelle fut la marche des lumières chez l'homme? 11 essaya de tout, abusa de tout, compliqua toutes choses et se crut plus riche à chaque idée nouvelle; mais après avoir trop compliqué, il sent la nécessité de rétrograder vers la simplicité ; et je crois, comme Kant, qu'en retournant sur ses pas, il garde l'essence de chaque bonne chose et ne retourne jamais à son point de départ, à moins qu'il ne soit replongé dans l'ignorance absolue par une forte convulsion du globe, physique ou morale. Quelle est la simplicité, ou, pour mieux dire, l'unité à laquelle nous devons

(i) Leibnitz et Goethe avaient dit, dans un sens analogue, de l'histoire en général, qu'elle présente des périodes de progrès alternant avec des moments d'arrêt et de recul.

aspirer? N'entrons pas ici, après tant d'autres, dans les divisions et subdivisions relatives aux divers climats ; disons que l'homme de tous les pays est ignorant, ou civilisé avec préjugés, ou instruit. Le premier est une bête qu'il faut museler, le second, un sot qu'il faut contenir par le frein des lois; le troisième est le même partout; un fil d'or parcourt le monde et réunit tous les initiés au temple auguste de la vérité et de la raison. Chacun professe une science particulière, mais tous ont les notions justes de l'instruction générale. C'est une chaîne dont chaque chaînon est utile et indispensable; si un chaînon manquoit, la chaîne seroit rompue. De plus, cette chaîne est mobile et multiforme; selon l'opinion et la mode, un chaînon se trouve en haut, en bas ou de côté, sans pouvoir se séparer du tout. Enfin, l'unité précieuse de l'homme de bien, de l'homme instruit, consiste dans l'idée de bonheur qu'il attache et qu'il éprouve en prati- quant les vertus. Il voit du même œil, mais avec pitié, les mauvoises têtes, toujours en révolte, et le plat coquin qui profite des écarts moraux pour s'élever et s'enrichir. Calme au sein des orages, il croit à la perfectibilité humaine parce qu'il croit en Dieu, qui nous honora de la raison,

CHAPITRE LX

DES ESPRITS OU DES ETRES INCORPORELS (i]

L'extase est produite en nous par l'exaltation des esprits vitaux. Par elle, nous sortons de notre aplomb rationnel, et cet eflfet est aussi physique que la fièvre causée par la maladie. Tout ce qu'on nous raconte des antiques sybilles nous prouve que leurs extases avoient des causes physiques qu'elles igno- raient peut-être elles-mêmes, excepté la grande-prêtresse : les vapeurs sulfureuses et métalliques quelles respiroient, étant placées au-dessus de la fente d'un rocher volcanique; les solli- citations, les mauvais traitemens qu'on leur faisoit essuyer pour les mettre en colère, en extase, étant assises à nu sur la fente du rocher volcanique qui communiquoit ses exhalaisons au centre si sensible, si délirant de la maternité... Tout prouve qu'un état surnaturel est celui des êtres qui voyent au-delà du terme commun et sensuel de l'humanité. Le magnétisme qui s'est renouvelé de nos jours, le galvanisme dont on s'occupe actuellement (an XII) (2) et qui agit si puissamment sur les nerfs,

(1) J'entends par incorporel, qui n'est pas corps humain, car un esprit a nécessaire- ment un corps pour pouvoir exister. (G.)

(2) Volta s'était posé en adversaire de l'idée de Galvani, prétendant que les animaux peuvent avoir une électricité propre, résidant en eux de la même manière que dans une bouteille de Leyde; il inventa la pile électrique en 1800.

même après la mort consommée de l'animal, ne sont que des effets divers d'une même cause : c'est l'électricité (cause) repro- duite sous différentes formes ou effets divers.

Le poëte qui exalte sa tête par les fictions est, par cette impulsion, aussi éloigné des mathématiques sèches que le calme est loin de l'orage. Svedenborg (ai-je déjà dit dans une note) fut longtemps inspecteur des mines en Suède ; il avait respiré par d'autres voies les mêmes vapeurs que les sybilles, dont les fibres de son cerveau pouvoient être affectées le reste de sa vie. Aussi ses livres sont remplis de visions avouées par lui avec autant de confiance que nous supputons les chiffres. Une dame que je connois ayant été asphyxiée par la vapeur du charbon, me répète souvent qu'elle se mouroit dans un délire charmant. Les plus belles perspectives ornées d'arbres couverts de fleurs l'envi- ronnoient de toutes parts Néanmoins, elle souffroit dans cet état, car ses gémissemens seuls firent courir à son secours. .Les malheureux dégoûtés de la vie qui ont recours au suicide ne doivent pas s'en rapporter au récit de cette dame pour se choisir une mort douce et voluptueuse; quand elle me dit : « C'est ainsi que, tous, nous devrions désirer de mourir, » je lui observai qu'à la suite de ce délire charmant et avant d'expirer, elle eût probablement éprouvé des convulsions horribles. Disons donc que rien n'est plus certain que l'incertitude des actes de notre esprit délirant. Je sais et j'ai dit, dans mes Essais sur la musique, que l'artiste, que l'homme de génie en général ne produit que dans le ravissement de son esprit et jamais dans le calme. L'homme dont les esprits rebelles se refusent à l'exaltation est voué par sa nature aux exercices matériels; mais quoique l'exaltation des esprits donne le génie, elle est en même temps la mère des erreurs. Nous voyons par le soleil, mais, si nous le fixons trop longtemps, il nous éblouit. Il ne sutîit pas, pour croire aux esprits, qu'on vous dise : j'ai vu; il faut voir par soi- même. Je sais qu'on m'objectera la croyance (vague à la vérité) des peuples les plus anciens, d'un nombre d'adeptes les plus érudits qui, depuis l'existence connue du monde, ont cru et croient encore qu'il est des êtres intermédiaires entre Dieu et l'homme. Je sais encore que l'homme le plus expérimenté dans les choses naturelles a des instants il doute si nous ne sommes

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pas en rapports et sous la puissance d'êtres incorporels. C'est surtout en affirmant qu'il n'existe rien entre Dieu et l'homme, c'est en blasphémant ainsi qu'on le voit troublé par ses doutes. Cagliostro, Martin (i), Svedenborg et cent autres sont-ils des fourbes? Ou, tels que les alchimistes de bonne foi, croient-ils à l'existence d'une doctrine qu'ils cherchent encore et dont ils n'ont pas de certitudes ? Ou tels font-ils semblant de croire pour nous duper, et tels autres par aliénation d'esprit ? Les apprentis philosophes diront : « Oui, ce sont des imposteurs ou des fous. C'est par ces sublimes rêveries qu'on enchaîne les dupes. Croyons ce que nous voyons et ce qui est prouvé, rien de plus. » Fort bien, philosophes, mais entre l'affirmative et le doute, le chemin est encore bien long. Il y a une telle nuance entre sans doute et peut-être que le plus sage n'ose presque rien affirmer. C'est donc de l'inexpérience que proviennent vos certitudes : vous n'avez pas encore appris à douter. Je l'avoue, sur cette matière, je suis de ceux qui croient sans croire affirmativement et qui ne veulent se rendre qu'à l'évidence. Si, dans ce cas, l'évidence est introuvable, je mourrai dans le doute sans qu'il trouble en rien ma paisible existence. Je me repose sur la justice divine : je veux ce que Dieu veut que je veuille.

On a tenu en Europe des conciles pour décider certains articles de foi qui n'étoient pas de l'importance des objets dont nous parlons. Si j'en avois les moyens, je rassemblerois les initiés, sages ou fous, pour savoir définitivement ce qu'ils sont. La moindre certitude sur cet objet nous donneroit un bout de la chaîne qui mèneroit aux plus grands événemens pour l'autre monde et pour celui-ci... que dis-je... la confection d'une révo- lution salutaire dans la conscience populaire est assurée, si l'on trouve un seul point de cette doctrine antique et comme héré- ditaire chez les hommes. Il est des milliers d'anges, vous dit-on, pour vous conduire dans le chemin des vertus. Il est aussi des milliers d'esprits infernaux qui vous provoquent au mal ; leur apparition est sûre ; les exorcismes pour chasser les démons sont connus et reconnus par l'Eglise et imprimés dans le rituel.

(i) Martin de Fritiilar, pharmacien et alchimiste allemand de la première nmitic du XVUl» siècle, disciple du célèbre Lascaris, se livra à des expériences de transmutation métallique ot à des recherihes concernant la poudre pliilosophale.

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II est bien singulier que le diable ait apparu si souvent et que son apparition soit toujours apocryphe et, pas une seule fois, bien constatée. Toujours des vieilles ou des malades, toujours la nuit, jamais le jour; toujours des demi-mots de la part des initiés ou des livres alambiqués ; le seul Svedenborg est clair, mais il nous laisse en même temps dans la plus parfaite obscu- rité, puisqu'il ne nous donne aucun moyen de nous convaincre, La plus forte preuve que j'aie qu'il est des diables sur la terre m'est suggérée par la duplicité, la perversité des hommes. Encore sentois-je bien qu'ils ne peuvent être autres, étant ras- semblés sur une courte surface de terrain dont ils dévorent les productions en se mangeant eux-mêmes. Isolez-les, mettez- les tous dans l'abondance, et le diable disparoîtra avec les passions haineuses. Mais enfin, en laissant la société ce qu'elle est, je dirai aux initiés : rassemblez-vous, montrez- nous des preuves de votre mission et raffermissez la croyance des peuples. Je le répète, un point découvert mène à tout. Montrez-nous un diable et Dieu lui-même ; un million d'esprits bienfaisans et malfaisans existent sans contradictions. Alors la morale est sûre et le monde régénéré sans retour. Béni soit le potentat, l'homme riche qui a voulu, qui veut ou qui voudra faciliter l'éclaircis- sement de ces objets, les premiers de tous par leur importance. Qu'il soit enfin dit qu'on a trompé les hommes de tous les siècles ou qu'on leur annonce la vérité. Si cette lumière sublime sort des ténèbres qui nous environnent, quel est le profane qui osera, par son immoralité, troubler la société et renoncer à un avenir certain et rempli de félicité? Quel est l'athée qui ne se prosterne à l'aspect d'un missionnaire céleste ou infernal, qui dit tout, qui affirme tout par sa seule présence? Une pomme tombe d'un arbre et Newton établit son système de l'attraction. Un son se fait entendre, avec ses aliquotes, et le système com- plet de l'harmonie des sons est expliqué. Un diable se montre- t-il évidemment? Il atteste toutes les vérités des cieux et l'avenir heureux ou malheureux qui nous attend ; l'espoir d'un bien-être éternel remplit toutes les âmes, le fripon cesse de l'être, l'orgueil s'abaisse, l'impudicité fait place à la pudeur, l'athée se fait hermite, l'auteur est sans amour-propre, les femmes sans coquetterie, tous les époux fidèles, les souverains n'ont plus de

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vanité, les prêtres reprennent la besace apostolique... nul ne veut courir à une perte assurée, la morale du monde est épurée et le cœur de l'homme est le sanctuaire de son créateur. Mais, dira-t-on peut-être, une preuve évidente des esprits ne nous donnera pas la certitude de notre immortalité future. Ce seroit, je l'avoue, pousser le pyrrhonisme à l'excès et hors des limites raisonnables que de douter encore après une telle évidence, et je ne crois pas que nul homme s'en rendra coupable. Quoi, les rapports entre l'esprit qui nous vivifie d'une manière toute différente des bêtes seroient confirmés, et nous douterions encore de uQtre prédestination? Quoi, sans extase de notre part, l'apparition d'un esprit consolateur ou désolateur frapperoit nos sens au milieu d'une assemblée d'hommes calmes et instruits, et il n'attesteroit pas une mission éthérée ou infernale? Il diroit : « Dieu existe, je suis son mini.stre heureux, et le même bonheur vous attend, si vous vivez en Dieu, si vous secourez votre pro- chain et si vous respectez les lois sociales. » Ou l'ange infernal diroit : « Je suis banni de la présence de Dieu ; je souffre pour m'être révolté contre ses décrets ; associez-vous à moi, livrez- moi l'esprit qui vous anime et qui sera, par la mort, séparé de votre corps matériel, alors nous détrônerons mon ennemi!... » Et il resteroit un incrédule après de tels aveux ! Quel idiot oseroit encore nous dire que le ciel, l'enfer et toutes les religions sont l'œuvre des hommes et le produit des têtes exaltées des pays chauds, que tout est fiction, que le bien et le mal, les esprits bienfaisans et malfaisans sont la fable de nos passions bonnes ou mauvaises, que ces belles inventions sont nécessitées par le conflit des lois de nature qui donnent tout à tous, sans distinction, et celles de la société qui assure les propriétés d'un chacun... Ces disputes éternelles, dont Voltaire a rempli vingt volumes, ont cessé, si l'homme (comme il s'en vante) est le maître de nous montrer un esprit. Après le concile des initiés dont j'ai désiré la tenue, que le doute soit pour jamais banni de l'esprit de l'homme, car il n'est jamais de bonne raison pour le tromper. La politique elle-même doit souvent taire la vérité, mais ne doit point mentir. Quoi, dira le théologien, Dieu lui- même est mort de nos coups (belle prouesse!) et le doute sub- siste encore sur l'existence d'un monde futur? Il existe, il

subsiste tout entier, ce doute, car je ne vois nul homme sage convaincu sur cet article. Vraiment, si l'homme seul possédoit la vie dans ce monde et que tout fût brut à l'entour de lui, aisément il se croiroit animé. Mais cette dégradation des facultés dans les animaux, depuis l'homme jusqu'à l'insecte, jusqu'au polype, confond un peu son jugement. Vraiment, s'il n'étoit qu'un culte religieux sur la terre... mais cent religions, cent prophètes qui se disputent la prééminence, nous jettent dans l'indécision. Il est donc essentiel qu'une seule croyance soit sur la terre. Faut-il voir éternellement l'homme maudire l'homme et le vouer aux tortures infernales!' Est-ce la chaîne fraternelle qui nous lie? Malheureuse humanité, invoque plutôt l'instinct des bêtes et vis, une fois, sans agitation et sans trouble. Invoque aussi ta raison et force l'erreur à se dévoiler; fixe le terme de ta croyance et de tes facultés et jouis (s'il est possible) du repos que tu cherches vainement depuis le commencement des siècles. Ne disons plus qu'il faut tromper le peuple, le frapper par des prestiges, des miracles, des mystères... non, il ne le faut pas, il ne le faut plus. Que les magistrats, les hommes sages se prosternent à la face du ciel ou dans un temple; qu'ils disent (dans la langue du pays) : ^ Grand Dieu ! toi dont nous tenons la vie, reçois l'hommage de notre reconnaissance ! » Le peuple suivra l'exemple de ses chefs, il croira ce qu'il dit parce qu'il en sera convaincu. Que les devoirs de l'homme envers l'homme soient ensuite rappelés au peuple; mais ne lui expli- quons rien d'incompréhensible, si nous voulons que sa con- science soit pure et son cœur sans idolâtrie. Pierre Charron (i). en parlant des superstitieux, dit ceci : « Ils se font accroire qu'ils croient et puis ils veulent le faire accroire aux autres. Non, les hommes ne croient point; vivroient-ils comme ils font s'ils croyoient à l'immortalité de l'âme? Si nous croyons à Dieu seulement comme nous croyons une histoire,... si nous aimions Dieu comme nous aimons l'honneur, nos parens, nos amis, les richesses... or, il y a bien peu d'hommes qui ne craignent moins de faire contre Dieu et quelques points de sa religion que d'agir contre son parent, son maître, son ami. »

II) Ecrivain et moraliste, Paris i54i-i6o3: auteur du Traité de la Sagesse.

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De la Sagesse.

Il faut donc croire fermement ce que l'on veut que le peuple croie. Comment ne croiroit-il pas qu'un être tout- puissant a créé l'Univers? Et si Dieu a créé l'Univers, l'homme n'en fait-il pas partie et n'est-il pas sous la puissance immédiate de son créateur^ Qu'il croie l'Univers incréé ou existant de toute éternité, comme Dieu, n'importe; rien en cela n'altère sa foi. Mais, diront les poètes et les prêtres, si nous cessons de diviniser les élémens, si nous simplifions les dogmes, les rites et les cultes, si nous ne croyons plus que ce que tout le monde peut croire sans efforts, sans prestiges et sans miracles, que deviennent les antiques monumens des religions, les saints, les martyrs, les prophètes, les histoires saintes et pro- fanes, la mythologie?... Ce que sont devenus l'ancienne théologie, l'ancienne chimie, l'ancienne physique, l'ancienne musique... Les hommes avoient poussé trop loin en cherchant à s'instruire ou à tromper; nous, nous revenons sur nos pas et n'adoptons que le vrai de toutes choses, d'après l'inspection de nos sens. Conservez, si vous voulez, dans vos bibliothèques, vss traditions antiques ; mais ne les conservez que pour noter nos égaremens et nos progrès. Le monde est assez vieux pour savoir à quoi s'en tenir sur le compte des esprits; il est assez de prétendus illuminés : sachons ce qu'ils savent, ce qu'ils veulent, ce qu'ils peuvent, et cessons de courir après des fantômes, s'ils n'ont rien de positif à nous dire. Peuvent-ils nous donner quelques certitudes? Honneur aux initiés, ils ont changé la morale universelle; que notre reconnoissance les célèbre sur la terre ; en mourant, portons avec nous leurs noms dans les cieux. Mais enfin, vous dit-on encore, les esprits existent et la preuve est évidente pour certains individus qui se sont rendus dignes d'être avec eux en rapports de vertus, comme nous sen- tons très bien être en rapports physiques avec les êtres qui nous attirent et que nous aimons. Faites de même que les initiés, soyez sage, continent, vertueux; alors vous serez investi de la grâce efficace. Tous ces discours sont vagues s'ils ne sont apocryphes; il est mille savans, respectables à tous égards, dont la vie est pure comme celle d'un ange, qui brûlent d'être

instruits de l'avenir et qui ne peuvent toucher à l'évidence. 11 leur mcuique la foi. Si la foi consiste à croire sur parole ce dont on n'a nulle preuve, les savans ne seront jamais illu- minés et les illuminés ne seront jamais savans que in partibus. Comment dans le dix-huitième siècle (sans compter les milliers de siècles antérieurs) ose-t-on dire à l'homme instruit : croyez sans preuves et les preuves vous parviendront? Si Dieu vouloit cette abnégation de notre raison, nous etàt-il donné l'intel- ligence? J'aimerois autant qu'on dît à un homme auquel on montre un tableau ; « Fermez les yeux si vous voulez bien voir. » Les yeux de la foi, les yeux de l'esprit, les yeux de l'âme... ces mots sont plus aisés à dire qu'à expliquer; et s'il étoit possible de croire sans conviction^ il seroit possible d'être sage sans vertus, savant sans science, habile sans talens... On pourroit dire à l'époux volage : croyez que votre femme est la plus belle des femmes, vous l'aimerez; au jeune peintre : croyez être Raphaël et vous le serez. Je sens que, jusqu'à un certain point, le désir chaud, l'espoir de parvenir, l'exaltatioil de nos esprits vers la chose que nous souhaitons fortement nous la donne souvent. Cela doit être ainsi : on n'obtient que ce qu'on cherche avidement. Pulsate et aperietur vobis. Mais ici, ce n'est pas seulement la foi qui nous aide ; c'est la preuve parlante et matérielle qui nous pousse. Les chefs-d'œuvre des arts sont les yeux du jeune artiste qui cherche à les imiter. J'analysois la musique de Pergolèse quand je cherchois à développer mes facultés musicales ; que ne puis-je, me disois-je (ayant sa musique sous mes yeux), déclamer en chantant avec autant de vérité et de charmes! Pourquoi donc, me disois-je encore, ne feroit-on pas ce qu'il a su taire? C'est-il impossible à la nature de créer deux fois le même homme? Ne confondons jamais le naturel avec le surnaturel, le physique avec le métaphysique, les facultés généra- lement senties avec celles exaspérées. N'exigeons de nos organes sensuels que les sensations qui leur appartiennent sans efforts ; si le délire s'en mêle, alors nous voyons, nous sentons double ; et plus encore, nous allons au pays des chimères. Je contemple l'Uni- vers et je dis : Dieu existe : point d'ouvrage sans ouvrier. Je vois les produits du génie humain et je dis à mon génie de suivre les mêmes traces, a Les erreurs commencent lorsque la nature cesse

de nous avertir de nos méprises ». a dit Condillac. Vous nous dites, illuminés, qu'il est des esprits : une preuve, et nous vous croirons. Nous avons la preuve de toutes les sensations qui nous persuadent; elles sont en nous, elles sont nous (i). Dieu veut que je prise ma vie : chaque instant de mon existence me le prouve. Dieu veut que j'aime mes enfans : chaque battement de mon cœur me l'ordonne. Dieu veut que l'espèce humaine se propage : chaque parole sortant d'une belle bouche nous répète cet ordre. Dieu veut, dit le théologien, que vous croyiez avant la preuve : je reste muet et j'attends la preuve pour croire. Dites-moi ce qu'il faut pour mériter l'initiation; mille âmes sont prêtes à se dévouer et elles entraîneront l'espèce entière. Faites le livre intitulé : Mœurs et conduite de ceux qui veulent avoir les preuves de l'existence de Dieu, des esprits et dune vie future. Ne dites pas avec Svedenborg : « J'ai vu, j'ai conversé avec les anges qui m'ont appris telle et telle chose ; dites ce que vous avez fait pour parvenir à cette faveur. Fallût-il se livrer aux travaux les plus durs, souffrir les injures des méchans, vivre de pain et d'eau, renoncer à toutes les voluptés des sens, doutez-vous qu'on ne se résigne à tout pour mériter ce que vous dites avoir obtenu? A vous voir ainsi enveloppés de votre science cabalistique, on diroit qu'il y a du mal à connoître Dieu, ce qui l'environne et à s'assurer de son salut. Nous sommes dans un siècle on ne cache que le mal et l'on se tait un bonheur d'être utile à ses semblables, et le mystérieux charlatan n'en impose plus. Nous donnons le vrai pour vrai, le douteux pour douteux et le faux pour ce qu'il est (2). Avez-vous une plus haute idée que nous de la divinité? Je le nie. Compa- tissez-vous plus que nous aux misères humaines? Je le nie. Etes- vous plus savans, meilleures gens que nous? Je le nie encore. Que diriez vous, 0 initiés, d'un homme qui, ayant le remède à une épidémie désastreuse, garderoit son secret? Vous êtes cet homme, sans contredit, ou vous n'avez nulle preuve de votre doctrine. Un de vous me disoit un jour qu'il entendoit une musique céleste, des voix qui lui parloient, quand il se couchoit sans

(ij II nous manque le livre toutes nos connoissances abrégées seroient rangées en preuves, semi-preuves et conjecturales. (G.)

(2) Voyez le chapitre qui porte ce titre, second volume, chapitre l"""*. ((; )

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souper. Nous en voyons bien d'autres, lui dis-je, quand nous avons la fièvre, Un autre, que je pressois vivement, me dit qu'il étoit dangereux de faire apparoître un esprit infernal au lieu d'un ange céleste qu'on invoquait. « Faites toujours paroître le diable, lui dis-je, fût-il vert comme celui de l'Opéra... il n'aura pas plus de pouvoir sur nous que Dieu ne lui en accor- dera ». Oui, initiés, vous vous trompez, parce que votre délire vous trompe ; ou, si vous avez une certitude de la chaîne qui lie notre monde avec le ciel, si vous ne nous confiez pas le mystère qui remédieroit à tous les maux, vous en êtes respon- sables. Tous les mensonges, les crimes, les meurtres qui se commettent sur la terre pèsent sur vous. Vous vous dites illuminés, et vous êtes les grands maîtres des ténèbres. Vous n'êtes pas seuls dans ce monde ; je range dans votre classe le métaphysicien qui s'embrouille dans les mots; qui est si sublime, qui s'élève si haut, qu'on ne l'entend plus, qu'on ne l'aperçoit plus. Je range dans votre classe le physicien qui donne pour certain ce qui n'est qu'un aperçu douteux ; le médecin qui fait mystère de ce qu'il sait, de ce qu'il voit, pour cacher ce qu'il ne sait pas ; du musicien qui explique l'harmonie en termes grecs, et qui meurt sans nous laisser même un bon menuet... On diroit que depuis le fou des petites maisons, il est une gradation de folies mixtes qui ne s'évanouit tout à fait qu'en ceux qui disent avec Socrate : « Je sais que je ne sais rien après avoir tout appris. » La guerre est donc finie entre les profanes et les initiés. Nous avons parlé, 'qu'ils parlent, non dans un lan- gage mystique et figuré, c'est celui des imposteurs, mais sai- nement, froidement, sans équivoques et sans extases. Deux mots suffisent : Je sais : voilà mes preuves. Faites comme moi : voici ce que j'ai fait pour m'illuminer (i).

(i) J'ai écrit ce chapitre pour le faire lire à un illuminé ; voici sa réponse : <( Vous êtes dans l'erreur, mais bien digne d'en sortir. » Je lui ai répliqué : « N'ous êtes dans l'erreur et bien digne d'y rester. » (G.)

CHAPITRE LXI

DES CHARLA'JANS

Pour nous préserver de toute espèce d'illusion et de char- latanisme, lisons chaque matin quelques pages de Condillac, puis de Montaigne, avec autant de confiance qu'un dévot prend de l'eau bénite. L'un établit la justesse dans les idées, l'autre fait agir l'imagination, qui s'affaisse aisément par les dégressions métaphysiques.

Il est mainte sorte de charlataneries et l'on en trouve dans tous les états. Amour-propre est le père d'une très nombreuse famille; char lataîie rie est une de ses filles; elle s'appelle ainsi chez nous ; chez les femmes, elle se nomme coquetterie (i). En son lieu, nous dirons un mot des charlatans par excellence qu'on nomme empiriques. Selon leur nombre et la célébrité que le peuple leur accorde, on peut les prendre pour le thermomètre marquant le degré d'ignorance des dupes qui s'y confient. C'est

(i) Les bêtes semblent insusceptibles d'aucun mouvement cl'am(Hir-pr(^l)re... encore n'ose t- on l'affirmer ; il est des moments le chien, le cheval, le petit serin, semblent enchantés de leur adresse ; l'amour-propre, qui est dans l'homme l'agent secret et visible du bien et du mal qu'il opère, ne dirige pas la conduite des bètes ; elles sont stables autant que- nous sommes changeants et indécis. On ne doit, sur la terre, fléchir le genou ni devant gens ni bêtes, mais on doit être peu étonné que certains peuples aient pris les animaux pour modèles de telle vertu. (G.)

surtout quand l'opinion publique élève ou abaisse trop un homme, quelqu'état qu'il professe, qu'il est tenté d'en imposer; rarement la fièvre mensongère de la charlatanerie l'atteint dans une situation calme et mixte. Ajoutons que plus notre savoir est dénué de preuves physiques et matérielles, plus l'homme est tenté de recourir à ce qui en impose. L'imagination supplée la preuve manque. Dans les sciences telles que la théologie, la poésie, la musique, l'exaltation est naturelle; le figuré remplace le vrai ; la métaphysique veut être physique : toujours un peu de charlatanisme se fait sentir. Le prêtre annonce la parole de Dieu comme s'il venoit de converser avec le grand architecte de r Univers. Le poëte fait parler jusqu'aux cailloux. Le musicien, armé d'un orchestre imposant, fait entendre un harmonieux tapage, quand même il ne sait ce qu'il dit. Le savant veut quel- quefois en imposer jusque dans son modeste et dédaigneux silence. Le médecin, je le répète, veut faire croire à ce qu'il ne sait pas, en ne disant pas ce qu'il sait. Toujours l'emphase est recueil des beaux diseurs : l'homme de lettres en réputation veut soutenir le renom qu'on lui défère; ses ennemis ont ou devroient avoir l'adresse de lui jeter de l'encens pour l'enivrer, après quoi ils lui jettent ou lui jetteroient de la boue.

Les charlatans empiriques apprennent au peuple à mentir impudemment; ils ne sont bons qu'à cet effet. « Avec mon baume, disoit un d'eux, j'ai giierito dix mille personnes en Italie, entr'autres un illustrissime piiiicipe qui doit la vie à ce remède tanto p}'e{ioso. Quelle preuve voulez-vous, Messieurs, de ce que je dis? En voici une incontestabile : voilà la peau de sto galantiiomo. » Et il déployé une peau humaine sur son bâton... Un autre arracheur de dents disoit : « Voilà comment le famoso dentiste du roi arrache ima dent! » Il donne une secousse et le patient fait un cri. « Voici, Messieurs, la manière du famoso dentiste de la reine. » Il donne une autre secousse inverse et le malheureux crie plus fort. « Moi, Messieurs, sans instrument et sans douleur, je prends la dent avec mes doigts et j'ai l'honneur de la présenter au public respettabile qui voit la différence qu'il y a entre ma manière et celles des illustres den- tistes de Leurs Majestés 1 »

Le charlatanisme des femmes, ai-je dit, c'est leur coquet-

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terie. Plaire à tous les hommes, n'en aimer qu'un, est l'instinct du sexe féminin (i). Le nôtre veut jouir du sexe en général, quoiqu'il ne chérisse véritablement qu'une femme. Pourquoi cette différence d'instincts entre les sexes? La femme n'aime qu'un homme parce que neuf mois de repos doivent suivre un seul jour, un seul instant peut-être donnés à l'amour. Elle n'aime qu'un homme parce que si la femme veut trouver en nous, pendant neuf mois, le protecteur dont elle pressent le besoin futur, elle nous doit une certitude à la paternité. Néanmoins la cohabitation intime des époux après la conception semble un acte contre nature, et la femme seule le souffre parmi les femelles, soit par jalousie ou par dégradation. Dès que la conception est consommée, la femme, par une sorte d'instinct, doit être avertie et l'on ne peut douter que, surtout dans ce premier temps et même pendant les neuf mois qui y succèdent, l'amante active ne porte le trouble dans le creuset germinal et maternel, et que ce trouble ne soit la principale cause des innombrables maladies qui affligent l'humanité plus que les autres races d'animaux.

C'est peut-être à la polygamie que les Turcs doivent la force de leur constitution physique; l'homme qui peut s'adresser tour à tour à plusieurs femmes laisse en repos celle qui a conçu et, fidèle à la nature qui n'exige pas de lui neuf mois d'inactivité, il change d'objet sans enfreindre la loi. Pour revenir et finir par le charlatanisme : celui de l'homme est aussi dégoûtant que la coquetterie de la femme est séduisante ; quand même sa coquet- terie nous trompe, c'est un à-compte de plaisir que, j'en conviens, nous payons souvent fort cher ensuite. Le charlatanisme de l'homme porte avec lui un avant et arrière-goût d'orgueil scien- tifique insupportable. Une femme disoit d'un docteur empha- tique, toujours monté sur des échasses : « Il lui manque la petite monnoie de l'esprit! » Ce mot est du style précieux, mais charmant.

(i) lille n.iime Dieu que parce qu'il ^ost lui honniio, .lis.^t-i.n .1 uiio roquette devenue dévote. (G.)

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CHAPITRE LXII

DES FLATTEURS

Le physique influe de telle sorte sur le moral que les bêtes varient d'inclinations selon le climat qu'elles habitent, et toujours celles d'un climat se ressemblent. La constitution et l'éducation de l'homme en font presque autant d'hommes diflférens. Outre ses facultés d'instinct, l'homme est poussé par l'amour-propre qui lui crie : « Tu es libre d'agir selon ta volonté. » Mais cette volonté est vacillante. La plupart des hommes vont et viennent, veulent et ne veulent plus et, après avoir divagué sans résolution (et toujours feignant d'en avoir une), ils rentrent dans le néant d'où ils étoient sortis sans avoir existé, si exister moralement c'est avoir une volonté déterminée. Dans la foule des caractères (dont nous parlerons dans le second volume) qui sont dans l'être et le non-être, entre la volonté ferme ou nulle, on peut néan- moins distinguer trois hommes. Un qui sait ce qu'il veut; un qui ne veut rien et un troisième qui, alternativement, veut ou ne veut plus. Tout le reste sont des mixtes inappréciables de ces trois hommes, dont le nombre est incalculable. L'étude de l'homme, c'est l'homme, disent les sages. Cela est vrai; mais ajoutons que l'étude de l'homme doit commencer par celle des élémens qui le composent. La chimie commence par l'analyse

physique des substances, et la philosophie morale achève par la réflexion analytique de la pensée. Un jour, nous en saurons plus qu'aujourd'hui, si quelque convulsion du globe ne nous arrête en chemin. Mais avons-nous quelque puissance sur les causes principes? L'homme sera-t-il autre quand nous saurons par quelles causes il est ce qu'il est? Cette question, déjà développée précédemment dans cet ouvrage, peut se résoudre ainsi. L'être malsain et l'être en santé diffèrent essentiellement, c'est-à-dire par l'essence de leurs humeurs. Connoissez les humeurs de l'un et de l'autre, sachez ce qui neutralise ce qui est trop véhément et ce qui fortifie ce qui est trop foible : voilà la médecine. Mais prenons-y garde ; il faut expliquer juste, c'est le grand secret.

J'ai écrit trois volumes pour dire ce que c'est que la musi- que; il n'est pas un axiome harmonique qui ne puisse, par comparaison, s'appliquer à la médecine ; par exemple, chaque son a son caractère respectivement à la déclamation des paroles qu'on chante; mais il est bien essentiel d'appliquer les sons avec justesse. Mille fois, l'artiste musicien ne dit pas ce qu'il croit dire, ni ce qu'il devroit dire à temps et à propos. La note expressive veut être très souvent sur le verbe, assez souvent sur le substantif, quelquefois sur l'adjectif. Ce n'est pas tout : il faut que cette bonne note se trouve sur la bonne syllabe du mot... De même en médecine, la force ou la foiblesse du sujet doit être considérée pour doser les médicamens qu'il faut connoître par- faitement. Il faut suivre le travail de la nature, l'aider, ne jamais l'interrompre imprudemment, car agir par les remèdes, un jour, une heure trop tôt ou trop tard, peut être d'une grande conséquence (i). Oui, l'harmonie musicale ou médicinale est toute une dans leurs comparaisons. Savoir au juste ce qu'on fait, agir à point nommé est la Science des Sciences. Science sublime cependant, que l'instinct de nature suggère à l'artiste et à laquelle la plus longue vie occupée en réflexions ne peut encore suflire. Voilà par quels rapports il est permis au médecin de parler de musique, et au musicien de comprendre la méde- cine selon leurs principes généraux. Terminons cette exorde et

(i) Je laisse au médecin à parachever la longue nomenclature que j'omets touchant la doctrine médicinale, (G.)

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abordons notre objet. Flatter, c'est foiblesse ou astuce; le con- traire est souvent de l'orgueil. Mais l'homme est si alerte qu'il sait réunir les deux extrêmes : il flatte par orgueil et par intérêt; il s'abaisse pour s'élever. S'il ne lui en revient rien, il ne flatte plus. S'il n'y avoit en ce monde que le bien et le mal agissant à découvert, l'un seroit aisément reconnu et l'autre déjoué. Mais il est des couteaux à deux tranchans. Que dis-je, à deux? à trois, à quatre ! Telle est la marche de l'homme perverti par la société : il est simple d'abord, il ne flatte point. Il est double quand il flatte sans autre intérêt que d'être aimé et flatté ; il est triple quand il flatte pour devenir insolent, trompeur et menteur. Il n'est plus qu'une boussole morale pour nous diriger, c'est d'envisager l'intérêt personnel de qui nous flatte ; il n'est plus qu'un juge des actions de l'homme, c'est le résultat de sa con- duite passée. A-t-il trompé? il trompe encore; s'il est de bonne foi, c'est pour son compte. Au fait, rien de plus vil que celui qui flatte d'un côté pour être impudent de l'autre. « Il a de la glu jusque dans son regard », dit Madame de Sévigné en parlant d'un courtisan. Il ne faut être ni flatteur, ni insolent, mais juste autant qu'il est en nous. Il semble que le flatteur est toujours un homme médiocre en tout. Comment seroit-il autre? Il est men- teur par essence, quand même il ne veut que son bien et nulle- ment le mal des autres. Le caustique est le contraire du flatteur; il ne sent sa dure existence qu'en mouillant les yeux, qu'en serrant le cœur des hommes sensibles qu'il rudoie. C'est entre ces deux êtres qu'il faut trouver l'homme bon. Les noms de flatteur et de séducteur pourroient être synonymes; mais le der- nier s'applique spécialement au séducteur amoureux de la femme qui se défend encore. Néanmoins, il n'est pas seulement des séducteurs en amour ; il en est dans la conduite de leurs affaires. Les hommes dont les traits sont mouvans; celui qui rit à volonté, toujours aimable avec ceux qui peuvent lui être utiles, qui courtise les gens en place, qu'il abandonne quand ils n'y sont plus, qui ne peut devenir amoureux que des femmes à la mode, celui-là est factice, c'est un instrument bien monté; il s'est fait des règles de conduite qu'il suit exactement pour arri- ver au faîte de la fortune qu'il court ; il y parvient, il y reste longtemps, parce qu'il n'est jamais de mécompte dans sa marche.

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Dès que dans sa sphère il est arrivé à un certain rang, chacun s'en étonne et se demande comment et pourquoi il y est parvenu. Cependant, il est peu de chose par lui-même, puisque sa nature suggère de s'appuyer de tous côtés par de feintes caresses. L'homme supérieur, fait pour être type, crée l'opinion dont les hommes secondaires s'emparent avec ostentation; et tou- jours l'intrigant par système, eût-il l'astuce d'un jésuite, va se briser tôt ou tard contre l'écueil que lui prépare la grande majo- rité qui l'observe : tel est le flatteur adroit. Il sait que le foible de l'homme est d'aimer la flatterie; il flatte donc avec finesse, dissimulation et discernement; il est aimable, il est aimé, mais il n'est ni estimable, ni estimé, car il fait tout pour sa plus grande gloire et n'a jamais, ainsi que l'honnête homme, le courage de s'oublier pour le service commun. S'il fait le bien, c'est pour qu'on le sache ; s'il garde l'incognito, c'est pour paroître avec plus d'éclat. Le flatteur véritable est donc tel par foiblesse ou par intérêt. S'il flatte pour être protégé, plaignons-le dans sa nullité. S'il flatte pour tout autre intérêt, il est méprisable. L'un est souple par foiblesse et par besoin, l'autre par vanité. Le pre- mier est nul par nature, le second, fourbe par orgueil. Dans quelque rang de la société qu'on place ces deux êtres, il est évi- dent qu'ils y sont vicieux par pusillanimité ou par astuce. Dans les emplois comme dans les arts, ils sont ce qu'on appelle dès endormeurs. C'est l'amour du vrai qui fait le grand homme ; ni le fourbe ni le flatteur ne peuvent prétendre à ce titre sublime. S'ils parviennent à quelques succès, leur œuvre est toujours un écho des productions originales. Néanmoins, je l'ai dit, les places, les revenus sont pour eux ; ils les obtiennent par adresse, bassesse, souplesse et flatterie, mais la palme immortelle leur échappe toujours. La fièvre de la gloire peut les saisir une fois momentanément; mais ils en meurent plutôt qu'ils n'en vivent. Cet heureux délire, mais factice, se renouvelle en eux difficile- ment; on les soupçonne d'avoir pillé le portefeuille du riche. Par des services et par leur or, ils obtiennent quelques bribes de l'homme de génie, souvent infortuné, mais on reconnoit le larcin et l'on renvoie la partie méritoire de l'œuvre à son adresse. Tout homme qui produit une belle chose prend engagement avec les connoisseurs d'en produire d'autres, sortant de la même

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mine. S'il reste muet après un élan heureux, on cherche et on trouve la cause qui Ta fait homme pour un moment. Les passions influent sur le génie, car le génie est lui-même une passion mise en action. Si l'artiste veut y faire attention, c'est quelquefois l'instant il a été le plus chaudement aiguillonné par l'amour- propre, mais plus souvent celui il a le plus fortement aspiré avec quelque certitude aux faveurs de l'amour, qui lui ont valu son chef-d'œuvre. C'est l'enfant de l'amour, disent les époux en montrant leur premier-né : c'est l'œuvre de l'amour, peut dire aussi l'artiste en montrant son plus bel ouvrage. Si l'amour étoit le génie, dira quelqu'un, le génie seroit-il aussi rare? Tout le monde est amoureux et souvent le génie survit à l'amour. Qui nous dira combien de temps le cœur reste embrasé après avoir une fois brûlé d'une flamme vive? La terre n'est pas refroidie depuis des milliers de siècles, disent certains philo- sophes. De même, la vie de l'homme ne suffit pas pour éteindre le feu actif et réactif de l'amour, quand il agit sur les organes préparés pour l'art qui nous occupe. Tout le monde est amou- reux et le génie est rare, mais tous ne courent pas la carrière du génie. Cependant, chacun a son état et, depuis le souverain jus- qu'au berger, l'heureux délire du premier feu d'amour a influé sur la vie entière des individus; il a produit quelquefois le mal, mais plus souvent un bien notoire. Dans cet instant d'inspiration et de bonheur, le souverain a été clément, le juge compatissant et scrupuleux, le géomètre, le chimiste ont conçu leur grand système, le poète, son poème, sa tragédie de prédilection, le peintre, le sculpteur, l'architecte, le musicien, leur chet- d'œuvre (i).

Résumons-nous : le flatteur ne peut être que foible ou fourbe, et ces dispositions ne peuvent produire rien de bon, de vrai, de grand, ni dans les actions morales, ni dans l'exercice des sciences. Être bon, tolérant, indulgent envers les autres, est une vertu sans doute, dont la réaction nous est nécessaire et favorable, mais ce n'est pas flatter, c'est compatir à la foi- blesse humaine. J'ai souvent remarqué que l'homme qui caresse sans raison, se refroidit de même ; il a, d'avance, épuisé sa sen-

(i) Cette idée est plus développée dans mes ouvrages précédens, aux chapitres qui traitent de l'amour et de son influence sur le génie de l'homme. (G.)

sibilité; et quand il en a besoin, la source en est tarie, il ne sait plus que se répéter. Aimons ce qui est estimable, haïssons tous les vices, mais associons l'indulgence à la haine. Jetons la der- nière pierre au méchant, pour qu'une autre fois on ne nous jette pas la première.

CHAPITRE LXIll

DES PUNITIONS CORPORELLES

La flagellation, la bastonnade, la corde et la roue sont encore, dans plusieurs États de l'Europe, les supplices des écoles et des prisons. Ces remèdes sont violens et ne corrigent point. Ils forcent le moral et n'atteignent point le physique (i). Ils font des hypocrites, des assassins et des cadavres. Devenus plus sages et plus conséquens, nous irons droit au physique pour obte- nir des modifications morales. Chaque école, chaque garnison, chaque prison aura son médecin plus chimiste qu'aujourd'hui ; et, selon le cas, les bains, les remèdes neutralisans, dulcifians, fortifians... étant administrés à propos, feront plus d'effet que la violence des punitions corporelles. Il faut travailler pour vivre, et la haine du travail est si naturelle à certains individus qu'elle devient la cause de leurs immoralités. C'est par besoin ou par amour-propre que nous travaillons : plus l'homme tient de la bête, je dirois volontiers à la nature, plus il hait le tra- vail (2). C'est surtout pendant le régime propre à détourner des immoralités qu'il faut accoutumer le détenu à un travail jour- nalier, qu'il faut l'encourager, lui donner le goût, l'amour-

(i) C'est évidemment le contraire que Grétry a voulu dire : « lis forcent le physique et n'atteignent pas le moral •■1.

(2) Que de sortes de toux, que de mines hâves 1 on \oit dans les ateliers de luxe ' Ils sont les antichambres des cimetières. (G.)

Hi

propre de ce qu'il fait, et lui en conserver les fruits. Après six mois, il sera un autre homme, qui détestera son existence anté- rieure (i). Mais l'assassin, le voleur, qu'en ferons-nous? Quoique corrigés, peuvent-ils rentrer dans la société? Non. Un lieu d'exil, une habitation assez éloignée doivent leur être infligés et si, après dix ans, ils apportent un certificat damende- ment^ ils peuvent rentrer dans leur patrie. On dit que les pri- sons achèvent de corrompre les malfaiteurs qui en sortent; je le crois bien : coucher sur la paille dans un lieu malsain, se nourrir d'alimens grossiers, être en compagnie avec des scélé- rats, vivre dans la fainéantise et la corruption, ne voir que des criminels qui désirent et bravent la mort... que peut être le résultat d'une telle vie? Les mauvais sujets ne sortent absous des prisons que pour devenir des assassins. La philanthropie et la philosophie cherchent les moyens d'abolir la peine de mort : il n'en est point d'autres que ceux que nous venons d'indiquer. Changez le physique, donnez le goût du travail à celui dont les humeurs sont brûlées, calcinées par les veilles, la débauche et l 'eau-de-vie, vous lui donnez un nouvel être, et il en prend les mœurs avec satisfaction ; il devient reconnoissant envers la patrie, la loi et le magistrat, au lieu de les maudire.

(i) Ce n est pas faire une riche apologie de l'homme, en disant qu'il est monstrueux dans l'oisiveté. Sur dix hommes oisifs, huit sont dangereux et les deux autres sont des machines inertes. {('■,.)

CHAPITRE LXIV

D'UN ÉTABLISSEMENT QUI NOUS DONNE DE BONS DOMESTIQUES

Cet établissement, déjà conçu et en partie exécuté en Angle- terre, devient chaque jour plus indispensable pour la France. Je sais que le désordre des maîtres occasionne celui des valets et qu'un maître dissolu se trouverait embarrassé avec un hon- nête domestique. Mais il est encore des mœurs, même à Paris, et les moyens de se procurer d'honnêtes domestiques connus et dont on réponde nous manquent absolument. Tel valet de Paris, chassé de cent maisons pour ses désordres et ses vols, n'est pas encore mis en justice. On a la foiblesse de dire : « Qu'il aille se faire pendre ailleurs » ; on lui donne même un certificat de ses bonnes qualités, sans parler des mauvaises; car à Paris, les coquins de valets savent, en général, mieux le ser- vice, sont plus alertes, plus intelligens que les bons serviteurs, et il semble que certains riches consentent à être volés pourvu qu'ils soient bien servis. Ici, les marchands de comestibles s'en- tendent avec les chefs de cuisine pour piller les maîtres. Dans les marchés publics, ils ne rougissent plus de dire à nos cuisi- niers ou cuisinières : « Cet objet est de 18, 24 », c'est-à-dire un quart de la somme pour le domestique acheteur. Ainsi, si une

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forte maison dépense par année cent mille francs pour la table, il y a vingt-cinq mille francs pour le chef de cuisine, qu'il appelle les droits de sa place, à part ses gages. Quelle horreur ! .Jamais l'activité ne fut plus vivace à Paris que dans ce temps ultra-révolutionnaire (an XII). Tout est restaurateurs, cafés, tenant des établissements somptueux dans les hôtels des ci- devant grands seigneurs. Ici, tout est maisons de jeu, maisons de filles, bals, spectacles... Il ne manque à Paris que quelques usages lacédémoniens qui sanctionnent le désordre, comme la permission de voler pourvu qu'on ne se laisse pas surprendre dans le vol (nos voleurs sont si impudents qu'ils regardent le vol comme un persiflage), des jeux publics les femmes soient nues (elles n'ont presque rien à défaire pour l'être) et si, comme à Sparte, la loi défendoit aux Français d'habiter publiquement avec leurs épouses, à l'instant tous les maris deviendroient amoureux de leurs femmes. Or, si le proverbe qui dit « tel maître, tel valet » a raison, on sent tout ce que peuvent, tout ce que doivent faire les serviteurs d'un monde pareil. La révolu- tion a mis au pinacle mille porteurs de livrée et il n'est pas un domestique de ce jour qui ne dise : « Pourquoi ne ferois-je pas comme un tel, qui grimpoit avec moi derrière un carrosse? » Une réflexion n'échappera pas ici au philosophe : après qu'une trop grande inégalité s'est établie par succession de temps dans un empire, quand la tyrannie a créé l'esclavage et que celui-ci a secoué le joug, l'homme rendu à la liberté publique croit rentrer dans ses droits naturels en se livrant aux excès immo- raux ; il oublie le contrat social qui veut un ordre infini partout oii existe une société civile. Le mouvement fébrile de la révo- lution dure encore ; la convalescence suivra et la santé du corps politique ou l'ordre volontaire, qui est une même chose, aura son tour. Alors un établissement raisonné pour nous donner de bons domestiques est essentiel et de première nécessité ; notre félicité est ; point de sécurité pour nous si cet établissement nous manque. Il nous faut une régie seront inscrits les domestiques des deux sexes et leur âge, leurs mœurs, leurs talens, le nombre des maîtres qu'ils ont eus soient détaillés. Qu'il leur soit impossible d'avoir une condition sans passer par le bureau des domestiques et que notre sûreté nous convie à ne

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jamais les prendre que par cette voie; que tous, nous payons une somme en demandant au bureau un domestique fidèle et ayant les talens que nous requérons. Que les vieux serviteurs, dont la probité est confirmée, trouvent une petite rente après leurs longs services; qu'ils puissent, en toute stireté, y placer leurs épargnes. Que le maître, qui a donné trop légèrement une attestation de bonnes mœurs à un coquin, soit informé par le bureau du mauvais service qu'il a rendu à la société; que le certificat du bureau dise : « Honnête homme. Tels talens, mais tels défauts », puisque chacun a les siens.

Voilà quelques idées principales auxquelles l'expérience peut en ajouter encore. Le mal nous presse, la société est régie par les valets et il est impossible qu'il en soit autrement : ils nous observent jour et nuit, ils connoissent nos foiblesses, ils nous flattent, ils s'abaissent, ils doivent nous gouverner. Qu'ils soient honnêtes et probes, notre existence s'améliore du double ; nous vivons dans une inquiétude continuelle, et nous pouvons recouvrer notre tranquillité.

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CHAPITRE LXV

TYPE

I. On conçoit que la matière soit divisée en substances de diverses natures plus ou moins amies ou ennemies et que ce seul attractif ou répulsif donne le mouvement à la matière.

II. On conçoit que la nature ne puisse opérer qu'avec ses élémens et que, quel que soit l'individu, il doit avoir un carac- tère quelconque, soit actif, inactif ou réactif (i).

III. On conçoit que, par la nature des substances plus ou moins pesantes, les plus lourdes doivent graduellement servir de base aux plus légères (2).

IV. On conçoit que les substances soient animées par leur fermentation naturelle, leur croissance ou décroissance et le mouvement qui s'en suit.

V. On conçoit que l'être qui résulte d'une combinaison de substances animées soit lui-même animé.

VI. On conçoit que l'être qui ne contient pas le germe de son être soit comme non comptable dans la nature.

(i) Il y a plus qu'on ne croit des caractères réactits que le vulgaire appelle esprits de contradiction. Ont-ils leur source au physique ou au moral? Dans tous dcu.\. Toutes les races d'animaux ont leurs ennemis. Chez l'homme, l'amour-propre établit une inimitié plénicre entre les individus qui se ressemblent trop et plus encore quand ils diftérent. Voilà de quoi faire un livre. (G.)

(2) C'est ici comme une gamme diatonique, du plus grave au plus aigu. (G.)

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VII. On conçoit que le germe aspire à son développement, et que, par instinct, il cherche son moule propagateur.

VIII. On conçoit que l'individu tout entier étant en petit dans le germe, il doive en sortir.

IX. On conçoit qu'étant déposé dans son lieu de prédilec- tion attractive, il fructifie par les lois de la végétation com- munes à tout ce qui végète.

X. On conçoit que chaque germe, étant diversement formé en plus ou moins dételles ou telles autres substances, doive différer d'instinct et de forme.

XI. On conçoit que les germes de diverses races étant tous ditférens, les individus qui en résultent doivent différer (i).

XII. On conçoit que les germes appartenant à une même race doivent aussi différer entre eux selon les facultés de leurs générateurs mâle et femelle.

XIII. On conçoit à combien d'accidens fâcheux le fœtus est assujetti depuis le moment de sa conception jusqu'à celui de sa maturité, et combien ces accidens doivent influer sur l'indi- vidu plus formé.

XIV. On conçoit que, de quelque manière que l'individu se forme, par la gravitation des substances, du mouvement, de la fermentation et des affinités..., il doit avoir une forme symétrique.

XV. On conçoit que l'instinct animal varie selon la forme individuelle : que le poisson nage dans son élément, que tel aille en avant, tel en reculant, tel en roulant, tel décote; que l'oiseau vole ; que le lion soit fier de sa force ; que le lièvre soit timide par sa foiblesse; que l'homme soit penseur et la femme

(i) Il vient de paroitre un livre l'on prétend que la nature n'a formé qu un germe qui, à la longue, s'est modifié, diversifié en milliards d'individus par la force des élémens dans lesquels ils cohabitent. Grande idée de la sublime unité! Désirons-en la preuve. (G.)

On ne sait à quel ouvrage Grétry fait allusion. Notons toutefois qu en i8o5, le philo- sophe et naturaliste allemand Oken (1779-1851) publia un livre sur la génération des êtres, dans lequel il imagine que tous proviennent d'une sorte de substance colloïde primitive {L'r- Schleim) se présentant dès l'origine sous forme de vésicules. Dans ce chapitre, et dans plusieurs autres, qui suivront, Grétry exprime très confusément des idées qui, à son époque, commençaient à se faire jour sur l'origine des espèces. Un demi-siéclc plus tard, Darwin nous expliquera, beaucoup plus clairement, comment « tous les êtres organisés qui vivent ou ont vécu sur la terre peuvent descendre dune seule forme primordiale ». Mais déjà, ainsi que nous le verrons plus loin, Grétry et ses contemporains avaient la vague intuition de ce principe important.

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coquette. C'est autant de lois, d'instincts imprimés par la nature : plus, la loi de la nécessité qui force chaque individu d'agir selon son être.

XVI. Mais (c'est ici le terme de nos conceptions, c'est ici est le type suprême) comment concevoir qu'une nature formée de substances que nous voyons, que nous palpons, que nous goûtons, que nous mesurons, que nous analysons jusque dans leurs racines, ait une faculté d'arrangement qui lui fasse mettre chaque chose à sa place pour une fin déterminée? Et, ne voyant ici que l'homme, qu'il ait des dents dans la bouche parce qu'il doit manger, des yeux parce qu'il doit voir, des oreilles parce qu'il doit entendre, un nez parce qu'il doit flairer, et mille nerfs sensitifs dans tout son corps qui l'avertissent par le con- tact, autant de jointures, de rotules, de leviers qu'il a de mem- bres ou de parties de membres C'est trop pour une nature

matérielle; c'est qu'il faut voir DIEU qui a dit : Que cela soit ainsi ! . . . et cela fut.

CHAPITRE LXVI

QUELQUES OBJECTIONS DE L'ATHÉÏSME

L athée.

Je voudrois quelques preuves physiques de l'existence de Dieu : je n'en puis obtenir.

Moi.

Nous ne connoissons et nous ne connoîtrons jamais Dieu que par sentiment et non par des preuves matérielles. Il y a trop loin de la matière au plus pur esprit pour que l'un conduise à l'autre.

L'athée.

Kl Tâme vous l'oubliez

Moi.

C'est par elle que nous avons le sentiment de Dieu : les bêtes ne l'ont point.

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18

V athée.

Croire en Dieu par sentiment, n'est-ce pas vouloir com- prendre l'esprit par la matière? Car enfin nos sens sont matériels.

Moi.

On peut avoir le sentiment d'une chose avant d'en avoir la preuve physique. Croire ce qu'on sent, parce que c'est démontré, c'est l'évidence. Sentir qu'une chose est sans en avoir la preuve, c'est parce qu'un sens ou plusieurs sens nous manquent pour parvenir à l'évidence. Je crois que le feu existe, je le décom- pose; sais-je comment il est, ce qu'il est? Qu'il y a loin encore de Dieu au feu matériel !

L'athée.

Venons à mes objections. Vos quinze premières proposi- tions sont palpables : elles sont de mon bord. Dans la seizième vous dites : « Qu'il est impossible que la matière ait par elle- même une faculté d'arrangement qui lui fasse mettre chaque chose à sa place pour une fin déterminée. Que l'homme a des dents dans la bouche parce qu'il doit manger... » mais, bon- homme...

Moi.

Bonhomme, soit ! j'ai désiré toute ma vie mériter ce titre honorable.

V athée.

Si l'homme n'avoit point de dents, il suceroit et se nourri- roit de même. S'il n'a\'oii pas dveux, il iroit en aveugle. S'il n'avoit pas d'oreilles ..

Aloi .

oui! S'il était un polype, une masse vitale sans organi- sation achevée, il existeroit encore.

25o

L'athée.

Sans doute. Qu'il soit tout ce qu'on peut être et de quelque manière que ce puisse être; qu'il vive cent ans ou cent minutes, c'est toujours la nature qui remue, qui agit, qui transforme, et les formes n'y font rien.

Moi.

Halte-là, mon homme! La forme fait tout, puisque c'est elle qui annonce une volonté déterminée du Créateur. Si la matière vivifiée étoit sans forme, je croirois que la nature n'est qu'un ouvrage ébauché. Mais, depuis le brin d'herbe jusqu'au chêne, depuis le plus petit insecte jusqu'à l'homme, tout a une fin déterminée, prévue et infaillible. Il faut que tout ce qui est soit ainsi : ou il faut mourir pour être rejeté au moule, jusqu'à ce qu'on en sorte rectifié selon la grande volonté déterminée... Enfin, le hasard est votre Dieu; vous êtes un homme par hasard, quoique chez vous-même tout ait une fin déterminée. Le mien a tout prévu et je prévois que vous niez l'existence de Dieu (que vous sentez comme nous) afin qu'on vous la prouve ; et dans ce premier des mondes (je veux dire le dernier), cela est impossible. Allez, bonhomme, vous n'êtes pas plus athée que nous : sentir, c'est croire.

CHAPITRE LXVII

DES TROIS RÈGNES ET DE QUELQUES-UNS DE LEURS RAPPORTS MORAUX

Le règne animal, le végétal, le minéral ont-ils des rapports identiques? Sont-ils amis ou ennemis? L'animalité participe aux influences de l'air, des fluides électriques et magnétiques. Le règne végétal est notre nourriture la plus naturelle. Le règne minéral semble être ennemi des deux autres règnes. C'est de que sortent les poisons, et comme la nature aime à travailler par oppositions, on y trouve aussi les contre-poisons : il vaut mieux se passer des uns et des autres. L'or, que l'homme a choisi comme signe représentatif de toutes choses, excepté la santé, est devenu l'agent de ses crimes; les pierres précieuses, le signe de sa vanité. Il ne sort rien ou presque rien des entrailles de la terre qui, je crois, favorise l'homme absolu- ment; tout ce qui en sort lui est nuisible ou indifférent. L'enfer, le purgatoire et le paradis sont assez bien représentés par le centre de la terre, sa surface et les régions éthérées. Tout est délice en haut; tout ici est en suspens comme pierres d'attente ; tout est horreur en bas. Nous sommes postés entre notre ami et notre ennemi, entre le ciel et l'enfer. Le règne végétal est, dit-on, favorisé par le minéral : il est un feu central, dit Bufton, qui aide à la végétation. S'il lui aide, il lui nuit aussi. C'est de que sortent les exhalaisons pestilentielles qui empoisonnent

252

quelquefois les plantes et les fontaines ; la pluie et la rosée ne leur font que du bien, rarement du mal. La foudre vient d'en haut, mais d'où partent les exhalaisons sulfureuses, bitumi- neuses... qui vont la former? Les remèdes tels que les sels, l'hémétique, le mercure?... on peut s'en passer; c'est avec précautions qu'on ose s'en servir.

La guerre entre les élémens est-elle plus longue que le calme qui lui succède? Le calme n'est qu'une guerre qui recommence doucement, qui éclate et s'apaise pour recommencer encore. Ainsi la guerre dont nous parlons est à peu près comme dix est à un, qui est le calme.

Trois puissances morales ont assez de rapports avec les trois règnes. Gloire, amour-propre, haine et vengeance. La bonne gloire nous vient d'en haut. L'amour-propre est sur la terre. La haine vient des enfers. Tout ce qui a rapport au ciel est bon et nous vient du ciel; tout ce qui est terrestre est niomentané et souvent pitoyable, fût-il or ou diamant.

Le corps de l'homme semble être fait sur le même moule : puanteur en bas, et c'est que nous sommes formés. Prépa- ration des substances au milieu. Esprit, intelligence dans la tête. Depuis la guerre de Troie jusqu'à nous, les guerres qu'on pourroit nommer « intestinales » ont été les plus terribles. L'amour, ce mot charmant que la pudeur n'ose expliquer, en fut la cause. Les guerres pour les subsistances sont guerres de cochons, de gourmands : un bon repas les apaise, quand l'amour- propre y entre pour peu. La guerre d'amour-propre est vive (il n'est point de bonne guerre, quoique le résultat en soit bon quelquefois), mais les motifs sont plus nobles : c'est la guerre des dieux. Quant à l'homme, puisqu'il est formé d'élémens qui presque toujours s'entrechoquent et se combattent, il doit guer- royer avec l'homme. Au reste, les gens d'esprit font bien de guerroyer entre eux; ils amusent les sots, qui sont fiers de s'en- rôler sous les drapeaux de l'esprit; cette petite guerre nous pré- serve d'autres guerres plus funestes. Si les gens d'esprit ne se guerroyaient point, s'ils éioient réunis en un faisceau, ils seroient trop forts, ils romproient trop l'égalité ; il faudroit les ostraciser. Mais soyons sans inquiétude sur ce point : le propre de l'esprit est de remuer, de couper un cheveu en seize, comme on disoit

253

de Marivaux. Malgré leur foiblesse et leur folie, rien de plus aimable qu'un enfant ou un poète; caressez-les, tout va bien. Une dragée à l'un, un brin d'herbe à l'autre, ils nous aban- donnent le reste des vanités de ce monde. Dans ce moment, en France (an XII), on fait la guerre à la philosophie et à l'esprit ; c'est l'esprit qui se combat lui-même après avoir terminé la guerre des préjugés, jusqu'à ce qu'elle renaisse. L'instruction étant aujourd'hui l'apanage de la majorité, a fait tant d'hommes à demi-talens qui croient tout savoir, qu'ils sont devenus les ennemis d'eux-mêmes. Quelques sages regardent et se taisent; ils savent que cet orage léger de l'esprit finira, tel que l'orage printanier, par une pluie favorable à sa culture. Avant la révo- lution, les lettres avoient le pas sur les hautes sciences; aujour- d'hui c'est le contraire, et les arts sont un peu négligés. Les lettres et les arts paient, par un abandon momentané, la préémi- nence qu'on leur avoit accordée. Laissons faire au temps et à l'inconstance humaine : ils savent faire fileurir tour à tour toutes les branches de l'esprit.

La philosophie a perdu le monde, dit tel journaliste, et sans quinze mille livres de rente que me donne mon journal anti-philosophique, je dirois qu'elle n'est bonne à rien. Les illusions, l'erreur et le mensonge sont les seuls biens de l'homme, dit un capucin visionnaire. La vérité est la source des révolutions plus funestes à l'homme que l'esclavage. Gouvernans, trompez, battez les hommes et qu'ils se taisent; il faut qu'ils soient battans ou battus. Le capucin ne fait pas attention qu'un mouvement révolutionnaire est encore une de ces commotions passagères et que l'esclavage se perpétue de père en fils. Oui, une révolution politique, quelqu'afïreuse qu'elle soit et quelque longue qu'elle puisse être, n'est pas la source d'autant de maux qu'un préjugé accrédité; on n'en peut nombrer les désastres futurs qui dépendent des opinions. Le capucin ignore que les chaînes de l'esclave se multiplient chaque fois qu'il veut s'en délivrer, que mourir pour recouvrer sa liberté est le plus bel emploi de la vie. Mais un visionnaire ne peut comprendre le langage de la vérité : ce qui n'est pas illusoire ne lui semble ni vrai ni bon ; la machine est faite ainsi : c'est une réunion des contraires. Le journaliste frondeur des abus (et qui par l'esprit seroit un autre Diogène s'il

254

troquait quinze mille livres contre une écuelle de bois) ignorc- t-il que la satire ad hominem fut répréhensible dans tous les temps et que celui qui, pour de l'or, médit de ceux qu'il ne craint point, doit redouter martin-bâton que ses pareils n'ont jamais esquivé. Sait-il encore qu'il fait le plus aisé de tous les métiers? Fronder les abus sans pitié, et surtout en prose, est un office qui ne demande que de l'activité, de la hardiesse et de bonnes oreilles. La médisance est si familière chez ceux qu'on nomme les humains, qu'il n'a qu'à se poster dans les lieux publics et dans les sociétés qui veulent bien le recevoir pour s'entendre dicter aujourd'hui sa feuille de demain. Quels que soient les mœurs, le système du gouvernement, il trouvera toujours à mordre : tel le chien hargneux qui attaque les pierres et les arbres quand il manque d'objets sensibles. Seulement, pour qu'à son tour il ne soit pas mordu jusqu'au vif, il aura soin de caresser ceux qui commandent et ceux qui ^portent glaive, car s'il osoit se gendarmer contre eux, il seroit écrasé comme un frelon.

Certaines choses ne peuvent se trafiquer sans simonie ou sans bassesse. Telles sont les indulgences, la satire et la louange. On voit écrit sur les autels de Rome moderne : « Dix ans, vingt ans, cent ans d'indulgences en faveur des âmes du purgatoire, si l'on fait dire autant de messes à cet autel privilégié... » Beau trafic que cela! Il n'est bon qu'à faire naître des guerres de religion, des Calvin et des Luther. Nous avons dit du satirique et de la satire ce que nous en pensons. Quant à la louange, il en est fort peu sans fadeur, à moins que le bien général et le désin- téressement ne la sanctionnent. Il est peu d'épîtres dédicatoires qui ne donnent quelque pressentiment de nausée. Jean-Jacques dit à Duclos, à la tête du Devin du village : « C'est la première et la dernière dédicace qui paroîtra en tête de mes œuvres. » Cependant (si j'ai bonne mémoire) ses confessions sont dédiées à l'Être suprême et son Contrat social à la ville de Genève.

Si une dédicace est un mal, pourquoi dédier, même une fois? Si c'est un bien ou que la chose soit indifiérente, pourquoi se le défendre pour l'avenir? Il semble impossible de n'être pas /7/2ra5z<?r quand on fait une dédicace, n'eût-clle qu'une phrase comme celle dont je parle.

255

CHAPITRE LXVIII

INSTINCT ET RAISON

Ce que nous nommons instinct est la qualité intrinsèque des substances naturelles dont nous sommes formés. Ce que nous appelons raison, est l'instinct modifié par les lois civiles, perfectionné selon telles lois morales ou tel système de sciences. Vaincre l'instinct qui déroge, c'est vertu. Renoncer à l'instinct (s'il étoit possible) seroit une folle abnégation de son être. Accor- der l'instinct avec la raison, c'est être sage. On ne peut donc être sage sans avoir été tenté de ne pas l'être. Un bon général ne se connoît qu'à la guerre. Ceux qui remportent d'amples victoires sur leurs passions passent leur vie à se battre contre eux-mêmes. Ceux qui cèdent tout à leur intérêt, combattent continuellement avec la société. Enfin, s'il est un homme sans désirs et sans passions, celui-là n'est propre à rien pendant la vie; et après sa mort il servira (comme toutes les substances douces) à la modification des substances acres et fortes. Pendant la vie de l'individu, les substances dont il est composé demeu- rent-elles dans le même état? Non, et c'est ce qui cause l'insta- bilité des actions humaines, c'est ce qui rend l'éducation si nécessaire. Le sage, posté comme sur une montagne inaccessible au vulgaire, voit la guerre établie et continue de l'instinct qui

356

commande et de la loi qui prohibe. Il voit ce dédale chicanier qui élude et succombe sans cesse sous les lois de l'instinct : mais que peut-il? Voir, sourire et se taire. L'homme qu'on exile comme insociable se croit perdu; n'a-t-il pas lui avec lui, son instinct et sa force vitale? Robinson n'est vraiment intéressant qu'avec son instinct, son perroquet et Vendredi.

L'homme et l'animal ressemblent assez à deux navires, l'un muni de tous ses agrès, l'autre seulement des principaux. L'instinct, disons-nous, est la meilleure des boussoles... D'ac- cord; mais elle n'incline que du côté nord, d'après lequel il faut s'orienter. La raison est une boussole universelle, physique et morale, qui nous mène même au-delà des bornes possibles de la raison, quand l'imagination voyage avec elle; alors, elle se trompe dans ses suppositions. Mais, des erreurs aussi sublimes sont encore à l'instinct brut comme mille est à un. Nous faisons souvent l'apologie de l'instinct : il le mérite; mais nous crevons de dépit si on nous appelle bête ou être déraisonnable qui ne se conduit que par son instinct. C'est cependant ce que nous avons de plus sûr, et malheur à qui n'est plus guidé par lui, il est corrompu : malheur cependant à qui n'écoute que lui, il est insociable.

Tous les instincts donnés aux divers animaux terrestres semblent être partagés entre les hommes : notre espèce possède donc l'instinct de la plupart des espèces. Tel homme a le cou- rage du lion, tel la douceur du mouton, tel la finesse du renard, tel la timidité du lièvre. On croit même remarquer dans chaque homme quelques traits d'analogie avec un animal et son instinct, tant le physique est type impérieux du moral.

L'homme privé de sa raison a autant de genres de manies folles qu'il est de cerveaux défectueux. Même dans l'état de santé et de raison, on remarque dans l'homme une manière d'être secondum sensus qui se modifie avec l'âge, mais qui est toujours elle. Tel se fait aimer constamment, tel se fait haïr. Tel commence bien ses liaisons, ses affaires et les finit mal. Tel commence froidement et termine bien. Tel est bon, généreux, en bourrant ceux qu'il oblige. Tel est mielleux, caressant, qui ne laisse pas glisser un écu de sa bourse... Un penchant plus fort qu'eux les entraîne. Presque tous ont un mode de juge-

257

ment, provenant de leur métier habituel, qu'ils reportent en toutes choses : pour un observateur, il lui suffit d'entendre parler quelqu'un pour savoir son état. En général, quand on connoît bien un homme, et de quelque manière qu'il com- mence, on sait il aboutira dans ses entreprises. Les ressorts de son caractère étant ainsi, il ne peut être, ni agir, ni aboutir autrement qu'il ne fait. On peut se contraindre, se tromper, soi et les autres, dans le commerce usuel de la vie ; mais après avoir forcé quelque temps ses inclinations, on revient à sa nature; et plus on s'en est éloigné avec effort, plus la chute naturelle est véhémente. Respectivement à nos inclinations, rien n'empêche que nous nous regardions tous comme des maniaques. Quand, dès notre jeunesse, nous avons contracté des habitudes, c'est pour kl vie. L'éducation nous subjugue, et c'est un bien si elle est bonne. De père en fils, en s'exerçant sur les mêmes objets, on se perfectionne de plus en plus : c'est alors qu'on peut dire que les habitudes forment une seconde nature. L'architecte et le sculpteur s'occupent des formes; le peintre, des nuances, des cou- leurs qui représentent toutes choses; le musicien imite les sons de la déclamation de tous les êtres actifs et passifs; le poëte est péné- tré du sens et, pour ainsi dire, de la couleur des paroles; le philosophe, du système général de tout ce qui est... Nous nous étonnons réciproquement de nos conquêtes acquises par le temps et l'expérience. L'exaltation des esprits dans les uns, la froide réflexion dans les autres, nous donnent une allure telle de notre occupation favorite, nous impriment les stigmates indélébiles de notre objet, tellement que nous pourrions, dis-je, nous prendre tous pour des êtres singuliers,. des fous, si nous ne méritions, par là-même, les noms de sage dans notre emploi. Dans le temps de ma jeunesse, quand je chantois moi-même ma musique pour qu'elle fût bien comprise, je me suis trouvé assez souvent avec Maleshcrbes (i) et Condillac qui, les yeux fixés sur moi, mecoutaient avec une sorte d'étonnement. Je les entraînois, je les captivois malgré eux et leur esprit rectangle. Mais, sans doute, ils jugeaient mon délire musical fort singu- lier; ils se disoient à eux-mêmes (je voyais cela à leur mine) :

(i) Chr.-Guill. de Malesherbes, magistrat et ministre, à Paris en 1721, arrêté comme suspect, condamné et exécuté en 1794.

258

« Quoi, se peut-il que pour former une succession de sons d'après le sens des paroles, ce jeune homme emploie son âme toute entière ! » Ils n'eussent pas porté un autre jugement du poëte ou du peintre, quoiqu'ils estimassent les arts et les artistes.

Un philosophe me disoit que l'instinct brut des animaux ressembloit à notre raison aliénée : oh! que nenni ! L'instinct et la raison me semblent être ce que j'ai dit au commencement de ce chapitre. A la vérité, les animaux sont doués de plus ou moins d'instinct qui les rapproche de nous; mais chez eux, l'instinct est impérieux et leur raison n'est qu'éducation foible. On remarque même en eux une espèce de folie qui les fait dévier de leur instinct, comme nous de la raison.

Vais-je m'arrêter à cet endroit? Vais-je clore ici cet ouvrage? Pourquoi borner le cours de mes réflexions sur un sujet inépui- sable? La main du temps ne viendra-t-elle pas m'arrêter à mon heure marquée? G nature sublime dans l'être sensible et rai- sonnable ! Ton cours rapide ne nous laisse qu'apercevoir les objets. Mille fois la vie de l'homme ne sufïiroit pas pour appro- fondir tes mystères. Ce n'est qu'en unissant notre existence à celle des hommes qui nous ont précédés, et en idée à ceux qui nous suivront, que nous pouvons satisfaire notre impatience. Toi qui douas l'homme d'un instinct insatiable et d'une intelli- gence trop foible pour ses élans, viens encore échauffer mon âme ! Après t'avoir, dans mes jeunes ans, consacré mes douces et harmonieuses sensations, permets encore au reste de mes facultés pensantes de manifester ta grandeur. C'est toi, Être grand, qui m'animes, et si l'insecte, coloré de la substance des fleurs dont il s'alimente, atteste ta puissance, je ne veux, comme lui, qu'attester que tout vient de toi, prospère par toi, retourne en toi, depuis le premier jusqu'au dernier instant de l'existence des siècles.

TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS CE PREMIER VOLUME

Chapitres. l'oses.

I. Introduction i

II. Suite d'introduction 4

III. Naissance 7

IV. Suite du précédent ... 9

V. Nécessité de revenir à un 10

VI. Deux manières de corriger les hommes 12

VII. Quelles sont les substances dont l'homme est composé;

quelles sont leurs propriétés ? 14

VIII. Réflexions sur le chapitre précédent 17

IX. Suite des réflexions . iq

X. La nature crée partout 22

XI. Pourquoi les hommes sont différens ^5

XII. Maternité 27

XIII. L'homme imitateur 20

XIV. Balance S^

XV. Mobilité de la nature ?5

KVI. Recours contre soi-même 37

XVII. Sympathie 3p

XVIII. Nerfs 4S

XIX. Facultés, caractère

XX. Mariage 5i

XXI. Savoir ce qu'on veui 5;^

XXII. Tic ou grimace 37

XXIII. Amour-propre 5c)

XXIV. Différence entre la sensibilité et l'irritabilité 61

261

Chapitres.

XXV.

XXVI.

XXVII.

XXVIII.

XXIX.

XXX.

XXXI.

XXXII.

XXXIII.

XXXIV.

XXXV.

XXXVI.

KXXVII.

XXXVIII.

XXXIX.

XL.

XLI.

XLII.

XLI II.

XLIV.

XLV.

XLVI.

XLVII.

XLVIII.

XLIV.

L.

Ll.

IJI. I.lll.

LIV.

LV.

LVL

LVII.

LVIll.

LIX.

LX.

LXI.

LXII.

Pages

Des habitudes 86

Régime majeur 88

Du conflit des passions qi

Du choix des rapports entre époux 96

Des affections 102

Le nœud gordien 104

Coup d'œil de statique morale log

Pour faire 119

Manière de se conduire selon les divers états .... 124

Dissertation sur un verre d'eau 129

Des facultés négatives des êtres 1 3 1

Qu'est-ce qu'un rêve philosophique? i3ô

Suite du précédent lig

Quelques idées sur la durée de notre vie . . ... 142

Savoir se taire 145

Savoir écouter 148

Tout chemin mène à Rome i5o

Amplification du chapitre XXVI je dis : « Vieillards,

défiez-vous des derniers éclats de la Lampe ». . . . 134 Un peu d'originalité ou de folie semble souvent dépasser

le génie, le talent et même la sagesse iSy

Récapitulation 161

Des idées dérobées i6q

Y a-t-il des rapports entre l'harmonie sociale et celle des

sons? 171

Lire dans les nues 178

Régime pour conserver nos facultés intollectuellLS . . . 181

Des fausses prétentions à l'esprit 184

L'indiflerence est la plus dangereuse maladie de l'àme. . ]8h (3li l'on recherche comment et pourquoi les uns voient

tout en bien, d'autres tout en mal 189

Colère 1 02

liourrus bienfaisans, doucereux malfaisans, il y a plus

des seconds que des premiers; pourquoi i* 11)4

Tout est chimie u)8

On juge souvent d'une chose par une autre jo-j

Je ne professe plus, je m'amuse ... -206

Retour sur soi-même 1208

Les bons meurent-ils plus tôt que les méchants;' . . 211

Marche naturelle -juS

Des Esprits ou des êtres incorporels 222

Des charlatans 232

I')es flatteurs 235

262

Chapitre?. fAget.

LXIII. Des punitions corporelles 241

LXIV. D'un établissement qui nous donne de bons domestiques. 243

LXV. Type 24(3

LXVl. Quelques objections de l'athéisme 24(1

l.XVll. Des trois règnes et de quelques-uns de leurs rapports

moraux 252

LXVIII. Instinct et raison 236

FIN DU PREMIER VOLUME

Impi'imé pour

MM. G. Van Oest â C^ Editeurs,

par L'Imprimerie

(AnC EtabV' ¥'•' Momiom)

Bruxelles.

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3 5002 00393 1859

Gretry, André Ernesl Modeste Reflexions d'un solitaire.

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Gr e-try, Andr e Ernest. Modeste, 1741-1613.

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