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SERMONS

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M MASSILLON,

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DE CLE RMONT,

Ci-devant Prêtre de VOratoire ,

Vux DES Quarante de l'Académie Françoise.

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PANÉGYRIQUES.

A PARIS, Rue St. JACQUES,

{Les Frères Estienne, à la Vertu. E T Hérissant, Fils, à St. Paul & à St. Hilaîrer

M. DCC. LXXVI/

Avu Approbation & PriyiL

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AVIS

AU LECTEUR.

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E volume contient dix fer- mons pour la fête d'autant de faints. Nous ne craindrons point de le dire : la plupart ferviront de mo- dèle aux prédicateurs, qui jugeront avec raifbn que l'inftruclion des au- diteurs ne doit jamais être fépa- rée de l'éloge du faint; au-lieu que d'ordinaire dans les panégyriques, l'orateur miiquement occupé à éta- ler des penfées brillantes & ingé- nieulès , en bannit entièrement la morale , qui doit cependant faire le fonds de tout difcours chrétien. Nous ne ferons pourtant pas diffi- culté d'avouer que tous ces dilcours ne font pas de la même force. Quel- ques-uns annoncent lans doute un grand talent , mais ne le montrent pas encore tel qu'il a été depuis.

AVIS AU LECTEUR.

Falloit-il les fupprimer? nous en avons été tentés. Mais l'exemple de tous ceux qui mettent au jour les ouvrages des grands hommes , nous autorife à confèrver au public ces premières produftions de la jeu- nefle du Père Maflillon. N'eft-il pas utile en effet de faire connoître aux jeunes gens que ce n'eft jamais tout-à-coup , mais par degrés , à force de réfléchir & de travailler , que les plus grands génies mêmes arrivent enfin à ce point de per- feftiôn qui les tire de la foule des auteurs , & affure l'immortalité à leurs ouvrages.

SERMONS

contenus dans ce volume.

Jro UR le jour de. fainu Agnès ,

page T

Pour le jour de faint François de Paule , 25

Pour le jour de faint Benoît , 58

Pour le jour de faint jfean-Bap- tlfte , 97

Pour le jour defainte MagdelainCy

133 Pour le jour de faint Bernard, 173

Pour le jour de faint Louis, Roi de France, 211

Pour le jour de faint Etienne, 252

Pour le jour de faint Thomas d^A- quin, 281

Pour la Fête d'un faint Martyr^ patron d'une Eglife , 314

^

APPROBATION.

J'ai lu par ordre de Monfeîgneur le Chance- lier, les fermons fur les Mjfleres^ & les Pa- 77égyriques ^ prêches par feu M. MASSILLON^ Evêque de Clermont, Les fujets de morale ne font pas les feiils ce grand homme a excellé; fes difcours fur les Myfteres & fes Panégyriques, ne font pas moins capables d'inftruire, d'édifier ^ de plaire , que les premiers qui ont enlevé les fufFrages du public avec un fuccès auffi in- térefîant pour la religion , qu'il efl: honorable à îa mémoire de leur illuftre Auteur. A Paris , ce ad Février 1745.

MILLET, Doaeur en Théologie de la Faculté de Paris ^ fif Cenfeur Royal»

Le privilège efl à la fin du ^volume à€ P/iveJtf»

SERMON

SERMON

POUR LE JOUR

D E

SAINTE AGNÈS.

Magnîficabitiir Chriftiis in corpore meo, fiveyer vitam , five per mortem.

Jefin Chrijl fera glorifié dam mon corps ^ foit par ma vie ou par ma mort. Philipp, i . 20.

ESUS-Christ n'a jamais paru plus grand que dans fes faints ; & ces fiecles heureux, l'E- glife teinte du fang des martyrs gémiffoit dans roppreflîon , fa- rent les fiecles de fa magnificence &c de fa gloire.

Voilà pourquoi l'Eglife nous rappelle fans cefîe aux premiers âges de l'Evangile : elle noi'.s préfente ces héros de la foi, qui firent tant d'honneur à la religion ; ces grands modèles;, la gloire de leur fiecle & la confufion du nôtre.

^ Mais parmi c^s, âmes IHuftres, qifi ren- dirent témoignage à Jefus-Chrift, & qui le

1 Pour LE JOUR

glorifièrent dans leur corps, TEglife a tou- jours donné un rang d'honneur & de dif^ tinélion à la fainte Martyre dont nous cé- lébrons aujourd'hui la mémoire. Agnès à peine fortie de l'enfance , vicloiieiife du monde & des tyrans , des plaifirs & des fupplices : c'eft le grand fpeclacîe que l'E- glile préfente à notre foi , & rinftrudionen même temps qu'elle donne aux fidèles.

Nous excufons nos foibleflTes fur Tâge, fur le tempérament, fur les occafions : la chafteté éminente de notre illuftre Vierge va confondre ces vaines excufes. Nous juf- tifions notre molleffe & notre impénitence fur la foibleffe de Fhomme, & fur l'in- compatibilité de l'Evangile avec nos mioeurs & nos ufages : le courage de notre fainte Martyre va détruire ces prétextes frivoles. Préjugé de foibleffe &: de fragilité détruit par le triomphe de fa chafteté ; préjugé d'im- pénitence confondu par le courage de fon martyre. Implorons, &c. Ave y Maria.

î. JLjE fang des martyrs étoît encore la fe- Partie. y^^^qq des fidèles, &: les chrétiens perfécu- tés accompiiffoient encore dans leur corps ce qui manquoit à la paffion de leur Maî- tre , quand Rome vit paroître l'iiluftre Vierge que nous honorons.

Cette capitale de l'univers, qui avoit trouvé le fecret , dit faint Auguftin , de réunir toute la fageffe de la philofophle & de la politique humaine , avec toutes les

DE SAINTE Agnès, 5

extravagances du culte; qui avoit adopté tous les dieux les plus bizarres , & toutes les (uperftitions des nations qu'elle avoit vaincues; &c qui de toutes les folies de Tu- nivers, avoit, pour ainfi dire, formé la ma- jefté de ia religion & de Ces cérémonies, ne parut inexorable qu'à la Ihinte folie de la croix. Le démon , en poiïefllon de cette maitrelTe du monde, la difputa long-temps à Jefus-Chrift : il en coûta à l'Eglife fës plus illuftres vidimes; &: il fallut encore que cette ville célèbre , pour devenir une cité lainte & nouvelle, fût fondée fur le (ang de fes Apôtres , comme elle le fut autrefois fur le fang rnémede ies deuxpre-* niiers Fondateurs.

Au milieu de tant de généreux défen- feurs de la foi , dont le triomphe rendoit Rome encore plus illuftre que les viftoires de fes anciens conquérants, Agnès parut avec tant d'éclat , que fon nom feul de- vint la gloire de l'Eglife , la honte du pa- ganifme & l'admiration de tous les fiecîes,

La grâce & la nature avoient pris plaifir de répandre à l'envi fur elle tous leurs tré- fors ; une jeunefTe tendre & floriffante, une beauté dont Dieu fembloit relever l'éclat, comme autrefois dans Judith , arrêtèrent d'abord fur elle les regards publics. Ce que Rome avoit de plus grand, la rechercha : des époux terredres fe préfenterent ; & ne doutant pas que leur naiffance & leurs grands biens ne devinrent un attrait invin- cible pour la médiocrité de fa fortune, ils

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4 Pour le jour

comptoient déjà pour époufe, celle qui ne devoir avoir que Jefus-Chrift pour époux. Quel écueil en effet pour une vertu vul- gaire! fe refuie-t-on à cet âge à une for- tune brillante qui s'offre; & fur-tout quand l'honneur & !a religion n'y femblent met- tre aucun obftacle ? Il eft vrai que l'ido- lâtrie de ces prétendus époux devoit alar- mer la foi de notre jeune Vierge : mais la femme fidellene pouvoit-elle pas fanftifîer le man infidèle? D'ailleurs, y regarde-t-on de 11 près , quand il s'agit d'un établiiTe- ment qui va nous affurer un grand rang & une fortune immenfe? les mœurs, la re- ligion, la piété décident-elles de nos choix dans ce facrement honorable ? Pintérêt ou la paflîon ne forment -ils pas toujours les nœuds de ce lien facré ? les biens & les titres font comptés dans l'écrit fatal qui va nous lier; les vertus y font-elles comptées? On met tout en œuvre pour affortir les for- tunes ; on ne fe met point en peine d'af- fortir les cœurs : pourvu que tout le refle convienne , on compte pour rien que les humeurs ne conviennent pas. Une fo- ciété fainte & indiffoluble n'a fouvent pour tout lien qu'une opposition fecrete de ca- raftere, qui va bientôt la troubler & peut- être la rompre : la même cupidité qui nous lie, nous a bientôt défunis. L'ouvrage des paffions ne fauroit être durable ; on unit îbuvent, & on unit en vain, ce que Dieu avoit féparé. Tant de divorces fcandaîeux font de foibles leçons , & ne rendent pas les

i> E S A I N t E Agnès; ç

mariages plus raintsS: plus prudents; & Ton voit tous les jours les plus grandes maiibns périr & s'éteindre, par le fièrement même defliné à les Ibu tenir & à les perpétuer.

Mais ce n'eft pas la leule inftru^ion que «ous donne la préférence que lait Agnès du tréfor de la virginité à toutes les pompes du iîecle. Nous regardons le dérèglement com-. me une deflinée de Tage; nous pardonnons le vice aux premières mœurs. Il femble qu'il y a une iailbn pour les paffions ; & que la régularité & la pudeur ne devien- nent une vertu , que lorlqu'un âge plus avancé nous en a fait une nécefïité ou du moins une bienléance. Agnès, à la fleur de rage, ne connoît rien de plus précieux que le tréfor de l'innocence : ornée de tous les talents qui conduifent toujours à la perdre, elle en veille avec plus de foins à fa con- fervation. Tous les temps lui paroiiTent ap- partenir également à celui qui eft le Maî- tre des temps & le Seigneur de l'éternité; & le feul privilège qu'elle trouve dans fa jeuneffe , ce font des attentions plus fève- res, pour éloigner des paffions qu'il eft tou- jours bien plus aifé de prévenir que d'é- teindre.

Vous nous dites tous les jours cepen- dant qu'il faut paffer quelque chofe à l'â- ge : & moi je vous dis que c'eft à l'âge qu'il ne faut rien pafTer , & que les pre- mières mœurs décident d'ordinaire du refte de la vie. La faifon des périls eft-elle donc celle il faut moins les craindre ? Les

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6 Pour LE JOUR

pafïîons les plus vives nous autorlfent-elîes à moins fuir tout ce qui les nourrit & les allume? faut-il que le monde ait cor- rompu le . cœur avant que nous le don- nions à Dieu ; que le vice prépare les voies à la vertu, & que tous les plaifirs foient tifés avant qu'on prenne le parti de goû- ter combien le Seigneur eft doux?

D'ailleurs, nos paffions finiflent - elles avec la jeunefle ? Hélas! mes frères, vous^ le favez , les premiers dérèglements ne lai(^ fent-ils pas wn fonds de foibleiTe qui fem- bîe fe fortifier avec les années ? & la fra- gilité d'une vieillefîe criminelle n'eft-elle pas prefque toujours le fruit & la puni- tion de la licence des premières mœurs }

Une femme mondaine ne veut-elle pas encore plaire au monde , lorfqu'elle n'en eft plus que la rifée ou le dégoût? ne cherche-t-el!e pas encore des regards qui la fuient? ne ranime-t-elle pas encore un vifage flétri & furanné^ par des artifices qui rappellent plus fes années que fes at- traits? ne fe donne-r-elle pas encore une jeuneffe empruntée, qui ne trompe que (es yeux feuls? Que dirai-je? n'achete-t-elle pas peut-être des affiduités criminelles qu'elle ne fauroit plus mériter? des choix hon- teux ne deviennent-ils pas la reffource de fon indigne foiblefle ? & l'âge en chan- geant (es traits, a-t-il changé quelque chofe à la honte de fon caraftere ? Vous vou- lez nous apprendre , ô mon Dieu! qu'on ne revient pas aifément à vous , quand une

DE SAINTE ACNfes. 7

fois on vous a abandonné jufqirà un cer- tain point; &: qu'un cœur livré depuis long- temps au monde & aux plaihrs, n'offre prei'que plus de refTource à la grâce ?

Mais du moins, direz-vous , fi l'âge ne mérite pas quelque indulgence, le tempé- rament doit rendre nos toibleffes pardon- nables ; c'eft un malheur d'être d'une certaine façon. Peut-on fe faire un cœur à fon gré; être plus dur que l'airain , quand on a apporté en naiffant une ame tendre & feniible ? & ne trouvons-nous pas en nous des penchants auxquels on peut , à la vérité , fe refufer quelque temps , mais dont il n'eft prefque pas po/Tible de fuir toujours la deftinée ? C'eft-à-dire, mes frè- res^ que lorfque Dieu nous donne un cœur tendre & fenfible , il ne nous le donne pas pour luL 11 ne s'eft donc réfervé que les âmes dures & barbares ? il n'y a donc que les cœurs dVirain fur lefquels il puifTe avoir quelque droit , & qui foient nés pour l'aimer? & dès qu'il nous a donné un bon cœur, le bienfait même devient un titre qui nous difpenfe de le fervir , & une ex- cufe qui femble nous autorifer à l'oublier & à lui déplaire ? Quel blafphême ! &C quel outrage fait au fouverain Modérateur de la nature & de la grâce , & à l'Au- teur de tout don excellent ! Tout ce que nous avons reçu de lui , ne l'avons-nous pas reçu pour lui ? & la fertfibilité d'un cœur tendre^ qu'eft-elle, qu'une difpofi- tion & une facilité de l'aimer , que la na-

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^ Pour le jour

tore elle-même a comme mjfe en nous , & dont nous abufons par une ingratitude criminelle , pour proftituer nos affeftions à la vile créature ?

Quel cœur plus tendre que celui d'A- gnès? J'aime Jefus-Chrift, difoit-elle, & en l'aimant je deviens plus chafle; en m^u- niflant à lui, je me trouve plus pure ; en le recevant au-dedans de moi, ]e mets le fceau à ma' virginité : c'eft faire outrage à cet Epoux célefie, de croire que ]e puifle être touchée de quelqu'autre que de lui. PérifTe mon corps, puifqu'il a pu plaire à d'autres yeux qu'aux fiens : Pereat corpus quod placcre pouft. oculis quibus nota. Elle fait ufage pour Dieu feul d'une fenfibi- lité qui ne doit nous conduire qu'à Dieu feul. Mais de plus, feroit le mérite de la vertu ^ nous ne trouvions en nous des penchants qui la combattent ? place- rions la violence qui ravit le royaume de Dieu , s'il ne falloit pour l'obtenir , que renoncer à des plaifirs nul goût ne nous entraîne? Vous alléguez le tempérament? mais quel ell le pécheur qui ne devienne par-là digne d'excufe? tous les crimes les plus affreux ne fuppofent-ils pas dans ceux qui s'en rendent coupables, des penchants qui les y portent ? Le vice ceffe-t-il de rêtre dès qu'il a le cœur pour lui ? feroit- il befoin de nous l'interdire, fi un goût malheureux ne nous le rendoit aimable ? L'adultère de David fut-il moins odieux & moins puni du Ciel^ parce que ce Prince

DE SAINTE Agnès. 9

ctoit avec un cœur trop foible & trop tendre? Les juftes ne trouvent-ils pas eu eux , comme vous , des paflions à répri- mer ? vainquent-ils fans combattre ? n'ont- ils pas à réfifter à la chair &. au ihng? font- ils paîtris d'une autre boue que nous? &: lils fe livrent moins aux paillons j eft-ce parce qu'ils font moins tentés, ou parce qu'ils font plus fidèles ? Qu'eft-ce donc que ce prétendu tempérament , qui di- minue à vos yeux l'horreur de vos fau- tes ? c'eil: un long ufage de dérèglement qui vous l'a rendu comme néceflaire; c'efl: un cœur fubjugué par les paffions, & pour qui l'occafion devient toujours une chute; c'eft une fragilité honteufe , toujours fûre de périr dès qu'il faut réfifter ; c'eft une volonté livrée au crime, &qui, à force de fecouer le joug des devoirs, ne con- noît plus même celui des bienféances.

Et quel fiecle a jamais vu plus de ces triftes exemples que le nôtre? Le crime fe cachoit du moins autrefois ; il fait gloire aujourd'hui de fe donner en fpedacle : c'é- toit autrefois une œuvre de confufion Se de ténèbres; il affefte aujourd'hui la lu- mière, & femble chercher effrontément le grand jour dans un fexe même dont la pudeur a toujours fait tout le mérite. On voit des femmes infortunées- porter avec oftentation fur le front leur déshon- neur & leur ignominie ; tirer une gloire honteufe que le public foit inftruit du fuc- cès de leurs funeftes appas; compter com-

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10 Pour le jour

me autant de vidoires & de titres d'hon- iieur, les âmes folbles qu'elles ont fait tom- ber dans le piège ; déchirer elles-mêmes fans pudeur le voile que la bienféance avoit mis jufqu'ici fur le dérèglement; &C prendre, ce femble, autant de foin de pu- blier leur honte , que les fîecles précé- dents en avoient pris de la cacher. On voit Timpudence devenue un bon air; l'indé- cence pouffée à un point, qu'elle infpire même du dégoût à ceux à qui elle s'efforce de plaire ; & le nom de la pudeur con- facré à celui de la Vierge illuftre que nous honorons , devenu un nom de mépris &C de rifée. Alléguez-nous après cela le tem- pérament 5 comme s'il fuffifoit de ne plus mettre de bornes au vice , pour le rendre plus excufable, Mai'S tel eft tous les jours le langage de l'impiété : c'eft le tempéra- ment feul qui fait les vertus & les vices. On ôte à l'homme tout ufage de fa rai- fon & de fa liberté ; & pour le rendre éga* lement peu digne de blâme ou de louange^ on le fait agir par pur inftinâ: comme la bête.

Enfin , vous ajouterez peut-être que ce n'eft ni le goût^ ni le tempérament qui vous porte au défordre ; que vous étiez lié avec d'heureufes inclinations; & que les occafions feules ont fait jufqu'ici, & font encore tous les jours vos malheurs.

Mais, plus vous étiez heureufement, plus vous êtQs coupables d'avoir rompu la digue que la nature elle-même fembloit avoir oppofée à votre foibleffe; plus vous

DE SAINTE ACNàS* Il

rendrez compte à Dieu d'un cœur que vous avez livré à Satan , malgré tant de défen- fes heureules dont Ta main miiéricordieufe lavoit environné : c'eft-à-dire, plus vous trouviez en vous de penchants qui vous inclinoient à la vertu , moins vous trou- verez devant Dieu d'excufes à vos vices; & les mcmes occaiions qui font pour les autres des malheurs , deviendront pour vous des ingratitudes & des crimes.

D'ailleurs, qu'eft-ce que ces occafions qui vous ont (éduit ? Sont-ce les talents malheureux des grâces & de la beauté dont la nature vous avoit pourvu? mais, quel ufage en fit notre fainte Vierge ? Mais c'eft cela mcme qui auroit ren- dre vos attentions plus rigoureufes. Les bienfaits du Créateur peuvent-ils devenir une excufe lorfqu'on les tourne contre lui? n'y a-t-il que le rebut du monde qui foit propre à fervir Dieu ? Mais de plus , n'a- joutez-vous pas aux grâces de la nature un air dangereux qui les rend funeftes aux autres & à vous-même? n'avez-vous pas afluré le f^-iccès de vos déplorables appas par des foins qui étoientdé'ja un crime pour vous , avant que d'être un fujet de chute pour vos frères? n'avez-vous pas même peut-être fait fuppléer aux talents que la nature vous a refufés, une effronterie qui porte toujours un poifon plus fur dans les cœurs , que toutes les grâces d'une beauté charte & pudique ? & n'avez-vous pas ar- raché , par des avances honteufes, des de-

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11 Pour le tour

fiTS criminels, à peine auriez- vous trouvé de (impies regards? Vous dreflez vous- même le piège, & l'occafion qui vous fait périr ; & vous vous en prenez à elle de votre perte.

Enfin , font-ce les féduftions dont vous avez eu peine à vous détendre ? Les fbî- lïcitatîons , les promefTes, les terreurs af- fermlffent la vertu de notre Sainte. Les fbllicitations ; elle n'offre qu'une fainte fierté à des empreffements profanes : on met tout en oeuvre pour toucher ion cœur; & les efforts des hommes l'uniffent plus vi- vement à Jefus-Chrift; & les fîammes im- pures qu'on fait briller autour d'elle, vien* Tient s'éteindre dans l'ardeur qu'elle a pour fon Epoux célefte. Hélas! & vous avez été vous-mêmes au-devant du crim.e : & la facilité de vos mœurs a été comme un fignal de dérèglement; & vous avez cher- ché les regards qui vous fuyoient ; & vous n'avez trouvé du goût que dans les lieux l'innocence étoit en danger ; & les jours éloignés des occasions ont été pour vous des jours d'ennui & de trifteffe ; & vous n'avez pu trouver de plaifir, vous ne trouviez point de péril. Que répondrez- vous à Jeius-Chrift? & vos excufes ne de- viendront-elles pas de nouveaux crimes? Alléguerez-vous des léduftions d'efpérance & de fortune , qui vous ont fait fùccom- ber ? mais les plus illuftres Romains of- frent à Agnès, avec leur cœur, l'orgueit de leur grandeur 6c de leur opulence ; le

DE SAINTE Agnès. if

inonde vient mettre à (es pieds tonte gloire & toute fa magnificence , & elle la foule comme (le la boue; & la couronne de la fainte- virginité lui paroit préférable à l'empire de l'univers. Hélas! faut-il le dire ici? Et c'eft peut-être cette funefte paflion qui a éloigné tous vos établifle- ments , & mis un obftac'e honteux a vo- tre fortune ; & vous avez peut-être facrifié toutes vos efpérances à votre goût; & vous avez peut-être acheté au prix de votre gloire la honte de la volupté; Tambitioii vous a paru incompatible avec le plaifir; & vous n'avez connu d'autre gloire & d'au- tre fortune que la trifte liberté de vous fàtisfaire. Enfin , vous nous alléguerez peut- être les terreurs & les menaces qu'on a employées pour vous féduire. Mais on pré- fente à la foibleflé de notre jeune Vierge l'horreur des tourments ; on alarme fa pu- deur en la traînant dans un lieu de prof- titution & de honte ; on change en pu- nition un vice , dont on n'a pu lui faire un attrait ; & l'image honteufe du dérè- glement ne fert qu'à redoubler fon amour pour la chafteté & pour l'innocence. Hé- las ! & loin d'avoir eu à foutenir des ter- reurs & des menaces pour le devoir , vous aviez tout à craindre en l'abandonnant, les fuî-eurs d'un époux déshonoré, la cenfure publique, l'indifcrétion des complices de vos plallirs , un éclat honteux qui alloit lâifTer fur votre front la tache éternelle du vicei ^ malgré toutes ces terreurs û ca-

14 Pour le jour

pables de vous retenir dans les bornes du devoir & de la vertu , vous avez marehé d'un pas ferme & imprudent dans la voie àes paflîons. Vous n'avez craint que de trop craindre : les obftacles font devenus pour vous un nouvel attrait; & vous avez trouvé dans les périls qui dévoient vous dégoû-» ter , une forte d'affaifonnement pour le vice. O mon Dieu! tout fe tournera con- tre l'ame criminelle devant votre tribunal redoutable! Les exemples de vos faims con- fondront ce vain langage d'excufes & de préjugés 5 que le monde oppofe fans ceffe aux préceptes de votre loi fainte : le pé- cheur n'y paroîtra plus couvert que de (t^ crimes & de fa confufion. La chafteté d'A- gnès mife à des épreuves fi dangereufes , & toujours triomphante de toutes les fé- dudions & de toutes les terreurs , pronon- cera un jugement terrible contre les dé- sordres de notre fiecîe : l'éclat de fa jeu- refîe & de fa beauté , joint à celui de fa vertu , apprendra à celles de fon fexe , que l'âge & les talents de la nature don- nent à la vérité un nouveau luftre à la pié- té, mais ne peuvent jamais fervir d'ex- x:ufe au crime : en un mot , fi les préju- gés du dérèglement font confondus par le triomphe de fa chafteté, tous les pré- textes dont rimpénitence fe couvre , le font encore plus par le courage de fon martyre.

L

DE SAINTE A G Nfes. I^

ES partions toujours pénibles, toujours, lî. entourées d'épines, ont pourtant reproché ^^^'^*^' de tout temps à la vertu (es difficultés & fes peines. C'ert un ancien langage du monde , de prétendre que l'Evangile pra- tiqué à la lettre, elî une idée de perfec- tion où l'homme ne peut atteindre. Il iem- ble que Jefus-Chrift , comme autrefois ces philofophes vains & frivoles , ne foit venu qu'étaler une morale fublime pour fe faire des admirateurs, &c non pas plutôt pour former des difciples; & que fa loi lainte , qui eft la loi du cœur & des ac- tions, ne foit plus qu'un jeu d'efprit , & un ouvrage de fpéculation & de parefle. On ne croit pas Tauftérité de l'Evangile compatible avec les foiblefîesde l^homme, & avec les mœurs autorifées par Tufage ; & l'on s'endort fur ces deux préjugés j comme fi la loi pouvoit ceffer d'être loi , parce que nous la regardons comme fi elle ne l'étoit pas pour nous-mêmes.

Mais , mes frères , quand la parole feule de Jefus-Chrifl ne fufïiroit pas pour con- fondre nos vaines excufes ; Agnès tref- faillant de joie au milieu des tourments, & hâtant elle-même, par une fainte im- patience , la lenteur des bourreaux , cou- vrira de honte notre immortification & notre parefTe; & juflificra plus la févérité de notre condamnation , que l'Evangile

même qui l'a prononcée.

Nous nous retranchons fur l'âge , fur le

i6 Pour le jour

fexe , fur la foiblefle de tempérament , in- capable de porter toute la rigueur & tout le lërieux d'une vie exaftement conforme à TEvangile. Sur l'âge ; il faut pour l'ob- fervance rigoureufe des devoirs du chré- tien une force, une maturité d'efprit, une fermeté à l'épreuve de tout, une perfé- vérance , un endurciffement à la peine & à la violence , un empire fur fes paifions & fur foi-même, qui ne paroît pas con- venir à une jeuneiTe tendre, facile, aifée à féduire ; & toutes les paffions , pas encore modérées par les réflexions & par Texpérience , lemblent fortir en foule du cœur , avec une impétuofité à laquelle il feroit inutile d'oppofer une digue : il faut laifier calmer ces premiers bouillons , &C attendre cjuc la raifon plus raflîfe foit ca- pable de quelque chofe de plus férieux &C de plus folide. Mais Agnès , au fortir pref- que de l'enfance , défie la fureur des ty- rans : Phorreur de fon fupplice , qui alar- me même la férocité de (es bourreaux ^ répand une joie fainte & comme un nou- vel éclat fur fon vilage : pas- encore ac- coutumée à fouffrir , elle paroît tranfpor- tée d'alégrelTe au milieu des tourments les plus cruels; & la délicateffe de fon corps, à peine propre à recevoir des plaies , eft déjà capable de les méprifer , dit faint Am- S. ^w^. broife, & de remporter la viftoire : Nori' dum idonca pcencz^ & jam matura vicloria^ Et en effet , mes frères, qu'y a-t-il dans la vie chrétienne qui ne convienne au pre-

DE SAINTE A G N î^. S, ïf

îTtîer âge ? Quoi ! le rërîcux ? Mais la pîëté^ éi\ dans la joie de rErprit-Salnt : Tinno- cence feule eft toujours accompagnée de l'érénité & d'alé^refie ; & il ivy a que le crime & les paflions qui Ibient triftes , fë- rieules & fombres. Quoi ! la violence ? Mais , c'cft dans le premier âge que les partions plus dociles fe plient plus ailement au devoir; que le cœur pas encore fouillé reçoit avec moins de rëpugnance les im- prefîions de la vertu; &c que les penchants n'ëtant pas encore enchaînes par les habi- tudes du vice 5 il lui en coûte moins d'éviter tout ce qui peut y conduire. Quoi encore ! les réflexions, dont on n'eft pas capable dans une grande jeuneffe ? Mais il faut de- venir enfant pour être difciple. de Jefus- Chrift : la grâce ne fe plaît que dans la fîmplicitë & dans l'innocence. Nos incer- titudes croiflent avec nos réflexions : plus nous raifonnons , plus nous nous embar- raiTons, plus nous enfonçons dans nos pro- pres ténèbres. On fait tout quand on a la foi 5 & pour être plus éclairé , il fuffit d'ê- tre plus docile. Quoi enfin, la fei meté & la perfëvérance ? Mais ce font nos paf- lîons feules qui font toutes nos inconftan- ces : les inégalités de la vie de l'homme ne prennent leur fource que dans Ja di- verfité des objets, qui tour- à-tour les do- minent; & un cœur pur & innocent eft toujours égal & tranquille.

Hélas ! mes frères , ne nous reprochons- HGus pas tous les jours à nous-mêmes li?

i8 .Pour le jour

inauvals ufage que nous avons fait de cette première faifon de notre vie ? ne nous re- difons-nous pas fans ceffe qu'il eût été aifé alors de prendre fur nous; que nous avions porté en naiffant un cœur vertueux que le crime alarmoit , & qui fembloit tendre les mains à la grâce ; que tout nous applanif- foit les voies de la vertu ; que les facrifi- ces alors tuffent été bien légers ; que le monde & les paflions ne nous avoient pas encore liés de mille chaînes indiffolubles qui nous laiiTent à peine la liberté de de- firer notre délivrance ; que notre cœur , pas encore corrompu par un long ufage des plaifirs, ne trouvoit pas la piété fi dégoû- tante &: il affreufe ; qu'à mefure que l'âge nous a approchés du tombeau , nous nous fommes éloignés de la voie de la vérité & de la vie ; & qu'enfin , en avançant en âge , nous n'avons fait que croître en ma- lice, en dérèglement & dans l'amour dé- fordonné des créatures ? L'Evangile eft donc la loi de tous les âges , comme il l'eft de tous les fexes.

Je dis de tous les (exes : car. quel pré- texte pourroit alléguer ici le fexe en fa fa- veur contre l'auflérité & la difficulté des devoirs de l'Evangile? Les Agnès, les Lu- ce, les Cécile, tant d'autres héroïnes de la foi, n'ont-elles pas trouvé dans leleur une force & une grandeur d'ame, dont les hé- ros profanes n'ont jamais approché ? Hé- Jas! mes frères, de quoi n'eft pas capable une femme mondaine pour l'objet crimi*

DE SAINTE AONfes. T^

ncl qui la polTede & qui la captive? quel courage! quelle force! quels facrirtces! les difficultés la raniment. Le repos, la réputa- tion, la liberté, la fanté, la fortune, rien ne tient devant la paflion : on voit tous les jours de ces héroïnes infortunéi^s , capables de tenter les plus grandes entreprifes : qui facrihent tout à leur injufte goût ; qui ti- rent de leur fexe un courage au-defTus de rhomme; &c qui en ayant oublié la pudeur^ en ont auflî , ce femble, oublié la timidité & la foiblefîé. Et pourquoi ne feroit-on ca- pable de rien pour Dieu ? ce qu'on a pu pour le monde, ne le pourroit-on pas pour le falut? la paflion a fu nous donner des for- ces & nous élever au-defliis de notre foi- blefle , & la grâce n'auroit pas le même privilège? Le lalut éternel, mes frères, ne demande ni des facrifices fi éclatants , ni des aflvjjettifTements fi pénibles que le mon- de ; & nous n'ofons en eflayer : Jefus- Chrift eft un maître bien plus aifé à fervir que le monde, plus tendre, plus indulgent, plus compatiflant , plus fidèle ; & nous le re- gardons comme un tyran , qui rend malheu- reux ceux qui le fervent. O mon Dieu ! que l'homme eft à plaindre de vousconnoître fi peu , & de fe connoître fi peu lui-même! Qu'alléguerez -vous donc encore ? la délicatefié du tempérament? Mais Agnès trouve-t-elle dans la dclicatefle de fa com- plexion des raifons pour craindre les chaî- nes qui la lient & le glaive qui va l'immo- ler? mais vous demande-^oa comme à

vy Pour LE JOUR

elle , que vous réfiftiez jnfqu'au fang? sV glt-ll d'offrir votre corps à la rigueur des feux ou à la torture des fupplices? Dieu ne demande pas la force du^ corps : il de- mande la pureté & l'innocence, de l'anie; & alors celui qui eft infirme peut dire, je fuis fort & puiffant ; les devoirs effentiels de la foi s'accompIifTent au-dedans de nous. C'eft l'amour, c'eft la crainte de Dieu, c'eflr la reconnoiffance, c'eft le facrifice intérieur des paflions : ce font les vertus des foi- bles comme des forts : plus même ce corps de boue fe refufe au travail &c à la peine , & nous rend incapables de la foutenir; plus le cœur doit ftippléer par la ferveur de fon amour & de fes deiirs à la foibleffe du corps terreftre. Hélas! mes frères, il faut un corps de fer pour fournir aux agitations , aux jeux , aux plaifirs , aux veilles , aux affujettifle- ments que le monde Se l'ambition vous im- pofent: & cependant la foibleffe de votre compîexion y peut fuffire; & cependant la fanré eft une foible raifon contre le goût; ce- pendant malgré le dépériffement d'un corps qui fe refufe à vos dérangements, vous êtes de tout, & la vivacité de vos pafTioas fup- plée à la foibleffe de vos forces. Mais pour remplir les devoirs de la religion , il ne faut qu'un boa cœur; je l'ai déjà dit : une vo- lonté pure & (incere fupplée à tout ; &c Dieu nous compte les œuvres que nous voudrions accomplir , comme celles que nous avons faites : & cependant vous excu- (iz votre molleffe & votre impénitence fur

DE SAINTE Agnès. ii ta foibleffe de vos forces : vous juflifiez une vie toute dans les l'ens & dans les plaifirs, fur la dëlicatefie d'une coinplexion qui voi^s rend inhabile à !a pratique des mortifica- tions &: des violences; comme i\ Dieu de- mandoit de nous ce qui ne dépend pas de nous, comme (i avec une chair infirme on ne pouvoit pas avoir un eîprit prompt & fervent; comme la religion conliftoii dans la force du corps; & non dans les difpofi- fions du cœur : comme enfin s'il en ëtoit de nous, ainfi que de ces viftimes figura- tives de la loi, qu'on ne pouvoit offrir à Dieu que lorfqu'elles jouilToient d'une fanté parfaire , & que leur corps robufte &: en- tier n'offroit aux yeux ni tache, ni défaut, ni foiblefle. Donnez-lui fmcérement votre cœur : c'eft , dit Jefus-Chrift . wutc la Manh.f» loi & Us prophètes. 12.

Enfin , vous nous oppoferez en dernier lieu , l'incompatibilité de la vie chrétienne avec la manière dont on vit & dont il faut vivre dans le monde.

Mais Agnès confulte-t-elle fi fa conduite va paroître extraordinaire aux Romains? examine-t-elle s'ils vont traiter fon cou- rage héroïque de fureur, & fon martyre de fuperftition & de folie? Quoi de plus fingulier félon le monde que de renoncer, à fon âge , à des établiffements pompeux , & préférer l'opprobre public & la rigueur des tourments , à des alliances éclatantes qu'elle pouvoit fe flatter de concilier avec fa foi si fon innocence ? Mais elle iavoit;

a2 Pour le jour

que la voie des juftes eft une vole folîtaire -îk peu battue; que le monde a toujours eu le grand nombre de Ton côté; & que pour fuivre Dieu, il faut (e détourner du chemin que tiennent prefque tous les hommes.

D'ailleurs , eft cette incompatibilité de TEvangile avec la fociété? Êft-il in- compatible avec les devoirs de Tamitié ? mais c'eft la religion toute feule qui peut nous affurer des amis finceres & fidèles : ^vec les fentiments de la reconnoiffance? mais c'eft la piété véritable qui forme les bons cœurs : avec la joie des converfa- tîons & des commerces? mais ce font nos crimes qui forment toute la noirceur & toute la bizarrerie de nos humeurs ; & une confcience pure eft la feule fource de la joie & des vrais plaifirs : avec le lien du mariage ? mais c'eft la foi toute feule qui rendant cette union fâmte , la rend fûre & inviolable : avec les bienféan- ces & les devoirs de la vie civile ? mais C'eft l'Evangile qui nous rend doux, hum- bles , affables , & qui nous perfuade que nous devons toujours plus aux autres qu'on ne nous doit à nous-mêmes : avec les fonc- tions de la république? mais fi les maxi- mes de l'Evangile gouvernoient les em- pires 6l les royaumes , on ne verroit ni Tabus de l'autorité, ni l'oppreffion des foi- bles , ni la mauvaife foi dans les affaires , ni des fortunes monftrueufes, & par l'opu- lence qu'elles étalent, & par les injuftices qu'elles cachent; ni l'innocent devenu le

DE SAINTE Agnès. i^

jouet & la vidime du fourbe , ni la fo- cJété déchirée par les haines , empoifon- née par les jaloufies; ni enfin, les pafïîons troubler & diviler les mcines hommes que les i'eules pallions réunifient.

Voulez-vous donc favoir en quoi l'Evan- gile eft oppofé à la fociété ? aux vices qui la déshonorent , aux paflions qui la trou- blent 5 aux débauches qui la renverfent ^ au luxe qui y répand la confufion & la mi- lere, aux jeux qui en font ou une fureur, ou un trafic éternel de rufe & d'artifice. L'Evangile ne retranche que les défordres qui corrompent la fociété; il en afiTure le fond, la paix, les devoirs, les bienféances. Vivez félon Dieu ; & vous ferez bon ci- toyen, bon fujet, bon mari, magiftrat équi- table, maître modéré, époufe fidelle, juf- te, défintérefifé, charitable. Ne nous dites donc plus que la piété n'eft pas compatible avec la vie du monde : du monde pervers & corrompu, il eft vrai; du monde qui ne connoit pas Dieu; du monde qui eft en- nemi de toute vérité &: de toute juftice. Mais eft-il nécefiaire d'être fourbe difib- lu, voluptueux, injufte, vindicatif, irreli- gieux, pour vivre dans le monde? font-ce donc les vices tout feuls, qui doivent lier les hommes les uns aux autres ? n'eft-ce pas plutôt ce qui les défunit ? s'il refle encore de la boî^ne foi , de l'équité, de l'humaniré , de la fincérité parmi les hom- mes, n'efl'Ce pas à la religion, que nous en fommes redevables }

14 Pour le jour

Grand Dieu! je (ens bien moi-même rinjuffice des prétextes que j'oppoie à mes xievoirs : votre loi iainte n'eft incompati- ble qu'avec mes paiTions : j'ai beau adopter le langage du monde contre la vertu, ma confcience s'éîeve contre moi-même, & me force de convenir en fecret que fi j'é- tcis à vous , & que jTiCs paiTions honteufes fufîent éteintes , je ierois meilleur père , TneîHeur mari, meilleur maître, ami plus fidèle, homme public plus appliqué & plus intègre , citoyen plus utile à mes frères. La piéré feule met tout à fa place : mes paffions feules font que j'abufe de mes ta- lents, de mes biens, de mon crédit, de ii^Qs places , de ma fortune ; elles feules troublent l'ordre de la fociété, que l'E- vangile affure & ianclifie. C'eft mon cœur tout feul , qui fe révolte contre vous : ma raifon , mes lumières, ma confcience , mon repos, mes intérêts mêmes, tout me foUi- cite en votre faveur, tout me preiTe de re- tourner à vous 5, ô mon Dieu ! les chaînes feules qui me lient à mes dérèglements , s'y oppofent. Grand Dieu ! rendez- moi les exemples de vos faints utiles : faites que mes lumières l'emportent enfin fur mafoiblefie, que ma raifon ne foit pas toujours le jouet de mes paflîons. Ne vous contentez pas de faire luire la vérité aux yeux de mon efprit; faites que cette lumière divine m'enflamme, brûle les liens honteux qui m'arrêtent, & me délivre dans le temps , pour m'affurer l'éternelle liberté de vos enfants. Ainfi foit-il.

SERMON

SERMON

POUR LE JOUR

D E

SAINT FRANÇOIS

DE P A U L E.

Cùm infirmer, tune potens fum.

Je ne fuis jamais plus puïjjant que lorfque je parois plus foible. i. Cor. 12. 10.

|-^^^«^l LUS on eft attentif aux voies

de la Providence dans l'établif-

N fement de l'Eglife; p!us on y

y entrevoit , je ne fais quels Ca-

rafteres divins , qui démêlent d'abord la religion de Jefus-Chrift des opi- nions & des leftes, & ôtent à {^s pre- miers progrès toute l'apparence des en* treprifes humaines. En ettet, choifir d^^% moyens aflbrtis aux fins quon fe propcfe; mettre en œuvre la force pour triompher, l'éloquence pour perfuader, la grandeur Fanég. B

L

l6 P O U II LE JOUR

pour éblouir , les plaliîrs pour corrompre ; c'eft comme le premier plan de la fa- geîTe des hommes , & je n'y vois rien qui tienne tant foit peu du prodige. Mais que la foibleffe de Dieu ait été plus puiffante que ce qu'il y a de plus fort parmi les hommes; que toute la politefTe du fiecle d'Augufte 5 toute la volupté de l'Afie , la force des Romains , la fageffe des Grecs , la férocité des barbares , l'orgueil des phi- lofophes , les préjugés & la fuperftition des peuples ; enfin que toute hauteur foit ve- nue fe brifer contre la groffiéreté , la foi- bleffe, l'ignorance & les travaux de douze pêcheurs ; que Daniel ait été l'arbitre des Vieillards; Goliath le jouet d'un enfant; Holopherne, ce conquérant impie, la proie, la conquête d'une femme ; que Gédeon , que Barac , que Débora , perfonnes foi- bles & viles, foient devenues la terreur des ennemis d'Ifraël ; que Moïfe même, malgré fa timidité, &: l'invincible embar- ras de fa langue, ait confondu les fages des Egyptiens , arraché à toute la puiflance d'un grand Roi une nation entière , & rendu ce peuple inquiet & intraitable do- cile à des préceptes pénibles &: infinis : ce font , ô mon Dieu ! les routes ordi- naires de votre fageffe , toujours indépen- dante des moyens, toujours maîtreffe des événements, & toujours marquant fes voies par des traits fenfibles qui les diftinguent il fort de celles de l'homme.

Je fais que dans ces fieçles avancés la

DE St. François de Paule. 27

foi n'a plus beibin de ces événements fin- guliers pour s'établir dans relprit des peu- ples, & que la lageffe de Dieu le cache, pour ainfi dire, préCentement fous les dt- hors communs de fa providence. Cepen- dant, comme il trouve toujours de ces Juits charnels qui demandent des fignes ; chaque liecle fournit à la religion quelqu'un de ces grands fpeftacles , cle peur que la toi qui n'eft prelque plus qu'une lampe fu- mante , ne s'éteigne tout-à-tait , & afin que le Fils de l'Homme revenant puiffe en re- trouver fur la terre.

Tel a été du temps de nos pères Fran- çois de Paule, cet homme li foible félon la chair, & fi puiffant félon l'efprit: cet inf- trument vil ik méprifable aux fens : cette pierre mal polie dont parle Daniel , &C détachée fans art de la montagne , mais qui, conduite par une main invifible, fut humilier les ColoiTes orgueilleux, brifer la dureté des cœurs , & devenir elle-même une de ces faintes montagnes fur qui la cé- lefle Sion eft fondée : & enfin cette au- tre verge myftérieufe , feche & fragile en apparence , mais qui , entre les mains du Dieu de Pharaon , commanda aux vents & à la mer , eut les clefs de la mort &C de l'abyme, changea la face du ciel & de la terre , s'attira le refpedl même des rois qu'elle avoit frappés , 6c qui placée depuis dans le faniluaire , pouiTa des branches lain- tes, & couvrit toute l'arche de Tes feuilles. Mais c'eft pour guérir nos erreurs , mes

B.j

i8 Pour le jour

frères, que ]e viens aujourd'hui vous ra- conter fes prodiges : c'eft pour réformer les fauffes idées que le monde nous donne de la gloire & de la grandeur ; & vous convaincre , hélas! que les diftinftions les plus brillantes , une naiffance illuftre , une îiipériorité de génie 5 un amas pénible des plus rares connoiffances , une fortune rian- te, des dignités le mérite feul peut conduire, des talents éclatants, l'art des intrigues & des négociations, les emplois de la paix & de la guerre, tout cela, fi la grâce n'en fait des moyens de falut , n'eft aux yeux de la foi que comme un glaive fatal entre les mains d'un furieux, qui , après avoir fervi quelque temps d'a- mufement à fa folie , devient l'inftrument affuré de fa perte. Vous allez donc voir dans cet éloge la prudence du fiecle ré- prouvée , la force confondue par la foi- bleffe , la fcience qui enfle, céder à la {im- plicite qui édifie; & vous avouerez que j:^mais faint ne parut plus foible aux yeux de la chair , & que jamais faint ne fut plus puiiiant aux yeux de la foi : je réduis tout ce difcours à ces deux réflexions. Implo- rons, &c. Ave y Maria.

\

I. jfjLQuoi fe réduit, mes frères, ce qui

Paktie. j^Q^j3 paroit ici-bas digne d'envie? & dans

cet amas d'enchantements qui nous font

perdre de vue les biens éternels, quels font

les principaux objets qui féduifent l'efprit.

DE St. François df Paule. 19

5c ufurpent feuls tous les hommages du cœur humain ? C'eft Téclat de la naiffaii*- ce , c'eft la di(Vinftion,qui nous vient des fciences &: de Peiprit, c'eft lamollelTe qui fuit les plaifirs & la félicité des iens, &C enfin c'efl le fafte qui accompagne la gran- deur & les dignités. Ce font les fecrets refTorts qui agitent les enfants d'Adam ; c*eft là-deflTus que roulent nos projets , nos mou- vements 5 nos defirs , nos efpérances ; c'eft comme le tréfor autour duquel notre cœur veille fans celle, & le plus bel en- droit de cette figure du monde qui nous faifit & nous enchante.

La nobleffe du fang & la vanité des gé- néalogies, eft de toutes les erreurs la plus imiveriellement établie parmi les hommes* On ne penfe pas quand on s'applaudit de Téclat des ancêtres & de l'antiquité du nom , que plus haut il nous fait remonter, & plus il nous approche de notre boue ; que ce qui diftingue les vafes d'ignominie, des vafes d'honneur, n'eft pas la maffe dont ils font tirés , mais le bon plaiiîr de l'ouvrier qui les difcerne; que la nobleffe du chrétien n'eft pas dans le fang qu'il tire de fcs ancê- tres, mais dans la grâce qu'il hérite de Jefus- Chrift; que la chair qui nous fait naitre, ne fert à rien , mais que l'efprit félon lequel nous renaiffons, eft utile à tout; & qu'enfin l'origine comme la converfation du chrétien étant dans le ciel , celle qu'il prend fur la terre, eft une baiTeffe dont il doit gémir, 5c ncJn pas un titre dont il puiffe fe glorifier,

B iij

30 Pour le Jour

Ce fut pour rendre ces vérités du faîat plus fenfibles aux hommes, que la Provi- dence ménagea à Jrançois de Paule, une naiffance vile & obfcure félon le fîecle. Il naquit dans le fein de la piété, mais non pas dans celui de la gloire; il ne recueil- lit de (es pères qu'une fucceffion d'inno- cence & de candeur ; il n'hérita comme les Patriarches , que de la foi des promef- s(cs^ & ne poiTéda rien dans une terre il devoit être toujours étranger. Ce fut un au- tre Saiil deftiné par la naiffance à des em- plois obfcurs, & le dernier de la tribu la plus méprifée , mais qui devoit être à la tête des princes dlfraël , & devenir le chef & le légiflateur d'un grand peuple.

Peut-être, hélas! qu'une origine plus éclatante l'eût rendu inutile, ô mon Dieu! à raccom.pliffement de vos deffeins , & à l'a- grandiliem.ent de votre héritage. Car qu'eft- elle, mes frères, cette naiffance illuftre ? C'eft une deftination aux erreurs du fîecle & à fes ufages : c'eft un engagement anti- cipé de crime & d'impénitence ; c'eft un titre pour fe calmer fur les tranfgreffions de la loi; c'eft un nouveau péché d'origine, fi j'ofe le dire, ajouté à celui que nous ap- portons tous en naiffant , & qui nous rend le falut encore f>lus difficile; en un mot, c'eft fouvent un préjugé de réprobation, & la fuite des jugements impénétrables de Dieu fur une ame.

L'éducation de notre Saint répondit à ft naiffance. Il ne fut pas, comme Moïfe*, inf-

DE St. François de Paule.

truit dans les fciences & la fageffe des Egyp- tiens ; mais il reçut comme lui de Dieu nicme le livre de la loi , &c en expofa les préceptes & les ordonnances au peuple. On ne le vit pas comme Paul aux pieds de Ga- maliel , s'inftruii e à fond de la vérité des opinions & des doftrines : mais comme cet Apôtre, fa foi Téieva jufqu'au plus haut des deux, & il apprit des lecrets que l'hom- me profane n'eft pas digne d'entendre. Ce fut Tonftion de la grâce qui l'inftruiiît, & non pas le travail de la nature. Perfuadé que les langues dévoient celTer ; que les prophéties dévoient finir; que la fcience fe- roit détruite, & que Tamour feul ne péri- roit pas, 11 laifTa ces vents de doftrine qui enflent pour s'en tenir à la charité qui édi- fie : ce fut un Scribe inflruit dans le royau- me des cieux, mais qui tira du feul tréfor de la grâce , ces lumières anciennes & nou- velles que nous n'avons , nous , jamais qu'à demi &: à force de veilles & de recher- ches. On ne le vit pas dans les plus fameu- fes univerfîtés, pafTer les vieillards en in- telligence, faire admirer une jeunelTe toute brillante d'efpérances, & ouvrir par l'éclat d'une première réputation mille vues d'am- bition à une famille : l'Efprit de Dieu le conduifit dans le défert avant prefque qu'il eût converfé avec les hommes; une réfo- lution de retraite perpétuelle , qui n'efl en nous que le fruit tardif des réflexions & de l'âge, fut en lui un efTai de l'enfance; &c fur les traces du Précurfeur , il alla puifer

B iv

32. Pour LE Jour

dans la pénitence & clans la folitude cett^ haute réputation de fainteté , qui feule peut autorifer à reprocher hardiment aux peu- ples & aux princes mêmes leurs excès. Il ;apprit dans le lîlence à devenir la voix de celui qui crie dans le défert ; & à force de fe croire le moindre de tous , & indigne de toucher aux pieds de ceux qui évangé- lifent la paix, il devint plus que prophète^ & le plus grand des enfants des hommes.

C'eft donc ainfi , Seigneur , que des pier- 'Tcs mêmes vous fufcitez des enfants d'A- braham : c'eft ainiî que d'une matière vile & abjefle vous en formez un ferpent d'ai- rain élevé dans le défert pour le falut de votre peuple : c'efi: ainfi que d'un vafe de terre caffé, d'un Anacorete foible & in- firme ^ vous en faites foriir une lumière qui met en fuite les ennemis d'Ifraël, &: rend la paix & la tranquillité à TEglife : c'eft amfi que la boue devient entre vos mains un remède pour guérir les aveugles: c'eft ainfi en un mot, que dans un poiflbn pris, ce femble , au hazard au milieu d'une mer orageufe , je veux dire, dans un hom.me ignorant & muet, choifi parmi la foule, vous mettez un tréfor capable de fatisfaire les Céfars &. rendre la liberté à vos difciples.

Elevons-nous après cela , foibles que nous fommes, de quelques légères connoiffances qui nous démêlent un peu de la multitude : réjouiiTons-nous à l'afpeft de ces petites lueurs qui nous frappent pour un moment, & ne nous font, ce femble, entrevoir les

DE St. François de Paule. 3^

fecrets de la grâce & ceux de la nature ^ que pour nous taire voir à plein les bor- nes & la petitefle de l'elprit humain ; creu- fons avec obftination dans ces profondeurs (acrées , & cherchons-y des vérités , qui femblables à ce feu Tacré , que les Juifs avoient enfeveli dans les entrailles de la terre , ne peuvent être retrouvées qu'au Ibrtir de la captivité. Afflidion d'efprit & aveu de notre ignorance! un feul moment de grâce développe fouvent plus de véri- tés que de longues années de travail ; quel- quefois une anie fainte qui ignore jufqu'aux: noms des do6frines & des opinions, voit plus clair dans les voies de Dieu que les dofteurs les plus confommés; & dans tous les fiecles, il fe trouve des difciples grof» fiers qui comprennent la parole de la croix & la naiilance éternelle du Verbe , tandis que des maîtres en Ifraëi ignorent les myf- teres familiers de la renaidance de l'homme. Mais que prétends- je ici, mes frères? bri- fer l'orgueil de l'efprit, & non pas auto- rifer une coupable ignorance. Je fais que les lèvres du prêtre font les dépofitaires de la fcience ; que nous avons l'honneur d'ê- tre des nuées faintes placées fur la tête des fidèles , pour faire pafîer jufqu'à eux les in- fluences du ciel; que l'Ecriture nous com- pare à des aigles qui devons aller envifa- ger fixement le foleil de juftice , & de nous rabattre fur la terre : je fais que ces deux grandes lumières que Dieu place d'a- bord dans le firmament, font le fy mbole des

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34 Pour le jour

pafteurs de TEglife , & que l'efprit de no- tre miniftere ne fauroit defcendre fur nous qu'en forme de langue myftérieufe. Mais je voudrois que la prière 6c l'innocence fuifent les fources facrées de nos lumières ; que le cœur d'un prêtre fût le depoiîtaire de la piété; que ces nuées ne fuffent ja- mais des nuées fans eau ; que ces aigles fuf- fent s'aflfembler quelquefois autour du corps pour y prendre de nouvelles forces ; que ces grandes lumières ne prélidaflTent jamais à la nuit , & que ces langues céleftes fuf- fent toujours de5^4angues de feu.

L'ancienne folitude du mont Caflîn, fameufe par les faints qui Tavoient habitée ; ce Carmel de l'occident , cette demeure de prophètes confacrée par les auftérités & les cantiques de tant d'iliuftres pénitents, fut le premier théâtre des macérations & des rigueurs de François de Pauîe- Ecou- tez-le 5 mes frères : oc dans un iîecle la charité eft refroidie ^ l'efprit de péni- tence éteint , & un long ufage de re- lâchement vous fait regarder les auftéri- tés de la loi comme des devoirs furan- nés^ apprenez que l'Evangile eft de tous les fiecles ; & que fi , comme vous le dites fi fouvent , la nature baiiTe & devient tou- jours plus infirme , la grâce ne baiffe point, & fait même paroître plus glorieufement fa force dans nos infirmités.

Tant de faintes victimes qui avoient au- trefois confommé leur facrifice fur la mon- tagne où François fe retire, y avoient , ce

DE St. François de Paule. 35

femhie , laifl'é des efprits de foufTfance & de rigueur , qui dans un moment pafîent tous dans le cœur de notre Saint, & l'ar- ment d'une innocente indignation contre foi-mcme. Des fauterelles & du miel Tau- vage , du pain &c de l'eau , ce tut tou- jours là l'on mets le plus délicieux : per- iuadé que l'ufage des créatures eft le prix du fang de Jelus-Chrift , il ne s'accorde qu'avec mefure les plus infipides; & fem- blable à David, même dans des befoins extrêmes , il n'ofa jamais fe raffafier d'une eau qui avoit été le prix du lang & le péril des âmes. Marchant toujours pieds nuds 5 couchant fur la dure , mêlant fans ceffe Ion pain avec fes larmes, paflant com- me Ion divin Maître les nuits en prières, ranimant dans ces heures deftinées au re- pos , comme les Antoines, les Hilarions, raffoupiffement & la pefanteur de ce corps terreftre par des cantiques facrés , déchi- rant fa chair & fe châtiant le matin com- me le Prophète; chargé de cette armure de Dieu , dont parle faint Paul , portant fur toutes les parties de fon corps les inf- truments de juftice; & dans un âge, aufli tendre que celui de David, ayant déjà l'ufage de ces armes pefantes deftinées à combattre Goliath , & à repoufler les traits de l'ennemi.

Il n'en fut pas de fa pénitence comme de celle de tant de chrétiens , qui dans un commencement de converfion fe prêtent avec plaifir au joug de Jefus-Chrift y ne

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36 Pour l e j o u r

fentent pas prefque le poids de la .croix ^ n'ont jamais affez à leur gré châtié leur corps, embrafî'ent avec ardeur tout ce qui s'offre à eux de pénible , & ont befoin d'un frein pour retenir rimpétuofité de l'el- prit qui les pouffe ; mais qui peu- à-peu fen- tent mollir leur zèle , ralentir leur vîtef- ie, reviennent de temps en temps à eux- mêmes; fe permettent aujourd'hui un plai(ir & demain une faute ; & ne retenant de leurs anciennes pratiques que certain ré- gime de pénitence , ne donnent plus, pour ainii dire , à l'amour de la croix que des cmpreffements de bienféance.

L'amour que notre Saint eut pour la croix, fut violent, mais il fut durable. Les fatigues des voyages, les foins & les em- barras de fa charge, les foibleffes même & la défaillance de l'âge , rien ne put ja- mais le faire relâcher de fa première fer- veur. Oui, mes frères, arrivé à une ex- trême vieilleffe, & dans un âge la na- ture défaillante n'a prefque befoin que de fon propre poids pour fuccomber; chargé de mille fruits de pénitence , loin de re- cueillir les reftes précieux de fa vie pour la confolation de (qs chers enfants , il re- double {es auftérités ; & comme un autre Samfon , c'efl: après mille fouffrances &c dans une caducité il ne paroît avoir plus jrien de redoutable à l'ennemi, qu'il fent plus de force que jamais pour la deftruc- tion de cette maifon terreftre qui tient foa ame captive, &c l'entière défaite des en-

DE St. François de Paule. 37

remis domeftiques qu'il avoit 11 Ibuveiit vaincus.

Mais oferai-je vous le demander ici, grand Saint ? ce corps que vous châtiez avec tant de rigueur , a-t-il été autrefois un corps de péché? laites-vous fervir à la ]uf- tice des membres qui ont Tervi à l'iniquité ? armez-vous votre bras contre une chair qui ie ibit révoltée contre l'eiprit ? & com- me un autre David, en immortalifant vo- tre pénitence , ininurtaliferez-TOus aufli vos foibleiïes ?

Hélas ! Meilleurs , le Seigneur le pré- vint de (qs bénédiftions dès le fein de fa mère. Ce temple de l'Efprit-Saint ne fut jamais profané ; & il conferva jufqu'à la fin ce vêtement de juftice & de fainteté qu'il avoit reçu du ciel dans le facrement qui nous régénère.

Et de quel œil , ô mon Dieu ! voyez- vous donc tant de pécheurs fe préfenter aux myfteres faints fans aucun facrifice d'ex- piation , & fans pouvoir vous offrir que ides abominations que le lendemain doit peut-être voir recommencer? de quel œil nous voyez-vous miénager à nos fens mille nouvelles félicités ; forcer la nature pour l'obliger de fournir à notre volupté ; fup- pléer par la variété des plaifirs ce qui man- que à leur folidité; alTaifonner le dégoût qui les fuit, de mille caprices fenfuels; & nous raflfurer après cela au lit de la mort fur les fecours des facrements, fur lestré- fors de votre miféricorde , ôc fur quelques

3^ Pour le jour

fentiments de douleur que le péril préfent excite plutôt que les défordres paffés ? Il- luiioiij mes frères : mais il eft écrit que le monde fera dans l'erreur jufqu a la fin , & il faut que les Ecritures s'accompllfirent. La pénitence de notre Saint fut tou- jours fuivie de cette humilité profonde , qui domine fi fort dans fon caraftere , &c qui toute feule vaut mieux que le facri- fice. Qu'il en eft en effet de ces âmes pé- nitentes qui en affoibliîTant leur chair , for- tifient leur orgueil ; qui font de cet appa- reil de pénitence qui les environne , une efpece de trophée fecret à leur vanité ; qui dans les traces facrées que les rigueurs de la croix laifl^ent empreintes fur leur corps, lifent tous les jours leur propre mérite; & qui après avoir efîuyé comme Jonas tout le poids du jour &c de la chaleur, s'endorment peu-à-peu fur m.ilîe criminel- les complaifances , & laifient enfin piquer par un ver invifible la racine de cet ar- bre chargé de fruits de pénitence qui fé- che en un infiant , & les laifle expofés à toute l'ardeur d^s paflions!

Ici ne craignez rien de femblable. Le même que vous venez de voir monter jufqu'aux cieux, vous Tallez voir defcen- dre jufqu'aux entrailles de la terre : devenu un fpeftacîe digne des anges & des hom- mes 5 il fe regarde comme le rebut de tous , & l'anathême du monde : il n'eft point d'ofiîce fi vil il ne s'abaifle; point d'ac- tion fi humiliante qui lui échappe j point de

DE St. François de Paule. 39

nom fi inéprifable qu'il ne fe donne. Leè pontites du Seigneur & les rois de la terre s'empreiïent à lui offrir des érablifTements dignes de lui : les honneurs de la pourpre & de répifcopat lui font prëfentcs ; mais comme le Prophète , il craint la hauteur du jour, & fa chère vertu ne lui paroît être en (ûreté que fous les dehors obfcur^ d'une vie privée. Ordre pieux & auftere dont il enrichit TEglife , nouveau bouclier dont il orna la tour de David, afyle illul- tre qu'il ajouta aux villes de refuge déjà établies dans Ifraël , le nom feul que vous portez 5 annonce d'abord l'humilité de vo- tre faint Patriarche. Il n'en trouvoit pas à fon gré, mes frères, d'affez rampant à fe donner : & nous nous donnons (1 fou- vent de plein droit des titres que le pu- blic nous refufe & que nos ancêtres n'ont jamais eus; & l'on voit parmi nous tant de gens parer une roture encore toute fraî- che d'un nom illuftre , & recueillir avec affedaîion les débris de ces familles anti- ques &c éteintes pour les enter fur un nom obfcur , & à peine échappé de parmi le peuple! Quel fiecle fut plus gâté là-defTus que le nôtre? Hélas! nos pères ne vou- loient être que ce qu'ils avoient été en naifïant; contents chacun de ce que la na^ ture les avoit faits , ils ne rougiffoient pas de leurs ancêtres; & en héritant de leurs biens , ils n'avoient garde de défavouer leur nom. On n'y voyoit pas ceux qui naif- fent avec un rang , fe parer éternellement

5jo Pour le jour

de leur naiffance, être fur les formalité^ d'une délicateffe de mauvais goût & fe" Ion TEvangile & félon le fiecie ; étudie^ avec foin ce qui leur eft dû; faire des paral- lèles éternels; mefurer avec fcrupule le plus ou le moins qui fe trouve dans les per- sonnes qu'on aborde pour concerter là- defiTus fon maintien &: (es pas , & ne pa- roître nulle part fans fe faire précéder de fon nom & de fa qualité.

Ajouterai-*] e ici que notre Saint s'éloigna toujours du miniftere des autels & du fa- cerdoce chrétien? Renouvellant dans ces derniers fiecles ces grands exemples que les premiers âges de la foi ont laiffés à la religion , il n'ofa jamais entrer dans le fanc- tuaire ; & fe contentant d'en être la vic- time, il fe crut toujours indigne d'en être le prêtre. Quoi, m.es frères, un cœur dif- pofé par une longue pénitence , confecré par tous les dons de i'Efprit-Saint , ne fe crut pas affcz pur pour être marqué du fceau du Seigneur ; une bouche fi fouvent purifiée par le feu du ciel , toujours oc- cupée à publier les louanges du Père ce- lefte , Pinftrument facré de la converfion de tant de pécheurs , & qui tant de fois avoit fait defcendre Jefus-Chrift dans les âmes , craignit de proférer les paroles re- doutables qui changent les offrandes fain- tes & le font defcendre fur les autels ; des mains pures, qui levées vers le ciel, avoient pu arracher les morts de Tempire eu tombeau , ne bénirent jamais le pain

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DE St, François de Paule. 41

de vie : & des cœurs mille fois profanés, & encore flétris par les traces toutes vi- ves du crime , ofcnt fe faire marquer du caradere faint ? & des bouches fembla- bles à des fépulcres ouverts, s'offrent tous les jours pour ctre eniployces au miniflere de vie? & des mains criminelles, mille fois fouillées par les abominations de Babylo- ne , forcent tous les obftacles qui leur fer- ment l'entrée du fanéluaire , & ne frémif- fent pas de fe voir confacrées par Tonftion faintc, trempées dans le fang de l'Agneau, Se occupées à offrir des dons purs & des facrifices fans tache ? Sainte difcipline des premiers temps , pieux excès de nos pères ibr le choix des miniftres de l'autel , an- cienne beauté du temple , que peut-on ac- corder que des larmes à vos trlftes ruines? Il eft vrai, mes frères, que depuis long- temps des Zorobabels ont travaillé à ré- parer les maux de la captivité : il eft vrai Le Car^ que le nouvel Efdras que le Ciel nous ^'^Jl^^'l.^^ fufcité depuis peu , va rendre la gloire de Jrciev. * cette dernière maifon femblable à la pre- àt paris. miere. Nous Talions voir lui-même le li- vre de la loi à la main , rétablir les moeurs d'Ifraël , & expofer fes préceptes & (es ordonnances aux prêtres & aux peuples. Nous Talions voir parcourir les cités de Juda , répandre fur les contrées de fa dé- pendance 5 des efprits de foi & de re- ligion; & comme Tarche d'Ifraël, rem- plir de mille bénédiftions tous les lieux qui fe trouveront fur fa courfe. Nous Tal-

41 Pour le jour

Ions voir enfin comme un Pontife inno- cent, féparé des pécheurs, appliqué à of- frir des dons & des facrlfices , répandant fon ame devant le Très-Haut, devenant la réconciliation des hommes dans les temps de colère, prenant fur lui les péchés de fon peuple , & les expiant par fes aufté- rités , defcendant jufqu'aux fonctions les plus communes du miniftere ; Se en un mot , tel qu'un pontife qui ne s'eft pas clarifié lui-même, mais qui a fu attendre que celui qui avoit appelle Aaron , le fît affeoir dans le lieu d'honneur, &: l'établît Pontife des biens véritables & du tabernacle éterneU Que vous rendrons-nous. Seigneur, pour ce don que vous nous avez fait ? & que nous refte-t-il à vous demander pour vo- tre Eglife , que des pontifes qui lui relTem- blent ? Paffons à notre dernière partie ; &C après avoir montré qu'il ne fut jamais de faint plus foible félon la chair , montrons qu'il n'en fut jamais de plus puiffant félon ' l'efprit.

II. JL^ lEU eft admirable dans {qs faints, &

^^^^^^' la variété de fes voies fur les élus eft un

de ces tréfors cachés fur lefquels , félon

l'expreflion du Prophète , fageffe répand

P/ 32. ?• des abymés : Poncns in thcfauris abyffos.

En effet , dans Thiftoire de la religion ,

tantôt nous trouvons de grands hommes ,

qui fortis d'un fang illuftre, élevés dans la

connoiffance des fciences & des arts , nés

I

DE St. François de Paule. 4%

pour commander aux autres hommes , & deftinés à Téclat & à la grandeur, fe font enievelis tout vivants dans les retraites ('om- bres; & ont attendu le jour du Seigneur, inconnus prefque à la terre , ne voulant que Jefus-Chrifl:, environnés de mifere &C d'infirmité, & l'objet du mépris & des rail- leries des infenfés.

Et d'autre part, la grâce nous offre quel- quefois des Ipeélacles bien différents. Ce font des hommes foibles, nés dans Tobf- curité , nourris dans l'ignorance , foumis par leur dedinée à toutes les créatures, &C s'abaifTant encore par un motif de foi au- defTous même de leur bafTefle; & cepen- dant, devenus tout-à-coup l'admiration de leur fîecle ; décidant fur les points de la loi ; exerçant un empire divm fur toutes les créatures; élevés au plus haut point de la gloire & de la réputation; & enfin re- marquables par les mêmes endroits , qui auroient les rendre vils aux yeux des hommes.

Tel fut dans fon fiecle François de Paule. La vertu de Dieu éclata dans fa foibleflTe : cette pierre de rebut fut placée à la tête de l'angle, &c au lieu le plus apparent de l'é- difice : cette nuée obfcure & fortie du cen- tre de la terre , s'éleva peu-à-peu , cou- vrit le tabernacle, devint une colonne de feu , & fervit de flambeau à ceux qui croient affis dans les ténèbres & dans les ombres de la mort.

A peine établi dans fa chère folitude ,

44 Pour le jour

&: commençant feulement à goûter com- bien il eft doux d'être oublié des hommes, & de vivre (bus les yeux de Dieu feul ; une odeur de vie fe répand malgré lui aux environs. Des bruits de fainteté & de pé- nitence viennent réveiller les villes voifî- nes, & fe gliffent même jufques dans les Cours des princes : de toutes parts le peuple de Dieu vient à Silo confulter le Voyant; & les fouverains eux-mêmes , fous des ha- bits empruntés , comme autrefois une Reine d'Ifraëlj paroiflent dans fa retraite , & veu- lent apprendre les deffeins du ciel fur eux de la bouche de cet autre Prophète. La France, l'Italie, TEfpagne, l'Europe entière entend parler de lui : du fond de fa folitude, il remplit le monde du bruit de fon nom; -& comme fon, divin Maître, c^eft de l'obf- curité même du défert qu'il eft tranfporté fur le fommet du temple , & que il de- vient un fpeâacle aux yeux de l'univers. Les faints, mes frères, n'ont jamais éclaté que par-là, C'étoient des enfants de lu- mière , qui pour être moins prudents dans leurs voies que les enfants du fîecle , n'ont pas laiffé de mieux arriver à leurs fins. Ils ne connoifToient pas encore l'art pieux de s'infinuer dans Tefprit & dans Teftime des peuples : cette vertu faftueufe, qui ne retient guère de la piété que la contenance & le ftyle, n'étoit pas le vice de leur temps. On ne les voyoit pas ménager avec adreïïe à leur zèle des occafions éclatantes de fatigue & de miféricorde : ils ne faifoient pas an-

DK St. François de Paule. 4c

noncer leur fainteté par mille traits ex- traordinaires ; & ne reiTembloient point à ces feux prophètes d'Iii acl , qui pour fé- duire plus (ûreinent la crédulité des peu- ples , & les empêcher de douter de leur don de prophétie , afftCtoient des figures bizarres, des ini'pirations ibudaines, & des airs bien plus finguliers que les prophètes du Seigneur.

Confondez , ô mon Dieu ! Teipérance des hypocrites : ne fouffrez plus que vo- tre laint nom ferve à l'iniquité : maudif- fez ceux qui font votre ouvrage fraudu- leufement; qui regardent la piété comme un gain, & la {implicite de vos voies com- me le chemin de Thonneur & de la gloire. Difcernez vous-même les fentiers du jiule de ceux du pécheur : empêchez que le mé- pris dû à la fauffe vertu ne retombe fur la véritable; & que vos ferviteurs qui n'ont point de part avec les hypocrites, ne par- tagent point dans l'efprit de vo^ ennemis leur dérifon & leur honte!

Si malgré l'obfcuriîé de fa retraite & de fon nom, notre Saint fut d'abord expofé à Tadmiration des peuples ; on peut dire aufTi que celui qui appelle les cbofes qui ne font pas comme celles qui font , tira en lui la lumière des ténèbres , & la fcience de fes voies les plus fublimes, de la fim- plicité & de l'ignorance.

Quelle gloire pour la foi, mes frères! •un Solitaire fimple & fans lettres, je le vois toutà-coup le conduftcur des aveu*

46 Pour le jour

gles , la lumière de ceux qui font dans les ténèbres , le dofteur des ignorants, le maî- tre des fimples & des enfants, &: ayant la règle de la fcience & de la vérité dans la loi. Il parle le langage des hommes & des anges; il eft élevé à la dignité de pro- phète ; il pénètre tous les myfteres ; il a toute Icience, & cette foi capable de tranf- porter les montagnes. C'eft le Samuel de ion temps , Tinterprête des volontés du Seigneur fur le peuple , le reftaurateur de la doctrine & de la vérité, & l'arbitre de la religion & du culte des princes.

R.ome même , le féjour du tabernacle d'îfraél , le Seigneur rend fes oracles & le peuple d^ Dieu va confulter , trouva dans {qs lumières de nouvelles ref- fources:les princes des prêtres députèrent vers lui , &: le prirent pour Jérémie ou pour quelqu'un des prophètes : Sixte IV le confuîta dans (es doutes; le regarda com- me le guide & le coopérateur de fon pon- tificat; & Ton vit pour la féconde fois le Moïfe du peuple choifî, le légiflateur des tribus, s^en tenir aux confeils d'un autre Jéîhro , peu inftruit dans la loi & élevé dans le défert de Madian.

Quelle fut fa pénétration dans les voies de Dieu fur les âmes! Les fentiments de l'homme qui ne peuvent être connus, dit faint Paul , que par l'efprit qui eft en lui ^ n'échappèrent jamais au difcernement du fîen : il découvrit les confeils des cœurs, & vit clair dans Tabyme des confciencesi

DE St. François de Paule. 47 & comme Tagneau de rApocalypfe, fim- p!e &: fans art , il ouvrit les Cept fceaux f.clu livre myftérieux, toute l'habileté &. la prudence des vieillards auroit échoué. Mais ce nci\ pas aujourd'hui ce don de difcernement, qu'on cherche dans les ju- ges des conl'ciences : trop de lumières en eux nous gcne & nous embarrafl'e; nous ne voulons pas qu'ils voient plus loin que nous-mêmes dans nos défauts. On craint ces lampes luifantes qui portent le jour dans les lieux les plus ténébreux du cœur, & n'y laillent rien à examiner : on s'ac- commode mieux de celles dont la foible lueur n'éclaire que la fuperficie des paf- fions, & laiffe toujours delTous des myf- teres d'iniquités fans les approfondir. En un mot, on veut des idoles qui aient des yeux & qui ne voient pas ; de ces aveu- gles à demi clair-voyants qui ne voient les hommes que comme des arbres; je veux dire qui n'en voient que les feuilles fans en découvrir la racine ; & Ton eft content de foi-même, quand on a pu ame- ner à fon point le miniftre de la récon* ciliation ; comme fi la foibleflfe pouvoit ren- dre Dieu injufte , ou fon ignorance l'aveu- gler fur nos crimes. Semblables , fi j'ofois le dire , aux Babyloniens , on aime ces prêtres trompeurs, qui dévorant tout feuls nos facrifices & nos iniquités , nous per- fuadent que le Seigneur les a dévorées lui- même ; (k on n'a guère recours aux Da- niels infpirés de Dieu, qui. nous décou-

Pour le jour

vrent leurs routes lecretes , détrompent notre créckillté, & nous font toucher au doigt l'inutilité de nos offrandes & Tabus de notre culte.

L'efprit de Dieu qui parloit dans no- tre Saint, n'étoit pas toujours ce fouffle vé- hément & impétueux qui ébranla le cé- nacle & confterna les difciples : ce fut le plus fouvent ce (buffle doux & infînuant dont il parlé dans rhiftoire de Phomme innocent 5 deftiné à tempérer l'ardeur du jour , & à annoncer à nos premiers pères la viiite &: l'approche du Créateur. Aufîî le cœur des princes & des peuples , fut pour ainfi dire, entre fes mains : on ne ré- fîfta jamais à la fageffe & à l'efprit qui par- loir en lui. Mille pécheurs virent expirer à fes pieds leurs pallions criminelles; autant de juftes y fentirent reiîiifciter la grâce de leur vocation; & fa parole fut une odeur de mort pour l'iniquité, & une odeur de vie pour la juftice. Ferdinand , roi de Na- ples, entendit ce nouveau Jean-Baptifte lui reprocher au milieu de fa Cour (qs excès avec cette fainte liberté qu'infpire la foi : il admira Tinnocence & la (implicite de ce Solitaire miraculeux; écoutâmes remontran- ces que la douceur & l'humilité rendoient prefque toujours viftorieufes ; & touché comme David des charitables ménagements & des pieux artifices de Nathan, il pro- nonça le premier contre foi-même. Je fais quelle efl: la délicateffe des grands & les foudres qui partent de ces montagnes d'or- gueil ,

DE St. François de Paule. 49

gncll , du moment qu'on les touche : mais, o mon Dieu ! les rois entendroient , & vvi:\ qui jugent la terre pourroient s'inf- truire , s'il le trouvoit des prophètes en Ifraèl qui ofafîefit porter votre parole devant eux ; &: les princes ne (broient pas fi loin du royaume de Jelus-Chrift , fi Tes dilciples en favoient méprifer les premières places. Le même Père des lumières qui lui dé- couvrit les fecrets des cœurs, le fit percer dans les ténèbres de l'avenir. Les fidèles de Ion temps s'écrièrent avec furprife, qu'ua grand Prophète avoit paru parmi eux, ÔC que le Seigneur avoit vifité Ton peuple* 11 prévit les malheurs d'ifraël & la cap- tivité dont Jérufalem étoit menacée ; &C comme le Jérémie de ion fiecîe, il vit en efprit partir de Babylone un -Prince infi- dèle, 6c préparer les rers & les flammes dont on devoit enchaîner l'Oint du Sei- gneur , & brûler le temple & la ville lainte. Mais qu'on eft peu difpofé, mes frè- res, à écouter les prophètes d'Ifi-aël, lorf- qu'ils n'annoncent que des chofes défagréa- blcs! On traita fes prédictions de fonge &C de foibleflTe; & Mahomet entré dans l'Ita- lie &c déjà maître d'Otrante, étoit fur le point de ravager l'héritage du Seigneur, ve- nir placer l'abomination darfs le lieu faint, -& mettre fous un tribut infâme la Reine des nations & la MaîtrefTe des provinces, que François de Paule levoit encore inu- tilement les mains vers un peuple plein de contradiftion & d'incrédulité.

Panég. C

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Pou R LE JOUR

'Mais vos miféricordes. Seigneur, vont toujours plus loin que nos inilercs : vous vous laiffâtes toucher aux larmes & aux prières de votre Serviteur; & il obtint de vous un ange invifible qui rrappa Senna- chérib de frayeur, diffipa les nations af- femblées , & rendit la paix & ralëgrefle à votre Eglife. Eh! ne fuiclterez-vous point en nos jours quelque nouveau prophète qui puiffe à fon tour obtenir de voi.s la fin de nos troubles & de nos calamités? n'enverrez -vous plus d'ange extermina- teur pour diffiper les nations qui veulent }4 la guerre ? avez- vous livré pour toujours Jacob au pillage? vos tribus ont-elles juré de fe détruire elles-mêmes , & de fervir aux deffelns de vos ennemis ? & fouffri- rez-vous qu'un autre Jéroboam , pour le maintenir dans fon ufurpation, lesdivife, altère publiquement votre culte , & jette des femenfes éternelles de diiïention entre Ifraël & Juda ? Vous châtiez , Seigneur , nos iniquités , il eft vrai : mais fi les mal- heurs de nos familles, le fang de nos pro- ches , les cris des peuples & la défola- tion des provinces ne font pas encore capables d'arrêter la main qui nous frappe; ah ! que tant de profanations toujours in- féparables des' guerres, vous défarment , & ne vengez plus votre juftice en multi- pliant les crimes fur la terre.

Qui pourroit ici vous reoréfenter , mes frères, notre Saint, cet homme pénitent, mortifié p & qui fe permettoit à peine l'w-

DE St. François de Paule. ci

ïage des viandes les plus viles; qui pour- roit vous le repréfenter , dis-je , fouve- rain de toutes les créatures ; conduii'ant au tombeau & en rappellant à Ion gré; <:oinmandant aux vents Se à la mer; étei- gnant rimpétuorué du feu; fermant la bol^ che des lions ; vainquant les royaumes par la foi, & dépofitaire de la puiflance di- vine fur la terre ? L'Eglife ne vit peut- être jamais le fpeft;<tle d'une foi plus puif- lante ; Tbifloire de fes prodiges ne finit point ; & c'eft ici le feul lieu Ton peut wfer de l'hyperbole de l'Evangélifte , &c dire que le monde entier n'en pourroit prefque contenir le récit. Il marcha, com^ me les premiers difciples , fur les ferpents fans en être blefTé ; ôta à des breuvages mortels tout ce qu'ils avoient de nuifible ; imprima à fon ombre mcme une force toute-puiffante; exhala une vertu qui opé- roit des prodiges tout à Pentour; affermit par fa foi les eaux de la mer, & fans être l'outenu , comme Pierre , de la préfence de Jefus-Chrift , il la traverfa avec plus de confiance 6c de fécurité que cet Apô- tre ? Que vous dirai-je , mes frères ? il mit fa bouche dans les nuées, félon Texpref- fion du prophète , & fit pafïer fa langue fur la terre; il ouvrit les cataraftes du ciel , & changea ou rétablit Tordre des faifons. Il fut la réfurreftlon & la vie ; fit voir les aveugles, parler les muets, ouir les fourds, marcher les boiteux; & bienheureux ceux qui ne feront pas fcandalifés en lui]

Cij

çx Pour le jour

Car, mes frères, quelle eft aujourd'hui la fauflTe délicateiTe du fiecle fur les évé- nements qui tiennent du prodige? On laif- l'e, hélas! au peuple la (implicite & la can- deur : la; religion de ceux qui fe piquent de raifon 5 eft une religion de raffinements & de doutes; & Ton fe fait un mérite d'ê- tre difficile 5 comme ii le royaume de Dieu venoit avec obfervadon. Ce n'eft pas que je veuille ici donner du crédit aux fuperf- titions, niautorifer tout ce que le zèle bon, mais peu éclairé , des fiecles paffés a laifTé gliller de faux dans Thidoire de nos faints : mais je fuis touché que fous prétexte de bon goût , on tombe dans le liberdnage d'efprit; & qu'en s'accoutum.ant à douter des faits indifférents, on doute tôt ou tard des nécelTaires. La fimplicité, Meffieurs, eft inféparable de la foi chrétienne ; il eft beau même de fe tromper quelquefois pour avoir voulu être plus religieux & plus do- cile : les plus grands hommes de la religion ont été des enfants fur les madères du falut. Et d'ailleurs, vous, mon frère, qui contre toutes les règles de la droite raifon , croyez imprudemment que Dieu vous fauvera dans une vie molle & mondaine , ce qu'il ne fauroit faire , vous refufez votre «créance à. des prodiges qui lui font très-poiïibles? ah! pourquoi êtes-vous û crédule lorfqu'il y a tout à rifquer ? & pourquoi faites- vous gloire de l'être fi peu lorfqu'il n'y a rien à perdre?

Il fai; droit ici pour mettre le dernier trait

DE St. François de Paule. ^^

à cet éloge, aprcs vous avoir montré l'obl- curité de notre Saint fuivie d'une réputa- tion éclatante, la candeur &c l'a (implicite relevée par le don de l'ciençe & d'intel- ligence, Ta pénitence & fon infirmité deve- nue toute puillante, vobs montrer aufli fon humilité récompeniéc, & invertie d'hom- mages & de g'oire. Vous l'auriez vu afîis à côté d'un grand Pape, comme autrefois Moïfe auprès du pontife Aaron , partageant avec lui les foins du facerdoce & la con- duite du peuple de Dieu : vous l'auriez vu entrer dans l'aflemblée des vieillards d'I- fraël , & comme Daniel , régler leurs ju- gements 5c prclider à leurs ordonnances^ Vous auriez vu les peuples en foule fortir des villes, le recevoir comme autrefois le fils de David, & environné d'un appareil auflî humble que celui de Jefus-Chrift en- trant dans Jéruialem : vous l'auriez vu trou- ver par -tout les mêmes acclamations &c une pompe auflî folemnelle. Les Cours des princes mcmes li peu indulgentes à la fainte folie de la croix, lui rendirent des honneurs qu'on n'y rend guère qu'à la fagefle du fiecle; & la folie inyflérieufe cle ce nou- veau David, n'empêcha pas les rois mô- mes des Phîliflins, de le retenir à leur Cour avec toutes les diftin6iions & les égards dus à fa vertu.

Car il faut le dire ici , minières du Sei- gneur, les véritables faints peuvent bien être incommodes au fiecle; mais dans le fond ils n'y font guère méprifés. La piété

C iij

54 Pour le jour

qui eft félon Jefus -Chrift , quelque part qu'elle fe trouve , a , je ne fais quoi de no- ble & de grand 5 qui fait qu'on Teftime lors même qu'on ne veut pas l'imiter. C'eft peu connoître le monde que de prétendre nous faire honneur auprès de lui de nos miferes & de nos folbleffes : tout corrompu qu'on le croit , il eft encore affez équitable pour exiger de nous des exemples de régularité, Z>L faire de la vertu même une bienféance à notre état; & le plus fur moyen d'évi- ter fon mépris, c'eft de ne fuivre p^s fes Biaximes.

Au5i lorfque Louis XI fe fentit frappé de la main de Dieu , ce ne fut point dans h Cour qu^il chercha un prophète ; les vertus de François de Paule , la puifîance que Dieu lui communiquoit pour honorer fa fainteté, écîatoient dans tout l'univers* C'eft lui que le Prince demande , il le fait venir des extrémités de l'Italie; & ce fut alors que notre Saint paroiffant à la Cour trompa l'attente du Souverain, & lui dit hardiment comme un autre Elie : Prince vous mourrez, & vous ne fortirez plus du lit vous* êtes monté, que pour defcen- dre dans le tombeau.

Quel coup de foudre pour un Prince qui aimoit la vie! il recrut en tremblant cet ar- rêt foudroyant. Hélas I qu'il eft rare que les inquiétudes & les foupirs des mourants ne foient plutôt les agitations d^une ame qui fe défend contre la mort, que des regrets Cnceres fur la vie palléel Si Ton levé alors

DE St. François de Paule.

les yeux au ciel, hélas! ce n*eft que pour détourner le glaive fatal qui va trancher nos jours; & toutes ces marques de re- pentir qu'on donne dans ce dernier mo- ment , & qui confolent tant les amis &C les proches , font d'ordinaire les derniers trairs de notre arr<3t & la mefure funefte de nos crimes.

C'eft à ce voyage que le royaume doit rétablilTenient d'un Ordre, dont l'Eglife a depuis été i\ honorée & le public édifié. La candeur & l'aullérité du Saint & de (es compagnons toucha les peuples : nos vil- les à l'envi s'emprelîérent d'enfermer dans leurs murs ces anges de la terre : de toutes parts s'élevèrent de nouveaux édifices def- tinés à leur fervir d'afylc : les richeffes de l'Egypte furent employées avec profufioa à conftruire ces tabernacles d'Ifraël , &i la France ne pouvant difputer à l'Italie la naif- fance de ce falnt inftitut, lui en difputa du moins l'amour , & le zèle de fon accroif- fement.

Nous avons, ]e le fais , fuccédé là-def- fus au goût de nos pères ; Franc^ois de Paulc & fes enfants font encore chers à nos peu- ples; & c'eft comme la dévotion do- minante des Franqois. Mais d*où vient , mes frères, qu'avec toute notre confiance envers ce Saint , nous fommes toujours fi éloignés de le devenir nous-mêmes? Ah! c'eft qu'outre que nous bornons nos hom- mages à un culte extérieur & à certaines pratiques de piété qui ne gênent ea rteii

C iv

Pour le jour

nos paffions ; nous n^avons recours à lui comme ce Roi mourant que lorfqu'il s'agit d'obtenir des faveurs temporelles , la dé- livrance d'un péril qui nous alarme , d'une infirmité qui nous accable , d'un chagria qui nous mina & nous delTeche ; & luF les befoins de Tame nous ibmmes muets. On ne s'avife guère de demander la dé- livrance d'une paffion qui nous tyrannife , d'une inimitié qui nous ronge , d'un en- durciffement qui nous calme fur tout, de mille périls l'on échoue , d'un naturel fragile & glilTant qui nous rend le falut difficile.

Ce n'eil: donc pas, ô mon Dieu, le cré- dit de vos iâints qui diminue, comme nous le reprochent vos ennemis; c'eil l'incrédu- lité des fidèles qui augmente. Vous êtes tou- jours le Père des milericordes, & toujours prêt à exaucer nos vœux, lorfqu'ils vous font préfentés par les citoyens de la Jéru- falem célefte ; mais il faut que ces vœux foient dignes de vous , & allez purs pour monter en odeur de fuavité jufqu'aux pieds de votre trône. Et cependant, Seigneur, quelles ont été jufqu'ici mes prières & mes fupplications ! J'ai invoqué vos faints dans mon affliftion , il eft vrai ; mais je n'ai at- tendu d'eux que dts confolations toutes terreftres , le fuccès d'une affaire , la ré- gularité d'une faifon, la vie d'une perfonne chère , la bienveillance d'un grand , l'é- lévation d'une famille : du moment que votre main m'a frappé , j'ai couru à leur$

DE St. François de Paule. 57

autels, pour obtenir la fin ou radouclffe- ment de mes peines; & c'a toujours été le motif de mes dons &: de mes offran- des. Souvent mcme, je ne rougis pas de vous l'avouer, 6 mon Dieu, Ibuvent j^ai voulu les faire (ervir à mes iniquités, les intérefler dans mes foiblefTes ; les rendre protedeurs d'un defir qui vous déplaît , d'une efpérance qui vous déshonore, d'un attachement qui vous bleflTe : & au-lieu d'en faire des intercefleurs de mon pardon, j'en ai fait des confidents de mes fautes. Les faints, mes frères , rejettent ces hommages criminels; & la meilleure manière de les hc^norer , c'eft de fuivre les traces qu'ils nous ont frayées dans les voles de la juf- tice , qui nous conduiront comme eux à la bienheureufe immortalité. Ainfî foit-il.

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^^ Pour le jour

SERMON

POUR. LE JOUR

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SAINT BENOÎT.

Fide Noe, refpo^1^o accepte de m qiiîe adhuc non videbaïuur, metuens aptavit arcam in falutem domûs fiice, per quam damnavit mundum,

Cefî par la foi que Noé ayant été divinement averti de ce qui devait arriver , & appréhen* dant ce qu'il ne voyoitpas encore^ il bâtit r ar- che pour mettre le falut des fiens à couvert : & cefl par-là quil condamna le monde. Hebr»

ES que la voix du ciel eut ap- pris à Noé Parrêt que le Seigneur

I fe prëparoit de prononcer con- tre les hommes , quoique le temps de !a vengeance fût encore éloi- gné 5 ce faim Patriarche le compta , pour ainfi dire, arrivé; & le même jour il connut que tout alloit bientôt finir, fut

DE SAINT Benoît. ^9

pour lui comme la fin de toute créature. Dès ce moment tout lui parut erreur & vanité parmi les hommes; toujours occupé de ce jour de colère , qui devoit exter- miner toute chair, les plaifirs & les dillo- lutions auxquels les hommes le livroient alors avec tant d'excès, lui parurent com- me les ris de ces fanatiques , qui ignorent le danger prochain dont ils Ibnt menacés, & qui ne font dignes que de notre com- pafllon &c de nos larmes. Dès-lors fans s'arrêtera l'exemple de la multitude, il ne penfa plus qu'à prendre des mefures , de peur d'être enveloppé dans la malédiftion commune ; & peu content de travailler à l^ fureté , il éleva un afyle , le fa- lut des fiens pût encore être à couvert. Par-là, dit faint Paul, il vit les chofes à venir conime fi elles étoient préfentes : il devint l'héritier de la foi & de la juftice des Patriarches , qui l'avoient précédé ; & il condamna le monde , auquel l'exemple de fes fages précautions fut inutile : Me- Usir. 11. tucns , aptavit arcam in faluum domûs 7. fu(Z^ pcr qiLam damnavit mundnm.

C'eft fous cette image que je me fuis propofé de vous repréfenter aujourd'hui le faint Patriarche dont nous honorons la mé- moire; & ce qui m'a déterminé à la choi- fir, c'eft qu'elle nfi'a paru encore plus heu- reufe pour notre inftruftion que pour fou éloge : car ce n'efl: pas un récit embelli & exact des aftions de faint Benoît, que vous devez attendre en ce jour , mais feu-

C Yj

6o Pour LE JOUR

lement une infirufiion fîmple & chrétien* ne , fur les principales circonftances de fa vie.

A peine la voix du ciel eut fait entendre à cet homme plein de foi, l'arrêt de ma- lédiction que Jefus-Chrift prononcera un jour contre le monde ^ qu'il le regarda com- me déjà condamné ; &. ce qui devoit pé- rir, il l'envifagea comme s'il n'étoit plus. Dès-lors il vit la fin de toutes chofes ; les terreurs de l'éternité le troublèrent. Il mé- prifa ce qu'il ne pouvoit toujours pofféder : les fauffes joies, les defirs infenfés, les vai- nes efpérances des hommes ne lui fem- blerent plus que les fonges agréables d'un criminel qui dort dans fa prilbn la veille de fon fupplice , & qui à fon réveil doit entendre prononcer la trifîe fentence. Tout lui parut erreur, folie & danger dans le monde* Il penfa donc à fauver fon ame de l'anathcme général ; & touché enfuite du falut de les frères , il éleva le pre- mier cet afyle fi fameux depuis dans tous les fiecles, il pût les mettre à couvert de la colère à venir; & les fauver de ce déluge d'iniquité qui dcvoit faire périr toute chair : Mctums , aptavlt arcam in faluum domus fucz.

Ainfî Benoît recueillit feul la fuccefîîon de la foi, de l'efprit, de la juflice des Antoi- nes, des Hilarions , & de tous les hommes de Dieu qui avoient peuplé les déferts de l'orient. Ainfî il condamna le monde que {ts grands exemp-îes ne purent corriger» Car

DE SAINT Benoît. 6i

la foi lui fit voir les chofes à venir com- iTie 11 elles étoicnt préfentes , & les pré- fentes comme fi elles n'éiolent plus : Fidc^ rcfponjo accepta de lis quœ non vidcban-- tur ; eiFrayé des malheurs qui menaçoient le monde, la foi le détermina à préparer un al'yle fon falut ik celui des fiens fût à couvert : Mautns , aptavit arcam in falutcm domus fux : &c dans ces deux clr- conftances principales de fa vie, Benoît condamna le monde ; Pcr quam damnavït mundum : je veux dire les faux jugements & la fécurité du monde , par les lumières qui lui en découvrirent le néant & le dan- ger; le découragement &c les irréfolutions du monde fur le falut , par la gloire & le fuccès, qui accompagna la promptitude de fon entreprife.

L

A fource déplorable de nos défocdres i. eft prefque toujours dans nos erreurs ; g^ Partie. nous ne faifons point de chute, quel- que faux jugement ne nous ait conduit. Auiîî la grande différence que met TApô- tre entre le jufte & le pécheur , eft que le jufte eft un enfant de lumière , qui juge de tout par des vues hautes & fubli'mes; & qui à la faveur de cette clarté fupé- rieure qui le guide, démêle par -tout le vrai du faux , perce les dehors trompeurs répandus fur tous les objets qui nous en- vironnent, & ne voit en eux que ce qui s'y trouve en effet ; au-lieu que le pé-

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cheur eft un enfant de ténèbres , qu-î ne juge que par des vues fauflTes & confufes^ qui ne voit de tout ce qui eft autour de lui que la furface & Tëcorce; & qui loin de porter la lumière fur les ténèbres qui l'en- vironnent, répand fes propres ténèbres fur un refte de clarté que lui offrent encore les créatures, & les événements au mi- lieu defquels il vit.

Or, mes frères, on peut marquer trois erreurs principales, d'où naiffent cette foule de fauffes maximes répandues dans le mon- de , & qui dérobent prefque à tous les hom- mes les voies de la juftlce & de la vérité. La première eft une erreur d'efpérance^ qui formée par la vivacité du premier âge &par le défaut d'expérience inséparable de notre entrée dans le monde , ouvre à l'ima- gination , fi capable alors de féduftion y mille kieurs éloignées de fortune > de gloi- re, de plaifir; & l'attache à ce monde ré- prouvé , plus par les charmes qu'elle lui promet , que par ceux qu'on y trouve dans ïa fuite. La féconde eft une erreur de fur- prife , qui ne trouvant pas le cœur en- core inftruit fur le vuide , & l'inftabilité des chofes humaines , fur les caprices du monde & l'amertume des plaifirs, laifiTe aux premières impreffions que fait fur nous le fpeftacle du monde , le loifir de nous toucher , de nous amollir , de nous en- traîner ; & profite d'une circonfi:ance tout ce qui bleffe l'ame , ne s'efface plus ^ pour y faire entrer le venin plus avant ,

DE SAINT Benoît. 6j

Cela corrompre fans redburce. Enfin, la dernière eft une erreur de fécurlté , qui nous reprëfente les abus du monde , com- me des uCages ; fes précipices couine des voies droites & iTiies, les précautions de la toi comme les t'oibleflTes ou les excès d'une pieté mal entendue ; &c nous fait marcher (ans rien craindre dans des (cn^ tiers, tous les pas l'ont prefque des chii- t-es. Or, les lumieres.de la foi découvri- rent à Benoît trois vérités principales, qui difîiperent d'abord Tillufion de ces trois er- reurs, & qui encore aujourd'hui condam- nent le monde , ou qui les ignore , ou qui les méprife.

Il comprit, premièrement, que tout ce qui paffe , & ne doit pas toujours demeu- rer , n'eft pas digne du chrétien pour 1 éternité. Il fentit en fécond lieu , que tout ce que les créatures peuvent ménager de plaifirs au cœur de l'homme , n'eft qu'un peu d'eau jettée dans la fournaife, qui l'al- lume loin de l'éteindre; que ce n'eft qu'un amas de remords & de vers dévorants qui rongent le cœur loin de le raftaftier; &C que tout ce qui n'eft pas Dieu, peut le fur- prendre , mais ne fauroit le fatisfaire. Enfin il découvrit que le monde étoit le lieu des tentations &c des naufrages, & que la piété ne pou voit y rencontrer, ou que des piè- ges dreffés par-tout pour la féduire , ou que des fcandales établis pour Taffli^er ^ ou que des obftacles propres à la décoiv- lager & à l'abattre»

64 Pour le jour

Envoyé à Rome en un âge encore ten^ dre , pour y cultiver refpérance de (es premières années , par tous les fecours que pouvoit fournir à l'éducation un féjour célèbre , il fiiivit la route ordinaire à ceux de fa naiffance &: de fon rang; il répon- dit aux deffeins de (qs proches , qui par les vues inféparables de la chair & du fang, rapportoient les foins de fon éducation , non à le former pour le ciel, mais à l'éle- ver dans le fiecle. if fe fit inftruire comme Moïfe, dans la fageffe & dans la fcience des Egyptiens ; il cultiva quelque temps par les fecours humains les grands talents qui parurent depuis en lui. Les études qui fraient le chemin aux honneurs & à la fortune , furent les premières occtapations de fa jeunefle : mais la grâce s'étoit réfer- vée le droit de le fanftifier , & de fe fer- vir de toute cette vaine fcience d'Egypte, pour en former comme autrefois dans Àloï- fe, le légillateur d'un peuple faint , & le chef qui devoit conduire au défert une nou- velle armée d'Ifraélites pour s'y offrir eux- mêmes en facrifice au Seigneur. . C'eft à l'entrée de cette carrière , dit faint Auguftin /que fe forment dans l'amê peu inftruite encore fur les caprices de la fortune , fur l'inftabilité & l'injuftice du monde; que s'y forment, dls-je, des vues d'élévation , des efpérances flatteufes, d'a- gréables fonges. C'eft dans ce premier âge qu'on fe donne , pour ainfi dire , à foi- niéme tout ce qu'on ofe fouhaiteri qu'on

DE SA TNT Benoît. 6^

croit déjà voir à Tes pieds , comme le jeune Jofeph, les afties mêmes du firmament qui nous adorent , & que Timaglnation , pas encore détrompée par l'expérience , raf- iemble tout ce qui fe trouve partagé dans les autres de grâces, de talents, de bon- heur , pour s'en former à foi-mcme une deftinée à fon gré , & un avenir chimé- rique.

Mais la foi , dit faint Grégoire dans la vie de notre Saint, la foi qui mûrit de bonne heure la raifon , Se donne au pre- mier âge toute la fagefTe & toute la ma- turité des longues années, montra d'abord à Benoît ce que Texpérience feule apprend tard aux âmes que le monde a féduites, A l'entrée prefque de la vie , Benoit vit le monde tel que le pécheur, trop tard détrompé , le voit enfin en mourant; c^eft- à-dire, comme un fonge, qui après avoir quelque temps réjoui notre imagination , fe diffipe enfin tout d'un coup, & ne nous laide rien de plus réel que le regret inu- tile d'avoir pu le prendre fi long-temps pour quelque chofe de vrai & de folide. Il re- tira le pied, ajoure faint Grégoire, qu'il avoit comme avancé dans les voies pérjl- leufes du fiecle : il interrompît des études que l'ufage commence , & que l'ambition foutient & achevé : il renonça à de vaines connoififances, qui ne dévoient pas le con- duire à la feule vérité qui nous délivre : il regarda tous les moyens de parvenir com- iTic des fentiers femés de précipices, ou

66 Pour le jour

les plus heureux font ceux , qui par des dangers infinis , arrivent à un danger en- core plus grand ; & s'éloigna du monde à un âge , il eft encore plus feduiiant par les charmes qu'il promet, qu'il ne l'eft enfuite par les faveurs réelles qu'il ac-» corde.

Oui , mes frères , telle eft l'illufion la plus univerfelle , dont le démon s'eft fervi dans tous les temps pour féduire les hom- mes. Nul prefque de tous ceux qui m'é- coutent ici, & que le monde féduit & en- traîne , n'eft consent de fa deftinée; & û l'efpoir d'une condition plus heureufe n'a- douciffoit^ les peines de notre état préfent, & ne iioit encore nos cœurs au monde, il ne faudroit , pour nous en détromper , que les dégoûts & les amertumes vives que nous y trouvons. Mais nous fommes cha- cun en fecret ingénieux à noiis féduire fur Tamertume de notre condition préfente. Loin de conclure que le monde ne fauroit faire des heureux , & qu'il faut chercher ailleurs le bonheur nous afpirons , & que le monde ne fauroit nous donner , nous nous y promettons toujours ce qui cous manque & ce que nous fouhaitons : nous charmons nos ennuis préfents par Tef- poir d'un avenir chimérique ; & par une illufion perpétuelle & déplorable , nous rendons toujours inutiles les dégoûts que Dieu répand fur nos paffions in'juftes, pour nous rappeller à hii par des efpérances que l'événement dément toujours , mais

DE SAINT Benoît. 67

nous prenons de notre méprite nicme l'oc- ca(îon de tomber dans de nouvelles.

Voilà rétat de prefque toutes les âmes que le monde & les paflTions entraînent^ Le Seigneur prévoyant que les biens in- vifibles n'exciteroient que foiblement notre foi 5 & que les imprefllons des fens plus vives & plus préienies , nous entraîne- roient toujours de leur côté , avoit ré- pandu fur tous les objets fenfibles, des dé- goûts & des nmertumes , capables de re- froidir le penchant violent qui nous y por- te , & de nous rappeller aux biens éter- nels. C'eft par-là qu'il avoit voulu foute- nir la foibleflTe de notre foi ^ & nous faire trouver le remède dans le mal même : aufïî par une fuite de cette fageffe miféricor- dieufe , il a difpenfé avec un ordre ad- mirable & fi divin nos deftinées, que quel- que heureufe qu'en paroiffe la condition ,. il manque toujours quelque chofe à notre bonheur. Mais loin de chercher dans les prcmefTes de la foi cette félicité qui nous manque, nous la cherchons dans les pro- meffes du monde même. Nous rempla- çons par l'erreur de notre imagination ce qui manque à nos delirs : nous ne jouif- fons jamais; nous efpérons toujours. C'eft- à-dire, ce n'eft pas le monde préfent que nous aimons; nous n'y fommes pas affez heureux; c'eft ce monde chimérique que nous nous formons à nous-mêmes : ce n'eft pas un bonheur réel qui nous éloigire de JDieu; (car il n'y en a point hors de lui;)

6^ Pour LE JOUR

c'eft une vaine image , après laquelle nous courons, fans jamais pouvoir y atteindre ; c'eft un preftige qui nous joue; qui ne fe montre jamais que de loin ; &' qui s'éva- nouit, & s'éloigne encore lonque nous croyons y toucher & le faifir. O mon Dieu! & c'eft à ces fonges, que nous fa- cnnons notre bonheur éternel! Le monde tout leul eft trop trifte & trop dégoû- tant pour nous plaire &: pour nous féduî- re; il Faut que nous nous en mêlions nous- mêmes, & que nous aidions par nos er- reurs rimpuiffance de (es attraits. Ainfi ce monde miférable & réprouvé que nous ai- mons, n'exifte nulle part : c'eft une chi- mère qui n'eft qu'en nous- mêmes; c'efl: une divinité imaginaire, qui eft l'ouvrage de notre cœur tout feul; ce font nos de- fîrs & nos eipérances, qui font nos dieux auxquels nous facrifions tout , & qui for- ment nos leuls pîaifirs & nos paflîons les plus violentes. Première illufîon, dont la foi détrompa Benoît : l'âge des efpéran-: ces & des erreurs , fut pour lui l'âge des àes facrifices & de la vérité.

Mais non-feulement la foi l'éclaira fur cett« erreur d'efpérance, dangereufe quand on commence à entrer dans le monde ; elle le préferva encore de cette erreur de fur- prife que la nouveauté des pîaifirs, le dé- faut de réflexions, & le torrent des exem- ples & des ufages rendent comme inévitable à ce premier âge. Car, mes frères, qu'il eft difficile d'offrir d'abord aux illufions du

DE SAINT Benoît. 69

monde pas encore approfondies, un efprlt en garde, pour ainli dire, & une ame qui le défie de fes embûches! Cefl: alors que Ton ouvre indiicrctement le cœur à tout ce qui s'offre pour le toucher & pour le corrompre ; que la raifon reçoit fans at- tention toutes les faulTes maximes répan- dues dans le monde ; que tout ce qui plaît , paroît avoir droit de plaire; que tout ce que l'exemple commun autorife , iemble jufte; que les éloges qu'on donne à nos ta- lents , nous periuadent que nous n'en de- vons ufer que pour nous-mêmes; & qu'on ne fe défie, ni de l'artifice des hommes, ni de l'amertume des plaifirs, ni des trif- tes fuites des paffions. Ces grandes leçons font d'ordinaire le fruit des réflexions & de l'âge; & les plus heureux font ceux à qui il a été nécedaire qu'ils fuffent féduits pour fe détromper plus folidement & fans retour de leurs erreurs pafTées.

Mais Benoit, dit faim Grégoire, parut inftruit fur le vuide & l'amertume des plai- firs, fans qu'il eût coûté à fon innocence 4)our s'en inftruire. Sa retraite ne fut pas îe fruit de ces dégoûts inévitables, que la longueur des paflions traîne toujours après elles : il ne fortit point du monde comme un homme qui fait naufrage, fort du mi- lieu des flots à peine à demi-eiTuyé , &C bien réfolu de ne plus fe fier à leur inconf- tance. La première impreflion que le monde fit fur ion cœur , fut le defir de l'abandon- ner; Se il chercha la foliiude , comme Ta-

70 Pour le jour

fyle de ton innocence , & non comme un lieu propre à pleurer les crimes.

Ce n'eft pas qu'une retraite de pénitence ne Toit glorieufe à la grâce de Jefus-Chrift : il eft beau de s'arracher enfin au monde, au- quel on tenoit depuis long- temps par mille liens injuftes; de rendre enfin à Dieu un cœur que les payons infenfées lui avoient ravi; & en le portant enfin aux pieds de l'autel, dans le fecret d'un faint afyle , s'ap- pliquer à le purifier par les larmes, par la componction & par les faints exercices (le la vie religieufe. Mais c'eft toujours un cœur flétri , pour ainii dire , qu'on porte dans le lanftuaire : c'eft une offrande com- me encore Touillée qu'on va mettre fur l'au- tel : c'eft un facrifice , pour ainfi dire , lu- gubre, qu'on va faire au Seigneur, la victime n'eft parée que de deuil & de trif- teïiG. Il femble que les âmes qui n'ont ja- mais appartenu au monde & au démon , font bien plus propres à être confacrées à Jefus-Chrift, parmi les vierges faintes qui le fervent; &: à devenk fa portion &c fon héritage : il femble qu'il habite en elles avec ^ plus de plaifir ; qu'il y règne plus en fouve- rain; & qu'il les voit avec plus de complai- fance autour de fon autel , parer le feftin de l'Epoux de leur robe de candeur & d'in- nocence,

Aufli ce n'eft pas une maxime fi fûre; quoique très- ordinaire à des parents même pieux & chrétiens , de fe perfuader qu'il eft: boii que leurs enfants aient connu le mon-

DE SAINT Benoît. 71

de, avant de le confacrer à Jefus-Chiift dans une retraite religieiile. Outre qu'il eft rare de vouloir le connoître ce monde, fans qu'il en coûte de l'avoir connu ; & que cette expérience eft toujours trop cher achetée : quand même on en fortiroit ians y avoir recju des plaies mortelles ; quand mcme, comme il n'arrive que trop fou- vent , la grâce de la vocation n'échoueroit pas contre des épreuves qui ne font point dans Tordre de Dieu , & qui font plus ca- pables de la corrompre & de Téteindre, que de l'éprouver; quand cela feroit, il en refte toujours je ne fais quelles impreffions fu- neftes, qui viennent troubler le repos & la douceur de la retraite. Ces vaines images, pas encore effacées , Te repréfentent Tans cefte à l'ame retirée , la rappellent à des objets qu'elle ne pourroit jamais aflez ou- blier ; font nourries même & comme ré- veillées par le calme de la folitude , rien ne s'offre pour en foire diverfîon , & deviennent , ou l'écueil , ou le trouble , ou la tentation continuelle de fa retraite, H faut qu'elle fe défende & contre les dé- goûts préfentsdefon état, & contre le fou- venir de fes plaifirs paflés; qu'elle furmonte & les répugnances d'un cœur que le joug de Jefus-Chrift révolte, & les égarements d'une imagination , qui s'emporte & s'é- chauffe d'autant plus qu'on veut la g{?ner & la contraindre : de forte que le même monde fouvent, au milieu duquel on avoit vécu fans l'ain^r , quand une fois on a mis

^^ P O U R L E y O U R

fes dépouilles aux pieds de l'autel , & qu'on ne le voit plus que de loin, paroît dans ce point de vue plus aimable qu'aupara- vant ; touche plus par les vaines images qu'il a laifiees , qu'il ne touchoit par les plaifirs qu'il nous offroit autrefois; & par une bizarrerie du cœur humain, le monde trouve dans Pheureufe néceffité qu'on s'eft împorëe de le haïr, un nouvel attrait pour nous plaire.

Mais , mes frères , Benoît n'attend pas que Teffai mille fois fait des plaifirs injuf- tes, le détrompe enfin, & le convainque que ce n'eft point ce qui peut rendre l'homme heureux : il n'attend pas que les cris d'un cœur toujours inquiet au milieu de la jouiflance des objets criminels, le rap- pellent enfin à cet objet éternel, *qui feul peut calmer nos defirs , parce que feul il peut remplir tous nos befoins : il prend Dieu ieul pour fa confolation & pour fon par- tage , avant que d'avoir éprouvé que le monde ne fauroit l'être. Et nous,détrom- 1 pés depuis tant d'années par notre propre expérience ; nous , inftruits par nos propres dégoûts; lafies du monde par les mômes endroits , qui autrefois avoient pu nous le rendre aimable; nous, qui comme le re- prochoit autrefois Tertullien aux païens^ portons encore une ame chrétienne au mi- lieu de toutes les partions qui la fouillent; & qui dans le temps même que nous of- frons de l'encens , & que nous proftituons nos hommages à la volupté , à l'ambition,

à

DE SAINT Benoît. 7?

i la gloire & à tant d'autres divinités in- uftes, reconnoiilonsau fond de notre cœur qu'il y a un Dieu lupi cme & éternel , qui mérite tout Teul^ notre ?mour S^ notre culte ; lui adreirons niéine en fecret des lou- pirs & des regrets que la trifteffe du crime nous arrache ; i'entons vivement que le mon- de, auquel nous facrifions notre falut éter- nel, n'eft rien; c'eft-à-dire, qu'il n'eft au tond que l'ouvrage de nos partions & de nos erreurs : nous , qui éprouvons tous les jours combien il eft trifte d'être livré à foi- mcme, & de porter le poids & les inquié- tudes d'un cœur criminel : nous, qui après avoir efTayé ii long-temps de tout ce qui peutfiatter notre cœur, n'avons réuffi qu'à augmenter fa noirceur & fa trifteffe : nous, fans confolation du côté de Dieu , que nous ne fervonspas; fans douceur du côté des 4)laifirs , qui ne nous touchent plus; fans re- pos du côté du cœur , qui eft devenu le théâtre de nos remords & de nos inquié- tudes; nous, mes frères, nous ne pouvons <ependant nous déprendre de nous-mêmes. Nous n'ofons rompre les liens qui nous «iccablent & que nous portons à regret : nous balançons de rejetter loin de nous un breuvage , dont nous ne buvons plus qu'une lie amere : nous flottons, dit faint Àuguf- tln , entre le dégoût du monde & le dé- goût de Dieu, entre la lafîîtude des paf- îîons & le peu d'amour pour la juftice ; en- tre l'ennui des plaifirs & de la vertu : Faf s, Auiuji, iidio Jufl'uiœ , hr farina iniquitaùs. Nous Panez* D

74 Pour le jour

nous défendons , & contre les amertumes que le monde nous fait fcntir à chaque inf- tant , & contre les attraits que la grâce nous montre de. loin. Eh I juiques à quand fuivrons-nous donc malgré nous-mêmes des voies fi femées d'épines, fi pleines d'en- nui , de travail &C de trifteffe ? pourquoi s'obftiner julqu'à la fin à nous attacher à Pombre qui nous fuit, à l'erreur qui nous accsble de fon vuide & de fon néant , & fuir la vérité 5 qui nous rappelle, & qui feule peut nous rendre la tranquillité que nous avons perdue? O mon Dieu! quel efi: donc Tincompréhenfible enchantement de Ihomme , de vouloir périr malgré fes defirs 5 fes remords &: ks lumières ! & êtes- vous.donc un maître fi cruel & fi dur à ceux qui vous fervent , qu'il faille préfé- rer les amertumes mêmes du crime aux plus douces confolations de la grâce ?

Enfin , la dernière erreur que les lumiè- res de la foi découvrirent à Benoît , fut une erreur de fécurité. Il efl: aflfez ordinaire en effet aux perfonnes qu'un heureux tem- pérament & les préventions de la grâce ont préfervées de la corruption au mi- l/eu du monde , & qui n'ont jamais fait de grandes chûtes , de compter pour rien les dangers prefque tous les autres périf- fent ; d'écouter tout ce qu'on dit contre la contagion du monde , de (es ufages y de fes plaifirs, de fes maximes, plutôt com- me un langage de piété , que comme des avis néceflaires pour la conferver; de ne

DE SAINT Benoît. 7c voir point de mal, elles fe perfuadcnt qu'il ne s'en eft jamais trouvé pour elles. Une certaine innocence extérieure, accom- pagnée prefque toujours d'un cœur plein d'amourpropre , d'attachements mondains, de defirs terreftres, de pareiTe , d'indiffé- rence pour les chofes du ciel ; cette in- nocence , dis-je , qui fouvent n'eft le fruit que d'un naturel tranquille ik parefl'eux, nous raffure; nous rend les maximes de la piété fur la tuite du monde & de Tes périls, lades & inintelligibles ; nous fait regarder la retraite & les circonfpedions rigoureuies des âmes fidelles comme des voies outrées & fîngulieres; & nous établit dans un état de fécurité , les difTipations du monde ne touchant point à cette probité toute hu- maine, qui contente notre amour-propre, corrompent pourtant notre cœur , &: y font des plaies d'autant plus incurables, que n'étant pas fenlîbles, elles nous intérelTent moins à leur chercher des remèdes.

Or, voilà recueil que la retraite de Be- roît nous apprend à éviter. L'innocence confervée dans le monde ne le lui ren- dit pas moins redoutable : il fe défia d'un ennemi qui paroiffoit l'épargner , & qui compte nous avoir vaincus, des qu'il a pu nous perfuader qu'il n'étoit plus à craindre.

I! fe retira donc de Rome : ce lieu , dit fainr Grégoire, dont les merveilles & la magnificence attirent de toutes parts les étrangers, ne lui parut plus qu'une vallée de larmes : cette ville fi fuperbe , le théâ-

76 Pour le jour

tre des grandeurs & des efpérancçs humai- nes, ne fut plus pour lui qu'une Icene pué- rile, où les rôles les plus brillants ne Ibnt que des perfonnages d'un infiant : ce ie- jour fameux par fes délices, ne lui of- frit plus que des ferpents cachés fous des fleurs , fur iefquelles malgré lattention la plus rigoureufe , on ne pouvoit marcher long-temps fans recevoir quelque piquure mortelle. La nouveauté de fon delfein en un liecle ces exem.ples étoient encore rares en occident, n'arrêta pas un moment l'impreffion de Tefprit qui le conduifoit au défert. Car qu'importe à une ame à qui Dieu lui-même montre une voie, que les homm*es la trouvent finguliere ? & que fert d'avoir des exemples , quand on a la grâce elle-même pour guide ?

L'efprit de Dieu conduit donc Benoît au défert, La retraite mêmie qu'il avoit d'abord choifie aux environs de Rome , ne le ca- chant pas affez à fon gré au monde , il en cherche une plus auftere : il craint de retrouver dans le concours des perfonnes que le bruit de fa piété attiroit déjà de tou- tes parts à fon défert , les mêmes écueils qu'il avoit voulu fuir en fortant du monde. Il regarda ces applaudiffements nailTants comme un monde encore plus dangereux que celui auquel il avoit renoncé : il trem- bla que les dons de Dieu ne s afFoiblilIent en lui par des complaifances humaines ; & ne voulant fuir le monde que pour en être inconnu, & non pour en être recherché.

t) E SAINT Benoît. 77

il craignit mcme l'utilité qui poiivoit reve- nir aux hommes de les exemples. En vain quelques-uns de fes dilciples inllruits de Ion deilein, s'efforcent de l'en diflfuader, ou fe diJ'pofent du moins à le fuivre dans fa nouvelle Iblitude. Il ie dérobe à ce nou- veau peuple, qu'il avoit attiré au défert : il fe retire Teul comme Moïfe fur la mon- tagne pour y mourir au monde & à lui- mcme, & pour y cacher fon tombeau au refte des hommes; & dans le fond d'un antre , caché aux yeux de l'univers , & connu de Dieu feul , il goûte à loifir ces conlblations ineffables , que la grâce ne man- que jamais de verfer abondamment dans une ame qui s'eft dépouillée de tout , Sc d'elle-même , pour être toute entière à Je- fus-Chrift.

Ce n'eft pas, mes frères , que les cloî- tres & les déferts foient la vocation géné- rale de tous les hommes; Jefus-Chrift qui ordonne à ce jeune hom.me de l'Evangile de renoncer à tout , & de le fuivre, or- donne à un autre de retourner dans la inaifon de fon père , & d'annoncer les mer- veilles que le Seigneur avoit opérées en lui. Mais je dis que vous , mon cher aU' diteur , pour qui tous les périls font pref- que des chûtes ; vous , qui malgré mille bons defirs , éprouvez toujours dans les mêmes occafions les mêmes foiblefTes i vous, qu'un fonds de complaifance rend f\ peu ferme contre les perfuafions ôc les exemples; vous enfin, qui ne fauriez vous

D iij

yS Pour le j.ovr

promettre d'être fideîe , tandis que vous i'erez expofé : je dis que Dieu a gravé dans la foiblefTe même de vos penchants , l'ar- rêt qui vous fépare du monde; que l'exem- ple des âmes fîdelles qui confervent au mi- lieu du monde l'innocence & la piété , ne doit pas vous raffurer, ni vous fervir de modèle; que vos plus faintes réfolutions y échoueront toujours; que tous vos fenti- ments de piété ny feront jamais à l'épreuve de la première occafion ; que votre vie ne fera plus qu'une révolution éternelle de chûtes & de repentir; & que le feul avan- tage que vous aurez fur les âmes endur- cies ^ ce fera de périr avec un peu plus de remords qu'elles.

Ce n'eft pas , comme je Tai déjà dit , que le monde ne puiÏÏe être un défert pour une ame chrétienne. Judith au mi- lieu de Béthulie, vivoit dans le fecret de fa maifon ; & ni le rang qu'elle tenoit parmi Ton peuple , ni fa jeunefTe , ni fa beauté , ni fcs grands biens , ne purent jamais lui perfuader que les plaifirs ôc les ufages d'un monde corrompu puflent de- venir une loi ou une bienféance même pour une fille d'Abraham. Mais pour fui- vre fon exemple , il faut avoir la force & la fermeté de fa vertu, il faut que les exemples même de dérèglement, qui s'of- frent fans ceffe à nous, raniment notre foi , * & deviennent pour nous un nouveau mo- tif de perfévérer dans la piété : il faut que les penchants qui nous portent au plaifir ,

DE SAINT Benoît. 79

foicnt moins violents que les foihles clelîrs qui nous inclinent à la juftice : il faut que Icpreuve mille fois faite de notre fidélité au milieu des périls, nous ferve de garant contre ceux que nous avons à craindre : il faut que nos réfoîutions aient toujours été viâorieufes des occafîons , & que les nouvelles féduéf ions que le monde n'a cefî'é de nous offrir, foient devenues pour nous de nouveaux fujets de mérite. Si vous vous reconnoiflTez à ces traits, les périls du mon- de, les flammes au milieu defquelles vous vous trouvez, ne rous nuiront pas, comme aux trois enfants dans la fournaife ; & le monde a pour vous toute la fureté & tous les avantages de la plus auftere folitude. Ce n'eft pas la fnuation , ce font nos pen- chants qui décident de nos périls; & les cXcmpiè^ de ceux qiii fe lauvent dans le monde, ne concluent pour nous, qu'au- tant que nous pouvons nous répondre des précautions qui leur ont affuré le falut.

Voilà les trois erreurs fur lefquelles la foi de Benoît nous défabufe & nous con- damne. Pourfuivons , & montrons que fi les lumières de fa foi confondent nos er- reurs ; les démarches éclatantes & le fuc- cès dont Dieu récompenfa fa foi, ne con- damnent pas moins notre découragement & nos vaines excufes.

L

ORSQUE Dieu, dans la parabole du u. père d^ famille^ convie les pécheurs à ve- I'artie.

D iv

b*b Pour le jour

nlr goûter les fmntes confolations qu'il pré- pare ici-bas même à ceux qui le fervent , figurées fous l'image d'un grand feftin , ils oppofent tous quelque excufe à la voix du Ciel qui les appelle ; & au-lieu ,. dit faint Grégoire , qu'ils auroient preffer & fol- liciter eux-mcmes pour obtenir ce don inef- timable , ils font ingénieux à trouver des prétextes pour le refufer, quand la bonté du Père de famille le leur offre.

Le premier s'en défend fur ce qu'il vient X«rr.4. iî;. d'époufer une femme : l/xorem duxi ; & '^^' cette excufe , difent les faints^ eft une ex* cufe de molleffe. L'autre fur ce qu'il veut éprouver des bœufs qu'il vient d'acheter: Juga boum ani ; & c'eft ici une excufe de fauffe prudence, qui n'a jamais pris af- fez de mefures , & qui à force de tout éprouver avant d'eritreprendre \ n'entre- prend jam.ais rien : Eo probarc ïlla. Enfin le dernier prend cour prétexte une mai- fon des champs qu'il vient d'acquérir? Vil- lam cnii ; !k cette excufe , dit faint Gré- goire, eft une excufe d'attachement & d'in- térêt terreftre , qui regarde le parti de la vertu comme oppofé à la fortune & aux prétentions temporelles, comme fi fauver ion ame ne valoit pas mieux que le gain du monde entier. Or, les démarches de la foi de Benoît vont confondre le monde fur ces trois vaines excufes.

Caché d'abord au fond d'un antre , ou- blié des homm.es, & connu de Dieu feul, Benoît ne trouve plus de volupté qu'à cru*

DE SAINT Benoît.

ciiicr fa chair & la réduire en fervitude. , rien ne le conlble que de pouvoir fouffrir pour ce qu'il aime : , comme les Antoines &c les Hilarions , paflant les nuits ou à chanter de làints cantiques , ou à méditer les années éternelles, il ie plaint que le retour trop prompt de Taurore vienne troubler le (îlence 6c la douceur de ces chaf- tes délices : là, (on corps aride & exténué de mortifications & de fouflFrances, ne pa- roît plus le Soutenir que par la grandeur de fa toi; & fon facrifice eut été bientôt con- fommé, il le Seigneur , attentif à prolon- ger des jours qui dévoient être fi utiles &c Il glorieux à l'Eglife , n'eût découvert à un l'aint folitaire , comme autrefois au pro- phète Habacuc , le lieu profond ce nou- vel homme de defirs s'étoit caché , l'ex- trémité où il étoit réduit, & ne fe fût fervî de fon miniftere , pour fecourir fon fer- viteur dans une néceflité preffante.

Devenu père d'un peuple de folitaires, II renouvelle en occident ces prodiges d'auf- térité que les déferts de Scéthé & de la Thébaïde avoient admirés; & la règle di- vine qu'il laiffa à (ts direiples/& gùe tous les fiecles ont depuis regardée comme* un modèle admirable de fagefîé & de con- duite, ne fut 5 dit faint Grégoire, que l'hif- toire exafte des mœurs du (liint Légifla- teur. Je ne rappelle pas ici les jeûnes fé- veres , & prefque jamais interrompus; ce filcnce éternel , ce travail des mains dur^ fie fi févérement recommandé ; cette i^^^

D V

82 P O U R L E J O U R

traite profonde & fi perpétuelle ; ces jiuits que la nature a , ce femble , defti- nées au foulagement du corps ^ employées à l'abattre par les veilles & les prières ; cette mortification univerfelle de tous les {qïis , & une vie qui fembleroit prefque n'être plus à la portée de la foiblefTe hu- maine , par l'excès de (es auftérités , fi nous ne la voyions de nos jours renouveîlée dans un faint défert. J'abrège ce récit pour venir à Tinfirudion.

Quand on nous propofe, mes frères^ ces grands modèles, difoit autrefois faint Chryfoftome , en parlant des foîitaires de fon temps , nous les admirons , nous nous récrions fur la puiffance de la grâce dans ces hommes extraordinaires; nous fommes furpris qu'au milieu de la corruption & de Ja décadence de nos mœurs , la bonté de Dieu fufcite encore de ces grands exem- ples à fon Eglife, Mais nous n'allons pas plus loin. Sous prétexte que cette voie n'eft pas la voie commune de tous les fidè- les^ nous n'y voyons rien que nous puif- fions nous appliquer; & parce que nous ne croyons pas que ces modèles de pé- nitence foient propofés pour être imités; nous ne les croyons pas même faits pour nous inftruire.

Maïs fouffrez que je vous demande, pre- mièrement ^ mes frères , quel a pu être le deflein de Dieu ^ en fufcitant dans tous les fiecles & dans tous les pays, de ces pénitents fameux , qui ont édifié l'Eglife ,

DE SAINT Benoît, 83

& dont rhiftoire fait encore aujourd'hui tant d'honneur à la religion? N'eft-cepas de nous faire comprendre de quoi notre foibleiTe, foutenue de la grâce, eft encore capal^le; que l'Evangile obl'ervc mcnie dans toute la rigueur de Tes confeils , n'exige rien d'impoflible ; & que fi à nos yeux , des hoinines pleins de foi ajoutent même à la févërité de fes préceptes, des rigueurs de furcrolt , nous ferons confondus pour avoir trouvé tant d'inconvénients à prati- quer fes violences les plus communes ?

Je vous demande encore , pourquoi ces grands exemples de pénitence que les faints nous ontlaiffés, nous paroiffent-ils fi éloi- gnés de nos devoirs & de notre état? Eft-ce parce qu'ils ont vécu dans des fie- cles fort éloignés du nôtre ? mais outre que le Seigneur en fufcite encore de nos jours , les devoirs ne changent pas avec les âges ; & rien ne change dans les rè- gles de la foi que les moeurs des fidèles. Eft-ce parce que les faints ont été des hommes extraordinaires , & que leurs ac- tions font plutôt des prodiges à admirer que des exemples à fuivre ? mais les faints ne font devenus parmi nous des hommes extraordinaires , que parce que la corrup- tion y eft devenue univerfelle. Dans les premiers temps de l'Eglife , les faints ref- fembloient au comrnun des fidèles, parce que tous les fidèles étoient faints : il n'y avoit d'hommes extraordinaires & fingu- liers parmi eux que les pécheurs ; un Ana-

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§4 Pour le j o u r

nie & un Saphire dans l'Egllfe de Jërufa- lem ; un inceftueux dans celle de Corlnthe. La voie des falnts étoit alors la voie com- mune de tous les fidèles ; & elle n'eft de- venue finguliere, que parce que tous les fidèles prefque s'en font écartés. Eft-ce enfin , parce que les mortifications , & les faintes auftérités ne forment que le carac- tère particulier de quelques faints; & que des dons finguliers ne fauroient établir une règle générale ? mais lifez l'hidoire de tous les ferviteurs de Dieu, & vous trouverez que les faintes auftérités de la pénitence ont été la feule vertu commune à tous.- Tous n'ont pas été favorifés du don des miracles; & le Précurfeur lui-même n'en opéra point dans la Judée : tous n'ont pas répandu leur fang pour la vérité ; & Difciple bien -aimé mourut en paix dans une vieilleffe avancée, au milieu de fes difciples : tous n'ont pas enrichi l'Eglife de leurs ouvrages; & François d'AfTife n'a laiiTé à fes enfants que la limplicité de fa fol & l'éclat de fes exemples : tous n'ont pas renoncé au lien facré du mariage; & Abraham* mérita d'être le père des croyants, en fanétifiant les périls de cet état : tous ne fe font point cachés dans des déferts ; un faint Louis à la tête des armées , &: au milieu des foins & des dangers de la: royauté , devint un Prince félon Je cœur de- Dieu. Mais tous ont fait pénitence ;> tous ont crucifié leur chair avec (es defirs ;; tous ont porté, la. mortification de Jefusr

DE SAINT Benoît. S<;

Chrift dans leur propre corps : tous , au- tant que leur état l'a pu permettre , ont mené une vie de violence , de privation , de renoncement à eux-mtmes, d'éloigne- lîient des plailirs ; & par -tout vous trouverez des lainis , vous les trouverez pénitents.

Non , mes frères , nous avons beau noios rafilirer fur l'exemple commun. Si les laints l'avoient iuivi, ils ne mériteroient pas au- jourd'hui nos hommages : TEvangile efl fait pour nous , comme pour eux : & l'Evangile n'a rien qui nous reflémble , ni par con(ér quent qui doive nous ralTurer, Que nous fe- rons furpris un jour devant Jefus-Chrift , lorf- qu'on nous comparera à tant d'illuftres vicî- times de la pénitence, qui ont édifié TE- glife par le fpeftacle d'une vie dure & mortifiée , & qui jouiffent déjà dans le ciel du fruit de leurs travaux ; aux Be- noit , aux Hilarion , aux Antoine , aux Thérefe ! que ce parallèle nous fera pa^ roître fenfuels , immortifiés , voluptueux ennemis de la croix de Jefus-Chrift ! On nous demandera fi nous prétendons à la même récompenfe que ces âmes généreu- ies : fi nous ofons afpirer à une gloire qu'elles ont achetée fi cher, & qui ne nous a coûté à nous que la préfomptioa d'y prétendre. Telles font les inftruftions que nous donne la pénitence de Benoît, & tel eft l'exemple qui confond notre mol- leffe. xMais- la fermeté de cet homme de Pieu aa milieu: de tous les obftaclesj & dès

86 Pour le Jour

contracliftions Infinies, qui traverferent Ton entrepriie , ne confond pas inoins cette faufTe prudence qui n'oie fuivre la voix du Ciel, parce qu'elle trouve dans la voie que Dieu nous montre , des difficultés infur- montables; & qu'elle veut toutpefer, tout examiner , tout éprouver , avant que de fe rendre : Eo probarc illa. Seconde excufe que nous avons appellée avec faint Gré- goire, une excufe de fauffe prudence.

En effet, l'occident jufqu'à, Benoît n'a- voit pas été , pour ainfi dire , la terre des prophètes : ces anges du défert n'avoient encore habité que des climats éloignés du nôtre : c'étcit au milieu de l'Egypte , &c dans les Ifles qui font au-delà des mers , comme il avoit été prédit , que le Seigneur s'étoit formé ce noiweau peuple. Ce n'eft pas qu'avant le fiecle de Benoît , il ne fe lût élevé de temps en temps dans nos Gau- les de faintes afiemblées de moines; mais c'étoient des troupes difperfées , qu'une même loi ne réuniffoit pas, qu'un même efprit n'animoit pas , & qui ne combat- toient pas fous la même difcipline : ainfi on peut dire que Benoît fut fufcité de Dieu pour être en occident, non feulement le reftaurateur, mais le père de la vie céno- bitique. Il eft vrai qu'il avoit reçu du ciel, comme dit faint Grégoire, tous les talents propres à une fi haute entreprife; le fel de la fageffe, le difcernem.ent des efprits, la force qui fait entreprendre , les lumières qui afîurent le fwcccs j & que les dons de

DE SAINT Benoît. S7 la grâce furpaflToient encore en lui ceux de la nature. Mais quelle entrepriie fut jamais *pli:> traverfée & plus contredire!

Chargé d'abord de la conduire d'un mo- - naftere voUin de la (blitude , il ne trouva parmi ceux qui Tavoient choifi, que des enfants pervers & corrompus, cachant fous un habit de piété & de pénitence , tous les dérèglements d'un cœur livré à l'ini- quité : dans ce faint afyle les loix fages des anciens n'étoient plus gravées que fur des tables de pierre. Les remèdes font rares pour les plaies du fanftuaire; & il eft vrai que les perfonnes confacrées à Dieu 5 ne tombent prefque jamais pour fe relever. Be- noît fecoue donc la poufliere de fes pieds, & fort d'un lieu , l'efprit de difcorde , d'immortification, de murmure & d'indé- pendance avoit pris la place de l'efprit de Jefus-Chrift. Etabli dans une nouvelle fo- litude, il y voyoit déjà croître, avec des difciples plus fervents, l'efpérance de fes foins , quand un autre Balaam vient drefler des pièges à la pudeur &: à l'innocence de ces pieux folitaires. Benoît eft donc encore contraint de céder; & comme les Patriar- ches, lorfque la jalbufîe ou la dépravation de leurs voifms les obligeoit à changer de , demeure, il va à la tête de fon inno- cente famille habiter une nouvelle terre. Le Mont-Caflin, cette montagne depuis fi cé- lèbre, le Carmel de l'occident, & la de- meure des prophètes, étoit alors la retraite des démons, &. un défert infâme confacré

88 Pour le jour

à la plus monftrueufe idolâtrie : on n'y voyoit que des peuples fauvages qui vl- voient fans loix, lans police, & dont tout le culte fe bornoit à honorer des divinités encore plus hideufes que leur affreux dé- fert. C'eft que l'homme de Dieu arri- vé, il commence d'abord à élever un autel au Dieu vivant dans cette terre infidelle : il y invoque le premier le nom du Sei- gneur ; &: à travers mille périls &: mille contradictions , que la groffiereté & la fu- perflition de ces homm.es barbares oppo- sent à fon zèle , il renverfe leurs idoles , que la durée des temps avoit rendu ref- peélables, il annonce le Dieu du ciel à ceux qui n'avoient jamais entendu parler de lui; il donne fur cette montagne fainte, comme fur un autre Sinaï, la loi célefte à ks dif- ciples. fe forment fous fes yeux & fous la fageiïé &: la févérité de fa difcipline les Maur 5 les Placide : là^ devenu père d'un grand peuple de falnts folitaires, il remplit tout l'occident du bruit de fon nom & de fa fainteté : enfin comme un autre Elie^ il annonce avec fermeté les ordres du Sei- S:££h\^^> gneur à des rois barbares, 6^ laijjc des pro* ^' plûtes fucceffcurs après lui.

Mais, mes frères, il importe plus de vous inftruire que de le louer. La grande foi de Benoît, qui l'affermit contre toutes les dif- ficultés que le démon oppofe à fon entre- prife,. ne condamne-t-elle pas notre dé- couragement dans les obftacles que nous trouvons 3, ou que nous nous formons a:

DE SAINT Benoît. S\>

nous-mcmes aux démarches de conver- fion & de pénitence que Dieu demande de nous ? Plus le monde femble s'oppo- fer à la fainte réfolution que nous avons prife de l'abandonner & de penfer au fa- lut, plus nous devrions préfumer que cette rciblution vient du ciel , & que Dieu , qui luimcme nous appelle y faura bien nous foutenir. Si elle n'étoit pas fincere, & que ce ne tTit que la fuite d'une inconflancc naturelle, ou de quelque dégoût humain;, ah! le monde & Tenfer verroient nos pro- jets &c nos nouveaux defirs de pénitence d'un œil tranquille ; rien ne s'oppoferoità des réfolutions qui devroient à l'inftant tomber d'elles-mêmes; le démon voyant dans le principe de ces deiîrs , & de ces- agitations infruftueufesde pénitence, qu'el- les font plutôt dans rimagina(ion que dans le cœur ; que la volonté n'eft point chan- gée; & que ce font plutôt les dégoûts du crime, que des defirs fînceres de la ver- tu ; le démon, dis-je , ne daigneroit pas tra- verfer & refroidir ces nouveaux projets par des contradi.ftions fufcitées ; il les laifferoit s'éteindre & s'en aller en filmée d'eux- mêmes, comme tant d'autres qui les ont précédés. Mais quand il voit que la grâce preffe ; que Thorreur des crimes pafTés, juf- ques-là endormie , fe révdlle tout de bon; que les plaifirs &: les efpérances du mon- de, jufques-là fi chères, ne touchent plus^ & n'offrent mcme plus que des dégoûts 6c des amçrtumçs ; que les paflions les plus

90 Pour le jo^^r

violentes changent & s'éteignent; en un mot 9 que tout annonce un changement véritable ; ah ! c'eft alors que le démon met en oeuvre toutes les créatures , que le Seigneur femble avoir livrées à fa puif- iance ; qu'il dérange l'ordre extérieur de la fociété ; qu'il fuicite toutes les contra- dictions ; qu'il renverfe le monde entier pour décourager une ame touchée. Ainfî ce font les difficultés & les obftacles eux- mêmes qui doivent foutenir & animer une ame dans la réfolution qu'elle prend de changer de vie & de fervir Dieu. Si tout étolt tranquille , ce grand calme devroit lui faire appréhender pour une converfion à laquelle le monde & l'enfer feroient fi fa- vorables. Les contradiôions ont toujours été le caraftere le plus confiant des œu- vres de Dieu ; & h grâce n'ïiirpiTe rieti qui ne trouve dans le monde ou dans no- tre cœur des obftacles; mais ces obftacles eux-mêmes deviennent ^alors de nouvelle9 grâces que le Ciel nous ménage : loin de nous abattre^ ils font que le cœur s'em- braie & s'allume davantage envers l'ob- jet qu'on lui difpute : ils irritent l'amour, loin de l'affoiblir. Tel eft le caraftere du cœur humain : le fecret de ranimer fes penchants & fes réfolutions , lorfqu'elles font fincere? , c'eft de les traverfer & de les contraindre. Aufti dès que les contra- diftions & les periecutions cefferent dans l'Eglife, la ferveur & la vivacité du zèle femblerent cefter aufli : dès qu'il n'y eut

DE SAINT Benoît. 91 plus de tyrans , les faints devinrent plus rares. La foi plus libre & plus tranquille , tut aufli plus languilVante ; & ne trouvant plus d'obftacles autour d'elle , ni de ces troubles" qui Tavoient agitée, elle s'endor- mit dans le fein mcme du calme & de la tranquillité. Seconde inftru6lion tirée des difficultés & des contradiftions que la foi fait furmonter à Benoît dans fon entreprife.

Enfin , la gloire & le fuccès éclatant qui raccompagna, condamne la trcificme excufe qui craint le parti de la vertu , comme Técueil ou de la réputation ou de la fortune.

Vous le favez, mes frères, Benoît fur le Mont-Cdffin , fut l'oracle de toute la terre : les pays les plus éloignés entendi- rent raconter les merveilles du ferviteur de Dieu, & vinrent entendre de fa bou- che les paroles de la vie éternelle : c'é- toit la lampe allumée fur la montagne , qui répandoit un vif éclat fur toute TE- glil'e. L'inftitut célèbre dont il jetta les fon- dements , femblable au grain de fénevé^ devint bientôt un grand arbre qui cou- vrit tout le champ de Jefus Chrift ; qui en fit le plus bel ornement, & fervit même d'afyle aux oifeaux du ciel, je veux dire, aux plus grands hommesqui parurent alors dans TEglife. Vous favez que tout ce qu'il y avoit de plus élevé dans le fiecle, que les princes &c les princeflTes elles-mêmes , y vinrent foumettre leur tête facrée au joug de Jefus-Chriftj que les enfants de

^t Pour le Jouit

Benoît gouvernèrent long- temps toute TE* glile ; que de ces faintes folitudes fortîrent les Papes les plus faints , & les Evêques les plus célèbres par leur do£lrine & par leur piété ; que , comme Jacob , il fut le père des -Patriarches ; que la fcience & la vérité fe fauverent dans ce pieux afyle ^ de rignorance & de la barbarie de ces lîecles infortunés , l'irruption & le mé- lange de tant de peuples féroces avoit éteint dans l'occident te goût des lettres, & fort altéré la pureté de la foi; & que comme Noé, à qui nous Pavons d'abord comparé^ les alliances du fiecle furent mifes comme en dépôt dans cette arche myflérieufe qu'il avoit éievée, de peur que tout ne fût ef- iacé fur la terre ^ & la mémoire des fic- elés anciens enfevelie dans un éternel ou- EecJL 44. bli : Teftamenta fœculi pojîta funt apucï ^^- illum ; ne dcleri po[jît diluvlo Gmnis caro*

Vous n'ignorez pas toutes ces circonftan- ces éclatantes; & mon deffein, en les tou- chant fi rapidement , n'eft pas , comme vous le voyez , de les embellir par des éloges 5 mais de venir à TinAruftion , je me hâte de conduire mon fujet.

Oui, mes frères, la fauffe prudence ; les inconvénients de fortune, de réputation, que nous croyons entrevoir dans une vie chrétienne , l'emportent prefque toujours fur les plus preffants mouvements de la grâce qui nous y convient. Je ne parle pas ici feulement de ces âmes mondaines , qui com- mencent d'ouvrir les yeux à la vérité,- qiri

DE SAINT Benoît. 93 voudroient fe déclarer pour elle; mais qui n'oient, parce que la crainte des dérifions & des cenlures humaines les arrête; c'eft une terreur puérile que nous avons fou- . cnt confondue. Je parle de celles qui' fe ibnt déjà déclarées pour Jefus-Chrift, & qui font une profeflîon publique de le fer- vir : & je dis que dans le détail de leurs devoirs, elles facrifient prefque toujours à <les égards humains les lumières &c les mou- vements de leur propre confcience. Ce n'eft pas à la vérité fur des points eflTen- tiels, &c qui conduifent à la perte vifible & déclarée de la grâce : mais fur une in- finité de moindres démarches que Dieu de- mande de nous; fur mille moyens de falut que la voix du ciel nous montre en fecret, que nous fentons nous-mêmes néceffai- res à notre foibleffe; néceffaires pour nous foutenir dans la vertu ; néceffaires pour y avancer ; néceflfaires par rapport aux de(- feins de Dieu fur nous; néceffaires enfin au caractère de nos penchants, & à l'expiation de nos mœurs paiïées, le monde nous ar- rête : rimpreflion que notre nouvelle con- duite fera fur les efprits, nous agite & nous ébranle : la première penfée qui nous oc- cupe , c'eft ce que le monde penfera de nous. Ainfi après avoir abandonné le mon- de, nous voulons encore le ménager; après avoir renoncé à tout ce qui plaît, nous vou- lons encore lui plaire mous voulons le met- tre dans les intérêts de notre vertu ; & 5près lavoir eu peut-ctre pour cenfeur de

94 Pour le jour

nos plallîrs , nous voulons encore l'avoir pour approbateur de notre pénitence : nous vivons encore pour lui, quoique nous ne vivions plus avec lui. C'eft une idole que nous avons brilee & foulée aux pieds aux yeux des hommes , mais à laquelle nous rendons encore en fecret des hommages. Pour peu que nous rentrions en nous-mê- mes , nous trouverons ces difpoiîtions au fond de notre cœur. On fe dit à foi-même en fecret pour fe juftlfier fes infidélités; que iur des chofes indifFérentes il ne faut pas s'expofer mal-à-propos aux cenfures humai- nes : & on ne prend pas garde que ce que la grâce demande de nous , ne fauroit être indifférent pour nous; quefacriner les mou- vements de TEfprit-Saint à des égards hu- mains 5 c'eft donner dans notre cœur la préférence au monde fur Jefus-Chrift ; & que plus les démarches que la grâce nous infpire, font légères, moins la crainte qui^ nous les interdit 5 efl: etcufable. Car au fond , mes frères , fi nous regardons le monde comme Tennemi de Dieu, que peut-il nous arriver de plus heureux que de lui déplaire? û nous fommes perfuadés que fes juge- ments fur les chofes de Dieu font toujours faux ; pourquoi avon^-nous la foibleffe , ou de les refpefter , de les craindre ?

Lorfque Noé , à qui nous avons d abord comparé notre Saint, bâtifîbit Tarche, dit faint Chryfoftome, le monde fe moquoit de fon entreprife : on regardoit comme une foibleffe d'efprit les fages précautions

DE SAINT Benoît. 9c

àc cet homme fidèle. Tous les autres hom- mes i'e rëjouifToient, dit l'Ecriture; les no- ces &: les t'eftins étoient leur occupation de tous les jours ; ils fe plongeoient tous dans les voluptés criminelles; toute chair avoir corrompu la voie ; jamais la vertu ne fut plus rare ni plus mcprifëe : Noé tout leul ola fe diftinguer dans cette cor- ruption univerfelle; Noc tout feul vivant à part, s'occupoit à bâtir Tarche fainte , qui devoir lui lërvir d'afyle & le prëi'er- ver dans le temps de la colère. On fe mo- quoit de l'extravagance prétendue de fon defTem , de la fingularité de fa conduite^ & de la triftefle de fes mœurs ; mais quand les eaux commencèrent à inonder la terre; que la colère du Seigneur éclata , & que les hommes furpris dans leur aveuglement & dans leurs dlflblutions , ne trouvèrent pjus de reffources que dans des gémiffe- ments inutiles; Noé alors fe moqua à fou tour de leur folie ; ou pour mieux dire , il fut pénétré de douleur & de compaflion de la perte de fes frères , & jouit tout feul du fruit de fa fage prévoyance. Ainfi , continue ce Père , loriqu'occupé à conf- truire l'arche fainte au-dedans de vous , c'efl-à-dire, à édifier un temple à l'Eter- nel dans votre ame , vous entendez les difcours des infenlës, & vous devenez le fujet de leurs dérifions & de leurs cen- fures; n'interrompez pas ce faint ouvrage: imitez la confiance & la fageffe de Noé: lalfîez parler un monde fafciiic des choies

9S Pour le Jour, &:c.

préfentes , & qui ne volt pas un terrîWe avenir. Plus le monde vous trouve fin- gulier & extraordinaire , plus il condamne votre entreprife; plus hâtez- vous de la con- duire à fa perfection , & de vous prépa- rer un afyle pour les jours mauvais. Les difcours des hommes paiTeront., & feront enfevelis avec eux dans la deftrudion gé- nérale qui approche , & que la colère de Dieu leur prépare ; m.ais l'ouvrage de la foi, que vous avez entrepris, ne paffera jamais. Le langage du monde va périr avec Jiii; mais l'œuvre de Dieu furnagera, fub- fîftera fur les débris du monde , vous met- tra à couvert de la condamnadon géné- rale, & vous établira fur les montagnes éternelles, il n'y aura plus ni deuil ^ ni gémiflement , ni douleur ; & où, à l'abri de tous les périls & de toutes les tentations de la terre , vous jouirez de la bienheu- ^eufe immortalité.

SERMON

^^*l

WTWTJgiafcJM

SERMON

POUR LE JOUR

B E

St. JEAN-BAPTISTE.

Hic venit in tefiimonium , ut teftimonîum perhî- berec de lumine.

// vient pour fervir de témoin , pour rendre té- moignage à la lumière. Joan. i. 7.

ES faintsne font fufcltés de Dieu que pour condamner le inonde & le rendre inexcufable; & le monde ne paroit fubfifter que pour abufer des exemples des faints, ou pour les condamner. Il faut que les divines écritures s'accomplirent : que le monde trouve toujours des exemples qui le confondent , & que le monde condamne toujours tout ce qui ne lui reiïemble pas. En vain la bonté de Dieu pour aller au-devant de toutes les vaines excufes des pécheurs, diverfifie fa grâce dans (es faints, Panég. E

9S P O 1} R L E J O U R

& pfopofe au monde, dans la diverfité de leurs dons, des modèles différents de vertu. Quelque différentes que Ibient leurs voies, elles le reffemblent toutes en un point , qui efl de condamner le monde, & d'être condamnées par le monde même qu'elles condamnent.

En effet, mes frères, jamais tém.oignage

parut-il plus propre à ramener les hommes

à la vérité , que celui de Jean-Baptifte dont

nous honorons en ce jour la mémoire, &

dont !a folemnité devient encore plus pom-

peufe par la piété des per Tonnes auguftes (^)

qui l'honorent de leur préfence? Cétoit

le plus grand des enfants des hommes: c'é-

toit l'Ange du défert prédit dans Ifaïe , qui

devoit préparer les voies au Seigneur : c'é-

toit un enfant de miracle , fanftifié dans le

fein de fa mère; le précurfeur du Melïîe,

le prophète du Très-Haut , la terreur des

Pharifiens , le cenfeur des rois, le prodige

de toute la Judée. Que pouvoit oppofer

le monde à un témoignage fi éclatant , &

fi propre à réconcilier le monde avec la

vérité , Il le monde pouvoit aimer ce qui

le condamne?

Cependant le monde rejette Jean-Bap- tifte. Sa dodrine ne trouve que des con- tradiftions , fes exemples des cenfures , fa pénitence des dérifions , fon zèle des per- fécuîions , & le crime de fa mort eft le

(a) Sermon prêché à Sceaux devant M. le î>UQ c? Madame la Di4çhejfe du Maine.

DE Sx, Jean-Baptiste. 99 feul fruit que le monde retire de l'éclat & de la (ainreté de fa vie.

Telle eft la deftinée du monde &: de la vertu. Développons donc aujourd'hui une .vérité (i importante, & d'un fi gr^nd iifage pour ceux qui m'ccoutent. La meil- leure manière de louer les (aints n'eft pas d'exalter leurs vertus; c'eft de montrer qu'elles rendent nos vices inexcufables. C'eft aux citoyens du ciel à chanter les louanges de la grâce , & les merveilles de Dieu iur eux ; mais c'eft à nous à trouver dans leur vie des inftruftlons qui con- fondent les égarements de la nôtre : il feroit inutile de célébrer la gloire de leurs aftions , tandis que nous les condamnons par nos exemples. Imitons-les : de tous les éloges que nous pouvons leur donner, c'eft le l'eul auquel ils peuvent être encore fenfibles. Et c'eft pour cela que je me contente de vous propofer Jean-Baptifte aujourdMiui condamnant le monde par le témoignage qu'il rend à la lumière & à la vérité; & Jean-Baptifte condanmé du monde, pour avoir rendu ce témoignage.

L

E monde a de tout temps taxé les auf- r. térités de la vie des gens de bien , d'excès ^a^^^'* & de fuigulariré ; leur humilité de pufil- lanimité & de foiblefte; leur zèle de bizar- rerie 8c d'aigreur : telle eft rinjuAice qu'é- prouva Jean-Baptifte dans la Judée. C'eft fur ces trois préjugés que fa miftion rendit

îoo Pour le jour

autrefois les Juifs plus inexcufables; & c'efl: encore par-là qu'elle nous condamne nous-

mêmes.

Sanctifié dès le fein de fa mère , quels exemples d'auftérité ne vient-il pas montrer aux hommes ? Ce n'étoit pas ici un pé- cheur, qui livré d'abord aux paflions in- fenfées, prefqu'inféparables des premières mœurs, vint expier dans les déferts les éga- rements d'une vie licencieufe. Ce n'étoit pas un mondain , qui fur le déclin de l'â- ge , lalTé des diffipations du monde , & peu propre déformais à (es plaifirs , cherchât dans fa retraite , plutôt un repos honora* ble à fa vieillefTe , qu'un lieu d'expiation à (es crimes. Ce n'étoit pas un ambitieux , qui rebuté des injuftices du monde , de l'ou- bli &: de l'indifférence de fes maîtres , fût venu cacher fes chagrins dans la folitude, plus pour fe plaindre des mauvais traite- ments du monde , que pour en fuir la cor- ruption & les périls. C'étoit un jufte en qui îa grâce avolt prévenu , pour ainfi dire , la nature : & qui porte dans les déferts , non pas ces chûtes dont Dieu fe fert fou* vent pour former des pénitents, mais ces vertus pures dont il prévient fes élus , quand il veut couronner l'innocence.

Cependant, fuivez-le dans les déferts de la Judée, fur les bords du Jourdain, à la Cour d'Hérode : quel fpeftacle de péni- tence & de renoncement ne donne-t-il pas à la Judée ? La différence des lieux ne .change rien à l'auftérité de fes mœurs ; par-

DF St. Jean-Baptiste, io.ï

tout revctu de poil de chameau ; foutenant k peine par un peu de inlel fauvage la tbi- blelle de la nature ; animé de l'eCprit & de la vertu d'Elie , il paroît au monde comme un prodige nouveau , qui tantôt excite fon admiration , tantôt réveille fa ceniure ; mais qui ne lui eft d'aucun ulage, parce que le monde ne peut comprendre qu'on ne Ibit pas tait comme lui, & que tout ce qui le con^lamne, lui paroit plutôt une impofture inventée pour amufer les fimples , qu'un mo- dèle propofé pour confondre les pécheurs. En effet, quelle impreffion fait fur l'ef- prit des Juifs la vie & le miniftere du Pré- curfeur? Il leur déclare que la coignée eft: déjà au pied de Tarbre; que la juftice de t)ieu eft fur le point d'éclater contre les crimes de la Synagogue , & que fans la pénitence ils périront tous : il leur mon- tre l'Agneau de Dieu feul capable d'effacer leurs fouillures &c celles de leurs pères; cet Agneau promis depuis la naiftance du mon- de , & que la Judée attendoit comme la feule reffburce que le Seigneur lui prépa* roit pour en faire un peuple faint &c nou- veau. Ce n'eft pas aux prêtres & aux doc- teurs feulement qu'il fait cette menace; c'eft aux grands de Jérufalem ; c'eft aux Sadu- céens qui fe piquoient de raifon & de force d'efprit, & qui regardoient les menaces de la foi comme des terreurs vaines & po- pulaires; c'eft aux foldats & à leurs chefs; c'eft à la Cour d'Hérode & à tout ce que la Paleftine avoit de plus grand & de plus

E iij

101 Pour le jour

augiifte : c'eft le feuî moyen qu'il leur pro pôle pour fe mettre à couvert de la colère. à venir. Le monde l'écoute ^ le monde l'admire , le monde court en foule après lui, le monde eft frappé de la fainteté de fa doftrine; & le monde ne le croit pas; & le monde demeure toujours tranquille dans fon aveuglement & dans Ton impé- nitence; &c les Pharilîens font toujours hy- pocrites & orgueilleux ; & les Saduséens ne rabattent rien de leurs voluptés & de leurs blaiphêmes : & le peuple ne change rien à Tes mœ\îrs; & la Cour d'Hérode eft toujours le trône de la volupté, & l'afyle des adultères & des inceftes. Et comment pourrions- nous donc nous flatter que des vérités , qui dans la bouche du plus grand des enfants des hommes ne furent qu'un airain fonnant, feroient dans nos bouches plus efficaces &: plus heureufes ?

Quel langage nouveau que celui de la pénitence, pour un monde qui ne la con- noît pas ; pour des âmes qui ne croient être nées que pour les (^ns^ & à qui tous les plaifirs enfemble peuvent à peine fuf- fîre! quelle foule d'obftacles, de prétextes, d'inconvénients , le monde n'oppofe-t-il pas à ce devoir? Je ne les ignore pas; & la chaire chrétienne les a fouvent con- fondus ^ qu'il feroit inutile ici de les con- fondre encore. Et en effet, fur quoi vous croyez-vous difpenfé de ce devoir, vous, mon cher auditeur, qui m'écoutez? Eft-ce Que votre, vie n'a pas été affez criminelle

DE St. Jean-Baptiste, to?

pour en venir enfin à une fincere péniten- ce? mais, quand cela feroit, Jean-Baptifte lanftihé avant que de naître, n'oie s'en dif- penfer : mais, héîas! que ne pouvez-vous du moins nous alléguer l'innocence de vo- tre vie? nous reuclrions grâces avec vous au Dieu tout-puilTant & miléricordieux ^ qui vous auroit préfervé de la corruption générale; &c nous lairtericHis à la grâce qui vous auroit prévenu dès votre enhmce, le foin d'affermir & de perteftionner Ion ou- vrage : nous n'aurions pas befoin de vous inftruire fur vos devoirs; l'efprit de Dieu, qui réfideroit en vous , vous apprendroit toute vérité. Votre vie? hélas! oferiez-vous vous-même la rappeller? une vie, vos jours n'ont été marqués qite par vos cri- mes : une vie , dont vous n'ofez fonder vous-mêmes les abymes; & dont le calios d'iniquités & de fouillures vous êtes plongé , vous éloigne depuis fi long-temps du tribunal de la réconciliation &c de la pé- nitence : une vie , dont vous ne penfez qu'en frémifiTant , à éclaircir les embarras & les ténèbres : une vie , Dieu, l'auteur de votre être & de vos talents , n a ja- mais trouvé un feul inftant pour lui y & vous ne vous êtes fouvenu peut-être de fa majefié, que pour l'infulter par vos dé- rifions & par vos blarphêmes : une vie de laquelle vous pourriez dire avec bien plus de raifon que Job : Que le iour qui m'a vu naître périflTe ; & qu'on efface du livre des vivants le moment infortuné qui vit

E iv

ro4 Pour le jour

. commencer une coiirfe fi abominable Se ^t^, 3. 3* fouillée; Pcrcat dies in quâ natus fum. Que dirai -je enfin? une vie, dont vous avez été peut-être le premier modèle ; & qui par les horreurs fecretes dont elle eft noircie fji 'a point eu parmi les perfonnes de votre état , d'exemples dans les fîecles qui nous ont précédés , & n'en trouvera peut- être point dans ceux qui doivent fuivre. Vous alléguerez peut-être la foibleffe de votre famé qui vous arrête. Mais quel ufage •^en faites-vous pas pour les plaifirs? que de violence ne donnez-vous pas au monde, à vos paffions, à vous-mêmes & à vos ca- prices? quel héros n'êtes-vous point, quand il faut vous contraindre pour la gloire , pour Famitié , pour la fortune , pour vos maî- tres ? Quel courage , pour ne pas dire quelle fureur, quand le monde vous appelle, que l'ambition vous anime , que l'envie de plaire vous met en miouvement , qu'une vaine dif- tinclion vous attire? Ecoutez-vous alors une fanté qui fe refufe à vos agitations éter- nelles, un corps qui s'écroule, pour ainfi dire, fous le poids de vos plaifirs & de vos erreurs? Et de plus on vous l'a dit fou- Lui, 17. vent : Le. Royaume de Dieu eft au-dedans de vous : Dieu ne demande pas la force du corps, mais le changement de votre ame , mais la celTation de vos crimes , & dans un corps ufé , les gémiflements du moins d'un cœur brifé & humilié. Le monde re- jette ceux qui ne font plus propres à fes plaifirs ; il ne les foufFie pliis au nombre

11*

DE St. Jean-Baptiste. io$

de fes adorateurs; il infulte même à leur oblVmation & à leur folie, lorfque déjà fur le retour, ils s'attachent encore à le iuivre & à lui plaire. Mais le Seigneur, toujours clément &c miféricordieux, veut bien en- core recevoir dans (on fein ceux que le monde rejette : il nous trouve toujours ha- biles A Ion fervice ^ toujours propres à Tai- mer, à pleurer nos crimes, à implorer û^ milericordes éternelles. Ceft le Père de fa- mille rendre &. compatifTant , toujours tranf- porté de joie du retour d'un enfant égaré, quoiqu'il ne reconnoifl'e prefque plus en lui aucun trait de (a nobleffe &: de fa première origine. O mon Dieu ! fe peut-il que vous ibyez facile à recevoir le pécheur, &: que le pécheur foit fi lent Se fi tardif à re- venir à vous?

Enfin , c'eft peut-être là-defTus , & fur la facilité avec laquelle Dieu recjoit toujours le pécheur pénitent , que vous renvoyez à l'avenir votre pénitence ; & que vous vous promettez que la fuite apportera à ce ckan- gement des facilités que vous ne trouvez pas aujourd'hui. Il efl: vrai que Dieu reçoit toujours le pécheur qui revient à lui. Mais^ qui vous a répondu que vous arriverez à ce jour que vous vous marquez à vous- mcme ; & que la mort ne vous fiirpren- dra point dans le cours de ces années que vous deftinez encore au monde & aux paflTions ? Qui vous a répondu que Dieu changera votre cœur, lorfque vous aurez Biis le comble à vos crimes ; & qu'à forcs^

E V

m& Pour le jour

de l'irriter , en différant votre converfion & continuant vos égarements , vous vous le rendrez plus propice ? qui vous a ré- pondu que vos pafTions alors plus invété- rées , feront plus ailées à déraciner de vo- tre cœur; & que le remède de wos plaies fera la vieilleffe même qui les rend tou- jours plus incurables? Depuis long-temps vous vous féduifez vous-même par ces vains projets de converfion : avez-vous rompu depuis une feule de vos chaînes ? avez- vous fait une feule démarche pour vous rapprocher de Dieu ? & qu'ont produit tous ces vains projets de repentir, que de vous rendre plus tranquille dans vos cri- mes? Eft-il un feul pécheur impénitent qui ne defîre de changer de vie ? en eft-il un feul qui foit dans la volonté affreufe de mourir dans fon péché ? & qu'eft-ce que rimpénitence, qu'un defir inutile de con- ^ verlion , qui calme nos rem.ords , & qui- ! ne délie jam.als nos chaînes?,

O mon Dieu ! comme l'impie j'avois renoncé à la foi & à l'efpérance de vos promefles, ma tranquillité feroit affreufe; mais elle feroit moins étonnante. Mais y. Seigneur , moi dans le cœur de qui vo- tre main miféricordieufe conferve encore ces premiers fentiments de religion , que mes crimes n'ont pu effacer ; qu'eft-ce qui peut encore me calmer dans mes égare- ments ? Te connois que je vous outrage : je defîre de fortir d'un état trifte & criminel; je me dis mille fois à moi-même-

DE St. Jean-Baptiste. 107

que ]c ne luis fait que pour vous; & les dégoûts (lu monde ^ des partions ne me font que trop éprouver tous les jours, que vous léul , o mon Dieu ! êtes la paix & le feul bonheur de votre créature. Quel eft donc, Seigneur, le charme qui me re- tient & qui m'enchante? m'avez-vousdonc rejette pour toujours? ne mettez-vous donc dans mon cœur des defirs de falut , que pour me rendre plus criminel par les op- pohtions que j'y mets? & vos grâces fe- roient-elles , non les préjugés heureux de mon falut, mais des armes que fe prépare contre moi la terreur de votre juftice?

C'eft ainfi que la pénitence de Jean- Baptifte condamne lemonde. Mais fesabaif- fements font encore pour le monde un nou- veau fujet de condamnation ; & ici remar- quez-en, je vous prie, tous les cara6te- res. Il reconnoit que Jefus-Chrift eft plus grand que lui; c'eft un aveu qu'il devoit à la vérité & à la juftice : mais il déclare qu'il n'eft pas digne même d'être fon mi- nière; & cela dans un temps que le peu- ple accouru en foule fur les bords du Jour- dain , le regarde comme le Chrift , & eflr prêt à lui rendre les honneurs deftinés au Meffie; dans un temps Jefus-Chrift lui- même confondu dans la foule vient rece- voir le baptême de fes mains, & femble par cette démarche fe foumetîre comme un de (qs difcipîes à fa doftrine & à fon miniftere. Rien de plus grand & de plus digne d'admiration que de s'abaifler au

E vj

io8 Pour le jouel

milieu des applaudiffements qiii nous élè- vent ; & non-feulement de ne pas s'at- tribuer les honneurs que Terreur publique nous défère , mais de fe reconnoître in- digne même de ceux qui nous font dus. Enfin , il ne fe contente pas d'afîurer qu'iï n'eft pas le Chrift ; il n'ofe même fe nom- mer prophète , lui qui eft plus que pro- phète : il lui fuffit de s'appeller la voix qui crie dans le défert : il veut diminuer , afin que Jefus-Chrift croiffe ; & ne fait fervir fa gloire & fes talents , qu'à manifefter la gloire du Meffie qu'il vient annoncer à la' terre. Il eft rare dans les fonctions même" les plus faintes, & dans les dons éclatants que nous avons reçus de Dieu , de lui en rapporter toute la gloire, & de n'en rien retenir pour nous-mêmes.

En effet , revenons fur tous les carac- tères de l'hwmilité de Jean-Baptifte , & nous y retrouverons tous les carafteres de notre orgueil marqués & confondus.

Premièrement , il rend gloire à la vé- rité & à la juftice en fe reconnoiffant in- férieur à Jefus-Chrift : & nous^ malgré tout ce qui nous humilie au-dedans de nous , Mialgré ces foibleffes qui nous font rougir en fecret; ce.vuide & ce néant que nous trouvons en nou^ , & qui fait que nous nous fommes à charge 5 & que nous portons par- tout avec nous Tennui, le dégoût & l'hor- reur , pour ainiî dire, de nous-mêmes; nous voulons pourtant impofer au public , & qu'on nous prenne pour ce cfue nous ne*

HE St. Jean-Baptiste. 109-

femmes pas. Nous exigeons que les hom- mes penient de nous ce que nous n'ofe* rions en penfer nous-mêmes : & le com^ ble de rinjuftice, c'eil que tous ceux qui nous retufent les qualités que nous n'avons pas, &c les louanges que nous ne méritons pas , 6c qui jugent de nous comme nous en jugeons nous-mêmes en fecret , nou? les haiÏÏbns; nous les décrions; nous leur faiibns un crime de l'équité de leurs juge- ments ; & nous nous en prenons , ce fem- ble , à eux de nos miferes & de nos foi- blefies. Telle eft Tinjudice de notre orgueiK Secondement, Jean-Baptifte veut dimi- nuer afin que Jeius-Chrift croiffe : il met fa véritable grandeur à cacher l'éminence de Tes titres ; il n'eft occupé qu'à publier la gloire du Meffie qu'il vient annoncer. La folide humilité eft grande & magnani- me , & l'orgueil , toujours bas & ram- pant. Auffi c'eft peu de vouloir nous at- tribuer les talents & les vertus que nous n'avons pas , nous difputons même aux autres celles qu'ils ont. Il femble que leur réputation nous humilie ; qu'on nous prive' des louanges qu'on leur donne, & que- les honneurs qu'ils reçoivent, font des in- juftices qu'on nous fait : incapables d'élé-- vation, de vertu, de générofité, nous ne' pouvons la fouffrir dans les autres ; nous trouvons des taches tout le monde ad- mire des vertus. Au-lieu que Jean-Baptifte diminue afin que Jefus-Chrift croiiïe, il fembic que nous ne pouvons croître ôc

î 10 Pour le jour

nous élever , fans que les autres diminuent V' le mérite nous bleiïe & nous éblouit ; &C ne voulant pas nous défaire de nos vices ,^ nous voudrions pouvoir ôter aux autres leurs vertus mêmes. Telle eft la bafleffe- de l'orgueil.

Enfin, Jean-Baptlfte ne fait fervir Téclat' de fes dons &: de fes talents qu'à la gloire de Jefus-Chrift : il ne veut pas qu'il en rejail-- lide un feul rayon fur lui même : il refufe le titre de prophète : Je ne fuis , dit-il ^ que la voix qui crie dans le défert; qu'un^ organe & qu'un vil inflrument entre les mains de celui qui me fait parler & qui m'anime. La reconnoilTance eft le carac- tère inféparable de Thumilité : elle rap- porte tout à celui de qui elle a tout reça.^ Hélas ! & tout ce que le Seigneur a mis en nous de dons & de talents, nous n'ea> faifons ufage que pour nous , Se fouvent contre le Seigneur lui-même : les talents - du miniftere, à nous faire un grand nom^. à nous rendre recommandables auprès des- grands & des puiiïants ; à nous acquérir du crédit & de la confidération dans le- monde 5 attirer à nous les pécheurs, loia de les ramener à Dieu , &: agrandir no- tre réputation , loin d'agrandir le royaume." de Jefus-Chrift : le talent de la fcience &L de la doftrine , à taxer d'ignorance tous ceux qui ne penfent pas comme nous; à croire que nous feuls avons la fcience &C la fageffe en partage ; à ne vouloir pas fui-- vr-eles routes communes &c battues; à cher-

DE St. Jean-Baptiste, iti

cher fouvent à nous diftinguer par dos fin- giilarités toujours diingereufes dans la doc- trine ; à exciter des dllputes qui (candalilent plus les fidèles , qu'elles n'éclairciilent les iiiyfîeres de la toi ; enfin à troubler TE- gjife , loin de la fbutenir &c de la déten- dre. Telle eft Tinjurtice , la baffeiTe & l'in- gratitude de l'orgueil , caractères qui en lont inl'éparables , & qui font condam- nés par les carafteres de Thumilité du Pré- curleur.

Mais fon zèle ne nous fournit pas moins de fujets de condamnation contre le mon- de. Je dis fbn zèle, un zèle éclairé. Il ne^ s'en prend qu'aux abus ; il ne propofe à chacun que les devoirs propres de fbn état ; aux prctres la charité & le défintérefle- ment; aux Pharifiens, Thumilité, la droi- ture du cœur & l'horreur de l'hypocrifie; aux gens de guerre, l'éloignement des ex- cès , des rapines &c des violences ; à Hé- rode, la fainteté du lit nuptial, &: l'hor- reur du fcandale & des fuites de Tincon- tinence; à tous, la pénitence & le renon- cement. Il borne fon miniftere ; il ne cherche qu'à rendre fon zèle utile : il ne veut pas qu'on l'admire ; il veut qu'on fe repente : il ne fait pas parade, comme les Pharifiens, d'une vérité outrée , & d'im- pofer aux autres un joug accablant; il fe contente de le porter lui-même , & de pro- poler aux autres les règles communes de la loi.

Cependant , ce zèle fi. humble & fi

m Pour LE jour

éclairé, n'en eft pas moins intrépide, ne ménage ni les rangs, ni les dignités; ni les erreurs les mieux établies ; ni les Pharifiens fi refpeftés du peuple par la fauffe apparence de leur fainteté ; ni les anciens de Jérufalem fi redoutables par leur au- torité; ni Hérode lui-m^me, fi élevé par la majefté de ion rang & l'éclat de fa couronne : il porte courageufement la vé- rité jufqu'aux pieds du trône, d'où elle n'approche prefque jamais. Les carefles & les faveurs dont Hérode le comble , loin de ramollir , raniment l'intrépidité de Ton zèle : il croit être encore plus redeva- ble de la vérité à un prince qui l'honore de fa bienveillance. Il n'eft pas venu à fa Cour pour afpirer à fa faveur & à fes grâ- ces; mais pour le rendre digne lui-même des faveurs du ciel. On ne craint rien ^ quand on ne fouhaite rien : on ne cache rien, on ne diffimule rien, quand on ne cherche pas à plaire , mais à édifier. Il lui annonce hardiment : Non lieu; Il ne vous eft pas permis : le trône vous met à cou- vert de la févérité des loix humaines ; mais il ne vous met pas au-deffus de la loi de Dieu : votre puiffance vous rend mut pof- fible ; mais elle ne rend pas innocent ce que Dieu condamne : il devient même d'au- tant plus criminel pour vous , que vous pouvez moins le cacher aux yeux du pu- blic , & que votre rang ajoute au crime de la chute le crime inévitable du fcan- éû^ ; Non lîac. En un mot , par-tout oii

DE St. Jean-Baptiste. ïi^

Jean-Baptifte trouve le vice, il Tattaque, il le confond. Il ne connoît pas ces timi- des ménagements qui font grâce au crime en tàveur du pécheur , & mefurent leur zèle, non fur la nature des dérèglements , mais fur le rang & la dignité des coupables* Mais ne croyez pas que Tintrépidiré de fon zele ne fût accompagnée de charité & de prudence ; car c'eft la prudence & la chanté toute feule qui affurent le fuc- ces du zele. Je dis la prudence : non cette prudence de la chair, qui n'cft qu'une cou- pable timidité , & qui eft plus attentive à ce qu'elle croit devoir aux hommes , qu'à ce qu'elle doit à la vérité; mais cette prudence de l'Efprit- Saint , qui condamne le vice fans aigrir le pécheur ; qui penfe plus à le gagner, qu'à le confondre; &: qui fans ménager le crime fait ménager la foibleffe du coupable. Je dis la charité-: non cette complaiiànce molle & humaine qui excufe tout; qui ne met que de l'huile fur la plaie invétérée, il faudroit met- tre le fer & le feu ; & qui en hiffont le malade content du médecin , le laifTe encore plus content de Ton état &: de lui- mcme : mais cette charité ardente & corn?- patiiTante , qui fupporîe le malade , mais qui ne fouffre & ne déguife pas le mal ; qui ne flatte pas les plaies, mais qui fait aimer les remèdes; qui étudie les temps & les moments; qui prend toutes les for- mes ; qui mêle la douceur à la févéïité ; qui joint la prière à l'inftrudion ; & qui

TI4 Pour le jour

s'oubliant elle-inême , n'oublie rien pour fe rendre utile à (es frères.

Or , qu'il eft rare de retrouver tous ces caraéteres dans le zèle des perfonnes qui font profeffion de piété ! Notre zèle eft éclairé ; c'eft-à-dire , nous fommesj clair- voyants fur les défauts de nos frères : rien ne nous échappe de leurs foibleffes. Nous devinons celles qu'ils cachent; nous exa- gérons celles qui paroiffent ; nous prédi- ions même celles qui ne font pas encore; notre vanité fe repaît, pour ainfi dire, de leurs imperfeftions ; fous prétexte que notre vie paroît confacrée à la piété , nous nous faifons un mérite de condamner tout ce qui ne nous relTembîe pas. Nos yeux font perçants pour voir ce que la cha- rité devroit nous cacher; & nous ne les tournons jamais fur nous-mêmes; & nos foibleffes qui déshonorent la piété, nous ne les voyons pas ; & nos humeurs & nos bizarreries & nos hauteurs , dont tous ceux qui nous environnent, fouffrent , nous les ignorons : nous fommes lumière pour les autres , & nous ne fommes que té- nèbres pour nous-mêmes.

Notre zèle eft intrépide. Mais tandis que nous fommes fi féveres fur la conduite de ceux que nous n'aimons pas , que nous ne craignons pas , qui font inutiles ou même ©ppofés à nos vues , à nos intérêts , à nos fentiments ; nous nous adouciffons envers ceux , ou qui peuvent nous être utiles , ©u qui penfent comme nous : nous ejicu-

DE St. Jean-Baptiste, iif

fons tout; nous donnons mcme à leurs vices , les noms & les éloges de la vertu ; nos feuls intérêts décident de notre zeîe : ik au -lieu que leurs erreurs auroieni trouver une refTource dans notre iincéritéç elles trouvent un nouvel écueil dans nos adulations & nos complaKances.

Et c'eft en quoi feulement notre zele cfl: prudent, mais d'une prudence intéref- fée & charnelle. Car d'ailleurs, le zele prudent n'étend pas Tes cenfures & Tes avis fur ceux que la Providence n'a pas fournis à fon autorité : il ne reprend pas, il ne cenfure pas ceux dont il ne répond pas ; il ne fait pas d'une prétendue piété un empire tyrannique ilir (es frères : il n'entreprend pas d'inftruire & de corriger ceux qu'il dcvroit fe contenter d'édifier : il ne publie pas fur les toits ce qui ne de- vroit pas être confié à l'oreille ; & ne fcan- dalife pas le monde par les abus de la piété , plus que les pécheurs mêmes ne le fcanda- lifent par les excès de leurs vices.

Enfin notre zele doit être charitable ^ dernier caraftere. Mais pour cela , il faut être plus touché des chûtes de nos frères^ qu'aigri & rebuté de leurs foibleffes; leur laifiTer paroître plus de compafTion que de zele ; plus d'affeftion que de rigueur; plus de defir & d'amour de leur falut, que d'in- dignation & d'horreur de leurs fautes. Cha- ritable, qui ne mêle pas le poifon de la, malignité avec les faints offices de la cha- rité ; qui ne confonde pas le zele avec

ir6 P O U R L E J O U R

la fatyre , l'humeur avec la correAîonf ; qui fâche fe faire aimer , lors même qu'il ne peut fe difpenfer de reprendre ; qui. rende la vertu plus aimable par ks mé- nagements, que redoutable par (^ cen- fures , qui gagne les coeurs avant aen at- taquer les foibleflTes, & mettre , pour ain^ dire , par fa douceur , les pécheurs d'in- telligence avec lui contre eux-mêmes. En- fin 5 charitable , qui tolère pour repren- dre avec plus de fuccès, &c ne cherche pas dans fes repréhenfions Toftentation de fon zèle 5 mais rutilité & le falut de fon frère.

Car de ces règles violées , vous , mes frères, qui faites profeffion de piété, quel- les cenfures ne fournlffez- vous pas tous les jours au monde contre la piété même? je vous l'ai dit fouvent ; & on ne fauroit trop le redire , puifque c'eft le prétexte le plus univerfel & le plus plaufible , dont le monde fe fert tous les jours pour pré- férer la vie mondaine à celle de la pié- té, qu'il croit moins fùre pour le falut ^ que celle du monde même. Vous rendez la vertu odieufe en la rendant mordante & incommode; vous lui ôtez tout ce qu'elle a d'aimable & de propre à gagner les cœurs; vous faites penfer au mionde que la piétc, ce don de Dieu , cette fageffe d'en-haut, cette règle de tous les devoirs, ce doux lien de la fociéré , n'eft qu'une hum.eur chagrine & dangereufe , une enflure du cœur, un travers, & une petitefle de I'^*

t>v. St. Jean-Baptiste, iiy

prit , le polfon des fociétcs & des com- jnerces ; en un mot , un zèle amer pour les autres, & une indulgence aveugle &c ^xceflive pour foi-mcme. Rendons donc à la vertu par nos atttentlons, ce qu'elle perd par nos foiblefles. Nous ne réconci- lierons jamais le monde avec elle , il eft vrai; mais du moins nous le forcerons de la refpefter : nous ne la mettrons jamais entièrement à couvert des dérifions & des cenfures, mais du moins les Teuls contemp- teurs de la religion , le deviendront de la vertu. Corrigeons nos frères en les édi- fiant 5 & non en les déchirant. Quand !e devoir nous obligera de reprendre , nos exemples auront déjà préparé les voies à nos inftruftions : nous aurons tout dit en vivant bien ; & le monde refpeftera une piété qui ne fe pardonne rien , & qui fem- ble tout pardonner aux autres. C'eft ain(î que la pénitence , que les abaiiTements, que le zèle du Précurfeur condamnent le mon- de ; il nous refte à le voir condamné du monde par les mêmes endroits par il vient lui-même de le condamner.

s

I la vie des juftes efl: une manière de ^^• jugement anticipé , qui condamne le mon- ^^'^^^' de , on peut dire que la corruption du monde s'élcve ici bas un tribunal , les juftes ont toujours été condamnés. Ce font deux tri[)unaux oppofés , dit faint Auguf- tin , qui prononcent mutuellement Tua

^i8 Pour x e jour,

<:ontre l'autre 5 des anathêmes & des ar- rêts de mort; & ce qu'il y a d'étonnant, c'eft que fouvent les mêmes objets qui fourniiîènt à l'un à^s motifs de condam- nation, forment les arrêts & les juge- ments de l'autre. C'eft la pénitence , Thu- milité , le ze!e du Précurfeur qui condam- nent le monde; nous l'avons vu ; &: c'eft de fa pénitence même , de fon humilité & de fon zèle , que le monde prend oc- ca/îon de le condam.ner ; nous Talions voir. Je dis de fa pénitence même. Et cer- tes , mes frères , quels fentiments de ref- peft , d'admiration, d'amour de la vertu, la vie célefte du Précurfeur ne devoit-elle pas former dans l'efprit des Juifs ? Quel Prophète jufques-là avoit paru fur la terre plus auilere dans fes mœurs , plus Tiéroï- que dans fa pauvreté & fon défintéreffe- îii ent , plus éloigné de tout ce qui peut flatter les fentiments les plus innocents de la nature ? Cependant cette vie fi auflere, cette retraite fi profonde , ce détachement û univerfe! & fi propre à faire glorifier le Seigneur dans fes faints, trouvent parmi les Juifs des dérifions , des cenfures. Loin d'admirer la force de la grâce & le don de Dieu, qui peut élever la foible créa»- îure fi fort audeffus de fa propre foiblefie; loin de conclure de fi grands exemples d'auflérité , que nous pouvons tout en ce- lui qui nous fortifie , &: que les difficultés chimériques , que nous trouvons tous les purs dans la févérité de la loi ^ font plu-

DE St. Jean-Baptiste. 119

loties vaines exciifes de nostranfgreflîons, que des rairons légitimes qui ndhs difpen- ient de Ton oblervance; loin de bënir les richeflcs de la bonté du Seigneur, qui veut bien encore de temps en temps , & dans les iîecles les plus corrompus , tirer des tré- fors de l'a miléricorde ces hommes extraor- dinaires 5 & montrer ces grands fpeftacles à la terre , pour animer les foibles , con- fondre les pécheurs , îk fournir à la reli- gion de nouvelles preuves contre l'impiété & le libertinage : ils regardent les iéiints excès de la pénitence de Jean-Baptide com- me une illulion de refprit impofteur, qui le féduit & qui l'anime; comme une frénéiie, qui s'eft emparée de Tes fens & de fa rai- fon; comme une vapeur noire qui le trou- ble , & ne lui fait oublier ce qu'il doit à fon corps , que parce qu'il n'eft plus en état de fentir & de fe connoitre lui-même; en- fin , comme un efprit bleffe de l'amour de la fmgularité; & qui facrifie au démon de la vanité , & à une complaifance infen- fée, les fentiments les plus vifs & les pen- chants les plus innocents de la nature : f^enit Joanncs nequc manducans , Ticquc H- Mattl. 11. bens ; & dicunt : DiZmonium haba. 18.

Et telle a été dans tous les temps, mes frères, la deftinée du monde, de tourner à fa perte les mêmes fecours que la bonté de Dieu avoit préparés pour fon falut. Car, mes frères , ne craignons pas de le dire ici ; & puifque je ne viens que pour vous édi- fier, ne cachons rien de tout ce qui peut

110 Pour le jour

vous inftruire : quelle impreflîon font fut nous les dons de la grâce dans les fervi- teurs de Dieu, lorrqu'eile les conduit par ces voies rigoureufes & fingulieres ? que penfez-vous, que dites-vous tous les jours, des âmes qui pouffées par rEfprit'Saint , font fuccéder à vos yeux la retraite aux dif- fipations du monde ^ les larmes aux plai- iîrs, l'auftérité des mœurs aux charmes de la volupté & de la molleiïe ? quels fenti- ments réveillent en vous ces grands exem- ples, ces heureufes fingularités, ces preu' ves éclatantes de la puiffance du Seigneur^ & de fa miféricorde fur les hommes? Eu êtes-vous touchés? en êtes-vous feulement -édifiés? enviez-vous leur deftinée ? Non, mes frères, leurs auftérités faintes, vous les traitez de fingularité & de foibleffe; leur re- traite, de bizarrerie & d'humeur; leurs lar- mes , de pufillanimité & de foibleffe. Tan- tôt, c'eft une afFeftation & un vain defir de fe diftinguer, qui les pouffe & qui les anime ; tantôt , c'eft une ardeur de tem- pérament, qui croyant fe livrer aux mou- vements de la grâce , ne fait que fuivre rimpéîuofité de la nature; tantôt , c'eft une raifon bleffée, qui ne voit plus rien au na- turel , & à qui il n'eft plus que les excès qui puiffent plaire : Venit Joannes mqm manducans ^ ncque. bibms ; & dicunt : Z?^- monium habet.

Que diraïje? que de cenfures! que de réflexions , qui paroiffent même avoir un air de modération &: de fageffe ! Car je

ne

DE St. Jean-Baptiste, m ne parle pas ici des clériiions que les im- pies &: les libertins font tous les jours de ia vertu : & comment refpeïleroient-ils les hommes , eux qui ne craignent plus de Dieu ? &: de quel prix peut être la vertu auprès de ceux qui regardent com- me une chimère l'Auteur de tous les dons & de la vertu même ? Je parle des plus iages d'entre les mondains ; de ces hom- mes prudents félon le fiecle , qui ne blaf- phement pas contre l'Efprit-Saint , com- me l'impie ; mais qui veulent juger des dons de Dieu , &c de la foiie de la croix, fur la faufl'e fagede de l'homme. Quels in- convénients ne trouvent-ils pas aux iaintes auftérités, & aux larmes heureufes de la pénitence des juftes ? On voudroit mie vertu plus modérée , & qui fe fit moins remarquer : on fe plaint qu'une piété trop auftere défefpere plutôt ceux qui en font témoins 5 qu'elle ne les encourage : on re- dit fans ceflTe qu'on ne va pas lom, qua^d on s'y prend li vivement; que la gran le arFaire n'eft pas d'entreprendre tout c j qu on peut , mais de foutenir ce qu'on entre- prend; &c que la vanité toute feule nous I eue fouvent à des fmgularités, dont on i iit honneur à la grâce : Fenit Joanncs ne- qut manducans , ncque. bibens , &c. Vaine 1 igeffe des enfants des hommes, eft-ce à toi à t'élever contre la fageffe de Dieu , £c contre les voies admirables de fa grâce & de fa miféricorde , dans la fandilica- tion des juftes?

PanéiT, jF

112 Pour le jour

Et ne croyez pas, mes frères, qu'une vertu plus adoucie & pluscommune, trouve plus d'indulgence auprès du monde. Le même monde qui prêche tant la modéra- tion aux gens de bien ; qui cenfure fi fort les excès de leur piété, & qui condamne il hautement leurs fingularités prétendues; le même monde, dès que les gens de bien paroilTent dans des mœurs plus communes ; que leur piété n'a rien de trop auftere qui frappe & qui furprenne; qu'ils fe permet- tent certains plaifirs innocents, la bien- féance , plutôt que le goiit, les conduit; & qu'ils afFeftent en tout ce que la ioi de Dieu ne condamne pas, de refiemblerau monde, de peur de révolter le monde; ah! c'efl alors que le monde triomphe des adouciffements de leur piété : c'eft alors qu'on iniulte à cette vertu commode & aifée : c'eft alors qu'on s'applaudit en fe- cret, de trouver dans les gens de bien, des penchants & des foibleffes prétendues, qui juftifîent les nôtres; & qu'on fe raffuredans les égarements du vice, en les oppofant aux imperfections de la vertu : c'eft alors qu'on met bien haut les obligations de l'Evan- gile; que le monde devient un dofteur rigide & outré ; & que tandis qu'il fe per- met, fans fcrupule les plaifirs les plus cri- minels, il taxe hardiment de crime les dé- îaiïements les plus innocents des juftes; c'eft alors que ces derifions fi vulgaires, contre l'amour-propre & la vie commode des gens de bien , ne font pas épargnées ; que h

DF St. Jean-Baptiste. 113

piété devient la fable & la rifée des pé- cheurs; & que renoncer au monde n'efl: plus, Telon eux, que chercher avec plus de précaution & de ravinement, les aifes îk les commodités du monde même.

Et voilà ce que Jefus Chrift reproche aux Juifs de notre Evangile : (car le monde a toujours penié & parlé de même dans tous les temps.) Jean eft venu , leur dit-il , ne mangeant, ni ne buvant, &: montrant à la Judée l'exemple de la vie la plus retirée ik la plus auftere ; & vous avez dit que c'étoit un efprit d'illufion & de fureur, qui le portoit à ces excès : f^cnit Joannzs neqiic j; unducans^ mquc bibens ; & dïaint : Dœ^ monium Iiabct. Le Fils de l'homme a paru inangeant & buvant, propofant aux hom- mes le fpeftacle d'une vertu plus pratica- ble & plus commune, &: fe mettant à por- tée de tous, pour les fauver tous, 6^ vous ttvcz dit que c'étoit un homme de ];onne chère , Tami des pécheurs & des publi-* cains ; & qui , dans une vie commode & fenfuelle , vouloit jouir de la réputation 'de la vertu & de la fainteté, fans en fouf- frir les privations & les peines : Kcnit Fi-nTattb.ii. lins horninis manducans y & bibens; & di-^^)* cunt : Eut homo vorax ^ & potatçr vini pu- blïcanorum & pcccatorum amiciis. Et cVft ainii , ajoute Jelus-Chrift , que la fagefle de Dieu , dans la diveiïité des voies p.ir elle conduit (ts ferviteurs , qÇi juflifiéc par les contradiftions infenfées du monde; 6l que les jugements des enfants des hom-

114 Pour le jour ires 5 jamais dViCCord avec eux-mêmes , fourniflent tous les jours à fa judice de nouvelles armes pour les condamner &

/i//î//à. II. pour les confondre : Et juftifxata cfi fa-

19. pUntia à filils fuis.

Mais fi la pénitence de Jean-Baptifte eft condamnée du monde , Tes abaiffements ne trouvent pas auprès de lui plus d'indulgen- ce. Oui, mes frères, le monde qui con- damne fî fort l'ambition dans les gens de bien ; qui les accufe facilement d'aller toujours à leurs fins ; d'être plus vifs fur leurs intérêts , plus délicats , plus poindl- leux , plus lenfibles aux honneurs & aux préférences ; & de fe fervir même de la vertu pour y parvenir : le monde qui efl ravi d'avoir ce reproche à leur faire ; ce monde lui-même, toujours plein de con- tradiction, condamne rhumilité du Précur- feur. L'aveu qu'il fait aux Juifs de fon néant, de fa baffeife, & de la grandeur de Jefus- Chrifl, les éloigne de lui, & ils ne paroif- fent plus en foule à fa fiiite. Ses difciples eux-mêmes font bleflés, & ne peuvent fouffrir qu'il s'abaifTe fi fort audeffous de Jefus-Chrifl: : (car fbuvent c'efl: la vanité toute feule qui nous attache à la réputa- tion de nos conducteurs ; ce n'efl pas le defir qu'ils nous foient plus utiles :) ils vien- nent lui repréfenter que ce Jefus à qui il a rendu témoignage, fe mêle auffi de bap- îifer , &: que le peuple en foule court après Jean. 5. lui : Cui tu tcftimonium pcrhibuifli^ ecce hic

^0. baptifat ^ & omncs ycniunt ad cum. Ils font

DE St. Jean-Baptiste. 12^

jaloux que la multitude abandonne leur maî- tre pour aller à Jefus-Chrift; & lemblent vouloir le blâmer , à force d'avoir rendu Jefus-Chrift trop grand, de s'être rendu lui-nicine vil &c meprifable.

Et telle eft encore , mes frères , notre in- juftlce envers la vertu. Nous, qui trouvons fi mauvais que ceux qui en font profefïion , briguent des dignités & des places; nous, qui fommes fi éloquents fur les voies fecre- tes &: détournées, que les gens de bien fa- vent prendre pour parvenir; nous , qui leur faifons fouvent un crime des grâces mô- mes & des honneurs qu'ils fuient; & que leur mérite leur a attirés malgré eux-mê- mes; nous, qui débitons fans ceffe que la vertu n'eft que le premier reffort de lam- bition ; & que fous \m règne fur-tout les grâces fuivent la piété, la piété n'efi: fouvent que la recherche & la voie fecrete des grâces; nous-mêmes, mes frères, fi un jufte animé de l'efprit de Dieu, abdique le ù{\q &l réclat des honneurs du fiecle; s'il fait à la grandeur de la foi , & à la vé- rité de fes promeftes, un facrifice de fa naif- fance, de^fon nom, de (qs places, de (es talents , pour méditer dans le filence &C dans la retraite , les merveilles du Seigneur, & les années éternelles; s'il préfère la fu- reté du repos , & les douceurs d'une vie fainte & privée, aux diflîpations de l'au- torité, & aux périls des prétentions & des efpérances; de quel œil regardons-nous la grandeur de fon humilité , ^ le courage

F iij

Il6 P O U R L E J O U R

héroïque de Ton renoncement & de fa re- traite? en taifons-nous honneur à la reli- gion & à la puiflance de la grâce? hélas! nous y trouvons de la pufillaniinité & de la toibleffe : nous appelions une vie oifeufe & obfcure , une vie qui fert de fpeftacle aux anges & aux iaints ; nous taxons de parelîe , & de défaut d'élévation , les fa- crifices les plus héroïques^ & les fentiments les plus nobles de la foi : nous donnons à cette iàgefîe fubiime d'en-haut , qui fait regarder au jufte tout ce qui palîe comme de la boue, les noms rampants de timidité & de petitefle d'efprit : nous regardons comme des hommes devenus inutiles au monde, ces hommes dont le monde n'eft pas digne : & nous, qui admirons tant la fim- plicité de vie, le défintérefTem.ent, la faufTe lageiTe d'un Socrate , & le mépris orgueil- leux que les philofophes avoient pour les dignités & pour les richefles : nous, qui ne voyons pas la baiïeflTe & la folie de ces pré- tendus fages , de chercher pareillement la gloire & la réputation, par une oftentation de vertu , plus méprifable que le vice mê- me; nous-mêmes, mes frères, oous regar- dons comme un bon air de méprifer la no- ble humilité des ferviteurs de Dieu , le no- ble dépouillement des fages de l'Evangile , la (liinte magnanimité de leur foi ; & nous donnons à l'extravagance & à la puérilité de l'orgueil , les éloges que nous refufons à l'élévation de l'humilité , à la fainte phi- iQfophie de l'Evangile , & à la fageffe fu-

DE St. Jean-Baptiste. 117

blime de la grâce. Qu'eft-ce que l'homme, o mon Dieu! & quel eft l'on aveuglement, d'admirer tout ce qui Tavilit ; &: de mé- prifer tout ce qui peut le rendre eftimable!

Enfin, non-i'eulenient rhumillté de Jean- Baptifte devient un fujet de mépris pour le monde; mais Ton zèle mcme, ce zèle il lage, éclairé fournit au monde un der- nier fujet de condamnation contre lui.

L'impiété d'Hérodias , & la foîbleiïe d'Hé- rode , font au Précurfeur un crime de la fainte liberté de fon miniftere : il devient le martyr de la vérité. Heureux de l'avoir annoncée ! plus heureux encore de mourir pour elle I Heureux d'avoir ofé la publier jans le palais des rois, & jufqu'aux pieds du trône , elle fait rarement entendre fa voix parmi la foule des adulateurs qui l'environnent! plus heureux encore d'avoir ajouté, par fon fang , un nouvel éclat à la vérité ! Heureux d'avoir condamné le monde par la générofité de fon zèle! plus heureux encore d'avoir par fon zèle faint & généreux , fourni au monde un fujet de condamnation contre lui!

Oui, mes frères, le monde ne fauroit pardonner à la vérité, parce que la vérité ne peut rien pardonner au monde. Et dans quelle bouche pouvoit-elle être plus ref- peftable, que dans celle du Précurfeur? Le ' prodige de fa naiiïance, le faint excès de îes auftérités, l'éclat de fa réputation, la grandeur de fon miniftere , les hommages de toute la Judée, Tefprit de tous les pr«-

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iiB Pour le jour

phetes qui paroît revivre en lui ; quel inf- trument pouvoit choiiir la fageffe de Dieu plus propre à rendre gloire à la vérité , Se à confondre la volupté, la volupté pou- voit rougir ; & fi elle ne inettoit pas fa gloire dans ia confufion même & dans (on ignominie ?

En effet , il fem.ble que tous les autres vices laiilent encore un refte de goût, ou ^u moins de refpeâ: pour la vérité. Mais la volupté en a été de tout temps la plus inexorable persécutrice : il n'eft rien de ia- cré pour elle : tout ce qui s'oppofe à fa paf- fion, la rend furieufe &: barbare : le fang, Ja nature , la religion , Tamitié ; il n'eft point de droits qu'elle ne viole , point de liens qu'elle refpede ; les crimes les plus affreux ne coûtent plus rien dès qu'ils deviennent néceffaires ; & tandis qu'on nous la pré- fente fous les noms fpécieux de tendreffc de cœur, de bonté de naturel, de fidé- lité confiante , de fentiments nobles & gé- néreux; c'eft une furie armée de fer & de poifon, qui n'épargne rien, & qui eft ca- pable de tout , dès qu'on Tnicommode , ou qu'on la traverfe.

Hérodias n'eft touchée , ni de la fainteté de Jean , ni de la dignité de fon miniftere, ni de l'admiration de toute la Judée, qui le regarde comme un prophète, ni dujef- peft qu'Hérode ne peut refufer à fa vertu, ni enfin de la circonftance même du fef- tin , jamais la barbarie elle-même ne s'étoit avifée de mêler les horreurs du fang

DE St. Jean-Baptiste. T19

& de la mort , aux réjouiflknces de la ta- ble. Jean-Baptifte la reprend : il condamne le icandale de l'a palfion & de fon incefte ; il oie lui reprocher la honte dont elle ne craint pas de Te couvrir à la face de toute la PalelVine , malgré fon rang & fa naif- fance, & il faut que fon fang expie le crime de cette liberté , & qu'elle immole à la fu- reur de fa paffion , cette noble & faintc victime.

Oui , mes frères , s'il étoit permis de mcler à la joie & à la pompe de cette au- gr.lle folemnité , le récit de tant de fpec- tacles lugubres que la volupté donne tous les jours à la terre , vous verriez que la barbarie vX la fureur ont été dans tous les; temps le caradere le plus marqué de ce vice y que le monde appelle la foibleffe des bons cœurs. Vous le verriez, le fer & le poifon à la main, répandant le deuil dans les familles , armant Tépoufe contre répoux , le frère contre le frère , le père contre l'enfant , l'ami contre l'ami ; fe frayant tous les jours un chemin à l'ac- compliffement de fes defirs infâmes , par des horreurs fecretes indignes de l'huma- nité, & trouvant dans la tendreflTe préten- due d'un cœur voluptueux , tout ce que peut enfanter de plus noir & de plus in- humain, le cœur le plus barbare & le plus féroce. Voilà mené cette afFreufe paf- fion à laquelle les théâtres impurs donnent des noms fi doux & fi aimables.

Mais n'allons pas fi loin; arrcions-nous

F V

-ï^^ Four le jour

à ia folblelTe d'Hérode. Voyez ce que l'em- pire de la volupté peut fur les cœurs mê- mes les mieux faits , & les plus capables de vérité, d'humanité & de juftice. Il n'a pas la force de refufer la tête du Précur- feur. Il frémit en fecret de l'horreur & de la barbarie de cette injuftice ; il fe rappelle toute la fainteté & toute la réputation de ce Prophète ; il eft trifte ,, dit l'Evangile ;. Se c'^eft à legret qu'il va fouiller fes mains^ du fang innocent : mais c'eft la volupté qui le demande : & que peut- on refufer 2 la volupté lorfqu'une fois elle s'eft ren- due maîtrelTe d'un cœur, & qu'on en eft devenu Fefclave ? L'honneur , la raifon , l'équité , nojre gloire , notre intérêt mê- me ont beau fe révolter contre ce qu'elle exige : ce font de foibles moniteurs ; rien n'eft étouté. Demandez à un homme pu- blic une grâce iniufte, onéreufe au peu- ple^ & dommageable à l'état: en vain fa place , fa confcience , fa réputation l'en détournent ; fi c'eft la volupté qui demande , tout cède , & vous êtes fur d'obtenir. Sollicitez auprès d'un grand la difgrace , la perte d'un rival innocent , & dont le m.érite fait tout le crime auprès de vous : en vain le public va fe récrier contre cette injuftice ; dès que la volupté le demande , vous êtes bientôt exaucé. Qu'un homme en place ait le malheur de plaire à une autre Hérodias : en vain fes talents , (ts fervices , fa probité parlent pour lui : en vain l'état foufFrira de fon éloi-

DE St. Jean-Baptiste. i^r

gnement; c'eft la volupté qui le deniande; il faut qu'il loit ikcrifié ; & le Prince ai- mera mieux s'attirer le mépris & l'indigna- tion publique, en facrifiant un lerviteur fidèle & utile à l'état, que contriiier un moment l'objet honteux de fa palîion. Mais d'un autre côté, propoTez-lui un fujet indigne; fans vQrtu , fans talents , que l'honneur même d'une nation rougiroit de voir en place , & dont l'incapacité blefteroit la bienféance publique ; il devient capable des emplois les plus hauts & les plus im- portants , des que la volupré le défigne. Que l'état périflé entre Tes mains , que le gouvernement en foit déshonoré, que les étrangers s'en moquent, que les lujets en murmurent , la volupté le portera au faîte des honneurs ; & ne craindra point d'au- gmenter par la fingularité & Tinjuilice de ce choix , l'éclat & le fcandale du vice» O pajiion injufle & cruelle! que faudroit- 11 pour t'arracher du cœur des hommes , que les mêmes arrries dont tu te fers pour les captiver & pour les féduire ?

Telle eft la récompenfe que trouve fur la terre le zèle de Jean-Baptifte : telle eft la deftinée de la vérité; toujours odieiife, parce qu'elle ne nous eft jamais favora- ble. Les grands fur-tout font comme une profeffion publique de la haïr ; parce que d'ordinaire elle les rend eux-mêmes trcs- haïilables. Ils lui donnent toujours les noms odieux d'imprudence & de témérité; pnrcc Tadulation feule ufurpç auprès d'eux le nom

F vj

1^2 Pour le Jour, Sec. glorieux de la vérité : trop heureux dans la dépravation des mœurs nous vi- vons, de trouver encore des hommes qui dent !a leur dire ; mais encore plus à plain- dre aulîi de ne la connoître que pour la mé- prifer; & de fe croire au-delTus de la vé- rité , parce qu'ils fe voient au-deffus de tous ceux qui la leur annoncent.

Pour nous , mes frères , aimons la vé- rité , lors même qu'elle, nous condamne : iraimons dans les hommes que la vérité , parce qu'elle feule les rend aimables. L'a- dulation & la duplicité font le caraftere des âmes baffes & mal nées : quiconque eft capable de louer le vice , eft incapa- ble de vertu. Méprifons ceux qui nous flat- tent 5 parce qu'ils ne louent en nous que ce qui nous rend méprifables ; ne comp- tons pour nos amis , que les amis de la vérité ; laidons-lui un libre accès auprès de nous; allons même au-devant d'elle, cherchons-la lors même qu'elle nous fuit & fe cache. Plus nous fommes élevés, plus elle s'éloigne de nous , & plus auflî nous devons lui tendre la main , afin qu'elle fe rapproche : elle ne fuit que ceux qui la craignent. Aimons -la, & nous l'aurons bientôt connue. Il eft fi grand d'aimer à fe connoître foi-même ! & après l'avoir cherchée fur la terre , elle fera notre joie & notre éternelle félicité dans le ciel. Ainfî foit-il.

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SERMON

POUR LE JOUR

Z> E

Ste. magdelaine.

Remîttiiiitur ei pcccata multa ,* quoniàm dilexit raultLim.

Beaucoup de péchés lui font remis , parce qu'elle a beaucoup aimé. Luc. 7. 47.

'amour eft le principe & le mérite de la pénitence; & quoi- que la crainte du Seigneur Toit un don de TErprit-Saint , il eft rare qu'une douleur qui n'aime pas, ne foit la nature toute feule qui craint, ow l'amour-propre qui fe déguife. Le pé- ché , dit faint Auguftin , n'eft que le dé- règlement de l'amour ; la pénitence doit donc en être l'ordre, puifque fon office eft de rétablir dans l'état naturel ce que le péché avoit renverfé. Nous ne fommes coupables devant Dieu-^ que lorfc^ue nous

Î34 P O U R L E J O U R

aimons ce qu'il ne faudroit pas aimer, & tous nos vices ne font que des amours in- juftes. Nous ne faurions donc être de fin- ceres pénitents qu'en rendant à notre Bien véritable un amour que nous lui avons in- juftementravi; autrement la pénitence ne feroit ni le remède du péché, ni la récon^ ciliation du pécheur. En un mot, c'eft l'a- mour qui décide de tout l'homme : nous fommes juftes , s'il eft réglé ; s'il eft dé- réglé , nous fommes pécheurs : & lui feul fait nos vertus comme nos vices.

Ne foyez donc pas furpris, mes frères, fi la pénitence de Magdelaine n'eft venue jufqu'à nous qu'avec l'éloge de fon amour;. & fi Jefus-Chrift ne nous donne point d'au- tre raifon de fa grande miféricorde envers cette péchereffe , fi ce n'eft qu'elle a beau- coup aimé , Rcmittuntur ci peccata multa^ quonïam dikxit multàm. On ne nous dit pas que plufieurs péchés lui font remis ^, parce qu'elle a beaucoup pleuré , parce qu'elle a répandu avec une fainte profu- fion des parfums précieux fur les pieds du Sauveur, parce qu'elle n'a ceffé de les bai- fer. Pourquoi cela , mes frères? c'eft que les larmes, les faintes largeftes, la parti- cipation même au corps du Seigneur figu- rée par le baifer de {^% pieds , les prati- ques extérieures d'humiliation ne font que comme le corps de la pénitence : c'eft l'a- mour qui en eft l'ame; &: vous pleurez en vain, fi ce n'eft pas l'amour lui-même qui pleure ; vous répandez en vain vos rir

DE SAINTE MaGDELAINE. T]^

chefTes , fi ce nVft pas l^iniour qui les ré- pand ; vous donnez en vain le haifer de paix au Sauveur , fi ce n'efl: pas Tainour qui le donne; en un mot , vous ne faites rien , & vous n'ctes rien vous-inémes, fi vous n'aimez pas.

Voulez-vous donc , mes frères, lorfque vous vous proftei nez aux pieds des minif- tres de TEglile , entendre fortir de la bou- che du Sauveur cette lentence favorable: Vos pcchés vous Tout remis? Aimez, dit ini Père : Ahjolvi vis ? ama. Je ne vous dis pas : Changez vos deux yeux en deux fontaines de larmes comme David; frap- pez votre poitrine comme le Publicain ; déchirez vos vêtements , & couvrez-vous de cendres &e*de ciliée , comme le Roi de Ninive; rendez quatre fois autant que vous avez pris, & partagez avec les pau- vres ce qui vous refte , comme Zachée ; renoncez à une-profeifion funefl:e à votre innocence, & quittez la banque, comme Lévi : mais je vous dis, aimez : l'amour vous apprendra l'art facré de la pénitence : il ne faut plus de leçons à un cœur que l'amour inftruit; &: comme il efface tous les vices, il apprend aufli toutes les vertuSi^ Voilà les inftruftions que nous donne l'illuftre Pénitente , dont TEglife rappelle aujourd'hui la converfion. Comme elle avoit beaucoup aimé le monde, elle aime beaucoup Jefus-Chrift ; & l'excès de fes paffions devient le modèle de fa pénitence,. 'Or , elle avoit aimé le monde d'un amouc:

136 -Pour le jour

de goût & de vivacité, qui adouciiToit tout ce qu'elle trouvoit de pénible dans (es voies; d'un amour de préférence jufqu'à tout facrifier au monde : c'efl ainfi qu'elle aime Jefus-Chrift. C'eft un amour tendre & ardent , qui adoucit tout ce qu'elle en- treprend de plus amer pour lui; c'eft ma première réflexion : un amour fort & gé- néreux qui ne connoît plus rien qu'elle ne lui facrifie ; c'eft ma féconde réflexion. Voilà , mes frères , toute Thiftoire de fa converfion & tout le fujet de cette inf- truciion, ^ve^ Maria ^ &c.

l^l\^^ -LiA grâce de la converfion imite & fuit * d'ordinaire le caradere du cœur qu'elle touche : elle ramené Tame péchereffe à Jefus-Chrift par les mêmes voies qu'elle s'en étoit égarée ; & fans détruire fes pen- chants, elle les facrifie, & fait fervir à la juftice ce qui avoit jufques-là fervi au pé- ché. La fureur de Saul contre les ennemis prétendus de la religion de fes pères de- vient une ardeur divine contre les enne- mis de la foi de Jefus-Chrift : un zèle aveu- gle en avoit fait un perfécuteur ; un zeîe faint & ardent en fait un Apôtre. La na- ture fournit , pour ainfi dire , le fonds à la grâce ; & la miféricorde de Dieu trouve toujours dans nos pafllions , les moyens me* mes de notre pénitence.

Or , voilà ce qui fe pafTe aujourd'hui dans le changement de Magdelaine. C'étoit une

DE SAINTE MaGDELAINE. 137

femme péchereflTe dans la ville de Jéru- salem : MulUr quœ erat in civitatc pccca- ^-«^ 7- S?- trix ; car Ibuffrez , mes frères , que je fuive ici le langage le plus commun de l'Eglile, & que fans entrer dans des dilcufllons inu- tiles à rédification des mœurs, je confonde avec la tradition des fiecles, ce que la cri- tique de ce fiecle a cru devoir diflinguer. Oëtoit donc une fcUime pëcherefîe, c'efl- à-dire, une peribnne mondaine, plus oc- cupée de les amours que de Tes miferes; plus attentive à plaire qu'à édifier ; plus touchée du plaifir que de Ibn falut. La plu- part des faints ont borné tous fes cri- mes, & n'ont pas cru qu'il y eût du dé- règlement groffier dans fa conduite : voilà néanmoins ce que TEvangélifte appelle une femme péchereiîe ; car la foi ne juge pas de nos mœurs comme Tufàge , & il n'eft pas Surprenant que ce qui paroît prefquc innocent au (îecle , foit une abomination dans le langage de l'efprir de Dieu : Mu- lier in civitatc peccatrix.

Or, le monde avoir trouvé dans Magde- laine un de ces cœurs tendres & faciles que les premières impreffions bleffent; un de ces cœurs habiles & ingénieux dans le choix des moyens les plus propres à plaire ; un de ces cœurs ardents & généreux, les pafïions ne favent pas même garder de me- fures. La grâce trouve dans les mêmes ca- ractères de fon cœur les heureufes refTour- ces de fa pénitence. Entrons dans le dé- tail, & accordez-moi votre attention.

î)S Pour le jour

, En premier lieu, le monde avoit trouve dans Magdeîaine un de ces cœurs faciles que les premières impreffions bleffent^un de ces carafteres que tout entraîne , & à qui tout devient prefque un écueil; que la complaifance gagne; que l'exemple féduit; que les occafions changent , & à qui une circonftance de plaifir fait oublier mille de* iirs de pénitence. Or , voilà la première difpofîtion que la grâce fait aujourd'hui fer- vir à fon falut.

Le bruit que les prodiges & la nouvelle doctrine de Jefus-Chrift faifoient dans Je- rudilem , avoit fans doute excité la curio- fité de cette péchereffe ; elle voulut en- tendre cet homme extraordinaire qui fe vantoit d'avoir les paroles de vie & de fa- lut. Elle vit ce nouveau Prophète ; ces traits de majefté répandus fur fon vifage , cette douceur capable de gagner les cœurs les plus farouches ; cet air de pudeur & de ïainteté devant qui la confcience criminelle ne pouvoit foutenir fa honte, ni s'empê- cher de rougir en fecret; ce zèle ardent & définréreiré qui ne paroiffoit touché que du falut du pécheur; cette autorité nouvelle qui inftruifoit avec poids & qui parloit avec dignité ; cette liberté prophétique qui ne faifoit acception de perfon.ne, & qui enfei- gnoit la voie de Dieu dans la vérité : elle entendit les paroles de grâce qui fortoient de fa bouche , & qui portoient des traits céleftes & une onftion ineffable dans les cœurs. Ce cœur û facile pour le monde

DE SAINTE MaGDELAINE, I39 ne fe défendit pas long-temps contre Jefus- Clirirt. De nouvelles agitations naiiTent dans fon ame : les idées de la vertu que ce Pro- phète vient donner aUx hommes , la fur- prennent & la lui rendent déjà aimable : les couleurs terribles avec lefquelles il peint le vice , Palarment ; "Se déjà elle fe propofe des mœurs plus dignes de fa gloire & de fon nom. Inquiète, combattue, déjà à demi pénitente : Quel cft cet homme, fe dit- elle lans doute en fecret, & quelle eft cette nouvelle doftrine? ne feroit-ce point un Prophète qui connoît le fecret des cœurs? les regards tendres & divins m'ont mille fois démêlée dans la foule; & comme s'il eût vu les miferes fecretes de mon cœur, ou les mouvements inexpliquables que fes paroles y opéroient , il a eu fur moi des attentions particulières; il n'a, ce me fem- b!e, parlé que pour moi feule. Quand il convioit avec des charmes faints les âmes qui font laffées dans la voie de l'iniquité, & qui gémiffent fous le poids de leurs chaî- nes , de venir chercher un repos vérita- ble auprès de lui : ah! fans doute il m'a- drefToit le difcours , & avoit en vue la trifte fituation je me trouve. Lorfqu'il enfeignoit que l'efprit impur ne peut être chafîé que par le jeûne & par la prière ; je fentois qu'il vouloit prefcrire des remè- des à mes maux. Quand il déclaroit que les péchereffes précéderoient les Pharifiens dans le royaume de Dieu ; je voyois bien que fon deiïein fecret étoit d'encourager

140 Pour LE JOUR

ma foibîeffe par l'elpérance du pardon. Il n'a parlé de la Reine de Saba qui vint des extrémités de la terre entendre la iagefle de Salomon, que pour m'avertir de ne point négliger le falut que le Seigneur me préfente, & d'écouter celui qui eft plus grand que Salomon même. Toutes fes inf- truûions avoient quelque rapport fecret à mes belbins & à mes erreurs ; ah ! fans doute, c'eft un Prophète envoyé de Dieu pour me retirer de mes voies égarées.

Voilà les premières imprelfions de Jefus- Chrift fur cette aine : les mêmes facilites que les attraits des paflîons avoient trouvées en elle pour le monde , la grâce les trouve pour le falut. Ce devroit être , il eft vrai ^ une heureufe difpofition pour le ciel , que d'être avec un cœur tendre & facile à émouvoir; & le Seigneur en vous faifant naître telle , vous qui m'écoutez , avoit voulu fans doute mettre en vous une ame plus à portée de fa grace,^ j'ofe le dire : cependant c'eftparlà que vous périrez.Tout vous touche , rien ne vous corrige. Suf- ceptible de fentiments de falut, fufcep- tible d'imprefïîons mondaines; vous vous attendrilTez à un difcours évangélique , &C vous allez vous attendrir à un fpeftacle profane : vous n'êtes pas infenfible aux inf- pirations du ciel comme tant de pécheurs endurcis; mais vous le portez dans le mon- de , de nouvelles impreffions les effa- cent : vous gémlffez quelquefois fous le poids de vos chaînes, & vous en fuivez

DE SAINTE MaGDELAINE- I41

toujours la trifte defVmëe. Loin des plai- iirs vous voulez tout quitter; du moment qu'ils approchent , ils vous retrouvent la mcme : au milieu du nionde &c de Tes amu- fements, vous poufiez quelquefois en <c- cret des foupirs vers le ciel , que la trif- tefle fecrete du péché, que le dégoût lui- même vous arrache; & au fond de la re- traite où vous vous cachez quelquefois , vo- tre cœur vous rentraïne d'abord en Egyp- te, & vous regrettez des joies dont vous venez feulement de vous ieparer. Carac- tère dangereux pour le falut. Les âmes en- durcies, \mt fois touchées peuvent fe con- vertir; mais vous, vous pouvez être tou- chée, & ne fauriez être convertie : imi- tez Magdelaine, & faites fervir vos foi- blefles mêmes à votre fanftification.

En effet, le monde en fécond lieu,avoît trouvé en Magdelaine un cœur habile & ingénieux dans le choix des moyens pour arriver à fes fins. Car, mes chers auditeurs, jufqu ne va pas la fatale habileté de la pafiîon ! David a bientôt trouvé le fecret de rappeller Urie, & de couvrir par cet artifice la honre de fa foibleiïë. Que d'ex- pédients ne fournit- elle pas pour fortir des embarras les plus épineux ! le fils du Roi de Sichem inventa d'abord c\qs moyens pour vaincre les obftacles que la différence du culte & de la religion mettoit à fon amour pour Dina. Que de reffources dans les oc- caf^ons les plus difficiles! la perfide Dalila concilie fans peine ics égards pour Samfoii

Ï42. P O U R L E J O U R avec Tes compîaifances fecretes pour les Philiftins. On trompe les yeux les plus at- tentifs ; & Jacob trouve des idoles dans fa maifon malgré toute Ta vigilance : on ca- che fous des apparences pénibles les voies de la paflion ; & le fils de David fe réfout à feindre des maux trompeurs pour dérober aux yeux de la Cour la plaie véritable Sc honreufe qu'il porte dans Tame : on y fait iérvir ceux même qui auroient intérêt de la détruire; & Tinndelle époufe de Putiphar, réufïit à faire de fon propre époux le ven- geur de fon indigne foiblefTe : on la cou- vre fous le voile de la piété & de la reli- gion ; & les femmes dlfraël au temps d'Hé- 5 fous prétexte de venir facrifier au Sei- gneur^ veix)ient participer aux dérèglements facrileges des enfants de ce Pontife. Que dirai-je encore? on va à f^s fins par des routes qui fembloient mener à des fins tou- tes oppofées : en un mot, la paflion eft tou- jours ingénieufe, & des perfonnes nées d'ail- leurs avec un efprit borné &: des talents médiocres, font ici habiles & éclairées, dit s. ^mh. fgjp^t Ambroife : Ad inquirenda deUciatio^ 'l^ ^*l^^^' num gênera aflud funt qui appumus funt voliiptatum.

Or, cette malheureufe prudence qui avoit conduit Magdelaine dans4es voies de l'ini- quité , devient une pieufe fageflfe dans les démarches de fa pénitence. Quels faints ar- tifices i)'emploie-t-e!le pas pour toucher celui à qui elle veut plaire , & pour en obtenir le pardon des foutes qu'elle vient

DE SAINTE MaG DE LAINE. 143

pleurer à fes pieds ! premièrement , elle vhoilît la falle crunfeftin, cVft-à-dire, un lieu qui Tcxpoiant à la rifée 6s: à la cen- fure publique, intéreflera Jerus-Chrift pour elle , & le louchera de pitié fur les ou- trages auxquels elle a bien voulu s'expofer pour venir à lui; fecondement, une circonf- tance les grâces s'accordent plus faci- lement & la joie innocente du repas ne permet pas de rebuter une infortunée qui vient reconnoître fa faute : troifiémement, des témoins tous Phaiifiens, c'eft-à-dire, durs envers les pécheurs , ck devant qui Jefus-Chiift, pour confondre leur dureté, fe plaifoir à donner des marques de bonté & de tendreiïe envers les brebis égarées: quatrièmement , elle emploie une confu- iion falutaire; elle n'ofe i'e préfenter à lui; elle s'arrête derrière , dit l'Evangile, Sians rétro ; elle fe laiflTe tomber à fes pieds de douleur 6i d'accablement; ellen'ofemcme lever les yeux jufqu'à celui en qui elle a mis pourtant fa plus douce efpérance; elle ne fait plus que rougir de fes égarements : déjà elle voudroit fe cacher aux yeux de tous les hommes , & ne montrer plus à Jérufalem une pécherefîe qui en avoit été le fcandale & comme le pédhé public , dit im Père : elle ne parloit point; fa douleur, fes larmes, fa pofture, fa confufion , tout parle pour elle : Stans rctrb Jccus pcdcs Jefu. Lfic.7. 3S.

Elle auroit pu trouver fans doute de vaines excufes pour adoucir au moins aux yeux de fon Sauveur l'excès de ics éga-

144 Pour l>^r^ jour

rements , Ton âge, fa naiffance, des pen- chants de foibleile nés avec elle , fes ta- lents malheureux , le dérèglement de Jé- rufalem , la licence des mœurs de ion fîe- cie 5 l'exemple des autres femmes de la Pa- leftine, l'ignorance elle étoit de la doc- trine de Jefus-Chrift, autant de prétex- tes Ipécieux à une ame moins touchée. Notre fainte péchereffe laiile à la bonté de fon Seigneur à juger de la nature de fes fautes ; elle pleure , elle fe tait ; & voilà tout l'apologie qu'elle veut faire de fa con- duite. Profternée à fes pieds , ne parlant plus que par fes larmes : Il me connoît, dit-elle en fecret , il voit mes befoins & mes defirsf ma foibleffe, mes efforts im- puiffants, & les gémiffements de mon cœur ne lui font point inconnus : que pourrois- je lui dire , qu'il ne lifc lui-même au fond de mon ame, & qui puide égaler ce que je fens? Agitée de mille mouvemeuts di- vers, elleefpere, elle tremble, elle rougit, elle fe raffure , elle aime , elle s'afflige ; mais elle fe tait. Ce n'eft pas la honte d'avouer fes défordres ; ah ! fes larmes les pu- blient affez : c'eft un artifice de fon amour ; un filence de confufion lui paroît plus pro- pre à toucher fon Libérateur , que l'aveu le plus éloquent de (es folblefTes.

Enfin , elle emploie une humilité pro- fonde : elle répand des parfums précieux, & ne veut pas prefque que le Sauveur s'en apperçoive ; elle ne les répand que fur fes pieds comme pour lui cacher le prix de

fa

DE SAINTE MaGDELAINE. I4Ç ù fainte protulîon ; elle ne veut attirer les regards de fon Libérateur que fur les miferes de fon ame , & point du tout fur le mérite de fes œuvres. Elle regarde les pieds facrés du Seigneur comme fon par- tage , trop heureufe encore qu'on veuille l'y foufFfir : elle laiffe à i(^s difciples bien- aimés le fublime avantage de repofer dans ion charte fein ^ ou de répandre des par- fums fur fa tête. Elle fait, dit faint Ber- nard , qu'il faut gémir long-temps à {qs pieds 5 avant que de venir lui donner le baifer de paix dans TEuchariftie ; que la précipitation cft ici périlleufe : & que com- me dans l'Eglife du ciel il n'y aura que ceux qui auront lavé leurs vêtements dans le fang, & qui feront venus d'une grande txibulation , qui auront droit d'environner l'autel de l'Agneau ; ah ! de même dans l'Eglife de la terre, il n'y a que ceux qui ont lavé leurs fouillures dans le fang de la pénitence , &: qui ont pafTé par les tri- bulations de la croix , à qui il foit permis de fe prélénter à fa table.

Voilà les faints artifices de l'amour de Magdelaine ; elle avoit été prudente dans le mal , elle eft prudente pour le bien : au-licu que fouvent habiles dans la recher* che des plaifirs & dans la conduite de vos partions, femmes du monde, une feule démarche de converfion vous jette dans des embarras étranges. Vous ne favez plus par vous y prendre , quand il faut fe déclarer pour Jefus-Chrift : c'cft ici

Par:c^, G

146 Pour LE Jour

toute votre habileté & toutes vos reiTour- ces vous abandonnent; tout vous arrête, tout vous alarme ; tout eft pour vous per- plexité ; votre efprit n'eft plus ingénieux à trouver de ces moyens heureux qui vien- nent à bout de tout. Vous êtes en peine comment faire confentir un époux à vos réiblutions de pénitence, & vous avez fu le faire confentir à des démarches qu'il étoit peut-être fi fort intéreffé d'empê- cher. Vous ne croyez pas pouvoir vpus faire dans la piété des amufements inno- cents qui vous foutiennent ; &c vous en inventez tous les jours de nouveaux dans le monde pour égayer votre ennui & vos dégoûts. Vous héfitez comment vous pour- rez éloigner de vous certaines perfonnes il funeftes à vos nouveaux deffeins de ver- tu ; & vous étiez fi habile autrefois à vous défaire de celles que la fageffe & la piété rendoient importunes à vos plaifirs. En un^ mot, vos paffions étoient fécondes en ref- fources ; votre pénitence fuccombe aux plus légers obftacles. D'où vient cela? ah! c'eft le coeur qui, fournit les expédients , & le vôtre n'eft pas bien touché ; c'eft Tamour qui rend habile , & vous n'aimez pas ; la grâce eft toujours moins ingénieufe en vous que la paffion , parce que votre pénitence n'eft jamais auflî fincere que vo- tre égarement; & que différentes de Mag- delaine, vous nVimez pas Jefus-Chrift com- me vous aviez aimé le monde.

Aufli en troifieme lieu , le monde a voit

DE SAINTE MaGDELAINE. I47 trouvé dans Magdelaine un cœur ardent les partîons ne favoient pas mcme gar- der de melures; c'eft-à-dire , prompt, & pour qui un plallîr différé étoit un fupplice; extrême dans (es joies , comme dans fes chagrins; aveugle, qui ne connoiiToit ni périls ni obflacles , & qui croyoit facile . tout ce qui pouvoit fervir à fa paflîon.

Or, voulez-vous voir en elle les méme.s traits dans le caractère de fon amour pour Jefus-Chrift? A peine eut-elle appris, dit TEvangile, que le Sauveur étoit entré dans la maifon du Pharilien : Ut cognovit* Re- ^''^-r.sr- marquez ici , premièrement , la prompti- tude de fon amour : la première occaiion qu'elle trouve de venir fe jetter aux pieds du Sauveur, elle en profite; elle y court. Elle ne balance pas des années entières en^- tre la grâce & la paflion ; elle n'eft pas in- génieufe comme vous l'êtes fi fouvent , femmes du monde , à trouver fans cefle des prétextes pour remettre à un autre temps cette première démarche : fa jeu- neiïe ne lui fournit pas de ces raifons fri- voles qui perfuadent d'attendre un âge plus férieux &c moins propre au monde. On n'ai- me pas quand on peut différer. Ah! bien loin de vouloir reculer, & de renvoyer au foir de fa vie ; elle voudroit pouvoir renaître pour recommencer à aimer fon Seigneur en commençant à vivre; fa dou- leur la plus amere eli de l'avoir connu fi tard; ce qui lui rcfte de vie, ne peut la conforer de ce qu'elle en a perdu en des

Gij

148 P O U R L E J O U R

amours infenfës : elle fent qu'on ne peut trop tôt aimer ce qu'on aimera toujours, & elle veut regagner les jours d'indiffé- rence par un iaint empreiTem.ent de ten- dreffe : Ut cognovït.

En effet, mes chers auditeurs, la promp- titude eft effentielle à la converfion ; la grâce a des moments heureux, que ni le temps , ni les années , ni les mêmes cir- conftances ne ramènent plus. Ce jeune homme de l'Evangile , qui appelle par Jefus- Chrift, voulut aller enleveUr ion père avant que de le fuivre , manqua fon moment; & nous ne lifons pas qu'il revint enfuite le mettre au nombre de {^s^ difciples. L'ef- prit de Dieu eft cet efprit, dont parle le prophète, qui va & qui ne revient plus: & tout dépend de favoir entendre fa voix, & de l'arrêter dans notre cœur lorfqu'il y paffe & qu'il nous vifite : un defir de péni- tence renvoyé eft preique un préjugé cer- tain que vous ne vous repentirez plus. Voilà la prom.ptitude de l'amour de Magdelaine.

Remarquez-en fecondem.ent, la vivacité. Le monde avoit trouvé en elle un de ces caractères extrêmes qui ne fe donne jamais à demâ : c'eft ainli qu'elle aime Jefus-Chrift : tout ce que l'amour a de plus vif & de plus extrême, pourainft dire , elFe le fent; tou- tes les marques de la douleur la plus pro- fonde, elle les donne. Les fuites ne dimi- nuent rien à cette ardeur : le dernier jour de fa pénitence reffemblera à la première démarche de fa converfion. Par-tout dans

DE SAINTE MaGDELAÎNE. Î49 TEvangile elle nous fera rcpréic^ntée com- me une amante vive & fervente : tantôt noas la verrons profternée anx pieds du Sauveur, s'expofant même aux reproches de fa fœur Marthe , plutôt que de perdre un inftanr de vue le Libérateur qu'elle ai- me; tantôt tranfportëe d'amour pour lui, elle courra à fon tombeau avant tous les dilciples, & les larmes qu'elle y répandra, i'erônt aufli abondantes, que celles qui ar- rofent aujourd'hui fes pieds divins dans la falle du PharKien; tantôt en le rencontrant fous une forme étrangère : Si vous l'avez enlevé, lui dira-t-eile, dites-le-moi & je l'emporterai : on ne fait quel eft celui qu'elle redemande; elle ne penfe pas même à le nommer; fon cœur en eft li plein, qu'elle fuppoi'e que le cœur de tous les hommes en eft occupé comme le (ien : Si tu fuf" joan. 2©. tulilU cîim , dicito mihi ; elle ajoute qu'elle ^' l'emportera ; un lille foible , accablée de trifteffe, feule, elle fe perfuacîe qu'elle aura aiTez de force pour emporter le corps mort de fbn Sauveur : Et e^o euni tollam ; iba Ihid. amour croit tout pofTiblc : tantôt enfin, l'ayant reconnu elle ne fera plu: maîtreffe de fon cœur ; elle courra à lui avec un faint transport; elle voudra encore embraflTer fes pieds facrés (i heureux pour elle , & qui furent les premiers confidents de fa dou- leur & les premiers afyles de fa péniten- ce : par-tout elle foutiendra ce caraftere de ferveur & de vivacité qui commence fa converfion, & k durée de fa carrière

G iij

Î^O POVR LE JO¥R

ne la verra jamais ni ralentie ni moins fidelle.

Inftruôion importante , mes chers audi- teurs! Les converfions les plus vives finif- fent d'ordinaire par la tiédeur & par le re- lâchement. On fe repofe après les premiè- res démarches , comme i\ Ton étoit déjà arrivé au bout de (a courfe : on fe relâ- che fur mille pratiques faintes que la vi- vacité de la douleur avoit d'abord inspi- rées : d'un pénitent zélé on devient un tiède chrétien : nos péchés une fols pleures ne Rous paroiiTent plus dignes de nos larmes; & Ton trouve fouvent dans la tiédeur de la pénitence, Pécuei! qu'on avoit cru éviter en fortant du dérèglement du vice.

Enfin, à la vivacité confiante de notre heureufe PécherefTe, ajoutez-y encore l'a* veuglement de fon amour , pour alnfi dire. Car quoique la grâce foit une lumière cé- lefte qui éclaire refprit en même temps qu'elle éch-auffe la volonté , il eft vrai de dire néanmoins qu'elle aveugle la raifoa charnelle fur mille difficultés que l'amour- propre oppofe d'ordinaire aux premières dé- marches de la converfion , & qu'ainfi la charité a (es faintes erreurs comme la cu- pidité a les (îennes.

En effet, mes frères, que de difficultés Magdelaine n'auroit- elle pas pu prévoir dans fon changement ! tant de liaifons à rompre , tant d'occafions à éviter , tant de commerces à fuir : difficultés du côté de râge^ du côté des penchants , du côté du

DE SAINTE MaGDELAINE. I 5 I

nng , du côté des maximes qirelle alloit embralFer : que de réflexions dévoient naî- tre dans Ion eiprit , il Ion cœur lui eut permis d'en taire ! mais le faint amour ne raiibnne pas. Que ne pouvoit-el!e pas fe dire à elle-mcme? Que vais-je taire? je m'expole fans favoir li je ferai écoutée. A la vérité ce Prophète affure qu'il n'efl: venu que pour les pécheurs; mais une pèche- refTe telle que je luis, peut-elle fe promet- tre un accueil tavorable; ne pourra-t-oii pas croire que ma dopleur n'clt pas lin- cere, & que c'eft ici quelque fecret dé- pit qui n'aura point de fuites? Eft-ce bien prendre fon temps que d'aller troubler par des larmes la joie d'un feftin ? d'ailleurs fuis-je bien (ùre même fi mon changement ne lera pas une douleur pafïagere , une vi- vacité d'un indant, & fi après avoir fait une démarche d'éclat j'en pourrai foute- nir les fuites.

Que ne vous dites-vous pas tous les jours à vous-mcme, ame infidelle, dans des cir- conftances bien plus favorables au lalut , que ne Teft celle fe trouve aujourd'hui Magdelaine? elle pouvoit du moins fe faire un prétexte de Ion âge ; & vous déjà fur le retour, vous ne comprenez pas encore comment on peut fe paiTer du monde : les cmprefTements qu'on y avoit pour elle, au- roient pu l'arrcter; & mille défagréments ne fauroient en détacher votre cœur : la Singularité de fa demande dans Jérufalem y peut-ctre feule & la première elle s'al-

G iv

î^l P O 1? R LE JOUR

loit déclarer pour Jefus-Chrift , auroit pu former encore un nouvel obilacle; &c vous, environnée de faints exemples de tant de femmes chrétiennes qui vous montrent la Toie du falut^ vous n'oferiez vous décla- rer pour la piété ; tout vous paroît des obf- tacles; vous voulez tout pei'er , tout exami^ ner avant que de faire le premier pas, & vous n'avez jam^ais pris afîez de mcfures. Ah ! mes chers auditeurs , les précau- tions exceffives dans un commencement de pénitence , outre qu'elles ne Tuppolént qu'un cœur à demi touché, elles ne font jamais heureufes : la grâce dans Tes pre- miers mouvements fur-tout a d'heureufes imprudences qui révoltent la fageffe hu- maine, miais qui confomment l'ouvrage du faîut. Je ne veux pas dire par-là que pour mourir au monde & fervir Dieu , il faille Tenverfer toutes les règles de la prudence , êc négliger tous les moyens néceffaires pour applanir les obftacles que notre état ou no- tre rang peuvent mettre à notre conver- sion , lous cette fauffe confiance que c'eft à Dieu feul à conduire fon ouvrage. Je fais que la raifon eft donnée à Phomme pour le conduire ; & c'eft tenter Dieu & for- lir de Tordre de la providence , que de ne pas confulter une lumière qu'il a mife lui-même en nous. Mais je veux dire, que trop de prévoyance & de circonfpeftion arrête toujours l'ouvrage de la grâce; je veux dire que dans les prem.ieres démar- ches de la pénitence fur- tout ^ ah l il faut

DE SAINTE MAGDELAINE. IÇ^

laifTer quelque chofe à faire À l'efprit qui nous touche , ne vouloir pas tout prévoir foi- même, s'abandonner à Jefus-Chrift fur ^ mille difficultés auxquelles on ne voit pas de refTources, & avoir encore plus de foi & de confiance que de raifon; je veux di- re, que lorfqu'on laifle à l'amour-propre le loilir des réflexions , la grâce y perd tou- jours quelque choie , &: quelquefois on perd la grâce foi -même. Matthieu , au premier ordre qu'il reçoit de Jefus-Chrift, quitte fon bureau , Se ne penfe pas même à rendre compte de fon adminlftration , ni à jufhfier devant fes maîtres une re- traite fi prompte & i\ fulpefte dans les perfonnes de ion emploi. Pierre jette les filets dans la mer , quoique le travail in- grat de toute une nuit^ ne femblât lui pro- mettre que des foins inutiles de ce nou- vel effort ; il n'a que la parole du Sau- veur pour garant de fon entreprife , & le fi!cccs répond à fa confiance : In vcrbo tuo Luc s. s. Laxaho retc. Au contraire , il enfonce fur les eaux , dès qu'il fait trop d'attention au péril il fe trouve, & Jefus-Chrift l'a- bandonne dès qu'il commence à raifonner & à fe défier.

Pourquoi vous défiez -vous de vous- même? pourquoi vous inquiétez- vous tant fur les fuites de votre pénitence , comme fur des voies ameres & triftes qui vont d'abord vous laffer ? pourquoi n'oîez-vous vous déclarer pour Jefus-Chrift par la crainte ,. toute feule de ne pouvoir foutenir une dé-

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1*^4 P O U R L E J O U R marche d'éclat? Le Seigneur qui a déJ2r commencé fon ouvrage en vous, ne Tera- t-il pas aflez puiffant pour le continuer ? S'il a pu vous toucher tandis que vous étiez encore dans le crime , ne faura-t-il vous Ibutenir^ quand vous ferez devenu jufte? s'il a lu vous tirer du bourbier , refuiera- t-il de vous donner la main lorfque vous commencerez à marcher dans la voie du falut ? s'il vous a cherché lorfque vous étiez fi loin de lui , & que comme une brebis égarée vous erriez dans des pâturages étran- gers ; ah ! ne faura-t*il pas vous retenir quand vous ferez retrouvée , & qu'il vous aura ramenée au bercail ? Vous êtes foible , di- tes-vous : mais ne vous connoit-il pas? & vos moeurs paiTées ne Tont-elles pas mieux inftruit que tout autre de votre foiblefTe? r^pofez-vous-en luv iQS foins & fur la con- noifîance qw'il a de votre cœur. Vous ères d'un goût changeant , &: vous craignez tout de votre inconftance : ah! les créatu- res ont pu fixer cette légèreté par l'injurte amour que vous avez eu n long-temps pour elles; (k vous croyez que votre Dieu aura moins de crédit fur votre cœur ? Vos in- conflances paiTées ne venoient que de la faulle^^é & de l'infuffifance des biens que vous aimiez ; ne pouvant vous fatisfaire ^ ils ne pouvoient vous fixer ; mais Dieu feul remplira tous vos befoins , & vous ne fouhaiterez plus rien quand une fois vous aurez goûté combien il eftMoux d'être à lui. Oui, naes frères, la foi d'une ame vé*

' Il

DE SAINTE MaGDELAINE. IÇÇ

rifablement touchée eft une Foi génëreuie: les montagnes mcnies ne l'arrctent pas ; elle le promet de les tranfporter comme des grains de fable ; &c quand on aime vivement , ou Pon ne voit plus d'obfta* clés, ou ils deviennent eux-mcmes des moyens de falut. Ainfi , Magdelaine eut pour Jclus-Chîift la même vivacité qu'elle avoir eue pour le monde : mais Tamour de prétérence fut encore égal ; & tout ce qu'elle avoit fac! ifié au monde dans fes Séréglements, elle le fa^crifie à Jefus-Chrift dans la pénitence.

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'appelle, avec faint Auguflin, amour ir. de préférence, ce poids dominant de no-^^^^^^* tre ame, qui rappelle à lui tous nos moin- dres penchants; cet amour qui prévaut fur tous nos amours, qui décide de nos choix, qui règle nos jugements, qui devient le principe de toutes nos actions ; cet amour, comme dit faint Paul, que nulle tribulatioii ne peut éteindre, nul péril alarmer, nulle efpcrance corrompre , à Tépreuve de la faim & de la nudité, plus fort que la mort même : en un mot, l'amour de préférence eft celui fur lequel rien ne l'emporte, que rien ne peut même balancer , auquel on cft toujours prêt de tout facrifier. Ce n'eft pas tant ici une affaire de goût & de C^n^ timent , qu'un état de l'ame qui fe mani- fefte dans les occafions , & qui fans ba- lancer 5 fe déclare toujours pour l'objet

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1^6 Pour le jour

auquel Ton amour a donné la préférence* Or , mes frères , c'eft ainfi que Magde- laine avoit aimé le monde ; elle lui avoit facrifié fa réputation, fon repos, fes biens, fes qualités naturelles : c'eft ainfi qu'elle aime Jefus-Chrift; & voilà précifément ce que fon amour lui facrifié aujourd'hui. Sui- vons Phiftoire de fa pénitence ; & renou- veliez , s'il vous plait , votre attention. En premier lieu, Magdelaine avoit fa- crifié au monde fa réputation. Son fexe 6^ fa naiffance la défendirent fans doute d'a- bord contre la honte des paffions; & l'oiî peut croire qu'elle appofa la barrière de la pudeur &c de la fierté aux premiers ora- ges qu'elle fentit s'élever dans fon cœur. Mais lorfqu'une fois elle eut prêté l'oreille à la voix du ferpent , qu'elle fe fut raflu- rée contre elle-même, qu'elle eut pu )uf- tifîer fa propre foiblelTe, & fe dire en fe- eret ces maximes infenlées que le monde infpire ; que ce n'étoit pas un crime d'ê- tre touchée du mérite ; que ces rapports fecrets qui forment les paffions, ne font pas libres; &c que nous en trouvons la defti- née dans nos cœurs; qu'il eft des liens purs & il innocents , que la plus auftere pudeur ne fauroit en rougir , & qu'après tout il eft un âge l'on peut être aimiée: ah ! dès-lors fon cœur fut ouvert à tout ce qui s'offrit pour le captiver ; tous les nouveaux objets furent pour elle de nou- velles pallions : fa gloire & fa raifon rou- gilToient en vain en fecret de fes foibleffes ;

DE SAINTE MaGDELAINE. 157

Pafcendant cîe Ton caradere avoit déjà pris le deflus; Ton cœur ne favoit plus vaincre, & tout ce qui pouvoir plaire, pouvoir l'en- t:i::-jr.

Que n'auroit-elle pas du fe dire à elle- même (br le Icandale de la c&nduite , i\ la pafl'ion écoutoit la raiion ! Née avec un nom & fortie d'une maifon qui la diftin- guoit dans Ion peuple, n'étoit-elle pas obli- gée à des attentions plus rigoureufes fur fa gloire? La tache immortelle que les éga- rements alloient faire à (on fang, la honte qui en rctomberoit fur fes proches , les exemples & les avis fages d'une fœur at- tachée au devoir , les fuites mcme d'une réputation flétrie dans les perfonnes de fon âge , & le long repentir qu'elle fe prépa- roit dans une vieillelTe trifte & déshono- rée; enfin, l'éclat que (qs paffions alloient faire dans Jérufalem, le féjour du roi Hé- rode , d'un Préfet Romain , des plus il- luftres maifons de la Paiefline, &: d'où le bruit de fes emportements ne manqueroit pas de fe répandre dans tout le refte de la Judée : que de motifs puifîants de rete- nue ! & que de réflexions à faire , fi la paf- fion en faifoit quelquefois! Mais Magdelaine armoit le monde , & il n'eft plus rien de fi cher que Ton ne facrifie à ce qu'on ai- me. Cette délicateffe fur la gloire que donne la vertu , s'étoit effacée ; cette fierté qui vient de la naifl'ance , s'étoit changée en foiblefle ; cette pudeur attachée au fexe , avoit dégénéré en effronterie : ni les eoa-

15? Pour le jour

feils des gens de bien , ni les larmes de Marthe, ni les railleries des mondains, ni^ les mépris même de fes amants infenfés à qui elle avoit pu plaire; mais dont elle n'a- voit pu réuffir à fe faire eftimer , car la vertu toute feule efi: eftimable; tout cela ne la touchoit plus. Elle paroiffoit avec of- tentation au milieu d'une ville elle n'é- toit connue que par fes miferes; &: comme cette femme de 1 Apocalypfe , elle portoit . écrit fur fon front le nom de myftere; c'eft-à-dire , elle ne faifoit plus un fecret de fes paffions , & ne prenoit plus même foin de cacher aux yeux du public les myf- teres de fes folles amours. La palfion ar- rivée à un certain point ne rougit plus : il n'eft que les commencements qui foient ti- mides ; &: plus la nature avoit formé votre ame modefte & chrétienne, plus vous al- lez loin d'un autre côté, quand ufie fois vous avez pu fecouer ce joug importun.

Or, voyons comme dans fa pénitence Magdelaine fait un facrifice de fa réputation à Tamour qu'elle a pour Jefus-Chrifl:. Sur le point d'éclater , & de venir chercher le Sauveur dans une maifon étrangère , que réflexions pouvoient encore ici naî- tre dans fon efprit? une perfonne de fort âge & de fon fexe, aller comme une in- icnfée dans un lieu elle n'eft ni connue ni priée; s'aller avouer pécherefTe devant tant de conviés, malgré tout ce que cette démarche alloit paroître avoir d'extraordi- naire. Au fond que riiquoit elle d'attendre

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DE SAINTK MaGDELAINE. 159

que Jefus-Chrlft fe fut retire chez quelqu'un (le les difciples; & en fecret &: à la fa- veur des ténèbres de la nuit comme Nico- dcme, lui expofer le trifte état de fon sme^ 6c écouter les paroles du falut qui lorti- roient de fa bouche. Mais le faint amour, comme la paflîon, ne raifonnepas. Ah! elle ne penlé pas à fe faire approuver des hom- mes dans une aftion elle va fe condam- ner elle-même : elle ne prend pas de me- liires pour adoucir aux yeux du public la furprile de i(^n changement , &: le préparer peu-à-peu, &: comme par des efTais de con- verfion , à l'éclat d'une retraite. Bleflée d'a- mour comme l'Epoufe , elle traverfe les rues de Béthanie dans un appareil bien dif- férent de celui 011 jufques-là elle y avoit paru : trifte , éplorée y fondant en larmes, elle ne voit pas le concours de citoyens que ce nouveau fpeéfacle affemble autour d'elle : elle n'tft occupée qu'à chercher fon Bien-aimé, & n'a plus d'yeux pour le refte du monde : elle entre dans la falle du feftin ; elle s'avance avec une i'ainte im- pudence : fa préfence renouvelle dans l'ef- prit des fpeftateurs le fouvenir de fes ex- ces palTés 5 & elle veut bien en foutenir toute la honte. Déjà toute la Paleftine ne s'entretient plus que de fon changement; on en cherche les raifons dans quelque fe- cret dépit , dans une paffion méprifée , dans une inconftance &: une légèreté de naturel , dans des vues peut-être encore plus cachées &C naoins fmceres ; chacun

l6o P O U R L E J O U R

trouve des conjeftures pour juftlfier !a ma- lignité de les jugements : car c'efi ainfi qwe le monde , ô mon Dieu ! juge toujours humainement de vos œuvres : les prêtres & les dofteurs eux-mêmes jaloux , & de fon attachemient pour le Sauveur , & de ce que ce n'étoit pas par leur miniftere qu'elle avoit renoncé au monde, traitent l'a converfion d'hypocrifie ; &c au-lieu de louer fa piéré , iU tâchent cle rendre même la foi fufpeCte. Magdeîaine dans un dé- chaînement fi univerfel j, n'efi: touchée que de fes crimes , n'ell: occupée que de fon amour, ne pleure que l'innocence qu'elle a pu perdre devant fon Dieu , ne penfe au monde que pour Toublier. Les difcours publics ne l'avoient jamais refroidie dans ies pallions; ils ne lui font rien rabattre de fa pénitence. O fainte fierté de la grâce! ô héroïque magnanimité de l'ame jufie ! Et pourquoi , mes chers auditeurs , vous que la crainte des jugements humains re- tient encore dans la fouillure du péché , pourquoi ne pourriez-vous pas facrifier à Jefus-Chrilt comme Magdeîaine , ce que vous avez tant de fois facrifié au monde ? Vos pafiîons n'ont point craint la cenfure publique ; & votre pénitence feroit plus timiide? vous ne vous êtes point ménagés pour le plaifir, vous vous ménageriez pour le falut? vous regardiez comme des efprits^ foibles ceux qui fe fcandalifoient de vos défordres; & vous redouteriez comme des hommes fages & fenfés ceux qui parle-^^

DE SAINTE MAGî^hLAlNli. 10 ï vt nvec dériiion de votre vertu? Vous Ciiiic. tant autrefois du milieu de vos joies inlenfëes, qu'il taut lalffcr parler le monde ; & cela^lorCquc vous l'aimiez le plus, & que vous en liiiviez les maximes ; quoi ! (es dil'cours leroient-ils donc devenus d'un plus grand poids pour vous , depuis que vous avez réfolu d'y renoncer? ou leregarde- riez-vous comme un juge plus éclairé & plus à craindre lur les voies de la grâce que liir celles du péché ? Eh ! qu'importe à une ame qui çommience à goûter ion Dieu ce que les infenfés penfent d'elle ? Depuis qu'elle a mépriie les maximes infenfées du monde corrompu ^ elle méprife Tes vains jugements ; depuis qu'elle a pu le haïr y elle ne fauroit plus le craindre. Elle y a vu fi fouvent le vice applaudi, qu'elle ne trouve pas mauvais d'y trouver la vertu condamnée : ravie même de le voir fou- levé contre elle , elle fent par^là qu'elle commence d'être à Jefus-Chrift ; elle fe défieroit des démarches de fa pénitence, i\ elles avoient eu le malheur de plaire au monde; ik le mépris clés hommes efî la confolation de fa vertu, comme il en eft la plus fûre marque.

Et en effet, qu'eft-ce que paroît le monde à une ame qui connoît Dieu ? Le fenti- ment le plus dangereux qui puifTe lui re- venir de fes mépris, c'eft la fierté & la com- plaifance : il eft doux de n'avoir pas pour io\ un juge de fi mauvais goût; & plus on Ta connu , plus on eft tranquille fur ce

lôi Pour le jour

qu'il penfe. Ne craignez (es cenfures , que lorfque vous voudrez le ménager & allier Jefus-Chrift avec lui; il eft inexorable en- vers la fauffe piété. Voulez-vous qu'il vous eftiine? convainquez-le bien que vous le méprifez. Ainfi toutes les précautions & les mefures qui ne tendent qu'à adoucir aux yeux des hommes la furpriie d'une con- veriîon, ibnt des infidélités à la grâce, des reftes lecrets de notre attachement pour- le monde, & un hommage peu chrétien que nous rendons encore à la fauiTeté de fes maximes : on n'eft touché de Dieu qu'à demi , tandis qu'on a encore le loifir de le ménager avec les hommes. Première inilruftion tirée du iaciifice que Magde- laine fait à JeiusChrift de fa réputation.

En fécond lieu , elle avoit facrifié au monde le repos de fon cœur :car, ô mon Dieu! s'écrie faint Auguftin, vous l'avez ordonné, & la chofe ne manque jamais d'arriver, que toute amc qui eft dans le - défordre, foit à elle-même fon fupplice. Si l'on y goûte certains moments de félicité, c'eft une ivrefie qui ne dure pas : le ver de la confcience n'eft pas mort , il n'eft qu'affoupi; la raifon aliénée revient bien- tôt, & avec elle reviennent les troubles amers , les penfées noires , & les cruel- 5 /^-v^:/,^. les inquiétudes ? Jufjijti y Domine^ & fie efiy ut pœnd fuâjibi fit omnïs iuordïnatus. animus.

Mais outre ces troubles qui naiïïent du fond d'une confcience coupable; que d'épi-

DE SAINTE MaGDELAIiNE. lô^

nés MagdeUine n'avoit-elle pas du trou- ver dans les voies de l'iniquité ? Car je veux qu'elle offrît aux difcours publics ua front tranquille ; ces femences de gloire & de vertu qu'une heureule éducation laiiïe dans Tame , peuvent-elles le démentir 6c s'etFacer tout à-tait? S^ les retours n'en font- ils point défefpérants? D'ailleurs, à une réputation mal établie , mille défagréments font attachés dans le monde: des difcours enveloppés faits en piél'ence qu'on entend toute feule , qu'on fent vivement fans ofer s'en appercevoir; des diftindions d'oubli & de mépris dans des occafions publiques dont on n'oferoit plaindre : je ne parle pas ici des craintes , des foupçons , des ja- loufies, des dégoûts, des perfidies, des pré- férences , des fureurs inféparables de la paf- fion ; il n'eft point d'iniquité tranquille, & le crime eft toujours plus pénible que la vertu : Ji/ffiJIi ^ Domine^ & Jzc ejî ^ ut pœndjudfibiju omnis inordinaîzis animtts. Or , voilà ce que Magdelaine avoit fa- crifié au monde ; cette paix fi chère au cœur, & la plus pure fource de nos plaifirs: fon amour fait encore ici le même (acri- fice à Jefus-Chrift. Ce n'eft pas, mes frè- res, que Jefus-Chrlft ne foit lui-même la paix véritable de nos cœurs, & qu'on puiffe la perdre en lui devenant fidèle ; mais il eft toujours une certaine paix à laquelle le pécheur renonce en renonçant à (ts vi- ces : la grâce fait au fond du cœur des féparations douloureufes j & Jefus-Chrkl

164 Pour jous

qui eft venu annoncer la paix à nos âmes, nous avertit affez qu'il y eft venu porter auiîî le glaive & la douleur.

Car, premièrement, quelle violence ne fe fit pas Magdelaine pour haïr ce qu'elle avoit aimé., pour éteindre des paffions dont le caraâere de Ton cœur la rendoit fi ca- pable , pour rompre des liens qu'un long ufage d'aimer avoit rendus preique indif-- folubles ! qu'il en coûte à des âmes d'un certain caractère pour en venir à ces le- parations !

Secondement , elle ne fe propoloit pas un'B iqqnverfion douce & commode com- me tant d'ames à demi converties. Elle avoit appris du Sauveur que le feu de la pénitence , comme un fel divin , devoit guérir & préferver déformais de la corrup- tion toute ame qui avoit été la viftime in- Marc. 9. fortunée du monde & du péché : Omnis ^** viclima ignefalietur; que la violence étoit

la voie des âmes criminelles , & la croix le partage &c la feule confolation du pé- cheur. Or , à fon âge & avec un corps nourri fi mollement , on n'entre pas dans une carrière fi affreufe à la nature cor- rompue com.me dans un chemin couvert de fleurs : eh! qu'il faut prendre fur foi- méme , pour accoutumer au joug une chair qui frémit au feul nom de tout ce qui peut la contraindre ! Cependant Magdelaine attachée à la perfonne du Sauveur le fuit dans (ts courfes; elle partage avec lui tous les travaux de fa vie pénible, 6< ne trouve

DE SAINTE MAGDELAINE. i6ç j^lus de conlblation après Ta inort que dans les larniés & les macérations de fa retraite & de fa pénitence.

Te ne parle point ici de toutes les alar- mes qui fuivirent fon grand attachement pour Jefus-Chrift. Elle n'entendoit fans doute qu'en frémiiTant les calomnies des Pharifiens : elle craignoit tout de leur fu- reur & de leur jaloulie contre fon divin Maître ; tant de complots formés pour le

. , . le quell

mes de fon amour ! les paroles mêmes en- veloppées du Sauveur fur le myftere de fa croix & de fa mort, dont il avoit fans doute entretenu fou vent fon amante, lorfqn'elle étoit à fes pieds, comme il entretcnoit fes difciples , & enfin, le fpedacle lui-même du Calvaire : & d'autant mieux que plus forte que les difciples, elle fut fpeftatrice de ces triftes myfleres , &: ne voulut pas mcme, pour adoucir fa peine, en dérober Tobjet à fes yeux : de quel glaive de dou- leur fon ame ne fut- elle point percée? C'eft ainfi que renonçant au monde elle fit \,\n facrifice de fon repos à Jefus-Chrift. Mon Dieu ! & fouvent en fe déclarant pour la piété, on y cherche une vie plus douce & plus tpnquille ; on ne fort des voies difficiles du fiecle , que pour trouver une fahne oifiveté dans le femier du falut. La vie chrétienne pour certaines peifonnes , n'ed précilëment qu'une vie qui les tire

l66 P O U R L E J O U R

des embarras du monde & de la, gêne des bienréances; une vie qui les rappelle à des mœurs plus calmes & plus de leur goût; & tout le fruit de leur converfion, c'eft qu'elles ont plus de loifir de jouir d'elles* mêmes: leurs dérèglements avoientété pé- HÎbles; leur pénitence eft douce & tran- quille. Je fais que les gens de bien ont des confolations intérieures , qu'aucun plaifir profane n'égale, & que la paix eft le fruit de la bonne confcience. Mais cette paix eft le fruit des fouffrances; c'eft une paix très-amere , comme dit l'Efprit-Sainr. Ce n'eft qu'en rompant toutes (es inclinations & en crucifiant fans cefte fa chair , que l'on a droit de goûter cette joie fecrete qui rend témoignage au jufte que l'Efprit-Saint habite au-dedans de lui ; hors de , vo- tre paix eft une paix d'amour-propre & une parefTe de cœur : la règle pour en ju- ger 5 c'eft de voir ce qu'elle vous a coûté; & toute piété qui n'eft pas pénitente & crucifiée avec Jefus-Chrift , eft une illufioa & une vertu de tempérament.

En troifieme lieu, Magdelaine avoit fa- crifié fes biens au monde ; car quel ufage en fait-on dans une vie toute mondaine & telle que notre Péchereffe l'avoit me- née ? Les foins de la parure & des orne- ments connoiflent-ils quelques bornes? tout ce qui peut aider à plaire , eft-il jamais trop acheté? tout ce qui peut feulement fatif- faire la vanité, pafte-t-il jamais les règles ou de la condition ou du revenu ? Vos

DE SAINTE MaGDELAINE. 167 intentions Tont innocentes : mais fi vous ne cherchez point à ctre vue, à quoi fervent ces foins & ces attentions ? & d'ailleurs les règles de modeflie & de fimplicité que ITvangile prefcrit, peut-on les violer avec innocence ? une femme chrétienne devroit- elle chercher des ornements ailleurs que dans la pudeur & dans une exafte bien- féance ? Je ne parle point ici de toutes les autres profufions qui fuivent les paf- iions : les plaifirs qu'il faut foutenir , les confidents qu'il faut payer , les fervices qu'il faut acheter. Juda , fils de Jacob , donne jufques à l'anneau qu'il porte à fon cloigt; Salomon fait bâtir des temples aux dieux des femmes étrangères , & fes im- menfes tréfors fuffifent à peine à fes plai- firs ; l'Enfant prodigue diffipe la poirion entière du bien qui lui étoit revenu; Hé- rode promet la moitié de fon royaume : la paffion n'eft jamais avare; les temps ne font jamais malheureux pour elle , jamais les faifons fâcheufes, les charges publiques jamais trop incom.modes.

Magdelaine avoit fuivi l'égarement de ces voies. Ses richefi^es avoient fervi à (qs paf- fions; voyez comme elles fervent aujour- d'hui à fa pénitence : elle répand des par- fums précieux fur les pieds du Sauveur : Et ungucnto ungebat. Vous la verrez bien- Luc. 75! tôt renouvelle: cette fainte profufion & mériter même un jour que Jefus-Chrîft la juftifie contre les reproches de fes difciples c?ui la blairent : fa m iifon mcme déformai»

î68 P G U R L E J O U R

va être ouverte à fon Libérateur. ^ il Trouvera un faint délaffement au retour de les voyages ; il pourra venir célébrer la Pâque avec ks difciples , & honorer ibuvent la maifon de Béthanie & la table des deux fœurs de fa préfence. Magdelaine k fuivra même dans Tes courfes pour four- nir à Ces befoins, &: lui rendre des bé- nédictions temporelles pour les fplrituelles qu'elle avoit reçues de lui. C'eft ainfi qu'elle répare Tufage criminel qu'elle avoit fait de ks biens.

Et voilà, mes chers auditeurs, le mo- dèle de votre pénitence. Vous avez ré- pandu pour l'iniquité ; femez pour la juf- tice : vos plaifirs ont été prodigues ; que vos vertus le foient auffi ; &: faites-vous une noble paiîion du foulagement des mal- heureux. Car, mes frères, il faut le dire ici , fouvent après les excès & les protu- iions des plaifirs, on prend avec la piété des inclinations de réferve & d'épargne : il femble qu'on veut regagner avec Jefus- Chrift ce qu'on avoit perdu pour le mon- de ; on met , pour ainfi dire , la piété à profit pour la terre, au-lieu d'en faire un gain folide de Téternité; & l'on n'expie les folles dépenfes des pafTions que par une exaûitude d'avarice, pire peut-être devant le Seigneur que les excès dont on fe re- pent. N'ayez donc rien de trop préc-eux quand il s'agit de fecourir les membres de Jefus-Chrift : fouvenez-vous feulement que Magdelaine choifit les pieds pour répiindre

fe«

DE SAINTE MAGDFLATNE. 169

fcs largefTes comme les moins expofës aux yeux du public; qu'elle ne cherche point à les répandre fur la tête & dans des en- droits éclatants , & que les lieux les plus obfcurs l'ont toujours les plus liirs pour re- cevoir les pieux dépots de notre charité : fouvenez-vous feulement que Magdelaine riêle Tes larmes à la profufion de les par- fums; que les œuvres de miféricorde ne font qu'une partie de la pénitence , & que tout ce qui a l'ervi en vous à riniquité, doit fervir à la juftice.

Auflî , mes frères, en dernier lieu, Mag- delaine avoit facrifié au monde tous les dons qu'elle avoit reçus de la nature; elle en fait dans fa pénitence un facrifice à Je- fus-Chrift : fa douleur n'excepte rien , & la compenfation eft univerfelle. Ses yeux avoient été ou les inftruments de les paf- fions , ou les fources de fes foiblefîes ; ils deviennent les organes de fa pénitence &C les interprètes de fon amour : Lacrymis cœ- Luc. 7.^1 pit rigare pcdes cjus. Ses cheveux avoient fervi d'attraits à la volupté ; elle les con- facre aujourd'hui à un faint miniftere : Et Eîd. capïllis capltisjui ur^^cbat. Sa bouche avoit été mille fois fouillée ou par des difcours de paflion, ou par des libertés criminelles; elle la purifie par les marques les plus vi- ves d'une fainte tendreiïe : Et ofcidabatur n,^ pcdes ejus. Son amour reprend toutes les armes de fes paffions , & s'en fait autant d'mftruments de juftice ; &c elle punit le péché par le péché même. Elle n'imite

i'anêg. H

170 Pour le jour

point ces perfonnes qui dans leur pénitence veulent encore fauver quelque choie du débris de leurs paffions ; qui après avoir renoncé aux amufements criminels , con- fervent encore fur elles mêmes des foins & des attentions dont la triftefle de la pé- nitence ne s'accommode guère; qui n'é- talent plus d'une manière indécente pour allumer des defirs criminels, mais qui ne négligent rien dans des ornements moins brillants; qui cherchent les agréments juf- ques dans la modeftie & dans la fimplicité ; & qui veulent encore plaire 5 quoiqu'elles foient fâchées d'avoir plu.

Or , mes frères , je le répète en finif- fant , parce que ce doit être ici le fruit de tout mon difcours : il doit y avoir une exacte compenfation entre le péché & la pénitence , entre le facrifice de juf- tice , & le facrifice d'iniquité. Vous n'a- viez pas été un demi -pécheur ; il ne faut pas être un demi-pénitent. L'attache- ment exceflif au foin de votre corps avoit été la fource de vos malheurs ; il faut qu'une fainte horreur de vous-même ré- pare l'offenfe. L'afteftation & le fcandale des parures avoit été i'écueil de votre in- nocence & de celle de vos frères ; il faut qu'une négligence chrétienne , qu'un ou- bli de tout ce qui nous regarde , qu'une pudeur exacte dans tout votre extérieur commencent votre pénitence. Les com- merces des hommes avoient bleffé votre ame ; faites-vous une folitude dans votre

DE SAINTE MaGDELAINE, 171 cœur, & goûtez dans la retraite combien le Seigneur eft doux : les agitations des pliifirs vous avoient fait oublier votre Dieu; priez fans ceffe , habitez avec vous , & penfez qu'une anie n'eft pas chrétienne , tandis qu'elle n'eft pas intérieure. Vous aviez ménagé à vos fens tout ce qui pou- voir les flatter; appliquez- vous à les cru- cifier : allez dans ces lieux de miféri- corde la piété appelle tant d'ames fain- tes; approchez- vous des Lazares puants & couverts de plaies ; ne refufez pas votre miniftere & le fecours de vos mains à leurs befoins ; & malgré les frémiffements fe- crets de votre nature , accoutumez votre délicatefte à ces œuvres de religion , & furmontez par la foi & par l'ardeur de vo- tre amour une corruption qui a fi fouvent triomphé de vous-même. En un mot , pro- portionnez les remèdes à vos maux : ne difputez point à la grâce ce que vous n'a- vez jamais eu la force de refufer à la cu- pidité : aimez Jefus-Chrift comme vous avez aimé le monde ; aufli tendrement , aufti vivement , auflî aveuglément , pour ainfi dire, aufti fouverainement; & que vos paf- fions foient le modèle de votre pénitence. Ah! peut-ctre le Seigneur n'a permis votre vivacité dans les plaifirs , que pour prévenir votre tiédeur dans une nouvelle vie ; & dans ce que vous avez fait pour le monde , il a voulu que vous comprif- (iez ce que vous étiez capable de faire pour lui. Peut-ctre ne vous a-t-il livré à toute

Hi)

î^i Pour le Jour, Sec. la ienfibilité de votre cœur dans des en- gagements profanes , que pour vous faire fentir jufques à quel point votre cœur pou- voir l'aimer; & il a voulu que vous fif- fîez un effai funefte de votre ardeur dans les paffions , afin que vous ne puifliez plus ignorer combien vous pouviez être ardent dans le bien & dans la vertu.

Mon Dieu! quand rappellant un jour devant votre tribunal toute la vie d'unç ame chrétienne , vous mettrez dans une balance fes années d'iniquité d'un côté , &C de l'autre les jours qu'elle a paiïes dans la juftice; quand vous comparerez le pécheur au pénitent ; quand vous oppoferez les paf- fions aux vertus , les plailirs aux fouffran- çes , & la charité à l'amour du monde : ah! Seigneur , qu'il fe trouvera peu d'ames que ce parallèle ne confonde ! que vous trouverez alors de juftices défeélueufes, 8c qu'il y aura d'ames abufées à qui vous direz ces terribles paroles : Vous avez été pefées dans la balance , & l'on vous a trouvées i>/ï«.5.i7' d'un poids inégal : Jppcnfus es in ftatcâ^ & invmtus es minus liabens. Pour éviter ce malheur, mes frères, propofez-vous fou- vent l'exemple de notre fainte Pénitente : penfez que les fauffes pénitences damne- ront prefque plus de chrétiens que les cri- mes & les excès : aimez beaucoup; c'eft à l'amour que la rémiffion des péchés eft i aujourd'hui accordée, & que la récorn^ penfe des faints eft promife. Ainfi foit-il. il

SERMON

POUR LE JOUR

D E

SAINT BERNARD.

Dileftus à Domino Dec fuo, renovavit imperium, & unxit principes in gente fiià; in legeDomini congrcgationem judicavît, & in fide fuà pro- batus cfl propheta.

// fut aimé du Seigneur fon Dieu ; il fit p'en^ dre à tout F état une face nouvelle , répandit une onction falnte fur les princes de fon peu- ple^ préfida aux affemblées d^Ifraël^ prononça félon la loi du Seigneur , c? parut un vrai pro- phète dans fa foi. C'efl: Téloge que le Saint-Efpric fait de Samuel, au ch. 46 de TEccIéf. v. 16 & 17»

SRAEL infidèle au Dieu qui Ta- voit tiré de TEgypte , éroit de- venu depuis long-temps la proie des nations & l'opprobre de Yes voifins. La difcipîine des mœurs y étoit triftement défigurée; la fainteté de la loi tombée dans raviliflTement ; le culte

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174 P O U R L E J O U R

du Seigneur négligé ; les facrifices & les offrandes fouillées , ou par Timpiété des prêtres, ou par la fuperftition de fidèles J les enfants d'Héli, mini/Ires du fanftuaire^ faifoient des fondions mêmes de leur mi- niftere , l'occafion de leurs défordres ; l'Ar- ehefainte ne rendoit plusfes oracles à Silo, mais tombée en la puiffance des Philiftins elle avoit paru dans le temple de Dagon^ & depuis erroit indécemment dans les cam- pagnes de la Judée. Enfin tout l'éclat de la fille de Sion étoit obfcurci : fes folem- nités & fes fabbats n'étoient plus que des fpeôacles lugubres , elle n'avoit plus de confolateur : fes prophètes ne lui repro- choient plus fon iniquité pour Texciter à pénitence; & le Seigneur avoit fait fé- cher dans fa fureur Tabondance d'Ifraël, & n'avoit pas épargné les beautés de Jacob.

Tel étoit Pétat de la (ynagogue, lorf- que Dieu touché des gémiffements & des calamités de fon peuple, lui fufcita Samuel, ce prophète chéri du Ciel qui renouvella le gouvernement ; qui répandit une onc- tion fainte fur les princes de fa nation , & qui jugea raifemblée dlfraël félon la loi; ce Prophète, qui d'abord fous les yeux du grand-prêtre Héli invoqua le Seigneur dans le calme & la retraite du fanftuaire ; qui depuis confulté de tout Ifi-aël à Silo, il avoit choifi fa folitude , parut à la tête du peuple de Dieu , fut connu depuis Dan jufqu'à Berfabée , régla les différends des

DE SAINT Bernard. 17c tribus, rétablit le culte du Seigneur, &c fut le cenfeur des rois & des princes du peuple; & qui enfin dépoiîtaire des véri- tés de la loi fut reconnu fidèle dans (es paroles , parce qu'il avoit vu le Dieu de lumière; confondit Amalec, & brifa Tin- folence des princes de Tyr & de tous les chefs des Phillftins.

Eft-ce une prophétie, mes frères? eft- ce une hiftoire ? & par quelle fuite de rap- ports a-t-il pu arriver que le fiecle de Sa* muel redemblât fi fort à celui dp Bernard , & ce Prophète fi fameux & fouvent loué dans les livres faints, à celui dont j'en- treprends aujourd'hui Téloge?

L'Epoufe de Jefus-Chriil: ne s'étoit ja- mais vue couverte de plus de taches &C de rides, que dans ces temps de ténèbres & de difiTolutions la Providence avoit marqué dans (es confeils éternels la naif- fance de ce grand homme. La foi éteinte parmi les fidèles ; le culte défiguré & inondé de fuperftitions ; les clercs & les princes des prêtres plongés dans l'ignorance & dans le vice ; la vigueur de la difcipline mona(^ tique affoiblie ; &c les élus eux-mêmes , f\ j'ofe le dire, fur le point de céder au torrent, & de fe laifler entraîner par Ter- reur corrimune. A tant de calamités, à des plaies fi hideufes & fi touchantes vous ne fermâtes pas Votre cœur, & n'endur- cîtes pas, Seigneur, vos entrailles; mais vous tirâtes des tréfors de votre miféri- corde une de ces grandes refifources que

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176 P O U R L E J O U R

VOUS ne refufez jamais aux befoins extré mes de votre Egîiie.

Bernard, le Samuel de fon fiecle, naît; il paffe les premières années de la vie dans le repos & dans la retraite du fanftuairc ; & c'eft vous lui donnez des mar- ques fecretes & ineffables de votre amour: DiUcîus à Domino^Deo fuo. Le bruit de fon nom fe répand bientôt après : de tou- tes parts on va confulîer le Voyant; il quitte fa folitude , & devient le légiflateur àQ% tributs ; il renouvelle la face de Tétat, & les princes font touchés de Fonftion & de la grâce de fes paroles : Rcnovavit im- pcrlum 5 & unxit principes in gcnte fuâ. Enfin, infiruit du Dieu même de lumière, il confond l'héréiie & le fchifme, devient Tarbitre des conciles, & préiîde aux affem- blées d'Ifraël; & malgré les difcours des înfenfés , la grandeur de fa foi le fait re- connoître pour un vrai Prophète : In legc Domïnï congregationcmjudicavit , 6* infidz fud prohaius efl Prophcta. Et le voilà re- préfenté dans les trois principales circonf- tances de fa vie : parfait religieux, homme apoflolique, & dofteur toujours invinci- ble : c'eft ridée la plus naturelle de fon éloge, & à laquelle je me fuis arrêté. Im- plorons. Ave , Maria.

JL» ORS QUE la Providence deftine une Partie, (créature à des entreprifes glorieufes , & veut en faire Tindrument de fes plus no-

I.

DE SAINT Bernard. 177

blés defTeins , elle lui ménage de bonne heure mille circonftances favorables que lehazard feul paroît avoir aflemblées, verfe dans ion ame les dons & les grâces qui font comme les femences facrées des pro- diges qu'elle veut opérer par fon entre- iTîife ; & toujours attentive aux périls qui l'environnent , elle entoure d'abord fon cœur d'un mur d'airain , met à couvert fon innocence fous un bouclier de falut , conduit par la main fçs paffions dès leur naiflance , & lorfqu'elles font encore en état d'être difciplinées ; & cultive avec des fbins infinis ce grain qu'elle veut élever au-def- fus de toutes les autres plantes, & dont elle deftine les branches faintes à fervir un jour d'afyle aux oifeaux du ciel.

Telle fut envers Bernard la conduite de la grâce. Il reçut en naifTant cette bonté d'ame & cette candeur de naturel, qui eft comme le préfage & la première ébau- che de la piété; des inclinations bienfai- fantes, de la douceur & de la férénité dans Tefprit, un cœur tranquille & innocent, & prefque de fon propre fonds ennemi des excès &c du vice. Les foins de l'éduca- tion aidèrent ces heureufes efpérances; les exemples domeftiques furent pour lui des leçons de vertu : un père jufte & droit, & qui avoit toujours marché fidèlement devant le Seigneur ; une mère pieufe & tendre, qui n'avoît jamais partagé fon cœur qu'entre Jefjs-Chrift & fon époux, & qui loin du monde & renfermée dans l'en-

H V

17B P O U R t E J O U R

ceinte de (es devoirs cherchoit à Te fanc- tifier, comme dit faint Paul, au milieu de fes enfants en les exhortant à perfëvérer dans la foi , dans la charité, dans la fain- teté , & à mener une vie réglée & digne des faints.

Ce furent les premières bénédi6lions dont le Ciel prévint notre Vafe d'élite , def- tiné à porter un jour la parole de vie de- vant les princes & les rois, les nations &C les enfants d'Ifraël. Heureux de n'avoir pas, comme tant d'autres , dans un âge le cœur fe flétrit fi aifément, refpiré auprès de ceux dont il tenoit la vie, une odeur fu- nefte de mort, & trouvé dans leurs mœurs des écueils à fon innocence! Car, hélas î avons-nous la plupart étudié l'iniquité, que dans les exemples de nos pères? avons-nous vu fe former, ou plutôt croî- tre & fe fortifier, cet homme de péché que nous portons dans notre fonds, que fous les yeux de ceux qui auroient y former Jefus-Chrift ? d'où nous font ve- nues CCS premières impreflîons fi fatales au cœur , que de l'indifcrétion ou du déré- glemicnt de nos proches ? & enfin , avons-nous appris, comme P^achel , à ado- rer des idoles , que dans la maifon mêm»e de Laban?

Avec de fi favorables difpofitions Ber- nard entre dans le monde. Mais que peu- vent les foins de la plus régulière éduca- tion fur un âge le cœur incapable de précautions, & encore tout ouvert, (^nt

DE SAINT Bernard. 179

poindre de toutes parts les pafTions ? que peut un naturel heureux contre l'exemple de la multitude , & les attraits qu'offre à tous les pas Tiniquité ? Aaron adore le veau d'or avec la foule ; & Jonathas ne peut le défendre de goûter du moins en paiTant, le miel funefte qu'il trouve fur ion chemin. "

De pareilles réflexions, peu familiè- res à une jeunefTe inconfidérëe, occupent déjà refprit de Bernard. A peine a-t- il jette fes premiers regards fur le monde , qu'il y découvre ces pièges infinis qu'on ne voit guère qu'après coup , &: fur lefquels nos chiites feules nous ouvrent les yeux. Déjà même le fpeftacle d'une beauté mortelle avoit penfé jetter dans fon cœur quelques étincelle de péché; déjà violant le pafte qu'il avoit fait avec Tes yeux , il avoit laififé errer fes regards fur un objet périlleux. Mais vous viendrez jufques-là , puiffance des ténèbres, & ne pafferez pas outre ; & vous y verrez brifer votre fureur & votre at- tente. Bernard , comme un lion myfté- rieux , n'a jamais plus de force que lorf- qu'il fe fent légèrement bleffé. Un étang d'eau glacé il fe jette , punit à l'inftant fa foibleffe : il éteuit dans ce nouveau bain de la pénitence les traits enflammés de Sa* tan; & comme un autre Jonas il calme, en fe jettant dans les eaux , la tempête naiffante que fon infidélité avoit excitée dans fon cœur. Quelle tendreflfe d'inno- cence , qui ne peut foutenir un feul mo-

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î8o Pour le jour

ment le poids de la plus légère tranfgref- iîon! Mais, chrétiens, en matière de périls le paffé eft un mauvais garant pour Tave- nir : le plus jufte ne peut répondre ni de la grâce , ni de foi-même ; il y a douze heures dans le jour, & toutes ne ferefîbm- blent pas : la vertu mêm*e s'ule , pour ainfî dire , & s'aftoiblit par Tes propres viftoires ; & nos fuccès fouvent ne font qu'une feinte de l'ennemi , qui nous cède les. premiers avantages pour nous amui'er & nous en- gager plus avant dans Toccafion. Bernard ne l'ignore pas; & perfuadé que lorfqu'il s'agit du falut, les précautions ne fauroient être exceflives , il va chercher dans la fo- litude une paix que le monde ne peut don- ner, & croit que fe dérober à l'ennemi y c'efl la plus fure manière de le vaincre.

Quelles furent les glorieufes circonftan- ces de cette retraite ! Ce n'eft pas ici un pénitent humilié qui fuit devant l'ennemi comme un vaincu percé de coups ; c'eft un Moife qui ne fort de l'Egypte pour fe retirer dans le défert , qu'après avoir vaincu Pharaon , & qui dans fa retraite même conferve tout l'air d'un conquérant. Il compte pour rien de fecouer lui feul le joug du prince du fiecle , s'il ne déli- vre encore tes frères avec lui ; il ne peut fe réfoudre à laiffer triftement errer dans une terre étrangère fes amis & (es pro- ches, tandis qu'il va lui-même goûter dans Je défert combien le Seigneur eft doux»

QuQ prétendons-nous, leur dit-il, com.-

DE SAINT Bernard. iS'i

me autrefois ce Courtifan dont parle laint Auguftin? à quoi aboutiront enfui nos vues^^-^-^^'.^"/?- &: nos efpérances ? La taveur du prince ^'^^^ '^''^' eft le plus haut point nous puifTions afpirer; mais par combien de dangers faut- il arriver à un danger encore plus grand? & d'ailleurs quelle en fera la durée? Qjiam'^ dut ijlud cru? au-lieu que ii je veux être %mi de mon Dieu , je le deviens à l'inf- tanr : Eccc nunc fio ; &: c'eft un tré- for qui ne craint ni les vers, ni la rouille^ ni la fatalité des temps, ni Tenvie des hom- mes. Ainfî fuivi de ((^s frères & de la plu- part de (qs amis , comme d'autant d'il- lufîres captifs qu'il vient d'enlever au prince dufiecle, il fort du monde chargé de cts^ glorieufes dépouilles ; & comme fon di- vin Maître , en s'arrachant à l'empire de . la mort , il traîne après foi les Principau- tés & les Puiffances, & les mené haute- ment en triomphe à la face de l'univers : Traduxit conjidaïur ^ palàni triumphans. Coïoff, zi

Ah! il les anges du ciel dans le féjour ^5. mcme de la gloire font capables d'une nou- velle joie à la converfion d'un feul pé- cheur; quelle dut être la joie des anges du défert 5 des pieux folitaires qui déjà depuis quelque temps s'étoient retirés à Cîteaux , lorfqu'ils virent arriver Bernard à la tcte d'une fi floriiïante troupe! Le filence, les veilles, les jeûnes & toute la rigueur de la difcipline monaftique, qui ailleurs ou ra- lentie, ou tout-à-fait éteinte, s'obfervoit Cins adouciflement à Cîteaux , rendoient

iSz Pour LE JOUR

l'abord de cette folitude formidable à ceux d'entre les iecnîiers qui vouîoient renon- cer au fiecle. On regardoit cette terre (aime comane une terre peuplée par des hommes extraordinaires, & qui dévoroit fes habi* tants : peu de perfonnes ofoient y venir elTayer un genre de vie d'autant plus dur, qu'il étoit peu à la portée d'un fiecle le relâchement étoit devenu le goût do- minant : cette chafte Sion étoit déierte &C flérile , tandis que les autres époules moins fidelles ie gloriiioient de la multitude de leurs enfants; &: il étoit à craindre que ce pieux établiffement ne tombât enfin faute de fiijets. Etienne, abbé du monafiere , vé- nérable par un grand âge & par une piété confommée, voyoit avec douleur le fruit de fes travaux fur- le point de périr. Mille fois il avoit levé (es mains pures au ciel pour demander à Dieu la multiplication <le fon peuple; vk il attendoit avec confiance l'ef- fet de ks prières, quand Bernard fuivl de (es compagnons vient fe jetter à (qs pieds. Que de larmes de joie & de tendreffe cou- lèrent alors des yeux du faint Vieillard ! combien de fois dit-il au Seigneur, comme Siméon, qu'il mouroit en paix, puifque fes yeux avoient enfin vu le falut de «Dieu y & celui qu'il avoit préparé pour être la lu- mière des nations &C la gloire d'Ifraël.

Les fuites ne démentirent pas Tefpérance du faint Abbé. Notre nouveau Solitaire ayant , ce femble , dépouillé avec l'igno- minie de l'habit féculier les reftes des in-

DE SAINT Bernard. 185

clinations du vieil homme, ne garde plus de melures avec la vivacité de la foi : dé- barralîé de Tes liens , il prend ion efifor vers le ciel, & échappe prefque à la vue des plus avancés.

Bernard , fe dit-il tous les jours à lui- même, qu'es-tu venu chercher dans la io' litude ? es-tu forti du fiecle pour traîner tes chaînes après toi? voudrois-tu, comme tant d'autres, conferver fous un habit auf- terc & religieux un cœur profane & im- mortifié? ^c/ quîd venifti? Ah! fi une vertu 5. Btm, douce & aifée t'avoit paru fûre pour le fa- lut , pourquoi fortir du fiecle l'erreur commune l'autorife, & venir dans ce lieu de pénitence des lumières plus pures &C des exemples plus faints la condamnent ? Voilà votre modèle, vous qui après avoir commencé par une converfion d'éclat, & des dehors foudains d'une piété auftere , re- lâchant peu-à-peu de cette première fer- veur, en êtes enfin venu à cet état dou- teux de vertu* tiède & tranquille , qui à la vérité fert encore de frein aux plus grof- fieres pafïîons , mais qui ne fe prefcrit rien fur la plupart des plaifirs, & bannit la fidé- lité & la vigilance : Adquïd vcnifli? Tenez- vous à vous-mcme ce langage : Quel eft mon deflfein en me propofant une vie tiède & infideîle ? fi le foin de mon falut me tou- che encore , pourquoi m'en tenir à une voie incertaine & périlleufe; & fi ]e veux rendre tout-à-fait ma première foi vaine; ch ! à quoi bon me gêner encore fur cer-

184 Pour le jour

tains plalfîrs & conferver un refte de vertu iniuile ? La vie que je mené , eft trop félon les fens, j'ai dedein de me fauver; mais il je veux me perdre, elle eft encore trop pénible.

Par le fecours de ces pieufes réflexions Bernard nourriffoit fa foi , & refTufcitoît fans ceffe en lui la grâce de fa vocation. Cependant, ô mon Dieu, du fond de votre fanftuaire vous répandiez déjà fur ce jeune Samuel, ces bénédiftions infinies qui dé- voient en faire le prophète & le légillateur de votre peuple. Le cloître depuis Benoît n'avoit pas vu de vertu plus confommée; & c'étoit déjà urt heureux préjugé pour le rétabliffement de la règle de ce grand Pa- triarche , déchue alors dans la plupart des monafteres de TOccident , & , comme c'eft le fort des chofes humaines de baif- fer toujours en s'éloignant de leurfource, tombée de ce haut point de ferveur & d'auftérité on Tavoit vue, dans les adou- cifTements , les interprétations & les pri- vilèges.

Avec un corps délicat & une fanté mal affermie , il n'elî point de macérations qui puifTent faîisfaire Tamour de Bernard pour Us croix & pour la pénitence. Et quelles macérations , mes frères ? un (îlence éter- nel, une folitude févere, des veilles con- tinuelles , des jeûnes fans interruption , une nourriture qui loin de foulager le corps, le révolte par fon infipidité; le travail des mains le plus dur , & un enchaînement

r^E SAINT ÊERNARD. 1?^

de mille exercices laborieux que ne laif- fent pas refpirer Tamour-propre , & qui en changeant crob'jet ne font que changer de lupplice : environné de cet appareil de pénitence , il trouve encore fa croix trop douce 5 & croit , comme l'Epoux , être au milieu des rofes & des lis. Les faints trem- blent fur une feule faute expiée par une vie entière de pénitence; & nous préfu- mons fur une feule adtlon de pénitence , anéantie dans une vie toute de péchés.

La retraite de Bernard & de {qs com- pagnons à Cîteaux, l'auftérité Se l'inno- cence de leurs mœurs, répandoient déjà au loin une odeur de vie; & attirés par des exemples, fi nouveaux , plufieurs y accou- roient de toutes parts. Le nombre des dif- ciples croifTant , & l'enceinte de Cîteaux fe trouvant trop étroite pour les contenir, il fallut chercher une nouvelle terre : on partage ce peuple faint; & Bernard à la tête d'une tribu choifie, s'éloigne à regret d'un lieu tout lui retraçoit le doux fou- venir des premières faveurs qu'il avoit re- çues de fon divin Maître , & va établir fa demeure à Clairvaux, folitude alors in- connue, mais devenue depuis plus fameufe que les principales cités de Juda, par la préfence de celui qui devoit un jour régir Ifraël.

Elevé à la dignité d'Abbé de ce mo- naftere , que de nouveaux fpeâacles de vertu ne donne-t-il pas dans ce nouveau rang? Loin d'aifefteccesdiftindionsodieu-

i86 Pour LE JOUR

fes & ces vaines marques d'autorité qui laiffent une diftance fi énorme entre les enfants & le père, il ne fut jamais plus avide d'abaidements : loin de regarder fa dignité comme un prétexte honorable d'a- douciffement & de repos , il n'ufa jamais de plus de rigueurs envers Ibi-même. Qui pourroit ici, m.es frères, raconter en dé- tail les progrès de la grâce fur fon ame; cet efpnt de prière & de recueillement , ces confolations ineffables de rEfprit-Saint, cette mort univerfelle à foi-même & à toutes les créatures, Tufage des fens pref- que éteint? Hélas! à force de mortifier fon goût, il ne lui en reftoit plus môme pour difcerner les viandes : &c au-lieu que les Ifraéiites trouvoient dans la feule juanne des goûts divers ; les mets les plus dif- férents n'avoient plus que le même goût pour lui : les objets qu'il avoit même fous les yeux , il ne fe fouvenoit pas de les avoir vus : fa converfation toute dans le ciel, fixolt les opérations de fon ame: & Ton peut dire de lui, quoique dans un fens différent, ce que le Prophète dit des idoles; qu'il avoit des yeux , & ne voyoit plus; un odorat, & ne fentoit plus; une bouche & des mains , & il ne s'en fer- voit plus.

Ce fut alors que Dieu accorda à fes vœux la vocation de fon père à Clairvaux , &c fa retraite entière du fiecle. Cet homme fi heureux dans fa famille , & dont les enfants, comme ceux de Jacob, dévoient

DE SAINT Bernard, i^j être un jour autant de Patriarches, quitte enfin le pays de Canaan , vient joindre Jofeph ce fils bien-aimé ; adore fon bâton paftoral, cette marque facrée de (a puif- fance; & plein de jours, il s'endort peu après au Seigneur dans cette terre de Gef- fen, ibus les yeux d'un fils qui Tavoit en- fanté dans la toi & dans la charité.

Ainfi fe ibnt rendus agréables à Dieu les laints, mes frères. Tous ceux que l'E- glife honore comme tels, elle les honore comme pénitents : l'Efprit de Dieu n'a pas là-deflTus diverfes voies, & Ton ne peut pas dire , qu'il opère différemment. Nous flattons-nous qu'il y aura pour nous une voie privilégiée ? lérons-nous traités plus favorablement , parce que nous fommes plus coupables? Si les bien-aimés du Père célefte ont bu le calice amer ; croyons- nous que la lie & l'amertume en Ibit ôtée pour nous? Mais quand le royaume des cieux ne feroit pas le prix de la feule vio- lence, pourroit-il l'être de la volupté? & quand on pourroit être faint fans la péni- tence , pourroit-on l'être après les plaifirs? Tel fut notre nouveau Samuel dans l'en- ceinte du fanftuaire ; il fut cher au Sei- gneur fon Dieu : Dilcclus à Domino Dca fuo. Donnons à fon zèle de plus vaftes bornes : il va renouveller la face de l'é- tat , & répandre une onftion de grâce fur les princes & les peuples : Rcnovavit im- pcrium , 6* unxit principes in gentc fuu : 6c après que la foi en a fait un religieux

i83 Pour le jour

confommé, la charité va en faire un hom- me apoftolique : c'efi: mon fécond point.

^ n. AL y a différents dons dans TEglife, dit ^^^^^•faint Paul; &d ces dons font partagés aux divers membres qui la compofent , félon la fecrete difpojfition de PEfprit qui foufBe il veut. Tous ne font point en même temps apôtres , prophètes , doéleurs ; à chacun eu donnée fa grâce particulière fé- lon la mefure du don de Jefus-Chrift. Tel dans le calme de la retraite conferve fon ame pure & fans tache , qui tranfporté dans le fiecle y verroit expirer fon inno- cence & éteindre toute fa foi. Tel dans le miniftere de la parole & les autres fonc- . tions de Tapoftolat , luit comme un aftre au milieu d'une nation corrompue & per- verfe, & forme Jefus-Chrift dans les cœurs, qui dans le défert auroit foupiré après l'E- gypte 5 & feroit tombé dans la tiédeur & l'abattement. Tel eft envoyé pour évan- gélifer les (impies & les ignorants , qui craindroit de porter le nom du Seigneur devant les princes & les rois de la terre. Tel s'oppofe comjne un mur d'airain pour la maifon d'Ifraël , & réfifte aux puiffan- ces du fiecle , qui n'oferoit toucher l'Oint du Seigneur , ni contredire aux pontifes de la loi. Tel enfin a le don d'interpré- ter les écritures, qui n'a pas celui des pro- diges pour s'en fervir comme de figne con- tre les infidèles. Mais cet ordre établi de-

DE SAINT Bernard. 189 vous-mcme, 6 mon Dieu, n*eft pas une loi pour vous : il eft certaines âmes fur leiquelles, quand il vous plaît, vous ver- fez à pleines mains la variété de vos dons, & à qui votre efprit n'ell: pas donné par mefurc.

Il hillolt au fiecle de Bernard une ame de ce caraftere. Les dilîenticns domefli- ques, les guerres étrangères , l'ignorance , qui toujours en eft le trifle fruit , avoient répandu fur toutes les partiel de l'état je ne fais quel air de licence & de barba- rie, toujours fatal à la fainte politeffe & à la candeur des mœurs chrétiennes. L'am- bition 5 le fafte , & des vices encore plus honteux s'étoient gliflés dans le fanftuai- re , & faifoient de la maifon du Seigneur un lieu d'intrigue, de moUeffe & de fcan- dale : les cloîtres n'étoient plus des afyles contre la contagion^ du iîecle ; le peuple de Dieu qui habitoit cette terre fainte, peu foigneux de l'alliance de Qs pères, avoit lié commerce avec les nations, & adopté leurs mœurs & leurs ufages; les fages loix des fondateurs n'étoient plus écrites que fur des tables de pierre; on y avoit mêlé des traditions humaines qui en ruinoient Tefprit; ces déferts arides &: fombres étoient devenus des terres couloient le lait & le mid : ce n'étoient plus 'des lieux écar- té^ , fatigués du monde , on pût ve- nir de temps en temps refpirer Tair de la piété ; & illuftres autrefois par les faints qui les avoient habitées , ces foliludes ne

iço Pour LE JOUR

bruloîent plus que par des bâtiments fomp- tueux 5 des temples luperbes , des rlchef- fes & des dons immenles; de forte que les pieules libéralités des fidèles ^ & leur fainte diminution , pour parler avec TA- pôtre, étoient devenues l'excès de ce peu- ple autrefois fi fimple & (i delaiffe.

Delà, mes frères! quel déluge d'iniqui- tés dans le fiecle! Car il faut le dire ici, les lampes d'Ifraël ne fauroient s'éteindre, qu'il n'en forte une épaiffe fumée qui fe répand au loin & va ternir tout l'éclat & tout Por du tabernacle : les colonnes du temple ne plient jamais, qu'elles n'entraî- nent avec foi le refte de l'édifice; & pour le dire fans figure , les vices des clercs & des perfonnes confacrées à Dieu , font tou- jours comme les étendards funeftes du défordre , élevés au milieu des peuples : jO^S'%6 Signum in nadonïbus.

A des befoins extrêmes &c fi divers, vous n'oppofâtes , Seigneur , qu'un nou- veau Moïfe fort! du défert de Madian ; &: Bernard entre vos mains frappe les rois & les royaumes , réforme le tabernacle fur le modèle de celui que vous lui aviez montré fur la montagne; confond les mi- RÎftres murmurateurs; afiure la fouveraine facrificature au Pontife que vous aviez éta- bli ; renverfe Tidole que les enfants d'I- fraël s'étoient eux-mêmes fabriquée; brife les ennemis de votre nom , &: auroit con- duit vos tribus à la conquête de Jérufa- lem, fi leur 'ingratitude & leurs excès ne

I

DF SAINT Bernard. 191 vous eulVcnt pas fait retirer votre force & votre bras du milieu d'elles.

Quelle fut l'ardeur, la fermeté, reten- due de fon zèle! Il avoit re^u de la nature ces avantages de l'efprit & du corps qui femblent deftlner par avance ceux qui en font pourvus, au miniftere de la parole-, mais qui fans la grâce & la vocation du Ciel , ne forment jamais qu'un airain fon- nant & une cymbale retentiffante : un ef- prit vade & nourri dans la lefture des li- vres faints ; un cœur tendre & avec qui etoient, ce femble, nées l'onftion & la miféricorde; un extérieur doux & mortifié qui préparoit les cœurs à la grâce, & dont le feul fpeftacle verfoit d'abord dans l'ame, je ne fais quel goût du don célefte &. des biens du fiecle à venir.

Repréfentez-vous donc , mes frères, ce nouveau Précurfeur fprti du défert , vêtu pauvrement , la pénitence peinte fur le vi- fage, cherchant dans fes difcours non pas à fe rendre agréabhe au pécheur, mais à rendre le pécheur défagréable à foi-mê- me ; travaillant à préparer les voies au Seigneur , & non pas à fa propre gloire; applaniffant , non pas l'âpreté du fentier évangélique, mais celle des cœurs rebel- les; & prêchant , non pas certaines ablu- tions aifces & des cérémonies extérieures qui ne purifient que le dehors , mais met- tant la coignée à la racine des pafTions , & annonçant un baptême de pénitence. On le prend pour Elie ou pour quelqu'un

icfi Pour le jour des prophètes : toute la France court pour entendre cette nouvelle doctrine ; & tou- chés des paroles de grâce & de vertu qui fortent de fa bouche , les peuples en foule viennent à lui pour favoir fi la colère du Seigneur , coinme Tes dons , efl: fans re- pentir, & s'il n'y a plus de reffource à eux pour la fléchir. Eh I que pouvoit-on attendre d'un Miniftre de Jelus-Chrift , qui loin du monde avoit long-temps mé- dité la loi de Dieu dans le filence & dans la prière ^ dont le cœur ^^uide des créa- tures, n'étoit plein que de cet efprit qui parîoit en lui^ & qui pouvoit dire avec une confiance apoftohque aux fidèles : Soyez mes imitateurs 5 comme je le fuis de Jefus- Chrift ; que pouvoit-on , dis-]e , en at- tendre, que le renouvellement de fon (ie- cle , que la renaifTance de la foi & de la piété ? Si notre miniftere n'a pas le même fuccès; ce n'eft pas que le monde foit plus corrompu, mais c'eft que la fource de nos travaux n'eft pas la même. Eft- ce l'efprit de Dieu qui nous ouvre la bou- che ? & n'entre-t-il rien d'humain dans notre zèle ?

Alors, mes frères, les ténèbres répan- dues fur l'abyme commencèrent à fe dif- fiper : la France, comme un autre cahos, fe développa peu-à-peu : les cloîtres virent revivre cet efprit primitif, cet héritage pré- cieux qu'ils avoient reçu autrefois de leurs pères. De nouvelles troupes de folitaires forties de Clairvaux fe répandirent dans

l'Europe ,

DE SAINT Bernard. 19^

TEurope , allèrent repeupler les^ déferts; les plus grands hommes de ce liecle s'y retirèrent à Tenvi; les princes mcme pré- férèrent Topprobre de Jefus-Chrift à la pompe des Egyptiens; & ceux qui habi- toient les palais des rois ne voulurent plus être vêtus avec mollelTe; de là, comme d'un nouveau cénacle, fortirent en foule des pafteurs illuftres qui parurent à la tcte de nos Eglifes; & les enfants de Bernard devinrent les pères des fidèles. Mais quels hommes, mes frères, que ces évoques! quel zèle! quelle fimpliclté! quelle inno- -- cence ! quelle auftérité de mœurs! L'E- pifçopat n'étoitpour eux qu'une fervitude honorable : ils ne brilloient , comme Moïfe , que d'un éclat defcendu du ciel, & ne croyoient pas qu'une vaine affec- tation de fafte & de repos , fût nécef- faire pour rendre refpeftable au peuple un miniftere de follicitude & d'humilité. Ne nous bornons pas à envier cet heu- reux fiecle : fouvenons-nous , mes frères , que les pafteurs fidèles ne font guère ac- cordés qu'aux prières des peuples, & que le défaut des miniftres faints , dont nous nous plaignons quelquefois , loin de nous fervir d'excufe un jour, ne fera peut-être que notre crime.

A l'ardeur de la charité Bernard joi- gnit la force. Car ne vous figurez pas ici un de ces miniftres timides, qui fous prétexte d'honorer les grands , croient qu'il faut refpefter leurs vices; qui, éblouis de l'éclat

Panég, I

194 Pour le jour

qui les environnent, n'ofant envifager leurs démarches, fe mettent volontairement uri voile devant les yeux , de peur de les appercevoir , &: donnent à leur foibleflTe les noms Tpécieux de modération & de prudence. Il efl: peu de Samueîs qui ofent dire à ceux qui régnent : Prince, n'eft-ce pas le Seigneur qui vous a établi Roi fur liraël ? pourquoi n'avez -vous donc pas écouté fa voix ? Il n'a que faire de vos viftimes & de l'orgueil de vos offr.andes; le facrifice le plus agréable à fes yeux , c'eft la foumiiîion & Tobéiffance. Ber- nard laifTe cet exemple à la poftérité, Louis-le-Gros ufurpe les droits de l'Egli- fe ; des prélats généreux s'élèvent contre cette nouveauté , il les profcrit : on a re- cours à notre Saint : Prince, lui dit-il, l'E- glife élevé fa voix contre vous devant fon Epoux, & fe plaint de ce que celui qu'elle avoit reçu pour fon défenfeur , devient fon perfécuteur lui-même ; eh ! pourquoi régnez- vous fur la terre, que pour y faire régner la juftice & la piété?

Que de marques publiques de pénitence n'obtint' il pas de Louis-le- Jeune fon fils, fur le maffacre de Vitry ? Comme un nou- vel Ambroife , il lui déclare hardiment que la voix du fang qu'il a répandu, crie vers le Seigneur, & demande vengeance con- tre lui; &: par ces généreufes remontran- ces, il donne encore à TEglife le fpec- tacle confolant d'un Roi humilié, couvert de cendres, proflerné à la porte de (qs.

DE SAINT Bernard. 19c

temples , & renouvelle les exemples fi ra- res des David & des Théodole.

Mais comment rapporter ici les traits divers de fa termetë ? L'abbé Suger , ce miniftre fi Tage & i\ fameux dans nos hit- tolres , corrigé par fes avis fur certaine pompe réculiere , l'air de la Cour Tavoit conduit peu à- peu : la reine Eléonor elle- iricme, Princeiîe fîere & mondaine, tra- verlée dans Tes deffelns en un point aflez délicat, & réduite enfin à revenir au fen- timent de Bernard : clrconftance aiïez rare dans une jeune Princeffe , enivrée encore de plaifirs & de grandeurs ; qui aime à dominer fur les efprits comme fur les cœurs ; que toute réfiftance blefîe , & qui ne fait pas affez de cas de la vertu pour fouffrir d'en être contredite : car on lit bien qu'Elie fut faire refpecter quelque- fois la vérité , même à Timpie Achab ; mais on ne lit pas que Jézabel lui par- donna jamais la liberté d'un feui difcours, ni fa réfiftance à TinjuAicé qu'elle vouloit faire à Nabot.

Tous les fiecles admireront les înftruc- tions vives & touchantes , & cette no- ble fierté qui règne dans fes livres de la Con/idêration au Pape Eugène. 11 eft vrai que ce Pontife avoit vu croître fous les yeux & la difcipline de notre Saint ces grandes qualités qui depuis relevèrent au Pontificat. Mais qui ne fait combien la reli- gieufe foumiffion qu'on doit à tout ce qui part de ce trône augufte, & les hommages

196 P O U R L E J O U R

éternels dont le Pontife eft environné ^ le ^faJTiilianfent peu avec une liberté chré- tienne 5 & des difcours qui ne font pas faits pour louer? Mais la charité ofe tout; & Bernard toujours femblable à Samuel , honore à la vérité TOint du Seigneur de- vant le peuple ^ mais ne laiffe pas de lui annoncer enfuite les ordres du Ciel.

Les princes & les fouverains pontifes refpeftent la liberté de Tefprit de Dieu dans fon ferviteur : 6e aujourd'hui , mes frères , dans le fiecle , û Ton fe trouve avec quelque diftinclion , on exige des mi- niftres de Jefus-Chrift , des égards & des ménagements indignes de leur carafterc : on eft bleffé de leur zèle ; on croit être dé- gradé s'ils nous difent la vérité comme ils la difent au peuple : on diroit que la fainte févérité deTEvangile ne regarde plus que les âmes vulgaires ; & que les vices des grands font nés nobles comme eux, & qu'on leur doit les mêmes égards qu'à leurs perfonnes.

Ah! le crime nulle part ne fut à cou- vert du zèle de notre Saint : il le pour- fuivit jufques fur le trône : les liens mê- mes de la chair &c du fang, périlleux à notre mnniftere , ne féduifirent pas fa conf- tance. En vain touchée du bruit de fes pro- diges &c de fa réputation , ou peut-être dune vaine curiofité de le voir, fa fœur vient à Clairvaux. L'orgueil de (es équi- pages, &: la pompe du fieçle qui Tenvi- xgnn^ , laiffe d'abord entrevoir au Saint

DE SAINT Bernard. 197

combien elle eft éloignée du joyaume de Dieu : au bruit de cette faftueuie viiite , il gémit , il fe renferme dans l'enceinte de ion monaftere ; & malgré la tendrefTe qu'il a pour cette loeur, &c le fpeiirtacle touchant de fa défolation & de fes larmes, il refufe de la voir , au-lieu des paru- res du iiecle qu'elle étale, elle ne fe cou-' vre de pudeur & de modeftie : c'eft un autre Moïfe qui , attentif aux feuls intérêts de la gloire de fon Maître , fépare fans ba- lancer fa fœur du camp du Seigneur, &C lui interdit l'entrée du tabernacle, jufqu'à ce qu'elle ait quitté cette lèpre qui cou- vre fon corps, & ces marques honteufes de fon orgueil & de fon infidélité.

Si vous trouvez aujourd'hui des minlf- tres plus comp'aifants , femmes du fîecle , ce n'eft pas une excufe pour vos erreurs ; car la foibleffe du prêtre n'affoiblit pas la loi de Dieu : c'eft la peine de vos péchés, & un jugement de la colère du Seigneur fur vous, qui punit les fauffes raifons dont vous vous fervez pour juftifier contre vos propres lumières une vie molle & mon- daine, par des miniftres qui l'autorifent.

Enfin , mes frères , fa voix brifa les cè- dres du Liban , ébranla les déferts, & tonna au milieu des eaux, je veux dire parmi les peuples. On ne vit jamais avant lui de pro- phète fî autorifé à reprendre les vices : le Ciel l'avoit , ce femble , établi le cenfeur des mœurs de fon fiecle. Que de différends parmi les princes, appaifés par fa fageiïe 2^

1 iij

19S P o u n L E J O U R

que de lettres écrites pour le rérabîîflTement de la dïfcipline & de la piété? Nous voyons encore dans celles qui nous reftent ce dé- tail immenfe de foins & de mefures fa charité le faifoit defcendre. Quel ftyle ! »quelles e^^'prelfions! quels artifices puilTanîs d'une éloquence toute divine! La France^ ritalie 5 rÀUemagne le virent répandre par- tout le feu divin que Jefus-Chrift eft venu apporter fur la terre, &: dont il avoit em- brafé fon cœur ; feul , il fut fuffire aux be- foins divers & infinis de PEglife; & comme ce ferpent d'airain élevé dans le défert , il n'y eut point de plaie qui fut à l'épreuve de fa préfence.

Il ne manquoit à fes travaux que la ré- compenfe des faints, ]e veux dire, les per- fécudons & les calomnies; il eut la con- folation d'y participer. Il entendit les plaira- tes des inknfés contre lui fur le mauvais fuccès de l'entreprife des François dans la terre fainte : les prodiges dont Dieu avoit accompagné (qs prédications , pour exciter les chrétiens à cette milice facrée , furent: traités de foibleffe & de crédulité ; la force de fes difcours qui penfa déferter la France & l'Allemagne , en infpirant aux peuples le defir de fe croifer , paffa pour indifcré- tion & faux zèle. Mais adorant dans le fe- cret de fon cœur les defifeins impénétra- bles de la Providence, il rappelloit le fou- venir des Ifraélites, qui , quoiqu'appellés de Dieu à la conquête d'une terre fainte , pé- rirent dans le défert à caufe de leurs infz-

DE SAINT Bernard. 199

délités ; il rappelloit Thiftoire des tribus , qui engagées par Tordre exprès du Ciel à combattre les Benjamites, n'en eurent pas moins la honte d'une double défaite ; &C gémilTant fur les excès des chrétiens qui avoient attiré ces calamités du ciel, il étoit bien plus touché de ce que les infidèles^ fiers de leurs avantages, demandoient in- folemment : eft le Dieu des chrétiens? & blafphémoient fon nom , que des ou- trages dont fes frères tâchoient de noircir le fien propre.

Ainfi on eft toujours prêt dans le fiecle à cenfurer la conduite des faints : on n'a pour leurs démarches que des yeux de ri- gueur & de malignité : on veut les rendre garants de tous les mauvais fuccès des en- treprifes ils ont eu quelque part ; & leur zèle eft indifcret , du moment qu'il n'eft pas heureux. Enfin il fuffit prefque d'être homme de bien , pour ne trouver plus d'in- dulgence fur la terre : & je ne fais fi c'efl haine de la vertu , ou amour de nous-mê- mes; mais nous ne manquons jamais d'ap- percevoir des foiblefles dans les faints : foit parce qu'à force de les croire juftes, nous exigeons prefqu'aufîi qu'ils ne foient plus hommes ; ou que ne pouvant parvenir à leur refifembler , nous tâchons du moins de nous perfuader qu'ils nous reflémblent eux-mêmes. Vous venez de voir tout ce que fit notre Saint pour le rétablifl'ement des mœurs & de la piété : montrons en peu de mots ce qu'il fit pour le rétablif--

I iv

200 Pour le joun

fement de la toi & de la doctrine; & dans cet homme apoftoHque voyons encore le dofteur le plus éclairé &: le plus humble de ion temps : In Ugc Dominï congrega^ tionem judicavlt , 6" in fide fud prohaùus efl prophcta. Je finis dans un moment.

,j,^^]\ JLj'eGLISE, cette nouvelle Jérufalem, "* eft à la vérité fondée fur des montagnes faintes , les vents & les orages s'élèvent en vain contre fes murs facrés ; fon Epoux l'a promis, les portes de l'enfer ne prévau- dront jainais contre elle. Cependant , toute invincible qu'elle efl: , elle n'efl pas palfi- hle : fes perfécuteurs ne fauroient la dé- truire ; mais ils peuvent l'afîîiger : elle ne craint pas à^s vainqueurs qui la réduifent comme une efclave à adopter leurs dieux 5v leurs facrifices; mais elle peut avoir des ennemis qui altèrent fa paix , ou qui défi- gurent la pureté de fon culte : il efl même peu de fiecles elle n'en ait vu s'élever quelques-uns. Née dans les combats & dans les perfécutions , il femble que c'efl fon deflin de n'en être jamais exempte; mais les hérélîes &: les fchifmes ont eu leur uti^ lité. Nous devons la gloire de nos mar- tyrs à la fureur des tyrans ; à qui fom- mes-nous redevables auffi des travaux pré- cieux des anciens défenfeurs de la vérité, qu'aux dofteurs du menfonge qui parurent dans leurs fiecles?

Dieu qui deflinoit Bernard à être le ref-

DE SAINT Bernard, lot

tan rate UT de la loi; lui en avoir développé les fecrets inetFables dans le déi'ert. Sans avoir été dil'ciple , dit un Hiftorien , que des chcnes & des forets, & ians avoir eu d autre maître que la grâce, on le vit pa(- fer tout d'un coup de la folitude dans le monde, & de Tombre des bois dans la lu- mière du Ibleil. Sa (cience ne confifta pas dans un amas de connoiflances vaines qu'on acquiert par un dur travail , &: qu'on dé- bite ians fruit 6c fans onftion. Il ne cher- cha pas à éblouir les efprits par de nou- velles découvertes , ni à fe faire honneur de certains approfondifTements qui flattent par leur fingularité ; mais à réformer le^ cœurs, & à rétablir la foi de fes pères fur la ruine des nouveautés profanes : enfin il ne fut pas de ceux qui regardent les fcien- ces comme un trafic honteux , & qui font de ces dons deftinés à maintenir le culte du Seigneur & l'honneur de fes facrifices, l'occafion de leur gain & le prétexte de leur avarice.

Les livres faints furent fa plus chère étu- de : rien ne lui paroifiToit plus digne de la grandeur de Tefprir humain que l'hifloire des merveilles de Dieu dans tes livres de Moïfe , les beautés de fa loi , l'es divins tranfports de (es prophètes , & Tonftioii des autres écrivains infpirés. Auflfi il avoit dévoré avec tant d'ardeur ce volume fa- cré, & Tavoit f} bien changé en fa propre fubftance, qu'il ne fait plus parler que ce langage dans les écrits : les expreflfions de

l Y

102 P O U R L E J O U R

TEcriture y font femées à pleines malns^^; elles paroifîent ion ftyle naturel. Saints & pieux monuments de ion amour pour les écritures, fruits précieux de fes. lumières & de fa piété , vous êtQs encore entre nos mains; & c'eft affez pour fon éloge.

Mais la lefture des divines écritures, qui faifoit autrefois les plus chères délices des premiers fidèles , cède aujourd'hui parmi les chrétiens à des ouvrages de menionge &C de péché, pernicieux à Tefprit qu'ils rem- pliiîent de mille images profanes , & fu- neftes au cœur, ils jettent des femences de crime , qui toujours dans leur temps produifent des fruits de mort. Hélas! ne por- tons-nous pas déjà dans notre fonds des dif- poiitions afTez favorables à l'iniquité, fans y en ajouter d'étrangères? Ce levain de corruption qui croit avec notre cœur, ne fuffit-il pas pour exercer notre innocence, fans aider ia malignité ? & faut-il le fecours de l'art à des paflions fur lefquelles nous ne naiiTons que trop inftrults?

Ce fut cette fcience des livres faints , qui rendit Bernard fi redoutable aux ennemis de TEglife. La chaire de Pieire étoit de* venue la proie d'un ufurpateur ; Dagon avoit pris la place de l'arche; un intrus plein de fiel & d'artifice paroiiïbit dans le fanftualre , & y recevoir les hommages du peuple de Dieu : la foi des Eglifes fuf- pendues par le fpeftacle nouveau de deux Pontifes dont chacun prétendoit être l'Oint du Seigneur j attendoit comme autrefois que

DE SAINT Bernard, lo^

Dieu lui-mcme fît connoître celui qu'il avôit élu ; on ne favoit plus s'il falloit aller adorer à Jérul'alem , ou lur la montagne de Garifiin : Pierre de Léon iouifloit à Rome du fruit de Ton iniquité ; &c environné de fes adorateurs , cet homme de péché étoit aflîs dans le temple de Dieu; tandis que le véritable Pontife Innocent II, chafTéde fon liège , & errant comme l'arche d'Ifraël de contrée en contrée dans un équipage peu convenable à fa dignité , étoit enfia venu aborder en France , & y avoit trouvé un afyle plus honorable fous la protection & la piété de nos rois : car tel a été de tout temps le deftin de la France , d'ou- vrir fon fein aux pontifes & aux fouverains détrônés, & de voir (es Monarques armes contre les ufurpateurs & les rebelles.

Or, mes frères, quel eft le trifle état de l'Eglife , lorfqu'elle eft ainfî déchirée au-dedans; &c que Térendard de la révolte & de la diffention eft élevé jufques dans le fanftuaire de la paix & de l'unité! Les uns font à Céphas , les autres à Paul , &C perfonne à Jefus-Chrift. Ses dignités font ou le prix ou le lien de la rébellion ; fes grâces, loin d'être difpenfées avec majefté, font offertes avec balTefte ; fes foudres ne font plus les peines du vice, mais les inftru- ments de la paflîon; & de part & d'au- tre on cherche à fe faire des amis , non pas avec des richeffes d'iniquité , mais avec ]es tréfors mêmes du fanftuaire.

Quel fcandale plus digne du zèle & des

l vj

204 Pour le jour

lumières de Bernard que ceîul-ci ? Il p^ roit au mil'eu des prélats du royaume , aflbmbiés à Etampes pour prononcer fur ce différend : il préfidç , comme un autre Daniel y à l'aflémblée des vieillards : les princes , pour nie lervir des paroles de Job, ceflént de parler devant lui, & font attentifs à ks jugements ; tous les Feres du Concile refpectant dans Bernard je ne fais quelle autorité qui fuit une haute réputa- tion de vertu, s'en remettent unanimement à fa décifion ; de forte que les yeux de toute cette illuftre affemblée font tournés fur cet homme merveilleux : lui feul rinterprete du Saint-Efprit; lui feul forme un concile entier, & toute la France re- çoit de fa main Innocent II ppur légitime râpe. C'eft toujours le Samuel de fon iie- cle , qui au milieu des tribus aflemblées^ fait expliquer le fort en faveur de celui que le Seigneur avoit oint & deftiné à régir ion peuple.

Que de courfes en Sicile, en Italie, en Allemagne, pour éteindre le5 reftesdu fchif- me &: raffembier les aigles autour du corps ? On le vit foudroyer un Prince, dont le crédit fomentolt la di/Tention ; aller à lui dans un temple, aimé du corps de Jefus- Chrift; & lui ordonner de la part de ce Dieu terrible qu'il tenoit entre les mains ^ de ne plus troubler la paix de i'Eglife. A ce fpeftacle nouveau le Duc de Guienne fe trouble ; toute fa fierté fe change en frayeur i & renvçrfé comme Paul par la

DE SAINT Bernard, lo^

préfence du Dieu dont la majefté fe rend lenlible , il devient comme lui , d'infliu- ment de la fureur d'un faux Pontife, un vafe d'eledion.

Mais c'ëtoit peu d'avoir rétabli la paix au-dcdans de TEgllfe ; il falloit , comme Moife, après avoir afTûré contre les mur- murateurs le fouverain facerdoce à Aaron, mettre le peuple de Dieu à couvert *des féduélions de Balaam. Les conciles de Sens & de Rheims adfnirerent la fécondité de (es lumières & la force de fon génie , & le virent défendre glorieufement Tan tiquité &C la limplicité de la foi contre les raffinements dangereux d'un Evéque de Poitiers, & les nouveautés profanes d'Abaillard.

Cet homme enflé d'une vaine fcience, & pourvu de ces talents naturels propres à féduire les efprits, & à donner au men- ionge tout l'air de la vérité ; éloquent , poli, atificieux dans fes difcours, vain de mille connoiffances fingulieres , avoit en- trepris de rendre les myfteres de la foi pal- pables à la raifon humaine; & au-lieu de cette lampe qui luit dans un lieu ténébreux, y introduire une lumière qui ne paroîtra que lorfque nous ferons transformés de clarté en clarté. Déjà les fidèles attirés par les charmes de fon éloquence , & par Tafcen- dant de la nouveauté, toujours inévitable en matière de religion fur l'efprit des peu- ples , commençoient à franchir les bor- nes iaintes que nos anciens avoient fi fa- gement poiéç^, Ce P^^ftçrç d'iniquité n'o*

206 P O U R L E J O U R

péroit prefque plus en fecret; & Aball- lard fier de Ton fuccès, déficit hautement le peuple de Dieu y comme ce Géant des Philiftins , de lui oppofer un ennemi di- gne de lui ; mais Pinfolence de cet Hé- réfiarque préparoit à Bernard une nou- velle gloire. Tous deux fe rendent au con- cile de Sens : & devant les Pontifes du Seigneur, la fcience qui enfle, cède à la fîmplicité qui édifie ; les paroles artificieu- fes de la fageffe humaims à la vertu de la croix & de Teiprit ; & le philofophe le plus orgueilleux de Ton temps, à un Scribe inftruit dans le royaume des cieux.

Sorti de cette viéloire, il vole à Tou- loufe, Henri, moine apoftat, préchoit une nouvelle doftrine, & s'élevant con- tre rinftitution fainte des facrements & les traditions de rEglife , préparoit déjà les voies à la nailTance de ces monflres que Terreur enfanta le fiecle pafle , & qu'un Mo- narque toujours heureux a étouffé le pre- mier, dans un royaume, qui le premier prefque les avoit vu naître. Mais arrêtons- Hous : un éloge n'eft pas une hiftoire; & tout n'y fauroit entrer. ^ Et d'ailleurs, mes frères, ce n'eft pas In ce que la vie de notre Saint nous of- fre de plusinftruftif. Ces circonftances écla- tantes embellifient , à la vérité , la vie du Saint qu'on loue , mais ne propofent rien à imiter aux pécheurs devant qui Ton par- le : elles expofent de grands traits , mais elles n'offrent point d'exemples ; Thumi-

i^E SAINT Bernard. 107

lité de Bernard au milieu de toute fa gloi- re, eft un endroit bien plus propre à nous toucher. Hélas ! une fragile réputation Terreur des hommes a plus de part que nos bonnes qualités, nous groflit Ci ion à nous-mêmes notre propre idée! & arrivé au plus haut point de gloire la France ait jamais vu un particulier, Bernard a tou- jours les yeux attachés fur fes miferes, & ne les en détourne jamais pour voir ce qui brille autour de lui, & rencontrer les regards des hommes attentifs à l'admirer. Tantôt il fe refufe à des églifes illuftres qui l'ont choilî pour Pafteur & regarde le trône épifcopal comme une efpece de buif- fon facré , dont il ne lui eft pas permis d'approcher. Tantôt revêtu par les Papes du caractère de Légat univerfel dans le monde chrétien , & ne voyant plus par ce nouveau titre que le fouverain Pontife au-defîus de lui , il fait aux évêques un hommage refpeftueux de fa dignité, n'agit que fous leurs ordres, refufe de fe fouf- traire à cette puiffance de Dieu , & ne fouffre même pas que les fiens fortent de la loi commune, & acceptent des préro- gatives & des exemptions, qui font à la vérité utiles dans leur établiffement &fain- tes dans leur fin ; mais qui ne laiffent pas d'être de ces remèdes prefqu'auffi fâcheux que les maux , & dont le befoin eft tou- jours une fuite de la tiédeur & du relâ- chement de TEglife, parce qu'il marque ou l'abus de la puiffance dans le pafteur ,

ic8 Pour LE JOUR

ou l'amour de rindépendance dans les mi- nières fubalternes.

Tantôt honoré à Clairvaux de la vifîte d'un fouverain Pontife luivi d'une Cour magnifique & nombreufe , il paroît à la tête de Tes religieux, tous les yeux bait- fés gardant un profond filence , & laillant paroitre fur leur vifage au milieu d\me lolemnité extraordinaire , un air de pé- nitence & de recueillement dont le fpec- tacle attendrit le Pontife ; & le faint Abbé confervant un maintien tranquille & cal- me 5 & paroiffant prefque infenfible à un honneur ii nouveau ^ rappelle le fouvenir de ce Prophète dlfraël, qui vifité dans fa retraite par Nàaman , Prince environné d'éclat & de magnificence , peu touché de cette nouveauté , ne daigna pas le regar- der ; &: occupé des malheurs d'îfraël & du foin d'appaifer la colère de Dieu irrité fur fon peuple , ne parut prefque faire au- cune attention au rang de ce Prince & à l'éclat qui l'environnoit.

Tantôt enfin ne converfant avec les hommes que pour fixer leur converfation dans le ciel , il fe plaint fans ceffe à foi- méme & à fes amis de la diffipation de fa vie 5 & regarde les fervices qu'il rend au public comme Aqs prévarications à (es devoirs particuliers. Je ne vis plus, difoit- il , ni en eccléfiaflique , ni en laïc ; car il y a long-temps que je ne fais plus la vie de religieux dont je porte l'habit ; que fuis- donc ? je ne fuis plus que comme, le

DE SAINT Bernard. 209

prodige & le monftre de mon fiecle. Auflî

combien de fois touché de ce que les rois

de la terre venoient le confulter dans (on

défert, & troubler le repos facré de fon

tombeau, leur rcpondoit-11 comme Samuel

à Saiil : Eh ! pourquoi voulez- vous reflTufci-

ter pour le (iecle un homme enfeveli dans

la région des morts? Q^uarc inquictafli me t.Reg.zB,

ut [ufcitarcr ? '^*

Voilà , mes frères , les fentiments de crainte & d'humilité , qui toujours ont ac- compagné les avions les plus héroïques des faints. La charité a , comme Tamour- propre , (qs pieufes erreurs &: d^s inno- centes léduftions.

La grâce & la cupidité nous déguifent prefque également à nous mcmes; & com- me la plupart de nos vices ne iont en fu- reté que par les faufl'es idées que nous nous en formons , fouvent les vertus des faints n'ont été à couvert que fous les images trompeufes fous lefquelles ils fe les font repréfentées. * Ainfi la vie du fiecle , les dangers des converfations & des commerces^ les di- vertifTements criminels des fpcftacles, le vuide & rinutilité de nos œuvres, cette révolution éternelle de nouveaux plaifirs; tout cela, vous ne le regardez que com- me des amufements innocents & des dé- laffements inévitables à la foibleffe humai- ne ; & les travaux de la charité , & les œuvres extérieures de miféricorde ne font aux yeux des faints qui s'y trouvent ap-

iio Pour le jour^ &c*

pelles, que des agitations périlleufes au re- cueillement de l'ame, & des obftacles aux? fecretes confolations de la grâce. Ainfi Ber- nard fe méconnoit jufqu'à croire fa vie monftrueufe , parce que les befoins de TE- glife & la vocation du Ciel l'engagent à des emplois tumultueux peu compatibles avec le filence & la retraite d'un Solitai- re; & tous les jours, ô mon Dieu! vos miniftres s'abufent jufqu'à trduver dans une vie toute fëculiere , & des mœurs profa- nes , la fainteté de leur état & les obli- gations redoutables du facerdoce : hélas l on traite prefque defoibleïïe dans vos faints les erreurs de leur humilité ; & des erreurs de nos paflions, nous en faifons un mé- rite même à notre prudence. Rompez , Seigneur, ce charme funefle, & éclairez les yeux de nos cœurs , afin que ne nouf égarant plus dans nos voies, nous fuivions les routes que vos faints nous ont frayées , & arrivions comme eux à Theureufe éter- liité. Ainfi foit-il.

m

SERMON

POUR LE JOUR

D E

SAINT LOUIS,

ROI DE FRviNCE.

'An nefcitis quoniam fanéli de hoc mundo judî- cabunt?

Ne faveZ'Vous pas que les faints doivent un jouf juger le monde? i. Cor. 6. 2.

I la loi de Dieu toute feule de- voit un jour juger le monde 9 mes frères , le monde pourroit oppofer à fa condamnation le^ obftacles prefque infurmonta- bles que chacun de nous trouve dans fon état , à la pratique des devoirs qui nous font prefcrits : il pourroit accufer la loi d'injuftice ^ fur ce qu'elle exige de nous mille chofes qu'il n'eft pas poflible d*allier

^l^ Pour le jour

avec les fituatlons diverfes la naiflance, la fortune & les grandes places nous enga- gent : & la loi de Dieu , fi jufte dans les ju- gements , & dans Tes préceptes , ne leroit plus juftifiée devant la faufle fageffe des hommes. Auffi TApôtre nous avertit que les juftes de tous les états paroîtront alors à côté de Jelus-Chrift; qu'ils feront les dé- fenfeurs de fa loi contre toutes les vaines excufes des pécheurs; & que leur exem- ple jugera le m.onde, qui n'a pas voulu les ^ imiter.

Mais ce droit de juger le monde ne leur conviendra pas à tous également. Ce n'eft pas affez , ce femble , de l'avoir méprifé & foulé aux pieds, pour être en droit de condamner ceux qui Taiment. : il faut l'a- voir vaincu avec tout ce qu'il a d'éclat, « de pompe, de magnificence, de plaifirs, & réfifté à tous fes périls , pour pouvoir confondre toutes (es excufes.

Ainfi juge par avance le monde , le faint Roi que la France aima autrefois comme fon père ; & qu'elle honore aujourd'hui comme fon protefteur. Le monde ne fau« roit oppofer d'illufion.aux devoirs de la loi , que ce grand exemple ne confonde : tout prétexte contre la vertu trouve ici fa con- damnation; les vaines raifons du rang, de la naifiance , des places difparoiilent , & n'oferoient plus être alléguées ; & le mon- de , forcé de refpefter fa fainteté , n'a plus rien à nous dire pour colorer (es dérè- glements , ou pour juftifier fes ufages.

DE SAINT Louis, ii^

En effet , mes frères , deux erreurs ré- gnent clans le monde contre la véritable piété. Premièrement, on la regarde com- me incomp'atible avec ces qualités brillan- tes îk héroïques, qui donnent de la ré- putation parmi les hommes, & nous ren- dent dignes de remplir avec éclat les plus grandes places. Secondement, on regarde un grand rang & une place éminente com- me un privilcge qui adoucit à notre égard toutes lef pratiques pénibles de la piété. C'eft-à-dire , on fe figure prefque la piété comme une foibleffe , ou qui déshonore les grands, ou qui rend incapable des gran- des places; première erreur : on croit que l'élévation permet un genre de vertu plus commode & plus autorifé à jouir de tous les plaifirs, & à fuivretous les ufages que le monde approuve, & que la loi de Dieu condamne ; féconde erreur.

Or le faint Roi , dont nous allons au- jourd'hui propofer plutôt les exemples que louer les vertus, condamne le monde fur ces deux erreurs. Premièrement, il trouva dans la piété la fource de toutes ces qua- lités héroïques, qui le rendirent le plus grand Roi de fon fiecle; fecondement, il trouva dans fa qualité de Roi de nouveaux en- gagements pour s'animer aux devoirs les plus aufteres de la piété. C'eft-à-dire, il fut un grand Roi devant les hommes , parce qu'il fut un Roi faint aux yeux de Dieu: il crut qu'il devoit être d'autant plus faint aux yeux de Dieu , qu'il étoit plus grand

2T4 Pour le jour devant les hommes, La falnteté en fit un grand Roi : la royauté le rendit un grand faint. C'eft ainfi , ô mon Dieu , que ce Prince félon votre cœur devient un ac- cufateur qui nous confond : faites-en un modèle qui nous confole & qui nous ani- me; & ne permettez pas qu'un fi grand exemple domeftique, que la religion nous propofe avec tant de folemnité pour nous inftruire, n'ait prefque plus d'autre utilité pour nous , que de nous rendre plus inex- cufab'les*

^- Xl n'eft que trop vrai , mes frères , que "^^^'^'le monde, toujours in)ufl:e eftimateur de la piété , la regarde comme le partage des î^mes foibles &: bornées. On attache aux fentiments tendres de la foi , je ne fais quoi qui annonce ou de la pufillanimité dans le cœur 5 ou de la médiocrité dans la raifon : l'innocence des m.œurs ne devient un mé- rite 5 que pour ceux qu'un caraftere borné rend incapables des plus grandes chofes : le héros & le faint paroiflent des perfon- nages incompatibles ; & il femble que les hommes ne peuvent être grands^ que par les paflSons mêmes qui les aviliflent. Ce- pendant, mes frères, rien n'eft plus grand pour Phomme que de vivre félon Dieu : la piété efl: Pefibrt le plus héroïque du cœur, & l'ufage le plus noble & le plus fenfé de la raifon : une ame exercée à la vie de la foi, ne connoit plus d'entreprife au-defiTus

DE SAINT Louis, iiç

^'elle ; & le infte a la réalité de toutes les grandes vertus, dont le héros mondain n^a Ibuvent que la réputation & Timage,

C'eft pour convaincre le monde d'une vérité il honorable à la toi, que le Seigneur donna autrefois à la France le faint Roi, dont la mémoire , li précieufç à tous les François , nous aifemble tous les ans en ce lieu de religion. Les inftruftions & les exemples d'une mère lainte tournèrent fes premiers penchants à la vertu : au milieu des foins d'une régence difficile, la reine Blanche n'en connut pas de plus important que l'éducation du jeune Roi. Perfuadée qu^en formant les mœurs du Souverain,, elle formoit, pour ainfi dire, les mœurs publiques, & que le bonheur de la Monar- chle étoit attaché au caraâere de celui que Dieu avoit deiliné à la gouverner ; elle n'oublia rien pour jetter dans fon ame ces premières femences de magnanimité & de vertu , qui produilirent dans la fuite des fruits il faints & fi éclatants. Peu contente d'avoir allemblé auprès de lui tout ce que la France avoit de plus pieux & de plus habile, elle-même voulut avoir la prin- cipale part à ce grand ouvrage. Mêlant fans ceffe les leçons de la foi à celles de la royauté; tantôt formant le chrétien, tan- tôt inftruifant le Prince, elle lui apprit à ne i imais féparer ces deux devoirs, & ^ regarder comme oppofé aux véritables in- térêts de fa gloire & de fa couronne, t:)Ut ce qui feroit contraire à la loi de Dieu.

Il6 P O TJ R ' L E JOUR

Des attentions fi rellgleufes trouvèrent des cenieurs dans le mondé; (car.il faut s'attendre à les cenfures , quand on ne veut pas fuivre fes exemples. ) On publia que la jeuneffe des rois devoit avoir de plus nobles amuiements 5 que des pratiques journalières de piété ; que fous prétexte de préferver fon innocence , on amolliffoit Ion courage ; qu'il falloit laiffer plus de car- rière à des penchants, qui dans la fuite ne trouvant plus de frein dans l'autorité fou- veraine , iroient d'autant plus loin qu'on au- roit plus voulu les contraindre ; &c qu'enfin une vertu fi rigoureufe & exafte pou- voit former de bons folitaires , mais qu'elle- n'avoit jamais formé de grands princes.

Le langage du monde ne change point, 'mes frères; vous le voyez rainfi, juftifie- t-on tous les jours les abus des éducations profanes. Ce n'eft pas qu'on ne recom- mande à ceux qui y préiident , d'impri- mer de bonne heure aux enfants qu'on leur confie, les maxim.es de la vertu & de la fagefle ; mais ce font les feules impreffions qu'on craint toujours qui ne foient pouf- fées trop loin. L'amour de la gloire , le defir de parvenir , l'art de plaire font les plus férieules & les plus importantes leçons qui cultivent la jeuneffe de ceux que' leur naif- fance deftine à de grandes places; on aimé à voir briller dans cet âge tendre les pre- mières lueurs de toutes ces dangereufes paf- fîons : les ébauches naiffantes des grands vi- ces, on les appelle de grandes efpérances.

Oa

DE SAINT Louis- 117 On reairde les inclinations hcureures & tranquilles d'un naturel tourné à la vertu

comme des prelages moins favorables; on craint tout d'une entance moins docile aux kçons de la vanité ; on y réveille par mille artifices les paflions que la nature mcme iembloit avoir aflbupies; &: Ibuvent Dieu permet que ces impreflions étrangères pré- valent, & que ceux pour qui on avoit craint un excès de fageffe &: de vertu , devien- nent trop licencieux pour le monde mcme.

La mère pieufe de Louis n'écouta les cenlures du monde fur l'éducation du jeune Roi , que pour féliciter de les avoir mé- ritées : on eft sûr d'être dans la bonne voie , dès qu'on a choifi celle que le monde condamne. Auffi , inftruit de bonne heure dans la foi & dans la piété , Louis porta fur le trône, outre l'innocence du premier âge, la grâce de l'onclion fainte qui ve- noit de le marquer du caraftere augufte de la royauté & l'établir fuccefleur du grand Clovis. Un règne commencé avec cette grâce qui confacre les rois & les fait ré- gner faintemcnt, ne pouvoit qu'être faint & glorieux. C'eft la manière d'entrer dans les dignités , qui d'ordinaire en fanétifie ou en dérègle l'ufage : Dieu préfide tou- jours au règne des Souverains que fa grâce elle-même a placé fur le trône : il devient alors lui-mcme le protecteur du Roi &C du peuple; & s'il permet des événements fâcheux , il en fait tirer de nouveaux avanM2;es , & pour le Souverain &c pour

Panc2. K

î/î§ Pour le jour les fujets. Ainfi , ne croyez pas que la piété du faint Roi aille diminuer quelque chofe de la gloire de fon règne. Un roi n'eft établi de Dieu fur les peuples, que pour les défendre & les protéger dans la guer- re 5 ou pour les rendre heureux durant la paix ; c'eft par-là que les rois vantés dans riiiftoire , ont mérité que la poftérité les démêlât de la foule de leurs ancêtres» Or, jamais l'amour de la gloire ne pouffa fi loin dans les autres princes les vertus pa- cifiques & militaires, que la foi dans le faint Roi dont nous honorons la mémoi- re. Perfuadé que le trône n'étoit pas le iiege de la molleffe, de l'orgueil &: de la volupté, mais un tribunal de juftice, de religion & de vigilance, il regarda fon royaume comme fa famille, &: comprit qu'il n'étoit fouverain de (ts fujets que pour en être le père.

Et ici , mes frères , repréfentez-vous le détail immenfe des foins de la royau- té , & un Prince qui veut fuffire à tous , & à qui tous peuvent à peine fuffire ; aboliflant le*^ abus, rétabliffant la décence & l'autorité des loix , tirant les dignirés pu- bliques de Taviliffement les choix in- juftes les avoient laiffées ; ne laiiTant ja- inais les talents & le mérite, ou inutiles, ou malheureux ; jaloux des droits de fa Couronne, plus jaloux encore des inté- rêts de Dieu; foutenant la majefté & les prérogatives du trône , fans rien perdre de l'amour de fes peuples; toujours prêt

DE SAINT Louis, 119

à écouter les plaintes , ou à conibler les iniieres : voulant être inftruit de tout pour remédier à tout : ne cherchant pas dans lin abord inacceffible le lecret d'ignorer les miu\ publics 5 de peur d'ctre obligé de les foulager; convaincu que rafBiclioii eft un titre qui donne droit d'aborder un bon prince , & qu'il n'eft point de mal- heureux, dont les plaintes ne méritent du moins d'être écoucées; en un mot, cher à ion peuple par fa bonté, redoutable au vice par (on équité , précieux à TEglife par la religion ; & perfuadé que la fouverai- neté n'eft plus qu'une tyrannie des qu'elle n'eft utile qu'à celui qui règne , dès que les peuples ne vivent que pour le prince ^ & que le prince ne vit que pour lui feul. Maximes l'aintes ; foyez à jamiis gravées -autour du diadème & dans le cœur de ùs auguftes defcendants.

En effet , mes frères , la bonté eft la p-emiere vertu des rois. C'eft elle, dit un grand Roi lui-même , qui eft la force & Prov. zo. le foutien de leur trône : ils ne font puif- **^' fants que pour être bienfaifants : ils ne ré- gnent proprement qu'autant qu'ils font ai- més : c'eft la naiffance qui leur donne les royaumes; mais c'eft l'amour qui leur for- me des fujets. Elevé dans cqs maximes, & d'ailleurs ayant appris dans l'Evangile que les rois des nations ne cherchent qu'à dominer fur leurs peuples, mais que les rois chrétiens ne doivent s'appliquer qu'à U% rendre heureux, ce fut aufïi laprin-

Ki,

aïo Pour le jour

cipale occupation de Louis. Sous les règnes précédents, & durant les troubles infépa- rables d'une longue minorité , la France prefque épuifée avoit éprouvé ces temps difficiles , le falut des peuples rend la dureté àcs charges publiques néceffaire , & pour les défendre , il faut prefque les accabler. Le faint Roi leur rendit avec la tranquillité , la joie , l'abondance ; les familles virent renaître ces fiecles heureux, qu'elles avoient tant regrettés ; les villes reprirent leur premier éclat, les arts faci- lités par les largelTes du Prince attirèrent chez nous les richefles des étrangers ; le royaume, déjà fi abondant de fon propre fonds, fe vit encore enrichi de l'abondance de nos voifins. Les François vivoient heu- reux ; & fous un fi bon Roi , tout ce qu'ils pouvoient fouhaiter à leurs enfants , c'é- toit un fucceffeur qui lui fût femblable.

Mais peu content d'être attentif aux be- foins des particuliers , Louis redoubla fon attention pour remédier aux miferes pu- bliques , & même pour les prévenir. C'eft le privilège & en même temps le devoir des grands , de préparer non-feulement à leur fiecle, mais aux fiecles à venir, des fecours publics aux miferes publiques : no- tre faint Roi connut ce devoir, & jamais prince ne fit plus d'ufage d'un fi heureux privilège. Que de maifons faintes dotées ! eue de lieux de miféricorde élevés par fes libéralités ! que d'établifiTements utiles en- trepris par fes foins î il n'eft point de genre

DE SAINT Louis, m

de inilere à laquelle ce pieux Roi n'ait lailîc pour tous les âges fuivants une reiTource publique. Ville heureufe qui le vîtes au- tretois rogner, au milieu de vos murs s'c- lèvent encore & lublifteront toujours des édifices facrés , les fruits immortels de fa charité & de Ion amour pour Ton peuple. Mais l'enceinte de cette capitale ne ren- ferma pas tous les foins bienfailants de fa magnificence 6< de ù pic^c. Obligé fou- vent de vifiîer les provinces , & de fe montrer à les lujets les plus éloignés , il laifTa par-tout des monum^^nts durables de fa miféricorde & de fa bonté; & encore aujourd'hui on ne marque fes voyages dans les divers endroits du royaume , que com- me autrefois les Juifs marquoient ceux des Patriarches dans la Paleftine, c'eft-à-dire, par les lieux de religion , qu'il éleva à la gloire du Dieu de its pères. Ses tréfors pouvoient à peine fuffire à fes pieufes lar- gefTes ; & comme on lui remontroit , dit l'ancien Hiftorien de fa vie , que ces dons excefSfs épuifolent l'épargne, & pouvoient nuire à des befoins plus preflants : Il vaut mieux l'épulfer , répon^oit-il , pour fou- lager les pauvres dont je fuis le père, & que Dieu m'ordonne de fecourir, que pour fournir à des profufions & à de vaines ma- gnificences que la royauté femble permet- tre, mais que la loi de Dieu me défend* Ab/a il prenoit même fur fes propres be- foins les fonds deftinés aux malheureux; & tout roi qu'il étoit, il fe croyoit les

K iij

212 Pour lie. jour

.dépenfes les moins fuperflues interdites , tandis qu'il lui reftoit encore des mlferes à ibulager.

Quel exemple, ô mon Dieu, pour con- fondre un jour les excufes barbares que le rang & la nailTance oppofent au devoir de la miféricorde ! Eh ! quoi , mes frères , tan- dis que la magnificence & les plaifirs pu- blics de cette ville fuperbe y attirent de toutes parts les étrangers ; que la pompe lafcive des théâtres & des fpeftacles fur- paflfe prefque celle des fiecles païens ; que l'orgueil des édifices & Texcès bizarre des ameublements n'a plus de bornes ; que la fureur du jeu a eu befoin miême du freia de l'autorité fouveraine ; que le luxe , croif- fant tous les jours, commence à devenir tin ufage onéreux & infoutenable au monde même qui l'a inventé ; que c'efl d'ici qu'il fe répand dans toute l'Europe, & que nos voifins viennent en chercher chez nous le modèle : en un mot , tandis qu'il n'eft point de profufion, dont cette ville fomptueufe ne donne l'exemple aux autres peuples , les miferes publiques y feront négligées } les maifons communes de miféricorde, que les villes païennes elles-mêmes entrete- noient avec tant de foin & de magnificen- ce , tomberoient faute de fecours au mi- lieu de la nôtre? les pauvres manqueroient de reflfource publique & particulière ? le zèle des gens de bien ne feroit plus fécon- dé ? les œuvres les plus utiles feroient dé- laiffées : & les larmes de tant d'infortunés

DE SAINT Louis, iij

qui y venoient chercher un afyle , l'y cher- cheront en vain, & ne trouveront plus de main charitable qui les effuie? Dieu vous jugera , mes frères ; & clans fon tribunal terrible vos richefl'es s'ëlcveront contre vous , & fe plaindront que vous les avez fait fervir à la vanité & à la volupté; elles qui croient deftinéesà glorifier, par des ufa- ges miféricordieux, le (buverain Difpenfii- teur qui vous les avoit confiées.

Ainfi la piété & l'humanité du faint Roî faiibit la félicité de fon peuple. Accefîîble à tous, il ne difputoit pas même au dernier de (qs fujets le plaifir de voir fon Souve- rain : leur montrant toujours un vifage rbnt, tempérant par l'affabilité la majefté du trône; jettant, comme Moïfe, un voile de douceur &: de tempérament (uc i'éclat de fa perfonne & de fa dignité, pour ralTu- rer les regards de ceux qui l'approchoient; & fe dépouillant fi fort de tout le fafte qui environne la grandeur, qu'en l'abordant, on ne s'appercevoit prefque qu'il étoit le maître , que lorfqu'il accordoit des grâces. L'affabilité & l'humanité feroient les ver- tus naturelles des grands, s'ils fe fouve- noient qu'ils font les pères de leurs peu- ples : le dédain & la fierté, loin d'être les prérogatives de leur rang, en font l'a- bus & l'opprobre ; & ils ne méritent plus d'ctre maîtres de leurs' fujets, des qu'ils oublient qu'ils en font les pères : cette lec^on regarde tous ceux que leurs digni- tés établiffent fur les peuples. Hélas ! fou*

K iv

224 Pour le jouk

VQTït on lailTe à rautorité un front fi leverc & un abord fi difficile , que les affligés comptent pour leur plus grand malheur la nëceflîté d'aborder celui duquel ils en attendent la délivrance. Cependant les pla- ces qui nous élèvent fur les peuples , ne font établies que pour eux : ce font les be- foins publics qui ont formé les dignités pu- bliques ; &: il Tautorité doit être un joug accablant , elle doit l'être pour ceux qui l'exercent & qui en font revêtus , & non pour ceux qui l'implorent ^ & qui vien- nent y chercher un afyle.

Il eft vrai que la bonté toute feule fe- roit dangereufe dans les foins publics , fi elle n'étoit tempérée par une jufte févi- rité ; & que comme les princes portent le fceptre pour marquer qu'ils font les paf- teurs de leurs peuples & qu'ils doivent pourvoir leurs befoins , ils portent aufîi le glaive pour fe fouvenir qu'ils font éta- blis pour en corriger ou punir les abus : ç'eft ce que le faim Roi n'ignora pas. Les diffentions civiles , la foiblefle des règnes précédents , l'ignorance même & la cor- ruption de ces temps malheureux avoient confondu dans le Royaume la majefié des loix avec la licence des ufages. Au mi- lieu même de la capitale , & fous les yeux du Prince , étoient revêtus de l'autorité publique des hommes corrompus qui abu- foient des loix , & auprès defquels l'indi- gence étoit le feul crime auquel on ne taifoit point de grâce» Sous de tels cen-

DE SAINT Louis, iiç

(eurs des défordres publics, vous compre- nez afl'ez quelle devoir être dans ce iiecle infortuné , la diicipline des mœurs. Il s'é- toit répandu dans toutes nos villes une tbule d'Hiftîions, qui fur des théâtres im- purs corrompoient les peupFes; &: qui mê- lant même les myfteres (aints de la reli- gion dans leurs tades & indécents fpefta- cles , débitoient avec impudence des obf- cénirës que ce mélange impie &: ridicule rendoit encore plus facrileges , mais dont la grollîéreté de ces temps ne permettoit pas alors de fentir toute l'mfamie &c toute l'impiété. De ces écoles publiques de lu- bricité naifioit, comme il arrive toujours ^ un débordement de vices ; & la France plus civilifée depuis qu'elle avoit embraflé la foi chrétienne , avoit , ce femble , re- pris , par cette effrénée licence , la barba- rie de fes ancêtres. A de fi grands maux, le faint Roi crut qu'il falloit appliquer de grands remèdes. Il commença par établir ces règlements utiles qui font tant d'hon- neur encore aujourd'hui à la jurifprudence du royaume : des perfonnages intègres &C éclairés furent choifis pour préfider à fes côtés à la juftice & aux jugements. Des hommes nouveaux élevés fur les ruines des peuples & peu capables d'être touchés des miferes publiques , dont ils avoient été eux-mêmes les auteurs , ne parurent plus affis parmi les anciens d'Ifraél : le bien & la faveur n'élevèrent plus à des charges, il ne faut que de la lumière, du défin-

K V

2i6 Pour le jour

téreffement & de l'équité : on chercha dans tout le royaume d^s hommes de ce caraftere ; & fouvent le mérite , ap- pelle des lieux les plus éloignés & de la iîtuation la plus obfcure , venoit rem- plir le premier tribunal de la ville capi- tale. Le don le plus précieux que les rois puiffent faire à leurs peuples, c'eft de ne confier leur autorité qu'à des hommes qui ii^cn ufent que pour les peuples eux-

mêmes.

Ainfî ie rétablilToit tous les jours la ma- jefté des loix & la bienféance des mœurs publiques. On vit bientôt la fource des dé- sordres publics arrêtée , les lieux de honte & d'ignom^inie profcrits , les théâtres im- purs renverfés , les fpeftacles dont nous avons tant de peine aujourd'hui à vou$ faire comprendre le danger par toutes les règles de la foi, interdits comme des cri- mes par les loix mêmes de Tétat; & les comédiens , que le monde du plus haut rang ne rougit pas aujourd'hui d'honorer de fa familiarité , & auxquels des parents chrétiens ofent même confier le foin d'inf- truire leurs enfants de tous les arts propres à plaire , déclarés infâmes & bannis du royaume comme des corrupteurs publics des mœurs & de la piété.

Mais fi le faint Roi purgea l'état par la févérité de Cqs joix , quels furent (es foins pour rétablir la majefté du culte & la fain- teté des autels! Les François, peuple fier & belliqueux, en conquérant les Gaules,

DE SAINT Louis. 217

y avoient porte avec eux une efpece de barbarie &c de férocité inféparables d'une nation dont la guerre avoit été jufques- la Teule occupation , & que la foi qu'elle embrafla depuis n'avoir pas encore adou- cie : nos premiers Rois mêmes conierve- rent long-temps ce refte de férocité ; & leurs règnes furent prefque toujours fouil- lés de fang & de carnage. La religion qui wionta fur le trône avec le grand Clovis, y fit monter avec elle plus de clémence & d'humanité ; mais Tefprit bouillant de la nation ne changea pas fitôt : & quoique TE- glife de France , toujours célèbre par fes lumières & par fa piété, ne fût pas dépour- vue alors de faints pafteurs; la plupart de ceux que nos rois élevoient à ces dignités faintes, en quittant l'habit du fiecle ^ n'en quittoient pas les moeurs & les abus ; & fe trouvant par le droit de leurs Eglifes, fei- gneurs de fiefs confidérables &c d'un grand nombre de vaflTaux , on les voyoit fouvent plus occupés à faire la guerre à leurs voi- ïins y qu'à inftruire & édifier leurs peuples. Delà l'ignorance, le relâchement, l'oubli des règles , le mépris de la difcipline n'a- voient pas manqué de paflTer des premiers pafteurs dans tout le refte du clergé : & quoique fous les règnes précédents , les évê- ques fouvent affemblés , n'euiTent rien ou- blié pour remédier, à ce fcandale par des règlements utiles qui font encore aujour- d'hui un des plus précieux monuments de i'Eglife de France; néanmoins la plaie n'é-

K vj

iiB Pour le jour

toit pas encore tout-à- fait fermée, quand Je faint Roi monta fur le trône.

Auffi , perfuadé que fa puiffance , qui venolt de Dieu , ne lui avoit été donnée que pour faire régner Dieu fur fon peu- ple; que les rois n'étoient établis que pour protéger & agrandir le royaume de Jefus- Chrift fur la terre ; & que les Céfars , com- me le difoit autrefois TertuUien , ne naif- foient que pour les fidèles : les intérêts de la religion devinrent un de fes foins les plus chers ck les plus prenants. Il comprit d'abord que la première fource des maux de l'Eglife eft toujours dans l'incapacité ou le dérèglement de ceux qui en rempliffent les premières places ; que fous des pafteurs ignorants ou mondains , la doftrine s'af- foiblit , & le culte peu-à-peu dégénère ; Se que l'arche fainte ne tarde pas de tom- ber dans l'avililTement , & de devenir même la rifée des Philiftins, dès que les enfants d'Héli en font établis les princi- paux dépositaires. Le faint Roi commença donc à rétablir la fainteté & la majefté du fanétuaire , en élevant aux premières dignités, des minières fidèles. LanaifTance, la brigue , la faveur ne donnèrent plus des guides aux peuples & des pafieurs aux égli- ies : îa difpenfation des honneurs facrés ne fut plus une intrigue de Cour, mais une afFaire de religion : les fervices rendus à l'état ne furent plus payés des revenus & des honneurs du fanduaire : un miniftere de paix & de douceur ne fut plus le prix

OE SAINT Loris. 119

du fang & la récompenfc des vl6ïolres. Oti n'eut égard aux follicitatlons, que pour exclure ceux qui étoient allez téméraires pour iblUciter Se s'appeller eux-mcmes : on tira de robfcurité des cloîtres ce que ces pieux afyles , i\ fertiles alors en grands hommes, avoient déplus (aint & de plus éclairé : on élevoit ceux qui avoient lu fe cacher; & pour être digne des premières places , il falloir avoir eu le courage de les refuiér. O mon Dieu, renouveliez cet cfprit primitif dans le relâchement de nos fiecles! Secondez les faintes intentions d'un Monarque religieux ; & au milieu des cu- pidités humaines dont le trône eft toujours environné, cachées même fouvent fous les apparences de la vertu , éclairez Tes yeux li favorables à la piété ! montrez-lui vous-même ceux que vous avez choifis ; & continuez à protéger votre Eglife , en confervant un Prince qui , fur les traces de fon faint Prédéceffeur, regarde comme la fonélion la plus importante de fa cou- ronne , de donner aux peuples de faints pafteurs , & à TEglife des miniftres fidèles. Mais ce ne fut pas alTez même pour faint Louis d'élever des hommes pieux & ha- biles aux honneurs facrés ; il les honora de fa familiarité. Ce que fon fîecle avoit alors de plus illuftre en doftrine ou en fainteté, venoit prefque tous les jours, ou le délaffer des foins de la royauté par des difcouisde falut , ou les partager avec lui par d^s confeils utiles, Thomas, Bonaveii-

230 P O U R L E J O U R

ture, Robert Sorbon , ces hommes cé- lèbres & fi faints, parurent fouvent affis à fa table : & en honorant ainfi la fcience & la piété, non-feulement il montroitque familiarité des bons princes devroit être la récompenfe du mérite & de la vertu; mais encore que la royauté elle-même ne fournit pas de plaifirs plus vifs & plus purs, que ceux qui fe goûtent avec des amis faints & fidèles. Et c'eft ainfi que dès-lors on commençoit à voir ce que nous voyons aujourd'hui fous un règne encore plus flo- riffant, c'eft-à-dire, le palais du prince de- venu l'afyle des fciences & des lettres; les favants afifemblés autour du trône, y faire tous les jours de nouveaux progrès dans la connoiffance de la nature, y polir les mœurs & le langage , renouveller Télo- quence des bons fiecles , éclairer ce que l'antiquité a de plus obfur & de plus cu- rieux; &c par-là la France devenue l'école publique de toute l'Europe, & les hommes doftes s'y multiplier autant par le génie heu- reux de la nation , que par les largefi^es du Souverain , qui ne laiflTe jamais fans récom- penfe les talents & le mérite.

Un règne accompagné de tant de fa- gefîe & de juftice , fut bientôt propofé com- me le modèle de tous les règnes^, & rendit le faintRoi Tadmiration de toutes les Cours de l'Europe. Nos voifins de tout temps ja- loux de la grandeur & de la gloire de la monarchie , la voyoit profpérer fans en- yie fous un Monarque dont ils é«toient for-

DE SAINT Louis, iji

ces (Vadmirer la prudence & la vertu ; ils cherchoient plus à étudier & imiter la far geffe du gouvcri\ement & le bonheur de Ion règne , qu'à venir le troubler. On les * voyoit mcme venir mettre aux pieds de fon trône leurs dilientions & leurs querel- les ; s'en remettre à fa déciiîon feule de tous leurs intérêts; & malgré les raifons d'état, qui fembloient nous rendre leurs querelles utiles, ils trouvoient toujours en lui un juge équitable & délintéreifé , qui régloit leurs différends , qui afloupiflbit leurs animolités, & qui, en les réunifiant, ne failbit que réunir en fa faveur leur admi- ration & leurs hommages. Non , mes frè- res , c'cft déshonorer la foi des chrétiens ' ôc blarphcmer contre elle, d'ofer foute- nir que les maximes de l'Evangile ne s'ac- cordent guère avec celles du gouverne- ment. La religion qui établit les rois, feule conferve & foutient les royaumes : la pru- dence de la croix f^it régner encore plus fièrement que la faufie prudence de la chair: l'ambition &: la mauvaife foi ont renverfé beaucoup de trônes : mais la juftice & la piété les ont toujours affermis.

La fource de cette illufion , c'eft qu'on regarde la piété comm.e le partage d'une ame foible & timide ; & qu'on ne croit pas que les vertus militaires, qui fuppofent du courage, de l'ardeur, de l'élévation, puif- fent s'allier dans un cœur avec la tendrefîe de la charité, la paix & la douceur de l'in- Tiocence; comme s'il falloit être vicieux

t'^l P O U R L E J O U R

pour être vaillant , au-lieu que !a valewr la plus lure eft celle qui prend fa fource dans la vertu. Auffi le Héros dans notre pieux Monarque , ne fut pas moindre que le faint. A la tête des armées , ce n'étolt plus ce Roi pacifique , acceffible à les fu- jets; afîîs fous le bois de Vincennes avec une affabilité, que la fimplicité du lieu ren- doit encore plus refpeftable; réglant les in- térêts des familles; réconciliant les pères avec les enfants; démêlant les paflions de réquité; afifirant les droits de la veuve &C de l'orphelin; paroiilant plutôt un père au milieu de fa famille , qu'un roi à la tête de fes fujets; entrant dans des détails dont des fubalternes fe feroient crus déshono- rés , & ne trouvant indigne d'un prince & indécent à la majefté des rois, que d'i- gnorer les befoins de leurs peuples.

Ce n'étoit plus , dis-je , ce Roi pacifi- que &c clément : c'étoit un héros toujours plus intrépide à mefure que le péril au- gmentoit ; plus magnanime dans la défaite que dans la viftoire; terrible à fes enne- mis, lors même qu'il étoit leur captif. Elevé fur un trône que les troubles de la mino- rité avoient affoibli, avec quelle valeur en rétablit-il la gloire & la majefté ! Les grands, fous prétexte de mécontentement contre la Régente, avoient pris les armées contre leur Roi : un Prince de fon fang à la tête des rebelles entrainoit tout dans fon parti; & dé*]a la plupart des provinces, gouver- nées alors par de petits fouverains, ne vou-

DE SAINT Louis. 23^ loient plusreconnoître le Maître commun. Le jeune Louis , ^^^ milieu de ces troubles, dangereux à une autorité naifTante , af- femble des troupes, pourfuit les rel)clles , prend les villes, ramené les provinces au devoir. Le Prince chef de la révolte de- mande la paix : les grands luivent fon exem- ple; obligés de venir implorer la clémence du vainqueur ,' ils font furpris de retrou- ver un père; &: le voyant p\r-tout plus grand, ou que le danger , ou que !a vic- toire , ils s'applaudifient d'un malheur qui les a rendus à un fi bon Maître , & qui leur a fait connoître un fi grand Roi.

En fubjuguant alniî les ennemis domef- tiques, notre pieux Héros s'exerçoit à com- battre un jour les enntmls de la foi. Il voyoit avec douleur les armes des prin- ces chrétiens employées à s'exterminer les uns les autres, &: leurs triftes divifions au- gmenter tous les jours Tinfolence & les conquêtes des nations infidelles. PoufTé d'un zele faint, il fort comme un autre Abra- ham de fa terre , & de la maifon de fes pères : il s'arrache à tous les délices du trô- ne; & à la tête de fes plus vaillants fu- jets , il vole venger la gloire de Jefus- Chrift outragée par des barbares qui fou- loient encore aux pieds une partie des lieux faints de la Paîeftine, & mena(^oient d'en- vahir le refte que la valeur des François venoit de conquérir depuis peu. Terre in- fortunée , qui arrofée du l'ang de Jelus- Chrift, ôc confacrée par les myfteres qi»

154 Pour le jour ont opéré le falut de tous les hommes^ gémifléz pourtant encore , malgré les ef- forts de nos pères , fous une dure iérvi- tude^pour iervir fans doute de inonuinent jufqu'à la fin, à la vérité, des prédirions du Sauveur & à la trifte réprobation des Juifs ; terre infortunée , vous rappellâtes alors , en voyant ce pieux Héros armé pour la délivrance de la fainte Jérufalem , vous rappellâtes vos anciens jours de gloire & dalégreffe : vous parûtes animée d'une nouvelle efpérance : vous crûtes revoir les Jofué , les Gédeon , les David à la tête de vos tributs , qui venoient brifer votre i-oug, & vous délivrer de la fervitude & de Toppreflion d'un peuple incirconcis : mais Je temps de votre délivrance n'étoit pas encore arrivé : le crime de vos pères n'étoit pas encore expié; & le Seigneur ne vou- loit que glorifier fon Serviteur en l'éprou- vant, & point du tout mettre fin à vos malheurs & à votre ignominie,

Cependarit tout femblolt annoncer des fuccès heureux : la fainteté de Tentrepri- fe, le zèle ardent d'une nation accoutumée à vaincre , le bonheur de la première ex- pédition conduite par le vaillant Gode- froijles prières de toute l'Eglife, qui don* nent toujours une nouvelle force aux ar- mées qui vont combattre pour la gloire du Seigneur; & enfin la valeur & la piété du Prince , à qiii la religion feule avoit înfplré ce grand & pieux projet. Je dis fa valeur. Car, mes frères, qui pourroit re-

DE SAINT Louis. i3f

dire ici tout ce qi^e ion courage lui fit en- treprendre crhëroïque clans une guerre (i femeufe par les malheurs & par fa foi. Tan- tôt arrivé au port de Damiette, impatient de venger la gloire du Seigneur, il fe jette dans Teau Pépée à la main & le bouclier pendu au col; Se devançant (es troupes à la vue de Tennemi , Ou eft le Dieu de Louis, s'écrie-t-il comme un autre Théo- dofe ? raffure les fiens ébranlés par la gran- deur du péril , g!ace les ennemis par la fierté de fa contenance, &: Damiette de- vient la conquête de fa foi & de fa valeur. Tantôt courant par-tout le péril de- vient plus grand, e:ïpofant à tout moment avec fa perfonne le falut de fon armée ; fourd aux remontrances des fiens, le jet- tant dans la mêlée comme un fimple fol- dat , il ne fe fouvient qu'il eft roi , que pour fe fouvenir qu'il eft obligé de don- ner fa vie pour le falut de fon peuple. Tan- tôt invincible même dans les fers, fon cou- rage & fa grandeur n'y perdent rien de la majefté dL\ trône ; & tout captif qu'il eft , il fait fe faire rendre des hommages par des vainqueurs barbares.

Non, mes frères; (& c'eft ici le fruit de cette première partie de mon difcours:) les grandes qualités que le monde admire y ne font héroïques que dans les faints : par- tout ailleurs elles font des partions ou des foibleffes. La piété eft la fburce du vrai mérite : les aftions les plus brillantes des pécheurs, rapprochées de la corruption du

136 Pour le jour

cœur d'où elles partent , rouglfTent tou- jours de la baiTelTe de leur origine; il en eft d'elles comme de ces nuées éclatantes, qui n'ont de beau que le fpeftacle , mais qui fe font foi mées dans la plus vile boue des marais. On applaudit aux viftoires d'un conquérant : mais fi fon cœur eft corrom- pu , mais s'il ne craint pas le Seigneur, on peut louer fes fuccès, mais le héros mé- rite peu de louanges , & Von prend pour grandeur d'ame , ou une férocité de na- turel, qui le rend intrépide, ou une ivreflfe de raifon qui lui cache le danger, ou une baiTelTe d'ame qui s'expofe & rifque tout pour s'attirer de vains honneurs & de vains éloges. On loue îa fermeté d'un homme , que Tadverfité ne peut abattre : mais le principe de fa confiance n'eft pas dans fa foi , dans la confolation de fa propre confcience, & dans la foumiflion aux or- dres de Dieu qui le frappe; c'efl: un im- porteur qui fe trahit & qui nous trompe , ou un barbare qui n'a pas même afTez de naturel pour s'affliger.

Soyez donc faints, mes Frères , vous voulez être véritablement grands. La piété, que vous regardez comme une foiblefîe , feule anoblit le cœur, l'élevé au-deffusdes paflions vulgaires, &c forme feule les gran- des qualités, parce qu'elle feule nous fait agir par de grands principes. Ceft ainfi que faint Louis fut un grand Roi devant le mon- de , parce qu'il fut un Roi faint aux yeux: de Dieu. Mais ce n'eftpas afTez : il crut

DE SAINT Louis. 137

qu'il devoir cire (raiitant plus faint aux yeux de Dieu , qu'il étoit plus grand de- vant le monde; c'eft ce qui nie refte à vous montrer.

I

L n'eft pas d'erreur plus répandue dans n. le monde que celle qui nous tait regarder ^artijc. le rang &c la naifîance comme des titres qui adoucilTent à notre égnrd les obligations de l'Evangile. On croit que Textreme difpro- portion qui fe trouve entre les de voirsd^ine vie chrétienne, &: les ufages iniéparahles de la grandeur, doit modérer en notre fa- veur l'auftérité des règles faintes , comme fi les ol}ftacles de falut qui font la peine & la malédiftion de la profpérité , pou- voient en devenir eux-mcmes un privilège qui leur en facilitât les voies; & que ce qui fait le péril & le malheur des grands , dût en faire en même temps la fureté & l'avantage. On fe perfuade que plus nous fommes élevés, plus le mérite de nos œu- vres les plus légères croît devant Dieu ; & que pour peu que nous faffions pour le Ciel , nos foibles efforts enflés de nos titres &: de, nos dignités, ont le même poids dans la balance du fouverain Juge, que les juftices les plus abondantes & les œuvres les plus faintes & les plus pénibles des âmes vulgaires.

A une illufion fi commune faint Louis oppoia les vues de la foi. Loin d'envifagcr la royauté comme un rang qui juftifie des

^3^' Pour le jour mœurs voliiptueufes & toutes fenfuelles^ il comprit avec laint Ambroife , que plus il avoit reçu , plus on exigeroit de lui; & que les périls du trône étant infinis , les fautes prefque irréparables , les exemples du Souverain elTentiels , il avoit befoin de plus de vigilance , pour y conferver fon ame pure ; de plus de mortification , pour y expier, outre fes propres foibleffes , tant de fautes étrangères , inévitables dans les grandes places; & enfin de plus de fidé- lité dans le détail de Tes devoirs domefti- ques 5 pour y être le modèle de fes peuples^

Je dis en premier lieu, de plus de vi- gilance pour y conferver fon ame pure.

En effet, mes frères, tout eft péril dans la dignité fouveraine : l'orgueil que nour- rilTent des adulations injuftes ; les paffions auxquelles applaudiiTent toujours des com- plaifances bafîes ; les plaifirs que facilite l'autorité fuprême ; Toubli de Dieu que produit la multiplicité des foins , ou i'oilive indolence ;. enfin les ufàges que tous les fiecles ont reçu , mais que la loi de Dieu, plus ancienne que les iiecles , a toujours réprouvés. Au milieu de tant d'écueils , le plus dangereux encore , c'eft de ne pas les connoitre : car les grands , toujours loués & jamais inftruits , périffent d'ordi- naire fans avoir même fu qu'ils avoient lieu de craindre.

Convaincu de ces grandes vérités , le pieux Prince régla fa vigilance fur la mul- titude de fes périls. Les grands d'ordi-

DR SAINT Louis. 239

naire, des qu'ils oublient Dieu, ils ne inettent plus de bornes à la licence : laf- fés des défordres coinmuns , il leur faut cks excès bizarres pour réveiller leur ame rafiafiée de voluptés : & jul'qnes dans le crime même , il n'eft qu'une affreufe dif- tindion d cnormité qui puilTe leur plaire, Ainfi ce Prince de JBabylone n'eût pas trouvé alfez de goût aux dilTolutions im- pures de Tes feftins, s'il ne les eût afîai- ibnnées par 1 impie profanation des vafes du fanftuaire. Notre faint Roi fe fit des monftres des fautes les plus légères : rien n'égala dans fon efprit l'horreur d'un feul péché qui tue l'ame , & qui la met dans la diigrace éternelle de fon Dieu. 11 ne pouvoir comprendre que les hommes con- nuffent de plus grand malheur fur la terre que celui de tomber dans le péché : c'ctoit le fujet le plus ordinaire de fes entre- tiens; &, comme il le difoit fouvent , la perte de fon royaume lui eût paru un gain, s'il avoit fallu s'en dépouiller pour éviter un feul crime. Reffufcitez, ô mon Dieu, au milieu des grands & des princes de vo- tre peuple , une foi fi vive &c fi digne de la religion ; & faites-leur comprendre que dans la plus haute fortune , & fur le trône même, on n'eft plus rien & on a tout perdu , dès qu'on a eu le malheur de vous perdre.

Aux fentiments , faint Louis ajouta les précautions 6c les remèdes : car qui ne lair, mes frères, que l'adulation eft l'écueil

140 Pour le jour

des meilleurs princes; que leurs vices ne trouvant autour d'eux que des yeux fa- vorables & des langues mercenaires , ne reviennent jamais à eux que fous les cou- leurs flatteufes de la vertu; & que tout les trompe , parce que l'art de leur plaire , c'efl: de les tromper ? Le faint Roi n'eut point de flatteurs , parce qu'il n'aima point les fautes : environné d'un nombre d'amis faints & fidèles , il les établiiioit les cen-* ieurs de fa conduite : les plus fînceres lui étoient toujours les plus chers. Perfuadé que les princes n'apprennent jamais que les vérités agréables ; qu'on eft à plaindre fur le trône de n'être puifîant que pour n'a- voir pas un ami , & de rendre les hom- mes faux &c timides par les grâces mômes oui nous les attachent, le faint Roi cher- cha dans les gens de bien cette droiture de cœur, cette fincérité de lèvres, cette liberté défintéreffée qu'on ne fauroit trou- ver qu'en eux feuls. Il vouloit être inftruit; il ne vouloit pas être flatté : la vérité n'eft odieufe qu'à ceux qui craignent de la con- noitre.

Mais peu content d'éviter les périls de la Royauté, faint Louis fe crut obligé d'en expier fans celle les fautes, ou inévitables, ou inconnues. Car, mes frères, quelabyme qu'une grande place , qui nous établit fur les peuples , qui nous rend refponfables devant Dieu de la deftinée des villes & des provinces , de la tranquillité des fa- milles, de Tobfervance des loix , des fuites

de

DE SAINT Louis. 241

de la paix ou de la guerre, de Tabondance ou des calamités publiques , de la licence ou de la difcipline des mœurs, des artifices & des pairions humaines; des abus, ou im- punis, ou autorifes; des vertus, ou négli- gées, ou peut-être perfécutées; des grâces ou accordées au vice, ou refufées au mé- rite! Grand Dieu! vous ne rejettez pas les grands & les puillants , puifque vous les avez établis vous-même , & qu'ils tiennent leur puiOance de vous feul ; mais que les grandes places folit de grands écueils pour le falut!

Plein de ces vues de la fol, le (liint Roî gémiiïbit fans celle fous le poids de la cou- ronne & fous la multiplicité de fes foins & de fes devoirs. Il n'étoit pas ébloui de réclat qui environne le trône; il étoit ef» frayé des follicitudes & des obligations im- menfes cachées fous cet éclat trompeur. Il puniffoit fur fa propre chair les défordres pu- blics : il regardoit les péchés de fes peuples comme (es péchés propres, & fe croyoit obligé d'expier tout ce qu'il ne pouvoit em- pêcher. Sous l'éclat de la pourpre royale il cachoit la mortification de Jefus-Chrift : l'auftérité d'une haire prefque perpétuelle affligeoit l'innocence de fon corps : la feule foumlffion aux avis du guide de fa con- fcience fufpendolt quelquefois cette prati- que douloureufe; & des membres qui n'a- voient jamais fervi à la volupté, fervoient à la juftice & à la pénitence. Cependant après les plus grands crimes, on n'oferoit

Pancg. h

%^% Pour le jour

l'exîger des grands : leurs plus légères dé- marches de la religion font accompagnées d'éloges fi pompeux, qu'on les donneroit à peine à la piété la plus conlommce : ils font des modèles de vertus , le moment après qu'ils ont ceffé de l'être du vice & de la licence. Auflî, comme le difoit faint Ambroife au grand Théodofe , les fiecles paflés ont vu beaucoup de princes pécheurs aflis fur trône; mais ils n'y ont prefquç vu qu'un feul David pénitent. Cgmbien de fois dans les calamités pflbliques. qui affli- geoient le royaume , cette ville régnante vit-elle notre faint Roi traverfer les rues couvert de cendres & de cilice ; aller im- plorer publiquement dans nos temples le fecours du Ciel; s'offrir lui-m.eme, à l'exem- ple de David, comme une viftime de pro- pitiation pour toutfon peuple ;fe reconnoî- tre feul coupable des malheurs publics; 6i comme ce Prince, dire au Seigneur : Dé- tournez fur moi feul, ô mon Dieu, le glaive de votre fureur & de votre colère : épargnez ce peuple que vous avez choili, qui vous connoit &: qui vous adore , &C dont peut-être tout le crime à vos yeux eft d'avoir un Prince que vous avez com- blé de faveurs, & qui ne vous en eft pas c./îef.24.plus fidèle : Vcrtatur^ obfccro ^ maniis tua ï7« contra nu : ego fum qui pcccavi ; ifli qui

ovcs funt ^ quid fcccrunt ?

Et au fond, mes frères, ces fentiments fi humbles dans la bouche de faint Louis, ne feroient que les difpofitions les plus lé-

t) E SAINT Louis. 143 gltimes des perfonnes élevées. Les niaN heurs des peuples ibnt prefque toujours une fuite des crimes des grands. Oui , mes frè- res , le peuple (impie adore encore le Dieu de les peies avec une toi humble & une conibience Imcere; la religion n'cft pref- que plus que pour lui : c'eft parmi les grands & les puiiTants que la rcliid^ion devient un problcme ; que la foi paiïe pour crédu- lité; que rimpiété n'a fouvent d'autre frein que la bienféance ou la févérite religieufe du maître; que la volupté ne connoît pas même les bornes facrées de la nature §£ de l'humanité ; & que l'ennui & la fa- tiété , qui fuit les plaifirs , eft le partage des plus vertueux & des plus fages. Ce- pendant, mes frères, c'eft vous feuls qui attirez les châtiments publics fur les peu- ples; & c'eft le peuple feul qui foufFre de ces châtiments publics : vous vous fervez même tous les jours de l'excufe des ca- lamités publiques pour diminuer vos lar- gelTes & vous difpenfer de les foulager : vos jeux, vos tables, vos profufions, vos plaifirs n'y perdent rien; les devoirs feuls de la miféricorde font retranchés : vous êtes les feuls coupables; & les pauvres feuls font punis : votre crime devient votre ex- cufe; les calamités publiques qui font tou- jours la peine de vos diffolutions , & qui devroient être le jufte fujet de vos lar- mes & de vos largefTes, le deviennent de votre dureté & de votre babarie. Vous •avez attiré l'indignation de Dieu fur fon

Lij

244 Pour le jour

peuple par l'ufage criminel des biens dont il vous a comblés : vous rallumez fa fou- dre en les refufant aux malheureux qu'il ne frappe que pour vous donner occaiion de l'appaifer en les foulageant. Malheur à vous, qui après avoir abufé des grâces du Ciel , alDulez encore de ies châtiments; & qui également infenfibles aux démarches d'un Dieu ou bienfaifant ou févere, trou- vez par-tout ou Toccafîon de vos crimes, ou le prétexte de votre impénitence !

Du moins , mes frères , vous devez l'exemple aux peuples, quand même vous trouveriez des prétextes pour vous difpen- fer de*la réparation des maux publics qui les affligent ; dernier motif de vertu que le faint Roi trouva dans la dignité fouve- raine. En effet, les exemiples des grands dé- cident prefque toujours des mœurs publi- ques : les hommes aiment les grands mo- dèles; & par une vanité naturelle que cha- cun trouve en foi, on croit en copiant les mœurs , entrer en part de leur grandeur & de leur naiïïance : le peuple fur-tout , qui n'eft pas capable de fe faire des règles^ cherche des exemples; & comme les grands lui paroiflént les plus dignes d'envie , ils font aufli ceux qui lui femblent les plus di- gnes d'imitation. Ajoutez à ce defir qu'inf- pire la nature , les motifs étrangers de com- plaifance, de crainte, de fortune qui don- nent aux grands tant d'imitateurs , & qui rendent fi dangereux , ou fi utiles, les exem- ples de ceux à qui on a intérêt de plaire.

I

DE SAINT Louis. 14^

Plus donc on eft expofé aux regards pu- blics, plus on doit à ion rang le l'peftacle d'une vie pure &: irrépréheniible. Aufli on admire encore aujourd'hui dans faint Louis toutes les qualités d'un grand roi , jointes à toutes les vertus d'un liinple fidèle. Plus magnifique que tous les princes de fon fie- cle , dans les occafions la dignité du trône le demandoit, il favoit reprendre en- fuite cette {implicite chrétienne dont les grands ne font pas dlfpenfës; & en furpaf- fant même fes fujets, comme le remarque THiftorien de fa vie, dans la fimplicité de fes habits & dans la frugalité de fa table; il nous apprenoit que l'ufage n'eft une loi que pour ceux qui 1 aiment , &: que ce font les partions des hommes 5 & non leur rang fk leurs dignités , qui ont rendu le luxe & les profufions néceflaires. De plus , plein d'une noble fierté quand il s'agiffoit de fou- tenir les droits de l'empire, de ramener au devoir des fujets rebelles, ou de faire refpefter à des vainqueurs barbares la ma- jefté de fon rang ; on le voyolt au fortir de , tantôt porter aux pieds des autels la componftlon & Thumilité d'un péni- tent; tantôt abaiffer aux pieds des pauvres, qu'il fervoit prefque tous les jours de (es mains, la majeflé royale; tantôt enfeve- lir lui-même au milieu de la contagion &C de la défaite de fon armée , les foldats morts pour la gloire de Jefus-Chrift, ani- mer les fiens par fon exemple; & malgré l'odeur de mort, que l'air corrompu par

L iij

146 Pour le jour

la puanteur des corps ^ rëpandoit à Ten- tour & rhorreur du fpedacle , aimer mieux expofer fa perfonne à cette infedion mor- telle , que laifl'er expoiés à Tinfulte des infidèles des corps confacrés par la grâce du baptême , & par la gloire de s'être dé- voués à la mort pour l'honneur de la re- ligion. Exemple d'autant plus rare , que les grands ne croient être nés que pour eux- mêmes ; que le bonheur oc Pintérêt des peuples eft compté pour rien , dès qu'il lui en doit coûter un feul plaifir; qu'ils re- gardent le refle des hommes comme des créatures d'une autre efpece , & faites feu- lement pour fervir à leurs paffions ou à leurs caprices ; & que loin d'être les vic- times du bien public , le public eft d'ordi- naire la vidime de leurs cupidités injuftes. Ici , mes frères, fi la brièveté d'un dif- cours le permettoit , après vous avoir re- préfenté faint Louis comme l'exemple de tes peuples & le modèle des rois , il fau- droit nous renfermer dans l'enceinte de? fes devoirs domeftiques, & le confiderer comme le modèle des pères de famille. "Et certes, mes frères, il eft plus aifé , ce femble , de remplir avec fidélité les de- voirs publics l'on eft comme foutenu par l'éclat de fes aftions mêmes; mais c'eft dans la pratique conftante de ces devoirs obfcurs & ordinaires, l'on eft moins en garde contre foi-même , que la vertu folide paroit principalement ; & rien n'eft plus rare dans la piété des grands fur-tout ,

1

DE SAINT Louis. 147

plus dominés par les inégalités de liiumeur que les autres hommes , que de Ibutenir avec dignité cette partie obfcure de leur vie, qui eft toute cachée aux yeux, du pu- blic & renfermée dans le devoir domef- tique.

Cependant les foins d'un vafte royaume n'empccherent jamais le faint Roi d'offrir tous les jours au Seigneur à la tête de fa familîe royale, des vœux communs & des prières ferventes. Son palais étoit devenu une égliie domeftique ; 6c cette demeure fuperbe des rois, fe forment toutes les partions , & d'où elles fe répandent en- suite fur toute la terre , n'étoit plus que le féjour de Tinnocence le Seigneur étoit invoqué, &d couloient fur tout le royau» me des fources de Vie & de vertu.

C'eft ainfi que fes exemples, autant que fes inftruftions, infpiroient de bonne heure la crainte de Dieu à Philippe fon fils aîné & aux autres princes fes enfants. Qu'on lit encore avec vm famt refpeil: pour ce pieux Roi , mes frères , les foins il vou- loit bien entrer lui*m.ême pour leur édu* carion ! les affembiant tous les foirs auprès de fa perfonne ; étudiant dans la naïveté ce leurs dilcours leurs inclinations naiflan* tes, ou pour les redreffer lorfqu'elles pa- roiffbient dangereulés, ou pour les cultiver lorfqu'elles étoient louables ; leur propo- fant dans Thiftoire des rois leurs ancêtres , des exemples de vice & de vertu ; & en leur faifant remarquer les deftinées diffé-

L iv

i4§ Pour le jour

rentes des bons & des méchants princes, le bonheur ou le niaheur de leur règne , & les blâmes ou les louanges, que la pof- téritë toujours équitable , donnera jufqu'à la fin à leur mémoire , les animant par ces grands motifs à imiter les qualités louables & bienfaifantes des uns, & à éviter les vi- ces & les fautes des autres. On aime affez, je Tavoue, mes frères, à donner à des en- fants des leçons de vertu & de probité: on fe fait honneur même de leur débiter les maximes les plus féveres & les plus héroïques de la fageiïe ; mais la conduite domeflique foutient mal le fafte & la va- nité de ces infirudions : on leur propofe les vertus de leurs ancêtres; & on afFoi- blit, en les démentant foi-même par des moeurs oppofées, l'impreffion qu'auroit pu faire le fouvenir de ces anciens modèles. Ainfi, loin de leur infpirer des fentiments de vertu par ces inftruélions contredites par nos exemples, nous les accoutumons à pen- fer de bonne heure que la vertu n'eft qu^un nom ; que les maximes qu'on nous en débite, ne font qu'un langage & une façon de par- ler, qui a paffé des pères aux enfants, mais que l'ufage a toujours contredit ; & qu'enfin ceux qui en ont paru dans tous les temps les plus zélés défenfeurs , ont toujours été au fond femblables au refte des hommes^ Tel fut le faint Roi, dont je n'ai fait qu'abréger l'hifloire; perfuadé que le fimple récit de fa vie étoit un parfait éloge & une excellente inftrudion. Une terre infidelle

DE SAINT Louis. 249

reçut fes derniers foupirs. Les malheurs de <a première expédition dans la PaleftinenV voienr pu ralentir ion zèle ; déjà caflé , moins par les infirmités d'un âge avancé , par les fatigues de fes voyages & de fes guerres, que par le^ aurtérités d'une vie dure &c pé- nitente, il part ^ marche encore contre les infidèles l'uivi de fes princes &c de fes troupes : il aborde en Afrique , perfuadé que s'il peut chaflTer de ces contrées les en- nemis de Jefus-Chrift, cette conquête lui facilitera celle des lieux faints, & de cette terre , dont la délivrance avoit toujours fait le pieux objet de tous fes defirs. Mais il meurt, comme Moïfe, avant d'avoir pu païïer le Jourdain : il falue de loin comme lui, cette terre heureufe promife à fa pof- téiité; & fe confolant, à l'exemple de Moï- fe 5 dans l'efpérance que fes fucceffeurs éta- bliroient enfin un jour le peuple de Dieu dans fon héritage , & en chafferoient les ., ennemis du Seigneur : Je meurs dans cette terre étrangère, dit-il à fes enfants & aux principaux chefs de fon armée , comme autrefois Moïfe fur le point de fa mort: Ecce morior in hdc huma. Le Seigneur re- nevt» 4. fufe fans doute à mes infidélités la confola- -^* tion que j'avois tant fouhaitée de délivrer fon héritage : Non tranjibo Jordancm : mais vous , ou vos fucceffeurs , le délivrerez , & cette terre promife au peuple de Dieu , deviendra enfin la conquête des héritiers de mon fang &c de mon trône : Vos tran^^ fibïtïs , 6^ pojjïdcbitis urram tgrcgiam.

L y .

250 Pour l e ï o i; r

O Dieu , confervez donc à la France une fainte & fi augufte poftériié 1 Faites pafler jufqu'à la dernière génération aux defcendants de faint Louis , avec ion rang & fa couronne, toutes les vertus qui ren- dirent fon nom fi refpectable à les voi- ûns , & Ion règne fi heureux à (es peu- ples ! Donnez toujours votre juftice & vo- tre jugement aux enfants de ce Taint Roi : rendez -les faints , & vous les rendrez grands ! N'en faites pas les vainqueurs des provinces & à^s royaumes; faites-en les pères de leurs peuples ! les conquêtes les plus éclatantes ébranlent fouvent le trône eit aflis le conquérant ; & Tamour de {es fiijets TaiFermit toujours. Ecoutez les vœux fur-tout que nous vous offrons tous les jours pour le plus grand de (es fuc- cefieurs, pour qui nous n'avons plus rien à defirer, qu'un règne aufli long & aufli faint , qu'il a été jufqu'ici glorieux! Secon- dez ks pieux deffeins; éclairez la droiture & la fainteté de ks intentions ; montrez- lui vous-même vos voies, puifqu'il les cher- che de bonne foi , & que fon defir le plus vif & le plus marqué eft de les connoî- tre! Et foyez béni à jamais. Seigneur, de ce que vous avez voulu enfin fanfti- fier la profpérité de fon règne ; faire fer- vir fa gloire à fon falut ; embellir fon hif- toire , déjà pleine de tant de prodiges , des avions de la foi plus durables & plus immortelles que les viftoires & les con- quêtes, & combler toutes les grâces dont

DE SAINT Louis- i-^i

vous Tavlez favorifé jufqu'ici par la pIuS grar.de de toutes , je veux dire par une piété tendre & fincere.

Pour vous , mes frères , Inftruits dans ces grands exemples , ne rougiffez plus de la piété comme d'une foibleïïe. Souvenez- vous que c'eft le plus haut point de gloire l'homme puiffe atteindre , qu'elle feule donne du prix & une véritable grandeur à nos aftions ; que fans elle les plus grands hommes font petits & rampants , & avec elle les plus petits & les plus obfcurs de- viennent grands & héroïques ; & qu'enfin il n'y a de réel fur la terre , que ce que nous faifons pour le ciel , que je vous fouhaite , &c, Ainfi foit-il.

1^

Lvj

252' P O U R L E J O U R

SERMON

POUR LE JOUR

D E

SAINT ETIENNE.

Et non poternnt refiftere fapîentte & Spirîcui qui loquebaciir.

Ef ils ne pouvaient réjllîer à la fagefe £? à PEf- prit qui parlait en lui. A(5l. 6. lo.

OUT chrétien eft établi par le baptême , témoin & défenfeur de la vérité. Ceft un dépôt fa- cré que TEglife en nous régéné- rant, nous met entre les mains; que nous fommes obligés de conferver dans ce lieu d'erreurs & de ténèbres , & de dé- fendre contre toutes les fauffes maximes que le monde ne cefîe de lui oppofer. C'eft une des principales fondions du jufte : il doit briller au milieu du monde, félon Texpreflion de l'Apôtre , comme un aftre toujours luifant , diiïîpant par l'éclat

DE SAINT ETIENNE. l'Ç^

de fes lumières les ténèbres qne les paf- lions répandent parmi les hommes, redref- lant par la majeftë de Ta courte tant de voies obliques dont le monde eft plein , & contondant par fa pureté & par Ton innocence les excès & les dérèglements qui l'environnent. Mais comme les jufles font rares fur la terre, il eft peu de fidèles qui aient confervé le droit de défendre la vérité. Il faut la connoître , & prefque tous les hommes l'ignorent ; il faut l'ai- mer, & tous cherchent bien moins les in- térêts de la vérité que leur intérêt pro- pre; enfin , il faut aimer fes frères , & la charité qui nous unit à eux , eft prefque plus rare que la vérité , qui nous découvre en eux les titres qui nous les rendent ai- mables.

Et voilà , mes frères , les trois grandes înftruftions que nous fournit aujourd'hui la folemnité du faint Martyr dont je viens vous propofer les exemples plutôt que louer les vertus. La vérité n'eut jamais de plus zélé défenfeur, parce qu'elle ne trouva ja- mais tant de lumières, tant de force, tant de charité : il eut pour elle un amour éclai- ré , un amour intrépide, un amour ten- dre & compatiftant. Pour nous , ou nous n'aimons pas la vérité, parce que nos paf- fions nous empêchent de la connoître ; ou la connoiftant, nous n'ofons nous en déclarer les défcnfeurs , parce que nous craignons plus le monde , que nous n'ai- mofls la vérité; enfin, ou la défendant, il

154 Pour le jour

entre dans notre zèle moins d'amour pour la vérité, que de haine contre ceux qui l'attaquent. Implorons, &c. Ave y Maria.

T. X-jES trois fources de lumière font l'in- Partie. j^Q^gj^^^ de la vie, le defir de s'inftruire, la pureté de l'intention : l'innocence de la vie , parcequ'un cœur corrompu nous cache les vérités qui nous condamnent , & c'eft une ignorance de corruption ; le deiîr de «'inftruire , parce que la vérité ne fe mon- tre pas à ceux qui ne la cherchent pas, & c'eft une ignorance de pareflei enfin la pureté de l'intention , parce que ce n'efl: pas chercher la vérité, dit faint Auguftin, que de la chercher pour quelqu'autre chofe que pour elle-même , & c'eft une igno- raïKe de malice. Or c'eft fur ces trois gran- des difpofitions, que notre faint Martyr va nous fervir aujourd'hui de modèle.

L'innocence de {ts raœurs fut la pre- mière fource de fes lumières. Il apporta à la connoilTance de Jefus-Chrift un cœur pur , une jeunefîe fainte , un efprit pré- fervé de la corruption , une heureufe igno- rance de tous les dérèglements qui fouil- lent d'ordinaire les premières mœurs , &: le premier ufage que nous faifons de la vie.

Auffi le nombre des fidèles croiffant , & les Apôtre^ partagés par trop de foins cher- chant des hommes pleins de foi & de Tefprit de Dieu , fur qui ils puflent fe décharger d'une partie de leur miniftere, & les affo*

DE SAINT ÉTTFNNE, l^^f

cler , comme autrefois Moife , à la conf- tru(flion du tabernacle faint & à la forma- tion de TEgllfe, Etienne a le premier hon- neur du choix , & paroît à la tête de ces nouveaux miniftres. Quelle gloire ! mes frères , parmi tant de difciples , tous té- moins de la rëfurrectlon de Jefus-Chrift , tous remplis des dons de l'Ei'prit-Saint depuis peu répandu Ibr eux , la plupart compa- gnons des courfes & des travaux de leur divin Maître ; tous dépofitaires de fa puif- fance , marchant fur fes pas , & chailant les e(pri:s immondes : parmi ces hommes les fondateurs de la foi , les conquérants des peuples , les premières colonnes des Eglifes 5 qu'on prend pour des Dieux & qui fervent déjà de fpeftacle au ciel & à la terre , Etienne eft préféré ; & au mi- lieu de tant de lumières ce nouvel Aftre brille & fe fait remarquer ^ comme s'il paroiiïbit tout feul au milieu d'une nuit profonde,

Ainii Etienne fe prépara à devenir mi- niftre de la vérité en dégageant de bonne heure fon cœur de toutes les paflions qui nous la cachent. Car , mes frères , d'où viennent tant de fauffes maxirnes que nous nous faifons tous les jours fur nos devoirs les plus inconteftables tk les plus effentiels ? d'où viennent tant de ténèbres que nous répandons fur la plupart des obligations de la vie chrétienne, ou pour les adoucir, ou pour les combattre ? D'où vient que nous ne convenons prefque jamais des vérités

1^6 Pour le jour

qui nous condamnent ; & que de tant de pécheurs dont le monde eft plein, il n'en eft prefque pas un feu! qui ne fe juftifie à lui-même Tes propres voies, ou qui du moins ne les envifage que par les endroits qui en diminuent à hs propres yeux la honte & rinjuftlce? D'où vient que l'impudique n'eft prefque point frappé de fon ignominie, & de fa foibleiïe ? que le vindicatif trouve fa gloire dans fa confufion même ? que Tin- jufîe ne voit dans l'iniquité de fon gain & de fes profits , que ion bonheur & fon adreffe ? que l'avare , au milieu de tant de miferes qui accablent fes frères , prend dans les malheurs même des temps , des prétextes pour fe juftifier fa dureté & fa barbarie? que Tame mondaine regarde fon ivrefTe &: fes diflipations comme le privi- lège de fon âge ou de fon état, & la condition néceffaire de la vie humaine ? D'où vient que dans ces chaires chrénen- nes loin d'annoncer TEvangile , nous ne fommes prefque plus occupés qu'à le juf- tifier ? que loin de condamner & de ju- ger le monde par la vérité , il faut dé- fendre la vérité contre lui , & que notre miniftere , qui n'eft établi que pour infpi- rer la vertu , ne fert prefque plus qu'à em- pêcher qu'on ne la confonde avec le vi- ce ? c'eft que chaque pécheur trouve dans fa paffion le. voile mêm.e qui la lui cache; c'eft que nos lumières ne font pures que lorfque notre cœur l'eft auffi ; c'eft qu'il fauc commencer par rompre nos attache-

DE SAINT ÊtIÏÏ. NNF. 2«Ç7 mcnts, pour parvenir à connoître nos de- voirs ; c'eft que la vérité eft le fruit de la pureté & de l'innocence. Delà vient que chaque pécheur prefque eft tranquille dans Ton état ; qu'il voit le danger des autres payions, & qu'il eft aveugle fur le précipice qu'il fe creufe à lui-même. Delà vient que Tambitieux méprife la volupté comme une vie d'obfcurité & de pareflTe; que le voluptueux ne voit dans l'ambition qu'une fureur infenfée qui fait que nous devenons les martyrs de nos propres chi- mères : en un mot^ que chacun voit loin de lui les pièges qui ne le regardent pas , & qu'on n'a point d'yeux pour ceux l'on tombe foi-même.

Mais ce n'eft pas encore afîez d'appor- ter à la connoiffance de la vérité un cœur pur; il faut ajouter à cette première dif- position un deiîr fincere de la connoître. L'innocence d'Etienne lui fraya les pre- mières voies à la connoiffance de Jefus- Chrift; mais il n'en demeura pas là. Mal- gré les préjugés de fon peuple contre la doftrine & la perfonne du Sauveur ; mal- gré les bruits injurieux que les Pharifiens répandoient contre la fainteté de (es œu- vres & la vérité de fon miniftere ; mal- gré la honte attachée à la profeffion publi- que d'être au nombre de fcs difciples ; malgré les mépris même dont on étoit menacé en s'attachant à (es maximes & à l'efpérance de fes promeffes : Etienne cherche la lumière qui commence déjà à

25^ P O ir R L E J O U R

fe montrer à lui ; il foupire comme les Patriarches fes ancêtres après le Libéra- teur dont il fent l'approche ; il en étudie dans Jefus-Chrift les marques & les carac- tères prédits dans les prophètes ; il les dé- couvre dans {qs œuvres & dans fa doc- trine; & la connoiîTance de la vérité eft en lui le prix du defir lîncere qu'il avoit toujours eu de la connoître.

Pour nous, mes frères, nous vivons dans une ignorance profonde de nos devoirs , parce que nous ne voulons pas nous en inftruire. Nous fuyons tout ce qui poai roit éclaircir nos erreurs & diiîiper nos ténè- bres; nous fom.mes ravis de pouvoir nous faire une confcience tranquille dans nos égarements; nous aimons cette fauile paix qui eft le fruit de notre aveuglement & de nos méprifes; nous fuyons tout ce qui pourroit en troubler la fauffe douceur; nons fommes habiles à nous dérober à la lumiè- re, qui malgré nous nous pourfuit & nous éclaire; nous nous faifons de faufles rai- fons pour en infirmer la vérité , & nous la regardons, félon rexpreflion de Job , com- 2^. me le menfonge & Tombre de la mort : Et Jîfubitb apparucrit aurora , arbïtrantur um- hrarn mortis. Tout ce qui nous condamne , nous le regardons comme outré; tout ce qui ne favorife pas les préjugés de nos paf- fions, nous le traitons de fcrupule & de petiteffe; tout ce qui combat ce que nous aimons, nous paroît les opinions des hom- mes plutôt que les décifions de la vérité;

DE SAINT Etienne. 159

tout ce qui nous découvre à nous-mcmes, nous le prenons pour une ceniiire & non pas pour une inftruélion : ce n'eft pas aflet pour nous de vivre dans Terreur , nous voulons que ce que nous aimons, comme dit iaint Auguftin , devienne la vérité. Ainfî la chaire chrétien^ie, loin de nous détrom- per , nous aigrit & nous révolte ; nous la regardons comme un art d'exagération & d'hyperbole ; nous oppofons nos propres lumières à la lumière de Dieu ; nous con- tcftons contre les décifions de TEvangile, comme fi Ton pouvoit en nppeller de Jefus- Chrift à nous-mêmes, comme fi le monde pouvoit jufiifier ce que le Seigneur con- damne. Ainfi tout nous affermit dan^ nos erreurs : la lumière même deftinée à nous éclairer, nous égare & nous aveugle ; les remèdes qui auroient nous guérir , font pour nous de nouvelles plaies; les minif- tres établis dans l'Eglife pour notre fane- tification , coopèrent à notre perte : &r par , une jufte permiffion de Dieu qui permet toujours que la vérité devienne une oc- cafion d'erreur à ceux qui ne veulent pas la connoure , nous trouvons la mort & les ténèbres, nous aurions trouver U vie &c la lumière.

Enfin , la pureté de l'intention fut la der- nière difpofition qui prépara Etienne à la connoiflance de Jefus-Chrift. Il ne fe pro- pofa dans la recherche de la vérité que le bonheur de la connoître. Des intérêts hu- mains ne l'attachèrent point à Jefus-Chrift :

i6o Pour le jour il favoit que les perfëcutions & les oppro- bres étoient la récompenle qu'il avoit pro- mife ici-bas à fes dilciples. Il n'y chercha ni une vaine diftinétion , puifque fon élé- vation au miniftere fut le prix de fa mo- deftie & de fon innocence ; ni les premiè- res places dans le royaume de fôn Maî- tre , puifqu'il avoit déjà appris de fa divine bouche que le dernier de fes difciples fe- roit le premier ; ni les louanges frivoles des hommes , puifqu'il s'expofoit par-là à leurs dérifions & à leurs cenfures; ni une vie plus douce & plus tranquille, puifqu'on ne lui avoit annoncé que la faim , la foif ^ la pauvreté, des travaux & des peines; ni la gloire même d^opérer des prodiges com- me le facrilege Simon , puifqu'il avoit même appris que tous ceux qui auroient opéré de grands miracles , ne feroient pas pour cela mis au nombre des difciples de fon di- vin Maître. Il chercha Jefus-Chrift pour Jefus-Chrlft lui-même; il comprit qu'en lui étoient tous les tréfors de la fcience & de la fageffe; que le trouvant il avoit tout trouvé & que c'étoit le perdre, que de fe propofer en le cherchant quelqu'autre chofe que lui-même.

Quelle infl:ru6^ion , mes frères, pour la plupart de ceux qui m'écoutent! Nous mê- lons prefque toujours à la recherche de la vérité des intérêts humains & des vues baf- fes & rampantes : le falut éternel tout feul ne paroît pas un prix affez digne de nos foins 6c de nos démarches, Dieu lui-même

DE SAINT ETIENNE. l6l ne nous fuffit pas; il faut que le monde, que les hommes, que la terre remplacent à notre égard ce que nous ne croyons pas trouver en lui. Tous presque cherchent leurs intérêts , plutôt que les intérêts de Jelus-Chrift : je dis leurs intérêts; une vaine réputation , les premières places dans un royaume terreftre, la gloire frivole de piaiie au\ hommes pref^ue toujours in- compatible avec la gloire d'être ferviteur de Jefus-Chrift , l'honneur de la vertu plu- tôt que la vertu même : que diraije? ibu- vent le defir fecret d'affoiblir ou de corn* battre la vérité en faifant femblant de cher- cher à la connoître : voilà , mes frères , les intentions fouillées que la plupart des hommes apportent à la recherche de la vé- rité & de la vertu.

Les uns ne fe déclarent pour Jefus-Chrift que parce que le monde les abandonne : ils regardent la vertu comme la refîburce des partions & la bienféance du dernier âge; ils attendent de n'être plus propres au monde &L à fes plalfirs, pour être propres au royaume de Dieu & à fa juftice ; ils couvrent des apparences de la religion les prétextes d'une vie criminelle & mondai- ne; & ne pouvant plus fe faire un amu- fement du vice , ils fe font un art de la yertu.

Les autres regardent la piété comme un gain : ils font fervir les dons du Ciel aux efpérances de la terre ; ils cherchent le monde en faifant femblant d'y renoncer i

262 Pour le jour

ils veulent plaire aux hommes en fe don- nant à Dieu ; & après avoir épuii'é pour parvenir à leurs uns toutes les refTources criminelles des paflîons , ils y font fervir la vertu même.

Il en eft qui ne fe propofent dans la piété que le délaflement des inquiétudes du crime : ils font fatigués de leurs paf- lîons ^ & non pas touchés de la vertu ; ils fentent le poids du dérèglement , mais non pas Thorreur de leurs fautes; ils veu- lent finir leurs agitations, & non pas com- mencer leur pénitence; ils cherchent à fe mettre en paix avec eux-mêmes plutôt qu'avec Dieu ; ils défirent de calmer leur cœur , & non pas de le purifier ; & n'ayant pu trouver un repos humain dans le cri- me , ils le cherchent dans la vertu.

Enfin, il s'en trouve encore qui ne s'inf- truifent de la vérité qu'à deffein d'y trou- ver des armes pour la combattre : des hom- mes corrompus dans l'efprit & dans le cœur , dit l'Apôtre , qui ne cherchent dans la doctrine de la religion que les endroits qui peuvent la leur rendre fufpefte; qui ne lifent les divines Ecritures que pour y trouver de quoi en affoiblir l'autorité & l'é- vidence ; qui n'étudient curieuiément la fainfeté de nos myfteres que pour en faire le fujet de leurs doutes & de leurs blaf- phem^es ; qui ne veulent être inftruits que pour réfifter à la lumière , & qui font fer- vir la vérité d'occafion à leur aveuglement & à leurs ténèbres. Ainfi , mes frères , il

DE SAINT ETIENNE. 263

n'eft prefque plus de foi fur la terre , & la vérité fe montre à peu de fidèles, parce qu'il en eft peu qui apportent à fa recherche^ comme Etienne, un cœur pur , un defir fîncere de la connoître , & une intention droite qui ne fe propofe qaelle-méme. Mais non- feulement la vérité trouva dans ce faint Martyr un défenfeur éclairé : elle y trouva encore un dcfenfcur intrépide.

T

ROIS défauts font oppofés à cette fer- ^ ^ï- nieté chrétienne qui oblige tout fidèle d'ê- tre le défenfeur intrépide de la vérité. Pre- mièrement, la crainte des hommes, qui malgré nos propres lumières, fait que nous nous déclarons contre elle; fecondement, la prudence de la chair qui fait que la con- noifTant, nous gardons un filence crimi- nel , & n'ofons tout haut en prendre la défenfe ; enfin une faufiTe complaifance qui voulant allier la vérité & le menfonge, Taltere &c l'adoucit , & cherche à plaire aux hommes aux dépens de la vérité &C de la confcience. Or, l'hiftoire du faint Martyr que nous honorons aujourd'hui , nous offre des inftruftlons & des vertus très-oppofées à ces trois défauts.

Et, premièrement , quoique le pafteur fr^^ppé, les brebis fuffent difperfées; quoi- qie la fureur d'Hérode, la malice des prê- tres, la fuperftition du peuple, laiflafTent tout à craindre pour les nouveaux difciples; quoique la plupart de ceux qui avoient été

164 Pour LE JOUR

témoins & participants même des prodi- ges de Jefus-Chrift, de peur d'être enve- loppés dans fa Condamnation, fe rangeaf- iénr du côté de Tes ennemis , & répan- diffent avec eux des opprobres & des ca- lomnies contre la mémoire ; quelque prix l'envie des Juifs attachât alors à la lâcheté de ceux qui fe déclaroient contre le Sau- veur, Etienne perfévere dans* la fidéhté qu'il lui a jurée : il ne fe laiffe point ébran- ler comme Pierre , ni corrompre comme Judas. Egalement infenfible aux promeflTes & aux menaces des hommes qui périflént avec eux , il ne craint que celui qui de- meure toujours, & qui feul peut perdre Tame ou la fauver éternellement; il voit avec une fainte douleur l'aveuglement de fon peuple contre Jefjs Chrift ; l'exemple commun, loin de l'ébranler , l'affermit & le fortifie ; il tire de l'erreur publique , de nouveaux motifs de fidélité & de pré- voyance- Il n'a pas oublié que félon la doc- trine de fon divin Maître , le parti de la multitude n'eft prefque jamais celui de la vérité : que le monde ne fauroit aimer Jefus-Chrift; que les perfécutions & les op- probres font les carafteres les mieux mar- qués de fon Evangile; &: que la voie qu'il nous a montrée, eft trop étroite & trop difficile pour être jamais la voie du plus grand nombre.

Et voilà, mes frères, ce qui confond rib» tre peu de foi, & condamne notre lâcheté dans toute la conduite de notre vie- Nous

refpec-

DE SAINT Etienne. i6^

rcfpcftons les décifîons du nionde; ce que la multitude approuve, nous Tapprouvons; ce que rexeiiiplc commun autoiife, nous y donnons nos applaudilîemeius ik nob liif- trages : les erreurs publiques nous lont plus chères que la vérité; nous n'oibns contre- dire le langage commun du monde & des paflîons; nous craignons la singularité com- me un vice, elle qui forme le trait le plus éclatant des difciples de Jefus-Chrifl. En vain la grâce nous éclaire en fecret , & nous découvre les illufions du monde & de feS maximes ; en vain , une éducation chré- tienne & un naturel heureux ont laifTé en nous des femences de vérité qui nous marquent le faux & le danger des voies que la plupart des hommes fuivent ; en vain notre confcience, d'intelligence avec la loi de Dieu , nous difte tout bas les maximes de la vie éternelle ; nous par- lons comme le monde , quoique nous ne penfions pas comme lui : nous tournons comme lui la vérité en ridicule , quoiqu'au fond nous en fentions le prix & Texcel- lence ; nous donnons de vaines louanges à des pciffions dont nous connoiiïbns en fecret le frivole & la folie : nous pallions des abus dont Tinjuftice ne nous eft pas douteufe ; nous approuvons des plaifirs que notre confcience condamne ; nous faifons tous les jours Tapologie des maxi- mes du monde , tandis que notre cœur contredit en fecret nos décifîons; nous ne faifons pas d'autre ufage de la vérité qui

i66 Pour le jour

fe montre à nous, que de la retenir dans rinjuftice : par-tout prefque nous trahif- fons notre confcience & nos fentiments. Nous nous lalflTons entraîner à la multi- tude ; nous n'oibns être tout feuls de notre côté ; nous craignons la finguiarité de la vertu & de la vérité , comme un ridicule qui nous couvriroit de honte. Toute no- tre vie eft un outrage continuel que nous faifons à la vérité : tantôt la complaifance pour nos fupérieurs; tantôt la foiblefle pour nos amis ; tantôt la crainte des dériuons & des cenfures ; tantôt une vaine indolence qui fait que la vérité nous eft prelqu'aufli indifférente que le m.enlonge ; tantôt une ivreffe &: une mauvaife toi qui cherche à s'étourdir dans fes égarements , débitant des maximes que Ton condamne tout bas foi-méme; tantôt une faulTe vertu de fo- ciété qui aime mieux applaudir au men- fonge que prendre la défenfe de la vérité incommode; tantôt un bon air qu'on trouve à parler comme ceux que le monde ap- plaudit : enfin, prefque par-tout nous nous déclarons pour le monde contre Jefus- Chrift ; loin d'être fes témoins fidèles par- mi les hommes, nous nous joignons avec eux contre lui. Nous louons dans nos amis comme des vertus des défauts que la loi de Dieu demande ; nous adhérons à leurs erreurs , & nous aidolis à les rendre plus inexcufables; nous donnons à leurs paflions les noms de la juftice & de l'équité : nous appelions leurs vengeances , des reffenti-

DE SAINT ETIENNE. ^C^'J

inents équitables ; leurs attachements cri- minels , des caraderes & des fuites d'un cœur tendre & Hdele; leurs dérèglements honteux , des tbibleffes pardonnables; leurs protulions infenfées des penchants d'une ame noble & généreufe ; leur ambition démelurée , une élévation d'elprit & de cœur; leur avarice fordide, une fage éco- nomie ; leur médifance cruelle , une ai- mable vivacité ; la hireur du jeu qui les pofTede, un délaiTement néceflaire. En un mot, il eft rare que nous prenions fur nous les intérêts de la vérité : vifs, tiers, intrai- tables, quand il s'agit de nos paflîons; nous devenons lâches, timides, rampants, des qu'il ne s'agit plus que de la vérité : nous ne connoifTons point cette fainte fierté , cette droiture de cœur, cette haute magnanimi- té, cette noble {implicite fi refpeftée même dans le monde, dont les premiers dii'ciples de la foi nous ont laifTé de fi grands exem- ples, & qui a toujours été le caraftere <[t% âmes fidelles. Nous vivons pour les hom* mes; nous ne vivons pas pour Dieu & pour nous-mêmes : nous nous faifons une con- fcience &c une religion, une humeur, un caractère, un efprit & un cœur pour eux ; & ils font la fin de toutes nos voies & le motif de toutes nos aftions , comme s'ils pouvoient en être le prix & la récompen- îe : tout ce que nous ne faifons pa<; pour eux , nous le comptons comme perdu , comme s'il n'y avoit de réel que ce qui doit périr avec nous; &c après plufieuis années

M ij

^6'S Pour le jour palTëes fur ce ton , Dieu feul pour qui nous devions vivre, fe trouve à notre mort le ieul qui ne faurolt compter pour lui un feul moment pre(que de toute notre vie.

Le fécond défaut oppofé à cette fer- meté chrétienne, dont notre faint Martyr nous fournit aujourdliiii le modèle , eft cette prudence de la chair qui fait que connoiiTant la vérité , nous gardons un fîlence criminel , &: n'ofons tout haut en prendre la détenfe. En Qn^t , il ne fuffit pas de ne fe point déclarer pour le monde contre Jefus-Chnit , & de garder , pour ainfi dire, une manière de neutralité en- tre l'un & l'autre ; il faut encore confef- fer tout haut Jefus-Chrift (ans ménagement & fans honte : qiû n'tCt pas avec lui , eft contre lui ; &: n'ofer fe déclarer fon dif- ciple , c'eft être fon perfécuteur & fon adverfaire. Or, c'eft encore ici que la fer- meté d'Etienne nous inftruit & nous con- damne. Que de vains prétextes n'auroit-il pas pu fe former à lui-même pour fe mé- nager avec les Juifs par un fage filence^, & ne pas leur reprocher encore tout haut leur aveuglement & leur crime? le pré- texte d'attendre un temps plus favorable^ 6c la vérité auroit trouvé plus d'ac- cès dans leur efprit ; Tincertitude il étoit de n'être point écouté, & de jetter la pierre précicufe de l'Evangile devant des animaux immondes ; la crainte d'ex- citer une perfécution contre TEglife , en irritant la fureur des Juifs; une faufle mo-

DE SAINT ETIENNE- 169

cleftie , en fe per(uaclant que les i^potres s'étant rëlervë le miniftere de la parole , il falloit le leur lailTer & fe renfermer dans le foin des veuves qifon lui avoit confié & de la diftributlon des aumônes; Texem- ple des autres diacres nouvellement élus qui ne fortoient point de leurs foiiftions &c ne couroient point annoncer Jefus-Chrift au peuple. Mais le généreux Martyr n'é- coute pas les vaines raifons de la chair & du fans. Livré à l'impulfion de l'efprit de Dieu qui le remplir & qui Taniine, il dé- veloppe aux Juifs Tefpiit &c les figures de la loi ; il leur découvre Jefus-Chrift dans toute rhiftoire 'de leurs ancêtres; il leur montre leur aveuglement prédit dans les prophètes; il leur reproche leur ingratitude & Toubli des bienfaits dont le Seigneur les avoit toujours favorifés ; il leur an- nonce que la mefure de leurs crimes & de ceux de leur père eft comblée par le fang innocent qu'ils ont répandu ; il leur remet devant les yeux le fang de tant de prophètes dont leur ville a été fouillée ^ & fe fert de leurs propres armes pour les attaquer & pour les combattre.

Oui, mes frères, ]e parle ici principa- lement aux perfonnes touchées de Dieu: nous croyons en erre quittes en notre con- fcience, quand témoins tous les jours de tant de faufTes maximes que les mondains débitent; de tant d'illufions fur les règles & fur les devoirs, 'qu'ils fe forment à eux- mêmes ; de tant de fcandales fur lefquels

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270 Pour le jour

ils ne s'avifent pas même d'entrer en fcru* pule : nous croyons, dis-je , avoir ratif- iait à ce que Dieu demande de nous en ne les approuvant pas tout haut , en nous renfermant dans la modération d'un lâche fîlence , en ne leur oppofant qu'un défa- veu fecre't & timide. Nous nous formons mille prétextes pour nous juftifier à nous- mêmes notre lâcheté : la crainte de ren- dre la vérité odieufe en la rendant trop incommode ; la fauffe perfuafion que nous ne femmes point chargés de la confcience des autres; &c que ce n'eft pas à nous à inftruire nos frères; la peur d'éloigner nos amis par le cont*^etemps de nos cenfures, ou de nous attirer leurs dérifions en vou- lant combattre leurs maximes; enfin, tout nous juftifie à nous-mêmes notre indiffé- rence pour la vérité : nous oublions que chacun de nous en particulier en eft char- gé ; que nous devons la vérité à nos frè- res ; que nous ne vivons au milieu du monde que pour empêcher l'erreur de pré- valoir contre elle , & conferver à ceux qui nous fuivront le langage de la foi & de la doctrine fainte ; que nous devons luire comme des aftres au milieu d'une na- tion corrompue, & que cacher la lumière, c'eft être ingrat envers celui qui la répand fur nous & qui nous éclaire ; que l'amitié n'eft fondée que fur la vérité; que ce n'eft point aimer nos amis , que de les voir pé- rir fans ofer leur découvrir du moins le précipice ils fe jettent, & qu'il faut fou-

DE SAINT ETIENNE. IJÎ vent avoir la force de leur déplaire pour leur devenir plus utile. Hëlas! mes frères^ le monde ne craint point de débiter tout haut Tes erreurs &c (es maximes de mort &■ de péché ; & nous craignons de ren- dre gloire aux vérités de la vie éternelle ; le monde (e fait un honneur infenfé de fa doctrine; & nous nous faifons une honte de la doctrine de Jefus-Chrift ? le monde ofe tous les jours contredire le langage de la foi par les illufions qu'il lui oppofe; &C nous craignons de contredire les iliuhons du monde par le langage de la foi &c du fa- lut ? le monde s'éteve infolemmcnt contre TEvangile; ik nous n'ofons foutenir l'hon- neur de l'Evangile contre lui? le monde traite publiquement la doft^ine de Jefus- Chrift de folie &C de foiblefTe ; & nous avons pour fes folies &c pour fes erreurs des égards qu'il refufe à la vérité? le monde ne ménage point la piéré des ferviteurs de Dieu , il la méprife, en fair le f liet de (es dérifions S: de (es cenfures; & la piété des ferviteurs de Dieu ménage la corruption du monde ^ & n'ofe la couvrir de la con- fufion qui lui eft due? Nous nous faifons une gloire & un devoir de foutenir les in- térêts de nos amis contre ceux qui les at- taquent : nous nous ferions un crime de nous ménager , lorfqu'on noircit devant nous leur réputation & leur conduite; le filence nous paroîtroir alors une lâcheté & une perfidie; nous ne croyons pas devoir des égards à ceux qui en manquent devant

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2L7^ Pour le jour

nous envers ceux que nous aimons : Se les intérêts de Jefus-Chrift dont nous nous difons les amis & les difciples , nous trou- vent inlenfibles; & fa gloire qu'on outrage tous les jours devant nous, ne réveille pas notre indignation & notre zèle; & le filen- ce , quand on attaque fa doétrine &: l'hon- neur de fa loi, nous paroît une prudence néceiïaire; & nous craignons de déplaire à ceux qui ne craignent pas de Tinfulter ? O mon Dieu ! peut-on être à vous , & rougir de vous connoître? Peut-on vous aimer , & vouloir être encore aimé de ceux qui vous haïlTent? & n'eft-ce point fe joindre au monde contre vous, que de n'ofer le condamner comme vous?

Enfin, mes frères, la troifieme manière dont nous nous rendons coupables envers la vérité, c'eft en l'adouciffant & en l'ac- commodant aux préjugés & aux paflions de ceux à qui nous craignons de déplaire» Or , c'eft ici principalement , qu'Etienne nous fert & de condamnation & de mo- dèle. Il auroit pu, ce femble, ménager da- vantage les préventions & la délicatefTe des dofteurs & des prêtres : il pouvoit en ap- parence, comme Gamaliel , le contenter de leur repréienter que fi Tceuvre de l'E- vangile étoit l'œuvre de Dieu , il feroit inutile d'entreprendre de le détruire , & que s'il ne Tétoit pas, il tomberoit bientôt lui-même; il pouvoit excufer en quelque forte leur crime envers Jefus-Chrift, en iuppofant qu'ils n'avoient connu ni la di-

DE SAINT Etienne. 27^

vinlté de fa mliTion , ni la vérité de fou niiniftere; il pouvoit adoucir les reproches dont ils méritoient d'être chargés pour avoir rejette le Me(îie promis à leurs pères ; il pouvoit leur vanter la fainteté de la loi de Moïle , &c louer le zèle & le refpeft dont ils failbient oftentation pour Tes préceptes & pour fes cérémonies : en un mot , il pouvoit 5 ce femble, en infinuant la vé- rité, accorder quelque chofe à la toiblefTe & aux préjugés de fon peuple ; mais le faint Martyr ne connoit pas ces timides ménagements : il les appelle fans balan- cer, cœurs rcbdlcs & incirconcis. Loin d'ex- /1<!^.7.sî. culer leur ignorance , il les accufe de ré- fifter fans ceH'e à TEfprit faint; loin de les flatter fur leur refpeft pour la loi de MoiTe, c'eft par-là même qu'il les confond & qu'il les condamne; loin de faire valoir les bien- faits dont le Seigneur avoit favorite leurs pères, il leur reproche de marcher fur leurs traces , & d'ajouter au fang des prophè- tes, dont ils avoient fouillé leurs mains, le fang du Jufte qu'ils venoient de mettre à mort. Les hommes pouffent quelquefois à un tel point leur haine contre la vérité, qu'ils ne méritent plus de ménagement ni de mefure. Ce n'eft pas que la vérité ne foit inféparable de la charité, comme nous le dirons dans un moment : ce n'eft pas qu'il ne faille préparer les voies à la lu- mière par de fages précautions, & lui fa- ciliter l'accès dans les cœurs ou l'on veut la répandre : ce n*eft pas que la vérité foit

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274 Pour le jour

toujours dure, inipérieufe; & qu'elle cher- che plus rofientation de la viccoire , que le fruit iblide du falut & la gloire de Tuti- litë : ce n'eu pas qu'il ne faille être foible avec les foibles pour les fauver tous; ren- dre la vérité aimable pour la rendre plus utile ; attirer les pécheurs pour les reti- rer du péché; ménager leur foiblelie pour triompher plus fûrement de leurs pallions;. & n'employer le fer pour les plaies , qu'a- près avoir endormi , pour ainii dire , par des paroles de paix &: de coniblation , la chair du malade.

Mais je ne voudrois pas qu'on honorât du nom de prudence cette complaifance criminelle , qui fait que dans nos entre- tiens avec nos frères, nous trouvons tou- jours des tempéraments entre le monde & Jefus-Chrift; nous entrons dans les fauiles idées que le monde fe forme de la vertu , fous prétexte de blâmer les excès; nous applaudiffons à l'inutilité &: à la pareffe ; nous accordons bien plus au monde & à fes ufages, que l'Evangile ne leur accorde; nous louons l'éloignement du crime com- me la perfection de la vertu; nous donnons aux talents de la nature , les éloges qui ne font dus qu'aux dons de la grâce ; nous trouvons toujours dans les vices mêmes de nos amis que nous condamnons , des endroits qui les rendent plus excufables ; nous ne montrons jamais la vérité dans toute rétendue qu'elle fe montre à nous;. nous nous faifons une fauffe règle de cba-

DE SAINT Etienne. 27^ rîté & de fageiTe , de nous accommoder jufqu'à un certain point aux préjugés de ceux avec qui nous avons à vivre ; nous portons parmi les hommes un fond d'a- mour-propre qui nous rend ingénieux à concilier les intérêts de la vérité qu'ils haïf- lent, avec les intérêts des paflions qu'ils aiment ; nous ne leur parlons jamais qu'à demi fur ce qui les regarde ; &: nous me- lons à la vérité que nous ne voudrions pas trahir, tant d'adoucifTements, qu'ils la font perdre de vue. Ainfi nous devenons aux hommes une occafion d'erreur; ils laifTent la vérité que nous em])arralîons , & s'ar- rêtent au voile qui ia leur cache. Et delà , mes frères^ il arrive fouvent que les gens du monde ne s'autorifent dans leurs dif- fipations , que par les fuffrages des gens de bien. Delà , nous entendons tous les jours les pécheurs juftlfier la vie mondaine en nous oppofant des jufîes qui ne la con- damnent pas. Delà , les fauiïes complai- fances d'un homme de bien pour le monde deviennent fa juftification & fa défenfe : il triomphe de nos lâchetés ; il infulte à nos condefcendances; il fait bien faire va- loir à fon avantage les légères complaifan- ces qu'il obtient de nous; pour s'excufer, il condamne les juftes, (k cherche tou- jours à nous blâmer par les mêmes endroits par nous avons cherché à lui plaire- Grand Dieu ! faut-il que ce monde mifé- rable puide entrer en parallèle dans notre cœur avec votre éternelle vérité? Faut-il

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27^ Pour le jour

que nous cherchions encore à plaire à ce qui nous paroît fi digne d'être mépfifé , &: que tandis qwe nous décrions le monde, que nous en exagérons le vuide & la fo- lie , que nous en connoifîbns fi profon- dément les abus &: la miiere , que nous parlons fi fouvent de fes illufions & de les chimères; nous le ménagions encore, nous refpeftions encore (es maximes, nous foyons encore jaloux de (es kifFrages, nous voulions encore garder des mefures avec lui; & qu'après l'avoir abandonné, nous n'ayions pas la force de le condamner ôc de lui déplaire }

îiT. J E fais, mes frères, que la fermeté de Tartie. j^ vérité eft une fermeté pleine de dou- ceur & de tendrefie , & qu'elle n'aime que des défenfeurs compatiffants & charitables : & ce devroit être ici la dernière partie de cette inftruftion; mais jeTabrege. En effet, de quel amour fincere pour les Juifs Etienne n'accompagne-t-il pas la force des vérités qu'il leur annonce ? Plus touché de leur aveuglement que de fa propre perte , il levé les mains au Ciel pour eux; infenfi- ble , ce fenible, aux coups dont ils l'acca- blent, il ne fent que les malheurs qu'ils fe préparent à eux-mêmes : il offre fon fang même qu'ils répandent , pour obtenir le pardon de leur crime : leur barbarie ne déchire fon corps que pour ouvrir fon cœur à des gémifTements & à des prières capa--

DE SAINT ÊtTENNE. rij

bles de fléchir le Seigneur à leur égard, fi leur endurciflenient n'eût pas été à l'on comble. Il comptoit pour rien fa mort , fi leur lalut devoit en être le fruit &: le falaire : il voit le Fils de l'Homme affis à la droite de fon Père; & le (aint tranf- port de joie qui l'anime d:uîs l'efpérance de le pofféder bientôt , n'eft troublé que par la réprobation de fon peuple dont il lit, ce fcmble , l'arrêt dans l'accès de fa vifion , gravé en carafteres immortels fur les colonnes du temple célefte. Il ne de- mande pas vengeance contre ces meur- triers; il ne s'écrie pas comme Job : Terre^ m caches point mon fang ^ & laiffes-en mon- ter la voix jufqu'au tiône du Tout-Puif- fant , pour foUiciter fes foudres contre les barbares qui le répandent : Terra , ne ope- pb.i6i^> rias fanguincm mcum ; & ne pouvant ob- tenir le falut du peuple qui veut périr & qui s'eft exclu lui-même du falut, il ob- tient du moins la converfion de Saul qui participe au crim.e de fa mort. Son fang répandu efl comme une femence fainte d'où fortira un jour ce nouvel Apôtre ; fes prières préparent déjà les grâces, qui d'un perfécuteur doivent en former dans la fuite un vafe d'éleftion , & un fpefta- cle digne des anges & des hommes; &c {\ fon zèle n'a pu faire connoître Jefus- Chrift à l'infidelle Jérufalem , fa mort va. du moins inftruire un miniftre puifTant en œuvres & en paroles qui le fera connoî- tre un jour à toute la terre*

Z-j'b P O U R L E J O U R

Tels font , mes frères , les défenfeurs que fe forme la vérité : c'eft la charité qui leur prépare des viâioires : il faut aimer le falut de ceux dont nous combattons les erreurs. La vérité trouve prefque toujours des cœurs rebelles , parce qu'elle ne trouve prefque que des défenfeurs aigres & peu charitables. Souvent on mêle aux inftruc- tions qu'on donne à {qs frères plus d'en- vie de les mortifier que de defir de les inltruire ; fouvent leurs défauts ne nous déplaifent, que parce que leurs perfonnes nous font déjà odieufes ; fouvent en dé- fendant la vérité, on cherche plus à domi- ner 5 qu'à faire dominer la vérité elle-même ; fouvent c'eft l'humeur qu'on fuit , & non pas la vérité qu'on cherche ; fouvent fous prétexte de venger les intérêts de la vérité, on n'eft pas fâché de fe venger foi-même; fouvent en reprenant nos frères, nous vou- lons plutôt triompher de leurs fautes que les relever charitablement de leurs chûtes; fouvent on eft plus aife de les voir s'é- garer, qu'on ne le feroit de les voir dociles à la vérité dont on prend tout feul la dé- {tn(Q ; fouvent on s'applaudit en fecret de leur aveuglement , tandis qu'on fait fem- blant de mettre tout en œuvre pour les rappeller à la lumière ; fouvent nous ne fommes éclairés fur leurs vices, que parce que nous fommes jaloux de leurs vertus : enfin , rien n'eft fi rare que de mêler la charité avec la vérité. Et delà vient, mes frères y que ceux- qui nous font fournis ,

DE SAINT ÉttENNË. Î79

regardent d'ordinaire nos inllruftions com- me des cenlures ; qwe nos entants , nos intérieurs , nos domeftiques ne trouvent dans nos corredions que Thuineur qui ic- volre , & non pas la charité qui édifie; qu'ils nous regardent plutôt comme les cen- (éurs impitoyables de leurs foiblefTes, que comme les médecins charitables de leurs plaies ; &c que nous perdons fur eux l'a- vantage que nous donne la vérité, par les détauts que nous melons à fa détenfe. Delà vient que les exemples des gens de bien trouvent dans le monde plus de cen- feurs qui les condamnent, que d'imitateurs qui les luivent; c'efi: qu'ils Te bornent fou- vent à décrier les vices de leurs frères, oc qu'en faifant paroître beaucoup de zèle contre les défauts des autres, ils ne mon- trent pas afTez de compaffion pour leurs foibleiiés ; c'eft ^cjue fous prétexte de ne point ménager le vice , ils ne ménagent pas afTez les pécheurs ; c'eft que dans leurs cenfures , ils paroiflTent quelquefois plutôt s'applaudir de leur régularité , qu'être tou- chés du dérèglement qu'ils blâment ; ôc rendant la vertu odieufe aux pécheurs ^ ils leur font paroître la vérité revêtue de tous les défauts qui ne font attachés qu'à eux-mêmes.

Delà vient enfin , que nos réconcilia- tions avec nos ennemis ne font prefque jamais finceres , parce que ce n'eft pas la charité qui les form.e. On fe réunit ; mais on ne s'aime point; les bienféance^ fe ré-

iSo Pour le Jour, Sec. tabîifîent ; mais les fentiments font tou- jours les mêmes : les perfonnes fe rappro- chent ; mais les coeurs demeurent toujours éloignes : les dehors font diflFérents; mais les dedans font toujours femblables, La haine prend feulement les apparences de la charité : elle fe contraint ; mais elle n'eft pas éteinte : on fe rend des devoirs; mais on ne fe rend pas Tamour fans le- quel tout le refte n'eft rien; on ajoute feu- lement au crime de la haine celui du dé- guifement & de Timpoilure ; & fouvent ayant la raifon & la vérité pour foi , on. n'en eft pas moins coupable aux yeux de Dieu , parce qu'on n'a pas la charité qui foufFre tout , &: qu'on doit toujours à (es frères.

Telles font les inilruftions que nous donne aujourd'hui le généreux Martyr dont la folemnité nous aflemble en ce lieu faint : la vérité montra en lui un défenfeur éclai- ré , un défenfeur intrépide, un défenfeur tendre & charitable. Quelle confolation pour vous, mes frères, de retrouver tou- tes ces qualités dans le Pafteur fidèle que le Seigneur vous a fufcité dans fa mifé- ricorde; c'eft-à-dire, de retrouver un doc- teur éclairé pour vous inftruire , un mi- niftre ferme pour vous corriger , & un père tendre pour vous fecourir & vous confoler dans vos peines, & vous faci- liter à toutes les voies de la vie éternelle ! Ainfi foit-lL

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SERMON

POUR LE JOUR

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SAINT THOMAS

D'AQUIN.

Paravît cor fimmiit învedignret legem Domini» & faccret & doceret in Ifraê'l prcecepaim & judiciuni,

// difpofa [on cœur à la recherche de la loi du Seigneur ^ il pratiqua ^enfeignadamlfrail fes préceptes ^ [es ordonnances. C'eft Téloge que le Saint-Efpiit ftit d'K<riras, au chapitre fepiieme du livre premier de fon hiftoire.

r-j-^^-^-^ijiEN n'eft plus confolant, mes r^"Vr=^^./1 frères, que de fuivre des yeux de la foi , les routes de la Pro- vidence dans la conduite del'E- glife. A combien de mënaee- ments fa bonté ne s'eft-elle pas abaifTée pour empêcher que les portes de Tenfer

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iSi Pour le jour

ne prévâlufTent contre cette fainte cite , fnuée depuis !a naiffance des fîecles fur la montagne , & fi bien affermie , que mal- gré tous les efforts des enfants de Baby- lone elle ne fera jamais renverfée?

II falloir à la foi dans fa naiffance des carafteres fenfibles & éclatants pour triom- pher de l'incrédulité. Auflî quels hommes que les hommes apoftoliques! ils vont au- delà des prodiges qu'a fait leur Maître; leur ombre même eft toute-puiffante. Attaquée par les Empereurs, qu\m faux zeîe pour le paganifme arme contre elle ^ elle a be- foin de force & de confiance pour fou- tenir la fureur des pcrfécurions : que de héros, dans ces fiecles de feu & de fang, la grâce ne forma-t-elle pas? quelle har- dieffe & quelle confiance ne vit-on pas dans l'âge le plus tendre , & dans le fexe le plus foible, pour braver les tyrans , & ce que les tourments ont de plus affreux? On voyoit les chrétiens courir aux fuppli- ces avec plus d'ardeur que n'en ont les hom- mes les plus voluptueux pour les plainrs.

Enfin, livrée dans des temps plus tran- quilles & plus reculés à la difpute des hom- mes, ébranlée par les affaurs de l'héréhe^ défigurée par les couleurs étrangères dont fes enfants mêmes ont voulu flétrir fa beau- té , il lui a fallu des hommes dont les lè- vres fuffent les dépofitaires delafcience; des doéleurs éclairés, de nouveaux Efdras, qui s'appliquaffent à la recherche de la loi dans la firnplicité de leur cœur , & qui

DE St. Thomas d'Aquin. 183 Rprcs en avoir pratiqué les préceptes Se les ordonnances, ibiTent les défendre contre les ennemis de la foi , & les enfeigner aux fidèles dans toute leur pureté. Or tels fu- rent dans leurs fiecles les Bafile , les Hi- laire , les Jérôme , les Auguftin ; tel fut auflî dans des temps poftérieurs le iaint Doreur, dont je viens aujourd'hui pro- pofer plutôt les exemples que relever fes vertus. En effet, il difpofa fon cœur à la recherche de la loi du Seigneur; il pra- tiqua & enfeigna dans Ifraél fes préceptes & fes ordonnances : Paravit corfuum ^ &c. Point d'erreur que Thomas n'ait combat- tue ; point de vérité qu'il nVit établie ; peu de doutes qu'il n'ait éclaircis; &C tant qu'il vécut, l'Eglife trouva dans fa perfonne un défenfeur invincible, qu'elle retrouve en- core dans Tes écrits après fa mort.

Mais pour me renfermer dans quelque chofe de précis , en confulérant faint Tho- mas comme un grand dofteur^^je ramené à deux idées toutes fimples que me fournit mon texte , tout le fujet de fon éloge , qui fera en même temps pour les minif- tres de TEglife la matière d'une grande inf- truclion. L'étude de la religion , qui en ma- nifeftant la vérité fembleroit devoir nous en infpirer l'amour, ne laiffe pas d'expo- fer la piété à de très- grands périls. Que d'écueils dans la recherche de cette fcien- ce ! que de pas délicats dans fon ufage ! faint Thomas s'eft fanftifié dans la recher- che de la fcience de la religion ; il en a

2^4 P O U R L E J O U R

fanftiné Vufâge. La piété Ta guidé clans h recherche de ia fcience de la religion ; voilà mon premier point : Tufage de cette fcience Ta affermi dans la piété ; c'eft le fécond : c'eft- à-dire, qu'il a cherché la loi du Seigneur dans la- (implicite de fon cœur, & qu'il a pratiqué & enleigné dans Kraël fes-ordonnances & (^s préceptes. Implo- rons , &cc. jlve y Maria.

>ak'tie. %^UE rhomme eft profondément cor- rompu , mes très-chers frères ! Il lui eft refté , dit faint Augufhn , du débris de Ton innocence, certains penchants de gloire, de plaifirs , de vérité , qui font comme les efpérances de ion rétabliiTement : mai^, hélas' des reftes heureux de fon ancienne droiture, il en fait les premières ébauches de fes paffions; & ces reïTources conlb- lantes deviennent entre fes mains de trif- tes écueils.

Quoi de plus digne de Tefprît que cette avidité de tout favoir qui lui eCt C^ natu- relle ? quoi de plus indigne de lui que la manière dont on la fatisfait? Il femble que la vérité n'ait plus que des charmes im- puifTants : toute feule , elle touche peu ; & fi des vues de fortune & d'intérêt ne nous raniment, on languit dans fa recher- che : premier écueil ordinaire à tous ceux qui s'appliquent aux fciences, foit facrées, foit profanes. D'autre part, Tefprit laffé de trouver toujours les mêmes objets dans l'eu*

DE St. Thomas o'Aquin, iH^

cdnîe de la toi, s'y trouve à Tétroit, s'é- chappe au-delà des barrières ficrëes , & par une curioiîte peu relpeftiieufe , veut entrer dans un fanftuaire qu'il falloir ado- rer de loin : autre écucil encore plus dé- licat que le premier. Enfin , Tétude épui- i'ant toute Papplication de Tanie diflîpe l'ef- prit , defleche le cœur , ralentit la dévo- tion : troilieme écueil iur lequel nous gé- miiîons tous les jours, nous qui par les en- gagement*, d'un état laint , devons à l'E- gliie îk l'odeur du bon exemple & la lu- mière de la doctrine.

Saint Thomas le fraya dans la recher- che des fciences des routes bie_n plus i\x^ res &c plus chrétiennes. Car , première- ment, il renonce à toutes les prétentions do4it une grande naidance & le crédit de fa famille auprès d'un Empereur pouvoient le flatter , & fe fert du mépris de la gran- deur , comme d'un degré pour atteindre aux fciences; en fécond lieu, avec l'efprit le plus vafte qui peut-être ait jamais paru, il ne le guide que par les lumières d'au- trui , baile les traces facrées des anciens, fe contente de mettre en œuvie les pré- cieux débris qu'il trouve épars çà & dans leurs ouvrages; &: pouvant, comme Moi- fe , trouver lui-même des m.atériaux pour conftruire le tabernacle, il lui fuffit comme à Béléléel de les aifortir, & de leur don- ner ce bel ordre , qui dans tous les fiecles fera la (urpme & les délices des favants : enfin, toujours artentir à reffufclter la grâce

iSô Pour le jour

de fa vocation, la prière, la retraite, Tnille macérations font le plus doux afîaifonne- ment de ies études ; & Ponction de votre efprit, ô mon Dieu ] lui développe plus de difficultés, que tous les eitorts de i'efprit humain.

Premier écueil à éviter, des vues de for- tune 6^" d'intérêt. des plus illuftres fa- milles de fa province , on confie le foin de réducation de notre Saine aux moines du célèbre monaftere du Mont-Caffin , ufage ancien & ii chéri fur-tout de nos pères. Il me femble voir la fille de Pha- raon confier à la mère de Moife cet en- i:.vv^. 2.9. fgj^^ in'ixaQulenx : ^ccipe piurum ^ lui di- foit-elle , & nutri mïhï. Elevez-le pour toute la grandeur je le deftine, pour la pompe & Féclat de TEgypte. Telles étoient les vues de la mère de notre Saint : car, hélas! on ne peut trop le dire, on décide prefque toujours de la deftinée des enfants ; & on les a déjà donnés au monde ou à JefuS'Chrift , avant qu'ils foient en état de connoître ni Tun ni l'autre. Mais que vos vues , Seigneur , étoient bien dif- férentes! vous ne l'aviez fauve des eaux, comme Moife , que pour le conduire au défert , lui confier les intérêts de votre loi, & en faire le dofteur de votre peuple. L'Ordre de faint Dominique avoit com- mencé depuis peu à grofi[ir le camp du Dieu d'Ifraél d'une nouvelle tribu. Les or- dres qui l'avoient devancé, n'étoient , i'ofe le dire, que comme des effais de U

DE St. Thomas d'Aquin. 1S7

grâce : Initiiim aliquod creatnnt ejns : la re- traite, la prière, des auftërités édifiantes, c'étoit le plan de ces anciens fondateurs qui avoient fait fleurir en Occident la difci- plinemonaftique; ici on joignoir la fcience à la prière , les fondions apoftoliques à la retraite; le travail de Telprit aux macé- rations du corps. Thomas Ibvtit du Mont- CalFin les uiftruftions ck les exemples des pieux folitaire*^ qui habitoient cette mon- tagne, avoieni nourri &: lait cioître ces lemences de vertu que la grâce avoit mi- les de bonne heure dans fon ame : arrivé à Naples, il entend parler des enfants de Dominique ; les merveilles qu'on lui en raconte , excitent fa curiofité; il les voit, & aufii-tôt il fent un attrait fecret pour ce nouvel établifTement, & fe propofe de Tembrafler ; il confulte, il examine, il sV dre'Te au Père des lumières ; & convaincu que c'eft que Dieu l'appelle , fermant les yeux à tout ce qui pourroit l'arrêter, il exécute fon defTein. En vain le dieu de ce monde lui fait voir au loin fes royau- mes , & toute leur gloire : en vain l'enfer invente tous les jours de nouveaux artifices pour recouvrer une proie fur qui les en- gagements d'une naiffance diftinguée fem- bloient lui donner tant de droit. Vous le favez, Seigneur! les larnies, les menaces, les intrigues d'une mère toujours ingénieufe dans fa douleur , la puiiTance d'un Empe- reur, mille afifauts qu'on livre à fon inno- cence, une trifte & longue prifon; rlc»

aB8 Pour le jour

n'eft oublié 5 afin que rien ne manquât au mérite de fa foi : mais tous ces efforts font vains, & inutiles ; les obftacles qu'on lui fufcite 5 ne font qu'enflammer fon defir, & fa perfévérance eft enfin couronnée par le fuccès. Voilà le premier pas que fait Thomas avant de s'engager dans la car- rière pénible & laborieufe des fciences : non-feulement il ne bâtit pas des idées de fortune &c de grandeur fur les progrès qu'il y fera; il renonce d'abord à une fortuné ik à une grandeur préfente, afin que nul motif étranger ne vienne le diftraire dans les recherches de la vérité,

Oferoit-on, ô mon Dieu! propofer ici cet exemple au fiecle? Eft-ce une chofe or- dinaire qu'on aille enfevelir^au fond d'un cloître Tefpérance flatteufe de parvenir ? eh! dans le monde on attache de la gloire à favoir par ces routes d^iniquité le ména- ger des occafions de fortune ; & la plus haute vertu s'y borne à les attendre. Nous- mêmjes , minifties du Seigneur, dont les lèvres font les dépofitaires de la doftri- ne , nous frayons nous une entrée dans les Iciences fur les débris de toutes les pré- tentions du fiecle? Hélas! qui nous lou- tient dans nos pénibles veilles? un rang qui nous donne de la diftindion dans un corps , une réputation qui nous produit agréablement dans le fiecle , un établif- fement , parvenus , l'on fent expirer chaque jour l'amour du travail & de l'é- tude, ou enfin une vaine curiofité qui ra- nime

DE St. Thomas d'Aqdin. 189 niine nos fatigues , mais qui ralentit no- tre foi.

Le fécond écueil que les favants ont à craindre , c'eft de ne pouvoir fe renfer- mer dans les bornes étroites de la foi : & c'eft ici fe prëfente à moi un des plus beaux endroits de la vie de notre Saint. La foi eft une vertu commode pour les ef- prits médiocres; comme ils ne voient pas de loin , il leur en coûte peu de croire : leur mérite en ce point eft un mérite tout du cœur : ils n'ont pas befoin d'immoler ces lumières favorites dont leur ame n'eft jamais frappée; & ft la foi eft pour eux: un facrifice , c'eft un facrifice tout pareil à celui d'Abraham ; on y trouve du bois & du feu , de l'amour & de la fimpli- cité , mais il n'y a point de. victime : Eue, Gen,t2,7> ignis & ligna : Ubï cfl viclima holocaufli ?

Il n'en eft pas de même de ces efprîts vaftes & lumineux. Accoutumés à voir clair dans les vérités l'efprit peut atteindre, ils fouffrent impatiemment la fainte obf- curité de celles qu'il doit adorer : intro- duits depuis long-temps par un privilège délicat dans le fancl:uaire de la vérité , il leur en coûte pour ne pas franchir cette haie facrée, qui fert comme de barrière à celui de la foi. On fe feroit une religion de toucher à certains articles ; mais pour les autres, on les tare, on les fonde, on veut que l'ignorance feule de nos pères nous les ait donnés pour impénétrables : un air de nouveauté vient là-deftus, flatte,

Panég, N

açO P O U R L E J O U R

attire , emporte ; on s'égare malheureufe- ment; & notre erreur , comme dit faint Auguftin , devient notre Dieu : on ou- blie que donner atteinte à un point de la loi , c'eft faire écrouler tout 'l'édifice : en un mot, on veut bien fubir le joug de la foi; mais on veut fe Timpofer foi-mcme , l'adoucir & y faire des retranchements à fon gré. Tel a été fouvent l'écueil des plus grands génies : les annales de la religion nous ont confervé le fouvenir de leur chu- te; & chaque fiecle a prefque été fameux par quelqu'un de ces triftes naufrages.

Delà , mes frères , quelle fource de gloire pour faint Thomas! avec tous ces grands talents qui font les hommes ex- traordinaires : un efprit vafte, élevé, pro- fond, univerfel; un jugement droit, net, affuré; une imaginanon belle, heureufe, exacte; une mémoire immenfe ; quels hom- mages nVt-il pas fait de toutes ces pré- cieufes richeffes aux pieds des maîtres de l'Eglife qui Tavoient précédé ? 11 fayoit , ô mon Dieu! que vous avez marqué des bornes à l'orgueil de l'efprit humain, auffi- bien qu'à Timpétuofité des flots de la mer; & que , comme cet élément furieux ne fauroit rompre fa digue invincible fans eau- fer des défordres dans l'univers , l'efprit de l'homme ne s'emporte jamais au-delà du ternie que vous lui avez prefcrit , fans tom^ber dans des égarements aufli funel- tes que déplorables.

Sorti de l'école d'Albert-le-Grand , il pa-

DE St. Thomas d'Aqutn. 191

roît chns la capitale de la France, & dans la première univerlité du monde ; mais avec quelle dirtinftion! Son mérite perce d'abord cette foule de (avants, qui attirés par les libéralités de nos rois, y venaient de tous les endroits de l'Europe .porter le tribut de leur érudition. Mais s'il diftin- gue parmi tant de lavants , par la iaga- cité de fon efprit & par l'abondance de ies lumières; combien leur eft-il ibpérieur par la manière fage & refpeftueule dont il traite les myfteres ineffables de notre fainte religion , fans jamais donner l'eiïor à fon efprit dans des matières il eft queftion de croire, & non pas de raifon- ner? Aufli, mes frères, il eft peu de doc- teurs de fon fiecle auxquels on ne repro- che des opinions fingulieres , hardies , & qu'on auroit peine à garantir de la cen- l'ure ; mais la doftrine de Thomas a tou- jours été hors d'atteinte , & n'a jamais mé- rité que des éloges.

Cependant, me^ frères, il ne s'étoit pas renfermé uniquement dans l'étude de la re- ligion, quoique la religion fût la fin à la- quelle il rapportoir toutes (es autres con- noiflances ; & le commerce des fcieiices profanes auxquelles il s'appliqua , infpire fouvent par une fuite de notre folbleffe^ Je ne fais quel libertinage d'efprit , hilas ! trop commun dans ce malheureux fî.cle. Comme la raifon s'accoutume à ex-imi- ner, elle fe déiaccoutume de croire : il £aut revenir de trop loin;c'eft defcendre

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ic)i Pour le jour du trône pour recevoir des fers; c'eft dé- pouiller , comme David , les marques de la royauté , & venir devant l'arche paf- ier pour infenfé à caufe de Jefus-Chrift. Delà ces noms odieux que donnent à la philofophie des anciens les premiers apo- îogiftes de la religion ; 1 ertuUien , tou- jours extrême , veut qu'elle foit irrécon- ciliable avec TEvangile ; &c que comme un autre Samfon , à craindre même de- puis qu'elle a été enchaînée par les Apô- tres 5 elle ébranle encore & faffe prefque écrouler tout l'édifice de la foi : Concufjîo vcritdtis phllofGphia. Delà cette fainte hor- reur qu'en avoient les premiers difciples. Confervant précieufement là-deffus le fou- venir des avis de faint Paul , ils prenoient les fages précautions de cet Apôtre pour des défeniés précifes Se irrévocables. Qu'il y ait dans ce zèle quelque chofe , ii l'on veut , qui ne foit pas tout- à-fait félon la fcience; hélas, que ces excès édifient! Ils font fondés fur la foibleffe de l'efprit hu- main : eh! qu'il (éroit à fouhaiter que cette pieufe délicateffe reprît le deffus dans no- tre fiecle! la foi regagneroit d'une part ce que les fciences profanes perdroient peut- être de l'autre; la France auroit peut-être moins de favants, maisl'Eglife en échange auroit plus de fidèles.

Loin d'être infeft é dans l'étude des pro- fanes par cet air malin qu'on y refpire , no- tre Saint purifie cesiburces fufpeéles; mêle letus eaux croupiflantes, avec les eaux vi-

DE St. Thomas d'Aquin. 293

ves de la doftrine évangélique; en grodit ce fleuve facré, qui coulant de ficcle en iiecle depuis la naifîance de rEglile , va fe perdre dans le fein de Dieu même d'où il eft ibrti ; & par un art tout nouveau , il fait fervir le menfonge à la vérité , la philofophle à la foi , la Tuperflition au vrai culte, les dépouilles de l'Egypte à la conf- tru6lion du tabernacle; en un mot, il con- facre les armes des géants au temple du Seigneur , après s'en être fervi contre les Philiftins mêmes.

Combien d'efprlts gâtés qui vont puifer jufques dans les livres faints , la matière de leurs doutes , & de quoi nourrir leur incrédulité? La foi de Thomas trouve au milieu même des profanes de nouvelles forces ; Ariftote devient entre fes mains Tapologifte de la religion.

Mais d'où vient que l'intégrité de fa foi foutïre fi peu du commerce qu'il a avec les profanes? C'eft que la foi de ce grand Homme n'étoit point établie fur la légè- reté d'un fable mouvant, mais fondée fur la folidité de la pierre; c'eft que toujours en garde contre les fentiments des auteurs profanes , les vérités de la foi étoient la régie par laquelle il en jugeoit, toujours prêt à rejetter tout ce qui ne s'ajuftoit pas à cette règle infaillible; c'eft qu'il a foin de fortifier continuellement fa foi par l'é- tude des livres faints & des dodeurs de TEglife. Il fait , comme David , fes plus chères délices de la loi du Seigneur : il dé-

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^94 P O U R L E J O U R

vore ce volume facré ; il le change en fa propre fubftance, ne cherchant pas moins à s'^édifier qu'à s'inftruire : au-lieu qu'il ne lit les auteurs profanes qu'avec précaution & avec défiance, fâchant que ce font des hommes, & des hommes fujets à l'erreur; il lit les divines écritures avec une fou- miffion entière, pour y former fon lan- gage & fes fentiments, fâchant que c'eft h parole de Dieu même , du Dieu de vérité, également incapable de tromper & d'être trompé. Entreprend-il d'en dé- velopper les myfteres & d'en expliquer les difficultés? ne craignez pas qu'il s'avife de débiter (es propres idées ; non, mes frères, le plus bel efprit de fon fiecle, le plus au- torifé à hdzarder fes conjeftures, ne mar- che jp.maîs que fur les traces d'autrui dans rexplication des livres faints. Il va recueil- lir religieufement dans les ouvrages des an- ciens do6ïeurs , dans ces fources facrées de la véritable doftrine, les précieux ref- tes de leur efprit. Peu jaloux de la gloire de l'invention, gloire fi délicate pour ceux qui fe piquent de la fcience , il ufe les plus beaux talents qui furent jamais, à ramaf^ 1er , à ranger, à éclaircir, à fortifier par de nouvelles raifons ce que les autres avoient dit avant lui. Aufiî qui pourroit louer af- fez dignement fes favants & pieux Com- mentaires , monuments éternels de fon amour pour les écritures? malgré les pro- grès que l'on a faits depuis fon fiecle dans hs langues & dans la critique, les plus ha-

DE St. Thomas d'Aquin. 29c

biles y trouvent encore de quoi admirer & de quoi s'inftruire.

Mais ce n'^eft pas feulement lorfqu'il eft queftion d'éclaircir les laintes obl'curités de récriture , qu'il a ce refpeft religieux pour les anciens Pères; c'eft dans tous Tes au- tres ouvrages , .que leurs fentiments font la règle di^s fiens. Attaché fur- tout aux écrits du grand falnt Augudln , 11 en ex- prima , pour ainfi dire, le fuc; il mit dans un ordre naturel cet amas prodigieux de richeffes éparfes & ,dans les ouvra- ges de ce grand Homme ; il dépouilla fa doéliine de tout cet appareil d'éloquence qui l'enveloppe & nous la dérobe quelque- fois; & un peu différent d'Eîifée, fans hé- riter du manteau de fon maître, il ne lalfTa pas d'hériter de tout fon efprit. Grand Dieu, infpiiez ces fentiments à tous ceux qui traitent les vérités. de la religion! Puifîe notre faint Dofteur leur fervir à tous de modèle , & leur apprendre à fe précau- tionner contre le venin dangereux de tant de livres dont la le<flure les dégoûte de la {implicite de la parole de Dieu , & à ne chercher la vérité que dans les fources Dieu nous a promis que nous la trou- verions infailliblement !

Mais ce qui mérite le plus notre atten- tion dans la vie de notre falnt Dofteur, c'eft le foin extrême avec lequel il évita le dernier écuell de l'étude; j'entends la diffipation de l'efprit qui deflTeche le cœur, 2c ôtc à la piété cette ferveur , fans la-

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iç6 Pour le jour

quelle il eft difficile qu'elle fe puiffe fou- tenir long-temps.

Oui, mes frères, c'eft le grand écueil des favants; l'étude devient fouvent en eux Une paffion violente qui fait tout négliger, à laquelle ils facrifient jufqu'aux devoirs même les plus efTentieîs de la piété. Sur- tout lorfque le fuccès vient encore ani- mer leur ardeur : ils fe laiflent bientôt em- porter à la curiofité fi naturelle à l'hom- me; au defir de fe diftinguer par de nou- velles découvertes; à la crainte que la ré- putation ne vienne à baifTer , fi de nou- velles produftions ne la foutiennent; que lais-)e? à l'utilité qu'ils fe perfuadent fa- cilem.ent que le public retirera de leurs veil- ler & de leurs travaux. Mais ne croyez pas qu'on en vienne du premier coup à un retranchement univerfel cle tout exer- cice de dévotion : la confcience en feroit trop alarmée. On commence par y ap- porter plus de précipitation, pour pouvoir retourner plus prom.ptement à (es chères études; on fe permet enfuite quelques re- tranchements légers; enfin, on en vient înfenfiblcment au point de paflTer la vie clans la recherche de la vérité &: dans l'ou- bli de Dieu. Que la conduite de notre faint Docteur fut bien différente ! le foin de fon ame fut toujours la première & la plus im- portante de toutes fes occupations, Trouve- t-il dans la carrière des fciences de ces nua- ges épais , que toute la vivacité & l'ap- plication de l'efprit ne fauroient diflîper ?

DE St. Thomas d'Aquin- 197 ce n'eft point pour lui une raifon de né- gliger l'es exercices de piété lous le pré- texte fpécieux de donner pins de temps à rétude : au contraire , alors il va à la fource des lumières , il a recours à Torai- ion. Lui arrive-t-il de n'y être point éclai- ré ? il ranime fa ferveur & liipporte lés ténèbres avec patience , facrifiant au Dieu qui fe cache , avec autant de zèle qu'au Dieu qui fe manifefte. C'étoit dans ces moments , que s'eftlmant indigne des fa- veurs du Ciel, il s'adrefToit à faint Bona- venture. La piété &: !e mérite de ce grand Homme, avoient fait naître dans le cœur de notre Saint ces fentiments de tendrelïé y qui ne font (inceres , dit faint Auguftin , que parmi les faints ; & qui eût vu ces deux Anges s'entreregarder & fe confulter l'un l'autre pour développer les fecrets de la Divinité, eût penfé voir les deux Ché- rubins du tabernacle qui fe regardoient , & au milieu defquels Dieu fe plaifoit à prononcer fes loix & à rendre (qs oracles.. Non, mes frères, l'ambition d'acquérir de nouvelles connolfTances ne prit jamais lien dans notre faint Do6leur fur la régu- larité la plus fcrupuleufe à tous les exer- cices de fon état : chez lui l'étude a (es lieures réglées; mais tous les autres de- voirs ont aufîi chacun leur temps marqué. A quoi me fervira , difoit-il , la fcience qui enfle , fi je n'ai pas la charité qui édi- fie ? Le nombre prodigieux de fes écrits eut fufîi tout feul pour rendre fa vie non-

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iç^ Pour le jour

feulement laborieufe, mais très-pénitente; cependant que de jeûnes ^ qte de macé- rations nV ajoutoit-il pas, plutôt pour Te rendre conforme à Jefiis crucifié , que pour réduire fon corps en l'ervitude ! Car, mes frères , la grâce avoit fait cefTer en lui de bonne heure, ces combats fâcheux d'une chair qui fe révolte contre refprit, afin , ce femble, que fon ame dégagée de ces noirs brouillards qui s'élèvent du fond de notre boue , pût s'appliquer plus librement, fans être diftraite , à la recher^ che de la vérité ; & la pureté de fon cœur lui eût fait donner le nom de Dodeur an- géîique , quand il ne l'eût pas mérité par h fublimité de fes lumières.

Mais pour vous bien repréfcnter cette piété folide , & en mémie temps fi ten- dre & fi affeftueufe, qui étoit dans no- tre Saint, & avec quel foin il travailloit à l'y entretenir & à 1'}^ faire croître; je n'ai qu'à vous renvoyer à cet office ad- mirable qu'il a compofé pour l'adorable Sacrement de nos autels : c'eft que te fond de fon cœur fe manifefte. Oui, mes frères , le cœur feul pçut parler ce lan- gage de piété &: de religion; & tant qu'on n'a point ces fendments gravés au-dedans de foi , c'eft en vain qu'on entreprendroit de les' exprimer par des paroles. Quelle onftion , quelle lumière dans les expref- fions!" quelle vivacité dans les fentiments! ah ! encore une fois , ce n'eft point ici une produftion de refprit;. c'eil rouvrage.:

DE St. Thomas d'Aquin. 299 d'un cœur feul , & d'un cœur embraie d'amour. Ne craignons donc point de dire *que 11 le Ciel avoit orné (on efprlt d\\n trëfor de Tcience & de fagelle, il avoit rempli (on cœur d'un trélbr de grâces & de vertus ; & que s'il fut le plus grand do(^eur de (bn iiecle, il fut auffi le plus faint religieux de ion ordre , le plus exaàl:, le plus fervent.

Quel exemple, mes frères! & qu'il eft peu imité ! Eit-ce en effet la manière dont nous nous conduirons? Sous prétexte que nos occupations n'ont rien que de per- mis , & même de louable en (bi , nous nous y livrons tour entiers , & la piété cft ablolument négligée. Je ne parle poin^. ici de ces perfonnes qui n'ont dans l'ei- prit que des projets de fortune & des vues d'ambition, &: qui renfermant toute leur félicité dans les bornes étroites de cette vie, emploient fans fcrupule les voies les plus iniques pour réuffir , & ne fe ména- gent fur rien. Des hommes, qui, comme dit l'Apôtre , n'ont de penfées & d'affec- tions que pour les biens de la terre ; eft- 11 furprenant qu'ils ne s'occupent pas des biens à venir, dont la foi eft peat-être éteinte dans leur cœur? Mais vous, mes frères , vous qui ne renoncez pas à re(- pérance des biens futurs ; vous qui vous interdifez le dol , la fraude, la rapine; qui faites une haute profeffion d'honneur &C de probité : vous dont les mœurs font ré- glées, &c fort éloignées de tout excès;

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300 Pour le jour

vous qui ne refufez point votre fecours à l'orphelin , SsC au pauvre la portion de vos biens que la Providence lui a defti- iiée; d'où vient que votre temps eft telle- ment rempli par vos occupations , que les exercices de religion ne fauroient y trou- ver leur place ? Vous dites que la vraie piété confifte à rem^plir les devoirs de Ton état; j'en conviens : m^ais prenez garde; l'illuiion eft ici à craindre : ce ne font pas tant nos aétions, que la manière de les fai- re 5 qui les rend agréables à Dieu ; il ne prend pas fur fon compte toutes nos œu- vres, àès qu'elles n'ont rien de contraire à fa loi : pour qu'il les agrée, il faut les lui offrir, il faut l'avoir en vue dans tout ce que nous faifons , &" defirer de lui plai- re : or, ce devoir fi eflentiel s'accomplit- il lorfque la prière eft fi rare dans tout le cours de notre vie ; lorfque nous vivons dans un entier oubli de Dieu ? Mais d'ail- leurs , fi la piété ne fe trouve que dans l'exaftitude aux devoirs de notre état ; je vous demande, votre état principal n'eft- il pas d'être chrétien & membre de l'E- glife? donc votre premier devoir doit être de rendre à Dieu & à la religion ce que vous leur devez. Il eft étonnant à ^quel point on fe fait illufion là-deflus, & com- bien de perfonnes croyant porter au tri- bunal de Jefus-Chrift un tréfor immenfe de bonnes œuvres, n'y trouveront qu'un vuide affreux , & un tréfor effroyable de colère, qui les accablera éternellement.

DE St. Thomas d'Aqlin. 301 Mais revenons à notre (i']c: : vous venez de voir connue la piété guida notre faint Docteur dans la recherche des Iciences; je vais vous montrer comme Tufage de ces mcmes fciences Taffermit dans la piéié.

JLj E jour, dit le Prophète, indiuit le n. jour, & la nuit donne de triftes leçons ^'^^'^^'^^ à la nuit. La cupidité vous a-t-elle iervi de motif dans la recherche des fciences } elle fera votre but dans leur ufage. Car, premièrement, y ctes-vous entré par ces routes fecretes qu'un vii intérêt a frayées ? vous ferez un dofteur fiottant; votre for- tune décidera de vos fentiments; & il en fera de vos lumières comme de ces jours empruntés, dont on règle Tufage fur le hefoin : premier écueil dans l'ufage dts fciences, & qui naît de ce premier écueil dont nous avons parlé dans leur recher- che. En fécond lieu , avez-vous cherché à contenter une vaine curiofité ? vos lu- mières vous feront chères ; vous vous ap- plaudirez de vos découvertes ; vous ado- rerez cet ouvrage de vos mains ; vous ferez un dofteur fingulier ; les opinions vous paroîtront douteufes , du moment qu'elles feront communes : fécond écueil dans l'ufage des fciences, fuite du fécond écueil qu'on a marqué dans leur recher- che. Enfin, votre ferveur a-t-elle foufFert de votre application aux fciences ? avez- vous négligé de réparer par la prière cette

301 Pour le jour

dlîïipatlon de cœur inféparabîe d'une étude protbnde & foutenue ? plein de vous-mê- me , & vuide de Dieu , vous ferez un doc- teur vain; vous ne rendrez point au Sei- gneur la gloire qui lui eft due : & fembla- ble à ces impies dont parle le Prophète , vous direz que votre langue s'eft fignalée elle-m.ême, & que vos lèvres vous appar- Tfai, II. tiennent : Dlxzrunt : Linguam noftram ma- ^ g'1-ficabïmus ; labïa noftra à nobis fiint :

troifieme écueil dans Tufage des fciences, toujours inféparabîe du troifieme écueil qui fe trouve dans leur recherche.

Saint Thomas qui dans la reche-rche des fciences s'étoit frayé des routes bien dif- férentes , mais malheureufement fi peu bat- tues dans tous les temps , ne fe dément pas dans leur ufage. Il y étoit entré par un mépris généreux de toutes les prétentions du fiecle ; auffi , loin d'être un dofteur flot- tant, devient-il un dofteur exaét, unifor- me, défintérefTé : jam.ais il n'y avoit marché qu'à la lueur des afi:res de l'Eglife qui la* voient précédé; auffi, loin d'être un doc- teur fingulier, devient-il, je puis le dire ici, un dofteur œcuménique & univerfel : ^n-^ fin , il avoit toujours mêlé la prière à l'étu- de; ah! auffi avec la réputation la plus ex- traordinaire qu'aucun autre avant lui ait ja- mais eue en ce genre , il fut le dofteur le plus humble de fon temps, & femblable à Moïfe, feul il ne s'apperçut pas de la gloire v^i. 34^ doi^i- ji brilloit : Ignorabat quàd cornuta effet *^* facUs fua ex corifordo fcrmonis Domini<,

D.E St. Thomas d'Aquin. 305

Il fut un doéteur exaâ: & dcfinfcrcRé, n'ayant d'autre but que de faire connoî- tre la vérité : cette louange que je donné à notre Saint, paroîtia pcut-ctre peu de chofe à bien des gens; mais fouffiez que je la mette dans le point de vue d'où elle m'a frappé.

Repréfentez- vous l'homme de Ton fiecle le plus confulté : le nouvel Efdras à qui on a recours pour Tinterprétation de la loi ; l'arbitre & l'oracle des grands de la terre dans leurs difficultés &: dans leurs doutes. Que cette fituation eft délicate j. Les puifTants de la terre veulent être fou- verains par-tout : on diroit que la vérité eft de leur reflbrt; il faut qu'elle fe trouve quelque part qu'ils veuillent la placer : ils ne favent pas avoir tort : & leur oppofer la raifon , c'eft prefque fe rendre coupable du crime de félonie : l'air même qu'on rcfpire auprès d'eux, a, je ne fais quoi de malin qui dérange toute la conftitution de l'efprit. Tel qui loin de la grandeur & dans l'oDfcurité de la province, s'applaudit en fecret de fon défintérefTement , retrouve- t-il cette même force & ce même cou- rage, lorfqu'il eft une fois expofé au grand jour ? On plie la loi; on Tajufte au temps ^ à l'humeur , au befoin : hélas! on n'a point de fentiments propres; & fouvent on n'a. que les fentiments de tous ceux auxquels il eft avantageux de plaire. Vous le fa^ vez, Seigneur; &: tous les fiecles en ont vu de trifies exemples,

304 Pour le jour

Or , mes frères, quel ordre , quelle exac- titude, quel air uniforme & foutenu dans la do6lrine de notre Saint! on voit bien qu'il ne cherche que la vérité. Donne-t-il des règles pour les mœurs ? quelle droi- ture ! il ne penche ni à droite ni à gau- che 5 félon Pexpreflion du Prophète. Eloi- gné de ce zèle amer & intraitable qui veut faire defcendre le feu du ciel fur les villes péchereflTes, qui fans nul égard achevé de brifer un rofeau déjà cafîe j &c d'éteindre vue lampe encore fumante , qui bannit de l'Evangile cette humanité confacrée par mille paraboles qu'on y rencontre ; éloi- gné auffi de cette molle complaifance qui éteint le feu facré que Jefus-Chrift eft venu allumer fur la terre , qui loin de renou- veller un vêtement vieux & pourri , fe con- tente d'y appliquer un peu d'étoffe neuve , qui bannit de la morale de Jefus-Chrift cette fainte auftérité qui en eft Tefprit do- minant ; il tient toujours ce fage milieu dont chacun fe fait honneur, mais que fi peu de gens favent tenir , & Ton trouve encore'aujourd'hui dans les belles décifions qu'il nous a laiffées fur les mœurs , com- me dans l'arche d'Ifraël , & la douceur de la manne , & la rigueur falutaire de la verge.

Minières de la nouvelle alliance, vous qui tous les jours travaillez à conftruire au Seigneur des tabernacles vivants, regardez & faites félon ce modèle. Malheur , dit TEfprit-Saintj malheur aux pafteurs qui trai-

DE St. Thomas d'Aquin. 305

tent leurs brebis avec une rigueur févere &c pleine d'empire ; mais malheur aufli à ceux qui préparent des coufTinets pour les mettre fous les coudes. Il ne faut pas ca- cher aux hommes l'immenfité des mifé- ricordes du Seigneur; mais il ne faut pas non phis leur laifTer ignorer la fainte ri- gueur de fa juftice, & combien c'eft une chofe horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant avant que de Tavoir ap- paifé par de dignes fruits de pénitence : en un mot, il faut inftruire les hommes de la vérité fans y ajouter, fans diminuer, fans la déguifer. Or, que ce talent eft rare! & qu'il eft dangereux de fe mêler d'inf- truire lorfqu'on manque de ce talent!

Thomas le pofiTédoit ce talent rare, & il fut le conferver au milieu de la fa- veur des grands. Urbain IV veut Télever aux premières dignités de TEglife; TAr- chevêché de Naples lui eft offert : fembla- ble à Moïfe , il lui fuffit d'être légiflateur du peuple de Dieu ; il laifte à d'autres l'hon- neur du facerdoce : mais non content dV voir refufé cette dignité , fe défiant de lui- m<?me en quelque forte , il conjure le Pon- tife de ne lui en plus donner d'autres , & de le laifter finir fa courfe dans la pau- vreté & l'humilité de fa profeflîon ; exem- ple rare , ô mon Dieu! & qui femble n'être plus à la portée du fiecle. Ah ! on ne de- mande plus que vous ofiez refufer les di- gnités de l'Eglife qu'on vous oflFre : c'eft une vertu des premiers âges; c'eft un hé-

lo6 Pour le jour

roïfme qu'on renvoie , û j'ofe le dîre , aux temps fabuleux : mais ofez ne pas y parvenir par des (entiers d'iniuftice &c d'ini- quité; ofez ne pas acheter le don de Dieu ; ofez réfifter à la tentation d'un bénéfice , pour lequel il faut traiter & drefler des articles comme pour un bien profane.

Les Princes de la terre non contents de refpeâer la vertu de notre Saint , &c de lui accorder leur eftime, l'honorèrent m.!^me de leur familiarité. Saint Louis ap- pelle fouvent faint Thomas à fa table; mais de quelles penfées croyez-vous donc qu'efl alors occupé ce faint Dofteur ? Ecoutez, ho'mmes enivrés de la grandeur ; & ap- prenez de rinfenfibilité des faints, de quel prix eft à leurs yeux cette faveur des grands dont vous /aires votre idole : il eft de- vant un Roi de la terre , comme vou$ êtes û fouvent en la préfence du Roi des rois ; à peine fe fouvient-il que le Prince eft préfent: il retrouve jufqu'au milieu de la Cour le calme de fa retraite & le fouvenir de fes chères études; il y eft pro- fondément en!éveli; & par une fainte mé- prife qu'on peut regarder comme une des plus grandes preuve:, de fa piété & du peu d'attache & de goût qu'il avoit pour, les chofes de la terre, il prononce tout haut, comme il eût fait dans fa cellule , un nou- vel arrêt qu'il vient de drefler contre les hérétiques : Conclufum eft contra Mani^ chœos. Jugez par ce .trait fi la faveur du Prince faifoit une forte imprefîion fur (on

DE Sr. Thomas d'Aquin. 307 cœur, & fi l'on peut croire qu'il Teût re- cherchée.

Les enfants du fiecle , ie le fais , en- têtés d'une taufTe délicatefle, verront fans doute d'un autre œil cet endroit de la vie de notre Saint; mais qu'ils apprennent de l'admiration même de faint Louis, que la folie apparente des faints eft plus iage que toute la fagefle du monde.

Mais fi le mépris du fiecle fit faint Tho- mas un dodeur exaft & défintéreiTé , le mépris de fes lumières en fit un dodeur œcuménique &c unlverfel ; le mépris de lui-même , un dofteur humble ; & c'eft ainfi qu'il évita ^es autres écueils que Ton trouve dans Tufage des fciences.

L'amour de la nouveauté , dangereufe & délicate paffion des favants , fut tou- jours roh*]2t le plus confiant de la haine de notre Saint. Vous avez vu , mes frè- res , avec quel foin il évita toujours toute £ngu!arité dans la doctrine; avec quel rel- peci il s'attachoit aux fentiments des an- ciens docteurs de TEgliie , qui nous ont tranfmis la foi qu^ils avoient reçue des Apôtres; & voilà ce qui l'a rendu en quel- que forte dans l'Eglife, un dodeur œcu- ménique & univerfel, je veux dire, fuivi & approuvé univerfellement.

Rome, Paris, Naples , Boulogne, ces villes célèbres l'admirèrent tour-à-tour, & entendirent les paroles de vérité qui for- toient de fa bouche ; & dans tous ces dif- férents endroits fa do6lrine recroît les mcr

30S P O U R L E J O U II

mes applaudliïements & les mômes élo- ges. On Tadmire, non parce qu'il dit des chofes nouvelles, mais parce que chacun reconnoît dans fes difcours la foi de fes pères , & s'en convainc de plus en plus par les preuves folides & lumineufes qu'en donne notre faint Dodeur.

Mais c'eft fur-tout depuis fa mort, que Dieu a glorifié notre Saint ^ & qu'il l'a rendu un dofteur univerfeL Ici , mes frè- res, vous me prévenez : d'abord s'offrent à vos efprits toutes les Univerfités du mon- de, fidelles dépofîtaires de fa doftrine; &C fur toutes les autres , celle qui le forma dans fon fein , l'illuftre Faculté de Paris , plus glorieufe par cet endroit que par mille autres , qui depuis tant de fiecles la met- tent fî fort au-deiïus de toutes les focié- tés de favants répandues dans le monde chrétien. Parmi tant de pieufes & favantes communautés régulières , boucliers facrés dont TEglife , cette tour de David , eft environnée , en eft-il une les décidions du fondateur tiennent plus lieu de règle dans la difcipline & dans les moeurs, que celles de notre Saint dans la foi & dans la doftrine? Mais fur toutes les autres com- munautés , celle qui avec lui a donné & donne tous les jours à TEglife tant de grands hommes , tant de faints pontifes , tant de dofteurs diftingués; l'Ordre de faint Domi- nique, qui toujours a occupé le rang d'hon- neur dans le camp du Seigneur; d'où cet Or- dre célèbre tire-t-il aujourd'hui fon princi-

DE St. Thomas d'Aquin. 309

pal éclat, finon de rattachement inviolable qu^il conlerve pour la cloàbine de notre faint Dofteur? Vous dirai-je que l'oracle du monde chrétien , Rome mcme , ce centre de la foi & de Funité , a vu fou- vent fes Pontifes defcendre du tribunal fa- cré , &c y faire monter les écrits de notre Saint pour prononcer iur les différends qui troubloient TEglife ; que les Conciles eux- mcmes , ces juges vénérables &c infailli- bles de la doctrine , ont formé leurs dé- crets fur fes déclfions; que les partifans de l'erreur n'ont jamais eu de plus redoutable ennemi, & que comme les Philiftins, ils ont défefpéré de pouvoir exterminer l'ar- mée du Dieu vivant , tandis que cet Ar- che réfidoit au milieu d'elle : ToUc Tko^ niam , & diffipabo Ecckjiam DcL Aufli de quels éloges les Pontifes Romains n'ont- ils pas honoré fa doctrine? eh! je ne fini- rois pas, je voulois recueillir ici , & vous mettre fous les yeux, tous ceux qu'il a re- çus dans tout le monde chrétien.

Mais que ne puis- je du moins vous le re- préfenter dans le plus haut degré de répu- tation où la vanité la plus emportée puiffe prétendre, connu, admiré, confulté de tout l'univers, regardé conune une lampe éclatante , placée fur le chandelier pour éclairer toute TEglife, &: en même temps plus ingénieux à fe cacher à foi-méme fon mérite que nous ne le fommes nous , à donner du relief & à g'-offir le nôtre à uos propres yçux l Je pafle ici mille traits

310 Pour le jour

dont rhiftoire de fa vie efl toute femée. Combien peu étoit-il empreffé d'étaler les tréîbrs de Tcience & de lageiïe dont il étoit rempli? juiques-Ià que ibn fiience donna lieu quelquefois à des méprifes, & le tit prendre pour un efprit commun & vulgaire. Combien étoit-il éloigné d'affec- ter la moindre Supériorité au-delîus de les treres , ou plutôt avec quelle attention il les prévenoit totis par des témoignages d'honneur & de déférence, quoique tout le monde reconnût &c rendît hommage à la fupériorité de grâce & de lumières qui étoit en lui ? Avec quelle attention rapportoitil tous (es talents à celui de qui delcend tout don parfait , & toutes fe^i connoiffances au Père des lumières , ne ceïïant de dire qu'il étoit plus redevable à la prière qu'à l'étude , du peu qu'if fa- voit ? Mais ce qui manifefte fur-tout le fonds admirable d'humilité qui étoit, dans notre Saint , & qui montre qu'en culti- vant fon efprit , il avoit encore plus de foin de régler fon cœur , c'eft cet air de réferve & de modération qui règne dans fa manière d'écrire. L'entend-on jamais parler lur le ton déclfif & important qui veut tout ramener à foi , & qui pour ga- rant de lés raifons ne donne que fa pro- pre autorité? Les altercations de l'école, la chaleur des difputes, la variété des opi- nions & des doctrines font-elles jamais fait fortir de ce caraftere modefte & uni? Il propolb funplement, décide modefte-

DE St. Thomas d'Aquin. 311 ment, condamne peu , ne blciie jamais ; oui , dans des ouvrages immenfes & fur des matières prelque toutes dilputées, il ne lui eft pas échappé un feul mot qui fe fente de Taigreur & de la difpute ; & s'il a bâti un temple à la vérité , cj'a été , fi je Tofe dire, comme Salomon , fans em- ployer le fer ni fans donner un coup de marteau. Hélas! pourquoi ne s'en eil-on pas tenu dans les fiecles fuivants? pour- quoi, loin de défendre Jérufalem invertie d'ennemis de toutes parts , a-t-on tourné les armes les uns contre les autres? pour- quoi appelle-ton fi fouvent la paflion au fecours de la vérité ? Quelle folie , s'é- crioit autrefois faint Auguftin , gémifiant fur ce défordre , de donner de mortelles atteintes à la charité pour défendre une loi dont la charité feule efi: la fin & Tac- complifTement : Vide quàmftultum Jzt pcr* niciojîs conttnùonïbus ipfam offindcre ca- ritaum , propter quam diclafunt omnia eu* jus dicla conamur exporitre. Ce feroit ici un nouveau fujet d'éloge pour notre Saint : mais je ne finirois pas fi je voulois met- tre dans leur jour tous les traits que four- nit ia vie; en voilà plus qu'il n'en faut pour notre édification. Admirons fur-tout , mes frères, l'humilité profonde de ce grand Dofteur. Hélas ! nous nous élevons Sou- vent au defius des auties fans aucun fonde- ment , aveuglés par notre amour- propre qui nous cache des défauts grofliers , &C nous fait voir en nous des vertus que nous

311 Pour le jour

n'avons point; le Ciel nous a-t-il départi quelques-uns de ces talents rares parmi le commun des hommes; dès- lors il faut que tout ce qui nous approche, nous rende des relpecls tSc des hommages , & la dé- licateffe de notre orgueil fe bleffe contre quiconque oferoit les lui refufer : & voilà un Saint, qui réunit en fa perfonne tout ce qui excite Teftime & l'admiration, les dons de la nature , ceux de la grâce , les talents acquis; cependant loin d'exiger des égards & des attentions , s'il pouvoit fe bleïïer de quelque chofe , ce feroit de ce qu'il ne peut vivre oublié & confondu dans la foule de (es frères. Voilà , chrétiens , voilà le vrai caraftere des faints; l'humi- lité , cette vertu que Jefus-Chrift nous a tant recommandée , parce que ce n'eft que par elle que nous pouvons lui être ren- dus conformes; l'humilité , parce que toute feule elle fuffit, & que fans celle-là toutes les autres ne font rien : mais , hélas ! c'eft de toutes les vertus la plus rare ; quoi- qu'il femble qu'elle dût nous être fi na- turelle. Car enfin , mes frères , fi nous nous connoiflions tels que nous fommes; il nous ne nous attribuions que ce qui eft véritablement à nous; en un mot, fi nous nous rendions la juftice que nous méri- tons , quel fondement trouverions-nous à notre orgueil ? ^

Grand Dieu! ]e ne vois rîen en moi qui ne me rende abjeft & méprifable à vos yeux & aux yeux des hommes; &: fi

j'étois

DE St. Thomas d'Aquin. 31^

jVtols connu tel que je fuis, je ne pourrois ine plaindre crctre bafoue avec le dernier mépris; cependant vous me promettez un poids immenfe de gloire , pourvu que je prcferve mon cœur de la vanité. Ah ! je m'humilierai de plus en plus , je ferai pe- tit à mes yeux , afin de mériter par-la cette gloire immortelle que vous deftinez aux humbles de cœur; je vous la fouhaite, &:c. Ainfi foit-il.

'V^SS

h -M

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anez*

3ï4 Pour LA FÊTE

SERMON i

POUR LA FÊTE

D^UN St. martyr,

PATRON D'UNE ÉGLISE.

Vos eritis inihi tedes.

Fous me rendrez témoignage. Aét, i. 8.

9^^:J^=^^ E N D R E témoignage à Jefus- j^I^Pa/JI Chrift eft pour tout fidèle un jnjtlmly devoir indifpeni

fable; & le mar- tyre eft fans doute le plus grand témoignage que Dieu puifTe exi-

ger de l'homme, puifque rien n'eft fi grand que Tamour , & que le martyre en eft la confommation & la plénitude. Je fais que ce témoignage n'eft pas de tous les temps, & qu'il a fallu que TEglife ait eu fes ty- rans & fes perfécuteurs , pour avoir (qs martyrs & (ts apôtres ; mais il eft un mar- tyre de foi comme un martyre de fang.

d'un saint Martyr, &c. 315

Quoique les perfécutions aient fini , &C que les Céi'ars roicnt devenus les protec- teurs de la religion qu'ils avoient voulu d'abord détruire ; tout fidèle n'en eft pas moins obligé d'ctre un témoin de Jelus- Chrift, comme le iaint Martyr dont nous honorons ici la mémoire : la paix de l'E- glife qui n'oiQ rien au mérite de la foi , note rien non plus à ks obligations; la vie chrétienne eft toujours une vie de com- bat, de tentation & de Ibuffrance : le chré- tien eft toujours un martyr qui doit en un iens mourir chaque jour pour Jelus-Chrift; il faut dans tous les temps qu'il perde fon ame pour la regagner ; & îî fa vie n'eft pas un témoignage continuel &: pénible de fa foi , elle en eft une défertion & une indigne apoftafie. Mais pour développer une vérité capitale & d'un fi grand ufage pour les fidèles, je la partage en trois ré* flexions , qui vous apprendont ce ^ue c'eft que ce témoignage , que nul fidèle ne peut fe difpenfer de rendre à Jefus-Chrift. Nous avons beibin des lumières de l'Efprit-Saint; invoquons-le par Tinterceffion de Marie. j4ve^ Maria.

V^UAND je parle du témoignage que , toi;i chrétien eft obligé de rendre à Jefus- 1^^^^^^- Chrift, je n'entends pas feulement la pro- fcfiion extérieure que nous faifons tous de fa do(5lrine : tous ceux qui lui diront : Sei- gneur, Seigneur, c'eft-à-dire, qui imvo-

Oij

3i6 Pour Fête

queront avec TEglife , ne feront pas pour cela un jour au nombre de fes diiciples : je parle d'un témoignage qui coûte , qui ne démente pas par la conduite la foi qu'il profefle au-cîehors , qui ne défavoue pas Jefus-Chrift par fes œuvres tandis qu'il le confeiTe de bouche; d'un témoignage qui honore la religion, qui glorifie le Seigneur, qui fanftifie le fidèle ^ & qui par le facri- fice continuel qu'il fait des chofes préfen- tes , le rende un témoin éclatant des fu- tures; c'eft 'à-dire, que le témoignage que la foi exige de tout fidèle , eft un témoi- gnage de fouifrance , un témoignage de foumilîion , &: un témoignage de defîr. Un témoignage de fouffrance. Oui, mes frères , ce n'oft qu'en foufrrant que nous pouvons rendre témoignage que nous fom- mes chrétiens : les martyrs en donnant leur vie pour Jefus-Chrift n'ont fait qu'abréger leur facrifice , & terminer par un feul aéle héroïque & douloureux cette longue car- rière de fouffrances que doit fournir tout fidèle. Il ne s'agit pas feulement ici de ces maux extérieurs dont la Providence fouvent nous afflige , & que la condition humaine nous rend inévitables ; ce font des épreuves que Dieu n'exige pas éga- lement de chacun de nous, & des moyens de fanftification dont fa fageiTe fe fert pour accomplir fes deffeins de miféricorde ou de juflice fur certaines âmes fidelles. Il s'agit de ces fouffrances qui forment proprement la vie chrétienne , de cet efprit de croix

D*uN SAINT Martyr, &:c- 317

& de mortification qui rend témoignage que nous Tommes dilbiples de Jeius-Chrift, l'edateurs de fa doélrine, & alToclés à (es promeiles. Il s'agit de ce renoncement in- térieur , de ce martyre invifible & con- tinuel, qui fait que nous réfiftons à nos pal- fions ; que nous réprimons nos deiirs in- juftes ; que nous combattons nos penchants vicieux ; que nous afFoibliiïbns les impref- iions des iens par les vues de la foi, & que nous élevons dans nous la vie de Tef- prit & de la grâce fur les débris de Tamour- propre & de la nature. Il s'agit de cette pénitence du cœur, fans laquelle il n'y a point de falut , qui fait que nous pardon- nons les injures; que nous aimons ceux qui nous haïirent; que nous difons du bien de ceux qui nous font du mal ; que nous étouffons les faillies de la colère , les im- pétuofités de l'humeur , les mouvements de la vanité ; que nous retranchons les excès de l'amour-propre , les complaifan- ces de l'orgueil, les inutilités des plaifirs^ les dangers des commerces , les périls des occafions, les charmes de la pareffe , les écueils de l'ambition ; & que nous pre- nons fans ceffe le parti de la foi & de l'Evangile contre nous-mêmes. Il s'agit de cette violence fi fouvent commandée dans l'Evangile , qui fini que prefque dans tou- tes nos adions nous devons être en garde contre notre cœur, craindre que l'amitié ne le fcduife ; que la haine ne le flétriffe ; que la flatterie ne l'empoifonne ; que la

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3iS Pour la Fête

compîailance ne l'entraîne ; que l'intérêt ne Taveugle ; que Tenvie ne le fouille ; que le plaifir ne l'emporte; que l'indolence ne Tafloupiffe ; que l'exemple ne le raf- fure; que nous ne prenions nos penchants pour nos devoirs 5 & les abus que nous juftifîons, pour les règles que nous devons ibivre. Il s'agit de cette vie de la foi, qui combat fans celle au-dedans de nous la vie des fens ; qui dans toutes les aftions 5^ dans tous les événements trouve des iacrifices à faire, parce que par-tout elle trouve ou des périls à craindre, ou fes pro- pres penchants à combattre ; & qui nous trouvant toujours oppofés à la loi de Dieu, nous fait toujours trouver en nous-mêmes, & la fource de toutes nos tentations, & l'occafion de tous nos mérites. Il s'agit en- fin , de cette guerre continuelle qui fait que le chrétien ne peut fe fauver fans qu'il lui en coûte, fans fe vaincre foi-même, fans rapprocher fans cefiTe de la loi de Dieu /es penchants qui s'en éloignent fans celle; fans facrifier aux impreiîions de la foi , les împreflîons des fens qui les contredifent; fans vivre pour Dieu au milieu de tous les objets qui nous portent à nous cher- cher nous-mêmes; fans être étranger dans une terre tout nous retient & nous at- tache; en un mot, fans faire de tout ce qui fait nos crimes & nos plaifirs la fource de nos vertus , & l'occafion de nos fouf- frances. y oilà le martyre que la foi exige de tout

d'un saint Martyr, &c. 319

fidèle ; c'eil à ce prix que le royaume de Dieu nous eft promis. Les ilipplices ihs martyrs, les auftérités des anacoretes font des grâces; mais ce ne (ont point des de- voirs : tous n'ont pas ce don, comme parle TApôtre, &c tous ne font pas appelles au mcme honneur; mais la vie cruciiiée, mais la mortification des partions, mais la vio- lence des fens, mais la pénitence du cœur eft la vocation de tout fidèle, le premier devoir de la toi, le fond & comme lame de toute la vie chrétienne. Ainfi tout chré- tien eft un témoin de Jeius-Chrift, parce que par les violences continuelles que l'E- vangile l'oblige de faire à fon cœur & à (es partions, il rend témoignage que Jefus- Chrift eft le maître des coeurs, le rému- nérateur des fidèles, le juge éternel de nos œuvres; que. fa doftrine eft la voie du falut, & la dodrine de la vérité; que fes promertes font préférables à tous les plai- firs dont elles exigent le facrifice. C'eft à nous maintenant à nous demander fi nous fommes chrétiens , c'eft-à-dire , les mar- tyrs de la foi &c les témoins- de Jefus-Chrift; à nous demander ce que la religion nous coûte ; quels facrifices nous faifons à fes promertes; fi Jefus-Chrift eft pour nous un époux de fang , & quelles violences nous pourrons lui offrir un jour comme le té- moignage de notre foi & le prix de fon royaume. Je vous demande fi ceux qui ne croient pas en Jefus-Chrift , &c à qui la dodlrine de la croix n'a pas été prcchée ,

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310 Pour la Fête

mènent une vie différente de la nôtre; nous fbnimes plus patients qu'eux , plus chartes, plus charitables, plus aufteres dans nos mœurs 5 plus modérés dans nos paf- iîons , plus équitables envers nos frères , plus circonfpefts dans nos difcours , plus détachés des chofes préfentes : & fi le feul avantage que nous avons fur eux , n'eft pas une loi plus fainte & une vie plus cri- minelle. Premier témoignage, un témoi- gnage de fouffrance.

1 î. J^ E fécond témoignage que nous devons rendre a la toi, eit un témoignage de lou- miffion. Je dis de foumiflion , non-feule- ment à la profondeur de fts myfteres & à Tautorité de fa parole , en facrifiant nos lumières , en captivant notre raifon , en adorant ce que nous ne pouvons com- prendre, & en ne voulant pas être fa- ges contre Dieu même : de foumifîîon, non-feulement en ne voulant pas appro- fondir témérairement ce que l'œil n'a ja- mais vu , & ce que l'oreille n'a jamais en- tendu ; en ne mêlant pas à la {implicite de la foi, la vanité de nos raifonnements & la foibleffe de nos conjeftures; en ne regardant pas comme un bon air une force d'efprit qui en eft toujours l'aveuglement ôc la folie ; en méprifant les hommes au- dacieux qui croient s'élever au-deffus des autres , en s'élevant au deffus de la foi ; qui s'honorent de l'impiété , comme d'un

d'un saint Martyr, ^c. 311

tître de diftinftion & de gloire; & en ne trouvant rien de plus noble & de plus grand que la docilité & la foumiffion du tidele : de ioumiflîon, non- feulement en refpedant les pratiques du culte extérieur de la toi, les pieufes traditions de nos pè- res , les lolx de l'Eglife ; en rendant hom- inage à la grandeur de la religion par no- tre Hdéliré à remplir les devoirs les plus limples & les plus vulgaires, & ne croyant indigne de nous que de nous mettre nous- mêmes au-deflTus de la loi & des règles. Cette foumiflion ne regarde propre- ment que TeTprit : mais la toi exige en- core la foumiflion du cœur; je veux dire, l'acceptation des ordres de Dieu fur nous, la conformité à fa volonté fainte dans tou- tes les fituations il nous place; en fup- portant avec patience les croix que fa bonté nous m.énage , les infirmités dont il nous afflige, les injures de nos enne- mis , les perfidies de nos amis , la perte de nos proches ,'les difgraces de la for- tune , & tous les événements, ou qui mortifient nôtre orgueil, ou qui trompent notre efperance; en faifant des peines at- tachées à notre état , des moyens de fa- lut. Vous fur-tout, mes frères, que la Pro- vidence a fait naître dans une condition pauvre & laborieufe : loin d'envier ladef- tinée de ceux qui vivent dans l'abondan- ce; loin de murmurer contre l'ordre de Dieu, qui femble vous condamner au tra- vail 5 à la pauvreté 6>c à la mifere; loin

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312 Pour la Fête

de porter impatiemment le poids du jour ôc de la chaleur , que la Providence iem- ble vous avoir impofé à vous (euls ; loin de vous regarder comme malheureux , parce que vous êtes pauvres ; vous de- vez au contraire bénir la miîëricorde de Dieu de vous avoir fait naître dans une condition le falut eft plus facile , parce que les dangers y font moindres ; dans une condition vous avez moins de ten- tations à craindre , moins de pièges à évi- ter , moins d'obftacles à furmonter , & tout vous facilite les voies du falut & de la vie éternelle ; dans une condition Jefus-Chrift appelle bienheureux ceux: qui y font nés , puifque les riches doi- vent fe priver par un efprit de foi , des plaifirs que la naiiTance vous refufe; qu'ils doivent porter dans le' cœur la pauvreté que vous étalez au-dehors; qu'ils doivent remplacer par une pénitence volontaire , les travaux que la nature vous impofe ; & que vous pouvez avoir le mérite de leur état fans en partager les tentadons & les vices. Penfez quelquefois, mes frères, que la vie eft courte , & que le chré- tien eft condamné à fouffrir : qu'ainfi l'é- tat qui nous attache le moins à la vie ; qui nous éloigne plus des plaifirs qui cor- rompent le cœur ; qui nous ménage plus d'occafions de privations & de fouffran- ces, qui laifte à nos paflîons moins de moyens de fe fatisfaire; qui met entre les grandes tentations du monde & nous , un

d'un saint Martyr, &c. 325

Intervalle preCque infini , eft un état heu- reux pour le ialut, puilqu'il nous en four- nit tous les n)oyens & qu'il nous en éloi- gne tous les obitacles. Souvenez-vous qu'il faut foufFrir clans le monde ou clans l'é* ternité; qu'il eft rare ou mcnie impoiîi- ble 5 d'ctre heureux fur la terre & dan.ç le ciel ; que la religion retranche aux ri- ches ce que la nature vous a déjà retran- ché ; que s'ils ont plus de biens que vous , ils auront aulîi un plus grand compte à rendre ; que nous ferons cous égaux de- vant le tribunal de Jefus-Chrift; & que ce qui diftinguera alors les fidèles , ce ne fe- ront plus les noms & les honneurs , mais les œuvres & les mérites.

Ainfi, qui que nous foyons, mes frères, & en quelque état que la Providence nous ait fait naître, il eft inévitable que nous ne trouvions des croix & des peines dans notre état. Or , le témoignage que nous devons rendre à la foi , c'eft de glori- fier Dieu dan^ nos peines ; c'eft de nous foumettre à fa fagefle qui nous les impo- fe ; c'eft de reconnoitre l'ordre du Sou- verain qui difpenfe les événements agréa- bles ou fâcheux pour accomplir (es âeÇ" feins de miféricorde fur les hommes; c'eft de fentir que les peines de notre état font les voies de notre fandlficatlon; que nous fommes perdus, fi nous en fortons en mur- murant contre la main qui nous frappe ; que Dieu a (qs ralfons dans toutes fes dé- marches à notre égard ; que fon unique

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314 Pour la Fête

vue, dans fes différentes conduites, eft de nous conduire plus fûrement aufalut; que rien n'eft plus à craindre que de n'avoir rien à fouffrir, & que notre état n'eft fur, qu'autant que nous y trouvons des difficul- tés & des peines. Voilà le témoignage glo- rieux que nous devons rendre à la foi : car rien n'honore plus la religion que la patience & la foumifïîon du fidèle ; rien ne fait mieux comprendre la grandeur & la puiffance de la foi , que de trouver dans l'efpérance des promeffes futures une ref- fource toujours prête contre les peines pré- fentes; &: il Dieu eft grand dans (es fair^ts, il Teft principalement dans ceux qui favent fouffrir & fe foumettre.

Et cependant il femble qu'il n'eft point pour nous de Providence : nous la comp- tons pour rien dans tous les événements qvf} conipoient notre vie ; nous n'y voyons que la malice de nos ennemis , les in- juftices de nos maîtres , la mauvaife foi de nos amis, l'animofité de nos envieux; il iemble que les hommes gouvernent l'u- nivers 5 & difpenfent à leur gré les ré- volutions diverfes qui nous intéreffent ; il femblfe que leurs paffions font les pre- miers mobiles des changements & des for- tunes : nous ne remontons jamais juf- qu'au Souverain qui les met en œuvre, ,& les fait fervir à fes deffeins éternels fur nos deftinées; nous n'y voyons pas un Dieu , & fupréme & fecret difpenfa- teur de toutes chofes, fans Tordre duquel

d'un saint Martyr , &c. 31?^

pas un cheveu nicme de notre tcte ne tombe ; qui tait tout , qui conduit tout , qui difpofe de tout , qui a prépare de toute éternité les événements les plus foudains & les plus furprenants pour les faire fer- vir à notre lanftification , & qui fe joue de la vaine fagede des hommes , en les conduifant à les fins par les voies mê- mes qu'ils avoient choifies pour les évi- ter. Quelle reffource pour un fidèle que la fubîmiité de ces vues! quelle élévation la foi ne donne-t-elle pas à l'homme , puifqu'elle le met au-deflus de tous les événements! & quand la religion n'auroit que cet avantage' au milieu des traverles & des viciffitudes inévitables dans la vie , le pécheur ne feroit-il pas à plaindre de S'en priver ? &c y auroit-il rien de plus infenfé & de plus malheureux , qu'un hom- me livré à lui-même, & qui vit fans Dieu, fans religion &c fans confcience?

JCjNFIN, le dernier témoignage que nous in. devons rendre à la foi, eft un témoignage Rî-fle.t, de defir. Comme nous fommes étrangers fur la terre ; que nous n^avons point ici- bas de cité permanente; que les jours mê- mes de notre pèlerinage font courts & la- borieux, & que le ciel eft la patrie du fidè- le ; le premier devoir de la foi eft de foupirer après la patrie qui nous eft mon- trée de loin : c'eft de rapporter à cet heureux terme de nos travaux, nos foins.

3i6 Pour LA FÊTE

nos œuvres , nos defirs & nos penfées ; c'efl de ne perdre jamais de vue ce lieu de repos promis au peuple de Dieu, vers lequel nous marchons fans cefTe , & toutes nos démarches &: tous nos mouve- ments doivent nous conduire; c'efl de re- garder tout ce qui nous environne comme n'étant point à nous , puifque tout ce que nous ne pourrions pofféder toujours, nous ne l'avons que par emprunt; c'eft d'ufer du monde & de toutes les chofes du monde comme n'en ufantpas, c'eft-à-dire, com- me d'un dépôt dont nous n'avons que l'ufage , & qui ne doit que paffer par nos mains ; c'eft de ne nous attacher qu'à ce qui doit demeurer toujours ; c'eft de ne fouhaiter que les biens permanents , que perlbnne ne pourra plus nous ravir & qui rendent heureux ceux qui les poffedent ; c'eft de fentir que nous ne fommes point faits pour les créatures , puifque toutes en- femble elles ne peuvent afTurer à notre cœur le repos que nous y cherchons, & que les biens qui nous y attachent , font plutôt la fource de nos chagrins que le remède de nos peines. C'eft de nous être à charge à nous-mêmes dans un lieu tout irrite nos pafïîons , &c rien ne peut les fatisfaire ; tous les pas que nous faifons, font des chûtes ou des écueils; les mêmes objets que nous avons long- temps defirés , forment enfuite nos plus vives amertumes ; tout nous éloigne de Dieu, & plus nous nous éloignons

d'un saint Mautyr , &c. 317

c!e lui , plus nous nous devenons infiip* portables à nous-mêmes : d^ns un lieu que nous aimons lans être heureux ; que nous méprirons l'ans en être détachés ; dont nous lénfons le vuide & le Frivole, fans en être déi'abuiés ; oii tout nous dé- plaît : & cependant tout nous atta- che ; dans un lieu tout eft piège & tentation : nos bons defirs trouvent tant d'obftacles , notre toiblefle tant d'ex- cufes j notre foi tant d'illufions , notre cœur tant de féduftions; la profpé- rite nous élevé , Taffliftion nous abat , la fanté nous fait oublier Dieu, la mala- die-nous remplit de nous-mêmes; les af- faires nous diifipent, le repos nous amol- lit, les commerces nous léduifent, la fo- litude nous nuit , les exemples nous en- traînent , la fmgularité nous égare; & oii la vertu n'eft jamais fûre , parce qu'elle eft toujours entre nos mains , & que nous portons toujours ce tréfor dans un vaif- feau de terre. Voilà ce qui a tant fait tou- jours foupirer les faints après leur déli- vrance ; voilà ce qui doit nous faire de- firer cette rédemption parfaite toutes les larmes feront effuyées , toutes les ten- tations finies, toutes les pafîîons éteintes, tous les defirs remplis , toutes les vertus aflTurées , la fource de tous les vices à jamais tarie : voilà ce qui doit nous faire fupporter notre vie avec une fainte trif- tefife , porter le poids de notre corps avec frayeur, 6>c regarder la terre comme le^

3l8 P O U Px LA FÊTE

lieu des combats, des tentations, des nau- frages ; vivre au milieu des créatures com- me au milieu d'ennemis qui ont juré no- tre perte , vk defirer que le règne de Dieu vienne enfin s'établir pour toujours dans nos cœurs. Et ne croyez pas que ce defir fbit une lîmple vertu de perfection : c'eft le premier devoir de la foi ; c'eft la drfpo- fîtion la plus effentielle du fidèle; c'eft la piété fincere & véritable; c'eft ce qui dif- tingue les enfants du fiecle des enfants de Dieu; c'eft l'état du chrétien fur la terre. Quiconque ne regarde pas le monde com- me un exil , n'eft pas citoyen du ciel ; qui- conque met fes afreftions ici-bas, n'a plus droit à la patrie promife aux fidèles ; qui- conque ne fe compte pas comme étranger dans le monde, n'eft plus un homme du fiecle à venir, renonce à la foi, n'a plus de droit aux promefîes futures, & eft pire qu'un infidèle. Et voilà pourquoi, mes frè- res, Jefus-Chrift nous affure que le royau- me du ciel eft pour les pauvres & pour les affligés : car il eft bien plus aifé de fe regarder comme étranger fur la terre , quand on n'y polTede rien ; de regarder le monde comme un exil , quand il eft pour nous un lieu de privation &: de peines ,. & d'attendre fa confolation dans le ciel> quand on ne la trouve pas fur la terre. Mais ce n'eft pas l'état, c'eft le cœur qui fait les véritables pauvres. Si vous regar- dez la pauvreté comme un malheur , TOUS fouhaitez les richeffes que la Pro-

N

d'un saint Martyr, Src. 319 vldence vous refufe , fi vous les comp- tez comme des biens véritables , fi vous fonhaitez de les acquérir par des voies in- jufies ; votre cœur eft riche , tandis que vo:re condition eft pauvre; vous êtes mal- heureux , & vous êtes coupable^; vous participez à la malédidion des richeiïes , ik vous n'en partagez pas les commodi- tés & les avantages. Au contraire, fi les riches vivent détachés de leur opulence; ^'ik regardent les biens que la Providence leur a confiés , comme des moyens de miféricorde & le prix du royaume du ciel; s'ils ibnt la confolation des affligés & la reffburce des miférables ; fi loin s'éle- ver de leur état , ils préfèrent la crainte de Dieu & le tréfor de la juftice à toutes les richeffes de la terre ; ils font pauvres de cœur aux yeux de Dieu , & ils parti- cipent à toutes les bénédiftions de la pau- vreté , fans en partager les incommodités & les peines.

Tels font les témoignages que la reli- gion exige de nous. C'eft ainfi que tout chrétien doit être un martyr de la foi : non pas en répandant fon fang , en allant annoncer Jefus-Chrift à des nations infi- delles, en quittant fes proches & fa pa- trie, comme le faint ^artyr dont la fo- lemnité nous aflTemble aujourd'hui ; mais en mortifiant fes paffions,par un principe de foi , & c'eft un témoignage de fouf- france ; mais en acceptant (es peines &C fes affligions pour rendre hommage à la-

530 Pour la Fête

fbip & c'eft un témoignage de foumiffion; mais en mëpriiant tout ce qui paffe , & ne regardant comme des biens Iblides que les biens éternels & les promelTes de la foi 5 & c'eft un témoignage de deiîr : c'eft ainfî que vous pouvez partager avec vo- tre faint Patron la gloire & la couronne de Ton martyre. Vous enviez quelquefois, mes frères, le bonheur de ceux qui ont répandu leur fang pour Jefus-Chrift; il vous paroît heureux d'acheter à ce prix & par un moment de fouffrance un royau- me éternel ; mais ]e vous l'ai déia dit , il ne tient qu'à vous de leur reiTembler. Dieu ne demande pas le facriflce de votre corps; mais il demande celui de vos paflions : il ne demande pas que vous alliez vous of- frir à des peines & à des tourments pour fa gloire ; il demande que vous acceptiez avec foumiffion celles qu'il vous ménage : il ne demande pas que vous renonciez à tout ; mais il demande que vous foyez dé- tachés de tout. A quoi tient-il donc , mes frères, que nous ne marchions fur les tra- ces du faint Martyr que nous honorons? Eft-ce que ce qu'on demande de nous eft trop pénible? mais la grâce l'adoucit. Eft-ce qu'il eft impoflible ? mais tant de faints Pont pratiqué. Eft-ce qu'il eft inutile ? mais c'eft le prix de notre falut. Mon Dieu , fi nous étions plus heureux fur la terre en nous abandonnant à nos paflions , en nous révoltant contre nos peines , en nous attachant aux créatures , notre aveugle-

d'un saint Martyr, &c. 331

ment auroit une excufe : mais en favo- rllant nos paflîons , nous augmentons nos inquiétudes; en murmurant clans nos mal- heurs , nous aigriffons nos peines ; en nous attachant aux créatures, nous multiplions nos liens , & nous agg[ravons notre Ser- vitude. Vous ne nous demandez donc que ce qui nous eft utile & expédient ; vous nous intéreffez à vous fervir en promet- tant que nous ne trouverons de repos vé- ritable que dans votre lervice ; & vous attachez à Tobiervance de votre loi , & les avantages de la vie préfente , 6c les promeffes de ia future, Ainfî foit-il.

"i;vM,ua

ANALYSES

DES SERMONS

CONTENUS DANS CE VOLUME.

POl/R LE JOUR DE SAINTE AGNÈS.

DIVISION. Deîix préjugés dans le inonde. L Un préjugé defoiblcjjé & de fragilité ^ détr^uit par le triomphe de la cbafteté d'Agnès, IL Un préjugé d'im- pénitence , confondu par Je courage de fou martyre,

I. Partie. Préjugé de f cible j]e & de fragilité , qu Agnes confond par le triomphe de fa chafteté. Au milieu de tant de généreux défenfeurs de la foi , donc le triomphe rendoit Rome encore plus illuftre que \q.s victoires de ks anciens conquérants, Agnes parut avec tant d'éclat, que Ton nom Ibul devint i«'-gloire de TE- gliie, la honte du paganifme, & l'admiration de tous les fieclcs. La grâce & la nature avoient pris plaifir de répandre à Tenvi fur elle tous leurs tréfors : aufîî s'a- tira-t-elle d'abord les regards pubncs,&: ce que Rome avoit de plus grand , la rechercha. Quel écueil pour une vertu vulgaire! car refufe-t-on à cet âge une fortune brillante qui s'offre, & fur-tout quand fhonneur & la ^ religion n'y femblenc mettre aucun obflacle ? Mais * Agnès ne balance pas à préférer le tréfor de la virgi- nité à toutes les pompes du fiecle. Quelle inftrudion pour nous, qui regaidous le dérèglement comme une

334 Analyfcs des Sermons.

deflinée de Tàge , & qui pardonnons le vice aux pre- mières mœurs î Agnès , à ia fleur de fon âge , ne con- noîr rien de plus précieux que le tréfor de l'inno- cence ; & le feul privilège qu elle trouve dans fa jeu- nefie, ce font des attentions plus féveres pour éloigner des pallions qu il eft toujours bien plus aifé de préve- nir que d'éteindre.

Mais, dit-on 5 il faut pafier quelque chofe à Tàge. Et moi, je dis que c'efl: à fàge qu'il ne faut rien paf- fer, parce que les premières mceurs décident d'ordi- naire du reil:e delà vie ;& d'ailleurs nos paflions finif- ■fent- elles avec la jeunelfe? Mais au moins le tempé- rament, ajoute-t-on, doit rendre nos foibleilès plus pardonnables. Cefr à-dire donc que, lorfque Dieu nous donne un cœur tendre & fenfible, il ne nous le donne pas pour lui? «S: qu'il ne s'efl réfervé que les âmes dures & barbares. Agnès avoit le cœur bien tendre, mais c'ell pour Dieu feul qu'elle 'fait ufage d'une fen- fibilité qui ne doit nous conduire qu^'à Dieu feul. Pé- riife mon corps , dit-elle , puifqu'.il a pu plaire à d'au- tres yeux qu'aux fiens. Et d'ailleurs , feroit le mé- rite de la vertu, fi nous ne trouvions en nous des penchants qui la combattent? & feroit-il befoin de nous interdire le vice , fi un goût malheureux ne nous le rendoit aimable? ûlais,. continue-t-on , ce n'efl ni par goût ni par tempérament , qu'on fe laifTe aller au déiordre ; ce font des occafions qui entraînent , aux- quelles on ne peut réfifier. Mais , premièrement , puif- que vous étiez fans goût & fans tempérament pour le vice , plus vous rendrez compte à Dieu d'un cœur que vous avez livré à Sacan , malgré tant de dèfenfes heureufes dont la main milericordieufe favoit envi- ronné. Secondement, qu'efr-ce que ces occafions qui vous ont féduite? Sont-ce les talents malheureux des grâces & de la beauté , dont la nature vous avoit pourvue ? Voyez quel ufage en fit Agnès ; c'eil: cela même qui , à fon exemple , auroit rendre vos at- * tentions plus rigoureufes. Les bienfaits du Créateur peuvent-ils devenir une excufe, lorfqu'on les courue

Analyfcs des Sermons. 33c

contre lui? D'ailleurs, n'avez- vous pas affuro le fuccès de vos déplorables appas par des foins & des artifi- ces , qui font déjà un crime pour vous , avant que d'ê- tre un fujet de chute pour vos frères? Vous drcdcz vous-mcnie le piège & Toccailon qui vous lait pcrir , & vous vous en prenez à elle de votre perte. Troi- fiémcinent, je vous demande encore, qu'appellez-vous occarion>? Sont-ce les fcductions dont vous avez eu peine à vous défendre ? I\Iais les follicitations , les promelfes, les terreurs affermiflent la vertu d'Agnes: pour vous , vous avez été au-devant du crime par la facilité de vos mœurs , qui a été comme un fignal de dérèglement. L'exemple d'Agnès confondra donc ce vain langage d'excufes & de préjugés que le monde oppofe fans cefle aux préceptes de la loi de Dieu.

II. Partie. Le préjugé cTimpénitence ^ confondis par le courage du marf^re d'Agnès, i^. On fe retran- che fur fàge 5 fur le fexe , fur la foiblefTe du tempé- rament, incapable de porter toute la rigueur & tout le férieux d'une vie exactement conforme à fEvangile.

Premièrement 5 fur l'âge : parce qu'il faut, dit-on, pour robfervance rigoureufe des devoirs du chrétien , une force , une maturité d'efprit , une fermeté à l'é- preuve de tout, une perfévérance, un endurciiïement à la peine & à la violence, un empire fur fes pafîîons & fur foi-raéme, qui ne paroît pas convenir à une jeuneffc tendre, facile, aiféeà féduire, & les pafîîons ne font pas encore modérées par \qs réflexions. Mais Agnès au fortir prefque de l'enfance, défie la fureur des tyrans; & rhorreur de fon fupplice , qui alarme même la fé- rocité de fes bourreaux , répand une joie fainte , & comme un nouvel éclat fur fon vifage. En eiFet, qu'y a-t-il dans la vie chrétienne, qui ne convienne au pre- mier âge? Le férieux? mais finnocence feule cft tou- jours accompagnée de férénité & d'alégrelfe; & il n'y a que le crime & les pallions qui foient triftes , férieu- fes & forabres. La violence ? mais c'efl: dans le pre- mier âge que les paflîons plus dociles, fe plient plus airément au devoir. Lea réflexions àoiu on n'ell pas

336 Analyfcs des Sermons.

capable dans la jeunefle ? mais la grâce ne fe plak que dans la fimplicité & dans Tinnocence : &'nos in- certitudes croilfent d'ordinaire avec nos réflexions. La fermeté & la perfévérance ? mais ce font nos pafîîons feules qui font toutes nos inconftances : auiîi nous re- prochons-nous fouvent, & avec vérité, qu'en avan- çant en âge, nous n'avons fait que croître en malice , ^n dérèglement, & dans famour défordonné des créa- tures* L'Evangile ell: donc la loi de tous les âges.

Secondement , on fe retranche fur le fexe. Mais quel prétexte pour alléguer le fexe en fa faveur, cpn- tre l'auftérîté & la difficulté des devoirs de fEvaiîgi- le. Les Agnès , \qs> Luce , \qs Cécile , tant d'autres héroïnes de la foi, n'ont-elles pas trouvé dans le leur une force & une grandeur d'ame dont les héros pro- fanes n'ont jamais approché ? Qui ne fait de quoi efi: capable une femme mondaine, pour l'objet criminel qui la poffede ? Et pourquoi ne feroit-on capable de rien pour Dieu? ce qu'on a pu pour le monde, ne le pourroit-on pas pour le falut?

Troifiémement , on fe retranche fur la délîcatefTe du tempérament. Mais Agnès trouve-t-eile dans la dé- îicatefle de fa complexion , des raifons pour craindre les chaînes qui la lient, & le glaive qui va fimmoler? Et d'ailleurs, vous demande-t-on, comme à elle, que vous réfiftiez jufqu'au fang? Dieu ne demande pas la force du corps , il demande la pureté & l'innocence de famé , & les devoirs effentiels de la foi s'accom- plillent au-dedans de nous; c'eft famour , c'eft la crainte de Dieu, c'efl: la reconnoiflance, c'efl le fa- crifice intérieur ô.qs pafîîons : or, ce font les ver- tus des foibles comme des forts. Il faut un corps de fer pour fournir aux agitations , aux jeux , aux plai- firs , aux veilles , aux alfujetiifiements que le monde & farabition vous impofent ; & cependant la folblefle de votre complexion peut y fuffire : mais pour rem- plir les devoirs de la religion , il ne faut qu'un bon cœur; & cependant vous excufez votre molleffe & vQ;re imp*;^aicence fur la foibleife de vos forces, comme

fi

Analyses des Sermons. 357

fc Dieu demandoit de nous ce qui ne dc^pend pas de nous.

2'". On oppofe rincomparibiliti5 de la vie chrcrienn^ avec la manière dont on vit, & dont il faut vivre dans le monde. IMais Agin^s confulte-t-elle (i Ta con- duite va pnroitre extraordinaire aux Romains ? Exa- mine-t-elle s'ils vont traiter Ton courai^e héroïque de fureur, & Ion martyre de fuperllition & de folie? Elle favoit que ia voie des jufles eft une voie peu battue; & que pour fuivre Dieu , il faut fo détour- ner du chemin que fuivent prefque tous les hommes.

Et d'ailleurs , eft cette incompatibilité de TE- vani::ile avec la fociétti? Il n'efl incompatible ni avec famitié, ni avec les fentiments de la rcconnoilïancc, ni avec la joie àct^ converfations & des commerces, ni avec les liens du mariage, ni avec les devoirs de la vie civile , ni avec \^% Ibnétions de la république. I/Evani^iîe n'eft oppofé qu'aux vices qui déshonorent la fociété, aux pafîîons qui la troublent, aux débau- ches qui la renverfent, &c. L'Evangile ne retranche que les délbrdres qui corrompent la fociété; il en aP- fure les fonds , la paix , les devoirs , \q,^ bienféanccs. Aufîî vivez félon fEvangile, & vous aurez toutes les vertus qui doivent lier les hommes \^^ uns aux autres.

LE JOUR DE SAINT FRANÇOIS DE PAU LE.

DIVISION. /. Jamais faint ne parut plus foihU aux '^eux de la chair ^ que François de Paule. IL Jamais faint ne fut fi put faut aux yeux de la foi. 1. Partiiî. Jamais faint ne parut plus foible aux yeux de la chair que François de Pauie. Ce qui nous paroît ici-bas digne d'envie, cet amas d'enchantements qui. nous font perdre de vue les biens éternels, qui féduifcnt fefprit & ufurpcnt feuls tous les hommages du cœur humain, font, féclat de la naifîance, la dif- tinction qui vient des fcieuccs iS: de fefprit, la mol- Pancc:. P

3^8 Analyfis des Sermons.

îeffe qui fiîît les plailîrs & Itv félicité des fens; & enfin c'eft le fViile qui accompngne la grandeur & les digni- tés. Or, François de Paule n'eut rien de tout cela.

I^ L'éclat de la naiOhnce. La nobleiTe du fang & la vanité des généalogies eti de toutes les erreurs la plus univerfellenient établie parmi les hommes : on ne penfe pas que ce qui dillingue les vafes d'ignominie des vates d'honneur, n'eil pas la raafTë donc ils font tirés, mais le bon plaifir de fouvrier qui les diicerne; qneforigine, comme la converfation du chrétien, étant dans le ciel , celle qu'il prend fur la terre e(i une baf- fefle dont il doit gémir, & non pas un titre dont il puiife fe glorifier. Ce fut pour rendre ces vérités du falut plus leniibles aux hommes , que la Providence ménagea à Frar.çois de Pauie une naiffance vile & obf- cure îelon le fiecle. Il naquit dans le fein de la piété, & non pa? dans le fein de la gloire : peut-être, héîas! qu'une origine plus éclatante Fciit rendu inunie à l'ac- complijTement des defleins de Dieu fur lui , & à fa- grandiiTement de fon hérirr.ge ; car une naiffance il- luftie n'efî fouvent qu'un préjugé de réprobation, & la fuite des jif^ements impénétrables de Dieu fur une ame.

2^. La diftinction qui vient uns fciences & de fef- prit. Voilà encore ce que notre (aint n'eut point : fon éducation répondit à ia naiflance. Il laiflà ces vents dt; doctiîne qui enflent , pour s'en tenir à la charité oui édifie. Ce fut v.w Scribe îndruit dans le royaume des deux ; mais qui tira du feul tréfor de la grâce ces lumières anciennes & nouvelles que nous n'avons ja- mais qu'à demi à force de veilles & de recherches. Au-licu de paroître dans les plus fameufes univerfités, & d'y faire admirer une jeunefle toute brillante d'ef- pérances, il vient puifer dans la pénitence, & dans la Iblitude d'un défert, cette haute réputation de fainceté qui feule peut autorifer à reprocher hardiment aux peu- ples, & aux princes mêmes, leurs excès : à force de le croire le moindre de tous, & indigne de touchcF aux pieds de ceux qui évangélifent la paix , il devint plus que prophète; & le plus grand des enfants des

Analyfcs des Sermons. 339

^•ortiTTies. Elevons-nous oprcs cela , foiWes que nous ibnimes, de quelques légères connoiflhnces qui nous tV-môlcnt un peu de la multitude. \1\\ feul inomcnt oe grâce développe fouvent plus de vcritcs, que de iongues années de travail.

y. La inolieirc qui fuit les plaifirs & la félicite des fens. Loin de s'y livrer, François de Paule fe retire dans Tancienne folitude du Mont-Caflîn : cette de- meure , confacrée par les auftérités & les cantiques de tant dMlIullres pénitents, fut le premier théâtre des ma- cérations de François de Paule. Tant de faintes vi^ftimcs qui avoient autrefois confommé leur facrifice fur cette montagne, y avoient, ce femble , laiflc des efprits de foulfiance & de rigueur, qui dans un moment pafienc tous dan.^ le cccur de notre Saint, & l'arment d'une innocente indignation contre foi-méme. Mais il n'eu fut pas de fa pénitence comme de celle de tant de chrétiens, qui dans un commencement de converlîon embralVent avec ardeur tout ce qui s'offre à eux de pé- nible, mais qui peu>à-peu fentent mollir leur zèle, & ralentir leur vitefle. L'amour que notre Saint eut pour la croix, fut violent, mais il fut durable; cepen- dant le corps qu'il chàpoit avec tant de rigueur , n'a- voit pas été un corps de péché , & les membres qu'il faifoit fervir à la juflice , n'avoient pas fervi à l'ini- quité. Le Seigneur le prévinif de fes bénédiétions dès le fein de fa mère, & il conferva jufqu'à la iin ce vê- tement de juftice & de fainteté qu'il avoit reçu dans le facrement qui nous régénère.

4°. Le fafie qui accompagne les grandeurs & les di- gnités. François de Paule fut bien éloigné de ce vice, fon carnélere propre fut cette humilité profonde, qui toute feule vaut mieux (]ue le facrifice. Devenu le fpec- tacle des anges & des hommes , il fe regarde comme le rebut de tous & l'anathême du monde. Les ponti- fes du Seigneur & les rois de lateiTê s'emprelfcnt à lui offrir des éiabliffements dignes de lui : les honneurs de la pourpre & de l'épifcopat lui font préfentés; mai» fa chère vertu ne lui paroît être en filreté , que fous

Pij

340 Analyfcs des Sermons.

les dehors obfcurs d'une vie privée. Le nom feiil de Tordre pieux & auftere dont il enrichit i'Eglife , an- nonce d'abord l'humilité de fon faint Patriarche. Il n'en trouvoit pas à fon gré d'aiTez rampant à (e donner; tandis que nous nous donnons fi fouvent de plein droit des titres que le public nous refufe , & que nos ancêtres n'ont jamais eus : & quel fiecle fut plus gâté là-defius que le nôtre! L'humilité de François de Paule l'éloigna toujours du miniilere Aqs autels, & du fanctuaire chrétien ; & ce cœur difpofé par une lon- gue pénitence, confacré par tous les dons de l'Efprit- Saint 5 ne fe crut pas allez pur pour être marqué du fceau du Seigneur , tandis que des cœurs mille fois profanés, & encore flétris par des traces toutes vives du crim.e, ofent fe faire marquer du crraétere faint.

IL PaPvTu:. Jamaiî faint ne fut plus put [jant mix yenx de la foi , que François de Paule, En effet , la vertu de Dieu éclata dans fa foiblene. Cette pierre de rebut fut placée à la tête de l'angle, & au lieu le plus apparent de l'édifice. A peine étoit-il établi dans la chère folitude, qu'une odeur de vie fe répand malgré lui dans les environs; & bientôt la France, l'Italie, TEfpagne, l'Europe entière entend parler de lui, & du fonds de fa folitude , il remplit le monde du bruit de fon nom. Ce fut une grande gloire pour la foi , de voir un folitaire fimple & fans lettres qui devient tout-à-coup :

\^. Le conducteur des aveugles : Rome même, le Seigneur rend fes oracles, & le peuple de Dieu va confulter, trouva dans fes lumières de nouvelles reffources ; & Sixte IV. eut recours à lui dans fes doutes , & le regarda comme le guide & le coopéra- teur de fon pontificat.

2^. Il eut une pénétration étonnante dans les voies de Dieu fur les âmes. Les fentiments Aq:% hommes , qui ne peuvent être connus , dit faint Paul , que par fef- prit qui eiî en eux, n'échappèrent jernais au difcerne- ment du fien. Il découvrit les confeils des cœurs, & vit clair dans Tabyme des confciences ; & comme la

Analyfcs dis Sermons. ^41

l'.onccur ctoit joiîuc ù la luinicre, le cœur des princes is: des peuples fut, pour ainii dire, encre les mains: on ne rciilla jamais à la grâce & i\ refprit qui parioic en lui. Ferdinand, Roi deNnples, Tentendit au milieu de fa Cour lui reprocher fes excès avec cette faintc libercé qu'inlpire la foi ; & touché , ccmnne David , des charitables ménagements , & des pieux artifices de Naihan , il prononça le premier contre foi-méme.

3". Le même Père des lumières qui lui découvroir le fecret des cœurs, le lit percer dans l'avenir; & les: fidèles de fon temps sV'crierent avec furprife, qu'mi grand prophète avoit paru parmi eux , & que le Sei- gneur avoic vifité fon peuple. Comme le Jérémie de fjn fiecle, il vil en efprit partir de Babylonê un prince infidèle, & préparer les fers & les flaunnes dont on devoit enchaîner foînt du Seigneur, & brûler ie tem- ple & la ville fainte.

4-. On vit François de Paule fouverain de toutes les créatures, conduifant au tombeau, & en rappellant à Ion gré ; commandant aux vents & à la mer , étei- gnant rimpétuofité du feu , fermant la bouche des lions, vainquant les royaumes par la foi, & dépofi- taire de la puiflance divine fur la terre.

5'". Son humilité fut récompenfée & invertie d'hom- mage & de gloire. On le vit aflis à côté d'un grand Pape, comme autrefois I\Toïfe auprès du pontife Aaron^ partageant avec lui les foins du facerdoce, & la con- duite du peuple de Dieu. On vit les peuples en foule fortir des villes , le recevoir comme autrefois le fils de David, & environné d'un appareil auiïi humble que celui de Jefus-Chrifl: entrant dans Jérufalem. Les Cours des princes même , fi peu indulgentes à la fainte folie de la croix, lui rendirent des honneurs qu'on ne rend guère qu'à la fagelle du fiecle; & la folie myflérieufe de ce nouveau David , i>'empccha pas les rois même des Philiflins de le retenir à leur Cour, avec touts* les diftinctions & les égards dus à (ii vertu.

i^J

541 AnalyfiS des Sermons,

LE JOUR DE ST. BENOIT.

DIVISION. /. Benoît condamna le monde ^ je veux dire , les faux jugements & la fécuriîé du mon- de , par les lumières qui lui en découvrirent le néant ^ le danger. IL II condamna le découragement & les irréfohitions du monde fur le falut , par la gloire 6? le fuccès qui* accompagna la promptitude de fon tnîreprife,

I. Partie. Benoît condamne les faux jngements C5? la fécurité du monde , par les lumières qui lui en dé* (^ouvrirent le néant fi? le danger. C'efl de trois er- reurs principales que naiiïent cette foule de faulTes maximes répandues dans le monde, qui dérobent pref- qu'à tous les hommes , les voies de la juflice & de la vérité : la première efl une eirreur d'efpérance, qui ouvre à l'imagination, fi capable de féduélion dans le premier âge , mille lueurs éloignées de fortune , de gloire, de pîaifir; la féconde, efl une erreur de fur- prife , qui ne trouvant pas le cœur encore înflruit fur le vuide & l'inftabilité des chofes humaines , profite d'une circonftance tout ce qui bleffe l'ame, ne s'eiface plus, pour y faire entrer le venin plus avant, & la corrompre fans refiburce ; la dernière eft une erreur de fécurité, qui nous repréfente \q% abus du nK)ndc comme ^i^% ufages & des voies fûres, & nous fait marcher, fans rien craindre, dans à.^^ fentiers tous les pas font prefque des chûtes. Or, les lumières de la foi découvrirent à Benoît trois vérités principa- les, qui dilTîperent d'abord fillufion de ces trois er- reurs, & qui encore aujourdhui condamnent le mon- de, ou qui les ignore, ou qui les méprife.

1°. Contre l'erreur d'efpérance, il comprit que tout ce qui fe palfe & ne doit pas toujours demeurer , îi'eft pas digne du chrétien pour l'éternité. Envoyé à Rome en un âge affez tendre, pour y cultiver l'ef- pérauce de fes premières années par tous les fecours

Analyfes dès Sermons. 34^

que poiivoit fournir à rédiiCinion un fjjonr fi cclcbre» la foi qui mOrit ilc bonne heure la raifon , & donne au premier lige toute la fagefie & toute la maturité des longues années , montra d'abord h Benoît ce que fexpcrience feule apprend fi tard aux âmes que le monde a féduites, & dès fcntrce prefque de la vie., J^cnoît vit le monde tel que le pCcheur trop tard de- ti'oinpcS le voit enfin en mourant, & s'en éloigna en un -Age il eft encore plus féJuilant par \qs charmes ou'il promet , qu'il ne fcll enlliite par les faveurs replies qu'il accorde. Car voih\ fillufion unîverfelle» dont le monde s'efl: fcrvi dans tous les temps pour fé- duire les hommes. Dieu répand fans ceffe des dégoûts & A<ts amertumes fur nos pafiîons injufies pour nous rappeller à lui; mais nous rendons ces dégoûts inuti- Jes, en charmant nos ennuis prcfents par l'efpoird'uii -:»vcnir chimérique que févénenient dément toujours. C eft fétat de prefque toutes les âmes que le monde & les païïîons entraînent. Loin de chercher dans les promelTes de la foi cette félicité qui nous manque , -nous la cherchons dans les promeffes du monde même; & c'eft à ces vaines promelfes que nous facrifions no- tre bonheur éternel.

2'. La foi préferva Benoît dès fa jeunofTe de cette crenr de furprife, que la nouveauté des plaifirs, le d.iiiut de réflexions , & le torrent des exemples & tkss^ufages, rend comme in<:vitable à ce premier âge. Il fenrit que tour ce qui n'eft pas Dieu , peut furpren- ilre le cœur de Phomme, mais ne fuiroit le fatisfaire. Ce n'eft lu d'ordinaire que le fruit A^^^ réflexions Hc xle l'âge; & heureux ceux, qui après avoir été féduits» trouvent dans la féduclion même de quoi fe détrom- per plus fondement & fans retour de leurs erreurs paf- fées ! Mais Ifcnoît parut inftruit fur le vuide & l'amer- tume des plaifirs, fans qu'il en eût coûté à fon inno- cence pour s"q\\ infiruire. La première imprefîion que Je monde fit fur Ion cœur , fut le dcfir de l'abandon- ner; & il chercha la folicude, comme fafyle de fon innocence, ik non comme un lieu propre à pleurer fes

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544 Analyfes des Sermons.

crimes. Ce n'efl pns qu'âne retraite de pénitence ne foit^ glorieure à la grâce de Jefus-Chrirt : mais c'eil toujours un cœur flétri , pour ainfi dire, qu'on porte dans le ran(rtuaire ; c'efi: une offrande comme encore fouillée, qu'on va mettre fur faute! ;• or, il fembleque Jes âmes qui n'ont jamais appartenu au monde & au démon , font bien plus propres à être confacrées à Jefus-Chrift parmi les vierges fiintes qui le fervent, & à devenir fa portion & fon héritage.

Delà îis'enfiiirque ce n'eftpas une maxime fi sûre, quoique trés-ordinaii-e à Aqs parents même pieux & chrétiens , de fe perRiader qu'il eft bon que leurs en- fants aient connu le monde, avant de les confacrer à ]efus-Chri(l dans une retraite religieufe. Car outre qu'il eft rare de vouloir connoître le monde, fans quil en coûte de l'avoir connu; quand cela n'arriveroit pas, il en refle toujours, je ne fais quelles impreHions fu^ neftes, qui viennent troubler le repos & la douceur de la retraite ; &: fouvent il touche plus par \qs vai- nes images qu'il a iaifiées , qu'il ne touchoit par les plaifirs qu'il nous offroit autrefois. Aufîî Benoît n'at- tend pas que feifai mille fois fait des plaifirs injuf- tes, le détrompe enfin , & le convainque que ce n'eîl point ce qui peut rendre f homme heureux. Il prend Dieu feu! pour fa confolation & pour fon partage, avant que d'avoir éprouvé que le monde ne fauroit l'être. Et nous, détrompés depuis tant d'années par TiOtre propre expérience, inlîruits par nos propres dé- bours , laffés du monde par les mêmes endroits qui autrefois avoient pu nous le rendre aimable, nous ne pouvons cependant nous déprendre de nous-mêmes; nous n'ofons rompre des liens qui nous accablent, & que nous portons à regret. Dieu eft-il donc un maître li cruel & fi dur à ceux qui le fervent , qu'il faille préférer les amertumes même du crime aux plus dou- ces cônfolations de la grâce ?

3\ La dernière erreur que les lumières de la foi dé- couvrirent à Benoît , fut une erreur de fécurité. Il «fl: aflez ordinaire aux perfonnes qu'un heureux tem-

jinalyfcs des Sermons. 345

péramcnt & les prévemions de la ^race ont pré- lèrvé de grandes chûtes dans le monde , de compter pour rien les dangers tous les autres pcrillent , & d'ccouter tout ce qu'on dit contre la contagion du monde , plutôt comme un langage de pittc , que com- me des avis nccellaires pour la confcrver. Cette laufle idée les établit dans une (ecuritc qui rend les plaies qu'elles reçoivent dans le monde, d'autant plus incu- rables, que n'y étant pas fenfibles,. elles ne leur cher- chent point de remèdes. Cell fécueil que la re- traite de Benoît nous apprend à éviter. L'innocence confervée dans le monde , ne le lui rendit pas moins redoutable. Il fe retira donc de Rome, pour aller fe cacher dans la folitude , & la nouveauté de fon def- lein, en un (îecle ces exemples étoient encore ra- res en Occident, n'arrêta pas un moment l'imprefTioii de l'Efprit qui le conduiibit au défert : & la retraite qu'il avoit choifie aux environs de Rome , ne le ca- chant pas afiez à fon gré au monde, il en chercha une plus auftere, craignant de retrouver dans le concoure des perfonnes que le bruit de fa piété attiroit déjà de toutes parts à fon défert, les mcmes écueiis qu'il avoic voulu fuir en fortant du monde.

Il ne s'enfuit pas delà que les cloîtres & les déferts foient la vocation générale de tous les hommes. Mais pour vous, pour qui tous les périls font prefque des chûtes, & qui ne fauriez vous promettre d'être fidèle , tandis que vous ferez expofé, il eft évident que Dieu r gravé dans la foibleflè même de vos penchants, l'ar- rêt qui vous fépare à\\ monde , & les exemples de ceux qui fe fauvent dans le (lecle ne conclut rien pour vous , à moins que vous ne puiflîez vous ré- pondre des précautions qui leur ont afTuré le fàlut.

1 1 . P A R T 1 E. Benoît -cou damne le cUcoiirage7nent (2? les irrcpjlu lions du monde fur le falut , par la gloire ^ le Juccès qui accompagna la promptitude de J'on entreprife. Lorfque Dieu convie les pécheurs à ve- nir goûter les faintes Cunfolations qu'il prépare ici-bas m'-me , à ceux qui le fervent, iigurées fous riuiag.«-

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54^ Analyfes des Sermons.

d'un feftin ; nu-iieu de l'emprefFemenr qu'on devroi-r montrer, on oppofe d'ordinaire , comme l'Evan^nle nous l'apprend, trois fortes d'excufes à la voix^du Ciel. La première excufe efi une excufe de molIefTe ; uxorem duxi : la féconde , eft une excufe de faufl'e prudence , qui n'a jamais pris aflez de mefures ; juga boum emi, eo probare illa : la troifieme excufe, efl * une excufe d'attachement & d'intérêt terredre ; vL7am ^mi. Or les démarches de la foi de Benoît confon- dent le monde fur ces trois vaines excufes.

^ i^. L'excufe de mollefîe. Caché d'abord au fond d'un antre , oublié des hommes, & connu de Dieii feul, paffant les nuits ou à chanter de faînts cantiques ou à méditer les années éternelles, Benoît ne trouve plus de volupté qu'à crucifier fa chair, & la réduire en fervîtude; devenu v)QrQ d'un peuple de foh'caires, il renouvelle en Occident ces prodiges d'auflérité , que les déferts de Scéthé & de la Thébaïde avoient ad- mirés ;^ ^Ç^ règle fi eftimée depuis,.. ne fut, dit faint Grégoire , que fhiftoire exade A^s mœurs du faint Lé- giflateur. C'ed ainfi que Benoît confond la moîlefle du monde. En eiièt , quand on nous propofe ces grands modèles , nous nous récrions fur la puifiance de la grâce dans ces hommes extraordinaires , mais nous n'allons pas plus loin ; & parce que nous ne croyons pas que ces modèles de pénitence foîent pro- pofés pour être imités , nous ne les croyons pas même laits pour nous inftruire. Mais quel a pu être le def- ièin de Dieu en fufcitant dans tous les fiecles, de ces pénitents fomeux qui ont édifié l'Eglife ? n'eii-ce paj de nous faire comprendre de quoi notre foiblelfe, foutenue de la grâce , efr encore capable ? De plus , je vous demande pourquoi ces grands exemples de pénitence nous paroiiïènt-ils fi éloignés de nos de- voirs & de notre état? Eilce parce qu'ils ont vécii dans des fiecles fort éloignés des nôtres ? mais les de- voirs ne changent pas avec les ilges. Efî ce parce que Ws faints ont été des hommes extraordinaires? xiais les fuiuci ne. fom devenus parmi. xïOïi% ù.qs homr-

Analyfcs des Sermons. 347

aies extraordinaires que parce que la corruption ell devenue unlvericlle. EtVce parce que les mortifica- lions & les faiiucs audérité^ ne forment que le carac- icre paniculier de quelques Taints? Mais lifez les hiP- toires,tous ont fait pénitence, tous ont crucifié leur chair avec leurs defirs; & par-tout vous trouverez des faints, vous les trouverez pénitents. Nous avons donc beau nous raflurer fur fexeinplc commun; (i les faints favoient fuivi , ils ne mériteroient pas aujour- d'hui nos homnwges. L'Evangiie ell fait pour nous comme pour eux; & comme il n'a rien qui nous ref- fcmble, il n'a rien non plus qui doive nous ralfurer* 2". Seconde excufe : la faulle prudence qui trouve toujours des difficultés infurmontables , que Benoîc confond pareillement. Quoiqu'il y eût déjà eu dans nos Gaules de faintes aflëmblécs de moines, on peut dire que 33cnoît fut fufcité de Dieu, & rempli de tous les dons de la nature & de la gr^xe, pour être en Oc- cident non-feulement le refTaurateur, mais le père de la vie cénobiiique. Mais quelle encreprife fut jamais plus traverfée & plus contredite? il ell obligé de quit- ter le premier monallere doiir on favoit chargé, parce qu'il n'y trouva que des enfants pervers & corrom- pus : il n'eft pas plus tranquille dans la nouvelle foli- tude qu'il s'efi: choifi : enfin il r.borde au iNlont-Cafliii cette montagne fi célèbre , le Carmel de fOccident ; il n'y trouve que des idolâtres , il en bannit fidolù- trie, & y élevé un autel au Dieu vivant, il y donne fa loi célefle à fes difciples ; & devenu père d'un grand peuple de faints folitaires, il remplit tout fOccident du bruit de fon nom & de fa faînteté. M-iis il importe plus de nous inrtruire que de le louer. La grande foi de Benoît qui rafiermit contre toutes \ts difîicultés que le démon oppofe à fon entrcpiife , condamne notre découragement dans les obflack's qui traverfent les démarches de converfion que Dieu demande de nous: ce font les difficultés & \qs obllacles eux-mêmes qui doivent foutenir & animer une ame dans la réf^lu- wiun qu'elle prend de changer de vie, & de fervir

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348 Analyfes des Sermons.

Dieu. Si tout étok tranquille, ce grand calme devrok lui faire appréhender pour une converfion à hquelie le monde & Tenfer feroient favorables : les contra- dictions ont toujours été le caractère le plus confiant des œuvres de Dieu.

3^. Troifieme excufe; rattachement aux chofes de la terre, à la fortune, ou à la réputation : elle e(î condamnée par la gloire & le fuccés qui accompagna Benoît dans fon entreprîfe. Benoit fur le Mont-Caf- fin, fut foracle de toute la terre; l'inditut célèbre dont il jetta les fondements, femblable au grain de fénevé, devint bientôt un grand arbre qui couvrit le "champ de Jefus-Chrifl: , & en fit le plus bel ornement. Les enfants de Benoît gouvernèrent long- temps toute TE- giife; & comme Jacob, il fut le père des Patriarches. Ce fut dans ces pieux afyîes que la fcience & la vé- rité fe fauverent de l'ignorance & de la barbarie de ces fiecles infortunés qui fuivirentle fiecle de Benoît. Telle fut la gloire , tels furent les fuccès de notre Saint; & voilà ce qui nous confond, nous en qui la fauffe prudence, & les inconvénients de fortune & de réputation que nous croyons entrevoir dans une vie- chrétienne, remportent prefque toujours fur les plus prelfants mouvements de la grâce qui nous y convient- Oui, les perfonnes mêmes qyi fe font déjà déclarées- pour Jefus-Chrifl dans le. détail de leurs devoirs, fa- crifient pre(c]ue toujours à des égards humains, les lu- mières & les mouvements de leur propre confcience,. Ce n'eft pas à la vérité fur dei points eifentiels; mais- cert fur une infinité de moindres démarches que DieU: demande de nous , & que nous fentons nous être né- ceflaires : cependant le monde nous arrête , la première penfée qui nous occupe , c'eft ce que le monde pen- fera de nous ; & après l'avoir abandonné , nous vou* Ions encore le ménager; & nous ne penfons pas que. fi-nous regardons le monde comme fennemi de Dieu, il ne peut rien nous arriver de plus heureux que de lui déplaire»..

Analyfcs des Sonnons. 34g

LE JOUR DE St. JEAN-BAPTlSTE.

DIVISION. /. jcan-BaptîJie condamvmu le monde par le témoignage quil rend à la lumière fi? à la vérité. II. Jcan-Baptifle condamné du monde povr avoir rendu ce témoignage.

I. Partie. Jean- Baptijîe condamnant le vwjide par fon témoignage. Le monde a de tout temps taxé les aiifîérités de la vie des gens de bien , d'excès & de fingularité; leur humilité, de pufillanimité & de foiblefle; leur zèle, de bizarrerie & d'aigreur. Or c'efl: fur ces trois préjuges fi injuftes que Jean-Baptilîe con- damne le monde.

i^. Sur la pénitence que le monde taxe d'excès & defingularicé. Quoique ranclifié dès le fein de fa mère; quoique ce ne fût pas un pécheur , un mondain , un ambitieux, mais un jufte en qui la grâce avoit pré- venu la naiure , quels exemples d'auflérité ne vientil pas montrer aux hommes? Suivez-le dans les déferts, lur les bords du Jourdain , à la cour d'IIérode , la dif- férence des lieux ne change rien à l'auftérité de fes mœurs; il ell par-tout le même. Cependant le monde n'en ed: point touché , parce que le monde ne peut comprendre qu'on ne foit pas fait comme lui ; & que tout ce qui le condamne , lui paroît plutôt une impof- ture hivcntée pour amufer les fimples, qu'un modèle propofé pour confondre les pécheurs, Jean-Baptifle TTC Ce contente pas de prêcher la pénitence par Çqs exem- ples; il la prêche dans fes difcours, comme le feul moyen de fe mettre à couvert de la colère à venir; mais c'efl un langage bien nouveau que la pénitence,- pour un monde qui ne la connoît pas, Auffi le monde l'écoute , le monde l'admire ; mais le monde ne le croit pa? , h il demeure toujours tranquille dans fon aveu- glement. Cependant , fur quoi le monde fc croit-il dif- penfé de faire pénitence? Seroit-ce fur finnocence de U vie? hélas! n'a- 1- il pas aiFtz de crinici à expier'^

Î5^ Analyfcs des Sermons.

Seroit-ce la foiblefTe de la fanté qui arrête? mais quel ufage n'en fait-on pas pour les plaillrs, pour la gloire, pour la fortune? Seroit-ce fur la facilité avec laquelle Dieu reçoit toujours le pécheur pénitent? il efl: \Tai, Dieu reçoit toujours le pécheur qui revient à lui ; mais qui vous a répondu que vous arriverez à ce jour que vous vous marquez à vous-même ; & que Dieu chan- gera votre cœur , lorfque vous aurez mis le comble à vos crimes ?

2°. Les abaiiïements de Jenn-Baptifte font encore un nouveau fujet de condamnation pour le monde qui traite Thumilité de pufilîanimité & de foibielle. Et- re- marquons convment tous les caracleres de Thumilité de Jean-Baptifte confondent notre orgueil. Première- ment, il rend gloire à la vérité & à la juflice, en fe reconnoiffant inférieur à Jefus-Chrifl; & nous, mal- gré tout ce qui nous humilie au dedans de nous , nous exigeons que les hommes penfent de nous ce que nous n'oferions en penfer nous-mêmes. Secondement, il veut diminuer, afin que Jefus-Chrifl croiiïe, & met fa vé- ritable grandeur à cacher féminence de ^t% titres ; & nous , non-feulement nous voulons nous attribuer V^^ talents & les vertus que nous n'avons pas , nous dif- putons même aux autres^ celles quils ont, comme fi kur réputation nous humilioit, & ou on nous privât des louanges qu'on leur donne. Troifiémement , Jean- Baptifte ne fait fervir Téclat de fes dons & de fes ta- lents qu'cà la gloire de Jefus-Chrifl; & tout ce que le Seigneur a mis en nous*^ de dons & de talents , hélas ! nous n'en faifons ufage que pour nous , & fouvenc contre le Seigneur lui même.

3^ Le zèle de Jean-Bnp:if>e condamne le monde qui a coutume de le traiter de bizarrerie & d'aigreur. Son zèle efl éclairé; il ne ^q\\ prend qu'aux abus; il ne propofe à chacun que les devoirs propres de ^<^'X état : mais il n^en efl pas moins intrépide. Il ne mé- nage ni \^s^ rangs , ni \^^ dignités , ni les erreurs- les- . mieux établies \ par-tout il trouve le vice , il l'at- i^^iue 3- ii le confond , & ne. coanoît gas ces limides

Analyfis dis Sermons. j^t

mc^nn^^çments qui font f?r»nce nu crime en fnveur du pccheur. Mais cette intrépidité de ze!c eft accoinpa- gnce de prudence & de charité; de cette prudence qui condamne le vice lans aiiî:rir le pécheur ; de cette cha- rité qui fupporte le malade , mais qui ne fouilVe ik ne déguife pas le mal , qui prend toutes les formes , qui mêle la douceur & la févérité. Or, qu'il efl rare de trouver tous ces caracftcres dans le zele des perfonnes qui font profeflîon de piété. Notre zele elt éclairé; c'ell-à-dire, nous fommes clairvoyants fur \(is, défauts do nos frères , rien ne nous échappe de leurs foibleiïes. Notre zele e(1: intrépide; mais c'cll envers ceux que nous n'aimons pas, que nous ne craignons pas, qui nous font inutiles, ou mime oppofcj; à nos vues, à nos intérêts , à nos feniiment^. Aullî notre zele eft prudent ; mais ce n'eft que d'une prudence intéref- ïé^ & charnelkv Enfin notre zele, au-lieu d'être cha- ritable, e(l plus aigri & rebuté , que touché des chiV tes & des tbiblelles de nos frères ; il leur fait pa- roître plus de rigueur, plus d'indignation & d'hor- reur de leurs fautes , que d'affection , de defir & d'a- mour de leur fa!ut. Il rend la vertu plus redoutable par ^Qi cenfures , qu'aimable par its> ménagements. Or , en violant ces règles du véritable zele , nous founiilTons au monde un préjugé fâcheux contre la piété même.

II. Partie. Le monde condamnant Jean-Baptifîe fur les mêmes chofes fur lefquclles Jcan-Baptiflc Va condamné.

1^. Sur la pénitence. Sa vie fi aufîere, fa retraite fi profonde, fon détachement fi univerfel , qui ne doi- vent former dans les cœurs que des fentinients d'ad- miration & de refpefl , ne trouvent parmi les Juifs ^UQ des dérifions & des cenfures\ Loin d'animer leur foibleflè par fon exemple, loin de bénir Dieu de ce qu'il veirt bien donner de temps en temps à la terre ces grands exemples de pénitence, fi propres à con- fondre les pécheurs & les libertins, ils regardent les faints exois de ]^n-ljapti(le comme une illufion de

3^1 Analyfcs des Sermons.

l'erprir împofteur qui ie féduit, & comme une frénéfî^ : Fenit Joamies , tion mandiicans , neqtie bihem ; fif t/i- cunt : D^moniufn habet. Telle a été de tout temps la deftinée du monde , îl tourne à fa perte les mêmes fecours que la bonté de Dieu avoit préparés pour fon falut. En effet , lorfque des âmes pouflees par rEfprit- Saint, font fuccéder à vos yeux la retraite aux diffipa- tions du monde, les larmes aux charmes de la volupté & de la molleUe ^ en êtes-vous feulement édifiés? Non ; leurs auftérités faintes , vous les traitez de finguiarité & de foiblelle; leur retraite, de bizarrerie & d'humeur; leurs larmes, de pufillanimité & de foiblefle. C'eft une afl^eclation , une ardeur de tempérament, une raifon blellee : & ce ne font pas feulement les libertins qui parlent de la forte ; ce font les plus fages d'entre les mondains, qui trouvent des inconvénients infinis aux faintes aulTérités , & aux larmes heureufes de la péni- tence des juftes. Ils voudroient une vertu modérée qui ne défefpere pas ceux qui en font témoins , au- lieu de les encourager; ils redifentfans cefle qu'on i>e va pr.s loin , quand on s'y prend fi vivement.

]\Iais d'un autre côté , une vertu plus adoucie & plus commune ne trouve pas plus d'indulgence auprès du monde. Car ce même monde qui prêche tant la modé- ration aux gens de bien , dés que ceux-ci paroiflent dans des mœurs plus communes , & que leur piété n'a rien de trop aullere qui frappe & qui furprenne, ah ! c'efl: alors que le monde infuîte à cette vertu commode & aifée; c'eft alors qu'il met bien haut les obligations de TE- yangile, & qu'il devient un docteirr rigide & outré? & c'efl îe reproche que Jefus-Ghrift fait aux Juifs de notre Evangile.

2". Le monde condamne Jean-Bap:i{te fur les abaiP fDments. Oui, le monde qui accufe fi facilement les tîcns de bien d'aller toujours à leurs fins, d'être fi fen- fibles aux honneurs & aux préférences , toujours plein de contradictions 5 condamne l'humilité du Précurfeur. L'aveu qu'il fait aux juifs de fon néant & de fa baf- feile. & de ia grandeur de Jefus-Chrill^ Jes éloigne de

Analyfcs des Sermons. 35Ç

luî, & Hs ne paroilTenc plus en ioule ù fa fuite : telle ell encore notre iniullice envers la vertu. Nous qui trouvons fi mauvais c^uc ceux qui en font profellion , briguent des dignités & des pinces, qui leur tuifons ibuvent v.n crime des grâces même & des honneurs qu'ils fuient, & que le mérite leur n attires malgré eux- mêmes; nous-mêmes, fi un nifle animé de Telprit de Dieu abdique le i-ifle & féclat des honneurs du iie- cle, pour méditer dans la retraite les merveilles du Seigneur & les années éternelles, de quel œil regar- dons nous .la grandeur de fon humilité, & le courage héroïque de fon renoncement & de fa retraite? Nous y trouvons de la pufillanimité & de la foibleiïe : nous appelions une vie oifeufe & obfcure , une vie quifert de fpedacle aux anges & aux faints : nous taxons de parelfe 6: de défaut d'élévation les facrifices les plus héroïques , & les fentiments les plus nobles de la foi; & tandis que nous admirons le défintérelTement , la fauflè fagellè , & le mépris orgueilleux que les philofophes avoient pour les dignités & \qs richeiTes , nous regardons comme un bon air de mcprifer la noble humilité de? ferviteurs de Dieu. Tel efi Paveuglement du monde, d'admirer tout ce qui favliit, &. de mé* prifer tout ce qui peut le rendre eflimable.

3^, Le monde condamne Jean-Baptifte fur fon zele. L'impiété d'Hérodias & la foibleflè d'Hérode font au Prccurfeur un crime de la fainte libené de fon minif- tere. Il devient le martyr de la vérité : heureux de l'avoir annoncé jufques dans le palais des rois, & aux pieds du trône : plus heureux encore de mourir pour elle, & d'avoir eu aflèz de zele pour mériter d'être condamné par le monde ! Tel cfi: le caraélere du mon- de ; il ne fauroit pardonner à la vérité, parce que la vérité ne peut lui rien pardonner. Cependant dans quelle bouche la vérité pouvoit-elle être plusrefpeclable, que dans celle du Précurfeur? Le prodige de fa naiiïânce , le iaint excès de fes auftérités, fa réputation , les hom- mages de toute la Judée, l'efprit de tous les prophe* x&% qui paroît revivre en lui , le rendoient finflrument

354 Analyfcs des Sermons.

îe plus propre à rendre gloire à la vérité , & à Con- fondre la volupté. Il la volupté pouvoic rougir. Mais ce vice n'efl: pas comme les autres , qui laiiient en- core un refte de goût , au moins de refped pour la vérité ; pour la volupté , elle en a été de tout temps kl plus inexorable perfécurrice. Il n'efl: rien de facré pour elle : tout ce qui s'oppofe à fa pafiîon , la rend furieufe & barbare : les crimes les plus affreux ne coû- tent plus rien , dés qu'ils deviennent néceiîaires ; & malgré les noms doux & aimables que les théâtres impurs donnent à cette infâme paiîîon , c'eft dans la vérité une furie armée de fer & de poifon , qui n'é- pargne rien, & qui efl: capable de tout, dès qu'on l'in- commode & qu'on la traverfe. Hérodias n'elt touchée ni de lafainieté & des autres qualités de Jean-Baptifte, ni du refpect qu'Hérode ne peut refufer à fa vertu , ni même de la circonftance du feftin : Jean-Baptifte la reprend ; il ofe lui reprocher la honte dont elle ne craint pas defe couvrir à la face de toute la Pa)effine; il faut que fon fang expie le crime de cette liberté. Voilà mené cette aiFreufe pafïîon.

Mais fans pouffer les chofes fi loin , arrêtons-nous à la foibleffe d'Hérode. Voyez ce que l'empire de la volupté peut fur les cœurs même les mieux faits ; il n'n pas la force de refwifer la tête du Précurfeur^ il frémit en fecret de fhorreur & de la barbarie de cette injuftice ; il fe rappelle toute la fainteté de ce pro- phète, c'eft à regret qu'il va fouiller fes mains du fang innocent; mais c' efl la volupté qui îe demande, & eft- il pofRble de rien refufer à la volupté, quand une fois elle s'ell rendue maîtreffe d'un cœur? L'honneur, la taifon, féquitc, notre gloire, notre intérêt même ont beau fe révolter contre ce qu'elle exige ; ce font de foibles moniteurs, rien n'efl: écouté. Telle efl: la ré- compenfe que trouve fur la terre le zèle de Jean- Baptiffe, telle eft la deftinée de la vérité, toujours odieiife au monde, parce qu'elle ne luieft jamais fa- vorable* •

Analyfcs des Sermons. 3^^

I »■■■■■ ..I . É I . . . ...^

LE JOUR DE Ste. MAGDELAINE.

Di V I s 1 o N. JSIagdelaine avoit aimé le monde d'un aviour de goût c? de vivacité , qui adouci [Joit tout ce qiCelle trouvoit de pénible dans fes voies : d'un amour de préférence jîifrju^i tout fa cri fier au monde. Elle aime Jcfu^-Chriji ^ L d'un amour tendre & ar- dent , qui adoucit tout ce qu'elle entreprend de plus amer pour lui. IL D'un amour fort & généreux ^ qui r»e connoît plus rien qii'elle ne lui facrife,

I. Partie. Magdelaine aime Jefus-Chrift d'un amour tendre & ardent , qui adoucit tout ce qu'elle entreprend de plus amer pour lui. La grâce de la converfîon imite & fliit d'ordinaire le carnftere du cœur qu'elle touche ; & la miféricorde de Dieu trouve tou- jours dans nos paffîorjs , \^s moyens mêmes d^ notre pcnitence. Or, voilà ce qui fe paffè aujourd'hui dans le changement de Magdelaine.

i^. Le monde avoit trouvé en elle un de ces cœurs tendres & faciles, que les premières impreiïîons bief- fent, un de ces carafteres que tout entraîne, & à qui tout devient prefque un écueil : & voilà' la première difpofition que la grâce fait aujourd'hui fervir à fon- falur. Excitée par la curiofité, elle vient entendre les paroles de grâce qui fortoient de la bouche du Sau- veur, & qui portoicnt ^ts> traits célefles & une onc- tion ineffable dans les cœurs. Ce cœur, fi facile pour le monde, ne fe défendit pas long-temps contre Jefus- Chriil. De nouvelles agitations nniiïent dans fon ame: les idées de la vertu que ce Prophète vient doniîer aux hommes, la furprenncnt, & la lui rendent déjà aimable : les couleurs terribles avec lefquelles il peint le vice, Palarment, & déjà elle fe propofe des mœurs plus dignes de fa gloire & de fon nom. Voilà la première imprefïïon de Jeius-Chrift fur cette ame : les mêmes fa- cilités que les attraits des pafîîons avoient trouvées en CÎle pour le monde, la jjrace kis trouve pour le falut^

3^6 Analyfes des Sermons.

2^ Le inonde avoir trou^'é en Magdelaine un cœiîT" habile & ingénieux dans le choix des moyens pour arrivera Tes fins : or, cette malheureufe prudence qui Tavoit conduite dans les voies de Tiniquité, devient une pieufe fageflè dans les démarches de fa pénitence. Elle choifit les cîrconfîances les plus favorables pour toucher Jefus-Chrift , & obtenir de lui le pardon de fes fautes. Elle choific, premièrement, la falle du fef- tin; c'eft-à-dire, un lieu qui l'expofant à la rifée & à la cenfure publique , întéreflTera Jefus-Chrift pour elle, & le touchera de pitié. Secondement, le tem.ps du repas , les grâces s'accordent plus facilement. Troifiémement , la préfence des Pharifiens , parce que Jefus-Chrift, pour confondre leur dureté, fe plaifoic à donner des mxarques de bonté & de tendrefle envers les brebis égarées. Quatrièmement, elle emploie une confufion falutaire, fans chercher de vaines excufes pour adoucir du moins aux yeux de fon Sauveur, fex- cts de fes égarements, & fe contente de fe tenir à fes pieds. Cinquièmement, elle emploie pour le flé- chir une humilité profonde : elle répand des parfums précieux; mais elle ne les répand que fur Çqs pieds, ne voulant prefque pas que le Seigneur s'en appcr- çoîve : elle ne veut attirer le5 regards de fon Libéra- teur, que fur les miferes de fon ame, & point du tout fur les mérites de fes œuvres. Voilà les faints artifices de Tamour de Magdelaine ; elle avoir été prudente dans le mal , elle eft prudente pour le bien ; au-lieu que fouvent habiles dans la recherche des plaifirs, & dans la conduite de leurs pafîions , les femmes du monde ne favent plus par s'y prendre, quand il faut fe déclarer pour Jefus-Chrift..

i^. Le monde avôit trouvé dans Magdelaine un cœur ardent, les paflîons ne favoient pas même garder de mefures : vous allez voir les mêmes traits dans le caraétere de fon amour pour Jefus-Chrift. Pre- mièrement , la promptitude. A peine eut-elle appris que le Sauveur étoic entré dans la maifon du Pharl- lîen , elle y court ; elle profite de la première occa-

Analyfcs des Sermons. 357

fion qirelle trouve de venir fe jetter à Çqs pieds. Ceft qu'en etlet la promptitude ell eneiiticlle à la conver- fion : la grâce a des moments heureux , que ni le temps, ni les années, ni les mcmes circonfîances ne ramènent plus. Secondement la vivacité. Le monde avoit trouve en elle un de ces caradercs extrOmcs qui ne fe donnent jamais à demi. C'elt ainfi qu'elle aime Jefus Chrill : tout ce que l'amour a de plus vif & de plus extrême, pour ainli dire, elle le fent : toutes les marques de la douleur la plus profonde, elle les don- ne. Les fuites ne diminuent rien à cette ardeur; & par- tout dans l'Evangile elle nous fera reprcfcntée comme une amnnte vive & fervente. Infirudion im- portante; car fj l'on n'y prend garde, les convcrfions les plus vives fmifient d'ordinaire par la tiédeur & par le relikhement ; & d'un pénitent zélé , on devient un tiède chrétien. Troifiémement, l'aveugiement de fon amour , fi j'ofe ainfi m'exprimer : car , quoique la grâce foit une lumière céîcfte , il eft vrai de dire néanmoins qu'elle aveugle la raifon charnelle fur mille diilîcultés que famour-propre oppofe d'ordinaire «^ux premières démarches de la converfion. Aufii IMagde- laine ne raifonne point furies difficultés iniinies qu'eile pourra rencontrer dans fon. changement. En effer , les précautions exceflîves dans un commencement de pénitence , outre qu'elles ne fuppofent qu'un cœur à demi touché , ne font jamais heureufes. La grâ- ce, dans fes premiers mouvements fur-tout, a d'heu- reufes imprudences qui révoltent la fagelfe humai- ne, mais qui confomment l'ouvrage du ftlut. Ce n'ell pas que pour mourir au m.onde & fervir Dieu , il faille renverfer toutes les règles de la prudence. La raifon eft donnée à fhomme pour le conduire ; c'ert tenter Dieu, & fortir de l'ordre de la Providence, que de ne pas confulter une lumière qu'il a mife lui-même en nous : mais il eft certain que trop de prévoyance & de circonfpection arrête toujours l'ou- vrage de la grâce ; & que dans les premières dé- marches de la grâce fur-tout, il faut lailfer quelque

3^8 Analyfcs des Sermons.

chofe à faire à rcfprit qui nous touche , ne vou- loir pas tout prévoir foi-meme , s'abandonner à Je- fus-'Chrift fur mille difficukés auxquelles on ne voie pas de reffource , & avoir encore plus de foi & de confiance que de raifon,

IL Partie. Magdelaine aime JefusChrifl d'un auîGur fort <2? généreux qui 77e connaît plus rien qu'elle ne lui fa cri fie. Magdelaine avoit aimé le monde d'un amour de préférence; elle lui avoit facrifié fa ré- putation , fon repos , ^qs^ biens & fes qualités natu- relles : c'eft ainfi qu'elle aime Jefus-ChriH; & voilà précifément ce que fon amour lui facrifie aujourd'hui.

i^. Sa réputation. Elle favoit d'abord facrifiée au monde : d'abord arrêtée fans doute par la pudeur na- turelle à fon fexe & par fa naiflance, enfuite raffu- rée contre elle même par ces maximes infenfées que îe monde infpirCj elle ouvrit fon cœur à tout ce qui s'offrit pour le captiver. En vain fa gloire & fa raifon rougiflènt en fecret de Çqs> foibleffes; l'afcendant de fon caractère avoit pris le deffus , & tous les nouveaux objets étoient pour elle de nouvelles pafîîons. Elle a îes motifs les plus puiffants de retenue, fa naiïïance ^ la tache immortelle que fes égarem,ents aUoient faire à fon fang, l'exemple d'une fueur attac^iée au'devoir, les fuites mêmes d'une réputation flétrie dans les per- fonnes de fon âge, &c. mais elle aime le monde, & il n'efl: plus rien de fi cher qu'on ne facrifie à ce qu'on aime. Maintenant elle aime Jefus-Chrift; & voyez com^ ment elle fait un facrifice de fa réputation à l'amour qu'elle a pour lui. Elle vient chercher Jefus-Chrift dans une maifon étrangère elle n'cft ni connue ni priée , & s'avoue péchereiïe par cette démarche ^ fans écouter toutes les réflexions qui pouvoient naître dans fon efprit fur fon âge , fur fon fexe , &c. Elle ne rif- quoit rien , ce femble , d'attendre que Jefus-Chrifl: fe fût retiré chez quelqu'un de ks difciples , elle lui eût expofé en fecret le trille état de fon ame : mais le faint amour, comme la pafîîon, ne raifonne pas. Elle ne paife pas à fe faire approuver des hommes dans

Analyfcs des Sermons. 359

une afHon elle va fe conJamncr elle-même : elle traverfe les rues de Bcthiinie dans un appareil bien difTôrent de celui elle y avoit paru : elle entre dans la lalle du icllin avec une ihinte impudence : prc- Tence renouvelle dans Terpric des fpeclateurs le fou- venir de Tes excès palTcs , & elle veut bien en foute- nir toute la honte. Chacun cherche dans fa malignité des raifons de Ion changement; & dans ce duchaînement imiverfel , elle n'ell touch(^e que de les crimes , & n'eft occupée que de Ton amour. Les difcours publics ne Ta- voient jamais refroidie A^m les paflîon.s ils ne lui font rien rabattre de fa pénitence. Et en eftet, pourquoi les pallions n'ayant point craint la cenfurc publique ^ la pénitence feroit-e'.le plus timide? Le monde cil-il donc un juge plus éclairé & plus à craindre fur les voies de la ^ace , que fur celles du péché ? On n'eft touché de Dieu qu à demi , tandis qu'on a encore le loifir de fe ménager avec les hommes.

2°. Son repos. Rlagdelainc avoit facrifié au monde le repos de Ion cœur ; cette paix li chère à famé , & la plus si'\re fource de nos plaifirs. Car, s'écrie faint Auguflîn , vous l'avez ordonné , ô mon Dieu ! & la chofe ne manque jamais d'arriver , que toute ame qui efl dans le défordve , foit à elle-même fon fupplice : il n'eft point d'iniquité tranquille ; & le crime ell toujours plus pénible que la vertu. Son amour fait encore ici le même facrifice à Jefus-Chrifl : elle lui facrifié, non la paix véritable, mais une certaine paix à laquelle le pécheur renonce véritablement ; en renonçant à Ç^s vices , parce que la grâce fait toujours au fond du cœur des féparations douloureufes. Pre- mièrement, elle fe fit une grande violence pour étein- dre des pflflîons , dont le caraftere de Ion cœur la rendoit fi capable. Secondement , elle ne fe propola pas une converfion douce & commode : comme tant d'ames à demi-converties. Or, à fon âge, il faut bien prendre fur foi-mcme pour accoutumer au joug une chair qui frémit au feul nom de tout ce qui peut la coutraindre, Magdclaiue attachée à la perfonne du

l6o ^ndlyfe$ des Sermons.

Sauveur , le fuit dans fes courfes , & partage avec lùî tous les travaux de fa vie pénitente. Ajoutez à cela les alarmes qui fuivirent fon tendre amour pour Jefus- Chrift , & tour ce qu'elle craignoit de la fureur & de la jaloufie des Phariliens contre fon divin IMaître : ajoutez à cela le fpectacledu Calvaire; de quel glaive de douleur fon ame ne fut-elle point percée? Ceft ainfi que renonçant au monde, Magdelaine fit un fa- critice de fon repos à Jefus-Chrill : & fouvent en fe déclarant pour la piété, on y cherche une vie plus douce & plus tranquille ; & on ne fort des voies difficiles du fiecle , que pour trouver une fainte oifiveté dans le fentier du falut.

3°. Ses biens. Magdelaineavoit facrîfié fes biens au inonde : car quel ufage en fait-on dans une vie toute mondaine? hi pafïïon n'efl: jamais avare; & tout ce qui peut aider à la fatisfaire, n'efl jamais trop acheté. Ses biens fervent aujourd'hui à fa pénitence : elle ré- pand des parfums précieux fur les pieds du Sauveur ; elle lui ouvre famaifon au retour de i^ts voyages; elle le fuit dans fes courfes pour fournir à ^qs befoins : & voilà le modèle de la pénitence des pécheurs. Ils ont femé pour l'iniquité , il faut qu'ils fement pour la juflice : cependant, fouvent après les excès & les profulions des piaifirs , on prend avec la piété des inclinations de réferve & d'épargne ; & il femble qu'on veut regagner avec Jefus-Chrift ce qu'on a perdu pour le monde.

4"^. Les qualités naturelles. Magdelaine avoit fa- criHé au monde tous les dons qu'elle avoit reçus de la nature , elle en fait dans fa pénitence un facrî- fice à Jefus-Chriil. Sa douleur n'excepte rien, & fa compenlâtion eft univerfelle : fon amour reprend toutes les armes de fes paflions , & ^'^w fait autant d'inllruments de juftice. Elle punit le péché par le péché même , & n'imite point ces perfonnes qui dans leur pénitence, veulent encore fauver quelque chofe du débris de leurs paflions. Or , il doit y avoir uiie compeufaiion entre le péchc & la péuiteace, entre

le

Jnalyfcs des Sermons. 361

Je facnTice de juftice & le facriiice criniquité : & piiîfquon n'a pas été un demi pOcheur, on ne doic pas être un demi pénitent.

I— TTM ^-

LE JOUR DE St. BERNARD.

DIVISION. /. Bernard parfait religieux. II. Hnm^ me apoflolique. III. Doâcur toujours invincible. I.' Partir. Bernard parfait religieux. \\ re^^ut en naiflant cette bonté d'amc, & cette candeur de na- turel , qui eft comme la première ébauche de la piété. Les foins de l'éducation aidèrent ces premk'res cfpé- ranccs ; & les exemples domeftiqucs furent pour lui des leçons de vertu. Cell avec de fi flworables dif- pofitions que Bernard entre dans le monde; mais mal- gré cela, il ne laiife pas de craindre que ce naturel heureux cifil a re:u du Ciel , fortifié même par l'é- ducation, ne puide tenir contre l'exemple de la mul- titude , & les attraits qu'offre à tous ^t'^ pas finiquitc. A peine a-t-il jette fes premiers regards fur le monde, qu'il y découvre ces pièges infinis qu'on ne voit guère qu'après coup : & perfuadé que lorfqu'il s'agit du falut , les précautions ne fauroient être excellives ; il va chercher dans la foîitude une paix que le monde ne peut donner, & croit que fe dérober à l'ennemi, c'eft la plus sûre manière de le vaincre. Mais il compte pour rien de fecouer lui feul le joug du prince du (ie- cle, s'il ne délivre encore fes amis & {^^ proches avec lui : il les gagne bientôt par fes exhortations ; & fort ainfi du monde , fuivi de fes frer<?s & de la plupart de fes amis, comme d'autant d'illuflres captifs qu'il vient d'eniever au Démon. A la tête d'une ti floriffanre trou- pe, il arrive à Cîtcaux; cette foîitude dont lefilence, les veilles, les jeûnes, & toutes les rigueurs de la dif- cipîine m.onaftique , rendoient j'abord formidable à ceux d'entre les féculiers qui vouloicnt renoncer au fiecle. Peu de perfonnes ofoient y venir eflâyer d'ua genre de vie d'autant plus dur , qu'il ctoit peu à la FanéjT Q

362 Analyfes des Sermons.

portée d'un fiecle, le reldehement étoît devenu \t goût dominant. Pour Bernard , ayant, ce fembie , dé- pouillé avec rignominie de Hiabit féculier, le relie des inclinations du vieil homme, il ne garde plus de mefures avec la vivacité de fa foi ; débarralTe de fes liens , il prend Ton eflbr vers le ciel , & échappe prefque à la vue des plus avancés. Il le dit tous les jours à lui-même : Bernard , qiiestti venu chercher dans la foïitiide? Es- tu foni du fiecle pour traîner tes chaînes après toi? voudrois-tu, comme tant d'autres, conferver (bus un habit auitere & religieux , un cœur profane & immortifié? Si une vertu douce & aiCée t'avoit paru plus fûre pour le lalut, pourquoi fonir du (lecie Terreur commune Tautorilè ?

Par le iecours de ces pieufes réflexions, Bernard nourrllToit fa foi , & refUifcitoit fans cède en lui la fi^race de fa vocation. Avec un corps délicat & une fluué mal aîTermie , il n'eil: point de macération qui puiiïe fatisiaire '^ow amour pour la croix & pour la pénitence.

Cependant, la retraite de Bernard & de k% com- pagnons à Cîteaux , faullérité & finnocence de leurs mccurs répandoient déjà au loin une odeur de vie; & attirés par des exemples fi nouveaux, plufieurs y ac- couroient de toutes parts. L'enceinte de Cîteaux (e trouvant trop étroite pour les contenir , il fallut cher- cher une nouvelle terre; & Bernard à la tête d'une tribu choifie, va s'établir à Clairvaux, fblitude alors inconnue, mais devenue depuis fi fameufe. Elevé à la dignité d'Abbé , que de nouveaux fpectacîes de vertu ne^dcnne-til pas dans ce nouveau rang? Il n'afîede point ces diftindions odieufes , & ces vaines marques d'autorité qui lailfent une difiance fi énorme entre les enfants & le père; au contraire, il ne fut jamais plus avide d'abaiflèments. Il ne regarde point fi dignité comme un prétexte honorable d'adouciffement & de repos; au contraire, il n'ufù jamais de plus de rigueurs envers foi- même : on voyoit en lui un efprit de prière & de recueillement continuel , une more univerlélle à

Analyfcs des Sermons. 365

r()î-m(îme,& atomes les créatures, & Tufage des fens prerque éteint,

II. Partii:. Bernard homme apo^olique. Il y a dif- fcrents dons dans l'Egiife, dit iaint Paul; & ces dons font partages aux divers membres qui la compofent , 'olon la fecrcte dirpofuiGn de l'cPprit qui fouffle il \eut. .Mais il cfl: certaines amcs fur lefqueiies Dieu

crfe à pleines mains la variété de fcs dons, & à qui fEfprit-Snint n'ell pns donné par mefure : il falloit au fiecle de Bernard une ame de ce caractère. L'igno- rance & la dilTolution des mœurs rcgnoient par- tout ,

jfiî-bien dans Pêglife que dans l'état, & \^Si cloîtres eux-mêmes n'ctoient plus des afyîes contre la contagion du liccle. A des befoins fi extrêmes & fi divers le Seigneur n'oppofa qu'un nouveau Moïfe forti du dé- fert de Madian ; & Bernard entre ^^% mains , frappe les rois & les royaumes, rélorme le tabernacle, con- fond le> minifires murmuratenrs , afllire la fouveraine facriKCature au Pontife que Dieu avoit établi , renverfc ridole que les enfants d'Ifraël avoient eux-mêmes fa- briquée, brife les ennemis du nom du Seigneur, & au roi: conduit le peuple chrétien à la conquête dejé- rufalem , fi fon ingratitude & ^'c'^ excès ne feuflénc piivé du fecours du Ciel.

En effet, rien n'égaloit l'ardeur du^zele de l^ernard : anfîî le prend-on pour Eiie ou pour quelqu'un des pro* phetes. Toute la France court pour l'entendre; tou- chés des paroles de grâce & de verui qui fortent de fa bouche, les peuples en foule viennent à lui pour favoir Il la colère du Seigneur, comme ^^^ dons, efi: fans re- pentir, & s'il n'y a plus de reffource à eux pour la fléchir. Alors , \(ts^ ténèbres répandues fur fabyme com- mencèrent à fe dilîîper; la France, comme un autre cahos , fe développa peu-à-peu ; & les cloîtres virent revivre cet efprit primitif, cet héritage précieux qu'ils avoient autrefois reçu de leurs. pères.

A fardeur du zèle , Bernard y joigiîoit la force. Ce n'étoit point im de ces minifires timides , qui , fous prétexte d'honorer les grands , croient qu'il faut rcl-

Qij

I

^64 Analyfts des Sermons.

peétcr iiifqifà leurs vices. Avec quelle faînte liberté parla-t-il à Louis-le Gros? Que de nrarques publiques de péniience u'obtiPit-i! pas de Louis-le-Jeune Ton liis, lur le nialTacre de Vitry ? La reine Eléonore elle-mê- me, Princellè ficre & mondaine, traverfée dans Tes delTeins en un point aiîèz délicat, fut enfin réduite à revenir au fentiment de Bernard. Et tous \q$ fiecles admireront les inflruétions vives & touchantes , & cette noble liberté qui règne dans les livres de la Coii- iidération au pnpe Eugène.

Enfin , quelle fut l'étendue de fon zèle ? Le Cieî J'avoit, ce fembîe, établi le cenfeur des mœurs de fon fiecle. -Que de diflerends parmi \es princes , appaifés par fa fageile ? que de lettres écrites pour le rétabiif- îement de la difcipline & de la piété ? Que de foins & de mefures fa charité le faiibit defcendre? La France, ritalie, fAllcmagne le virent répandre par-tout ie feu divin que Jefus Chrifl: efi venu apporter fur la terre , & dont il avoit e.mbrafé fon cœur : feul il fut fuHîre aux befoins divers & infinis de i'Eglife. Il ne manquoit à Çqs travaux que la récompenfe des faints , je veux dire les perfécutions & les calomnies ; il eut la confoiatîon d'y pfirticiper ; il entendit les plaintes clés inienfés contre lui , fur ie mauvais fuccés de fen- trcprife des François dans la Terre-Sainte.

111. Partie. Bernard floâeur toujours invincible. A la vérité , les portes de fenfer ne prévaudront jamais contre rEgliié ; cependant, toute invincible qu'elle efr 5 elle n'eil pas paifible; Çqs perfécuteurs ne fauroient la détruire, mais ils peuvent failliger ; née dans' les combats & dans les perfécutions, il femble que e'eit fon dcllin de n'en être jamais exempte. Mais les héré- fies,.& les fchifmes ont eu leur utilité; (S: c'efl: aux docteurs du menfonge que nous fommes redevables des o'avaux précieux des anciens défenfeurs de la vé- rité. Ainfi Dieu qui deftinoit Bernard à être le rcftau- rateur de fa loi , lui en avoit développé les fecrets ad- mirables dans îe défert : les livres faints furent fa plus dicre ttude; & ce fut cette fcience des livres faints

Analyfcs des Sermons. 365

'^'^' rendit Bernard li redoutable aux ennemis de ri> j. La chaire de Pierre ctoit devenue la proie d'un uilirpateur; & Innocent II, cliaflo de fon liegc, & er- rnnt comme Tarche d'Ifracl de conrrce en contrc^c, c:-ns un équipai^e peu convenable à fa dignité , étoit enfin venu aborder en France. Quel cfl le trille état de rEî^'life , lorf^n'elle ell ainfi déchirée au-dedans V Les uns font à Céphas, les autres h Paul, & prefque peribnne à Jel'us ChrilT. Cétoit I^ un fcandale digne du zèle, &'des lumières de Bernard; il paroît au nri- liou des Prélacs aireiVibîés ^ Etampes pour proi;oncer entre les deux contendants : on s'en remet unanin'ie- nienr ^ fa décilion ; lui fcul forme un Concile entier, &: toute la Fmnce reçoit de fa main Innocent II pour léi-^itime Pape. ^\\(^ de courfes en Sicile, en Italie, en Allemagne pour éteindre les refies du fcliifmc !

INIais c'étok peu d'avoir rétabli la paix au-dedans de rEgii'l* ; il faiîoit mettre le peuple de Dieu à cou- vert de la fédiiCtion des faux prophètes. Les Conciles de Sens & de Rheims admirèrent la fécondité de {q^ lumières tc la force de fon génie, & le virent défen- dre gîorieufement fantiquité & la fimplicité de la foi c.>!ure les raffiiiements dangereux d'un Evoque (le Poi- tiers, & les nouveautés profanes d'Abailard. Sorti de cette victoire , il vole à Touloufe pour s'oppofer à Henri , moine apollat, qui y préchoit une nouvelle doctrine.

IVlais ce qu'il y a de plus merveilleux & de plus digne de notre attention, c'cft f humilité de Bernard au milieu de toute fa gloire. Tantôt il fe refufe à des l'^glifes illultres qui font choili pour leur padeur : tan- tôt revêtu par le Pape du caraélere de légat univer- fel dans tout le mr^nde chrétien , il fait aux évéques un hommage refpedueux de fa dignité, & n'agit que fous leurs ordres. Tantôt honoré à Clairvaux de hi vifite d'un fouvcrain Pontife, il conferve au milieu de fes religieux un maintien tranquille & calme, & pa- roît prefqu'infenfible à un honneur (i nouveau. Tan- tôt enfin , quoiqu'il ne converfe avvC les houiiucs que

366 Analyfis des Sermons.

pour fixer leur converfation ^'m^ le ciel , il Te pInîiTt fans cefie à foi-mêine & à fes amis de la difîîpation de fa vie. Je ne vis plus, ditoit-il, ni en eccîéfiaftique, ni en laïc : & il y a long- temps que je ne mené plus la vie de religieux dont je porte Thabit. (^w^ fuis-je donc? Voilà les fentiments de crainte & d'humilité, qui toujours ont accompagné les actions héroïques des faints.

LE JOUR DE SAINT LOUIS, Roi de France.

Div]sio]S!, On fe figure prefque la pîéîi comme une foihlejfe^ ou qui déshonore les grands ou qui rend incapable des grandes places : première erreur. On croit que P élévation permet un genre de vertu plus com- mode : féconde erreur. I. Saint Louis ^ au contraire ^ trouva dans la piété la fource de toutes ces qualités héroïques qui le rendirent le plus grand Roi de [on fîecle. II. Il trouva dans la qualité de Roi de non* veaux engagements pour s'animer aux devoirs les plus aufleres de la piété.

I. Partie. Z^ piété de Louis ^ fource de toutes fes grandes qualités. Le monde toujours injufle , regarde Ja piété comme le partage des âmes foibIes& bornées, cependant la piété eftPeffort le plus héroïque du cœur, & Tufage le plus noble & le plus fenfé de la raifon. Une ame exercée à la vie de la foi ^ ne connoît plus d'entreprife au-deffus d'elle; & le jufle a la réalité de toutes les grandes vertus dont le héros mondain n'a fouvent que la réputation & IMmage. Ceft pour con- vaincre le monde d'une vérité fi honorable à la foi , que Louis fut autrefois donné à la France. Un roi n'efl établi de Dieu fur les peuples, que pour les dé- fendre & les protéger dans la guerre , ou pour les ren- dre heureux durant la paix. Ôr, jamais famour de la gloire ne poufla fi loin dans les autres princes les ver-

AnrJyfcs des Scrrrors. 3(^7

tus pnciliqnc? & niilirniro's , que la foi dnni; notre fhint Roi.

I '. Les vertus pacitiques. Il fe rendit cher ù fon peu- ple par fil bonté, redoutable au vice par fon cquittS j^r^'cieux ^ TEglife par fa religion. Premièrement, cher à foji peuple par fa bonté. La bonté efl la première venu des rois ; elle e(l la force & le fouiien du tr(^ne : les rois ne font puiflhnts que pour être bienfnifants; ils ne régnent proprement qu'autant qu'ils font aimés. Louis clevé dans ces maximes, en fit fa principale occupa- î-n. Sous les règnes précéd:ntS5 & durant Ic^ trou- / j> inféparables d'une longue minorité, la France l'.efqueépuifée, avoit éprouvé ces temps difficiles, j falut dos peuples rend la dureté des charges publi- ques nécellaires : le faint Roi leur rendit avec la tran- quillité la joie & l'abondance ; les François vivoient i.enreux, & fous un fi bon Roi , tout ce qu'ils pou- v(»îent fouhairer ^ leurs enfants, c'étoit un fuccefieur qui lui fut feml^lable. Mais peu content d'être attentif auxbefoins des particuliers, Louis redoubla fon atten- tion pour remédier aux miferes publiques, & même p >ur les prévenir. Que de maifons faintes dotées! qi.'e de lieux de rniTéricorde clevés par Ces libéralités! rue d'établiffements utiles entrepris par fes foins ! En vain lui rcmontroit-on que ces dons exceflîfs épui- foient l'épargne, & pouvoicnt nuire à des befoins plus prenants : 11 vaut mieux l'épuifer, répondoit-il, pour ' )ulnger les pauvres dont je fuis le père, que pour, ijurnîr à àes profufions, & à de vaines magnificences. Il prenoit m.cme fur fes propres befoins les fonds defli- iiés aux malheureux. Quel exemple pour confondre un jour les excnfcs barbares que le rang & la naiffance oppufent aux devoirs de la miféricorde ! C'efl ainfi que la piété & fhumanité du faint Roi faifoit la féli- cité de fon peuple. Accefîible à tous , il ne difputoit pas même au dernier de fes fujets le plaifir de voir foa Souverain ; bien différent de ceux qui Iniffent à l'auto- ité un front fi féverc & un abord fi difficile, que les affligés comptent pour leur plus grand malheur

Q iv

^63 Analyfcs des Sermens,

la néceflîté d'fiborder celui duquel ils attendent la déiT- vrance.

Mais la bonté toute feule feroît dangereufe dans les foins public:^, fi elle n'éroit tempérée par une jude le- vérité ; c'efl: ce que le lafnt Roi n'ignora pas. Les dif- fentions civiles , la ibiblefTe des règnes précédents , rignorance même & la corruption de ces temps mal- heureux avoient confondu dans le royaume la maielîé è^s loix avec la licence Aqs ufages. L'autorité pubii- que étoit entre les mains d'hommes corrompus qui âbufoient des loix. Toutes nos villes étoicnt pleine? d'une foule d'hiflrions qiii mêlant même les myfteres Maints de la religion dans leurs fades & indécents fpeftacles , débiroient avec impudence des obrcénités que ce mélange impie & ridicule rendort encore plus facrileges , & corrompoient ainfi les peuples. Delà naiflbit un débordement de vices effroyable. A de (i grands maux le faint Roi crut qu'il falloir appliquer de grands remèdes. Les fpeftacles furent interdits coin- ine des crimes par les loix mêmes de l'état, & les co- médiens déclarés infâmes & bannis du royaume comme des corrupteurs publics des mœurs & de la piété.

Après avoir établi ces règlements utiles qui foni rant d'honneur encore aujourd'hui à la jurifprudence du royaume^ il s'aiïbcia des perfonnages intègres & t'clairés, pour préfider à i^Qs côtés à la jullice & aux jugements ; & rétablit par ce moyen la majefté des loix , & la bienféance des moeurs publiques.

iNiais fi le faint Roi purgea l'étar par la févérité de fes loix , quels furent fes foins pour rétablir la ma- iefié du cnlte, & la fainteté des autels? Les François en conquérant les Gaules , y avoient apporté avec eux une efpece de barbarie & de férocité , inféparables d'une nation guerrière;- & G la religion qui monta fur le trône avec le grand Clovis , y fie monter avec elle plus de clémence & d'humanité, elle n'adoucit pour- tant pas entièrement Tefprit bouillant & fangulnaire de la nation. Auiïï , quoique l'Eglife de France ait tou- jours été célèbre par iQ% lumières & par fa piété , ce-

Analyfcs des Sermons, 369

pendant on voyoic fouvent les pnfleiirs pins occupés .' faire Li guerre à leurs vuilins, qu'à inllruire 6c cdi- lier leurs peuples. Delà rii::norance , le relâchement , Toubli lies règles, le mépris de la dilcipline; & mal- :^ré les remèdes qu'on avoit tâché d'y apporter fous les rej^nes précédents, la plaie n'étoit pas encore tout- :^ihit fermée, quand le faint Roi monta fur le trône. Mais, pcrfuadé que les rois n'étoient établis de Dieu que pour protéger & agrandir le royaume de Jeiii.> Chrifl lur la ten'e , les intérêts de la religion devin- rent un de i^iis^ foins les plus chers & les plus preflant^ Il comprit d'abord que la première fource des maux de f Eglife efl toujours dans l'incapacité & le dérè- glement de ceux qui en remplirent \qs premières pla- ces : il commença donc à rétablir la fainteté & la ma- ieflé du fanctuaire en élevant aux premières dignités des minières fidèles fans avoir égard à la np.illànce , à la brigue & à la faveur ; il les honoroit de fa fa- miliarité . & ce que fon fiecle avoit alors de plus il- lulîre en doftrine ou en fainteté, venoit prefque tous îes jours , ou le délaffer des foins de la royauté par des difcours de falut , ou les partager avec lui par de-i confeils utiles*

2". Les vertus militaires. On foutîent d'ordinaire que cs maximes de l'Evangile ne s'accordent pas avec cel- [Qs du gouvernement. La fource de cette illufion , c'cll qu'on regarde la piété comme le partage d'une ame foible & timide, & qu'on ne croit pas que les vertus militaires- qui fuppofent du courage , de l'ar- deur , de l'élévation , puillènt s'allier dans un cœur avec la tendrefle de la charité, la paix & la douceur de finnocence , comme s'il falloir être vicieux pour être vaillant ; au-lieu que la valeur la plus sûre elt celle qui prend fa fource dans la vertu. Aulli le héros, dans notre pieux Monarque, ne fut pas moindre que le f?int, A la tête i^s armées ce n'étoit plus ce Roi pa- l'ifique & clcment , c'étoit un Pléros toujours intré- pide à mcfure c^,y\(^ le pcril augmentoit; plus magna- tàvù:: A^ns ia défaite que dans la vi(^toire ; terrible ;i

370 Analyfes des Sermons.

fes ennemis, lors même qu'il écoîc leur c?.ptîf. Elevé fur un trône que les troubles de la minorité avoienc nfFoibli , avec quelle valeur en rétnblit-il la gloire & la majefté? Et qui pourroit redire ici tout ce que fon courage lui fit entreprendre d'héroïque dans cette guerre fi fameufe par fes malheurs & par fa foi ? c'efl: donc la piété qui efl: la fource du vrai mérite, & qui forme feule les grandes qualités , parce qu'elle feule nous fait agir par de grands principes.

IL Partie. Louis trouva dans la qualité de Roi de nouveaux engagements pour s^ animer aux devoirs les plus aufîeres de la piété. On croit communément dans le monde , que fextreme difproportion qui fc trouve entre les devoirs d'une vie chrétienne, & les ufages inféparables de la grandeur , doit modérer en notre faveur fauftérité des règles faintes. A une illu- fion fi commune, faint Louis oppofa les vues de la foi , & comprit avec faint Ambroife, que plus il avoit reçu, plus on exigeroit de lui; & que les périls du trône étant infinis , les fautes prefqu'irréparables , les exemples du fouverain efientiels , il avoir befoin de plus de vigilance, pour y conferver {on ame pure, de plus de mortification pour y expier, outre {^^ pro- pres foibleffes , tant de fautes étrangères, & enfin de plus de fidélité dans le détail de {^^ devoirs domefti- ques , pour y être le modèle de fon peuple.

1°. Il crut avoir befoin de plus de vigilance pour y conferver fon ame pure. Il régla fa vigilance fur la multitude de fes périls. Les grands d'ordinaire , dès qu'ils oublient Dieu , ne mettent plus de bornes à la licence. Notre faint Roi fe fit des monfires des fau- ves les plus légères; &, comme il le difoit fouvent, la perte de fon royaume lui eût paru un gain, s'il avoit fallu s'en dépouiller pour éviter un feul de ces pé- chés qui tuent famé. A cette horreur pour le crime, il ajoutoit \q% précautions & \^î, remèdes. L'adulation eft fécueil des meilleurs princes; les langues merce- naires qui les environnent, leur préfentent toujours ieurs vices fous les couleurs fiatteufe^ de la vertu. Le

Analyfes des Sermons. 371

fnint Roi n'eut point de. flatteurs, pnrce qu'il n'nima point l*es foutes; environne* d'un nombre d'amis fnints 0^: lidoie^, i! les ctablillbic les CcMileurs de fa condui- te , & les plus finceres lui ^îtoient toujours les plu9 chers.

2^. Il crut avoir befoin de plus de mortification pour expier fans celle les fautes ou inévitables ou in- connues. Une grande place qui nous établit fur les peu- ples, nous rend refponfables devant Dieu de la def- lince des villes. & des provinces, de tout le mal qiii $y fait, & de tout le bien qui ne s'y fait pas. I^Ioiii de ces vues de la foi; le faint Roi, loin d'être ébioui de f éclat qui environne le trône, étoit effrayé des fol- licitudes & des obligations imnienfes cachées fou-; cet éclat trompeur. Il punidbit fur fa propre chair \qs dé- fordres publics, regardant les péchés de fon peuple, comme Ces péchés propres, & fe croyant obligé d'ex- pier tout ce qu'il ne pouvoit empêcher; & des mem- bres qui n'avoient jamais fervi à la volupté, fervoient fi la juftice & à la pénitence, tandis qu'après les plus grands crimes on n'oferoit l'exiger des grands. Com- bien de fois, dans les calamités publiques, cette ville régnante vit-elle notre faint Roi traverfcr les rues cou- vert de cendres & de ciîice, aller implorer publique- ment dans nos temples le fecours du Ciel , & fe re- connoître feul coupable des malheurs publics? Sentî- inents bien humbles dan*? la bouche de funt Louis, mais qui devroient être les difpoiitions ordinaires des perfonnes élevées, puifque les malheurs des peuples font prefque toujours xme fuite des crimes des grands. Mais combien en fonr-ils éloignés?

3^. Il crut avoir befoin de plus de fidélité , pour être le modèle de fon peuple. Les exemples des grands décident prefque toujours des mœurs publiques. Pre- mièrement , par vanité : on croit en copiant leurs mœurc, entrer en part de leur grandeur & de leurnaif- fance. Secondement, on cherche à imiter les grands, par complaifance , par crainte, par intérêt. Plus donc on eft expofc aux regards publics , plus on doit a foa

Q vj

'^jl Analyfcs des Sermons.

rang !e fpectacle d'une vie pure & irrépréheufible. AulTT on admire encore aujourd'hui dans faint Louis toutes les qualités d'un grand Roi, jointes à toutes les ver- tus d'un finiple fidèle. Excepté dans certaines occa- fions d'éclat, il furoafToit même (es fujets, dit l'Hif- torien de fa vie, dans la fimplicité de fes habfrs , & dans la frugalité de fa table; & nous apprenoit que^ ce font les pafîîons des hommes & non leur rarrg & leur dignité qui ont rendu le lUxXe & les profufions néceffaires. De plus, plein d'une noble fierté, quand il s'agilfoit de foutenir les droits de l'empire, & la inajerté de fou rang, on le voyoit au fortir de , tan- tôt porter la componction & Thumilité d\ui pénitent, tantôt sVoaifîer aux pieds des pauvres , & les fervir de i^Qs mains, tantôt enfevelir lui-même au milieu de ja contagion les foldats morts pour la gloire de Jefus- Chriii. Mais non^feulement il éVoii fexemple cîe les- peuples, il étoic auflr le modèle des pères de famille, quoiqu'il n'y ait rien de plus rare dans la piété des^ t^rands fur-tout , que de foutenir avec dignité cette; partie obfcure de leur vie, qui, cachée aux yeux du public, ell toute renfermée dans le devoir domefii- Ciue : & les foins d'un vafte royaume n'empêchèrent- pas le faine Roi , de flure de fou palais comme une egiife domeilique , le Seigneur étoit invoqué, &; ^'où couloit fur tout le royaume des fources de vie. & de vertu. C'eft ainfi que fes exemples , autant que ies inftructions , infpiroient de bonne heure la crainte- de Dieu à Philippe fon fils aîné, & aux.autres prin- ces fes enfants.

Tel fat le faint Roi ,- dont nous n'avons fait qu'a- bréger l'hifloire, pour faire fon éloge. Une terre étran- gère re^ut les derniers foupirs de ce Prince, moins oalfé par les infirmités d'un âge avancé, & par les fa- ligucs de la guerre & de fes voyages, que par lesauf- ■îériiés d'une vie dure & pénitente*.

Analyses des Sermons. 375

LE JOUR DE St. ETIENNE.

DIVISION. Tout chrétien cfl établi par le hap- tcnie , pour tHrc témoin & défcnlcnr de la vé- rité; mais pour bicndéfcudre la vérité , il faut de la lumière^ de la force, de la charité. Or, faint Etienne etit pour la vérité^ I, un amour éclairé. IL Un amour intrépide, III. Un amour tendre & compatiffant.

1. Partie. Un amour éclairé. Les trois fources de lumière Ibiu rimiocence de la vie, le defir de s'inf- truire. In pureté de riiltencion.

I . L'innocence de la vie, parce qu'un cœur cor- rompu nous cache les vérités qui nous condamnent , & c'ed une ignorance de corruption. Or, Etienne apporta à la connoillance de Jcius-Cln'ifl: un cœur pur, ime jeunefie feinte, un esprit préfervc de la cor- ruption. Autlî les Apôtres cherchant des hommes pleini de foi & de feiprit de Dieu , fur qui ils pufient fe décharger d'une partie de leur minidere, Etienne a le premier lionneur du choix , & paroîc ^, la tête de ces nouveaux minières. Il fe prépara donc à devenir le miniflre de la vérité, en dégageant de bonne heure fon cœur de toutes les pallions qui nous la cachent.. En effet , les ténèbres que nous répandons fur la plu- part des obligation? de la vie chrétienne, ou pour les adoiicir, ou pour les combattre, ne viennent que de ce que chaque pécheur trouve dans fa paîîîon le voile ineme qui la lui cache. Nos lumières ne font pures, que- lorfqne notre cœur feft auflî; & il faut commen- cer par rompre nos attachemeiîis 5 pour parvenir à con- xioître nos devoirs.

2"^ La féconde fource de- nos lumières, c'efl le defir de s'inflruire; parce que la vérité ne fe montra pas à ceux qui ne la cherchent pas, & c'eit une igno- rance ce parcfie. Etienne malgré les préjugés de foii peuple contre la doctrine & la perfonne du Sauveur , maigre la lioiua & le. ipjpris at:achés ù la profefik^u

374 Analyfes des Sermons.

publique d'être au nombre de Çqs difciples, cherche la lumière qui commence déjà à fe montrer à lui; il Ibupire comme les patriarches fes ancêtres après le Libérai^^ur dont il fent l'approche; il en étudie & en découvre les marques & les carnéteres , dans Jefus- Chrirt; dans ks œuvres, dans Ta dodrine ; & la con- noilTance de la vérité efl: en lui le prix du defir lîncere qu'il avoit toujours eu de la connoître. Pour nous, nous vivons dans une ignorance profonde de nos de- voirs, parce que nous ne voulons pas nous en inf- truire. Ravis de pouvoir nous faire une confcience tranquille dans nos égarements , nous aimons cette faufie paix , qui efl le fruit de notre aveuglement & de nos méprifes ; & fans vouloir examiner, tout ce qui nous condamne, nous le regardons comme outré; tout ce qui ne favorife pas les préjugés de nos paf- fions , nous le traitons de fcrupule & de petiteiïe. . 3". La troifieme fource de nos lumières , c'efl: la pureté de fintention ; parce que ce n'efl: pas cher- cher la vérité , dit faint Augullin , que de la cher- cher pour autre chofe que pour elle-même. Etienne ne fe propofa dans la connoiirance de la vérité que le bonheur de la connoîn*e; d^s intérêts humains ne l'attachèrent point à Jefus-Chrill:. Sachant que les per- fécutions & les opprobres étoient la feule récompenfe qu'il avoit promife ici-bas à ^^s> difciples, il chercha Jefus-Chrill: pour Jefus-Chrifi: lui-même; il comprit que le trouvant, il avoit tout trouvé, & que c'étoit le perdre, que de fe propofer, en le cherchant, quel- qu'autre chofe que lui-même.

Pour nous, nous méions prefque toujours à la re- cherche de la vérité des intérêts humains, & des vues baffes & rampantes : Dieu liri-même ne nous fuffit pas; il faut que le monde, que les hommes, que la terre remplacent à notre égard ce que nous ne croyons pas trouver en lui. Les uns ne fe déclarent pour Jefus- Chrift, que parce que le monde les abandonne; \qs autres regardent la piété comme un gain : il en elt qui ne fe propofent dans la piété que le délaflemeut

Ânalyfcs des Sermons. 375

des inquiétudes du crime ; enlin , il s'en trouve qui ne s'inllruilenc de la vcricé, qu'ù dedein d'y trouver Aq$ armes pour la combattre. Voilà les intentions tnuil- Ices que la plupart des liommes apportent à la re- cherche de la vc^rité & de la vertu ; & voilà pour- quoi il y a fi peu de foi fur la terre , & la vérité le «lontre ù (i peu de fidèles.

II. Paiitjk. Un ûwottr ifitrépi(le.Txo\sdéh\M^Çov\t oppofcs à cette fermeté chrétienne qui oblige tout fidèle d'être le défenfeur intrépide de la vérité. Or, rhiftoire d'Etienne nous odre des iiillruftions & des vertus trésoppofées à ces défauts.

i"". Le premier défaut, c'eil la crainte Aqs hom- mes, qui ma!p;ré nos propres lumières, fait que nous nous déclarons contre la vérité. Or, quoique le Paf- .teur frappé, les brebis fulTent difpeifées; quoique la fureur dllérode, la malice des prêtres, la fuperftition du peuple lainhUcnt tout à craindre pour les nou- veaux difciples du Sauveur : quelque prix que l'envie des Juifs attachât alors ^ la lâcheté de ceux qui fe déciaroient contre lui : Etienne perfévere dans la fidé- lité qu'il lui a jurée : également infenfible aux promef- fes & aux menaces des hommes, il ne craint que ce- lui qui feul peut perdre famé ou la fauver éternelle- ment. Et voilà ce qui confond notre peu de foi, & condamne notre lâcheté dans toute la conduite de notre vie. Nous refpedtons les décifions du monde; les erreurs publiques nous font plus chères que la vé- rité ; & nous craignous la fingulnrité comme un vice, elle qui forme le trait Je plus éclatant ô.qs difciples de Jefus-Chrifl. En vain la grâce nous éclaire en fe- cret, & nous découvre les iliulions du monde & de fes maximes; en vain uotre confcience d'intelligence avec la loi de Dieu , nous difte tout bas les maxi- mes de la vie éternelle, nous parlons comme le monde, quoique nous ne penfions pas comme lui , tantôt par complaifance, tantôt par foiblellë, tantôt par crainte, tantôt par indolence, tantôt par mauvaife foi, & pref- que par-iout nous nous déclarons pour le monde con-

^j6 Analyfes des Sermons.

cre fefus-Chiîft , loin d'être fes témoins fidèles parmi les hommes.

2'. Le fécond défaut, c'eft cette prudence de chair, qui connoîHanc la vérité, garde un (ilence cri- minel, & n'ofe tout haut en prendre la défenfe. Car il ne fuffitpas de ne fe point déclarer pour le monde contre Jefus - Chrift ; il finit encore le confelîer tout haut fans m.énagement & fans honte. Or, c'ed encore ici que îa fermeté d'Etienne nous inftruit & nous condamne. II a^^oit une infinité de prétextes pour fe ménager avec les Juifs par un fage îiîence, & ne pas leur reprocher encore tout haut leur aveuglement & leur crime; mais le généreux Alartyr n'écoute pas les vaines raifons de la chair & du fang , livré à fim- preflîon de TEfprit de Dieu qui le remplit & qui l'a- nime. Pour nous, témoins tous les jours- de tant de faulTes maximas que les mondains débitent, de tant d'iiîufions fur les règles & fur \q^ devoirs qu'ils fe for- ment à eux-mêmes; nous croyons en être quitte? en notre confcience, en ne \qs approuvant pas tout haut, & en ne leur oppofimt qu'un défiveu fecret & timide; & nous formons mille prétexter? pour nous juftifier à nous mêmes notre làchcié, & notre indiftérenee pour îa vérité, oubliaut que chacun de nous en particulier en efl chargé, & de plus, que nous devons la vérité à nos frères. Hélas I le monde ne craint point de dé- biter tout haut fes maximes de mort & de péché , & nous craignons de rendre gloire aux vérités de la vie éternelle !

3^. Le troifieme défaut efl une faufTe complaifr.nce-, qui voulant allier la vérité & le menfonge , l'aliere, l'adoucit, & cherche à plaire aux hom.mes aux dépens de la vérité & de la confcience. Or, c'eil: ici princi- palement qu'Etienne nous fert & de conriamnation & de modèle.- II auroit pu, ce femble, ménager davan- tage les préventions & la délicatefle des docteurs & des prêtres, & en Infinuant la vérité , accorder quel- que chofe à la foibiefTe & aux préjugés de fon peupler mais le laint îMartvr ne cormok nas ces timides- ma-

AnalyfùS des Sermons. 7^'J'J

m^ements; parce que les hommes pouflent quelque- fois à un tel point leur htiine contre la vc^TÎtc, qu'iLsMie mcritent plus d'être munngLS. Ce n'ert pas que la vé- rité ne foît infcpnrnble de la charité, & qu'il uc taille préparer les voies ù la lumière par de lages prccau- lions : mais on ne devroit pas honorer du nom de pru- dence cette complaifancc criminelle qui fait que dans ros entretiens avec nos treres nous trouvons touiours des tempcraments entre le monde & Jefus-Chiilt , & nous entrons dans les fauflcs idées que le monde fe forme de la vertu; parce que par- nous devenons aux liommes une occaiion d'erreur.

111. Partie. In anwur tendre & compatijfant. Or, notre ihint îMartyr nous donne encore ici un grand exemple. De quel amour fincere pour les Juifs n'ac- compagne-t-il pas la force des vérités qu il-leur annon- ce? Infcndble, ce femblc , aux coups dont ils facca- blenr, il ne fent que les malheurs qu'ils fe préparent à eux-nvimes; il otTre fon iang même qu'ils répandent, pour obtenir le pardon de leur crime; il compte pour rien fa mort, fi leur falut doit en être le fruit. Tels font les défenfeurs que fe forme la vérité; c'efl: la cha- rité qui leur prépare des victoires. 11 faut aimer le la- lut de ceux dont nous combattons les erreurs : la vé- rité trouve prefque toujours des cœurs rebelles, parce tuf elle ne trouve prefque que des défenfeiu's aigres & peu cliaritabîes.

LE JOUR DE St. THOMAS D'AQ.

DIVISION. /. Z^ piété a guidé Thomaî dans la re- cherche de la fcicnce de la religion. II. Lufage de cette fcience Pa affermi dam la piété.

I. Parti h. La piété a guidé Thomas dans la re^ cherche de la fcience de la religion. On trouve d'or- dinaire trois écueils dans cette recherche. Première- ment, ce font des vues de fortune & d'intérêt, qui nous y portent. Secoadeiiient,onnc peut fe renfermer

37^ Analyfcs des Sermons.

dans les bornes étroites de la foi. Troifiémement, î'é- tude épnifant toute l'application de Tame , dillipe Tef- prit, deOeche le cœur, ralentit la de'votion.

i^. Premier écueil à éviter dans Tétude de la reli- gion, des vues de fortune & d'intérêt. Thomas quoi- que né des plus illuflres familles de fa province & que par fa naiflance il pût prétendre à tout , après avoir paffé le temps de fenfance au Mont-Caffin, fe déter- mine à entrer dans l'Ordre de faint Dominique : & non-feulement il ne bâtit pas Aes idées de fortune & de grandeur fur les progrès qu'il fera dans les fcien- ces, maïs il renonce d'abord à une fortune & à une grandeur préfente, afin que nul motif étranger ne vienne le didraire dans la recherche de la vérité. Oferoit-on feulement propofer cet exemple au fiecle?

2 . Le fécond écueil que les favants ont à éviter, c'eil de ne pouvoir fe renfermer dans les bornes étroi- tes de la foi. En effet, la foi eft une vertu commode pour les efprits médiocres ; comme ils ne voient pis de loin , il leur en coûte peu de croire. Mais il n'en eft pas de même de ces efprirs vaftes & lumineux : accou- tumés à voir clair dans les vérités fefprit peut at- teindre, ils fouifrent impatiemment l'obfcurité de celles qu'il doit adorer. Delà quelle fource de gloire pour fâint Thomas ! avec tous \qs grands talents qui font les hommes extraordinaires; un efprit vafte, é-evé, profond, univerfel; un jugement droit, net, affuré, &c- quels hommages n'a-t-il pas fait de toutes ces pré- cieufes richefles aux pieds ô.qs> maîtres de l'Eglife qui favoient précédé? S'il fe diftingue parmi tous les fa- vants qu'il trouve à Paris par la fagacitéde fon efprit, & par l'abondance de Ç^s lumières, il leur eft encore plus fupérieur par la manière fage & refpeftueufe dont il traite les myfteres ineffables de notre fainte religion. Cependant le commerce àQs fciences profanes aux- quelles il s'appliqua, infpire fouvent par une fuite de Dotre foiblefté, je ne fais quel libertinage d'efprit : corn- jiie la raifon s'y accoutume à examiner, elle s'y défac- coutume de croire, il faut revenir de trop loin. Mais

Analyfcs des Sermons. 379

notre Saint, bien diiK-rent de ces efprîts pAtiis , qui vont puifer jufqiies dans les livres fainrs la matière de leurs doutes, & de quoi nourrir leur incrédulité, trouve le moyen de fortifier fa foi dans la lefture même ces auteurs profanes, & Aridote devient entre fe^ mains TApologifle de la religion. Mais d'où vient que fin- tcgrité de fa foi fouîTrc ^\ peu du commerce qu'il a avec les profanes? c'eft qu'il a foin de la fortifier con- tinuellement par l'étude des livres faints, & des doc- teurs de TEglife, il formée fon langage & fes faw tîments; car dans tous fes ouvrages, quoique le plus bel efprit de fon fiecle , le plus autorifé à bazarder fes conjectures , il ne marche jamais que fur les traces d'autrui, renonçant à !a gloire de l'invention, gloire fi délicate pour les favant*?.

3^. Le troifieme écueil à éviter dans fétude , c'eft la difîipation de fefprit , qui deffecbe le cœur , & anéan- tit pcu-à-peu la dévotion; mais dans notre Saint le foin de fon ame fut toujours la première & la plus impor- tante de toutes fes occupations. Dans les difficultés qu'il rencontre, loin de négliger fes exercices de piété, fous prétexte de donner plus de temps à l'étude , c'eft alors qu'il a recours à la prière avec plus de ferveur, comme à la vraie fource des lumières. Ainfi fambition d'acqué- rir de nouvelles connoifThnces ne prit jamais rien dans notre faintDo(fteur fur la régularité la plus fcrupuleufe à tous les exercices de fon étar. A quoi me fervira, di- foit-il, la fcience qui enfle , fi je n'ai pas la charité qui édifie? Pour connoitre cette piété tendre &aïïèâ:ueure qui étoit dans notre Saint , il n'y a qu'à lire l'office admi- rable qu'il a compofé pour fadorable facrement de nos autels : le cœur feul peut parler ce langage de piété & de religion. On peut donc affurer que fi Thomas fut le plus grand dofteur de fon fiecle, il fut aufîî le plusfaint religieux de fon Ordre, le plus exaél, le plus fervent. Quel exemple, & qu'il cfi peu imité dans le monde! car f(nis prétexte que nos occupations n'ont rien que de permis , & même de louable en foi , on s'y livre tc^ut entier, & la piété cfi entièrement négligée. Mais,

3§0 Analyfcs des Sermons. r

dit on , h vraie piété ne confille-t-elle pas à remplir les devoirs de Ton état? oui, fans doiue; mais de les remplir en les offrant à Dieu , & defirant de lui plaire; ce qui ne peut fe faire , lorfqu'on néglige totalement la prière , & qu'on vit dans un entier oubli de Dîeu^ Et d'ailleurs, noci^e principal état n'efî-il pas d'être chré- tien? notre premier devoir doit donc être de rendre à Dieu & à PEglife ce que nous leur devons.

II. Partie. Lufage de la fcience de la religion a affermi Thomas dans la piété. Ceux à qui la cupi- dicé a fervi de motif dans !a recherche à^s fciences, n'ont d'autre but que la cupidité dans leur ufage. Ainfi, premièrement , y êtes- vous entré par cqs routes fecre- tes quun vil intérêt a fi-ayées? vous ferez un docteur Hottant; voire fortune décidera de vos fentiments. Se- condement, avez-vous cherché à contenter une vaine curiofité? vous ferez un docteur lingulier, & les opi- nions vous paroirront douteufes , dès qu'elles ieront commoiies. Troifiémement, avez-vous négligé de ré- parer par la prière cette diilîpation de cceïir infépara.- ble d'une étude profonde & foutenue? plein de vous- mém.e, & vuide de Dieu, vous ferez un docleur vain»

Thomas, qui dans la recherche des fciences, s'étoit frayé des routes bien diiitrentes, mais malheureufe* ment fi peu battues dans tous les temps, ne fe démeni pas dans leur ufage.

I .^ Au-lieu d'être un dofteur flottant, dont la for- tune décide des fentiments , ii fut un dofteur exact & défintéreHe , n'ayant d'autre but que de faire connoî- tre la vérité. Donne-t-il des règles pour les mœurs ? quelle droiture ! il ne penche, ni ù droit,- ni a gauche, fuivant rexpreiîîon du Prophète; il tient toujours ce fage milieu dont chacun fe fut honneur, mais que fi peu de gens faveur tenir, & apprend aux miniftres de l'Egîife, Q^xxQn ne cachant point aux hommes fimmen- fité des miféricordes du Seigneur, il ne faut pas non plus leur lailTer ignorer les faintes rigueurs de f^ juftice.

Cette droiture le fit arriver fans le vouloir à la fii- vcur des grands ; fArchcvêché deNaplcsIui ell oflerc

Analyfcs ci es Sermons. 381

par Urbain IV. Snint Louis Pncimettoit foiivent à fa table, mais il parut toujours infcnfible ù cette faveur: il refufe la dignité qu'on lui olïVe ; & il eft devant un Roi de la terre, comme les gens du monde font fi iouvent devant le Roi des Rois, c'eltà-dire , qu'à peine *fe fouvient-il que le Prince eft prcfent, & qu'il retrouve au milieu delà Cour, le calme de fa retraire, & le fouvcnir de [es chères études.

2^. Aulieu d'être un do(5leur (îr.culier, Thomas fut un docteur œcumcnic^ue & univerfel ; je veux dire, fuiviis: approuvé univerfellemcnt. 11 cnfigne, à Rome, à Paris, h Boulogne, & partout fa do;!:lrine reçoit lc> mêmes applaudiflcmcnts & les mêmes éloges. Mais c'ell fur-tour depuis i''^ mort que Dieu a glorifié notre Sr.int , & fa rendu un docteur univerfel. Toutes les univerCtcs du monde, fur-tout celle de Paris qui le forma dans fon fein , font de fidèles dépoHtaires de fa docttine. Dans toutes les communautés régulières, fur tout dans celle de faint Dominique, \qs décifions du Fondateur ue tiennent pas plus lieu de règle dans la difcîpline & dans les mœurs, que celles de notre Saint dans la foi & dans la docftrine. L'Oracle du monde chrétien , Rome même a vu fouvent f^s pontifes def- cendre dti tribunal facré, & y faire monter les écrits de notre Saint , pour pronoixer fur \\ts différends qui troubloient f Èglife. Les Conciles œcuméniques , les juges vénérables & infaillibles de notre foi, ont formé leurs décrets fur fes décifions ; & les partifans de Ter- reur n'ont jamais eu de plus redoutable ennemi.

3^ Au-Iieu d'être un dofteur vaii-i, il n'y en eut ja- mais de plus humble que notre Saint; & cela, dans le plus haut degré de réputation îa vanité la plus emportée puilfe prûcndre : connu , admiré , conllilté de tout funivers, il étoit plus ingénieux à fe cacher à foi-méme fon mérite, que nous ne le fummes ù don- ner du rel'tf & a grollir le nôtre à nos propies yeux. Nul etnpreifement à étaler les tréfors de icience & de fagefl'c dom: ii ctoit rempli; & infiniment éloi^-né d'afiécter la nioiiulie l'upériorité fi.r fes frcres : il les

382 Analyfas des Sermons.

prcvenoit tous par des témoignages d'honneur & de déférence. Tous fes talents, toutes fes connoiiTances, il les rapportoit à Dieu, ne ceflant de dire qu'il étoit plus redevable à la prière qu'à l'étude, du peu qu'il la- voit. Mais ce qui nianifefte parfaitement l'humilité de ce grand Docteur, c'ell cet air de réferve & de modé- racion qui règne dans toute la manière d'écrire , ne parlant jamais fur ce ton dccifif & important qui veut tout ramener à foi , & qui , pour garant de fes rai- f<jns, ne donne que fa propre autorité. C'eft cette hu- milité que nous devons fur-tout imiter dans notre faint Do(5teur; c'eil le vrai caractère des faints; car l'hu- miîité toute feule fuîlît pour faire des faints : mais fans cette vertu , toutes les autres ne font rien.

LA FÊTE D'UN MARTYR, Patron d'une paroisse.

DIVISION. Chaque fidèle , comme les martyrs^ doit rendre téuioignage à Jefus-Chrijl. Or , le tèaioignage que tout fidèle doit à Jefus-Chrifl eft de trois fortes : L Un témoignage de fouffrance. II, Un témoignage de foumijjlon. III. Un témoignage de dcfir. i". Un témoignagG de foufifrance. Ce n'efl: qu'en ibuF- frant , que nous pouvons rendre témoignage que nous fommes chrétiens : mais les foufFrances par lefquelles Dieu veut que nous lui rendions témoignage, ne font pas feulement ces maux extérieurs que la condition humaine rend inévitables , il s'agit de ces fouifrances qui forment proprement la vie chrétienne, de cet efprit de croix & de mortification qui rend témoignage que nous fommes difciples de Jefus-Chrift, feftateurs de fa doftrine , alTociés à fes promefïes : il s'agit de ce renoncement intérieur , & de ce martyre invifibîe & continuel qui fait que nous réfiflons à nos pafïïons, & que nous prenons fans cefTe le parti de la foi & de l'Evangile contre nous-mêmes : il s'agit de cette vio- lence fi fouvent commandée dans l'Evangile, qui fait

j4nalyfcs des Sermons. 385

que prefquc dans toutes nos aftions , nous devons éiXQ en garde contre notre cœur; de cette vie de la

foi qui combat fnn? celle au-dcdans de nous la vie des ^^-^m : voiia le tûnoignage que la foi exige de tout J.e'e ; c'ell en ce fens que tout chrétien efl témoin de Jelus-Chrill, parce que par les violences coiuîmic!- les qi:e rEvan^^ile Toblige de taire à Ton cœur & à fes pallions, il rend témoignage que la dodrine de Jefus-Chrift ell la voie du lalut & la doélrine de 'a vé- rité, & que les promeiles font préfcrables à tous les plailirs doiu elle exi;.^e le lacriiice.

2". Un témùipiage de foumifjhn. Il ne s'agit pas feu- lement de foumilliou à la profondeur de fes myfleres, & à faiitorité de la parole, en ficritiant nos lumières, ' & en captivant notre raifon : cette Ibumillion ne re- garde proprement que fefprit; mais la foi exige en- core la foumilîîon du cœur, je veux dire, l'accepta- tion di^^ ordres de Dieu fur nous, & la conformité à fa volonté fainte dans toutes les iituations il nous place, en fupportant avec patience & fans murmurer, les croix que ^'^ bonté nous ménage. Voilà le fécond témoigi^age que nous devons rendre à la foi , glori- fier Dieu dans nos peines , & nous foumettre ù la fh- geflequi nous les impofe, en reconnoiîlhnt Tordre du Souverain qui difpenfe les événements agréables ou fâcheux , pour accomplir fes delfeins de miféricorde fur les hommes.

3^'. Un témoignage de dcjtr. Comme nous fommes étrangers fur la terre, que les jours même de notre pèlerinage font courts & latforieux , & que le ciel ell la patrie du fidèle, le premier devoir de la foi efl: de foupirer après (a patrie qui nous efr montrée de loin; c'ert de regarder tout ce qui nous environne, comme if étant point à nous, & d'ufer du monde , & de tou- tes les chofes du monde comme n'en ufant pas ; c'cd de nous être à charge à nous mêmes dans un lieu tout irrite nos pafiîons , & rien ne peut nous fatisfai- rc, ou tous les pas que nous faifons font des chûtes ou des ccueils , tout nous éloigne de Dieu, &

584 Analyfis des Sermons.

plus nous nous éloignons de lui, plus nous nous de- venons infupportabies à nous-mêmes; c'efr enfin de de- firer que le règne de Dieu vienne s'établir pour tou- jours dans nos cœurs. Et ce delir n'eft pas une fimple vertu de perfection, c'efi: le premier devoir de la foi;. & ce qui dillingue les enfants du fiecîe des enfants de Dieu. Et voilà pourquoi Jefus-Chriil: nous aflure que le royaume des cieux efl: pour les pauvres & les affligés, parce qu'il efl: bien aifé de n'attendre fa con- folation que dans le ciel , quand on ne la trouve pas fur la tecre.

Tels font les témoignages que la religion exige de nous; c'eft aiufi que tout chrétien doi: être martyr de la foi, non pas en répandant fon fang pour JeiLis-Clirill , mais en mortifiant fes palfions par un principe de foi, & c'efl: un témoignage de fonflVance : en acceptant {^s> peines & fe? afflictions pour rendre homma.^e à la foi , & c'eft un témoignage de foumilîîon; en méprifant tout ce qui paile , & ne regardant comme des biens folîdes que les biens éternels, & c'eft un témoignage de defn\

Fin des Analyfcs.

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