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SILHOUETTES D'ARTISTES

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE

10 exemplaires sur papier velin avec suite des gravures sur Japon, numérotés de i à 10.

Yveling RamBaud

Silhouettes

d'Artistes

AVEC PORTRAITS

DESSINÉS I J .Y EUX-3IÈ3IES

PRÉFACE DE M. ALEXANDRE HEPP

PARIS

SOCIÉTÉ FRANÇAISE D'ÉDITIONS D'ART

L. HENRY MAY

9 ET 11, RUE SAINT-BEX01T, 9 ET 1 1

1899

PRÉFACE

Les peintres sont heureux, les dieux leur restent fidèles, la renommée les comble. Alors que la Critique n'existe plus pour les historiens, les romanciers, les poètes, que l'héritage de Sainte-Beuve est réduit à l'expression la plus sommaire et qu'on en arrive à regretter même Pontmartin, l'œuvre des peintres, elle, toujours a des cicérones, des parrains, des Dangeau; plusieurs fois l'an, des spécialistes se mobilisent pour elle, el dans les journaux, si inhospita- liers à tout ce que n'était pas une solide et sainte réclame, les salonniers, sans qu'on leur mesure l'espace, s'étalent.

Ce n'est certes pas une raison pour que les peintres se déclarent satisfaits; peut-être même plus d'un fait-il bon marché, non sans dédains, piquantes ironies, et même valables motifs, de ce pontificat de la Critique. Et allez donc! c'est pas mon père, comme dit la « Dame de chez Maxim ».

Mais, pour ceux-là, voici du nouveau, un genre auquel ils ne reprocheront ni prétention ni pédanterie, une formule vivante, alerte, pittoresque, et qui ne vise à aucun de ces solennels, définitifs jugements, sur lesquels l'avenir se plaît d'ailleurs à souffler tant de belles revisions.

m PRÉFACE.

Celle originalité se rencontre dans les Silhouettes d'artistes que publie aujourd'hui M. Yveling RamBaudL

Il y a longtemps que je sais te goût averti, la sure érudition de collectionneur et de bibelotier, le travail de flânerie, l'inépuisable richesse d'anecdotes de ce vieux Parisien. Les heures d'autrefois sont loin, Ton noctam- bulait dans le silence reposant du boulevard, s'accompa- gnant, se raccompagnant jusqu'à l'aube exquise, à parler du dernier Degas ou du premier Sisley, de la galerie des Empereurs romains de Mme de Gassin, de l'authentique vase de nuit de Marie Leezinska, en argent, avec la fleur de lis, acquis par celle pauvre Emilie Williams, ou d'une miniature de M de Robespierre.

Mais c'est un peu avec tout ce qu'il a vu, glané, éprouvé, noté, qu'Yveling RamBaud a fait ce livre sur les Peintres. Ils sont presque tous, et les autres auront leur tour dans une prochaine série. D'un trait, « avec rien » comme on dit dans le jargon des ateliers, il fait une silhouette, campe un personnage dans l'atmosphère de son œuvre; d'un mot, d'un souvenir, d'une appréciation piquée en passant, il éclaire sa nature, lixe sa manière; les choses même de sa vie, évoquées, décrites, autour de lui s'animent, concourent à le faire connaître mieux, le complètent. Et substantielles, serrées, avec pourtant une fantaisie qui brode, ces pages laissent une trace dans l'esprit.

Le grand Reynolds, quand il avait achevé le portrait de quelque noble dame de la Cour, lui demandait en récompense suprême une mèche de ses cheveux, et il gardait ainsi, superstitieusement, en un coffret de santal, reliquaire d'art et de beauté, des rayonnements de blon- deurs délicieuses, des senteurs de boucles brunes, quelque

PRÉFACE. m

chose au moins encore de ce qu'il avait interprété, admiré, possédé un instant....

L'écrivain, pour son livre, a demandé autre chose à ses modèles; il a eu l'idée de faire faire par chacun d'eux son propre portrait, et cette idée de M. Yveling RamBaud semblera d'une jolie allure psychologique. Les peintres par eux-mêmes, comment ils se voient, comment ils voudraient être vus ! En réalité c'est comme une confession de l'individu en regard de l'esquisse écrite, et jamais le « connais-toi toi-même » n'a trouvé une application plus ingénieuse, plus malicieuse peut-être.

La vision n'est-elle pas du dernier piquant, de tous ces hommes, non des moindres, s'étudiant, crayon en main, devant le miroir, cherchant, notant ce qui serait leur pose de prédilection pour la postérité, leur aspect le plus avan- tageux ou le plus intéressant, marquant ce qu'ils jugent, eux, la dominante de leur physionomie, de leur caractère, de leur talent?

Il y a l'occasion de bien précieux aveux. Gela vaut les dix lignes qui suffisent pour faire pendre un homme, et même pour le glorifier. Celui-ci, dans l'expression qu'il se donne, celui-là dans l'attitude, cet autre dans le choix même des accessoires, presque tous trahissent leur idée de derrière la tête, le pourquoi de leur réussite, la genèse de plus d'une œuvre.

Voilà par excellence le document humain, et la vieille critique en est toute rajeunie. Rien du Vapcreau, le petit Luxembourg du « Journal ».

C'est dans le « Journal » en effet que ces portraits ont paru d'abord, avec le plus grand succès. Et dans le choc

iv PRÉFACE.

des actualités, parmi ce qui dit tant de fièvres, de laideurs, de tristesses, quel charme, quel rafraîchissement, que de rencontrer tout à coup un nom d'artiste, une silhouette, un rappel d'œuvre qui évoquent la joie, la beauté et l'amour de vivre, les paysages clairs, le ciel libre, quelque chose de supérieur et d'infiniment consolant ! Aussi bien ce sont de ces invites à élever les contemplations, à considérer que tout n'est pas de vile prose ou de vil métal, à sourire à un idéal, qu'il faudrait souhaiter rencontrer souvent en cette obscure mêlée ; et si elle n'avait pas de ces parures-là, de ces aubaines, la vie serait sans excuses....

Alexandre Hepp.

Paris, ce 21 mars 1899.

Louise Abbéma.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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LOUISE ABBÉMA

ue de profil, c'est la tête de Louis XV jeune : môme nez

y aquilin infléchi à sa fin, même lèvre bourbonienne et gourmande. Elle pourrait se réclamer de cette origine non sans quelque vraisemblance et prendre pour blason l'écu de France avec la brisure elle aussi.

Louise Abbéma est l'arrière-petite-fille de ce beau comte Louis de Narbonne, bourreau des cœurs en même temps que diplo- mate habile, et de l'exquise Louise Contât, l'interprète préférée de Beaumarchais à la Comédie. Or, Louis de Narbonne, qui passa par les postes les plus élevés, ne dut, dit-on, qu'à sa nais- sance les faveurs continuelles dont il fut l'objet. On racontait tout haut qu'il était le fils du Bien- Aimé. Mme de Staël, qui l'aima et le protégea à son tour, quand arrivèrent les jours sombres de la Révolution, ne dédaigna pas de laisser s'accré- diter une légende qui rehaussait encore à ses propres yeux les mérites, déjà nombreux, d'un amant adoré.

Alors, Louise Abbéma serait la descendante d'un roi de France?

Ne remontons pas si haut : elle est la fille de ses œuvres.

Enfant, elle a déjà de l'aquarelle au bout de ses doigts fuselés. A seize ans, elle expose un portrait de sa mère. Plus tard, c'est le portrait de son amie Sarah qu'elle envoie au Salon, de Sarah Bernhardt que, depuis plus de vingt ans, elle aime et de qui elle est largement payée de retour.

Son premier maître est Chaplin : elle en a conservé la grâce un peu factice et le maniérisme élégant; mais tout cela manque de vigueur. Elle demande alors des conseils à Carolus Duran et enfin au savoureux Henner.

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Armée en guerre, elle entre résolument dans la mêlée, et ce sont des portraits sans nombre, d'une féminité un peu créole, l'être ondule en d'harmonieuses souplesses, mais avec quel charme et quelle attitude de caresse ou de rêverie qui demande à ne pas être troublée ! Et comme complémentaire à ce poème de la femme composé d'autant de chants que d'individus, voici qu'Abbéma se met à peindre les fleurs !

Elle y réussit merveilleusement.

Que de belles pivoines épanouies sur les éventails de Duvel- lefoy, sans compter cette suggestive couverture des Fleurs du Mal, mises en musique par Gustave Carpentier, couverture s'élancent pour retomber en grappes fantastiques, les plus mystérieuses orchidées.

Cette passion de la fleur devait la mener à la peinture déco- rative fatalement. Dans ce genre, qu'elle est la seule femme à traiter, elle compte les succès par gerbes. Nombreux sont les plafonds, les panneaux qu'Abbéma a peints dans les hôtels par- ticuliers en ce Paris des élégances raffinées. Sa gloire va plus loin. Le richissime Américain Jordan Marsh lui a confié la décoration du palais qu'il s'est fait construire à Boston.

Mais la peinture ne l'empêche pas d'être charitable au pauvre monde. L'offrande de son art ne se fait pas attendre, elle n'a jamais su refuser!

Aussi ses amis l'aiment-ils bien. Je voyais dernièrement l'un d'eux signer une pétition couverte déjà des plus grands noms de l'Art, de la Littérature et de la Politique, demandant au Ministre de muer la rosette versicolore en un coquelicot qui ne déparerait pas la boutonnière de cette amante des fleurs.

Joseph Bail.

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JOSEPH BAIL

La tête d'un huguenot jeune peinte par le Tintoret; et de fait, dans la pâleur de son visage maigre, réfléchi, mélancolisé de deux yeux noirs et d'une barbe longue, endeuillée, taillée carrément, il semble un portrait sorti d'un des cadres des Offices.

Il n'avait pas encore treize ans qu'il exposait pour la première fois !

Comme les Vernet, comme les Stevens, les Bail sont trois. Jean-Antoine a fait l'éducation de ses fils Franck et Joseph, sans compter les longues et studieuses stations de ce dernier au Musée du Louvre.

Joseph Bail est vite arrivé. Descendant direct de Chardin, de Bibot, de Vollon, il a su, tout en s'inspirant de ces maîtres, apporter dans son œuvre une note personnelle. Nul, avant lui, n'a fait briller d'un aussi fulgurant éclat les cuivres rouges.de nos chaudrons ou des dinanderies flamandes.

Les incendies accrochés à ces vulgaires ustensiles ne le brûleront-ils pas un jour?

Pour donner un intérêt à ses reflets métalliques si chaude- ment peints, il a fait intervenir, tantôt les blancheurs des mar- mitons, hôtes inévitables des cuisines, tantôt les filles de corvée, éplucheuses de légumes, tantôt la piraterie des matous, voleurs de quelque succulent morceau. Sur ce thème, sont innom- brables les variations, et Joseph Bail en joue de main experte. Mais le public, qui se montre enchanté aujourd'hui, le sera-t-il demain? N'éprouvera-t-il pas cette sensation qu'apportent les effets trop souvent répétés, telles les lyres nombreuses de formes si variées, cependant qui figurent dans l'ornementation

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de l'Opéra et qui ont fait dire, avec justesse, au regretté critique Ernest Chesneau, que M. Garnier était persécuté par le délire des lyres!

Les marmitons modèles, d'ailleurs, deviennent rares, même à Bois-le-Roi.

L'un d'eux ne s'avisait-il pas, dès que le jeune maître avait les talons tournés, de retoucher ses toiles! Un autre, tout à fait couleur locale, altéré par le flamboiement des cuivres, sans doute, se grisait comme un portefaix. Il en est un cependant, parmi eux, un pauvre petit, bien chétif, il posa pour les Bulles de savon, qui mérite une mention à part. Ses parents étaient malheureux. Comme il mangeait peu, Bail imagina de lui donner quelquefois les reliefs de sa table. L'enfant se retournait, un moment, et, tout disparaissait subitement. Intrigué, le peintre dit, un jour, au petit malingreux :

Mais, as-tu mis ce que je t'ai donné?

Le marmiton rougit, ouvrit sa chemise et montra les restes de viande, de légumes et même une partie d'omelette, cachés entre ce vêtement et sa peau. C'était son garde-manger! Il ajouta simplement :

C'est pour chez nous!

Il n'est pas d'existence moins mouvementée que celle de cet artiste sincère : l'hiver à Paris, dans son appartement du quai Bourbon, d'où il voit couler silencieusement les flots menus et lents de la Seine; l'été, à Bois-le-Roi. Là, son jardin l'attire. Il y livre un combat sans trêve aux mauvaises herbes et, séca- teur en main, échenille les feuilles, poursuit les pucerons qui empêchent ses rosiers de fleurir. Il travaille le matin dès le fin jour, cesse à midi. Dans la journée, on attelle, et le voilà parti avec sa jeune femme sous les arbres séculaires de cette incom- parable forêt de Fontainebleau, qui abrita et abritera encore tant de générations peintres.

J.-J. Benjamin Constant.

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Il

J.-J. BENJAMIN CONSTANT

Un cadet de Gascogne, féru d'orientalisme; physionomie pari- sienne cependant et... anglaise. La face rasée d'un cler- gyman ou d'un acteur, ce qui est très « dernier bateau » ; mais aussi l'amabilité, la pétulance d'un Latin. L'éclat de l'œil, éveillé et spirituel, s'augmente du miroitement d'un lorgnon à cheval sur le nez éternellement, même la nuit, si tant est que le maître dorme jamais.

Il peint partout et toujours. Sur la Bourgogne, de sinistre mémoire, pendant une traversée houleuse, ne peignait-il pas, indifférent au roulis, le portrait du chanteur Victor Maurel, allant en Amérique?

J'aurais cent millions, que je peindrais encore! disait-il à un jeune homme qu'on lui présentait et qui se destine à la peinture.

Personne n'est plus convaincu, plus vibrant; rarement satis- fait de l'œuvre terminée, il préfère toujours le tableau de demain. Sa palette vigoureuse et brillante, l'ampleur, la clarté, l'intellectualité de sa vision le désignèrent aux grandes maclnnes, comme on dit à l'Ecole des Beaux-Arts, et aussi au portrait il est passé maître.

Les débuts furent laborieux et pénibles; je n'en veux pour preuve que cette superbe toile : les Cherifas, à l'heure actuelle au musée de Carcassonne (!), laquelle n'a même pas été citée par les forts de la critique lors de son apparition : elle est classée, maintenant, parmi les plus remarquables morceaux de la peinture contemporaine. Et en ce moment, où, en pleine faveur, il a vaincu l'indifférence du public, son succès lui de- vient l'occasion de l'envie, de l'injustice de ceux qui sont restés en chemin. C'est la vie!

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Aux représentations du théâtre antique d'Orange, sous la voûte céleste d'un bleu profond que piquaient les scintillements d'étoiles, il conçut l'idée de son plafond de l'Opéra-Comique.

Le Midi rapporte toujours quelque chose! Demandez aux quatre autres Toulousains assis sous la coupole de l'Institut : J.-P. Laurens, Falguière, Mercié, Marqueste.

Un mot pour finir.

Benjamin Constant s'en allait à Vichy, il y a deux ans, en compagnie de sa femme, fille aînée de François Arago. A Mou- lins, un couple de provinciaux, à l'apparence de jeunes mariés, fait irruption dans le compartiment.

A peine installés, les nouveaux arrivants regardent le maître, entament à voix basse une conversation animée, les yeux curieu- sement, obstinément braqués sur lui.

Le train s'arrête : c'est Vichy!

Ben, comme l'appellent ses amis, se lève, prend dans le filet le nécessaire de sa femme; il va descendre, lorsque le voyageur de Moulins, d'un air emprunté :

Excusez, monsieur, mon indiscrétion.... Ne seriez-vous pas M. Baron, l'acteur?

Pas précisément.

C'est que, répond le provincial, vous êtes rasé comme lui, et, comme lui... officier de la Légion d'honneur!

C'est beau, la gloire!

Jean Béraud.

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JEAN BÉRAUD

Pourrait-on se douter que cet aimable gentleman, au grand air, correct en sa tenue, d'éducation parfaite, qui s'est fait la spécialité de peindre les Parisiennes à la ville ou dans la country, annotateur jaloux des multiples transformations de la mode, du Smart, du dernier cri de la vie luxueuse et désœuvrée, auquel n'échappent ni les combinaisons de dentelle, ni le mariage harmonieux des fleurs, des plumes et des rubans, ni la coupe d'une jupe, ni le talon plat ou pointu d'un soulier à boucles ou à bouffettes, a commencé, sortant de l'atelier Bonnat, par sui- vre les conseils de Manet, de qui il fut le jeune ami?

C'est pourtant sous cette influence qu'il peint : la Salle Graf- fard, les Fous, les Salles des Filles au Dépôt, car voilà ses pré- mices. Mais ce besoin de vérité se transforme et cède la place au genre religieux, sa dernière manière, à laquelle nous devons la Madeleine chez les Pharisiens. Plus éclectique que le pauvre Duez qui l'aimait, sans avoir l'indifférence de son camarade Gervex, ni le culte exagéré de l'exactitude de Détaille qui fut son copain sur les bancs du lycée Condorcet, Béraud s'est créé un genre dont il est le maître.

Il est, d'ailleurs, un homme fort occupé, ne comptant ni son temps, ni sa peine, ni ses conseils, on le sait de reste, lors de l'organisation des Salons de la Société nationale que préside Garolus Duran.

Homme de sport, cet élégant est un bicycliste de la première heure, un des meilleurs tireurs de la salle Baudry.

à Saint-Pétersbourg d'un père sculpteur, il a l'ancienne distinction des Slaves dans l'enveloppe souple du Latin; aussi on le recherche dans le mande à Paris comme à Londres

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l'an dernier, au bal costumé de la duchesse de Devonshire, il représentait l'Art Français. Cette fréquentation dans la haute aristocratie de la naissance et de la finance lui ont valu de fixer sur la toile les traits de la belle duchesse Decazes, de lady de Grey, de la baronne Henri de Rothschild, de sir Campbell Clarke.

Les scènes de la vie élégante ont naturellement sollicité la verve de cet acharné mondain. Tel cet Intermède si connu le nez en trompette de Coquelin Cadet, devant un épanouissement de claires toilettes que pique çà et la note noire des habits, mirliton ne quelque joyeux monologue. Telle aussi cette toile qui n'a d'ailleurs jamais été exposée et représentant le salon de la comtesse Potocka en 188G. Cette fois, ce n'est plus Cadel qu'écoute la select assemblée, mais bien le philosophe Caro tenant sous le charme de sa parole le snobisme de son futile auditoire.

S'il est encore facile de croquer à la dérobée, en un coin de salon, un tableau parisien, il n'en va pas de même des scènes ayant pour décor le milieu d'une rue ou le plein boulevard sans courir le risque d'avoir sur le dos la curiosité indiscrète du pas- sant aimant à voir opérer l'artiste!

Béraud a imaginé de s'installer dans un fiacre aux stores baissés. Proh pudor! mais il s'en moque; l'art ne purifie-t-il pas ce qu'il touche? La voiture devient un atelier roulant il peut passer de longues heures.

Un jour, après une interminable séance, Béraud réveille le cocher endormi sur son siège. Ce bon homme n'a pas même soupçonné le labeur auquel sa voiture a pré son abri.

Aussi, lorsque le peintre donne son adresse : 5, rue Clé- ment-Marot, le cocher, après cette longue attente, pris d'une grande compassion pour son client, murmure entre ses dents :

Elle n'est pas venue!

Léopold Bernstamm.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

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LÉOPOLD BERNSTAMM

e petit homme en perpétuelle agitation, comme secoué d'une

fièvre nerveuse, va dans la vie sans s'attarder aux diffi-

cultés, franchissant d'un bond l'obstacle s'il ne peut le contour- ner. La tête casquée d'une toison noire, drue, frisée, tel un bonnet d'astrakan, semble trop grosse pour le corps; la pâleur mate du visage pointe un nez malicieux et fin, à la façon d'un museau de musaraigne, est encore exagérée par le jais de deux prunelles brillantes, mobiles à l'excès, singulières, le regard, en même temps que la confiance en soi, trahit la méfiance des autres.

Il a fallu une rare opiniâtreté à Léopold Bernstamm pour arri- ver à la situation qu'il occupe.

Il fut, en Russie, l'élève de Jensen, qui eut lui-même le célèbre sculpteur danois, Thordwalsen, pour professeur; cependant, il a, avec ce dernier en passant par-dessus l'enseignement de son maître une parenté manifeste, incontestable. Mais il veut se parfaire. Il part pour l'Italie, s'installe à Rome, écoute les conseils d'un sculpteur renommé, Rivalta, et vit surtout au milieu des chefs-d'œuvre de l'Antiquité et de la Renaissance, une existence de labeur extasiée.

Il revient à Paris agrémentant d'un baragouin d'italien sa langue maternelle de Russe de Riga, mais s'il le comprend, ne disant pas un mot de français.

La bourse est à sec. Son bon génie sous les traits de goût sûr du docteur Labadie-Lagrave le conduit chez le dilettante aimable, et délicat, doublé d'un financier habile, Gabriel Thomas, lequel préside aux destinées du Musée Gré vin.

Voici le sculpteur dont je vous ai parlé pour vos galeries.

A ces mots Bernstamm pâlit... davantage. Il a l'évocation du naïf et vulgaire musée de cire des fêtes foraines. C'est donc qu'il va échouer? On lui fait comprendre qu'il s'agit d'autre chose.

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S1LHOUET TE S D VI RT1S TE S.

Le voilà dans la place.

A côté des portraits, il travaille pour lui-même. Son nouvel état le met en contact avec les contemporains les plus célèbres, l'élite du pays. Au cours des séances, il se fait des relations, se crée des amitiés. Il faut le voir, alerte, sautillant, allant du baquet de terre glaise à la sellette, le bloc inerte se trans- forme de vertigineuse manière : bientôt l'humanité du modèle se dégage du limon; le pouce et l'ébauchoir, d'un mouvement rapide, courent, vont, viennent, fouillent, creusent, effacent, établissant les plans avec la Vie. Il force l'intérêt de celui qu'il a devant lui. Le modèle, l'homme célèbre, est plus impatient que d'autres; il est fait à la gloire, il a déjà son buste, la pose l'as- somme! Cependant, le sculpteur triomphe de la froideur, sinon de l'indifférence du sujet. Celui-ci, qui n'était pas sans inquié- tude en commençant la séance, bientôt change en ami le tortion- naire supposé.

Hugues Le Roux dans une étude parue dans le journal Le Temps, a eu le loisir de s'étendre sur la valeur de Bernstamm à qui, grâce au conseil d'Armand Dayot, on a confié une restitu- tion du beau et mâle visage de Flaubert, d'après d'assez mé- diocres documents. Il l'a réussie.

Bernstamm est l'auteur des deux bustes de l'empereur et de l'impératrice de Russie, dont M. Félix Faure a remis la réduc- tion, en biscuit de Sèvres, lors de son voyage à Saint-Péters- bourg.

A l'atelier, 69, rue de Douai, dans cette maison l'exquis charmeur Alphonse Daudet logea Sapho, j'ai vu, sous ses enve- loppes humides, le projet de statue que ce jeune artiste va en- voyer en Russie.

Le tsar Pierre le Grand soulevant dans ses puissantes mains Louis XV enfant, au front de qui le géant dépose un baiser.

C'est de l'art opportuniste je l'avoue mais n'empêche que sujet et facture, pour n'avoir rien de commun avec le Balzac de Rodin, si discuté, sont en tous points dignes du choix de l'em- pereur Nicolas II.

Albert Besnard.

S IL H 0 UE T TES D'A R TIS TE S.

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ALBERT BESNARD

Ses débuts? Croquant de droite, de gauche, les spectacles qui s'offrent à son regard d'enfant, entre un père, peintre, qui mourût jeune, et une mère, élève habile de Mme de Mirbel. Un vieil ami se chargea de ses premières leçons, mais, amoureux déjà des couleurs, l'élève s'occupe des rubans de ses chapeaux de paille et suit pendant dix-huit mois l'Ecole des Beaux-Arts : le temps d'enlever d'emblée son prix de Rome. De ce passage par l'Art d'État cet humoriste a gardé au fond rassurez-vous, très au fond de soi une manière d'admiration pour le Mandarinat de l'Institut qu'il considère, comme un enfant, une crème bien sucrée dans laquelle il ne veut pas mettre le doigt.

Son temps fini, Albert Besnard quitte la villa Médicis et prend le chemin de Londres, qui devient bientôt son chemin de Damas. Sous l'influence de l'école anglaise, de l'ancienne école, son clas- sicisme se transforme. Il lui fallait peu de choses pour le con- vertir; il aime toujours M. Ingres. Mais la convention et le froid le mettent mal à l'aise : son effort s'y paralyse, il va à la chaleur, à la lumière, à tout ce qui vibre. Il se ressaisit, il devient lui. Ses portraits de femmes sont d'une saveur et d'un charme subtils, troublants quelquefois, et l'empêcheront de « chanter la romance à Madame ». C'est qu'il les voit d'un œil trop pénétrant; il ne sait les peindre que pour lui et non pour elles, et la magie de ses couleurs, la virtuosité de ses reflets, la hardiesse de son dessin ne sont pas pour plaire aux éternelles amoureuses de feu Cabanel : mais il. s'en est consolé.

Avec ses allures de gentleman farmer aux confortables se- melles débordant des bottines, sa barbe soignée, sa carrure tranquille, son regard aigu et qui sourit souvent, il est en dehors de toute coterie ou de toute tyrannie mondaine, quittant peu son home son cœur et son art vivent en si parfaite communion.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

Voyez l'ironique destinée de certains peintres :

Timoléon laisse tuer sous ses yeux son frère Timophane, tyran de Corinthe.

Tel fut le sujet qu'on lui donna à traiter lors de son entrée en loge!

Et tout cela pour aboutir au Flamenco et à ce triomphal et allègre portrait de la jolie laide Mme Réjane.

Enfin, pour affirmer une fois de plus la variété et l'inouïe sou- plesse de ce glorieux artiste dussé-je encourir le reproche de vanité je tiens à rappeler ici les extraordinaires et suggestives compositions dont il voulut bien accompagner le texte de Force psychique que je publiai, cela remonte déjà à une dizaine d'an- nées, chez Ludovic Bachet. La tâche était ardue et faite pour rebuter les plus audacieux. Cependant, dans ce domaine du mer- veilleux, de l'improbable, le dessin du maître marcha à l'égal du rêve le plus stupéfiant, épousant les descriptions de l'auteur, le suivant, partout, pas à pas, donnant un corps à l'impalpabilité des visions les plus morbides, traduisant les convulsives transes du sujet, matérialisant l'impondérable, l'hystérique pensée qui s'en dégageait, à ce point de perfection, qu'on se demanda si le crayon du génial illustrateur n'était pas guidé par le fluide d'un Crook d'un Richet?

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Louis Bigaux.

S ILHO UE TTES D \i R T 1 S TES.

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LOUIS BIGAUX

Décorateur

Grand, mince, le front découvert, éclairé par la lumière cares- sante de deux yeux noirs, absolument doux; dans la voix les intonations obligatoires, dans le geste, les harmonies néces- saires, tout ce qui fait l'apôtre, enfin ! Or, Louis Bigaux est un apôtre.

Changer l'ornementation de nos demeures d'un goût si déplo- rable, où la mauvaise Renaissance nous surplombant de ses faux caissons, le dispute au banal Louis XV dont les rocailles tara- biscotées servent de cadre à d'inévitables Amours joufflus de devant et de derrière, et peints par un Boucher de contrebande, se garer du fâcheux Louis XVI et de ses cartons-pâtes rehaussés d'or, une génération de décorateurs pas maladroits, quelque- fois, mais sans valeur personnelle, a trouvé sa vie, envahissant tout : salons, boudoirs, galeries de fêtes, salles de spectacle, cafés, n'est-ce pas la mission et l'acte d'un apôtre... du goût?

Il a commencé seul sa tâche ardue, mais bientôt, une fois le signal donné, le mouvement s'est accentué : des adeptes sont venus, et, dans ce milieu d'artistes encore peu connus, grâce à d'importants travaux, de l'avis même de ceux qui se sont voués à cette nouvelle manifestation d'art ornemental, il a dépensé le meilleur de soi, Bigaux a su garder la première place.

La base de son enseignement est la simplification des formes de la Nature pour les rendre architecturales. Il trouve qu'il ne fait jamais assez simple et a pris, il y a beau temps, en grippe, l'esthétique indigente, étriquée du meuble anglais, de ce funeste modem style. A ce propos, je l'attends à une manifestation nouvelle qu'il prépare avec la précieuse collaboration de son enthousiaste et docte ami Le Cœur.

Sans m'arrêter à ses travaux de l'Hôtel de Ville, je citerai, m'en rapportant bien volontiers à notre confrère le poète J. La Hore (alias : docteur Cazalis), à l'architecte Jacques Hermant, qui, tous deux, assidus de son atelier d'Aix, sont des fervents d'Art Moderne, les ingénieuses et étonnantes décorations qu'il

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termine là-bas pour le grand hall de rétablissement thermal et ce très curieux plafond avec figure, de la salle d'exposition des photographies en couleurs des frères Lumière, à Paris. Voilà Bigaux, aujourd'hui, après de longs et laborieux efforts, arrive au but, protagoniste triomphant, avec des formules et un art bien à lui.

Le succès dépasse ses espérances et lui fait même forcer les portes des plus disparates sanctuaires. Exemple :

L'année dernière, il avait terminé deux toiles décoratives de dimensions identiques quoique de sujets bien différents : l'une représentant un Saint Mathieu, destiné à la petite église de C..., en Normandie, l'autre commandée par une des plus jolies et des plus achalandées plumeuses exotiques dont le gazouillis pitto- resque, l'esprit fertile et la gymnastique raisonnée se résument en un bel hôtel tout près de.... l'Arc de Triomphe. Cette dernière toile, d'une finesse de ton rare, est un sujet mythologique peu vêtu avec, autour, pour cadre, une éclosion spontanée et troublante de fleurs du mal. Bigaux, qui était à ce moment en Belgique, justement avec Jacques Fermant, architecte de l'Expo- sition de Bruxelles, donna l'ordre de livrer les deux toiles.

Quelques jours après, dépêche d'un élève lui annonçant une erreur d'expédition : le Saint Mathieu était livré à Paris et le sujet mythologique chez M. le curé de C...

Bien vite, le peintre affolé file en Normandie : la toile roulée est chez le garde-champêtre.

Bemportez le portrait, dit le brave homme, M. le curé trouve qu'il n'est pas ressemblant.

De là, l'artiste vient à Paris, se rend à l'hôtel de la Madeleine non repentie, trouve le Saint Mathieu marouflé au fond de l'alcôve et la jolie pécheresse enchantée, qui lui dit :

Fait-il assez bien, votre saint Antoine!

Mais ce n'est pas un saint Antoine répond Bigaux, quelque peu troublé: pour le spécialiser, il faudrait lui donner son légen- daire Compagnon.

Il n'en a pas besoin ici, je vous assure, répondit dans le trille de son rire joyeux la croqueuse de perles fines.

Emile Boutigny.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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EMILE BOUTIGNY

Sa mère, veuve de bonne heure, attend impatiemment le moment elle pourra mettre au collège Emile déjà insup- portable, turbulent à l'excès, en continuel gambade. L'apparte- ment est trop étroit pour cet être d'expansion et d'indépendance. Il lui faudrait le grand espace, l'air libre pour s'ébattre à son gré.

Il fait songer à cette exquise et rare et si vivante suite de Saint-Aubin en laquelle, sous ce titre : C'est ici les différents jeux des petits polissons de Pains, le maître a gravé de si spirituelle façon les amusements des enfants de la rue.

On le fait entrer au collège Chaptal, enfin! Mais là, malgré les remontrances maternelles, le conseil de gens posés, les puni- tions des professeurs, l'élève Boutigny indiscipliné mord peu au travail, toujours au dernier rang de ses camarades de classe. Une seule étude l'attire, il s'y montre assidu, le dessin. A ren- contre de ses autres collègues du collège, son professeur, le vieux père Noël, est enchanté des progrès et de l'intelligence du gamin : « Ce sera un artiste! » disait le bonhomme.

A dix-sept ans, il va à l'École des Beaux- Arts et tombe sur le plus neutre, le plus édulcoré des maîtres : Cabanel, ce peintre savonneux, au caractère de verjus.

Fort heureusement pour lui, Boutigny ne retient de son ensei- gnement que le dessin.

Mais voici la guerre. L'élève part : il fait son devoir jusqu'au bout, sans prendre, on le comprendra du reste, à ce rude appren- tissage, le moindre goût pour l'état militaire. La paix signée, il faut vivre : les ressources sont maigres. Que faire? De la pein- ture? Sa capote de soldat est dans sa chambre avec son har-

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

nachement. Il en habille un ami, peint un petit pioupiou, le vend facilement. Il en peint un second, puis un troisième que les marchands achètent. C'est ainsi que l'élève de feu Gabanel devient peintre militaire par nécessité d'abord, par goût ensuite.

Sa chambre est, aujourd'hui, un vaste atelier cuirasses, casques, shakos, sabres, fusils, capotes, dolmans, selles et har- nais évoquent, clans le plus bric-à-brac des ensembles, les gloires des époques abolies. L'Ecole des Beaux-Arts l'orientait vers la légende de sainte Agnès ou, tout au moins, le destinait au tableau de genre cher à la rue Laffitte, mais l'ironie du sort le force à peindre des soldats et à prendre pour motif de son dernier envoi au Salon ce passage des Mémoires de Constant :

Le lendemain du combat d'Ulm, V empereur visitant les ambulances, un militaire qui criait de toutes ses forces : « Vive V empereur ! » attira son attention. « Est-ce donc tout ce que tu as à me dire? Non, sire, je puis aussi vous apprendre que f ai, à moi, seul, démonté quatre pièces de canon aux Autrichiens, et le plaisir de les avoir enfoncés me fait oublier que je vais tourner de l'œil pour toujours. » L'empereur émit donna sa croix au militaire et lui dit : « Si lu en réviens, à toi V hôtel des Invalides. Merci, sire, mais la saignée a été trop forte : ma pension ne vous coûtera pas cher. »

A toi, d'Esparbès!

Boutigny s'en est tiré à son honneur. Il a pris d'assaut une place parmi ceux qui, par vocation, ont assumé la tâche ingrate de peindre des uniformes et des héros obscurs ou dorés sur tranche.

C'est sa revanche à lui.

Henri Brispot.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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HENRI BRISPOT

Petit, il découpe les fleurs du schall de sa maman; un peu plus grand, il détache, muni d'un canif, les jolis fruits peints sur la toile cirée de la salle à manger. La manie du dessin s'empare de lui : toute image lui est bonne pourvu qu'il la copie : le bruit de la plume grattant les marges de ses cahiers, qu'elle illustre du portrait du pion, lui chante à l'oreille une douce musique.

Et le percepteur de Mouy (Oise), son père, a, lui, l'horreur de l'état d'artiste.... Métier de fainéant! Il dit: Rapin! avec un accent méprisant, presque de dégoût, laissant tomber le mot d'un coin de bouche écœurée, amère.

Alors, tu ne veux pas être notaire?

Non, papa.

Tu ne veux pas entrer au mi-nis-tè-re des fi»nan-oes?

Non, papa.

Tu veux être peintre? ajoute M. Brispot, ironique et décidé; eh bien ! lu le seras.

Il prend le volume d'adresses du commerce de Paris, s'arrête à la profession Peintre décorateur, et, au petit bonheur, tique sur un nom, le premier venu.

Le lendemain, voyage à Paris, accompagné de son fils portant sa malle; ils vont chez l'entrepreneur choisi. Absent, l'entre- preneur. Ils ne le rencontrent qu'à Ménilmontant, en train sur un échafaudage de peinturlurer de beaux ornements, ciel bleu, étoiles d'or, au plafond de la chapelle d'un couvent.

Le marché est vite conclu.

Brispot est apprenti décorateur. Il s'escrime aux rosaces, pioche le simili-marbre, copie les veines du chêne verni.

36 S 1 L H 0 ÛE T TE S D 'A R T 1 S TE S .

Cela ne peut durer longtemps.

Un lithographe qui eut ses dix minutes de célébrité, Lassalle, se prend d'amitié pour le jeune homme, va voir le père, le convainc, et ensemble, élève et professeur, font d'assez bonne besogne. Mais survient la guerre. Sac au dos comme les cama- rades, Brispot part. La paix conclue, il reprend ses pinceaux, envoie au Salon une nature morte les poires de la toile cirée de Mouy lui tenaient au cœur. Il est reçu! ! Son père ne veut pas le croire.

Il a conservé du passage au régiment un faux air de sergent- major bon enfant et bien astiqué se mêle l'allure bourgeoise d'un employé régulier, malicieux et sceptique.

Oh! l'œil qui observe, scrute, fouille, analyse et critique. Cet œil-là voit juste, soyez-en assuré. Une expression matoise s'y glisse parfois c'est le reflet d'une pensée amusante que l'ar- tiste traduit d'une façon alerte, en un dessin serré, dans une couleur reposée. Tels ces Chantres au lutrin qui firent son premier succès.

Sa voie était alors décidée. Nul n'a réussi comme lui certaines scènes de la vie de tous les jours. Ces spectacles de falotte humanité aux prises avec ses habitudes, ses petites vanités, il en fait de véritables scènes de comédie, les caractères s'af- firment de la plus spirituelle manière du monde. Cela repose des éternelles charges ecclésiastiques de Frappa, cher aux casernes, ou des cardinaux en baudruche soufflée de M. Vibert.

Je pense que M. Brispot a essuyer par deux fois les verres de ses lunettes lorsque il y a quelques années il lut dans le journal que la croix de chevalier de la Légion d'honneur était décernée à son fils Henri.

Henri Cain.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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HENRI CAIN

Tous artistes, dans sa famille! Grand-père, père, frère.... Mais Henri, à l'encontre du grand-papa Mène, de son père et de son frère Georges, est artiste sous deux aspects différents. Peintre d'abord, et puis, homme de lettres.

Une des deux professions doit nuire à l'autre, direz-vous.

Henri attelle en tandem et sait fort bien conduire.

Seulement, la bête de brancards pardon, la peinture, s'est manifestée avec bonheur la première, tandis que la littéra- ture — le cheval de flèche n'a remporté ses succès que plus lard et de façon imprévue.

Explication :

Henri Gain était auteur dramatique dès le collège, en cachette, de même qu'à ce moment heureux de la vie on est éleveur, mais éleveur de lézards verts ou de vers à soie, au fond de son pupitre. Plus tard, après sa sortie de l'atelier de Jean-Paul Laurens et de celui de Détaille, pendant qu'il est peintre de son état avoué, il ne cesse d'écrire des pièces de théâtre pour la musique car il adore la musique et il empile actes sur actes. Ce descendant d'animaliers, suivant sa destinée, avait sa fosse aux ours tout comme notre cher Bergerat.

Mais les parents n'apprécient pas ce genre-là, fait pour mourir de faim, et voilà le jeune auteur forcé de mettre une sourdine à ses pipeaux. Il peint avec éclat son saint Georges, le Viatique dans les champs. Entre temps, il portraiture Léon Carvalho et son faux-col, le duc d'Aumale et sa goutte.

Il finit cependant par avoir raison des préjugés paternels, grâce à l'être qu'il aime le plus au monde, à son frère Georges, directeur actuel et réorganisateur du Carnavalet. Il lit une de

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S / L If 0 CE T TE S D A R TIS TE S.

ses pièces dans un petit cercle d'intimes. Benjamin Godard, qui en était, prend le livret de la Vivandière ; plus tard, ce fut le tour de l'auteur de Marie-Madeleine, qui retient pour lui la Navarraise et Sapho, dont le grandissime succès doit être partagé en tranches, proportionnelles à l'effort de chacun, entre Massenet, Gain et la remarquable protagoniste, Emma Calvé. Widor n'est pas sans profiter de cette distribution de livrets avec les Marins de Saint- Jean. Jusqu'au pianiste virtuose Pugno, à qui on confie le soin d'enmusicailler un poème !

Tout le monde, aujourd'hui, veut des pièces signées d'Henri Gain. Ce levé-tôt, travailleur opiniâtre, remuant et qui trouve le temps d'aimer bien ses amis, n'y pourra suffire à moins de lâcher bride à l'un des deux chevaux. Les forces ont des limites, il le sait bien.

Vous rappelez-vous, Henri, ce jour où, sur la plage de Dieppe, vous vous êtes jeté à l'eau pour sauver un petit garçon qui se noyait? La mer était démontée. On vous a ramenés au bord tous les deux, au moment vous alliez faire le définitif plon- geon .

Ge jour-là, un gros monsieur décoré, ému et disert, voulait à tout prix vous marquer sa reconnaissance : il allait vous donner 100 francs, quand on lui dit votre nom. Il s'élance alors sur vous, qui étiez à peine remis de la terrible alerte, et vous dit, en serrant votre main :

Merci, monsieur, merci! Je vous donne vos entrées au Vaudeville. Vous venez de sauver la vie à mon neveu !

Le gros monsieur décoré était Raimond Deslandes.

Carojus Duran

S IL HOUE T TE S D'AR T IS TE S.

CAROLUS DURAN

Bien peu même parmi ceux qui s'occupent de peinture se doutent de l'oeuvre considérable de ce maître si mer- veilleusement doué et dont la facilité apparente cache un labeur opiniâtre et une science profonde. Il n'en faut pas chercher la raison ailleurs que dans les papotages indiscrets de la chronique dont Carolus Duran, à ce point de vue, fut la victime. Sa vie extérieure a servi longtemps de point de mire à la badauderie parisienne : l'homme de salon a, quelquefois, fait ombre à l'homme d'atelier, au travailleur infatigable, épris de sa palette, enthousiaste des grands ancêtres, au point de vénérer, dans une foi égale, les peintres d'Espagne, des Flandres et d'Italie.

Aussi, devant son image dessinée par lui-même, je me prenais à regretter de n'avoir point pour la compléter une indication précise et personnelle de son idéal d'art me révélant le secret de ses théories, lorsque le hasard mit entre mes mains deux feuil- lets d'un cahier Carolus Duran a écrit ce qu'il pense, au jour le jour, véritable confession d'artiste.

L'occasion est unique : je copie donc textuellement :

« La peinture n'est pas un art d'imitation, elle est un art d'interprétation. C'est la sensation qu'on éprouve des choses qu'il faut rendre et non les choses exactement. De là, la person- nalité et la particularité des œuvres. Comme c'est par les phé- nomènes matériels de la Nature que nous arrivons à rendre nos sensations, il est indispensable de leur donner leur matière, leur intensité lumineuse en leur puissance et en leur réalité.

« Dire le plus possible avec le moins possible, c'est-à-dire cher- cher ce qui caractérise et ne donner que cela.

« En art, on peut dire que tout ce qui riest pas indispensable

44 S1LH0 UE T TES D A R TIS TES.

est nuisible. C'est l'esprit de la Nature et non la lettre qu'il faut donner.

« Lorsqu'on a passé sa vie à mentir devant la Nature, le jour l'on veut dire la vérité, on ne le peut plus. Aussi, que de désespoirs certains jeunes artistes se préparent en se contentant d'une vague apparence de vie, facile à réaliser, mais insuffisante de réalité! Lorsque la mode de ces immatérialités aura passé, le retour à la vérité de la Nature leur sera impossible. Leurs études, sans efforts et incomplètes, ne le leur permettront pas.

« En étudiant les Maîtres dans les œuvres de leur jeunesse, on voit avec quelle honnêteté naïve et ardente ils ont cherché à rendre d'une façon vivante ce qu'ils exprimaient, poursuivant la Nature jusqu'à la dureté. Leur art, progressivement, s'est assoupli et ils ont fini par ne donner que Yindisjwnsable.

« Exprimer de jolis rêves, traduire de douces et poétiques sensations, c'est bien. Mais comme nos moyens d'expression sont la figure humaine, la forêt, la mer, enfin toute la Nature, on ne peut se contenter d'en donner une vague apparence, sans mentir d'une façon absolue au but initial de l'art plastique. »

Carolus Duran me tiendra-t-il rigueur de cet emprunt... forcé? N'est-il pas à sa gloire? N'affirme-t-il pas mieux que je ne sau- rais le faire, une vie de travail et de réflexion. à Lille, élève de Souchon, qui fut lui-même élève de David, ce maître si moderne entend à miracle les harmonies et le chant des cou- leurs.

Ce don précieux transporté dans le domaine de la musique qu'il adore lui est souvent reproché : il s'en console. La posté- rité lui en tiendra moins rigueur que ceux qui trouvent un plus facile passe-temps d'atelier à parler de sa guitare qu'à s'attaquer à son solide et sincère talent.

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S IL HOUE T TE S D 'A R TIS TE S.

PIERRE CARRIER-BELLEUSE

Le théâtre représente un atelier de peintre : toiles, chevalets, tapisseries anciennes, meubles de style, cuivres, faïences, étoffes, etc., etc. Sur la planche, une toute jeune danseuse quinze ans en courte jupe de tulle ballonnée au-dessus de deux pauvres jambes maigres et roses, pleure, secouée de san- glots bruyants et cache ses yeux sous ses poings fermés.

La mère esquissant une superbe gifle : Te tairas-tu? petite traînée. Ça n'a pas honte! Le peintre : Qu'a donc fait votre fille?

La mère indignée : Ne m'en parlez pas.... Croyez-vous que, pas plus tard qu'hier au soir, son père l'a vue causer sur les fortifications avec deux sales types en casquette, des propres à rien? Ous que ça la mènera? Si encore ça avait été avec un monsieur sérieux comme vous, Mossieur Carrier-Belleuse....

C'était bien peine d'avoir débuté dans la peinture par le Panorama de Notre-Dame de Lourdes, puis continué par celui de Jeanne d'Arc pour en arriver là. Aux théories des fidèles en prière ont succédé les ensembles des battus et des entrechats au foyer de l'Opéra ; la Pucellc d'Orléans a cédé la place aux vertus non équivoques de Mlles Cardinal et de leurs cousines Manehabelle. Après Mgr Richard, Richard O'Monroy. Tous les chemins nous ramènent de Rome!

Pierre Carrier-Belleuse, président de la Société internationale de peinture et de sculpture, est un élève de Cabanel, de qui il suivit les leçons à l'École des Beaux-Arts. C'est son père, le sculpteur regretté qui, étant directeur de la manufacture de Sèvres, lui fit, il y a quinze ans, lâcher la peinture murale pour les crayons de couleur. Depuis cette époque, Pierre Carrier- Belleuse est le pastelliste aimé, recherché, que l'on sait. La

S 1 L II 0 UE T T E S D 'A R T IS TES.

douceur de sa voix, la caresse de son regard, l'aménité de ses manières, le soin particulier de sa personne, sont des raisons assez suffisantes pour qu'il faille insister sur son succès d'artiste auprès des modèles féminins : Laura de Dianti n'aurait pas hésité à se montrer à lui dans le triomphe de sa nudité, qu'im- mortalisa le Titien.

Il purifie involontairement ses modèles. N'est-ce pas à lui que l'abbé ***, vicaire à Saint-François-de-Sales, disait :

Après tout, peindre des danseuses n'est pas un mal ne sont-elles pas des anges! Mais ils ont brûlé leurs ailes.

Ce n'est pas seulement les danseuses qu'aime à faire vivre sur la toile celui qui semble s'en être fait le peintre attitré. Il a le souci d'autres labeurs. Les portraits occupent une grande place dans sa vie. Il les peint avec tendresse, à la grande joie des élégantes qui lui confient le soin délicat de leur aimable per- sonne !

Sans être taxé d'ingratitude, il se croit autorisé et au delà à s'affranchir de cette spécialité qui finirait par tourner à la tyrannie. C'est à la campagne, chez lui, à Wissant, dans sa maison du bord de la mer qu'il se repose des tarlatanes et des maillots couleur de chair.

Là, les modèles du corps de ballet de l'Opéra sont oubliés... momentanément, et, durant trois longs mois, Pierre Carrier-Bel- leuse fait du nu en plein air, cherche à pénétrer et à rendre les délicatesses des vraies chairs blondes couchées sur le sable fin et blond aussi de la dune.

Eugène Chaperon.

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EUGÈNE CHAPERON

Il n'était pas plus haut que ça, pouvant à peine, château bran- lant, faire quatre pas sans tomber sur son derrière, que de ses mains potelées, à fossettes, il tenait un grand crayon, presque une canne, et dessinait des chevaux à la queue en cor de chasse, telle la queue des loulous. Son père, le superbe et bon et talentueux maître peintre de décors de l'Opéra, Chaperon, le laissa faire.

Les chevaux et la trompette oh! l'épouvantable torture pour les siens et les petits soldats furent la seule préoccupation de ses jeunes années.

Il entre tout de suite à l'école des Beaux-Arts, dans l'atelier de Pils. Puis ce beau garçon à la taille de horse-guard, fait son volontariat d'un an dans le 4e dragons. Ce passage dans l'armée excite davantage sa manie de jouer au soldat et de le peindre. Pendant cette année de service, Eugène Chaperon couvre des albums entiers de croquis de caserne ou de manœuvres, ayant toujours dans les sacoches de son cheval de quoi noter un trait, ou surprendre une attitude.

Alors commence, dans les expositions, la longue théorie de ses toiles militaires, parmi lesquelles En batterie, la Douche au régiment et, tout dernièrement, le fameux Général Macard char- geant, le torse nu, à la tête de son état-major.

Chaperon est un convaincu et un consciencieux, amoureux de ses sujets, s'y consacrant tout entier. Il vit la moitié de son existence au son du clairon. Il n'est pas rare, l'hiver, de le voir dans la cour du quartier, d'un crayon sûr et rapide, malgré le froid, suivre le pansagrê ou les exercices du matin. Le printemps venu, fort de la permission des autorités militaires, il s'installe

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

dans une caserne des environs de Paris, mont Valérien ou Saint-Gloud, et alors dès l'aube il travaille, au milieu de ses modèles, déjeunant pour les voir de plus près à la cantine, les étudiant toujours.

A cette époque, on le rencontre souvent à cheval en tête d'un escadron, causant avec les officiers qui le traitent comme l'un des leurs. Il ne manquerait pas, pour rien au monde, une grande manœuvre!

Il y a quelques années, Chaperon fut enrégimenté pour la cir- constance dans une brigade d'infanterie.

Un jour, après un bon nombre de kilomètres, comme il se trouvait un peu las, un cavalier lui prête un cheval tout harna- ché. Le peintre enfourche la bête et suit la colonne aux côtés de l'officier.

Le général de *** passe sur la route et, voyant cela, crie d'une voix furieuse :

Nom d'une langouste! Pourquoi, malgré ma défense, laisse-t-on chevaucher dans la colonne les ordonnances en bourgeois?

A la grand'halte, tout s'explique.

On présente l'ordonnance en bourgeois au général de *** qui l'invite à déjeuner, et, par surcroît, pour continuer les manœu- vres, lui fait donner une monture digne du peintre militaire Eugène Chaperon, qui contribue à vulgariser la vie pittoresque du petit soldat français !

A IV s ivell that ends well!

T. Chartran.

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T. CHARTRAN

A Paris, en son hôtel de la place des États-Unis, il devait habiter là, il est Américain. A New-York, dans le somp- tueux palais appelé YAstoria, se trouve son studio, il est Français.

Car ce charmant homme, de parfaite éducation, à l'allure militaire et élégante, je parlerai de l'artiste tout à l'heure, fait une perpétuelle navette entre les deux capitales, sans compter de nombreuses stations à Londres à Rome.

Chartran devait être magistrat c'était du moins, le désir de son père, conseiller à la cour impériale de Besançon. Non! voyez-vous d'ici, Théobalde en rabat et coiffé de la toque? l'homme de tous les sports, la bicyclette exceptée, il l'a en horreur, tireur habile et dangereux, écuyer consommé, rendant la justice ou dormant sur son siège!

Il commence par être soldat comme tout le monde en 1 870. Puis, suivant sa vocation, il entre à l'Ecole des Beaux- Arts dans l'atelier du douloureux Cabanel : cela, en expiation, lui vaut le grand prix de Rome. Les mauvais jours sont finis, plus de copies au Louvre à quarante francs la toile, plus d'éventails à cent francs la douzaine, pour manger, pendant la grande dèche! Les commandes frappent à sa porte. Il devient bientôt un des décorateurs attitrés de nos monuments. Le sujet pompeux du concours qui lui valut en 1877 son admission au palais de la Trinita di Monte, YEntrée des Gaulois Rome, ne le désignait-il pas à l'attention de ces messieurs des Beaux-Arts? Toujours est-il que l'escalier de la nouvelle Sorbonne, le Salon des Arts à l'Hôtel de Ville, la Salle des mariages à la mairie de Montrouge, l'église de Champigny, l'Institut on lui donne un plafond en attendant un fauteuil, sont couverts de ses œuvres décoratives et variées

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

Mais, il excelle, c'est dans le portrait; de même que Curtius a son musée de cire, Ghartran s'est constitué à lui seul un véritable musée des souverains. Avant le dernier et si gra- cieux portrait de la jolie Mlle Duer, laquelle vient d'épouser son compatriote, le très riche M. Clarence Mackay, le maître a eu l'insigne honneur de tenir, sous les tyranniques exigences de la pose, le Pape Léon XIII, Roi, in partibus, du plus grand nombre de sujets, le doux et ferme Carnot, Président de la République française, et un autre président, celui des États- Unis, M. Mac-Kinley, qu'il peignit à Canton, en sa maison privée, pendant que télégrammes de félicitations, lettres, visites, signatures allaient leur train, sans souci de la séance : c'était avant le sacre de la Maison-Rlanche !

Ah ! ces Américains, great people !

A citer encore parmi les souverains du musée Chartran : Hamlet, sous les traits de M. Mounet-Sully, et Gismonda, déguisée en Sarah Rernhardt.

Cette vogue cosmopolite de notre compatriote a sa raison d'être : elle ne saurait surprendre que les aigris ou les envieux. Chartran est peintre, au sens propre du mot, et portraitiste doué d'un rare esprit d'observation. Je n'en veux pour preuve que le souvenir qu'il a laissé dans la mémoire de ses augustes modèles. Comme tous les vrais artistes, il est éclectique, enveloppant d'une même admiration les œuvres de ses amis Dagnan, Albert Besnard, Sargent.... Homme de cercle comme homme de sport, il fait aussi de la sculpture et, le cas échéant, devenant directeur de théâtre et acteur, au cercle, il monte et joue les pièces de ses amis. Toujours de belle humeur, c'est un boute-en-train infatigable, universel!

Avant de retourner en Amérique, ne parle-t-il pas d'aller encore à Rome?

Pour faire un autre portrait du pape?

Certainement.

Alors, de profil, cette fois?

Vous l'avez dit, curieux lecteur!

O

Ulpiano Checa.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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ULPIANO CHECA

(certes, lorsque Checa, venu de Colmenar de Oreja, quitta, j après six années, l'École royale des Beaux- Arts de Madrid, le grand prix de Rome lui fut décerné à l'unanimité, il ne songeait guère qu'il deviendrait un animalier spécialiste à la façon d'Alfred de Dreux ou de John Lewis-Brown, obligé, mal- gré soi, de consacrer son art, son temps, sa vie à la peinture des chevaux exclusivement !

Il a fallu le succès étourdissant de la Course des chars, il y a huit ans, pour que le badaud parisien, dont il fut d'emblée un des favoris, le cataloguât comme peintre de bêtes sans plus.

Cependant, des travaux importants, à Madrid, il peint l'église Saint-François, avec son professeur Dominguez ; à Rome, d'où il envoie une grande toile très intéressante, YInvasion des Barbares; à Padoue, il exécute superbement la fresque de Mantegna, le Martyre de saint Christophe; des études spéciales approfondies sur les mœurs, les costumes, sur la vie, enfin, des Grecs et des Romains ; des travaux importants sur la perspective, rien n'y fait. Il a beau se débattre comme un beau diable, le voilà peintre de chevaux pour toujours. Le cheval qu'il connaît à fond, heureusement, devient presque un cauchemar!

On n'échappe pas à sa destinée, bel hidalgo!

Et cependant, avec Alma-Tadema, en Angleterre, Gérôme en France, Checa est,- sans conteste, l'homme qui a le plus bûché, potassé l'architecture, les coutumes antiques : livres spéciaux, traités, documents de toutes sortes, il a tout étudié, approfondi, et pour arriver à quoi, je vous le demande? A peindre les congé- nères de Rossinante. C'est sa faute aussi! Pourquoi, ce joli homme, bouillant, plein de sève et d'esprit, est-il du pays de

(50 SILHOUETTES D'ARTISTES.

Don Quichotte? Peintre centaure on l'a classé, peintre centaure il restera, à moins d'un miracle!

Car il en faut un pour l'affranchir de cette tyrannie chevaline. Le cheval forcé : le cheval à perpétuité!

Paris est ainsi fait, il revient rarement sur une impression première, et s'il revient, au prix de quelles difficultés s'obtient ce retour !

Checa peut se consoler. En somme, le cheval ne lui a pas porté malheur.

Peut-être, un jour, lorsqu'il aura publié son livre sur la per- spective, — c'est cette année qu'il paraît, je crois, Paris chan- gera-t-il d'avis!

Mais alors, ne prendra-t-il pas Checa, cette fois, pour un architecte?

A sa place, j'aurais de la méfiance.

O

Gustave Colin^

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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GUSTAVE COLIN

n des héros de l'ancien Salon des Refusés, cela remonte à

U l'année 1865, son tableau : Partie de pelote au Pays basque lui valut un succès qui pour être éclatant ne fut pas sans mélange. En somme début dangereux. Encore un révolté! un irréductible ! si le Centenaire de 1889 n'était survenu, G. Colin risquerait fort de mourir inconnu du public.

Dans certains ateliers fréquentent les vieilles et toujours belles madames à face à main chez lesquelles se jabotent des théories d'art et se décident les élections aux cinq sections de l'Institut de France, on ne lui a pas encore pardonné une bro- chure parue en 1872. On paye cher, souvent, les velléités d'indépendance.

N'empêche que Gustave Colin est un vrai et un bon peintre malgré sa rébellion au peplum, aux plis de la toge et aux miè- vreries si fort appréciées des marchands de cadres.

Il a été élevé tout jeune à l'école de maîtres tels que Dela- croix, Corot, Daubigny, Dupré. On pourrait lui reprocher, peut- être, un appui exagéré de la brosse, mais qui songerait à lui en tenir rigueur! Ces lourdeurs voulues, opportunes donnent un accent de plus au jeu des lumières les oppositions des clartés et des ombres, à certaines heures du jour, dans les cli- mats qu'il préfère, ne sauraient se traduire sans une vigueur qu'il ne faut pas confondre avec la brutalité.

Le maître vit à l'écart. Originaire du Nord, il a choisi le Midi pour pays d'adoption, le Midi avec les tons roussis de ses bri- ques cuites, ses ciels d'un bleu de saphir, ses verdures tantôt d'un jaune maladif, tantôt poussées au noir le plus foncé. Et, dans cette atmosphère en vibration, sous les rayons piquant

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SILHO UE T TES D'A R T1S TES.

droit comme des flèches de feu, s'éclaboussent les couleurs, les Pyrénées superbes levant leur crête, la mer scintillante au flot argenté, calme ou furieux, les cabanes aux toits bas, les individus vêtus d'étoffes voyantes qui chantent clair, il fait vivre une humanité de belle allure.

Je sais telle course de taureaux, exposée avec d'autres œuvres chez Mancini, belle absolument : les attitudes des personnages de l'arène et la foule, cette foule grouillante et bariolée sous le soleil brûlant des Espagnes, faisaient dire à un peintre de grand talent, qui contemplait cette Place de taureaux de Saint- Sébastien, ce simple mot, synthèse de l'éloge : Ça y est!

Gustave Colin n'a pas peint que le Midi, il a quelquefois laissé les environs de Saint-Jean-Pied-de-Port, berceau de Floquet, pour les fertiles et grasses campagnes de la blonde Normandie : encore, il a peint de façon magistrale.

Vous vous imaginez que Colin, avec cette valeur et cette maestria, a des commandes de l'Etal ou des municipalités? Non!

On lui a donné, cependant, la croix d'honneur, il y a deux mois !

Fernand Cormon.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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FERNAND CORMON

Je ne retrouve pas le nom de ce fabricant de maximes ce n'est pas la Rochefoucauld, certainement qui a écrit : « Tel peintre, telle peinture ». Si Ton s'en rapportait à l'infailli- bilité de cet aphorisme pour juger Cormon, on risquerait fort de se tromper. Nulle analogie entre l'homme et l'œuvre. A ne voir que ses tableaux, on dirait l'être le plus équilibré, le plus harmonieux qui se puisse imaginer. Ses sujets, de genre élevé et de charme tout à la fois, ne vont pas sans quelque solennité, exécutés, d'ailleurs, d'une main sûre, sans repentirs, avec une maestria de grande école. Les couleurs chantent, en un parfait accord longuement préparé, et les notes brillantes éclatent à la façon de pierres précieuses encastrées dans une monture. Il n'est pas académique et cependant les qualités qui le classent parmi les meilleurs maîtres de notre temps sont la sagesse, la réflexion et la grâce : il ne doit rien au hasard.

Un coup d'œil rapide suffît à prouver l'inanité du précédent aphorisme. Aussi bien le Caïn, du Luxembourg, que le Retour de la chasse à VOurs, les Vainqueurs de Salamine, ou ses nom- breux portraits, y compris celui de Henri Maret, composent une œuvre en tout identique à lui-même.

Or, qu'il me pardonne l'indiscrétion : Cormon, à cinquante ans, est encore une manière de bohème un peu assagi, mais avec d'anciens retours. Le café de la Rochefoucauld et ses gen- tils petits modèles sont bien près de la rue d'Aumale. Pas de morgue pour un sou, mais l'horreur des Bouvards et Pecu- chets, fussent-ils de bons acheteurs, et, logique avec lui-même, une indépendance de Yankee.

On lui décerne le Prix du Salon. Au lieu du sacramentel et imposé voyage d'Italie, il va à Tunis. Il n'agit qu'à sa tête. De

GS

S1LH0 UE T T E S D A R TIS T E S .

l'ordre? heu! heu! 11 fuit les camarades à chapelles, coureurs de salons, et, joignant le geste à la théorie, il sait se faire le copain de ses élèves en même temps que leur maître.

Il déteste le convenu et le relatif. Aussi, fils de l'auteur dra- matique connu, ayant eu de bonne heure la facilité de voir de près le monde du théâtre, il a fui, bien vite, ce milieu où, souvent, dit-il, les gens sont, comme les accessoires, en carton peint. Et pour rendre plus complet ce démenti donné à la maxime de là-haut, ajoutez ce trait qui est la caractéristique du bonhomme: la distraction...

Gomme on dit vulgairement : il est toujours sorti! Son esprit ne peut s'attacher longtemps sur un même sujet, la peinture exceptée. C'est une continue ballade du cerveau. Si Cormon descend de chez lui avec des lettres à mettre à la poste, et si du même coup sa concierge lui donne son courrier, c'est le courrier reçu qui va dans la boîte, et ses propres lettres qu'il décachète.

La meilleure que nous sachions est la suivante :

Le petit marchand de bordures de la rue de La Rochefoucauld se rend dernièrement chez le peintre pour une commande. Pen- dant qu'on discute les mesures, la' bonne survient et dit quel- ques mots à son maître. Celui-ci, suivi de la servante, sort, ferme la porte à double tour et oublie naturellement l'éncadreur. Il était trois heures.

Le pauvre homme, prisonnier toute la nuit, renonçant à se faire entendre, ne fut délivré que le lendemain à onze heures, lorsque Cormon vint travailler.

L'âme des vrais artistes est exhérente de leur individu.

Gustave Courtois

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SILHOUETTES D 'ART1 S TES.

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GUSTAVE COURTOIS

/^1e jeune homme a l'air d'un moine au lutrin ou d'un che- valier du Temple, me dit, un jour de vernissage déjà lointain, Barbey d'Aurevilly, en désignant Gustave Courtois.

Et, de fait, à le bien considérer dans sa haute et puissante stature de blond ardent, on devine la révolte en même temps que la discipline, le torrent impétueux et bondissant arrêté par la digue immuable, la violence et la volonté tenace dans la toute plénitude de leur triomphe. C'est la lanterne sourde, tour à tour sombre ou aveuglante.

Aussi s'étonne-t-on moins de cette contradictoire apparence en voyant ce mâle taillé en Alcide descendre aux concessions de l'éducation parisienne la plus raffinée. Oui! celui qui a peint Y Inquiétude humaine et cette puissante toile qu'il appelle Y Amour au Banquet et Y Enterrement d Attala et ce magnifique et si coloré Saint Sébastien a su peindre, toute en grâce et en beauté, Mme Gautherot et son délicat profil. Le sang des Burgondes s'allie, en ses veines de Franc-Comtois, au sang espagnol.

Sa peinture chaude et colorée, la morbidesse des yeux de ses héros, trahissent, à chaque coup de brosse, ses origines enso- leillées. A ses origines aussi il doit le besoin de mouvement, l'horreur du piétinement sur place. Ses idées d'art évoluent ; il peut leur appliquer l'épi thète heureuse de « successives », que Jules Ferry employa, à la grande joie de ses médiocres ennemis. Selon lui, la pensée ne saurait rester stationnaire, elle se modifie. Il admire, sans pouvoir en comprendre la cause, les artistes qui passent toute leur vie à peindre le même effet. On peut tout repeindre, tout redire; l'intérêt n'est pas tant dans la rareté du sujet, que dans la manière de le traiter. Un peintre doit avoir des idées de peintre.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

De sa voix un peu traînarde, il disait, l'autre soir, chez Mme de S... :

Quand Vollon peint une citrouille à côté d'une marmite enfumée pour faire chanter les tons, il a plus d'idées que Gus- tave Doré, lorsque, dans ses illustrations de Y Enfer du Dante, il fait renfler, saillir, se tortiller les muscles de nus qui sont étran gers à la nature humaine!

Et il a raison, le grand Courtois. Ce n'est pas son frère de cœur, Dagnan-Bouveret, qui le contredira jamais !

Albert Dagnaux.

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ALBERT DAGNAUX

Qui ne se rappelle cette grande toile exposée au Salon, il y aura six ans bientôt, dont l'étrangeté, en tant que sujet, du moins, valut à son auteur un succès de curiosité : Y Ane?

Un âne, au bord d'une rivière, est, à droite, tiré, à l'aide d'une corde, par une femme blonde, rieuse et nue, tandis que, sur la gauche, l'Aliboron reçoit, insensible, les caresses d'une seconde femme, accroupie celle-là, brune, et non moins nue que sa camarade. Les figures étaient de grandeur naturelle.

Le peintre, auteur de ce singulier tableau, brossé d'une main vigoureuse, en pleine pâte, franchement, d'enthousiasme, avait, depuis 1889, exposé des toiles de dimensions plus normales, pleines de valeur déjà et inspirées d'un sentiment respectueux d'art, lesquelles passèrent inaperçues du public, naturellement.

Il était temps que Y Ane arrivât! Ah! Y Ane fut une revanche et, peut-être, une allusion à cette superbe ignorance de ceux qui venaient promener leur snobisme dans les salles du Palais des Champs-Elysées ou dans celles du Champ-de-Mars. Albert Da- gnaux força l'attention, imposa son œuvre, quitte à se faire mal juger. Fut-il conscient de l'effet qu'il produirait? Je ne le crois pas. Le hasard et la fantaisie ont bien fait les choses.

Depuis, le jeune peintre s'est assagi, revenant au bel exemple de son professeur Roll, ce maître de haute valeur, d'âme fière, honorant l'Art par ses œuvres aussi bien que par le respect dont il veut qu'on l'entoure.

Il a suivi alors toutes les expositions sans compter les Salon- nets auxquels Durand-Ruel et Georges Petit donnent fréquem- ment l'hospitalité. Là, dans ces galeries qui sont comme les cha- pelles latérales des grandes églises, des Champs-Elysées ou du Champ-de-Mars, les envois revêtent souvent, et par leur sujet et dans leur expression même, un caractère plus intime : appelons

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

cela des messes basses si vous voulez bien! La foule, la pompe du culte, ne donnent pas de distractions.

Aussi l'artiste s'adresse à tous les genres paysages, portraits, tableaux de chevalet avec un égal bonheur. La finesse de son coloris délicat dans certains de ses pastels n'exclut ni la maîtrise de touche ni la Adgueur de tons dans quelques-unes de ses autres peintures. Il est éclectique, en un mot. Observateur conscien- cieux, il tâche à traduire les effets si variés et si fugitifs de la nature, pour lui-même et aussi pour les autres. En effet, la foule ne regarde pas ou, plutôt, regarde sans voir, habituée qu'elle est à ce qu'on pense pour elle. Dans un musée, elle attend tou- jours le guide pour savoir si le tableau mérite qu'on s'y arrête : dans un paysage, elle veut que les choses aient un nom d'avance pour bien connaître la contrée !

C'est elle que les agences Cook promènent en troupeaux telles les brebis de Panurge aux quatre coins du monde, parmi les chefs-d'œuvre de l'Art ou les grands spectacles de la Nature. C'est la même et Dagnaux s'en souvient bien qu'un cocher de break trimballait dans la forêt de Fontainebleau, certain jour l'artiste, assis devant sa toile, s'escrimait à peindre un pan de vieille futaie parsemé de roches. Les promeneurs venaient, de déjeuner, et le cocher leur avait dit :

Je vous ferai voir des belles choses !

Aussi le bonhomme ne laisse-t-il rien passer sans le signaler à l'ébahissement conventionnel de ses heureux clients.

Ceci, c'est Franchart. Voilà la Roche qui tremble. Vous avez devant vous la fontaine Sanguinède.

Et, plus loin, la charretée humaine rouge, en pleine digestion, s'arrêtait, bouche bée, devant un tronc d'arbre vermoulu et le cocher, souriant :

Tenez, ce vieux, vieux chêne tordu, c'est le Rageur.

Puis, tout à coup, d'un geste du pouce dédaigneux, par-dessus son épaule, désignant Dagnaux qu'il venait d'apercevoir penché sur son chevalet :

Et ça, c'est un peintre!

A. Dalpayrat.

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A. DALPAYRAT

Potier

Quand un artiste de la valeur de ce miraculeux praticien atteint le degré de maîtrise il est parvenu, le spectacle de ses œuvres devient de plus en plus curieux pour ceux qui comme moi le suivent depuis des années. Il lui est interdit, au surplus, de rester stationnaire sous peine de déchéance et pour faire mieux l'effort s'augmente, à chaque fois, d'une plus grande dépense d'énergie. Aussi, à la dernière exposition annuelle de ses grès de flammes, le visiteur est-il tout de suite attiré par une manifestation nouvelle de son art. A côté des coulées fulgu- rantes des oxydes métalliques écrasant sous l'émail des rouges sanglants, des bleus de lapis-lazuli et des verts d'émeraude qui tranchent, comme des pierres précieuses, sur la tonalité sombre des plats, des coupes, des bouteilles et des vases aux dimensions inusitées, nous voyons toute une série d'émaux de couleur claire. Voici, en effet, des jaunes triomphants et si difficiles à obtenir qu'ils ont rebuté les céramistes les plus avisés et les plus labo- rieux; et, plus loin, des émaux d'un blanc doux, d'un blanc de vieil ivoire. La matière de ces vitrifications est charmante à l'œil et donne l'impression d'une couleur épaisse et lourde comme de la crème. Les Japonais, au xvme siècle, qui, après le rouge, ont excellé dans ces tonalités claires, n'ont rien fait qui soit supérieur à ce dernier effort.

C'est que le laborieux artisan qu'est Dalpayrat connaît son art. Tel le gnome de la fable, qui règne dans les profondeurs de la Terre, il connaît aussi son feu et entre en lutte avec sa mysté- rieuse puissance. Potier à la façon des anciens, il sait son affaire par tradition. Fils, petit-fils, arrière-petit-fils de potiers, en re- montant comme cela à des époques lointaines, ce Limousin

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SILHOUETTES D'ARTIS TES.

car, comme ses ancêtres, il est de Limoges, berceau de la céramique française applique à sa fabrication certains des pro- cédés empiriques d'autrefois, quelque chose qui, dans un autre ordre d'idées, ressemblerait à des secrets d'alchimiste, à des recettes de bonne femme; mais sur ces bases connues, le tour de main joue un rôle important, il travaille avec passion à faire autre et mieux. Les moyens sont plus longs. La technique des sciences physiques et chimiques lui échappe, peut-être, quel- quefois, mais par déduction, après des tâtonnements, il arrive, cependant, à créer les magnifiques pièces que l'on sait.

Qu'importent les chemins, si le but atteint est le même.

Chez Dalpayrat, le dur labeur n'est qu'un détail; les tentatives vaines, les déceptions sont bien vite oubliées, si, du four refroidi, il sort une belle œuvre, réussie en tout point, portant à son flanc l'émail qui fut l'objet de ses lalorieuses et absorbantes recherches! Alors la joie transfigure l'ouvrier d'art, son œil s'illu- mine; qui donc a jamais osé parler de fatigues et de déboires?

Mais ces modifications, ces transformations successives n'in- téressent pas que les émaux. La forme est aussi, chez lui, une préoccupation constante. Après les anciens, il est bien difficile de créer des formes nouvelles, en restant surtout dans le domaine de la simplicité. Le grès de flamme ne peut supporter de com- plications dans son contour : la nature même de la matière le confine en des lignes, des profils un peu archaïques, ingénus, par- tant fort peu compliqués. Les essais nombreux tentés sur des vases de formes plus contournées détruisent la concordance des tons, brisent les coulées en pleine marche de fusion, accrochent maladroitement les émaux.

Dalpayrat a tourné la difficulté : sur des vases de contour an- tique, il a indiqué en relief très bas un décor discret de feuilles de laurier ou de fleurs de style grec.

L'effet, sur les grandes pièces, est des plus heureux; le mariage du décor, de la forme et des couleurs est harmonieux. Ainsi pré- sentées, ces grès deviennent des œuvres rares, dignes de musées.

Pierre-Emmanuel Damoye.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

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PIERRE-EMMANUEL DAMOYE

Dans le train arrêté à Beauvais ceci se passait aux envi- rons de Tan 1865 deux vieillards, étrangers l'un à l'autre, choisirent le même compartiment.

La locomotive siffla et le train repartit.

Au bout d'un instant, l'un des voyageurs, qui exerçait la profession de teinturier, entamait la conversation. D'un savoir étendu, il avait l'esprit enjoué, rempli d'amusantes saillies, avec de justes aperçus sur l'Art. Il eut vite fait de conquérir la sym- pathie de son compagnon de route. Celui-ci, bon homme, tout blanc de cheveux, écoutait sans rien dire, fumant sa pipe et souriant aux bons endroits.

Arrivé à Paris, la connaissance était faite; on promit de se revoir. L'industriel tendit sa carte : Damoije, à laquelle l'autre répondit par ces mots :

Je m'appelle Corot, j'habite rue Paradis-Poissonnière.

Ah! vous êtes le peintre Corot, que j'aime tant!

Pour vous servir!

Et ils se séparèrent.

A la même époque, M. Damoye, qui avait deux fils, l'un, aujourd'hui, est acteur solennel à TOcléon, apprit de l'autre, Pierre-Emmanuel, que la teinturerie n'avait aucun charme pour lui, et qu'il préférait, des couleurs, une tout autre appli- cation.

Esprit libérai avant tout, le papa accéda au désir de son fils, et, se rappelant sa rencontre en chemin de fer, il alla chez Corot, à qui il exposa son cas.

Amenez-moi le jeune homme !

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

C'est ainsi que Damoye devint le rapin, puis l'élève, puis l'ami du doux et grand poète. Il commença par préparer ses toiles : le soir, il copiait les dessins que lui confiait son maître, lequel se montrait fort méticuleux et fort difficile.

Un jour, Corot dit :

Dis à ton père de venir.

Et quand M. Damoye fut arrivé :

Il faut que le petit lâche tout à fait l'industrie, nous en ferons un peintre.

Il avait raison, Corot. Damoye a conquis, parmi les contem- porains, une place remarquée, se manifestent la grâce et la sincérité de sa facture, sa vision exacte de la nature, la limpi- dité de ses lumineuses atmosphères. La Sologne, si pittoresque et si variée en ses aspects, a ses prédilections; il l'a peinte com- bien de fois! Les marais, clairs miroirs animés des ciels ren- versés, aux nuages fuyant sous la bise qui précède l'orage, bois feuillus, chemins déserts, landes abruptes et solitaires, dans les- quels retentit le chant strident des cigales, avec quelle loyauté sont rendus par lui ces états différents de nature! On pourrait peut-être reprocher à l'artiste de traiter quelquefois les masses d'arbres dans les lointains horizons s'estompent les verdures à la façon de son illustre maitre; mais est-il possible de ne pas se ressentir, malgré soi, de l'influence d'un pareil patron après des années de travail assidu côte à côte?

H.-C. Delpy.

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H.-C. DELPY

Ni lattrait des jujubes, ni la douceur des sirops du julep, ni les belles couleurs flamboyantes des bocaux au liquide bleu, jaune, vert et rouge n'ont pu le déterminer à prendre l'état de son pharmacien de père qui n'aimait pas la peinture pour son enfant.

N'était-ce pas un peu de sa faute? Chaque année ne donnait-il pas l'hospitalité à son beau-frère, le célèbre graveur sur bois Lavoignat, et à son ami Daubigny, déjà grand maître, dens sa maison de Joigny, son fils était au milieu des boîtes de pilules et des bandages.

A Daubigny on réserverait une grande pièce claire dont les côtés et le plafond étaient vitrés, pièce dans laquelle les pré- décesseurs du père Delpy faisaient blanchir les cires, car les pharmaciens d'alors vous vous seriez voilé la face, monsieur Homais! fabriquaient aussi les cierges employés dans les cérémonies religieuses.

Ce qui devait arriver arriva.

L'enfant s'éprit de l'artiste, l'accompagna, marchant dans ses jambes, le suivant partout comme un caniche, le regardant peindre avec admiration, mais du même coup vouant une haine féroce aux petites fioles et aux mortiers de papa.

Il fit le peintre, ainsi qu'on dit à Joigny. Corot d'abord, puis Daubigny, qu'il considère comme le plus complet des impres- sionnistes, au sens vrai du mot, furent ses maîtres. Il préféra d'instinct le talent chaud de ce dernier, dont l'influence est manifeste dans son œuvre malgré lui ; car ayant eu le tort, à notre sens, de tenter de s'en dégager pendant quelque temps, il dut revenir à sa première manière. Ce que des esprits super-

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

ficiels pourraient attribuer aune faiblesse, n'était qu'une simili- tude involontaire de vision entre le maître et l'élève, doués d'un tempérament semblable.

Vingt-cinq années de Salon, de nombreux paysages peints un peu partout, Normandie, Bretagne, Pyrénées, Hollande, sans compter plus de trois cents bords de rivières et des panoramas en Amérique, voilà l'œuvre de celui qui ne voulut pas être phar- macien !

Et qu'il eut raison !

Delpy a trouvé dans son art plus que des jouissances, la consolation de toutes les tristesses de la vie : il a conservé même, comme il le dit sans arrière-pensée, l'illusion du chemin de la gloire.

Pourquoi pas?

Petit, les moustaches victorieuses, en perpétuelle dépense d'activité, ce charmant artiste se reconnaît, en outre, à trois signes particuliers : il adore la femme, la pipe et les turquoises. Ses paysages sont chauds et blonds, d'une intensité de vérité et d'une solidité de facture de vrai maître.

Il y a quelques années, passant par Joigny, il alla rendre visite au successeur de son père. Quand il repartit, sac au dos, des voisins causaient sur le pas de leur porte :

Tiens! dit l'un, qui est ce bonhomme-là?

C'est le fds Delpy.

Qu'est-ce qu'il fait?

Y fait l'peintre!

Y fait l'peintre... et son père qui était un si brave homme! »

L. L. Dhurmer.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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L.-L. DHURMER

f^E jeune et rare artiste est un intellectuel au bon sens du ^ mot. Il veut une peinture qui signifie quelque chose, qui corresponde à l'état d'âme des êtres qu'il représente, qui évoque aussi une pensée chez celui qui la regarde. Telle la Notre-Dame de Penmarch et ses beaux portraits de Rodenbach et de Loti.

Cette façon de comprendre l'interprétation des individus et des choses n'est point faite pour nous déplaire. Dans cette conception de Vie universelle l'Art est d'accord avec la Science, les choses vivent à l'égal des gens et des animaux; des feuilles mortes sur le sol valent des morts sur le champ de bataille. Et, partant du pied gauche, dans cette voie, Dhurmer affirme sa conception en des aphorismes à lui : l'œil vaut une forêt; le peintre doit connaître assez son métier pour ne pas le montrer; à ce compte, il deviendra un artiste. Holbein et tant d'autres sont mieux que des peintres, puisque la « facture » apparente chez eux est subordonnée à la Pensée.

Si l'on objecte au jeune maître qu'avec la Pensée, en peinture, on risque d'arriver au rébus, il vous répond que le peintre devra donnera chaque objet de sa composition une forme réelle, quitte à transporter les tons qui, eux, sont toujours relatifs, l'Idéal n'ayant rien à voir avec la convention.

Tout cela est de la métaphysique, dira-t-on.

Oui, mais le champ de l'Art est assez vaste pour contenir les théories les plus opposées et elles méritent toutes d'être étu- diées et ne doivent pas être rejetées sans examen, de parti pris.

La « facture » un peu sombre de Dhurmer s'explique, d'ail- leurs en dehors de ses théories, par les premiers spectacles qui l'ont frappé au moment son esprit s'est ouvert aux con-

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

ceptions d'art. Il habita tout jeune le Midi, et de ces contrées au soleil aveuglant, il n'aima que les soirs, les beaux soirs mysté- rieux, où, dans l'azur profond du ciel semé d'étoiles, la lune douce et sereine, au milieu des lourds silences, monte douce- ment. La Nuit, le trouble de la nuit eurent sur lui une plus forte action que la lumière. C'est que cet amoureux de Tanit connut son rêve de lire entre les choses, comme on lit entre les lignes. Chaque objet dans la Nature n'a-t-il pas un sens caché qu'il est du devoir du peintre de fixer? Selon lui, donner un corps à un rêve est l'équivalent de l'affirmation d'une réalité.

Dans ces conditions, jugez de quel air il écouta deux voyageurs assis dans le même compartiment que le sien le train allait d'Antibes à Cannes; ils causaient peinture.

Le premier dit au second :

En peinture, il n'y a que l'exactitude un peintre doit peindre exactement tout ce qu'il a devant lui. Voyez Meissonier! Aussi est-il notre plus grand artiste!

Vous avez raison, répondit le second, Léonard de Vinci a cherché autre chose, lui il n'a trouvé qu'un sourire, et puis après?...

Dhurmcr ouvrit la portière du wagon en marche et s'élança sur la voie, au risque de se casser le cou!

Georges de Dramard.

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GEORGES DE DRAMARD

e décor représente la Galerie des Machines avec, au milieu,

J^j son féerique jardin. C'est le matin, avant l'ouverture des portes. Dans la salle de peinture attenante aux objets d'art, un groupe de messieurs sérieux, membres d'une commission, cela se voit tout de suite, emboîtent le pas de Georges de Dramard : parmi eux, je reconnais quelques figures d'artistes, et le gros dos solide de Bouguereau.

De Dramard, le plus aimable des peintres, la tête légèrement inclinée, tel Alexandre le Grand après son bain malencontreux dans le Cydnus d'où, il sortit avec un torticolis devenu obliga- toire pour ses courtisans, de Dramard, conciliant et doux, s'arrête de temps en temps devant une toile. Il se retourne vers le groupe suiveur et parle. On lui répond; puis un silence s'établit, et bientôt parapluies, cannes ou mains se lèvent.

On vote.

C'est la Société française des amis des Arts, fondée par de Dramard qui fait ses acquisitions annuelles, 70 ou 80 tableaux et sculptures chaque fois, et cela depuis treize ans.

Un encouragement artistique doublé d'une bonne action.

Il ne faut pas croire que ce soit la seule entreprise qu'ait imaginée et amenée à bonne fin ce peintre humanitaire au béné- fice de ses collègues. Ceux-ci lui sont encore redevables des moyens qu'il employa pour répandre leurs œuvres et propager leur talent. Il organisa, pour cet objet, des expositions à Tou- louse, Barcelone, Moscou, Saint-Pétersbourg, le produit des entrées de cette dernière fut abandonné à la Croix-Rouge, à Munich. Sans compter la réunion des œuvres dues aux pinceau, ciseau, pastel des membres du Volney, dont de Dramard fut huit années président, œuvres dans lesquelles figurent, hélas!

SILHOUETTES D'ARTISTES.

les inévitables navets des amateurs membres du cercle.... On n'est pas parfait !

Mais à parler de ce qu'il a fait pour les autres, j'omets de vous entretenir de ses toiles, de sa vie de peintre.

Je crois me rappeler que c'est quelque temps après la guerre qu'il s'adonna définitivement à l'Art le portaient ses goûts.

Il eut Bonnat pour maître et se ressentit de l'enseignement sérieux qu'il en reçut. Le Vœu de Louis XII, la Mort de Brune- haut, la Femme du Pêcheur, qui appartient au grand-duc Serge, furent accueillis avec succès par le public parisien et la critique dont les piqûres, cependant, sont quelquefois cuisantes.

Il faut le dire aussi : de Dramard travaille sans relâche. Ses loisirs sont consacrés à ces œuvres nombreuses dont je n'ai cité que quelques-unes et à des devoirs de mondanité auxquels son éducation l'empêche d'échapper.

Ancien lieutenant sous les ordres du général Saussier pendant la guerre de 1870, une fois entré dans la vie civile, il a su conquérir la reconnaissance de ses concitoyens et faire mentir le proverbe : « Nul n'est prophète en son pays ». Conseiller municipal car il est aussi conseiller municipal il a organisé les fêtes et les régates de Cabourg, qu'on peut compter parmi les attractions les plus courues de la plage normande.

Georges de Dramard n'a pas d'ennemis !

O

J.-E. Dufeu.

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J.-E. DUFEU

Dufeu n'est pas hors concours et, certes, il mourra dans l'im- pénitence finale! Que ceux qui, bonnes âmes, seraient tentés de le plaindre, ne se mettent point en frais de compassion. Le maître a plus qu'il ne faut pour se consoler : sa conscience de loyal artiste d'abord et celle-ci, par modestie, ne lui suffirait- elle pas, qu'il trouverait, par surcroît, d'autres soutiens : la pro- clamation de son noble talent par des peintres illustres tels que Daubigny, Corot, Daumier, Courbet, Vollon, Ribot, Chaintreuil qui furent ses amis et de qui la précieuse correspondance témoi- gne l'estime ces maîtres tenaient son œuvre et son caractère.

Il n'y a pas longtemps encore, en 1897, Cormon, qui présidait le jury d'admission du Salon de cette même année, s'honora, une fois de pius, en tâchant à faire recevoir cette fougueuse composition qui avait pour titre : la Part du Capitaine. Mais ses efforts furent vains. Le Journal, heureusement, se trouva là, pour rendre justice à l'artiste et exposa son tableau, ce qui fut la seule victorieuse réponse qu'on pouvait faire au jury.

La philosophie de Dufeu ne va pas d'ailleurs sans quelque fatalisme. Fataliste il est, en effet, et à la manière des Orientaux dont il descend en droite lignée. Son père était à Smyrne, sa mère, sœur du célèbre poète Agoub, à Damas : naturalisés tous les deux français, ils quittèrent le Levant pour s'installer définitivement à Marseille naquit Dufeu. Un goût prononcé pour les arts et la ruine imprévue de ses parents en firent le maître peintre que l'on sait dans l'œuvre de qui, à côté d'une fougue communicative et d'une certaine violence de mouve- ment, apparaissent souvent la grâce et le charme du geste, qui, pour si opposés qu'ils soient aux brutalités ils se mêlent, n'en donnent pas moins une vie de réalité intensive à des com- positions, qu'au premier abord on jugerait exécutées par un ro- mantique exaspéré!

Je ne vois guère, en peinture, que Delacroix, et, en sculpture, que Rude qui puissent donner l'idée de la manière héroïque de celui qui nous occupe.

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« J'ai frappé hier à la porte de vos chefs-d'œuvre, lui écrivait en 1870 Barbey d'Aurevilly, elle ne s'est point ouverte. Je vous conduisais un jeune homme (*) dont f avais enflammé la curiosité en lui parlant de vos tableaux. »

Je n'entreprendrai pas, en esquissant cette silhouette, de parler de l'œuvre si nombreuse de Dufeu graveur à l'eau-forte, peintre d'épopée ou paysagiste pour qui Venise cette fleur d'Orient transplantée en Europe fut l'occasion de toiles qu'on s'arra- chera un jour lorsque celui qui les a peintes ne sera plus.

Pendant près de quarante années Dufeu vécut clans la com- pagnie des peintres, de ceux naturellement avec lesquels ne frayaient ni Cabanel, ni Delaroche, ni Horace Vernet. Les sou- venirs qu'il a conservés de ses fières et amicales relations avec ceux que j'ai cités plus haut formeraient de bien curieux mémoires. N'est-ce pas à lui que Corot dit un jour, la pipette entre les dents :

L'atelier d'un artiste doit être divisé en deux parties. Dans l'une la science, la volonté, le travail... dans l'autre, un peu de folie!

Cependant je veux retenir de ces notes prises au courant de la vie de tous les jours ces quelques lignes se trouve, peint par lui-même, un des plus personnels et des plus vigoureux maîtres de notre temps : Daumier.

Un soir, quai d'Anjou, on se trouvait à table chez Daubigny. Pour la première fois, Dufeu y rencontrait Daumier. Celui-ci depuis le commencement du dîner regardait avec persistance le jeune Dufeu.

Tout à coup, n'y tenant plus :

Daubigny m'a dit que vous êtes d'origine égyptienne. N'au- riez-vous pas entendu parler d'un Egyptien poète de grand talent, Agoub, mon ami quand j'étais là-bas? Vous me le rap- pelez par une singulière analogie physique : il était fort laid!

Dufeu répondit en souriant :

C'était mon oncle !

Alors, vous êtes le fils de la petite Adèle dont j'ai été le danseur...?

Et à ce souvenir naïf, des larmes montèrent aux yeux du grand artiste.

Dufeu conduisit, le lendemain, Daumier chez sa mère : celle- ci ne le reconnut pas, mais elle n'en laissa rien voir.

(*) Il s'agit ici de mon éminent confrère et ami Louis de Fourcaud.

Marie Forget.

S I L II 0 UE T T E S D A RTI S T E S .

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MARIE FORGET

« ... Jeune fille, c'est au Louvre que f ai passé mes plus belles heures. Pauvre, je me trouvais riche parmi toutes ces richesses de V Art : et, de fait, n'est-on pas riche comme une reine quand on habite le Louvre huit heures durant, tous les joues?

« Depuis j'ai toujours gardé une tendresse pour le vieux musée : lorsqu'une tristesse traverse ma vie, je vais au Louvre pour y chercher un apaisement , comme je vais à l'église pour prier. ... »

Ne vous semble-t-il pas que celle qui a écrit ces lignes, adres- sées à un ami et tombées par hasard sous mes veux, est en tous points digne de la noble origine dont elle a raison de se ré- clamer? Marie Forget est, en effet, par sa trisaïeule, l'arrière- petite -fille du plus grand maître, avec Poussin, de l'Ecole fran- çaise, d'Eustache Lesueur, le superbe peintre de la Vie de saint Bruno.

J'avais déjà remarqué, dans grand nombre de portraits peints par cette intéressante jeune femme, dont j'ignorais alors l'ascen- dance, un certain air de solennité qui impose, un respect de soi la dignité du modèle aimable ou sérieux serait comme le re- flet d'une époque moins troublée que la nôtre, d'une époque dont les contemporains vivraient dans la tranquillité d'une con- science en repos.

Cette impression s'affirma davantage en regardant dans le Salon des Lettres, à l'Hôtel de Ville, au centre des quatre panneaux qui lui ont été confiés, les images de belle allure, de facture solide, évoquant Descartes, Molière, Victor Hugo et Michelet dans une simple et définitive apothéose. On est touché par la sérénité du regard de ces grands hommes !

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Les peintres d'âmes sont si rares! On les compte ceux qui, pour arriver à la ressemblance, n'empruntant que juste ce qu'il faut de la tangibilité des traits, réservent tout leur effort à la recherche de la vie cérébrale de leur modèle pour faire entrevoir l'état coutumier de leur esprit.

Marie Forget, depuis quelque temps, paraît abandonner Le portrait pour la peinture murale. Après d'importantes toiles achetées par l'État, telles le Noli me tangere, la Vierge et VEnfant, Sainte Cécile morte, on peut voir d'elle des panneaux décoratifs d'un effet heureux, d'un coloris fin et d'une ingénieuse compo- sition. Déjà les Gobelins avaient mis à contribution ce talenl souple en lui demandant deux peintures pour servir de modèle à des tapisseries. Est-ce à cette dernière formule que s'arrêtera cette sincère et aimable artiste de qui l'esprit élevé, le cœur large, le talent incontesté sont voués passionnément au culte de l'Art?

Ses différents maîtres, le toujours brillant Carolus-Duran, le regretté Philippe Parrot et l'humaniste Ferdinand Humbert dont on attend, avec impatience, la fresque au Panthéon, ont pu être fiers de leur élève.

Je peinerais fort Marie Forget si, parlant d'elle, j'oubliais de citer le nom de celle qui fut son amie et qui restera son éternel regret, la pauvre Polly, la belle et bonne chienne caniche qu'elle sauva de l'incendie de son atelier, au péril de sa propre vie, sacrifiant le reste aux flammes, mais qu'elle ne put, plus tard, arracher à la mort.

Cependant Polly vivra dans la mémoire des hommes, sa maî- tresse n'a-t-elle pas demandé que, sur son tombeau, aux pieds de sa statue couchée, figure la douce Polly, dont l'image à jamais fixée dans le marbre perpétuera le témoignage d'une fidélité réciproque1.

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Emile Foubert.

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EMILE FOUBERT

Un bûcheur et un modeste, qui aima mieux être peintre que de continuer l'état de son père, fabricant de bronzes. Il commença par le dessin industriel dont renseignement était, à l'époque, plus rare qu'aujourd'hui. A ce propos, il serait peu juste de l'oublier, c'est à l'initiative et au zèle d'Antonin Proust que Ton doit la création de l'Ecole nationale des Arts décoratifs, de son Musée et des cours qui en dépendent nécessairement.

Le père Lequien est son maître : il sort de chez lui pour entrer comme dessinateur chez le fabricant de meubles Sanvrezy.

Le sort le fait soldat; puis, c'est la guerre : le petit sergent- major Foubert est prisonnier; la paix signée, il devient secré- taire du colonel Rampf, ami de sa famille. Le régiment a pour garnison Bayonne, et la municipalité vient d'ouvrir une classe de dessin dirigée par Achille Zo. Le secrétaire du colonel est autorisé à suivre les cours. Son temps fini, il entre, lui aussi, à l'atelier de Donnât, et le voilà qui expose pour la première fois un Saint Jean-Baptiste, que l'Etat achète. Puis, c'est une suc- cession de tableaux de genre, d'histoire, de portraits, de paysages. Le paysage, avec étang ou coin d'eau, a ses préfé- rences. Que voulez-vous, chacun a ses faiblesses! Foubert raf- fole de la pèche à la ligne! Dans les intervalles des repas, il lâche la brosse pour prendre le scion et quelques rares fois un poisson ! Gomme les pécheurs, il recherche la solitude, le silence : une seule exception à cette ourseric,'\\ aime aussi folle- ment la musique, mais à la façon des contemplatifs et des rêveurs. Beethoven est dans ses privilégiés. Au fond, c'est un éclectique et un spéculatif, confondant en la même admiration Michel- Ange et Rembrandt.

Ces tendances ne sont-elles pas singulières chez un peintre de

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chevalet qui possède plutôt la formule du tableau de genre, de lecture facile que celle des symbolistes.

Un de ses grands succès fut ce Corot peignant dans une clai- rière : le vieux maître, la pipe aux dents, est assis devant son esquisse en un paysage élyséen. Des spirales de fumée échap- pées de culot noirci se dissipent dans la claire atmosphère en prenant la forme effacée, fantomale des nymphes bocagères qui évoluent autour de celui qui les évoqua de si poétique façon.

L'idée ingénieuse et d'imagerie sentimentale devait plaire à la foule.

C'est que Corot est là, avec cette physionomie douce de Phi- lémon, attendant sans crainte, en la sérénité de sa conscience, l'heure du définitif repos : il Ta représenté simple, l'âme sin- cère et naïve, dans la lumière et la poésie.

Un jour, au milieu d'un cercle restreint se trouvaient Corot et Foubert, un jeune peintre intellectuel développait en termes précieux cette thèse : qu'une pensée philosophique et sociale doit guider toute œuvre humaine, que la peinture ne saurait s'affranchir de cette loi....

Un sourire de malice imperceptible errait sur les lèvres de Corot qui, attentif cependant, écoutait l'orateur. Quand celui-ci eut ter- miné, content de son effet, le vieux peintre répliqua doucement :

Mon ami, pour faire de l'art, croyez-moi, c'est beaucoup plus simple que ça !

Paul Gervais.

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PAUL GERVAIS

Encore un qui est à Toulouse! Un cadet de Gascogne! Il en pleut !

Son père, établi orfèvre proche du Capitole, l'envoya dès sa plus tendre enfance suivre les cours de dessin, car tout Toulou- sain qui se respecte est obligé d'avoir un fils ou tout au moins quelqu'un des siens soit à l'Ecole des beaux-arts, soit au Con- servatoire de musique.

De cette tradition n'allez pas induire que la population tou- lousaine soit folle des arts. Ce serait une grave erreur.

Mais elle a une autre raison.

C'est le tambour!

Ici une explication s'impose.

Il est à Toulouse une coutume ancienne elle remonte à la fondation de l'École par le chevalier de Rivalz au temps de Louis XIV qui gratifie d'un roulement de tambour tout élève ayant obtenu un prix, un accessit de dessin, de peinture, de musique.

C'était peu coûteux, mais en revanche cela faisait du bruit, et faire du bruit Alphonse Daudet ne nous l'a-t-il pas appris? est une des conditions du bonheur chez les méridionaux qui sont tous des fen de brù, comme l'écrit mon subtil confrère Gabriel Mourey.

Aujourd'hui encore, le tambour de ville, en vêtements de fête, accompagné du portier du Conservatoire et de sa femme, tous trois pompeusement montés dans un landau, viennent annoncer

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aux parents la victoire de leur enfant. La peau d'âne retentit des ras et des fias les plus nourris, les plus sonores, secouant, à les casser, les vitres du quartier, calme et silencieux en temps ordinaire, et pimentant la vanité des parents.

Les voisins, sortis sur le pas de leur porte, regardent d'un œil d'envie la famille du lauréat, gonflée d'orgueil : celle-ci offre aux trois porteurs de la bonne nouvelle une rasade de vin et du meilleur. Aussi, le soir venu, les messagers de gloire, après autant de libations que de roulements, rentrent-ils parfaite- ment ivres chez eux, ceci, par aggravation, se passant au mois d'août.

C'est, à n'en pas douter, à cette simple, bruyante et familiale coutume que nous devons Falguière, Mercié, Jean-Paul Laurens, Benjamin Constant, Marquest, Salvayre et tant d'autres.

Sans le tambour, certainement, l'aimable Gailhard ne serait pas directeur de l'Académie nationale de musique, ni Paul Vidal son chef d'orchestre.

Gervais père connut, lui aussi, les joies de l'aubade : il n'hé- sita pas à envoyer Paul à Paris. Mais, à l'Ecole des Beaux-Arts, le jeune homme s'aperçut qu'il ne savait rien malgré le cer- tificat du tambour! Après cinq années d'études chez Gérôme, échec complet au prix de Rome.

Ah! ils étaient loin les triomphes de Toulouse!

Mais, la même année, il expose deux femmes nues d'une réelle valeur. L'année d'après, mieux inspiré, plus maître de lui, il obtient le prix du Salon avec ses si intéressantes Saintes-Marie de Provence. Cette fois, Gervais entend vaguement le roulement de la caisse : Albert Wolf tenait les baguettes.

Puis arrive la série heureuse des succès.

Parmi ses œuvres, celle à laquelle il tient le plus, c'est : Tita- nia embrassant Bottom, au grand scandale de ses nymphes et du... public, Bottom lui-même, qui n'a pas compris!

Mais la Légion d'honneur l'a vengé.

Henri Gervex.

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HENRI GERVEX

Deux toiles de sujets différents oh! combien! se déta- chent en traits lumineux de l'œuvre bien touffue, cepen- dant, d'Henri Gervex : les Premières Communiantes, d'un charme si profond, d'une facture si belle en sa sobriété, d'un sentiment religieux si exquis, symphonie en blanc... mineur, disait Préault, et l'autre, Roi la, le corps adorablement nu de la jeune fille, endormie sur le lit, s'éclaire des rayons de l'aurore entrant, roses et frémissants, par la fenêtre ouverte à laquelle, debout, se tient Rolla, résolu, jetant un dernier regard sur la délicate beauté de sa compagne de nuit.

Ces deux tableaux ont dérobé pendant quelque temps l'atten- tion du public au détriment des autres œuvres de ce jeune et vibrant maître : Prudhomme, l'immortel idiot, a trouvé qu'il s'était fait remarquer trop tôt. Peu lui importe que le peintre soit égal à lui-même dans son plafond de la Salle des Mariages de la mairie des Buttes-Chaumont, objet du premier con- cours organisé par la Ville de Paris, ou Lévy et Besnard se mirent sur les rangs, que les mêmes qualités de sincérité et de facture délicate se retrouvent encore dans son tableau du Luxembourg, le Jury aie Salon, et dans d'autres œuvres déco- ratives à l'Hôtel de Ville et, hier, au nouvel Opéra-Comique, sans compter tant de portraits délicats et charmants, Prudhomme lui jette toujours Rolla et les Communiantes dans les jambes. C'est sa faute aussi, il ne devait pas avoir du talent si vite!

Et cependant ce fameux Rolla fut refusé au Salon son au- teur étant hors concours! sous prétexte d'immoralité! Tran- quillisez-vous, les jurys se sont rattrapés depuis !

M. Turquet, à qui, hélas! étaient confiés les destins des Beaux- Arts, cria comme un beau diable, il en est même entré dans les ordres, par la suite.

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Parmi les jurés, un seul, Hébert, insista pour l'acceptation quand même de l'œuvre ;~on fut implacable.

Le tableau réintégra l'atelier, d'où il était sorti, et y fut exposé. Alors commença un pèlerinage du Tout-Paris, curieux de voir l'objet de ce beau scandale. La princesse Mathilde, la bonne princesse des Goncourt, fit sa visite comme les autres, et son âme d'artiste demeura confondue de la sévérité des peintres et des pruderies de l'Administration.

Gervex, d'ailleurs, eut à subir toutes les appréciations. Son œuvre, révolutionnaire, sans qu'il y entendît malice, lui fut une utile leçon.

Il raconte, gaiement, encore aujourd'hui, un incident bien amusant, qui marqua ces visites. Un jour il voit arriver Manet et Alfred Stevens, deux grands peintres, devant lesquels s'incli- naient son hésitante jeunesse et sa modestie.

Superbe! dit l'un.

Beau dessin! fait l'autre. Et ensemble :

Mon cher, vous avez déjà beaucoup de talent.

Les maîtres, à peine partis, un ami monte à son tour et entre dans l'atelier.

Je viens voir ton fameux Rolla. Mais, à propos, est-ce que tu connais les deux types qui descendent de chez toi?

Oui. C'est Manet et Stevens.

Eh bien! mon vieux, ils t'arrangent bien!... En les croi- sant dans l'escalier, je les ai entendus parler. Le plus petit disait au plus grand :

C'est très mauvais, cette machine-là. Ce pauvre garçon ne se doute pas de ce que c'est que la peinture.

Savez-vous ce qu'est devenue cette œuvre impudique, cette honte?

L'État l'a achetée pour un musée de province!!!

O

René Gilbert.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

RENÉ GILBERT

René Gilbert, le beau Gilbert, comme rappellent encore ses camarades, un des rares Parisiens de troisième généra- tion, passe par l'École des Beaux-Arts atelier Gabanel en- voie aux divers Salons la Teinturerie des Gobelins, Un Aquafor- tiste, peintures s'affirme déjà la puissance de sa palette, puis ce Ravaudeur de tapis, pastel qui fait merveille au Luxembourg et, tout à coup, devient le peintre attitré, disputé, des femmes les plus élégantes, les plus nobles, les plus riches, le peintre aussi de leurs chères et mignonnes progénitures?

Car il n'y a pas à dire mon bel ami, comme écrirait Sarcey les mamans ne voient que par lui. Inutile de leur proposer un autre artiste pour le portrait de Jean, d'Etienne ou de Ger- maine : elles réclament toutes Gilbert.

Il est maintenant la joie des parents et la tranquillité des en- fants — pendant les séances, du moins î

Son père, le graveur émérite, a fait sa première éducation d'art; pour le reste, le petit a marché tout seul. Une idée a suffi à sa fortune.

Après le retentissant succès qui accueillit le Ravaudeur, il songea, un des premiers, à ressusciter la mode du portrait au pastel triomphant le siècle dernier mais dépossédé brutale- ment de sa royauté par la Révolution, décapité, pour ainsi dire, comme un vulgaire Capet, et rejeté ensuite aux Attiques des musées du bon roi Louis-Philippe.

Beaucoup par lui, pendant la troisième République, ledit Pastel a reconquis sa couronne. Aujourd'hui, les pastellistes ne se comptent plus. Pour mettre un peu d'ordre, on a fondé, non sans raison, une Société des Pastellistes. Grâce à d'autres, le crayon de couleur a étendu son empire, et, du domaine du visage

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

humain, il semblait à jamais limité, il a conquis les paysages, les marines, les tableaux de genre.

Mais pour asseoir la restauration du portrait qui fait, de Latour, à l'heure présente, un père Gigogne, entouré de pas mal de bâtards, Gilbert, malgré son ingénieuse virtuosité, n'y serait pas parvenu tout seul, s'il n'avait eu la bonne chance de rencontrer, dès le début, le parrainage indispensable, à l'épo- que où nous vivons, de la haute finance, qui l'a pris sous sa protection.

Après les premiers portraits de femmes de la maison de Rothschild sont venus ceux des maris, puis ceux des enfants. Il était lancé! Toute la Banque et l'Industrie, dans ce qu'elles comptent de plus aimable du côté féminin, y a passé. Puis, ç'a été le tour des grandes dames de la naissance, si bien que le jeune maître n'y suffit plus.

Entre temps, il reprend sa palette pour aller aux Abattoirs, le peintre oublie l'art aimable.

Là, dans le décor, tout est rouge; le sang chaud des victimes coule en ruisseaux, d'où monte une odeur tiède et fade; il s'éclabousse aux bras musculeux des bouchers, avec, à côté de cette expression de la force brutale dans sa puissance de car- nage, le spectacle lamentable et quelque peu écœurant de pau- vres filles phtisiques, ou de jeunes hommes hâves, décharnés, buvant, d'un trait avide, le liquide épais et pourpre, chaud encore de la vie de la bête égorgée, qui leur rendra la santé... peut-être.

Mais l'artiste réconforté à cette rude et trop réelle vision, belle dans son horreur même, s'en va à son atelier frotter d'un crayon léger la frimousse blanche et rose de quelque baby bien portant et causeur.

Pourquoi, lui disait l'autre jour le petit S..., fatigué d'une pose trop longtemps silencieuse, pourquoi, monsieur Gilbert, que tu fais mon portrait avec de la poudre de fleurs?

Victor Gilbert.

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VICTOR GILBERT

Peintre exquis des charretées de fleurs, des vues si pleines de poésie du Paris dont il est l'enfant, et qu'il aime, comme le titi sif fleur du faubourg ou le moineau franc sautillant sur l'asphalte, il n'a pas vu la fée de la fortune éternuer sur son ber- ceau. Enfant chétif et maigrelet, difficile à élever, il dut renoncer, tout de suite, à prendre l'état de son père, ouvrier ébéniste chez Pleyel et Wolf. Heureusement qu'il marqua un goût prédomi- nant pour les arts, le dessin en particulier; mais la famille n'étant pas assez riche pour l'envoyer à l'École des Beaux-Arts, force fut de le placer dans l'atelier de décors d'Eugène Adam. Dans le jour, il faisait de l'ornementation, s'exerçait à des dessins pour étoffes ; le soir, il allait à l'académie dirigée par le père Levasseur.

Tu as tort de rester là-dedans, lui dit après la guerre un camarade avisé; tu en sais plus long que bien d'autres : fais donc de la peinture !

Il suivit le conseil, débuta par quelques natures mortes et vit bientôt ses fleurs achetées par un vieux marchand de tableaux de la rue Laffitte, Martin, qui prit ferme toutes les toiles du jeune artiste pendant quelques années.

Indépendant, le voilà maître de lui! il pourra travailler à sa guise. Adieu, les dessins pour fabriques.

Il passe dans Paris.

Les éventaires des marchandes de fleurs, sur les quais, l'at- tirent; les bottes embaumées des charrettes lilas, roses, muguet, narcisses, iris, pivoines, œillets, boules de neige, pêle- mêle, confondant leurs parfums et leurs couleurs, font la joie de ses yeux. Il les peint avec amour, les caresse de sa brosse, tâchant à leur conserver la vie. Car il aime Chardin qui sut faire de la nature morte la nature vivante.

m SILHOUETTES D'ARTISTES.

Ces charrettes ont tant de succès, qu'elles deviennent pour lui ce que fut pour Hercule la tunique de Nessus : obsession, dou- leur, presque!

Il secoua le joug cependant, élargit son cadre et Paris le prend : Le Carreau des Halles, les Ramasseurs de poisson, les Porteurs de viande, sans compter les faubourgs.... Puis il revient au centre pour peindre ce délicieux Magasin de fleurs artificielles de la rue de la Paix.

En même temps, sa manière change; à l'origine, subissant l'influence de Bonvin, il voyait un peu noir. Mais il s'arrête bién- tôt, l'irruption de l'école impressionniste, si décriée lorsqu'elle parut, lui révèle le plein air, les limpidités d'atmosphères, en lesquelles se jouent, se transforment, palpitent les choses qui s'illuminent de toutes les féeries de la vraie, de la créatrice Lumière ! En loyal artiste il reconnaît ce qu'il doit à une école dont l'Institut conteste, aujourd'hui encore, l'existence. Deman- dez à M. Gérôme.

Les fleurs ont été pour Gilbert l'occasion de peindre son cher Paris par tous les temps, sous tous ses aspects, surprenant tantôt la vie extérieure de la ville dans ses rues, sur ses places, le long de ses boulevards, ou tantôt dans des fêtes plus fermées, telles les soirées mondaines. Alors, au premier plan, au bord de la toile, il met des fleurs d'où semblent sortir les couples de valseurs ou le cercle assis des femmes aux épaules nues et frémissantes, entourées de la note sombre des habits noirs mettant en valeur la splendeur des chairs que caresse le souffle de l'éventail.

On lui doit aussi un beau portrait du général de Boisdeffre.

Quelquefois, Gilbert quitte son chevalet pour un repos momen- tané : il va doucement à son orgue. De ses doigts effilés, appuyés sur les touches, sortent alors des accords lents d'une modulation triste et lointaine, en laquelle s'exhalent les songeries d'une âme d'artiste un peu mélancolique.

L.-A. Girardot.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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L .-A. GIRARDOT

es ancêtres ont, à n'en pas douter, bu par la peau « lou gran

souleou », car Girardot a conservé, soigneusement empri- sonné dans sa cervelle, un chaud rayon de soleil : les cheveux noirs, le teint mat, olivâtre, de gros yeux bruns à fleur de tête se posant sur les choses longuement, font vraisemblablement qu'il compte parmi ses ascendants les Maures altiers établis en Franche- Comté, lors de la domination espagnole. C'est en Franche-Comté qu'il est né, en Franche-Comté où, de père en fils, travaillèrent dans les usines en tant qu'ingénieurs et dessinateurs les Girardot, où, à son tour, il commença par modeler de menus objets dans les fonderies. De là, il va à Troyes et, tout en suivant les cours de dessin, il travaille tantôt chez un photographe comme retou- cheur, tantôt chez un architecte, soutenu par la volonté d'arriver, à laquelle se joint un courage indomptable. Enfin, lesté par la pension départementale, il arrive à Paris.

Il entre à l'École des Beaux-Arts!

Après les succès d'École, le Salon; puis, toute la kyrielle des médailles, bourses de voyages, prix Baschkirsef et le reste. Il ne se cantonne dans aucun genre, il tâche à rendre toutes les aspi- rations de la vie, tout ce qui frémit en lui, tout ce qu'il sent de noble et de beau dans la fierté de son âme au spectacle des gens et des choses !

Paysagiste heureux, il est aussi bien le peintre des rives ver- doyantes de la Seine et des bois touffus de Chaville que l'inter- prète des ciels lumineux et vibrants du Maroc et de la vie mu- sulmane. Tout cela est chaud et puissant. Ses envois de l'an dernier, au Champ-de-Mars, sont d'une rare éloquence, ils en disent plus que ces notes forcément écourtées.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

La bonne humeur ne l'abandonna jamais, et, à l'heure présente le succès est venu couronner tant de sincères, de nobles et de laborieux efforts, il raconte gaiement les rudes combats qu'il dut livrer dès le début de sa vie d'artiste.

Pour vivre, il acceptait, alors, tous les travaux. Un jour, il reçut une commande très importante, rassurez-vous, il ne s'agit pas encore d'un plafond à l'Hôtel de Ville, l'objet est plus mince. On lui confia le soin d'illustrer douze douzaines de caleçons de bain! Le bonnetier ingénieux le laissait libre du choix delà décoration, à la condition, toutefois, qu'elle fût appro- priée à l'usage du vêtement.

Girardot prend le train pour Clamart et rapporte un plein bocal de grenouilles : c'étaient ses modèles!

Avec ces documents, il exécute une centaine de compositions différentes, qui furent reproduites à l'infini sur le derrière de milliers de caleçons de bain.

Je ne crois pas qu'il ait signé cette œuvre-là.

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S IL 110 UE T TES D A RTJS T E S.

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ARMAND GUILLAUMIN

i la simplicité et la loyauté, les deux maîtresses qualités de

ce lutteur, se dégagent en note de clairon de son œuvre, elles ont aussi laissé leur empreinte en ses yeux qui reflètent le bleu du ciel profond et pur, le bleu de la mer transparente, vrais miroirs passe la câline caresse d'un sourire de tout petit enfant; n'étaient leur enfoncement dans l'orbite et la structure massive, un peu paysanne des maxillaires signe d'énergie et de patience Armand Guillaumin semblerait un pasteur Aristée aux cheveux et à la barbe blanchis d'une neige précoce.

De la volonté, il lui en a fallu, il lui en faut encore pour peindre, comme il fait, sans souci de la masse, n'entendant pas les clameurs qu'excitent, à l'Ecole des Beaux-Arts, la violence, la franchise et la simplicité de son coloris! Il voit les Couleurs tout comme la Lorraine entendait les Voix! C'est un maître et des premiers dans cette école isolée, si mal baptisée du nom d'Im- pressionnisme. Beaucoup lui doivent la gloire qu'il dédaigne mais ne s'en vantent pas; n'a-t-on pas fait contre lui la chari- table conspiration du silence?

Pauvre, il a voulu être peintre': belle folie, n'est-ce pas?

D'ailleurs ses commencements valent d'être rappelés : de peinture il ne s'agissait pas, alors. Guillaumin était employé chez ses parents qui tenaient un grand magasin de lingerie existant encore aujourd'hui, je crois, rue de la Chaussée-d'Antin sous cette enseigne que n'eût pas reniée Balzac : Aux mille et une nuits. Pour s'évader du comptoir, tous les prétextes lui étaient bons. Libre alors, il courait aux musées, puis promenait sur les quais, au bois de Boulogne, son rêve de devenir peintre un jour, s'isolant, déjà, au milieu de la foule. Mais les vivres manquent.

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SILHOUETTES D'ARTISTES,

Il consent alors à entrer dans les ponts et chaussées de la Ville il trouve un emploi modeste qui lui laissait cependant quel- ques loisirs. Le matin, il allait travailler à cette singulière aca- démie suisse, quai des Orfèvres, où, sans professeurs, chaque élève faisait ce qu'il voulait, à ses risques, suivant ses. tendances. Cest qu'il se lia en 1865 avec Cézanne et Pizzaro. Une admi- ration féroce pour Courbet, Manet et, par la suite, pour Claude Monet tenait lieu seule de maître et d'enseignement.

Il peignit, depuis, sans relâche, allant droit à son but. Mais il avait limité, faute d'argent, le champ de ses études aux environs de Paris.

Un jour, cependant, un amateur, avisé et de haut goût, M. Eugène Blot, donne un prix plus rémunérateur d'une de ses toiles. Voilà Guillaumin tout à coup tenté par le sort. Il achète une obligation du Crédit Foncier, la première, sa seule éco- nomie! Au bout de quinze jours, tirage : l'obligation sort de la roue de la fortune, avec, au bout, un lot de... cent mille francs!

Enfin, dit le maître, je vais pouvoir peindre la mer!

Tout l'artiste est là.

J.-B. Antoine Guillemet

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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J.-B. ANTOINE GUILLEMET

I^out Paris le connaît et il connaît tout Paris. Sa grande taille de Normand au poil roux, bien découplé, sa moustache pas méchante, en vérité de chat en colère, ses réparties et sa gaieté lui valent autant de succès que sa peinture.

Guillemet est peintre par résignation, pourtant, à la façon du gourmet qui, ne pouvant se régaler de grives, se contente de merles. Fils d'armateur riche, il est habitué, dès l'enfance, à la voix tantôt caressante, tantôt furieuse des vagues. L'Océan a pour lui une attirance irrésistible; tout enfant, il court sur les grèves, le vent dans ses cheveux bouclés, enivré des senteurs âcres des goémons, rafraîchi par la poussière d'eau salée des embruns. Son esprit, comme l'alcyon, se complaît aux tempêtes.

Je serai marin, dit l'enfant. Mais la mère affirma :

Non! Que deviendrions-nous, ton père et moi, si tu ne revenais pas....

Et voici comment, ne pouvant naviguer sur l'Océan tant rêvé, Guillemet se résigna à en peindre les aspects infinis.

Mme Berthe Morissot, qui s'y connaît en peinture, le présente à Corot, puis à Daubigny. Avec ce dernier commence une série de voyages sur l'eau... douce. On remonte en bateau les rivières ombreuses, on travaille de l'aurore au soir, et la nuit, on couche dans l'embarcation.

Il part ensuite pour Ornans, chez Courbet, qui, lâchant momentanément la peinture, inventait, à cette époque une voi- ture à une roue, d'ailleurs impraticable.

Il emmène plus tard Vollon à Villerville.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

Mais le froid, chaque hiver, le ramène à Paris, il fréquente dans cette fameuse École des Batignolles qu'abritait le café Guerbois. Et ce sont des discussisns sur l'Art à perte de souffle : Fantin-Latour, rêveur et symbolique; Degas, sceptique, avec des mots cassants; Duranty, plus éclectique, discutent, pendant que Guillemet, lui, gai, enfant terrible, ramène le calme en racontant quelque histoire bien bonne. Car il sait tout, ce diable d'homme, va dans tous les mondes, chez les gens de lettres aussi bien que chez les musiciens et les journalistes. On raconte même, tout bas, qu'il fut, pendant des années, le guide, l'inspi- rateur d'un critique d'art de qui l'esprit aigu fit prime dans le journal le moins indulgent de Paris.

Au moment du Salon, Guillemet ne comptait plus que des amis !

Il passe sa vie à chercher pour villégiature des petits trous... inconnus. Là, il travaille, car il est débordant de sève et d'acti- vité. Mais, sitôt que le petit trou inconnu qu'il a été le premier à révéler à quelques camarades, sous le sceau du plus grand secret, se remplit de messieurs à ceinture de soie, montés sur la bécane ou de belles madames en couleurs d'oiseau de paradis, il se sauve.

Avec quelle joie il racontait, l'autre jour, le nouveau pays sauvage trouvé par lui.

En quittant les naturels un peu frustes de la contrée, il avait lâché cette phrase :

Adieu, mes enfants! moi, je vais rentrer dans ce brigand de Paris.

Un vieux lui répondit alors en branlant la tête :

Pauv' mossieu, j'vous plaignions. C'est tout assassineux par là! Vous êtes ben armé, au moins?

Guillemet est officier de la Légion d'honneur, comme tout peintre qui se respecte.

Louis Japy

SILHOUETTES D 'A R TIS TE S.

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LOUIS JAPY

Ïl appartient à cette famille si riche des Japy, dont la fortune s'est élevée dans la fabrication de ces horloges qui sont à la mécanique de précision ce qu'est la gravure d'Épinal à l'art des Waltner et des Henriquel Dupont. Mais des archi-millionnaires, ses collatéraux, il n'a, hélas, que le sang et le nom. L'argent, en allant à lui, s'est égrené en route, ce qu'on ignore d'ail- leurs, car la masse, à son grand détriment, le croit riche comme ses fortunés cousins. Il faut tout dire aussi, l'industrie l'avait peu tenté.

A vingt ans, il lâche ses examens de l'École centrale et suit l'irrésistible passion qui l'entraîne vers la peinture. Louis Japy travaille, d'abord, chez le bucolique Français, ce peintre arrivé bon dernier dans la superbe pléiade des maîtres paysagistes de 1850 et un peu délaissé aujourd'hui. Mais il oublie Français pour ne plus prendre comme maître que Corot, de qui il admire le génie poétique, l'âme exquise et l'interprétation charmeresse.

Japy est, en art, l'ennemi des brutalités. La vision nette et réelle des paysages sans l'intervention d'une interprétation poétique, l'horripile. Ainsi, il aime les premiers plans bien établis, leur donne, dans l'équilibre de sa composition, la place qui leur revient et, disons-le tout de suite, il y réussit. Il tient par- dessus tout à l'émotion, à la tendresse. Dans sa jeunesse, l'Italie l'avait tout naturellement attiré par son beau style, Corot avait subi cette attirance, mais il replia bientôt bagage pour retour- ner en France et peindre des pays plus brumeux, d'une atmo- sphère vague, plus douce, la nature moins éclatante est enveloppée d'une brume légère caressant paysages et individus, telle la Picardie.

Comme son maître, il est entraîné par le besoin de virgilia-

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SILHOUETTES D ARTISTES.

niser les sites qui s'offrent à ses regards; il y joindrait volon- tiers la vie conventionnelle et terrestre des divinités mytholo- giques, hôtes habituels des forêts, des vallées et des sources.

Et, pour atteindre ce but, il vit très retiré, fuyant le monde, l'âme en joie dans la solitude, loin surtout des centres habités par les peintres, tout entier à sa méditation devant l'émotion- nant spectacle de la Nature.

A ce métier d'ermite, il a pris quelque dépit, justifié d'ail- leurs, de ne pas tenir le rang auquel son talent lui donne droit. Dès le clair matin au travail, penché sur sa toile, absorbé par son œuvre, il peint jusqu'au soir.

Un jour, dans le Jura, un paysan qui, depuis un moment, le regardait courbé sur son chevalet lui dit :

Vous êtes comme nos bœufs ! Vous travaillez aussi de la tête !

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Paul Lazerges.

SILHOUETTES D 'A R T I S T E S.

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PAUL LAZERGES

omme Léopold Stevens, Paul Lazerges est, en même temps

que du nom, héritier de la carrière paternelle avec quel- que différence dans la manière, imitant en cela les autres fds à papa ceux de la littérature tels que Dumas fils, Feydeau, Léon Daudet, Lavedan, pour ne citer que ceux qui nous tou- chent de plus près.

Paul Lazerges est donc ce qu'on appelle un peintre orienta- liste. Il ne suffit pas, pour appartenir à cette classification, d'écrire d'une brosse agile un ou plusieurs palmiers, des mai- sons d'une blancheur aveuglante et des nègres à sept reflets, comme les chapeaux du toujours correct M. Arthur Meyer. Mais il est de toute nécessité de pénétrer le mystère des conlrées poudroie le soleil brûlant, d'en dégager la poésie, d'y faire vivre les arbres, les bêtes, les gens attachés à leur sol. C'est vers ce but que M. Lazerges, marchant sur les traces de son père, a porté ses efforts et il l'a atteint à la satisfaction de tous.

Auparavant, il avait débuté par le portrait, si j'ai bonne mémoire.

En effet, il existe, quelque part, un portrait de Sarah Bernhardt, de grandeur naturelle, en la robe blanche du Drame de la rue de la Paix. Il date de 1868, et obtint, à l'époque, un prodigieux succès. Songez donc, le peintre était un tout jeune homme fils d'un père en renom. Aussi rien ne manqua à sa gloire précoce : Albert Wolff lui-même lui consacra deux articles!

Au bas de cette œuvre exécutée avec amour et d'une touche se trahit la fougueuse jeunesse votre idéale tète n'était pas encore nimbée d'or, o grande Sarah, à ce moment vous étiez

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presque brune, le jeune artiste aurait pu écrire le sonnet d'Arvers, sans que, vous non plus, vous en deviniez l'intention.

Comme tout cela est loin !

Depuis, les voyages : Egypte, Alger, Tunis, Al-Kantara et ses pâturages et tous les sites entourant Biskra. Lazerges est le peintre fidèle sans trucs ni tricherie de la vie arabe. Il en sait les secrets. Ce frileux chercheur de soleil en peint les effets multiples comme un ami reconnaissant et dévoué. Est-ce l'habi- tude du silence, des grandes solitudes, est-ce plutôt disposition particulière? Lazerges craint le bruit, et souffre des paroles inutiles.

Son âme d'artiste, vibrante et délicate, se complaît aussi aux chaudes haleines du désert.

Le chant plaintif et nasillard du chamelier, entendu dans l'atmosphère lourde, assoupie, du soir, lui semble une meilleure musique que le dernier refrain de Mlle Guilbert ou la nouvelle création (?) de M. Maurel.

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Albert Lebourg.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

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ALBERT LEBOURG

'est l'amour de la Nature qui a fait de lui un peintre. Tout

petit, naïvement, il tâche, du mieux qu'il peut, à rendre les différents aspects d'une des plus fraîches vallées de Norman- die, au fond de laquelle la Risle coule ses eaux limpides : car son enfance se passe à Montfort il est né.

Pour se parfaire, il se rend à Rouen. Là, il suit les cours de dessin de la ville sans discontinuer de peindre en plein air.

Aujourd'hui encore, ce maître délicat, qui perçoit la nature de si fine façon et l'interprète d'une brosse large et assurée, a gardé de ses années de jeunesse un souvenir enchanté et ému. Ah! ces quais de Rouen, si pittoresques, Corot venait sou- vent s'asseoir! Et ces paysages exquis dans les environs de la ville. Des îles à cette époque étalaient leurs frondaisons luxu- riantes et grasses jusqu'au port : de nombreux bateaux, à voiles pour la plupart, le sillonnaient parmi le fourmillement des petites barques peintes de toutes les couleurs qui passaient les gens, d'un bord à l'autre, continuellement. Et au-dessus, un grand ciel nuageux surmontait cette activité humaine dans ce beau décor. A l'heure présente, le spectacle a changé.

Hélas! les îles sont rasées, un bac à vapeur a remplacé les barques de toutes les couleurs des passeurs; les bateaux à voiles, devenus plus rares, ont cédé la place à de grands navires avec leurs cheminées noires. De gai, le paysage est devenu triste; les nuages alourdis sont descendus plus bas, étouffant la cité....

De Rouen, Lebourg part pour Alger en qualité de professeur de dessin de la ville. Mais le bleu implacable des ciels d'Afrique lui fait vite regretter les nuages de ses vallées normandes. Au bout de quatre ans, n'y tenant plus, il vient se fixer à Paris, il passe quelque temps dans l'atelier de J.-P. Laurens.

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SILHOUETTES D'ARTISTES,

Lebourg est par excellence le peintre d'impression; personne mieux que lui ne saisit l'instantanéité de l'effet ni l'intensité de vie des gens et des choses. Dans l'eau, dans le ciel, aussi bien que sur la terre, il met le mouvement. Grand est son respect des maîtres de 1850 et son adoration est profonde pour les paysa- gistes anglais. Aussi ses tableaux sont rares, une manière d'ac- caparement les fait tels. Nombre d'amateurs, disons plutôt de spéculateurs, les gardent en réserve dans le sanctuaire de leur galerie comme un placement.

Ne demandez à ce grand artiste ni grâce, ni élégance : c'est le Normand fruste, barbu, enfant de la nature. Quand il peint dans la campagne, il porte un costume de malandrin.

Dernièrement, après une journée de travail, Lebourg va son- ner à la porte d'amis qui habitent la banlieue. Vêtu de sa blouse brune, les souliers chargés de terre, portant au dos son attirail, crotté comme un barbet, trempé par l'averse, il attendait qu'on vînt lui ouvrir. La servante, nouvelle dans la maison, accourt, mais aussitôt, l'apercevant à travers la grille, la voix mal assu- rée, elle crie à distance :

C'est pas aujourd'hui le jour l'on donne!...

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Madeleine Lemaire.

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MADELEINE LEMAIRE

Sa tante, avec laquelle elle vit, est la célèbre miniaturiste Mme Herbelin, qui joignit la grâce savoureuse de Mme de Mirbel au dessin serré et au chaud coloris d'Isabey; les œuvres de Mme Herbelin sont fort recherchées aujourd'hui. Il est hors de doute que l'influence de cette remarquable artiste pesa sur les destinées de sa nièce.

Toute petite, Madeleine crayonne, peinturlure ; à quinze ans elle expose son premier portrait! Dans ses entours, à l'envi, c'est à qui l'encouragera à persévérer.

Il n'est pas jusqu'au spirituel et vieux Rossini qui ne se prête, de bonne grâce, aux fantaisies de l'artiste en bourgeon, livrant sa tête glabre, toute ridée, emperruquée de noir, au crayon de l'enfant, sans que la pose, de face, de profil, le fatigue jamais ou, du moins, qu'il s'en plaigne. Chaplin devint son professeur.

Puis ce fut la série de tableaux les belles dames à panier, en des attitudes de menuet, mouche assassine aux lèvres, pou- drées à frimas, s'agrémentent de cadres à rocailles.

Un jour, à Dieppe, Madeleine Lemaire, pour se reposer, esquissait des roses sur un coin de papier, lorsque survint Alexan- dre Dumas fils qui, après avoir regardé attentivement l'ébauche, lui dit :

Laissez-là votre dix-huitième siècle et vos portraits pour quelque temps du moins et faites-moi des fleurs et encore des fleurs !

Les tableaux de fleurs et de fruits étaient tombés en désué- tude. Personne ou presque personne n'en peignait plus : mode abolie, artistes occupés à d'autres manifestations d'art!

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La jeune femme suivit le conseil et s'en trouva bien. Ses pre- miers envois furent une révélation. La preuve de son succès ne fut pas longue à montrer le bout de l'oreille. Les imitateurs sor- tirent de dessous terre; on copia sans scrupule, servilement même, sa manière et jusqu'aux accessoires accompagnant ses gerbes et ses bouquets. Les fruits, qu'elle peignit aussi, eurent ce même heureux sort. Depuis Chardin et Baptiste, on vit rare- ment pareille science et autant de virtuosité.

Madeleine Lemaire aime la fleur pour la fleur elle-même, parce qu'elle est belle et gracieuse, parce qu'elle aime la vie saine et luxuriante dans ce qu'elle offre de charme et de séduction. Ce n'est pas qu'elle ne puisse s'attendrir, comme d'autres, et faire dire aux fleurs autre chose que la gloire de leur beauté, l'éclat de leur couleur, l'idéale harmonie de leurs formes, point de départ, initiale inspiration de l'art décoratif depuis la plus antique civi- lisation. Son intellectualité lui permettrait de dire aussi la fleur qui pense, la fleur qui souffre : mieux que personne elle sait leur âme; elle peindrait l'agonie de ces corolles qui, penchées, exhalent avec la chute de leurs pétales, comme un dernier soupir, l'arôme subtil de leur dernier parfum. Mais à quoi bon? Cela l'attriste en raison même de l'affection sincère qu'elle leur porte. On aime à voir, dans l'apothéose de leur beauté, ceux qui vous sont chers.

C'est déjà trop de couper les fleurs pour en faire un bouquet!

En ce moment, la charmante artiste, au regard étonné, se consacre toute aux illustrations destinées au Silvestre Bonnard, du précieux et séduisant M. Anatole France.

Enthousiaste de musique, elle suit assidûment les grands con- certs. Madeleine Lemaire est une wagnérienne de la veille.

Louis Le Poittevin.

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LOUIS LE POITTEVIN

Un Normand de vieille souche. Élevé, côte à côte, avec son cousin germain Guy de Mau- passant, soit qu'ils passent leurs vacances ensemble chez leur grand-père commun dans sa superbe propriété de La Neuville, soit au château de Miromesnil, ou qu'ils fassent leurs études au Lycé de Rouen, presque en même temps; ils se retrouvent plus tard, à Bezons, à Sartrouville, à Etretat et à Paris, chacun suivant sa voie.

Louis Le Poittevin, commença l'étude du droit : n'oublions pas que la Normandie est le pays de la chicane... !

Le basochien se rappelait, cependant, ces soirées de là-bas, à La Neuville, près Champ-d'Oiselle, chez M. de Maupassant, se rencontraient Hippolyte Bellanger, Sorieul, Gustave Flaubert et Louis Bouilhet. Son père, mort trop jeune, était un lettré, écrivain d'un goût sûr, maniant la langue avec l'élégance et la sobriété d'un maître. Gustave Flaubert, qui écoutait ses avis, a dit, le jour Le Poittevin mourût : « La littérature perd un de ses meilleurs soutiens. »

Louis quitta un matin les codes pour entrer dans l'atelier de M. Bouguereau! Mais les figures de saintes et les tableaux ne l'intéressèrent que médiocrement. Faut-il s'en prendre au maître? Il retint néanmoins, de ce passage, heureusement court, dans la maison, ce qu'il est essentiel de savoir pour mettre d'aplomb un bonhomme : il se donna ensuite, avec acharne- ment, à l'étude du paysage.

Il peignit alors un peu partout, mais de préférence dans cette si féconde et si luxuriante Normandie. Le droit l'avait éloigné des champs et des bois; dès qu'il fut libre il se redonna à eux tout entier, se grisant de toutes les ivresses de la Nature, l'aimant dans ses plus grandioses manifestations aussi bien que dans les œuvres les plus petites, copiant d'un même amour, les grands chardons encapuchonnés de toiles d'araignées brillent au soleil levant, les pures gouttelettes de rosée, et la fuite inclinée d'une voile sur la mer sans fin.

Tout tente la facilité de sa verve.

Les pâturages de Giverny, chers à Monet, les arbres jaunes du petit Andely, le petit bras de la Seine à Vermont lui inspirent des toiles de vérité et de charme.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

Dans des compositions plus importantes, véritables peintures décoratives, destinées à couvrir les surfaces murales de pièces aux vastes dimensions, il arrive avec la même franchise et une grande liberté de facture au plus saisissant effet. Les deux grandes toiles entrevues il y a deux ans : Septembre et la Plaine sont imposantes autrement que par leurs dimensions : dans la dernière, un vol de corbeaux s'abat sur les terres fraîchement culbutées par le soc de la charrue. Cette composition a été exécutée sur le conseil de Guy de Maupassant qui, revenant, un soir, de la chasse avec son cousin, avait vu le paysage et tué quatre ou cinq corneilles qui servirent de modèle le lendemain. A citer aussi avant soi Femme du Pêcheur et le Grand Val, de date plus récente, les Feux : c'est le soir; l'air, dans lequel court un souffle léger, passe sur la plaine, brûlent, réunies en tas, les mauvaises herbes; au-dessus de la flamme rouge, la fumée s'élève, évolue, roule ses flocons que la brise déchire, par endroits avant de disperser, dans le ciel, le panache incliné et bientôt évanoui.

Le Poittevin, dans ce genre qui lui a valu toutes les récom- penses apporte des qualités de sincérité et d'exactitude vraiment intéressantes : il aime, je l'ai déjà dit, les vastes horizons fouettés par les rafales du vent de mer, les hautes falaises et aussi les sites plus calmes, plus intimes, il exécute de main alerte des premiers plans amusants : tepezies au cœur d'or jaune, à l'odeur d'absinthe, épilobiums vernissés, et, dans les coins plus humides des bords de l'eau Seine ou mare normande les salicaires lilas et les nénuphars aux fleurs d'un blanc mystique.

Comme Japy il sait les merveilleux paysages du microscosme : aussi les premiers plans deviennent-ils, dans certains cas, de véritables tableaux et Détaille s'adresse-t-il à lui lorsqu'il en a besoin d'un pour l'une de ses toiles.

Son esprit d'ailleurs s'est nourri de bonne heure des leçons d'un grand maître. Il accompagnait souvent à Croisset Maupas- sant et l'enseignement si simple et si lumineux qu'y recevait le jeune littérateur profita au peintre.

Combien de fois, Flaubert, le doux géant, leur donna le con- seil qu'il répète dans la préface de Pierre et Jean :

« 11 faut regarder tout ce qu'on veut exprimer assez long- temps et avec assez d'attention pour découvrir un aspect qui n'a pas encore été vu ni dit par personne : il y a dans tout de l'inexploré. »

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H.-E. Le Sidaner.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

H.-E. LE SIDANER

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a J'ai près de quatre-vingt trois ans « et c'est la première fois que la vue de « de la vie m'a frappé. Je ne sais « pourquoi tout ce qu'ils font m'a paru « si étrange et si grave.... »

Maeterlinck {Intérieurs).

En considérant, pour la première fois, ces œuvres, j'avoue que grande a été ma surprise. La lecture du Livret du Champ de Mars, nous apprend que Le Sidaner est à File Maurice ; qu'il a habité, jusqu'à l'adolescence, ce pays de couleurs ruti- lantes, de reflets exacerbés, d'opposition brutale de lumières aveuglantes et d'ombres opaques, les verdures s'éclabous- sent des rayons d'un soleil tout blanc, l'atmosphère est une perpétuelle vibration comme l'air au-dessus d'un poêle.

Au lieu de ces fournaises, je me trouvais en face d'une nature calme, douce et reposante dans un jour discret et tamisé, les soirs ont d'exquises tendresses et la lune de poétiques somnolences. Car il a fallu à Le Sidaner une palette spéciale pour créer ces atmosphères diffuses, mystérieuses, ces envelop- pements de silence.

N'allez pas croire au moins que le jeune artiste soit un sym- boliste cherchant l'effet, et remontant à tâtons sans les ren- contrer jamais, jusqu'au maître préraphaëlique qui fut Fra Angelico ou Masaccio, ou aux primitifs allemands comme Hol- bein ou Memling. Le Sidaner n'est point si compliqué : c'est un ému et un visionnaire qui veut rendre, sans supercherie, les han- tises de son cerveau. Très au courant de nos littératures, il suit en curieux le mouvement d'art moderne. Éclectique et dilet- tante, ennemi de tout snobisme, il est touché par Maeterlinck et Verlaine, s'inspirant de ce qui l'a frappé pour le traduire d'une main assurée en des peintures qui dégagent un charme sin- gulier.

Il aime tout ce qui transparaît de la vie, de vie heureuse et tranquille aux heures d'apaisement. C'est alors, selon lui, qu'elle se manifeste le plus intensivement.

Il regarde parfois avec étonnement des tableaux de batailles à mouvements violents et il s'aperçoit que, malgré une volonté

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

évidente de tumulte et de bruit, il ne se dégage de [la toile aucune impression de vie : ce sont des images, des arabesques plus ou moins heureuses, mais inertes.

Il ne faudrait pas conclure de ses préférences que le jeune maître veuille condamner le mouvement, cela ne serait ni vrai, ni juste : mais il tient à affirmer la beauté et la grandeur des choses paisibles. La mer n'est pas moins profonde lorsqu'elle est calme.

Les objections qu'on peut faire à ses théories sont nom- breuses; d'aucuns l'accuseraient même de symbolisme, quoique le symbolisme n'ait rien à voir dans le cas actuel.

En art le champ est infini, chacun le laboure et le cultive à sa guise : l'important est que la moisson ne soit pas inutile, dans cette moisson les sens s'emparent des plus grosses gerbes, on ne saurait en vouloir à la spiritualité de ne recher- cher que les glanes. Faire de la peinture un art d'effet sans s'inquiéter des causes c'est la ravaler au rôle de machine et méconnaître sa mission.

Voyez les maîtres! Est-ce que sans traduction personnelle, sans la relation intime, sans la communion de l'homme et de l'œuvre, nous aurions l'extraordinaire Saint- Jean-Baptiste de Vinci, Y Annonciation et le Jésus pèlerin de Fra Angelico, ce si merveilleux intuitif; ou le Bon Samaritain de Rembrandt?

Aussi, pour ma part, sais-je un gré infini à cet artiste, qui, pour si moderne qu'il soit, évoque en moi la pensée de ces moines du Moyen âge enlumineurs d'évangéliaires.

Je verrais volontiers Le Sidaner traduire en couleurs dans les marges du livre cette belle œuvre de Rodenbach : Bruges la Morte.

Il sait peindre avec âme et traduire les émotions de la vie sans charger ses toiles de personnages anecdotiques ou d'objets inutiles. En un coin de ruelle, dans une maison close vue au crépuscule par-dessus un mur, il nous fait vivre l'existence de ceux qui respirent derrière les pierres impénétrables. La petite lueur allumée le soir à l'unique fenêtre d'une cabane devient le sujet d'une méditation ou une leçon des choses. La vie se sent dans toute son intensité avec ses angoisses et ses joies.

Il faut lui avoir quelque reconnaissance d'appliquer la céré- bralité à un art plastique, et de prouver, pour quiconque veut comprendre, que le rôle de la peinture ne s'arrête pas à l'inerte et vulgaire représentation des individus en tant qu'images, ni à celle des objets, en tant que natures mortes, trop mortes!

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Léon Lhermitte.

S1L1I0 (JE T T ES D M R TIS TES.

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LÉON LHERMITTE

Lhermitte, lesté cTune petite pension de l'État, vint tout droit de son village natal, Mont-Saint-Père, en Aisne, pour entrer dans l'atelier de L. de Boisbaudran, il se lia avec Cazin, Bellanger, Roty, et d'où étaient déjà sortis Alphonse Legros, Fantin-Latour, G. Régamey et tant d'autres. Mais, pour justi- fier une fois de plus une des nombreuses maximes de la Sagesse des nations, il fut d'abord prophète en Angleterre ses dessins obtinrent, lors d'une première exposition, un fort grand succès. Son originalité, la sincérité de ses personnages, la soli- dité de son dessin s'affirmèrent dès le premier jour dans une vision d'humanité saine et puissante.

A Mont-Saint-Père, il passe une partie de l'année, tous les gens du village lui servent de modèles, soit qu'il les prenne à l'improviste dans les diverses occupations des champs, soit que d'eux-mêmes ils viennent poser dans foii jardin. En cela, il suit l'heureuse tradition de Jules Breton et du pauvre Bastien Lepage.

D'ailleurs, la vie du travail le sollicite, les agglomérations humaines aux usines, comme aux Halles de Paris, qu'il a si merveilleusement peintes en leur agitation de ruche, le retien- nent.

Le premier, ou l'un| des premiers, il a appliqué le pastel aux paysages et aux scènes d'ateliers. Aussi est-il un des principaux fondateurs de la Société des Pastellistes.

Son œuvre est grand et nombreux. En dehors des deux importants tableaux décoratifs de la Sorbonne : Claude Bernard et Sainte-Claire-Dcville, rappelons la Paye des Moissonneurs, au Musée du Luxembourg, le Cabaret, si vivant, le Vin, la Fenaison,

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

le Repos, Y Ami des humbles et, enfin, cette belle scène empruntée au fabuliste : la Mort et le Bûcheron.

Puis, ce sont des eaux-fortes devenues rares, et des dessins reproduits par la gravure sur bois pour la Vie rustique, avec la collaboration littéraire de notre maître André Theuriet.

Sous ses cheveux blancs coupés courts et frisés, un beau front d'énergie et de réflexion qu'illuminent deux yeux scruta- teurs, pointant droit sur le modèle. Avec son nez d'un contour si fin, sa barbe en pointe argentée, Lhermitte a, dans la physiono- mie, quelque rapport avec Jules Verne et aussi avec le regretté Charles Yriarte, lesquels cependant, pris isolément tous deux, n'ont aucun point de ressemblance. Un air de grande distinction, d'aisance et de confiance en soi se dégage de son individu.

Et quand on pense que, sans un protecteur influent et avisé, fixé là-bas à Mont-Saint-Pere, que les essais du futur maître avaient vivement intéressé, Lhermitte n'aurait jamais fait de peinture !

Une anecdote pour finir.

A Mont-Saint-Père, fout le monde est habitué à sa tenue de travail, laquelle est rien moins qu'élégante.

Deux savetiers ambulants, le voyant il y a huit jours peindre au bord du chemin, s'approchent de lui :

Tiens, c'est touché! dit l'un deux.

Vous devriez porter ça au château de G..., on est riche là- dedans : ils vous donneraient, dit l'autre, 25 ou 50 francs de votre petit tableau.

Lhermitte les remercia de leur aimable conseil.

G'est-il pas malheureux, dit en s'en allant le plus âgé des cheminants, d'être obligé, à son âge, de travailler le long des routes!

Auguste Maillard.

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AUGUSTE MAILLARD

La tête de Maillard avec «es plans heurtés, contrariés, dis- cords, la chair est brutalement élaguée, semble sculptée au couteau par quelque berger tâchant, durant les longues heures de solitude, à reproduire des figures humaines sur des pommes de cannes ou des fourneaux de pipes. La volonté y éclate dans les saillies violentes des maxillaires. Et il lui en a fallu une belle dose lorsque, pour la joie longtemps rêvée de pétrir de la terre, il lâcha, contre le gré des siens, les produits chimiques il s'employait.

Aussi les débuts lui furent-ils pénibles, comme à tant d'autres, et je n'y insisterais pas autrement si je ne trouvais l'occasion d'éclairer d'une lumière imprévue la physionomie d'un homme appartenant à une classe issue, dit-on, des tigres les plus féroces.

Par une matinée de misère et de clair et dérisoire soleil, Mail- lard, à bout de ressources, voit entrer dans son atelier l'huissier, Il vient faire son office. L'artiste, la victime, est atterré. Devant le découragement de ses traits abattus, le bourreau, touché de Dieu, s'intéresse; il sursoit à son exécution et... commande le buste de sa femme, laissant une avance d'argent en manière de provision.

Le reconnaissant Maillard, le plus tard possible, lui fera son tombeau. Il lui doit bien'cela.

En attendant les jours meilleurs, sans plus se laisser abattre, il a travaillé ferme dons l'atelier de Falguière d'abord, avec Dalou ensuite.

Très épris de la nature, il a une tendance au réalisme, laquelle mérite encouragement, à une époque le genre pompier sur- nage. Dans Y Icare de son dernier Salon, il a su Jtumanifter le

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

mythologiqu3 héros en lui conservant un peu de sa beauté irréelle de demi-dieu.

Les bustes sont sa passion, aussi en a-t-il exécuté un grand nombre. A côté de ceux du conventionnel Treilhard, de Bran- tôme et de J.-B. Oudry, commandés par l'Etat, citons les por- traits des ministres d'hier, qui le seront peut-être demain, Gadaud, Guyot-Dessaignes ; des médecins, des industriels, comme Boucicault, Lombard; des hommes de lettres, André Treille, Fernand Xau, puis Georges Berger et d'autres encore.

Après un fort beau concours, Maillard fut chargé du monu- ment élevé à la mémoire du capitaine Ménard. Il a représenté le héros que massacra un parti de soldats de l'armée de Samory, défendant chèrement, jusqu'au dernier moment, sa vie : dans une attitude superbe, de mâle énergie, ce malheureux officier tient, au bout de son bras tendu, le revolver qui vient d'envoyer sa dernière balle.

La statue de bronze est élevée à Lunel, est le soldat. Sur son socle figurent trois intéressants bas-reliefs. Tout cela attend depuis plus d'une année la cérémonie d'inauguration.

Pourquoi?

On donne pour cause à cet inexplicable retard une histoire de croix de chevalier de la Légion d'honneur qu'on ne sait à quelle boutonnière attacher....

Qui racontera jamais les Mystères du Ruban Rouge?

A celui-là, Auguste Maillard fera son buste!

O

Adolphe Marais.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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ADOLPHE MARAIS

Devant les nos 1 r>76 et 1577 du catalogue de Tannée 1898, portant ces mentions : Vallée de la Touque et: A la Mare, se tiennent, bouche bée, deux gars d'allure normande et cossue en compagnie d'une femme en robe de soie noire, coiffée d'un bonnet plat de fine dentelle d'où s'échappe For de deux lon- gues et anciennes boucles d'oreilles.

Que si! c'est lui. C'est Adophe, v'ià ses vaches. Il gagne plus d'argent, à c' t' heure, qu'avec son rabot.

C'est l'ancien menuisier de la côte, tu sais ben.

Pas possible!

Le fils à Marais; il a lâché sa scie et ses planches pour s'établir peintre.

Pour sûr, ça vaut mieux que de faire des cercueils.

Ce dialogue, entendu au Champ-de-Mars, est l'expression de la vérité exacte.

Adolphe Marais exerça la profession de menuisier à Honfleur, Il avait vingt-deux ans lorsqu'il abandonna son état.

Tout seul, ayant vu de loin, en badaud, peindre les autres, il tenta, d'une main timide, de mettre de la couleur sur des toiles et de reproduire tout ce qui s'offrait à ses regards, les animaux de préférence.

Quand, un jour, un des petits-cousins de l'immortel Constable, homme de grand goût, amoureux passionné de peinture, riche et original, comme le sont parfois les Anglais, s'installa à Hon- fleur, sur le plateau de Grâce, en attendant que les ouvriers aient terminé la construction des galeries ajoutées à son habi- tation. d'Arundel, en Sussex. Les timides essais de Marais Tinté-

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ressèrent; il lui donna rendez-vous le soir même, et l'engageait à venir le rejoindre en Angleterre; lui, partait le lendemain.

Dans huit jours insista-t-il.

Convenu.

Marais, possédant cent francs pour toute fortune, fidèle à sa promesse, prit le bateau.

Ce séjour chez son hôte généreux se prolongea durant quel- ques mois. Il en rapporta un grand nombre d'études et une respectable provision de banknotes bien vite employées à une installation à Paris.

Son premier envoi au Salon est refusé; mais à partir du second, les mentions et les médailles se succèdent à chaque exposition, et la Légion d'honneur vient d'elle-même rougir le revers de son habit. Le jeune artiste est tout à fait lancé. Son grand tableau Au retour est une œuvre complète, remplie de vie et de mouvement, sans contredit la meilleure qu'il ait exé- cutée jusqu'à ce jour.

Une irréductible confiance en soi, malgré un isolement complet il est peut-être le seul peintre qui ne connaisse aucun de ses confrères, ceux-ci d'ailleurs ignorent son visage une vision juste du paysage, une science profonde de la vie des bêtes, de leurs habitudes, le classent au premier rang après Troyon. Il a gardé de l'éducation première une âpreté au travail et cette défiance du prochain inhérente à la race normande qui se tra- duit, pour ne pas être prise au dépourvu, par un sentiment de perpétuelle défensive.

Et, Sir J. S. Constable?

La mort l'a enlevé quelque temps après qu'il eut constaté les succès de celui qu'il avait deviné et aidé.

Alfred Manoton.

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ALFRED MARIOTON

a peinture, comme tous les autres arts, subit deux courants

^Li opposés : l'un, qui tend de plus en plus à la porter vers l'interprétation exacte de la nature et de la vie humaine ; l'autre, tout contraire et moins violent, qui la pousse vers le relatif et la convention. De là, deux écoles distinctes avec leurs défenseurs acharnés dans chaque camp. Mais il est certain, cependant, que si un accommodement peut survenir entre les deux façons de voir, c'est sur le terrain de la décoration qu'il se fera, lorsque celle-ci, par exemple, prend pour sujet tout ce que la Mythologie peut mettre au service de la grâce, du goût délicat et de l'aimable. On ne peut méconnaître certains maîtres, grands et petits, à commencer par Tiépolo, pour continuer par notre séduisante école du xviue siècle, avec Boucher, Watteau, Bouchardon, Lancret et tant d'autres qui nous con- duisent aux peintures décoratives de Chaplin.

A ce compte, Alfred Marioton a droit à une mention.

Dirigé d'abord par son frère aîné, le miraculeux ciseleur qui forma aussi son autre frère, le sculpteur Eugène Marioton, il entre à l'École des Beaux-Arts. Il en sort avec un premier second grand prix de Rome : il s'oriente, cependant, tout de suite, vers la peinture allégorique, cherchant dans la poésie et la lumière une conception décorative, un art, en un mot, clair et symbolique qui va des nuées du ciel aux montagnes, au paysage, du paysage à la forme humaine, aux plantes, aux fleurs et dont l'évocation doit être toute de charme.

Dans cette voie, il n'est pas étonnant qu'il cherche partout la Beauté triomphale et qu'il incline vers la merveilleuse représen- tation des formes et des choses qui inspira les maîtres somp-

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

tueux chargés de décorer les fiers palais des patriciens de Venise.

C'est en Italie, il voyagea comme prix de Rome, qu'il conçut, devant les décorations des maîtres, un idéal de la forme picturale complémentaire, quelquefois tyrannique, de la forme architecturale.

Il commença, alors, des plafonds, tels que la Danse, cet idéal rêvé lutte encore avec l'influence de l'École. C'est seule- ment dans Gamme d'amour que son talent s'affirme en une touche spirituelle, caressante, délicate, évoquant toute une époque de madrigaux coquets et de pavanes d'un maniérisme élégant, presque voluptueux. Le succès ne s'est pas fait atten- dre; cet art, qui sent d'une lieue la poudre à la maréchale et le tabac d'Espagne, s'encadre bien, fait un heureux ménage avec le goût moderne et le luxe des demeures qui en est l'expression.

Tout cela est joli, vaporeux, pomponné d'une afféterie mus- quée, d'une perversité de bon ton.

Ai-je dit que M. Marioton, pour s'être éloigné de son ensei- gnement, n'en est pas moins l'élève de M. Bouguereau?

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PAUL-EUGÈNE MESPLÈS

Tl marche dans la vie enveloppé d'une atmosphère de rondeur et de jovialité qui font bon ménage avec une réelle finesse et un grand savoir-faire. Tout jeune et tout seul il s'est préparé à la lutte, et pour ne pas être pris à court, il s'est attaqué aux professions les plus disparates : joaillier pratiquant en même temps qu'étudiant aux associations philotechnique et polytech- nique, artilleur pendant la guerre, élève ensuite à l'atelier de Gérôme aux Beaux-Arts. Puis dessinateur d'histoire naturelle, il collabore à des ouvrages de botanique, de zoologie, d'anthro- pologie; il donne des dessins au Tour du Monde, illustre des nouvelles de Zola, de Maupassant, de Catulle Mendès, d'Ar- mand Silvestre. Ensuite graveur il burine, de charmante et spi- rituelle façon, les planches qu'il compose pour les éditions d'auteurs du xvinc siècle : Vadé, Beaumarchais. Il passe de aux portraits dont les modèles, détail curieux, ont tous un air de gaieté dans la physionomie :

Pourquoi cela? demande un ami.

Parce que, répond Mesplès, pendant les longueurs de la pose, je leur raconte des histoires gondolantes*.

J'allais oublier, parmi tous ces talents, la gymnastique et la natation! Mesplès est le plus fort plongeur du monde!

Mais au milieu de tant d'occupations diverses, il en est une ce lutteur infatigable s'est attardé et dans laquelle, à moins d'un nouvel avatar il s'est créé une maîtrise.

S ta viator !

On le sait de reste, c'est le monde si intéressant des dan- seuses. Celui-là, il le connaît bien. De longues années durant, il a suivi cette classe d'humilité, de labeur et de misère sous les

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

paillons du costume et, il faut le dire, d'honnêteté moins rare que dans les autres emplois au théâtre. Étant donné leur nombre, leur agilité, on les compte, les danseuses qui sautent de la plate- forme du tramway aux coussins moelleux de la voiture de maître.

Dégagé à la quatrième, cambré de port de bras, piqué sur la pointe, arabesque, pied soutenu à la seconde, plié à la troisième, terminaison de pirouette, temps sauté, cambré à la barre, passe de face, etc., etc., lui sont attitudes familières, car nul ne pos- sède comme lui la technique de l'art chorégraphique. Les expo- sitions chez Bernheim et à la Bodinière en font foi.

Son esprit ingénieux l'initie aux inventions les plus cocasses. N'a-t-il pas créé un ventilateur amusant qui fonctionnait encore l'année dernière dans son atelier du Moulin de la Galette? Pour combattre la chaleur plus intolérable, selon lui, sur la Butte, parce qu'elle est plus proche du soleil que la rue Maubeuge, il imagina de disposer en hélice, autour de la cage d'un écureuil, plusieurs écrans japonais; la petite bête, en se démenant dans sa prison circulaire, tempérait les ardeurs de la canicule. Et voilà!

Bon citoyen, vice-président de la Société des Artistes litho- graphes, commandant de l'armée territoriale en vingt-cinq ans, il n'a pas infligé une punition à ses hommes! Mesplès est aussi chevalier de la Légion d'honneur.

Jules Muenier.

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JULES MUENIER

Il a l'apparence un peu timide d'un instituteur d'autrefois qui serait invité chez le châtelain en compagnie de l'évêque et du receveur général ; mais ce n'est qu'une apparence derrière laquelle se trahissent une volonté opiniâtre, un esprit réfléchi et orné, une âme d'une singulière sensibilité. Jules Muenier est un tendre qui a de la méthode.

Son père, un poète distingué quelques-unes de ses nou- velles sont d'un maître écrivain n'a pas voulu contrarier sa vocation et l'a laissé libre du choix de sa carrière. A dix-huit ans, il entre à l'École des Beaux-Arts et, malgré son séjour parmi nous, il sait heureusement pour lui ne pas devenir ce qu'on est convenu d'nppeler un Parisien. A Paris, il vient passer trois mois tous les ans; le reste de son temps, il vit en son petit village franc-comtois, perdu, fondu dans la Nature qu'il aime d'une tendresse d'enfant, jouissant des moindres aspects qu'a- mène le retour des saisons.

Il est passionné de sincérité.

Son œuvre nombreux, quoiqu'il soit bien jeune trente- quatre ans ! son œuvre est qui l'atteste. Mais qu'il se méfie: cette sincérité risquerait, chez lui, de se transformer en exactitude et d'en faire un observateur trop attentif au détail, trop méticuleux. La synthèse lui échappe-t-elle, faute d'avoir analysé? A notre sens, la timidité indiquée tout à l'heure est peut-être du complot, sans que sa loyauté la soupçonne. Aussi, l'étude, môme très poussée, lui semble-t-elle insuffisante, tandis que certains de ses confrères la considèrent comme œuvre définitive. 11 déplore la tendance à l'ébauche se complaisent aujourd'hui beaucoup d'artistes, qui transforment les peintures de galerie en de trop faciles tâches d'atelier.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

Tout ceci n'empêche que sa peinture à lui soit douée, à un rare degré, d'une émotion communicative. Aussi les succès ne lui sont-ils pas marchandés. Médailles, bourses de voyage. Une de ces dernières récompenses lui a permis une excursion en Italie, en Espagne, au Maroc et un séjour de six mois passés à Alger en compagnie de son maître et ami Dagnan, à qui l'atta- che une profonde et admira tive affection.

En dehors des toiles faisant partie de la collection Alexandre Dumas, de la collection Coquelin et du portrait de Coquelin cadet en Thomas Diafoirus, pour clore, nous tenons à citer la Rade de Villefranche, à laquelle André Theuriet a consacré les beaux vers suivants, placés d'ailleurs, en un cartouche, au bas du tableau :

Le crépuscule tombe et le jour s'évapore ;

Mais dans la rade, tremble un feu couleur d'aurore;

Dans la mer irisée et le ciel assourdi,

Dans les rosiers et dans les pins, on sent encore

Flotter l'âme embaumée et tiède du Midi.

O

Maurice Orange.

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MAURICE ORANGE

La bouche fine et railleuse, surmontée en guise de mousta- ches de deux indigents pinceaux d'aquarelles ; l'œil curieux, chercheur, éclairant un front d'éphèbe opiniâtre et réfléchi, ce grand gars normand, timide, aux gestes discrets, n'a pas trente ans, mais il a déjà fait du chemin.

A Granville, il est né, on le destinait à l'état de marin, mais on comptait sans l'alliance défensive et énergique de la peinture qui l'attirait et des mathématiques qu'il avait en hor- reur. Un ami de l'immortel Rude, le père Morin vieille barbe couleur Brisson qui n'avait vu, disait-il, qu'un beau spec- tacle au monde, les ouvriers, en 1848, descendant le faubourg Saint-Antoine aux accents rythmés de la Marseillaise fut son premier professeur. Mais l'élève, suivant son goût, faisait des soldats et, du même coup, le désespoir de son maître : celui-ci se rattrapait en lui donnant à dessiner sous tous ses aspects le buste de la République !

Ce qu'il l'a copié de fois, ce malheureux buste, le jeune Orange !

Le meilleur conseil du vieux sectaire fut d'envoyer son élève à Paris.

Là, les professeurs changent : Gérôme, Détaille, François Flameng, ont tout à lui enseigner après Morin, de Granville (Manche).

Orange apprend d'eux le dessin, mais s'affranchit bientôt de leur influence trop personnelle. Son premier tableau et il s'attaque tout de suite aux grands morceaux les Médaillés de Sainte-Hélène, lui vaut une bourse de voyage. L'année sui-

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

vante, la Défense de Saragosse, inspirée de son séjour en Espa- gne, où il dépense l'argent de son encouragement, lui fait décer- ner le Prix du Salon.

Autre voyage, avec 10000 francs devant lui! Le lauréat visite tour à tour l'Egypte, la Grèce, l'Italie et, par un crochet d'hiron- delle, il revient à Paris, en passant par la Hollande. Du pays des sphinx il rapporte un Bonaparte devant la momie de Sésos- tris que la gravure, la lithographie, l'imagerie d'Épinal repro- duisent à l'envi, le mode napoléonien étant encore à l'ordre du jour.

Beaucoup de facilité, le besoin tyrannique de peindre et de peindre encore, font de cet amoureux de sa profession un stu- dieux que les petites églises ne sauraient troubler de son labeur. Son coloris ne manque ni de vigueur, ni de chaleur. Il sait garer son dessin de cette trop fidèle précision, sous prétexte d'exactitude il tourne à la sécheresse sans souci des ambiances, des enveloppements de l'atmosphère, faisant des êtres et des choses, des découpages aux contours secs d'ombres chinoises.

Entre temps, ce jeune artiste devant qui l'avenir s'ouvre bril- lant, enlumine d'illustrations charmantes, spirituelles épouses du texte, les marges des éditions rares et précieuses qui vont enrichir les collections d'amateurs délicats, comme l'est M. Henri Béraldi, comme le fut le duc d'Aumale.

Cette menue monnaie de l'Art est, pour Orange, ce que les joueurs de profession appellent la matérielle.

O

Osbert.

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OSBERT

sbert est, sans contredit, un esprit distingué. Avant d'entrer

dans la voie nous le voyons aujourd'hui, il a longtemps cherché. Un moment, il crut avoir trouvé son havre dans cette superbe et fougueuse école espagnole qui le hantait déjà, à l'École des Beaux-Arts, lorsqu'il appartenait à l'atelier d'Henri Lehmann. Celui-ci, de qui l'esthétique était toute différente, sin- cèrement conseilla à son élève d'aller chez un autre maître. Un jour, un des camarades du jeune rapin s'étant avisé de peindre une figure ressemblant aux siennes, Lehmann s'écria en plein atelier :

J'ai assez d'un Osbert! Je n'en veux pas d'autres!

Et, de fait Osbert, pour qui Velasquez fut un culte, pendant neuf années se mit à peindre dans la manière espagnole. Mais en 1890, tout d'un coup, il s'affranchit de l'influence trop exclu- sive des musées et des églises d'Espagne pour traduire à sa façon et combien opposée à celle-ci l'impression directe que lui donne la Nature.

D'allure douce, un peu délicate, on ne dirait pas, en le voyant, qu'il est le descendant d'une des plus vieilles familles normandes dont le nom est intimement lié à la conquête d'Angleterre, par Osbert de Breteuil, cousin germain de Guillaume le Conqué- rant, qui décida de l'expédition, et de ses beaux deniers arma quarante vaisseaux. Un autre Osbert fut à la première croisade.

Il n'a gardé, de ses aïeux, que le sens de la combativité, mais dirigé vers un autre objet : la Peinture. Osbert a suivi, malgré lui, le courant intellectuel, un peu mystique, qui vint, en réac- tion, opposer des formules peu définies aux réalités trop crues la littérature et l'art en général, se sont complu pendant ces

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trente dernières années. Cette réaction l'a amené, tout douce- ment, à une formule plus compliquée.

L'Art, pour lui, est une religion dont l'artiste est le prêtre en môme temps que l'évocateur des idées sacrées qu'il doit ren- dre, non par la servile traduction de la Nature, mais par une interprétation de l'émotion cérébrale que suscitent les splen- deurs de cette môme Nature.

Il cherche la synthèse des soirs et des aurores, de la forêt et des eaux dans l'harmonie dominante de l'heure, pour arriver à donner la sensation la plus intense de la sérénité et du silence. Harpocrate serait sa divinité.

A son sens, la figure humaine, pour exprimer le Beau, ne peut être que nue ou drapée et n'avoir que le geste sobre, essentiel :

Je hais le mouvement qui déplace les Jitjnes.

a dit Baudelaire dans son Hymne à la Beauté. Osbert établit donc la figure humaine en ses tableaux, tantôt comme acces- soire, tantôt comme dominante, mais toujours pour compléter l'Idée et exprimer l'émotion que le spectateur du tableau éprou- verait, s'il était lui-même cette figure.

Aussi, volontairement, s'est-il voué aux représentations d'allé- gorie, et sa palette s'est-elle restreinte à des tonalités douces et tristes, domine un bleu permanent et harmonieux. Dans sa synthèse des individus, il se rapprocherait de Puvis de Cha- vannes.

Mais tout le monde ne comprend pas son art; Bonnat, par exemple, dit de lui :

Osbert! Beaucoup détalent, mais passé, armes et bagages, au bleu !

L'État a acheté, l'an dernier, cette œuvre d'exquise et mélan- colique impression, Poème du soir, qui est destinée au Luxem- bourg.

O

Pal.

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PAL

es amateurs des dessins de Durandeau se rappellent, sans

J^j doute un portrait de Frederick Lemaître dans le rôle de César de Bazan. Le génial acteur, coiffé d'un immense chapeau à plumes éplorées, est, en un superbe renversement des épaules, enveloppé d'un manteau que relève derrière, comme la queue d'un coq de clocher, la longue colichemardc dépassante à la garde de laquelle s'appuie le poing gauche du héros. Tel m'ap- parut Pal la première fois que je le rencontrai. Mais ses allures de grand et fier seigneur, chez lui, ne sont pas d'emprunt : Pal est un des descendants directs de ces célèbres et somptueux Paléologues dont quelques-uns furent hommes de guerre, d'autres hommes d'État et, finalement, formèrent l'impériale dynastie qui régna pendant près de deux cents ans sur Byzance la Superbe.

Le fils des empereurs d'Orient est aujourd'hui un grand peintre d'affiche et dans cet art, si exercé de nos jours, empereur à son tour! S. M. Pal est à Bucarest, son frère a failli être roi

en August 1860. A huit ans on l'expédie en Angleterre à l'école de Gravesend il demeure quelques années après lesquelles il quitte la terre hospitalière des rois détrônés et des anarchistes

quelle salade! pour entrer à l'Ecole Militaire de Rouma- nie. Mais le métier des armes n'a pour lui aucune attirance : aux plans de forteresses, aux épures de balistiques il préfère oh combien! dessiner une jolie femme ou peindre un coin de paysage. Alors ce qui était écrit arrive : cédant arma picturœ.

Il repart pour Londres. Mais la vie y est dure et pénible. Sa foi dans l'Art le soutient cependant. Les beaux musées de la capitale anglaise sont ses maîtres. Entre temps il fait des illus- trations pour les journaux, il peint des affiches. Il collabore au

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New- York Herald, au Strand Magazine, au Vanity Fair. Sou dessin s'impose. Enfin le voilà indépendant.

A ee moment 1895 un ami le rencontre dans Grosvenor square.

Je vous emmène à Monte-Carlo. Quand cela? - Tout de suite! je régale du voyage : dans huit jours nous serons revenus ici.

L'offre est tentante. Pal accepte. Il achète en route valise, linge, effets. Arrivé à Monte-Carlo, l'amphitryon, sans perdre une seconde, court au salon de jeux, se fait ratisser tout son argent, repart pour Londres muni du viatique, laissant Pal en panne.

Celui-ci se fait envoyer des fonds, reprend le chemin de fer, niais il s'arrête à Paris... et depuis ne l'a pas quitté.

Notre ami Paul Dupont, qui s'y connaît en artistes, lui confie le soin de monter un atelier d'affiches qui devient vite un suc- cès. Les contrats avec Dupont finis, Pal s'installe à son compte. 11 apporte dans le genre de l'affiche d'art une maîtrise, une ingé- niosité, une science des couleurs et de leurs combinaisons, qui lui sont bien personnelles.

Il ne faudrait pas croire cependant qu'il limite le champ de son art à la seule glorificative du IligJt Life Tailor. Ses pastels et ses portraits, d'une saveur particulière, sont d'autant plus recherchés qu'ils sont plus rares.

Jean Paléologue, dit Pal, est cousin de Mme Lebon, femme de l'ancien ministre, de M. Maurice Paléologue, des affaires étrangères.

La famille impériale de Byzance n'est pas près de s'éteindre!...

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F. Pelez.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

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F. PELEZ

Par une contradiction singulière qui semble, d'ailleurs, être la dominante de sa vie, Pelez dans un monde de haute aristocratie, riche d'argent et orgueilleux, sous son cha- peau à belles plumes d'enfant fortuné, devenait, déjà, tout cha- grin à la vue des guenilles lamentables des petits miséreux de son âge. Et cette compassion, d'abord d'instinct, pour la souf- france d'autrui, est devenue de réflexion avec le temps. L'homme est aujourd'hui un socialiste non farouche, mais attristé, inquiet, révolté par l'injustice du sort, indécis sur le moyen d'y remédier et voulant, cependant, empêcher une so- ciété de vivre divisée en deux camps : ceux qui sont gorgés de tout et ceux qui meurent de faim et grelottent de froid.

Pauvre Pelez !

Son père, qui était artiste, avait décidé de faire de lui autre chose qu'un peintre : il commence donc par lui donner une solide éducation en rapport avec la fortune et le rang qui l'attendaient.

Mais l'enfant tomba en langueur, abandonna les fortes études. On l'envoya à la campagne à Auvers.

C'est qu'il eut la funeste idée selon lui de s'essayer à une hésitante étude, un étang des environs. Il touchait pour la première fois à de la peinture. Le père, enchanté de l'œuvre, en cachette l'envoya au Salon : elle fut reçue! Dès ce moment il a laissé son fils à sa vocation. Quelque temps après, la ruine entra dans la noble famille.

Pelez l'accueillit sans surprise. La catastrophe ne le rappro- chait-elle pas davantage, si possible, des déshérités, ses amis de prime jeunesse? Alors il estima que c'était rendre service à la cause sociale que de mettre sous les yeux des riches, des

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S IL 11 ODETTE S D 'A R TIS TES.

égoïstes, des indifférents, le spectacle lamentable de toutes les misères de notre humanité. Son talent s'accrut de l'ardeur de sa foi. Le peintre, en retraçant des sujets que sa charité, non exempte d'amertume, lui faisait un impérieux devoir de mon- trer, est arrivé à mie éloquence convaincue que sert une su- perbe facture. Les Expatriés, les Saltimbanques, le Petit Misère, A l'Opéra, pour ne citer que ces tableaux de réalité désolante, sont et resteront grands dans toutes les mémoires, je voudrais dire dans tous les cœurs.

L'homme qui magnifie ces tristesses s'isole et vit assez mysté- rieusement en communion cérébrale avec les sujets d'inspira- tion plutôt charitable, mais qui le conduisent, malgré lui, à une inévitable misanthropie.

Raconter les misères de ce monde n'est point fait pour l'aimer.

Au premier aspect, ses façons d'être peuvent paraître singu- lières : sa maigreur, la saccade de ses mouvements, le rictus amer et forcé de sa bouche rappellent, en plus jeune, le grand Wisthler autre contempteur d'humanité et merveilleux maître : comme lui, il semble un fantastique personnage échappé de quelque histoire extraordinaire dEdgard Poe!

Pelez a laissé venir à lui, après un travail opiniâtre, la succes- sion ascendante des récompenses jusqu'à et y compris le ruban rouge. Si le Musée du Luxembourg ne lui a pas donné l'hospi- talité.., de jour et de nuit, c'est qu'il fallait sonner à la porte du Palais et Pelez a l'âme trop haute pour s'abaisser à une dé- marche.

Aimé Perret.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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AIMÉ PERRET

Notre érudit confrère et ami Armand Silvestre lui tira un bel horoscope, lorsque, en 1872, il vit sa première toile exposée à Paris sous ce titre : Un ruisseau sous bois. A ce mo- ment, Aimé Perret arrivait tout frais débarqué de Prémontré, son professeur à Y Ecole de Beaux- Arts de Lyon, M. Guichard, l'avait envoyé peindre la chapelle des bons moines de l'ordre fondé par saint Lambert.

Mais il ne demeure pas longtemps parmi nous, la ville n'est pas son affaire. Combien mieux il aime le calme, la vie et le spectacle de la campagne!

Un soir, qu'il causait en compagnie d'Alfred Stevens et d'autres artistes, dans ce petit café de l'avenue Trudaine fré- quentaient, la journée faite, les peintres de Montmartre, un homme d'âge mûr, chauve comme Socrate, la barbe en pointe, terminant une physionomie épicurienne, la boutonnière fleurie d'un embaumant bouquet de violettes, lui dit :

Vous avez raison, Paris ne vous vaut rien; il n'y a qu'un pays au monde : la route qui conduit au vrai vin, la route de Bourgogne y passe! Les violettes poussent à foison dans la plus belle forêt qui soit, Fontainebleau, vous m'entendez, la plus belle, ce pays est dedans. C'est Bois-le-Roi. Les naturels sont accueillants et pas encore gâtés par les gens du dimanche. Par- tons demain, je vous emmène....

Cet homme était le bon poète Mathieu. Aimé Perret le suivit. 11 s'installa à Bois-le-Roi, qu'il n'a pas quitté depuis. Le pauvre et exquis Mathieu y rendit sa belle âme à Dieu en 1877. Perret lui ferma les yeux et fit un croquis, sur son lit de mort, de celui qui était devenu son compagnon journalier. Il faut entendre

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S IL HOUE T TES D'AU TIS TES.

Perret, en son langage un peu brusque, rappeler leurs longues courses sous les arbres séculaires, à travers les roches bleues et les fougères géantes; Mathieu, la Violette, comme rappelaient Louis Davyl et Olivier Métra, ses voisins de campagne, morts aussi et ses voisins encore dans le petit cimetière de Bois-le-Roi, Mathieu s'en allait de compagnie avec lui, l'un portant le havre- sac aux victuailles, l'autre son attirail de peintre. On s'arrêtait à Bellecroix, après avoir passé les mares, et, pendant que Perret installait chevalet, toiles, parasol et pliant, le poète escaladait un endroit dépouillé de toutes frondaisons, d'où l'on découvre l'horizon à perte de regard. Alors il disait, de sa voix chaude et vibrante, quelque pièce de vers dont le vent emportait les rimes sonores et qui faisait la joie de son compagnon de qui la brosse hâtée allait rapide, ne voulant pas rater l'instant précis de Y effet.

Perret vit là, au milieu des paysans; il s'est fait paysan lui- même pour mieux saisir l'intimité de leur existence. Avec eux il va boire, il parle leur langue. Qui pourrait se méfier du but poursuivi? Il a pu ainsi saisir, étudier à son gré une humanité intéressante. Ses paysages, d'une touche assurée et solide, sont largement compris : les êtres qui s'y meuvent ont la brutalité de leur état. Plus précis que Millet, il s'est gardé de la senti- mentalité d'image et, on doit le dire à cause même de l'auto- rité du maître si remarquable en d'autres points, du procédé facile de Y Angélus. Prêter une cérébralité à tous ces gens que le sort attache à la terre, c'est peut-être faire œuvre de poète, mais c'est, souvent du même coup, mentir à la vérité.

SILHOUETTES

D'ARTISTES.

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POILPOT

(^omme corollaire de ses bulletins de victoires, des harangues j qu'il clamait à ses troupes, Bonaparte, à l'origine de sa gloire, accueillit favorablement la création, à Paris, d'un Pano- rama qu'importait d'Angleterre le fameux ingénieur anglais Fulton, en 1799. Fulton! Ironie de la destinée. N'est-ce pas du navire qui l'emmenait à Sainte-Hélène que Napoléon aperçut, glissant à l'horizon, et le rayant de sa fumée noire, le premier bateau à vapeur?

Qu'est cela, demanda-t-il?

Une nouvelle invention de M. Fulton, sire, » lui répondit-on.

Une gravure fort rare, je la signale à M. G. Cain pour son Carnavalet sous ce titre : Vue d'optique, consacre le premier panorama installé alors sur l'emplacement actuel de la place de la République.

Poilpot, après les essais de Daguerre et plus lard, en 1855, ceux du colonel Langlois, a repris, pour son compte, la belle idée de propager et d'apprendre aux masses l'Histoire par l'Image. Il s'est fait, petit à petit, le grand légendaire de nos gloires. Aujourd'hui, il semblea voir résumé en lui seul tous les pano- ramas passés, présents et futurs! L'ampleur de sa vision, la grandeur des sujets qu'il choisit, sont d'accord avec l'envergure de son geste! Poilpot voit immense : vous ne pouvez lui retirer cela ! Il est pour les brillants cortèges, pour les apothéoses ! C'est le type du parfait rapsode, auquel il ne manque que d'être aveugle, avec quelques années en plus, pour jouer les Homère. Adorant le peuple, il ne s'intéresse réellement qu'à lui; l'im- pression qu'il lui donne est son orientation d'art.

Compter les surfaces kilométriques couvertes de peinture par

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S 1LHO UE T TE S D 'A R TIS TE S.

lui en France, en Europe, dans toutes les parties du monde, ce serait folie! La toile panoramique qu'il prépare en ce moment pour 1900, la Révolution et V Empire, figure la charge d'Iéna, ne comporte pas moins de onze dioramas, depuis la fête de la Fédération jusqu'à Waterloo.

Cocardier, Poil pot Test comme pas un : il a ce bon chauvi- nisme gobeur, instinctif du Parisien rythmant son pas derrière les tambours et les clairons du régiment qui passe. Il se devait à lui-même d'être décoré de la médaille militaire : il le fut en 1 870 comme sergent, et, aujourd'hui, la rosette de la Légion d'honneur rougeoie à la boutonnière du panoramiste.

Combien de personnages célèbres de tous poils, de tous pays, ont posé devant lui? Félix Faure, avec sa famille et son para- pluie, dans le Panorama transatlantique de 1889, et des rois, des empereurs, des reines, des princes, des grands-ducs et des archi- ducs, et Grand, et Gladstone, et Lee, et Sherman, et Carnot. Il existe de ce dernier une photographie unique que j'ai sous les yeux, faite, le 7 juin 1894, à l'Elysée; elle représente le Président serrant la main à... Poilpot (Poilpot, en la circonstance, joue le rôle de l'amiral Avelan,le groupe étant destiné à un panorama). Dix-sept jours après, le 25 juin, le malheureux Carnot était assassiné.

Le tsar Alexandre III, l'autre victime de l'anarchie, visitait le panorama de son couronnement à Moscou. Désignant de la main les masses serrées, profondes, des spectateurs, dont on ne voyait que la tête :

C'était bien cela, dit-il à notre ami; il est inouï que vous ayez pu donner une idée aussi exacte de cette foule tassée et compacte....

Puis, se servant d'un mot plus pittoresque pour rendre son impression exacte, l'empereur ajouta :

On aurait dit du caviar (sic)!

Pierre Prins.

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PIERRE PRINS

Par les prés, par les bois, au bord des rivières, il va, long, long, le sac au dos, ouvrant l'immense compas de ses jambes, aspirant comme un parfum enivrant l'arôme subtil des champs; le vent dans les cheveux, il sourit au soleil, attentif à la fuite des nuages, aux scintillements de pierreries des herbes emprismées de rosée, l'oreille tendue au murmure des roseaux, là-bas, vers l'étang.

Cet échassier grisé de belle lumière a, dans son corps extra- ordinairement maigre, beaucoup d'un Don Quichotte tout blanc : barbe en pointe, moustaches en croc. L'ivresse des bonnes pro- menades durant les journées que les fêtes rendaient libres car il s'occupait de sculpture industrielle, en semaine, et vivait à l'attache a fait de lui un peintre. Pierre Prins, à l'âge de qua rante ans, trouve donc un prétexte à ses excursions folles à travers la campagne! Et, dans le fond, le Don Quichotte qui est en lui ne l'est pas seulement d'image et d'allure extérieure. Il se trahit par un besoin de lutte et de naïveté qu'il convient de souligner.

La lance devint alors l'appuie-main, l'armet de Manbrin se mua en un chapeau de paille, et les moulins à vent auxquels s'attaqua son pinceau, pour être de vrais moulins, n'en repré- sentaient pas moins à ses yeux, s'il s'agissait de les rendre sur la toile, une victoire aussi difficile à remporter que celle du che- valier de la Manche contre les prétendus géants. Il n'est pas plus aisé de redresser les torts de notre triste humanité que de pein- dre les effets fugitifs du ciel et ses rapports avec les terrains et les eaux!

Mais, après des années de bons combats, Pierre Prins est arrivé

212 S IL II 0 UE T TES D 'A R TIS TES.

à faire de l'art, et du vrai. Soyez assuré qu'il y trouve une meil- leure existence que dans l'industrie !

C'est sa joie d'interpréter, non seulement ce qu'il voit, mais aussi ce qu'il éprouve. Il a peint au cours de ses nombreuses promenades les si merveilleux environs de Paris, sans compter Paris lui-même, lequel possède, à son gré, les plus beaux paysages du monde!

Quoiqu'un des derniers arrivés dans la mêlée, malgré la neige de ses cheveux bouclés, n'a-t-il pas trouvé le moyen d'être un novateur? N'en déplaise à quelques camarades d'un avis différent, il a, le premier, eu la pensée d'appliquer le pastel au paysage. Personne n'avait tenté de se servir de ce moyen; Lhermitte,seul, l'avait employé dans ses maîtresses études ; mais l'application par Prins du crayon de couleur au paysage remonte à dix-huit an- nées au moins.

Comme tous les laborieux et les sincères, il a conservé les impressions les plus fraîches des différents états de nature il se trouve, il vit. Aussi n'est-il blasé sur rien et ressent-il voluptueusement les émotions et les jouissances les plus simples, telle, par exemple, celle de rester, à la fin d'un beau jour, sous la tonnelle d'un cabaret d'écart, en contemplation devant le soleil qui se couche, parmi les trilles stridents des cigales et le cri mélancolique d'un oiseau de nuit, extasié comme un grand enfan t.

Reyen

SILHOUETTES

D'ARTISTES.

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REYEN

Graveur d'émaux

Encore un qui fuit la foule et que le bruit irrite. Solitaire, il travaille en tête à tête avec son tour les roues rapides, de tailles diverses, suivant la besogne qu'il réclame d'elles, ron- ronnent discrètement, presque immobiles d'apparence. Elles tail- lent, contournent, gravent les couches d'émaux desquels, à la longue, sortira la fleur exquise ou le papillon diapré, dont les couleurs et le modelé, obtenus par la différence des épaisseurs, sont tout simplement l'expression d'un art inconnu avant lui.

C'est encore à la Science couvrez-vous de cendres, ô Bru- netière! mais cette fois par contre-coup, qu'on est rede- vable de cette nouvelle manifestation.

Je m'explique.

La gravure mécanique, à l'acide, a tué ou à peu près la belle gravure en creux sur le cristal blanc, telle que la pratiquaient les artisans de la Renaissance ; elle l'a remplacée Dieu sait comme un peu partout.

Voilà le méfait.

Reyen, qui travaillait le cristal à l'ancienne manière, dut aban- donner son état; mais il n'a pas voulu supporter sans protesta- tion sa défaite, et il s'est mis à chercher autre chose.

Il aimait trop son tour, d'une fidèle affection, pour l'abandonner tout à fait. Il fallait donc lui trouver un emploi qui l'orientât encore davantage vers l'Art en lui infusant un sang neuf. En 1874, après bien des essais, des repentirs, des tâtonnements, il put rendre tangible, enfin, un rêve si longtemps caressé: la gravure

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SILHOUETTES D'AU TISTES.

en camée, sur verre blanc émaillé de plusieurs couches d'émaux superposés et de couleur différente.

Sur ces émaux, qui recouvrent en son entier et d'une façon uniforme la matière blanche qui est le corps solide du vase et qui donne la transparence, il grave au moyen de sa roue hu- mectée d'huile et d'émeri. Il obtient ainsi les jeux d'ombre et de lumière ; et le modelé de son dessin ou, pour mieux dire, de la chose représentée apparaît, petit à petit, en un relief d'une saveur toute spéciale, que d'autres, copistes peu scrupuleux, n'ont pas su atteindre encore. Et ce loyal artiste, à la barbe de zouzou, au gilet fermé d'une multitude de boutons, telle la veste d'un Albanais ne se contente pas de graver son œuvre : il en combine non seulement le décor, commandant l'ordre ou la superposition des émaux à tailler, mais il crée des formes, suit la fonte de son cristal, ne quitte pas sa pièce qu'elle ne soit sortie du four avec son revêtement sombre.

Il travailla longtemps sans signer ses œuvres, comme cela se pratique, hélas! si souvent à Paris pour le compte de tiers.

Il recouvre enfin sa liberté après des années; il envoie, alors, à l'Exposition universelle de 1889, des vitraux gravés, ombrés par le relief de l'émail plus ou moins épais ; le succès le récom- pensa d'un labeur opiniâtre et incessant.

Aujourd'hui, les musées achètent ses œuvres, et les amoureux d'objets d'art rare et précieux prennent le chemin de sa maison.

Pendant que la gravure à l'acide suffit aux joies parcimo nieuses des amateurs d'or en cuivre, de fleurs en papier et de plâtres peinturlurés, Reyen voit ses gravures classées parmi les chefs-d'œuvre de l'art industriel qui sont l'honneur de cette fin de siècle.

Rochegrosse.

1LH0UETTES D'ARTISTES.

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G. ROCHEGROSSE

Etait peintre même avant de naître : In principio erat Verbum....

Première manifestation chez Théodore de Banville ! Au cours d'une visite que, tout enfant, il fit avec sa mère, Georges bar- bouilla de dessins baroques et salissants les portes du maître orfèvre du Vers.

Donc, en sa cervelle ont toujours chanté la Couleur, la Forme et la Poésie. Car il est lettré par goût autant que par contact. Rares sont les peintres qui possèdent sa culture.

Rochegrosse est autant des vôtres que des nôtres, me disait hier Benjamin Constant.

Par surcroît, un goût puissant l'entraîne vers la résurrection des civilisations abolies depuis des siècles. Les Perses et les Assyriens, les Indiens et leur palais d'Anchore, les premières dynasties des Pharaons, les richesses enfouies sous les ruines, cachées au plus profond de la terre, dans les tombeaux de rois, éveillent en son esprit des reconstitutions singulières. Son amour effréné du merveilleux lui fait voir des vases d'or aux formes admirables et inconnues, des pierres précieuses énormes, des étoffes brodées de dessins hermétiques, tel le Zaïmph, dont les couleurs violentes marient leurs rutilences à des architec- tures colossales dans un symbole imposant. Car le symbolisme le tient aussi, dirigeant son tempérament ennemi de l'absolu vers des régions de rêves les mages voisinent avec les fées, les magiciens opèrent, l'Occultisme a sa mystérieuse part.

La Mort de Babylone, le Pillage d'une villa gallo-romaine par les Huns, jusqu'au Chevalier aux Fleurs, qu'a accueilli le

220

S IL H 0 UE T TE S D 'A R T 1STE S.

Luxembourg, et la Danse de Salomé sont autant de témoignages de ses curieuses préoccupations.

Et pour s'entretenir dans ces visions, Rochegrosse entreprend des voyages nombreux. Il visite l'Egypte, fait des fouilles à Carthage, évoque Amilcar et ses mercenaires, s'entoure de documents, et sur place, revit la vie d'autrefois. Il se sugges- tionne, pour ainsi dire, étudie tout, ne laisse échapper aucun détail. Il se fait savant, se nourrit de textes, pour être peintre véridique des choses passées. Comme Gustave Moreau, il est préoccupé des plus petits accessoires dont pouvaient s'entourer ses héros dans leur luxe enfantin et barbare. ^

Flaubert, qui s'y connaissait, frappé des tendances de son jeune ami, l'encouragea dans cette voie de recherches jusqu'au moment où, pendant un séjour à Croisset, le bon géant, de sa voix un peu solennelle, lui dit, en regardant une de ses études d'antiquité résurrectionnée :

Toi, petit, tu feras Salammbô!

Cette parole, tombée d'une telle bouche, ne devait pas être vaine.

Rochegrosse s'est mis à la besogne. C'était un rude labeur, mais il l'a mené à heureuse fin, tâchant de concilier et Flaubert et les opinions différentes de ceux qui se sont occupés de ce même sujet.

Il vient de terminer la dernière des cinquante aquarelles qui seront reproduites à l'eau-forte dans la magnifique édition de Salammbô, que prépare en ce moment l'éditeur Ferrand.

Ainsi s'est accomplie la prophétie du Maître.

Auguste Rodin.

SILHOUETTES D ARTISTES.

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AUGUSTE RODIN

Si les ignorants funestes qui, hier encore, accusaient Rodm de se moquer d'eux en les forçant d'avaler son Balzac soupçonnaient seulement la vie et l'âme de ce maître digne de tous les respects, ils hésiteraient, ne fût-ce que pour eux- mêmes, à formuler leur avis comme ils font!

Qu'ils imaginent la tête d'un bénédictin doublé d'un homme d'armes dessiné par Durer; du moine, il a le regard de foi et de réflexion et du soldat la face énergique et volontaire. Et, de fait, il est bien armé pour la lutte.

Sa vie, d'ailleurs, n'est qu'un long combat, « une gradation dans la difficulté, » disait-il à un ami. Dès le début, on le considère comme un révolté, il est frappé d'interdit. Et tandis que ses camarades, bons travailleurs selon la formule académi- que, arrivent tout naturellement aux récompenses officielles, il se voit écarté de l'Ecole des Beaux-Arts pour n'avoir pas choisi un professeur! C'est le commencement. En 1865, il est refusé au Salon avec ce prodigieux buste classé maintenant dans l'art contemporain sous le nom de Buste au nez cassé. Mais il faut vivre. Rien ne le rebute. De l'atelier de l'ingénieux Carrier- Belleuse il passe à celui de Dalou, abstrayant à ce point sa personnalité, qu'il traverse ces milieux, sans que sa foi soit effleurée.

Entre temps, il livre à des orfèvres de minuscules sculptures pouvant servir de broches et de pendants d'oreilles, ou bien encore, il va en Belgique où, sous le nom d'un ami, il collabore à des groupes gigantesques pour de colossales décorations.

Mais, sitôt qu'il travaille pour lui-même, les difficultés recom- mencent, comme en 4877, témoin Y Age d'airain, avec combien

m

S IL 110 UE T TE S D VI RT1S TE S.

de tribulations et de peines. C'est en 1882 seulement, lorsqu'il lui eut commandé la porte de V Enfer t que M. Turquet acheta cet Age d'airain, placé aujourd'hui dans le jardin du Luxem- bourg, le paya un prix dérisoire en même temps qu'il fit l'acqui- sition du Saint Jean. Difficulté encore avec le Victor Hugo au Salon de 1897, et difficultés nouvelles, et, sous quelle forme, avec le Balzac !

Le mauvais vouloir est manifeste contre ceux qui travaillent et qui pensent.

Ce grand pétrisseur de terre a le tort d'être lui et d'aller droit sans souci des autres, dans sa vision de Beauté et de Force ! Il a su donner à ses statues des frissons à fleur de marbre. Son humanité est vibrante, elle marche et pense : ses bronzes, aux muscles en saillie, ont des tressaillements de vie réelle.

Il va seul dans son rêve, continuant son œuvre, sans décou- ragement, sans faiblesse et assez haut, pour ne pas voir les turpitudes dont on l'entoure, ni entendre les imbécillités qu'on débite sur son compte.

Et, cependant, la jalousie et le mauvais vouloir apparaissent, sans pudeur, jusqu'en des régions officielles.

Dernièrement, le directeur d'un célèbre musée de l'étranger vint à Paris pour acheter une œuvre de Rodin.

N'ayant pas l'adresse du maître, il va, naturellement, à l'École des Beaux-Arts, certain de l'y trouver.

Pouvez-vous me dire, demande-t-il à un administratif connu, demeure M. Auguste Rodin?...

M. Auguste Rodin?

Oui, M. Rodin, le sculpteur.

Monsieur, nous ne savons pas ce que vous voulez dire. (Textuel.)

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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JEAN ROSEN

Il y aura tantôt un quart de siècle, ou peu s'en faut, que Jean Rosen on ne parlait guère de l'alliance russe venant de Varsovie, débarqua à Paris. Le jeune peintre avait du talent déjà, ayant travaillé utilement à Munich, mais il voulait se per- fectionner dans la grande ville.

C'est dans ce couloir, rempli de bruit, véritable ruche d'Art, débordant de sève, de jeunesse, de rêves, de gaieté sonore, insou- ciante, et formé d'une suite de petites maisons d'un étage, comme une cité ouvrière, que tomba Jean Rosen, 58, rue de La Ro- chefoucauld. Le couloir a cédé sa place, hélas, ! à une superbe maison de rapport. On appelle cela rapport!

Dans cette colonie d'exception vivaient Jean Richepin, beau comme Sardanapale, vêtu de blanc, pied nus, avec aux orteils, des bagues d'or et de pierreries ; Paul Viardot, André Messager, Mariotti, Alexandre Georges, dit le Loup, et le doux de Rrayer, têtu de wagnérisme ; Isaïe, le tendre et chaste Cabaner, Michel de l'Haye, Phœbus Apollon, devenu peintre, Neymark; d'autres y fréquentaient journellement, le grand Léonard, Hollman, à l'âme vibrante, violoncelliste des rois; Raoul Pugno, oublieux de la Commune, il eut un emploi; le comte d'Osmoy, Forain, Friedlander, Baile, Victor Roger, des poètes, des maîtres de cha- pelle, des sculpteurs, des chanteurs : tout ce monde était jeune alors. L'Art en herbe, quoi!

A un semblable et journalier contact, Jean Rosen, n'étant pas devenu fou, devait emprunter une belle vaillance, fatalement. L'esprit d'analyse et de finesse quasi-orientale dont il est doué en tira profit, et lorsque, après ce passage de la Ligne, il voyagea par l'Europe, il se trouva tout préparé pour l'utile combat. De peintre de chevaux et de sport, il est devenu peintre militaire,

228

SILHOUE T TES D AR TIS TES.

membre de l'Académie des Beaux-Arts de Saint-Pélersbourg. Le malheureux tsar Alexandre III, de qui le beau portrait, peint par notre ami, figure au Cercle militaire, l'avait en estime : les grands-ducs Wladimir et Alexis lui marquent une particulière amitié. L'impératrice douairière et sa bru, l'impératrice actuelle, l'honorent de leur bienveillant et peu banal intérêt. Voilà pour l'artiste, mais disons tout de suite que l'homme est digne de ces faveurs. Son œuvre est en partie au Palais d'Hiver. Qui ne se rappelle cependant son tableau : les Adieux de Napoléon quittant l'armée à Smorgani.

Rosen a su, en effet, dans un art l'uniformité des costumes pris en masse impose souvent le souci de la plus minutieuse exactitude dans les premiers plans, éviter surtout la sécheresse qui nuit à l'intérêt général, chez les peintres militaires. Le détail devient alors indiscret, fatigant, dans sa précision photo- graphique.

Napoléon fut et demeure sa grande passion, et maintenant qu'il habite Paris de façon définitive, il s'est entouré d'une collection de costumes, d'armes, de souvenirs de la grande épopée, dignes d'un musée et pouvant rivaliser avec celle de notre ami Edouard Détaille. Il a même des objets personnels nombreux ayant appartenu à l'Empereur et au Roi de Rome.

Napoléon, voyez-vous, disait-il à quelqu'un qui venait d'exa- miner avec soin sa collection, Napoléon, on n'a encore guère mieux fait que cela !

Medardo Rosso.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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MEDARDO ROSSO

Jamais occasion ne fut plus propice de parler de Rosso que celle offerte par le récent tapage mené autour d'Auguste Rodin et de sa statue de Balzac.

Sommes-nous, en effet, devant un chef d'école?... Ce serait peut-être se presser, sinon téméraire que de l'affirmer déjà. Mais ce qu'on doit proclamer, c'est que ce sculpteur jeune et vigou- reux, plein de confiance en lui-même, a tenté une formule nouvelle, qu'il en est le protagoniste illuminé, infatigable, et que cette posture ne saurait désintéresser personne, même parmi les plus réfractaires aux idées neuves.

Le front, barré dans sa hauteur, des deux profondes lignes de l'énergie et de l'opiniâtreté, est coiffé d'une toison frisée et touffue, tirant sur le blond ardent, descendant sur une nuque d'Alcide; moustache drue et serrée, musculature et torse d'athlète, tel est Rosso.

Tout petit, à Turin, chez son père; plus tard, à Milan, il peint. Mais les couleurs sont une dépense trop lourde pour sa pauvre bourse : il se résigne à la terre et pétrit, ébauche des bonshommes, copie des antiques. Le dualisme de la couleur et de la ronde-bosse a, n'en doutez pas, influencé pour toujours l'enfant qui, plus tard, demeuré définitivement sculpteur, n'a pas pu se défendre de chercher et de donner la couleur à ses reliefs. Il a, d'ailleurs, une façon à lui de parler de l'Art et d'exposer son esthétique.

« En sculpture comme en peinture, dit-il, rien ne saurait s'isoler, car tout dépend de l'ensemble et de l'ambiance du sujet. »

Aussi sa théorie est la négation de la sculpture et du groupe. On ne doit pas plus tourner autour d'une sculpture qu'on ne retourne un tableau pour voir ce qu'il y a derrière la toile. La statue et le groupe ne peuvent servir qu'à une décoration spéciale devenant alors l'ornement, la complémentaire de l'architecture, laquelle n'a rien à voir avec la Réalité et la Vie.

Rosso, logique avec ses théories, n'exécute que des ensembles

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

concrets qui doivent suffire comme une synthèse à résumer l'humanité et à donner l'expression la plus saisissante des différents drames de la vie, sans distraire l'attention par le détail d'une main finie inutile accessoire, d'une étoffe chiffonnée, ou, encore moins, par ce sacrilège qui consiste à percer, de deux trous, les yeux pour leur donner un regard !

Il tient en souverain mépris les sculpteurs qui, encore à l'heure actuelle, ayant d'aventure à exécuter une femme nue, emprun- tent à divers modèles, soit une jambe, soit un bras, soit un torse ou une chute de reins et moulent, sans vergogne, ces morceaux d'origines différentes pour les réunir en un tout conventionnel : il plaint ceux qui, pour habiller un personnage d'une chlamyde ou d'un manteau, déshabillent un individu et le couvrent ensuite de linges trempés dans du plâtre mouillé pour obtenir, en se séchant, les plis et les cassures d'une draperie sculpturale. Or, ces façons d'agir sont journalières et mises en pratique par les plus renommés artistes.

Vous le voyez bien, Rosso est un révolutionnaire.

Envoyé à Rome pour faire son service militaire, il pensa pouvoir continuer ses études en obtenant l'emploi de brosseur d'un général. L'emploi lui fut refusé avec ces mots :

Vous n'avez pas la tête d'un domestique !

Degas, voyant la Marchande de légumes de Rosso, s'écria :

Ça, c'est de la peinture!

Vela, l'auteur du Napoléon mourant, ne put, quoique bien •académique, s'empêcher de rectifier les avis malveillants de ses collègues de l'École des Beaux- Arts de Milan, en leur affirmant qu'ils avaient devant eux un réel artiste.

Il est un maître !

Certaines œuvres de Rosso sont populaires, telle cette tête du Garçon qui rit. Mais il réserve, paraît-il, une véritable surprise pour l'an de grâce 1900.

En attendant, il travaille sans faire parler de lui. Il pousse à ce point le respect de son œuvre que, de praticien habile qu'il était déjà, il se met aujourd'hui à fondre lui-même ses modèles en des alliages de métaux dont il a trouvé le secret.

O

Rousseau.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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J.-J. ROUSSEAU

n pourrait croire, malgré l'impossibilité d'association d'idée,

\J que cette homonymie avec le citoyen de Genève est chose voulue et combinée par le jeune peintre... et pourquoi pas? N'avait-il pas pour exemple, si ce n'est pour excuse, son célèbre confrère Benjamin Constant, lequel est constant j'en suis sûr et Benjamin de la fortune, ce n'est pas douteux, mais qui de la vie n'a reçu des auteurs de ses jours le nom du glorieux amant de Mme de Staël? Eh bien non,! Lui s'appelle de ses vrais prénoms et nom Jean-Jacques Rousseau, sans qu'il y ait malice de sa part. Un portrait de sa mère exposé en 1887 et la précieuse amitié de son maître, M. Roll, le mirent bientôt en avant. Il vit d'ailleurs la vie de travailleur modeste, quittant peu l'atelier, si ce n'est l'été pour aller avec sa femme, fille de M. de Perthes, l'architecte de la Ville, à Sainte-Marguerite-sur-Mer il passe la belle saison en compagnie de son maître.

En voyant l'œuvre déjà nombreux de ce jeune, on s'étonne, étant donné ses goûts pour la cocarde, qu'il ne se soit pas can- tonné dans le genre militaire, car il a du petit soldat au fond de soi. Engagé volontaire aux chasseurs à pied, sitôt son temps fini, on l'a incorporé dans la réserve avec le grade de lieutenant. Il aime l'uniforme de belle passion : aussi est-il du Cercle mili- taire (ran plan plan !), il a peint, à la demande du général Rothviller (présentez... armes!) Un marin appuyé sur un canon à ï 'embrasure d'un de nos cuirassés. C'est la seule incursion qu'il ait faite sur le terrain de l'armée, et encore son soldat est-il un matelot.

Par contre, pénible a été pour lui ce gigantesque morceau appelé la Soupe aux Halles exposé l'an dernier au Champ-de- Mars et que l'Hôtel de Ville a acheté. La conscience et la con-

SILHOUETTES D'ARTISTES.

stancc qu'il marqua, les difficultés d'installation, au fin jour, dans les pavillons, méritent qu'on les signale. De plus, il n'était pas toujours commode de convaincre les personnages de rester immobiles durant le temps d'un rapide croquis, car ils n'avaient rien des modèles d'atelier habillés de chic. Le fort de la Halle, enchanté, sans vouloir en laisser rien paraître, du rôle qu'il jouait, faisait le bel esprit avec la marchande de poulets, et celle-ci, en un langage fleuri de quelles fleurs? répondait de façon à terrifier un corps de garde, faisant payer sa complai- sance par une mauvaise volonté acariâtre. D'autres, plus mal en point, reprochaient le service rendu au peintre, comme eux, cependant, enfant du quartier.

Poser pour vous? Qu'est-ce que vous f...ez alors de l'auto- nomie de la personne humaine? lui dit un jour un homme assidu des réunions de M. Jules Guesde.

Oh ! ces séances matinales au carreau des Halles ! Le petit noir et la soupe fumante au milieu des propos et des relents qu'exhalent les nourritures destinées au ventre de Paris!

Un joli mot, pourtant, entendu là, au courant d'un croquis. Une fille-mère, grelottante de froid, était entreprise par une marchande au panier.

C'est ta faute, aussi, pourquoi que tu ne vis pas comme une honnête femme?

J' peux plus, j'ai un enfant ! »

André Sinet.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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ANDRÉ SINET

ous souvenez-vous d'un portrait de Mme Yvette Guilberc,

Y tout flamboyant, dans sa chevelure d'or, fièrement campé en une attitude meilleure que celle du modèle la diseuse populaire ne m'en voudra pas, elle en voudra encore moins à son peintre de l'avoir magnifiée de la sorte? Ce portrait flat- teur était d'André Sinet. Du même peintre j'avais, chez Bodinier, remarqué, en même temps qu'une suite de Parisiennes dont quelques-unes ont servi de types à quelques confrères à court d'imagination et de science, une série d'enfants tout petits d'une saveur charmante, bien supérieurs en leur exquise sincérité aux naïvetés recherchées de Kate Greenaway mais se rappro- chant plutôt du maître dans le genre, de M. Ch. Serret.

Tout, dans l'ensemble, marquait une étude approfondie et raisonnée de la femme, une préoccupation de l'enfant, un souci d'art assez rare et une vision exacte et gracieuse des années de prime jeunesse, quoique le procédé fût un peu flou, estompé et comme donnant l'idée d'un brouillard établi entre le regard du spectateur et le cadre.

André Sinet est dans un atelier : fils de peintre, petit-fils de sculpteur, enfant de la balle. Après des portraits intéressants exécutés en hâte, dont les originaux sont trop choisis parmi les personnages en vue le portrait-sandwich il voyage en Angleterre et en Ecosse. Ce pays d'atmosphère grise et fine s'adapte à souhait à son tempérament d'humoriste, de pince- sans-rire, et correspond, en même temps, à un besoin de cant, de tenue propre à la race anglo-saxonne, qui le séduit. Il a d'ailleurs une fièvre de mouvement, de changement qui le porte en des contrées de mœurs et d'aspects opposés. Tantôt, c'est la vie mondaine son esprit critique trouve un perpétuel élé-

2 M)

SILHOUE TTES D M R T ISTES.

ment d'étude qui l'attire, tantôt, c'est la vie des champs. Un beau matin il part, achète une ferme, s'improvise, s'établit agri- culteur. Malgré les mottes de terre attachées à ses gros souliers l'artiste affiné et délicat se trahit.

Le curé de la contrée le rencontre un jour et lui dit :

Maître Sinet vous êtes un faux paysan ; le Parisien se devine sous votre bure, sans qu'il soit besoin de vous entendre parler.

C'est vrai, répond le peintre, j'ai jeté mon frac aux orties! »

A mon sens, c'est la campagne que ce citadin d'essence traduit le mieux. La campagne avec ses laboureurs frustes et forts, ses glaneuses, pliées en deux sur la terre basse, dans des paysages de calme et de silence.

Au fond Sinet est un sincère épris de la nature qui prodigue un talent personnel incontestable comme un homme d'esprit ses saillies sans compter. Il a, en surcroît, ce que les autres n'ont pas en suffisance. Son scepticisme n'est qu'en façade.

L'âme de l'artiste avec ses émotions vivement ressenties, spon- tanément traduites devant le troublant spectacle des choses et des êtres, est en lui.

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Sisley.

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SILHOUETTES D'ARTISTES.

SISLEY*

A l'ombre de la vieille et curieuse église de Moret, avec sa petite porte basse trouant le mur du jardinet grand comme la main, la maison a l'apparence d'un presbytère très pauvre : dans le bas une pièce toute simple, comme le salon d'un prêtre, mais, aux murs, deux superbes toiles du maître, et puis le silence, la propreté méticuleuse, claire, ennemie du moindre grain de poussière. C'est que, depuis vingt ans, vit Sisley en com- pagnie de sa femme et de sa fille.

On parle bas en cette demeure isolée règne la douceur mélancolique du cloître : la cloche seule de l'église, aux heures de prière, l'emplit de ses sonorités bourdonnantes, graves et prolongées.

Mais qu'importe la maison. Celui qui l'habite est ailleurs : sur les bords du Loing, en quelque prairie, parmi les arbres du canal, au milieu des cabanes en planches goudronnées et dis- jointes des mariniers de Saint-Mammès, dans le plus pittoresque, le plus rapproché et cependant un des moins étudiés des envi- rons de Paris.

A le voir lui-même soigné, calme, discret d'allures, presque timide, on ne supposerait pas la mâle énergie, la flamme inté- rieure qui l'animent, ni la fierté non plus du noble artiste, ni la hauteur de son dédain mêlé parfois d'ironie.

Il est, avec Claude Monet, Pizzaro, Degas, celui qui a lutté le plus opiniâtrement pour la pleine et diffuse lumière et son rôle dans la peinture. Comme eux, avant son apostolat, il avait acquis une place enviable parmi les paysagistes succédant à la génération de l'école de Fontainebleau; comme eux il aban- donna un art il excellait, que le public aimait et qui faisait vivre son homme pour tenter autre chose, une peinture baignée d'atmosphère, en pleines vibrations de l'air, arbres et gens, àle^ir

(*) Pendant l'impression de ce livre Sisley a disparu. Le cher et rare artiste savait que son portrait devait y figurer. L'auteur n'a rien à y changer : Sisley d'ailleurs, n'est pas mort; son œuvre n'est-ellc pas entrée dans la Vie?

(Note de VÈditeur.)

244

SILHOUETTES D'ART IS T E S.

vrai plan, laisseraient passer derrière eux et les envelopper tout entiers les oncles lumineuses.... Mais pourquoi rappeler cette lutte du plein air contre les placages et les silhouettes de l'école plus lisible du tableau fait à l'atelier? Aujourd'hui Sisley a sa belle place au soleil, glorieux maître de tous, auquel il a tout sacrifié. C'est justice. Le murmure des neutres, les cris des jaloux, les railleries des peintres solennels cachés derrière les jupes de la bonne dame au casque de pompier de qui la tête sert d'emblème à l'Institut, n'y peuvent rien. Sisley est de ceux, et ce n'est pas un mince honneur, qui, d'une violente poussée, ont. démoli cet adage, protecteur commode des impuissants : Nil nom sub sole en lui substituant un seul mot : Nil nom sine sole.

Anglais de naissance, le maître se sentit, il y a quelque temps, poussé par un heureux et atavique besoin de revoir son pays d'origine. Il quitta donc les délicieux bords du Loing, dont il demeure le peintre définitif, pour chercher, au pays de Galles, une impression nouvelle, une atmosphère autre, des étendues plus vastes que celles des environs de Moret et des sites moins res- treints que ceux coule l'eau claire et chantante de sa rivière de dilection. Il s'attaqua alors à la grande mer, aux hautes falaises, aux horizons sans fin. Qui ne se rappelle ces lumineuses toiles exposée chez Petit: apparut, dans sa cyclopéenne struc- ture, la falaise de Penath, Tp&YUnrnatin brumeux, par un temps d'orage ou par un soleil couchant trvptique d'un genre nouveau.

Aucune description ne saurait donner l'idée de la façon dont le peintre a exprimé les trois aspects si différents de ce même paysage. L'abondance des moyens confine à la magie, la sin- cérité de l'impression s'impose, s'établit d'irréfragable façon. C'est miracle que la délicatesse de vision, que la science des couleurs en leur audacieuse juxtaposition le dessin s'exécute de lui-même, que cette maîtrise, enfin, dont Sisley a donné la preuve éclatante dans ces trois peintures. Seul, il possède ce grand et tout premier art de donner un intérêt à des épisodes si disparates de la vie ordinaire des choses. Ne serait-ce pas une coquetterie d'artiste de laisser à l'amateur peu fortuné le regret de ne pouvoir acquérir toute la collection d'un paysage surpris dans trois atmosphères si différentes?

Après cette conquête de l'Angleterre, triomphateur modeste et discret, il est revenu à sa petite et familiale maison de Moret devenu son pays d'adoption.

Sisley n'est pas même chevalier de la Légion d'honneur....

O

Le comte du Suau de la Croix.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

2i-7

Le comte du SUAU de la CROIX

Artisan

Après le mirifique Thesmar, avoir imaginé une manière nou- velle de produire des émaux translucides, voilà qui n'est pas un mince honneur! C'est, pourtant, avec des émaux sans excipient que ce nouvel arrivant à Paris, expose en la section des Arts décoratifs au Champ-de-Mars.

Nulle morgue, aucune pose, la simplicité et la distinction d'un grand seigneur, d'un vrai, et, cependant, depuis trente- cinq ans, le comte du Suau de la Croix fait œuvre de ses dix doigts, par goût d'abord, subissant la poussée mystérieuse qui le dirigeait vers les choses de l'Art, puis, devenant, par la suite, un véritable artisan. A l'exemple de ses ancêtres, je parle des artistes qui l'ont précédé, chez lui, le praticien se complète d'un savant : il sait ce qu'il faut de chimie et de physique pour n'avoir besoin de personne dans la production de ses œuvres : il passe de son établi à son laboratoire et de son laboratoire à son four : son fils et sa belle-fille, Mlle de Montigny, l'aident seuls dans ses travaux.

Les émaux translucides qu'il obtient sont de véritables pierres précieuses, possédant, il faut le dire bien haut, des tons, des couleurs et des reflets dont nous ne connaissons pas les équiva- lents dans la Nature elle-même. Ce qui les distingue en outre, c'est qu'au lieu d'être de médiocre épaisseur et de surface plane comme ceux que l'on connaît, ils ont le haut-relief d'un cabo- chon et d'un cabochon double dont la ronde bosse existe sur les deux faces, recto et verso. Ils ont ainsi une épaisseur singu- lière, qui ajoute à la translucidité de l'émail un jeu de lumière dont les seules gemmes précieuses possèdent l'éclat irradiant.

248

SILHOUETTES D'ARTISTES.

Ces résultats merveilleux obtenus, les artistes qui nous lisent devinent à quelles multiples et ingénieuses combinaisons ils peuvent servir de prétextes.

Les bijoux, en première ligne : papillons, libellules, épingles de coiffures, diadèmes, pendants d'oreilles, imaginez de petits vitraux les sertissures de plomb, remplacées par l'or ou l'argent doré, donnent en transparence la vision d'un champ de pierres fines réunies entre elles sous les apparences de fleurs aux pétales éblouissants, aux tiges délicates ! Certaines pièces d'orfèvrerie ornées de ces émaux sont ajourées et laissent entre les sujets, fleurs, oiseaux, personnages, des parties à vide per- mettant aux choses de se détacher en libre silhouette. Ainsi sont montées certaines médailles anciennes ou commémora- tives. Dans cet ordre d'idées, j'ai admiré une in memory de la catastrophe du Bazar de la Charité, qui est une merveille de goût et de richesse byzantine.

L'artisan du Suau de la Croix, avec son profil à la Henri IV, vient, d'emblée, de se faire une belle place dans le champ sacré de l'Art.

Fritz Thaulow

SILHO UE TTES D'A R TIS TES.

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FRITZ THAULOW

Dans cette marée montante qui amena à Paris Ibsen et la suite intéressante des dramaturges norvégiens, voici qu'est apparu un homme de puissante stature, géant blond, aux yeux couleur du flot, semblable à quelque héros monté sur son bateau d'écorces et magnifié en une victorieuse runa ! De quel fjord nous vient ce jeune" athlète à la démarche de demi- dieu?

C'est un peintre, le peintre de l'Eau, là-bas, à Christiania.

Personne, à Paris ou ailleurs, n'a donné au liquide élément une vie plus intense : mer calme ou démontée, ruisseau ou tor- rent, lac, rivière ou fleuve, moulins vermoulus, il s'en est établi le narrateur, le grand légendaire. Sa façon de nous les montrer était neuve pour nous et d'une si étonnante variété en même temps que d'une poésie si charmeresse, que le succès l'a accueilli dès qu'il a mis le pied sur le sol de Paris.

Son arrivée parmi nous est toute une histoire.

Un jour vint Thaulow, élève de Gude, un vieux peintre qui s'est spécialisé dans le Mouvement des vagues, s'est réveillé avec l'idée bien arrêtée de rendre visite à Venise. L'Adriatique l'invitait. Peut-être ferait-il quelque chose de moins linéaire, de plus lumineux que les toiles de Guardi ou de l'architecte Cana- letti, de moins incendiaire que les embrasements de soleil cou- chant sur le Lidb peints par Ziem dans l'atelier de la rue Lepic.

Le voilà donc décidé. Il ira à Londres prendre son billet pour Venise, avec toute sa maisonnée, femme, enfants, servantes! Mais à peine a-t-il franchi son seuil qu'au lieu d'aller à Londres il se décide pour Paris; de là, au lieu de Londres, on partira pour Venise.

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SILHOUETTES D ARTISTES.

Le train s'arrête à Camiers en Pas-de-Calais. Les maisons sont blanches; un joli toit rouge les égayé; un enfant est souffrant ; Arrêtons-nous ici, pendant deux heures, dit Mme Thaulow. Les Thaulow y sont restés deux ans.

Mais un matin :

Allons! en route pour Paris et de pour Venise. Nous per- dons un temps précieux ici, dit Fritz.

Malheureusement, Mon treuil est sur le chemin. La mer y est belle... alors escale et l'escale dure une année.

C'est demain, dit un soir le bon Thaulow, que nous allons à Paris; car Venise nous attend, ne l'oublions pas.

Mais à Paris, le jeune maître devient d'emblée l'ami de Roll, de Cazin, de ce pauvre Duez parti, lui, pour ne plus revenir.

Rond, joyeux, d'une loyauté solide et qui s'extériorise, il échange ses peintures avec ses amis; c'est ainsi que le bel Effet de neige (Soleil d'hiver) devient la propriété de Carolus Duran contre un portrait du beau Norvégien par le plus Zanetto des peintres.

Et Venise?

Paris le retient encore, et c'est justice; il y a trouvé presque la gloire et le milieu d'art dans lequel il a été élevé à Christiania, en la maison paternelle, parmi les littérateurs, les peintres et les artistes les plus distingués comme dans sa féconde patrie.

Le voyage de Venise est encore retardé, croyez-moi.

William Thornley.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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WILLIAM THORNLEY

Dans le vieux moulin d'Osny, aujourd'hui silencieux, une vaste pièce sous laquelle les roues moussues sont immo- biles. Un homme jeune et gros, à la tête ronde de reître ou brillent, par contraste, deux yeux suppliants de bon chien fidèle est assis devant une toile.

C'est William Thornley.

Ce coin écarté et paisible est le centre d'où le paysagiste rayonne vers la Hollande, la Provence, la Bretagne et les Vosges. Car il peint partout et toujours; rien ne le distrait de son amoureuse tâche : la peinture est la seule, la vraie passion de sa vie. De même que, fils d'Anglais, il a choisi librement la nationalité française, il s'est fait seul sans maître. Un gran- diose artiste, Puvis de Chavannes, qui l'avait en particulière estime et amitié, l'a quelquefois conseillé.

Ses premiers pas dans l'Art se sont dirigés vers la gravure, la lithographie. Il s'est fait ainsi l'interprète des maîtres les plus durs à traduire : Degas et Claude Monet. Grâce à la prodi- gieuse souplesse de son talent, à son entendement subtil, il épousa, avec un rare bonheur, les plus délicates, les moindres intentions de leur coloris et de leur dessin. J'ai sous les yeux les remercîments louangeurs de Degas et de Monet qui sont plutôt difficiles satisfaire et incapables de ne point dire ce qu'ils pensent sous prétexte de ménagements. Thornley les garde précieusement.

Mais l'heure vint où, puisant dans son propre fonds, il peignit pour lui-même. L'aquarelle le sollicita. Du premier coup, il y apporta une puissance, une largeur et une sûreté de touche qui

'250

SILHOUETTES D'ARTISTES.

le décidèrent, après deux années de sollicitations de ses amis, à mettre ces qualités rares au service de la peinture à l'huile.

Dans cette dernière manifestation, il a fait vite de franchir les échelons qui l'ont placé parmi les paysagistes les plus en vue.

Simple il était, et simple il reste.

Hier encore, dans son doux rire d'enfant, il racontait un mot que lui dit un paysan d'Osny.

Ce brave homme l'avait vu peindre, de loin, et n'avait jamais osé s'approcher. Un soir, comme Thornley rentrait à son mou- lin, le paysan l'aborde et lui demande la permission d'entrer avec lui, chose vite accordée.

Le visiteur regarde silencieux les peintures pendues aux murs, puis il s'arrête devant une lithographie d'après la Source, d'Ingres. Il resta ébahi quelques instants. A la fin, ne sachant comment témoigner son admiration, il rompt le silence et dou- cement :

C'est notre Seigneur?

©

Abel Truchet.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

259

ABEL TRUCHET

'opiniâtreté et l'aspect d'un ligueur au service d'un tempé-

rament tout d'ardeur et de conviction, et, contradictoire- ment, l'œil réfléchi, grave, fouilleur, d'un anatomiste; s'il se pose sur une scène de vie populaire, il semble chercher le dia- gnostic de cette humanité en mouvement. Les idées affluent en masse à son cerveau, elles s'y pressent, s'y choquent, de là, le débit rapide en phrases sèches, hachées, qui constitue sa façon de les traduire.

Parisien, à Versailles, tout petit, soprano solo à la maîtrise de Saint-Thomas-d'Aquin, il entre dans le commerce pour sou- tenir une maman qui est restée veuve. Il fait un chemin rapide. Mais son patron « le bon patron » inoffensif amateur, pein- turlurait des toiles; cela vaut mieux que de fabriquer de la fausse monnaie, évidemment, et cela suffit cependant à tenter le jeune Truchet. Il veut essayer lui aussi, pourquoi pas? Curio- sité d'abord qui dégénère vite en passion. Alors coup de tête. 11 lâche la place à gros bénéfices pour entrer chez un décora- teur où il gagne, tout de suite, 0 fr. 40 c. par heure. C'est la lutte, dure, cruelle. Passage à l'atelier Julian. Le modèle, éter- nellement figé en de conventionnelles et mêmes attitudes, le laisse froid. La rue, le mouvement des foules, le bruit, les lumières le sollicitent.

Il peint Montmartre et ses fêtes foraines, la barrière du Trône, les music-halls et les restaurants de nuit. L'Heure verte est une de ses toiles à signaler à côté de ces charmantes Petites Bot- ticelli qui furent un beau succès. Grâce à sa volonté tenace, à une confiance en lui qui confine quelquefois à la témérité, grâce aussi à un travail opiniâtre, au bout de huit années, le voilà en belle et enviable posture.

200

SILHO UE T TES D'AR TIS TES.

Impressioniste recherchant les effets violents, il a l'horreur des sentiers de tout le inonde. Aussi préfère-t-il l'essai informe mais sincère d'un cerveau d'artiste aux banalités des forts en thème. Coloriste intense, il ne craint pas de sacrifier une forme pour ne pas gâter un joli ton.

Son idéal, je l'ai déjà dit et il est manifeste dans la Gave Saint-Lazare, la Place de la Bastille, la Bourse comme en cette amusante Soirée d'Esthètes achetée par la Ville de Paris son idéal est de mettre dans les agglomérations d'être humains leur psychologie instinctive : l'Esprit des Foules.

11 se devait, n'est-ce pas? en sa double qualité de peintre qua- siment officiel de Montmartre et d'amoureux d'humanité grouil- lante et bariolée, d'être un des plus militants protagonistes de la Vache enragée, d'y montrer un Sacré-Cœur environné d'anges ô beautés du symbole! précédé du Bois Sacré que le grand et à jamais regretté Puvis de Chavannes vit, le jour de la Vachalcade, d'un sourire complaisant, passer sous ses fenêtres de la place Pigalle.

Abel Truchet a eu deux maîtres : Benjamin Constant et Tony Robert-Fleury. Il recherche les truculences de palette du pre- mier et n'oublie pas l'interprétation spéciale des choses vivantes du second.

Mais il reste lui néanmoins : esprit clair, alerte, incisif, prompt à la riposte comme un maître d'armes. Ceci est une qualité peu négligeable, chez un lutteur surtout.

Eugène Vail.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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EUGÈNE VAIL

Vail est un cosmopolite bercé par la voix chantante des océans. Tout Américain qu'il soit, il est à Saint-Servan d'une mère bretonne et d'un père yankee. Le père, pratique, positif comme ceux de sa race, poussa son fils vers les études scientifiques : il entrevoyait peut-être pour son enfant les gloires productives d'un Edison! Mais, une fois le diplôme d'ingénieur obtenu aux États-Unis, en 1876, le jeune homme ne marqua aucune disposition pour la mécanique et le reste.

Rompant net avec les épures et les géométries ce trait d'abandon radical devait plus tard se produire encore il recommença sa vie d'études, bien différente cette fois et selon son cœur, et entra à l'École des Beaux-Arts.

Là, il passe par la filière traditionnelle et souvent néfaste de l'enseignement officiel. On était à l'époque des grandes machines. Vail se garda d'y manquer. Il envoie au Salon des Champs- Élysées une toile de belles dimensions : la Tamise. Succès, compliments, reproduction par la gravure dans les journaux à images. Puis ce fut le tour de la Veuve, autre grande composi- tion à sujet connu, anecdotique, qui figurait il y a quelque temps encore, à l'Internationale, rue de Sèze.

Il marche vite, le jeune Américain doublé de Breton! Les algèbres sont loin. Le succès d'État arrive : le voilà médaillé au Salon avec Pare à virer toujours la mer! A l'Exposition universelle de 1889, avec ses compositions, il a une première médaille, il est hors concours! Enfin, le ruban de la Légion d'honneur vient rougir sa boutonnière. Alors, successivement, diplôme d'honneur à Berlin, médaille d'or à Munich, médaille d'or à Anvers. Toute la lyre des récompenses, presque la gloire!

Mais, tout à coup, il semble à l'artiste que ces succès sont trop faciles. Il fait un retour sur lui-même.

Il est inquiet de sa vision, de son interprétation : ses aspirations ne sont pas satisfaites ; cela est insignifiant de reproduire ce que l'on voit, de le rendre d'aimable façon, mais n'est-il pas plus noble de tâcher à traduire... l'âme des Choses.

S IL HO VE T TES D 'A RTIS7 E S.

Il abandonne l'ancien genre!

Une évolution singulière, raisonnée, se produit.

Il travaille avec acharnement, changeant ses formules, et, ayant fait peau neuve, il entre au Champ-de-Mars en 1896. La première année, il est nommé membre associé.

La mer et les contrées l'air transporte les senteurs âcres de l'embrun chantent à son oreille les chansons du berceau de Saint-Servan. Il est devenu mystique et croyant : il a la Foi. Et sa Foi comme sa mélancolie sont communicatives tout en restant dans le domaine de la réalité. Il n'a pas, comme d'autres sombré dans le sombre, pris la morosité pour de l'apaisement. Son calme est celui des choses de la Nature; ses femmes, pas symboliques, ô Boticelli, que de victimes tu as faites parmi nous, sans t'en douter! sont de vraies femmes; l'émotion douce qu'elles nous procurent est la conséquence inévitable du milieu, de l'atmosphère elles se meuvent, et non pas le résultat facile de l'anecdote chère aux chromos.

Les gris de sa palette, des gris fins, enveloppent les êtres et le paysage de la délicatesse infinie des ombres vespérales, lesquelles ont leurs transparences plus difficilement accessibles à l'interprétation que celles qui se juxtaposent à la pleine lumière. Tout, dans l'œuvre de Vail, concourt à un ensemble qui fait de lui un artiste bien personnel. Qui saurait maintenant lui reprocher de préférer les paysages endormis et les heures silencieuses à l'éclat des rayons la lumière partout éclabousse ce qu'elle devrait seulement éclairer.

Si l'on compare les choses de la couleur aux choses du son; s'il est vrai, comme le prétendent les physiciens, que les tons en peinture correspondent aux tons de la musique, et, par extension, au chant, je dirai volontiers que l'œuvre de Vail rappellerait la tonalité troublante d'une voix de mezzo-soprano, entendue dans une église.

Une grande cantatrice d'autrefois la Catalani n'a-t-clle pas écrit que : « En chant comme en escalade: s'il est facile de monter, il est plus difficile de descendre!

Ah! Les ombres, voilà l'écueil!

V. Vallgren.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

207

V. VALLGREN

La face pleine dans un teint rosé de poupard blond, l'œil ma- licieux et rieur derrière le reflet miroitant du pince-nez, tel est l'aspect amusant de ce délirai, ingénieux et sensitif artiste.

Il y a deux ans, à Munich, une grande dame étrangère, femme d'un goût sûr et élevé n'est-ce pas la même qui acheta à Lon- dres le Buste an nez cassé, de Rodin? était à l'Exposition des Beaux-Arts, arrêtée devant les œuvres de Vallgren : elle admirait l'élégance un peu morbide des statuettes, l'ingéniosité, le charme des attitudes, la tristesse douce qui s'en dégageait, le parti qu'il en avait tiré.

Je voudrais bien connaître ce sculpteur, » dit-elle. Vallgren, qui se trouvait par hasard, s'avance :

Me voici, madame.

Vous, monsieur? C'est une plaisanterie, vous n'êtes pas Vallgren.

Mais pardon... je suis... lui-même.

C'est impossible.

Rien n'est plus vrai, cependant.

Stupéfaction de la dame, qui ajoute, en manière d'excuse :

Je m'imaginais l'auteur de ces œuvres mélancoliques un homme pâle, émacié, une sorte d'ascète, de moine, aux yeux brûlés de fièvre, et je me trouve en face d'un visage rebondi et réjoui, éclatant de santé. Excusez les apparences, monsieur; elles sont rarement aussi trompeuses.

Elle a raison, Mme Jay, car c'est d'elle qu'il s'agit.

Au fond, Vallgren est un contemplatif, un tendre, un spiri-

m SILHOUETTES D'ARTISTES.

tualiste. Arrivé, il va vingt ans, deBargo, en Finlande, oùilestné, il a passé par l'École des Beaux-Arts, à Paris, atelier Cavalier mais s'il a conservé la technique de notre enseignement natio- nal, il en a heureusement vite oublié l'esprit de routine.

Tout de suite il a tenté la renaissance des arts dans la vie d'intérieur. Il s'est révolté contre l'infamie de forme et de décor des objets au milieu desquels on nous oblige à vivre. Il s'est demandé pourquoi les plus usuels, comme les plus pratiques de ces objets, ne seraient pas les éducateurs du goût, en habituant les gens, dès l'enfance, aux belles choses sous les aspects les plus divers, en formant l'œil, en un mot. Vases, cuivres, chandeliers, horloges, marteaux de portes, manches de couteaux, sièges, chemi- nées, étoffes, lustres, poteries, qui empêcherait donc que ces choses soient encore objets d'art, comme au temps de Bcnvenuto Cellini, comme chez les Grecs ou les Orientaux? Alors, Vallgren, le pre- mier, et c'est un honneur, avec Desbois, Baffier, Charpentier, Lalique et L. Bigaux, a commencé au Champ-de-Mars cette mer- veilleuse et imprévue exposition d'objets d'art, à laquelle sont venus se rallier tant d'artistes ignorés et que les Champs-Elysées se sont enipressés d'adopter. Vallgren, l'ami ému des fleurs, qui en sait la vie, qui les suit jusque dans les attitudes navrées ou révoltées, de leur agonie jusqu'à leur mort, avait donné l'élan.

Ce fut une vraie poussée d'art.

Tout ne devient-il pas, aujourd'hui, objet précieux jus- qu'aux pelles et aux pincettes!

Ceci est une consolation, en cette fin de siècle les peintres et les sculpteurs, la grande majorité du moins d'entre eux, nous condamnent à la terne, à la grise, à la stérile, à la néfaste mé- diocrité.

Pierre Vauthier.

SILHOUETTES D'ARTISTES.

271

PIERRE VAUTHIER

ON n'échappe pas à sa Destinée : convenu. Mais on peut affir- mer que l'atavisme, quoi qu'on fasse pour oublier son origine, trouve toujours l'occasion de la trahir.

En repassant, de mémoire, une partie de l'œuvre de Pierre Vauthier, je suis surpris de la quantité de ponts qui y figurent! Poussin plaçait l'inévitable fabrique dans ses paysages, Pierre Vauthier y met son pont. Le pont fait partie intégrante de sa toile, il s'impose là, inévitablement. C'est le pont fatal ; le pont forcé.

Est-ce manie du peintre? me [suis-je demandé ; le pont a-t-il pour lui la qualité préservatrice ou attirante du fétiche, du porte-bonheur? Il n'est pas probable, qu'en saine logique, un homme peigne, sans raison plausible, autant de ponts, à moins qu'il n'ait fait une gageure !

Eh bien! non. Renseignements pris, ce n'est ni superstition, ni manie, ni mystification! Cet homme de grand talent, qui a trouvé des atmosphères si fines, si délicates, d'un charme si enveloppant, est le fils, le petit-fils, l'arrière-petit-fils, d'ingé- nieurs des ponts et chaussées ! Et lui-même est sorti, il ne s'en vante pas, de l'Ecole centrale avec un diplôme de métallurgiste ne fait-on pas des ponts en fer? Voilà donc le mystère expli- qué ! Voilà pourquoi, aussi, il déplie, d'attirance, malgré lui, son chevalet, devant les fonderies, les hauts-fourneaux aux lueurs sinistres d'incendie. Pourquoi il a rapporté d'Angleterre et de Belgique des fumées d'une vérité d'impression tout à fait saisissante.

Mais, j'ai hâte de le dire, l'ingénieur a disparu faisant place à l'artiste ; équerres et compas sont loin, très loin, lâchés à jamais !

272

SJLHOUE T TES D'AU TIS TES.

Les lavis à la sépia ne pouvaient guère satisfaire une impérieuse poussée vers un art fait d'àme et de beauté, ceci soit dit sans offenser MM. les ingénieurs.

Maxime Lalanne, au dessin un peu creux, de pensionnat de demoiselles, fut son premier maître (?). Vauthier ne se rappela, de cet enseignement, que la pratique de mettre en place un paysage. C'est déjà quelque chose. Mais il développe seul, ce qui lui est bien personnel, son sens juste de la couleur, d'une cou- leur faite de lumière vibrante, de franchise et de joie. Aussi M. l'ingénieur va vite. Il gagne au concours la décoration de la mairie de Bagnolet. Il s'installe devant les multiples aspects de Paris, peint les paysages de la grande ville en une série que l'Hôtel de Ville possède aujourd'hui.

Les ponts y figurent inévitablement. N'exposait-il pas, l'an dernier, la Cérémonie dit Pont Alexandre III?

Mais il peint aussi avec un rare bonheur de touche, une réalité et une manière amusante, les fêtes foraines dont il s'est fait l'interprète éloquent : telle cette Féie à l'Esplanade des Inva- lides figurant, l'an dernier, au Champ-de-Mars côté des Artistes français.

A quand le pont aux ânes avec ses nombreux piétons ?

Quel succès il aurait, ce pont-là !

IN

SILHOUETTES D'ARTISTES.

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AUGUSTE VIMAR

Haut, élégant en sa force, avec une tête superbe et douce, l'œil bleu attirant, le sourire épanoui, heureux, homme d'épée, il aurait pu être dangereux, passionné de cheval, musicien à souhait, il est riche. Puis, crac! tout d'un coup la ruine imprévue, la ruine aveugle, injuste, sans qu'il en soit cause.

Il accueille le malheur en gentilhomme, souriant et ferme et, peut-être même avec une pointe d'ironie.

Désormais, sans jeter un regard derrière lui, sans accorder un regret au passé aboli, il fait face au sort. N'avait-il pas charge d'âme, maison complète?

Tout Marseille, il est et qui l'aime et qui l'admire, con- naît l'aventure.

Artiste jusqu'en ses fibres les plus intimes, au temps des jours fortunés, il dessinait les bêtes avec un rare esprit, une singu- lière intuition de leur nature et une science approfondie de leurs façons d'être.

L'art d'agrément devenait une arme dans ce féroce struggle for life.

C'était l'avenir.

Il se mit au travail et les espérances se justifièrent presque aussitôt. Après Granville et ses Animaux peints par eux-mêmes; après Gratz, Oberlander, Reinieke, et toute cette spirituelle et cette solide école de Munich à laquelle Caran d'Ache a emprunté son amusante interprétation du cheval; après Frémiet, Stein- len, Willette et leurs chats il se crée une incontestable origi- nalité, non pas d'animalier le mot ne rend pas exactement

276

SILHOUETTES D'ARTISTES.

ma pensée mais de « bêtier », tant pis pour le néologisme! Ses amis l'encouragèrent; parmi ceux-ci, Victorien Sardou, son cousin. Et alors, coup sur coup, cet émule de Toussenel illus- tre : V Arche de Noé, de Paul Guignon ; l'Illustre dompteur, du même; les Vertus et les Grâces des bêtes, du philosophe char- mant Eugène Mouton, avec quel esprit et quelle finesse! C'est une véritable psychologie des bêtes qu'il a si bien, si longue- ment étudiées : le Figaro illustré en fait un de ses principaux collaborateurs. Les commandes affluent : May lui confie VOie du C apitoie, de Léo Claretie, pour paraître prochainement.

Puis le cadre s'élargit; la peinture, après l'aquarelle, le solli- cite : il fait le portrait des chevaux et, partant, des amazones élégantes et des sportsmen aguerris. En sept années, il devient le peintre attitré, recherché, des gens de sport. C'est la fortune, maintenant, qui met les pouces: elle revient à celui qu'elle avait abandonné.

Tel est Auguste Vimar.

Aujourd'hui, sa longue barbe de fleuve, onduleuse et fine, a blanchi, mais sa vigueur est demeurée toujours jeune.

Les bêtes ont du bon, dit-il à ses amis, le soir, alors que, pour se délasser des fatigues de l'atelier ou d'une longue séance en plein air, assis au piano, ses doigts d'âme chantent une mélo- die de Schumann ou pleurent une valse lente de Chopin.

TABLE DES MATIÈRES

Pages.

Abbéma (Louise) 5

Bail (Joseph) 1

Benjamin-Constant (J.-J.) 11

Béraud (Jean) 15

Bernstamm (Léopold) 19

Besnard (Albert) 25

Bigaux (Louis) 27

Boutigny (Émile) 51

Brispot (Henri) 55

Cain (Henri).: '. . 39

Carolus-Duran 45

Carrier-Belleuse (Pierre) 47

Chaperon (Eugène) 51

Chartran (T.) 55

Checa (Ulpiano) 59

Colin (Gustave) 65

Cormon (Fernand) 07

Courtois (Gustave) 71

Dagnaux (Albert) 75

Dalpayrat (A.) 79

Damoye (Pierre-Emmanuel) _ . . . . 85

Delpy (H.-C.) 87

DlIURMER (L.-L.) 91

Dramard (Georges de) 05

Dufeu (J.-E.) . . 99

Forget (Marie) 105

Foubert (Emile) 107

Gervais (Paul) 111

Gervex (Henri) 115

Gilbert (René) 110

Gilbert (Victor) 125

Girardot (L.-A.: 127

278 TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

Guillaumin (Armand) 131

Guillemet (J.-B. -Antoine) 135

Japy (Louis) 139

Lazerges (Paul) 143

- Lebourg (Albert) 147

Lemaire (Madeleine) . 151

Le Poittevin (Louis) 155

—Le Sidaner (H.-E.) > 159

Liiermitte (Léon) 163

Maillard (Auguste) 167

Marais (Adolphe) 171

Marioton (Alfred) 175

Mesplès (Paul-Eugène) 179

Muenier (Jules) 183

Orange (Maurice) 187

Osbert 191

Pal 195

Pelez (F.) 199

Perret (Aimé) 203

Poilpot V . 207

Prins (Pierre) .. 211

Reyen 215

Rochegrosse (G.) 219

^Rodin (Auguste) 223

Rosen (Jean) .227

JRosso (Medardo) 251

Rousseau (J.-J.x 235

Sinet (Andréa .239

Sisley 243

Suau de la Croix (Le comte du) 247

Thaulow (Fritz) 251

Thornley (William) 255

Truchet (Abel) 259

Vail (Eugène) 263

Vallgren (V.) 267

Vauthiër (Pierre) 271

Yimar (Auguste) 275

39 282. - PARIS. IMPRIMERIE LAHURE

9, RUE DE FLEURUS, 9