Banville, Théodore Faullain de Esope

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THÉODORE DE BANVILLE

ESOPE

COMEDIE EN TROIS ACTES

VEG UN DESSIN DE GEORGES ROCHEGROSSE

PARIS

G.

CHARPENTIER

ET E. FASQUELLE,

Editeurs

n,

Rue de Grenelle 1893

Tous droits réservéi.

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ÉSOPE

THÉODORE DE BANVILLE

ÉSOPE

COMEDIE EN TROIS ACTES

AVEC UN DESSIN DE GEORGES ROCHEGROSSE

PARIS

G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, Editeurs H, Rue de Grenelle

1893 Tous droits réservés.

?Q

PERSONNAGES

ESOPE

RHODOPE

CRÉSUS

SAROULKHA

ORÉTÈS

CYDIAS

SOPIIION

DORION

CEYX

LIGUAS

La scène est à Sardes, en l'an 360 avant J.-C.

ÉSOPE

ACTE PREMIER

Le théâtre représente une cour intérieure dans le palais du roi Crésus. Au fond, exhaussée de quelques marches, une terrasse couverte de vélums de couleur, très ensoleillée, courent des plantes grimpantes. On aperçoit au loin la ville de Sardes.

Au lever du rideau, Crésus est assis sur un lit de repos. Rho- dope, magnifiquement parée, est debout près de lui.

SCENE PREMIERE CRÉSUS, RHODOPE

Oui, Rhodope, visage en ilcur au clair sourire, Moi, Crésus, le Roi tout-puissant, je te désire. Je te veux, je contemple ardemment, follement. Tes yeux de flamme brille un sombre diamant Cependant tu me hais, ou du moins tu me braves.

lUlODOPE

Je suis esclave, ainsi que tes autres esclaves. Le Roi, qui pour l'avoir l'a payée assez cher, Pour son plaisir fait ce qu'il veut de notre chair,

1

ESOPE

Ainsi qu'un Dieu savoure à son gré l'ambroisie.

Maître du monde, agis donc à ta fantaisie ;

Car lu peux, s'il te plaît, dénouer mes cheveux.

CIŒSUS

Ah! ce n'est pas cela que je veux! Non, je veux Que tu m'aimes, Rhodope au visage de rose.

RHODOPE

RoiCrésus, tu veux? Mais cela, c'est autre chose. Que tes caresses, tes délires, tes baisers Soient, comme des oiseaux, sur ma tète posés; Triomphe, emporte-moi dans l'air que tu respires, C'est bien ; mais ton amas de trônes et d'empires, La poudre d'or qui court dans ton Pactole frais, Tes saphirs, tes rubis, si tu me les offrais, Ne pourraient pas suffire à ma froideur farouche Pour que le mot : Amour, frissonnât sur ma bouche. Ah! si je dois jamais prononcer rien de tel Que ces mots : Je t'aime, à l'oreille d'un mortel, C'est que me prenant toute, entre ses bras jetée. Il me possédera sans m'avoir achetée.

GRÉSUS

Ah! cruelle, est-ce un titre à subir les affronts Hélas ! que d'être grand par dessus tous les fronts. Comme le mont neigeux que l'orage enveloppe ? Car tu me fuis !

RHODOPE

J'étais la fameuse Rhodope, Délices de vingt rois, trésor des yeux mortels. Plus d'un peuple dompté m'eut dressé des autels. Dès que mon pied vainqueur se posa sur la terre On me nomma : Vénus! quand j'abordai Cythère. Et plus tard, quand je vins en Egypte, Amasis A cru voir, sous mes traits, la figure d'isis. J'y triomphai, j'y fis à mes frais bâtir une Pyramide. Joyau de l'aveugle Fortune, Possédant tout, je mis des vases radieux Et des trépieds d'or pur dans les temples des Dieux. Mais quand je partis, des pirates, par surprise,

ESOPE

La nuit, sont montés sur mon navire et m'ont prise. Ils m'ont refaite esclave, et mon sort obscurci M'a par de longs chemins conduite jusqu'ici. Ah! dans ce clair palais, vermeil comme l'Aurore, Si tu m'avais dit : Sois libre, mais je t'adore ! Peut-être étais-je femme à tomber dans tes bras. A présent, c'est trop tard, fais ce que tu voudras. Je subis, s'il le faut, la caresse d'un maître.

CRÉSUS

Quoi! libre, tu pourrais m'aimer?

RHODOPE

Qui sait? Peut-être. Car celle qui sourit sans chaîne et sans lien Entend la voix qui parle à son oreille.

CRÉSUS

Eh bien! S'il ne faut que cela, si vraiment, délivrée, Tu dois verser l'amour à mon âme enivrée, Alors...

Brise-le.

RHODOPE

Sois généreux, dis. Ce dernier chaînon

CfiÉSUS

Tu le veux? Donc...

RnODOPE

Je suis libre?

CRÉSUS, se ravisant.

Non. Tu partirais!

RHODOPE

Hon, tu n'es qu'un roi. Je respire. Je t'avais cru d'abord plus grand que ton empire, Crésus. Il n'en était rien.

CRÉSUS

Je te garde encor.

KSOPE

RnoDOPE, ironiquement. Ah!

CRÉSUS

Mais je t'asseoirai sur quelque trône d'or. Je puis te rendre égale à ton Roi, si tu m'aimes, El mettre sur ton front charmant vingt diadèmes.

RIIODOPE

Oui, tu peux te donner des spectacles pompeux.

Déguiser ton esclave en reine, tu le peux,

Et charmer ton ennui par ces plaisirs futiles.

Oui, quand je t'ai vu tout d'abord, vainqueur des îles.

Possédant les forêts, les royaumes, les lys

Et les vastes pays que ceint le fleuve Halys,

Tes yeux semblaient de pourpre, et sur tes tresses noires

Je crus voir tournoyer les ailes des victoires.

Mais, Roi, de tels honneurs sont pour moi superflus.

On ne peut faire avec Rhodope rien de plus

Que Rhodope. Je fus esclave et courtisane,

Il est vrai, mais j'ai la fierté d'une titane.

J'étouffe dans ton ombre, et je trouve mauvais

Ton pain.

GRÉS us

Je ne suis pas heureux, si tu savais...

KnODOPE

Toi que servent si bien l'audace et la bravoure!

GRÉSUS

Je sens la trahison qui veille et qui m'entoure. Je n'ai plus rien. J'ai pu voir mort le fier Atys. Oui, cet enfant si beau, mon héritier, mon fils, Je l'ai vu déchiré par la rouge blessure. Le sang avait jailli sur sa belle chaussure Et sa pâleur était celle d'un lys éclos. Or, comme je voulus étouffer mes sanglots. Respirant les hasards, la guerre, le voyage, Voulant venger aussi mon beau-frère Astyage, Furieux, poussé par je ne sais quel démon. Obéissant encore à l'oracle d'Aramon, J'attaquai Cyrus à Ptérie, en Cappadoce.

ESOPE Ô

Les chocs et les retours de la bataille atroce, Maints combats la guerre a fait son noir festin Ont entre nous laissé l'avantage incertain, Et Cyrus, que baigna la sanglante rosée, N'a pas vaincu.

{Avec accablement).

Mais la Lydie est épuisée, Et mon âme s'attriste à la chute du jour. Enfin, j'avais pu croire, un instant, que l'Amour Apitoyé, faisant de moi sa douce proie, Me donnerait encore une dernière joie. Si tu l'avais voulu, tu m'aurais consolé, C'est fini, mon dernier espoir s'est envolé. 0 Dieux immortels, sur mon empire qui sombre Vient l'envahissement effroyable de l'ombre, Si vous ne m'envoyez, quand je me sens perdu, Quelque prodigieux secours inattendu.

[On entend des cris au dehors. Rliodope marche jus- qu'à la terrasse qui s'étend au fond de la scène. Puis elle se penche et regarde).

RHODOPE

Horreur!

CRÉSUS

Quels sont ces cris affreux?

RnODOPE

Bandits féroces!

CRÉSUS

Rliodope !

imODOPE

Voir ainsi des spectacles atroces I

CRÉSUS

Qu'est-ce donc? Que vois-tu?

iiiioDOPE, étendant la main.

Là, victime et jouet Sinistre, un maliieurcux qu'on chasse à coups de fouet, Hurh; d'horreur, souffrant les angoisses dernières.

b E s 0 P K

Son dos martyrisé saigne sous les lanières Et l'ombre emplit déjà son visage obscurci. 11 succombe.

cRÉsns Fais-lui signe qu'il vienne ici.

[Aprèi l'avoir remercié par un geste de reconnais- sance, Rhodopc exécule l'ordre du Roi).

Oui, je veux soulager sa misère profonde, Ktant le Roi suprême et le maître du monde.

nnoDOPE Ah! tu mériterais, Crésus, qu'on t'adorât!

CRÉSUS

Hélas ! ^ [Entre Esope affolé, pantelant, poursuivi par Dorion et les serviteurs armés de fouets).

SCENE DEUXIEME

CRESUS, RHODOPE, ESOPE, DORION, serviteurs.

[Ésope aperçoit d'abord Rhodope et la reconnaît avec stupéfaction).

ÉSOPE, à part. Elle, grands Dieux!

RHODOPE, reconnaissant Esope, à part. Mais c'est Ésope! [Ésope voyant le Roi, vient se réfugier à ses pieds et lève sur lui un regard suppliant, mais délibéré.)

ÉSOPE

Un Rat, Aveuglé tout à coup par les cieux écarlates, Et stupéfait, sortit de terre entre les pattes

KSOPK

D'un grand Lion. C'était d'un Rat bien imprudent. Mais le Lion, brisé par le soleil ardent, Laissa vivre ce vil rebut de la nature.

cRÉsus, souriayit. Et ce fut de sa part générosité pure, Car sans doute le Rat ne sut pas, en effet, J'imagine, payer cette dette.

ÉSOPE

Si fait. Car un jour, le Lion terrible et solitaire Fut pris dans un filet tendu près de la terre, Sombre, vaincu, les yeux pleins d'éblouissements. Et la forêt trembla de ses rugissements. Mais le Rat, lui, ce vil néant, cette canaille, Se mit à ronger les filets, maille par maille, Et le Lion, par son secours essentiel, Se retrouva superbe et libre sous le ciel. Car le grand, si grand qu'il soit, peut avoir affaire D'un petit.

CRÉSUS, à Dorion. Dorion, que prétendais-tu faire De ce nain, qui nous dit l'histoire des lions? Que lui voulais-tu ?

DORION

Peu de chose. Nous voulions Le faire expirer sous le fouet. Haillon de fange, Tortu, difforme, il ne vaut pas le pain qu'il mange. Un marchand me donna cet être mal léché. Avec trois beaux Cretois, par dessus le marché. C'est ainsi. Nous avons eu pour rien ce colosse Exigu, ce héros tragique, avec sa bosse. Le rire le talonne et le suit pas à pas. Rien, pour lui, c'est cher.

CRÉsus, à Dorion.

Va.

(Sortent Dorion et les serviteurs).

i;sopE

SCENE 'i'KOlS IKME

CRÉSUS, RHODOPE, KSOPE

CRÉsus, à Esope.

Donc, tu ne voulais pas Mourir?

ÉSOPU

Oh ! si, la Mort est la consolatrice. Elle est la douce mère el la bonne nourrice, Et l'on s'endort heureux en son paisible sein. Comment ferait, en son immuable dessein, Lorsqu'elle vient fermer notre bouche ravie, La Mort, pour être aussi cruelle que la Vie? Des charniers, de la boue et des arcs triomphaux; Un concert, dont tous les instruments chantent faux, Des chiens fous aboyant contre la chaste Lyre ; Puis le féroce orgueil, l'amour qui vous déchire, La faim, la soif atroce, ou la satiété. Des vautours et des loups mis en société, La haine, le bourreau, la peste, l'esclavage, La mer jetant des corps noyés sur le rivage, Des marchands de tableaux qu'ils prétendent anciens, Des singes que l'on prend pour des musiciens. Les serpents, les poisons, le vin qui vous enivre. C'est cela que l'on trouve en s'obstinant à vivre. Et la femme est bizarre et l'homme n'est pas beau. Le repos tant cherché n'est que dans le tombeau. Ah ! tant de maux blessés par la douce lumière, La faim, louve brutale, entrant dans la chaumière. Quand tant de blé pourrit, vainement récolté, L'Ennui roi, le Génie à touto heure insulté, Un festin servi pour l'Avarice el l'Envie, Voilà ce qu'offre à tous la menteuse, la Vir,

ESOPE

Que l'on quitte en disant trop tard : Si j'avais su ! Ainsi qu'est-elle pour un avorton bossu ? Ah ! que ce corps hideux, ridicule, difforme, Accablé, trouve enfin sa litière et s'endorme Tranquille, dans la paix sereine du trépas, Oui, certes, j'y consens, mais je ne voudrais pas, Bien qu'ayant maintes fois joué de tristes rôles Sans pleurer, mourir sous le vil fouet de ces drôles, Dont le souffle brûlant courait dans mes cheveux. Enfin, tu peux aussi m'épargner, si tu veux, Car le cèdre, à ses pieds, laisse vivre l'hysope, Et le Lion fut doux pour le Rat.

RHODOPE, s'écriant.

Bon Esope !

CRÉsus, à Rhodope.

Tu le connais ?

RHODOPE

Oh ! oui, Roi, je le connais bien 1 Jadis je fus esclave avec ce phrygien, Ainsi que lui réduite à servir sous un maître. Et je l'admirais plus qu'il ne l'a su, peut-être. Car les Dieux nous montrant que tout orgueil est vain. Ont dans son corps souffrant mis un esprit divin, il a reçiï du ciel, qui nous sait misérables, Ce don mystérieux d'imaginer des fables Par qui, passant cliétifs, sur la terre exilés, Nous sommes à la fois charmés et consolés. Car la Vérité, nue ainsi qu'une statue, Y paraît, grâce à lui, belle et de fleurs vêtue I En ces récits, tantôt bouffons et gracieux. Tout nous parle à son tour, les éléments, les cieux, Le chêne, le grand fleuve, et le lion superbe, Le manant, Jupiter, le serpent, le brin d'herbe. Nous voyons défiler tout le vaste univers Dans cette comédie aux cent actes divers, Qui nous enseigne, par un heureux artifice La bravoure, la foi, l'amour, le sacrifice, Et toujours nous gourmande, en nous forçant à voir Nos vires rellété», comnip dans un miroir.

10 É s Û P K

Oui, voilà ce que fait, en son libre génie,

Ksope, conseillé par la muse Ironie;

Car celui qui subit les injures de l'air,

Les coups, la faim, l'été dévorant, l'àpre hiver.

L'ennui sombre a, du moins, la revanche sublime

De railler, comme il peut, tout ce qui nous opprime,

El c'est pourquoi l'esclave est un comédien.

Roi, toute énigme cède à ce bon phrygien.

11 a servi des rois et, malgré leurs injures

11 leur a fait gagner d'étonnantes gageures.

Traité par la misère avec sévérité.

Il invente, il devine, il sait la vérité.

Aussi fut-il parfois le vrai soutien d'un trône,

Gomme chez Lycérus, prince de Babylone.

Et quand, par ses conseils, maint royaume fleurit,

A des maîtres pour qui son invincible esprit

Fut toujours comme un luth qui s'anime et qui vibre.

Il ne demandait rien qu'une grâce : être libre !

Mais il ne fut jamais délivré sous les cieux,

Car un pareil esclave était trop précieu.x,

Et toujours l'esclavage avec son rire impie,

Lui remit sur le dos sa griffe de harpie.

CRÉSUS

0 Rhodope, affolé par ma perte, je cours, Je suppliais les Dieu.x de me porter secours. Or, ils m'ont écoulé déjà, leurs yeux me voient, Et ce sont eux seuls qui jusqu'à moi vous envoient. Oui, toi que nul n'écoule et ne regarde en vain, Rhodope, tu sais tout, comme un être divin, Et cet esclave errant, qui près de nous respire, A la sagesse, grâce au démon qui l'inspire.

RHODOPE

Et toi, ne tiens-tu pas les dangers en mépris, ORoi!

CHÉSUS

Conseillez-moi tous deux, subtils esprits! Triste, je vois, menant sur ses pas des fantômes, La Désolation terrasser mes royaumes, Et mes jours, vers la mort et vers l'oubli fuyants. Sont éblouis par des prodiges effrayants.

ÉSOPE H

Des chocs de cavaliers épars, couverts d'armures, S'écroulent dans le ciel, comme des moissons mûres; La Terre avec horreur, tressaille dans son flanc Et le Pactole enfin roule des flots de sang. On a vu s'arrêter au loin, sur les terrasses Des villes, des vautours et des aigles voraces. Au-dessus de nos fronts leurs vols démesurés Planent, et ces oiseaux, de carnage altérés Apparaissent dans l'air avec un grand bruit d'ailes. Que m'annonce un tel signe?

RHODOPE

Arme tes citadelles !

ÉSOPE

Fais équiper tes chars.

RHODOPE

Emplis les arsenaux.

ÉSOPE

Pratique des chemins et creuse des canaux.

RHODOPE

Que le rouge brasier dans les forges s'allume

Et que les lourds marteaux épouvantent l'enclume !

ÉSOPE

Instruis pour les combats futurs les citoyens,

RHODOPE

Les généraux, les chefs, les princes Lydiens!

ÉSOPE

Songe à tout.

RHODOPE

Que le souffle heureux de ton génie Embrase la Lydie et la Paphlagonie !

ÉSOPE

Que toujours, sur la plaine en feu, tes cavaliers S'exercent, accourus tout à coup par milliers !

RHODOPE

Qu'ils sachent, si longtemps que la bataille dure, Boire de l'eau saumâtre et coucher sur la dure,

12 ÉsuFfc;

Et qu'enlin, sans savoir si la flèche les mord,

Us soient prêts aux revers, au triomphe, à la mort.

KSOPE

Deviné par les Ilots d'hommes que lu diriges, Ose vouloir, alors d'eux-mêmes, les prodiges Qui t'effrayent, jetant des ombres sur ton front, S'en iront en fumée et s'évanouiront.

RHODOPE

Cet affianchissement, que ton cœur le savoure. Mon Roi, car l'homme peut, à force de bravoure, Dompter les Dieux jaloux et même le Destin, Bâtissant dans la nuit son projet clandestin.

CUESUS

Tu dis bien, ma Rhodope, et ta sage parole Dissipe mon ennui funeste, qui s'envole. N'est-ce pas, lutter, c'est le point essentiel, Ésope ?

ÉSOPE

Soyons forts et regardons le ciel ! Rien n'est fermé là-haut pour notre esprit agile. Quand les Dieux ont pétri l'Homme, arec de l'argile Qui pense, ils ont dit à ce roi : Nous t'avons fait Libre ; marche sans peur, et sois libre, en effet.

RHODOPE

L'horreur des éléments, la foudre, la tempête. Font peur aux animaux, en grondant sur leur tête ; Le lion, ignorant même son propre nom. Est épouvanté par les éclairs ; l'homme, non.

ÉSOPE

Superbe, il vient à bout de toutes les épreuves. Brise les rocs géants, détourne l'eau des fleuves, Brave la mer, détruit les monstres sur ses pas,

RHODOPE

Et tout lui reste, s'il ne s'abandonne pas !

GRÉSUS

Non, Cyrus ne m'a pas vaincu. Mais quoi ! lors même Que la Défaite affreuse et triste, au regard blême,

ÉSOPE 13

Aurait versé mon sang comme pour le tarir,

RHODOPE

Un peuple ne]"meurt pas, s'il ne veut pas "mourir !

GRÉSU3

Il est gisant, glacé, terrassé dans les rêves ;

Mais au bruit que feront, en se heurtant, les glaives,

Pâle, et rouvrant ses yeux, qu'une brume voila,

Il se peut qu'il s'éveille et dise : Me voilà I

Et de nouveau le fer luit dans les mains farouches ;

Un même cri sort à la fois de mille bouches ;

Il éclate, pareil au bruit des flots mouvants,

RHODOPE

Et ceux que l'on croyait des morts, sont des vivants !

ÉSOPE, à Ci'ésus. C'est toi dont le regard fait naître l'épouvante.

RQODOPE

La Victoire, à ta voix docile, est ta servante.

ÉSOPE

Donc, étant le Roi, sois terrible et radieux.

RHODOPE

Et quand viendra le jour des grands combats, les Dieux Regarderont d'en haut, s'envoler tes quadriges, Et ne t'effraieront plus avec de vains prodiges !

CRÉSUS

Dissipez-vous, terreurs vaines ! Je suis le Roi

Crésus, et je prétends être digne de moi.

Oui, quand nous marchons, c'est le danger qui recule

Et mon aïeul a pris le trône aux fils d'Hercule.

D'abord, allons au plus pressé . Je veux savoir

Au plus tôt, quelles sont mes ressources, et voir

Les ministres.

(.4 Rhodope).

Mais toi, Rhodope, aube vermeille, Qui reflétant l'éclat de la rose es pareille Aux Déesses du ciel, que tu me rappelas. Va, loin du clair soleil, reposer tes yeux las

0

14 ÉSOPE

Qui, ce matin, se sont ouverts avant l'aurore.

RnODOPE

J'obéis. A bientôt, mon roi.

cRÉsus, à Ésope.

Toi, reste encore.

(Le Roi frappe dans ses mains. Entre Ceyx).

SCÈNE QUATRIÈME

CRESUS, ESOPE, CEYX.

CRÉSUS, à Ceyx. Fais venir Orétès et Cydias.

(Ceyx sort. A Esope).

Ce sont Mes deux ministres, ceux qui font et qui défont Le sort ; les tout-puissants qu'on flatte et qu'on redoute.

ÉSOPE

Ah!

CRÉsus

Qu'ils ne te voient pas.

(Désignant une chambre voisine, dont Ventrée est fermée par une tapisserie).

Entre là, seul. Écoute Ce qu'ils diront. Fidèle à ton devoir sacré, Hicoute bien ce qu'ils diront .

ÉSOPE

Je n'en perdrai Pas un seul mot.

{Ésope entre dans la chambre que Crésus lui a dési. gnée. Le Roi s'assied. Entrent Orétès et Cydias qui s'inclinent profondément devant lui.)

ÉSOPE i^'

SCÈNE CINQUIÈME

GRÉSUS, ORÉTÈS, CYDIAS, ÉSOPE caché.

CRÉsus, faisant signe aux ministres d'approcher.

Venez. Que vous mandent les princes, Les intendants et les gouverneurs de provinces ?

ORÉTÈS

Roi...

CRÉSUS, ironiquement. Que tout va bien sous mon règne glorieux ? Ah ! je vois flotter comme une ombre dans vos yeux, Enfin désabusés de l'espérance vaine. Me tromper ! A quoi bon? Ce n'en est pas la peine. J'avais trop de bonheur, les Dieux m'en ont puni. Taisez-vous. Le temps des mensonges est fini. Quelque jour, il faut voir, quoi qu'on dise ou qu'on fasse, La vérité. Je veux la regarder en face. Il est temps. Devant moi, son maître et son gardien, Le peuple de l'immense empire Lydien, Vaincu par la misère, et de sa douleur ivre, Chancelle et tombe, et n'a plus la force de vivre,

ORÉTÈS

Eh bien ! relevons-le ce peuple, devant nous. Comme on fait d'un cheval tombé sur les genoux. A coups de fouet.

CYDIAS

D'abord, il est bon qu'on nous craigne.

ORÉTÈS

Le maître est divin ; c'est par la terreur qu'il règne. Déchaînant à son gré les sombres châtiments.

CRÉSUS. tristement. Comme à lui-même. Le commerce, les arts délicats et charmants

16 ÉSOPE

De la parure, les ouvriers de nos villes Excellaient, sont enlin tombés aux mains serviles. Tout le pays ressemble à nos champs ravagés.

cYDiAS. hypocritement. Oh ! le mal n'est pas si profond !

C.RÉSUS

Les messagers Sont-ils de retour ?

ORÉTÈS

Oui, tous

CRÉSUS ,

Et tous, les mains vides !

ORÉTÈS

0 Roi, les vignerons, les laboureurs avides, Se refusent de même à payer les impôts.

cydiaS Et l'on dirait qu'ils ont accordé leurs pipeaux.

ORÉTÈS

On n'en a pu tirer ni l'argent ni le cuivre. Efforts vains.

CYDIAS

Cependant l'État ne saurait vivre Avec rien.

ORÉTÈS

Eux, ils sont des menteurs fort subtils. Se dérober est leur talent.

CRÉSUS

Que disent-ils Pour ne pas acquitter leur ?

ORÉTÈS

Rien. Que la guerre Les a laissés pour morts, vu 'qu'il ne s'en faut guère.

CYDIAS

Qu'ils sont accablés tous d'ennuis et de chagrin, N'ayant pas de charrue et n'ayant pas de grain.

ÉSOPE 17

ORÉTÈS

Que la faim les blêmit, que la fièvre les mine. Qu'ils ont devant les yeux ce spectre, la famine. Et qu'implorant le ciel de leurs bras ingénus. Faute de vêtements, leurs petits vont tout nus.

GYDIAS

Et que la peste même est assise à leur porte.

CRÉSUS

Et s'ils disaient pourtant la vérité ?

CVDIAS

Qu'importe ? Le rusé paysan doit nous payer. Comment? C'est son affaire. Quant à conter son tourment, Il y tient.

ORÉTÈS

Nous serions suivis par les risées Si nous nous arrêtions à ces billevesées.

CRÉSUS

Mais alors, comment donc faut-il agir ?

ORÉTÈS

11 faut Faire, nous, ce que font l'autour et le gerfaut.

CYDIAS

Sans toits ni murs, on vit fort bien dans l'air céleste. Il faut aux paysans prendre ce qu'il leur reste, Leurs vêtements, et les chasser de leurs maisons.

ORÉTÈS

C'est la seule réponse à leur tas de raisons. Qu'on vende tout.

CRÈSUS

Eh I quoi !

ORÉTÈS

Les nippes. les guenilles, La cruche et le« fuseaux et les rouets des filles.

18 ÉSOPE

Sans se préoccuper de leurs cris importuns.

CYDIAS

De plus, il serait bon d'en pendre quelques-uns.

ORÉTÈS

Le paysan toujours gourmande sa nourrice. Attaqué de ce mal qu'on nomme l'avarice. Mais rien n'excite mieux son âme de hibou A trouver quelque vieille obole au fond d'un trou, Que devoir, sous le vent jaloux qui se déchaîne. Son voisin balancé dans les branches d'un chêne.

CRÉSUS

Devons nous accabler des malheureux?

CYDIAS

ORoi.

Tout vit sous le regard de la sereine Loi.

Celle qui tient en main la Balance et l'Epée,

Ne sauraitjamais être éludée ou trompée,

Car son temple est bâti sur les plus hauts sommets.

CRÉSUS

Assez. Vous recevrez plus tard mes ordres. Mais, Ne tourmentez pas ma colère qui sommeille. Allez.

{Sur l'ordre de Crésus, les tninistresse retirent. Aussi- tôt Ésope sort de la chambre il s'était réfugié et s'avance rapidement ve7's le Roi).

SCÈNE SIXIÈME

CRESUS, ESOPE

ÉSOPE, vivement.

Certes, j'en ris devant l'aube vermeille I Car les méchants sont plus cruels que les typhons, Et ces ministres sont d'excellents bouffons.

ÉSOPE 19

Ils s'exercent, guidés par leur prudence habile,

A mettre dans ta main royale une sébile,

Ne sachant rien de plus, et leur expédient

C'est de faire du roi Crésus un mendiant.

Ou plutôt le voleur de grand chemin qui rôde,

Et qui, pâle, étoufFant ses pas dans l'herbe chaude.

Poursuit le misérable errant sur le coteau.

Et d'une main sanglante agite son couteau!

Peuple, qui te prétends misérable, tu railles!

Allons, du courage. Un bon mouvement. Fais-moi

Riche! Vagabond, jette une aumône à ton Pioi.

De l'or! donne de l'or, que je me rassasie!

Ce langage irait mal au maître de l'Asie,

Au divin héros, mais tes sages conseillers

Unis par l'avarice et bien appareillés,

Marchent sur la chair vive en leur dédain superbe.

Et sur un rocher nu veulent faucher de l'herbe !

CRÉSUS

Oui, tu dis vrai.

ÉSOPE

Tout vient de ce peuple vaillant, Toujours fouaillé par la misère, et travaillant, Et, toujours pauvre et nu, c'est lui qui te fait riche! C'est par lui que le blé sort des terres en friche Et que, se déroulant comme un riche tapis. Ondule sous le vent le bel or des épis. Mourant, il lutte encor; malade, il se résigne. 11 cueille avec fierté le raisin de la vigne Sous les feux aveuglants du soleil, et, le soir. Foule sous ses pieds nus les grappes du pressoir. Il peine ce matin, ce soir et tout à l'heure. Et toujours.

CHÉSUS

C'est pourquoi je ne veux pas qu'il meure.

ÉSOPE

Hélas! les ouvriers du sol, durs paysans, Les tisseurs des métiers, les pâles artisans Souffrent, et quand la faim les mord comme un ulcère. Au lieu de pressurer leur chétive misère

20 ÉSOPE

Et de prendre, sans rien comprendre et pardonner Le peu d'or qui leur reste, il faut leur en donner. cRÉsm, entrant daiiis la pensée d'Esope. C'est cela!

ÉSOPE

Car devant les vautours et les aigles, Cette guerre a foulé tes orges et tes seigles. Il ne te reste pas de vigne, pas un fruit. Elle a tout ravagé, tout pillé, tout détruit. Mais, dans tes souterrains, pour ton regard éclate Le tas d'or amassé par ton père Alyatte, Par Gygès, par Ardys, en ton âme présents. Roi juste, il faut donner cet or aux paysans, Qui, dociles et doux sous ta main protectrice. Déchireront le sein de la terre nourrice. Avec cet or, qui fait les blés et les raisins, Ils pourront acheter chez les peuples voisins, De grands boeufs mugissants, des outils, des semences, Et redonner la vie aux campagnes immenses.

CRÉSUS

Oui, pour mieux récolter, donnons auparavant.

Oui, l'or enseveli redeviendra vivant

Et renaîtra. Mais bien agir, c'est agir vite.

Pour réussir, il faut avant tout que j'évite

Les faiseurs de néant et les diseurs de riens,

Qui frappent l'air, pareils aux chanteurs Doriens.

Loin, ces marchands de mots, trop faibles pour l'armure,

Qui parlent comme l'eau d'un vain ruisseau murmure.

ÉSOPE.

Oh! oui. Roi!

CRÉSUS

Surtout pas de groupes, de bavards, Penchant sur mon chemin leurs visages blafards. Et, pour guérir les maux renaissants de l'Empire, Faisant de vains discours, si le mal devient pire. Mais moi, je donnerai tout à ce qui m'est cher, Car, pour sauver mon peuple, ô Dieux, ma propre chair! Qu'est-ce que des trésors cachés et des monnaies? Ce qu'il faut pour guérir les plus cuisantes plaies.

ÉSOPE 21

C'est qu'un liomme, investi par moi de tout pouvoir,

Savant, ferme, si pur aussi qu'on puisse voir,

En se penchant sur lui, sa probité hautaine,

Comme un sable d'or sous le flot de la fontaine,

Et qui soit indulgent, et sache dire : Non,

Aille répandre au loin ces trésors en mon nom.

Qu'il soit doux pour tous ceux que tord l'angoisse amère.

Et qu'il ait, pour eux, la tendresse d'une mère,

Etant celui sur qui flotte l'ombre du Roi.

ÉSOPE, pensif. Un homme!

CRÉSUS

Tu l'as dit. Cet homme sera toi.

ÉSOPE

Qui, moi le maudit! moi l'avorton! moi l'esclave!

GRÉSUS

On verra sous l'or pur resplendir ton front hâve. Et quand l'ardent soleil baisera tes cheveux. Les peuples te verront, parce que je le veux, Dans un tel appareil de puissance et de gloire, Que tu seras comme un flambeau sur leur nuit noire. Le passé devient songe, et si tu te souviens De tes maux, ce sera pour t'en réjouir. Viens. Nous allons puiser dans mon trésor, cher Ésope. Mais sois prodigue. Agis en prince.

ÉSOPE, suivant le Roi. A part

Adieu, Rhodope!

(Ils sortent).

ACTE DEUXIÈME

Au lever du rideau, la scène est vide. Orélès et (jydias entrent en causant.

SCENE PREMIERE

ORÉTÈS, CYDIAS.

CYDiAs, très joyeux. Oui, compagnon, tandis que le lion rêvant Secoue avec orgueil sa chevelure au vent, Nous sommes les chasseurs, et nous tendons nos toiles. Fils, nous pourrons lever nos fronts jusqu'aux étoiles, Car le Perse n'est pas généreux à demi.

ORÉTÈS, serrant avec 7'avissement les mams de Cydias. Cher Cydias! Quant au bossu, notre ennemi, Nous le tenons.

CYDIAS

Ah! C'en est fait d'Ésope?

ORÉTÈS

Il sombre Nos esclaves hier ont pu le voir dans l'ombre Maniant les tas d'or, joyeux et plein d'effroi.

CYDIAS

Cet Ésope volait effrontément le Roi.

ÉSOPE 23

ORÉTÈS

Et nous le confondrons avant peu, s'il ne cède A nos raisons.

CYDIAS

La peine à son bonheur succède.

ORÉTÈS

Il est temps I

CYDIAS

Dès ce soir, nous prendrons un parti.

ORÉTÈS

Enfin!

GYDIA.S

Depuis deux ans qu'Ésope était parti, On le croyait, parmi ses diverses fortunes, Mort, oublié, perdu comme les vieilles lunes.

ORÉTÈS

Pas du tout. Il revient de loin.

CYDIAS

Toujours boudeur.

ORÉTÈS

Et le bon Roi, féru de son ambassadeur, Poursuit déjà le cours de ses projets sinistres.

CYDIAS

lien ferait l'égal de nous autres, ministres I Et se réjouit trop à le voir de retour.

ORÉTÈS

Parlons bas. Justement c'est lui qui vient.

{Entre Ésope, embelli, transfiguré, magnifiqiœ)nent vêtu. Il est plongé dans ses réflexions, et ne voit pas d'abord les ministres.)

24 É s û p E

SCENE DEUXIEME

ORÉTÉS, GYDIAS, ÉSOPE.

ORÉTÈS

Bonjour Ésope.

cYDiAS, à Esope. A cet habit somptueux qui te pare, On voit que parmi nous ta gloire se prépare.

ORÉTÈS

Je te salue.

CYDIAS

Heureux le sein qui t'a conçu!

ORÉTÈS

Tu seras puissant.

CYDIAS

Fier.

ORÉTÈS

Magnifique .

ÉSOPE

Et bossu.

CYDIAS

La faveur des rois est comme une aube vermeille le nuage rose avec l'éclair sommeille.

ORÉTÈS

Elle est parfois hiver glacé, tantôt printemps.

ÉSOPE

Oui, c'est elle qui fait la pluie et le beau temps.

ÉSOPE 25

CYDIAS

Elle est comme ces monts qu'un orage enveloppe De nuit.

ORÉTÈS

C'est égal, sois heureux.

Bonjour, Ésope.

(Les deux ministres sortent, en cachant à peine leurs rires ironiques. Esope dédaigneux, ne les regarde même pas partir et se livre de nouveau à sa pensée).

SCENE TROISIEME

ESOPE

Mon malheur, justes Dieux, est-il assez profond?

De ce palais en fête Je revois au lointain les nuages qui font

Des ombres sur ma tête.

J'ai connu tout, l'exil effrayant loin du jour, Les hontes, l'esclavage.

A présent, tu meurtris mon sein, cruel Amour, Avec ta dent sauvage.

Cette Rhodope, orgueil du printemps souriant

Qui ravit le ciel même Comme une blanche étoile au front de l'Orient,

0 délire ! je l'aime !

Sur sa tète un rayon brille, mystérieux.

Blanche comme l'ivoire, Elle soumet, avec ses yeux victorieux,

Un Roi couvert de gloire.

26 s ( t p K

Et devant son beau front, par la lyre vanté,

la clarté se pose Mon désir palpitant frissonne, épouvanté

De frôler celte rose.

0 Nuit, ô sombre Mort, douces toutes les deux,

Amantes éternelles, Venez. Ayez pitié de l'esclave hideux,

Prenez-moi sous vos ailes.

{Voyant le Roi qui irieni, avec Rhodope). Pourvu que ma rougeur n'aille pas me trahir! Us viennent, lui, ce Roi que je ne puis haïr Et là, tout près de lui, cette femme adorable Que sans cesse poursuit mon rêve. Ahl misérable! (Le Roi s'assied. Esope sans approcher et sans chan- ger de place s'agenouille townié vers lui).

SCÈNE QUATRIÈME

CRÉSUS, RHODOPE, ÉSOPE

ÉSOPE, s' agenouillant. Mon Roi! (Le Roi d'un geste ami lui fait signe d'approcher.

GRÉSUS

Lève-toi. Viens. Que n'as-tu pas fait pour Ton Roi ! Depuis un mois, te voilà de retour. Et je me sens heureux de te retrouver, comme Au premier jour. Tu fus en effet plus qu'un homme. Tu restas loin de nous deux ans, oui seulement Deux ans, et la Lydie, en proie à son tourment Renaît heureuse, après de si pénibles veilles. Cher Ésope, en si peu de temps, que de merveilles! Erythres, Clazomène et la belle Nysa Mouraient du mal qui, si longtemps, les épuisa;

ÉSOPE 27

Mais voici que ta main puissante les relève !

Oui, cet enchantement est venu comme un rêve.

Les champs semblaient maudits par quelque dieu jaloux;

On y voyait errer des chacals et des loups,

Et la pâle Misère, au laboureur avide

Tendait ses bras sans chair et sa mamelle vide.

Mais tu parus, et tout a changé. Maintenant,

On voit l'abeille d'or sur les fleurs butinant;

Les chars sonnent au loin sur les routes ouvertes,

Et la montagne chante, et les plaines sont vertes.

Saluant le soleil de leurs yeux étonnés,

Les femmes, sur leurs seins, bercent les nouveau-nés;

La Paix et le Travail ont des fêtes hautaines,

Et l'on entend gaîment soupirer les fontaines.

ÉSOPE

Si les Dieux ont voulu ce miracle, en effet, 0 Roi, maître de tout, c'est toi seul qui l'as fait, Car on voit refleurir tout ce que ta main touche. Quand je parlais, j'avais ton souffle sur ma bouche, Et c'est grâce à toi seul que j'ai pu tout changer, N'étant rien que ton ombre et que ton messager. Oui, toi seul as guéri ton grand peuple qui saigne. Moi, je suis revenu fidèle, et mon Roi daigne Abaisser jusqu'à moi son regard adouci, Et par un sort heureux, j'ai pu revoir ici Rhodope!

r.noDOpE Oui, car j'y porte une solide entrave. Je n'en pouvais partir, puisque j'y suis esclave.

eu Es us Que dis-tu !

RHODOPE

Je ne dis rien que la vérité. Le destin contre moi si longtemps irrité, A fait do moi, Rhodope, une esclave, une chose, Sur laquelle ton pied victorieux se pose. Dans mon regard captif, on ne voit pas d'éclair Et le lit je dors n'est pas à moi, ni l'air Que je respire. Mais cependant, mon cn;ur vibre. Et je l'admirerais, ô Roi, si j'étais libre.

28 ÉSOPE

Même, je m'intéresse à ton sort comme un chien Qui veille encor, le cou blessé par un lien. La Perse le menace et veut, comme naguère, Te meurtrir; nous verrons se réveiller la guerre Et bientôt, frémissants comme un ardent réveil D'aurore, et sur leurs pas versant un Ilot vermeil. Tes citoyens armés pour les vaillantes luttes, Marcheront, au son des cithares et des flûtes. Va, guide-les, grandis la gloire de ton nom. Et tu triompheras de tout.

cRÉsus, tristeinent.

Hélas! mais non De toi.

RnODOPE

Qu'est-ce, pour toi. qu'une femme asservie Et farouche? Rien.

CRÉSUS

Non, rien. Pas plus que ma vie! Pas plus, en vérité.

{A Esope).

Mais, cher Ésope, enlin Il a lui, le fantôme horrible de la Faim, Tu sus tout accomplir, imaginer, résoudre; Mais cette main, qui tient l'épée et tient la foudre, T'élèvera plus haut qu'on ne peut le penser, Et tu verras comment je sais récompenser.

(Le Rûi sort.)

SCÈNE cinquièmp:

RHODOPE, ESOPE.

RHODOPE, avec animation. Oui, nous verrons des jours de triomphe, et les armes De Grésus vaincront.

ÉSOPE 29

ÉSOPE, très tristement. Oui. RHODOPE, regardant attentivement Ésope.

Mais que vois- je? Des larmes Dans tes yeux! Toi qui sus en tous temps dévorer Tes douleurs, tu faiblis, et je te vois pleurer!

ÉSOPE

Le plus fort se fatigue et succombe à la tâche, Et lorsqu'on se croyait courageux, on est lâche !

RHODOPE

Pas toi! Mais quoi ! c'est en me regardant que tu Pleurais, toi, le courage et la même vertu !

ÉSOPE

Non.

RHODOPE

Je te connais bien. Ame que rien ne ploie, Tu portes le malheur comme un autre la joie. Les maux les plus amers, tu sais les mépriser Et je n'en connais pas qui puissent te briser. Vers ton but, la pensée invincible te mène. Et comme tu ne crains nulle douleur humaine, La seule arme qui soit assez cruelle pour Te meurtrir, c'est la flèche affreuse de l'Amour! Quand il en est blessé, le plus hardi frissonne, Oui, c'est cela.

ÉSOPE

Tais-toi. Non, je n'aime personne, Je ne te cache rien, je n'ai pas de secrets.

mroDOPE Tu le dis. Cependant, chère âme, tu pleurais! Et c'est quand j'ai parlé de ce Roi qui m'enchaîne Et dont la passion m'inspire de la haine.

ÉSOPE

Le crois-tu? C'est un Roi. Moi, je suis un bossu. Rhodope, si j'aimais, par un songe déçu, Moi, nain, j'écraserais avec un poing d'Hercule Ce cœur qui bat dans ma poitrine ridicule!

30 K s 0 P K

El tu n'as pas eu torl de me parler du Hoi. itHODOPE, comprenant tout à coup.

Ah! folle que j'étais! Je comprends tout. C'est moi Qui t'ai fait supporter cette angoisse infinie, Ces deuils, et c'est pour moi que tu soufTres, génie! 0 misère! je fus aveugle jusqu'au bout. Tu m'aimes ! A présent, ami, je comprends tout. L'amour ! tu l'as oonim par moi. J'eus cette gloire. Ah ! le passé lointain renaît dans ma mémoire, Avec son ennui sombre et ses tourments hideux. Jadis, quand nous étions esclaves tous les deux, Si jeunes alors, en Phrygie, à Dalylée, N'attendant le repos que de l'ombre étoilée, Quand tu passais, parmi les feux du jour vermeil, Portant des fardeaux, las, brûlé par le soleil, Tu me cherchais des yeux, dans ton angoisse amère. Comme un petit enfant qui regarde sa mère! Qui te disait alors que je ne t'eusse pas Aimé? Triste et pensif, tu marchais dans mes pas. Et moi, qui te parlais bien des fois la première, Je voyais tes regards comme un flot de lumière. La laideur n'est plus rien dans la pure clarté. D'ailleurs, qu'est-ce que la laideur ou la beauté, Pour celle à qui les Dieux, en leur céleste ivresse Avaient donné l'orgueil d'une jeune déesse? Tu pouvais avouer ta peine et tes ennuis.

ÉSOPE

Rêve que tout cela! Je n'aime rien. Je suis Le triste avorton mal venu. Si, parfois, j'ose Te contempler, c'est comme on admire une rose. Mais je n'ai pas connu l'amour et ses tourments. Non, je ne t'aime pas.

RHODOPE, baisant Ésope au front et s'eiifuyant. Je te dis que tu mens!

ÉSOPE 31

SGÈNE SIXIEME

ESOPE

Oh! je n'ai pas rêvé. C'est bien elle. Sa bouche De déesse a baisé mon front triste et farouche, Sur ma tête brûlante elle vint se poser. C'est bien vrai. J'ai senti la douceur du baiser ! 0 dieux! mourir dans cet instant! mourir!

{Ésope se retire dans un coin du théâtre et reste im- mobile, absorbé dans sa pensée. Entre le Roi, par- lant à Cydias et à Orétès qui le suivent).

SCÈNE SEPTIÈME

ÉSOPE, CRÉSIIS, CYDIAS, ORÉTÈS.

cRÉsus, aux ministres.

Que l'heure Vous conseille! Le temps, en fuyant, nous effleure. Et change dans son vol nos destins. Vous étiez Ma colère, devant les peuples châtiés, Et vous étiez aussi ma force et ma clémence. Tout émanait de vous dans cet empire immense. Le bien, le mal, et dans le ciel échevelé, La foudre se taisait, quand vous aviez parlé. Vos mains tenaient le monde et n'étaient jamais lasses. C'est de vous que tombaieni les faveurs et les grâces Et vous resplendissiez dans un éclat vermeil. On se tournait vers vous comme vers le soleil. Mais, à présent, c'est un jour nouveau qui va naître. Tout est changé. Sachez que vous avez un maître.

32 !•: s u p E

[Désignant de la main Esope, toujours muet et immobile). C'est Ésope. Il agit et décide pour moi. Ce qu'il dit, je le dis. Ce qu'il veut, moi, le Roi, Je le veux. Donc, tâchez d'éviter sa colère. Etlorcez-vous de le servir et de lui plaire Et gardez vos regards sur les siens allachés. C'est dans votre intérêt que je parle. Tâchez De lui plaire.

{Crésus sort.}

SCENE HUITIEME

ÉSOPE, CYDIAS, ORÉTÈS.

CYDiAs, à Esope. Ah! crois-le, cet ordre nous enchante.

OBÉTÈS CYDIAS

Nous te servirons d'une façon touchante.

ORÉTÈS

Ardemment.

CYDIAS

Si le Roi t'élève et te chérit,

ORÉTÈS

11 ne devait pas moins à ton subtil esprit,

CYDIAS

A ta vertu, brillant toujours d'un nouveau lustre.

OhÉTÈS

Tu dois être, à coup sur, d'une naissance illustre!

Oui.

ÉSOPE 33

ÉSOPE

On dit que je suis fils d'un pauvre bûcheron, Qui, tout près d'un torrent, noir comme l'Achéron, S'endormait, las, dans sa cabane aux vents ouverte, Et faisait des fagots, seul, dans la forêt verte.

Oh! quelle erreur I

ORETES CVDIâS

Mais quoi! Tu dis cela par jeu!

ORETES

Tu dois être plutôt le fils de quelque dieu Qui, venu parmi nous, s'éprit d'une princesse, Et qui, dans les cieuxpurs, veille sur toi, sans cesse, Esprit dont, sur toi, la sagesse ruissela.

GYDIAS

C'est vrai.

ORÉTÈS

Crois-le.

ÉSOPE

Mais je suis laid !

OHÉTÈS

Qui dit cela?

CVDIAS

Ton visage, au contraire, est noble.

ORÉTÈS

Sur ta joue Passe et brille un rayon frémissant qui se joue.

ÉSOPE

Bon. Mais ne suis-je pas bossu ?

ORÉTÈS

Pas plus qu'un lys.

GYDIAS

Pas plus que no l'était le chasseur Adonis

^4 ES () p !•;

Caché dans les bois, près de sa divine amante.

KSOPE

Et ma barbe n'est pasjaiïreiise ?

CYDrAS

Elle est charmante.

OUÉTÈS

Et ce regard qui brille est comme un clair flambeau.

ÉSOPE

Donc, je ne suis pas laid?

ORÉTÈS

Pas du tout.

ÉSOPE

Je suis beau ?

ORÉTÈS

Comme Apollon venant éclairer nos misères.

CYDIAS

Oui, comme lui.

ÉSOPE, avec une bonhomie ironique. Je vois que vous êtes sincères.

ORÉTÈS, modestement. Vrais.

ÉSOPE

Un corbeau, perché sur un arbre très sec, En hiver, tenait un fromage dans son bec. Ce régal, un renard doucereux, mais avide, En bas, le dévorait des yeux, mâchant à vide. Il dit : Je le salue et je t'aime, corbeau ! Dieux ! que ton noir plumage est lisse et ton corps beau! Ami, ta seule vue est une enchanteresse, Un délice ; mais si tu chantais, que serait-ce ? Les tigres, les lions adoucis, les rochers T'écouteraient, auprès de ton arbre penchés. Tous diraient : L'oiseau chante, il faut qu'on applaudisse. C'est quelque Orphée ayant perdu son Eurydice Et qui, pour la reprendre, après les maux soufferts. Ira charmer les Dieux effrayants des enfers.

ÉSOPE 35

Ainsi le renard fauve, en son hypocrisie, Mêlait le fiel amer à des flots d'ambroisie, Par un art familier chez les empoisonneurs.

ORÉTÈS

Et le corbeau ?

GYDIAS

Que fil le corbeau ?

ÉSOPE

Chers seigneurs. Je ne sais. Il était plus sérieux qu'un mage. S'il ouvrit son bec d'or et lâcha le fromage, Il est probable, on peut imaginer déjà Que le fin renard s'en saisit et le mangea. Quant à moi, pour qui tout parleur est l'adversaire, Entre mes fortes dents, comme un étau je serre Un fromage dont nul ne fera son repas, Et des griffes de fer ne l'en ôteraient pas.

GYDIAS

Certes, la flatterie, aux sirènes pareille. Te dirait un chant trop grossier pour ton oreille, Et ne troublerait pas ton cœur mystérieux. Mais parlons, maintenant, et soyons sérieux.

ORÉTÈS

Tu trouveras en nous des frères.

CYDIA.?

Des modèles D'honnêteté.

ORÉTÈS

De bons associés fidèles.

CYDIAS

Sois tranquille.

OH ÉTÉS

Et d'abord comme point de départ, Nous t'offrons la plus grosse et la meilleure part.

ÉSOPE

De quoi ?

ORÉTÈS

De tout.

36 K s (J P E

CYDIAS

Malgré certains regards obliques, puisons-nous l'or?

OHÉTÈS

C'est dans les caisses publiques.

ÉSOPE

Assez ! Taisez-vous.

CYDIAS

Bah ! Pourquoi donc?

ÉSOPE

Taisez-vous!

ORÉTÈS

Pourquoi nous taire? Avoir de l'argent est fort doux.

CYDIAS

Et rien n'est meilleur.

ORÉTÈS

Tu verras corame on gouverne.

CYDIAS

Tu feras comme nous.

ÉSOPE, à part.

Quelle est cette caverne ! {Haut). Adieu, seigneurs.

CYDIAS

Comment?

ÉSOPE

.Je porte ailleurs mes pas. J'éloufTe et j'ai besoin d'air.

CYDIAS, bas à Orétès.

Il ne comprend pas!

ORÉTÈS, bas à Cydias. En effet!

CYDIAS, à Ésope. Tu nous prends pour des âmes étroites.

ÉSOPE 37

ORÉTÈS

Allons donc!

GYDIAS

Nos façons de vivre sont adroites.

ORÉTÈS

Notre seul intérêt peut nous mettre en émoi, Et nous sommes des gens comme toi.

ÉSOPE, indigné.

Comme moi!

ORETES

Sans doute.

ESOPE

Ah ! pas un mot de plus.

ORÉTÈS

A quoi bon feindre 'r Nous savons tout.

ÉSOPE

Quoi?

GYDIAS

Tout.

ORÉTÈS

Cesse de te contraindre. Que le Pactole pleure et chante sous les joncs, Et puisque cet empire est à nous, partageons!

CYDIAS

Nos lyres sont d'avance à la tienne accordées. Nous t'obéirons.

ORÉTÈS

Nous entrons dans tes idées.

GYDIAS

C'est pourquoi, ne sois pas sauvage comme un loup.

ÉSOPE, ironiquement. Parlez donc! Vos discours m'intéressent beaucoup.

{A part.) 0 clarté du soleil, que cette fange est noire 1

38 ÉSOPE

oRÉTÈs, à Esope.

Ami', Crésus est beau sur son trône d'ivoire ; Mais ce Roi, meurtri par la mort du jeune Atys, Est très songeur, depuis qu'il a perdu son fils.

CVDIAS

Oui, ce victorieux est mûr pour la défaite,

ORÉTÈS

Si tu veux, tu vivras une éternelle fête, Où, superbe, et vêtu de glorieux habits, Tu boiras des vins dans les coupes de rubis.

CYDIAS

Autour de toi, le long des murailles fleuries. Des femmes aux beaux seins ornés de pierreries, Au bruit des instruments chanteurs, balanceront De légers éventails de plumes sur ton front.

ORÉTÈS

Et tu verras leurs corps aux gracieuses poses, Ondoyer sous les clairs filets de perles roses.

CYDIAS

Sois très joyeux.

ORÉTÈS

Et s'il te faut de l'or, prends-en Partout.

CYDIAS

Chez le seigneur et chez le paysan.

ORÉTÈS

Si tu veux quelque femme ou quelque jeune fille, Prends-la, sans nul souci du père de famille. Ami, triomphe sans partage et sans rival I

CYDIAS

Tu peux, si tu le veux, pousser ton noir cheval A travers les épis d'or et les champs de roses, Puisque tout s'offre à toi, les hommes et les choses,

ÉSOPE 39

Et la belle moisson de pou. -e du printemps.

Ésoi Et vous faites ainsi, je pense ?

CYDIAS

Toutle temps.

ORÉTÈS

Que chaque jour apporte une heureuse trouvaille. C'est au mieux !

ÉSOPE

Et que dit le peuple, qui travaille Lorsque vous lui prenez tout et son dernier bien !

ORÉTÈS

Que dirait-il ?

CYDIAS

Rien.

ORÉTÈS

Carie peuple, ce n'est rien. Il est pour souftrir et labourer. Qu'il souffre, Dès que s'éveille l'aube, en son voile de soufre ! Qu'importe son destin, pourvu que nous ayons Tous les amours, tous les bonheurs, tous les rayons !

CYDIAS

Ce peuple qui soupire avec sa voix éteinte,

Et dont nous entendons si vaguement la plainte

Affaiblie, à travers les chants mélodieux,

C'est la bête qu'on fouaille et nous sommes les Dieux.

KSOPE

Mais quand fondra sur vous la sanglante folie De la guerre, comment la Lydie avilie Saura-t-elle braver les Mèdes chevelus ? Et comment saurez-vous mouiir ?

CYDIAS

On ne meurt plus.

ÉSOPE

J'entends. Etre un héros, ce n'est plus à la mode. Et tous, vous aimez mieux vivre. C'est plus commode.

10 ÉSOPE

CYDIAS

Notre Lydie, ainsi qu'à son riche matin, Excelle à marier les ors avec l'étain. Elle tisse, pour ses amoureuses paresses Des éloires ayant la douceur des caresses. Voilà tout.

OHÉTÈS

Nous savons que les guerriers de fer Viendront avec leurs cris dont s'étonne l'enfer. Eh bien ! nous subirons des fortunes diverses Et tôt ou tard, s'il faut que nous devenions Perses. Nous le deviendrons.

CVDUS

Moi, je n'y vois aucun mal.

ORÉTÈS

Rien ne sera changé sous le ciel aromal Et nous vivrons très bien notre vie ordinaire.

CYDIAS

Très bien.

ÉSOPE, d'une voix terrible. Que fais-tu donc là-haut, sombre tonnerre, Puisque tu ne dis rien dans les cieux interdits, Et puisque tu n'as pas foudroyé ces bandits?

{Aux ministres.) Certes, ô lâches cœurs, votre impudence est forte, 0 Dieux ! une figure échevelée et morte Est là, gisante, et c'est la Lydie au beau front. Qui, jadis, rayonnait, vierge de tout affront, Et qui régnait, de fleurs et de joyaux chargée. 0 parricides ! c'est votre mère égorgée, Ayant ses bras charmants blessés par des liens, Et vous vous disputez sa chair, comme des chiens! On voit traîner, sur vos mâchoires pantelantes Quelque lambeau hideux entre vos dents sanglantes. Et, monstres cruels, par le meurtre extasiés, Vous paradez, repus, souillés, rassasiés. Contents de vous, traînant vos barbes dans la fange, Et vous me dites ; Viens t'asseoir avec nous. Mange.

K s 0 P E

41

Accours. Voici la part. Fais comme nous, enfin. Merci! Régalez-vous sans moi. Je n'ai pas faim !

[Ésope sort).

SCÈNE NEUVIEME

GYDIAS, ORÉTÉS

GYDIAS

Il faut perdre ce triste avorton.

ORÉTÈS

Ce difforme.

GYDIAS

Qu'il se brise le front dans une chute énorme!

OnÉTÈS

Ah! s'il a vraiment fait ce que nous avons su, La chose nous sera facile, et ce bossu, Qui sur nous, vomissait l'insulte en son délire, Avant qu'il soit longtemps, aura fini de rire.

GYDIAS

11 faisait l'honnête homme et l'homme de valeur, Mais il ne vaut pas mieux que nous,

ORKTÈS

C'est un voleur!

GYDIAS

Il volait Crcsus. Bon. Nous l'aurions laissé faire.

OnÉTÈS

Mais il nous a bravés. Cela change l'affaire.

GYDIAS

Puis, songeons à ce roi stupidc aux lourds colliers,

Qui nous a sottement, naguère, humiliés.

Car l'envoyé secret de Cyrus, j'en soupire!

Nous offre assez d'or pour acheter un empire.

Oui, Saroulkha, tel est son nom pour tout régler,

A parfaitement su comme il faut nous parler.

4.

42 ÉSOPE

ORÉTÈS

11 parle très bien.

CYDIAS

Que notre savoir s'exerce

OUÉTÈS

Lt nous palperons l'or, le bon or de la Perse.

CYDIAS

L'or, c'est la vertu même et le premier des biens.

OUÉTÈS

Cet Hsope, ce fou! qui nous appelait : chiens! El nous traitait déjà comme des bêtes mortes. Fort bien. Mais nous allons voir.

(Apercevant le Roi, Orétès et Cydias se retirent à l'écart, dans un coin de la scène. Entrent Crésus, Hhodope et Esope, couvert d'un très riche ■inanteau, suivis de loin par Ceyx, qui demeure au fond du théâtre.)

SCENE DIXIEME

ORÉTÉS, CYDIAS, CRÉSUS, RHODOPE, ESOPE, CEYX,

LICHAS, puis DES LYDIENS, SEIGNEURS, CITOYENS, FEM.MES, VIEILLARDS, ENFANTS.

CRÉSUS, à Ceyx.

Fais ouvrir les portes De ce palais, la Force et moi, nous régnons. Et que tout citoyen puisse entrer.

{Entrent les Lydiens).

Compagnons, 0 vous que j'ai guidés vers les belles victoires Et qui m'avez conquis tous mes grands territoires, Et toi de qui je fus le fidèle gardien, 0 peuple industrieux du pays Lydien, Vous, forgerons de l'or qui se métamorphose, Et vous, savants tisseurs des étoffes de rose.

ÉSOPE 43

Vous vivez en repos, sous mon règne absolu.

Ecoutez maintenant ce que j'ai résolu.

Un homme s'est trouvé qui, dans la Phrygie

A reçu des dieux la sagesse et Ténergie.

Combattant la misère, abattant le gibet,

Il a sauvé l'État, qui déjà succombait.

Je lui donne pouvoir sur toutes les provinces,

Il dominera les gouverneurs et les princes.

Vous le voyez vêtu de pourpre comme moi,

Et je me suis dit son obligé, moi, le Roi !

[Montrant Esope). C'est Ésope. Il était caché dans l'ombre noire. Mais je l'ai mis dans la lumière et dans la gloire. Je veux l'asseoir sous les victorieux piliers Du trône, près de mes grands lions familiers, Et plus tard, j'ai tant de royaumes! qui sait? même Attacher sur son front loyal un diadème ! Car, voulant choisir un héros, j'ai réussi. Donc, son nom vénéré doit resplendir, et si Quelqu'un se souvenait, dans un jour de folie. De ce que fut Ésope autrefois, qu'il l'oublie !

ÉSOPE, s' agenouillant aux pieds de Crésus qui, d'un geste ami, le relève.

0 mon Roi !

ouÉTÈs, s'avanrantj à Crésus.

Je suis la poussière que le vent, Avec sa fraîche haleine, éparpille devant Tes pieds divins. Pourtant, comme c'est mon envie, Js le parlerai, fùt-co aux dépens de ma vie. Un monstre est le jouet de ses lâches amours. Et comme Esope était esclave, il l'est toujours. Oui, chacun l'a pu voir esclave en celte ville, El rien n'est transformé dans son âme servile.

{A Ésope). Esope, c'est en vain que lu dissimulas.

ciiiîsus, à Oràtès.

Quoi! C'est toi que j'entends, Orétès? Es-tu las De vivre?

44 ÉSOPE

OliÉTÈS

Ayant au loin pourchassé des fantômes, Après avoir si vite exploré tes royaumes, Ésope refusa de vivre en ce palais, Près de toi, souviens-t'en, comme tu le voulais, Tu le sais, il habite assez loin de la ville. Dans un lieu très désert, une maison tranquille. Et là, seul, frémissant, et par l'ombre voilé. Quand resplendit la nuit dans l'azur étoile, Il veille I

CYDIAS

Ésope est un madré voleur. Il triche. Aux dépens du trésor il est devenu riche. L'or que tu lui donnas, en tes vaines terreurs, Pour aller soulager au loin les laboureurs, Il l'a volé, gardé pour lui, rais dans un cofîre. Il l'aime, il le caresse, il le couve, il se l'offre. Et, fier de son éclat si farouche et si beau. Les nuits, à la lueur tremblante d'un flambeau, Il y plonge ses mains d'esclave, triomphantes.

or.ÉTÈs

Hier, nos serviteurs l'ont pu voir par les fentes De sa porte, y plongeant son visage et ses bras. Dis qu'on aille chercher le coffre, et tu verras Alors, si nous avons menti.

CYDI.\S

Dis qu'on apporte Le coffre ! On la vu par les fentes de la porte. Quoi ! n'est-ce rien, mentir, voler, trahir son Roi ! Et voilà ce qu'a fait ce grand homme !

GRÉsus, à Ésope, avec une profonde tristesse.

0 Dieux ! toi, Ésope !

(A Ceyx et à Lichas). Mais déjà la nuit tombe et dévore Le jour. Dès que naîtra demain, l'ardente aurore,

ÉSOPE 45

Ceyx et toi Lichas, tous les deux, vous irez Chez lui chercher le coffre, et vous l'apporterez Ici.

{A Esope). Tu resteras prisonnier, jusqu'à l'heure Venue, en ce palais. Ah ! ma loyauté pleure, Et pourtant j'avais cru ton cœur digne du mien. Que me diras-tu pour te justifier ?

ÉSOPE

Rien. Que pourrais-je dire? Un esclave est-il un homme? Il est moins qu'un chien, moins qu'une bête de somme. Est-il d'une femme et nourri de son lait? Non pas. Il est dans la fange, puisqu'il est Esclave. 0 citoyens, se peut-il qu'il se lave D'une accusation? Non pas. Il est esclave. On a commis un crime, un vol? Deuil éternel! C'est lui le voleur et le pâle criminel, Et tout crapaud vil peut le salir de sa bave. Il ment, il fraude, il n'est pas homme. Il est esclave. Qu'il soit courageux, fier, et d'un esprit subtil. Et vaillant devant tous les dangers. Qu'importe ? Il Est esclave. Et pourtant, ô profondeurs sacrées, II vous voit, gouffre obscur des voûtes azurées !

CliÉSUS

Donc, tu n'as rien à dire. Et j'avais fait de toi Hélas ! le premier du royaume après le Roi. Je t'avais confié tous mes trésors et toute Ma puissance, et tout mon espoir.

KSOPK

A tort, sans doute, Puisqu'on a pu devant toi, d'un cu'ur affermi, Outrager celui dont lu faisais ton ami. 0 Roi, tu vantais ma sagesse et mon génie, Et me voilà tombé dans cette ignominie.

(Aux Lydiens). Pourtant, quand je .subis le céleste courroux, 0 Lydiens ! s'il en est un seul parmi vous

40 É s 0 p k

Qui, voyant ce que la misère nous enseigne, Veuille prendre en pitié mon triste cœur qui saigne, Et me tendre la main, dans mon abjection, Il fera, je le jure, une bonne action.

{Tous les seigneurs et les citoyens s'éloignent, évitant lesregards d'Ésope, et lui refusant leurs mains).

cuÉsus, h Esope. 0 comble de malheur ! Tu n'as ému personne. C'en est fait. Chacun te renie et t'abandonne. Tu le vois, tous te croient coupable.

RHODOPE, allant à Esope et lui prenant les mains.

Excepté moi ! Certes,, toucherai sa main fidèle.

(A Crésus).

0 Roi, Moi qui suis devant toi comme le frêle arbuste, Je te dis, maintenant, que cet homme est un juste !

ÉSOPE, à Rhodope 0 Rhodope, est-ce que, du jour je suis né, Les dieux ne m'avaient pas, d'avance, condamné? Ma farouche laideur, affreusement vivante, Excite le rire, ou fait naître l'épouvante; Mon aspect fait fuir la riante illusion, Et d'avance marqué pour la dérision. Dans la source nous tous, les mortels, nous puisâmes, Je n'ai trouvé qu'un noir limon.

KHODOPE

Je vois les âmes ! {Regardant Orétès et Cydias). Oui, je vois ici des seigneurs jeunes et beaux Dont l'âme, proie immonde, offerte aux noirs corbeaux, Qui dès le crépuscule en feront leur pâture, N'est qu'une pestilence et qu'une pourriture. Mais toi, lutteur plein de bravoure, exempt de lîel. Toi que regardent les étoiles dans le ciel Et que poursuit la haine, atroce meurtrière. Ton âme, Esope, est comme une vierge guerrière

ÉSOPE 47

Qui, de ses yeux d'azur, regardant les cieux clairs, Tient dans sa main la chaste épée aux fiers éclairs. Tu songes à nos maux, pendant la nuit obscure, Et comme un rayon dans la source toujours pure. La sainte vérité dans tes yeux resplendit. Voilà ce que je vois.

{Rhodope sort, en jetant à Esope un regard d'encoura- gement et de consolation).

GRÉsus, à Ceyx et à Lichas. Faites ce que j'ai dit.

ACTE TROISIÈME

Au lever du rideau, b' Roi est assis, immobile, et songe profondément.

SCENE PREMIERE

CRESUS

Donc, celui que j'aimais déchire Mon cœur en son délire ! Car le Roi resplendit comme un astre de feu, Mais en tenant le sceptre honoré des cieux même

Le Roi n'a personne qui l'aime. Il est seul et terrible et triste comme un dieu.

Le Roi jette au loin l'épouvante, La Gloire est sa servante. Il ne prend nul souci de ce qui dure peu. Mais, enivré du vin triomphal et suprême,

Le Roi n'a personne qui l'aime. Il est seul et terrible et triste comme un dieu.

ÉSOPE 49

Vous qui brillez sur les campagnes, Vous êtes ses compagnes Et vous le contemplez, étoiles du ciel bleu. Quand vers lui vient la Mort, silencieuse et blême,

Le Roi n'a personne qui l'aime. Il est seul et terrible et triste comme un dieu.

[Entre Rhodope, qui s'avance avec empressement vers le Roi).

SCENE DEUXIEME

CRÉSUS, RHODOPE, puis SOPHION

CRÉSUS

Ah ! c'est toi! Je te vois enfin, rose fleurie. Et je sens aussitôt ma tristesse guérie. Ma Rhodope, j'ai cru que tu me fuyais !

RHODOPE

Moi! Non pas. Mais je pleurais sur ton esclave.

{Entre Sophion.)

sopniON, à Crésus.

Roi, Nous venons d'arrêter un espion, un Perse, Fomentant parmi nous la trahison perverse. Il semble que sa main puise dans un trésor ; Moi-même, je l'ai vu distribuer de l'or. Tout d'abord, il avait dessiné de lidèles Images de nos monts et de nos citadelles. Car il errait sous nos murailles, dès hier. Et d'ailleurs, il n'a rien nié, car il est lier

oO 1 ; s n i> !■:

Et ne désire pas que lo Itoi lui pardonne.

(Tirant dos tablettes de son sein). On a trouvé sur lui ces tablettes.

CRlisUS

Ah ! donne- Les.

{Sophion donne les tablettes au Roi qui les lit avec une violente émotion). (A Rhodope.) Oh 1 je vois cela de mes yeux ! Qui, mes deux Ministres, Cydias, Orétès I cœurs hideux I Cœurs vils! Oui, comme des marchands font leur commerce Us ont vendu ma chair et mon sang à la Perse, Et pour m'avoir livré, moi ! ces bouchers sanglants, Vont recevoir chacun c'est écrit dix talents !

{Mo7itrant de nouveau les tablettes].

C'est là! Mais je ferai dévorer leurs mains viles Par les chiens vagabonds qui passent dans mes villes !

RHODOPE

Ainsi, les voilà pris dans leurs complots honteux. Qui donc calomniait Ésope ? Ce sont eux, Ces tigres affublés d'une ligure humaine ! Mais, Roi, tu vois bien qu'il est innocent 1

GRÉsus, à Sophion.

Amène L'homme.

{Sophion sort).

0 destin farouche! 0 douloureux ennuis!

[Sophion rentre, amenant Saroulkha. D'un geste, Crésus ordonne à Sophion de sortie-).

ÉSOPE 51

SCÈNE TROISIÈME

CRÉSUS, RHODOPE, SARODLKHA.

cRÉsus, à Saroulkha. Quel est ton nom?

SAROULKUA

Roi, je n'ai pas de nona. Je suis L'espion. Oui, bientôt la foule inoccupée Pourra sur quelque mur voir ma tête coupée Et bientôt les corbeaux qui volent dans les cicux Dévoreront ma bouche et mangeront mes yeux. Donc, je n'ai plus besoin de porter un nom d'homme. Pour toi, je suis Embûche et Ruse, et je me nomme L'espion. Cydias sait pourquoi je venais. Tout est dit.

CRÉSUS

Attends donc, mais je te reconnais. Ton nom est Saroulkha. Lorsque je vins naguère En ami, voir le roi Cyrus, avant la guerre, 11 n'était question que de toi dans sa cour. Ton renom de héros grandissait chaque jour. On avait pu te voir, dans les plaines du Xante, Insultant le danger d'une voix méprisante. Combattre sans faiblir, une blessure au liane. Jusqu'au soir, tout couvert de poussière et de sang. Une invisible foudre, à frapper occupée, Suivait les aveuglants éclairs de ton épée. Surgissant tout à coup sur des corps entassés. Tu ne disais jamais au combat : c'est assez ! Frappant sur l'ennemi de tes mains toujours sûres, Tout poudreux, tu riais au massacre, aux blessures. Choisissant le chemin par les traits obscurci, Terrible ; et maintenant je te retrouve ici. Déguisé, remuant de l'or pour le répandre Dans le hideux bourbier des cœurs qui sont à vendre! Et ce vil espion, ce corrupteur, c'est toi!

E S ù p J-:

SAUOULKHA

C'est moi, roi Crésus, mais j'obéis à mon Roi ! Il est le maître, il est le Roi des Rois, la gloire Des cieux, et le brillant vainqueur de la nuit noire. Ce qu'il veut est bien, puis([u'il le veut ; et quand il A parlé, rien pour son servire, n'est plus vil. Je ne suis rien que boue et que terre fragile : A son gré, de ses doigts, il pétrit cette argile, Moi qui criais mon nom, de la Peur détesté, Si je l'ai caché, c'est lorsque sa Majesté L'ordonnait. J'ai marché sous une porte basse, Mais je lève à présent mon front.

Je te fais grâce. Va-t-en dire à Cyrus que je savais ton nom Et que j'ai dédaigné de te punir.

SAROULKHA, SUppUaUt.

Oh! non! Fais que mon sang versé de lumière s'enivre Et ne m'inflige pas cette honte de vivre ! Oh! non, pas cela. Vois la rougeur de mon front. Par grâce !

RHODOPE, à Crésus.

Tu lui dois épargner cet affront, C'est un guerrier. Loin qu'il se soit enfui loin d'elle, La mort fut de tout temps sa compagne fidèle Que sous le clair soleil il voulut épouser; 11 a droit maintenant à son rouge baiser. Oh! que mêlant ainsi les pourpres de leurs bouches La Mort vienne et l'endorme entre ses bras farouches!

sAROULKnA, à Crésus. Et qu'à jamais ton nom divin puisse fleurir!

ÉSOPE 33

BHODOPE

Pardonne !

SAROULKHA

Exauce-moi!

CRÉSUS

Bien, soldat. Va mourir.

[Saroulkha tovibe aux pieds du Roi qu'il remercie par un geste ardent de reconnaissance, et sort. Entre Sophion) .

SCÈNE QUATRIÈME

GRÉSUS, RHODOPE, SOPHION, puis CYDIAS, ORÉTÈS, GEYX, LIGHAS, seigneurs et citoyens lydiens.

CRÉSUS, à Sophion. Sopliion, fais ouvrir les portes. Qu'à cette heure Quiconque voudra puisse entrer dans ma demeure, [Sophion sort. Presque aussitôt entrent la Cour et de nombreux Lydiens, hommes, femmes et enfants).

[Aux Lydiens). Soyez les bienvenus, compagnons.

ORÉTÈS, à Crèsus.

Que les Dieux Te gardent !

CYDIAS

Que ton règne, à jamais radieux. De triomphe et d'orgueil divin ss rassasie !

ORÉTÈS

La Grèce te fournit des alliés.

CYDIAS

L'Asie, 0 Roi, t'adore, tout entière à tes genoux.

ORÉTÈS

Ta gloire est un soleil en flamme.

54 K s 0 P F.

CRÉSUS

ïaisez-vci:s Encore un moment. Si le silence vous pèse, ^ DUS pourrez me parler tout à l'heure à votre aise.

{Entrent, précédés par Sophiun, Ceyx et Lichas ap- portant le col'fre d'Esope qu'ils posent à terre).

sopHioN, à Crésus. Voici le coffre.

CEYX, à Lichas. Eh bien I s'il contient en efl'et Des tas d'or,

LIGUAS, à Ceyx. Il est fort léger.

CEYX, à Lichas. Oui.

LICHAS, à Ceyx.

Tout à fait.

CEYX, à Lichas, Je crois plutôt que dans ses flancs il enveloppe

LICHAS, à Ceyx. De riches diamants !

CEYX, à Liclias. Oui. CRÉSUS, àSophion.

Fais venir Ésope.

[Sophion sort et rentre aussitôt amenant Ésope. L'es- clave est triste et résigné, mais sans abaissement. Il est vêtu de la même tunique simple qu'il portait à Vacte précédent, mais il n'a plus le riche manteau éclatant de broderies qui le couvrait. Tous les eux s'attachent sur lui avec une fixité curieuse et hostile).

ESOPE OD

SCÈNE CINQUIEME

CRÉSL'S, RHODOPE, SOPHION, CYDIAS, ORÉTÈS, GEYX, LIGHAS, SEIGNEURS et citoyens lydiens, Ésope.

GRiisus, à Ésope. Te voîlà regardé par tous ces yeux ardents, Esope!

{Lui montrant le coffre.) Le secret terrible est là-dedans. Mais écoute : veux-tu savoir ce que je t'offre? On dit que tout mon or entassé dans ce cofTre T'accusera. S'il en est ainsi, je ne veux Pas le savoir. Donc, pas d'inutiles aveux Et si tu m'as trahi, puisque je t'aime encore. Moi, ton maître, je veux l'ignorer, je l'ignore; Car je n'accable pas ceux que j'ai pu chérir. On va donc emporter le coffre et, sans l'ouvrir, Esope, on le noiera dans les flots du Pactole. Donc, si tu fis de l'or dérobé ton idole, Ce mystère jamais ne peut être éclairci. Ma clémence, dis-moi, te convient-elle ainsi?

Ésope, avec une résignation amère. Oui, si tu le veux. Parle. Ordonne à ton esclave. Je cède sans révolte à mon sort qui s'aggrave. Car je te dois ma vie et je te dois, seigneur. Même ce que je n'ose appeler : mon honneur. Accusé devant toi, je n'ai pas le droit d'être Justifié. Ton dur soupçon, mon noble maître, M'a déjà retranché d'entre les innocents. Fais porter le collre au Pactole, j'y consens.

RHODOPE, s' avançant avec un geste impérieux. A Esope. Pas moi. Je t'ai connu, je fus ton alliée Jadis, quand j'étais une esclave humiliée, Proie ofTerte au grand air, au soleil, à l'alïront. Alors que je portais des fardeaux sur mon front. Un étal n'est pas vil, quand tu le glorifies,

50 K s 0 P K

Et c'est pourquoi je veux que tu te justifies! Je le veux. On verra que tu dédaignes l'or, Toi, le pauvre homme, et qu'il peut exister encor Quelque chose de pur^ de sublime et de brave, L'héroïque vertu dans une âme d'esclave ! Ah! Tu te débattais dans un complot hideux, Frère, mais ici, les esclaves c'est nous deux, Et c'est pourquoi je veux te défendre, et la boue Que l'on jette sur toi rejaillit sur ma joue ! Patience. On est sur la trace des larrons. Ceyx, Lichas, ouvrez le coiïre, et nous verrons Tout ce qu'il contient, car c'est l'épreuve suprême! Incertains, Ceyx et Lichas tournent vers Crésus leurs regards interrogateurs) .

GKÉsus, à Ceyx et à Lichas Oui, faites.

ÉSOPE, aux Lydiens. Et je vais vous le montrer moi-même !

{Au milieud'un silence plein d'anxiété, Ceyx et Lichas délient les nœuds compliqués qui ferment le coffre. Lorsqu'il est enfin ouvert ils montrent, en même temps qu'Esope les touche parfois et les nomme, les objets qui y soiit contenus.)

Ces haillons noirs, lavés par l'eau du ciel, brûlés Par les soleils, avec leurs crins échevelés, Ces chaussures de poil et cette peau de chèvre. Comme le faune, ayant une flûte à sa lèvre, En porte une sur sa poitrine, dans les bois, Poursuivi par les cris d'une meute aux abois ; Ces guenilles que l'eau du ciel tourmente et lave. Regardez-les ! ce sont mes vêtements d'esclave ! Enfin, voilà les fers qui m'ont meurtri, les fers Dont la sinistre voix parle des maux soufferts. A présent, je suis libre et joyeux sous les chênes : Mais j'ai subi ces fers et j'ai porté ces chaînes. Oh ! tout mon dur passé que la douleur voila. Mes fers, mes vêtements d'esclave, les voilà! Et ce lac de lumière passe le ciel ivre, Lydiens, regardez, c'est un miroir de cuivre.

ESOPE

(.4 Crésus). 0 Roi, lorsque rentré le soir dans ma maison Sentant la flatterie égarer ma raison, Je rêve, tourmenté par des vapeurs étranges, Pour avoir longtemps bu le poison des louanges, Seul, je dépouille alors, pour n'être plus troublé La pourpre et les joyaux dont tu m'as affublé, Et je revêts, pour qu'ils me rendent l'énergie. Ces haillons vils que j'ai raoportés de Phrygie. Alors, disgracieux, hideux, horrible à voir, Je me regarde au cuivre étonné du miroir, Et je dis : Favori du Roi que nul ne brave, C'est toi ce gueux sinistre et c'est toi cet esclave. Adoré dans le faste et l'éblouissement, Sache bien que ta pourpre est un déguisement. Oui, me regardant au miroir brillant et sombre, C'est ainsi que je parle à mon reflet dans l'ombre. Souviens-toi que tu fus triste, seul, opprimé, Traînant ainsi qu'un loup ta maigreur, affamé. Las, sordide, oublié par les Dieux secourables, Et tâche d'être bon pour tous les misérables!

cHÉsus, à Cydias et à Orétès. Qu'on dites-vous ?

ÉSOPE, à Crc'sus.

0 roi, dans ta puissante main, Tu m'avais pris. J'ai rester fidèle, humain. Doux pour les petits, et je veux, quoique je fasse. Que la Vérité m'aide et me regarde en face !

{S' agenouillant aux pieds de Crésus). Voilà mes crimes.

cRHsus, à Esope, le relevant.

Ah ! pardonne à ton Roi ! Mais Tout n'est pas lini. Dieux? Qui l'eût pensé jamais

{Aux Lydiens). Peuple, tu frémiras. Ce que tu vas entendre Est sombre. 11 s'est trouvé deux traîtres pour te vendre Ainsi rpTun vil bétail, et de même que toi.

>>

58 ÉSOPE

Ils ont livré la chair et le sang de Ion Roi, Deux hommes ont vendu la Lydie et moi-même A la Perse.

[Regardayit Orêtès en face).

Orétès, menteur à face blême. C'est toi. C'est aussi toi, Cydias, qui pâlis ! Oui, la terreur est sur vos fronts avilis; Le crime est écrit sur vos faces violettes.

ORÉTÉs, balbutiant. Mensonge !

r.YDiAs, de môme. Calomnie !

CRÉsus, montrant les tablettes que SopJiion lui a remises.

Et voici vos tablettes. Les reconnaissez- vous ? Malheureux, c'est écrit De votre main. Car vous aviez perdu l'esprit. Dans notre sang, par vous promis, votre pied glisse, Bandits, marqués déjà par l'ongle du supplice !

{A Esope). Ésope, c'est toi, cœur sans fiel et sans remord. Qui diras comment ils doivent mourir.

ÉSOPE

La mort Poursuit d'un pas égal ses redoutables tâches Et, juste en son dégoût^ ne veut pas de ces lâches.

CRÉsus

Oui, tu dis bien. Que sous les grands cieux infinis Ils s'en aillent, hideux, vils^ tremblants, impunis ! Que le vieillard, pensif et doux, chargé d'années Les écarte, en passant de ses mains décharnées! Que l'enfant, baissant vers la terre ses doux yeux, Les regarde avec un effroi mystérieux. Vrai sage, puisque c'est cela que tu décides. Que l'onde et que le vent les nomment: Parricides! Que le soleil, par qui les hommes sont nourris.

É S ( » P E o9

Les brûle, comme s'ils étaient déjà pourris ! Qu'ils sentent, sous leur chair déchirée et meurtrie, Se soulever le sol en feu de la patrie ! Qu'ils s'en aillent, livrés à des regrets affreux Entendant comme un pas menaçant derrière eux! Chassés par la caverne et par le hallier sombre Qu'ils ne puissent, tremblants, se reposer dans l'ombre Du chemin, devant la maison du paysan Et qu'ils errent, sacrés pour tous!

[A Cydias et à Qrétès).

Allez-vous en !

{Les deux traîtres, baissant la tête, se retirent, reniés et abandonnés par tous, au milieu d'un profond si- lence. Puis, sur un signe du Roi, tous les Lydiens se retirent. Crésus reste seul avec Rhodope et Ésope.)

SCENE SIXIÈME

CRÉSUS, RHODOPE, ÉSOPE.

ÉSOPE, à Crésus.

Pour la dernière fois, souffre ma voix hardie. C'en est fait, je te quitte enfin, roi de Lydie, Car, n'est-ce pas? j'ai bien gagné ma liberté. Dans un fauve désert, par la roche abrité, Je marcherai buvant l'eau des froides citernes Et me reposant, pour dormir, dans les cavernes. Je trouverai, suivant toujours d'âpres chemins Quelque mont chevelu, vierge de pas humains. Où, la griffe en éveil, les bêtes régnent seules Et tiennent une chair sanglante dans leurs gueules. J'y serai caressé par la ronce et le houx;

HO ÉSOTE

J'ai vu les gens de cour et j'aime mieux les loups. J'ai senti sur mon dos leurs j^rilTes de chimère ; Ils m'ont flatté, j'en sens encor ma bouche amère Et je veux quitter leur vague chant murmurant Pour le rugissement sauvage du torrent. Adieu.

CRÉSUS.

Non, tu ne peux me quitter. Vois. L'orage Est passé. Ta voix est ma force et mon courage. Que les courtisans soient à des tigres pareils, Je le veux bien. Mais j'ai besoin de tes conseils. Reste avec moi. Devant la foule épouvantée, Je rendrai son orgueil à ta pourpre insultée. Oui, tu pourras, gardant ta place jusqu'au bout, l'asseoir à mes pieds, quand les rois seront debout. Je te fais l'égal des plus grands. Je te délivre. Tout ce que tu voudras entin pour ne pas vivre Au désert, à côté de la ronce et du loup, Je te le donnerai.

RHODOPE, à Crèsus.

Tu t'avances beaucoup. Roi, car tout ce que veut Ésope, c'est moi-même I Il m'aime, il m'a toujours aimée.

CBÉSUS

Ah I tu l'aimes !

RHODOPE

CRESUS

RHODOPE

Et toi?

Je l'aime!

Oui.

Qu'il tremble donc !

RHODOPE

Non. La mort. Ne saurait eflrayer l'esclave sans remord. Il a depuis longtemps affronté cette chienne.

ÉSOPE 61

Donc, s'il te plait ainsi, prends sa vie et la mienne Et l'heure de mourir sera douce pour nous.

GRÉsas, avec une sourde colère. C'est bien.

ÉSOPE, à Crésus. Laisse moi lui répondre [ff agenouillant devant le Roi).

A tes genoux.

{A Rhodope).

Rhodope, tu n'as pas su lire dans ton âme

Le zèle qui, pour moi, te courrouce et t'enflamme

Et qui s'éveillait pour l'esclave châtié

N'était pas de l'amour, c'était de la pitié.

Mon visage le ciel a marqué sa colère,

C'est ton illusion divine qui l'éclairé.

Si nous partions d'ici librement tous les deux,

Un jour, tu me verrais tel que je suis, hideux.

Fait pour être caché dans l'obscurité noire,

Et ce que ta fierté d'esclave n'a pu croire,

Le maître glorieux qui tend vers toi ses bras,

Tu l'aimes, ou plutôt libre tu l'aimeras.

En voyant sa grandeur à tes pieds asservie.

Si vraiment tu pensas un jour, ô chère vie.

Que je t'appartiendrais comme un fauve dompté,

Obéis moi, Rhodope, et fais ma volonté.

{Il se lève). Je pars. A ton front pur il faut une couronne. Donc, pour que la splendeur suprême t'environne, Permets que réfrénant sa honte et son effroi, Ce triste esclave ait pu te donner à ce Roi.

cHÉsus, à Esope.

Tu pars, toi le vainqueur de nos luttes passées. Qui fis monter si haut le vol de tes pensées, N'ayant pas achevé tout ce que tu rêvas.

62 ESOPE

Et nous laissant, à nous, le bonheur!

);nor)OPE

Tu t'on vas. N'ayant que la douleur muette pour hôtesse, Avec l'inconsolable et profonde tristesse, Avec la solitude au souffle insidieux, Avec la nuit, avec l'horreur.

ÉSOPE, s'en allant., comnie inspiré. Avec les Dieux !

(Il sort rapidement, suivi par les regards dp (Jràsus et de Rhodope).

D.2424. Paris. Imp. Ferdinand Imbert, 7, rue de» CaimeUes.

G. CHARPENTIER et E. FASQUELLE, Editeurs

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Banville, Théodore Faullain de Esope

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