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ŒUVRES COMPLETES DE

ALFRED DE VIGNY

SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE LA VEILLÉE DE VINCENNES LA CANNE DE JONC

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS DE

M. FERNAND BALDENSPERGER

PARIS

LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR

17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, \J

MDCCCCXIV

ŒUVRES COMPLETES

DE

ALFRED DE VIGNY

LA PRESENTE EDITION

DES

ŒUVRES COMPLÈTES DE ALFRED DE VIGNY

A ÉTÉ TIRÉE

PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE

EN VERTU

D'UNE AUTORISATION DE M. LE MINISTRE DES FINANCES

EN DATE DU 3 I MM I 9 I 3

// a été tiré de cette édition ;

25 exemplaires, numérotés i à 25, sur japon nnpcrial. 50 exemplaires, numérotés 26 à 75, sur japon ancien.

Ces exemplaires contiennent une double suite des portiaits.

Le texte de ce volume est conforme à celui de la dernière édition corrigée par l'auteur, Œuvres complètes, in-8°, Paris, Librairie Nouvelle, 1857, sauf pour les variantes indiquées dans les NoTES.

(EUVRES COMPLETES DE

ALFRED DE VIGNY

SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE LA VEILLÉE DE VINCENNES - LA CANNE DE JONC

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS

DK

M. FERNAND B ALDEN SPERGER

PARIS

LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR

17, BOULEVARD DE LA .MADELEINE, I7

MDCCCCXIV

SOUVENIRS

DE

SERVITUDE MILITAIRE

Aie, Casar, morituri te salutant.

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE I.

POURQUOI J'AI RASSEMBLÉ CES SOUVENIRS.

S'il est vrai, selon le poète catholique, qu'il n'y ait pas de plus grande peine que de se rappeler un temps heureux, dans la misère, il est aussi vrai que l'âme trouve quelque bonheur à se rappeler, dans un moment de cahne et de liberté, les temps de peine ou d'esclavage. Cette mélancohque émotion me fait jeter en arrière un triste regard sur quelques années de ma vie, quoique ces années soient bien proches de celle-ci, et que cette vie ne soit pas bien longue encore.

Je ne puis m'empêcher de dire combien j'ai vu de souf- frances peu connues et courageusement portées par une race d'hommes toujours dédaignée ou honorée outre me- sure, selon que les nations la trouvent inutile ou nécessaire. Cependant ce sentiment ne me porte pas seul à cet écrit, et j'espère qu'il pourra servir à montrer quelquefois, par des détails de mœurs observés de mes yeux, ce qu'il nous reste encore d'arriéré et de barbare dans l'organisation

4 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

toute moderne de nos Armées permanentes, l'homme de guerre est isolé du citoyen , il est malheureux et fé- roce, parce qu'il sent sa condition mauvaise et absurde. Il est triste que tout se modifie au milieu de nous, et que la destinée des Armées soit la seule immobile. La loi chré- tienne a changé une fois les usages farouches de la guerre; mais les conséquences des nouvelles mœurs qu'elle intro- duisit n'ont pas été poussées assez loin sur ce point, .\vant elle, le vaincu était massacré ou esclave pour la vie, les villes prises saccagées, les habitants chassés et dispersés; aussi chaque Etat épouvanté se tenait-il constamment prêt à des mesures désespérées, et la défense était aussi atroce que l'attaque. A présent, les villes conquises n'ont à craindre que de payer des contributions. Ainsi la guerre s'est civi- hsée, mais non les Armées; car non-seulement la routine de nos coutumes leur a conservé tout ce qu'il y avait de mauvais en elles; mais l'ambition ou les terreurs des gou- vernements ont accru le mai, en les séparant chaque jour du pays, et en leur faisant une Servitude plus oisive et plus grossière que jamais. Je crois peu aux bienfaits des subites organisations; mais je conçois ceux des améliorations suc- cessives. Quand l'attention générale est attirée sur une blessure, la guérison tarde peu. Cette guérison sans doute est un problème difficile à résoudre pour le législateur, mais il n'en était que plus nécessaire de le poser. Je le fais ici, et si notre époque n'est pas destinée à en avoir la solution, du moins ce vœu aura reçu de moi sa forme, et les diffi- cultés en seront peut-être diminuées. On ne peut trop hâter l'époque les Armées seront identifiées à la Nation, si elle doit acheminer au temps les Armées et la guerre ne seront plus, et le globe ne portera plus qu'une nation unanime enfin sur ses formes sociales; événement qui, de- puis longtemps, devrait être accompli.

SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE. 5

Je n'ai nul dessein d'intéresser à moi-même, et ces sou- venirs seront plutôt les mémoires des autres que les miens; mais j'ai été assez vivement et assez longtemps blessé des étrangetés de la vie des Armées pour en pouvoir parler. Ce n'est que pour constater ce triste droit que je dis quelques mots sur moi.

J'appartiens à cette génération née avec le siècle, qui, nourrie de bulletins par l'Empereur, avait toujours devant les yeux une épée nue, et vint la prendre au moment même la France la remettait dans le fourreau des Bourbons. Aussi dans ce modeste tableau d'une partie obscure de ma vie, je ne veux paraître que ce que je fus, spectateur plus qu'acteur, à mon grand regret. Les évé- nements que je cherchais ne vinrent pas aussi grands qu'il me les eût fallu. Qu'y faire? On n'est pas toujours maître de jouer le rôle qu'on eût aimé, et l'habit ne nous vient pas toujours au temps nous le porterions le mieux. Au moment j'écris ■'', un homme de vingt ans de service n'a pas vu une bataille rangée. J'ai peu d'aven- tures à vous raconter, mais j'en ai entendu beaucoup. Je ferai donc parler les autres plus que moi-même, hors quand je serai forcé de m'appeler comme témoin. Je m'y suis toujours senti quelque répugnance, en étant empêché par une certaine pudeur au moment de me mettre en scène. Quand cela m'arrivera, du moins puis-je attester qu'en ces endroits je serai vrai. Quand on parle de soi, la meilleure muse est la Franchise. Je ne saurais me parer de bonne grâce de la plume des paons; toute belle qu'elle est, je crois que chacun doit lui préférer la sienne. Je ne me sens pas assez de modestie, )e l'avoue, pour croire gagner beaucoup en |)renant quelque chose de l'allure

" En 1835.

6 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

d'un autre, et en posant dans une attitude grandiose, artistement choisie, et péniblement conservée aux dépens des bonnes inclinations naturelles et d'un penchant inné que nous avons tous vers la vérité. Je ne sais si de nos jours il ne s'est pas fait quelque abus de cette littéraire singerie; et il me semble que la moue de Bonaparte et celle de Bvron ont fait grimacer bien des figures inno- centes.

La vie est trop courte pour que nous en perdions une part précieuse à nous contrefaire. Encore si l'on avait affaire à un peuple grossier et facile à duper ! mais le nôtre a l'œil si prompt et si fin, qu'il reconnaît sur-le-champ à quel modèle vous empruntez ce mot ou ce geste, cette parole ou cette démarche favorite, ou seulement telle coiffure ou tel habit. 11 souffle tout d'abord sur la barbe de votre masque et prend en mépris votre vrai visage, dont, sans cela, il eût peut-être pris en amitié les traits natu- rels.

Je ferai donc peu le guerrier, ayant peu vu la guerre; mais j'ai droit de parler des mâles coutumes de l'Armée, les fatigues et les ennuis ne me furent point épargnés, et qui trempèrent mon âme dans une patience à toute épreuve, en lui faisant rejeter ses forces dans le recueil- lement solitaire et l'étude. Je pourrai faire voir aussi ce qu'il y a d'attachant dans la vie sauvage des armes, toute pénible qu'elle est, y étant demeuré si longtemps entre l'écho et le rêve des batailles. C'eût été assurément qua- torze ans de perdus, si je n'y eusse exercé une observation attentive et persévérante, qui faisait son profit de tout pour l'avenir. Je dois même à la vie de l'Armée des vues de la nature humaine que jamais je n'eusse pu rechercher autrement que sous l'habit militaire. Il y a des scènes que l'on ne trouve qu'à travers des dégoûts qui seraient vrai-

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ment intolérables, si l'on n'était pas forcé par l'honneur de les tolérer.

J'aimai toujours à écouter, et quand j'étais tout enfant, je pris de bonne heure ce goût sur les genoux blessés de mon vieux père. Il me nourrit d'abord de l'histoire de ses campagnes, et, sur ses genoux, je trouvai la guerre assise à côté de moi; il me montra la guerre dans ses blessures, la guerre dans les parchemins et le blason de ses pères, la guerre dans leurs grands portraits cuirassés, suspendus, en Beauce, dans un vieux château. Je vis dans la No- blesse une grande famille de soldats héréditaires, et je ne pensai plus qu'à m'élever à la taille d'un soldat.

Mon père racontait ses longues guerres avec l'obser- vation profonde d'un philosophe et la grâce d'un homme de cour. Par lui, je connais intimement Louis XV et le grand Frédéric; je n'affirmerais pas que je n'aie pas vécu de leur temps, familier comme je le fus avec eux par tant de récits de la guerre de Sept ans.

Mon père avait pour Frédéric II cette admiration éclairée qui voit les hautes facultés sans s'en étonner outre mesure. Il me frappa tout d'abord l'esprit de cette vue, me disant aussi comment trop d'enthousiasme pour cet illustre en- nemi avait été un tort des officiers de son temps; qu'ils étaient à demi vaincus par là, quand Frédéric s'avançait grandi par l'exaltation française; que les divisions succes- sives des trois puissances entre elles et des généraux fran- çais entre eux l'avaient servi dans la fortune éclatante de ses armes, mais que sa grandeur avait été surtout de se connaître parfaitement, d'apprécier à leur juste valeur les éléments de son élévation, et de faire, avec la mo- destie d'un sage, les honneurs de sa victoire. Il paraissait quelquefois penser que l'Europe l'avait ménagé. Mon ère avait vu de près ce roi philosophe, sur le champ

8 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

de bataille, son frère, l'aîné de mes sept oncles, avait été emporté d'un boulet de canon; il avait été reçu souvent par le Roi sous la tente prussienne avec une grâce et une politesse toutes françaises, et l'avait entendu parler de Voltaire et jouer de la flûte après une bataille gagnée. Je m'étends ici, presque malgré moi, parce que ce fut le premier grand homme dont me fut tracé ainsi, en famille, le portrait d'après nature, et parce que mon admiration pour lui fut le premier symptôme de mon in- utile amour des armes, la cause première d'une des plus complètes déceptions de ma vie. Ce portrait est brillant encore, dans ma mémoire, des plus vives couleurs, et le portrait physique autant que l'autre. Son chapeau avancé sur un front poudré, son dos voûté à cheval, ses grands yeux, sa bouche moqueuse et sévère, sa canne d'invalide faite en béquille, rien ne m'était étranger; et, au sortir de ces récits, je ne vis qu'avec humeur Bonaparte prendre chapeau, tabatière et gestes pareils; il me parut d'abord plagiaire : et qui sait si, en ce point, ce grand homme ne le fut pas quelque peu? qui saura peser ce qu'il entre du comédien dans tout homme public toujours en vue? Frédéric II n'était-il pas le premier type du grand capitaine tacticien moderne, du roi philosophe et organisateur? C'étaient les premières idées qui s'agitaient dans mon esprit, et j'assistais à d'autres temps racontés avec une vérité toute remplie de saines leçons. J'entends encore mon père tout irrité des divisions du prince de Soubise et de M. de Clermont; j'entends encore ses grandes indi- gnations contre les intrigues de l'Œil-de-Bœuf, qui fai- saient que les généraux français s'abandonnaient tour à tour sur le champ de bataille, préférant la défaite de l'Armée au triomphe d'un rival; je l'entends tout ému de SCS antiques amitiés pour M. de Chevert et pour

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M. d'Assas, avec qui il était au camp la nuit de sa mort. Les yeux qui les avaient vus mirent leur image dans les miens, et aussi celle de bien des personnages célèbres morts longtemps avant ma naissance. Les récits de famille ont cela de bon, qu'ils se gravent plus fortement dans la mémoire que les narrations écrites; ils sont vivants comme le conteur vénéré, et ils allongent notre vie en arrière, comme l'imagination qui devine peut l'allonger en avant dans l'avenir.

Je ne sais si un jour j'écrirai pour moi-même tous les détails intimes de ma vie; mais je ne veux parler ici que d'une des préoccupations de mon âme. Quelquefois, l'esprit tourmenté du passé et attendant peu de chose de l'avenir, on cède trop aisément à la tentation d'amuser quelques désœuvrés des secrets de sa famille et des mystères de son cœur. Je conçois que quelques écrivains se soient plu à faire pénétrer tous les regards dans l'intérieur de leur vie et même de leur conscience, l'ouvrant et le laissant sur- prendre par la lumière, tout en désordre et comme en- combré de familiers souvenirs et des fautes les plus chéries. 11 y a des œuvres telles parmi les plus beaux livres de notre langue, et qui nous resteront comme ces beaux por- traits de lui-même que Raphaël ne cessait de faire. Mais ceux qui se sont représentés ainsi, soit avec un voile, soit à visage découvert, en ont eu le droit, et je ne pense pas que l'on puisse faire ses confessions à voix haute, avant d'être assez vieux, assez illustre ou assez repentant, pour intéresser toute une nation à ses péchés. Jusque-là on ne peut guère prétendre qu'à lui être utile par ses idées ou par ses actions.

Vers la fin de l'Empire, je fus un lycéen distrait. La guerre était debout dans le lycée, le tambour étouffait à mes oreilles la voix des maîtres, et la voix mystérieuse

lO SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

des livres ne nous parlait qu'un langage froid et pédan- tesque. Les logarithmes et les tropes n'étaient à nos yeux que des degrés pour monter à l'étoile de la Légion d'hon- neur, la plus belle étoile des cieux pour des enfants.

Nulle méditation ne pouvait enchaîner longtemps des têtes étourdies sans cesse par les canons et les cloches des Te Deuni! Lorsqu'un de nos frères, sorti depuis quel- ques mois du collège, reparaissait en uniforme de housard et le bras en écharpe, nous rougissions de nos livres et nous les jetions à la tête des maîtres. Les maîtres mêmes ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armée, et nos cris de Vive l'Empereur! interrompaient Tacite et Platon. Nos précepteurs ressemblaient à des hérauts d'armes, nos salles d'études à des casernes, nos récréations à des manœuvres, et nos examens à des revues.

Il me prit alors plus que jamais un amour vraiment désordonné de la gloire des armes; passion d'autant plus malheureuse que c'était le temps précisément où, comme je l'ai dit, la France commençait à s'en guérir. Mais l'orage grondait encore, et ni mes études sévères, rudes, forcées, et trop précoces, ni le bruit du grand monde, où, pour me distraire de ce penchant, on m'avait jeté tout adolescent, ne me purent ôter cette idée fixe.

Bien souvent j'ai souri de pitié sur moi-même en voyant avec quelle force une idée s'empare de nous, comme elle nous fait sa dupe, et combien il faut de temps pour l'user. La satiété même ne parvint qu'à me faire désobéir à celle-ci, non à la détruire en moi, et ce livre aussi me prouve que je prends plaisir encore à la caresser, et que je ne serais pas éloigné d'une rechute. Tant les impressions d'enfance sont profondes, et tant s'était bien gravée sur nos cœurs la marque brûlante de l'Aigle Romaine!

Ce ne fut que très-tard que je m'aperçus que mes ser-

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vices n'étaient qu'une longue méprise, et que j'avais porté dans une vie tout active une nature toute contemplative. Mais j'avais suivi la pente de cette génération de l'Empire, née avec le siècle, et de laquelle je suis.

La guerre nous semblait si bien l'état naturel de notre pays, que lorsque, échappés des classes, nous nous jetâmes dans l'Armée, selon le cours accoutumé de notre torrent, nous ne pûmes croire au calme durable de la paix. II nous parut que nous ne risquions rien en faisant semblant de nous reposer, et que l'immobilité n'était pas un mal sérieux en France. Cette impression nous dura autant qu'a duré la Restauration. Chaque année apportait l'espoir d'une guerre; et nous n'osions quitter l'épée, dans la crainte que le jour de la démission ne devînt la veille d'une campagne. Nous traînâmes et perdîmes ainsi des années précieuses, rêvant le champ de bataille dans le Champ-de-Mars, et épuisant dans des exercices de parade et dans des querelles particulières une puissante et inutile énergie.

.\ccablé d'un ennui que je n'attendais pas dans cette vie si vivement désirée, ce fut alors pour moi une nécessité que de me dérober, dans les nuits, au tumulte fatigant et vain des journées militaires : de ces nuits, j'agrandis en silence ce que j'avais reçu de savoir de nos études tumultueuses et publiques, sortirent mes poèmes et mes livres; de ces journées il me reste ces souvenirs dont je rassemble ici, autour d'une idée, les traits principaux. Car, ne comptant pour la gloire des armes ni sur le pré- sent ni sur l'avenir, je la cherchais dans les souvenirs de mes compagnons. Le peu qui m'est advenu ne servira que de cadre à ces tableaux de la vie militaire et des mœurs de nos armées, dont tous les traits ne sont pas connus.

CHAPITRE II.

SUR LE CARACTERE GENERAL DES ARMEES.

L'Armée est une nation dans la Nation ; c'est un vice de nos temps. Dans l'antiquité il en était autrement : tout citoyen était guerrier, et tout guerrier était citoyen; les hommes de l'Armée ne se faisaient point un autre visage que les hommes de la cité. La crainte des dieux et des lois, la fidélité à la patrie, l'austérité des mœurs, et, chose étrange! l'amour de la paix et de l'ordre, se trouvaient dans les camps plus que dans les villes, parce que c'était l'élite de la Nation qui les habitait. La paix avait des tra- vaux plus rudes que la guerre pour ces armées intelligentes. Par elles la terre de la Patrie était couverte de monuments ou sillonnée de larges routes, et le ciment romain des aqueducs était pétri, ainsi que Rome elle-même, des mains qui la défendaient. Le repos des soldats était fécond autant que celui des nôtres est stérile et nuisible. Les citoyens n'avaient ni admiration pour leur valeur, ni mépris pour leur oisiveté, parce que le même sang circulait sans cesse des veines de la Nation dans les veines de l'Armée.

Dans le moyen âge et au delà, jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, l'Armée tenait à la Nation , sinon par tous ses soldats, du moins par tous leurs chefs, parce que le soldat était l'honmie du Noble, levé par lui sur sa terre,

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amené à sa suite à l'Armée, et ne relevant que de lui : or, son seigneur était propriétaire et vivait dans les entrailles mêmes de la mère patrie. Soumis à Tmlluence toute popu- laire du prêtre, il ne fit autre chose, durant le moyen âge, que de se dévouer corps et biens au pays; souvent en lutte contre la couronne, et sans cesse révolté contre une hiérarchie de pouvoirs qui eût amené trop d'abaissement dans l'obéissance, et, par conséquent, d'humiliation dans la profession des armes. Le régiment appartenait au co- lonel, la compagnie au capitaine, et l'un et l'autre savaient fort bien emmener leurs hommes quand leur conscience, comme citoyens, n'était pas d'accord avec les ordres qu'ils recevaient comme hommes de guerre. Cette indépendance de l'Armée dura en France jusqu'à M. de Louvois, qui, le premier, la soumit aux bureaux et la remit, pieds et poings liés, dans la main du Pouvoir souverain. II n'y éprouva pas peu de résistance, et les derniers défenseurs de la Liberté généreuse des hommes de guerre furent ces rudes et francs gentilshommes, qui ne voulaient amener leur famille de soldats à l'Armée que pour aller en guerre. Quoiqu'ils n'eussent pas passé l'année à enseigner l'éternel maniement d'armes à des automates, je vois qu'eux et les leurs se tiraient assez bien d'affaire sur les champs de bataille de Turenne. Ils haïssaient particulièrement l'uni- forme, qui donne à tous le même aspect, et soumet les esprits à l'habit et non à l'homme. Ils se plaisaient à se vêtir de rouge les jours de combat, pour être mieux vus des leurs, et mieux visés de l'ennemi; et j'aime à rap- peler, sur la foi de Mirabeau, ce vieux marquis de Coët- quen, qui, plutôt que de paraître en uniforme à la revue du Roi, se fit casser par lui à la tête de son régiment : Heureusement, sire, que les morceaux me restent, dit-il après. C'était quelque chose que de répondre ainsi

I4 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

à Louis XIV. Je n'ignore pas les mille défauts de l'orga- nisation qui expirait alors; mais je dis qu'elle avait cela de meilleur que la nôtre, de laisser plus librement luire et flamber le feu national et guerrier de la France. Cette sorte d'Armée était une armure très- forte et très-complète dont la Patrie couvrait le Pouvoir souverain, mais dont toutes les pièces pouvaient se détacher d'elles-mêmes, l'une après l'autre, si le Pouvoir s'en sers'ait contre elle.

La destinée d'une Armée moderne est tout autre que celle-là, et la centralisation des Pouvoirs l'a faite ce qu'elle est. C'est un corps séparé du grand corps de la Nation, et qui semble le corps d'un enfant, tant il marche en arrière pour l'intelligence, et tant il lui est défendu de grandir. L'Armée moderne, sitôt qu'elle cesse d'être en guerre, devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent honteuse d'elle-même, et ne sait ni ce qu'elle fait ni ce qu'elle est; elle se demande sans cesse si elle est esclave ou reine de l'Etat : ce corps cherche partout son âme et ne la trouve pas.

L'homme soldé, le Soldat, est un pauvre glorieux, vic- time et bourreau, bouc émissaire journellement sacrifié à son peuple et pour son peuple, qui se joue de lui; c'est un martyr féroce et humble tout ensemble, que se rejettent le Pouvoir et la Nation toujours en désaccord.

Que de fois, lorsqu'il m'a fallu prendre une part obscure mais active dans nos troubles civils, j'ai senti ma conscience s'indigner de cette condition inférieure et cruelle! Que de fois j'ai comparé cette existence à celle du Gladiateur! Le peuple est le César indifférent, le Claude ricaneur auquel les soldats disent sans cesse en défilant : Ceux qui vont mourir te saluent.

Que quelques ouvriers, devenus plus misérables à me- sure que s'accroissent leur travail et leur industrie , viennent

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à s'ameuter contre leur chef d'atelier; ou qu'un fabricant ait la fantaisie d'ajouter cette année quelques cent mille francs à son revenu; ou seulement qu'une bonne ville, jalouse de Paris, veuille avoir aussi ses trois journées de fusillade, on crie au secours de part et d'autre. Le gou- vernement, quel qu'il soit, répond avec assez de sens : La loi ne me permet pas de juger entre vous; tout le monde a raison; moi, je n'ai à vous envovcr que mes gladiateurs, qui vous tueront et que vous tuerez. En effet, ils vont, ils tuent, et sont tués. La paix revient; on s'embrasse, on se complimente, et les chasseurs de lièvres se félicitent de leur adresse dans le tir à l'ofFicier et au soldat. Tout calcul fait, reste une simple soustraction de quelques morts ; mais les soldats n'y sont pas portés en nombre, ils ne comptent pas. On s'en inquiète peu. Il est convenu que ceux qui meurent sous l'uniforme n'ont ni père, ni mère, ni femme, ni amie à faire mourir dans les larmes. C'est un sang anonyme.

Quelquefois (chose fréquente aujourd'hui) les deux partis séparés s'unissent pour accabler de haine et de malé- diction les malheureux condamnés à les vaincre.

Aussi le sentiment qui dominera ce livre sera-t-il celui qui me l'a fait commencer, le désir de détourner de la tète du Soldat cette malédiction que le citoyen est souvent prêt à lui donner, et d'appeler sur l'Armée le pardon de la Nation. Ce qu'il y a de plus beau après l'inspiration, c'est le dévouement; après le Poète, c'est le Soldat; ce n'est pas sa faute s'il est condamné à un état d'ilote.

L'Armée est aveugle et muette. Elle frappe devant elle du lieu on la met. Elle ne veut rien et agit par ressort. C'est une grande chose que l'on meut et qui tue; mais aussi c'est une chose qui souffre.

C'est pour cela que j'ai toujours parlé d'elle avec un attendrissement involontaire. Nous voici jetés dans ces

l6 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

temps sévères les villes de France deviennent tour à tour des champs de bataille, et, depuis peu, nous avons beaucoup à pardonner aux hommes qui tuent.

En regardant de près la vie de ces troupes armées que, chaque jour, pousseront sur nous tous les Pouvoirs qui se succéderont, nous trouverons bien, il est vrai, que, comme je l'ai dit, l'existence du Soldat est (après la peine de mort) la trace la plus douloureuse de barbarie qui subsiste parmi les hommes, mais aussi que rien n'est plus digne de l'in- térêt et de l'amour de la Nation que cette famille sacrifiée qui lui donne quelquefois tant de gloire.

CHAPITRE III.

DE LA SERVITUDE DU SOLDAT ET DE SON CARACTÈRE INDIVIDUEL.

Les mots de notre langage familier ont cjuelcjue l'ois une parfaite justesse de sens. C'est bien servir, en effet, qu'obéir et commander dans une Armée. II faut gémir de cette Servitude, mais il est juste d'admirer ces esclaves. Tous acceptent leur destinée avec toutes ses conséquences, et, en France surtout, on prend avec une extrême prompti- tude les qualités exigées par l'état militaire. Toute cette activité que nous avons se fond tout à coup pour faire place à je ne sais quoi de morne et de consterné.

La vie est triste, monotone, régulière. Les heures son- nées par le tambour sont aussi sourdes et aussi sombres que lui. La démarche et l'aspect sont uniformes comme l'habit. La vivacité de la jeunesse et la lenteur de l'âge mûr finissent par prendre la même allure, et c'est celle de Varme. L'anne l'on sert est le moule l'on jette son caractère, il se change et se refond pour prendre une forme générale imprimée pour toujours. L'Homme s'efface sous le Soldat.

La Servitude militaire est lourde et inflexible comme le masque de fer du prisonnier sans nom, et donne à tout homme de guerre une figure uniforme et froide.

Aussi, au seul aspect d'un corps d'armée, on s"aper(,oit

I 8 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

que l'ennui et le mécontentement sont les traits généraux du visage militaire. La fatigue y ajoute ses rides, le soleil ses teintes jaunes, et une vieillesse anticipée sillonne des figures de trente ans. Cependant une idée commune à tous a souvent donné à cette réunion d'hommes sérieux un grand caractère de majesté, et cette idée est l'Abnégation. L'Abnégation du Guerrier est une croix plus lourde que celle du. Martyr. Il faut l'avoir portée longtemps pour en savoir la grandeur et le poids.

Il faut bien que le Sacrifice soit la plus belle chose de la terre, puisqu'il a tant de beauté dans des hommes simples qui, souvent, n'ont pas la pensée de leur mérite et le secret de leur vie. C'est lui qui fait que de cette vie de gêne et d'ennuis il sort, comme par miracle, un carac- tère factice, mais généreux, dont les traits sont grands et bons comme ceux des médailles antiques.

L'Abnégation complète de soi-même, dont je viens de parler, l'attente continuelle et indifférente de la mort, la renonciation entière à la liberté de penser et d'agir, les lenteurs imposées à une ambition bornée, et l'impossibilité d'accumuler des richesses, produisent des vertus qui sont plus rares dans les classes libres et actives.

En général, le caractère militaire est simple, bon, pa- tient; et l'on y trouve quelque chose d'enfantin, parce que la vie des régiments tient un peu de la vie des collèges. Les traits de rudesse et de tristesse qui l'obscurcissent lui sont imprimés par l'ennui, mais surtout par une position toujours fausse vis-à-vis de la Nation et par la comédie nécessaire de l'autorité.

L'autorité absolue qu'exerce un homme le contraint à une perpétuelle réserve. 11 ne peut dérider son front devant ses inférieurs, sans leur laisser prendre une familiarité qui porte atteinte à son pouvoir. Il se retranche l'abandon et

SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE. ip

la causerie amicale, de peur qu'on ne prenne acte contre lui de quelque aveu de la vie ou de quelque faiblesse qui serait de mauvais exemple. J'ai connu des officiers qui s'en- fermaient dans un silence de trappiste, et dont la bouche sérieuse ne soulevait la moustache que pour laisser passage à un commandement. Sous l'Empire, cette contenance était presque toujours celle des officiers supérieurs et des généraux. L'exemple en avait été donné par le maître, la coutume sévèrement conservée, et à propos; car, à la considération nécessaire d'éloigner la familiarité, se joi- gnait encore le besoin qu'avait leur vieille expérience de conserver sa dignité aux yeux d'une jeunesse plus instruite qu'elle, envoyée sans cesse par les écoles militaires, et arrivant toute bardée de chiffres, avec une assurance de lauréat, que le silence seul pouvait tenir en bride.

Je n'ai jamais aimé l'espèce des jeunes officiers, même lorsque j'en faisais partie. Un secret instinct de la vérité m'avertissait qu'en toute chose la théorie n'est rien auprès de la pratique, et le grave et silencieux sourire des vieux capitaines me tenait en garde contre toute cette pauvre science qui s'apprend en quelques jours de lecture. Dans les régiments j'ai servi, j'aimais à écouter ces vieux officiers dont le dos voûté avait encore l'attitude d'un dos de soldat, chargé d'un sac plein d'habits et d'une giberne pleine de cartouches. Ils me faisaient de vieilles histoires d'Egypte, d'Italie et de Russie, qui m'en apprenaient plus sur la guerre que l'ordonnance de 1789, les règlements de service et les interminables instructions, à commencer par celle du grand Frédéric à ses généraux. Je trouvais, au contraire, quelque chose de fastidieux dans la fatuité confiante, désœuvrée et ignorante des jeunes officiers de cette époque, fumeurs et joueurs éternels, attentifs seu- lement à la rigueur de leur tenue, savants sur la coupe de

20 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

leur habit, orateurs de café et de billard. Leur conversation n'avait rien de plus caractérisé que celle de tous les jeunes gens ordinaires du grand monde; seulement les banalités y étaient un peu plus grossières. Pour tirer quelque parti de ce qui m'entourait, je ne perdais nulle occasion d'é- couter; et le plus habituellement j'attendais les heures de promenades régulières, les anciens officiers aiment à se communiquer leurs souvenirs. Ils n'étaient pas fâchés, de leur côté, d'écrire dans ma mémoire les iiistoires parti- culières de leur vie, et, trouvant en moi une patience égale à la leur et un silence aussi sérieux, ils se montrèrent toujours prêts à s'ouvrir à moi. Nous marchions souvent le soir dans les champs, ou dans les bois qui environnaient les garnisons, ou sur le bord de la mer, et la vue générale de la nature, ou le momdre accident de terrain, leur don- nait des souvenirs inépuisables : c'était une bataille navale, une retraite célèbre, une embuscade fatale, un combat d'infanterie, un siège, et partout des regrets d'un temps de dangers, du respect pour la mémoire de tel grand gé- néral, une reconnaissance naïve pour tel nom obscur qu'ils croyaient illustre; et, au milieu de tout cela, une tou- chante simplicité de cœur qui remplissait le mien d'une sorte de vénération pour ce mâle caractère, forgé dans de continuelles adversités, et dans les doutes d'une position fausse et mauvaise.

J'ai le don, souvent douloureux, d'une mémoire que le temps n'altère jamais; ma vie entière, avec toutes ses journées, m'est présente comme un tableau ineffaçable. Les traits ne se confondent jamais; les couleurs ne pâ- lissent point. Quelques-unes sont noires, et ne perdent rien de leur énergie qui m'afiligc. Quelques (leurs s'y trouvent aussi, dont les corolles sont aussi fraîches qu'au jour qui les fit épanouir, surtout lorscju'unc larme iiivo-

SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE. Zl

lontaire tombe sur elles de mes yeux, et leur donne un plus vif éclat.

La conversation la plus inutile de ma vie m'est toujours présente à l'instant je l'évoque, et j'aurais trop à dire, si je voulais faire de ces récits qui n'ont pour eux que le mérite d'une vérité naïve; mais rempli d'une amicale pitié pour la misère des Armées, je choisirai dans mes souvenirs ceux qui se présentent à moi comme un vêtement assez décent, et d'une forme digne d'envelopper une pensée choisie, et de montrer combien de situations contraires aux développements du caractère et de l'intelligence dé- rivent de la Servitude grossière et des mœurs arriérées des Armées permanentes.

Leur couronne est une couronne d'épines et, parmi ses pointes, je ne pense pas qu'il en soit de plus douloureuse que celle de l'obéissance passive. Ce sera la première aussi dont je ferai sentir l'aiguillon. J'en parlerai d'abord, parce qu'elle me fournit le premier exemple des nécessités cruelles de l'Armée, en suivant l'ordre de mes années. Quand je remonte à mes plus lointains souvenirs, je trouve dans mon enfance militaire une anecdote qui m'est présente à la mémoire, et, telle qu'elle me fut racontée, je la redirai, sans chercher, mais sans éviter, dans aucun de mes récits, les traits minutieux de la vie ou du caractère militaire, qui, l'un et l'autre, je ne saurais trop le redire, sont en retard sur l'esprit général et la marche de la Nation, et sont, par conséquent, toujours empreints d'une certaine puérilité.

LAURETTE

LE CACHET ROUGE

LAURETTE

ou LE CACHET ROUGE

CHAPITRE IV.

DE LA RENCONTRE Q.UE JE FIS UN JOUR SUR LA GRANDE ROUTE.

LA grande route d'Artois et de Flandre est longue et triste. Elle s'étend en ligne droite, sans ar- bres, sans fossés, dans des campagnes unies et pleines d'une boue jaune en tout temps. Au mois de mars 1815, Je passai sur cette route, et je fis une ren- contre que je n'ai point oubliée depuis.

J'étais seul, j'étais à cheval, j'avais un bon manteau blanc, un habit rouge, un casque noir, des pistolets et un grand sabre; il pleuvait à verse depuis quatre jours et quatre nuits de marche, et je me souviens que je chantais Joconde à pleine voix. J'étais si jeune! La maison du Roi, en 1814, avait été remplie d'enfants et de vieillards; l'Empire semblait avoir pris et tué les hommes.

2.6 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Mes camarades étaient en avant, sur la route, à la suite du roi Louis XVIII; je voyais leurs manteaux blancs et leurs Iiabits rouges, tout à l'horizon au nord; les lanciers de Bonaparte, qui surveillaient et suivaient notre retraite pas à pas, montraient de temps en temps la flamme tricolore de leurs lances à l'autre horizon. Un fer perdu avait retardé mon cheval : il était jeune et fort, je le pressai pour rejoindre mon escadron; il partit au grand trot. Je mis la main à ma ceinture, elle était assez garnie d'or; j'entendis résonner le fourreau de fer de mon sabre sur l'étrier, et je me sentis très-fier et parfaitement heureux.

11 pleuvait toujours, et je chantais toujours. Cepen- dant je me tus bientôt, ennuyé de n'entendre que moi, et je n'entendis plus que la pluie et les pieds de mon cheval, qui pataugeait dans les ornières. Le pavé de la route manqua; j'enfonçais, il fallut prendre le pas. Mes grandes bottes étaient enduites, en dehors, d'une croûte épaisse de boue jaune comme de l'ocre ; en de- dans elles s'emplissaient de pluie. Je regardai mes épaulettes d'or toutes neuves, ma félicité et ma conso- lation; elles étaient hérissées par l'eau, cela m'affligea.

Mon cheval baissait la tête; je fis comme lui : je me mis à penser, et je me demandai, pour la première fois, j'allais. Je n'en savais absolument rien; mais cela ne m'occupa pas longtemps : j'étais certain que mon escadron étant là, aussi était mon devoir. Comme je sentais en mon cœur un calme profond et inaltérable, j'en rendis grâce à ce sentiment inefTablc du Devoir, et je cherchai à me l'expliquer. Voyant de près com-

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. 2^

ment des fatigues inaccoutumées étaient gaiement portées par des têtes si blondes ou si blanches, com- ment un avenir assuré était si cavalièrement risqué par tant d'hommes de vie heureuse et mondaine, et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout homme la conviction qu'il ne se peut soustraire à nulle des dettes de l'Honneur, je compris que c'était une chose plus facile et plus commune qu'on ne pense, que l'Abnégation.

Je me demandais si l'abnégation de soi-même n'était pas un sentiment avec nous; ce que c'était que ce besoin d'obéir et de remettre sa volonté en d'autres mains, comme une chose lourde et importune; d'oîi venait le bonheur secret d'être débarrassé de ce fardeau, et comment l'orgueil humain n'en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux instinct lier, de toutes parts, les peuples en de puissants faisceaux, mais je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redoutable que dans les Armées la renonciation à ses actions, à ses paroles, à ses désirs et presque à ses pensées. Je voyais partout la résistance possible et usitée, le citoyen ayant, en tous lieux, une obéissance clairvoyante et intelligente qui examine et peut s'ar- rêter. Je voyais même la tendre soumission de la femme finir le mal commence à lui être ordonné, et la loi prendre sa défense; mais l'obéissance mili- taire, passive et active en même temps, recevant l'ordre et l'exécutant, frappant, les yeux fermés, comme le Destin antique ! Je suivais dans ses conséquences possibles cette Abnégation du soldat, sans retour,

28 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

sans conditions, et conduisant quelquefois à des fonc- tions sinistres.

Je pensais ainsi en marchant au gré de mon clieval, regardant fheure à ma montre, et voyant le chemin s'allonger toujours en ligne droite, sans un arbre et sans une maison, et couper la plaine jusqu'à l'horizon, comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie liquide se délayait dans la terre liquide qui l'entourait et, quand un jour un peu moins pâle faisait briller cette triste étendue de pavs, je me voyais au milieu dune mer bourbeuse, suivant un courant de vase et de plâtre.

En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j'y remarquai, à un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir, c'était quelqu'un. Je n'en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu'il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s'allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme et je crus reconnaître une sorte de petite voiture noire. J'avais faim, j'espérai que c'était la voiture d'une cantinière et, considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette île fortunée, dans cette mer il s'en- fonçait jusqu'au ventre quelquefois.

A une centaine de pas, je vins à distinguer clai- rement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et dune toile cirée noire. Cela resseni-

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. 29

blait à un petit berceau posé sur deux roues. Les roues s'embourbaient jusqu'à l'essieu; un petit mulet qui les tirait était péniblement conduit par un homme à pied qui tenait la bride. Je m'approchai de lui et le considérai attentivement.

C'était un homme d'environ cinquante ans, à mous- taches blanches, fort et grand, le dos voûté à la manière des vieux officiers d'infanterie qui ont porté le sac. Il en avait l'uniforme, et l'on entrevoyait une épaulette de chef de bataillon sous un petit manteau bleu court et usé. II avait un visage endurci mais bon, comme à l'armée il y en a tant. Il me regarda de côté sous ses gros sourcils noirs, et tira lestement de sa charrette un fusil qu'il arma, en passant de l'autre côté de son mulet, dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde blanche, je me contentai de montrer la manche de mon habit rouge, et il remit son fusil dans la charrette, en disant :

Ah! c'est différent, je vous prenais pour un de ces lapins qui courent après nous. Voulez-vous boire la goutte?

Volontiers, dis-je en m'approchant, il y a vingt- quatre heures que je n'ai bu.

Il avait à son cou une noix de coco, très-bien sculptée, arrangée en flacon, avec un goulot d'argent, et dont il semblait tirer assez de vanité. 11 me la passa, et j'y bus un peu de mauvais vin blanc avec beau- coup de plaisir; je lui rendis le coco.

A la santé du Roi ! dit-il en buvant ; il m'a fait officier de la Légion d'honneur, il est juste que je le

30 SOUVENIRS DE SER\ ITUDE MILITAIRE.

suive jusqu'à la frontière. Par exemple, comme je n'ai que mon épaulette pour vivre, je reprendrai mon bataillon après, c'est mon devoir.

En parlant ainsi comme à lui-même, il remit en marche son petit mulet, en disant que nous n'avions pas de temjîs à perdre; et comme j'étais de son avis, je me remis en chemin à deux pas de lui. Je le regar- dais toujours sans questionner, n'ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion assez fréquente parmi nous.

Nous allâmes sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il s'arrêtait alors pour faire reposer son pauvre petit mulet, qui me faisait peine à voir, je m'arrêtai aussi et je tâchai d'exprimer l'eau qui remplissait mes bottes à fécujère, comme deux réservoirs oià j'aurais eu les jambes trempées.

Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds, dit-il.

II y ^ quatre nuits que je ne les ai quittées, lui dis-je.

Bah! dans huit jours vous n'y penserez plus, reprit-il avec sa voix enrouée; c'est quelque chose que d'être seul, allez, dans des temps comme ceux nous vivons. Savez-vous ce que j'ai dedans?

Non, lui dis-je.

C'est une femme.

Je dis : Ah! sans trop d'étonncment, et je me remis en marche tranquillement, au pas. 11 me suivit.

Cette mauvaise broucttc-Ià ne m'a pas coûté bien cher, rcprit-il, ni lo mulet non plus; mais c'est

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. 3 I

tout ce qu'il me faut, quoique ce chemin-là soit un ruban de queue un peu long.

Je lui offris de monter mon cheval quand il serait fatigué; et comme je ne lui parlais que gravement et avec simplicité de son équipage, dont il craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à coup et, s'appro- chant de mon étrier, me frappa sur le genou en me disant :

Eh bien, vous êtes un bon enfiuit, quoique dans les Rouges.

Je sentis dans son accent amer, en désignant ainsi les quatre Compagnies-Rouges, combien de préven- tions haineuses avaient données à l'Armée le luxe et les grades de ces corps d'officiers.

Cependant, ajouta-t-il, je n'accepterai pas votre offre, vu que je ne sais pas monter à cheval et que ce n'est pas mon affaire, à moi.

Mais, Commandant, les officiers supérieurs comme vous y sont obligés.

Bah! une fois par an, à l'inspection, et encore sur un cheval de louage. Moi j'ai toujours été marin, et depuis fantassin; je ne connais pas l'équitation.

11 fît vingt pas en me regardant de côté de temps à autre, comme s'attendant à une question : et comme il ne venait pas un mot, il poursuivit :

Vous n'êtes pas curieux, par exemple! cela devrait vous étonner, ce que je dis là.

Je m'étonne bien peu, dis-je.

Oh ! cependant si je vous contais comment j'ai quitté la mer, nous verrions.

32 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Eli bien, repris-je, pourquoi n'essayez -vous pas? cela vous réchauffera, et cela me fera oublier que la pluie m'entre dans le dos et ne s'arrête qu'à mes talons.

Le bon Chef de bataillon s'apprêta solennellement à parler, avec un plaisir d'enfant. Il rajusta sur sa tête le schako couvert de toile cirée, et il donna ce coup d'épaule que personne ne peut se représenter s'il n'a servi dans l'infanterie, ce coup d'épaule que donne le fantassin à son sac pour le hausser et alléger un moment son poids; c'est une habitude du soldat qui, lorsqu'il devient officier, devient un tic. Après ce geste convulsif, il but encore un peu de vin dans son coco, donna un coup de pied d'encouragement dans le ventre du petit mulet, et commença.

CHAPITRE V.

HISTOIRE DU CACHET ROLGE.

Vous saurez d'abord, mon entant, que je suis à Brest; j'ai commencé par être enfant de troupe, gagnant ma demi-ration et mon demi-prêt dès I âge de neuf ans, mon père étant soldat aux Gardes. Mais comme j'aimais la mer, une belle nuit, pendant que j'étais en congé à Brest, je me cachai à fond de cale d'un bâtiment marchand qui partait pour les Indes; on ne m'aperçut qu'en pleine mer, et le capitaine aima mieux me faire mousse que de me jeter à l'eau. Qiiand vint la Révolution, j'avais fait du chemin, et j'étais à mon tour devenu capitaine d'un petit bâtiment marchand assez propre, ayant écume la mer quinze ans. Comme l'ex-marme royale, vieille bonne marine, ma foi! se trouva tout à coup dépeuplée d'officiers, on prit des capitaines dans la marine marchande. J'avais eu quelques affaires de flibustiers que je pourrai vous dire plus tard : on me donna le commandement d'un brick de guerre nommé le Marat.

Le 28 fructidor 1797, je reçus ordre d'appareiller pour Cayennc. Je devais y conduire soixante soldats

34 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

et un déporté qui restait des cent quatre-vingt-treize que la frégate la Décade avait pris à bord quelques jours auparavant. J'avais ordre de traiter cet individu avec ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une seconde, scellée de trois cachets rouges, au milieu desquels il y en avait un démesuré. J'avais défense d'ouvrir cette lettre avant le premier degré de latitude nord, du 27" au 28" de longitude, c'est-à-dire près de passer la ligne.

Cette grande lettre avait une figure toute particu- lière. Elle était longue, et fermée de si près que je ne pus rien lire entre les angles ni à travers l'enveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre, sous le verre d'une mauvaise petite pendule anglaise clouée au- dessus de mon lit. Ce lit-là était un vrai lit de marin, comme vous savez qu'ils sont. Mais je ne sais, moi, ce que je dis : vous avez tout au plus seize ans, vous ne pouvez pas avoir vu ça.

La chambre d'une reine ne peut pas être aussi pro- prement rangée que celle d'un marin , soit dit sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa petite place et son petit clou. Rien ne remue. Le bâtiment peut rouler tant qu'il veut sans rien déranger. Les meubles sont faits selon la forme du vaisseau et de la petite chambre qu'on a. Mon lit était un coffre. Quand on l'ouvrait, j'y couchais; quand on le fermait, c'était mon sofii et j'y fumais ma pipe. Quelquefois c'était ma table, alors on s'asseyait sur deux petits tonneaux qui étaient dans la chambre. Mon parquet était ciré et

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. 3 5

frotté comme de l'acajou, et brillant comme un bijou : un vrai miroir ! Oh ! c'était une jolie petite chambre ! Et mon brick avait bien son prix aussi. On s'y amu- sait souvent d'une fière façon, et le voyage commença cette fois assez agréablement, si ce n'était... Mais n'anticipons pas.

Nous avions un joli vent nord-nord-ouest, et j'étais occupé à mettre cette lettre sous le verre de ma pen- dule, quand mon déporté entra dans ma chambre; il tenait par la main une belle petite de dix-sept ans environ. Lui me dit qu'il en avait dix-neuf; beau garçon, quoique un peu pâle, et trop blanc pour un homme. C'était un homme cependant, et un homme qui se comporta dans l'occasion mieux que bien des anciens n'auraient fait : vous allez le voir. 11 tenait sa petite femme sous le bras; elle était fraîche et gaie comme une enfant. Ils avaient l'air de deux tour- tereaux. Ça me faisait plaisir à voir, moi. Je leur dis :

Eh bien, mes enfants! vous venez faire visite au vieux capitaine; c'est gentil à vous. Je vous emmène un peu loin; mais tant mieux, nous aurons le temps de nous connaître. Je suis fâché de recevoir madame sans mon habit; mais c'est que je cloue là-haut cette grande coquine de lettre. Si vous vouliez m'aider un peu?

Ça faisait vraiment de bons petits enfants. Le petit mari prit le marteau, et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure que je les demandais ; et elle me disait : A droite! à gauche! capitaine! tout en

36 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

riant, parce que le tangage faisait ballotter ma pen- dule. Je l'entends encore d'ici avec sa petite voix : A gauche! à droite! capitaine! Elle se moquait de moi. Ah ! je dis, petite méchante ! je vous ferai gronder par votre mari, allez. Alors elle lui sauta au cou et l'embrassa. Ils étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit comme ça. Nous fûmes tout de suite bons amis.

Ce fut aussi une jolie traversée. J'eus toujours un temps fait exprès. Comme je n'avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amoureux. Cela m'égayait. Qiiand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et son mari restaient à se regarder comme s'ils ne s'étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon cœur et me moquais d'eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbéciles, ne sachant pas ce que nous avions. C'est que c'était vraiment plaisant de les voir s'aimer comme ça! Ils se trouvaient bien partout; ils trouvaient bon tout ce qu'on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous ; j'y ajoutais seulement un peu d'eau-de-vie suédoise quand ils dûiaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un iiamac, le vaisseau les roulait comme ces deux poires que j'ai dans mon mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contents. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas. Qu'avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d'eau? Je les portais de l'autre

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côté de la mer, comme j'aurais porté deux oiseaux de paradis.

J'avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfants. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s'asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table, c'est-à-dire sur mon lit; et, quand je voulais, il m'aidait à faire mon point : il le sut bientôt faire aussi bien que moi; j'en étais quel- quefois tout interdit. La jeune femme s'asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.

Un jour qu'ils étaient posés comme cela , je leur dis : Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un tableau de famille comme nous voilà? Je ne veux pas vous interroger, mais probablement vous n'avez pas plus d'argent qu'il ne vous en faut, et vous êtes joliment délicats tous deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C est un vilam pays, de tout mon cœur je vous le dis; mais moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j'y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous interroger), tant soit peu d'amitié pour moi, je quitterais assez volontiers mon vieux brick, qui n'est qu'un sabot à présent, et je m'établirais avec vous, si cela vous convient. Moi, je n'ai pas plus de famille qu'un chien, cela m'ennuie; vous me feriez une petite société. Je vous aiderais à bien des choses ; et j'ai amassé une bonne pacotille de contrebande assez honnête, dont nous vivrions, et que je vous laisserais lorsque je viendrais à tourner de l'oeil, comme on dit poliment.

38 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant l'air de croire que je ne disais pas vrai; et la petite courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou de l'autre, et s'asseoir sur ses genoux, toute rouge et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des larmes dans ses yeux ; il me tendit la main et devint plus pâle qu'à l'ordinaire. Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds s'en allèrent sur son épaule; son chignon s'était défait comme un câble qui se dé- roule tout à coup, parce qu'elle était vive comme un poisson : ces cheveux-là, si vous les aviez vus! c'était comme de l'or. Comme ils continuaient à se parler bas, le jeune homme lui baisant le front de temps en temps, et elle pleurant, cela m'impatienta.

Eh bien, ça vous va-t-il? leur dis-je à la fin.

Mais... mais, capitaine, vous êtes bien bon, dit le mari; mais c'est que... vous ne pouvez pas vivre avec des déportés, et. . . 11 baissa les yeux.

Moi, dis-je, je ne sais ce que vous avez fait pour être déporté, mais vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m'avez pas l'air d'avoir la conscience bien lourde, et je suis bien sûr que j'en ai fait bien d'autres que vous dans ma vie, allez, pauvres innocents. Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai pas, il ne faut pas vous y attendre; je vous couperais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais une fois l'épau- lette de côté, je ne connais plus ni amiral ni rien du tout.

C'est (|ue, rcprit-il en secouant tristement sa

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. 39

tète brune, quoique un peu poudrée, comme cela se faisait encore à l'époque, c'est que je crois qu'il serait dangereux pour vous, capitaine, d'avoir l'air de nous connaître. Nous rions parce que nous sommes jeunes; nous avons l'air heureux parce que nous nous aimons; mais j'ai de vilams moments quand je pense à l'avenir, et je ne sais pas ce que deviendra ma pauvre Laure.

11 serra de nouveau la tète de la jeune femme sur sa poitrine :

C'était bien ce que je devais dire au capi- taine; n'est-ce pas, mon enfant, que vous auriez dit la même chose?

Je pris ma pipe et je me levai, parce que je com- mençais à me sentir les jeux un peu mouillés, et que ça ne me va pas, à moi.

Allons! allons! dis-je, ça s'éclaircira par la suite. Si le tabac incommode madame, son absence est né- cessaire.

Elle se leva, le visage tout en feu et tout humide de larmes, comme un enfant qu'on a grondé.

D'ailleurs, me dit-elle en regardant ma pendule, vous n'y pensez pas, vous autres; et la lettre!

Je sentis quelque chose qui me fit de l'effet. J'eus comme une douleur aux cheveux quand elle me dit cela.

Pardieu ! je n'y pensais plus, moi, dis-je. Ah! par exemple, voilà une belle affaire! Si nous avions passé le premier degré de latitude nord, il ne me res- terait plus qu'à me jeter à l'eau. Faut-il que j'aie

4o SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

du bonheur, pour que cette enfant-là m'ait rappelé la grande coquine de lettre !

Je regardai vite ma carte marine et, quand je vis que nous en avions encore pour une semaine au moins, j'eus la tête soulagée, mais pas le cœur, sans savon" pourquoi.

C'est que le Directoire ne badine pas pour l'article obéissance! dis-je. Allons, je suis au courant cette fois-ci encore. Le temps a filé si vite que j'avais tout à fait oublié cela.

Eh bien , monsieur, nous restâmes tous trois le nez en l'air à regarder cette lettre, comme si elle allait nous parler. Ce qui me frappa beaucoup, c'est que le soleil, qui glissait par la claire-voie, éclairait le verre de la pendule et faisait paraître le grand cachet rouge, et les autres petits, comme les traits d'un visage au milieu du feu.

Ne dirait-on pas que les yeux lui sortent de la tête? leur dis-je pour les amuser.

Oh! mon ami, dit la jeune femme, cela res- semble à des taches de sang.

Bah ! bah ! dit son mari en la prenant sous le bras, vous vous trompez, Laure; cela ressemble au billet de faire part d'un mariage. Venez vous reposer, venez; pourquoi cette lettre vous occupe-t-elle?

Ils se sauvèrent comme si un revenant les avait sui- vis, et montèrent sur le pont. Je restai seul avec cette grande lettre, et je me souviens qu'en fumant ma pipe je la regardais toujours, comme si ses yeux rouges avaient attaché les miens, en les humant comme lont

I.AURETIE OU LE CACHET ROUGE. 4'

des yeux de serpent. Sa grande figure pâle, son troi- sième cachet, plus grand que les yeux, tout ouvert, tout béant comme une gueule de loup. . . cela me mit de mauvaise humeur; je pris mon habit et je l'ac- crochai à la pendule, pour ne plus voir ni l'heure m la chienne de lettre.

J'allai achever ma pipe sur le pont. J'y restai jus- qu'à la nuit.

Nous étions alors à la hauteur des îles du cap Vert. Le Marat filait, vent en poupe, ses dix nœuds sans se gêner. La nuit était la plus belle que j'aie vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à l'horizon, large comme un soleil; la mer la coupait en deux et devenait toute blanche comme une nappe de neige couverte de petits diamants. Je regardais cela en fu- mant, assis sur mon banc. L'officier de quart et les matelots ne disaient rien et regardaient comme moi l'ombre du brick sur l'eau. J'étais content de ne rien entendre. J'aime le silence et l'ordre, moi. J'avais défendu tous les bruits et tous les feux. J'entrevis cependant une petite ligne rouge presque sous mes pieds. Je me serais bien mis en colère tout de suite; mais comme c'était chez mes petits déportes, )e voulus m'assurer de ce qu'on faisait avant de me fâcher. Je n'eus que la peine de me baisser, je pus voir, par le grand panneau, dans la petite chambre, et je re- gardai.

La jeune femme était à genoux et faisait ses prières. 11 y avait une petite lampe qui l'éclairait. Elle était en chemise; je voyais d'en haut ses épaules nues, ses

42 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

petits pieds nus, et ses grands cheveux blonds tout épars. Je pensai à me retirer, mais je me dis : Bah! un vieux soldat, qu'est-ce que ça fait? Et je restai à vou".

Son mari était assis sur une petite malle, la tète sur ses mains, et la regardait prier. Elle leva la tête en haut comme au ciel, et je vis ses grands jeux bleus mouillés comme ceux d'une Madeleine. Pendant qu'elle priait, il prenait le bout de ses lonas cheveux et les baisait sans faire de bruit. Quand elle eut fini, elle fit un signe de croix en souriant avec l'air d'aller au paradis. Je vis qu'il faisait comme elle un signe de croix, mais comme s'il en avait honte. Au fait, pour un homme c'est singulier.

Elle se leva debout, l'embrassa, et s'étendit la pre- mière dans son hamac, oîi il la jeta sans rien dire, comme on couche un enfant dans une balançoire. II faisait une chaleur étouffante : elle se sentait bercée avec plaisir par le mouvement du navire et paraissait déjà commencer à s'endormir. Ses petits pieds blancs étaient croisés et élevés au niveau de sa tête, et tout son corps enveloppé de sa longue chemise blanche. C'était un amour, quoi !

Mon ami, dit-elle en dormant à moitié, n'avcz- vous pas sommeil? Il est bien tard, sais-tu?

II restait toujours le front sur ses mains sans répon- dre. Cela l'inquiéta un peu, la bonne petite, et elle passa sa jolie tête hors du hamac, comme un oiseau hors de son nid, et le regarda la bouche entr'ouvertc,

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n'osant plus parler.

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. 43

Enfin il lui dit :

Eh! ma chère Laure, à mesure que nous avan- çons vers l'Amérique, je ne puis m'empêcher de devenir plus triste. Je ne sais pourquoi, il me paraît que le temps le pKis heureux de notre vie aura été celui de la traversée.

Cela me semble aussi, dit-elle; je voudrais n'ar- river jamais.

11 la regarda en joignant les mains avec un trans- port que vous ne pouvez vous figurer.

Et cependant, mon ange, vous pleurez toujours en priant Dieu, dit-il; cela m'afflige beaucoup, parce que je sais bien ceux à qui vous pensez, et je crois que vous avez regret de ce que vous avez fait.

Moi, du regret! dit-elle avec un air bien peiné; moi, du regret de t'avoir suivi, mon ami! Crois-tu que, pour t'avoir appartenu si peu, je t'aie moins aimé? N'est-on pas une femme, ne sait-on pas ses devoirs à di.x-sept ans? Ma mère et mes sœurs n'ont-elles pas dit que c'était mon devoir de vous suivre à la Guyane? N'ont-elles pas dit que je ne faisais rien de surpre- nant? Je m'étonne seulement que vous en ayez été touché, mon ami; tout cela est naturel. Et à présent je ne sais comment vous pouvez croire que je regrette rien, quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, ou pour mourir avec vous si vous mourez.

Elle disait tout ça d'une voix si douce qu'on aurait cru que c'était une musique. J'en étais tout ému et je dis :

Bonne petite femme, va!

44 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Le jeune homme se mit à soupirer en frappant du pied et en baisant une jolie main et un bras nu qu'elle lui tendait.

Oh! Laurette, maLaurette! disait-il, quand je pense que si nous avions retardé de quatre jours notre mariage, on m'arrêtait seul et )e partais tout seul, je ne puis me pardonner.

Alors la belle petite pencha hors du hamac ses deux beaux bras blancs, nus jusqu'au.x épaules, et lui caressa le front, les cheveux et les yeux, en lui pre- nant la tête comme pour l'emporter et le cacher dans sa poitrine. Elle sourit comme un enfant, et lui dit une quantité de petites choses de femme, comme moi je n'avais jamais rien entendu de pareil. Elle lui fer- mait la bouche avec ses doigts pour parler toute seule. Elle disait, en jouant et en prenant ses longs cheveux comme un mouchoir pour lui essuvcr les

Est-ce que ce n'est pas bien mieux d'avoir avec toi une femme qui t'aime, dis, mon ami? Je suis bien contente, moi, d'aller à Cajenne; je verrai des sau- vages, des cocotiers comme ceux de Paul et Virginie, n'est-ce pas? Nous planterons chacun le nôtre. Nous verrons qui sera le meilleur jardinier. Nous nous fe- rons une petite case pour nous deux. Je travaillerai toute la journée et toute la nuit, si tu veux. Je suis forte; tiens, regarde mes bras; tiens, je pourrais presque te soulever. Ne te moque pas de moi; je sais très-bien broder, d'ailleurs; et n'v a-t-il pas une ville quelque part par oîi il faille des brodeuses? Je

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. 45

donnerai des leçons de dessin et de musique si l'on veut aussi; et si Ton y sait lire, tu écriras, toi.

Je me souviens que le pauvre garçon fut si dés- espéré qu'il jeta un grand cri lorsqu'elle dit cela.

Ecrire! criait-il, écrire!

Et il se prit la main droite avec la gauche en la ser- rant au poignet.

Ah ! écrire ! pourquoi ai-je jamais su écrire ! Ecrire! mais c'est le métier d'un fou!... J'ai cru à leur liberté de la presse! avais-je l'esprit? Eh! pourquoi faire? pour imprimer cinq ou six pauvres idées assez médiocres, lues seulement par ceux qui les aiment, jetées au feu par ceux qui les haïssent, ne servant à rien qu'à nous faire persécuter! Moi, encore passe; mais toi, bel ange, devenue femme depuis quatre jours à peine! qu'avais-tu fait? Explique-moi, je te prie, comment je t'ai permis d être bonne à ce point de me suivre ici? Sais-tu seulement tu es, pauvre petite? Et tu vas, le sais-tu? Bientôt, mon enfant, vous serez à seize cents lieues de votre mère et de vos sœurs... et pour moi! tout cela pour moi !

Elle cacha sa tête un moment dans le hamac; et moi d'en haut je vis qu'elle pleurait; mais lui d'en bas ne voyait pas son visage; et quand elle le sortit de la toile, c'était en souriant pour lui donner de la gaieté.

Au fait, nous ne sommes pas riches à présent, dit-elle en riant aux éclats; tiens, regarde ma bourse, je n'ai plus qu'un louis tout seul. Et toi ?

4<5 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

H se mit à rire aussi comme un enfant":

Ma foi, moi, javais encore un écu, mais je l'ai donné au petit garçon qui a porté ta malle.

Ah, bah! qu'est-ce que ça fait? dit-elle en fai- sant claquer ses petits doigts blancs comme des casta- gnettes; on n'est jamais plus gai que lorsqu'on n'a rien; et n'ai-je pas en réserve les deux bagues de dia- mants que ma mère m'a données? cela est bon partout et pour tout, n'est-ce pas? Quand tu voudras nous les vendrons. D'ailleurs, je crois que le bonhomme de capitaine ne dit pas toutes ses bonnes intentions pour nous, et qu'il sait bien ce qu'il y a dans la lettre. C'est sûrement une recommandation pour nous au gouver- neur de Cayenne.

Peut-être, dit-il; qui sait?

N'est-ce pas? reprit sa petite femme; tu es si bon que je suis sûre que le gouvernement t'a exilé pour un peu de temps, mais ne t'en veut pas.

Elle avait dit ça si bien! m'appelant le bonhomme de capitaine , que j'en fus tout remué et tout attendri ; et je me réjouis même, dans le cœur, de ce qu'elle avait peut-être deviné juste sur la lettre cachetée. Us commençaient encore à s'embrasser; je frappai du pied vivement sur le pont pour les faire finir.

Je leur criai :

Eh! dites donc, mes petits amis! on a Tordre d'éteindre tous les feux du bâtiment. Soufflez-moi votre lampe, s'il vous plaît.

Ils soufflèrent la lampe, et je les entendis rire en jasant tout bas dans l'ombre comme des écoliers. Je

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. 4/

me remis à me promener seul sur mon tillac en fu- mant ma pipe. Toutes les étoiles du tropique étaient à leur poste, larges comme de petites lunes. Je les re- gardai en respirant un air qui sentait frais et bon.

Je me disais que certainement ces bons petits avaient deviné la vérité, et j'en étais tout ragaillardi. Il y avait bien à parier qu'un des cinq Directeurs s'était ravisé et me les recommandait; je ne m'expli- quais pas bien pourquoi, parce qu'il y a des affaires d'Etat que je n'ai jamais comprises, moi; mais enfin je croyais cela et, sans savoir pourquoi, j'étais content.

Je descendis dans ma chambre, et j'allai regarder la lettre sous mon vieil uniforme. Elle avait une autre figure; il me sembla qu'elle riait, et ses cachets pa- raissaient couleur de rose. Je ne doutai plus de sa bonté, et je lui fis un petit signe d'amitié.

Malgré cela, je remis mon habit dessus; elle m'en- nuyait.

Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder pen- dant quelques jours, et nous étions gais; mais, quand nous approchâmes du premier degré de latitude, nous commençâmes à ne plus parler.

Un beau matin je m'éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement dans le bâtiment. A vrai dire, je ne dors jamais que d'un œil, comme on dit, et, le roulis me manquant, j'ouvris les deux yeux. Nous étions tombés dans un calme plat, et c'était sous le de latitude nord, au 27° de longitude. Je mis le nez sur le pont : la mer était lisse comme une jatte d'huile; toutes les voiles ouvertes tombaient collées

48 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

aux mâts comme des ballons vides. Je dis tout de suite : J'aurai le temps de te lire, va! en regar- dant de travers du côté de la lettre. J'attendis jusqu'au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir : j'ouvris la pendule, et j'en tirai vivement l'ordre cacheté. Eh bien ! mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d'heure, que je ne pouvais pas encore le lire. Enfin je me dis : C'est par trop fort! et je brisai les trois cachets d'un coup de pouce; et le grand cachet rouge, je le broyai en poussière. Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant m'étre trompé. '

Je relus la lettre tout entière; je la relus encore; je recommençai en la prenant par la dernière ligne et remontant à la première. Je n'y croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sous moi, je m'assis; j'avais un certain tremblement sur la peau du visage; je me frottai un peu les joues avec du rhum , je m'en mis dans le creux des mains, je me faisais pitié à moi- même d'être si bête que cela; mais ce fut l'aff'aire d'un moment; je montai prendre l'air.

Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m'approcher d'elle : elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus jusqu'au col, et ses grands cheveux tombants comme elle les portait tou- jours. Elle s'amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout d'une corde, et riait en clieichant à arrêter les goémons, plantes marines semblables à des grappes de raisin, et qui flottent sur les eaux des Trojîiques.

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. ^9

Viens donc voir les raisins! viens donc vite! criait-clle; et son ami s'appuyait sur eile, et se pen- chait, et ne regardait pas l'eau, parce qu'il la regar- dait d'un air tout attendri.

Je fis signe à ce jeune homme de venir me parler sur le gaillard d'arrière. Elle se retourna. Je ne sais quelle figure j'avais, mais elle laissa tomber sa corde; elle le prit violemment par le bras, et lui dit :

Oh ! n'y va pas, il est tout pâle.

Cela se pouvait bien; il y avait de quoi pâlir. 11 vint cependant près de moi sur le gaillard; elle nous regar- dait, appuyée contre le grand mât. Nous nous pro- menâmes longtemps de long en large sans rien dire. Je fumais un cigare que je trouvais amer, et je le crachai dans l'eau. Il me suivait de l'œil; je lui pris le bras : j'étouiTais, ma foi, ma parole d'honneur! j'étouffais.

Ah çà! lui dis-je enfin, contez-moi donc, mon petit ami, contez-moi un peu votre histoire, due diable avez-vous donc fait à ces chiens d'avocats qui sont comme cinq morceaux de roi? 11 parait qu'ils vous en veulent fièrement! C'est drôle!

11 haussa les épaules en penchant la tète (avec un air si doux, le pauvre garçon!) et me dit :

O mon Dieu! Capitaine, pas grand'chose, allez : trois couplets de vaudeville sur le Directoire, voilà tout.

Pas possible ! dis-je.

O mon Dieu, si! Les couplets n'étaient même pas trop bons. J'ai été arrêté le 15 fructidor et conduit

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5 0 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

à la Force, jugé le i6, et condamné à mort d'abord, et puis à la déportation par bienveillance.

C'est drôle ! dis-je. Les Directeurs sont des camarades bien susceptibles ; car cette lettre que vous savez me donne ordre de vous fusiller.

11 ne répondit pas, et sourit en faisant une assez bonne contenance pour un jeune homme de dix-neuf ans. 11 regarda seulement sa femme, et s'essuya le front, d'oii tombaient des gouttes de sueur. J'en avais autant au moins sur la figure, moi, et d'autres gouttes aux yeux.

Je repris :

11 paraît que ces citoyens-là n'ont pas voulu faire votre affaire sur terre, ils ont pensé qu'ici ça ne paraîtrait pas tant. Mais pour moi c'est fort triste ; car vous avez beau être un bon enfant, je ne peux pas m'en dispenser; l'arrêt de mort est en règle, et l'ordre d'exécution signé, paraphé, scellé; il n'v manque rien.

11 me salua très-poliment en rougissant.

Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec une VOIX aussi douce que de coutume; je serais désolé de vous faire manquer à vos devoirs. Je voudrais seule- ment parler un peu à Laure, et vous prier de la pro- téger dans le cas elle me survivrait, ce que je ne crois pas.

Oh ! pour cela, c'est juste, lui dis-je, mon garçon; si cela ne vous déplaît pas, je la condui- rai à sa famille à mon retour en France, et je ne la quitterai que quand elle ne voudra plus me voir.

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. > I

Mais, à mon sens, vous pouvez vous flatter qu'elle ne reviendra pas de ce coup -là; pauvre petite femme !

Il me prit les deux mains, les serra et me dit :

Mon brave capitaine, vous souffrez plus que moi de ce qu'il vous reste à faire, je le sens bien; mais qu'y pouvons-nous? Je compte sur vous pour lui con- server le peu qui m'appartient, pour la protéger, pour veiller à ce qu'elle reçoive ce que sa vieille mère pourrait lui laisser, n'est-ce pas? pour garantir sa vie, son honneur, n'est-ce pas? et aussi pour qu'on mé- nage toujours sa santé. Tenez, ajouta-t-il plus bas, j'ai à vous dire qu'elle est très-délicate; elle a souvent la poitrine affectée jusqu'à s'évanouir plusieurs fois par jour; il faut qu'elle se couvre bien toujours. Enfin vous remplacerez son père, sa mère et moi autant que possible, n'est-il pas vrai ? Si elle pouvait conserver les bagues que sa mère lui a données, cela me ferait bien plaisir. Mais si on a besoin de les vendre pour elle, il le faudra bien. Ma pauvre Laurette ! voyez comme elle est belle !

Comme ça commençait à devenir par trop tendre, cela m'ennuya, et je me mis à froncer le sourcil; je lui avais parlé d'un air gai pour ne pas m'affaiblir; mais je n'y tenais plus : Enfin, suffit! lui dis-je, entre braves gens on s'entend de reste. Allez lui par- ler, et dépêchons-nous.

Je lui serrai la main en ami; et, comme il ne quit- tait pas la mienne et me regardait avec un air singu- lier : Ah çà ! si j'ai un conseil à vous donner.

5 2 SOUVENIRS DE SERVJTUDE MILITAIRE.

ajoutai-je, c'est de ne pas lui parler de ça. Nous arrangerons la chose sans qu'elle s'y attende, ni vous non plus, sovez tranquille; ça me regarde.

Ah! c'est différent, dit-il, je ne savais pas... cela vaut mieux, en effet. D'ailleurs, les adieux! les adieux! cela affaiblit.

Oui, oui, lui dis-je, ne soyez pas enfant, ça vaut mieux. Ne l'embrassez pas, mon ami, ne l'em- brassez pas, si vous pouvez, ou vous êtes perdu.

Je lui donnai encore une bonne poignée de main, et je le laissai aller. Oh! c'était dur pour moi, tout cela.

11 me parut qu'il gardait, ma foi, bien le secret : car ils se promenèrent, bras dessus bras dessous, pen- dant un quart d'heure, et ils revinrent, au bord de l'eau, reprendre la corde et la robe qu'un de mes mousses avait repêchées.

La nuit vint tout à coup. C'était le moment que j'avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré pour moi jusqu'au jour nous sommes, et je le traî- nerai toute ma vie comme un boulet.

Ici le vieux Conmiandant fut forcé de s'arrêter. Je me gardai de parler, de peur de détourner ses idées;

il reprit en se frappant la poitrine :

Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas encore le comprendre. Je sentis la colère me prendre aux cheveux, et en même temps |e ne sais quoi me

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faisait obéir et me poussait en avant. J'appelai les officiers, et je dis à l'un deux :

Allons, un canot à la mer... puisque à présent nous sommes des bourreaux ! Vous y mettrez cette femme, et vous l'emmènerez au large, jusqu'à ce que vous entendiez des coups de fusil. Alors vous revien- drez. — Obéir à un morceau de papier ! car ce n'était que cela enfin ! 11 fallait qu'il y eût quelque chose dans l'air qui me poussât. J'entrevis de loin ce jeune homme... oh! c'était affreux à voir!... s'agenouiller devant sa Laurette, et lui baiser les genoux et les pieds. N'est-ce pas que vous trouvez que j'étais bien malheureux?

Je criai comme un fou : Séparez-les... nous sommes tous des scélérats ! Séparez-les. . . La pauvre République est un corps mort! Directeurs, Directoire, c'en est la vermine! Je quitte la mer! Je ne crains pas tous vos avocats; qu'on leur dise ce que je dis, qu'est- ce que ça me fait? Ah ! je me souciais bien d'eux, en effet ! J'aurais voulu les tenir, je les aurais fait fusil- ler tous les cinq, les coquins! Oh! je l'aurais fait; je me souciais de la vie comme de l'eau qui tombe là, tenez... Je m'en souciais bien!... une vie comme la mienne... Ah bien, oui! pauvre vie... va!...

Et la voix du Commandant s'éteignit peu à peu et devint aussi incertaine que ses paroles; et il marcha en se mordant les lèvres et en fronçant le sourcil dans une distraction terrible et farouche. II avait de petits mouvements convulsifs et donnait à son mulet des

5 4 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

coups du fourreau de son épée, comme s'il eût voulu le tuer. Ce qui m'étonna, ce fut de voir la peau jaune de sa figure devenir d'un rouge foncé. Il défit et en- tr'ouvrit violemment son habit sur la poitrine, la dé- couvrant au vent et à la pluie. Nous continuâmes ainsi à marclier dans un grand silence. Je vis bien qu'il ne parlerait plus de lui-même, et qu'il fallait me résoudre à questionner.

Je comprends bien, lui dis-je, comme s'il eût fini son histoire, qu'après une aventure aussi cruelle on prenne son métier en horreur.

Oh! le métier; êtes-vous fou? me dit-il brus- quement, ce n'est pas le métier! Jamais le capitaine d'un bâtiment ne sera obligé d'être un bourreau, si- non quand viendront des gouvernements d'assassins et de voleurs, qui profiteront de l'habitude qu'a un pauvre homme d'obéir aveuglément, d'obéir tou- jours, d'obéir comme une malheureuse mécanique, malgré son cœur.

En même temps il tira de sa poche un mouclioir rouge dans lequel il se mit à pleurer comme un en- fant. Je m'arrêtai un moment comme pour arranger mon étrier, et, restant derrière la charrette, je marchai quelque temps à la suite, sentant qu'il serait humilié si je voyais trop clairement ses larmes abondantes.

J'avais deviné juste, car au bout d'un quart d'heure environ, il vint aussi derrière son pauvre équipage, et me demanda si je n'avais pas de rasoirs dans mon portemanteau; à quoi je lui répondis simplement que, n'ayant pas encore de barbe, cela m'était fort inutile.

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. 55

Mais il n'y tenait pas, c'était pour parler d'autre chose. Je m'aperçus cependant avec plaisir qu'il revenait à son histoire, car il me dit tout à coup :

Vous n'avez jamais vu de vaisseau de votre vie, n'est-ce pas ?

Je n'en ai vu, dis-je, qu'au Panorama de Paris, et je ne me fie pas beaucoup à la science maritnrie que j'en ai tirée.

Vous ne savez pas, par conséquent, ce que c'est que le bossoir?

Je ne m'en doute pas, dis-je.

C'est une espèce de terrasse de poutres qui sort de l'avant du navire, et d'où l'on jette l'ancre en mer. Quand on fusille un homme, on le fait placer or- dinairement, ajouta-t-il plus bas.

Ah! je comprends, parce quii tombe de dans la mer.

Il ne répondit pas, et se mit à décrire toutes les sortes de canots que peut porter un brick, et leur po- sition dans le bâtiment; et puis, sans ordre dans ses idées, il continua son récit avec cet air affecté d'insou- ciance que de longs services donnent infailliblement, parce qu'il faut montrer à ses inférieurs le mépris du danger, le mépris des hommes, le mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris de soi-même; et tout cela cache, sous une dure enveloppe, presque tou- jours une sensibilité profonde. La dureté de l'homme de guerre est comme un masque de fer sur un noble visage, comme un cachot de pierre qui ren- ferme un prisonnier royal.

56 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Ces embarcations tiennent six hommes, reprit- il. lis s'y jetèrent et emportèrent Laure avec eux, sans qu'elle eût le temps de crier et de parler. Oh ! voici une chose dont aucun honnête homme ne peut se consoler quand il en est cause. On a beau dire, on n'oublie pas une chose pareille!... Ah! quel temps il fait ! Quel diable m'a poussé à raconter ça ! Quand je raconte cela, je ne peux plus m'arrêter, c'est fini. C'est une histone qui me grise comme le vin de Ju- rançon. — Ah! quel temps il fait! Mon manteau est traversé.

Je vous parlais, je crois, encore de cette petite Laurette! La pauvre femme! Qu'il v a des gens maladroits dans le monde ! l'officier fut assez sot pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu'on ne peut pas tout prévoir. Moi je comptais sur la nuit pour caciier l'affaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils faisant feu à la fois. Et, ma foi! du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé.

S'il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous dire; moi je ne le sais pas, mais on l'a vu et entendu comme je vous vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tête comme si une balle l'avait frappée au front, et s'assit dans le canot sans s'évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on voulut et comme on voulut. J'allai à elle, je lui parlai longtemps et le mieux que je pus. Elle avait l'air de m'écouter et me regardait en face, en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle

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avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle trem- blait de tous ses membres comme ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même, la pauvre petite ! idiote, ou comme imbécile, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on n'en a tiré une pa- role, SI ce n'est quand elle dit qu'on lui ôte ce qu'elle a dans la tête.

De ce moment-là je devins aussi triste qu'elle, et je sentis quelque chose en moi qui me disait : Reste devant elle jusqu'à la fn de tes jours, et garde-la; je l'ai fait. Quand je revins en France, je demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris la mer en haine parce que j'y avais jeté du sang inno- cent. Je cherchai la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses sœurs, à qui je la conduisais folle, n'en voulurent pas, et m'offrirent de la mettre à Charen- ton. Je leur tournai le dos, et je la gardai avec moi.

Ah! mon Dieu! si vous voulez la voir, mon camarade, il ne tient qu'à vous. Serait-elle de- dans? lui dis-je. Certainement! tenez! attendez. Hô! ! la mule...

CHAPITRE VI.

COMMENT JE CONTINUAI MA ROUTE.

Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut charmé que j'eusse fait cette question. En même temps il sou- leva la toile cirée de sa petite charrette, comme pour arranger la paille qui la remplissait presque, et je vis quelque chose de bien douloureux. Je vis deux jeux bleus, démesurés de grandeur, admirables de forme, sortant d'une tête pâle, amaigrie et longue, inondée de cheveux blonds tout plats. Je ne vis, en vérité, que ces deux jeux, qui étaient tout dans cette pauvre femme, car le reste était mort. Son front était rouge; ses joues creuses et blanches avaient des pommettes bleuâtres; elle était accroupie au milieu de la paille, si bien qu'on en vojait à peine sortir ses deux ge- noux, sur lesquels elle jouait aux dominos toute seule. Elle nous regarda un moment, trembla longtemps, me sourit un peu, et se remit à jouer. Il me parut qu'elle s'appliquait h comprendre comment sa main droite battrait sa main gauche.

Vojez-vous, il y a un mois qu'elle joue cette partie-là, me dit le Chef de bataillon; demain, ce

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sera peut-être un autre jeu qui durera longtemps. C'est drôle, hein?

En même temps il se mit à replacer la toile cirée de son schako, que la pluie avait un peu dérangée.

Pauvre Laurette! dis-je, tu as perdu pour tou- jours, va!

J'approchai mon cheval de la charrette, et je lui tendis la main; elle me donna la sienne machinale- ment, et en souriant avec beaucoup de douceur. Je remarquai avec étonnement qu'elle avait à ses longs doigts deux bagues de diamants; je pensai que c'é- taient encore les bagues de sa mère, et je me deman- dai comment la misère les avait laissées là. Pour un monde entier je n'en aurais pas fait l'observation au vieux Commandant; mais comme il me suivait des jeux, et voyait les miens arrêtés sur les doigts de Laure, il me dit avec un certain air d'orgueil :

Ce sont d'assez gros diamants, n'est-ce pas? lis pourraient avoir leur prix dans l'occasion, mais je n'ai pas voulu qu'elle s'en séparât, la pauvre enfant. Quand on y touche, elle pleure, elle ne les quitte pas. Du reste, elle ne se plaint jamais, et elle peut coudre de temps en temps. J'ai tenu parole à son pauvre petit mari, et, en vérité, je ne m'en repens pas. Je ne l'ai jamais quittée, et j'ai dit partout que c'était ma fille qui était folle. On a respecté ça. A l'armée tout s'arrange mieux qu'on ne le croit à Pans, allez ! Elle a fait toutes les guerres de l'Empereur avec moi, et je l'ai toujours tirée d'affaire. Je la tenais toujours chaudement. Avec de la paille et une petite

6o SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

voiture, ce n'est jamais impossible. Elle avait une tenue assez soignée, et moi, étant chef de bataillon, avec une bonne paye, ma pension de la Légion d'honneur et le mois Napoléon, dont la somme était double, dans le temps, j'étais tout à fait au courant de mon affaire, et elle ne me gênait pas. Au contraire, ses enfantillages faisaient rire quelquefois les officiers du 7' léger.

Alors il s'approcha d'elle et lui frappa sur l'épaule, comme il eut fait à son petit mulet.

Eh bien, ma fille! dis donc, parle donc un peu au lieutenant qui est là; voyons, un petit signe de tête.

Elle se remit à ses dominos.

Oh! dit-il, c'est qu'elle est un peu farouche aujourd'hui, parce qu'il pleut. Cependant elle ne s'en- rhume jamais. Les fous, ça n'est jamais malade, c'est commode de ce côté-là. A la Bérésina et dans toute la retraite de Moscou, elle allait nu-tête. Allons, ma fille, )oue toujours, va, ne t'inquiète pas de nous; fais ta volonté, va, Laurette.

Elle lui prit la main qu'il appuyait sur son épaule, une grosse main noire et ridée; elle la porta timide- ment à ses lèvres et la baisa comme une pauvre es- clave. Je me sentis le cœur serré par ce baiser, et je tournai bride violemment.

Voulons -nous continuer notre marche. Com- mandant? lui dis-je; la nuit viendra avant que nous soyons à Béthune.

Le Commandant racla soionieusement aNcc le bout

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de son sabre la boue jaune qui chargeait ses bottes; ensuite il monta sur le marchepied de la charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon de drap d'un petit manteau qu'elle avait. II ôta sa cravate de soie noire et la mit autour du cou de sa fille adoptive; après quoi il donna le coup de pied au mulet, fit son mouvement d'épaule et dit : En route, mauvaise troupe ! Et nous repartîmes.

La pluie tombait toujours tristement; le ciel gris et la terre grise s'étendaient sans fin; une sorte de lu- mière terne, un pâle soleil, tout mouillé, s'abaissait derrière de grands moulins qui ne tournaient pas. Nous retombâmes dans un grand silence.

Je regardais mon vieux Commandant; il marchait à grands pas, avec une vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n'en pouvait plus et que mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme était de temps à autre son schako pour es- suyer son front chauve et quelques cheveu.x gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses moustaches blan- ches, d'oij tombait la pluie. II ne s'inquiétait pas de I effet qu'avait pu faire sur moi son récit. Il ne s'était fait ni meilleur ni plus mauvais qu'il n'était. Il n'avait pas daigné se dessiner. Il ne pensait pas à lui-même et, au bout d'un quart d'heure, il entama, sur le même ton, une histoire bien plus longue sur une cam- pagne du maréchal Masséna, oîi il avait formé son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l'écoutai pas, quoiqu'il s'échauffât pour me dé- montrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.

62 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

La nuit vint, nous n'allions pas vite. La boue de- venait plus épaisse et plus profonde. Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d'un arbre mort, le seul arbre du chemin. II donna d'abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval. En- suite il regarda dans la charrette, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l'entendais qui di- sait : Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds, et tâche de dormir. Allons, c'est bien! elle n'a pas une goutte de pluie. Ah ! diable ! elle a cassé ma montre que je lui avais laissée au cou ! Oh! ma pauvre montre d'argent! Allons, c'est égal; mon enfant, tâche de dormir. Voilà le beau temps qui va venir bientôt. C'est drôle! elle a tou- jours la fièvre; les folles sont comme ça. Tiens, voilà du chocolat pour toi, mon enfant.

11 appuya la charrette à l'arbre, et nous nous assî- mes sous les roues, à l'abri de l'éternelle ondée, par- tageant un petit pain à lui et un à moi : mauvais souper.

Je suis fâché que nous n'ayons que ça, dit-il; mais ça vaut mieux que du cheval cuit sous la cendre avec de la poudre dessus, en manière de sel, comme on en mangeait en Russie. La pauvre petite femme, il faut bien que je lui donne ce que j'ai de mieux. Vous voyez que je la mets toujours à part. Elle ne peut pas souffrir le voisinage d'un homme depuis l'affaire de la lettre. Je suis vieux, et elle a l'air de croire que je suis son père; malgré cela, elle m'étranglerait si je voulais l'embrasser seulement sur le front. L'édu-

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE. 63

cation leur laisse toujours quelque chose, à ce qu'il paraît, car je ne l'ai jamais vue oublier de se cacher comme une rehgieuse. C'est drôle, hein?

Comme il parlait d'elle de cette manière, nous l'en- tendîmes soupirer et dire : Otez ce plomb! âtez-moi ce plomb! Je me levai, il me fit rasseoir.

Restez, restez, me dit-il, ce n'est rien; elle dit ça toute sa vie, parce qu'elle croit toujours sentir une balle dans sa tête. Ça ne l'empêche pas de faire tout ce qu'on lui dit, et cela avec beaucoup de douceur.

Je me tus, en l'écoutant avec tristesse. Je me mis à calculer que, de 1797 à 1815, nous étions, dix-huit années s'étaient ainsi passées pour cet homme. Je demeurai longtemps en silence à côté de lui, cher- chant à me rendre compte de ce caractère et de cette destinée. Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine d'enthousiasme. 11 en fut étonné.

Vous êtes un digne homme, lui dis-je. 11 me répondit :

Eh! pourquoi donc? Est-ce à cause de cette pauvre femme?. ..Vous sentez bien, mon enfant, que c'était un devoir. H y a longtemps que j'ai fait Abné- gation.

Et il me parla encore de Masséna.

Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Béthune, petite ville laide et fortifiée, l'on dirait que les remparts, en resserrant leur cercle, ont pressé les maisons l'une sur l'autre. Tout y était en confusion, c'était le moment d'une alerte. Les habitants com-

64 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

mençaient à retirer les drapeaux blancs des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs maisons. Les tambours battaient la générale; les trompettes son- naient à cheval, par ordre de M. le duc de Berry. Les longues charrettes picardes portaient les Cent-Suisses et leurs bagages ; les canons des Gardes-du-Corps courant aux remparts, les voitures des princes, les escadrons des Compagnies-Rouges se formant, en- combraient la ville. La vue des Gendarmes du Roi et des Mousquetaires me fit oublier mon vieux compa- gnon de route. Je joignis ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite charrette et ses pauvres habi- tants. A mon grand regret, c'était pour toujours que je les perdais.

Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d'un vrai cœur de soldat. Cette rencontre me révéla une nature d'homme qui m'était inconnue, et que le pays connaît mal et ne traite pas bien; je la plaçai dès lors très-haut dans mon estime. J'ai sou- vent cherché depuis autour de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que )'ai vécu dans l'Armée, ce n'est qu'en elle, et surtout dans les rangs dédaignés et pauvres de lin- fanterie, que j'ai retrouvé ces hommes de caractère antique, poussant le sentiment du devoir jusqu'à ses dernières conséquences, n'ayant ni remords de l'obéis- sance m honte de la pauvreté, simples de mœurs et de langage, fiers de la gloire du pays, et insouciants de la leur propre, s'cnfcrmant avec plaisir dans leur

LAURET7E OU LE CACHET ROUGE. 6j

obscurité, et partageant avec les malheureux le pain noir qu'ils payent de leur sang.

J'ignorai longtemps ce qu'était devenu ce pauvre Chef de bataillon, d'autant plus qu'il ne m avait pas dit son nom et que je ne le lui avais pas demandé. Un jour cependant, au café, en 1825, je crois, un vieux capitaine d'infanterie de hgne à qui je le décri- vis, en attendant la parade, me dit :

Eh ! pardieu, mon cher, je l'ai connu, le pauvre diable! C'était un brave homme; il a été descendu par un boulet à Waterloo. Il avait en effet laissé aux ba- gages une espèce de fille folle que nous menâmes à l'hôpital d'Amiens, en allant à l'armée de la Loire, et qui y mourut, furieuse, au bout de trois jours.

Je le crois bien, lui dis-je; elle n'avait plus son père nourricier !

Ah bah ! père ! qu'est-ce que vous dites donc ? ajouta-t-il d'un air qu'il voulait rendre fin et licen- cieux.

Je dis qu'on bat le rappel, repris-je en sortant. Et moi aussi, j'ai fait Abnégation.

LIVRE DEUXIEME.

CHAPITRE I.

SUR LA RESPONSABILITÉ.

JE me souviens encore de la consternation que cette histoire jeta dans mon âme; ce fut peut-être le prin- cipe de ma lente guérison, pour cette maladie de l'enthousiasme militaire. Je me sentis tout à coup humilié de courir des chances de crime, et de me trouver à la main un sabre d'Esclave au lieu d'une épée de Chevalier. Bien d'autres faits pareils vinrent à ma connaissance, qui flétris- saient à mes yeux cette noble espèce d'hommes que je n'aurais voulu voir consacrée qu'à la défense de la Patrie. Ainsi, à l'époque de la Terreur, il arriva qu'un autre capi- taine de vaisseau reçut, comme toute la marine, l'ordre monstrueux du Comité de salut public de fusiller les pri- sonniers de guerre; il eut le malheur de prendre un bâti- ment anglais, et le malheur plus grand d'obéir à l'ordre du gouvernement. Revenu à terre, il rendit compte de sa honteuse exécution, se retira du service, et mourut de chagrin en peu de temps. Ce capitaine commandait la Bou-

68 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

deuse, frégate qui la première fit le tour du inonde sous les ordres de M. de Bougainvilie, mon parent. Ce grand navigateur en pleura, pour l'honneur de son vieux vais- seau.

Ne viendra-t-elle jamais, la loi qui, dans de telles oc- currences, mettra d'accord le Devoir et la Conscience? La voix publique a-t-elle tort quand elle s'élève d'âge en âge pour absoudre et pour honorer la désobéissance du vicomte d'Orte, qui répondit à Charles IX, lui ordonnant d'étendre à Dax la Saint-Barthélémy parisienne :

«Sire, j'ai communiqué le commandement de Votre Majesté à ses fidèles habitants et gens de guerre; je n'ai trouvé que bons citoyens et braves soldats, et pas un bourreau. »

Et s'il eut raison de refuser l'obéissance, comment vi- vons-nous sous des lois que nous trouvons raisonnables de donner la mort à qui refuserait cette même obéissance aveugle? Nous admirons le libre arbitre et nous le tuons; l'absurde ne peut régner ainsi longtemps. 11 faudra bien que l'on en vienne à régler les circonstances la délibé- ration sera permise à l'homme armé, et jusqu'à quel rang sera laissée libre l'intelligence, et avec elle l'exercice de la Conscience et de la Justice ... II faudra bien un jour sortir de là.

Je ne me dissimule point que c'est une question d'une extrême difficulté, et qui touche à la base même de toute discipline. Loin de vouloir affaiblir cette discipline, je pense qu'elle a besoin d'être corroborée sur beaucoup de points parmi nous, et que, devant l'ennemi, les lois ne peuvent être trop draconiennes. Quand r.Armée tourne sa poitrine de fer du côté de l'étranger, qu'elle marche et agisse comme un seul liomme, cela doit être; mais lors- qu'elle s'est retournée et qu'elle n'a plus devant elle que la

SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE. 6^

mère-patrie, il est bon qu'alors, du moins, elle trouve des lois prévoyantes qui lui permettent d'avoir des entrailles filiales. Il est à souhaiter aussi que des limites immuables soient posées une fois pour toujours à ces ordres absolus donnés aux Armées par le souverain Pouvoir, si souvent tombé en indignes mams, dans notre histoire. Qu'il ne soit jamais possible à quelques aventuriers parvenus à la Dictature de transformer en assassins quatre cent mille hommes d'honneur, par une loi d'un jour comme leur règne.

Souvent, il est vrai, je vis, dans les coutumes du ser- vice, que, grâce peut-être à l'incurie française et à la facile bonhomie de notre caractère, comme compensation, et tout à côté de cette misère de la Servitude militaire, il régnait dans les Armées une sorte de liberté d'esprit qui adoucissait l'humiliation de l'obéissance passive; et, re- marquant dans tout homme de guerre quelque chose d'ouvert et de noblement dégagé, je pensai que cela venait d'une âme reposée et soulagée du poids énorme de la responsabilité. J'étais fort enfant alors, et j'éprouvai peu à peu que ce sentiment allégeait ma conscience; il me sembla voir dans chaque général en chef une sorte de Moïse, qui devait seul rendre ses terribles comptes à Dieu, après avoir dit aux fils de Lévi : « Passez et repassez au travers du camp; que chacun tue son frère, son fils, son ami et celui qui lui est le plus proche. Et il y eut vingt- trois mille hommes de tués », dit l'Exode (C. XXXII, v. 27). Car je savais la Bible par cœur, et ce livre et moi étions tellement inséparables que pendant les plus longues mar- ches il me suivait toujours. On voit quelle fut la première consolation qu'il me donna. Je pensai qu'il faudrait que j'eusse bien du malheur pour qu'un de mes Moïses galonnés d'or m'ordonnât de tuer toute ma famille ; et en effet cela ne

70 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

m'arriva pas, comme je l'avais fort sagement conjecturé. Je pensais aussi que, quand même régnerait sur la terre l'im- praticable paix de l'abbé de Saint-Pierre , et quand lui-même serait chargé de régulariser cette liberté et cette égalité uni- verselles, il lui faudrait pour cette œuvre quelques régiments de Lévites à qui il pût dire de ceindre l'épée, et à qui leur soumission attirerait la bénédiction du Seigneur. Je cher- chais ainsi à capituler avec les monstrueuses résignations de l'obéissance passive, en considérant à quelle source divine elle remontait, et comme tout ordre social semblait appuyé sur l'obéissance; mais il me fallut bien des raisonnements et des paradoxes pour parvenir à lui faire prendre quelque place dans mon âme. J'aimais fort à l'infliger, mais peu à la subir; je la trouvais admirablement sage sous mes pieds, mais absurde sur ma tête. J'ai vu depuis bien des hommes raisonner ainsi, qui n'avaient pas l'excuse que j'avais alors : j'étais un Lévite de seize ans.

Je n'avais pas alors étendu mes regards sur la patrie entière de notre France, et sur cette autre patrie qui l'en- toure, l'Europe; et de sur la patrie de l'humanité, le globe, qui devient heureusement plus petit chaque jour, resserré dans la main de la civilisation. Je ne pensais pas combien le cœur de l'homme de guerre serait plus léger encore dans sa poitrine, s'il sentait en lui deux hommes, dont l'un obéirait à l'autre; s'il savait qu'après son rôle tout rigoureux dans la guerre, il aurait droit à un riMe tout bienfaisant et non moins glorieux dans la paix; si, à un grade déterminé, il avait des droits d'élection; si, après avoir été longtemps muet dans les camps, il avait sa voix dans la Cité; s'il était exécuteur, dans l'une, des lois qu'il aurait faites dans l'autre, et si, pour voiler le sang de l'épée , il avait la toge. Or, il n'est pas impossible que tout cela n'advienne un jour.

SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE. 71

Nous sommes vraiment sans pitié de vouloir qu'un homme soit assez fort pour répondre lui seul de cette nation armée qu'on lui met dans la main. C'est une chose nuisible aux gouvernements mêmes; car l'organisation actuelle, qui suspend ainsi à un seul doigt toute cette chaîne électrique de l'obéissance passive, peut, dans tel cas donné, rendre par trop simple le renversement total d'un Etat. Telle révolution, à demi formée et recrutée, n'aurait qu'à gagner un ministre de la guerre pour se compléter entièrement. Tout le reste suivrait nécessai- rement, d'après nos lois, sans que nul anneau se pût soustraire à la commotion donnée d'en haut.

Non, j'en atteste les soulèvements de conscience de tout homme qui a vu couler ou fait couler le sang de ses concitoyens, ce n'est pas assez d'une seule tête pour porter un poids aussi lourd que celui de tant de meurtres; ce ne serait pas trop d'autant de têtes qu'il y a de combattants. Pour être responsables de la loi de sang qu'elles exécutent, il serait juste qu'elles l'eussent au moins bien comprise. Mais les institutions meilleures, réclamées ici, ne seront elles-mêmes que très-passagères, car, encore une fois, les armées et la guerre n'auront qu'un temps; car, malgré les paroles d'un sophiste que j'ai combattu ailleurs, il n'est point vrai que, même contre l'étranger, la guerre soit divine; il n'est point vrai que la terre soit avide de sang. La guerre est maudite de Dieu et des hommes mêmes qui la font et qui ont d'elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que pour lui demander l'eau fraîche de ses lleuves et la rosée pure de ses nuées.

Ce n'est pas, du reste, dans la première jeunesse, toute donnée à l'action, que j'aurais pu me demander s'il n'y avait pas des pays modernes l'homme de la guerre fût le même que l'homme de la pai.\, et non un homme séparé

72 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

de la famille et placé comme son ennemi. Je n'examinais pas ce qu'il nous serait bon de prendre aux anciens sur ce point; beaucoup de projets d'une organisation plus sensée des armées ont été enfantés inutilement. Bien loin d'en mettre aucun à exécution, ou seulement en lumière, il est probable que le Pouvoir, quel qu'il soit, s'en éloignera toujours de plus en plus, ayant intérêt à s'entourer de gla- diateurs dans la lutte sans cesse menaçante; cependant l'idée se fera jour et prendra sa forme, comme fait tôt ou tard toute idée nécessaire.

Dans l'état actuel, que de bons sentiments à conserver qui pourraient s'élever encore par le sentiment d'une haute dignité personnelle! J'en ai recueilli bien des exemples dans ma mémoire; j'avais autour de moi, prêts à me les fournir, d'mnombrables amis intimes, si gaiement résignés à leur insouciante soumission, si libres d'esprit dans l'escla- vage de leur corps, que cette insouciance me gagna un moment comme eux, et, avec elle, ce calme partait du soldat et de l'officier, calme qui est précisément celui du cheval mesurant noblement son allure entre la bride et l'éperon, et fier de n'être nullement responsable. Qu'il me soit donc permis de donner, dans la simple histoire d'un brave homme et d'une famille de soldat que je ne fis qu'entrevoir, un exemple, plus doux que le premier, de ces longues résignations de toute la vie, pleines d'honnê- teté, de pudeur et de bonhomie, très -communes dans notre Armée, et dont la vue repose l'âme quand on vit en même temps, comme je le faisais, dans un monde élé- gant, d'où l'on descend avec plaisir pour étudier des mœurs plus naïves, tout arriérées qu'elles sont.

Telle qu'elle est, l'Armée est un bon livre à ouvrir pour connaître l'humanité; on y apprend à mettre la main à tout, aux choses les plus basses comme aux |)lus élevées;

SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE. J ^

les plus délicats et les plus riches sont forcés de voir vivre de près la pauvreté et de vivre avec elle, de lui mesurer son gros pain et de lui peser sa viande. Sans l'Armée, tel fils de grand seigneur ne soupçonnerait pas comment un soldat vit, grandit, engraisse toute l'année avec neuf sous par jour et une cruche d'eau fraîche, portant sur le dos un sac dont le contenant et le contenu coûtent quarante francs à sa patrie.

Cette simplicité de mœurs, cette pauvreté insouciante et joyeuse de tant de jeunes gens, cette vigoureuse et saine existence, sans fausse politesse ni fausse sensibilité, cette allure mâle donnée à tout, cette uniformité de sentiments imprimés par la discipline, sont des liens d'habitude gros- siers, mais difficiles à rompre, et qui ne manquent pas d'un certain charme inconnu aux autres professions. J'ai vu des officiers prendre cette existence en passion au point de ne pouvoir ia quitter quelque temps sans ennui, même pour retrouver les plus élégantes et les plus chères cou- tumes de leur vie. Les régiments sont des couvents d'hommes, mais des couvents nomades; partout ils por- tent leurs usages empreints de gravité, de silence, de retenue. On y remplit bien les vœux de Pauvreté et d'Obéissance.

Le caractère de ces reclus est indélébile comme celui des moines, et jamais je n'ai revu l'uniforme d'un de mes régiments sans un battement de cœur.

LA

VEILLÉE DE VINCENNES

LA VEILLÉE DE VINCENNES.

CHAPITRE II.

LES SCRUPULES D'HONNEUR D'UN SOLDAT.

UN soir de l'été de 1819, Je me promenais à Vin- cennes dans l'intérieur de la forteresse, oili j'étais en garnison, avec Timoléon d'Arc***, lieutenant de la Garde comme moi; nous avions fait, selon l'habitude, la promenade au polygone, assisté à l'étude du tir à ricochet, écouté et raconté paisible- ment les histoires de guerre, discuté sur l'école Poly- technique, sur sa formation, son utilité, ses défauts, et sur les hommes au teint jaune qu'avait fait pousser ce terroir géométrique. La couleur paie de l'école, Timoléon l'avait aussi sur le front. Ceux qui l'ont connu se rappelleront comme moi sa figure régulière et un peu amaigrie, ses grands jeux noirs et les sourcils ar- qués qui les couvraient, et le sérieux si doux et rare- ment troublé de son visage Spartiate; il était fort pré-

78 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

occupé ce soir-là de notre conversation très-longue sur le système des probabilités de Laplace. Je me souviens qu'il tenait sous le bras ce livre, que nous avions en grande estime, et dont il était souvent tourmenté.

La nuit tombait, ou plutôt s'épanouissait; une belle nuit d'août. Je regardais avec plaisir la chapelle con- struite par saint Louis, et cette couronne de tours moussues à demi ruinées qui servait alors de parure à Vincennes; le donjon s'élevait au-dessus d'elles comme un roi au milieu de ses gardes. Les petits croissants de la chapelle brillaient parmi les premières étoiles, au bout de leurs longues flèches. L'odeur fraîche et suave du bois nous parvenait par-dessus les remparts, et il n'y avait pas jusqu'au gazon des batteries qui n'exhalât une haleine de soir d'été. Nous nous assîmes sur un grand canon de Louis XIV, et nous regardâmes en si- lence quelques jeunes soldats qui essayaient leur force en soulevant tour à tour une bombe au bout du bras, tandis que les autres rentraient lentement et passaient le pont-Ievis deux par deux ou quatre par quatre , avec toute la paresse du désœuvrement militaire. Les cours étaient remplies de caissons de l'artillerie, ouverts et chargés de poudre, préparés pour la revue du lende- main. A notre côté, près de la porte du bois, un vieil Adjudant d'artillerie ouvrait et refermait souvent, avec inquiétude, la porte très-légère d'une petite tour, pou- drière et arsenal, appartenant à l'artillerie à pied, et remplie de barils de poudre, d'armes et de munitions de guerre. Il nous salua en passant. C'était un homme d'une taille élevée, mais un peu voûtée. Ses cheveux

LA VEILLEE DE VINCEJNNES. 79

étaient rares et blancs , sa moustache blanche et épaisse , son air ouvert, robuste et frais encore, heureux, doux et sage. II tenait trois grands registres à la main, et y vérifiait de longues colonnes de chiffres. Nous lui de- mandâmes pourquoi il travaillait si tard, contre sa cou- tume. II nous répondit, avec le ton de respect et de calme des vieux soldats, que c'était le lendemain un jour d'inspection générale à cinq heures du matin; qu'il était responsable des poudres, et qu'il ne cessait de les examiner et de recommencer vingt fois ses comptes, pour être à l'abri du plus léger reproche de négligence; qu'il avait voulu aussi profiter des derniè- res lueurs du jour, parce que la consigne était sévère et défendait d'entrer la nuit dans la poudrière avec un flambeau ou même une lanterne sourde; qu'il était dé- solé de n'avoir pas eu le temps de tout voir, et qu'il lui restait encore quelques obus à examiner; qu'il vou- drait bien pouvoir revenir dans la nuit; et il regardait avec un peu d'impatience le grenadier que l'on posait en faction à la porte, et qui devait l'empêcher d'y ren- trer.

Après nous avoir donné ces détails, il se mit à ge- noux et regarda sous la porte s'il n'y restait pas une traînée de poudre. 11 craignait que les éperons ou les fers des bottes des officiers ne vinssent à y mettre feu le lendemain.

Ce n'est pas cela qui m'occupe le plus, dit-iI en se relevant, mais ce sont mes registres; et il les regar- dait avec regret.

Vous êtes trop scrupuleux, dit Timoléon.

8o SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Ail ! mon lieutenant , quand on est dans la Garde on ne peut pas l'être trop sur son honneur. Un de nos maréchaux-des-logis s'est brûlé la cervelle lundi der- nier, pour avoir été mis à la salle de police. Moi , je dois donner l'exemple aux sous-officiers. Depuis que je sers dans la Garde je n'ai pas eu un reproche de mes chefs, et une punition me rendrait bien malheureux.

Il est vrai que ces braves soldats, pris dans l'Armée parmi l'élite de l'élite, se croyaient déshonorés pour la plus légère faute.

Allez, vous êtes tous les puritains de l'honneur, lui dis-je en lui frappant sur l'épaule.

H salua et se retira vers la caserne était son lo- gement; puis, avec une innocence de mœurs particu- lière à l'honnête race des soldats, il revint apportant du chènevis dans le creux de ses mains à une poule qui élevait ses douze poussins sous le vieux canon de bronze nous étions assis.

C'était bien la plus charmante poule que j'aie con- nue de ma vie; elle était toute blanche, sans une seule tache; et ce brave homme, avec ses gros doigts muti- lés à Marengo et à Austerlitz, lui avait collé sur la tète une petite aigrette rouge, et sur la poitrine un petit collier d'argent avec une plaque à son chiffre. La bonne poule en était fière et reconnaissante à la fois. Elle sa- vait que les sentinelles la faisaient toujours respecter, et elle n'avait peur de personne, pas même d'un petit cochon de lait et d'une chouette qu'on avait logés au- près d'elle sous le canon voisin. La belle poule faisait le bonheur des canonnicrs; elle recevait de nous tous

LA VEILLEE DE \ INCENNES. 8 I

des miettes de pain et de sucre tant que nous étions en uniforme; mais elle avait horreur de l'habit bour- geois, et ne nous reconnaissant plus sous ce déguise- ment, elle s'enfuyait avec sa famille sous le canon de Louis XIV. Magnifique canon sur lequel était gravé l'éternel soleil avec son Nec pluribus impar, et lUltima ratio Regum. Et il logeait une poule là-dessous !

Le bon Adjudant nous parla d'elle en fort bons ter- mes. Elle fournissait des œufs frais à lui et à sa fille avec une générosité sans pareille; et il l'aimait tant, qu'il n'avait pas eu le courage de tuer un seul de ses poulets, de peur de l'affliger. Comme il racontait ses bonnes mœurs, les tambours et les trompettes battirent et sonnèrent à la fois l'appel du soir. On allait lever les ponts, et les concierges en faisaient résonner les chaî- nes. Nous n'étions pas de service, et nous sortîmes par la porte du bois. Timoléon, qui n'avait cessé de faire des angles sur le sable avec le bout de son épée, s'était levé du canon en regrettant ses triangles comme moi je regrettais ma poule blanche et mon adjudant.

Nous tournâmes à gauche, en suivant les remparts; et, passant ainsi devant le tertre de gazon élevé au duc d'Enghien sur son corps fusillé et sur sa tête écrasée par un pavé, nous côtoyâmes les fossés en y regardant le petit chemin blanc qu'il avait suivi pour arriver à cette fosse.

11 y a deu.x sortes d'hommes qui peuvent très-bien se promener ensemble cinq heures de suite sans se parler : ce sont les prisonniers et les offlciers. Condam- nés à se voir toujours, quand ils sont tous réunis, cha-

6

«2 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

cun est seul. Nous allions en silence, les bras derrière le dos. Je remarquai que Timoléon tournait et retour- nait sans cesse une lettre au clair de la lune; c'était une petite lettre de forme longue; j'en connaissais la figure et l'auteur féminin, et j'étais accoutumé à le voir rêver tout un jour sur cette petite écriture fine et élégante. Aussi nous étions arrivés au village en face du château , nous avions monté l'escalier de notre petite maison blanche; nous allions nous séparer sur le carré de nos appartements voisins, que je n'avais pas dit une parole. seulement, il me dit tout à coup :

Elle veut absolument que je donne ma démis- sion; qu'en pensez-vous?

Je pense, dis-je, qu'elle est belle comme un ange, parce que je l'ai vue; je pense que vous l'aimez comme un fou, parce que je vous vois depuis deux ans tel que ce soir; je pense que vous avez une assez belle fortune, à en juger par vos chevaux et votre train; je pense que vous avez fait assez vos preuves pour vous retirer, et qu'en temps de paix ce n'est pas un grand sacrifice; mais je pense aussi à une seule chose...

Laquelle? dit-il en souriant assez amcreincnt, parce qu'il devinait.

C'est qu'elle est mariée, dis-jc plus gravement; vous le savez mieux que moi, mon pauvre ami.

C'est vrai, dit-il, pas d'avenir.

Et le service sert à vous faire oublier cela quel- quefois, ajoutai-je.

Peut-être, dit-il; mais il n'est pas probable que

LA VEILLÉE DE VINCENNES. 83

mon étoile change à l'armée. Remarquez dans ma vie que jamais je n'ai rien fait de bien qui ne restât in- connu ou mal interprété.

Vous liriez Laplace toutes les nuits, dis-je, que vous ne trouveriez pas de remède à cela.

Et je m'enfermai chez moi pour écrire un poème sur le Masque de fer, poème que j'appelai : La Prison.

CHAPITRE III.

SUR L'AMOUR DU DANGER.

L'isolement ne saurait être trop complet pour les hommes que je ne sais quel démon poursuit par les illusions de poésie. Le silence était profond, et l'ombre épaisse sur les tours du vieux Vincennes. La garnison dormait depuis neuf heures du soir. Tous les feux s'étaient éteints à dix heures par ordre des tambours. On n'entendait que la voix des sentinelles placées sur le rempart et s'envovantct répétant, l'une après l'autre, leur cri long et mélancolique : Sciilinellc, prenez garde à vous! Les corbeaux des tours répondaient plus triste- ment encore, et, ne s'y croyant plus en sûreté, s'envo- laient plus haut jusqu'au donjon. Rien ne pouvait plus me troubler, et pourtant quelque chose me troublait, qui n'était ni bruit ni lumière. Je voulais et ne pouvais pas écrire. Je sentais quelque chose dans ma pensée, comme une tache dans une émeraude; c était lidée que quelqu'un auprès de moi veillait aussi, et veillait sans consolation, profondément tourmenté. Cela me gênait. J'étais sûr qu'il avait besoin de se confier, et j'avais fui

LA VEILLEE DE VIN'CENNES. Sj

brusquement sa confidence par désir de me livrer à mes idées favorites. J'en étais puni maintenant par le trouble de ces idées mêmes. Elles ne volaient pas librement et largement, et il me semblait que leurs ailes étaient appesanties, mouillées peut-être par une larme secrète d'un ami délaissé.

Je me levai de mon fauteuil. J'ouvris la fenêtre, et je me mis à respirer l'air embaumé de la nuit. Une odeur de forêt venait à moi, par-dessus les murs, un peu mélangée d'une faible odeur de poudre; cela me rappela ce volcan sur lequel vivaient et dormaient trois mille hommes dans une sécurité parfaite. J'aperçus sur la grande muraille du fort, séparée du village par un chemin de quarante pas tout au plus, une lueur projetée par la lampe de mon jeune voisin; son ombre passait et repassait sur la muraille, et je vis à ses épau- lettes qu'il n'avait pas même songé à se coucher. II était minuit. Je sortis brusquement de ma chambre et j'en- trai chez lui. 11 ne fut nullement étonné de me voir, et dit tout de suite que s'il était encore debout, c'était pour finir une lecture de Xénophon qui l'intéressait fort. Mais, comme il n'y avait pas un seul livre ouvert dans sa chambre, et qu'il tenait encore à la main son petit billet de femme, je ne fus pas sa dupe; mais j'en eus l'air. Nous nous mîmes à la fenêtre, et je luis dis, essayant d'approcher mes idées des siennes :

Je travaillais aussi de mon côté, et je cherchais à me rendre compte de cette sorte d'aimant qu'il y a pour nous dans lacicr d'une épée. C'est une attraction

86 SOUVEiNlRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

irrésistible qui nous retient au service malgré nous, et fait que nous attendons toujours un événement ou une guerre. Je ne sais pas (et je venais vous en parler) s'il ne serait pas vrai de dire et d'écrire qu'il v a dans les armées une passion qui leur est particulière et qui leur donne la vie; une passion qui ne tient ni de l'amour de la gloire, ni de l'ambition; c'est une sorte de com- bat corps à corps contre la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés inconnues au reste des hommes, et dont les triomphes intérieurs sont remplis de magnificence; enfin c'est I'amour du

DANGER !

C'est vrai, me dit Timoléon. Je poursuivis :

Que serait-ce donc qui soutiendrait le marin sur la mer ? qui le consolerait dans cet ennui d'un homme qui ne voit que des hommes? 11 part, et dit adieu à la terre; adieu au sourire des femmes, adieu à leur amour; adieu aux amitiés choisies et aux tendres habitudes de la vie; adieu aux bons vieux parents; adieu h la belle nature des campagnes, aux arbres, aux gazons, aux fleurs qui sentent bon, aux rochers sombres, aux bois mélancoliques pleins d'animaux silencieux et sauvages ; adieu aux grandes villes, au travail perpétuel des arts, à l'agitation sublime de toutes les pensées dans l'oisi- veté de la vie, aux relations élégantes, mystérieuses et passionnées du monde; il dit adieu à tout, et part. Il va trouver trois ennemis : l'eau, l'air et l'homme; et toutes les minutes de sa vie vont en avoir un à com- battre. Cette magnifique inquiétude le délivre de l'en- nui. 11 vit dans une perpétuelle victoire; c'en est une

LA VEILLEE DE VINCENNES. 87

que de passer seulement sur l'Océan , et de ne pas s'en- gloutir en sombrant ; c'en est une que d'aller il veut , et de s'enfoncer dans les bras du vent contraire ; c'en est une que de courir devant l'orage, et de s'en faire suivre comme d'un valet; c'en est une que d'y dormir et d'y établir son cabinet d'étude. 11 se couche avec le sentiment de sa royauté , sur le dos de l'Océan , comme saint Jérôme sur son lion, et jouit de la solitude, qui est aussi son épouse.

C'est grand , dit Timoléon ; et je remarquai qu'il posait la lettre sur la table.

Et c'est I'amour du danger qui le nourrit, qui fait que jamais il n'est un moment désœuvré, qu'il se sent en lutte, et qu'il a un but. C'est la lutte qu'il nous faut toujours; si nous étions en campagne, vous ne souffririez pas tant.

Qui sait? dit-il.

Vous êtes aussi heureux que vous pouvez l'être; vous ne pouvez pas avancer dans votre bonheur. Ce bonheur-là est une impasse véritable.

Trop vrai ! trop vrai ! l'entendis-je murmurer.

Vous ne pouvez pas empêcher qu'elle n'ait un jeune mari et un enfant, et vous ne pouvez pas con- quérir plus de liberté que vous n'en avez; voilà votre supplice, à vous!

Il me serra la main : Et toujours mentir! dit-il. Croyez-vous que nous ayons la guerre?

Je n'en crois pas un mot, répondis-je.

Si je pouvais seulement savoir si elle est au bal ce soir! Je lui avais bien défendu d'y aller.

88 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Je me serais bien aperçu, sans ce que vous me dites là, qu'il est minuit, lui dis-je; vous n'avez pas besoin d'Austerlitz, mon ami, vous êtes assez occupé; vous pouvez dissimuler et mentir encore pendant plu- sieurs années. Bonsoir.

CHAPITRE IV.

LE CONCERT DE FAMILLE.

Comme j'allais me retirer, je m'arrêtai, la main sur la clef de sa porte, écoutant avec étonnement une mu- sique assez rapprochée et venue du château même. En- tendue de la fenêtre, elle nous sembla formée de deux voix d'hommes, d'une voix de femme et d'un piano. C'était pour moi une douce surprise, à cette heure de la nuit. Je proposai à mon camarade de l'aller écouter de plus près. Le petit pont-levis, parallèle au ^rrand, et destmé à laisser passer le gouverneur et les officiers pendant une partie de la nuit, était ouvert encore. Nous rentrâmes dans le fort, et, en rôdant par les cours, nous fûmes guidés par le son jusque sous les fenêtres ouvertes que je reconnus pour celles du bon vieux Adjudant d'artillerie.

Ces grandes fenêtres étaient au rez-de-chaussée, et, nous arrêtant en face, nous découvrîmes, jusqu'au fond de l'appartement, la simple famille de cet hon- nête soldat.

Il y avait, au fond de la chambre, un petit piano

pO SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

de bois d'acajou , garni de vieux ornements de cuivre. L'Adjudant (tout âgé et tout modeste qu'il nous avait paru d'abord) était assis devant le clavier, et jouait une suite d'accords , d'accompagnements et de modulations simples, mais harmonieusement unies entre elles. 11 te- nait les jeux élevés au ciel, et n'avait point de musique devant lui; sa bouche était entr'ouverte avec délices sous l'épaisseur de ses longues moustaches blanches. Sa fille, debout à sa droite, allait chanter, ou venait de s'interrompre; car elle le regardait avec inquiétude, la bouche entr'ouverte encore, comme lui. A sa ffau-

o

che, un jeune sous -officier d'artillerie légère de la Garde, vêtu de l'uniforme sévère de ce beau corps, regardait cette jeune personne comme s'il n'eût pas cessé de l'écouter.

Rien de si calme que leurs poses, rien de si décent que leur maintien, rien de si heureux que leurs visa- ges. Le rayon qui tombait d'en haut sur ces trois fronts n'y éclairait pas une expression soucieuse; et le doigt de Dieu n'y avait écrit que bonté, amour et pudeur.

Le froissement de nos épées sur le mur les avertit que nous étions là. Le brave homme nous vit, et son front chauve en rougit de surprise et, je pense aussi, de satisfaction. II se leva avec empressement et, pre- nant un des trois chandeliers qui l'éclairaient, vint nous ouvrir et nous fit asseoir. Nous le priâmes de conti- nuer son concert de famille; et avec une simplicité noble, sans s'excuser et sans demander indulgence, il dit à ces enfants :

en étions-nous?

LA VEILLÉE DE VINCENNES. 5)1

Et les trois voix s'élevèrent en chœur avec une indicible harmonie.

Timoléon écoutait et restait sans mouvement; pour moi, cachant ma tête et mes yeux, je me mis à rêver avec un attendrissement qui, je ne sais pourquoi, était douloureux. Ce qu'ils chantaient emportait mon âme dans des régions de larmes et de mélancoliques félici- tés, et, poursuivi peut-être par l'importune idée de mes travaux du soir,/je changeais en mobiles images les mo- biles modulations des voix. Ce qu'ils chantaient était un de ces chœurs écossais, une des anciennes mélodies des Bardes que chante encore l'écho sonore des Orca- des. Pour moi, ce chœur mélancolique s'élevait lente- ment et s'évaporait tout à coup comme les brouillards des montagnes d'Ossian ; ces brouillards qui se forment sur l'écume mousseuse des torrents de l'Arven, s'épais- sissent lentement et semblent se gonfler et se grossir, en montant, d'une foule innombrable de fantômes tourmentés et tordus par les vents. Ce sont des guer- riers qui rêvent toujours , le casque appuyé sur la main , et dont les larmes et le sang tombent goutte à goutte dans les eaux noires des rochers; ce sont des beautés pâles dont les cheveux s'allongent en arrière, comme les rayons d'une lointaine comète, et se fondent dans le sein humide de la lune : elles passent vite, et leurs pieds s'évanouissent enveloppés dans les plis vaporeux de leurs robes blanches; elles n'ont pas d'ailes, et vo- lent. Elles volent en tenant des harpes, elles volent les yeux baissés et la bouche entrouverte avec innocence; elles jettent un cri en passant et se perdent, en mon-

5)2 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

tant, dans la douce lumière qui les appelle. Ce sont des navires aériens qui semblent se heurter contre des rives sombres, et se plonger dans des flots épais; les montagnes se penchent pour les pleurer, et les dogues noirs élèvent leurs têtes difformes et hurlent longue- ment, en regardant le disque qui tremble au ciel, tan- dis que la mer secoue les colonnes blanches des Orca- des qui sont rangées comme les tuyaux d'un orgue immense, et répandent, sur l'Océan, une harmonie déchirante et mille fois prolongée dans la caverne les vagues sont enfermées.

'La musique se traduisait ainsi en sombres images dans mon âme, bien jeune encore, ouverte à toutes les sympathies et comme amoureuse de ses douleurs fic- tives.

C'était, d'ailleurs, revenir à la pensée de celui qui avait inventé ces chants tristes et puissants, que de les sentir de la sorte. La famille heureuse éprouvait elle- même la forte émotion qu'elle donnait, et une vibra- tion profonde faisait quelquefois trembler les trois

VOIX.

Le chant cessa, et un long silence lui succéda. La jeune personne, comme fatiguée, s'était appuyée sur l'épaule de son père; sa taille était élevée et un peu ployée, comme par faiblesse; elle était mince, et pa- raissait avoir grandi trop vite, et sa poitrine, un peu amaigrie, en paraissait affectée. Elle baisait le Iront chauve, large et ridé de son père, et abandonnait sa main au jeune sous-officier, qui la pressait sur ses lèvres.

Comme je me serais bien gardé, par amour-propre.

LA VEILLEE DE VINCENNES. 93

d'avouer tout haut mes rêveries intérieures, Je me con- tentai de dire froidement :

/ Que le Ciel accorde de longs jours et toutes sortes de bénédictions à ceux qui ont le don de tra- duire la musique littéralement! Je ne puis trop admi- rer un homme qui trouve à une svmphonie le défaut d'être trop Cartésienne, et à une autre de pencher vers le système de Spinosa; qui se récrie sur le panthéisme d'un trio et l'utilité d'une ouverture à l'amélioration de la classe la plus nombreuse. Si j'avais le bonheur de savoir comme quoi un bémol de plus à la clef peut rendre un quatuor de flûtes et de bassons plus partisan du Directoire que du Consulat et de l'Empire, je ne parlerais plus, je chanterais éternellement; )e foulerais aux pieds des mots et des phrases, qui ne sont bons tout au plus que pour une centaine de départements, tandis que j'aurais le bonheur de dire mes idées fort clairement à tout l'univers avec mes sept notes. Mais, dépourvu de cette science comme je suis, ma conver- sation musicale serait si bornée que mon seul parti à prendre est de vous dire, en langue vulgaire, la satis- faction que me cause surtout votre vue et le spectacle de l'accord plein de simplicité et de bonhomie qui règne dans votre famille. C'est au point que ce qui me plaît le plus dans votre petit concert, c'est le plaisir que vous y prenez; vos âmes me semblent plus belles encore que la plus belle musique que le Ciel ait jamais entendue monter à lui, de notre misérable terre, tou- jours gémissante.

Je tendais la main avec effusion à ce bon père, et il

(;4 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

la serra avec l'expression d'une reconnaissance grave. Ce n'était qu'un vieux soldat; mais il y avait dans son langage et ses manières je ne sais quoi de l'ancien bon ton du monde. La suite me l'expliqua.

Voici, mon lieutenant, me dit-iI, la vie que nous menons ici. Nous nous reposons en chantant, ma fille, moi et mon gendre futur.

11 regardait en même temps ces beaux jeunes gens avec une tendresse toute rayonnante de bonheur.

Voici, ajouta-t-il d'un air plus grave, en nous montrant un petit portrait, la mère de ma fille.

Nous regardâmes la muraille blanchie de plâtre de la modeste chambre, et nous y vîmes en effet une mi- niature qui représentait la plus gracieuse, la plus fraî- che petite paysanne que jamais Greuze ait douée de grands yeux bleus et de bouche en forme de cerise.

Ce fut une bien grande dame qui eut autrefois la bonté de faire ce portrait-là, me dit l'Adjudant, et c'est une histoire curieuse que celle de la dot de ma pauvre petite femme.

Et à nos premières prières de raconter son mariage, il nous parla ainsi, autour de trois verres d'absinthe verte qu'il eut soin de nous off'rir préalablement et cé- rémonieusement.

CHAPITRE V.

HISTOIRE DE L'ADJUDANT.

LES ENFANTS DE MONTREUIL ET LE TAILLEUR DE PIERRES.

Vous saurez, mon lieutenant, que j'ai été élevé au vil- lage de Montreuil par monsieur le curé de Montreui! lui-même. 11 m'avait fait apprendre quelques notes du plain-cliant dans le plus heureu.x temps de ma vie : le temps j'étais enfant de chœur, j'avais de grosses joues fraîches et rebondies, que tout le monde tapait en passant; une voix claire, des cheveux blonds pou- drés, une blouse et des sabots. Je ne me regarde pas souvent, mais je m'imagine que je ne ressemble plus guère à cela. J'étais fait ainsi pourtant, et je ne pou- vais me résoudre à quitter une sorte de clavecin aigre et discord que le vieux curé avait chez lui. Je l'accor- dais avec assez de justesse d'oreille, et le bon père qui, autrefois , avait été renommé h Notre-Dame pour chan- ter et enseigner le faux-bourdon , me faisait apprendre un vieux solfège. Quand il était content, il me pinçait les joues à me les rendre bleues , et me disait : Tiens , Mathurm, tu n'es que le fils d'un paysan et d'une pay- sanne; mais situ sais bien ton catéchisme et ton solfège,

5)6 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

et que tu renonces à jouer avec le fusil rouillé de la maison, on pourra faire de toi un maître de musique. Va toujours. Cela me donnait bon courage, et je frappais de tous mes poings sur les deux pauvres cla- viers, dont les dièses étaient presque tous muets.

Il V avait des heures j'avais la permission de me promener et de courir; mais la récréation la plus douce était d'aller m'asseoir au bout du parc de Montreuil, et de manger mon pain avec les maçons et les ouvriers qui construisaient sur l'avenue de Versailles, à cent pas de la barrière, un petit pavillon de musique, par ordre de la Reine.

C'était un lieu charmant, que vous pourrez voir à droite de la route de Versailles, en arrivant. Tout à l'extrémité du parc de Montreuil, au milieu d'une pe- louse de gazon entourée de grands arbres, si vous dis- tinguez un pavillon qui ressemble à une mosquée et à une bonbonnière, c'est cela que j'allais regarder bâtir.

Je prenais par la main une petite fille de mon âge , qui s'appelait Pierrette, que monsieur le curé faisait chanter aussi parce qu'elle avait une jolie voix. Elle emportait une grande tartine que lui donnait la bonne du curé, qui était sa mère, et nous allions regarder bâtir la petite maison que faisait faire la Reine pour la donner à Madame.

Pierrette et moi, nous avions environ treize ans. Elle était déjà si belle, qu'on l'arrêtait sur son chemin pour lui faire compliment, et que j'ai vu de belles dames descendre de carrosse pour lui parler et l'embrasser! Quand elle avait un fourreau rouge relevé dans ses

LA VEILLEE DE VINCENNES. 97

poches et bien serré de la ceinture, on voyait bien ce que sa beauté serait un jour. Elle n'y pensait pas, et elle m'aimait comme son frère.

Nous sortions toujours en nous tenant par la main depuis notre petite enfance, et cette habitude était si bien prise, que de ma vie je ne lui donnai le bras. Notre coutume d'aller visiter les ouvriers nous fit faire la connaissance d'un jeune tailleur de pierres, plus âgé que nous de huit ou di.\ ans. 11 nous faisait asseoir sur un moellon ou par terre à côté de lui et, quand il avait une grande pierre à scier, Pierrette jetait de l'eau sur la scie, et j'en prenais l'extrémité pour l'aider; aussi ce fut mon meilleur ami dans ce monde. Il était d'un ca- ractère très-paisible, très-doux, et quelquefois un peu gai, mais pas souvent. Il avait fait une petite chanson sur les pierres qu'il taillait, et sur ce qu'elles étaient plus dures que le cœur de Pierrette, et il jouait en cent façons sur ces mots de Pierre, de Pierrette, de Pierre- rie, de Pierrier, de Pierrot, et cela nous faisait beau- coup rire tous trois. C'était un grand garçon grandis- sant encore, tout pâle et dégingandé, avec de longs bras et de grandes jambes, et qui quelquefois avait l'air de ne pas penser à ce qu'il faisait. Il aimait son métier, disait-il, parce qu'il pouvait gagner sa journée en conscience, ayant songé à autre ciiose jusqu'au cou- cher du soleil. Son père, architecte, s'était si bien ruiné, je ne sais comment, qu'il fallait que le fils reprît son état par le commencement, et il s'y était fort paisible- ment résigné. Lorsqu'il taillait un gros bloc, ou le sciait en long, il commençait toujours une petite chanson

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fjS SOU\ENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

dans laquelle il y avait toute une historiette qu'il bâtis- sait à mesure qu'il allait, en vingt ou trente couplets, plus ou moins.

Quelquefois il me disait de me promener devant lui avec Pierrette, et il nous faisait chanter ensemble, nous apprenant à chanter en parties; ensuite il s'amusait à me faire mettre à genoux devant Pierrette, la main sur son cœur, et il faisait les paroles d'une petite scène qu'il nous fallait redire après lui. Cela ne l'empêchait pas de bien connaître son état, car il ne fut pas un an sans devenir maître maçon. Il avait à nourrir, avec son équerre et son marteau, sa pauvre mère et deu.x petits frères qui venaient le regarder travailler avec nous. Quand il voyait autour de lui tout son petit monde, cela lui donnait du courage et de la gaieté. Nous l'ap- pelions Michel; mais, pour vous dire tout de suite la vérité, il s'appelait Michcl-Jean Sédainc.

CHAPITRE VI.

UN SOUPIR.

Hélas! dis-je, voilà un poète bien à sa place.

La jeune personne et le sous-officier se regardèrent, comme affligés de voir interrompre leur bon père ; mais le digne Adjudant reprit la suite de son histoire, après avoir relevé de chaque côté la cravate noire qu'il por- tait, doublée d'une cravate blanche, attachée militai- rement.

CHAPITRE VII.

LA DAME ROSE.

C'est une cliose qui me parait bien certaine, mes chers enfants, dit-il en se tournant du côté de sa fille, que le soin que la Providence a daigné prendre de composer ma vie comme elle l'a été. Dans les orages sans nombre qui l'ont agitée, je puis dire, en face de toute la terre, que )e n'ai jamais manqué de me fier à Dieu et d'en attendre du secours, après m'étrc aidé de toutes mes forces. Aussi, vous dis-je, en marchant sur les flots agités, je n'ai pas mérité d'être appelé homme de peu de foi, comme le fut l'apôtre; et quand mon pied s'enfonçait, je levais les yeux, et j'étais relevé.

(Ici je regardai Timoléon. 11 vaut mieux que nous, dis-je tout bas.) 11 poursunit :

Monsieur le curé de Montreuil maimait beau- coup, )'étais traité par lui avec une amitié si paternelle, que j'avais oublié entièrement que j'étais né, connue il ne cessait de me le rappeler, d'un pauvre pavsan et d'une pauvre paysanne, enlevés presque en même temps de la petite vérole, que je n'avais même pas vus. A seize ans, j'étais sauvage et sot, mais je savais un peu

LA VEILLEE DE VINCENNES. lOl

de latin, beaucoup de musique, et, dans toute sorte de travaux de jardinage, on me trouvait assez adroit. Ma vie était fort douce et fort heureuse, parce que Pierrette était toujours là, et que je la regardais toujours en travaillant, sans lui parler beaucoup cependant.

Un jour que je taillais les branches d'un des hêtres du parc et que je liais un petit fagot, Pierrette me dit :

Oh ! Mathurin , j'ai peur. Voilà deux jolies da- mes qui viennent devers nous par le bout de l'allée. Comment allons-nous faire?

Je regardai, et en effet je vis deux jeunes femmes qui marchaient vite sur les feuilles sèclies , et ne se don- naient pas le bras. Il y en avait une un peu plus grande que l'autre, vêtue d'une petite robe de soie rose. Elle courait presque en marchant, et l'autre, tout en l'ac- compagnant, marchait presque en arrière. Par instinct, je fus saisis d'effroi comme un pauvre pavsan que j'étais, et je dis à Pierrette :

Sauvons-nous !

Mais bah ! nous n'eûmes pas le temps, et ce qui re- doubla ma peur, ce fut de voir la dame rose faire signe à Pierrette, qui devint toute rouge et n'osa pas bouger, et me prit bien vite par la main pour se raffermir. Moi, j'ôtai mon bonnet et je m'adossai contre l'arbre, tout saisi.

Quand la dame rose fut tout à fait arrivée sur nous, elle alla tout droit à Pierrette, et, sans façon, elle lui prit le menton, pour la montrer à l'autre dame, en disant :

Eli ! ic \ous le disais bien : c'est tout mon cos-

I 02 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

tume de laitière pour jeudi. La jolie fille que voilà! Mon enfant, tu donneras tous tes habits, comme les voici, aux gens qui viendront te les demander de ma part, n'est-ce pas? je t'enverrai les miens en échange.

Oh! madame, dit Pierrette en reculant.

L'autre jeune dame se mit à sourire d'un air fin, ten- dre et mélancolique, dont fexpression touchante est ineffaçable pour moi. Elle s'avança, la tête penchée, et, prenant doucement le bras nu de Pierrette, elle lui dit de s'approcher, et qu'il fallait que tout le monde fît la volonté de cette dame-là.

Ne va pas t'aviser de rien changer à ton cos- tume, ma belle petite, reprit la dame rose, en la me- naçant d'une petite canne de jonc à pomme d'or qu'elle tenait à la main. Voilà un grand garçon qui sera soldat, et je vous marierai.

Elle était si belle, que je me souviens de la tentation incroyable que j'eus de me mettre à genoux ; vous en rirez et j'en ai ri souvent depuis en moi-même; mais, si vous l'aviez vue, vous auriez compris ce que je dis. Elle avait l'air d'une petite fée bien bonne.

Elle parlait vite et gaiement, et, en donnant une pe- tite tape sur la joue de Pierrette, elle nous laissa tous les deux tout interdits et tout imbéciles, ne sachant que faire; et nous vîmes les deux dames suivre l'allée du côté de Montreuil, et s'enfoncer dans le parc der- rière le petit bois.

Alors nous nous regardâmes, et, en nous tenant toujours par la main, nous rentrâmes chez monsieur

LA VEILLEE DE VINCENNES. lOJ

le curé; nous ne disions rien, mais nous étions bien contents.

Pierrette était toute rouge, et moi je baissais la tête. II nous demanda ce que nous avions; je lui dis d'un grand sérieux :

Monsieur le curé, je veux être soldat.

H pensa en tomber à la renverse, lui qui m'avait appris le solfège.

Comment, mon cher enfant, me dit-iI, tu veux me quitter! Ah! mon Dieu! Pierrette, qu'est-ce qu'on lui a donc fait, qu'il veut être soldat? Est-ce que tu ne m'aimes plus , Mathurin ? Est-ce que tu n'aimes plus Pierrette non plus? Qu'est-ce que nous t'avons donc fait, dis? et que vas-tu faire de la belle éducation que je t'ai donnée? C'était bien du temps perdu assuré- ment. Mais réponds donc, méchant sujet! ajoutait-il en me secouant le bras.

Je me grattais la tête, et je disais toujours en regar- dant mes sabots :

Je veux être soldat.

La mère de Pierrette apporta un grand verre d'eau froide à monsieur le curé, parce qu'il était devenu tout rouge, et elle se mit à pleurer.

Pierrette pleurait aussi et n'osait rien dire; mais elle n'était pas fâchée contre moi, parce qu'elle sa- vait bien que c'était pour l'épouser que je voulais partir.

Dans ce moment-là, deux grands laquais poudrés entrèrent avec une femme de chambre qui avait l'air d'une dame, et ils demandèrent si la petite avait pré-

I04 SOUVEMRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

paré les hardes que la Reine et madame la princesse de Lamballe lui avaient demandées.

Le pauvre curé se leva si troublé qu'il ne put se te- nir une minute debout, et Pierrette et sa mère trem- blèrent si fort qu'elles n'osèrent pas ouvrir une cassette, qu'on leur envovait en échange du fourreau et du bavolet, et elles allèrent à la toilette à peu près comme on va se faire fusiller.

Seul avec moi, le curé me demanda ce qui s'était passé, et je le lui dis comme je vous l'ai conté, mais un peu plus brièvement.

Et c'est pour cela que tu veux partir, mon fils? me dit-il en me prenant les deux mains; mais songe donc que la plus grande dame de l'Europe n'a parlé ainsi à un petit paysan comme toi que par distraction, et ne sait seulement pas ce qu'elle ta dit. Si on lui ra- contait que tu as pris cela pour un ordre ou pour un horoscope, elle dirait que tu es un grand benêt, et que tu peux être jardinier toute la vie, que cela lui est égal. Ce que tu gagnes en jardinant, et ce que tu gagnerais en enseignant la musique vocale, t'appartiendrait, mon ami; au lieu que ce que tu gagneras dans un régiment ne t'appartiendra pas, et tu auras mille occasions de le dépenser en plaisirs défendus par la religion et la mo- rale; tu perdras tous les bons principes que je t'ai don- nés, et tu me forceras à rougir de toi. Tu reviendras (si tu reviens) avec un autre caractère que celui que tu as reçu en naissant. Tu étais doux, modeste, docile; tu seras rude, impudent et tapageur. La petite Pierrette ne se soumettra certainement pas à être la femme d'un

LA VEILLEE DE VINCENNES. I O >

mauvais garnement, et sa mère l'en empéclieiait quand elle le voudrait; et moi, que pourrai-je faire pour toi, si tu oublies tout à fait la Providence? Tu l'oublieras, vois-tu, la Providence, je t'assure que tu finiras par là.

Je demeurai les yeux fixés sur mes sabots et les sour- cils froncés en faisant la moue, et le dis, en me grattant la tête :

C'est égal, je veux être soldat.

Le bon curé n'y tint pas et, ouvrant la porte toute grande, il me montra le grand chemin avec tristesse. Je compris sa pantomime, et je sortis. J'en aurais fait autant à sa place, assurément. Mais, je le pense à présent, et ce jour-là je ne le pensais pas. Je mis mon bonnet de coton sur l'oreille droite, je relevai le collet de ma blouse, je pris mon bâton et je m'en allai tout droit à un petit cabaret, sur l'avenue de Versailles, sans dire adieu à personne.

CHAPITRE VIII.

LA POSITION DU PREMIER RANG.

Dans ce petit cabaret, je trouvai trois braves dont les chapeaux étaient galonnés d'or, l'uniforme blanc, les revers roses, les moustaches cirées de noir, les che- veux tout poudrés à frimas, et qui parlaient aussi vite que des vendeurs d'oi-viétan. Ces trois braves étaient d'honnêtes racoleurs. Ils me dirent que je n'avais qu'à m'asseoir à table avec eux pour avoir une idée juste du bonheur parfait que l'on goûtait éternellement dans le Royal-Auvergne. Ils me firent manger du poulet, du chevreuil et des perdreaux, boire du vin de Bordeaux et de Champagne, et du café excellent; ils me jurèrent sur leur honneur que, dans le Royal-Auvergne, je n'en aurais jamais d'autres.

Je vis bien depuis qu'ils avaient dit vrai. Ils me jurèrent aussi, car ils juraient infiniment, que l'on jouissait de la plus douce liberté dans le Royal- Auvergne; que les soldats y étaient incomparablement plus heureux que les capitaines des autres corps; qu'on y jouissait d'une société fort agréable en hommes et en belles dames, et qu'on y faisait beaucoup de musique.

LA VEILLÉE DE VIXCENXES. 1 OJ

et surtout qu'on v appréciait fort ceux qui jouaient du piano. Cette dernière circonstance me décida.

Le lendemain j'avais donc l'Iionneur d'être soldat au Royal-Auvergne. C'était un assez beau corps, il est vrai; mais je ne voyais plus ni Pierrette, ni monsieur le curé. Je demandai du poulet à dîner, et l'on me donna à manger cet agréable mélange de pommes de terre, de mouton et de pain qui se nommait, se nomme et sans doute se nommera toujours la ratatouille. On me fit apprendre la position du soldat sans armes avec une perfection si grande, que je servis de modèle, de- puis, au dessinateur qui fit les planches de l'ordon- nance de 1791, ordonnance qui, vous le savez, mon lieutenant, est un chef-d'œuvre de précision. On m'ap- prit l'école du soldat et l'école de peloton de manière à exécuter les charges en douze temps, les charges pré- cipitées et les charges à volonté, en comptant ou sans compter les mouvements, aussi parfaitement que le plus roide des caporaux du roi de Prusse, Frédéric le Grand, dont les vieux se souvenaient encore avec l'attendrissement de gens qui aiment ceux qui les bat- tent. On me fit l'honneur de me promettre que, si je me comportais bien, je finirais par être admis dans la première compagnie de grenadiers. J'eus bientôt une queue poudrée qui tombait sur ma veste blanche assez noblement; mais je ne voyais plus jamais ni Pier- rette, ni sa mère, ni monsieur le curé de Montreuil, et je ne faisais point de musique.

Un beau jour, comme j'étais consigné à la caserne incmc nous voici, pour avoir fait trois fautes dans

Io8 SOUVENIRS DE SER\ ITUDE MILITAIRE.

le maniement d'armes, on me plaça dans la position des feux du premier rang, un genou sur le pavé, ayant en face de moi un soleil éblouissant et superbe que j'étais forcé de coucher en joue, dans une immobilité parfaite , jusqu'à ce que la fatigue me fît ployer les bras à la saignée; et j'étais encouragé à soutenir mon arme par la présence d'un honnête caporal, qui, de temps en temps , soulevait ma baïonnette avec sa crosse quand elle s'abaissait; c'était une petite punition de l'invention de M. de Saint-Germain.

11 y avait vingt minutes que je m'appliquais à attein- dre le plus haut degré de pétrification possible dans cette attitude, lorsque je vis au bout de mon fusil la figure douce et paisible de mon bon ami Michel, le tailleur de pierres.

Tu viens bien à propos, mon ami, lui dis-jc, et tu me rendrais un grand service si tu voulais bien, sans qu'on s'en aperçût, mettre un moment ta canne sous ma baïonnette. Mes bras s'en trouveraient mieux, et ta canne ne s'en trouverait pas plus mal.

Ah! Mathurin, mon ami, me dit-il, te voilà bien puni d'avoir quitté Montreuil; tu n'as plus les conseils et les lectures du bon curé, et tu vas oublier tout à fait cette musique que tu aimais tant, et celle de la parade ne la vaudra certainement pas.

C'est égal, dis-je, en élevant le bout du canon de mon fusil, et le dégageant de sa canne, par orgueil ; c'est égal, on a son idée.

Tu ne cultiveras plus les espaliers et les belles pèches de Montreuil avec ta Pierrette, qui est bien aussi

LA VEILLÉE DE VINCEN'NES. I Op

fraîche qu'elles, et dont la lèvre porte aussi comme elles un petit duvet.

C'est égal, dis-je encore, j'ai mon idée.

Tu passeras bien longtemps à genoux, à tirer sur rien, avec une pierre de bois, avant d'être seule- ment caporal.

C'est égal, dis-je encore, si j'avance lentement, toujours est-il vrai que j'avancerai; tout vient à point à qui sait attendre, comme on dit, et quand je serai ser- gent, je serai quelque chose, et j'épouserai Pierrette. Un sergent, c'est un seigneur, et à tout seigneur tout honneur.

Michel soupira.

Ah ! Mathurin ! Mathurin ! me dit-il, tu n'es pas sage, et tu as trop d'orgueil et d'ambition, mon ami; n'aimerais-tu pas mieux être remplacé, si quelqu'un pavait pour toi, et venir épouser ta petite Pier- rette ?

Michel ! Michel ! lui dis-je, tu t'es beaucoup gâté dans le monde; je ne sais pas ce que tu y fais, et tu ne m'as plus l'air d'v être maçon, puisque au lieu d'une veste tu as un habit noir de taffetas; mais tu ne m'au- rais pas dit ça dans le temps tu répétais toujours : 11 faut faire son sort soi-même. Moi, je ne veux pas l'épouser avec l'argent des autres , et je fais moi-même mon sort, comme tu vois. D'ailleurs, c'est la Reine qui m'a mis ça dans la tête, et la Reine ne peut pas se tromper en jugeant ce qui est bien à faire. Elle a dit elle-même : Il sera soldat, et je les marierai; elle n'a pas dit : Il reviendra après avoir été soldat.

I lO SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Mais, me dit Michel, si par hasard la Reine te voulait donner de quoi l'épouser, le prendrais-tu ?

Non, Michel, je ne prendrais pas son argent, si par impossible elle le voulait.

Et si Pierrette gagnaitelle-même sa dot? rcprit-il.

Oui, Michel, je l'épouserais tout de suite, dis-je. Ce bon garçon avait l'air tout attendri.

Eh bien! reprit-il, je dirai cela à la Reine.

Est-ce que tu es fou, lui dis-je, ou domestique dans sa maison ?

Ni l'un ni l'autre, Mathurin , quoique je ne taille plus la pierre.

Que tailles-tu donc ? dis-je.

! je taille des pièces , du papier et des plumes.

Bah ! dis-je, est-il possible?

Oui, mon enfant, je fais de petites pièces toutes simples, et bien aisées à comprendre. Je te ferai voir tout ça.

En effet, ditTimoléon en interrompant l'Adjudant, les ouvrages de ce bon Sédainc ne sont pas construits sur des questions bien difficiles; on n'y trouve aucune synthèse sur le fini et l'infini, sur les causes finales, l'as- sociation des idées et l'identité personnelle; on n'y tue pas des rois et des reines par le poison ou l'échafaud; ça ne s'appelle pas de noms sonores environnés de leur traduction philosophique; mais ça se nomme Biaise, l'Agneau perdu, le Déserteur; ou bien le Jardinier et son Seigneur, la Gageure imprévue; ce sont des gens tout sim- ples, qui parlent vrai, qui sont philosophes sans le savoir,

LA VEILLEE DE VINCENNES.

comme Sédaine lui-même, que je trouve plus arand qu'on ne l'a fait.

e ne répondis pas.

L'Adjudant reprit :

Eh ben, tant mieux ! dis-je, j'aime autant te voir travailler ça que tes pierres de taille.

Ah ! ce que je bâtissais valait mieux que ce que je construis à présent. Ça ne passait pas de mode et ça restait plus longtemps debout. Mais en tombant, ça pouvait écraser quelqu'un; au lieu qu'à présent, quand ça tombe, ça n'écrase personne.

C'est égal, je suis toujours bien aise, dis-je... c'est-à-dire, aurais-je dit; car le caporal vint donner un si terrible coup de crosse dans la canne de mon ami Michel, qu'il l'envoya là-bas, tenez, là-bas, près de la poudrière.

En même temps il ordonna six jours de salle de po- lice pour le factionnaire qui avait laissé entrer un bour- geois.

Sédaine comprit bien qu'il fallait s'en aller; il ra- massa paisiblement sa canne, et, en sortant du côté du bois, il me dit :

Je t'assure, Mathurin, que je conterai tout ceci à la Reine.

CHAPITRE IX.

UNE SEANCE.

Ma petite Pierrette était une belle petite filie, d'un caractère décidé, calme et honnête. Elle ne se décon- certait pas trop facilement, et depuis qu'elle avait parlé à la Reine elle ne se laissait plus si aisément faire la leçon; elle savait bien dire à monsieur le curé et à sa bonne qu'elle voulait épouser Mathurm, et elle se le- vait la nuit pour travailler à son trousseau , tout comme si je n'avais pas été mis à la porte pour longtemps, sinon pour toute ma vie.

Un jour (c'était le lundi de Pâques, elle s'en était toujours souvenue, la pauvre Pierrette, et me l'a ra- conté souvent); un jour donc qu'elle était assise devant la porte de monsieur le curé, travaillant et cliantant comme si de rien n'était, elle vit arriver vite, vite, un beau carrosse dont les six chevaux trottaient dans l'ave- nue, d'un train merveilleux, montés par deux petits postillons poudrés et roses, très-johs et si petits qu'on ne voyait de loin que leurs arosses bottes à l'écuvèrc. Ils portaient de gros bouquets à leur jabot, et les

LA VEILLEE DE VLNCEN.NES. I I ]

chevaux portaient aussi de gros bouquets sur l'o- reilie.

Ne voilà-t-il pas que l'écuyer qui courait en avant des chevaux s'arrêta précisément devant ia porte de monsieur le curé, la voiture eut la bonté de s'arrê- ter aussi, et daigna s'ouvrir toute grande. Il n'y avait personne dedans. Comme Pierrette regardait avec de grands yeux, récuyer ôta son chapeau très-polnnent et la pria de vouloir bien monter en carrosse.

Vous croyez peut-être que Pierrette fit des façons? Point du tout; elle avait trop de bon sens pour cela. Elle ôta simplement ses deux sabots, qu'elle laissa sur le pas de la porte, mit ses souliers à boucles d'argent, ploya proprement son ouvrage , et monta dans le car- rosse en s'appuyant sur le bras du valet de pied , comme si elle n'eût fait autre chose de sa vie , parce que , depuis qu'elle avait changé de robe avec la Reine, elle ne dou- tait plus de rien.

Elle m'a dit souvent quelle avait eu deux grandes frayeurs dans la voiture : la première, parce qu'on allait SI vite que les arbres de l'avenue de Montreuil lui pa- raissaient courir comme des fous l'un après l'autre; la seconde, parce qu'il lui semblait qu'en s'asseyant sur les coussins blancs du carrosse, elle y laisserait une tache bleue et jaune de la couleur de son jupon. Elle le releva dans ses poches, et se tint toute droite au bord du coussin, nullement tourmentée de son aventure et devinant bien qu'en pareille circonstance, il est bon de faire ce que tout le monde veut, franchement et sans hésiter.

I 14 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

D'après ce sentiment juste de sa position que lui donnait une nature lieureuse, douce et disposée au bien et au vrai en toute chose, elle se laissa parfaite- ment donner le bras par l'écuyer et conduire à Tria- non, dans les appartements dorés, seulement elle eut soin de marcher sur la pointe du pied, par égard pour les parquets de bois de citron et de bois des Indes qu'elle craignait de rayer avec ses clous.

Quand elle entra dans la dernière chambre, elle en- tendit un petit rire joyeux de deux voix très-douces, ce qui l'intimida bien un peu et lui fit battre le cœur assez vivement; mais, en entrant, elle se trouva rassurée tout de suite, ce n'était que son amie la Reine.

Madame de Lamballe était avec elle, mais assise dans une embrasure de fenêtre et établie devant un pupitre de peintre en miniature. Sur le tapis vert du pupitre, un ivoire tout préparé; près de l'ivoire, des pinceaux; près des pinceaux, un verre d'eau.

Ah! la voilà! dit la Reine d'un an' de fête, et elle courut lui prendre les deux mains.

Comme elle est fraîche, comme elle est jolie! Le joli petit modèle que cela fait pour vous! Allons, ne la manquez pas, madame de Lamballe! Mets- toi là, mon enfant.

Et la belle Marie-Antoinette la fit asseoir de force sur une chaise. Pierrette était tout à fait interdite, et sa chaise si haute que ses petits pieds pendaient et se ba- lançaient.

Mais vovcz donc, comme elle se tient bien, con-

LA VEILLEE DE VINCENNES. I I J

tinuait la Reine, elle ne se fait pas dire deux fois ce qu'on veut , )e gage qu'elle a de l'esprit. Tiens-toi droite , mon enfant, et écoute-moi. Il va venir deux messieurs ici. Que tu les connaisses ou non, cela ne fait rien, et cela ne te regarde pas. Tu feras tout ce qu'ils te diront de faire. Je sais que tu chantes, tu chanteras. Quand ils te diront d'entrer et de sortir, d'aller et de venir, tu entreras, tu sortiras, tu iras, tu viendras, bien exacte- ment, entends-tu ? Tout cela est pour ton bien. Ma- dame et moi nous les aiderons à t'enseigner quelque chose que je sais bien, et nous ne te demandons pour nos peines que de poser tous les jours une heure de- vant madame; cela ne t'afflige pas trop fort, n'est-ce pas ?

Pierrette ne répondait qu'en rougissant et en pâlis- sant à chaque parole; mais elle était si contente qu'elle aurait voulu embrasser la petite Reine comme sa cama- rade.

Comme elle posait, les yeux tournés vers la porte, elle vit entrer deux hommes, l'un gros et l'autre grand. Quand elle vit le grand, elle ne put s'empêcher de crier : Tiens! c'est...

Mais elle se mordit le doigt pour se faire taire.

Eh bien ! comment la trouvez-vous, messieurs? dit la Reine; me suis-je trompée?

N'est-ce pas que c'est Rose même? dit Sé- daine.

Une seule note. Madame, dit le plus gros des deux, et je saurai si c'est la Rose de Monsignj, comme elle est celle de Sédaine.

I l6 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Voyons, ma petite, répétez cette gamme, dit Grétry en chantant ut, ré, mi, fa, sol.

Pierrette la répéta.

Elle a une voix divine, Madame, dit-ii. La Reine frappa des mains et sauta.

Elle gagnera sa dot, dit-elle.

CHAPITRE X.

UNE BELLE SOIREE.

Ici ihonnête Adjudant goûta un peu de son petit verre dabsintlie, en nous engageant à l'miiter, et, après avoir essuyé sa moustache blanche avec un mouchoir rouge et l'avoir tournée un instant dans ses gros doigts, il poursunit ainsi :

Si je savais faire des surprises, mon lieutenant, comme on en fait dans les livres, et faire attendre la fin dune histoire en tenant la dragée iiautc aux audi- teurs, et puis la faire goûter du bout des lèvres, et puis la relever, et puis la donner tout entière à man- ger, je trouverais une manière nouvelle de vous dire la suite de ceci; mais je vais de fil en aiguille, tout simplement comme a été ma vie de jour en jour, et je vous dirai que depuis le jour mon pauvre Michel était venu me voir ici à Vincennes, et m'avait trouvé dans la position du premier rang, )e maigris d'une manière ridicule, parce que je n'entendis plus parler de notre petite famille de Montreuil, et que )e vins à penser que Pierrette m'avait oublié tout à fait. Le ré-

I 1 8 SOUA EMRS DE SERVITUDE MILITAIRE,

giinent d'Auvergne était à Orléans depuis trois mois, et le mal du pays commençait à m'y prendre. Je jau- nissais à vue d'œil et je ne pouvais plus soutenir mon fusil. Mes camarades commençaient à me prendre en grand mépris, comme on prend ici toute maladie, vous le savez.

Il y en avait qui me dédaignaient parce qu'ils me croyaient très-malade, d'autres parce qu'ils soute- naient que je faisais semblant de l'être et, dans ce der- nier cas, il ne me restait d'autre parti que de mourir pour prouver que je disais vrai, ne pouvant pas me rétablir tout à coup ni être assez mal pour me coucher; fâcheuse position.

Un jour, un officier de ma compagnie vint me trouver, et me dit :

Mathurin, toi qui sais lire, lis un peu cela.

Et il me conduisit sur la place de Jeanne-d'Arc, place qui m'est chère, je lus une grande affiche de spectacle sur laquelle on avait imprimé ceci :

PAR ORDRE.

«Lundi prociiain, représentation extraordinaire à'iRENE, pièce nouvelle de M. de Voltaire, et de Rose et Colas, par M. Sédaine, musique de M. Mon- siGNY, au bénéfice de mademoiselle Colombe, célèbre cantatrice de la Comédie-Italienne, laquelle paraîtra dans la seconde pièce. Sa Majesté la Reine a daigné promettre qu'elle honorerait le spectacle de sa pré- sence. »

LA VEILLEE DE VINXENNES. I 19

Eh bien! dis-je, mon capitaine, qu'est-ce que cela peut me faire, ça?

Tu es un bon sujet, me dit-il, tu es beau gar- çon; je te ferai poudrer et friser pour te donner un peu meilleur air, et tu seras placé en faction à la porte de la loge de la Reine.

Ce qui fut dit fut fait. L'heure du spectacle venue, me voilà dans le corridor, en grande tenue du régi- ment d'Auvergne, sur un tapis bleu, au milieu des guirlandes de fleurs en festons qu'on avait disposées partout, et des lys épanouis, sur chaque marche des escaliers du théâtre. Le directeur courait de tous côtés avec un air tout joyeux et agité. C'était un petit homme gros et rouge, vêtu d'un habit de soie bleu de ciel, avec un jabot florissant et faisant la roue. Il s'agitait en tout sens, et ne cessait de se mettre à la fenêtre en disant :

Ceci est la livrée de madame la ducliesse de Montmorency; ceci, le coureur de M. le duc de Lau- zun; M. le prince de Guéménée vient d'arriver; M. de Lambesc vient après. Vous avez vu? vous savez? Qu'elle est bonne, la Reine! Que la Reine est bonne!

Il passait et repassait eflàré, cherchant Grétry, et le rencontra nez à nez dans le corridor, précisément en face de moi.

Dites-moi, monsieur Grétry, mon cher mon- sieur Grétry, dites-moi, je vous en supplie, s'il ne m'est pas possible de parler à cette célèbre cantatrice que vous m'amenez. Certainement il n'est pas permis à un ignare et non-lettré comme moi d'élever le plus

J20 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

léger doute sur son talent, mais encore voudrais-je bien apprendre de vous qu'il n'y a pas à craindre que la Reine ne soit mécontente. On n'a pas répété.

Hé! hé! répondit Grétry d'un air de persiflage, il m'est impossible de vous répondre là-dessus, mon cher monsieur; ce que je puis vous assurer, c'est que vous ne la verrez pas. Une actrice comme celle-là, monsieur, c'est une enfant gâtée. Mais vous la verrez quand elle entrera en scène. D'ailleurs, quand ce se- rait une autre que mademoiselle Colombe, qu'est-ce que cela vous fait?

Comment, monsieur, moi, directeur du théâtre d'Orléans, )e n'aurais pas le droit?... reprit-il en se gonflant les joues.

Aucun droit, mon brave directeur, dit Grétry. Eh ! comment se fait-il que vous doutiez un moment d'un talent dont Sédaine et moi a\ons répondu, pour- suivit-il avec plus de sérieux.

Je fus bien aise d'entendre ce nom cité avec auto- rité, et je prêtai plus d'attention.

Le directeur, en homme qui savait son métier, vou- lut profiter de la circonstance.

Mais on me compte donc pour rien? disait-il; mais de quoi ai-je l'air? J'ai prêté mon théâtre avec un plaisir infini, trop heureux de voir l'auguste prin- cesse qui. . .

A propos, dit Grétry, vous savez que je suis chargé de vous annoncer que ce soir la Reine vous fera remettre une somme égale à la moitié de la re- cette générale.

LA VEILLEE DE VINCENNES. 121

Le directeur saluait avec une indignation profonde en reculant toujours, ce qui prouvait le plaisir que lui faisait cette nouvelle.

Fi donc ! monsieur, fi donc ! je ne parle pas de cela, malgré le respect avec lequel je recevrai cette faveur; mais vous ne m'avez rien fait espérer qui vînt de votre génie, et...

Vous savez aussi qu'il est question de vous pour diriger la Comédie-Italienne à Paris?

Ah ! monsieur Grétrj. . .

On ne parle que de votre mérite à la cour; tout le monde vous y aime beaucoup, et c'est pour cela que la Reine a voulu voir votre théâtre. Un direc- teur est l'âme de tout ; de lui vient le génie des auteurs , celui des compositeurs, des acteurs, des décorateurs, des dessinateurs, des allumeurs et des balayeurs; c'est le principe et la fin de tout; la Reine le sait bien. Vous avez triplé vos places, j'espère?

Mieux que cela, monsieur Grétry, elles sont à un louis; je ne pouvais pas manquer de respect à la cour au point de les mettre à moins.

En ce moment même tout retentit d'un grand bruit de chevaux et de grands cris de joie, et la Reine entra si vite, que j'eus à peine le temps de présenter les armes, ainsi que la sentinelle placée devant moi. De beaux seigneurs parfumés la suivaient, et une jeune femme, que je reconnus pour celle qui l'accom- pagnait à Montreuil.

Le spectacle commença tout de suite. Le Kain et cinq autres acteurs de la Comédie Française étaient

122 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

venus jouer la tragédie d'Irène, et je m'aperçus que cette tragédie allait toujours son train, parce que la Reine parlait et riait tout le temps qu'elle dura. On n'applaudissait pas, par respect pour elle, comme c'est l'usage encore, je crois, à la cour. Mais quand vint l'opéra-comique, elle ne dit plus rien, et personne ne souffla dans sa loge.

Tout d'un coup j'entendis une grande voi.\ de femme qui s'élevait de la scène, et qui me remua les entrailles; je tremblai, et je fus forcé de m'appuyer sur mon fusil. Il n'v avait qu'une voix comme celle-là dans le monde, une voix venant du cœur, et réson- nant dans la poitrine comme une harpe, une voix de passion.

J'écoutai, en appliquant mon oreille contre la porte, et à travers le rideau de gaze de la petite lu- carne de la loge, j'entrevis les comédiens et la pièce qu'ils jouaient; il y avait une petite personne qui chantait :

Il était un oiseau gris Comme un' souris. Qui, pour loger ses petits, Fit un p'tit Nid.

Et disait à son amant :

.\imcz-nioi, ainicz-moi, mon p'tit roi.

Et, comme il était assis sur la fenêtre, elle avait peur que son père endormi ne se réveillât et ne vit

LA VEILLEE DE VINCENNES. 123

Colas: et elle chanoreait le refrain de sa chanson, et

' o

elle disait :

Ah ! r'niontez vos jambes, car on les voit.

J'eus un frisson extraordinaire par tout le corps quand je vis à quel point cette Rose ressemblait à Pierrette; c'était sa taille, c'était son même habit, son fourreau rouge et bleu, son jupon blanc, son petit air délibéré et naïf, sa jambe si bien faite, et ses petits sou- liers à boucles d'argent avec ses bas rouges et bleus.

Mon Dieu, me disais-je, comme il faut que ces ac- trices soient habiles pour prendre ainsi tout de suite l'air des autres! Voilà cette fameuse mademoiselle Colombe, qui loge dans un bel hôtel, qui est venue ici en poste, qui a plusieurs laquais, et qui va dans Paris vêtue comme une duchesse, et elle ressemble autant que cela à Pierrette ! mais on voit bien tout de même que ce n'est pas elle. Ma pauvre Pierrette ne chantait pas si bien, quoique sa voix soit au moins aussi jolie.

Je ne pouvais pas cependant cesser de regarder à travers la glace, et j'y restai jusqu'au moment l'on me poussa brusquement la porte sur le visage. La Reine avait trop chaud, et voulait que sa loge fût ou- verte. J'entendis sa voix ; elle parlait vite et haut.

Je suis bien contente, le Roi s'amusera bien de notre aventure. Monsieur le premier gentilhomme de la chambre peut dire à mademoiselle Colombe qu'elle ne se repentira pas de m'avoir laissée faire les honneurs de son nom. Oh! que cela m'amuse!

I 24 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Ma chère princesse, disait-elle à madame de Lamballe, nous avons attrapé tout le monde ici... Tout ce qui est fait une bonne action sans s'en douter. Voilà ceux de la bonne ville d'Orléans en- chantés de la grande cantatrice, et toute la cour qui voudrait l'applaudir. Oui, oui, applaudissons.

En même temps elle donna le signal des applau- dissements, et toute la salle, ayant les mains déchaî- nées, ne laissa plus passer un mot de Rose sans l'ap- plaudir à tout rompre. La charmante Reine était ravie.

C'est ici, dit-elle à M. de Biron, qu'il v a trois mille amoureux; mais ils le sont de Rose, et non de moi, cette fois.

La pièce finissait et les femmes en étaient à jeter leurs bouquets sur Rose.

Et le véritable amoureux, est-il donc? dit la Reine à M. le duc de Lauzun. Il sortit de la loge et fit signe à mon capitaine, qui rôdait dans le corridor.

Le tremblement me reprit; je sentais qu'il allait m'arriver quelque chose, sans oser le prévoir ou le comprendre, ou seulement v penser.

Mon capitaine salua profondément et parla bas à M. de Lauzun. La Reine me regarda; je m'appuvai sur le mur pour ne pas tomber. On montait l'escalier et je vis Michel Sédaine suivi de Grétrv et du direc- teur important et sot; ils conduisaient Pierrette, la vraie Pierrette, ma Pierrette à moi, ma sœur, ma femme, ma Pierrette de Montreuil.

Le directeur cria de loin : Voici une belle soirée de dix-Iuiit mille francs!

LA VEILLEE DE VINCENNES. I 2 5

La Reine se retourna, et, parlant hors de sa loge d'un air tout à la fois plein de franche gaieté et d'une bienfaisante finesse, elle prit la main de Pierrette.

Viens, mon enfant, dit-elle, il n'y a pas d'autre état qui fasse gagner sa dot en une heure de temps sans péché. Je reconduuai demain mon élève à monsieur le curé de Montreuil, qui nous absoudra toutes les deux, j'espère. 11 te pardonnera bien d'avoir joué la comédie une fois dans ta vie, c'est le moins que puisse faire une femme honnête.

Ensuite elle me salua. Me saluer! moi, qui étais plus d'à moitié mort, quelle cruauté!

J'espère, dit-elle, que M. Mathurin voudra bien accepter à présent la fortune de Pierrette; je n'y ajoute rien, elle l'a gagnée elle-même.

CHAPITRE XI.

FIN DE L'HISTOIRE DE L'ADJUDANT.

Ici le bon Adjudant se leva pour prendre le portrait, qu'il nous fit passer encore une fois de main en main.

La voilà, disait-il, dans le même costume, ce bavolet et ce mouchoir au cou; la voilà telle que vou- lut bien la peindre madame la princesse de Lamballe. C'est ta mère, mon enfant, disait-il à la belle personne qu'il avait près de lui sur son genou; elle ne joua plus la comédie, car elle ne put jamais savoir que ce rôle de Rose et Colas, enseigné par la Reine.

II était ému. Sa vieille moustache blanche tremblait un peu, et il y avait une larme dessus.

Voilà une enfant qui a tué sa pauvre mère en naissant, ajouta-t-il; il faut bien l'aimer pour lui par- donner cela; mais enfin tout ne nous est pas donné à la fois. C'aurait été trop, apparemment, pour moi, puisque la Providence ne l'a pas voulu. J'ai roulé de- puis avec les canons de la République et de l'Empire, et je peux dire que, de Marengo à la Moscowa, j'ai vu de bien belles affaires; mais je n'ai pas eu de plus beau jour dans ma vie que celui que je \ous ai raconté

LA VEILLEE DE VINCENNES. I 27

là. Celui je suis entré dans la Garde Royale a été aussi un des meilleurs. J'ai repris avec tant de joie la cocarde blanche que j'avais dans le Royal-Auvergne ! Et aussi, mon lieutenant, je tiens à faire mon devoir, comme vous l'avez vu. Je croîs que je mourrais de honte, si, demain à l'inspection, il me manquait une gargousse seulement; et je crois qu'on a pris un baril au dernier exercice à feu, pour les cartouches de l'in- fanterie. J'aurais presque envie d'y aller voir, si ce n'était la défense d'y entrer avec des lumières.

Nous le priâmes de se reposer et de rester avec ses enfants, qui le détournèrent de son projet; et, en achevant son petit verre, il nous dit encore quelques traits indifférents de sa vie : il n'avait pas eu d'avan- cement parce qu'il avait toujours trop aimé les corps d'élite et s'était trop attaché à son régiment. Canon- nier dans la Garde des consuls, sergent dans la Garde Impériale, lui avaient toujours paru de plus hauts grades qu'officier de la ligne. J'ai vu beaucoup de grognards pareils. Au reste, tout ce qu'un soldat peut avoir de dignités, il l'avait : fusil d'honneur à capu- cines d'argent, croix d'honneur pensionnée, et sur- tout beaux et nobles états de service, la colonne des actions d'éclat était pleine. C'était ce qu'il ne ra- contait pas.

II était deux heures du matin. Nous fîmes cesser la veillée en nous levant et en serrant cordialement la main de ce brave homme, et nous le laissâmes heu- reux des émotions de sa vie, qu'il avait renouvelées dans son âme honnête et bonne.

128 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

Combien de fois, dis-je, ce vieux soldat vaut-il mieux avec sa résignation, que nous autres, jeunes officiers, avec nos ambitions folles! Cela nous donna à penser.

Oui, je crois bien, contmuai-je, en passant le petit pont qui fut levé après nous ; je crois que ce qu'il y a de plus pur dans nos temps, c'est l'âme d'un soldat pareil , scrupuleux sur son honneur et le croyant souillé par la moindre tache d'indiscipline ou de né- gligence; sans ambition, sans vanité, sans luxe, tou- jours esclave et toujours fier et content de sa Servi- tude, n'avant de cher dans sa vie qu'un souvenir de reconnaissance.

Et crovant que la Providence a les veux sur lui! me ditTimoléon, d'un air profondément frappé, et me quittant pour se retirer chez lui.

CHAPITRE XII.

LE REVEIL.

11 y avait une heure que )e dormais; il était quatre heures du matin; c'était le 17 août, je ne l'ai pas ou- blié. Tout à coup mes deux fenêtres s'ouvrirent à la fois, et toutes leurs vitres cassées tombèrent dans ma chambre avec un petit bruit argentin fort joli à en- tendre. J'ouvris les yeux, et je vis une fumée blanche qui entrait doucement chez moi et venait jusqu'à mon lit en formant mille couronnes. Je me mis à la consi- dérer avec des regards un peu surpris, et je la recon- nus aussi vite à sa couleur qu'à son odeur. Je courus à la fenêtre. Le jour commençait à poindre, et éclai- rait de lueurs tendres tout ce vieux château immobile et silencieux encore, et qui semblait dans la stupeur du premier coup qu'il venait de recevoir. Je n'y vis rien remuer. Seulement le vieux grenadier placé sur le rempart, et enfermé au verrou, selon l'usage, se promenait très-vite, l'arme au bras, en regardant du côté des cours. 11 allait comme un lion dans sa cage.

Tout se taisant encore, je commençais à croire qu'un essai d'armes fait dans les fossés avait été cause

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130 SOUVENIRS DE SERVITUDE .MILITAIRE.

de cette commotion, lorsqu'une explosion plus vio- lente se fit entendre. Je vis naître en même temps un soleil qui n'était pas celui du ciel, et qui se levait sur la dernière tour du côté du bols. Ses rayons étaient rouges, et, à l'extrémité de chacun d'eux, il y avait un obus qui éclatait; devant eux un brouillard de poudre. Cette fois le donjon, les casernes, les tours, les remparts, les villages et les bois tremblèrent et pa- rurent glisser de gauche à droite, et revenir comme un tiroir ouvert et refermé sur-le-champ. Je compris en ce moment les tremblements de terre. Un cliquetis pareil à celui que feraient toutes les porcelaines de Sèvres jetées par la fenêtre, me fit parfaitement com- prendre que de tous les vitraux de la chapelle, de toutes les glaces du château, de toutes les vitres des casernes et du bourg, il ne restait pas un morceau de verre attaché au mastic. La fumée blanche se dissipa en petites couronnes.

La poudre est très- bonne quand elle fait des couronnes comme celles-là, me dit Timoléon, en en- trant tout habillé et armé dans ma chambre.

II me semble, dis-je, que nous sautons.

Je ne dis pas le contraire, me répondit-il froi- dement. 11 n'y a rien à faire jusqu'à présent.

En trois minutes je fus comme lui habillé et armé, et nous regardâmes en silence le silencieux château.

Tout d'un coup vinçrt tambours battirent la aéné- raie; les murailles sortaient de leur stupeur et de leur impassibilité, et appelaient à leur secours. Les bras du pont-levis commencèrent à s'abaisser lentement,

LA VEILLEE DE VINCENNES. 1 3 I

et descendirent leurs pesantes chaînes sur l'autre bord du fossé; c'était pour faire entrer les officiers et sortir les habitants. Nous courûmes à la herse : elle s'ou- vrait pour recevoir les forts et rejeter les faibles.

Un sing^ulier spectacle nous frappa : toutes les fem- mes se pressaient à la porte, et en même temps tous les chevaux de la garnison. Par un juste instinct du danger, ils avaient rompu leurs licols à l'écurie ou renversé leurs cavaliers, et attendaient en piaffant que la campagne leur fût ouverte. Ils couraient par les cours, à travers les troupeaux de femmes, hennissant avec épouvante, la crmière hérissée, les narines ou- vertes, les yeux rouges, se dressant debout contre les murs, respirant la poudre, et cachant dans le sable leurs naseaux brûlés.

Une jeune et belle personne, roulée dans les draps de son lit, suivie de sa mère à demi vêtue et portée par un soldat, sortit la première, et toute la foule sui- vit. Dans ce moment cela me parut une précaution bien inutile, la terre n'était sûre qu'à six lieues de là.

Nous entrâmes en courant, ainsi que tous les offi- ciers logés dans le bourg. La première chose qui me frappa fut la contenance calme de nos vieux grena- diers de la Garde, placés au poste d'entrée. L'arme au pied, appuyés sur cette arme, ils regardaient du côté de la poudrière en connaisseurs, mais sans dire un mot ni quitter l'attitude prescrite, la main sur la bre- telle du fusil. Mon ami Ernest d'Hanache les com- mandait; il nous salua avec le sourire à la Henri IV

132 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

qui lui était naturel; je lui donnai la main. 11 ne devait perdre la vie que dans la dernière Vendée, il vient de mourir noblement. Tous ceux que je nomme dans ces souvenirs encore récents sont déjà morts.

En courant, je heurtai quelque chose qui faillit me faire tomber : c'était un pied humain. Je ne pus mem- pêcher de m'arrêter à le regarder.

Voilà comme votre pied sera tout à l'heure, me dit un officier en passant et en riant de tout son cœur.

Rien n'indiquait que ce pied eût jamais été chaussé. 11 était comme embaumé et conservé à la manière des momies; brisé à deux pouces au-dessus de la cheville, comme les pieds de statues en étude dans les ateliers; poli, veiné comme du marbre noir, et n'a vaut de rose que les ongles. Je n'avais pas le temps de le des- siner : je continuai ma course jusqu'à la dernière cour, devant les casernes.

nous attendaient nos soldats. Dans leur pre- mière surprise, ils avaient cru le château attaqué, ils s'étaient jetés du lit au râtelier d'armes et s'étaient réunis dans la cour, la plupart en chemise avec leur fusil au bras. Presque tous avaient les pieds ensan- glantés et coupés par le verre brisé. Ils restaient muets et sans action devant un ennemi qui n'était pas un homme, et virent avec joie arriver leurs officiers.

Pour nous, ce fut au cratère même du volcan que nous courûmes. Il fumait encore, et une troisième éruption était imminente.

La petite tour de la |")oudrière était évcntréc et,

LA VEILLEE DE VINCENNES. I 3 3

par ses flancs ouverts, on voyait une lente fumée s'é- lever en tournant.

Toute la poudre de la tourelle était-elle brûlée? en restait-il assez pour nous enlever tous ? C'était la question. Mais il y en avait une autre qui n'était pas incertaine, c'est que tous les caissons de l'artillerie, chargés et entrouverts dans la cour voisine, saute- raient SI une étincelle y arrivait, et que le donjon ren- fermant quatre cents milliers de poudre à canon, Vin- cennes, son bois, sa ville, sa campagne, et une partie du faubourg Saint-Antoine, devaient faire jaillir en- semble les pierres, les branches, la terre, les toits et les têtes humaines les mieux attachées.

Le meilleur auxiliaire que puisse trouver la disci- pline, c'est le danger. Quand tous sont exposés, cha- cun se tait et se cramponne au premier homme qui donne un ordre ou un exemple salutaire.

Le premier qui se jeta sur les caissons fut Timo- léon. Son air sérieux et contenu n'abandonnait pas son visage; mais, avec une agilité qui me surprit, il se précipita sur une roue près de s'enflammer. A défaut d'eau, il l'éteignit en l'étouffant avec son habit, ses mains, sa poitrine qu'il y appuyait. On le crut d'a- bord perdu; mais, en l'aidant, nous trouvâmes la roue noircie et éteinte, son habit brûlé, sa main gauche un peu poudrée de noir; du reste, toute sa personne in- tacte et tranquille. En un moment tous les caissons furent arrachés de la cour dangereuse et conduits hors du fort, dans la plaine du polygone. Chaque canonnier, chaque soldat, chaque officier s'attelait.

1 34 SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

tirait, roulait, poussait les redoutables chariots des mains, des pieds, des épaules et du front.

Les pompes inondèrent la petite poudrière par la noire ouverture de sa poitrine; elle était fendue de tous les côtés, elle se balança deux fois en avant et en arrière, puis ouvrit ses flancs comme l'écorce d'un grand arbre, et, tombant à la renverse, découvrit une sorte de four noir et fumant rien n'avait forme reconnaissable, toute arme, tout projectile était réduit en poussière rougeâtre et grise, délayée dans une eau bouillonnante; sorte de lave le sang, le fer et le plomb s'étaient confondus en mortier vivant, et qui s'écoula dans les cours en brûlant Iherbe sur son passage. C'était la fin du danger; restait à se re- connaître et à se compter.

On a entendre cela de Pans, me ditTimo- léon en me serrant la main; je vais lui écrire pour la rassurer. II n'y a plus rien à faire ici.

Il ne parla plus à personne, et retourna dans notre petite maison blanche, aux volets verts, comme s'il fût revenu de la chasse.

CHAPITRE XIII.

UN DESSIN AU CRAYON.

Quand les pénis sont passes, on les mesure et on les trouve grands. On s'étonne de sa fortune; on pâlit de la peur qu'on aurait pu avoir; on s'applaudit de ne s'être laissé surprendre à aucune faiblesse, et l'on sent une sorte d'effroi réfléchi et calculé auquel on n'avait pas songé dans l'action.

La poudre fait des prodiges incalculables, comme ceux de la foudre.

L'explosion avait fait des miracles, non pas de force, mais d'adresse. Elle paraissait avoir mesuré ses coups et choisi son but. Elle avait joué avec nous; elle nous avait dit : J'enlèverai celui-ci, mais non ceux- qui sont auprès. Elle avait arraché de terre une arcade de pierres de taille, et l'avait envoyée tout en- tière avec sa forme sur le gazon, dans les champs, se coucher comme une ruine noircie par le temps. Elle avait enfoncé trois bombes à six pieds sous terre, broyé des pavés sous des boulets, brisé un canon de bronze par le milieu, jeté dans toutes les chambres toutes les fenêtres et toutes les portes, enlevé sur les

136 SOUVENIRS DE SERVITUDE jMlLlTAIRE.

toits les volets de la grande poudrière, sans un gram de sa poudre; elle avait roulé dix grosses bornes de pierre comme les pions d'un échiquier renversé; elle avait cassé les chaînes de fer qui les liaient, comme on casse des fils de soie, et en avait tordu les anneaux comme on tord le chanvre; elle avait labouré sa cour avec les affûts brisés, et incrusté dans les pierres les pyramides de boulets, et, sous le canon le plus prochain de la poudrière détruite, elle avait laissé vivre la poule blanche que nous avions remar- quée la veille. Quand cette poule sortit paisiblement de son lit avec ses petits, les cris de joie de nos bons soldats l'accueillirent comme une ancienne amie, et ils se mirent à la caresser avec l'insouciance des enfants.

Elle tournait en coquetant, rassemblant ses petits et portant toujours son aigrette roucre et son collier d'ar- aent. Elle avait l'air d'attendre le maître qui lui don- nait à manger, et courait tout effarée entre nos jambes, entourée de ses poussins. En la suivant, nous arri- vâmes à quelque chose d'horrible.

Au pied de la chapelle étaient couchées la tête et la poitrine du pauvre Adjudant, sans corps et sans bras. Le pied que j'avais heurté avec mon pied en arrivant, c'était le sien. Ce malheureux, sans doute, n'avait pas résisté au désir de visiter encore ses barils de poudre et de compter ses obus et, soit le fer de ses bottes, soit un caillou roulé, quelque chose, quelque mouve- ment avait tout enflammé.

Comme la pierre d'une fronde, sa tête avait été lancée avec sa poitrine sur le mur de l'église, à

LA VEILLEE DE VIN'CENNES. I37

soixante pieds d'élévation, et la poudre dont ce buste. efTrojable était imprégné avait gravé sa forme en traits durables sur la muraille au pied de laquelle il retomba. Nous le contemplâmes longtemps, et per- sonne ne dit un mot de commisération. Peut-être parce que le plaindre eût été se prendre soi-même en pitié pour avoir couru le même danger. Le chirur- gien-major, seulement, dit : 11 n'a pas souffert.

Pour moi, il me semble qu'il souffrait encore; mais, malgré cela, moitié par une curiosité invincible, moi- tié par bravade d'officier, je le dessinai.

Les choses se passent ainsi dans une société d'oi!i la sensibilité est retranchée. C'est un des côtés mauvais du métier des armes que cet excès de force l'on prétend toujours guinder son caractère. On s'exerce à durcir son cœur, on se cache de la pitié, de peur qu'elle ne ressemble à la faiblesse; on se fait effort pour dissimuler le sentiment divin de la compassion, sans songer qu'à force d'enfermer un bon sentiment on étouffe le prisonnier.

Je me sentis en ce moment très -haïssable. Mon jeune cœur était gonflé du chagrin de cette mort, et je continuai pourtant avec une tranquillité obstinée le dessin que j'ai conservé, et qui tantôt m'a donné des remords de l'avoir fait, tantôt m'a rappelé le récit que je viens d'écrire et la vie modeste de ce brave soldat.

Cette noble tête n'était plus qu'un objet d'horreur, une sorte de tête de Méduse; sa couleur était celle du marbre noir; les cheveux hérissés, les sourcils relevés

138 SOUVENIRS DE SERVITUDE iMILITAIRE.

vers le haut du front, les jeux fermés, la bouche béante comme jetant un cri. On voyait, sculptée sur ce buste non", l'épouvante des flammes subitement sorties de terre. On sentait qu'il avait eu le temps de cet effroi aussi rapide que la poudre, et peut-être le temps d'une incalculable souffrance.

A-t-il eu le temps de penser à la Providence? me dit la voix paisible de Timoléon d'Arc***, qui, par-dessus mon épaule, me regardait dcssmer avec un lorgnon.

En même temps un joyeux soldat, frais, rose et blond, se baissa pour prendre à ce tronc enfumé sa cravate de soie noire :

Elle est encore bien bonne, dit-il.

C'était un honnête garçon de ma compagnie, nommé Muguet, qui avait deux chevrons sur le bras, point de scrupule ni de mélancolie, et, au demeurant, le meil- leur fils du monde. Cela rompit nos idées.

Un grand fracas de chevaux nous vint enfin dis- traire. C'était le Roi. Louis XV 111 venait en calèche remercier sa earde de lui avoir conservé ses vieux

o

soldats et son vieux château. Il considéra longtemps l'étrange lithographie de la muraille. Toutes les trou- pes étaient en bataille. Il éleva sa voix forte et claire pour demander au chef de bataillon quels ofTicicrs ou quels soldats s'étaient distingués.

Tout le monde a fait son devoir, sire ! répondit simplement M. de Fontanges, le plus chevaleresque et le plus aimable officier que j'aie connu, l'homme du monde qui m'a le mieux donné l'idée de ce que

LA VEILLEE DE VINCENNES. 1 39

pouvaient être dans leurs manières le duc de Lauzun et le chevalier de Grammont.

Là-dessus, au lieu de croix d'honneur, le Roi ne tira de sa calèche que des rouleaux d'or qu'il donna à distribuer pour les soldats, et, traversant Vincennes, sortit par la porte du bois.

Les rangs étaient rompus, l'explosion oubliée; per- sonne ne songea à être mécontent et ne crut avoir mieux mérité qu'un autre. Au fait, c'était un équi- page sauvant son navire pour se sauver lui-même, voilà tout. Cependant j'ai vu depuis de moindres bravoures se faire mieux valoir.

Je pensai à la famille du pauvre Adjudant. Mais j'y pensai seul. En général, quand les princes passent quelque part, ils passent trop vite.

SOUVENIRS

GRANDEUR MILITAIRE

LIVRE TROISIEME.

CHAPITRE I.

QUE de fois nous vîmes ainsi finir par des accidents obscurs de modestes existences qui auraient été soutenues et nourries par la gloire collective de l'Empire ! Notre Armée avait recueilli les invalides de la Grande Armée, et ils mouraient dans nos bras, en nous laissant le souvenir de leurs caractères primitifs et singu- liers. Ces hommes nous paraissaient les restes d'une race gigantesque qui s'éteignait homme par homme et pour toujours. Nous aimions ce qu'il y avait de bon et d'honnête dans leurs mœurs; mais notre génération plus studieuse ne pouvait s'empêcher de surprendre parfois en eux quelque chose de puéril et d'un peu arriéré que l'oisiveté de la paix faisait ressortir à nos yeux. L'Armée nous sem- blait un corps sans mouvement. Nous étouffions enfermés dans le ventre de ce cheval de bois qui ne s'ouvrait jamais dans aucune Troie. Vous vous en souvenez, vous, mes Compagnons, nous ne cessions d'étudier les Commentaires de César, Turenne et Frédéric II, et nous lisions sans cesse la vie de ces généraux de la République si purement épris

l44 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

de la gloire; ces Iiéros candides et pauvres comme Mar- ceau, Desaix et Kléber, jeunes gens de vertu antique; et, après avoir examiné leurs manœuvres de guerre et leurs campagnes, nous tombions dans une amère tristesse en mesurant notre destinée à la leur, et en calculant que leur élévation était devenue telle parce qu'ils avaient mis le pied tout d'abord, et à vingt ans, sur le haut de cette échelle de grades dont chaque degré nous coûtait huit ans à gravir. Vous que j'ai tant vus tant souffrir des langueurs et des dégoûts de la Servitude militaire, c'est pour vous surtout que j'écris ce livre. Aussi, à côté de ces souvenirs j'ai montré quelques traits de ce qu'il y a de bon et d'honnête dans les Armées, mais j'ai détaillé quelques- unes des petitesses pénibles de cette vie, je veux placer les souvenirs qui peuvent relever nos fronts par la recherche et la considération de ses grandeurs.

La Grandeur guerrière, ou la beauté de la vie des armes, me semble être de deux sortes : il y a celle du commandement et celle de l'obéissance. L'une, tout exté- rieure, active, brillante, fière, égoïste, capricieuse, sera de jour en jour plus rare et moins désirée, à mesure que la civilisation deviendra plus pacifique; l'autre, tout inté- rieure, passive, obscure, modeste, dévouée, persévérante, sera chaque jour plus honorée ; car, aujourd'hui que dé- périt l'esprit des conquêtes, tout ce qu'un caractère élevé peut apporter de grand dans le métier des armes me paraît être moins encore dans la gloire de combattre que dans l'honneur de souffrir en silence et d'accomplir avec constance des devoirs souvent odieux.

Si le mois de juillet 1830 eut ses héros, il eut en vous ses martyrs, o mes braves Compagnons! Vous voilà tous à présent séparés et dispersés. Beaucoup parmi vous se sont retirés en silence, a|)rès l'orage, sous le toit de

SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE. l4î

leur famille; quelque pauvre qu'il fût, beaucoup l'ont préféré à l'ombre d'un autre drapeau que le leur. D'autres ont voulu chercher leurs fleurs de lys dans les bruyères de la Vendée, et les ont encore une fois arrosées de leur sang; d'autres sont allés mourir pour des rois étrangers; d'au- tres, encore saignants des blessures des trois jours, n'ont pomt résisté aux tentations de l'épée : ils l'ont reprise pour la France, et lui ont encore conquis des citadelles. Partout même habitude de se donner corps et âme, même besoin de se dévouer, même désir de porter et d'exercer quelque part l'art de bien soufl"rir et de bien mourir.

Mais partout se sont trouvés à plaindre ceux qui n'ont pas eu à combattre ils se trouvaient jetés. Le combat est la vie de l'Armée. il commence, le rêve devient réalité, la science devient gloire, et la Servitude service. La guerre console par son éclat des peines inouïes que la léthargie de la paix cause aux esclaves de l'Armée; mais, je le répète, ce n'est pas dans les combats que sont ses plus pures grandeurs. Je parlerai de vous souvent aux autres; mais je veux une fois, avant de fermer ce livre, vous parler de vous-mêmes, et d'une vie et d'une mort qui eurent à mes yeux un grand caractère de force et de candeur.

LA VIE ET LA MORT

DU CAPITAINE RENAUD

ou LA CANNE DE JONC

LA VIE ET LA MORT

DU CAPITAINE RENAUD

ou

LA CANNE DE JONC.

CHAPITRE II.

UNE NUIT jMÉMORABLE.

LA nuit du 27 juillet 1830 fut silencieuse et solen- nelle. Son souvenir est, pour moi, plus présent que celui de quelques tableaux plus terribles que la destinée m'a jetés sous les jeux. Le calme de la terre et de la mer devant l'ouragan n'a pas plus de majesté que n'en avait celui de Paris devant la ré- volution. Les boulevards étaient déserts. Je marchais seul, après minuit, dans toute leur longueur, regar- dant et écoutant avidement. Le ciel pur étendait sur le sol la blanche lueur de ses étoiles; mais les maisons étaient éteintes, closes et comme mortes. Tous les ré-

I 50 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

veibères des rues étaient brisés. Quelques groupes d'ouvriers s'assemblaient encore près des arbres, écou- tant un orateur mystérieux qui leur glissait des paroles secrètes à voix basse. Puis ils se séparaient en courant, et se jetaient dans des rues étroites et noires. Ils se col- laient contre des petites portes d'allées qui s'ouvraient comme des trappes et se refermaient sur eux. Alors rien ne remuait plus, et la ville semblait n'avoir que des habitants morts et des maisons pestiférées.

On rencontrait, de distance en distance, une masse sombre, inerte, que l'on ne reconnaissait qu'en la tou- chant : c'était un bataillon de la Garde, debout, sans mouvement, sans voix. Plus loin, une batterie d'artil- lerie surmontée de ses mèches allumées, comme de deux étoiles.

On passait impunément devant ces corps imposants et sombres, on tournait autour d'eux, on s'en allait, on revenait sans en recevoir une question, une injure, un mot. Ils étaient inoffensifs, sans colère, sans haine; ils étaient résignés et ils attendaient.

Comme j'approchais de l'un des bataillons les plus nombreux, un officier s'avança vers moi, avec une ex- trême politesse, et me demanda si les flammes que l'on voyait au loin éclairer la porte Saint-Denis ne venaient point d'un incendie; il allait se porter en avant avec sa compagnie, pour s'en assurer. Je lui dis qu'elles sor- taient de quelques grands arbres que faisaient abattre et brûler des marcliands, profitant du trouble pour dé- truire ces vieux ormes qui cachaient leurs boutiques. Alors, s'assevant sur l'un des bancs de pierre du bou-

LA CANNE DE JONC. l 5 l

levard, il se mit à faire des lignes et des ronds sur le sable avec une canne de jonc. Ce fut à quoi je le re- connus, tandis qu'il me reconnaissait à mon visage. Comme je restais debout devant lui , il me serra la main et me pria de m'asseoir à son côté.

Le capitaine Renaud était un homme d'un sens droit et sévère et d'un esprit très-cultivé, comme la Garde en renfermait beaucoup à cette époque. Son caractère et ses habitudes nous étaient fort connus, et ceux qui liront ces souvenirs sauront bien sur quel visage sé- rieux ils doivent placer son nom de guerre donné par les soldats, adopté par les officiers et reçu indifférem- ment par l'homme. Comme les vieilles familles, les vieux régiments, conservés intacts par la paix, pren- nent des coutumes familières et inventent des noms caractéristiques pour leurs enfants. Une ancienne bles- sure à la jambe droite motivait cette habitude du capi- taine de s'appuyer toujours sur cette canne de jonc, dont la pomme était assez singulière et attirait l'attention de tous ceux qui la voyaient pour la première fois. Il la gardait partout et presque toujours à la main. Il n'y avait, du reste, nulle affectation dans cette habitude : ses manières étaient trop simples et sérieuses. Cepen- dant on sentait que cela lui tenait au cœur. II était fort honoré dans la Garde. Sans ambition et ne voulant être que ce qu'il était, capitaine de grenadiers, il lisait tou- jours, ne parlait que le moins possible et par mono- syllabes. — Très-grand, très-pâle et de visage mélan- colique, il avait sur le front, entre les sourcils, une petite cicatrice assez profonde, qui souvent, de bleuâtre

I 5 2 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

qu'elle était, devenait noire, et quelquefois donnait un air farouche à son visage habituellement froid et paisible.

Les soldats l'avaient en grande amitié; et surtout dans la campagne d'Espagne on avait remarqué la joie avec laquelle ils partaient quand les détachements étaient commandés par la Cannc-dc-Jonc. C'était bien véritablement la Canne-de-Jonc qui les commandait; car le capitaine Renaud ne mettait jamais l'épée à la main, même lorsque, à la tête des tirailleurs, il ap- prochait assez l'ennemi pour courir le hasard de se prendre corps à corps avec lui.

Ce n'était pas seulement un homme expérimenté dans la guerre, il avait encore une connaissance si vraie des plus grandes affaires politiques de 1 Europe sous l'Empire, que l'on ne savait comment se l'expliquer, et tantôt on l'attribuait à de profondes études, tantôt à de hautes relations fort anciennes, et que sa réserve perpétuelle empêchait de connaître.

Du reste, le caractère dominant des hommes d'au- jourd'hui, c'est cette réserve même, et celui-ci ne fai- sait que porter à l'extrême ce trait général. A présent, une apparence de froide politesse couvre à la fois ca- ractère et actions. Aussi je n'estime pas que beaucoup puissent se reconnaître aux portraits effarés que l'on fait de nous. L'afiTectation est ridicule en France plus que partout ailleurs, et c'est pour cela, sans doute, que, loin d'étaler sur ses traits et dans son langage l'excès de force que donnent les passions, chacun s'étu- die à renfermer en soi les émotions \iolentes, les cha-

LA CANNE DE JONC. I 5 3

grins profonds ou les élans involontaires. Je ne pense point que la civilisation ait tout énervé, je vois qu'elle a tout masqué. J'avoue que c'est un bien, et j'aime le caractère contenu de notre époque. Dans cette froi- deur apparente il y a de la pudeur, et les sentiments vrais en ont besoin. II y entre aussi du dédain, bonne monnaie pour payer les choses humaines. Nous avons déjà perdu beaucoup d'amis dont la mémoire vit entre nous; vous vous les rappelez, ô mes chers Compaanons d'armes! Les uns sont morts par la guerre, les autres par le duel, d'autres par le suicide; tous hommes d'honneur et de ferme caractère, de pas- sions fortes, et cependant d'apparence simple, froide et réservée. L'ambition, l'amour, le jeu, la haine, la jalousie, les travaillaient sourdement; mais ils ne par- laient qu'à peine, et détournaient tout propos trop di- rect et prêt à toucher le point saignant de leur cœur. On ne les voyait jamais cherchant à se faire remarquer dans les salons par une tragique attitude; et si quelque jeune femme, au sortir d'une lecture de roman, les eût vus tout soumis et comme disciplinés aux saluts en usage et aux simples causeries à voix basse, elle les eût pris en mépris; et pourtant ils ont vécu et sont morts, vous le savez, en hommes aussi forts que la na- ture en produisit jamais. Les Caton et les Brutus ne s'en tirèrent pas mieux, tout porteurs de toges qu'ils étaient. Nos passions ont autant d'éiicrgie qu'en aucun temps, mais ce n'est qu'à la trace de leurs fatigues que le regard d'un ami peut les reconnaître. Les dehors, les propos, les manières ont une certaine mesure de

154 SOUVENIRS DE GRANDEUR jMILITAIRE.

dignité froide qui est commune à tous, et dont ne s'af- franchissent que quelques enfants qui se veulent gran- dir et faire valoir à toute force. A présent, la loi su- prême des mœurs c'est la Convenance.

Il n'y a pas de profession la froideur des formes du langage et des habitudes contraste plus vivement avec l'activité de la vie que la profession des armes. On y pousse loin la haine de l'exagération , et l'on dé- daigne le langage d'un homme qui cherche à outrer ce qu'il sent ou à attendrir sur ce qu'il souffre. Je le sa- vais, et je me préparais à quitter brusquement le capi- taine Renaud, lorsqu'il me prit le bras et me retint.

Avez-vous vu ce matin la manœuvre des Suisses? me dit-il; c'était assez curieux. Ils ont fait \efeu déchaussée en avançant avec une précision parfaite. Depuis que je sers, je n'en avais pas vu faire l'appli- cation : c'est une manœuvre de parade et d'Opéra; mais, dans les rues d'une grande ville, elle peut avoir son prix, pourvu que les sections de droite et de gauche se forment vite en avant du peloton qui vient de faire feu.

En même temps il continuait à tracer des lignes sur la terre avec le bout de sa canne; ensuite il se leva len- tement; et comme il marchait le long du boulevard, avec l'intention de s'éloigner du groupe des officiers et des soldats, je le suivis, et il continua de me parler avec une sorte d'exaltation nerveuse et comme invo- lontaire qui me captiva, et que je n'aurais jamais atten- due de lui, qui était ce qu'on est convenu d'appeler un homme froid.

LA CANNE DE JONC. I 5 5

II commença par une très-simple demande, en pre- nant un bouton de mon habit :

Me pardonnerez-vous, me dit-il, de vous prier de m'envojer votre hausse-col de la Garde Royale , si vous l'avez conservé? J'ai laissé le mien chez moi, et je ne puis l'envoyer chercher ni y aller moi-même, parce qu'on nous tue dans les rues comme des chiens enragés; mais depuis trois ou quatre ans que vous avez quitté l'armée, peut-être ne l'avez-vous plus. J'avais aussi donné ma démission il y a quinze jours, car j'ai une grande lassitude de l'armée; mais avant-hier, quand j'ai vu les ordonnances, j'ai dit : On va prendre les armes. J'ai fait un paquet de mon uniforme, de mes épaulettes et de mon bonnet à poil, et j'ai été à la ca- serne retrouver ces braves gens-là qu'on va faire tuer dans tous les coins, et qui certainement auraient pensé, au fond du cœur, que je les quittais mal et dans un moment de crise; c'eût été contre l'Honneur, n'est-il pas vrai, entièrement contre l'Honneur?

Aviez-vous prévu les ordonnances, dis-je, lors de votre démission?

Ma foi, non ! je ne les ai pas même lues encore.

Eh bien! que vous reprochiez-vous?

Rien que l'apparence, et je n'ai pas voulu que l'apparence même fût contre moi.

Voilà, dis-je, qui est admirable.

Admirable! admirable! dit le capitaine Renaud en marchant plus vite, c'est le mot actuel; quel mot puéril ! Je déteste l'admiration ; c'est le principe de trop de mauvaises actions. On la donne à trop bon marché

I 56 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

à présent, et à tout le monde; nous devons bien nous garder d'admirer légèrement.

L'admiration est corrompue et corruptrice. On doit bien faire pour soi-même, et non pour le bruit. D'ail- leurs, j'ai là-dessus mes idées, finit-ii brusquement; et il allait me quitter.

Il J ^ quelque chose d'aussi beau qu'un grand homme, c'est un homme d'Honneur, lui dis-je.

II me prit la main avec affection. C'est une opi- nion qui nous est commune, me dit-il vivement; je lai mise en action toute ma vie, mais il m'en a coûté cher. Cela n'est pas si fiicile que l'on croît.

Ici le sous-lieutenant de sa compagnie vint lui de- mander un cigare. II en tira plusieurs de sa poche, et les lui donna, sans parler : les officiers se mirent à fu- mer en marchant de long en large, dans un silence et un calme que le souvenir des circonstances présentes n'interrompait pas. Aucun ne daignant parler des dan- gers du jour, ni de son devoir, et connaissant à fond l'un et l'autre.

Le capitaine Renaud revint à moi. II fixit beau, me dit-il en me montrant le ciel avec sa canne de jonc : je ne sais quand je cesserai de voir tous les soirs les mêmes étoiles; il m'est arrivé une fois de mimaginer que je verrais celles de la mer du Sud, mais j'étais des- tiné à ne pas changer d'hémisphère. N'importe ! le temps est superbe : les Parisiens dorment ou font sem- blant. Aucun de nous n'a mangé ni bu depuis vingt- quatre heures; cela rend les idées très- nettes. Je me souviens qu'un jour, en allant en Espagne, vous m'avez

LA CANNE DE JONC. I > "'

demandé la cause de mon peu d'avancement; je n'eus pas le temps de vous la conter; mais ce soir je me sens la tentation de revenir sur ma vie que je repassais dans ma mémoire. Vous aimez les récits, je me le rappelle, et, dans votre vie retirée, vous aimerez à vous souvenir de nous. Si vous voulez vous asseoir sur ce parapet du boulevard avec moi, nous y causerons fort tran- quillement, car on me paraît avoir cessé pour cette fois de nous ajuster par les fenêtres et les soupirau.v de cave. Je ne vous dirai que quelques époques de mon histoire, et je ne ferai que suivre mon caprice. J'ai beaucoup vu et beaucoup lu, mais je crois bien que je ne saurais pas écrire. Ce n'est pas mon état. Dieu merci ! et je n'ai jamais essayé. Mais, par exemple, je sais vivre, et j'ai vécu comme j'en avais pris la résolution (dès que j'ai eu le courage de la prendre), et, en vérité, c'est quelque chose. Asseyons- nous.

Je le suivis lentement, et nous traversâmes le batail- lon pour passer à la gauche de ses beaux grenadiers. Ils étaient debout, gravement, le menton appuyé sur le canon de leurs fusils. Quelques jeunes gens s'étaient assis sur leurs sacs, plus fatigués de la journée que les autres. Tous se taisaient et s'occupaient froidement de réparer leur tenue et de la rendre plus correcte. Rien n'annonçait l'inquiétude ou le mécontentement. Ils étaient à leurs rangs, comme après un jour de revue, attendant les ordres.

Quand nous fûmes assis, notre vieux camarade j^nt la parole et, à sa manière, me raconta trois grandes

158 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

époques qui me donnèrent le sens de sa vie et m'ex- pliquèrent la bizarrerie de ses liabitudes et ce qu'il y avait de sombre dans son caractère. Rien de ce qu'il m'a dit ne s'est effacé de ma mémoire, et je le répéte- rai presque mot pour mot.

CHAPITRE III.

Je ne suis rien, dit-il d'abord, et c'est, à présent, un bonheur pour moi que de penser cela; mais si j'étais quelque chose, je pourrais dire comme Louis XIV: J'ai trop aimé la guerre. Que voulez-vous ? Bonaparte m'avait grisé dès l'enfance comme les autres , et sa glon^e me montait à la tête si violemment, que je n'avais plus de place dans le cerveau pour une autre idée. Mon père, vieil officier supérieur toujours dans les camps, m'était tout à fait inconnu, quand un jour il lui prit fantaisie de me conduire en Egypte avec lui. J'avais douze ans , et je me souviens encore de ce temps comme si j'y étais, des sentiments de toute l'armée et de ceux qui prenaient déjà possession de mon âme. Deux es- prits enflaient les voiles de nos vaisseaux, l'esprit de gloire et l'esprit de piraterie. Mon père n'écoutait pas plus le second que le vent de nord-ouest qui nous em- portait; mais le premier bourdonnait si fort à mes oreil- les, qu'il me rendit sourd pendant longtemps à tous les bruits du monde, hors à la musique de Charles XII, le canon. Le canon me semblait la voix de Bonaparte;

l6o SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

et, tout enfant que j'étais, quand il grondait, je deve- nais rouge de plaisir, je sautais de joie, je lui battais des mains, je lui répondais par de grands cris. Ces premières émotions préparèrent l'enthousiasme exa- géré qui fut le but et la folie de ma vie. Une rencon- tre, mémorable pour moi, décida cette sorte d'admi- ration fatale, cette adoration insensée à laquelle je vou- lus trop sacrifier.

La flotte venait d'appareiller depuis le 30 floréal an VI. Je passai le jour et la nuit sur le pont à me pé- nétrer du bonheur de voir la grande mer bleue et nos vaisseaux. Je comptai cent bâtiments et je ne pus tout compter. Notre ligne militaire avait une lieue d'éten- due, et le demi-cercle que formait le convoi en avait au moins six. Je ne disais rien. Je regardai passer la Corse tout près de nous, traînant la Sardaigne à sa suite, et bientôt arriva la Sicile à notre gauche. Car la Junon, qui portait mon père et moi, était destinée à éclairer la route et à former l'avant-garde avec trois autres frégates. Mon père me tenait la main , et me mon- trait l'Etna tout fumant, et des rochers que je n'oubliai point : c'était la Favaniane et le mont Eryx. Marsala, l'ancien Liljbée, passait à travers ses vapeurs; je pris ses maisons blanches pour des colombes perçant un nuage; et un matin, c'était..., oui, c'était le 24 prai- rial, je vis, au lever du jour, arriver devant moi un ta- bleau qui m'éblouit pour vingt ans.

Malte était debout avec ses forts, ses canons à fleur d'eau, ses longues murailles luisantes au soleil comme des marbres nouvellement polis, et su fourmilière de

LA CANNE DE JONC. l6l

galères toutes minces courant sur de longues rames rouges. Cent quatre-vmgt-quatorze bâtiments français l'enveloppaient de leurs grandes voiles et de leurs pa- villons bleus, rouges et blancs, que l'on hissait, en ce moment, à tous les mâts, tandis que l'étendard de la religion s'abaissait lentement sur le Gozo et le fort Saint- Elme : c'était la dernière croix militante qui tombait. Alors la flotte tira cinq cents coups de canon.

Le vaisseau l'Orient était en face , seul à l'écart , grand et immobile. Devant lui vinrent passer lentement, et l'un après l'autre, tous les bâtiments de guerre, et je vis de loin Desaix saluer Bonaparte. Nous montâmes près de lui à bord de l'Orient. Enfin pour la première fois je le vis.

Il était debout près du bord, causant avec Casa- Bianca, capitaine du vaisseau (pauvre Orient!) et il jouait avec les cheveux d'un enfant de dix ans, le fils du capitaine. Je fus jaloux de cet enfant sur-le-champ, et le cœur me bondit en voyant qu'il touchait le sabre du général. Mon père s'avança vers Bonaparte et lui parla longtemps. Je ne voyais pas encore son visage. Tout d'un coup il se retourna et me regarda; je frémis de tout mon corps à la vue de ce front jaune entouré de longs cheveux pendants et comme sortant de la mer, tout mouillés; de ces grands yeux gris, de ces )oues maigres et de cette lèvre rentrée sur un menton aigu. II venait de parler de moi, car il disait : «Ecoute, mon brave, puisque tu le veux, tu viendras en Egypte, et le général Vaubois restera bien ici sans toi avec ses quatre mille hommes; mais je n'aime pas qu'on em-

102 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

mène ses enfants; je ne l'ai permis qu'à Casa-Bianca, et j'ai eu tort. Tu vas renvoyer celui-ci en France; je veux qu'il soit fort en mathématiques, et s'il t'arrive quelque chose là-bas, je te réponds de lui, moi; je m'en charge, et j'en ferai un bon soldat.» En même temps il se baissa, et, me prenant sous les bras, m'éleva jusqu'à sa bouche et me baisa le front. La tête me tourna, je sentis qu'il était mon maître et qu'il enlevait mon âme à mon père, que du reste je connaissais à peine parce qu'il vivait à l'armée éternellement. Je crus éprouver l'effroi de Moïse, berger, voyant Dieu dans le buisson. Bonaparte m'avait soulevé libre, et quand ses bras me redescendirent doucement sur le pont, ils y laissèrent un esclave de plus.

La veille, je me serais jeté dans la mer si l'on m'eût enlevé à l'armée; mais je me laissai emmener quand on voulut. Je quittai mon père avec indifférence, et c'était pour toujours! Mais nous sommes si mauvais dès l'enfance, et, hommes ou enfants, si peu de chose nous prend et nous enlève aux bons sentiments natu- rels ! Mon père n'était plus mon maître parce que j'avais vu le sien, et que de celui-là seul me semblait émaner toute autorité de la terre. O rêves d'autorité et d'es- clavage ! O pensées corruptrices du Pouvoir, bonnes à séduire les enfants ! Faux enthousiasmes ! poisons subtils, quel antidote pourra-t-on jamais trouver con- tre vous! J'étais étourdi, enivré; je voulais travail- ler, et je travaillai, à en devenir fou! Je calculai nuit et jour, et je pris l'habit, le savoir et, sur mon visage, la couleur jaune de l'école. De temps en temps le ca-

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non m'interrompait, et cette voix du demi-dieu m'ap- prenait la conquête de l'Egypte, Marengo, le 18 bru- maire, l'Empire..., et l'Empereur me tint parole. Quant à mon père, je ne savais plus ce qu'il était de- venu, lorsqu'un jour m'arriva cette lettre que voici.

Je la porte toujours dans ce vieux portefeuille, au- trefois rouge, et je la relis souvent pour bien me con- vaincre de l'inutilité des avis que donne une génération à celle qui la suit, et réfléchir sur l'absurde entêtement de mes illusions.

Ici le Capitaine, ouvrant son uniforme, tira de sa poitrine : son mouchoir premièrement, puis un petit portefeuille qu'il ouvrit avec soin, et nous entrâmes dans un café encore éclairé, il me lut ces fragments de lettres, qui me sont restés entre les mains, on saura bientôt comment.

CHAPITRE IV.

SIMPLE LETTRE.

A bord du vaisseau anglais Le Culloden, devant Rochefort, 180-j..

Seni to France, mtb admirai Collingwood's pcymission.

«II est inutile, mon enfant, que tu saches comment t'arrivera cette lettre, et par quels moyens j'ai pu con- naître ta conduite et ta position actuelle. Qu'il te suf- fise d'apprendre que je suis content de toi, mais que je ne te reverrai sans doute jamais. II est probable que cela t'inquiète peu. Tu n'as connu ton père que dans l'âge la mémoire n'est pas née encore et le cœur n'est pas encore éclos. Il s'ouvre plus tard en nous qu'on ne le pense généralement, et c'est de quoi je me suis souvent étonné; mais qu'y faire? Tu n'es pas plus mauvais qu'un autre, ce me semble. Il faut bien que je m'en contente. Tout ce que j ai à te dire, c'est que je suis prisonnier des Anglais depuis le 14 thermi- dor an VI (ou le 2 août 1798, vieux style, qui, dit-on, redevient à la mode aujourd'hui). J'étais allé à bord de l'Orient pour tâcher de persuader à ce brave Brueys

LA CANNE DE JONC. l6)

d'appareiller pour Corfou. Bonaparte m'avait déjà en- voyé son pauvre aide de camp Julien, qui eut la sottise de se laisser enlever par les Arabes. Moi, j'arrivai, mais inutilement. Brueys était entêté comme une mule. 11 disait qu'on allait trouver la passe d'Alexandrie pour faire entrer ses vaisseaux; mais il ajouta quelques mots assez fiers qui me firent bien voir qu'au fond il était un peu jaloux de l'armée de terre. Nous prend-on pour des passeurs d'eau ? me dit-il, et croit-on que nous ayons peur des Anglais? 11 aurait mieux valu pour la France qu'il en eût peur. Mais, s'il a fait des fautes, il les a glorieusement expiées; et je puis dire que j'ex- pie ennuyeusement celle que je fis de rester à son bord quand on l'attaqua. Brueys fut d'abord blessé à la tête et à la main. II continua le combat jusqu'au moment oîi un boulet lui arracha les entrailles. Il se fit mettre dans un sac de son et mourut sur son banc de quart. Nous vîmes clairement que nous allions sauter vers les dix heures du soir. Ce qui restait de l'équipage des- cendit dans les chaloupes et se sauva, excepté Casa- Bianca. 11 demeura le dernier, bien entendu, mais son fils, un beau garçon, que tu as entrevu, je croîs, vint me trouver et me dit : «Citoyen, qu'est-ce que l'hon- neur veut que je fasse?» Pauvre petit! 11 avait dix ans, je crois, et cela parlait d'Honneur dans un tel mo- ment ! Je le pris sur mes genoux dans le canot et je l'empêchai de voir sauter son père avec le pauvre Orient, qui s'éparpilla en l'air comme une gerbe de feu. Nous ne sautâmes pas, nous, mais nous fûmes pris, ce qui est bien plus douloureux, et je vins à Dou-

I 66 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

Vies, sous la garde d'un brave capitaine anglais nommé Collingwood, qui commande à présent le CuUoden. C'est un galant homme s'il en fut, qui, depuis 1761 qu'il sert dans la marine, n'a quitté la mer que pen- dant deux années, pour se marier et mettre au monde ses deux filles. Ces enfants, dont il parle sans cesse, ne le connaissent pas, et sa femme ne connaît guère que par ses lettres son beau caractère. Mais je sens bien que la douleur de cette défaite d'Aboukir a abrégé mes jours, qui n'ont été que trop longs, puisque j'ai vu un tel désastre et la mort de mes glorieux amis. Mon crrand âge a touché tout le monde ici ; et, comme le climat de l'Angleterre m'a fait tousser beaucoup et a renouvelé toutes mes blessures au point de me priver entièrement de l'usage d'un bras, le bon capitaine Col- lingwood a demandé et obtenu (ce qu'il n'aurait pu obtenir pour lui-même à qui la terre était défendue) la grâce d'être transféré en Sicile, sous un soleil plus chaud et un ciel plus pur. Je crois bien que j'y vais finir; car soixante-dix-huit ans, sept blessures, des cha- grins profonds et la captivité sont des maladies incu- rables. Je n'avais à te laisser que mon épée, pauvre enfant! à présent je n'ai même plus cela, car un pri- sonnier n'a pas d'épée. Mais j'ai au moins un conseil à te donner, c'est de te défier de ton enthousiasme pour les hommes qui parviennent vite, et surtout pour Bo- naparte. Tel que je te connais, tu serais un Séide, et il faut se garantir du Séidisme quand on est Français, c'est-à-dire très-susceptible d'être atteint de ce mal contagieux. C'est une chose merveilleuse que la quan-

LA CANNE DE JONC. I 67

tité de petits et de grands tyrans qu'il a produits. Nous aimons les fanfarons à un point extrême et nous nous donnons à eux de si bon cœur que nous ne tardons pas à nous en mordre les doigts ensuite. La source de ce défaut est un grand besoin d'action et une grande paresse de réflexion. Il s'ensuit que nous aimons infi- niment mieux nous donner corps et âme à celui qui se charge de penser pour nous et d'être responsable, quitte à rire, après, de nous et de lui.

Bonaparte est un bon enfant, mais il est vraiment par trop charlatan. Je crains qu'il ne devienne fonda- teur, parmi nous, d'un nouveau genre de jonglerie; nous en avons bien assez en France. Le charlata- nisme est insolent et corrupteur, et il a donné de tels exemples dans notre siècle et a mené si grand bruit du tambour et de la baguette sur la place publique, qu'il s'est glissé dans toute profession, et qu'il n'y a si petit homme qu'il n'ait gonflé. Le nombre est incalcu- lable des grenouilles qui crèvent. Je désire bien vive- ment que mon fils n'en soit pas.

Je suis bien aise qu'il m'ait tenu parole en se char- geant de toi, comme il dit; mais ne t'y fie pas trop. Peu de temps après la triste manière dont je quittai l'Egypte , voici la scène qUe l'on m'a contée et qui se passa à un certain dîner; je veux te la dire afin que tu v penses souvent.

Le i" vendémiaire an vu, étant au Caire, Bona- parte, membre de l'Institut, ordonna une fête civique pour l'anniversaire de l'établissement de la République. La garnison d'Alexandrie célébra la fête autour de la

l68 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

colonne de Pompée, sur laquelle on planta le drapeau tricolore; l'aiguille de Cléopâtre fut illuminée assez mal; et les troupes de la Haute-Egypte célébrèrent la fête, le mieux qu'elles purent, entre les pylônes, les colonnes, les cariatides deThèbes, sur les genoux du colosse de Meninon, aux pieds des figures de Tàma et de Chàma. Le premier corps d'armée fit au Caire ses manœuvres, ses courses et ses feux d'artifice. Le général en chef avait invité à dîner tout l'état- major, les ordonnateurs, les savants, le kiaya du pacha, l'émir, les membres du divan et les agas, autour d'une table de cinq cents couverts dressée dans la salle basse de la maison qu'il occupait sur la place d'El-Béquier; le bonnet de la Liberté et le croissant s'entrelaçaient amoureusement; les couleurs turques et françaises for- maient un berceau et un tapis fort agréables sur les- quels se mariaient le Koran et la Table des Droits de l'Homme. Après que les convives eurent bien mangé avec leurs doigts des poulets et du riz assaisonnés de safran, des pastèques et des fruits, Bonaparte, qui ne disait rien , jeta un coup d'œil très-prompt sur eux tous. Le bon Kléber, qui était couché à côté de lui, parce qu'il ne pouvait pas ployer à la turque ses longues jambes, donna un grand coup de coude à Abdallali- Menou, son voisin, et lui dit avec son accent demi- allemand :

Tiens ! voilà Ali-Bonaparte qui va nous fiiire une des siennes.

11 l'appelait comme cela, parce que, à la fête de Ma- homet, le général s'était amusé à prendre le costume

LA CANNE DE JONC. 1 69

oriental, et qu'au moment il s'était déclaré protec- teur de toutes les religions, on lui avait pompeusement décerné le nom de gendre du prophète, et on l'avait nommé Ali-Bonaparte.

Kléber n'avait pas fini de parler, et passait encore sa main dans ses grands cheveux blonds, que le petit Bo- naparte était déjà debout; et, approchant son verre de son menton maigre et de sa grosse cravate, il dit d'une voix brève, claire et saccadée :

Buvons à l'an trois cent de la République fran- çaise !

Kléber se mit à rire dans l'épaule de Menou, au point de lui faire verser son verre sur un vieil Aga, et Bonaparte les regarda tous deux de travers, en fron- çant le sourcil.

Certainement, mon enfant, il avait raison; parce que, en présence d'un général en chef, un général de division ne doit pas se tenir indécemment, fut-ce un gaillard comme Kléber; mais eux, ils n'avaient pas tout à fait tort non plus, puisque Bonaparte, à l'heure qu'il est, s'appelle l'Empereur et que tu es son page.»

En effet, dit le capitaine Renaud, en reprenant la lettre de mes mains, je venais d'être nommé page de l'Empereur en 1804. Ah ! la terrible année que celle-là! de quels événements elle était chargée quand elle nous arriva, et comme je l'aurais considérée avec attention, si j'avais su alors considérer quelque chose! Mais je n'avais pas d'yeux pour voir, pas d'oreilles pour entendre autre chose que les actions de l'Empereur, la

170 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

VOIX de l'Empereur, les gestes de l'Empereur, les pas de l'Empereur. Son approche m'enivrait, sa pré- sence me magnétisait. La gloire d'être attaché à cet homme me semblait la plus grande chose qui fût au monde, et jamais un amant n'a senti l'ascendant de sa maîtresse avec des émotions plus vives et plus écra- santes que celles que sa vue me donnait chaque jour. L'admiration d'un chef militaire devient une pas- sion, un fanatisme, une frénésie, qui font de nous des esclaves, des furieux, des aveugles. Cette pauvre lettre que je viens de vous donner à lire ne tint dans mon esprit que la place de ce que les écoliers nomment un sermon, et je ne sentis que le soulagement impie des enfants qui se trouvent délivrés de l'autorité naturelle et se croient libres parce qu'ils ont choisi la chaîne que l'entraînement général leur a fait river à leur col. Mais un reste de bons sentiments natifs me fit conserver cette écriture sacrée, et son autorité sur moi a grandi à mesure que diminuaient mes rêves d'héroïque sujé- tion. Elle est restée toujours sur mon cœur, et elle a fini par j jeter des racines invisibles, aussitôt que le bon sens a dégagé ma vue des nuages qui la couvraient alors. Je n'ai pu ni'empêcher, cette nuit, de la relire avec vous, et je me prends en pitié en considérant combien a été lente la courbe que mes idées ont suivie pour revenir à la base la plus solide et la plus simple de la conduite d'un homme. Vous verrez à combien peu elle se réduit; mais, en vérité, monsieur, je pense que cela suffit à la vie d'un honnête homme, et il m'a fallu bien du temps pour arriver à trouver la source

LA CANNE DE JONC. 171

de la véritable Grandeur qu'il peut y avoir dans la pro- fession presque barbare des armes.

Ici le capitaine Renaud fut interrompu par un vieux sergent de grenadiers, qui vint se placer à la porte du café, portant son arme en sous-officier et tirant une lettre écrite sur papier gris placée dans la bretelle de son fusil. Le Capitaine se leva paisiblement et ouvrit l'ordre qu'il recevait.

Dites à Béjaud de copier cela sur le livre d'or- dres, dit-il au sergent.

Le sergent-major n'est pas revenu de l'arsenal, dit le sous-officier, d'une voi.x douce comme celle d'une fille, et baissant les yeux, sans même daigner dire comment son camarade avait été tué.

Le fourrier le remplacera, dit le Capitaine, sans rien demander; et il signa son ordre sur le dos du ser- gent, qui lui servit de pupitre.

Il toussa un peu, et reprit avec tranquillité :

CHAPITRE V.

LE DIALOGUE INCONNU.

La lettre de mon pauvre père, et sa mort, que j'appris peu de temps après, produisirent en moi, tout enivré que j'étais et tout étourdi du bruit de mes éperons, une mipression assez forte pour donner un grand ébranlement à mon ardeur aveugle, et je com- mençai à examiner de plus près et avec plus de calme ce qu'il y avait de surnaturel dans l'éclat qui m'eni- vrait. Je me demandai, pour la première fois, en quoi consistait l'ascendant que nous laissions prendre sur nous aux hommes d'action revêtus d'un pouvoir absolu, et j'osai tenter quelques efforts intérieurs pour tracer des bornes, dans ma pensée, à cette donation volontaire de tant d'iiommes à un homme. Cette pre- mière secousse me fit entrouvrir la paupière, et j'eus l'audace de regarder en face l'aigle éblouissant qui m'avait enlevé, tout enfant, et dont les ongles me pressaient les reins.

Je ne tardai pas à trouver des occasions de l'cxa-

LA CANNE DE JONC. 173

miner de plus près , et d'épier l'esprit du grand homme , dans les actes obscurs de sa vie privée.

On avait osé créer des pages, comme je vous lai dit; mais nous portions i'umforme d'officiers, en attendant la livrée verte à culottes rouges que nous devions prendre au sacre. Nous servions déçu vers, de secrétaires et d'aides de camp jusque-là, selon la volonté du maître qui prenait ce qu'il trouvait sous sa main. Déjà il se plaisait à peupler ses antichambres; et comme le besoin de dominer le suivait partout, il ne pouvait s'empêcher de l'exercer dans les plus petites choses et tourmentait autour de lui ceux qui l'entouraient, par l'infaticjable maniement d'une vo- lonté toujours présente. 11 s'amusait de ma timidité; il jouait avec mes terreurs et mon respect. Quel- quefois il m'appelait brusquement; et me voyant entrer pâle et balbutiant, il s'amusait à me faire parler longtemps pour voir mes étonnements et troubler mes idées. Quelquefois , tandis que j'écrivais sous sa dictée , il me tirait loreille tout d'un coup, à sa manière, et me faisait une question imprévue sur quelque vulgaire connaissance comme la géograjîhie ou l'algèbre, me posant le plus facile problème d'enfant; il me sem- blait alors que la foudre tombait sur ma tête. Je savais mille fois ce qu'il me demandait; j'en savais plus qu'il ne le croyait, j'en savais même souvent plus que lui, mais son œil me paralysait. Lorsqu'il était hors de la chambre, je pouvais respirer, le sang commençait à circuler dans mes veines, la mémoire me revenait et avec clic une honte inexprimable; la rage me pre-

CHAPITR] V.

LE DIALOGUE ïf NNU.

La lettre de mon pauvnpcie, et sa mort, que j'appris peu de temps après ,fiioduisirent en moi, tout enivré que j'étais et tout eD^irdi du bruit de mes éperons, une impression assezf'orte pour donner un grand ébranlement à mon ardiir aveugle, et je com- mençai à examiner de plus prè et avec plus de calme ce qu'il y avait de surnaturellans l'éclat qui m'eni- vrait. Je me demandai, pour lîpremière fois, en quoi consistait l'ascendant que noi laissions prendre sur nous aux hommes d'action revêtus d'un pouvoir absolu, et j'osai tenter quelqut efforts intérieurs pour tracer des bornes, dans ma j|nsée, à cette donation volontaire de tant d'hommes mière secousse me fit entr'ourir la paupière, et j'eus l'audace de regarder en facelaigle éblouissant qui m'avait enlevé, tout enfant pressaient les rems.

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miner de plus près, ( d épier l'esprit du grand homme, dans les actes obscvs de sa vie privée.

On avait osé crcr des pages, comme je vous l'ai dit; mais nous pctions l'uniforme d'officiers, en attendant la livrée crte à culottes rouges que nous devions prendre ausacre. Nous servions d'écuyers, de secrétaires et d'ides de camp jusque-là, selon la volonté du maître ui prenait ce qu'il trouvait sous sa main. Déjà il se pisait à peupler ses antichambres; et comme le besoi de dominer le suivait partout, il ne pouvait s'empcher de l'exercer dans les plus petites choses et tormentait autour de lui ceux qui l'entouraient, par Infatigable maniement d'une vo- lonté toujours présnte. II s'amusait de ma timidité; il jouait avec mes treurs et mon respect. Quel- quefois il m'appelit brusquement; et me voyant entrer pâle et balbuant, il s'amusait à me faire parler longtemps pour voiimes étonnements et troubler mes idées. Quelquefois, uidis que j'écrivais sous sa dictée, il me tirait l'oreille out d'un coup, à sa manière, et me faisait une quest)n imprévue sur quelque vulgaire connaissance conim la idéographie ou l'algèbre, me posant le plus facil problème d'enfantjjl me sem- blait alors que la fodre tombait i mille fois ce qu'il rn^ ne le

I 74 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

nait, j'écrivais ce que j'aurais lui répondre; puis je me roulais sur le tapis, je pleurais, j'avais envie de me tuer.

Quoi! me disais-je, il y a donc des têtes assez fortes pour être sûres de tout et n'hésiter devant per- sonne? Des hommes qui s'étourdissent par l'action sur toute chose, et dont l'assurance écrase les autres en leur faisant penser que la clef de tout savoir et de tout pouvoir, clef qu'on ne cesse de chercher, est dans leur poche, et qu'ils n'ont qu'à l'ouvrir pour en tirer lumière et autorité infaillibles! Je sentais pourtant que c'était une force fausse et usurpée. Je me ré- voltais, je criais : « 11 ment! Son attitude, sa voix, son geste, ne sont qu'une pantomime d'acteur, une misé- rable parade de souveraineté, dont il doit savoir la vanité. 11 n'est pas possible qu'il croie en lui-même aussi sincèrement! II nous défend à tous de lever le voile, mais il se voit nu par-dessous. Et que voit-il? un pauvre ignorant comme nous tous et, sous tout cela, la créature faible!» Cependant je ne savais comment voir le fond de cette âme déguisée. Le pou- voir et la gloire le défendaient sur tous les points; je tournais autour sans réussir à y rien surprendre, et ce porc-épic toujours armé se roulait devant moi, n'offrant de tous côtés que des pointes acérées. Un jour pourtant, le hasard, notre maître à tous, les entr'ouvrit et, à travers ces piques et ces dards, fit pénétrer une lumière d'un moment. Un jour, ce fut peut-être le seul de sa vie, il rencontra plus fort que lui et recula un instant devant un ascendant plus

LA CANNE DE JONC. I75

grand que le sien. J'en fus témoin, et me sentis vengé. Voici comment cela m'arriva :

Nous étions à Fontainebleau. Le Pape venait d'ar- river. L'Empereur l'avait attendu impatiemment pour le sacre, et l'avait reçu en voiture, montant de chaque côté, au même instant, avec une étiquette en appa- rence négligée, mais profondément calculée de ma- nière à ne céder ni prendre le pas, ruse italienne. Il revenait au château, tout j était en rumeur; j'avais laissé plusieurs officiers dans la chambre qui précédait celle de l'Empereur, et j'étais resté seul dans la sienne. Je considérais une longue table qui portait, au lieu de marbre, des mosaïques romaines, et que sur- chargeait un amas énorme de placets. J'avais vu sou- vent Bonaparte rentrer et leur faire subir une étrange épreuve. 11 ne les prenait ni par ordre, ni au hasard; mais quand leur nombre l'irritait, il passait sa main sur la table de gauche à droite et de droite à gauche, comme un faucheur, et les dispersait jusqu'à ce qu'il en eût réduit le nombre à cinq ou six qu'il ouvrait. Cette sorte de jeu dédaigneux m'avait ému singuliè- rement. Tous ces papiers de deuil et de détresse re- poussés et jetés sur le parquet, enlevés comme par un vent colère, ces implorations mutiles des veuves et des orphelins n'ayant pour chance de secours que la manière dont les feuilles volantes étaient balayées par le chapeau consulaire; toutes ces feuilles gémis- santes, mouillées par des larmes de famille, traînant au liasard sous ses bottes et sur lesquelles il marchait comme sur ses morts du champ de bataille, me repré-

176 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

sentaient la destinée présente de la France comme une loterie sinistre, et, toute grande qu'était la main mdif- férente et rude qui tirait les lots, je pensais qu'il n'était pas juste de livrer ainsi au caprice de ses coups de poing tant de Fortunes obscures qui eussent été peut-être un jour aussi grandes que la sienne, si un point d'appui leur eût été donné. Je sentis mon cœur battre contre Bonaparte et se révolter, mais honteu- sement, mais en cœur d'esclave qu'il était. Je consi- dérais ces lettres abandonnées; des cris de douleur inentendus s'élevaient de leurs plis profanés; et les prenant pour les lire, les rejetant ensuite, moi-même je me faisais juge entre ces malheureux et le maître qu'ils s'étaient donné, et qui allait aujourd hui s'asseoir plus solidement que jamais sur leurs têtes. Je tenais dans ma main l'une de ces pétitions méprisées, lorsque le bruit des tambours qui battaient aux champs m'ap- prit l'arrivée subite de l'Empereur. Or, vous savez que de même que l'on voit la lumière du canon avant d'entendre sa détonation , on le voyait toujours en même temps qu'on était frappé du bruit de son ap- proche, tant ses allures étaient promptes et tant il semblait pressé de vivre et de )eter ses actions les unes sur les autres! Quand il entrait à cheval dans la cour d'un palais, ses guides avaient peine à le suivre, et le poste n'avait pas le temps de prendre les armes, qu'il était déjà descendu de cheval et montait l'escalier. Cette fois il avait quitté la voiture du Pape pour revenir seul, en avant et au galop. J'entendis ses talons résonner en même temps que le tambour. J'eus le

LA CANNE DE JONC. 177

temps à peine de me jeter dans l'alcôve d'un grand lit de parade qui ne servait à personne, fortifié d'une balustrade de prince et fermé, heureusement plus qu'à demi, par des rideaux semés d'abeiiles.

L'Empereur était fort agité; il marcha seul dans la chambre comme quelqu'un qui attend avec impa- tience, et fit en un instant trois fois sa longueur, puis s'avança vers la fenêtre et se mit à y tambouriner une marche avec les ongles. Une voiture roula dans la cour, il cessa de battre, frappa des pieds deux ou trois fois comme impatienté de la vue de quelque chose qui se faisait avec lenteur, puis il alla brusquement à la porte et l'ouvrit au Pape.

Pie VII entra seul. Bonaparte se hâta de refermer la porte derrière lui, avec une promptitude de geôlier. Je sentis une grande terreur, je l'avoue, en me voyant en tiers avec de telles gens. Cependant je restai sans voix et sans mouvement, regardant et écoutant de toute la puissance de mon esprit.

' Le Pape était d'une taille élevée; il avait un visage allongé, jaune, souffrant, mais plein d'une noblesse sainte et d'une bonté sans bornes. Ses yeux noirs étaient grands et beaux, sa bouche était entrouverte par un sourire bienveillant auquel son menton avancé donnait une expression de finesse très-spirituelle et très-vive, sourire qui n'avait rien de la sécheresse politique, mais tout de la bonté chrétienne. Une ca- lotte blanche couvrait ses cheveux longs, noirs, mais sillonnés de larges mèches argentées. Il portait négli- gemment sur ses épaules courbées un long camail de

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velours rouge, et sa robe traînait sur ses pieds. Il entra lentement, avec la démarche calme et prudente d'une femme âgée. II vint s'asseoir, les jeux baissés, sur un des grands fauteuils romains dorés et chargés d'aigles, et attendit ce que lui allait dire l'autre Italien.

Ah! monsieur, quelle scène! quelle scène! je la vois encore. Ce ne fut pas le génie de l'homme qu'elle me montra, mais ce fut son caractère ; et si son vaste esprit ne s'y déroula pas, du moins son cœur y éclata. Bonaparte n'était pas alors ce que vous l'avez vu depuis; il n'avait point ce ventre de financier, ce visage joufflu et malade, ces jambes de goutteux, tout cet infirme embonpoint que l'art a malheureusement saisi pour en faire un type, selon le langage actuel, et qui a laissé de lui, à la foule, je ne sais quelle forme populaire et grotesque qui le livre aux jouets d'en- fants et le laissera peut-être un jour fabuleux et impos- sible comme l'informe Polichinelle. Il n'était point ainsi alors, monsieur, mais nerveux et souple, mais leste, vif et élancé, convulsif dans ses gestes, gracieux dans quelques moments, recherché dans ses manières; la poitrine plate et rentrée entre les épaules, et tel encore que je l'avais vu à Malte, le visage mélancolique et effilé.

Il ne cessa point de marcher dans la chambre quand le Pape fut entré; il se mit à rôder autour du lautcuil comme un chasseur prudent et, s'arrêtant tout à coup en fiice de lui dans l'attitude raide et immobile d'un caporal, il reprit une suite de la conversation com-

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mencée dans leur voiture, interrompue par l'arrivée, et qu'il lui tardait de poursuivre.

Je vous le répète, Saint-Père, je ne suis point un esprit fort, moi, et je n'aime pas les raisonneurs et les idéologues. Je vous assure que, malgré mes vieux républicams, j'irai à la messe.

Il jeta ces derniers mots brusquement au Pape comme un coup d'encensoir lancé au visage, et s'arrêta pour en attendre l'effet, pensant que les circonstances tant soit peu impies qui avaient précédé l'entrevue devaient donner à cet aveu subit et net une valeur extraordinaire. Le Pape baissa les yeux et posa ses deux mains sur les têtes d'aigle qui formaient les bras de son fauteuil. Il parut, par cette attitude de statue romaine, qu'il disait clairement : Je me résigne d'a- vance à écouter toutes les choses profanes qu'il lui plaira de me faire entendre.

Bonaparte fit le tour de la chambre et du fauteuil qui se trouvait au milieu, et je vis, au regard qu'il jetait de côté sur le vieux pontife, qu'il n'était content ni de lui-même ni de son adversaire, et qu'il se re- prochait d'avoir trop lestement débuté dans cette reprise de conversation. II se mit donc à parler avec plus de suite, en marchant circulairement et jetant à la dérobée des regards perçants dans les glaces de l'appartement se réfléchissait la figure grave du Saint-Père, et le regardant en profil quand il passait près de lui, mais jamais en face, de peur de sembler trop inquiet de l'impression de ses paroles.

11 y 'i quelque chose, dit-il, qui me reste sur le

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cœur, Saint-Père, c'est que vous consentez au sacre de la même manière que l'autre fois au concordat, comme si vous y étiez forcé. Vous avez un air de martyr devant moi, vous êtes comme résigné, comme offrant au Ciel vos douleurs. Mais, en vérité, ce n'est pas votre situation, vous n'êtes pas pri- sonnier, par Dieu ! vous êtes libre comme l'air.

Pie Vil sourit avec tristesse et le regarda en face. 11 sentait ce qu'il y avait de prodigieux dans les exi- gences de ce caractère despotique, à qui, comme à tous les esprits de même nature, il ne suffisait pas de se faire obéir si, en obéissant, on ne semblait encore avoir désiré ardemment ce qu'il ordonnait.

Oui, reprit Bonaparte avec plus de force, vous êtes parfaitement libre; vous pouvez vous en retourner à Rome, la route vous est ouverte, personne ne vous retient.

Le Pape soupira et leva sa main droite et ses jeux au ciel sans répondre; ensuite il laissa retomber très- lentement son front ridé et se mit à considérer la croix d'or suspendue à son col.

Bonaparte continua à parler en tournoyant plus lentement. Sa voix devint douce et son sourire plein de grâce.

Saint-Père, si la aravité de votre caractère ne m'en empêchait, je dirais, en vérité, que vous êtes un peu ingrat. Vous ne paraissez pas vous souvenir assez des bons services que la France vous a rendus. Le conclave de Venise, qui vous a élu Pape, m'a un peu l'air d'avoir été inspiré par ma campagne d'Italie

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et par un mot que j'ai dit sur vous. L'Autriche ne vous traita pas bien alors, et j'en fus très-affligé. Votre Sainteté fut, je crois, obligée de revenir par mer à Rome, faute de pouvoir passer par les terres autri- chiennes.

II s'interrompit pour attendre la réponse du silen- cieux hôte qu'il s'était donné; mais Pie VII ne fit qu'une inclination de tête presque imperceptible, et demeura comme plongé dans un abattement qui l'em- pêchait d'écouter.

Bonaparte alors poussa du pied une chaise près du grand fauteuil du Pape. Je tressaillis, parce qu'en venant chercher ce siège, il avait effleuré de son épau- lette le rideau de l'alcôve j'étais caché.

Ce fut, en vérité, continua-t-il, comme catho- lique que cela m'affligea. Je n'ai jamais eu le temps d'étudier beaucoup la théologie, moi; mais j'ajoute encore une grande foi à la puissance de l'Eglise; elle a une vitalité prodigieuse, Saint-Père. Voltaire vous a bien un peu entamés, mais je ne l'aime pas, et je vais lâcher sur lui un vieil oratorien défroqué. Vous serez content, allez. Tenez, nous pourrions, si vous vouliez, fkire bien des choses à l'avenir.

Il prit un air d'innocence et de jeunesse très-cares- sant.

Moi, je ne sais pas, j'ai beau chercher, je ne VOIS pas bien, en vérité, pourquoi vous auriez de la répugnance à siéger à Paris pour toujours! Je vous laisserais, ma foi, les Tuileries, si vous vouliez. Vous y trouveriez déjà votre chambre de Montc-Cavallo qui

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VOUS attend. Ne voyez-vous pas bien, Padre, que c'est la vraie capitale du monde? Moi, je ferais tout ce que vous voudriez; d'abord, je suis meilleur enfant qu'on ne croit. Pourvu que la guerre et la politique fatigante me fussent laissées, vous arrangeriez l'Eglise comme il vous plairait. Je serais votre soldat tout à fait. Voyez , ce serait vraiment beau ; nous aurions nos conciles comme Constantin et Charlemagne, je les ouvrirais et les fermerais; je vous mettrais ensuite dans la main les vraies clefs du monde, et comme Notre- Seigneur a dit : Je suis venu avec l'épée, je garderais lépée, moi; je vous la rapporterais seulement à bénir après chaque succès de nos armes.

11 s'inclina légèrement en disant ces derniers mots.

Le Pape, qui jusque-là n'avait cessé de demeurer sans mouvement, comme une statue égyptienne, re- leva lentement sa tête à demi baissée, sourit avec mélancolie, leva ses yeux en haut et dit, avec un soupir paisible, comme s'il eût confié sa pensée à son ange gardien invisible :

Commediante !

Bonaparte sauta de sa chaise et bondit comme un léopard blessé. Une vraie colère le prit ; une de ses colères jaunes. H marcha d'abord sans parler, se mor- dant les lèvres jusqu'au sang. 11 ne tournait plus en cercle autour de sa proie avec des regards fins et une marche cauteleuse; mais il allait droit et ferme, en long et en large, brusquement, frappant du pied et faisant sonner ses talons éperonnés. La chambre tres- saillit ; les rideaux frémirent comme les arbres à l'ap-

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proche du tonnerre; il me semblait qu'il allait arriver quelque terrible et grande chose; mes cheveux me firent mal et j'y portai la main malgré moi. Je regardai le Pape, il ne remua pas, seulement il serra de ses deux mains les têtes d'aigle des bras du fauteuil.

La bombe éclata tout à coup.

Comédien ! Moi ! Ah ! je vous donnerai des comédies à vous faire tous pleurer comme des femmes et des enfants. Comédien ! Ah ! vous n'y êtes pas, si vous croyez qu'on puisse avec moi faire du sang- froid insolent! Mon théâtre, c'est le monde; le rôle que j'y joue, c'est celui de maître et d'auteur; pour comédiens, j'ai vous tous. Pape, Rois, Peuples! et le fil par lequel je vous remue, c'est la peur! Comédien! Ah! il faudrait être d'une autre taille que la vôtre pour m'oser applaudir ou siffler, signor Cbia- ramonti! Savez-vous bien que vous ne seriez qu'un pauvre curé, si je le voulais? Vous et votre tiare, la France vous rirait au nez, si je ne gardais mon air sérieux en vous saluant.

Il y a quatre ans seulement, personne n'eût osé parler tout haut du Christ. Qui donc eût parlé du Pape, s'il vous plaît? Comédien! Ah! messieurs, vous prenez vite pied chez nous ! Vous êtes de mau- vaise humeur parce que je n'ai pas été assez sot pour signer, comme Louis XIV, la désapprobation des li- bertés Gallicanes! Mais on ne me pipe pas ainsi. C'est moi qui vous tient dans mes doigts; c'est moi qui vous porte du Midi au Nord comme des marionnettes; c'est moi qui fais semblant de vous

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compter pour quelque chose parce que vous repré- sentez une vieille idée que je veux ressusciter; et vous n'avez pas l'esprit de voir cela et de faire comme si vous ne vous en aperceviez pas. Mais non ! il faut tout vous dire! il faut vous mettre le nez sur les ciioses pour que vous les compreniez. Et vous croyez bonnement que l'on a besoin de vous, et vous relevez la tête, et vous vous drapez dans vos robes de femme! Mais sachez bien qu'elles ne m'en imposent nulle- ment, et que, si vous continuez, vous! je traiterai la vôtre comme Charles XI 1 celle du grand vizir : je la déchirerai d'un coup d'éperon.

Il se tut. Je n'osais pas respirer. J'avançai la tête, n'entendant plus sa voix tonnante, pour voir si le pauvre vieillard était mort d'effroi. Le même calme dans l'attitude, le même calme sur le visage. Il leva une seconde fois les yeux au ciel et, après avoir en- core jeté un profond soupir, il sourit avec amertume et dit :

Tragediante !

Bonaparte, eii ce moment, était au bout de la chambre, appuyé sur la cheminée de marbre aussi haute que lui. II partit comme un trait, courant sur le vieillard ; je crus qu'il l'allait tuer. Mais il s'arrêta court, prit, sur la table, un vase de porcelaine de Sèvres, le château Saint- Ange et le Capitole étaient peints, et le jetant sur les chenets et le marbre, le broya sous ses pieds. Puis tout d'un coup il s'assit et demeura dans un silence profond et une immobilité formi- dable.

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Je fus soulagé, je sentis que la pensée réfléchie lui était revenue et que le cerveau avait repris l'empire sur les bouillonnements du sang. 11 devint triste, sa voix fut sourde et mélancolique, et dès sa première parole je compris qu'il était dans le vrai, et que ce Protée, dompté par deux mots, se montrait lui-même.

Malheureuse vie! dit-il d'abord. Puis il rêva, déchira le bord de son chapeau, sans parler pendant une minute encore, et reprit, se parlant à lui seul, au réveil :

C'est vrai! Tragédien ou Comédien. Tout est rôle, tout est costume pour moi depuis longtemps et pour toujours. Quelle fatigue ! quelle petitesse ! Poser! toujours poser! de face pour ce parti, de profil pour celui-là, selon leur idée. Leur paraître ce qu'ils aiment que l'on soit, et deviner juste leurs rêves d'im- béciles. Les placer tous entre l'espérance et la crainte. Les éblouir par des dates et des bulletins, par des prestiges de distance et des prestiges de nom. Etre leur maître à tous et ne savoir qu'en faire. Voilà tout, ma foi! Et après ce tout, s'ennuyer autant que je fais, c'est trop fort. Car, en vérité, poursuivit-il en se croisant les jambes et en se couchant dans un fauteuil, je m'ennuie énormément. Sitôt que je m'assieds, je crève d'ennui. Je ne chasserais pas trois jours à Fontainebleau sans périr de langueur. Moi, il faut que j'aille et que je fasse aller. Si je sais oîi, je veux être pendu, par exemple. Je vous parle à cœur ouvert. J'ai des plans pour la vie de quarante empereurs, j'en fais un tous les matins et un tous les

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soirs; j'ai une imagination infatigable; mais je n'aurais pas le temps d'en remplir deux, que je serais usé de corps et d'âme ; car notre pauvre lampe ne brûle pas longtemps. Et francliement, quand tous mes plans seraient exécutés, je ne jurerais pas que le monde s'en trouvât beaucoup plus heureux; mais il serait plus beau, et une unité majestueuse régnerait sur lui. Je ne suis pas un philosophe, moi, et je ne sais que notre secrétaire de Florence qui ait eu le sens commun. Je n'entends rien à certaines théories. La vie est trop courte pour s'arrêter. Sitôt que j'ai pensé, j'exécute. On trouvera assez d'explications de mes actions après moi pour m'agrandir si je réussis et me rapetisser si je tombe. Les paradoxes sont tout prêts, ils abondent en France; je les fais taire de mon vivant, mais après il faudra voir. N'importe, mon afTairc est de réussir, et je m'entends à cela. Je fais mon Iliade en action , moi , et tous les jours.

Ici il se leva avec une promptitude gaie et quelque chose d'alerte et de vivant; il était naturel et vrai dans ce moment-là, il ne songeait point à se dessiner comme il fit depuis dans ses dialogues de Sainte-Hélène; il ne songeait point à s'idéaliser, et ne composait point son personnage de manière à réaliser les plus belles conceptions philosophiques; il était lui, lui-même mis au dehors. Il revint près du Saint-Père, qui n'avait pas fait un mouvement, et marcha devant lui. Là, s'enflammant, riant à moitié avec ironie, il débita ceci , à peu près, tout mêlé de trivial et de grandiose, selon son usage, en parlant avec une volubilité inconce-

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vable, expression rapide de ce génie facile et prompt qui devinait tout, à la fois, sans étude.

La naissance est tout, dit-il; ceux qui viennent au monde pauvres et nus sont toujours des désespérés. Cela tourne en action ou en suicide, scion le caractère des gens. Quand ils ont le courage, comme moi, de mettre la main à tout, ma foi! ils font le diable. Que voulez-vous? II faut vivre. Il faut trouver sa place et faire son trou. Moi, j'ai fait le mien comme un boulet de canon. Tant pis pour ceux qui étaient devant moi. Les uns se contentent de peu, les autres n'ont jamais assez. Qu'y faire? Chacun mange selon son appétit; moi, j'avais grand'faim! Tenez, Saint-Père, à Toulon, je n'avais pas de quoi acheter une paire d'épaulettes, et au lieu d'elles j'avais une mère et je ne sais combien de frères sur les épaules. Tout cela est placé à présent, assez convenablement, j'espère. Joséphine m'avait épousé, comme par pitié, et nous allons la couronner à la barbe de Raguideau, son notaire, qui disait que je n'avais que la cape et l'épée. H n'avait, ma foi ! pas tort. Manteau impérial, cou- ronne, qu'est-ce que tout cela? Est-ce à moi? Costume! costume d'acteur! Je vais l'endosser pour une heure, et j'en aurai assez. Ensuite je reprendrai mon petit habit d'officier, et je monterai à cheval. Toujours à cheval ; toute la vie à cheval ! Je ne serai pas assis un jour sans courir le risque d'être jeté à bas du fauteuil. Est-ce donc bien à envier? Hein?

Je vous le dis, Saint-Père; il n'v a au monde que

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deux classes d'hommes : ceux qui ont et ceux qui gagnent.

Les premiers se couchent, les autres se remuent. Comme j'ai compris cela de bonne heure et à propos, j'irai loin, voilà tout. II n'y en a que deux qui soient arrivés en commençant à quarante ans : Cromvveil et Jean-Jacques; si vous aviez donné à l'un une ferme, et à l'autre douze cents francs et sa servante, ils n'au- raient ni prêché, ni commandé, ni écrit. 11 J a des ouvriers en bâtiments, en couleurs, en formes et en phrases; moi, je suis ouvrier en batailles. C'est mon état. A trente-cinq ans, j'en ai déjà fabriqué di.\- huit qui s'appellent : Victoires. II faut bien qu'on me paye mon ouvrage. Et le payer d'un trône, ce n'est pas trop cher. D'ailleurs je travaillerai tou- jours. Vous en verrez bien d'autres. Vous verrez toutes les dynasties dater de la mienne, tout parvenu que je suis, et élu. Elu, comme vous, Saint-Père, et tiré de la foule. Sur ce point nous pouvons nous donner la main.

Et, s'approchant. il tendit sa main blanche et brus- que vers la main décharnée et timide du bon Pape, qui, peut-être attendri par le ton de bonhomie de ce dernier mouvement de l'Empereur, peut-être par un retour secret sur sa propre destinée et une triste pensée sur l'avenir des sociétés chrétiennes, lui donna dou- cement le bout de ses doigts, tremblants encore, de l'air d'une grand'mère qui se raccommode avec un enfant qu'elle avait eu le chagrin de gronder trop fort. Cependant il secoua la tête avec tristesse, et je vis

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rouler de ses beaux yeux une larme qui glissa rapi- dement sur sa joue livide et desséchée. Elle me parut le dernier adieu du Christianisme mourant qui aban- donnait la terre à l'égoïsme et au hasard.

Bonaparte jeta un regard furtif sur cette larme ar- rachée à ce pauvre cœur, et je surpris même, d'un côté de sa bouche, un mouvement rapide qui ressem- blait à un sourire de triomphe. En ce moment, cette nature toute-puissante me parut moins élevée et moins exquise que celle de son saint adversaire; cela me fit rougir, sous mes rideaux, de tous mes en- thousiasmes passés; je sentis une tristesse toute nou- velle en découvrant combien la plus haute grandeur politique pouvait devenir petite dans ses froides ruses de vanité, ses pièges misérables et ses noirceurs de roué. Je vis qu'il n'avait rien voulu de son prison- nier, et que c'était une )oie tacite qu'il s'était donnée de n'avoir pas failli dans ce tête-à-tête, et s'étant laissé surprendre à l'émotion de la colère, de faire fléchir le captif sous l'émotion de la fatigue, de la crainte et de toutes les faiblesses qui amènent un attendrissement inexplicable sur la paupière d'un vieillard. Il avait voulu avoir le dernier et sortit, sans ajouter un mot, aussi brusquement qu'il était entré. Je ne vis pas s'il avait salué le Pape. Je ne le crois pas.

CHAPITRE VI.

UN HOMME DE MER.

Sitôt que l'Empereur fut sorti de l'appartement, deux ecclésiastiques vinrent auprès du Saint-Père, et l'emmenèrent en le soutenant sous chaque bras, atterré, ému et tremblant.

Je demeurai jusqu'à la nuit dans l'alcôve d'où j'avais écouté cet entretien. Mes idées étaient confon- dues, et la terreur de cette scène n'était pas ce qui me dominait. J'étais accablé de ce que j'avais vu; et, sachant à présent à quels calculs mauvais l'ambition toute personnelle pouvait fane descendre le génie, je haïssais cette passion qui venait de flétrir, sous mes jeux, le plus brillant des Dominateurs, celui qui donnera peut-être son nom au siècle pour l'avoir arrêté dix ans dans sa marche. Je sentis que c'était folie de se dévouer à un homme, puisque l'autorité despotique ne peut manquer de rendre mauvais nos faibles cœurs; mais je ne savais à quelle idée me don- ner désormais. Je vous l'ai dit, j'avais dix-huit ans alors, et je n'avais encore en moi qu'un instinct vague du Vrai, du Bon et du Beau, mais assez obstiné pour

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m'attacher sans cesse à cette recherche. C'est la seule chose que j'estime en moi.

Je jugeai qu'il était de mon devoir de me taire sur ce que j'avais vu; mais j'eus heu de croire que l'on s'était aperçu de ma disparition momentanée de la suite de l'Empereur, car voici ce qui m'arriva. Je ne remarquai dans les manières du maître aucun change- ment à mon égard. Seulement, je passai peu de jours près de lui, et l'étude attentive que j'avais voulu faire de son caractère fut brusquement arrêtée. Je reçus un matin l'ordre de partir sur-le-champ pour le camp de Boulogne, et à mon arrivée, l'ordre de m'embar- quer sur un des bateaux plats que l'on essayait en mer.

Je partis avec moins de peine que si l'on m'eût annoncé ce voyage avant la scène de Fontainebleau. Je respirai en m'éloignant de ce vieux château et de sa forêt et, à ce soulagement involontaire, je sentis que mon Séidisme était mordu au cœur. Je fus attristé d'abord de cette première découverte, et je tremblai pour l'éblouissante illusion qui faisait pour moi un devoir de mon dévouement aveugle. Le grand égoïste s'était montré à nu devant moi; mais à mesure que je m'éloignai de lui je commençai à le contempler dans ses œuvres, et il reprit encore sur moi, par cette vue, une partie du magique ascendant par lequel il avait fasciné le monde. Cependant ce fut plutôt l'idée gigantesque de la guerre qui désormais m'apparut, que celle de l'homme qui la représentait d'une si re- doutable façon, et je sentis à cette grande vue un eni-

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vrement insensé redoubler en moi pour la gloire des combats, m'étourdissant sur le maître qui les ordon- nait, et regardant avec orgueil le travail perpétuel des hommes qui ne me parurent tous que ses humbles ouvriers.

Le tableau était homérique en effet et bon à prendre des écoliers par l'étourdissement des actions multiphées. Quelque chose de faux s'y démêlait pourtant et se montrait vaguement à moi, mais sans netteté encore, et je sentais le besoin d'une vue meil- leure que la mienne qui me fît découvrir le fond de tout cela. Je venais d'apprendre à mesurer le Capi- taine, il me fallait sonder la guerre. Voici quel nouvel événement me donna cette seconde leçon : car j'ai reçu trois rudes enseignements dans ma vie, et je vous les raconte après les avoir médités tous les jours. Leurs secousses me furent violentes et la dernière acheva de renverser l'idole de mon âme.

L'apparente démonstration de conquête et de dé- barquement en Angleterre, l'évocation des souvenirs de Guillaume le Conquérant, la découverte du camp de César, à Boulogne, le rassemblement subit de neuf cents bâtiments dans ce port, sous la protection d'une flotte de cinq cents voiles, toujours annoncée; l'établissement des camps de Dunkerque et d'Os- tende, de Calais, de Montreuil et de Saint-Omer, sous les ordres de quatre maréchaux; le trône mili- taire d'où tombèrent les premières étoiles de la Lé- gion d'honneur, les revues, les fêtes, les attaques par- tielles, tout cet éclat réduit, selon le langage géomé-

LA CANNE DE JONC. 193

trique, à sa plus simple expression, eut trois buts : inquiéter l'Angleterre, assoupir l'Europe, concentrer et enthousiasmer l'armée.

Ces trois points dépassés, Bonaparte laissa tomber pièce à pièce la machine artificielle qu'il avait fait jouer à Boulogne. Quand j'y arrivai, elle jouait à vide comme celle de Marly. Les généraux y faisaient en- core les faux mouvements d'une ardeur simulée dont ils n'avaient pas la conscience. On continuait à jeter encore à la mer quelques malheureux bateaux dédai- gnés par les Anglais et coulés par eux de temps à autre. Je reçus un commandement sur l'une de ces embarcations, dès le lendemain de mon arrivée.

Ce jour-là, il y avait en mer une seule frégate an- glaise. Elle courait des bordées avec une majestueuse lenteur, elle allait, elle venait, elle virait, elle se pen- chait, elle se relevait, elle se mirait, elle glissait, elle s'arrêtait, elle jouait au soleil comme un cygne qui se baigne. Le misérable bateau plat de nouvelle et mau- vaise invention s'était risqué fort avant avec quatre autres bâtiments pareils; et nous étions tout fiers de notre audace, lancés ainsi depuis le matin, lorsque nous découvrîmes tout à coup les paisibles jeux de la frégate. Ils nous eussent sans doute paru fort gracieux et poétiques vus de la terre ferme, ou seulement si elle se fût amusée à prendre ses ébats entre l'Angle- terre et nous; mais c'était, au contraire, entre nous et la France. La côte de Boulogne était à plus d'une lieue. Cela nous rendit pensifs. Nous fîmes force de nos mauvaises voiles et de nos plus mauvaises rames

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et, pendant que nous nous démenions, la paisible fré- gate continuait à prendre son bain de mer et à décrire mille contours agréables autour de nous, faisant !e manège, changeant de main comme un cheval bien dressé, et dessinant des S et des Z sur l'eau de la façon la plus aimable. Nous remarquâmes qu'elle eut la bonté de nous laisser passer plusieurs fois devant elle sans tirer un coup de canon, et même tout d'un coup elle les retira tous dans l'intérieur et ferma tous ses sabords. Je crus d'abord que c'était une manœuvre toute pacifique et je ne comprenais rien à cette poli- tesse. — Mais un gros vieux marin me donna un coup de coude et me dit : Voici qui va mal. En effet, après nous avoir bien laissés courir devant elle comme des souris devant un chat, l'aimable et belle frégate arriva sur nous à toutes voiles sans daigner faire feu, nous heurta de sa proue comme un cheval du poitrail, nous brisa, nous écrasa, nous coula, et passa joyeusement par-dessus nous, laissant quelques canots pêcher les prisonniers, desquels je fus, moi dixième, sur deux cents hommes que nous étions au départ. La belle frégate se nommait la Naïade et, pour ne pas perdre l'habitude française des jeux de mots, vous pensez bien que nous ne manquâmes jamais de l'appeler de- puis la Noyade.

J'avais pris un bain si violent que l'on était sur le point de me rejeter comme mort dans la mer, quand un officier qui visitait mon portefeuille y trouva la lettre de mon père que vous venez de lire et la signa- ture de lord Collingwood. 11 me fit donner des soins

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plus attentifs; on me trouva quelques signes de vie, et quand je repris connaissance, ce fut, non à bord de la gracieuse Naïade, mais sur la Victoire (ràe Vie- tory). Je demandai qui commandait cet autre navire. On me répondit laconiquement : Lord Collingwood. Je crus qu'il était fils de celui qui avait connu mon père; mais quand on me conduisit à lui, je fus dé- trompé. C'était le même homme.

Je ne pus contenir ma surprise quand il me dit, avec une bonté toute paternelle, qu'il ne s'attendait pas à être le gardien du fils après l'avoir été du père, mais qu'il espérait qu'il ne s'en trouverait pas plus mal; qu'il avait assisté aux derniers moments de ce vieillard, et qu'en apprenant mon nom il avait voulu m'avoir à son bord; il me parlait le meilleur français avec une douceur mélancolique dont l'expression ne m'est jamais sortie de la mémoire. 11 m'offrit de rester à son bord, sur parole de ne faire aucune tentative d'évasion. J'en donnai ma parole d'honneur, sans hé- siter, à la manière des jeunes gens de dix-huit ans, et me trouvant beaucoup mieux à bord de la Victoire que sur quelque ponton; étonné de ne rien voir qui justi- fiât les préventions qu'on nous donnait contre les Anglais, je fis connaissance assez facilement avec les officiers du bâtiment, que mon ignorance de la mer et de leur langue amusait beaucoup, et qui se divertirent à me faire connaître l'une et l'autre, avec une politesse d'autant plus grande que leur amiral me traitait comme son fils. Cependant une grande tris- tesse me prenait quand je voyais de loin les côtes

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blanches de la Normandie, et je me retirais pour ne pas pleurer. Je résistais à l'envie que j'en avais, parce que j'étais jeune et courageux; mais ensuite, dès que ma volonté ne surveillait plus mon cœur, dès que j'étais couché et endormi, les larmes sortaient de mes yeux malgré moi et trempaient mes joues et la toile de mon lit au point de me réveiller.

Un soir surtout, il y avait eu une prise nouvelle d'un brick français; je l'avais vu périr de loin, sans que l'on pût sauver un seul homme de l'équipage, et, malgré la gravité et la retenue des officiers, il m'avait fallu entendre les cris et les hourras des ma- telots qui voyaient avec joie l'expédition s'évanouir et la mer engloutir goutte à goutte cette avalanche qui menaçait d'écraser leur patrie. Je m'étais retiré et ca- ché tout le jour dans le réduit que lord Collingwood m'avait fait donner près de son appartement, comme pour mieux déclarer sa protection, et, quand la nuit fut venue, je montai seul sur le pont. J'avais senti l'ennemi autour de moi plus que jamais, et je me mis à réfléchir sur ma destinée si tôt arrêtée, avec une amertume plus grande. Il y avait un mois déjà que j'étais prisonnier de guerre, et l'amiral Collingwood, qui, en public, me traitait avec tant de bienveillance, ne m'avait parlé qu'un instant en particulier, le pre- mier jour de mon arrivée à son bord; il était bon, mais froid, et, dans ses manières, ainsi que dans celles des officiers anglais, il y avait un point tous les épanchements s'arrêtaient et oi!i la politique compas- sée se présentait comme une barrière sur tous les

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chemins. C'est à cela que se fait sentir la vie en pays étranger. J'y pensais avec une sorte de terreur en considérant l'abjection de ma position qui pouvait durer jusqu'à la fin de la guerre, et je voyais comme inévitable le sacrifice de ma jeunesse, anéantie dans la honteuse inutilité du prisonnier. La frégate mar- chait rapidement, toutes voiles dehors, et je ne la sentais pas aller. J'avais appuyé mes deux mains à un câble et mon front sur mes deux mains, et, ainsi penché, je regardais dans l'eau de la mer. Ses pro- fondeurs vertes et sombres me donnaient une sorte de vertige, et le silence de la nuit n'était interrompu que par des cris anglais. J'espérais un moment que le navire m'emporterait bien loin de la France et que je ne verrais plus, le lendemain, ces côtes droites et blanches, coupées dans la bonne terre chérie de mon pauvre pays. Je pensais que je serais ainsi délivré du désir perpétue! que me donnait cette vue et que je n'aurais pas, du moins, ce supplice de ne pouvoir même songer à m'échapper sans déshonneur, supplice de Tantale, une soi-f avide de la Patrie devait me dévorer pour longtemps. J'étais accablé de ma soli- tude et je souhaitais une prochaine occasion de me faire tuer. Je rêvais à composer ma mort habilement et à la manière grande et grave des anciens. J'imaginais une fin héroïque et digne de celles qui avaient été le sujet de tant de conversations de pages et d'enfants guerriers, l'objet de tant d'envie parmi mes compa- gnons. J'étais dans ces rêves qui, à dix-huit ans, res- semblent plutôt à une continuation d'action et de

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combat qu'à une sérieuse méditation, lorsque je me sentis doucement tirer par le bras, et, en me retour- nant, je vis, debout derrière moi, le bon amiral Col- lingwood.

II avait à la main sa lunette de nuit et il était vêtu de son grand uniforme avec la rigide tenue anglaise. II me mit une main sur l'épaule d'une façon pater- nelle, et je remarquai un air de mélancolie profonde dans ses grands yeux noirs et sur son front. Ses che- veux blancs, à demi poudrés, tombaient assez négli- gemment sur ses oreilles, et il y avait, à travers le calme inaltérable de sa voix et de ses manières, un fond de tristesse qui me frappa ce soir-Ià surtout, et me donna pour lui, tout d'abord, plus de respect et d'attention.

Vous êtes déjà triste, mon enfant, me dit-il. J'ai quelques petites choses à vous dire; voulez-vous causer un peu avec moi ?

Je balbutiai quelques paroles vagues de reconnais- sance et de politesse qui n'avaient pas le sens com- mun probablement, car il ne les écouta pas, et s'assit sur un banc, me tenant une main. J'étais debout de- vant lui.

Vous n'êtes prisonnier que depuis un mois, re- prit-il, et je le suis depuis trente-trois ans. Oui, mon ami, je suis prisonnier de la mer; elle me garde de tous côtés, toujours des flots et des flots; je ne vois qu'eux, je n'entends qu'eux. Mes cheveux ont blanchi sous leur écume, et mon dos s'est un peu voûté sous leur humidité. J'ai passé si peu de temps en Angle-

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terre, que je ne la connais que par la carte. La Patrie est un être idéal que je n'ai fait qu'entrevoir, mais que je sers en esclave et qui augmente pour moi de rigueur à mesure que je lui deviens plus nécessaire. C'est le sort commun et c'est même ce que nous de- vons le plus souhaiter que d'avoir de telles chaînes; mais elles sont quelquefois bien lourdes.

II s'interrompit un instant et nous nous tûmes tous deux, car je n'aurais pas osé dire un mot, voyant qu'il allait poursuivre.

J'ai bien réfléchi, me dit-il, et je me suis inter- rogé sur mon devoir quand je vous ai eu à mon bord. J'aurais pu vous laisser conduire en Angleterre, mais vous auriez pu y tomber dans une misère dont je vous garantirai toujours, et dans un désespoir dont j'espère aussi vous sauver; j'avais pour votre père une amitié bien vraie, et je lui en donnerai ici une preuve; s'il me voit, il sera content de moi, n'est-ce pas?

L'Amiral se tut encore et me serra la main. H s'a- vança même dans la nuit et me regarda attentivement pour voir ce que j'éprouvais à mesure qu'il me parlait. Mais j'étais trop interdit pour lui répondre. H pour- suivit plus rapidement :

J'ai déjà écrit à l'Amirauté pour qu'au premier échange vous fussiez renvoyé en France. Mais cela pourra être long, ajouta-t-il, je ne vous le cache pas; car, outre que Bonaparte s'y prête mal, on nous fait peu de prisonniers. En attendant, je veux vous duc que je vous venais avec plaisir étudier la langue

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de VOS ennemis, vous voyez que nous savons la vôtre. Si vous voulez, nous travaillerons ensemble et je vous prêterai Shakspeare et le capitaine Cook. Ne vous affligez pas, vous serez libre avant moi, car, si l'Empereur ne fait pas la paix, j'en ai pour toute ma vie.

Ce ton de bonté, par lequel il s'associait à moi et nous faisait camarades, dans sa prison flottante, me fit de la peine pour lui; je sentis que, dans cette vie sacrifiée et isolée, il avait besoin de faire du bien pour se consoler secrètement de la rudesse de sa mis- sion toujours guerroyante.

Milord, lui dis-je, avant de m'enseigner les mots d'une langue nouvelle, apprenez-moi les pen- sées par lesquelles vous êtes parvenu à ce calme par- fait, à cette égalité d'âme qui ressemble à du bon- heur, et qui cache un éternel ennui... Pardonnez-moi ce que je vais vous dire, mais je crains que cette vertu ne soit qu'une dissimulation perpétuelle.

Vous vous trompez grandement, dit-il, le sen- timent du Devoir finit par dominer tellement l'esprit, qu'il entre dans le caractère et devient un de ses traits principaux, justement comme une saine nourri- ture, perpétuellement reçue, peut changer la masse du sang et devenir un des principes de notre consti- tution. J'ai éprouvé, plus que tout homme peut-être, à quel point il est facile d'arriver à s'oublier complè- tement. Mais on ne peut dépouiller l'homme tout en- tier, et il y a des choses qui tiennent plus au cœur que l'on ne voudrait.

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Là, il s'interrompit et prit sa longue lunette. II la plaça sur mon épaule pour observer une lumière lom- tame qui glissait à l'horizon, et, sachant à l'instant au mouvement ce que c'était : Bateaux pêcheurs, dit-il, et il se plaça près de moi, assis sur le bord du navire. Je voyais qu'il avait depuis longtemps quelque chose à me dire qu'il n'abordait pas.

Vous ne me parlez jamais de votre père, me dit-il tout à coup; je suis étonné que vous ne m'inter- rogiez pas sur lui, sur ce qu'il a souffert, sur ce qu'il a dit, sur ses volontés.

Et comme la nuit était très-claire, je vis encore que j'étais attentivement observé par ses grands yeux noirs.

Je craignais d'être indiscret... lui dis-je avec embarras.

II me serra le bras, comme pour m'empêcher de parler davantage.

Ce n'est pas cela, dit-il, my cbild, ce n'est pas cela.

Et il secouait la tête avec doute et bonté.

J'ai trouvé peu d'occasions de vous parler, mi- lord.

Encore moins, interrompit-il; vous m'auriez parlé de cela tous les jours, si vous l'aviez voulu.

Je remarquai de l'agitation et un peu de reproche dans son accent. C'était ce qui lui tenait au cœur. Je m'avisai encore d'une autre sotte réponse pour me justifier; car rien ne rend aussi niais que les mauvaises excuses.

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Milord, lui dis-je, le sentiment liumiliant de la captivité absorbe plus que vous ne pouvez croire. Et je me souviens que je crus prendre en disant cela un air de dignité et une contenance de Régulus, propres à lui donner un grand respect pour moi.

Ah ! pauvre garçon ! pauvre enfant ! poor boy! me dit-il, vous n'êtes pas dans le vrai. Vous ne descendez pas en vous-même. Cherchez bien, et vous trouverez une indifférence dont vous n'êtes pas comptable, mais bien la destinée militaire de votre pauvre père.

II avait ouvert le chemin à la venté, je la laissai partir.

11 est certain, dis-je, que je ne connaissais pas mon père, je l'ai à peine vu à Malte, une fois.

Voilà le vrai! cna-t-il. Voilà le cruel, mon ami! Mes deux filles diront un )our comme cela. Elles diront : Nous ne connaissons pas notre père ! Sarah et Marj diront cela! et cependant je les aime avec un cœur aident et tendre, je les élève de loin, je les surveille de mon vaisseau, je leur écris tous les jours, je dirige leurs lectures, leurs travau.\, je leur envoie des idées et des sentiments, je reçois en échange leurs confidences d'enfants; je les gronde, je m'a- paise, je me réconcilie avec elles; je sais tout ce qu'elles font ! je sais quel jour elles ont été au tem- ple avec de trop belles robes. Je donne à leur mère de continuelles instructions pour elles, je prévoie d'avance qui les aimera, qui les demandera, qui les épousera; leurs maris seront mes fils; j'en fais des

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femmes pieuses et simples : on ne peut pas être plus père que je ne le suis... Eii bien! tout cela n'est rien, parce qu'elles ne me voient pas.

11 dit ces derniers mots d'une voix émue, au fond de laquelle on sentait des larmes... Après un moment de silence, il continua :

Oui, Sarali ne s'est jamais assise sur mes ge- noux que lorsqu'elle avait deux ans, et je n'ai tenu Mary dans mes bras que lorsque ses jeux n'étaient pas ouverts encore. Oui, il est juste que vous ayez été indifférent pour votre père et qu'elles le devien- nent un jour pour moi. On n'aime pas un invisible. Qu'est-ce pour elles que leur père? une lettre de chaque jour. Un conseil plus ou moins froid. On n'aime pas un conseil, on aime un être, et un être qu'on ne voit pas n'est pas, on ne l'aime pas, et quand il est mort, il n'est pas plus absent qu'il n'était déjà, et on ne le pleure pas.

H étouffait, et il s'arrêta. Ne voulant pas aller plus loin dans ce sentiment de douleur devant un étranger, il s'éloigna, il se promena quelque temps et marcha sur le pont de long en large. Je fus d'a- bord très-touché de cette vue, et ce fut un remords qu'il me donna de n'avoir pas assez senti ce que vaut un père, et je dus à cette soirée la première émotion bonne, naturelle, sainte, que mon cœur ait éprouvée. A ces regrets profonds, à cette tristesse insurmon- table au milieu du plus brillant éclat militaire, je compris tout ce que j'avais perdu en ne connaissant pas l'amour du fovcr qui pouvait laisser dans un

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grand cœur de si cuisants regrets; je compris tout ce qu'il y avait de factice dans notre éducation barbare et brutale, dans notre besoin insatiable d'action étour- dissante; je VIS, comme par une révélation soudaine du cœur, qu'il y avait une vie adorable et regrettable dont j'avais été arraché violemment, une vie véri- table d'amour paternel, en échange de laquelle on nous faisait une vie fausse, toute composée de haines et de toutes sortes de vanités puériles; je compris qu'il n'y avait qu'une chose plus belle que la famille et à laquelle on pût saintement l'immoler : c'était l'autre famille, la Patrie. Et tandis que le vieux brave, s'éloignant de moi, pleurait parce qu'il était bon, je mis ma tête dans mes deux mains, et je pleurai de ce que j'avais été jusque-là si mauvais.

Après quelques minutes, l'Amiral revnit à moi : J'ai à vous dire, reprit-il d'un ton plus ferme, que nous ne tarderons pas à nous rapprocher de la France. Je suis une éternelle sentinelle placée devant vos ports. Je n'ai qu'un mot à ajouter, et j'ai voulu que ce fût seul à seul : souvenez-vous que vous êtes ici sur votre parole, et que je ne vous surveillerai point; mais, mon enfant, plus le temps passera, plus l'épreuve sera forte. Vous êtes bien jeune encore; si la tentation devient trop grande pour que votre cou- rage y résiste, venez me trouver quand vous craindrez de succomber, et ne vous cachez pas de moi; je vous sauverai d'une action déshonorante que, par malheur pour leurs noms, quelques officiers ont commise. Souvenez-vous qu'il est permis de rompre une chaîne

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de galérien, si l'on peut, mais non une parole d'hon- neur. — Et il me quitta sur ces derniers mots en me serrant la main.

Je ne sais si vous avez remarqué, en vivant, mon- sieur, que les révolutions qui s'accomplissent dans notre âme dépendent souvent d'une journée, d'une heure, d'une conversation mémorable et imprévue qui nous ébranle et jette en nous comme des germes tout nouveaux qui croissent lentement, dont le reste de nos actions est seulement la conséquence et le na- turel développement. Telles furent pour moi la ma- tinée de Fontainebleau et la nuit du vaisseau anglais. L'amiral Collingwood me laissa en proie à un com- bat nouveau. Ce qui n'était en moi qu'un ennui pro- fond de la captivité et une immense et juvénile im- patience d'agir, devint un besoin effréné de la Patrie; à voir quelle douleur minait à la longue un homme toujours séparé de la terre maternelle, je me sentis une grande hâte de connaître et d'adorer la mienne; je m'inventai des liens passionnés qui ne m'atten- daient pas en effet; je m'imaginai une famille et me mis à rêver à des parents que j'avais à peine connus et que je me reprochais de n'avoir pas assez chéris, tandis qu'habitués à me compter pour rien, ils vi- vaient dans leur froideur et leur égoïsme, parfaite- ment indifférents à mon existence abandonnée et manquée. Ainsi le bien même tourna au mal en moi; ainsi le sage conseil que le brave Amiral avait cru devoir me donner, il me l'avait apporté tout entouré d'une émotion qui lui était propre et qui parlait plus

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haut que lui; sa voix troublée m'avait plus touché que la sagesse de ses paroles; et tandis qu'il croyait resserrer ma chaîne, il avait excité plus vivement en moi le désir effréné de la rompre. Il en est ainsi presque toujours de tous les conseils écrits ou parlés. L'expérience seule et le raisonnement qui sort de nos propres réflexions peuvent nous instruire. Voyez, vous qui vous en mêlez, l'inutilité des belles-lettres. A quoi servez-vous? qui convertissez-vous? et de qui êtes-vous jamais compris, s'il vous plaît? Vous faites presque toujours réussir la cause contraire à celle que vous plaidez. Regardez, il y en a un qui fait de Cla- risse le plus beau poème épique possible sur la vertu de la femme; qu'arrive-t-il? On prend le contre- pied et l'on se passionne pour Lovelace, qu'elle écrase pourtant de sa splendeur virginale, que le viol même n'a pas terme; pour Lovelace, qui se traîne en vain à genoux pour implorer la grâce de sa victime sainte, et ne peut fléchir cette âme que la chute de son corps n'a pu souiller. Tout tourne mal dans les enseignements. Vous ne servez à rien qu à remuer des vices, qui, fiers de ce que vous les pei- gnez, viennent se mirer dans votre tableau et se trouver beaux. 11 est vrai que cela vous est égal; mais mon simple et bon Collingwood m'avait pris vraiment en amitié, et ma conduite ne lui était pas in- différente. Aussi trouva-t-il d'abord beaucoup de plai- sir à me voir livré à des études sérieuses et cons- tantes. Dans ma retenue habituelle et mon silence il trouvait aussi quelque chose qui sympathisait avec la

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gravité anglaise, et il prit l'habitude de s'ouvrir à moi dans mamte occasion et de me confier des affaires qui n'étaient pas sans importance. Au bout de quelque temps on me considéra comme son secrétaire et son parent, et je parlais assez bien l'anglais pour ne plus paraître trop étranger.

Cependant c'était une vie cruelle que je menais, et je trouvais bien longues les journées mélancoliques de la mer. Nous ne cessâmes, durant des années en- tières, de rôder autour de la France, et sans cesse je voyais se dessiner à l'horizon les côtes de cette terre que Grotius a nommée : le plus beau royaume après celui du ciel; puis nous retournions à la mer, et il n'y avait plus autour de moi, pendant des mois entiers, que des brouillards et des montagnes d'eau. Quand un navire passait près de nous ou loin de nous, c'est qu'il était anglais; aucun autre n'avait permission de se livrer au vent, et l'Océan n'entendait plus une parole qui ne fût anglaise. Les Anglais même en étaient attristés et se plaignaient qu'à présent l'Océan fût devenu un désert ils se rencontraient éternelle- ment, et l'Europe une forteresse qui leur était fermée. Quelquefois ma prison de bois s'avançait si près de la terre, que je pouvais distinguer des hommes et des enfants qui marchaient sur le rivage. Alors le cœur me battait violemment, et une rage intérieure me dé- vorait avec tant de violence, que j'allais me cacher à fond de cale, pour ne pas succomber au désir de me jeter à la nage; mais quand je revenais auprès de l'in- fatigable Collingwood, j'avais honte de mes faiblesses

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d'enfant, je ne pouvais me lasser d'admirer comment à une tristesse si profonde il unissait un courage si agissant. Cet homme qui, depuis quarante ans, ne connaissait que la guerre et la mer, ne cessait jamais de s'appliquer à leur étude comme à une science in- épuisable. Quand un navire était las, il en montait un autre comme un cavalier impitoyable; il les usait et les tuait sous lui. Il en fatigua sept avec moi. II passait les nuits tout habillé, assis sur ses canons, ne cessant de calculer l'art de tenir son navire immobile, en sen- tinelle, au même point de la mer, sans être à l'ancre, à travers les vents et les orages; exerçait sans cesse ses équipages et veillait sur eux et pour eux; cet homme n'avait joui d'aucune richesse; et, tandis qu'on le nom- mait pair d'Angleterre, il aimait sa soupière d'étain comme un matelot; puis, redescendu chez lui, il re- devenait père de famille et écrivait à ses filles de ne pas être de belles dames, de lire, non des romans, mais l'histoire des voyages, des essais et Shakspeare tant qu'il leur plairait (as often as tbey plcase); il écri- vait : Nous avons combattu le jour de la naissance de ma petite Sarah, après la bataille de Trafalo;ar, que j'eus la douleur de lui voir gagner, et dont il avait tracé le plan avec son ami Nelson à qui il succéda. Quelquefois il sentait sa santé s'affaiblir, il deman- dait grâce à l'Angleterre; mais l'inexorable lui répon- dait : Restez en mer, et lui envoyait une dignité ou une médaille d'or par chaque belle action; sa poitrine en était surchargée. II écrivait encore : «Depuis que j'ai quitté mon pays, je n'ai pas passé dix jours dans un

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port, mes jeux s'affaiblissent; quand je pourrai voir mes enfants, la mer m'aura rendu aveugle. Je gémis de ce que sur tant d'officiers il est si difficile de me trouver un remplaçant supérieur en habileté.» L'An- gleterre répondait : Vous resterez en mer, toujours en mer. Et il y resta jusqu'à sa mort.

Cette vie romaine et imposante m'écrasait par son élévation et me toucfiait par sa simplicité, lorsque je l'avais contemplée un jour seulement, dans sa résigna- tion grave et réfléchie. Je me prenais en grand mé- pris, moi qui n'étais rien comme citoyen, rien comme père, ni comme fils, ni comme frère, ni homme de famille, ni homme public, de me plaindre quand il ne se plaignait pas. II ne s'était laissé deviner qu'une fois malgré lui, et moi, enfant inutile, moi, fourmi d'entre les fourmis que foulait aux pieds le sultan de la France, je me reprochais mon désir secret de re- tourner me livrer au hasard de ses caprices et de rede- venir un des grains de cette poussière qu'il pétrissait dans le sang. La vue de ce vrai citoyen dévoué, non comme je l'avais été, à un homme, mais à la Pa- trie et au Devoir, me fut une heureuse rencontre, car j'appris, à cette école sévère, quelle est la véritable Grandeur que nous devons désormais chercher dans les armes, et combien, lorsqu'elle est ainsi comprise, elle élève notre profession au-dessus de toutes les autres, et peut laisser digne d'admiration la mémoire de quelques-uns de nous, quel que soit l'avenir de la guerre et des armées. Jamais aucun homme ne pos- séda, à un plus haut degré, cette paix intérieure qui

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naît du sentiment du Devoir sacré, et la modeste in- souciance d'un soldat à qui il importe peu que son nom soit célèbre, pourvu que la chose publique pro- spère. Je lui vis écrire un jour: «Maintenir l'indé- pendance de mon pays est la première volonté de ma vie, et j'aime mieux que mon corps soit ajouté au rempart de la Patrie que traîné dans une pompe in- utile,à travers une foule oisive. Ma vie et mes forces sont dues à l'Angleterre. Ne parlez pas de ma bles- sure dernière, on croirait que je me glorifie de mes dangers.» Sa tristesse était profonde, mais pleine de Grandeur; elle n'empêchait pas son activité perpé- tuelle, et il me donna la mesure de ce que doit être l'homme de guerre intelligent, exerçant, non en am- bitieux, mais en artiste, l'art de la guerre, tout en le jugeant de haut et en le méprisant maintes fois, comme ce Montecuculli qui, Turenne étant tué, se retira, ne daignant plus engager la partie contre un joueur ordinaire. Mais j'étais trop jeune encore pour comprendre tous les mérites de ce caractère, et ce qui me saisit le plus fut l'ambition de tenir, dans mon pays, un rang pareil au sien. Lorsque je voyais les Rois du Midi lui demander sa protection, et Napo- léon même s'émouvoir de l'espoir que Collingwood était dans les mers de l'Inde, j'en venais jusqu'à appe- ler de tous mes vœux l'occasion de m'échapper, et je poussai la hâte de l'ambition que je nourrissais tou- jours jusqu'à être près de manquer à ma parole. Oui, j'en vins jusque-là.

Un jour, le vaisseau l'Océan, qui nous portait, vint

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relâcher à Gibraltar. Je descendis à terre avec l'Ami- ral, et en me promenant seul par la ville je rencontrai un officier du 7" de hussards qui avait été fait prison- nier dans la campagne d'Espagne, et conduit à Gi- braltar avec quatre de ses camarades. Ils avaient la ville pour prison, mais ils y étaient surveillés de près. J'avais connu cet officier en France. Nous nous re- trouvâmes avec plaisir, dans une situation à peu près semblable. Il y avait si longtemps qu'un Français ne m'avait parlé français, que je le trouvai éloquent, quoiqu'il fût parfaitement sot, et, au bout d'un quart d'heure, nous nous ouvrîmes l'un à l'autre sur notre position. Il me dit tout de suite franchement qu'il allait se sauver avec ses camarades ; qu'ils avaient trouvé une occasion excellente, et qu'il ne se le ferait pas dire deux fois pour les suivre. II m'engagea fort à en faire autant. Je lui répondis qu'il était bien heureux d'être gardé; mais que moi, qui ne l'étais pas, je ne pouvais pas me sauver sans déshonneur, et que lui, ses compagnons et moi n'étions point dans le même cas. Cela lui parut trop subtil.

Ma foi! je ne suis pas casuiste, me dit-il, et si tu veux je t'enverrai un évêque qui t'en dira son opi- nion. Mais à ta place je partirais. Je ne vois que deux choses, être libre ou ne pas l'être. Sais-tu bien que ton avancement est perdu, depuis plus de cinq ans que tu traînes dans ce sabot anglais? Les lieutenants du même temps que toi sont déjà colonels.

Là-dessus ses compagnons survinrent, et m'entraî- nèrent dans une maison d'assez mauvaise mine, ils

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buvaient du vin de Xérès, et ils me citèrent tant de capitaines devenus généraux, et de sous-lieutenants vice-rois, que la tête me tourna, et je leur promis de me trouver, le surlendemam à mmuit, dans le même lieu. Un petit canot devait nous y prendre, loué à d honnêtes contrebandiers qui nous conduiraient à bord d'un vaisseau français, chargé de mener des bles- sés de notre armée à Toulon. L'mvention me parut admirable, et mes bons compagnons, m'ayant fait boire force rasades pour cahner les murmures de ma conscience, terminèrent leurs discours par un argument victorieux, jurant sur leur tête qu'on pourrait avoir, à la rigueur, quelques égards pour un honnête homme qui vous avait bien traité, mais que tout les confirmait dans la certitude qu'un Anglais n'était pas un homme. Je revins assez pensif à bord de V Océan et, lorsque j'eus dormi, et que je vis clair dans ma position en m'éveillant, je me demandai si mes compatriotes ne s'iétaient point moqués de moi. Cependant le désir de la liberté et une ambition toujours poignante et excitée depuis mon enfance, me poussaient à l'éva- sion, malgré la honte que j'éprouvais de fausser mon serment. Je passai un jour entier près de l'Amiral sans oser le regarder en face, et je m'étudiai à le trouver inférieur et d'intelligence étroite. Je parlai tout haut à table, avec arrogance, de la grandeur de Napoléon; je m'exaltai, je vantai son génie universel, qui devmait les lois en faisant les codes, et l'avenir en faisant des événements. J'appuyai avec insolence sur la supériorité de ce génie, comparée au médiocre talent des hommes

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de tactique et de manœuvre. J'espérais être contredit; mais, contre mon attente, je trouvai dans les officiers anglais plus d'admiration encore pour l'Empereur que je ne pouvais en montrer pour leur implacable ennemi. Lord CoIIingwood surtout, sortant de son silence triste et de ses méditations continuelles, le loua dans des termes si justes, si énergiques, si précis, faisant considérer à la fois, à ses officiers, fa grandeur des prévisions de f'Empereur, la promptitude magique de son exécution, fa fermeté de ses ordres, fa certitude de son jugement, sa pénétration dans fes négociations, sa justesse d'idées dans fes conseifs, sa grandeur dans les batailles, son calme dans fes dangers, sa constance dans fa préparation des entreprises, sa fierté dans f at- titude donnée à fa France, et enfin toutes fes quafités qui composent fe grand tiomme, que je me deman- dai ce que ffiistoire pourrait jamais ajouter à cet éloge, et je fus atterré, parce que j'avais cherché à m'irriter contre f'Amiral, espérant lui entendre pro- férer des accusations injustes.

J'aurais voulu, méchamment, le mettre dans son tort, et qu'un mot inconsidéré ou insultant de sa part servît de justification à la déloyauté que je méditais. Mais il semblait qu'il prît à tâche, au contraire, de re- doubler de bontés et, son empressement faisant sup- poser aux autres que j'avais quelque nouveau chagrin dont il était juste de me consoler, ils furent tous pour moi plus attentifs et plus indulgents que jamais. J'en pris de l'humeur et je quittai la table.

L'Amiral me conduisit encore à Gibraltar le lende-

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main, pour mon malheur. Nous y devions passer huit jours. Le soir de l'évasion arriva. Ma tête bouil- lonnait et je délibérais toujours. Je me donnais de spécieux motifs et je m'étourdissais sur leur fausseté; il se livrait en moi un combat violent; mais, tandis que mon âme se tordait et se roulait sur elle-même, mon corps, comme s'il eût été arbitre entre l'ambi- tion et l'honneur, suivait, à lui tout seul, le chemin de la fuite. J'avais fait, sans m'en apercevoir moi- même, un paquet de mes hardes, et j'allais me rendre, de la maison de Gibraltar nous étions, à celle du rendez-vous, lorsque tout à coup je m'arrêtai, et je sentis que cela était impossible. H y a dans les ac- tions honteuses quelque chose d'empoisonné qui se fait sentir aux lèvres d'un homme de cœur sitôt qu'il touche les bords du vase de perdition. 11 ne peut même pas y goûter sans être prêt à en mourir. Q,uand je vis ce que j'allais faire et que j'allais man- quer à ma parole, il me prit une telle épouvante que je crus que j'étais devenu fou. Je courus sur le rivage et m'enfuis de la maison fatale comme d'un hô- pital de pestiférés, sans oser me retourner pour la regarder. Je me jetai à la nage et j'abordai, dans la nuit, l'Océan, notre vaisseau, ma flottante prison. J'y montai avec emportement, me cramponnant à ses câbles; et quand je fus arrivé sur le pont, je saisis le grand mât, je m'y attachai avec passion, comme à un asile qui me garantissait du déshonneur, et, au même instant, le sentiment de la Grandeur de mon sacrifice me déchirant le caiir, je tombai à genoux, et, ap-

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pujant mon front sur les cercles de fer du grand mât, je me mis à fondre en larmes comme un enfant. Le capitaine de l'Océan, me voyant dans cet état, me crut ou fit semblant de me croire malade, et me fit porter dans ma chambre. Je le suppliai à grands cris de mettre une sentinelle à ma porte pour m'empêcher de sortir. On m'enferma et je respirai, délivré enfin du supplice d'être mon propre geôlier. Le lendemain, au jour, je me vis en pleine mer, et je jouis d'un peu plus de calme en perdant de vue la terre, objet de toute tentation malheureuse dans ma situation. J'y pensais avec plus de résignation, lorsque ma petite porte s'ouvrit, et le bon Amiral entra seul.

Je viens vous dire adieu, commença-t-il d'un air moins grave que de coutume; vous partez pour la France demain matin.

Oh ! mon Dieu ! Est-ce pour m'éprouver que vous m'annoncez cela, milord?

Ce serait un jeu bien cruel, mon enfant, reprit- il; j'ai déjà eu envers vous un assez grand tort. J'au- rais dû vous laisser en prison dans le Northumherland en pleine terre et vous rendre votre parole. Vous au- riez pu conspirer sans remords contre vos gardiens et user d'adresse, sans scrupule, pour vous échapper. Vous avez souffert davantage , ayant plus de liberté; mais, grâce à Dieu ! vous avez résisté hier à une occa- sion qui vous déshonorait. C'eût été échouer au port, car depuis quinze jours je négociais votre échange, que l'amiral Rosily vient de conclure. J'ai tremblé pour vous hier, car je savais le projet de

2l6 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

VOS camarades. Je les ai laissés s'échapper à cause de vous, dans la crainte qu'en les arrêtant on ne vous arrêtât. Et comment aurions-nous fait pour cacher cela? Vous étiez perdu, mon enfant, et, croyez-moi, mal reçu des vieux braves de Napoléon. Ils ont le droit d'être difficiles en Honneur.

J'étais si troublé que je ne savais comment le remer- cier; il vit mon embarras et, se hâtant de couper les mauvaises phrases par lesquelles j'essavais de balbu- tier que je le regrettais :

Allons, allons, me dit-il, pas de ce que nous appelons Frcncb compliments : nous sommes contents l'un de l'autre, voilà tout; et vous avez, je crois, un proverbe qui dit : Il n'y a pas de belle prison. Lais- sez-moi mourir dans la mienne, mon ami; je m'y suis accoutumé, moi, il l'a bien fallu. Mais cela ne du- rera plus bien longtemps; je sens mes jambes trembler sous moi et s'amaigrir. Pour la quatrième fois, j'ai de- mandé le repos à lord Mulgrave, et il m'a encore refusé; il m'écrit qu'il ne sait comment me remplacer. Quand je serai mort, il faudra bien qu'il trouve quel- qu'un cependant, et il ne ferait pas mal de prendre ses précautions. Je vais rester en sentinelle dans la Méditerranée; mais vous, my cbild, ne perdez pas de temps. Il y a un sloop qui doit vous conduire. Je n'ai qu'une chose à vous recommander, c est de vous dévouer à un Principe plutôt qu'à un Homme. L'amour de votre Patrie en est un assez grand pour remplir tout un cœur et occuper toute une intelligence.

Hélas! dis-jc, milord, il y a des temps l'on

LA CANNE DE JONC. 2 1 7

ne peut pas aisément savoir ce que veut la Patrie. Je vais le demander à la mienne.

Nous nous dîmes encore une fois adieu, et, le cœur serré, je quittai ce digne homme, dont j'appris la mort peu de temps après. Il mourut en pleine mer, comme il avait vécu durant quarante-neuf ans, sans se plaindre ni se glorifier, et sans avoir revu ses deux filles. Seul et sombre comme un de ces vieux dogues d'Ossian qui gardent éternellement les côtes d'Angleterre dans les flots et les brouillards.

J'avais appris, à son école, tout ce que les exils de la guerre peuvent faire souffrir, et tout ce que le sen- timent du Devoir peut dompter dans une grande âme; bien pénétré de cet exemple et devenu plus grave par mes souffrances et le spectacle des siennes, je vins à Paris me présenter, avec l'expérience de ma prison, au maître tout-puissant que j'avais quitté.

CHAPITRE VII.

RECEPTION.

Ici le capitaine Renaud s'étant interrompu, je re- gardai l'heure à ma montre. 11 était deux heures après minuit. 11 se leva, et nous marchâmes au milieu des grenadiers. Un silence profond régnait partout. Beau- coup s'étaient assis sur leurs sacs et s'y étaient en- dormis. Nous nous plaçâmes à quelques pas de là, sur le parapet, et il continua son récit après avoir rallumé son cigare à la pipe d'un soldat. Il n'y avait pas une maison qui donnât signe de vie.

Dès que je fus arrivé à Paris, je voulus voir l'Empereur. J'en eus occasion au spectacle de la cour, me conduisit un de mes anciens camarades, de- venu colonel. C'était là-bas, aux Tuileries. Nous nous plaçâmes dans une petite loge, en face de la loge im- périale, et nous attendîmes. 11 n'y avait encore dans la salle que les Rois. Chacun d'eux, assis dans une loge, aux premières, avait autour de lui sa cour, et devant lui, aux galeries, ses aides de camp et ses généraux familiers. Les Rois deWestphalie, de Saxe et deWur-

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temberg, tous les princes de la confédération du Rhin , étaient placés au même rang. Près d'eux, debout, par- lant Iiaut et vite, Murât, Roi de Naples, secouant ses cheveux noirs, bouclés comme une crinière, et jetant des regards de lion. Plus haut, le Roi d'Espagne, et seul, à l'écart, l'ambassadeur de Russie, le prince Kourakim, chargé d'épaulettes de diamants. Au par- terre, la foule des généraux, des ducs, des princes, des colonels et des sénateurs. Partout en haut, les bras nus et les épaules découvertes, des femmes de la cour.

La loge que surmontait l'aigle était vide encore; nous la regardions sans cesse. Après peu de temps, les Rois se levèrent et se tinrent debout. L'Empereur entra seul dans sa loge, marchant vite, se jeta vite sur son fauteuil et lorgna en face de lui, puis se souvint que la salle entière était debout et attendait un regard, secoua la tête deux fois, brusquement et de mauvaise o-râce, se retourna vite, et laissa les Reines et les Rois s'asseoir. Ses chambellans, Iiabillés de rouge, étaient debout, derrière lui. Il leur parlait sans les regarder et, de temps à autre, étendait la main pour recevoir une boîte d'or que l'un d'eux lui donnait et reprenait. Crescentini chantait les Horaces , avec une voix de sé- raphin qui sortait d'un visage étique et ridé. L'orchestre était doux et faible, par ordre de l'Empereur; voulant peut-être, comme les Lacédémoniens, être apaisé plu- tôt qu'excité par la musique. 11 lorgna devant lui, et très-souvent de mon côté. Je reconnus ses grands yeux dun gris vert, mais je naimai pas la graisse jaune qui

22 O SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

avait englouti ses traits sévères. Il posa sa main gauche sur son œil gauche, pour mieux voir, selon sa cou- tume; je sentis qu'il m'avait reconnu. Il se retourna brusquement, ne regarda que la scène, et sortit bien- tôt. J'étais déjà sur son passage. 11 marchait vite dans le corridor, et ses jambes grasses, serrées dans des bas de soie blancs, sa taille gonflée, sous son habit vert, me le rendaient presque méconnaissable. Il s'ar- rêta court devant moi, et parlant au colonel qui me présentait, au lieu de m'adresser directement la pa- role :

Pourquoi ne l'ai-je vu nulle part? encore lieutenant?

Il était prisonnier depuis 1804.

Pourquoi ne s'est-il pas échappé?

J'étais sur parole, dis-je à demi-voix.

Je n'aime pas les prisonniers, dit-il; on se fait tuer. II me tourna le dos. Nous restâmes immobiles en haie; et, quand toute sa suite eut défilé :

Mon cher, me dit le colonel, tu vois bien que tu es un imbécile; tu as perdu ton avancement, et on ne t'en sait pas plus de gré.

CHAPITRE VIII.

LE CORPS DE GARDE RUSSE.

Est- il possible? dis- je en frappant du pied. Qiiand j'entends de pareils récits, je m'applaudis de ce que l'officier est mort en moi depuis plusieurs an- nées. Il n'y reste plus que l'écrivain solitaire et indé- pendant qui regarde ce que va devenir sa liberté, et ne veut pas la défendre contre ses anciens amis.

Et je crus trouver dans le capitaine Renaud des traces d'indignation, au souvenir de ce qu'il me ra- contait; mais il souriait avec douceur et d'un air content.

C'était tout simple, reprit-il. Ce colonel était le plus brave homme du monde; mais il y a des gens qui sont, comme dit le mot célèbre, des fanfarons de crimes et de dureté. Il voulait me maltraiter parce que l'Empereur en avait donné l'exemple. Grosse flatterie de corps de garde.

Mais quel bonheur ce fut pour moi ! Dès ce jour, je commençai à m'cstimcr intérieurement, à avoir confiance en moi, à sentir mon caractère s'épurer, se

222 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

former, se compléter, s'affermir. Dès ce jour, je vis clairement que les événements ne sont rien, que l'homme intérieur est tout, je me plaçai bien au-des- sus de mes juges. Enfin je sentis ma conscience, je résolus de m'appuyer uniquement sur elle, de consi- dérer les jugements publics, les récompenses écla- tantes, les fortunes rapides, les réputations de bulletin, comme de ridicules forfanteries et un jeu de hasard qui ne valait pas la peine qu'on s'en occupât.

J'allai vite à la guerre me plonger dans les rangs inconnus, l'infanterie de ligne, l'infanterie de bataille, les paysans de l'armée se faisaient faucher par mille à la fois, aussi pareils, aussi égaux que les blés d'une grasse prairie de la Beauce. Je me cachai comme un chartreux dans son cloître; et du fond de cette foule armée, marchant à pied comme les soldats, por- tant un sac et mangeant leur pain, je fis les grandes guerres de l'Empire tant que l'Empire fut debout. Ah ! si vous saviez comme je me sentis à l'aise dans ces fatigues inouïes! Comme j'aimais cette obscurité et quelles joies sauvages me donnèrent les grandes batailles! La beauté de la guerre est au milieu des soldats, dans la vie du camp, dans la boue des mar- ches et du bivouac. Je me vengeais de Bonaparte en servant la Patrie, sans rien tenir de Napoléon; et quand il passait devant mon régiment, je me cachais de crainte d'une faveur. L'expérience m'avait fait me- surer les dignités et le Pouvoir à leur juste valeur; je n'aspirais plus à rien qu'à prendre de chaque conquête de nos armes la part d'orgueil qui devait me revenir

LA CANNE DE JONC. 22 J

selon mon propre sentiment; je voulais être citoyen, il était encore permis de l'être, et à ma manière. Tantôt mes services étaient inaperçus, tantôt élevés au-dessus de leur mérite, et moi je ne cessai de les tenir dans l'ombre, de tout mon pouvoir, redoutant surtout que mon nom fût trop prononcé. La foule était SI grande de ceux qui suivaient une marche con- traire, que l'obscurité me fut aisée, et je n'étais encore que lieutenant de la Garde Impériale en 1814, quand je reçus au front cette blessure que vous voyez, et qui, ce soir, me fait souffrir plus qu'à l'ordinaire.

Ici le capitaine Renaud passa plusieurs fois la main sur son front, et, comme il semblait vouloir se taire, je le pressai de poursuivre, avec assez d'insistance pour qu'il cédât.

Il appuya sa tête sur la pomme de sa canne de jonc.

Voilà qui est singulier, dit-il, je n'ai jamais ra- conté tout cela, et ce soir j'en ai envie. Bah! n'im- porte! j'aime à m'y laisser aller avec un ancien cama- rade. Ce sera pour vous un objet de réflexions sérieuses quand vous n'aurez rien de mieux à faire. Il me semble que cela n'en est pas indigne. Vous me croirez bien faible ou bien fou ; mais c'est égal. Jusqu'à l'évé- nement, assez ordinaire pour d'autres, que je vais vous dire et dont je recule le récit malgré moi, parce qu'il me fait mal, mon amour de la gloire des armes était devenu sage, grave, dévoué et parfaitement pur,

224 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

comme est le sentiment simple et unique du devoir; mais, à dater de ce jour-là, d'autres idées vinrent as- sombrir encore ma vie.

C'était en 1814; c'était le commencement de l'année et la fin de cette sombre guerre oij notre pauvre armée défendait l'Empire et l'Empereur, et la France re- gardait le combat avec découragement. Soissons venait de se rendre au Prussien Bulow. Les armées de Silésie et du Nord y avaient fait leur jonction. Macdonald avait quitté Trojes et abandonné le bassin de l'Yonne pour établir sa ligne de défense de Nogent à Montereau, avec trente mille hommes.

Nous devions attaquer Reims, que l'Empereur vou- lait reprendre. Le temps était sombre et la pluie con- tinuelle. Nous avions perdu la veille un officier su- périeur qui conduisait des prisonniers. Les Russes l'avaient surpris et tué dans la nuit précédente, et ils avaient délivré leurs camarades. Notre colonel, qui était ce qu'on nomme un dur à cuire, voulut prendre sa revanche. Nous étions près d'Epernay et nous tour- nions les hauteurs qui l'environnent. Le soir venait, et, après avoir occupé le jour entier à nous refaire, nous passions près d'un joli château blanc à tourelles, nommé Boursault, lorsque le colonel m'appela. Il m'emmena à part, pendant qu'on formait les faisceaux , et me dit de sa vieille voix enrouée :

Vous voyez bien là-haut une grange, sur cette colline coupée à pic; se promène ce grand nigaud de factionnaire russe avec son bonnet d'é- vêque?

LA CANNE DE JONC. 225

Oui, oui, dis-je, je vois parfaitement le gre- nadier et la grange.

Eh bien, vous qui êtes un ancien, il faut que vous sachiez que c'est le point que les Russes ont pris avant-hier et qui occupe le plus l'Empereur, pour le quart d'heure. II me dit que c'est la clef de Reims, et ça pourrait bien être. En tout cas, nous allons jouer un tour à WoronzofF. A onze heures du soir, vous prendrez deux cents de vos lapms, vous surprendrez le corps de garde qu'ils ont établi dans cette grange. Mais, de peur de donner l'alarme, vous enlèverez ça à la baïonnette.

II prit et m'offrit une prise de tabac, et, jetant le reste peu à peu, comme je fais là, il me dit, en pro- nonçant un mot à chaque grain semé au vent :

Vous sentez bien que je serai par là, derrière vous, avec ma colonne. Vous n'aurez guère perdu que soixante hommes, vous aurez les six pièces qu'ils ont placées là. . . Vous les tournerez du côté de Reims. . . A onze heures... onze heures et demie... la position sera à nous. Et nous dormirons jusqu'à trois heures pour nous reposer un peu. . . de la petite affaire de Craonne, qui n'était pas, comme on dit, piquée des vers.

Ça suffit, lui dis-je; et je m'en allai, avec mon lieutenant en second, préparer un peu notre soirée. L'essentiel, comme vous voyez, était de ne pas faire de bruit. Je passai l'inspection des armes et je fis en- lever, avec le tire-bourre, les cartouches de toutes celles qui étaient chargées. Ensuite, je me promenai quelque temps avec mes sergents, en attendant l'heure.

2.l6 SOUVEMRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

A dix heures et demie, je leur fis mettre leur capote sur l'iiabit et le fusil caché sous la capote, car, quelque chose qu'on fasse, comme vous voyez ce soir, la baïonnette se voit toujours, et quoiqu'il fît autrement sombre qu'à présent, je ne m'y fiais pas. J'avais ob- servé les petits sentiers bordés de haies qui condui- saient au corps de garde russe, et j'y fis monter les plus déterminés gaillards que j'aie jamais com- mandés. — 11 y en a encore là, dans les rangs, deux qui y étaient et s'en souviennent bien. lis avaient l'habitude des Russes, et savaient comment les pren- dre. Les factionnaires que nous rencontrâmes en mon- tant disparurent sans bruit, comme des roseaux que l'on couche par terre avec la main. Celui qui était devant les armes demandait plus de soin. II était im- mobile, l'arme au pied, et le menton sur son fusil; le pauvre diable se balançait comme un homme qui s'endort de fatigue et va tomber. Un de mes grenadiers le prit dans ses bras en le serrant à l'étouffer, et deux autres, l'ayant bâillonné, le jetèrent dans les brous- sailles. J'arrivai lentement et je ne pus me défendre, je l'avoue, d'une certaine émotion que je n'avais jamais éprouvée au moment des autres combats. C'était la honte d'attaquer des gens couchés. Je les voyais, roulés dans leurs manteaux, éclairés par une lanterne sourde, et le cœur me battit violemment. Mais tout à coup, au moment d'agir, je craignis que ce ne fût une fai- blesse qui ressemblât à celle des lâches, j'eus peur d'avoir senti la peur une fois, et prenant mon sabre caché sous mon bras, j'entrai le premier, brusquement.

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donnant l'exemple à mes grenadiers. Je leur fis un geste qu'ils comprirent; ils se jetèrent d'abord sur les armes, puis sur les hommes, comme des loups sur un troupeau. Oh ! ce fut une boucherie sourde et hor- rible! la baïonnette perçait, la crosse assommait, le genou étouffait, la main étranglait. Tous les cris à peine poussés étaient éteints sous les pieds de nos soldats, et nulle tête ne se soulevait sans recevoir le coup mor- tel. En entrant, j'avais frappé au hasard un coup ter- rible, devant moi, sur quelque chose de noir que j'avais traversé d'outre en outre ; un vieil officier, homme grand et fort, la tête chargée de cheveux blancs, se leva comme un fantôme, jeta un cri affreux en voyant ce que j'avais fait, me frappa à la figure d'un coup d'épée violent, et tomba mort à l'instant sous les baïonnettes. Moi, je tombai assis à côté de lui, étourdi du coup porté entre les yeux, et j'en- tendis sous moi la voix mourante et tendre d'un enfant qui disait : Papa...

Je compris alors mon œuvre, et j'y regardai avec un empressement frénétique. Je vis un de ces officiers de quatorze ans si nombreux dans les armées Russes qui nous envahirent à cette époque, et que l'on traî- nait à cette terrible école. Ses longs cheveux bouclés tombaient sur sa poitrine, aussi blonds, aussi soyeux que ceux d'une femme, et sa tête s'était penchée comme s'il n'eût fait que s'endormir une seconde fois. Ses lèvres roses, épanouies comme celles d'un nou- veau-né, semblaient encore engraissées par le lait de la nourrice, et ses grands yeux bleus entr'ouverts

228 SOUVENIRS DE GRANDEUR iMILITAIRE.

avaient une beauté de forme candide, féminine et caressante. Je le soulevai sur un bras, et sa joue tomba sur ma joue ensanglantée, comme s'il allait cacher sa tête entre le menton et l'épaule de sa mère pour se réchauffer. Il semblait se blottir sous ma poitrine pour fuir ses meurtriers. La tendresse filiale, la confiance et le repos d'un sommeil délicieux reposaient sur sa figure morte, et il paraissait dire : Dormons en paix.

Etait-ce un ennemi? m'écriai-je. Et ce que Dieu a mis de paternel dans les entrailles de tout homme s'émut et tressaillit en moi; je le serrais contre ma poitrine, lorsque je sentis que j'appuyais sur moi la garde de mon sabre qui traversait son cœur et qui avait tué cet ange endormi. Je voulus pencher ma tête sur sa tête, mais mon sang le couvrit de larges taches; je sentis la blessure de mon front, et je me souvins qu'elle m'avait été faite par son père. Je re- gardai honteusement de côté, et je ne vis qu'un amas de corps que mes grenadiers tiraient par les pieds et jetaient dehors, ne leur prenant que des cartouches. En ce moment, le colonel entra suivi de la colonne, dont j'entendais le pas et les armes.

Bravo! mon cher, me dit-il, vous avez enlevé ça lestement. Mais vous êtes blessé?

Regardez cela, dis-je; quelle différence y a-t-il entre moi et un assassin ?

Eh! sacrédié, mon cher, que voulez-vous? c'est le métier.

C'est juste, répondis-je, et je me levai pour aller reprendre mon commandement. L'enfant re-

LA CANNE DE JONC. 229

tomba dans les plis de son manteau dont je l'enve- loppai, et sa petite mam ornée de grosses bagues laissa échapper une canne de jonc, qui tomba sur ma main comme s'il me l'eût donnée. Je la pris; je résolus, quels que fussent mes périls à venir, de n'avoir plus d'autre arme, et je n'eus pas l'audace de retirer de sa poitrine mon sabre d'égorgeur.

Je sortis à la hâte de cet antre qui puait le sang, et quand je me trouvai au grand air, j'eus la force d'es- sujer mon front rouge et mouillé. Mes grenadiers étaient à leurs rangs; chacun essuyait froidement sa baïonnette dans le gazon et raffermissait sa pierre à feu dans la batterie. Mon sergent-major, suivi du four- rier, marchait devant les rangs, tenant sa liste à la main, et lisant à la lueur d'un bout de chandelle planté dans le canon de son fusil comme dans un flambeau; if faisait paisiblement l'appel. Je m'appuyai contre un arbre, et le chirurgien-major vint me bander le front. Une large pluie de mars tombait sur ma tête et me faisait quelque bien. Je ne pus m'empêcher de pousser un profond soupir :

Je suis las de la guerre, dis-je au chirurgien.

Et moi aussi, dit une voix grave que je connaissais.

Je soulevai le bandage de mes sourcils, et je vis, non pas Napoléon empereur, mais Bonaparte soldat. 11 était seul, triste, à pied, debout devant moi, ses bottes enfoncées dans la boue, son habit déchiré, son chapeau ruisselant la pluie par les bords; il sentait ses derniers jours venus, et regardait autour de lui ses derniers soldats.

230 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

II me considérait attentivement. Je t'ai vu quel- que part, dit-il, grognard?

A ce dernier mot, je sentis qu'il ne me disait qu'une phrase banale, je savais que j'avais vieilli de visage plus que d'années, et que fatigues, moustaches et blessures me déguisaient assez.

Je vous ai vu partout, sans être vu, répondis-je.

Veux-tu de l'avancement? Je dis : II est bien tard.

II croisa les bras un moment sans répondre, puis :

Tu as raison, va, dans trois jours, toi et moi nous quitterons le service.

II me tourna le dos et remonta sur son cheval, tenu à quelques pas. En ce moment, notre tête de colonne avait attaqué et l'on nous lançait des obus. II en tomba un devant le front de ma compagnie, et quelques hommes se jetèrent en arrière, par un premier mouve- ment dont ils eurent honte. Bonaparte s'avança seul sur l'obus qui brûlait et fumait devant son cheval, et lui fit flairer cette fumée.Tout se tut et resta sans mou- vement; l'obus éclata et n'atteignit personne. Les gre- nadiers sentirent la leçon terrible qu'il leur donnait; moi j'y sentis de plus quelque chose qui tenait du dés- espoir. La France lui manquait, et il avait douté un instant de ses vieux braves. Je me trouvai trop vengé et lui trop puni de ses fautes par un si grand abandon. Je me levai avec effort, et, m'approchant de lui, je pris et serrai la mam qu'il tendait à plusieurs d'entre nous. Il ne me reconnut point, mais ce fut pour moi une réconciliation tacite entre le plus obscur et le plus

LA CANNE DE JONC. 23 1

illustre des hommes de notre siècle. On battit la charge, et, le lendemain au jour, Reims fut repris par nous. Mais quelques jours après, Paris l'était par d'autres.

Le capitanie Renaud se tut longtemps après ce récit, et demeura la tête baissée sans que ]e voulusse inter- rompre sa rêverie. Je considérais ce brave homme avec vénération, et j'avais suivi attentivement, tandis qu'il avait parlé, les transformations lentes de cette âme bonne et simple, toujours repoussée dans ses dona- tions expansives d'elle-même, toujours écrasée par un ascendant invincible, mais parvenue à trouver le repos dans le plus humble et le plus austère Devoir. Sa vie inconnue me paraissait un spectacle intérieur aussi beau que la vie éclatante de quelque homme d'action que ce fût. Chaque vague de la mer ajoute un voile blanchâtre aux beautés d'une perle, chaque flot tra- vaille lentement à la rendre plus parfaite, chaque flo- con d'écume qui se balance sur elle lui laisse une teinte mystérieuse à demi dorée, à demi transparente, l'on peut seulement deviner un rayon intérieur qui part de son cœur; c'était tout à fait ainsi que s'était formé ce caractère dans de vastes bouleversements et au fond des plus sombres et perpétuelles épreuves. Je savais que jusqu'à la mort de l'Empereur il avait regardé comme un devoir de ne point servir, respectant, mal- gré toutes les instances de ses amis, ce qu'il nommait les convenances; et, depuis, affranchi du lien de son ancienne promesse à un maître qui ne le connaissait plus, il était revenu commander, dans laGardc Royale,

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les restes de sa vieille Garde; et comme il ne parlait jamais de lui-même, on n'avait point pensé à lui et il n'avait point eu d'avancement. 11 s'en souciait peu, et il avait coutume de dire qu'à moins d'être général à vingt-cinq ans, âge l'on peut mettre en œuvre son imagination, il valait mieux demeurer simple ca- pitaine, pour vivre avec les soldats en père de la fa- mille, en prieur du couvent.

Tenez, me dit-il après ce moment de repos, re- gardez notre vieux grenadier Poirier, avec ses yeux sombres et louches , sa tête chauve et ses coups de sabre sur la joue, lui que les maréchaux de France s'arrêtent à admirer quand il leur présente les armes à la porte du Roi; voyez Beccaria avec son profil de vétéran ro- main, Fréchou, avec sa moustache blanche; voyez tout ce premier rang décoré, dont les bras portent trois che- vrons ! qu'auraient-ils dit, ces vieux moines de la vieille Armée qui ne voulurent jamais être autre chose que grenadiers, si je leur avais manqué ce matin, moi qui les commandais encore il y a quinze jours? Si j'avais pris depuis plusieurs années des habitudes de foyer et de repos, ou un autre état, c'eût été différent; mais ICI, je n'ai en vérité que le mérite qu'ils ont. D'ail- leurs, voyez comme tout est calme ce soir à Pans, calme comme l'air, ajouta-t-il en se levant ainsi que moi. Voici le jour qui va venir; on ne recommencera pas sans doute à casser les lanternes, et demain nous rentrerons au quartier. Moi, dans quelques jours, je serai probablement retiré dans un petit coin de terre que j'ai quelque part en Fiance, il y a une petite

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tourelle, dans laquelle j'achèverai d'étudier Poljbe, Turenne, Folard et Vauban, pour m'ainuser. Presque tous mes camarades ont été tués à la Grande Armée, ou sont morts depuis; il y a longtemps que je ne cause plus avec personne, et vous savez par quel che- min je suis arrivé à haïr la guerre, tout en la faisant avec énergie.

Là-dessus il me secoua vivement la main et me quitta en me demandant encore le hausse-col qui lui manquait, si le mien n'était pas rouillé et si je le trou- vais chez moi. Puis il me rappela et me dit :

Tenez, comme il n'est pas entièrement impos- sible que l'on fasse encore feu sur nous de quelque fe- nêtre, gardez-moi, je vous prie, ce portefeuille plein de vieilles lettres, qui m'intéressent, moi seul, et que vous brûleriez si nous ne nous retrouvions plus.

Il nous est venu plusieurs de nos anciens camarades, et nous les avons priés de se retirer chez eux. Nous ne faisons point la guerre civile, nous. Nous sommes calmes comme des pompiers dont le devoir est d'étein- dre l'incendie. On s'expliquera ensuite, cela ne nous regarde pas.

Et il me quitta en souriant.

CHAPITRE IX.

UNE BILLE.

Quinze jours après cette conversation que la révo- lution même ne m'avait point fait oublier, je réfléchis- sais seul à l'héroïsme modeste et au désintéressement, si rares tous les deux! Je tâchais d'oublier le sang pur qui venait de couler, et je relisais dans l'histoire d'Amé- rique comment, en 1783, l'armée Anglo-Américaine toute victorieuse, ayant posé les armes et délivré la Patrie, fut prête à se révolter contre le congrès qui, trop pauvre pour lui payer sa solde, s'apprêtait à la licencier. Washington, généralissime et vainqueur, n'avait qu'un mot à dire ou un signe de tête à fane pour être Dictateur; il fit ce que lui seul avait le pou- voir d'accomplir : il licencia l'armée et donna sa dé- mission. — J'avais posé le livre et je comparais cette grandeur sereine à nos ambitions inquiètes. J'étais triste et me rappelais toutes les âmes guerrières et pures, sans faux éclat, sans charlatanisme, qui n'ont aimé le Pouvoir et le commandement que pour le bien pu- blic, l'ont gardé sans orgueil, et n'ont su ni le tourner contre la Patrie, ni le convertir en or; je songeais à

LA CANNE DE JONC. 235

tous les hommes qui ont fait la guerre avec l'intelli- gence de ce qu'elle vaut, je pensais au bon Collmg- wood, si résigné, et enfin à l'obscur capitaine Re- naud, lorsque je vis entrer un homme de haute taille, vêtu d'une longue capote bleue en assez mauvais état. A ses moustaches blanches, aux cicatrices de son vi- sage cuivré, je reconnus un des grenadiers de sa com- pagnie; je lui demandai s'il était vivant encore, et l'émotion de ce brave homme me fit voir qu'il était arrivé malheur. Il s'assit, s'essuya le front, et quand il se fut remis, après quelques soins et un peu de temps, il me dit ce qui lui était arrivé.

Pendant les deux jours du 28 et du 29 juillet, le capitaine Renaud n'avait fait autre chose que marcher en colonne, le long des rues, à la tête de ses grena- diers; il se plaçait devant la première section de sa co- lonne, et allait paisiblement au milieu d'une grêle de pierres et de coups de fusil qui partaient des cafés, des balcons et des fenêtres. Quand il s'arrêtait, c'était pour lairc serrer les rangs ouverts par ceux qui tombaient, et pour regarder si ses guides de gauche se tenaient à leurs distances et à leurs chefs de file. Il n'avait pas tiré son épée et marchait la canne à la main. Les or- dres lui étaient d'abord parvenus exactement; mais, soit que les aides de camp fussent tués en route, soit que l'état-major ne les eût pas envoyés, il fut laissé, dans la nuit du 28 au 29, sur la place de la Bastille, sans autre instruction que de se retirer sur Saint-Cloud en détruisant les barricades sur son chemin. Ce qu'il fit sans tirer un couj:) de fusil. Arrivé au pont d'iéna,

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il s'arrêta pour faire l'appel de sa compagnie. II lui manquait moins de monde qu'à toutes celles de la Garde qui avaient été détachées, et ses hommes étaient aussi moins fatigués. Il avait eu l'art de les faire repo- ser à propos et à l'ombre, dans ces brûlantes journées, et de leur trouver, dans les casernes abandonnées, la nourriture que refusaient les maisons ennemies; la con- tenance de sa colonne était telle, qu'il avait trouvé déserte chaque barricade et n'avait eu que la peine de la faire démolir.

11 était donc debout, à la tête du pont d'Iéna, cou- vert de poussière, et secouant ses pieds; il regardait, vers la barrière, si rien ne gênait la sortie de son dé- tachement, et désignait les éclaireurs pour envoyer en avant. Il n'v avait personne dans le Champ-de-Mars, que deux maçons qui paraissaient dormir, couchés sur le ventre, et un petit garçon d'environ quatorze ans, qui marchait pieds nus et jouait des castagnettes avec deux morceaux de faïence cassée. II les raclait de temps en temps sur le parapet du pont, et vint ainsi, en jouant, jusques à la borne se tenait Renaud. Le ca- pitaine montrait en ce moment les hauteurs de Passj avec sa canne. L'enfant s'approcha de lui, le regardant avec de grands jeux étonnés, et tirant de sa veste un pistolet d'arçon, il le prit des deux mains et le dirigea vers la poitrine du capitaine. Celui-ci détourna le coup avec sa canne, et l'enfant ayant fait feu, la balle porta dans le haut de la cuisse. Le capitaine tomba assis, sans dire mot, et regarda avec pitié ce singulier ennemi. Il vit ce jeune garçon qui tenait toujours son arme des

LA CANNE DE JONC. 237

deux mains, et demeurait tout effrayé de ce quil avait fait. Les grenadiers étaient en ce moment appuyés tris- tement sur leurs fusils; ils ne daignèrent pas faire un geste contre ce petit drôle. Les uns soulevèrent leur capitaine, les autres se contentèrent de tenir cet enfant par le bras et de l'amener à celui qu'il avait blessé. Il se mit à fondre en larmes; et quand il vit le sang cou- ler à flots de la blessure de l'officier sur son pantalon blanc, effrayé de cette boucherie, il s'évanouit. On emporta en même temps l'homme et l'enfant dans une petite maison proche de Passy, tous deux étaient encore. La colonne, conduite par le lieutenant, avait poursuivi sa route pour Saint-Cloud, et quatre grena- diers, après avoir quitté leurs uniformes, étaient res- tés dans cette maison hospitalière à soigner leur vieux commandant. L'un (celui qui me parlait) avait pris de l'ouvrage comme ouvrier armurier à Pans, d'autres comme maîtres d'armes, et apportant leur journée au capitaine, ils l'avaient empêché de manquer de soins jusqu'à ce jour. On l'avait amputé; mais la fièvre était ardente et mauvaise; et comme il craignait un redou- blement dangereux, il m'envoyait chercher. Il n'y avait pas de temps à perdre. Je partis sur-le-champ avec le digne soldat qui m'avait raconté ces détails les yeux humides et la voix tremblante, mais sans murmure, sans injure, sans accusation, répétant seulement : C'est un grand malheur pour nous.

Le blessé avait été porté chez une petite marchande qui était veuve et qui vivait seule dans une petite bou- tique, et dans une rue écartée du village, avec des en-

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fants en bas âge. Elle n'avait pas eu la crainte, un seul moment, de se compromettre, et personne n'avait eu ridée de 1 inquiéter à ce sujet. Les voisins, au con- traire, s'étaient empressés de l'aider dans les soins qu'elle prenait du malade. Les officiers de santé qu'on avait appelés ne l'avant pas jugé transportable, après l'opération , elle l'avait gardé, et souvent elle avait passé la nuit près de son lit. Lorsque j'entrai, elle vint au- devant de moi avec un air de reconnaissance et de ti- midité qui me firent peine. Je sentis combien d'embar- ras à la fois elle avait cachés par bonté naturelle et par bienfaisance. Elle était fort pâle, et ses yeux étaient rougis et fatigués. Elle allait et venait vers une arrière- boutique très-étroite que j'apercevais de la porte, et je vis, à sa précipitation, qu'elle arrangeait la petite cham- bre du blessé et mettait une sorte de coquetterie à ce qu'un étranger la trouvât convenable. Aussi j'eus soin de ne pas marcher vite, et )c lui donnai tout le temps dont elle eut besoin.

Vovez, monsieur, il a bien souffert, allez! me dit-elle en ouvrant la porte.

Le capitaine Renaud était assis sur un petit lit à ri- deaux de serge, placé dans un coin de la chambre, et plusieurs traversins soutenaient son corps. 11 était d'une maigreur de squelette, et les pommettes des joues d'un rouge aident; la blessure de son front était noire. Je vis qu'il n'irait pas loin, et son sourire me le dit aussi. Il me tendit la main et me fit signe de m'asseoir. Il v avait à sa droite un jeune garçon qui tenait un verre d'eau orommée et le remuait avec la cuillère. 11 se lc\a

LA CANNE DE JONC. 2J9

et m'apporta sa chaise. Renaud le prit, de son lit, par le bout de l'oreille et me dit doucement, d'une voix affaiblie :

Tenez, mon cher, je vous présente mon vain- queur.

Je haussai les épaules, et le pauvre enfant baissa les yeux en rougissant. Je vis une grosse larme rouler sur sa joue.

Allons! allons! dit le capitame en passant la main dans ses cheveux. Ce n'est pas sa faute. Pauvre garçon ! il avait rencontré deux hommes qui lui avaient fait boire de l'eau-de-vie, l'avaient payé, et l'avaient envoyé me tirer son coup de pistolet. Il a fait cela comme il aurait jeté une bille au coin de la borne. N'est-ce pas, Jean?

Et Jean se init à trembler et prit une expression de douleur si déchirante qu'elle me toucha. Je le regar- dai de plus près : c'était un fort bel enfant.

C'était bien une bille aussi, me dit la jeune mar- chande. Voyez, monsieur. Et elle me montrait une petite bille d'agate , grosse comme les plus fortes balles de plomb, et avec laquelle on avait chargé le pistolet de calibre qui était là.

Il n'en faut pas plus que ça pour retrancher une jambe d'un capitaine, me dit Renaud.

Vous ne devez pas le faire parler beaucoup, me dit timidement la marchande.

Renaud ne l'écoutait pas :

Oui, mon cher, il ne me reste pas assez de jambe pour y faire tenir une jambe de bois.

24o SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

Je lui serrais la main sans répondre; humilié de voir que, pour tuer un homme qui avait tant vu et tant souffert, dont la poitrine était bronzée par vingt cam- pagnes et dix blessures, éprouvée à la glace et au feu, passée à la baïonnette et à la lance, il n'avait fallu que le soubresaut d'une de ces grenouilles des ruisseaux de Paris qu'on nomme gamins.

Renaud répondit à ma pensée. Il penciia sa joue sur le traversin, et, me serrant la main :

Nous étions en guerre, me dit-il; il n'est pas plus assassin que je ne le fus à Reims, moi. Quand j'ai tué l'enfant russe, j'étais peut-être aussi un assas- sin ? Dans la grande guerre d'Espagne, les hommes qui poignardaient nos sentinelles ne se croyaient pas des assassins, et, étant en guerre, ils ne l'étaient peut- être pas. Les catholiques et les huguenots s'assassi- naient-ils ou non ? De combien d'assassinats se compose une grande bataille? - Voilà un des points notre raison se perd et ne sait que dire. C'est la guerre qui a tort et non pas nous. Je vous assure que ce petit bonhomme est fort doux et fort gentil, il lit et écrit déjà très- bien. C'est un enfant trouvé. Il était apprenti menuisier. II n'a pas quitté ma cham- bre depuis quinze jours, et il m'aime beaucoup, ce pauvre garçon. 11 annonce des dispositions pour le cal- cul; on peut en faire quelque chose.

Comme il parlait plus péniblement et s'approchait de mon oreille, je me penchai, et il me donna un petit papier plié qu'il me pria de parcourir. J'entrevis un court testament par lequel il laissait une sorte de me-

LA CANNE DE JONC. 241

tairie misérable qu'il possédait, à la pauvre marchande qui l'avait recueilli, et, après elle, à Jean, qu'elle de- vait faire élever, sous condition qu'il ne serait jamais militaire; il stipulait la somme de son remplacement, et donnait ce petit bout de terre pour asile à ses quatre vieux grenadiers. 11 chargeait de tout cela un notaire de sa province. Quand j'eus le papier dans les mams, il parut plus tranquille et prêt à s'assoupir. Puis il tres- saillit, et, rouvrant les yeux, il me pria de prendre et de garder sa canne de jonc. Ensuite il s'assoupit encore. Son vieux soldat secoua la tête et lui prit une main. Je pris l'autre, que je sentis glacée. H dit qu'il avait froid aux pieds, et Jean coucha et appuya sa pe- tite poitrine d'enfant sur le lit pour le réchauffer. Alors le capitaine Renaud commença à tâter ses draps avec les mains, disant qu'il ne les sentait plus, ce qui est un signe fatal. Sa voix était caverneuse. Il porta péni- blement une main à son front, regarda Jean attentive- ment et dit encore :

C'est singulier ! Cet enfant-là ressemble à l'enfant russe ! Ensuite il ferma les yeux, et me ser- rant la main avec une présence d'esprit renaissante :

Voyez-vous! me dit-il, voilà le cerveau qui se prend, c'est la fin.

Son regard était différent et plus calme. Nous com- prîmes cette lutte d'un esprit ferme qui se jugeait contre la douleur qui l'égarait, et ce spectacle, sur un grabat misérable, était pour moi plein d'une majesté solennelle. Il rougit de nouveau et dit très-haut :

Ils avaient quatorze ans... tous deux...

16

24^ SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

Qui sait si ce n'est pas cette jeune âme revenue dans cet autre jeune corps pour se venger?...

Ensuite il tressaillit, il pâlit, et me regarda tranquil- lement et avec attendrissement :

Dites-moi!... ne pourriez-vous nie fermer la bouche? Je crains de parler... on s'affaiblit... Je ne voudrais plus parler. . . J'ai soif.

On lui donna quelques cuillerées, et il dit :

J'ai fait mon devoir. Cette idée-là fait du bien. Et il ajouta :

Si le pays se trouve mieux de tout ce qui s'est fait, nous n'avons rien à dire; mais vous verrez...

Ensuite il s'assoupit et dormit une demi-heure en- viron. Après ce temps, une femme vint à la porte timidement, et fit signe que le chirurgien était là; je sortis sur la pointe du pied pour lui parler, et, comme j'entrais avec lui dans le petit jardin, m'étant arrêté auprès d'un puits pour l'interroger, nous entendîmes un grand cri. Nous courûmes et nous vîmes un drap sur la tête de cet honnête homme, qui n'était plus. . .

CHAPITRE X.

CONCLUSION.

L'cpoque qui m'a laissé ces souvenirs épars est close aujourd'hui. Son cercle s'ouvrit en 1814, par la bataille de Paris, et se ferma par les trois jours de Paris en 1830. C'était le temps où, comme je l'ai dit, l'armée de l'Empire venait expirer dans le sein de l'armée naissante alors, et mûrie aujourd'hui. Après avoir, sous plusieurs formes, expliqué la nature et plaint la condition du Poète dans notre société, j'ai voulu montrer ici celle du Soldat, autre Paria moderne.

Je voudrais que ce livre fût pour lui ce qu'était pour un soldat Romain un autel à la Petite Fortune.

Je me suis plu à ces récits, parce que je mets au-dessus de tous les dévouements celui qui ne cherche pas à être regardé. Les plus illustres sacrifices ont quelque chose à eux qui prétend à l'illustration et que l'on ne peut s'em- pêcher d'y voir malgré soi-même. On voudrait en vain les dépouiller de ce caractère qui vit en eux et fait comme leur force et leur soutien, c'est l'os de leurs chairs et la moelle de leurs os. Il y avait peut-être quelque chose du combat et du spectacle qui fortifiait les Martyrs; le rôle

16.

244 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

était si grand dans cette scène, qu'il pouvait doubler l'énergie de la sainte victime. Deux idées soutenaient ses bras de chaque côté, la canonisation de la terre et la béatification du ciel. Que ces immolations antiques à une conviction sainte soient adorées pour toujours; mais ne méritent-ils pas d'être aimés, quand nous les devinons, ces dévouements ignorés qui ne cherchent même pas à se faire voir de ceux qui en sont l'objet; ces sacrifices mo- destes, silencieux, sombres, abandonnés, sans espoir de nulle couronne humaine ou divine? Ces muettes rési- gnations dont les exemples, plus multipliés qu'on ne le croit, ont en eux un mérite si puissant, que je ne sais nulle vertu qui leur soit comparable?

Ce n'est pas sans dessein que j'ai essayé de tourner les regards de l'Armée vers cette grandeur passive, qui re- pose toute dans ['abnégation et la résignation. Jamais elle ne peut être comparable en éclat à la Grandeur de l'action se développent largement d'énergiques facultés; mais elle sera longtemps la seule à laquelle puisse prétendre l'homme armé, car il est armé presque inutilement au- jourd'hui. Les Grandeurs éblouissantes des conquérants sont peut-être éteintes pour toujours. Leur éclat passé s'affaiblit, je le répète, à mesure que s'accroît, dans les esprits, le dédain de la guerre, et, dans les cœurs, le dé- goût de ses cruautés froides. Les Armées permanentes embarrassent leurs maîtres. Chaque souverain regarde son Armée tristement; ce colosse assis à ses pieds, immobile et muet, le gêne et l'épouvante; il n'en sait que faire, et craint qu'il ne se tourne contre lui. 11 le voit dévoré d'ar- deur et ne pouvant se mouvoir. Le besoin d'une circulation impossible ne cesse de tourmenter le sang de ce grand corps, ce sang qui ne se répand pas et bouillonne sans cesse. De temps à autre, des bruits de grandes guerres

CONCLUSION. 24 J

s'élèvent et grondent comme un tonnerre éloigné; mais ces nuages impuissants s'évanouissent, ces trombes se perdent en grains de sable, en traités, en protocoles, que sais-je ! La philosophie a heureusement rapetissé la guerre; les négociations la remplacent; la mécanique achèvera de l'an- nuler par ses inventions.

Mais en attendant que le monde, encore enfant, se dé- livre de ce jouet féroce, en attendant cet accomplissement bien lent, qui me semble infaillible, le Soldat, l'homme des Armées, a besom d'être consolé de la rigueur de sa condition. Il sent que la Patrie, qui l'aimait à cause des gloires dont il la couronnait, commence à le dédaigner pour son oisiveté, ou le haïr à cause des guerres civiles dans lesquelles on l'emploie à frapper sa mère. Ce Gladiateur, qui n'a plus même les applaudissements du cirque, a besoin de prendre confiance en lui-même, et nous avons besoin de le plaindre pour lui rendre justice, parce que, je l'ai dit, il est aveugle et muet; jeté l'on veut qu'il aille, en combattant aujourd'hui telle cocarde, il se demande s'il ne la mettra pas demain à son cha- peau.

Quelle idée le soutiendra, si ce n'est celle du Devoir et de la parole jurée? Et dans les incertitudes de sa route, dans ses scrupules et ses repentirs pesants, quel sentiment doit l'enflammer et peut l'exalter dans nos jours de froi- deur et de découragement?

Que nous reste-t-il de sacré?

Dans le naufrage universel des croyances, quels débris se puissent rattacher encore les mains généreuses ? Hors l'amour du bien-être et du luxe d'un jour, rien ne se voit à la surface de l'abîme. On croirait que l'égoïsme a tout submergé; ceux mêmes qui cherchent à sauver les âmes et qui plongent avec courage se sentent prêts à être

246 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

engloutis. Les chefs des partis politiques prennent au- jourd'hui le Catholicisme comme un mot d'ordre et un drapeau; mais quelle foi ont-ils dans ses merveilles, et comment suivent- ils sa loi dans leur vie? Les artistes le mettent en lumière comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie; mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l'église qu'ils décorent? Beaucoup de philosophes embrassent sa cause et la plaident, comme des avocats généreux celle d'un client pauvre et délaissé; leurs écrits et leurs paroles aiment à s'empreindre de ses couleurs et de ses formes, leurs livres aiment à s'orner de ses dorures gothiques, leur travail entier se plaît à faire serpenter, autour de la croix, le labynntiie habile de leurs arguments; mais il est rare que cette croix soit à leur côté dans la solitude. Les hommes de guerre combattent et meurent sans presque se souvenir de Dieu. Notre Siècle sait qu'il est ainsi, voudrait être autrement et ne le peut pas. II se considère d'un œil morne, et aucun autre n'a mieux senti combien est malheureux un siècle qui se voit.

A ces signes funestes quelques étrangers nous ont crus tombés dans un état semblable à celui du Bas-Empire, et des hommes graves se sont demandé si le caractère na- tional n'allait pas se perdre pour toujours. Mais ceux qui ont su nous voir de plus près ont remarqué ce caractère de mâle détermination qui survit en nous à tout ce que le frottement des sophismes a usé déplorablement. Les ac- tions viriles n'ont rien perdu, en France, de leur vigueur antique. Une prompte résolution gouverne des sacrifices aussi grands, aussi entiers que jamais. Plus Iroidement calculés, les combats s'exécutent avec une violence savante. La moindre pensée produit des actes aussi grands que

CONCLUSIOiN. 247

jadis la foi la plus fervente. Parmi nous, les croyances sont faibles, mais l'homme est fort. Chaque fléau trouve cent Beizunces. La jeunesse actuelle ne cesse de défier la mort par devoir ou par caprice, avec un sourire de Spar- tiate, sourire d'autant plus brave, que tous ne croient pas au festin des dieux.

Oui, j'ai cru apercevoir sur cette sombre mer un point qui m'a paru solide. Je l'ai vu d'abord avec incertitude, et, dans le premier moment, je n'y ai pas cru. J'ai craint de l'examiner, et j'ai longtemps détourné de lui mes yeux. Ensuite, parce que j'étais tourmenté du souvenir de cette première vue, je suis revenu malgré moi à ce point vi- sible, mais incertain. Je l'ai approché, j'en ai fait le tour, j'ai vu sous lui et au-dessus de lui, j'y ai posé la main, je l'ai trouvé assez fort pour servir d'appui dans la tourmente, et j'ai été rassuré.

Ce n'est pas une foi neuve, un culte de nouvelle inven- tion, une pensée confuse; c'est un sentiment avec nous, indépendant des temps, des lieux, et même des religions; un sentiment fier, inflexible, un instinct d'une incompa- rable beauté, qui n'a trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui, mais qui déjà produisait de sublimes grandeurs dans l'antiquité, et la fécondait comme ces beaux fleuves qui, dans leur source et leurs premiers dé- tours, n'ont pas encore d'appellation. Cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les Armées, est celle de I'Honneur.

Je ne vois point qu'elle se soit alTaiblie et que rien l'ait usée. Ce n'est point une idole, c'est, pour la plupart des hommes, un dieu et un dieu autour duquel bien des dieux supérieurs sont tombés. La chute de tous leurs temples n'a pas ébranlé sa statue.

Une vitalité indéfinissable anime cette vertu bizarre.

24° SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

orgueilleuse, qui se tient debout au milieu de tous nos vices, s'accordant même avec eux au point de s'accroître de leur énergie. Tandis que toutes les vertus semblent descendre du ciel pour nous donner la main et nous élever, celle-ci paraît venir de nous-mêmes et tendre à monter jusqu'au ciel. C'est une vertu tout humame que l'on peut croire née de la terre, sans palme céleste après la mort; c'est la vertu de la vie.

Telle qu'elle est, son culte, interprété de manières di- verses, est toujours incontesté. C'est une Religion mâle, sans symbole et sans nnages, sans dogme et sans cérémo- nies, dont les lois ne sont écrites nulle part; et com- ment se fait-il que tous les hommes aient le sentiment de sa sérieuse puissance? Les hommes actuels, les hommes de l'heure j'écris sont sceptiques et ironiques pour toute chose hors pour elle. Chacun devient grave lorsque son nom est prononcé. Ceci n'est point théorie, mais obser- vation. — L'homme, au nom d'Honneur, sent remuer quelque chose en lui qui est comme une part de lui-même, et cette secousse réveille toutes les forces de son orgueil et de son énergie primitive. Une fermeté invincible le sou- tient contre tous et contre lui-même à cette pensée de veiller sur ce tabernacle pur, qui est dans sa poitrine comme un second cœur siégerait un dieu. De lui viennent des consolations intérieures d'autant plus belles, qu'il en Ignore la source et la raison véritables; de aussi des ré- vélations soudaines du Vrai, du Beau, du Juste : de une lumière qui va devant lui.

L'Honneur, c'est la conscience, mais la conscience exaltée. C'est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie porté jusqu'à la plus pure élévation et jusqu'à la passion la plus ardente. .le ne vois, il est vrai, nulle unité dans son principe; et toutes les fois que l'on a entrepris

CONCI.USIO.N. 249

de le définir, on s'est perdu dans les termes; mais je ne vois pas qu'on ait été plus précis dans la définition de Dieu. Cela prouve-t-il contre une existence que l'on sent universellement?

C'est peut-être le plus grand mérite de l'Honneur d'être si puissant et toujours beau, quelle que soit sa source !... Tantôt il porte l'homme à ne pas survivre à un affront, tantôt à le soutenir avec un éclat et une grandeur qui le réparent et en effacent la souillure. D'autres fois il sait cacher ensemble l'injure et l'expiation. En d'autres temps il invente de grandes entreprises, des luttes magni- fiques et persévérantes, des sacrifices inouïs et lentement accomplis et plus beaux par leur patience et leur obscu- rité que les élans d'un enthousiasme subit, ou d'une vio- lente indignation; il produit des actes de bienfaisance que l'évangélique charité ne surpassa jamais; il a des tolérances merveilleuses, de délicates bontés, des indulgences di- vines et de sublimes pardons. Toujours et partout il maintient dans toute sa beauté la dignité personnelle de l'iiomme.

L'Honneur, c'est la pudeur virile.

La honte de manquer de cela est tout pour nous. C'est donc la chose sacrée que cette chose inexprimable?

Pesez ce que vaut, parmi nous, cette expression popu- laire, universelle, décisive et simple cependant : Donner sa parole d'honneur.

Voilà que la parole humaine cesse d'être l'expression des idées seulement, elle devient la parole par excellence, la parole sacrée entre toutes les paroles, comme si elle était née avec le premier mot qu'ait dit la langue de l'homme; et comme si, après elle, il n'y avait plus un mot digne d'être prononcé, elle devient la promesse de l'iiomme à l'homme, bénie par tous les peuples; elle

250 SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

devient le serment même, parce que vous y ajoutez le mot : Honneur.

Dès lors, chacun a sa parole et s'y attache comme à sa vie. Le joueur a la sienne, l'estime sacrée, et la garde; dans le désordre des passions, elle est donnée, reçue, et, toute profane qu'elle est, on la tient saintement. Cette parole est belle partout, et partout consacrée. Ce prin- cipe, que l'on peut croire mné, auquel rien n'oblige que l'assentiment intérieur de tous, n'est-il pas surtout d'une souveraine beauté lorsqu'il est exercé par l'homme de guerre ?

La parole, qui trop souvent n'est qu'un mot pour l'homme de haute politique, devient un fait terrible pour l'homme d'armes; ce que l'un dit légèrement ou avec perfidie, l'autre l'écrit sur la poussière avec son sang, et c'est pour cela qu'il est honoré de tous, par- dessus tous, et que beaucoup doivent baisser les yeux devant lui.

Puisse, dans ces nouvelles phases, la plus pure des Re- ligions ne pas tenter de nier ou d'étouffer ce sentiment de l'Honneur qui veille en nous comme une dernière lampe dans un temple dévasté ! qu'elle se l'approprie plutôt, et qu'elle l'unisse à ses splendeurs en la posant, comme une lueur de plus, sur son autel, qu'elle veut rajeunir. C'est une œuvre divine à faire. Pour moi, frappé de ce signe heureux , je n'ai voulu et ne pouvais faire qu'une œuvre bien humble et tout humaine, et constater simplement ce que j'ai cru voir de vivant encore en nous. Gardons-nous de dire de ce dieu antique de l'Honneur que c'est un faux dieu, car la pierre de son autel est peut-être celle du Dieu inconnu. L'aimant ma- gique de cette pierre attire et attache les cœurs d'acier, les cœurs des forts. Dites si cela n'est pas, vous, mes

CONCLUSION. 25 I

braves Compagnons, vous à qui j'ai fait ces récits, ô nou- velle légion Thébaine, vous dont la tête se fit écraser sur cette pierre du Serment, dites -le, vous tous, Saints et Martyrs de la religion de THonneur !

Ecrit à Paris, 20 août iS^^.

FIN.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

NOTES

ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

I

L'ORIGINE ET LE SENS DE L'ŒUVRE.

Vigny écrivait en 1847 à M"° Louise Lachaud, la fille de ses amis Ancelot :

11 faut que vous sachiez que toutes les fois que, dans ce livre de Servitude et Grandeur militaires, il y a : je, c'est la vérité. J'étais à Vincennes, lors de la mort de ce pauvre adjudant. Je vis aussi sur la route de Belgique une charrette conduite par un vieux chef de bataillon ; je chevauchais ainsi en chantant Joconde. Pour le capitaine Renaud, c'est un combat que j'ai voulu livrer à l'esprit de séide qui nous saisit trop aisément en France.

Un lien d'expérience et de souvenir rattache donc, à l'origine, deux au moins de ces trois récits à des réalités observées, par le poète, au cours de ses propres années de service. .\vec l'atmosphère de nostalgie qui baigne une partie du livre, les patliétiques appels à ses «vieux compagnons d'armesu, c'est aussi le définitif adieu de Vigny à une carrière dont il avait espéré jadis renommée et bonheur; c'est le tes- tament d'un soldat pensif qui voudrait définir la situation réciproque d'une Nation moderne et d'une Armée de métier. en 1797, \'igny était bien de ces enfants du siècle qui avaient eu, pendant tout le temps de l'Empire, «une épée nue devant les yeux». Comme la plu- part de ses premiers camarades élèves de la pension Hix ou jeunes pages et gardes du corps il a connu ce désir de la gloire militaire qui inspirait à son ami Gaspard de Pons, en 1822, une ode pas- sionnée et déjà déçue

. . . j'aurai chanté ces braves Q.ue mon adolescence espérait égaler...

.Mais l'armée de la Restauration à laquelle il appartient jusqu'en 1827, à peu près vouée à l'inaction et au «plat service de paix»,

2^6 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

manque aux promesses qu'elle paraissait faire à ces jeunes enthou- siasmes : Vigny fait renouveler mdéfiniment, jusqu'à sa mise en ré- forme, son dernier congé du lo décembre 182^. Du moins a-t-il recueilli divers traits significatifs de la condition militaire, dans l'étrange amalgame qui plaça côte à côte (après la loi du 10 mars i8i8,ouvrant la Maison militaire aux sous-officiers de Napoléon) de jeunes aristo- crates dont le zèle ne rachetait guère l'inexpérience , et d'anciens com- battants de l'Empire, aussi rompus aux choses de la guerre qu'igno- rants de toute connaissance théorique. «J'ai peu d'aventures à raconter, mais j'en ai entendu beaucoup» : d'autant plus, en effet, que la préfé- rence de Vigny pour les vieux officiers l'a rapproché de ces caractères «primitifs et smguhers» auxquels vingt ans de campagne avaient im- posé leur empreinte.

L'évidente lassitude de la France au lendemain de 18 15 et la fièvre d'une jeunesse hantée par les prestiges de l'Epopée; le paradoxe qui, dans la Garde en particulier, permettait à d'aristocrates adolescents de commander à de vieux soldats d'Espagne et de Russie; les heurts iné- vitables entre la consigne des troupes et le désir de liberté subsistant dans les masses : Vigny a vu ce malaise de l'armée d'après l'Empire ; il en a scruté les indices à la lumière de sa déception et de sa philo- sophie. Un des livres qui ont le plus bouleversé sa jeunesse. Les Soirées de Saint-Pétersbourg , lui a appris à réfléchir sur la condition singulière du soldat, «innocent meurtrier, instrument passif d'une main redou- table, qui s'avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu'il veut ni même ce qu'il fait...» Encore J. de Maistrc admettait-il qu'une mission providentielle est éternellement dévolue au guerrier, et secrè- tement admise par tous les peuples, sauvages ou civilisés : au lieu que Vigny constatait autour de lui, dans l'embourgeoisement progressif de la société moderne, un désaccord douloureux entre les nations et les armées de métier ou les cadres mêmes des armées de conscription.

Cependant, si la rêverie du jeune officier a de bonne heure saisi, dans le détail des rencontres, diverses images caractéristiques de la condition du soldat, il fallut, semble-t-il, les journées de juillet 1830 pour préciser quelques-unes des thèses qu'illustreront ses récits. Pen- sionné depuis 1827, mais pénétré d'un reste de loyalisme, il sent à ce moment l'absurdité héroïque de son devoir : c'est, «si le Roi revient aux Tuileries et si le Dauphin se met à la tête des troupes», d'aller se taire tuer pour une dynastie aveugle et pour un trône croulant, à pro- pos d'ordonnances odieuses et nialadroitcs.il connaît, dans son ancien milieu militaire, des drames de conscience du même ordre, et il écrit

^'OTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 257

dans son Journal, durant l'automne de 1830 : «Si je taisais le roman que je projette de La Vie et la Mort d'un soldat. Pensée. L'obéissance passive, le martyre d'un soldat...»

La répression par l'armée des émeutes des grandes villes, au début du règne de Loms-Plulippe, remettra souvent face à face les éléments avancés du pays et les «gladiateurs» obéissants. Vigny connaît ce genre de conflits : à Pau, en août 1824, son régiment, le 155°, a été l'oc- casion de l'àclieux tumultes les officiers étaient insultés et blessés par la population, son lieutenant-colonel, M. de Fontanges, «le plus elievalcresque et le plus aimable officier que j'aie connu», tut outrage et frappé sur le Pont-Neuf, dut ensuite se défendre, devant les Tribu- naux, contre des imputations qu'il prit extrêmement à cœur.

L'ancienne Garde royale, sous la Monarciiic de Juillet, a spéciale- ment expié la triste nécessité qui l'avait mise aux prises avec la popu- lation parisienne. Outre que la plupart des Iiistoriens s'étendaient sur l'héroïsme des Faubourgs et des Ecoles et taisaient le rôle douloureux et muet de ces troupes abandonnées en plein Paris par une autorité déconcertée, un examen minutieux fut tait des états de service des officiers. Dés le 1 1 août 1830, des notes à l'encre rouge, «douteux», «dangereux», «dévot», précisent sur les contrôles l'attitude politique probable de capitaines et lieutenants. Alexandre d'Hanache, qui figu- rera dans La Veille'e, est signalé comme «Courtisan peu ou point mi- litaire. Ne peut plus servir. Dangereux».

Comment Vigny pourrait-il ignorer les protestations qui , de bonne heure, s'élèvent contre de tels procédés? Il est resté en suffisant con- tact avec d'anciens camarades pour connaître les inquiétudes suscitées dans le corps des officiers par cette affaire de notes secrètes'. II semble avoir lu une brochure qui parut vers la fin de 1830 : La Garde royale pendant les événements du 26 juillet au y août iS^o , par un officier employé à l'état-major [de Bermond], avec une devise bien faite pour lui plaire : «Fais ce que dois, advienne que pourra».

D'autres symptômes encore l'inquiètent. L'expédition d'Alger, si propre en apparence à enchanter un pavs qui avait acclamé Bonaparte au retour d'Egypte, laisse indillcrcnt le public français, le trouve niêmc hostile ou gouailleur : occasion imprévue, cependant, de glorifier d'authentiques héroïsmes ! Mais les acclamations vont ailleurs , et Vigny

I'' De RocHKMORt, De l'état militaire, ou coup d'ail comparatif sur les an- nuaires militaires de i8jo, i8ji et iS}2. Nimes c-t Paris, 1832. Cf. p. 42 : (I avoir été dans la garde est une barrière à peu près insunnontablc ».

258 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

s'en afflige dans l'article il rend compte [Rnue des Deux Mondes du 1" septembre 1831) des Anecdotes sur Alger que vient de publier Merle. «Qu'est-ce donc que cette guerre dont il ne revient ni héros couronnés , m héros blessés , ni héros bronzés du soleil , haut cravatés , regardant sombre, et coudoyant sans pitié, comme au bon temps du débonnaire patriote qui nous canonna à Saint-Roch. . . Nous devons quelque reconnaissance à une armée toute jeune, et qui partit au niiheu des pamphlets, des sifflets, des persiflages et des caricatures, qui la suivaient comme les éclairs d'un gros orage prêt à crever sur elle au premier revers... Peu s'en faut que chaque conquérant, en re- venant en France, ne se cache de sa conquête comme d'une mauvaise action, et ne l'eflace de ses états de service. Les faiseurs de réputation fouillent partout pour trouver des héros , et ne s'informent pas de ceux-là qui sont tout faits, et que le sang a haptise's, selon notre ^^eille expression de soldat, que j'ai apprise à l'armée. Voilà la gloire des faits d'armes en l'an de grâce 1 83 1 .11

On voit quelles raisons d'actualité, en même temps que de mélan- colique souvenir, commandaient à \'ignv son livre militaire. La hauteur d'âme qui l'a toujours intéressé aux vaincus se trouvait d'accord avec la nostalgie obsédante de cette profession qu'il n'avait guère lait que traverser jadis. Mais il estime sans doute qu'il a d'autres clients à défendre, et de plus pathétiques : c'est l'homme de lettres, victime de l'indiflérence ou de l'hostihtc des pouvoirs et des publics, qui oc- cupe son romantisme et émeut l'auteur de Stella (été de 1832). Encore faut-il noter que le jeune déporté de Laurffff, proscrit parles n avocats» du Directoire, complète secrètement la série des intellectuels persé- cutés : c'était d'abord, d'après le manuscrit, un homme fait pour «ne porter qu'une cpèei), mais séduit par la liberté de la presse et expiant de sa vie une douce crédulité.

Le 23 décembre 1S32, Vigny écrit à Buloz :

... Je crois qu'il ne serait pas convenable de dire au public le titre du livre (car ce sera un livre) que je vais vous donner tout-à-coup. Ce titre lui apprendrait trop vite l'histoire qu'il croirait savoir.

J'ai d'ailleurs à vous parler longuement de cette publication. Si la Revue lui donne sa seconde forme d'in-8°, je désire que ce soit quinze jours après votre publication. Nous en parlerons : quand vous connaîtrez le sujet vous sentirez qu'il est important qu'il paraisse bientôt en forme de livre.

Je crois que vous ferez bien d'annoncer comme devant paraître le 1 5 jan- vier ou 1" février un ouvrage historique que je ne destinais pas à voir encore le jour, mais qui par son sujet pareil aux derniers événements de la France est de nature à exciter quelque intérêt. . . {Lettre inédite.)

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 259

Laurttte ou le Cachet rouge ne puraitia , à lu vérité , que dans la livrai- son de la Revue des Deux Mondes du i" mars 1833 : et c'est bien, avec l'intermède de Chatterton en 1835, ce livre-ci qui, pendant trois ans, reste au premier plan des préoccupations de Vigny. II apporte à cette œuvre de piété et de médiation sa générosité et son art , avec la vertu d'une prose supérieure, à la fois saturée de vérité et pénétrée de poésie. Elle n'a plus guère, de la manière de Cinq-Mars, qu'une espèce de transparence cristalline et nacrée. De la fantaisie, parfois si pé- nible, de Ste/Zo , il ne reste rien que certaines intentions humoristiques dans La Veillée : l'art le plus direct , le moins concerté et le plus émou- vant triomphe presque partout. Et déjà, poète incliné au symbole , Vigny ne laisse pas de donner à certains détails de ses récits une secrète va- leur allégorique. L'héroïne de Laurette, c'est presque l'ordre cacheté, le morceau de papier scellé auquel il faut obéir. A côté de l'honnéte adjudant de La Veille'e , l'écrivain n'évoque pas sans dessein la belle poule blanche installée sous le canon de Louis XIV, paisible destinée dans un appareil guerrier. La Canne de jonc, surtout, sert d'emblème à une autorité réfléchie qui ne veut plus être meurtrière : elle devient, aux mains de l'homme d'honneur qui la porte, le symbole d'un pres- tige plus haut et plus '.ûr qu'une arme même. EnBn , parallèlement à Stello qui illustrait de trois exemples la thèse désenchantée de l'hosti- lité entre le pouvoir et l'art, trois autorités difTérentes, un conseil civil, la Royauté, l'Empire, imposaient tour à tour leur loi 3. des consciences de soldats.

DISPOSITION GENERALE.

Il est probable qu'on retrouve les premières intentiojis de Vigiiv, au sujet du livre qu'il promettait à Buloz, dans les divers chapitres énu- mérés hâtivement par ce quadro ancien [1832?] semble subsister quelque influence maistrienne :

Un livre comme VlmUation.

Caractère sacré de la servitude militaire \d'ahori : Servitude et SacriBce niiiitaire]. Du caractère social des armées modernes. Du caractère sacré des armées.

De la pauvreté et de l'obéissance. (Douceur de caractère que donne l'obéis- sance.)

G. I. Le caractère des armées est sacré.

Les militaires sont des enfants armés.

'7-

26o NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

C. 2. [L'Armée est [toujours passive] aveugle et muette. Elle frappe comme un seul homme.]

C. 3. [L'homme de guerre] Le guerrier est beau et sublime parce qu'il ne sait pas ce qu'il fait et joue sa tête sans savoir à quel jeu et sans s'en informer.

C. 4. Combien au-dessus de celui qui le fait agir. Exemples : Marceau, Hoche obéissant à Marat, La Rochejacqueiin, d'Eibéc, L'Escure obéissant à des ordres transmis par d'intrigants diplomates de Coblentz.

C. 5. Ou trop haut ou trop bas sont placées les armées dans l'opinion. Le sentiment éternel qu'elles doivent inspirer est la vénération que l'on a pour les victimes dévouées.

Les gladiateurs mourans.

C. 6. Histoire des armées modernes.

C. 7. La guerre est un art qui a des maîtres. Montccuculli. Ses élèves et l'on oublie que le sang humain est l'instrument.

C. 8. Le soldat mercenaire aura toujours le même esprit tant que la nation entière ne sera pas armée.

C. 9. Le soldat et le général ont le même esprit.

C. 10. Le soldat est indifférent aux événements.

C. 11. La solde est immorale en ce qu'elle rend l'homme cruel et indif- férent aux [sentimens] guerres de sentiment, guerres nationales. Il les confond avec les guerres de tactique; 2" en ce que le soldat se méprise lui-même sachant son sang pavé à tant la goutte.

C. J2. La mauvaise humeur est le trait dommant du caractère du guerrier soldé, l'ennui est le second.

C. 13. La profession du soldat est le martyre comme [celle] la race du noble.

C. 14. \_ Ajouté ultérieurement.'^ Que la religion de l'honneur est à présent celle qui vit dans les cœurs et que l'armée en est le tabernacle. C'est un carac- tcre. lB,Jé.]

C, 13. On a dit que les armées mercenaires se changeraient en armées na- tionales, je pense au contraire que le soldat est la dernière transformation du guerrier et que l'homme de guerre cessera entièrement d'exister, mais dans un avenir très lointain.

C. I.J. Le martyr éternel des armées me semble avoir un si magnifique ca- ractère que je serais porté à croire que la Providence l'a créé pour toucher le cœur des nations et leur dire : quand cesscrez-vous de vous immoler à vous- même ces magnifiques victimes. Vous faudra-t-il jeter longtemps encore des Turenne et des Desaix? Je vous ai donné la parole pour vous entendre et l'imprimerie pour la conserver, vous faut-il encore des armes. C. 15. Martyre par l'ennui de la vie. Histoire de L'Amiral Collmgwood.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 26 I

C. 16. Comment il faut supporter les changements de gouvernement dans la profession des armes. Ex. Histoire de Monk. C. 17. Que le martyre est d'autant plus grand qu'il force le soldat à être

C. 18. Qu'il me soit permis de raconter à ce propos une histoire qui me fut contée quand j'entrais au service.

C. 19, 20, 30, /fO, etc. Le Cacbct rouge.

C. 41. L'histoire du capitaine de la Boudeuse qui fut forcé par l'ordre du Comité de Salut public d'exécuter les prisonniers anglais.

Considérer depuis quelle époque les années sont dans une servitude avilis- sante.

Et, après un large espace en blanc :

Martyr de la garde aux trois jours. Les combattants populaires pouvaient en effet se regarder comme des héros puisqu'ils avaient osé vous combattre et il n'y a qu'un nom plus beau que celui de héros c'est celui de martyr. Je sais à quels cœurs je parle, je sais combien d'entre vous frapperont [la table] sur leurs genoux et diront il a raison.

Dans le même temps, le titre de l'ouvrage ne s'imposait qu'mcom- plct, et comme unilatéral , à Tesprit de l'ccrivam :

Servitude des armées modernes.

De la servitude militaire [et du gladiateur moderne].

Du gladiateur et du soldat.

[De la Destinée] des armées modernes.

Caractère et Destinée.

avec une première épigraphe :

Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font.

S' Luc, NMii, 34

bientôt remplacée par la citation latine que Vignv conservera :

Ave Caesar, morituri le salutant et par cet alexandrin :

Blâmer la servitude, admirer les esclaves.

Par bonheur, la philosophie militaire de Vigny n'a guère tardé à faire surtout appel à des souvenirs concrets. L'armée à laquelle il avait

202 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

appartenu lui inspire une invocation qui ne passera qu'en partie dans le texte de son livre :

Lequel de vous» 6 mes compagnons, ne comprend pourquoi je laisse avec joie mes travaux favoris et les plus [secrètes] profondes consultations de mon âme et de mon cœur pour revenir à des temps que j'ai passés avec vous dans l'espérance de la gloire des armes? Nous sentons sans le pouvoir dire ce qui nous cliarme dans les contraintes passées même lorsqu'elles [sont sans gloire] furent sans éclat. N'est-ce pas parce que l'Iiéroïsme est assez beau pour que son simulacre seul ait un reflet digne de sa splendeur? Serait-ce que la moindre action sanctifiée par le moindre péril nous laisse dans le cœur plus de fierté que le labeur silencieux et pacifique de la pensée? Ou plutôt n'est-ce qu'un de ces grands attachements collectifs que l'on ressent pour les masses humaines dont un a fait partie, nations, provinces ou corporations? [Comme une feuille en- levée à un grand arbre] Est-ce pour cela que nous faisons des mouvements involontaires [vers le corps dont nous fûmes les membres] [comme tronçons] comme font les membres coupés [de quelque] d'un [hjdrc qui pant. ..] [des grands corps] d'un grand et même corps.

[Vous êtes maintenant séparés et]

Pour moi tout me semble précieux dans les plus simples impressions de la plus simple vie; je m'y plais [étrangement et je ne sais comment il se fait que] tel événement [qui me plaisait peu dès] peu remarqué dès l'abord me devient cher à mesure que je m'éloigne de lui; comme si le temps était un beau cristal qui le vînt revêtir, conserver et embellir de ses indéfinissables clartés et de ses [chato_)antes] ardentes couleurs.

Ils sentiront que je suis toujours leur compagnon et leur frère. Oui, je n'ai pas cessé de l'être. Les souvenirs [d'un temps de service] de l'armée ne s'ef- facent pas plus que ceux de l'enfance.

On aime la guerre comme on aime le jeu, pour l'émotion. Seulement il y a de plus la grandeur du spect;icle cl l'enjeu plus fort.

Nous voilà bien bas, ô mes compagnons, mais voyez comme le moindre danger anoblit cette servitude tout-à-coup. Le Péril est le rayon qui vient éclairer toutes les beautés de l'armée; elles existaient mais dans l'ombre.

Or ii y a deux sortes de Dévouement, le dévouement aux idées, le dévoue- ment aux hommes. Celui-ci est inquiet , variable, indécis, l'autre est calme, grand, pacifique, sublime.

L'iiidiflFérence en

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 2.6}

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE.

Presque au début de son Journal, Vignv avait noté le tragique épi- sode qui devait fournir la première partie de ses lustoires de servitude militaire :

Passage de mer. Un beau vaisseau partit de Brest un jour. Le capi- taine fit connaissance avec un passager. Homme d'esprit, i[ lui dit; «Je n'ai jamais vu d'homme qui nie fût si cher. »

Arrivés i la hauteur de Taïti. Sur la ligne. Le passager lui dit : (iQu'avez-vous donc là? Une lettre que j'ai ordre de n'ouvrir qu'ici, pour l'exécuter.» Il dit aux matelots d'armer leurs fusils et pilit. «Feu!» il le fait fusiller.

Mais déjà, le poète n romançait» ici une anecdote plus simple, un cas d'obéissance à une stricte consigne qui avait de bonne heure frappé l'esprit de Vigny, fils d'officier et petit-fils de marin. Il avait quatorze ans quand mourut, en 1811, l'amiral de Bougainvillc, l'un de ces hommes de mer français dont il songea quelque temps à retracer la carnère. Ce grand navigateur était allié à sa famille : or, c'est de lui qu'il déclare tenir la poignante anecdote qui donne à son récit un point de départ historique. «Mon cousin, M. de Bougainville, me ra- conta véritablement ce trait d'un niann qui eut le malheur d'obéir à un ordre du Comité de salut public, de fusiller les prisonniers de guerre...» M'"° Lachaud).

Le Comité de salut public est devenu le Directoire gouverne- ment d'« avocats» moins héroïques et moins soumis aux exigences de l'heure ; le prisormier de guerre s'est transformé en un de ces infortunés hommes de lettres dont l'auteur de Stella a tait sa plus ordinaire chen- tèlc. L'arrêté du Directoire sur les journaux et sur leurs rédacteurs, au lendemain du 18 fructidor, reçoit ici une sorte de sanglant post- scnptum. Le cutter le Marat , qui fut réellement armé en guerre à Rochcfort en prairial an II et ralfia le port de Brest, prend un peu la place de la Vaillante, qui partit de Rochefort, le 2j septembre 1797, avec des instructions du Directoire relatives aux déportés politiques à bord.

Ainsi ramené à une époque plus farouche, rien de plus vrai que le déplorable fait de guerre sur lequel Vigny a souvent médité. Voici le

264 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

texte du rapport'"' que le lieutenant Charbonnier, commandant la trc- gate la Boudeuse, de l'escadre de la Méditerranée, adresse à Dalba- rade, commissaire à la Marine :

Dans la nuit le 25 [messidor an m] à quatre heures du matin étant au Suci de Mahon distant 10 lieues, je m'emparai d'un brick anglais venant de Fal- mouth allant à Palerme, étant sur son lest et équipé de onze hommes. Je fis venir l'équipage ù bord que je fis Fusiller d'après le décret que le commandant des armes m'avait remis qui porte de ne faire aucun prisonnier anglais ni ha- novrien et je coulai le navire à fond.

II s'agit du décret du 7 prairial , dont le texte aurait été remis avant son départ au lieutenant Charbonnier : ni le commandant des armes , ni lui-même n'auraient compris qu'il ne pouvait s'agir, dans cette cruelle disposition, d'un équip.tgc de bateau marchand, et il semble que le Comité de salut public se soit ému de cette inhumaine interpré- tation d'une mesure implacable; un projet d'arrêté, le 23 thermidor, excepte les navires marchands «de la loi du sept prairial qui détend de faire des prisonniers anglais et hanovriens». Le triste exploit n'en était pas moins accompli, et dans des conditions justifiant assez l'indignation d'un vieux marin tel que Bougainville (qui avait fait sur la Douduise son fameux voyage d'exploration) et l'émotion rétrospective de son parent longtemps après. D'ailleurs , les arcliives du port de Brest ne renferment rien, parmi les ordres envoyés de Paris à l'ordonnateur de la Marine , qui concerne une mission confiée à un navire de cette escadre. Le capitaine de vaisseau J.-P. Charbonnier mourut le } prairial an IV «par suite des fatigues du service».

Vigny, jeune mousquetaire rouge, a bien suivi la retraite de la Maison du Roi, en mars 1815, sous une pluie et par des chemins dont tous les historiens des Ccnt-Jours nous ont dit l'horreur. A-t-il vraiment rencontré la charrette mystérieuse qu'escortait un officier d'infanterie? II l'affirme encore dans une lettre .idressée à un de ses anciens compagnons d'armes du 55' (communication de M. Bordes de Portage). N'oublions pas qu'en 1832-1833, il entend sans doute décrire à M"° Dorval la «grande carriole d'osier» dans laquelle elle- même, jadis, a traversé la France de l'Océan au Rhin'^. Encore peut-on noter, puisque Vigny a tenu à .attribuer au 7' léger son brave fantassin, jadis marin, que ce régiment comptait dans ses cadres à partir de 1809 un chef de bataillon, Charles Hoitz, à Versailles le

l'I Archives Nationales; Marine, BB\ 42, (1794).

l'I F. CotJPV, Marie Dorval (1798-1849). Pans, 1868, p. 403.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 26)

16 février 1777, timonier sur le Patriote en 1792, lieutenant i la Lé- gion nautique en Egvpte et présent à Aboutir, avant de poursuivre dans l'armée de terre une destinée parfaitement obscure. D'autres traits de détail relatifs à 1 humble héros la démarciie, la coupe de coco sont empruntés à une réalité observée au régiment.

Launtte se rattache d'ailleurs à sa manière , qui est merveilleuse d'adresse et de pathétique, à ces histoires de «folles» que le xvin* siècle avait pratiquées, à l'anglaise.

LA VEILLEE DE VINCENNES.

Vigny, le 4 avril 1816, avait quitté le manteau blanc et l'habit rouge de la Maison du Roi pour l'habit bleu de roi, aux parements et retroussis rose foncé, du 5' régiment de la Garde. Le i" bataillon, il était, tenait garnison à Vincennes avec la plus grande partie de l'ar- tillerie à pied et à cheval de la Garde , avec du génie et du train d'artil- lerie, sous les ordres de MM. de Puvvcrt, commandant d'armes, et de Beaumont, lieutenant de Roi.

Or, le 17 août 18 19, vers 4 heures un quart du matin, le magasin d'artifice du dépôt d'artillerie 1,500 kilogrammes de poudre en tout faisait explosion; un petit dépôt de poudre situé à côté sauta également : les cott'rets de dix-huit pièces de canon, 50,000 cartouches d'infanterie crépitèrent dans le silence matinal. La Tour de la Reine , avec ses 50,000 kilogrammes de poudre, fut épargnée grâce à un volet double dont moitié tint bon. Dans le seul Pavillon du Roi, on eut à remplacer trois mille vitres : par bonheur, les verrières de la chapelle , qui sont du XVI' siècle, n'étaient pas en place à cette époque à cause d'un travail de réfection. Le Ministère de la guerre recevait dans la journée le rapport suivant :

le 17 août 1019. Mon Général,

Je m'empresse de vous rendre compte qu'un magasin à poudre de la place de Vincennes situé dans le contrefort faisant partie de la courtine donnant sur le bo:s a sauté ce matin à ^ heures 10 minutes.

L'explosion n'a lue qu'un garde d'artillerie qui se trouvait dans le magasin. Tous les caissons composant le parc de la Garde qui se trouvaient dans la cour

266 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

d'honneur en ont été rapidement évacués par la garnison et aucun d'eux n'a pris feu malgré toutes les matières incendiaires qui les entouraient et l'explo- sion d'un petit magasin en cKarpente contenant l'artifice placé au centre des caissons.

Les réparations que cet accident occasionne aux bâtiments de la place de Vincenncs sont très grandes et toutes de la première urgence, puisqu'elles portent pour la plupart sur la couverture, les croisées, les portes et une por- tion d'escarpe ouverte par l'explosion.

J'ai donné des ordres sur les lieux pour commencer les réparations les plus pressées.

Je suis avec un profond respect Mon Général

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Le Colonel^ directeur des fortijications , Ch' J. Paulin.

Un seul homme tué; sept à huit blessés; quant au reste, des dégâts tout matériels : il n'y avait pas de quoi occuper longtemps l'opinion ; et les dossiers du gouverneur et du lieutenant de Roi ne gardent pas trace d'une note de rigueur qui eût été attribuée, à ce propos, à ces anciens Emigrés. Cependant, le Comité de l'artillerie eut plus tard à s'inquiéter des causes et des circonstances de l'accident. Ses archives renferment le Rapport fait en exécution de l'ordre de M. le Président du Comité de l'artillerie, en date du lo juin iS^i ... sur les accidents arrivés depuis vingt-huit ans à Vincenncs :

Il n'existait alors dans la place que trois magasins à poudre, dont deux principaux, la tour de Paris pour la Direction et la tour de la Reine pour l'Ecole de la Gjrde rojalc; celle-ci avait en outre, pour les besoins journa- liers, un petit magasin, situé sous la voûte de l'angle sud-est de la cour d'hon- neur, et adossé contre le mur d'enceinte. Il n'était garanti, vers la cour, que par une simple fermeture en planches, l'on avait pratiqué une porte. C'est ce petit magasin qui sauta. Il contenait alors 300 tilog. de poudre et autant de munitions confectionnées.

... Le 17 août 1819, à 4 h. 1/2 (sic) du matin, le feu prit au magasin, sans doute par l'imprudence du Garde du Parc de l'Ecole, nommé Mcnnc- chet, qui était allé y chercher quelques objets. Cet employé fut considéré comme la seule cause du sinistre, quoique le fait n'ait pu être sulTisamment éclairci dans ses détails. Toutefois, il paraît certain que Mcnnechet se trouvait, au moment de l'explosion, penché sur l'un des barils; car il fut projeté à 80 mètres de distance du magasin, et appliqué à 30 mètres de hauteur, sur l'un des pieds droits de la chapelle, il laissa une empreinte avant d'être mis en morceaux. On retrouva des lambeaux de son corps dans diverses parties

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMEXTS. 267

du Fort. L'empreinte est encore parfaitement distincte aujourd'Imi, quoiqu'il se soit écoule vingt-trois ans depuis lors. On voit également, sur les murs de la chapelle, iempreinte d'un grand nombre de balles, qui vinrent s'y appli- quer, et laissèrent des taches noires irrcgulières très prononcées.

L'explosion du petit magasin à poudre occasionna immédiatement celle d'une salle d'artifice construite en planches à 15 mètres du magasin. Cette salle con- tenait une grande quantité d'étoupes destinées au chargement des caissons, de sorte que les étoupes embrasées couvrirent aussitôt de feu toute la cour du Parc, se trouvaient 28 caissons chargés; mais le zèle de la garnison parvint à les préserver.

Bien qu'elle n'ait pas eu, comme on voit, toute la gravité qu'elle aurait pu comporter, l'explosion de Vmccnnes ne laissait pas d'être une assez sérieuse affaire. Vigny se souviendra un jour, dans des cir- constances analogues, du genre d'émotion qu'il avait ressentie, le matin du 17 août 1819 : c'est quand sa femme, en 1843, est victime d'un commencement d'incendie domestique. «Je n'avoue point par exemple, écrit-il à son ami de Lagrange, que j'aie été effravc, je ne perds jamais la tête heureusement et j'ai couru à ces petites flammes avec beaucoup de mépris pour elles, en les comparant à celles de la poudncre de Vincennes que j'aidai à éteindre un jour.» {^Lettre in- édite.)

D'ailleurs , au moment il écrit La Veillée de Vincennes vraisem- blablement en 1833 Vigny «travaille» de souvenir et sur les don- nées qu'a su garder une mémoire singulièrement attentive, conser- vant, avec une fidélité qui va jusqu'à la souffrance, les impressions et les détails concrets suscités par la vie. Il se souvient de cette «veillée 11 ; mais, dans son manuscrit, il avait d'abord rapporté à, 1S18 cet incident de sa Me militaire; et c'est en surcharge que la date du 17 août et diverses précisions d'heure et de lieu ont pris place dans son récit. C'est la déposition d'un témoin qui s'est rappelé l'essentiel d'un grave fait-divers , et à qui l'on ne reprochera pas d'en avoir faussé les hgnes et grossi l'importance : et l'on se demande quels tonnerres et quelles caronades aurait fait jouer Victor Hugo s'il avait eu à tirer parti d'une scène de ce genre, dont iJ aurait, par surcroît, été l'un des acteurs!

Le jeune lieutenant de 18 19 connaissait-il aussi intimement qu'il le dit le sous-olTicicr qui lut la seule victime de l'explosion? Mennechet et non Méneclic, comme écrit le Moniteur relatant l'accident avait assurément bien des anecdotes de guerre à raconter à Vigny ; et comme il avait su, au cours d'un service ininterrompu de vingt-six ans, remplir quelque temps les fonctions d'officier, ce modeste soldat

268 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

pouvait être admis dans la tamiiiarité courtoise et amusée du jeune iiristocrate. Claude Mennechct est le 21 décembre 1774. à Clastrcs, dans l'arrondissement de Saint-Quentm , son père est un «linieni, un préparateur de lin. Comme son extrait de baptême réunit divers noms de proches parents, il ne semble pas qu'il ait être élevé par le curé de son village, dans l'espèce M.Carlier... Mennechct n'entra pas au Royal-Auvergne, qui d'ailleurs n'existait plus lorsqu'il s'engage, le 6 juin 1793, au 1" régiment d'artillerie à pied : il fait aussitôt cam- pagne, de l'an II à l'an vill, aux armées de Sambre-et-Meuse et d'Italie et les Autrichiens le font prisonnier à Ancône. Après le traité de Lu- néville, il sera de toutes les fêtes, ou peu s'en faut, Algésiras, Cadix, Saint-Domingue, le camp de Montreiiil, léna, Eylau, Friediand, avant d'aller à son tour tâter de la terrible guerre d'Espagne. Il est pris par les Anglais à Vittoria en juin 18 13, s'échappe de leurs pontons au moment on l'embarquait pour le transporter en Angleterre. Un long détour dans l'intérieur de l'Espagne le fait rentrer en France en 181.J,, et le vaillant soldat se présente à. l'autorité militaire à Bayonne : on lui accorde de «tenir lieu d'un officier» à l'état-ni.ajor de l'artillerie, à Bordeaux.

Quelques mois après, il est nommé garde d'artillerie à. Vincennes : de classe le 30 septembre 181.^, à la suite de la direction de Pans, il passe le 12 octobre 181 5 de 2" classe dans la Carde royale. Il est fort douteux que ce comparse de l'Epopée ait arboré avec plaisir la cocarde blanche qu'il n'avait jamais portée jusque-là.

Quant à une famille , même réduite , ses états n'en portent pas tr.ice , et il va de soi que le charmant tableau d'intérieur esquissé par Vignv, à la Greuze, forme un épisode «Marie-Antomette» qu'il relie au récit de l'explosion pour faire contraste et accuser cette bonhomie du trou- pier qui s'oppose ici à la servitude de la discipline du Cachet rouge et au sens de l'honneur du capitaine Renaud. «Il y a longtemps, lui écrit Brizeux le 12 juin 1834, que vous gardiez l'idée de cette histoire, car nombre de fois vous m'avez parlé de Sédaine. Le portrait que vous en avez fait a tout le naturel que Sédaine lui-même auniit mis en le pei- gnant.» Longtemps, ce serait la fin de 1829 au plus tôt, d.ite approxi- mative de la jonction des deux poètes. Il est probable que la sympathie de Vignv pour l'aimable et cordiale figure de Sédaine de Sédaine plutôt est le résultat d'un Eloge à la princesse de Salm, lu au Lycée des Arts le 30 messidor an V, en attendant qu'il figure en 1835 dans les Ouvrages divers en prose de cette peu authentique grande dame. Et l'on sait qu'une sollicitude particulière devait intéresser

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 269

pour toujours l'auteur de La Veillée à la famille même de l'auteur du Philosophe sans le savoir : la fille de Scdame est de ses protégées.

Il est ccrtam que par 1'» histoire de l'adjudant» qui rattache une carrière de sous-officier de Napoléon aux jours déclinants de l'ancienne monarchie, quelque disparate se glisse dans La Veills'e. Il y a, dans le personnage du garde d'artillerie, et dans la manière dont il est pré- senté, des traces de Sterne et de ses héros militaires, capitaine Tobv et caporal Trim : et ceci est d'un autre ton. On dirait que la compo- sition du récit a surpris les propres prévisions de V'ignv, les disposi- tions initiales suivant lesquelles il devait se développer. Ce brave homme de sous-officicr se trouve avoir «dans son langage et ses ma- nières je ne sais quoi de l'ancien bon ton du monde...»; «tout âgé et tout modeste qu'il nous avait paru d'abord «, il joue du piano avec dé- lices , et non sans un ravissement imprévu. N'y a-t-il pas une accen- tuation peut-être excessive des qualités pacifiques et polies chez un vieux guerrier ?

Ce n'était plus, en tout cas, l'original de l'adjudant qui pouvait guider ICI Vignv ; et nen n'est plus significatif que l'embellissement par lequel il transforme en «puritain de l'honneur», «l'élite deTèlite», un homme que ses chefs qualifient d'« assez bon garde», mais à qui ses notes d'inspection donnent un témoignage fort imparfait : «Con- duite bonne, quant à ses devoirs de service, probité intacte, moralité du reste médiocre ' Enfin, c'est plutôt par une lâcheuse désobéis- sance à la consigne que par une conscience professionnelle obstinée, que Menncchct causa le sinistre qu'il paya aussitc>t de sa tête.

Sur un point encore, Vigny a modifié, inconsciemment ou à des- sein , une réalité qu'il peut être intéressant de rappeler. Le royal podagre «passa» moins vite à Vincennes qu'il ne se plaît à le dire :

Hier, écrit en date du 18 août le Moniteur du 19, Sa Majesté a dirige sa pro- menade vers le château de Vincennes. Sa Majesté s'est fait rendre compte par M. le commandant de l'artillerie de révênemcnt du matin. Cet officier a exposé au Roi avec quelle intrépidité les canonniers, la plupart en chemise, ont éloi- gné les caissons, et tout ce qui était matière inflammable, du lieu de l'incen- die, au moment l'artifice était tout en feu et que le danger le plus immi- nent régnait encore. Je reconnais bien des Français, a dit S. M. en s'adressant aux canonniers qui l'entouraient. S. M. , en se retirant, a laissé à ces braves des marques de sa munificence royale.

■'' Etat miminatij de MM, tes offciers et employés Je l'Etole d'artillerie de la Garde royale, 1" octobre 1818 (Coniilé de l'Artillerie).

2^0 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

M. de FontangLS, nous l'avons vu, avait toutes sortes de raisons de figurer au nombre des officiers que Vigny souhaitait honorer. Il était mort à Saint-Sébastien le 2.J. octobre 1826, et sa veuve, qui avait été pour beaucoup dans le mariage d'Alfred de Vignv avec miss Bunburv, est restée en relations avec sa famille. Quant à Ernest-Louis-Gaspard- Alexandre d'Hanache, suspect à bon droit au régime de Juillet, il avait pris du service en Vendée. Cet ancien camarade, ce voisin d' An- nuaire du lieutenant de Vignv est tué au combat du Chêne (juin 1832) , et la duchesse de Berri a fait elle-même le récit de cette mort "', qui lournit une précision à la date de rédaction de La Veillée.

Timoléon d'Arc*** semble, au contraire, une figure tout imaginaire. Dans son manuscnt , Vigny n'hésite pas sur son prénom antique, ba- lance entre de *** et d'Arc***, semble s'en tenir, à vrai dire, à l'un des premiers noms (d'.Ajcy) qui figurent dans l'Annuaire de la Res- tauration. Incarnation d'un autre moi , plus scientifique et froidement passionné, puisque lui-même songe, au collège, à se préparer à l'Ecole polytechnique ? Symbole des vertus militaires les moins brillantes , les plus ternes même et les plus intérieures , chez un jeune homme qui se transformera aisément en un héros? Je pencherais pour cette lu'po- thèscquc semblent confirmer, dans le manuscrit, certains détails amen- dés après coup. Timoléon «lisait tout haut, en marchant. Le Svstème du monde, de Paris de Boisroman». Le chapitre II est ainsi amorcé au crayon : «Je me levai et j'allai le trouver. Il rêvait sa fenêtre ouverte. . .d Quand il s'en va dans sa petite chambre, après l'explosion il fut le plus énergique sauveteur, «en marchant il rêvait et ne se retourna pas une fois». N'est-ce pas à son nmoiu distrait de 1819, éperdu de poésie et d'art idéaliste, que l'écrivain de 1833 entend faire une place le long des tossés de Vincennes ? Dans une esquisse ultérieure de ro- man historique et vendéen, Timoléon d'Arc*** reparaît.

Le poète-capitame se laissant emporter au gré du souvenir, avait d'abord, dans ses brouillons, relié plus étroitement le récit de l'explo- sion de 18 19 à ses confidences personnelles. C'étaient bien les souve- nirs de sa vie mihtairc, et non d'impersonnels t.ibleaux qu'il mettait sur le papier, et tout n'a point passé, dans son livre, des ébauches sui- vantes :

Eux-mêine[s] devenaient plus sombres à mesure que devenait plus pesante rimmobilité de notre vie. Quelques-uns se retiraient brusquement, et, quand arrivaient des jeunes gens au iniiieu de nous , leur caractère ne tardait pas à

''' Thirhia, La Duchesse de Berri, Paris, 1900, p. 64.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 27 I

cteincire ses vives lueurs dans la gravité rcsignée du nôtre. Cet esprit n'était point particulier à ia Restauration, il sera commun à toute armée de paix. Lors de celte veillée de Vincennes que je viens de raconter, j'avais déjà depuis longtemps l'habitude de mes travaux de nuit [dont ia vie du grand monde à Paris n'avait pu me dégoûter elle-mcme]. Je trouvais des consolations dans i'activité des songes poétiques je m'inventais des événements et puis, au jour, je revenais, sous l'uniforme, continuer mon rêve de guerre commencé sous l'Empire.

je souffrais d'autant plus de ce rêve immuable, que chaque jour dimi- nuait, autour de moi, le nombre des jeunes officiers qui en étaient agités aussi. L'armée me semblait un corps sans mouvement. J'étouffais enfermé dans le ventre de ce cheval de bois qui ne s'ouvrait jamais dans aucune Troie. Je lisais avec mes compagnons, la vie de ces généraux de la République dont l'éclat nous avait tourné la tête de si bonne heure, et après avoir loué ou critiqué leurs manœuvres de guerre et leurs campagnes, que nous savions par cœur et dont l'ensemble et le détail nous étaient devenus familiers, nous tombions dans une amèrc tristesse, en mesurant notre destinée à la leur et en calculant que leur grandeur était surtout venue de ce qu'à vingt ans, ils avaient mis le pied tout d'abord sur le dernier degré de cette échelle de grades dont un échelon nous tenait huit ans à gravir.

Cependant nos lectures et nos études ne cessaient jamais. Nous avions dé- voré tous les livres de guerre antiques et modernes sans pouvoir évoquer la guerre par leurs caractères magiques. Chacun de nous plein de l'expérience des autres savait dix fois plus que son grade ne l'eût voulu, nous avions appris l'art et nous désespérions de l'action. Noire savoir allait s'enfouir dans des écrits et des plans inutiles comme nos boulets dans les flancs de gazon du Polygone. Nous sentîmes alors de quel poids est une armée à la nation, et à quel point il est vrai que c'est un corps étranger et à demi mort, un bras pa- ralysé, lourd à porter et qui ne travaille ni ne rapporte rien au cœur. J'ai vu, cl j'aurai occasion de les citer dans cet ouvrage, des intelligences supérieures totalement étouffées par les fatigues puériles et inutiles de la vie militaire mo- derne, et qui toutes dans l'antiquité ou dans une armée plus [rapprochée de la] identifiée avec la Nation eussent produit tout ce qu'elle a droit d'attendre des meilleurs et des plus grands de ses citoyens. Pour moi l'étude et le silence ne furent pas d'assez forts préservatifs contre cette léthargie. Las de vivre dans l'absurde, et ayant accompli près de trois fois le temps d'engagement d'un soldat, je quittai brusquement l'armée.

Elle n'était pas comptable de mes ennuis.

Elle avait raison. Durant la paix tout est mesuré [je ne valais mieux que personne] lequel de nous vaut mieux qu'un autre?

La guerre vous manque et à son défaut vous voudriez trouver dans des de- voirs plus intelligents et plus utiles une plus digne pâture à l'activité de votre caractère. Consolez-vous, votre mérite est plus grand de subir avec résignation le service et sa lourde servitude sans en être dédommagés par ia gloire.

C'est à vous que je veux parier mes compagnons, en terminant ce livre et

272 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

après avoir dit [aux autres] à tous quelques mots de vous, je veux parler à vous des autres. Et cette fois ne cherchant aucune forme d'art dans Je simple récit que je veux vous faire, je vous ferai connaître une vie toute semblable à la vôtre, mais une vie et une mort de martjr, que je regarde comme [le plus bel] un des plus beaux exemples possibles de souffrance et de vertu mi- litaires. . .

Et, pour caractériser l'attitude d'un officier intellectuel en face de la Restauration, qu'on servait d'abord, qu'on abandonnait dans un dé- couragement successif :

SI quelque cavalier servant , après avoir mis aux pieds de sa dame les qua- torze plus belles années de sa vie avec un inaltérable dévouement, n'avait reçu d'elle, en retour, que la plus glaciale indifférence, il me semblerait excusable de quitter son service, mais si quelques années après, il apprenait qu'elle est exilée et persécutée, on concevrait qu'il la plaignit, qu'en souvenir d'une an- cienne tendresse il ne parlât d'elle qu'avec regret et ne voulût jamais rien faire d'hostile contre une maitresse oubliée. Ceci est le Symbole le plus exact qui puisse représenter ma position envers la Restauration.

Elle vint en France, eut besoin pour sa garde d'une fournée de jeunes gens [qu'elle nomma mousque. . .] à qui elle permit de l'entourer et d'étaler autant de luxe qu'ils voudraient autour d'elle, elle les nomma mousquetaires et lieu- tenants. Elle me trouva tout prêt, me prit et me laissa tel durant dix ans. Plus tard elle fit la guerre à l'Espagne, il lui fallut des capitaines, elle prit encore une fournée et parmi les plus anciens me prit sans me voir. Je publiai des livres, mais c'était une sorte d'insubordination que de faire un livre quelque inoffensif qu'il fut. Le papier était suspect. Le mien ne lui plut pas et un redoublement [redoublement d'indifférence de sa part] me donna le courage de rompre avec elle et de reprendre ma liberté. J'aurais eu de belles occasions d'en user contre elle et j'en fus vivement sollicité par d'illustres [tri- buns du peuple, tribuns] chefs de l'opposition, mais c'eût été à mes yeux comme ce serait encore une sorte de crime contre quiconque a notre parole d'honneur de ne pas lui nuire, et je me refusai constamment à écrire un mot qui pût découvrir ses défauts et ses faiblesses, désenchanter de ses charmes et lui oter des adorateurs. [Je voyais venir sa chute et je gémis d'avoir perdu le droit de la défendre ou de tomber avec elle.] [A présent sa figure n'est pas assez belle pour conquérir avec l'empire de ses charmes et celui de ses gran- deurs vénérées de lui...] Aujourd'hui sa noble figure m'apparait plus belle de- puis qu'elle est en pleurs; le deuil sied à son visage, je lui trouve des charmes que lui était sa royale parure assez mal rajustée, et je sens que cette main dé- daigneuse qu'elle ne tendit jamais qu'avec froideur à un ami mal connu, je la baiserais encore à présent en v laissant tomber une dernière larnu\

F.n du i" volume.

NOTES ET ECLAIRCiSSEMENTS. 273

LA CANNE DE JONC.

Les papiers de Vigny renferment, sur la genèse de son dernier ré- cit, un document précieux. Diverses écritures, des surcharges et des additions témoignent du travail d'approfondissement auquel cette t'cuillc a servi.

Plan fait h 2^ juin 18^ j.

Je dois vous dire d'abord que mon père revenant d'Egypte Fut pris par l'amiral Collingwood.

J'ai encore la lettre il m; disait que c'était un jeune homme charmant. Il me recommandait Vbonneur comme principe [^surcharge dans l'interligne]. En 1804. [table couverte de papiers, etc. , etc.] j'étais page de l'Empereur. Un jour il me tira l'oreiil?. Je lui jurai que tant qu'il vivrait je ne servirais jamais un autre prince [5a parole d'honneur]. J'étais son séid. Il n'y a pas de nation plus portée au séidisine que la nôtre. DÉv. =

J'entendis un jour cette conversation entre l'Empereur et le pap?. Comé- dien, tragédien.

L'empereur vit que je l'avais entendu, il ne dit rien et prit une prise de tabac.

Quelques jours après je reçus l'ordre de partir pour Boulogne.

Je fus pris. Sur mon nom, l'am. Coll. voulut me garder près de lui. J'v restai jusqu'en 1810.

A sa mort il me renvoya. DÉv. = PoËsiE [et en marge : Un grand citoyen].

Spt-ctacle de la cour. Les Rois aux premières galeries. L'Empereur arri- vant. — Le Prince [Zakitzïn barré] Kourakin.

L'Empereur dit : je n'aime pas qu'on soit prisonnier.

Voilii pour le séidismc , il finit là. Il ni; restait l'amour de la guerre.

Le corps-de-garde russe. La mort d'un enfant. DÉv.— PoÉsifc:.

La canne de jonc.

[En marge : Le cap. Renaud ne en 1786, en 1798 il a 12 ans, en 1804 18 ans, en 1830 44 ans.]

En 18 14, je me retirai. Après sa mort à S*" Hélène je repris du s-'rvice. J'allais le quitter... je servais les Bourbons sans séidismc et avec le mépris de la guerre et de l'armée, j'avais donné ma parole d'honneur à nies bons soldats d'éïrc ici avec eux si on se battait, j'y reviens. [Q,ue dirait Poirier, Bccca- ria,ctc. On se concentre dans sa compagnie comme dans un monde à part...]

Nous verrons à quoi je suis destiné.

2/4 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Plaine de S' Denis.

M. de Pieineselves (?) était dans la plaine porté sur des fusils, la cuis versée d*unç balle (tout ceci barré).

Un enfant à Chaillot le tire à bout portant et s'évanouit.

La guerre est une suite d'assassinats partiels. Métemps^xose. Expiation. Idées vagues.

Point fixe et consolateur l'honneur. Car il y a des moments la Patrie ne sait ce qu'elle fait. Collingwood était heureux de sentir que sa Paine (irait raison mais nous dans la guerre d'Espagne nous savions bien qu'elle avait tort. [Ceci plus haut, à bord des vaisseaux de Coll.]. Mort de l'enfant et de l'homme après. A propos vous saurez encore que je ne m'appelle pas Lucio, il sourit et s'endormit pour toujours.

D'autres feuillets manuscrits témoignent, soit de l'intention du poète, soit des hésitations de son acti\'ité créatrice, revenant surtout à la figure de Collingwood pour préciser une pensée qu'il fallait orga- niser fortement :

Ce Livre [le 3'] est une plainte sur la destinée du soldat des armées per- manentes.

Je voudrais, comme transition vers un état meilleur, une armée temporaire comme celle de la République romaine antique et de la monarchie prussienne actuelle.

Après avoir montré la cruauté des nécessités aveugles de l'obéissance. La simplicité de caractère et de mœurs de l'homme de guerre. Je donne un exemple de ce qui se conserve de loyale grandeur et de germes d'honneur et de vertueuse probité dans les hommes de guerre.

Le citovcn dans L. Collingwood dévoué à un principe, l'homme d'honneur dans •** dévoué à sa parole. Chacun d'eux voué à une idée. Tous deux bien supérieurs à un homme dévoué à un homme et condamné à un avilisse- ment perpétuel parce qu'il s'est voué à la fortune de Bonaparte et l'a servi avec abrutissement , vendant sa conscience et écrivant le pour et le contre selon le bon plaisir de l'homme. Il se tue par honte de lui-même. Il est riche et honoré des gens qui estiment la richesse par-dessus tout, mais après avoir vu son frère et s'être comparé à lui , la rougeur lui monte au front et il se lue.

Suicide fort inattendu d'un personnage important qui, dans les pre- miers projets de Vigny, devait s'opposer avec une rigueur un peu factice à son vaillant officier. Car c'est à ce scénario encore indistinct que se rapporte évideninunt la note donnée par le Journal d'un poète sous la date de 1830 (?). .\ la carrière sans défaillance du soldat-

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 27 î

martyr taii^ait pendant «la vie de son trcre, qui a suivi une carrière politique d'avocat, toute magnifique, et toute pleine de trahisons et de récompenses». Quelques objections de Renaud à son auditeur rappelleront seules cet antagonisme, fort accuse dans les ébauches suivantes :

Vous êtes tous des imbéciles, Bonaparte le disait avec raison.

Il y a environ trente-deux millions d'hommes en France; vous êtes un corps d'armée d'environ dix mille hommes qui les combattez du haut de cette montagne que l'on nomme la Presse. Vous pourriez faire quelque chose si vous vous entendiez, mais misérables que vous êtes vous ne cessez de vous trahir tous et tandis que l'homme du premier rang croise la baïonnette, l'homme du second lui enfonce la sienne dans les reins et celui du troisième [lui casse le bras] le poignarde de mille atteintes lâches. Ecrivains toujours trahis par les critiques [qu'espcrez-vous?]. Taisez-vous pour toujours et laissez aller le monde comme il peut.

Voyez donc comme il vous comprend. Faites Clarisse j le plus beau Poëme épique possible sur la vertu d'une femme, montrez Lovelace se traînant sur les genoux pour demander la main de sa victime et ne pouvant fléchir cette âme que la chute de son corps n'a pu souiller. Les hommes se mettront à ad- mirer Lovelace et concluront le contraire de votre conclusion.

Tout tourne mal dans vos enseignements. V)us ne servez à rien qu'à remuer des vices qui s'appuyent sur ce que vous les peignez pour se mirer dans votre tableau et se trouver beaux.

Arguments analogues, notes plus tard sur la même feuille :

Il n'y a pas un sot qui n'ait fait au moins une bonne critique dans sa journée et je n'en sais pas un qui ait fait un bon ouvrage dans sa vie.

Les nations savent bien à qui elles ont affaire. Croyez-vous que l'on eût osé jouer à Bonaparte les tours que l'on joua à Charles X?

Autre note relative au dialogue qui s'échange entre le narrateur et son interlocuteur, en juillet 1830 :

Vous êtes ému, me dit-il. Je pense à mes camarades, lui dis-je, qui vont mourir demain pour des Princes qu'ils [n'aiment guères et] pour des idées qu'ils n'aiment point et des hommes qu'ils ne connaissent pas.

Se dévouer à des idées.

Vaut mieux que se dévouer à des hommes.

Il y a quelque chose de supérieur à cette servitude c'est [le dévouement] l'abandou de sa vie pour une conviction, une idée.

Mais rien n'étant si rare qu'une conviction... mieux vaut la donner à un devoir vulgaire, absurde quelquefois, mais qui n'en est pas moins un devoir.

Vous dont la plupart furent saints et martyrs dans cette belle religion de l'honneur.

18.

276 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

«Un caractère développé et voilà tout; je ne sais pas comment on jugera d'abord le capitaine Renaud; mais je suis sûr que, plus tard si ce n'est dès à présent, on sentira qu'il représente le caractère de l'offi- cier éclairé, comme il doit être.» C'est en ces termes que Vigny con- signe dans son Journal l'aclièvenient de la plus longue de ses trois nouvelles militaires, écrite enfin, «d'un seul jet», du 20 juillet au 3 août 1835 (d'après une lettre à Péhant). Il y avait enfin exécuté le dessein essentiel de ce cycle émouvant : camper en pied une figure d'officier moderne, instruit et réfléchi, avisé de toutes les contraintes de son métier, soutirant à sa manière des exigences de la discipline, sans cesser d'obéir aux plus nobles principes d'activité. Et comme le sens de son œuvre avait pris, chemin faisant, une portée grandissante dans son esprit, une façon de synthèse et de raccourci devait repré- senter, dans cette étude de caractère, une variété toute moderne d'hé- roïsme et de «martyre», ses conditions et ses causes.

Plus encore que pour ses deux premiers récits , l'auteur a amalgamé , dans La Canne de Jonc, des éléments venus d'un peu partout : la per- sonnalité du personnage principal leur sert d'armature, et surtout l'émotion contenue qui pénètre et anime un récit qui ne lait longueur nulle part et se déroule avec une simplicité digne de l'antique.

Le héros involontaire de l'histoire, c'est ce capitaine de la Garde royale dont Vigny pouvait noter, après les Journées de 1830, la stoïquc détermination et la fin presque fatidique : démissionnaire au moment des ordonnances, l'officier avait, par point d'honneur, repris son rang à la tête de sa compagnie et trouvé la mort en plein Pans révolution- naire. Mais Vigny, le 11 août 1830, n'est guère renseigné que par ouï- dire ; ni le nom exact de ce martyr du devoir, m l'endroit il est tombé, ni les circonstances de sa mort ne lui sont connus de façon précise. Une brochure de l'année , La Garde royale pendant les événements du 26 juillet au ^ août i8)o, par un officier employé à l'état-m.ajor, a pu le renseigner un peu plus complètement. L'auteur, de Bermond, y racontait (p. 66) la mort à Chaillot, le 2g juillet, d'un capitaine de la Garde «tué par un jeune homme qu'il avait voulu ménager», et ajoutait en note : «Cet officier avait donné sa démission dès l'appa- rition des ordonn-ances , et quitté de suite son régiment ; mais il y rentra le 28, voulant encore, malgré ses opinions, partager les dangers de ses camarades. Il confirma ce qu'un des grands caractères et des grands talents de notre époque avait si bien exprimé pour un autre Waterloo : Que dirait-on de moi à mon n'i^i'mi'nt.''» Voici , d'après les Archives admi- nistratives de la Guerre, ce qu'on peut savoir de cet homme d'honneur.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 277

Armand-Philippe Lcmotheux, à Château-Gonthier le 26 avril 1795, interne au lycée d'Angers et élève à Saint-Cvr le 11 jan- vier 181 3, en sort presque aussitôt pour faire la campagne de 18 13 comme sous-licutenant au 76' d'infanterie. Prisonnier à (a capitulation de Dresde, le 12 novembre, et conduit en capti\ité en Hongrie, il ne rentre en France que le 10 juillet 181.J. : déjà, d'officieux amis ont assuré, le 16 juin, son entrée aux gardes-du-corps du Roi, avec le brevet de lieutenant, dans la compagnie de Raguse, et le 23 août, sa décoration dans «l'ordre roval de la Légion d'Honneur». Il a sans doute connu, lui aussi, l'amertume de la retraite devant les lanciers d'Exelmans, par les routes embourbées qui menaient à Bétliune. Sous- lieutenant au i" régiment d'infanterie de la Garde le 23 octobre 1815 et lieutenant le i^ août 1816, il fait cette campagne d'Espagne pour laquelle Vigny désirait aussi, en 1823, franchir les Pyrénées. Cepen- dant ce n'est qu'en 1825, à l'ancienneté, que Lemothcux est nommé capitaine adjudant-major, malgré tout le «dévouement au Roi» que certifie, en 1823, une lettre de son père au duc d'.\ngouléme. Enfin capitaine le 2^ avril 1829, il n'aura guère commandé sa compagnie, s'il est vrai que les ordonnances (25 juillet) le font démissionner : mais les archives du Ministère de la Guerre ne gardent pas trace de cette démarche, affirmée, d'ailleurs, par d'autres témoignages ' . Elles renferment, en revanche, une lettre par laquelle ses deux frères se déclarent héritiers du capitaine commandant Lemotheux, «tué le 29 juillet, dans la grande rue de Chaiilot, en face la maison d'insti- tution de M. Chevet. Un procès-verbal constatant cette mort a été fait par M. le commissaire de police de ChaïUot, et déposé le 16 août dernier à la Préfecture de police de Paris ».

Si Vigny a fait tomber son capitaine Renaud (un nom qui se trouve aussi représenté dans la Garde rovale) sous l'agression incon- sciente d'un gamin de Paris et non plus simplement d'nun jeune homme qu'il avait voulu ménager», c'est sans doute parce qu'il a lu de près un récit de Godcfrov Cavaignac, Le Vieux Canonnier, paru dans la Revue des Deux Mondes de 1831 (t. 111, p. 275). On y voit un homme du peuple donner au petit Robert, mauvais sujet de treize ans, un pistolet qui va le venger de la mort de son grand-père, vieil artil- leur aveugle qu'un boulet vient d'emporter sous le soleil de .luillet.

'1 Théodore Anne, Mémoires, Souvenirs et Anecdotes sur l'intérieur du palais Je Cbarles X et les événements de iSij à iSjo. Paris, 1831, t. II, p. 286.

2-'8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

«C'était un vrai gamin , un enfant de Paris, race toute particulière, mélange d'Iieureux penchants et de mauvaises habitudes, courageuse, hargneuse, généreuse, pétrie d'intelligence, d'audace, de gaîté, mah- cicuse et serviable, ayant toutes les qualités d'une bonne et vive na- ure, n'ayant que les vices d'une bien méchante condition, celle du peuple.» Ce Gavroche de 1830 prend l'arme, et ne comprend que trop bien. « Il était pâle , et ses dents blanches se serraient sous ses lèvres béantes... Une fois, un grenadier s'approcha de très près... l'enfant rampa, se releva, et l'ajustant, il vit le grand corps s'étaler à quelques pas devant lui, et le sang jaillir de la poitrine comme le jet d'une bar- rique percée...» Les deux victimes de la lutte civique seront enterrées l'une et l'autre quelques pas du glorieux pont d'Iéna».

Mais la carrière du capitaine , pour symboliser la parfaite grandeur militaire , devait s'illustrer d'épisodes significatifs. Leur coïncidence dans les mêmes états de service ne laisse pas de surprendre : encore Vignv a-t-il connu, rien que dans la Garde royale, des hommes que l'épopée napo- léonienne avait promenés de la sorte, de la marine à l'armée de terre, des pontons anglais au corps des pages : le capitaine trésorier de la Garde, en 1815, était un ancien timonier de la Salamandre et de la Didon; Dagues de la Hellerie, jadis mousse, aujourd'hui garde-du- corps, avait été fait prisonnier par les Anglais sur la frégate le Niémen, le 6 avril i8og, et rendu le 21 mai 181.J.; Fitz-James, fait prisonnier en Espagne, av.ait été «blessé d'un coup de feu au bras gauche en se sauvant sur un bâtiment espagnol qu'il enleva avec vingt-cinq officiers prisonniers comme lui...» Le porte-drapeau de son régiment, en 1823, le lieutenant Garreau, avait été mousse sur la Corne'lie, le Terrible, le Patriote; tout près de lui, au 5" de la Garde, d'autres officiers encore, les Bretons surtout du Fresne de Klan, à Guingamp, de Léclusc de Tréguier et Bomlace de Brest avaient fait service de mousse, de timonier, avant de combattre dans la Grande Armée. Les singuliers avatars ne manquaient donc point, dans ces états de service de 1798 à 181^, qui rendaient possible toute une série d'expériences mihtaircs et nautiques un peu composites.

Mais il importait à Vigny que son officier traversât les guerres im- périales, s'approchât le plus possible du Maître, tout en restant à l'abri de ce séidisme qui peut être en France, selon lui, la rançon fâ- cheuse d'une belle vocation militaire. Déjà, dans le roman incomplet qu'il avait donne à la Revue, l'Almeb, scènes du désert, il avait amorcé une rencontre entre Bonaparte et un clairvovant partenaire : idée qu'exécute le livre contemporain d un homme qui deviendra l'un de

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 279

SCS plus chers amis, Ph. Busoni, D'Egmont ; Paris et Saint-Cloud au iS brumaire^ . V'ignv, qui a certainement connu ce livre, paraît en rendre compte dans la Rnue et insiste sur le périlleux séidisme français (un mot qui ne figure pas dans le roman historique de Busom, con- sacré au conflit de Bonaparte et des partis après l'expédition d'Egypte). Et si l'on songe que 1833 voyait refleurir décidément la légende napo- léonienne, avec le recueil de Béranger, le Napoléon raconté dans une grange du Médecin de campagne, que l'Ode à la colonne était écnte et que la politique et la presse multipliaient les témoignages d'une dévotion qui ira croissant, on admettra que Vigny ait eu quelque raison de prétendre, ici encore, donner une «consultation d'actualité u à l'opi- nion publique de son pays.

Le jeune Renaud, fils d'officier, fait à l'âge de douze ans la campagne d'Egypte; ici, Vigny a sous la main un ouvrage d'histoire qui le guide çà et : non plus Ader '', qui lui avait permis de taire naviguer et combattre la frégate la Sérieuse, mais Hcrbin de la Halle et sa Conquête dis Français en Egypte '■, peut-être aussi les VirtoiVei, Conquêtes, Désas- tres, Revers et Guerres civiles des Français de Ijç2 à iSi ^ ". Et, d'ail- leurs , les vieilles curiosités onentales ou afncaines de Vigny n'avaient qu'à affleurer, pour fournir à l'écrivain une matière merveilleuse que sa méditation avait souvent prise et reprise avant de la mettre en œuvre : n'oublions pas qu'il a connu assez famihércment Parseval- Grandmaison, l'un des « intellectuels u de l'expédition d'Egypte.

Renaud, de retour en France, devient page de l'Empereur : c'est ici que Vigny a placé la scène la plus fameuse de son livre. Le Comé- dien, tragédien, auquel aboutit le célèbre «dialogue inconnu», symbo- lise le tréfond du caractère de Napoléon. «Bonaparte, c'est l'homme; Napoléon, c'est le rôle. Le premier a une redingote et un chapeau; le second , une couronne de lauriers et une toge.i) Ce passage du Journal d'un poète, en 1833, ne fait que reprendre d'une façon un peu diffé- rente la thèse de l'insincérité napoléonienne. D'après une tradition qui se conserve dans la famille de L. Ratisbonne , Vigny revendiquait l'en-

l'I Paris, 1832 (public anonjmc).

'*' Histoire militaire des Français par campagnes : Histoire de l'expédition d'Egypte et de Syrie. Paris, 1836.

^' Paris, an vu. Cf. surtout les notes, pages 229 et suiv. Page 339, ie jeune Casablanca, les peintures à l'huile eucore Fraîches; p. 340, l'héroïsme du capi- taine Standelet de l'Artbémise (détail employé dans le manuscrit, abandonné ensuite).

"I Les volumes IX et X. Paris, 1818.

28o NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

tière originalité de la scène où, mise en face de la tranquille sérénité du Pape, la virtuosité de commande du Maître apparaissait dans tout son artifice. On peut l'en croire, s'il s'agit de l'élaboration de ce dramatique épisode. Pour le sens qu'il lui donne, on a souvent rap- pelé le fameux manifeste de ChateauLriand, et M. Dupuy a, par sur- croît, proposé de voir dans le «dialogue inconnu « une transposition de l'entretien politique de Dioclétien et de Galenus dans Les Martvn. Que le souvenir de Chateaubnand ait été pour quelque chose dans le dessein de Vigny, voilà qui semble hors de doute; il a classé parmi ses Notes et preuves pour Servitude et Grandeur militaires, sous la date du 25 juillet 18.J.6, la remarque suivante, à laquelle il confère la valeur d'une déclaration solennelle :

Scène du Pape et de l'Empereur.

M. de Chateaubriand a dit dans Bonaparte et les Bourbons ;

H Celui qui priva de ses états le prêtre vénérable qui lui avait mis la cou- ronne sur ia tête, celui qui à Fontainebleau osa frapper de sa propre main le souverain pontife et traîner par ses cheveux blancs le père des fidèles , celui-là crut peut-être remporter une nouvelle victoire, etc. »

De Bonaparte et des Bourbons, 1814.

Je me féliciterai jusqu'à mon dernier jour si je réussis à effacer du souvenir de la France ces lignes mensongères, calonniiatrices et impossibles écrites dans un pamphlet indigne de Chateaubnand et honteux pour lui.

Alfred de Vignv.

Le commediante ressortait aussi, pour l'écrivain, de la lettre adressée par Bonaparte au Divan du Caire et du déguisement islamique adopté quelques jours par Ali-Bonaparte, k L'esprit de corsaire et d'aventurier animait l'armée d'expédition.» Pour des raisons dont la stricte lustoire s'accommode mal, il a d'ailleurs placé en i8o.j.une scène qui ne prend de vraisemblance qu'en 181 3 : avant le sacre, Bon.tparte et Pie VII ét.iient aux petits soins réciproques. Lorsqu'ils se revirent à Fontaine- bleau en 181 3, tout indiquerait, me fait observer M. Panset,que les choses se sont passées de même en douceur; et, par exemple, le Manu- scrit de mil buit cent treize, du baron F;un, admet que la conversation fut pleine de mansuétude réciproque. C'est cependant à toute une tradition que se rattache Vigny, lorsqu'il admet que les deux adver- saires .aient croisé le 1er un instant.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 28 I

Dans l'ouvrage de son ami de Bcauchanip, Histoire des niatbeurs et de la captivité de Pie VII sous le règne de Napoléon Buonaparte''^\ Vigny pouvait noter, pour les deux entrevues, des indications telles que celles-ci : «...Un dépit concentré se manifesta... sur les traits du plus fourbe comme du plus irascible des hommes. . . Napoléon employa la séduction avant d'en venir à la violence... L'Empereur vint lui-même essayer d'ébranler la fermeté de Pie Vil ; il laissa échapper des me- naces non-seulement contre les prélats exilés, mais contre l'Eglise elle-même.» Et c'est tout récemment que cette légende si ancienne (contre laquelle proteste en août 1816 le Mémorial de Sainte-Hélène) a reçu la plus singulière confirmation; Pie Vil aurait raconté en 18 14 à M'*' Gazzola, évêque de Cer\ie : «...Dans une conférence, l'Empe- reur pris de colère, en raison de mes constants refus, accomplit à mon égard un acte qui me fit lui dire : Oh ! l'affaire a commencé comme une comédie et veut finir en tragédie... '■ «

La longue familiarité dans laquelle Renaud vécut avec l'amiral Col- lingwood, les leçons de stoïcisme que le Français trop enthousiaste devait recevoir du grave Anglais, le martyre d'un grand marin con- damné à faire abnégation et à refouler de nobles et tendres sentiments par point d'honneur civique : cet épisode central de La Canne de Jonc occupait, dans la pensée de Vigny, un rang qui semble avoir été le tout premier.

Aug. Barbier, le poète des ïambes, fit connaître à son ami la publi- cation de famille des lettres et des fragments de mémoires ser- vaient à illustrer une biographie d'homme de mer britannique. Les notes qu'y a prises Vigny couvrent plusieurs feuillets de ses manu- scrits, avec une pagination se rapportant à l'édition courante"' : détails matériels et précisions chronologiques, dans le texte anglais couramment reproduit ou aisément traduit; extraits caractéristiques que le poète accompagne déjà d'une exclamation ou d'un commen- taire, iiBelIc'i et simples paroles!» «Toujours le père de famille repa- raît», «Toujours at sea, en mer. Une station de vingt-trois ans!» Ou bien des mots sont soulignés, que l'art de l'écrivain a su harmonieuse-

l'i Paris, 1815.

"' II. RiNIERi, Napoleone e Pio VII, cité par Mavol de Lcpé, La Captivité de Pie VII. Paris, 1912.

A Sélection jrom the public and private Correspondence oj Vice-admiral Lord Coltingwnod ; intersperstd it'itb Memoirs of bis Life, by G. L. Ncwliam CoL- LINGUOOD, Esq. F. R. S. , Loncloii, 1828.

282 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

ment utiliser, conune une sentinelle, Shakespeare , dix jours dans un port. . . Et si Vigny se trouvait, à son nisu, idéaliser un marin dont la hauteur de vues et même l'esprit de discipline sont assez contestés aujourd'hui"', il n'y a pas moins une figure vraiment représentative d'une exigeante et héroïque profession. L'homme de famille sevré des plus samcs joies se détachait surtout, au gré de Vigny, du airriculum vitae de Col- lingwood : conflit qui achevait d'opposer le successeur de Nelson à des hommes que la vocation paternelle laissait assez indifférents.

Reste encore, pour achever l'éducation morale du capitaine Renaud, le Corps de garde russe. C'est un incident de la campagne de France que Vigny place au moment de la reprise de Reims par Napoléon (j mars iSi^j.), de l'aflaire de Craone (6 et y mars). Sans doute situe-t-il cette affaire à peu près comme la surprise de Reims, à ^ heures du matin, le 6 mars, par les généraux Corbineau et Laferrière, «tour- nant un corps ennemi de quatre bataillons qui couvrait la ville , et qui resta prisonnier de guerre». Son ami Beauchamp, dans la seconde partie de son Histoire des campagnes de iSi^et de iSi ^ (Pans, 1816, I, ■^^) avait raconté ce lait d'armes. La fin douloureuse d'un tout jeune officier russe s'inspirc-t-clle de la mort du jeune prince Gagarin,tué le 5 mars au combat de Berry-au-Bac ? M. Chuquet me propose plutôt un souvenir de la campagne de Russie, la mort du fils de l'hetman Platow avant Smolensk... Mais c'est Vigny qui a raison, lorsqu'il écrit plus tard dans son Journal ; «Pour les poètes et la postérité, il suffit de savoir que le fait soit beau et probable. Aussi je réponds sur Lau- rette et les autres : Cela pourrait avoir été vrai. » Encore avons-nous vu que le reproche d'irréalité, qu'on a semblé parfois laisser peser sur les récits de ce livre, est un de ceux qui méritent le moins de l'at- teindre.

Une note inédite conservée par Vigny commente quelques-unes des intentions de l'écrivain, à l'heure il contait l'histoire du capi- taine Renaud :

Le chapitre de la réception est court à dessein afin de donner un coup brusque au lecteur, pareil à celui que reçoit Renaud.

J'ai fait exprès de jeter l'amiral et la prison sur parole pour que ce récit ne sentît pas trop la symétrie d'une composition et pour motiver l'amour de la simplicité des camps et de la véritable vie guerrière auquel je condamne Rc-

I'' Cf. mon étude dans .Alfred de Vigny; contribution à sa biographie intelicc- tuclle. Paris, 191 2.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 283

naud et pour oublier la blessure qu'il reçoit comme sujet de son maître absolu.

Le charlatanisme de Bonaparte et ce qu'il y a de nouveau dans la manière dont je ie peins.

La scène du Pape ne doit pas piaire à M. B(éranger?) parce que j'ai réalisé Bonaparte contraire de ce qu'il a fait quand îl l'a poétisé. Idéalisé et jeté dans les régions philosophiques...

J'ai fini par des vues sur l'Honneur parce que je pense que c'est ce qui nous reste de plus solide et que je n'ai pas voulu proposer des améliorations impos- sibles à l'existence de l'armée. Jamais l'armée ne doit être délibérante mais j'ai voulu la consoler d'être aveugle et muette en lui montrant quelle peut être la grandeur de sa résignation, de son abnégation.

LES CONSIDERATIONS SUR L'HONNEUR.

La stoïquc aventure du capitaine Renaud a coninic absorbé divers éléments latents dans la pensée de Vigny : de tous ces éléments amal- gamés par l'art, le plus impérieux, et comme le plus nécessaire, était assurément cette notion de l'honneur qui se dégage, avec une sorte de véhémence émue, des états de service de Canne-de-jonc. 11 est à peine utile de rappeler à quel point ce principe faisait corps avec le plus intime et le plus profond de la nature morale de Vigny, et qu'une susceptibihté ombrageuse avait de bonne heure resserré autour du point d'honneur toutes ses notions du devoir et du bien. L'année 183.J. sans doute à la lumière des menus parjures, des marchan- dages et des courses à la populanté facile dont il est de plus en plus le témoin l'amène à préciser son attitude d'écrivain et, comme di- sait Sainte-Beuve, de « gentilhomme)). Le Journal attribue, en effet, à cette année -là le projet d'un «roman moderne)), consacré à un homme d'honneur, «Le faire passer sa vie entière par toutes les profes- sions actuelles, dont en même temps son contact fera ressortir les dé- fauts et dont sa conduite fera la satire.» Ambitieux programme, qui peut aboutir à un Jérôme Paturot aussi bien qu'à un Wilbclm Meistert Vigny a eu raison, sans doute, d'incliner du côté du point d'honneur son simple héros de la Garde, et d'attnbuer, au dossier de Servitude et Grandeur rnilitaires, cette page datée de janvier i83<j. :

De la religion de l'honneur.

Satisfaction d'avoir trouve ce sentiment au fond du cœur humain. 1. Que le sentiment de rhonneur est inné en rbonime et indépendant du culte et du domine.

284 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

2. Honneur dans l'homme sauvage.

3. Honneur dans l'homme social antique, mort de Caton, etc.

4. Honneur dans l'homme moderne, dans Tenfent (le jeune Casanova sur le vaisseau à la bataille d'Aboukir).

Honneur de l'homme du peuple qui ne vola pas le 10 août aux Tuileries. Honneur militaire partout.

Honneur des femmes. Pourquoi une femme qui a un amant, sans re- mords, se fera-t-elle tuer plutôt que de se donner à un autre homme. Cepen- dant elle est pécheresse comme chrétienne.

Pourquoi un homme qui aura été adultère sans scrupule ne prendra-t-ïl jamais une somme dont il est dépositaire même sachant que son vol sera tou- jours inconnu. Ne craignant pas Dieu que craint-il?

L'honneur permet le développement de toutes les grandes choses. Celui du génie, celui des passions.

Il ne permet aucune bassesse. II interdît la peur, la vie lâche, la mort lâche; la flatterie, le mensonge.

Il fait que l'on tient à tenir son nom pur et sans souillure, plus qu'à toute chose et que pour cela l'on ne veut forfaire à nulle promesse. Adisson [sic^ a dit ; le véritable honneur produit des effets semblables à ceux de la religion.

Il n'y a plus de vivant en nous que la religion de l'honneur, je n'v peux que faire, je ne puis que voir ce qui est et l'attester mais je le vois, je le dis et je dis que cela est ainsi.

L'honneur ne faiblit pas en France. Je l'y vois même grandir et s'étendre. Le Peuple a été aussi chevaleresque et la garde royale son ennemie s'est laissée égorger comme la légion Thébaine et de part et d'autre il est certain qu'il n'y avait pas trois hommes qui eussent communié dans l'armée.

Les brouillons relatifs à Servitude reviennent souvent sur cette idée de l'honneur, survivant et substitut d'autres notions morales :

Parmi nous, aujourd'hui, les croyances sont faibles mais l'homme est fort. Ne sachant s'attacher, il se fie à lui-même, il serre sa ceinture et s'appuie sur ses reins. Il trouve en lui cette force de l'Honneur et s'y confie. Voyez donc si ce n'est pas ici un étrange mystère. D'où vient ce que nous voyons? un corps entier s'écrie : Nous ne sommes plus chrétiens! et n'en a pas honte. Un homme dit : je suis sans religion, un autre écrit : je suis athée... et l'on discute froide- ment leur opinion, sans qu'ils en soient...

Et l'on peut dire que la jonction est décidément faite, dans l'esprit de i*écrivain, entre deux séries de pensées et de souvenirs, le jour il met ce post-scriptum au plan esquissé naguère (cf. p. 260) :

C. 14. Que la religion de l'honneur est à présent celle qui vit dans les

cœurs et que rarinée en est le tabernacle.

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 28)

Souvent, d'ailleurs, sur les hautes feuilles isolées qui reçoivent la première forme de sa pensée, les considérations sur l'honneur dépas- sent le smiple pomt de vue militaire :

J'aime ceux qui se résignent sans gémir et portent bien leur fardeau. Tout n'est-il pas devoir, tout n'est-il pas ser\'itude dans ia civilisation? Le moindre bien suffit à [remplir [la vie d'] une si courte vie que la nôtre] gêner toutes les volontés [d'une] de la vie, [mais il est bien d'en venir à aimer le nœud même dont on est serré]. [J'ai vu cette vertu commune, et] mais le courage intérieur peut rendre belle la plus humble destinée. J'ai cherché à réunir dans ce livre [quelques modèles] quelques preuves de ceci et comme je me deman- dais s'il n'v avait pas quelque nom à donner à cette force intérieure qu'il faut pour nous aider, j'ai trouvé que ce nom était déjà et depuis longtemps invente.

Cette grandeur résignée est la seule que puissent espérer de longtemps les armées.

Les cTOvancts secondaires. Le Serment est saint.

Il V a des saints par honneur. La Religion de l'honneur est une sorte de croyance secondaire.

D'où vient qu'il y a des choses que Ton sent basses, coupables [qu'on ne peut pas] qu'on répugne à faire et dont on se dit : cela ne se peut pas. D'où vient cela.

... Il va quelque chose de si dévoué, de si pur, de si irréprochable dans cette sévère passion, qu'elle est presque indestructible dans tout cœur qui s'en est longtemps nourri. Toutes les autres passions ne lui peuvent faire tort, elle s'en accroît ou vit très bien à côté d'elles sans rien perdre de sa force. Elle s'accommode de tout et donne un caractère, une allure plus [franche] vraie et quelque chose de plus exalté, par l'idée d'une lutte toujours [prochaine] im- minente et décisive contre la destinée. [Un homme de guerre est un joueur toujours assis à la table de son terrible jeu. L'Epée toujours suspendue sur la tête donne à toute la vie [quelque chose] un intérêt plus] Une vie toujours en péril se prend à toute chose avec plus d'ardeur [comme à des] [et en tout] comme n'en pouvant jouir trop aniplement et la grandeur de sa lutte journa- lière agrandit aussi le coup d'œil qu'elle jette sur le reste. Il n'est pas de pe- tite absence qui ne coure risque d'être éternelle et la présence double de prix par cette crainte. De nt^'me il n'y a pas de situation, en apparence misérable et chélive, qui ne s'anoblisse par la pensée du but qui est le [sacnBce] dé- vouement à tous et la renonciation complète de sa liberté, de sa volonté et des plaisirs de son choix. Je n'ai vu chez personne, par exemple, que l'amour en eût beaucoup à soufiFrir et la Poésie et la Philosophie y gagnaient assuré- mejit, la première par une retraite forcée et l'autre, sa sœur, par l'obscr-

286 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

LES CHAPITRES D'INTRODUCTION.

Les trois chapitres par lesquels s'ouvre aujourd'hui le Lvre semblent avoir été écrits en 1835 seulement. C'est à leur élaboration que se rapportent les textes suivants, relatifs à. Servitude, mais qui dépassent par leur dessein les chapitres actuels :

De ies-prit de Sen-itude.

Je pense qu*il serait plus honorable pour l'huinanité que TEsprit de Liberté enfanté par ï'activité, ne fût pas balancé par l'esprit de Servitude qu'engendre

la paresse. Mais telle est la faiblesse de notre nature; faiblesse qui fait régner de toutes parts sur ie monde tant d'absurdités organisées.

L'Orient dont [le climat affaiblit l'homme] énerve l'espèce humaine, est aussi [ia terre des esclaves] la patrie éternelle des esclaves. L'Occident et le Nord éveillent l'activité de l'esprit contraire, mais seulement par convulsions. Le paresseux désir de se soumettre à une influence plus générale et plus puis- sante sur Ja majorité des hommes. La paresse d'esprit et de corps est un pen- chant presque universel. Les esprits actifs en profiteront toujours pour régner, mais tous les moments d'ordre ont été les fruits peut-être heureux de cet en- gourdissement général de l'humanité, et comment se fait-il que de cet humiliant instinct de servitude soient sorties tant de grandes actions? [grandes quoique toujours en sens Inverse du progrès social].

Une autre ébauche du chapitre III [De l'avenir des armées^. Du carac- tère qu'elle enfante, a comme épigraphe le vers de Dante : Lasciateogni speranza, et s'étend encore sur les effets de la servitude :

S'il y avait quelque espérance que cette misère des guerriers pût cesser pro- chainement, ce serait un devoir que de ne leur point montrer une commiséra- tion trop grande de crainte de les mal préparer à un état meilleur. Car rien ne se fait brusquement dans les révolutions humaines qui semblent les plus rapides et les plus brutales. Rien n'est tranché dans la nature. Un ordre de cliose tient toujours plus qu'il ne le veut et ne le croît même de l'ordre qui l'a précédé. Comme l'esclavage survécut de quatre siècles au Polythéisme, bien des coutumes et des obligations cruelles pourront survivre à la servitude mer- cenaire du soldat. Mais je ne vois aucun espoir que cette servitude puisse rece- voir le moindre adoucissement avant que [la Religion ne soi.,.] tout n'ait été [entièrement] socialement renouvelé parmi nous. [Religion, Lois et par con- séquent état social.]

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 287

C'est pourquoi, laissant aux Législateurs à venir le soin d'exécuter ce que j'essaie de préparer, je me contente de [montrer] découvrir et de sonder dans ce livre l'une des blessures les plus sanglantes et les plus profondes du corps social.

Si je vois peu d'espoir de voir finir ce [mal] état de choses dépravé, c'est que depuis que l'Europe a fait succéder à l'année féodale du noble et de l'homme d'armes, cette sorte d'armée qu'on nomme armée régulière, enfin depuis l'existence de la solde et du soldat toutes les formes de gouverne- ment ont été tentées et sitôt que la Liberté eut fondé quelque part une Au- torité d'un jour, cette Autorité emplo^'a ce jour de vie à iùchcr le soldat sur le citoyen.

A quoi bon les exemples de ces faits généraux, publics, historiques? voit-on un Empereur, un Roi, une Assemblée-Reine dont le palais ne soit en- touré de canons, dont les grilles n'aient des pointes de bavonncttcs? Quel Pouvoir est assez universellement consenti pour être sans force et quand finira le Pouvoir de quelques hommes sur tous? Quand Tordre existera-t-il sans au- torité? Quand la communauté des désirs et des intérêts sera-t-elle coulée et refondue dans un moule nouveau? Quel sera le moule d'où ne s'échappera jamais cette lave éternelle ?

Jusque rien ne [nous] délivrera [du gladiateur] [soldat qui est le gla- diateur. Et ne ]

Enfin, préparation d'un passage qui se place aujourd'hui presque au début du livre :

Je ne saurais me revêtir de bonne grâce de la peau de Lion. Et même toute belle qu'elle est je pense que chacun doit lui préférer la sienne. Je ne sais si ce n'est pas de J.-J. Rousseau que nous est venue cette contagieuse maladie de poser aux yeux des lecteurs et des passants à la tois, dans une attitude et une allure choisie arti'stement , détaillée avec soin et péniblement conservée aux dé- pens de mille bonnes inclinations naturelles et d'un penchant inné vers la vérité. Du moins Rousseau ne posait-il qu'en Jean- Jacques, mars les rôles d'aujourd'hui sont moins simples et aussi moins originaux, ce sont, héias! des copies de personnages romanesques d'un autre siècle ou de personnages mal compris du nôtre, et les copies sont d'une grotesque pâleur dont le faux saute aux yeux. Nous avons eu de faux Pèlerins, des Chevaliers sans bataille et sans tournoi, des Lovelace et des D. Juan sans opulence et j'ai peine à voir comme la moue de Bonaparte et celle de Bvron font grimacer tant de figures inno- centes.

LE PROBLEME PRATIQUE.

Vigny entendait donner à sa démonstration sa pleine valeur d'actua- lité et intéresser le pays et le pouvoir à la condition de l'Armée, «où

288 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

dorment et s'engourdissent des éléments admirables d'mtelligence et de force qui ne demandent qu'à être développés par un autre genre de vie. Ce que je dis est déjà senti, puisque des projets de grandi tra- vaux dans l'intérieur du pays ont été présentés. Ainsi pourront être nus en œuvre ces trésors d'instruction et de zèle que versent les écoles militaires dans les régiments. Mais est-ce assez encore pour remplacer les grandeurs de la guerre, et amortir les justes et incessantes ambi- tions d'une jeunesse énergique?» Et il ébauchait, dans ses notes, le statut d'une Armée telle que les plus aventureux de nos contempo rains se risquent à peine à l'entrevoir :

Pourquoi, je le répète, n'y aurait-1! pas tel grade dans lequel reposeraient les droits d'éligibilité? La voix publique crie qu'en général l'indécente modicité des appointements force les officiers à des privations et des mesures d'économie qui diminuent leur considération, pourquoi donc tel autre grade, moins rare, plus aisément acquis que les grades supérieurs, [celui de capitaine, peut-être], ne recevrait-il pas, par une solde au moins doublée et plus digne de tenir rang près des emplois civils, par une autorité plus indépendante et par quelques droits de citoyen, une consistance assez imposante pour que son emploi fût considéré comme une charge importante de l'Etat, digne de satis- faire l'ambition de toute famille honorable et de servir de but d'existence?

De même, un peu plus loin :

Je me réserve d'indiquer quelques projets sur l'état à venir des armées. Mais j'ai cru bon de ne m'attaclier ici qu'à faire voir leur état présent et principale ment leur état moral.

ou encore :

C'est un problème que je donne à résoudre aux Législateurs; j'ai voulu seulement prouver qu'il était nécessaire de le poser. Je l'ai prouvé en mon- trant l'état actuel de l'intelligence du soldat et je demande s'il peut durer. Une gendarmerie de quatre cent mille hommes pèse sur le Pavs et finira infailliblement par être...

UN PROJET DE CONTINU.\TION.

Vigny songeait-il à extraire de ses souvenirs militaires d'autres récits encore, et ce dessein, comme tant d'autres, fut-il contrarié par une lortunc adverse ou par l'hésitation d'un esprit qui redoutait le travail

NOTES ET ÉCLAIRCiSSEMEXTi. 289

trop rap de? Il a barré, dans son manuscrit, cette première phrase de sa conclusion :

Je continuerai peut-être à donner ainsi, entre des œuvres plus étendues, quelques tableaux d'une époque finie aujourd'hui. ..

Et moins d'un an après la publication de son volume, il écrit de West Hill (Surrey) à ses amis Ed. de La Grange, le 28 août 1836 :

Je vous répondrai aussi que Servitude et Grandeur est un livre qui ne doit point avoir de suite. Je suis Keureux que vous l'aimiez. C'est le pendant de Stello , il a ses trois soldats comme l'autre ses trois poètes. Il représente une époque terminée : la vie de l'armée de la Restauration et sa mort. Il repré- sente aussi une Idée qui tient au passé. J'ai donné à cause de cela des cheveux blancs à ce livre. Je l'ai fait remonter aux aïeux et au grand Frédéric, je me serais donné cent ans à moi-même, si j'avais pu, pour imprimera tout l'unité sans laquelle rien n'est solide et durable.. . [Lettre ine'dite. )

Mais l'inspiration, chez Vigny, est le plus souvent faite d'intu t;ons successives, d'abandons et de reprises : il était peu probable que la question de l'honneur militaire cessât d'occuper, non seulement l'an- cien officier, mais l'écrivain. Sa manière même de travailler ces hauts leuillets, rarement couverts au verso, recevant à la rencontre une pen- sée nouvelle, un détail, une anecdote se prête mieux que toute autre aux claborations successives et avortées. Aussi n'est-il pas sur- prenant que parmi les papiers de Vigny que possède la famille Lachaud , se trouvent quelques feuillets que M. Marc Sangmer a bien voulu me communiquer, et qui tont allusion à une «histoire» ou à une «seconde partie de Senitudi et Grandeur militaires», avec Diphné, «seconde con- sultation du Docteur Noir» et Li Tour de Blanzac, «suite de Ciruj- Marsn. Le nom de Ff.r.\, FÉr.\ ou de Fer.V désigne ces feuillets : c'est celui d'une famille alliée aux de Vigny au xvii' siècle. Fera ou k Duel, dit l'un de ces brouillons, qui dresse en date du 15 septembre 18^2 un mémento chronologique du règne de Lou s XIV :

Epoque Louis XIV, ininorilé.

Le Roi enfant et la Reine mère chassés de Paris avec Mazarin et à cause de lui.

Louis XIV.

Le montrer cette époque) enfant soumis à Mazarin, dompté et séduit par cet Italien rusé qui cherche à djmpter son âme et alTaiblir son corps.

25>0 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

Ailleurs cette indication, relative évidemment à l'histoire d'un duel- liste, d'un bretteur :

Il avait un ami qui le punissait et chaque (ois qu'il avait tué un homme en duel cet ami arrivait et le blessait à l'épaule ou à la jambe. Il lui taisait une saignée au fleuret moucheté ou à l'épéc.

Au contraire, une autre série de notes rattachent à une époque plus contemporamc le dessem encore imprécis du poète et reprennent une opposition, déjà esquissée jadis, entre deux parents que sépare une conception difl'érente de la vie :

Les dmx campâmes. Janvier ^ ^

1850 (ou 1851?).

Fera fait des campagnes sanglantes, son cousin est journaliste et fait deux campagnes contre la Dynastie des Bourbons aînés et contribue à les renverser. L'un mène une vie de souffrances et de sacrifices. L'autre de succès de vanité et d'orgies d'estaminet.

Fera et son [frère] cousin [entrent au service] sortent ensemble du Lycée. L'un est journaliste, l'autre ofHcicr.

Le journaliste dénonce, par opposition, toutes les manœuvres de l'armée française et avertit l'ennemi du point clic débarquera, tl est cause du dé- sastre des troupes de la Nation.

La campagne du journaliste. La campaî^ne de l'officier.

f[ est d'usage aujourd'hui de nommer campagne dans les bureaux d'un journal l'attaque d'un journal contre un gouvernement.

Il serait bon d'opposer à cette attaque la défense du pays par un officier. Ce qu'il a souffert à ce que l'autre a écrit sans nulle peine entre les flacons. La profanation de ce qu'on nomme d'un nom de guerre paraîtra claire- ment démontrée.

Et ailleurs, par un retour naturel sur les journées de février : De l'obe'issance passive.

Les chefs de corps et les soldats qui rendaient leurs armes en 1848 à l'émeute des faubourgs dirent qu'ils respectaient la réforme que la garde natio- nale proclamait devant eux.

On pourrait prouver Tacite à la înain que si chaque chef Romain, Ccsar le premier, n'eût été forcé par les usages [Romains] Républicains de persuader les Quirites comme Orateur avant de commander la charge comme Capitaine, les Barbares ne fussent p-ts entrés à Rome.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 29 1

Cela s'oppose assez, comme on voit, à une réflexion ancienne de Vignv sur la consigne éclairée (p. 308). Et voici qui place la philoso- phie de la guerre en France sur le terrain de l'ethnographie, dans le voisinage des fameuses idées de Gobineau :

A mesure que les Francs diminuent et sont décimés et ruinés par les croi- sades où les pousse le clergé (populaire et bourgeois) la race gauloise l'em- porte par le nombre et son influence lourde et molle, stationnaire, casanière l'atiaclR- au sol. Le soldat laboureur est soldat par accès, laboureur par carac- tère. Quand les Francs l'entraînent, il devient guerrier.

On ne voit guère ce que pouvait être, dans la pensée de Vignv, cette seconde partie d'un livre qui ne paraissait point appeler de suite. Une étude du duel? duel par point d'honneur au XVII' siècle, duel par heurt de caractères au xix'? la carrière parallèle de l'homme de devoir et de l'homme sans responsabilité ? Quelles nuances nouvelles s'en pouvaient trouver éclairées , dans cette psvchologie du soldat que le poètc-capitainc avait illuminée de la lumière la plus Iranche et la plus ample?

Nos regrets se trouvent encore diminués, si nous considérons que V'gnv ne semble plus du tout puiser dans ses souvenirs personnels, au moment il jette sur le papier des indications que lui seul eût pu rattacher l'une à l'autre. Le ferme terrain de l'expérience et du réel pa- raît le fuir : et l'on déplorerait davantage l'état sont restées ces ébauches hésitantes si l'une d'elles était une allusion à un menu fait de sa première carrière.

2(p2 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

II

LES TEXTES.

Laurette et la VeilUe avaient paru, à plus d'un an d'intervalle, dans la Revue des Deux Mondes, le i" mars 1833 et le i" avril 1834. «His- toire de régiment», portait le manuscrit de l'Ordre cacheté; «histoires extraites d'un journal militaire inédit de M. A. de Vigny», observait la Revue : et la direction espérait «que l'auteur voudra bien v puiser encore» en sa faveur. Avec La Vie et la mort du capitaine Renaud, ou la Canne de Jonc , qui ouvrait, en effet, le numéro du i"oetobre 1835, une intention plus systématique était marquée; et déjà la Revue des Deux Mondes annonçait le livre prochain, avec sa division ternaire, «forme créée par l'auteur, [et qui] paraît être celle qu'il préfère à toutes», et tit.-iit l'apostrophe de Vigny aux officiers de la Garde rovale, ses an- ciens compagnons d'armes : cette adresse commémorative était comme l'adieu d'un ancien frère d'armes à des compagnons dispersés, obscu- rément retraités ou sacrifiés sans gloire. Encore le sens absolu de cette apostrophe ne pouvait-il apparaître que dans le volume, qui ne tarda point, étant annoncé dans le Jourml de la librairie du 17 octobre 1835.

Pour les trois récits du livre, par conséquent, nous possédons, à peu près contempor.ains, trois états successifs : le manuscrit (1832- 1835), la Revue des Deux Mondes, la première édition. Le rapproche- ment de ces textes aide à mieux pénétrer, soit la pensée de Vigny, soit la nature de son art. Voici l'essentiel de cette confrontation : elle est faite , non pour une vaine parade de variantes épinglées et de tâton- nements surpris , mais en raison des précisions qu'elle apporte à tout lecteur curieux de connaître le sens va l'effort créateur d'un grand écrivain.

LES MANUSCRITS.

M. Tréfeu à qui les éditeurs tiennent à marquer ici toute leur gratitude a bien voulu nous autoriser à prendre connaissance de ce qui, dans les papiers de Louis Ratisboniie, subsiste du manuscrit de

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS. 29 J

Senitude et Grandeur. C'est une suite de hautes feuilles détachées , cou- vertes de la grande écriture montante du Vigny de la maturité, avec ses belles hampes et ses larges interlignes , ses S et ses P caractéris- tiques, feuillets assez modérément raturés en général, offrant cepen- dant des surcharges en interligne et des parties qui sont des brouillons authentiques.

LAURETTE.

Ce manuscrit a servi, pour Laurette, à l'impression de la Raue des Deux Mondes, paginé alors de i à 43; avec une nouvelle pagination, 16 à 61, il a été employé ensuite pour l'impression du volume. «J'ai fait quelques changements sur les épreuves)), observe l'auteur au haut de la première page. Ces changements concernent surtout des détails de ponctuation ou de style. Plusieurs ne laissent pas d'intéresser la psvchologic des personnages et les connaissances nautiques de l'auteur. Le capitaine du Marat semble avoir eu d'abord quelque chose de plus rude et de plus rébarbatif; le flibustier, en lui, paraissait davantage. On s'asseyait, dans sa chambre, sur des affûts de canon qui y pénétraient. Son déporté «en savait plus que luiu en fait de marine théorique. Il ne songeait pas à détourner le condamné à mort d'embrasser Laurette pour ne pas s'émouvoir, et ne le voyait pas, de loin, s'agenouiller devant la pauvre femme. Ce n'était déjà point son fort «de fare des phrases aux gens», mais il s'av sait d'une consolation singulière pour la traversée qui allait ramener Laurette veuve :

(F° 30). Elle ne reviendra pas de ce coup-là, pauvre petite femme. Si, tou- tefois, je me trompe, vous pouvez compter que je lui serai aussi agréable que possible, je l'amuserai de mon mieux pendant la traversée, je lui ferai voir tout ce qu'il y a de curieux à la mer, je la mènerai i la pécfie de la Baleine, en6n, des plaisirs, pour la distraire un peu. Pauvre petite femme, nous allons lui faire tant de peine, c'est vraiment contrariant. Il était bon garçon, mais je crois un peu moqueur, car il se mit à nie rire au nez comme si je lui avais dit une gaudriole...

Quant au jeune déporté, Vigny ajoutait d'abord, à sa qualité d'homme de lettres, d'autres distinctions encore, puisque «cette main- ne devait porter qu'une épée» et qu'«il en savait plus que moi en manne». Mais c'est l'auteur même, à vrai dire, qui parfait son éducation et précise, au cours de son travail, le détail de ses connaissances nau- tiques. 11 laissait d'abord en blanc le chiffre des nœuds filés par le Marat. Ce pauvre bateau, quand il se penchait à bâbord, laissait voir

J

\^ry\ i^TTiV' iiviii^^r < ,^v<^'l^t.• ,- ,,,, f^hWF^'^/'''^^ 7)

y^ V,'l/f^ ^vvt'it Y"^'^'^ . j.,^

Fac-similc du manuscrit de Laurette.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 295

par la fente du pont, vraiment démesurée, tout ce qui se passait dans la cabine, «la petite chambre» des déportés. On mettait «la chaloupe en meri), et ce sont ici les matelots, plus de huit rameurs détails cor- rigés après la publication dans la Revue et non l'officier du canot, qui ont la malheureuse idée de conduire cette embarcation à l'avant du brick. Pour manifester son obéissance aux ordres reçus, le marin faisait cette profession de foi qui ne manque pas de simplicité :

Moi, je suis capitaine, je ne sais pas seulement ce que vous avez fait, on n'a pas jugé à propos de m'en informer. Seulement j'obéis strictement à mes chefs et quand un Amiral me dira de [tourner] virer à bas-bord, if ny a pas de danger que je vire à tribord. Une fois l'épaulette de côté par exemple, je ne connais plus personne.

Quelques-uns de ces détails nautiques n'ont été modifiés qu'après la publication dans la Revue. Si le vent nord-nord-oiieit continue à pousser le Marat de Brest à la Guyane, il file ses noeuds vent en poupe et non plus vent arrière. Le capitaine fume sa pipe seul sur soti tillac, et non plus ,(i(r It gaillard, et n'a plus besoin de prendre sa petite lanterne de nuit pour descendre dans sa cabine. C'est au large que le canot entraîne Laurette ; ce n'est plus la chaloupe en ramant toujours. Voici enfin quel- ques autres corrections caractéristiques :

Manuscrit Manuscrit, en surcharge,

et Revue des Deux Mondes ; et i" édition, p. 92 :

Elle s'amusait à tremper dans fa Elle s'amusait à tremper dans fa mer son autre robe au bout d'une mer son autre robe au bout d'une corde et riait de voir que f'Occan corde, et riait en cliercfiant à arrêter était tranquifle et pur comme une les goémons, plantes marines sembla- source dont elle voyait le fond. bfes à des grappes de raisin et qui

Viens donc voir fc sabte, viens ffottent sur les eaux des Tropiques,

donc vite... Viens donc voir fes raisins, viens donc vite. . .

Manuscrit : Revue et 1" édition, p. 112 :

Elle ne les quitte même pas pour se ... elle ne fes quitte pas. Du reste ,

laver les mains. Car clic se lave les elfe ne se plaint jamais, et elle peut mains, elle est Ircs-propre , malgré son coudre de temps en temps. état, et très -bonne. [Elfe [fait] me sert à bien des petites clioses]. Efic ne se plaint jamais et c'est elfe qui rac- commode mes bas de tems en tems.

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/.; .l'y Hf-^t^iû- pr-^ z^sm-^lUo* c»T<-te.^^9Wfc- ?^;/'i«..fI^fc?a4-M^^i'2.

Fac-similc du manuscrit de LaUKETTE.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

297

Manuscrit et 1'* édition, p. 115 :

La Pluie tombait toujours triste- ment. Le ciel gris et la terre grise

s'étendaient sans fin.

Revue :

La pluie tombait toujours triste- ment; nous ne trouvions sur nos pas que des chevaux morts abandonnés avec leurs selles. Le ciel gris et la terre grise s'étendaient sans fin.

Le deuxième récit est rattaché au premier par un chapitre dont le manuscrit a ser\i à l'impression de la première édition et offre quelques vanantes permettant de suivre le mouvement de la pensée de Vigny :

Ms, i" rédaction, P 62 (l) :

... ce fut peut-être le premier gern de découragement par lequel la Pn vidence voulut bien attaquer en nv la maladie de l'enthousiasme militair

Correction :

...ce fut peut-être le prîn ma lente guérison, pour cette 1 de l'enthousiasme militaire.

ipe de laladie

F" 62 (m et IV ) : 1" édition, p. 132 :

... je savais la Bibie par cœur et [ne ... je savais la Bible par cœur, et ce

pouvais, j'étais, barré^ ce livre et moi livre et moi étions tellement insépa- étions tellement inséparables que dans râbles que dans les plus longues mar- ies longues marches, il me suivait dans ches il me suivait toujours, le sac d'un soldat [si inséparables qu'en allant en Espagne je le mettais dans le sac d'un soldat de ma com- pagnie 6arrf'].

Je cherchais ainsi à capituler avec les monstrueuses résignations de l'obéis- sance passive en considérant à quelle [haute ] source divine elle remon-

Je la trouvais admirablement sage [de moi, au-dessous de moi, barrés].

f. 133:

Je cherchais ainsi à capituler avec les monstrueuses résignations de l'obéis- sance passive, en considérant à quelle source divine elle remontait.

(Divine ne se trouve plus dans les éditions ultérieures.)

Admirablement sage sous mes pieds.

Tout le paragraphe de la première édition, p. 135 : «Nous sommes vraiment sans pitié de vouloir...» jusqu'à :«. ..la commotion don- née d'en haut») manque dans le manuscrit.

ff

'?7?Z..£^<^

^.

.(/oi I ir4ii-JTi/hyii\

^ij^i^(».ii.^ «^iiK>:>7

Fac-siniili- du ni:inuscrit de L^ VEILLÉE DE VlNCENNES.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 299

LA VEILLEE DE VINŒNNES.

Manuscrit remis au net, en partie, avant l'impression ; pagmé de 4-5 à 71 pour la Rnue, de 65 his à 132 pour le volume. Nous avons si- gnale quelques détails qui faisaient, deTimoiéon, un personnage plus absorbé et plus cérébral, lisant tout haut en marchant et prolon- geant sa rêverie à la fenêtre; son «teint jaune» ne lui est venu qu'en surcharge. Le signalement de l'adjudant a développé des données d'a- bord resserrées en «homme de grande taille, robuste, frais et la mous- tache blanche». Sa fille ne manque pas d'être plus maladive d'aspect, à sa première apparition :

Sa taille [mince et souple] était élevée et un peu plo_)-ce comme par faiblesse, clic était [pâle et soulTrante] mince et paraissait avoir grandi trop vite, et sa poitrine un peu amaigrie paraissait [en avoir conservé quelque faiblesse sur] [Le Docteur avait dit froidement]

Cependant plusieurs des corrections paraissent plutôt témoigner d'une intention légèrement humoristique à laquelle résisterait l'écri- vain : «Mon adjudant dont les grandes moustaches gnses étaient im- posantes et vénérables...», la fin du deuxième chapitre : «Parbleu, me dis-je en rentrant dans ma chambre, j'ai fait une belle chose. Je le laisse plus triste qu'auparavant. J'aurais savoir que je suis le... Et là-dessus, comme j'aurais le faire à minuit, je me couchai.» Il y a même chose rare chez Vignv et chose grave 'I y ^ même un calembour dont le manuscrit seul porte trace : c'est quand pénè- trent dans la chambre, par la fenêtre ouverte, les couronnes bleuâtres, révélatrices de la nature de l'explosion. «[J'avais] j'ai peur [que] dls-je que ce ne soient des couronnes de martvrsw; et qui sait si Vignv ne retrouvait pas, ici, une boutade réellement dite, en 1819, par un des jeunes officiers de son régiment?

Lui-même est tenté d'assombnr sa propre gravité. Quand il se pré- pare à méditer sur l'amour du danger, et que son ami , tout prés de lui, rêve à son amante lointaine, il avait d'abord écrit :

(F°73). Rien ne pouvait plus me troubler [je n'avais à m'en prendre à personne d'une préoccupation] et p»)urtant quelque chose me troublait qui n'était ni bruit ni lumière. [Cet...] [La vie de l'Eternel inconnu qui reçut tous...]

/i</

i^irnCV^L. ,'uny-^u^ K U y/..; ^ ^^, ^.^ ^^- Ch^ti^ 'hOyfl'iUo^T fj^^.OTij^ ^^A*tt^z*. tt/r<^t!*^ ^tm—

Fac-similc du manuscrit de Z.,4 VeILLI E DE ViNCENNES.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 3OI

Sur l'amour du danger, quelques variantes aussi :

Une sorte de [volupté désir énergique, un combat contre la destinée.] Adieu aux [fleuves paisibles] rocliers [mystérieux] sombres. Dans l'oisiveté de la vie; [adieu aux luttes philosophiques et politiques, aux élaborations tumultueuses des ... du . . . des . . . ]

Le marin était d'abord sur le dos de l'Océan comme Androclès sur son lion; il devait trouver dtux ennemis, l'eau et l'air. La fille de l'ad- judant et le sous-officier se regardèrent «en souriant, comme accou- tumés à ces sortes de scènes ».

Plusieurs des corrections faites par le poète, au moment même il écrit, nous le montrent précisant d'un détail plus concret une expres- sion restée trop vague :

Tu as un habit noir ù présent.

Près de la loge.

Il me montre le chemin.

Qui m'alla au ccenr.

Le soleil se levait.

Tu as un habit noir de taffetas. A la porte de la loge. Il me montre le grand chemin. Qui me remua les entrailles. Le jour commençait à poindre.

La Revue des Deux Mont/ci supprime une réflexion de la Reine, après la représentation d'Orléans; manuscrit et première édition s'y tien-

Reiue, p. 37 :

... Monsieur le Curé de Montreuil qui nous absoudra toutes deux, j'es- père.

Manuscrit et i" édition, p. 231 :

... Monsieur le Curé de Montreuil qm nous absoudra toutes deux, j'es- père. 11 te pardonnera bien d'avoir joué la comédie une fois dans ta vie , c'est le moins que puisse faire une femme honnête.

3^.

j—^ —.l'y I ^ Ml / ifint^ Rto^'m^

;^.. ^v^^'^. --^.^ - '-;j:ts^^-

Fae-similc du manuscrit de La CaNNE DE JoNC.

NOTES ET ECLAIRCISSEME.NTS.

LA CANNE DE JONC.

Les feuillets du nianuscnt du Capitaine Renaud ne portent qu'une pagination : i à 103. C'est, sans doute, la copie d'un brouillon anté- rieur pour certaines pages, et le premier état pour d'autres qui sont fort raturées et chargées dans les interlignes. Ce manuscrit a être mis à la disposition de la Revue des Deux Mondes à la fois pour le nu- méro du i" octobre 1835 et pour l'impression en volume : ((\'oir si ce n'est pas trop répété quand la suite reviendra», note au crayon de l'auteur, f" 2. Et les noms des typographes, l'indication de certains débuts de lignes indiquent une manutention d'imprimerie : elle a d'ailleurs laissé singulièrement propre et net ce beau manuscrit.

Le caractère du capitaine Renaud s'est présenté dès l'abord à Vignv, semble-t-il, dans tout son simple stoïcisme. Il exagérait même l'auto- rité pacifique et volontairement désarmée de Canne-de-jonc :

4. ... même ces batailles d'infanterie les carrés de la garde impériale n'avaient cessé d'être chargés et de charger eux-mêmes à la baïonnette, il n'avait pas tiré l'épée et s'était laissé blesser à l'épaule par un dragon [autri- chien] ani^Iais, sans lui rendre le coup qu'il avait reçu. Les grenadiers [i7/i- .■6;e] l'avaient vengé.

Sauf que Renaud, à l'origine, a donné sa démission «comme vous, il y a un moisii, sa sérénité digne de l'antique n'a point varié. Vigny a atténué, peut-être, quelques-uns des témoignages de l'admiration que lui inspire cet homme d'honneur (ensuite : ce brave homme), sa belle âme et son perfectionnement graduel (cette âme bonne et sim- ple). Et c'est bien la résistance au sadisme qui domine l'élan créateur de l'écrivain :

Page 160. Cette adoration insensée à laquelle jV me sacrifiai tout entier (barré).

Page 162. Je me laissai emmener quand on voulut, parce que Bonaparte le voulait. Il m'avait parlé (barré).

Page 162. O rêves d'autorité et d'esclavage, maudits soient ceux qui vous ont enfantés ( barré ).

Le puritanisme d'honneur de Renaud lui faisait dire ces mots auxquels Vigny contrevenait par son récit lui-même :

N'allez jamais en rien écrire, ou , du moins, que ce ne soit pas sous mon nom. Mais faites-en un objet de réflexions sérieuses quand vous n'aurez rien de mieux

^^w^--^ A^,^^^^^,^ ^.^V.:^./z

2i<«M ijnni /< >Ww<. ifJryu- fi^fmn /( 'ojf-i^fûël. ) It wWx_

Fac-siniilc- Ju iiiaiiuscrit Je /,.•( CaWE DE JuNC.

I

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 3O)

Des épisodes qui constituent cette admirable carrière de moderne officier, le premier et les derniers, Malte, le corps de garde russe, Tagression de Chaillot, ofl'rent le moins de changements. Autour d'ALoukir, quelques détails foisonnaient que Tart de l'écrivain a élagués à bon droit ;

F" 18-19. ^*^^ deux navires anglais le Tbeseus et le Majesticb nous serraient de si près que les bourres de leurs canons mirent ie Feu à VOrienî. Aussi pour- quoi avait-on imaginé de peindre à l'Iiuiie la chambre du Conseil? C'est tou- jours la vanité qui nous perd, mon enfant, retiens bien cela. Nos pauvres canonniers étaient si furieux qu'ils se battaient à coups de refouloir. ..

Je retrouvai à son bord toute la politesse de manières que nous avions au- trefois en France et que la révolution nous a fait perdre au point que tu n'en as même pas l'Idée, mon pauvre enfant. Au milieu de la mer tu aurais vu un salon de bonne compagnie à la table du capitaine Coliing\\ood qui fait tout ce qu'il peut pour me consoler du malheur que j'ai eu. Lui et ses officiers ne cessèrent de vanter avec une délicatesse parfaite la bravoure de mes braves compagnons, celle surtout de Dupetit-Thouars, le capitaine du Tonnant qui est mort en criant : ne vous rendez pas! cl s'est battu trente-six heures contre toute leur flotte et ils ont été fort touchés quand ils ont su que mon brave ami le capitaine Standelet, obligé d'amener, commença par mettre en sûreté tout son équipage et revint seul sur sa frégate VArthémise pour la faire sauter et périr dans l'explosion. Il a bien fait Standelet! Je souffre mort et passion quand je vois passer avec le pavillon britannique le Spartiate et l'Aquilon dont ils ont fait deux anglais, en raccourcissant leurs mâts ce qu'ils ne manquent jamais de faire. Je sens bien que la douleur de cette défaite d'Aboufcir a abrégé mes jours qui n'ont été que trop longs puisque j'ai vu un tel désastre et la mort de mes glorieux amis. Mon grand âge a touché. . .

Pie VII, dans la première rédaction, avait des yeux noirs, grands et beaux , qui «ressemblaient un peu à ceux des portraits du cardinal de Richelieu»; son sourire plein de grâce appelait une remarque : «Je ne crois pas à la répugnance que l'on prétend nous avoir entendu té- moigner...» Napoléon, comédien, faisait allusion à la communauté de la religion et du sang qui le rapprochait du Saint-Père : «Un de vos enfants, de bonne famille et de famille catholique, nous sommes com- patriotes.» Notons, d'ailleurs, que pour l'une et l'autre des fameuses interjections, Vigny a écrit d'abord en italien, puis en français, des mots qu'il a eu l'habileté de remettre en italien, et qu'au lieu du «se- crétaire de Florence», le nom de Machiavel fut deux fois écrit, deux lois barré.

Ce cliapltre, d'ailleurs, ofirc dans le manuscrit de nombreuses sur-

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(^yyj Hù-nU—

Fac-siiiiilc du manuscrit de La CaNNE PE JoNC.

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 307

cliarges qui accentuent [c relief des propos impériaux. Pour plusieurs détails, Vigny s'est assigné, au bas de la page, un certain nombre de points de repère, citations de Collingwood, références aux Con- quêtes, etc.

LA CONCLUSION.

Le chapitre de conclusion fait partie du manuscrit actuel de la Canne de Jonc. Cependant Vigny a gardé, par surcroît, des fragments de brouillon qui nous renseignent sur les voies qu'a traversées sa pen- sée avant d'accéder aux nobles formules que nous connaissons :

Manuscrit : i" édit., p. 4^3 :

...cetteGRANDEL'RP.ASSivEqul repose ...cette GRANDEUR PASSIVE, qui rc-

toute dans Vabnégation et la résigna- pose toute dans ^abnégation el la rési-

tion. [Barré : Elle sera longtemps la ^notion. Jamais elle ne peut être com-

•scule à laquelle puisse prétendre l'hom- parable en éclat à la grandeur de

me arme car il est arme presque inuti- l'action se développent la

lement. ] Jamais elle ne peut être d'énergiques facultés; mais elle sera

comparable en éclat à la grandeur de longtemps la seule à laquelle puisse

l'action. prétendre l'homme armé...

Et la première rédaction de ce dernier chapitre (antérieure de beau- coup, scmblc-t-il, au mois d'août 1835 qui vit s'achever Servitude et Grandeur) avait une véhémence pathétique dont s'est éloignée la ré- daction définitive :

Pardonnez-moi, ô mes compagnons d'armes, si j'ai oublié encore dans ce tableau une multitude de peines qui ne cessent jamais pour vous.

Je fus gladiateur comme vous durant quatorze années, et armé pour être en spectacle dans de vaincs parades à la nation inquiète et recevoir les coups qu'elle voulait donner à son gouvernement.

Je me souviens qu'alors regardant le Peuple, de vos rangs, j'avais pitié de lui connaissant la colère aveugle inspirée aux soldats par les fatigues, pai l'ennui et par les assassinats de leurs compagnons.

A présent que je vous considère des rangs de la nation je suis rentré, c'est pour vous que je sens cette pitié profonde qu'inspire l'idée de tout martyre.

[En surcharge : La France qui vous aimait à cause de la gloire dont vous la couronniez sous l'Empire commence à vous haïr à cause des guerres civiles dans lesquelles vous la frappez.]

3o8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

Je nie trouverai heureux si j"ai réussi à vous faire aimer d'elle encore et si j'ai apaisé les haines et ralenti les vengeances que vos actes sévères amassent chaque jour sur vos têtes.

Lorsque vous entendez éclater les malédictions contre vous répondez ceci aux Peuples.

Que les Peuples cessent de se faire la guerre et qu'ils vivent dans une fra- ternelle et pacifique intelligence. Ou s'ils ne peuvent s'unir qu'ils s'arment tout entiers depuis l'enfant de seize ans jusqu'au vieillard octogénaire.

Alors nous serons les frères de nos frères, les conclto^'ens des citoyens et nous cesserons d'être les acteurs sanglants d'une éternelle tragédie que se font jouer les nations.

O notre Peuple quand cesserons-nous de tomber avec grâce sous vos yeux pour être applaudis de vos mains qu'il nous faut blesser avec les armes que vous forgez pour nous? Quand cesserons-nous de vous dire en passant : Adieu César, ceux qui vont mourir te saluent?

FIN.

Le texte actuel n'a laissé passer que rintentlon qui se manifestait plus explicitement dans les ébauches suivantes :

Sur la garde royale.

Néron avait un esclave qui se tua pour lui montrer comment il fallait faire.

Ainsi, gardes royaux, vous mourûtes pour enseigner à vos maîtres comment ils devaient faire et plus lâches que Néron ils ne purent même vous imiter.

Sans vous on aurait cru que le serment était une chose morte en France. Vous n'espériez pas mais vous combattiez. Vous étiez six mille et vous conteniez Paris à vous seuls. Vous laissiez aux Princes le temps de venir. Vous mouriez en les attendant, pareils à cet esclave romain qui voyant que son maître hési- tait à mourir fit essai du couteau et se tua devant lui pour lui donner du

L'armée Romaine était la nation armée. Sa discipline était sévère, mais [il lui fallait des idées] elle était intelligente et avant le combat 11 fallait la per- suader.

Le général était toujours orateur et expliquait [aux Romains] à Rome armée ce quelle allait faire.

Le manuscrit de la Canne de Jonc a même accueilli quelques déve- loppements que ne connaît pas le lecteur du volume. Après la belle définition : «L'Honneur, c'est la Pudeur virile», un connncntaire

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 309

qui n'a pas laissé de trace dans les brouillons indépendants du ma- nuscrit :

Pudeur qui ne rougit pas comme celle de la femme de tout ce qui alarme sa virginité, mais des actions publiques intéressées, falsifiées par le Charlata- nisme qui est le mensonge agissant, et qui étend sur nous de tels exemples que des hommes graves se sont demandé si le caractère national n'allait pas se perdre à jamais.

Enfin, pour ses anxieuses méditations sur la religion de l'honneur, substitut d'autres croyances défaillantes ou défuntes :

Ne dirait-on pas qu'il y a des croyances secondaires parmi les hommes, que toutes les religions ont tolérées et avec lesquelles elles ont parfois daigné faire alliance? Comme les adorations et les divinations secrètes des Etoiles et des Cartes, l'adoration de l'Honneur est demeurée vive dans les nations modernes et dans la nôtre surtout. Cette religion nous est restée dans le cœur et nous semblons n'avoir plus toute autre foi que dans la tête. Puisse, dans ses nou- velles phases, la plus pure des religions ne pas tenter d'étouffer ce sentiment qui veille en nous comme une dernière lampe dans un temple dévasté, mais plutôt qu'elle se l'approprie et qu'elle l'unisse à ses immortelles splendeurs, en la posant comme une lueur de plus sur un autel rajeuni. C'est une œuvre divine à faire. Pour moi, frappé de ce signe heureux, je n'aî voulu et ne pouvais faire qu'une œuvre bien humble et toute humaine...

LES EDITIONS.

Le 25 avril 18^2, dans une lettre adressée à l'éditeur Charpentier, Vigny pouvait résumer ainsi l'état successif des textes mipnmés de son livre :

Pour Servitude et Grandeur militaires, b première publication de la Revue des Deux Mondes tut suivie eu 1835 :

1" D'une édition in-8° de M. Bonnairc;

Une édition in-S" d'un éditeur dont je ne sais plus le nom cjui se retira du commerce après cette publication;

Edition in-8° par M.Victor Magcn ;

Edition ln-8° par MM. Dello^'e et Lccou ;

5" Par vous dans votre format en 18.^1;

Une autre en 1845 par vous encore et que j'ai Ici'".

"1 M. Marsan, qui publie cette lettre dans la Revue d'Histoire littéraire de la France (janvier-mars 1913) suppose qu'il s'agit d'un autre tirage de l'édition de 18+1.

3 I O NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

Aux 3,003 exemplaires de ces derniers tirages succédèrent alors 1,098 exemplaires d'une nouvelle édition in-i8 dont Vigny corrige les épreuves, non sans impatience, au printemps de 1852. Epuisé en dé- cembre 1856, le volume reparaît, dans les Œi/!r« complètes in-8° de la Librairie Nouvelle, comme «septième édition revue et corrigée», en 1857. C'est la dernière édition publiée du vivant de l'écrivain.

Voici quelques détails sur ces diverses éditions :

Servi TunE et Gea.vdeuk aiilitaikes,^^^ le comte Alfred DE ViGNV. Paris, Félix Bonnalre, éditeur; Victor Magen, libraire. Publications de la Revue des Deux Mondes. 1835. Imprimerie d'Evcrat. In-8° de 460 pages. Un trophée d'armes chevaleresques sur la couver- ture. Une précipitation curieuse fait annoncer, p. 2 des quatre pages d'annonces de Victor Magen : Sous PRESSE. Souvenirs de Servitude mi7i- faiVe, par Alfred de Vigny. Le Journal de la librairie annonce ce volume dans son numéro du 17 octobre 1835. C'est la première édition avec laquelle nous avons confronté plus haut divers passages du manuscrit ou de la Revue des Deux Mondes.

Vigny paraît avoir préparé avec soin ce qu'il appelle la deuxième édition (le Journal de la librairie ne la mentionne pas) : SERVITUDE ET Grandeur militaires. Paris, Victor Magen, 1836, in-S". 11 avait fait une liste à! errata dont il subsiste une feuille dans ses papiers. Le 28 avril 1836, il écrivait à Magen : «Vous me ferez honneur et plaisir SI vous voulez bien me prévenir du jour de la mise en vente de Servitude et Grandeur militaires , Monsieur. Je vous écrirai le jour nous pourrons parler de quelques détails de la publication pour laquelle j'ai de bons conseils à vous donner. Nous réglerons aussi le changement que vous demandez, et qui m'est assez indifférent. ii

En réalité, un arrangement de librairie semble avoir réparti entre Victor Magen et un de ses confrères des exemplaires parfaitement identiques et sortant des mêmes presses (cf. le Manuel de Vicaire, art. Vigny); et les numéros 2 et 3 de la liste de Vigny doivent se fondre en un seul.

Servitude et Grandeur militaires, par le comte Alfred DE Vigny. Deuxième édition. Paris, L. Hérail, éditeur; 1836. Impri- merie et fonderie A. Pinard. .^.06 pages in-8°. L'épigraphe Ave Ccesar. . . figure sur la couverture. Quelques inadvertances s'y sont glissées: p. 127 «un soir de l'été de 1829)); p. 138 «tous les feux s'étaient

NOTES ET ECLAIRClSSEiMENTS. 3 I I

éteints à six heures». Par la ponctuation, les majuscules et les italiques, cette édition ofl're quelques particularités typograpiiiques nouvelles. Journal de la librairie , i.j. mai 1836.

Servitude et Grandeur militaires. Tome IV des Œuvres complètes, édition Delloye-Lccou. Paris, 1838, in-B" de 396 pages. Annoncé par le Journal de la librairie du 22 décembre 1838.

Servitude ET Grandeur militaires. 4* édition. Paris, Char- pentier, in-i2. Annoncé le 22 jan\icr i8i(.2, mais semble avoir été mis en vente dès la fin de 18.J.1. Edition populaire qui faisait succéder, aux solennels in-8° de l'ancienne librairie, des livres d'un format plus ma- niable, et qui contribua à étendre dans des cercles moins restreints la réputation de l'écrivain. Une édition serait, en 18^5, un nouveau tirage de cette édition. En août 1851, il ne reste plus que 70 exem- plaires de cette édition.

Servitude et Grandeur militaires. 6' édition revue et corngée, in-i8 de 7 feuilles. Pans, Charpentier {^Journal de la librairie, 29 mai 1852). Vigny en cornge les épreuves au printemps. Moderni- sation de certains détails.

Servitude et Grandeur militaires. 7' édition revue et corngée. Pans, Librairie Nouvelle, 18^'', lait partie des Œuvres com- plètes. In-8" de 2^2 pages, imprimerie de la Librairie Nouvelle. An- noncé le 2 1 février. Quelques particularités : p. ^ « utile ou néces- saire»; p. 26 «J'étais seul, j'étais à cheval, j'avais un bon manteau blanc, un habit rouge, un casque noir...»; p. 133 (Aoilà comme votre pied sera tout-à-l'heure» (fou pied dans les premières éditions); p. 13^ «une eau bouillante; sorte de lave le sang, le fer et le feu s'étaient confondus. . .».

Servitude et Grandeur militaires. 8" édition revue et cor- rigée. Paris, Michel Lévy frères, 186.J.. In-i8 de 355 pages, faisant partie de l'édition en cinq volumes des Œuvres complètes. Annoncé le

26 décembre 1863.

Servitude et Grandeur aiilitaires. 9' édition revue et corrigée. Paris, Librairie Nouvelle, 1865. In-18 Jésus. Annoncé le

27 juillet 1865.

3 I 2 iNOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

Servitude et Grandeur militaires, io" édition. Charpen- tier (?). Les trois récits paraissent isolément chez Michel Lévy en 1867 et 1868.

Servitude et Grandeur militaires, h' édition re^•ue et corrigée. Pans, Michel Lévy, 1869. (Bibliothèque contemporaine.) Annoncé le 23 avril 1870.

Repris ensuite dans les Œuvra complkes de Icdition Lemerrc en 188^ (une coquille p. ''i : « tu es perdue pour toujours )i), dans la Pe- tite Bibliothèque Charpentier, de Charpentier et Calmann Lévv, en 1882 (un contresens p. 367 : «L'Honneur, c'est la pudeur ci\ile«), le texte de Strvitude et Grandeur militaires se trouve reproduit d'une façon qui semble assez mécanique dans la série courante des éditions. L'édi- tion « définitive 11 Delagrave s'est conformée à la dernière qu'ait corri- gée Vignv, rin-8° de 1857 de la Librairie Nouvelle.

C'est également à ce texte que la présente édition s'est assujettie le plus souvent sauf pour quelques détails de ponctuation et de majuscules ou d'italiques, et pour les recours suivants à des textes antérieurs qui ont paru plus conformes à l'intention véritable de l'au- teur :

Page 3 : Inulilt (1" cdit.). Page 4 : n'ont à craindre ( i" édit. ). Page ^o : ma carte marine (i" édit,). Page S^ : dix heures (ms., Reime).

Page 121 : indignation (ms.. Revue, 1" édit., la feinte indignation du directeur doit manifester en réalité son contentement). Page 13.J : bouillonnante (ms., Revue, i'* édit.). Page 134 : plomb, (ms. , Revue). Page 196 : si tût arrêtée (ms. , Revue, 1" édit.). Page 242 : nous vîmes un drap (ms. , Revue, 1" édit.). Prge 245 : brave (ms., 1" édit.).

Servitude et Grandeur aiilitaires. Dessinsde Julien Le Blant, gravés à l'eau-forte par Champollion. Paris, Librairie des Bi- bhophiles, 1885. Fait partie de la Bibliothèque artistique moderne, in-8" de vil-287 pages.

Servitude et Grandeur aiilitaires. Illustrations de L. Dunki, gravées sur bois par CI. Bellangcr. Paris, Pelletan, 1897, 2 vol. petit in-.j.".

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 3 1 3

A l'étranger, l'Angleterre et l'Allemagne ont consacré des éditions «classiques)) aux divers récits de Senitude et Grandeur militaires. La Pitt Press Séries, la Hachette Séries, les Elementary Texts et les Advanced Frencb Texts, la Scbulbibliotbek , les Auteurs modernes , les Prosateurs fran- çais, la Collection Teuhner ont reproduit les trois nouvelles. Des traduc- tions allemandes en 1836, 1852, 1878, anglaises en i8.j.o et 18^1.7, ont d'ailleurs reproduit plus ou moins librement et complètement une partie de ces pages. On ne connaît pas de traduction italienne.

3l4 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

III

JUGEMENTS ET OPINIONS.

LES CONTEMPORAINS.

«Ai-je réussi, s'est demandé Vigny dans une note manuscrite, à rendre plus ferme l'estime de soi-même dans l'homme de l'armée? et à faire sentir aux citoyens qu'il est le plus noble représentant du sen- timent le plus sacré qui soit parmi nous?»

11 est difficile de dire dans quelle mesure se sont répandues dans l'opinion française des idées qui, on l'a vu, tenaient singulièrement à cœur à l'auteur de Scrn'fwi/e. Faut-il observer qu'un livre qui paraissait peu de mois après l'attentat de Fieschi, quelques semaines après les lois de septembre, devait paraître manquer d'à-propos lorsqu'il propo- sait une revision du statut militaire de la France ? Le culte renaissant de la gloire napoléonienne , de son côté , devait mal s'accommoder du portrait tracé ici de l'Empereur.

On comprit, dans l'entourage de Vigny et dans un cercle initié de lecteurs, l'intention élevée du poète -capitaine et cette glorification de l'honneur à laquelle il conférait une valeur d' Imitation. Son cama- rade Dittmer pense comme lui «que l'honneur est la conscience exal- tée», et le Journal fait grand état de cet accord.

«C'est la vérité dans l'art et l'art dans la vérité)), disait Brizcux de Laurette; et il n'est pas douteux que son jugement ne s'étendît aux deux autres panneaux du tryptique. Un inconnu qui lui écrit «d'un cabinet de lecture», Auge de Fleury, ancien maire de Passy, le félicite le 10 octobre 1835, «comme lecteur, comme homme, comme père de famille», de continuer à sauver la jeunesse «de l'.abâtardissement so- cial qui semble menacer notre époque et l'avenir de notre belle Patrie». Pitre Chevalier envoie à Vigny une longue épître il féhcite le poète qui

Dans les vieux Collingwoocls et les pauvres Renauds Nous montrait des héros plus grands que nos héros!..

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. j I 5

La presse quotidienne, en général, se montra assez réservée. Entre- filets dans le National du 9 octobre, qui prédit un «succès d'estime et de vogue» à un écrivam aussi «consciencieux)), qui opère «la fusion du genre intime et du genre descriptif)) ; dans la Gazette de France du 15 octobre, qui «reconnaît un progrés remarquable)) dans la forme de Vigny et «des vues morales qui ne manquent pas de profondeur».

Rien dans le Moniteur et rien dans le Constitutionnel, m'assure M. Descharmes. Le Journal des Débats, trop attaché sans doute au régime de Juillet, trop occupé des œuvres de V. Hugo, est également muet.

Le Vert-Vert, gazette de Paris, le 17 octobre, reconnaît que Vigny «a fait mieux qu'un beau livre peut-être; il a licencié un abus, il a rayé toute une chance d'esclavage national)) et rend hommage à son style «harmonieux, sculpté)) et à la belle tenue de toute cette vie d'écn- vain. La Quotidienne [L. M., numéro du 30 octobre) estime «que l'his- toire tout entière mise. . . à contribution par un écrivain d'un mérite éprouvé, lui eût fourni les matériaux d'un monument plus complet et plus durable», mais le suit avec bienveillance «dans la voie étroite qu'il s'est imposée», fait quelques réserves sur le Pape et l'Empereur et tient à distinguer le point d'bonneur, dont la sanction est humaine, de l'ton- neur, dont la religion fait la force. C'est aussi le jugement prononcé par Renaud sur Napoléon qui inquiète le Temps du 27 octobre 1835. «11 faut que les poètes renoncent à calomnier les grands hommes et à chercher des taches sur leurs vêtements. En sommes-nous donc si riches de grands hommes, que nous puissions sans péril décluqueter leur mémoire et couper par morceaux les hommes dont notre œil étonné a peine à mesurer les proportions colossales?» Mais le feuille- toniste. Ad. Guéroult, entre assez volontiers dans une des intentions dissimulées à demi par le poète sous «un sentiment si profond, dou- loureusement engendre» :

Il a fait un beau livre d'abord, puis, ce qui vaut mieux encore, il a essayé de réhabiliter pour nous, enfants oublieux que nous sommes, la gloire solide et les mules vertus de la guerre, qu'une paix molle et fade nous fait chaque jour désapprendre. Oui , le moment est bien choisi pour parler de dcvoilment, de courage, d'abnégation; je ne sais si ces mots glorieux vibreront bien puis- samment au cœur des banquiers et des hommes d'affaires, nos gracieux souve- rains, mais s'ils n'avaient pour elFet que de réchauffer dans quelques nobles cœurs les belles traditions et les germes précieux de vertus que l'humanité n'a

3 I 6 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

pas sans doute abdiquées pour jamais, il faudrait encore y applaudir pour ce seul fait...

Lassailly, dans l'Indépendant, Furet de Paris, pave à son ami, le i" novembre, un ample tribut d'éloges, et lui tait le compliment au- cjuel Vignv tenait le plus en lui reconnaissant, avant tout, le «génie initiateur». Poènies, Cinq-Mars, Othello, Chatterton, Maréchale d'Ancre qu'oublia Sainte-Beuve , Stello , série d'initiatives qui lui assurent le mérite de l'originalité. Et poètes et soldats l'ont trouvé debout, prêt à les détendre :

H ne reste plus, à M. de Vigny, pour décrire la dernière ligne de ce triangle et le fermer, que la cause des femmes à plaider. Ce sera une belle mission nous l'attendons dans un troisième volume, après la pièce de Syll'ia , qu'il pré- pare en ce moment pour la scène française.

Un autre mérite, celui de la composition, distingue Vignv des romantiques. «De en grande partie, cette froideur de léché qu'on lui a reprochée quelquefois, et dont nous lui tenons compte pour notre part. . . » A peine pourrait-on reprocher à Lauretle d'être un « trop joli chef-d'œuvre de style dans la bouche d'un vieux soldat . .. u

Même reproche dans le Charivari du 14 novembre [E. G.]. «Pour un hvre d'économie politique et sociale, il est trop Dtté- raire..., c'est-à-dire que l'auteur a trop sacrifié à la forme artistique et donné trop de place aux détails romanesques.» Lévite de seize ans c'est-à-dire mousquetaire rouge Vigny se plaint à tort de son avancement peu rapide : la ndisciphne des soldats de Josué lui était peut-être plus tàniilière que la théorie de l'armée française.» D'ailleurs avec ses trois nouvelles artificiellement enchaînées, son livre a moins de torce que de pureté de style , de mouvement et de charme.

Le Courrier français du 6 décembre [M. A.] accueille favora- blement les plaintes de Servitude sur la condition de l 'Armée , « na- tion dans la nation»; plus tavorablement encore l'exécution «pleine de poésie et de charme». Des trois nouvelles, La Veillée de Vincennes a les préférences du teuilletoniste : «petit chef-d'œuvre de grâce tou- chante et d'exquise délicatesse». Le capitaine du Marat pouvait très bien se soustraire à l'ordre cacheté. Le Dialogue inconnu, si heureuse- ment présenté qu'il soit, travestit les deux personnages. Au total :

Ce livre sera un titre de plus à la juste réputation que s'est faite M. de Vigny, de chercher dans chacun de ses ouvrages l'inspiration d'une haute et

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 3IT

noble pensée, et de se proposer un but utile aux hommes... M. de Vigny a voulu que sa triste expérience et ses douloureuses observations ne fussent pas stériles, et il a fait saigner la plaie dans l'espoir de préparer les moyens de la guérir. On sent à tout moment, dans ce livre, sous la pensée du philosophe et du poète, la pensée de l'homme qui a revêtu l'uniforme, et pour qui le sort du soldat est encore comme une partie de sa propre existence.

Mais voici, dans un périodique ami, la voix d'un compagnon de Cénacle. Le long article de Samtc-Beuve (^Revue des Deux Mondes du 15 octobre 1835, aujourd'hui dans les Portraits contemporaiîis) prend texte du livre de Vigny plutôt qu'il ne l'examine à fond. Et comme la poésie a de bonne heure, selon Joseph Dclorme, fait tort à l'aisance et à la netteté de la prose chez l'auteur d'Eloa, c'est une sorte de question préalable que semble poser le critique :

Le défaut le plus capital de Stella, qu'on retrouve également dans Cin^- Mars et dans tous les ouvrages en prose de M. de Vigny, c'est un certain manque de réalité, une certaine apparence de poétique chimère, qui tient moins encore à l'arrangement et à la symétrie qu'à un jour mystique, glissant on ne sait d'où, au milieu même des plus vrais et des plus étudiés tableaux. La scène a beau être disposée historiquement avec toute la science et l'appli- cation dont le poète est capable; ce jour fantastique et prestigieux, qui tombe d'en haut comme dans un souterrain, nous avertit toujours que nous avons affaire à l'idéal amant des régions supérieures. C'est l'impression que cause, par exemple, dans Le Capitaine Renaud, la belle scène du pape et de l'empe- reur; on n'ose s'y confier comme à la vérité même, malgré l'émotion qu'on en reçoit... Je demande qu'on me pardonne si, dans l'admirable histoire du capitaine Renaud, qui faisait naître mes larmes, j'ai noté, chemin faisant, de petits désaccords, pour me rendre compte de ce manque de complète vrai- semblance chez M. de Vigny. Eh bien, le capitaine Renaud nous dit, par cxenipie, qu'il n'a pas mangé depuis vingt-quatre heures et que cela éclaircit les idées pour un récit, ce qui est difficile à admettre; une obscurité absolue règne, nous dit-on, dans les rues, sur les boulevards, et tout d'un coup, à un moment ou , dans l'intérêt du récit, on a besoin de lire une lettre, il se trouve qu'un café est éclairé à propos et que cette lettre peut se lire : le capitaine Renaud aurait bien pu, ce me semble, prendre dans ce café quelque chose. A un endroit, nous le voyons entrer, par abnégation, dans cette obscure infan- terie de ligne, les rangs se pressent et aussi se fauchent comme les épîs de Beauce en été : exacte et saisissante image! avant la fin du paragraphe, il se trouve être lieutenant, non pas dans la ligne, mais dans la garde, et par con- séquent très-sujet à être vu et reconnu de Napoléon. A un autre endroit, il cite Grotius, ce qui sent fortement son érudit; passe encore quand il ne citait qu'Ossian ! Mais le vieil adjudant-sous-officier, dans La Veillée de Vincennes , ne décrivait-il pas lui-même bien mignonnement la dame rose du parc de Mon-

3 I 8 NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.

treuil? Encore une fois, pardon de noter de semblables bagatelles! c'est que le principe d'où partent ces inadvertances légères s'étend insensiblement à tout le récit et lui ute un air de réalité, au milieu de beautés philosophiques et pathétiques du premier ordre?

Mais la servitude et la grandeur militaires, le divorce créé dans les nations par l'esprit de corps , la beauté de l'abnégation ? Sainte-Beuve V venait bien, mais pour finir et comme en hâte, avec la souplesse un peu fuyante qu'il met à aborder les questions qui se meuvent dans un plan un peu élevé de la conscience ou de l'art :

L'auteur énonce, sur l'état arriéré des armées, sur leur transformation né- cessaire, des idées miséricordieuses et équitables, les vues d'un philosophe militaire qui a profité de toutes les lumières de son temps et qui s'est souvenu de Catinat. Ce qu'il dit de la responsabilité, de l'abnégation, est d'une belle et sombre profondeur; il a touché, en sceptique respectueux, eu artiste pathé- tique, à des mystères de morale qui ont par moments troublé sans doute bien des cœurs guerriers. . .

Enfin une objection tort juste était faite à la notion de l'honneur, considéré par Vigny comme le refuge définitif de toutes les aspira- tions supérieures de l'humanité :

Il s'est peint en personne plus qu'il n'imagine dans cette invocation à un culte qu'on garde inviolable, même sans savoir d'où il vient ni il va, même sans l'idée d'un regard céleste et d'une palme future. Mais ce débris d'une antique vertu chevaleresque, auquel le poète-chevalier se rattache dans la perte de ses premières étoiles, est-ce donc, comme il le veut croire, une planche de salut pour une société tout entière? Est-ce autre chose qu'un rocher nu, à pic, bon pour quelques-uns, mais stérile et de peu de refuge dans la submersion universelle ?

C'est après la lecture de cet article d'un ami déclaré , dans une revue lavorable, que Vigny écrivait à Sainte-Beuve, des le 19 octobre, une lettre de remerciement ; mais dans son Journal les lignes déçues se trouve le fameux : «Sainte-Beuve m'aime et m'estime, mais nie con- naît à peine. I)

Dans le même temps, la Revue de Paris rend compte du livre nou- veau. Son Bulletin littéraire du 18 octobre 1835 lui fait assez bonne mesure; après avoir observé que «les détails les plus positifs de la vie publique et privée renferment une poésie grave, mélancolique et forte, que les esprits élevés préfèrent aux vagissements confus, aux excla- mations incohérentes, à toute cette exubérance stérile, qui défraie an-

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 319

nucllcment un certain nombre de vers lyriques, épiques, anacréon- tiques», après avoir noté qu'il n*est pas «de meilleur plaidoyer contre le suicide que ce beau drame de Chatterton » :

Le nouveau livre de M. de Vigny est marque à ce coin de gravité qui ca- ractérise les œuvres durables : c'est toujours le poète qui parle pour les hommes de la réalité, c'est le cœur qui vient au secours de l'esprit, ia théorie qui pré- pare l'application. Ce qui constitue pour moi l'originaUté du talent de M. de Vigny, ce qui lui assigne une si haute place dans mon estime, c'est de s'être ainsi pose comme un modérateur plein de bienveillance et d'autorité, entre deux camps, sinon ennemis, du moins bien distincts; initiant les poètes à la vie positive, et apprenant aux hommes positifs ù apprécier les poètes; âme limpide et vaste, qui réfléchit également les deux faces de la nature humaine, qui négocie leur rapprochement en les opposant l'une à l'autre, sans toutefois déguiser sa prédilection pour l'idéal. Ce rôle si glorieux ne pouvait être rempli que par un homme qui se fût trouve dans des conditions telles, qu'il pût connaître à fond les joies et les douleurs de la réalité, les douleurs et les joies de la poésie; quatorze ans de service ont été le noviciat de cet éloquent mis- sionnaire. C'est pareillement de l'armée que sont sortis, à un siècle de distance. Descartes et Vauvenargues. M. de Vigny serait-il appelé à compléter cette trinité?...

... En accordant des éloges sans Bornes au choix des sujets, nous craignons de ne pouvoir plus louer suffisamment la forme qui atteint un degré de per- fection vraiment merveilleux. Cela ressemble à une belle pièce de soie tout à la fois brillante, souple, solide, transparente, irréprochable, se nuançant de mille reflets divers, selon qu'on l'expose au grand jour.

Sur cette question du style, une suggestion cuncuse :

Si l'on voulait k toute force trouver un modèle à M. de Vignv, on pour- rait, en désespoir de cause, évoquer le nom de Sterne, et en remontant aux caractères principaux de son talent, ceux de Milton , de Shakespeare qu'il a beaucoup lu, de Gœthe qu'il ignore peut-être, mais dont il rappelle la sérénité et la force concentrée. . .

Vigny a conservé dans ses papiers, parmi d'autres coupures, un numéro du Breton de Nantes (oct. 1835), un feuilleton du Propagateur d'Arras, V Indépendant de Bruxelles du 6 janvier 1836 avec cette con- clusion :

Un ouvrage aussi remarquable de style et de pensée que l'est celui-ci, aussi vrai d'expérience, aussi plein d'enseignements pour l'avenir devrait faire naître dans l'esprit des hommes qui gouvernent de sérieuses réflexions sur le sort de l'armée et sur la réforme militaire que les événements et les besoins du siècle ont rendue nécessaire. Malheureusement il y a trop de sentiment dans ces pages éloquentes...

320 NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

LA CRITIQUE POSTHUME.

Après la mort de Vigny, Lamartine consacra, à la mémoire de son ami , deux de ses Entretiens (94-95) : parmi les réserves que lui paraissent appeler Poèmes , Cinq-Mars, Stella et Chatterton , Servitude reçoit le tribut d'une admiration absolue, autant pour le tond que pour la forme. «Discipline et Honneur : c'était le véritable titre. M. de Vigny le sentit à lu fin de son livre, mais c'était trop précis pour le grandiose de sa conception.» Le pur récit de Laurette est cité en entier.

A. Claveau, dans la Revue Contemporaine du 15 septembre 1863, n'est pas moins clogicux pour «une IVaicheur d'émotions inexpri- mable)), une délicatesse de touche qui n'empêclic pas un certain réa- lisme.

L'article nécrologique de Sainte-Beuve (Revue des Dni.x Mondes du 15 avril 186.^, Nouv. Lundis, t. VI) reste peu bienveillant et manque à taire la place qui convient à Servitude et Grandeur militaires.

De tous les examens auxquels ait donné lieu ce livre, le plus péné- trant est peut-être celui d'Emile Montégut [Revue des Deux Mondes, \" mars 1867; et Nos Morts conteinporains). Après quelques réserves sur la thèse centrale du poète :

Quel que soit d'ailleurs le degré de vérité de cette tlicse, on peut dire pour Servitude et Grandeur comme pour Stello, mieux que pour Stelto ; Si la cause laisse à désirer, le plaittovcr est admirable. Servitude et Grandeur militaires, c'est le vrai chef-d'œuvre de M. de Vigiiv. Là, sauf dans uu seul passage, les scènes du Petit-Trianon de La Vedle'e de Vincennes , plus rien de ce stvie co- quet, apprêté, qui faisait de Stello un livre plus amusant qu'émouvant. La turmc de ce livre est noble comme sa pensée et simple coinnie les âmes dont il nous raconte l'immolation silencieuse et l'héroïsme obscur. Un souffle de vraie grandeur en anime toutes les pages et le plus grand éloge qu'on puisse en faire est de dire que, de toutes les œuvres d'imagination de notre temps, c'est à coup sûr celle qui donne l'idée la plus haute et la plus vraie de la na- ture humaine. C'est un de ces rares ouvrages dont on peut donner cette défi- mtion : c'est plus qu'un beau livre, c'est une belle action. Le jour il l'écri- vit fut le jour béni entre tous d'Alfred de Vigny, car ce fut celui il resta le plus fidèle à sa vraie nature. . . C'est aussi sur ce livre que la postérité le jugera...

La première des biographies complètes de Vignv paraît à peu de mois de : c'est en 1868 qu'Anatole France donne du poète

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS. 32 I

un portrait délicat et respectueux, Servitude figure en bonne place. «La religion de l'honneur, il l'avait apprise sous les armes.» «Carrière militaire de quatorze années obscures, mais qui ne fut pas suivie en vain, car elle aboutit à un des plus beaux livres qui aient jamais été écrits sur l'armée» : à défaut d'un jugement développé, il y avait une formule ne s'engageait pas à demi le futur auteur de L'Orme du Mail, qui est lui-même le fils d'un ancien gardc-du-corps de Charles X.

« Chef-d'œuvre)) selon A. de Pontmartin, SiTiituc/t est au gré de Barbey d'Aurevilly «le livre le plus beau d'A. de Vigny prosateur, et peut-être le livre le plus beau du siècle, si la beauté suprême c'est la bonté, comme je le crois (^Poésie et Poètes)». «C'est d'une puissance hum.aine qui en fait quelque chose d'à part puisque ce n'est pas religieux comme nous entendons qu'on doive l'être quelque chose d'inouï, qui pourrait s'appeler, pour donner une idée des trésors de fortitude et de consolation déposés en ces pages : Imitation de Je'sus- Cbrist, pour ceux qui ne croient plus, hélas ! qu'à la religion de l'hon- neur ! »

En dehors des jugements esthétiques et des impressions littéraires , qui rassemblent à peu près , désormais , unanimité de louanges de la part des historiens de la littérature, il y a là, en ell'et, une renommée morale posthume qui eût consolé Vigny de bien des indiflérences. Il con\ient de signaler la place qui revient de droit à Servitude dans des études telles que : Marabail, De l'injluence de l'esprit militaire sur Alfred de Vigny (Paris, 190^); E. Guillon, Nos Ecrivains militaires, 2' série (Paris, 1898); Eug. Terraillon, L'Honneur, sentiment et prinàpe moral (Pans, 19 12). C'est peut-être dans ce sens surtout qu'il sera intéressant, de- vant les «démissions de la morale)) , de suivre plus tard l'inlluence d'un livre qui est mieux encore qu'un «modèle de composition romanesque)) et un chef-d'œuvre de «vérité dans l'art)).

TABLE DES MATIERES.

SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE.

LIVRE PREMIER.

Pages.

Cliap. I. Pourquoi j'ai rassemblé ces souvenirs 3

II. Sur le caractère général des armées 12

III. De la servitude du soldat et de son caractère indi-

viduel 17

LAURETTE, OU LE CACHET ROUGE.

Chap.IV. De la rencontre que je fis un jour sur la grande

route 2^

V. Histoire du cachet rouge 33

VI. Comment je continuai ma route 58

LIVRE DEUXIÈME.

Cliap. I. Sur la responsabilité 67

LA VEILLÉE DE VINCENNES.

Cliap. II. Les scrupules d'honneur d'un soldat 77

m. Sur l'amour du danger 8.J.

IV. Le concert de famille 89

V. Histoire de l'Adjudant. Les enfants de Montreuil

et le tailleur de pierres 9^

VI. Un soupir 9g

VII. La dame rose 100

VIII. La position du premier rang 106

3^4 TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

Chap. IX. Une séance 112

X. Une belle soirée 117

XI. Fin de l'histoire de l'Adjudant 126

XII. Le réveil 129

XIII. Un dessin au crayon i 3 j

SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE.

LIVRE TROISIÈME.

Chap. I I .(,3

LA VIE ET LA MORT DU CAPITAINE RENAUD, OU LA CANNE DE JONC.

Chap. II. Une nuit mémorable i.j.9

III. Malte 139

IV. Simple lettre i ô-j.

V. Le dialogue inconnu 172

VI. Un homme de mer 190

VIL Réception 218

VIII. Le corps de garde Russe 221

IX. Une bille 23.J,

X. ConcI

usion ,

H3

NOTES ET ECLAIRCISSEMENTS.

I. L'origine et le sens de l'œuvre 2

II. Les textes 292

III. Jugements et opmions 31.J.

55

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Mont-Oriol I

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Fort comme la Mort 1

La Main gauche i

La Vie errante 1

Notre C<eur i

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