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LOUIS MENARD

RKVERTES

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PAÏEN MYSTIQUE

édition définitive, augmentée de lettres et de pièces inédites et précédée d'une étude sur l'auteur

par HIOL'X DK MAILLOL

PAIUS

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RÊVERIES D'UN PAÏEN MYSTIQUE

11 a été tiré de cette édition lo exemplaires

sur papier du Japon

et 1 5 exemplaires sur papier vergé de Hollande

l'OFlTHAIT DE LOUIS MliNAHD l)al' RENE MKNARl).

LOUIS MENARD

REVERIES

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ition définitive, augmentée de lettres et de pièces inédites et précédée d'une étude sur l'auteur

par

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1»A1US GKOIUiKS GUÉS \iV C»% ÉDITEURS

3 ET 3 biSf PLACE DE LA SORUONN8

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PIU'FACE

Durant sa vie, Louis Ménard n'a eu qu'un nombre restreint de lecteurs. Il disait en tant qu erudit : « Je n'écris que pour une dizaine de personnes. » Rn tant que versificateur, il aimait à se qualifier de «poète inconnu». Une élite de lettrés l'appréciait. Des bruits do ce que pondaient et disaient entre eux savants ou lins crilicjucs épris d'art circulaient bien par- fois dans le grand public ; mais cela no dépas- sait pas la louange banale, mal documentée et ne cberchant nullement à l'être un peu plus. Des jeunes se rendaient cependant aussi place de la Sorbonne, entre autres le libertaire écri- vain des Porteurs de /orc/u's, lîernard Lazare, l'enthousiaste poète (Juillard et surtout l'égo- tisle raffiné, l'ami de la petite Bérénice, un

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RÊVERIES D*UN PAÏEN MYSTIQUE

des maîtres d'aujourd'hui de la jeunesse fran- çaise, Maurice Barrés.

Quelques érudits, et des plus forts; quelques littérateurs, et des plus exquis ; quelques jeu- nes enfin : je ne vois personne autre autour de Louis Ménard jusqu'au jour de sa mort.

Cette mort, comme il était arrivé déjà à d\au- tres que la postérité s'est plu à mettre en lumière, cette mort a tout changé. Actuelle- ment, on s'occupe de Louis Ménard, on écril sur Louis Ménard, on réimprime Louis Ménard.

Puisque l'éditeur Grès va faire reparaître let Rêveries d'un païen mystique et qu'il me de- mande une préface pour cette réédition, pour- quoi n'imiterai s-je pas ceux qui me donnent rexemplc d'un peu de justice enfin rendue à un penseur profondément original, doublé d'un écrivain de premier ordre? Je manque peut- être d'autorité pour cette tâche ; mais, en échange, j'ai une excuse à faire valoir ; c'est que j'ai été très mêlé à la vie de Louis Mé- nard, que je l'ai beaucoup et intimement vu.

J'ai une opinion, en quelque sorte cxpéri-

PRÉFACE 3

nonlcile sur lui, <'t c'est cette oi)iniou que je voudrais mettre en présence de celles que IVui i émises do droite et de gauche, et qui ne me paraissent pas répondre à la réalité.

On a admiré dans Louis Ménard riiellénistc )énélré par riiellénisme jusqu'à onsend^lerun ils de l'antique Grèce n'ayant revécu parmi lous que pour y chanter les louanges de... de : sa mère », comme il aimait à s'exprimer endroment lui-niôme.

Certes, on a eu raison de louer, et on ne saurait trop louer, sans une restriction dans les ouangcs. Seulement, on ne fait ici que la part le l'érudit : l'homme ét;iil un Frani;('iis de la )remière moiliô du \ix' siècle, mi bien mar- jué à rein[)reint(î de celte jeune moitié de ii\* siècle français, c'est-à-dire, avant tout, un romanticiuo.

<Juoi ! ce classi([ue I

I II classi(|ue (jui, à son entrée dans la vie de la pensée, avait lu Us ion, et (|ui, jus(ju'à sa lernière heure a senti le ])oi>%t>n de Byron :irculer dans ses veines ».

RKVERIES D IN PAÏEN MYSTIQUE

Je n'oublierai jamais la lecture par lui du Cain place de la Sorbonue, dans la tombée du crépuscule d'abord, ensuite à la vacillante clarté d'une petite lampe à essence posée de travers sur un monceau de livres et de papiers couvrant la table. 11 v avait des sansrlots dans la voix de Louis.

A un moment, pris de suffocation, il s'écria, assénant un coup de poing d'énervement pas- sionné sur le livre qui l'hypnotisait :

« On meurt de cela! mais que c'est beau! que c'est beau ! »

Et après un silence, il ajouta, revoyant le •passé, tout son passé de romantique :

« Nous nous sommes nourris de cela !...»

Sa voix tremblait et ses prunelles fixaient, sondant dans l'espace mélancolisé par l'en- vahissant du nocturne encore comme flottant :

«Que c'est beau ! que c'est beau ! » Tout à Coup, il ferma le volume : « Veux-tu ?... cau- sons d'autre chose ? »

Oh! alors, il me parla des Grecs et des Grecs et des Grecs ! il se réfugiait parmi les Grecs ;

lais préoccupé, agité, très ému, ne parvonint as à échapper à Byron. Mais, dans ce cas, qu'ét;iit donc la terre llell.is pour rauteur de la Morale avant les liilo.'^oplies et du Polz/fltrisnir hcllrniqur ? C'était une patrie d'adoption, une seconde itrir si l'on veut, mais une patrie tout idéale. y avait acquis droit de cité par la mii^i- Lie et sympathique puissance d'évocation, liant jusqu'à la résurrection artiste de sa larnioréenne beauté, faisant sonp^er involon- iremeat à la frise des Panathénées alti-ibuée 1 ciseau de Phidias et ({ui semble faire eir- der procossioanellement la vie d'Athènes sur s murs du Parthénon.

Mais, si droit <lc cité il y a, ( t je crois la lose incontestable, e;» (lr<»il. je le répète, t aecjuis.ll résulto non de la naissance, mais une eulliiro «l'esprit jusqu'à un certain point ansformante, ayant eu la morplndoirisanle jlion d'inq)réi;:nati<»n que les anlhrop dogis- s reconnaissent aux milieux J5^é>i:ra])!ii- los.

G Rf:vii:RiEs d'in païen mystique

Louis Ménard est de veau Grec, ce qui est le contraire de l'avoir été tout naturellement. Par exemple, après l'être devenu, il Test de- meuré pieusement, sans une seconde d'hésita- tion ni de doute, jusqu'à son dernier soupir. Une fois devenu Grec, il n'a plus cessé de vivre dans son rêve de Grec, de vivre ce rêve, en imposant au présent plein de tristesse, de désil- lusions, de rapetissants contacts, la sérénité olympienne, la mâle noblesse, la lumineuse et harmonique conception à la fois mythique et républicainement sociale faite de « vrai par le beau » et de « moral se confondant avec la jus- tice ».

C'est le démocrate déçu qui a poussé Louis Ménard à chercher en Grèce un divin d'où de- vait découler la liberté comme de sa source logique : des dieux lois vivantes, en même temps lois de la nature et lois de la conscience. Il en a appelé des démentis du présent au tri- bunal de l'histoire, à la preuve de la possibilité d'un peuple libre fournie par Texistence de la Grèce. \

PRÉFACE 7

Oiioi ! le paion Louis Ménard? le « dernier des païens » Louis Ménard?

« Païen mystique », comme il est dit en tête de ces li/veries. N'était-il donc point convaincu ? Si, il était un sincère. Mais ce sincère voyait, dans les religions, Texprcssion idéale des so- ciétés, et, do plus, pour lui, le fond se confon- dait avec la forme. 11 « parlait la langue des mythes », comme M. Jourdain faisait de la prose, tout naturellement.

lin second souvenir caractéristi(juo : lin après-midi, toujours Place de la Sor- bonnCjjc trouvai Louis en train de Iii'<' un re- cueil de nouvelles ([ue l'auteur, Bernard Lazare, lui avait aj)porté le matin même.

Lcoute-moi ceci... C'est très, très bicnl Il s'af^issail (!<• celle intitulée ir Disciple, C'étaient les derniers moments, c'était l'aj^o- nie diin aflii'mateur du (li\in (jui, comme Jésus sur la croix, sentait s'eiïarerenlui ladéses- péranr(î îi béant d'abtmc du Golgolha : « M(»n Pérc, p tnr(|iini m'avez-vous abandonné! o et [jui, le glat;aut frisson passé, se raidissait, gar-

8 RP:vERiEs i)'r.\ païen mystique

dait sa suprême pensée en lui, orgueil ou pi- tié pour le besoin de croire de la faiblesse buniaine, se condamnait à un silence qui lais- sait intacte sa doctrine. Lorsque Louis eut fini de' lire, il me demanda

Eh bien ?

Et toi? que penses tu de ce sublime men- songe ?

Qu'il a bien fait.

Tu en aurais fait autant, à sa place.

Je te répondrai dans la langue qui m'est familière que les dieux...

Ce qui, traduit dans la mienne, plus abs- traite...

Tu as donc peur des mots ?

Avec ce merveilleux manieur de verbe qu'était Louis Ménard, il fallait toujours craindre d'être emporté dans le domaine des symboles. Il vous éblouissait d'un terme, vous troublait et vous imposait à sa suite tout un ordre d'idées, vous entraînant malgré vous en sa sphère de mythologue.

Sterne et Balzac prétendaient que le nom

PREFACE

y

'un individu avait une influence sur sa dcs- inéc. Louis Ménard souriait de cette super- tition ; mais il n'en attachait pas moins à cor- ains noms une importance ostliétifjue suffisante lour en faire clianger qucLju'un à l'occasion, le fut ainsi qu'il débaptisa un de ses frères ap- >elé Joseph, et qu'il fit prévaloir le nom de \ené sur le premier. René, en souvenir du léros de Chateaubriand, ce qni n«>us r.unèno ,u romantisme.

On connaît le «léjeuner donné par l'éditeur liiarpenlier en riionnciir des trois païens :Che- lavard, Tliéopliile (iautier et Louis Ménard, éjeuner durant lecpn'l ils ne furent pas une linute d'accord sur ce (|ui leur tenait au cœur, llirnavard voyant dans les philosophes de antiijuité les précepteurs d»' la morale, Louis lénard les accusant d'en ôlro les destructeurs, t Ihéophile (lautii'r ne voulant pas de juo- alc «In tout pour sa (irèce d»* prédilection, l'est (jiir (•••s li'ois (lr«MS viMiaient d«' trois joints tic riiori/.on. ( ioinnu'nt venir ensemble *• la Tiréce, venant ainsi? Chenavard était un

10 lU-lVblRIES d'un païen MYSTIQUE

Grec de la Renaissance, Théophile Gautier un Grec bien près d'être un Turc, un Turc qui avait figuré parmi les chevelus^ en pourpoint rouge, à la première d*IIer?icmi,Qi Louis Mé- nard...

Ah! il fallait lui entendre lire cet Ilernani ou quelques drames de Shakespeare! Il ne lisait pas, il mimait, il jouait sur une scène, se dra- pant — pas à rantique,mais dans le manteau du bandit qui est un banni. 11 était sombre, amère, fatal, maudit, damné, funèbrement pas- sionné et passionnément funèbre ! 11 lisait Vic- tor Hugo et Shakespeare comme il lisait By- ron, en le vivant pour son compte, pour son compte de romantique.

La sereine beauté de sa Grèce c'était pour lui « ce qui devrait être » ; mais dans ce qui était, il apercevait et signalait partout la trace d'Erinnyes. Il revenait fréquemment dans la conversation sur les acharnées poursuites de la hurlante meute.

Dans son œuvre capitale de la Morale avant les Philosophes, il se montre disciple de Jean-

PRÉFACE 11

Jacques Rousseau, ce précurseur des ronnn- tiques. Son plus de morale après les philo- sophes iiY'st-il pas (le la ligoée du plus rien de bon avec les sciences, les lettres, les arts, du prùneur de l'état de nature, de l'éducateur d'Hinilc?

l*our(fu<ji tant insister?

D'abord, je l«; répète, parce (|uo j'essayo d'esquisser ici un Louis Ménird vrai à oppo- îcr à certain Louis Ménard de convention ; jnsuite, parce (juc ce Louis Ménir.l ])eut seul }X])li([uor 1(* pt^lit clH'f-d'nMivrc des lirveries ru II pairii fn//sfi(jue pijur le(|U('l m'a rtr do- namléo celte préface.

l'ist-cc donc à dédaigner que pouvoir être lit roinanliqur érudit d;ins la voie à la fois riti(pie et poétiipit^ à Lufuelle on doit le lénie des Iiell(/i')/is d'i"]dirar (Juin<^t et lu iihlr de rUuniauitr de Michelet ? VA\ bien, ^olt/fhns/nr hellênifjue de Louis Ménard a sa )lare {\ côté de ces diMix ouvrages. Il a droit Il iiiènic rani; et appartient à la'ménio épocjue. (Juant aux Hrreries d'un pm'rn un/sfiffue, cl-

HKVKRIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

les sont du Louis Méiiard déposé goutte à goutte,

vivant en un généralisé d'art sa quotidienne

existence. Là, il s'est mis tout entier, mais dans sa langue, dans la langue des symboles, en

mythologue et en platonicien... beaucoup d'A- lexandrie.

L'étude qui précède sa traduction des livres hermétiques prouve à quel point Louis Mé- nard avait respiré l'air métaphysiquement exaltant, dans son subtil de la gnostique cité.

Le désert de TEgypte chrétienne ne se trou- vant pas loin, il était allé de rendre visite aux cénobites et aux anachorètes. Dans l'élargis- sante solitude, ceux-ci avaient trouvé un cadre de sans bornes l'infmi mystique nostalgi- quement débordant d'eux pouvait s'épandre et planer à l'aise. Louis Monard y a fait la connaissance de Saint-Iïilarion, dont les Rêve- ries ont emprunté poétiquement la légende pour rythmer une angoisse du cœur et de l'es- prit impersonnalisée dans un merveilleux moule à coulée d'or pur ayant un timbre d'or pur.

PRÉFACE 13

Néant divin, je suis plein du dégoût des choses ; Las de l'illusion et des métempsycoses, Jimplore ton sommeil sans rêve; absorbe-moi.

Ces trois vers, d'un Ivrisme devant son élan à l'exhale d'une désespérance <jue l'oubli de tout peut seul apaiser, sinon satisfaire, appar- tiennent à un sonnet des Rêveries (Tnn paien inijslique ayant pour titre : Nirvana,

Ce n'est qu'un cri ; mais le ciel en est dépeu- plé. L'Olympe disparaît comme un décor de thé;\lre au coup de siftlet du machiniste, mais le coup de >ifllct de Nirvana, en le faisant dis- [►araître, siflle la pièce.

Avec Sainl-Hilarion, restait la prière ; .V/V- vanOy c'est l'attirance vertigineuse de Tabimc voulu ami. Le /lihi/ vainqueur, n'ost-ce pas la faillite du ilivin enresjistrée dédaikrneuse- inent, mais cette lin du règ-no «les dieux n'a- vait-elle pas été prédite dans ie Promêthée déli- vré^ premier poème de Louis Ménard ?

Quel culte nous est -il rncoro permi*? ? Le culte intéritMir de « ceux des nùlros cpii sont [dîis ». Lisez Jour des morts tlans les Hrveries,

14 IIKVERIES d'un païen MYSTIQUE

Lisez aussi de Louis Ménard son Catéchisme religieux des libre-penseurs, celte brochure, devenue très rare, qu'il y aura à réimprimer elle aussi un jour ou l'autre. Louis Ménard y est présent on pourrait écrire palpitant jusque dans chaque point, chaque virgule.

« Quand on sort des cimetières le jour des morts, on en rapporte une sérénité grave : tous ces gens-là ont des regrets; pour quelques-uns peut-être ces regrets sont déjà une espérance, et peut-être que pour une génération nouvelle, plus heureuse que nous, l'espérance deviendra la foi. »

Telles sont les dernières lignes du Jour des morts : une espérance semée comme une graine, confiée au terrain, souhaité fécond, de l'avenir. 1

Les pages finales des Rêveries disent la pen- sée intime de Louis Ménard en ce qui concerne le passé.

La dernière Nuit de Julien n'est-elle pas une nuit d'insomnie du poète qui fait dire à cet Empereur :

i'Réfacf: 1,*)

J'ai relevé l'autel des Dieux de la Pairie,

El j'aperçois déjà le temps qui foule aux pieds

Les vieux temples déserts de mes Dieux oubliés.

Au culte du passé j'ai dévoué ma vie.

I3ientôt sous sa ruine il va m'ensevelir.

Le passé meurt en moi, victoire à l'avenir I

VA lo génie do l'Kmpire, (jui dialogiK' avec cet ultimo païen, s'avoue vaincu, lui aussi ; « Cédons, nos dieux sont morts. »

11 a (lit à Julien qu'il ne devait pas se repen- tir <lo sa tentative de restauration polythéisti- quenieul religieuse ; mais il eu constate l'avor- tcment par cette raison des raisons, cette raison qui tranche la ([uestion conmie la liacho tran- che, en tombant d'aplomb, une existence con- damnée sans appel : < Nos dieux sont morts. » Louis Ménard n'a pas reculé devant le < Ne touchez pas à la hache » menai^ant à la fat;on (lu fautAuio d(» la fitalité. Il a avaiMo la main ri il a tourlir.

l^n rendant les derniers devoirs à ses morts dépouillés p.'u* le t<MU])s d(» leur divine immor- talité, il a t<»U( lit- .1 l.i hachr. T.r qui jadis était

1() IIKVERIES d'lN l'AÏKN MYSTIQUE

lia autel s'est alors montré à lui sous la forme d'un échafaud. Il a continué à rendre les dcr niers devoirs, il n'a pas laissé /os morts oisevelii leurs morts comme le veut T l'évangile ; mais i a écrit sur leur tombeau, en attristé, respec- tueux que ses regrets n'empêchent pas d'allei jusqu'au bout de son devoir d'ensevelisseur ; Ci-git.

Il n'eut jamais pu tracer : « Ci-gît la Grèce » c'est Rome qu'il a couchée dans son suaire. Mais avec la Rome d'alors n'était-ce pas tout le panthéon païen qui tombait en poussière? La Grèce ne s'était-elle pas absorbée dans l'Em- pire? l'Empire n'était-il pas TUnivers?

C'est que le théologien Louis Ménard avait en lui l'étofTe d'un pénétrant philosophe qui savait redescendre des hauteurs de l'hymne pour prendre pied sur le sol et y marcher du pas de la raison.

Le dialogue intitulé : Le Diable au café^ nous permet de juger de ce qu'était et valait l'es- crime de ce logicien que Diderot et Satan suf- fisent à peine à incarner.

PRÉFACE 17

Ce dialogue, paru d'abord sous le nom dudit enis Diderot, trompa les malins qui le crurent îcUement de cet encyclopédiste. Cela amusait îaucoup Louis Ménard de penser qu'il avait illi paraître dans les Œuvres complètes do iderot en tant que Diderot. Je l'entends encore péter:

m Dire que sans Anatole France, ca y était ! » Il vaut mieux que /c Diable au cafr ouvre s Ih'veries (Ciin paim tni/stif/ue comme il les ivre. Tout ce (jui suit en est éclairé pour (jui it voir. Le Satan du Diablr au café devait lir par tuer tous les dieux, quels «ju'ils fus- nt. (^cst lui leur impitoyable assassin. Il avait versé de son café à Louis Ménard icz Procope, et (juand on a une fois pris de café-là !... cela peut vous mener, le déli- Bux morceau ayant pour titre : UOrifjine des sectes f lo dit éloquemment. Là, le diable ne contente plus d'embarrasser l'homme par dialecti<{uc serrée, il s'attacjue à Dieu lui- ôme, et Dieu perd la partie, ce n'est pas ►uteux. Il la perd même piteusement : « Tu

3

IS RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

le vois, maître, dans riminble création que j'a produite pour l'obéir, j'ai pris le contrepied de ton œuvre. C'est à toi de décider si j'ai réussi. ^ Et Dieu se contente de répondre : « Parlons d'autre chose. »

Mais pourquoi Louis Ménard revenait-il tou- jours à ces dieux finis? Lisez Alliance de le philosophie et de la religion et Sacra jjrivata. I] voulait qu'un homme et une fenmie ne vécus- sent plus simplement attelés par le mariage, mais pussent avancer ensemble dans la vie unis d'esprit et de cœur, unis complètement de cœur parce que aussi d'esprit. Il ne voulait pas non plus qu'une vieille grand'mère put mourir privée d'espérance, et il savait l'espérance sur le chemin de la foi. Il croyait devoir conserver pour les faibles et les humbles la poésie du divin.

Il ne se contentait pas de « dieux pour le peuple », il voulait en ce monde sa place à l'idéal. Or, on ne saurait trop insister là-des- sus, les religions étaient pour lui «Tespression idéale des sociétés ». Sur ses dieux, « forces li-

PRÉFACE i9

brcs, lois vivantes », il basait la morale que, comme les Grecs, il « ne distinguait pas de la politi(iue ».Ges dieux symbolisaient à ses yeux la libcrlt'*, la liberté sur la terre comme au ciel, à l'exemple du ciel. L'abstrait impératif catt'fjoriiiue de Kant lui paraissait trop froid et trop sec pour les besoins de l'imagination, cette folle du Ay/^/.s de Malcbrancbe, mais aussi cette source de l'inspiration. Sa bible était les poèmes d'Homère, l'aède inspiré.

Louis Ménard situait les dieux dans la nature parce que la nature est le milieu se meut riiommc et que ses dieux sont à sa ressem- blance, ne sont (jue de riiomnie à la dernière puissance, comme on dit en niathémati(jucs ; mais cotte nature, il la tenait à distance au nom de son stoïcisme. Il disait à la (l<»uleurnée d'elle : « Tu n'existes pas. » Kt du coup, con- !is((u.inl le \)'w\x force de la fiature/il le méta- morphosait en dieu du for intérieur, en loi de la conscience.

Il sauvait ainsi du naufrage la poésie, l'art, la justice reposant sur le ilroit. C'était une

20 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

formule politiquement sociale qu'il reflétait en Tadmirable azur du ciel d'IIellas.

Renan, dans son Histoire du peuple d'Israël^ montre les Juifs élargissant et dressant plus haut l'idée messianique à mesure qu'ils sont plus vaincus, plus abaissés, jilus trompés dans leurs espoirs présents. Ils en appellent d'abord à an avenir prochain, puis à un avenir plus éloigné, puis à un avenir qui ne tient pas compte du temps, y mêle Tinfîni. C'est ainsi que le suscité de la maison de David, Toint du Seigneur, le Sauveur de Juda a pu devenir chrétiennement le sauveur du monde, le fils de Dieu, Dieu lui-même, personne de la tri- nité. Les dieux de Louis Ménard sont d'un ordre analogue. Eux aussi sont fds de Dieu et fds de r homme. L'aspiration les fait descendre vers nous, pour nous der01ympe;mais Tapothéose du héros nous y fait monter pour siéger à côté d'eux, devenus égaux à eux.

Qu'aime avant tout de son ciel Louis Mé- nard ? La forme républicaine qui y fait préva- loir sa divine harmonie.

I

PRÉFACE 21

Les Grecs « prient debout » ; c'est ainsi que prie Louis Mcnard. Le tort que l'on a eu, c'a été de se le fi^^urer agenouillé, à l;i catholi- (juc. Cela a empêché de s'apercevoir que sa langue des mythes était conforme à son atti- tude.

Sa religiosité, surtout plastique, se borne à pétrir de Tahstrait pour en faire du concret. Il imagine des images parce qu'il cherche le « vrai dans le beau » et qu'il ne voit que la forme pour manifester le beau. Ses dieux, comme les productions supérieures de la sta- tuaire hellénicjue, ne sont en somme (jue les types de l^laton. Il n'y a <jue la diffcrenco du taillé dans le marbre au modelé dans la lu- mière.

Voyez-vous maintenant comment W \yXici\ peut être mystique et comment h* niysli(juc [)out être pa ion ?

il prend mystiipie dans son sens étym)lo- :^iqu(% <jni «*st : i/iifir. Il vous initie au mystère huit il est rhiérophante. L«» mysticisme ile- [uandr l'allégorie : Louis s'est fait mythologue.

22 RÊVERIES d'un païen MYSTIQUE

Les mythes du polytliéisme ont fourni au païen, ce que ses tendances d'artiste récla- maient impérieusement. Plus tard il a fait en- trer Jésus-Christ et la Vierge dans son panthéon en les retouchant quelque peuples costumant, les esthétisant à la grecque.

Sa vierge n'est ni la vierge céleste de Fra Angelico de Fiesole, ni la vierge extatique de Murillo, mais Fépouse chaste, la suavement tendre mère des saintes familles de Raphaël. Il ne dit pas avec son camarade de collège et son ami, Charles Baudelaire :

Saint Pierre a renié Jésus, il a bien fait.

Il n'eut pas plus renié le fils du charpentier s'il avait été Barjoae, qu'il ne niait sa divinité mythiquement interprétée. Jésus-Christ, pour lui, c'était « l'humanité s'otîrant en sacrifice et s'adorant dans sa souffrance et dans sa mort ». Il n'avait quelque éloignement que pour Dieu le père, \)o\iv lahweh, parce qu'il le trouvait trop un, et par trop autoritaire, trop des- pote asiatique.il se vengeait de ce despotisme

\

PRÉFACE i''\

m en faisant la personnification du simoun, du 'ent brûlant du désert. La colère d'Ialiw eh i*est-elle pas « comme nn feu dévorant > ? l'est à ce démiurge jalou.r que le diable joue e mauvais tour du fabriqué <run insecte.

On a maintemnt, je crois, la manière d'être

héologique do Louis Ménard. On a également

a façon do se montrer stoïcien : nn stoïcien

l'une sensibilité d<' poète lyriqut' comme on

était en \K\{).

Au total, c'était un rîrec ayant envié la mort Il iirèce pour la cause grecque, de lord Byron, \\\ (Irec pliillndlène.

Il non-; a servi littérairement les (îrecs en xcmple un peu comme Tacite a servi les Ger- lains à la Rome de son temps, comme Xéno- hon, dans sa Cijropédie, a servi les Perses aux îrecs du sien. Il ne peut pas ne ])oint y avoir n léger miraire k redouter dans de telles t lié- es tondaiiliellrnu'nt historiques. Les t\pos ans le goût (h» Platon risquant de s'y irlisscr, iihstituant un i)lus biMU ({ue nature do bas- relief au tiMiii-train n*)rmil dos choses.

24 RÊVERIES DÏ'N PAÏEN MYSTIQUE

Pour employer im expressif terme d'atelie à utiliser, puisqu'il y a cfTet d'art, ce n'es pas chiqué, mais c'est sûrement embelli. G n'est pas de la Grèce vue en Grèce, à l'épc que de l'antique Grèce, mais de la Grec vue dans un auréolant éloignement au sei: du passé, vue de la romantique périod de 1830.

Quoi qu'on fasse, on est toujours de soi temps. Louis Ménard a été profondément di nôtre. C'est ce qui fait qu'il a été un poèti érudit et non un pédant. Il nous tient parc( qu'il est ;/o^^5. Nous n'avons pas besoin d'aile: à lui : en dépit de certaines apparences, nou! sentons son cœur battre, tout contre notre cœur, à l'unisson de notre cœur. Il vit, i vibre, et nous vibrons de sa vibration. Sa lan- gue des mythes devient facilement nôtre parce que sa pensée est nôtre.

Bien de ce qui est nous ne lui est étranger Vous voyez en lui un historien et lui se vou drait journaliste pour entrer plus avant dans notre vie, pour en remuer de sa plume le quo-

PRÉFACE 25

(i lien, agir sur lo quotidien dont il sent, si vi- vants, tant d'échos en lui.

(^eci me fournit l'occasion d'olTrir de l'iné- dit de Louis Ménard. Il m'écrivait, vers 18'JG, à propos d'un article intitulé : Gramitv^t's^ que je venais de faire paraître dans le journal la Justice :

Tu as joliiU!?nt raison de l.lciier le roman, qui est la littérature d'hier, pour la littérature de demain, la polémique des journaux. Quant à la poésie, c'est une langue morte comme le grec et le latin.

Cependant il faut travailler pour les crami- nées, et je n'ai pas d'aptitude pour le journal ; j'écris, le plus brièviMuent possible, mes cours de l'Hôlel de Ville dont je prépire une édition posthume, ce sera mon testament littéraire. »

Voilà l'attention de l'éditeur bien attirée sur le projet de cette édition posthume.

(ionformément à ro[)inion do Louis Ménard sur la littérature di dem'iin,où la polémique a sa place marcpi'îe.et, pourtant, n»* voulant pas renoncer à Tadmirablo forme artiste ilu roman,

2{) RÎAERIES d'iN PAÏEN MVSTIOrE

je tâchai de faire entrer un peu de cette polé- mique dans son moule. De une nouvelle intitulée ; U?ie solution clif/icile, la ques- tion, modernement effarante au point de vue de l'action de la justice, d'un dédoublement de conscience était posée.

Louis Ménard m'avoua que ce problème mis à Tordre du jour le troublait profondément. Sa conception de la Némésis incarnant le droit au chAtiment prononcé dans l'intérêt même du coupable, imposé sans une hésitation comme de nécessité absolue, recula un moment devant la fatalité du crime dramatisé par moi d'après des documents scientifiques. Enfin, son besoin de l'affirmé d'un sentiment du bien et du mal l'emportant, il m'adressa cette protestation, qui sent un peu l'énervement :

« Ton roman est très bien, très bien, exces- sivement bien— mais ce compliment est pure- ment littéraire, et je réserve entièrement la question scientifique. Tu as fait un roman scien- tifique, comme la Morte amoureuse de Théo- phile Gautier ou rilomme à l'oreille cassée

I

PRÉFACE ±1

'Edmond About, c'était ton droit; mais pour voir une opinion sur un cas de pathologie et ;urtout pour en tirer des conclusions juridi- [ues, il faut des faits réels et non imaginaires. M ce que tu racontes était arrivé, et si j'étais uré, je dirais: Il faut une consultation de mé- lecins aliénistes. Si l'accusée est folle, qu'on 'enferme à Sainte-Anne. Si elle n*est pas folle, ]u'on lui coupe le cou. »

Il avait tort en m'accusant d'avoir écrit une louve Ile romanesque dans le genre de /a Morte vnourettse : j'avais emprunté les données de non étu<le à une série de constatations médi- cales tirées d'ouvrages scienti(i(jues. La dou- che pouvait être d'un utile elTot ; mais comment :ouper le cott à une créature parfaitement inno- cente durant un temps et coupabh* jus(ju'au îrime durant un autre. (Comment guillotiner a criminelle sans faire tomber du mémo coup a tétc de qui n'avait jamais eu même une mau- i^aise ])onséo ?

.lo termina par une citation en partie ine iite, par une lettre» (pie Louis Méiiard m'écri-

28 Rf:vi:Rii:s d'un I'aïln mystique

\

vit alors que j'étais dans ma vingtième année. Cette fois, il avait archi raison de fustiger mon aplomb d'inexpérimenté qui parle sur ce dont il ne saurait avoir la moindre idée:

« Décidément ton article sur les femmes et l'amour ne me va pas. Quand les jeunes gens veulent écrire sur ces choses-là, ils ne cher- chent pas la vérité, ils veulent être galants, ils font de la littérature au lieu de faire de la phy- siologie. Moi qui n'ai plus d'arrière-pensées de conquêtes, je vais te dire ce que c'est que l'amour et les femmes.

« L'amour, c'est un enfant qui veut naître. Les anciens l'appelaient de son vrai nom, le Désir, (Eros, Cupido), parce qu'en effet c'est le désir qui fait entrer tous les êtres dans la vie. Voilà pourquoi les peintres et les sculpteurs repré- sentent des enfants ailés qui voltigent autour des amants : ce sont des âmes qui voudraient s'incarner, des germes qui demandent à naître ; pour cela, ils se changent en désirs, et sollici- tent les vivants à leur donner un corps.

« Us les poussent vers leurs complémentai-

l'RÉFACi: 2i)

•es ; les bruns aiment les blondes, les blonds liment les brunes, parce qu'il faut que les tem- péraments se complètent et s'équilibrent pour burnir à la génération qui va naître de bon- ics conditions <rexistence. Les romanciers l'imaginent que l'amour a été inventé pour faire G bonbeur d'un monsieur et d'une dame : cela îst bien égal à la grande Isis que vous vous imusiez ; ce qui Tintéresse uniquement c'est 'amélioration de l'espèce. \'ous avez bien vos laras et vos concours d'animaux reproduc- eurs : pour({uoi donc la nature n'aurait-elle pas les siens ?

« On s'étonno qu'il y ait tant de passions ibsurdes, (juc les liommcs se battent en duel m so brûlent la cervelle pour .les créatures îans esprit et sans cœur qui les grugent, les rompent et les déshonorent, que les femmes je laissent séduire par une paire de mousta- îlies gommées ou par un bel unif<MMno qui les plantera le Icndemiin. Mais ce n'est pas ivec de l'cspiit c\ du talent (ju'on fabrique dos Dnfants robustt^s et bien constitués. I/liist<>ir«'

I]0 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

de Mars et Vénus est éternelle. Tant pis pour les gens de lettres s'ils sont plus chétifs que les sous-lieutenants. L^amour n'est pas chargé d'être raisonnable ; il n'est sublime que parce qu'il est absurde. C'est une puissance supé- rieure à nous, qui dompte la raison et la vo- lonté, comme dit Hésiode. S'il était toujours d'accord avec le bonheur, il ne serait plus qu'un calcul, il n'y aurait plus ni drame ni roman, et les littérateurs ne pourraient plus gagner leur vie: tu vois bien que tout est compensé* « La beauté est mère du désir, disait la my- thologie grecque. Qu'est-ce que la beauté ? c'est une pondération de formes qui annonce l'aptitude au développement des germes et au perfectionnement de la race. L'ampleur des hanches, la fermeté de la gorge sont des ga- ranties pour Tenfant qui naîtra. La volupté est un piège des Puissances cosmiques, pour nous faire travailler à l'œuvre de la création. Les âmes qui nous demandent de les faire en- trer dans la vie choisissent sans nous consulter la maison elles veulent s'établir. Si leur choix

I

PRÉFACK 31

n'est pas toujours d'accord avec les convenan- ces sociales, ce n'est pas leur faute, elles ne con - naissent que les convenances physiologiques. « Napoléon disait à M"' de Staid que la feinmo qu'il estimait le plus était celle qui fai- sait le plus d'enfants ; il ne s'occupait que de la quantité, parce que les hommes n'étaient pour lui que de la chair à canon. Mais s'il avait tenu compte de la qualité, son apprécia- tion serait juste. Le rôle de la femme est de former des générations saines et fortes, înens sana in corpore sanu. Comme l'homme est un animal social, selon la définition d'Aristoto, la vraie femme doit posséder non seulement l'aptitude à la génération, mais l'aptitude à l'éducation des enfants. Si nos choix en amour sont souvent mauvais, c'est que les Ames qui gravitent autour de nous sont viciées d'avance, une irénération étiolée naîtra d'une race dé- crépite. Il n'y a j>as a s'apitoyer sur ceu\ ou colles ({ui ont mal placé leurs alTeclions, ils n'ont que ce cju'ils méritent: c'étaient des êtres mal l);\tis au moral, tant pis pour eux.

32 RfAERlES d'un PAÏEN MYSTIQUE

« La femme est faite pour être mère, c'est sa fonction dans la nature et la société. S'il y a quelque chose en elle qui ne serve pas à cette fonction, c'est un hors-d'œuvre. Il ne lui faut pas trop d'esprit, cela fait des Gélimènes. L'éternelle Gircé qui change Thomme en bete, n'a pas besoin de tant de finesse pour nous enchaîner. A quoi bon la coquetterie ? Les séductions naturelles de la femme lui suffisent. Qu'a-t-elle besoin de briller au dehors ? Qu'elle règne dans la maison pendant que Thomme travaille, qu'elle l'accueille à son retour et Ten- courage dans les luttes qu'il doit soutenir pour elle et pour leurs enfants. La chasteté pour la femme, comme la probité pour l'homme, est synonyme de vertu, parce que la chasteté est la garantie de la pureté des races, comme la probité est la garantie des relations sociales. Or le milieu de la femme est la famille, comme le milieu de Thomme est la cité.

« L'enfant a besoin d'une mère pour l'allai- ter et l'élever comme il a besoin d'un père pour le guider dans les luttes de la vie. La fa-

PRÉFACE , I]3

[iiille est la raison et la moralité de l'amour. Donc les femmes galantes sont des monstres, [jiiant aux femmes de génie, ce sont des dé- classées, qui aspirent secrètement à devenir les hommes après la métempsycose et qui j'exercent à porter des culottes en attendant.

«L.M.

« Ne va pas publier ma lettre dans ton jour- nal, les femmes me déchireraient avec leurs çriiïes roses, comme elles ont déchiré autre- fois ce pauvre Orphée, (|ui leur avait dit leur Fait, à ce qu'il paraît. Il n'en avait trouvé :|u'une à son goût, et (juand elle est inorle, il est «allé la cliorchor aux enfers ; cela humiliait les autres, elles se sont vengées. Il pai.ît (jue je suis encore plus diflicile que lui, j»uis(|ue jo naijamai-; tmuvé mon allairr. 11 faUilrait pou- v<ùr fahriipicr sa feuiuie soi-mé.ue comme Pvgmalioii. *

tjuoique des passaares de celte lettre aient été repris par L(^ui^Mé^a^(l pnui' s'cm» aiiiuT «laiis 1rs ///w r/ // N. i'.ii cru diîvoir la puhliei- sni^ \ rini

34 RÊVERIES d'un païen MYSTIQUE

retrancher. Elle montre son auteur, en quelque sorte, dans le déshabillé delà pensée se donnant carrière sans préparation littéraire, jaillissant avec la fougue d'une improvisation d'une ma- gistrale improvisation, sous la dictée des faits accumulés en soi-même et le coup de fouet d'une circonstance en provoquant la formulation, à

On y voit Louis Ménard partant de la pure physiologie pour aboutir à la mythologie, en passant par la politique. On y voit les germes devenir des âmes et en cette qualité acquérir des ailes de papillons. Cette âme, c'est Psyché, que le désir Héros reconnaît sa compagne.

Mais ce qui nous fait redescendre de l'idéa- lisé du mythe, c'est qu'il faut à cet Héros, pour réussir, des moustaches de sous-lieutenant : deux flèches de poils gommés.

N'importe, la genèse des idées et surtout de l'exprimé des idées, chez Louis Ménard, en sa langue d'artiste éminemment original, est ici saisissable pour qui prête la moindre attention à son jeu très particulier. Eh bien, ne trouvez-vous pas que le rare écrivain des Rêveries d'un païen inystique se peint dans sa

PIŒFACE 35

lettre, comme je me suis en'orcô moi-même de le peimlre dans cette préface ?

il termine en disant qu'il faudrait « pouvoir fabriquer sa statue ». Sa statue, il l'a fabriquée ot refabri({uée merveilleusement dans tous ses ouvrages. Sous sa plume comme sous le ciseau de Phidias sont nés des types divins, des dieux.

Quand on demandait à ce Phidias il avait puisé son inspiration, il répondait : « Dans Homère. »

Louis Ménard, à la mémo question, eut fait la même réponse. Soit ! Mais il y a entre eux la diiïérence des dates de naissance.

En terminant ces lignes, je me retourne ot vois, pendue au mur do mon cabinet de tra- vail, la photographie du [ïortrait de Louis Mé- nard par son neveu lùnile-Uené Ménard por- trait (jue l'on peut.iller examiner au Musée du Lu.\end)ourg, que j'engage à aller y étudier, car il est ressemblant de la ressend>lance dos Liiuvres d'art vraiment dignes de ce nom, do la Pessemblaiicc morale '.

I. Noua le reproduisons dans celle cdtlion. (Noie det éditeurs).

3() RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIOIE

Louis est là, sa pipe, un instant oubliée pour la méditation, se refroidissant entre ses doigts, découronnée des cercles de fumée s'y succédant ordinairement sans presque d'interruption. La bouche niiichonne une phrase non encore arrê- tée, non encore frappée au coin qui la fera mé- daille. Sur le front, haut, large et bombé, la mèche de cheveux que le peintre eût eu à faire tlotter au vent, au besoin dans Ja tempêta, s'il avait exécuté sa toile à l'époque delà jeunesse romantique de son modèle. Elle est fatiguée par Fàge cette mèche ; mais il faudrait bien peu pour qu'elle reprît son allure à la Byron d'au- trefois. Quant aux yeux, deux courtes flammes de vision intérieure en expliquent la fixité. C'est en lui que Louis Ménard regarde, qu'il regarde et cherche, ce qui met le sceau à la ressemblance du portrait.

Louis Ménard n'a-t-il pas été lui parce que, toute sa vie, il a regardé, cherché, vu, su trouver en lui... quoi ? Lui, humainement lui.

RiOLX DE MaILLOU.

I.Ol'IS MEKARD, COUR DE ROUAN.

KHEHIES Di\ PAIE\ MVSIIOIE

LE DIABLE AU CAFÉ

Je ne sais pas s'il existe, mais je crois bien l'avoir rencontré au café Procope. Il y \ lent souvent et ne parle à personne ; seulement, quand il y a une convers;ition animée, il est tou- jours de ceux qui font le cercle pour écouter. Sa (ij^ure n*a rien d'extraordinaire ; il ressemble h tout le monde, et je n'aurais pas fait atten- tion à lui, si je ne l'avais vu tenant à la main un petit écrit que j'avais publié le matin même. Je suis toujours l)ion disposé pour ([uicon(|ue lit mes (ruvres, fût-ce l'enntMni du ^enre humain. Le l)ial)le prend souvoiil les auteurs et les fem- mes par la vanité.

38 RÊVERIES d'un PAÏEN :MVSTI0UE

I

Vous croyez donc au Diable ?

Je crois à tout, il ne faut que s'entendre sur les termes ; il y a fagots et fagots.

Pensant qu'il ne me connaissait pas, je cédai, comme le sultan des Mille et une Nuils, au dé- sir d'entendre incognito un jugement sur mon compte, et, m'asseyant à sa table :

Ah I Ah ! lui dis-je, voilà une brochure nou- velle ; est-ce bon ?

Ce n'est pas ce que vous avez fait de mieux, répliqua-t-il ; il y a quelques idées jus- tes, mais elles sont bien clair-semées.

Je fus piqué de cette critique, et surtout d'avoir manqué mon but, mais il ne me restait qu'à en prendre mon parti :

Vous me connaissez donc ? lui dis-je.

Il n'eut pas la politesse de faire allusion à ma célébrité, il répondit simplement : f

Je connais tout le monde.

Je cherchai quelque temps une réponse philo- sophique, puis je lui dis : ^

C'est beaucoup trop ; je me contenterais de me connaître moi-même.

Lui. Vous parlez comme les sept sages et vous n'êtes pas plus avancé qu'eux ; ce qui ne vous em-

LE DIABLE AU CAFÉ 30

pcche pas de croire au procurés de Tespril humain.

Moi, Comment nV croirais-je pas ? Sans être plus habiles que les anciens, nous devons les dépasser, puiscju'à leurs travaux dans chaque science nous avons ajouté les nôtres.

Lui. Et vous regardez la philosophie comme une science ?

Moi, Assurément ; elle est même la première de toutes, puisque les autres lui empruntent leurs principes ; elle est aussi la plus certaine , car elle s'appuie à la fois sur des faits, comme les scien- ces d'observation, et sur des axiomes, comme les sciences de déduction.

Lui. Les axiomes me sufliraient, et même, je me contenterais d'un seul.

Moi. Kh bien, vous avez celui de Descartes : .If pense y donc je suis.

Lui. 11 ii'v a plus qu'à définir .le ; or, vous vous plaigniez tout à l'heure de ne pas vous con- naître vous-même.

Moi. Mais vous, qui connaissez tout le monde, y compris vous-même apparemment, vous n'avez pas le droit d'être scepti([ue.

Lui. Que vous importe ce (jue je suis, pourvu ([uc jo vous réponde ?

40 RÊVERIES D'UiN PAÏEN MYSTIQUE

Moi. Je ne puis discuter sans savoir au nom de quoi on m'attaque ; vous me connaissez, et je ne vous connais pas ; la partie n^est pas égale ; prenez une étiquette.

Lui. Mon cher monsieur, il n'y a dans le monde que des rapports, et tout dépend du point de vue. Pour mon père, je suis un fds ; pour mon fils, je suis un père ; pour mon domestique, je suis un maître; pour le roi, je suis un sujet, qui paye Timpôt sans l'avoir voté ; pour mon en- nemi, je suis un scélérat ; pour mon ami, je suis un homme avec lequel on ne se gêne pas; pour vous, qui me faites l'honneur de discuter avec moi, je suis un adversaire ; appelez moi donc l'Adversaire : voilà l'étiquette demandée.

Aloi, Gela ne se dit-il pas Satan, en hébreu ?

Lui. L'hébreu est une langue morte, soyons de notre temps ; vous voyez bien que je n'ai pas le pied fourchu.

Moi. Les costumes changent, mais les mœurs ne changent guère, et vous êtes toujours ergo- teur. Vous contestez l'axiome de Descartes, je veux le défendre contre vous. Je sais parfaite- ment qu'il y a en nous plusieurs aspects, mais je n'ai pas besoin de les embrasser tous

LE niART.E AU CAFÉ 41

pour définir le moi : c'est un être pensant.

Lui. Pourquoi ne dites-vous pas plutôt ; c'est la pensée de Têtre ? Votre raison est-elle dis- tincte de la mienne, ou une même lumière éclaire- t-elle les esprits comme une vie unique anime tous les corps ? L'intelli<^ence vous est prêtée pour un temps, comme la force et la jeunesse» comme l'îiir et le soleil. Prenez-en votre part ; ce qui pense aujourd'hui en vous, pensera de- main dans d'autres. Rien n'est à vous et vous n'êtes rien, que des formes changeantes et pas- sagères, comme les vagues de TOcéan, qui ont sur vous l'avantage de ne pas se croire c[uelque chose.

Moi. Ainsi pour vous l'individu n'existe pas; il n'y a (jue le genre humain, (jui est la nature, se connaissant elle-même, la conscience de Dieu?

A///. \e prononcez pas ce nom, je \(>us prie.

\/(ii. Diahle I c'est vrai, j'oubliais votre éli- (juette, elle m'exj)li(|ue vos répugnances.

/.ni. Non, vous vous trompez ; si'ulement, ji* n'aime pas les mots c|ui ne sont pas clairs; dites- moi c«^ ([Uf vous cnttMide/. par celui-là ?

I/o/. Nous n»^ sommes pas d'accord sur \ 'lommc, je n'espère guère tjue ma fa^on de con

42 Ri-:vERiEs d'u>' païen mystique

cevoir Dieu puisse vous satisfaire davantage. Si je vous dis que c'est le créateur de toutes cho- ses, vous soutiendrez peut-être l'éternité du monde ; si je Tappelle la cause première, vous me demanderez ce que c'est qu'une cause, et nous arrêterons-nous ? Je vous dirai donc simple- ment que Dieu est l'être parfait.

Lui. Vous voulez dire l'idée de la perfection, car son existence est à démontrer.

Moi. Mais la perfection implique l'existence.

Lui. Encore un sophisme de Descartes * ; l'an- tiquité avait des philosophes plus hardis et plus forts que vous. Pour eux, le Bien, le Parfait, est supérieur à l'Etre ; il est cause de tout ce qui est, mais lui-même dédaigne d'exister.

Moi. Gomment peut-il donner l'existence sans la posséder ?

Lui. L'air qui vous fait vivre n'est pas vivant.

Moi. Non, mais c'est un être; la vie n'est qu'une des formes de l'existence ; les éléments existent quoiqu'ils ne vivent pas.

1. La preuve ontologique est de saint Anselme; Descar- tes n'a fait que la reproduire. Le Diable connaît trop bien son moyen âge pour avoir pu commettre l'erreur que lui attribue ici Diderot.

LE DIAia.K Al' r.AFK 4l{

Lui. Mais les types n'existent pas, et tout Laxiste en eux et par eux.

Moi. Qu'est-ce qu'un type ?

fjii. La forme fijé ra triée, le moule sont :oulés tous les individus d'un même genre.

Mai. Si vous n'avez rien de mieux à m'olTrir [jue cette scolastique platonicienne, je persiste- rai à croire à l'existence de Dieu.

Lui. La foi est une belle chose, mais quand on croit sans preuve, on est un myslifjuo et non un philosophe.

J/o/. Je ne crois pas s.ins preuve ; tt)ule œu- vre suppose un ouvrirr ; l'admirable ordonnance J'^ l'univers...

Lui. Prenez j^arde de vous enfiMTcr : vous par- lez maintenant de l'ordre et de la beauté du monde, et tout à l'heure vous allez être obligé d'en imaginer un autre il n'y aura ni tigres ni vi|H^res, ni \ ieillesse ni maladies ; un nion«h' revu et corrigé, le Créateur réparera les er- reurs (|u'il a commises dans celui-ci.

Moi. N'anticipons pas, s'il vous plaît, et lais- Rez-m(n m'enferror à mon aise. Vous avez un»» singulii^^re façon de <liscuter: vousemjambez lou- los les cpiestions, vous éludez toutes les diflicul-

W R^AERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

lés. Mais vous avez trop beau jeu à battre en brèche mes croyances ; je ne puis vous rendre la pareille puisque je ne connais pas les vôtres.

Lui. Si je vous scandalise, jetez-moi quelques gouttes d'eau bénite, et je me tairai ; c'est une formule d'exorcisme à la portée des simples.

Moi (un peu houleux de ma .9or//e). Je ne crains pas la discussion, mais je crains la Bastille ; nous sommes ici dans un lieu public, et la po- lice a des oreilles partout.

Lui. Et vous vous prétendez débarrassé du moyen âge ?

Moi. Vous devez bien vous apercevoir vous- même d'un petit progrès : on ne brûle plus que rarement vos amis les sorciers.

Lui. Mais on empêche de parler ceux qui ne pensent pas comme tout le monde.

Moi. Ce n'est pas ma faute, je vous prie de le croire : continuons, car je ne veux pas vous laisser maître du champ de bataille; seulement parlons plus bas. Je soutiens que la création suppose une intelligence souveraine, qu'avez- vous à répondre ?

Lui. Rien : l'ouvrier s'appellera Dieu si son œuvre est bonne; si elle est mauvaise, nous le

LE DlAIJLi: Af CAFÉ M)

)mmerons le Diable ; s'il y a du mal et du bien, )us soupçonnerons une collaboration.

Moi. .l'aurais me douter que vous étiez ma- icliéen. Mais après avoir nié mon existence et lUe de Dieu, vous n'espérez pas me faire croire la vôtre ?

Lui, Je ne vous y force pas, mais je vous prie i ni'explifjuer le mal.

Moi. La douleur est une consécjuence néces- lire de lu sensibilité physique, le vice est une )nséfjuence nécessaire de la liberté morale.

Lui. Vous voilà revenu à cette nécessité ([ue s anciens plaç.iicnl au-dessus de tous les Dieux, ue devient alors la toute-puissance divine?

Moi. l^lle n'est limitée fjue par l'absurdt' : il y a d'impossible à Dieu cjuc^ ce (jui est contra- ictoire. Ji' ne suis pas assez cartésien pour croire m* deux et deux fi'iaicnt cincj s'il l'avait voulu, uisfjue lui seul est parfait, son ouvre ne peut tre sjins défauts, l'ile serait son é«çale ; mais le vA est seulement l'absence du bien, vous n'êtes u'uiie négation, vt)us n'existez pas.

Lm. Il me senibK', au contraire, (|ue c'est le ien qui n'existe p.i•^,el (|Ue le mal seul est pos- ible cl ml. La vie ni' s'entretient «jue par une

4G RhVERIES d'un païen MYSTIQUE

série de meurtres, et Thymne universel est un long cri de douleur de toutes les espèces vivan- tes qui s'entre-dévorent. L^'homme, leur roi, les détruit toutes; il faut des millions d'existences pour entretenir la vôtre. Quand vous ne tuez pas pour manger, vous tuez par passe-temps ou par habitude, et votre empire n'est qu'un immense charnier. Y êtes-vous heureux, du moins, y ré- gnez-vous en paix ? Non, vous ne songez qu'à vous déchirer les uns et les autres ; la guerre, l'oppression et la violence, toutes les injustices et toutes les tyrannies remplissent l'histoire, et ce sera ainsi jusqu'à la fin. Le mal moral, qui est votre œuvre, dépasse en horreur le mal phy- sique qui vous écrase. Contre l'un et contre l'au- tre, vous n'avez trouvé d'autre remède que de lâches prières, qui montent inutilement vers les indiiîérentes étoiles. Vous tenez à la vie que vous savez mauvaise ; vous voudriez la prolonger au delà de la tombe, et vous rêvez là-haut un monde fantastique et rempli de contradictions. Vous en retranchez la mort, condition nécessaire de la vie, et la lutte éternelle contre le mal, sans la- (juelle il n'y a pas de vertu.

Moi. Toujours blasphémateur et ennemi des

LE DIAMLE AU CAFÉ 47

hommes ! Mais qu*est-ce que vous concluez de tout cela ?

Lui, Que le mal étant réel et le bien impos- sible, vous avez tort de m^appeler une négation.

Moi. Eh bien, après la description que vous venez de faire du monde, si vous prétendez y avoir travaillé, je ne vous en fais pas mon com- pliment.

Lui. Je ne vous demande pas de compliments, c'est vous qui m'en demandiez tout à l'heure, r|uan(l vous m'avez vu en train de lire votre ou- vrage.

Moi. Si vous blessez mon amour-propre, je [ne vengerai sur le vôtre. Avouez f|ue votre im- portance a bien diminué, depuis le temps ^'ous luttiez contre les anges et vous tentiez les saints.

Lui.,]v ta<|uine encore les philosophes, et cehi m'amuse bien autant.

Moi, Vous me rappelez ce tyran a la retraite, |u'une férule consolait de son sceptre perdu.

Lui. Vous avez donc la modestie de comparer les philosophes à des enfants ?

Mol. 1 /enfance a l'avenir.

Lut. L'avenir est le rovaume des chimères ;

48 RÊVKRIES i/l'N PAÏEN MYSTIQUE

est votre dernier château de cartes, que je souflle dessus?

Moi, Ce sera une forteresse contre laquelle s'useront les vieilles grilîes du mal : on la nom- mera le Temple de la justice et de la liberté. Nous ne la bâtirons pas dans les nuages ; nous n'imiterons pas nos pères, qui reléguaient au ciel leurs espérances : c'est la terre qui nous est confiée, nous construirons sur ses bases solides. Nous ne pourrons achever notre œuvre, mais nos fds y travailleront après nous. Notre pen- sée vivra en eux ; et, s'il y a une autre immorta- lité plus active, peut-être nous sera-t-elle don- née par surcroît, car le paradis de nos rêves n'est pas une oisive béatitude; comme les héros Scan- dinaves, nous ne voulons renaître que pour Té- ternité du combat. Que notre sang serve d'engrais à la moisson future : il faut que la guerre se poursuive tant qu'il y aura des tyrans et des es- claves, et bienheureux ceux qui pourront briser les dernières chaînes et brûler le dernier trône I

Lui. Vous ne ferez pas même grâce au trône pontifical ?

Moi. Je n'aurais pas cru que vous dussiez regretter celui-là; est-ce générosité pour un vieil

I

LE DIABLE AU CAFÉ 49

ennemi, OU bien êtes-vous comme les femmes qui aiment mieux ceux qui les battent que ceux qui ne s'occupent pas d'elles ?

fAii. Je n*ai pas dit que je regfrettais, mais je crois qu'il pourrait convenir à un représentant de la philosophie sur la terre.

Moi, Je ne veux pas plus des rois philosophes que des autres ; ils ont des successeurs, et Com- mode me dégoûterait de Marc-Aurèle.

IaiÎ, Je ne vous parle pas d'un roi, mais d'une p;q)aulé philosophifjue.

I/o/. \'(»ilà (jui est contradictoire et inqiossi- bl.'.

Lui. Pas tant que vous croyez. En Galilée, il V' a dix-huit cents ans, quehprun annonçait aux déshérités de la terre tout ce que vous leur pro- mettez aujourd'hui. Allez h Home, vous y ver- rez son vicaire, le serviteur des serviteurs de Dieu, et il vous fpra bjusor sa pantoufle. l'.tes- krous sûr de ne pas travailler pour une nouvelle uistocratie di* cardinaux ou de mandarins ?

Moi, Diable ! diable I

A///. Ji' suis là, soyez tran([uille. Si (juehjue futur pjrand F.ama de la philosophie veut s'ins- lallor dan>^ voiri' forteresse, v<w i'nr.i!\f< trmivo-

50 Rf:vKRiEs dVn païen mystique

I

ront pour la démolir le secours de mes vieilles grilTes. Heureusement pour vous, je ne suis pas aussi usé que vous voulez bien le dire ; dans plus d'une occasion vous ne serez pas fâché de me trouver.

Moi. Est-ce que vous êtes toujours le roi des trésors cachés ?

Lui. Auriez-vous envie de m'emprunter de Targent ?

Moi. Vous me demanderiez mon âme en échancfe.

Lui. Je n'ai pas à vous la demander ; du mo- ment que vous formez un souhait égoïste, vous êtes sujet du Diable ; s'il accomplit vos vœux, c'est pure largesse de souverain.

Moi. Eh bien, gardez vos gros sous, il ne manque pas de pauvres gens qui en ont plus besoin que moi; je continuerai de philosopher à jeun. Votre serviteur... Non, je me trompe, je veux dire ; Adieu.

Lui. Au revoir, s'il vous plaît ; j'espère bien que nous nous retrouverons.

Moi. Pourvu que ce ne soit pas dans l'éter- nité.

Lui. Vous voudriez bien me faire avouer qu'il

LE DIABLE AU CAFÉ 51

a unfi vie future, mîiis vous n'obtiendrez pas e moi une at'lirmation ; clierchez. Moi, je suis Adversaire, mon rôle est de contredire. Chaque )is que vous croirez tenir une solution, je serai i pour y jeter du noir. Je vous empêcherai bien evous endormirdans la certitude, qui est l'iner- e de rintelli<^encc. Cherchez toujours, je vien- rai vous secouer de temps en temps. La vérité ^i une asymptote ; pour vous en rapprocher ous avez besoin de moi. Il ne faut pas médire u vieux serpent, vous lui devez la science du ien et du mal, et, sans la chute, il n'y aurait as de rédemption.

Moi. Oui, le mal que vous faites tourne au ien, mais on dit (jue c'est malgré vous.

Lui. Croyez-le si vous voulez, cela vous dis- ensera de la reconnaissance en vous laissant >uir du bienfait. Ne faut-il pas que le Diable îit toujours bafoué à la lin de hi pièci' ? Ileu- jusenieiit, je suis lKd)itué (h'puis lon^tenip*; à ^ rôle-l;i.

SOCRATE DEVANT MIXOS '

I

Minos. Sois le bienvenu parmi les ombres, Socrate, toi qui, sur la terre, as toujours cher- ché la vérité.

Sacrale. Salât à toi, Minos. Ceux qui ont été injustement condamnés par les vivants se pré-, sentent avec confiance devant ton tribunal, jugei des morts. ;

Minos, Je ne suis pas ton juge, Socrate, m\ celui des autres hommes. La conscience humaine! se juge elle-même selon ses actes.

Socrate. Qu'a donc voulu dire Homère ? '

Minos. Toi et tes contemporains avez mai compris ses paroles. 11 a dit que je rendais 1; justice aux morts. J'écoute ceux qui s'accusen et je cherche à réconcilier ceux qui se sont haï

1. Ce dialogue et les suivaiiU ont été publiés dans la Cr li({ue ijhilosoiihi([iie, journal de MM. Hcnouvier et PilloD

SOCRATK DKVANT MI.NOS 53

pendant la vie ; telle est la fonction qui m'est attribuée pour avoir reconnu, aux siècles anciens, que les sociétés humaines doivent être fondées, non sur la force, mais sur la loi. Quand tes ac- cusateurs viendront ici, tu pourras les accuser à ton tour. Celui qui reconnaîtra ses torts ira se livrer aux Euménides pour être purifié.

Snrrnie. Crois-tu donc, Minos, qu'Anytos et Mélitos avoueront qu'ils ont été injustes ?

Minos, Je leur montrerai les conséquences de leur action, Socrate. Ils entendront les siè- cles futurs les condamner à leur tour. Ils ver- ront dans Tavenir des races serviles qui, après avoir inondé la terre de sang innocent, repro- cheront encore ta mort à la démocratie d'Athè- nes. Alors ces hommes (jui, en t'accusant, ont cru servir la patrie, seront épouvantés de leur œuvre et appelleront l'expiation.

Socrate . Comment se peut-il, Minos, qu'en accusant un innotimt quehju'un s'imagine qu'il sert la patrie ?

Minos. Tu leur adresseras cette qaestii>n ;\ eux-mêmes, Socrate, (ît je sais ce ([u'ils te répon- dront. Ils te montreront les fruits de tes leçons : ton disciple chéri, Alkibiade, donnant l'exemple

54 RKVIUUKS DLN l'AÏE.N MVSTIQUI^

de toutes les trahisons et de toutes les débau- ches, les trente tyrans sortis presque tous de ton école, et parmi eux Critias, le plus cruel de tous et le plus impie_, celui qui a écrit dans ses vers que la religion avait été inventée par les chefs des peuples pour dompter la multitude. Ils te montreront Xénophon servant comme mercenaire im prince étranger, puis combattant avec Sparte contre les Athéniens, et dans ses écrits, préfé- rant la monarchie asiatique au gouvernement populaire. Ils te montreront enfin Platon, le plus illustre philosophe formé par tes leçons, propo- sant pour modèle, dans sa République, un Etat règne la communauté des femmes.

Socrale. 11 me semble, Minos, que, si tu avais siégé parmi les Héliastes, tu m'aurais condamné comme eux à boire de la ciguë. . Minos. Non, car ils ont ouvert une voie fu- neste qui ne sera que trop suivie après eux. Si du moins ils s'étaient contentés de TostracismQ, tu aurais passé quelques années au milieu de la communauté oligarchique de Sparte ou de la monarchie des Mèdes, et tu en serais revenu plus juste pour le gouvernement de ton pays. Mais je ne suis pas ton juge, j'ai voulu seulement t'in-

SOCRATK DKVA.NT MINOS 53

cliquer les raisons ({u'Anytos et Mélitos ont pu avoir pour t'accuser, et je n'ai dit (juc ce cju'ils te diront eux-mêmes. Quant aux elTets de ton enseignement dans les siècles h venir, je les vois par ma science prophéti({ue et je pourrais te les faire connaître, mais peut-être cette révélation serait-elle au-dessus de tes forces.

Socraie. Tu m'as dit que tu révélerais l'ave- nir à mes accusateurs. Me crois-tu donc plus fai- ble f[u*eux? Moi aussi j*ai cru faire le bien, et si mon intelligence s'est trompée, j'aime trop la vérité, tu l'as dit toi-même, pour rester volon- tuiremenL dans Terreur.

Minos. Ainsi, Socrate, tu vas toi-même au- devant de l'expiation ?

Sacrale. Tu l'as dit, Minos, j'appelle les Eu- [lîénides. 0 graves Déesses, gardiennes des lois maintes, vous êtes la voix du sang répandu, et 3n vous nomme les Imprécations, ^^)us êtes les remords (pii lloltent dans les nuits adultères, et l'on vous nomme les luinnyes. \'ous réveillez la conscience endormie, vos serpents rongent la gan- grène des cœurs, vos torches éclairent les âmes ténébreuses. Vous leur montrez ce (ju'elles sont •t ce (ju'elles auraient rire . l'hiirrour qu'elles

50 RIZERIES n'iN l'AÏllN :^IVSTIQUE

ont d'elles-mêmes les pousse dans le rude che- min de la régénération, et c'est pourquoi on vous nomme les Bienveillantes. Si vous redressez aussi les erreurs de l'intelligence, corrigez-moi, puri- fiez moi, ô Vénérables, en me découvrant l'avenir. Les Eaménides. Tes erreurs, Socrate, sont celles de la plupart des philosophes qui t'ont de- vancé ou qui te succéderont. Chacun de vous n'a qu'une part dans la faute, et pourtant cha- cun doit accepter toute la punition. Pour avoir ébranlé la religion de vos pères, pour avoir pré- féré la théocratie de l'Egypte, la monarchie de la Perse à l'égalité sacrée des libres citoyens de la Grèce républicaine, contemplez le tableau d'une société selon vos rêves. Elle vivra dans l'avenir, cette société, après l'asservissement des cités hel- léniques et l'invasion rapide des religions barba- res dans rOccident. Voyez les républiques tom- ber l'une après l'autre dans la servitude, les nations s'engloutir dans l'unité d'un immense empire et marcher comme des troupeaux doci- les sous le sceptre des pasteurs. L'oreille des philosophes n'est plus troublée par les luttes de la place publi(|ue, mais la loi n'est plus l'accord dos volontés unies ; elle descend d'en haut sur

fir

SOCRATE DEVANT MINOS i) i

es multitudes aj^enouillées, et le glaive main- ient l'obéissance. Le monde se précipite volon- ;airement dans l'esclavage, et sans doute le prince est digne de gouverner les hommes, car, rU le vois, on lui élève des autels.

Socrnle. L'horreur m'enveloppe, ô Euméni- les. Le sang des proscriptions rougit la terre, »t quand le maître n'a plus d'ennemis à tuer, on 3énit sa clémence. Les tvrans succèdent aux tv- :ans, au milieu de l'abaissement universel des imes, et on les met au rang des dieux. En voici un |ui tue sa mère, et on le remercie d'avoir sauvé la patrie. Jamais pareille accumulation de crimes et de honte n'avait souillé l'histoire. Ecartez ce tableau lugubre, ô Déesses. Les hommes ne peu- vent être heureux (jue si les rois deviennent phi- losophes ou si les philosophes deviennent rois.

/a's K iinu'nides. Tcsxœux seront exaucés, So- crale: Voici un sage sur le trône du monde, mais il n'en retardera pas d'un jour la décadence. Re- jçarde son fils, l'égal de ces tyrans dont tu vou- drais écarter les fantômes ; les rois philosophes ont, comme les autres, des héritiers. Tu redou- tais les dissensions populaires dans les républi- ques, que dis-tu des factions militaires qui met-

58 iiKVERii:s d'un païen mystique

I

tent l'empire à l'encan? Pourtant tu ne peux pas te plaindre de la docilité des peuples: ils accep- t ont humblement le maître que les soldats leur imposent, sans jamais songer à s'affranchir. ||

Sacrale, Je vois bien, ô Déesses, que pour sau- ver la pauvre race humaine, il faudrait qu\in Dieu descendît sur la terre ; mais, telle est la folie des hommes, que peut-être ils feraient périr le juste venu pour leur enseigner la vérité.

LesEuménides.he Dieu est descendu, Socrate, et ce n'est pas le peuple qui l'a fait mourir, ce sont les savants et les prêtres. Puis ses disciples, qui Tont abandonné au jour du supplice, répandent sa doctrine dans l'ombre, opposant aux tradi- tions de la Grèce une tradition étrangère, et mi- nant sourdement la religion de Tempire, déjà frappée par les coups des philosophes, tes suc- cesseurs. Après trois siècles de travail souterrain, ta mort est vengée, Socrate : les Dieux d'Homère sont chassés de leurs temples, et, sur le piédes- tal de leurs statues renversées, on place un phi- losophe, sauvant le monde par sa doctrine. Les prêtres du Dieu nouveau vivent dans la contem- plation des choses saintes, sans patrie et sans famille, étrangers aux soucis de la vie. Ils diri-

SOCRATE DEVANT MINOS 5î)

^ent la conscience des autres hommes qui, s'apjc- louillant devant eux, confessent leurs fautes et ;n imj)lorent le pardon. N'est-ce pas ce règne le l'intelligence rêvé piir tous les philosophes, îe gouvernement des meilleurs, dont tu aurais 3U faire partie ? Rogardc-la maintenant à l'œu- Te, cette assemblée auguste, cette aristocratie le la pensée, et juge Tarbre par ses fruits.

Soc raie. Hélas ! je vois l'oppression s'étendre ur la sphère libre de l'intelligence. Les anciens yrans n'enchaînaient que les corps, ceux-ci nchaînent les Ames. L'éternelle Raison, cette uinièrc; (jui éclaire tout homme en ce monde, ils adorent dans le ciel et ils la proscrivent sur la 5rrc. Autrefois cha(jue peuple, chacjue homme \ riait à sa manière, et de cette diversité des hym- es naissait une immense harmonie qui réjouis- ait le ciel j mais à ceux-ci toute voix libre pa- ^ lit une dissonance, et l.i prière du peuple n'est lus (juf l'éclu» monotone des paroles du prêtre. It si la raison repousse des chaînes contraires à » nature, les champs pacilifjues de la pensée cviennent une arène sanglante, luttent les Jetions religieuses inconnues aux peuples d'au- refois. Mpargnez-moi, redoutables Déesses ; si

00 iihvi:iui:s d'un rAÏt.N :\ivsTinL'p:

j'ai préparé, sans le vouloir, cette œuvre mau- vaise, ce que vous m'avez fait voir doit suffire à ma punition.

Les Eiimènidcs. Non, Socrate, ce n*est pas assez. Souviens -toi et regarde : vois le sort ré- servé à la sculpture, Tart de ta jeunesse. On répète après les philosophes qu^'il est insensé d'enfermer le divin dans la pierre et le bronze, i et l'on détruit, avec une fureur de bête fauve, ses chefs-d'œuvre de Polyklète, de Phidias, de Praxitèle. Pour un peuple qui a renié ses Dieux, les témoignages du génie et de la piété des an- cêtres sont des remords visibles dont la présence importune. On fond les statues de métal, on brise les statues de marbre. La science et la poésie sont ensevelies aussi sous les ruines des temples. On brûle les bibliothèques, on disperse et on îrratte les livres. Il ne restera rien à faire aux bar- bares. On les entend gronder dans les plaines du Nord, prêts à fondre sur le grand empire, mais personne ne songe à la résistance. On ré- pète après les philosophes que l'homme n'a d'au- tre patrie que le ciel, et on livre la terre au> plus forts. Les anciens Dieux avaient sauvé h Grèce de l'invasion des Mèdes, mais les vertu^

SOCRATi: HE VA NT MINOS Cl

viriles sont mortes avec l'antiquo religion. Le monde s^enveloppe dan^ son linceul, les lumières du ciel s'éteignent une à ime et tout rentre dans la grande nuit.

Sacrale. Grâce, ô Euménides, assez de maux amoncelés, je n'en pourrais supporter davan- tage.

Les Euménides. Qu'il soit fait selon ton désir, Socrate. Nous éteignons nos torches funèbres et nous t'épargnons le spectacle des longs siècles de douleur, d'esclavage et (\o honte (jui vont s'ouvrir pour la misérable humanité.

Sorrfile. O Minos, tu me l'avais bien dil, celte révél.'Uion était au-dessus de mes forces. Il est trop dur de voir le mal cju'on ne peut répa- rer. Mais dis-moi pourquoi les erreurs de l'in- telligence sont punies si cruellement puiscpi'elles sont iin olontaires.

Uinos. La peine est le premier degré de l'as- cension. La douleur épure et sanclilie. Médite sur C(^ ([ue tu viens de voir, et (|uand tu seras monté dans la sphère^ lumineuse l'Ame con- leinplt» les dernier» mystères, tu comprendras les secrets de la haute justice de«^ Dieux.

NIRVANA

L'universel désir guette comme une proie Le troupeau des vivants ; tous viennent tour à tour A sa llammo brûler leurs ailes, comme, autour D'une lampe, l'essaim des phalènes tournoie.

Heureux qui sans regret, sans espoir, sans amour, Tranquille et connaissant le fond de toute joie, Marche en paix dans la droite et véritable voie, Dédaigneux de la vie et des plaisirs d'un jour !

Néant divin, je suis plein du dégoût des choses ; Las de l'illusion et des métempsycoses, J'implore ton sommeil sans rêve ; absorbe-moi,

Lieu des trois mondes, source et fin des existences Seul vrai, seul immobile au sein des apparences ; Tout est dans toi, tout sort de toi, tout rentre en toi!

INITIATION

I)ij linul du ciel profond, vers le monde a^^ilé, S'abaissent les reg'ard.s des âmes éternelles : Klles sentent monter de la terre vers elles L'ivresse de la vie et de la volupté ;

Les effluves d'en bas leur dessècbent les ailcfî, [•!t, tombant de rétherct du cercle lacté, Klle-* boivent, avec l'oubli du ciel quitté, Le poison du dé-^ir dans les coupes mortelles.

^ourtanl, dans leur exil, un rellol du ciel bleu

^e.-i remplit du dégoût des choses passagères;

iluis c'est par ladouLurqu'on franchit lesscptsphèrcs ;

<, 'initiation, qui fait de l'homme un Dieu, ^ mort en lient les clefs; le sacrilice épure, Dl le &ang rédempteur ia\e toute souillure.

LE BANQUET D'ALEXANDRIE

NOUMÉMOS, rORniYRE, CIIÉRÉMON, TAT, ORIGÈNE,

VALENTIN

Aouménios. Tous les convives attendus sont arrivés. Je savais qu'Origcne et Porphyre conser- vaient religieusement la mémoire de celui qui fut leur maître et le mien, et qu^ils ne manqueraient pas à l'appel, mais je remercie Tat, Valentin ot Chérémon, qui n'ont pas connu Ammonios, d'ê- tre venus prendre part à ce repas funèbre. Sans doute Plotin célèbre en ce moment à Rome, comme nous à Alexandrie, Tanniversaire de la mort d'Ammonios, ou plutôt de sa délivrance; car le corps est la prison de l'àme, et nous, les initiés de la philosophie, nous .savons bien qu'il nV a pas de séparations éternelles. Que Tàme bienheureuse de notre ami préside à notre ban- quet, qu'elle conduise au milieu de nous tous ceux de nos amis qui sont partis déjà pour \v

Li: HA.NniLT i/allxa.ndrii: (i5

[rand voyage, et parmi eux 1»* second maître l'Origène, Clément d'Alexandrie.

Orujène. Je te remercie de ce souvenir, \ou- lénios ; c'est ce que nous appelons la commu- ion des saints.

Chèréinon. Au milieu de chaque demeure 'élève la pierre sacrée du foyer, l'autel domesti- ue. Elle est le contre de la famille, image de ce entre immobile du monde (jue nos pères ont ppc^lé Ilistiè. Homère nous enseigne qu'elle doit ecevoir la première libation. Sans associer Ori- ;ène et Valentin à des rites (jui no sont pas les Burs, je répands les prémices du ban(|U(H sur la anune (|ui va les porter vers le divin éther. 11 st la source de la vie, et n'ayant rien à luiolTrir ui nous appartienne, nous lui rendons une part e ses bienfaits.

O/'/V/f'/ïe*. Nous ne pouvons prendre part à ton acrilice, Chérémon, mais rien ne iu)us empêche e reconnaître avec toi le caractère sacré de la annno; nos prophètes jippelliMit ^l^ternel mi feu évorant, et e'est dans \o buisson ardiMit <|u*il 'est révélé à Moïse.

Valenlin. Nous savons ;iussi (|ui' la hiuiii-re a I la pr«Mnièrc émanation de la pensée divim^

{}{') RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

et elle est pour nos sens la plus pure image de Tin visible.

Tal. Cette flamme, que les Grecs appellent Iléphaistos, mes ancêtres Tout adorée sous le nom de Phta, et Tout placée à la tête de la sainte trinité de Memphis.

Porphyre. Je remplis cette coupe de vin de Grèce. Dans la peinture représentée sur les flancs du vase, je vois Dionysos ramenant Ilé- phaistos dans rOljmpe. C'est le symbole del a libation répandue sur la flamme et montant avec elle vers les Dieux.

Noiiménios. Puisque tu as fait allusion à cette fable antique, je te prie, Porphyre, pen- dant que le vin sera versé dans les coupes, d'ex- pliquer à ceux de nos hôtes qui Tignorent, pour- quoi nos pères ont rattaché le sacrifice au culte du feu et à celui du vin.

Porphyre. Je le ferais volontiers, mais peut être Chérémon trouverait-il mes explications trop subtiles. Qu'il propose d'abord les siennes, et si elles me paraissent insuffisantes, je cher- cherai à les compléter.

Chérémon. y di dit, il est vrai. Porphyre, que dans ton Anlre des Xymphes^ tu avais attribué

LE HANQUET d'aLEXANDRIE 07

à Homère des intentions auxquelles je le crois étranger. Nous pouvons bien nous séparer l'un (le l'autre sur quelcjues points de Tllellénisme, comme Valentin et Origène dilYèrent quel({uefois d'o[)inion sur les symboles chrétiens.

Tal. De même (jue bien peu d'Egyptiens comprennent aujourd'hui l'écriture sacrée des anciens prêtres, le sens de la mythologie, qui est la langue religieuse des premiers âges, a se perdre à travers les siècles. Mais son obscu- rité même réveille la curiosité de l'esprit, et plus les fables répugnent à la raison, plus on désire en pénétrer le sens.

Chérémon. Tu dis vrai, Tal ; nous ne devons pas supposer que les anciens, (jui nous ont laissé tant de belles œuvres, nous aient été inférieurs en sagesse ; mais les images dont ils envelop- pent leurs pensées nous semblent souvent des énigmes. Ainsi la mythologie du feu est dillicile à comprendre à cause de sa haute anti(juité,car l'invention du feu se rattache aux origines des sociétés humaines. Peut-être y avait-il aupara- vant (K's animaux à (Khi\ pieds, sans plumes, connue les appelle IMaton, mais l'animal social n'existe ([ue par la prévoyance tt l'industrie ;

08 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

c'est pourquoi Prométhée est regardé comme le créateur des hommes. Les Athéniens l'ont asso- cié avec Athénê et Iléphaistos et célèbrent en leur honneur la fête des lampes. Athéne est la clarté du ciel qui se révèle dans Téclair, ce que les anciens ont exprimé en disant qu'elle naît de la tête de Zeus frappée par la hache d'Héphais- tos ou de Prométhée. Héphaistos, c'est la flamme qui brûle sur le foyer ; Prométhée, c'est le feu qui éclaire devant lui, le prévoyant. Les récits d'îlomère sur Iléphaistos, d'Hésiode sur Pro- méthée, se rapportent également à la nature du feu. Le Dieu aux jambes torses, précipité de l'Olympe, c'est la foudre qui tombe du ciel en lignes sinueuses. Le Titan enchaîné à une co- lonne où l'aigle de Zeus dévore ses entrailles sans cesse renaissantes, c'est le feu captif sur l'autel et toujours dévoré par les vents du ciel. Quant à la partie du récit d'Hésiode qui con- cerne Pandore, c'est une allégorie morale. Sans l'industrie, l'homme aurait sa femelle comme les autres animaux, mais c'est la civilisation qui a créé la femme ; aussi le poète les confond-il l'une avec l'autre dans cette vierge charmante, parée de tous les dons des Dieux, et condamnant

LK HANQUET d'aLEXANDRIE 09

l'homme au travail, parce qu'elle aime le luxe et déteste la pauvreté. Sa curiosité ouvre le vase d'où s'échappent tous les maux de la vie poli- cée, inconnus aux peuples barbares. C'est ainsi (jue Zeus envoie aux hommes un mal pour un bien, car la naissance de Pandore est une puni- tion de la conquête du feu. La raison de cotte punition et du supplice de Prométhée, c'est que l'industrie est une lutte contre les Puissances cosmiques, et il n'y a pas pour l'homme de lutte sans douleur. Il doit conquérir par le travail la nourriture que la terre fournit gratuitement aux autres êtres, car les Dieux ont caché les sources (U> la vie depuis que Prométhée a dérobé le feu du ciel.

Porphijre. 11 me semble, Chérémon, que non seulement la fable de Pandore, mais toute celle (Ir Prométhée, contient une allégorie morale, et se rapporte à la descente et à l'ascension des Ames ; aussi est-elle souvent représentée sur les sarcophages. On y voit d'un côté Prométhée mo- delant des corps humains, et c'est Alhéiiê,rin- lolligence divine, ([ui les anime en leur posant un papillon sur la tête. Au milieu, on voit le supplice de Prométhée, symbole de la vie 1er-

70 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

restre, et de l'autre côté sa délivrance par Ilé- raklès. L'homme est une étincelle du feu céleste dans une lampe d'argile, un Dieu exilé du ciel, enchaîné par les liens de la nécessité sur le Cau- case de la vie, il est dévoré de soucis toujours renaissants. Mais l'efTort des vertus héroïques brise ses chaînes et le délivre du bec et des ongles des vautours ; Héraklès ramène Promé- thée dans FOlympe et réconcilie la terre et le ciel.

Orifjène. La plupart de ces idées sont expri- mées dans le récit de Moïse sous une forme plus simple, parce qu'elle est plus ancienne. On y trouve rhomme formé du limon de la terre, et la fatale curiosité d'une femme vouant le genre humain au travail et à la mort.

Noiiménios. Ne pourrais-tu pas, Origène,nous expliquer toute cette fable du paradis, du ser- pent et de la pomme, car je sais qu'au lieu de t'arrêter à la lettre, comme la plupart des chré- tiens, tu cherches dans la mythologie hébraïque un sens caché.

Origène. La lettre tue, Tesprit vivifie ; que celui qui a des oreilles entende. Le jardin d'Eden, c'est l'état des âmes avant leur incarnation ; Eve

LE nA.NoL'ET DALEXANDRIE 71

et le fruit défendu, c'est la volupté ; le serpent, c'est Tattrait pernicieux du désir et des passions terrestres. L'âme, tombée par la naissance dans la prison du corps, est soumise à l'esclavage du péché et ne peut en être délivrée que par la vertu du Rédompteur mort sur la croix pour le salut du genre humain.

Chérémon. L'affranchissement de l'àme par la douleur et le sacrifice a toujours été admis par les Grecs ; on ne dira pas, sans doute, que le Christ est plus ancien que Prométhée, Ilé- raklès et Dionysos.

Valenlin, On peut du moins voir dans la re- ligion des Grecs, comme dans celle des Juifs, une préparation à la vérité chrétienne. On peut regarder le Caucase comme une image du Cal- vaire et les travaux d'Iléraklès comme une vague prophétie de la passion. Quant à la fable de Dio- nysos, je la trouve fort obscure. Nouménios t'avait demandé l'explication de la mythologie du feu et de celle du vin ; tu nous as montré le sens de la première, nous voudri<ms comprendre éga- lement la seconde.

(Ihènhnon. La langue n'iigicusc paraîtrait plus claire si l'on se souvenait davantage que toutes

RKVERIES D UN PAÏEN MYSTIQUE

les parties de l'univers sont animées d'une vie divine. les hommes de nos jours ne voient que des choses inertes, les anciens reconnais- / saient des énergies vivantes, et ce sont ces puis- / sances cachées qu^ils ont appelées les Dieux. La force active et vivifiante qui se révèle au prin- temps parmi les éclairs de Forage, qui bouillonne dans la sève de la vigne et s'épanouit à l'au- tomne en grappes dorées, nous la nommons Dio- nysos, c'est-à-dire, à mon avis, la liqueur di- vine. Bientôt la grappe est arrachée aux branches, ses nourrices, déchirée, foulée aux pieds, mais la sève ardente renaît sous une forme nouvelle dans la liqueur sacrée des libations ; tel me pa- raît le sens des deux naissances du Dieu. Sa mort est pour nous une source de vie. Ce feu liquide réchauffe les membres engourdis et trans- porte l'esprit dans un monde enchanté. Répandu sur l'autel, il s'olfre pour nous en sacrifice et porte aux Dieux les prières des hommes. Je sais qu'il y a d'autres manières d'expliquer ces fables, mais Porphyre, qui est initié aux orgies orphiques et aux mystères de Samothrace, pour- rait en parler mieux que moi, sans dévoiler ce qui doit rester caché.

LE HANQL'ET d'aLEXA.NDRIE 73

Porijliiji-c. Le sens des symboles est multiple, ô Chérémon. Je reconnais avec toi que Diony- sos est la libation divine fjui se répand et se consume sur l'autel et devient le type du sa- crifice. Mais cette flamme invisible, qui circule dans les veines des plantes et fermente dans le vin, a sa source dans le soleil, et comme son action est mystérieuse et cachée, on reconnaît une forme supérieure de Dionysos dans le soleil de l'hémisphère nocturne, qui éclaire les morts, et c'est pourquoi on l'appelle le chorège des as- tres, le berger des blanches étoiles. Comme la chaleur ft la vie cju'il répand dans la nature dis- paraissent en hiver pour renaître au printemps, il est le synd)ole de la résurrection des âmes. Kilos aussi sont des lumières (|ui ne s'éteignent ici(jue pour renaître ailleurs. L'ivresse du désir les a fait descendre de la voie lactée, à travers les sept sphères. ()uand tdlt's arriviMit à celle de la luin', elles loiubeiit dans la naissance et le de- venir, car le monde sublunaire est soumis à la loi de croissance et de décroissance, comme la lune elle-même, (jui tient la clef de la vie et pré- sida', ([uoi(|ue vierge, aux enfantements et à I'imIuc atinii. Tanl ([ue l'Anu^ rt^ste enchaînt'e dans

74 RÊVERIES d'iN PAÏEN MYSTIQUE

les liens du désir, elle ne peut s'élever au-des- sus de la terre, mais si elle dompte le désir, elle peut renchaîner à son tour et lui emprunter ses ailes pour remonter vers le monde supérieur. La volupté Ten a fait descendre, la douleur Ty ra- mène. Dionysos lui tend la coupe de Tinitiation elle boit Tivresse mystique de l'extase, et elle rentre purifiée au séjour de la lumière, dans la sphère immobile des Dieux.

Tal. La doctrine que tu viens d'exposer. Por- phyre, est empruntée en grande partie à la reli- gion égyptienne. Mes ancêtres ont appelé Osiris le soleil des régions inférieures, le juge et le roi des morts. Les Grecs ayant reconnu, dès le temps d'Hérodote, que Dionysos était le même Dieu qu'Osiris, ont attribué à Tun ce que les Egyp- tiens leur ont appris de l'autre. Les récits des Phéniciens sur la mort d'Adonis, sa descente aux enfers et sa résurrection, sont également des emprunts faits à l'Egypte, et les chrétiens me paraissent avoir puisé aux mêmes sources plu- sieurs des dogmes de leur philosophie, comme lorsqu'ils parlent de cette lumière qui luit dans les ténèbres et que les ténèbres n'ont pu conte- nir. L'Egypte est la mère antique des religions ;

LE HANQI'ET D ALEXANDRIE iO

is Grecs avouent que leurs plus anciens philo- )plies sont venus s'instruire chez nos prêtres, 'est d'eux que Pytha^çore a appris ce qu'il a iseij^né sur la tr.insmigration et l'épuration iccessive des Ames.

11 est difficile de croire que leur incarnation t été volontaire. Comment auraient-elles été isez folles pour préférer cet esclavage au libre jour de la lumière dans la grande république !S Dieux ? Il est plus conforme à la raison de garder la vie terrestre comme le châtiment une faute antérieure à la naissance. Si quel- l'un de vous lit les livres de Tholh, mon maître, [G les Grecs appellent Hermès Trismégisto, il trouvera le récit de cotte punition. Après (|ue i Ames eurent été formées de la portion la plus re de la matière, l'Ouvrier leur en livra le ^idu pour qu'elles formassent à leur tour le ï nde visible. Mais, fières de leur œuvre, elles îcartèrent des limites (ju'il leur avait fixées. Il i exila sur la terre et les enferma dans les corps, îttant pour seule condition à leur retour qu'el- i ne s'attacheraient pas ù leur prison. Les les, irritées de cet exil et ne pouvant rien litre les Dieux, se livrèrent ;\ des guerres

\

7() HKVERIES d'iN PAÏEN MYSTIQUE

mutuelles ; la terre et les autres éléments furer souillés par le sang répandu et se plaignirent a Créateur, le priant d'envoyer une émanation d lui-même pour régénérer le monde. Il envoy Osiris, qui enseigna aux hommes la religion, 1 justice et la science, et, sa mission accomplie devint le juge des morts. Tel est le récit fait pa Isis à son fils Hôros.

} aient in. Pourquoi toutes les allégories pa lesquelles on a cherché à expliquer Texistenc du mal en attribuent-elles l'origine à la volont perverse de l'homme, avant ou après sa nais sance ? C'est confondre le mal avec le péché.

Chérémon. Xe crois-tu donc pas, Valentin que ce soit en effet le plus grand des maux pou l'homme ? Quant à moi, je pense, comme tou les stoïciens, que c'est le seul mal véritable, ca il n^y a de mauvais pour un être que ce qui esl contraire à sa nature.

Valentin. Sans doute, mais le mal existe dan; le monde en dehors de l'homme. La douleur e la mort sont contraires à la nature des animaux puisqu'ils font tant d'efforts pour y échapper Les plantes même cherchent à entretenir leui vie en buvant l'humidité par leurs racines, k

LE BANQUET D ALEXANDRIE i i

mière par leurs feuilles. Cependant tous les res terrestres sont corruptibles et mortels, et

vie ne s'entretient que par la destruction. Qui ra que cela est un ])i('n ? Si l'on pri-lciid que la était nécessaire, on met la nécessité au-des- 5 do la force créatrice. Si l'on soutient que la itière, par son inertie, résiste aux intentions ! l'Ouvrier, on suppose à l'Ouvrier bien peu de udence, puisqu'il n'a pas connu d'avance la itière qu'il avait à employer. Si, au contraire, a connaissiiit, il devait prévoir que son œuvre •ait mauvaise, et il aurait mieux fait de rester ns son repos.

O/'it/cnr. De send)lahles paroles, Valenlin, se )ètenl, je le sais, dans vos écoles de la Gnose, elles suffisent pour faire accuser les chrétiens mpitlé.

Valent in. Comment admellre (ju'un mémo incipo ail produit doux olfols opposés, le bien

!«' ni;il, l'esjirit ot la matière ? Puis(|ue le »ndo l'st mauvais, lo Prinoo dv ce momie no ut rlro b<Mi.

1 (il. La terre est le séjour du mal, \ alontin, lis non pas lo monde. Les corps célestes ne it-ils j).is iiicorrujitiblos (^t immortols?

78 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

Valenlin. Au-dessus des sept planètes est la sphère des étoiles ; plus haut encore, dans le ciel intelligible, est le monde des idées pures, des types absolus, des lois éternelles. Voilà Toeu- vre du Dieu souverain, elle est digne de sa sa- gesse et de sa puissance. Mais les vertus qui émanent de lui s'écartent de plus en plus de sa perfection, comme la lumière s'affaiblit à mesure qu'elle s'éloigne de sa source. Les Puissances démiurgiques, les Démons qui résident dans Tentre-ciel ont voulu imiter, en l'appliquant à la matière, Tordre merveilleux du monde idéal. Mais le mal devait être le fruit de leur impru- dence et de leur orgueil, car la matière est cor- ruptible, et la mort seule pouvait sortir de cette pourriture. Aussi la vie terrestre n'est-elle qu'une mort perpétuelle ; toutes les espèces vivantes sont condamnées à se dévorer les unes les autres. L'homme lui-même, quoique la Sagesse divine ait déposé en lui un rayon des lumières d'en haut, est soumis par sa chair à l'esclavage du péché, à la corruption et à la mort. Mais h Christ est venu combattre les Puissances du monde, sa victoire les précipitera dans l'abîni la matière rentrera au néant dont elle n'aurait

LI-: nA.NQUET DALLXA.NDUIf 7ii

is sortir, et les âmes purifiées monteront rec leur Sauveur vers le Père inconnu. Orujùnc, Je t'avoue, Valentin, que toi et ceux i la communion de IJasilide, et les autres gnos- :{ucs, (|ui se séparent de la grande assemblée. )us me paraissez moins des ciirétiens que des sciples dlléraclite, d'Empédoclc ou de quel- le autre philosophe grec. Aouménios, Est-ce donc un mal, Origène, de Lippuyer sur la sagesse de nos pères ? Orif/ène. Cette sagesse, quand elle ne s'égare às, est empruntée aux saints livres des Juifs, u l'as reconnu toi-même, Xouménios, puis([ue l as dit que Platon n'était qu'un Moïse atti(jui\ Nouménios. Quand j';ii dit cela, je ne cou- lissais Moïse (|ue par los livres de Philon. epuis lors, j'ai lu la Genèse, et il m'a été im- )ssil)le d'y trouver rien fjui s'y rapporte au onde spiiilucl, à l'ànie et à son immortalité. DUS avez re^u cette doctrine d'Homère et de la lilosophie grec([ue, comme vous avez emprunté nos (iigantomachies la fable de la chute des nges, dont les livres juifs ne parlent pas. Tu i pu reconnaître par ce (juo nous ont dit l*or- \\yvc et (ihérénion (pir la rédemption par la

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80 RÎAKRIES d'iN païen MYSTIQUE

mort d'un Dieu n'est pas un dogme particulier aux chrétiens. Les Grecs eux-mêmes l'ont pris des Egyptiens, comme Tat nous Ta montré, et il importe peu de savoir si vous l'avez emprunté des uns ou des autres.

Origène. Cela importerait peu en elTet s'il y avait eu un emprunt. Mais quel rapport trouves- tu entre la passion du Christ et ces fables mys- tiques auxquelles vous-mêmes n'attribuez qu'un sens physique ? Je ne puis être touché par les mésaventures du raisin foulé dans le pressoir, ni par la descente du soleil dans les signes in- férieurs du zodiaque. Mais le Christ est un homme qui souffre et qui meurt, et sa passion est le résumé de toutes les douleurs humaines, angoisses de l'âme et tortures du corps, l'aban-» don de tous ses amis, le reniement de son apôtre, l'ingratitude du peuple, les lâches insul- tes des soldats, la dérision du manteau de pour- pre et de la couronne d'épines, et les soufflets, et les crachats, et le fouet au poteau des escla- ves, et la croix portée dans la voie douloureuse, et le gibet dressé sous les yeux de sa mère, et les clous, et la lance, et l'éponge de fiel, et le supplice entre deux voleurs.

LE BANi^LET d'aLEXA.NDRIE SI

Chérèmon. Tu as raison, Origènc, tout cela st grand et nouveau clans le monde, et si vous l'avez voulu que faire Tapothéose du juste mou- ant pour la vérité, qu*il soit accueilli parmi les léros, mais à la condition qu'il n'ait été qu'un lomme. Tu n'es pas touché parla mort du soleil, rois-tu que je puisse m'intéresser au supplice ['un Dieu revêtu de la forme humaine, qui sait parfaitement cjue sa mort n'est qu'une comédie t qu'il ressuscitera dans trois jours pour s'as- coir à la droite du Père? L'homme peut donner a vie en sacrifice, les Dieux ne le peuvent pas, t c'est en quoi l'homme est supérieur aux Dieux. >i notre âme est immortelle, eux seuls le sa- cnt, et ils nous ont caché ce mystère par res- >ect p(»ur les vertus humaines, qui perdraient eut leur mérite si elles attendaient une autre écompense que la paix divine du devoir accom- )li.

Noumênios. Il me semble, Chérèmon, (|ue ki les chrétiens regardaient le Christ comme un lomme divinisé [)our sa vertu, ils feraient ce (jue lous reprochons à l^^vhémère, qui a confondu les 3ieux avec les Héros. Il est de l'essence du livin d'être éternel, mais il se manifeste dans le

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82 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

temps, et si un homme par sa doctrine et par sa vie a révélé un Dieu aux autres hommes, il en est vraiment Tincarnation. Quand les chrétiens nous disent que le Christ est Dieu et homme à la fois, ils font Tapothéose de la vertu de Thomme, ils traduisent la morale stoïcienne dans la langue mythologique, qui est la langue naturelle des religions, et comme je ne connais rien de plus divin que le sacrifice de soi-même, le Christ a sa place dans mon Panthéon.

Porphijve. N'espère pas, Xouménios, que cette concession satisfasse les chrétiens. Ils ne te regarderont comme un des leurs que si tu renies tous les autres Dieux.

Noiiménios. Ce n'est pas une concession et je m'inquiète peu de satisfaire qui que ce soit. Je î cherche la vérité et la prends partout je la trouve. Je vois le divin dans la nature et j'adore, sous leurs révélations visibles, les lois multiples de l'univers. La loi morale est aussi une loi di- vine, et j'adore la conscience, le Dieu intérieur que chacun porte en soi. Comme la vertu de l'homme ne se manifeste que par la lutte contre les puissances cosmiques, il est naturel que les chrétiens renient les anciens Dieux; la religion

LE BANHUET d'aLEXANDRIP: 83

e rûme doit réaj^ir contre les religions du monde, lais pour l'intelli^'ence qui embrasse dans leur armonie les révélations successives du (li\in, )utes les religions sont vraies, car chaque forme B l'idéal, chaque affirmation de la conscience du cnre humain est un des rayons de l'éternelle érité, une des faces du prisme universel.

I*()rphijrc, Xouménios, le soleil a disparu sous horizon. Homère nous dit que la dernière li- ation de chaque banquet doit être répandue sur autel en honneur d'Hermès.

IVouménios. Reçois donc le vin de cette coupe, ►ieu crépusculaire, dont la baguette d'or s'étend iir l'horizon du couchant, messager céleste qui ortes aux Dieux les prières des hommes, aux ommes les bienfaits des Dieux. Parole divine, en des intelligences, conduis toujours nos dis- 3urs, afin (jue la diversité des croyances n'altère imais l'amitié des cœurs. Divin conducteur des mes, comme tu as amené îi notre banquet les mis (|«i ont acconqili avant nous leur destinée îrrexslri', viens nous recevoir a l'heure de la <lé- vrance et conduis-nous près d'eux au séjour de I lumière et de la paix.

ICARE

J'ai souvent répété les paroles des sages, Que tout bonheur humain se paye'etqu'il vaut mieux, Libre et fort, dans la paix immobile des Dieux, Voir la vie à ses pieds, du bord calme des plages.

Mais maintenant, l'abîme a fasciné mes yeux ; Je voudrais, comme Icare, au-dessus des nuages, Vers la zone de flamme germent les orages M'élancer, et mourir quand j'aurai vu les cieux.

Je sais, je sais déjà tout ce que vous me dites. Mais la vision sainte est ; je veux saisir Mon rêve et, sous le ciel embrasé du désir.

Braver la soif ardente et les fièvres maudites

Et les remords sans fin, pour ce bonheur d'un jour.

Le divin, l'infini, l'insatiable amour.

tiii-:i;aide

luand notre dernier rêve est à jamais parti, l est une heure dure à traverser ; c'est l'heure ceux pour qui la vie est mauvaise ont senti lu'il faut bien qu'à son tour chaque illusion meure.

Is se (lisent alors que la part la meilleure Ist celle de l'ascète au C(L'ur anéanti, Is chjFchent au désert la paix intérieure, lais cette fois encor l'espérance a menti»

'ai voulu vivre ainsi sans amour et sans haine, It j'ai fermé mon âme au désir, qui n'amène lue le regret, souvent le remords, après lui.

îais je ne trouve, au lieu de la béatitude,

.11 lieu (lu ciel rcvé dans l'àpre solitude,

lue la m >rn3 impuissance et l'incurable ennui.

LA LÉGENDE DE SAINT HILARION

L'ermitage de saint Ililarion était situé prr> de la grande oasis de Thèbes, dans la haut Egypte, à l'endroit s'éleva plus tard, sous son invocation, un couvent qui subsiste encore aujourd'hui. Des moines coptes habitent la par- tie la moins ruinée de l'ancien monastère et cul- tivent quelques champs arrosés par un petit ruisseau dont la source est à la limite du désert, sur l'emplacement d'une ancienne chapelle con- sacrée à sainte Ondine. Le nom de cette sainte est évidemment latin et sa légende, que les récits des moines rattachent à celle de saint Hila- rion, doit remonter au temps des premiers empe- reurs chrétiens. Ces récits complètent la nar- ration un peu sèche de Sulpice-Sévère.

Eros était le nom que portait Ililarion avant sa conversion au christianisme ; ce nom était sou- vent donné à des esclaves à l'époque romaine.

LA LÉGENDE DE SAINT IIILAIllON 87

La légende se tait sur sa famille et sur ses pre- mières années, et raconte seulement qu'il avait L'tudié toutes les sciences profanes, et qu'il avait suivi les leçons des derniers philosophes païens, notamment de la célèbre Ilypatie, fdle de Théon d'Alexandrie, qui fut massacrée par les chré- tiens à l'instigation de saint Cyrille. Cette vierge austère, une des saintes du paganisme, produi- sit sur Ililarion une inqiression profonde qui survécut à sa conversion. Les idées nouvelles se greffaient plus facilement (pi'on ne le croit sur les croyances anti(jucs. Avec une liberté d'es- prit assez commune chez les chrétiens de cette époque, l'orthodoxie n'avait pas encore établi son inflexible niveau sur les intelligences, Ilila- rion soutenait qu'IIypatie était sauvée, quoi- (pi'elle n'eût pas revu la foi chrétienne. Il disait qu'il avait trouvé une préparation aux vertus ascéti({ues dans les graves enseignements que celte belle et chaste fille savait tirer des poètes et des philosophes grecs. Il gardait encore d'autres traces de son éducation païenne, car dans la solitude il s'était retiré, à côté d'un crucifix et d inu' trie de nuut, il y avait les poèmes d'IIurnèri', les dialogues de Pla-

88 RÊVERIES d'un païen MYSTIQUE

ton et les livres sacrés d'Hermès Trismégiste.

Un jour, vers les premiers temps de sa vie monastique, Ililarion était arrivé, dans une pro- menade solitaire, près de la source qui porta plus tard le nom de Sainte-Ondine. Il s'y repo- sait à l'ombre des palmiers, et le gazouillement de l'eau l'avait plongé dans une sorte de demi- sommeil. Tout à coup il vit devant lui une vieille femme tenant dans ses bras un enfant. C'était cette femme qui avait initié Ililarion à la foi chrétienne ; elle habitait un monastère qu'elle avait fondé de l'autre côté du Nil, dans le désert qui s'étend aux pieds de la chaîne arabique. Elle était vénérée comme une sainte ; c'est elle que l'Eglise honore sous le nom de Marie l'Egyp- tienne. Elle fit signe à Hilarion de se lever et lui tendit l'enfant qu'il prit dans ses bras; c'était une petite fille ; elle fixait sur lui ses deux grands yeux noirs, profonds comme la nuit, clairs comme des étoiles.

Il faut, dit la sainte, que cette enfant soit con- sacrée au Christ. Ici on la nomme Ondine, mais je veux lui donner mon nom, qui est celui de la mère de Dieu. Tu vas jurer pour elle de renoncer au monde, afin qu'elle échappe

LA LÉGENDK DE SAINT IIILAIUON 89

î\ux embûches de l'ennenii du genre humain.

Ililarion prononça le serment. La sainte ra- massa deux tif^es de roseau et en lit une croix rju'elle planta en terre ; elle puisa de Teau à la source et la versa sur les cheveux noirs de l'en- fant. Alors tout s'efTaça comme une vision ; Ililarion se trouva seul près de la source, qui chantait gaiement sur son lit de coquillages et dansait avec des éclairs d'argent parmi les roseaux.

Des années se passèrent. Ililarion vieillissait dans la solitude, méditant sur la vie éternelle, et associant toujours la lecture des livres pro- fanes h ses méditations sur l'I^vangile, sans voir fpi'il y avait un grand danger. Il aimait à se rappeler les leçons d'IIypatie et les allégories ingénieuses qu'elle savait découvrir dans la my- thologie des poètes, transformant ainsi les fables les plus absurdes en graves paraboles, d'un sens profond et d'une haute moralité. Sa sérénité radieuse dissipait les orages de l'àme ; les canirs troublés s'apaisaient en contenq)lant sa beauté calme, en écoutant sa parole austère. On com- prenait (jue les passions sont faites pour être domptées. La fille «lu soleil, ('iree, l'enehante-

90 UKVERIKS d'iN PAÏKN MYSTIQUE

resse qui chan^ijc les hommes en bêtes, c'est la puissance redoutable et sinistre qui dégrade et asservit les âmes par l'attrait magique de la volupté. Les passions humaines sont d'irrésisti- bles Sirènes, dont les chants mélodieux reten- tissent comme une caresse des flots. Si le voya- geur imprudent s'approche pour les entendre, sa barque se brise sur les écueils de la vie ; au lieu des embrassements rêvés, il sent des griffes d'oi- seaux qui s'enfoncent dans sa chair ; ce qu'il prenait de loin pour des fleurs éclatantes sur une rive enchantée, c'étaient des lambeaux saignants et des ossements épars.

Dans l'arène éternelle du monde, l'homme doit lutter contre les attractions dangereuses et repousser l'humiliante servitude du désir. Heu- reux qui sort la couronne au front de cette lutte sans trêve, dont l'immortalité est le prix I Heu- reux les martyrs qui ont conquis la palme d'or sous la dent des lions I Mais qui peut être sûr de la victoire ? Seigneur, épargne-nous les épreu- ves, ne nous induis pas en tentation I Pour celui qui sent sa faiblesse, le plus sûr est de se reti- rer au désert. Si ton œil droit te scandalise, arrache-le : il vaut mieux entrer borgne dans

LA LÉGENDE DE SAINT IIILARION 91

le paradis que de descendre avec tes deux yeux dans la géhenne de Tenfer.

La vie des ascètes se partageait entre le tra- vail de la terre et les méditations pieuses. Dos «lattes et quelques racines suffisaient à leur nour- riture. Pour arroser le petit jardin qui entourait sa cabane, Ililarion allait puiser de l'eau du ruisseau qui coulait à quelque distance, dans la partie la plus verte de l'oasis. De petites fleurs bleues parfumaient la rive, il y avait une musi- que dans les roseaux et çà et un bruit joyeux de cascades dansantes, de fraîches rosées qui humectaient le gazon, et des perles mobiles sur les larges feuilles de nénuphar. Ailleurs, Teau plus profonde prenait, sous les branches incli- nées, une transparence noire qui ressemblait à un regard humain. Ililarion se sentait quehjuo- fois troublé devant l'intimité de ce regard, et il s'éloignait sans oser se retourner. N'y aurait- il pas, sous les formes nuiltiples de la vie univer- selle, des Ames, dilTérentesdes nôtres, mais ayant comme nous une intelligence (jui les éclaire, tvoc (les douleurs et des joies, et des passions ([ui les entraînent et une force pour résister ?

Iii jour, Ililarion avait suivi le cours du

92 RPlVERlES d'un païen MYSTIQUE

ruisseau jusqu'à la source. L'air était lourd, le soleil du solstice avait brûlé les feuilles des buissons, le vent du sud avait desséché le gazon de la prairie, le murmure de Teau ressemblait à une plainte, et au lieu de musique joyeuse dans les hautes herbes, on entendait une lugu- bre harmonie de soupirs étouffés. Il y a des larmes dans les choses, mais nous, toujours occupés de notre égoïste misère, nous ne les entendons pas. Hilarion se rappelait avoir en- tendu raconter que le patron des anachorètes, saint Antoine, en traversant le désert, avait rencontré des Centaures qui lui indiquaient sa route, et des Satyres qui s'approchaient de lui d^un air craintif et doux, en lui offrant des her- bes et en lui demandant ses prières. Pour l'homme, la douleur est une épreuve ; s'il y retrempe son courage, elle est pour lui la voie du salut. Mais la nature, pourquoi souffre-t-elle ? Elle est comme nous Toeuvre de Dieu ; pour- quoi serait-elle maudite pendant Téternité ? Ce long cri d'agonie des créatures vivantes qui s'entre-dévorent montera-t-il toujours inutile- ment jusqu'au trône de Dieu? Est-ce l'hymne (|ui convient à sa bonté et à sa justice? La su-

LA LÉGENDE DE SALNT IIILARION Vl^i

prême perfection n'a pu créer le mal ; si tous les êtres vivants souifrent comme nous, c'est qu'ils ont eu leur part dans la chute ; mais alors, pourquoi n'auraient-ils pas aussi leur part dans la rédemption.

Ililarion s'assit près de la fontaine, la tète dans ses deux miiins. Il entendit une voix de cristal qui disait : Kros, tu es fati^^ué ; veux-lu boire de l'eau de ma source?

A ce nom d'Kros cju'il portait dans sa jeu- nesse, il tressaillit et leva la tête. Il vit, debout devant lui, une belle jeune fdle, rose dans le reflet du soir, et couronnée de fleurs de nénu- phar. De ses «grands yeux noirs jaillissaient de pales étincelles. Il reconnut ce regard : il l'avait vu une fois, quand il était jeune et ((u'i lie était une enfant.

Qui es-tu, demanda-l-il ?

Je m'appelle Ondine : tu me connais bien, c'est toi (jui m'as donné une âme. Hélas ! qu'en ai -je fait ?

KUe baissa les yeux, et à travers ses lonjçs cils deux larmes tombèrent dans la fontaine. Alors elle prit (le l'eau dans ses mains (ju'elle arrontlit en forme de coupe, et elK' présenta à boire à

04 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

Ililarion ; l'eau tombait de ses doigts en perles lumineuses, au soleil couchant. Elle approcha ses mains des lèvres de l'ascète, et il but trop avidement sans doute, car il sentit monter vers son front une ivresse inconnue. Il ne pensait à rien, qu'à la regarder.

Pourquoi m'as-tu quittée? disait-elle ; n'étais- je pas ton enfant ? J'ai eu peur quand j'ai vu venir les grandes eaux. J'étais dans la barque ; il a pris la rame, et j^ai bien vu qu'il m'entraî- nait vers les écueils.

Qui? de qui parles-tu ?

De celui qui a pris l'ame que tu m'avais donnée.

Hilarion sentit un nuage noir qui lui descen- dait sur les veux. Elle continua :

J'ai appelé au secours : tu étais donc bien loin que tu ne m'as pas entendue ? Lui, m'a regar- dée avec colère et m'a demandé si j'avais de quoi payer mon passage. J'ai rougi sans répondre. Alors, s'élançant vers la rive, il repoussa la bar- que du pied. Je fermai les yeux, et le courant me jeta sur le rivage opposé : Que Dieu lui par- donne, comme je lui ai pardonné.

Tu es bien prompte au pardon, jeune fille.

LA LÉGENDE DE SAINT HILARION 95

iit Ililarion d'une voix sourde. Quand une femme '•'st trompée si tristement, elle devrait au moins essuyer le cœur.

Elle répondit : Je l'aimais.

Alors il y eut un serpent qui s*élan(,a sur Ililarion et lui déchira la poitrine. Il fit le sï^na de la croix, et tout disparut ; mais la morsure du serpent il la sentait toujours.

11 était seul dans la nuit, près de la source, et la voix plaintive de Teau était comme le cri d'une âme déchirée. Il retourna à grands pas vers son ermitage. Quand il passait près du ruisseau, se miraient les étoiles, il crovait voir un de ces regards qui lui avaient brûlé le cœur. Il com- prit qu'il y avait entre la source et la jeune fille une relation mystérieuse. Sans doute c'était une Naïade. Mais pour(juoi l'avait-elle appelé de ce nom d'I^lros, (ju'il ne portait déjà plus quand elle était née? Ce nom, (|ui signifie le désir, il l'avait quitté en renonvant au monde ; comment aurait-elle pu l'apprendre, si tout cela n'était pas un piège de l'Knnemi ? Ah ! créature funeste, née pour la perdition des saints, que me veux-tu ? Il essayait de prier et ne le pouvait pas. Il ne sentait dans son Ame qu'une violente colère, con-

1)6 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

tre elle, contre lui-même, et surtout contre Tau- tre, qu'il aurait voulu broyer.

Il vit bien qu'il était piuii pour son orgueil : Je me croyais bien fort, à Tabri des tempêtes. Avec quelle pitié dédaigneuse je regardais du rivage ceux qui sont encore ballottés par le flot troublé de la vie ! Et maintenant 1 Eh bien, quoi ? C'est fini, maintenant ; le mauvais rêve est évanoui ; me voici rentré dans le calme et la paix. Elle m'a jeté ce nom d'Eros, qui n'est plus le mien, comme si elle voulait ranimer une flamme éteinte, mais il y a longtemps que j'ai tué le désir. J'ai mon âme à sauver. Que me fait l'àme de cette Naïade ? Si elle l'a perdue, qu'elle la redemande à celui qui Ta prise, et qu'elle en fasse ce qu'elle voudra. Qui l'empê- che de faire son salut, en se retirant au désert? Et d'ailleurs que m'importe ? Je n*y pense même plus, et je rougis d'y avoir pensé.

Il était rentré dans sa cellule, et il essayait d'évoquer l'image d'Hypatie. Il se rappelait sa chaste beauté, inondant les âmes d'une paix di- vine. C'était un lac tranquille et bleu, qui réflé- chissait le ciel. Mais l'autre, la Nymphe, oh! c regard humide et sombre, qu'on ne peut pa<

LA LÉfiKNDE DE SAINT IIILAIUON 1>7

oublier: c'est un cratère. Je sentais déjà le ver- tige de Tabîme. Enfin me voici sauvé : sans doute il y avait un ange cjui veill;»it sur moi. Miis quoi? f|u'y a-t-il ? Ah ! toi ici, ah I mon l)ieul

La porte s'était ouverte, et elle était là, de- bout sur le seuil, blanche conmie un rayon de lune, et ses yeux avaient des lueurs d'éclair : Me voici, Eros, cache-moi, protège-moi, sauve- moi. Elle se jeta dans ses bras : Vile, fuyons, ils me poursuivent. J^ii couru sans regarder en arrière. Je crois toujours entendre leurs pas.

Il marchait avec elle dans le chemin du Nil, à travers le désert. Elle lui parlait, haletante et fiévreuse ; elle lui contait sa vie, ses douleurs passées, ses angoisses présentes, et ses dangers et ses terreurs. On voulait l'enchaîner, la rete- nir captive, on la condamnait au silence. Est-ce qu'on empêche l'eau des sources de courir et de chanter 1 l']t sa voix pleine de sanglots ressem- blait à la mélodie des cascades. Lui, au lieu de l'écouter, il la contemplait, et il trouvait qu'elle ne pouvait pas avoir tt)rt. 11 compriMiait seule- ment (|u'i'lle était malheureuse, et il lui dirait : N'aie pas peur, pauvre enfant, je suis là.

Tout le monde est contre moi, disait-elle.

î)8 Rf:vERiEs d'un païen mystique

partout et toujours, depuis le commencement. Qu'est-ce que j'ai donc fait ? Tous ils m'accusent, ils me maudissent, mais toi, Eros, est-ce que tu les crois ?

Non, je ne les crois pas, tu es trop belle pour être mauvaise. Quand on te regarde, c'est un éblouissement ; tu es pleine d'orages et d'éclairs. Voilà pourquoi tu fais germer sous tes pas les passions et les haines. Ce n'est pas ta faute, je le sais bien, pauvre chère enfant, mais c'est ta destinée. Si tu entrais au paradis, les anges se feraient la guerre à cause de toi. Et il ajoutait en lui-même : Oh ! je sens bien qu'elle me tuera.

Il la lit entrer dans le bateau qui remontait le Nil. Elle lui dit ; Merci, Eros ; maintenant, ils ne pourront plus suivre ma trace ; je suis sau- vée, merci. Et elle lui serra convulsivemen les deux mains.

Elle s'assit à côté de lui, près de la proue. Je suis bien fatiguée, dit-elle, et elle s'endormit, la tête appuyée contre sa poitrine. Il sentit cou- rir dans toutes ses veines un frisson d'angoiss€ et de bonheur. Il la regardait dormir, il aurail voulu la boire. Elle rêvait ; son sommeil étail agité de spasmes fébriles. S'il avait pu savoii

LA LÉGENDE DE SAINT IIILARION 99

dans quel inconnu s'égaraient ses songes! A quoi pense-t-elle ? à qui ? à celui qu'elle aime peut-être encore. Oh ! la tuer sans la faire souf- frir, pendant qu'elle dort, et mourir près d'elle! Boire son âme dans son dernier souffle, pour être sûr qu'elle ne sera jamais à un autre!

Le chant monotone des rameurs se mêlait h la cadence des rames dans l'eau du fleuve. Le ciel était plein d'étoiles. Il regardait la voie lac- tée, qui est le chemin des Ames. C'est de r|u'elles sont descendues, à l'appel du désir. L'ivresse de la vie alourdissait leurs ailes, et elles kont tombées captives dans la prison du corps. Mais celles qui s'aimaient là-haut se rencontrent rOujours et se reconnaissent. Hélas 1 pourfjuoi aut-il (ju'elles se rencontrent quelquefois trop Atd ? Si l'on pouvait, par la seule puissance du iésir, s'envoler vers la patrie, éternellement seuls lans les bras l'un de l'autre, là-haut, dans le >leu, l'empjrtant sous mon aile loin des hommes )i des anges, plus loin encore, au delà des der- lières étoiles, au delà du regard de Dieu !

Elle ouvrit les yeux aux premières clarlis «U- 'aube; il respira son tiède regard chargé d'efflu- f88 et de sourires. Les rayons du soleil levant

100 R^':vERTEs d'un païen mystique

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éclairaient le monastère fondé sur la rive du Nil par Marie l'Egyptienne . Ils descendirent du ba- teau, s'arrêtèrent devant la porte, et elle s'ou- vrit. La vieille abbesse parut, suivie d'une troupe de religieuses en voiles blancs.

Je t'attendais, mon fils, dit-elle à Hilarion. C'est bien, je suis contente de toi: tu as sauvé une âme.

Et, prenant Ondine par la main, elle lui dit j Marie, viens avec moi, mon enfant, prends U place au milieu de tes sœurs.

Les spectres blancs entourèrent la jeune fille et leur cercle se referma. Il voulut la suivre l'abbesse lui dit : Tu ne peux franchir le seui de l'asile des vierges. Retourne dans ta solitude remercie Dieu qui t'a conduit jusqu'ici, et prie le de ne jamais t'abandonner.

La porte du couvent se referma. Hilarion sen tit ses genoux fléchir ; il entendait le sang battr dans ses artères, et il lui semblait qu'une mai lui tordait le cœur. Il comprit que tout étai fini et qu'il ne la reverrait jamais en ce monde était-il bien, bien sur de la retrouver dans l'ai tre ? Il se prosterna devant la porte pour baise le sol qu'elle avait foulé de ses pas, et des lai

LA LÉGENDE DE SALNT IIILAIIION 101

mes chaudes tombaient sur ses mains en larges gouttes.

Il fallait revenir seul parla route qu'ils avaient suivie ensemble, et partout, sur son passage, il y avait des mauvais anges qui riaient d'un rire moqueur. Quand il arriva près de la source, il entendit une plainte navrante : Ah! malheureux, qu'as-tu fait?

Il rentra dans sa cellule et se mit ;\ genoux devant son crucifix. Le Christ le regardait d'un air irrité ;

Ah ! tu as voulu associer mon culte à celui de mon éternelle ennemie, la reine du monde péris- sable, la Vie que j'ai condamnée, la Nature que j'ai maudite. Tu vois ce qu'elle a fait de toi, ta grande Isis, la magicienne (jui t*a séduit par ses incantations. Moi, je reprends ce qui m'appar- tient, rt)lTrande (|uo tu m'avais consacrée autre- fois : c'est la brebis perdue et retrouvée, je l'emporte dans mes bras. Mais pour raclieter son ftme,il faut le sang du sacrifice : sois la victime; répands la doiiK'ur commo une libati(^n pour son salut éternel, brûle lou avuv en holocauste sur i'autel de la rédemption !

L'ange blanc et l'ange noir se tenaient des

il

102 Rf;vERiES d'un païen mystique ^

deux côtés de la cellule. Le premier disait : De quoi te plains-tu? Pour la rançon de son Ame, ne consens-tu pas à souffrir? Si Ton t'avait dit : Veux-tu acheter le salut de cette créature au prix d^une douleur muette qu'elle ne soup- çonnera même pas? Si Ton t'avait dit cela, tu aurais accepté: de quoi donc te plains-tu main- tenant ? Serait-ce d'avoir été sauvé toi-même, et malgré toi?

Elle est venue frapper à ta porte, disait Tautre, elle t'a demandé ta protection : pourquoi lui as-tu cherché un autre asyle, pourquoi l'as- tu confiée à des mains étrangères ? Te voilà ren- tré dans le vide et le silence; un éclair a tra- versé ta nuit, il t'en reste un souvenir que rien n'effacera, et le devoir accompli te laisse des regrets qui ressemblent singulièrement à des remords.

Il se releva et cacha sa tête dans ses deux mains : On ne m'a pas même permis de lui dire adieu ! On m'a retranché de sa vie ; on voulait la sauver ; mais moi, est-ce que je voulais la perdre? Est-ce que je suis son mauvais ange? Oh ! lui ouvrir les routes de l'idéal, lui faire aspirer l'air des hauteurs, l'emporter dans mon

LA LÉr.ENDE DE SAINT IIILARION lOli

ciel ? Pourquoi ne Tai-je pas fait ? Un mot suf- fisait pour éterniser les heures de cette nuit pleurée, et ce mot, je ne l'ai pas dit. J*ai tenu mon rêve dans ma main et je l'ai laissé s'envo- ler ; ah ! malheureux que je suis I Qu'ai-je besoin de vivre encore ? Si un danger la menace je ne serai pas là, si elle crie au secours je ne pour- rai pas Tentendre, ce n'est pas vers moi qu'elle tournera sonre^^ard, je ne verrai plus s'allumer ces lueurs d'étoiles I Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi I

Sa prière fut exaucée : ses yeux se fermèrent et il tomba. Il est vaincu, dit l'ange noir, il est h nous.

L'ange blanc écouta ([uehjues instants et dit : Silence, on prie pour lui : il est sauvé I

ERINNYES

Je sais que toute joie est une illusion,

Qu'il faut que tout se paye et que tout se compense,

Et je devrais bénir la dure providence

Qui m'impose l'épreuve ou l'expiation.

Les stériles regrets, la menteuse espérance N'atteignent pas la pure et calme région le sage s'endort, libre de passion, Dans la sereine paix de son intelligence.

Je le sais, mais je garde au cœur le souvenir

D'un rêve éblouissant, qui ne peut revenir

Ni dans ce monde-ci, ni dans l'autre: personne,

Ange, Démon ou Dieu, n'y peut rien ; j'ai perdu Un bonheur bien plus grand que ce que le ciel donne, Et ce bonheur jamais ne me sera rendu.

1

LE SOIU

Plus fraîche qu'un parfum d'avril après l'hiver, L'Espérance bénie arrive et nous enlace, La menteuse éternelle, avec son rire clair Et ses folles chansons qui s'égrènent dans l'air.

Mais comme on voit, la nuit, sous le ilôt noir qui passe Glisser les pales feux des étoiles de mer. Tous nos rêves ailés, dans le lu^^ubre espace Disparaissent, à l'heure l'Espérance est lasse.

lui vain on les rappelle, on tend les bras vers eux ; Les fantômes chéris s'en vont, silencieux. Par le chemin perdu des paradis qu'un pleure :

Ah ! mon ciel était là, je m'en suis aperçu

Trop tard, l'ange est parti, j'ai laissé passer l'heure,

Et maintenant tout est lini : Si j'avais su l

LETTRE DTN MYTHOLOGUE

A UN NATURALISTE

Je cueille une branche chargée de feuilles, de fleurs et de fruits ; j'en détache une graine et je la pèse. Dans l'autre plateau de la balance je mets le même poids d'une autre partie de la plante : feuille, fleur ou tige. Voilà deux masses égales de matière organisée ; elles sont formées des mêmes éléments : carbone, hydrogène, oxy- gène et azote, avec un peu de chaux et de silice, La proportion de ces éléments est la même, et ils semblent groupés d'une manière identique. Pourtant, si je mets en terre ces deux poids égaux de la même substance, l'un va se résou- dre, par une décomposition successive, en molé- cules plus simples : eau, acide carbonique, am- moniaque ; l'autre, la graine, va tirer du sol et de l'atmosphère les mêmes produits : eau, am-

LETTRE d'un MYTHOLOGUE 107

inoniaque, ocide carbonique, pour les grouper <n molécules complexes, malgré leurs affinités, < t les faire servira la germination d*un végétal nouveau. Il y a une énergie opposée aux for- ( (\s chimiques et insaisissables à tous nos moyens d'analvse, c'est la Vie.

La vie n'est pas une résultante, c'est un prin- cipe. De tous ses attributs, le plus caractéristi- que est sa puissance d'indiridufiliiyfi. Chaque germe, que ce soit la graine d'une plante ou Tœuf d'un animal, contient une énergie indivi- duelle et indivisible, (|ui se taille, dans le vague domaine de la matière, une petite principauté circonscrite, mais parfaitement autonome. On est arrivé à fabricpier de toutes pièces des pro- duits organicjues, mîus tantcjuOn n'aura pas créé une cellule germinative, on n'expliquera pas la génération spontanée des monéres au sein du protoplasma.

L'individuation est mie donnée primordiale. La vie est un (ci nu* abstrait représentant le mode d'activité de ces énergies particulières (jui résident au sein des germes, l^lles seules sont réelles t't observables, non en elles-mêmes, mais lins leurs manifestations, ol)jet immédiat de la

108 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

science. Ce sont des centres d'action et de réac- tion, d^ittraction et de répulsion, de véritables causes premières ; du moins nous sommes obli- gés de les considérer comme telles, puisque nous n'en connaissons pas la source et que nous ne pouvons remonter au delà de leur apparition.

Voulez- vous me permettre de les appeler des âmes ? Je suppose que vous n'avez pas peur d'un mot. L'âme, c'est ce qui anime le corps, c'est le principe de la vie individuelle des animaux. Ne m'objectez pas que j'ai pris d'abord pour exem- ple la graine d'un végétal ; vous savez que la phi- losophie grecque distinguait trois sortes d'âmes: l'âme végétale, placée dans le bas du corps, près de la terre ; l'âme passionnelle ayant son siège dans la poitrine, et l'âme raisonnable, qui réside dans la tête, la partie de notre corps la plus voisine du ciel. Ces trois âmes sont associées dans l'unité de la personne humaine comme le svstème nerveux et le svstème nutritif dans l'unité de la vie organique ; il n'y a qu'une distinction créée pour les besoins de l'analyse et qui n'exprime que les formes multiples de notre activité.

On s'est habitué à réserver le nom d'âme à

I

LETTRE d'un MYTnOLOf;LE 10*)

la faculté directrice de nous-mêmes, et il faut remonter à Tétymolo^ie pour oser parler di? l'âme des animaux et des plantes. Mais ne soyons pas trop aristocrates : Tintelligence est partout, même dans le règne inorganicjue. En voyant la régularité des formes cristallines, j'ai peine à croire que les minéraux soient aussi bêtes qu'on le dit. Quant à Tintelligence des plantes et des animaux, elle est prouvée par l'adaptation mer- veilleuse des orj'anes à leurs fonctions : il v a \h une finalité, c*est-à-dire un but poursuivi et atteint,

La transformation incessante des milieux en- traîne la variation des espèces ; les générations successives des êtres vivants sont obligées à des lîorts toujours nouveaux pour soutenir la con- iirrence vitale. Il faut ([ue les âmes forment leurs corps dans des conditions suflisantes pour triompher dans la bataille de la vie. Connue il n'y a pas de place pour tous les germes (jui veu- lent naître, la victoire doit rester aux plus forts t aux [)lus intelligents. Oïl ne peut ex[)li(|uer la sélection naturelle [)ar le hasard, car un in<»t n'ex[»lique pas un fait. S'il y a choix, il y a discernement ; toute

110 RKVLRIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

énergie suppose une volonté. Mais est-ce la nôtre? Non, c'est une force étrangère; l'amour n'est pas une action, c'est une passion. Les Puis- sances cosmiques nous î*envoient pour nous employer à leur œuvre créatrice en faisant des- cendre les âmes dans la naissance. L'amour, c'est un enfant qui veut naître ; les anciens l'appelaient de son vrai nom, le Désir (Eros, Gupido), parce qu'en effet c'est le désir qui appelle les germes à l'existence. Il y a autour de nous des âmes qui veulent s'incarner : pour cela elles se chan- gent en désirs et sollicitent les vivants à leur donner un corps. L'art grec les représente par des enfants ailés : ce sont les désirs qui volti- gent autour des amants.

La Beauté est mère du Désir, d'après la my- thologie. Qu'est-ce que la beauté ? C'est une harmonie de lignes, une pondération de for- mes qui annonce l'aptitude à l'éclosion des ger- mes et au perfectionnement de la race. L'ampleur des hanches, la fermeté de la gorge sont des garanties pour l'enfant qui naîtra. Les âmes errantes nous poussent vers nos complémentai- res ; elles choisissent, pour entrer dans la vie, les conditions organiques dont elles ont besoin,

LETTRE n'iN MYTHOLOGIE 111

■■ *

et elles nous imposent leur choix sans nous consulter. Ce choix est rarement d'accord avec nos convenances sociales : ce n'est pas leur faute, elles ne connaissent que les convenances phy- siolo^i({ues.

Les romanciers ont tort de croire que l'amour a été inventé pour le bonheur ou le désespoir des amants ; qu'importent nos peines et nos joies à la grande Isis ? Elle ne s'intéresse qu'à l'espèce, et ne s'inquiète pas des individu^. Pourquoi n'aurait-elle pas comme nous ses haras et ses concours d'animaux reproducteurs? La volupté est un hameçon qu'elle nous jette; c'est un but pour nous, c'est un moyen pour elle. Le poisson saisit l'appiH et croit travailler pour son compte ; il ne comprend que quand il est d;iiis la poêle à frire. Alors, il dit : Si j'avais su I II ment : il aurait beau savoir, il recom- mencerait.

La sélection ne se raisonne pas: c'est électri- (|ue. 11 y a des femmes qu'on estime, d'autres pour (|ui on se brûle la cervelle. L'implacable (lesir nous traîne par les cheveux ; nous nous roulons aux pieds de quehjue odieuse idole, cl, ((uand elle nous a broyé le cœur, nous lui de-

Ilt^ RÊVERIES d'un 1»AÏEN MYSTIQUE

mandons pardon. On s'étonne que nous soyons si facilement domptés par des créatures infé- rieures : c'est qu'elles sont plus vivantes que nous. On peut vivre sans cerveau ni cœur, comme Tamphioxus, l'ancêtre des vertébrés. Il a légué son caractère à un grand nombre de ses descendants, et surtout de ses descendantes. Il y en a de charmantes, malgré cette lacune : voyez les héroïnes des romans de Victor Hugo : Esméralda, Cosette, Déruchette ; c'est toujours la même : une divine créature sans cœur et sans cervelle, un véritable amphioxus. C'est un des cas d'atavisme les plus fréquents.

La femme n'est pas moins spontanée que l'homme dans ses affinités électives. Elle sent sa faiblesse, il lui faut un maître, et celui qui a pu la dompter pourra la protéger au besoin. L'histoire de Mars et de Vénus est éternelle ; ce n'est pas avec l'intelligence qu'on améliore les races : tant pis pour les philosophes s'ils sont plus chétifs que les sous-lieutenants. La femme est faite pour être mère : c'est sa fonc- tion dans la nature et dans la société ; tout ce qui ne sert pas à cette fonction est un hors-d'œu- vre. Il ne faut pas trop d'esprit, cela fait des

LETTRE u'lN MYTHOLOGIE 113

Célimèncs, aussi inutiles que les fleurs doubles. L'éternelle Circé, qui change l'homme en bête, n*a pas besoin de tant de finesse pour nous en- chaîner. Napoléon disait à M"* de Staël que la femme qu'il admirait le plus était celle qui avait le plus d'enfants : il ne s'occupait que de la quantité, car les hommes n'étaient pour lui que de la chair à canon ; mais s'il avait tenu compte de la qualité, son appréciation serait juste. La femme est chargée de former pour Tavenir des générations saines et fortes.

I/homme étant un animal social, selon la défi- nition d'Aristote, la vraie femme doit posséder l'aptitude à l'éducation des enfants. C'est son intelligence. Elle sait d'instinct la langue enfant, elle en devine les secrets, le zézaiement, les con- sonnes li(juides prodiguées, le redoublement des syllabes. Ouant à la moralité de la femme, elle se résume dans la chasteté, garantie de la pureté des races, La chasteté, pour la femme, est syno- nyme de vertu, comme pour l'homme la justice et le courage, car le milieu de l'homme est la cité, le milieu de la femme est la famille. L'en- fant ayant besoin d'une mère pour l'cdlailer et l'élever, d'un père pour le protéger et le guider

8

114 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

dans la vie, la famille est la raison d'être et la finalité de Tamour.

L'immense importance de l'élément intellec- tuel et moral dans la vie de l'homme et des so- ciétés est la principale pierre d'achoppement de la théorie de Danvin. Un des premiers apôtres de cette théorie, M. Wallace, n'a pas craint d'a- border de front la difficulté. Entre l'homme et les autres Primates, la distance est physiologi- quement bien faible ; mais la faculté de concevoir les idées générales du vrai, du beau_, du juste, et de les exprimer par le langage articulé, l'ap- titude à découvrir la loi des choses, à créer des œuvres d'art, à choisir librement le bien ou le mal, établissent entre le plus élevé des singes anthropoïdes et la plus infime des races humai- nes une différence si profonde qu'on n'imagin€ même pas la possibilité d'une transition.

M. Wallace trouve dans l'organisation physi- que de riiomme, et surtout dans la constitutioi de son cerveau, un certain nombre de particula- rités qui ne peuvent s'expliquer par la sélectioi naturelle et qui rappelleraient plutôt les faits d sélection artificielle que l'homme lui-même pai vient à diriger ou à produire dans les plante.

LETTRE r/lN MYTHOLOGUE 1 I .*>

usuelles et les animaux (lomostic|ues. On pour- rait donc supposer cjue des intelligences supé- rieures à la nôtre ont conduit notre évolution organique, en vue de fournir à la vie intcllec- luelle et morale qui devait naître l'instrument matériel dont elle avait besoin. Il est curieux de voir la science moderne reproduire, comme der- nière conclusion, la fable juive de la création d'Adam ou la fable greccjue de Prométhée mode- lant les hommes avec de Targile,

Quam salua lapclo, mislam iluvialibus undis Finxit in cffi^nem moderanlum cuncta Deorum.

Les (juestions d'origine échappent à l'obser- vation et à la science ; cependant l'esprit humain ne peut pas se désintéresser de ces grands pro- blèmes : il faut donc qu'il se contente des solu- tions mythologiques, puis(|u'il ne s'en présente pas d'autres. Malheureusement ce sont des hié- roglyphes écrits dans une langue qu'on ne com- prend plus. Les mythidogies nous olfrent sous diverses formes l'idée d'une intervenlit^i divine dans les origines de l'humanité. D'après le Poly- théisme grec, la race des Héros naît de l'union des Dieux avec les femmes mortelles. La mvtho-

«

IIG RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

logie hébraïque a une tradition analogue, indi- quée dans quelques versets de la Genèse et déve- loppée dans cet étrange livre d'IIénoch, d'où Thomas ^loore a tiré son poème des Amours des anges et Byron un de ses deux drames bibliques, le Ciel et la Terre.

Il est difficile de concevoir ce que pouvait être, avant la conquête du feu et la création du langage, une humanité dans les limbes de la morale et de la pensée. Il se peut cependant que quelque race de singes anthropoïdes soit arrivée, comme tant d^espèces d'animaux, à une grande pureté de formes. Peut-être y avait-il déjà, comme aujourd'hui, des créatures d'une beauté à séduire les anges, et n'ayant pas plus de conscience et de raison qu'une fleur. Alors, s'il existe des êtres au-dessus de nous, et pourquoi l'échelle serait- elle interrompue ? ils ont bien pu vouloir descendre jusqu'à l'humanité pour l'élever jus- qu'à eux.

Les Dieux de l'Inde se sont incarnés plusieurs! fois dans la forme humaine et même dans des) formes animales, pour la rédemption du monde.] D'après les livres hermétiques, le Dieu suprême! de l'Egypte, pour régénérer les hommes et lesl

LETTRE I)*l > MYTHOLOGIE 117

instruire, leur envoie Osiris. On trouve une idée malogue dans les Grandes Eoïées d'Hésiode, à propos de la naissance d'ilcrakiès, le type des héros demi-Dioiix : Zeus, voulant donner un sau- veur aux hommes, cherche une femme qui soit digne d'en être la mère, et il n'en voit pas de plus accomplie qu'Alkmène, femme d'Amphi- tryon : jamais femme n'aima autant son époux. C'est sous la forme de cet époux que le Dieu se présente à elle. Deux jumeaux naissent le même jour et sont déposés dans le même bouclier. On ajoutait, pour compléter la légende, que des serpents étoulTés par Ilcraldès avaient fait con- naître lequel des deux frères était de la race des Dieux.

La poésie a bien le droit d'attribuer aux héros

une origine divine ; ceux qui sont l'image des

Dieux sur la terre méritent d'être appelés leurs

iifants. Le symbole de la naissance du Christ,

dans la mythologie chrétienne, présente la même

idée sous une forme plus chaste : une vierge,

pouse d'un juste, est choisie pour enfanter le

Hédcmptour. Jésus passe pour tils de Joseph et

l'Kvangile expose la généalogie qui le rattache

1 David, mais en réalité il est lils de Dieu ; de

118 RI^VERIES d'iN païen MYSTIQUE

même Ilèraldès est appelé tantôt le (ils de Zeus, tantôt le fils d'Amphitryon .

Dans les fables poétiques sur Torigine des Héros, il est à remarquer que jamais les fem- mes mortelles n^'acceptent de bonne grâce l'amour d'un Dieu. Zeus est obligé de se changer en cy- gne, en aigle, en taureau, il ne peut réussir qu'en i prenant la forme d'une bête ; si la femme savait que c'est un Dieu, elle n'en voudrait pas. Apol- lon, le plus beau des immortels, n'a aucun suc- cès en amour : Daphnè se sauve à son approche, Coronis le trompe indignement, on ne sait pour qui, pour le premier venu ; il suffît que ce ne soit pas un poète. Le Féminin, qui est la ma- tière et la vie, a une répugnance instinctive pour l'intelligence et l'idéal.

Jeune fille, dit l'ange Ithuriel, je t'ai aperçue de là-haut, quand tu te boignais dans l'eau trans- parente; sous les cèdres du mont Hermon, et j'ai quitté le ciel pour toi. Laisse-moi contem- pler tes yeux noirs, mes étoiles. Tu es trop belle pour la terre, Dieu s'est trompé en te faisant naître ici. Mais il ne t'a donné que la vie, moi, je veux te donner une âme. Dans cette forme divine j'allumerai une flamme céleste, je serai

i

LrETTRK dVn M VTIIOLOC.LK 111)

ton créateur et ton amant. Viens, nous voyage- rons parmi les astres d'or, au-dessus des nuées ; je te porterai sur mes ailes puissantes, je t'en- seignerai les lois éternelles.

Tais-toi, Flgrégore : tu vuis bien qu'elle ne comprend pas. Les éclairs de son regard, tu as cru que c'était lintelligence, ce n'était que la vie. Est-ce qu'elle a des ailes pour te suivre? Tu lui parles une langue inconnue, elle a peur et elle se sauve. Ah! la guenon du pays de Xod, elle va retrouver son grand singe anthropoïde, là-bas, dans les marais. Elle a raison, il faut des couples assortis. Mais toi, que fais-tu ici, Dieu tombé? Va, retire-toi au désert et attends la lin de ton exil.

Les eflluves du ciel peuvent descendre sur la terre, mais l'inerte matière ne peut monter vers l'esprit. Les Ames sont des étincelles du feu cé- leste, tombées des calmes régions de l'éther dans la sphère agitée de la vie. Vaincues par la toute- puissante fascination de la beauté, courbées sous le joug humiliant du désir, écrasées par les lour- des chaînes du corps, elles savent bien que la naissance est une chute et la conception une souilluri'. La pudeur leur rappelle le souvenir

l!^0 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

de la tache originelle ; sous ce voile niyslicjue elles cachent la honte de leur incarnation. Pour- quoi ces rougeurs involontaires au seul nom de la volupté ? N^est-ce pas une loi divine, cette irrésistible attraction qui enchaîne l'esprit dans la matière ? C'est la source de la vie, la base de la famille, la grande communion des êtres, et on n'ose pas en parler. 11 y a un mystère pro- fond que devraient bien expliquer vos théories modernes de réhabilitation de la chair.

La mort aussi est un mystère, entouré comme Tautre d'un inexplicable mélange de respect et de dégoût. Lever les chastes voiles, révéler ce qui s'enveloppe de silence et d'ombre, serait aussi impur et aussi impie que de violer un tombeau. Devant les deux portes de la vie, il y a une horreur sacrée. La lumière souillerait ce qui appartient à la nuit. L'origine et la fin des choses sont les secrets des Dieux.

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LETTRE d'iN MVTFIOLOGL'E 121

Sole très intéressante trouvée dans les papiers de Louis Ménard et qui n'était certuinenienl pas la rédaction définitive de l'auteur. .\ous ne la publions pas moins à titre de document, ce passage indiquant le point auquel avait abouti sa philosophie quand il le jeta sur le papier, c'est-à-dire vers les derniers temps de sa vie.

Réponse du Naturaliste au Mythologue

Vous avez raison, mais soyons justes et pas tant de

i>léro contre le Féminin qui fait son métier d'Erinnycs ; n'oubliez pas que les Dieux perçoivent les rayons Rœntgen. Quand l'ange Ithuricl a regardé cette fille se baigner, il a voir sous la Iransparence des chairs un tube digestif et

e qu'il y avait dedans. Si les Anges quittent le Paradis pour cette boite à ordures, leur chute est ridicule et hon- teuse ; elle prouve cpic malgré toutes leurs protestations d'idéalisme ils sont plus sensuels (ju'ils n'en ont l'air, et que l'amour céleste les ennuie.

Saint Paul a raison d'ordonner aux femmes do se voiler à cause des Anges car la beauté des filles de Caïn a séduit les Kgrégorcs cl causé leur damnation éternelle. De est née la race meurtrière et carnivoro des Cjéants, et pour laver la souillure du sang répandu, il a fallu noyer la terre sous les eaux du Déluge.

l'uisque vous ainiez la .Mylli(»logie chrétienne, demandez à la Gnose de vous cxpli({uer le mystère do la génération des élrcs. Séduites par le serpent du désir, les Ames goû- tent le fruit défendu de la voluplé qui les fait tomber dans li-H bas-fonds do la matière, loin du jardin virginal ilo purclô

iconsciontc elles dormoicnl dans une communion tng6-

1^:^ RflVERTES d'iN PAÏEN MYSTIQUE

liquc avant leur incarnation. Les vêtements de peau faits par lahveh sont une allc^'oric du corps terrestre, la pudeur est le stigmate d'une origine impure. Après l'ivresse de la chair, la honte et le remords : < Pourquoi le caches-lu ? Gomment sais-tu que tu es nu ? » C'est que la conception est un grand mystère, le secret des Klohim et le silence est la loi de toute initiation ; l'épée flamboyante du Kéroub garde le chemin de l'arbre de vie.

L'incarnation est une chute volontaire et humiliante, la tache originelle un juste châtiment non de quelque faute antérieure à la naissance comme l'ont cru Empédocle et Hermès Trismégistc, mais de la naissance elle-même. Les âmes ont mal fait de vouloir naître et se séparer de l'unilc primordiale. L'individuation implique l'égoïsme, la lutte pour l'existence, le droit de se défendre et d'attaquer. La vie est un combat de chacun contre tous. La douleur et la mort sont l'expiation de la naissance.

L'inflexible nécessité condamne tous les êtres vivants à s'entretuer jusqu'à la fin du monde. 11 faut que la vie dc> uns se nourrisse de la mort des autres jusqu'à l'heure bénie Brahma rentrera dans son sommeil, d'où il aurait ne jamais sortir.

Et pourtant, il est écrit sur les tables du Sinaï : « Tu ne tueras point ». Le Bouddha qui maudit la vie étend sa cha- rité sur nos humbles frères les animaux, et défend de les sacrifier. Mais si la vie est mauvaise, pourquoi condamner le suicide et le meurtre ? Si nous avons eu tort de naître, pourquoi maudire la mort qui répare notre erreur ? Com- ment justifier le désaccord du symbole et de la loi ? Les religions cjui rendent des oracles contradictoires peuvcnl- elles reprocher à la science de ne pas vouloir aborder les problèmes insolubles ?

CIRGE

Douce comme un rayon de lune, un son de lyre, Tour dompter les plus forts, elle n'a qu'à sourire. Les magiques lueurs de ses yeux caressants Versent l'ardente extase à tout ce qui respire.

Les grands ours, les lions fauves et rugissants Lèchent ses pieds d'ivoire ; un nuage d'encens L'enveloppe; elle chante, elle enchaîne, elle attire, La Volupté sinistre, aux philtres tout-puissants.

Sous le joug du désir, elle traîne à sa suite, 1/innombrable troupeau des êtres, les charmant Par soû regard de vierge et sa bouche qui ment,

rran(|uill0, irpôsistible. Ali ! maudite, maudite ! l'uisque tu changes l'homme en bôto, au moins endors hans nos ccours pleins de toi la honte et le remords.

LA SIRENE

La vie appelle à soi la foule haletante Des germes animés ; sous le clair firmament Ils se pressent, et tous boivent avidement A la coupe magique le désir fermente.

Ils savent que l'ivresse est courte; à tout moment Retentissent des cris d'horreur et d'épouvante, Mais la molle sirène, à la voix caressante, Les attire comme un irrésistible aimant.

Puisqu'ils ont soif de vivre, ils ont leur raison d'être : Qu'ils se baignent, joyeux, dans le rayon vermeil Que leur dispense à tous l'impartial soleil; .

Mais moi, je ne sais pas pourquoi j'ai voulu naître; J'ai mal fait, je me suis trompî, je devrais bien M'en aller de ce monde oij je n'espère rien.

LE VOILE D'ISIS

Hermès. Dépose la lampe à terre, Asclèpios ; toi seul et moi connaissons le passage souter- rain (jui conduit à ce sanctuaire, nous sommes en sûreté.

Ascii' j)ios. Pounjuoi, b Trismégiste, m'as-tu mené, au milieu de la nuit, dans les caveaux <lu temple de Phila'? \'as-tu me révéler les der- niers mystères, et suis-je parvenu au terme de l'initiation ?

Hernies. Tu es mon disciple fidèle, Asclèpios, l le seul ami (|ui me reste sur la terre, depuis (|ue Tat et Ammon ont été massacrés par les moines de Syène. Le ])ressentimenl d'un dan- pM' (jui, je l'espère, ne menace (|ue moi, m'a averti ([u'il était temps de te transmettre mes fonctions d'lnén)phant«'. Tu t'appelleras Her- mès, et tivs disciples, (|uand tu les auras trouvés

120 RI-A'KRIES d'iN TAÏEN MYSTIQUE

s^ippelleront Tat, Asclèpios et Ammon. Puisse se compléter bientôt la tétrade hiératique qui doit transmettre, d'une génération à l'autre, le dépôt de la science sacrée.

A sclcpios. Je crains que ce souhait ne puisse s'accomplir, ô Trismégiste. A moins de recueil- lir un enfant abandonné, comme tu m'as re- cueilli moi-même, comment trouverai-je un dis- ciple au milieu de l'Egypte chrétienne ?

Hermès. Je le sais, Asclèpios, nous vivons dans les jours mauvais annoncés par nos livres prophétiques. L'Egypte, cette terre sainte, ai- mée des Dieux pour sa dévotion à leur culte, est devenue une école d'impiété ; les enfants foulent aux pieds la religion de leurs pères. Depuis le fatal édit de Théodose, si facilement accepté par la lâcheté du peuple, les statues des Dieux sont brisées, et sur les murs des temples c hangés en églises, leurs images sont martelées et couvertes de chaux. Seule, l'île sainte de Phihe abritait encore la sagesse antique, mais j'ai lieu de craindre que nous, ses deux derniers fidèles, ne soyons forcés bientôt de quitter ce suprême asile. C'est pourquoi j'ai voulu te con- fier un trésor sacré, que tu porteras plus loin,

LE VOILE d'lSIS 127

vers les sources du Nil, dans des déserts rimpiété ne puisse ratteindre. Je t'ai souvent parlé du voile d'Isis ?

Asclèpios. Plus d'une fois, en elTet, tu m'as parlé de ce voile merveilleux, que ne souleva jamais la main d'un mortel, toutes les fleurs de la terre sont brodées en couleurs éclatantes, toutes les étoiles du ciel en paillettes d'or. Mais je n'ai jamais vu ce voile splendide, ou plutôt, je pense que tes paroles étaient une énigme dont je n'ai pas su pénétrer le sens.

Hermès. Ouvre ce grand coffre d'ébène,dont \oici la clef. Celui qui fut mon initiateur et mon maître, l'Hermès qui m'a précédé, parvint à le >ustr;iire aux flammes (jui consumèrent la bi- bli()thè(jue d'Alexandrie, lors de la destruction du grand temple de Sarapis. Il contient les li- vres sacrés de tous les peuples, et avant tous les autres, ceux de nos ancêtres, le Livre des manifestations ii la lumière, avec les additions du roi Menkera, les poèmes de Pentaour sur les guerres du grand Hamsès, les livres de llioth Trismégiste, non des traductions infidèles ou lilsiliéos, mais le texte primitif, tel qu'il fut gravé sur les colonnes de Tiiotb en caractères

128 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

sacrés. A côté est la collection des plus anciens poètes de la Grèce, Homère et tout le cycle épique, Hésiode, Parménide et Empédocle, le premier recueil des hymnes d^Orphée, les poé- sies devenues si rares d'Alcée, de Stésichore et des autres lyriques, l'exemplaire original des tragiques, emprunté par les Ptolémées aux Athé- niens. Plus loin sont les livres de la Chaldée et de la Phénicie, consultés ou copiés par Bé- roze et Sanchoniaton, la Loi et les prophètes des Juifs, et même les livres du Juste et des guerres de laô, qui ont servi aux prêtres de Jé- rusalem pour composer leur Bible et que les Juifs ne possèdent plus aujourd'hui. Enfin, voici les livres sacrés des Brahmanes et des Ma- geSj le Véda et l'Avesta, apportés à Alexan- drie par le premier des Lagides, après l'expédi- tion d'Alexandre.

Asclèpios. Ce colTre contient un trésor ines- timable, ô Trismégiste, mais quel rapport y a- t-il entre ces livres et le voile d'Isis ?

Hermès. Ces livres renferment les formes primitives de la révélation religieuse. Là, l'in- telligence humaine, dans le libre essor de sa virginité, a traduit par des symboles multiples

LE VOILE d'iSIS 12^)

ses premières intuitions de la nature des cho- ses. Chaque peuple a tressé avec amour un pan de ce riche manteau semé de fleurs et d'étoiles. Comme la parole traduit la pensée, l'immuable vérité se manifeste par le spectacle changeait des apparences ; c'est le voile mystique de la grande Isis. Il était transparent pour le clair retrard de l'humanité naissante ; la mère uiii- verselle n'avait pas de secrets pour l'enfant (|u'elle berçait dans ses bras. Il devient impé- nétrable pour les races vieillies, et aucun œil mortel ne peut le soulever. Les lumières du ciel s'éteignent dans l'ombre du soir, la nature s'en- veloppe de silence, ses oracles sont muets pour nous. Nous disséquons une à une toutes les (leurs de sa robe, mais la vie échappe à l'ana- ivse, l'orisrine et la fin des choses se dérobent à rd'il (le la science, et nous ne pouvons entre- voir le secret de notre destinée qu'en interro- geant la langue des symboles, cette langue mys- térieuse que parlaient nos pères et que nous ne comprenons plus. Conservons donc, ô As- clèpios, ce dépôt sucré des traditions religieu- ses ; c'est l'héritage du passé qui doit être trans- mis à l'avenir. Puism»-l-il traverser les siècles

130 RÊVERIES dY'N païen MYSTIQUE

ténébreux qui s'ouvrent pour le monde et repa- raître intact aux premiers rayons d^une nouvelle aurore !

Asclèpios. Prévois-tu donc, ô Trismégiste, une renaissance de la lumière, au delà de cette sombre nuit dans laquelle nous entrons ?

Hermès. Tout ce qui végète ou rampe sur la terre, ô Asclèpios, tout ce qui nage dans Teau ou vole dans Tair, suit dans son développement la révolution périodique du soleil. Il est la source du mouvement dans les intelligences comme dans les corps. La vie delhomme, entre la nais- sance et la mort, imite les alternatives du jour et de la nuit, la succession des saisons de Tan- née. L^histoire des peuples reproduit la marche ascendante et descendante de la vie humaine, car le tout est Timage agrandie de chacune de ses parties, comme on voit, en brisant un cube de sel, qu'il est formé d'une infinité de cubes élémentaires. Il est donc naturel que les peuples, comme tout ce qui est vivant, aient leurs pério- des de croissance et de déclin, miroir des sai- sons et des heures. La jeunesse répond au matin et au printemps, la maturité de l'âge à l'été et au milieu du jour, la vieillesse au soir et à Tau-

LU VOILE l/lSIS DM

tomne. Ces phases successives sont suivies par la mort, qui ressemble à la nuit et à l'hiver. On doit donc croire aussi que, dans l'histoire comme dans la nature, le printemps succédera à l'hiver et l'aurore à la nuit.

Asclèpios. Qu'entends-tu par la mort d'un peuple, 6 Trismégiste? Si tu veux parler de sa soumission à des étran«^ers, l'Horypte est morte depuis le temps de Cambyse.

Hermès. La conquête, Asclèpios, peut se com- parer, non à la mort, mais à la servitude. Il faut même distinguer, parmi les peuples conquis, ceux qui avaient toujours obéi à des rois et ceux qui avaient l'habitude de se gouverner eux- mêmes. Quand les républiques de la Grèce ont été soumises par les Romains, on a pu leur appli- quer le mot d'Homère : Thomme réduit à l'es- clavage perd la moitié de son âme ; tandis que pour l'Kgypte, il importe peu que son maître s'appelle Hamsès ou Cambyse, Ptolémée ou Cé- sar. Il en est autrement de la mort des peuples ; elle ressemble h la mort de l'homme et se recon- naît aux mêmes signes. I^i vie cesse pour l'homme (piand l'Ame a quitté le corps cprelle aimait : l'âme des peuples c'est leur religion : nn peuple

lî^i RKVERIES d'un I'AÏEN 3IYSTigUE

qui a renié ses Dieux est un peuple mort. C'est ce qui est arrivé, depuis la victoire du christia- nisme, non seulement à l'Egypte, mais à toutes les nations qui composaient l'empire de Rome, Des peuples nouveaux prendront leur place. L'empire établi par Constantin à Byzance n'est plus Tempire romain, quoiqu'il en garde le nom ; c'est un nouvel empire, qui suivra ses destinées. La Gaule, TEspagne, Tltalie, sont occupées déjà par des races barbares, le même sort attend rÉgypte, caria prophétie de Thoth ne peut tar- der à s'accomplir.

Asclèpios. Mais tu m'as dit souvent, ô Tris- mégiste, que la mort n'était qu'un des modes de l'existence. Nos pères ont cru à l'immortalité de l'âme et à ses transmigrations. Les peuples aussi doivent retrouver au delà de la mort une vie nouvelle dans leurs descendants, et toi-même as parlé tout à l'heure d'une renaissance.

Hermès. L'Egypte renaîtra, mais elle ne sera plus comme dans le passé le grand foyer de l'in- telligence, car ce foyer se déplace à travers le temps et va de l'orient au couchant, comme le soleil dans le ciel. Une race nouvelle régnera en Egypte et bâtira des temples pour un culte

LE VOILE d'lsIS 133

nouveau ; mais par la révolution des Ages, ces temples tomberont en poussière et les monuments é levés par nos ancêtres subsisteront, quoif|ue mutilés moins par l'injure du temps que par rimpiété des hommes. Les empires nouveaux rentreront dans la nuit, et au milieu de leurs décombres et des sables du désert, se dresse- ront, impérissables, les pylônes de Thèbes et les pyramides do Memphis.

Asclèpios, Et que deviendra, dans ces siècles lf)intains, l'àme de la vieille Egypte ?

Hermès. Les âmes, tu le sais, résident dans l'éther, entre la région des nuages et celle des toiles. C'est de qu*elles répandent sur nous l<'urs influences bénies. Mais, comme le soleil ne peut verser la chaleur et la lumière sur ceux ({ui évitent ses rayons en se cachant dans les cavernes, ainsi los morts oubliés par les vivants les oublient à leur tour ; iK no sont présents (|u'au miHou de ceux (|ui ponsont à eux et qui los prient. La pensée des peuples anciens rayt>n- norjiit comme un phare sur l'avenir, si l'avenir ri'cuoillait los leçons du passé avec le respect d'un (ils pour la mémoire do sc)n père ; mais le temps est venu où, s»don la paroK^ de Tholl», on

134 RfiVERlES dVn païen MYSTIOIE

préférera les ténèbres au jour et la mort à la vie. L'antique Egypte peut dormir au fond de ses nécropoles ; à l'heure la science l'en évoquera, elle saura bien révéler le secret de sa langue mystérieuse à ceux qui l'interrogeront avec fer- veur.

Asclèpios. Un bruit confus arrive jusqu'ici, Trismégiste, je crains qu'on ne découvre notre retraite ; je vais ouvrir les écluses, s'il en est encore temps.

Hermès. A quoi bon, Asclèpios? laisse la des- tinée s'accomplir, il vaut mieux mourir ensem- ble... Il est parti et ne m'entend plus. Le bruit se rapproche, un cliquetis d'armes, des pas précipi- tés et des cris de mort. Allons le rejoindre. Mais le voici qui revient. Tu es blessé, mon enfant ?

Asclèpios. Je meurs, mon père. Il était trop tard pour leur fermer la route, ils sont main- tenant dans le souterrain, ils suivent les traces de mon sang.

Il meurt ; révêqae Théodore entre suivi d'une troupe de soldats et de moines.

Théodore. Saisissez ce vieillard et liez-lui les mains, mais respectez sa vie, notre Dieu défend de verser le sang.

LE VOILE d'iSIS 135

Hermès. Pourquoi donc avez-vous versé celui de cet enfant?

Un centurion. La rébellion et l'impiété sont des crimes. Il y ii plus de soixante ans qu 'un édit impérial a ordonné de fermer les temples des ido- les ; c'est une honte pour TK^ypte que le Démon conserve encore à Pliiliu un dernier repaire.

Un moine. Livre-nous le trésor que tu gardes caché qiK.'lque part dans ces caves, et on te fera grûce de la punition que tu mérites.

Hermès. Je l'aurais livré pour racheter la vie de ce jeune homme ; puisque vous l'avez tué, mon secret mourra avec moi.

Un soldai. Meurs donc, et cjue ta fausse reli- <;ion disparaisse de la terre.

Hermès. J'attendais cette réfKinse et je re- mercie h\ main (|ui m'a frappé.

Ae ccnlurion. Qu'on brise ce colTre d'ébène, le trésor doit être là.

Hermès. Il vous appartient, mais il ne peut vous servir, {^ardez-le pour vos enfants.

Théodore. Quoi, ce sont des rouleaux de pa- pyrus ? Des livres de maj^ie, sans doute : (|U*on It'*^ brûle ; nos enfants ont l'Hvanj^ile et u'out pas br^oiii (l'.uitrc lecture. Hès demain ce

lî^6 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

temple sera purifié et consacré au vrai Dieu. Hermès. La prophétie de Thoth est accom- plie, la grande nuit enveloppe le monde. Vous blasphémez les Dieux de vos pères, vous détrui- sez l'œuvre des siècles, vous ne laissez rien à faire aux barbares. Ils viendront cependant, pour nous venger ; ils proscriront votre religion comme vous proscrivez la nôtre. L'Egypte offrira ses mains aux chaînes des esclaves, et, dans l'avenir, quand des voyageurs viendront des terres lointaines de l'occident pour admirer les ruines de nos temples, s'ils cherchent les des- cendants de cette forte race qui fut l'aïeule et Finstitutrice des nations, ils verront grouiller sur le limon du Nil un misérable peuple de cha- cals, fouillant la terre reposent les morts et violant les tombes pour vendre les cercueils de leurs ancêtres. Moi, je meurs, et je bénis les Dieux de me réunir à celui qui fut mon dis- ciple fidèle et mon dernier ami. Aucune main pieuse ne viendra ensevelir selon les rites con- sacrés les deux derniers prêtres d'une religion morte, mais nos âmes délivrées s'envoleront ensemble vers les sphères lumineuses sont les âmes de nos pères.

RESIGNATION

C'est une pauvre vieille, humble, le dos voûté. Autrefois on l'aimait, on s'est tué pour elle. Qui sait? peut-être un jour tu seras re^^retté De celle qui dit non, maintenant qu'elle est belle.

Elle aussi vieillira, puis l'ombre universelle

La noîra, comme toi, dans son immensité.

Il faut que les grands Dieux, pour leur œuvre éternelle.

Reprennent le bonheur qu'ils nous avaient prêté.

Nous sommes trop petits dans l'ensemble des choses ;

La nature mûrit ses blés, fleurit ses roses

Et dédaigne nos vœux, nos regrets, nos elTorts.

Attendons, résignés, la fin des heures lentes;

Les étoiles, là-haut, roulent indifférentes;

Qu'elles versent l'oubli sur nous ; heureux les morts !

THÉRAPEUTIQUE

J'ai lu, je ne sais où, la légende amoureuse

De Raymond Lulle : on dit qu'un jour il rencontra

Une femme fort belle, et l'amour pénétra

Dans son cœur calme, et vint troubler sa vie heureus

Il quitta, comme Faust, la route ténébreuse De l'austère science, et son amour dura Jusqu'au jour l'objet qu'il aimait lui montra Son sein, que dévorait une lèpre hideuse.

Miroirs de volupté, beaux lacs aux flots d'azur se cache toujours quelque reptile impur, Anges d'illusion, démons au corps de femmes,

Sirènes et Circès, qu'il est triste le jour

Où, pour guérir nos cœurs du poison de l'amour,

Vous nous montrez à nu la lèpre de vos âmes l

L'OUIGIXE DES INSECTES

(Tradition rabbiniquc.)

Quand Dieu eut achevé la création, et au mo- ment où il s'applaudissait de son œuvre, il enten- dit derrière lui un rire moqueur. C'était Satan, qui se trouvait, comme d'habitude, au milieu de l'armée du ciel. « Tu aurais peut-être mieux fait? lui dit lahvoh. Peut-être, répondit l'Ad- versaire. — Eh bien, mets-toi à l'œuvre, nous verrons ce que tu produiras. >

Satan prit le reste du limon démiurj^ique d'où Dieu avait tiré les hôtes h quatre pieds, les pois- sons des eaux, les oiseaux du ciel et l'homme lui-même. Il le trouva pres<jue entièrement sec, ot lorsqu'il essaya de le modeler, tout se rédui- sit en poussière. « Cela pourra nuire aux dimen- sions de mes créatures, se dit-il ; cependant je n'ose puiser de l'eau ^génératrice, sur laquelK* flotte encore l'esprit de Dieu. »

140 RflVERIES d'un 1»AÏEi\ MYSTIQUE

Il prit un rayon de soleil et anima cette pous- sière, puis il présenta, comme échantillons de ses œuvres, une mouche, un scarabée, une fourmi, une abeille, une sauterelle et un papillon. Les anges se mirent à rire.

« Ce sont ces petits êtres, dit le Seigneur, qu( tu prétends opposer à ma création?

La grosseur ne signifie rien, dit le Diable ; tu es plus fier de rhom.me que de la baleine. Ceux-ci sont petits parce qu^ils n'ont presque rien de terrestre, juste assez pour envelopper, sans Tappesantir, Tétincelle de flamme qui los fait vivre. Vois à quelles hauteurs ils s'élèvent, par le saut ou par le vol, tandis que Thomme reste enchaîné à la terre, d'où il est sorti. Per- mets qu'une nuée de sauterelles s'abatte sur un champ, et elles montreront que le nombre sup- plée à la force. L'homme est nu et désarmé ; moi, j'ai protégé la vie de mes enfants. Ils ont de solides boucliers pour se défendre, de robustes mâchoires pour attaquer. Leurs os sont extérieurs et protègent les parties faibles, au lieu de \e^ laisser exposées à toutes les menaces du dehors. S'ils tombent, à défaut de leurs ailes, leur cui- rasse amortit la chute ; ime feuille leur suffit

l/oRIGINi: DES INSECTES 1^1

pour s'abriter, leur rapidité les sauve de leurs l'iinemis. Ils ne sont pas difficiles à nourrir : les uns vivent de la pourriture et font sortir la vie (le la mort, les autres boivent le suc des fleurs ^ans les souiller ni les flétrir.

« L'homme, à son entrée dans le monde, ne peut vivre (|ue de la substance de sa mère, et que deviendrait-il, si elle le quittait un instant? Mes créatures ne connaissent pas leurs mères, niais ma providence leur en tient lieu. A chaque automne, les ceufs sont déposés en lieu sur, pour éclore au premier réveil du printemps. Pour l'homme, la jeunesse est le meilleur temps de la vie ; la seconde moitié de son existence se passe en stériles regrets. Moi j'ai placé h* bon- heur au terme de la \ ie, pour vn faire le prix lu (lavail ; (piaud la chenille est devenue pa- |)ill(ui, elle s'envole dans un ravon de soleil, ans autre souci (jue de jouir cl d'aimer. VA je l'ai pas borné le plaisir à un instant ra[)ide, je Ile l'ai pas mesuré d'une m.iin avare, comme I u l'as fait pour l'honiine...

N'insiste pas sur ce sujet, dit Oiiu, tu pourrais olîenser la chasteté des Anges.

Je n'en suis pas bien sûr, ré[)li«[ua Satan ;

142 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

il me semble voir Azaziel sourire et Samiaza prêter l'oreille. Les filles dos hommes feront bien de se voiler de leurs longs cheveux et de ne pas s'égarer dans les sentiers du mont Her- mon.

Assez, dit Dieu ; l'avenir ne te regarde pas : je me suis réservé la prescience.

Alors tu sais, répondit le Prince de ce monde, quel usage fera l'homme de l'intelligence que tu lui as donnée. Peut-être un jour te re- pentiras-tu de l'avoir fait, quand les cris de mort monteront vers toi, quand la terre sera rouge du sang répandu, et que pour la laver il faudra déchaîner la mer et ouvrir les cataractes du ciel.

J'ai donné à l'homme l'intelligence et la liberté, dit Dieu; il récoltera ce qu'il aura semé,

L'intelligence se trompe, la liberté s'égare, dit Satan ; moi, j'ai donné à mes créatures un instinct infaillible. La monarchie des abeilles et la république des fourmis pourront servir de modèles aux sociétés humaines, mais je ne crois pas que ces exemples trouvent beaucoup d'imi- tateurs.

Tu le vois, maître, dans l'humble création

L*0RIGINE DES INSECTES 143

que j'ai produite pour t'obéir, j'ai pris le con- hcpied de ton œuvre. C'est à toi de décider si l'ii réussi. »

laliveh se contenta de sourire et dit : « Par- lons d'autre chose. »

LE RISHI

Dans la sphère du nombre et de la différence, Enchaînés à la vie, il faut que nous montions, Par l'échelle sans fin des transmigrations, Tous les degrés de l'être et de Tintelligence.

Grâce, ô vie infinie, assez d'illusions I

Depuis Téternité ce rêve recommence.

Quand donc viendra la paix, la mort sans renaissance^

N'est-ilpas bientôt temps que nous nous reposions^

Le silence, l'oubli, le néant qui délivre,

Voilà ce qu'il me faut ; je voudrais m'affranchir

Du mouvement, du lieu, du temps, du devenir ;

Je suis las, rien ne vaut la fatigue de vivre, Et pas un paradis n'a de bonheur pareil. Nuit calme, nuit bénie, à ton divin sommeil.

L

L'ATHLETE

.L' suis initié, je connais le mystère I'.' la vie : une arène l'immortalité Est le prix de la lutte, et je m'y suis jeté Librement, voulant naître et vivre sur la terre.

Les héros demi-Dieux ont soufTert et lutté Pour conquérir au ciel leur place héréditaire : Que la lutte virile et la douleur austère Trempent comme l'airain ma libre volonté.

Suivons sans peur le cours de nos métempsycoses,

Kt do l'ascension montons le dur chemin,

Sous les yeux de nos m irts qui nous tendent la main.

lU recjvront, du haut de leurs apothéoses, D uis roiynipo étoile conquis par leur vert i, L'âme qui combattra comme ils ont combattu.

10

ESCHATOLOGIE

L' Homme, Jeconndiis les limites de la scienct ; elle les a fixées elle-même ; ce qui m^intéressi le plus est hors de sa sphère. Il est inutile dr l'interroger sur la destinée de l'homme, elle ne la connaît pas. S'il y avait encore des oracles, j'irais les consulter. Sans doute les Dieux supé- rieurs sont trop grands pour m'entendre ; ils s'occupent des espèces, et je ne suis qu'un indi- vidu. Mais il j a peut-être autour de moi des intelligences invisibles, des amis connus ou in- connus : n'y aura-t-il pas une voix qui me ré- ponde ?

Le Dieu. Tu m'as appelé, me voici : inter- roge-moi, je te répondrai.

L'Homme. Qui es-tu ?

Le Dieu. Ton Démon, ton Ange gardien,, donne-moi le nom que tu voudras. Je sais ce, que tu ignores ; ce que tu pourras comprendre.

ESCHATOLOGIE 147

je te l'expliquerai ; ce cju'il m'est permis de t'ap- prcndre, je te rapprendrai.

IJlIommc. Ainsi, il y a des choses que tu pourrais me dire et (jue je ne pourrais pas com- prendre? soit, ma raison a des bornes, je le sais. Mais il y a des choses qu'il t'est défendu de me dire ; pounjuoi? Si la vérité est bonne, le bien n'a pas à se cacher ; si elle est mauvaise, je suis de force à l'entendre, et si j'avais eu peur de la connaître, je ne t'aurais pas évoqué.

Le Dieu, Est-ce bien la vérité que tu cher- ches, et la trouverais-tu meilleure que l'incerti- tude, si elle était contraire à tes espérances ? Prends ^arde : tu veux savoir si Tàme est im- mortelle? Ne me demande pas une. réponse trop prompte : laisse-moi t'y préparer.

U Homme. Ces réticences me disent assez qu'il n'y a rien à attendre pour moi au delà de cette vie : c'est bien ; jr m'en doutais.

Le Dieu. Ne cherche pas dans mes paroles un sens (jui n'y est pas ; \\\\ arlilice de lanj^a^e ne serait dij^ne ni d'un honune ni d'un Dieu. Je te répondrai sans réticence, si, après rénexion,tu 'persistes i\ m'interro«;er ; mais réfléchis d'abord. Tu rccoiinaîti'M'^ peut -rire ((Uf les l>ieu\ ont v\\

148 RÊVERIES d'i'N païen MYSTIQUE

raison de cacher à rhomme sa destinée. Examine successivement toutes les réponses que je pour- rais te faire, et tu me diras quelle est celle que tu voudrais être la vérité.

Suppose d'abord que je te dise : rien ne meurt, tout se transforme ; les éléments qui composent ton corps ne sont pas anéantis quand la mort les sépare : pourquoi disparaîtrait-elle plus qu'eux, cette force invisible qui les tenait groupés, et que tu appelles ton âme?

U Homme. Oui, cela a été dit autrefois, Tâme est une parcelle de l'éther, une flamme captive dans une lampe d^argile, et la mort est pour elle une délivrance. Mais alors elle peut rentrer dans le réservoir commun des âmes, comme uner goutte d'eau dans la mer ; elle peut aussi ani-r mer des combinaisons nouvelles, à commencer par les plus humbles, les vers du tombeau, pari exemple, car eux aussi ont une étincelle de feul qui les fait vivre. Mais que me font ces méta- morphoses, si ma raison et ma conscience re- montent à leur source divine ? Sans doute réqui-l libre des forces ne sera pas troublé, mais qi reste-t-il de l'homme, s'il perd ce Dieu intériei que chacun porte en soi ?

ESCHATOLOGIE 149

Le Dieu. Toiv orgueil est légitime; il lui ré- pugne de croire que Tàme humaine, fùt-elle dé- gradée par le crime, puisse perdre entièrement la conscience et la raison. Pourtant ces deux lu- mières, tu le sais, peu vent singulièrement s'obs- curcir par un mauvais emploi de ta libre volonté. Suppose donc maintenant fjue tu renaîtras dans la condition humaine, en apportant dans tes exis- tences futures le germe des énergies que tu au- ras développées dans celles-ci. Suppose que les familles sont des groupes d'Ames associées, comme les branches du corail, dans une vie collective, et se développant à travers le temps. Chacun de vous renaîtrait dans ses petits-tlls, et par ces renaissances alternées, chaque généra- tion recueillerait ce (ju'elle aurait semé autrefois.

L' Homme. J'ai souvent pensé (ju'il en devait être îiinsi : j'ai cru trouver l'explication des sympathies spontanées et des ressemblances de famille ; j'y ai cherché surtout la raison des souf- frances imméritées. Je sais (|ut' la douleur est une épreuve, qui nous grandit ri nous épure, si nous s;ivons la supporter; mais il y a <juel([ut* chose ((ui accuse votre providence, c'est la dou- leur tK's enfants. J'ai ti\ché il'y voir rac(juitle-

loO Rf:vERiEs d'un païen mystique

ment nécessaire d'une dette ancienne, contrac- tée dans des existences antérieures. Cependant, ô Démon, pour qu'un châtiment soit juste, ne faut-il pas qu'il soit compris par celui qui le sup- porte? Les voies de votre justice restent bien obscures, si chaque fois que nous rentrons dans la naissance nous perdons la mémoire qui nous rattachait au passé.

Le Dieu, Ainsi, c'est la mémoire que tu re- grettes ? Prends garde : remonte la chaîne de tes souvenirs. Ce n'est pas une confession que je te demande, et tu n'as pas à t'excuser comme devant un juge ; la conscience humaine n'a pas à chercher d'autre juge qu'elle-même : elle n'en saurait trouver de plus sévère et de plus clair- voyant. Je sais que tu n'es ni des plus mauvais ni des meilleurs ; mais souviens-toi : n'y a-t-il pas un jour, une heure, que tu voudrais retran- cher de ta vie? Cette heure, nous pouvons l'ef- facer de ta mémoire, mais aucun Dieu ne peut faire que ce qui a été n*ait pas été. L'homme de- mande à ses religions des eaux lustrales pour laver les souillures; mais, si le repentir efface la faute, peut-il étendre le pardon à d'autres âmes qu'un mauvais exemple a perverties et qui,

ESCHATOLOGIE 151

sans cela, auraient peut-être tourné au bien? Elles en corrompront d'autres à leur tour, et la chaîne du mal se prolongera, d'anneaux en an- neaux, dans rindéfini des temps. Quand le cou- pable sera devenu un saint, (juand il croira en- trer au paradis de sa conscience régénérée, il entendra la voix des mauvais souvenirs, et il verra passer des ombres qui Taccuseront devant Téternelle Justice. Trouvera-t il alors Timmor- talité si désirable, et te semble-t-il toujours que les Dieux ont eu tort de garder leur secret ?

L' Homme. Ne parlons plus de moi : les Dieux savent ce qu'ils ont à faire. Que Tespoir du néant reste comme un refuge contre l'éternité (lu remords. Mais jai connu des âmes immacu- lées, fjui brillaient dans notre ciel noir comme des étoiles. Si vous permettez à la mort de les éteindre, le regret ne sera pas seulement pour ceux qui les pleurent, mais pour vous-mêmes, Dieux impassibles, car il y ;iura une lacune dans votre œuvre, et il manquera ([uel(jue chose à sa beauté.

f.r Dieu. Suppose donc alors ([ue celles-là seules seront immortelles ; mais irt)iil)lie pa^ (|ue l«Mn lumière, dégagée des liens du corp^, lira

15:2 RfivLRiEs d'in païkn mystique

dans toutes vos consciences. Ces âmes pures ne voyaient pas le mal : elles cherchaient pour vous des excuses, et croyaient toujours les trouver. Maintenant leurs regards attristés vous verront tels que vous êtes, et leurs chères illusions ne peuvent plus revenir. Si parmi ceux qu'elles aimaient il y en a qui demandent au néant, comme tu Tas dit tout à l'heure, un refuge con- tre le remords, quel vide va se faire autour des* justes, et qu'ont-ils besoin d'une immortalité bienheureuse s'ils ne la partagent pas avec ceux qu'ils ont aimés ? Plutôt que de briser à jamais des liens indissolubles, eux aussi demanderont au néant la paix de Téternel oubli.

L'Homme. Alors, ô Démon, il n'y a place ni pour Tespérance ni pour la prière. Nous avons raison de pleurer nos morts ; ils ne peuvent plus nous entendre, et nous ne les reverrons jamais. Qui donc nous conduira dans les carrefours té- nébreux de la vie, qui nous tendra la main dans les rudes sentiers de l'ascension ? Nous les invo- quions avec confiance, ces amis indulgents qui pardonnent toujours, parce qu'ils ont souffert comme nous. Il nous semblait qu'eux seuls pou- vaient adoucir les immuables décrets des grands

ESCHATOLOGIE 153

Dieux supérieurs. J'aurais cru que toi-même tu •Hais un de ceux-là, 6 Ange gardien, puisque tu vis eu pitié de ma raison indécise, et (jue tu as répondu à mon évocation. Mais tu avais raison, les secrets des Dieux ne sont pas bons à con- naître, et j^aurais mieux fait de ne pas t'inter- roger.

Le Dieu. Tu oublies (jue je t'ai laissé le choix entre plusieurs réponses, mais je ne t'ai pas dit encore était la vérité.

L' Homme. Sans doute, mais de quelque coté (jue je me tourne, tu ne me fais voir que des abîmes. Et pourtant, vous le savez, nos angois- ses ne viennent pas d'un égoïste amour de la vie, et nous ne craignons (jue les séparations éternelles. Mais je le vois maintenant, ceux que la mort a séparés ne se retrouveront ni dans ce inonde ni dans l'autre.

Le Dieu. Ce n'est pas la mort qui sépare les âmes, c'est le péché, et le péché est votre œuvre. (Juand vous pensez aux morts ils sont près de NOUS : ils n'abandonnent pas ceux ([ui s'unissent i eux dans la connnunion des saints. Maisf[uand vous les oubliez, ils peuvent bii'ii vous oublier à It'ur tnurel boire de l'eau du I.éllu'. lis sont libres

lo4 RÊVERIES d'un TAÏEN MYSTigiE

de s'endormir dans le silence et la paix ou de rentrer pour des luttes nouvelles dans Tarène de la vie. Tu doutes trop de la puissance de la volonté. C^est le Désir qui a créé les mondes ; toi-même c'est librement (|ue tu es descendu dans la naissance. Aujourd'hui comme hier, de- main comme aujourd'hui, tout ce qui veut être sera.

L'Homme. Comment le possible peut-il vou- loir avant d'exister ?

Le Dieu, C'est la loi du devenir.

UUomme. Je ne comprends pas : tes répon- ses, comme tu me Tavais énoncé, dépassent les bornes de ma raison. Quel plaisir trouvent donc les Dieux à torturer notre intelligence par d'in- solubles énigmes ?

Le Dieu. Est-ce la faute du soleil si tu ne peux le regarder ? Il te suffit de savoir quel est le but que tu dois atteindre. La Justice est la loi spéciale de l'homme. Tu as un guide pour t'y conduire, ta conscience, qui ne t'a jamais trompé. Chacun de vous est toujours et partout Tunique artisan de sa destinée. Le juste sait qu'il travaille pour sa part à l'œuvre magnifique des Dieux.

L'Homme. Ne t'en va pas encore : écoute une

ESCHATOLOGIE 155

dernière question, une dernière prière. Tu ne m'as pas demandé ma confession, je te la ferai, cependant. Oui, il y a une heure que je voudrais retrancher de ma vie, l'heure où, dans le carre- four du doute, j'ai pris la route gauche. Elle menait à des fondrières. J'ai vu le péril et j'ai pu m'arrêter ; mais je voudrais revenir à Tangle des deux routes et pouvoir encore choisir. La prière est-elle inutile devant l'irréparable, et aucun de vous ne peut-il nous rendre une heure du passé ?

Ac Dieu. Tu as voulu évoquer ce souvenir, il faut le regarder en face. Tu ne parles que de tes rogrets : es-tu sûr cju'il ne s'y mêle pas un re- mords ? Il y a (juelqu'un (juo tu accuses, mais il y a quelqu'un qui a droit de t'accuser. Deux Ames, qui n'étaient pas du même ciel, ont tra- \ ersé ta vie : l'une des deux a vengé l'autre. Le mal lui-même a sa place dans l'équilibre uni-

VlTSt'l.

L' Homme. J'accepterais l'expiation, et je bé- nirais votre dure providence, si elle me mon- trait, au terme de l'épreuve, le pardon et l'oubli.

f.c Dieu, Regarde ces deux ombres, dont lu lis bien les noms. Les vois-tu, l'une à ta droite,

156 Ri^:vERiES d'un païen mystique

l'autre à ta gauche ? Pardonne à la seconde, e| la première te pardonnera.

L'Homme. Et comment pourrais-je oublier Le Dieu, Tout à Theure tu regrettais la mé- moire ; maintenant tu voudrais faire un choi dans tes souvenirs. Mais si l'homme oubliait se fautes, travaillerait-il à les réparer ? N'est-ce pas le regret de la chute qui le conduit à la rédemp- tion ? Confîe-toi à la sagesse des Dieux ; ils savent mieux que vous ce qui vous convient. Ils ont laissé planer une horreur sacrée sur les der- niers mystères ; ils les ont enveloppés dans la nuit, mais c'est par respect pour la vertu de rhomme. Elle perdrait tout son mérite si elle attendait une autre récompense que la paix divine du devoir accompli.

A LASTOR

Le découragement, la fatigue et l'ennui Me saisissent, devant l'implacable puissance Des choses ; loi, destin, hasard ou providence, Quelqu'un m'écrase, et moi, je ne puis rien sur lui.

Peut-être les démons de ceux à qui j'ai nui Autrefois, quelque part, dans une autre existence, Invisibles dans l'air, m'entourent en silence, Et du mal que j'ai fait se vengent aujourd'hui.

Quelle quesoit leur force et quel que soit leur nombre, Je voudrais bien les voir face à face ; il est temps Que mon mauvaisdestin prenne un corps, je Tatlends ;

Mais je ne puis toujours lutter ainsi dans l'ombre. Va s'il faut i|uc j'expie, au moins je veux, pareil Au lier Ajax, combattre et mourir au soleil.

1

stoïcisme

Sois fort, tu seras libre ; accepte la souffrance Qui grandit ton courage et t'épure; sois roi Du monde intérieur, et suis ta conscience, Cet infaillible Dieu que chacun porte en soi.

Espères-tu que ceux qui, par leur providence Guident les sphères d'or, vont violer pour toi L'ordre de l'univers ? Allons, souffre en silence, Et tâche d'être un homme et d'accomplir ta loi.

t^ Les grands Dieux savent seuls si l'âme est immortelle; Mais le juste travaille à leur œuv^re éternelle. Fût-ce un jour, leur laissant le soin de l'avenir,

, Sans rien leur envier, car lui, pour la justice l^V II offre librement sa vie en sacrifice,

Tandis qu'un Dieu ne peut ni souffrir ni mourir.

COMMKXTAIUE D'UN RÉPUBLICAIN

srn

L'OHAISON DOMINICALE

ATHAMB

J'ai mon Dieu que je sers, vous servirez le vôtre, ('e sont deux puissants Dieux.

JOAS

Il faut craindre le mien ; Lui seul est Dieu, madame, et le vôtre n'est rien,

Qu'en sais-tu, petit enfant juif ? Ce lalivrh dont tu n'oses pas même prononcer le nom, lu l'appelles Adonaï, c'est-à-dire mon maître ; vous, nijulame la rt'ini', vous préférez l'appeler lîaal, ' 'est-a-dire seij:fneur. C'est bien la peine de se juereller pour deux synonymes! Voilà pourtant

IGO RÊVERIES It'l .\ PAÏEN MYSTirHE

l'histoire de toutes les guerres religieuses. Quand la Commune de 1793 voulut remplacer le Chris- tianisme par le culte de la Raison, il ne s'est trouvé personne pour lui dire ; Mais relisez donc le début de l'Evangile de saint Jean. Cette lu- mière qui éclaire tout homme en ce monde, il y a plus de quinze siècles qu'elle est adorée dans toutes les églises. En remplaçant un Dieu par une Déesse, vous crovez avoir fait du nouveau et les chrétiens le croient aussi, puisqu'ils crient au scandale : comme si les idées avaient un sexe !

Malheureusement, les mots empêchent de voir les idées. Le christianisme et la démocratie, qui faisaient bon ménage à Florence au moyen âge, se considèrent aujourd'hui en France comme irréconciliables. Est-ce seulement une lutte d'in- térêts ?^Iais on doit supposer qu'il y a des gens désintéressés de part et d'autre. Est-ce une opposition de principes ? Cela ferait croire que la conscience n'est pas la même chez tous les hommes, et alors il n'y aurait plus de morale. Je soutiens que c'est seulement une question de mots, et je veux le montrer en traduisant la prière des chrétiens dans la lans^ue des rationalistes.

Il est inutile de l'essaver: les rationalistes

COMMEMAIRE d'uN RÉPUBLICAIN 101

n'admettent pas même le principe de la prière. Tandis que les religions supposent, au-dessus du monde, des volontés libres, dont Tliomme peut chercher à modifier les décisions, la science ne voit dans Tordre des choses qu'une combi- naison de lois nécessaires, ot par conséquent immuables. Si Thomme se borne à demander la résignation aux maux de la vie et la force de faire le bien, la morale lui répond qu'il a sa conscience pour se diriger et sa volonté pour agir. Quiconque ne croit pas aux Dieux person- nels des religions ne peut voir dans la prière qu'un monologue.

C'est aussi à ce point de vue que je veux me placer. Prenons la prière comme une médi- tation, ou, ce qui reviGnt au même, commi' le dialogue de l'homme avec la loi intérieure, f[u'il appelle son Dieu.

Pourquoi employer cette expression mytho- logiijue que l'esprit moderne refuse d'accepter ?

Ji' disais bien qu'il n'y avait (ju'une (|uestion de mots. La mythologie est la langue 'les religions; si nous ne voulons plus la parler, Llierchons ce (jue les mots veulent dire.

Notre intelligence découvri» les lois de l.i na-t

u

1()2 RÊVERIES d'lN PAÏEN MYSTIQUE

ture, notre conscience nous révèle la loi morale. Ces lois d'ordre et d'harmonie qui produisent, dans le monde physique la beauté, dans le monde social la justice, sont précisément ce que les Grecs ont appelé les Dieux, et la véritable étjmologie de ce mot est donnée par Hérodote. La morale est la loi spéciale des hommes, ou, comme dit le christianisme, le seul Dieu qu'ils doivent adorer. Elle est leur religion, c'est-à-dire le lien qui les unit dans la mutualité des droits et des devoirs. Elle fait de Thumanité une seule famille, et il est bien indifférent de dire avec les républicains que tous les hommes sont frères ou avec les chrétiens /qu'ils sont fils d'un père commun, qui est l'idée du bien et du juste : passez-moi cette métaphore, puisqu'il est convenu que les idées n'ont pas de sexe. Ce n'est pas nous qui créons la conscience, c'est elle au contraire qui fait de nous ce que nous sommes_» des êtres moraux et pensants. Si nous pouvions oublier la loi morale ou la mé- connaître, elle n'en serait pas moins absolue et éternelle, car elle réside au-dessus des réalités changeantes, en dehors du temps et de l'espace, dans les profondeurs idéales que les religions appellent le ciel. Qui donc nous empêche de lui

COMMENTAIRE d'uN RÉPUBLICAIN 103

dire : Xolre père rjiii es dans les deux '^ C'est à elle que nous en appelons de toutes les tyrannies qui nous écrasent ; nous voudrions la voir partout honorée et toujours obéie, et nous lui disons : Que ton nom soit sanctifie, que ton règne arrive, ô sainte Justice 1 Nous t'aimons par-dessus toutes choses, nous donnerions notre vie pour ton triomphe, et dut la mort nous venir de ceux mêmes que nous voulons afîranchir, nous te confesserions jusque sous les bombes lancées contre nous par nos frères. Pardonne- leur, ils ne savent pas ce qu'ils font.

Cette société idéale que les chrétiens appel- lent le règne de Dieu sur la terre, cette républi- que fraternelle que nous voulons fonder sur la liberté qui est le droit, sur l'égalité qui est la justice, n'est-ce qu'un rêve de notre conscience? Quand les lois de l'univers no sont jamais vio- lées, pourquoi la loi morale, qui est la nôtre, est-elle la seule qui no soit jamais accomplie? Associons enfin une note humaine à la musique des sphères, ;iu rythme sacré des saisons et des heures. Que ton règne arrive, loi d'universelle harmonie, ((ue ta volonté soit faite sur ta terre comme au ciel.

104 RÊVERIES d'un païen MYSTIQUE

Eh bien, cela est en notre pouvoir, comme disaient les stoïciens. Pour faire régner la Jus- lice débarrassons la ruche, sociale des frelons inutiles qui dévorent le miel des abeilles, et que chacun ait sa part de vie au soleil, car la vie est un droit et non un privilège. Vivre en travaillant, c'est le cri du peuple dans toutes ses légitimes révoltes, c*est la protestation du droit contre la violence, c'est Tappel du pauvre à Téter- nelle Justice ; Donne-nous aujourd'hui noire pain de chaque jour.

Pour que cet appel soit entendu, il faut que chacun respecte et fasse respecter son droit dans le droit des autres hommes, ses semblables et ses égaux. Mais dans une société mauvaise, tou- tes les lâchetés se liguent avec toutes les vio- lences pour étouffer le droit. Les uns font le mal, d'autres en profitent, les plus nombreux le laissent faire. La Justice vient à son heure, apportant à chacun sa part d'expiation, car per- sonne n'est innocent. Sois clémente, ô Justice, puisque tu es éternelle. Si tu observes les iniqui- tés, qui soutiendra ton ve^divàl Remets-nous nos dettes comme nous remettons celles de nos débi- teurs, pardonne-nous comme nous pardonnons.

COMMENTAIRE d'i'.N IlÉ PUBLIC Al. \ 1()5

Ne nous soumets pas aux épreuves ; le fort s'y retrempe, mais le faible y succombe, et (jui (le nous est sur d'en sortir victorieux ? Les uns ont déserté ta cause en la voyant vaincue ; les autres, après avoir conquis leur droit, ont re- fusé <le reconnaître le droit de leurs frères. L'ad- versité abaisse et rétrécit les cœurs, le bonheur les dessèche et les ferme à la pitié. Epargne- nous les épreuves au-dessus de nos forces, ne nous induis pas en tcnlalio/i, nuiis dcUvre-nous du mal, de celui (|ui nous vient des autres et de celui ([ui est en nous-méme. Que ta pensée toujours présente nous élève et nous [)urilie,que nous soyons saints comme tu es sainte, ô Jus- lice, pour être dignes de marcher sous ton dra- peau, vi si nous devons mourir sans avoir vu tn victoire, (jue nous ayons du moins la joie su- prême d'avoir travaillé à ton cuuvre et combattu pour toi.

C'est fort bien, mais (ju'est-ce (jue vous concluez de tout cehi?

J'en conclus, monsieur l'abbé, ([u'au liru de détester les républiciiins. vous {\i'\ riez recon- naîhc (ju(^ vous étiez d'aci'nrd avec eux, sans vous en douter.

!()(> RKVERiEs d'i:n I'aïk.n mystique

Eh bien , en attendant que vous ayez réussi à réconcilier l'Eglise et la République, conve- nez (|ue celui qui, de votre aveu a enseigné la vraie formule de la prière, méritait bien le culte que lui rend l'humanité depuis dix-huit cents ans.

Il faut que vous conveniez d'abord que ceux qui suivent aujourd'hui la voie qu'il a tra- cée, non pas en lui disant : Seigneur, Seigneur, et en répétant ses paroles, mais en donnant leur sang pour le salut du monde, ont leur place marquée à sa droite dans la Communion des saints.

LE GOUVEHXEMENT GRATUIT

Ji- connais, dans un très beau pa\ >, un culti- vateur nommé Jaccjucs Honhomme. Il devrait être très riche, car il est honnête et laborieux : mais il s'est toujours laissé gruger par ses in- tendants. Il y a (juelques années, il eut une ([ue- relle avec un de ses voisins et ne fut pas le plus fort. Il lui fallut céder une partie de son champ et payer une très forte somme. Il fut obligé de redoubler de travail, car ses intendants, qui fixent eux-mêmes le chillVe de leurs gages, ne voulurent pas en retranclier un centime.

Jacques a pour marraine une bonne fée nom- mée la Uévolulion. Gomme elle était détestée d'un tas de gens, à (pii elle reprochait leurs vices, elle s'est retirée dans le [kivs des Fées. .Iae(|ues va (|Ui'l([uefois la consulter, it elK- lui donne de bons conseils qu'il ne suit jamais. Elle est très bonne pour lui, ([uoi<iue un peu sévère.

108 Ri-:vERiEs d'un païen mystique

Plus d'une fois, ne sachant donner de la tête, il Ta appelée à son secours, mais à peine Tavait-elle tiré d'embarras qu'il la priait de s'en retourner, car il en a toujours eu peur.

Ces jours derniers, elle le vit entrer chez elle : Qu'y a-t-il encore? Toujours des plaintes contre tes domestiques, j'en suis sûr ; conte- moi ton affaire.

Ma chère marraine, dit Jacques, j'ai dans ce moment deux espèces de serviteurs. Les uns, que j'appelle mes conseillers, n'ont pas de gages, et font d'assez bonne besogne, je n'en suis pas mécontent. Les autres, auxquels j*ai donné beau- coup plus d'autorité, et que je paye très cher, ne s'occupent que de leurs intérêts, au lieu de songer aux miens. Si parfois ils mettent la main à mes affaires, le résultat est tel que j'aurais encore économie à leur offrir une somme dou- ble pour ne s'en pas mêler.

La Fée. J'entends ; et quelle est l'opinion de tes amis les journalistes et les philosophes?

Jacques. Ils disent que toute peine mérite salaire, et que je dois payer mes conseillers.

La Fée. Afin qu'ils fassent d'aussi bonne besogne que les autres, que tu payes si cher,

LE GOUVERNEMENT GRATIIT 11)9

n'est-ce pas? A quoi te servent donc les leçons de l'expérience? Il ne te serait pas venu l'idée de faire exactement le contraire, je veux dire, d'améliorer tes mauvais serviteurs en suppri- mant leurs gages, puisque tu reconnais toi- même que ceux que tu ne payes pas sont ceux qui travaillent le mieux ? Faut-il ([ue tu aies la tête durel Et combien te coûtera le traitement de tes conseillers?

Jacffues. Cinq cent trente-trois millions qua- tre cent niillo francs, au bas prix ; un journal que je n'aime guère a fait le compte, et il n'y a rien à opposer à son calcul. Cependant un |)liiloS(ïphe (le mes amis » assure que cette somme, étant payée en détail au lieu de l'être ('n bloc, se réduira presque à zéro. 11 ajoute que si l'on ne paye pas ses domestiques, ils font danser l'anse du panier.

La Fée. Ils ne feront toujours pas pis que ceux ([ue tu payes.

.Iac(/nes. Mais mon philosophe m'assure que mes conseillers gratuits trouveront moyen de faire avoir des places lucratives à leurs tils, à leurs neveux et à leurs gendres.

i. Voir lu Critique philosophique^ nnnô.', n* i2.

170 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

La Fée. Tes députés, tes ministres et tes pré- fets n'ont donc pas de famille à caser ?

Jacques, Oh 1 Thonneur les empêchera tou- jours de favoriser leurs parents.

La Fée. Il paraît que ton philosophe ne compte guère sur ces beaux sentiments-là, puisqu'il ne veut plus de serviteurs gratuits.

Jacques. C'est qu'il dit que ce serait réser- ver les fonctions aux riches, et un journal de mes amis, le Rappel, est tout à fait de cet avis ; il soutient qu'en ne payant pas mes fonction- naires, j'exclus les pauvres des emplois qu'ils seraient capables de remplir.

La Fée. Ton Rappel a-t-il vu beaucoup de fils de chiffonniers nommés ambassadeurs ? Il ne sait donc pas que les gros appointements vont naturellement aux riches comme l'eau va à la rivière ?

Jacques. Mais tout le monde me dit que la gratuité des fonctions est tout à fait contraire aux principes de la démocratie, et il paraît que c'était l'opinion de M. de Tocqueville.

La Fée. Mon cher garçon, je t'avais conseillé d'étudier l'histoire, dont les leçons valent mieux que la rhétorique des journaux et les raisonne-

LE GOUVERNEMENT GRATUIT 171

ments à priori des philosophes. On te parle à tout propos de démocratie, il serait bon de sa- voir ce qu'entendaient par ceux qui ont in- venté le mot et la chose. Les grandes monarchies de l'Europe doivent la civilisation dont elles sont si fîères à la petite république d'Athènes, imperceptible sur la carte du monde. Or, les citoyens de cette petite commune souriraient de pitié en vous entendant parler de votre démo- cratie. Ils ne se seraient pas crus libres pour avoir mis tous les cinq ou six ans dans une boîte le nom d'un des députés chargés d'approuver Timpôt. Ils n'auraient pas vu une entrave suf- lisante à l'autorité du pouvoir exécutif ; ils au- raient exigé de plus que tous les dépositaires de ce pouvoir, depuis le premier ministre jus- ({u'au dernier sous-préfet, fussent soumis à l'élec- tion, toujours révocables et pécuniairement res- l)onsables. Dans ce pays-là, les pauvres votaient l'impôt, les riches le payaient...

Jacques. Alors, c'était la tyrannie de la mul- titude, le despotisme par en bas.

La Fée, Un peu de patience, tout à l'heure tu

vas les trouver trop aristocrates pour toi. Chez

"S gens-là, les fonctions publicjues, loin d'être

17^ Rf:VEIlIES d'i'N PAÏKN MYSTIOrE

lucratives, étaient des charges, souvent fort oné- reuses, celle des chorèges, par exemple, qui étaient obligés de donner des £êtes au peuple à leurs frais...

Jacques. Mais alors, il n^y avait que les riches qui pouvaient occuper les emplois ?

La Fée. Je te disais bien que tu allais traiter les Athéniens d'aristocrates. Le peuple avait ses nobles pour le servir comme Louis XIV a eu les siens, mais la dignité des Eupatrides n^'avaitpas à souffrir de cette soumission à la patrie, et le peu- ple pouvait dire sans métaphore ; TEtat c'est moi.

Jacques. Vous aurez beau dire, c'était faire du gouvernement le privilège des classes riches.

La Fée. Du gouvernement, non ; de Texécutif, ce qui est loin d'être la même chose dans une vraie démocratie. A Athènes, le souverain était le peuple, puisqu'il votait l'impôt et faisait les lois ; les magistrats chargés de les exécuter n'étaient pas ses maîtres, mais ses commis.

Jacques. Il n'en est pas moins vrai que pour servir l'Etat gratuitement, il faut avoir son temps à soi, et que dès lors les fonctions publiques sont réservées aux oisifs.

La Fée. Ils ne seront plus oisifs s'ils rem-

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LE QOUVERNEME.NT GRATUIT 173

plissent ces fonctions. Il faut que tout le monde travaille. « Chez nous, disait Périclès, il n'est pas honteux d'être pauvre, mais il est honteux de ne pas chasser la pauvreté par le travail. » Les Athéniens avaient fait une loi contre Toi- siveté. Pendant que les pauvres travaillent pour leurs familles, il est bon que les riches travail- lent pour la patrie.

Jacques. Et s'ils sont incapables?

La Fée. On en prend d'autres.

Jacques. Et s'ils me volent?

La Fée. Tu les condamnes : si tu crois que les pauvres te voleront moins, pourquoi disais- tu tout h l'heure que les domesli(jues sans gaj^es faisaient danser l'anse du panier ?

Jacques. Mais avec ce système-là, je me prive- rais des services d'un pauvre qui pourrait être très capable de me servir.

La Fcc. Si ces capacités ne lui ont pas sutFi pour s'assurer une vieillesse indépendante, il ne conduira pas mieux tes alTaires qu'il n'a su diri- ger les siennes.

Jacques. Mais il laul tles années pour conqué- rir cette indépendance ; vous voulez donc exclure les jeunes gens du pouvoir?

17 4 RÊVERIES d'l'N PAÏEN MYSTIQUE

La Fée. Je t'ai déjà dit que le pouvoir c'était l'assemblée du peuple ; les jeunes gens ont droit d'y prendre place dès qu'ils ont servi la patrie. Quant aux fonctions executives, elles deman- dent de Texpérience et il n'y a pas de mal à les confier aux vieillards ; de cette manière tout le monde est occupé, riches et pauvres, jeunes et vieux.

Jacques. Mais comment, à Athènes, les ci- toyens pauvres pouvaient-ils passer leur temps à l'assemblée, puisqu'ils étaient obligés de tra- vailler pour gagner leur vie?

La Fée. On les indemnisait de leur journée avec trois oboles. Tu n'as jamais vu d'obole? Gela n'est pas bien gros : je t'en montrerai, j'en ai dans ma collection de médailles.

Jacques. Ah ! marraine, je vous prends en flagrant délit de contradiction : vous m'avez dit qu'à Athènes les fonctions étaient gratuites; je me rappelais bien avoir lu le contraire dans V Histoire d'Alcibiade d'Henry Houssaye, pour- tant je n'ai rien dit ; mais maintenant voilà que vous me parlez d'une indemnité de trois oboles.

La Fée, Henry Houssaye a confondu les fonc- tions executives avec les fonctions législatives

LE GOUVERNEMENT CRATllT 175

et judiciaires. Ce qui Texcuse, c'est que les auteurs anciens n'ont pas expliqué nettement la distinction, et, en effet, ils n'avaient pas besoin !o le faire, puisque pour eux le vrai, le seul ouvernement, c'était le peuple assemblé, soit ^iour faire les lois, soit pour rendre des juge- ments. C'est dans ces deux circonstances que chaque citoyen avait droit à une indemnité de 1 1 ois oboles, mais les fonctions executives étaient ^ratuites. Je n'ai jamais vu dans aucun auteur iiicien une allusion au traitement d'un ministre ou d'un général. S'il y a quelf[ue passage qui m'ait échappé, indique-le-moi, j'accuoillorni la rectification.

Jacques. Bah 1 les anciens étaient les anciens et nous sommes les gens d'h présent. Tout cela est bien loin de nous.

La Fée. Ilélas ! je ne le sais que trop; par- lons donc d'une histoire moins vieille. Celle-ci n*est que d'hier. Ton père et le père de ton père étaient écrasés sous la triple tyrannie du roi, de la noblesse et du clergé. J'ai voulu l'on alfran- chir : à ([ui a profité ma victoire? Uniquement h l'exécutif; au lieu d'une noblesse héréditaire, lu as une aristocratie de fonctionnaires nommés

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176 RP:vERiEs d'un païen mystique

par le pouvoir. Tu n'es pas plus libre et tu payes encore plus cher.

Jacques. Mais j'ai une chambre élective qui contrôle les actes du gouvernement.

La Fée. Ici tu as raison de donner à l'exécutif le nom de gouvernement, car le véritable maître, c'est celui qui tient la clef de la caisse. Grâce à cette précieuse clef, celui qui distribue les fa- veurs étend l'inextricable réseau de sa hiérarchie sur toutes les classes, depuis les ministres, les préfets et les sous-préfets jusqu'aux gardes champêtres, aux balayeurs et aux cantonniers.

Jacques. Vous oubliez toujours que mes dépu- tés sont qui veillent.

La Fée. Quel bien ont-ils fait, quel mal ont- ils empêché? J'en connais, et toi aussi, qui n'ont pas résisté à l'offre d'une ambassade; leurs vingt- cinq francs par jour ne leur suffisaient pas : qu'au- raient fait de pis des conseillers gratuits?

Jacques. On ne peut cependant pas changer les mœurs d'une époque et adopter d'emblée la constitution des Athéniens.

La Fée. Non, je ne t'en demande pas tant. Je me bornerais à réduire à six mille francs le maxi- mum du traitement des fonctionnaires. J'ai lu un ,

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jl LE GOUVERNEMENT GRATUIT 177

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'\ jour dans V Officiel un décret dans ce sens-là ;

[\ quand le mettras-tu à exécution ?

Jacques. Oh ! je sais ce que vous voulez dire ; ne me parlez pas de ces gens-là, ils m'ont fait trop peur.

La Fée, Soit, n'en parlons plus, un ne discute pas avec la peur. Cependant il est sage de pro- fiter d'un bon avis, même quand il vient de quelqu'un cju'on n'aime pas. Quand j'ai lu ce décret, je me suis dit : bon, voilà le vrai moyen de mettre tous les partis d'accord, et en!e(Tet cela n'a pas manqué ; il s'est élevé une tempête de malédictions. Comme tous les gens respectables demandent des places pour eux, leurs fils ou leurs gendres, il n'est pas étonnant qu'un décret (|ui brisait dans l'cLuf tant d'espérances ait déchaîné la meute des aspirants sous-préfets. Aussi a-t-on vu pour la première fois un accortl touchant s'établir entre les conservateurs et l'opposition, c'est-à-dire entre ceux (|ui ont les places et ceux (jui voudraient les avoir.

Jacfiues. Ainsi, marraine, vous n'avez pas d'autre solution à me proposer que votre décret sur le maximum di's traitements ?

/.'/ /'Ve. Non, mais cola suffit ; c'est le seul

17S RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

moyen de ne plus être le très humble serviteur de TExécutif et de son innombrable armée de fonctionnaires émargeant au budget.

Jacques. Gomment, pour vous toute la ques- tion sociale est ?

La Fée. A peu près : et tant que tu n'auras pas suivi mon conseil, il est inutile que tu m'ap- pelles à ton aide ; * mes secours ne te serviraient pas plus qu'ils ne t'ont servi jusqu'à présent.

I

ALLIANCE

DE LA RELIGION ET DE L\ riIILOSOPIlIE

L'Objection

Mon cher enfant,

Vous me demandez la permission de faire cé- lébrer votre mariapje avec ma lille dans un tem- ple protestant. Si cela dépendait de moi, je n'ai pas besoin de vous dire que cette permission vous serait accordée. Je suis libre penseur, et j'aurais préféré un mariafje purement civil ; mais, si ma fille veut se faire protestante, cette con-

I. version ne sera (ju'un retour à la roli«^ion de ses ancêtres. Mon trisaïeul est mort dans la perse - cut'on fjui suivit la révocation do l'édit de Xan-

180 RÊVERIES d'un PAÏEN ilYSTIQUE

tes, et ses enfants ont été convertis au catholi- cisme par autorité du roi.

Mais vous savez que ma femme était une fervente catholique. J^'ai toujours respecté ses croyances, et c^est pour me conformer à ses der- nières volontés que j'ai fait élever mes deux fil- les dans un couvent. Depuis que Taînée est ma- riée, elle va rarement à confesse, par égard pour son mari : je suis sûr qu'il en sera de même de sa sœur. Mais vous me paraissez attribuer à cette question plus d'importance qu'elle n'en a. Il faut aux femmes des superstitions, comme il faut des joujoux aux enfants. Elles craignent par-dessus tout de n'être pas comme les autres, et elles savent que leurs amies ne les croiraient pas bien mariées si le prêtre ne s'en mêlait pas. Je me suis conformé à l'usage, parce qu'on ne m'acceptait qu'à cette condition, et je n'en ai pas moins été fort heureux en ménage. Je crois bien que vous serez obligé aussi d'en passer parla.

Au reste, je vous répète que cela ne dépend pas de moi. C'est à ma fdle qu'il faut vous adres- ser ; mais je doute fort du succès. Pour conver- tir quelqu'un à une religion, il faut commencer par y croire soi-même, et vous êtes libre penseur

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ALLIANCE 181

comme moi. Vos convictions sont même plus raisonnées que les miennes. Comment pourriez- vous prendre au sérieux le rôle d'apôtre ? Vous vous exposez à voir repousser votre première de- mande, ce qui est un fâcheux précédent. Croyez- moi, il est bien plus simple de faire comme tout le monde : on achète un billet de confession, on entend une messe, et quand on a payé les frais de la cérémonie, on nV pense plus.

II

La Réponse.

Vous vous étonnez, mon vieil ami, de l'im- portanco f[ue j'attache au mariaji^e religieux. Pour vous, comme pour la plupart des libres penseurs, c'est une simple formalité, une con- cession qu'on est oblijifé de faire ;\ l'esprit rou- tinier des femmes, et qui n'engage pas l'avenir. Je pense tout autrement, et je vais essayer de vous donner mes raisons.

Une des causes de la faiblesse du lien moral

182 REVERIES d'un païen MYSTIQUE

en France est que, dans presque toutes les fa- milles, la femme est catholique et le mari libre penseur_, ou plutôt indifférent. Je sais bien qu'il y a malgré cela des mariages heureux, et vous me citez le vôtre. Convenez cependant que l'in- timité de la famille ne peut être complète quand on ne parle pas la même langue, quand on n'a pas la même manière de comprendre le devoir, de distinguer le bien du mal. On en vient bien- tôt, pour éviter les discussions irritantes, à s'abs- tenir de parler des pratiques religieuses, que la femme juge obligatoires, et que le mari trouve inutiles ou mauvaises. La religion est un lien entre les consciences ; ce lien n'existe plus chez nous, et voilà pourquoi notre société est si ma- lade.

L'opposition entre les hommes et les femmes devient de plus en plus profonde, parce que le catholicisme prend de plus en plus le caractère d'un parti politique. Connaissez-vous beaucoup de femmes républicaines ? Quand on appartient, comme moi, à la nuance la plus avancée du parti radical, on est exposé à se trouver en face de la prison ou de l'exil. Quel appui et quel encou- ragement un homme peut-il trouver chez une

ALLIANC E 1 83

femme qui ne partage pas ses croyances ? Au nom de la liberté, un libre penseur respecte la religion de sa femme ; mais les femmes ne se croient pas tenues de nous rendre la pareille, car elles n'admettent pas qu'une conviction po- litique soit l'équivalent d'une religion. Elles ne renoncent jamais à l'espoir de nous convertir, fût-ce au dernier moment. Vous recevez la lettre f{ui vous annonce la mort d'un ami, et vous êtes surpris d'y trouver la formule : « Muni des sacre- ments de l'église. » Vous dites : « Sans doute, il n'avait plus sa tête à lui, autrement il n'au- rait pas renié les opinions de toute sa vie. > Eh bien, non, ce n'est pas cela ; le malheureux avait toute sa raison ; mais il a vu près de son lit de mort une femme en pleurs qui lui disait : « Je ne te reverrai donc plus, ni dans ce monde ni dans l'autre ! » Il n'a pu lui refuser une dernière concession ; il a biissé entrer le prêtre, et on a fait de lui ce (ju'on a voulu.

Vous me citerez telle femme qui va rarement à confesse par égard pour son mari. Ce rarement^ \h est encore trop pour moi. 11 ne ino plairait pas (|ue ma femme se mît j\ genoux devant un homme pour lui avouer ses fautes et lui deman-

184 RKVKRIES d'T'N PAÏEN MYSTIOrE

der pardon : je trouve cela immoral. I/homme qui dirige la conscience d'une femme est son véritable époux : le mari n'a que le corps, c'est le prêtre qui a Tâme.

Les difficultés sont encore plus graves s^'il y a un enfant. Le père et la mère, responsables au même titre de son éducation morale, ne s'en- tendent pas sur le principe de cette éducation. Ils ont beau éviter de parler des questions qui les divisent, l'enfant voit bien que sa mère va à la messe et à confesse, et que son père n'y va pas. L'un des deux a tort, évidemment, mais lequel ? L'enfant hésite, sa conscience est trou- blée, il perd le sentiment du respect. S'il inter- roge son père, celui-ci n'ose pas répondre, de peur de contredire l'enseignement du catéchisme ; car presque toujours Tenfant est abandonné à la femme, qui le livre au prêtre. Ce qui lui est dit dans le silence du confessionnal, le père n'en sait rien. Eh bien, je trouve cela monstrueux : c'est la dissolution de la famille, qui est la base de toute société. Je ne conteste pas le droit de la femme sur l'éducation de l'enfant, mais à la condition qu'elle exerce ce droit elle-même, et ne le délègue pas à un étranger. Celui qui dirige

ALLIANCE 1 85

la conscience de Tenfant est son véritable père. Le mari ne sert qu'à subvenir aux dépenses ; c'est le seul droit qui ne lui soit pas contesté. Vous voyez le mal aussi bien que moi, mais vous le croyez incurable. Vous dites : Il faut des superstitions aux femmes, comme il faut des joujoux aux enfants. On a dit aussi: Il faut une religion pour le peuple. Pourquoi ne pas avouer que la religion répond à une aspiration de l'âme ou, si vous aimez mieux, à une bosse du cerveau? Quand même la religiosité serait particulière aux femmes, il faudrait bien en tenir compte, car elles sont la moitié du genre hu- main, et c'est cette moitié-là (|ui mène l'autre. On dit que les Chinois sont arrivés à se passer de religion ; si cet exemple avait de quoi nous tenter, ce n*est pas les pieds des femmes fju*il faudrait enfermer dans des boîtes, c'est leur cerveau (|u'il faudrait pétrir pour les besoins du positivisme. Autrement elles convertiront leurs maris plutôt (jue d'accepter une philosophie fjui ne leur ollVe que des négations. Vnc mère veille ;ui chevet de son enfant malade ; \c médecin n'a plus d'espoir, mais l;i mèn» espère toujours. Lui prouN iM'oz-vous (pu» Ics lois de la physiologie

180 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

sont inflexibles, et qu'il nj a personne là-haut pour faire un miracle en sa faveur ? Si son enfant meurt, et si elle espère le revoir au ciel, lui direz-vous d'écarter cette hypothèse, que la science ne peut pas vérifier ? Non, vous lui lais- serez cette espérance qui la console, peut-être même tâcherez-vous de la partager.

Au lieu de se retrancher obstinément dans des camps ennemis, les hommes et les femmes auraient un intérêt égal à vivre en paix sur un terrain commun. En réalité, ce n'est pas la reli- gion qui nous gêne, c'est le clergé. La plupart des croyances et même des superstitions, sans nous paraître plus raisonnables, deviendraient inoffensives, s'il n'y avait pas de prêtres pour les exploiter. Que nos femmes admettent autant de personnes qu'elles voudront dans la Trinité, qu'elles se couvrent de scapulaires et de médail- les miraculeuses, qu'elles boivent de l'eau de Lourdes quand elles sont malades, pourvu qu'el- les n'aillent pas à confesse. Il me semble qu'elles peuvent bien nous accorder cela. Des gens plus religieux que nous, les Anglais, les Américains, les Hollandais, les Suédois, vivent et meurent sans confession, et ils nous valent bien. Vous avez

ALLIANCE 187

''^tort de mettre toutes les religions dans le même sac. Le protestantisme n'est pas une théocratie ; un pasteur protestant ne confesse pas les fem- mes des autres. Il prêche les vertus de famille, et il tâche de les pratiquer.

Vous me dites que, pour convertir quelqu'un à une religion, il faut commencer par y croire. Vous ne voyez dans la religion qu'un ensemble de dogmes plus ou moins inacceptables pour la raison d\m philosophe. J'y vois quoique chose I de bien plus important que cela : une règle idéale pour la conduite de la vie. Ceux qui ont accepté cette règle forment un groupe social, une assem- blée, — c'est le sens du mol Eglise, et se sentent reliés les uns aux autres dans une aspi- ration commune ; c'est le sens du mot religion. Vous me direz peut-être que la conduite de la vie regarde la morale, et (juo la morale est la même pour tous les hommes, à quehjue religion

i qu'ils appartiennent, et même en dehors de toute religion : c'est uiit^ erreur. Examinez par exem- I pie les principes moraux des deux grands sys- tèmes de pliilosophie sociale qui se sont pro- duits dans notre siècle, celui de Saint-Simon «t celui de Fourier. I^e saint-simonisme prê-

188 RKVERir!:s d'un païen mystique

che la réhabilitation de la chair, et fonde une hiérarchie de castes sur la dilTérence des capa- cités : tout pour rintelligence, rien pour la vertu. Le fouriérisme proclame les attractions propor- tionnelles aux destinées ; toutes les passions lui semblent légitimes : il suffît de les distribuer en groupes pour produire Tharmonie. Ni d'un côté ni de Tautre il n'y a place pour l'énergie virile de la lutte contre soi-même, pour riiéroï- que effort de la volonté. Le christianisme, au contraire, héritier de la morale grecque, établit la suprématie de Tâme sur les attractions du dehors. Pour lui, la vie est un combat sans trêve, et le prix de la victoire, c'est la paix di- vine de la vertu. Quiconque admet cette grande morale de la lutte intérieure, poussée jusqu'au sacrifice de soi-même, a le droit de se dire chré- tien.

Les sectes chrétiennes sont nombreuses, et pourraient Têtre plus encore sans inconvénient. Leurs différences ne portent pas sur Tidéal mo- ral, qui est seul du domaine de la foi, mais sur des questions de dogme ou d'histoire que cha- cun peut résoudre comme il l'entend. Dans l'exé- gèse comme dans toute autre science, les opi-

ALLIANCE 189

nions les plus diverses peuvent se produire. Je ne me fais, pour ma part, aucun scrupule de chercher les sources de la tradition chrétienne dans le polythéisme hellénique, dont le christia- nisme est le complément naturel et la légitime conclusion. Entre les lois éternelles dont Taccord produit l'ordre de l'univers, et que l'antiquité appelle les Dieux, l'homme a sa loi propre, qui est la morale. I.e devoir est sa religion ; car, en faisant ce qu'il doit, l'homme se relie à l'ensem- hle des choses. Ce qui doit être étant la règle de ce qui est, les chrétiens ont eu raison de dire, après les philosophes, que la loi de justice (|ui règne au delà du monde visihle, le Dieu in- térieur que chacun porte en soi, est le seul Dieu ([uv l'homme doive adorer. Sul)ordonner toutes ses actions à cette loi, (|ui se révèle dans la conscience, c'est ce (ju'oii appelle aimer Dieu par-dessus toute chose.

Le culte de la justice implicpu' la lutte inces- sante contre soi-même, le sacrifice de toutes nos pjissions égoïstes au honheur d'autrui. Par cette ahnégation sans réserve, l'homme s'unit à Dieu, c'est-à-dire au hien absolu. Le type de cette vertu supréini' s'appelle 1 Homme-Dieu. C'est

190 Rlh'ERIES d'un TAÏEN MYSTIQUE

le modèle que se proposent ceux qui prennent le nom de chrétiens ; c'est en s^élevant par un effort continu vers cette perfection idéale qu'ils entrent dans la communion des saints, et se re- posent après la lutte dans la béatitude intérieure qu'on nomme le ciel.

En passant en revue les dogmes fondamen- taux du christianisme et en les traduisant sous une forme abstraite, il me serait facile de mon- trer qu^'ils sont parfaitement acceptables pour un libre penseur. Qu'importe que la pensée soit 1 enveloppée de symboles mythologiques ? La my- thologie est la langue des religions, et les sym- boles sont toujours transparents pour qui veut les comprendre. Ils sont Tincarnation vivante de la conscience humaine, et il n^'est pas de poète ou d'artiste qui puisse en créer de plus beaux. Qu'on cherche par exemple une expres- sion visible et plastique du dogme républicain de la fraternité ; pourrait-on trouver une légende plus saisissante que celle du Juste mou- rant volontairement pour le salut des hommes ? Ce drame sublime de la Passion restera le type de toutes les condamnations injustes et de tou- tes les douleurs volontairement acceptées. De-

ALLIANCE lui

vant toutes les proscriptions politiques ou reli- gieuses, devant les autodafés, les échafauds et les fusillades, on se rappellera toujours lesdétails profondément humains de l'agonie divine. Quand toutes les haines et toutes les lâchetés s'achar- nent sur une insurrection vaincue, on pense à la trahison de Judas et au reniement de saint Pierre, aux insultes des soldats et des juges, aux soufflets, aux crachats, à l'éponge de fiel ; et quand on voit les victimes de nos réactions sanglantes porter les chaînes des forçats, on se souvient que le Dieu du sacrifice fut crucifié entre deux voleurs.

Je vous assure, mon ami, que je serais moins embarrassé (jue vous paraissez le croire pour prendre au sérieux le rôle d'apôtre ; seulement je ne puis être chrétien qu à la condition d'être protestant, car je tiens absolument à garder mon droit illimité de libre examen et d'inter- prétation. Vous supposez peut-être qu'à un ma- riage protestant je préférerais, au fond, un mariage purement civil ; détrompez- vous. Je ne crois pas comme vous cpiil soit inutile de lonner une consécration religieuse à chacun des

rands actes de la \io. Le mariage est un onc^a-

192 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

gement réciproque contracté devant la société politique à la mairie, en présence du maire, représentant de la commune, et devant la société religieuse au temple, en présence du pasteur, représentant de l'Église. Si j'ai des enfants, ils entreront dans la société politique par la décla- ration à la mairie, dans la société religieuse par le baptême au temple protestant. L'acte de nais- sance, inscrit sur les registres de la commune, constatera leurs droits de citoyens ; Tacte de baptême, signé par le pasteur, empêchera qu'ils ne soient comptés officiellement au nombre de mes ennemis politiques.

Le baptême est le premier acte de l'initiation chrétienne. Si l'enfant a reçu avec le sang quel- que instinct mauvais, héritage de ses parents ou de ses ancêtres, que cette tache originelle soit lavée. Une éducation religieuse et morale triomphera de l'atavisme : c'est ce qu'exprime symboliquement l'eau lustrale versée sur la tête de l'enfant. Quand il aura l'âge de raison, il for- mera lui-même ses convictions religieuses selon le caractère et le degré de son intelligence, car \ \ la religion ne relève que de la conscience indi- viduelle. Il appartient au père et à la mère

ALLIANCE lOlj

d'éclairer ce choix ; mais ils doivent respecter dans leurs enfants le droit de libre examen qu'ils réclament pour eux-mêmes, et proposer leurs croyances sans jamais les imposer.

Vous doutez, mon vieil ami, du succès de ma tentative : eh bien, montrez ma lettre à votre fille. J'ai plus de confiance que vous dans la rectitude de son jugement, et je crois pouvoir compter sur son adhésion.

u

SACRA PRIVATA

La pauvre femme était couchée sur son lit, maigre et pâle, les yeux entourés d'un creux noir. Le médecin n'avait donné aucune espé- rance et ne devait pas revenir. Elle voulut re- voir son enfant une dernière fois, mais elle ne pouvait plus lui parler. Puis la vieille grand'- mère emmena Tenfant pour lui épargner le spectacle de l'agonie, et le père resta seul près du lit pour fermer les yeux de la morte.

La maladie avait été si longue, que Tenfant s'était habitué à voir souffrir sa mère ; mais, devant les sanglots, qu'on étouffait avec peine, il eut peur, sans savoir de quoi. « Tu pleures, grand'mère, dit-il ; est-ce que mère est plus malade aujourd'hui ?

Non, mon pauvre petit, cela va mieux, et bientôt elle ne souffrira plus du tout. Elle

SACHA l'RIVATA i U5

va jxirtir pour un pays j>ersonne n'est ma- Jade, et elle se guérira tout à fait.

Est-ce que nous piirtirons avec elle, grand *- mère ?

Non, pas encore ; mais plus tard nous irons tous la rejoindre, et pour moi j'espère que ce sera bientôt.

Je veux partir tout de suite, dit l'enfant.

Et ton pauvre pî-re, mon petit, tu veux donc le laisser seul ? Tiens, le voilà qui descend, va l'embrasser. »

l/enfant s'aperçut bien que son pt*re aussi avait des larmes dans les yeux. « Pounjuoi pleu- res-tu, père, puiscjue nous irons tous la revoir dans un beau pays l'on n'est jamais malade, jamais, jamais ? »

Les sourcils de l'honime se contractèrent mal- gré lui.

Ne te f«Ache pas, Pierre, dit la vieille femme. Je n'ai piis eu la force de voir pleurer cet en- fant, mais c'est à toi seul de «îiriger sa cons- cience. Héfléchis à ce que tu dois n^pondre ^ ton lils quand il t'interrogera et, quelle que soit

19G

RÊVERIES D UN PAÏEN MYSTIQUE

ta réponse, sois tranquille, je n'y opposerai pas ce que tu appelles mes superstitions.

L'éducation de Tenfant appartient à la mère, répondit-il ; maintenant que vous rem- placez la sienne, dites-lui ce que vous voudrez. Quant à moi, je ne saurais lui enseigner ce que je ne crois pas moi-même ; on ne doit tromper personne, pas même un enfant.

Pierre, il ne faut pas qu'il puisse opposer ma croyance à la tienne ; cela troublerait sa conscience à peine éveillée. »

Elle se tourna vers Penfant : « Va jouer dans le jardin, mon petit, lui dit-elle ; tu reviendras tout à rheure, nous avons à parler sérieuse- ment, ton père et moi. »

Elle conduisit l'enfant jusqu'à la porte, qu'elle referma.

I

« Maintenant, Pierre, dit-elle, parle, et pas de ménagements avec moi ; je suis forte, et je tâcherai de te répondre. Nous finirons peut-être par tomber d'accord sur ce qu'il convient de lui dire quand il nous parlera de sa mère, qu'il ne verra plus.

«k

SACRA PRIVAT A

19:

A quoi bon, mère ? Gardez vos espéronces, si elles adoucissent vos regrets. Quant à moi, vous le savez, je ne crois qu'aux lois inflexibles de la nature, et malheureusement la mort est une de ces lois. Xe me forcez pas à souffler sur vos rêves ; il a pu m'arriver quelquefois d'op- poser les graves arguments de la raison à cette consolante mythologie, mais ce n'est pas en présence de la mort qu'on discute la douce chi- mère de rimmortalité.

Et de quoi parlerions-nous, Pierre, si ce n'est de notre douleur commune ? Xi toi ni moi ne pouvons penser à autre chose qu'à celle qui vient de nous quitter. Si, comme je le crois sin- cèrement, elle est qui nous écoute, elle voit combien nous l'aimions l'un et l'autre, et peut- être, par des voies inconnues, m'inspirera-t-elle la force de te persuader.

Ah ! pauvre bonne mère, si nos morts pouvaient nous répondre, il y a longtemps qu'ils auraient dissipé nos angoisses, car ce n'est pas pour nous que nous essayons de croire à une autre vie. Sans notre ardent désir de les revoir, qui voudrait recommencer au delà du tombeau? C'est bien assez d'une fois. Pour moi,

19G Rl-AERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

ta réponse, sois tranquille, je n'y opposerai pas ce que tu appelles mes superstitions.

L'éducation de Tenfant appartient à la mère, répondit-il ; maintenant que vous rem- placez la sienne, dites-lui ce que vous voudrez. Quant à moi, je ne saurais lui enseigner ce que je ne crois pas moi-même ; on ne doit tromper personne, pas même un enfant.

Pierre, il ne faut pas qu'il puisse opposer ma croyance à la tienne ; cela troublerait sa conscience à peine éveillée. »

Elle se tourna vers Tenfant : « Va jouer dans le jardin, mon petit, lui dit-elle ; tu reviendras tout à l'heure, nous avons à parler sérieuse- ment, ton père et moi. »

Elle conduisit l'enfant jusqu'à la porte, qu'elle referma.

« Maintenant, Pierre, dit-elle, parle, et pas de ménagements avec moi ; je suis forte, et je tâcherai de te répondre. Nous finirons peut-être par tomber d'accord sur ce qu'il convient de lui dire quand il nous parlera de sa mère, qu'il ne verra plus.

SACRA PRIVAT A lî)7

A quoi bon, mère ? Gardez vos espéronces, si elles adoucissent vos regrets. Quant à mcji, vous le savez, je ne crois qu'aux lois inflexibles de la nature, et malheureusement la mort est une de ces lois. Ne me forcez pas à souffler sur vos rûves ; il a pu m 'arriver quelquefois d'op- poser les graves arguments de la raison à cette consolante mythologie, mais ce n'est pas en présence de la mort qu'on discute la douce chi- mère de rimmortalité.

Et de (|uoi parlerions-nous, Pierre, si ce n'est de notre douleur commune ? Xi toi ni moi ne pouvons penser à autre chose qu'à celle qui vient de nous quitter. Si, comme je le crois sin- cèrement, elle est qui nous écoute, elle voit combien nous l'aimions l'un et l'autre, et peut- être, par des voies inconnues, nrinspirera-t-olle Il force de te persuadtM'.

Ah ! pauvre bonne mère, si nos morts pouvaient nous répondri*, il y a longtemps (ju'ils auraient dissipé nos angoisses, car ce n'est pas pour nous (|u<' nous essayons de croire à une autre vie. Sans notre ardent désir de les revoir, cpii voudrait rv^commoncer au delà du tombeau? (Vest bien assez d'une fois. Pour moi,

108 RKVERIES d'iN PAÏEN MYSTIQUE

je suis las, j'ai soif du sommeil éternel, et sans me croire plus mauvais qu'un autre, je sais bien c[uc je ne vaux pas la peine d'être con- servé .

Et ton enfant, Pierre ?

Vous resterez près de lui, et s'il pleure son père et sa mère, vous lui persuaderez qu'il les retrouvera.

Je suis bien vieille, et quand je serai par- tie à mon tour, qui sera pour lui dire : « Cha- que fois que tu fais quelque chose de mal, il y a quelqu'un qui te voit et qui pleure ; quel(|u'un que tu aimais bien, et qui t'aimait bien. » Dis, moi, Pierre, n'est-ce pas la pensée des morts qui nous conduit, qui nous préserve, qui nous éclaire ? Sans leur souvenir et leurs exemples, qui donc nous soutiendrait dans les luttes de la vie ? Il y a bien des précipices et des fondrières, le long de ce rude sentier de l'ascension. Mais nous évoquons nos morts, et ils nous tendent la main. Tu sais, Pierre, que personne n'est sûr d'être toujours au-dessus de toutes les épreu- ves ; s'il te vient un jour la tentation de faire une chose que tu regretterais plus tard d'avoir faite, tu le diras : « Que me conseillerait-elle,

SACRA riilVATA 19U

si elle était ici près de moi Et en effet, alors, elle y sera.

Ilélas ! c'est de la poésie, cela, bonne mère. Les morts n'existent plus (jue dans notre mémoire, et nous avons raison de les pleurer.

Est-ce que tu sais ce que c'est que Texis- tence ? On ne le dirait pas, car tu parais la con- fondre avec la vie, cette chose mobile, fuj^itive et changeante que, dans la lauji^ue de tes philo- sophes, on appelle, je crois, le Devenir. Qu'y a-t-il de commun entre l'enfant que tu étais au- trefois, l'homme que tu es aujourd'hui et le vieillard (|ue tu seras demain ? Les éléments de Ion corps se renouvellent, les traits de ton vi- sag<' chan«^ent avec les années ; tes sentiments et tes idées, tes craintes et tes espérances ne sont plus les mêmes, et sans la mémoire, si tu revoyais ton passé, tu ne te reconnaîtrais pas. Mais quand la vie s'est envolée, la mort nous fait entrer dans l'existence immobile ; elle la compose de toutes nos actions, bonnes ou mau- vaises. Ce que nous avons été dans la vie, nous le serons à jamais dans le souvenir des N ivants.

Mon lils est si jrum*. (juil oublifra bien

200 Rl-A'ERIES dVn païen MYSTIQIE

vite. Je ne me souviens plus de mon aïeul, qui est mort quand j'avais cet age-là. Le pauvre pe- tit n'a pas eu le temps de connaître sa mère ; il n'aura pas cette protection bienfaisante du souvenir.

Celle qui aurait veillé sur lui si elle avait vécu se servira de nous pour le guider dans la vie. N'est-ce pas à elle que tu penseras chaque fois que tu donneras un conseil à cet enfant ? Quant à moi... Voyons, Pierre, laisse-moi le ber- cer avec ce que tu appelles mes contes de vieille femme. Ce que je lui dirai, elle le lui aurait dit, j'en suis sûre, si tu étais parti le premier. Les femmes savent parler aux enfants la seule lan- gue qu'ils puissent comprendre. Plus tard, tu lui expliqueras la loi austère du devoir, et il re- cevra tes leçons sans rejeter les miennes. Les premières fleurs qui ont germé sur le sol vierge de la conscience laissent un parfum qui ne s'évapore jamais. Tu sais que tous les hommes, même les meilleurs, peuvent être arrêtés par le doute dans les carrefours de la vie. La nuit est si noire qu'on cherche au ciel une étoile. Ton fils traversera comme les autres ces heures mauvaises tout nous abandonne. Ne veux-tu

SACRA PRIVATA 201

pas qu'il puisse dire : « 0 ma bonne mère, viens à mon secours ? »

A quoi bon ces prières à qui ne peut plus nous entendre ?

En es-tu bien sûr ? Au delà des horizons de la science, il n'est pas plus sage de nier que d'affirmer. On doute, quelquefois on espère, puis la foi entre dans l'ame sans qu'on sache pour- quoi ni comment ; Tcsprit souffle il veut. Je ne te parlerai que pour l'enfant, et je n'espère pas changer tes idées. Si ce miracle arrive, ce sera l'œuvre de celle rjui va devenir notre ange gardien. Es-tu bien sur qu'elle ne peut pas faire éclore dans ton cerveau des idées qui n'y auraient pas germé sans elle ? La mort ne brise pas les liens formés pendant la vie, et ce n'est pas tou- jours en vain que l'amour prodigue les serments d'éternité.

Avez-vous toujours eu ces croyances, bonne mère ?

Non, Pierre; c'est la douleur cjui me les a révélées ; hier encore, je t'aurais dit : la plus grande dcndeur que j'aie connue dans ma vie ; aujourd'hui, je ne peux plus dire cela. Ma mère allait mourir; je la sujipliai de ne pas me quit-

202 RKVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

ter. Elle qui avait toujours cédé à mes prières, comment aurait-elle résisté à la plus ardente de toutes? Ma fille naquit, et je compris que j^étais exaucée. A mesure qu'elle grandissait, elle res- semblait de plus en plus à ma mère : je voyais bien que c'était elle qui était revenue. Dans quel- que temps, quand ton iils n'aura plus besoin des soins d'une femme, elle m'appellera près d'elle comme je l'ai appelée près de moi.

Je ne partage pas vos illusions, mais je vous les envie ; les rêves de la poésie valent mieux que la réalité.

La science a aussi ses rêves ; elle rejette au réveil ceux qu'elle reconnaît pour des erreurs; les autres la guident dans sa marche progres- sive, et elle les nomme des intuitions. Rappelle- toi ce que nous disait dernièrement le docteur sur ces étranges ressemblances constatées dans les familles l'on conserve des portraits d'an- cêtres. C'est ce qu'il appelait l'Atavisme, et cela lui semblait très mystérieux. Gela devient bien simple si on regarde les familles comme des uni- tés vivantes, analogues à ces madrépores que tu as vus dans les mers du Sud. Les corps sont une création des âmes ; celles qui veulent rentrer

SACRA PRIVATA 203

dans la naissance reprennent la forme de leur première incarnation.

Je ne puis vous suivre jusque-là. Vous prenez vos regrets et vos espérances pour des révélations, comme tous ceux qui ont imaginé une vie future, mais les fantômes chéris s'éva- nouissent quand on veut les embrasser. Un in- faillible instinct a toujours comparé la mort à un sommeil sans rêves. Xi crainte ni désirs: cela vaut mieux que les tristes agitations de la vie; laissons les morts dormir en paix.

C'est vrai, la mort est le sommeil du désir, et l'art antique a ou raison de la représenter ainsi sur les sarcophages : Eros endormi ou éteignant son flambeau. C'est que le désir est égoïste et rapporte tout à lui-même, mais eux, nos pro- tecteurs et nos amis, ils ne vivent plus qu'en nous et pour nous. Oui, tu as raison, qu'ils dorment en paix, mais près de ceux qu'ils ont aimés, répan- dant sur nous leurs influences bénies, et toujours pleins de pardon, car ils ont souffert comme nous.

Kt que deviennent, selon vous, les famil- l(^s qui s'éteignent et les morts qu'on oublie ?

Ceux que nous oublions nous oublient à Inir l(Mir: c'est le llouve Léthé. Il v a sur l'au-

^04 H! vi:i;ii:s d'un i»aïi:.n MVSTinrE

tre rive des routes ouvertes vers des destinées inconnues ; mais, tant que nous pensons à eux, comment pourraient-ils briser la chaîne de nos prières et de leurs bienfaits ?

Et ceux qui ont fait le mal ?

Ils nous demandent de le réparer. S'il y a dans les familles une vie collective, il faut bien que les plus forts soutiennent les plus faibles, relèvent ceux qui tombent et les aident à porter un fardeau trop lourd. J'ai connu une jeune fille riche et belle qui, pour expier un crime qu'elle savait avoir été commis par son père, s'est condamnée à une vie d'austérités ascétiques et d'activé charité. Tu peux blâmer, comme une erreur, cette expiation volontaire d'une faute qui n'est pas la sienne ; moi, j'admire cette âme pure abritant une âme souillée dans un pan de sa robe blanche. Ceux qui prient pour leurs morts sont plus malheureux que nous qui pouvons prier les nôtres. La sainte qui veille sur nous maintenant n'a pas une action de sa vie à se reprocher. Qu'elle soit notre phare et notre étoile, qu'elle nous épure et nous attire vers les hauteurs, qu'elle plane, avec ses ailes d'ange, sur le ber- ceau de son enfant.

SACRA PRIVATA 205

Oui, c'est vous qui avez raison, bonne mère ; le culte des morts est la religion de la famille, et cette religion-là n*a pas besoin de prêtres. Que l'enfant vous écoute, je ne contredirai pas vos paroles ; elles peuvent être pour lui une source de consolations maintenant et plus tard. Je voudrais pouvoir m'y associer, mais, pour enseigner une religion, il faut y croire ; je ne sais si cela viendra : cela n'est pas encore venu. Tâchez de donner à mon fils votre foi et votre espérance et il sera plus heureux que moi.

Merci, Pierre, je vois que j'ai gagné ma cause : tu peux rappeler l'enfant. »

Il ouvrit la porte, et l'enfant accourut en de- mandant sa mère. Il lui dit : « Elle dort tou- jours ; ne fais pas de bruit. Elle avait bien besoin de repos. Je veillerai près d'elle. Demain, nous la porterons, sans la réveiller, dans un jardin plein d'ombre, elle sera bien trantjuille, sous (les arbres toujours verts. »

PANTHÉON

Le temple idéal vont mes prières Renferme tous les Dieux que le monde a connus. Evoqués à la fois de tous les sanctuaires,

Anciens et nouveaux, tous ils sont venus ;

Les Dieux qu'enfanta la Nuit primitive Avant le premier jour de la création, Ceux qu'adore, en ses jours de vieillesse tardive,

La terre, attendant sa rédemption ;

Ceux qui, s'entourant d'ombre et de silence, Contemplent, à travers l'éternité sans fin, Le monde, qui toujours finit et recommence

Dans l'illusion du rêve divin ;

PA>T1IÉ0.N 507

Et lea Dieux de l'ordre et de l'harmonie, Qui, dans les profondeurs du multiple univers. Font ruisseler les Ilots bouillonnants de la vie,

Va des sphères d'or rèjjdent les concerts ;

l*]t les Dieux guerriers, les \"erlus vivantes Qui marchent dans leur force et leur mâle boiiuté, Guidant les peuples fiers et les races puissantes

V'ers les saints combats de la liberté ;

Tous sont : pour eux Tenceiis fume encore, La voix des hymnes monte ainsi qu'aux jours de foi ; A i'entour de l'autel, un peuple immense adore

Le dernier mystère et la grande loi.

Car c'e-t qu'un Dieu s*o(Tro en sacrifice : Il faut le bec sanglant du vautour éternel <hi l'infâme gibet de l'éternel supplice,

Pour faire monter l'âme humaine au ciel.

Tous les grands héros, les saints en prière, Veulent avoir leur part des divines douleurs ; Le bAchcr sur l'd'^la, la croix sur le Calvaire,

i'U \c ciel, ;iu prix du sang et des pleurs.

"iOH RÊVERIES d'l'N PAÏEN MYSTIQUE

Mais au fond du temple est une chapelle Discrète et recueillie, où, des deux entr'ouverts, La colombe divine ombrag^e de son aile

Un lis pur, éclos sous les palmiers verts.

Fleur du Paradis, \'ierge immaculée, Puisque ton chaste sein conçut le dernier Dieu, Règne auprès de ton fils, rayonnante, étoilée.

Les pieds sur la lune, au fond du ciel bleu.

LETTRE D'UX MANDAHIX Au directeur de la Critique philosophique.

Monsieur,

L'Europe est très fière de sa civilisation. Les peuples de TExtrôme-Orient, frappés des avan- tages matériels que vous donnent les applica- tions de vos sciences, envoient, depuis cpioUjucs années, leurs enfants étudier dans les écoles de l'Occident. Ces jeunes gens ont pu comparer votre état moral à celui de leurs compatriotes, et permettez-moi de vous dire (jue cette com- paraison n'est pas toujours à votre avantage. Voulez-vous permettre à un étudiant bouddhiste (le ré[)ondre quelques mots à un article publié dans votre dernier numéro sur les bienfaits de la vivisection?

L'auteur tle cet article parle avec un suprt'me

14

410 RI^:VERTES d'un PAÏEN MYSTIQUE

dédain de la Ligue anti-vivisectionniste, dont les adhérents ne sont, suivant lui, que « des na- tures toutes de sentiment et de passion, chez lesquelles le raisonnement n'a point de part au conseil. » M. le docteur P. se trompe : la Ligue anti-vivisectionniste, dont je m'honore de faire partie, ne repose pas, comme il le croit, sur une nervosité maladive, mais sur un principe de rai- son, ou ce qui vaut mieux encore, sur un prin- cipe de conscience. Lors même que les expérien- ces de AL Pasteur seraient utiles, ce qui est contesté, cela ne prouverait pas qu'elles soient justes.

donc ai-je lu cette phrase : « Il est avan- tageux qu'un seul homme périsse pour la na- tion ? » Je crois que c'est dans l'Evangile, qui condamne évidemment la politique utilitaire, car il met ce mot dans la bouche de Gaïphe, un des meurtriers de votre Dieu. Il est vrai que le texte parle d'un homme, et non d'un autre mammi- fère ; mais la morale n'est-elle impérative qu'en- tre des êtres de même espèce? Si, comme l'es- père M. Renan, le Darwinisme produisait, par sélection, une race d'animaux supérieure à l'es- pèce humaine, cette race aurait-elle le droit de

LETTRK d'i N MANhARlN 211

wuus soumettre, dans son intérêt, à des expé- riences de vivisection ? Je suis étonné de trou- ver dans la Critif/ue philos(>j)hi(iue le point de vue de la justice absolue subordonné à celui d'une utilité supérieure; cela conduit aux ar^ju- nients tirés de la raison d'Etat.

La veuve de Claude Bernard, pour réparer les crimes de la physiolo^^ie expérimentale, a ouvert un asile de chiens. Au jugement dernier, cette ollVande expiatoire d'une humble conscience de femme pèsera plus, dans rinfaillible balance, ([ue toutes les découvertes de son mari.

11 n'y a pas de conquête scienti(i(jue cjui vaille le sacrifice d'un sentiment moral. Or le premier de tous, celui (jui nous révèle la loi de Justice, c'est le sentiment de la pitié. On voit un être (jui soulTre, on se dit : « Gomme je soulFrirais si j'étais à sa place! » et on soulîre avec lui, omme l'indique l'étymologie même du mot sym- pathie, ajv.r.aOiCv, compatir; ce sentiment est plus vil à l'égard des êtres qui se rapprochent de nous par leur organisme : on s'apitoie sur un vertébré plus cpu' sur un insecte, parce (jue l'in- secte nous paraît moins susceptible de douleur. La compassion est fondée sur l'analogie dessys-

iI2 RI'IVERIES n'iN PAÏEN MYSTIQUE

tèmes nerveux, et non sur la hiérarchie intel- lectuelle, et personne n'admet que, pour épargner une soulfrance à un homme d'esprit, on puisse Timposer à un imbécile. S'il s'agit d'une hiérar- chie morale, c'est bien autre chose encore : pré- tendra-t-on qu'aux veux de l'éternelle Justice, Néron est plus élevé dans l'échelle des êtres que mon bon chien qui me défend et donnerait sa vie pour moi ? Dans le ciel bleu de l'Idéal, la bonté est bien au-dessus de l'intelligence. Le Diable est très intelligent : voudriez-vous lui ressembler?

En infligeant aux animaux des tortures im- méritées, vos savants, qui ne croient pas à la métempsycose, n'ont pas l'excuse de dire qu'el- les sont l'expiation de fautes commises dans une existence antérieure. Toute souffrance injuste est un crime de Dieu: par la vivisection, l'homme s'associe à ce crime. Ce n'est pas le péché qui accuse la Providence, puisqu'il est notre œu- vre; ce n'est même pas la douleur de l'homme, qui n'est qu'une épreuve pour son courage, comme l'ont si bien dit les Stoïciens : c'est la douleur des êtres inconscients et impeccables, des ani- maux et des enfants. Avant qu'il y eût des hom-

I

LETTRE d'i'N MANDARIN 213

mes sur la terre, la vie s'entretenait comme au- jourd'hui par une série de meurtres. Il y avait des dents aiguës et des grilles acérées qui s'en- fonçaient dans les chairs saignantes. Qui osera dire que cela est un bien? Si le Créateur n'a pas voulu ou pas pu épargner à ses créatures, je ne dis pas la mort, mais la douleur, son œuvre est mauvaise, et il aurait mieux fait de rester dans son repos. Voilà pourcjuoi nous refusons de l'adorer ; les images qu'on voit dans nos pago- des ne sont pas de celles du Dieu qui a fabri- (jué, avec une férocité ingénieuse, les grilles ré- tractiles du tigre, les crochets venimeux de la vipère et les Ames sans pitié des savants vivisec- teurs, ce sont les images d'un homme f[ui n'a jamais fait souffrir volontairement aucune des créatures vivantes, et f|ui les embrassait toutes, sans distinction, daii^ son inépuisable et univer- selle charité.

Cette charité bouddliicjuc, (|ui s l'Il-iuI aux ani- maux, vous paraît tris ridicule, car vous n'ad- mettez pas fjue l'homme ait des devoirs envers SCS frères inférieurs. Ptîut-étrc la conscience n'est-elle pas la même en Orient et en Occident, Hien des choses me font craindre. Vous êtes

214 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

implacables pour les vaincus dans les luttes civiles, mais vous êtes pleins de tendresse pour les criminels de droit commun ; la peine de mort vous répuo^ne, excepté en matière politique, et alors radoucissement des mœurs vous suggère des euphémismes : les assassinats de prisonniers ne sont plus que des exécutions sommaires, et le progrès des sciences vous permet de rempla- cer la guillotine par une mitrailleuse. Votre jury trouve toujours des circonstances atténuantes pour les parricides. Vous avez des trésors d'in- dulgence pour les parents qui torturent leurs enfants : ils en sont quittes pour quelques mois de prison. 11 ne se passe guère de semaine sans que les journaux racontent quelque horrible histoire d'enfants martyrs et ils ne manquent pas d'ajouter que la police a eu toutes les peines du monde à empêcher le peuple de lyncher ces scélérats, coupables du plus lâche de tous les crimes. On ne prendrait pas tant de précautions pour protéger un insurgé contre les fureurs bourgeoises, les coups d'ombrelle des belles dames, les coups de canne des jolis messieurs. 11 est vrai que si l'insurrection réussit, les rebelles deviennent des héros de Juillet, et vous

LKTTRE iJl'N MAM>AIU.N l^lo

gravez leurs noms sur une colonne de bronze. ^ Car vos jugements se modifient dans un sens ou dans Tautre, quand vos intérêts sont enjeu : vous vous indignez contre Orsini, mais vous glorifiez Charlotte Corday, et un de vos poètes rappelle TAnge de l'assassinat.

Toutes ces choses, et bien d'autres encore, me font croire que les occidentaux, plus civili- sés fjue nous sous le rapport matériel, n'ont pas des idées très nettes sur la morale. Et pourtant si on n'avait pas cette pauvre petite lumière tremblotante de l'impératif catégorique, il ne resterait plus qu'à dire avec Cakja-Mouni et M. de Hartmann : « Que le monde finisse, puis- ([ue rien ne peut le corriger î »

LoL'-Y Mandarin h boulon de cristal .

LE JOUR DES MORTS

Il y a dix-huit cents ans, les chrétiens pas- saient pour des impies, parce qu^ils refusaient de sacrifier aux Dieux de Tempire. Il en sera toujours ainsi pour ceux qui ne reconnaîtront pas la religion offîcielle. Aujourd'hui, le peuple de Paris passe pour irréligieux. Les prêtres lui déplaisent parce qu^il les a toujours vus du côté de ses ennemis politiques. Il n^aime pas la mo- narchie, et il ne voit pas pourquoi on en laisse- rait une dans le ciel. Il dit volontiers avec Blan- qui : « Ni Dieu, ni maître. » Eh bien, malgré cela, le peuple de Paris est le plus religieux de tous les peuples. Sa religion c'est le culte des morts. C'est à Paris que s'est établi l'usage de se découvrir devant un cercueil. Tous les ans, au commencement de ce triste et brumeux no- vembre, bien choisi pour une fête funèbre, la foule envahit les cimetières, spontanément, sans

LE JOIR DES MORTS 217

convocation, sans prêtres, sans solennités. On se disperse dans le dédale des pierres funéraires, et chacun cherche ses tombes pour y déposer l'olTrande de pensées et de chrysanthèmes, les dernières fleurs de l'automne.

C'est la religion des familles. Bien souvent, l'intérêt a divisé les frères ; on ne se parlait plus : chacun est venu de son côté apporter sa cou- ronne, et dev;int la tombe des vieux parents on se rencontre et on se tend la main. C'est la reli- gion des orphelins ; « Viens porter un petit bou- (juet à ton pauvre père, qui t'aimait tant, pour lui montrer (|U(î tu ne l'as pas oublié. Mais est-il, mère, je ne le vois pas? Tu ne peux pas le voir, il est dispersé dans l'air que tu res- piics, mais il est toujours près de toi (juand tu penses à lui. Si tu lais quelque chose de mal et si personne ne le sait, lui, il l'aNU. Il nr le gron- dera pas, mais lu lui as fait de la peine. Si tu es sage, il est content, il te sourit comme autre- fois, te rappelles-tu ? »

Mais ceux (jui n'<Mit [)as de tombeaux de famillt\ les pauvres (jui ont vu enterrer leurs niorls daus la fosse comnunu', «»ù iront-ils por- ter leur oilVantle? C^est pour ceux-1^ qu'on

218 RI^VERIES d'un païen MYSTIQUE

a mis au milieu du cimetière une stèle on a écrit : Monument du Souvenir, Sur le piédestal s'accumulent les humbles couronnes et les petits bouquets d'immortelles et de pensées. Mais les parias, les enfants trouvés, qu'ont-ils à faire de cette religion des familles ? Et tous ceux que leurs parents ont torturés dans leur enfance, quel souvenir d'amour et de respect peuvent-ils porter à ceux qui les faisaient mourir à petit feu et que vos lois ne punissent que d'une façon dérisoire ?

Eh bien ! non, il n'y a pas de parias, la religion des morts n'exclut personne. A ceux que leur famille a repoussés, il reste la grande famille humaine. Cet enfant abandonné par sa mère, d'autres ont eu pitié de lui. Quelqu'un l'a trouvé au coin d'une rue et l'a porté à l'hôpital on lui a donné une nourrice pour l'allaiter, un médecin pour le soigner. Il se souvient sur- tout de la sœur de charité qui faisait la classe, soyez sûr qu'il portera une fleur pour elle au ^Monument du Souvenir. « Elle nous apprenait à lire dans le catéchisme. Il y avait un tas de choses que je ne comprenais guère, ni elle non plus, probablement, mais sa conclusion était tou-

LE JOUR DES MORTS 2 11)

jours qu'il faut être charitable pour les autres comiTKi on Ta été pour nous. J'ai été quelquefois bien près de prendre la route gauche ; mais quand on me donne de mauvais conseils, je pense à cette bonne créature : que me dirait-elle si elle était là? Et je n'ai pas de peine à deviner sa réponse, il me semble que je Tentends. est- cUe maintenant, cette pauvre sœur Marthe? Je ne sais pas s'il existe, ce paradis dont elle par- lait toujours, mais si rjuelqu'un a mérité d*y entrer, c'est bien elle. On dit qu'elle aurait dii se marier, avoir une famille : elle a mieux aimé soitrner les enfants trouvés. S'il n'v en avait pas (|uel([ues-unes comme cela de temps en temps, que serions-nous devenus moi (^t les autres ? Adieu, bonne scrur Marthe, voici une petite fleur pour toi. »

Les philosophes et les lettrés se perdent en conjectures pour deviner comment les relij;ions commencent, et (juand ils pourraient assister à cette genèse, ils ne veulent pas ouvrir les yeux. Voyez dans Tacite l'opinion des Romains de ce U'mps-là sur le christianisme naissant : C'est un mélange d'horiMMir et de dédain. X'est-ce pas exactement ce qu'éprouvent aujounriiui les clas-

^20 RKVKUIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

ses dirigeantes quand, à de funèbres anniversai- res, il Y a des couronnes d^immortelles rouges déposées au Père-Lachaise, le long du mur des Fédérés? Rappelez-vous qu'il y a quinze ans, dans la Critique philosop/ii(/ne, j'avais prédit ces pèlerinages ; étais-je prophète? C'est que je savais que Paris nWblie pas ses morts : Gloria viclisf La religion de la Cité, c'est le souvenir de ceux qui sont morts pour elle, Plebeise Decio- riim animœ ! Culte proscrit, confiné dans les cimetières, comme celui des chrétiens dans les catacombes. Quand le corps de Caius Gracchus eut été jeté dans le Tibre, on défendit à sa veuve ^ de porter le deuil. Ce n'est que d'hier qu'Etienne Marcel et Coligny ont leur statue. La Justice peut choisir son heure, puisqu'elle est éternelle. Mais je vous le dis, si vous voulez savoir com- ment une religion commence, ce n'est pas les philosophes qu'il faut interroger. Regardez dans la profondeur des couches sociales, vous y lirez les deux mots qui sont gravés sur la grosse clo- che de Notre-Dame : Defunclos ploro.

Les religions, même quand elles semblent nou- velles, ont des racines dans le plus lointain passé. Les aînés de notre race, les Aryas, offraient des

LE JOIR DLS MORTS

iil

libations aux ancêtres sur les plateaux de la haute Asie. Le Rig Véda nous a conservé un écho des hymnes qui se chantaient aux funérail- les : « Pars, va par ces antiques chemins qu*ont suivis nos Pères ; tu verras les Dieux Yama et Varouna fjui se plaisent aux libations. Rends-toi auprès des Pères, demeure avec Yama dans ce ciel suprême que tu as bien mérité. Ceux qui ont lutté dans les combats, ceux qui sont morts en héros, ceux qui ont olTert mille sacrifices, rends-toi auprès d'eux tous ! Ceux cjui ont prati- (jué le bien, aimé le bien, fait prospérer le bien, rends-toi auprès d'eux tous 1 Les poètes inspirés aux mille chants, les gardiens du soleil, ù Yama, lesrishisaux pieuses austérités, rends-toi auprès d'eux tous ! »

Le silence des livres juifs sur la vii* future est aussi triste (ju*une néj^ation ; cVst une boule noire dans l'urne : « Tu es poussière et tu retour- neras poussière. * N*avez-vous rien de plus ;"! nous (lire ? Pas un mot, pas une va«jue pro- messe, pas une espérance? Alors nous pèserons K's sulTrages au lieu de les compter, et la voix (les peuples initiateurs couvrira celle des races infécondes. Dans la lonj^ue nuit de Ihistoire, la

22:2 RI-;VER1ES d'iN l'AÏilN MYSTIQUE

Grèce rayonne comme un phare, c'est elle qu'il faut interroger. Eh hien I on peut le dire à l'é- ternel honneur de l'Hellénisme, il n'y a pas de religion qui ait proclamé si haut ni si clairement la perpétuité de la personne humaine, croyance très différente des doctrines monothéistes ou panthéistes de résurrection des corps ou de trans- migration des âmes. Les plus anciennes prières des Grecs contiennent un témoignage formel de l'immortalité personnelle et de la punition des crimes dans une autre vie {Iliade, III, 27G ; XIX, 258). Les Grecs tenaient pour vrai ce qui est conforme aux lois éternelles du beau et du juste ; trouvant la beauté dans Tunivers, ils y supposaient la justice. Ils croyaient au libre ar- bitre et à rimmortalité de l'âme, quoique ces deux affirmations de la foi religieuse ne puissent être démontrées ; mais Tune est la condition, l'autre la sanction de la morale, et la réalité ne peut contredire la loi : cela est, puisque cela doit être ; il ne saurait y avoir ni erreur ni lacune dans Tœuvre magnifique des Dieux.

Les Héros grecs ne s'endorment pas comme les patriarches bibliques à côté de leurs pères ; ils conservent au delà du l)ùcher une vie indé-

LL JUl 11 DLS .MURIS i223

pendante. Le peuple les invofjue comme des Dieux et honore leurs tombeaux comme des tem- ples. Les ûmes saintes des ancêtres, des hommes (le la race d'or, sont devenues les bons Démons, (|ui parcourent la terre dans leur vêtement de brouillard, observant les actions justes ou cou- pableset distribuant les bienfaits (Hésiode, Opern et dies, iH). Peut-être les Dieux supérieurs sont-ils trop «grands pour nous entendre ; occu- pés de l'ensemble des choses, ils ne peuvent écouter chaque prière; mais les Médiateurs sont qui comprennent nos misères, parce qu'ils ont souffert comme nous. Dans ce grand concert de [)lainlos, ils distingueront des voix amies et sau- ront adoucir, sans les violer, les grandes lois éter- nelles. Nous invocjuons avec confiance ceux (jui nous ont protégés pendant leur vie. Ils nous détournent du mal vl nous inspirent les hautes j)ensées. Les prières montent, les secours des- cendent, et sur tous les degrés du rude chemin (le l'ascension, il y a des Vertus vivantes (ju; MOUS tendent la main.

Lares protecteurs des familles. Héros protec- teurs des cités, Dieux Mânes, esprits des ancé- Ires, Ames des saints, morts, êlcs-vous ?

224 Ri^vERiEs d'un païen mystique

En nous laissant l'héritage de vos bienfaits et de vos exemples, qu'avez-vous conservé ? Cette immortalité à laquelle les plus sceptiques d'en" J tre nous voudraient croire, dont les plus croyants ; voudraient avoir la preuve, est-elle autre part l que dans le souvenir de ceux qui vous aimaient ? Je ne dis pas, comme M. Renan, que je suis à peu près sûr du contraire, je dis que je n'en sais rien, que jamais je ne le saurai. Mais je sais ce qui devrait être, ce qu'il serait bon de croire, ce que je voudrais être cru par les autres. Quand on sort des cimetières le jour des morts, on en rapporte une sérénité grave : tous ces gens-là ont des regrets ; pour quelques-uns peut-être ces regrets sont déjà une espérance, et peut-être que pour une génération nouvelle, plus heureuse que nous, Tespérance deviendra la foi.

LA DERNIÈRE NUIT DE JULIEN

JULIEN

l*ar-dessus tous les Dieux du ciel et de la terre J'adore ton pouvoir immuable indompté, Déesse des vieux jours, morne Fatalité. Ce pouvoir implacable, aveujj'le et solitaire Ecrase mon orgueil et ma force, et je vois Que l'on décline en vain tes inllexibles lois.

Les peuples adoraient le joug qui les enchaîne, Rome dormait en paix sur son char triomphal, Des oracles veillaient sur son sommeil royal. Maintenant, du Destin la force souveraine Brise le sceptre d'or de Rome dans mes mains, Et Sapor va venger les Francs et les Germains.

J'ai relevé l'autel des Dieux de la Patrie,

lU j'aperçois déjà le temps qui foule aux pieds

Les vieux temples déserts de mes Dieux oubliés.

Au culte du passé j'ai dévoué ma vie.

Rientôt sous sa ruine il va m'cnserclir.

Le passé meurt en moi, victoire à l'avenir !

15

226 RÊVERIES d'un PAÏEN MYSTIQUE

LE GÉNIE DE l'eMPIRE

Ne crains pas l'avenir, toi dont les mains sont pures, O dernier défenseur d'un culte déserté, Qui voulus porter seul toutes les flétrissures Du vieux monde romain, et couvrir ses souillures Du manteau de ta gloire et de ta pureté.

En vain tes ennemis ont voué ta mémoire

A l'exécration des siècles à venir ;

Le glaive est dans tes mains: l'incorruptible histoire

Dira ce qu'il fallut à l'amant de la gloire

De force et de vertu pour ne s'en pas servir.

La F'ortune rendra blessure pour blessure A ces peuples nouveaux, aujourd'hui ses élus, Quand leurs crimes aussi combleront la mesure. Mais mille ans passeront sans laver son injure, Car Némésis est lente à venger les vaincus.

0 César, tu mourras sous une arme romaine. La tardive Justice un jour elTacera Ce surnom d'apostat que te donne la haine ; Mais le monde ébranlé dans sa chute t'entraîne. Et ton culte proscrit avec toi périra.

LA DERNIÈRE NUIT DE JULIEN 227

Et moi, je te suivrai, car je suis le Génie De Rome et de l'Empire ; unissant leurs elTorts, Tes ennemis, les miens, las de mon agonie, Veulent voir le dernier soleil de la patrie. Cédons-leur, le Destin le veut, nos Dieux sont morts.

TABLE

Pages Préface de Rioux de Maillou {avec lettres f/ie-

ilitcs) l

Le Diable au café 37

Socrate devant Minos 52

Nirvana 62

Initiation 63

Le Banquet d'Alexandrie 61

Icare 8i

Thébaïde 85

La Léf^ende de saint flilarion 86

Erinnyes 101

Le Soir 105

Leltrc d'un Mytholo{^ue à un Naturaliste avec

note inédite M)6

Circé 123

La Sirène 121

Le Voile d'Isis 125

Résignation 137

230 TABLE DES MATIÈRES

Thérapeutique 138

L'Orig-ine des insectes 139

Le Rishi lit

L'Athlète 115

Eschatologie 146

Alastor 157

Stoïcisme 158

Commentaire d'un républicain sur l'Oraison

dominicale 159

Le Gouvernement gratuit 167

Alliance de la Relig-ion et de la Philosophie. 179

Sacra Privata 194

Panthéon 206

Lettre d'un Mandarin au directeur de la Cri- tique Philosophique 209

Le Jour des Morts 216

La dernière nuit de Julien 225

l, Portrait de Louis Ménard. (Reproduction du

tableau de René Ménard). IL Louis Ménard chez lui, cour de Rohan.

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