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http://www.archive.org/details/sophiearnoulddOOgonc

EDMOND ET JULES DE CONCOURT

Les actrices du XVI II" siècle

Sophie Arnould

D'après sa correspondance et ses mémoires inédits

Édition définitive

publiée sous la direction de l'Académie Goncourt

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EUGÈNE FASQUELLE ÉDITEUR

II. Rue de Grenelle. Il

ERNEST FLAMMARION

ÉDITEUR

26, Rue Racine, 26

PARIS

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Sophie Arnould

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Il a été tiré de cet ouvrage : Vingt exemplaires sur papier de Hollande,

numérotés de 1 à 20

et cinquante exemplaires sur papier vélin

des papeteries du Marais,

numérotés de 21 à 10.

OEUVRES DE E. ET J. DE GONCOURT

DANS LA MÊME ÉDITION

Déjà parus :

EDMOND ET JULES DE GONCOURT

germinie lacerteux, roman, avec postface de Gustave Geffroy, de Y Académie Goncourt.

EDMOND DE GONCOURT

la fille élisa, roman, avec postface de Jean Ajalbert, de Y Académie Goncourt.

chérie, roman, avec postface de J.-H. Rosny aîné, de Y Académie Goncourt.

Pour paraître prochainement :

EDMOND ET JULES DE GONCOURT

soeur philomène, avec postface de Lucien Des- caves, de Y Académie Goncourt.

Photo Braun et C'e.

SOPHIE ARNOULD Par Greuze.

EDMOND ET JULES DE GONCOURT

LES ACTRICES DU XVHIe SIECLE

Sophie Arnould

D'après sa correspondance et ses mémoires inédits.

POSTFACE DE M. EMILE BERGERAT (de l'Académie Goncourt)

ÉDITION DÉFINITIVE

publiée sous la direction de l'Académie Goncourt

PARIS

ERNEST FLAMMARION

ÉDITEUR

EUGENE FASQUELLE

ÉDITEUR

26, Rue Racine, 26 | n, Rue de Grenelle, 11

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays

I

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PREFACE

DE

LA PREMIÈRE ÉDITION

Nous achetâmes, il y a deux ans, chez M. Charavay, une liasse de papiers, ne sachant guère ce que nous achetions. Dans cette liasse se trouvaient pêle-mêle des docu- ments, des notes, des extraits, des fragments, l'ébauche d'une étude sur Sophie Arnould, des mémoires inachevés de la chanteuse, attribués par le manuscrit à Sophie elle- même, enfin des copies de lettres de Sophie.

Une lecture attentive de ces dernières amena la conviction dans notre esprit : ces lettres étaient incontestablement de Sophie; mais si nous n'avions pas de doute, le public avait le droit d'en avoir. Il fallait les preuves. Les catalogues d'autographes nous les fournirent immédiatement. Des copies

6 PRÉFACE

que nous possédions, nous rencontrions des extraits, publiés d'après les originaux, dans les catalogues de vente de lettres du 3 février et du 14 mai 1845, du 16 avril 1846, du 10 mars 1847, du 2 mars 1854. Plus tard, une lettre dont nous faisions l'acquisition, chez M. Laverdet, se trouvait être le double, exactement textuel, d'une de nos copies ; plus tard encore, une lettre de Sophie, rela- tive à la machine infernale de la rue Saint- Nicaise, que voulait bien nous communiquer M. Chambry, présentait la reproduction littérale d'une autre de nos copies. L'authen- ticité était donc établie et parfaite : c'étaient vingt-deux lettres inédites de Sophie à M. et à Mme Bélanger, sauvées et retrouvées.

Les Mémoires de Sophie, ils ne vont malheureusement, 'ces Mémoires, [que de sa naissance à son [enlèvement, ont pour nous la même authenticités-historique. Il ne leur manque que la preuve des lettres, la preuve autographe. Mais c'est le tour et l'esprit de Sophie Arnould, et] son ton et son accent. Cette voix même un peu enflée, ces parures de roman qu'elle donne à sa jeunesse, ce rehaussement de sa famille, cette allure moins libre et se guindant

PRÉFACE 7

devant le public de sa vie, n'est-ce pas le caractère et le goût propre des mémoires d'une comédienne qui se confesse ? Sophie n'affiche-t-elle pas, dans une lettre à Laura- guais, de l'an VU, donnée clans ce volume, l'intention d'écrire l'histoire de ses amours? Et si ces mémoires étaient fabriqués, pour- quoi s'arrêteraient-ils en chemin ? Toute- fois, n'ayant point derrière nous le manus- crit autographe, nous n'avons osé hasarder aucun extrait ; nous nous sommes contentés de tirer de ces mémoires les faits qui ampli- fient, certifient, contredisent, avec un accent de vérité incontestable, les récits déjà publiés. 11 fallait encore apporter à cette étude l'in- térêt de tous les documents autographes que la bonne volonté des amateurs pouvait mettre à notre disposition. Nous avons réussi, et nous remercions M. le marquis de Fiers, M. Chambry, M. Boutron, M. Fossé d'Ar- cosse,etc.,denous avoir donné, d'avoir offert au public les restes et les reliques de ce rare et charmant esprit.

Edmond et Jules de Goncourt.

Paris, 12 janvier 1857.

8 PRÉFACE

Postérieurement à la publication de la première édition de ce volume, j'ai retrouvé, j'ai acquis le commencement des Mémoires autographes de Sophie Arnould. Malheureu- sement, ce n'est qu'un très petit fragment. Il y a en tout quatorze pages, dans lesquelles Sophie recommence trois fois l'histoire de sa naissance et de ses premières années. Toute- fois, quelque incomplet que soit le manus- crit, son existence démontre que les mé- moires annexés aux lettres n'ont pas été fabriqués, qu'ils ont été bien réellement écrits par la célèbre actrice, à la sollicitation d'un ami. d'un teinturier , d'un éditeur dont le nom est resté inconnu.

E. G.

Décembre 1876.

Depuis la publication de cette préface de la seconde édition, j'ai eu connaissance d'un article de l' Amateur d'autographes (août 1878) dans lequel M. Dubrunfaut avançait qu'on ne connaissait pas le manuscrit autographe de Sophie Arnould. Si, sans aucun doute, du moins un fragment incontestablement de

PRÉFACE 9

la main de Sophie, les quatorze pages que je possède, et elle recommence trois fois l'histoire de sa] naissance et de ses premières années. Seulement, alors je croyais à une suite autographe des Mémoires, peut-être perdue, peut-être enfouie dans quelque collection inconnue ; à l'heure pré- sente je n'y crois plus guère ; je suis pres- que convaincu que la paresseuse artiste, que l'écriture n'amusait pas, s'est arrêtée à la quatorzième page, et que les mémoires manuscrits que j'ai entre les mains, sauf le commencement par un certain Talbot, sur la commande de Loiseau, n'ont pas été rédigés, dis-je, sur un brouillon de la chan- teuse, mais bien d'après ses confidences et ses conversations. Cela est confirmé par le prospectus du livre qui a seul paru et que je possède également. Et ce prospectus, je le donne comme l'annonce d'un livre construit d'une manière assez originale pour le temps, et qui devait contenir des lettres et des documents que je ne retrouve pas dans les papiers de Talbot en ma possession.

PROSPECTUS

HUIT CONTEMPORAINS

ou

CORRESPONDANCE AUTOGRAPHE

DE

SOPHIE ARNOULD ADANSON, philosophe naturaliste ;

NOVERRE, MAITRE DE BALLETS ;

Le comte de LAURAGUAIS-BRANCAS; FAUJAS DE SAINT-FOND, naturaliste ; BEAUMARCHAIS ; Mme BEAUMARCHAIS;

AVEC

Feu BELANGER, architecte du roi, etc., etc.,

PRÉCÉDÉE

D'UNE PARTIE DE LA VIE DE SOPHIE ARNOULD,

ÉCRITE PAR ELLE-MÊME

D'UNE NOTICE HISTORIQUE SUR CHACUN DES PERSONNAGES

PRÉCÉDENTS :

d'un fac-similé de chacune de leurs écritures

ET ORNÉE DE TROIS PORTRAITS,

AU NOMBRE DESQUELS SE TROUVE CELUI DE SOPHIE ARNOÎLD,

DESSINÉ PAR BOIZOT.

PREFACE 11

« La France, amusée dans son enfance par des hochets, bercée dans sa jeunesse par des prestiges de gloire, et parvenue enfin à la raison de l'âge mûr, s'est lassée des mensonges, d'illusions, de fables

Au lieu de cela, que nous ont offert les mémoires con- temporains? l'esprit de parti, les animosités particulières, les préjugés, l'intérêt surtout, dénaturant, décolorant les faits, en publiant d'imaginaires

Les lettres familières nous semblent plus particulière- ment destinées à enrichir l'histoire de documents authen- tiques. Cet abandon de l'amitié, cette causerie de l'inti- mité, n'admettent ni faussetés ni détours, et comme l'on n'en soupçonne pas plus qu'on n'en redoute la publicité, les pensées les plus secrètes s'y trahissent, l'esprit et le cœur s'y montrent sans déguisement.

Les lettres que nous annonçons au public sont déjà recommandables, comme on le voit, par le nom des per- sonnages qui les ont écrites, et dont nous possédons les originaux, mais quand on apprendra qu'elles renferment tout ce qu'il a de plus instructif à la fois, de plus original et de plus piquant; quand on saura que la science, la poli- tique, la littérature, y ont leur compte avec de nouveaux aperçus, quand on y verra le vieux philosophe Adanson, l'homme le plus scientifique et le plus profond qui fut jamais, s'enivrer des regards d'une Dervieux, et tourner le fuseau presque à ses pieds ; Noverre, déployer toutes les ressources de l'imagination la plus riche ; Mm0 Beau- marchais, effacer presque les Ninon et les Sévigné ; et cette brillante Sophie Arnould, parer tour à tour son style de tout ce que l'esprit a de folle gaieté, de tout ce que le cœur a de sentiments les plus exquis, révéler avec cet abandon séduisant toutes les petites indiscrétions du boudoir et nous initier aux mystères de l'alcôve, c'est alors surtout que nos lecteurs nous sauront gré de notre entreprise. 2 vol. in-8 12 fr.

Nota. Cet ouvrage sera précédé d'une Correspondance de divers particuliers de distinction avec Bélanger, puis d'un Discours sur l'architecture et sur les arts en général par Bélanger, et de différentes lettres du même à divers person- nages.

12 PRÉFACE

J'avais espéré découvrir dans les Papiers de Bélanger, acquis par le Musée de la Ville de Paris, à la vente Dubrunfaut, quel- ques nouvelles copies de lettres de Sophie Arnould, ou au moins des copies de lettres d'Adanson, de Noverre, de Beaumarchais, etc., etc., donnant des détails circonstanciés sur la chanteuse; mais, sauf quatre lignes d'une lettre de « l'ami Moyreau », je n'ai rien trouvé que les éléments d'une curieuse biographie de Bélanger, et des réflexions, des projets, des mémoires de Pâmant de Sophie sur le goût, sur l'établissement d'échaudoirs, sur le prix du cuivre, sur les enterrements des condamnés révolution- naires.

Edmond de Goncourt.

Novembre 1884.

Sophie Arnould

D'après sa correspondance et ses mémoires inédits.

J

De rares créatures, et semées dans le temps à de longs intervalles, ces femmes, qui, vivantes, sont le scandale d'un siècle, et mortes, son sourire.

Un grand homme semble moins coûter au faiseur de créatures qu'une courtisane. L'His- toire a vécu six mille ans : devant elle ont passé des armées de héros, de capitaines, de rois, de sages ; à peine a-t-elle compté dix muses de F Amour, de Vénus et de la Fortune.

C'est qu'il leur faut, à ces enfants gâtés du souvenir des peuples, tant et de si immortels enchantements ! Cherchez parmi le troupeau des viles amoureuses, parmi ce peuple de Plan- gones et de Polyarchis ; combien en trouverez- vous qui se soient survécu, et dont les hommes

14 SOPHIE ARNOULD

aient gardé la mémoire comme le parfum du Plaisir? Combien, dont le baiser ait laissé autant de bruit que la Gloire"? Combien sont- elles, qui aient été les favorites d'un siècle de Périclès, de Léon X ou de Louis XIV, et qui s'appellent Aspasie, Impéria ou Ninon?

Ges femmes, ces médailles de la Grâce, méritent l'étude. Elles font revivre leur patrie et leur temps. Elles avouent l'humanité tout entière d'Athènes, de Rome ou de Paris. Elles sont l'aimable et la franche confession des mœurs et des idées. Elles apportent avec leurs biographies la vie intime et déshabillée de la génération qu'elles enivrent.

Voici lune, la dernière venue, la dernière peut-être, la sœur cadette de Ninon, la seule courtisane de l'âge d'or des filles : Sophie Arnould.

II

Voulez- vous donc, mon bon et estimable ami, que je vous retrace, par écrit, l'histoire très extraordinaire de ma vie ; vous qui m'avez connue, je puis le dire avec vérité, avant l'aurore de mes plus beaux jours, puisqu'à peine attei- gnais-je alors ma quatorzième année, vous qui avez vu la très-innocente, la très-ignorante

SOPHIE ARNOULD 15

Sophie, se livrer, s'abandonner à son amant.

les infortunés goûtent une espèce

de plaisir à épancher leurs douleurs dans le sein de V amitié, et c'est le seul aujourd'hui auquel il me soit permis de me livrer. Je commence donc.

Je suis née d'une famille honnête. Mon ayeul paternel a été proscrit et fugitif par le malheu- reux édit de Nantes qui a fait perdre à la France tant d'honnêtes familles, et qui a entraîné la perte de tous leurs biens. D'autres circonstances non moins malheureuses ont amené mon père à Paris, avec le peu qui lui restait des dépouilles de sa fortune, il s'est mis dans le commerce et a épousé ma mère, fille d'un bon bourgeois de Blois...

Enfin, je suis née. Et, chose remarquable, c'est que je suis née dans la même alcôve, avait été assassiné l'amiral Coligny, deux cents ans auparavant1, étant née en 1745 2... Autre événe-

1. Une lettre de Sophie Arnould, publiée dans un journal en 1776, signale cette bonne fortune de son berceau, d'avoir été placé dans l'illustre chambre de Coligny, habitée depuis par la duchesse de Montbazon et devenue un temps l'atelier de Vanloo. Malheureusement pour la vérité et l'exactitude de la légende qui court les livres, l'actrice a fait, et dans sa lettre et dans ses mémoires, un gros mensonge. L'actrice est née, ainsi que l'atteste son acte de naissance, rue Louis-le-Grand, et n'a habité la rue Bétizy (depuis, la rue des Fossés-Saint- Germain-l'Auxerrois) que quelques années après sa naissance.

2. Sophie Arnould se rajeunit sciemment, et même la date

16 SOPHIE ARNOULD

ment de mon enfance, c'est qu'ayant été mise en nourrice à la campagne, et ma nourrice se trou- vant enceinte, j'ai, comme Chloé, été allaitée par une chèvre, qui venait avec de grandes précau- tions se poser sur mon berceau pour me présenter son pis. Enfin je suis venue aussi bien portante que le permettait la délicatesse de mon individu, qui a toujours été très- frêle.

Les parents de Sophie Arnould étaient de bonne bourgeoisie, gens de négoce, frottés au monde, aisés, se plaisant au bien-vivre, hono- rant le travail et la fortune honnête. Son père était de cette grande famille d'esprits sains, pra- tiques, formés et élevés par le labeur de la vie, qui allait être le Tiers-Etat. Il avait un gros bon sens, calme, assis et serein, à la façon des per- sonnages raisonnables de Molière, et doué d'un assez grand orgueil pour ne rougir ni de lui ni des siens ; il laissait se faire les anoblissements autour de lui, en riant des anoblis, sans les

de 1744 donnée par quelques biographes, n'est pas la vraie date de sa naissance : Sophie est née le 13 février 1740, ainsi que le témoigne son acte de naissance, que j'ai découvert aux Archives nationales.

« L'an mil sept cent quarante, le 14 février, Magdeleine Sophie, fille de Jean Arnould, officier d'office, présent, et de Rose-Marguerite Laurent sa femme, née hier rue Louis-le- Grand, en cette paroisse a été baptisée.

« Le parrein : Louis Le Vasseur, directeur dans les fermes du roi, iue Coq-Héron paroisse Saint-Eustache; la marreine : Magdeleine Chevalier, fille majeure, rue du Mail, susdite paroisse. »

SOPHIE ARNOULD 17

envier. Pourtant, au logis, c'est le pot au lait de Perrette : atteindre les trente mille livres de rente, laisser le commerce, acheter une charge de trésorier de France, ou se faire admettre à l'échevinage de Paris; attraper la nohlesse, c'était le rêve caressé et poursuivi de la com- pagne du bonhomme. « Bah ! répliquait le bourgeois à sa femme, nous avons des parents dans le commerce, dans l'agriculture ; mon nouvel emploi nous anoblira, je le veux ; ano- blira-t-il nos deux familles ? » et pensant aux bonnes fêtes du foyer, il ajoutait : « Adieu pour toujours, dès ce moment, aux visites du jour de l'an et aux quatre repas des fêtes annuelles ».

Mme Arnould n'avait point cette sagesse. Née dans cette jolie petite ville de Blois, Cathe- rine de Médicis a laissé comme une odeur de cour, comme un air de Paris, Mme Arnould, à peine Parisienne, s'était lancée dans le grand monde. De son pays, un petit ton provincial lui était resté, mais son esprit avait de l'oreille ; elle se tut, écouta, travailla, et sortit de cette retraite une parfaitement aimable femme, par- lant beaucoup, et bien, et agréablement, digne de la causerie de tous1. Elle aimait les sociétés,

1. Vous l'avez connue assez, écrit Sophie, pour n'avoir pas besoin de vous rappeler les charmes de son esprit, de sa figure, de ses manières nobles. Elle avait reçu une fort bonne éduca- tion qui, jointe à de l'esprit naturel, la rendait dans les so-

16 SOPHIE ARNOULD

ment de mon enfance, c'est qu'ayant été mise en nourrice à la campagne, et ma nourrice se trou- vant enceinte, j'ai, comme Ghloé, été allaitée par une chèvre, qui venait avec de grandes précau- tions se poser sur mon berceau pour me présenter son pis. Enfin je suis venue aussi bien portante que le permettait la délicatesse de mon individu, qui a toujours été très- frêle.

Les parents de Sophie Arnould étaient de bonne bourgeoisie, gens de négoce, frottés au monde, aisés, se plaisant au bien-vivre, hono- rant le travail et la fortune honnête. Son père était de cette grande famille d'esprits sains, pra- tiques, formés et élevés par le labeur de la vie, qui allait être le Tiers-Etat. Il avait un gros bon sens, calme, assis et serein, à la façon des per- sonnages raisonnables de Molière, et doué d'un assez grand orgueil pour ne rougir ni de lui ni des siens ; il laissait se faire les anoblissements autour de lui, en riant des anoblis, sans les

de 1744 donnée par quelques biographes, n'est pas la vraie date de sa naissance : Sophie est née le 13 février 1740, ainsi que le témoigne son acte de naissance, que j'ai découvert aux Archives nationales.

« L'an mil sept cent quarante, le 14 février, Magdeleine Sophie, fille de Jean Arnould, officier d'office, présent, et de Rose-Marguerite Laurent sa femme, née hier rue Louis-le- Grand, en cette paroisse a été baptisée.

« Le parrein : Louis Le Vasseur, directeur dans les fermes du roi, iue Coq-Héron paroisse Saint-Eustache: la marreine : Magdeleine Chevalier, fille majeure, rue du Mail, susdite paroisse. »

SOPHIE ARNOULD 17

envier. Pourtant, au logis, c'est le pot au lait de Perrette : atteindre les trente mille livres de rente, laisser le commerce, acheter une charge de trésorier de France, ou se faire admettre à Péchevinage cle Paris; attraper la nohlesse, c'était le rêve caressé et poursuivi de la com- pagne du honhomme. « Bah ! répliquait le bourgeois à sa femme, nous avons des parents dans le commerce, dans l'agriculture ; mon nouvel emploi nous anoblira, je le veux ; ano- blira-t-il nos deux familles ? » et pensant aux bonnes fêtes du foyer, il ajoutait : « Adieu pour toujours, dès ce moment, aux visites du jour de l'an et aux quatre repas des fêtes annuelles ».

Mm0 Arnould n'avait point cette sagesse. Née dans cette jolie petite ville de Blois, Cathe- rine de Médicis a laissé comme une odeur de cour, comme un air de Paris, Mme Arnould, à peine Parisienne, s'était lancée dans le grand monde. De son pays, un petit ton provincial lui était resté, mais son esprit avait de l'oreille ; elle se tut, écouta, travailla, et sortit de cette retraite une parfaitement aimable femme, par- lant beaucoup, et bien, et agréablement, digne de la causerie de tous1. Elle aimait les sociétés,

1. Vous l'avez connue assez, écrit Sophie, pour n'avoir pas besoin de vous rappeler les charmes de son esprit, de sa figure, de ses manières nobles. Elle avait reçu une fort bonne éduca- tion qui, jointe à de Vesprit naturel, la rendait dans les so-

18 SOPHIE ARNOULD

le choc des mots et des idées, le bruit des grands hommes. Elle voyait les académiciens des trois académies. Elle courait les philo- sophes. Voltaire était de ses amis. Fontenelle lui apportait, quelques jours avant de mourir, le manuscrit d'une tragédie de Corneille. Dide- rot et d'Alembert s'asseyaient à sa table ; et le mari couché, ses comptes faits, M. Arnould s'endormait de bonne heure, c'était entre la mère de Sophie Arnould et les Encelades de {'Encyclopédie les plus belles querelles de la terre sur Dieu et le monde.

Sophie était revenue de nourrice, et l'éduca- tion de la petite fille * commençait presque au

ciêtés la femme la plus aimable et la plus intéressante. Le hasard l'avait fait admettre dans la société des gens les plus célèbres, comme les plus illustres, elle a passé les quinze premières années de sa vie, et elle avait su se conserver par son amabilité, par son bon ton, des protecteurs et des amis. Ces derniers étaient Fontenelle, Piron, le comte de Caylus, l'ami des arts, des talents et des lettres, le charmant M oncrif, l'abbé de Bernis; et tous ces personnages illustres étaient ses fami- liers, ses amis intimes.

1. L'enfance de Sophie grandit au milieu de plusieurs sœurs et près d'un frère, mobile, ardent, changeant, allant de car- rière en carrière, et passant de la plume à lépée, de l'épée au petit collet, et du petit collet au pinceau. Les Archives nationales possèdent un acte notarié par lequel Sophie Arnould s'engage à payer annuellement 300 livres de rente à M"9 Anne- Marie Collard, fille de sa sœur Rosalie Arnould, mariée à Pierre Collard, marchand traiteur à Paris, la Rosalie qui entra dans la musique de la chambre du roi en 1770 et y resta jus- qu'en 1792. Sa seconde sœur, d'après une note de VArnol- diana, annoté par Millin, épousa Seguin, apothicaire, dont l'officine est devenue célèbre par la vente du vin de quinquina.

SOPHIE ARNOULD 19

sortir du berceau. Écoutez-la : Ensuite est venu le temps de l'éducation qui a commencé, aussi tôt que j' ai pu parler , car je n'ai nulle souvenance d'avoir appris à lire et très-peu à écrire, d'autant qu'à l'âge de quatre ans ou un peu plus, je lisais, et qu'à sept j'écrivais mieux que je ne le fais actuellement. A deux ans ei demi, j'ai com- mencé à apprendre la musique, et je la déchiffrais à livre ouvert à sept ou huit. L'enfant prodige fut gâté, caressé, pomponné. Elle eut sur sa petite personne des vêtements de soie, des col- liers de marcassite, des Heurs dans les cheveux. Mais quoi? ne fallait-il point une fille ainsi accommodée à une bourgeoise qui avait l'hon- neur d'avoir demi-heure à sa porte le carrosse et les grands laquais dorés d'une vieille con- naissance : Monseigneur le cardinal de Bernis ! Quand la bambine eut quatre ou cinq ans, Mme la princesse de Modène, femme séparée de M. le prince de Gonti, s'en amouracha. Mme de Conti était désœuvrée, ennuyée : elle demanda la petite Sophie à sa mère ; et la petite Sophie devint l'amusement et le joujou de cette grande dame sans mari, sans amants, sans enfants, sans emploi. Mmp de Gonti la trimbalant partout avec elle, comme elle aurait fait de son petit chien, traitait l'enfant ainsi qu'un petit animal de com- pagnie, gentil et drôle, bruyant et riant, une machine au gai tapage, qui empêchait de compter

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22 SOPHIE ARNOULD

main, le bruit et la causerie du monde. Imaginez tout le faubourg Saint-Germain allant se faire inscrire chez la maîtresse de cette fée, de cet ange, de cette voix céleste; Paris heureux et amoureux comme s'il avait trouvé une nouvelle mode ; Mme de Conti toute fière d'avoir couvé cette petite gloire ; la cour même émue des applaudissements de la ville ; bien plus, la Reine,

cette reine retirée dans un petit monde d'ami- tiés, et qui ne regardait guère au dehors pour n'être point dérangée de son tranquille bonheur,

la Reine curieuse ! Marie Leczinska deman- dant à voir Sophie !

Mme de Conti fait atteler en gala, met, ce jour- là, Sophie à la bonne place à côté d'elle ; et grande livrée, et beaux chevaux de brûler la route de Versailles en gens et en bêtes qui savent mener le caprice d'une reine, tandis que la princesse, moitié tendre, moitié amère, dit, se penchant sur la petite : « A cause de vous, Ton se ressouvient de moi ! » On descend ; puis on monte. Sa Majesté arrive, l'air riant, baise la petite au front avec un : « Elle est, en vérité, bien jolie î » lui permet de s'asseoir, lui fait apporter deux ou trois cahiers de musique, et l'encourage à choisir et à n'avoir point peur. Sophie entama bravement un morceau de bra- voure dans le s.alon sonore ; et le morceau n'était pas fini, que la Reine, qui était musicienne, disait

SOPHIE ARNOULD 23

à Mmc de Conti : « Je la veux pour moi, ma cou- sine, vous mêla donnerez? » Dans un des cabi- nets de la garde-robe, des sirops furent apportés ; la Reine caressa Sophie de paroles, et la quitta en lui donnant un petit soufflet d'amitié avec son éventail.

Mais il y avait une autre reine de France : Minc de Pompadour. Le lendemain de Fentrevue avec la Reine, la femme de chambre de Mme de Pompadour, Mmo Du Hausset, apportait à Mme de Gonti une lettre Mme de Pompadour la priait, comme elle savait prier la plume en main, de lui prêter sa petite chanteuse jusques au soir. Mme de Gonti pensa faire atteler sur-le-champ ; mais ce qu'on appelait alors « les grandes con- venances » lui vinrent bientôt à l'esprit. Ce fut une lutte entre la honte de manquer à la Reine et la crainte de blesser la favorite. Au bout de la lutte, Mmede Gonti envoya chercher Mme Arnould, et la chargea d'aller présenter, de sa part, sa fille à Mme de Pompadour. Mme Arnould écrasa So- phie de ses bijoux et partit. Mme de Pompadour traversait son grand salon, lorsque MmeetMlle Ar- nould entrèrent. Elle s'arrêta, regarda et dit : « La mère et la fille sont le portrait Tune de l'autre; la mère a plus d'élévation clans la taille, la fille plus d'aventure et de roman dans le regard ! » Puis doucement : « Je vais chez le Roi pour deux minutes ; attendez-moi dans cette

24 SOPHIE ARNOULD

galerie, et ne vous montrez à qui que ce soit.» Il y avait dans la galerie deux clavecins magni- fiques dont l'un était couvert de peintures de Boucher, et, posées çà et sur les meubles, des mandolines, des guitares et des harpes dorées. Sophie alla vers le clavecin jouaient les rondes d'amours peintes, et, laissant sa petite main courir sur le clavier, elle s'amusait de quelques folies quand Mme de Pompadour lui tirant l'oreille : « Ma chère enfant, le bon Dieu vous a faite pour le théâtre; vous êtes née déli- bérée comme il y faut être : vous ne tremblerez pas devant le public ! »

Et l'on passa dans la chambre de la marquise. Le lit était un trône drapé vert et or, frangé d'or, dont le dais à colonnes posait sur une balustrade marbre et or, formant demi-cercle, comme chez la Reine, et dans le grand appartement du Roi. Sophie s'assit au pupitre de Mme de Pom- padour et chanta. Mme de Pompadour fut étonnée et enchantée, lui demanda le nom de ses maîtres; puis, quand les noms furent dits, elle resta triste : ces maîtres, c'étaient les mêmes qu'avait eus à Paris sa fille Alexandrine, qu'elle venait de perdre !

Alors Mme de Pompadour les mena toutes deux dans un cabinet elles entendirent chanter un rossignol. Gomme elles s'émer- veillaient : « Ma chère enfant, il est à vous, »

SOPHIE ARNOULD 25

dit-elle à Sophie en lui tendant une clef, « si vous êtes assez leste pour l'attraper! » Ce ramage, cette chanson, ce printemps chantant, ce n'était que rouages etressorts! M. deMaurepas venait peut-être d'être pris à ce rossignol quand il disait de la marquise : «Elle a un génie extra- ordinaire pour la politique et les joujoux ! » L'entretien sautait de sujets en sujets, chan- geant de ton, Mme de Pompadour répétant jusqu'à trois fois : « Au premier jour on dira de moi : Feue Madame de Pompadour ou la pauvre marquise! » Un moment se rapprochant de la mère et lui disant à mi-voix : « Si la Reine vous demandait votre fille pour la musique de sa chambre, n'ayez pas Fimprudence d'y souscrire. Le Roi vient de temps en temps à ces petits concerts de famille; et alors, au lieu d'avoir donné cette enfant à la Reine, vous en auriez fait présent au Roi ! » Puis ayant regardé les lignes du front et de la main de la petite, Mme de Pompadour était femme et croyait à ces choses, elle lui dit gravement : « Vous ferez une charmante princesse! »

Je ne trouve pas le récit de l'entrevue de Mme de Pompadour et de Sophie ainsi raconté dans le manuscrit autographe de Sophie Arnould . L'auteur a-t-il eu en main une autre version, ou a-t-il rédigé cette entrevue d'après un récit fantaisiste de l'actrice? Voici le texte du manus-

26 SOPHIE ARNOULD

crit de Sophie : « Mmo la duchesse de F..., fille d'un premier gentilhomme de la chambre, me mena en trophée chez la maîtresse du royaume,

la marquise de P r, qui tira mon horoscope,

de manière qu'elle me jugeait déjà digne d'être sa rivale au théâtre des Dieux. Elle vanta ma figure qui était pourtant très ordinaire et nul- lement développée, ma taille qui n'était pas encore à sa croissance et qui me faisait par ressembler à une guêpe; j'avais pourtant une tournure qui ri était pas trop commune, j'avais encore les grâces de l'enfance, mais sans manières. Bref, ma mère et moy revinrent à Paris, elle, avec de tendres sollicitudes, de l'in- quiétude sur ce qui m' arriverait, sur les projets que Von formait tacitement sur moi ; et moi ri ayant rien compris aux beaux compliments qui m'avaient été faits par les belles dames et les beaux seigneurs, et ne voyant de bien dans tout cela que les joujoux magnifiques dont on m'avait gratifiée, et les belles bonbonnières pleines que l'on m'avait données de toutes parts1.

1. J'ai la plus extrême défiance à l'égard des anecdotes racontées par Sophie Arnould dans les quelques pages de ses mémoires autographes ou dans les mémoires dictés par la vieille chanteuse. Nous avons déjà vu qu'elle mentait à propos de la date et du lieu de sa naissance.

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IV

A quelques jours de ces visites, Mmo Arnould recevait de Versailles un beau paquet aux armes du Roi : messieurs les gentilshommes de la chambre la rendaient informée que la Reine venait d'admettre sa fille dans sa musique particulière, et que la surintendance de sa maison lui en envoyait le brevet officiel. Dans le même paquet et sous la môme enveloppe était la nomination de Mmc Arnould à une des places de demoiselle de la musique de la chambré de la Reine, aux mêmes appointements et hono- raires que sa fille : cent louis. Bientôt, second paquet de messieurs les gentilshommes de la chambre. Celui-ci était une lettre de cachet par laquelle Sophie était attachée, par ordre exprès du Roi, à la musique de Sa Majesté, et parti- culièrement à son théâtre de l'Opéra. Sur cela, Mme Arnould fondit en larmes et courut chez Mmo de Conti demander main-forte contre le trop de bien que le Roi voulait à sa fille. Mme de Conti prit Sophie, et tombant chez son amie, l'abbesse de Panthémont : « Je vous amène, lui dit-elle, cette jeune personne dont messieurs les gentilshommes de la chambre veulent faire une actrice, chose que je ne veux pas; cachez-

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la-moi bien soigneusement dans un joli recoin de votre monastère, en attendant que je puisse parler au Roi. » Ce à quoi l'abbesse répondit : <( Princesse, on peut se sauver dans tous les états, je n'irai point faire ce chagrin au Roi, qui m'a donné mon abbaye. Voyez l'abbesse de Saint-Antoine ou celle du Val-de-Grâce : peut- être seront-elles, à cet égard, plus courageuses que moi ! » Mmode Gonti courut, sans désemparer, trois abbayes, elle trouva partout la même prudence, le même langage, et Sophie fut aban- donnée par elle à ses destins.

M. Arnould, qui était un honnête homme, tomba malade; par là-dessus une banqueroute le ruina à moitié. 11 fallait vivre : il se fit hôte- lier et loueur d'appartements1. La fierté s'en allait du logis avec l'aisance. Les scrupules de Mme Arnould s'humanisaient. Mme de Gonti ne lui donnait-elle pas, d'ailleurs, l'assurance que sa fille ne serait employée d'abord à l'Opéra que pour les concerts spirituels de la semaine sainte? La famille, cependant, continua à bouder le vouloir du Roi; mais en demandant des loges à

1. Sur le dire de M. De ville que le père de MIie Arnould tenait, rue des Fossés-Saint-Germain-l'Auxerrois, l'hôtellerie connue sous le nom de l'Hôtel de Lisieux, j'ai eu ia curiosité de faire une recherche dans le livre de Jeze, intitulé : VÊtat ou le tableau de la ville de Paris, 4760. Je trouve M. Arnould comme maître de l'Hôtel de Lisieux, à 30 s par nuit pour personnes de province.

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l'Opéra, en y allant trois fois par semaine. Sophie n'avait été menée par la princesse qu'à quelques grandes représentations du Théâtre- Français et de la Comédie-Italienne. L'enchan- tement, le ravissement, la première fois que devant Sophie se lève le rideau magique sur décor d'ORPHÉE ! Elle pleure, elle palpite, elle tressaille comme à l'appel de sa fortune. Ce bruit, ces feux, cet or, ces harmonies, ces pompes et ces cris de Famé : c'est l'avenir ouvert, la scène et la gloire promises.

Le 15 décembre 1757, Sophie Arnould débu- tait.

Il y avait plusieurs années déjà que Sophie était aimée et demandée en mariage par un ami de sa famille, le chevalier de Malézieux. Il était le plus jeune de ces trois Malézieux qu'un so- briquet avait baptisés : les Beaux de la duchesse du Maine. Celui-ci avait été plein de séduction, fait à ravir, emportant tous les cœurs, triom- phant, adoré, lassé de victoires et de caresses. Il s'était, tout le long de sa vie, laissé aimer, sans aimer. Un jour vient l'amour se venge; et voilà tout à coup le chevalier de Malézieux chargé d'années et de souvenirs, vieux d'âme et

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vieux de corps, amoureux comme un jeune homme de cette petite folle qui grandit sur ses genoux1. Quelle lutte de chaque jour contre les soixante ans sonnés! Beau encore, mais avec majesté, comme une ruine, il relevait d'une toilette ingénieuse les restes de sa grâce. Il chargeait de rouge ses joues pâlies; il déguisait en lui le vieillard avec toutes sortes de soins ; mais, hélas ! le visage passait sous le masque ; et un jour Mme de Gonti, qui avait entendu parler des vues d'un chevalier de Malézieux, trouvant le sexagénaire chez Mme Arnould, lui demandait d'un air d'amitié : « Monsieur, votre neveu est- il d'un naturel à rendre heureuse ma Sophie ? » Le chevalier répliqua que ce neveu c'était lui î La princesse ne put réprimer un mouvement de surprise, et peu après raconta charitablement

1. La petite fille et la fillette semblent avoir été charmantes chez Sophie Arnould. Voici des vers que lui adressait Flins des Oliviers, après un séjour en province la petite fille de dix ans était devenue une jeune fille :

Vous n'aviez pas encor dix ans,

Lorsque je vous rendis les armes. Mon amour vous chercha dans un cercle d'enfants, Et vous aie premier averti de vos charmes. Mais j'ai quitté Paris, et tout change en six mois, Dans cet âge ingénu qui, fait pour la tendresse, Tient encore à l'enfance et touche à la jeunesse.

Je vous revois charmante et parée à la fois

Par vos talents et vos années. Je regrette pourtant, malgré l'avis des sots, Ce silence animé qui valait des bons mots.

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qu'un prince de sa maison, ayant voulu contracter un mariage à l'âge de quatre-vingts ans, était mort la nuit de ses noces. M. de Malézieux s'écria qu'il fallait plaindre cet homme-là, et non en rire. Le lendemain, comme Sophie assistait à la toilette de Mme de Conti, la princesse lui dit : « Épousez-le, s'il veut vous donner tout son bien par contrat. S'il ne veut que vous donner son nom, ne vous chargez pas de ses infirmités et de son automne : il y a de l'égoïsme et de la folie dans la passion de cet homme ! » Arriva la lettre de cachet de- Versailles. Mme de Conti eut un instant l'idée de faire appeler M. de Malé- zieux dans son appartement et de le marier dans sa chambre, Mme Arnould ne disait point non. Sophie se mit à pleurer ; et le chevalier ne fut pas appelé. M. de Malézieux comprit bien vite que l'Opéra était un rival avec lequel il fallait partager; et ramenant Sophie dans sa voiture après la soirée d'ORPHÉE, il ne put s'empêcher de lui dire d'une voix douloureuse et tendre : « Vous êtes née pour ce royaume-ci ! » Cepen- dant il se parait de plus belle, peignait ses sour- cils, faisait sa barbe deux fois par jour, et tout à coup apportaitaux parents de Sophie unprojetde contrat de mariage, tout dressé, dans lequel il lui attribuait ses 40.000 livres de rentes. M. Arnould hésitait ; Mmo Arnould faisait sonner à l'oreille de sa fille le nom et l'argent de M. de Malézieux ;

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Sophie boudait. M. de Malézieux imagina de la convertir à son amour par des exemples tirés de l'histoire. Mlle d'Aubigné, belle comme le jour etjeune comme l'aurore, n'avait-elle pas épousé, pour son esprit, le cul-de-jatte Scarron ? « Dès demain, riposta Sophie, je fais un pareil mariage, à condition que mon mari commencera par être cul-de-jatte et finira par être roi ! »

VI

Sophie aimait.

Un fort joli jeune homme de façons parfaites, tourné en grand seigneur, était venu louer un appartement chez M. Arnould. Dorval c'était son nom, dit, avec le plus grand air d'ingé- nuité, arriver de sa province. Il donna sa bourse à garder à M. Arnould : il chargea Mme Arnould du soin de ses dentelles ; il s'abandonnait, jouait le nouveau débarqué, faisait l'innocent à mer- veille, lisait régulièrement à ses hôtes toutes les lettres qu'on recevait pour lui ; sa confiance allait même jusqu'à leur communiquer ses ré- ponses. Puis ce Dorval était un enfant gâté : il lui venait à tout moment de jolis envois de gibier, de beaux poissons, ou de fines truffes du Périgord, ou des paniers de beurre de la Préva- laye, ou des gelinottes du pays de Caux. L'hon-

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note Dorval priait Mme Arnould de faire accom- moder cela, et venait en manger sa part, à la table de famille, à la droite de Mme Arnould qu'il comblait d'attentions. Un soir, après avoir joué, c'est-à-dire perdu, deux parties de trictrac avec M. Arnould, il prétexte une migraine insuppor- table et regagne sa chambre, un valet, entré dans la maison au moyen d'une fausse clef, le vient avertir que tout est prêt. Sophie prend la main de Dorval; ils descendent; le carrosse de Dorval attendait au bout de la rue. Il roule. Sophie était enlevée.

L'aventure eut tout le retentissement qu'elle méritait. Ce fut pendant quelques jours un scan- dale régnant et absolu. Les nouvellistes en vécurent, le chevalier de Malézieux en mourut, M. Arnould en fît une rechute, et Paris des gorges chaudes. Tout passe, même le bruit que fait une fille en se sauvant sur la pointe des pieds du logis paternel. L'éclat apaisé, Dorval promettait a Sophie de faire savoir à ses parents le lieu de sa retraite. Et, deux jours après, il leur écrivait ui-même une lettre de soumission et d'excuses; .a lettre était signée : Louis, comte de Brancas. En post-scriptum, le comte de Brancas promet- tait formellement à M. et Mme Arnould d'épouser leur fille s'il devenait veuf. Honte, douleurs, larmes, tout fut oublié dans le ménage qui voyait déjà Mme de Brancas sous terre, et leur

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fille comtesse ; que dis-je? duchesse, le vieux duc deLauraguais décédé. Aussi la première en- trevue de la mère et du ravisseur se passa-t-elle fort bien. Mme Arnould arrivait les mains pleines de pardon, et l'air soutenu de la dignité conve- nable à la belle-mère future d'un tel gendre ; Sophie l'embrassa, et fut embrassée et par- donnée.

La chaîne commençait comme les chaînes commencent, nouée de fleurs. M. de Brancas était toujours Dorval, Sophie était encore la Sophie de l'hôtel de Lisieux. L'amour ne fit jamais plus beau roman. Et que dire? Les peu- ples heureux n'ont pas d'histoire : de pareils couples, bien moins encore. A peine si Mme de Brancas parvenait à mettre quelques nuages au front de l'amant de Sophie. Pourtant elle était une femme spirituelle, en excellente posture de se venger, aimant M. de Brancas comme son mari, sans passion et avec sang-froid, irrépro- chable par-dessus cela, et fort digne de n'être point trompée. C'était entre elle et Dorval une guerre qu'elle faisait avec une malice exquise et distraite, des allusions qu'elle laissait tomber, des interrogations d'une courtoisie méprisante et railleuse, des retraites soudaines en sa dignité, des demi-mots et des sourires qui mettaient le ridicule du côté du comte. Elle lui demandait, d'un de ces tons légers qui n'appuient pas, des

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nouvelles de « son actrice » ; et l'autre, par dépit, disait que dans le petit doigt d'une comédienne il y avait plus d'esprit que dans tous les paniers de qualité. « Mon perroquet aussi, répondait Mme de Brancas, est un garçon bien spirituel de mémoire ; je veux un de ces jours lui ap- prendre à lire ; il me répétera tout Regnard, tout Molière et tout Dufresny. » Et la querelle Ré- chauffant, M. de Brancas s'oubliait jusqu'à rompre avec colère : « Ne vous y frottez pas ; votre rivale n'a pas besoin de vos livres pour être ce qu'elle est : vous n'oseriez grouiller en sa pré- sence ; et des miettes échappées de sa table on pourra faire un jour des livres pleins d'es- prit1. »

Mais que ces ennuis, ces remords peut-être, s'envolaient vite aux baisers de Sophie '

VII

Le geste formé par Mlle Clairon, la voix par M110 Fel, Sophie Arnould avait débuté le 15 dé- cembre 1757. Elle avait débuté dans le divertis- sement du ballet des Amours des Dieux par un air détaché qui commence ainsi : « Charmant Amour. ..» Depuis on lui avait souvent entendu

1. Ici s'arrêtent les mémoires inédits de Sophie Arnould.

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dire que cette « invocation lui avait porté bon- heur ». Ce début avait été un triomphe et, devant la foule assiégeant l'Opéra, Fréron avait pu dire : « Je doute que Ton se donne autant de peine pour entrer en Paradis. »

Le Mercure n'est que le faible écho de l'en- thousiasme du public, lorsqu'il s'exprime ainsi sur la continuation des débuts de la chanteuse, pendant l'année 1758 :

« Mlle Arnould continue son début dans les Amours des Dieux avec le succès le plus grand et le plus mérité. Elle attire la foule au point que le jeudi est devenu le jour brillant de l'Opéra et qu'il efface le vendredi. Le second air qu'elle chante a mieux développé l'étendue de son talent. Elle rassemble en elle les grâces de la figure, la beauté de l'organe, la chaleur du sentiment. Elle est pleine d'expression et d'âme. Sa voix est mieux que tendre, elle est passionnée. Ses sons animés portent la flamme dans le cœur le plus froid. En un mot, elle a reçu tous les dons de la nature, et, pour les perfectionner, elle reçoit tous les secours de l'art. ' »

Sur ce succès du jeudi, le Mercure disait en février 1758 : « L'affluence que Mlle Arnould attire constamment a rendu ce jour-là célèbre (le jour ou Ton donnait les Amours des Dieux).

1. Mercure, janvier 1758.

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Il devient, comme nous Pavons déjà dit, le flam- beau de la semaine. »

En mars, le Mercure rendait ainsi compte de la Provençale : « Mlle Arnould a chanté la Pro- vençale avec les grâces ingénues de son âge. Elle n'a dans ce rôle qu'un seul morceau de dis- tinction. C'est le monologue Mer paisible... ») elle a mis toute l'expression qu'il demande. La preuve du plaisir qu'elle y fait est l'affluence qui l'a suivie jusqu'au Carême. »

Enfin, la même année, le Mercure célébrait encore la nouvelle chanteuse dans ces deux articles :

« Le rôle de Vénus qui est dans le 4e acte de l'opéra à'Énée et Lavinie, a été chanté, le ven- dredi 15 avril, par Mlle Arnould. C'est son coup d'essai dans la tragédie. Le public a vu avec grand plaisir qu'elle n'y était pas déplacée. Aussi lui a-t-on accordé des applaudissements aussi sincères et en aussi grand nombre que ceux qu'elle avait déjà obtenus dans l'ariette et dans la pastorale. »

« Le mardi 13 avril (1758), Mlle Arnould a joué pour la première fois le rôle de Lavinie. Son succès a été complet. Le tragique paraît même le genre qui lui convient le mieux. C'est du moins celui elle a paru dans le plus beau jour. Ses gestes sont nobles sans fierté et expressifs sans grimaces. Son jeu est vif et animé et ne sort

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point de la belle nature. Cette excellente actrice s'est déjà corrigée en partie d'une sorte de len- teur qu'elle mettait dans la scène, et qui ne peut tout au plus convenir qu'à l'ariette. Le mauvais exemple l'avait séduite. Nous l'invitons à ne s'écouter qu'elle-même, si elle veut approcher de plus en plus de la perfection.

« Un si grand succès nous dispenserait presque de dire que Mlle Arnould n'a plus quitté le rôle, qu'elle a ramené le public à l'Opéra, enfin qu'elle a embelli Énée et Lavinie d'une apparence de nouveauté. »

Et encore en août le Mercure revenait sur ce rôle de Lavinie : « M110 Arnould Ta joué avec cette intelligence, cette noblesse, ces grâces naturelles et touchantes dont le public est en- chanté. Il est heureux qu'elle ait risqué ce que lui inspirait la nature, avant que d'être intimidée par tous les petits préjugés de l'art. Modèle en débutant, elle ranime la scène lyrique et semble communiquer son âme à celles qui ont la mo- destie et le talent de l'imiter. »

VIII A

A quelque temps de là, Collé écrivait que Sophie était devenue la reine de l'Opéra, et il ajoutait : « Je n'ai point encore vu, dans la même

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actrice, rassemblées à la fois plus de grâce, plus de vérité de sentiment, de noblesse d'expression, de belles études, d'intelligence et de chaleur; je n'ai point encore vu de plus belles douleurs ; toute sa physionomie les peint, en rend toute l'horreur, sans que son visage perde le moindre trait de sa beauté1. » Et tout aussitôt l'opinion publique proclamait Sophie Arnould « l'actrice la plus naturelle, la plus onctueuse, la plus tendre qui ait encore paru ». Et Garrick déclarait que la chanteuse de l'Opéra était la seule tragé- dienne française qui parlât à ses yeux, à son cœur. Oui, cette Sophie était une chanteuse nouvelle2, et bien digne des couronnes de myrte et de lau- riers qu'elle partageait avec Clairon3 et que lui

1. Journal et Mémoires de Collé, publiés par M. Honoré Bonhomme. Didot, 1868, vol. II.

2. U Année littéraire imprimait on 1760 : Mlle Arnould dans le rôle de Psyché a ravi tous les spectateurs de plaisir et d'ad- miration. Quelle actrice, quelle âme, quel pathétique !

3. On connaît l'anecdote de la vente Randon de Boisset relative à Sophie Arnould : « Le buste de M'1* Clairon ayant été exposé, ces jours passés, à la vente du cabinet de feu M. Randon de Boisset, MUo Arnould en doubla la première enchère : il n'y eut personne qui se permît d'enchérir sur elle, et le buste lui fut adjugé. Toute l'assemblée applaudit à différentes reprises. Un anonyme lui envoya sur-le-champ le quatrain suivant :

Lorsqu'en l'applaudissant, déesse de la scène, Tout Paris t'a cédé le buste de Clairon, 11 a connu les droits d'une sœur d'Apollon Sur un portrait de Melpomène.

Correspondance littéraire de Grimm (mars 1777).

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disputaient si peu Fel qui n'était qu'une chan- teuse d'ariettes, et la Chevalier jouant assez pas- sablement la colère et la fierté, mais toujours grimaçanï l'amour.

Sophie renouvelait la déclamation lyrique par T accent de la passion. Elle apportait l'émotion à l'harmonie, l'attendrissement au chant, le sen- timent au jeu de la voix. Elle charmait les oreilles et suspendait les cœurs. Elle avait tout le domaine du drame tendre et toutes les grâces de la terreur. Elle possédait le cri, et les larmes, et le soupir et les caresses du pathétique. Elle était une mélodie pénétrante et voilée, la plainte ingénue des jeunes reines de la Fable qui se débattent contre la mort, le murmure déchirant des jeunes captives, le cantique du : « Je ne veux pas mourir encore! »

Et cependant de quel faible instrument Sophie Arnould tirait ces caresses et ces gémissements, ces notes enchanteresses, ces élans, ces larmes de la voix, quijetaient des frissons dans tout le public, cette diction suave et tragique, cette mélopée de l'élégie! Quel art et quel génie pour arracher tant d'harmonies, comme sans effort, d'un organe mesquin, d'un gosier misérable !

Voici la définition que Sophie donne de sa voix, dans ses mémoires autographes : La nature avait secondé ce goût (le goût de la musique) d'une voix assez agréable, faible, mais sonore,

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sans être cependant de la première force ; mais elle était juste et timbrée, de sorte qu'avec belle prononciation, et sans un antre vice qu'un petit grasseyement qui n'était pas même un faut, on ne perdait rien de ce que je chantais dans les vaisseaux les plus spacieux.

Car cette voix de Sophie, ce n'était qu'un filet de voix soutenu de pauvres poumons sans force, sans étendue, sans ampleur.

« C'est le plus bel asthme que j'aie entendu chanter, » disait Galiani de Sophie ; mais cela, ce rien, cet asthme, écoutez-le : voilà, ô mer- veille ! la voix plaintive de Psyché entourée de la foudre et de l'enfer; cette voix, c'est la voix d'Iphise; cette voix, c'est la voix de Thélaïre; cette voix, c'est la voix amoureuse de la fille d'Agamemnon cherchant des yeux Achille parmi r armée en fête; la voix mourante d'Iphigénie, traînée à l'autel et tendant la tête en implorant les dieux! Son âme a fait sa voix, et son visage est le portrait de son âme.

Ce visage, La Tour nous l'a gardé vivant1. Ces grands sourcils doucement joints, l'éclair de ces beaux yeux implorants, levés vers le ciel2,

1. Ce portrait a été gravé par Bourgeois de La Richardière. Il représente : Sophie Aknould, Actrice de l'Académie royale, de Musique, dans le rôle de Zyrphé du ballet de Zeundor.

2. Dans des feuilles doubles des mémoires que je possède, et qui contiennent des changements et des additions (papiers

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la jolie souffrance de ce long et charmant ovale, cette bouche entrouverte, et sur laquelle meurt une dernière prière ou un dernier sourire, c'est, sur toute cette face de la chanteuse, comme une douce agonie d'amour et de jeunesse.

IX

Après le portrait, la caricature. « Milord. A vous dire vrai, celle-ci (Sophie) n'a rien de merveilleux, une figure longue et maigre, une vilaine bouche, des dents larges et déchaussées, une peau noire et huileuse. Je ne lui vois que deux beaux yeux1. » Et malheureusement la caricature ressemble au portrait tracé par l'ins- pecteur de police du Journal de Sartines : « Je l'ai vue (Sophie Arnould) au sortir de son lit, elle a la peau extrêmement noire et sèche, et a

appartenant à M. A.-J. Doucet), Sophie, faisant son portrait d'elle-même, dit :

« Pour ce qui est de ma taille, je dois dire avec sincérité qu'elle est petite, mais svelte et régulière. La charpente en est gracieuse et tous les mouvements aisés. J'ai la jambe bien faite, le pied joli, le bras, la main comme les modèles. L'œil bien taillé, la physionomie ouverte, attrayante, spirituelle. »

i. L'Espion anglais, Gollin, 1809, vol. I, et dans leVolplus haut ou l'Espion des principaux théâtres de la capitale, qui a répété textuellement la citation. Deville dit : « Elle con- serva dans ses dernières années tout le feu de ses beaux yeux, au point qu'on pouvait y lire toute son histoire... » Arnol- diana.

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toujours la bouche pleine de salive, ce qui fait qu'en vous parlant elle vous envoie la crème de son discours au visage1. »

X

<f Cejourd'hui, mardi 13 novembre 1759, cinq heures de relevée, en l'hôtel et par devant nous Pierre Thiérion, est comparu sieur Jean-Baptiste Delamarre, huissier au Châtelet de Paris, y demeurant, rue aux Ours, paroisse Sl-Leu et Sl-Gilles, au nom et comme porteur de pièces pour le sieur Jean-Baptiste Desper, maître per- ruquier à Paris, principal locataire de la maison à Paris, lequel nous a représenté la grosse d'un bail à loyer, passé devant maître Dubois qui en a minute, et son confrère, notaires à Paris, du 16 novembre 1758, fait par le dit sieur Desper, à la demoiselle Madeleine-Sophie Arnould, fille usante et jouissante de ses droits pour trois, six ou neuf années d'un premier appartement de la dite maison, moyennant deux mille quatre cents livres par année, et une ordonnance de M. le lieutenant civil, signée Lenoir, rendue sur ré- féré... Attendu le défaut de payement de deux mille quatre cents livres par la dite demoiselle

1. Journal des inspecteurs de M. de Sartines, Dentu, 1863.

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Arnould au dit sieur Desper pour une année de loyer du dit appartement, permission de con- tinuer la saisie encommensée de la dite demoiselle Arnould, et qu'à cet effet elle sera tenue de faire ouverture de ses portes, coffres, commodes, armoires, sinon qu'ils seront ouverts par un serrurier, en présence de deux voisins et de nous commissaire du quartier... Sur quoi nous com- missaire susdit... sommes à l'instant avec le sieur Delamarre et ses assistants, transporté susdite rue Richelieu en la susdite maison, étant monté au premier étage, le dit sieur Dela- marre, après avoir observé les formalités pres- crites par l'ordonnance, et une domestique ayant fait ouverture de la porte de l'appartement... avons procédé à la continuation de la saisie- exécution encommencée. Et après que le dit sieur Delamarre n'a plus rien trouvé à saisir, il a laissé tous les meubles saisis et exécutés, en la garde et possession de M. Chevalier, marchand fruitier demeurant rue Traversière, paroisse Saint-Roc h... i »

Cette saisie de mobilier, à l'heure du sentiment le plus ardent de Dorval pour Sophie, est une preuve que l'amour ne faisait pas faire à l'amou- reux de si immenses sacrifices pour son adorée.

4. L'Académie Royale de Musique au XVIIIe siècle, par M. Champardon; Berger-Lovrault, 4884, vol. I.

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Il faut avoir une certaine défiance des Mémoires de la République des lettres déclarant que Sophie Arnould, au moment de la rupture des deux amants, coûtait cent mille livres à Lauraguais. Et je crois bien plutôt la chanteuse, représentée en son vrai caractère dans la conversation que Diderot rapporte avec la présidente Portail.

Mais, Mademoiselle, vous n'avez pas de diamants?

Non, Madame, et je ne vois pas qu'ils soient fort essentiels à une petite bourgeoise de la rue du Four.

Vous avez donc des rentes?

Des rentes! et pourquoi, Madame? M. de Lauraguais a une femme, des enfants, un état à soutenir, et je ne vois pas que je puisse honnê- tement accepter la moindre portion d'une fortune qui appartient à d'autres plus légitimement qu'à moi.

Oh î par ma foi, pour moi je le quitterais.

Cela se peut, mais il a du goût pour moi, j'en ai pour lui. Ça peut être une imprudence que de le prendre, mais puisque je l'ai fait, je le garderai1.

1. Mémoires, Correspondance de Diderot; Paulin, 1830, t. II. Diderot rédige cette conversation d'après un récit de l'abbé Raynal.

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XI

Sophie Arnould disait à ses amis aux derniers jours de sa vie : « M. de Lauraguais m'a donné deux millions de baisers, et m'a fait verser plus de quatre millions de larmes. »

M. de Lauraguais était un fou d'infiniment d'esprit, avec une incurable jeunesse de carac- tère, un grand désordre et une grande audace de tête, plein de coups de vent et de caprices, excessif d'un bout à l'autre, à l'étroit dans sa vie, précipitant son activité de mille côtés, variable, montant et descendant de goûts en goûts, changeant d'idées comme d'humeurs, bouillant, brouillé, sans but et tiraillé de vou- loirs, une cervelle à la dérive, sautant d'études en études, accrochant les paradoxes, volant de la science à la politique, et de la chimie à la poésie, remuant le rien et la foudre, touchant au droit public, à la porcelaine, à la tragédie, à l'inoculation, à l'éther, à la Compagnie des Indes, aux banquettes de la Comédie-Française, se cognant à Darcet et à Morellet, à Voltaire et à Orner de Fleury ! une sorte de grand homme manqué et dévoré d'inconstance, en qui s'agi- tait, mal à Taise, une âme d'un autre temps logée dans un esprit du xvme siècle.

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Imaginez ce que pouvait être l'amour chez un pareil homme1 : le soleil dans une giboulée ! les adorations à mains jointes et, tout à côté, des froideurs, des querelles, des insultes, des me- naces; un bonheur ballotté de jour en jour, d'ins- tant en instant; des prières, des oublis, des pardons scellés d'embrassades, tout à coup éclataient les irritations et les ennuis du comte, pris entre l'opinion publique et sa maîtresse, entre un mariage auquel il manquait Famour et un ménage auquel il manquait le contrat ; puis, après les pleurs, un nouveau rire, et le livre de leurs amours repris aux plus belles pages ; des gronderies encore, des mots empoi- sonnés, des fureurs, toutes les jalousies de l'Orient, à Paris! en ce siècle! des bruta- lités jusqu'à battre et à mordre; des intermit- tences de cœur, des indifférences, des dédains, des ravissements des yeux, de la tête et des sens

i. Le Chansonnier historique (recueil Maurepas-Clairam- bault), en 1758, au commencement des amours du comte de Lauraguais avec Sophie, prête au comte cette épître follement amoureuse, épître portant le titre : Adieu à la guerre, et dans laquelle le gentilhomme, glorieusement blessé au combat de Crevelt, disait abandonner la carrière des armes :

Apollon peut rayer mon nom de son grimoire.

Non, les neuf filles de mémoire Ami, n'en valent pas une de l'Opéra. Aux hommes comme nous, on n'en fait point accroire,

J'abandonne Mars pour l'Amour : Entre les bras d'Arnould j'aime mieux vivre un jor.r

Que mille et mille ans dans l'histoire.

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par des rivales entrevues dans un succès tout neuf; des bouderies, des gronderies, des retours, des contritions qui promettaient l'éternité au présent, des tendresses à lasser le plaisir, et au bout des tendresses, des scènes à casser les vitres, si bien que la crainte finit par avoir raison de l'amour de Sophie.

XII

Il arriva qu'un beau matin de l'année 1761, M. de Lauraguais, ayant commis une Electre, alla porter sa tragédie à Ferney. Aussitôt Sophie de mettre dans un carrosse les bijoux reçus de M. Lauraguais, les deux enfants dont il l'avait honorée, et fouette, cocher! carrosse, bijoux et enfants rendus à l'hôtel Lauraguais, Sophie res- pire, délivrée l. Lauraguais revint; Sophie s'était

1. Mémoires secrets de la République des lettres, vol. I, Voici la prétendue lettre envoyée, avec ses enfants, au comte par Sophie :

Monsieur mon cher ami,

Vous avez fait une fort belle tragédie, qui est si belle que je n'y comprends rien, non plus qu'à votre procédé. Vous êtes parti pour Genève, afin de recevoir une couronne de lauriers du Parnasse, de la main de M. de Voltaire, mais vous m'avez laissée seule et abandonnée à moi-même ; j'use de ma liberté, cette liberté si précieuse aux philosophes, pour me passer de vous. Ne le trouvez pas mauvais, je suis lasse de vivre avec un fou qui a disséqué son cocher et qui a voulu être mon

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mise sous la protection de M. de Saint-Floren- tin. Lauraguais pesta, jura, éclata en malé- dictions, et finit par une vengeance de gentil- homme : Tenvoi à Sophie d'un contrat de deux mille écus de rente viagère, dans lequel Mme de Lauraguais c'est bien peu probable, avait eu la générosité d'entrer, au nom de son admi- ration pour le talent de la chanteuse.

Sophieétait passée destournements de l'amour au calme d'une liaison d'intérêt, des violences de Lauraguais aux tendresses tranquilles d'un homme d'argent fort honnête et fort sensible, M. Bertin, qu'elle cherchait à consoler des infi- délités de Mlle Hus. Les choses s'étaient passées avec Fétiquette et la noble cérémonie qu'on mettait à ces choses en ce temps. M. Bertin avait fait des démarches convenantes auprès de son prédécesseur. Sophie avaitreçu les magnifiques épingles que de tels marchés rapportaient alors1; le divorce avec Lauraguais était promulgué dans le foyer de l'Opéra.

accoucheur dans l'intention de me disséquer moi-même. Per- mettez donc que je me mette à l'abri de votre bistouri ency~ clopédique.

1. M. Bertin aurait payé les dettes de Sophie, marié une de sœurs, et fait des dépenses évaluées à 20.000 écus.

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xni

Le 30 janvier 1762, M. Bertin, qui avait com- mencé à aller à "petit bruit chez Mlle Arnould, et dont Paris ne soupçonnait guère la liaison avec l'actrice que par la commande d'un certain car- rosse chez Antéchrist, le célèbre sellier, ce 30jan- vier!762, le trésorierdespartiescasuelles avouait officiellement Sophie Arnould pour sa maîtresse en donnant à souper chez elle à MM. Begon et de Villemur. Mais le financier, déjà si malheu- reux en amour, ne parvenait pas à remplir ce cœur qui avait appartenu un moment tout entier au brillant Dorval, à Lauraguais. Et presque aussitôt M. Bertin était trompé par M. de Mon- ville, grand maître des Eaux et Forets, qui était trompé par bien d'autres1.

Sophie eut même, en ces années, ainsi que

1. Et les passades de Sophie contiraiaient les années suivantes. Dans les Souvenirs et Mélanges de L. de Rochefort, Paris (1825), un livre rare, qui le premier dans ce siècle donna des extraits des rapports galants de police, on trouve à la date du 30 mars 1764 : « LaD1Ie Arnould, de l'Opéra, en atten- dant qu'elle puisse goûter tranquillement les fruits de sa pré- tendue passion pour M. de Lauraguais, s'exerce tant qu'elle peut, et elle profite bien des ménagements que ce seigneur est aujourd'hui forcé de garder avec sa famille. Le prince de Conti en use quelquefois et M. de Chamborand, colonel d'un régiment de hussards, est chargé de la tenir en haleine; cer- tainement elle ne pouvait mieux s'adresser, car il a bien l'air d'un payeur d'arrérages. »

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les femmes de théâtre en ont de temps en temps, un coup de cœur pour un inférieur, pour un moucheur de chandelles, pour un coiffeur. Tout à coup, on vit Fillustre chanteuse se pro- mener en tenue bourgeoise, en petite robe, et en compagnie des siens, avec son friseur, le sieur Lacroix, devenu l'ami de cœur et le mon* sieur. Un moment le bruit de Paris fut que l'actrice allait se marier avec cet amant infime, et le ministre, dans une audience, plaisantait spirituellement la chanteuse de son goût 1.

XIV

Mais en même temps que dans Paris on avait appris la rupture de Sophie avec Lauraguais et sa liaison avec M. Bertin, entremêlée, à quelques mois de là, de passades avec M. de Monville, le prince de Gonti et son friseur^ls, nouvelle s'était également répandue de la réconciliation des deux anciens amants et de la reprise de leurs jeunes amours. Et M. Bertin au dire des chroni- queurs, — désintéressé et remboursé de tous ses frais par Lauraguais, les deux amants s'étaient retrouvés et recommençaient, de gaieté de cœur, leur ménage d'enfer, leurs brouilles, leurs infi-

4. Journal des Inspecteurs de M. de Sartines. 1863 (années 1761,4762,1763).

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délités, leurs raccommodements trempés de larmes. Les batailles et les disputes furent plus vives que jamais, les reproches plus envenimés, les jalousies plus injurieuses, les inquiétudes plus calomnieuses. Jusqu'où les accusations et les justifications allèrent entre eux, un très cu- rieux certificat du médecin Morand, autrefois possédé par M. Boutron, nous le montre crû- ment. Voici ce certificat :

« Je certifie avoir visité Mlle Arnould avec la plus grande exactitude et ne lui avoir trouvé nulle marque ni simptome (sic) de maladie véné- rienne d'aucune espèce. A Paris, ce dix décem- bre mil sept cent soixante-deux. »

« Morand. »

Du reste, pendant le xvnr9 siècle, hommes et femmes du monde galant se jettent fréquemment ces sortes d'accusations à la tête, et cette pauvre Sophie est vraiment un peu souvent sous le coup d'accusations semblables. A deux mois du cer- tificat donné par le chirurgien Morand, en fé- vrier 1763, un rapport d'un inspecteur de M. de Sartines dit : « M. le duc de Fronsac, las appa- remment défaire des soupers journellement en petite maison avec des filles de débauche, s'est emparé totalement de la demoiselle Dubois de la Comédie-Française. C'est lui, lorsque cette demoiselle a débuté dans le monde, qui lui a fait

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connaître le premier la route de Cythère. Il ne néglige pas pour cela la demoiselle Arnould; mais, ce qu'il y a de fort singulier, c'est que l'une de ces deux demoiselles est pourvue d'une très bonne galanterie. Le fait n'est pas encore bien éclairci, mais on désirerait que ce fût la demoi- selle Arnould qui en fût la distributrice. On espère l'ordinaire prochain en être pleinement instruit1. »

Plus tard Sophie, ou plutôt Polybé, ainsi qu'elle aime à s'appeler, du nom idyllique que lui a donné le poète Gilbert, est encore accusée, au dire de Metra, d'avoir gratifié le comte d'une galanterie. Et vraiment le couple amoureux de Sophie et de Dorval n'a pas de chance, car, presque au même moment, en ses nouvelles amours avec M1IeHei- nel, Lauraguais ne sera-t-il pas appelé le prince de Galles, à cause d'une maladie de peau qu'il aurait attrapée avec la fille d'Opéra2.

XV

Pareils à ces amis qui emploient le temps qu'ils se voient à faire battre leurs humeurs l'une contre l'autre, cet homme et cette femme,

1. Journal des Inspecteurs de M. de Sartines.

2. Correspondance secrète, vol. YUI.

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cette paire de cerveaux et de cœurs brûlés, ne s'aimaient jamais mieux que de loin. Les sépa- rations, l'absence, renouaient leur chaîne. Que M. de Lauraguais fasse, avec sa lettre sur l'Ino- culation, refermer sur lui les portes de la cita- delle de Metz, voilà Sophie, tout en traitant fort humainement MM. de Monville et de Bou- gainville, voilà Sophie, enflammée par cette dis- grâce et cet éloignement, la plus dévouée des amantes, la plus infatigable suppliante; et ce que les sollicitations de la haute et puissante famille du duc, de sa femme, n'avaient pu em- porter, voyez-le ravir par cette comédienne qui, dans l'émotion d'un public de cour charmé et entraîné, va, le costume d'Isménie encore sur le dos, se jeter aux pieds du duc deChoiseul, et lui arrache, d'un regard elle a mis son âme, cette grâce refusée M

Et croyez que tout n'était pas misère dans le tête-à-tête de Sophie et de Lauraguais. Il y avait

1. Arnoldiana. Une note de Millin dit : « M. Deville a été mal informé. Après la représentation de Dardanus, M. de Ghoiseul entra dans la loge de Mlle Arnould, la complimenta et l'assura qu'elle avait fait le plus grand plaisir au Roi : Eh bien, reprit-elle, dites à Sa Majesté que, si elle est contente d'Isménie, elle lui rende Dardanus 1 » M. de Lauraguais fui libre quelques jours après. Un volume manuscrit de nou vellesà la main de la bibliothèque Mazarine dit : « M. le comt( de Lauraguais a cru devoir rendre hommage de sa liberté è son auteur, en lui donnant les premiers jours de son retour Pour ne pas troubler ses plaisirs, la comtesse de Lauraguai: s'est retirée dans un couvent. »

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des trêves aussi belles qu'une paix, des instants bénis les souvenirs refleurissaient après l'amertume de toutes ces méchantes colères qui fatiguent l'amour, mais ne le tuent pas. Les femmes gardent toujours une grande reconnais- sance aux aventures qui les ont émues, aux liaisons qui les jettent hors d'elles-mêmes, aux romans, même les plus cher payés, qui occu- pent et tourmententleurvie. Elles sontsans pitié, disons pis : sans mémoire, pour ces amours rai- sonnables et mûris qui vivent à côté d'elles, sans violer leur imagination, sans brusquer leurs larmes et leurs rires, sans les emplir et sansles transporter. Aussi écoutez la vieille amou- reuse, — tout cela est bien loin ! Appuyée au bras de Rulhière, elle se retourne vers sa jeu- nesse, vers ces années de tempête : « Ah ! dit Sophie avec un sourire et une larme dans la voix, c'était le bon temps ! j'étais bien mal- heureuse ! »

Puis, au delà des angles du caractère, des hos- tilités de tempérament et de nature, au delà de la rivalité d'inconstance et de mobilité, il y avait entre ces deux êtres un lien caché, ignoré d'eux- mêmes, peut-être ; mais un lien que les folies de leur cœur ne pouvaientrompre.Ce lien moral était l'esprit. L'esprit! c'était leur bon ménage, et la plus grande raison de leur ménage ! leur réconciliation journalière, l'anneau de noces de

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leur amour, et ce qui leur resta de l'amour quand l'amour ne fut plus de leur âge.

XVI

Comment le saisir et le dire, cet esprit de Sophie Arnould? Il était impromptu, courant, volant : une envolée de guêpes ! Il était une pensée, un mot, un éclair. Il était l'esprit de Paris, de la Comédie, d'une femme et d'une fille1 foulant aux pieds les étiquettes de la parole, à l'aise partout et avec tous, et soumettant les

1. « J'ai dit plus haut que Mu° Arnould était reçue partout parce qu'elle se mettait au niveau de son état et ne voulait être qu'une actrice et, comme on disait alors, une fille d'Opéra. Je me souviens d'avoir été chez elle à un brillant souper, étaient le prince d'Hénin, le prince de Ligne, le vicomte de Ségur, enfin tous les agréables de la cour, les filles les plus célèbres : Duthé, Carlin e, Dervieux, The venin; puis Cham- fort, Barthe, Rulhière, etc. Ces demoiselles faisaient les dames : on eût dit que c'étaient des princesses. M'le Arnould, d'une voix ferme, en parlant d'une chose qui convenait à des femmes de qualité ajouta : « Mais pour nous, Mesdames, nous

« sommes des p cela est différent. » Il aurait fallu les

voir mettre le nez dans les serviettes, en s'écriant qu'elle était trop mauvaise compagnie. Elle savait pourtant bien aussi établir la différence entre elle et ces dames. Ce soir même, on dansa après le souper. Mlle ïhevenin, que Sophie avait surnommée VOEU de bœuf, à cause de ses yeux ronds, et qui était figurante à l'Opéra, se mit à rire de la manière de dan- ser de M11* Arnould : « Vous trouvez que je danse mal, lui « dit Sophie, songez que mes parents m'ont donné des « talents, mais ils ne m'ont pas appris le métier ! » (Note de VArnoldiana annoté par Millin.)

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plus nobles oreilles au langage familier de la nature sans toilette. Il était une massue et une malice. Il enfermait une larme dans un lazzi, une idée dans un calembour, un homme dans un ridicule. Du sublime de la gaminerie, il allait à l'exquis du goût, du gros sel à l'ironie divine, de l'Opéra à Athènes. Jamais au monde si merveilleuse machine à mots que cette Sophie î et si bien dotée et si bien armée ! Elle- même comparait sa tête à un miroir à facettes1. Que d'étincelles et de flammes ! Quelle soudai- neté ! et que d'éclaboussures sur tout son temps !

4. Sophie, après avoir cherché à donner une idée de la rapidité de sa conception et avoir comparé son esprit à un miroir à facettes qui lui fait voir instantanément un être, une chose ou un mot sous tous les jours possibles, racontait sur elle-même cette anecdote :

« Cette facilité de mon esprit me fit longtemps rechercher dans le monde,mais, comme toutes mes épigrammes ne se bor- naient pas. être facétieuses ou divertissantes, il m'arrivait quelquefois de lancer des traits plus aigus. J'eus lieu de m'aperce voir que ma fécondité me rendait redoutée ou redou- table. Je me mourais d'envie de voir le Roi et d'en être au moins remarquée. Un grand seigneur me conduisit à Ver- sailles et, dans le salon du Grand Couvert, me plaça vis-à-vis de Sa Majesté. Le Roi, qui ne m'avait pas encore aperçue, me reconnut au moment il portait son verre à sa bouche, Je dis à mi-voix cette parole inconsidérée : « Le Roi boit! » Louis XV, qui se connaissoit mieux que personne, crut que de ma part cette parole était une épigramme contre lui, et se troubla visiblement, au point que tout le monde s'en aper- çut. Un léger signe de sa main indiqua ma retraite. On est trop malheureux avec trop d'esprit. » (Morceaux détachés du supplément aux Mémoires de Sophie Arnould de la collection de M. A.-J. Doucet.)

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tant de phrases, tant de mots bondis de sa bouche, gardés par l'anecdote comme la chanson, l'écho et le testament libre du xvme siècle ! des définitions de choses indéfinies qui ressem- blaient à un coup de feu sur un revenant; des soufflets du bout des doigts, des vengeances du bout des dents, des attaques et des ripostes, un génie comique, une compréhension, une imagi- nation, une verve argent comptant; une vision simultanée de l'intention, du sens, et de l'or- thographe des paroles ; des bonnes fortunes de termes, des mariages d'inclination de mots, des saillies et des épigrammes qui s'échappaient de ses lèvres, sur l'aile de la plus jolie voix du monde ; des jeux de langue le hasard avait l'esprit du pamphlet; des railleries qui saluaient une illusion avant de la tuer ; des exécutions d'amour-propre en une seconde, le fouet de Beaumarchais cinglant et battant dos, visages et masques ; des mystifications pleines de grâces; des parades à jouer sur un théâtre de la comédie humaine ; des caricatures morales ; des silhouettes à l'emporte-pièce ; des portraits indiscrets de ressemblance comme l'ombre des gens ; et Dieu, et le diable, et du La Rochefoucauld déboutonné, et de l'Aristophane au vin de Champagne, et des polissonneries oubliées sur terre parPiron, et des satires d'une ligne, et des épitaphes dont les vi- vants ne revenaient pas, et des épithètes mor-

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telles, et des riens qui sont devenus des maximes, et des maximes qui sont devenues des proverbes! et des baptêmes d'idées qui ne sont plus à refaire, et des paroles qui ont fait l'esprit de bien des sots et la fortune de bien des causeurs ; et des drôleries à la pointe du mot, qui enlevaient le rire : notre jolie langue de finesse etde sous-enten- dus maniée dans le meilleurde ses délicatesses; un tribunal enfin, l'esprit de Sophie ! le petit journal du temps, le compte-rendu malin de l'opi- nion publique, le censeur, et la terreur, et le lutin enjoué des hommes et des choses, des cou- lisses et des ministères, des systèmes et des événements, des modes et des soleils levants !... Et voltigeant à travers tout cela, comme une sa- gesse légère, comme une charité galante, la philo- sophie d'Épicure et de Ninon ; et, tempérant la veine outrée, cette distinction de naissance, d'éducation et de monde que les filles possédaient alors.

Est-il besoin de répéter la réponse qu'elle a faite la première à un : «L'esprit court les rues. » « C'est un bruit que les sots font courir1 ! » et le mot sur la tabatière qui portait d'un côté Sully et de l'autre Choiseul : « Oui, c'est la Recette et la Dépense ! » ou bien le mot sur la

1. Voyez pour les mots de Sophie YAraoldiana (par Deville). Paris, 1813.

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lèpre de La Harpe : « C'est tout ce qu'il a des anciens ! » En voulez-vous un autre d'une mé- chanceté plus polie, plus raffinée, plus fran- çaise ? Bernard composait son Art d'aimer sous un chêne : « Je m'entretiens avec moi-même, dit le poète au salut de Sophie. Prenez garde, vous causez avec un flatteur ! » Et encore, dans ce même ordre de phrases biennées, dans lagamme délicieuse des câlineries du cœur, quoi de plus charmant que ce reproche fait à Helvétius qui lui envoyait un cadeau, et ne lui en parlait pas : « Est-ce que vous voulez perdre ce que vous m'avez donné1? »

i

Elle règne donc, et de toutes les façons.

Restif de La Bretonne, dans la Paysanne per- vertie, ne s'écrie-t-il pas à propos de la sédui- sante chanteuse : « Arnould, qui ne t'a pas adorée n'avait ni âme ni sensibilité, il n'avait

1. C'était du temps que le philosophe Helvétius était beau danseur et coureur de coulisses, et qu'au nombre de ses con- quêtes d'Opéra il compta Sophie Arnould. Et, chose curieuse, quand il se maria, le sentiment de la chanteuse pour l'homme aimé sembla se reporter sur le ménage. Millin, dans une note manuscrite de son Arnoldiana, dit : « Sophie, tant que Mmo Hel- vétius a vécu, n'a jamais passé quinze jours sans la voir, et elle en était toujours bien reçue. »

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rien d'homme : c'était une huître à figure humaine. » Elle a la mode et la popularité; chacun des petits actes intimes de son existence occupe Paris et l'Europe. Et, quand elle fait soi- gner un petit chien qu'elle aime, non par Lion- nois le vétérinaire à la mode, mais bien par le très illustre Mesmer, forcé de magnétiser le ton- ton, — et qu'il meurt, le petit chien adoré ! aus- sitôt ce couplet court la capitale :

Le magnétisme est aux abois ;

La Faculté, l'Académie

L'ont condamné tout d'une voix,

Et même couvert d'infamie.

Après ce jugement bien sage et bien légal.

Si quelque esprit original.

Persiste encor dans son délire,

11 sera permis de lui dire :

Crois au magnétisme... animal !

couplet qui, avec le mot spirituel de Sophie1, manque de tuer la faveur et la fortune du magné- tiseur.

On se la dispute, on se l'arrache ; et dans ce dîner connu sous le nom de la Dominicale, dans ce dîner se réunissent tous les dimanches, chez le célèbre chirurgien Louis, les membres de la seconde société du Caveau dispersé, en ce

1. Le chien étant mort, après un certificat de guérison délivré par l'actrice au magnétiseur, elle dit : « Au moins, je n'ai rien à me reprocher; le pauvre animal est mort en par- faite santé ! »

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cénacle de la chanson, au milieu de Vadé, de Grébillon fils, de Barré, de Coqueley de Chaus- sepierre, il n'y a qu'une femme d'admise, il n'y a que Sophie Arnould, qui est bientôt l'idole de la société, de la société ayant dérogé, pour la jolie et intelligente chanteuse de couplets et petits vers, à la règle que s'étaient faite toutes les sociétés chansonnières d'exclure les femmes1.

Donc elle vit dans le tapage de la gloire, par- tageant le public, les oreilles, les yeux et les cœurs. Et la curiosité de l'étranger vient vers elle comme en dépulation. Et elle a une cour, un petit coucher de son esprit, de sa jeunesse, de sa grâce. Et elle fait à ses caprices verser l'or des deux mains, et elle marche dans les adula- tions de sa vie, l'orgueil las de couronnes.

Elle ordonne enfin de la vogue et du goût, et voulant bien descendre à l'amitié d'illustres dames de la cour, si elle vient d'envoyer à une Mme d'Hunolstein, qui s'est engouée d'elle, un chapeau à l'Iphigénie : « Qu'est-ce qui marche aujourd'hui? » dit-elle, partageant son interro- gation entre le prince d'Hénin et son coiffeur2.

L'amour même allait l'abandonner à la for- tune. Ce furent les jambes d'une nouvelle dan-

ii Œuvres choisies de Laujon. Paris, Léopold Collin, 1811' 2. Correspondance secrète, vol. I.

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seuse, (l'une certaine Mlle Robbé, qui achemi- nèrent Dorval de l'amour à l'amitié. Une élève de l'Épy, une débarquée de Stuttgard, noble, majestueuse, sévère en sa danse, grande de corps, presque colossale, Vestris en Vénus, M110 Heinel, acheva la délivrance des deux amants1.

Une délivrance, oui! mais dont Sophie semble avoir gardé un certain dépit, et plus tard, bien plus tard, lorsqu'il n'y aura plus guère que de l'amitié entre les deux anciens amants, dans son rôle de correspondante, de gazetière des théâtres, elle restera mauvaise à la femme qui lui a enlevé son Dorval. Qu'on lise cette lettre:

« Ce jeudi, 2 mars 1769.

« Vous m'avez donc oubliée totalement, cher co?nte, car je nai reçu aucune nouvelle de vous depuis votre départ, et cependant je vous ai déjà adressé un griffonnage de la pauvre Sophie, tel que vous m'en aciez demandé avant votre départ;

i. Voici le spirituel et littéraire portrait qu'en fait Wal- pole : « 11 y a une autre danseuse plus agréable, que M. Ho- bart va transplanter à Londres ; c'est une Flamande qui se nomme Mlle Heinel ; elle est grande, merveilleusement faite et fort belle; elle a une série d'attitudes copiées sur l'antique ; elle se meut avec la lenteur gracieuse de Pygmalion, quand elle vient à la vie, et elle fait des ronds de jambe aussi im- perceptibles que si elle dansait dans le zodiaque, mais ce n'est pas la Vierge. »

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j'espérais qu'il me vaudrait au moins une petite réponse dans laquelle vous voudriez bien m' ap- prendre des nouvelles de votre santé!... Car c'est à quoi je intéresserai toujours; quant aux autres elles eussent peut-être été fort au-dessus de ma portée, car franchement je suis mauvaise poli- tique et entends fort mal toute espèce d'affaires. De nouvelles, quant à celles du genre que vous m'avez demandées, Paris en a été fort stérile. Il n'y a eu de toutes nos dames que MUc Heinel qui ait fait un peu parler d'elle depuis quelque temps. Par le choix qu'elle a fait d'un nouvel amant, les choses ont été faites avec un tel secret que l'on ignore jusqu'au nom de cet amant, l'on en nomme trois ou quatre, sans savoir positi- vement lequel est l'amphitryon. Les uns disent M. le prince de Conty, les autres le duc de Condè, les autres M. d'Estinville, les autres Randon d'Amécourt, parent des Randon de Boisset : en un mot, c'est un chaos d'amants que l'on ne peut parvenir à débrouiller. Von commence pourtant à s'assurer que ce n'est ni l'un ni l'autre des deux derniers que fai nommés ci-dessus; et Ion est en suspens sur lequel des deux premiers; pour moi je parierais pour le Conty... qui, je crois, a fait les choses bien magnifiquement, car il a, dit-on, donné cent mille francs d'argent comptant, une maison de cent trente-cinq achetée pour elle, rue de Richelieu sur le Palais-Royal,

SOPHIE ARNOULD 60

et des meubles à l'avenant, un carrosse et des chevaux superbes. Il faut croire que le fol {tel qu'il soit) a payé pour tout le monde, et si c'est M. leprince de Conty, je la crois obligée d'avoir c. ouvert une fois par semaine, à l'imitation de son magnifique amant qui a maison ouverte tous les lundis; cela ne l'empêche pas d'avoir toujours sa loge à toutes ses belles à c, duquel j'ai l'hon- neur d'être quelquefois du nombre, et je puis vous assurer que son ordre de baiser n'en est pas plus diminué, les unes ont le front, les autres les yeux, les autres le col; quant à moi, j'ai toujours mon petit bout de menton1, et ni en tiendrai long- temps, je cr'ois, à cette partie ; vous ne me conseil- lerez pas, je crois, de descendre plus bas. Trêve de plaisanteries que je ne me permettrais qu'avec

1, Des contemporains attribuent la paternité d'un enfant de Sophie Arnould au prince de Conti, à ce prince auquel on connut 60 maîtresses .déclarées, sans compter le menu et les imperceptibles. Cette lettre, ainsi que ce passage des morceaux détachés des Mémoires de la chanteuse, peuvent en faire douter : « Le prince eut un moment l'intention de se livrer à moi. Mais il m'aurait voulue toute à lui, sans nulle distraction ni réserve. Je n'ai jamais eu de goût pour les grandeurs exagérées et je suis de l'avis de ce philosophe qui disait que le bonheur ne se plaît et ne se trouve que dans la modération. Le prince m'honora toujours de son regard char- mant, de ses cadeaux remplis de goût, et du soin qu'il met- tait à faire valoir soit mes succès, soit mes paroles. » (Mor- ceaux détachés ou supplément à la portion des Mémoires de M1'6 Arnould écrits par elle-même. Feuilles détachées manuscrites faisant partie de l'édition préparée. Collection de M. Doucet).

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vous, parce que je suis sûre qu'elles seront ense- velies ainsi que toutes mes bêtises, et que vous voudrez bien me garder le secret le plus invio- lable sur l'un et sur l'autre. Que vous dirais-je après cette longue lettre, vous savez que toutes le font, toutes l'ont grand, et selon la bernique, elles ont de la pratique^. Ma foi, laissons-les faire .

Si je ne craignais de profaner mes héroïnes, je vous parlerais un tantinet de celles des Finan- çais, et je vous apprendrais que Mme Vestris est un peu déchue de cet engouement que le public avait pour elle; que Mn° Dubois a reparu di- manche dernier dans Inès de Castro elle a eu le plus grand succès, un suffrage unanime, des applaudissements à faire tomber la salle; que les comédiens viennent de remettre le Siège de Ca- lais dans lequel elle a eu les mêmes succès et les mêmes applaudissements . L'on parle encore d'une pièce appelée le Déserteur que l'on a annoncée

1. Allusion aux Nouvelles de I'Opéra, aux vers satiriques de Collé :

Que dirai-je enfin du restant? Toutes le font, toutes l'ont grand.

Vers satiriques se trouve ce couplet à ladresse de Sophie :

Pour pucelle la jeune Arnould

Vient de se vendre à certain fou (Lauraguais) ;

Hais, selon la chronique,

Elle a de la pratique.

SOPHIE ARNOULD 67

pour hindi à la Corné die -Italienne, Mlle de C... Mollet, célèbre actrice de ce théâtre, a épousé le petit Trial y mais je sens que tout cela ne peut vous intéresser autant que notre sublime académie; ainsi prenez que je ne vous ai rien dit du reste. Recevez seulement favorablement les assurances de respect et d'estime que vous a vouées, pour la vie y votre très affectionnée,

Sophie.

Je vous envoie ci-joints encore des couplets faits sur M11" Heine l. Ils ne sont pas merveilleux: trai- tez-les en partie comme les enfants d'une folle qui vous est fort attachée. En tout cas, que vous ne trouviez pas les rimes exactes, j'abandonne cette partie, car elle ne m'appartient pas; je ne réclamerais de toutes ces bêtises que le choix des airs et le fond de la chose.

Il faut convenir que cette Sophie est un gaze- tier bien envieux, j'en conviens, et sur ce finis ainsi que mon papier, car * »

XVIII

Sophie alors ouvrit sa porte grande et son cœur à deux battants : ce fut une cohue magni-

4. Lettre autographe possédée par M. A.-J. Doucet.

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fique ! l'argent et l'esprit, la finance et la poésie, Plutus et les neuf Muses ! un rendez-vous de folies! un va-et-vient de désirs, de madrigaux, de Pactoles!... Il y avait le plus souvent un maître du logis en titre, quelque prince d'Hénin1, mais Sophie le prenait si reconnaissant d'être aimé et si heureux d'être envié, qu'il laissait la

1. De cet entreteneur officiel de Sophie Arnould, pendant ses années d'existence brillante, voici un contrat par-devant notaires qui a tout l'air d'une donation déguisée :

Par-devant les conseillers du Roi, notaires au Châtelet de Paris soussignés, fut présent très haut, très puissant et très illustre prince Monseigneur Charles -Alex andre-Marc-Marcel- lin d'Alsace et d'Hénin-Liétard, prince d'Hénin et du Saint- Empire, colonel aux grenadiers de France, demeurant à Paris, en son hôtel, rue Sainte-Anne, butte et paroisse Saint- Roch.

Lequel a reconnu avoir reçu de demoiselle Madeleine- Sophie Arnould, fille majeure, la somme de 20.000 francs en espèces sonnantes, pour laquelle somme, mondit seigneur prince d'Hénin a, par ces présentes, créé et constitué, assuré et assigné, et promis fournir et faire valoir à la dite demoi- selle Arnould, demeurant à Paris, rue du Dauphin, et accep- tant pour elle, sa vie durant, deux mille livres de rente annuelle et viagère, exemptes de la retenue des impositions royales, présentes et futures, que mondit seigneur prince d'Hénin promet et s'oblige de payer à la dite demoiselle Arnould, en sa demeure à Paris ou au porteur, de trois en trois mois, à compter du premier janvier de la présente année. Echoiront et seront payés, le premier avril prochain, le second..., et ensuite ainsi continuera de trois en trois mois jusqu'au décès de la dite demoiselle Arnould, à compter du quel jour la dite rente sera éteinte et amortie au profit de monseigneur le prince d'Hénin et sera à prendre la dite rente viagère de deux mille francs présentement constituée spécialement sur les terres de Liedekerque, de Wert, Nederivert et Wiern situées dans le Brabant autri- chien, appartenant à mondit seigneur le prince d'Hénin, e

SOPHIE ARNOULD 69

ruelle de Sophie pleine, cette ruelle qui était l'hôtellerie de tous ceux qui avaient leur cœur ou leur esprit à perdre, leur jeunesse à jouer à regagner. A la table de Sophie, la meilleure noblesse du royaume venait demander l'ivresse et la licence du vin l. A cette table, un autel de la vie libre et des libres amours ! les jeunes ducs, tout bottés pour l'exil, venaient jurer, entre les mains de la maîtresse de maison, fidélité éter- nelle aux déesses de FOpéra2. Oh! le triomphe de Sophie ! Les ambassadeurs étrangers la couvraient de diamants, les altesses sérénissimes se mettaient à ses genoux, les ducs et pairs lui envoyaient des équipages, les princes du sang daignaient l'honorer d'enfants3 !

généralement tous les biens, meubles et immeubles présents et à venir qu'il a affectés, obligés et hypothéqués à la garantie delà dite rente viagère, et au payement exact d'icelle pendant la vie de Mlle Arnould

Fait et passé à Paris, l'an mil sept cent soixante-dix avant midy.

Signé : M. L. Arnould,

d'Alsace, prince d'Hénin, Laroche, Duloz.

(Pièce relevée par Maurice Tourneux, chez Ma Dufour, notaire.)

1. Rapports de police sur les femmes galantes. Revue rétro- spective, 2« série, vol. III.

2. Correspondance secrète, vol. II.

3. Sophie eut, dit la chronique galante, une fille du prince de Condé qui épousa le comte de R...

70 SOPHIE ARNOULD

XIX

Alors Sophie devient insolente comme son bonheur. Sophie prend plaisir à fatiguer les complaisances de ses destinées. Sophie défie la disgrâce. Et c'est Sophie que Ton entend tenir ce langage insolemment railleur au lieutenant de police :

« Un soir Mlle Arnould avait donné à ses nombreux amis un grand souper, Ton avait tenu des propos peu décents sur la marquise de Pompadour. Le lieutenant de police la fait venir le lendemain : Mademoiselle, avez- vous soupe hier ? Je ne me le rappelle pas, Monseigneur. Vous avez soupe chez vous. C'est possible. Vous aviez du monde? Vraisemblablement. Vous aviez, entre autres, des personnages de première qualité? Gela m'arrive quelquefois. Quelles étaient ces per- sonnes? — Je ne m'en souviens pas. Vous ne vous souvenez pas de ceux qui ont soupe hier chez vous? Non, Monseigneur. Mais il me semble qu'une femme comme vous devrait se rappeler ces choses-là. Oui, Monseigneur, mais devant un homme comme vous, je ne suis pas une femme comme moi î »

C'est Sophie, en le temps de ce dur régime

SOPHIE ARNOULD 71

pour la presse, qui plaisante si cruellement T administrateur de la banqueroute publique, l'abbé Terray \.

i. C'était à propos de l'établissement de la ferme générale, et de la combinaison qui faisait passer les pensions des acteurs, des actrices, des gents à talent, de l'état des Menus Plaisirs sur cette ferme : combinaison dans laquelle on avait annoncé que M1'0 Arnould devait avoir une croupe. Voici la lettre attribuée à Sophie :

Monseigneur.

J'avais toujours ouï dire que vous faisiez peu de cas des arts et des talents agréables : on attribuait cette indifférence à la dureté de votre caractère. Je vous ai souvent défendu du premier reproche ; quant au second, il m'avait été difficile de m élever contre le cri général de la nation. Cependant je ne pouvais me persuader qu'un homme aussi sensible que vous aux charmes de notre sexe pût avoir un caractère de bronze. Vous venez bien de prouver le contraire. Vous vous êtes occupé de nous au milieu de l'affaire la plus importante de votre ministère. Forcé de grever la nation d'un impôt de 162 millions, vous avez cru devoir en réserver une légère partie pour le théâtre lyrique et pour les autres spectacles. Vous savez qu'une dose d'Allard, de Gaillaud, de Raucoux, est un narcotique sûr pour calmer les opérations douloureuses que vous lui faites à regret. Véritablement homme d'État, vous en prisez les membres, suivant l'utilité dont ils sont à vos vues. Le gouvernement fait sans doute, en temps de guerre, grand cas d'un guerrier qui verse son sang pour la patrie, mais, en temps de paix, le coup d'œil d'un militaire mutilé ne sert qu'à affliger, qu'à exciter les plaintes et les murmures du Français, déjà trop disposé à geindre. Il faut des gens, au contraire, qui le distraient et l'amusent : un chanteur, une danseuse, sont alors des personnages essentiels, et la distinc- tion qu'on établit dans les récompenses des deux espèces de citoyens, est proportionnée à l'idée qu'on en a. L'officier estropié arrache avec peine, et après beaucoup de sollicita- tions et de courbettes, une pension modique; elte est assignée sur le Trésor royal, espèce de crible sous lequel il faut tendre longtemps la main afin de recueillir quelques gouttes

72 SOPHIE ARNOULD

C'est Sophie, en dernier lieu, qui insulte le Roi jusque dans ses amours. Écoutez les Mé- moires secrets de la République des lettres, à la date du 26 novembre 1769 :

d'eau. L'acteur est traité plus magnifiquement, il est accolé à une sangsue publique, animal nécessaire, qu'on fait dégorger en notre faveur de la substance la plus pure dont il se repaît. C'est à pareil titre, sans doute, Monseigneur, c'est à la pro. fondeur de votre politique, que je dois attribuer le prix flat- teur dont vous honorez mon faible talent. Vous m'accorderiez, dit-on, une croupe : ce mot m'effraierait de toute autre part, mais c'est une croupe d'or. Vous me faites chevaucher derrière Plutus. Je ne doute pas que, dressé par vous, il n'ait les allures douces et engageantes. Je m'y commets sous vos auspices, et cours avec lui les plus grandes aventures. Puissiez-vous en revanche, Monseigneur, ne jamais trouver de croupe rebelle l puissent toutes celles que vous voudrez caresser, s'abaisser sous votre main chatouilleuse, puisse la plus orgueilleuse se laisser dompter par vous, et recevoir votre Grandeur, avec ce frémis- sement délicieux, présage du plus heureux voyage, toutes les fois que vous galoperez dans les champs fortunés d'Idalie.

Je suis avec un profond respect, Votre, etc. Paris, ce 4 janvier 1774.

À cette lettre de Sophie Arnould, ou plutôt à cette lettre imprimée sous son nom, l'abbé Terray aurait répondu cette lettre dont également je soupçonne fort l'authenticité.

Versailles, 8 janvier 1774.

On vous a mal informée, Mademoiselle ; vous n'avez point de croupe dans le nouveau bail, ainsi vous ne chevaucherez derrière aucun fermier général. Mais il vous est très permis d'en faire chevaucher quelqu'un devant ou derrière vous. Cet accouplement ne vous sera pas moins utile ; il est même plus commode en ce que, pour la mise, il n'exige qu'un très petit fonds d'avance.

Je suis, Mademoiselle, tout à vous. L'abbé Terrât.

SOPHIE ARNOULD 73

« Les amateurs de l'Opéra sont aujourd'hui calmés sur les craintes qu'ils avaient concer- nant MIle Arnouid. Cette actrice, par une audace sans exemple, avait manqué à Fontainebleau, si essentiellement à Mmc la comtesse Dubarri, qu'elle s'en était plainte au Roi. Sa Majesté avait ordonné que Mlle Arnouid fût mise, pour six mois, à l'Hôpital â ; mais Mme Dubarri, revenue bientôt à son caractère de douceur et de modération, a demandé elle-même la grâce de celle dont elle avait désiré le châtiment et a sacrifié sa ven- geance personnelle aux plaisirs du public qui aime cette actrice. Le Roi a eu peine à se laisser fléchir, et il a fallu toute l'aménité, toutes les

1. Mais, pendant quelque temps, ce mot humiliant d'hôpital, Mlle Arnouid ne pouvait entrer à l'Opéra, sans l'entendre courir autour d'elle, sur les lèvres de camarades qui se ven- geaient. — Sur les rapports de Sophie Arnouid avec Mme Du Barry, nous trouvons cette note dans les papiers en possession de M. Doucet.

Après avoir dit que la première fois que Marie-Antoinette vint à l'Opéra, la pièce avait été choisie à l'avance pour four- nir d'aimables allusions, elle ajoute : « Dès la semaine pré- cédente, Mme Du Barry m'avait envoyé son secrétaire, pour me recommander les décorations, les costumes et tous les accessoires de circonstances, qui font d'une soirée ordinaire une véritable fête de cour.

« En mon particulier, la favorite daigna me faire cadeau d'une énorme boîte de pastilles, accompagnée d'un billet je trouvai ces paroles : « Surpassez-vous, ma belle Sophie, « car il ne s'agit pas ici de votre jeune comtesse, mais de la « fille des Empereurs. » (Morceaux détachés, ou supplé- ment aux Mémoires de M1'0 Arnouid de la collection A.-J. Doucet.)

74 SOPHIE ARNOULD

grâces de cette dame pour retenir sa sévérité. » Et voyez la chance heureuse de cette impu- dente : quand on la met une fois au Fort-1'Évêque, elle n'y reste que pour apprendre une bonne ac- tion de son bon cœur au monde, et doter d'une scène attendrissante un vaudeville à venir, que baptisera son nom i.

Enfin, grisée de prospérité et d'encens, Sophie se rit, comme par jeu, des menaces des direc- teurs, des réprimandes des intendants des Menus- Plaisirs, des impatiences du public. Elle manque à Paris accouru pour l'applaudir. Elle se montre en loge à l'Opéra, le jour elle s'est fait excu- ser, en disant ironiquement « qu'elle venait prendre une leçon de MlleBeaumesnil ». Et quand eJîe joue, quel dédain pour le public! Yous sou- venez-vous de ce que dit Restif de La Bretonne is les Nuits de Paris ? « Mlle Arnould était belle sur la scène... mais souvent elle la quittait, comme les chanteurs quittent l'office pour cau- ser entre eux ; je n'ai jamais vu cette incon- gruité sans souffrir cruellement. » Et quelles exigences à l'Opéra, quelle tyrannie ! Les Ar- chives Nationales ne nous apprennent-elles pas que « Mlle Arnould, au préjudice du règlement, prétend qu'aucune de ses camarades ne se serve

1. Sophie Arnould, comédie de MM. Barré, Radet et Desfon- taines, représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, en pluviôse an XIII.

SOPHIE ARNOULD 75

de la loge elle s'habille ordinairement, dans les opéras même elle n'a pas de rôle1. »

XX

Le train de la chanteuse est maintenant monté au ton de son insolence. A Fappartement de la rue du Dauphin a succédé cet appartement de la ruedesPetits-Champs, oùlePalais-Royal,tousles badauds de Paris, regardent ces feux d'artifices tirés par la princesse Sophie, en l'honneur de son voisin, le maître du Palais-Royal2. Mais ce n'est pas assez; voilà que Sophie veut un hôtel à laChaussée-d'Antin. Cet hôtel, bâti comme la pyramide de Rhodope, il sera côte à côte avec l'hôtel de Mlle Guimard et de mêmes dimensions, bien entendu. Deux colonnes doriques porteront le fronton : Euterpe sous les traits de Mlle Ar- nould. L'hôtel aura deux étages, un vestibule tiendra la livrée d'un faubourg Saint-Ger- main tout entier, et des antichambres encore, puis les salons. Les enfants occuperont le se- cond étage, qui sera disposé de façon que les chambres aient deux petits salons. L'hôtel est

1. Archives nationales, O4 registre 633.

2. Mémoires secrets de la République des lettres, vol. VII.

76 SOPHIE ARNOULD

déjà tout entier sur le papier : Bélanger en a dessiné les plans1.

XXI

L'architecte deFhôtel2 devint l'amant de Tac- trice. Il rangea son cœur. Il lui fut donné de toucher et de fixer cette femme, cette amoureuse au jour le jour, celte tête tournée par l'aven-

1. Bibliothèque Nationale, cabinet des Estampes. Topo- graphie de Paris, T. 80. Il y a un dessin de la façade et trois plans du rez-de-chaussée, du 1er étage, du 2e étage. On lit sur le dessin de la façade : Façade d'une maison projetée pour Mlla Arnould à la Chaussée d'Antin. Cette maison devait être i construite à côté de celle de Mlle Guimard dans les mêmes di- mensions. Bélanger. On lit sur le plan du second étage : Plan du deuxième étage de la maison projetée pour MUe Arnould, dans laquelle on avait demmandé (sic) 4 petits appartements pour loger les enfants.

2. L'hôtel me semble resté à l'état de projet, et cependant nous trouvons, dans une lettre de 1780, Sophie installée rue de la Chaussée-d'Antin, et elle semble encore habiter la rue de la Chaussée-d'Antin après l'incendie de l'Opéra, arrivé le 8 juin 1781.

Les Chefs-d'œuvre politiques et littéraires de la fin du XVHÎ6 siècle, 1778, ont publié, sous la signature de Sophie Ar- nould, une assez plaisante lettre sur les vestales de POpéra, presque réduites à leurs chemises.

« Vous avez sûrement appris par les papiers publics le ter- rible incendie arrivé aux Menus-Plaisirs du Roi; mais je vous dois, ma chère amie, quelques détails sur les pertes les plus essentielles, et dont les suites sont plus graves que Von n'ima- gine.

Cet affreux incendie a laissé presque nues les divinités de V Opéra. Le feu s'est communiqué aux magasins des costumes,

SOPHIE ARNOULD 77

ture et la surprise du moment. II l'arrêta dans ce tourbillon de vie, dans ce flux et reflux d'in- trigues mercenaires ou vaniteuses, dans ce

et ce n'est pas sans miracle qu'on est parvenu à en sauver quelques-uns. L'attrayante ceinture de Vénus est brûlée, les grâces modernes iront sans voile, ce qui ne leur sera pas aussi avantageux qu'aux anciennes : le bonnet de Mercure, son ca- ducée, ses ailes sont consumées, on a heureusement sauvé sa bourse. Depuis longtemps l'amour ?i'a rien à perdre, si ce n'est quelques flèches dont il ne faisait plus usage et qu'on n'a re- trouvées qu'avec peine, tant le feu les avait rendues mécon- naissables : mais pour le dédommager de cette perle, on as- sure que Mercure a résolu de partager dorénavant avec lui la bourse qui lui vaut aujourd'hui tant de bonnes fortunes. Quant à la froide et triste Pallas, son armure, son casque, le superbe panache, qui l'ombrageait, ont été réduits en cendres. Le bruit a couru pendant quelques jours que son égide avait été entiè- rement fondue : malheureusement on Va retrouvée intacte, et elle continue d'agir sur les gens en place, les financiers et les impudents parvenus. Les flammes étaient si dévorantes, si actives, quelles ont calciné les différentes choses qu'on leur d enlevées. La lyre d'Apollon napas été raccordée depuis, et ses lauriers sont tellement desséchés qu'on craint bien de ne les voir repousser de longtemps. Il n'est plus question du magni- fique jardin d'Alcindor, ni du palais du Roi d' Ormus ; Armide, Didon ont sauvé les leurs, bien heureusement, tout le monde en est enchanté à cause du charme qu'ils inspirent. Mais le char du Soleil et delà Nature, qui se tenait si gracieusement en l'air dans le très naturel prologue de Tarare, n'a pas été épargné, non plus que la quantité de linons qui drapaient de bonnes grosses ombres très palpables, et je n'ajouterais pas très palpées : à quoi sert de médire ? Je ne finirais pas, ma chère amie, si je vous contais nos pertes. On dit qu'avec de l'argent on répare tout... Ah! je le crois. »

Mais la lettre me semble diantrement apocryphe, et je crois plus à la vérité de ce mot original, dit par la spirituelle femme à une grande dame effarée lui demandant, quelques heures après la terrible catastrophe, de lui raconter ce qui s'était passé à cette terrible incendie : « Madame, répondit-elle, tout ce que je puis vous dire, c'est qu'incendie est du masculin. »

78 SOPHIE ARNOULD

bruit et ce bourdonnement des sens qui assour- dit rame. Il renouvela chez Sophie la tendresse. Il lui sauva ce fonds et ce coin caché de sensi- bilité, d'attachement, de dévouement : dernière vertu des courtisanes qui les rattache peut-être à la famille humaine. Qu'avait Bélanger pour agir ainsi sur Sophie? Sa gaîté, sa jeunesse, et encore la jeunesse de sa gaîté, heureux homme! La bonne enfance d'un esprit d'ar- tiste, naïve, réjouie, s'amusant de tout, entrant comme un rayon de soleil dans les tristesses et les noires pensées de son prochain; un franc rire de nature, sans effort, sans coup de fouet, sans fatigue, qui s'éveillait avec son maître et lui faisait compagnie toute la journée; des gaîtés fortuites, des drôleries nouvelles, des farces à étourdir ces lendemains d'une comédienne, si vides et si ternes l'humeur et l'esprit de l'atelier !

Voici une de ses imaginations pour égayer la fête de sa maîtresse, le jour de la fête de la Madeleine : « Sa fête se faisait cependant tou- jours le jour de la Madeleine. Je me rappelle lui avoir adressé des vers, sous ce nom, à une de ces fêtes. Bélanger fit venir un escamoteur qui se vanta d'escamoter le buste en marbre de Sophie. En effet, il détourna un moment l'atten- tion, et le buste se trouva, à un moment, rem- placé par un grand priape à deux pattes, et ailé,

SOPHIE ARNOULD 79

qu'on avait, disait-il, tiré du Musée de Flo-

rence. x »

Et quel meilleur compagnon d'amour pour Sophie ! Un bourgeois comme elle d'ailleurs, c'est-à-dire l'égalité dans l'amour, un homme de son ordre et à sa taille, qu'elle pouvait aimer sans se hausser, et à qui elle pouvait parler de ses parents sans les renier. Amants de leur race font aux femmes plus grandes aises qu'on

1. Note de YAmoldiana, annoté par. Millin. Voici une autre fête de la chanteuse, sans exhibition de phallus, et cé- lébrée le jour de Sophie, par ces vers de Murville que donne le Journal de Paris, en juillet de 1777 :

Amis, célébrons à l'envi La fête de Sophie.

Si quelqu'un parle de bon cœur,

On cite alors Sophie ;

Si l'on décerne un prix flatteur,

Elle est encor choisie ;

Si quelqu'un trouve à l'Opéra

Grâce et voix naturelle,

Cet éloge désignera :

C'est toujours, toujours elle!

En vain l'Envie aux triples dents

Voulut blesser Sophie,

Elle répand que ses talents

Semblent rose flétrie ;

Mais elle parut dans Castor

Si touchante et si belle,

(Jue chacun s'écria d'accord :

C'est toujours, toujours elle !

Le Temps cruel, qui détruit tout,

Respectera Sophie,

Par son pouvoir le dieu du Goût

Prolongera sa vie.

Le charme de ses doux accents

Nous la rendra nouvelle.

On répétera dans vingt ans :

C'est toujours, toujours elle !

80 SOPHIE ARNOULD

ne pense. Et comptez encore, en ce parfait arrangement, la gratitude très humble que le modeste émule de Yitruve avait pour les bontés dont l'honorait cette reine. Que de raisons pour faire retrouver, non la constance, mais l'amour à Sophie ! Et l'amour retrouvé, Bélan- ger ne le laissa pas mourir. L'oubliait-on? il savait se rappeler par des traits qui portaient coup, des tours dont Sophie ne savait pas perdre le souvenir et que son esprit racontait à son cœur. Un jour, Sophie, éprise du comédien Flo- rence, envoie son congé à l'architecte. Bélanger de changer l'enveloppe et d'envoyer le congé au comédien. Du quiproquo, Mur ville fit une pièce,

mon Compte -rendu, disait Sophie, et Bélanger obtint son retour en grâce auprès de la pauvre Sophie, fort refroidie par la longue mine de Florence l.

A chaque rentrée, il s'établissait de plus belle dans ce cœur ouvert et vénal; il était et semblait une façon de mari de l'actrice. Quand Paris commence à parler trop haut de la liaison de Sophie avec M110 Raucourt, Sophie n'a qu'à dire avoir épousé Bélanger pour être crue sur

1. François-Joseph Bélanger, attaché aux Menus pendant seize ans, fut l'architecte de Bagatelle, le dessinateur des jar- dins de Belœil, de Méré ville, de Saint-James, du jardin de Beau- marchais. Né à Paris en 1744, Bélanger y mourait le 1er mai 1818.

Voir la notice sur J.-J. Bélanger architecte. Paris, Ballard, 1818, in-8 de 14 pp. par M110 A. Loiseau.

SOPHIE ARNOULD 81

parole1, et même par Bachaumont, s'indignant, de fort bonne foi, de la mésalliance de Thélaïre avec un petit dessinateur des Menus. Bélanger lui-même prit le mensonge au sérieux, jusqu'à songer à faire du mensonge une vérité. Mais l'actrice ne voulait que d'un mari in parlions; et Bélanger resta tout simplement son prôneur, son admirateur, le garde du corps de son talent, dévoué toujours, et à toutes les heures et sur tous les terrains, en paroles et en actions, envers et contre tous, et même l'épée au vent contre l'ennemi personnel de Sophie, l'amant de Raucourt, le marquis de Villette2. Bélanger fut

'1 . Sophie disait : « Que voulez-vous? tant de gens cherchent à ruiner ma réputation, qu'il faut bien que je prenne quel- qu'un pour la rétablir : je ne pouvais faire un meilleur choix, ouisque j'ai pris un architecte ! »

2. Correspondance secrète, vol. VIL On connaît les vers du marquis de Villette sur Sophie :

Elle a l'embonpoint de l'Envie. Je cherche un sein, des globes nus, Une cuisse bien arrondie, Quelques attraits... soins superflus ! Avec une telle momie.

Et voici le récit de la querelle et du duel simulé de Bélan- ger avec Villette que nous donnent les Mémoires secrets de la hépublique des lettres : La querelle survenue entre M1Ie Ar- rould et M1'8 Raucourt a dégénéré en une guerre ouverte. Le sieur Bélanger, dessinateur des Menus et amant de la pre- mière, a pris fait et cause pour elle contre le marquis de Vil- lette, chevalier de la seconde; et les propos ont été si vifs de la part du premier, que celui-ci a voulu en venir aux voies de fait, et écraser le polisson qui osait lui tenir tète. Cette scène

82 SOPHIE ARNOULD

payé. Il eut la bonne place entre ses amours; il eut plus tard, dans ses lettres, la meilleure part des caresses émues, des souvenirs attendris et mouillés de Sophie, les derniers soupirs de son vieux cœur!

XXII

Le goût des chanteuses pour leur sexe, c'est vraiment très particulier comme on le rencontre, ce goût1! dans tous les temps et dans tous les pays, et Sophie Arnould n'y semble pas avoir échappé. Paris ne parlait pas seulement de la liaison amoureuse de Sophie Arnould avec Raucourt, elle parlait aussi de sa liaison amou- reuse avec Virginie. « Le vice des Tribades, disent les Mémoires secrets de la République dei

s'était passée en présence de beaucoup de témoins. Belangei, craignant le ressentiment du marquis, a porté plainte contie lui au criminel. Cependant les médiateurs se sont interposé entre eux, et par un arrangement bien ridicule, on est con- venu que les deux rivaux se présenteraient l'un contre l'autre l'épée à la main, qu'on les séparerait, ce qui a été fait. C'eit à l'occasion de ce raccommodement burlesque qu'a été écri|e la plaisanterie suivante.

Extrait de la Gazette de Berne, 6 octobre 1774. On écrit de Lesbos

1. Dans le roman de la Faustin, j'ai signalé les rapports, constatés par la médecine, des organes vocaux avec les organes génitaux, de la femme, et le développement des derniers chez toutes les chanteuses, déclamatrices, etc.

SOPHIE ARNOULD 83

lettres, à la date du 11 juillet 1774, devient fort à la mode parmi nos demoiselles d'Opéra. La demoiselle Arnould, quoique ayant fait des preuves dans un autre genre, puisqu'elle a plusieurs enfants, sur le retour donne dans ce plaisir. Elle avait une fille, nommée Virginie, dont elle se servait à cet usage. Celle-ci a changé de condition et passé à MUe Raucourt de la Comédie-Française. Dernièrement, au Palais- Royal, dans la nuit, le sieur Ventes ayant turlu- piné la demoiselle Virginie sur sa rupture avec MIle Arnould, qu'on appelle Sophie dans ces parties de débauche, celle-ci, témoin du propos, a donné au cavalier un soufflet très bien condi- tionné, dont il a été obligé de rire, en demandant des excuses à l'aimable tribade. »

Le Vol plus haut, ou F Espion des principaux théâtres de la capitale, nous apprend que parmi les deux jours de réception de Sophie Arnould, les mardis et jeudis, les jeudis étaient réservés à des soirées de femmes réunissant les tribades renommées de Paris, et se passaient des horreurs que l'écrivain le moins délicat ne peut citer sans rougir, et il ajoute : « Rivales des échappées de Sodome, les peintures du Portier des Chartreux sont réalisées par ces femmes lubriques, et elles disputent à leurs antagonistes l'avantage d'éprouver plus de plaisirs avec leurs Gitons qu'elles n'en goûtent ensemble. »

84 SOPHIE ARNOULD

Mais un schisme se déclarait tout à coup entre ces amies intimes : « Les filles du haut style de la capitale, c'est encore les Mémoires secrets de la République des lettres qui parlent, sont très partagées sur les genres de leurs plaisirs et se divisent en deux sectes. Mlls Arnould est à la tête de Tune, et Mlle Raucourt à la tête de l'autre. On sait le goût que celle-ci a introduit; ce vice est ancien sans doute, mais restait enve- loppé jusqu'ici des ombres du mystère. Celles qui en étaient infectées le cachaient avec soin, du moins n'osaient l'avouer. Mile Raucourt a encore raffiné, elie admet des hommes à sa couche mais à la condition de faire seulement œuvre de femme dans les plaisirs de l'amour. C'est cet éclectisme que repoussait absolument

Sophie Arnoud : « elle veut qu'on soit p ou

tribade absolument, et qu'on ne fasse aucune trêve avec les non-conformistes. »

XXIII

Lauraguais cependant traversait encore le cœur de Sophie, ce cœur que Bélanger occupait sans l'emplir. Il y rentrait non plus avec la passion, mais à la façon de son rival, à coups de plaisanteries. Revenant de Londres, rappor- tant à Paris Y humour de nos voisins, le vis co-

SOPHIE ARNOULD 83

mica de la charge grave, il appelle et assemble en consultation quatre docteurs de la Faculté de médecine, et leur soumet du plus grand sérieux la question : Peut-on mourir d'ennui ? Les quatre docteurs, croyant qu'il s'agissait d'un cas de famille, et sachant, dans les Brancas, un certain nombre d'hypocondres, de vaporeux, de mélancoliques, opinent tous pour l'affirma- tive, motivent leur jugement avec tout le latin de Molière et le leur, et signent, de la meilleure foi du monde, la consultation, ils déclarent que le seul remède était de dissiper le malade, et par-dessus tout de lui ôter de dessous les yeux l'objet de cet état d'inertie et de stagna- tion.

La pièce en bonne forme, M. de Lauraguais va, sans rire, la déposer chez un commissaire, et, sans rire, porte plainte contre le prince d'Hé- nin qui, par ses obsessions continuelles auprès de Mlle Arnould, ne tend à rien moins qu'à faire périr d'ennui cette actrice, les amours du public et aussi un peu les siens. 11 y requiert donc qu'il soit enjoint audit prince de s'abstenir de toute visite chez Sophie, jusqu'à ce qu'elle soit parfai- tement rétablie de la maladie d'ennui qui la tra- vaille, et qui la tuerait, suivant la solennelle déci- sion de la Faculté1.

1. Mémoires secrets de la République des lettres, vol. IL

86 SOPHIE ARNOULD

Ce fut la meilleure comédie de Tannée et la plus applaudie, cette farce de Lauraguais. Le prince d'Hénin se battit; mais tuez donc un ridi- cule, et la mémoire que Sophie ne pouvait perdre du farceur!

XXIV

Pendant vingt années de la moitié du xvme siècle, Sophie est la personnification de toutes les héroïnes de la tragédie lyrique ; pen- dant vingt années, elle fait revivre, sur notre Opéra français, toutes les grandes figures tou- chantes de la vieille mythologie et de l'histoire fabuleuse de la Grèce, toutes les petites figures poétiques et bocagères de la fantaisie du temps. Et rien ne dira mieux à notre xix° siècle la variété des créations de tout genre que la dramatique chanteuse a fait jaillir de son gosier, de sa sen- sibilité, de son âme, que le dépouillement de cette collection unique de livrets, réunis par M. de Soleinne, possédés maintenant par la bibliothèque de FOpéra.

1758

Enée et Lavinie. Première eprésentation le

SOPHIE ÀRNOULD 87

mardi 14 février 4758. Une Troyenne, MlleAr- nould1.

Les Festes de Paphos. (Reprise le mardi 9 mai 1758.) Acte troisième : l'amour et Psyché. Psyché, M110 Arnould.

PaosERPiNE. (Reprise le mardi 14 novembre 1758. ) Proserpine, fille de Jupiter et de Gérés, MUe Arnould.

1759

Pirame et Thisbé. (Reprise le mardi 22 janvier 1759.) Thisbé, fille de Bélus et de Sémiramis, M110 Arnould.

Amadis. (Reprise le mardi 6 novembre 1759.) Oriane, fille de Lisvart, roi de la Grande-Bre- tagne, Mlle Arnould.

1760

Les Paladins. (Première représentation le

1. La recette cTEnée et Lavinte, était de 3.894 1. 10 s. ; ia recette dePROsERPiNE, de 3.7161. 10 s. ; la recette de Pirame et Thisbé, de 4.034 1. ; la recette des Paladins, de 4.109 1. ; la recette de Dardanus, 3.513 1. 10 s. ; la recette de Castor et Pollux (ouverture de la nouvelle salle des Tuileries), de 5.240 1. 10 s. : la recette d'ADÈLE de Ponthieu, de 4.3381. ; la recette d'ÏPHiGÉNiE en Aulide, de 6.2121. 10 s. ; la recette d'OR- phée et Eurydice, de 5.4981. 10 s. Toutes ces recettes sont des recettes à la porte, non compris l'abonnement des loges. Je dois ce curieux renseignement à M. Charles Nuitter, archi- viste de l'Opéra, dont je ne saurais, je le répète, assez louer la gracieuse obligeance.

8 SOPHIE ARNOULD

mardi 12 février 1760.) Argie, jeune Italienne, M118 Arnould.

Dardanus. (Reprise le mardi 15 avril 1760.) Iphise fille de Teucer, Mlle Arnould.

Fragments. (Première représentation le mardi 24 juin 1760.) Deuxième entrée : L'Amour et Psyché. Psyché ,WV(i Arnould.

Le prince de Noisi. (Reprise d'un opéra joué sur le théâtre des Petits-Appartements de Ver- sailles, le mardi 16 septembre 1760.) Aline, fille du druide, Mlle Arnould.

1761

Jephté. (Reprise le vendredi 6 février 1761.) Iphise, fille de Jephté et d'Almasie, Mlle Arnould.

Hercule mourant. (Première représentation le vendredi 3 avril 1761.) Joie, princesse captive, M1Ie Arnould.

1762

Les Festes grecques et romaines. (Reprise 1< mardi 27 avril 1762,) Cléopdtre, reine d'Egypte, M1,e Arnould.

Les Caractères de la Folie. (Reprise le mardi 6 juillet 1762.) Deuxième entrée : Les Caprice; de l'Amour, Encharis, Mlle Arnould.

SOPHIE ARNOULD 89

1763 --

Polixène. (Première représentation le mardi 11 janvier 1763.) Polixène, fille de d'Hécube et de Priam, MUo Arnould.

1764

Castor et Pollux. (Reprise le mardi 24 jan- vier 1764.) Télaïre, sœur et fille du Soleil, Mlle Ar- nould.

1765

Les Festes de l'Himen et de l'Amour. (Re- prise le mardi 4 juin 1765.) Deuxième entrée : Canope. Memphis, jeune nymphe, Mlle Arnould.

Thésée. (Reprise le dimanche 8 décembre 1765.) Églé, princesse élevée sous la tutelle d'Egée, roi d'Athènes, M1!e Arnould.

1766

Aline, reine de Golconde. (Première repré- sentation le jeudi 10 avril 1766.) Aline, MUe Ar- nould.

Fragments (le mardi 17 juin 1766). Troisième entrée : Zelindor. Zirphé, mortelle aimée de Zelindor, MUe Arnould.

90 SOPHIE ARNOULD

Les Fêtes lyriques. (Première représentation le vendredi 29 août 4 766.) Troisième entrée : Erosine. Erosine, nymphe de Tempe, Mlle Ar- nould.

Sylvie, ballet héroïque. (Première représenta- tion lemardi 1 1 novembre! 766.) Sylvie, nymphe de Diane, M11* Arnoukl.

1767

Fragments lyriques. (Représenté le mardi 18 août 1767.) Troisième entrée : la Terre. Po- mone, Mlle Arnould.

Les Fragments nouveaux. (Représenté le di- manche 11 octobre 1767.) Amphion. Antiope, M"e Arnould.

1768

Dardanus. (Reprise le mardi 26 janvier 1768.) Iphise, fille de Teucer, M110 Arnould.

1771

Pirame et Thisbé. (Reprise le mardi 5 février 1771.) Thisbé, M110 Arnould.

Fragments. (Représenté le mardi 18 juin 1771.) Alphée etAréthuse. Arétkuse. nymphe de Diane, Mlle Arnould.

SOPHIE ARNOULD 91

Amadis. ( Reprise le mardi 26 novembre 1771.) Oriane, Mlle Arnould.

1772

Castor et Pollux. (Reprise le mardi 21 jan- vier 1772.) Têlaïre, M110 Arnould.

Adèle de Ponthieu. (Première représentation le mardi lei'décembre 1112.) Adèle, filledu comte, M110 Arnould.

1773

Les Mélanges lyriques. (Représenté le mardi 11 mai 1773.) Zyrphé, M113 Arnould.

1774

Iphigénie en Aulide. (Première représentation le mardi 12 avril 1774. *) Iphigénie, fille d'Aga- memnon, M110 Arnould.

Une lettre inédite émanant de la Maison du Roi à la date du 31 mars 1774, adressée à Rebel (Archives nationales, O1 416. Dépêches), rensei- gne sur la curiosité provoquée à Paris par les

1. L'Opéra (TIphigknie en Aulide ne fut joué que le 19 avril 1774. 11 n'y eut point de représentation le mardi [12 avril, à cause de l'indisposition de M. Larrivée et conformément aux ordres du Roi.

92 SOPHIE ARNOULD

premières représentations jouait Sophie Ar- nould, sur la fureur des répétitions générales.

31 mars 1774.

(( M. le Prévost des Marchands paroît craindre avec raison que les répétitions de l'opéra d'IpHi- génie ne soient tumultueuses par le concours immense de ceux qui demandent des billets pour entrer. Il seroit sans cloute à désirer que les répétitions puissent se faire à huis clos ou du moins avec un très petit nombre de connais- seurs. Mais je sens qu'il seroit bien difficile de s'opposer dans ce moment à la curiosité du public et que cela exciteroit des plaintes de tous côtés. Cependant il faut prendre des précautions pour qu'il n'y arrive point de tumulte et que les répétitions générales se fassent tranquillement. La première est de demander une garde pour les jours de représentations; la seconde est de faire afficher que personne n'entrera que sur un billet signé de Tun des directeurs, la troisième de li- miter sur les billets de loge le nombre des per- sonnes qui peuvent}* entrer; la quatrième de ne donner tout au plus que 3 ou 4 cents billets de parterre et une centaine d'amphithéâtre. Par ce moyen on peut espérer que les répétitions se passeront tranquillement. J'écris à M. le Pré- vost des Marchands qui désire avoir quelques

SOPHIE ARNOULD 93

loges à sa disposition, qu'il peut vous en faire demander le nombre qu'il voudra. Vous, vous voudrés bien aussi en faire retenir une pour M. de Villevault pour la répétition de samedi et une pour M. Joly de Fleury, conseiller, à celle de lundi. Ils se sont adressés à moi l'un et l'autre pour en avoir.

« P. S. Il ne faut aisser entrer qu'aux deux dernières répétitions; à l'égard des autres, elles doivent se faire, portes hermétiquement fer- mées. »

Orphée et Euridice. (Première représentation le mardi 2 août 1774.) Euridice , Mu Arnould..

1775

Adèle de Ponthieu. (Reprise le mardi 5 dé- cembre 1775.) Adèle de Ponthieu, M110 Arnould.

1776

Fragments. (Représenté le mardi 1er octobre 1776.) Euthyme et Lyris, Lyris, jeune Témé- sienne, M1,e Arnould.

Mais ce dépouillement des livrets des archives de l'Opéra ne présente que les rôles joués à Paris;

94 SOPHIE ARNOULD

il faudrait, pour avoir Fensemble « des services » de la chanteuse, donner ses créations sur les théâtres de la cour, sur les théâtres de Ver- sailles, de Choisy, de Fontainebleau ; il faudrait donner la liste fastidieuse des rôles indiqués par le Journal des Spectacles de la Cour. Je ne veux pas le faire, mais je veux indiquer seulement pour l'année 1772, Tannée du mariage du Dau- phin avec Marie-Antoinette, Tannée Sophie Arnould ne semble rien créer pour TOpéra de Paris, les rôles qu'elle joue dans les fêtes et spec- tacles, à l'occasion de ce mariage.

Le jeudi 17 mai, elle remplit le rôle ày Andro- mède dans Persée « représenté à Versailles devant Sa Majesté ». Et c'est le rôle de Télaïre dans Castor et Pollux, représenté le 9 juin, et encore le rôle de Zélénie, princesse desIsles-d'Or, dans la Tour enchantée.

Le jeudi 25 octobre, elle joue devant Sa Ma- jesté à Fontainebleau le rôle à'Aréthuse dans Topera d'ALPHÉE et Aréthuse ; et le mardi 6 no- vembre, le rôle de la bergère Mglé dans le ballet héroïque d'^EGLÉ.

Les spectacles de la cour, Sophie Arnould y joue plus régulièrement qu'à TOpéra, elle sem- ble même y rester attachée, lorsqu'elle s'est retirée de l'Académie royale de musique. Dans un dossier des archives nationales, en Tan V, au moment la loi demandait 30 ans de services

SOPHIE ARNOULD 95

aux acteurs pour avoir droit à la retraite, De Normandie, le directeur général de laliquidation, écrivait au ministre de l'Intérieur : « Elle, (Sophie) a observé que, quoiqu'elle ait effecti- vement obtenu sa retraite en 1776, elle a conti- nuéde jouer volontairement et àdiverses reprises, surtout aux spectacles de la cour, jusqu'en 1788. » Et l'affirmation de Sophie Arnould était confirmée par une lettre de la Ghabeaussière, lettre, je crois, un peu suspecte de complaisance.

XXV

Une série de dessins du temps nous permet de ressaisir quelque chose de la vision, sur les planches, de l'actrice, telle que la ville l'applau- dissait, il y a une centaine d'années, dans la plupart des opéras que nous venons de citer. Ces dessins enlevés d'un trait de plume courant, et lavés d'une aquarelle à grande eau, ces des- sins faits pour les Menus l nous montrent Sophie Arnould dans ces vêtements en nuages de gaze

1. Ces dessins sont de Boquet, dessinateur des Menus Une série réunie par M. Devéria est au cabinet des Estampes. Une seconde série est dans ma collection. Une troisième , la plus nombreuse de toutes, vient d'être achetée 5,500 francs par l'administration de TOpéra, à la vente du baron Taylor. Enfin une quatrième série, faisant encore partie de la bibliothèque de l'Opéra, lui a été donnée parle ministère des Travaux; publics et provient de l'ancien fonds des Menus-Plaisirs.

e6 SOPHIE ARNOULD

d'Italie; en ces étoffes imprimées de fleurs d'or et semées de paillettes ; en ces armures d'argent; en ces draperies de satin vert d'eau, à écailles et ornées de roseaux, de coquillages, de perles, de coraux; en ces costumes mythologiques, en ces toilettes de lumière et de magie, au milieu des- quelles se trémoussaient avec leurs perruques rouges, sous leurs masques et leurs culottes cou- leur de chair morte, les monstres nés du sang de Méduse.

Voici Sophie Arnould dans les Caractères de la Folie, figurant Eucharis sous son galant cos- tume rose et son aigrette blanche. Boquet a écrit au-dessous de l'aquarelle : Fond de petit satin rose à bandes tamponnées. Bandes de gaze d'Italie aussi tamponnées, bordées de rézeaux d'argent frizé. La gaze d'Italie traversée de bandes de satin découpé, bouillonné. Des nœuds par distances de satin rose. Une frange d'argent avec un rézeau sur la teste. Vêtements de dessous d argent monté de satin rose imprimé. Voici Sophie Arnould dans l'opéra de Ganente, repré- senté à Fontainebleau en 1765 ; la voici toute enguirlandée, dans sa robe blanche et rose, de branchages se nouant à son cou, en un collier vert. Voici Sophie Arnould dans l'opéra de Sylvie, représenté à Fontainebleau la même année : Draperie blanche. Jupe, corps, haut de manches blanches. Amadis, bas, souliers (couleur) chair t

SOPHIE ARNOULD 97

mante tigrée. Guirlande de verdure avec carquois argenté. Laçures (de cothurnes) bleues. Voici Sophie Arnould en son rôle de Zirphé dans l'opéra de ZÉLiNDOR,représentéà Fontainebleau en I7G0 : Corps et première jupe en argent. Amadis et jupe blanche ornés d'argent. Espèce de voile formant la manie de gaze rayée blanc et argent, doublée de rose. Nœuds d'argent. Et le dessinateur a jeté en marge, pour bien indiquer au costumier le caractère du costume : Tout blanc ; fleurs blanches et beaucoup de feuilles vertes.

Voulez-vous Sophie Arnould en son rôle à'Ar- gie dans Topera des Paladins du vieux Rameau? J'ai sous les yeux trois costumes. Dans le pre- mier, c'est une robe toute bouillonnée à fond vert; dans le second, la jupe est ornée d'entre- lacs de rubans roses ressemblant à ces entrelacs de myrte que l'on voit sur les dos des reliures et l'argenterie de MmeDu Barry; dans le troisième, des rinceaux chenilles se croisent au milieu de branchages et de fleurs brodés. Enfin nous la revoyons, Sophie Arnould, dans ses rôles de triomphe, dans la robe blanche guêpèe d'Iphi- génie, ayant à la main le mouchoir tragique des anciennes princesses de théâtre ; nous la revoyons dans son costume de Tliélaïre, avec ses beaux bras, ses voiles noirs, en ce deuil les deux énormes taches de fard sur les joues font un si étrange effet dans le dessin de Boquet.

98 SOPHIE ARNOULD

XXVI

Arriva Fheure la mode dévore ses enfants. Ce démon, tout à l'heure adoré, dont tout était bien venu et pardonné, couches fréquentes, caprices, méchancetés, insolences, le voilà sou- dain disgracié, méprisé, honni comme un ruban- passé! Quel changement! étaient les applau- dissements, est le silence; ce public amoureux, ce n'est plus qu'ennemis. Cette opinion publique, enchaînée et traînée derrière son triomphe, a repris ses verges et ses vengeances. Cette vieille réputation a trop duré, elle ennuie Paris: elle est mûre pour l'ostracisme.

La guerre contre Sophie avait commencé dès 1766; mais alors elle se faisait à mi-voix et sur le ton mielleux. Les conseils, les critiques même la courtisaient. Etait-elle obligée d'abandonner le rôle de Sylvie à cause de la faiblesse de sa voix, l'on voulait bien reconnaître que Mlie Beau- mesnil, malgré son talent, n'effaçait pas Sophie Arnould. En 1768, on disait encore : « Mlle Ar- nould, oubliée à force d'être désirée, a daigné reparaître dans Pomone. » A la fin de la même année, quand, tentée par l'exemple de Mme de Pompadour, elle voulut créer le rôle de Colin dans le Devin de Village, et échoua, on écrivit

SOPHIE ARNOULD 99

galamment : « Elle n'est point encore au degré d'applaudissement qu'elle se promettait. » En 1769, lorsque courut le bruit de sa retraite moti- vée par ses absences perpétuelles, il y avait émeute des gens de cœur, des sensibles, qui par leurs intrigues parvenaient à désarmer le mécon- tentement des directeurs.

Mais les années, c'est un grand crime et pour lequel le public est sans pitié. Les attaques se démasquaient et s'avivaient contre Sophie vieil- lissante, et montrant vainement le poing aux ingratitudes de la foule. Le baroque opéra de Laborde, Adèle de Ponthieu, venait aider à sa ruine.

Sophie songeait à se retirer définitivement de l'Opéra : une lettre de la Maison du Roi (Ar- chives nationales. Dépêches, année 1774) la retenait à l'Académie.

« Du 16 février 1774.

« Je vois avec peine, Mademoiselle, que vous pensés à la retraite, et que votre motif est l'afïbi- blissement de votre santé qui ne vous permet pas de remplir votre devoir avec autant d'exac- titude que vous le désireriés. Je ne puis que louer une façon de penser si honnête, mais en môme tems, à votre âge et avec du ménagement, vous pouvés espérer de vous rétablir aisément,

100 SOPHIE ARNOULD

ainsi je n'accepte point votre proposition quanta présent; les ouvrages nouveaux que l'on se pro- pose de mettre au théâtre, n'étant point de votre genre, vont vous laisser un repos assés long, et d'ailleurs dans aucune circonstance l'on n'exi-, géra de vous que ce que vos forces vous permet- tront. Je suis persuadé que vous n'abuserés jamais de cette facilité, et qu'au contraire elle deviendra pour vous un nouveau motif de con- tribuer en tout ce qui pourra dépendre de vous au bien de l'Académie.

« Vous connoissés les sentiments... »

Elle rejouait. Les insultes anonymes1, on la craignait encore en face, l'assiégeaient. Elle luttait, elle bravait l'injure; elle se cram- ponnait à ses rôles. Elle, qui tant de fois avait dédaigné et moqué le public, elle essayait de le reconquérir par l'exactitude, et jouait réguliè- rement. Vains efforts qui n'aboutissaient qu'à faire regretter la jeune voix de Laguerre ! Les dures leçons, ces froideurs ! les durs avertis- sements qu'il faut quitter la gloire qui vous

1. La liste des curiosités de la foire Saint-Germain impri- mait : « La demoiselle Arnould fait voir une bête très méchante qui se jette sur tout le monde indistinctement et que rien ne peut apprivoiser. Cet animal est déjà vieux, mais il n'est pas moins féroce. Heureusement qu'il a perdu ses dents, ce qui fait qu'il n'y a plus de risque que pour ceux qui sont touchés par son venin et un peu par son odeur. »

SOPHIE ARNOULD 101

quitte, et que les joies de l'orgueil sont finies et que la saison des victoires est morte! L'opéra cTAlceste, encore un affront pour Sophie, et le plus mortel de tous, Rosalie Levasseur enlève le rôle à Sophie Arnould.

XXVII

Une grosse bataille que la rivalité de Sophie Arnould et de Rosalie Levasseur, rivalité Gluck, Mercey-Argenteau, ambassadeur de l'im- pératrice-reine, le prince d'Hénin menaçant du bâton l'administration de FQpéra, sont tour à tour en scène. Le refroidissement du composi- teur d'ÏPHiGÉNiE en Aulide pour sa chanteuse ordinaire, semble naître à la suite d'une répé- tition en petit comité dans l'appartement de la rue Neuve-des-Petits-Champs. Le prince d'Hénin tombe à Timproviste dans le concerto, et impa- tienté du monde qu'il trouve chez sa maîtresse, témoigne de l'humeur contre la musique et le

compositeur. Gluck faire semblant de ne pas s'apercevoir de la présence du prince. Le prince cb* décrie/ : « Mais il me semble que l'usage en France, lorsque quelqu'un et surtout un homme de considération entre, est qu'on se lève. » Gluck £f répondre brutalement : « L'usage en Alle- magne, Monsieur, est de ne se lever que pour les

/

102 SOPHIE ARNOULD

gens qu'on estime. « Et prenant son chapeau, le compositeur partait, disant à M110 Arnould : « Du moment que vous n'êtes pas maîtresse chez vous, je vous quitte et je ne reviens plus. »

Gluck ne revenait plus. Il faisait mieux : il prenait logement chez Rosalie Levasseur, don- nait journellement des leçons à la rivale de Sophie Arnould, et comblant les vœux du puis- sant amant et du très soumis esclave Mercy- Argenteau, il donnait à la maîtresse de l'ambas- sadeur de Tlmpératrice-Reine le rôle d'Alcestc1, qui appartenait à Sophie Arnould par droit d'an- cienneté. Sophie s'en vengeait par une épi- gramme, disant lorsqu'on applaudissait Rosalie : « Ce n'est pas étonnant, elle a la voix du peuple ! » Rosalie répondait par une satire dégoû- tante, jetée dans la salle :

Vieille serinette cassée,

Cadavre infect, doyenne des'put

0 toi, dont la gueule édentée Vomit à grands flots les venins De ta langue pestiférée,

Oses-tu bien, dans ton b d'esprit,

préside avec toi cet avocat proscrit (Linguet)

Par la justice et par sa compagnie)

Déchirer ce grand homme, ami de Polymnie,

Qui nous peignit Orphée, Alceste, Iphigénie,

Que tout l'univers applaudit.

De la fable, serpent maudit,

i. La première représentation d'ALCESTE avait lieu le 23 avril 1776.

SOPHIE ARNOULD 103

Tu mords une lime endurcie

A la chaleur qui réfléchit

Le feu pétillant du génie;

Ces trois chefs-d'œuvre, en dépit

Des serpents de la jalousie,

Ne craignent point ta dent pourrie,

Et leur auteur, qui te défie,

Brave ta cabale, et se rit

Des efforts de ta noire envie. 0 toi, dont les accents animent nos concerts, Poursuis, aimable Rosalie, Unis ces dieux qui charment l'univers, Celui des arts et celui d'Idalie,

Jouis de leurs douces faveurs ; Séduis nos jeux, nos oreilles, nos cœurs ; Laisse crier ta jalouse ennemie,

Tes talents font son désespoir ;

Et du Temps qui la fait déchoir,

Bientôt, sur sa tête blanchie,

La faux terrible appesantie, N'offrira plus aux regards indignés Qu'un squelette hideux, une horrible furie, Pleurant, au déclin de sa vie,

Les maux affreux qu'elle a gagnés,

Dont Saint-Côme et sa casserole

N'ont jamais bien pu nettoyer

Son proiond et large foyer, tout Paris attrapa la v l.

1. Chansonnier historique du XVIIIe siècle, vol. IX, publié par Emile Raunié. Metra, qui nomme Guinchard comme auteur de ces vers, dit que Sophie Arnould eut l'esprit de les rendre publics. Cette satire a un intérêt historique : elle donne le ton de Yengueulement de ce temps entre les étoiles de l'Académie royale de musique.

104 SOPHIE ARNOULD

XXVI1T

Alors dans ce partage du public, dont une fraction, et la plus nombreuse, est allée à sa rivale, la dédaigneuse Sophie se retourne vers la presse théâtrale; et qu'un de ses journalistes, Lefuel de Méricourt, lui fasse un aimable bout d'article1, elle lui riposte aussitôt par cette lettre- biographie :

Je ne puis que vous remercier, Monsieur, des choses obligeantes que vous avez mises dans votre journal, tant sur mes faibles talents que sur mon personnel. Je m estimerais trop heu- reuse si le public me jugeait avec la même in- dulgence, et s'il rendait justice aux efforts que

1. Donnons l'article :

« Nous ignorons l'âge et le lieu de la naissance de cette actrice (Sophie Arnould) qui a longtemps fait et fait encore les délices de l'Opéra, elle joue les rôles tendres avec le plus grand succès, bien des gens l'ont accusée d'être mé- chante, mais des personnes dignes de foi et qui la connais- sent nous ont assuré qu'elle avait le cœur bon, l'esprit un peu satirique, et la tête très bien organisée. Elle est presque la Ninon de notre siècle. Elle rassemble souvent autour d'elle des gens de tous états, de toutes conditions, mais toujours des gens d'esprit ; bien éloignée en cela de ses camarades qui ne savent pas distinguer le brute d'avec le poli. »

Le Nouveau Spectateur ou Examen des nouvelles pièces de théâtre, servant de répertoire universel du Spectacle. Avril 1776.

SOPHIE ARNOULD 105

j'ai toujours faits pour lui plaire et mériter ses bontés.

Quant à mon âge, vous gardez le silence : auriez-vous craint de blesser mon amour-propre , en traitant une matière aussi délicate vis-à-vis de mon sexe ? Ne vous gênez point : ce n'est pas un secret ; ce serait tout au plus celui de la comé- die. Sans autres prétentions que celle d'être plus intéressante dans mes rôles, je désirerais conser- ver du moins au théâtre V illusion de la jeunesse que le prestige des planches favorise toujours : car le public est pour les actrices comme l'Amour pour les guerriers, il ne fait nid état d\in vieux soldat. Mais peut-être par coquetterie je veux vous mettre moi-même dans la confidence. Je suis née le 14 février il 44, sur la paroisse Saint -Ger- mai?!-1' Aux err ois , dans la même alcôve l'amiral de Coligny fut assassiné. Cette anecdote intéres- sante est la seule illustration de ma naissance que je puisse citer. On sait que mon début est du mois de décembre 1751 . Qui peut calculer que huit et huit font seize, saura que seize et seize font trente- deux J .

f attends avec impatience. Monsieur, votre jugement sur l'opéra of Alceste qui va occuper et peut-être diviser tout Paris. Les détails que

1. Nous répétons ce que nous avons dit dans la note sur son acte de naissance, la date et le lieu de sa naissance ; Sophie est née en 4 740, et rue Louis-le-Grand.

106 SOPHIE ARNOULD

vous ferez, fixeront V opinion que f en ai formée aux seules répétitions. Si les succès que j'ai pu avoir dans Iphigénie ont me donner de la prévention pour les auteurs, leur peu d'égards, et j'ose même dire leurs mauvais procédés, ont aussi changer mes dispositions pour eux : mais je me respecte trop pour me joindre (comme ces messieurs veulent le persuader) aux cabales qui peuvent se former pour ou contre ce nouvel ouvrage : elles ont toujours été au-dessous de moi; les unes tiennent à la charlatanerie , les autres à la bassesse. J'ai borné ma vengeance à ne pas réclamer mon droit sur le rôle; mais nulle raison personnelle ne me fera déprimer le génie, et ne m'empêchera de rendre justice à celui de M. Gluck. Il est, je le dis hautement, le musicien de l'âme : il saisit toutes les modulations propres à former l'expression des sentiments et des pas- sions, surtout de la douleur.

Quant à l'auteur des paroles, je laisse au Public le soin de le juger. Si j'étais de l' Académie française, je pourrais joindre ma critique à celle qu'en pourront faire les Quarante , mais j e ne suis que de V Académie royale de musique. Je recon- nais mon incompétence, et je garde le tacet : je me permettrai seulement de dire que l'on ne trouve pas toujours des sujets aussi intéressants qiflphigénie, et des modèles aussi sublimes que Racine.

SOPHIE ARNOULD 107

Quant aux acteurs, s'il m'était permis d'en parier, je ferais V éloge du jeu de M. Gros dans le râle d' Admet e, et de la manière de chanter de mademoiselle Rosalie dans celui d'Alceste.

j'ai l'honneur d'être très parfaitement, Mon* sieur,

Votre très humble et très obéissante servante,

Sophie Arnould.

Ce 22 avril 1776*

XXIX

Toutefois, en dépit de cette louange publique, de cette louange imprimée du talent de sa rivale, dans la même feuille elle avait paru, le journaliste ami de la chanteuse, le 23 mai 1776, après la première représentation d'ALCESTE, insérait cette lettre, le correspondant anonyme parle ainsi de Rosalie, de la principale interprète de la musique du maître allemand :

« Il semble que cette musique soit chantée par des malades travaillés d'une demi- pinte d'ém_eticpie-et--qtti font pour vomir des efforts inu- tiles. » Et il se demande « si c'est de ce ton-là qu'on doit pour ainsi dire dégueuler la sublime poésie del signor Calzabigi » .

1. Le Nouveau Spectateur, rédigé par Lefuel de Méricourt, 16T mai 1776.

108 SOPHIE ARNOULD

Et presque aussitôt, une autre lettre reproche durement à Gluck d'avoir été « prendre une fille comme Rosalie pour jouer le rôle d'Alceste ». Et cette lettre se termine par cette phrase :

« Est-ce qu'il n'y avait pas la demoiselle ***? » La demoiselle *** c'est Sophie Arnould, de la- quelle, — après avoir déclaré que Rosalie est ennuyeuse à périr, il laisse prévoir la mort prochaine.

Si la divine *** (Arnould) en venait à mourir, Je le mets sur sa conscience.

Et le Nouveau Spectateur ne lâche point encore la maîtresse de Mercy-Argenteau et Gluck, et dans le journal dévoué à Sophie Arnould, on lit, à quelque temps delà publication de ces vers :

« Je le reverrai encore cet opéra (Alceste) plus triste que touchant, ne fût-ce que pour me confirmer dans l'opinion que j'ai toujours eue de la supériorité de la demoiselle *** sur une rivale que M. Gluck n'a pu lui préférer que par erreur et faute de connaître le goût de la nation, tant en musique qu'en acteur. »

Puis enfin c'était tout à coup comme une sourdine mise à cette guerre de petits vers et de nouvelles à la main entre les deux actrices, et cela finissait, dans le journal de Lefuel de Méri- court, par l'impression de cette note que me

SOPHIE ÀRNOULD 109

communique Henry Céard, par cette note invrai- semblable d'une impossible prétention de Sophie Arnould et dont la discussion par les commis- saires de TOpéra semble une mystification pour les lecteurs du journal : « Nous apprenons que l'homme d'affaires de la demoiselle Arnould vient de présenter à l'administration de l'Opéra un compte fait, débit et crédit, du rôle à'iphi- génie, mais que par contre se trouvant créan- cière de tous les rôles qu'elle a joués jusqu'à ce jour, elle a le droit de demander que l'Opéra lui tienne compte de cette balance à son avan- tage, le tout sauf erreur ou omission.

Que veut dire ceci, Monsieur ? Je crois qu'ily arébellion dans votre orchestre. C'était Sophie, qui, dans une répétition, s'adressait du théâtre à Francœur, battant la mesure à son pupitre.

- Gomment, Mademoiselle, de la rébellion ! Nous sommes tous ici pour le service du Roi, et nous le servons avec zèle.

Je voudrais le servir aussi, mais votre or- chestre m'interloque et m'empêche de chanter.

Cependant, Mademoiselle, nous allons de mesure.

110 SOPHIE ARNOULD

De mesure, quelle bête est-ce cela? Suivez- moi, Monsieur, et sachez que votre symphonie est la très humble servante de l'actrice qui récite !

Cette répétition était une répétition de Céphalée et Procris, représenté à Versailles en 1773, et à laquelle assistait peut-être Gluck. Sous la drô- lerie de la forme et l'insolence apparente des prétentions, Sophie Arnould réclamait les droits de la chanteuse lyrique avant la révolu- tion musicale. En effet, chanteurs et chanteuses d'opéra n'étaient encore que des hommes et des femmes récitant musicalement une tragédie sur des intonations indiquées par un musicien. Jus- qu'à ce jour ils avaientjoui de la plus complète indépendance « quant à la manière de présenter leurs phrases » ; jusqu'à ce jour ils avaient eu le pouvoir d'en presser ou d'en retarder le mou- vement, le pouvoir de s'arrêter sur telle note selon l'inspiration du moment, le pouvoir de faire courir, à la suite de leur voix libre de toute me- sure, la symphonie haletante.

« Quelle bête est-ce cela? » Sophie ne se dou- tait guère, en disant ce mot, que cette bête était à la veille de mettre à néant son talent et sa renommée. Et une citation du temps que rap- porte Castil-Blaze ne laisse aucun doute sur le coup porté à la chanteuse par l'introduction rigoureuse de la mesure : « Quelle idée peut-on

sophil; arnould 111

avoir d'un genre de musique M110 Arnould, par exemple, n'est plus la première actrice; M. Legros perd tous les agréments de sa belle voix, puisqu'il n'y a ni cadence à faire, ni sons prolongés à soutenir ; le récitatif est aussi simple que la parole. Si M. Gluck prend la peine de noter non seulement les inflexions de sa voix, mais encore les longues et les brèves, le mouve- ment et la durée, n'est-il pas évident que l'actrice n'a plus rien à faire? On a cherché longtemps la raison pour laquelle Mlle Arnould ne brillait pas dans les opéras de M. Gluck; c'est justement parce qu'elle est bonne actrice. C'est parce que, dans la bonne et véritable musique nationale, elle pouvait abréger ou prolonger à son gré les sons de sa voix, suivant que sa manière de sentir l'exigeait, ou même suivant qu'elle était plus ou moins fatiguée. Mais aujourd'hui qu'il s'agit de s'assujettir à la mesure comme une simple coryphée, qu'a-t-on besoin de son talent? Il devient superflu. »

XXXI

Cependant Sophie Arnould persistait héroï- quement à faire plaider sa voix, à parler au public, à travailler laborieusement à la recon- quérir. Les années étaient venues elle com-

112 SOPHIE ARNOULD

mençait à dire : « Hélas ! je paye tous les jours l'honneur de m'être élevée par la peine de me soutenir! » Elle reparaissait dans Euthyme et Licoris, fière de l'espoir de contrebalancer le succès de Rosalie dans Alceste, mais sa maigre voix était mourante et Gluck tout-puissant; les huées étaient telles qu'on croyait à une retraite immédiate et absolue. Le royal appui que lui apportait la reine Marie- Antoinette à une repré- sentation d'IpHiGÉNiE ne faisait qu'exaspérer les mécontents. Ecoutez Bachaumont : « La Reine, sensible aux huées dont le parti adverse pour- suivait Mlle Arnould, crut les faire cesser, en se déclarant et en applaudissant beaucoup cette actrice; mais cette manœuvre n'a pu contenir les mécontents, qui ont continué leurs clameurs indécentes. » Laharpe1 nous raconte les brutali- tésdu public à son égard clans cet opéra: «Depuis longtemps on désire sa retraite, elle n'a plus de voix et son grasseyement, autrefois une des grâces de sa jeunesse, est devenu désagréable. Elle a d'ailleurs conservé toute la lenteur du chant français qui n'est plus de mode. Mlle Ar- nould jouant dans le rôle d'Iphigénie disait à Achille :

Vous brûlez que je sois partie ! 1. Correspondance de Laharpe, lettre LXIV.

SOPHIE ARNOULD 113

Le parterre lui appliqua ce vers et se mit à battre des mains.

Et il arriva, les salons mêmes oubliant la politesse et la pitié, il arriva qu'à un concert chez Monseigneur le duc de Chartres, elle fut chutée. Le calice n'était pas encore assez amer pour la pauvre fée, comme on commençait à l'appeler alors. Elle était un soir à prendre le frais dans le jardin du Palais-Royal, une jeu- nesse sans cœur lui chantant le motif d'ALCESTE : « Caron t'appelle, entends sa voix, » la chassa du jardin l.

Enfin, Lefuel de Méricourt lui-même, le jour- naliste dont la feuille de théâtre lui avait été si dévouée dans les commencements de sa lutte avec Rosalie, l'abandonnait, passait à sa rivale. A propos de cette reprise d'ÎPHiGÉNiE assistait la Reine, il imprimait : « Nous nous sommes transportés à cette représentation, nous avons vu Mlle Arnould remplissant le rôle (î'Iphigénie et nous n'avons pas pu nous empêcher de regretter la perte d'une partie des talents physiques de cette actrice qui a fait si longtemps les délices du public. »

Là-dessus le futur gendre de Sophie, le petit de Murville, protestait dans une lettre indignée, demandant au critique si, par la phrase de perte

' 1. Correspondance secrète, vol. III.

114 SOPHIE ARNOULD

d'une partie des talents physiques, il voulait faire entendre que M110 Arnould avait perdu la moitié ou une partie de sa voix. Il ajoute : « Si c'est avoir de la voix que de crier, que de donner à son chant les éclats de la fureur et du désespoir, lorsqu'on ne doit donner que l'accent de l'amour: si dans le rôle d'Iphigénie, par exemple, il faut rendre les divers sentiments que l'amour heu- reux ou malheureux fait naître dans le cœur d'une jeune princesse comme les emportements de Médée, je serai de l'avis de l'auteur du Jour- nal des Théâtres. Mais comme je crois qu'à l'Opéra comme à la Comédie-Française, une voix attendrissante et des yeux que les larmes embellissent, font plus d'impression qu'une voix tonnante et une âme sèche, je pense, malgré l'auteur, que M110 Arnould a encore toute sa voix... » Puis, parlant du succès de Mlle Arnould à Versailles dans l'opéra de Castor et Pollux et opposant Rameau à Gluck, il déclarait dans cet Opéra National, le théâtre de Versailles le plus vaste de tous ceux qu'on avait bâtis en France, « avoir été totalement rempli du volume harmonieux de sa voix », faisant assez habi- lement de Sophie Arnould le tenant de l'opéra français contre Topera allemand représenté par Rosalie Levasseur1.

1. Journal de Paris, 13 mai 1777.

SOPHIE ARNOULD 115

A cette longue attaque Lefuel répondait aussi- tôt : « Je n'étais pas à la représentation de Cas- tor et Pollux, cependant, puisqu'on le dit, il faut bien que cela soit et je le crois ; mais quand je ne l'entends pas à Paris, quand le public ne l'entend pas plus que moi, qu'importe aupublic et à moi qu'elle se fasse entendre sur le plus vaste de tous les théâtres qiton a bâtis en France ! » André de Murville répliquait, réplique à laquelle le journaliste, lors de la reprise de Céphale et Procris, donnait raison à la définition de Galiani qui comparait la voix de la chanteuse au plus bel asthme qu'il eût entendu chanter, et contestait qu'elle eût jamais chanté :

« On s'est rappelé, écrivait-il, que Mll9Arnould avait joué le rôle de Procris à la cour, qu'elle a été obligée de le quitter, parce qu'il lui était im- possible de chanter les airs en mesure et de s'assu- jettir à suivre l'orchestre : on s'est rappelé encore qu'elle jouait ce rôle à merveille, de même que celui dlphigénie qu'elle a si bien rendu depuis, mais il faut remarquer cependant qu'elle ne chante pas, et ce sont des opéras qu'elle jouait.

« Des gens prétendent qu'elle chante encore aussi bien qu'elle ait jamais chanté, je soutiens cette thèse vraie, très vraie : aussi bien qu'elle ait jamais chanté ; reste à savoir si elle a jamais chanté.

« Je me souviens que je lui ai entendu débiter,

116 SOPHIE ARNOULD

déclamer fort bien des scènes de récitatif fran- çais, où elle conduisait l'orchestre, qui, les yeux sur elle, réglait ses mouvements sur les siens ; elle mériterait encore à présent les mêmes applaudissements si on rejouait ces tristes psalmodies, mais encore une fois j'en appelle à elle-même, croirait-elle avoir chanté i ? »

XXXII

11 fallait se rendre et céder, à la fin, et Sophie Arnould se retirait en 17782.

Almanach des Théâtres qui, de 1759 à 1771, porte Sophie comme « actrice chantante », de 1771 à 1777 comme « actrice chantante seule », de 1777 à 1778 comme « actrice des rôles », ne porte plus son nom en 1779. Retraitée avec une pension de 4,000 livres 3, tout lui manquait à la

1. Journal des Théâtres, 15 juin 1777.

2. A la date du 15 juin 1778, Lefuel de Méricourt écrit très galamment dans son Journal des théâtres que « la retraite de M1Ie Arnould était un avantage pour elle et une perte pour le public. »

3. Voici le brevet de cette pension donnée par M. Emile Campardon dans Y Académie royale de musique :

1780 1er août.

« Brevet d'une pension de 4,000 livres, en faveur de la de- moiselle Madeleine-Sophie Arnould, née le 13 février 1740, à Paris, et baptisée le lendemain dans la paroisse Saint-Roch, de la dite ville. Cette pension composée des objets ci-après,

SOPHIE ARNOULD 117

fois, jusqu'au prince d'Hénin, que son ancienne amie Raucourt lui enlevait.

Un travail dont les éléments m'ont été gra- cieusement fournis par Glu Nuitter, l'obligeant archiviste de l'Opéra, me permet de donner les chiffres positifs des appointements et des grati- fications de Sophie Arnould depuis son début jusqu'à sa sortie de l'Opéra.

Sophie reste au même chiffre d'appointements et de gratifications jusqu'en mars 1775. Seule- ment elle reçoit, dans l'année théâtrale 1770-1771, une gratification extraordinaire de 1,000 fr.. et dans l'année théâtrale de 1771-1772, une gratifi- cation extraordinaire de 1,000 fr. plus une grati- fîcation particulière de 1.000 fr.

Sur les registres de Tannée théâtrale de 1775- 1776, Sophie est mentionnée comme retirée ou à la pension de 1,500 francs.

appointements de 2,000 livres qui lui ont été conservés sur le fonds ordinaire des Menus Plaisirs sans retenue, à titre de retraite en qualité de musicienne ordinaire de la chambre du Roi, le lor janvier 1779, une gratification annuelle de 2,000 li- vres aussi sans retenue, qui lui a été accordée sur les dépenses extraordinaires des dits Menus Plaisirs, en considération de ses services.

Sophie Arnould

APPOINTEMENTS.

GRATIFICATIONS

1758-4 75Ô.

1,500 fr.

500 fr.

1759-1760.

2,500

500

1760-1761.

2,500

500

1761-1762.

3,000

1,000

118 SOPHIE ARNOULD

Elle rentre à l'Opéra Tannée suivante, à 1,000 francs, traitement inférieur à celui qu'elle touchait avant et le garde pendant les années théâtrales 1776-1777 et 1777-1778.

Pendant cette dernière année elle touche 3,000 francs de l'Opéra, chose curieuse ! le pre- mier registre des feux inventés par Devismes, pour remplacer les gratifications, ne mentionne pas le nom de la chanteuse une seule fois.

Enfin, en l'année théâtrale 1778-1779, Sophie Arnould est décidément à jamais retirée de l'Opéra. Les Archives nationales nous donnent les chiffres de la retraite de l'ancienne pension- naire de l'Opéra.

Par une ordonnance en date de janvier 1779, 2,000 francs sont conservés à Sophie Arnould sur les fonds ordinaires des Menus Plaisirs, sans retenue, à titre de retraite en qualité de musi- cienne ordinaire de la chambre du Roy. En outre, une gratification annuelle de 2,000 francs (datant de décembre 1772, aussi sans retenue) lui est conservée sur les dépenses extraordinaires des- dits Menus Plaisirs, en considération de ses services ; et le dossier des Archives du royaume contient une quittance de Sophie Arnould, en date du 3 août 1780, par laquelle la chanteuse se déclare payée sans retenue, sauf « environ de sept quartiers », jusqu'au 1er octobre de la pré- sente année 1780.

SOPHIE ARNOULD 119

Maintenant, cette pension de 4,000 francs, a t-elle à un certain moment été réduite à 2,000? Dans un curieux travail de Francœur sur les pensions de retraite des acteurs et des actrices de l'Opéra, Sophie Arnould n'est portée que pour 2,000 francs. Les 2,000 francs sontpayésde 1787à 1793, tantôt par le Trésor public, tantôt par la liste civile. Mais, en 1793, ils cessent d'être payés, et àladate du 31 mars 1798, jetrouve au nom de Sophie cette triste mention qui explique si bien les cris de détresse jetés dans ses lettres : cinq ans.

Remarquons que les premiers états d'émar- gement sont signés Arnoud ; ce n'est qtfe vers 1705, 1766, qu' Arnoud devient Arnoidd. Il en est de même pour les livrets des représentations théâtrales.

XXXIII

Sous les rigueurs, les duretés, les mortifica- tions, la courtisane s'était un moment humiliée. Elle était allée vers Ja religion, comme vers un secours et un oubli. Elle avait mis sa conscience entre les mains des médecins ; et c'eût été une grande cure, si elle l'y avait laissée! Mais la grâce ne lui avait pas donné la puissance ; et ce bel élan de bonne honte, cette grosse fièvre de

120 SOPHIE ARNOULD

piété dura moins que le temps mis par le graveur à buriner l'estampe Sophie était montrée à confesse, et MIle Raucourt s'arrachant les che- veux dans le fond1. Sophie sortit de comme elle sortait de ses caprices, par un mot : « Ces directeurs, dit-elle des confesseurs, c'est pis que les directeurs de TOpéra ! »

N'avait-elle pas, de longue main, une conso- lation mieux à sa portée, et qui joignait à l'étour- dissement du plaisir l'agrément solide d'une dis- traction de l'intelligence ? Son salon ! voilà qui la guérira des échecs de la vie, des faillites de la fortune, des blessures de Tamour-propre. Il tient, ce salon qui recueillit l'héritage des salons de Mm9 Doublet et de Mmû Geofïrin, tous les fins amusements de la parole et de la pensée, tous les divertissements de la causerie facile, le con- cert bruyant et plaisant des meilleurs comme des plus beaux esprits en pleine liberté, en pleine jeunesse, en pleine audace. Qui l'aurait, mieux qu'un pareil chez-soi, aidée à vivre, aidée à ne pas mourir du chagrin de vieillir2 et d'entendre,

1. Correspondance secrète, vol. IL

2. Impromptu adressé par Marin, doyen des gens de lettres, à Mlle Arnould qui se plaignait à table des ravages que le temps avait faits sur sa jolie figure :

Quand on a tant d'esprit, de grâce, de finesse, Comment peut-on éprouver des regrets! Les agréments de la femme, Valent-ils tous les dons que le ciel vous a faits? Ces mots heureux, ces vives reparties,

SOPHIE ARNOULD 421

avant d'être sourde, sa gloire passer à d'autres? ce chez-soi qu'elle n'eut qu'à habiter un peu plus pour y recevoir tous les Parisiens de Paris et de l'Europe ! Là, Rousseau n'avait-il pas été appri- voisé et réconcilié avec la civilisation ; là, Garrick à Paris n'avait-il pas apporté toutes les heures qu'il dérobait à Clairon ? Ces mardis de Sophie Arnould, c'était la revue des grands hommes, petits et grands. Le prince de Ligne, ce passant de tant d'esprit, s'y oubliait comme en une habi- tude1. Sedaine y reprenait du courage après ses

Ces traits brillants, ces aimables saillies, Cet art de raconter qu'on n'imita jamais, C'est ainsi que par ces bienfaits La Nature vous dédommage, Qu'elle vous venge de l'outrage Que les ans font à vos attraits.

Et, chose curieuse ! sur quoi est écrit l'impromptu consolateur de Marin? Il est écrit au dos des deux billets d'entrée que Bé- langer avait fait graver pour les personnes désireuses de visi- ter Bagatelle après l'achèvement des travaux. Deux petites cartes à la Fragonard tirées en bistre, et représentant sous de grands arbres des sphinx jetant de l'eau dans un bassin, et se lit au milieu :

Bagatelle

Laissés entrer la Personne qui vous remettra le présent

Ce 179

pour quatre Personnes.

1. Les deuT seuls soupers d'impures, courus par les gens d'esprit, que cite le prince de Ligne dans ses Mélanges mili- taires, littéraires et sentimentaux, sont les soupers de Julie, qui devint la femme de Talma, et de Sophie Arnould.

122 SOPHIE ARNOULD

insuccès. Dorât (ce petit Dorât, disait Sophie, il ressemble à une colonne de marbre : il est sec, froid et joli) venait y apporter les premières feuilles de ses éditions illustrées, et redemander son bonnet de nuit. Poinsinet n'y manquait jamais, avec sa muse, et sa crédulité1. D'Alem- bert, Duclos, Diderot, y faisaient sonner leur éloquence. Le sauvage Rousseau lui-même y était vu, conduit parRulhière. Helvétius y ame- nait ses systèmes, et la contradiction de ses sys- tèmes : sa belle âme. Thomas y parlait comme un discours, et Lemierre s'y taisait comme un poète. Et la bande des jolis rimeurs, Bernard et Laujon, et Marmontel et Favart! et Beaumar- chais et Linguet, ces deux frères d'esprit de Sophie, ses confidents et ses conseillers intimes! Voltaire lui-même, le dieu Voltaire, dans son séjour en 1778, venait de sa personne compli- menter la reine d'opéra, qui n'allait plus avoir de royaume que ce salon ; et la jolie idée, l'heureuse et fraîche invention de la maîtresse

1. Les jours de joyeuseté, ce salon de Sophie était parfois le théâtre démystifications énormes. Paris s'amusa, tout le mois de janvier 1780, du souper donné par la chanteuse à l'ingénu Barthe, au naïf auteur dramatique, à ce Poinsinet II, auquel Sophie présenta comme le chevalier de Médicis, Jean- not, qui commanda au poète un poème épique en l'honneur de sa maison, puis le turlupina, le turlupina... Et ici répé- tons ce mot d'un journaliste de l'Empire : « On a dit que Mlle Arnould n'était pas déplacée en bonne compagnie, parce que chez elle la mauvaise même y devenait excellente. »

SOPHIE ARNOULD 123

du logis pour recevoir le vieil homme de Ferney : une bande d'enfants lui sautant au cou à son entrée dans le salon1.

Peu à peu ce salon de Sophie, d'abord échauffé de cynisme et perdu de licence, s'était apaisé et avait grandi. Les années y avaient amené un ton moyen, familier, attique, entre le trop gras et le trop grave. Cette table d'hôte du scandale était devenue l'école d'une Aspasie les grandes choses s'agitaient avec de belles paroles, au-des- sus des petites, les philosophes 2 s'entrete- naient de l'homme; les poètes, du beau; la France, de l'avenir.

Et lorsqu'il fallut quitter ce dernier théâtre et ce dernier sceptre, lorsque Sophie sentit son esprit las, son caractère alourdi, sa gaîté capri- cieuse, que fit Sophie? Elle mit entre le monde et elle, pendant la plus grande partie de l'année,

1. Pendant le dernier séjour que Voltaire Ht à Paris en 1778, il alla faire une visite à M110 Arnould : on l'en avait prévenue et pour mieux fêter le grand homme, elle rassembla une partie de sa famille. Aussitôt que Voltaire entra dans l'appartement, tous les enfants se jetèrent à son cou. « Vous voulez m'em- brasser, leur dit-il, et je n'ai plus de visage. » La conversation s'engagea, et le poète dit à Sophie : « Ah ! Mademoiselle, j'ai quatre-vingt-quatre ans et j'ai fait quatre-vingt-quatre sottises. Belle bagatelle 1 moi qui n'en ai pas quarante, j'en ai fait plus de mille ! » [Arnoldiana.)

2. Sophie dit, en un coin de ses mémoires autographes : « Je vous parlerai d'abord des économistes, chimistes, encyclo- pédistes qui ont commencé le cercle de ma société, étant les amis de Dorval (le comte de Lauraguais) ; en fait d'économistes, vous entendez que je mettrai M. Turgot à leur tête... »

X

124 SOPHIE ARNOULD

la distance de Paris à la banlieue, assez de che- min pour arrêter les visiteurs sans patience, les écouteurs sans indulgence : et assez proche voisinage, toutefois, pour ne pas perdre les atta- chements dévoués. Elle acheta une maison à Clichy-la-Garenne, elle vivait, tout à elle et à quelques-uns, en une société petite, mais bien amie d'amitiés fidèles.

XXXIV

De cette maison de Clichy-la-Garenne1, « au jardin d'un arpent que Sophie ne cultivait pas » et laissait pousser à la grâce du bon Dieu, deux notes d'un ami du logis, d'un commensal'2, nous peindront la large existence, la vie à la coule :

« J'allais quelquefois voir Mlle Arnould à Cli- chy. Un jour je la trouvai au milieu d'un grand cercle. Il y avait vingt personnes à table. Je me

1. Dans une lettre du 2 décembre 1790 (vente du 4 février 1847), lettre dont nous ne connaissons pas le possesseur, Sophie Arnould, que l'état actuel de sa fortune force à vendre ou à louer sa maisonnette de campagne, fait de cette maisonnette une longue description. Dans une autre vente d'autographes du 3 décembre 1867, la vente Hervey, passait l'acte de vente de la maison de Clichy-la-Garenne, approuvé et signé par la propriétaire, à la date du 24 mars 1791.

2. Ces notes inédites sont tirées d'un exemplaire que je pos- sède de VArnoldiana annoté par l'antiquaire Millin (et déjà cité plusieurs fois) qui a jeté sur les marges des anecdotes qui ne se trouvent que là.

SOPHIE ARNOULD 125

sauvai. Elle me rappelle et me dit : « Entre, je marie le fils de ma cuisinière avec la fille de mon jardinier. Toute la famille et mes gens sont à ma table. Nous célébrons les plaisirs de l'Amour et de l'Égalité. »

« Le soir ses deux fils vinrent. Ils avaient besoin d'argent. Elle n'en avait point à leur donner : « Eh ! bien, dit-elle, prenez chacun un cheval ! » Et ils s'en allèrent avec les deux che- vaux. »

Et de cette maison ce que les fils ne déména- geaient pas aux années de la Révolution, c'étaient les voleurs qui l'emportaient1.

« Le mercredi 21 janvier 1789, le sieur Louis Lafleur, sergent de la garde de Paris, de poste à Clichy, amenait devant Jean-Baptiste-Philippe Dubois, commissaire au Châtelet de Paris, un particulier arrêté à la barrière, chargé de plu- sieurs paquets d'effets, lequel, après avoir dé- claré que c'était du linge blanc, avouait avoir volé ces effets en la maison occupée à Clichy, rue Royale, par la demoiselle Arnould, en montant le long d'un treillage appliqué contre le mur du jardin, près le pavillon, et en passant par une lucarne donnant dans un office.

i. Plainte rendue par M116 Sophie Àrnould pensionnaire de l'Académie royale de musique contre un voleur qui avait dévalisé sa maison de campagne à Clichy, et désistement par la même de la dite plainte, 1789, 21 et 23 janvier. Moniteur du Bibliophile, 1880.

126 SOPHIE ARNOULD

« Les trois paquets contenaient : quatre che- mises de linon batiste dont trois rayées et une unie, cinq robes de batiste dont trois unies et deux rayées, quatre taies d'oreiller garnies de mousseline, trois jupons de basin des Indes blanc à mille raies, un déshabillé de toile de Jouy fond rose rayé blanc, deux autres jupons de basin dont un garni, un pierrot et son jupon de perse fond blanc à fleurs, garni d'effilés; deux jupons de piqûre anglaise, garnis de mousseline ; un jupon de mousseline rayée, un autre de batiste, trois autres de toile de coton anglais garnis d'effilés, deux carcasses de jupon de taffetas blanc, un jupon de mousseline des Indes à pois brodée et à double garniture, un autre de mousseline rayé à mille raies, dix pierrots tant en mousse- line que batiste et toile de coton, deux cami- soles de mousseline de nuit dont une rayée, un pierrot de taffetas rayé bleu et puce, deux gilets de taffetas bleu, deux autres de toile de coton, une paire de poches de basin, une paire de bas de coton, un tablier de cuisine à cordon, trois chemises de toile de coton, cinq mouchoirs de poche blancs dont quatre de toile, un de batiste, une paire de drap de domestique, trois chemises de fauteuil de toile grise, un mauvais tablier de cuisine marqué ainsi que tout le linge ci-dessus des lettres S A en coton rouge, un paquet de mor- ceaux de différentes étoffes de soie pour meubles,

SOPHIE ARNOULD 127

deux paires de flambeaux de cuivre argenté avec trois bobèches, un moutardier d'argent garni d'une pierre bleue de composition et por- tant un chiffre formé des lettres SA, une cuillère à moutarde de porcelaine, un étui de maroquin vert renfermant deux carafons avec leurs bou- chons et un verre de cristal, deux plateaux à bouteilles de bois à tour de cuivre argenté, trois tasses de porcelaine blanche. »

Les effets reconnus par la volée ainsi que six petites timbales d'argent vermeil, un petit outil à manche d'ivoire à broder, une petite brosse de bois de rose et un tournevis trouvés sur le voleur qu'on fouillait, l'humaine créature qu'était la chanteuse, sans doute touchée par la déclara- tion que son voleur, le nommé François Bon- pas, âgé de 23 ans, natif de Mortagne, de son état compagnon menuisier, se trouvait sans ouvrage depuis le 8 décembre du mois dernier, et qu'il n'avait jamais été en prison et n'était point un repris de justice, la bonne Sophie, « sous le bon plaisir des magistrats », se désistait pure- ment et simplement des déclarations par elle faites, et Bonpas, déjà constitué prisonnier au Chàtelet, était mis en liberté, et son écrou biffé des registres.

428 SOPHIE ARNOULD

XXXV

Sophie avait donc vécu sans compter, l'argent lui coûtait si peu ! Gomment penser au lende- main, comment y croire, dans Faventure et l'heu- reuse folie d'un si beau présent ! Le lendemain était venu pourtant, et l'âge, et la menace de l'âge et la> saison, L'insouciance elle-même regarde dans le tonneau des Danaïdes. Le rude apprentissage pour Sophie ! Il lui faut liquider son rêve, ramasser et compter le reste de tant de prospérités coulées de ses mains ! 1789 appro- chait; les affaires s'embarrassaient. L'argent de Sophie s'en allait. Elle voulut nettoyer et libérer sa fortune. Alors elle se retourne vers les anciens amis, vers les veilles connaissances, demandant aide et secours au nom des joies passées, des sourires envolés, de l'amour et du souvenir. Sa prose1 va, riante encore, frapper à la poche des financiers charitables ; et Boutin reçoit d'elle ce joli compte rendu de ses finances :

1. Les lettres de Sophie Arnould antérieures à la Révolution sont rares. Les Archives nationales en possèdent une datée du 2 décembre 1772, une lettre de recommandation près d'un personnage que la chanteuse appelle « mon prince », en faveur d'un homme parlant plusieurs langues et jouant de plusieurs instruments.

SOPHIE ARNOULD 129

« Paris, 31 décembre 1788.

Vous me témoignez tant de bonté, mon ami, et vous m'avez déjà tant donné de preuves de votre amitié, que f ose adresser à vous en toute confiance : voici ma kirielle1. Lisez-la, je vous prie, avec autant d'indulgence que de bonté ; vous m'avez fait déjà celui de venir à mon secours, sur un objet qui n'a pas eu lieu, et je n'ai pas voulu employer à des objets qui n'étaient pas ceux que je vous avais annoncés, ce que vous me prêtiez pour cet objet ; aujourd'hui, voici ma supplique et le pourquoi ; vous connaissez mon cœur et la délicatesse de mes procédés envers les illustres ingrats que j'ai associés à mon cœur, à mon bonheur et aux plaisirs de mon jeune âge : tout cela a fini, comme cela finit assez ordinaire- ment ; c'est un malheur, je pardonne à ces ingrats l'oubli de mes attraits, de mes soins, mais non celui de ma tendresse /... Cependant il faut s'ac- coutumer à tout ; mais me voici aujourd'hui, et par le temps qui court, après vingt années de gloire, de flatterie, d'aisance, obligée de compter

1. Dans la première édition, mon frère et moi, nous avons donné l'orthographe rigoureuse de toutes les lettres dont l'ori- ginal était passé entre nos mains. Je trouve aujourd'hui cette fidélité historique poussée un peu bien loin, avec des femmes sans orthographe aucune, comme le sont toutes les femmes du xviii9 siècle. Nous renonçons à cette fidélité.

130 SOPHIE ARNOULD

avec moi-même, pour n'avoir pas à décompter avec les autres. Mes affaires pécuniaires sont engagées. La charge d'une famille nombreuse dont fêtais la plus riche, trois enfants, grands seigneurs le matin et très petits bourgeois le soir, ou lorsqu'il s'agit de les placer à droite ou à gauche : bref, tout cela m'a sinon ruinée, au moins bien dérangée. Il s'agit dans ce moment tout se dégrade, tout dégénère, tout se détruit, il s'agirait donc, mon ami, pour votre Sophie, de se conserver ce qu' elle possède encore, vingt-cinq mille livres de rentes, qui toutes char- gées de dettes sont réduites à vingt. Bon ! mais voilà le hic : je dois environ une année de ce revenu, de sorte que si je n'y mets ordre par beaucoup d'économies, par beaucoup de priva- tions, et par quelques secours que je me permet- trai de demander à mes amis, jamais je ne pour- rai m'en tirer, je fais de la terre le fossé, et dans trois ans ma fortune entière sera anéantie : or, voici le parti que je prends et que je désire qui réussisse ! Je voudrais emprunter pour quatre années une somme de vingt-quatre mille livres, avec lesquels je solderai mes dettes, et me réser- verai le reste pour la dépense courante, qui deviendra d'autant moins onéreuse que je payerai comptant, et pour m'acquitter exactement de mon emprunt, prélever chaque année une somme de deux mille écus, et puis sur le plus clair de

SOPHIE ARNOULD 131

mes revenus par obligations et délégations. Or comme nous sommes tous mortels, il faut savoir et avoir une hypothèque à donner ; f ai du mobi- lier, et ma maison de Clichy, encore qu'elle ne puisse être vendue ce quelle me coûte, vaudrait toujours bien mille louis, j'ai tout mon mobilier de la maison de la rue de Caumartin. Enfin ! j'ai plus qu'il ne faut pour remplir cet emprunt-, il faut, mon ami, non que vous me fassiez ce prêt {je ne serais jamais assez indis- crète pour vous le proposer), mais! je désire de votre amitié pour moi, que vous me le fassiez faire par l'ami Brichart. Il est bien pour moi, c'est votre homme ; vous et lui êtes bien sûrs que moi, je suis aussi un honnête homme, que je tiendrai mes engagements, qu'ils seront sacrés, que tout y sera sûreté, honneur, probité ; voyez, mon ami, quelle réponse vous voudrez faire à votre Sophie.

Arnould.

Je rendrai bien entendu intérêts et capital : tout serait compris dans la délégation des mille louis... i

L'ami Brichart vu, Sophie recourait encore à Boulin comme à une obligeance et à une pro- vidence, lui mandant t

1. Collection de M. Lalandc. Isographie des hommes cé- lèbres.

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« Ce mardi 13° janvier 1789

Je sors de chez l'ami Brichart, mon ami, qui m'a conseillé de vous voir pour vous rendre compte de notre entretien ;j' aime mieux vous en écrire que de vous ennuyer en personne, sur tout cela ; j'aime à voir mes amis pour eux et non pour les impor- tuner. Car dans ces sortes de cas, je suis encore plus bêle que de coutume ! mais, venons au fait, l'ami Brichart ?n'a dit qu'il n avait pas de fonds en ce moment, qu'il ne pourrait m' en promettre que pour le courant du mois de février, mais, que comme il me faisait besoin d'une somme de quatre à cinq mille livres d'ici au quinze de celui- ci, que si vous les aviez et que vous puissiez me les prêter, qu'il se chargeait sur cet emprunt de février de vous les rendre. Peut-être bien même qu'avec cette somme de cinq mille livres, bien administrée, je pourrai m' éviter un emprunt plus considérable, et puisque cette denrée que l'on nomme argent, est si difficile à avoir ; voilà, mon ami, tout ce que j'avais à vous dire sur mes intérêts, mon cœur serait bien plus bavard s'il se mettait à vous dire tout ce que Sophie sent pour vous de reconnaissance et d'estime. Bonjour, bonjour, mon bon, mon excellent ami, aimez toujours un peu votre bien aimante et bien affec- tionnée,

Sophie.

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Ce mardi matin, 13 janvier 1789.

PS. Deux mots de réponse si vous le pou- vez, soit à moi, soit à l'ami Brichart, que je sache mon sort d'ici au 15, ou je serai terriblement embarrassée .l »

Pendant cette négociation, les petites dettes devenaient grosses, et les plus petites devenaient criardes. Bientôt ce n'était plus cinq mille, mais douze mille livres qu'il fallait à Sophie pour faire face aux créances harcelantes. Tracassée, persécutée, plus ennuyée chaque jour et plus inquiète, elle courait d'amis en amis, de services en services, nouvelle et charmante dans ce métier de solliciteuse qu'elle anoblissait par je ne sais quel accent de l'âme, quel entrain et quelle pétulance de reconnaissance. Quelles char- mantes quêteuses, ces lettres de Sophie ! Le tour libre, courant, imprévu ; la franche humeur du ton et du mot, une philosophie de bonne fille, couronnée de roses comme son cachet ; et encore ce feu, cette verve ! elles ont le diable au corps de la prière et du remerciement ! Ont-elles parlé affaires, argent, elles sautentau cœur des gens.

... Quant à vous, mon ami, mon souverain

1. Collection d'autographes de Goncourt.

134 SOPHIE ARNOULD

bien et tout ce que j'estime au monde, je suis à vos pieds, à votre col, je vous embrasse, je vous remercie, je vous rends grâces de vos bontés pour moi. Ah! croyez que votre attention de m' obliger est gravée à jamais dans mon cœur, et que s'il est vrai {comme le disent bien des docteurs) que nous ayons une âme qui nous sur- vive, la mienne vous en aura en pensée par delà le trépas, croyez-en votre Sophie!1

XXXVJ

La Révolution était venue. Le long ménage avec les utopies anglaises de Lauraguais, la ran- cune contre le Fort-1'Évêque, le plaisir enfantin de voir démonter une vieille monarchie, tout cela disposait Sophie à applaudir le drame de Mirabeau. Son salon de Paris devint un club 2. Poètes, hommes de lettres, philosophes, cé- dèrent leurs fauteuils aux hommes politiques de la Constituante. Le vin de Sophie arrosa les motions hardies, et si ses soupers ne valaient pas ses saillies, son zèle du bien public faisait passer ses hôtes par-dessus son cuisinier. Ses affaires avaient beau s'embrouiller, son crédit baisser du même train que le crédit public, elle

1. Catalogue de lettres autographes, 7 décembre 1854.

2. Mémoires du comte de Tilly, vol. II.

SOPHIE ARNOULD 135

servait la Révolution de toutes ses forces et de tout son esprit. Un jour elle gravait sur la porte du prieuré de Luzarches 1 la jolie épigramme que tout Paris alla lire : Ite missa est ; un autre, elle envoyait aux Jacobins, pour y recevoir le baptême du patriotisme, les deux enfants du duc de Lauraguais. Aussitôt Champcenetz, son vieil ennemi, d'écrire de sa plume la plus bru- tale dans la Chronique scandaleuse :

« II y a des êtres qui ne mourraient pas con- tents s'ils ne s'étaient avilis de toutes les ma- nières. La vieille Sophie Arnould en est l'exemple ; après s'être livrée pendant quarante ans à tous les gredins de mauvais goût, elle vient de se faire démagogue afin de recevoir chez elle la lie de l'espèce humaine. Elle envoie étudier aux Ja- cobins deux enfants qu'un galant homme lui fit jadis, par mégarde ; enfin elle justifie ce mot ter- rible du marquis de Louvois : quelqu'un lui demandait pourquoi Sophie puait tant de la bouche : Parce qu'elle a le cœur sur les lèvres ! répondit-il2. »

1. Maison des pénitents du tiers ordre de Saint-François, que Sophie Arnould aurait achetée, d'après l'auteur de \'Ar- noldiana, en l'année 1790.

2. Chronique scandaleuse, 29.

136 SOPHIE ARNOULD

XXXVII

Les soufflets pas plus que la gêne 1 ne conver- tissaient Sophie au parti du passé; et cepen- dant, ne devait- il pas y avoir quelques regrets, et quelques regrets en arrière pour une comé- dienne qui avait un fils tout prêt pour les ordres"? De ce fils, hier des protections toutes- puissantes eussent fait, que sait-on ? un père de l'Église ou tout au moins un bénificier ; au- jourd'hui, — écoutez la mère intercéder pour l'abbé en espérance d'avant 1789, ce Constant Brancas qui sera le glorieux colonel de cuiras- siers de l'Empire :

30 décembre 1790.

Voici, mon ami, mon grand garçon, fils d'un ci-devant grand seigneur, resté grand homme, et par-dessus tout votre ami; en un mot, mon ami, voilà le fils très-naturel du ci-devant comte de Lauraguais [et de Sophie). Nous en avions fait un abbé parce que nous avions de grands moyens de faire faire fortune à notre gas (dans cet état, nous en aurions fait un pape

i. Le Petit Gautier, à la date du 6 décembre 1790, annonce que Sophie Arnould vend ses diamants.

SOPHIE ARNOULD 137

ou au moins un gros bénéficier) ; le ciel en a or- donné autrement. Vous voyez l'état sont les choses, et il est... soldat de la garde nationale non soldé ; il a quinze cents livres de rentes pour tout potage.

Il en aurait mangé, depuis quinze mois qu'il a jeté le froc aux orties, le fonds et le tréfonds, comme on dit. Bref ! il na pas assez de fortune pour vivre à Paris ; moi je n'ai assurément pas assez de fortune pour l'y entretenir, et surtout à rien faire. Il veut aller à Londres en Angleterre ; il a le projet de s'y mettre dans une pension pour en apprendre la langue, et entrer ensuite dans une grande maison de commerce, etc., etc.,

Moi, qui ne connais ni l'Angleterre, ni Londres, ni ses usages, ni son commerce , croyez-vous quun grand garçon, comme celui que je prends la liberté de présenter et de vous recommander, puisse, avec quinze cents livres de rentes, et ne connaissant de ce monde que les collèges, les se-

minaires et les b , croyez-vous, dis-je, qu'il

puisse faire quelque chose ? dites-moi cela avec bonté. En vérité, je n'ai pas cinq sols à donner à M. de Brancas (c'est le nom du quidam *)

1. « Je la (Sophie Arnould) trouvai en 1794, sous les arcades du Palais-Royal. Eh ! bonjour, me dit-elle, mon fils a été te voir. (Elle tutoyait tous ses amis.) Qui, votre fils ? Brancas ! Use nomme Brancas? Eh ! oui, mes enfants sont comme l'Être Suprême, la nation les a reconnus ! » (Note de YArnoldiana, annoté par Millin.)

133 SOPHIE ARNOULD

au delà de ses quinze cents livres de rentes l. Il a le tiers égal de mes biens, et par consé- quent la moitié de ma fortune à eux trois, etc.

1. En effet, indépendamment d'une pension viagère de 2,000 livres faite à Sophie Arnould, Lauraguais avait consti- tué une rente de l,o00 livres sur la tète des trois enfants qu'il avait eus de la chanteuse, ainsi que le témoigne cette pièce tirée des Archives nationales et publiée par M. Cam- pardon :

a A tous ceux qui ces présentes lettres verront, Anne- Gabriel-Henri-Bernard de Boulainvilliers, chevalier, seigneur de Passy... prévôt de la ville et vicomte de Paris, salut, savoir faisons que par devant maîtres Bernard Maigret et Charles- François Dupré jeune, notaires au Ghàtelet de Paris, furent présens très et très puissant seigneur monseigneur Louis- Léon-Félicité de Brancas, comte de Lauraguais, demeurant à Paris, à l'hôtel de Brancas, rue de l'Université, d'une part, et Mlle Madeleine-Sophie Arnould, fille majeure, demeurant à Paris, rue du Dauphin, tant en son nom que comme tutrice de Auguste-Camille, le 27 août 1761, Antoine-Constant, le 16 octobre 1764, et Alexandrine-Sophie, née le 7 mars 1767, tous trois enfants naturels... lesquels ont dit que par con- trat passé devant Dupré jeune, le 6 août 1765... le dit seigneur comte de Lauraguais a constitué à la dite demoi- selle Arnould 6,000 livres de rente et pension viagère, à la charge de faire les dépenses nécessaires pour l'entretien et l'éducation des deux premiers dits enfants, soit pour prendre . des mesures et pour leur faire un sort particulier et personnel en cas d'extinction de la dite rente viagère par le décès de la dite demoiselle Arnould ; que la dite Alexandrine-Sophie étant née depuis cette circonstance et le désir de pourvoir d'une manière stable au sort des dits trois enfants et à leur subsistance, oblige le sieur de Lauraguais de faire de nou- veau et de donner une nouvelle forme et une plus grande étendue à la donation qu'il avait faite à la dite demoiselle Arnould par le dit acte du 6 août 1765 ; en conséquence, le seigneur comte de Lauraguais a donné et donne par ces pré- sentes, promet et s'oblige de garantir, fournir et faire valoir : à la dite demoiselle Arnould personnellement 2,000 livres de rente et pension viagère, et à chacun des dits Auguste-Camille, Antoine-Constant et Alexandrine-Sophie

SOPHIE ARNOULD 139

Voilà, mon ami, ma position ; vous voyez avec quelle confiance je m'adresse à vous. Je suis hon- teuse de V indiscrétion que jy mets ; vous par- donnerez à une pauvre recluse, qui, après vingt- cinq ans de célébrité, de gloire, d'adorations, d'adulations, se trouve là, seule, abandonnée,

1,500 livres de rente et pension viagère, le tout franc et exempt des impositions royales présentes et à venir, payables au quartier de Tan ordinaire, et accoutumés, dont le premier qui a commencé à courir du 1er avril de la présente année, est échu au premier du présent mois et a été payé à la demoiselle Arnould qui en a donné une quittance particu- lière et le second échéra et sera payé au lor octobre prochain et ainsi de suite pendant la vie de la demoiselle Arnould et des dits enfants... Au payement desquelles rentes et pensions viagères, le dit seigneur comte de Lauraguais affecte et hypothèque spécialement et uniquement la terre, seigneurie et marquisat de Francon ville... La présente donation faite sous condition que ladite demoiselle Arnould jouira seule et touchera sur ses simples quittances toutes les dites rentes et pensions viagères, savoir celles créées au profit de ses enfants mâles jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de vingt ans accomplis, à compter duquel temps ils entreront en jouissance et les toucheront sur leurs quittances, et celle créée au profit de la dite demoiselle sa fille, jusqu'à l'âge de vingt- cinq ans accomplis, auquel temps elle en jouira aussi avant qu'elle ne soit mariée, car au dit cas de mariage, il lui sera payé pour le rachat de la dite rente et pension viagère la somme de 3,000 livres dont le dit seigneur comte de Laura- guais lui a fait don, que la dite demoiselle mère, en sa dite qualité, accepte. Plus à la charge par la dite demoiselle Arnould, d'entretenir, nourrir et éduquer ses dits enfants auxquels elle ne sera pas tenue de rendre compte de ses jouissances. Et enfin la présente donation est faite parce qu'elle est la volonté du dit seigneur comte de Laura- guais...

Fait et passé à Paris, en l'étude, l'an 1768, le 9 juillet avant midi... (Archives nationales, Y 425.)

140 SOPHIE ARNOULD

sans secours. Enfin, il faut avoir du courage, et je n'en manque pas. J'ai aussi beaucoup, mais infiniment, d'amitié, de confiance en vous. Je ne sais si vous partagerez ces sentiments, et même si vous m'avez conservé ceux que vous m'avez promis d'avoir pour Sophie ; mais, quoi qu'il en soit, à tort et à travers, je suis et serai, à la vie comme à la mort, votre bien sincère et bien affectionnée amie

Sophie Arnould *.

XXXVITI

A quelques années de là, la vieille et pauvre Sophie, au dépourvu et d'argent2 et de compa- gnie, abandonnée du monde, sans une seule paire d'oreilles sous la main, n'ayant plus qu'une plume pour causer, jetait dans l'encrier tout son esprit et toute son âme. Elle faisait, avec des

1. Revue et Gazette des Théâtres de Paris, 17 octobre 1844.

2. « M,la Arnould, pendant sa détresse, m'invita à venir dîner à Luzarches avec l'abbé Lemonnier, auteur de fables estimées et d'une traduction de Térence. Je lui représentais que nous lui serions à charge, n'ayant plus avec elle que Babet, son ancienne femme de chambre. Oh 1 dit-elle, je l'aide à faire la cuisine. Bon, quelle cuisine pouvez-vous faire ? Une blanquette, un roux. Quoi, vous savez faire un roux ? Tu crois que je ne pouvais faire qu'une rousse ! » (Allusion à sa fille.) Note manuscrite de l'exemplaire de ÏArnoldiana annoté par Millin.

SOPHIE ARNOULD 141

lettres, la battue de ses amis; et bientôt une correspondance suivie avec le toujours « cher Bélanger » devenait la seule occupation et le dernier intérêt de sa vie et de sa tête oisives. Jl fallait à cette pauvre vieille femme quelqu'un qui voulût bien de ses confidences et des su- prêmes radotages de son cœur, de ce cœur im- mortellement jeune, qui ne savait ni se taire, ni se recueillir, ni mourir tout seul ! Et que lui importe d'obtenir, par charité, un peu de recon- naissance de cet homme à qui elle a donné son amour, et de toucher ses souvenirs en les men- diant ? Sophie, d'ailleurs, a appris à faire la part des choses et du changement. Bélanger est marié aujourd'hui, très sérieusement marié avec une impure qui a rivalisé de bruit avec Sophie : MUe Dervieux. Quoi de plus pardonnable qu'il veuille ménager son bonheur, le tenir à dis- tance de sa vie de garçon, et ne point laisser entrer trop avant dans son ménage l'indiscrète amitié de Sophie ? Ainsi, du moins, l'illusion de Sophie l'excuse et l'absout, remettant aux mains de l'importune une plume pleine de baisers.

Gela, ce débat du pardon amoureux contre l'indifférence, nous a valu un écrivain, un épis- tolaire français. Oui, ces lettres de Sophie, le plus souvent cachetées par une pierre antique vole un papillon, ces lettres avec leur tour, leur franchise et leur premier coup, leur

142 SOPHIE ARNOULD

agrément libre et poissard, leurs larmes de si belle humeur, leur philosophie en chansons, leur coquetterie à la diable, leur esprit au petit bonheur, leurs charmes à l'aventure, leurs grâces salées ; avec cette vie des images, ce feu des sentiments, ce renouvellement des formules, cet engouement du trait, cet éclat et cette ca- resse du ton, ces lettres de Sophie peuvent être « le mets des plus délicats ». Elles vont de Ra- belais à Voltaire, de La Fontaine à Piron, et d'un bout de la femme à l'autre.

XXXIX

A BELANGER

Du Paraclet Sophie, ce 27 février 1793.

Eh bien! mon bel ange, voilà ta Sophie de retour dans sa pauvre petite chaumière. Sais-tu bien, mon ami, que tu ni as traitée avec bien de l'indifférence pendant le séjour que fai fait à Paris; me voir rien qu'une fois! encore est-ce parce que j'ai été te trouver deux. Je suis tou- jours comme ces bons chiens qui reviennent sur le coup, qui lèchent la main du maître qui les a frappés... Oh! j'en ai pensé pleurer plus d'une fois ; mais je me suis dit : Eh bien, que feras- tu, Sophie ? pauvre Sophie ! on peut bien bouder

SOPHIE ARNOULD 143

contre son centre, mais le pourras-tu contre ton cœur ? Eh ! j'ai repris tristement le chemin de ma solitude, la consolante espérance embel- lit pour moi l'avenir. Eh ! comme je chante toujours, j'ai trouvé en songeant à tout ce qui m'arrive que l'air et les paroles du pauvre Jacques : Quand j'étais près de toi, etc., etc., convenait merveilleusement à ma situation, et c'est aujourd'hui le seul des airs que je me per- mette Ah ! pauvre bébé... tu t'en souviens :

« Tous mes jours étaient beaux! qui me rendra ces temps prospères ?... »

Eh bien, mon bébé, quoique je ne compte plus ny sur ta tête ny sur ta q , je t'avertis que je compte, et compterai éternellement sur ton cœur : en conséquence, je te prie de me don- ner en ce moment preuve d'intérêt, d'amitié bien sincère pour ta Sophie, en f occupant un peu de ses petits intérêts : pour ma maison de Clichy- la-Garenne, vendue à réméré au citoyen Ger- main, banquier à Paris, demeurant place des Vic- toires, car je ne sais pas son dernier nom. Je la lui ai vendue 24 ,000 francs pour trois années , mais au bout de deux, si je trouve à la revendre davan- tage, en lui rendant la somme de 24,000 francs qu'il m'a donnée, je rentre dans ma possession telle qu'elle est et se comporte ; je voudrais en avoir 40,000 francs y compris les glaces et boise- ries et tous ses agréments ! Tu sais mon ami,

144 SOPHIE ARNOULD

que cette maisonme revient à plus de 65,000 francs par tout ce que j'y ai fait construire, et par les bâtiments que j'y ai ajoutés, etc., etc., de sorte que les personnes qui l'auront, n'ont absolument que des lits et des meubles à y porter. Vois, mon bien-aimê, à me faire dépêcher cette vente, parce que cela me fera quelque argent dont j'ai grand besoin, ainsi que tout le inonde, je crois, par le temps qui court. En voilà pour un ; ensuite 2°, comme je songe à orner, à embellir ma retraite, et à la faire valoir, je plante et sème tant que je puis. Si tu avais quelques arbres à me procurer, d'abord des arbres fruitiers, tels que des pommiers nains, dit sans paradis, quel- ques autres aussi; quelques poiriers, pêchers, et puis beaucoup de petits arbrisseaux pour bos- quets et parterre, oh! tu me ferais grand plaisir . Voilà bien des choses d la fois, diras-tu ; mais ! c'est pour t'importuner moins souvent que je te demande tout de suite ce que j'aurais besoin ou envie ; j'ai une terre excellente, un emplacement charmant, tout y vient comme au jardin rf'Eden. Voilà pourquoi je commence ma demande par des pommes, non que j'aie un Adam à tenter, ni que je sois encore dans le cas de trouver un Paris qui soit tenté de me la donner ; mais on est bien aise dans tous les temps de sa vie de garder une poire pour la soif. Ah çà, mon bébé, je hasarde toutes ces demandes, bien en-

SOPHIE ARNOULD 145

tendu que tu feras ce que tu voudras et que tu auras tout le loisir de ton côté de mettre à néant ma requête, non pas à tout, car tu n'as que de la bonne volonté à mettre pour moi dans V affaire de la maison de Clichy, et si cela a lieu, alors elle me mettra à même d'acquérir ce que j'aurai besoin. Bonjour, mon bébé, mon ancien et éternel ami : n'oublie jamais qu'il existe, dans un coin de cette terre, un être qui fa aimé bien tendrement, à la raison comme à la folie, et qui t'aimera jusqu'au dernier soupir de son dernier moment. Et celle-là, c'est ta Sophie !

P. S. Donne-moi de tes nouvelles, écris- moi souvent à mon Paraclet, tu sais que la pre- mière des Hèloïses n'avait besoin que des lettres de son Abailard pour charmer ses ennuis ; c'est elle qui dit encore à son amant que l'art d'écrire fut inventé par l'amant malheureux et l'amante captive, etc., etc. Allons, adieu encore, quoique ce mot coûte à mon cœur. Si l'amour laisse quelques moments à l'amitié, donne-les à ta pauvre amie.

XL

Ainsi la reine d'Opéra est devenue une quasi paysanne, une espèce de fermière, fort amou- reuse de son état, vivement intéressée au train

7

146 SOPHIE ARNOULD

de la terre, occupée de la pousse des arbres et du mûrissement de la vigne ; les yeux et l'esprit pleins de verdure. Car ce sont, à une certaine heure, paradis que les champs aux gens de théâtre. Quel repos ! après ce tapage du corps, de l'âme et des sens ! Quelle résurrection, cet air vif emplissant les poumons usés, l'ombre et l'azur baignant le regard brûlé, et de nouveaux jours, égayés d'un vrai soleil, coulés dans un monde vivant, après tant de soirs vécus dans le mensonge de la lumière, et de la vie de la cam- pagne ! De quelle paix, cette paix qui les entoure berce leurs longues années, et leur mémoire qui s'endort ! Quelles joies toutes neuves ! et ; dans quelle enfance ils tombent soudainement, charmés par l'immortelle nature !

Sophie était heureuse à la façon de ces vieux enfants jouant à l'idylle. Il y avait un rayonne- ment chez elle, et une sérénité dont ses lettres gardent une lueur. Elle goûtait la solitude comme un ami. Le silence accordait sa tête et son cœur, et repliée sur elle, l'esprit retraité, elle allait à la vieillesse avec le recueillement et le sourire. Rien! ne la dérangeait de ce bien-vivre; le passé der-j rière elle, ce n'étaient plus que souvenirs. Parisi était bien loin, plus loin que le passé, tout là-bas, J Il n'y avait, pour rappeler le monde à Sophie! que sa fille, cette Alexandrine, la fille de Lau-1 raguais et un peu la fille de l'esprit de sa mère

SOPHIE ARNOULD 14:

XLI

Alexandrine, une créature blonde jusqu'à être rousse1, plutôt laide que belle, avec de l'esprit volontiers tourné à la méchanceté et qui n'épargnait guère sa mère.

Trouvant un matin sa mère, après une rupture déclarée, en tête à tête avec le comédien Flo- rence2 et Sophie lui disant : « C'est pour affaire que cet homme est venu ici, car je ne l'aime plus ! » Alexandrine répliqua : « Ah ! j'entends, vous Y estimez à présent! »

Allusion au conte qui finit par ce vers :

Combien de fois vous a-t-il estimée ?

C'était encore Alexandrine à qui l'on deman- dait l'âge de sa mère et qui répondait : « Je n'en sais plus rien, chaque année ma mère se croit rajeunie d'un an; si cela continue, je serai bien- tôt son aînée ! »

Alexandrine s'était amourachée d'un petit

i. « Elle était rousse comme une vache, elle a cependant vécu avec le comte d'Artois et mylord Stuart. » (Note de Y Arnoldiana, annoté par Millin.)

2. La Chronique scandaleuse, vol. II, dit que Mlle Arnould avait aimé le comédien Florence et après quelques mois l'avait congédié avec éclat. C'est à propos de lui, proposé comme compère dans le parrainage de l'enfant d'un de ses amis, qu'elle dit « qu'elle ne le connaissait pas le jour».

148 SOPHIE ARNOULD

poète qui avait promené sa muse de la mère a la fille, et qui espérait, en épousant Alexandrine. épouser un peu delà célébrité de Sophie. G'étail André Murville ainsi pourtraicturé dans ces vers satiriques :

Hormis à table, Il est toujours au lit;

Qu'il est aimable Quand il sait ce qu'il dit! Mais c'est pis qu'un diable Pour cacher son esprit.

Sophie, qui n'avait qu'une estime très diocre pour le poète et qui disait de lui : « Ces un ennuyeux qui ressemble à ces vieux laquai qu'on appelle : La Jeunesse, » Sophie cependan ne contraria pas le sentiment de sa fille, sentimen qui aurait été partagé avec d'autres. Et les fian cailles étaient célébrées, etMillin qui y assistai! en faisait dans une note de YArnoldiana ce eu rieux récit : « J'assistai aux fiançailles. Alexan drine avait pour amant le chevalier Dolomieu. I dîner il sortit un binocle, que Murville trouv excellent pour sa vue. « Eh bien, dit Sophie e l'ouvrant comme deux « cornes », « garde-le. De « lomieu te le donne, c'est son présent de noce !

Et le mariage suivait les fiançailles, u mariage le contrat semble marquer une ceil) taine défiance à l'endroit du futur.

SOPHIE ARNOULD 149

<c Du contrat de mariage passé devant Al- leaurne, notaire à Paris, du 14 novembre 1780, entre Pierre-Nicolas-André de Murville, bache- lier en droit, demeurant à Paris, rue Traversière- Saint-Honoré, paroisse Saint Roch, fils majeur de27 ans passés, de défunt sieur Nicolas Charles- André, intéressé dans les affaires du Roi, et de demoiselle Jeanne Sifallier, décédée, son épouse, contractant pour lui et en son nom d'une part ; et Mlle Alexandrine-Sophie Arnould, mineure âgée de treize ans et demi passés, demeurant chez la dite demoiselle Arnould, à ce présent et de son consentement contractante. ... Il est expressément convenu que les dits sieur et demoiselle futurs époux ne seront point com- muns en biens meubles et immeubles, dérogeant à cet effet aux dispositions de la coutume de cette ville et de toute autre portant établissement de communauté de biens entre mari et femme, dans Fétendue desquelles ils pourront posséder des biens, et par suite chacun acquittera les dettes qu'il doit, qu'il peut ou pourra devoir, sans que l'autre puisse en être aucunement tenu1. »

Mais les défiances du tabellion n'avaient point été poussées assez loin, et la fillette de quatorze ans ne se doutait guère du mari auquel elle

1. Archives nationales, Y,466. Contrat publié par Emile Cam- pardon dans V Académie royale de musique au XVIIIe siècle.

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allait avoir affaire, ainsi que le témoignent tristement les pièces qui suivent.

Voici d'abord la plainte portée le 19 octobre 1785, devant le commissaire Chenu qui se transporte chez Alexandrine et la trouve relevant de couches. Alexandrine déclare : « que depuis qu'elle a eu le malheur d'épouser le sieur Mur- ville elle n'a pas eu un moment de repos avec lui. Persécutée sans cesse et sans sujet par cet homme impérieux, elle a employé tous les moyens possibles pour le ramener à des senti- ments plus honnêtes... Il l'a plusieurs fois frappée à la suite de scènes affreuses, au su de quantité de monde. Elle n'a opposé aux violences de son mari que douceur, prévenances, et elle a toujours patienté aux dépens même de sa santé. Elle a éprouvé une maladie longue, provenant des excès de son mari et des chagrins affreux qu'elle en a ressentis; elle serait périe de mi- sère et de faute de secours, sans l'aide et la bonté de sa tutrice qui Ta retirée chez elle, et en a eu tous les soins possibles, pendant onze mois. Cette maladie a été la suite d'une scène que le dit sieur Murville est venu faire à la plaignante, le jour de sa première couche chez sa tutrice, elle était alors, et dans le moment de l'accouchement, en lui disant sans aucun égard pour la circonstance que ses meubles étaient saisis, qu'elle n'avait plus de demeure,

SOPHIE ÀRNOULD loi

qu'il n'avait pas d'argent, et qu'elle avait à faire comme elle pourrait, en faisant demander dans ses connaissances : ce dont elle fut frappée au point qu'elle a été aux portes de la mort, et administrée trois jours après cette scène. Son maria encore imaginé, pour ajouter à ses mau- vais procédés, de disposer ou vendre tous les meubles de la plaignante, après avoir vendu ou séquestré les siens, de façon qu'il est aujourd'hui sans asile, logé chez un ami, et elle réduite à être venue faire, il y a environ cinq semaines, ses couches dans la dite chambre nous sommes, dénuée de tout et sans savoir son sort à venir d'après la délégation que son mari lui a fait faire de ses rentes, étant malade et ayant besoin de prompts secours pour se garantir de la perte d'un œil, son mari l'a blessée considérable- ment au risque de la tuer. . . »

Dans une autre plainte, de l'année 1786, elle se plaint que son mari ne lui donne pas un sol pour manger et ne veut pas payer les mois de nourrice de leur enfant, elle « déclare qu'il y a environ une heure, le sieur Murville sans motif raisonnable lui a fait une scène affreuse

l'a traitée de sacré g...., de coquine et de b

dont il était bienlas, qu'il la f à la porte. Elle

a d'abord patienté en ne lui répondant point, mais sur ses menaces réitérées de l'assommer, menaces accompagnées de plusieurs coups de

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poing et de pied, elle lui a représenté qu'il avait été mal à lui d'empêcher sa demande en séparation, et de l'avoir tant priée de revenir avec lui pour la traiter aussi mal et sans sujet; qu'au surplus elle verrait, quand il ferait jour, à lui donner satisfaction et à prendre un parti, « Tu me raisonnes, je crois, a-t-il-dit, sacrée g. . . . « f...-moi le camp tout à l'heure, » l'a saisie violemment par le bras droit et avec tant de force qu'elle en a la marque rouge, ainsi qu'elle nous l'a fait apercevoir, et la lèvre supérieure enflée, ce qu'elle nous a dit provenir des coups de poing qu'il lui a donnés, etl'a mise à la porte àuneheuredu matin1... »

Et la même année, la malheureuse Alexandrine, ainsi que l'atteste cette lettre datée du 26 jan- vier 1786, est réduite à demander à entrer à l'Opéra, comme en un refuge, comme en un lieu asile, elle espère échapper aux fureurs et aux mauvais traitements de son mari.

« Monseigneur,

« Alexandrine-Sophie Arnould vous supplie humblement de lui accorder votre agrément pour être admise en qualité de chanteuse dans

1. Ces deux plaintes tirées des Archives nationales (Y, n, 600 et Y, ii, 602) ont été publiées par Emile Gampardon dans V Académie royale de musique au XV1I10 siècle.

SOPHIE ARNOULD 153

les chœurs de l'Opéra. Son état de femme du sieur de Murville ne peut être un obstacle à l'engagement qu'elle offre de prendre; mariée à l'âge de treize ans, elle n'a connu depuis cet instant que le malheur. Sévices, mauvais trai- temens, injures atroces, il n'est rien que le sieur de Murville n'ait épuisé contre elle, et il l'a enfin réduite à la triste nécessité de rendre différentes plaintes contre lui.

« Mais le motif prédominant de la suppliante est l'état d'indigence et de misère l'a réduite la conduite de son mari.

« Il n'a aucuns parens à Paris. Il ne pourroit pas même y nommer un ami. Le peu de fortune qu'il avoit, il l'a consommé dans les tripots de jeu; ses meubles, saisis, ont été vendus; actuel- lement il vit en hôtel garni, il force la sup- plante qu'il avoit d'abord chassée de sa maison d'habiter avec lui; on conçoit bien que ce n'est pî:s par tendresse. C'est pour jouir du peu de revenu de la dot de la suppliante, de manière qie, privée de ce modique revenu, elle est réduite à nanquer d'habits, de linge, souvent de pain, et le dit sieur de Murville a même la dureté de ■ti défendre de recevoir les secours que la ten- dresse de sa mère lui a offerts plusieurs fois. S « Une telle situation rend tout permis, et la sippliante ose espérer que le ministre auquel ele a l'honneur de s'adresser, sensible à son

154 SOPHIE ARNOULD

malheureux sort, ne lui refusera pas la seule ressource qu'elle puisse trouver dans sa posi- tion1. »

Heureusement que le divorce avait eu le bon esprit d'advenir, en sorte que la citoyenne, ci-devant Murville, venait souvent promener jusqu'à Luzarches sa liberté et son veuvage.

XLII

A BELANGER

Du Paraclet Sophie, ce 3 ventôse, année de la Républiqi française, une et indivisible (21 février 1795).

Enfin, voilà donc une réponse de mon bel ange, ou pour ni exprimer selon mon cœur, des nouvelles de mon ami; me voilà donc encore um fois heureuse dans ma vie. Votre lettre, monam\, ma fait éprouver toutes les sensations, et voh vous doutez bien du rang je les place; après la peine, le plaisir. Comment, mon bien-aimé a taU souffert l... ils t'ont ruiné, mon bel ange; ils t'oit volé, incarcéré, et marié L.. Mon ami, moi je ni le suis pas, et peu s'en faut cependant que je riav éprouvé les mêmes tourments, les mêmes perséci

1. Archives nationales, Ancien régime, 01 634. Lettre p bliée par Adolphe Julien dans V Opéra secret au XVIII* siècle

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lions; ils m ont ruinée aussi, ils m'ont fait des visites révolutionnaires1 ; ils auraient été aussi jusqu'à l'incarcération, si je n'eusse été réclamée par les habitants de ma commune: mais ces der- niers ont bien voulu dire tant de bien de moi, qu'ils ont respecté ma personne et ne se sont jetés que sur la fortune ; mais à quoi sert le bien à qui n'a besoin de rien ? Au demeurant comme j'en ai bien long à te raconter sur tout cela, je me réserve pour te le dire de vive voix, si j'y pense encore, car je crois que le plaisir de te voir me fera oublier tous mes malheurs, toutes mes vicissitudes, etc. Enfui nous en voilà quittes encore une fois, il faut espérer que ce sera la dernière, et que nous n aurons plus ni tyrans, ni, ministres à combattre : on a longtemps parlé de la bête du Gévaudan; mais on parlera longtemps encore, je crois, de l'animal féroce dit Robes- pierre! Allons, tachons d'oublier toutes ces hor- reurs; cela sera difficile à mon cœur, puisque j'ai à regretter une de ses victimes qui m'était chère... ton ami, ce malheureux d'Hénin ; je ne sais si je le pleurerai longtemps encore; non,

1. « T'as Marat, tu es bonne citoyenne! » dirent un jour les agents du Comité révolutionnaire de Luzarches, prenant le buste de la chanteuse dans l'opéra d'IPHiGÉNiE, avec son écharpe en travers de la poitrine, pour le buste de Marat. C'est aussi dans une de ces visites que Sophie dit le mot : « Mes amis, j'ai toujours été une citoyenne très active et je connais par cœur les droits de l'homme ! »

156 SOPHIE ARNOULD

mais je promets bien de ne V oublier jamais. Allons, changeons de matière, tu ne sais ni je suis, ni comme je suis. Eh bien! il faut que je t'en fasse ici le détail; d'abord mon habitation est un ci-devant couvent de moines [qui aurait été fort du goût de notre célèbre Ninon). Mais mon couvent, sans moines, ne lui aurait peut' être pas tant plu qu'à moi, tel qu'il est : je ne suis pas dans une commune merveilleuse pour la société, car elle est nulle ici, mais j'y suis dans une retraite charmante et qui serait devenue un délice, si j'avais pu y finir les travaux que j'y avais commencé, mais ils m'ont démonétisée... L'ami Cambon m'a, par ses opérations algébri- ques, coupé bras et jambes, si bien que j'ai une maison qui n'a que la carcasse, et qui attend portes et fenêtres pour quand il plaira à Dieu de m'en rendre les moyens; mais quant à présent, me voilà à peu près comme le fils de Dieu fait homme, je n'ai pas reposer ma tête, c'est-à- dire pourtant que je me suis campée provisoire- ment dans une manière de chenil que je nomme ma maison, j'ai fait construire dans le colombier de mes anciens moines une chambre tient un châlit, une table, une chaise, etc., voilà je gis. Mais en revanche j'ai un beau parc contenant tout ce qu'il est possible de désirer pour l'agré- ment et le besoin; un superbe potager, une vigne, qui cette année ma rendu dix muids de vin, une

SOPHIE ARNOULD 157

futaie, un bois, un verger, un canal très bien empoissonné, des bosquets, bon air, belle vue, bon terrain, voilà la quatrième année que j'y suis, et que j'y reste dans la plus grande solitude, eh bien! je n'y ai pas éprouvé une seconde d'ennui, tant tout ce qui m' environne est varié ; j' ai fait bâtir d'abord, et puis le combat finit faute de combattants pour cette partie. Mais j'ai fait planter, déplanter, semer, semer et j'ai récolté ; puis j'ai une basse-cour, mes courtisans y sont assez nombreux : poules, coqs, dindons, cochons, moutons, lapins ; j'avais aussi des pigeons, mais la cherté de leur nourriture m'a fait renoncer à ces derniers; quand j'aurai du terrain de libre pour leur faire de la nourriture, eh bien ! j'en aurai encore, car tout cela est de ressource, et il y a beaucoup à profiter avec ces beaux esprits-là, lorsqu'ils sont à notre table : là, ils ne vous con- trarient pas. J'ai tout oublié du beau monde et de ses usages, tu le vois, mon ami, il y a si longtemps aussi que je vis comme une sauvage, qu'à peine puis- je me rappeler le langage des humains. Ah! si je n'avais ma fille, qui quelque- fois vient me tirer de ma léthargie, je crois que j'aurais oublié à parler ma langue; mais à propos de ma fille, c'est toujours un drôle de corps; toujours de l'esprit, et de tous les esprits ; tu sais! elle est divorcée d'avec Murville! elle s1 est rema- riée ici, avec un gros beau jeune homme, le fils

158 SOPHIE ARNOULD

du maître de poste de Luzarches1. Enfin, c'est fait; tu sais que pourvu qu'elle soit bien la nuit, elle s embarrasse peu des formes, le jour. Ce mari- devait lui convenir tout aussi peu qu'à moi ; mais elle Va voulu, elle l'a pris. A propos de mari, tiens, tu peux bien savoir à peu près ce qu'il est, celui là, car il y a un jeune homme qui a été dessinateur chez toi qui vient d'épouseï sa sœur; c'est un nommé Lépine, architecte : ii a fait pour lui un assez bon mariage à tous les égards; sa femme est la plus douce et la meil- leure créature du monde, et puis elle est assez riche, d'autant que tout son bien est en fonds de terres, et que les terres sont aujourd'hui d'un prix exorbitant . Allons, oh! pour le coup, voilà une trop longue lettre, et cependant je ne t'ai pas dit la centième partie des choses que j'aurais à te communiquer, car j'ai à te parler de cent mille choses ; j'ai cent questions à te faire sur ta position actuelle, sur la suite de tes infortunes... tes besoins! que sais-je ! N'attends pas de moi de belles phrases, sur tout cela mon cœur n'est qu'une bête; mais retiens bien, mon ami, que si de nous deux, c'est moi qui suis la moins infor- tunée, tu as droit au partage de tout ce que je

1. Sophie avait été opposée à cette seconde union, et disait à une personne, qui vraiment défendait avec une certaine jus- tice Aie xandrine : « Le divorce n'est que le sacrement de l'adultère ! »

SOPHIE ARNOULD 159

possède; je ri ai oublié ni le temps passé, ni tes bonnes qualités, ni tes vertus; il est bien juste que celui qui a toujours été bon fils, bon frère, bon parent, bon ami, trouve aussi des bons cœurs, et celui de ta Sophie est, a été, et sera tien, jusqu'à la dernière heure.

Peu de moments, mais je ri irai qii une minute à Paris et qui sera pour te voir et embrasser; le premier qui en aura le loisir ira visiter Vautre; si je vais, moi, ce ne pourrait être que pour mille choses. Mille amitiés, mille remerciements à ta femme de son offre obligeante, j'en userai au 21. »

XLIII

Et voici la spirituelle et raillarde lettre de Bélanger, à laquelle Sophie répondait, lettre qu'un hasard providentiel nous a conservée i :

« Que de choses se sont passées, bonne Sophie,

1. Cette lettre a paru dans l'Autographe, publié par MM. Vil- lemessant et Bourdin, elle a été fac-similée d'après l'original faisant partie de la collection de Mlle Déjazet.

La lettre est curieuse en ce qu'elle donne l'explication de la longue et persistante liaison de Sophie Arnould et de Bélan- ger. On sent entre les deux amants le lien et comme le ma- riage de la blague d'atelier et de l'esprit de coulisses. Elle a encore un intérêt, cette lettre, par la peinture saisissante qu'elle trace du tohu-bohu, du désarroi, de la ruine, apportés dans les fortunes et les existences particulières par la terrible année 1793.

160 SOPHIE ARNOULD

depuis que nous nous sommes vus! Je suis quelquefois tenté de dire comme ce catholique qui rendait compte de son traitement à son médecin! et qui disait : « Ils m'ont donné l'émé- « tique, l'Eucharistie, l'opium et le viatique dans «la même journée ; en vérité, ils m'ont traité «comme un cheval ».

«Pour moi,, ils m'ont ruiné, volé, incarcéré, marié, en me disant qu'ils me traitaient en bon républicain ; peu s'en est fallu que je n'eusse pas la possibilité de les remercier de toutes ces bontés, car ils m'avaient enterré dans un des caveaux du cachot de Pélagie, comme une fille de mauvaise vie.

« Le plus grand désespoir était que je me crusse toujours dans le meilleur des mondes, l'ami des concierges, des guichetiers, des chiens ; je l'aurais été, je crois, des bourreaux, si je les eusse connus en détail. A peine échappé et par miracle aux exécuteurs des haut es -œuvres, je me suis trouvé livré, en rentrant chez moi, aux exécuteurs des petites œuvres : un gardien fidèle avait tout volé; des huissiers avaient tout pillé, tout cassé, pour voir je cachais mes joyaux et mon numéraire, deux genres de pro- priété qui m'ont toujours été inconnus. Je crus trouver quelques secours dans mes amis : les deux tiers avaient eu le col coupé; l'autre tiers, embêtifié ou paralysé de peur, au lieu de défendre

SOPHIE ARNOULD 161

mes intérêts devant les tribunaux, disait qu'ils n'avaient jamais osé s'intéresser à un détenu comme moi.

« Je me suis donc mis moi-même à la tête de mes affaires, et je crus qu'ayant tout perdu je serais au moins libre de mon temps ; mais le Comité de sûreté générale, ayant appris que j'étais un artiste désintéressé que la révolution avait ruiné, qui n'avait jamais eu de grâces à la cour, dont la charge était tombée en déchéance, faute de quittance de finance, que pendant ma détention j'avais donné des mémoires instructifs sur les Arts, que j'avais commenté l'ouvrage du philanthrope Howard sur les prisons, me nomma (sans que je puisse refuser) membre du comité civil de ma section, pour faire distribuer le porc frais, la chandelle, la viande, l'huile, le pain, le bois, etc., et par-dessus tout faire les enterrements ; tout cela à raison d'un écu par jour, en travaillant depuis sept heures du matin jusqu'à onze heures du soir, de manière que je suis tenté de demander, à titre de service, qu'on veuille bien, puisqu'on a décrété la liberté, me remettre en prison, pour que je puisse au moins être un peu libre.

« Voilà, ma bonne Sophie, un petit essai sur ma vie politique, depuis que nous nous sommes vus. J'oubliais de te dire que depuis que Trial m'a fait signer sur un registre timbré municipa-

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lité, quand j'arrive dans une maison qu'on appelait autrefois château, au lieu de préparer pour moi et ma compagne deux chambres, il n'y a plus qu'une chambre et qu'un lit; au sur- plus, le papa Lauraguais, qui est venu me voir, et dont le silence m'inquiète un peu depuis son départ pour Manicamp, m'a dit, en se frottant le col, que 100 philosophes nous ayant traité comme cela amicalement, l'un et l'autre, nous n'avions pas lieu de nous plaindre : ce qui fait, comme tu vois, ma bonne amie, que je prends mon parti assez gaîment, et que je ne me plains pas tristement par des jérémiades qui n'abou- tiraient à rien.

« Je n'ose te parler de ta fortune, parlons au moins de ta santé, de ta fille et de tout ce qui t'intéresse.

« Au surplus, je suis obligé de te quitter pour quelques instants, car on m'emmène pour affaires. Sous peu de jours je reprendrai le cours de ma conversation.

« Salut, santé, et pas trop d'appétit1.

« Bélanger. « Paris, ce 27 nivôse l'an 3e (16 janvier 1795). »

1 . Cette lettre est à rapprocher de la pétition de Bélanger, insérée au Moniteur du 22 octobre 1794.

Le 30 brumaire an III (20 novembre 1794), Bélanger se pré- sentait à la barre de la Convention, et y donnait lecture d'une pétition par laquelle il se plaignait de ce que le Comité révo-

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XLIV

Du Paraclet-Sophie, an 3. 3 floréal (22 avril 1795).

Eh bien, mon bel ange, vous vous croyez donc quitte de moi pour me répondre. Oh! que je ne tiens pas comme cela mes amis quittes envers moi, à si bon marché! Je vous ai écrit pour deux, et je veux deux réponses, une de toi et de ta corn- pagne. Et puisqu'elle s' est érigé e ta garde-malade , il faut qu'elle remplisse tous les devoirs de son état, il faut qu'elle ait la bonté [dont elle a si bonne dose dans le cœur) de me donner de tes nouvelles; je dirais bien et des siennes aussi, mais je lui ai trouvé si joli visage, que je crois d'elle, comme dit la chanson de Beaumarchais : beau, c'est-à-dire bon. Ma foi, mon bel ange, tic n'es pas changeant, tu n'en as pas de prétexte, car celle que tu aimes est toujours la même, sans compliment encore; allons, donne-moi de ses nouvelles, prie-la de me donner des tiennes, et nous serons tous trois heureux; pour moi, si je ne suis pas morte de faim, après ce temps-ci, oh!

lutionnaire de la section de Robespierre et celui de la section des Piques, en vendémiaire an II, s'étaient emparés de sa maison, dont la valeur et le produit formaient toute sa for- tune, et en avaient chassé les locataires, pour en faire une petite Bastille à leur convenance, désignée sous le nom de Prison des Anglais.

164 SOPHIE ARNOULD

je vous écrirai jusqu'à vous ennuyer peut-être Nous mourons de faim ici, parce que nous sommes environnés de scélérats, car il y a du blé pour plus d'une année, bien loin d'en manquer par famine. Enfin f ai été re fusée de 1, 500 francs, pour un septier de farine, ils ont si mauvaise volonté qu'ils refusent même du numéraire ; ils veulent faire mourir de faim absolument et ôter toutes les ressources. Le commerce à présent ?i} est qu'un brigandage effréné, c'est à qui pis fera. Les fermiers, les meuniers, les boulangers et voire même les bouchers, sauf l'estime que j'ai pour le représentant Le gendre, tout cela sont des gueux, des scélérats, qui n'ont ni foi ni loi, qui n'ont rien de sacré et qui sont des Judas de nature. Pauvre République ! J'enrage de colère de voir tant de scélératesses. Eh bien! ne me coilà-t-il pas en colère comme Gilles, moi qui ne vois per- sonne, et qui n'ai jamais voulu me mêler de rien que de planter mes choux, les fricasser et les manger, car je suis devenue le maître Jacques de ma maison; aussi Dieu sait quelle maison! heureusement que je ne suis pas sur ma bouche et, comme disait le pauvre Favier, que je n'ai pas mon tempérament dans les asperges ! car je serais mal nourrie. Enfin, tout cela se passera. Ce qui est immuable , que le temps, l'absence et tout ce gui a changé, n'a jamais atténué, c'est la tendre et constante amitié de votre Sophie.

SOPHIE ARNOULD 165

« Allons vitel de vos nouvelles, monsieur et madame, ne me faites pas languir, car bientôt peut-être partirai-je pour le grand voyage, ce départ éternel. . .

« Bien des amitiés de ma part à Bougainville, faime toujours ce petit polisson de collège ou d'école.

« P. S. Tu m'as promis des graines, ne m'oubliez pas, mes amis, car je vais toujours plantant !

« A propos de planter, je ne t'ai pas dit qu'un nommé Lépine, que je crois avoir vu dans un coin de tes ateliers et chez toi, a épousé la sœur du plus nouveau de mes gendres, remarque bien que je ne dis pas le dernier... parce que dame Alexandrine peut en ordonner autrement, c'est pourtant un assez bon enfant... Ah! tu sais que ta ci-devant femme, quant à ce qui est d'ça, n'aime à bouder ni contre son ventre ni contre son bas-ventre.

J'embrasse ta femme ; si ce baiser lui semble de la viande trop creuse, qu'elle te le rende, tu lui en donneras un autre.

XLV

De dures années, que ces années du Directoire pour les pensionnaires et les rentiers, et tout

166 SOPHIE ARNOULD

l'an V, Sophie Arnould a la plume à la main, sollicitant le ministre, les amis de l'Excellence républicaine, les bureaux, pour se faire régler sa pension et arracher un peu d'argent aux caisses vides de l'Etat.

« Sophie Arnould, artiste de la ci-devant Aca- démie de musique, devenue le théâtre des Arts.

« Au citoyen ministre des arts,

« Je suis depuis plus de trois mois à Paris, je sollicite vainement la liquidation des deux pensions de retraite gagnées et obtenues plus de douze années avant notre révolution : ce qui incontestablement fait titre de propriété pour moi, sans mes autres droits, dont vous êtes déjà instruit par le nombre de réclamations faites à ce sujet.

Les deux pensions de retraite que je réclame, citoyen ministre, sont le résultat d'engagements formels et mutuels entre le gouvernement d'alors et moi : c'est le fruit de mes études, de mon travail, de mes talents, c'est donc mon bien, comme les autres rentes que j'ai sur le gouver- nement. Pensions ou retraites sont un dépôt que j'ai confié au gouvernement, pour trouver au besoin de quoi achever ma vie, et alors, ou je m'abuse, ou tout ce qui tient à la foi publique

SOPHIE ARNOULD 167

doit être garanti par l'éternelle équité. La forme d'un gouvernement peut changer nous l'éprou- vons ce changement, nous autres Français, pour notre bonheur ; mais il cesserait d'être un bonheur, si tout ce qui tient à la foi publique pouvait changer également. Mais je me rassure en voyant votre nouvelle constitution fondée sur les droits de l'homme et garantissant à tout citoyen français « sûreté pour sa personne et ses propriétés » . Je fais par tiède sa nombreuse famille, citoyen ministre, et fose dire que je m'en suis rendue digne sous tous les rapports possibles.

« Je demande donc au nom de la loi, de l'équité, de la justice, que mes pensions de retraite qui font partie de mon revenu, qui sont mon bien, soient assimilées aux rentes viagères et sans plus de restrictions...^

« Le 25 germinal, 5e année républicaine (14 avril 1797). »

Le 3 juin de la même année, elle écrivait à un ami, peut-être à Guinguené, chargé par elle de travailler le ministre ; elle lui reprochait d'oublier la solitaire du Paraclet-Sophie : cette Arnould, autrefois ( d 'après le dire d'un de nos poètes au 7noins) seule déesse au théâtre des Dieux1.

1 . Lettre autographe signée, faisant partie des Archives na- tionales.

2. Lettre autographe signée, faisant partie des Archives na- tionales.

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Le 13 juillet, citait encore une nouvelle lettre relative à la même affaire, terminée par ce post- scriptum :

« Comme je fermais cette lettre, je reçois de vous celle qui donne entrée au fils de Murville à l'École nationale de Liancourt, et je vous en remercie de tout mon cœur, de toute mon âme, de toutes mes forces, puisque c'est trois heureux que vous faites : le père, le fils et moi. Je vous préviens que ma reconnaissance ne tiendra pas quitte Murville de celle qu'il vous témoignera. Mais il est à l'armée des Pyrénées, il fait feu des quatre pieds contre les ennemis de notre chère patrie. Peut-être la paix que l'on nous promet pour bientôt, va-t-elle le ramener en ses foyers, je le désire bien fort à tous égards. Mais il me semble pourtant que la prêtr aille et la canaille ne veulent pas nous laisser la paix, et qu'ils vou- draient nous susciter une guerre de religion. Notre commune ressemble déjà à une petite Vendée*. »

Quelques jours après, Sophie Arnould s'adres- sait de nouveau au ministre, dans une lettre elle crie misère avec une bonne humeur charmante :

i . Lettre autographe signée des Archives nationales.

SOPHIE ARNOULD 169

« Au citoyen ministre de l'intérieur.

« Je conçois que la multitude et l'importance des affaires dont vous êtes journellement accablé, vous aient fait oublier la mienne : mais comme il est un terme à tout pourtant, je désirerais que justice se fit en ma faveur, relativement à la liquidation de ma pension de retraite tant du théâtre lyrique que de la liste civile sur le même objet. A quoi ce la peut-il tenir aujourd'hui qu'elle est prouvée, attestée par toutes les autorités pos- sibles, que j'ai Yeilli, blanchi, rougi mê?ne pendant trente années sous le harnais lyrique.

Que je chantais ne vous déplaise !

Je vous prie d'observer quau titre de pension- naire non liquidée de la nation, je ne puis y ajouter que celui de rentière non payée, et que ces deux adverbes joints font vivre d'indignation et mourir de faim. C'est dans cette position je suis, qu'il me reste à peine la force de me dire très fraternellement,

« Citoyen ministre, votre affectionnée conci- toyenne.

Sophie Arnould.

« A Luzarches, ce 8 messidor an de la république française (26 juillet 1797). »

1. Lettre faisant partie des Archives nationales. Elle porte la souscription du citoyen Leblond.

170 SOPHIE ARNOULD

XLYI

A BELANGER

Du Paraclet-Sophie, 14 brumaire an Te (14 novembre 1797).

Comment, il est Dieu possible, mon bel ange, vous, le meilleur comme le plus ancien de mes amis, que je sois malade comme je F ai été, aussi gravement, aussi dangereusement depuis quatre mois, et plus, sans avoir entendu parler de vous, sans en recevoir la plus petite marque d' intérêt ,' d'amitié! Je ne l'eusse jamais cru, si je ne venais de l'éprouver. Ah! que votre cœur a de reproches à se faire ! . . . Voilà donc les amis de ce monde !... Aussi pendant les trente-cinq jours j'ai eu pour compagne de ma couche cette hideuse qu'on appelle la Mort, eh bien! je n'ai eu aucun regret de penser à la suivre... Je viens de faire un apprentissage qui m'a prouvé qu'il était plus difficile de vivre que de mourir, mais par exemple ce que j'ignorais, ce sont les maux occasionnés par une fièvre putride, bilieuse et maligne ; et c'est ce que je sais actuellement. M'en voilà quitte, Dieu merci, aux forces près, qui sont encore bien faibles, car je puis à peine marcher; il y a quelques jours que j'ai voulu me traîner

SOPHIE ARNOULD 171

jusqu'à la porte du jardin pour humer l'soleil d'ia nature, oh ! il a fallu me rapporter bien vite dans ma cahute, qui contient neuf pieds carrés, que j'ai encore bien de la peine à parcourir ; cela reviendra peut-être, mais la saison nous sommes n'est pas trop favorable aux convales- cents.

J'ai une grande consolation, c'est l'intérêt tendre et actif que le bon père Poupard a pris à mon état ; j'ai retrouvé en lui le cœur de Dorval et la générosité du comte Lauraguais ! cependant le pauvre diable est dans une furieuse gêne, je le sais, rien de ses affaires ne finit, et il y a encore le séquestre sur ses revenus, etc.

J'ai à joindre à cet excellent ami, l'ami Dar- cet, François de Neuf château, Mirbeck, la ci- toyenne La Chabaussière, parents et autres, qui m'ont donné preuve d'intérêt, et qui m'entourent de soins extrêmes. Mon fils aîné1 m'avait amené

1 . Sophie Arnould avait eu, nous l'avons déjà dit, du comte de Lauraguais trois enfants : deux garçons, dont le cadet, Constant Dioville de Brancas, d'abord abbé, fut le glorieux colonel du 11e de cuirassiers, tué à l'affaire de l'île de Lobau, et une fille qui épousa le poète Murville. Le fils aîné de Lau- raguais qui, je crois, eut des enfants, et qui figure au baptême de l'enfant de M110 Viehl, l'amie de Sophie Arnould, sous le nom de Veterville, ce fils nommé par les uns Merville, par les autres de Berreville, ce fils, répétons-le, de Lauraguais, Sophie Arnould eut-elle le talent d'en faire accepter la paternité par le prince d'Hénin? Je reçois à ce sujet une lettre piquante. M. Lambinet, juge d'instruction à Versailles, faisait réparer- son hôtel en 1869, lorsque, dans une chambre du rez-de

172 SOPHIE ARNOULD

un médecin de Paris, mais je m' en suis tenue à eelui de mon village, un vrai Sganarelle, chan-

chaussée, on découvrit une cachette. Le trésor était des pa- piers. Grande déception et très mauvaise humeur des maçons qui les déchirèrent. Des fragments rassemblés et ramassés par le propriétaire, deux jours plus tard, il résulte que le prince d'Hénin avait accepté la paternité d'un fils de Sophie Arnould, qu'il lui avait donné le nom de Berreville, qu'il l'avait placé à l'École de marine de Saint-Malo, que le jeune homme avait pris quelques coquillages dans la chambre d'un camarade, qu'il avait été mis en quarantaine pour ce fait, qu'il avait pro- voqué en duel ses camarades qui lui avaient répondu qu'ils ne se battaient point avec un bâtard de Sophie Arnould. Là- dessus, lettre de Berreville au prince d'Hénin, enquête, pro- cès-verbal et en\oi àSaint-Malo d'un homme de confiance qui assoupit l'affaire.

Au dernier moment, sur ces deux fils de Sophie Arnould et du comte de Lauraguais, M. Dentu me communique un curieux acte tiré de sa collection d'autographes. Le 8 avril 1786, la demoiselle Madeleine-Sophie Arnould, sur la demande de Camille et Antoine-Constant, ses enfants naturels, sollicitant la reconnaissance de leur état civil, fait la déclaration suivante par devant Provot et Duclos, notaires au Châtelet de Paris. Elle se dit la mère d'Auguste-Camille et d'Antoine-Constant, nés de sa liaison avec le comte de Lauraguais. Elle requiert que l'acte baptistaire d'Auguste-Camille, inscrit sur les registres de la paroisse Saint-Sulpice, à la date du 28 août 1761. soit réformé et qu'à la place de ces mots : fils de Jean de Lorval (serait-ce Dorval), bourgeois de Paris, il soit subtitué : fils de Louis-Léon-Félicité de Brancas C... de Lauraguais, et qu'à la place de celui de Marie, nom donné à la mère, soient substi- tués ceux de Madeleine-Sophie , qui sont les véritables noms de baptême de ladite demoiselle Arnould.

Elle requiert également que dans celui d'Antoine-Constant, inscrit à la paroisse Saint-Roch, à la date du 17 octobre 1764, à la place de fils de père inconnu, soit substitué : fils de Louis- Léon-Félicité de Brancas C... de Lauraguais, et qu'au lieu du nom de Lorval donné à la mère soit substitué à celui d'Ar-..

nould.

Dans un acte daté du 8 mars 1785, ces deux fils, nommés, l'aîné Auguste-Camille de Bennerville, le cadet Antoine, abbé

SOPHIE ARNOULD 173

tant toujours bouteille ma mie, et ne la quittant que rarement! N'importe, il m'a bien saignée, bien traitée, bien guérie, et peut-être un médecin de Paris ne m' aurait-il pas tirée aussi bien d'une maladie aussi compliquée et aussi grave. J'ou- bliais d'ajouter au mérite de mon Escidape, qu'il est fou à toutes les nouvelles lunes, mais fou, bien fou pendant toute sa durée, ou quatre jours au moins. Eh bien! tout cela n'y fait rien ; est- il question de son art ? il reprend toute sa raison ; c'est le plus grand botaniste que l'on connaisse, et il n'a employé que des simples pour ma guéri- son, mais il a, je crois, les secrets de la nature dans ce genre.

de Lorval, ces deux fils avec la nommée Alexandrinc-Sophie, également désignée dans cette acte comme un enfant de la demoiselle Arnould et du comte de Lauraguais me semblent représenter à eux trois toute la descendance de Sophie Ar- nould. Je serais même tenté de voir dans cette Alexandrine- Sophie, devenue la femme du poète Murville, la fille dont les cancans du temps font le prince de Condé père. Sophie Ar- nould, qui semble avoir voulu gratifier le prince d'Hénin d'un peu de paternité dans la naissance d'Auguste-Camille deBen- nerville, n'aurait-clle pas voulu donner également deux pères à Alexandrine-Sophie? L'hypothèse est d'autant plus admis- sible que je trouve ces détails dans un acte Sophie Ar- nould se désiste de l'usufruit de 1,500 livres de rente sur la tète de chacun de ses trois enfants, faisant les deux tiers d'une rente de 4.500 livres constituée par François de Bour- bon. D'après cet acte, ce ne serait pas un Bourbon-Condé qui aurait été l'amant de Sophie, mais malgré ses dénégations rapportées plus haut un Bourbon-Conti, sans doute Louis- François-Joseph de Bourbon, prince de Gonti, le 1er sep- tembre 1734.

174 SOPHIE ARNOULD

Adieu, mon bel ange, en voilà assez de dit pour une pauvre fille, qui par sa faiblesse ne fait que difficilement usage de ses membres, et qui a la tête encore étonnée par la maladie et la diète et ce qui s'en suit, je ne vous aime ni ne vous embrasse de toutes mes forces, car ce serait trop mal vous exprimer combien vous est et vous restera tendrement attachée votre bonne Sophie.

P. S. Ne m'oubliez pas auprès de votre char- mante et aimable compagne, quoique je sois sen- sible à l'oubli qu'elle a fait de sa meilleure et plus ancienne amie ! Elle aurait penser pour- tant — qu'étant coiffée d'elle comme je le suis, ça me ferait bien de la peine. A propos de coiffure, ah pardienne va, j'ai de beaux cheveux actuelle- ment, si tu me voyais tu dirais bien la v'ia donc c'te belle ! .. .maigre comme une arête , pâle comme la Mort ! Ah mon bon Dieu ! ce que c'est que de de nous !... le beau plaisir que de vieillir, sans avoir plus à compter sur printemps, plaisirs, ni amours... A propos de tout cela, dis à mes bons amis de ce bon temps, Bougainville, Sainte- Foy 9 Moyreau, etc., etc., que la bonne Sophie est encore heureuse par le souvenir qu'elle conserve d'eux, et qu'elle les embrasse avec son vieux visage, d'un cœur toujours jeune et qui ne vieillira jamais en amitié, comme en tendresse : senti- ment qui me fait croire bien fortement à l'im-

SOPHIE ARNOULD 175

mortalité de notre âme, et que lorsque nous mou- rons ce n'est que pour changer de coque comme les vers à soie.

XLVII

Dans cette lettre, Sophie mentionne avec recon- naissance le nom de François de Neufchâteau, à qui elle devait ou allait devoir une pension de 2,400 livres et un logement à l'hôtel d'Angivil- liers. La première entrevue ne promettait pas si bien, et s'il veut juger du style de Sophie tenant le « burin de l'histoire légère », c'est une de ses expressions, le lecteur n'a qu'à lire cette philippique écrite sur l'heure, et que nous trouvons annexée aux Mémoires de Sophie :

« François de Neufchâteau, dont les dernières années furent si brillantes, fut un petit person- nage à son début. Ce jeune garçon, fils d'un pauvre propriétaire du pays des Vosges, s'échappa des mains de ses parents pour aller saluer à Fer- ney le glorieux patriarche de la littérature. Vol- taire, accablé et jamais rassasié de ces sortes d'hommages, trouva charmants, c'était son terme, les méchants vers de ce jeune homme et, comme il avait l'air de voidoir s'établir dans son hermitage, le malin vieillard lui conseilla de se rendre au

176 SOPHIE ARNOULD

plus tôt dans la capitale du monde littéraire, il lui promit les plus grands succès.

« Le jeune François, qui n'osait se mettre en route, sans passeport, le supplia de lui accorder quelques lignes de recommandation auprès d'une ou deux personnes marquantes. Le poêle, pour se tirer d'affaires, lui donna quelques mots pour une duchesse qu'il savait morte et un petit qua- train pour moi1. François, assez mal velu et d'une tournure villageoise, vint me rendre ce quatrain, auquel il joignait ses civilités. Sa gaucherie n'était pas incurable, car il avait un très vif pen- chant pour les femmes et pour les femmes de théâtre surtout. Nous reprîmes ce jeune talent en sous-œuvre, et j'en décidai la reconstitution ; je lui appris [en assez peu de temps) des quan- tités de choses, et je le dégoûtai, à force de mo- queries, de ces fadeurs insignifiantes et de ces phrases de longue haleine dont le ridicule ne l'avait pas encore frappé ; son accent montagnard et sa voix bruyante blessaient mon oreille : je lui appris d'abord à se taire, et quelque temps après à parler bas. Il mit, de temps en temps, des essais plus ou moins parfaits aux Concours

1. M. François de Neufchàteau publia à l'âge de treize ans un recueil de poésies; sa grande jeunesse et la vivacité de son esprit lui ayant acquis de puissants protecteurs, il vint se fixer à Paris et Mlle Arnould voulut être son Mécène. (Amol- cliana, Paris, 1813).

SOPHIE ARNOULD 177

annuels de l' Académie française et des provinces. Il remporta des prix et me fit hommage de ces médailles académiques, me déclarant à moi-même que nous remportions ces prix-là en commun.

« Ma jeunesse s'éloignait à grands pas, la sienne était à sa floraison. Il osa soutenir qu'il m'aimait, et mon bon sens n'en voulut rien croire ; il me protestait alors que je lui faisais injure : la suite a bien prouvé qu'il n'était qu'un menteur et que j'avais plus d'esprit encore qu'il ne m'en croyait.

Lorsque la Révolution éclata, François de Neuf- château, qui avait adressé tant d'hommages flat- teurs et tant de madrigaux parfumés à toutes les grandeurs humaines, fut des premiers à prendre parti dans la révolte et n'encensa plus que la Liberté et Égalité. Sous le règne sanglant de la Terreur, il adresse une Épître démesurée au farouche Robespierre, qui tuait de préférence les nobles et les savants. Cette conduite déshono- rante tfun vil déserteur et d'un lâche lui valut l'estime et l'affection de tous les hommes de rapine et de carnage, dont il s' était fait le poète et l'admirateur.

« A leur tour, ces messieurs-là le firent membre du Directoire, qui remplaça, comme on sait, la Convention nationale mise au néant par Napo- léon. J'avais perdu, à la banqueroute décrétée sur le rapport du fameux Cambon, les deux grands

178 SOPHIE ARNOULD

tiers de ma petite fortune, ayant appris l'exal- tation de mon ancien jeune homme, je me parai de tous mes plus beaux ajustements et de mes valen- ciennes, sans faire la jeune pour cela. Je me rendis au palais du Luxembourg, qu'habitait l'Altesse nouvelle. Les grandes salles et anti- chambres de ce palais étaient pleines de sollici- teurs et de bonnes gens à espérances : toutes ces personnes vinrent à moi, et m'accueillirent comme on revoit une femme à talents que l'on croyait morte. Un homme de très haute distinc- tion, après m' avoir commodément assise dans un fauteuil, passa vitement chez le directeur de l'Empire français, lui disant que Sophie Arnould sollicitait de lui une courte audience. Le petit poète, métamorphosé en grand seigneur , répondit avec emportement : « Eh, que me veut cette vieille folle ! Courez lui dire que je n'y suis pas. » « L'éclat de sa voix parvint jusqu'à mon fauteuil, l'indignation me saisit ; je poussai les portes, devant moi et je parus en sa présence : « Je ne viens point vous reparler du passé, lui « dis-je, je viens vous prier seulement d'empê- « cher que je ne meure dans un hospice ; le prê- « sent vous appartient, mais l'avenir n'appartient « à personne : accordez-moi, s'il vous plaît, la « pension qu'allait me donner la cour, si vous ne « r aviez renversée. Au demeurant, Monsieur le « Directeur, je ne suis point folle par le nombre

SOPHIE ARNOULD 179

« de mes années : ce fut dans ma jeunesse que « je r étais. »

« // comprit on ne peut mieux le se?is de ces paroles, me prodigua ses révérences et me promit avec car esses ce qu'ilri avait pas l'intention de tenir.

« Le lendemain, car il me tardait, je racontai mon événement du Luxembourg à des personnes aimables dont fêtais aimée. Elles mirent dans les journaux tous ces articles piquants sur la morgue et sur l'ingratitude qui réjouirent l'au- ditoire et qui me furent attribués.

XLVIII

Mais, en 1797, une réconciliation complète avait eu lieu1, et un commencement d'amitié

1. C'est cette même année-là, à la date du 29 messidor an V (47 juillet 1797), que Bélanger rédigeait dans ces termes une pétition à François de Neufchâteau :

« Citoyen ministre et Ministre citoyen,

« Il y a quelques jours qu'en lisant avec Sophie le poème des Vosges, nous vous faisions ministre. Cette bonne Sophie, j'ai eu si souvent le plaisir de vous rencontrer et sur- tout de jouir des charmes de vos entretiens, dira : cela est fait et parfait, comme les honnêtes gens qui le désiraient.

Moi je dirai avec Pline :

Est enim probitate morum, ingenii eteganlia,operum varie- tate, monstvabilis.

Mais vous souviendrez-vous de moi, depuis que les torrents des

révolutions ont séparé les opinions et englouti nos amis »

(Papiers de Bélanger. Manuscrit du musée de la ville).

180 SOPHIE ARNOULD

semble s'être établi jusqu'à la mort de Sophie entre les deux amants, ainsi que le témoignent les lettres que veut bien me communiquer M. Mahérault.

« Du Paraclet-Sophie, 25 prairial an Ve (13 juin 1797).

« Me voilà de retour dans mes foyers, bon et estimable citoyen, attendant l'effet de vos pro- messes sur la place que j'ai sollicitée pour l'enfant d'un de vos confrères [Murville), homme de lettres et défenseur de la patrie, pour la pension à Lian- court ; je m'en veux beaucoup de vous impor- tuner, citoyen, mais je regrette le temps perdu de ce jeune homme, qui a déjà atteint sa douzième année, sans savoir ni A ni B... Sa mère aurait peut-être bien des reproches à se faire de cette impardonnable négligence, elle qui avait tant d'esprit, de connaissance, de talents, etc., etc., etc.. Mais elle n'est plus! et en raison de l'ab- sence du père, et aussi de mes sentiments par ti- culiers pour la mémoire de la mère, que j'ai tant aimée l que je n'y puis penser sans sentir mes yeux se remplir de larmes, je vous deviens im- portune!

« Oserai-je, citoyen, espérer de votre complai- sance, de votre obligeance accoutumée, que vous me donniez des nouvelles sur ce que je vous demande, en y joignant deux mots d'instruction

SOPHIE ARNOULD 181

sur ce que j'aurai à faire pour l 'enfant, soit pour son petit trousseau, soit pour la manière de le faire parvenir à Liancourt; s'il faudra que je l'y fasse conduire, ou s'il y a une marche générale pour cette petite troupe.

« Que je voudrais bien qu'il vous prît envie de venir dans mon canton, à ce pauvre petit manoir de Sophie ; vous y seriez le bienvenu, le bien reçu; vous n'y trouveriez plus joli visage, mais bon visage d'hôte! vous n'auriez pas repas somp- tueux, mais vous auriez de bonne soupe aux choux au lard, de bons légumes, du vin du cru (un peu crud), mais de belle eau bien pure, bien limpide, du linge bien blanc et un bon lit : voilà tout, le tout donné de bon cœur, puisque ce serait celui de ta Sophie

Arnould.

« Cne Arnould, à Rocquencourt-lez-Luzarches , département de Seine-et-Oise, à Luzarches1. »

« Sophie Arnould à son bienfaisant ami, François (de Neuf château) :

M'apprenant à les lite, il m'apjyril à les faire.

Autrefois fus (sic) plus d'un Catulle. François égarait ma raison. f entendais soupirer Tibulle, En écoutant Anacréon.

1. Lettre autographe signée, communiquée par M.Mahérault.

182 SOPHΠARNOULD

Des fleurs de ton printemps tu parsemais ma vie. Notre tendre amitié ressemblait à l'amour. Mais, sHl est aujourd'hui des beaux jours pour Sophie, Si de quelque bonheur j'entrevois le retour,

0 mon fils, c'est encore ton ouvrage : Sure de tes bontés, fiére de tes succès, Aspasie applaudit un autre Périclès. Tu sais donner, sans forcer notre hommage, Tu venges Dumesnil duroman de Clairon, Belcour reconnaissant a prononcé ton nom : Il est cher à l'artiste et surtout au poète : Des lauriers d'Hélicon tu couronnes ta tête.

A travers le fleuve du temps,

Apollon pointe ta mémoire.

Ses sœurs, dès tes plus jeunes ans,

T'ont chargé du soin de leur gloire :

Tu dois protéger leurs enfants.

Sans les arts, la terre nous sommes

Va retomber dans le chaos.

La fortune fait les héros,

Les sciences font les grands hommes. De tes savantes mains, rassemble leurs débris, Approche des talents la douce bienfaisance, Et l'univers dira dans sa reconnaissance : Mécène fut dans Rome et François dans Paris.

« Adieu, mon François, permettez que ces témoignages de ma reconnaissance précèdent ceux que je désire vous faire de vive voix ;f at- tendrai votre permission pour ri être pas impor- tune. Sophie a son pain cuit ; ajoutez-y la cham- brette. A bon entendeur, salut. Adieu encore; ri allez pas vous moquer des vers de Sophie. Au demeurant, il sera très facile à mon François de les remettre en prose! je ne défends que les sen-

SOPHIE ARNOULD 183

timents de la reconnaissance qui les a inspirés. Eh /j'avais cinquante ans quand cela m'arriva.

« Ce 22 nivôse an 7 (11 janvier 1799 '). »

Dans la huitaine, Sophie avait une réponse à ses vers :

Liberté Egalité

« Paris, le 21 nivôse, l'an 7 de la République française une et indivisible.

« Le Ministre de l'intérieur à la citoyenne Sophie Arnoutd.

« Ma chère Sophie, les vers infiniment aima- bles que vous avez bien voulu m'adresser, me rappellent les moments les plus agréables de ma vie. Malgré toute la douceur de vos accens, je ne puis me reconnaître dans les éloges que votre amitié me prodigue. Si j'ai eu parfois le bonheur de porter quelque consolation dans le sein des talens et de réparer à leur égard, au- tant que je F ai pu, les injustices du sort, ils ne me doivent rien. C'est moi qui me suis acquitté d'une partie de la reconnaissance que je leur devois depuis longtemps pour les plaisirs qu'ils m'ont procurés. C'est une ancienne dette que j'ai payée. Je voudrois qu'il me fût possible de

1. Lettre autographe communiquée par M. Mahérault, et maintenant à la bibliothèque de la ville de Paris.

484 SOPHIE ARNOULD

faire davantage en leur faveur. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas moins sensible aux senti- mens que vous me témoignez en leur nom. Lors- qu'ils vous choisiront pour leur interprète, ils seront bien assurés de plaire autant à mon es- prit qu'à mon cœur î1 « Salut et amitié.

« François de Neufchateau.»

Et voici une dernière lettre de Sophie à Fran- çois de Neufchateau :

Paris, ce 18 nivôse an 8 (8 janvier 1800).

« Je voulais vous aller voir, mon cher et bien- aimé François, vous donner le bonjour, qu'il y a tant de temps que je vous garde, avec un baiser sage et doux comme les sentiments que vous m'avez inspirés depuis tant d'années. Mais la mauvaise saison nous sommes, l'hiver, ses crottes et sa froidure, et la gêne oïi m'ont réduite les bouleversements de ma fortune qui me force à faire trêve aux commodités de la vie, etc., etc., me font prendre le parti de suppléer à ma visite par ce petit billet, qui contiendra, bien moins que j enele ressens , mes éloges et lareconnais-

1. Cette lettre, qui fait partie de la collection de M. A.-J. Doucet, est adressée : à la citoyenne Arnould, Maison du citoyen Laveran dentiste, Quai de FEcole, 4.

SOPHIE ARNOULD 185

sancequeje vous ai du plaisir que m' a procuré la lecture que vous avez faite de votre traduction à la séance de l'Institut National. Je ne sais si j'ai confondu le plaisir que j'ai eu à vous entendre réciter vos vers, avec votre manière de les bien faire , mais vous pouvez vous vanter de m' avoir fait éprouver une jouissance complète. Oh! je vous en remercie, car je ne suis pas ingrate. Adieu, mon François ; quand vous ne serez plus tant occupé, venez donc voir votre Sophie, votre vieille amie. Venez! votre présence chez moi me rappellera les souvenances du bon temps passé. Et tenez, mon ami, on est quelquefois bien heu- reux par les souvenirs. Quant à moi, j'ai vécu ma vie de manière que les miens soient doux. Oh, ils le sont! je n'ai perdu que ma fortune. Eh bien, j'y vais suppléer par des privations et le courage. Je n'ai plus de beaux jours à espérer, mais j'ai de bons amis... je leur dirai :

Au crépuscule de mes jours, Rejoignez, s'il se peut, V Aurore,

Enfin bientôt, je pourrai encore marquer mon âge avec un cinq ; c'est 15 renversé. Si cela pouvait s'arranger de manière que l'on puisse dire : Il ne m'importe guère que le cinq soit devant ou derrière.

a Ah! mon cher François, cous pourriez peut- être avoir encore envie de faire quelques couplets,

186 SOPHIE ARNOULD

sur les genoux de Sophie1. Eh bien, mon pauvre ami, voyez comme cela nous a bien avancés! Vous n'étiez pas plus un sot que moi une bégueule. Allons, je vois bien qu'il faut, pour réparer tout cela, que nous tious donnions un nouveau rendez- vous, et moi je vous le donne à quatre-vingts ans ; puisque ce n'est pas sans exemple, j'attendrai cette heure en jouissant toujours du plaisir de vous aimer. Gaieté, bonheur, santé, c'est ce que vous souhaite votre bien aimante1 .

« Sophie Arnould. »

XLIX

A BELANGER

Du Paraclet-Sophie, ce 3 nivôse an (23 décembre 1797).

Je ne vous répondrai que deux mots, aujour- d'hui, mes bons amis, et il faut qu'ils vous suf-

1. Allusion à ces vers du jeune poète, prié par la chanteuse de faire une chanson sur ses genoux :

Sur vos genoux, b ma belle Sophie ! A des couplets je songerais en vain ; Le sentiment vient troubler le génie, Et le pupitre égare l'écrivain,

2. Cette lettre fait partie de la Collection de M. Morrison de Londres. Elle porterait comme suscription : Au citoyen Bran- cas Lauraguais, propriétaire et cultivateur... Mais Louis-Léon- Félicité de Brancas, comte de Lauraguais, ne lisait pas de vers à l'Institut, et elle est incontestablement adressée à François de Neufchâteau.

SOPHIE ARNOULD 187

fisent, dans ce moment, pour vous exprime?* la reconnaissance que j'ai des sentiments tendres que vous me témoignez dans la lettre dernière que j'ai reçue de vous, car ma santé n'est pas assez bonne encore, ni mes forces assez revenues, pour que je puisse entreprendre de vous en remer- cier comme je le sens et comme je le voudrais. J'ai été bien malade, oui pendant cinquante-trois jours, très mal... mais surtout pendant trente- cinq à F agonie. Eh bien, mon bel ange, si le sort eût décidé de votre Sophie, comme vous étiez sans cesse à sa pensée, elle eût conservé, par delà le trépas, le souvenir du tendre et sincère atta- chement qu'elle vous avait voué depuis ses plus jeunes ans; mais enfin, puisque le petit bon- homme vit encore, rien de changé dans les sen- timents de votre toujours bien aimante Sophie.

PS. Mille choses de ma part à celte aimable secrétaire; en la lisant, en la voyant, je sens qu'il aurait été impossible à mon cœur, si elle ne fût pas devenue marivale, de devenir le vôtre, mais puisque le sort en a décidé aïnsi^ nous sommes bien comme nous sommes ; que désor- mais les trois ne fassent qu'un; voilà déjà le mien qui a été prendre- sa place dans les deux vôtres. Adieu, je le charge de vous embrasser de tout son pouvoir.

Je voudrais bien vous voir, mon bel ange,

18S SOPHIE ARNOULD

mais je suis ici dans l'embarras d 'arrangements , je voudrais occuper une chambre de mon grand bâtiment, et pour m'en procurer les moyens, j'ai loué pour ferme le côté du bâtiment que j'habitais ; je vous dirai tout cela quand je powr ai avoir ma tête et moins de difficultés à écrire, car je tiens encore ma plume, comme Arlequin, barbier .paralytique, tenait son rasoir.

Remettez la visite que vous voulez me faire à ce printemps, et ce sera pour moi de beaux jours.

Mille choses à tous mes amis, à Sainte-Foy, à Bougamville.

Je te dirai que je suis bien contente de la conduite du comte de Lauraguais envers moi, il vient à mon secours d'une manière digne de lui.

SOPHIE ARNOULD A BELANGER, SON MEILLEUR AMI

Du Paraclet le 19 thermidor an (6 août 1798).

Eh bien! mon bel ange, vous ne me dites rien de votre visite à notre illustre ami François de Neufchâteau? Vous me croyez donc devenue indifférente à tout ce qui vous intéresse? vous avez un tort, vous avez deux torts, vous avez trois

SOPHIE ARNOULD 189

torts, vous voilà comme le bonhomme Pincé. Si je n'avais pas étémalade, et retenue au lit depuis quinze jours par une maudite fièvre, émanée d'un catarrhe épouvantable, j'aurais été à Paris faire moi-même votre commission, car j'ai tou- jours bon pied, bon cœur pour mes amis. Adieu, je ne puis vous en écrire plus long, la toux qui me persécute ne m' en permet davantage, je tousse de toutes mes forces ; mais je vous aime de tout mon cœur, et c'est bien plus fort encore.

Embrassez bien pour moi votre aimable corn- pagne, et je vous rendrai, foi d'animal, intérêt et principal.

Sophie.

LI

Dans ces lettres de Sophie à Bélanger, le nom de Lauraguais revient involontairement sous sa plume. Dans la solitude, Tombre de sa jeunesse et des premières amours reparaît aux yeux de Sophie ; elle ne vit plus que de souvenir, et le souvenir remonte le temps. Que de choses pour- tant ! et que d'années, chargées d'événements comme des siècles, depuis ce vieux passé-là ! Et l'étrange rencontre de goûts du ci-devant duc et de la ci-devant comédienne! Le duc est allé aux champs se consoler delà Révolution, comme

190 SOPHIE ARNOULD

la comédienne est allée aux champs se consoler de l'âge. La citoyenne Sophie est fermière : des poules sont tout son monde; le citoyen Brancas est berger : des moutons font sa seule compagnie. Qui eût dit que Lauraguais tien- drait un jour sa promesse de 1783 : « Je ne

veux plus aimer que les arbres et ma vieille Sophie1. » Et tous deux, ces vieux amoureux, se sont logés en petits domaines de la ci-devant église : si Sophie a le prieuré de Luzarches, Dorval a le prieuré deManicamp. Ils ont renoué du fond de ces deux bouts du monde. Ils se sont retrouvés tout joyeux, leur cœur survivant, après le naufrage et l'engloutissement de leur siècle ! Ils se sont écrits; ils s'écrivent. Ils vou- draient se rejoindre et craignent de se revoir. Ils voudraient s'arranger pour mourir ensemble, et ne savent s'ils ont assez pour vivre. Ce sont de ces beaux projets que les vieillards commen- cent et n'achèvent pas, des rêves qui les bercent et dans lesquels ils s'endorment. Le berger Brancas avait invité Sophie à venir à Mani- camp; et dans cette lettre, Sophie que les soins de sa santé ont ramenée à Paris, lui offre l'hos- pitalité dans son pauvre logementde l'hôtel d'An- givilliers2 :

i. Catalogue de lettres autographes de M. H... 1854. 2. En 1770, Sophie Arnould habite rue du Dauphin, pa- roisse Saint-Roch, non un appartement, mais toute une

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Paris, le jour complémentaire an 1 (21 septembre 1799).

« Que votre lettre dernière, mon ami, a fait de bien à mon cœur : ce qu'elle contient d'expres- sions douces et tendres, ni a rappelée aux beaux jours de Dorval et de Sophie. Finir mes jours auprès de vous, vous rendre tous les soins de l'amitié, de l'attachement le plus tendre, le plus constant, est le vœu de mon cœur, et mettra le

maison dont elle est la principale locataire. Le 22 avril 1770, nous la voyons louer au sieur Angelo Vestris, comédien ordi- naire du roi, et à la dame Rose Dugazon son épouse, par bail de 3, 6, 9 ans, et moyennant 1,200 livres, un apparte- ment au second étage. Et le 13 juillet de la même année Sophie loue, moyennant 500 livres, à un ami, à l'historien Rulhières, un appartement au 4e étage, composé de 3 pièces, d'une alcôve avec sa porte pliée, deux petites garde-robes, un caveau, une chambre de domestique, etc., etc. (Pièce relevée chez Me Dufour notaire, par Maurice Tourneux.)

A partir de 1771, jusqu'à sa retraite, Sophie demeura rue Neuve-d es-Petits-Champs. En 1780, nous la trouvons habi- tant rue de la Ghaussée-d'Antin. En 1797, après que Sophie eut quitté le Paraclet, M'n° D..., ayant par hasard dîné avec elle chez François de Neufchàteau, charmée par l'esprit et l'enjouement de sa personne, et, dans la visite qu'elle lui faisait, indignée de la voir misérablement logée chez un perruquier de la rue du Petit-Lion, lui donnait un apparte- tement dans sa maison. En 1798, elle obtenait enfin le loge- ment à l'hûtel d'Angivilliers, qu'elle échangeait bientôt contre un autre moins grand, plus à la convenance de la misère de sos dernières années. Est-ce même en 1798 qu'elle prenait possession d'un logement à Thôtel d'Angivilliers ? La lettre que lui adresse François de Neufchàteau, quai de l'École, 4, maison du citoyen Laveran dentiste, est du 16 janvier 1799. ,

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comble à mon bonheur : mais le temps, les circons- tances et tontes choses qu'il entraîne, mettent obstacle à ce que ce soit à Manicamp.

« Je suis retenue ici par les secours que j'y reçois du gouvernement, qui, tels modiques qu'ils sont, fournissent à ma subsistance et m'aident à nourrir, à élever les trois enfants que la mort de notre Alexandrine a laissés à ma charge ; c'est un devoir sacré et que je suis seule à remplir... En allant auprès de vous, mon ami, tout le bonheur ne serait que pour moi ; mon cœur n'est point changé, mon ami, le bien que j'ai pu faire et celui que je fais est le seul bien qui me reste : je ne puis plus être heureuse que par les sou- veiiirs : vous voyez bien que je ne puis quitter ; mais vous, mon Dorval, vous devez venir ici : cent mille raisons plus fortes les unes que les autres , doivent vous y décider ; ici, vous devez fixer votre demeure, ici, vous trouverez les ressources que vous chercheriez vainement vous êtes et votre sûreté.

« Je ne sais comment vous envisagez nos affaires et notre avenir... voilà qu'il est question encore de réquisitions de tous genres, chevaux, four- rages, bleds, avoines, eaux-de-vie, etc., etc., etc. Remarquez bien ! qu'elles étaient déjà en vigueur dans les départements environnant les armées. L'emprunt de 100 M., la loi sur les otages... ces moyens, pour les gens qui réfléchissent, paraissent

SOPHIE ARNOULD 193

être pris pour parer au coup que doit porter notre système financier... ou je m'abuse ou je crois voir qu'on commence à se lassera la politique entor- tillée de notre directoire. Vous savez comme l'on interprète la conduite de l'un d'eux (de S...) comme en tout sa volonté apparente est de vouloir le retour de la royauté... il ne le veut pas, il ne le pense pas même : tout cela n'est qu'un moyen de tyrannie favorable à ce corps : mais comme il n'a pas de moyens réels et que tout ce qu'il offre est resves creux : il en résulte un fait certain, c'est une continuité de malheurs incalculables.,. En effet ! des rois nos ennemis et les rois que l'on dit nos alliés n'ont pas cessé d'aller à leur but : notre ruine, par notre affaiblissement et notre affaiblissement par des secours donnés aux partis de l'intérieur, alors qu'ils paraissoient successivement être perdus à jamais.

« Les divisions dans nos armées l... voyez-les l Elles sont poussées à un point de machiavélisme, qui détruit toute harmonie, annule toute force, et ne laisse aux Français que des défaites, et des craintes même à ceux qui sont les auteurs, inves- tigateurs de ces divisions... encore qu'ils veuillent paraître rassurés par la nomination de Macdo- nald... Ceux qui d'une autre part désirent la royauté.. . ne voient aucun objet apparent capable de faire compter raisonnablement sur aucun succès, craignent les faux et les fripons de leur

9

194 SOPHIE ARNOULD

parti : et si le voile grossier qui couvre la nullité de notre directoire est arraché par quelque catas- trophe, ou par des finances... alors en serons- nous? Vous voyez qu'il n'y aura de parti que celui des Jacobins, qui seul sera remarquable, au milieu de vingt factions très inutiles pour leurs membres et très dangereuses pour tous : voilà de quoi exercer votre imagination, mon pauvre ami: il faut que faie bien écouté, bien entendu, et surtout que faie bien le désir de rem- plir vos vues, 'pour vous en dire si long sur telle matière, qui, quoique j'en sois toute fraische émoulue, est bien étrangère à mes connaissances, à mon esprit. Je ne sais si dans cet article vous y lirez bien clairement que le lieu que vous devez habiter et le seul habitable pour vous, est Paris ; il faut de l'argent, direz-vous, mais vous en aurez un peu et puis moi un peu aussi. Nous n'aurons pas de dépenses bien fortes à faire. Point de loyers à payer ; il y a le déjeuner du matin ; à dîner ! nous irons chez nos amis, nous serons discrets chez eux et très sobres chez nous. J'ai aussi du bois au Paraclet, dont je ferai amener une partie ici, vous avez dit à ce sujet tout ce qu'il y avait à dire, et si bien, avec tant d'esprit et de grâce, qu'il ne me reste rien à dire que de vous en remercier. Pour en revenir à nos mou- tons', sur les moyens de vivre, eh bien, mon Dorval, nous nous aiderons l'un F autre, nous

SOPHIE ARNOULD 195

prendronsnos modèles dans Beaacis et Philémon... Dorval écrira les grandes aventures de notre révo- lution : moi je pourrai transmettre à la race future celles de nos jeunes ans * : il y a déjà long- temps, mais r on n'oublie jamais ce qui a beaucoup ému, etc.. le cœur seul, mon Dorval, garde de longs souvenirs. Ce ri est pas, comme vous voyez, ma volonté qui décide du séjour que nous devons habiter ensemble, car pour moi je dis comme Ariane : La Patrie est toujours l'on voit ce qu'on aime. Je ne regarde pas assurément les offres que vous me faites comme un pis-aller : si mes réflexions pouvaient avoir l'air d'un refus, et qu'elles dussent prolonger l'absence que nous éprouvons, je ne m'en consolerais pas ; mais, mon

1. Il y eut chez Sophie Arnould, plusieurs fois, des velléités d'écrivasserie. Elle jeta sur le papier des lettres épigramma- tiques qui coururent le public, elle rédigea des fragments de mémoires que nous publions, elle écrivit un roman. Il porte pour titre : Le Roi et le Confident, nouvelle historique, de l'imprimerie de Fournier, an XI (1803). C'est une nouvelle d'amour se passant dans la Grande-Bretagne, sous l'heptar- chie, une fabulation imbécilement romanesque, coupée de mauvais vers et il n'y a de Sophie qu'un S et un A au bout de la préface.

11 semble que Sophie Arnould ait eu une petite bibliothèque. Je possède un exemplaire du Recueil général des opéras représeiités par l'Académie royale de musique depuis son éta- blissement, imprimé par Christophe Balard, doyen des impri- meurs du Roi, seul pour la musique et pour ladite Académie (16 volumes), exemplaire enrichi en marge de quelques notes autographes, et portant au verso d'un volume, un ex libris tiré en rouge, et représentant un cartouche entouré de feuillage, noué par un ruban, sur lequel on lit : M11» Ar- nould.

196 SOPHIE ARNOULD

ami, croyez-moi, c'est ici vous devez venu : les choses ne peuvent pas rester dans l'état elles sont : il est peut-être important pour vous d'en juger pour vous-même. Les citoyens Loisel, Arnauld s'occupent avec intérêt de vos affaires, mais vous y avez besoin aussi; l'on ne dit pas par écrit tout ce qu'il y a à dire l' une réflexion en amène une autre, etc.

« Si j'avais eu tout mon logement j'aurais été plus pressante sur l'offre que je vous fais d'y venir, mais cela ne peut plus tarder à présent, c'est peut-être encore l'affaire d'une huitaine de jours ou d'une décade au plus, pour parvenir à y être arrangée, pour vous y préparer tout ce que je pourrai procurer à vos besoins, à votre mieux être : c'est une chambre bien belle, bien grande, bien aérée, bien située, vous serez seul et libre, porte et escalier à vous seul, un bon lit et sièges propres et commodes, une grande table pour vos papiers et écrire, etc.1. Enfin, j'es- père que vous ne serez pas mal : il y aura pour

1. Cet hôtel d'Angivilliers n'était pas une maison commode, les volontés des locataires s'exerçaient dans le libre accord de tous. Ces volontés se heurtaient à des jalousies, à de vilains caractères. Sophie Arnould en avait déjà l'expé- rience, et se plaignait vivement, dans une lettre du 19 messi- dor an MI (7 juillet 1799), de l'hôtel, de ses locataires et sur- tout du citoyen Michel : « Ils sont une compagnie d'intrigants dans cette maison, qui ne devrait être occupée que par des artistes honnêtes, que c'est à se croire dans une nouvelle Vendée. ». Catalogue d'autographes du 7 décembre 1854.

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le reste tout ce qitil faut : j'ai pour me servir une femme seule, d' une trentaine données, point mariée, pas trop entendue, mais qui travaille et me sert; les entendues ne sont que des intri- gantes, etc. ; c'est ce qu'il faut éviter à présent et pour cause... mais, mon ami, ne soyez pas inquiet pour vous,c'estmoi qui vousservirai et je dirai toujours :

Ah ! qu'on est heureux de déchausser ce qu'on aime.

« Adieu, je vous manderai, aussitôt que j'aurai mon logement ; ça ne sera long, mais point de raisons alors pour ne pas venir ; adieu. »

« Au citoyen Brancas Lauraguais Propriétaire et cultivateur, à Manicamp [par Chauny), ( Département de l'Aisne)1. »

lu

Cette lettre c'est tout ce que nous avons des rapports de Sophie et de Lauraguais, en cette dernière intimité de bonne amitié, et cependant il semble que, dans ces dernières années, ces bons rapports n'ont cessé d'exister et que lorsque

1. Lettre autographe communiquée par M...

198 SOPHIE ARNOULD

la pauvre femme est tombée tout à fait ma- lade, a été clouée au lit par la souffrance, Laura- guais a été un des fidèles de son chevet.

Nous trouvons la preuve de cette assiduité de l'ancien amant près de la malade, dans la cor- respondance inédite de Laurapuais avec Barré, Radet, Desfontaines à propos de leur comédie en trois actes de Sophie Arnould1.

Sur Fannonce dans le « Journal de Paris des Amans sans jambes ou les amis de Mlle Arnould », Lauraguais écrit qu'il n'acceptera aucun rôle dans cette pièce, qu'il s'adressera à la justice et après avoir cité Cicéron, il ajoute : « Mais vous aimeriez peut-être mieux que je vous parle d'une autorité moderne. Je vais donc vous rappeler la réponse de Mme la maréchale Lefebvre, étant au cercle d'une dame qui la priait de raconter une histoire qui l'avait amusée, mais dont elle ne se souvenait guère : « Tredame, je le croyons bien, répondit la maréchale, l'histoire est drôle, mais je ne voulons pas faire rire vos pisseuses. »

Sur la réponse de Barré, Radet et Desfontaines que la pièce est tout en l'honneur de MileArnould, qu'ils n'ontpersonnifié aucun de ses amisvivants. . .

1. Sophie, pendant sa détention de 24 heures au Fort- l'Évêque, pour avoir répondu peu respectueusement au lieu- tenant de police, trouva dans la prison un père de famille arrêté pour une dette de 10,000 livres. Elle organisa une loterie de 5 louis le billet pour une prétendue chaîne, dont elle disait vouloir se défaire. C'est le sujet du vaudeville.

SOPHIE ARNOULD 199

une missive, qui, selon l'expression du spirituel amant de Sophie, « a le style de la chancellerie de la foire », Lauraguais riposte par cette lettre: « Quelqu'un qui aime que l'esprit soit cou- rageux, et qui admiroit le courage et l'esprit de Mllc Arnould dans sa maladie, M. D..., pensa qu'il pourroit diminuer les douleurs de son corps, en l'occupant fortement. Séduit par cette espé- rance, j'essayai de séduire aussi Mlle Arnould. Nos aventures, lui dis-je, courent depuis beaux jours dans plusieurs recueils du temps; notre histoire sur l'ennui dont ce pauvre prince d'Hénin vous faisoit mourir, une plainte en ustice contre cette espèce d'empoisonnement, l'importante dispute sur le pas entre le carrosse de Mme Barentin et mon fiacre, qui recula pour- tant dès qu'elle lui montra sa figure, et puis tous vos tours, ma bonne amie, tout cela est gâté. Des peintres nous ont déjà défigurés. Que sait- on? Peut-être un jour des sculpteurs nous cas- seront-ils les jambes! conservons ce qui nous reste, donnons nos mémoires... Nous mourrons tous deux de vos douleurs, tâchons de les vaincre, faisons un roman ou bien un vaudeville, cela vaudra bien les aventures de l'abbé de Laigre. Rions de nous-mêmes, puisque nous ne pouvons plus rire des autres. Vous avez eu beau me dire que toutes les gentillesses que vous avoient écrit Favart, Collé, Marmontel, Rulhière,

200 SOPHIE ARNOULD

Chamfort, et mes lettres ont été brûlées en 93... Tâchons de nous en ressouvenir, écrivons d'abord, quitte à nous brûler après nous-mêmes, si nous sommes mécontents de nous. Mon ami, me dit-elle, je suis contente de ce que vous me proposez. Ce que j'avois recueilli, fait et conservé, est perdu. Mais quoique votre in- fâme neveu me prive de tout, en ne vous lais- sant plus rien, et quoiqu'on m'ait offert une res- source, en me proposant mes mémoires, je l'ai refusée. Si nous les avions faits, et que je les eusse, je les brûlerais devant vous. Parmi les puissances du jour, j'aieu dans mon antichambre des manières de beaux esprits, auxquels je don- nai des souliers pour marcher, et des culottes parce que je croyais leur derrière vilain. J'ai pensé dans ma maladie devoir anoblir les ser- vices qu'ils pouvaient me rendre, en leur rappe- lant un peu les services qu'ils avaient acceptés de ma part. Les ingrats... je ne puis supporter l'idée d'amuser ces vilaines bêtes... Voilà, Mes- sieurs, les paroles de Mlle Arnould. Je ne sais pas comment les tourner en vaudeville1 »

1. L'assertion de la lettre de Lauraguais, à propos des mémoires de Sophie, est démentie par le fragment autogra- phe que nous publions, fragment peut-être écrit à la sollicita- tion d'un libraire offrant un peu d'argent, en la dure misère des toutes dernières années de sa vie.

SOPHIE ARNOULD 201

lui

A BELANGER

Ce décadi 8 nivôse an 8 (29 janvier 1800).

Ah! mon bel ange, mon ami, vous êtes donc toujours le même pour la bonté, la générosité, quel bon cœur! Je vous remercierais bien, mon pauvre ami, mais quelles expressions employer !. . . elles seraient toujours au-dessous de ma recon- naissance, non pour l'argent mais le procédé. Ah ! combien vous faites de bien à mon cœur, me voilà pour cent ans de bonheur, si j'avais à les vivre. Cmsolez-vous, mon ami, j'ai encore quelques som et je n'ai pas besoin des deux louis que vous m'envoyez, dont je puis dire que vous vous dépouilez pour moi, car je sais quelle est votre position aussi, mais je garde cette pièce pour la nettre sur mon cœur et ne la quitterai qu'à la nort. Je sais la devise que j'y mettrai, ce sera me relique. Bonjour, mon bel ange, mon bon ange, mon véritable ami1 : croyez qu'il

1. Voici uiuinvitation à dîner de Bélanger vers ce temps à sa vieille Sohie, tout à la fois d'une chaleur amicale et d'une tournun passionnée un peu ridicule.

(Paris, ce 22 germinal an 8 (12 avril 1800).

« Ma femme t moi envoyons savoir des nouvelles de votre santé, bonne t très aimable Sophie, nous ajoutons à ce

202 SOriIIE ARNOULD

n'existe pas sur terre un être qui vous soit plus tendrement attaché, et plus inviolablement atta- ché que votre

Sophie Arnould.

Au 24, je serai chez mes bons amis chez toi, ta femme, et donnez ce jour à mon bonheur.

LIV

Quand Sophie disait à Bélanger avoir encore quelques sous, et garder cependant son double louis, sous le plus joli et le plus araoureux des prétextes, elle déguisait sa misère, sa misère confessée tout entière dans cette belle lettre du 1er pluviôse au VIII (21 janvier 180C) au ministre de l'intérieur, Lucien Bonaparte :

degré d'intérêt, que vous serez libre, le 8 de cette décade, et que vous nous ferez l'amitié de venir dîner, ce même jour, avec nous.

« Songez, notre Sophie, que c'est l'amitié et X bonne ami- tié qui vous invite, n'allez pas dire non, car c'est oui sur lequel nous comptons.

« Je vous embrasse de tout mon cœur, cel veut dire de de toute mon âme.

« Béanger. »

SOPHIE ARNOULD 203

« Paris, primidy l*T pluviôse an 8 de la République.

« Au ministre de l'intérieur Lucien Bonaparte,

« Citoyen ministre,

« Je me nomme Sophie Arnould, peut-être très ignorée de vous ; mais autrefois très connue au théâtre des Dieux.

Je chaulais ne vous déplaise.

« Je ne voudrais cependant pas, citoyen mi' nistre, user de votre temps, vous ennuyer d'un long préambule pour vous tracer mes vingt-six infortunes.

<r f avais déjà pris la liberté d'adresser ma plainte à notre premier consul1 ; mais je viens d'être avertie par un journal qu'il n'en devait

1. Déjà Sophie avait sollicité Barras ; elle écrivait à son secrétaire, dans une lettre datée du 30 prairial an VI (18 juin 1798) : « Oh ! vous rrCavez oubliée, très cher et trop aimable amy. Vous avez oublié Sophie, la sœur très aimée de votre plus ancien amy (Arnould). Je ne demande à notre cher Directeur qu'un tout petit rendez-vous. Dites-lui même pour le rassurer que ce n'est ni celui d'un courtisan ni celui d'une courtisane, quoi que la Renommée m'ait appHs de lui sur ce chapitre. Enfin, je veux le voir, comme parente ou comme amie, il pourra le refuser au premier, mais quant à l'autre j'ai fait mes preuves. Allons, je sais combien votre temps vous est cher, et combien l'emploi que vous en faites nous est précieux. Ainsi, je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps de mon bavardage. Ressouvenez-vous de Sophie, et recevez ici les témoignages de la sincère et constante amitié de S. Arnould. » (L'Amateur d'autographes du lor avril 1867.)

204 SOPHIE ARNOULD

connaître que par vous, mon ministre;... et je me suis dit : Sois contente, Sophie ; va ! c'est un cœur de famille ; conte-lui ta chance : et la voici tout comme je l'ai dit à votre aîné : Dès mes plus jeunes ans, et sans y être destinée autrement que par le hasard qui gouverne tant de choses !... vingt années de ma vie ont été consacrées au théâtre des Arts, ou quelques dispositions naturelles, une éducation soignée, de l'instruction, le tout cul- tivé, appuyé des conseils des gens de goût, savants, artistes, enfin, des gens justement célèbres : quant à moi, ] avais alors, pour recommandation, un physique heureux, une grande jeunesse, de la vivacité, de rame, mauvaise tête et bon cœur : voilà sous quels auspices j'ai été assez heureuse pour illustrer ma vie, et obtenir, avec une sorte de célébrité, gloire, fortune et beaucoup d'amis. Hélas ! aujourd'hui la chance est bien tournée ; quant à la célébrité, mon nom est encore cité avec un peu d'éloge avec ceux de Psyché, Thélaïre, Iphigénie, Églé, Pomone, en un mot, au théâtre des Arts... Quant aux amis, je puis dire que je les avais si bien mérités que je n'ai perdu que ceux que la mort ma enlevés, et ceux dont la hache dècemvirale m'a privés : il n'y a donc que cette inconstante fortune qui, sans rime ni raison, ma fait faux bond... et dans quelle circonstance encore ! lorsque je suis devenue trop vieille pour /'Amour et trop jeune pour la Mort. Voyez donc,

SOPHIE ARNOULD 205

citoyen ministre, combien il est cruel, après tant de bonheur, de se trouver réduite à un état si misérable, et après avoir allumé tant de feux, de n avoir pas aujourd'hui de quoi brûler un fagot dans ma cheminée ; car le fait est que depuis que la nation m'a couchée sur son grand livre, je n'ai plus ni coucher ni de quoi vivre : je ne demande pas la richesse, assurément, mais le nécessaire pour achever encore ma vie et éviter une vieillesse malheureuse ;j'ai de grosses charges, parce que dans les temps fortunés de ma vie, j'étais le soutien des infortunés de ma famille, cela devait être ; mais ma pauvreté ne leur rend pas la richesse. Enfin, citoyen ministre, je vous demande de venir à mon secours et de me con- tinuer ceux que mon ami, François de Neuf- chàteau, devenu ministre, m'a procurés : je dois cet hommage à son cœur.

« Dans l'état des secours qu'il donnait aux autres artistes, j'étais comprise pour une somme de deux cents francs par mois;... daignez me la continuer ; j'aurais bien encore une grâce à vous demander et dont la faveur a pour exemple ceux de mes camarades vétérans, auxquels elle a été accordée; c'est une représentation à mon pro- fit au théâtre des Arts ; mais s'il est vrai, comme on dit, qu'il faille que je me charge d'un rôle principal, que je me déguise en Thélaïre, Iphi- génie, etc., etc., etc. Oh! cela est impossible : ce

206 SOPHIE ARNOULD

serait me rendre aussi ridicule queMmQ Turcaret : En Vénus ! ma chère ! En Vénus !

«Enfin, citoyen ministr e, f attends de voustout ce que j'ai droit d'en obtenir, tout ce que le malheur attend d'une âme bonne et sensible comme la vôtre, vous êtes bien jeune pour me connaître, mais beaucoup de vos amis, de savants, de gens de lettres, d'artistes qui vous entourent, composaient autrefois ma société ; ils vous diront ce que c'est que Sophie... mais tels mentes qu'ils me donnent, ils ne vous diront pas assez, s'ils n'ex- priment, comme je le sens, les sentiments d' admi- ration, d'amour et de respect profond, dont je suis pénétrée pour ma patrie, nos lois et vos vertus.

« Sophie Arnould1. »

En même temps qu'elle adressait cette suppli- que au ministre, elle tâchait d'intéresser à la représentation à son profit son vieil ami Lebre- ton : « Je suis pauvre, lui écrivait-elle, comme un rat d 'église, et Dieu sait comme pré- sentement /....2 y> La représentation n'était pas accordée; mais Lucien Bonaparte voulait bien assurer le pain de la vieille Arnould, et en recevait le remerciement qui suit :

4. Collection de lettres autographes de feu M. le comte de Panisse. 2. Catalogue de lettres autographes, 5 février 1855.

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« Sophie Arnould Au citoyen ministre de l'intérieur.

« Citoyen ministre,

« Je vous salue et vous remercie de ce que vous venez de faire pour mes camarades et pour moi! tous, pauvres vétérans du théâtre des Arts, en assu- rant, d'une manière stable, le payement des deux cents francs par mois de secours provisoire qui nous avaient été précédemment accordés :ilne nous reste plus qu'à vous supplier de mettre le comble à cette faveur, en signant les états qui nous rassu- rent, et dont le Trésor a besoin pour les acquitter.

« Quant à la seconde demande, qui m'est per- sonnelle [de la représentation à mon profit au théâtre des Arts) à laquelle vous vous êtes refusé : citoyen ministre, j'attendrai, ainsi que vous me le faites présumer, des temps plus heureux pour ce spectacle, et sûrement alors la ridicide entrave qui existe de paraître en personne à une telle représentation pour l'obtenir, n'existera plus. « Salut et respects profonds,

« Sophie Arnould.

« Ce mardy, 19 ventôse an 8 de L. R. F. (10 mars 1800) *. »

1. Collection de lettres autographes de M. Chambry.

208 SOPHIE ARNOULD

Mais, en ces temps, les payements ordon- nancés n'étaient guère vite de l'argent payé, et Sophie avait encore besoin pour toucher intégra- lement ce secours d'écrire à Gellerier, adminis- trateur du théâtre des Arts :

« Du Paraclet-Sophie, commune de Luzarches, département de Seine-et-Qise, 17 messidor an 8 (6 juillet 1800).

« Vous m'avez promis, mon aimable et très ancien ami, vos services, vos bons offices relati- vement à mes intérêts, et je les réclame, car je me trouve dans une position si gênée, que je suis obligée de vivre comme une pauvre malheureuse1, de me cazanier et de me priver de tout : vous savez, mon ami, qu'il me reste diî sur le secours provisoire que je reçois présentement à la caisse de l'Opéra les deux mois arriérés, ventôse et ger- minai, vous devriez bien faire en sorte de me les faire payer ensemble : cela me profiterait mieux que par bribes, comme cela se pratique.

1. Elle n'est pas que malheureuse, elle est déjà bien malade. Moyreau, l'intendant de M. Saint-James, écrit à Bélanger, le 24 floréal an 9e (14 mai 1800) : « Madame Bélan- ger m'a peint la triste situation de Sophie, nous ne la ver- rons plus souper, et sa position me fait bien regretter la perte de ma fortune. C'est bien le cas de dire avec Horace : SU patientia lœvius quidquid corrigere est nef as, et de rappeler cette pensée profonde du même : Pallida mors, sequo pede, puisât pauperum tabernas regumque turres. Donnez-m'en, je vous en prie, des nouvelles, autant que vous le pourrez. »

SOPHIE ARNOULD 209

<c Et mon Dieu, mon ami, que je suis fâchée de vous importuner pour cette vilenie-là;... voilà ce que c'est! si je n'avais pas joui de tant de richesses autrefois, de tant de considérations qui font le charme de cette vie, je ne me trouverais pas aujourd'hui si malheureuse et si pauvre; mais! vieillir ainsi dans le besoin, dans la mi- sère, et être condamnée à toutes les privations, c'est bien mal achever sa vie ! si je pouvais chanter encore, je chanterais bien comme Lise, dans je ne sais quelle pièce de cette comédie ita- lienne :

Ça ri devait pas finir par là, Puisque ça commençait comme ça.

« Ah ! mon ami, il vous souvient peut-être encore de ce temps-là : c'était le bon temps au moins ! il y avait des esclaves à la vérité, mais ils étaient les nôtres ; au lieu qu'aujourd'hui nous ri avons que des cochons ; et tenez, mon ami, soit dit entre nous, je n'aime pas du tout ce genre ; je n'y trouve pas le mot pour rire ; tout ça ne vaut rien, tout ça me déplaît à un point que je ne puis exprimer.

« Je sais bien que quand on ri a pas ce quel' on aime, il faut aimer ce que l'on a; mais je ri ai rien, ayons de l'argent au moins !

« C'est ce que je vous souhaite, mon ami ; c'est aussi ce que je vous demande ; ainsi soit-iï ; sur

210 SOPHIE ARNOULD

ce, je vous salue et vous embrasse d'aussi bon cœur que je vous aime.

« Sophie Arnould.

« P. S. On dit dans nos hameaux que Bona- parte est de retour à Paris; partant, que la gloire et le bonheur le suivent ! écrivez-moi, mon ami, répondez-moi, fiît-ce un refus, au moins votre lettre charmera mes ennuis car une vieille bergère ri a pas beaucoup de quoi s'amuser l. »

Le 13 avril 1801, Sophie écrivait encore au ministre Chaptal :

« Sophie Arnould au citoyen Chaptal, Ministre de l'intérieur.

« Citoyen ministre,

« Je le vois bien, promettre, pour vous, c'est donner ; fai déjà ressenti les bons effets de vos bontés pour moi ; il est doux pour mon cœur d'avoir à vous en témoigner ma reconnaissance. Mon esprit serait bien plus embarrassé que mon cœur, si vous ne vouliez pas être l'interprète de mes sentiments ; en cette occasion, vous avez pro- mis à nos amis de me continuer vos bontés, de

1. Collection de lettres autographes de M. le marquis de Fiers.

SOPHIE ARNOULD 211

ne pas perdre de vue la pauvre Sophie ; fy compte.,. Vous m'apprenez trop bien à ne pas douter de vos promesses ; je vous dirai seulement sur mes besoins, citoyen ministre, qu'il y a ur- gence... J'attends le moment je pourrai vous voir pour vous témoigner de vive voix les senti- ments de ma reconnaissance, ainsi que de la parfaite considération que j'ai pour vous.

« Sophie Arnould.

« Paris, ce 23 germinal an 9 (13 avril 1801) ' »

Cette grave affaire des derniers jours de So- phie se terminait enfin par une somme de deux mille écus accordée en remplacement de la repré- sentation à son profit2 : et respirant après tant de tracas et de démarches, Sophie écrivait au citoyen Arnauld, chef de division au ministère de l'intérieur :

« Quant à moi, qui ne sais plus ce que j'ai été et qui ne saurais jamais Vêtre, j'espère aux bons

1. Collection de lettres autographes de M. Fossé d'Arcosse.

2. Dans une lettre de Chaptal à Cellerier, du 29 ventôse an IX, publiée \>&r Y Amateur d'autographes (1er septembre 1866), le ministre de l'intérieur, retirant, sur les observations de Gel- lerier, la permission déjà accordée de la représentation, disait : « Je chercherai d'autres moyens de concilier les intérêts du théâtre des Arts avec les besoins d'une femme célèbre, dont les longs services méritent des égards. »

212 SOPHIE ARNOULD

souvenirs, à votre bienveillance pour la veuve de Castor, Iphigénie, Thélaïre, qui, pendant vingt ans, régna sur le théâtre des Arts par les suf- frages qu'elle obtint du public, qui peut-être encore y règne par ses regrets, mais qui, nonobs- tant, n'a pas comme la cigale

Un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau.

« En conséquence, je réclame votre bienveil lance, votre justice pour me faire liquider de la somme d'environ cent louis, qui me restent dus sur les deux mille écus qui doivent m' être comités pour le remplacement de la représentation qui ma été accordée à mon profit au théâtre des Arts, et de convention faite avec mon ami Cellerier, l'un des administrateurs de ce théâtre, qui pourra vous attester le fait, le comment, le pourquoi, etc., car je ne veux pas abuser de votre complaisance, ni de votre temps par ces redites, sur lesquelles je ne cesse d'écrire et de réclamer depuis huit mois à peu près i. »

Mais ces malheureux cent louis, Sophie ne pouvait arriver à les arracher de la direction du théâtre des Arts. Dans une lettre, datée d'un an avant sa mort, dans une lettre indignée, l'an-

1. Revue rétrospective, vol. III, 1834.

.

SOPHIE ARNOULD 213

cienne maîtresse du salon de Paris qui avait été « l'atelier des artistes, le Parnasse des poètes * », maintenant réduite, comme elle le dit, à ne re- cevoir ses amis qu'entre les repas, reprochait durement à Cellerier d'avoir un peu trop oublié le temps il était un des soupeurs de ce salon.

« Paris, ce 14 brumaire an 10 (5 novembre 1801).

« C'est encore moi, mon cher Cellerier, qui re- viens à la charge, et bien contre mon gré assuré- ment, sur la demande juste que je fais relative- ment à ce gui me reste dit sur les deux mille écus que vous êtes convenu de me donner, pour indemnité de la représentation qui m'avait été accordée, pour être donnée au théâtre des Arts,

1. Voici une curieuse note attestant l'auberge gratuite que c'était pour les hommes de lettres et les artistes, la salle à manger de Sophie Arnould :

« Il est tard, il faut que je vous quitte, à moins que vous ne veniez souper avec moi.

« Où?

« Ici près, chez Arnould.

« Je ne la connais pas.

« Est-ce qu'il faut connaître une fille pour souper avec elle ! Du reste, c'est une créature charmante qui a le ton de son état et celui du grand monde. Venez, vous vous amuserez.

« Non , je vous suis obligé : mais comme je vais de ce côté je vous accompagnerai jusqu'au cul-de-sac Dauphin.

« Nous allons, et en allant, il m'apprend quelques plaisan- teries cyniques d'Arnould et quelques-uns de ses mots ingénus et délicats. » [Satire sur les caractères et les mots de carac- tère. Édition Diderot publiée par Tourneux, tome VI.)

214 SOPHIE ARNOULD

ainsi que le portait l'ordre du ministre de V in- térieur, tel que je l'ai présenté à l'administrateur, le comte Bonnet, ainsi qu'à vous. On dit que le cœur seul garde de longs souvenirs... Est-il pos- sible d'après cela, mon cher Cellerier, que vous me laissiez dans la perplexité je suis sur mes intérêts, quand on me dit qu'il ne dépend que de vous d'accélérer cette affaire commencée! Vous connaissez ma position, combien j'ai été frustrée de toute ma fortune dans la Révolution, que pour surcroît je suis au lit depuis sept mois, retenue par une maladie dont le danger est égal aux douleurs quelle me cause! Et votre sensibilité, votre cœur, votre âme restent insensibles aux malheurs, à la douleur d'une ancienne amie. Oh ! que je dirais bien comme Sully : « J'adore Dieu ; nous avons une manière d'aimer bien différente ; » mais seulement dans cette occasion qui fait aujourd'hui mon tourment. Quand je vous ai fait le sacrifice de la représentation dont je vous ai porté l'ordre du ministre, n'est-ce pas à l'amitié que j'ai fait un sacrifice, n'est-ce pas un sacrifice^ dans la position je me trouve, que d'avoir accepté deux mille écus, pour une chose qui, si elle eût eu sa pleine exécution, m'eût rapporté plus du double ! et je dis plus du double, parce que je puis le prouver encore! Et, au lieu de vous conduire en conséquence, vous me laissez éprouver, par votre silence, votre in-

SOPHIE ARNOULD 215

sauciance : vous me laissez, dis-je, éprouver cent mille difficultés, aussi affligeantes qu'humi- liantes. Il semble, en vérité, que je demande V aumône ! Cette conduite est mal d'un ami envers un ami. Elle est mauvaise aussi entre artistes : vous avez bâti des palais à la bonne heure, moi je les ai ornés par mes talents ! Vous voyez bien, mon cher Vitruve, que tout est relatif dans ce bas monde , et qu'il faut toujours quune main lave l'autre... Ainsi voyez donc à obvier à tous vos torts envers moi par une prompte répara- tion. Tachez de prendre de l'énergie, du carac- tère, quand il s'agit de plaider la cause de vos amis, et surtout quand il ne s'agit que d'une chose juste et de remplir vos engagements. Cette énergie, ce caractère, conviendraient autant à vos intérêts qu'aux leurs. Croyez-moi, quand on occupe une place comme la vôtre, mon ami, les petites considérations, les petits moyens, les in- certitudes rendent nul l'homme en place. Il fait mal à ses amis, et ses ennemis seuls lui font la loi. On veut ménager la chèvre et les choux, et Von perd tout... Ah ! mon Dieu, qu'un revers vienne fondre sur vous, perdez ou fortune, ou protecteur , ou place, vous verrez qui viendra vous secourir à pareil événement. Mon cher Cellerier, que je vous serve d'exemple ; vous le savez, vous m'avez connue au sein de ma gloire, vous avez vu mon salon servir d'atelier aux

216 SOPHIE ARNOULD

artistes les plus fameux, vous n'étiez pas des derniers, vous, sans compliment. Vous avez vu ce salon servir de Parnasse à certains poètes faits pour illustrer leur siècle, à des gens de lettres les plus renommés, à des érudits, aux grands seigneurs d'alors qui devenaient leurs protecteurs et leurs amis. Vous avez vu tout cela ; aujourd'hui, l'éclat est disparu ; mais... j'ai tou- jours la considération que je me suis acquise et les amis que j'ai mérités. La différence seule- ment qu'a mise l'état d'infortune à laquelle je suis réduite, c'est que présentement je ne puis les recevoir qu'entre les repas, puisque je ne suis plus riche que par les privations que je m 'impose. « Adieu, j' en ai trop dit peut-être : mais si vous êtes toujours mon ami, vous pardonnerez à la douleur et aux malheurs d'une amie, et vous don- nerez tous vos soins aux intérêts de Sophie.

« Arnould1. »

LV

A BELANGER

a De Liizarches, le 5 vendémiaire an 9 (27 septembre 1800).

Ah bien! chien d'enchanteur, vous avez donc tout à fait oublié cette pauvre Sophie, et votre

1. Collection de lettres autographes de M. Bardin.

\

SOPHIE AKNOULD 217

compagne aussi ? que c'est vilain, ça i ! ... je nai pas comme vous, moi,.: j'ai écrit de ma retraite à ceux qui occupent sans cesse mon cœur et ma pensée ! mais pas plus de réponse que de beurre... Si je ne m' étais pas amusée à être malade, dans mon lit, d'une g rosse vilaine fièvre bilieuse... moi qui nai pas de fiel, j'aurais écrit derechef, en réitérant... mais, bah!... ça vous est égal à vous autres bienheureux !

Au demeurant, j'espère que ce petit babillel ne restera pas sans réponse^ et que vous rassurerez votre vieille amie sur les sentiments d'amitié quelle a droit d'attendre de vous; s'il est vrai que vous usiez de représailles envers elle, car de loin comme de près, absente comme présente, heureuse ou malheureuse, vous n'aurez jamais une amie aussi dévouée, aussi tendre, aussi sin- cère que

Sophie Arnould.

i. Dans une lettre écrite de Paris., du 17 pluviôse an 8' (6 février 1800) à Bélanger, Sophie Arnould se plaignait de l'isolement dans lequel il la laisse, ainsi que sa belle com- pagne : « Comme on m'abandonne... Je sais que vous pouvez dire à cela : Eh, que ne vient-elle... Mais, comment, en cette déplorable saison, quand il fait des crottes comme il n'y en a pas... àpied... pas un bras seulement. C'est détestable... Mais eussé-je tous les trésors du Pérou, sans mes amies, sans mes amis, je dirais encore foin de la vie. Le gîte quelle a ici (l'hô- tel d'Angivilliers) est beau sans doute et agréablement situé, mais comme dit le proverbe : Belle cage ne nourrit pas l'oiseau. Et je suis cet oiseau... » Catalogue d'autographes du 31 jan- vier 1834.)

10

218 SOPHIE ARNOULD

P. S. Que font nos amis Bougainville, Sainte- Foy, etc., etc. Ah! comme ils me délaissent! comme ils ont oublié la pauvre Sophie. Ils sont passés, ces jours de fêtes !

LYI

A BELANGER

« Du Paraclet-Sophie, à Luzarches, 23 vendémiaire an 9 (15 octobre 1800).

Que votre lettre dernière est aimable, mon cher Bélanger ; ah! que l'on voit bien que tontes les phrases quelle contient ont été dictées par votre cœur et ornées des grâces de votre esprit ; je suis : lus touchée que jamais aussi des sentiments que vous me témoignez ; je trouve encore dans cette lettre un caractère de vérité, de sensibilité :, d'in- térêt, qui me charme plus encore que ï esprit dont elle est conçue. Ah! mon bel ange, cela me fait ressouvenir de notre bon temps... c'est par ces souvenirs que je me sais bon gré de la pré- férence que vous avez toujours eue dans mon cœur ; car enfin à vingt ans à peine, on peut bien se tromper et prendre son c... pour ses chausses... Non! c'est que la nature libérale envers vous de tous les dons qui donnent les

SOPHIE ARNOULD 219

plaisirs, vous a doué aussi d'un cœur bon et sen- sible. Je ne sais si c'est cette petite lacune que vous avez laissée sans me donner de vos nou- velles^ qui me rend plus sensible le plaisir d'en recevoir; mais tenez, mon bel ange, jamais mon cœur ne fut plus tendre, et je sens que je vous aime plus tendrement qu'on n'a jamais aimé !... Que votre femme ne s'avise pas de se mettre martel en tête sur ma déclaration, car je lui rive- rais son clou, et je lui dirais quelle en fait bien autant, que d'ailleurs moi il faut que j'aime davantage, puisque j'ai à aimer vous deux : et, quand elle en aura pris sa part, elle verra bien qu'il n'y en aura pas de trop pour mon ami : et puis, est-ce que mes cheveux blancs ne me valent pas une bonne calotte de plomb sur la tête qui m'avertit bien que printemps, plaisirs, amours, tout est passé pour moi. A propos de cheveux blancs, tiens, mon bel ange, je veux te gratifier, aux premiers jours de fan IX de la République, autrement dit 1800, de l'ère de nos vieilles amours, d'un petit bouquet de mes cheveux, ils ne sont pas d' un beau blanc encore, car j 'ai des restes de noir, de sorte que j'aurais pu représenter au temple de Mars, dernièrement, la cavale du grand Turenne, la pie... mais enfin, tels quels :

Les voilà, ces cheveux depuis longtemps blanchis ; D'une longue union qu'ils soient pour nous le gage. Je ne regrette rien de ce que m'ôta l'âge ;

220 SOPHIE ARNOULD

Il m'a laissé de vrais amis. On m'aime presque autant, fose aimer davantage : L'astre de V amitié luit dans l'hiver des ans, Fruit précieux du goût, de l'estime et du temps, On ne s'y méprend plus : on cède à son empire,

Et l'on joint sous les cheveux blancs, Au charme de s'aimer, le droit de se le dire.

Voilà ma façon de penser, comme disait, à tout propos, ce preux M. de Biron. Tu te le rappel- leras peut-être, quandil me disait, par exemple : Moi..., maréchal de Biron, je me lève le matin; en sortant de mon lit, je mets des bas gris, la culotte pareille, une robe de chambre de piqué blanc; je vais dans mon jardin voir mes fruits, mes arbres; je rentre chez moi; je me mets à mon bureau ou je ne fais rien... on m apporte mon déjeuner... voilà ma façon de penser.,. » Et moi, comme mon bel ange ne peut plus rien connaître de ma façon d agir, il faut bien que je retrace au moins ma façon de penser.

A propos de façon d'agir et de façon de penser, ta jeune compagne veut donc déjà se donner les airs d'avoir la maladie des vieilles! Quelle ne croie pas en tirer tant vanité! car celle-là est de tous les âges, et moi qui te parle, j' en ai été chiffonnée depuis celui de trente-trois ans jusqu'à celui de quarante, qu'il m'a fallu avoir recours aux eaux de Barèges, Bagnères, qu'il m'a fallu aller chercher par delà les monts... Je suis bien fâchée, pour ce moide à bon cœur,

SOPHIE ARNOULD 221

quelle souffre ainsi, mais comme elle est encore dans la vigueur de l'âge, elle en supportera.mieux les assauts du combat ; et, excepté les eaux de Ba- règes, les bains, mais bien modérément encore, cela ne fait que relâcher la fibre et gonfler les vais- seaux de certaine partie qui ne doit être tour- mentée par aucun excès. Éviter les ragoûts, les choses fortes, et beaucoup d' exercice àpied. Jamais de saignée que par les sangsues ! quand elle est indispensable ; alors elle sera immortelle comme son bon esprit et son bon cœur, dis-lui bien à cette bonne compagne de ta vie, que je l'aime bien et mieux que bien encore! Mais je lui en veux cependant un tantet de me laisser, comme cela, un si long temps sans me donner de ses nouvelles, des tiennes, des vôtres, en un mot, puisque l'amour et V amitié ont trouvé le secret de ne faire qu'un de vous deux. Pauvre moi! c'est bien différent, je suis impair : che sciagura d'esser senza coglione, et pourtant il me faut, comme le docteur Pangloss, me trouver dans le meilleur des mondes possibles : violée!... autant qu'on peut l'être... mangée! ... par les Bidgares, vieille! comme les rues, pauvre! comme Job. Tu vois que j'aurais tort de ne pas trouver que tout est pour le mieux. Je viens dans ma tanière pour y manger mes pois, mes fèves, mes choux. Voilà que la sécheresse les empêche de croître! que les vers se jettent sur ce qui reste en ter?*e,

222 SOPHIE ARNOULD

et que j'ai à peine du persil pour mettre sur une bosse au front,.. Tout cela fait pitié! heureu- sement que je ne suis pas autant sur ma bouche que sur mon cœur, car je s'rais ben à plaindre... Mais un p'tit peu d'pain sec et d'bons amis, voilà le bonheur! d'ailleurs, quoique j'aie été dans une jolie passe, dans le courant de ma vie, j'ai toujours bien vu, bien pensé, bien réfléchi qu'il n'y avait jamais de vie heureuse, qu'il y avait seulement des jours heureux dans cette vie, et même en pensant profondément, je croirais en vérité qu'on n'y a que des nuits heureuses, à cause de ce que tu sais bien, de cT aveugle.

A propos d'aveugle, eh bien! commencez-vous à voir plus clair dans vos affaires à Paris ?... On dit qu'on y parle beaucoup de la paix. Si elle pouvait nous arriver bientôt! quel bonheur! ... après nos échauffourées, si nous pouvions l'obte- nir ! En vérité, nous ne devrons ce bonheur qu'à Bonaparte ; pour moi, on en dira ce qu'on vou- dra, mais c'est un héros! tout ce qu'il a fait dans la Révolution est marqué au cachet du grand homme, même quand il a agi sous les ordres du directeur Barras... encore que l'on trouve cette tache en sa vie /... Mais examinons depuis /... quel génie, quel personnage extraor- dinaire ! qui dans la France eût fait ce qu'il a fait pour les Français, qui ? quel homme ? Avec une taille peu avantageuse et un extérieur peu

SOPHIE ARNOULD 223

imposant, qui aurait su, comme lui, donner tout à coup à la France l'impulsion qu'elle en a reçue, et que le plus puissant monarque, Louis XIV, si vous voulez, avec son beau physique, sa toute- puissance et la plus habile politique, eût vaine- ment tenté de produire ?... Quelle imagination vive! Quelle éloquence forte, persuasive, pleine de feu! Ma foi! c'est un homme, ou je ne m'y con- nais pas. Je sais bien que tout le monde ne pense pas comme moi : eh\ ma foil tant pis pour eux. Je crois qu'en Allemagne on le hait comme usur- pateur, et en Angleterre comme vainqueur... mais ceux-là ont leurs raisons pour ça! Mais un Français haïr Bonaparte, après le gouvernement atroce dont il nous a délivrés, ainsi que de tous les malheurs ensemble! On dit : Mais ce n'est plus une république! ... On dit aussi le roi Bona- parte, etc., etc. Eh! que m'importe, à moi, le nom... quand il m'est bien démontré que la per- fection d'une république est une chimère, et que la perfection dun despotisme est une horreur : que pour maintenir ces glorieuses chimères, il n'est point iïétat républicain qui n'ait eu recours à des moyens forcés, violents, surnaturels, une multitude de lois inexcusables, ruineuses, meur- trières : des républicains qui sont libres et qui cherchent toujours la liberté, qui veulent être tranquilles et qui ne le sont jamais! il n'y a d'innocents que les victimes! l'on n'a trouvé

224 SOPHIE ARNOULD

que des assassins, des bourreaux dans chacun de ses représentants! Nous nous sommes mal em- barqués! Nous avons cherché une contrée imagi- naire ! Voilà assez longtemps que notre vaisseau est battu de la tempête, que nous allons d'écueils en écueils... contentons-nous de n être pas brisés sur un rocher... Ressouvenons-nous des Ro- mains : le système républicain fut sa fable aussi; il fuyait le despotisme , et le despotisme fut sa fin... telle est la mauvaise constitution du gou- vernement républicain! il hait le despotisme, il veut affecter F égalité et la liberté, qui en est lares- source et le soutien dans les temps difficiles. Voyez, lisez V histoire de toutes les révolutions, celle de la république d'Athènes et de Rome, eh bien! ria-t-il pas fallu, pour se conserver, que souvent Rome oubliât qu'elle était république et qu'elle se soumît à des décemvirs... à des dicta- teurs, etc., des censeurs souverains, eh bien! nos trois consuls ont été nommés par le peuple qui n'en reconnaît qu'un, tant le gouvernement d'un seul est dicté par trente-cinq millions d'hommes! Mais que disent nos amis sur tout cela? Nous en connaissons d aucuns cependant qui ne sont pas bêtes! Pierrot1 et le Boiteux*- ont quelquefois chanté des paroles sur cet air-là avec

1. M. de Sainte-Foy.

2. M. do ïallevrand.

SOPHIE ARNOULD 225

l'ami de Thélaïre! Ce grand politique de nos cours et de nos jours, je ne crois pas, s'il vivait encore, qu'il ri eût pas ri à gorge déployée de nous voir jouer ainsi au roi dépouillé, à pet-en-gueule, à broche-en-cul, et aux Saturnales, etc., etc. Ces dîners dans les rues ! tandis qu'on ne lais- sait pas aux malheureux ni une bouchée de pain dans leur chambre, ni un sou pour en avoir ! C'est comme l'histoire de ton pauvre imbécile aux boucles de souliers, que l'on lui fait mettre dans la poche pour le mieux voler... Allons, allons, mon toujours bien-aimé, je suis en vérité honteuse de la longueur de ma lettre! mais je ne pense tout haut qu'avec toi ou Vami Darcet, et j'avais un besoin de te parler qui ne peut s' ex- primer. Je m'en régale, comme tu vois! il me semble que j e te parle comme si tu étais là; cependant ça n'est pas, car je t'aurais déjà cou- vert la face de cent baisers, mais bah ! un baiser au bout de ma plume, c'est comme de rien... eh bien! tiens, embrasse ta femme pour moi, qu'elle te le rende fort et ferme et je rêverai le reste.

Bien des choses de ma part à ?ios amis Saint e- Foy, Bougainville, le bon Serva, etc., je dirais presque l'aimable Talleijrand. Ne m'oubliez pas non plus auprès de MmG Desentelles, à laquelle je souhaite bonheur et santé, santé surtout.

Je n'ai pas reçu les livres que tu m! annonces et que je recevrai avec reconnaissance , je les attends.

226 SOPHIE ARNOULD

LVII

A BELANGER

Du Paraclet-Sophie, ce 6 nivôse an 9 (27 décembre 1800).

J'ai reçu une lettre de vous, mon bel ange, bonne, douce, aimable comme vous, qui a mis la joie dans mon cœur, par des témoignages d'atta- chement que vous m'y donnez, qui non seulement me donnent courage à supporter la vie solitaire et les privations, auxquelles je me vois forcée1 par la perte de ma fortune, suite fâcheuse du malheur des temps et des circonstances et des événements si horribles, si multipliés vers la fin de notre siècle, etc.; mais encore cous y faites renaître dans mon cœur la consolante espérance. Enfin, j'ai été heureuse, j'ai répondu à votre lettre dans le même moment, en vous remerciant bien de l'envoi des deux livres! que vous m'y annonciez et que j'ai reçues aussi... Tout cela est bel et bon, mais! il y a déjà quelque temps de cela, et l'ennui me prend de n'avoir pas reçu de vos nouvelles depuis; et l'événement qui vient

1. Dans une lettre du même temps adressée à Quêtant : « Cela fait pitié ! » dit Sophie parlant de son dénûment et des contrariétés de sa vie. (Catalogue d'autographes 21 juin 1835.)

SOPHIE ARNOULD 227

d'arriver à Paris, me rend encore plus argent le besoin d'en savoir : ainsi, mes amis, donnez-m'en. J'envoie exprès ma femme de chambre chez vous pour m' en rapporter de. plus certaines ; je ne vous demande autres nouvelles, que des vôtres... et s'il ne vous est rien arrivé, si le hasard ne vous a pas attirés, ainsi que vos affaires, dans le quar- tier où est arrivée cette abominable catastrophe ; s'il nest personne de mes amis, des vôtres, de victimes*. Ah! bon Dieu, quels gens abomi- nables ! . . . Quel expédient contre un seul homme ; eh! quel homme encore!.-, auquel nous devons la paix, le bonheur dont nous jouissons; tenez, mes amis! j'enrage de mon impuissance contre de tels scélérats : mes fils, aux armées, mon hussard vient bien de nous venger à l'armée du Rhin contre les Autrichiens. Lui et ses compagnons d'armes, s'entend! viennent de leur faire mordre la poussière ; dans la dernière affaire qui s'est passée à Hébétenden et Malskerden, passé le défilé de Saint-Christophe, ils ont pris à ces cruels ennemis un parc d' artillerie de 87 pièces de canon et 200 caissons pleins de munitions ; leur perte en hommes est de 16 à 17,000 hommes tant tués que blessés et prisonniers , et sans exa- gération! car le commandant de la place de Munich, à ce qu'ajoute Bra?icas, ont été em- menés les prisonniers, en a déjà compté lui" même 9,800, et tous les jours on en amène de

228 SOPHIE ARNOULD

toutes parts. Les bois sont pleins de gens, de che- vaux égarés, et quine savent aller , les chemins sont jonchés de leurs cadavres et de leurs blessés; on n'a pas assez de voitures pour transporter ces derniers. De notre côté, Brancas évalue la perte à 3,000 hommes ; il m'ajoute : Ce n'était pas une bataille, c'était une boucherie. Chariot, notre prince de Ligne, est pour la troisième fois de sa façon du nombre des prisonniers ; c'est un petit service d'ami, apparemment, qu'il a du rendre à notre ami... mais chut! point de plai- santerie! Taisez-vous, Sophie, d'autres temps ! d'autres soins ! au demeurant, pour en reve- nir à nos moutons ! les ennemis ont perdu deux généraux et deux prisonniers . Notez encore notre brave hussard, qui peut dire comme La Rissole du Mercure galant : « J'ai même à leur mort un peu contribué. »

Notez que toute cette perte des e?inemis tombe sur les meilleures troupes et soldats d'élite, tous bataillons de grenadiers! Ils venaient nous atta- quer et nous aussi, nous étions nous autres sur la droite [le 9e de hussards), nous avons bien attaqué, bien défendu, avec de grands succès, sans perte, sur les hussards de Granitz, troupe tant aguerrie, tant renommée, etc., etc., etc.

« Je vous embrasse bien tendrement, séchez vos pleurs, ma tendre et bonne mère, faites part, je vous prie, de cette grande et bonne nouvelle à

SOPHIE ARNOULD 220

tous vos amis. Comme vous mettez toujours le citoyen Bélanger à leurs têtes, ainsi que son aimable et spirituelle épouse, chargez-vous en même temps de me rappeler à leur souvenir, amitié bien tendre au mari, mes respects et mes hommages à la femme, et si vous voulez, an tantet de ressouvenir du hussard aux aimables femmes de leur société. » C'est dit, le papier me manque, et je nai plus que la place que je voudrais occuper dans votre cœur! poiir vous dire que vous comptiez jusquà son dernier sou- pir sur celui de votre bien aimante Sophie.

P. S. Mme Bélanger devrait bien me donner plus souvent de ses nouvelles! Elle qui a si bon cœur, ne doit pas oublier les malheureux1.

LVIII

A BELANGER

Du Paraclet-Sophie, le 16 pluviôse an 9 (6 février 1801).

En vérité, mon bel ange, il y a trop longtemps que vous ne m'avez donné de vos nouvelles, ainsi que celles de voire femme, et je ne vous pardonne pas, à l'un et à l'autre, d'oublier ainsi la pauvre solitaire. Je ne vous en ai pas plus tôt fait les

i. Collection de lettres autographes de M. Chambry.

230 SOPHIE ARNOULD

reproches, parce que depuis un mois je comptais, de jour en jour, aller à Paris et vous chanter une pouille de la bonne sorte sur l'air et les paroles de

Lise « Peut-on affliger ce qu'on aime. » Cent

mille obstacles se sont opposés à l'exécution de mon projet ; toutes les intempéries de la saison, quoique à proprement parler nous n'ayons pas eu l'hiver encore, pas de gelée, dont bien me fâche, vu le besoin qu'on en a pour tuer les in- sectes qui ont tout mangé F année dernière, ce qui nous a privés de fruits, de légumes, etc., de toutes sortes pour mes provisions d'hiver, car on ne dit plus de carême. Voilà pour le mauvais temps... ensuite j'ai été retenue, d'une autre part, par le manque d'espèces î... de celles sans lesquelles on ne peut rien faire dans ce bas monde. J'aurais été à Paris, fort bien! mais je n'aurais trouvé ni vin, ni bois, ni de tout ce qui est de première nécessité pour exister, ce que je trouve ici en me chauffant de mon bois, et buvant le vin du cru... crud... comme tu dis fort bien ! mais enfin je m en contente, car je suis comme Madelon :

Ce n'est pas cela

Cela qui me met en peine.

Je ne suis pas sur ma bouche, comme tu sais bien encore, mon bel ange. Voilà déjà bien assez de raisons que je te donne, mon ami, pour que

SOPHIE ARNOULD 231

tu juges qu'il n'y a pas de ma faute. Mais vous autres!.., quelles sont celles que vous me don- nerez pour me prouver que vous n'avez pas tort d'être restés si longtemps sans me donner de vos nouvelles, hein, dites ? Moi, c'est dit, je n'ai pu écrire, parce que je devais aller en personne voir mes amis, et de ce nombre mon bel ange est tou- jours à la tète, ainsi que son aimable et spirituelle compagne, surtout depuis que les deux ne font qu'un, car auparavant je disais bataille... Enfin, suffit ; n'allons point à Paris. Pour en revenir à mes moutons, j'avais à t' écrire et à mander à ta femme que j'avais mille choses à lui dire, com- pliments... c'est bien leste... au fait, c'est de la part d'un hussard, mais ce hussard est mon fils, et il sait comme il faut parler aux dames ; en conséquence, il me charge d'hommages respec- tueux pour Mm0 Bélanger, témoignage d amitié bien tendre au mari, et puis un tantet de galan- terie aux belles et gentilles dames avec lesquelles il a eu l'honneur et le plaisir de se trouver chez eux. Ainsi, tenez-vous cela pour dit, mes amis. Ensuite j'ai à vous dire encore que mon hussard, mon cher Constant, m'avait écrit derechef trois ou quatre lettres, toujours chargées des choses les plus aimables pour Mmo Bélanger et le bon com- pagnon de sa vie, il entre dans les détails les plus précis sur l'affaire du 24 frimaire qui nous vaut la paix aujourd'hui, ce que j'espère, et dont

232 SOPHIE ARNOULD

Brancas s'est retiré chargé de gloire et sans bles- sure slquoiqii il ait fait à lui seul plus de 400 pri- sonniers, dont notre grince de Ligne est du nombre, qu'il ait eu tant de chevaux tués sous lui, en un mot qu'il ait fait le diable à quatre... Bref, le chef de brigade de son régiment n'a pas été si heureux, car il a été tué sur le champ de bataille, ce qui a nécessité Brancas de prendre le com- mandement, ainsi que cela se pratique. Il s'agis- sait, d'après cela, de mettre promptement les fers au feu et de solliciter cette place pour notre en- fant, place qui lui revient de droit, sans compter qu'il l'a bien méritée par ses bons et loyaux ser- vices. En conséquence, Brancas pense tout de suite à écrire à sa mère, en l'engageant de s'adresser à tous ses amis pour F aider dans ses sollicitations, et à l'ami Bélanger surtout, qui dit connaître quelques-uns des entours dit premier consul ou du général en chef de l' armée, le général Moreau. Sur ce, dans le même moment je t'ai écrit et comptais te faire porter ma lettre par ma femme de chambre ; point du tout, elle est tombée ma- lade et puis est survenue l'affaire abominable de la rue Nicaise... J'avais écrit précédemment à mon ami Decombes, du ministère de la guerre, au citoyen Pétier, mon ami aussi, conseiller d'État à la guerre, à un autre ami encore, le ci- toyen Darif, commissaire des guerres, secrétaire général du ministre de la guerre. Ces deux der-

SOPHIE ARNOULD 233

nier s sont à l'armée d'Italie, ainsi néant. Le premier ami, le citoyen Decombes, après avoir rempli sa tâche en ami. ma conseillé d'écrire directement auministre i, parce que, in9 ayant nom- mée à lui, il paraissait se rappeler avec plaisir et mes talents et ma personne et l'amie de feu son père ; j'ai écrit, j'ai eu une réponse honnête et conseil de ni adresser au premier consul que cela regardait seul. M. de Laurag liais étant à Paris, je lui ai mandé tout cela, et il a fait avec grand intérêt, grande activité, tout ce qu'il était en son pouvoir de faire. Il a trouvé en son chemin un homme qui nous sert mieux que tous; c'est le petit Morel, qui se trouve être l'ami intime du général Moreau et de sa femme qu'il ne quitte pas, et c'est du général Moreau que dépend la place que demande Constant Brancas, chef d'escadron au 9e régiment de hus- sards, armée du Rhin. Ainsi vois, mon ami, ainsi que ta femme, si vous pouvez nous servir l'un et l'autre en ceci : ta femme connaît peut- être aussi la femme du général Moreau. Tu con- nais Morel, ainsi voyez, je compte sur vous, mes amis : je vous le dis sans plus de façon parce qu'en amitié c'est ainsi qu'on en use... La lettre je vous mandais tout cela, devrait vous être parvenue depuis plus de trois semaines ; un qui-

1. Sophie écrivit au ministre, le 14 nivôse an IX ( 4 janvier 1801.) Catalogue d'autographes du G juin 1849.

234 SOPHIE ARNOULD

proquo a fait qu'elle n'a pas été remise. Ce que je vous mande ici serait de la moutarde après dîner, s'il n'était pas temps encore de solliciter le général Moreau ; mais j'apprends dans l'ins- tant, par une lettre de M. de Lauraguais, que le premier consul a répondu au général Lacuée, du conseil d'État au département de la guerre, ami du premier consul et aussi d'Henriette (Mme Saint-Leu, cette fille de Mme James), que lui, premier consul, ne ferait aucune nomina- tion, aucun remplacement, que d'après le tra- vail qu'en aurait fait le général Moreau. Ainsi, mon ami, te voilà au courant de cette affaire ; dis à ta femme que je lui rends tous mes droits maternels pour faire un colonel de ton jeune et pourtant bien ancien ami puisque c'est le fils de ta Sophie.

Adieu, je vous aime bien, encore mieux que bien, mes amis, croyez-en le cœur de votre

Sophie Arnould.

Embrasse bien tendrement ta femme pour moi et vous, madame, toutes les fois que vous ferez ces choses, faites-les en mémoire de moi.

P. S. Que fait le bon Moyreau ? Comment se porte-t-il? il y a u?i siècle que je n'ai entendu parler de lui ; il n'a répondu qu'à une lettre de moi, et je lui ai écrit quatre fois au moins de-

SOPHIE ARNOULD 235

puis ce temps; je ne sais si c'est ma faute, si je mets mal l'adresse... Celle qu'il a reçue, je l'avais envoyée par quelqu'un; la poste est bien peu exacte ici... En serait-il de même à Paris? ou notre pauvre ami serait-il malade ? Donnez- moi de ses nouvelles et des tiennes, le tout bien vite.

Je profite des douceurs de la saison pour faire remuer mes terres et replanter les bois que j'ai fait abattre pour manger, quoique ce soit un mets bien dur ; eh bien l tout cela est fricassé et même digéré ; qu'y faire, il faut vivre primo *.

1. Le Paraclet-Sophie, dont il ne semble plus rester que des arbres superbes et une pièce d'eau, avait été acheté par Sophie Arnould, avons-nous ditf, en 1790. Voici, sur l'achat, les renseignements que veut bien me transmettre M. Hahn, greffier de la justice de paix à Luzarches. Le domaine de Ro- quemont, que les religieux du tiers ordre de Saint-François avaient reçu en donation, le 12 mars 1652, de René Coiffer, fut possédé par eux jusqu'au fameux décret de l'Assemblée natio- nale du 31 mars 1790, qui déposséda l'ordre. Le 20 décembre de la même année, Roquemont était vendu par les adminis- trateurs du district de Gonesse au citoyen Jacques Mughier, qui fit aussitôt déclaration de command au profit de Made- leine-Sophie Arnould, par acte privé devant M0 Boucher, notaire à Luzarches.

Le 21 mars 1793. Sophie Arnould passait un acte chez Me Boucher, par lequel elle revendait une partie de ses terres, vignes et prés à elle adjugées, trois ans auparavant.

La propriété qui peut-être n'avait pas été payée par la chanteuse, et sur le fonds de laquelle Jacques Mughier avait conservé des droits, était définitivement acquise par lui, le 13 germinal an III (3 avril 1795). Depuis, ce domaine était revendu en 1809, en 1819, en 1822, en 1826, en 1837, en 1867, année il était acquis par M. Boucher, sénateur, le petit-

236 SOPHIE ARNOULD

LIX

A BELANGER

Ce 1er ventôse an 9 (20 février 1801.)

Je suis à Paris, mon bel ange, vous savez quelle perle j'ai faite et l'ami que j'ai à regret- ter v l... mais vous êtes et serez toujours le plus avant dans mon cœur; en conséquence , j 'ai be- soin toujours de vous voir et de me savoir aimée de vous... Les temps ont été si mauvais, depuis quatre ou cinq jours que je suis à Paris, que je n'ai pu trouver les moyens de nous voir : j'ai été aussi consoler, ou pour mieux dire pleurer avec les amis qui me restent, celui que nous avons perdu. Enfin me voilà, mon bel pauvre ange, je veux vous voir tous deux, ta femme et toi ; dis-

fils du notaire en l'étude duquel avaient été passés les actes de 1790 et de 1793.

A la mort de Sophie Arnould, le 22 octobre 1802, les scellés étaient apposés, à la requête de son frère, sur les trois cham- bres restées sa propriété, ou du moins dont le mobilier lui appartenait. Le 23 octobre, opposition était faite par son fils Dioville-Brancas et son gendre Murville. Les prétentions de Brancas et de Murville, agissant au nom des enfants qu'il avait eus d'Alexandrine Arnould, étaient repoussées, et un arrêt du tribunal de première instance du 22 frimaire an XI (13 décembre 1802) rejetait leurs demandes, les déclarant en leur qualité d'enfants naturels, inaptes à hériter.

1. Darcet. le chimiste. Yamy Darcet, comme l'appelle Sophie, mort le 12 lévrier 1801.

SOPHIE ARNOULD 237

moi le jour, et cela bientôt, car j'ai très peu de temps à rester ici. Bonjour, mon toujours bien- aimé. Je te donne un baiser sage et doux ; don- nes-en un autre à ta manière à ta campagne, mais à l'intention de ta Sophie,

LX

A BELANGER Paris ce 26 germinal an 9 (16 avril 1801).

Que le diable emporte les méchants qui vien nent sans cesse troubler le repos, le bonheur des bonnes gens! C'est avec bien du chagrin, mes bons amis, que je viens d'apprendre que ces vilaines gens de votre terre d' Ormesson viennent vous tourmenter et intenter appel contre les jugements qui ont tous été en votre faveur... Dites-moi, informez-moi bien exactement en est tout cela, et si bientôt vous n'aurez pas bonne justice de ces perturbateurs. Tenez je ne décolère pas contre tous les événements, contre les gueux dont on est assailli, et qui viennent comme ça vous bouleverser la tête,. Et moi aussi je suis tracassée, non pour le bien qu'on veut me reprendre, car je n'ai rien... et que je puis défier sur cela les plus fameux filous!... mais j'ai une charge bien pénible dans cette petite

238 SOPHIE ARNOULD

Murville. . . On veut me la rendre encore du der- nier endroit j'avais été trop heureuse de la placer ; sais-tu si ta femme, mon aimable, ma spirituelle amie, a eu une réponse quelconque de son ami Vigier ? En tout cas, je me recom- mande sur cela à son bon esprit comme à son bon cœur. J'en étais de ma lettre, lorsque je reçois le billet de mes amis. Je suis bien charmée d' apprendre de leurs nouvelles ; mais f aurais désiré qu'en même temps ils m'eussent appris de celles de ce maudit procès. Quant à moi, je fais une consultation aujourd'hui sur ma santé, et verrai à faire tout ce qui dépendra de moi pour ne me point brouiller avec elle... mais malgré mon courage, je sens qu'il se fait un combat dou- loureux entre mon moral et mon physique. J'y veux remédier, puis qu'aujourd'hui la santé que je possède est le seul bien qui reste à la pauvre

Sophie Arnould.

P. S. Je ne vous promets pas d'aller le 5 de la décade prochaine , comme vous m'y invitez, mais si je ne peux aller manger votre dîner, j'irai tou- jours vous manger de caresses, avant de retourner dans ma chaumière manger mes choux. Embras- sez-vous pour moi l'un et l'autre, aussi tendre- ment que je vous aime.

SOPHIE ARNOULD 239

LXI

A BELANGER

Paris, ce 13 floréal an 9 (3 mai 1801).

Que vous êtes donc bons, mes amis! que vous êtes bon, mon bel ange! quel bon cœur ! que je me sais gré de la préférence que vous avez tou- jours eue dans le mien sur tout ce qui existe au monde. Si vous saviez combien je suis sensible à vos offres si obligeantes. Oh ! toi qui savais si bien lire dans mon cœur ! toi qui savais si bien 7n' entendre, je laisse à ton cœur le soin de devi- ner le mien : il est toujours le même pour toi, de tout moi, tiens, mon ami, il n'y a que ma gaine de changée, ma santé est toujours bien dolorée. Les savants Esculapes, Pelletande l'Hô- tel-Dieu et Boyer de la Charité ont fait leur vi- site1 et trouvent que j'ai à avoir courage et cons- tance.

Le docteur Michel doit suivre cette cure, et nous verrons! me voilà comme le Valcin des Fausses

1. L'Arnoldiana dit : Sophie Arnould était attaquée d'un squirrhe au rectum, qui lui était survenu à la suite d'une chute. Un jour qu'elle avait rassemblé plusieurs docteurs pour examiner le siège secret de ce mal douloureux, elle dit: « Faut-il que je paye maintenant pour faire voir cette chose- là, tandis qu'autrefois... » \

240 SOPHIE ARNOULD

infidélités, j'attends ; c'est bien cher pour une fille de cœur, quand la paix s'annonce si bien dans nos Pays-Bas, de voir l'ennemi venir s'établir dans les siens.

Ça ne devait pas finir comme ça.

Eh ! Sophie méritait un meilleur sort. . . Encore la pauvre bête... mais bernique... eh bien, quand je m'en désolerais! à quoi cela m' avancer a-t-il ? ma foi, je prends mon parti en brave, au bout du fossé la culbute. Quoi qu'il en soit, je vais me soigner et guérir, si c'est le bon plaisir de ces messieurs.

J'accepte ce que vous me proposez, mes amis, et au besoin je vous le demanderai, puisque vous en ordonnez ainsi. Portez-vous bien, aimez-moi toujours, c'est le spécifique le plus souverain que je connaisse à mes maux ; quel bonheur plus grand d'être aimé de ce qu'on aime, moi je vous aime et scelle cet aveu d'un baiser bien tendre.

Sophie Arnould.

P. S. Je n'ai pas vu encore le beau, le bon Vigier, il m'a promis de venir me voir, et j'y compte. Comme je garde la chambre, je compte bien vous voir, mes amis, le matin ou le soir, quand vous en aurez le temps, car je sais com- bien vos occupations sont grandes, et qu'au temps on ne devrait avoir à penser qu'à son repos,

SOPHIE ARNOULD 241

il faut travailler pour vivre : Ah ! c'est bien gentil ça !... moi, je vais travailler à raccommoder mon cuvier puisque les dieux en ordonnent ainsi : cela ne me ser drapas à grand' chose. . . mais enfin, on ne sait ce qui peut arriver. La fin de ce siècle a été si féconde en miracles que le commencement d'un autre peut avoir ses prodiges. Allons, bon- jour, bonjour, mon pauvre ***, je t'aimerai jus- qu'à la mort et je veux vivre encore bien long» temps1. Couche toujours bien avec ta femme, car c'est de discontinence que j'ay mon mal... on ne s' en serait pas douté, n'est- ce-pas? Eh bien, c'est peu certain comme ça que je guérisse, et nous verrons...

LXII

A BELANGER

Paris, ce 29 floréal an 9 (19 mai 1801).

Bonjour, mes bons, mes sensibles, mes gêné» reux amis. intérêt que vous avez pris à moi, les soins si tendres que vous m'avez prodigués m'ont rendue à la vie, et c est pour vous annon- cer le miracle qui s'est opéré sur ma santé, depuis quatre jours, que je vous trace ces lignes. D'après la visite dernière du citoyen Boyer, chirurgien

1. Collection de lettres autographes de Goncourt.

11

242 SOPHIE ARNOULD

tant habile, le squire est tellement dégagé de cette humeur dont il était enveloppé, qui en aug- mentait la masse, les douleurs et le danger, que de concert avec le docteur Michel, monmédecin, ces fameux Esculapes chantent presque victoire, et moi, qui me sens débarrassée de ces douleurs exécrables et continuelles que fax éprouvées pen- dant dix-sept jours , sans avoir une minute de repos, vous entendez bien, mes amis, que, douée encore de la voix et du talent que vous m'avez connus, je mêle à ces chants de victoire mes accents les plus doux. Je leur dois ce repos, cette cessation de tourments, et pourtant j'aime à croire, mes amis, que le bonheur que m' ont procuré vos soins, vos tendres sollicitudes, en a fait plus que tous les docteurs, les topiques, les bains, les lotions, etc., etc., etc., enfin tous les remèdes pos- sibles. Jugez, d après cela, de latendresse,de l'ami- tié, de la reconnaissance de votre tout aimante

Sophie Arnould.

P. S. Je ne vous en écris pas plus long, parce que l'attitude que je suis obligée de prendre pour éviter les douleurs n'est pas très commode. N'im- porte, couchée ou debout, je ne veux pas clore ma lettre sans vous embrasser tous deux aussi tendrement que je vous aime.

Un petit souvenir d'amitié pour Sophie à cette bonne amie, Mme Juot.

SOPHIE ARNOULD 243

Je n'ai point vu cet aimable, ce bon, cet excellent M. Vigier, comme vous me l'aviez promis. Dites-lui de ne pas oublier ce dépôt précieux qu'il a commis à ma garde, en attendant mieux. C'est cette Clémentine, fille de Murville, dont je veux parler. Je voudrais bien qu'elle fût déjà rendue à l'auteur de ses jours... Amen.

LXIII

A BELANGER

Paris, ce 11 prairial an 9 (31 mai 1801).

Bonjour, mes bons amis. J'ai toujours des dou- leurs cruelles; mais les remèdes me font des miracles l... Ainsi, il n'y a que courage à avoir, disent mes Esculapes. Ce qui m'en donne plus que tout au monde, c'est de me savoir aimée de vous, et que la vie que je cherche à conserver vous intéresse ! ... Aimez-moi toujours et ne me plaignez plus tant, car je suis heureuse en ce moment : je viens de recevoir une lettre de mon hussard, de mon Constant, de ce fils tant chéri par moi, et qui mérite si bien toutes mes ten- dresses. Et comme s' il eût deviné toutes vos bontés pour moi, quels amis j'ai entre le mari et la femme, il me dit des choses si particulières pour vous, il me charge de le rappeler à votre sou- venir d'une manière si distinguée, avec des

244 SOPHIE ARNOULD

expressions si amicales, si tendres que je ne peux les exprimer. Tenez-vous donc pour dit, mes amis, que jamais il n'y a eu des sentiments plus tendres pour vous que ceux du fils et de la mère.

Sophie Arnould.

P. S. Si les douleurs ne me faisaient pas quitter la plume aussi souvent1, j'en aurais bien plus long à vous dire, mais ces dames sont impé- rieuses et il faut leur obéir. Cependant, je ne puis passer sous silence les hommages et les témoi- gnages de respect et d'attachement qu'il a voués à Mme de Breteuil.

LXIV

A BELANGER

Paris, 29 messidor an 9 (18 juillet 1801).

Bonjour, mon bel ange, bonjour à vous, sa bonne compagne... Tiens, mon ami, voilà tes

1. C'est cette année-là, sans doute, dans ces douloureux mois, qu'elle écrit au comte Daru une lettre datée de son lit la clouaient la maladie et la souffrance.

Mais parlons, lui dit-elle, en sortant de la lecture de son épître à Delille, du bonheur que m'a procuré la lecture de votre épître. Combien elle a fait de bien à mon cœur ! Quels doux souvenirs sur ce bon compagnon de ma vie, de mes beaux jours. Ah ! si l'on pouvait deux fois naître, j'irais à vous et je vous dwais : Gentil Bernard, soyez des nôtres.

Causeries du Lundi par Sainte-Beuve : t. IX, Article Daru.

SOPHIE ÀRNOULD 245

bouteilles vides, et pour la seconde fois... Tu vois que je donne un peu dans la boisson. C'est un plaisir honnête, disions-nous autrefois ! Mais que veux-tu? puisqu'il m'est interdit de m' amuser depuis les pieds jusqu'à la tête. Ah! qu'est-ce que c'est que de nous! Pauvre moi!... Ils sont passés, ces jours de fête. J'en suis fâchée, en vérité, car tout ça était bien gentil. Allonsl allons! avec du bon esprit et du courage, d'autres bonheurs les remplaceront ; de la gaieté, de la santé... Je ne possède pas encore cette dernière, mais ça vien- dra; fy fais mon possible, et je crois que j'y parviendrai, car, quoique j'aie toujours de fortes douleurs, mon mal diminue sensiblement . Ce brave Esculape Boyer, qui visite cela du doigt et de l'œil, est assez content, ainsi que le docteur Michel. Quand je dis à ce dernier que f ai pour- tant encore des douleurs assez cuisantes, il dit qu'il faut que cela soit comme ça. Bene sit donc...

Quel temps il fait, mon ami! il me fâche pour les malades et pour les maisons de cam- pagne, car on ne peut guérir les uns ni visiter les autres.

A propos de maison de campagne, si ma belle amie avait besoin d'un meuble de Perse pour Santeny? Tu sais que j'en ai un assez beau, qui est bien à ses ordres : il est composé d'un canapé et de huit grands fauteuils. Je crois qu'il lui

246 SOPHIE ARNOULD

conviendrait. Pour moi, je n'y tiens pas du tout; je n'en ai pas besoin. Il est à Paris, ce n'est pas la place d'un meuble de Perse, quoi qu'faut pas tant s'gouailler d'ia Perse. Ma belle me don- nerait, pour le remplacer, quelques vieux fau- teuils à elle, quelques chaises,... presque rien, car pour ce que je fais de tout cela à présent, ça ne vaut pas la peine d'en parler,... et puis elle me ferait tant de plaisir si elle l'acceptait... Tiens, mon bel ange, je dirai foin de toi, si tu ne par- viens pas à le lui faire accepter : c'est une gue- nille, il n'y a que la singularité de la toile qui vaille. Tu sais, c'est de cette Perse, de ces Marna- mouchis qui étaient à Paris il y a douze ans. Je ne sais plus leurs noms. Tiens, mon bel ange, tu devrais, sans tant de façons, faire prendre le meuble ici, tout de suite, et puis le faire trans- porter à Santeny. Là, ma belle, bonne, tendre, spirituelle amie le trouverait, et cela serait char- mant! Fais cela, mon bel ange, et tu m'auras encore fait bien du plaisir en ta vie... Tu sais combien nous nous en sommes fait parfois : eh bien, ça en sera un petit souvenir ! Tu vois comme j'en agis avec vous autres et comme j'ai recours à vous au besoin. Faites de même; j'y compte. Tiens, mon ami, cela me fera grand plaisir. D'ailleurs, entre amis, il n'y a pas à se gêner. Je vous ai montré l'exemple. . . Bonjour, mes bons amis ; embrassez-vous bien tous deux pour votre

SOPHIE ARNOULD 247

bien aimante Sophie , et toutes les fois que vous ferez ces choses, faites-les en mémoire d'elle, c'est ainsi que le dit la Sainte-Écriture.

Sophie Arnould.

P. S. Je n'ai pas encore vu ce bon Vigier, et j'ai toujours cette Clémentine...

J'ai reçu hier des nouvelles de mon Constant, qui vous fait mille millions d'amitiés. Il se rap- pelle toujours avec bien du plaisir de l'aimable Mmo de Breteuil.

LXV

A BELANGER

Paris, ce 14 thermidor an 9 (2 août 1801).

Bonjour, mon bel et bon ange, bonjour, com- ment vous va tous deux, ta femme et toi ? Je ne vous demande pas êtes-vous heureux9, car qui l'est, ou qui peut l'être par le temps qui court? hormis les fripons, les gueusards, les insou- ciants! Je me borne donc à te demander des nouvelles de vos santés, auxquelles je prends plus d intérêt qu'à ma vie... A propos de santé, vous me gronderiez bien fort, je pense, si je ne vous donnais pas de nouvelles de la mienne. Eh bien! elle continue à mieux aller : la tumeur

248 SOPHIE ARNOULD

diminue sensiblement, quoiqu'il s'en faut encore quelle soit à sa fin ; elle était si considérable aussi, que je regarde comme un miracle l'opéra- tion avantageuse qu'ont produite les remèdes. Je suis présentement à mes 72 grains (ou 2 gros) de cet extrait de ciguë : les lotions, fumigations, injections, trois et quatre fois par jour, selon que les douleurs me commandent!... Mais c'est un rude métier dont je voudrais bien être quitte; ajoutez à cela les médecines de traverse qu'il faut prendre pour servir de balais aux ordures que l'on veut chasser du corps, etc., etc., etc. Ah ! mon Dieu ! ce que c'est que de nous, mon ami, je l'assure que je me serais bientôt dispen- sée de ces soins pénibles, si je n'étais pas atta- chée à la vie par les sentiments de la tendresse maternelle pour mon Constant, et par la plus tendre amitié à deux ou trois amis, dont tu seras toujours des premiers nommés par mon cœur. Je ne sais, mon ami, si tes gens font dit que je t'avais renvoyé, il y a à peu près huit jours, quinze bouteilles (vides, s'entend) que tu m'avais envoyées pleines, ce qui veut dire que je n'en ai plus d'autres : cependant je m'en passe fort bien; en vérité, il m'en faut si peu que je ne veux pas te gêner ni être importune sur cet article, d'autant qu 'aussitôt que j'aurai reçu quelque argent de ce ministère de l'intérieur (où ils ne me payent toujours pas ; ils me font

SOPHIE ARNOULD 249

tirer la lanière comme si je leur demandais l'au- mône), je ferai l'acquisition d'une feuillette de vin de Mâcon, que j'aime assez, et qui suffira pour ma fourniture de l'année, puisque j'ai été si maltraitée dans ma fortune qu'il ne me reste pas de quoi traiter un chat...

J'attends mon fils Constant; une lettre que j'ai reçue du citoyen Noël, préfet à Colmar, le régiment de Brancas est en cantonnement, me ï annonce . Je ne sais si les bruits qui courent de cette descente en Angleterre et les préparatifs qui se font avec vigueur ne changeront pas ce projet ; car notre hussard est toujours très em- pressé de se battre pour sa "patrie, et aller il espère de la gloire ; en tout cas, s'il vient à Paris, vous serez bien sûrs que son premier soin sera d! aller vous renouveler, mon cher Bélanger^ les sentiments d'amitié, d'attachement qui régnent pour vous dans son cœur, depuis sa plus tendre enfance.

Je ne puisplus vous parler de la sœur de Cons- tant1, mon cher ami, puisqu'elle n'est plus, mais je vous parlerai de la fille de cette chère défunte, fai vu M. Vigier, qui m'a dit et assuré que bientôt il me débarrasserait de cet embarrassant personnage... il a reçu la procuration qu'il atten- dait, et il allait accélérer son départ, ce que

1. Sa fille Alexandrine.

250 SOPHIE ARNOULD

je désire bien vivement et depuis longtemps ; je compte les moments m arrivera cette bonne aventure.

M. Vigier ma fait pressentir qu'il n'avait pas d'argent pour me donner en ce moment, à quoi j'ai répondu avec empressement : Eh ! qu'à cela ne tienne, pourvu que vous en ayez pour la faire partir tout de suite. Tu m'obligeras, mon ami, de presser ce bien aimable homme d'accé- lérer ce départ. Comme cette petite fille est à Luzarches, il serait nécessaire de savoir au juste le temps de ce départ pour la faire trouver, à point nommé, à la voiture qui doit la ramener à son père; c'est à quoi je te prie de veiller. Je te prie aussi d'envoyer le plus tôt possible prendre le meuble de Perse qui est chez moi, et des- tiné par moi pour ce cher Santeny, et cela de con- vention faite aussi avec ta chère femme ; je te presse sur cela, parce que j'ai fait revenir quel- ques meubles de ma chaumière et un lit que je place dans mon salon ici pour mon pauvre hus- sard, s'il vient à Paris, afin de l'avoir le plus près de moi que je pourrai. Si tu as quelques vieilles chaises de trop, tu me les enverras, ou fauteuils, le tout pour la commodité, ayant renoncé depuis longtemps à Satan, à ses pompes et à ses œuvres. Allons, voilà bien une longue lettre, mais c'est toujours comme cela, quand on écrit à quelqu'un qu'on aime, on n'en finit pas

SOPHIE ARNOULD 251

et on a toujours cent mille riens à se dire. Adieu, je t'embrasse, f embrasse ta femme et je t'aime,

Sophie àrnould. Bien des amitiés à ta belle voisine.

LXVI

A MADAME BELANGER

Paris, ce premier fructidor an 9 (19 août 1801).

Il apparaît à mon cœur, bonne et spirituelle amie, qu'il y a bien longtemps que je n'ai eu le plaisir de vous voir, et c'est un besoin pour lui et pour moi, dont nous n éprouvons pas faci- lement la privation; ainsi arrangez-vous en conséquence pour nous rendre heureux le plus tôt possible. Si j'étais jouissante et agissante des membres qui me portent et avec lesquels on che- mine, j'aurais déjà été vous trouver partout vous pourriez être, mais malgré le miracle qui s'opère sur le mal dont j'ai été accablée, je ne suis pas encore au terme de guérison, et il me faut rester là, sur mon cul, comme un vieux singe, ou m' attendre, si je veux faire mieux, de cheminer avec l'élégance et la vitesse d'une tor- tue , c' est-à-dire de /azVe bravement quatorze lieues en quinze jours; de sorte que je suis condamnée

252 SOPHIE ARNOULD

à rester chez moi ou dans les environs, tout au plus à deux ou trois rues de là, ou aux Tuileries, je me campe sur une chaise, en arrivant, pour prendre l'air, y regarder les passants et m1 ennuyer de mon oisiveté; c'est une vilaine vie que cela, mon amie, en la comparant ou même sans la comparer à notre vie passée... Qu'y faire? souffrir et puis mourir!... la belle chute!... A la vérité, ma tendre a?nie$ avec des amis comme vous et ce bon compagnon de votre vie, il est pos- sible de prendre son mal en patience. Vous êtes si bons ! aussi ne me ferai-je pas faute de votre obligeance! Par exemple, j'en vais user encore pour vous prier d'engager cet autre bon, ce M. Vigier, d'accélérer le départ de cette Clémen- tine, dont la charge devient de plus en plus pénible pour moi, qui comme vous savez, n'ai pas besoin a' avoir des subrecots, et ajouter à ma dépense ; engagez donc ce brave homme, non pas à me donner de l'argent, mais à la faire partir pour m en épargner, ainsi que beaucoup d'embarras, etc., etc., etc. Comme cette Clémen- tine n'est pas à Paris, que je l'ai à ma campagne, auprès d'amis auxquels elle cause de l'embarras, quoique je paye sa dépense, et que ne les ayant priés de s'en charger que momentanément, ils trouvent le temps bien long, et ce n'est qu'en raison de l'état de maladie je me trouve, et par grande considération pour moi qu'ils ont

SOPHIE ARNOULD 233

bien voulu la prendre en raison de cet éloigne- ment; il faudrait que l'ami Vigier eût la com- plaisance de me prévenir trois jours d'avance, afin d'avoir le temps de la faire revenir ici à point nommé. Oh! ma bonne, bonne amie, je me recommande à vous pour cet objet, ne me négli- gez pas auprès de M. Vigier.

Je comptais aller à ma campagne incessam- ment, mais mes Esculapes en ont autrement ordonné ; ils disent que je ne suis pas encore en état de soutenir la voiture, et surtout la voiture publique, sans grand inconvénient, et puis it riy aurait qu'à survenir. . . comment faire pour se procurer de prompts secours et revenir? De sorte que me voilà restée encore Dieu sait pour combien de temps 7

J'ai reçu une lettre de l'ami, du bel ange, de votre constant adorateur, de mon Constant, mon bon fils, notre hussard en un mot, qui m'annonce qu'il sera à mon cou, à vos pieds, du 10 au lo de ce mois, que je le rappelle à votre souvenir, que je lui ménage vos bontés, qu'il ira vous témoigner les sentiments de toute sa reconnais- sance pour tous vos bons soins, etc., etc., etc. Attendez-vous donc à le voir, ma chère amie, et à recevoir des remerciements sans nombre.

Je vous ai déjà fait dire de faire enlever votre meuble de Perse qui est chez moi et qui va me gêner si vous le laissez plus longtemps, parce

254 SOPHIE ARNOULD

que je vais être obligée démettre un lit pour cou- cher l'enfant dans la pièce- il est, sans quoi je n'aurais pas le coucher, et il n'est pas assez petit pour me permettre de le mettre dans mon lit, non pas qu'il en adviendrait ni pis ni mieux , mais le monde, chère Agnès, est une étrange chose !

Adieu, bonne amie, ne soyez donc pas si long- temps sans venir ou me donner de vos nouvelles. Surtout, voyez l'ami Vigier... je suis pressée de jouir,., ce n'est pas d'argent, il m'en donnera quand il pourra.

Adieu, je vous embrasse comme je vous aime, et Dieu sait que je vous aime plus tendrement qu'on n'a jamais aimé.

Sophie Arnould.

LXVII

A MADAME RELANGER

Paris, 8 fructidor an 9 (26 août 1801).

Mais que devenez-vous donc, bons amis, que je n'entends plus parler de vous ? Si j'avais des jambes, au moins, ou les moyens d'y obvier, moi, je courrais après vous. Venez donc me voir, vous mon aimable amie. J'ai tout plein, tout plein de choses à vous dire. D'abord attendez-vous à ne pas me retrouver vous m'avez laissée, c'est-à-

SOPHIE ARNOULD 255

dire dans ce grand appartement du premier, maison d'Angivilliers. Je suis à l'étage au-dessous, c'est-à-dire à l 'entre-soin0 1 1 , toujours par le même escalier. Je vous dirai le pourquoi de tout cela et les motifs, etc., etc., etc. Le local est plus petit, moins dispendieux à habiter, partant plus con- venable à ma détresse actuelle. Voilà une de mes raisons ; Vautre, ou les autres, tiennent au plaisir d'obliger une femme aimable et faite pour illustrer sonnompar ses talents, c'est Mme Benoist. Elle est jeune, aimable, spirituelle ; elle est mère de famille et femme de talent. Je vous dirai le reste verbalement, etc.

Cet appartement, que j'occupe présentement, étant beaucoup plus petit que le précèdent, il faut que vous me fassiez le plaisir de me débarrasser de ce meuble de Perse que nous étions convenus déjà de faire porter à votre campagne, et ni vous ni moi n'aurons à nous occuper à le remplacer , parce qu'une demi-douzaine de chaises de paille en feront l'affaire aujourd'hui.,. Ce qui m em- barrasse bien davantage, c'est cette Clémentine que l'ami Vigier ne s'empresse guère de me débarrasser. Je vous prie, mes bons amis, d'en- gager, de presser le vôtre de me tenir sa promesse le plus tôt possible. Si M. Vigier n'a point d'ar- gent à me donner, il ne m' en donnera pas ; mais qu'il ait la bonté, au moins, de m' épargner celui que je dépense journellement pour cette petite fille,

256 SOPHIE ARNOULD

qui ne laisse pas d'augmenter mes charges dans la position si gênée ou je suis. C'est une pension qu'il faut avoir de quoi payer tous les mois ; c' est F en- tretien, qui ne laisse pas que dêtre considérable en raison de son peu de soin, de propreté, d'ar- rangement, etc., etc., etc. Voyez donc, mes bons amis, à avoir un peu de pitié pour votre pauvre

Sophie Arnould.

Un mot de réponse, ne fût-ce que pour me dire vous êtes, ce que vous faites et comment vont vos santés.

P. S. Mille amitiés de ma part à votre aimable voisine, Mme de Breteuil.

J'attends son constant adorateur, notre brave hussard, lise fait une grande fête d'aller vous bai- séries mains, aussitôt qu'il sera dans la bonne ville de Paris. Ville n'est plus le mot, c'est Commune. Eh bien ! va pour commune. Mais il ira chez vous, qui êtes des amis qui ne sont pas des communs.

LXVIII

A MADAME BELANGER

Paris, ce 15 brumaire an 10 (6 novembre 1801).

Bonjour ma sensible et spirituelle amie ; com- ment vous va ? Comment se porte ce bon corn-

SOPHIE ARNOULD 257

pagnon de votre vie, mon éternel ami, celui que je ri oublierai que lorsque je disparaîtrai de ce monde pour aller dans celui l'on dit que l'on est insensible. Vous ne savez peut-être pas, mes amis, que depuis quinze jours environ, me voilà encore, comme Job, sur mon fumier, et à souffrir comme une malheureuse, quoique mes Esculapes soient enchantés des miracles qu'ils ont opérés sur mes maux. Moi, je trouve que ces messieurs sont faciles à enchanter. Vous voyez, mes amis, ils chantent leur victoire, tandis que je crie mes maux. Ainsi va la vie du monde. C'est comme la paix générale : j'y prends grande part assuré- ment, mais elle ne ni empêche pas de crier misère car je ne puis arracher le sou d'aucun côté, ni le ministre Chaptal, ni F administrateur Cellerier, il n'est pas possible d'en rien tirer. Je veux bien croire que, dans ce moment, ils n'ont pas d'argent à remuer à la pelle ; mais je crois que leur cœur, leur âme, leurs bons sentiments sont encore plus secs que leurs coffres-forts. Ah! mon Dieu! que l'espèce humaine est une vilaine engeance ! que tous ces mirmidons-là sont de drôles de polichi- nelles, quand ils sont sur des tréteaux qui les élèvent un peu plus haut que les autres!... Je parie que ces sots-là se croient des personnages à jouer un rôle, quand ils ne jouent que la farce, et quelle farce encore!... Heureusement pour nous qu'ils n'y restent guère, car on dit que le

258 SOPHIE ARNOULD

Ch branle au manche. C'est comme à cet

Institut. Voilà comme on y sert bien les gens à talent, et encore, dans la nouvelle organisation que l'on fait dans l administration des bâtiments comme ils pensent bien à toi ! Raymond garde le Louvre ; on a nommé Brongniart je ne sais pins où, et ce n'est même qu'à son refus que Gondouin a été nommé pour le collège des Quatre-Nations. Il y a la Sor bonne aussi qui y est jointe, j'espère que l'hôtel d'Angivilliers ne sera plus regardé comme faisant partie du Louvre autrement que pour y loger les artistes, car je craindrais qu'on ne me renvoie par delà les ponts. Enfin moi je suis donc toujours à la chambre et au lit. Ainsi, mes amis, quand votre temps vous le permettra, venez donc voir votre pauvre souffrante amie

Sophie Arnould.

P. S. Que fait l'ami Vigier ? Je n'ai pas en- tendu parler de lui depuis le départ de la belle Clémentine, et pourtant il m'avait promis de venir me voir, et je désire bien qu'il me tienne parole, puisque je ne puis l'aller trouver faute de jambes et de santé.

Ah ! combien il va avoir d'amis qui réclame- ront sa bienveillance pour le 18 brumaire ! Que je le plains, ainsi que MmQ Félix, au souvenir desquels je vous prie de me rappeler.

SOPHIE ARNOULD 259

LXIX

La misère, et la misère dans les besoins de la maladie, c'était la fin douloureuse de cette triom- phante existence qui en était réduite à ne pouvoir plus s'acheter les remèdes nécessaires, ainsi que le témoigne cette navrante lettre de Bélanger, àla date du 11 messidor de Tan X (30 juin 1802) * :

« Citoyen ministre, je vous fais cette lettre à vous seul. C'est auprèsdulitdelacélèbreArnould expirante (elle ne mourait que quatre mois après). Cette femme meurt privée des secours que son état de détresse ne lui permet pas de se procurer. Yous lui aviez accordé une représentation à son bénéfice au théâtre des Arts ; des gens obligeants lui en avaient offert 1,200 francs. Vous aviez ensuite désiré que cette permission fût retirée et échangée contre une offre de lui faire donner 6,000 francs. Elle en a reçu 4,000. Les 2,000 qui lui sont encore dus lui seraient du plus grand secours ; mais à qui s'adresser pour dégager votre parole? L'agent comptable du théâtre des Arts prétend qu'il lui faut de vous un ordre parti-

1. C'est à peu près à ce temps que se reporte madame de Genlis, dans le volume V de ses mémoires, quand elle écrit : « Décidée à retourner à Paris, je sollicitai du gouvernement un logement ; on m'offrit celui de M110 Arnould, l'ancienne actrice de l'Opéra qui, mourante, n'avait plus deux mois à vivre. Elle logeait à l'hôtel d'Angivilliers. »

260 SOPHIE ARNOULD

culier, qu'il ne peut rien délivrer sans cet ordre. Et cette malheureuse femme, de laquelle Gluck disait : « Sans le charme des accents et de la dé- «clamation de MllcArnould, jamais mon Iphigéniê « ne serait entrée en France ; » cette infortunée se trouve aujourd'hui privée même desmoyens de prolonger sa vie, faute de secours. Que diraient les Moncrif, les Rousseau, les d'Alembert, les Di- derot, les Helvétius, le baron d'Holbach, tous ces hommes célèbres qui avaient tant recherché sa société intime (et desquels on retrouvera la correspondance) ? Que dirait Voltaire lui-même, qui, à l'âge de quatre-vingt-deux ans, se fit por- ter chez elle et traça ces vers sur son buste :

Ses grâces, ses talents ont illustré son nom ; Elle a su tout charmer, jusqu'à la jalousie. Alcibiade en elle eût cru voir Aspasie, Maurice, Lecouvreur, et Gourville, Ninon.

Cette femme si abandonnée a vécu au milieu des savants, elle a vécu pour faire du bien aux infor- tunés, elle a vécu en laissant des modèles et des élèves à la scène, qu'elle a embellie et même créée ; les savants ont immortalisé ses talents et son esprit, et pourtant cette femme meurt faute de pouvoir se procurer des remèdes contre les maux cruels qu'elle souffre1 ! »

1. Lettre autographe signée, possédée par M. Adolph Lance qui l'a donnée dans son Dictionnaire des Architectes français. Paris, 1872.

SOPHIE ARNOULD 2bl

LXX

La mort venait.

« Souffrir , mourir. » C'est une triste phrase des dernières lettres de Sophie.

Le curé de Saint-Germain-FAuxerrois promet- tait le pardon à la Madeleine.

Sophie Arnould mourait le 30 vendémiaire an XI (22 octobre 1802)1.

1. Voici l'acte de décès que M. de Manne a relevé sur les registres de l'état civil :

« (1er arrondissement, 139.)

« An XI, 1er brumaire (23 octobre 1802). décès de Madeleine- Sophie Arnould, décédée la veille, 30 vendémiaire, rue de l'Oratoire-Saint-Honoré, à l'âge de 62 ans. »

Elle a être enterrée au cimetière Montmartre (les regis- tres ne commençant qu'en 1825), un arrêté du 21 ventôse an IX ordonnant que trois enclois de cimetière seront établis hors la ville de Paris et que le premier situé au nord sera affecté aux 1er, 2e, et 4e arrondissements, or Sophie Arnould demeurait dans le l*r arrondissement, et le Pariseum confirme la destination du cimetière Montmartre aux inhu- mations du premier arrondissement.

Le H nivôse de l'an XI de la République, au nom de Jules- Marie, homme de loy, habile à' se dire et à se porter héritier, et ce sans attribution de qualité de D6 Madeleine-Sophie Arnould, sa sœur, sommation était faite au citoyen Camille- Auguste Brancas de Lauragirais, officier, et à Antoine-Cons- tant Brancas de Lauraguais demeurant rue Saint-Dominique, au Gros-Caillou.

A comparoir lundy prochain, 13 du présent mois, et jours suivants, rue de l'Oratoire, hôtel d'Angivilliers, demeurait feue DUe Arnould, à l'effet d'être présents à la vente, adjudi- cation et délivrance au plus offrant et dernier enchérisseur en la manière ordinaire et accoutumée des meubles et effets

262 SOPHIE ARNOULD

Elle fut enterrée sans bruit, presque sans amis, cette Sophie qui jadis i...

compris dans l'inventaire... On a vu plus haut, page 236, dans une note à propos du Paraclet, qu'un arrêt du Tribunal de lre instance du 13 décembre 1802, rejetait les demandes de Brancas et de Murville, les déclarant, en leur qualité d'enfants naturels, inaptes à hériter.

1. Paris s'est si peu occupé des derniers moments de l'il- lustre chanteuse, que le Journal de Paris la fait mourir dans sa maison de Luzarches.

ICONOGRAPHIE

DE

SOPHIE ARNOULD

PORTRAITS A L HUILE, PORTRAITS DESSINES, PASTELS, MINIATURES

Un portrait à l'huile de Sophie Arnould aurait été peint par Greuze on se rappelle que la gravure de la Cruche cassée est dédiée à Sophie Arnould. Ce portrait a figuré, en 1848, dans une exposition au profit des Artistes à l'hôtel Pillet- Will, .rue de la Chaussée-d'Antin1.

Un autre portrait appartenant à M. Félicien Lambinet, et signé : Donat Nonotte 1779, a tous les caractères d'un portrait de la chan- teuse. Elle est reconnaissable, dans ce portrait, aux beaux et vifs yeux du portrait de La Tour, à l'aspect un peu noirâtre, légèrement mulâ- tresse, que lui prête l'inspecteur de police de M. de Sartine, à la grande bouche tourmentée, au dire de Mme Lebrun, déparant sa beauté. On

1. C'est la reproduction de ce portrait que nous donnons en iête de la présente édition, (note des éditeurs.)

264 SOPHIE ARNOULD

la voit représentée, un ruban passant dans la frisure de cheveux bouclés avec un repentir dé- roulé sur sa gorge nue, sortant d'une tunique, sur laquelle tombe de l'épaule gauche un pan d'étoffe.

Le portrait original de La Tour, le portrait historique de la chanteuse et de la femme aux bons mots, gravé par Bourgeois de La Richar- dière, après l'avoir longtemps cherché, j'avais cru décidément le dénicher. Hélas ! c'a été une déception. Ce fameux portrait que j'annonçais, dans la seconde édition, comme se trouvant chez un médecin, est en effet bien possédé par un médecin, par le docteur Molloy qui Ta eu, je crois me rappeler, d'une de ses malades dans son service de la Salpêtrière. Ce portrait, qui a un des cadres les plus riches du xvme siècle un cadre formé par une lyre surmontée par une guirlande de lis fleuris épandus sur les côtés, sont accoudées deux figurines de femmes se terminant en arabesques, un cadre de chef-d'œuvre, un cadre royal ; eh bien, ce portrait n'est pas le La Tour gravé, et n'est pas ou n'est plus un La Tour. D'abord, tout en représentant la chanteuse vocalisant, le pastel ne la représente pas en Iphise, mais bien en une espèce de Thélaïre, vêtue de deuil, en per- ruque comme couverte de cendres. Toutefois ce changement ne serait rien : c'aurait pu être une

SOPHIE ARNOULD 265

modification apportée par le graveur, ou même une répétition du pastelliste avec une variante, Mais c'est un pastel de vitrier : cette bouche qui chante, comme tordue dans une volupté doulou- reuse, en l'estampe de La Richardière, cette bouche, dans ce pastel si princièrement encadré, semble avoir été dessinée par un enfant. Je serais disposé à croire que ce pastel a avoir un jour son verre cassé, et que dans les temps de mépris pour le xvine siècle, il est resté long- temps comme cela, défendu de la saleté et de la poussière à coups de plumeau et ce, jusqu'au moment Ton s'est aperçu qu'il n'était plus, et on Ta fait revivre par un pastelliste du car- refour de la Pitié.

Plusieurs miniatures ont été données, dans les ventes, comme des portraits de la chanteuse. Une entre autres, en la possession de M. Barre, nous la montre dans ces années la mode du xviii0 siècle commence à se tourner vers l'anti- quité, dans ces années qui avoisinent de tout près la Révolution. Elle est habillée d'une robe- tunique blanche avec un liséré d'or courant sur la naissance de sa gorge, une boucle de ceinture formée par un camée représentant un guerrier casqué, les bras qui sont nus, serrés à la hau- teur des biceps par des bracelets d'or ; et elle est coiffée de mille petites boucles poudrées, d'où s'échappent deux grandes ondes de cheveux cou-

12

266 SOPHIE ARNOULD

lant des deux côtés de son cou : une toilette de ville d'actrice à cette époque. La femme née en 1740 est bien un peu jeunette, dans ce portrait, pour une femme de 48 ans. Cependant, dans sa portraiture bien certainement flattée, on retrouve certains signes d'un âge marqué, entre autres une petite ride de maigreur à la joue tout à fait caractéristique, puis c'est bien le galbe de sa tête, la forme de son nez, et sa bouche très fort râpe- tissée est entr'ouverte comme si elle murmurait de la musique, et elle a surtout ses beaux yeux suppliants à l'immense blanc des portraits qui la représentent en Iphigénie'; et même sous le colo- riage délicieusement rose de la miniature, l'on découvre de certains gris dévoilant le vrai fonddu teint de la chanteuse.

Enfin, parmi les dessins, il existait dans la col- lection de M. Mahérault un portrait au crayon noir, une tête d'étude rendant les belles douleurs que, selon l'expression de Collé, la physionomie de la chanteuse jouait si bien dans les opéras tragiques.

Je ne parle pas ici de tous les dessins des costumes de la chanteuse, enlevés au courant de la plume ou légèrement lavés à l'aquarelle, tou- jours sur un trait de plume, par Boquet ; dessins dont j'ai donné la description de quelques-uns et qui se trouve dans l'ancienne collection De- véria, maintenant faisant partie du Cabinet des

SOPHIE ARNOULD 267

estampes de la Bibliothèque nationale, dans les deux collections de la bibliothèque de l'Opéra, et provenant delà bibliothèque Taylor et de l'an- cien fonds des Menus Plaisirs transporté au minis- tère des travaux publics, et finalement du recueil qui fait partie de ma collection de dessins du xvme siècle.

STATUES, BUSTES

MÉDAILLONS, STATUETTES

Au Salon de 1775 était exposé par Houdon, sous le 257, le buste en marbre de Sophie Àrnould dans le rôle d'Iphigénie. J'ignore se trouvent aujourd'hui le marbre et la terre cuite de ce buste.

A la vente de Mme de Gossé (novembre 1778) le buste en plâtre de la demoiselle Arnould sculpté et réparé par Houdon se vendait 36 livres.

M. Charles Ephrussi possède une terre cuite, acceptée par les amateurs du xvnic siècle comme une représentation de Sophie Arnould, une Sophie Arnould au double menton naissant, et qui semble approcher la cinquantaine. Elle apparaît, deux longues boucles descendant sur les épaules, dont Tune est nue et dont l'autre est recouverte d'une draperie qui modèle une gorge très accentuée. Elle est signée à la naissance du bras gauche : Roland F. 8bre 1778.

268 SOPHIE ARNOULD

BURINS, TAILLE-DOUCE, EAUX-FORTES

SOPHIE ARNOULD ACTRICE DE l'aCADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE

Bans le rôle de Zyrphé du ballet de Zelindor

Peint par De La Tour, peintre du Roi Gravé par Bourgeois de La Richardière

C'est le portrait en tête de F Arnoldiana par Albert Deville.

De ce portrait généralement tiré au bistre, il existe des épreuves en couleur.

Mllc ARNOULD

Rôle d'ÏPHiGÉNiE en Aulide

Dans V opéra de ce nom

La livraison des Costumes et Annales des grands théâtres de Paris a paru ce portrait contient cette petite note : « Nous ne donnons ici que le buste de mademoiselle Arnould représen- tée dans le rôle d'Iphigénie en Aulide ; il est des- siné d'après un modèle fait par le célèbre M. Hou- don. Nous aurions désiré la représenter en pied; mais étant retirée de l'Opéra, l'impossibilité de nous en procurer un dessin nous a déterminés à donner son buste, persuadés qu'il ferait plaisir. »

La chanteuse est représentée, une rose piquée

SOPHIE ARNOULD 269

dans ses cheveux poudrés, un sein complètement découvert, la poitrine traversée par une bande bleudecielsur laquelle sont dessinés un quartier de lune et deux étoiles, la bande que les agents du Comité révolutionnaire de Luzarches prirent pour l'écharpe de Marat.

Ce portrait d'après le buste en marbre de Houdon, est imprimé en couleur. Est-ce du colo- riage de fantaisie, ce que je croirais ; sont-ce des indications sur un dessin aquarelle du sculpteur ?

M1Ie ARNOULD

Cœarê del Prudhon sculp

Oh ! toi qui prolongeas nos jours, Diane! reprends un bien que je déteste.

Théâtre de l'Opéra Rôle d'Iphigénie

Portrait en pied publié colorié dans la Galerie

THÉÂTRALE.

Mlle ARNOULD

Au-dessus de l'ovale du portrait : Académie impériale de musique.

Sophie Arnouldest représentée, le front ceint d'un diadème auquel est attaché un grand voile retombant par derrière, et vêtue d'une tunique, au ton de pourpre, se chiffonnant autour du décol- letagede sa poitrine.

Mauvais petit portrait colorié à la main, et ser-

270 SOPHIE ARNOULD

vant à l'illustration de la Galerie Dramatique publiée par Saint-Sauveur, Paris, 1809.

SOPHIE ARNOULD

Ce costume, gravé par Lanté dans le volume de portraits de femmes du xvne et du xvme siècle, publié par La Mesangère, la représente dans un costume dessiné bien certainement d'après un dessin de Boquet, dans une robe à entrelacs de rubans roses au centre desquels sont des grappes de perles.

Enfin la reproduction toute moderne du des- sin du xviiic siècle qui était dans la collection de M. Mahérault, et que j'ai fait graver pour l'illus- tration de l'édition de luxe de Sophie Arnould publiée par Dentu.

II est gravé à l'eau-forte sans le nom du person- nage, etporte seulementen bas: Franc. Flameng1.

1. Une fois pour toutes, il est bien entendu que, dans mes catalogues des portraits des Actrices, je ne mentionnerai, parmi les portraits, que ceux qui ont un intérêt d'inédit ou d'art, ne voulant en aucune façon charger ces petites iconographies des reproductions bêtes, misérables, honteuses, et qui ne font le plus souvent que répéter très mal une chose artistique.

POSTFACE

Par Emile BERGERAT

Si le réalisme est une École, ce dont pour ma part, je doute un peu, l'œuvre multiple des Gon- court me paraît en fixer plus que toute autre les di- verses expressions littéraires. Peut-être même sont- ils les seuls réalistes sans mélange de notre langue, Balzac n'est en somme qu'un grand visionnaire et Flaubert un artiste du verbe bien moins épris des idées que des mots. Quant à Emile Zola, son génie est hybride; une lyre dissimulée fait bosse sous ses guenilles de biffin, et « ça se voit », aux reflets de la lanterne. Je ne crois pas qu'il soit utile de dire, et même de prouver, que l'auteur de Tartarin est un simple poète. Il n'en va pas de même des frères de Goncourt dont le talent offre cette singularité de ne s'entreprendre qu'à des phénomènes positifs et cou- rants de la vie ambiante, soit sociaux, soit naturels, fussent-ils d'ailleurs passagers, et de s'abstraire systé- matiquement de tout rêve, partant de toute idéalisa- tion. G'estencela, je crois, qu'ils sont uniques et, tran- chons le mot, inimitables.

Un Saint-Beuve dirait ex professo s'il ne faut pas

272 SOPHIE ARNOULD

attribuer à la dualité même de cette collaboration siamoise la cause et l'effet d'une objectivité sans pa- reille où ne prévaut aucune des deux personnalités indistinctes et indivises. Si l'on a quatre yeux pour voir, deux sans doute qui exercent le contrôle des deux autres, et parent ainsi à tout mirage individuel et tiennent l'objet à son plan et à ses proportions circonstancielles, il en résulte une certitude, au moins immédiate, qui n'est pas la vérité sans doute, mais en tient lieu et même la remplace jusqu'à l'illusion. Il est tout à fait remarquable que, appliqué aux tableaux de la vie moderne, soit au roman contempo- rain, le procédé des maîtres du naturalisme leur ait encore victorieusementservi pourleurs études rétros- pectives d'art, de critique, d'bistoire et leurs resti- tutions défigures et demilieux du passé. Leurprobité d'investigation y estla même, également scrupuleuse, et elle vaut leur honnêteté d'observation. Ils n'y font point un pas sans être étayés d'un document probant qu'ils ont, là, sur leur table de travail, irréfutable. Ils en remontrent aux juges d'instruction les plus sa- gaces. Ils n'y contrôlent lasynthèseque par l'analyse et n'y mettent du leur que leurs signatures de témoins posthumes. 11 en va de même pour Marie-Antoinette que pour Manette Salomon et pour Germinie Lacer- teux que pour Sophie Arnould ou la Pompadour, pour Watteau que pour Gavarni. Leur librairie de témoignages, lettres, portraits, mémoires, brochures, petits papiers, ne laisse aucune place aux hypo- thèses et défie toute imagination. Ils ont le roman photographique comme la biographie revivante, quotidienne. Ce sont d'exemplaires artistes à la

SOPHIE ARNOULD 273

facondes maîtres d'autrefois qui ne laissaient perdre aucune minute de leur vie et besognaient sans répit ni dimanche à la gloire de leur métier.

La biographie de Sophie Arnould est la première en date de la série des actrices de xvme siècle pu- bliée par les deux frères et qui devait comprendre les huit plus célèbres comédiennes, chanteuses, tra- gédiennes et danseuses de l'époque, entre toutes galante et spirituelle, à laquelle présida Voltaire. « Notre grand siècle », a dit Michelet. Il est du moins celui se sont épanouies les vertus ethniques de notre race. Sophie Arnould en fut la femme type, et surtout la parisienne. Elle eut dans ses mœurs légères cette philosophie du sourire dont le fatalisme doux est peut-être le dernier mot de la sagesse. Son narquois mêlait les flèches de l'amour aux traits em- pennés du mot d'esprit, et elle les décochait à main pleine. est son idiosyncrasie historique. Phryné l'en laisse rien à Aspasie en cet idéal de lacourtisane çu'ont adoré les Platon, les Périclès et immortalisé fes Praxitèle. Nos temps démocratiques y ont sub- stitué la fille, qui est sans joie, quoi qu'en dise son 10m, et bête.

Il fallait s'attendre à ce que la curiosité physiolo- gique des deux pénétrants écrivains s'inquiétât de découvrir en l'actrice /triomphante, la femme intime e naturelle qu'y masque la vie publique. Il y en avait sentimentales au xvme siècle et Jean-Jacques y par- lât aussi éloquemment que Voltaire. Toute fille d'Eve ason roman tôt ou tard. Aucune ne passe sur la terre sais aimer. C'est la loi imprescriptible du sexe. Il ny échappe pas par le désordre non plus que par

274 SOPHIE ARNOULD

le cloître peut-être. La figure d'Héloïse est symbo- lique autant que populaire, et Sophie Arnould, sa carrière finie et la Révolution venue, se retire dans un Paraclet, ainsi nomme-t-elle sa retraite. Elle n'y futpas abandonnée. Entre ses innombrables amants, un lui resta, et jusqu'à la mort. C'était un artiste, Tar-! chitecte qui lui avait construit son hôtel de la Chaussée-d'Antin aux jours de sa prospérité. Elle l'avait aimé pour sa bonne humeur et ses facéties d'atelier, elle l'adora pour sa fidélité longanime et elle passa entre ses bras, plus heureuse que la pauvre Dubarry dont le bourreau montra la tête au peuple oomme celle de Monsieur Danton.

Emile Bergerat,

de l'Académie Goncourt.

Note des éditeurs. C'est environ l'année 18fô qu'après avoir dépouillé quantité de documents inl- dits pour leur Histoire de la Société française pen- dant la Révolution, ensuite Pendant le Directoire que les Goncourt « formèrent le projet de publitr une longue suite de biographies dans lesquelles 1s n'interviendraient que parunemonture et un encadi3- ment discrets.» De cette longue suite, Sophie Arnoûd fut le premier livre, dont l'édition originale pant en 1857, en un vol. in. -8°, à Paris, chez Poulet-Mi- lassis et de Broise. Quelques exemplaires sur pa- pier de Hollande en furent tirés. On fit également

SOPHIE ARNOULD 275

tirage à part, pour être ajouté aux seuls exemplaires offerts par les auteurs, d'un appendice d'un feuillet « contenant un certificat du Dr Morand sur la santé de Sophie Arnould, des passages fort libres de ses lettres et la clef des noms omis dans le texte. Ces do- cuments ont été fondus dans l'édition Charpentier de 1885. »

En 1859, deuxième édition en un vol. in-8°, chez Poulet-Malassis et de Broise.

En 1877, troisième édition en un vol. petit in-4°, chez E. Dentu, avec encadrements dessinés par ulaudius Popelin et gravés sur bois par Méaulle. Ti- rage à petit nombre, avec quelques exemplaires sur ^hine, Whatman, Hollande et vélin teinté.

En 1885, quatrième édition en un vol. in-12 (hez G. Charpentier et Cie. C'est cette dernière, revue <t mise au point par E. de Goncourt lui-même, que ious publions aujourd'hui.

TABLE DES PARAGRAPHES

1 p

Pages.

Les Muses de Vénus et de Plutus 13

II

La famille, la naissance de Sophie (14 février 1740), son enfance, racontées dans quatorze pages de Mémoires autographes de la chanteuse. Ses dispositions et son intelligence. Elle est prise en adoration par la prin- cesse de Conti. Sa jolie voix est remarquée aux Ursu- lines de Saint-Denis. Le succès du Miserere de La Lande, chanté par elle au couvent de Panthémont. . . 44

III

Entrevue de la petite Sophie avec Mme de Pompadour. 21

IV

Lettre de cachet qui attache Sophie Arnould à la Mu- sique du Roi et au théâtre de l'Opéra. Ses débuts le 15 décembre 1757 27

La passion du vieux chevalier de Malézieux pour So- phie qu'il veut épouser 30

VI

Les amours de Sophie avec Louis-Léon-Félicité de Brancas, comte de Lauraguais, dissimulé sous le nom de comédie de Dorval. Son enlèvement 32

278 TABLE DES PARAGRAPHES

Pages. La continuation des débuts de Sophie Arnould. En- thousiasme du public et de la critique. Le jeudi deve- nant le jour de l'Opéra. Sophie Arnould dans les Amours des Dieux, dans Énée et Lavinie, etc 35

VIII

Le caractère du talent et la définition de la voix de Sophie Arnould. L'âme et la beauté touchante de l'ac- trice rendues par le portrait de La Tour 38

IX

Le revers, la caricature de la beauté de la chanteuse. 42

X

Saisie mobilière du 13 novembre 1759 chez Sophie Ar- nould, ne pouvant payer 2,400 livres dus pour une année de loyer d'un appartement rue de Richelieu. Conver- sation de l'actrice avec la présidente Portail 43

XI

Le ménage à la diable de Sophie Arnould et de Lau- raguais 46

XII

Rupture de Sophie avec Lauraguais et « prise d'ar- rangements » de Sophie avec M. Bertin, trésorier des parties casuelles 48

XIII

Sophie déclarée officiellement la maîtresse de M. Ber- tin dans un souper donné à ses amis. Les passades de l'infidèle avec M. de Monville, le prince de Conti et son friseur 50

XIV

Regain d'amour entre Sophie et Lauraguais. Certi- ficat du chirurgien Morand. Les accusations de dons

TABLE DES PARAGRAPHES 279

Pages. de galanteries entre hommes et femmes du monde galant très fréquentes au xvm° siècle £il

XV

Grâce de Lauraguais enfermé à la citadelle de Metz pour sa Lettre sur l'Inoculation, obtenue par Sophie se jetant aux genoux de M. de Choiseul, après une repré- sentation de Dardanus. C'était le bon temps, j'étais bien malheureuse ! 53

XVI

L'esprit et les bons mots de Sophie Arnould 5G

XVII

Le petit chien de Sophie, malade, magnétisé par Mes- mer. — La Dominicale. Le chapeau à l'Iphigénie en- voyé à Mra0 d'Hunolstein. Lauraguais devenant l'amant en titre de M110 Heinel 60

XVIII

Des ducs à la table de Sophie et un prince du sang dans son lit . 67

XIX

Les insolences de Sophie avec le lieutenant de police, Mme Du Barry, la direction de l'Opéra, le public .... 70

XX

Appartement de la rue des Petits-Champs. Plan d'un hôtel rue de la Ghaussée-d'Antin pour Sophie, tout sem- blable à l'hôtel de la Guimard 75

XXI

L'architecte Bélanger devenant l'amant de Sophie. Séduction de l'actrice par la gaieté et le côté farceur de l'artiste. Duel comique de Bélanger avec le marquis de Villette 76

280 TABLE DES PARAGRAPHES

XXII

Pages. Le goût contre nature des chanteuses. Liaisons amoureuses de Sophie avec Raucourt, Virginie. Schisme parmi les tribades de haut style 82

XXIII

Facétie de Lauraguais qui dépose chez le commissaire . une plainte contre le prince d'Hénin, accusé de faire pé- rir d'ennui Sophie Arnould 84

XXIV

Liste des opéras dans lesquels Sophie Arnould a joué depuis 1758 jusqu'en 1776. Lettre du prévôt des mar- chands sur l'affluence du monde aux répétitions d'ÏPHi- génie 86

XXV

Les costumes de Sophie Arnould dans ses principaux rôles d'après les dessins de Boquet, dessinateur des Menus 95

XXVI

Commencement des attaques. Lettre de la maison du Roi combattant la résolution de la chanteuse de donner sa démission et la retenant à l'Académie de musique. Froideur du public 98

XXVII

Scène entre Gluck et le prince d'Hénin chez la chan- teuse. — Le rôle d'Alceste enlevé à Sophie Arnould par le compositeur et donné à Rosalie Levasseur. Satire ignoble contre Sophie jetée dans la salle 101

XXVIII

Réclame de Lefuel de Méricourt en faveur de l'actrice, suivie de la publication dans le Journal de Paris d'une lettre Sophie Arnould raconte sa naissance et se dé- fend de cabaler contre l'opéra de Gluck 104

TABLE DES PARAGRAPHES 281

XXIX

Pages. Lutte sourde à coups de bouts d'articles clans les jour- naux entre Sophie Arnould et Rosalie Levasseur. La critique de Lefuel de Méricourt toute dévouée à Sophie. 107

XXX

De mesure, quelle bête est-ce cela? Révolution ap- portée dans le chant de Topera français par l'assujettis- sementdu chanteur et de la chanteuse à la mesure . . 109

XXXI

La reine Marie-Antoinette applaudissant la chanteuse chutée. Brutalités du public et des salons. Caron t'ap- pelle, entends sa voix! Lefuel de Méricourt désertant la défense de l'actrice et imprimant qu'elle a perdu une partie de ses talents physiques. Polémique entre André de Murville et le rédacteur du Journal des spectacles, se demandant, dans sa dernière réplique, « si Sophie a ja- mais chanté » 111

XXXII

Retraite de Sophie. —* État de ses appointements et de ses gratifications 116

XXXIII

Velléités religieuses de Sophie. Caricature qui la représente à confesse. Son salon. Ses mardis, le rendez-vous des poètes, des philosophes, des encyclopé- distes, des économistes, des chimistes 119

XXXIV

La maisonnette de Glichy. La joyeuse et large vie qu'y mène Sophie. Vol commis chez la chanteuse en janvier 1789. Désistement de Sophie contre son voleur. 124

XXXV

Lettre de Sophie du 31 décembre 1778 à Boutin. Elle lui fait part de son désir d'emprunter une somme de

282 TABLE DES PARAGRAPHES

Pages. 24,000 livres pour solder ses dettes. Seconde lettre du 13 janvier 1789 au sujet du même emprunt Troisième lettre 128

XXXVI

Les soupers de Sophie pendant les premières années de la Révolution. Elle fait inscrire lte missa est sur la porte du prieuré de Luzarches, qu'elle achète. Inju- rieuse attaque de Champcenetz contre elle dans la Chro- nique scandaleuse 134

XXXVII

Lettre de Sophie du 30 décembre 1790. Elle demande une recommandation pour son fils (le fils très naturel de Lauraguais et de Sophie), dont elle comptait faire un abbé, mais qui, dans l'état des choses, veut aller à Londres pour y entrer dans une maison de commerce 136

XXXVIII

Dans la retraite du Paraclet et l'abandon de ses amis, de ses commensaux, Sophie devenant un épistolaire . . 140

XXXIX

Lettre de Sophie du 7 février 1793 à Bélanger. Elle le prie de s'occuper de la vente à réméré de sa maison de Clichy, et lui demande des arbres fruitiers 142

XL Le bonheur de la reine d'opéra aux champs 145

XLI

Alexandrine, la fille de Sophie Arnould. Son ma- riage avec André de Murville, qui la roue de coups. Ses dépositions devant le commissaire Chenu 147

TABLE DES PARAGRAPHES 283

XLII

Lettre de Sophie du 21 février 4795. Elle raconte à Bélanger ce qu'elle a souffert pendant la Terreur, et fait une description pittoresque de son installation et de sa vie de fermière 154

XLUÏ

La lettre de Bélanger, il fait à Sophie une narra- tion de son emprisonnement à Sainte-Pélagie, et de ses fonctions de distributeur de chandelles et d'organi- sateur d'enterrements à raison d'un écu par jour . . . 159

XLIV

Lettre de Sophie du 22 avril à Bélanger. Elle lui écrit qu'elle a été refusée de 1,500 francs pour un septier de farine, et que le commerce dans le moment est un bri- gandage effréné 163

XLV

Pendant tout l'an V, Sophie écrivant au ministre, aux amis de l'Excellence républicaine, pour faire régler sa pension 165

XLVI

Lettre de Sophie du 4 novembre 1797 à Bélanger. Elle lui reproche de ne pas avoir entendu parler de lui, depuis quatre mois qu'elle est dangereusement malade. Portrait burlesque du médecin de village qui l'a soignée et sauvée 170

XLV1I

Philippique de Sophie contre François de Neufchâteau, qui s'était permis de dire assez haut pour que Sophie, sollicitant une audience, l'entendît : « Que me veut cette vieille folle 175

XL VIII

Lettre de Sophie réconciliée, du 13 juin 1797, à François de Neufchâteau. Elle lui rappelle la promesse qu'il lui a

284 TABLE DES PARAGRAPHES

Pages, faite de faire entrer son petit-fils à Liancourt. Dans une seconde lettre du 8 janvier 1801, elle le remercie dn plai- sir qu'elle lui doit pour l'avoir invitée à llnstiiut ... 179

XLIX

Lettre de Sophie du 23 décembre 1797 à Bélanger. Elle lui parle encore de sa maladie qui a duré 53 jours. Loca- tion d'une partie du Paraclet 186

Lettre de Sophie du 6 août 1798 à Bélanger. Elle lui demande des nouvelles d'une visite à François de Neuf- château, et se plaint d'être retenue au lit par une fièvre provenant d"un catarrhe 188

LI

Lauraguais berger et Sophie fermière. Rapproche- ment amical des deux vieux amants. Lettre de Sophie du 21 septembre 1799 à Lauraguais dans laquelle elle s'excuse de ne pas pouvoir habiter Manicamp et lui offre de loger avec elle à l'hôtel d'Angivilliers 189

LU

Correspondance de Lauraguais avec Barré. Radet-Des- fontaines, les auteurs de Sophie Arnould, annoncée d'abord sous le titre : Les Amans sans [jambes ou les Amis de MUo Arnould 197

LÏII

Lettre de Sophie du 29 janvier 1800 à Bélanger. Elle le remercie du double louis qu'il lui a envoyé, dont elle n'a pas besoin, en lui disant qu'elle l'attachera sur son cœur et ne le quittera qu'à la mort 201

LIV

Misère de Sophie. Lettre de Sophie du 21 janvier 1800 à Lucien Bonaparte, qu'elle prie de lui continuer

TABLE DES PARAGRAPHES 285

Pages, les secours accordés par François de Neufchàteau, lui disant qu'elle est trop vieille pour l'Amour et trop jeune pour la Mort. Remerciements de Copine pour les 200 francs de secours provisoires qui lui sont accordés par mois. Elle consent à la remise de la représentation à son profit sur le théâtre des Arts. Lettre à Cellerier, admi- nistrateur des Arts, elle fait un tableau de sa gène. Lettre à Ghaptal. Lettre à Arnauld. Seconde lettre à Cellerier,. dans laquelle elle dit qu'elle est retenue de- puis sept mois au lit par une maladie douloureuse, et lui reproche d'avoir oublié qu'il était un des commen- saux de sa maison 202

LV

Lettre de Sophie du 27 septembre 1800 à Bélanger. Elle se plaint que tout le monde délaisse la pauvre Sophie 216

LYI

Lettre de Sophie du 15 octobre à Bélanger. Elle lui écrit qu'elle l'aime plus tendrement que jamais. Elle songe à lui donner pour le jour de l'an IX une boucle de che- veux d'un blanc mélangé de noir semblable à la cri- nière de la cavale pie du grand Turenne. Elle a été chif- fonnée depuis l'âge de 33 ans jusqu'à 40 ans elle à été obligée d'avoir recours aux eaux de Barèges, de Ba- gnères, etc. Adoration de Bonaparte 218

LVII

Lettre de Sophie du 27 décembre 1800 à Bélanger. Les témoignages d'attachement qu'il lui donne, l'aident à supporter la vie solitaire et les privations auxquelles la condamne la perte de sa fortune. La brillante conduite de son fils Constant de Brancas aux affaires de Hebete- den et de Malskerden 226

LVIII

Lettre de Sophie du 5 février 1800 à Bélanger. Elle va, un de ces jours, lui chanter une pouille de la bonne

286 TABLE DES PARAGRAPHES

Pages, sorte. Dans sa misère, au Paraclet, elle peut se chauffer de son bois et boire de son crû. Elle envoie à Mm0 Bélan- ger les compliments de son hussard (son fils Constant de Brancas, chef d'escadron au hussards), qui à l'affaire du 24 frimaire a fait 400 prisonniers, parmi lesquels se trouve le prince de Ligne. Elle lui demande de le recom- mander au général Moreau, sur le travail duquel seront faites les prochaines nominations 229

LIX

Lettre de Sophie du 21 février 1801. Elle anonce à Bélanger la mort de son ami, le chimiste Darcet. . . . 236

LX

Lettre de Sophie du 16 avril 1801 à Bélanger. Elle s'inquiète de ses procès à propos de sa propriété d'Or- messon. Elle se plaint qu'elle aune charge bien pénible dans la petite Murville, et annonce qu'elle fait faire ce même jour une consultation sur son état de santé. . . 237

LXI

Lettre de Sophie du 3 mai 1891 à Bélanger. Sa santé est toujours bien dolorèe. Pclletan de l'Hôtel-Dieu et Boyer de la Charité l'ont visitée et le docteur Michel doit suivre la cure. Elle va travailler à raccommoder son cuvier 239

LXII

Lettre de Sophie du 19 mai à Bélanger. Elle annonce que le squirrhe dont elle souffre est un peu dégagé, et que le chirurgien chante presque victoire 241

LXIII

Lettre de Sophie du 31 mai 1801 à Bélanger. Elle éprouve toujours des douleurs cruelles. Elle vient de recevoir des nouvelles de son hussard, de son Constant, de son fils tant chéri 243

TABLE DES PARAGRAPHES 287

LXIV

Pages. Lettre de Sophie du 18 juillet 1801 à Bélanger. Elle lui apprend que les bouteilles de vin qu'il lui a envoyées, sont vidées et pour la seconde fois. Elle ne 'possède pas encore la santé. Elle lui offre pour sa maison de cam- pagne de Santeny un meuble de perse, décoré de ces mamouchis à la mode autrefois, et dont elle n'a aucun besoin 244

LXV

Lettre de Sophie du 2 août à Bélanger. Elle est à ses 72 grains d'extrait de ciguë. Elle achètera une feuillette de vin de Mâcon, si elle peut tirer quelque argent du ministère. Elle a la promesse de M. Vigier qu'il la dé- barrassera de sa petite -fille 247

LXVI

Lettre de Sophie du 19 août 1801 à Mme Bélanger. Elle est encore obligée de rester sur son c. comme un vieux singe, pouvant à peine se traîner aux Tuileries, elle campe sur une chaise quelques heures pour prendre l'air. Elle la prie de rappeler à Vigier sa promesse, et lui demande de la débarrasser de son meuble de perse, afin de mettre un lit pour son fils dans la chambre que le meuble remplit 251

LXVII

Lettre de Sophie du 26 août 1801 à Mme Bélanger. Elle lui annonce qu'elle a déménagé dans l'hôtel d'Angivïl- liers et qu'elle est maintenant à l'entresol 11. Elle se lamente sur la dure charge qu'est pour elle l'entretien de sa petite-fille Clémentine 254

LXVIII

Lettre de Sophie du 6 novembre 1801 à Mme Bélanger. La voilà encore comme Job sur son fumier. Elle ne peut arracher un sou du ministre Ghaptal, ni de l'adminis- trateur Cellerier. Critique delà composition de l'Institut. 256

288 TABLE DES PARAGRAPHES

LXIX

Pages. Lettre de Bélanger du 30 juin 1802 au ministre, lettre dans laquelle il dit que la chanteuse illustre, la femme adulée par Voltaire, Rousseau, Diderot, d'Holbach, Hel- vétius, meurt faute de pouvoir se procurer les remèdes contre les maux cruels quelle souffre 259

LXX

Mort de Sophie Arnould (22 octobre 1802). Enterre- ment sans presque personne derrière son cercueil. . . 261

ÉVREUX, IMPRIMERIE* C H. H É R I S SE Y. 3-22

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Œuvres d'EDMOND et JULES de GONCOURT

Edition définitive publiée sous la direction de l'Académie Concourt

Déjà parus :

Edmond et Jules de GONCOURT

Germinie Lacerteux, roman, avec postface de Gustave Geffroy, de l'Académie Goncourt

Sophie Arnould, avec postface d'Emile Bergerat, de l'Académie Goncourt.

Edmond de GONCOURT

La fille Elisa, roman, avec postface de Jean Ajalbert, de l'Académie Goncourt.

Chérie, roman, avec postface de J.-H. Rosny aîné, de l'Académie Goncourt,

Pour paraître prochainement :

7 J

Edmond et Jules de GONCOURT

Sœur Philomène, avec postface de Lucien Descaves, de l'Académie Goncourt.

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