1 Rd? . à 74 L . : L D A où KR, k té + VAR. RAT LR é Le He s { - 2, 5pi IRC tie nc x A mnt le a? - (a) Pal 1 ü nd nom Ti lu © cilet lon nom est un X SOUVENIRS D’UN AVEUGLE VOYAGE AUTOUR DU MONDE Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/souvenirsdunaveu00arag SOUVENIRS D'UN AVEUGLE VOYAGE AUTOUR DU MONDE PAR JACQUES ARAGO NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE Enrichie de notes scientifiques Par FRANÇOIS ARAGO. de l'Institut ET PRÉCÉDÉE D'UXE INTRODUCTION PAR: M JULES" SANIN ILLUSTRATIONS DE MM. ANDREW, BEST, LELOIR, P. GIRARDET, LEBRETON, MOREL-FATIO, GÉRARD-SÉGUIN, ETC. PORTRAITS DE JACQUES ET DE FRANÇOIS ARAGO, GRAF 5 PAR SIXDENIERS ne = = == Ps » SENTE J U + LYRULES CM 45 CR PRES Re dr) | = f |] € j >» AU : BARRES PNA \ à EX à Sn < 7 > ÿ PARIS H. LEBRUN, LIBRAIRE-ÉDITEUR $, RUE DES SAINTS-PÈRES, $ ISGS AULON I (9 bi 24 OVET ROME F7 TL RTL LE. KA RE EE ER mt A pe om en 4 € Liver. É k H. LEBRUN, éditeur, 8, rue des Saints-Pères, PARIS SOUVENIRS D'UN AVEUGLE . VOYAGE AUTOUR ! PAR JACQUES ARAGO CN 4 { É "” C Nour gi is Edition magnifiquement illustrée ENRICHIE DE NOTES SCIENTIFIQUES PAR M. FRANÇOIS ARAGO, DE L'INSTITUT ET PRÉCEDEE D’UNE INTRODUCTION Par MI AULES JANEN vs " P. Li T'ekT LE El ee TT r QE: SR lc x ; =} EC, LeRPu e 1% {O CENTIMES LA LIVRAISON — DEUX LIVRAISONS PAR SEMAINE La première Livraison a paru le 28 février 1868 mnt « H f j m1 d'HRAN AVS BIEL x an Ale AE, 69, LeGour Grasse, Less L'ouvrage entier se composera de 56 à 69 livraisons, et Ia publication en sera achevée en septembre prochain Voici en quels termes un éloquent critique, dont le jugement a tant de prix, rendait capte dans je Journal des Débats de la première édition des Souvenirs D'UN AVEUGLE : .. .. Or, voilà ce qui me plait dans tout ce ! séjour. Une fois lichée, gare à vous, qui que vous voyage : c'est qu'il s'agit de la contemplation d'un | soyez, sauvages ou civilisés, blancs on bruns, cutvres esprit primesautier; c'est que c’est là tout à fait un | ou noirs, maitres ou esclaves, marins où piétons tou: du monde comme peut et do't le faire un poëte; : vous appartenez à cette grande dame qu’on appelle c’est qu'en tout ceci la science de la terre et de la | la poésie. La fantaisie ! voilà un voxageur cosnine Je mer, science devenue vulgaire comme J’A B C, cède ! les aime; tout lui convient, la calèche à quatre cne- le nas à ja fantaisie, cette rare et bonne fortune des | vaux et le bâton du pélerin, le cheval de labour et Le jeunes gens. des amoureux et des poëtes. La fantai- | cheval de course, la chaloupe et le vaisseau de £uerre, sie est le capitaine de ce voyage autour du monde. | l'Océan et le petit ruisseau de la prairie; tout lui con- Elle commande aux vents et aux orages ; elle dit | vient, et méme la coque de noix de la reine Titania, l'heure du départ, l'heure de l'arrivée, le temps du | creusée par la dent de l'écureuil, A ect heureux voya- Ve né 2 e A chat ère das ÊTIE: À suistibè AUTRE Le JJouivsA nu'O 2R1N3VUQ , HATUR: DOAMS 4410.) L shui ti pr 1e MT | Tate] il MOUNL € (] TURN HIT AR rer21! 2,1 1731 12, 104 DOPAZ A4 Ér0P is Û A . {40 shimiides -: … ide [LAURE ’ : er En geur qui va, qui vient, qui s’arrète un peu au hasard, nonchelant et furibond à la fois, toujours pressé de parür, toujours pressé d'arriver, et cependant disant à chaque pas celte parole de F'Evanpgile : Sei- gneur, nous sommes bien ici, dressons-u, s'il vous plait, wrois tentes; à de pareils vorageurs il faut mettre tout à fait ia bride sur Je cou. Ne ieur deman- dez ni l’ordre, ui la methode, ni le mouvement ré- gulier, ni l'étude, ni la science ; ils ont micux que tout cela : ils ont le hasard et l'inspiraiion, ils ont Je coup d'œil, iis savent deviner ei choisit, ils ont la parole vive et prampte, la main ferme, la tête fière, le regard assuré; en un mot, ils ne ressemblent en rien à tout ce que nous savons des vovages et des voyageurs passés el présents. Ces quatre velumes du Voyage autour du Monde sont tout reinplis de variétés, d'intérêt, de passions infinies, d'incidents inattendus. Le dialogue, la nar- ration, la description, le drame, la poésie, l'histoire, se donnent la main dans celle vaste arène, qui est ie monde entier. L'auteur, jeune, intelligent, enthou- siaste, intrépide, a voulu s emparer, Comme on ne l'avait pas fait encore, de l'univers des navigateurs, et il l’a parcouru à sa facon. Facon brutale, violente, peu logique, primesautière, mais à tout prendre pleine d'agrément et d'intérêt. Quand parfois La pa- roie lui manque pour se faire comprendre, quand sa plume fatiguée s'arrête n’en pouvant plus, aussitôt il prend le crayon, et ce qu'il ne peut pas écrire il le dessine. De celte course lointaine, il a rapporté tout ce qu'il a pu rapporter, des crânes, des habits, des dictionnaires, des portraits, des paysages, des chan- | - sons, des cris de guerre, des plantes, des Coqailla. ges, des ossements, des peaux de bètes, des restoc de cunetières; et de tout cela, pétri, mèlé, brove. con fondu, 11 a composé un livre. — Et si vous save quelle force d'äme il a fallu à ce pauvre homme pour se souvenir, pendant quatre longs volumes, de loue les éblouissements de sa jeunesse! si vous Siiez quel est le graïd mérite d’avoir retrouvé dans 7 tète, dans son cœur, l'éclat azuré de la mer, l'éc it brülant des cieux, l'éclat velouté du rivage! si vous saviez que ce vaste regard qui embrassait tant de choses s'est éteint à tout jamais peut-être! si vous saviez que c’est maintenant à tâtons, appuyé sur le bras d'un ami, un bâton à la main, à Ja suite de quelque caniche fidèle, que cet ardent amoureux da toutes les beautés de la terre et &u ciel est obligé da parcourir de nouveau ce bei univers dans lequel if marchait d'un pas si ferme, d’un regard si net et sûr! si vous saviez ce qu cela doit ètre, quatre va. lumes de paysages copiés d'après nature par nn aveugle, quatre volumes de souvenirs éclatants qu'il faut se rappeler, plongè dans une nuit profonde, quatre volumes des heureuses et poëtiques misères de la jeunesse quand en est devenu un bomme mar- chant à tâtons dans le vide! certes vous resteriez étonnés, comme je J'ai étè moi-même, de Ja grice linpide, de la parfaite et excellente méthode, du style animé, de la vive passion, de l'intérèt tout-puis- sant Ge ce jivre. — Roman piquant et vrai pour qui n'a pas quitté son pelit coin de ciel nataï, histoire fabuleuse et pleine de charme pour les plus hardis et les plus sa’arts navigateurs. J. JANIN. = À — Les Souvenirs d’un Aveugle formeront un magnifique volume in-4 de 4 à 500 pages ornés de 150 à 9200 gravures. Ils seront publiés par livraisons de huit pages de texte avec gravures, ou par séries de 10 livrai- sons brochées. Prix de la Livraison ..... « la Série brochée. . . 10 cent. E fr. 10 L'OUVRAGE SE COMPOSERA DE &@ A GO LIVRAISONS GN SOUSCRIT : à PARIS. chez H. LEBRUN, éditeur, 8, rue des Saints-Pères A PARIS ET DANS LES DÉPARTEMENTS : Chez tous les Libraires et Dépositaires de Publications pittoresques PARIS. — INT, SIJON RAÇON ET CONP., RUE L'ERFUTE, À. cet | À D. CR ILLLIE l'A péter: OU du ch ste 12 di D Lt

connaissance avec vos forêts vierges qu'on dit si imposantes. — C'est unspectacle magique, poursuivit le géné- 4 26 ral; c2la se voit, s'étudie, s'admire ; cela ne se décrit pas. — J'essayerai. — Apropos, prenez garde aux nègres marrons ; ils sont nombreux sur le Corcovado, audacieux sur- tout. Mais vous avez de bons pistolets, sans doute, faites-les-leur voir ;ils ont grand peur des armes à feu ; le bruit les épouvante plus que la mort. Si j'avais un peu plus de force, je vous accompagnerais ; nous plongerions nos regards vers cet horizon oriental derrière lequel est une patrie absente ; et peut-être quelque douce émanation du pays natal raviverait- elle mon énergie prête à s'étendre. Allez donc seul, mon ami, je vous attends au retour. Zaë voulut m'accompagner, je le lui défendis, ‘dans la crainte que les $olitudes que j'allais parcourir ne fissent renaître en lui cette soif d'indépendance dont nul homme nest jamais déshérité. Zaëé me bouda, mais il obéit ; je le recommandai à Zinga, et je priai le général de leur permettre une petite orgie. — Soyez tranquille, elle est déjà méditée : ils sont d’Angole tous deux ; ils vont s'enivrer au souvenir de leurs cases de jonc et de leur sauvage Afrique. Voici enfin une de ces forêts vierges où l’on ne peut, dit-on, pénétrer qu'à l’aide de la hache et de la flamme ! Armons-nous de résolution, et avancons sans regarder en arrière. La source qui alimente l’aqueduc est là, étendue sur une large roche, polie et brillante : c’est le point de départ, où l’on voit serpenter un sentier assez bien tracé, mais qui s’elface peu à peu, à mesure que l’on gravit les flancs de la montagne. C’est que les tenta- lives sont fréquentes, et que le péril et la lassitude arrêtent bientôt les explorateurs, maisje voulais voir, et rien au monde ne m'eût forcé à rétrograder. De temps à autre, à l’aide d’une petite hache, je n'ou- vrais un chemin plus direct dans cette masse com- pacte et serrée de feuillages divers, larges, carrés, aigus, ciselés, àpres ou polis, et de branches qui se croisaient, se heurtaient, se confondaient sans qu'on püt deviner, à quel tronc elles étaient attachées. La nuit devenait sombre, et pourtant le soleil, ce large soleil du Brésil, était à peine au tiers de sa course, Sur ma tèle, à mes côtés, des dômes touflus de ver- durearrélaient tout rayon au passage ; et depuis des siècles peut-être le sol où mon pied glissait n'avait reflété l'azur du ciel. J'avancais avec une lenteur désespérante ; les couches immenses des feuilles mortes et à demi pul- vérisées qui couyraient le sol s’affaissaient sous mes pas et m'ensevelissaient quelquefois jusqu'à la cein- ture. Harassé, épuisé, j'écoutais alors, immobile et re- cueilli. Tantôt c'était le cri aigu de la perruche verte et coquette, qui tombait jusqu'à moi des cimes les plusélevées comme pour saluer ma bienvenue ; tantôt c'était la voix plaintive du singe ouistiti, si joli, si propre, si vif, si caressant.. quand il ne vousdéchire pas de ses crocs pointus comme des aiguilles. Main- tenant c'est une écorce calcinée, arrachée d'une tête séculaire, se posant un instant sur une arète de pal- miste, faisant une troute, glissant le long d’une tige polie et s'arrêtant après mille cascades sur le sol, qu'elle alimente et vivifie. Et tandis que, le regard tourné vers le ciel, vous cherchez à pénétrer ce dôme immense qui vous couvre, un rapide bruissement échappé de vos pieds et se prolongeant au loin vous dit que vous venez de réveiller un serpent effrayé pour la première fois du nouvel ennemi qui le pour- suit jusque dans son paisible domaine. SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Au surplus, je dis en passant que les voyagéhrs doivent se défier des récits exagérés de certains écri- vains dont la plume présente le Brésil comme sillonné par une immense quantité de venimeux reptiles qui, selon eux, rendent si dangereux la promenade et le repos. Il y a sans doute un grand nombre de serpents au Brésil, il y en a même de redoutables ; mais per- sonne n'apu m'assurer ici en avoir vu dont la morsure fût mortelle et qui osassent attaquer l'homme. Quant à moi, quelque fréquentes qu'aient été mes excursions dans les lieux les plus solitaires de cette contrée si puissante, Je dois à la vérité de déclarer, dût en souf- frir mon amour-propre, que je n'ai jamais eu à com- battre aucun de ces terribles reptiles dont tant de narrateurs m'avaient épouvanté, et qu'il est certaines provinces en France où les vipères sont en plus grand nombre que les serpents au Brésil. J'ajouterai toute- fois que des lézards monstrueux peuplent ici toutes les ruines et les masures ; que le nombre en est im- mense malgré la guerre acharnée qu'on leur déclare, tant leur chair est délicate ; mais leur voisinage, assez peu dangereux, n’en est pas moinsinquiétant pour le repos et la tranquillité, car ils sont d’une familiarité extrème et ne fuient que devant le bruit et le mou- vement. Je continuai ma trouée avec énergie et persévé- rance ; plus la pente devenait äâpre et rude, plus je me roidissais contre les obstacles ; plus le chaos m'en- vironnait, plus je me plaisais à m'y plonger, impatient du jour que j'étais bien sûr d'atteindre. Cependant, après une heure de luttes ardentes contre les ronces, les troncs raboteux, les flèches des pendanus et les obstacles de toute nature qui surgissaient pour ainsi dire à chaque pas, j'étais près de renoncer à mon entreprise, lorsqu'un incident innattendu vint rani- mer mon courage et mes forces. Je crus entendre quelques voix humaines assez près de moi ; j'écoutai attentivement, et je visitai l’amorce de mes pistolets. Le bruit faiblissant peu à peu, je m'armai de résolu- tionetme dirigeai vers l'endroit d’où il s'était échappé. Une gigantesque liane, née au pied du tronc auquel je m'étais d’abord adossé, serpentant en mille festons et allant couronner le sommet des arbres les plus élevés, favorisa mon entreprise. Je me suspendis à elle et la suivis dans tous ses détours sans mettre pied à lerre, jusqu’à une clairière où plusieurs géants sécu- laires abattus attestaient les ravages récents de la foudre. Trois dames étaient là debout, immobiles, arrèlées par deux nègres entièrement nus, dont elles semblaient mépriser les gestes et les menaces. Elles me virent et me prièrent de leur venir en aide. À mon aspect, les deux noirs reculèrent et semblèrent atten- dre le résultat de notre délibération. A deux mille lieues de son pays et au sein d'une forêt sauvage, une amitié est bientôt faite et con- solidée. Seules ici, Mesdames ? Absolument seules? D'où venez-vous ? — De Rio. — Et avant ? — De Paris. — Par quel hasard dans ces solitudes ? — Ce n'est pas le hasard, c’est le désir de voir, le besoin de connaitre, d'étudier. Nous avons parcouru l'Europe, nous sommes venues visiter l'Amérique ; l'Afrique et l'Asie auront leur tour: voyager c’est vivre. Et vous, monsieur ? — Je viens de Paris comme vous ; comme vous, la VOYAGE AUTOUR soif des voyages me brûle ; je commence une course autour du monde, l'achèverai-je ? — C'est l'incertitude qui fait le bonheur; quand le dénoûment est prévu, il n'y a plus d'intérêt dans le drame. — C'est bien ! Je vous comprends, mais je vous admire. — Parce que nous sommes femmes, n'est-ce pas ? — Oui. — Toujours, et chez tous les hommes, des pré- ventions et de l'orgueil ! — C'est qu'en général les femmes sont si faibles, si pusillanimes ! j — Tant mieux si nous sommes une exceplion. Au surplus, monsieur, vous êtes arrivé fort à propos; voici les nègres marrons qui se réunissent en une bande assez nombreuse ; que ferons-nous s'ils nous attaquent ? — Poursuivons notre route ensemble, sans nous occuper d'eux ; j'ai de bons pistolets. — Prêtez-moi votre hache. — Moi j'ai un poignard. — Ala bonne heure! marchons. Trois heures après nous étions au sommet de la montagne ; nous planions sur Rio, sur la rade, sur l'Océan, et nous saluions de la main les navires voyageurs, qui, du point élevé où nous étions placés, ressemblaient à des papillons étourdis, égarés dans l'espace. Cependant les nègres nous avaient accompagnés jusqu’à notre derniére halte, et nous menacaient parfois d’assez près pour nous alarmer. Las de leurs importunités, j'en mis un en joue, et, à l’aspect seul de monpistolet, il tomba à genoux et demanda grâce, tandis que les autres se réfugiaient derrière les plus gros arbres. — Écoute, lui dis-je, que nous veux-tu ? — Nous avons faim et froid. — Tiens, voici ce que nous pouvons te donner, à toi et à tes camarades, prends et va-'en. Je lui donnai une volaille, une tranche de jambon, un gros morceau de pain blanc, une chemise, un gilet et un caleçon, dont par prudence j'avais chargé mon pelit havresac. — Oh ! vous un bon maitre Dieu! me dit l’esclave, merei; vous n'avoir rien à craindre. Il rejoignit ses compagnons, et trois cris éclatants retentirent dans les airs : c’étaient des cris de recon- naissance et de joie. Une heure après nous nous remimes enroute, con- slamment précédés par les noirs, qui cherchaient à nous guider età nous ouvrir un passage facile. Avant que le soleil se fût couché derrière les Orgues, nous avions de nouveau serré la mainau général Hogendorp à quiun verre de bordeaux avait rendu quelques forces. Quant à Zaë, il avait oublié son pays, sa sœur et ses projets de vengeance ; Zinga et lui s'étaient traités en compatriotes, et le vin d'oranges est aussi capiteux que le vin du Roussillon. — Je ne vous quitterai pas sans vous demander votre nom, dis-je aux trois intrépides voyageuses, en arrivant à Rio. Dubuisson, me répondit la mère. Au revoir, monsieur. Où donc ? Au Thibet, peut-être. Une ville régulière et belle, une cité presque euro- péenne, au pied d'une montagne vierge et sauvage, est chose assez curieuse à interroger. Le peintre et le moraliste aiment les contrastes. À Rio, toutes les rues DU MONDE. 27 sont droites, excepté celle appelée rue Droite. Suis- je chargé defouetter tous les ridicules ? Dans la rue do Ouvidor où Grand-Juge, se sont coquettement établies les marchandes de modes parisiennes ; n’est- ce pas vous dire que la fashion du Brésil en a presque fait une promenade ? — Voici la vaste place do Rocio, sur laquelle est bâtie la salle de spectacle ; je vous parlerai plus tard du théâtre et des pièces qu’on v représente. Au milieu de la place s'élève une potence charmante, à quatre branches, surmontée des armes du royaume, et où les nobles seuls ont le droit d'être étranglés. L'orgueil à la porte du néant ! le privilége sur le bord de la tombe ! J'aime mieux des images plusriantes, et je poursuis mes investigations. Un homme m'arrète en plein jour par le collet au détour d’une rue, et me demande si Je veux lui faire le plaisir d'accompagner un petit Jésus au ciel. — Que faut-il faire pour cela? — Me suivre. — Je vous suis. Nous entrâmes dans une maison de belle appa- rence, et nous montämes à un premier étage. Une centaine de cierges allumés, dans une chambre close, éclairaient une petite figure pâle que deux dames pa- raient de fleurs, de rubans et de pierres précieuses, tandis qu'une jeune fille lui fardait les joues d'un rose brillant, comme font les acteurs au théâtre, et placait coquettement des mouches sur son front décoloré. Le maitre de la maison vint me baiser la main et me présenta un cierge allumé. Je m'assis quelques instants au milieu d’un groupe de femmes richement parées et caquetant à voix basse. Bientôt le cortège se mit en marche pour l'é- glise voisine. Après quelques prières, la bière, tou- Jours découverte, fut déposée sur le maitre-autel, et la foule se dispersa. — Je venais d'accompagner un enfant au ciel, bonheur bien grand sans doute, car chez tous les invités à la fête, les yeux étaient secs, et les vêtements mondains. Je fus à coup süûr le plus pieux des assistants. L'argent ouvre ici les caveaux des églises aux cadavres, de sorte que, dans les céré- monies religieuses, les vivants se promènent sur les morts. Les dames brésiliennes se mettent avec luxe, mais sans grâce, sans élégance; et les rubis, les perles et les diamants dont elles surchargent leurs doigts, leurs oreilles et leurs cheveux, ne contribuent pas mal à rehausser l'éclat de leur teint olivâtre. Dans les rues elles marchent constamment seules, les unes à la suite des autres, à deux pas de distance, comme un vol de grues, tandis que des esclaves proprement vêtus, mais nu-pieds, ferment la marche et protégent le dernier rang. Au moindre obstacle, l’ordre est rompu, et il faut toujours quelques minutes d’in- tervalle entre le temps du repos et celui du mouve- ment, car la plus stricte étiquette règne ici à ce sujet dans toutes les familles. D'autres dames se promènent le soir et une partie de la nuit dans les rues et sur les places publiques de Rio, mais seules cette fois et couvertes des pieds à la tête d’un manteau noir dont elles se drapent à la ma- nière des Arabes avec leur burnous. Est-ce coquet- terie? Non, c’est adresse et prévoyance ; car elles sont presque toutes d'une laideur repoussante, et leur langage est parfaitement en harmonie avec leurs mœurs. Vous voyez que l'Europe a son reflet au Bré- sil, et que les vices sont d'actifs explorateurs. A lio, plus qu'ailleurs, peut-être, la noblesse s’est faite in- 28 SOUVENIRS D'UN LZ souciante et paresseuse : de là la sottise et l'igno- rance! — Dans un salon pérorait une sorte de gran- “esse portant une clef à son habit; je parlai de Camoëns, cette gloire portugaise rivale de tant d’au- tres gloires. - — Eh! eh! me répondit le chambellan, votre Na- poléon a bien son prix aussi, et ne le cède en rien à notre Camoëns. Les lettres de recommandation peuvent vous ouvrir ici les maisons de quelques grands personnages ; mais il est rare qu'après une première visite et de banales politesses, vous soyez accueilli de nouveau. On ne fête les étrangers à Rio que tout juste assez pour ne pas leur dire en face que leur présence est impor- tune. Au surplus, modérez vos regrets; rien n'est triste et monotone comme une soirée d'apparat bré- AVEUGLE. silienne. J'ai hâte d'ajouter que chez M. Marcelino- Gonzalves, l’un des gérants de la banque et grand de première classe, j'ai trouvé une réunion d'hommes instruits et aimables, que le maitre de la maison, actuellement en France. avait faconnés aux mœurs et aux habitudes des grandes cités européennes. Une dame faisait les honneurs de la maison : c’élait une Française, qui voulait, disait-elle, régénérer le Bré- sil. Jamais vanité féminine n’a été poussée plus loin ! En sortant de chez M. Marcelino-Gonzalves, j'allai chez M. R.... : ses deux jeunes et très-jolies demoi- selles, à demi étendues sur une belle natte de Chine, s’essayaient, à l’aide d'un fouet, à frapper telle partie désignée du corps d’un esclave à qui elles avaient ordonné une parfaite immobilité. Ce malheureux avait les joues et les reins déchirés, sanguinolents, et n'o- ...Une jeune fille lui fardait les joues d’un rose brillant. (Page 27.) sait pousser un seul cri de douleur. J'allais témoi- gner aux deux gracieuses personnes tout le mépris et toute l'horreur que m'inspirait une telle conduite, lorsque le père, en entrant, fit entendre de sévères paroles, et me pria d'oublier ce qu'il appelait la le- gèreté de ses enfants. Peu s’en faut que le nom de ces demoiselles n'é- chappe de ma plume ; elles s'appellent Rovira… Au Brésil, les femmes surtout traitent les noirs avec la plus épouvantable brutalité, et s'éloignent d'eux comme d'une bête venimeuse. Voici le Palais-Royal en face du débarcadère. Il n’y a pas de maison dans la rue de Richelieu qui n'ait une plus belle apparence. Voici les équipages du roi, des princes et des mi- nistres, trainés par des mules : nos fiacres ont une allure plus élégante et une forme plus coquette. Il y a trois siècles entre le Brésil et l'Europe, et cepen- dant si vous voyiez les carosses et les harnais des grandes cérémonies, peut-être modifieriez-vous votre opinion; les arts et le luxe de France et d'Angleterre ont franchi l'Atlantique, et sont venus jusqu'ici pro- clamer leur puissance dominatrice. La siesta espagnole est en grande faveur au Brésil. En plein jour les étrangers, les commis et les noirs seuls parcourent la cité assoupie. J'entrai hier, par hasard, dans une vaste salle atte- nante à une église et à un hôpital, espèce de morgue où la police fait transporter chaque matin les cada- vres trouvés la nuit dans les rues ou sur la plage. — « Il n'y a personne, dit en sortant un Brésilien à une dame qu'il accompagnait. » — Moi j'y vis trois cada- vres de nègre. L'un avait recu un coup de couteau au bas-ventre ; l’autre était percé à la poitrine de quatre coups de stylet; le troisième avait le front brisé par quelque marteau ou bâton noueux. Personne n’était là, avait dit le Brésilien ! les noirs ne comptent pour rien ici; et le meurtrier d'un noir dort tranquille. En sortant de là je passai en face d’une maison sombre et isolée, autour de laquelle plusieurs sol- dats montaient la garde. On m'appela, moi étranger, en m'honorant de l'épithète d’altesse, et une voix VOYAGE AUTOUR DU MONDE. rauque me demanda l'aumône à travers une double grille de fer. Je vis en même temps une petite ficelle qui descendait presque jusqu'à terre une bourse de cuir. J’allai y déposer quelques pièces de monnaie ; mais je ne savais pas qu’il fallait tirer la ficelle pour prévenir les malheureux que l'aumône était faite. Aussi qu’arriva-t-il ? Un des soldats du poste s’appro- cha de la bourse, la visita, en retira une partie de mon offrande, et donna le signal convenu. La bourse remonta délestée. Indigné, je voulus défendre les droits du malheur et réclamer pour lui. — Au large ! me dit la sentinelle ; au large! on ne s'approche pas ainsi deux fois de suite de la prison. — J'avais fait, sans le savoir, la charité à des voleurs. Près delà, surveillés et accroupis, plusieurs esclaves attendaient que leur tour arrivât. On frappait à coups redoublés de chicote les noirs amarrés les uns après 29 les autres à un poteau : le sang coulait dans un fossé creusé à cet usage. Au surplus, les bourreaux lassés se succédaient comme les victimes. J’étais sans puis- sance contre ces châtiments ordonnés par des mai- tres assez humains pour ne pas les infliger eux- mêmes. Aussi n’éloignai-je bien vite et la douleur dans l'âme. Dès que la civilisation fait une trouée quelque part, on est toujours sûr de voir couler autour d'elle des larmes et du sang. Mais je vous parle depuis assez longtemps de mai- tres et d'esclaves, de victimes et de bourreaux, et je ne vous ai pas dit encore d’où et comment venaient chez les peuples civilisés ces hommes au front d'é- bène et aux cheveux crépus, faits exprès, sans doute, pour creuser la terre et mourir sous le fouet. Ecou- tez, écoutez. Je vous dirai bien des choses à ce sujet, car je viens de visiter dans ses plus petits détails un de ces effrayants et lugubres tombeaux où ont retenti tant de douleurs et succombé tant de courages. Oh! c’est horrible à voir, cela est cruel à l'âme, cela précipite et glace le sang au cœur. Jugez des äutres navires par celui-ci, vaisseau de luxe, m'avait-on dit; jugez aussi des autres capitaines par celui que j'ai entendu, capitaine généreux et com- patissant, selon le portrait flatteur qu'on n’en avait fait. C’est un trois-mâts de 350 tonneaux, gros, lourd, large, sale, puant ; ses cordages sont mal tenus, ses mâts bariolés de mille couleurs ; son pont boueux et marqueté de petits bouts de cigares éteints et de dé- bris de manœuvres, d’avirons et de voiles. Il y a là quatre caronades sur chaque bord, et entre les caro- nades sèchent au soleil des nattes jaunes où se dessi- nent de larges plaques de sang, et sur lesquelles sont encore adhérents des cheveux noirs et crépus. Un pa- villon royal flotte à l’arrière et dit à tous les peuples que le navire vogue sous la haute protection d’un trône. On me fit les honneurs du bord et l’on m invita à descendre. Le faux-pont est bas et sans air, raboteux aux pieds et menaçant pour la tête : car de gros pi- tons et de forts anneaux de fer sont fixés aux courbes par de solides vis à écrous qui heurtent le front avec violence. Là dorment, roulés dans de fétides couvertures de laine ou suspendus dans des hamacs noirs et déchirés, quinze ou vingt matelots, écume des vagabonds et des malfaiteurs de tous les pays du globe. L’atmosphère pèse sur la poitrine dans ce faux-pont de malheur; et cependant, c’est là le lieu | de repos, la chambre de luxe, le boudoir du bord, la salle des galas, l'asile mystérieux des débauches, alors que les marchés conclus à la côte d'Angole ont | donné au capitaine quelques jeunes filles en échange q J ë d’une étoffe, d’un baril d’eau-de-vie ou de plusieurs centaines de cigares. À fond de cale tout est rangé, symétrique, arrimé avec soin: c’est un ordre méticuleux qui fait l'éloge du décorateur et de l'architecte. Une énorme barre de fer, bien et solidement fixée aux côtes et bordages du navire, a reçu des anneaux parfaitement commodes pour retenir captif le pied d’un esclave. Celui-ci a la faculté de se lever, de s'asseoir, de se coucher sur des caisses et des tonneaux; il peut, sans trop d'ef- forts, se tourner à dioite, à gauche, parler et prêter 30 SOUVENIRS secours à son voisin, sans que le maitre se fâche, À la vérité, il ne fait pas jour dans le cachot et l'air y est mortel ; mais à quoi bon l'air et le jour à des poi- trines robustes, à des yeux de lynx qui percent les ténèbres les plus épaisses? Et puis, qu'est-ce que l'air, le jour, le ciel, l'horizon, les étoiles au firma- ment, un large soleil qui réchauffe? C'est le luxe de la vie; tous les hommes sont-ils donc faits pour en jouir ? Et d’ailleurs, sont-ce des hommes ces infortu- nés que vous avez rivés là, à ces anneaux de fer, à ces barres de fer? Non, sans doute, ce sont des bêtes fauves, des chacals arrachés à leurs steppes sauvages pour venir peupler et enrichir une terre civilisée et bienfaisante. C'est bonne et sainte justice, n'est-ce pas, que de les enchainer, de les mutiler, de les broyer !.…. 5 Une ou deux fois par heure le capitaine ou le second du navire, le maître ou le contre-maitre, armé d'une lanière longue et noueuse, descend dans l'égout et fait l'inspection des fers. S'il s'aperçoit d'un effort tenté ou seulement s'il le soupcenne, l'air siffle, et les jambes, les cuisses et le dos nus du coupable sont zébrés de rubans rouges d’où le sang coule à flots sur le voisin. L'opération achevée, et à un signal donné, des chants nationaux se font entendre comme un concert de loups affamés; malheur alors à qui n'enfle pas sa poitrine pour hurler sa joie et son bon- heur ! Ainsi se font les mœurs, ainsi se dresse la domi- nation et se courbe l'esclavage. Mais l'heure du repas vient de sonner, et tout nè- gres et tout esclaves qu’ils sont, il faut bien que ces malheureux mangent et vivent. Je dis plus, il faut qu'ils mangent beaucoup; car ils ont besoin de beau- coup de forces pour tant de tortures. — Aussi les maitres l'ont-ils compris à merveille, et vous les voyez, pleins d’une tendresse toute généreuse et compatissante, donner une poignée de farine de ma- nioe, et présenter à chaque lèvre brûlante un énorme baquet contenant une grande quantité d'excellente eau croupie et saumâtre, sur laquelle on se jette avec avidité. C'est tout : la cérémonie a lieu deux fois par jour. Vous voyez done bien que l'humanité n'a pas perdu tous ses droits. D'UN AVEUGLE, Au surplus, chaque esclave, à tour de rôle, a la permission de monter sur le pont. Il se promène entre deux matelots, et il voit tout à son aise ce ciel pur et bleu qui favorise la traversée, ces eaux limpides et phosphorescentes qui le bercent, cet horizon lointain où s'est effacée sa terre natale, et cet horizon plus rapproché où il va continuer sa vie de repos et de bonheur. - Je vous ai dit que l'inspection à fond de cale se faisait une fois par heure, et plus souvent encore. Dès qu'un râle dit au maitre que l’agonie et les tor- tures ont saisi un passager, on le déferre, on lui roue une corde autour des reins, on le hisse à l’aide d’une poulie, on le laisse tomber sur le pont, et on l’étend sur une de ces nattes jaunes dont je vous ai déjà parlè. Ces premiers soins donnés, le roulis promène cà et là le fantôme noir, qui se tord sous la douleur ou se laisse aller insensible au balancement du na- vire. Alors le matelot qui le trouve sous ses pas le pousse du pied, et le remet à sa première place. — Un quart d'heure après, tout l'équipage attentif, penché sur l’abime regarde en sifflant comment le requin saisit sa proie, et combien il lui faut de minutes pour mâcher et avaler un homme... La mer, vous le voyez, a ses distractions et ses jours de fête. Mais d’autres incidents, plus dramatiques encore, ont lieu pendant les longues traversées ; il arrive par- fois qu'un navire de guerre, en chasse des négriers, met le cap, toutes voiles dehors, sur un de ces bâti- ments de damnés contre lesquels le ciel n’a pas assez de foudres! Qu'arrive-t-il alors? le capitaine aux abois, s’il est vaincu dans sa marche, fait hisser des tonneaux sur le pont, les emplit d'esclaves, les ferme et les jette aux flots. C’est un amusement comme un autre, Puis, en arrivant dans le port, le capitaine va voir l'armateur. — Eh bien? — On m'a donné chasse, j'ai été forcé de me dé- lester. — Allons, préparez-vous à repartir au premier vent favorable ; la place manque de marchandise, VII RIO-JANEIRO Bibliothèque. — Esclaves. — Détails. A Rio-Janeiro, ilya une bibliothèque royale, grande, belle, et enrichie des meilleurs ouvrages littéraires, scientifiques et philosophiques des nations civilisées. J'ai eu toutes les peines du monde à me la faire indi- quer, car elle est parfaitement déserte et inconnue des Brésiliens, Je l'ai visitée deux fois, deux fois je in y suis trouvé seul avec le directeur, jeune moine aux formes polies, mais ne parlant de Montesquieu, de Rousseau, de Montaigne, de Voltaire, de Pascal, de d’Alembert et de Diderot qu'avec le plus profond dégoût. Ce directeur croit beaucoup à l'astrologie et fort peu à l'astronomie : je n'en étais douté. Dans une salle voisine de la salle publique sont des rayons privilégiés où dorment sans secousses 2,500 volumes à peu près, admirablement reliés et enfermés sous des vitrages élégants. — Ceci, me dit le moine, c’est la bibliothèque par- ticulière de notre gracieux fils don Miguel, futur sou- verain du Brésil. — Vient-il souvent ? — Jamais. — Que saura done ce jeune prince ? — Qu'il est fils de roi. — C'est peu. — C’est beaucoup, tant d’autres l'ont oublié ! De la bibliothèque j'allai au musée. Le directeur (car ce mot est à la mode ici comme en Portugal) me fit les honneurs des diverses salles de ce vaste local avec une aménité toute particulière, et étala à mes yeux les richesses confiées à ses soins, avec une Com- plaisance qui tenait de l’orgueil. Dès que je lui eus fait l'offre de quelques insectes et papillons qui man- quaient à sa collection européenne, il m'offrit géné- reusement en échange un grand nombre d'individus fort rares de ses cartons du Brésil, et se serait offensé si j'avais persisté dans mon refus. le regrette d’avoir oublié le nom de ce savant modeste, auprès duquel les étrangers trouvent une bienveillance honorable et VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 51 une conversation exceptionnelle dans ce pays à demi sauvage. Un institut, fondé sur les mêmes bases que celui de France, devait être créé au Brésil sous la protec- tion spéciale du monarque. Déjà certain nombre de membres étaient nommés, et parmi eux quelques sa- vants et artistes parisiens. L'un, M. Taunay, peintre du plus haut mérite, alla prècher là-bas, comme saint Jean dans le désert, le eulte et l'amour des beaux- arts. Découragé et presque honteux de l'inutilité de ses efforts, il se retira bientôt dans les montagnes, au pied de la délicieuse cascade Tijuka, où ses pin- ceauxactifs et spirituels continuèrent à doter son pays d’un grand nombre de ces piquants paysages et ta- bleaux de genre si estimés des amateurs. L'autre, sculpteur de talent, artiste par l'âme et le ciseau, termina bientôt dans le dégoût une vie de fatigue et de progrès. Au Brésil, on appréciait ses statues en raison de leur volume et je l'ai vu prèt à briser à coups de maillet un magnifique buste de Camoëns, parce que, fidèle à l'histoire, il avait fait le poête borgne, et qu’on exigeait de lui qu'il lui dessi- nât les deux yeux en harmonie. L'institut de Rio n'a jamais tenu de séance, et tout est mort au Brésil pour les hommes de talent qui s’é- taient flattés d'y élever une nouvelle religion des lettres, des sciences et des beaux-arts. Les Brésiliens se distinguer de ses compagnons ! le fouet est là qui sillonne jes flancs et fait voler à l'air des lambeaux de chair noire Mais, je vous l'ai dit, chacun sait son rôle et le Joue à merveille. Silence maintenant ; l'affaire va se traiter, le mar- ché se conclure. — Oh! pst! ici, toi. Quelque chose se lève ; ce quelque chose, c’est un être | qui à deux veux, un front, une cervelle, un cœur ne comprendront-ils donc jamais que dans cette reli- gion seule est la véritable gloire des nations? A Rio vous ne trouverez pas une seule collection de tableaux, ni chez les anciens nobles, nichez lesriches seigneurs ; seulement, par ©1 par là, quelques gra- vures décorent les vastes salons des hôtels ; et quelles gravures, grand Dieu ! Roméo, Paul et Virginie, Cora, Amazil, Atala et Chactas… Tout cela vous fait souvent désirer de quitter la ville et de vous enfouir dans les forêts éternelles qui la circonscrivent. . Il faut cependant que j'achève ma tâche et que j'é- - tudie cette capitale, qui pourrait devenir si belle et si florissante. Je n'écris pas des panégyriques, je fais de l'histoire. Mais si Rio-Janeiro n’est pas une cité où les arts soient en honneur, du moins est-ce une ville spécula- tive et commerciale, où tout homme arrivant avec des capitaux est recu partout comme s'il venait doter le pays de nouvelles richesses. Me voici dans la rue où le génie du commerce a planté son caducée dominateur. Elle se nomme Val- longue ; c'est un bazar ouvert à tout le monde, un rendez-vous général de toutes les fortunes, une foire perpétuelle et permanente ; c'est une sorte de place comme vous et moi. Je me trompe, il n'y a pas de cœur sous celte poitrine ; le reste est au complet. — Voyez ça. (Cest le maître qui parle.) — Ce n’est pas mal. — Marche. Et ça se met à marcher. — Cours maintenant. Et ça court comme un Andalous. — Lève la tête, agite les membres, trépigne, ris, crie, montre les dents. — Allons, bravo ! combien? — Six quadruples. — J'en donne cinq. A propos, et la petite vérole? — Il l'a eue ; regardez bien. En effet, des taches jaunes et luisantes, Jetées cà et là sur le corps noir, attestent le contact d'un pelit fer rouge dont la cicatrice a laissé un petit enfonce- ment qui trompe l'acheteur inexpérimenté. — À la bonne heure i voici vos quadruples. Un nouvel acheteur se présente ; c'est un moine. — Ho! lève-toi, viens, marche, saute ! absolument comme tout à l'heure. — Elle est assez bien, elle est jeune, ses dents sont éblouissantes ; mais. — Monseigneur peut être tranquille, j'en réponds. — Trois onces, dis-tu? tiens. — Et votre bénédiction? — La voilà! — Chantez, vous autres ! La cascade tombe mugissante, les deux acheteurs sortent, poussent du pied devant eux leur acquisition. publique, un forum, un camp, comme vous voudrez l'appeler; c’est aussi un lieu d'étude et de médita- tion. Entrez: — La marchandise elle-même crie, prie, chante, hurle pour que vous la remarquiez; elle s’étiquette, elle se fait coquette et belle, alors mème qu'elle est hideuse et sale; elle est lasse du magasin, vos dédains la rendent triste et grave, et si elle n'obtient pas vos préférences, du moins n'é- chappe-t-elle pas à votre attention. Là, dans une salle basse, putride, sont fichès dans laterre et dans les murs des bancs noirs et graisseux. Sur ces bancs et sur le sol humide s’assoient, nus, absolument nus, des hommes, des femmes, des en- fants, parfois aussi des vieillards, qui attendent l'a- cheteur. Dès que celui-ci se présente à la porte, et sur un signe du maitre, tout le harem bondit, gesti- cule, s'agite, se tord, beugle des chants sauvages, et prouve qu'il a des poumons et qu'il comprend à mer- veille Ja servitude. Malheur à qui ne cherche pas à Le maitre enferme son or dans une bourse de cuir, et se placesur la porte pour arrêter d'autres chalands au passage: voilà, en miniature, un marché de noirs au Brésil. Cependant le lendemain vous entrez dans une église, vous trouvez agenouillés devant le maitre-autel deux noirs habillés d’une tunique de mousseline blanche, la ceinture nouée par un ruban rose ou bleu avec des fleurs sur la tête. Un prêtre s’avance, jette quelques gouttes d’eau sur les deux fronts, s’en va en ricanant, et deux hommes sont faits chrétiens... Ce n'est pas plus difficile que cela. Le pays dont je vous parle est sans contredit le lieu de la terre où les esclaves sont le plus à plaindre, où leurs travaux sont le plus rudes, où les châtiments sont le plus cruels, j'allais dire le plus féroces. Et pourtant Saint-Domingue, la Martinique, Bourbon et l'ile de France ont eu fréquemment leurs jours de révolte, d'incendie et de meurtre. — Au Brésil seul, les esclaves se taisent, immobiles sous la noueuse chicote. Ils ne comprennent pas encore que plus un sol a d’étendue et de déserts, plus il est propre à la révolte, Mais vienne une heure de vengeance, mas qu'il s'échappe un seul cri de haine et de mort d'une poitrine vigoureuse, et le Brésil. comme les autres colonies du monde, aura sa Saint-Barthélemi et ses Vèpres siciliennes. En attendant, voyez cet homme qui passe là, avec un anneau de fer auquel est adaptée verticalement uné 32 épée du même métal, le tout serrant assez forte- ment le cou; c'est un esclave qui a tenté de s'échap- per, et que son maître signale ainsi comme vagabond : c'est bien ! En voici un autre dont le visage est entièrement couvert d'un masque de fer où l'on a pratiqué deux trous pour les yeux, et qui est fermé derrière la tête avec un fort cadenas. Le misérable se sentait trop malheureux, il avalait de la terre et du gravier pour | en finir avec le fouet ; il expiera sous le fouet cette criminelle tentative de suicide. Un autre (je l’ai vu, je l’ai entendu), un autre, amarré à une échelle, venait de recevoir cinquante SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. coups de rotin, dont le plus faible avait enlevé la peau. Pas un signe de douleur ne trahit le supplice, pas un cri n’accusa le bras du bourreau. Quand la sentence fut exécutée, le noir étendit les bras, bâilla comme si l’on venait de l’arracher à un tranquille sommeil, et dit en souriant : « Ma foi, je n’ai pas pu dormir. » En voici un quatrième qui compte à haute voix le nombre de coups qu'il reçoit, et se plait, vers la fin, | à répêter le numéro déjà prononcé, pour prouver qu'il | ne croit pas aux tortures. Et tous ces hommes sont esclaves !.… Il y a à Rio cent trente mille âmes : les cinq sixiè- Une vente de nègres. (Page 51.) mes sont des esclaves vendus : ceux qui les achètent sont des esclaves à vendre. Un jour, un noble brésilien passait, monté sur son cheval, dans un chemin assez étroit, mais où cepen- dant deux voitures auraient pu aller de front. Un es- clave le voyant arriver se gare et se place respec- tueusement sur le bord de la route. — Saute le fossé, lui dit le Brésilien. — Monseigneur a assez de place. — Je la veux toute ; saute. — Je me casserai peut-être une cuisse. — Comment! tu ne veux pas sauter ? Le grand, le noble, l'homme enfin descend de sa monture et cingle de sa cravache la figure de l'autre, du noir, de l’eselave, de la brute. Furieux, celui-ci applique sur la joue de l'agresseur le plus vigoureux soufflet dont la vengeance ou le mépris ait Jamais | flétri un lâche ou un insolent. Puis il franchit le fossé et disparait au loin dans un champ de cannes à sucre. Le Brésilien rentre dans son hôtel la mâchoire en- sanglantée; le noir retourne au logis de son maitre, dont il était fort aimé, et auquel il raconte que, ayant voulu séparer deux esclaves qui se battaient, il avait recu cette estafilade dont la trace était si profonde. Aun mois de là, en face du Palais-Royal, un nègre attendait, le baquet sur l’épaule, que son tour arrivât de le remplir d'eau. Deux seigneurs se promenaient sans presque mot dire, selon l'habitude des Brèsi- liens. — Adieu, marquis. — Au revoir, vicomte. Quelques instants après, l'un des deux nobles frappa un petit coup sur la porte d'un menuisier. — Es-tu le maitre de cette maison ? yoographie de Ad. Lainé, rue des Saints-Pêres, 19. 'E Par VOYAGE AUTOUR DU MONDE. Be — Qui, Votre Seigneurie. ao ’ L, TE n'est pas tout, seigneur : c’est un homme —— Un nègre vient d'entrer chez toi; t'appartient-il1? fidèle, brave; je lui donne mes enfants à garder, et — Est-ce celui qui apportait de l’eau ? je suis tranquille. — Oui ; sais-tu qu'il est beau et leste? — Je voudrais pourtant l'acheter. ...Deux noirs habillés d’une tunique de mousseline blanche, (Page 51.) — Jenele-vendrais pas quand vous m'en donneriez — Et si je t'en donnais cent ? cinquante quadruples. — Je ne le vendrais pas. Chätiment d'un esclave. (Page 32. — Cent cinquante ? , mais celle que vous m’offrezest heaucoup plusgrande.… — Pas davantage. | j'accepte. — Alors, trois cents? — Le marché est-il conclu ? — L'est une fortune contre une autre, seigneur ; | — Conclu. Ce Live. d [AA] — Sur l'Evangile ? — Oui. — Viens chercher l'argent, et donne-moi ton es- clave. On appelle Baïbé. — Tu ne m'appartiens plus, lui dit le menuisier; ce seigneur vient de t’acheter. É Baibé regarde son nouveau maitre, baisse la tète, croise ses bras sur sa poitrine, se met en marche, et dit à voix basse : — Demain je n’apparliendrai plus à personne. Le lendemain le menuisier, en balayant le matin le devant de sa porte, y trouva un cadavre. — Baibé était libre. Le fouet du noble l'avait affranchi. Ce sei- gneur s'appelait Azevédo ; Azevédo, entendez-vous ?.… Je lui dis un jour, face à face, ce que je pensais de sa condui!e, et J'écris pourtant ces lignes. C’est que je m'étais pas aussi un esclave à vendre. Eh bien! tout ce que je viens de vous raconter là, et de ces blanes et de ces noirs, a lieu sous un roi, le meilleur, le plus humain, le plus juste qui ait jamais porté un sceptre, Jean VI, père de don Pedro et de don Miguel. Ecoutez encore : ceci est de la bonne histoire à dire à tous les princes, à tous les hommes. 1 y avait dans la rue Droite un orfévre dont la for- tune s'était accrue avec une rapidité merveilleuse. Plusieurs noirs esclaves, auxquels il avait appris son état, s'étaient acquis une réputation d'adresse et d'intelligence rivale de celle de nos plus habiles joail- liers; aussi les chalands arrivaient-ils à la file ; et avec eux les quadruples. Chaque année, le nombre des es- claves de l'orfévre augmentait, et tous, après un rude apprentissage où le fouet avait été le principal pré- cepteur, restaient attachés à la maison. Un seul, le pauvre Galoubah, jeune Mozambique de dix-neuf ans, au front déprimé, aux jambes ar- quées, aux mains larges comme de larges battoirs, n'avait jamais pu comprendre l'usage d'aucun outil, et encore moins le prix d’une parure. La chicote était sans pouvoir contre celte intelligence épaisse, qui voulait mais ne pouvait recevoir un rayon du dehors. Aussi son maitre, las et irrité, le faisait-il venir tous les matins devant lui, et avec une lime il lui rognait les doigts cruellement emprisonnés dans un étau : célaient des cris à briser l'âme. La main enveloppée dun vieux linge, le malheureux esclave, assis devant la porte, appelait, par ordre de son maitre, les ache- teurs indécis; et tous les jours les doigts déchirés de- venaient plus courts, et la douleur plus horrible. Le supplice durait depuis un mois sans que Galoubah eût jamais opposé la plus petite résistance, osé adresser la moindre prière. Souffrir et puis souffrir! il croyait que sa vie était ainsi faite, et il attendait dans le silence et la résignation. L'heure de l'opération ve- nait de sonner, et l’étau ouvrait déjà ses dents. — Oh! ici, dit le maitre. Galoubah s’avance et délie le linge. — Non, pas celte main, mais l’autre. — 0 seigneur! — L'autre, te dis-je ! — Pitié! piüél.… L'esclave était tombé à genoux, et pour la première fois ses membres frissonnaient, et ses yeux dardaient des étincelles sous des larmes de sang. -— Je crois qu'il pleure, dit le maitre en le frapant du pied. — Non, je ne pleure pas, s’écrie l'esclave en se relevant hors de lui ; mais je tue ! Il bondit, s'empare de la lime qui l'avait si cruelle- / SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. ment mutilé; son bras se lève, retombe, et le fer entre dans l'œil du maitre barbare, et sort tout rouge derrière la tête. Pas un nègre n'avait bougé, pas un geste n'avait été fait pour s'opposer à la vengeance. Galoubah était parti comme un éclair et avait pris le chemin de Saint-Christophe. En arrivant dans la grande cour du chäteau royal, il se jette à genoux le front dans la poussière ; et il crie : — Grâce ! grâce ! grâce! Le roi l'avait entendu, assis sur son balcon, et avait ordonné à un de ses chambellans de faire appro- cher le noir. Celui-ci monte quelques degrés et se traine, plutôt qu'il ne chemine, vers le monarque. — Que veux-tu? lui dit Jean VI. — Grâce! — Qu'as-tu fait ? — Je viens de tuer un homme. — Malheureux! pourquoi? — Voyez. Et le noir découvre sa main mutilée, — Qu'on panse vite cet homme, dit le roi, et qu'on me le ramène. — Où loges-tu ? — À larue Droite. —- Chez qui? — Chez Ro..., orfévre. — De quoi t'accusait-il? — De rien. Je suis maladroit, et depuis un mois il me limait les doigts de la main gauche. Aujourd'hui il voulait commencer la droite. Je l'ai tué. —- Qu'on envoie chercher des témoins, dit le roi. Une voiture partit et ramena bientôt à Saint-Chris- tophe quelques esclaves de l’orfévre tué. Tous sont d'accord, pas un n'accuse le noir, tous parlent avec amertume de la férocité de leur maitre. — C'est assez, dit le monarque. Ce maitre at-il une femme, des enfants ? — Non. — Tant mieux. Comment l'appelles-{u ? — Galoubah. — Galoubah, poursuivitfean VI, ces nègres et ceux qui sont au magasin l'apparliennent, je te les donne ; les richesses du maitre que tu as tué, je te les donne aussi ; va, sois juste, jamais cruel, et souviens-toi de la punition que tu viens d'infliger. J'ai vu souvent Galoubah dans mes promenades à la rue Droite : ses esclaves l'entourent avec amour, et il règne sur eux sans le secours du fouet ; il dort avec eux, au milieu d'eux, et tous les ans il affranchit celui de ses ouvriers qui s’est montré le plus laborieux et le plus probe... I a trop souffert pour n'être pas | humain. Un autre jour, dans la rue des Orfévres, le roi fait arrêter sa voiture devant un magasin d'où s’échap- paient de lugubres gémissements. — Faites venir le maitre de la maison, dit-il à deux nègres qui travaillaient. — Oui, Sire. Le maitre est là à genoux. — D'où viennent ces cris ? — C'est une de mesesclaves que je fais fouetter. — Qu'a-t-elle fait ? — Elle m'a volé du sucre. — Combien de coups doit-elle recevoir ? — Cent cinquante. — Combien en a-t-elle déjà recu ? — Quatre-vingt-deux. — Je te demande grâce pour le reste. — J'obéirai à Votre Majesté. — Jete remercie. VOYAGE AUTOUR DU Et la voiture repart. Au détour de la rue, le roi suspectant la bonne foi du marchand, ordonne à un de ses officiers d'aller s'assurer si ses vœux ont été exaucés. Les cris retentissaient encore. Jean \Trevient sur ses pas, et fait comparaitre devant lui le maitre et l’esclave. — Tues libre, dit-il à la jeune fille meurtrie et déchirée, tu es libre; bénis les coups que tu viens de recevoir. Et toi, misérable, qui as menti comme un lâche, félicite-toi que pour ta punition je me contente de te priver de ton esclave. Voilà Jean VI noble, généreux ; le voilà véritable- ment roi, ou plutôt le voilà homme. Eh bien, jugez-le maintenant. Unnavire marchand, enroute pour Bahia, est poussé à la côte parl'équipage révolté. Le capitaine, lesecond, le subrécargue sont jetés à la mer, et la pacotille est vendue en fraude par les matelots, tous nègres, escla- ves ou affranchis. Cependant le crime ést dénonce, les coupables arrêtés, conduits à Rio-Janeiro, et con- damnés à la potence. Le jour de l'exécution venu, l'arrêt est présenté au roi pour être sigué ; mais le monarque s’y refuse, prétextant que si l'on savait en Europe qu'on a pendu huit hommes en un seul jour à Rio, on croirait le 3résil peuplé de scélérats. — Cependant comme un exemple est nécessaire, ajoute-t-il, effacons quatre noms, et que les quatre autres misérables soient seuls pendus. Cela fait, le roi prend la plume, et, prêt à signer, il se ravise encore et dit : — Pourquoi quatre? n'est-ce pas assez de deux?.… oui, oui, effacons encore deux noms. Mais qui me dit que ceux qui restent sont les plus coupables ? pour- suivit-il; serais-je juste en ne leur faisant pas grâce comme aux autres ? Allons, allons, pardonnons à tous, et qu'on les envoie aux présides. Et la baratterie reprit son cours. Un jour, une sentence de mort fut encore présentée à la signature du monarque. — Sire, grâce ! criait, à deux genoux, un homme appelé Prieur de la Miséricorde ; par l’âme de votre père et de votre mère, grâce ! Et le coupable avait été trouvé buvant le sang d'un prêtre, sa victime, après avoir été gracié pour un meurtre commis sur une femme enceinte. — Non, non, ditle comte dos Arcos, ne faites point grâce, Sire.… Ce misérable a commis un crime horrible. — Un! reprit le roi, il en a commis deux. — Non, Sire, un seul; le second, c’est Votre Majesté qui ne devait point pardonner à un aussi grand scélérat. f Le nègre fut pendu et le comte dos Arcos resla en faveur. Dois-je ajouter maintenant, pour dire toute la vérité, qu'en général nos compatriotes rivalisent ici de cruauté avec les Brésiliens ? J'ai vu dans la rue do Ouvidor, de belles et fraiches marchandes de modes et de nouveautés infliger elles- mêmes les châtimentsles plus sévères à leurseselaves, et ne s'arrêter devant aucune douleur, devant aucune prière. Je vous demande bien pardon, mesdames, de vous dénoncer ainsi à l'indignation publique : c’est bien assez que je ne vous nomme pas. Les Anglais sont le peuple qui traite les esclaves avec le plus d'humanité, et il n'est pas rare qu'un riche planteur où négociant de la Grande-Bretagne voie refuser la liberté qu'il offre à un de ses noirs, en récompense de son zèle et de son dévouement. MONDE. 99 Mes courses de la journée m'ont conduit à la place do Rocio, où est situé le vaste théâtre royal. Je lis l'affiche : Zaïre, une comédie, trois intermèdes, et Psyché, ballet en trois actes et à grand spectacle. — A la bonne heure! j'en aurai là pour mon argent... O Voltaire! pardonne à ton sacrilége tradueteur !... Orosmane est coiffé d’une toque surmontée de vingt- cinq ou trente plumes de diverses couleurs, et deux énormes chaines de montre promènent jusqu'à mi- cuisse de monstrueuses breloques avec un eliquetis pareil à celui du trousseau de clefs d’une tourière en inspection. De gigantesques bracelets ornent ses bras nerveux, et de charmants et coquetsfavoris en virgules parent ses tempes et viennent caresser les deux coins de sa bouche. La pièce d'étoffequi pèse sur ses épaules n'est ni un manteau, ni une Casaque, ni une houppe- lande, ni un carrick ; mais elle tient des quatre espè- ces de vêtements à la fois et ne peut se décrire dans aucune langue. C'est à effrayer le pinceau le plus oseur du caricaturiste. Orosmane parle et gesticule. — Qu'on me ramène aux galères. Voici Zaire, Nérestan, Châtillon, Lusignan ; ils ont tous fait serment d'outrager le grand homme... Mais les loges applaudissent..… je ne demande pas mieux, el Je vais faire comme les loges : — Bravo ! bravis- simo ! — Pourquoise singulariser ? Après la tragédie, la comédie et les farces. moi, je croyais la farce jouée. M.etmadame Toussaint, danseurs de Paris, échappés de la Porte-Saint-Martin, sont les premiers sujets ; ils Jjouissentici d'une faveur méritée, et la femme surtout a droit à de grands éloges. Mais il ya là aussi une jeune Espagnole &u front sévère, aux cheveux d’ébène, aux regards de feu, à la taille svelte et flexible comme un bambou, dont Paris serait fier et jaloux, je vous jure. On la dit d'une sagesse à l'épreuve de toutes les séductions, à n'être éblouie d'aucun diadèéme. La senora Dolorès ne vient pas de l'Opéra de Paris. Le second actede Psyche s’est passé dans la gueule de Cerbère, et je vous assure que tout cela est fort curieux à voir. C'est égal, j'aime mieux nos Funam- bules. Les noms d’Eschyle, de Sophocle et d'Euripide sont sur le rideau d'avant-scène : c'est tout ce qu'il y a d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide au théâtre de Rio. Atout bien prendre, on ne compte au Brésil que deux classes d'hommes, celle qui frappe et celle qui est frappée. La première est la plus forte, parce qu'elle a la puissance morale, et qu'elle à poussé la pré- voyance jusqu'à séparer les esclaves par catégories ; de sorte que ceux d'Angole se trouvent mêlés à ceux de la Cafrerie et de Mozambique, peuples rivaux et ennemis mortelsles uns des autres. C’est aunepareille mesure qu'il faut, à coup sûr, attribuer le calme dont jusqu'à présent a joui ce royaume, presque aussi vaste que toute l'Europe. Mais ces haines des castes nègres un jour éteintes ou amoindries, qui peut dire ce que deviendra le Brésil, ce que deviendront ses habitants énervés, quand une fois la vengeance et l'amour de la liberté auront promené sur les villes leurs brandons et leurs poignards ? Le noir révolté n’a point de merci à atten- dre ; s’il est pris, il est mis à mort ; il le sait, il sait donc qu'il faut qu'il tue pour ne pas être tuë. Trois fois malheur aux Brésiliens, si le tocsin vient à voler de clocher en clocher, des bourgs les plus sauvages aux cités royales ! Oh !ne me dites pas que le noir est fait pour être eselave, et que la menace et la douleur seules le ren- 36 SOUVENIRS dent soumis et fidèle. Ne me dites pas qu'il n'y a chez Jui ni amilié, ni tendresse, nirespect, ni dévouement, car vous mentiriez à votre Conscience ; Car VOUS Savez, aussi bien que moi, ce qu'on peut attendre de ces hommes de fer et d'ébè ne, quand le souvenir d'un bienfait se grave dans leur mémoire. Je n'ai jamais battu un noir; je n'ai jamais fait parler l’ordre avec la menace. Ici, comme à l'ile de France, comme à Bourbon, comme à Table- Bay, commedanstoute l'Inde, j'ai souvent voyagé, escorté seulement de ceshommes qu'on me disait si lâches, si traitres, si dangereux : eh bien! pas une fois dans mes longues caravanes je n'ai trouvé l'occasion d’infliger un châtiment, car pas une fois je ne leur ai fait sentir que je me défiais d'eux. La véritable sauvegarde des colons est dans l'humanité; mais bien peu d’entre eux ont voulu le comprendre. D'UN | | | AVEUGLE. Ceux qui, accessibles aux remords, cherchent encore à motiver la cruauté de leurs châtiments envers leurs esclaves, accusent moins le cœur des nègres que leur intelligence, Étrange excuse quand les faits dechaque jour sont là pour donner un éelatant démenti à cette philosophie bâtarde née de l'égoisme et de la peur. Le Brésil a eu un évêque sorti d’Angole, évêque d'un talent supérieur et d'une vertu millefois éprouvée évèque canonisé, dont l’image dorée se voit encore debout à la chapelle royale de Rio. Les nègres apprentis, à peu d'exceptions près, sont d'une merveilleuse adresse, et deviennent en fort peu de temps d'excellents ouvriers ; ils apprennent sur- tout les langues avec une facilité prodigieuse; il n'est pas rare de voir un esclave parler correctement quatre ou cinq idiomes, et j'ai connu un noir correspondant de l’Institut de France (M. Tillet, je crois), à qui la ... Non, je ne pleure pas, mais je tue. (Page 54) navigation doit les meilleures cartes marines qui aient jamais été publiées, de Bourbon, de Maurice et de Madagascar. Sont-ce là des arguments en faveur de ma thèse! — Mais quand la brutalité commande, quand la cruauté châlie, la raison est sans puissance sur les bourreaux. Combien faut-il donc de siècles de bar- barie pour que l'humanité reprenne ses droits ? Il y a au Brésil deux fois au moins plus de prêtres qu'en Espagne et en Portugal. I1s sont presque tous d'une coquetterie de costume à éblouir les regards ; et vous les voyez, läches séducteurs, se glisser dans les familles et jeter partout le désordre et la Orrup- tion. Croiriez-vous qu'une jeune et jolie femme a été naguère, en plein tribunal, réclamer l'héritage d'un moine 1 vort, son amant, et qu'elle a gagné son procès? — De pareils exemples ne sont pas Tares ici. Que dirai-je des proce ssions et des cérémonies re- ligieuses? La foule qui se presse, se heurte, se rue sur les places publiques, sans dignité, sans foi, pous- sant à l'air des cris féroces, comme elle le ferait à un combat de taureaux. Et puis des moines gris, blanes, noirs, des Capucins chaussés et déchaussés ; des images dorées de saints et.de saintes, portées à grand’ peine sur de robustes épaules; des hommes masqués parodiant Jésus en route pour le Calvaire, des vierges dévotes essuyant son visage et montrant au peuple l empreinte des traits du Sauveur du monde; des saint Laurent avee leur gril, des saint Vincent avec leur croix ; des sainte Marguerite avec leur robe dentelée; enfin tous les mystères de lareligion catho- lique et romaine, burlesquement parodiés et livrés à la risée publique! — Tout cela fait mal au cœur, et l'on se demande involontairement, à voir le rôle que jouent les moines et les prêtres, comment leur domi- nation n’est pas encore brisée. Citons encore des faits, puisque cette logique est la plus puissante. Un prêtre, jusque là saintement révéré de ses cré- dules ouailles, qui ne lui connaissaient que deux ou {rois intrigues amoureuses, se trouva en rivalité avec un certain Monier, mailre d'armes, que j'ai retrouvé VOYAGE AUTOUR DU plus tard, je ne sais plus où. Trop läche pour l’atta- quer en face, le prêtre voulut s’en défaire par l'assas- sinat. Un soir donc que Monier venait d'entrer chez un marchand de la rue des Orfévres, le misérable appelle un noir qui passait en sifflant. — Veux-tu gagner six crusades? — Oui, seigneur. — Il y a là dans celte maison un homme grand et beau, avec un habit bleu et un chapeau français ; tu entends? — J'entends. — Dès qu'il sortira, {u lui sauteras dessus et le frapperas au cœur avec un couteau. — Je n'ai pas de couteau. — Tiens, en voilà un excellent, — Et jes six crusades ? — Quand tu auras fait, je t'attends ici. Cela dit, notre noir va se placer en embuscade. Un homme de haute taille sort du magasin désigné; au MONDE. 37 même instant il est saisi à la gorge, frappé au cœur, et meurt sur le coup. Le scélérat accourt vers le prêtre pour toucher le prix convenu. — Tu es un drôle, lui dit celui-ci, tu t'es trompé ; celui que tu as tuë n'est pas l'homme que je l'avais désigné ; va'en, Lu n'auras rien. Furieux, le noir se dénoncça lui-même à la foule rassemblée, et dénonca aussi le prètre instigateur. Tous deux furent arrêtés et jugés. Le premier se vit envoyé aux mines, le second condamné à quinze jours d’arrèt dans une ile ravissante, au milieu de la rade … Si un prêtre élait condamné à mort au Brésil, il y aurait révolution dans le royaume. Le fanatisme est plus puissant que les lois. Je n'ai pas fini. Un moine, fougueux prédicateur, et citè partout au Brésil pour ses bonnes fortunes, sortait un jour d'une église assiégée par les femmes, et où sa voix tonnante venait de retentir courroucée contre l'indifférence en Orosmane parle et matière de religion. Chacun sur son passage se jetait à genoux et briguait à l'envi l'honneur de lui baiser la main. Enlevé par la foule, je me trouvai bientôt à portée de jouir de la même faveur, que pourtant j'é- tais loin d’ambilionner. La main me fut en eftet pré- sentée; mais,-soit distraction, soit dégoût, je détour- nai la tête. Peu s’en fallut que je ne fusse mis à gesticule. (Page 35.) l'instant en lambeaux par la populace irritée, et je ne dus mon salut qu'au marquis de Sa, mon ami, qui, en me poussant violemment dans sa demeure, promit au peuple furieux que justice serait faite le lendemain devant les tribunaux. L'ignorance et la superstition ne feront jamais que des esclaves. VIII RIO-JANEIRO Villegagnon. — Le Bâton de diamants — Duel entre un Panliste et un Colonel de lanciers polon2is. Rio-Janeiro peut être regardée comme une place de guerre, malgré le mauvais état des fortifications qui la protégent : car ces fortifications sont bien si- tuées et à l'abri de tout coup de main. Dans le goulet on remarque les forts Lage et Sainte-Croix, hèrissés de canons qui, par leurs feux croisés, rendent le pas- sage extrèmement périlleux. Dès que vous avez franchi le goulet, vous vous trouvez bord à bord avec le fort Villegagnon, qui doit le nom qu'il porte à une action héroïque d'un jeune Basque assez hardi pour avoir essayé de flétrir un grand acte de cruauté. A la suite de quelques altercations avec les Brési- liens, l'équipage d’un navire de Bayonne arrivé à Rio depuis peu de jours se vit tout à coup entouré, fait prisonnier, et conduit à la petite ile où le fort est bâti aujourd'hui. Un procès s’instruisit, tous les matelots basques furent pendus, non comme Français, dit la sentence, mais comme héretiques. 38 SOUVE A la nouvelle de cette barbarie, Villegagnon, gen- tilhomme de Bayonne, s’adressa au roi de France pour en demander vengeance. Mais les rois sont assez généralement oublieux des injures et des outrages publics. Las de solliciter sans rien obtenir, Villega- gnon rassemble dans sa maison un certain nombre d'amis auxquels il fait partager son indignation gé- néreuse. — Voulez-vous être des miens ? leur ditl. C’est le sang de nos frères qui nous appelle au Brésil; êtes- vous disposés? J'ai un brick, je pars. —— Nous partons avec toi! s'écrient ses camarades. — Dès demain, mes amis, — Dès demain. Villegagnon traverse l'Atlantique, arrive en face de Rio comme un loup affamé qui cherche sa proie, pé- nètre dans la rade, et rend courtoisement coup pour coup le salut du goulet. Puis, attentif et impatient, il mouille à une encäblure de l'ile où avait eu lieu le sacrifice de ses compatriotes, La nuit arrive. — Aux armes! dit-il tout bas à ses braves et dé- vouës compagnons; aux armes! voici un brick de guerre brésilien, son équipage est nombreux sans doute ; mais nous avons du courage. A la. mer les ca- nots et à l’abordage du brick! — À l'abordage ! Et les voilà nageant à force de rames vers le navire brésilien. — Au large! leur crie-t-on. — Pas encore, répond Villegagnon, debout à la barre de la première embarcation. — Au large! Et le cri d'alarme appelle sur le pont l'équipage du brick. Mais Villegagnon et les siens ont déjà abordé, ils se précipitent en silence par les sabords et les porte- haubans; les pistolets sont muets ; ils frappent, ils | renversent, ils tuent à coups de s sabre, à coups de pique, à coups de hache : c'est un massacre plutôt qu'un combat. — Qu'on ne les achève pas tous! s'écrie Villega- gnon tout couvert de sang; garroltez ceux qui restent et à terre! L'ordre est exécuté. Dix matelots brésiliens sont conduits à l'ile, ils sont jugés et pendus. Villegagnon fait clouer sur les potences cette courte inseription : Pendus, non comme hérétiques, mais comme assassins. Cependant il retourne à bord : une brise de terre le favorise ; il coupe le càble, hisse ses voiles et re- part. Au goulet, le calme le saisit; il mouille une seconde ancre, pour ne pas être jeté à la côte. Mais l'alarme est déjà donnée au port et dans la ville. Les potences dressées disent à tous le coup de main de Villegagnon; la rade est bientôt sillonnée par mille embarcations de guerre, et le brick bayonnais est sommé de se rendre. Villegagnon répond par le fusil et la mitraille; un horrible combat s’er igage, mais le nombre l'emporte sur la bravoure. Tous les camarades de Villegagnon périrent les armes à la main ; lui seul, qu'on avait ordre de mé- nager, percé de coups et étendu sur le pont, fut rendu à la vie. On l’enferma dans un cachot fétide creusé pour lui dans l’ile des représailles, où il mourut enfin au milieu des tourments les plus horribles. Le fort Villegagnon a pris son nom du brave gen- tilhomme bayonnais, que la cour de France ne songea même pas à venger. L'ile des rats et celle des serpents sont dominées également par de fortes batteries qu'il serait difficile de démonte r; ef. au fond de la rade, dans l'ile du NIRS "1" | UN AVEUGLE. Gouverneur, aussi grande que Sainte-Hélène, d’autres batteries s'élèvent pour défendre les magnifiques plages qui les entourent. Duguay-Trouin, entrant en ennemi, et toutes voiles déploÿé ées, dans la rade de Rio- Janeiro, fit une action d'éclat dont les annales de notre marine gardent précieusement le glorieux souvenir. Le massacre de l'équipage du capitaine Duclair fut vengé, et le grand amiral rapporta en France vingt-sept “millions qu'il avait imposés à la ville. De l'or ‘contre du sang, ainsi se font souvent les marchés de souverain à souverain. L'histoire du Brésil depuis sa découve:te peut se résumer en deux époques, celle des premiers étahfis- sements par les spéculateurs payant impôt aux Por- tugais, et celle de l'arrivée à l'io de Jean VI fuyant de Lisbonne devant les armées françaises viclorieuses. On à bäli sur celle terre féconde quelques villes et villages, on y a élevé une cité royale. La noblesse portugaise \ y à suivi la famille des Bragance. Dès lors une plus grande actiité s’est fait sentir dans la re- cherche de l'or et des pierres précieuses que roulent ici les rivières et les ruisseaux. Mais l'agriculture, mais l’industrie, les arts et les sciences y sont restés stationnaires, et rien n’annonce encore que le Brésil veuille se régénérer dans un baptème de civilisation, de gloire et de liberté. Le caractère des Brésiliens étant en quelque sorte de ne pas en avoir, il leur importe fort peu de bien vivre, pourvu qu ‘ils vivent. Eviter la douleur est tout pour eux. Ils ne veulent pas être agités; le mouve- ment ne leur convient pas ; réveillez-les, ils tombent, el je crois qu'un citoyen condamné à faire à pied en un jour une course de quatre ou cinq lieues serait bien plus cruellement puni que celui qui devrait subir une peine de huit jours de prison. Le seul cas où ils sortent de leur espèce de léthargie est celui où on la leur reproche. Ne désespérons pas des Brésiliens. Ce jardin publie tout à fait désert, cette belle pro- Aatt de l’aqueduc totalement abandonnée, ces fo- rèts vastes, magnifiques, silencieuses, qui ‘cachent {ant de trésors qu'une main aclive aurait si peu de peine à décupler; ces eaux si limpides, si poisson- neuses, qui roulent aujourd’hui tristes et inutiles sur des contrées à demi sauvages ; ces milliers d'animaux nuisibles qui assiégent les habitations et qu'il serait i facile de détruire ou d'éloigner; ces peuplades errantes et cruelles qui jettent le épouvante jusqu'aux portes des principales cités : {out cela n’mdique-t-il pas la coupable apathie des Brésiliens? Eh bien ! in- diquez-leur les résultats de leur molle insouciance, ils se riront de vous; leur mémoire paresseuse se réveillera pour vous montrer dans un passé peu éloigné ce qu'était Le Brésil avant sa conquête; et leur front, ordinairement décoloré, se couvrira d'une certaine rougeur de modestie, comme si la gloire des Dias, des Cabral, des Albuquer que, était leur propre gloire; comme si les conquêtes de leurs ancêtres étaient le fruit des travaux et des fatigues d'aujour- d'hui. — Dans toutes les directions de cette vaste partie du nouveau monde, dans les plaines, au centre des montagnes, sur les bords de la mer, me disait un jour un Brésilien, nous possédons des villes floris- santes, des bourgs populeux, des ports de mer vastes et sûrs qui attirent chez nous les spéculateurs de l'Europe. Ils croient arriver parmi des sauvages, et ils ne trouvent partout que des hommes civilisés : ils sont étonnès, stupéfaits de la richesse du pays, du commerce de nos villes; etils partent avec le senti- ment de notre gloire et &e rx e prospérité. re VOYAGE Tous les Brésiliens tiennent aujourd'hui le même langage ; #1, à les entendre, on croirait que le Brésil n'a de richesses que celles qu'ils y ont apportées. Amère dérision! ils feignent d'ignorer que la meil- leure partie de cette vaste contrée est à peine connue, et que si, à de grandes distances, quelques élablisse- ments indiquent aux voyageurs les faibles traces d’une civilisation naissante, l’espace immense qui les sé- pare les uns*des autres est presque totalement aban- donné; ils oublient, ces hommes aveugles et somno- lents, que les communications entre deux provinces sont toujours très-difficiles, et quelquefois impossi- bles, à cause des torrents qui ravagent leurs campa- gnes et renversent les fragiles barrières qu'on leur avait opposées. [ls refusent de nous faire savoir que de Bahia à Rio, les deux principales villes du Brésil, on ne peut voyager qu'à pied ou à dos de mulet, et qu'une graudé route pour les voitures est à peine commencée. 1ls ne nous parlent pas non plus de l'obligation où est le voyageur d'apporter avec lui les vivres nécessaires pour sa Campagne; du soin qu'il doit prendre d'amener des esclaves quelquefois peu fidèles, qui lui servent de guides au milieu des forêts et des vastes solitudes. Nulle auberge dans la route, nulle garantie contre les attaques des peuplades anthropophages, nulles ressources que le courage contre la férocité des onces et des jaguars; nulle sûreté non plus de la part des -guides, que les récompenses ne flattent pas toujours etque les menaces ne soumettent presque jamais. Ils sont trop près de la liberté pour ne pas s'humilier de leur esclavage; et ces hommes limides, si rampants dans nos cités, semblent, au milieu des forêts, recon- quérir l'indépendance qu'on leur a dérobée. Comme le Brésil sera, selon toute probabilité, notre dernière relâche après tant de courses aventureuses, je vous parlerai alors de celte famille errante des Bragance, qu'il serait injuste de juger au milieu des révolutions et des catastrophes qui l'ont poursuivie dans les deux hémisphères. Je vous dirai le caractère si singulièrement bon et faible de Jean VI, qui re- garde, ainsi qu'il me le disait un jour, l'élévation d'un paratonnerre sur un édifice comme une attaque à la puissance de Dieu. Je vous dirai cette Jeunesse ardente de don Miguel et cette fougue impétueuse et guerrière de don Pédro, son frère, dont le départ en- richit le Brésil d’un peu de liberté de plus et d'un despote de moins. Je vous conterai alors aussi la vie désolée et souffreteuse de Léopoldine, sœur de Marie- Louise, femme supérieure par le caractère et l’édu- calion, et qui mourut si misérablement oubliée et dédaignée de son royal époux. Je vous tracerai encore un tableau fidèle des mœurs de celte cour abâtardie, où le libertinage allait parfois jusqu’au cynisme, et où les maitres donnaient l'exemple de l’avilissement et | de la dépravation. J'ai hâte aujourd'hui d'en finir avec cette ville royale où les vices de l'Europe débordent de toutes parts; mais je ne veux pas cependant partir de Rio sans vous raconter une aventure fort dramatique, qui a laissé dans ma mémoire de profonds souve- nirs. Je jetterai plus tard un rapide coup d'œil sur les peuplades sauvages qui foulent encore les immenses plaines de cet immense royaum», el je vous mênerai, comme d’un seul bond, au cap de Bonne-Espérance, lieu marqué pour notre prochaine station, l’Amélia, brick irlandais, venait d'entrer dans la rade de Rio après une navigation des plus heureuses; il élait mouillé entre le fort Villegagnon et Bota-Fogo, AUTOUR DU MONDE. 39 anse magnifique autour de laquelle sont élevées les élégantes habitations de la plupart des consuls euro- péens. La rade était calme, sans brise, presque sans mouvement, et l'équipage de l'Amelia dormait dans le faux-pont. Un seul malelot, accoudé sur le bastin- gage, profitait des derniers rayons de la lune au eou- Chant et parcourait d'un œil avide les beaux sites dont il était entouré. Tout à coup une pirogue se détache de la plage silencieuse et glisse au large; le matelot la suit du regard el croit voir des nègres retenant de force une femme ou une jeune fille dont il lui semble entendre les cris de désespoir. John Beckler, inquiet, redouble d'attention. La pirogue s'était arrêtée, un bruit sourd avait retenti, les flots s'étaient ouverts et refermés, el le sifflement des pagaies s’eflaça petit à petit dans le lointain. John Beckler soupçonne un crime; sa résolution est prise, résolution de dévouement et d'humanité. Il se pr écipite, nage d'un bras vigoureux et se trouve bientôt à l'endroit où la pirogue avait fait halte. Un grouillement le guide, il plonge à demi, et ses mains fouchent des vêtements. 11 les saisit avec les dents, et, aidé du flot qui montait alors, il se dirige vers la plage, où il espere arriver avec le précieux fardeau au il ne voulait point abandonner. La lutte fut longue et pénible ; mais enfin John trouva fond, en arrivant à terre il tomba brisé par la fatigue. Peu d’instants après il reprit connaissance, et ce fut alors seulement qu'il s'aperçut que l'objet qu'il avait sauvé était un cadavre dont les joues, le cou et les oreilles élaient déchirés etinondés de sang, Cepen- dant un léger mouvement de la jeune fille ranima le courage et les espérances du matelot; il appela à haute voix et demanda du secours ; il essaya de ré- chauffer de son souffle l'enfant qu'il venait de sauver ; personne ne l’entendait, nulle voix ne répondait à la sienne, Il allait enfin charger sur ses épaules, déjà si fatiguées, la jeune fille encore mourante, quand des cris tumultueux arrivèrent jusqu’à lui. Une douzaine d'esclaves portant des torches et pré- cédés par une feffime au désespoir, se précipitent et l'entourent. A la vue de cette Jeune fille couverte de sang, la feînme tombe et s'évanouit. Les nègres fu- rieux saisissent déjà le brave John à la gorge et se disposent à le broyer contre les galets, “quand un homme de la police s’élance — Comment vous appelez-vous? — John Beckler, dit-il en anglais, devinant la ques- tion qui lui était faite en langue portugaise. — C'est bien, je parle aussi l'anglais, moi. Com- ment cette enfant est-elle avec vous ici, brisée el mourante ? John raconte ce qui lui est arrivé, ee qu'il a fait. — Y atil longtemps que vous êtes au Brésil? — Depuis hier. — Sur quel navire êtes-vous arrivé? — Sur l'Amelia. — Mais ce navire est en quarantaine. — C’est vrai. — Vous allez nous suivre. Madame de S... avait été reconduite chez elle, et sa fille, rendue si miraculeusement à la vie, lui ra- contait déjà les violences dont elle avait été l'objet ; elle lui disait que plusieurs noirs s'étaient précipités sur elle en étouffant ses cris, qu'ils étaient entrés dans une pirogue, et qu'après lui avoir arraché ses bracelets, ses boucles d'oreilles et son collier, ils l'avaient jetée à l'eau. 40 £ SOUVENIRS Oh! nul doute alors sur la vérité du récit du ma- telot, sur son dévouement. Madame de S... se fait conduire chez le magistrat qui interrogeait John. Elle l'embrasse, elle lui adresse les paroles les plus affectueuses, elle payera son hu- manité par une fortune, et elle veut le ramener chez elle. — Impossible, madame, de satisfaire à vos désirs; eet homme était en quarantaine ; il a violé les Jois sa- nitaires, il faut qu'il soit jugé. — J'irai parler au roi, s’écrie madame de S...; ce matelot a sauvé ma fille, on lui doit une récompense et non pas une prison. J'irai parler au roi. Le lendemain, madame de S... élait aux genoux de Jean VI, lui disant l'horrib'e guet-apens dont sa fille avait été la victime et le généreux courage du matelot qui la lui avait rendue. Le roi répondit à madame de S... de la manière la plus rassurante, et lui promit sa D'UN AVEUGLE. protection pour le libérateur de son enfant, et la con- gédia avec sa bonté accoutumée. Quelques jours après, un jugement de la cour su- prème portait que John Beckler, matelot irlandais, était condamné à la peine de mort pour avoir eufreint les lois sanitaires. Grâce aux pressantes sollicitations de la riche fa- mille de S..., l'arrêt fatal ne fut pas exécuté; mais John, le brave matelot, vit sa peine commuée en un exil de dix ans à Minas-Géraes, dans l’intérieur du royaume. John se soumit; et le voilà, peu de temps après, à travers les chemins difficiles et rocailleux, suivant à pied le pas rapide des mules dirigées vers l’ouest du Brésil. Il est accolé à six nègres assassins, jugés et condamnés pour avoir jeté à la mer une jeune fille à qui ils avaient déchiré le cou et les oreilles pour lui voler les pierres précieuses dont elle était parée. Le ...Les voilà nageant à force de rames basard seul avait pourtant rapproché et rivé à la mème chaine le libérateur et les meurtriers; mais quel hasard! Le chef de l’escorte remit au gouverneur de Minas- Géraes les hommes confiés à sa garde. — Je dois ajouter, dit-il, qu'il vous est ordonné, au nom du roi, d'avoir pour le condamné John Beckler tous les soins et tous les égards que vous auriez pour un ami malheureux. Il inspectera les travaux sous vos ordres, il gérera en votre absence et il mangera à votre tabie, Un écrit royal adressé au gouverneur portait les mèmes injonctions. Cependant les mois se succédaient, et John, à qui l'on avait fait espérer une liberté prochaine, languis- sait et dépérissait dans ces déserts fouillés par le meurtrier et l’esclave au profit de la royaulé. Il se dit un jour : — De retour au Présil et dans mon pays, que me reslera-t-il de l’action honorable qui m'a con- duit ici? Pourquoi ne punirai-je pas de leur cruauté ces hommes qui m'ont flétri avec tant de barbarie ? Et puis, quel mal leur feront les projets que je mé- dite ? Une goulle d’eau enlevée à l'Océan 1e rend-il moins profond et moins riche? Oui, oui, Dieu m'in- spire, Car il sait, lui, que je suis arrivé au Brésil pour venir en aide à ma famille dans la misère; il en sera done comme J'ai résolu, accomplissons la vo- lonté de Dieu. Tous les soirs, au coucher du soleil, John grimpait sur un vacoi au pied duquel était bâtie sa cabane, et il disait à son chef, devenu son ami, que c'était pour respirer un air plus libre et pour voir arriver plus tôt le convoi avec lequel il comptait s’en retourner. Mais que faisait John? Chaque fois que, surveil- lant infidèle, il parvenait à dérober une pierre pré- cieuse, à l’aide d’un couteau il ouvrait une arète du palmiste qui lui servait d'observatoire et y cachait le vol sans que jamais personne eût pu le soupconner. Depuis trois mois la même opération était souvent répélée, et une fortune se trouvait là, pour ainsi dire, à sa disposition. En elfet, l'ordre arrive enfin de la cour, John peut retourner à Rio, et son départ est fixé au surlende- main. Paris. — Typographie de Ad. Lainé, rue des Saints-Pères, 19. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 4 Le matelot ingénieux et prévoyant se plaint seule- | On lui prodigue les soins les plus généreux, on le fé- ment alors que des biches (insectes microscopiques | licite de la hberté qui lui est rendue, et rien n'est ui s'attachent à la peau, la creusent et pénètrent | épargné pour que son voyage jusqu'à Rio se fasse profondément) lui ont fait une large plaie au talon sans danger pour sa santé affaiblie, Il accepte un Sr ...On ne peut voyager qu’à pied ou à dos de mulet. (Page 59.) mulet qui lui est offert, mais comme dans les pas- | mande la permission de couper une arête de palmiste, sages les plus difficiles on est souvent forcé d'aller à | dont la flexibilité le soutiendra sans secousses trop pied, John dit qu'il s’appuiera sur un bâton et de- | violentes; elle lui est à l'instant accordée, Il grant ..Le colonel est enlevé de sa selle et roule dans la poussière. (Page 43.\ pour la dernière fois son arbre chéri, coupe la bran- | boitait avec bonheur et qu'il devait de reconnaissance che dépositaire des diamants, et le voilà heureux dans | aux insectes incommodes et dangereux dont bien des l'avenir. noirs, dans leur haine de la servitude, sont si sou- Avec quelle inquiète sollicitude le matelot ména- | vent les volontaires victimes ! geait l'appui précieux qu'il s'était donné! Oh! qu'il Il arriva à Rio, et, impatient de son retour en Eu- Live. 6, ( 4 SOUVENIRS rope, il ne voulut même pas aller voir les parents de la jeune fille qu'il avait sauvée, de crainte qu'il ne dût accorder quelques jours à leurs prières. Un na- vire danoïs était en rade et allait faire voile le di- manche suivant. John Beckler y retint son passage et se logea modestement dans une petite chambre auprès de Notre-Name-de-Candelaria. En face de sa demeure était une jeune mulâtresse fort avenante, à qui John envoyait quelques furtifs baisers dédaignés. Le matelot, en effet, avait un cos- tume qui donnait de sa généreuse galanterie une bien pauvre idée; aussi, piqué au jeu, alla-t-il dès le len- demain sur la place Royale à la découverte de quel- que étranger auquelil pût proposer frauduleusement la vente de deux ou trois de ses diamants. Il ne cher- cha pas longtemps, et, le marché conclu, Beckler fit emplette de vêtements coquets et continua ses pour- suites amoureuses auprès de la jeune mulâtresse. Celle-ci, fidèle en tout au code des filles de sa caste, se montra moins rebelle et finit par succomber. Le confiant matelot se laissa bientôt prendre aux faux témoignages d'affection de sa conquète, et, après avoir obtenu d'elle la promesse solennelle qu’elle l'ac- compagnerait en Europe, où ils s’uniraient par le mariage, John lui dit sa vie aventureuse, le jugement qui l'avait condamné, puis lui confia le secret de sa fortune en lui montrant son précieux bâton. Encore un jour et ils diront adieu au Brésil. On frappe à la porte de John. — Au nom du roi, ouvrez! — N'ouvrez pas, dit tout bas la mulâtresse. — Au nom du roi! répète-ton; et la porte tombe brisée. Le couple arrêté est conduit à l'instant même devant un magistrat. — Votre nom? dit celui-ci à la jeune fille. — Jaë, mulâtresse libre. — C'est bien; et le vôtre? — John Beckler, Irlandais, condamné une fois aux présides pour avoir sauvé, au péril de ses jours, une Jeune fille que des noirs venaient de jeter à l'eau. — Je m'en souviens, vous avez fait là une action honorable, poursuivit le juge; voyons si toute votre conduite depuis lors a droit à nos éloges. Donnez-moi le bäton sur lequel vous vous appuyez. Le bâton est livré, ouvert, fouillé avec précaution, et les diamants roulent sur un tapis. — C'en est fait, dit Beckler à sa compagne, nous voici à jamais malheureux, à jamais séparés. — Votre crime est avéré, dit le magistrat, la loi est précise; vous allez retourner aux presides pour le reste de votre vie, et la moitié du vol que vous avez commis appartient à la personne qui l'a dénoncé. — Où est-elle? — C'est moi, dit en souriant lamulätresse. Je vou- lais rester au Brésil, je n'aime pas l'Europe. Beckler leva les veux au ciel, fut conduit en prison et de là ramené à Minas-Géraes, où il mourut sous le bâton noueux de ses maitres. Quant à la gracieuse et noble mulâtresse, elle tient maintenant, dans la rue des Orfévres, un charmant magasin de nouveautés et de curiosités chinoises, et dit gaiement à qui veut la savoir l’histoire de son ami Beckler et la cause pre- mière de sa fortune, aujourd'hui fort brillante, Chez nous, terre de civilisation et de progrès, mademoi- selle Zaé, assise à un comptoir, aurait déjà gagné équipage, hôtel et laquais ; le Brésil est encore à demi sauvage. Dans un voyage comme le nôtre, l’ordre et la symé- trie seraient une faute pour l'écrivain et peut-être une cause d’ennui pour le lecteur. C'est parce que J'ai D'UN AVEUGLE. compris cette double vérité que je vais parfois çà et là, courant de la ville aux forêts et de la plaine fertile aux rochers nus, de la civilisation esclave à la sauva- gerie indépendante. J'ai du temps devant moi aujourd’hui; écoutez un fait assez curieux. De toutes les capitaineries composant avec des dé- serts encore inconnus l'immense royaume brésilien, la plus remarquable sans contredit, celle qui surtout est la plus digne de l'étude des voyageurs, est la ca- pitainerie de Saint-Paul, car les Paulistes n'appar- tiennent à proprement parler à aucun pays, ou plutôt ils font la conquête de tous. Je vous dirai plus tard, alors que je vous parlerai des Gaouchos, d'où et com- ment leur est venue cette soif ardente d'indépen- dance qui leur fait mépriser les périls, et les pousse, indomptés, au milieu des forêts les plus impénétra- bles et des plus vastes plaines, où ils se posent en dominateurs. : Qu'un Pauliste fasse savoir à un Gaoucho de la Plata qu'il a à traiter avec lui d’une affaire grave et pressante; qu'il lui donne rendez-vous dans une de ces silencieuses et éternelles forêts dont je vous ai déjà parlé, à trois ou quatre cents lieues de la côte, à six cents de Rio ou de Monte-Video ; qu'il lui assigne un rendez-vous au pied d’un gigantesque berthollettia, tel jour, à telle heure... les deux hommes s’y serre- ront la main au moment précis... et pourtant ces deux hommes n'auront eu pour guide que le bruit ou la fraicheur de la brise, ou le cours des astres, et ils se seront vus forcés de lutter dans leur trajet contre les serpents et les jaguars, dont ils font aussi peu de cas que du cri du perroquet ou du ricanement de l'ouistiti. Le Pauliste n’est pourtant qu'un Gaoucho abâtardi; c’est le tigre d'Amérique comparé à celui du Bengale; c’est un fashionnable de nos grandes cités à côté d'un rude contrebandier des Pyrénées. Le Pauliste est vêtu à peu près comme le Gaoucho, mais déjà avec des modifications, avec des enjolive- ments, des fioritures, si j'ose m'exprimer ainsi, qui frisent presque la coquetterie. Son large chapeau, re- tenu sous le menton par un ruban de velours, est d’un feutre assez fin; son poncho, pièce d'étoffe cou- leur chocolat, bleue ou blanche, taillée en rond, au milieu de laquelle est pratiqué un trou pour le pas- sase de la tèle, est aussi d’un drap qui ferait honte à celui du Gaoucho. Quant à sa culotte de peau, à sa ceinture et à sa chaussure, ce sont partout de jolis petits dessins faits avec des cordonnets de diverses nuances tout à fait curieux et séduisants à l'œil, Mais le Gaoucho, cet homme de fer et de bitume, maigre, petit, sauvage, intrépide comme le lion, indompté comme lui, je vous le présenterai quand je l'aurai bien étudié dans ses déserts, dans ses mœurs, dans ses habitudes de domination. Oh! c’est chose curieuse à voir, je vous jure. Il n'est pas d’étranger arrivant au Brésil qui n'ait hâte de se trouver en présence d’un Pauliste à cheval, armé de son redoutable lacet. Les premiers conqué- rants d'Amérique ont raconté des choses si merveil- leuses de leur audace et de leur adresse, que la raison a peine à les accepter, et que le doute vous poursuit alors même que le fait est là palpitant de- vant vos yeux pour soumettre toute incrédulité. Or, écoutez : Un brave colonel de lanciers de la vieille garde im- périale, dès son arrivée à Rio, où les malheurs de son pays l'avaient exilé, ne cessait de répéter à haute voix, à fous ceux qui parlaient des Paulistes, que lui, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 45 sur son cheval et armé de sa lance, il se faisait fort de démonter non pas seulement un, mais deux,, mais trois de ces redoutables laceurs d'hommes, comme il les appelait par dérision. — Prenez garde, colonel, lui répétait-on souvent ; votre vigueur et votre adresse sont grandes, sans doute; mais si un Pauliste vous entendait, il serait homme à accepter le défi. — Et moi, crovez-vous que ce soit pour qu'on me le refuse que je le propose ? — Nous vous aimons trop pour le publier. — Eh bien, je prends l'initiative, et dès demain mon cartel sera connu. Les feuilles de Rio publièrent en effet le défi du colonel, et le jour même il reçut une visite fort cu- rieuse. — C’est vous, colonel, qui avez inséré hier une note dans les journaux ? — Oui, monsieur; en quoi vous intéresse-t-elle ? — Je suis Pauliste. — Comment! vous accepteriez ma proposition? — Pourquoi pas”? — Mais vous avez à peine cinq pieds! — Vous n’en avez pas tout à fait six. — N'est-ce pas assez ? — Non, colonel. — J'ignorais que la Garonne coulät au Brésil? — Oh! ne parlez pas de vos rivières, colonel : les nôlres sont plus larges que les vôtres ne sont lon- gues. | — Cela fait l'éloge de vos rivières, et voilà tout. — Ce n’est pas pour les vanter que je suis venu vous voir, mais bien pour m'assurer, en effet, si vous vouliez essayer de votre lance contre mon lacet. — N'en doutez pas. — À quand la course ? — À ce soir. — Non, à après-demain, en face du château de Saint-Christophe ; ça distraira bien du monde. — À la bonne heure. — Je me suis hâté, quoique novice encore, parce que je ne veux pas, colonel, qu’il vous arrive mal- heur. — C’est bien généreux. — Si quelques-uns de mes camarades se présentent après moi, vous refuserez. — C'est entendu. — Ainsi done, colonel, à après-demain, à heures. — À après-demain, senor.… — José Pignada. : $ La singularité du défi avait appelé autour de Saint- Christophe une foule immense; une partie de la cour s’y était donné rendez-vous, et, du milieu de cette mul- titude qui se pressait, s'agitait impétueuse sur des gradins, il ne partait qu'un seul cri : Pour le Pauliste! Cent piastres pour le Pauliste! mille piastres! deux mille! cinq mille pataques contre le lancier !.. Nul n'osait parier pour. AL» Mais l'heure sonne, une musique militaire annonce les combattants. Le colonel entre le premier en lice, et, sur un magnifique alezan qu'il manie avec grâce, il se précipite au galop la lance au poing. Un cri gé- néral d’admiration retentit; on bat des mains, et ce- pendant nul partenaire n'ose le soutenir. Mais voici le Pauliste, court, maigre, ramassé, dont les pelits yeux dardent de vives étincelles sous les bords im- imenses de son feutre. Son cheval est petit aussi, ses jambes ont une finesse de contours qui se dessinent en muscles très-déliés. Le Pauliste et lui s'arrêtent à neuf l'entrée du cirque; José Pignada donne une poignée de mains à une douzaine de ses camarades se mordant tous les lèvres d'impatience et presque de colère, tant le défi du colonel leur avait paru audacieux. Pi- gnada se hâte d’en fimr avec les siens, tourne bride, et s’avance à pas lents vers son adversaire, qu'il salue de la tête. — C'est José! c’est José! dit-on dans la foule. J'aurais préféré Fernando, ou Antonio, ou Pedro; mais n'importe, cinq mille pataques pour José ! — Colonel, me voici à votre disposition. — Je craignais, senor, que vous ne fussiez pas exact. — Un Pauliste ne se fait jamais attendre; neuf heures ne sont pas sonnées. — Mais vous n'avez pas de selle? — Ce n'est pas nécessaire, J'ai mon lacet. — Quant à moi, je vais remplacer le fer de ma lance par un tampon en Cuir. — Pourquoi cela? — C’est que je pourrais vous tuer. — Impossible; pour tuer les gens il faut les tou- cher, et vous ne me toucherez pas. — Vous plaisantez donc toujours ? — Toujours, même en face du tigre. Mais les trompettes donnent le signal, et la foule impatiente attend l'issue de la lutte. Silence ! Voyez maintenant le Pauliste ; voyezson Coursier qui se tord, se relève, se replie comme un serpent et fait jouer ses Jarrets nerveux ; il obéit non-seulement au frein et à l'éperon, mais à la voix, au souffle de son maitre. José s’anime comme lui, le nain est devenu géant; de ce moment on devine le vainqueur, et le colonel semble étonné lui-mème. Les champions vont s’élancer, le colonel le fer en arrêt, le Pauliste agitant au-dessus de sa tête le lacet meurtrier, formant deux ou trois nœuds coulants… — Ah! ah! s'écriet-il deux fois, pour se conformer à son habitude de guerre; ah! ah! et l’on se préci- pite de part et d'autre. Le lancier a manqué le Pau- liste, qui a glissé presque sous le ventre de son che- val. José n’a pas cherché à prendre le Hancier, comme s’il avait voulu lui faire grâce une première fois. On s’élance de nouveau, le lacet part, le colonel est en- levé de sa selle et roule dans la poussière sans pou- voir se dégager des nœuds qui l'étreignent. On veut applaudir, le Pauliste fait signe que cela n’est pas gé- néreux, et le voilà relevant son adversaire. — Pardon, colonel, je suis un maladroit, je vous ai enlevé trop violemment; j'irai plus doucement une aulre fois. — J'ai été surpris, répond le colonel. — Ça devait être; nous surprenons tout le monde, — Eh bien, nous allons voir. — Voyons. Is se sont de nouveau séparés l'un de l’autre de toute la longueur de l'arène; ils partent d'abord au pas. — Ah! ah! fait le Pauliste, ah! ah! par Je cou cette fois! s'écrie-t-il ; et son cheval est parti comme une flèche. Le colonel, pour la seconde fois, est jeté à terre, et José est près de lui, pour qu'il ne meure pas étranglé par le lacet. — Ça ne va pas, dit le Pauliste, ça ne va pas, colo- nel; je n'ai pas encore déjeuné, ma main n’est pas très-sûre: voulez-vous une troisième épreuve ? Je me fais fort de vous saisir par le bras droit ou la jambe gauche, à votre volonté. — Non, j'en ai assez, dit le colonel vaincu, déchiré et couvert de poussière, j'en ai assez; je croirai dé 44 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. sormais à tous les prodiges qu'on raconte de vous. | — Elle vous est acquise, quoique votre lacet m'ait — Colonel, vous n'avez rien vu; il y a là une dou- | rudement meurtri. zaine de mes camarades auprès desquels je ne suis — Pourtant je n'ai guère serré. qu'un enfant. | Depuis ce jour le colonel ne proposa plus de défi — Ils viendront avec vous déjeuner chez moi. aux Paulistes, mais il alla vivre parmi eux, au sein de — Vous ne les connaissez pas, ils sont capables | leurs solitudes, et, méprisant sa lance favorite, il de- d'accepter; mais moi je vous demande votre amitié. | vint en peu de temps un fort habile laceur d'hommes. IX BRESIL Petit et Marchaïis, — Rixe. — Sauvages. — Mort de Lahorde. — Cap de Bonne-Espérance, Une chaude conversation s'était engagée à bord du ! vous les devinerez à coup sûr, pour peu que j'aie saisi grand canot qui allait descendre à terre. Pas n'est quelques-uns des traits principaux qui les distin- besoin, je crois, de vous nommer les interlocuteurs, guent. . L] ...Marchais en a démoli quatorze ou quinze pour sa part, (Page 4.) — Je te dis que tu viendras boire avec moi. dure rouge : les avirons, d’abord verticaux et tenus — Je te réponds, foi de gabier, que je n'irai pas. en main, tombèrent d’aplomb sur la lame, comme un — Mon garçon, sois sage et raisonnable, si ça se | seul battoir, y plongèrent l'extrémité de leurs larges peut, tu y gagneras quelque chose. palettes, les bras nerveux pesèrent dessus, le flot fut — J'y gagnerai bien davantage si je t'accompagne; | déchiré... le puissant véhicule se releva tranchant et je te connais. horizontal, fit jaillir à l'air des myriades de perles — Il parait que non. phosphorescentes, siffla en mesures égales comme le — Oh ! que oui! balancier d'une pendule Breguet, et en quelques in- — Ecoute bien : j'ai besoin de quelqu'un qui me | stants nous fûmes rendus sur le rivage. Chacun de serve d’escorte, qui navigue Sous les mêmes amures : | nous avait un service différent; nous nous quittâmes si tu laisses porter en arrivant à terre, et que je serre | et nous donnâmes rendez-vous au débarcadère pour le vent, je lâche ma bordee sur tes flancs et je te coule | le soir. Deux des matelots qui venaient de nous pous- bas. ser si rapidement me prièrent d'intercéder en leur — Ça est dur pourtant de ne pouvoir éviter l'abor- | faveur pour qu'il leur fût permis d'aller faire une dage avec ce T4, moi pauvre et chétive corvette de 18. | course jusqu’à la ville. — Je suis bien aise que tu amènes... sans ça. — À quoi bon? suffit. — Rien que pour voir. — Quelle raclée vais-je recevoir! — Ce n'est pas nécessaire, vous feriez quelque sot- Deux officiers et moi descendions à Bota-Fogo, nous | tise. venions de nous asseoir sur nos tapis bleus à bor- | — Nous n'avons pas le sou. VOYAGE AUTOUR DU MONDE, — Raison de plus. — Raisons de moins : quand on n'a pas le sou, on entre pas dans un cabaret; quand on n’entre pas dans un cabaret, on ne boit pas; quand on ne boit pas, on est sage. Vous qui vous piquez de bien des- siner, Vous ne raisonneriez pas plus juste. — Et toi, que dis-tu de la prose de ten camarade ? — Je dis que oui, que c’est bien parlé, parce que si je lui donnais tort, 1l m’aplatirait. — Allons, soyez sages, la permission vous est ac- cordée; mais à ce soir, au débarcadère. — Nous y serons mouillés à cinq heures. Quel ga- bier que cet homme! et il ne fume pas! et il ne chique pas! quel malheur! Si vous n’aviez pas reconnu dans cette conserva- sation mes deux plus chers matelots, Marchais et Petit, je suis sûr que leurs noms seraient sortis de 45 votre bouche après la lecture des lignes qui vont suivre. Partis avee moi de Toulon, ces deux êtres excep- tionnels devaient revoir leur pays après tant de fati- gues et de dangers; il faut bien me pardonner de les Jeter parfois au milieu de mes narrations sérieuses, auxquelles ils peuvent se lier sans nuire à la gravité ou à l'importance des faits. Dans presque tous les drames il y a une partie comique, et le rire va si bien après les émotions de l'inquiétude! Pour ma part, j'ai toujours oublié leurs sottises en faveur de celte pieuse amilié, de ce dévouement sans bornes dont ils n’ont jamais cessé de me donner les preuves les plus éclatantes. Au surplus, il ne s'agit ici que d'une bagatelle, d'un passe-temps, Marchais aimait trop à figurer dans les scènes dramatiques pour se sou- venir le lendemain de ce qui lui était arrivé la veille. ..… Le tatouage de leur figure est admirable, (Page 47.) J'en avais fini de mes courses de la journée, et je retournais à bord épuisé de fatigue. A côté du débar- cadère, je vis mon bon matelot Petit, triste, les yeux mouillés de larmes. la chemise déchirée, les mains et la figure ensanglantées. — Malheureux ! lui criai-je de loin, que t'est-il ar- rivé? — Il m'est arrivé des coups, selon mon habitude. — Qui te les a donnés ? — Eux autres. — Marchais en était, sans doute ? — Cette fois, non, il en a reçu encore plus que moi, le brave! — À quelle occasion? — Est-ce que je le sais? on va au cabaret, on boit, on n'a pas le sou pour payer, on sort eu disant bon- jour ou bonsoir, selon l'heure, on se pile, on se bûche, et voilà! — Mais, gredins! pourquoi ne payez-vous pas les dépenses que vous faites? — Et avec quoi? Les Brésiliens sont des chiens, des ladres, des pirates ; ils veulent une autre monnaie que des coups de poing, et nous n'avions que celle-là à leur offrir, selon notre habitude. — Alors on vous a rossés? — Pas mal. — Etaient-ils nombreux? — Une nuée, plus de vingt ou trente; et Marchais en a démoli quatorze ou quinze pour sa part. — Je m'en doute bien. Où est-il maintenant? — A l'ombre, selon son habitude. Des soldats sont venus, qui l'y ont porté; ses jambes ne lui auraient pas rendu le même service. — Crois-tu qu'il soit blessé ? — Lui? non. Seulement on lui a ouvert le front, démonté une épaule et brisé la mâchoire. — Conduis-moi à la prison où il est détenu. — C'est qu'ils m'empoigneraient aussi. — Eh bien, indique-la-moi à peu près. — Tenez, rendez-lui cette grosse dent qu'il m'a confiée et qu'il enfermera avec ses sœurs dans sa blague, selon son habitude. Fort des renseignements que Petit me donna, je me dirigeai vers un corps de garde placé sur le der- 46 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. rière du palais royal, où l'on devait avoir eu connais- sance de la rixe, et j'interrogeai le chef du poste, fu- rieux encore durude traitementque mes lurons avaient fait subir à une vingtaine de ses soldats, Toutefois je parvins à l'apaiser par de sincères témoignages de re- gret, et le priai d'intercéder en faveur du prisonnier, ce qu'il fit avec beaucoup de grâce. L’aubergiste in- demnisé, j'allai chercher Marchais, qu’on me rendit, et je le trouvai dormant profondément sur la terre humide. — Toujours mauvais sujet? lui dis-je d’un ton sé- vère. — Toujours. — Toujours ivrogne, querelleur ? — Toujours. — Tu ne te corrigeras donc jamais? — Jamais. L'homme est taillé pour boire le vin, le vin pour être bu : chacun son état. — Ici comme partout le vin s’achète et ne se vole pas. — Je n'ai volé personne, sacrebleu! je voulais payer, j'aurais payé; mais personne dans mon gous- set. — Eh bien, j'ai payé pour toi, vieux. — Ah! mon brave monsieur Arago, je ne vous con- nais qu'un défaut à vous. — Lequel? — Je n'ose pas le dire. — Bah! bah! parle. — Vous vous fâcheriez. — Non. — Eh bien, c’est que... c’est que vous n'aimez ni le vin ni l’eau-de-vie. Ça, voyez-vous, ça tache un Eomme, ça l’avilit, ca le dégrade. — Marchais, je te prédis que tu mourras dans quel- que noir cachot. — Qu'est-ce que ça me fait? autant un cachot qu'un ventre de requin. Marchons; cette longue figure de Brésilien qui est là avec son chapeau brassé carré m'embête un peu trop. — S'il comprenait le français, peut-être ne sorti- rais-tu pas de ta prison : cet officier a intercédé pour toi. — Lui! il a pourtant l'air bien cafard. Le mauvais sujet et moi nous nous acheminâmes vers le port, où nous trouvämes Petit attendant encore le canot. À son aspect, Marchais sentit renaître sa co- lère ;il s’élança vers lui; mais, le voyant tout déchiré, ils’arrêta et lui tendit la main. — À Ja bonne heure! lui dit-il, voilà comme je te voulais; si ta chemise eût été neuve, si {u n'avais pas reçu de torgnoles, je t’aurais broyé sous mon poing, Et ma dent? — Je ne l'ai plus. — Tu ne l'as plus, misérable? — Je l'ai donnée à M. Arago. — Oui, la voici. — Allons ! avec les autres, et qu'on n’en parle plus. Foi de galant homme, si Vial eût été avec moi, je vous jure, monsieur Arago, que nous aurions chamberté cette nuée de crapauds qui est venue nous assaillir. — En attendant, pour que tu ne te fasses pas trop écharper à terre, tu vas te rembarquer dans le grand canot qui accoste ; Petit l’accompagnera, et Je vous re- commanderai à qui de droit. — Suffit, monsieur, suffit; le vin de ces chiens-là n'est déja pas si bon. n'est-ce pas, Petit? — Laisse donc, si nous en avions encore une bou- teille! — Ah! je ne dis pas. — Je vous la promets pour demain si vous êtes sages. — Assez causé. - Je n'ai parlé de cette rixe que parce que pendant plusieurs jours il fut arrêté sourdement en certain haut lieu qu'on attaquerait individuellement les ma- telots de l'Uranie trouvés à terre. Aussi, afin d’être en mesure de riposter à toute provocation, Petit, Mar- chais, Vial, Lévèque et les autres ne se quittaient ja- mais le bras dans leurs iusolentes promenades. Les petits incidents amènent parfois de grandes catastro- phes, et le bas peuple met toujours les puissants en mauvaise humeur. De la cité royale aux solitudes brésiliennes il n’y a qu'un pas. Franchissons-le, Jusqu'à présent, les souverains d'Europe occupés de la conquête d’un pays sauvage n'ont pas songé que legnoyen le plus sûr de le soumettre était d'y envoyer béaucoup de monde. Les premières entreprises ont été faites avec des ressources si faibles, qu'il n’est pas surprenant qu'elles aient presque toujours été infruc- tueuses. Un autre inconvénient résultait encore de cette irréflexion. Les dégonts, les fatigues, les climats, moissonnaient une partie des équipages; le reste, abattu, découragé, ne combattait souvent que pour échapper à la mort. Les hommes étaient done sacri- fiés; le sang coulait de toutes parts, et les tristes dé- bris d’une expédition fort coûteuse rejoignaient leur patrie après avoir conquis quelques morceaux d’or et une gloire inutile et passagère. Quand on songe aux victimes qu'a dévorées l'Amérique, on frémit d’épou- vante et l’on se demande involontairement si cette terre si riche était hérissée de remparts et défendue par des peuples indomptables. Le Brésil, comme les autres parties de ce conti- nent, à eu aussi ses persécutions, ses cruautés, ses massacres. Des peuplades entières ont été immolées, des nations ont disparu ; d'autres ont été forcées de se retirer au sommet des montagnes, de se cacher dans le fond des forêts, et de mettre entre elles et leurs ennemis des déserts immenses, des fleuves et des torrents. Ici le danger était réel pour les Euro- péens. Des hommes féroces peuplaient ces contrées ; leurs chansons étaient des hurlements et des cris de guerre; leurs festins, des scènes hideuses de cadavres dévorés; leurs coupes étaient les crânes encore san- glants de leurs ennemis vaincus. Parmi ces peuplades si terribles, celle des Tupinambas se faisait distin- guer par son courage et sa cruauté, et lorsque Pé- dralvez aborda au Brésil, il la trouva maîtresse de presque toute la côte. Le nom de ce peuple dérivait du mot Toupan, qui veut dire tonnerre, ce qui sem- blait indiquer sa force et sa puissance. Les Tupinambas, comme presquetous les sauvages, se peignaient le corps de diverses couleurs et se ta- touaient avec des incisions. C'était à ces dessins qu'on reconnaissait les chefs et les demi-chefs des tribus. Ils ne vivaient que de la chasse et de la pêche, et s'enivraient à l’aide d’une liqueur appelée kakouin, faite de la manière la plus dégoûtante, si nous en croyons M. de la Condamine. Leur religion consistait en bien peu de chose : ils reconnaissaient deux êtres supérieurs, qu'ils invoquaient pour eux-mêmes et contre leurs ennemis. À la naissance d'un fils, le père lui donnait les lecons de cruauté et chantait des hymnes en l'honneur des guerriers qui s'étaient le plus distingués dans les combats. Ensuite il lui disait : « Vois cet are, vois cette massue; c'est avec cesarmes que tu dois attaquer tes adversaires; c'est ton cou- rage qui nous jera manger leurs membres déchirés VOYAGE AUTOUR DU lorsque nous ne pourrons plus combattre. Sois mangé si tu ne peux vaincre; je ne veux pas que mon fils soit un lâche. » Après cette exhortation, qui devenait la lecon quotidienne, on donnait à l'enfant le nom d’une arme, d’un animal ou d’une plante, et dès l'âge le plus tendre il suivait son père au combat, et rece- vait bien mieux là des leçons de cruauté. Les cérémonies funèbres se faisaient avec une pompe merveilleuse, et les femmes, ordinairement si cruelles chez ces peuples anthropophages, donnaient alors des marques de la plus vive douleur : elles s’arra- chaïent les cheveux, se meurtrissaient le sein, se mu- tilaient les membres, et de tous côtés retentissaient des hurlements frénétiques. « Le voilà mort, s’é- criaient-elles, celui qui nous faisait manger tant d’ennemis, le voilà mort! » Et le cadavre, inondé de larmes et pressé dans leurs bras, était déposé dans une fosse, où l’on apportait des offrandes, des fruits, du poisson, du gibier, de la farine de manioc et les armes de quelques chefs vaincus. Dès qu'une tribu avait reçu une injure, les vieil- lards convoquaient les guerriers, les excitaient à la vengeance, et leur rappelaient dans de longues ha- rangues les hauts faits de leurs ancètres. La première rencontre était vraiment terrible. De loin ils com- mençaient à se menacer par gestes et en brandissant leurs armes. Ils échangeaient les injures les plus san- glantes, et lorsque la rage était portée à son comble, ils se précipitaient les uns sur les autres, se frap- paient à grands coups de massue, s’altachaient avec les dents aux membres de leurs ennemis. Souvent un guerrier abattu se trainait expirant sur le cadavre d'un adversaire, le mordait avec voracité, et sem- blait mourir avec joie dès que sa vengeance était sa- tisfaite. Dans toutes les rencontres on tächait de faire un grand nombre de prisonniers, qui étaient conduits au milieu des peuplades, et qui attestaient la gloire des vainqueurs. Là, par un raffinement de cruauté qu'on a de la peine à concevoir, ils étaient nourris avec soin, avaient la faculté de se choisir une épouse, et finissaient cependant par être massacrés pour servir à d’horribles festins. Leurs cränes étaient suspendus dans la demeure de celui qui les avait faits prison- niers, et c’étaient ces archives sanglantes qui disaient aux fils les exploits et la gloire des pères. Leurs armes étaient des massues et des ares longs de cinq à six pieds, et leurs instruments de musique, des espèces de flûtes faites avec les os des jambes ou des bras de leurs ennemis. Outre les peintures dont les chefs s’ornaient pour se faire reconnaitre, tous les Tupinambas se percaient la lèvre inférieure et y introduisaient un morceau de bois façonné avec soin. Les femmes n’éfaient pas.soumises à cet usage ridi- cule, et avant leur toilette, c’est-à-dire avant de s'être barbouillé le corps avec des masties de diverses cou- leurs, elles avaient assez de grâces pour captiver les étrangers et justifier la tendresse de leurs maris. Les Mundrucus, qui donnent leur nom à une pro- vince, sont les naturels du Brésil les plus redoutés. Les autres tribus les appellent Païkicé, c'est-à-dire coupe-tête, parce que ces indigènes sont dans l'usage barbare de décapiter tous les ennemis qui tombent en leur pouvoir, et d'embaumer ces têtes de manière qu’elles se conservent pendant de longues années comme si on venait depuis peu d'inslants de les sé- parer du tronc. Ils décorent leurs cabanes de ces hor- ribles trophées, et celui qui en possède jusqu'à dix peut être élu chef de tribu. La cruauté de ces sauvages, qui vivent encore dans MONDE. 47 les forêts, est telle, qu'ils ne pardonnent ni au sexe ni à l'âge. Ils ont obligé une foule d’autres peuplades errantes à se mettre sous la protection des établisse- ments portugais, qui ne les garantissent pas toujours des attaques de leurs adversaires. Le tatouage de leur figure est admirable. Les Araras forment une tribu assez nombreuse, presque aussi redoutable que les Mundrucus, mais moins guerrière. Ils ont une arme appelée.esgarara- tana, qui est une espèce de sarbacane faite de deux morceaux de bois creux collés avec de la cire, et forte- ment liés au moyen d'un fil tiré de l'écorce du bana- nier. Elle a quelquefois cinq pieds de longueur, et son embouchure, qui est parfaitement ronde, n’a que dix à douze lignes de diamètre. On souffle avec ce tube des flèches empoisonnées, longues de plusieurs pouces et ayant à une des extrémités, en guise d’ailes, une petite boule de coton qui entre avec quelque effort. Quand les indigènes veulent atteindre un ani- mal quelconque, ils trempent la pointe de la flèche dans une liqueur épaisse, composée de diverses plantes vénéneuses. On assure qu'une mort prompte suit la piqûre de ce dard, et que les Araras sont les seuls indigènes du Brésil qui empoisonnent ainsi leurs armes. Les Jummas, les Mauhés, les Pammas, les Parin- Hntins et un grand nombre d’autres peuplades par- courent encore les vastes contrées du Brésil, et se li- vrent entre eux des combats meurtriers. Mais de Loutes ces peuplades sauvages la plus cu- rieuse à étudier est, sans contredit, celle des Bouti- coudos, guerrière, audacieuse, indépendante, anthre- pophage, et vivant libre jusqu'aux portes de la capitale, où par mépris elle refuse d'entrer. De l'air, des dangers et de l’espace, voilà ce que demande, ce que veut, ce que trouve le Bouticoudo. Les jeux bouticoudos sont des exercices d'adresse. J'ai vu, par un temps de calme, un de ces hommes extraordinaires tracer à terre une circonférence de six pieds de diamètre, se placer au centre, lancer ver- ticalement et à perte de vue une de ses flèches et la faire presque toujours retomber dans le cercle. Le Bouticoudo est complétement nu. Sa couleur est ocre rouge, ses cheveux sont longs et plats. Comme le Tupinamba, il fait descendre sur ses épaules le cartilage de ses oreilles, il fixe à sa lèvre inférieure, percée, un morceau de bois dur sur lequel il découpe ses mets et qui descend souvent jusqu’au menton. Le Bouticoudo est, sans contredit, le sauvage le plus brave, le plus intelligent, le plus adroit du monde. Ni le Malais avec son crish empoisonné, ni le Guébéen sur ses caraccores, ni le Zélandais avec son casse-tête en pierre, ni le Carolin avec son bâton si admirable- ment ciselé, ni même l’Ombayen anthropophage, chez lequel ma vie a couru de si grands dangers, ne peu- vent se comparer au Bouticoudo muni de son are, de ses flèches et de son petit sac de pierres. U y alà des forêts profondes, éternelles, des dé- serts et des plaines immenses, des montagnes escar- pées. Ces montagnes, ces forêts, ces déserts, sont la demeure du Bouticoudo, qui y trouve des vivres en abondance et un gite où il est à l'abri de tous dan- gers. Passe-t-il à cent pas de lui un de ces quadru- pèdes petits et voraces qui se cachent dans les soli- tudes brésiliennes, l'animal surpris est bientôt la victime du Bouticoudo:; car son arc à deux cordes a été tendu, et la pierre rapide a frappé droit et fort au but marqué. Un jaguar s’élance-t-il en terribles bonds sur une proie facile, malheur à lui si le Bouticoudo a entendu son lugubre rauquement ! car la flèche 48 VOYAGE AUTOUR DU dentelée va siffler, et après elle, une seconde, puis une troisième, et toutes les trois pénétreront dans les flancs du jaguar. L'arc du Bouticoudo est haut de sept à huit pieds, et ses flèches en ont quelquefois huit ou neuf, Elles sont légères, non penntes, armées d’une pointe d’os ou de bois durci au feu. L’arc à deux cordes est en bambou comme le premier. A six pouces à peu près du nœud qui fixe la corde au bois, et de chaque côté, un autre morceau de bois de la grosseur du petit doigt sépare ces deux cordes. Au centre est un réseau à mailles serrées où la pierre est assujettie par l'index et le pouce du tireur. Vous comprenez dès lors com- bien il faut d'adresse à celui-ci pour éviter le bois quand la pierre est lancée, car le réseau et le bambou se trouvent absolument dans le même plan. Dans une de mes visites à une caravane de Bouti- A EONTEMIFR MONDE. coudos à Praïa-Grande, j'ai prié le chef de ces hommes intrépides de me donner la mesure de cette adresse merveilleuse dont les voyageurs disent tant de pro- diges ; et à cent pas, ni plus ni moins de distance, sur douze pierres lancées avec la rapidité d’un dard, il atteignit dix fois mon chapeau, qu'il mit en pièces, et les deux autres éelatèrent en route. Un chat aux aguets sur les débris conduisant à Notre-Dame de ïon-Voyage, fut tué par la treizième pierre, et le Bou- ticoudo, à qui je m'empressai d'offrir mes félicita- tions, me tourna les talons en haussant les épaules, sans vouloir rien accepter de ce que je lui présentais en témoignage de reconnaissance. L'affection des Bouticoudos est chose vraiment merveilleuse; vous allez en juger : M. Lansdorff, chargé d’affaires de la Russie, désirant joindre à sa riche et immense collection de curiosités brésilicnnes Un campement de Bouticoudos, (Page 47.) le crâne d’un individu de cette nation, en fit deman- der un au chef dont je vous ai déjà parlé, et lui offrit quelques armes en échange. Celui-ci, plus galant et plus courtois qu'on n'aurait dû le supposer d’un sau- vage, lui envoya son propre fils, en Lui disant : ( Voilà un crâne, arrangez-le comme vous voudrez. » L'enfant reçut chez M. Lansdorff tous les soins qu'on doit au malheur. Le pauvre garçon, âgé de neuf à dix ans, s'attendait tous les jours à être déca- pité, et ne comprenait pas pourquoi on le traitait avec tant d'humanité. J'emmenai ce jeune sauvage avec moi dans bien des courses, et les preuves qu'il me donna de son £ourage, de son adresse et de son agilité, ne peuvent se décrire en aucune langue. Il est des choses qu'on aurait bien mauvaise grâce à raconter : 1l n’y a que les gens qui ont vu des miracles qui puissent y croire. On trouve aussi au sud-ouest du Brésil une peu- plade d’Albinos, pauvres, faibles, souffreteux, n'y voyant bien que la nuit ou après le coucher du soleil. Ils sont blancs de la peau, des cils, des sourcils, des cheveux; ils ont les yeux et les ongles roses, et se montrent inaccessibles à toute idée de civilisation et de progrès. Le même sol nourrit aussi des chevaux blancs, que Francesco d'Azara appelle Mélados, et qui sont sans élégance et sans vigueur. J'ai vu, dans une de mes courses aventureuses, une femme moitié blanche, moitié noire, mais à taches irrégulières. Elle était d’une humeur joyeuse; elle aimait beaucoup à parler de la bizarrerie de son organisation, et, chose étrange, elle avait deux enfants dont l’un était albinos et l’autre d’un noir d’ébène. Elle ne cachait à personne sa prédilection pour ce dernier, et comme je lui en demandais la cause, elle me répondit que c'était parce qu'elle le tenait de son premier mari. Le culte des vieux souvenirs n’est point mort au Bré- sil, même chez les peuplades sauvages de cet immense empire. Nous sommes plus oublieux et plus ingrats en Europe. Les Albinos touchent aux Bouticoudos. Philosophes, expliquez ces contrastes ! Paris, — Typographie Georges Chamerot, rue des Saints-Pêres, 19, VOYAGE Dès que nos observations astronomiques furent ter- ne nous mimes à la voile par une brise cara- binée de l’ouest, qui nous poussa vite hors du goulet. Bientôt les vastes forêts s’effacèrent dans un lointain violâtre ; le géant couché disparut sous les flots comme un hardi plongeur, et nous nous retrouvâämes de nouveau face à face avec les vents, le ciel et les eaux. La curiosité sémousse comme tous les goûts, comme toutes les passions ; il faut en user so- brement, et, pour ma part, je ne suis pas trop fâäché de dire adieu à la terre féconde d’Alvarès Cabral, si mollement interrogée par les Portugais d’aujour- d'hui. Les stériles conquêtes des peuples sont une flétris- sure plutôt qu'une gloire. La brise est fraiche. Encore une anecdote sur le Brésil, encore un dernier regard sur les hommes qui le sillonnent. \ \ \ PP LA ==, AUTOUR DU MONDE. 49 Une remarque fort curieuse, et qui a frappé tous les explorateurs de cet immense royaume, dont la moitié n’est pas encore connue, c'est la diversité de mœurs des peuples sauvages qui le parcourent. Tous, excepté les Albinos, sont cruels, féroces, anthropo- phages ; presque tous vivent en nomades, sans lois, sans religion, ou se faisant des dieux selon leurs caprices ; tous obéissent à leur appétit sans cesse re- naissant de rapine et de destruction, et cependant il y a parmi ces peuplades des nuances fort tranchées qui les distinguent et qui sembleraient laisser entre- voir dans l'avenir, pour quelques-unes du moins, la possibilité de les faire jouir des bienfaits de la civili- sation, toujours si paresseuse dans ses conquêtes morales. Les Bouticoudos, par exemple, se distinguent de tous leurs ennemis (car ici tous les peuples vivent en ennemis) par l'absence totale de ces sentiments si ...L'un était albinos, l’autre d’un noir d’ébène. (Page 48.) doux d'amitié et de famille, si puissants, si saints, mème chez les nations les plus sauvages de laterre. Parmi eux, point de tendresse fraternelle, point d'amour maternel ou filial. On naît, on vit ; on allonge les oreilles à l'enfant, on troue sa lèvre inférieure pour y fixer un gros morceau de bois qui lui sert de table lors de ses repas ; on l'arme d’un arc à flèches ou à pierres, on lui montre le désert ou les forêts, et on lui dit: « Là est ta pâture, va, cherche, et fais la guerre à tout être vivant qui voudra te résister. » S'il meurt, point de larmes, point de funérailles ; la peu- plade a un sujet de moins, c’est tout. Chez les Tupinambas, au contraire, plus féroces, s'il se peut, que les Bouticoudos et les Païkicé, on a trouvé des sentiments d'amour si vrais, si violents, si énergiquement exprimés, qu'on peut les appeler héroïques, alors même qu'ils ont pour résultat les plus horribles vengeances. Une guerre sanglante avait éclaté entre les Païkicé et les Tupinambas; déjà, dans un de ces combats où les dents et les ongles de ces bêtes féroces jouent un Liv. 7. rôle aussi actif que les flèches et lesmassues, plusieurs des chefs les plus intrépides avaient perdu la vie, et les deux féroces peuplades ne se lassaient pas. A la dernière mêlée quiavait eu lieu, une femme avait vu son mari massacré par les ennemis vainqueurs, et les lambeaux desa chair jetés çà et là dans la plaine. Aussitôt elle médite une vengeance éclatante et la communique la nuit à ses camarades, qui l’approu- vent et l’encouragent. — Percez-moi le des, les cuisses, la poitrine, leur dit-elle, crevez-moi un œil, coupez-moi deux doigts de la main gauche, et laissez-moi faire, mon mari sera vengé. On obéit à ses volontés, on mutile la malheu- reuse, qui ne pousse pas un cri, qui n’exhale pas une plainte. — Adieu, leur cria-t-elle quand tout fut fini. Si vous pouvez aitaquer dans quinze soleils, à telle heure, je vous réponds que vous aurezmoins d'ennemis à combattre que par le passé. Elle s'élance, elle s'éloigne, et se dirige couverte de sang vers les Paikicé, campés à peu de distance, 1 20 attendant la lutte du lendemain. Dès qu’elle aperçoit leurs feux, elle se précipite à grands cris, les tient en h..'eine d'une alerte, et tombe aux pieds du chef en poussant des gémissements de douleur. On s’empresse, on l'entoure, on l'interroge, et l'astucieuse Tupinamba leur dit alors d'une voix entre- coupée que les chefs de sa tribu ont voulu la tuer parce qu’elle faisait des vœux pour le succès des armes des Païkicé; qu'après avoir courageusement résisté à leurs menaces, elle s’est vue attachée à un poteau, qu'on a commencé à lui faire subir les tour- ments réservés aux prisonniers ennemis ; puis que, dans l'attente de leur joie du lendemain, ils se sont endormis, et que, profitant de leur sommeil, elle s’est échappée et est venue chercher unasile chez ceux pour qui étaient ses vœux les plus ardents. A l'aspect des blessures de celte femme, dont quel- ques-unes sont très-profondes, les Païkicé ne doutent pas de la vérité du récit qui leur est fait, et donnent les soins les plus empressés à celle qui a tant souffert pour eux. Bientôt elle partage les travaux de tous. C'estelle qui, prévoyante, veille autour du camp avec le plus d'activité ; c’est elle qui s’est chargée de jeter le premier cri d’ alarme. Un chef en fait son épouse, et celle-ci semble s'attacher à lui par les liens de l'amour et de la reconnaissance. Mais une nuit, le camp est dans l'agitation, les principaux chefs se ré- veillentsousles atteintes des douleurs les plus aiguës ; ils s’agitent, se roulent, se tordent ; ils sont dans des convulsions horribles ; et lorsque, bien sûre de l’effi- cacité du poison qu'elle a distribué, la jeune Tupi- namba peut compter ses victimes, elle boudit, s'é- loigne, pousse un grand cri répété par les échos de la forêt voisine, et les Paikicé, surpris dans leur agonie, sont achevés par les Tupinambas, prévenus de l'heure et du jour du massacre. Espérons, pour le bonheur de l'humanité, que ces races cruelles se détruiront bientôt les unes par les autres, et que, comme l’hyène et le tigre, elles dis- paraitront un jour de la terre. Au lieu de mettre directement Ie cap sur Table-Bay, pointe méridionale d'Afrique, nous allâmes chercher par une plus haute latitude les vents variables, et nous laissämes à notre gauche le Rocher-Sacré, l’île de lave et de grands souvenirs, la vallée silencieuse où s’est éteinte la plus belle étoile qui ait jamais brillé au firmament. — Salut à Sainte-Hélène ! Salut aux trois saules qui pleurent sur le mort immortel cade- nassé dans sa bière de fer ! Nos pensées devinrent tristes et sombres : nous reportions nos regards vers ce passé glorieux si pro- fondémentgravé sur tant de gigantesques monuments, lorsqu'un bien douloureux spectacle vint encore nous frapper dans nos affections. Le récit de nos malheurs en est le baume le plus efficace, et il y a toujours des consolations dans les larmes. De touslesofficiers dela corvette, Théodore Laborde était sans contredit le plus aimé et le plus heureux ; il comptait embrasser bientôt sa famille, qui l’atten- dait impatiente à l'ile Maurice. Jeune, expérimenté, intrépide, il avait joué un beau rôle au glorieux combat d'Ouessant et à celui de la baïe de Tamatave, où la marine française soutint dignement l'honneur de son pavillon. Laborde commandait le quart. La barre s'engagea ; il ordonna une manœuvre ; en se baissant vers le faux- pont, un vaisseau se rompit dans sa poitrine. Le len- demain, après notre déjeuner, il vomit du sang en abondance; il se leva etnous dit d’une voix solen- SOUVENIRS D'UN AVEUGLE nelle : — À huit jours d'ici, mes amis, je vous convie à mes funérailles, L'infortuné avait lu dans les décrets de Dieu, — Oh ! cela est bien horrible, nous dit-il après les premiers symptômes ; oh! cela est bien horrible de mourir, alors qu'il y a devant soi une carrière de périls et de gloire ! * Et puis, ajoutait-il en nous tendant une main frémissante, on a des amis qu'on regrette, une famille qu’on pleure, et la mort vient vous saisir! N'est-ce pas, n'est-ce pas que vous parlerez de moi quelque temps encore ? Promettez-le-moi, mes bons camarades, la tendresse est consolatrice, et V ai besoin de consolation, moi! Mon pauvre père, qui m'attend là, là tout près, dites-lui combien Jel'aimais. Merci, docteur, merci... demain... demain... rien ne me ré- veillera.… Si je me retourne, je meurs à l'instant. et tenez, je souffre trop, je veux enfinir.. adieu, adieu, mes amis !.…. Il se retourna et vécut encore un quart d'heure, pendant lequel il nous appela tous près de lui. — Le soleil levant frappa d’un vif rayon le sabord qui s’ou- vrait près de la tête de Laborde. — C'est le coup de canon, dit-il en fermant ses rideaux. Le lendemain, les vergues du navire étaient en pantenne, une planche humide débordait le bastin- gage, le silence de la douleur régnait sur le pont ; l'abbé de Quélen fit tomber une courte prière sur la toile à voile qui enveloppait un cadavre, et le navire se trouva délesté d’un homme de bien et d’un homme de cœur. Après une quarantaine de jours d’une navigation monotone, sans calmes ni {empètes, la houle devint creuse et lente ; de monstrueuses baleines lançaient à l'air leurs jets rapides, et les observations astrono- miques, d'accord avec celles des malelots, qui n’étu- dient la marche des navires que sur les flots, nous placèrent en vue du cap de Bonne-Espérance. Là-bas l'Amérique, ici l'Afrique, et tout cela sans transition ! C'est ainsique j'aime les voyages. Voici la terre, vers laquelle la houle nous a poussés pendant lanuit. Quel contraste, grand Dieu ! Au Brésil, des eaux riantes et poissonneuses ; ici des flots plom- bés et mornes ; en Amérique, des forêts immenses, éternelles, toujours de la verdure : en Afrique, des masses énormes de rochers creusés et déchirés par une lame sans cesse turbulente, et point de verdure à ces rocs, point de végétation au loin ; c'est un chaos immense de débris et de laves qui se dessinent à l'œil en fantômes menaçants ; au Brésil, partout la vie; au Cap de Bonne-Espérance, partout la mort. A la bonne heure, voilà comme j'aime les voyages ! Oh! que le Camoëns a poétiquement placé son terrible épisode d’Adamastor sur un de ces mornes muets, au pied desquels gisent tant de cadavres de navires pulvérisés ! Que de cris ils ont étouffés, que d’agonies ils ont vues depuis que Vasco de Gama a baptisé cette pointe d'Afrique le cap des Tempètes ! Une heure après le lever du soleil, la brise souffla fraiche et soutenue. Nous cinglâmes vers Table-Bay. et nous laissämes tomber l’ancre au milieu de la rade sur un fond de roches et de coquillages brisés. Mes crayons el mes pinceaux n'avaient pas étè oisifs, et mes cartons et mes souvenirs s'étaient déjà enrichis de motifs de paysages mâles et gigantesques. À mesure que j'avance dans ces graves et périlleu- ses excursions, J éprouve le besoin de me recueillir, je me tiens en garde contre cette ardente imagination dont le ciel m'a doté si funestement, et je lui fais une guerre de tous les instants pour la courber sous le VOYAGE joug de la froide raison. Le poëte est inhabile aux courses scientifiques ; en fait de voyages, rien n'est pauvre comme la richesse, et l'écrivain doit s’effacer des tableaux qu’il a mission de dérouler aux yeux. Si le portrait moral du voyageur était en tête du livre qu'il publie, il deviendrait alors aisé de discerner la vérité du mensonge, et l'histoire des pays et des peuples serait plus prècise et plus tranchée. Moi, je demande grâce pour mon style, mais Je n'en veux point pour l'exactitude des faits: j'écris avec mes yeux d’autrefoiset non avecmonimagination présente. Je veux qu'on me croie et non pas qu'on me loue. Mais l'enthousiasme est quelquefois permis à l’ob- servateur ; il est telle scène si grande, si drama- tique, que le cœur et la raison se mettent d'accord pour sentir et pendre ; si la vérité semble sortir de la règle commune, c'est que le lecteur ne la voit pas, lui, du point où le narrateur est placé. Nous voiciau centre de larade du Cap, et je vous défie de rester froid en face de ce grave et sauvage panorama qui se déploie à l'œil effrayé. Là, à droite, des masses gigantesques de laves noires, nues, découpées d’une manière si bizarre, qu'on dirait que la nature morte de cette partie de l'Afrique s’est efforcée de prendre les formes de la nature vivante qui bondit dans ces déserts. C'est la Croupe-du-Lion, sur laquelle flotte le pavillon dominateur de la Grande-Bretagne ; puis le sol, s’abaissant petit à pelit, se redresse tout à coup et forme ce plateau large, uni, régulier, qu'on a si bien nommé la Table, du haut de laquelle les vents se précipitent avec rage vers l'Océan, qu'ils soulèvent et refoulent, lui enlevant comme des flocons d’écume les imprudents navires qui lui avaient confié leur fortune. « La nappe est mise, » disent les marins sitôt que des nuages arrondis, partant de la Tète-du- Diable, opposée à la Croupe-du-Lion, se heurtent, se brisent, se séparent, se rejoignent sur le sommet du plateau. « La nappe est mise ! coupe les càbles et au large !.. » Efforts inutiles ! il faut des victimes à l’ou- ragan, etlorsque, sur dix navires à l'ancre, un seul peut se sauver, c'est que le ciel a été généreux, c’est que la tempête a voulu qu'une voix portât au loin des nouvelles du désastre. , La Tète-du-Diable est séparée du plateau principal par une embrasure haute et étroite d’où s'élancent les rafales meurtrières, heurtées par les pitons plus rap- prochés qu'elles ont déchirés dans leur course. Jugez des phénomènes météréologiques dont cette rade de malheur est le théâtre! J'ai vu deux navires, l’un entrant, l’autre sortant, presque vergue contre vergue, courir tous les deux vent arrière ! ! — Quel choc ! quel désordre ! quel fracas au moment où ces deux vents impétueux viennent à se heurter, à se combattre, à se disputer l’espace ! À gauche de la Tète-du-Diable, le terrain se nivelle, se plonge dans les solitudes africaines, décrit une vaste courbe vers la rivière des Éléphants, et, à neuf lieues de là, se rapproche de la côte etse redresse encore pour la dé- fendre contre les envahissements de l'Atlantique. A égale distance à peu près de la Croupe-du-Lion et de la Tête-du Diable, au pied même de la montagne de la Table, est bâtie la ville du Cap, fraiche, blanche, riante comme une cité qu'on achève et qu'on veut rendre coquette. Ce sont des terrasses devant les maisons, et des arbres au pied de ces terrasses dont les dames font leur promenade de chaque jour ; ce sont des rues larges et tirées au cordeau, propres, aërées ; c’est partout un parfum de la Hollande, par 4 Voir les notes, AUTOUR DU MONDE. 51 qui fut bâtie cette colonie jadis si florissante, et qui a changé de maitre par le droit de la guerre. Sur la gauche de la ville eten face du débarcadère et d’une magnifique caserne, est un vaste et triste champ de Mars, dont les pins inclinés presque jus- qu'au sol attestent le fréquent passage de l’ouragan. Cela est douloureux à voir. Plusieurs forts, tous bien situés, défendent la ville, mieux protégée encore par la difficulté des atterris- sages. En temps de paix, la garnison est de quatre mille hommes ; en temps de guerre, elle est propor- tionuée aux craintes qu'on éprouve. Mais ce n'est pas de l'Europe que partira le coup de canon qui arrachera la colonie aux Anglais : c’est de l’intérieur desterres, c'est du pays guerrier des Cafres et des autres peu- plades intrépides qui ceignent comme d'un vaste réseau la ville et les propriétés des planteurs, sans cesse envahies et saccagées. Il y a là dans l’avenir un Jour de terreur et de deuil pour l'Angleterre. Je ne suis point de ceux qui, en arrivant dans un pays curieux à étudier, se hâtent de demander ce qu'il y a de remarquable à voir et s’y précipitent avec ardeur. Ce que j'aime surtout dans ces courses loin- taines, c'est ce que les espritssuperficiels dédaignent, ce que le petit nombre choisit de préférence pour le lieu de ses méditations : ce n’est pas l’Europe que je viens chercher au sud de l'Afrique. Une montagne aride et sauvage est là sur ma tête ; elle aur ma première visite. Qui sait si demain l’ou- ragan qu'ellevomira ne nous forcera point à une fuite précipitée? Escaladons la Table avant que la rafale ait mis la nappe. Les chemins qui, par une pente insensible, condui- sent à travers champs jusqu'au roc, sont coupés de petites rigoles où une eau limpide coule avec assez d'abondance ; mais ici toute végétation s’efface et meurt; la montagne est rapide dès sa base, et l’étroit sentier quigarde, presque imperceptible, la trace des explorateurs, se perd bientôt au milieu d’un chaos de roches osseuses qui disent les dangers à courir. Je comprends toute indécision avant la lutte; mais une fois en présence du péril, rien ne me ferait faire volte- face. J'avais un excellent fusil à deux coups, deux pistolets, un sabre, plus une gibecière, un calepin et mes crayons. C'était assez pour ma défense : qui sait si les tigres et les Cafres ne reculeraient pas en prè- sence des ma“vais croquis d’un artiste d'occasion ? mais, à tout hasard, je m'adresserai d’abord à mon briquet et à mes autres armes : ce sont, je crois, de plus sûrs auxiliaires. La route devenait ardue au milieu de ces réflexions que Je faisais souvent à haute voix, et un soleil brülant épuisait mes forces sans lasser mon courage. J'escaladais toujours le rapide plateau, et je faisais de fréquentes haltes derrière quelques roches, car peu m’importait d'arriver tard au sommet pourvu que J'y pusse arriver. La chaleur était accablante, lether- momètre de Réaumur, au nord, à l'ombre et sans ré- fraction, marquait trente degrés sept dixièmes ; et, dans mon imprévoyance, Je n'avais emporté qu’une gourde pleine d’eau, que J'avais déjà vidée, sans que le murmure d'un ruisseau me donnät l'espoir de la remplir de nouveau. Mais je n'étais pas homme à m'arrèter devant un seul obstacle, et Je grimpais haletantet épuisé. A peu près aux deux tiers de la route, dans un moment d'inaction et de repos, un éboulement se fit entendre près de moi. J'écoutai inquiet; un second éboulement suivit de prèsle premier, puis un troisième à égale distance. Point de souffle dans l'air, la nature 52 avait le calme de la mort, et Je dus comprendre que, tigre ou nègre marron, il y avait à ma portée un ennemi à combattre. J'armai mon fusil, dans lequel J'avais glissé deux balles, et je me tins prudemment dans l'espèce de gite que je m'étais donné; mais, presque honteux de ma prudence, je tournai douce- ment le rocher protecteur, et j’avançai la tête pour voir de quel côté venaitle danger. — Au large! me cria une voix qu’on cherchait à rendre sonore; au large, ou vous êtes mort !... Un homme, en effet, m'avait mis en joue, mais un de ces hommes qu'on juge, au premier coup d'œil, ne pas être fort redoutables, un de ces ennemis qui ne demandent pas mieux que de vous tendre la main. — Au large, vous-même ! lui répliquai-je en lui présentant un de mes pistolets ; que me voulez-vous ? — Rien. — Je m'en étais douté, Et nous fimes tranquillement quelques pas pour nous rapprocher. SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, I avait un singulier costume de voyage, ma foi! Un tout petit chapeau de feutre fin et coquettement brossé se posait légèrement sur une de ses oreilles ; son cou laissait tomber avec grâce une cravate de soie nouée à la Colin. Un habit bleu de Staub ou de Laffite, tout neuf et tout pointu, selon la mode du temps ; un gilet chamoiïs, des gants jaunes et propres, un pantalon de poil de chèvre, de fins escarpins de Sakoski et des bas de soie, complétaient sa mise. On eût dit un fashionable de Tortoni de retour d’une promenade au bois dans son léger tilburv, et je riais de son élégance en même temps qu'il riait, lui, de l'étrangeté de mes . vêtements autrement faconnés. De gros souliers, des chaussettes, un large pantalon de toile, une chemise bleue, une veste, point de bretelles, point de cravate ni de gants, un immense chapeau de paille et mes armes, voilà l'homme en présence duquel se trouvait mon rude antagoniste. Ajoutez à cela que sa voix était faible et sa figure délicate et rosée ; moi j'ai l’organe assez dur et le teint au niveau de mon organe. Après ces premières investigations muettes, notre ...Une planche humide débordait le bastingage. (Page 50.) conversation continua, et jerepris ic premier la | pour un pareil voyage avec une chaussure de bal, lui parole. Savez-vous que vous m'avez fait presque peur? Savez-vous que vous n'avez fait peur tout à fait ? — Etes-vous rassuré maintenant ? Mais oui; et vous ? & Moi? pas encore ; vous êtes effrayant ? Et je partis d'un grand éclat de rire. — Où allez-vous donc si joliment vêtu ? lui dis-je après m'être assis presque à ses pieds. — Jci, monsieur, on ne peut aller qu'en haut ou en bas ; je vais en haut. — Et moi aussi, en route! Je pris son bras, et nous nous aidämes dans notre laborieuse excursion. Le brick qui l'avait conduit au Cap venait de mouiller en pleine rade le matin. Il était commandé par le capitaine Husard et allait faire voile sous peu de jours pour Calcutta. Là se bornèrent d'abord les confidences de mon compagnon de voyage, qui entre- coupait son récit par de profonds soupirs et des cris de douleurs que lui arrachaient les pointes aiguës des rochers. — Eh! monsieur, l’on ne se met pas en marche disais-je à chacune de ses lamentations; vous deviez vous douter que la montagne de la Table n'avait ni tapis moelleux ni dalles polies ; vous allez sans doute à Calcutta pour vous faire traiter de la folie? J'y vais comme naturaliste, me répondit-il, et j'y suis envoyé par le roi. Cependant nous avançions toujours, et les diffi- cultés devenaient plus grandes ; mon compagnon de voyage me demandait souvent grâce, et d'une voix souffreteuse me suppliait de ne pas abandonner. — Allons! courage ! lui criais-je quand je l'avais devancé; courage, courage! nous arrivons | — Voilà deux heures que vous m'en dites autant. — Courage ! m'y voici ! Quelques instants après, nous fûmes deux sur le plateau ; le premier, essoufflé, brisé, mais debout ; le second étendu sur le pic et à demi mort. tien au monde n’est imposant comme le tableau sur lequel on plane alors. Tout ce que la nature a de grave, de majestueux, de poétique, de terrible, est là, sous vos preds, à vos côtés, autour de vous; la mer et ses navires, une ville et ses brillants édifices, des montagnes rudes et sauvages et des déserts im- menses où l'œil plonge dans un lointain sans bornes. VOYAGE AUTOUR Nous nous placämes debout sur la pierre la plus éle- vée du plateau, appelée tombeau chinois, et, fiers de notre conquête, nous retrouvämes en nous asseyant une gaieté qui nous avait souvent fait défaut dans la lutte. — Je ne sais pourquoi, monsieur, me dit mon nouvel ami, vous ne m'avez pas encore dit votre nom. — Pourquoine m'avez-vous pas dit le vôtre? — J'attendais votre confidence, et pourtant je crois n en avoir pas besoin. — Comment cela? — Il me semble que je vous ai vu, que je vous con- nais. DU MONDE. 53 — Ma foi, je faisais à l'instant mème, et en vous regardant, une réflexion semblable à la vôtre. |: — Venez-vous de Paris? | — Oui, et je fais le tour du monde sur l'Uranie. | 2 N'avez-vous pas diné, quelques jours avant votre départ, chez M. Cuvier? IE Oui ! — Vous étiez presque chez moi, je suis le fils de sa femme. — Monsieur Duvauchel! | — Monsieur Arago! Et nous nous embrassämes en frères. | Maintenant que nous pouvons nous tutoyer, nous | allons manger un morceau. ! La ville du Cap et la montagne de la Table. (Page 51.) — J'allais vous le proposer. — Je me meurs de faim. — Et moi donc! — Etsi un lion ou un tigre vient nous déranger ? — Nous l'inviterons. — 11 n'acceptera pas. — Voyons, ouvrez votre gibecière, poursuivis-je. — Et vous la vôtre; qu'avez vous? — Hélas !'il ne me reste qu'un biscuit. — Et à moi une pomme. — Partageons. Ainsi fut fait. — Avez-vous au moins un peu de vin ? — Pas une goutte. Et vous, avez-vous de l’eau ? — Pas une larme. - - Je penserai souvent à votre invitation ; mais on | dine mieux chez votre beau-père au Jardin des Plantes de Paris. Après une demi-heure d'intime causerie, nous re- | descendimes la montagne; et pour arriver plus vite nous nous laissions glisser sur les cailloux, et nous parcourions, quelquelois d’un seul jet, d'assez grandes distances. Mes gros souliers tout percés me dirent adieu au bas de la montagne; mes vêtements en lam- beaux me forcèrent d'attendre la nuit avant d'entrer dans Ja ville. Quant à Duvauchel, il ne possédait plus ni habit, ni bas de soie, ni souliers, ni chapeau. Le fashionable avait pris le costume du Cafre. Mais 1l avait gravi la montagne de la Table. Hélas ! l'ardent naturaliste est mort à Caleutta il y a deux ans à peine ! Les voyages sont dévorateurs. cœ = x SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, LE CAP Chasse au lion, — Détails. Des faits encore, puisque leur logique est si élo- quente. Les hommes et les époques ne devraient pas avoir d'autre historien : les faits seuls peuvent exac- tement traduire la physionomie des peuples, et là du moins chacun peut puiser avec sécurité pour éclairer la conscience et la raison ; là est le seul livre qui ne trompe jamais. Quand les hommes sont venus ici poser les pre- mières bases de leur naissante colonie, ils trouvèrent un sol rude, äâpre, habité et défendu par des hordes sauvages. Les armes à feu firent taire bientôt la puissance des sagaies, des ares et des casse-têtes ; les indigènes se retirère ent dans l’intérieur des terr. es, et les navires voyageurs, pour renouveler leur eau et leurs vivres, trouvèrent ici un point de reläche à moi- tié chemin de l’Europe et des Indes orientales. Jus- que-là tout était profit pour le commerce et la civili- sation; mais là aussi s'arrêta malheureusement le projet, vaste d’abord et bien!lôt abandonné, de la con- quête morale du sud de l'Afrique. Les piastres d’Es- pagne et les guinées anglaises enrichirent es colons, qui ne voulurent point porter plus haut leurs idées d'industrie et de progrès ; et les siècles passèrent sur Table-Bay, colonie européenne, sans que les terres qui touchent pour ainsi dire à la ville fussent plus cultivées, sans que les peuplades qui les parcourent fussent moins sauvages et moins féroces. C’eût été pourtant une belle et noble conquête que celle d’un pays où le sang n’eût plus coulé que sous le règne des lois et de la justice. Le commerce est en général très-peu régénérateur. Dans un pays diapré en quelque sorte par la pré- sence de vingt peuplades diverses, il faut qu'on me pardonne si je vais par monts et par vaux, si de la maison je cours à la hutte, et si je quitte le morai pour le temple de Luther. Ne rien oublier est ma principale occupation, et l'ordre et la symétrie seraient ici très-peu en harmonie avec la varièté des tableaux qui se déroulent aux yeux. En général, la ville du Cap offre à l'observateur un aspect Pbizarre, discordant, qui blesse, qui repousse. On respire partout une exhalaison impossible à dé- finir; toutes les castes d'esclaves employés à l'agri- culture et au service des maisons ont un caractère tranché. Le Hottentot, le Cafre, le Mozambique, le Malgache, ennemis implacables, se coudoient, se me- nacent, se heurtent dans tous les carrefours ; et sou- vent entre deux têtes noires, hideuses, bavant une écume verdätre, passe, blanc he et élégante, une silhouette de jeune femme anglaise qu'on dirait jetée là comme un ange entre deux démons ; et puis des chants ou plutôt des grognementssauvages, des danses frénétiques dont on détourne la vue, des cris fauves, des instruments de joie et de fête fabriqués à l’aide des débris d’ossements et d'énormes crustacés, tout cela pêle-mêle dans un endroit resserré, tout cela for- mant une colonie, tout cela sale, abruti, dépravé. Eh bien! voyez maintenant, mais rangez-vous, car il y a péril à regarder de trop près. C’est un chariot immense de la Tongueur de deux omnibus, lourd, ferré, broyant le sol, ayant avec lui chambre à cou- cher, lit et cuisine, attelé de douze, quatorze, seize et le plus souvent de dix-huit buffles deux à deux, qui courent au grand galop par des chemins difficiles etrocailleux; c’est un nuage de poussièr eet degraviers à obscurcir les air s; en tête de l'équipage est un Hot- tentot haletant qui crie gare; sur le devant du cha- riot, un Cafre, attentif et penché, tient les rênes d'une main vigoureuse, tandis que l’autre, armé d'un fouet dont le manche n’a pas plus de deux pieds de lon- gueur, et la lanière moins de soixante, stimule l'ar- deur des buffles; et si un insecte incommode s’at- tache au cou ou aux flancs d’un de ces animaux, il estrare que du premier coup de fouet il ne soit pas écrasé sur le sang qu'il a fait jaillir. Je maintiens qu’ an automédon cafre en aurait remontré à celui de Grèce, dont Homère nous a dit des choses si ne veilleuses. Cafres, Malgaches, Mozambiques, n'ont qu'à s’ en- tendre une fois, et la ville du Cap ne sera plus qu’un monceau de cendres, et une nouvelle colonie devra être rebâtie. Aussi la politique européenne met-elle tous ses soins à maintenir parmi ces diverses nations un esprit de haine et de vengeance qui n'est funeste qu'à ceux qu'il anime. J'étais logé au Cap chez un horloger nommé Rou- vière. Cet hor loger avait un frère dont la vie de pé- rils résume en elle seule celle des Boutins, des Mongo- Park, des Landers et des explorateurs européens les plus intrépides. Lei quand M. Rouvière passe dans une rue, chacun salue et s'arrête, S'il entre dans un salon, tout le monde se lève par respect, la plupart aussi par reconnaissance, car pr esque à tous il a rendu qustque grands services. On n'a pas d'exemple au Cap d’un navire échoué sur la côte dont M. Rouvière n'ait sauvé quelques débris utiles ou quelques ma- telots, et cela au milieu des brisants et toujours au péril de sa vie. J'avais entendu raconter de lui des choses si merveilleuses, que je résolus de m'enquérir de la vérité, et je demeurai bientôt convaineu que rien n'était exagéré dans le récit des faits et gestes qu’on attribuait à M. Rouvière. Le hasard me plaça un jour à son côlé dans un sa- lon, et je mis à profit cette heureuse circonstance. — Monsieur, lui dis-je après quelques paroles de politesse banale, croyez-vous à la générosité du lion? — Oui, me répondit- -il, le lion est généreux, mais envers les Européens seulement. Sa réponse me fit sourire; il s nua gravement : — Ceci n’est pas une plaisanterie, mais un fait po- sitif qui a cependant besoin d'explication. Les Euro- péens sont vêtus ; les esclaves en général ne le sont pas. Ceux-ci offrent à l'œil du lion “de la chair à mâ- chQ ceux-là ne lui présentent presque rien de nu. Ce que j ‘entends par générosité, c'est, à proprement parler, dédain, absence d’ appétit, et un lion fi n’a pas faim ne tue pas. Le lion a mangé moins d’Euro- péens que de Cafres ou de Malgaches s; le souvenir de son dernier repas l’excite; il y a là, à portée de ses ongles et de ses dents, une poitrine nue, et la poitrine est broyée.… — Je comprends. Toutefois je crois qu'il y a de la reconnaissance ‘en aperçut et conti- VOYAGE dans les paroles du brave Rouvière, et voici à quelle occasion cette reconnaissance est née. Il partit un beau malin de Table-Bay pour False- Bay, en suivant les sinuosités de la côte, et seul, se- lon sa coutume, armé d’un bon fusil de munition où il glissait toujours deux balles de fer. Il portait, en outre, deux pistolets à la ceinture et un trident en fer à long manche, placé en bandoulière derrière son dos. Ainsi armé, Rouvière aurait fait le tour du monde sans la moindre difficulté. J1 était en route depuis quelques heures lorsqu'un bruit sourd et prolongé appela son attention: au moment du péril, les pre- miers mots de Rouvière étaient ceux-ci : — Alerte, mon garçon, et que Dieu soit neutre !.… Le bruit approchait, c'était le lion; lorsque celui-ci veut tromper son ennemi aux aguets, il fait de ses puissantes griffes un creux dans la terre, y plonge sa gueule et rugit. Le bruit se répercute au loin d’écho en écho, et le voyageur ne sait de quel côté est l’en- nemi. Après avoir visité ses amorces, Rouvière, l'œil et l'oreille attentifs, continua sa marche, certain qu’il aurait bientôt une lutte à soutenir. En effet, les rochers qu'il côtoyait retentissent bien- tôt sourdement sous les bonds du redoutable roi de ces contrées, et un lion monstrueux vient se poser en avant de Rouvière et le provoquer pour ainsi dire au combat. — Diable! diable ! se dit tout bas notre homme, il est bien gros. la tâche sera lourde. Et en présence d'un tel champion, il recule. Le lion le suit à pas comptés. Rouvière s'arrête : le lion s'arrête aussi... Tout à coup la bête féroce rugit de nouveau, se bat les flancs, bondit et disparait dans les sinuosités des rochers. — Ilest bien meilleur enfant que Je ne l’espérais, murmura M. Rouvière; mais essayons d'atteindre le bac, cela est prudent. I dit, et le lion se retrouve en sa présence pour lui fermer le chemin. — Nous jouons aux barres, poursuivit Rouvière, ça finira mal... Il rétrograde encore; mais l'animal im- patienté se rapproche de lui et semble l’exciter à une attaque, comme fait un pelit chien qui veut jouer avec son maitre. M. Rouvière, piqué au jeu, est prêt à combattre, et le baudrier de son trident est déjà débouclé, mais il ne veut pas être l’agresseur. Le lion rugit pour la troisième fois, recommence sa course à travers les aspérités voisines, et pour la troisième fois aussi s'oppose à la marche du colon. — Pour le coup, nous allons voir ! Rouvière s’adosse à une roche surplombée, met un genou à terre; un pistolet est à ses pieds, et, le doigt sur la détente du fusil, il semble défier son redou- table adversaire. Celui-ci hérisse sa crinière, gratte le sol, ouvre une gueule haletante, s’agite, se couche, se redresse et semble dire à l’homme : Frappe, tire. L'œil calme de M. Rouvière plonge, pour ainsi parler, dans l'œil ardent du lion; 1ls ne sont plus séparés tous deux que par une distance de cinq ou six pas, et pendant un instant on dirait deux amis au repos. — Oh! tu as beau faire, grommelait M. Rouvière, je ne commencerai pas. Qui dira maintenant de quel sentiment le lion fut animé? Après une lutte de patience, d'incertitude et de courage, mais sans combat, le terrible quadrupède rugit plus fort que jamais, s’élance comme une flèche et disparait dans les profondeurs du désert. .— Vous dûtes vous croire à votre dernière heure ? dis-je à M, Rouvière, AUTOUR DU MONDE. 95 — Je le crus si peu, me réponditl, que je me di- sais, au moment où l'haleine du lion arrivait jusqu'à moi: Mes amis vont être bien étonnés quand je leur raconterai cette aventure. Et la véracité de M. Rouvière ne peut ici être révo- quée en doute par personne, sous peine de lapidation ou de mépris. b — Il boite un peu, dis-je un jour à un citoyen du Cap. — C'est un petit tigre à qui 1l a eu affaire qui lui a mutilé la cuisse. — Et cette épaule inégale ? — (‘est une lame furieuse qui l’a jeté sur la plage au moment où il sauvail une jeune femme. — Et cette déchirure à la joue ? — C'est la corne d’un buffle qui dévastait Le grand marché et qu'il parvint à dompter au péril de ses jours. — Et ces deux doigts absents de la main gauche ? — Ilse les coupa lui même, mordu qu'il fut par un chien enragè dont plusieurs personnes avaient été victimes... Tenez, il va sortir, voyez. M. Rouvière se leva et salua. Toute l'assemblée, debout, lui adressa les paroles les plus affectueuses; chacun l’invitait pour les jours suivants, et pas un ne voulut le laisser sortir sans lui avoir serré la main. Le boulanger Rouvière est l’homme le plus brave que j'aie vu de ma vie. Le lendemain de cette conversation et de cette soirée, je retrouvai M. Rouvière chez le consul fran- çais, où 1l était reçu, lui boulanger, sans fortune, avec la plus haute distinction. Je lui demandai de nouveaux détails sur sa vie aventureuse. — Plus tard, me répondit-il; je ne vous ai narré encore que des bagatelles que j'appelle mes distrac- tions. Mes luttes avec les éléments ont été autrement ardentes que celles que j'ai eues à soutenir avec les bêtes féroces de ces contrées. Je ne demande pas mieux que de me reposer sur le passé, afin de me donner des forces pour le présent et des consolations pour l'avenir. Je vous dirai des choses fort curieuses, Je vous jure. — Est-il vrai, interrompis-je, que vous craigniez plus dans vos habitations intérieures la présence d’un tigre que celle d’un lion? — Quelle erreur! un lion est beaucoup plus à re- douter que trois tigres. Tout le monde ici va, sans de grands préparatifs, à la poursuite du tigre; la chasse au lion est autrement imposante, et, morbleu ! vous en aurez le spectacle puisque vous êtes curieux. Il y a là du drame en action, du drame avec du sang. Quand on vient de loin, il faut avoir à raconter du nouveau au retour; assistez donc à une chasse au roi des animaux. Les préparatifs ne sont pas chose futile, et le choix du chef de l’expédition doit porter d'abord sur des esclaves intrépides et dévoués; puisil prend des buffles vigoureux et un chariot avec des meurtrières d’où l'on est forcé parfois de faire feu si au lieu d’un ennemi à combattre on setrouve par malheur en présence de plusieurs. M. Rouvière avait la main heureuse, il se chargea aussi des provisions; et un matin, avant le jour, la caravane, composée de quatorze Européens et colons et de dix-sept Cafres et Hottentots, se mit en marche par des chemins presque effacés. Mais le Cafre con- ducteur était renommé parmi les plus adroits de la colonie, aussi étions-nous tranquilles et gais. A midi nous arrivämes sans accident digne de re- marque dans l'habitation de M. Clark, où l’on reçoit 56 SOUVENIRS parfaitement. Nous repartimes à trois heures, et nous voilà, à travers des bruyères épaisses, dans un pays d'aspect tout à fait sauvage. La rivière des Eléphants était à notre gauche, et de temps à autre nous la cô- toyions en chassant devant nous les hippopotames qui la peuplent. Le soir nous arrivämes à une riche plan- tation appartenant à M. Andrew, qui fêta Rouvière comme on fête son meilleur ami, et qui nous dit que depuis plusieurs semaines il n'avait entendu parler ni de tigres, ni de rhinocéros, ni de lions. — Nous irons done plus loin, dit notre chef, car il me faut une victime, ne fût-ce qu'un lion doux comme un agneau. Notre halte fut courte, et les buffles reprirent leur allure rapide et bruyante. Bientôt le terrain changea d'aspect et devint sablonneux; la chaleur était acca- | D'UN AVEUGLE,. blante, et nous passions des heures entières allongés sur nos matelas. — Dormez, dormez, nous disait M. Rouvière, je vous réveillerai quand il faudra, et vous n'aurez plus som- meil alors. Nous campämes cette nuit près d’une large mare d'eau stagnante, attendant tranquillement le retour du jour. Le matin nous eûmes une alerte qui nous tint tous en éveil; mais M. Rouvière jeta un coup d'œil scrutateur sur les buffles immobiles et nous rassura. — In'ya là ni tigre ni lion, nous dit-il; les buffles le savent bien; le bruit que vous venez d’entendre est celui de quelque éboulement, de quelque chute d'arbre dans la forêt voisine, ou d'un météore qui vient d’éclater… En route! Le troisième jour, nous étions à table chez M. An- a mo PES (a Rouvière. derson, quand un esclave hottentot accourut pôur nous prévenir qu'il avait entendu le rugissement du lion. — Qu'il soit le bienvenu, dit Rouvière en souriant. Aux armes ! mes amis ; qu'on attelle, et que mes or- dres soient exécutés de point en point. D’autres esclaves effrayés vinrent confirmer le dire du premier, et malgré les prières de M. Anderson, qui refusa de nous accompagner, nous nous mimes en marche vers un bois où M. Rouvière pensait que se reposait la bête féroce. Plusieurs esclaves du plan- teur s'étaient volontairement joints à notre petite ca- ravane, et, connaissant les environs, ils furent char- gés de tourner le bois et de pousser, si faire se pou- vait, l'ennemi en plaine ouverte. Nous fimes halte à une clairière bordée par le bois d'un côté, et de l’autre par de rudes aspérités, de sorte que nous étions en- fermés comme dans un cirque. — Îlest entendu, mes amis, que seul jecommande, que seul je dois être obéi; sans cela pas un de nous peut-être ne reverra le Cap, nous dit M. Rouviére en se pinçant de temps à autre les lèvres et en rele- vant sa chevelure. L’ennemi n’est pas loin. Là les buffles et le chariot ; ici, vous sur un seul rang ; der- rière, les Hottentots avec des fusils de rechange et les munitions pour charger les armes. Moi, à votre front, en avant de vous tous. Mais, au nom du ciel, ne venez pas à mon secours si Vous me voyez en pé- ril ; restez unis, coude à coude, ou vous êtes morts. Silence !.…. j'ai entendu !.. Et puis, voyez maintenant nos pauvres buffles ! ; s En effet, au cri lointain qui venait de retentir, les animaux conducteurs s'étaient pour ainsi dire blottis les uns dans les autres, mais la tête au centre, comme pour ne pas voir le danger qui venait les chercher. — Ah! ah! fit Rouvière en se frottant les mains, le visiteur se hâte. Il faut le fêter en bon voisin... Un second cri plus rapproché se fit bientôt enten- dre. £ — Diable, diable! poursuivit notre intrépide chef, . 19: ñn o œ Es e 2 = 8 = S 5 3 & = Ca 1 ä £ 5 à SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. 97 dit. Salut lil est fort, il sera bientôt là... Je vous l'ai | aspect il s'arrêta, puis il s'approcha à pas lents, sem- dit. Salut! bla réfléchir et se coucha. M. Rouvière était admirable de sagacité et d’éner- — Il sait son métier, poursuivit le brave boulan- gie. Le lion venait de débouquer du bois, et à notre | ger; il a combattu plus d'une fois : allons à lui pour le forcer à se tenir debout; mais suivez-moi, et côte à — Visez bien, camarades, nous dit Rouvière un côte. genou à terre, visez bien, et au commandement de Le lion se leva alors et fit aussi quelques pas pour !| frois, feu !... Attention. , une, deux, trois !.. venir à notre rencontre, Nous suivimes ponctuellement les ordres de notre Cafres, homme et femme. (l'age :9.) chef. Une décharge générale eut lieu, et nous saisimes | d autres armes des mains de nos esclaves. Le lion avait fait un bond terrible, presque sur place, et des flocons de poil avaient volé en l'air. — Comme c’est dur à tuer! nous dit Rouvière; voyez, il ne tombera pas, le gredin ! Liwr. 8 Mais la bête féroce poussait des rugissements brefs et entrecoupés de longs soupirs, sa queue battait ses flancs avec une violence extrême, sa langue rouge passait et repassait sur les longues soies de sa face ridée, et deux prunelles fauves et ardentes roulaient | dans leur orbite, Pas un de nous ne soufllait mot, 8 58 SOUVENIRS mais pas un de nous ne perdait de vue le redoutable ennemi qui en avail vingt-cinq à combattre. — N'est-ce pas, disait tout bas M. Rouvière en tour- nant rapidement la tête vers nous comme pour Juser de notre émotion, n'est-ce pas que le cœur bat vite! Du courage! nous en viendrons à bout. Mais le sang du lion coulait en abondance et rou- gissait la terre autour de lui. — Allons! allons! continua tout bas l'intrépide iouvière, une nouvelle décharge générale; et, s’il se peut, que Lous les coups portent à la tête ou près de la tète. Nous allions faire feu quand le fusil d’un des ti- reurs tomba. Celui-ci se baissa pour le ramasser, et laissa voir derrière lui la poitrine nue d’un Hottentot,. A cet aspect, le redoutable lion se redresse comme frappé de vertige, ses naseaux s'ouvrent et se refer- ment avec rapidité; il s’allonge, se replie sur lui- ième, tourne sa monstrueuse tête à droite, à gauche, pour chercher à voir encore la proie qu'il veut, qu'il lui faut, qu'il aura. — I] y a là un homme perdu, murmura Rou- vière. — Moi mort, dit le Hottentot. En effet, le lion prend de l'élan, et, encadré dans son épaisse crinière, il se précipite comme un trail, passe sur Rouvière accroupi, renverse sept à huit chasseurs, s'empare du malheureux Hottentot, len- lève, le porte à dix pas de là, le tient sous sa puis- sante griffe, et semble pourtant délibérer encore s'il lui fera grâce ou s’il le broiera. Nous avions fait volte-face. — Êtes-vous prèts? dit Rouvière, qui avait repris son poste en avant du peloton. — Oui. — Feu, mes amis! Le lion tomba et se releva presque au même in- slant, Il passait et repassait sur le Hottentot comme fait un chat jouant avec une souris. Rouvière s'anpro- cha seul alors, et dit à l’infortunée victime : Ne bouge pas! Et, presque à bout portant, il déchargea sur la tête du lion ses deux pistolets à la fois. Celui-ci poussa un horrible rugissement, ouvrit sa gueule en- sanglantée et fil craquer sous ses dents la poitrine du Hottentot.…. Quelques minutes après, deux cadavres gisaient là l'un sur l'autre. — Vous ne me semblez pas très-rassurés, nous dit Rouvière d'un ton dégagé, et je le comprends. Ce n'est pas chose aisée que de venir à bout de pareils adversaires. Je m'etime bien heureux que nous n'avons à regretter qu'un seul homme. Ilen est de ces lultes avec un lion comme des luttes avec les tempêtes : on serait au désespoir de m'en avoir pas été témoin une fois, mais on réfléchit longtemps avant de s'y exposer de nouveau. Notre retour au Cap s'elfectua sans nouvel incident, et M. Rouvière était le lendemain avant le jour sur le môle, se demandant où il irait se poster. Il n'avait pas dormi de la nuit, car son baromètre lui annonçait une tempête. Cependant il n’y eut point de désastre à déplorer, la bourrasque passa vite, et le noble Rou- vière put se reposer la nuit suivante. On se heurte çà et là dans le monde avec des hom- mes tellement privilégiés, que tout ici-bas semble être façonné et créé pour leur servir de délassement, d'occupation ou de jouet. Rien ne les arrête, rien ne les étonne dans leur vol d’aigle, et les plus graves événements dela vie leur paraissent des revenants- bons tout simples, tout naturels, qui leur appartien- D'UN AVEUGLE. nent exclusivement, et dont ils seraient piqués de ne pas jouir. Ce qui émeut la foule les trouve calmes, impassibles ; ils disent et croient qu'il y a toujours quelque chose au delà des plus terribles catastrophes, et ils se persuadent qu'ils sont déshonorés quand ils ne jouent pas le premier rôle dans un bouleversement. Ces hommes-là, voyez-vous, frapperaient du pied le Yésuve et l'Etna dans leurs désolantes irruptions ; nouveaux Xerxès, ils fouetteraient la mer, et ils s’in- dignent de la puissance de l'ouragan qui les maitrise ou du courroux de l'Océan qui les repousse. Le sang bout dans leurs veines, et, sans orgueil comme sans faiblesse, ils se figurent que la terre ne tremble que pour les éprouver, que l'éclair ne brille ou la foudre ne gronde que pour les vaincre. Cela n'est fait que pour moi ! voilà leur exelamiation première à chaque péril qui vient les chercher ; aussi sont-ils toujours en me- sure de résister au choc, aussi sont-ils constamment prèts à la défense. Etudiez ces natures d'acier et de lave alors que le sornmeil les a subjuguées. C’est en- core la vie qui les poursuit, la vie qui leur est réser- vée, cette vie inc.dentée qui fait de leur vie une vie à part, cette vie qui déborde comme une lave et bouil- lonne comme le bitume du Cotopaxi; vous diriez un criminel traqué par les remords, si vous ne décou- vriez avec plus d'attention quelque chose de grand, de calme sur leur large front, quelque chose de grave et de surhumain dans le battement fort et régulier de leurs artères : le crime a une autre allure, l'hyêne a un autre sommeil. Rouvière est un de ces hommes exceptionnels dont Je viens de vous esquisser quelques traits moraux et physiques. On ne le connaïtrait pas qu'on s’arrêle- rait en le voyant passer, et pourtant, vous le savez déjà, c’est moins qu’un homme ordinaire par sa ché- tive charpente. — Mais, lui dis-je un jour irrité presque contre sa supériorité si peu vaniteuse, n’avez-Vous jamais eu peur dans votre vie? — Si. — À la bonne heure! Cela vous est-il arrivé sou- vent? — Quelquefois. — Quand, par exemple? — Quand la réflexion n'avait pas eu le temps de venir à mon aide. Tous, sur cette terre, nous avons nos moments de bravoure et de lächeté. — Comment, vous avez été lâche, vous aussi ? — Moi comme les autres. — Oh! contez-moi ca, je vous prie. — Cen’est pas long: j'étais allé dans une des plan- tations les plus éloignées de la ville, chez un de mes amis, qui, soit dit en passant, est le plus triste pol- tron que le ciel ait créé. Si la témérité est souvent une faute, la poltronnerie est toujours un malheur. Ne faites pas comme moi, vous succomberiez à la la- tigue; ne faites pas comme mon ami, la vie vous se- rait lourde et pénible. Je poursuis. Le planteur ne me voyait jamais sortir de son habitation, armé jus- qu'aux dents, sans me dire: « Mon cher Rouvière, vous avez là des pistolets qui peuvent vous blesser ; soyez prudent. » Ce qui l’elfrayait le plus était pré- cisément ce qui devait le plus le rassurer. Mais le poltron est cousin germain du lâche... Ah! pardon de mes digressions, j’achève. Un jour que je m étais éloi- gné plus que d'habitude, j'entendis un bruit sourd et régulier sortir d’une espèce de grotte devant la- quelle j'allais passer. C'était la respiration fétide d’une lionne, que ses courses de la Journée avaient sans doute épuisée. Oh! je vous l'avoue, je me conduisis VOYAGE AUTOUR DU MONDE, comme je ne l’eusse pas fait si je m'étais donné le temps de réfléchir. Profitant du sommeil de la bête féroce, je la tuai en lui tirant à bout portant trois balles dans la tête. Elle ne bougea plus. — Et vous appelez cela de la lâächeté? — Quel nom voulez-vous que je donne à mon atta- que? on prévient les gens, on les réveille avant de les frapper. Tuer un ennemi qui dort! — Mais quand cet ennemi est une lionne ! — Vous avez beau me dire ce qu'on n'a souvent répété, je ne puis m'absoudre. Aussi peu s’en fallut que je ne terminasse là une vie encore forte, car, appelé par le bruit, un lion accourut de la forêt voi- sine, ef, sans le secours inespéré qui n'arriva de l'ha- bitation de monami, je ne vous conterais pas aujour- d'hui ces petits détails d’une existence souvent beau- coup mieux remplie. Si, pendant mon séjour au Cap, j'avais parlé de Pou- vière à ce Marchais que je vous ai fait connaitre, je suis sûr qu'il y aurait eu entre ces deux hommes quel- que défi à épouvanter la raison, quelque lutte où l'un des deux adversaires au moins eût succombé. Plus tard, lorsque Je fis le portrait du colon à mon ga- bier, il me regarda d’une prunelle indignée, comme si J'avais voulu humilier son orgueil, et, se levant brusquement, il me dit avec sa rudesse accoutumée : J'espère bien que nous toucherons au Cap au retour, et nous nous verrons alors lui et moi. La roche sous-marine qui ouvrit notre belle cor- vette ne nous permit pas de relächer une seconde fois à Table-Bay. Marchais en a toujours été pour ses re- grets. Nous partons dans quelques jours ; utilisons-les. Il y a une bibliothèque au Cap, et si l'on y trouve peu de livres, la faute en est aux rats qui les dévorent. Le bibliothécaire est, m'avait-on dit, un homme d’un grand poids; en effet, il pèse au moins trois quin- taux. Le théâtre du Cap est un petit bijou pour l'exquise propreté et le mauvais goût. On y joue en général des {traductions anglaises de nos pièces des boulevards. J'y ai vu représenter Jacrisse, chef de brigands et la Main de fer ou l'épouse criminelle. L'auteur à la mode, le Scribe de la colonie, est un nommé Ignace Boni- face, qui sait tout au plus ce que c’est qu'un hémi- stiche, et qui probablement n'a jamais entendu parler d'hiatus. Il n'y a pas au Cap d'église catholique, mais le temple luthérien est immense et d'une architecture sage et sévère à la fois. J'ai visité Constance. Les caves où la précieuse liqueur est gardée sont de véritables palais, et les foudres qui les renferment, sculptés ad- mirablement par le ciseau d'artistes cafres et hotten- tots. Toute cette partie de la colonie est curieuse à voir et à étudier, quoiqu'il n'y ait pas de dangers à courir. Le jardin de la Compagnie, si prôné par mes de- vanciers, est tout à fait indigne de la célébrité dont il jouit en Europe. La ménagerie seule est remarquable. Un admirable tigre royal, un lion gigantesque, un beau rhinocéros et quelques autruches en font toute 59 la richesse. J'ai vu dans les allées du jardin un zèbre en liberté que les bambins montaient aisément et qui paraissait d'une docilité extrême. Ainsi done, je peux donner un démenti aux naturalistes qui ont avancé que le zèbre était indomptable. De toutes les peuplades avoisinant le Cap, celle des Cafres est la plus turbulente. C’est celle aussi qui tient le plus en éveil le gouverneur de la colonie, Leur manière de combattre est terrible, en effet: placés derrière leurs troupeaux de buffles qu'ils ont soumis au joug et qu'ils tiennent par la queue, ils se préci- pitent avec de grands cris sur leurs adversaires, et vous comprenez le désordre qu'ils doivent faire naître dans les bataillons les plus serrés. Leurs armes sont des flèches courtes, sans pennes, armées de fer et toujours empoisonnées; de près ils se servent de casse-tête en bois dur ou en galets, et chacun de leurs coups tue un ennemi. La chasse au tigre et au lion se fait par eux d’une facon moins dramatique, mais plus curieuse peut- être que celle adoptée par M. louvière, Placés à l'a- bord d’un précipice, ils posent à terre un débris de quelque animal en putréfaction, et dès que le rauque- ment du tigre, le glapissement de l’hyène ou le rugis- sement du lion se fait entendre, ils s'accrochent aux anfracluosités d'un rocher à pie et ils agitent à l’aide d'une corde ou d'une longue perche une sorte de mannequin dont ils ne sont éloignés que de trois ou quatre brasses. La bête féroce se précipite sur le man- nequin, qui semble vouloir lui disputer la proie, et tombe au fond du précipice, où d'autres Cafres apos- tés l’achèvent un instant après sa chute. M. Rouvière ne parle de cette chasse qu'avec le plus profond mépris. J'ai causé ici avee quelques personnes de la fameuse Vénus hottentote qui vint à Paris il y a déjà bien des années, C'était aussi un phénomène rare dans ces con- trées, et les Hottentots s'en amusent comme nous nous en sommes amusés. Je ne vous dirai rien de l'idiome des Caîres, parce que notre langue ne peut guère traduire le claquement dont ils font usage presque à chaque mot : c'est à peu près le bruit que nous produisons lorsque nous vou- lons hâter la marche d’un âne. Au surplus, leurs gestes font sans doute partie de leur vocabulaire, et rien n'est curieux comme un groupe de Cafres en conversation animée. Mais ce qu'il y a de plus surprenant peut-être dans les mœurs de ces hommes si féroces, c’est qu'ils sont très-accessibles aux charmes de la musique, et que le son de notre flûte surtout les jette dans une extase difficile à décrire. Tous ces détails sont bien päles en présence d'une chasse au lion dirigée par Rouvière, mais je dois ac- complir ma tâche d’historien. La vie, comme la mer, a ses jours de calme et de tempête. Le dernier de tous, selon mon habitude, je quitte la terre et je passe à bord d'un navire russe qui vient de mouiller. [l'est commandé par M. Kotzebue, fils du célèbre littérateur. Après trois ans d'une navigation pénible, il vient d'effectuer un voyage autour du monde... On en revient donc. 60 SOUVENIRS D'UN XI AVEUGLE. ILE DE FRANCE Encendie. — Coup de vent. — Détails. — Zambalah, — Cachucha, — Danses, Fêtes des Noirs, — Fable ovale, On m'a dit bien souvent : Que vous êtes heureux d'avoir fait le tour du monde! — Eh ! messieurs, soyez heureux, faites-le comme moi. — Oui, mais il faut se mettre en route. — C'est bien cela! vous voudriez être de retour avant de partir. La chose est impossible, Il n'est pas besoin d'un grand courage pour ces .courses loin- taines. Dès que vous avez posé le pied sur le navire qui fait voile pour l’antipode de Paris, bon gré, mai gré, vous devez le suivre, et ce dont vous avez le plus besoin, selon moi, c’est la patience. L'homme se fa- conne aisément à tout, aux dangers, aux privations, à la misère. Après dix tempêtes on ne craint pas la onzième, et quand vous avez été mangé une première fois, la dent d'un anthropophage ne vous fait plus peur. Et puis, si l'on se donnait la peine de raison- ner, on verrait que cet immense voyage, dont on se -Le Pitterboth. (Page 61.) fait une si effrayante idée, n’est rien moins que pé- rilleux. Quel est le Parisien assez maitre de sa fortune et de son temps qui n'a pas élé au moins jusqu au Havre? Da Havre à Ténériffe il y a deux ou trois fois au plus la longueur d'une ceinture de femme de taille moyenne : cela se franchit sans qu'on y songe. De Te- nérilfe au Brésil, vous l'avez vu, c’est une promenade comme la grande allée des Champs-Elysées, mais un peu plus large, j'en conviens. Du Brésil au Cap, les vents variables et quelques vents généraux vous pous- sent comme un puissant remorqueur. L'ile de France est à deux pas du Cap; puis vous avez Bourbon, qui lui donne la main en bonne voisine; puis, pour une traversée de quelques mille lieues jusqu'à l'ouest de la Nouvelle-Hollande, vous vous croisez les bras et les jambes ; puis encore vient l'océan Pacifique, ainsi nommé sans doute par dérision; puis le cap Horn et les glaces flottantes du pôle Austral; puis lüo-de-la- Plata, et vous êtes chez vous, où vos amis vous alten- dent à table, vos frères au port, et votre vieille mère dans son village. Oh !'il y a bien là des malheurs ra- chetés, Mais Paris est si beau! Mourez-y donc, et n'ap- prenez la vie que dans les livres. Il est certain que l'Océan a ses moments de mauvaise humeur, que l'Afrique est bien brûlante, les îles Malaises bien périlleuses, la mer de Chine bien tur- bulente, le scorbut et la dyssenterie des visiteurs fort incommodes, la terre des Papous torréfiante, et celle de Feu très-froide. IL est encore avéré que des trombes ! peuvent vous assailliret vous faire tournoyer dans les airs: que des roches sous-marines heurtent parfois la quille entr'ouverte du navire, et qu'alors… Mais toute chaise de poste courant bon train ne vous préserve pas d'une ornière profonde ou des fossés qui bordent la route; à pleut souvent des tuiles el des cheminées dans les grandes cités, et, tout bien coni- pensé, le sol de Paris et celui de Londres sont plus à craindre que les flots de Atlantique ou de l'océan Iudien. Allons ! allons! en mer, mes bons amis !Autaui de fois on voit de peuples différen itant de fois on est homme, et la mort ne court q es poltrous. Etle bonheur de raconter, l'eslimez-vous si peu que vous ne veuillez l'acheter par aucun sacrifice ? Hélas! si une consolation arrive au cœur de l’aveugle, 4 Voyez les notes à la fin du volume. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. c'est surtout alors qu'il sait qu'on l'écoute; je poursuis donc. Les vents nord-est qui nous prirent en quittant la baie de la Table nous accompagnèrent au loin, et dans peu d'heures nous nous trouvämessur le terrible banc des Aiguilles, témoin de tant de naufrages. La houle est monstrueuse, et dès que vous avez couru à l'est, vous vous apercevez sans trop d'expérience que vous entrez dans un nouvel océan, tant la lame de- vient large et majestueuse. Mais comme je n'ai pas entendu dire par un seul marin qu'on ait jamais doublé le Cap toutes voiles dehors, nous voilà, nous aussi, recevant par le travers du canal Mozambique la queue d'un ouragan qui nous force de courir à sec de voiles et nous chasse vers de hautes latitudes. La traversée fut courte cependant. Après une vingtaine de jours, nous vimes pointer à l'horizon un cône 61 rapide ; et bientôt après autour de lui, comme d'hum- bles tributaires, furent groupées d'autres cimes à l'aspect bizarre el varié. C'était l'ile de France. Sitôt que la terre se dessina régulière et tranchée, nous braquämes nos longues-vues vers les points les plus élevés pour y chercher les souvenirs bien doux de nos premières lectures. Nous avions hâte de par- courir les sites poétiques illustrés par l’élégante plume de Bernardin de Saint-Pierre. Hélas ! chacun denous resta bientôt triste et morne sur le pont. Le nom de l'ile et le pavillon britannique se trouvent là pour ainsi dire côte à côte, et nous nous humiliâmes de- vant la domination anglaise qui pèse sur toutes les parties du globe. Les paysages sont plus variés, plus magiques peut-être, mais aussi moins grandioses qu'au cap de Bonne-Espérance. L'ile entière a été vomie par l'Océan dans un jour de colère ; mais elle s’est Bernardin de Saint-Pierre. échappée des eaux avec une parure jeune et fraiche qu'on ne {rouve nulle part en Afrique, dont pourtant elle est un débris, ainsi que Bourbon, les Séchelles et Madagascar. Nous avancions toujours, aidés par une brise sou- tenue, et déjàänous pouvions dessiner les sites heureux Sisuavement décrits par Bernardin... le morne des Signaux, les plaines embaumées de Minissi et de la Poudre d'Or ; dans un ciel vaporeux, le Pitterboth, montagne si curieuse, que nulle autre au monde ne peut luiêtre comparée, si ce n'est peut-êtrela Malahita, la plus élevée et la plus difficile à gravir de toutes les cimes neigeuses des Pyrénées. Figurez-vous un cône réguler et pelé, d'une pente extrèmement rapide, au sommet duquel semble tournoyer sur une base exiguë une sorte de toupie de lave. On croirait qu'à chaque ouragan la toupie arrachée de sa base de granit va tomber dans l’abime et écraser dans son passage les belles et riantes plantations qu'elle do- mine. Un audacieux matelot a pourtant arboré le drapeau tricolore sur la tête du Pitterboth ; mais 1l faut pour y croire avoir été témoin de ces prodiges de persévérance et d'audace. I n'y avait pas un an encore que nous avions quitté Toulon, et je ne saurais dire l'impression de bonheur dont je fus frappé, lorsqu'en passant près du navire stationnaire nous entendimes des paroles françaises arriver jusqu à nous ; et c'est en effet un assez étrange spectacle que celui d un pays où tout est français, les mœurs, le costume, les sentiments, quand surtout la Grande-Bretagne étale sur tous les forts son léopard dominateur. Par le traité de 1814, l'ile de France devint anglaise et s’appela Mauritius, tandis que Bourbon, sa voisine, dont les Anglais s'étaient em- parés quelque temps auparavant, nous fut rendue par eux. Dans (ous les échanges le léopard sait se faire la part du lion. On débarque entre le Trou-Fanfaron et la Tour-des- Blagueurs. On dirait une mauvaise plaisanterie ; ce dernier nom a été donné à une vieille bâtisse élevée sur une langue de terre qui s’avance dans le port, 62 SOUVENIRS parce que les Jeunes désœuvrés de l'île, alors qu'un navire allait entrer, s'y donnaient rendez-vous et s’y livraient à de folles causeries sur les qualités du vaisseau voyageur. J'ignore l'étymologie du bassin fermé appelé Trou-Fanfaron et servant aujourd'hui aux radoubs et aux carénages. En face du débarcadère s'élève le palais du Gouver- nement, bâtisse de bois noir, à trois corps de logis, resserrée, étroite, privée d'air et sans élégance. C'est une véritable cage à poules. Je vous dirai plus tard ce que c’est que la ville nommé Port-Louis; mais je débarque, et, selon mon habitude, je m'arme de mes crayons et je me prépare à parcourir dans la campagne les lieux dont les noms sont dans ma mémoire. Je ne prends jamais de guide, car le vrai plaisir de l'explorateur est dans cescourses sans but, au hasard, au travers des ravins, des sources, des torrents, ne demandant secours à personne, où l’on suit le cours d'un ruisseau qui passe, faisant descendre àcoups de pierres de l'arbre qu’elles em- bellissent les jam-rosa aïgrelettes, rafraichissantes, les bananes simoelleuses suspendues en grappes sous les énormes parasols qui les abritent sans les étouffer, et l'ananas suave, et la goyave, et tous ces fruits déli- cieux des colonies qu'on n'aime d’abord que médio- crement, mais dont on ne peut bientôt se lasser. Voilà la vicerrante qui me plait et que j'ai adoptée dès mon départ, au profit de mes plafsirs etde mon instruction. Cette fois, pourtant, je me vis forcé de renoncer à mes projets d’excursion, et voici comment : à peine étais-je descendu du canot et eus-je fait quelques pas sur le débarcadère, qu'un colon de fort bonne mine s'approcha de moi d'un air empressé et me salua. — Monsieur fait partie sans doute de l'état-major de la corvette mouillée sur rade ? — Oui, monsieur. — Monsieur n’a pas de correspondant en ce pays? — Non, monsieur. — Ni logement à terre? — Non, monsieur ; vous tenez, je le vois, hôlel garni, et table d'hôte ? — Presque. — Je ne comprends pas. — Je suis négociant, banquier de l'ile : dès qu'un navire français arrive, je viens sur le port et je m'es- time heureux quand on veut bien, sur mon invitation et sans cérémonie, accepter un diner chez moi. Il y a longtemps sans doute que vous ne vous êtes assis à une fable ; voulez-vous me fairele plaisir et l'honneur de venir prendre place à la mienne? — Cette exquise politesse meflaite, etj y répondrais mal en refusant. — En ce cas, voici un palanquinet des noirs à vos ordres. — Si vous le permettez, j'aime mieux aller à pied. - Ala bonne heure! je vous offre mon bras, — Que j'accepte. Nous voilà done en route, et je remarquais en Lraversant les rues el les bazars, que marchands à leurs comptoirs, cavaliers et piétons saluaient mon uouvel ami avec un empressement et un respect qui me donnèrent de lai une hante opinion. —— Votre ville me semble un peu triste, monsieur. — Vous y arrivez dans un mauvais moment ; mais ne vous häâtez pas trop de la juger, monsieur Arago. — Vous savez mon nom ? — Un matelot l'a prononcé sur la cale, et ce nom est venu plusieurs fois jusqu'à nous. — Le vôtre, je vous prie ? D'UN AVEUGLE. — Il est né dansl'ile etil y mourra à coup sûr: je m'appelle Tomy Pitot. Nous arrivimes. — Soyez le bienvenu, me dit, en me tendant la main, un vieillard à figure pleine de bienveillance, nous allons nous mettre à table ; mais Tomy aurait dû ne pas vous amener seul. — J'étais pressé de vous présenter ma conquête ; c'est M. Arago. Dans un salon vaste, frais, élégant, orné de beaux tableaux à l'huile. au milieu d’une famille aimable de peintres, delittérateurs, depoëtes, s’échan- geaient des saillies spirituelles avec une prodigalité ravissante, et puis de jeunes et fraiches dames et demoiselles, l'une au piano, l’autre à la harpe, une troisième chantait, et tout cela sans afféterie, sans ambition; avec une gaieté, un laisser-aller, une sorte de bonhomie à effacer toute supériorité personnelle, Pour le coup j'oubliai mes courses aventureuses ; les bois, les rochers, les cascades, les précipices eurent tort, et je me Jaissai doucement aller aux charmes d’une soirée délicieuse qui se prolongea bien avant dans la nuit. — Maintenant que la fatigue et le sommeil peuvent vous arriver, me dit M. Tomy, allez vous reposer. Tenez, voici un pavillon isolé, tranquille ; vous avez là, dans une armoire, un rechange du matin et du soir, un lit moelleux, un moustiquaire sans lequel vous ne pourriez dormir. Quand vous y viendrez, vous me rendrez service; quand vous n'y viendrez pas, vous me ficherez. Nous déjeunons à dix heures, nous dinons à six ; le soir il y a thé et concert; on vous attendra tous les jours. — Que de bontés à la fois! — Vous êtes absurde : c’est de l’égoisme, nous aimons tant à parler de la France ! Puis, voulez-vous être servi par des hommes ou par des femmes? — Cela n'est égal. — Je vois que cela ne vous l'est pas; je vais donner des ordres ; il est tard, bonne nuit ! Demain je vous présenterai à mes meilleurs amis, et vous verrez qu'il n'y a pas, comme on ledit, trois millecinq cents lieues de Paris à l'ile de France. Plus je voyage, plus les différences morales qui dis- ünguent les hommes me semblent tranchées. Les nuances physiques échappent parfois à l'observateur ; mais les mœurs et les habitudes ne peuvent laisser aucun doute sur l'influence que le sol et le climat exercent sur l'espèce humaine, Il y a, sij’ose parler ainsi, une grande sympathie entre le moral du créole et la richesse de cette végé- tation parfumée qui le presse et l’endort. Le créole est fier jusqu'à l'insolence, généreux jusqu'à la profu- sion, brave Jusqu'à la témérité. Sa passion dominante, c'est l'indépendance, qu'il rêve à un âge où il peut à peine en comprendre le bonheur et les dangers. Cerelé, pour ainsi dire, dans les limites étroites de som ile, il semble étouffer sous la brise qui lerafraichit, et cette mer immense qui le ceint de tous côtés lui parait une insupportable barrière contre laquelle 11 est Loujours prêt à se mutiner. Toutefois ne lui parlez pas avee dédain de ses belles plantations de café, de ses champs si gais de cannes à sucre, de cette ardente végétation tropicale dont il veut fuir les ombrages, car alors il vous dira que son amour à lui, c’est son ile adorée ; queson culte, ses dieux, ses joies, cesont ces cases sous cesallées de latamers,ses esclaves au travail, ses noirs vigoureux et ruisselants le bercant avec des chants monotones sur la natte soyeuse de son palan- quin, Un moment après, si vous lui rappelez les bien- ; VOYAGE faits etles tourbillons de l'Europe savante et civilisée, il soupire, dédaigne ce qui l'entoure, parle de son départ prochain, mais se hâte d'ajouter que le cœur n'est pour rien dans ses projets d'émigralion, et que s'ils’éloigne pour quelque temps, c’est afin de mieux apprécier la terre féconde qu'il appelle seule sa patrie. Est-ce la puissance morale qui influe sur les qua- lités physiques du créole, ou, par une prévoyance du ciel, celles-ci paralysent-elles ce que son caractère à de trop excentrique? Je laisse à de plus graves obser- valeurs que moi à résoudre la question. Mais, hélas! c’est plutôt la frivolité que la science qui entreprend de grands voyages. En général, la charpente physique du créole est grèle, mince ; elle accuse de la souffrance et quelque chose de mou et d’énervé. On dirait des hommes qui se laissent aller doucement à vivre ét qui tomberont au premier choc. Les ouragans de leur pays les tien- nent en haine des fortes émotions ; et même dans leurs passions Les plus fougucuses, il ya une certaine couleur d'infortune et de fatalité qui leur a valu bien des triomphes. Les femmes s'intéressent si profondément au malheur, que souvent et presque toujours il ya profit pour nous à exhaler des plantes. Le créole est peu marcheur ; la moindre petite course l’épouvante, etsans le palanquin il ne sortirait jamais de ses frais appartements. Il aime la musique, il l'aime par-dessus tous les autres plaisirs; mais il l'aime douce, triste et sentimentale. Il pense .que l'harmonieest faite pour amoriir la douleur…Ils'irrite contre les refrains joyeux, et s’il ordonne aux eselaves quile portent de chanter, c’est qu'il s'endort douce- ment à la monotonie des airs malgaches ou mozam- biques. Les créoles de l'ile de France et ceux de Bourbon sont les types les plus curieux à étudier, non-pas tant par les vives couleurs qui en font des nations hors ligne que par les imperceptibles nuances qui les dis- üinguent. À la Martinique, à la Guadeloupe, à Saint- Domingue, on est trop rapproché de la métropole ; la France et l'Europe se reflètent pour ainsi dire dans leurs savanes. Mais l'ile de France se présente à l'œil du physiologiste avec son caractère primitif ; et je ne fais, moi historien léger et frivole, qu'indiquer la route qu'auront à suivre de plus habiles explorateurs. Une chose m'a toujours et péniblement frappé dans les colonies : c’est la profonde impassibilité du créole à ordonner une punition au noir qu'il a jugé coupable. Il le condamne à recevoir vingt-cinq ou trente coups de rolin, et cela avec le mème flegme que s'il lui disait : Je suis content de toi. Puis, lorsque amarré à une grille, le noir crie sous la latte, le créole n'entend pas la douleur et fume tranquillement son cigare. A cela il me répond que ce que j'appelle cruauté, barbarie, c’est de l'humanité, de l'indulgence. — Chez vous, me disait un jour M. Pitot, dont le nom m'estsi doux à écrire, que feriez-vous à un domestique qui briserait une serrure et vous volerait du linge ou de l'argent ? Vous l’enverriez en prison : puis, le fait avéré, un jury le condamnerait à six ans de réclusion ; et c’est, je crois, pour un pareil délit, le minimum de votre code. Ici, un noir brise un meuble et vole; atroces dans nos vengeances, nous le re- commandons au gardien de nos propriétés, qui le conduit au bazar public, pour l'exemple, où dans une cour isolée lorsqu'il n'y a pas récidive ; on lui applique sur le derrière quarante ou cinquante coups de rolin, et tout est dit. La punition a duré un quart d'heure au plus. AUTOUR DU MONDE. 63 — Cependant vous pouvez la faire durer plus longtemps et ordonner six cents coups au lieu de cinquante. — Point; nous punissons, mais nous ne tuons pas. — C'est que j'ai vu un pays où l'on fuait les esclaves. — L’Atlantique est large et nous sépare du Brésil; et je ne vous dis pas tout, reprit M. Pilot en s'irrilant par degrés de l’opinion qu'on a chez nous de la bru- talité des colons. Ces hommes, ces noirs qui excitent tant de sympathies, connaissez-vous leurs mœurs, leurs habitudes, les lois de leur pays dont le souvenir les accompagne dans l'esclavage ? Non, sans doute, car ces noirs vous cesseriez de les plaindre dès qu'ils ont mis le pied sur notre ile. Le noir qui travaille n'est esclave que pour un temps; car ce qu'il fait en plus dela taxe imposée lui est compté en argent. Quand la masse est suffisante, il se rachète et devient libre. Tenez, hier encore, un esclave ägé de cinquante ans, c'est-à-dire un vieillard, est venu à moi: — Maitre, j'ai des piastres, je viens racheter un esclave. — Qui donc? — Mon fils ainé. — Pourquoi ne te rachètes-tu pas toi-même ? — C’est que je suis vieux, que je ne travaillerai pas longtemps, que vous serez alors tenu de me nourrir et que mon fils libre viendra me soigner, si je suis malade. Puis, quand j'aurai gagné d’autres piastres, je rachèterai mon fils cadet, et je mourrai entre mes deux enfants. La tendresse paternelle du vieil esclave fut com- prise de M. Pitot, qui, pourleprix d'un seul, lui rendit ses deux enfants. Il n’est pas de colonie au monde où les noirs soient traités avec plus de douceur et d'humanité. Vous les voyez dans les rues sauter, gambader, fredonner les bizarres refrains de leur pays, sans que les maitres s'en fâchent ; et le samedi de chaque semaine est un jour consacré à la joie dans toutes les plantations comme dans tous les ateliers. Je vous dirai tout à l'heure, autant qu'il est possible de rappeler certaines seënes, ce qu'on nomme ici la chika, la chéga ou le yampse, baplisée en France cachucha; mais je ne pourrai le faire sans jeter un voile épaissur le tableau. Car s’il n'ya pas d'immoralilé pour les acteurs dans ces danses si frénétiques où toutes les passions de l'âme sont figurées par le délire et les convulsions, nous y en trouvons, nous spectateurs impassibles qui savons apprécier les bienfaits de la civilisation. Ilestaisé de comprendre, d’après ce que j'ai dit, que les nègres marrons sont en petite quantité dans l'ile, quoique sur plusieurs cimes élevées et difficiles ils pussent aisément se mettre à l'abri de toute recherche : mais la bonté et l’indulgence des maitres sont, sans contredit, les plus sûrs garants de la fidélité des esclaves, quisavent fort bien que les bois et les mon- tagnes ne leur donneraient ni une couche moins dure, niune eau plus limpide, ni un mais pluspur que ceux qu'ils recoivent ous les jours dans leurs cases. D’après un vieil usage qui avait acquis force de loi, un nor saisi marron recevait vingt-cinq coups de ro'in ; en cas derécidive cinquante; et, pour une troisième escapade, on lui en administrait cent; jamais une punition n'allait au delà. Mais si un noir fugitif était arrêté par les soins d’un autre esclave, celui-ci recevait quatre piastres de récompense. Eh bien! qu'arriverait- il ? Deux coquins, s’entendant à merveille, tiratent au sort pour savoir lequel des deux serait le dèserteur ; 64 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. quand le châtiment était recu, ils partageaientl'argent et pendant quelques joursles liqueurs fortes faisaient oublier l'esclavage et les steppes africains ou mozam- biques. À propos des punitions infligées aux noirs, il faut que je vous dise une aventure assezsinguliére dont le héros est un gouverneur de l'ile. I arriva ici avec les saintes et louables idées d'é- galité et de philanthropie que tout Européen apporte dans les colonies, et que presque tous répudient peu de temps après. À peine installé dans son palais, il fit appeler auprès de lui ce même M. Pitot dont je vous ai déjà parlé, et qu'on lui avait désigné comme le citoyen le plus recommandable da pays. Voici la conversation qu'ils eurent ensemble, et que mon ami Pitot me conta plus tard. — Notre ile est bien petite, monsieur. — Elle renferme pourtant encore des terrains à dé- fricher. — Nous y veillerons. Vos maisons en bois me sem- blent bien dangereuses pour les incendies. .Il ordonne aux eselayes qui le portent de chanter. (Pag — Les noirs n’y consentiront jamais; ils vont tous se sauver dans les bois. — ]1s aiment donc bien à être déchirés? — Mais, général, la punition d'un noir coupable d’une grande faute ne va jamais au delà de cent coups de rotin. — Cent coups? — Qui, général. — Allons donc! — Je vous dis la vérité. — Et ces coquins crient, et ces brigands osent se plaindre! murmurer! Scélérats, nous y veillerons!.…. Au surplus, je vous remerci, monsieur Pitot, des utiles renseignements que vous m'avez donnés; mais demain, après une expérience que je médile, Je vous ferai savoir le parti auquel je m'arrèterai concernant le code pénitentiaire des esilaves. Le lendemain, en effet, M. le gouverneur fit venir quatre noirs dans sa chambre à coucher, et leur dit : — L'un de vous at-il jamais été chargé de fouetter un esclave? Tous à la fois répondirent : — Moi! — Celles en pierres nous écraseraient dans leur chute à chaque ouragan. — Nous y veillerons. Je suis singulièrement étonné qu'il n'y ait pas chez vous plus de révoltes d’es- claves. — Nous tâchons de les rendre heureux. — On n'a assuré qu'un grand nombre de noirs mouraient ici chaque année sous le fouet. — Il n'en meurt pas un seul; j'en ai douze cents dans mes diverses habitations, et tous rient, chantent, vivent et oublient leur Afrique si sauvage. — Nous y veillerons. Cependant je ne veux plus qu'on donne, ainsi que cela s’est fait jusqu'à ce jour, huit cents coups de lanière aux esclaves coupables de quelque légère faute; je sais que la plupart des colons en fout mème infliger mille et quelquefois plus encore. À l'avenir on se contentera de quatre cents coups, et je vais rendre un arrêté sévère à cet égard. — (Général, vous allez occasionner une révolte. — Nous y veil'erons. œ [er] La] — Tues, je crois, le plus fort, dit-il à celui de droite; or, voici ce que je veux, ce que j'ordonne, sous peine du fouet jusqu’à la mort. Vous allez m'at- tacher là, au pied du lit, avec cette corde, vous allez m'attacher sans que je puisse me délier, puis vous m'administrerez, comme vous le feriez à un noir coupable, quinze coups de rotin. Est-ce bien en- tendu ? — Mais, monseigneur… _— $i vous ajoutez un mot, je vous fais étriller de la bonne manière, et quand une fois vous m'aurez bien amarré et que la punition sera commencée, gar- dez-vous d'écouter mes prières, de vous arrèler avant les quinze coups expirés, ou je vous tiens dans un cachot pendant six mois. Force fut aux esclaves d'obéir. Le général forte- ment nouë au pied de son lit, le rotin commença son office. Au premier coup, il poussa un cri horrible, au second il chercha à rompre ses liens, au troisième, il menaca de la mort l’eselave vigoureux qui pourtant n'avait pas trop rudement appuyé, mais qui se rap pelait la menace qu'on lui avait faite. Le pauvre gé- néral gémissait, jurait, hurlait, disait qu'il ferait dé- dus VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 65 capiter les quatre esclaves, qu'il mettrait le feu à la ville : il reçut les quinze coups de rotin, ni plus ni moins, et à peine fut-il délié qu'il tomba sur le car- reau. — Moi pourtant pas frappé trop fort, lui dit le noir. — Comment, bourreau, frappes-tu donc ? — Si maitre l’ordonne encore, il va voir. — Non, de par Dieu! j'en ai assez comme ca. Et deux jours après, dès qu'il lui fat possible de s'asseoir, 1l écrivit à M, Pitot un petit billet ainsi conçu : « Vous aviez raison, monsieur, cinquante coups de « rotin sont une punition horrible, puisque quinze « seulement m'empêcheront de monter à cheval pen- « dant une semaine au moins. Les Parisiens vous ca- « lomnient; vous valez mieux qu'eux. » Lorsque nous arrivämes à l'Île de France, trois .… Trois fléaux venaient de la ravager . Le désastre fut grand sans doute; mais comme si Je ciel n'avait point assez frappé la colonie, le coup de vent qui lui succéda peu de temps après eut des suites plus funestes encore Un ouragan! Racontez en Europe les terribles effets d'un ourazan des Antilles, de Saint-Domingue, de l'Ile de France ou de Bourbon, et vous ne rencon- trez que des incrédules. Vous n'osez pourtant dire qu'une parlie de la vérité, tant l’autre vous parait surnaturelle à vous qui avez été témoin de la cata- strophe ; à vous qui reculez eraintif en présence du chaos qui vous environne après le passage du météore. Si l'on n’a foi à ces désordres, à ces chocsi imprévus de tons les Fr que lorsqu'on en a déjà été la vic- time, lorsque la reproduction du même Dhénomète est venue vous frapper dans ves richesses anéanties, dans vos affections détruites, comment l'habitant des zoues si tranquilles, si monotones, ne vous refuse- rait-il pas la croyance que vous lui demandez? Un bruit sourd et ténébreux se fait d'abord enten- dre, et pourtant on n’aperçoit nul mouvement encore dans tout l'espace. La mer est tranquille et le ciel azuré. Bientôt les eaux deviennent clapoteuses, comme si un feu sous-marin les mettait en ébullition, et puis, Livr. 9. un incendie, un coup de vent, un gouverneur. fléaux venaient de la ravager, un incendie, un coup de vent, un gouverneur. En une seule nuit, quinze cent dix- sept maisons du quartier le plus beau et le plus riche devinrent la proie des flammes. Des maga- sins immenses, de magnifiques UE d'histoire naturelle de tous les pays du globe, la plus belle bi- bliothèque de l'Inde, de g rands et vastes hôtels, plu- sieurs études de notaires, tout fut anéanti en quelques heures. Mais, dussent encore certains journaux anglais donner un démenti à mes véridiques paroles, je “dois affirmer qu au milieu du désordre général, on vit des soldats de la garnison, sous les ordres de leurs chefs, s'opposer à l'élan généreux de la population, briser les pompes et menacer de leur vengeance les plus zélès des citoyens. La plus sordide cupidité avait or- donné ces odieuses mesures : car toutes les marchan- dises que-dévoraient les flammes étaient de fabrique francaise. (Page GD. sans que la moindre vapeur s'empare de l'air, le so- él se montre blafard, vaste, incertain. Le haut feuil- lage des arbresfrémit et sifile, les ruisseaux pétillent, les animaux piétinent dans leurs demeures ou s'arrè- tent sur les routes; une odeur fétide de soufre vous oppresse, 1l ne fait pas chaud et une sueur brülante vous inonde, c’est une gène inexprimable, c'est un malaise dont une douloureuse expérience vous dit la cause. On ne voit plus personne dans les rues silen- cieuses, sinon quelque mère effravée qui les traverse pour chercher son enfant au moment où elle vient de le quitter. On ne s’est rien dit dans les maisons attristées, et tout se clôt, se barricade ; on amoncelle les meubles pour opposer une barrière à ce vent im- pétueux et qui ne connait pas de barrière, quienlève, brise, mutile, fait tournover les arbres, les maisons, les navires et l'Ucéan qu'il pousse et repousse, qu'il chasse et ramène à son gré. Les mornes se voilent de ténèbres épaisses s’éle- vant du sol ou descendant du ciel ; ces ténèbres sont sillonnées dans tous les sens par des éclairs rouges, colorant toute la nature d'une teinte cuivrée. Un si- lence de mort plane sur l'ile terrifiée, les familles en pleurs se groupent autour de leurs abris les moins 9 66 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. menacés. Pareil à mille coups de tonnerre, le ton- nerre éclate alors comme pour annoncer la guerre des éléments. A ce signal, les torrents sortent de leurs lits et bondissent dans la plaine; les arbres plus vi- goureux se heurtent dans les airs avec les mâts enle- vès, avec les maisons saccagées. L'atmosphère est en feu, la terre tremble, se soulève et retombe; les na- vires du port sont jetés sur les rochers de la côte ; le vent fait en un clin d'œil le tour de la boussole : la rafale est maintenant du nord, elle souffle du sud une minule après, et le tourbillon qui court de l'est à l'ouest change tout à coup de route et achève le ra- vage que la rafale opposée a commencé. Et que peuvent les descriptions toujours pâles et inparfaites? Les faits ont une toute autre éloquence. À Minissi, campagne de madame Monneron, le toit de la demeure occupée par deux jeunes demoiselles fut enlevé par un tourbillon et jeté à leurs pieds au moment où elles se réfugiaient dans le château. La précigitation d’une négresse leur sauva la vie. Dans le quartier Moka, la famille de M. Suffield, directeur de la poste, sortait de sa maison, au même instant celle-ci est renversée, et les débris écrasent un enfant aux yeux de son père et de sa mère bles- sês. Aux Trois-Ilots, 1 semble à M. Launay que son logis est enlevé par la rafale; il s’empresse d'en sortir avec sa femme et ses enfants, au même instant la maison est enlevée en eflet; son fils ainé et le noir qui le porte sont écrasés et ses deux autres enfants blessés grièvement. La bâtisse tomba à cent pieds de son soubassement ; le vent en dispersa les débris; les meubles, les effets, tout disparut ; le linge, les vête- ments, les matelas, furent retrouvés à plus de six cents toises de distance. Un habitant qui voulut se hasarder à sortir au mi- lieu de la tempête, se vit saisi par le tourbillon dans le grand bazar de la ville, lancé de pilier en pilier et broyé dans ses mille cascades. Dans une cour du camp Malabar, le vent pénélra avec impéluosité, s’empara une à une d'un tas de planches énormes, les enleva comme un jeu de cartes et les dispersa au loin dans les bois et sur les mon- lagnes. La salle de spectacle, vaste édifice en forme de croix, chassa à quatre pieds de son soubassement et resta pourtant debout après la tempête, comme pour en altester la violence et le caprice. Dois-je ajouter, au risque de trouver bien des in- crédules, que, dans plusieurs habitations, quelques barreaux des grilles de fer servant de clôture ont été. ployës et tordus en spirales? Oh! cela est phénoménal sans doute, cela semble au-dessus de toute croyance; mais le malheur a de la mémoire, et la Pointe-à-Pitre et le Cap-Français vous diront, comme le pays dont je vous parle, s'ils n'ont pas été témoins de catastro- phes plus effrayantes, des faits plus inexprimables encore. Il m'est permis de révoquer en doute la vé- rité d'un récit qu'alors seulement qu'il rapporte gloire au profit du narrateur. Le mercure du baromètre descendit à huit lignes au-dessous de vingt-sept pouces ; jamais à l'Ile de France on ne l'avait vu si bas. Mais c'est lorsque le souffle a passé, lorsque la tempèle a cessé ses ravages, qu'il faut Jeter un coup d'œil sur la campagne dévastée. Chacun sort alors de sa retraite; on se serre la main, on se cherche, on se quitte pour de nouvelles affections, et il est rare que le deuil ne se glisse pas dans le sein d'un grand nom- bre de familles. De ces belles plantations, rien; de ces immenses et gigantesques allées de palmistes, rien ; de ces cannes à sucre si riantes, si fortes, si vivaces, rien. Le vent dans son passage a tout vaincu, tout ni- velé, Trois fois malheur au pays sur lequel l'ouragan promène sa puissance ! Ce pays, ai-je dit, je crois, m'a paru un pays de ro- mancier ; les paysages y sont inspirateurs ; mais voici des citations encore, car c’est avec elles surtout que J'aime à écrire l'histoire du monde. Plusieurs faits importants, quelques évènements historiques et ex- traordinaires, semblent appuyer mon opinion. Bien des personnes ont connu à l'Ile de France la belle-fille du ezar Pierre, qui, craignant d’être com- promise dans l'acte d'accusation de son mari, et re- doutant le même sort, s’échappa de Russie et se re- tira à Paris, où elle vécut longtemps dans l’obseurité. Elle y épousa dans la suite un M. de Moldac ou Mal- dac, sergent-major dans un régiment envoyé à l'Ile de France, et qui, peu après son arrivée fut promu, par ordre de la cour, au grade de major des troupes. Le mari paraissait instruit du rang de sa femme et ne lui parlait jamais qu'avec respect. M. de Labourdonnaie el tous les officiers avaient pour elle la même consi- dération, et ce n'est qu'après la mort de son second mari que la femme de Pétrowitz a avoué sa nais- sance. Il est mort encore ici pendant notre séjour une ma- dame Pujo, épouse d’un colonel français de ce nom. C'est la célèbre Anaslasie, maitresse de Beniousky, soldat aventureux, qui l'avait enlevée en fuyant des cachots de Russie. Elle le suivit au Kamtschatka, en Chine, ici et à Madagascar, où il fut tué par un déla- chement que le gouvernement de l'Ile de France avait envoyé pour l'enlever, alors qu'il s’y était déjà fait un parti considérable. Il serait impossible aujourd'hui de prédire ce qui résullerait définitivement de la disparition totale de la nuance qui sépare encore les deux classes, celle des créoles et celle des mulätresses libres. Les dames, déjà moins piquées des hommages qu'on rend à leurs ri- vales, finront-elles par tolérer un rapprochement qui leur est encore odieux, mais que les blancs de la colo- nie, et surtout les Européens, considèrent comme iné- vilable d'ici à quelques années? Le gouvernement se mêlera-1:l de cette importante querelle et permettra-t-il les mariages entre lesfemmes libres et les colons blancs? IL a déjà fermé les yeux sur plusieurs unions de ce genre; et quant à moi, je pense que, par la force des choses, ce qui est considéré aujourd'hui comme une faveur finira par triompher de la répugnance des blancs et de la volonté première du législateur. J'ai souvent parlé de mulâtresses dans mes écrits; mais qu'est-ce qu'une mulâtresse? Qu'est-ce surtout qu'une mulâtresse libre? De prime abord, c'est un êlre ravissant, jeté sur la terre pour le bonheur de celui qu’elie aime. N’en croyez rien pourtant, car dans cet amour qu'elle vous jure, dans cel amour qu'elle vous inspire, il y a mille autres sentiments qui se croisent, se heurtent, se brisent. De là les déceptions, les jalousies, les fureurs, les vengeances; supposez, jetès sur une même figure, sur une inême charpente, dans un même organe, tout ce qu'il y a de plus eni- vrant dans le parler, de plus suave dans la démarche, de plus dangereux dans le talent, de plus brûlant dans le regard, et vous aurez une faible idée de ces reines puissantes des colons, tenant sous leur sceptre de fer les imprudents qui osent une fois s'attaquer à elles. Oh! que deruines eilesauraient à se reprocher, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. si elles se reprochaient jamais autre chose qu'une victoire qui leur échappe! Rien n’est frais, brillant, parfumé, comme les bals et les soirées que donnent ces frivoles Ninons autour desquelles se groupent tant de frèles adorateurs! Mais ici c’est le vaincu qui chante le plus haut son triom- phe. Libres dans leurs caprices, elles n'ont là ni père ni frère pour les arrêter au milieu de leurs conquêtes. Les pères et les frères sont par elles chassés du tem- ple; et ces coquettes bautaines s'estiment plus heu- reuses d'être les maïtresses d’un blanc que les femmes légitimes d’un homme de leur caste. La musique et la danse sont les arts qu'elles cul- tivent avec le plus d'amour; mais elles valsent surtout avec une légèreté, un abandon, une désinvolture qui tiennent du prodige. Il y a péril pour quiconque ose suivre du regard la mulätresse serpentant, enlacée par un partenaire habile, dans le labyrinthe d’une valse générale. Imprudent, je vous signale le danger; faites comme moi : évitez-le et courez au large. Les mulâtresses se mettent avec goût et élégance; il est rare qu'une d'elles ne puisse pas étaler sur ses belles épaules un cachemire de l'Inde pour chaque jour de la semaine, et lon a vu bien souvent dans un riche magasin la femme d'un banquier ou d'un opulent planteur reculer devant le prix trop élevé d’une parure qu'une mulâtresse achetait à l'instant sans marchander. En général, elles sont très-brunes; j'en ai pourtant vu de blondes, et il est impossible de les distinguer des dames, dont elles prennent à merveille la démar- che et le langage. i Il faut maintenant que je détruise une des plus douces illusions de votre jeunesse, et que je vous dise que Bernardin a écrit un roman: il le faut bien, puis- que je fais de l’histoire. Eh bien! voici la quille du Saint-Géran ; je parviens à en arracher un morceau de fer; voici le tombeau de Virginie, dans le jardin de M. Cambernon, aux Pamplemousses; on l'a placé à côté de celui de Paul. Déjà des mensonges !.. Voici toute l’histoire, voici tout le roman. Madame de La Tour, quoi qu’en dise l’éloquent au- teur des Etudes de la nature, n'est pas morte du cha- grin d’avoir perdu sa fille Virginie dans le naufrage du Saint-Géran, puisque, après ce funeste événement, qui est historique, et la mort de son premier époux à Madagascar, elle s’est remariée trois fois (à moins que ce ne füt encore par désespoir) : la première avec M. Mallet, dont la famille n’est pas éteinte, la seconde avec M. de Creuston, et la troisième avec M. de Coli- gay. Elle était l’aïeule d'une famille Saint-Martin exis- tant encore aux plaines de Wilhems. Le pasteur qu'joue un si beau rôle dans le roman élait un chevalier de Bernage, fils d'un échevin de Paris, qui, étant mousquetaire, se battit en duel, {ua son adversaire et se retira à l'Ile de France, où il ha- bitait la rivière du Rempart, à une demi-lieue de l'endroit où Le Saint-Geran s’est échoué. Il était fort considéré de ses voisins, leur rendait de grands services et servait de médiateur dans leurs petites divisions. Quant à Paul, on n'a aucune donnée sur son exis- tence ; ainsi tout l'édifice sur lequel est bâti le roman s'écroule de lui-même. M. Liénard, négociant recommandable et d'une obligeance extrème, dans un pélerinage qu'il voulut me faire faire au tombeau de Virginie, me donna les détails précédents, puisés dans les archives de l'ile. Sa complaisance faillit lui devenir très-funeste, car en pleine rade, son embarcation chavira, et nous fûmes 67 sur le point de périr tous dans les flots. Bérard, un de nos aspirants, se sauva sur une bouée; M. Quoy, notre chirurgien, M. Liénard et ses esclaves, s’accro- chèrent à la quille de la pirogue, et moi, je nedus mon salut qu'au courage et à l'activité d'un officier anglais qui vint avec son embarcation m'arracher à une mort certaine, car, je l'avoue à ma honte, je ne sais pas nager. Le lendemain, M. Liénard voulut sa revanche à la baie du Tombeau. Nous y allämes en suivant les si- nuosités de l'ile, dont je pus étudier les riches produc- tions. Mais la chaleur, trop forte, allait me faire de- mauder grâce, quand mon compagnon de voyage, qui avait regardé aftentivement non loin de nous un rocher pelé, me dit : — Venez encore; j'ai à vous montrer quelque chose de curieux, un homme qui vit seul ici, un malheureux dont l'existence a été bien errante et bien tourmentée. | Venez. Nous continuâmes notre route. . — Est-ce qu'il en aurait fini avec la vie? poursuivit M. Liénard, qui semblait s'adresser à lui-même cette question. — De qui parlez-vous ? —- Jun noir bien extraordinaire, du maître de cette case si petite, si pauvre... Ah! le voilà là-bas, les jambes dans l’eau; il pêche, il prépare son diner. — Est-ce un esclave ? — Il ne l’est plus; mais sa liberté lui coute cher. Il me connait : peut-être ne nous fuira--il pas. Eu nous apercevant, le noir voulut rentrer dans sa case; mais M. Liénard lui fit un signe amical, et sans hésiter alors il se jeta à l’eau et vint nous saluer; puis, satisfait d'avoir rempli un devoir de reconnais- sance envers notre guide, qui, à une époque peu éloi- gnée, s'était montré généreux à son égard, il nous quitta et regagna son rocher solitaire. L'homme qui venait de passer devant nous parais- sait avoir de quarante-einq à cinquante ans ; il était maigre, mais nerveux ; son bras gauche avait élé coupé au-dessus du coude; ses cheveux étaient noirs, mais #6n crépus, il avait les traits d'un Maure el non pas d’un nègre ; on lisait dans son regard de l’indé- pendance et du mépris, et l’ondevinait aisément qu'il avait dû passer par de rudes épreuves. J'étais impa- tient de connaitre son histoire, car 1l y a des êtres privilégiés qui de prime abord semblent commander l'intérèt et appeler à eux toutes les sympathies. — Je vous écoute, dis-je à M. Liénard. — La vie de cet homme est fabuleuse. Zambalah fut fait prisonnier au Sénégal il y a quelques années, et voici comment. Un navire portugais qui faisait la traite des noirs, et à qui les Anglais donnaient la chasse, profita d’un gros temps et d'une nuit obscure pour fuir et gagner la Sénégambie. Il remonta le fleuve, mouilla assez loin de l'embouchure et se mit ainsi à l'abri de toutes poursuites. Zambalah avait prêlé le secours de son expérience au capitaine portu- gais, car il connaissait parfaitement la côte. Zamba- lah, chef intrépide d'une peuplade de noirs, vendait lui-même les prisonniers qu'il faisait dans ses sau- vages excursions. Ses gens vinrent le rejoindre an rendez-vous qu'il leur avait désigné, et le trafic eut lieu selon les us et coutumes. Mais, au moment de débarquer, Zambalah et son frère, qui commandait sous lui, se virent entourés, garroltés el jetés à fond de cale avec les autres prisonniers. Après une quinzaine de jours d'un voyage extrême- ment périlleux le long des côtes d'Afrique, dont les vents empêchaient le navire négrier de s'éloigner, le 65 lâche capitaine alla voir sa marchandise. Zambalah lui adressa la parole. — Je suis ton prisonnier, je t'appartiens ; mainte- nant tu peux me clouer au mât de ton navire, mme jeter à la mer dans un tonneau. Eh bien ! maitre, mon frère que voici est malade, donne-lui un peu d'air, un peu d’eau fraiche ; laisse-le sur le pont pendant quelques heures, et si tu lui sauves Ja vie, je jure de te servir jusqu'à la mort, et de ne jamais te repro- cher ta perfidie à mon égard. — Quelles garanties de {a prrole? — En voici une, c'est un couteau qu'un matelot laissa un jour tomber à mes pieds; si tu me refuses, mon frère et moi allons mourir par mes mains à l'instant même. Parle, parle vite, car si tu bouges, si tu fais un geste, tu as deux esclaves de moins. — Je mets encore une condition à notre marché, «it le capitaine. — Je l’accepte d'avance. — C'est que tu resleras, toi aussi, sur le pont, et que tu aideras aux manœuvres, car la plupart de mes matelots sont malades, ... Voici le tombeau de Virginie. (Page 67.) — Je te le jure. Et tu seras fidèle à ton serment ? Sauve mon frère. Ton couteau. Le voici. Je vais te délier. Délie mon frère d’abord. Vous voilàlibres ; attends, je vais le faire porter sur le pont. — Je le porterai moi-même. On arrive à l'air, on prépare une natte ; Zambalah y dépose doucement le corps de son frère tant aimé. Ce n'était plus qu'un cadavre. — N'importe, dit Zambalah d'une voix sombre, je l'ai promis, je l'ai juré : commande, je suis ton es- clave, Cependant le mauvais temps durait toujours, mais à un vent impétueux et contraire avait succédé une houle énorme qui mettait parfois le navire en péril de sombrer. Tout à coupildonneune bande effravante, et avant qu'il ait pu se relever, une seconde lame moutonneuse déferle sur le pont et enlève trois hom- mes. Attaché à la barre, Zambalah résista au choc. Il jeta bientôt un rapide coup d’œil autour de lui: le capitaine et deux matelots avaient disparu. — Je suis son esclave, s’écrie Zambalah, mon de- voir est de le sauver. . SOUVENIRS D'UN AVEUGLE H dit, et son regard fouille au milieu des débris que la houle promenait cà et là. Le capitaine luttait à peine contre le flot, tant la secousse avait été violente ; Zambalah le voit et lui fait signe ; il saisit un filin qu'il passe à son bras, dont il noue un bout au bastingage, puis il se préci- pite. Bientôt il arrive auprès de son maitre, il lui donne le filin, lui dit de prendre courage, s’en re- tourne à bord, et, aidé de deux matelots, il parvient enfin à hisser le capitaine sur son navire. — Ya, lui dit celui-ci dès qu'il eut repris ses for- ces, tu es libre maintenant, Zambalah. — Capitaine, votre parole, une parole comme la mienne. — dJete la donne. — C'est dit; mais vous y perdez beaucoup, car si Je n'avais pas élé votre esclave il y a une heure, vous seriez maintenant dans les flots. La parole d'un négrier est chose sainte et sacrée. Le lendemain de l'événement que nous venons de ra- conter, Zambalah, à son réveil, était rivé au même anneau où 1l avait demandé un peu d'air pour son frère. Les vents opposés gardant leur constance forcèrent le négr'er à courir à l’est, etle voici, doublant le cap de Bonne-Espérance et courant vers Bourbon pour essayer de débarquer clandestinement sa marchandise sur quelque point de l'ile peu surveillé. Au milieu d'une nuit sombre et calme, on vit en effet deux ou trois embarcations gagner silencieuse- ment la terre à force de rames, avec une cinquan- faine de corps noirs, nus, maigres et puants; on dé- barque ces corps, retenus par de solides liens ; puis sur la plage un débats’engagea entre un colon et le nègrier, à la päle lueur de plusieurs torches; puis on se serra la main et l’on se dit adieu. Mais une voix s'écria : — Je ne suis pas un esclave, moi, je me nomme Zambalab, et j'ai gagné ma liberté au péril de ma vie, n'est-ce pas, Capitaine? Et les yeux du noir brillaient comme deux étin- celles. — À propos, dit en souriant le Portugais à l’ac- quéreur comme pour répondre à celte brusque inter- pellation, j'ai oublié de vous dire que cet homme a des moments d’une folie assez curieuse; il rêve qu'il est libre, qu'il l’a été ; mais je le guérissais à grands coups de lanière. — J'en userai comme vous, reprit le planteur. Et Zambalah, voulant ajouter encore qu'il était libre en effet, entendit siffler l'air, et le sang qui coula de ses épaules lui apprit qu'il était toujours esclave. Le lendemain il n’y avait plus rien sur la plage ; seulement à l'horizon pointaient encore comme trois aiguilles les mâts d’un navire voyageur, et dans une habitation sous le vent de Bourbon, les terres se dé- frichaient avec plusd’activité et décuplaient la fortune du planteur. Le fouet noueux avait bien convaincu Zambalah qu'il ne devait plus parler de liberté. De tous les noirs de l'habitation, Zambalah, soumis enfin à sa destinée, était le plus laborieux, le plus sobre, le plus intrépide. Dans une récente catastrophe, occa- sionnée par untremblement de terre, il eutlebonheur, au péril de sa vie, de rendre un service signalé à son maitre, et celui-ci par reconnaissance le dispensa du pénible travail des terres pour l'employer aux soins de la maison. — Je suis content de toi, lui dit le planteur, con- tinue à me servir avec le même zèle, et je te donnerai bientôt l'inspection de mes noirs. VOYAGE — Merci, maitre, mais j'attends davantage. — Tu es ambitieux. — Que faudrait-il faire pour redevenir libre ? -- Se racheler, et tu vaux beaucoup d'argent. — Tant pis, Je voudraisnerien valoir et avoir quel- ques piastres à mon service. — N'es-tu pas heureux ici? le serais-tu davantage chez toi ? pourquoi tiens-tu si fort à la liberté ? — C'est que je voudrais aller par le monde à la recherche de l'homme qui m'a vendu quand j'étais libre, et le tuer. — Voilà {a folie qui te reprend! — Pardon, maitre, je n'en parlerai plus. Un soir que le planteur était à Saint-Paul pour quel- ques affaires de commerce, il se vit forcé de partir pour Saint-Denis et se décida à faire la traversée à l'aide d’une de ces rapides pirogues du pays que les noirs manœuvrent avec une si merveilleuse adresse. ÎLE DE FRANCE, La baie du Tombeau, (Page 67.) Les navires à l'ancre n'avaient pas un sort moins rigoureux à attendre, et leurs signaux de détresse ne pouvaient Les arracher à l’abime qui allait les dévorer. C'est que vous ne connaissez pas la valeur de ce mot lugubre, ras de marée, vous qui croyez qu'il n°v a de tempêtes et de dangers à l'Océan que lorsque la foudre éclate et tombe, quand les eaux s’amoncellent et quand les vents tourbillonnent. De tous les phèno- mènes de la mer, le ras de marée est Le plus terrible et le plus dévorateur. Il a lieu dans les canaux res- serrés, dans les détroits, entre les terres volcaniques, quand les feux sous-marins n'ont pas la force de jeter à l'air une nouvelle ile. Voyez, voyez : tout est silen- cieux et frais à terre et dans les airs ; l'Océan seul se gonfle, pétille, bondit et retombe; que lui importe que vous mouillez toutes vos ancres, elles vont déra- per à l'instant, et les gros câbles brisés ne tiendront pas plus que les énormes chaines de fer. Appelées à votre secours, les voiles tombent lourdes et coiffent les mâts : toute manœuvre devient inutile, tout effort impuissant; ce qu'il y à à faire dans ces moments d'angoisses, qui ont valu tant de victimes à la mort, c'est dese croiser les bras, de jeter un regard vers AUTOUR DU MONDE, 69 Zambalah gouvernait l'embarcation, qui volait sur les eaux, et, la brise aidant un peu, on devait arriver avant la nuit au périlleux débarcadère de la capitale de File. Mais qui peut, à Bourbon, répondre Jamais d'entrer dans le port? Déjà l'on voyait la plage de ga- lets roulés où le flot vomit son courroux, quand une chaleur étouffante se fit sentir dans la pirogue; la mer ne bruit-plus, elle devient unie comme un vaste lac d'huile, puis le ciel se dégage de quelques vapeurs qui le voilaient et se montre tout brillant d'azur. A la cêle, la verdure des lataniers cesse toute ondula- lion, tout frémissement, et se reflète dans le cristal paisible des flots, tandis que, sur le fort qui domine Saint-Denis, s'élève, signal de destruction prochaine, un morne pavillon noir. Un terrible ras de marée était signalé, et la pirogue du planteur, au large encore, devait bientôt ètre brisée et réduite en pous- sivre. ÎLE DE FRANCE, Naufrage du Saint-Géran. (Page 67.) le ciel, de dire adieu à tout ce qu'on aimait au monde et d'attendre le moment suprême. Au milieu de ce calme si parfait de la terre, des airs et du tumulte horrible des flots, Zambalah et son maitre se regardaient sans rien dire, et les nègres de l'embareation bourdonnaient leur chant de mort. — Eh bien ! dit enfin le colon d'une voix sourde à son pilote, tu ne vois aucun moyen de nous sauver? —— Aucun: dans quelques heures je serai aussi libre que vous. — Il faut donc mourir? — Vous et moi et bien d'autres encore; pour un homme seul je voudrais vivre. — Quel est cet homme? — Mon premier maitre, celui qui m'a vendu à vous quand je n'étais pas son esclave. Oh ! s'il était la June. Et la barque courait et tournoyait au gré de la lame capricieuse et bondissante, et les mille débris des navires étaient pris et repris par les flots. Déjà sur la plage le peuple et les soldats groupés essaya'ent d'arracher quelques malheureux à la mort. Rapide | comme l'éclair, la pirogue de Zambalah s'élève, se 70 SOUVENIRS D'UN dresse et chavire sur le dos d’une lame floconneuse. Tout a disparu. Mais Zambalah ne désespère pas encore, car il ne veut pas mourir sans vengeance. Ses bras vigoureux luttent contre le flot qui mugit; ilse trouve en un instant côte à côte avec son maitre. Son instinct de générosité l’entraine, et le voilà lui présentant un débris de vergue dont il s'était saisi lui-même au mo- ment de la catastrophe. Une vague énorme le pousse alors, elle crie sous la force cachée qui la souléve, se rue comme une montagne sur la plage envahie, et Zambalah et son maitre sont vomis avec elle; mais une seconde lame suit la première, se replie victo- rieuse et veut ressaisir les deux victimes qui lui échappent. Zambalah se cramponne au sol en rete- nant son maitre, et bientôt il parvient à échapper à une destruction générale. La foule l’entoure, lui prodigue ses soins. — A l'autre! à l'autre! dit-il. Puis jetant un re- gard sur l'Océan furieux, il semble y chercher encore un objet perdu. — Tues libre, Zambalah! lui crie son maître dès qu'il peut élever la voix ; oh !'tu es libre maintenant. — Libre! non, pas encore; deux camarades à moi sont là, je vais à eux. Je serai libre une heure plus tard. Mais le flot ne le voulut pas : pour la seconde fois, Zambalah fut jeté seul à terre, et, fidèle à la parole qu'il avait donnée, son maitre l'affranchit. À quelques mois de là, un navire venant de Cal- cutta fit échelle à Bourbon. Zambalah y prit passage en qualité de matelot et partit pour le Brésil, d'où il revint avec un bras de moins. Il avait retrouvé à Rio- Janeiro le capitaine négrier qui l'avait fait prisonnier dans la Sénégambie, et quand on lui en parle au- jourd'hui : — Le capitaine portugais, dit-il, ne mentira plus à personne ; ilm'en a coûté un bras, mais jy ai mis bon ordre. Zambalah a quitté Bourbon l'année dernière, et il est venu s'établir ici, où il vit en véritable sauvage. Tandis qu'il pêchait, nous pénétrâmes dans sa case etnous y laissämes quelques vêtements ; puis, satisfaits de notre course, nous reprimes le chemin de la ville. C'était un samedi, il y avait des jeux et des danses aux admirables ateliers de MM. Rondeaux, Piston, et Monneron, et je n'avais garde de manquer à la fête. Qui sait si d'ici à huit jours je ne serai pas déjà parti ? Ne perdons jamais l'occasion de voir ce qu’ou ne doit voir qu'une fois, mais qu'il est curieux et intéressant de voir une fois au moins. Je medécidai, d'après l'avis de mes guides, pour le chantier de M. Rondeaux, où plus de trois cents noirs, heureux de leur salaire de lasemaine et de leur repos du lendemain, se tenaient prêts aux saturnaleshebdomadaires. C'étaitune cohue, un glapissement, un vacarme intraduisible. Hommes, femmes, enfants, vieillards se trouvaient là, pressés, entassés dans un même enclos, sur un même point, comme si on leur eût défendu, sous peine du fouet, de s'étendre au dehors, comme si l'air et le terrain leur eussent êté refusés ailleurs. Eh! bon Dieu! ne sommes-nous pas un peu sauvages aussi dans notre superbe capitale, où nous paraiscons souvent prendre plaisir ànousparquer dans uneallée poudreuse, quand nous pouvons fouler à côté un frais gazon et respirer un air pur etlibre ?.… Peut-être ces hommes que voici rêvent-ils de leurs plages perdues, de leur liberté dans l'avenir ; peut- étre préparent-ils un massacre général de leurs maitres ; peut-être aussi est-ce leur prière au puissant AVEUGLE. arbitre de toutes choses. Je ne sais, mais il y a là bien des joies ardentes, bien des yeux qui lancent des flammes, bien des bras qui se tordent convulsivement, et des poitrines qui se gonflent, et des hurlements qui retentissent ; ce n'est pourtant là que le prélude, l'avant-scène. On se prépare à être heureux, voilà tout. Le bonheur, le voici : Le signal est donné. En un clin d'œil un vaste cerele est formé : les hommes, les femmex, au hasard, les enfants en première ligne, afin de pouvoir perpéluer le souvenir de la fête nationale. Au bruit général de tout à l'heure, que je compare au mugissement d’une eau boueuse s’engouffrant dans un vaste égout, vient de succéder un silénce que nulle bouche n'oserait encore troubler. Petit à petit l'air frémit ; c’estunemélodie,je vousjure, âpre, singulière mais harmonieuse, phrasée; elle a de la mesure, de la cadence ; ce n’est plus du désordre, ce n’est plus un chaos ; elle grossit encore, et le crescendo a perdu quelque chose de sa couleur primitive, Ce n’est plus maintenant la voix seule qui joue un rôle, c’est aussi la face qui devient grimaçante, hideuse; ce sont les bras qui gesticulent, les jambes qui tremblotent, les pieds qui frappent le sol comme s’ilétait bouillonnant. Vous ne le croiriez pas, la durée de cette seconde station est proportionnée aux degrés de température de l'atmosphère ; si le soleil a êté ardent, si le travail a élé rude, le passage est court, car on a hâte de s'em- parer de toutes les sensations. Mais une danseuse s’élance dans le cercle, seule d'abord, tournoyant et agitant les bras; ellesecourbe, se redresse, passe en revue celte légion de furies, sur laquelle elle semble lancer son frénétique délire. C’est à qui l’emportera sur ses rivaux, c’est à qui sera choisi par la reine. Le voilà ; il s’élanceà son tour, il se pose victorieusement en face de sa danseuse, et les chants des autres acteurs deviennent des cris féroces ; on se bat les flancs, on se frappe la tête, on grince des dents, on écume ; vous diriez la rage d’une meute de loups tombant sur un troupeau de brebis sans défense. Eh bien! non, c’est de Ja joie, de l'ivresse, La fète est à peine commencée ; deux noirs sont entrés en lice ; chacun des autres aura son tour, et ce que vous venez de voir, ce que vous venez d’en- tendre, c’est une idylle, c'est une bergerie de Racan ; il n'y a pas encore là de drame : le drame vient plus tard ; et ce peuple, je vous jure, n'est pas inhabile à prolonger ses instants de bonheur. Ce n’est pas chose aisée que d'écrire pour tous, et J'éprouve ici un embarras d'autant plus pénible, que J'ai promis à mes lecteurs une histoire exacte et com- plète de la cachucha délicieuse qui, depuis lrois ans à peu près, s’est fait jour jusque chez nous. Lorsque pour la première fois je la vis annoncer sur les affiches de nos théâtressi pudibonds, je me pris soudainement à rougir etje me demandai involontairement si la licence serait assez osée peur venir effrontément braver l'éclat de mille jets de lumière, les répugnan- ces d'une nation qui joue parfois au scandale, mais qui du moins y joue à huis elos. Je bravai le péril et j'allai voir. Non, ce n’était pas la cachucha, fille de la chika, que je reconnus dans celte pantomine cracieuse d'Elssler, exécutée aux applaudissements d'un publie enivré. Cette cachucha est une danse bâtarde, toute de création moderne, travestie déjà par les Portugais, qui la rapportèrent de leurs conquêtes, parodiée plus tard par Espagne, et endimanchée, musquée par nous, qui en avons fait une chose à part, où le corps se disloque avec calme et où la passion n'est plus que dans le regard et le sourire. Cette VOYAGE AUTOUR cachucha rappelle sa mère comme le profil de la grenouille rappelle celui de l’Apollon du Belvédère ; il y a un monde entre les deux. Créez, mais ne pro- fanez pas. La véritable cachucha des noirs, la danse nationale, la fête majeure des Mozambiques, des Angolais et autres peuples sauvages, la voici, puisque je vous Vai promise. Mais non, je retire ma parole ; la des- cription de cette danse brülerait ces pages, et je sais m'imposer des sacrifices au profit de la pudeur. Assis- tons à des fêtes moins äcres. Après la chika, d’autres danses beaucoup moins hasardées eurent lieu au chantier. Jepusme convaincre alors que chez ces peuples sauvages, comme chez les nations policées, la Joie ases degrés comme la douleur, et que la fièvre ne joue pas toujours le premier rôle dans les passions des hommes. Ma tète était bouillante, mais l'occasion trop belle pour que je consentisse à renoncer à la tâche que J'avais acceptée. Il me sembla, au milieu de cette effervescence générale, que certains acteurs dont la physionomie ét (ait identiquese montraient plus incan- descents que les autres. En effet, c'était la caste mo- zambique, presque en tout taillée comme la race malgache, dont pourtant elle est l'ennemie irr écon- ciliable. En général, j'avais trouvé que les nîgres des Indes orientales étaient plus calmes, plus diffie iles à émouvoir ; aussi est-ce parmi ces derniers que les colons prennent de préférence les serviteurs de leurs maisons. Avec une pareille latitude donnée aux noirs de l'ile, ils ne doivent en rien ressembler àceux du Brésil ou même du cap de Bonne-Espérance, et l'on comprend qu'il ne soit jamais question ici de révolte générale ou de massacres particuliers. Aussi les voyez-vous dans les rues, gambadant, gesticulant et presque toujours munis d’un grossier instrument de musique, façonné à l’aide d’un bambou et de deux cordes, chantant non- seulement les airs de leurs pays, mais encore les ordres qu'ils viennent de recevoir. Ainsi, un maitre dira à son noir : Va reporter ce pot de pommade au parfumeur et demandes-en un à la vanille. Eh bien ! de cette phrase le noir fait le poëme de son cliant, et il compose là-dessus un thème d’une originalité extrèmement remarquable. Si, infidèle et menteur, un esclave se grise et dérobe l'ar gent qu'on lui a donné pour une commission, son premier soin est de chercher une excuse; dès qu il l'a trouvée, il la met en musique et la module tout le long de la route: — Qu'as-tu faif de la liqueur que je d'aller chercher ? lui dit son maitre. — Quand mo passé d'oant magasin Bon-Goût, mon liqueur sauté, mon li pied cogne. Lenoirdit qu'ilesttombé, qu'il a répandula liqueur; et, sur cette phrase d'excuse qu'il a bien préparée et qu'iltrouve admirable, il crée un air des plus sédui- sants, en se disposant toutefois à recevoir vingt-cinq coups de rotin. Ces deux phrases que je viens de vous citer, je ne les prends pas au hasard; il n’est pas d’habitant de l'Ile de France ou de Bourbon qui ne les sache depuis son enfance et ne les ait cent fois chantées en sa vie sous ses palmistes favoris. Il est rare qu'après les danses dont je vous ai parlé tout à l'heure, des rixes n'aient pas lieu, mais c’est presque toujours à coups de poing ou à coups de tête que s “attaquent les adversaires. Ne croyez pas que les témoins s'opposent au combat : au contraire, ils l'ex- L’avais ordonné DU MONDE. 7 citent, ils le désirent aussi sanglant que possible, Rangés du côté de leurs affections, ils encouragent du geste et de la voix celui qu'ils voudraient voir triompher, et la lutte ne cesse que lorsqu'un des deux ennemis est étendu sur le carreau, Quand la vieloire est trop longtemps incertaine, ceux-ci reculent, se sé- parent et s'arrêtent à quelques pas de distance ; puis ils poussent un grand cri, se frappent la poitrine, se courbent, ferment Les veux et se ruent l’un sur l'autre de toute la rapidité de leurs jarrets. Quelquefois l'un des deux crânes est ouvert, souvent même tous les deux, et les spectateurs emportent les victimes. Le duel n’est pas seulement d'invention européenne. Qu'unnoir appelle un autre noir fainéant, marron, voleur, il n'y aura pas rixe; sl l'appelle malgache, un pugilat aura lieu ; et s’il l'appelle nègre, on verra un combat à mort. Cependant que sont-ils ? est-ce qu'ils auraient des prétentions à être blonds ? Les maitres punissenlsévèrement ces combats particulicrs; mais un noir en colère est un animal redoutable, ct ce n’est pas le fouet qui peut l'arrêter dans sa ven- geance. Ce que j'aime avant tout dans mes courses, ce sont les contrastes; aussi pris-je grand plaisir > en “quittant les chantiers de M. Rondeaux, à parcourir la ville où tout me rappelait une patrie, hélas ! si regrettée. Il ya, sans contredit, moins de distance de Paris à Maurice qu'il n’y en a de Paris à Bordeaux. Les modes arrivent ici jeunes et fraiches ; les inventions utiles y sont propagées avec une rapidité qui Lient du prodige, et les citoyens de l’île sont d'autant plus pressés d'en jouir, qu ‘ils ont été plus près d'en être privés. Le cap de Bonne-Espérance est sur la route de Paris à Maurice. J'ai consulté les archives de l'ile ; croirait-on qu'il n'ya pas un seul exemple d’assassinat commis par un créole, et l'on tremble encore ici au souvenir d’un funeste événement qui fitlongtemps déserter les paisi- bles habitations de l'intérieur. Je transeris le fait suivant des registres : Plusieurs officiers et soldats d’un régiment français en garnison à Maurice pénétrèrent.la nuit dans l'habitation de madame Lehelle, l’une des plus jolies femmes de la colonie, dont un de ces officiers, le sieurV..., était éperdument amoureux. Cette dame, ayant conçu quelquesinquiétudes par suite de plusieurs menaces faites par son fougueux adorateur, avait prié son inari de ne pas s ’absenter de l'h: ibitation, située dans lesgrands bois de Flacq; mais, quelques affaires l'appelant à la ville, il crut pouvoir sans dangerlaisser sa femme seule pendant quelques heures. Un soldat nommé Sans-Quarlier, auquel on permettait de col- porter des marchandises dans la campagne, fit ouvrir la porte aux assaillants, qui multiplièrent leurs crimes par leviol, le meurtre et l'incendie. Un vieil invalide, gardien de la maison, péril victime de son dévoue- ment; les négresses et les noirs furent massacrés. Il par aitque madame Lehelle était parvenue às’échapper, puisqu'on reconnut un de ses souliers dans le bois, à un quart de lieue de sa maison, et que ce fut près de là qu cie fut trouvée assassinée. Tous les soldats acteurs de celte terrible cala- strophe furent suppliciés, et le sieur de V... ne dut la vie qu'à la considération qu'on avait pour : sa famille ; comme s’il élait permis de se soustraire à la justice en se cachant derrière un beau nom ! Sans-Quartier s'échappa d’abord et répandit la terreur dans l'ile; mie saisienfin, on le conduisit bäillonné au supplice, pour l'empêcher a nommer les instigate urs du crime, oQil fut rompu vif. ) 72 Depuis ce meurtre horrible, qui date de fort loin, il n’y a pas eu, je le répète, un seulassassinat commis à Maurice. La villeest divisée en quartiers ou camps. Le camp Malabar est celui que choisissent en général pour logement les Indiens arrivant à l'ile de France, et qui doivent y séjourner quelque temps. L'espace contenu entreles camps est ce qu'on appelle ville. On n’y voit que de misérables cabanes à demi closes, malsaines, mal aérées. Là aussi se logent, à leur arrivéede Canton et de Macao, les Chinois appelés par les planteurs pour la culture du rizet du the. Les Chinois, peuple rusé. lâche, méchant, avare, nation superslitieuse et cruelle, dévote à sa religion, à laquelle elle ne croit pas, faisant des martyrs pour se désennuver de la monotonie de sa vie de paresse, bassement voleuse, hypocrite par caleul et toujours prête à vanter son indépendance au milieu des guerres intestines qui dévorent les autres régions du monde, Il | | SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. les Chinois sont assez avancés dans les arts pour pré- senter aux yeux de tous des merveilles de patience et d'adresse ; mais stationnaires depuis des siècles, ils ne comprennent aujourd’hui de la vie que ce qu'elle rapporte en piastres ou en roupies. Un Chinois fumant sa pipe, accroupi devant sa porte, me fait l'effet d'un crapaud suant et bavant au soleil. Je les retrouverai plus tard, ces hommes jaunes, à Diély, à Koupang et autre part peut-être, et il n’y aura pas de ma faute si je n’en châtie pas quelques-uns de cette impudente ardeur pour le vol qui les tient à la gorge et me les rend si odieux. Les jeux que les nègres de toutes les castes affec- tionnent le plus sont ceux qui exigent une plus grande activité; on dirait que ce sang noir qui coule dans leurs veines veut faire explosion par tous les pores. Ils ne parlent jamais sans gestieuler, et ils parlent alors même qu'ils sont seuls ; vous croiriez qu'ils ne pensent qu'avec la langue. Ceux qui, employës plus directe ... Mais une danseuse s'élance dans le cercle. (Page 70.) ment au service particulier des riches planteurs, de- vraient s’essayer au repos après avoir porté, pendant une partie de la journée, sous les rayons d’un soleil brûlant, un lourd palanquin, semblent au contraire vouloir encore doubler leurs fatigues. A la halte, vous les voyez se dandiner, piétiner, aller et venir à travers les haies de la route, ainsi qu'un petit écureuil en liberté. Leur corps à beau ruisseler, ils ne veulent point paraitre vaincus par les longues courses et ils se fontun véritable point d'hon- ueur dé ne pas rester en arrière des plus intrépides marcheurs. On voit quelques noirs dans les temples et dans les églises ; ils sont là immobiles, debout où accroupis, parce qu'on leur a dit de ne pas bouger ; puis ils se mettent à genoux, parce qu’on leur a ordonné de s’a- genouiller. Ils se frappent la poitrine quand le prètre leur en donne l'exemple ; ils se signent après avoir trempé leur main dans le bénitier ; ils sortent en ri- canant, et voilà tout, On leur a jeté, à leur arrivée dans l'ile, un peu d’eau sur la tête avecles cérémonies d'usage, et onleur a dit : Vous êtes chrétiens. l Ce n’est pas assez, et la voix puissante de Ja saine morale du christianisme serait peut-être un bouelier plus sûr aux colonies que la geôle et les flagellations. Dans une course fort intéressante aux deux admi- rables cascadesde Chimère et du Réduit, je fis plusieurs stalions assez longues en dépit des noirs, qui avaient hâte d'arriver à la ville pour leurs danses du samedi, et je demandai à l'un d'eux, Malgache fortintelligent, quelques-uns des secrets de la religion de sa patrie, car ceshommes ont une patrie aussi. — Crois-tu en Dieu ? lui dis-je. — Îei, à un seul ; dans mon pays, à deux. — Maisil ne peut y avoir qu'un seul Dieu. — Ici, oui ; mais dans mon pays à moiil yen a deux. — Dans ton pays on a tort, car il ne peut y avoir qu'un seul maitre. — Pas vrai, il y en a plus de six cents à l'Ile de France. — Crois-tu à un Dieu? dis-je un instant après à un jeune et vigoureux Mozambique qui commandait la marche. u à VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 75 — Si maitre lordonne, oui. — Et si je te lasse libre de — Mais si jé ne te l’ordonne pas ? pas ? — Alors, non. — J'attendrai. croire ou de ne croire ls se ruent l’un sur l’autre de toute la rapidité de leurs jarrets. (Page 71.) _— Danston pays, jesais pourtant qu’on croit à un — Lorsque vous la perdez, le peuple qui la gagne 3 ; ( pas Dieu. | a donc un Dieu et vous pas ? — Dans pays à moi, on croit à un Dieu quand on a | — C’est ca. gagné une bataille ; on n'y croit pas quand on l’a | — Fort bien ; et s'il n'y a pas de guerre ? perdue. | — Alorsiln'ya pas de Dieu. | il] .. La dame créole est vive, enjouée, rieuse. (Page 7à. — Et toi, dis-je à un troisième, jeune garçon fort | — Non. gai, fort propre, fort espiègle, qui paraissait tout — Et aujourd'hui crois-tu en Dieu ? disposé à se laisser alleravec insouciance à sa destinée, — Je crois en Dieu le père tout-puissant, le créateur d'où es-tu? du ciel et de la terre, etc. * — Je nesais pas. Et le noir me récitait avec une extrême volubilité, — Quit'a amené à l'ile de France ? sans se tromper d’une syllabe, les demandeset les ré- — Un navire qui venait de bien loin et dans lequel | ponses du catéchisme français, dont il ne comprenait on disait fort souvent le nom de Malacca. absolument rien, Je me pris soudainement à rire, et — Je comprends ; tu ne sais done pas quelle estla | mon érudit retourna s'asseoir, heureux de m'avoir religion de ton père ? prouvé qu'il en savait plus que ses ignares camarades. Livre. 10. 10 74 SOUVENIRS Je n'avais ni le temps ni l’éloquence nécessaires pour poursuivre mes investigations, et c'était moins pour leur instruction que pour la mienne que j'inter- rogeais {ous mes noirs. Mais il y avait parmi eux un vieillard d’une cin- quantaine d'années, qui, à chaque question que j'adressais el à chaque réponse qui m'était faite, haussait dédaigneusement les épaules et souriait de pitié. Je l'appelai pour l'interroger à son tour. Ils’ap- procha brusquement, s’accroupit, et je remarquai avec surprise que tous les autres noirs s'empressèrent de venir se grouper autour de nous. Dès ce moment je me crus destiné à soutenir une thèse dans les formes, et je commençai l'attaque. — D'oùes-tu ? — D'Angole. — Ya-tal longtemps que tu es à l'Ile de France ? — Depuis vingtans. — Tu es catholique ? — Oui, depuis que j'y suis. — Et avant qu'étais-tu ? — Rien. — Te crois-tu quelque chose à présent ? — Bien moins. — Alors pourquoi as-tu changé ? — Je voudrais bien vous voir sous le fouet! C'est le fouet qui m'a appris qu'il n’y avait qu'un Dieu, et si mon maitre l'avait voulu de la même manière, j'aurais cru qu'il y en avait deux, ou trois, suivant sa volonté. — Dans ton pays avez-vous un seul Dieu, ou bien y en a-t-il plusieurs ? — Avant de connaitreles Portugais, nousn'en avions qu'un ; depuis que nous avons su qu'ils n’en avaient qu'un aussi, nous en avons voulu deux. — Ainsi c'est vous qui faites vos dieux ? — Oui, chaque fois que les Portugais viennent et nous les brülent, nous abattons de gros arbres et nous en faisons de nouveaux. Nos forêts sont grandes, allez, nous ne manquons jamais de dieux à Angole. Comme j'allais passer en revue quelques nouvelles croyances, le vieux noir me fit observer que ie soleil allait vite et qu'il fallait se hâter si nous voulions être de retour avant la nuit. Nous nous remimes donc en route, et deux heures après je planais sur une cas- cade ravissante, dans les tourbillons de laquelle vol- tigeaient les ailes humides de lélégant paille-en- queue, le plusamoureux des oiseaux. lei encore, pour la vinglième fois depuis mon départ, je regrettai amérement qu'un habile pinceau ne se fût point as- socié à la faiblesse du mien, car si c'estun vif regret que l'impuissance totale, c'en est un peut-être plus vif encore de gâäter pour ainsi dire une nature si belle et si riche, devant laquelle le cœur est en ex- lase. J'étais là dans un désert; la cascade bouillonnait au fond d’une délicieuse vallée, et les noirs qui m'en- louraient me parurent enfin disposés à écouter une lecon. Je quittai donc mes pinceaux et mes calepins ; et, saint Jean improvisé (bien que je m'appelle Jac- ques), je commencai. A la fin de la première période, le vieux noir d'An- sole me dit : — Maitre, le soleil se couche; nous ne pourrons pas arriver aujourd'hui. Je feignis de ne pas entendre; mais après quelques phrases je fus de nouveau interrompu par la mème voix du nègre, qui savait bien que je parlerais dans le désert. — N'est-ce pas, dis-je à tous mes disciples, que j'ai le temps de prècher? D'UN AVEUGLE. — Non, répondirent-ils tous à la fois, et j'en fus pour mes frais d'éloquence et mes évangéliques in- tentions. A monrelour je dis à M. Pitot mes tentatives et mes efforts auprès de ses esclaves, et il m’assura que lui-même y avait perdu ses soins et ses peines. « Au surplus, ajouta-t-il, dans l’état actuel de nos colo- nies, il n’est pas aussi impolitique que vous le croyez que nous laissions les noirs dans leur ignorance et leur abrutissement; notre puissance est là. Nous avons besoin d'esclaves ; vouloir apprendre, c’est un pas vers l’affranchissement ; penser, c’est être libre ; l'heure venue, ils diront, comme nous, qu'ils croient d'après eux. Il y a de l'orgueil dans tout corps où réside une âme, et si vous dites à l’esclave que ses chaines sont des fleurs, il les portera sans se plaindre. Souvent ce n’est pas tant la chose qui les blesse que le mot... Allons nous mettre à table. » Ce fut le vieux noir qui se trouva, par un singulier hasard, placé derrière moi, et le coquin me servait en ricanant et en grommelant quelques paroles que Jentendais à peine. Je suis sûr qu'il se moquait de mon Dieu et de ses dieux d'Angole. À mon coucher, je lui ordonnai de me suivre ; ille fiten murmurant, car il s'attendait sans doute encore à une leçon de morale ; mais je suis un prètre tolérant, et grâce à quelques verres de liqueur que je fis accepter à Bou- lebouli, il oublia, la nuit, ma religion, la sienne, et ses vingt ans d’esclavage ; moi, je ne voulus rien ou- blier, et j'écrivis. — Qu'avez-vous done dit et fait à mes noirs? me demanda M. Pitot, le lendemain : ils sont d'une gaieté bouffonne qui vient de me fort divertir, et je dois vous avouer que les quolibets pleuvent sur vous avec une rare profusion. — J'ai prèché, voilà tout. — Non, il ne s'agissait pas de cela entre eux. — De quoi donc? — Ne leur avez-vous pas distribué quelques bou- teilles de vin à la campagne de M, Piston, en les priant de boire à votre santé ? — Oui. — Quelle lourde faute! c'est à leur santé seule qu'ils ont bu, ou plutôt à leur dégradation. Vous croyiez vous montrer généreux, vous n'avez étè que dupe. Obliger ces gens-là, c’est semer sur du granit. C’est pis encore, ils voudront dans l'avenir une faveur pareille à celle que vous leur avez accordée aujour- d'hui. Quant à vous, quipartez, vous n'ensubirez pas les conséquences ; mais si l’un de nous était coupa- ble d’une bienfaisance aussi mal placée, nos caves seraient à sec en bien peu de mois. Gracier un noir qui a mérité vingt-cinq coups de rotin, c'est tout ce que nous pouvons et osons nous permettre ; aller au delà serait signer la ruine de la colonie. — Ils me semblaient pourtant heureux, répliquai- je à M. Pitot. — Oui, ils l'étaient de vous avoir volé. — ]Is ne volaient pas, je donnais. — C'est cela: ils ne jugent les autres que d'après eux, et eux, ils volent et ne donnent jamais. —— Savez-vous quel est le boute-en-train de cette es- pèce de comédiedont vous êtes le niais? C'est ce vieux nègre d'Angole, que vous avez grisé en rentrant le soir dans votre pavillon. Tenez, venez les voir, cela vous amusera. — À quoi bon? leur joie finirait, et je veux être dupe jusqu'au bout. _— Vous avez raison, quand le bonheur arrive, il VOYAGE AUTOUR DU MONDE. faut le hien recevoir sous quelque forme qu'il se pré- sente. Vous me convertissez aussi. J'ai assisté dans une des riches habitations de M. Pitot à la célébration de quelques mariages entre noirs. Je vous assure que la cérémonie ne manque pas d’une certaine dignité ; et si J'étais plus oseur, je vous donnerais là-dessus de piquants détails. Eh! bon Dieu ! ne trouvons-nous pas un brin de ridicule jus- que dans nos institutions les plus sérieuses ? Cependant le jour du départ approchait, et quoique nous oubliassions ici notre patrie par cela même que tout nous la rappelait, 11 fallut bien se préparer au der- nier adieu. Toutefois, quitte envers les noirs de l'ile, dont j'ai esquisse quelques-uns des principaux caractères phy- siques et moraux, je ne le suis pas envers des ei- toyens de Maurice, à qui je dois paver ma dette de reconnaissance. Oh! c'est un bonheur bien doux à l'âme que ces joyeuses promenades au Champ-de- lars (à l'extrémité duquel s'élève le grave tombeau du général Malartic), alors que le soleil de ses rayons obliques dore les piltoresques cimes du Pouce, des Trois-Mamelles et du Pitterboth. La dame créole est vive, enjouée, rieuse. S'il y a coquetlerie ravissante dans son magique parler et dans son onduleuse dé- marche, c'est qu'elle n'ignore pas qu'il faut être un peu au-dessus du naturel et du vrai pour arriver au cœur de ces flegmaliques jeunes gens de l'ile que je vous ai déjà fait connaitre; mais elle redevient elle- méme, c'est-à-dire à une nature privilégiée, alors qu'elle est avec vous, étranger, qui allez partir et dont elle ne veut garder l'souvenir que comme un agréable passe-temps. — Elle est assez bien faite pour une Eu- ropéenne ; et celle facon de parler proverbiale vous dit assez que les femmes créoles ont le sentiment de leur supériorité, j'allais écrire de leur perfection. Aux bals donnés par les opulents planteurs, on se- rail tenté de se croire dansles magnifiques salons de la Chaussée-d’Antin ; toutes les belles femmes y for- ment de fraiches guirlandes, tant les riches parures y jettent de vives étincelles..…. Paris est deviné à Maurice. Mais ce n'est pas seulement par la frivolité de ses t ILE DE 75 joies, de ses fêtes, que l'Ile de France a conquis cette dénomination glorieuse de Paris des Grandes-Indes que les voyageurs lui ont donnée ; c’est par son goût des lettres, des arts et des sciences ; c’est aussi et surtout par son ardent enthousiasme pour toutes les gloires et toutes les illustrations. S'il n'y a point à Maurice de bibliothèque publique, on trouve dans chaque maïson une bibliothèque particulière où le cœur et l'esprit de la jeunesse se développent et s'élargissent. Ce n'est pas tout encore. J'ai trouvé ici une société d'hommes aimables sans causticité, instruits sans pé- dantisme, qui, toutes les semaines, dans des réunions qu'ils avaient appelées séances de la Table-Ovale, lut- {aient par leur verve intarissable avec les beaux-es- prits de nos caveaux anciens et modernes, et perçaient quelquefois les profondeurs les plus hautes de Ja science. Je n'ai pas manqué un seul jour à ces banquets délicieux où leur courtoisie n'avait invité. J'ai dit souvent, depuis mon retour en Europe, les couplets et les strophes des poëtes de l'ile, et l'on a pu se con- vaincre que le ciel qui a réchauffé Parny et Bertin n'avait rien perdu de sa puissance inspiratrice. Là Bernard et Mallac, rivaux sans jalousie ; là Ar- righi, descendant d'une famille illustre ; là Chomel, le fameux Désaugiers de l’île ; là Coudray, directeur du collège colonial, où il veille en père sur tant de jeunes espérances ; Thenaud, Esope indien, vainqueur des belles à coups d'élégants madrigaux; Dépinay, plus utile encore au barreau qu'à ces banquets dont ilest l'idole; Mancel; Josse, qui comprend et com- mente si bien Newton et Descartes ; Edouard Pitot, le peintre ; Fadeuil, Maingard, Epidarise Collin, qui re- cut des lecons de Parny et se plaga si près de son maitre ; et Tomy Pitot, le plus habile de tous, poète inspiré plus encore par le cœur que par la tête, le Béranger de cet hémisphère, que la mort vient de ravir naguère à la colonie attristée. Oh! je ne les ai pas quittés sans larmes, ces amis de peu de jours, mais si bons, si fervents; et si l’un d'eux, de par le monde, lit encore ces lignes, il verra que mot aussi j'ai dans l'âme un autel pour les saintes affections. XII FRANCE Combat du Grand-Port. Mes vêtements sont imprégnés aujourd’hui d'une odeur de poudre que j'aime à respirer ; il me semble que la ville, le port, la montagne au Pouce, les Trois- Mamelles, le Pitterboth, se parent d'une auréole de gloire ; je crois voir les cocotiers élancés agiter avec bonheur leurs couronnes mobiles, et l’on dirait que l'ombre du bananier est plus douce et plus rafraichis- sante. Voyez, voyez comme les citoyens s’agitent ! voyez comme les plateaux qui dominent la capitale sont couronnés de population impatiente! Qu'est-il done arrivé? Est-ce un grand jour de fête pour la colo- nie”... Oui, c'est tout cela, car c’est un jour de ba- taille, et par conséquent un jour de triomphe. À l'horizon et cinglant à toutes voiles vers l'ile, pointent les vaisseaux de la Grande-Bretagne avec leur léopard dominateur ; et là-bas, dans le Grand- Port, nos vaisseaux attendent comme une bienvenue la visite que l’intelligent sémaphore leur annonce. Duperré se prépare à la lutte avec ce calme, ce sang-froid qui pèse toutes les chances de la mêlée ; son regard d’aigle interroge les positions, et l'on devine que si l'attaque est chaude, la défense sera vi- goureuse. ; Nous avons à raconter. Plus nous serons simple, plus nous serons vrai, plus nous dirons ce qui revient de gloire aux intrépides capitaines avec lesquels on vient se mesurer. Il nous fallait quelque compensation aux glorieuses pertes que nous avions éprouvées dans la Méditerra- née: l'Inde devait nous les fournir, et Duperré était le gage assuré de cette éclatante revanche. Vous allez voir s’il a tenu la parole que nous avons donnée pour lui. Nous étions au mois de mars de l’année 1S10. Le capitaine de vaisseau Duperré commandait alors dans l'Inde une division composée des frégates la Bellone let la Minerve, et de la corvette la Victoire, qui, pen< 76 SOUVENIRS dant cinq mois de croisière, eut à subir les rudes atteintes des siphons intertropicaux, et des attaques moins dangereuses, mais aussi fatigantes des vais- seaux anglais, dont le nombre commandait à notre capitaine une prudence de toutes les heures. Aussi Madagascar, Mozambique, visités souvent par notre division, étaient-ils devenus une ressource et un asile à la fois contre les ennemis coalisés quinous harce- laient sans relâche. Plusieurs prises avaient, en quelque sorte, re- trempé l'énergie de nos équipages ; deux beaux vais- seaux de la compagnie des Indes, venant de la Chine et du Bengale, furent amarinés et conduits en lieu sûr. Trois autres vaisseaux avaient amené leur pavil- lon; mais l’un d'eux, au mépris des lois de la guerre, s’élait sauvé en profitant des ombres de la nuit pour masquer sa honte et sa trahison; les deux autres, le Ceylan et le Windham, restèrent en notre pou- voir. Au mois de juillet, la division Duperré, grossie de ces deux prises, cingla vers l'Ile de France, qu'il sa- vait continuellement bloquée par des croiseurs an- glais, qui pouvaient bien effectuer une descente heu- reuse sur l’un des points les plus accessibles de l'ile; aussi faisait-il force de voiles pour arriver dans une colonie où tout était français, les costumes, les mœurs, le langage, mais surtout le cœur et les sentiments. Le 20 août, à midi, les frégates et les prises saluë- rent l'ile et reconnurent bientôt le Port impérial et la Passe. Dans le premier de ces mouillages était déjà un navire; Duperré courut à lui sans “balancer, car il n’est pas de ceux qui reculent en face de l'ennemi qui se présente ; mais il reconnut bientôt une frégate française, et à l’instant même il fit signal à sa divi- sion de se placer sur la même ligne et d'entrer dans le port. Il voyait bien les sémaphores des mornes élevés qui lui indiquaient au large la présence de la croisière anglaise; il n'ignorait pas que si celle-ci le savait mouiller sous les forts de la colonie ou dans une de ses rades, elle ne tarderait pas à l'y rejoindre, et cependant il poursuivit sa route. La Victoire, commandée par le capitaine Maurice, ouvre la marche. Après elle vient la Minerve, sous les ordres du brave Bouvet; puis le vaisseau le Ceylan, sous le commandement de l'enseigne de vaisseau Monluc; puis le Windham et la Bellone, que montait Duperré. À peine la Victoire est-elle dans le goulet, que la frégate aux couleurs françaises, hissant son pavillon rouge, ouvre le feu et fait pleuvoir sur le navire pris à l’improviste une grêle de boulets et de mitraille. À la bonne heure! la trahison recevra le châtiment qu'elle mérite; et si l'on se bat avec ardeur contre un ennemi qu'on estime, le besom de vaincre est plus grand sans contredit alors qu'on est en présence d'un traitre. Duperré a jugé, de ce regard et de cette intelli- gence qui ne lui ont jamais fait défaut, le PER au- quel il s'expose et la gloire qui l'attend. « Le Grand- Portest pris, se dit-il à l'instant ; la colonie appartient peut-être déjà aux Anglais ; tout le présage.…. Eh bien! de par mon pavillon et mes équipages, Je saurai bien les reprendre! » Les navires ne peuvent ni se rallier ni serrer le vent. Déjà le Ceylan et la Minerve avaient accepté le combat ; il fallait le soutenir ; aussi le signal de forcer la passe est donné par la Bellone. Il faut le dire parce que cela est, il faut le dire parce que, chez nous, l'exemple d'une honteuse fuite n'est pas contagieux, mais, aux premières bordées, D'UN AVEUGLE le Windham ralentit sa marche, et bientôt il prend la fuite. L'enseigne D. rend aux Anglais la prise, qu'il va conduire à la Rivière-Noire. On le remercie d'une part, et de l’autre la coupable indulgence du chef de l'expédition le sauve du châtiment qu'il avait mérité. Cependant la Bellone arrive, parée de sa belle mà- ture, fière de son valeureux équipage, enorgueillie de son indompté capitaine. La voici recevant avec calme, et même sans répondre tout d'abord, les attaques du fort et de la fr égale anglaise, sous la poupe de la- quelle elle va s'e tablir, la criblant sous sa triple charge de fer et de bronze. Après cette manœuvre hardie, elle va prendre mouillage et attendre qu'une lutte plus s sanglante soit engagée. Une joie é (ait acquise à Duperré : il voit les trois couleurs flotter sur tous les points de l'ile, et bien sûr alors que le Grand-Port est seul au pouvoir de l'ennemi, il se hâte d’instruire le général Decaen, gouverneur de la colonie, de son arrivée et du combat qui se prépare. La nuit était venue; c'était du silence partout, c’é- tait partout une vive impatience des premiers rayons du jour, et la division était en mesure de lutter contre un ennemi dont les forts protégeaient la position avantageuse Cependant, au Port-Napoléon, aujourd'hui Port- Louis, les habitants se livraient à une joie qui faisait le plus bel éloge de Duperré. On le savait en croisière ; on eraignait qu'il n'eût succombé sous le nombre de ceux qui s'acharnaient à sa poursuite ; et à la nou- velle de son entrée dans le Grand-Port, et du salut amiral qu'il avait envoyé à la frégate anglaise, des compagnies de volontaires s'armérent à la hâte, se mirent en route, et vinrent généreusement s'offrir au capitaine de vaisseau, qui n’attendait pas moins de leur courage et de leur patriotisme. Le général Decaen, si cher à tant de titres à la co- lonie devenue anglaise, prend aussi ses mesures; il ordonne à la division Hamelin, mouillée au Port- Napoléon, et composée des frégates la Venus, la Mou- che et l'Astree, et de la corvette l'Entreprenante, d'ap- pareiller et de voler au secours de Duperré, qui peut être bientôt cerné par toute la croisière anglaise. tien n'égale l’activité du gouverneur, qui n’a be- soiu d’exciter ni le courage des habitants ni l'énergie des équipages, mais qui leur donne à tous l'exemple du dévouement et de l'abnégation. Il organise d'un seul mot une compagnie de marins sous “les ordres des maitres et des aspirants, et il leur indique la route qu'ils auront à suivre. De sa bouche, de son cœur s'échappent, énergiques et brûlantes, ces paroles d'enthousiasme qui ont souvent décidé ‘du gain d’une bataille ; et quant à l'issue de celle qui se prépare, il ne doute point que ce ne soit encore une belle page de notre histoire maritime : Duperré est là-bas sur son banc de quart, attendant avec impatience les premiers rayons du soleil. Quand il a tout disposé, quand il a jeté dans l'âme de tous ceux qui l'entourent ce rayon patriotique qui l'anime, il part à son tour et va savoir si Duperrè à besoin de lui. Sur la terre et sur les flots, les Anglais auront en face de rudes jouteurs. Suivons les évène- ments pas à pas, car le drame est partout. Le capitaine Duperré, aussi brave soldat qu'habile calculateur de toutes les ressources, se pose en ordre de bataille, acculé à un récif qui borde la baie, la tête appuyée à un plateau de corail. La corvette la Victoire était en tête, présentant son côté de tribord à l'ennemi; la Bellone venait ensuite; derrière la Bellone était la Minerve; le Ceylan fermait la ligne; ainsi, par ce VOYAGE moyen, la divisien ne pouvait pas être tournée, puis- qu'elle s'était assuré la communication avec le ri- vage. Le 29, une seconde frégate anglaise vint mouiller à côté de la première, et dès lors on put prévoir que le combat serait sanglant; aussi l'ennemi fit-1l mine d'attaquer. La division française l'attendit ferme à son poste; mais une frégate en mouvement s'étant échouée, il y eut encore un point de repos qui dura jusqu'au lendemain. Le lendemain 25, deux nouvelles frégates parurent au large, et piquèrent sur l'ile de la Passe. Duperré, au comble de la joie, supposa que c'était la division du général Hamelin qui venait le rejoindre ; mais les signaux échangés entre les ennemis lui firent com- prendre tout le danger de sa position. La population entière de l'ile couronvuait les hauteurs du Grand- Port. Le capitaine allait combattre en face d'une co- lonie dont le salut dépendait peut-être de lui seul; AUTOUR DU MONDE. 77 et son équipage, mü comme lui par un noble senti- ment de gloire, se retrempait en quelque sorte à l'impatience de Duperré, qui brülait d'en venir aux mains. A cinq heures, la division anglaise commence son mouvement d'attaque: ce sont %e Syrius, sur lequel flotte le pavillon de commandement du capitaine iym: la Nereide, capitaine Wilhougby ; l'Iphigénie, capitaine Lambert, et la Magicienne, capitaine Cartin; toutes quatre e fortes et menaçantes, se dirigent l’une sur la Minerve, l'autre sur Le Ceylan, et les deux der- nières sur la Bellone et la Victoire. Comme on le voit, la division ennemie avait une force double à peu près de la division française; mais les Français n'ont jamais reculé devant le nombre, et nos marins avaient cette résolution héroïque qui ne compte pas les ennemis, et qui élève lPäme des braves à la hauteur des plus grandes difficultés, Duperré, avant sa première bordée, s'adresse à ses Combat du Grand-Port, matelots, et son allocution brève, pleine d'énergie, est à l'instant même suivie du eri de : Vive l'Empereur ! répété par toutes ces poitrines haletantes que le bronze menaçait de toutes parts. Il esteing hèures et demie; le feu s'ouvre sur toute la ligne, et bientôt le roulement des volées annonce à l'ile attentive que le sort de la colonie dépend de l'instant qui va suivre. Mais une dernière épreuve était réservée à nos matelots, dont la fortune sem- blait depuis quelques jours tromper les espérances : les embossures de la Minerve et du Ceylan sont cou- pées, et ces deux navires, drossés par le courant et la brise, s’échouent sous le travers et bord à bord de la Bellone, qui masque leurs batteries ; ils sont ainsi condamnés à rester muets témoins du combat que la Bellone et la Victoire continuent à soutenir vaillam- ment. L'ennemi, profitant d'un événement si malheu- reux et si imprévu, s’acharne sur la Bellone ; une de ses frégates est échouée et ne peut faire jouer les pièces de l'avant; mais les trois autres présentent le côté à notre seule frégate, et croisent sur elle leurs écrasantes bordées. Seule contre toutes, sous le tourbillon de fer et de feu qui l’accable, l'héroïque Bellone déploie une éner- gie excitée encore par la haine que réveille dans l'âme de nos malelots l’acharnement d’un adversaire qui vient en aide au flot dévorateur. Les flancs de la Bel- lone sont ouverts, ses pièces et ses manœuvres volent en éclats. Vive l Empereur ! S'écrie équipage luttant seul contre tant d’adversaires, Vive l'Empereur !'et que la mer seule étouffe notre voir ! L'équipage de la Minerve vient remplacer l'équipage éteint sous la mi- traille, et chaque marin est un héros. Cependant notre feu domine celui des Anglais; c'est un coup de tonnerre sans relâche, c'est la mort qui voyage sur les ailes du feu; les matelots s s’en apercoivent ; ils comptent, pour ainsi dire, les coups de bordées, et à ce nouvel avantage ils s’écrient de nouveau : Vive l'Empereur ! Duperré est partout, car partout il ya du plomb et du fer; et tandis qu'il donne l'exemple à son équi- page, il instruit par ses signaux le pa rneur de la colonie des vicissitudes del la bataille, A dix heures, et les moments sont toujours marqués par la gloire, 78 SOUVENIRS à dix heures, il est frappé à la tête par une mitraille, qui le renverse dans la batterie. Ses matelots l'entou- rent d'abord avec des larmes; puis, la rage au cœur, ils lui serrent affectueusement la main, et jurent de le venger. Bouvet apprend le malheur que nous avons à dé- plorer. Intrépide comme le dévouement, il s'élance sur la Bellore, se place fièrement sur le banc de quart, et l'équipage ne croit pas avoir perdu son capitaine; l'honneur succédait à l'honneur. A onze heures, l'ennemi éteint son feu; la Bellone le fait aussi, non par courtoisie, mais parce qu'il faut quelque repos aux matelots écrasés. Une demi-heure après, nous essayons si on nous répondra, et notre bordée résonnant sans écho, nous gardons le silence encore une fois. À demain donc! A deux heures, un aide de camp du gouverneur vient donner avis au commandant de la Bellone qu'un prisonnier, échappé de la frégate la Néréïide, a gagné le rivage à la nage, et a rapporté que cette frégate, réduite à l’état le plus affreux, élait amenée depuis le soir. Bouvet répond au général: « Une ancre de mille et un grelin pour renflouer la Minerve, et les autres frégates sont à vous : Vive l'Empereur ! » La nouvelle active le courage de nos marins, qui hätent de tous leurs vœux le lever du jour pour recommen- cer le combat. Le jour se lève; la division française est dans la même position; mais les Anglais sont rudement mal- traités ; la Néréide voit flotter autour d'elle ses mâts, ses bordages et son pavillon ; le Syrius était toujours échoué ; l'Iphigénie se trouvait masquée par la Ne- réide, et la Magicienne aux abois présentait seule le travers à la Bellone. Le feu recommença plus vigoureux que jamais à bord de celle-ci; le pavillon de la Nereïde est amené; mais les feux croisés des autres navires empêchent d'aller l’amariner. Il fallait mitrailler la Magicienne, et l’habile Bouvet commanda le feu. A deux heures, le capitaine de vaisseau Roussin, D'UN AVEUGLE. aujourd'hui vice-amiral, se rendit à bord de La Ne- réide qu'il trouva ouverte de tous côtés, et dont l'é- quipage s’élait sauvé avant le jour. Plus de cent ca- davres mutilés gisaient pêle-mêle dans les batteries, et sur le pont. Le Syrius travaillait inutilement à se renflouer, l'Iphigenie ne songeait plus à combattre. Sur le soir, des tourbillons de fumée s'élèvent de la Magicienne, des flammes épaisses s'échappent des sabords de sa batterie, vers onze heures une gerbe de feu éclate dans l'air avec un bruit horrible et annonce que la Magicienne saute. Le 25 au matin, le feu recommença à bord de /a Bellone et de la Victoire, et leurs coups, dirigés sur le Syrius, portent la mort et le ravage sur cette fré- gate qui, échouée, ne peut répondre à cette vigou- reuse attaque que par les caronades de l'avant. De ces quatre frégates si belles, si audacieuses, l'Iphigenie seule restait; elle pouvait combattre en- core et prétendre à une fin glorieuse; mais elle se hâta d'abandonner un champ de bataille si funeste au pavillon anglais, et de se réfugier vers l'île de la Passe. Le 26, le triomphe de la division française était assuré: on alla amariner le Syrius. Le 27, la divi- sion du commandant Hamelin, sortie du Port-Napo- léon, parut au large et se dirigea pour approcher les passes sans y entrer; et le 28, à la pointe du jour, un officier, porteur d'une sommalion de Son Excellence le gouverneur général, se rendit à bord de l'Iphigenie pour conclure de la reddition de cette frégate et de l'ile de la Passe, à des conditions avantageuses pour les vainqueurs, généreuses cependant pour les vain- cus. À onze heures, le pavillon français, arboré sur le fort et à bord de la frégate anglaise, fut le signal qui annonça aux marins de la division et aux habi- tants de l’Ile de France le complément de la victoire. Ainsi finit le combat du Grand-Port, une des plus belles pages de notre histoire maritime. Ainsi les Du- perré et les Bouvet ont préludé à cette haute réputa- tion de bravoure et d'intelligence qui a placé ces deux capitaines au premier rang de nos amiraux. XIII BOURBON Saint-Denis, — Baleine et Espadon. — Saint-Paul. — Volcans. — Naké et Tabéha. Il y a trente lieues de l'Ile de France à Bourbon ; il y en a au moins cent cinquante de Bourbon à l'Île de France, car les vents alisés qui soufflent con- stamment de la première de ces deux iles vers la se- conde sont contraires pour le retour, et forcent sou- vent les navires à pousser des bordées jusqu'en vue de Madagascar. Ainsi le veut le caprice des vents et des flots. . D'ici commenceront, à proprement parler, nos cu- rieuses courses d’explorateurs, et dès que nous au- rons salué le pavillon qui flotte là-bas sur le palais du gouvernement, peut-être serons-nous bien des années sans entendre parler, non-seulement de la France, mais encore de l'Europe. Le courage a beau se retremper aux périls qui nous attendent et à ceux que nous avons déjà bravèés, le cœur joue aussi gros jeu dans cette vie aventureuse, et il ne reste point muet en présence d’un passé qui a toutes ses affec- üons. Le cœur est, je le sais, citoyen de l'univers; mais sa patrie de prédilection est celle où reposent ses souvenirs de bonheur, auxquels on se rattache d'autant plus qu'on est plus près de les perdre. Nous voici en rade, j'allais dire en pleine mer; de légères pirogues entourent le navire; il n°y a pas de quarantaine à subir : je vais à terre. C’est une ville singulière que Saint-Denis : grande, immense par son étendue, mais bien pelite si l'on ne compte que les maisons. Un quartier seul est assez étroitement resserré pour former de véritables rues, tandis que dans les autres on peut aller, en chassant, faire une visite à son voisin. Au surplus, cette éter- nelle verdure, si riche, si variée, planant au-dessus des habitations, contraste d’une façon tout à fait pit- toresque avec les montagnes äpres qui d'un côté cer- clent la ville, et avec les cônes de lave noirâtre des- sinés à l'horizon. Certes la distance de l'Ile de France à Bourbon est fort légère : eh bien! une grande différence dans le caractère des habitants se fait déjà sentir et n'échappe pas à l'observateur. Ici, mème franchise, mème ur- banité de la part des colons que chez leurs voisins, mème empressement à fêter les étrangers ; mais tout cela se dessine avee moins de formes, avec plus de rudesse. Le climat est semblable: c'est une tempé- VOYAGE rature à peu près égale dans la plaine et dans les vallées; mais à Bourbon, desmonts gigantesques s’élè- vent au-dessus des nuages et gardent à leurs cimes des neiges éternelles. A Bourbon, un volcan sans cesse en activité jette au loin d'immenses laves par ses vingt bouchesde feu, et l'on dirait que le naturel des colons s’est en quelque sorte empreint de ces sauvages couleurs. Un fashionable de Saint-Denis est un rustre de Maurice, mais un rustre à l'allure fière, au langage indépendant. Dans la ville, hélas ! nous aurons peu de choses à signaler. L'église est mesquine, pauvre, sans tableaux, sice n'est un saint Denis portant sa tête dans ses mains, ce qui doit singulièrement édifier la popula- tion nègre ; un Christ au maitre-autel, d’une bonne facture ; et, dans un méchant cadre, une espèce de figure de singe, représentant M. de Labourdonnaie, au-dessous duquel on lit cette inscription : NOUS DEVONS A SON DÉVOUEMENT LE SALUT DES DEUX COLONIES. A la bonne heure! en dépit du martyrologe, les temples saints doivent s'ouvrir à tous les bienfaiteurs de l'humanité. Cependant la ville me fatigue, soit qu'elle n'aitrien d'assez bizarre pour me retenir, soit qu'elle ne res- semble pas assez à une cité européenne. La corvette, mouillée à quatre encablures du périlleux débarca- dère, m'offrira peut-être plus de distractions, et voilà des pirogues dont je puis disposer. Je longe‘la côte et J'en dessine les rudes aspérités : ce sont des remparts de laves diversement nuancées, dans les anfractuosi- tés desquelles surgissent de brillantes couches de verdure que les brisants ne peuvent anéantir. Le vent m'éloigne enfin deces imposantes masses : lant mieux, je rejoins le bord. La nuit était pure, une nuit tropicale, suave par les émanations de la terre et la limpidité du ciel, où seintillaient des milliers d'étoiles, dont l'éclat était affaibli par les opales rayons de la lune en son plein; on eût dit un vaste ciel noyé dans une légère vapeur. Nous venions de nôus livrer à une de ces douces causeries du bord dont tout le charme est dans la fri- volité, et chacun de nous descendait déjà dans sa ca- bine, quand un roulis assez fort nous fit rapidement interroger l'horizon, d’où nous supposions que souf- flait une brise naissante. Tout était silencieux. Un jet brillant s'élève dans l'air: le dos gigantes- que d'une baleine plane à la surface des eaux et dis- parait avec la rapidité d’une flèche. Au mème instant, un poisson de moyenne grandeur bondit, s'élance et retombe frétillänt: c'est l'espadon, le plus mortel ennemi du géant des mers. Dès qu'ils se voient en présence, dès qu'ils se sont une fois rencontrés, ils ne se fuient plus ; c'est un rude combat, un combat à mort qui va s'engager. Îl faut que l’un des deux adversaires au moins succombe ; et souvent, après une lutte, deux cadavres servent le lendemain de pà- ture aux requins et aux goëlands. Le plus fort, c'est la baleine; le plus brave c’est l'espadon, car il est sûr, lui, qu'il faut qu'il meure, vainqueur ou vaincu, landis que, dans le triomphe, la baleine ne perd jamais la vie. Oh ! nous aurions eu besoin de tout l'éclat du so- leil pour jouir du spectacle qui allait nous être offert : loutefois la lune était si belle, que nous n’en perdi- mes que peu d'épisodes. Le roulis ou le tangage du navire auprès duquel le combat s'était engagé nous disait la place occupée AUTOUR DU MONDE. 19 par les deux adversaires ; mais qu'on se figure l’espace envahi par la baleine menacée, en songeant que dans quinze jours elle peut faire le tour du monde! Aussi, pour éviter le choc terrible de sa monstrueuse tête, l'espadon se montrait-il souvent à l'air, et, dans sa colère, retombait-il inutilement sur le dard long et aigu dont il a èté armé par la nature. Cependant la lutte durait depuis une demi-heure sans que la vic- toire se décidät; mais entre deux ennemis aussi acharnès tout repos est impossible. Quand la baleine se précipite sur l’espadon, si celui-ci est touché, il meurt broyé à l'instant même; si l’espadon, après son rapide bond hors des flots, trouve sous sa lance dentelée le dos de la baleine, celle-ci n’a que quelques instants à vivre, car la plaie est profonde, et le sang s'en échappe à flots pressés. Cependant l'ardente querelle des deux combattants, qui s'était engagée près de nous, alla expirer loin du bord; et, le lende- main, de la grande hune, on distinguait vers l'hori- zon une vive couleur de sang qui occupait un vaste espace. L'espadon et la baleine avaient cessé leur lutte. Toutefois, pour les provisions nécessaires à une de nos plus longues courses, la corvette se vit forcée d'aller mouiller à Saint-Paul. Je profitai de cette se- conde relâche pour visiter l'intérieur de lileet par- courir ces belles rampes que M. de Labourdonnaie fit creuser à travers les ravins et les torrents, sur les flancs des plus rudes montagnes. Oh! c’est un tra- vail digne des Romains, complété aujourd’hui par le beau pont jeté sur la rivière des Galets, qui devient, aux jours d'orage, un torrent dévastateur. C'est un spectacle assez curieux, je vous assure, que celui d'une ville qu'on cherche encore alors qu'on l'a déjà traversée. Tel estSaint-Paul, dont les maisons irrégulièrement élevées au milieu de belles touffes de verdure, sont absolument voilées par les enclos qui les emprisonnent. Saint-Paul est une cité nais- sante et pourtant bâtie sur un sol de sable, au pied du Pays-Brülé. Elle est toute fière de sa position to- pographique, et semble dire aux navires voyageurs : « lei seulement vous trouverez un abri contre les tempêtes, » Cetteile a été baptisée bien des fois. Appelée d’abord Mascareinhas, du nom du capitaine portugais qui la découvrit, elle fut désignée plus tard sous celui de la Réunion, et enfin on la dota de celui qu'elle porte aujourd'hui. Un volcan très-considérable, séparé du reste de l'ile par un vaste enclos de rochers, y est sans cesse en travail. Elevé de quinze cents mètres au-dessus du niveau de l'Océan, trois cratères le couronnent. M. Bory de Saint-Vincent imposa le nom du célèbre Dolomiea à celui qu'il trouva brülant. Ses compa- gnons de voyage donnèrent le sien à celui qui est séparé du cratère Dolomieu par le mamelon central, véritable cheminée par laquelle les feux souterrains sont en communication avec les feux du ciel. Un tel hommage était dû à l'explorateur qui mit tant d'ac- tivité dans ses recherches, qui gravit dans une ile très-habitée des escarpements où nul n'avait encore pénétré, qui, franchissant mille précipices, donna une excellente carte du pays, et, s’exposant à la soif, à la faim et aux intempéries d'un ciel tour à tour ar- dent et glacial, découvrit, après les Commerson et les Du Petit-Thouars, mille productions nouvelles qui avaient échappé aux recherches de ces grands naturalistes. Toute située qu'elle est entre les tropiques, l'ile Bourbon, dont les rives produisentles mèmes trésors 80 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,. végétaux que l'Inde, n’en a pas moins ses points gla- cés. Outre le volcan, à la cime duquel le mercure descend fréquemment au point de très-forte congéla- tion, il existe des plateaux extrêmement élevés, où se fait sentir un froid rigoureux ; divers sommets, dont entre autres le Piton-des-Neiges, l’une des Salazes, a plus de dix-neuf cents mètres de hauteur. Tout est volcanique dans ces imposantes masses, évidemment sorties des entrailles du globe, d’où les arrachérent de puissantes éruptions. Sur ce Piton-des- Neiges, solitaire, dépouillé, battu des tempêles, triste dominateur d'un horizon sans bornes, on aperçoil souvent des traces de pieds hamains, attestant le courage d'esclaves, qui viennent chercher la liberté Jusque dans les dernières limites de l'atmosphère. Là aussi gisent parfois les os blanchis de quelques malheureux qui, préférant l'indépendance dans le désert à l'esclavage dans une société. marätre Fvien- eZ rs nent terminer leurs infortunes surle basalte soli- taire. Une riche végétation couvre l'ile qui nous occupe el présente à l'œil de l'observateur la plus brillante variété. Sur la côte on admire le caféier, le cotonnier, le muscadier, le giroflier et tous les arbres précieux de l'équateur, offrant à l'homme le nécessaire et le superflu. À mesure qu'ons'en éloigne et qu'on s'élève vers l'intérieur, d'autres végétaux se pressent pour ombrager le sol ; le palmiste succède au cocotier, le vacoi au bananier; l’ébénier, divers bois de con- struction, des fougères, qui rivalisent en hauteur avec les plus grands arbres, forment le fond des forêts. Parvenu à sept cents mêtres, le chasseur rencontre la zone des calumets, espèce de bambou du port à Ja fois le plus élégant etle plus majestueux. Ces calu- mets élancés, hauts de cinquante à soixante pieds, ressemblent à des flèches'de verdure. Sur la longueur du chaume ligneux, maisflexible commedes anneaux, sont des verticilles toujours agités, du milieu desquels le souffle du vent fait parfois sortir des sifflements ai- gus. La zone des calumets dure jusqu'à neuf cents mètres, c'est-à-dire que son épaisseur est de deux cents ; elle semble servir de limites aux grands bois. Le seul arbre important qu’on trouve au-dessus est cette immense hétérophyllequi, se jouant des formes, porte, mèlées, des feuilles pareilles à celles du saule et des feuilles aussi découpées que celles des plus élé- gants acacias. Ici l'aspect du pays est entièrement changé : des buissons seuls y parent les roches anfractueuses ; de rigides graminées, de verdoyantes mousses, quelques humbles bruvères, végètent à leur base. Atravers les forêts imposantes qu'un tel assem- blase de productions présente souvent en miniature, saillent d'immenses quartiers de lave antique, bleus, gris, rougeätres ou couleur de rouille, qui disent à l'homme que son pied repose sur des abimes, et que cette riche végétation qu'il admire couronne de brû- lantes fournaises qui peut-être un jour seront le tom- beau de tant de richesses. On a quitté le domaine de l’homme; ici se réfugie la chèvre sauvage provenue des chèvres et des boues que jetérent anciennement dans l'ile les Portugais qui la découvrirent; et nous pouvons remarquer en passant que ces peuples, ainsi queles Espagnols, ont rarement abordé sur une terre inconnue sans y répandre quel- ques richesses de leur pays. Heureux si des ministres fanatiques d'une religion tolérante n'avaient point, par de sacriléges persécutions, repoussé du cœur des malheureux sauvages la reconnaissance que quelques bienfaits commencaient à y faire germer ! Le volcan de Bourbon, toujours en éruption, exerce ses ravages dans un espace qu'on appelle Pays-Brüle. La masse des laves qu'il rejette est extraordinaire ; ses flancs sont couverts de volcans plus petits, qui n'y paraissent que de simples monticules, et ces mon- ticules cependant ne sont pas moins considérables que ce Vésuve qui fait trembler Naples. L'ile Bourbon, d'une forme presque ronde, peut avoir de quinze à dix-sept lieues dans son grand dia- mètre, allant du nord-ouest au sud-est, et neuf dans le petit, qui traverse l'ile du nord-est au sud-ouest. Saint-Paul et les cascades y sont les moins mauvais VOYAGE AUTOUR DU MONDE 81 mouillages. L'homme a vainement tenté de soumet- tre les éléments afin de s'assurer, par quelque môle, un abri contre l'Océan courroucé. Celui-ci a déjà brisé plus d’une fois les jetées solides qu'on a com- mencé à élever; et les roches énormes que lui-même a vomies sont jusqu'à présent les seuls édifices capa- bles de résister à la fureur des lames écumeuses. Et maintenant que je vais dire adieu à la colonie française, car le canon du bord nous appelle pour le départ, je crois qu'il est de mon devoir de compléter, par les études récentesauxquellesje viens de melivrer, les détails que j'ai donnés sur les diverses castes d'esclaves et de noirs répandus à Bourbon et à l'Ile de France. Le créole noir, moins grand en général que le blanc, est assez bien pris dans sa taille, leste, adroit et vi- goureux ; il a les traits agréables, l'œil vif et intelli- ... Une riche végétation couvre l’île. (Page 80.) \ gent, et le caractère doux; il aime les femmes avec passion ; il ne se livre pas à la boisson autant que les autres nègres et est beaucoup plus recherché dans sa toilette; il est très-apte aux arts mécaniques, et ses qualités morales le font préférer à tous les esclaves des autres nations. Les noirs et négresses de Guinée ou Yoloffs sont d'une taille haute et svelte; leur œil est grand et doux, leur figure agréable, leur air ouvert, leur peau fine et d’un noir d’ébène ; ils ont de belles dents, la bouche grande, les jambes un peu minces et le pied très-fort ; ils ont plus de noblesse dans leur maintien et dans leur démarche que les autres noirs (quelques Malgaches exceptés) ; ils dansent aussi avec plus de grâce et d'expression que les autres esclaves de la colonie, et les femmes surtout sont passionnées pour la chéga. Les Malgaches ne sont pas aussi grands que les Yoloffs, mais sont mieux faits qu'eux; leur peau est d’une nuance moins foncée, leurstraitssont agréables, et leurs yeux doux et intelligents ; ils sont fort agiles et très-adroits. Ils se divisent en plusieurs castes, Lie. 11 ; dont la couleur, la taille, les formes, les cheveux et le caractère varient singulièrement. On ne croit pas plus aujourd’hui aux nains de Ma- dagascar qu'aux géants de la côte des Patagons. Plu- sieurs voyageurs en avaient parlé sur quelques légers propos dont il ne s'étaient pas donné la peine de véri- fier l'exactitude. Les deux individus introduits il y a quelques mois à l'Ile de France commeappartenant à cette espèce ne sont que le produit de ces jeux dela nature dont on trouve des exemples dans toutes les parties du monde. Les Oras sont, de toutes les esclaves, les plus bel- les, les plus douces, les plus attachées à leurs maitres, et Bourbon redit encore une aventure récente qui a causé une vive sensation dans toute l'ile. Deux jeunes filles de cette caste, à peu près du même âge et fort jolies, ressentirent en mème temps une violente passion pour leur maitre, M. D..…., qui certes ne songeait nullement à la partager. Toutes deux, .. D'autres végétaux se pressent pour ombrager le sol, (Page 80.) sans défiance l’une de l’autre, sans jalousie d’abord, luttaient de zèle et de dévouement ; elles cherchaient dans les regards du maitre à prévenir tous ses désirs, et quand une préférence était accordée à Tabéha, Naké, à l'instant même, sentait des larmes brülantes tomber sur ses joues, et se retirait dans sa case, en proie au désespoir. Un soir pourtant, Nakëé, se doutant des tendres sentiments de son amie, l’appela auprès d'elle : — Tu aimes notre maitre ? — Oui. Tu l’aimes aussi, toi ? — Oui. — D'amour ? — D'amour. — Pas autant que moi. — Oh! bien plus. — Je t'en défie! — J'accepte. — Si tu plais avant moi, je l’empoisonne, — S'il t'aime avant moi, je vous empoisonne tous deux. — Eh bien, écoute, Naké, ne l’aimons ni l'une ni l'autre. — Si, aimons-le toutes deux, mais tuons-nous pour lui. : 11 82 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — C’est ça. Comment? — Il faut monter au volcan et nous y précipiter. — (Ça ne durerait qu'un moment, et pour lui il faut souffrir davantage; laissons-nous mourir de faim. ” — C'est dit; et celle qui mangera, fût-ce un seul grain de maïs, aimera moins que l’autre. .— Ce ne sera pas moi! — Nimoi! Les deux malheureuses jeunes filles tinrent leur serment ; elles dépérirent à vue d'œil, et un jour on les trouva à côté l'une de l’autre dans une même case, aimaigries, desséchées, haletantes. Leur maitre alla les voir, et dit à Naké : — D'où souffres-tu? Qu'as-tu ? Parle. — Je t'aimais, je meurs. — Et toi, Tabéha ? — Je t'aimais aussi. Une vieille négresse, stupide dépositaire des ser- ments des deux jeunes filles, raconta trop tard à M. D... la fatale résolution qu'elles avaient prise; et moi, historien prudent, je peux la relater dans ces pages, bien convaincu que la contagion de l’amour des deux Oras ne viendra jamais jusqu’à nous, ou que, dans tous les cas, elle serait sans danger pour les Européennes. XIV BOURBON Pecit. — Hugues. — Esclaves. Grave, non; sérieux, oui. Bien des philosophes ne raisonnent pas plus sensément, qui se disent logiques et profonds quand ils ne sont que faux et creux. Bien des docteurs ne sont pas plus sensés que les deux interlocuteurs que je vais vous présenter et dont vous auriez tort de rire. ILest deslivres pour toutes les in- telligences, comme il est une morale pour tous les peuples. L'Europe touche à l'Asie, et pourtant il y a un monde entre les deux points les plus rapprochés . de ces deux fractions de notre planète. J'ai souvent à ma droite une de ces puissances mortelles qui font marcher une époque, qui disent le cours des astres, qui annoncent leur apparition à jour fixe, à l'instant précis, qui lisent dans le grand livre de la nature comme vous et moi dans un Telémaque; et j'ai à ma gauche une de ces cervelles épaisses qui ne compren- nent rien, qui ne saisissent rien, qui acceptent le vrai avec autant de confiance que l'absurde, et qui ne seraient que médiocrement surpris que le soleil se levät aujourd'hui au couchant dans la conviction de s'être trompés la veille. Qu’y a-t-ilentre eux ? Moi, un atome, rien. N'est-ce donc pas là le monde? Ici le génie, là le crétin; ici l’homme qui dote son siècle d'une haute pensée, là l'homme qui donne un dé- menti à la grandeur divine ; icile palmier ou lerima, là le mancenillier ou la ronce. Pour qui observe, par- tout des constrastes, à chaque pas un rude combat entre le bien et le mal, entre le fort et le faible, sans songer que ce qui est bien à mes pieds est mal à six mètres de distance, et que ce qui me parait un colosse le matin est nain le soir. En vérité, la vie est une fatigue, j'allais dire un fardeau, une dérision quand on se laisse aller à réflé- chir aux soucis qu'elle donne à qui veut la compren- dre et l'expliquer. Savez-vous pourtant qui m'avait jeté dans ces gra- ves pensées d'où 1l m'était impossible de m'arracher, tant j'étais pressé par elles? Je vais vous ledire. Il me prit envie, avant de franchir les belles ram- pes de M. de la Labourdonnaie, de suivre vers sa source le torrent qui roule, au temps des orages, ses eaux terreuses et bouillonnantes au pied tranquille de Saint-Denis. Un matelot portait ma chambre ob- secure; ce matelot c'était Petit, mon brave et malheu- reux ami prêt à toute corvée utile; vous le connaissez, I était à ma droite : c'était l'homme de génie dans son espèce; à ma gauche, j'avais le nommé Hugues, que vous apprécierez plus tard ce qu'il vaut. Nous allions de l'avant, d’un pas assez boiteux, sur les ga- "” lets roulés, et le soleil dardait sur nous ses feux croi- sés avec une rudesse à fatiguer notre constance. Hugues était la brute, mais une brute à double titre, parce qu’il voulait être hommesupérieur: ausurplus, fidèle et très-bon garçon. — Chien de pays! marmottait Petit entre ses dents en mâchant son énorme pincée de tabac. — Pourquoi cela? répliqua Hugues en clignotant comme un seigneur qui regarde un valet en pitié. — Vlà des galets ; à chaque orage, le torrent les pousse vers lamer. il y a des millions d'années qu'on a inventé les orages ; il ne devrait donc plus y avoir de galets, et pourtant il y en a toujours autantque de blattes. — Mais, gros bêta, les galets, la terre les fabrique comme elle fabrique les champignons ; ça pousse de mème, n'est-ce pas, monsieur Arago ? — Je l’ignore; mais ce que je sais, c'est que ces diables de galets usent terriblement mes bottes. — Ils n’useront pas les miennes, dit Petit, qui marchait nu pieds. Dis donc, grand savant, poursui- vit lematelot, et cetescogriffe de soleil quinous brûle si fort et nous fait devenir rouges comme des écrevis- ses cuites, pourquoi donc qu'il ne rôtit pas les épau- les sans chemises de ces pauves noirs que nous voyons là et qui n’ont pas même un verre de vin par semaine pour se radouber? Pourquoi ça? — Parce que ces gens-là ont été créés pour la chose. On leur a dit : Vous êtes noirs, doncyous serez esclaves; et ils bêchent, et ils défrichent, etils souf- frent. — Ça doit être ; je saisis à merveille ton raisonne- ment; mais comment me feras-tu comprendre que nous marchons en ce moment la tète en bas ou à peu près, ainsi que je l'ai entendu dire ce matin sur le gaillard d'avant? C'est diablement dur à avaler, car si ça était, la demi-bouteille de vin que j'ai là dans ma poche et que M. Arago va me permettre de boire, parce qu’elle me gène, se viderait. j — Du tout, le ciel a voulu que la terre fût ronde, et il l'a imaginée ainsi afin qu'on püt faire le tour du monde. Si c’était plat, la chose serait impossible. — C'est juste, pourtant. Cré coquin ! que c'esl avantageux de voyager avec des savants de celealk bre-là ! IL n’est pas absolument exact de dire que c'est la paresse qui fait les hommes ignorants; il est plus vrai de publier que c’est elle qui les maintient dans l'ignorance. Chacun de nous, soit vanité bien com- ne VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 85 - prise, soit curiosité mal entendue, veut savoir. Il n'est pas de petits secrets que nous ne cherchions à pénétrer; il n'en est pas de grands que nous n’ayons eu la prétention de découvrir sans secours étrangers, et nous nous donnons mille fois plus de peine pour nous blottir dans l'erreur ou le mensonge que nous n’en aurions eu à accepter la vérité. Désapprendre est chose si difficile, qu'il vaut mieux tout ignorer que de trop savoir, alors que ce que l’on a appris est faux. Celui qui ne sait rien peut être un esprit sans intelligence; celui qui a tout admis est à coup sûr un esprit de travers. Un bâton erochu ne se re- dresse pas aisément. Si j'avais laissé faire le moraliste Hugues, devenu, quelques jours après, mon domestique, 1l eût changé la nature simple et primitive du brave Petit, qui au- rait été transformé en sot, de candide qu’il était tou- jours resté; car Hugnes, dans son incommensurable orgueil, lui inculquait les hérésies les plus ridicules et lui dévoilait même, je crois, les secrets de la di- gestion. Hugues était à la fois savant, moraliste, phi- losophe, astronome et médecin; il se croyait tout, puisqu'il n’était rien. Moins je parlais, plus l'imper- tinent élevait la voix ; plus j'écoutais, plus il devenait loquace. Il tenait à briller dans cette première entre- vue et ne faisait que brailler. De son côté,le docile élève se disait en lui-même : « Puisque M. Arago ne répond pas, c’est que M. Hugues a raison. » Avant d'arriver au but de notre course, le professeur s'était si puis- samment emparé de son disciple, que celui-ci lui jetait à la face le mot de monsieur gros comme le bras : c'était à fouetter le pédagogue. La large et sinueuse vallée que creuse le torrent se rétréeissait petit à petit vers sa source, et à droite surtout les montagnes prenaient un aspect grandiose. On voyait à leurs déchirements que l'influence des volcans se faisait seelir jusqu'ici; on trouvait çà et là, loin de la cime où ils avaient longtemps plané, des blocs immenses de roches détachées par les vio- lentes secousses des feux souterrains ; et Hugues, que ces bouleversements terribles n'étonnaient que faible- ment, disait au pauvre matelot ébahi les éruptions autrement chaudes des volcans de la lune, qui nous envoient si fréquemment leurs rapides et dangereux aérolithes ; pour lui le fait était avéré. Petit n’en re- venait pas, et Hugues triomphant lui expliqua la cause première et certaine des commotions volcani- ques; il pénétra dans le fond des eaux et en arracha le secret toujours caché des terribles raz-de-marée qui ont brisé tant de navires ; il prouva d'une ma- nière victorieuse que les étoiles de l'hémisphère aus- tral devaient être plus brillantes que celles de l'hé- misphère boréal. Tout ce que la science ignore, tous -les phénomènes météorologiques qui tiennent encore en suspens les hommes les plus avancés dans la géo- logie ou l'astronomie furent mis au jour avec cette lucidité que vous avez déjà appréciée ; de telle sorte que le pauvre Petit, vaincu par tant de bonnes rai- sons, fut prèt à changer de nature et à devenir Hugues comme mon voisin de gauche. Petit garda quelque temps le silence de la réflexion, qui dit l’irrésolution de l'esprit ; et,-le rompant enfin, plutôt comme pour me prouver qu'il avait compris : — Savez-vous bien, monsieur Arago, me dit-il, que la science est une bonne chose ? Avant de répondre au crédule Petit, J'ordonnaiune halte sous une charmante touffe de palmistes, au bord d’un admirable champ de cannes à sucre, à l'extrémité duquel pointaient les cases, basses et fé- tides, des noirs de l'habitation. D'abord Petit se tint debout par respect, moins pour moi, son supérieur, que pour Hugues, son égal; je linvitai à s'asseoir à mon côté. — Allons, mon brave, assez de science comme cela ; mange un morceau maintenant. — C’est drôle, je n'ai presque plus faim; ce co- quin-là m'a brouillé la cervelle. — Pourquoi donc? — Il m'a appris des choses si savantes! — Que L'a-t-1l appris? — D'abord, que la terre était ronde, parce que si elle ne l'était pas, nul ne pourrait faire le tour du monde. J'ai compris ça du premier coup, ça est clair comme bonjour, et je n’y aurais pas pensé sans mon- sieur. (Petit ôta son chapeau. } Hugues se pavanait. — Et si je te dis, moi, que celui que tu admires tant et qui te prive de ton appétit quotidien ne t'a dé- bité que des sottises ? — Si vous me prouvez ça, monsieur Arago, je vous jure, foi de Petit, que ce gredin-là ne aonnera plus de leçons à personne. — Je ne prétends pas que ton ressentiment aille si loin, mon brave ; mais en attendant, tâche d'ou blier les sornettes que tu as entendues; reste excellent matelot comme par le passé et ne sors pas du cercle tue le destin a tracé autour de toi; fais trève à tes idées d’ambition si peu en harmonie avec tes fatigues de gabier, et bois ce verre de vin à la santé de ton ami Marchais. — À sa santé! mais, foi d'homme, ça me fait plus de bien.qu’à lui. — Et vous, Hugues, je vous conseille de ne plus prècher vos sottises à cesbraves gens, vous vous atti- reriez de mauvaises affaires, et si vous savez lire, ce dont je ne doute pas, lisez-leur sur le gaillard d'avant les livres que je vous prêterai pour abrèger les en- nuis et la longueur du quart. — Cependant, monsieur, ce que j'ai dit à Petit, je l'ai appris dans plusieurs ouvrages. — Si vous aviez fait un meilleur choix, vous auriez la tête plus creuse et par conséquent moins lourde, En morale, rien ne pèse comme le vide; croyez-moi, changez de vocation ou plutôt de nature, redevenez ignorant, quelque effort qu’il vous en coûte. Hugues se tut ; Petit mordit avec une double joie dans une belle carcasse de dinde qu’il serrait de ses doigts goudronnés, et de temps à autre il me disait assez à voix basse pour être entendu du pauvre Hu- gues : — Etais-je bête de croire que les galets poussaient comme des champignons ! Tenez, J'aime cent fois mieux avaler ce blanc de volatile et ce verre de vin que toutes les bêtises qu'il me débitait… J'aplatirai cet homme. Hugues/mangeait et ne parlait plus, l'aspect des mains calleuses du matelot lui avait serré le gosier et arrêté tout netses élans de professorat. Après ce léger repas assaisonné par un appêtit de piéton épuisé, je pris congé de mes deux camarades de route et ie me dirigeai vers les cases des noirs que j'avais aperçues en arrivant à notre halte. Non loin, assise sur le som- met d'un monticule à pente douce, se développait gracieusement à l'œil une charmante habitation avec ses varangues où l'air se joue si pur el sibienfaisant, sa fraîche terrasse, ses volets verts et ses gracieuses plantations de bananiers et de manguiers autour. Ici, comme à l'Ile de France, l'hospitalité devait être une douce pratique de chaque jour ; je résolus 84 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, donc de pousser jusque-là et de visiter les maitres avant les esclaves. Je ne suis pas fier. L'accueil tout amical que je reçus me rappela Mau- rice, et l’on voulut à peine entendre mon nom. Ce- pendant, après les premières politesses d'usage, je dis qui j'étais, et heureux hasard qui n'avait amené si loin dans ma promenade d’explorateur. Je sollici- tai la permission de visiter l'espèce de camp où repo- saient les noirs, et le planteur m’offrit le bras avec une courtoisie franche et empressée. Deux esclaves étaient au bloc, le pied droit et la main gauche dans le même anneau scellé à une grosse pierre au soleil ; je demandai grâce pour eux, elle me fut accordée ä l'instant même, et je remerciai plus vivement encore le maitre que ne me témoignèrent de gratitude les nègres amnisliés. — Pourquoi donc des cases si basses, si fétides et si peu aérées ? dis-je au colon. Ne craignez-vous pas que cette lourde atmosphère ne pèse trop fort sur les poitrines déjà halelantes de vos noirs? — Mais quand nous les leur donnons, elles sont propres et saines. Ces gens-là, voyez-vous, aiment à se séquestrer du monde; il leur faut une niche, un trou ; plus ils sont serrês, plus ils se croient libres, et cette forte odeur dont vous accusez notre insou- ciance, c’est celle qui s’exhale de leur corps. Ils la concentrent dans ces sortes de cages, ils se blottissent là comme dans les huttes des pays d’où on les atirés; et qui sait si dans leurs rêves de chaque nuit ils ne re- trouvent pas leurs steppes, leurs déserts et leur liberté ! — Ne le leur avez-vous donc jamais demandé ? — Non, non. Nous ne leur parlons que de farine de manioc, parce que nous ne les nourrissons que de cela, et nous leur disons quelques mots du fouet, parce qu'ils ne travaillent que dans la crainte des chà- timents. Ce qu'il nous faudrait, à nous, planteurs, c'est qu'il n'eussent pas une seule idée dans la tête. Tenez, en voici un qui passe près de nous en nous sa- luant avecune sorte de fierté que n’ont pas ses cama- .. Pourquoi donc des casses si basses, si fétides ? (Page 84.) rades. Eh bien, c’est le plus dangereux coquin de mon habitation ; il improvise des chansons d’indépen- dance, il s’est déjà sauvé quatre fois, et je suis sûr qu'il médite une fuite prochaine. — Avez-vous tenté de le soumettre par la dou- ceur ? — Dieu m'en garde! je lui parle toujours le fouet à la main, afin qu’il ne me réponde pas avec le cou- teau. Si je faiblissais, il deviendrait redoutable. — En ce cas il faudrait mieux l’affranchir. — C'est ce que j'eusse fait si j'avais pu le renvoyer à Angole, sa patrie. Remarquez comme les autres noirs s’'approchent de lui avec empressement et res- pect : c’est qu'il va chanter. — Une chanson d’Angole ? — Je vous l'ai dit, une improvisation. — Se taira-t-il si nous approchons de lui? — 1] feindra de ne pas nous voir, voilà tout. — Essayons. Le noir fit d’abord un conte assez long à son audi- toire attentif, puis d'une voix gutturale et sur un air qui n'avait que trois notes, il psalmodia les pa- roles suivantes en mauvais créole assez passablement rimé, Angole est mon pays, Hil hi! Mes pères et sœurs sont là Ah! ah! Un beau jour je tuerai, Eh! eh! Et j'y serai bientôt, Oh! oh! Moi, fatigué de labourer la terre Moi, fatigué de recevoir des coups, Je ne veux pas attendre davantage, Et quand mes frères auront autant de cœur que mol. Je ne veux pas achever ma chanson; Car maître est là qui m'écoute. Et quand l'étranger sera parti, Avec bon maitre qui nous frappe si fort, Moi vous dirai, mes camarades, Ce qu'il faut faire pour ne plus être esclaves. — Vous entendez ce misérable, dit le planteur en m'entrainant : si les autres avaient autant d'énergie que lui, mon habitation serait bientôt au pillage. — Cela a donc une âme? — La conséquence n’est pas juste. — S'il souffre plus que les autres, il faut qu'il fasse plus aussi. — Vous ne comprenez rien à l'éducation à donner : AUX noire, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 85 — Je comprends, au moins, qu'on brise les chai- nes alors qu'elle sont trop lourdes. Ne l'oubliez pas, monsieur, le fer de l’esclavage a deux bouts, il pèse par conséquent aussi à la main qui conduit. Ou l'émancipation, ou un code protecteur des noirs : le Brésil m'a dégoûté à tout jamais de la traite. — Allons, allons, nous reverrons l'Europe, nous irons respirer son doux parfum de liberté. Ah ! pau- vres libres que vous êtes! Ma bouche resta close aux dernières paroles du co- lon, et mes yeux se baïissèrent à son regard. — Voici du monde qui nous est arrivé, poursui- vit-il rapidement comme pour changer la conversa- tion, vous m'avez porté bonheur. Je trouvai, en effet, assis sous la large varangue à sveltes coloniles vertes, MM. Achille Bédier et Tous- saint Boudin, pour qui j'avais reçu de M. Pitot des lettres de recommandation et qui eurent bien de la peine, me dirent-ils, à me pardonner ma discrétion européenne. Puis entrèrent d’un pastriste et grave trois fort belles personnes, madame D... et ses filles, dont le nom se rattache à la plus affreuse catastrophe qui ait jamais frappé une ville. C’est chez le mari de madame D..., avocat de probité et de talent, que le feu éclata d’abord, pour consumer en quelques heu- res les plus magnifiques quartiers du Port-Louis et qui rèduisit à la misère tant de riches négociants. Victime lui-même du terrible fléau qui dévasta une colonie, M. D... vint s'établir à Bourbon, oùil est con- sidéré comme citoyen et comme homme de mérite. Cependant le soleil penchait vers l'horizon et je son- geai à la retraite, malgré les pressantes instances du planteur, qui me força d'accepter un palanquin. Déjà je disais adieu à ceshôtes si hospitaliers, quand nous vimes aecourir en toute hâte plusieurs noirs qui nous apprirent que, non loin de là, deux blancs se battaient à grands coups de poing. Nous doublämes le pas et nous trouvàmes étendu sur l'herbe et fort rudement meurtri le professeur Hugues. — Comment! dis-je d’un ton sévère à Petit, vous vous êtes battus? — Non, monsieur, je l'ai battu, — Et pourquoi? — Dame! il m'a dit que vous étiez un sot et m’a toujours soutenu, malgrè vous, que les galets pous- saient comme des champignons ; alors. — Mais, misérable, il ne fallait pas l’assommer ! — Je n'y ai touché que du pouce; ça n’a pas pour deux liards d'énergie. quel fahi-chien ! — Comment partirons-nous d'ici ? — C’est facile, allons-nous-en tous deux, laissons- le se reposer, et demain matin je viendrai le cher- cher, il sera tout radoubë. — Oh! qu'à cela ne tienne, dit le planteur, je vais vous donner un second palanquin et des noirs. Hugues y fut dorloté comme un prince oriental ; mais Petit, furieux d'aller à pied quand son docte ennemi était doucement voituré, marmottait tout bas: Laisse faire, laisse faire, va, Je te promets de te re- commander à Marchais, et je te réponds que situ cherches à lui faire avaler que les galets poussent comme des champignons, il te démontrera d'un seul geste comment on aplatit un requin sous une caro- nade avant de le mettre à la poële. Décidément, malgré ma vive amitié pour Petit, je sens qu'il faudra à l'avenir se priver de sa conversa- tion par trop énergique. Hélas! en aurai-je lecourage! on s'attache par les bienfaits NOUVELLE-HOLLANDE Sauvages anthropophages. — Départ Dès que vous avez dit adieu au géant de Bourbon, le Piton-des-Neiges, pour courir à l'est, vous êtes saisi d'une triste pensée, et vous vous demandez in- volontairement où vous retrouverez unepatrie absente. Dans toutes les mers que nous allons sillonner, cha- que peuple qui possède une marine a des points de relâche qui lui appartiennent, et son pavillon debout et flottant sur la cime des monts lui dit qu’il trouvera là, à l’antipode de son pays, des amis, des frères, une protection, une patrie nouvelle. Nous, au con- traire, si orgueilleux de nos conquêtes continentales, si justement fiers de la gloire passée et présente de notre marine, nous ne trouvons dans ces péril- leux voyages de circumnavigation aucun coin de terre où nous puissions nous reposer chez nous. Que possé- dons-nous en effet dans le vaste océan Indien, aux iles de la Sonde, aux Moluques ? Rien ; nous n'avons rien aux Mariannes, rien à l’ouest dela Nouvelle-Hollande, rien aux Carolines, rien encore dans les mers de la Chine ou du Japon; rien aux Sandwich, aux Philip- pines, aux iles des Amis, à celles de la Socièté ; rien %ers la Nouvelle-Galles du Sud, à la Nouvelle-Zélande, à la terre de Van-Diemen ; rien au Chili, au Pérou, sur la côte de Patagonie; rien du côté du Brésil ou de Rio de la Plata. Et ces iles Malouines, qui doivent leur nom à un habitant deSaint-Malo etnon pas à la décou- verte bâtarde de Falkland, quoi qu'en disent les An- glais, ces Malouines, où nous devons un jour laisser notre belle corvette entr’ouverte, ces Malouines qui viennent de nous être volées par la Grande-Bretagne, pourquoi n’en avons-nous pas revendiqué hautement notre droit de suzeraineté, alors que les Anglais, il y a quelques mois à peine, ont fièrement déclaré qu'ils s’y établissaient en maîtres”? Mais notre voix ne serait pas entendue ; le léopard flotte anjourd’hui sans doute à côté de la roche où s'arrêta notre Uranie; et les marins français occupés de la pêche de la baleine et de la chasse du phoque seront tenus désormais de payer un droit d'entrée dans cette radenomméefran- case, au fond de laquelle sontencore, debout et res- pectées, les humbles bâtisses qu'y éleva le capitaine Bougainville lors de son voyage autour du monde. La déportation est une loi de notre code pénal. Eh bien! au lieu de cet or inutilement jeté pour des voya- ges stériles à la science et à la civilisation, dites à un de vos peuples rivaux, à l'Espagne par exemple : Vous avez dans l'Océan un riche et bel archipel dont vous ne tirez aucun profit; gardez Tinian et Guham; mais il y a là Saypan, Aguigan, Rotta, Anataxan, Agrigan; voici cent mille écus, et donnez-nous ces iles. Oui, cent mille écus versés dans les coffres d'Isabelle vous doteraient, sous un ciel douxet bienfaisant, au milieu d'une riche et puissante végétation, au sein des eaux les plus paisibles du monde, d’un point de relâche L d 86 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. pournosnavires voyageurs qui pourrait devémiranjour | la queue gigantesque d'une grande baleine arrachant le rival de ce port Jackson dont l'Angleterre est fière à | à l'aide de ses fanons tranchants et filandreux, sous tant de titres. Mais la vérité utile n'a pas toujours une voix assez forte pour être entendue, et longtemps encore, dans nos voyages d’oùtre-mer, nous serons lès humbles tributaires des Espagnols, des Hollandais, des Portugais et des Anglais, dont les comptoirs spé- eulateurs payent pour ainsi dire les océans. Il est triste de mettre ainsi à nu la pauvreté d’un pays qu’on voudrait voir riche, grand et fort parmi tous les autres; mais je l'ai déjà dit, je ne sais pas mentir en présence des faits, et je crois, au surplus, que nous n'avons encore qu'à æwuloir pour obtenir. Qu'importe, en effet, que les noms des Laplace, des Berthoilet, des Monge, des Cuvier, des Arago, déco- rent sur toutesles surfaces du globe des anses, des criques, des récifs, des promontoires, si ces noms glorieux sont attachés, comme sur la presqu'île Péron, qui doit être notre première relèche, à une terre dé- crépite, à un sol sans verdure, à une mer sans abris ? Les vents variables que nous allämes chercher pour notre longue traversée ne nous firent pas défaut ; ils soufflèrent avec une force et une sorte de régularité tout à faitcourtoise, et c’est à leurconstance que nous dûümes de ne pas avoir à déplorer de plus grands mal- heurs que ceux qui nous frappèrent, car nous perdi- mes plusieurs de nos plus gais et de nos plus intrépi- des matelots dans les tortures de la dyssenterie. Après une cinquantaine de jours de marche, le point nous plaçait déjà presque en vue de la terre d'Edels, quand ons’aperçutque l’eau douce manquait. Par une inconcevable erreur qu’on n’avait point songé à vérifier, et dont nul officier pourtant ne doit porter le blâme, une de nos caisses en fer se trouva remplie d’eau de mer, et peut-être nous fallait-il encore plu- sieurs Jourspourarriver aumouillage. On alluma donc notre grand appareil distillatoire, et deux heures après le feu était à bord. À ce cri sinistre : Au feu ! qui venait de parcourir | ‘la batterie, il fallait voir ces bouillants matelots in- trépides, silencieux, recevoir les ordres et les exécuter avec une précision qui tenait du prodige. Marchais, Barthe, Vial, Lévèque et Petit surtout, suspendus sur l’abime, travaillent avec cette ardeur quine doit rien à la crainte et qui fait oublier la sûreté personnelle pour la sûreté de tous. L’alarme fut courte, le feu bientôt maitrisé, et nous reprîmes sur le pont nos pro- menades habituelles, mais non sans-réfléchirpendant quelque temps à Fimminence du danger auquel nous venions d'échapper. Un navireen flammes au milieu de l'Océan est le plus imposant et le plus terrible des drames ; nous n’arrivaämespasjusqu'à la catastrophe, et franchement je me réjouis de n'avoir pas ce nouvel épisode à vous raconter. Cependant nos regards avides interrogeaient l'hori- zon silencieux. Tout à coup : Terre! s'écrie la vigie ; et une heure après se levèrent au-dessus désflots les plateaux éclatants d'Édels et d’'Endracht, pareils à deux sœurs attristées, abandonnées au milieu de l'Océan. Après les avoir longés quelque temps, nous unies le cap sur la baie des Chiens-Marins, où nous laissämes tomber lanere le soir sur un fond de cotpuillages brisés. Le navire pesa d’abord sur ses . câbles assujettis, frétilla un moment etse reposa enfin, avec l'équipage, d’une course sans repos de plus de deux mille lieues. Quel effrayant panorama, grand Dieu ! Dans la rade incessimment zigzaguée par le mouvement rapide et cadencé d’une immense quantité de chiens marins, surgissait parfois, pareïlle à une grande voile noire, les coquillages du fond, les myriades de petits poissons dont elle fait sa nourriture. Les eaux étaient belles et réfléchissaient, sans l’appauvrir, l’azur bril- lant du ciel. Mais là-bas, à la côte, quel morne silence ! quel aspect lugubre ! quel deuil ! quelle désolation ! C'est d'abord un espace de quarante à cinquante pieds de largeur que les hautes marées ne peuvent envahir; puis une falaise, tantôt blanche comme la plus blanche craie, tantôt coupée horizontalement de bandes rouges comme la plus vive sanguine ; et au sommet de ces plateaux de quinze à vingt toises de hauteur, se mon- trent des troncs rabougris, brülés par le soleil, des arbustes sans feuilles, sans verdure, des ronces, des racines parasites ou meurtrières, et tout cela jeté sur du sable et sur des coquillages pulvérisés. À l'air, pas un oïseau; à terre, pas un cri de bête fauve ou de quadrupède inoffensif, pas le murmure de la plus petite source. Partout le désert avec sa froide solitude qui glace le cœur, avec son immense horizon sans écho. L'âme est oppressée à ce triste et silencieux spectacle d'une nature sans nerf, sans vie, sortie évidemment depuis peu de siècles des profondeurs de l'Océan. Nous nous couchâmes, inquiets pour l'avenir, tant le présent assombrissait nos pensées. Le lendemain de grand matin, nos alambics furent établis à terre, car, je lai dit, nous étions sans eau douce. Pour moi, empressé comme d'habitude, je ‘m'embarquai dans : un canot, commandé parle brave Lamarche, qui avait mission de chercherun lieu commode pournos tentes et notre observatoire. I ne nous fut pas possible d’ac- coster, tant les eaux étaient basses, et je me vis contraint de patauger pendant un quart d'heure au moins avant d'arriver à la plage, tandis que M. Lamar- che cherchait au loin un facile débarcadère. Mon costume était des plus étranges. Un vaste chapeau de paille, pointu, à larges bords, couvrait mon chef ; je portais sur mon dos une grande caisse de fer-blane, qu’en prudent explorateur j’avaisremplie de quelques provisions de bouche ; une gourde pleine d'eau battait mes flancs, en compagnie d’un sabre de dragon; et, pour compléter mon attirail guerrier, J'avais à ma ceinture deux petits pistolets, et sur mon épaule un excellent fusil de munition avec sa haïon- nette. Ajoutez à cela un volumineux calepin qui neme quittait jamais, et une assez ample provision de col- liers, miroirs, couteaux et autres objets d'échange, dont je comptais enrichir les heureux habitants de cette terre de séduction. J’allais bon train sur la plage, en dépit des coquillages et du sable qui entravaient ma marche, et je comptais arriver de bonne heure auprès de mes amis, dont j'avais aperçu de la corvette les feux éclatants. Le soleil se lève, tout change de face ; naguère pas un insecte ne bourdonnait à l'air; maintenant des essaims innombrables de petites mouches au dard aigu envahissent l'atmosphère et se glissent sous les vête- ments. Ce sont des attaques perpéfuelles, c’est un supplice de tous les instants ; si vous vous défendez de la main, c’est la main qui est déchirée ; rien n° le pouvoir de vous protéger, et Ja rapidité de vos mouvements excite vos ennemis au lieu de les décou: rager. Je souffrais horriblement ; mais cômme je m'aperçus que les parties de mon corps exposées à l'air'étaient plus immédiatement attaquées par ces voraces insectes ailés, Je fis volte-face et marchaï à reculons, ce qui me donna de temps à autre un peu de répit. : = ds : * VOYAGE AUTOUR DU MONDE. Cependant la fatigue m'accablait, je résolus de m'as- seoir etde délester mon petit caisson de quelques pro- visions, au risque de donner pâiure au vol immense de mouches affamées qui me couvraient d’un sombre réseau, et d'avoir à leur disputer mon maigre repas. Jechoisissais déjà de l’œil l'endroit le plus commode de la plage, quand j'aperçus sur le sable plusieurs traces de pieds nüs. A l'instant Robinson Crusoë me vint à la pensée, et, sans raïllerie, je vous jure, je m'atten- dis à une attaque de sauvages. Je ne déjeunai pas ; je me remis en route le plus bravement possible ; et afin de m'affranchir en partie de la piqure des mouches, je hissai sur ma tête, à l’aide de mon sabre, un morceau de lard salé qui appelait incessamment leur appétit. Callot eût trouvé là une figure digne de ses pinceaux. Toutefois, un peu honteux de la frayeur qui m'avait si subitement saisi, jerésolus de gravir la falaise, afin de m’assurer, de cette espèce d'observatoire, si je pourrais dans le lointain distinguer quelque cabane ou quelque fumée. Mais je n’en pus venir à bout, car le sable roulait avec rapidité sous mes pieds, et lors- que je cherchais à m'étayer des toulfes épineuses qui tapissaient les parois du plateau, l’appui fragile et piquant roulait avec moi jusqu’au sable du rivage. J'avais encore à doubler une langue de terre à 200 toises de moi, pour me trouver en face du camp, lorsque je vis accourir à ma rencontre mon ami Pellion, élève demarine, qui par ses gestes multipliés semblait m'inviter à hâter le pas. Hélas! mes forces étaient épuisées et jeme laissai tomber à terre. Ilarriva enfin avec deux matelots,etilm'appritqueles sauvages, au nombre d'une quinzaine au moins, entouraient les tentes, et par leurs cris et leurs menaces es- sayaient de les forcer à la retraite. Cette nouvelle inattendue me reposa de mes fatigues, et j'arrivai au camp avec des émotions auxquelles nul de nous ne pouvait échapper. Voilà donc ce qu'on nomme sauvages ! voilà donc ces hommes extraordinaires, vivant sans lois, sans intelligence, sans Dieu! il y a läun sol qui ne peut les nourrir, ils y campent; ils trouvent sous leurs pieds une terre marâtre, ils y meurent, privés même de cet instinct de conservation dont sont douées les bêtes féroces, qu'ils égalent en cruauté sans en avoir ni la force ni la puissance. Voyez-les tous, sur ces dunes qu'ils nomment leur patrie, eriant, gesticulant, ré- pondant à nos témoignages de confiance par des cris fauves et des menaces de mort. Oh ! s'ils pouvaient nous anéantir d’un seul coup, nous dévorer en un seul repas ! Mais heureusement ils n’ont pas de cœur : rien ne leur dit pourlant encore que nous possédons des armes plus meurtrières cent fois que leurs fragiles . casse-têtes el leurs faibles sagaies. pr = Pellion, Fournier, Adam, quelques autres de nos amis avaient djà proposé des échanges à ces mal- heureux, divisés en trois bandes comme pour nous cerner de toutes parts. Je gravis le monticule où hur- laient les plus audacieux, et, quoiqu'ils fussent huit contre moi, ils reculèrent de quelques pas, agitant leurs sagaies et leurs casse-têtes à l'air, et me mon- tèrent le navire, puis firent retentir l'air de cris éclatants et terminèrent toutes leurs périodes par le mot : Ahyerkade ! qui voulait dire évidemment+ Allez- -vous-en ! parlez ! Je n'élais pas homme à me montrer docile à leur invitation peu courtoise, et, en dépit de leur volonté nettement exprimée, je restai en leur faisant des signes d'amitié et en prononçant à haute voix le mot {ay0, qui, chez beaucoup de peuplades de la Nouvelle-Hollande, veut dire ami. L'ami que je leur 87 prèésentais.ne fut pas compris, et les voeiférations re- tentirent plus ardentes. J'avais bien un pistolet à ma ceinture, mais je ne voulus pas mème m'assurer s'ils en connaissaient la valeur, tant ces pauvres êtres m'inspiraient de pitié. Et, néanmoins, il fallait à tout prix que cette premièreentrevue nedemeur passans résultat, afin de nous mettre à l'abri de #es impor- tunes visites pendant toute notre relâche. Orphée improvisé, je m’armai d’une flûte au lieu d'un pistolet ou d'un sabre, et je jouai un petit air pour savoir s'ils étaient sensibles aux charmes de la musique. Îl faut le dire, je ne reçus aucun encourage- ment, quoique deux d’entre eux se fussent mis à sau: | tiller de la facon la plus étrange, et je doute fort, amour-propre à part, que l'Orphée de la Thrace eût obtenu un plus beau triomphe. Tout fier de leur avoir ainsi fait oublier un moment leur instinct de férocité, je lirai de ma poche des cças- tagnettes, harmonieux instrument dont je joueun peu mieux que de la flûte ; et voilà mes sauvages qui, au claquement cadencé de l'ébène, se mettent à gam- bader, à tournoyer comme de grands enfants qui voudraient donner de la souplesse à leurs muscles en- gourdis. J'étais heureux aussi, moi; car, éloigné d'eux de dix pas au plus, je pus étudier leur charpente et les traits de leur physionomie. Leur taille est un peu au-dessus de la moyenne ; ils ontdes cheveux non pas crépus, non pas lisses, mais noués en mèches, comme les papillotes d’une tête qu'on va friser. Lecräne et le front sont déprimés ; ils ont les yeux petits, étincelants, le nez épaté et aussi large que la bouche, laquelle touche presque à leurs oreilles, qui se dessinent d’une longueur effrayante. Leurs épaules sont étroites et aiguës, leur poitrine velue et retirée, leur abdomen prodigieux, leurs bras, leurs jambes, presque invisibles, et leurs pi-dset leurs mains d'une dimension énorme. Ajoutez à cela une peau noire, huileuse et puante, sur laquelle, pour s'embellir, ils tracent de larges raies rouges ou blanches, et vous aurez une idée exacte de la tournure, de la grâce, de la charpente et de la coquetterie de ces beaux messieurs, à qui il ne manque qu’un peu d'adresse et d'intelligence pour être au niveau des macaques où des sagouins. Tout cela est horrible à étudier, tout celaest triste et hideux à l'œil et à l’ima- gination. Deux de ces infortunés avaient une barbe fort longue comme les cheveux; et sur la dune supé- rieure jeremarquai une femme absolument nue comme les hommes, belle-et séduisante comme eux, portant : surses hanches un petit enfant qu'elle relenait, tantôt de la main, tantôt d'une lanière de peau couverte de poils. À côté d'elle se montrait un vieillard serré au flane par une ceinture qi passait dans un coquillage couvrant le nombril. * Le plusleste et le plus intrépide des naturels, las enfin de ses évolutions au son de mes cas agnettes, s'arrêta tout court, etme faisant comprendre qu'il dé- sirait les avoir, il m'offrit en échangé une petite vessie à demi remplie d’ocre rouge.-Je n'acceptai pas Ile marché, et au lieu de castagnettes, je lui montrai un petit miroir d'un sou que je déposai à terre en m'é- loignant de quelques pas et en linvitant à laisser sa vessie à lamème place; mais mon fripon prit le miroir et ne me donna rien en échange, ce qui parut fort égayer ses honnêtes camarades. La friponnerie est même en dehors de la civilisation. Pellionet Adam étaient venusme rejoindre ;etpour ne pastrop nous éloigner des alambics, nous redes- cendimes sur le rivage, où une partie des sauvages nous suivit presque sans hésiter. Là fut établi notre 88 SOUVENIRS D'UN principal comptoir ; là le commerceétalasesrichesses, et il n’y eut pas de notre faute si nous ne pûmes con- vaincre nos marchands et nos acquéreurs de notre générosité et de notre franchise. Pour un méchant casse-tête, Fournier, notre chefde timonnerie, donna un calecon en fort bonétat, que les sauvages admirè- rent pendant quelques instants et qu'ils déchirèrent ensuite en s'en partageant les lambeaux. Mais ce qui excita surtout leur admiration, ce fut une plaque de fer-blanc poli dont ils firent gracieusement cadeau à la femme, quiparuthautement apprécier ce témoignage de galanterie. Vous voyez que les sapajous et les babouins sont détrônés. L'un de nous déposa encore sur le tertre où nous allions trafiquer à tour de rôle une bouteille remplie d’eau douce. La bouteille, prise par les sauvages, passa de main en main ; ils la regardèrent avec une curiosité mêlée de crainte ; ils la flairèrent, et pas un AVEUGLE. d'eux n'eut l’idée de goûter à l’eau potable qu'elle renfermait. Celui qui l'avait acceptée en échange d’une sagaie la placa enfin sous son aisselle et alla plus tard la mettre en lieu de sûreté. Cependant, comme l'aspect du pays nous donnait la quasi-certitude de l'absence totale d’eau douce, j'imaginai une petite épreuve qui ne fut pas comprise par les naturels, ou plutôt qui dut nous prouver que nos conjectures étaient une triste réalité. Je demandai à un de nos matelots une bouteille semblable à celle qu’on avait donnée au jeune sauvage. Je m'approchai de lui à la distance de sept ou huit pas, je lui montrai l’eau que contenait le vase, et j'en bus en l’invitant à faire comme moi. Ilinterrogea ses camarades, et le résultat de la délibération fut qu'ils ne comprenaient pas pourquoi je leur proposais cette boisson. Mes amis riaient de l'impuissance où j'étais de me faire entendre, et je riais phas fort, moi, de la .… Tout cela est triste et hideux à l'œil et à l'imagination. (Page 87.) stupidité des êtres à quije m'adressais. Mais enfin, comme les gestes parlaient mieux à leurs yeux que la parole, je les invitai avec des grimaces à ne pas me perdre de vue et à suivre tous mes mouvements, ce qu'ils firent, ma foi, comme des personnes sensées. Je m’approchai alors du rivage, je pris de l’eau de mer dans mes deux mains, je fis semblant de boire quelques gorgées et je les interrogeai du regard. Ils n'étaient nullement surpris de mon action, qui leur semblaittoutenaturelle, etilsparurent trouver étrange que je les eusse occupés de quelque chose d'aussi simple. Ainsi donc le grand problème vainement cherché par Pierre le Grand, qui ne reculait devant aucune cruauté utile, le problème dont la solution estde savoir si l'homme peut vivre avec de l’eau de mer, me sem- ble résolu par la présence de cette peuplade sur le sol inhospitalier dela presqu'île Péron ; car, je le répète, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir une seule source d'eau douce dans cet immense désert, et rien ne dit que ces êtres infortunés qui y ont établi leur domicile aient pu se procurer les moyens de conserver les rares | eaux du ciel, qui sont à l'instant absorbées par une terre mobile et spongieuse. La nuit vint mettre un terme à ces scènes curieuses dont nous ne pouvions nous lasser. Lessauvages alors se réunirent sur la dune la plus élevée, poussèrent un grand cri et disparurent en nous faisant comprendre que nous aurions leur visite au lever de soleil. Le lendemain, en effet, je m'acheminai vers une anse voisine de la nôtre, mais séparée de toutes par une langue de sable assez élevée, qui plongeait dans la baie. Je pris avec moi mon intrépide matelot Marchais, etsans mesurer les conséquences probables de notre excursion, nous côtoyàmes le rivage. Huit ou dix sauvages de la veille, qui nous guettaient sans doute, se ruèrent sur nous avec descris et des menaces de mort. Tout notre sang-froid nous devint néces- saire. — Ne dégaine pas, dis-je à Marchais, dont la main calleuse pressait déjà la poignée de son briquet ; ne dégaine pas, et avançons toujours ; une embarcation fait voile vers la côte : c’est un secours qui nous arrive; profitons-en avec sagesse ; il serait trop dangereux VOYAGE d'essayer de retourner au camp ; nous aurions l'air de fuir. Marchais suivit mes instructions, et nous avan- çàmes d'un pas ferme, serrés et presque à recu- lons, pour veiller à notre défense. Le langage des naturels était haut, précipité, violent, et leur terrible Ahyerkadé ! terminait chacune de leurs phrases, entre- mêlées de gestes pleins d'irritation. A toutes ces atta- ques nous ne répondions absolument rien; mais nous visitions fréquemment l’amorce de nos pistolets et de nos fusils, car nous étions partis armés jusqu'aux dents. Les sauvages continuèrent de brandir leurs casse- têtes, et, enhardis peut-être par notre inaction, ils nous harcelaient de si près, que nous pouvions par- fois les atteindre dela baïonnette. L'un d'eux même effleura l'épaule de Marchais, qui allait répondre par un vigoureux coup de sabre à fendre mät si je ne l’eusse arrêté. Un instant après nous fûmes si étroite- ment serrés, que nous vimes bien qu'il fallait enfin leur apprendre ce que c'était quedes balles et de la poudre. Jen mis un en joue ; mon mouvement l'étonna, mais ne l'effraya pas. — Un coup de doigt, me dit Marchais, et tombons sur eux comme la misère sur le matelot. — Pas encore, répondis-je ; épargnons le sang. — Merci, et tout à l'heure ils vont boire le nôtre : gare à celui qui m'approche à longueur de gaffe! — Je t'en prie, n’engageons pas le combat. — Si nous engageons, nous couperons l'arlimon et nous laisserons porter. Cependant, en proie à de sérieuses inquiétudes, je ne voulais pas, en cas de retour, que mon imprudence fût perdue pour mon devoir et mes souvenirs. Quand les sauvages nous laissaient un peu respirer et sem- blaient méditer une attaque générale, je prenais mes crayons et je dessinais aussi bien que possible ceux d’entre eux quidemeuraient le plus immobiles. — C'est propre ce que vous faites là, me disait Marchais; à quoi bon peinturer ces marsouins? Quels crapauds ! tenez, voyez, en voici un qui va mordre ses oreilles crasseuses. Je ne sais f..... pas qui lui à fait cette fente sous le nez, mais il n’y allait pas de main morte ; ce n’est pas un four, c'est un sabord ; si je tombais dedans, il m'avalerait tout cru, le vieux phoque. Puis mon compagnon leur envoyait quelques-uns de ces gestes de matelot qui saupoudrent si bien à la dérobée l’officier dont ils croient avoir à se plaindre, et leur adressait de la façon la plus originale des questions amicales, comme s’il pouvait se faire com- prendre. | — Eh! dis, dis donc, gabier, aborde, je veux l’embrasser. Il disait ensuite à la femme : — Viens donc que je te caresse les bossoirs. F... à l’eau ton sapajou de mousse et fais-en un requin; ce sera le plus laid de la grande tasse. Puis, se retournant vers moi et regardant mes cro- quis, le matelot goguenard, habitué à railler, mème en présence de la mort, me disait : — Vous ne savez done plus dessiner, monsieur ? vous avez la berlue : vous flattez ces gaillards; ils n'ont pas de jambes, ils n’ont pas de bras, et vous leur en faites. Quant aux pieds et aux mains, où les placerez- vous ? Votre papier ne sera pas assez grand. Jamais blanchisseuse de premier ordre n'a possédé des battoirs de cette qualité ; c’est superfin. Et pourtant Ga vit, ça remue, ça parle. Dieu a dû bien rire le jour où 1l a créé ces êtres fort peu à son image. Croyez- Livr. 12. AUTOUR DÜ MONDE. 69 vous, monsieur Arago. que Petit soit aussi laid que le plus beau d’entre eux? Gré coquin ! qu'ilserait fier de se trouver là, avec son petit gilet, sa chaine de laiton, ses boucles d'oreilles en fer-blanc et la bague de cheveux de sa dulcinée! Et puis des jurons, des paroles sérieuses, des me- naces que j'avais peine à contenir et qui pouvaient amener une catastrophe, car la situation était des plus dramatiques. Mais l'embarcation approchait toujours; en nous hâtant, nous pouvions joindre nos amis en moins d'une demi-heure. Les sauvages s'en aperçurent aussi, et dès lors leurs menaces devinrent plus ardentes, leurs paroles plus rapides, leurs mou- vements plus précipités : tantôt les uns nous dépas- saient et semblaient vouloir nous forcer à rétrogro der, tantôt deux ou trois insulaires se cachaïient pour nous frapper par derrière ; je vis qu'il fallait en finir, AUOT (Ce A ANS AN NN RQ ... Et pourtant ça remue, ça vit, ça parle. (Page 89.) — Tiens-toi à quelques pas de moi, dis-je à Mar- chais : je vais faire semblant de tirer sur toi; {u tom- beras, et nous agirons selon la circonstance. — F..... répliqua-t-il, tirez à côté. — Sois tranquille. Marchais s'arrêta : Ahyerkade! lui criai-je en lui montrant la corvette. À ces mots, les sauvages sur- pris firent halte et se parlèrent à voix basse en répé- tant entre eux avec un air de satisfaction : Ahyerkade ! Ahyerkadé! Mon pistolet dirigé vers Marchais, le coup partit. Le matetot tomba, sans perdre de vue les in- sulaires, qui, effrayés de la terrible détonation, 'é- taient éloignés comme d'un seul bond à la distance d’une centaine de pas, tremblants, respirant à peine. Heureux de mon stratagème, je dis à Marchais de se traîner sur ses genoux le long de la grève et der- rière les sables amoncelès, ce qu'il fit en pouffant de rire et en se disant tout bas : — Quelles ganaches! quels parias! quels fahi- chiens! J'ai envie d'en manger une douzaine à mon déjeuner ; je suis sûr qu'ils sont salés comme des pores... salés. 90 SOUVENIRS D'UN AVEUGLT. Quand nous fûmes à peu de distance de l’embar- cation qui abordait, nous regardämes derrière nous, et nous vimes les naturels, un peu plus rassurés, s'a- vancer avec précaution vers l'endroit où ils croyaient voir un cadavre pour le dévorer sans doute; mais ils n'y trouvèrent qu'une blague à tabac et le restant d'une chique que le brave Marchais avait légués à n0S ennemis. Si je vous avais raconté cet épisode dans tous ses détails, avec toutes ses périodes de colère, de calme, d'animation et d’effervescence ; si je vous avais dit les mouvements frénétiques, les prunelles ardentes de ces sauvages ameutés sur une proie facile; si Je vous avais peint cette soif de notre sang, qui fermen- tait dans leur poitrine haletante, ces hideuses baves de mousse verdâtre qui inondaient leurs lèvres énor- mes, et noire imperturbable impassibilité dans ces moments terribles, vous n'y croiriez qu'à demi, quoi- que je fusse resté cepeudant bien au-dessous de la vé- rité. [l est des situations qui n’ont pas besoin de l'é- loquence du style pour frapper où émouvoir, el je n'éprouve ici qu'ua regret, c'est celui de ne pouvoir | dire la belle physionomie de Marchais, alors que, inpalient de la lutte, il affirmait qu'en un seul tour de moulinet il était sûr de demonétiser une demi-dou- zaine de nos hideux adversaires. De ce moment les sauvages se montrèrent plus cir- couspects, ils ne dansèrent plus, ils ne hurlèrent plus leurs menaces, ils nous laissérent tranquillement ouvrir quelques huîtres du rivage, et nous arrivämes enfin auprès de la yole, qui venait d'aborder. Le lendemain, les naturels parurent de nouveau, mais sans oser descendre sur la plage. Cependant, cornme nous tenions à cœur de ne plus nous arrèter à de simples conjectures sur leurs mœurs et leurs usages, M. Requin et moi nous allämes à leur ren- contre, Sans armes, presque sans vêtements, el munis d'une grande quantilé de bagatelles qui pouvaient tenter leur cupidité. A notre confiance is ne répon- dirent que par des vociférations, à nos témoignages d'amitié que par Àes cris el des menaces. Poussés à bout, nous nous décidämes à nous élancer sur l’un d'eux et à le garder comme otage. = Vous à droite, dis-je à Requin, moi à gauche. En avant! Nous nous précipitämes ; et comme si la terre ve- nait de s'ouvrir sous leurs pas, les sauvages disparu- rent en courant à quatre patles à travers les bruyères épineuses, et ils s’éloignérent pour ne plus se mon- rer. , Ce fut une douleur si vive au cœur de la plupart de nos camarades, que deux d’entre eux, plus affligés et plus curieux encore que les aulres, Gaimard et Gabert, s’enfoncèrent dans les terres et s'égartrent à travers les dunes de sable et les étangs salés. Deux jours se passèrent sans que nous les revissions au Jaump. Nos alarmes furent grandes, et on se prépara 1 une excuision lointaine. Je demandai à en faire partie, et nous nous mimes en route, le visage et les mains couverls d'une gaze assez épaisse pour nous garanüir de l’ardente piqüre des mouches. Après avoir couru à l'est toute la journée et traversé deux étangs desséchés, nous fimes halte la nuit au pied d’un pla- eau crayeux et au bord d'un élang qui nous sembla légèrement monter avec le flot. Nous allumämes un grand feu et campämes au milieu du désert, peut-être à quelques pas des sauvages. À peine le jour nous eut-il éclairés, que mon ami Ferrand et moi allâmes de nouveau à la découverte, après avoir glissé nos noms dans une bouteille vide et de l’eau dans une autre, en indiquant sur un mor- ceau de parchemin la route qu'il fallait tenir pour retrouver Ja baie. Quel ne fut pas notre effroi en aperceyant à demi enterré sous le sable un pantalon que nous reconnûmes appartenir à Gaimard! Mais connne la terre était tranquille autour de la dépouille et qu'elle ne portait aucune trace de sang, nous nous rassurâmes el poursuivimes nos recherches. Je vis encore au bord d’un étang un trou d’une douzaine de pieds de profondeur, au fond duquel ré- gnait un banc circulaire d'une hauteur de deux pieds. Qui a creusé ce trou ? à quel usage? Toute raison- nable conjecture à ce sujet est impossible, et Péron ne peut pas dire vrai quand il avance que ces trous sont creusés par les sauvages pour se mettre à l'abri des eaux du ciel. Las enfin de nos courses, épuisés par une chaleur dévorante, nous reprimes le chemin du camp, où nous n'arrivämes que le soir, bien heureux d'ap- prendre que Gaimard et Gabert Sy étaient frainés quelques heures avant nous, dans un état vraiment déplorable et sans avoir vu un seul sauvage. Après une reläche lourde et accablante de dix-sept | jours, nous levämes l'aicre et fimes voile vers les Moluques. En quittant cette presqu'ile de misère, nous aban- donnâmes sur la plage, au profit des naturels, quel- ques douzaines de petits couteaux, quatre scies, trois haches et plusieurs lambeaux de toile à voile. À leur reiour, les sauvages, fiers de ces trophées, auront sans doute jeté leurs malédictions sur nos têtes. La tradition dira plustard l’époque désastreuse de notre insolente agression, et les Tacites et les Thu- cydides de la colonie iransmettront enfin aux nations indienées les divers épisodes de cette sanglante épo- pée où nous jouâmes un si liste rôle. On lira dans leurs véridiques annales qu'une horde d'anthropo- phages est descendue un jour dans leurs domaines ; qu'après avoir essayé de soumettre un peuple inof- fensif, ces mangeurs d'hommes se sont établis sur Ja grève pour y consommer d'épouvantables sacrifices humains, et que, vaincus par le climat et la colère des dieux, ils ont repris la mer en oubliant sur le ri- vage les armes et les instruments des supplices. Ainsi, d'âge en àge, sont arrivées jusqu'à nous les histoires de toutes les nations de la terre. | XVI TISOR Chasse aux crocodiles, — Malais. — Chinois, C'eût été, sans contredit, une des études les plus curieuses de notre voyage que celle de ces hommes extraordinaires que nous venions d'entrevoir posés sur une terre imarâtre, sous un ciel de glace et de plomb, seuls, sans armes, sans eau, et j'ajoute sans vivres, car il ny a là rien d'assuré pour la nourri- ture. Pas une racine savoureuse, pas un fruit rafrai- chissant, pas un quadrupède facile à atteindre. Eh. en VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 91 bien, nous en Sommes réduits à de simples conjec- tures, ou, si vous le voulez, à de quasi-certitudes sur des faits généraux, mais sans notion aucune sur cette vie de détails si nécessaire à la dissection morale de l'homme. Ces êtres remuants sont donc heureux, uisque notre présence chez eux leur a eausè tant d'effroi? Mais ce bonheur qu'eux seuls peuvent sen- tir et apprécier, d'où leur vient-il, qui le leur donne ? Tout est mortel sur cette langue de terre appelée presqu'ile Péron, et notre présence y était envisagée comme un présage destructeur. Serait-il done vrai que ce fût aussi là une patrie ! Nous levâmes l'ancre et fimes voile vers Timor, une des plus grandes îles jetées sur les océans. J'avais ou- blié de dire que, pendant notre relâche, un canot en- voyé à la terre d'Endracht avait déshérité ce sol in- culte de la plaque de plomb où se lisaient gravés la date de la découverte et le nom du navigateur qui avait voulu consacrer sa conquête ; cette plaque fut trouvée encore debout sur son poteau et rapportée à bord : stérile profanalion, puisque le nom célèbre d’'Endracht reste toujours attaché à ces iles de deuil qu'il atracées avant tous sur les cartes nautiques. La première nuit de notre départ fut une nuit d’é- motions et de travail ; car, après avoir plusieurs fois talonné dans la baie, nous nous vimes arrêtés tout à coup et forcés d'aller mouiller des aneres pour nous remettre à flot. Au point du jour nous reprimes notre route, et tant que la côte fut en vue, elle se dessina avec ses étroites zones tranchées de craie blanche et de cinabre , pelée, morne, silencieuse, menacçante. M. Duperreÿ, un des officiers les plus instruits de notre marine, avait déjà puisé, dans une course périlleuse le long de la terre et à travers mille difficultés, des documents précieux, et tracé une excellente carte des criques et des anses où les na- vires peuvent s'assurer un mouillage à côté de ce sol inhospitalier. L Nous longeimes de nouveau la terre d'Edels, que nous avions saluée à notre arrivée et dont le morne aspect glace le cœur. Nous côtoyâmes Pile d’'Irck-Ha- tighs jusqu'au cap de Lovillain, et nous laissèmes à notre droite les iles de Dorre et de Bernier, où se trouvent en familles assez nombreuses les kanguroos à bandes longitudinales, si jolis, si coquets, si lestes. Jamais navigation plus paisible n'a été faite, mème sons les zones tropicales; nous étions doucement poussés, grand largue, par une brise fraiche et sou- tenue, et, pendant dix-sept jours que dura notre traversée jusqu'à Timor, les matelots, délassés et joyeux, n’eurent pas une seule voile à orienter. Petit et Marchais, dont je vous ai déjà dit la vie, jetérent de la gaieté à pleins bords dans le cœur de tous leurs camarades. Cependant à l'horizon toujours pur s’éleva une terre : c'était l'ile Rottie, aux mameltons réguliers, couronnés d'une belle végétation; puis se déroula aux yeux la riante Simao, véritable jardin, où la na- ture à semé ses plus riches trésors, où de larges allées naturelles ont tant de régularité qu'on les dirait tra- cées par la main des hommes; puis encore Kéra, lieu de délices, séjour de prédilection des riches habitants de Timor, qui viennent aux sèches saisons de l’année y chercher dans de gracieux et bizarres kiosques le repos et la brise de la mer. Enfin Timor se leva, Timor la sauvage, la torréfiée, avec ses imposantes montagnes de deux mille mètres de hauteur; Timor, où deux pavillons européens sont hissés sur deux villes rivales, peuplées d'êtres farou- ches, obéissant parce qu'ils ne veulent pas comman- der, mais toujours prêts à la révolte afin qu’on les apaise par des caresses. Koupang se dessina bientôt avec son temple chi- nois, planant sur une hauteur à gauche de la ville, et le fort Concordia à droite, comme pour annoncer que si Dieu n'avait pas assez de sa puissance pour protèger la colonie, le canon était là pour lui venir en aide. Selon les mœurs primitives des pays à sou- mettre, les conquérants frappent avec le glaive ou les images religieuses, et les martyrs sucecombent, et les esclaves courbent la tête, et ce qu'on nomme civilisa- tion envahit le monde. Nous mouillâmes à une demi-lieue de Koupang sur un excellent fond, abrités d’un côté par Simao et de l’autre par les sommets de Timor, où, au-dessus des nuages, la végétation n’a rien perdu de ses belles couleurs. La rade est sûre, large; les flots toujours tempé- rés ; mais là aussi un nombre immense de crocodiles ont établi leur empire et vont chagne matin sécher leurs dures écailles au soleil ardent de la plage, sur la- quelle ils font leurs repas des imprudents qui oublient un voisinage si dangereux. Le fort Concordia, ai-je dit, est bâti sur une hau- teur; cette hauteur est un roc de difficile accès. M. Thilmann, secrétaire du gouvernement, nous avait assuré que, bien souvent, la nuit, les crocodiles as- soupis s'y reposaient de leurs courses gloutonnes, et pouvaient ètre Luës par des balles bien dirigées. Armié d'un excellent fusil et suivi de mon ami Bérard et d'un matelot, je m'y rendais souvent pour lâcher d’at- teindre quelqu'un de ces amphibies; mais deux fois seulement un erocodile poussa sa hideuse tête sur le roc et se retira comme s’il prévoyait Le danger qui le menaçait. Lassé enfin de tant d'infructueuses courses, je demandai à M. Thilmann s'il ne pouvait pas m'in- diquer un lieu où il me fût aisé de voir de près ces tyrans redoutables. — Allez à Boni, me dit-il, puisque vous êtes si curieux, et je vous réponds que vous serez satisfait. La partie fut fixée au lendemain; le grand canot du bord fit voile pour Boni. Nous étions neuf hommes bien armés, et nous avions pour guide un Malais, qui se fit fort de ne pas nous laisser revenir à bord sans nous avoir donné pleine satis- faction. Boni est à {rois lieues de Koupang : c'est une plage sablonneuse, solitaire, de quatre cents pas de largeur, et bordée par de belles plantations de cocotiers et de tamariniers. La brise nous poussa par petites bouffées; mais enfin nous arrivämes sans que la présence im- portune d'un seul crocodile autour de l’embareation nous contraignit à faire usage des haches dont nous nous étions prudemment armés. Nous n'avions plus qu'un trajet d'une trentaine de foises à parcourir, quand le Malais, attentif, se leva, et nous montrant du doigt un corps noir étendu sur le sable : — Kaillou-mera, kaillou-méra, nous dit-il. Nous savions la signification de ce mot, et nous re- broussämes chemin, afin que le bruissement des avi- rons ne réveillàt pas l’amphibie. Nous primes terre, et armés de bons fusils dans lesquels chacun de nous avait glissé deux balles, nous marchämes aceroupis vers la bête monstrueuse, cachés par un monticule de sable. Arrivés à quinze pas environ, nous fimes halte. Bérard, le plus adroit tireur, devait viser à la tête, un autre au cou, un troisième un peu plus bas, ainsi de suite, et les quatre derniers au milieu du corps. Il nous paraissait impossible que le monstre nous échappät, et peu s’en fallut que nous ne chantassions 92 notre triomphe avant l'attaque. Nos cœurs battaient de plaisir plus que de crainte; chacun se disposait à dire comme dans Cendrillon : « G'est moi qui ai tuë la bête, » et nous délibérions en nous-mêmes sur le meilleur moyen d’emporter la lourde carcasse à bord. Quinze à dix-huit balles sur un ennemi dans le som- meil! la victoire ne pouvait être douteuse. Nous nous levons en même temps; Bérard compte à voix basse : une, deux, trois! tous les coups partent, la détona- tion est portée au loin par les échos. Le crocodile se réveille, tourne tranquillement la tète à droite et à gauche, sans doute pour voir l'im- portun qui venait de troubler son repos, et s’en va doucement dans les flots, comme si l’on avait éternué à ses côtés. Je ne vous dirai pas la triste figure que nous fai- Kanguroos à bandes longitudinales. (Page 91.) de lieue de largeur, en faisant la chaîfie à l’aide de nos fusils, au bout desquels nous tenions notre baïon- nette: c'était téméraire sans doute; mais à quoi ne s’expose-t-on pas de gaieté de cœur pour fraterniser plus vite avec les crocodiles, et surtout pour éviter les rayons verticaux d’un soleil de plomb! Hugues, mon domestique, un des valets les plus stupides que le ciel ait créés pour le tourment des maitres; Hugues, parti de Toulon dans un jour de délire avec son frère, plus sot que lui, mais un peu moins bête, pour aller s'établir à Bourbon; Hugues, dis-je, ouvrait la marche en tremblant de tous ses membres, et nous le sui- vions hardiment sans que notre courage parvint à le rassurer ; il faisait un effort d'héroïsme qu'il com- prenait à peine et dont il ne se sera sans doute jamais vanté, car le brave, le pauvre et fidèle garçon était le type le plus pur de l’idiotisme avec une dose d’or- gueil tout à fait bouffonne. Permettez-moi une petite. digression, Hugues et son frère, étaient, je crois, des environs SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. | sions; à peine osions-nous nous regarder en face, et pourtant nous nous vantions sans pudeur d’avoir par- faitement visé. Celui dont le fusil avait raté fut le seul coupable : il aurait tué le monstre. La place marquée par le crocodile sur le sable occupait une longueur de vingt-deux pieds. L'inso- tent ne voulut pas nous permettre de constater sa taille d'une façon plus précise. Cependant nous te- nions à réparer notre échec, et Le Malais nous indi- quant du doigt une petite crique où nous devions trouver de nouveaux ennemis, nous poursuivimes notre route. Comme la chaleur était accablante et que pour ar- river à l'endroit désigné nous avions à faire un grand circuit, nous résolümes, afin d'abrèger le trajet, de nous hasarder dans un petit marais d’un demi-quart | de Toulon, et avaient quitté leur beau pays pour aller | se faire instituteurs dans l'Inde, à l'Ile de France, à Bourbon ou à Calcutta. Pauvres et délaissés, étroite- | ment unis, ils s'embarquèrent sur un trois-mäts bien doublé, et les voilà, cosmopolites philosophes, ar- | dents propagateurs des lettres, eux qui savaient à peine épeler dans un grand livre, voguant sur l'Atlan- Lique. Gependant, comme les frais des traversées pou- vaient absorber presque toutes leurs ressources, ils imaginérent un petit stratagème qui devait, à leur débarquement, les indemniser, du moins en partie, de leurs dépenses forcées. Professeurs et spéculateurs à la fois, ils avaient essayé une petite pacotille, et, le collège leur manquant, ils étaient décidés à parcourir le monde en colporteurs, et à publier au retour l'his- toire véritable de leur longue et douloureuse odyssée. Mais voyez si tout commerce est lucratif et si les plus sages prévisions des hommes en arrêtent les ruineux caprices! Les Hugues, je vous l’ai dit, se rendaient dans les pays les plus chauds de la terre, aux Indes VUYAGE AUTOUR orientales, sous le tropique. Eh bien, devinez ce qu'ils avaient imaginé? Devinez de quoi se composait leur pacotille ? Je vous le donne en mille, en un mil- lion : les Hugues apportaient des foulards de l'Inde à Caleutta, huit petits bustes de Charlotte Corday et quatre douzaines de patins à Bourbon! Des patins! des patins sous un ciel de feu !... O0 mes bons amis Hugues, Ô mes dévoués serviteurs, vous avez bien souffert sur cette terre d'épreuves; mais croyez-en l'Evangile, les portes du ciel vous sont ouvertes à deux battants. Je reviens à l’autre bête. Hugues le cadet est à peine au milieu de la mare, qu’il pousse un cri lugubre et dit: — Crocodiles!.… je suis mort! Et le voilà bar- botant dans la fange. Qu'eussiez-vous fait à notre place? dites-le-moi; DU MONDE. 93 mais point de vanterie... Vous auriez fait ce que nous ! fimes tous. Surpris par ce cri d’effroi, nous laissämes l'infortuné Hugues se tirer d'affaire comme il pour- rait; et, jouant des mains et des pieds avec une vitesse inaccoutumée, nous regagnämes notre première sla- tion. Toutefois, étonné de se sentir si longtemps in- tact, mon domestique se redressa, plongea le bras dans l’eau, et arracha du sol une racine parasite qui lui avait mordu le talon et le tenait encore empri- sonné. Pâle, mais heureux, il arriva près de nous, et sans égard pour son maitre, je crois qu'il l'appela pol- tron, cependant assez à voix basse pour n'être pas entendu. C'est la première et la seule fois de sa vie qu'il avait montré quelque logique. Quand tout le monde a été lâche, tout le monde a été brave. L'armée de héros reprit son train de con- quêtes et altaqua inutilement un autre crocodile beaucoup plus petit que le premier; mais cette fois du moins elle eut pour excuse l'énorme distance qui nous séparait. Le lendemain denotre course à Boni, course si flat- teuse pour notre vanité, j’eus un tout autre courage, ma foi : celui d'avouer à M. Thilmann notre frayeur et notre maladresse. — Vous avez tort, me répondit-il; vous avez été brave en essayant le passage de cette lagune où sou- vent les crocodiles vont se divertir; et quant à votre maladresse, il n’est pas probable quetoutes vos balles aient frappé à côté du monstre. Quelques-unes auront atteint les écailles et glissé dessus comme sur une table de fer. Si les Malais n'avaient que des fusils à opposer aux crocodiles, ils les regarderaient encore comme les dieux tout-puissants de ces contrées, ou comme les gardiens fidèles des âmes de leurs pre- miers rajahs; mais la superstition qui leur faisait res- pecter ces hôtes dangereux n’a plus de force que sur certaines parties de la côte, habitées par des hommes féroces fuyant toute civilisation. À Koupang, lors- qu'un crocodile remonte la rivière et vient chercher Koupang se dessina bientôt. (Page 91). pâture jusque dans les habitations, il y a lutte ardente entre lui et les Malais, et rarement le redoutable am- phibie regagne son domaine de prédilection. Souvent mème, lorsqu'un navire mouille dans notre rade et veut emporter la carcasse d’un de ces monstrueux animaux, j'ordonne une expédition à Boni, et l’on ne revient jamais à Koupang sans le cadavre d’un ennemi. — Si je l’osais, dis-je à M. Thilmann, je vous de- manderais quelques renseignements sur cette façon de combattre les crocodiles; ce doit être un spectacle bien curieux et bien terrible à la fois! — Oh! qu’à cela ne tienne, me répondit-il; nous allons prendre le thé; je vous communiquerai les dé- tails que vous me demandez, en présence de ma femme, qui me les fait raconter deux fois par semaine afin de se donner assez de courage pour être témoin, avant son départ de la colonie, d'un de ces combats où la vie de tant d'hommes est er jeu. — Vous avez dû remarquer, poursuivit M. Thilmann, que dès qu'une idée superstitieuse a frappé un peuple, il en reste toujours quelque levain, alors mème que la raison en a montré tout le ridicule. Les Malais ont longtemps 94 adoré les crocodiles, et, de nos jours encore, un sen- timent de frayeur religieuse se glisse dans leurs âmes, mème au moment où ils préparent une expédition contre ces redoutables amphibies. Ce n’est que lors- qu'ils se trouvent en présence de leur ennemi ou que leur intérêt personnel les y oblige, qu'ils le combat- tent, et redeviennent ce qu'ils sout, c’est-à-dire forts, audacieux, pleins d'adresse, indomptables. Ils choisissent pour la lutte un endroit sec, égal, ouvert, où cependant par intervalles ils échelonnent quelques troncs d'arbres; puis ils se tiennent à l'écart, loin du rivage, cachés et silencieux. Sitôt que l'am- plubie sort de la mer, les Malais s’éloignent douce- ment à quatre pattes, pour se rapprocher et l'attaquer plus tard en flane, à l’aide de leurs cries et de leurs flèches empoisonnées. Un seul d’entre eux demeure isolé au centre du champ de bataille, pousse alors de sa voix, qu'il cherche à rendre flñtée, un gémisse- ment douloureux, pareïl à celui d’un enfant qui pleure. Le crocodile écoute d’abord attentif, et ne tarde pas à se diriger vers une proie qu'il eroit facile. Le Malais, presque caché par le tronc d'arbre qu'il a choisi, se traine sur le ventre jusqu’à une seconde station, tandis que ses compagnons se rapprochent et rétrécissent le cercle. Le cri plaintif recommence et le crocodile s’é- loigne de plus en plus du rivage. Arrivé au dernier tronc d'arbre, le Malais agite sous ses pieds un tas de feuilles sèches, dont le frôlement empêche le cro- codile d'entendre le bruit des pas de ceux qui le pres- sent déjà par derrière, et c'est an moment où la bête féroce se prépare à s'élancer sur sa victime, qu'un de ses ennemis se précipite sur son corps presque à ealifourehon. Le monstre ouvre la gueule ; une énorme barre de fer y pénètre comme un frem, et tandis que cavalier et monture lultent avec ardeur, les autres Malais accourent, frappent l'amphibie de leurs armes empoisonnées et ne lui laissent guère le temps d’at- teindre le rivage. J'écoutais sans trop de confiance le récit de M. Thil- mann; mais enfin : — Avez-vous assisté à une de ces luttes? lui dis-je avec un air de doute que je ne pus déguiser. — J'y ai assisté trois fois. — Et vous avez vu, bien vu ce que vous me racon- tez? — Si vous êtes encore ici quand nos meilleurs sol- dats reviendront de l'intérieur de Pile, vous pour- rez vous procurer un plaisir pareil à celui que vous semblez si fort désirer. — Plaise au ciel que ce soit bientôt! La guerre intérieure se prolongea, et je n'offre pour garantie du récit de M. Thilmann que la bonhomie et la sincérité des autres renseignements que nous de- vous à sa complaisance. Au surplus, l'aspect d'un Malais vous frappe, vous impose, et sa physionomie sombre et féroce vous dit, avant que vous sachiez ses mœurs, tout ce qu'il y a de cruauté dans son âme vierge de toute passion gé- néreuse. Le Malais de Timor est jaune, petit, musculeux, fort ; sa chevelure est magnifique, et il la jette sur ses larges épaules de la façon la plus pittoresque. Ses yeux, un peu fendus à la chinoise, ont une expression satanique alors même que rien ne les occupe; son front est large, ses sourcils très-fournis, son nez lé- gèrement épaté; quelques-uns l'ont aquilin et mème à la Bourbon. Il a la bouche grande, les lèvres peu fortes; inais la hidense habitude qu'il a contractée de fourrer entre La lèvre supérieure et la gencive une volimineuse pincée de tabac assaisonnée de bétel et SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. de noix d'aree saupoudrée de chaux vive, le défigure de la manière la plus dégoûtante. En effet, cette chique lui brüle la bouche, le force à saliver constamment, et cette salive n’est autre chose qu'une mousse onc- lueuse, rouge comme du sang. Cela fait mal à voir; cela vous donne des nausées. Son costume est admirable; il se coiffe parfois à l'aide d'un chapeau tantôt long ou pointu, tantôt carré ou triangulaire, mais toujours d’une forme bizarre, artistement tressée avec la feuille souple du vacoi ou de quelque autre palmiste. Ce sont des colliers de feuilles, de fruits ou de pierres au cou, des bracelets aux poignets. Un manteau jeté sur ses épaules et tou- Jours drapé comme si un peintre de goût en eût étu- dié les plis; une autre pièce d’étoffe fabriquée comme la première dans le pays, est nouée aux flancs, et descend négligemment sur la cuisse et au-dessous du genou. Ajoutez à cela un air martial, des poses tou- Jours graves et menacçantes, un énorme fusil sur l’é- paule, le eric bizarre et redoutable où flottent encore à la poignée triangulaire des touffes de crins où de cheveux des victimes égorgées, et vous accepterez tout ce qu'on vous dira de surnalurel de ces hommes de fer, moitié civilisès, moitié sauvages, dont la pre- | mière passion est la vengeance. Hier un enfant de quatorze ans, esclave d'un chef de second ordre, fut aperçu sur le rivage, guettant saus doute le moment favorable pour quelque acte de rapine, Un Malais l'aperçoit, court à lui, l’atteint, et, comme dans la lutte qui s’ensuivit, lesclave allait s'échapper, il s'arme de son erie, l'en frappe profon- dément et laisse l'arme dans la blessure ; l’enfant, sans pousser un soupir, l'arache et la plonge tout entière dans le sein de son ennemi, qui tombe et meurt. Loin de fuir. le meurtrier contemple d'un œil tranquille les derniers soupirs de sa victime, et se laisse enfin conduire chez M. Thilmann, à qui il ra- conte d'un air froid les détails de cette sanglante af- faire. — Que deviendra ce jeune garçon ? dis-je au gou- verneur par intérim. — S'il ne meurt pas, me répondit-il, je l’enverrai à Java, où il sera pendu; nous n'osons pas exécuter une seule sentence de mort. Un jour que je sortais de chez M.Thilmann, enchanté de ses politesses : — Venez, me dit-il, je veux vous montrer un homme fort curieux, un sauteur comme vous n’en avez Jamais vu en Europe; c’est un jeune Indou, déserleur d’un navire hollandais venant de Caleutta, et qui fit échelle à Timor il y a un an à peu près. Il allait promener son adresse dans toutes les capitales européennes, lorsque l'amour de son ciel tropical le saisit à la gorge et l'empècha de poursuivre sa route. Nous allâmes, Dubaut et moi, visiter ce phénomène. Il se tenait assis sur un siéce de bambou, et devant lui était une planche solide de douze à quinze pieds carrés dans laquelle étaient fixés d'énormes clous très-aigus, la pointe en l’a, et d’une saillie de dix pouces. Ces clous étaient distants l’un de l'autre d’un pied et demi. A uotre arrivée, l'Indou se dressa en faisant quel- ques grimaces assez grotesques, et demanda à M. Thil- mann si nous étions curieux d'assister à ses exercices. M. Thilmann lui répondit en lui offraut un kohen- slimouth d'une grande finesse, et le jeune homme le remercia en mettant un genou à terre. Cela fait, le sauteur s’approcha de moi, me pria de lui bander les yeux à l’aide d'un mouchoir, et le voilà | tätonnant d’abord, et glissant parmi les pointes de VOYAGE AUTOUR DU MONDE. Ed fer, prèt à commencer ses périlleuses gambades. Le terrain sondé, il se mit à bondir en poussant à l'air un grognement qu'il appelait une chanson, et en (om- bant toujours avec cadence au milieu des clous :igus qui, au moindre faux pas, au plus petit écart, l’au- raient mulilé d'une facon cruelle. J'élais dans l'admiration et dans la stupeur à la fois; je tremblais que ce malheureux ne füt victime de son incroyable audace, et cependant je n’osais dire un mot, de crainte de le troubler dans ses évolutions. Après cinq minutes de sauts en avant, en arrière, par côté, l'Indou pousse un grand cri et se sauve hors de l’arène, essoufflé, suant à grosses gouttes. J'étais päle, émerveillé, dans l'enthousiasme d'un jeu si sanglant et si frivole à la fois. Je proposai au Jeune Indou de le conduire en Europe : sa fortune eût été bientôt faite ; il parut accepter ; mais le lendemain, M. Thilmann m'apprit qu'il s'était sauvé dans l’inté- rieur de l'ile, de peur que je ne voulusse l'emmener de force. La ville est divisée en deux parties à peu près égales par une espèce de rue assez large, bordée de vacois et de tamariniers. Ici sont les Malais dans des cases recouvertes de feuilles de cocotiers, et dont les murs très-serrés sont faconnés à l’aide d'arètes de palmistes étroitement liées entre elles. J1 n’y a dans ces maisons presque aucun meuble; les Malais ne couchent que sur des nattes. Le quartier des Chinois est le plus opulent ; un de nos riches magasins de chrysocale de second ordre a plus de prix que toutes les prétendues richesses en- tassées sur-les comptoirs. Vous ne pouvez vous faire une idée de la fourberie de ces misérables brocanteurs patentés, assez adroïts pour s’établir en maîtres par- tout où ils trouvent des niais à dévaliser. Lâches et fripons, 1ls recoivent les corrections qu’on leur inflige avec une sorte de soumission qui fait l'éloge de leur inansuétude; mais ne vous laissez pas prendre à leur fente humilité, car le pardon qu'ils implorent main- tenant à deux genoux est une ruse nouvelle à l’aide de laquelle ils surprendront tout à l'heure votre bonne foi. Leur adresse à voler est inconcevable, et nos es- crocs de premier mérile ne sont que des écoliers au- près d'eux. Cinq ou six Chinois vous entourent, vous montrent quelques-unes de ces bagatelles qu'ils fa- connent avec tant de patience et de délicatesse ; vous leur présentez à votre tour les objets que vous voulez troquer ; et tandis que celui à qui vous parlez les exa- mine avec attention, un autre vient vous frapper sur l'épaule et vous proposer un nouveau marché. Si vous tournez la tète un seul instant de son côté, votre mar- chandise est perdue. Bague, épingle, bouton ou dé est à peine tombé, qu'il est sai$i par les doigts du pied de votre voisin; il passe sans que vous vous en aper- ceviez à un pied plus éloigné, et va enfin loin de vous se cacher sous une pierre ou sous une toufle épaisse de gazon. Après cela, frappez fort sur une joue ou sur une épaule : qu'importe an Chinois? il ne garde aucune rancune de semblables privautés. Quant à moi, qu'ils ont si lâchement et si souvent trompé, sans doute parce que je leur itémoignais une confiance sans bornes, je vous assure que Je ne suis pas en reste avec eux, et que je leur ai bien des fois appris ce que pesait une main européenne poussée par un besoin de correction. Avant notre arrivée à Koupang, leurs femmes al- laient souvent se baigner en amont de la ville, sur les roches polies formant le lit de la rivière; mais la solte jalousie de ces jaunes sapajous fut alarmée par nos assiduités, et nous nous vimes bientôt réduits à 95 des ruses de guerre pour pouvoir, tout à notre aise, dessiner les traits etles costumes de la plupart d’entre elles. Au surplus, elles s’y prêtaient avec une com- plaisance extrème, et je suis à même de vous dire au- jourd'hui les qualités physiques qui les distinguent ; des femmes des autres nations En général, elles sont plus grandes que les hommes, mais légères, sveltes, déliées quoique embarrassées ! dans leurs longues tuniques trainantes. Elles ont des mains fines et délicates, des pieds inaperçus, grâce au détestable usage qu’elles conservent de ployer leurs doigts dès leur enfance à l’aide de bandes rudes et de petites boites de bois ou de métal. Elles m'ont paru d’un jaune moius foncé que les hommes. Leurs cheveux sont admirables ; retenus au sommet de la tète par un peigne de sandal ou d'ivoire fort long et d'une forme très-originale, et souvent même par un anneau d'argent ou d’or, à la mode des Malais. Elles sont silencieuses, observatrices, craintives et défiantes, ou plutôt elles ne vous regardent que du coin de l'œil el ne vous sourient que du bout des ièvres. Continuellement cloitrées au fond de leur appartement, elles profitent avec un empressement presque flatteur pour les étrangers de l'absence de leurs jaloux surveillants pour satisfaire la curiosité qui les tourmente, et j'ai fréquemment vu à Koupang la jeune et jolie femme d'un orfévre dont l'œil vigi- lant d'une demi-douzaine de duègnes andalouses n’au- rait pu empêcher les furtives excursions. Je me hâte d'ajouter qu’elles sont fort sages, et que le supplice horrible qui frappe la femme adultère n’est peut-être pour rien dans la sévère régularité de ces mœurs. Prenez, je vous prie, ma réflexion au sérieux. Comme dans tous les pays où se sont établis ces riches mendiants, les Chinois de Koupang ont imposé des lois à leurs maitres, et ils se sont donné un chef de leur nation pour les faire respecter. Le commerce de Timor consiste en bois de sandal et en cire. Deux petits navires de trois cents ton- neaux suffisent pour l'exportation de ces deux den- rées, et l'on assure que depuis quelques temps les armaleurs préfèrent aller jusqu'aux iles Sandwich, où le bois est d'une qualité supérieure et se vend beau- coup moins cher. Les animaux sauvages de l'ile sont les cerfs, les buflles, les sangliers et les singes; les animaux do- mestiques sont les chevaux, les chèvres, les chiens, les pores, et surtout les coqs et les poules. Pour quel- ques épingles on peut acheter une belle volaille; un bufle coûte quatre piastres; pour un mauvais cou- leau, on se procure un petit cochon. En général, il est rare qu'un échange ne soit pas accepté lorsqu'on offre un objet de curiosité venu d'Europe. Dans toutes les campagnes, vous pourrez vous procurer des Cocos, des mangues, des pamplemousses et une infinité d'au- tres fruits délicieux, si vous présentez quelques petits clous, des boutons ou une aiguille. Ces bagatelles sont la monnaie des voyageurs. Il y a trois cents Chinois à Timor; parmi eux on compte un honnète homme, et encore est-ce, dit-on, une exagéralion de voyageur. Ils ont conservé ici leur costume national, et ils vivent avec autant de frugalité qu’à Macao ou à Canton, c’est-à-dire qu'une de tasse thé, une poignée de rizet quelques petites pipes d'untabac fort doux suffisent pour leur consommation quotidienne. A l'aide de deux bagueltes d'ivoire qu'ils agitent avec une extrême vélocité, ils saisissent dans leur assiette les miettes les plus menues. On dirait des jougleurs à côté de leur table d'escamotage. Nul peuple sur la terre w’a un caraeière de physio- pe 96 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, nomie plus particulier, plus uniforme. Rien ne res- | pang qu'un Chinois de paravent. Si vous avez vu un semble plus à un Chinois de Canton qu'un Chinois de | véritable paravent de Nankin, vous connaissez la Pékin; rien ne ressemble plus à un Chinois de Kou- | Chine... à peu de chose près. ... Il s'en va doucement dans les flots. (Page 92.) grosses, la bouche très-peu allongée ; ils se rasent la Is ont la figure douce, ronde, les yeux petits, tête et ne gardent qu'une mèche qui, du sinciput, baissés vers le point lacrymal, le nez épaté, les lèvres —— LEE LE — LT eat ne .. Le Malais de Timor est jaune, petit, musculeux, (Page 44) descend en queue sur le dos; leurs ongles ont quel- | et bien taillés. Il sont fort délicats, ne marchent pres- quelois un pouce de longueur, et c’est chez eux de la | que jamais. Un Européen, d’une force moyenne, ne coquelterie et du luxe que de les conserver propres | devrait pas craindre de se mesurer avec cinq ou six VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 97 de leurs plus vigoureux athlètes. Leur physionomie est au niveau de leur caractère : la dégradation est complète chez eux. Ils font deux repas par jour, jamais avec leurs | femmes. Lâches par naturel et par ceaïicul, ils se sont déclarés neutres dans toutes les guerres que les Malais pourraient entreprendre. Les droits qu'ils payent pour l'exportation de cer- . Le terrain sondé, il se mit à bondir. (Page 95.) faines denrées sont de beaucoup moindres que ceux iiposès à l'Angleterre et au Portugal. N'est-ce pas là leltré des Chinois de Koupang m'a racontée une nuit que je le trouvai plein de dévotion, sortant de son temple? Au maitre-autel de cette espèce de chapelle est une petite figurine de jeune fille richement parée Livre. 13, 1 une honte pour des gouvernements libres et forts? Dois-je rapporter la stupide anecdote que le plis \ AA AA WA de vêtements bariolés de dragons et de poissons ailés. Ce devait être sans doute la divinité du lieu, puisque les fidèles (je n'ose dire les croyants) dépo- saient autour d'elle, et sur des gradins, un grand 45 98 nombre de plats et d’assiettes de porcelaine dans les- quels gisaient morts et percés d’allumettes terminées par un petit drapeau, des pigeons, des poules, des coqs, des cochons de lait, dévotes offrandes faites à celle à qui le temple est dédié. — Vous n'adorez donc pas le feu? dis-je à mon Chinois. — Nous adorons le feu, me répondit-l; mais nous vénérons aussi cette image sacrée. — Quelle est cette image au pied de laquelle, à l'aide de ce magnifique tam-tam suspendu à l'entrée du temple, vous appelez vos compatriotes ? — C'est notre protectrice. — Pouvez-vous m'en dire l’histoire? — Elle est courte; la voici : — Il était une fois un vieux père de famille qui avait une fille et deux garcons. Pour les nourrir il allait souvent à la chasse et à la pêche. Un jour, dans une barque avec ses deux fils chargés d'une grande quantité de poissons, un orage épouvantable se dé- chaîna sur eux, et le bateau qui les portait chavira. Tous les trois périrent dans cette affaire ; et la jeune fille qui, chez sa mère absente, préparait le diner, tomba sur le plancher en apprenant cette triste nou- velle, et ne recouvra ses sens que sous les coups de sa mère irritée. — Pourquoi dormiez-vous? lui dit enfin celle-ci, pourquoi nègligiez-vous les soins du ménage ? — Je ne dormais pas, s'écria la fille; et dans le même instant elle se leva en tenant ses deux frères dans ses bras et son père entre les dents. J'ai traduit mot pour mot, mais je soupçonne fort la bonne foi du théologien magot, quoique la figurine du maitre-autel, parée de tous ses accessoires, semble appuyer son stupide et burlesque récit. Ce n’est qu'à la dérobée et caché dans l'ombre que Jai pu être témoin, en dehors du temple, d'une cé- rémonie religieuse à minuit. La lune était dans son plein, car c’est à cette époque seulement que les Chinois font leur prière solennelle. À onze heures, le SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. tam-tam vibra, frappé par un enfant; à onze heures et demie, la chapelle se trouva envahie, et chaque nouvel arrivé se plaça debout le long des murailles, les deux mains fermées à la hauteur de la tête et l'index seul allongé. L'un d’eux, vieux et légèrement barbu, après un moment de repos, s’accroupit sur une estrade aux pieds de la fille aux poissons, et hurla à haute voix, en agitant sa tête à droite et à gauche avec assez de rapidité, comme si elle était mise eu mouvement par une fièvre violente. Le sermon dura vingt minutes pendant lesquelles nul des fidèles ne bougea ; mais enfin une monotone psalmodie retentit, toutes les têtes remuèrent, toutes les langues articu- lèrent des sons saccadés et sur la même note; on frappa du pied sans cadence, on tourna sur ses ta- lons, tout cela sans rire, mais sans émotion, comme une leçon qu'on récite, et à minuit et demi tout fut dit et fait. Décidément j'aime mieux la Chéga de l'Ile de France. Un violent coup de tam-tam imposa silence à l'assemblée, et le souverain maitre de toutes choses venait de recevoir l'hommage de reconnais- sance et de respect que chaque peuple lui adresse dans son amour. N'est-ce pas qu'il est sage de ne pas méditer sur les diverses religions du globe et de les respecter, même dans ce qu'elles ont de boulfon et de ridi- cule ? Je retrouverai encore les Chinois à Diély, car on peut leur appliquer ce mot d'Henri IV sur les Gas- cons : «Semez-en sur vos terres incultes ; ils prennent partout. » Henri IV faisait une épigramme; mais ces paroles seraient pleine justice rendue aux Chinois, qui se logent partout en dominateurs. Sur les côtes et dans l'intérieur de leur insolente mère patrie, nos navires et nos explorateurs trouvent des limites qu'ils ne peuvent franchir; notre pavillon est méprisé, nos matelots à terre massacrés, nos pieux missionnaires mis à la torture, et cependant la Chine n’en est pas moins le plus vaste, le plus paisible empire du monde et la plus respectée des nations. XVII TIMOR Chinois. — Rajahs. — L'empereur Pierre, — Mœurs. Je croyais en avoir fini avec ce peuple magot, si avancé el si stationnaire à la fois, si philosophe et si dévotement attaché à des puérilités religieuses et morales, si plein de mépris pour toutes les autres nations et si bien fait pour ramper aux pieds de quiconque voudra l’assujétir; mais voilà qu'il faut encore que je vous parle de lui pour ne pas mériter Je reproche de partialité, si souvent et si justement fait aux voyageurs. Si dans leurs chétives maisons où tout est propre, original, bien ordonné, rien ne dénote le luxe, puis- que les cloisons qui séparent les appartements sont en tiges de bambous étroitement serrées, il n'en est pas de même des fastueuses demeures qu'ils se sont données après la mort. lei tout est grave, solennel ; rien n'y accuse l’avarice ou la mesquinerie ; on dirait une éclatante réparation faile à une vie de privations et de gène. On a voulu que le cadavre fût à l'aise dans son éternelle couche, et les accessoires du lieu, qui vous apprennent que la douleur a duré plus d’un jour, vous disent aussi le respect du fils pour son père ou la tendresse du père pour son fils. Une description exacte d’un tombeau chinois est | impossible; le dessin seul peut en reproduire l'élé- gance et le grandiose. C’est d'abord une pierre tumu- laire haute de trois pieds au moins, quelquefois aussi de quatre, sur un pied d'épaisseur, debout, taillée avec grâce en ogive, encadrée dans des moulures fort soignées, et au milieu de laquelle est un écusson en marbre où en granit, tantôt en relief, tantôt creusé, où sont gravés le nom et probablement les qualités morales de celui à qui est consacré le monument. Ces caractères sont noirs, rouges et le plus souvent en or. De chaque côté de cette pierre sépulcrale, au pied de laquelle s'élèvent deux gradins de marbre ou de stuc, s’échappent, à dix pas de distance l’un de l'autre, deux perrons hauts de quatre pieds au moins, descendant par échelons et venant se Joindre, à l'aide d'une ellipse, à une trentaine de pas de la pierre principale et au niveau du sol. L'espace enfermé dans cette vaste courbe est admirablement pavé en dalles polies ou en mosaïques, et c'est dans cet enclos ré- servé que les Chinois, à genoux, viennent rendre un hommage de chaque jour à celui qui n’est plus. En VOYAGE AUTOUR DU MONDE, arrière de la pierre tumulaire est un espace clos par un mur de stuc ou de maçonnerie, légèrement voûté, où repose le cadavre, et autour duquel poussent des fleurs et plantes odorantes; cà et là des arbres soi- gneusement taillés portent sur leurs branches des vêtements, des porcelaines et des cabas en feuilles de lataniers renfermant des offrandes faites à l’âme du mort. J'ai hâte d'ajouter que ces offrandes sont sou- vent renouvelées, au profit sans doute de quelque habile profanateur de ces lieux de repos consacrés au deuil et à la prière. N'y a-t-il pas dans ce respect des Chinois pour les restes des morts un motif de pardon pour toutes les iniquités de leur vie de friponnerie et de paresse ? Tous les tombeaux chinois n’ont ni la même ma- jesté, ni le mème grandiose, ni la même richesse de détails ; mais tous, jusqu'aux plus mesquins, ont cela de remarquable, que chaque jour de généreuses offrandes viennent les décorer, et que les crevasses et les dégâts occasionnés par les outrages du temps sont à l'instant réparèés avec une inquiète et pieuse sollicitude ; en sorte qu'il est vrai de dire que, chez ce peuple si bizarre dans ses goûts et dans sesmœæurs, on pense d'autant plus à ses amis ou à ses parents qu'il y a longtemps qu'on les a perdus. C'est surtout au lever du soleil que les Chinois vont prier à leur cimetière, c'est-à-dire aux plus belles heures de la journée. Est-ce que la chaleur ardente du jour étoufferait la piété dans leur âme? Est-ce qu'ils feraient à la fois de leur hommage de respect et d’a- doration un délassement et une affaire de conscience? Je ne sais, mais, en vérité, il en coûte trop à ma sin- cérité de narrateur de juger favorablement ceux dont j'ai si attentivement étudié la vie parasite, pour que je ne leur garde pas une sorte de rancune de cette piété dont je viens de vous parler et qui me semble un véritable contre-sens. O jaunes et fidèles sujets de Tao-kou-ang ! je crains bien de n'avoir à louer chez vous aucun sentiment de noblesse ou de générosité ! Vous êtes trop régulièrement avides et fripons avec les vivants pour que les morts aient le pouvoir de changer votre âme. : Cependant il faut achever. Je suivis un jour deux Chinois qui se rendaient au cimetière; en route, ils parlaient avec une extrême volubilité, et, contre leur usage, leursgestes étaient rapides etmultipliés. Arrivés en présence du champ de deuil, ils seturent, ralentirent leur marche et s'arrétèrent ensuite dos à dos comme pour se recueillir; puis, côte à côte et d'un pasgrave, ils s'avancèrent vers une tombe de moyenne gran- deur, au bord de laquelle ils s’agenouillèrent pour prier. Ils restèrent un quart d'heure au moins dans cette humble posture, et, après s'être regurdés de nouveau, ils se levèrent et allèrent, l’un derrière l’au- tre, baiser avec respect la pierre tumulaire. Cela fait, ils se regardèrent une troisième fois, frappèrent du pied en cadence, agitèrent convulsivement à droite et à gauche, et de haut en bas, leur tête chauve, et reprirent le chemin de la ville. Je les saluai en pas- | sant auprès d'eux ; ils me rendirent froidement ma politesse, et semblèrent craindre que je n’eusse as- sisté à leur prière quotidienne. Ce cimetière chinois, fort curieux et très-bien tenu, est situé sur une colline au sud de Koupang; et, à vrai dire, ces tombeaux sont les seuls édifices remar- quables de toute l'ile. Les Malais n’ont pas de cimetière; les cadavres sont portés tantôt dans un champ de tabac, tantôt sur le haut de quelque monticule, et le plus souvent 99 un tas de petits cailloux que les pieds des passants ont bientôt dispersés. Ils en usent envers les morts avec cet amour et cette tendresse qu'ils accordent aux vivants, et je ne crois pas qu'un seul de ces hommes qui 'entourent chaque jour, et passent et repassent à mes côtés, ait jamais senti son cœur bondir d'amitié ou de recon- naissance. Les Hollandais ont fait des lois à Koupang, mais les Malais se sentent assez puissants pour les fouler aux pieds. Le viol envers une Hollandaise est puni de mort, et dès lors le coupable est envoyé à Java, où justice est promptement faite. Le viol envers une esclave est puni du fouet; cinquante coups suffisent pour l'ordi- naire à la vengeance des personnes intéressées au châtiment; mais sile coupable est riche, il est rare qu'il n'échappe pas à la correction à l’aide de quelques douzaines de piastres ou de plusieurs brasses d'étoffe, et l’on a remarqué ici que presque toujours la victime intercédait en sa faveur. Dans ce cas, il est absous de droit, et fortsouvent une femme est ajoutéeau harem du ravisseur. Lorsqu'un maitre fait injustement punir un esclave, si celui-ci se plaint et prouve à ses juges l'iniquité de la correction, à l'instant 1l est confisqué au profit du gouvernement. Vous comprenez dès lors si les Holian- dais manquent de serviteurs. Un Malais libre dont la coupable conduite est si- gnalée à son rajah est vendu au profit du souverain ; et comme les rajahs sont tributaires du résident ou gouverneur, 1ls sont tenus de rembourser à celui-ci un quart ou un cinquième du prix de la vente. L'idolätrie est une religion des Malais; mais ils ont pour leurs rajahs un respect qui va jusqu’à l’ado- ration, et quelques-uns même les regardent comme les fils des dieux. La nourriture des Malais consiste en riz, poissons salés, buffles, poules et quelques fruits; ils n’ont point d'heure fixe pour leurs repas, et les femmes ne man- gent jamais avec eux, car elles sont trailées en vérila- bles esclaves. Le costume de celles-ci est formé de deux belles pièces d’étoffe, l'une appelée cahen-slimout, l'autre cahen-sahori ou.cabaya. La première est nouée à la ceinture et descend en plis gracieux jusqu’au genou ; l'autre est jetée avec caprice sur les épaules, mais retenue également par un cordon ou un nœud. Tou- tefois ce qu'il y a de particulier dans les habitudes d'habillements des Malaises, c'est qu’elles attachent le cabaya, non pas en dessous du sein, non pas au- dessus, mais au milieu, ce qui leur coupe fort disgra- cieusement la gorge en deux parties. Expliquez ces singuliers caprices de la mode : une torture pour s’en- laidir et se défigurer ! Les femmes malaises sont grandes, admirablement taillées ; leur démarche a quelque chose de noble, d'imposant et d'indépendant qui leur sied à ravir, et on lit dans leur regards une fierté native dont on est soudainement frappé. Leur chevelure est de toute beauté, et rien n’égale les soins minutieux qu'elles lui donnent. Le matin, que vous assistiez ou non à leur toilette, elles se jettent à l’eau à quelques pas de la ville, inondent leur tête de cendres fines, les laissent à demi enlever par le courant, puis avec un citron ouvert, en guise de pommade ou d'essence, elles donnent un lustre éclatant aux cheveux, et à l’aide d'un immense peigne de boïs, à trois ou quatre dents au plus, d’une forme courbe etoriginale, elles achèvent sur le bord d’un chemin. La place est marquée par | ce que l'eau, la cendre et le citron ont commencé. 100 Nulle statue antique de Rome et d'Athènes n’est harmonieusement coiffée comme la moins habile des femmes de Timor. Davidet Pradier en mourraient de jalousie. Eh bien! ces jeunes filles que vous voyez là si bien posées, si âpres à fixer volre altention, détaillez-les maintenant. La destestable habitude que les hommes ont contractée de se fourrer sous la lèvre supérieure une énorme pincée de tabac assaisonné de chaux est encore plus en faveur chez les femmes, de sorte qu'à seize où dix-huit ans elles n'ont plus de dents ou les ont noires comme du charbon. Elle se prétendent SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. plus belles ainsi, soit; mais en Europe nous avons d’autres goûts : l'ivoire est plus apprécié que l’ébène. Le malheur est d'autant plus grand, que celles qui n'emploient ni le bétel ni le tabac ont des dents d’une blancheur éclatante. Concluons done sans malignité que la coquetterie exerce son empire dans cet hémis- phère comme dans le nôtre ; que les dames de Timor, ainsi que chez nous, sacrifient tout à la mode, et que les voyageurs ne menteut que fort peu en publiant que, dans cet archipel, la couleur noire des dents est un attrait de plus à l’aide duquel le beau sexe cher- che à établir sa puissance. Je conseille aux femmes Chinois de Koupang jouant aux dés. de Timor d’essayer de plus sûrs taismans : il faut d’autres séductions aux farouches Malais. Toutefois faisons observer que, lorsque les ravages de la chaux vive se sont fait trop sentir, c'est-à-dire lorsque les gencives ont été totalement dépouillées, le rätelier absent est remplacé par un râtelier en or que les Dé- sirabodes du lieu fixent dans la bouche avec une adresse merveilleuse. Pourquoi done réparer un dom- mage fait avec connaissance de cause ? Les maladies les plus communes sont la gale, la lèpre et en général toutes les maladies de la peau. La petite vérole dépeupla la colonie il y a une trentaine d'années, et rien n’a pu décider les Malais à accepter les bienfaits de la vaccine. Les Européens, peu habi- tués aux chaleurs tropicales, sont souvent victimes | | | | dans ce pays d’une dyssenterie qui dégénère parfois en maladie contagieuse, et il est à remarquer que jamais un Malais n’en a été atteint. La peau de grenade infusée dans de l’eau de rivière est, dit-on, un re- mède efficace contre ce redoutable fléau. En 1795, un épouvantable tremblement de terre ébranla Timor jusque dans ses fondements ; la lave se fit jour à la fois par cent cratères ; les rivières se tarirent; toutes les maisons furent renversées, tous les édifices détruits, le temple chinois jelé sur la plage etla mer refoulée. Les iles voisines ne furent point épargnées; une horrible catastrophe menaça l'archipel entier, et les populations effrayées crurent être arrivées à leur dernier jour. Depuis celte époque les feux sous-marins bouillonnent sans cesse, mais VOYAGE AUTOUR DU MONDE. les tremblements de terre, quoique fréquents, n’ont occasionné aucun notable dégât. Le courroux des élé- ments semble avoir passé dans l'âme des naturels. Après le crocodile, le reptile le plus dangereux est un pelit serpent brun que les Malais appellent kissao; il a d'ordinaire trois pieds de longueur sur un pouce de diamètre. Quelques habitants m'ont assuré que la blessure en était mortelle; M. Thilmann m'a dit le contraire; maisil prétend qu'on en éprouve pendant quelques jours des douleurs intolérables. Je vous ai parlé du peuple malais; ses souverains après lui ont des droits à mon attention, et, même envers les monarques, je me pique de courtoisie. Les rois de ces pays se disent insolemment les descendants des dieux et gouvernent en véritables despotes. Ils ont droit de vie et de mort. Dans un moment d'humeur querelleuse ou sur un simple ca- price, ils font trancher la tête à qui leur déplait, et le | | 101 plus souvent ils la tranchent eux-mêmes sans autre forme de procès, sans que personne ose y trouver à redire. C’est un jeu pourtant qui pourrait avoir un Jour de graves conséquences, surtout si le vent civi- lisateur d'Europe arrive plus pur jusqu’en ces climats. Il est cependant à remarquer que, parmi ces princes si farouches, si cruels, si sanguinaires, on en trouve parfois quelques-uns qui donnent des exemples de désintéressement et de dignité que l’on comprendrait à peine chez nous. Bao, par exemple, roi de Rottie, étant dans sa jeunesse d'un caractère violent et em- porté, abdiqua volontairement la souveraineté en fa- veur de son frère, dans la crainte que de semblables penchants ne lui fissent commettre de grandes injus- tices. Mais voyez où le fanatisme et la stupidité peu- vent entrainer la puissance : Un jour que, dans un accès de violente colère, Bao venait de décapiter un de ses sujets, furieux et déses- ÈS == al ... Une description exacte d’un tombeau chinois est impossible. (Page 98.) péré après l'exécution, il coupa à l'instant même la tète à deux de ses principaux et de ses plus chers ofli- ciers, « en expiation, dit-il, du crime atroce qu'il ve- nait de commettre. » Bao, n'ayant pas été heureux dans le choix de son successeur, qui faisait trembler ses sujets sous son sceptre de fer, le gouverneur de Timor rétablit Bao, et depuis ce jour ce prince est parvenu à maitriser les premiers penchants de son âme. Appelé à Koupang pour fournir aux Hollandais son contingent de soldats dans la guerre qu'ils avaient à soutenir contre Louis, monarque révolté, il s’est vu forcé, pour cause de maladie, de confier le comman- dement de ses troupes à ses premiers officiers et d’at- tendre, inactif, le résultat de la lutte. On nous en avait fait de si pompeux éloges, que nous résolûmes de lui rendre nos hommages, espérant bien que nous recueil- lerions auprès de lui une foule de détails précieux sur les mœurs et les institutions des peuples soumis aux rajahs ses frères, comme on dit ici, ou aux rois ses cousins, comme on dirait en Europe. | Les visites aux princes se font ici sans cérémonie, sans introducteur, sans suisses, ni valets, ni maré- chaux aux portes; on va chez eux comme chez un voisin ; on cause, on se serre la main, on s’assied côte à côte et l’on se dit adieu. J'étais en veste de toile blanche et en chemise de matelot; le roi Bao pou- vait bien se mettre à l'aise, et je ne lui en voulus pas de son négligé tout à fait sans façon. Evalé-Tetti, roi de Dao, était avec le roi de Rotlie. Ce dernier avait pour sceptre une canne de jonc à pomme d’or. Il est âgé de cmquante ans; il est grand, bien fait, et paraît jouir d'une vigoureuse santé. Ses traits respirent la bonté; son œil est doux, sa bouche petite et riante. Il est vêtu d’une espèce de manteau dans le genre de nos rideaux d'indienne à grandes fleurs en couleur. Sa ceinture est un cahen-slimout absolument conforme à celui de ses sujets; il avait les pieds et les jambes nus. Le roi Évalé-Tetti est âgé d'une soixantaine d’an- nées; il est escorté de quelques guerriers et d’un de ses grands officiers qu’on nous a dit être son premier ministre ; ceux-ci ont l'air de deux sapajous et sont mis comme deux mendiants. Les prêtres des Malais sont les devins ou augures. À Rotlie ou à Timor, dans chaque ville, on en compte quatre dont le chef est le plus âgé. Ces prêtres lisent l'avenir dans les entrailles des victimes, et les poulets 102 SOUVENIRS sont les animaux dont on se sert le plus fréquemment. Outre qu'ils coûtent moins que les porcs, les buffles ou les canards, qu'on interroge aussi quelquefois, ces prêtres sont plus exercés à lire dans ces sortes de vocabulaires et paraissent plus certains de ce qu'ils annoncent. On consulte les devins dans toutes les affaires importantes, lorsqu'il s'agit, par exemple, d’une déclaration de guerre, de fixer le jour d’une bataille, d’en connaître l'issue; ils désignent assez souvent le nombre d'ennemis qui seront tués et celui des prisonniers qu'on fera, et à l'exemple des augures grecs et romains, ils enveloppent toujours leurs pré- dictions dans une phrase à double sens. Les devins peuvent se marier, et leurs fonctions sont héréditaires. Ainsi, à la naissance d'un de leurs enfants, il n'y a pas de témérité à avancer que ce sera un jour un fripon. Lorsque le grand prêtre monte à cheval, l'usage des selles est défendu à tous ceux qui l’accompagnent. Ce cas excepté, l'interdiction des selles n'existe jamais, quoi qu’en disent certains voyageurs, et leur religion ne leur prescrit rien à cet égard. Mais rarement les Malais en font usage, et ils ne montent leurs chevaux qu’à poil et sans étrier, en les guidant par leurs cris ou à l’aide d'un petit frein. Il existe dans chaque ville une maison sacrée, nom- mée Rouma-Pamali. (C'est à la fois la demeure du devin et Le lieu où l’on dépose le trésor royal. L'entrée en est interdite à tout le monde, à l’excep- tion du rajah: c’est là qu'on apporte les têtes des prisonniers faits à la guerre, après en avoir retiré la cervelle. On les suspend ensuite à des arbres, mais de préférence auprès des tombeaux des rajahs vain- queurs. Digne trophée de ces peuples barbares, les têtes des ennemis morts au champ de bataille sont exposées pendant neuf jours dans le Rouma-Pamali, et pendant ce temps seulement le peuple a le droit de pénétrer dans cette demeure où se commettent tant de sacriléges. Lorsque le rajah meurt, il est porté au Rouma-Pamali, où il est exposé pendant quelques iours à la vénération du peuple. Il parait qu'il n'existe aucune cérémonie religieuse pour la consécration des mariages. Le prétendant fait au beau-père des présents relatifs à sa fortune et au prix qu'il attache à la possession de l'épouse qu'il vient demander. Les enfants sont portés à leur naissance dans le Rouma-Pamali, où ils reçoivent rarement le nom de leurs parents. La famille réunie chante à la mort d'un Malais pen- dant que son corps est exposé sur des nattes et qu'un esclave, armé d'un éventail de plumes de coq, éloigne les insectes de la figure du défunt. Le corps, porté par les amis, est jeté dans une fosse où l’on dépose aussi quelques-uns des meubles qu'il affectionnait le plus ; tout disparait avec lui. jusqu’au souvenir. J'ai assisté à une de ces cérémonies funé- bres, où cinq ou six personnes poussaient des cris lamentables. Je les ai trouvées, le lendemain, tran- quilies comme si elles n'avaient rien à regretter. Le sceptre des rajahs est héréditaire : c’est le frère ainé qui succède au gouvernement. Lorsque tous les frères sont morts ou qu’il n’en a pas existé, le fils ainé du premier rajah ou l’ainé des frères est l'héritier de la couronne, Les femmes n’ont aucun droit à la succession au trône. Je suis surpris qu'elles aient permis cette loi dans un pays où elles paraissent régner sur les souverains, lesquels seuls, parmi tous ces hommes, montrent une grande consi- dération pour leurs favorites. D'UN AVEUGLE. | Les rajahs ont sous leurs ordres des officiers nom- | mès toumoukouns, seuls dignitaires qui séparent le | souverain de son peuple. Le nombre de ces officiers | est relatif à la puissance du rajah. Celui de l’île de Dao en a sept; Bao, roi de Rottie, en a dix-huit. Parmi les peuples appelés à défendre les Hollandais dans la guerre qu’ils ont à soutenir, on remarque les guerriers de Savu et de Solor, qui presque tous ser- vent volontairement. Ceux de Solor surtout donnent dans les combats des exemples d’une cruauté repous- sante. On assure que, dès qu'ils ont fait tomber un ennemi, ils se jettent sur lui et l’achèvent avec leurs dents. En général leurs combats sont très-meurtriers, et 11 suffit d'une bataille pour décider de l'issue de Ja campagne. L'ile est aujourd'hui un vaste théâtre de rapines, de meurtres et de cruautés. Le gouverneur hollandais Hazaart, ancien officier de marine, s’est, à la tête de dix mille hommes, campé dans l'intérieur pour s’op- poser à la levée de boucliers du rajah Louis, dont on dit tant de merveilles. Louis est chrétien, fils de Tobany, roi d'Amanoébang, pays situë à cinq jours de marche à l'est de Koupang, au milieu des possessions hollandaises. Il fut élevé dans la religion catholique, et las enfin des tributs onéreux que lui imposaient les Hollandais, il résolut de se déclarer libre et indépendant. Voilà dix ans qu'il parcourt Timor à la tête de sa redoutable armée, assujétissant les rois ses voisins, qui viennent tous à l'envi implorer le secours du résident. Chef d'une poignée de soldats dévoués à ses intérêts, Louis d’Amanoëbang parait ne pas redouter les efforts de tant d’ennemis coalisés. Déjà il a su les forcer une fois à lui proposer une paix glorieuse, pendant laquelle sa protection et ses encouragements ont appelé dans ses Etats un grand nombre de personnes distinguées et d'ouvriers habiles qui, avec le goût des arts, y ont fait naître le commerce et l'industrie. Déjà encore ses armes victorieuses l'ont conduit, il y a sept années, aux portes de Koupang, où il répandit la terreur après avoir brûlé quelques édifices et la maison même du gouverneur. Aujourd'hui qu'on a voulu lui imposer un joug honteux, il s’est de nou- veau déclaré indépendant, et, à la tête d’une armée de six mille hommes, dont les deux tiers sont armès de fusils et montés sur des chevaux, il ose se flatter d’un succès qui peut affranchir cette colonie d’un pouvoir despotique et détrôner quatorze souverains. Les armes de ses soldats sont des fusils, des mas- sues, des sabres, des sagaies, des crics, une audace étonnante et le génie de leur chef. Louis est adroit; il a déjà tenté heureusement de semer la désunion dans l’armée ennemie. Louis est affranchi de préjugés ; il combattrait à l'ombre si les ! flèches de ses adversaires obscurcissaient le soleil. | Louis est encouragé par ses premiers triomphes; il a déjà forcé les Hollandais à bâtir un fort à Dao, qu'il | a jadis saccagé. Louis est prudent; il a fait construire dans ses États des. fortifications qui étonneront les Hollandais et plus encore leurs alliés. Louis, en un mot, combat pour l'indépendance; quatorze rajahs combattent pour l'esclavage. Les soldats de Louis mourront auprès de leur chef: il est à craindre que les insulaires réunis sous le pavillon européen ne l'aban- donnent avant de combattre ou après le premier échec, Les guerriers de Louis lui sont attachés par la recon- naissance ; la crainte seule a rallié les autres insulaires sous la domination hollandaise. Que de motifs pour supposer que ce chef intrépide sortira vainqueur | d’une butte imposée par l’orgueil offensé et acceptée VOYAGE AUTOUR par le patriotisme et le sentiment d'une cause légi- time! Tous les rois appelés par les Hollandais à soutenir cette guerre sont tenus de se mettre à la tête de leurs soldats, ou du moins de suivre le corps d'armée jus- qu'au quartier général. Le roi de Denka a conduit mille hommes; mais une maladie l’ayant empêché de les guider au combat, il a obtenu la permission de retourner à Koupang, après avoir juré que ses sujets seraient fidèles à la cause qu'ils avaient embrassée. Cependant, comme, d’après un ancien préjugé, les Malais assurent que les maladies arrivent par l'ordre des dieux, ils croient que, lorsque leur chef est retenu loin du camp par un pareil motif, ils doivent s'abstenir de combattre, el ce préjugé, si utile aux intérêts de Louis, a causé une grande désertion parmi les soldats venus de Denka. Encore un semblable événement, et Louis n’éprouvera qu'un regret, celui d’avoir trop peu d'ennemis à soumettre. Les Anglais ont fait deux expéditions contre le roi Louis, la première en 1815 et la deuxième en 1816, sans pouvoir le vaincre. Il est grand, vif, impétueux ; son courage étonnant, mais réfléchi ; ses projets sont hardis, mais non impossibles ; il récompense digne- ment le mérite et il punit cruellement toute désobéis- sance. Il ne manque peut-être à la gloire de cet homme extraordinaire qu'un historien qui dise ses exploits. Rival redoutable, révéré des Timoriens, l'empereur Pierre, mort aujourd'hui à toute idée d’ambition, ne s'est point agité au choc des cris qui retentissent autour de ses domaines ; et sur son lit de douleur, il attend paisiblement sa dernière heure. C'était un nouveau monarque à visiter. Nous nous décidämes promptement et nous nous mimes gaie- ment en roule, La petite caravane se composait de Bérard, Gaudichaud, Gaymard, Duperrey, Taunay et moi, tous avides d'apprendre, tous amis dévoués, presque toujours compagnons inséparables dans les excursions les plus périlleuses. La route, après avoir dépassé Koupang, est un sen- tier délicieux ombragé par une riche végétation, et bordé d'un côté par le lit d’un torrent qu'on passe souvent à guë. Après une heure de marche, peu à peu on s'élève et l’on gravit une petite colline au sommet de laquelle est le tombeau de Taybeno, ancien rajah de cette partie de l'ile. Un arbre mort le dominait, et sur deux branches de cet arbre sont deux crânes de Malais, encore revêtus de leur belle chevelure. A la bonne heure, de pareils hommages rendus aux morts! Nous demandämes à deux naturels qui nous accom- pagnaient depuis quelques instants la permission de les détacher de l'arbre : Pamali, nous répondirent-ils d'un air effrayé, et nous poursuivimes notre route après avoir dessiné le tombeau, qui n'offre rien de remarquable. Cependant nous arrivämes bientôt sur le territoire de l’empereur. Des troupeaux de buffles, une végéta- tion vigoureuse et quelques terres labourées nous donnèrent d’abord du souverain une idée avantageuse qui s’accrut encore lorsque nous arrivames auprès de sa demeure. Nous y fûmes introduits. Son palais est une case en vacoi, goëmon, arêtes de palmistes, le tout lié fortement et recouvert de feuilles de latanier à plusieurs couches. Il se compose d'une seule pièce noire, profonde, ne recevant le jour que de la porte, qui est basse et très-étroite. Là, point de meubles, si ce n’est un coffre chinois orné de:ri- ches incrustations, dans lequel sont probablement enfermés les trésors du monarque ; plus un vaste fau- DU MONDE, 103 teuil en bois d'ébène, bien travaillé, que je soupçon- nai de fabrique japonaise. Çà et là, à terre, des nattes tressées aux Philippines et plusieurs vases grossiers pour la boisson et la nourriture. Une douzaine de fusils, une vinglaine de crics et un grand nombre de piques et de sagaies tapissaient les murailles. L'empereur était assis dans son fauteuil à bras. A notre arrivée, il se leva à demi, nous tendit la main et nous présenta des nattes sur lesquelles nous nous accroupimes. À ses côtés étaient deux de ses princi- paux officiers, debout, à l'air farouche, au regard menaçant, le fusil d'une main, le cric del'autre, dra- pés avec leur pittoresque cahen-slimout, et prêts sans doute à enlever nos têtes sur un signe du chef. Mais celui-ci était trop courtois et trop bienveillant pour en user avec celte familiarité. Un petit enfant de sept à huit ans, absolument nu et taillé en athlète, s’ap- puyait sur l’empereur : c'était son fils, à qui je m'em- pressai d'offrir un étui, des aiguilles, un paquet d'épingles, des ciseaux et un miroir. Il reçut mes cadeaux avec une grande joie et me permit de l'em- brasser: puis, le priant de rester immobile, je fis son portrait ainsi que celui du monarque, et je leur en donnai une copie, que l'un des deux Malais porta avec soin sur le coffre chinois. En échange je reçus deux sagaies et un crie magnifique, encore tout paré des touffes de cheveux des ennemis vaincus. Pierre portait sur sa figure décharnéeles caractères de la décrépitude la plus avancée; on l'aurait cru centenaire, quoiqu'il n'eût que soixante ans au plus; mais ici la nature est si active, si puissante, qu'elle pousse bien vite les hommes dans la tombe. Pierre tenait dans la main sa canne à pomme d'or; il était coiffé d’un bonnet de coton blanc, vêtu d'une robe de | chambre à grands ramages, et sur ses flancs osseux flottait un cahen-slimout plus fin et plus beau que ceux que j'avais tant admirés à Koupang. Notre visite fut courte: nous serrèmes affectueuse- ment la main au patriarche de l'ile, nous revimes en passant ces belliqueux soldats dont l'allure guerrière est si imposante, et nous arrivâmes à Koupang, escortés par un violent orage auquel les solitudes que nous parcourions donnaient uv caractère de lugubre majesté. La voix de la foudre dans le désert est à la fois chose terrible et solennelle : vous croiriez que c’est pour vous seul que jaillit l'éclair et que retentit la menace. Et maintenant que j'ai jeté un rapide coup d'œil sur cette colonie de Koupang, je me demande quelles sont les heures de joie des Malais qui la peuplent : its n'en ont pas; quels sont leurs Jours de fête? ils n’en ont pas ; leurs époques de réjouissances publi- ques? ils n’en ont pas; leurs nuits d’un sommeil doux et paisible? ils n’en ont pas. Dès que le Malais se réveille, il s’arme de sa longue pipe de fer, de son lourd fusil ou de son redoutable cric empoisonné; le Malais de Timor n'est heureux que lorsqu'il sent auprès de lui, sur ses flancs ou dans ses mains, ses instruments de mort ou de vengeance; le Malais de Timor ne m'a paru avoir de caresse ni pour son ami, s'il a un ami, ni pour sa femme, ni pour son père. On lui a dit : « Voilà du fer, défends-toi, altaque et tue; si tu n'as point de glaive alors que tu te trouves en face d'un adversaire, déchire-le avec les dents; la pitié, c'est plus qu'une faiblesse, c'est une faute; l'homme vaincu et pardonné peut être soumis, mais il ne pardonnepas, lui. Fairegrâce à un ennemi, c’est presque avouer qu'on le redoute, et l’on n’est vrai- ment vainqueur d'un homme que lorsque la terre le couvre. » 104 SOUVENIRS I ya sur Timor en général, et sur Koupang en particulier, un voile funèbre, indice certain de quel- ques sanglantes catastrophes, et le voyageur se sent à l'aise alors seulement qu'il s'en éloigne. Les gens qui vous accompagnent sur le rivage et que vous avez vus tous les jours pendant votre reläche n'ont sur la figure aucune expression de regrets; ils ne vous disent point adieu, ne vous tendent pasla main, et vous n’êles pas encore partis qu'ils détournent la vue avec dédain ou mépris. Ne me parlez pas d’un peuple qui vit sans un sourire sur les lèvres. Il est vrai aussi que les Chinois sourient toujours et à tout le monde. L'aspect général de Timor, dominant en souve- raine ce groupe nombreux de petites iles qui l'entou- rent comme d'humbles tributaires, attriste et impose à la fois. Ce sont sur la plage de vastes réseaux de lataniers, de vacois, de cocotiers aux couronnes si élégantes et si flexibles; puis vient le rima ou arbre (N | | MAN WA AA D'UN AVEUGLE. à pain, puis encore le pandanus, qui de chaque bran- che laissetomber des jets nouveaux auxquels la terre donne de nouvelles racines, le pandanus qui à lui seul forme une forêt, et l’ébénier au sombre feuillage, et l’odorant sandal, dont les ciseaux et les burins chinois font de si admirables colifichets, et tous ces géants tropicaux se pressant sur ce sol vivace, auquel les volcans intérieurs ne peuvent arracher ni sa vigueur ni sa séve ; et au sein de tant de richesses surgissent, comme des menaces de mort, d'immenses blocs de lave diversement colorée selon la nature des éruptions volcaniques : c’est la destruction à côté de la force, c’est la Jeunesse à côté de la caducité, c’est la vie et le néant côte à côte, en lutte perpétuelle, sans être vaincus ni l’un ni l’autre, ou plutôt vain- queurs et vaincus tour à tour. Timor est sans con- tredit un des lieux de la terre où la botanique, la minéralogie, la zoologie, recucilleraient le plus de richesses. ... Les femmes malaises sont grandes, admirablement taillées. (Page 99.) Les Hollandais conquirent Koupaug sur les Portu- gais, qui s’y étaient établis en 1688 ; les Anglais l’oc- cupèrent par capitulation en 1797. Les rajahs se liguèrent de nouveau, les forcèrent à la retraite et dévorèrent ceux qui n’eurent pas le temps de s'em- barquer. En 1810, les Anglais s'en emparèrent encore avec une frégate ; mais, enhardis par le souvenir de leurs premiers succès, les naturels Les obligèrent une seconde fois à se retirer, après avoir mis à leur tèle le premier gouverneur de Koupang, qui dès lors avait le titre de résident. Après la prise de Java en 1811, les Anglais s’emparèrent pour la troisième fois de cette ville, qu'ils rendirent aux Hollandais en 1816, par suite de la paix générale de 1814. Ainsi font les rois de la terre : ils prennent ou abandonnent, ils protégent ou délaissent les villes, les provinces, les Etats; et dans ces perpétuels changements, les peu- ples soumis laissent faire, comme s'ils n'étaient nul- lement intéressés à ce honteux commerce dont eux seuls payent les frais sans en retirer le moindre béné- fice. Au surplus, l’histoire de Timor, dont nous avons esquissé les principaux événements, se résume en peu de mots : quant aux détails, il faudrait les écrire avec du sang. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 105 XVI LA MER Oh! vous lirez ces pages aussi; vous y arréterez vos regards comme sur un portrait fidèle; elies sont écrites sous l'inspiration du moment. La mer! Je ne veux pas aujourd'hui vous parler de ses colères, je ne veux pas vous parler de sa torpeur. Les premières ont leur majesté imposante; l'autre sa triste solennité. Le silence de celle-ci vous endort, vous glace; la turbulence de celle-là vous jette dans une admiration fiévreuse, qui vous èémeut et vous ra- petisse; oublions-les pour quelques instants. C’est de la mer sans caprice qu'il va être question dans ces lignes rapides; de cette mer normale que les esprits superficiels s’obstinent à croire si froide, | si monotone, qu'on serait tenté, d’après leur couar- dise, de ne jamais s'abandonner à elle. Cette mer, voyez-vous, alors qu'elle mugit sans frénésie, est encore, pour celui qui observe et étudie, une mine inépuisable de nobles jouissances et de belles distrac- tions. Que ses flots moutonnent à la cime, que la lame marche seulement sans écume, qu’elle soit ridée par une légère brise ou heurtée par un souffle carabine, il y a là, je vous jure, larges tableaux à admirer, riants et curieux détails à décrire; il y a comédie et drame à la fois, émotion variée pour l'esprit et le cœur; passé consolant, présent qui sourit, avenir de bonheur et d'ivresse. Suivez-moi, je vous prie, car je ne vous conduis ... Les colères de la mer ont leur majesté imposante. (Page 105.) pas dans un monde creux et fantastique, mais bien dans un monde réel et varié, où le repos est impos-- sible, puisque tout chemine et court avec vous, l’élé ment qui vous porte, le vent qui vous pousse, la zone qui fuit, celle que vous venez visiter, le navire qui rémit, les étoiles qui glissent remplacées à l'horizon par de nouvelles étoiles; et tout cela sans fatigue, souvent sans cahot, presque sans mouvement. Si les fleuves sont deS$ routes qui marchent, qu'est-ce donc que la mer? Vous vous levez; et lorsque la voix du matelot qui chante la bouline vous dit que, naviquant au plus drès, le sillage sera lent et pénible, placez-vous sur uñ porte-hauhans avec un solide ceinturon aux reins, un filet à la main, un de ces filets à papillons em- manché à un roseau docile : l'œil sur le flot qui passe, ous attendez et saisissez quelques-uns de ces mollus- ques si curieux, si variés, et dans lesquels la vie cir- cule sans que vous sachiez où est la tête, où est le Cœur; sans que vous trouviez son sang, ses poumons, ses artères; sans être même bien certain, après une étude sérieuse, si c’est un poisson, une fleur, un ar- buste, une grappe ou une racine dont vous venez de faire la conquête, Il est là dans un vase; il a quitté son élément, il fallait une mer à son ambition voyageuse, et vous lui donnez à peine quelques gouttes d’eau; il Live. 14. change, il se décolore, il vieillit, il cesse de se mou- voir, il meurt. Cela avait une âme, cela sentait la douleur. Hélas! avec une âme, pouvait-il en être au- trement? Reprenez votre place, le matin commence à peine. Voilà le soleil qui se lève, il est au-dessus des flots et vous ne le voyez pas encore; c'est que son rayon si paresseux ne parcourt guère que quatre-vingt mille lieues par seconde. 0 immensité! Quel magique tableau! Mais, ô prodige! vous êtes bien sûr de naviguer dans une mer sans rochers, sans récifs, sans nulle terre; et pourtant là-bas, à 13 place même que vous venez de quitter, se dressent de hautes et solides murailles avec leurs bastions, leurs créneaux, leurs tours; là aussi des monts gi- gantesques, des forêts immenses, des armées qui vont se combattre; vous êtes dans l'attente du redoutable choc des boucliers, des glaives et des cuirasses; vous faites un pas de plus... tout s’efface, tout disparait ; les villes s'engloutissent, les forêts plongent leurs têtes chevelues dans les flots, les innombrables ar- mées s’anéantissent comme sous la main puissante de Dieu. Le mirage a cessé. Je ne traduis pas le phénomène, je le signals; le 4 Voyez les notes de la fin du volume 14 106 tableau viendra plus tard, isolé, complet; j'en ai tant d'autres à faire passer sous vos yeux! Le vent est devenu plus favorable, il souffle largue maintenant; le matelot siffle, fume et se promène plus joyeux. Il suit les phases du temps, lui; son humeur est celle du jour; paisible avec le calme, bruyant avec la bourrasque. Pauvre matelot qui n'a rien qui lui appartienne, ni ses joies, ni ses douleurs! Allez, allez visiter le gaillard d'avant; faites-vous une affection privilégiée sur chaque navire; prenez avec vous un Petit, un Marchais, et jetez du bonheur dans leur âme toute dévouée. Les heures passent vite à côté de la reconnaissance qui vous sourit. Voici le quart. La pitance est distribuée. Visitez le pont, la batterie; moins il y a de viande sur la planche, plus il y a de quolibets à l'air; plus il y a d'insectes au biscuit, moins il y a de répugnance à l’engloutir. Le premier service, le second, le troisième, c’est un morceau de lard salé découpé en tranches à peu près égales par le plus ancien de l'escouade.. Puis vient une goutte de vin pour assaisonner ce large repas, puis plus tard un petit verre d’eau-de-vie qui cha- touille à peine ces palais de bitume... Puis encore le matelot chante, va et vient, jure, grimpe au haut des mäâts, se perche à l'extrémité des vergues, recoit sur ses épaules les ondées salées de la mer, les grains rapides du ciel; se couche dans ses vêtements trem— pés et se lève le lendemain pour recommencer celte heureuse existence jusqu'à une vieillesse de misère et d'abandon. Oh! tendez la main au matelot que vous trouvez sur la route, car cet homme-là a bien souffert, et souffert courageusement. En deçà du grand mât, sur le gaillard d’arrière, se promène l'état-major. Il est question ei de choses qui occupent l'esprit, qui exercent l'intelligence; mais ne croyez pas qu'ils s'absorbent assez pour ne point laisser de place à de plus doux passe-temps. En mer, le travail de tête c’est presque le repos; les observations nauliques où astronomiques ont dans leur périodicité une sorte de monotonie telle, qu'on les fait sans efforts, machinalement, On.monte un cerele répétiteur, on tient en main une montre ma- rine, on prend hauteur. ; — Commandant, voilà mon point; la dérive est de tant. Le loch a donné cela; nous sommes là; ily a de l'eau devant nous; dans quinze jours, avec la même brise, nous verrons la terre; laissez courir. Mais le passé, il faut bien en parler aussi pendant qu'on cherche à régler l'avenir. — Oh! si j'étais maintenant en Europe! sur mes belles montagnes des Pyrénées! — Et moi, dans mes riches plaines de la Beaucei — Et moi, à Paris, au centre des beaux-arts! —- Et moi, dans mon petit bourg, auprès de ma vieille mère! Que fait-eile en ce moment? Le diamètre de la terre m'en sépare. Et si le vent fait crier ses volets mal assujétis, elle se réveille et prie pour son fils que la tempête va engloutir. Toute tendresse est craintive; jugez de la tendresse maternelle! — As-tu vu Talma? — As-tu entendu mademoiselle Mars? — Avez-vous admiré la dernière statue colossale de David? — Et Gudin! et Isabey! oh! s'ils étaient ici, avec nous! — Tout beau, messieurs, s'ils y étaient, je n'y serais pas. Un peu de place à cet ami qui se plait tant avec vous, — Savez-vous que Paris sera bien embelli à notre retour SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Qui sait? un tremblement de terre l'ébranle peut-être en ce moment. — Nous le ressentirions, nous sommes si près! — C’est vrai, encore dix ou douze mille lieues, et nous verrons son beau dôme des Invalides, et son Panthéon, et sa Colonne, et son Louvre, et ses gais boulevards! — Et ses rues sales et {ortueuses, et ses carrefours infestés par le vice, et sa hideuse place de Grève, et sa misère, et son deuil, et sa bourbeuse Seine où crou- pissent ses crasseux pontons ! Ma foi, vive la mer! Jouissons de la mer! Paris n'aura raison que lorsque nous serons à Paris. La cloche appelle au déjeuner. Le fidèle domes- tique, qui ne va pas cette fois chez le voisin conter les sécrets du ménage, se présente à vous le chapeau à la main et vous dit : — Monsieur, le diner est servi. — C'est bien; qu'avons-nous? — Rien. — Rien, maraud! — Ah! je me trompe, vous avez du biscuit et du fromage. — Tu vois bien, imbécile ! Nous descendons; chacun prend sa place, chacun mord à sa pitance; le fromage est creux, moisi, le biscuit piqué, le vin de mauvaise qualité, l'eau rare et un peu fétide; mais l’un rit de la grimace de l'autre; les quolibets du gaillard d'avant trouvent ur écho chez nous; on fait un peu la mine, on continue les conversations interrompues par le tintement de la cloche, et au bout d'un quart d'heure on remonte à l'air. L'appétit est satisfait et le cœur joyeux. Vous ne comprenez pas cela, vous, gloutons insa- tiables de nos luxurieuses cités ! Et le beaupré de la corvette lève fièrement le nez et pointe vers la première ralâche. Patience, le joyeux gala aura son tour. — fjui tient le pari? Je gage d'aller jusqu'à la drome sans quitter ce bordage. — Je gage que non. — Tenu. — Je suis de moitié pour toi. — Moi, pour toi. — Tenu. — Tenu encore. Le jouteur attend que le navire soit fortement ap- puyé; il part, non point comme le hèvre fuyant le chasseur qui le guette, mais comme la tortue qui veut arriver à coup sûr. Encore deux pas et il atteint le but... Une lame sourde frappe le bord, l'équilibriste est renversé, et les vainqueurs prendront du thé ou du café gratis, car chacun a fait sa petite provision pour les besoins des longues traversées. Et quand ces jeux et ces causeries toutes du cœur, sans fiel, sans amertume, ont eu lieu; quand ces repas sans vivres ont occupé les moments, on se re- cueille parfois dans de graves méditations, on devient Mstorien, géographe ou philosophe par circonstance ; on compare les climats aux climats, les hommes aux hommes ; on se jette en plein dans lamorale ; on com- mente les œuvres infinies du Dieu infini, on s’enferme pieusement dans sa cabine: la plumecourt, la poitrine se gonfle, les artères battent plus vite ; on s'incline devant la majesté du monde, et l’on croit au grand principe de toutes choses en présence duquel on est sans cesse. La nuit vous surprend au milieu de vos rêves, de vos systèmes, de vosutopies; vous confiez vosmembres assoupis au cadre ondoyant ou au moelleux hamac, - VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 107 et l'on clôtla paupièreavec de suaves pensées d'amour et de reconnaissance. Mais le jour suivant se lève brillant et doré. Soyez tranquille, il n’y aura point de similitude entre vos plaisirs de ce matin et ceux de la veille. Les richesses de la navigation sont loin d’être épuisées, et les mines du Potose n’ont point de filons aussi riches que ceux qui nous restent à exploiter. I ya du vent dans les voiles tendues; il n’est pas au plus pres, il vient de l'arrière, tout lui est itvré au grand mât; bonnettes hautes et basses, tribord et bäbord, le navire tangue et l’espace est envahi en soubresauts vingt fois plus rudes et plus fatigants que les lourds et monotones roulis. — À moi, Barthe! voici des dorades! Vois comme elles sont éclatantes, comme elles sont heureuses! Soyons plus heureux qu’elles. Une fouine ! et mord£, ces dos élastiques aux écailles si riches. — À moi, Astier ! à moi, Vial aux bras vigoureux, la force de taureau ! Retenez d’abord Marchais qui veut les saisir en se jetant à l'eau ! Retenez Petit, qui provoque Marchais afin de lesuivre dans l'abime. Les dorades joyeuses se mêlent aux bonites et nous escortent en nombreuses familles; il faut que tout le banc dispéraisse, car l'équipage a faim et le poisson frais est là ; il est si délicat! le matelot l’assaisonne si bien! Comme elles frétillent, les coquettes ! comme elles sepavanent! comme ellesse fontbelles! Attendez, attendez ! Vial, Astier, Barthe, le- pied solidement appuyé au porte-haubans, mais le corps penché sur les flots, sont là, le bras levé, le fer tridenté à la main. Qu’une imprudente dorade rase la surface de la vague ! la voilà, le trait part, il siffle, bruit, frétille avec sa proie ; le filin se développe en liberté, reprend bientôt sa roideur ; on love lamanœuvre sur le porte-haubans ; le poisson captifest jeté sur le pont, il ouvre sa bouche haletante et la ferme en saccades précipitées, il l'ouvre ‘encore pour ressaisir son élément perdu ; ses mouve- ments deviennent frénéliques, ses couleurs se ternis- sent, son œil se vitrifie ; il est immobile, mort. Et l'équipage enchanté s’écrie : Allons, courage ! il y aura orgie dans la batterie et sur le pont. Avec despointeurs comme ceux que je viensde vous nommer, un banc de dorades ou de bonites est bientôt décimé, et si une chose doit surprendre dans cette guerre sans périls pour le vainqueur, c’est que le vaincu ne quitle jamais le champ du carnage, c’est qu'il n'ait pas mème les sentiments du danger qui le menace. Vous croyez peut-être que toutest joie dans ces triomphes sans gloire ? Eh bien ! non, et quand un bord possède un matelot de la trempe de Petit, la scène peut changer d'aspect et le tableau s’assombrir. Une troisième dorade mal fouinée par Astier venait d'être jetée eu deçà du bastingage, lorsque mon matelot favori accourt à elle, s'accroupit à ses côtés, et, au milieu de son agonie, lui adresse piteusement la parole: « Pauvre novice, lui disait-il, tu étais jeune, frin- gante, gentille ; eh bien! tu y passes comme les autres, tu viens d'avaler ta gaffe, tu as fait peter ton lof ; tu étais toute d’or comme un double louis, te voilà toute grise comme si tu avais bu trente-six cara fons d’eau-de-vie ; tu étais frétillante, et te voilà sans mouvement ; tu te racornis, tu souffres, tu ràles, {u vas être dorlotée tout à l'heure sur un hamac de fer, sur un bon brasier où tu jauniras comme du safran en compagnie detes béta de sœurs ; et moi quite parles, moi qui dis ton ir manus, je ne serai peut- être pas si heureux ; on me f..... à l'eau dans un morceau de toile avec un boulet au pied; sil on m’aime bien on y en mettra deux, et voilà tout. « Je serai là seul, loin de vieux père, loin de vieille mère, sans mon brave Marchais, sans ce bon M. Jacques qui m'a soûlé tant de fois, et un requin m'avalera comme je t'avalerai, moi, ce soir. Eh bien ! non, mille sabords ! j'ai pris ma résolution, quand vieux père et vieille mère demanderont où je suis, on ourra leur dire : gobé par un requin ; mais, sacré bordage! par l'âme de Marchais, on ne dira pas que J'ai mangé une dorade qui m'a regardé en pleurant !!! J'aimerais mieux avaler ma langue, j'aimerais cent fois mieuxêtre plus laid que je ne suis, si c'est possible ! » Quel cœur que celui de mon excellent matelot ! Dès que le soir fut venu, j’allai à la table de Petit. — Tu ne manges pas, mon brave? — Non. s — Pourquoi ? — C'est fini. — Tu es malade ? — D'une indigestion. — Ah!ah! — Ces dorades sont délicieuses, je veux dire qu'elles etæient délicieuses. — Ainsi tu n'as pas refusé ta ration ? — Niles arètes. — Je t'avais entendu pourtant promettre autre chose. — Que voulez-vous ? la pitié ça fait du bien au cœur ; mais la faim, c’esttrop triste ; J'ai tapé dessus comme un dératé. Dieu me fera grâce, j'espère. — Le crime n'est pas si grand qu'on ne puisse ’'absoudre. — Oui, mais l'arête est toujours là à la gorge, elle ne passe pas. ï — J'ai encore dans ma caisse une demi-bouteille de Roussillon que tu peux venir chercher. — J'étais sûr que vous me comprendriez. Cré nom d'un nom! quelle tête que vous avez, vous ! J'oubliais encore. Et ces myriades de poissons- volants qui glissent entre deux eaux, plongent dans de rapides évolutions pour échapper à la dent meur- trière des voraces ennemis qui les entourent, qui montent, s’élancent à l’air, parcourent hors de l’eau un espace de plus de trois cents pas, retrempent à la lame écumeuse leurs nageoïres desséchées, et repren- nent leur vol après avoir déroutè le chasseur qui les poursuivait ! Et le nuage qui pointe à l'horizon s’arrondit, s'élève, varie sesformes fantastiques, monte encore, plane sur le navire, s’abaisse, court, s’efface et disparait à l'horizon opposé ! Et l’élégant damier qui vient vous visiter, tout sur- pris, pousse un cri dejoie et s'enfuit plus tard, effrayé de l’étrangeté de vos allures! Et le stupide fou, qui se pose sur une vergue et se laisse abattre comme si la vie lui était un fardeau! Et le goëland, suspendu immobile au haut des airs, perçant les eaux de son regard de feu, se précipitant comme un plomb sur le poisson qui frétille à la sur- face, et remontant victorieux avec sa proie au bec ! Etsurtoutlegigantesquealbatros, ce roi de l'immen- sité, dont l'aile infatigable et robuste défie l'ouragan qu il va chercher aux glaces polaires ! Tout cela n'a-til doncrien qui vous frappe, qui vous réveille, et vous pousse, aventureux, vers de lointains climats ! En vérité, c’est une honte ! Mais le vent calmit, comme ils disent tous, les bonnettes sont amenées, les bouts-dehors rentrés. 4108 SOUVENIRS Carguelagrand'voïie! etle navire, presquesans sillage, semble se reposer de sa course rapide. La chaleur est étouffante ; le soleil des tropiques nous envoie ses rayons verlicaux, et les tentes dressées sur ke pont sont impuissantes à nous abriter. A l’ean une voile! En un clin d’œil opération est achevée ; et dans cette sorte de bassin improvisé, on se baigne sans trop de crainte au milieu d’un océan dont les immenses profondeurs épouvantent la pensée. Les quatre coins de la voile se relèvent le long du bord, et, formant un berceau, semblent une égide suffisante contre les piqûres assez dangereuses de certains habitants des D'UN AVEUGLE. eaux et surtout contre le dangereux requin qui ne sort Jamais ou presque jamais de son élément. De tous côtés, d'ailleurs, les spectateurs accoudés plongent leurs regards sur les eaux environnantes. prèts à signaler le danger. Tout à coup, requin! requin à ] arrière! Plus de jeux élégants, plus de coupes, plus de grâce à se donner. Ici l'échelle, là le filin: c'est à qui arrivera le premier, c’est à qui montrera le plus d'impolitesse à repousser le voisin ; on se hisse, on est hissé, on escalade la corvette, et le dernier nageur. tremblant, le regard dirigé autour de lui, excepté sur l'amarre qui lui est présentée. attend, dans la stupeur La dorade. Le goëland de l’maction, l'ennemi qui doit le dévorer, comme si, en effet, il fallait au moins une victime au monstre. Cependant, surpris d’être encore intact après une frayeur invaincue, il se décide à se sauver, pâle, presque sans force, et, lorsque chaque voix accuse sa pusillanimité, lui, au contraire, la faisant tourner à son avantage, dit: que les poltrons seuls prennent la juite à l'aspect de l'ennemi, et qu'il y a toujours plus de courage à rester sur le champ de bataille qu'il n’y en a à un sauve-qui-peut général. Là-dessus Marchais touche légèrement l'épaule de Petit, qui s’affaisse sous le doigt osseux du gabier, et lui dit tout bas, de manière à être entendu de tous : « Ce brave, c’est un poltron. » Petit lui répond avec gravité : « Marchais, tu as dit là une belle chose! » Cependant le requin nous guettait en effet; son avant-garde, le pilote dont je vous rappelle le géné- reux dévouement, cherchait une proie à donner à son maitre. Le maitre arrive ainsi que l'hyène à la porte de Le fou la hutte déserte; et, avide, il lance son regard vorace à travers la tente abandonnée, s’arrèle el va, re- doutable quëteur, attendre dans les eaux du navire, presque sous le gouvernail, les débris goudronnés qu'on jettera à son insaliable gloutonnerie. Vous savez alors, car je vous l'ai déjà raconté, si on le laisse impunément dans le calme et le repos, et comment, après une attente de quelques minutes, il devient le prisonnier et la victime de ceux qu'il avait si forte- ment épouvantés. Tout cela n'est-il pas curieux à étudier, je vous le demande ? Voici la brise qui se ranime, les basses voiles lui sont de nouveau confiées ; elles s’enflent avec une grâce toute coquette ; les cacatois et les perroquets sont cargués ; l'élan de la corvette est rapide et sans secousses ; elle donne une forte bande ; mais elle est assise, et vous croiriez parfois qu'elle vif immobile | sur un chantier. VOYAGE AUTOUR En mer surtout, le repos fatigue plus que le mouvement. L'albatros. Au sifflement de la bruyante rafale, les myriades de souffleurs se réveillent et se montrent à la surface des eaux. Voilà ces innombrables légions jetant à l'air des flots d’écume ; elles arrivent en un instant du bout de l'horizon, et le navire est emprisonné dans leurs mille. évolutions joyeuses. C’est maintenant à la poulaine que doit se placer le chasseur qui veut les combattre : c’est encore Vial qui va lancer sur leur dos tantôt noir, tantôt gris, tantôt zigzagué de noir et de blanc, le redoutable fer dentelé. Mais quelle arme sera assez solide pour résister aux bonds saccadés du souffleur qui vaudra fuir ? Jugez de la rapidité de ce poisson! Le na are file douze ou quinze nœuds, c’est- à-dire qu'il fait quatre ou cinq lieues par heure. Eh bien ! le souf'leur, en se jouant, fait constamment, et pendant des journées entières, le tour de la corvette lancée par {a brise carabinée. Cela est étonnant ! cela tient du p'odige Le requin. Réeif ! récif! s’écrie la vigie, récif devant nous ! Et les longues-vues sont braquées vers le point désigné, et les cartes sont consultées : nettes, sans indication aucune, et pourtant le flot brise toujours là-bas. Le récif est une baleine qui dort ; l'alerte est courte ; mais c’est un épisode de plus à jeter au milieu de DU MONDE, 109 ceux que nous avons déjà signalés. En mer il n’y en a point qui n'aitson intérêt particulier, il n°y en a point , à dédaigner et qui doive passer inaperçu. Je ne veux pas vous parler aujourd'hui de ces grains blancs qui tombent sur le navire, rapides comme la foudre, terribles comme elle, partant d'un imper- ceptible nuage à votre zénith, faisant crier vos mâts les brisant, et d'autant plus redoutables dans leur fureur que vous n'avez jamais le temps de vous dis- poser à la défense. Je ne veux rien vous dire non plus de ces trombes tourbillonnantes, entonnoirs dévorateurs, dont la tête est aux cieux et le pied dans le fonc des abimes, de ces trombes redoutables, meurtrières, engloutissant dans leurs gueules, où ils tournoient sans volonté, les poissons les plus monstrueux ; ces trombes, où la grêle joue parfois un rôle si étrange et où la foudre et les éclairs luttent entre eux d'éclat et de rapidité. = a Une hombe. Je ne veux pas vous parler de cestempètes horribles, de ces ouragans ténébreux où tout se confond, se heurte, se brise, où la suit la plus effravante envahit l'espace, où l'air retentit coume l’Etna déchainé, où les flots sont aux nues, où les nues pèsent surles flots, où vous êles lancé dans un vaste chaos sans issue, où vous attendez, impassible, votre dernière heure. et où pourtant la corvette, tantôt debout, tantôt couchée sur le flanc, ouverte de toutes parts, courant bien plus sous l’eau que sur la lame, résiste, à l’aide de son vigoureux gouvernail. Non, non, vous vous envelopperiez lâchement dans votre paresse citadine, et vous renonceriez à tout Jamais à ces voyages d'outre-mer pour lesquels je prèche, hélas! dans la solitude. Eh ! bon Dieu ! qui vous arrête ? voir n'est-ce pas «voir? Les océans vous convient à leurs joies, à leurs fêtes, à leurs colères ! J'y ai bien assisté, moi, pendant des années entières, moi qui ne sais pas nager! Et toutefois, en vous adressant des prières si ferventes, j'ai hâte d'ajouter que je n'ai jamais eu, pendant mes longues traversées, un jour, un seul jour sans éprouver ce terrible mal de mer qui a brisé tant de courages. C’est que j'ai voulu, bien voulu connaître, et que toute douleur se tail devaut l'énergie d’une résolution fortement arrêtée, 116 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. XIX OMBAY Anthropoyhages. — Escamoteur. — Hrame. Ya-til encore des anthropophages ? c’est une question qu'on se fait tous les jours en Europe et qui est diversemeut résolue. Les uns disent que la civilisation, en pénétrant dans les lointains archipels où l'anthropophagie était dans les mœurs, a détruit cetusage barbare, tandis que d’autres, allant plusloin, ue craignent pas d'avancer qu'il n’y a jamais eu de véritables anthropophages, c’est-à-dire des mangeurs d'hommes, sans y être contraints par la faim ou l’ar- deur dela vengeance. Je craignais d'achever mon grand voyage sans docu- ments précis à ce sujet, et maintenant, grâce à ma bonne étoile, je puis hautement répondre: Oui, il y a encore des anthropophages ! L'anthropophagie, après la chaleur d’une bataille, alors que l’homme est violemment agité par la soil de la vengeance, existe toujours dans une partie des iles de l'océan Indien, ou de la mer Pacifique. Elle se révèle souvent dans de terribles catastrophes, à Timor, à Wäggiou, au Sandwich, à la Nouvelle-Hollande et surtout à la Nouvelle-Zélande, tant visitée par les navires, à deux pas du Port-Jackson, cité florissante et tout à fait européenne. Mais l’anthropophagie sans colères, sans fureurs frénétiques, sans haines, l'an- thropophagie dans les mœurs, peut-être même dans la religion, je vous assure qu'elle existe au moins à Ombay, et je m'estime fort heureux qu'un autre à ma place ne vienne pas vous le certifier aujourd'hui en me cilant aunombre des victimes qu'elle aurait faites. Qu'est-ce qui a done sauvé quelques-uns de mes amis et moi des plus grands périls qu'un homme aitjamais courus ? c'est notre gaielé. Un seul geste menaçant de notre part, un seul cri, un seul mouvement d’im- palience, un seul regard d'inquiétude, et nous étions massacrés, et nous étions dévorés. Ombay est une ile grande et montagneuse, âpre, volcanique, pelée, excepté dans les ravins où les eaux, tombant des hauteurs, apportent un peu de fraicheur et de vie. Les côtes de Timor, que nous avions longées avant d'arriver au détroit qui les sé- pare, se dessinent à l'œil sous les formes les plus bi- zarres el les plus sauvages. Dans l'éloignement et à travers un réseau de nuages fantastiques, se montrent les sommets aigus de Lifao. Koussy, Goula-Batou, dis- parurent, et nous louvoyâmes enfin, drossés par les courants, en face de Batouguëdé, sol si singulière- ment taillé qu'on dirait un amas immense de noirs et gigantesques pains de sucre échelonnés jusqu’à une hauteur de plus de douze cents mètres. Tous ces cônes réguliers el rapides sont. à coup sûr, d'anciens cra- tères de volcans; les laves profondes ont envahi le rivage. Mais un soleil vertical nous brülait de ses rayons les plus ardents; nos matelots épuisés tombaient frap- pés à mort sous les coups d’une dyssenterie horrible, et l’eau douce manquait, car depuis vingt-quatre jours nous avions quitté Koupang; et c'était là, selon toutes nos prévisions, le plus long terme que nous avions as- signé à nolre traversée jusqu'à Waiggiou. Le matin, une légère brise nous poussait insensiblement ; le calme de la nuit nous laissait dans un repos parfait ; et le lendemain, grâce aux courants, nous nous re- trouvions en face des mornes silencieux quenous avions cru fuir pour toujours. Oh! c'est une vie bien triste que celle des hommes de mer, dont le courage et la persévérance échouent devant les puissants obstacles que les vents et les calmes leur opposent obstinément, et mille fois déjà, depuis notre départ, nous avions appelé de nos vœux les plus fervents les jours tumultueux des ouragans et des tempêtes. F Cependant l'équipage avait soif. Mais là, à droite, Timor avec ses laves et ses galets roulés ; ici, à gau- che, Ombay et ses naturels anthropophages ; nous le savions, et toutefois il fallait tenter une descente, car les besoins de tous voulaient que quelques-uns se dé- vouassent seuls avec courage. Le commandant ordonna une expédition; le grand canot fut mis à la mer; dix matelots l'armèrent sous les ordres de Bérard. Gaudichaud, Gaimard et moi nous demandâmes et obtfinmes la permission d’accompa- gner notre ami. Toutes les mesures prises pour les signaux d'usage en cas de péril imminent, nous dé- bordâämes et mimes le cap sur un village bâti aux flanes d’une montagne déchirée par de profondes ri- goles. Cependant nous approchions du rivage et notre cœur battait de désir et de crainte à la fois. Nous ju- gions du danger que nous allions courir par l’impas- sibilité peu flatteuse des naturels aceroupis au pied d'un gigantesque multipliant ; et, toutefois, sans nous décourager, nous cherchämes de l'œil un mouillage et un débarcadère commodes, mais en nous invitant mutuellement à la prudence. Les matelots attentifs nageaent avec moins de wi- gueur, et nous faisaient remarquer la grande quan- üté d'armes dont chaque insulaire était pour ainsi dire bardé. — L'affaire sera chaude, disait Petit en mâchant sa pincée de tabac; vous verrez que nous serons tous cuits, et que lorsque nous l’écrirons à nos pères et mères, nous ne serons pas C7us. J'avais oublié de vous signaler parmi les défauts du matelot Petit sa détestable manie des calembours. — Tais-[oi, poltron, et reste à bord du grand canot, puisque {u as peur. — C'est ça, pour que lasauce ne manque pas au pois- son. Tenez, voilà un de ces gredins qui dérape d’au- près de ses camarades ; je parie que c’est le plus goulu de Ja bande et qu'il va mé prendre pour un vrai rou- get. Cré coquin! s’il venait à bord, quelle danse ! — Allons, allons, paix! et veillons bien. Deux hommes resteront dans le canot, prêts à donner un signal à la corvette; les autres porteront les barils à terre, et nous, nous occuperons les naturels, [ls sem- blent délibérer; ne leur donnons pas le temps de conclure, et allons franchement à eux. — Qui, mais sans arrogance, nous dit Anderson, qui avait longtemps naviguëé dans l'archipel des Mo- luques; laissons-leur l’idée de leur force, cela pourra les engager à la générosité. Je connais les Malais; si vous voulez leur persuader que vous ne Ics craignez pas, ils vous poignardent, ne fût-ce que pour vous prouver que vous avez tort. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. ui — Il serait done sage de montrer qu'on a peur ? — Peut-être. Tv ! — Moi, répliqua le facétieux Petit, je voudrais leur montrer. autre chose. les talons. — Au large! dit Bérard lorsque nous fûmes à quelques brasses, et mouille! Le grappin à fond, nous descendons ayant de l’eau jusqu'à la ceinture, et nous arrivons à terre. Comme en présence des sauvages de la presqu'ile Péron, je voulus d'abord essayer la puissance de ma flûte. Hélas! comme là-bas, mes doubles croches eu- rent tort, et peu s’en fallut que je ne fusse sifflé par le premier Ombayen accouru auprès de nous et par deux autres de ses camarades qui l'avaient rejoint. Tous trois nous invitèrent à hisser le canot sur la plage ; mais nous feignimes de ne pas les compren- dre, et nous nous avançämes, armés jusqu'aux dents, vers le groupe nombreux composé d’au moins soixante insulaires, demeurés immobiles auprès de l'arbre. En route, j'essayai mes castagnettes; les trois Om- bayens s’approchèrent de moi avec empressement, examinèrent l'instrument d’ux œil curieux et me le demandèrent, comme pour payer ma bienvenue. C’eüût été commencer trop tôt nos générosités, et je refusai malgré les instantes prières qui m'étaient adressées et qui ressemblaient parfaitement à des menaces. Mes trois mécontents firent entendre des grognements sourds, agitèrent leurs bras avec violence, poussé- rent un grand cri, firent retentir l'air d’un sifflement aigu, et jetèrent un farouche regard sur les flèches nombreuses dont leur ceinture était garnie. Au sifflet des naturels répondit un sifflet pareil, parti du groupe principal, et Petit nous dit en ricanant : — C'est la musique du bal qui se prépare; la con- tredanse sera courte. C’est égal, n’y allons pas de main morte, messieurs, et tapons dur. A peine avait-il achevé sa phrase qu'un des trois Ombayens s’approcha de moi en articulant quelques sons rapides et saccadés, et, comme pour engager le combat, me porta sur le derrière de la tête un violent coup de poing qui fit tomber mon chapeau. J'allais faire sauter la cervelle à l’insolent agresseur; je m'armais déjà de mes pistolets, lorsque Anderson, témoin de la scène, me cria de loin : — Si vous tirez, nous sommes morts ! Je compris, en effet, l’imminence du péril ; et, sans écouter les prières ardentes de Petit qui me pressait de riposter, je résolus de me montrer prudent jus- qu'au bout en feignant de ne pas avoir compris la ‘ brutalité de l'attaque dont j'avais été l'objet. Aussi, m'approchant du chapeau qui était encore à terre, je le retournai avec le pied, le lançai en l'air et le fis retomber sur ina tête, ce que j'exécute, soit dit sans vanité, avec une adresse au moins égale à celle du jon- gleur le plus habile. À ce mouvement, mon adver- saire, qui allait renouveler son agression, s'arrêta tout court, parla à ses camarades, et tous trois 1e prièrent de recommencer. — Ne vous faites pas tirer l'oreille, me eria Ander- son, recommencez vite, et tächez de les amuser ; nos matelots font de l’eau ; retenons ici les insulaires. — À la bonne heure! dis-je; J'aime mieux esca- moter que combattre. Je replaçai done le chapeau une seconde fois sur le gazon, je l’enlevai comme je l'avais déjà fait, et pour la seconde fois aussi il tomba sur ma tête. J'ob- tins les bravos des insulaires, qui me prirent par le bras et me conduisirent sous l'ombrage du mulli- pliant avec les témoignages les moins équivoques de leur gaieté et de leur étonnement. — Nous sommes sauvés, poursuivit Anderson, si le rajah s'amuse; sinon, nous ne refournerons plus à la corvette. Vous n’ignorez pas que je comprends quel- que peu le malais; notre perte est jurée ; ce vieillard vient de donner à ce sujet des ordres précis aux guer- riers qui l'entourent. — Eh bien! dis-je, amusons-les, ou du moins es- sayons ; il vaut mieux encore mourir en riant que de mourir la rage au cœur. Vite, ma petite table, mes boules, mes anneaux, mes couteaux, mes boites, et soyons escamoteur (dans mes courses périlleuses, ces instruments sauyeurs ne me quittaient jamais). Place maintenant ! Petit, paillasse improvisé, traça tn grand cercle, fit comprendre aux sauvages que j'élais un dieu ou un démon à volonté, les traita de butors, de ganaches, s’agenouilla auprès de moi pour me servir de compère au besoin, et s’écria de sa voix rauque : — Prrrenez vos places, messieurs et mesdames !1l n’en coûte rien aux premières; mais aux secondes, c’est gratis! C'est à coup sûr la première fois qu'on a osé, en présence d’une mort atroce et sans miséricorde, es- sayer de pareilles jongleries; et cependant cela seul pouvait nous sauver, cela seul était notre défense. Nous étions six, que pouvions-nous contre une soixan- taine d'hommes farouches et cruels, sans compter ceux qui, sans doute, étaient cachés derrière les haies et les rochers voisins? Tous les yeux étaient tournés vers moi avec une curiosité stupide; tous suivaient les mouvements de mes mains et le passage rapide des boules et des an- neaux, le cou tendu, la bouche béante, poussant des exclamations de surprise qui, à la rigueur, auraient dû m'épouvanter, car j'avais à craindre que, trop émerveillés de ma dextérité, ils ne voulussent à toute force me garder auprès d’eux, au départ de mes amis. Mais je ne me laissai pas aller à ces terreurs passagères et je continuai bravement mes curieux exercices, dont le célèbre Comte a plus d’une fois été jaloux. Les pauvres insulaires tombaient dans de vé- ritables convulsions, et le paillasse Petit cherchait à les. imiter de la façon la plus amusante et la plus grotesque. Pendant ces jeux, Gaudichaud herborisait aux alentours, Gaimard enrichissait son vocabulaire, Bérard donnait des ordres aux ratelots, et les barils étaient roulés au canot. Aussi tout allait bien jusque-là, mais nous n'étions pas pleinement satisfaits. Le premier pas une fois franchi, nous voulümes pousser à bout nos impru- dentes et curieuses investigations, et nous deman- dämes la route du village que nous avions aperçu de la corvette. À cette question on nous répondit : — Pamali (c'est sacré). — Rajah? — Pamali. — Porampouam (des femmes) ? — Pamali. — Il parait que tout s'appelle pamali, dans ce pay= de loups, disait Petit en riant jusqu'aux oreilles; c'est comme le goddam des Anglais; ils ne savent pas dire autre chose. Parole d'honneur, on devrait les con- server dans un bocal, comme des objets pamalis… Toutefois ayant remarqué que les hommages les plus empressés des insulaires s'adressaient toujours au vieillard dont j'ai parlé, je répétai ma question, Je demandai une seconde fois si ce n'était pas là le rajah, et seulement alors on me repondit que oui. Aussitôt, bien convaincu que je ne le trouverais pas inaccessible à la tentation, je lui montrai plu- 112 sieurs bagatelles et curiosités européennes, qu'il me demanda en effet. Je feignis d'abord d'y attacher un grand prix, mais je lui fis comprendre enfin que je n'avais rien à refuser à la haute protection quil SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. m'accordait. Je m'accroupis donc à ses côtés; je sus- pendis à ses oreilles deux pendants de cuivre; je plaçai à son cou un grand collier en cailloux du Rhin; J'entourai ses poignets de deux bracelets assez propre- .. On dirait un amas immense de noirs et gigantesques pains de sucre. (Page 110.) ment façonnés, et, cela fait, je lui dernandai la per- mission de l'embrasser en frère, ce à quoi il consentit en se faisant un peu prier. Face à face, il appuya fortement ses deux lourdes mains sur mes épaules; j'en fis autant de mon côté; puis, avec un sérieux toujours prêt à m’échapper, malgré le péril de notre position, j’approchai mon nez du sien avec assez de violence. Nous reniflâmes tous deux en même temps et nous nous trouvàmes liés d’une si parfaite amitié, que peu s’en fallut, je crois, qu'il n'ordonnât à l'instant même mon supplice, autant que je pus en juger d’a- près ses rapides paroles et ses regards courroucés. .. Je continuai bravement mes curieux exercices. Page 111.) Mais là ne s’arrélèrent pas les effets de ma géné- rosité forcée. Le petit sac contenant mes trésors, évaluës à huit ou dix francs, était un objet de con- voitise pour les autres insulaires, qui tendaient tous la main et aspiraient aussi à l'honneur de renifler contre mon nez. Leurs importunités devinrent si me- naÇantes, qu'il n’y eut plus moyen de refuser. D'abord, au plus grand, car on n’est considéré ici qu'en raison de la haute stature, je donnai une paire de ciseaux ; à un autre, des mouchoirs; à un troisième, un miroir et des clous; à un quatrième, des hame- cons... Le sac fut bientôt vide, et cependant les qué- teurs insistaient encore; j'étais ballotté de l’un à l'autre; on me faisait tourner comme une toupie. Les VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 115 gestes devenaient violents; mes vêtements en lam- | autour de moi et prononça d’une voix forte le mot beaux commencaient à leur appartenir, et, ma foi, | sacramentel : j'allais peut-être user de mes armes, quand le rajah — Pamali! é s’appratha, traça du bout de son arc un grand cerele Au même instant, les naturels bondirent comme ES LE PERD 5 .… C'était un combat à outrance. (Page 115.) frappés par une commotion électrique, et je me trouvai | à peine, et mes camarades se disposaient comme moi seul dans le lieu saint. Il était temps, car je respirais | à une attaque générale. ... C'est chose admirable qu’un Ombayen revêtu de sa cuirasse. (Page 115.) Après une courte mercuriale du rajah, les Om- | arrimés déjà dans le grand canot, et que des amorces bayens parurent se calmer, et, malgré leur volonté parties du navire nous invitaient à la retraite bien arrètée, nous résolûmes d'aller visiter le village Mais, dans ces périlleuses excursions, la curiosité appelé Bitoka. Là était l'imprudence, puisque tous | est si vivement excitée par tout ce que vous voyes les barils, pleins d’une eau excellente, se trouvaient que c'est surtout ce que l’on vous cache que vous Live. 15. 15 112 SOUVENIRS tenez le plus à savoir. Pas une femme ne s’était mon- trée à nous, et quand nous avions demandé à frotter notre nez contre celui de la reine, on nous avait ré- pondu d’un air menaçant et terrible : — Pamali! — Sacrées tant que vous voudrez, nous étions-nous it, mais nous verrons des femmes, ou du moins rous visiterons votre village. Anderson eut beau nous inviter à la retraite, ses paroles n’eurent pas plus de puissance que les menaces des Ombayens, et nous nous mimes à gravir la montagne par un sentier difficile et rocailleux, en dépit des naturels qui, évi- demment pour nous égarer, nous en montraient un autre plus large et plus uni. Marchant côte à côte, et toujours en alerte, nous vimes bientôt sur nos têtes les cases de Bitoka, bâties sur pilotis, élevées de trois à quatre pieds au-dessus du sol, bien construi- tes, séparées les unes des autres, et au nombre d’une quarantaine. Mais des femmes, point: nous n’en aper- cûmes aucune, et c’est le seul lieu de la terre où il ne nous a pas êté pernus d'étudier leurs mœurs. Plusieurs insulaires nous avaient suivis et précédés au village; là surtout leurs demandes devinrent im- portunes et pressantes; là surtout les menaces reten- Urent avec éclat, en dépit de mes jongleries qui les étonni.ent toujours, mais ne les calmaient plus ; et tandis que nous disposions en leur faveur de nos petits trésors, ils nous donnaient parfois en échange des ares et des flèches. Gaimard, qui avait pour habitude de se faufiler dans les plus petits recoins, vint nous dire qu'il avait vu, suspendues aux murs d'une case voisine, sans doute le Rouma-Pamali de Biloka, une quinzaine de mächoires sanglantes. En effet, je m'y rendis à l'in- stant même, comme pour regagner le rivage, et je ne pus faire qu'une courte halte devant ces hideux trophées, sur lesquels nous wosions interroger per- sonne. Au milieu de l'agitation que causait une pareille découverte, une fusée, partie du bord afin de nous rappeler, éclata dans l'air. À ce signal, qu'ils regar- dèrent comme un prélude de guerre, les Ombayens se divisèrent en plusieurs groupes, s’interrogèrent et se répondirent à l’aide de sifflets aigus et perçants, s'échelonnérent sur la route que nous avions à par- courir, s’armérent de leurs ares, garnirent leurs larges poitrines d’un grand nombre de flèches acé- rées, que la plupart d’entre eux trempaient dans un tube de bambou rempli d'une eau jaunâtre et gluante, et semblérent attendre un dernier signal de leur rajah pour nous massacrer. lei commença le drame. — Nous voilà donc flambés! dit Petit, qui voulait déjà dégainer; faut-il couper des flûtes ou des têtes? — Il faut te taire et nous suivre, lui dis-je. — C’est égal, je m'abonnerais volontiers à deux flèck2s dans les. hanches. — Et moi aussi. — Et moi aussi. Mais il n’était pas probable que nous en fussions quittes à si bon compte; et nous pensions involon- lairement aux mâchoires suspendues dans le Rouma- Pamali. Cependant nous faisions toujours bonné conte- znce, et je poussais même l'attention jusqu'à montrer aux insulaires qui m'entouraient les secrets d’une partie de mes tours, afin de les distraire de leur lérocité. Je leur avais déjà donné, ainsi que mes camarades l'avaient fait, une veste, une chemise de metelot, une cravate, un mouchoir, un gilet; et, à D'UN ? AVEUGLE. très-peu de chose près, j'étais vêtu comme eux. La rapine étant le premier besoin de ces peuples farou- ches, nous pensions que, dès qu'ils n'auraient plus rien à nous demander, ils Se montreraient moins cruels. Mais ce n'était pas assez pour eux : il leur fallut des promesses, et, en effet, je leur fis entendre que le lendemain, au lever du solal, nous revien- drions leur apporter de nouveaux et de plus précieux présents. Ils nous attendent toujours. Toutefois, comme nous craignions encore qu'ils ne nous demandassent des olages en garantie de. notre parole, je dis à Bérard qu'il serait peut-être sage de les épouvanter à l’aide de nos armes à feu. — Essayons toujours, me répondit-il; ce moyen peut se tenter. Peut-être ignorent-ils la puissance de la poudre et des fusils. Un perroquet poussait son cri perçant dans les larges feuilles d’un rima. — Bourou (oiseau), dis-je au plus irrité des Malais en le lui montrant du doigt, bourou-mati (tué). Bérard, dont le coup d'œil était presque infaillible, visa; le coup partit, l'oiseau tomba. Nous regar- dâmes, triomphants, les insulaires attentils; pas un n'avait bougé, pas un ne semblait étonné le moins du monde; mais celui à qui j'avais d'abord adressé la parole, me prenant rudement par le bras, me montra une perruche qui venait de se poser dans les branches flexibles d'un cocotier. = Bourou, me dit-il à son tour, bourou-mati. 11 posa la flèche sur la corde de son arc, poussa un cri, fit entendre un brrrr éclatant qui effraya l'oiseau; celui-ci prit la volée, la fèche siffla, ét la perruche tomba de branche en branche sur le sol. Aussitôt, sans nous donner le temps de la réflexion, en nous faisant bien comprendre que, pendant que nous chargions nos fusils, il pouvait, lui, atteindre trente victimes, le mème insulaire nous montra un petit arbre dont le tronc n'était pas plus gros que le bras et à plus de cinquante pas de distance, sans presque viser : — Miri, miri (regardez), nous dit-il, et la flèche partit, pénétra profondément dans l'arbre, et nous ue pûmes l'en arracher sans y laisser l'os dentelé dont elle était armée. — C’en est fait, dit tout bas Anderson, nous som- mes perdus! — Pas encore, répliquai-je; je vais leur donner mes boites à double fond; escamotons leur fureur comme nous avons escamoté les muscades. Vous, mes amis, donnez tous vos vêtements. Ainsi fut fait. Mais nous approchions du rivage, et quoique la nuit commencät à tomber du haut des arbres, Je m'arrètai encore pour dessiier un trophée d'armes admirables suspendu aux branches d’un petit pan- danus. Plus complaisant que je ne l'aurais imaginé, un Ombayen s’en revêlit et se posa audacieusement devant moi en modèle d'atelier. Ici nouveau frottement de nez en remerciment de sa courtoisie; mais lui, enchanté de se voir reproduire sur le papier, voulut me donner un spectacle plus curieux et plus dramatique. Il s’adressa à un des siens, qui s'arma de son redoutable crie, et les voilà tous deux se menaçant du regard et de la voix, se courbant, se redressant, bondissant comme des pan- thères affamées, se cachant derrière un tronc d'avbre, se montrant plus terribles, plus acharnès: puis fai- sant tournoyer leurs glaives, se couvrant de leur bou- cliers de buflle, ils s’attaquèrent de près avec des hurlements frénétiques, vomissant une éeume blan- che au milieu des plus énergiques imprécations, el Le VOYAGE ne s'arrétèrent que lorsque l'un des deux athlètes eut mordu la poussière. Celte seène terrible dura plus d'un quart d'heure, pendant lequel nous respirions à peine. Oh ! jamais plus chaud et plus effrayant épisode n'arrêta voyageur dans ses imprudentes excursions ! Ce n’était pas un jeu, un spectacle frivole offert à notre curiosité : c'était un drame complet, avec ses craintes, ses douleurs, ses angoisses et son délire; c'était un combat à outrance, comme en veulent deux adversaires à qui il importe fort peu de vivre pourvu qu'ils tuent. Une sueur ardente ruisselait sur les flancs des deux jouteurs, leurs lèvres tremblaient, leurs parines étaient ouvertes, et leurs prunelles fauves langaient des éclairs. Dans la chaleur de l'action, l'un des deux avait recu à la cuisse une assez forte entaille d’où le sang s’échappait en abondance, et l'intrépide Ombayen n'avait pas seulement l'air de s'en apercevoir. De pareils hommes ne doivent pas connaitre la douleur. J'ai dit à peu près la scène; mais ces cris farouches au milieu de la lutte, cette joie de tigre au moment du triomphe, que chacun des deux combattants ex- primait tour à tour; ces yeux fauves, ces mouvements rapides du glaive acéré qui feint de trancher une tête, et cette avidité du vainqueur à boire le sang dans le crâne à mâcher les membres du mort, exprimés par une pantomime infernale, quelle plume pourra jamais les rendre? quel pinceau pourra jamais en rappeler le hideux caractère? C'est là, je vous jure, un de ces lugubres épisodes sur lesquels passent les années sans en affaiblir le moindre détail ;-et jusqu'à présent nous seuls avons pu donner des documents exacts et précis sur ce peuple ombayen, contre lequel la civilisation devrait armer quelques vaisseaux, afin d'en effacer tout vestige. On ne voit jamais bien lors- qu'on ne voit qu'avec les yeux, et tant de choses échappent à celui qui est sans émotion en présence des tableaux sombres ou riants qui se déroulent de- vant lui? Pour bien voir, 1l faut sentir. Petit, placé à mon côté, ne riait plus, ne mächait plus son tabac; mais il lançaït toujours ses quolibets, et, stupéfait, il me dit à voix basse : — Quels gabiers que ces gaillards ! Vial, Lévèque et Barthe plieraient bagage devant eux. Où diable ont-ils donc appris à se taper et à faire le moulinet ? Ce doivent être les bâtonnistes de l'endroit. Je parie que d'un seul coup de leur briquet ils couperaïent un homme en quatre. Vous avez èté bien inspiré de leur faire des tours d'escamotage; sans ca, nous étions frits comme des goujons. Quant aux insulaires, ils se sentaient fiers de notre surprise, où plutôt de nos terreurs, ef, en ce moment, je crois qu'ils auraient eu vraiment trop beau jeu à nous chercher noise, ce qu’ils se proposèrent pour le lendemain. Le sol sur lequel s'exéeuta ce terrible combat était bordé de fosses assez profondes et de plusieurs mon- ticules recouverts de galets symétriquement posés et protégés encore par une double couche de feuilles de palmier. C'était le cimetière de Bitoka, et j'avais remarqué que les naturels s'étaient souvent détournés pour ne pas fouler aux pieds cette demeure des morts; nous avions suivi leur exemple, et ils s'étaient mon- trés sensibles à cet hommage de pieuse vénération. Que de contrastes dans le cœur humain ! Jamais hommes ne furent mieux taillés pour les guerres, mème parmi les nations féroces qui ne vivent que de rapine et de meurtre : car ils ont l’agilité de la panthère, la souplesse du reptile l'astuce de lhyène AUTOUR DU MONDE. 115 et un courage à l'épreuve des tortures. Les Ombavens sont de la race des Malais, mais on dirait une race pure et privilégiée, une nature primitive, une émigra- tion d'hommes puissants et forts qui doivent peut- être aussi cette supériorité si tranchée au caractère du sol abrupt où ils sont venus s'établir en maitres. Ils ont le front développé, les veux vifs, pénétrants; le nez un peu aplati, quoique plusieurs l'aient aquilin: le teint ocre rouge, les lèvres grosses, la bouche grande, accentuée, et chez aueun je n'ai trouvé la détestable habitude du bétel et de la chaux, si fort en usage chez leurs voisins. Leur abdomen a le volume voulu, sans être prononcé comme Celui de presque tous les insulaires de ces contrées, el la vigueur de leurs bras se dessine par des muscles en saillie admi- rablement articulés. Tous les naturels d'Ombay, mème les enfants de cinq à six ans, étaient armés d’ares et de flèches; la plus grande partie portaient le terrible crie, dont la poignée et le fourreau étaient parés de touffes de cheveux. Les ares sont en bambou; la corde est un intestin de quadrupède. Nous avions peine à tendre à moitié ces arcs dont les bambins de huit ans se ser- vaient avec une extrême facilité; et ce n’est pas chez les plus jeunes individus du village que nous trou- vämes moins d'hostilité : c'était à qui d’entre eux se montrerait plus imprudent dans ses demandes et plus irrité de nos refus. Il n'y à pas encore à espérer que la race des Ombayens s’améhore. Les flèches sont en roseau de la grosseur de l'in- dex, sans pennes, armées d’os ou de fer dentelé; l’œil ne peut pas les suivre jusqu'au bout de leur course, et un cuir de deux pouces d'épaisseur ne serait pas une assez solide cuirasse contre leur atteinte. Le bou- clier sous lequel le guerrier ombayen se met à l'abri des coups de ses adversaires est taillé comme les plus graeieux boucliers grecs et romains, et se passe au bras gauche de la même manière; il était orné de débris de chevelures, de coquillages éclatants appelés porcelaine, de feuilles sèches de palmistes, et de pe- tits grelots dont le tintement anime peut-être les com- battants. La cuirasse est un plastron également en peau de buffle, qui part des clavicules et descend jusqu'au bas-ventre ; une large courroie la retient sur les épaules et supporte aussi une cuirasse à peu près pareille, qui garantit le dos et le derrière de la tête, Je ne peux mieux comparer cette armure qu'aux cha- subles de nos prètres, mais un peu moins longue. Les coquillages et les ornements sont placés avec goût et forment des dessins bizarres, pleins d'élégance et d'o- riginalité. C'est chose admirable, en vérité, qu'un Om- bayen revètu de sa cuirasse, armé de son arc, la poi- trine parée de ses flèches meurtrières, placées en éventail, et se préparant au combat. Leurs cheveux tombent flottants sur les épaules; quelques-uns en ont une si prodigieuse quantité, que leur tête en de- vient moustrueuse; mais la plupart les relèvent à l'aide d'un bâton de six lignes de diamètre, les tres- sent avec une lanière de peau, et placent au sommet quelques plumes de coq ondoyantes comme d’élégants panaches. Ils ont un goût très-prononcé pour les or- nements; leurs oreilles supportent des pendants en os, en pierre ou en coquillages; leurs bras et leurs jambes sont surchargés de cercles dont plusieurs en or, et des bracelets d'os et de feuilles de vacois Nos observations une fois achevées et notre provi- sion d’eau à bord, nous nous dirigeämes avec plus de précipitation qu'auparavant vers le rivage ;-mais c’é- tait là surtout que les difficultés du départ s’offrirent à nous d’une facon menacante. Les insulaires cher- 116 SOUVENIRS chaient encore à nous retenir en nous assurant de leur protection pendant la nuit; mais, plus habiles qu'eux, nous leur fimes entendre que nous revien- drions le lendemain avec un grande quantité de cu- riosités, et que, pour les remercier de la généreuse hospitalité qu'ils nous avaient accordée, nous leur rap- porterions des haches, des scies et plusieurs beaux vêtemeris. Sur la foi de ces trompeuses promesses, mais non sans s'être longtemps concertés entre eux, ils nous permirent de reprendre la mer. Dans leurs perfides regards nous vimes de nouvelles menaces, dans leurs adieux le sentiment de la haute faveur dont ils nous honoraient, et bien certainement nul de nous n'aurait rejoint le navire si nous ne leur avions donné, pour le lendemain, l'espoir d'un plus riche bu- ün et d’un carnage plus facile. , La nuit était sombre, mais calme; nous courûmes au large, guidés par les amorces que li corvette brû- lait de temps à autre, et nous y arrivämes à une heure du matin, heureux d'avoir échappé à un danger si imminent. d’avoir visité le peuple le plus curieux de XX D'UN AVEUGLE. la Lerre; et cependant nous ne savions pas encore la grandeur du danger auquel nous venions si miracu- leusement d'échapper. : Nous apprimesle lendemain par un baleinier, retenu comme nous dans le détroit, que quinze hommes qui montaient une chaloupe anglaise, descendus à Ombay pour faire du bois, avaient été horriblement massa- crés et dévorés quelques jours avant notre descente à Bitoka ; qu'à une petite lieue de cette peuplade, les débris de cet épouvantable repas gisaient sur le ri- vage; que nul Européen débarqué à Ombay n'avait encore échappé à la férocité de ses habitants; qu'ils se font la guerre de village en village, boivent le sang dans le crâne des ennemis vaineus, et que c'était par une faveur spéciale du ciel qu'un retour nous avait été permis. Qu'on dise après cela que la science des Comus, des Comte, des Balp, des Bosco, est une science stérile ! Sans mes tours de gobelets, je ne vous aurais pas parlé aujourd'hui d'Ombay et de ses an- thropophages habitants. TIMOR Diély. — Courte explication. — M, Pinto. — Détails, — Mæœnrs. — Boa. Quand vous ne voudrez pas trouver d'incrédules en ce monde, ne racontez pas, ou plutôt ne dites aux hommes que ce qu'ils savent, ne leur apprenez rien ; ne leur parlez jamais que des objets qui les entourent, qui frappent leurs sens, et avec lesquels ils vivent, pour ainsi dire, en famille. Hors de là vous trouverez le doute, le doute railleur, offensant, qui vous force- Une famille chinoise à Diély. (Page 118.) rait à mentir, si vous n’aviez le courage de trouver » dans cette persécution même un motif de plus de ré- solution et de persévérance, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. Eh, messieurs! eroyez-vous donc que l’on fait le tour du monde pour ne voir que des maisons alignées, des querelles de ménage, des cafés, des tables d'hôte, des marchands de briquets phosphoriques et des gar- des nationaux en grande ou petite tenue ? Non, celui qui voyage et veut étudier ne s'arrête guère en face des tableaux qui lui rappellent le pays qu'il a quitté. Ce qu'il veut, lui, ce qu'il demande aux flots, à la terre, au ciel, ce sont des contrastes, de l’im- prévu, du dramatique; et maintenant, pour peu que l'âme du voyageur soit ardente, que son imagination bouillonne, pourvu qu'il ait du cœur au cœur, qu'il envisage les périls et la mort d'un œil tranquille, soyez sûrs qu'il verra ce que d’autres n’ont pas su voir, qu'il décrira ce que d’autres n’ont pas su dé- crire. Après cela, tant pis pour vous si vous êles sans croyance; il aura fait son devoir, lui : lisez les Mille et une Nuits, et laissez de côté les pages, vraies jus- 417 qu'à la naïveté, qu'il aura écrites, pour lui d'abord, égoïste qu'il est, et puis encore pour les hommes qui veulent connaitre et s’instruire. Oh! si je vous disais que j'ai trouvé dans l’intérieur de l'Afrique, au milieu des archipels de tous les océans, au centre de la Nouvelle-Hollande, des préfets loyaux, comme vous en connaissez, des ministres in- tègres, comme vous n'en connaissez pas, des maires ui ne savent pas lire, des spéculateurs sans probité, es fils de famille qui commencent par être dupes et finissent par en fare, des femmes qui se vendent, des hommes qui se louent ; si je vous avais présenté les ridicules et les vices de nos capitales e1 honneur aux antipodes, vous auriez trouvé cela tout naturel, tout logique ; là pourtant eût été le phénomène, l’incroya- ble, l'absurde et le mensonge. Je connais des gens (vous peut-être qui me lisez) qui vont jusqu’à s'éton- ner que le soleil des tropiques soit brülant, qui ne .. Une jeune fille m'apparut, päle, les yeux épars. (Page 119.) veulent pas que les baleines parcourent les mers, et qui s’indignent que d'énormes montagnes de glace emprisonnent les pôles. Misère humaine ! Non, non, les hommes et les choses, les mœurs et les elimats ne sont pas identiques; j'ai vu ce que je dis avoir vu; je cite des noms propres; mes compa- gnons de voyage sont à Paris, je les nomme, je rends toute justice à leur courage; je fais ma part quelque- fois bien petite dans ces périlleuses excursions : je ne mens pas, j'écris de l’histoire. Partez, messieurs, allez visiter Timor, Rawack, la Nouvelle-Zélande, la terre d'Endracht, Fitgi, Camp- bell, le cap Horn. Et vous saurez ce qu'est le monde, et vous le direz à vos amis; mais n'allez point à Ombay, nul de vous n'en reviendrait. Et maintenant que j'ai franchement répondu à vos doutes, je poursuis. Il est impossible d’être plus courtois que les vents, qui se levèrent frais et soutenus, immédiatement après notre retour à bord, et nous empêchèrent de tenir notre parole aux bons et généreux naturels de Bitoka ; ils ne voulurent pas que nous eussions à nous reprocher notre impolitesse à leur égard ; mais de leur côté, les Ombayens, qui sans doute du rivage nous voyaient fuir le détroit maudit, durent se reprocher amèrement leur tendresse méconnue ou leur bienveil- lance trompée. Gare maintenant aux navigateurs qui après nous mettront le pied sur ce sol que la mitraille européenne devrait labourer! C'est que nous apprimes encore à Diély, par le gou- verneur lui-même de cette colonie, que toutes les tentatives essayées contre Ombay avaient échoué de- vant les difficultés redoutables d’un mouillage impos- sible et d’un débarcadère difficile ; que les cannibales, liguës en masse contre l'ennemi commun, se reti- raient dans l’intérieur des terres, sur le sommet des plus rudes montagnes ; que, descendant la nuit avec précaution comme des hyènes affamées, ils guettaient les soldats des avant-postes ; que leurs flèches empoi- sonnées faisaient de nombreuses victimes, et que, dès qu'ils s'étaient emparés d’un homme, on en trouvait le lendemain sur la plage les restes sanglants et déchi- rés. — Au surplus, ajouta le sénor Pinto, dès qu'on a quitté leur pays d’enfer, ces farouches Malais, chassés de Timor pour leurs cruautés, rebâtissent en peu de Jours leurs demeures saccagées, se séparent avec des cris frénétiques, deviennent ennemis implacables et se font de village à village une guerre à outrance. Ne dites à personne ici que vous êtes descendus à Ombay; personne ne voudra vous croire, quand on saura que vous n'aviez pour auxiliaires que des fusils, 118 SOUVENIRS des pistolets, des sabres et des gobelets d’escamoteur. De tous vos tours de passe-passe, poursuivit le gouver- neur, qui m'adressait la parole, le plus surprenant, monsieur, est de leur avoir escamoté votre cràne et celui de vos amis; ne le tentez pas une seconde fois, vous perdriez la partie. Si les guerres intérieures que le gouverneur de Koupang faisait à l'empereur Louis avaient enlevé toules les munitions du fort Concordia, il était aisé de voir que Diély vivait en paix avec ses voisins, car la rade retentissait incessamment du bruit du canon que M. José Pinto-Alcoforado-de-Azvedo-e-Souxa faisait gronder dès qu'une de nos embarcations s'approchait de terre. Rien au monde n'est assourdissant comme l'enthousiasme; il voulait que notre arrivée fût une époque mémorable dans les annales de la colonie. Il rajeunit son palais, il appela auprès de lui tous ses officiers, et voulut que les rajahs, ses tributaires, vinssent agrandir le cercle de ses courtisans. C'était une joie expansive, une amitié brûlante quoique née 4e la veille; l'Europe était là, présente au pays qu’il protége de ses armes et de sa sagesse, et il prétendait lèter en notre personne cette Europe entière, dont un des plus glorieux pavillons flottait dans la rade. C'est à nous féliciter des vents contraires et des calmes ; nous venions pour faire de l'eau, et voilà que les regrets vont escorter notre départ. M. Pinto sait comment on traite les gens de bonne maison. Diély est plutôt une colonie chinoïse que portugaise; des émigrations nombreuses de Macao et de Canton ont lieu toutes les années; mais malheureusement le sol de Timor est dévorant, et de cruelles maladies ap- pellent incessamment de nouvelles recrues. Depuis que le sénor Pinto était gouverneur, son état-major européen avait élé deux ou trois fois renouvelé; lui seul et un de ses officiers avaient résisté aux atteintes d'une dyssenterie dont les premiers symptômes pré- cèdent la mort de très-peu de jours. C'était l'exil qui avait conduit José Pinto à Diély ; &’était une disgräce imméritée qui l'avait fait chef omnipotent d’un pays si éloigné du sien : eh bien! loin d'en garder une basse rancune à ses juges abusés, en abandonnant au hasard les rênes de sa nouvelle patrie, 1l y exerçait au con- traire un pouvoir doux et humain. IL veillait avec ac- tivité à la culture des terres ; il traitait ses rajahs avec ‘une bonté toute paternelle, se faisant rendre compte de leurs différends, se jetant au milieu de leurs que- relles pour les apaiser, et il était rare que son rôle de conciliateur n’obtint pas les résultats qu'il en at- tendait. Les guerres des rajahs ontsouvent pour motif des causes futiles qui diviseraient à peine de simples colons. Un buffle volé fera verser des flots de sang, et la moitié d’une peuplade guerrière disparaitra pour venger le rapt d'un cheval. On nous assure que les Ma- lais de cette partie de Timor sont encore plus cruels et plus redoutables que ceux qui obéissent aux Hollan- dais. Leurs batailles ne cessent que par l’anéantisse- ment de l’un des deux partis ,'et l'usage de ces peuples indomptés veut qu'ils affrontent la mort en poussant des cris au ciel, en dansant et en faisant, au milieu de la mêlée, mille grimaces et contorsions ridicules. Dès que le gouverneur est instruit des guerres des rajahs, il envoie un de ses officiers aux chefs des par- tis, et au même instant cessent toutes les hostilités. Des députés sont expédiés des deux armées ; les rai- sons sont pesées dans la même balance, et l’agres- seur condamné, sans appel, à une amende plus ou moins ‘forte, consistant en bestiaux ou en esclaves, dont la dixième partie appartient au gouverneur. Si le rajah condamné refuse de se soumettre à l'arrêt D'UN AVEUGLE. prononcé contre lui, la force sait l'y contraindre, et au premier signal du sénor Pinto, tous les autres chefs prennent les armes et marchent contre le re- belle. Nous n'avions pas vu d’ares aux guerriers de Kou- pang, parce qu'il n’était resté à la ville que les moins intrépides et les plus maladroïts des Malais. Mais à Diély, nous trouvämes ces arcs redoutables dans les mains de presque tous les naturels. Ils sont absolu- ment pareils à ceux d'Ombay, quoique faconnés avec moins de goût et d'élégance. Au surplus, les archers de Diély sont d'une adresse peu commune, et dans les Jeux que M. Pinto fit exécuter pour satisfaire notre curiosité, un des jouteurs, à plus de soixante pas, perca à deux reprises différentes une orange suspen- due à un arbre. La sagaie durcie au feu devient dans la mêlée une arme meurtrière sur des membres pri- vés de vêtements : c'est un bien curieux spectacle que de voir l’agresseur passer le trait de la main gauche à la main droite, en faisant en avant deux ou trois pas, - comme pour prendre de l'élan et se donner de la grâce, puis le lancer avec la rapidité d’une pierre qui s'échappe de la fronde. Mais ce qui est merveil- leux, €e qui tient du prodige, c’est la dextérité de l'adversaire à éviter le dard par un mouvement ra- pide à droite ou à gauche, et à le saisir de la main au passage, alors qu'il rase sa poitrine. Ombay se reflète sur Diély, et quoi qu'en dise le sénor Pinto, je ne crois guère à la bonne harmonie qu'il m'assurait ré- gner entre les peuplades guerrières qu'il avait mis- sion de gouverner. Ce n’est pas aux jours de paix que lon apprend si bien à se servir de ces terribles armes. Ce qu'il y a de vrai pourtant, c’est que la physio- nomie des Timoriens de cette partie de l’île, quoique aussi belle, aussi martiale que celles des hommes de Koupang, a quelque chose de moins sauvage, de moins farouche ; et que, loin de nous fuir, les soldats com- posant la garnison de Diély se plaisaient avec nous, nous recherchaïent et semblaient beaucoup s'amuser de notre langage, de nos manières toutes frivoles et de notre costume si lourd et si hostile à la liberté des mouvements. J'ai demandé à M. Pinto s'il eroyait à l’anthropo- phagie des naturels de l'intérieur. — Croyez-y vous-même aussi, me répondit-il; à Timor tous les guerriers sont plus ou moins anthro- pophages, mais seulement dans la chaleur du combat ou dans la soif de la vengeance. — Avez-vous essayé d’arracher des mœurs cet épouvantable usage? — J'ai promis cinq roupies pour chaque prisonnier vivant, et pas un guerrier n'a tenu à gagner la ré- compense. — Mais les menaces? — Ils ont leurs forêts impénétrables. — Les chätiments? — Allez les chercher dans leurs montagnes inac- cessibles. | — Pourquoi ne pas tenter de terribles exemples? — Ici l'exemple ne corrige personne; il faudrait châtier l'enfance, la faire vivre sous un autre ciel, lui donner un nouveau sol à fouler, infiltrer peut-être dans ses veines un sang plus pur, el ce ne sont ni quelques années de civilisation ni les faibles ressour- ces accordées par la métropole qui peuvent modifier les usages d’un peuple aussi éminemment turbulent et farouche. Voyez, je leur offre gratis des terrains à cultiver; je leur propose des ouvriers pour les aider à se construire des demeures saines et commodes : ch VOYAGE AUTOUR DU bien! nul d’entre eux n'accepte, nul ne veut de ma protection à ce prix : les déserts vont mieux à leur allure d'indépendance et de domination. Ils cher- chent des rochers secs et tristes, des bois silencieux, un ciel d’airain, les menaces des volcans, le siffle- ment des vents et le roulement du tonnerre. Un vrai Malais, dans nos cités européennes, mourrait étouffé, car il va là surtout où on lui a défendu d’aller. — Punissez-vous de mort un criminel? — Oui, quelquefois, quoique je sache qu'on ne lose pas à Koupang. ; — Ces exécutions sont-elles publiques ? — Souvent, et je me hâte d'ajouter que je ne man- que pas malheureusement de bourreaux, car tous les témoins de cette scène lugubre se disputent l'horrible plaisir de trancher une tèle. | — Ne craignez-vous pas pour vous un assassinat après ces sanglantes tragédies ? — Non, l'on maime, l’on aadore ici; j'y suis l’objet d'un culte particulier, et, en vérité, je ne sais pourquoi, puisque les naturels ne veulent que la moitié des bienfaits que je leur offre. Certes, je fais tout le bien que je peux; mais, Comme on n'a à Diély que des notions imparfaites sur le bien et le mal tels qu'on les comprend en Europe, vous concevez que leur haine naït parfois d’un bienfait et leur amitié d'une proscription. Allez, c'est une rude tâche que de commander à ces hommes de fer qui m’entourent. Je suis venu à Diély frappè par un jugement inique; ma seule vengeance sera la paix d’une colonie que tous mes prédécesseurs ont vainement cherché à obtenir. Quant à mon successeur, quelque belle que je lui aie fait la route, l'avenir nous dira ce que deviendra Diély après mon départ ou à ma mort. La ville est située sur une petite plaine riante, au pied de hautes montagnes boisées, séjour continueldes orages. Sa rade n'est point aussi vaste ni aussi sûre que celle de Koupang, mais l'ile Cambi d’un côté et le cap Lif de l’autre la garantissent assez bien des vents les plus constants. Une jetée naturelle et pres- que à fleur d’eau s’avance à plus d’un quart de lieue au large, et il me semble qu'à très-peu de frais on pourrait y construire un môle auquel les navires au- raient la facilité de s'amarrer. Du reste, la mer n'y est jamais bien haute, le fond en est bon, et le mouil- lage sûr et agréable. Exceptèle palais du gouverneur et une église dédiée à saint Antoine, on chercherait en vain un édifice à Diély. Toutes les maisons, basses et bâties en arêtes de latanier, à cause des fréquents tremblements de terre, sont entourées d’enclos, de sorte qu'on ne peut les apercevoir que lorsqu'on est vis-à-vis de la porte d'entrée. Sous ce rapport, Diély est encore inférieur à Koupang, où du moins le quartier chinois offre l’as- pect d’un pays à demi civilisé. La ville est défendue par deux petits forts assez ré- guliers et une palissade à hauteur d'homme où sont placées, de distance en distance et à côté des corps de garde, de jolies chapelles fort bien ornées. Mais la plus grande force de la colonie est dans l'amour des sujets pour le gouverneur. Il existe presque au sortir de la ville divers sentiers qu'on ne peut parcourir sans s’exposer de la part des naturels au danger d’être massacré, et rien cependant n'annonce que ces sentiers soient pamali (sacrés). . Un jour que, dans une de mes promenades du ma- Un, j'allais franchir un de ces chemins révérés où l'ombre descend fraiche du haut des larges rimas, je vis mon guide effrayé accourir et me supplier avec des larmes de ne pas aller plus loin, si je ne voulais MONDE, 119 à l'instant mème avoir la tête tranchée. Je m'amusai un peu de ses fraveurs et de ses menaces, et comme je me disposais à continuer ma route en lui ordon- nant de me suivre, le Malais se jeta à mes genoux et implora ma pitié. Je me laissai attendrir, je pris un autre chemin, et le pauvre homme me {émoigna sa reconnaissance par des gestes, des grimaces et de: contorsions qui me divertirent beaucoup. Lei la joie ressemble à la douleur comme si elles étaient enfants de la même mère. À mon retour à la ville, je pris des informations sur le petit incident des chemins pamali; le gouver- neur m'assura qu'il les respectait lui-même, et que si J'avais voulu suivre celui où l’on m'avai! prié de ne point entrer, le naturel qui me conduisait eût été à coup sûr victime de ma persévérance el massacré sans pitié par ceux qui l'auraient vu. Du reste, je ne ne courais, d’après lui, aucun danger, et le Timorien n'avait cherché à n'effrayer que pour sauver sa tête. Le motif était assez puissant, je pense, et je me féli- licite fort d’avoir cédé aux ferventes prières qui m’a- vaient été adressées. Dans une de mes fréquentes excursions aux envi- rons de Diély, je poussai mes recherches tellement loin, que je me vis forcé d'aller demander l'hospitalité et de frapper à la porte d'une habitation située sur un monticule à la lisière d’un bois qui s’éteñdait au loin sur des mornes sauvages et dans une vaste plaine au bord de la mer : c’était celle d’un Chinois déserteur de Koupang, où plutôt chassé pour ses méfaits, comme je l’appris plus tard de M. Pinto. Il ne parlait que sa langue naturelle; moi, je n’en savais pas une syllabe : vous comprenez si ma position était erbarrassante. Au premier regard que Je lançai sur lui, je reconnus qu'il avait peur et qu'il me soupçonnait d’être un émissaire secret expédié par M. Hazaart pour le saisir et le ramener à Koupang ; mais je le rassurai et j'es- sayai de lui faire comprendre qu'il me fallait un gite pour la nuit. Il parut fort embarrassé et très-contra- rié de la nécessité où je le mettais; il me donna à entendre qu'il était seul et qu'il n'avait point de cou- che à n'offrir, puisque qu'il n’en possédait qu'une seule. A peine eut-il achevé ses grimaces peu persuasives que, dans la pièce voisine de celle où nous nous trou- vions, retentit une toux assez violente. Aussitôt, d'un geste courroucé et d’un mouvement de tête qui ex primait à merveille le mépris, je témoignai au Chinois combien j'étais blessé de son.mensonge; et oubliant qu'il ne pouvait me comprendre, j'articulai très-clai- rement : — Il me faut une natte et de la lumière ! À ces paroles brèves et hautes, un frôlement se fit entendre à mes côtès, comme des roseaux qui cou- rent sur des roseaux ; une partie du mur en bambou s'ouvrit, une croisée se dessina, et, encadrée dans cette bordure élégante et bizarre, n'apparut, les che- veux épars, une jeune fille pàle, couverte à demi d'une tunique blanche et la main droite en ayant, comme pour se garantir d'un danger imprévu. Ses petits yeux vifs me regardaient avec une attention mêlée d'effroi; sa bouche entr’ouverte me montrait les plus jolies dents du monde et essayait de sourire comme pour calmer ma colère. J'étais en extase, car je croyais voir là une de ces suaves apparitions fantastiques que vous caressez dans vos rêves quand vous vous êtes endormiheureux du bonheur de la veille et plein d'espérance pour le lendemain. Sur un mouvement rapide du Ghinoïs, la cloison allait se refermer; mais je m'élançai et j'ar- 190 VOYAGE rêtai fortement le volet, cer je tenais à savoir aussi comment était faite et meublée la chambre à coucher d’une jeune Chinoise; et si les devoirs de l'hospita- lité, auxquels je manquais déjà légèrement, m'impo- saient l'obligation de ne pas y pénétrer, la précieuse ouverture par où plongeaient ines regards me per- mettait au moins de fouiller dans ce réduit mystérieux qu'on m interdisail. À ma place, n’en auriez-vous pas fait autant? Le lit sur lequel reposait la jeune fille était bas, sans matelas, recouvert d'une fine natte de Manille qui tombait drapée des deux côtés; à chaque angle de la couche se dressait un dragon de quatre ou cinq pouces de haut, peint en noir et ayant des yeux d'émaul, ou- vrant de larges ailes bariolées de vert, de jaune et de rouge; un cerceau en tige de bambou coupée en deux partait de la tête et aboutissait au sol, formant une courbe à deux pieds et demi ou trois de la natte supérieure ; sur cette courbe une autre natte plus fine encore, servant sans doute de moustiquaire, était roulée et relevée en ce moment. A côté du lit se voyait un petit meuble de porcelaine blanche et bleue, à deux anses, posé sur une sorte de guéridon fort élé- gant et orné de dessins grotesques et érotiques; à terre de petits souliers, plus loin une sorte de tabouret admirablement faconné, des peisnes de forme origi- nale, des boules, un long bâton d'ivoire, terminé par une main à demi fermée, en ivoire aussi, servant à gratter les diverses parties du corps où les doigts ne peuvent que difficilement atteindre, et une lrentaine au moins de baguettes de bois de sandal, dont quel- ques-unes étaient à demi consumées ; deux tables, un buffet, six chaises, un paravent et six tableaux repré- sentant des sujets d’une moralité fort équivoque, le tout d’une forme gracieuse et travaillé avec beaucoup de goût, d'art et de patience, comiposaient le reste de l'ameublement. Mon inspection achevée, je ne parus pas satisfait, et je témoignai le désir et la volonté de pénétrer dans cette pièce; mais le (hinois, qui était resté immobile de peur, accroupi sur le plancher, me fit entendre que la jeune fille était malade et que l’émotion qu'elle éprouverait ne pourrait que nuire à sa santé. En dé- pit de cette prière, que je compris à merveille, j'al- lais passer outre et braver la consigne, quand mon drôle, qui tenait à me convaincre, me présenta un petit are tendu à l'aide d’une corde de guitare et m'invita à m'assurer de la vérité de son assertion. Pour le coup ma pénétration se trouva en défaut, et je le lui fis comprendre ; mais le coquin, adressant deux ou trois paroles à la jeune fille appuyée sur ses deux mains, celle-ci tendit le bras. Le Chinois appli- qua alors une des extrémités de la corde de l'arc sur l'artère de la prétendue malade, posa l'index sur l'autre extrémité et parut compter les pulsations ; moi alors j'essayai de l'instrument chinois et ne sentis aucune vibration, soit qu'en effet mon doigt füt in- sensible à l'expérience, soit que mes distractions fussent nuisibles à l'épreuve. Nul doute que la jalou- sie des Chinois ne leur ait inspiré cet instrument à l'aide duquel ils garantissent leurs femmes des at- touchements si fréquents et si pleins de mansuétude dont la médecine use chez nous avec une si pieuse circonspection. Mais ce qui est plus positif encore, c'est que l'arc dont je parle suffit aux habitants de ce pays pour déterminer d’une manière précise le de- gré de fièvre d’un malade, et une seule des trente expériences que j'ai tentées à Diély a donné tort à la science du lettré soumis à mes investigations. } Cependant la nuit était sombre; nul chemin prati- AUTOUR DU MONDE, qué ne pouvat me guider jusqu'à Koupang, et quci- que J'eusse achevé à peu près toutes mes observations morales, je résolus de m'installer, sans autre forme de procès, chez Hac-Ping, mon honnête Chinois, en lui faisant comprendre que je solderais ma malvenue.i Bien lui en prit de ne pas me refuser, car j'étais dé-, cidé, en cas de résistance ou de refus, à rester gratis et à le mettre à la porte. Un conquérant n’en use pas avec moins de cérémonie. Un double intérêt, celui de ma conservation et celui de ma curiosité, me dicta ma conduite si franchement sans gêne. Il y avait force majeure, et ma conscience de voyageur me mit à l'abri de tout remords. Je m'installai donc sur une chaise, en face de la porte d'entrée, prêt à prendre la fuite en cas de tra- hison ou d'attaque imprévue, ou disposé à me dé- fendre contre des forces à peu près égales. La jeune fille me dévisageait de son regard ; le patron cessait de me défendre les investigations qu'il n'avait pu empêcher une fois, et les heures passaient, au bruit lointain des oiseaux qui venaient se reposer sur les arbres du voisinage. Cette triple situation de trois êtres qui ne se comprenaient pas, se regardant sans mot dire, s’étudiant et se craignant, avait pour moi quelque chose d’original à la fois et d’inattendu qui allait à merveille à mon humeur aventureuse. C'était en effet un tableau assez curieux à étudier. Le Chinois avait quarante ans, moi beaucoup moins, et la jolie fille tout au plus quinze ou seize ans. Nos gestes, souvent incompris, donnaient lieu à de sin- guliers quiproquos qui nous faisaient rire à tour de rôle. Dans cette position bizarre, chacun de nous avait peur de quelque chose : elle, de je ne sais quoi, lui, de mes menaces, et moi, d’une lâche trahison. Je me hâte d'ajouter que les regards de la fille avaient quelque chose d’assuré qu'il m'était loisible de tra- duire à mon avantage. Les Européens sont si pré- somptueux ! Pour tromper le sommeil, qui aurait pu me gagner en dépit de ma volonté, je fredonnai à demi-voix quelques refrains de Béranger, et je ne saurais vous dire ce qu'il y a de charme à répéter, à l’antipode de son pays, au milieu de gens d’une nature opposée à la vôtre, les chants nationaux qui viennent visiter votre mémoire, ainsiqu'un ami consolateur votre demeure. Mais, comme je ne voulais pas faire à moi seul les frais de cette sorte d’entr’acte, je priai le Chinois d'en remplir les vides. Ce fut la jeune fille qui répondit à ma prière, et je fus tellement ému de ses accords, que peu s’en fallut que je ne la trouvasse véritable- ment laide, elle si appétissante dans le silence. 0 Meyerbeer ! à Rossini! il n’est pas vrai que vous soyez encore citoyens de l'univers! Après les chansonnettes vinrent le dessin et l'aqua- relle. Je m'approchai de la jeune fille et lui deman- dai la permission de fare son profil, ce à quoi elle conseniit avec une joie d'enfant tout à fait divertis- sante. Quand j'eus achevé mon travail, elle m'en de- manda une copie, que je m'empressai de lui offrir galamment et qu’elle reçut avec reconnaissance. Le jour même de cette demi-aventure assez singu- lière, je me rendis chez le gouverneur, à qui je la ra- contai, avec tous ses détails ; il s’amusa beaucoup de Ja frayeur du Chinois, du respect que j'avais témoi- gné à la jeune fille, et il m'apprit que le drôle à qui je devais une hospitalité aussi généreuse avait été déjà trois fois battu de verges par ses ordres; qu'il faisait un trafic honteux de l'infortanée qu'un rapt avait sans doute mise en sa puissance, et qu'il appelait effrontément sa fille. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. fx Plus, en avançant dans ma course, je hante de Chi- uois sur mon passage, plus je trouve que mes pre- mières observations sur leurs mœurs ont été logiques, plus j'apprends à les mépriser. Il est aisé de comprendre que lorsque, dans un pays neuf pour l'étude, nous faisons une station bien- tôt limitée, il nous devient impossible de recueillir tous les documents dont la science et la philosophie feraient souvent leur profit, et que nous devons nous contenter, sans aucun moyen d'en vérifier la rigou- reuse exactitude, des renseignements qui nous sont officieusement donnés. Le devoir du voyageur consiste surtout à puiser à des sources pures et à chercher à discerner autant que possible la vérité de l'erreur. Notre relâche à Diély, par exemple, sera courte, puis- que sous peu de jours nous mettons à ja voile. Mais Un boa aura été réveillé de son assoupissement. (Page 121.) ce n'élait pas assez pour moi que M. Pinto et ses of- ficiers répondissent le mieux possible à nos inces- santes questions, il fallait encore que je furetasse çà et là pour donner pâture à mon ardent appétit de cu- riosité. Un matin donc que, parti avec Petit, mon vieux matelot, je m’acheminais vers un bois immense dont les dermers échelons ne sont éloignés de la ville que d’une demi-lieue, je fus distrait de mes médita- tions par un bruit sourd semblable à celui d'un esca- dron au galop. — C'est un tremblement de terre, dis-je à Petit attentif. — La terre tremble, me répondit-il, mais ce n’est pasun tremblement de terre; cela n’est pas profond : c'est seulement à la surface — Que penses-tu? — Comme d'habitude, je ne pense rien, j'attends. — Que crois-tu du moins que nous ayons à faire ? — Le bruit redouble, c’est une lame perdue: met- tons en panne et voyons venir. Comme nous sommes sous le vent, nous saurons bientôt de quoi il re- tourne. Live. 16. A peine eut-il fini, qu'un tapage épouvantable échappé de la forêt, nous tint en haleine et qu'au même mstant une vingtaine de buffles haletants, es- soufflés et renversant tout sur leur passage franchi- rent les derniers arbres, se dirigérent de notre côté et nous contraignirent à escalader les branchesnoueu- ses d'un multipliant voisin. Mais, comme s'ils n'a- vaient obéi d'abord qu'à un mouvement fiévreux ou à une panique, les redoutables animaux s’arrétèrent tout à coup et broutèrent l'herbe avec tranquillité. Ce singulier manège, ces mugissements violents qu'ils poussaient dans leur fuite rapide, cette queue pelée qui fouettait leurs robustes flancs, et ce temps d arrêt si prompt, me faisaient soupçonner qu'il y avait là une cause extraordinaire que je cherchais Yainement à m'expliquer. — Et toi, Petit, que dis-tu de ce caprice ? — Ce n'est pas un caprice; ils allaient trois quarts RE toutes voiles dehors, et ils viennent de mouil- er: Évalé-Tetti, rajah de Dao. (Page 122.\ — Devons-nous continuer notre promenade ? — Oui, mais en virant de bord. — Ainsi done tu as peur! — Moi, peur! Vire au cabestan, dérape, mettons le cap dessus, et en route. — Non, c'est moi qui ne suis pas rassuré; mais cette manœuvre est si extraordinaire, que j'en vais de- mander l'explication au gouverneur ou à l’un de ses officiers, — C'est peut-être un lion qui pousse ces gaillards- là. — Il n'y en a pas ici. — Laissez donc! dans ces chiens de pays il y a de tout, excepté du vin et de l’eau-de-vie. — Tiens, bois un coup et marchons vers Diély. Arrivé chez le gouverneur, je lui demandai l’expli- cation d’un si étrange phénomène. — Il est tout naturel, me répondit-il. Un boa aura èté réveillé de son assoupissement ; il se sera élancé vers ce troupeau de buffles et aura fait une victime. L'instinct dit aux autres qu'ils n’ont rien à craindre dès que le reptile allonge sa proie contre le tronc 16 122 SOUVENIRS noueux d’un arbre afin de l’avaler plus facilement, et voilà pourquoi ils se sont arrêtés, oubliant le péril qui les avail menacés. Ces courses bruyantes et rapides ne nous étonnent plus, nous qui en avons été témoins si fréquemment. — Ainsi done vous croyez que le boa déjeune en ce moment ? — J'en suis sûr. — Je voudrais bien m’en convaincre aussi. — C'est une curiosité qui a coûté cher à bien du monde ? — Vous voulez m'effrayer, monsieur le gouver- neur. — Je ne demanderais pas mieux. — C'est égal, je me risque; mais je serai pru- dent. — Soit: voulez-vous un cheval? D'UN AVEUGLCE. — J'accepte, quoique je sois fort mauvais écuyer. — de vais ordonner qu'on en selle un aussi pour votre matelot, et bonne chance. M. Pinto sourit en m'adressant ces dernières pa- roles, et je ne compris que plus tard le sens de ce rire moqueur, où il y avait pourtant beaucoup de bienveillance. Le gouverneur avait à peine achevé, qu'il fut mandé pour aller recevoir le rajah de Dao, Evalé-Tetti, lequel, mécontent des Hollandais, qui l'étaient beaucoupaussi de ses soldats, venait demander aide et protection à M. Pinto. Celui-ci le recut avec amitié, et lui promit de s’interposer entre lui et M. Hazaart, fort intraitable envers ses tributaires. Vous voyez que l'Europe n’est pas la seule partie du monde où les grands s’appuient sur les petits qu'ils écrasent : XXI TIMOR Boa (suite). — Deux Rajahs. — Détails. — Maladie. — Départ Cependant les chevaux se fafsaient attendre; M. le gouverneurgrondait etmmemaçait ; moi j'étais presque fäché (je le dis à voix de m'être montré si cu- rieux, et Petit, insouciant, se consolait de cette nou- velle course sous un soleil de plomb, en songeant qu'au retour il dirait quelques mots à certaine bou- teille de vin que je lui ayais montrée du doigt. Enfin les chevaux mous furent amenés. Petit, plus inhabile encore que moi, se hissa dessus moins bien que sur les barres de perroquet, M Pinto me serra la main, m'indiqua la route da plus aisée et la plus ou- verle, et, nous recommandant la prudence, il me fit promettre d'être de retour pour un grand souper qu'il nous donnait le soir même. — Ainsi donc, vous comptez qu'il y aura un retour pour moi? — Sans cela, vous laisserais-je partir ? — Le boa ne fait donc pas deux repas coup sur coup? — L'on raïlle toujours loin de son ennemi. Au re- voir ! — C’est donc bien bête, un boa! dit Petit entre ses dents; moi je dinerais toujours et je boirais encore plus souvent. Nous allions au petit pas, comme des gens curieux de ne pas voir et honteux d’avoir essayé. Petit prit le premier la parole. — Je crois, monsieur, que nous faisons une sot- tise. — C’est possible. — Bien lourde. — Peut-être. — Alors pourquoi la faire ? — Parce que reculer maintenant serait poltron- nerie. — Etes-vous plus brave d’aller là en tremblant ? — Qui te dit que je tremble? — Tiens ! ca se voit bien assez. — Tu trembles donc, toi ? — Non, mais à votre place je n'irais pas. — Pourquoi, à ma place ? — Vous avez un souper sterling qui vous attend, et vous tenez à voir comment un gredin de serpent avale un buffle avec ses cornes, sans boire seulement un petit verre de schnik ! — On ne voit pas cela tous les jours. — Non, maïs on ne le voit pas deux fois, Eh bien! je ne recommencerai pas quand j'aurai vu. Poltron ou brave, géant ou naïu, faible ou fort, un compagnon de voyage amoindrit toujours le danger, et je connais bien des gens de par le monde qui r ont de cœur qu'en compagnie. Appliquez cette remarque à Petit ou à moi, peu m'importe. Selon les aspérités de la route, nos grêles montures hâtaient ou ralentissaient leur marche, et, au lieu de les guider, nous les laissions doucement aller à leur caprice, comme des hommes à qui 1l était indifférent d'arriver au but, ou plutôt comme des poltrons qui craignent de l’atteindre. Je vis dans l’antipathie des reptiles ; l'aspect d’un crapaud me fait mal; j’aime- rais cent fois mieux, dans un désert, l'approche d'un lion ou d’un tigre que le sifflement d’un t ou le bruissement de sa marche à travers les plantes et les roseaux. La chaleur était étouffante, et, pour garantir ses épaules nues des piqüres du soleil, Petit, dont le chef était couvert d'un criquet de chapeau de paille à bords imperceptibles, arracha de sa tige, sur la lisière de la route, une large feuille de bananier, y fit un trou par lequel il passa sa tête rouge, et se fabriqua ainsi une espèce de parasol fort commode et fort pitto- resque, mais qui lui donnait la physionomie la plus comique du monde. Callot et Decamps eussent donné bien des choses pour se trouver en face d'un pareil modèle. — Si Marchais me voyait ainsi accoutré, me disait- il, je ne sortirais de ses mains qu’en lambeaux. — Pourquoi cela? — Est-ce que je le sais, moi? Quand il marronne, il tape; quand il est content, il tape encore ; il tape toujours, lui. Au surplus, j'aimerais mieux encore qu'il fût ici qu'à bord. — Et la raison? — C'est qu'il m'aplatirait assez pour m'empêcher d'aller de l'avant. — Ainsi certainement {u as toujours peur ? — Presque autant que vous. — Mais je n’ai pas peur, moi. — C'est comme si vous disiez que je ne suis pas laid ; Ca ne se voit que de reste. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 193 — Tu vois aussi que ça ne mempêche pas d'avancer. — Qui, comme latortue. Tenez, franchement, nous naviguons à la bouline. : — Va, va, nous arriverons; je te croyais dans des :ntentions plus guerroyantes. — Dites-moi, monsieur, est-il vrai qu'autrefois, quand il y avait des Romains, sous le règne de... l'œutre, le Napoléon de cette époque-là, on ait été faire Fa chasse d’un boa avec une vingtaine de pièces de canon de trente-six ? — Non, car la poudre n'était pas encore inventée. — Ni les boas non plus, peut-être ? — Qui done l'a raconté cette fable ? — C'est Hugues, votre domestique, qui dit l'avoir lue. Quelle raclée quand j'arriverai à bord ! — Jete le défends. — Pourquoi nous fait-il des colles ? À propos, croyez-vous qu'il soit aussi bête qu'on le dit ? — Non, il l’est beaucoup plus. — À la bonne heure ! Tout en causant ainsi, nous étions arrivés àla plaine étroite et allongée où les buffles s'étaient d'abord arrêtés et où ils paissaient encore. Nousfimes un grand circuit pour les éviter, et, suivant les mstructions du gouverneur, nous longeämes le bois du côté de la mer. Mais à peine en fûmes-nous à une cimquantaine de pas de e, que plusieurs Malais armés d’ares, de sad: ( cries se présentèrent à nous et nous fire périeusement signe de rebrousser chemin. ontre des hommes, à la bonne heure ! me dit it. Si vous voulez, nous allons tomber dessus ? = Gardet'en bien ; peut-être sont-ils en grand bre ; laisse-moi leur faire comprendre que nous avons une permission du gouverneur. — Vous serez bien habile si vous leur faites com- prendre une syllabe ! Figurez-vous que j'en ai trouvé deux hiér matinsur Le port, et que ces vieux marsouins n'ont pas même compris les mots rhum et eau-de-vie, comme si ça n’était pas connu de tout lunivers ! Je parie que ces gredins-là ne sont d'aucun pays. — flais-toi et laisse-moi faire. — Vous allez faire de belles choses. Je m'approchai alors d’un des Malais, je lui montrai le cheval du gouverneur, qu'il devait connaitre; je prononcai à haute voix le nom de Pinto et le mot rajah. À tout ce que je disais, il me répondit : — Pamali. — [ls sont bien embêtants avec leur pamali ! ils n'ont que ça à vous jeter à la face. Quand ils ont dit pamal ! ils croient avoir cargué et serré une misaine. J'eus beau crier, jurer, pester, je ne pus rien obtenir des soldats qui me barraent le passage, la sagaie ou le eric à la main et la flèche sur la corde de l'arc. Aussi Petit ne cachait-ilplus sa joie et commençait- il à remächer son tabac avec plus d'assurance. — À quoi bon vous fâcher ? — Cela soulage. — Oui, mais ils ne vous comprennent pas ; vos S..., vos B... et vos F..., c'est comme si vous leur parliez latin. Tout à l'heure quand vous avez appelé ce grand escogriffe vilain bulor, je suis sûr qu'il s’est fourré dans la tête que vous l’appeliez joli garçon, car il riait à se disloquer la mâchoire. — Nous avons fait une belle course, mon garçon; ne pas voir seulement un boa! — Venez à bord, il y en a de plus longs que ceux qui se promènent dans cette forêt l’aviron à la main. — Il y a des boas à bord ? — Et les câbles done ! À propos de câbles, le plus gros n'a plus qu'un seul bout. — Comment cela ? — L'autre était trop mauvais, nous l'avons coupé hier matin. Cette naïveté, dans le genre de toutes celles de ce pauvre Petit, m'amusa beaucoup. Il me futimpossible de lui faire comprendre qu'il avait dit une bêtise, et ce fut au milieu de notre diseussion logique et gramma- ticale que nous arrivämes à Diély. Je recoumandai mon excellent compagnon aux soins d’un domestique du palais, et moi, j'allai voir le maître. — Eh bien! medit-ilen nr'apercevantsle loin, avez- vous vu un boa? en avez-vous vu deux ? — J'ai vu vos damnés de Timoriens, qui m'ont menacé de leurs flèches. — Il fallait dire que vous aviez toute permission. — Le moyen de se faire entendre ? — Vous êtes donc bien fâché du peu de succès de votre entreprise ? — Sans doute. — Et moi j'en suis bien aise, car c'est par mon ordre que tout s’est ainsi passé. J'étais très-convainen que vous n’aviezrien à redouter du boa, qui déjà avait avalé la moitié de sa proie; mais rien ne m'indiquoit qu'il n'eût pas auprès de lui quelque membre à jeun de sa famille. En général, ils voyagent par couples, ils dorment mème entortillés Les uns dans les autres, et vous comprenez maintenant pourquoi mes soldats gardaïent si bien la lisière de la forêt. D'ailleurs, qu'auriez-vous appris dans cette course téméraire ? Ge que je vous avais déjà dit, et je vous ai dit la vé- rité. Dans ce pays les imprudences sont coûteuses; ne apprenez pas à vos dépens. A peine M. Pinto eut-il achevé ses conseils d'ami, auxquels Petit applaudissait de toute la largeur de ses gigantesques mains, que je vis arriver auprès du gouverneur une demi-douzaine de Timoriens, haras- sés, ruisselants, lui parlant tous à la fois avec des gestes et des manières d'une énergie effrayante. M. Pinto envoya chercher son interprète, s’assit et parut douloureusement écouter les récits qui lui étaient faits. Puis, d’un ton sévère, il donna des or- dres aux Malais, qui s’inclinèrent avec respect et s’é- loignèrent d’un pas martial. — Quels peuples! quels hommes ! me dit le noble Portugais quand nous fûmes seuls; on n’en viendra jamais à bout. Deux rajahs étaient en querelle pour un buffle volé: des querelles ils en vinrent aux mena- ces; des menaces, aux hostilités. J’interposai mon au- torité pour les réduire ; je fis restituer le baffle volé, ebJ'ordonnai la confiscation des trois autres buffles au profit du rajah offensé. Eh bien! quelle a été la con- duite de ces misérables? Ni lun ni l’autre n’ont voulu se soumettre à ma justice; ils ont cessé des combats généraux, dont le bruit arrive bien vite jusqu'à moi, mais ils sont convenus entre eux de combats particu- liers, dans lesquels un des deux adversaires reste mort sur la place. A cet effet, un étroit et profond ravinaété choisi; chaque jour deux soldats ennemis s’y rencon- trent, et chaque jour un seul retourne auprès des siens. Voilà près d'un mois que durent ces duels san- glants, et jen’en ai reçu la nouvelle que tout à l'heure. Je vous jure que je donnerai un grand exemple. Au “surplus, poursuivit-il, je vous fais cette pénible confi- dénce, gardez-la pour vous seul ici; je ne veux voiler d'aucun nuage les heures de plaisir que vous nous promettez encore. La soirée du gouverneur fut moins animée que celles qui lavaient précédée, et il me sembla recon- 12% naître que les officiers portugais savaient déjà la triste nouvelle qui avait assombri le front de M. Pinto. Cependant, comme il ne devait m'arriver à Diély que des demi-aventures, chose que je déteste presque autant que le calme et l’inaction, Je m'approchai le lendemain matin d'une espèce de cachot obscur, d'où j'avais entendu s'échapper de lugubres gémissements. À la porte étaient deux Malais armés de leurs crics; mais à mon approche ils se levèrent, et me firent entendre que l'ordre qu ils avaient reçu d'éloigner les curieux et les importuns ne me regardait pas. J'usai done de la permission, et, après quelques pas faits dans des ténébres épaisses, je me trouvai en présence de deux malheureux, rivés à un mur par un énorme collier de fer, le pied droit fortement attaché à un poids de cin- quante livres au moins : c’étaient deux rajahs. Le plus jeune vomissait d'ardentes imprécations, accompa- gnés de gestes menaçants et frénétiques; il n'avait pas encore vingt-cinq ans; ses bras étaient nerveux, sa taille imposante; ses prunelles jetaient des feux au- tour de lui, et l’on voyait qu'il épuisait inutilement ses forces à briser les chaines dont il était chargé. L'autre, vieillard d'une cinquantaine d'années, captif aussi, ne bougeait pas plus qu'une statue; assis sur le sol humide, absolument nu comme son camarade d’in- fortune, il était taciturne et sombre, mais nullement abattu. À mon entrée, à peine fit-il un léger mouve- ment de tète pour me regarder, et il la détourna un instant après, comme pour éviter des regards impor- tuns. Cependant Le plus jeune, ne voyant personne à ina suite, se pencha vers moi et m’adressa la parole a demi-voix, sans doute pour me faireune confidence. 3e lui donnai à comprendre que je m'intéressais àson malheur, que je voudrais l'alléger, mais que je ne pouvais lui être d'aucun appui, et que je n’entendais pas un mot de sa langue. Ses violentes vociférations recommencèrent de plus belle; de ses ongles rudes et tranchants il déchirait ses chairs ; son poing fermé frappait rudement la muraille, tandis que le vieillard son voisin haussait les épaules et souriait de dégoût et de pitié. Ma visite fut courte. À ma sortie, les deux gardiens se levèrent de nouveau, et de loin j'ententis encore les cris du jeune rajah euchainé. Quelques heures après, il me fut impossible de ne pas parler au souverneur de la triste Cécouverte que j'avais faite. Je lui demandai la cau-e de la sévérité qu'il déployait contre ces deux princes du pays. — Ah! vous les avez vus, me dit-il d'un air étonné: ce sont deux grands misérables. — Leur crime, quel est-il? — Ils en auraieut plus d’un sur la conscience, s’ils avaient une conscience. — Ont-ils pillé, dévasté, assassiné ? — Ce sont des scélérats qui ont mérité le châti- ment qu'il subissent. — (ju’en ferez-vous? — Je ne sais. — Un conseil les jugera-t-il ? — Allons donc! assembler un conseil pour ces gens-là, ce serait leur faire trop d'honneur. Le lendemain, curieux et inquiet, je passai devant la case aux deux rajahs prisonniers ; il n°y avait plus de gardiens à la porte; les fers n’enchainaient plus de membres ; tout était silencieux comme la lombe.s En quittant Diély et en côtoyant un rivage coupé de çriques el de fondrières nées de violentes commotions ‘errestres, on arrive, après trois heures d'une marche endolorie par les galets, au pied d'un mont noir et gi- gantesque dans Les flancs duquel bouillonne sans cesse EEE SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. une lave menaçante. Je tentai plusieurs chemins pour arriver jusqu'au cratère, et je fus toujours arrêté aux quatre cinquièmes de la hauteur par des couches im- menses de cendres fines dans lesquelles je plongeais parfois jusqu'aux genoux, et qui me faisaient sentir une chaleur insupportable. Sont-ce les fournaises in- térieures qui pénètrent jusqu'à la surface du sol?Est- ce le feu d'un soleil tropical qui pèse sur ces cendres, les réchauffe et leur fait garder cette haute tempéra- ture? Que les géologues décident la question et aillent étudier ce magnifique volcan, bien plus curieux que le Vésuve et l’Etna. Au pied de cette masse imposante de laves sans vé- gétation Jjaillissent, vives et riches, une douzaine de sources chaudes, sulfureuses et fort appréciées dans le pays, se réunissant à une centaine de pas dans un même canal creusé par la main des hommes. Sur les bords, je vis quelques lépreux, vieux, à demi rongés, qui trempaient leurs jambes dans le courant. L'on m'assura plus tard, à Diély, qu'à une certaine époque de l’année, et surtout après de violentes secousses de tremblement de terre, on voyait auprès de ces ruis- seaux, changeant de cours selon les caprices du vol- can, des populations entières venir demander à ces eaux bienfaisantes quelque adoucissement aux cruelles maladies héréditaires dont gémissent tant de naturels. Pas un de ces êtres souffreteux qui attendaient là sous leur cahen-slimout une vie bien près de leur échap- per, ne tourna la tête pour me voir passe : cuse plus la douleur que le mépris. Si, € tendent les habitants, l'efficacité de ces eaux est incontestable, si elles sont réellement pour eux un remède universel contre la goutte, la dyssenterie, 1 maladies de la peau, les insomnies, enfin contre t les maux qui les poursuivent, pourquoi done, dans mes courses d'explorateur, rencontré-je à chaque pas” des malheureux couverts de lèpres ou de gale? Si quelques-uns guérissent, est-ce le remède ou la foi qui les sauve? De retour de cette promenade, qui avait cependant épuisé mes forces d'Européen, je m'arrètai, pour boire du lait de coco, dans une case isolée où je ne vis que deux jeunes filles à l'air vif, à l'œil teméraire, qui ne furent nullement effrayées de ma visite inattendue. Je leur fis comprendre que je voulais boire, ou plutôt je prononçai le mot klapas (coco) en leur montrant en échange un petit miroir. L’une d'elles me fit signe d'attendre et que j'allais être satisfait. Aussitôt elle se dépouilla du seul vêtement qui la gênait, escalada un cocotier voisin avec la rapidité d’un chat ou d’un écureuil. FX Après m'être un peu reposé, je pris congé de mes deux Malaises, surprises que je ne leur demandasse pas d’autres preuves de leur désir de m'être agréa- bles. Je payai done leur obligeance par un nouveau cadeau, et je donnai à ces deux jolies enfants, qui ne mâchaient ni tabac ni bétel, et qui avaient des dents éblouissantes, une haute idée de mon opulence et de ma générosité. J'avais dépensé dix sous à peu près. Et maintenant que je vous ai fait promener avec moi dans cette ville Loute sauvage par ses mœurs et son aspect ; maintenant que je vous ai parlé en détail de ces peuples cruels qui engraissent Timor avec du sang, que vous dirai-je de ces réunions si amusantes qui pendant notre courte relâche ont eu lieu chez le gouverneur? L'Europe au milieu des forêts vierges, de joyeux repas, des tables servies avec tuxe et pro- fusion, des vins exquis, de belles porcelaines, de riches flacons, du gibier de toute espèce, enfin des habitudes françaises à côté des allures des farouches …_ VOYAGE AUTOUR DU MONDE Timoriens : tout cela, je vous jure, a un charme qui ue peut être compris que par ceux qui se sont irouvés dans des positions analogues. On croit rèver l'Inde dans un salon parisien, ou plutôt on se sent heureux de retrouver une patrie dont on est séparé par le diamètre de la terre. À notre soirée d'adieu au gouverneur, si noble, si généreux, si bienveillant, J'étais assis à côté de la dame d’un des premiers ofliciers de M. Pinto, et je lui demandai s'il ne lui tardait pas de revoir son pays. — Oh! non, je suis heureuse ici, me répondit-elle. — Vous ne craignez done pas les maladies conta- gieuses de ce climat ? — J'y suis habituée. — Mais avec ce soleil ardent, on ne peut guère se hasarder à une promenade ? — Oh ! le jour je ne sors jamais. — Je comprends que l’air pur et frais du matin doit vous plaire davantage. — Non, monsieur, le matin je reste dans mes ap- partements. — Alors les soirées sont réservées aux prome- nades ? — Nous les passons chez nous dans nos hamacs ou sur des nattes. — Vous vous réunissez donc, et les lectures et la conversation font doucement glisser les heures ? — Nous n'avons aucun livre, et nous passons souvent un mois ou deux sans nous voir. — Cependant vous vous plaisez beaucoup ici, m'a- vez-vous fait entendre? — Beaucoup. Sous l'influence de pareilles habitudes et un goût si prononcé pour une vie de marmotte ou de pares- seux, il est tout naturel que tout pays soit accepté avec résignation et même avec plaisir. Il y a des gens qui assurent que dormir c’est vivre; à la bonne heure ! Il était impossible que les funestes effets des eli- mats meurtriers où nous nous trouvions ne se fissent pas sentir sur un équipage toujours actif, toujours plein de zèle, mais dont un soleil brûlant épuisait les forces physiques. La plus cruelle, la plus douloureuse des maladies épuisait nos matelots; le scorbut dévo- rant vint bientôt en aide à la dyssenterie, et la mort plana sur nous sans toutefois nous décourager. Oh! cela est triste, je vous jure, cela est déchirant à voir, qu'une batterie silencieuse où sont suspendus, au gré du roulis et du tangage, dans des cases et des hamacs, des squelettes que les soins les plus constants et les attentions de chaque heure ne peuvent arracher aux tiraillements qui les dévorent! Notre chirurgien en chef, M. Quoy a beau se multiplier, apporter au 125 malade le secours de sa science et les consolations de sa parole toute detendresse et d'humanité, les hommes lui échappent et les flots les engloutissent. Gaimard et Gaudichaud le secondent avec cette ferveur inces- sante qu'ils ont montrée pendant tout le cours de cette longue campagne ; mais l’un et l’autre succom bent à la peine, et des cadres sont bientôt dressé: pour eux. C'est un deuil à briser l’âme, à faire doute: du retour pour un seul de nous. Il ne sera peut-être pas inutile ici de faire remar- quer queles hommes les plus robustes de l'équipage, ces torses de fer éprouvés déjà par les traverses d'une vie de fatigues et de privations, ne sont pas ceux qui résistent Le plus vigoureusemen: aux atteintes du scorbut et de la dyssenterie. Au contraire, il m'a semblé que les gens sobres ei délicats parvenaient plus efficacement à s'en garantir. Pour ma part, je dirai que, quoique ne buvant et n'ayant jamais bu une goutte d'eau-de-vie, ne fumant et n'ayant jamais fumé un seul cigare, je suis toujours demeuré à l'abri des coups de ces épouvantables fléaux si funestes aux navires voyageurs. Et pourtant j'ai fait partie de toutes les courses lointaines ordonnées dans l'intérêt du voyage; J'ai sollicité des explorations particulières pendant les longues relâches de la corvette, et tou- Jours à pied, quelquefois seul, souvent au milieu des sauvages ou avec les {amors (rois) des Carolines ; j'ai visité plusieurs iles, entre autres Tinian, dont je vous parlerai plus tard, et si célèbre par le séjour qu'y fit l'amiral Anson ; Rotta, Aguigan, où j'ai puisé des do- cuments qui, j'ose le croire, ne seront pas sans inté- rèt pour la science. Nous quittâmes enfin Timor et Diély avec tous ces sentiments opposés que l’âme éprouve après un rêve où de sombres tableaux se trouvent jetés au milieu de riantes images. L'ile offre en raccourci l'aspect du monde que nous habitons : des guerres cruelles entre les diverses peuplades qui la foulent, des princes vo- leurs, des peuples volés, le faible écrasé par le fort, des frères qui s’entr'égorgent, des tempêtesterrestres mêlées aux tempêtes des passions, etau milieu de tout cela de nobles courages, de sublimes dévouements, une richesse de sol inépuisable, des gouverneurs ri- vaux sur le même terrain, côte à côle, séparés par une ravine, se menaçant, s'observant sans relâche et prêts, à la première insulte, à en venir aux mains et à dépeupler la colonie. Il ne tient qu'à l'explorateur de se croire en Europe, au sein des peuples les plus civilisés du globe. Mais le canon retentit. Nous pressämes cordialement la main à M. Pinto et à ses officiers, et nous primes tristement le chemin du port. On a beau dire le contraire, le cœur joue un grand rôle dans la vie incidentée du voyageur. XXII LES MOLUQUES Attaque nocturne, — Le roi de Guéhé Le vandalisme de la science a été mille fois plus funeste aux monuments antiques que le frottement des siècles et le glaive des conquérants. Ceux-ci, ra- pides comme le feu, mutilent, brisent, dispersent, mais les débris informes gisent du moins sur le sol, et disent aux pèlerins, aux derviches, aux savants, que là s'élevait Thèbes aux cent portes; là, Carthage, qui it trembler Rome ; là, Sparte et Memphis, dont l'his- 4 toire et les traditions nous disent tant de merveilles. l'aide des pierres amoncelées que foule le pied di voyageur dans ses explorations lointaines, il est sou} vent aisé de rebâtir une cité naissante, en tout sem blable à la cité morte ; et l'on comprend tout ce que nous avons à gagner à ces recherches numismatiques L'histoire des monuments est celle des Etats. Mais la science est accapareuse ; elle fouille dans 19 {© les tomhbeaux ; elle scrute les entrailles de la terre ; elle creuse les pyramides: elle n’a de respect pour aucune ruine. Les pierres muettes, les inscriptions, les cadavres, les racines des arbustes, elle prend tout, elle s’approprie tout. et, tandis qu'elle croit enrichir son pays de ses spoliations et de ses sacrilèges, elle ne fait, l'insensée, qu'appauvrir les lieux qu'elle vient de visiter. Je me livrais à ces rapides réflexions en songeant à la conduite que nous avions tenue dès notre arrivée à Rawack, où des tombeaux aussi furent fouillés par nos mains et déshérités des trésors que leur avait confiés la piété ou la reconnaissance. Mais n'anticipons pas sur les événements. Nous naviguions au milieu d’un groupe d'iles ad- mirables par leur végétation. Leur histoire a son in- térêt, car le drame y joue le principal rôle. Le cap des Tourmentes avait été vaincu, les Indes orientales découvertes, une grande partie des archi- pels du grand océan Pacifique visitée par tous les navires explorateurs ; les Moluques eurent leur tour. L'Europe se rua sur les richesses immenses qu'on supposait enfouies sur les monts sauvages que les flots battaïent dans leur rage impuissante ; les vastes forêts dans lesquelles se cachaïent les farouches Malais furent fouillées. Là chaque arbre avait sa valeur; là chaque arbuste portait son trésor : la cannelle, l'in- digo, le girofle, la muscade, pesaient sur le sol; on estimait le terrain non par toises, mais par pieds, et chaque sillon devenait l’objet d'une querelle ou d'un combat. Dès que les Malais se furent aperçus que ce n'était pas à eux que l’Europe déclarait la guerre, ïls sorti- rent de leurs profondes retraites et se mélèrent aux équipages. Maïs leur férocité ne put être vaincue par l'aspect des nouvelles merveilles qui devaient les frap- per. Le sang des Portugais et des Hollandais coula par le meurtre. Des assassinats nocturnes furent organi- sés, et dès lors la nécessité d’une première défense se fit puissamment sentir. On bätit des forts ; le canon joua le principal rôle dans ces conquêtes, et la mi- traille obtint quelque trêve. Cependant les maladies du climat tombèrent sur les navires à l'ancre : chaque équipage fut décimé ; les cadavres flottèrent sur les vagues, et la dyssen- terie et le scorbut vinrent en aide au crie des Malais. Les désastres furent si grands, que bien des navires se virent jetés à la côte, faute de bras pour les ma- nœuvres, et qu'on délibéra en Europe si l'on conti- nuerait des explorations achetées par tant de sacri- fices. Ce que la raison aurait dû tout d’abord commander fut précisément la dernière mesure qu'on adopta. Les Portugais et les Hollandais se partagèrent les terrains. « À vous ceci, à moi cela, et soyons amis pour dé- truire. » Amboine s’éleva, Amboine que nous saluons de la main, au-dessus duquel se dessine une forêt de mats. De leur côté, les Portugais couronnèrent les hau- teurs de bastions et de citadelles; un pacte sacrilége fut conclu et signé entre les vainqueurs. Il y avait trop de richesses dans les Moluques, il fallut les dé- truire. La flamme dévora des forêts entières, et les populations effrayées, ne comprenant rieneà ces hor- ribles incendies, y répondirent par des cris de rage et de désespoir. Cependant la force les soumit sans les dompter, et l'habitude du malheur les fit esclaves ô SOUVENIRS D’UN AVEUGLE, et assassins. Depuis les premiers jours de la conquête, l'usage immoral d’appauvrir la terre s’est conservé; chaque année, des inspecteurs sont nommés pour aller détruire une partie des plantations, et il faut avouer qu'ils s’acquittent de leur mission sinistre avec un zèle et un dévouement au-dessus de tout éloge. Hélas! l'histoire des découvertes européennes dans toutes les Indes justifie assez la sanglante réaction dont elles sont le théâtre. Nous glissämes devant Amboine, poussés par une brise imperceptible, et pourtant nous appelions de nos vœux les vents et les orages, car, nous aussi, nous éprouvions les cruelles atteintes de ce climat dévorateur. La mousson nous était contraire, les cou- rants nous drossaient, et nous perdions, la nuit, le peu de chemin que nous avions fait le jour. Le soleil brülait notre équipage, les maladies enchainaïent les forces des matelots, et nous eûmes besoin de toute notre constance, de tout notre courage, pour ne pas nous laisser aller au désespoir. Nous naviguämes ainsi pendant une quinzaine de jours au milieu d’un archipel riche et fécond. Partout la verdure couvrait le rivage, partout aussi le silence et la solitude. Toutefois un vent favorable se leva enfin avec le soleil et nous poussa de l'avant ; bientôt nous nous trouvämes dans une sorte de détroit ra- vissant, au milieu duquel le navire cinglait avec ma- jesté. Nous étions occupés à admirer ce magique spectacle, quand un grand nombre de pirogues, dé- tachées de toutes les parties de l'archipel, mirent le cap sur notre corvette. Loin de craindre leur appro- che, nous la désirions ; nous savions bien ce que nous avions à redouter des Malais si nous étions vaincus ; nous n'ignorions pas que leurs triomphes, c’est la mort et la torture de leurs ennemis ; mais la monoto- nie de notre navigation nous pesait à l’âme : nous voulions des épisodes à nos risques et périls. Cependant à l'horizon un pomt noir se dessina; bientôt il grandit, s’allongea, prit des formes bizarres, étendit les bras et envahit l’espace. De ses flancs ou- verts s'échappérent des rafales terribles auxquelles se mêlaient des gouttes de pluie larges et rapides. Le navire fut entrainé un moment, et les prudentes pi- rogues, à l’approche du grain, s’abritérent dans leurs criques étroites et profondes. À cet orage suc- céda, comme de coutume, le calme plat de tous les jours, et la nuit nous retrouva à peu près dans les mêmes eaux. Je vous ai parlé d'un matelot anglais, nommé An- derson, que le commandant avait enrôlé dans l’une de nos précédentes reläches. Il éfait agile, fort, ro- buste, patient, adroit : aussi l’employait-on souvent à la timonerie. Par suite de cette préférence méritée que lui accordait l'état-major dans les moments dif- ficiles, Anderson était souvent le but des railleries amères des gabiers les plus habiles, et Marchais sur- fout, dont vous connaissez le caractère irritable, ne manquait jamais de dire quelques énergiques paroles sur les épaules de l'Anglais. Le soir de cette petite alerte qui nous fut donnée par les Malais, Anderson, quoique son quart füt achevé, resta sur le pont quand la nuit fut venue et se hissa à l'extrémité du beau- ré. — Holà, hé! English! lui eria Marchaïs, que fais-tu là, accroupi comme un crapaud ? — Je regarde. — Que regardes-tu? les marsouins, tes cousins — Je regarde plus loin que ca; car vois-tu, Mar- chaïs, cette nuit il y aura bourrasque, et tu me diras merci, toi le premier. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 127 — Ne croirait-on pas qu'il fixe le point, qu'il sait où nous sommes et qu'il est le maitre de faire venir la brise? — Ce n’est pas du ciel que viendra la rafale, c’est delaterre. — Qui La dit ça? — Personne, mais-je le sais. Anderson avait été mousse sur un des navires an- glais en croisière devant Toulon pendant les guerres de l'Empire. Depuis lors il avait toujours naviguë, et dans les Moluques surtout il avait fait de fréquentes campagnes. La vue de cet homme était si prodigieuse, qu'il distinguait à l'œil nu les mâts d’un navire au delà de l'horizon, beaucoup mieux que nous à l’aide de nos lunettes d'approche. Il connaissait les mœurs des Malais, dont il parlait assez bien la langue, et il était étonné que depuis notre séjour dans ces parages on ne nous eut pas encore attaqués. La démonstration du matin, dont sans doute le grain avait empêché l'exécution, lui paraissait un acte hostile qui lui avait inspiré des craintes pour la nuit. Aussi ne voulut-il pas se coucher, dans la prévision d’une affaire sé- rieuse. Anderson avait du cœur, et ses craintes ne naissaient que de la juste opinion qu'il avait du ca- ractère malais. ; La nuit était calme et lourde ; le soleil s’était cou- chè rouge comme du sang, et la corvette roulait silencieuse sur sa quille. Marchais, Petit et leurs ca- marades poursuivaient sans cesse Anderson de raille- ries, {andis que celui-ci se contentait de leur répon- dre : — Nous verrons bientôt. ; Tout à coup l'Anglais, attentif, se dresse à demisur le mât avancé; son œil plonge dans les ténèbres, et d'une voix calme et forte il s’écrie : —— Pirogues de l’avant ! L'officier de quart s’élance, regarde, ne voit etn'en- tend rien. Mais Anderson interroge de nouveau l’es- pace, et dit d’une voix plus ferme : — Pirogues de l'avant! pirogues à bâbord! piro- gues à tribord! pirogues de l'arrière ! — Combien? dit le brave Lamarche. — Un grand nombre. Marchais et Petit ne riaient plus, ne goguenar- daient plus, et se mordaient les lèvres d’impatience et de dépit. Sur les avertissements du matelot anglais, des or- dres rapides sont donnés, chacun est à son poste. Les canons se chargent, les pistolets pendent aux cein- cures, les briquets aux flancs. Le commandant a l'œil à tout et se prépare bravement à l'attaque; le branle- bas de combat est ordonné, etnous attendons l'ennemi sans le voir encore, Le voilà pourtant; il nous entoure, il vient à nous lentement et en silence; ses courtes pagaies font à peine frémir les flots paisibles. Il pense sans doute que nos sabords sont peints; que, semblable à celle des navires marchands, notre batterie n’a guère que des canons de bois, et les Malais avides s’attendent à un facile triomphe. Les mèches sont allumées, les glaives dors du fourreau, les crocs en arrêt. — Ouvre les sabords!.… La lumière de la corvette se projette au loin'et éclaire ia flotte des pirates. Ils ont vu les bouches béantes de nos canons, et ils s'arrêtent avec prudence devant la fête que nous leur avons préparée. Ils réfléchissent encore; ils restent ur instant en panne. Mais bientôt la sagesse leur donne conseil, ils virent de bord et s’éloignent comme des voleurs dés- appointés. Le lendemain matin, Marchais et Petit se lièrent d’une vive amitié avec Anderson, qui recut le soir du premier de ces matelots une gratification de coups de poing à briser un mât. Les courants continuaient de jouer un grand rôle dans cette navigation au milieu d’un groupe nom- breux d'iles et de récifs dangereux, surtout dans cer- taines saisons de l’année. La route se faisait selon leurs caprices; et, deux jours après cette rencontre des Malais, si heureusement évitée, nous nous trou- vâmes comme par enchantement engagés au milieu d’un grand nombre de rochers que la nuit nous avait dérobés et où nous courions risque d’être brisés à chaque instant. Nous mouillämes par un fond de trois brasses; le soleil se leva radieux, et je ne saurais dire l'admirable spectacle qui s’offrit à nous. Là, à notre côté, plus loin à droite, là-bas aussi sur notre gau- che, des roches, les unes tapissées de verdure, les autres nues et découpées, s'élançant des eaux comme des clochers, diversement colorées par les feux plus ou moins obliques du jour naissant. Le courant se glissait entre elles, tantôt tranquille” tantôt rapide ; les cris aigus des oiseaux marins qui venaient cher- cher là un abri paisible, se faisaient entendre au- dessus du bruissement des brisants. J'appelai dans mes albums cette rade la Baie des Clochers, quoi- qu'elle soit connue, je pense, sous le nom de Boula- Boula. Il fallait pourtant sortir de ce labyrinthe ; une em- barcation fut mise à flot pour sonder la route, et M. Ferrand, un de nos jeunes aspirants, chargé de cette difficile opération, s’en acquitta avec tout le succès que le commandant attendait de son zèle et de son expérience. Une compensation dans nos longues fatigues nous était réservée. Les vents nous poussèrent jusqu'en vue de Pissang, sommet élevé de quelques centaines de toises et à qui je dois quelques lignes. Savez-vous ce que c'est que cette ile? Une masse serrée et compacte de verdure impénétrable qui ar- rête au passage tout rayon de soleil. Des feuilles lar- ges comme de vastes parasols s’entrelacent à des fo- lioles imperceptibles, découpées, eiselées, de couleurs variées à l'infini; des troncs noueux disputent l’espace à des troncs lisses, et jettent côte à côte avec eux leurs têtes vers le ciel et leurs racines au fond des eaux ; des branches effilées, épineuses, polies, droites ou tortues, se croisent, se mêlent, sans que vous puis- siez dire à quel pied elles appartiennent; un silence religieux rêgne dans cet amas de verdure et de feuil- lage. L'ile entière n’est qu'un arbre gigantesque, éter- nel, qui dispute sa place aux flots et descend avec eux jusqu'au fond des abimes. La corvette était mouillée au large, le calme venait de nous saisir de nouveau, et dans l'espérance de nouvelles conquêtes botaniques ou zoologiques, le commandant fit armer un canot sous les ordres de Bérard pour aller visiter Pissang. MM. Quoy, Gaudi- chaud et moi, nous accompagnämes notre ami, et retournämes à bord sans avoir pu faire plus de trois pas sur cette île impénétrable. Seulement, au pied d'un rima, nous trouvâmes quelques débris de co- quillages et la trace de feux récemment éteints ; le roi de Guëbé avait probablement passé par là, et il faut que je vous fasse le portrait de ce roi de Guébé. Vous avez remarqué sans doute de ces vieilles figures de renards empaillés que les fourreurs pla- cent debout derrière les vitres de leur magasin? Eh bien! à l'immobilité près, le roi de Guébé est le re- nard dont je vous parle. 198 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Il était petit, vif, sautillant, piétinant; il voulait il frappait sur l’épaule de celui-là ; il rudoyait le ma- tout voir, tout savoir ; il pressait la main de celui-ci, telot, il caressait l'officier ; il s’élançait d'un seul .. Amboine s'éleva. (Page 126,) — Marché chinois à Amboine bond vers le gaillard d'avant et revenait en caracolant au gaillard d’arrière ; et puis, riant, chantant, parlant haut avec une volubilité à vous étourdir, il paraissait fort surpris de ne pas vous voir sourire à ses paroles d’ami ou de protecteur. Il entra chez le commandant, demanda une plume, .. La lumière de la corvette éclaire la flotte des pirates. (Page 127.) de l'encre, du papier ; il griffonna en arabe un com- pliment pour cet officier, pour sa dame et pour le navire. Puis il nous pria, ou plutôt il nous ordonna refus, et s’en consola pourtant par l'assurance qu'il nous donna de nous accompagner jusqu’à Rawack. Ce monarque si singulier se faisait appeler capitan d’aller mouiller dans son ile; il nous jura que nous y serions reçus avec distinction et que les vivres ne nous feraient pas défaut. Il parut contrarié de notre Guébé. W était maigre, étique; il avait les pommettes saillantes, le front développé, les yeux vifs, scintil- lants, petits, privés de cils. Son nez se dessinait aigu, VOYAGE AUTOUR DU MONDE 129 pomtu et court; sa bouche ne s’arrétait qu'aux | le vert; quelques poils gris pendaient à son menton oreilles, et les quatre ou cinq dents qui lui restaient | à fosselte; ses bras étaient gréles ainsi que ses jam- avaient une teinte toute coquette de jaune tirant sur | bes, ses mains et ses pieds osseux et biscornus, ses .. se faisait appeler capitan Guthé. (Page 128.) épaules anguleuses et sa poitrine rétrécie. À tout | qui n'avait pas dû être lavé depuis bien des années, prendre, il aurait pu passer pour un babouin assez | Un large pantalon, nouë autour des reins et descen- bien taillé. dant jusqu’à la place du mollet, couvrait ses cuisses Son chef sans cheveux était couvert d'un turban | décharnées, et il avait acheté, à Amboine sans doute, .. Toute description écrite de ces belles carracorcs n’en donnerait qu'une imparfaite idée, (Page 150.) une robe de chambre à grands ramages, qui lui don- nait une ressemblance parfaite avec ces singes sa- vants que les Savoyards promènent chez nous de mière de ces embarcations qui nous accosta sortit une voix humble implorant comme une grâce spéciale la permission de laisser monter à notre bord deux des ville en ville. (Les singes m’en voudraient de la com- | principaux officiers du roi de Guébé. Nous étionstrop paraison.) courtois pour ne pas accueillir avec bienveillance La flottille du roi de Guébé se composait de trois | une demande ainsi formulée, et les deux lieutenants carracores, montées par un grand nombre de guer- | du monarque furent bientôt près de nous. Notre brave riers qui paraissaient lui obéir en esclaves. De la pre- | matelot Petit ne contenait plus sa joie; il se sentait Livr. 17. 17 150 heureux de voir à ses côtés des hommes plus hideux | que lui; il se pavanait gravement en montrant du doigt à ses camarades les Guebéens visiteurs, et peu s’en fallut qu'il ne se crût un Apollon ou tout au moins un Antinoüs. Quand la carracore montée par le roi fut arrivée bord contre bord, le monarque indien s’amarra à la corvette; puis il monta sans en demander la permis- sion, et défendit impérieusement à ses officiers de le suivre. Dès lors s’établirent des échanges entre ses équipages et le nôtre. Nous donnions des foulards, des couteaux, des ciseaux, des rasoirs, des aiguilles ; on nous offrait en échange des arcs, des boucliers, des flèches artistement travaillées, des chapeaux de paille d’une forme très-originale, et des perles d'une assez belle eau, que les Guébéens tenaient enfermées dans de petits étuis de bambou. Cependant la corvette filait toujours, et les carra- cores à la remorque paraissaient vouloir faire route avec nous. Le commandant ne jugea pas prudent de naviguer avec un tel voisinage, et souhaiïta le bonsoir au roi de Guébé, qui comprit à merveille cette ämpoli- tesse. Celui-ci nous salua donc à son tour, et nous promit de venir nous rejoindre à la terre des Papous, où nous allions mouiller. Petit était sur l'échelle lors- que le roi de Guébé descendit; il le regarda en face et lui dit, comme s’il pouvait en être compris — Marsouin, tu es un brave gabier et je t’estime, parce que tu viens de me détrôner. Le roi de Guëbé, croyant qu'on lui adressait un compliment, prononça quelques paroles inintelligi- bles en arabe ou en malais sans doute, et Petit, tout rayonnant de cette réponse, lui répliqua : — Crée coquin! que tu es laid! Lä-dessus ils se saluërent à la musulmane; le capi- tan sauta dans une de ses embarcations dont je vais vous parler en détail, et notre brave matelot remonta à bord, où il dina avec un appétit inaccoutumé. Son succès l’avait enorgueilli. Il était temps qu'une brise soutenue nous poussât jusqu'à notre première relâche, car depuis plus de deux mois notre pauvre équipage épuisé se trainait à peine sur le pont et dans la batterie; la dyssenterie et le scorbut ne cessaient pas leurs ravages. Rawack, où nous allions mouiller, pointait à l'horizon avec SOUVENIRS LD’UN AVEUGLE. ses dômes de verdure dessinés déjà sur un ciel bleu, et la gaieté se glissa encore dans nos causeries du soir. | Les carracores de Guébé avaient fui loin de nous: c'étaient à coup sûr les pirates les plus effrontés et les plus téméraires de ces mers à moitié inconnues, si nous en jugeons par la hardiesse et l’insolence de leur visite. = Rien n’égale la dextérité avec laquelle les Guébéens manœuvrent ces curieuses embarcations longues de quarante à soixante pieds. Elles sont étroites ; leur poupe et leur proue s'élèvent à une hauteur prodi- gieuse ; les extrémités en sont terminées en croissant ou en boule, et sont destinées à recevoir le pavillon; les banes sur lesquels s’assied l’équipage sont proté- gès contre le soleil par une toiture charpentée, re- couverte de feuilles de xacoi, de cocotier et de bana- nier. Je doute fort que les Guëébéens emploient la voile dans leurs navigations ; mais à bäbord et à tribord de chacune d'elles, les courbes légères, solidement amarrées el échelonnées sur les flots, portent des pa- gayeurs en grand nombre qui font ainsi contre-poids et maintiennent l'embarcation dans un équilibre par- fait. Des magasins ou armoires fermées contiennent les armes et les provisions de l'équipage, etje ne saurais dire le nombre immense de flèches qui nous furent offertes lors de notre première entrevue près de Pis- sang. Au surplus, toute description écrite de ces belles carracores n en donnerait qu'une imparfaile idée, et je me hâte d'ajouter que, seulement après les avoir vues, j'ai pu me représenter les galères à double et à triple rang de rames dont parlent les anciens. Rawack venait d’étaler devant nous ses richesses tropicales ; chacun de nous, sur le pont, dévorait de l'œil le fond d'une rade où nous allions bientôt nous délasser de tant de fatigues. Les malades dans leurs hamacs savouraient doucement un air terrestre après lequel ils avaient tant soupiré; mais la nuit nous sur- prit au milieu de notre allégresse, et nous louyoyämes devant l’ile jusqu'au lendemain matin. L'élève Guérin fut chargé d'aller sonder la rade, et la mission fut remplie avec cette haute intelligence qui distinguait le jeune officier dont le courage, depuis cette épo- que, est sorti vainqueur d'un grand nombre de rudes épreuves. XXII RAWACK Les sauvages. — Serpents. — Lézards. — Encore Petit, — Escarmouche. Le paysage que nous avions sous les yeux élait ra- vissant. Placés au milieu de la vasle rade comme au centre d’un magnifique panorama, nous pouvions d'un seul coup d'œil en admirer l'harmonie. A droite se dresse un cap chevelu sur lequel sont étalées de la facon la plus variée toutes les richesses botaniques des zones brülantes ; puis le cap, s'abaissant par une pente insensible et une courbe régulière, se repose à une lieue delà, sur la plage. lei sont des maisons grou- pées, bâties sur pilotis; des feuilles de latanier et de bananier servent de toiture à ces demeures, élevées de sept à huit pieds au-dessus du sol sablonneux, et tout alentour se montrent épars quelques tombeaux protègés par leurs idoles hideuses, les crânes blan- his et les pieures offrandes des amis et des parents. Un vide vaporeux, à travers les flèches élancées d’un adnirable bouquet de cocotiers, laisse voir au loin un large ruban vert, canal tranquille qui sépare deux terres voisines. À gauche, le terrain reprend sa cour- bure et s'élève peu à peu, comme pour rivaliser de grâce et d'élégance avec le paysage du côté opposé. Sur la base de cette petite hauteur, le flot se brise avec violence et reflète au loin mille ares-en-ciel. En- fin, dans un lointain violàtre se groupent les hautes et solitaires montagnes de Waigiou, dominant la terre silencieuse du pays des Papous; et, pour raviver le tableau, des ombres ou plutôt des fantômes noirs, agi- tés par la peur et la curiosité, sautillent au fond de la rade ainsi que ferait une bande de babouins. Enfin, des lames joyeuses courant les unes aprèsles autres, reflétant un ciel d'azur et un soleil large et brülant, complètent le paysage. A la mer basse, un navire de moyenne grandeur peut toucher sur un roc à une encäblure de terre; VOYAGE AUTOUR DU MONDE. mais M. Guérin n’était pas homme à remplir la mis- sion dont on l'avait chargé le matin sans signaler la position de ce dangereux récif. Le lendemain de notre arrivée, Rawack fut désert; notre présence avait fait fuir les naturels. Il y aurait une autre leçon à tirer de cette crainte générale et instantanée qu'éprouvent tous les sauvages à l'aspect seul d’un navire européen ; on serait tenté de croire que la civilisation ne s’est ouvert un passage à tra- vers les océans, les déserts et les forêts, qu'à l’aide de la mitraille. Quand nous débarquâmes, la trace des pieds était encore empreinte sur le rivage; des vases à demi remplis d’eau ou d'aliments frais se trouvaient dans les cases abandonnées, et les of- frandes faites aux morts paraissaient être le dernier adieu des naturels à leur ile natale. Nos tentes dressées à terre protégeaient nos in- struments astronomiques; les embarcations cher- chaient des mouillages commodes; les chasseurs par- couraient les bois, les botanistes fouillaient partout, et les pauvres malades, appuyés sur leurs amis, cher- chaient à ressaisir une vie près de leur échapper. Cependant les indigènes ne se montraient pas encore; leurs agiles pirogues glissaient bien la nuit dans le canal qui sépare Rawack de Waigiou, et comme nous n'avions pas l'air de nous apercevoir de ces rondes nocturnes et mystérieuses, les jour- nées étaient paisibles, sans incidents, monotones et étouffantes. Peu à peu les pirogues s’approchèrent davantage ; les plus téméraires de ceux qui les mon- aient descendirent sur la plage; et, tout trem- blants d’abord, ensuite audacieux jusqu’à l’imperti- nence, ils s’établirent près de nous; puis ils s’assirent familièrement à nos côtés, goûtèrent de nos mets, voulurent essayer la commodité de quelques-uns de nos vêtements, et finirent par commettre quelques larcins que nous eûmes la prudence de ne pas punir, de crainte que, par notre faute, il ne nous füt-plus permis d'étudier leurs mœurs, leurs usages, leur caractère, et c'eût été une grande perte pour notre curiosité, Lassés enfin de leurs courses nocturnes, dont ils ne tiraient aucun profit, rassurés aussi par notre at- titude paisible, les insulaires échappés de Boni et de Waigiou se décidèrent à débarquer en plein jour en face de nous, sans armes, avec une sorte de bravoure où il y avait plus de fanfaronnade que de vrai cou- rage, et il ne dépendit pas de nous que nous devins- sions pour eux de véritables amis. Je dois ici un utile conseil aux explorateurs que le hasard ou les devons de leur mission appellent au milieu de ces peuplades les plus farouches du globe : c’est que, à moins d'y être forcés par les plus graves circonstances, ils ne doivent se montrer les agresseurs dans aucune occa- sion. Le plus sûr moyen d’adoucir le caractère cruel . de ces indigènes est de leur témoigner une grande confiance. Si vous vous dites forts avec eux, ils vous prouvent, en vous assassinant, que vous êtes faibles. De pareils hommes n’ont d'arguments qu’au bout de leurs sagaies, de leurs crics ou de leurs flèches em- poisonnées. Les restes sanglants de l’intrépide Cook n'auraient pas été confiés à la rade de Karakakooa dans un cercueil de plomb, si le défiant capitaine s’en était loyalement rapporté à la parole du roi d'Owhyée, qui lui promettait réparation du vol dont l'illustre avigateur anglais avait à se plaindre. Que de cata- Strophes seraient évitées si, au lieu de braquer tout d'abord l'artillerie sur les plages, les voyageurs cher- chaïent à ne se faire connaitre des indigènes que par des bienfaits! 151 Les sauvages sont, à la vérité, de grands enfants qui veulent qu'on les amuse et qu'on leur fasse des ca- deaux, mais ils se révoltent contre les menaces. Que le jour arrive encore à mes yeux éteints, que j'en- treprenne un nouveau voyage autour du monde, et j'emmènerai avec moi des danseurs de corde, des escamoteurs, des jongleurs, persuadé qu'avec un semblable cortége, il me sera plus aisé de m'in- patroniser chez ces peuples primitifs, d'étudier leurs mœurs, de visiter l'intérieur de leurs déserts, de leurs forêts, qu'en m'’aidant de fusils et de balles, dont la puissance les soumet quelquefois, mais ne les désarme jamais. Pour ma part, je déclare que je ñ ai couru de véri- tables dangers qu’alors que j'ai voulu combattre les sauvages avec nos armes européennes, et je n'ai jamais voyagé avec plus de sécurité que lorsqu’en débarquant j'ai confié aux naturels, accourus sur le rivage par curiosité ou par un instinct de rapine, mes boîtes, mes pistolets, mes objets d'échange et même mon fusil. Je vous dirai plus tard ce qui m'est arrivé à Wahoo, l’une des plus belles iles et des plus riches de l'archipel des Sandwich. Je maintiens donc que si les Européens ont à dé- plorer tant de sanglantes catastrophes dans ces courses lointaines, il faut en accuser leur humeur querelleuse et les injurieuses précautions qu’ils pren- nent sans cesse pour se garantir de toute attaque des peuplades au milieu desquelles ils sont jetés. La dé- fiance est un outrage, et chaque peuple, civilisé ou sauvage, généreux ou abruti, veut faire croire qu'il a le sentiment de sa dignité. Le commerce est le principal lien des peuples. On place toujours en première ligne l'intérêt matériel; vient ensuite la morale, qui protége et affermit. Chez les peuples sauvages surtout, celte double maxime est frappaute de vérité, et tout voyageur fera bien de l'utiliser à son profit. L’opulence est en tous lieux un excellent passe- port, et au milieu de ces archipels indiens on est riche avec si peu de chose, que la générosité ne coûte au- cun regret, alors même que l’on est dupe de sa con- fiance. À Rawack, nous ne tardâmes pas à compren- dre que nos comptoirs seraient bientôt appauvris par les exigences des naturels que nous ne voulions pas éloigner ; mais, à tout prendre, nous aimions mieux encore perdre quelques bagatelles que de laisser concevoir de notre grandeur une opinion défavorable; aussi continuâmes-nous nos prodigalités, sauf à nous payer plus tard en fouillant dans les tombeaux élevés sur la plage Notre exemple devint contagieux; les naturels se piquèrent d'honneur à leur tour. Chaque matin un grand nombre de pirogues venaient voltiger autour de la corvette et nous apportaient des coquillages rares , de très-jolis insectes, des papillons précieux, et surtout d'énormes lézards vivants, fortement liés sur le dos à un gros bâton. Ces lézards monstrueux sont, à ce qu'il parait, très-nombreux à Boni et à Waigiou, où pourtant on leur déclare une guerre à outrance. Les indigènes, pour s’en saisir, emploient un moyen qui n’est pas sans quelque danger, quot- que la morsure de ces reptiles ne soit pas très-vent- meuse. Toutefois Bérard, un de nos élèves, qui en fut mordu un jour, en éprouva, malgré une prompte cautérisation, une fièvre qui dura près d'une se- maine. Voici le moyen employé par les sauvages : 1ls se placent doucement à genoux sur la terre molle où le lézard a établi son gite. Ils ont en main une pa- lette tranchante en forme de battoir, et tiennent cap- üifs au-dessus de l’orifice du trou plusieurs insectes bourdonnant dont le frôlement ature le reptile. Dès que celui-ci a montré sa tète à l'air, le chasseur plonge vivement sa palette dans le sol léger et mobile, et il est rare que le lézard ne soit pas arrêté par le milieu du corps. Si pourtant cela arrive, la première retraite du reptile lui est à l'instant fermée, et les in- sulaires apostés près de là punissent, par une amende consistant en poissons ou en cocos, le chasseur dés- appointé. La présence de ces monstrueux lézards dans tout cet archipel ferait supposer que de gros serpents y ont aussi établi leur demeure; mais, quoiqu'ils y soient en effet très-communs, nous n'en avons guère vu qui eussent plus de quatre à cinq pieds de lon- gueur. Ici, comme dans presque tous les pays du globe, ils craignent le bruit et fuient à l'aspect de l'homme. Cependant je me hâte de prévenir les ca- SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. pitaines que sur les bords de l’aiguade, située à quelque vingtaine de pas du fond de la rade de Pa- wack, on trouve fréquemment un grand nombre de ces reptiles. Ils paraissent attendre, roulés en spirale sous des touffes .d’arbrisseaux, une agression qui les force à la défense. La meilleure arme contre de pa- reils ennemis est une baguette de fusil, dont un coup, bien appliqué sur les flancs de l'animal dressé, brise un de ses anneaux, et arrète tous ses mouvements. Cependant il faut de l'adresse et du sang-froid pour une pareille chasse, Rawack est une ile taillée en forme de pilon courbe; les deux extrémités sont larges, hautes, raboteuses ; le centre est uni, resserré ; elle n’a guère qu'une pe- tite demi-lieue dans sa moindre largeur, et on la tra- verse en suivant un joli sentier sans cesse ombragé par les arbres les plus riches et les plus variés. C'était ma promenade favorite de chaque matir, Aiguade de l'Urance à l'ile Waigiou. (Page 151.) alors que le soleil, à son lever, réveillait les my- riades d'oiseaux qui inondaient, pour ainsi dire, la cime touffue des arbres. Un jour que, plus matinal que de coutume, je m'étais muni de mes crayons pour aller dessiner les flancs si majestueux de Waï- siou, je vis accourir à moi Petit, le visage tout dé- chiré, jurant et frappant du pied comme s'il avail reçu un outrage impuni. — D'où viens-tu ? — Oh les gredins! — Que t’a-t-on fait? — Oh les phoques! —- Voyons, que L’est-il arrivé? — Et ces sales esturgeons osent se croire des hommes taillés ainsi que vous et moi! — Parleras-tu, drôle? — Si j'en trouve jamais cinq ou six séparés des autres, je leur tombe dessus comme une averse sur les æmatelots. — Explique-moi done la cause de cette colère. — Ce n'est pas difficile, sacrebleu! et vous allez juger, vous, monsieur, quiêtes juste, si j'ai eu tort de taper dessus. — Tu as tapé sur quelqu'un ? — Sur quelqu'un, non; sur quelques-uns, oui. — Encore des sottises ! — Mais non, à ma place, Marchais les aurait broyés. Cré mille sabords! si J'étais fort comme lui: —_ Tu ferais de belles choses! Mais assez de plaintes comme ça; dis-moi ce qui l'est arrivé. — Un petit verre, d'abord. — Tiens. . — Et puis un autre. — Tiens. — Vous n'êtes pas un Rawackais, vous; un Wai- giouien, vous. Vous savez comment s’apprétent les poissons ; mais ces requins ! ça fait pitié. Tenez, jugez si j'ai tort, et si l’on ne ferait pas bien de taper sur ces êtres comme sur des crapauds. Vous n'ignorez point que je n’ai point couché à bord, et que j'ai voillé auprès de la tente où ils sont si bêtement oc: cupés à compter les mouvements de la pendule. — Du pendule. YOYAGE AUTOUR DU MONDE. 135 — Mieux qu'eux autres qui sont entables sur des feuilles de bananier comme des singes. — Ah! les Papous sont là ? — Oui, monsieur; mais n’y allez pas. ça faithorreur, — Dites du pendule si vous voulez; moi, je dirai toujours de la pendule, parce que je erois savoir par- ler françæs. ] ; . — Ah! tu parles bien le français, toi. .… lei sont des maisons bâties sur pilotis. (Page 159). ça dégoûte ; J'aimerais mieux me trouver devant un | fait jour ici; je cherchais des CRTAE AS essaim de jolies filles. Bref, je vais vous conter ça. | en faire un cadeau, en échange du verre ee : È Je flânais ce matin là-bas en pensant à pauvre père | que vous allez me donner, quand ] ai vu Ée L ae ee et à pauvre mère, qui marchent maintenant la tête en | de Waigiou une demi-douzaine de NUS Re | bas, et chez qui il commence à faire nuit quand il | va, m'ai-je dit, ça me va. Je leur emprunterat rats ... C'est par ce frottement rapide que la chaleur se développe. {Page 155.) quelques bagatelles, je les donnerai à M. Arago, et J'aurai une demi-bouteille de rhum; qui sail? peut- être une bouteille entière, ça dépend de lui. — Après ? — Eh bien, après cette bouteille une autre. — Achève ton récit, — Bref, les voilà arrivés, et nous nous sommes sa- luës en gabiers, eux en reniflant et moi la main au chapeau. Ils m'ont dit : « Sala, sala ! » je leur ai ré- pondu : « Bonjour, citoyens! » et ils se sontmis à rire comme des imbéciles. Peut-être qu'ils ne savent seu- lement pas ce que c’est qu'un citoyen. 154 — Cest possible. — Ils sont si... Hugues, vous savez, votre domes- tique. Bref, ils se sont établis à terre, ont préparé leur déjeuner, sans vin, par exemple, sur de petits morceaux de bois vert fichés à terre et placés comme s'ils voulaient bâtir une maison en mignature ; ils ont placé d’autres baguettes vertes aussi, serrées les unes contre les autres, formant charpente, puis ils ont étendu le poisson dessus... beau poisson, ma foi, rouge, bleu, vert, et frais comme du poisson frais. Bref, ils ont mis dessous des branches et des feuilles sèches, et faisant du feu comme chez nous on fait du chocolat, voilà qu'ils allument tout ça, et que les jolis poissons deviennent de petits saint Laurent. Ils étaient roux que ca donnait envie d'en manger jusqu’à demain; bref, les susdits bien cuits, eux au- tres les prennent avec leurs doigts huileux, et les voilà qui se mettent à mächer sans seulement me dire : « Assieds-toi là par terre ; avale comme nous. » C'est-il pas là une injure, dites ? — C'est peut-être leur usage. — C'est jamais un bon usage que d’être impoli et de manger tout seul quand il y a un étranger qui a faim. — Pien dit. — Aussi, sans plus de façon, j'ai allongé mon bras et j'ai liré un poisson de dessus son gril, en leur di- sant merci. Mais, au moment où j'allais mordre de- — Peut-être te disaitl de jolies choses. — Il fallait qu'il s’expliquât, l'imbécile! Bref, ayant compris comme Ça, j'ai dû me fâcher; alors je lui ai lâché son poisson à la face, et je lui ai fait un geste de matelot qui veut dire : Je me moque de toi. — Qu'ont ils répondu ? — Rien; ils ont continué à manger, les goinfres, et je les ai regardés faire. Bref, j'en étais là quand, pour me rabaisser sans doute, ils ont entamé le de- dans de la pitance, et se sont mis à avaler les intes- tins des poissons. J'ai vu la ficelle, et je me suis mis à marronner. Mais, comme vous m'aviez dit que nous naviguions pour l'instruction des peuples, j'ai voulu apprendre aux Rawackais la manière dont on mange proprement les poissons dans notre pays. Là-dessus, je m'’empare délicatement, à l’aide du pouce et de l'index, d’un de leurs gros goujons; je l’ouvre, j'en arrache les boyaux, je les jette à terre, et j’avale la chair sans plus de façons. Mais ces gredins, ces sa- tanés ladres, ne font ni une ni deux, ils se fichent dans la pensée que c’est pour les gouailler que j'ai avalé un morceau de la bête, ils ramassent avec soin les tripes que j'avais jetées ; puis, avec des cris et des menaces, ils m’entourent, se mettent à gesticu- ler, à danser, et, sans doute pour battre la mesure, ils tapent sur mes épaules comme sur un tronc d'arbre. — Diable! diable! ça chauffe. — Oh! alors je prononce à voix basse le nom de Marchais pour me donner du courage ; j'empoigne un de leurs avirons, qu’ils ont la bêtise d'appeler pa- gaies, et, ma foi, je fais un moulinet sterling qui en- tame quelques c°tes.. À ma place, vous en auriez fait autant, je pense. — À ta place, je n'aurais pas pris de poisson. — Mais, dans tous les cas, vous auriez jeté les tripes ? — Oui. — Eh bien, c’est cela qui les a vexés, les brutaux ! Bref, la danse continuait depuis cinq ou six minutes ; SOUVENIRS D UN AVEUGLE, Je tapais, j'étais tapé, et je ne sais ce qui serait arrivé à la fin, si le grand canot, commandé par M. Raillard, n'avait montré son nez à l'embouchure du canal. C'est tout. Ai-je tort? dites. — Tu es un drôle. — Je le sais; mais ils sont bien drôles aussi, eux autres! manger les tripes des poissons et peut-être les arêtes ! — Cela ne te regardait pas. — Si fait, ca regarde tout le monde de faire du bien au monde. Et puis, vous ne savez pas tout encore? Le temps est noir, la mer devient houleuse, et ils pour- raient fort bien ne pas aller à la pêche de plusieurs jours ; ils ont imaginé quelque chose qui n’est pas trop bête pour des sapajous. Dans un de leurs vases de terre ils ont fait bouillir de l’eau de mer, puis ils l'ont jetée dans un grand tube de bambou vert, et ils y ont mis le poisson qu'ils ont bien fermé, et qui cuit là dedans comme s’il n’était pas sorti de sa chambre. — J'ai vu cela, et c'est assez ingénieux. — Croyez-vous que le poisson soit bon là dedans ? — Délicieux ; j'en ai mangé hier. — Avec les tripes ? — Non. — À la bonne heure ! — Dis-moi, crois-tu que les naturels du Waiciou soient encore là? no Oui. — J'y vais. — Je ne vous le conseille pas; ils vous feront peut-être comme à moi, et je vous réponds qu'ils tapent dur. — C'est égal, je tiens à les voir. — En ce cas, je vous accompagne ; ils ne savent pas que vous valez plus que moi, et ils ont si peu d'usage de la société et des bonnes manières du grand monde! Encore un petit verre, monsieur. — Non, tu te griscrais, et tu ferais de nouvelles sottises. — Vous me calomniez; vous savez bien que je porte mieux la voile que la corvette. — Tiens. — Cré coquin! manger des tripes de poisson! Je partis done avec mon brave el grotesque matelot, et j'arrivai bientôt auprès des insulaires, encore en effervescence, et occupés, pour la plupart, à donner des soins à un des leurs contre lequel Petit s’était ruë fort cavalièrement. — Je crois qu'il gigotle, me ditl. — Tu l’auras blessé, coquin ! — Tiens, croyez-vous donc qu'il y allait de main morte, lui? Cétait le plus insolent, le plus criard ; moi, je ne n'aime pas les criards, et je méprise les insolents. — Tu as des manières si brutales! — Les manières de ces gaillards-là ne sont guère plus mignonnes que lesmiennes, et si vous n’aviez pas] deux bons pistolets à votre ceinture, je vous jure qe je vous défendrais d'aller à eux. — Tu me le défendrais ! — Oui, oui! — De quel droit ? — Du droit qu'on prend quand on aime les gens. Encore un petit verre, monsieur Arago. — Tais-toi ; 1ls nous onf vus. — Ça n'empêche pas le petit verre. Au contraire, ça doit faire redoubler. — Silence! Dès que nous fûmes près d’eux, les naturels nous entourèrent en parlant tout à la fois et en nous me- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. naçant de la façon la plus significative; mais notre bonne contenance les apaisa moins encore que quel- ques lègers cadeaux, et bientôt l'harmonie régna parmi nous. — Faire des présents à qui avale des tripes de poisson! me disait Petit plus rassuré; mais ce n'est pas là connaitre son monde! Avaler des tripes de poisson! C’est égal, j’ai envie d'en goûter, rien que pour savoir si c’est passable. Je vais leur en de- mander une demi-aune. — Si tu bouges, je te chasse. — Allons, suffit, je ne souffle plus. Le repas des Rawackais (comme disait Petit) se con- tinua paisiblement. Les poissons avaient fort bonne mine ainsi préparés ; chacun des convives prenait sa part sur le treillage noirei, le plaçait dans le creux de sa large main ou sur un morceau de feuille de bananier, et en divisait les morceaux avec assez d’a- dresse, Accroupis à la mode de nos tailleurs, ils man- geaïent sans rien dire; ils buvaient à tour de rôle, dans une calebasse, une eau fort limpide apportée de Waigiou, et de temps à autre ils se tournaient vers le soleil en marmottant quelques brèves paroles qui de- vaient être des prières. — Je crois qu'ils prient Dieu, murmuraïit Petit; foi d'homme de cœur, çaena l'air... Si ça ne fait pas pitié! oser prier Dieu et avaler des tripes de pois- son ! Le fait est que la facon de manger de ces peuplades n'est pas très-engageante, et je connais bien des jeunes Parisiennes qui détourneraient leurs regards de pareils tableaux. Lanourriture des habitants de Rawack et de Waigiou consiste en poissons, en volailles, en coquillages et en fruits. Pour boisson ils n’ont que de l’eau pure ou du lait de coco ; pour ustensiles de service, des vases grossiers, et pour unique assaisonnement, l'appétit qu'ils savent se donner par un continuel exercice. En général, les voyageurs qui publient le résultat de leurs observations dans les pays lointains croient avoir rempli leur tâche dès qu'ils nous ont tout sim- plement signalé un fait. Par exemple, ils ont dit, et la chose est vraie, que les sauvages faisaient du feu en frottant un morceau de bois sec contre un morceau de bois vert. Et voilà tout. Eh bien, cela ne m'apprenait presque rien, el je ne savais pas exactement comment on faisait du feu chez les sauvages. Voici leur pro- cédé; c’est par les détails seuls qu'on traduit fidèle- ment. Un homme s’accroupit, tenant dans sa main deux morceaux de bois, l’un long de douze à quinze pouces, gros comme une baguette de tambour, et terminé en cône peu aigu; l’autre est un parallélogramme de la hauteur de cinq ou six pouces et de trois ou quatre de largeur, sur un des côtés duquel est pratiqué, vers le milieu, un petit trou profond de six lignes; de ce trou part une rigole de trois ou quatre lignes de pro- fondeur allant jusqu'au bout de la pièce de bois. Celle-ei est verte, la baguette est sèche. L'homme ac- croupi retient entre la plante de ses deux pieds la grosse pièce, glisse quelques herbes et folioles à demi calcinées dans la rigole, jusqu'au petit trou, y place la baguette qu'il tient entre ses deux mains ou- 135 vertes, et la tourne et retourne ainsi qu’on prépare chez nous le chocolat. C’est par ce frottement rapide, qui dure toujours une demi-minule au moins, que la chaleur se développe et met le feu aux herbes sèches, que l’on attise ensuite avec le souffle Cela est simple, j'en conviens, mais cela devait être dit. Et maintenant, dans la crainte de l'oublier plus tard, je me hâte de constater ici trois observations bien frivoles, sans doute, mais qui m'ont paru assez singulières. La science les expliquerait peut-être par des études phy- siologiques ou psychologiques; moi, je ne me jette pas dans les profondeurs et je n'interroge que les sur- faces. J'ai donc remarqué que, depuis le cap de Bonne- Espérance jusqu’au cap Horn, c’est-à-dire dans un espace à peu près égal aux cinq sixièmes de la circon- férence de la terre, pas un peuple sauvage ne mange un mets quelconque assaisonné. Point de sauces, point de fournitures; tout se cuit sur la braise à une fumée ardente, ou dans des fours qu'on étouffe quand la vic- time y est jetée quelquefois en vie. L'art culinaire n'est guère investigateur. Pour dire non, tous les peuples de la terre font avec la tête le signe en usage chez nous, quelques- uns ajoutent à ce signe une parole, d'autres un mon- vement de la main, mais toujours le signe de tête existe. Eh bien ! pour dire oui, tous les peuples de la terre, dans le vaste espace dont je viens de vous par- ler, lèvent la têle en reniflant au lieu de la baisser comme nous. C’est futile à observer, j'en conviens, mais j'ai fouillé dans tant de petits secrets! j'ai voulu si bien voir ! La troisième de mes observations est, je crois, plus singulière encore : c’est que, chez tous ces peuples, on dort couché presque continuellement sur le ventre. La médecine nous expliquera cela. Me pardonnera-on d'indiquer ces légères différences, ces usages géné- raux? C’est par un faisceau de minutieux détails qu’on arrive à des conséquences générales. Un grain violent mous força, Petit et moi, à la re- | traite; nous quittàämes les sauvages, qui s’abritèrent sous leurs pros renversés, et nous, plus instruits que la veille, nous reprimes la route du camp, contraints de courber le dossous les rapides ondées d’une averse tropicale. — Cela est bien bête! grommelait Petit entre ses dents. — Qu'est-ce qui est bête? — Vous et la chose. Vous, de venir par ce temps de chien vous frotter à de pareils animaux; la chose, de voir des hommes si sales que vous vous plaisez encore à dessiner sur vos livres. — C’est pour mon instruction. — J'ai beau les voir, moi, ça ne m'instruit pas da- vantage. — Tu te trompes, et tu en sais maintenant plus qu'hier. — Ah! bah! — Certainement, rappelle-toi ce que tu as observé. — C’est juste, morbleu! c’est juste, je sais mainte- nant que les Rawackais et les Waigiouiens mangent les tripes de poisson. 136 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. XXIV RAWACK Pèche. — Le roi de Guéhé et Petit, — Une jeune fille, — Départ. — Mort de Labiche. — Divers archipels. — Les Carolines. Si les lourds et trapus indigènes de ces contrées ont souvent l'intelligence trop épaisse pour qu'ils puis- sent surmonter certaines difficultés, il faut convenir aussi que le ciel les a doués d'une sorte d'instinet vraiment merveilleux, à l’aide duquel ils parviennent à maitriser le caprice des éléments et la volonté hos- tile et opiniätre du sol où le destin les a jetés. Le be- soin, ce premier et redoutable ennemi des hommes, leur à dit comment il fallait que leurs demeures fus- sent construites pour échapper au courroux des flots ou aux rafales des ouragans ; il leur a appris à grim- per comme des chats sauvages sur les arbres les plus élevés, au sommet des tiges les plus lisses; sans doute aussi il leur a indiqué de puissants remèdes ...Un échafaudage de monstrueuses perruques. (Page 156.) contre la piqüre incessante et douloureuse des insectes qui assombrissent l'atmosphère, et contre la dange- reuse morsure des serpents qui rampent autour d'eux et partagent parfois la mênie couche. Il nous arrivait souvent, à nous gens si fiers de pros loin du rivage, soyez sûrs qu’il y aura bientôt bourrasque à l'air ou sur les flots. Ce peuple est casanier, apathique, silencieux; il nait, il vit, il multiplie, et son existence ne sort des limites qu'il s'est tracées qu'alors qu'un navire euro- péen vient relâcher dans ces parages, ce qui, je crois, ne lui arrive guère qu’une fois chaque quatre ou cinq ans. notre supériorité sur les sauvages, de pénétrer dans un bois et de chercher inutilement pendant des heures entières, sur les plus hautes branches, un fruit ra- fraichissant. Eh bien, dès que nous faisions entendre à un indigène que nous lui donnerions quelque baga- telle en échange d’une jam-rosa aigrelette, d'une ba- nane ou d’une pastèque, nous étions sûrs de le voir revenir peu d'instants après, apportant dans ses mains ou sur sa tête les objets que nous avions désirés. Pas un de nos pilotes garde-côtes, habitués aux signes atmosphériques indiquant d’une manière assez pré- cise les variations d’une température ou les approches d’un coup de vent, ne pourrait lutter avec les naturels de Rawack dans l’art de prédire la veille le temps du lendemain, et dès que vous les voyez ici abritant leurs Voyez ces individus, assis là sur le sable, aux rayons Elle paraissait avoir déjà beaucoup souffert. (Page 140.) d'un soleil dévorant, insensibles à ses flèches ai- guës. Ils sont tous, ou presque tous, courts, trapus, d'un noir sale ; leur front est déprimé, leurs yeux petits, sans feu, sans animation; sur leur tête grosse et lourde pousse une si prodigieuse quantité de cheveux longs et crépus qu'on dirait un échafaudage de mon- strueuses perruques, paisible refuge de myriades d’in- sectes qu'il n’est pas nécessaire que je vous nomme, Les joues des naturels de Rawack sont larges et pen- dantes, quelques poils épars et inégaux les ornent d’une facon peu gracieuse, et leur lèvre supérieure, pareille à celle des nègres d'Angole et de Mozambique, est ombragée d'une moustache, mais d'une seule moustache qui ne couvre que la moitié de la bouche, car l'usage du pays, ou peut-être un fanatisme reli- gieux, défend d'en porter des deux côtés. Maintenant ajoutez à ces charmes séduisants une poitrine large et velue, des épaules charnues et rondes, des bras courts, potelés, taillés en boudins sans formes dessi- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. nées, sans muscles; des cuisses comme des troncs d'arbres, des pieds et des mains énormes, une dé- marche pénible et écrasée, des dents sales et une 157 odeur de bouc qui s’exhale au loin, et vous aurez une idée assez complète de cette population rare, triste, curieuse et insolente, qui ne craint plus de venir se L'Uranie devant l'ile Rawack. (Page 139.) frotter à nous tous les matins, et qui ose même par- fois nous regarder avec un certain mépris facile à discerner. Je ne vous parle pas des exceptiors qui se font re- marquer par-ci par-là, au milieu de ces êtres réveillés par notre présence et l’appät d'une rapine d'autant plus facile que nous n’exposions guère à leurs regards | que ce que nous voulions perdre. On voit aisément .. Quelques figures grossièrement taillées. (Page 138,) que ce sont là des jeux de la nature, qui cherche par- fois, dans un nouvel effort, à se venger de son propre caprice. Et cependant il y a parmitous ces hommes si grossièrement bâtis une adresse telle pour certains exercices, qu'on a peine à y croire même alors qu'on en a été mille fois témoin. Je veux parler de leur pêche vraiment merveilleuse, Live 48 et tellement amusante, que nous ne pouvions nous lasser d'y assister matin et soir. Placé debout sur l’a- vant d'une pirogue, un homme est l', Neptune paro- dié ou plutôt Silène en goguelte, tenant en main une longue perche armée de deux pointes de fer en four- chette ; il plane sur l’eau ct cherche de l’œil le pois- son qui fuit et glisse à peu de profondeur ; dès qu'i 18 158 5 le voit, il fait signe à ses camarades et leur indique d’un geste de la main gauche le côté vers lequel ils doivent diriger l’embarcation. Ceux-ei obéissent et pagayent doucement pour ne pas effrayer le poisson. Ialte maintenant! Le chasseur a mesuré la distance, il a levé le bras, calculé la courbe que le trait va dé- crire. La fourchette est lancée, et il est rare qu'elle ne frétille pas sur l’eau, aux mouvements de l'animal qu'on voulait atteindre. Sur vingt-cinq coups lancés, parfois au milieu d’une mer peu calme, deux coups à peine sont sans résultat, et j'ai vu Petit embrasser un jour avec une tendresse qui allait jusqu'au délire un de ces habiles pècheurs, lequel, venant de désigner deux poissons voyageurs côle à côte, les piqua tous les deux au beau milieu du dos, à trente pas au moins de distance. C’est une chose vraiment digne de remarque et dont la civilisation devrait rougir, que le respect qu'ont pour les cendres des mortstous les peuples de la terre, mème les plus stupides et les plus farouches. Ici, comme à Koupang, comme à Diély, comme à Ombay, il est aisé de voir que les hommes, dans leur religion bizarre, ridicule ou cruelle, croient à une autre vie, car, sans cette foi, le culte qu'ils professent en faveur de ceux qui ont pour toujours disparu de cette terre ne serait qu'un absurde contre-sens. Remarquez ces tombeaux dont toute l'ile de Rawacl: est semée. Nulle herbe parasite ne croit autour du terrain qui environne cette demeure sacrée, terrain plane, enjolivé d'un sable fin et blanc ; les parois du monument sont parfaitement entretenues et ne lais- sent aucune issue au vent, à la pluie ou aux insectes. Ce sont des cases basses, carrées, avec charpente au plafond, bâties en tiges de bambou et en feuilles de palmistes ; une porte étroite est pratiquée à la facade ; un homme accroupi peut aisément y passer et visite l'intérieur, où sont placés et renouvelés des ex-voto. pieux garants d'une tendresse qui survit à la tombe. Dans le principal de ces édifices nous avons trouvt des bandelettes en laine et soie de diverses couleurs, fixées sur des bâtons debout; un énorme coquillage de la classe des bénitiers, plusieurs armes brisées, un grossier escabeau et une assiette en porcelaine chi- noise; sur le devant et en dehors étaient placés, par rang de taille, cinq crànes fort propres et fort bien conservés, et le tout se trouvant, pour ainsi dire, abrité sous une pirogue renversée, image peut-être de la vie qui venait de s’éteindre. Quelques figures grossièrement taillées, probablement les divinités du lieu, se faisaient remarquer auprès des tombeaux et au dedans; mais ces figurines, tantôt debout à cheval sur un morceau de bois aigu, tantôl couchées sur la terre ou le gazon, paraissaient avoir été presque toutes mulilées. Les hommes, dans leur aveugle colère, se vengent même de leurs dieux. Je garde encore dans mes collections une de ces ri- dicules idoles, qui a vu peut-être bien des sacrifices humains. C’estune tête presque sans corps, des jambes crénelées, des pieds fourchus, des bras courts et gros, une bouche s’arrêtant aux oreilles, où pendent les an- neaux d'os et de pierre, un nez épaté, des yeux im- perceptibles, et pour coiffure un capuchon pointu, plus long à lui seul que le reste de la figure. Un de nos matelots trouva un dieu de Rawack ou de la Nouvelle- Guinée à moitié caché sous la boue qui avoisinait l’ai- guade du mouillage. Je le montrai à un naturel, quine parut pas trop se soucier de le voir, et qui ne fut nullement fäché de le laisser en ma possession. Ex- pliquez maintenant ces étranges anomalies. * Cependant les échanges devenaient chaque jour SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. plus actifs; nos bagatelles acquéraient plus de valeur; mais nous avions assez de lézards, de sagaies ou d’ares, et nous demandions avec instance des papil- lons, des insectes ou des oiseaux. Nous ne tardimes pas à être satisfaits : les pirogues arrivèrent en nom- bre considérable à notre camp, et nos collections s’enrichirent de plusieurs familles et espèces très-cu- rieuses. Les oiseaux de paradis eurent leur tour ; les iusulaires nous enapportèrent une assez grande quan- üté, proprement enveloppés dans des feuilles de ba- aanier, et empaillés d’une façon si admirable, qu’on à longtemps eru en Europe qu'ils n'avaient point de pattes et qu'ils perchaient à l’aide du bec et de leurs ailes. Pour deux mouchoirs, un couteau de cuisine, un vieux drap de lit et quelques hamecons, j'obtins de prime abord cinq magnifiques oiseaux de paradis, un six-filets noir, si rare, si beau, si éclatant de mille reflets! … Le chef de la pirogue avec qui je fis cet échange me parut si enchanté de son marché, qu'il me donna à entendre qu’à son retour de Waigiou il m'apporterait une plus grande quantité de ces oïseaux, et qu'il voulait profiter d’une brise favorable pour partir, afin de me revoir plus tôt. Comme les embarcations n’é- taient jamais manœuvrées qu’à la pagaie, je ne com- pris pas d'abord le motif de ce brusque départ, et je le lui dis en montrant les voiles de la corvette éten- dues à l'air ; mais lui, me faisant signe d'attendre, grimpa en quelques instants sur l’un des cocotiers du rivage, en descendit une jeune branche avec toutes ses folioles, et s’élançant joyeux dans sa fragile piro- gue, planta sur le banc du milieu l'élégante dépouille de l'arbre. Le vent la courba d’une manière gracieuse, et le pilote, fier de ma surprise, disparut sur les flots d’un air triomphant. O0 mdustrie ! que de miracles n’as-fu pas semés sur toutes les parties du globe! Tout allait bien à terre, sinon à bord, où les mala- dies sévissaient plus intenses et plus meurtrières. Les naturels n'avaient plus peur de passer la nuit sans armes autour de nos tentes dressées, et nous nous félicitions de cette relâche où nos opérations du pen- dule avaient pu se faire sans danger, lorsque tout à coup le navire se trouva seul sur la rade, et nous seuls aussi sur le rivage. Qu’était-il donc arrivé ? Marchais, le rude Marchais, Vial, Lévêque et Bar- the étaient presque inquiets; Pelit màchaïit son tabac avec plus de précipitation, et nous-mêmes nous sui- vions avec inquiétude, à l’aide de nos longues-vues, les mouvements des embarcations sur les côtes voisi- nes. Nous ne comprenions rien à cette retraite préci- pitée et sans moûf. Comme elle semblait nous cacher un piège contre lequel il était sage de se tenir en garde, Petit, dès lors, demanda la permission derester à terre, car il voulait, disait-l, figurer à la première contredanse. — Que ferons-nous s'ils viennent? répélait-1l à chaque instant. — Nous attendrons qu'ils nous attaquent. — [t après? — Nous nous défendrons, et nous verrons bien à qui restera le terrain. x — Croyez-vous que ces mangeurs de tripes de poisson soient assez bons enfants pour se {oiser avec nous ? — Je ne le pense pas. — Alors pourquoi ont-ils pris leur volée? — C'est ce que nous saurons bientôt. — Vial, PBarthe, Marchais et moi nous resterons à terre : ce sera assez de nous quatre pour eux tous. Hier J'ai vouluessayer mes forces avec le plus robuste ii VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 139 d'une bande qui a débarqué de l’autre côté de l'ile; | plusieurs de ses grands officiers, qu'il était allé cher- en deux coups de temps il a pris un billet de par- terre, où il figurait admirablement un crapaud de la plus belle espèce. — Tu auras fait encore quelques sottises. — Si on peut dire ! Demandez à Vial, qni est venu un moment après, et qui en a jeté trois à l'eau d’un seul tour de main. — Comment! vous vous êtes battus ? — Du tout; demandez à Marchais, qui a brisé les côtes à deux des plus bavards de la bande, — Ainsi doncil y a eu rixe générale? — Mais non!; demandez à Barthe, qui, avec un dé- bris d’aviron, a démonté le reste. Nous nous sommes conduits comme de vrais agneaux , comme d'inno- cents mérinos. — Nul doute maintenant! voilà la cause de leur fuite. — Pour si peu de chose? allons donc! ils mangent des tripes de poisson, mais ils ne sont pas si bètes que vous dites. En effet, un combat avait eu lieu entre nos quatre vigoureux lurons et une vingtaine de naturels, et je de- vais penser que c’était là la cause de leur disparition subite. Un motif plus puissant avait éloigné les in- sulaires. À l'horizon venaient de se montrer les mâts pavoisés du roi de Guëébé, et, pareilles à des étour- neaux qui fuient, effrayés, le vol rapide du milan, toutes les populations voisines s'étaient réfugiées dans leurs impénétrables forêts et au sein de leurs mon- tagnes. — liens, dit Petit en regardant au large, voilà mon sapajou de monarque en robe de chambre ! fai toujours un grand plaisir à voir près de moi ce beau gabier ; qu'il soit le bienvenu ! — Que le diable l'emporte ! — Le diable n’en voudrait pas, monsieur; il lui ferait peur. Savez-vous ce que vous devriez faire si vous éliez bon enfant? — Quoi donc? — Vous emparer de ce bijou quand nous lèverons l'ancre, le bien mijoter à bord pendant tout le voyage jusqu'à notre arrivée à Toulon, et me le donner en- suile, en récompense de mes bons services et de ma misère. — Eh! qu'en ferais-tu, imbécile ? — Je le mettrais dans une jolie cage que je ferai bâtir à l’aide de mes économies et des 25 francs d’é- trennes que vous me donnerez en débarquant; je le mettrais dedans, absolument nu, et je le montrerais à mes compatroles, en promettant une récompense honnête à celui qui dirait si c’est un homme où une bête, un chrétien ou un singe. Dieu ! quels cigares je fumerais si j'avais ce trésor! Tenez, tenez, le voilà qui mouille à tribord de la corvette. C’est tout de même un fameux gabier ; il a du front et il sait ma- nœuvrer.. i Les carracores venaient en effet de jeter l’ancre, et un quart d'heure après, la plus grande partie des Gué- béens nous serraient la main sur la plage. °* 1 Quel peuple que ce peuple guébéen! quel roi que cet intrépide chef d’effrontés pirates, dont il faut bien que je vous parle encore ! A leur approche, tout fuit, tout tremble, tout se disperse, tout se cache; la mer est sans pirogues, la côte sans habitants, les insu- laires sans repos; le loup rôde autour de la bergerie, mais un loup rapace, affamé, dont rien ne peut apaiser la faim dévorante, et à qui ses hardis louve- teaux prêtent un si utile secours. Gette fois il avait avec lui deux de ses ministres et cher dans sa capitale. Au coucher du soleil, il fit dresser son couvert à terre sur une sorte de tapis in- dien, où l'on plaça quelques assiettes de Chine, plu- sieurs vases contenant une liqueur légèrement colorée de jaune et fort âpre. Ses deux ministres, un officier et lui s'assirent à terre et mangèrent du riz, quelques légumes, des bananes et une pastèque. Avant le re- pas, ils s’agenouillèrent et marmottèrent en psalmo- diant plusieurs phrases entrecoupées de renifle-, ments; la cérémonie achevée. ils mangérent de fort bon appétit. J'ai remarqué que, daus le groupe des officiers subalternes qui dinaient près de là, on ne fit aucune prière avant de s’attabler, et comme j'en témoignais ma surprise au roi, celui-ci me donna fort bien à entendre que de pareils hommes n'étaient pas faits pour avoir un Dieu, et que plus tard peut- être ils jouiraient de ce privilége, réservé seulement aux braves de premier ordre. Hélas! Porgueil du roi guébéen est-il donc si ridicule? n'y at-il done quelui dans le monde qui ait créé une religion? Le repas dura une demi-heure au moins ; ils pre- naient leurs vivres avec leurs doigts, buvaient tous dans le même vase; et Petit augura avantageusement de ce peuple, qui était assezbien élevé, disait-il, pour ne pas manger des tripes de poisson. Après son frugal repas, le monarque guébéen se leva le premier, et, venant à moi qui achevais de des- siner la scène, il reconnut mon brave matelot, au- quel il présenta cordialement la main. Celui-ci la serra comme dans un étau, et, tout fier de ce témoi- gnage d'amitié : — Très-bien, Jui dit-il ; et vous ? Parole d'honneur, je vous trouve moins laid que l’autre jour. Le roi répondit quelques paroles inintelligibles, et Petit, feignant d'en avoir compris le sens : — Je veux bien, dit-il, ne füût-ce que pour savoir si ça peut soùûler. Aussitôt, et sans plus de facons, le matelot gogue- nard s'empara du vase qui était encore sur la nappe, l’approcha de ses lèvres, et avala plusieurs corgées de la liqueur qu'il contenait, sans se soucier le moins du monde de la grimace de mécontentement que faisaient les officiers. — (Ça ne vaut pas deux sous, dit Pelit en se dé- barrassant du vase; c'est amer comme chicotin, etsi ça ne soûle pas, ça ne vaut pas deux liards. Il ne manque plus à ceux-ci que de manger, comme les autres, des tripes de poisson. Mais la nuit nous força à nous séparer; nous re- joignimes nos hamacs suspendus aux cases sur pilo- üis, et les Guébéens retournèrent à leurs carracores. Le lendemain, la corvette était de nouveau svule au mouillage, et le roi de Guéhé avait disparu. I se montra deux jours après, avec un riche butin fait à Waigiou, et il apporta une belle collection d'oiseaux de paradis, dont il fit galamment hommage à notre commandant, en lui demandant toutefois en échange quelques morceaux d’éloffe, de la poudre et un fusil. Les cadeaux d'un pareil homme devaient ressembler à un emprunt. Nous n'avions pas vu une seule femme à Rawack, et nous n’en éprouvions guère de regrets, car l'har- monieuse charpente des hommes nous faisait pau- vrément augurer de celle de leurs chastes et sanvages moitiés ; mais le vautour guéhéeu nous procnra cette petite distraction en nous amenant nne jeune fille de quatorze à quinze ans qu'il avait volée je ne sais où, et qu'il avait eu l'impudence, en nous la proposant à vendre, de nous présénter comme la femme d'un 140 SOUVENIRS de ses officiers. Il mentait, le misérable, et l'officier qui acceplait le rôle de mari était plus méprisable ‘encore, puisqu'il trouvait le prix fixé par le monar- que beaucoup trop élevé. D'abord on nous en de- manda quatre piastres, puis trois, puis deux, puis une ; eufin on nous l’abandonna gratis. Cette fille pa- raissait avoir déjà beaucoup souffert ; je la pris sous ma protection spéciale et je me hâtai de lui offrir que'ques aliments sur lesquels elle se jeta avec vora- cité, En vain essayai-je d'obtenir d’elle des renseigne- ments sur les circonstances qui l'avaient livrée aux Guébéens ; je ne pus m'en faire comprendre, et tout ce que je saisis de ses gestes, de ses regards, de ses soupirs, c’est qu'on la battait souvent, qu'elle était bien à plaindre, et qu'elle s’estimerait fort heureuse de nous suivre sur notre corvette. Le vent soufflait avec violence; l'infortunée, sans vêtement, grelottait et sanglotait à la fois. Je la con- duisis sous une tente pour la dessiner, et je lui fis ca- deau d'une chemise qu’elle accepta sans trop de joie, car elle prévoyait qu'on la lui prendrait bientôt à bord des carracores. Pauvre enfant! sa figure était douce, ses yeux pleins d'expression, sa bouche petite et bou- dcuse, son corps parfait, ses cheveux longs, lisses el d'un noir d'ébène, ses mains petites, ainsi que ses pieds, mais ses bras et ses jambes un peu grèles. J'avais à peine achevé mon croquis qu'une rafale terrible, pesant sur la tente, la renversa et nous en- sevelit sous ses mille plis. Je ne pus m'empêcher de me rappeler la fable de Mars pris sous les réseaux de fer de Vulcain, et je suis bien sûr que mon ignorante compagne ne fit pas la même réflexion. Cependant, nos travaux étant achevés, nous le- vämes l'ancre, et dimes adieu à celte terre si féconde dont on pourrait tirer de si précieux avantages. Le roi de Guébé nous vit déployer nos voiles avec quel- que regret, car la veille il avait fait mine de vou- loir nous surprendre la nuit et de nous attaquer pen- dant notre sommeil. Mais nos préparatifs de défense le tinrent en respect; tous ses guerriers, descendus sans armes, en furent pour leurs belliqueuses inten- tions. Quant à la jeune fille, elle tendit ses mains vers nous, en implorant notre pitié. Un des officiers du roi s’en aperçut, s’approcha d'elle, la poussa du pied sur le flot qui battait la plage, leva le bras, fit tournoyer un casse-tête. et la pauvre enfant ne souf- frit plus. Hélas! à peine au large, notre cœur se serra à une douleur autrement amère : M. Labiche, un de nos lieu- tenants, mourut sous les atteintes d'une horrible dy:- senterie. Officier plein de mérite, bon, indulgent, il était adoré des matelots et chéri de ses camarades... — Ah! nous dit-il quelques instants avant d’expi- rer, mes pressentiments ne me trompaient point au départ! Mon père est mort dans un voyage autour du monde, mon grand-oncle mourut comme lui, et moi, Je vais les rejoindresous les flots. Adieu, mes amis, adieu! pensez à moi, et dites à ma pauvre mère, en arrivant en France, que ma dernière parole a été pour elle et pour mou Dieu. Les vergues mises en pantenne se redressèrent pa- rallèles ; le vent enfla les voiles, et nous poursuivimes notre route. Bientôt parurent à l'horizon les Anachorètes entou- récs de récits dangereux ; puis devant nous les mille iles découvertes par Bougamwille, puis encore les Ca- rolines, les bienheureuses Carolines, basses, riantes, paisibles, jetées comme un bienfait, comme uue pensée céleste au milieu de ce vaste Océan peuplé de tant de farouches naturels. Voyez, voyez ! les pros-vo- D'UN AVEUGLE. lants fendent l'air; ilsnous suivent, nous atteignent nous accostent, nous entourent. — Loulou ! loulou! (du fer) nous crie-t-on de toutes parts, et les insulaires montent à bord, mquiets, mais impatients de tout voir, de toucher à tout. Ces peu- ples navigateurs dont je vous parlerai bientôt, car je dois voyager avec eux, vivent là, sous ces belles plan- tations, sans querelles au dedans, sans guerres au dehors; braves, humains, généreux, beaux par le corps et par l'âme, souriant à une caresse, à un té- moignage d'affection; sautant comme des enfants à qui l'on vient de donner des joujoux ; acceptant une bagatelle avec la plus vive reconnaissance, la nouant au cartilage allongé de leurs oreilles, qui leur ser- vent de poches; mais vous offrant toujours en échange des pagnes élégants, des hamecons en os, des coquil- lages magnifiques, craignant de se montrer moins généreux que vous, non par orgueil, mais par bonté. Oh! voilà enfin des hommes comme l’on est heureux d’en trouver sur son passage ! voilà des cœurs nobles et dévoués! Laissez faire la civilisation, et vous verrez ce que deviendront bientôt ces îles fortunées contre lesquelles nos vices voyageurs ont été Jusqu'à présent sans puissance. Nous aurions bien voulu mouiller pendant quelques jours dans cetarchipel parfumé, car nous manquions d'eau douce; mais toutes ces iles sont sans port, et c'est peut-être à cette étrange et heureuse circonstance qu'elles doivent d’être restées pures et libres au milieu de tant de corruption et de cruauté. J'avais souvent entendu dire que les pros-volants ‘ des Carolines étaient des embarcations taillées de telle sorte qu'à l’aide d’une voile triangulaire en pa- gne, deux balanciers et un pilote gouvernant avec le pied, on coupait, pour ainsi dire, le vent. Eh bien, ce qui me paraissait alors une ridicule exagération des voyageurs, devint à mes yeux une éclatante vé- rité, et c'est un des phénomènes nautiques les plus curieux à observer que ces hardis insulaires, debout ou accroupis sur leur pros plein d'élégance, se jouant des vents, triomphant de la violence des moussons, et passant, comme de rapides hirondelles, au milieu des courants et des récits les plus dangereux et le plus étroitement resserrès. Que leur importe à eux qu'une embarcation chavire! ils sont là pour la re- lever, ainsi qu'on le ferait chez nous dans un bassin tranquille et à l’aide de nos palans et de nos grues. Quant à ces hommes aussi intrépides qu'intelligents, ne craignez rien pour leur vie; la mer est leur élé- ment; le courroux des tempêtes, leur délassement le plus désiré, et l’on ne comprend pas tant de sou- plesse et d'agilité au milieu d'obstacles si mullipliés et si imprévus. Le Carolin est un homme, un poisson et un oiseau à la fois. Tous les individus qui montèrent à bord se fai- saient remarquer par une taille gracieuse et des mouvements pleins de liberté. Il y avait de la no- blesse dans leur démarche, de lexpression dans leurs gestes, du vrai rire dans leur gaieté d'enfant. Pourtant il était aisé de reconnaitre, même dans leur empressement à venir à nous, qu'un douloureux sou- venir leur commandait une grande défiance. Braves gens, qu'un capitaine sans foi ni pitié aura trompés et poursuivis au milieu de leurs joies! Deux des in- sulaires qui nous firent visite, et pour lesquels les autres semblaient montrer quelque déférence, avaient sur les cuisses et sur les jambes des tatouages ravis- sants dessinés avec une régularité parfaite : c’étaient deux demi-chefs, deux demi-rois, et ils n’eussent pas eu cet ornement en usage chez tant de peuples, qu’il VOYAGE AUTOUR DU MONDE, eût encore èlé facile de reconnaitre leur supériorité à la noblesse de leurs manières, à leur haute stature et à leur force musculaire. Un pagne étroit couvrait les reins de chaque individu, et tout le reste du corps était sans vêtement. Quelques-uns avaient aussi des colliers faits avec les folioles de cocotier, et des bra- celets coquets tressès avec un art infini. Un groupe de cinq ou six naturels, sans doute pour payer leur bienvenue et notre bon accueil, se mit à danser, et je ne saurais vous dire tout ce qu'il y avait d’amusant et de curieux dans cette petite fête si cour- Loisement improvisée. Cependant nous naviguions à l’aide de petites bout- fées presque imperceptibles ; ; mais un grain à l’ho- rizon nous annonça de la pluie. Nous manquions d’eau, et, afin d’en ramasser au moment de l’averse, nous dressämes nos tentes, et allämes chercher dans 11 | la batterie quelques boulets pour jeter sur la toile et faire entonnoir. A l'aspect de ces projectiles portés par les matelots, les Carolins, effrayés, poussèrent des cris sinistres et semblèrent nous accuser de tra- hison. Nous eûmes beau leur prodiguer de nouvelles et ferventes caresses, ils bondirent sur le bastingage, s’élancèrent dans les flots comme des plongeons, et rejoignirent à la nage leurs embarcations au large. L’archipel des Carolines s’effaça bientôt à l'ho- rizon, je le perdis de vue avec un serrement de cœur qui m'accompagna bien avant dans la traversée, et cependant je ne savais pas encore tout ce que je de- vrais de reconnaissance dans l'avenir à l'un des plus puissants rois de cesiles, où vit en paix jusqu'à présent le peuple le plus beau, le plus doux, le plus généreux de la terre, XV COUP D’OEIL RÉTROSPECTIF Quand le présent est triste, quand l'avenir se déco- lore, on ne peut guère trouver de consolation que dans ce qui a fui, dans ce e qui n’est plus. En mer surtout, le passage est rapide et prompt de la joie à la tristesse, de l'ivresse au désespoir. Ce qui chez vous, citadins, est noblesse, courage, grandeur d'âme, est ici chose simple, commune et de tous les jours. L'homme n’a pas changé, mais bien l'élément : voilà tout. Qu'avez-vous à craindre dans vos demeures, sur vos couches moelleuses ou dans vos promenades sa- biées? Un bruit importun de voitures roulant l’orguecil et la paresse, la visite d'un ennuyeux, une querelle de jeune fille jalouse et irritée, grondant peut-être afin de se raccommoder avec vous ; la secousse d'uh pié- ton maladroit qui vous coudoie en saluant du regard ou du sourire une vieille douairière se pavanant dans ses soieries, ou bien une entorse contre un pavé mal nivelé, ou les éclaboussures d’un coursier au ga- lop… Mais en mer, 6 mes amis ! les contrarietes se dessi- nent plus tranchées et s'accumulent plus actives et plus menaçantes. C’est une bourrasque qui vous fait sautiller comme l’eau qui bout, et bondir comme un ballon ; c’est un calme plat qui vous énerve, qui vous abrutit, pour ainsi dire, dans une inactivité assoupis- sante; c’est aussi une roche sous-marine qui en- tr'ouvre votre navire frétillant et vous réveille au mi- lieu d’un rêve consolateur; c’est la tempête avec ses hurlements ; c'est la trombe avec ses ravages ; c’est le chaos avec ses ténèbres. A la bonne heure ! il y a là matière à réflexion, il y a là sujet raisonnable ‘de délassement, de craintes et de plaisirs. Essayez de cette vie de marin dont j je vous parle, assayez-en pendant seulement quelques mois, au sein de certaines mers que je vous montrerai du doigt, et nous verrons qui de nous deux sera plus exeusable de chercher, comme on dit vulgairement, à tuer les heu- res, lesquelles, en dépit du "soleil, ne marchent pas toutes avec la même rapidité. Le ciel aussi a ses caprices; ce n’est pas toujours Son azur qui le fait bleu ou ses nuages qui l'assom- brissent, mais bien nos humeurs et nos passions. Ê Voyons où me jetteront les pensées qui m ‘assiégent en ce moment : raison ou folie, il faut que j'écrive; le sillage est tranquille, mes pinceaux sont oisifs en présence de cet immense et silencieux horizon qui | ine cercle ; armons-nous de la plume et rétrogra- dons. La route à faire me paraitra peut-être moins lourde en face de ce que j'ai parcouru. C'est en quel- que sorte un élan favorable à la lulte qui va s'enga- ger. Un regard donc vers ce passé. I y a certes grand profit, après une reliche, à se recueillir dans les i impressions que l’on a subies, à les analyser, à les comparer à celles qui les ont précé- dées, à en tirer les conséquences les plus rationnelles, et à se faire de tout cela une règle invariable pour l'avenir. Là seulement est la vraie morale du voyage, là seulement en est la juste appréciation. Un rapide coup d'œil sur les divers repos de celte longue et pénible campagne nous fera, je le pense, mieux apprécier ce qu'il y a de sensé dans cette facon de juger les faits accomplis. L’aridité n’est que dans l'inutile. Gibraltar, sur l'extrémité la plus méridionale de l'Europe, m'aida à comprendre que toute lumière vi- vifiante vient du centre, et que, plus les rayons di- vergent, moins ils éclairent, moins ils réchauffent. Gibraltar, en face du Mont-aux-Singes, s’imprègne de l'Afrique et reflète imparfaitement une terre de civili- sation et de progrès. L'agiotage y trône sur toutes les places publiques; la misère, là honte, le liberti- nage et la paresse s'y promênent et S'y endorment tour à tour, pleins de mépris pour le jour qui vient de passer, insouciants pour celui qui se lève, et le grand pavillon britannique ne flotte que sur l’abru- tissement. Deux pas vers le nord, ce sont des cités commer- cantes ; deux pas au sud, ce sont des hultes, des vo- leurs, des pirates, des assassins. Je quittai Gibraltar avec un sentiment de tristesse, car j'anéantis là une de mes douces chimères, à savoir, que la force ne de- vrait exister qu'appuyée sur l’industrie et le bien-être du plus grand nombre. Ténériffe m'offrit bientôt un spectacle plus effrayant encore. C'était toujours une Espagne, mais une Es- pagne sans avenir, puisqu'elle luttait sans éner gie con- tre les maux pr ésents quil'é écrasaient. Ténériffe mourra vaincue par un brick de guerre ou écrasée sous une colère de son volcan. 142 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, On s'échappe de Sainte-Croix comme on fuit le ca- davre d'un reptile à moitié putréfié, et Sainte-Croix pourtant est une capitale. Puis vient le Brésil avec ses richesses minéralogi- ques, toujours prêtes à écraser celles qui font seules la gloire des empires. Lei, c’est la vieille Europe en hos tilité permanente avec la jeune Amérique. La première, forte comme le torse qui n’approche pas encore de la vétusté; l’autre, levant la tête ainsi que l'enfant in- soumis révolté contre son maitre. Le Brésil est un contraste perpétuel et de tous les pas; car la cité, belle, florissante et populeuse, tou- che au sol sauvage où vivent des peuples qui ne veu- lent point d’une société marâtre. Au surplus, le Bré- sil n’a pu être jugé par nous que dans sa capitale, où croupit tant de misère et où se pavane un luxe si étourdissant. À Rio, je crois vous l'avoir fait com- prendre, la fortune est la première et la plus sûre des recommandations, et l’on ne juge du mérite de tel ou tel que d’après la somptuosité si mal entendue de ses vôtemenis ou de ses équipages, et la grosseur ou l’é- clat de ses rubis et de ses diamants. Mais si la capitale de ce vaste empire offre à l'œil de l'observateur cettedoublemisère que je vous signale et que j'ai déjà touchée du doigt, vous comprenez ce que doivent être les autres capilaineries, les villes intérieures, où retentit incessamment un cri d'indé- pendance et de liberté que le despotisme ne veut en- tendre que lorsqu'il ébranle les voûtes de son palais et fait trembler son trône. Le Brésil m'a épouvanté surtout par ses prêtres et ses moines, puissance d'autant plus redoutable qu'on lui permet, à elle, toutes sortes de prédications, et qu’elle parle à la foule ignorante et agenouillée, qui ne demande qu'à rester dans cette humble posture volontairement acceptée. Il y a trop d'esclavage sur la terre découverte par Cabral pour qu'il puisse aisément s’y répandre un par- fum de liberté, de gloire et d'indépendance. Je dis donc adieu au Brésil sans trop savoir si je lui devais des pleurs ou de l'admiration. Le cap de Ponne-Espérance leva bientôt sa tête de- vant nous. Oh! ici la puissance anglaise n'avait pas eu seulement à lutter contre des hordes d'anthropo- phages ; les Hollandais s'étaient d'abord montrés sur ce sol abrupt qu'ils avaient en quelque sorte façonné à leur industrie. La ville du Cap était avancée, et le commerce seul, à défaut des trésors que le Brésil et Golconde cachent dans les profondeurs de la terre et dans le lit des torrents, pouvait maintenir le léopard sur la Croupe du Lion et les batteries qui dominent la cité. Qu'ont voulu les Anglais en s’implantant au cap de Bonne-Espérance? Asseoir les bases d'un comptoir productif, et pas autre chose. Les navires voyageurs leur payent tribut lorsqu'ils vont aux Indes Orientales ou qu'ils en reviennnent, Le génie spéculateur ne voit ouère au delà. Je vous ai dit l'influence de la colonie européenne sur les peuplades sauvages qui l’entourent et la cir- conscrivent ; je vous ai montré la civilisation ambi- feuse et corruptrice, en guerre ouverte avec les mœurs farouches qu'on ne tente pas même d'appri- voiser. Un autre, peut-être, vous dira bientôt les ré- sul{ats fatals de cette apathie britannique pour toute conquête régénératrice, que les écrivains de chaque époque ont constamment reprochée au peuple le plus puissant du monde. Table-Bay n’est plus qu'un entrepôt. Les Hollandais avaient jeté sur l'avenir de ce pays un regard moins évoïste, et tenté du moins de s’agrandir par la mo- rale, bien autrement puissante que les persécutions et la tyrannie. Quand on voit côte à côte Bourbon et l'Ile de France, on se sent le rouge de la honte et de la colère monter au visage; le cœur bat plus violemment au souvenir du marché d'ami imposé à la France par le traité de 1814, et l’on se hâte de détourner la vue du triste pavillon qui flotte sur l'édifice qu’on nomme, je crois, là-bas, à Saint-Denis, {a Maison du Gouverne- ment. En partant du cap de Bonne-Espérance, je me dis que le peuple anglais était un grand peuple. Dès que je dis adieu à l'Ile de France, dont je vous ai parlé avec tant d'amour, je me dis encore : Le peu- ple anglais est un peuple usurpateur, qui ne veut occuper nulle part une place secondaire dans l'his- toire des nations. En saluant Endrack, Edels, Irck-Hatigs et la pres- qu'ile Péron, je erus visiter une tombe; la vie est impossible sur ces plateaux de grès, de sable et de coquillages brisés. La Grande-Bretagne n'aura aucune conquète à tenter sur ces parages, à moins pourtant que vous ne vouliez, vous ou vous, essayer de vous y établir. Puis vinrent Timor et les terres fécondes qui l’en- tourent; Timor la sauvage et les îles ravissantes qui se courbent devant elle comme d'humbles sujettes. Ce qui fait la force de Timor, devenue colonie euro- péenne, c’est la rivalité orgueilleuse des rajahs, qui se sont soumis d’abord pour implorer un appui, et qui n'ont pas eu plus tard la bonne volonté de s’af- franchir du joug, tant la paresse est écrasante sous son climat de feu. Je dus m'éloigner de Timor comme on s'éloigne d’un volcan qui gronde, prêt à lancer ses laves et à ébranler la terre. À quelques pas de Timor, je visitai une ile de deuil et de massacres. On aspire à Ombay une odeur desang qui épouvante. On voudrait avoir des ailes pour échap- per au eric et à la flèche empoisonnée du farouche Ombayen. Que vous dirai-je d’Amboine, jetée au milieu d’un nombre considérable d'îles indépendantes par le fait, quoique payant tribut à la Hollande et au Portugal, salisfaits aujourd'hui de la part de richesses que ces deux royaumes ontsu trouver dns les forêts immenses qui pèsent sur un sol toujours jeune et fort ? Amboine ne sera pas toujours debout, et vous glis- sez devant son pavillon dominateur de la plage, ainsi qu’on le fait en quittant le lit d'un malade épuisé par la souffrance, Quant à Rawack, Waigiou, Boni et la terre des Pa- pous, l'Europe ne s’y montre qu'en passant; et elle a grand tort, je vous l'atteste, de regarder en pitié tant de fertiles coteaux, tant de superbes montagnes: c'esttoujours l’homme primitif, c’est le nègre dans sa hutte enfumée, la brute dans sa tanière; et si quelque lumière brille parfois an sein de ces peuplades, c’est l'instinct qui l’a fait éclater, car l'amour seul de Ja conservation opère des miracles. | Je ne pousse pas plus loin maintenant ces réflexions arrachées à ma conscience par la rapidité même des courses effectuées. Cela a passé si vite, si brusque- ment, qu'on est plus tard disposé à croire que des années entières vous en séparent. Les jours sont lents à qui ne change pas de place, à qui s’assoupit dans sa nonchalanee et son dégoût; les mois passent vite à qui les remplit avec avidité, à qui marche avec le temps, de peur Ne 2 + échappe. nt VOYAGE AUTOUR DU MONDE. Il me semble que ce n’est que d'hienque j'ai quitté la France ; mais, par une triste compensation, je crois sentir qu’il y a bien des années que je n'ai serré la main de mes amis de là-bas. Ah! c’est que le cœur ne se fait pas aux illusions; c’est que la tendresse, en sens inverse de l'optique, grandit dans l'éloignement. XXVI 143 Suis-je pardonné de celte brève revue rétrospective à laquelle une navigation monotone vient de me con- vier? Ai-je besoin de demander grâce pour ces quel- ques pages qui m'ont reposé de mes fatigues eL fait patiemment attendre la brise plus fraiche que j’en- tends déjà siffler dans les voiles et les cordages ? EN MER Pêche de la baleine. Pour la cinquième ou sixième fois depuis notre départ, nous voyons glisser près de nous, infatigables et ardents, patients ou robustes, des pècheurs de ba- leines. Voici la vie la plus active de l’homme, voici sa vie la plus périlleuse. Ici tout est fatigue et travail; ici chaque heure de la journée peut être le dénoûment d’un drame ter- rible, car le navire a pour escorte permanente les co- lères du ciel et celles des flots ; car son existence, à lui, il la passe dans les mers les plus orageuses du globe; car les ennemis qu'il cherche, qu'il combat, qu'il dompte, sont les plus forts, les plus puissants, les plus redoutables des êtres vivants, alors qu’on les traque dans leur immense empire. Pour de semblables jeux il faut des poitrines et des bras de fer, il faut des hommes d’élite regardant la mort d’un œil serein, et prêts à tout oser pour le prompt succès de leur course, à laquelle ils attachent plus de prix qu'on n'en mettrait à la conquête d'une ville ou d'une pro- vince. Voyez-les aujourd’hui, tristes, découragés, sans énergie, assoupis sur leur pont muet.….; Cest que l'ennemi est loin et se cache, c'est que leur journée sera sans combat et les nuages sans violence. Le voici maintenant, cet ennemi redoutable ! ils se redressent au signal de l'homme hissé au haut du grand mât, lestes, impétueux, lançant à l'air leurs plus énergiques jurons, et se précipitant comme des loups affamés, ou plutôt comme des soldats aguerris dans une frèle embarcation qu’un seul mouvement de leur ennemi peut briser en mille éclats. Je vous le dis, parce que cela est : parfois on trouve de par le monde des existences tellement tourmentées, si vio- lemment et si fréquemment tiraillées par le courroux des éléments et des hommes, qu'elles feraient douter de la raison humaine. Je n'ai jamais passé à côté de Rouvière, ce colon généreux du cap de Bonne-Espérance, sans porter dévotement la main à mon chapeau. Eh bien, le pé- cheur de baleines a la même puissance sur moi : de loin comme de près, je le salue avee un respect qui üent de l'admiration. Je m'incline devant cette figure brûlée par le soleil ou creusée par les frimas, mais toujours grave et réfléchie. Et pour tant de périls à braver, que gagne le ma- telot pêcheur ou le matelot harponneur ? Il peut sans doute, au retour de son voyage, apporter à sa famille rassurée des trésors suffisants pour embellir une Meillesse tranquille? Hélas! non : ce qui l'accompagne au retour, ce sont quelques piastres dans sa bourse de cuir, c’est une semaine de gala et d'orgie avec les amis du village, c'est un corps brisé, c'est la misère avec ses horreurs. Et puis il repart, il reprend la mer tourne à la récolte de ces piastres dépensées av insouciance. .… Et le vieux père voit s'ouvrir la tombe sans recevoir le dernier adieu du fils en- glouti loin de lui sous les glaces polaires. Si jamais digression fut permise à un navigateur, c’est celle, à coup sûr, quim'entraine en ce moment; on me la pardonnera, j'espère; je ne sors pas de l'é- lément que j'ai pris à lâche de faire connaitre; je ne quitte pas le champ de bataille sur lequel je me pro- mène depuis bientôt près de deux ans. La course est si longue encore ! Quelques détails. La force de la baleine est, pour ainsi dire, en pro- portion de sa taille monstrueuse, et ses passions peu- vent, selon toutes les probabilités, être comprises et analysées. La rapidité de la baleine est telle, que les mers paraissent trop étroites aux caprices el aux exi- gences de ses évolutions, et que l'imagination la plus désordonnée recule en présence de l'exactitude des calculs obtenus à l’aide de documents et de faits irrè- cusables. Cependant il en est de ces monstrueux cétacés comme de toutes les gigantesques créations de Dieu; ce n’est qu'après de sévères éludes, ce n'est qu'après bien des années et souvent bien des siècles de travaux et d'expériences, que l’on est parvenu à les connaitre, à les classer. L'histoire et la philosophie n’acceptent le merveilleux que lorsqu'il n’est pas l'absurde, et l'homme a maintenant une trop juste idée de la sa- gesse divine pour ne pas se révolter contre les phé- nomènes dont la peur, la sottise et l'ignorance ont si longtemps fait l'objet de leur culte irréfléchi. C'est bien assez des trésors de la création que tous les cli- mats de la terre offrent à la méditation humaine, sans que nous ayons besoin de créer nous-mêmes des fantômes et des chimères qui, au lieu de l'élargir, donneraient un brevet d'impuissance à la volonté di- vine, Nous savons aujourd’hui ce que nous devons penser de ces contes antiques des premiers explorateurs des mers glaciales, qui avaient nommé kraken un monstre auquel ils donnaient mille bras, d'une dimension gi- gantesque, appelant à lui des légions innombrables de poissons nécessaires à son existence, comblant de son volume les mers les plus profondes, et égalant en hauteur ces montagnes secondaires qui servent d'échelons aux cimes neigeuses les plus élevées du monde. Ë Ces fameux cétacés ont disparu ; la baleine a repris la place qu’elle doit occuper dans les caprices de Dieu, et sa place est encore la première, car ni l'hippopo- tame, ni l'éléphant, ni les rhinocéros, les plus gros animaux qui pèsent sur la terre, ne peuvent lui être comparés. £ Néanmoins ne repoussons pas aujourd'hui toute idée contredite par des études récentes; il demeure incontestable que bien des espèces se sont abâtardies. Des animaux inconnus à tous les climats ont laissé 144 dans les entrailles de la terre, où on les a étudiées, des traces de leur existence à des époques éloignées, et nous ne voyons pas pourquoi la baleine n'aurait pas subi également cette loi de déprogression à laquelle ont été soumises tant de merveilles. Les naturalistes le moins disposés à l’exagération ne repoussent point la pensée de l'existence de baleines d’une dimension de plus de cent mètres, et ils se basent sur des découvertes dont nous n’avons pas mission de constater l’authenticité. Quoi qu'il en soit, les baleines que nos intrépides pêcheurs vont cher- cher dans leur empire n’égalent pas ces gigantesques proportions, et la longueur avérée des plus colossales ne dépasse guère quarante-cinq ou cinquante mètres. Je vous l’ai dit, et vous le savez, je suis courtois. En vous offrant le bras pour vous conduire à travers SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. toutes les régions jusqu’à la petite ile Campbell, la terre la plus rapprochée de l’antipode de Paris, je me suis presque engagé à vous faire connaitre quelques- unes des légions d'habitants de ces mers si vastes, si terribles dans leurs colères et surtout dans leurs cal- mes. C’est bien le moins aussi que je vous dise la vie et la mort du puissant monarque qui règne sur tant de sujets. Faisons taire notré orgueil plébéien, et par- lons d’un roi. Le drame est là avec son sang et ses terreurs. Une histoire épisodique des chasses de la baleine, avec ses dates précises et les divers instruments pro- pres à cette guerre si dangereuse, serait un des livres les plus utiles aux explorateurs de toutes les mers polaires, et pour exciter le zèle de quelque écrivain patient et consciencieux, je me hâte d'ajouter que ce fa K NY) serait aussi une spéculation fort lucrative. Tant de gens sont intéressés à cette étude, et sur les navires les heures passent si lentes et si assombries ! Je ne me suis point imposé cette tâche laborieuse ; mais avant de dire le drame où le pêcheur joue un rôle si hasardeux, que je vous apprenne encore que l'homme et l’espadon ne sont pas les seuls ennemis redoutables donnés par le ciel à la baleine. Au sein des climats les plus âpres, elle trouve encore, alors que la vieillesse la détruit, ou quand derécentesblessures épui- sent ses forces, un adversaire qui ose la poursuivre jusque dans son élément. Cet adversaire audacieux et terrible, c’est l'ours blanc, tristement assis sur les plages neigeuses, ou voyageur aventureux sur les mon- tagnes de glaces où il s'est perché comme en un ob- servatoire. À l'aspect de la baleine qui succombe et de celle qui, jeune encore, n'a pas essayé ses forces dans de rudes combats, l'ours marin s’élance au sein des flots, ardent, impétueux, vorace, souvent affamé; ... Cet adversaire audacieux et terrible, c’e st l'ours blanc. (Page 144.) il nage, il atteint le monstrueux cétacé, il s'attache à ses flancs qu'il déchire, qu'il met en lambeaux jusqu’à ce que la douleur forçant la baleine à une légitime défense, une ardente lutte s'engage entre les deux champions. C’est alors une rencontre à mort, car il y a rage des deux côtés; le quadrupède remonte à la surface, s'abrite derrière un roc glacé, reparaïit, s'é- lance de nouveau jusqu'à ce que le monstre gigan- tesque, le heurtant de sa tête ou le broyant sous une flagellation de sa vaste queue, le livre en pâture aux oiseaux de proie et aux voraces poissons de ces mers tempêlueuses. Si l’on se demande pourquoi il a été reconnu que les baleines boréales sont incontestablement plus bru- tales, plus tracassières que les baleines australes, et pourquoi ces deux espèces le sont beaucoup plus aussi que celles qu'on poursuit çà et là dans des régions tempérées, peut-être ne sera-t-il pas difficile d'en trou- ver une raison logique dans les rapports des climats 45 VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 414 avec les diverses natures qui enrichissent les mers ct | de l'Atlas, du Caucase et du grand désert de Sahar- les terress sont indubilablement plus féroces que ceux d'Améa Ne sait-on pas que les lions et les tigres de Nubie, | rique, où les chaleurs tropicales, combattues par les it re PATIO dl | if f 1 M [ (4 ) (a La Baleine, #2 EH caline, cell: harmonic si nécessaires aux caractères vents froids et quelquefois glacés arrivant des nei- tenpérés? | geusces Cordillères, rendent à tout ce qui respire ce Lire. 19, 19 146 Là-bas, en effet, des sables, l'immensité muette, terrible par son silence, plus terrible encore par le si- roco brülant qui la balaye; ici, les chants des oiseaux, des vallées délicieuses, un ciel parfumé, une terre fé- conde ; d'une part, la sécheresse des roches sans source, sans fraicheur; de l'autre, la majesté impo- sante de larges fleuves traversant des pays où la plus riche végétation semble lenr disputer la conquête du sol. En Afrique, tout effort est presque impuissant pour soutenir une vie de souffrance et de carnage. En Awérique, une nourriture abondante est offerte à tout ce qui respire. La guerre apprend la cruauté; le mal- heur excite les passions des âmes; le repos, c’est le bonheur, et le bonheur, c'est l'humanité. Les navires baleiniers ont ordinairement de trente- cinq à quarante mètres de longueur; on les double d’un bordage de chêne assez fort pour résister au choc des glaçons ; ils portent de trente à quarante-cinq hommes d'équipage, y compris le capitaine, le chirurgien et les chefs de pirogues, qui sout considérés comme of- ficiers. Chaque navire baleinier a de six à neuf cha- loupes de huit mètres de long, de deux de large et d'un mètre de profondeur. Un ou deux harponneurs sont destinés à chaque chaloupe ; on les choisit parmi les hommes de l’équipage les plus forts, les plus adroits, les plus expérimentés pour diriger l'embarca- tion suivant la marche de la baleine, lors même que celle-ci nage entre deux eaux, et assez habiles pour la frapper quand elle se montre à la surface pour respi- rer l'air par ses évents. Les instrumentsindispensables pour cette pèêchesont le harpon et la lance. Le harpon est un dard triangu- laire, barbelé sur les bords, et dontlatige en feratrois pieds de long; il se termine par une douille pro- longée par un manche d'égale longueur ou de cinq pieds au plus; au-dessus de la douille est une boucle en chanvre natté à laquelle est fixé Le fanin qu'on nomme ligne, dont la grosseur ordinaire est d'un pouce et demi à peu près, et long de cent quarante à cent cinquante brasses. La lance est différente du harpon en ce que son fer n’a point d'ailes, afin de la pouvoir retirer facile- ment, car elle ne se darde point comme celui-ci et ne quitte pas la main du matelot agresseur; sa longueur est de quatorze pieds, y compris la hampe qui en a huit. Nous lisons dans Albert que les pêcheurs ses con- temporains, au lieu de jeter le harpon, le lançaient à l'aide d'une baliste. Schneider prétend que les Anglais ont essayé de remplacer la baliste par une arme à feu, afin d’attein- dre le cétacé d’une plus grande distance. Et dans l'Histoire des pêches des Hollandais, tra- duite par M. Dereste, nous voyons que ce peuple a ob- tenu un meilleur résultat que les Anglais, qui se ser- vaient du canon, en faisant, dans le même but, usage du mousquet, ce qui les exposait à moins de dangers et leur donnait plus de force et de facilité. Près des côtes de la Floride, les sauvages, adroits et audacieux nageurs, prennent les baleines franches en se Jelant sur leur tête et en enfonçant dans un de leurs évents un long cône de bois; puis ils se cram- ponnent à cette arme, en se laissant entrainer sous l'eau ; ils remontent avec l'animal, et une fois à la sur- face, il font entrer un autre cône dans le second évent. La baleine, ne pouvant plus respirer, est alors con- trainte de se jeter sur la côte ou sur un bas-fond, afin de ne point avaler un liquide qu’elle ne pourrait plus rejeter et qui l'étoufferait. C’est alors que ces sauvages la combattent et en triomphent plus aisément. SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Ce sont là de ces faits vraiment extraordinaires con- signés dans de graves annales, et que Lacépède lui- même, entre autres écrivains, ne refuse pas d’ad- mettre, car ils lui ont été confiés par des témoins oculaires et dignes de foi. Les notes préliminaires que je consigne ici ne seront paslues, j'espère, sans intérêt, puisqu'elles deviennent en quelque sorte une préface de la grande page que Je veux écrire. Les Basques sont, d'après certains voyageurs, les premiers peuples qui ont exploité la pèche de la ha- leine au profit de l'industrie. De vieux manuscrits relatent des faits fort curieux relatifs à cette pêche, qu'on a faite de temps immémorial sur les côtes de l'Ethiopie et de l’Abyssinie, et j'ai lu, je crois, que du temps de l’empereur Claude, une baleine s'étant mon- trée dans la rade même d'Ostie, des câbles furent ten- dus d’un môle à l’autre afin de la retenir captive, et que l’empereur lui-même se mit en mer avec une es- cadre de petits bâtiments pour attaquer le monstre, dont on vint à bout à l’aide des archers de la garde prétorienne. Au surplus, chaque peuple, à tour de rôle, reven- dique pour lui l'honneur d'une noble découverte ou d'une entreprise hasardeuse; et, s’il fallait se baser sur la logique des mots, résultant sans doute de la lo- gique des faits, nous trouverions peut-être que les Castillans, dont les Basques depuis Henri de Transta- mare étaient les humbles tributaires, auraient plus raison que les autres nations du globe de s'approprier l'honneur d’avoir les premiers osé attaquer dans son domaine le plus gigantesque des êtres vivants. Les Asturiens suivirent de près les Caslillans, et je vous défie d'expliquer à l'avantage d'un autre peuple l'acceptation par tous des mots espagnols donnés aux divers instruments des pêcheurs. Ainsi, sur une liste anglaise de 1589, conservée dans la collection d'Ha- cluit, les manches des harpons sont appelés estacas, les couteaux à émincer macheles, les lignes à lance et à harpon va-y-venes et harponieras. Les Anglais ne tardèrent pas non plus à imiter les Espagnols, auxquels les hardis Catalans venaient de se joindre, et leurs premières expéditions furent bril- lantes et lucratives. Plus tard, mais après un court intervalle de temps, les Hollandais disputèrent les mers polaires aux Anglais, leurs rivaux; mais, comme ils craignaient beaucoup le feu qui menaçait sans cesse leurs navires, ils établirent un comptoir près du pôle arctique, où l'huile se fabriquait immédiate- ment’après la pêche du monstrueux cétacé. De sorte qu'en moins de quatre années, ce comptoir, à côté duquel s’élevèrent des comptoirs nouveaux, fut aussi riche, aussi animé qu'Amsterdam lui-mème. On cher- che vainement aujourd'hui la place occupée par ces divers établissements européens, car la civilisation et le commerce ne se contentent pas seulement de bâtir, ils ont aussi leurs jours d'incendie et de des- truction. Je ne suivrai pas dans toutes ses phases de succès ou d'encouragement le résullat des pêches de la ba- leine dans les mers les plus difficiles du monde : mes recherches à cet égard m'entraineraient trop loin; mais un résumé de quelques lignes dira à ceux pour qui les bienfaits de l’industrie ne sont point une fulilité, les époques précises des conquêtes tentées par les intré- pides marins, dont les dangers surgissaient d'autant plus grands que l'expérience ne leur était pas encore en aide. La chronologie est une science. Aux douzième et treizième sècles, les baleines étaient en grand nombre près des côtes françaises; ee a — VOYAGE AUTOUR DU de fréquentes pêches les poussèrent vers les latitudes septentrionales. , À En 1679, par une prime l'Angleterre encouragea les pêcheurs ; en 1695, une soeiélé se forma dans le même but, et les sommes versées par les souscrip- teurs se montèrent à près de cent mille livres sterling. Ils triomphèrent ainsi des efforts que les Basques et les Hollandais tentaient vainement afin de leur inter- dire la pêche sur les côtes du Spitzhberg, du Groën- land et dans le détroit de Davis. Dès 1679, Ansticot, Rhode-lsland, armèrent un grand nombre de vaisseaux pêcheurs; deux ans après, cent soixante-quatre navires bataves poursuivirent les baleines dans le Groënland et le détroit de Davis. En 1768, le grand Frédéric équipa plusieurs navires ba- leiniers et obtint d'immenses succès, car lui aussi ne se contentait pas d’une seule gloire. En 1774, ce fut une compagnie suédoise qui spécula sur les produits de cette pèche. En 1775, le roi de Danemark fournit des bâtiments appartenant à l'État, qui rivalisèrent avee bonheur contre les navires de commerce. Le parlement anglais jeta en 1779 l'or et les faveurs comme un encouragement aux pêcheurs de baleines qui venaient enrichir la métropole. La France arma à ses frais, en 1784, six bâtiments destinés à cette pêche, et fit venir à Dunkerque plu- sieurs familles de l'ile de Nantuckett, très-habiles har- ponneurs de baleines éprouvès dans mille rencontres. En 1789, trente-deux navires hambourgeois sillon- nèrent le détroit de Davis, les côtes du Groënland, et dans des courses très-productives, contribuèrent avec les autres peuples à chasser plus loin encore vers le pôle les monstres qui jusque-là se promenaient plus près de nous sans fatigue ni combats. Ainsi toutes les nations de l'Europe parurenñt animées du même désir, toutes celles surtout dont la mer frappait les côtes se firent une concurrence outrée, jusqu'à ce que les nom- breux malheurs signalés eurent mis un frein à cette ardeur insatiable de pêche, de laquelle l'industrie tirait de si précieux avantages. La baleine franche se nourrit de crabes et de mol- lusques ; ces animaux, dont elle fait sa proie, sont très-petits : aussi leur grand nombre compense-t-il le peu de substance qu'ils fournissent. Les mers fréquen- tées par la baleine en sont tellement infestées qu’elle n’a qu’à ouvrir la gueule pour en prendre des milliers. La maigreur des baleines dans les eaux où ces mol- lusques sont très-rares atteste que c'est là en effet la véritable nourriture de ces monstrueux cétacés. A quelque distance que la baleine doive aller chercher son aliment, ellé franchit avec une si grande rapidité l'espace qui l'en sépare, qu’elle laisse derrière elle un large et profond sillon, sa vitesse étant supérieure à celle des vents alizés. En supposant que douze heures de repos lui suffisent par jour, il lui faudrait quarante- quatre jours pour faire le tour du monde en suivant l'équateur, et vingt-quatre jours ensuivantle méridien. Puisqu'un boulet de quarante-huit parcourt l’espace avec une extrême rapidité et que son volume est au moins six mille fois plus petit que celui de la baleine, Ja force du boulet n’est donc que le soixantième de la force du géant des mers; donc encore le choc produit par le cétacé est soixante fois plus ter- rible, et cependant cette vitesse n'est point évaluée d'après la plus grande rapidité de la baleine : l’éclair seul peut être comparé à sa marche, lorsqu'une vibra- tion de sa vaste queue et les élans simultanés de ses deux nageoires Ja font disparaître aux regards. Cette rapidité et cette force expliquent comment, lorsque l'animal blessé plonge et revient perpendiculairement MONDE. 147 à la surface, il peut soulever et culbuter un navire. La baleine est beaucoup tourmentée par un petit crustacé vulgairement appelé pou de baleine, qui s’at- tache tellement à sa peau qu'on la déchire plutôt que de l'en arracher. Il choisit de préférence les parties délicates du monstre; une quantité d’autres insectes pullulent sur son dos et attirent un nombre prodi- gieux d'oiseaux de mer qui s'en nourrissent. Si ces insectes parviennent à s'attacher à la langue de la ba- leine, sa mort est certaine, car ils multiplient si promptement, que cette famille üévorante finit par lui ronger la langue. Outre ces ennemis, le roi des mers a encore à craindre l’espadon, et nous avons déjà donné les détails du drame qui a lieu dans la lutte ; puis les dauphins gladiateurs, qui, réunis en groupe, cerclent la baleine, la hareëèlent de toutes parts pour la contraindre à ouvrir la gueule; alors le plus proche ou le plus hardi se précipite sur sa langue et la met en pièces. Les baleines s’accouplent debout, et choisissent à cet eflet une baie ou une rade tranquille. Eiles met- tent bas un baleineau (rarement deux) qui, en nais- sant, n'a guère que douze où quinze pieds de lon- gueur. Dès lors aussi les courses de la mère sont moins bruvantes, moins capricieuses; elle se plaît dans les eaux où elle a commencé à exercer sa tendresse : peut- être craint-elle aussi de fatiguer son petit, qui ne tarde pas cependant à mettre à profit cette force merveil- leuse que le ciel lui a donnée, et qui, semblable tout d’abord à un jeune poulain, bondit en étourdi, et donne ainsi le signal au guetteur constamment en alerte. On dit que la baleine porte de huit à neuf mois; quelques naturalistes vont jusqu'à dix ou onze. Ce sont là des faits fort difficiles à constater. Le naturel de ce cétacé est doux, même timide; on n’en a jamais vu sans être altaquées se ruer sur les navires, et si l’on remarque moins d'emporlement dans celles que l’on trouve pour ainsi dire égarées dans les régions voisines de l'équateur que dans celles qui fréquentent les latitudes polaires, c'est que la guerre permanente que celles-ci ont à soutenir leur apprend à user de leur force et de leur puissance. Voici un rapide aperçu des rivages el des mers où les navigateurs ont rencontré des baleines. Au Spitzberg, vers le quatre-vingtième degré de la- ütude ; au nouveau et à l’ancien Groënland, à lIs- lande, au détroit de Davis, au Canada, à Terre-Neuve, à la Caroline, à cette partie de l’océan Atlantique austral vers le quarantième degré de latitude et vers le trente-sixième de longitude occidentale, à comp- ter du méridien de Paris ; à l'île Mocha, quarantième degré de latitude, voisine des côtes du Chili, dans le grand océan méridional; à Guatimala, au golfe de Panama, aux iles Gallapago, aux rivages occidentaux du Mexique, dans la zone torride; au Japon, à la Corée, aux Philippines, au cap de Galles, à la pointe de l’île de Ceylan, aux environs du golfe Persique, à l'ile de Socotora, près de l'Arabie Heureuse; à la côte occidentale d'Afrique, à Madagascar, à la baie de Sainte-Hélène, à la Guinée, à la Corse, dans la Méditerranée, dans le golfe de Gascogne, dans la mer Baltique et dans la Norwège. Maintenant devons-nous conclure de ces rensei- gnements fournis et certifiés par les navigateurs que la baleine fréquente habituellement toutes les mers indiquées plus haut? Non, car ce serait compromettre la vérité du fait de fonder la règle générale sur quel- ques exceptions, attendu que si des baleines se sont montrées près de l'ile de Corse et dans le golfe de Gascogne, c’est qu'elles y auront été poussées et en- 148 trainées par quelque révolution marine. Duhamel, dans son Traité des Pêches, nous signale que dans la Corée on a pendant longtemps trouvé des baleines barponnées au Spitzberg ou au Groënland par des Eu- ropéens. Ce fait seul nous prouve l'instabilité du gi- gantesque cétacé, mais ne nous conduit pas à indiquer toutes les mers du monde comme propres à sa pêche. Vous connaissez le monstre, non pas, à la vé- rité, dans toutes les circonstances de sa longue vie, puisqu'on lui accorde sans effort une existence de neuf à dix siècles au moins, mais vous savez mainte- nant ce qu'il a de gigantesque et de terrible à la fois. Eh bien, l'homme va l'attaquer dans son em- pire, le poursuivre, le combattre et le vaincre. Disons comment ce jeu s'exécute, car c’est un jeu aussi auquel se livrent de gaieté de cœur certains êtres affamés de périls, pour qui, sans désespoir, la peine est une habitude et la mort un refuge. Je raconte simplement. Dès que le matelot guetteur aperçoit du haut de la mâture le dos d'une baleine, les canots sont promp- tement jetés à la mer et dirigés vers l'endroit indi- qué par la vigie; on rame avec précaution vers l'ani- mal; le plus souvent les embarcations décrivent un circuit pour venir se placer à côté de la baleine, afin que le matelot harponneur, debout sur l'avant de la chaloupe, saisisse l'instant favorable pour lancer le fer meurtrier sous la nageoire du monstre. L'adresse du harponneur consiste à frapper sur cette partie du corps le gigantesque cétacé, car non-seulement le dard pénètre sans difficulté, mais encore il atteint les poumons, et la mort est presque instantanée. On reconnait la justesse du conp lorsque la baleine, remontant sur l'eau après sa blessure, vomit par ses évents son sang en abondance et trace un rouge sil- lon sur les flots. Dès qu'elle se sent blessée, la baleine fouette les flots de son immense queue, et malheur alors à la pirogue qui se trouve sous le coup; en un clin d'œil celle est brisée et engloutie. La douleur arrache à l'animal un sourd mugissement ; il plonge aussitôt et avec une telle rapidité, que si l’on n'avait soin de mouiller la ligne qui tient au harpon, elle prendrait feu par le frottement. On veille surtout à ce que nul obstacle n'arrête le funin, de peur que la vitesse du monstre n'entraine la chaloupe et ne la fasse submerger. Du navire on observe attentivement les diverses manœuvres du premier canot, afin qu'au cri de rescousse! on puisse porter secours aux pêcheurs. Pendant que la baleine fait filer la plus grande partie du cordage, une seconde chaloupe vient attacher une nouvelle ligne à celle qu'entraine le cétacé. Au bout d'un certain Lemps, qui diffère selon la blessure plus ou moins profonde, le monstre reparait à la surface, et la seconde chaloupe exécute les mêmes mouve- ments que la première. Il arrive souvent qu'un se- cours du bord est nécessaire; les matelots alors font entendre les trompes ou cornets de détresse, et le cordage mème, prolongé par la ligne de réserve, est promptement coupé s'il se trouve trop court. Le monstre est bientôt loin des chaloupes; mais un pa- villon nommé gaillardet leur indique du haut du mät quelle route a suivie le cétacë, qu'on a bientôt rejoint à force de rames, et l’on n'arrive ordinaire- ment que pour terminer son agonie à coups de lance, ou l'attacher à l’aide de forts câbles, afin de le remorquer jusqu’à bäbord du navire. Alors commence le travail du dépecement : les dé- peceurs erimpent sur le dos de la baleine, retenue le long du bord par deux palans, dont les bouts des SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. cordages sont fixés à la queue et à la tète du mons- tre. Pour marcher en sûreté sur le dos de leur vic- time, les travailleurs sont chaussés de grosses bottes garnies de crampons; des aides placés dans des éha- loupes fournissent aux dépeceurs les instruments nécessaires, et dont les principaux sont lestranchants, les couteaux, les mains de fer et les crochets. La première opération consiste à enlever la pièce de revirement, large de deux pieds à peu près et de toute la longueur de la baleine, On découpe sueces- sivement d’autres bandes de chair ou pièces de lard sur tout le corps du cétacé, que l'on retourne par le moyen des palans; puis on procède au dépouillement de la tête : la langue est coupée le plus profondément possible et avee d'autant plus de soin, qu’on en extrait ordinairement six tonneaux d'huile. Cette huiie de la langue, que bon nombre de pêcheurs méprisent lorsque la pêche a été abondante, est corrosive au point d’altérer les chaudières. Plusieurs pêcheurs as- surent que, s’il jaillissait de cette huile sur les mem- bres des matelots occupés à découper, ils seraient à jamais perelus. Quand les fanons sont arrachès et qu'il ne reste plus que la carcasse, on l’abandonne en dérive à une nuée d'oiseaux de mer que pendant le travail les aides ont peine à éloigner. Les fanons et l'huile de la baleine ne sont pas tout ce que l’on peut en retirer. Les Groënlandais et quel- ques habitants du Nord mangent la peau et les na- seoires ; le cœur des baleineaux leur semble un mets exquis; ils remplacent les carreaux de vitres par les intestins corroyés du monstre; ils font des filets avec les tendons, et avec les poils des fanons d'excel- lentes lignes. Dans diverses contrées, les grands os et la mâchoire servent à la construction des cabanes. Quelques exemples, malheureusement trop bien constatés, serviront de complément à ces pages que je m'obstine à ne pas croire inuliles dans la relation de mes courses, et diront les dangers d’une guerre qui a fait tant de victimes. Le commerce aussi a de san- zlantes archives. à ‘Lors d’une pêche complète et merveilleuse exécutée en trois mois, sans quitter les côtes du Chili, à une centaine de lieues à l’ouest, le capitaine Williams, de Dublin, allait harponner un baleineau, lorsque la mère, attentive, qui voit le danger de sa progéniture, s'élance par-dessus, et reçoit près de la nageoire le fer destiné à son enfant; on voyait des embarcations les inutiles efforts de la tendre mère, blessée à mort, pour éloigner à coups de tête et de queue celui pour qui elle venait de recevoir le dard fatal; et quand un deuxième harpon allait s'emparer du baleineau, ce fut encore la mère qui, avant de mourir, s’élança et recu le fer aigu dans le dos. On trouve dans la rela- tion d’une course très-difficile faite par le capi- taine Macker, de Hambourg, dans les mers de l'Inde, les tristes détails d’un événement qui semble prouver une haute intelligence chez la baleine, alors surtout qu'elle est occupée de sa défense. , Le guetteur signale à la fois deux ennemis à Com- battre assez éloignés l’un de l’autre. À l'instant les chaloupes sont armées, les harponneurs à leur poste, et la chasse commence. Au bruit répété des avirons, les baleines respirent avec plus de force; elles voient le péril qui les menace, et les voilà côte à côte, se concertant peut-être sur les plus efficaces moyens de défense, Les canots sont évités; chacun des monstres, à deux encäblures, le premier à tribord, le second à bâbord, se tient en repos. Tout à coup ils s’élancent, ef le navire entr’ouvert peut à peine assez manœuvrer VOYAGE AUTOUR DU MONDE, pour aller se jeter sur les Séchelles, où nul des canots n'arriva. Le capitaine Clarke, de Liverpool, dit aussi que, sur le banc de Terre-Neuve, où sa pêche, en 1816, avait été fort heureuse, il eut la douleur, presque à la veille de son retour, de voir les deux canots qu'il avait mis à la mer broyés à la fois par un seul coup de queue du redoutable célacé, sans qu'il lui fût pos- sible de porter secours aux équipages qui les mon- taient, tant la fureur du monstre élait épouvantable, tant elle paraissait disposée à accepter une nouvelle lutte. La baleine, alors qu'on ne l'attaque pas, alors que la douleur ne la force pas à combattre, est d’une douceur merveilleuse ; on en a vu souvent escorter les navires comme des amis dévoués, et ne les quitter LÉ parce que leur propre impatience et la rapidité e leurs mouvements ne s’accommodaient pas trop des allures lentes et régulières d’un vaisseau. Mais ce 149 qui surtout a excité l'admiration et quelquefois même l'attendrissement des explorateurs, c’est l'amour qu'elles ont pour leur baleinean, amour aussi pur, aussi dévouê que celui du sarigue ou du kangouroo, attachement de toutes les heures qui les pousse ar- dentes au-devant du coup fatal sous lequel va suc- comber leur imprudente progéniture. Mille exemples avérés, authentiques, me viendraient en aide si les rapports des pêcheurs les plus expérimentés pouvaient être révoqués en doute; deux ou trois suffiront pour la justification du géant des mers. Le capitaine Robert, d'Amsterdam, en était à sa neuvième victoire contre les baleines harponnées sur le large banc près de la côte du Chili, lorsque, par un temps très-calme, un nouvel ennemi lança à l'air ses jets immenses, comme pour annoncer qu'il accep- tait le combat. Il y eut quelques instants de calme et de repos. Tout à coup, terrible dans sa colère, le == = ... On rame avec précaution vers l'animal. (Page 148.) monstrueux cétacé se précipita sur l'embarcation qui venait d'être mise à flot et la brisa contre le navire avec quatre des hommes qui la montaient. Un nou- veau canot fut descendu du côté opposé où le désas- tre avait eu lieu, et, par une manœuvre pareille à celle qu'elle avait si heureusement exécutée une fois, la redoutable baleine, à qui sans doute divers com- bats avaient donné l'expérience des périls qu'elle courait, brisa ou plutôt écrasa et aplatit contre le gros trois-mâts cette seconde embarcation, dont pas un seul homme ne remonta à bord. Après ce double triomphe, le monstre satisfait accompagna comme un ami le navire jusqu'aux Malouines, d'où celui-ci fut forcé, avec la moitié de son équipage, de faire voile vers Montévidéo pour prendre de nouveaux ren- forts. En 1850, dans le voisinage de Tristan da Cunha, un pêcheur donne la chasse à un gigantesque cétacé qui lui est signalé à peu de distance; il met en panne et dirige ses embarcations sur le monstre, auprès duquel un remous presque insensible se fait pourtant deviner. En l’approchant, on distingue à ses côtés une masse noire, presque abritée par le vaste dos du géant des mers : c’est un baleineau tort jeune, inhabile encore à discerner et à éviter le fer de ses eunemis. Il est à portée de l'embarcation; le harpon est lancé d’un bras nerveux ; le fer entre, mord et déchire les chairs; le baleineau veut fuir, mais il est désormais captif, vaincu, sa dernière heure est arrivée. La baleine, au désespoir, essaye d’abord de dégager son petit, qui jette autour de lui des flots de sang et perd ses forces avec sa vie. La mère tente de nouveaux prodiges, et recoit de la seconde embarca- tion, sur la tête, un fer aigu qu’elle brise ou plutôt dont elle se dégage parune secousse effrayante. Puis, voyant son dévouement inutile, elle s'éloigne et va méditer ses projets de vengeance. De ses évents ou- verts s’échappent d'immenses jets d'eau qui retom- bent bruyants comme une cataracte : c’est un chaos horrible au milieu duquel les embarcations de pé- cheurs tournoient sans espérance de salut. Les ca nots n’ont plus rien à craindre... ils sont là ; mais aussi là-bas dort le lourd navire qui les a vomis sur les flots. C’est donc à lui que la baleine va s'adresser, c’est un ennemi robuste et fort qu’elle veut combattre et anéantir. Elle part, elle s’élance de toute la rapi- 150 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. dité de sa force et de sa volonté ; un choc pareil à celui d’une roche heurtant une quille poussée par une brise carabinée, ébranle la lourde masse et la jette au loin. Une secousse nouvelle se fait sentir du flanc opposé, soulève le trois-mâts, le brise et l'ouvre. La mer entre à flots pressés, par tribord et par bâbord à la fois; on court aux pompes, on prend des armes, on saisit le fer pour combattre, on largue les voiles pour fuir... Soins inutiles! la baleine a juré votre mort; elle a perdu son enfant, son enfant sera vengé, et vous tous vous serez engloutis ! Comme un agile coureur qui prend l'élan pour mieux atteindre le but, la baleine, dont la queue ardente et la tête gigan- tesque frappent en même temps l'air et les flots, s’é- lance une troisième fois, et ouvre les bordages du navire qu'elle a juré d’anéantir, le déchire de toutes parts, le défonce petit à petit, et, quoique cruelle- ment meurtrie dans la lutte, elle n'en continue pas avee moins de rage sa guerre d’extermination. Tout à coup un remous se dessine à la surface, il ouvre sa gueule béante, le baleinier plonge, le pont a disparu, les mâts se rapetissent, disparaissent à leur tour, et le cétacé, dans un dernier élan de fureur, se précipite sans trouver son ennemi. Triomphante, mais non satisfaite, la baleine cherche alors les embarcations qui s'étaient enfuies et qui avaient heureusement gagné la grève; le monstre les voit, s’élance encore, fait bruire les eaux, et, dans son aveugle ardeur de vengeance, il vient s'échouer sur la plage où les matelots, rassurés enfin, parviennent à entriompher. Deux navires baleiniers, l’un irlandais, l’autre de Liverpool, se trouvèrent en concurrence, en 1850, sur un de ces larges bancs, au sud-ouest du cap Horn, où les baleines australes se donnent de fréquents rendez- vous. Tout à coup deux baleines sont signalées, et les matelots courent à leur poste. — Vous à celle de bâbord, nous à celle de tribord! se disent les intrépides chasseurs, et à la grâce de Dieu! Les voilà done, à force de rames et sans trop plon- ger les avirons, mettant le cap sur les monstres qui jouent à la surface. Ils arrivent; chacun est en alerte ; les soubresauts des cétacès forcent à une grande pru- dence; on eût dit que les quatre adversaires avaient fait vœu de courir des chances égales, et que nul ne voulait d'un avantage dont l’autre n’eût pas joui. Les deux rois des mers, sans trop songer à l'ennemi qui les guelte, se séparent enfin et se pavanent paisibles entre deux eaux; les harpons aigus et tranchants jouent leur rôle; les chairs sont déchirées, les bles- sures profondes; mais une course à pic compromet l’embarcation irlandaise : le funin est coupé et la dé- livre de son puissant remorqueur, Le monstre reste témoin de la lutte engagée entre le canot de Liverpool et amie qu'elle venait de quitter ; il voit ses efforts infructueux et devine que la victoire lui échappe, et il prend aussitôt la résolution de la défendre ou de la venger. Il s’élance d’abord contre les vainqueurs, fouette leur fragile appui d'un violent coup de queue ; et canot et pècheurs sont submergés. Elle ne s’en tient pas à ce premier triomphe; il lui reste encore un affront à effacer : un fer dentelé est dans ses flancs : la douleur l’aiguillonne autant que la colère ; elle s'approche cette fois avec prudence de la pirogue, sur l'avant de laquelle se dresse l'adroit et intrépide har- ponneur qui a repris des armes de rechange; un jet immense d'eau jaillit et retombe en nappe écrasante. L'équipage courbe la tête, il veille à sa sûreté; et, tandis qu'il ne songe qu’à lui, la baleine, d’abord satisfaite de son premier succès, s'éloigne encore, re- part comme une avalanche, et les débris de cette seconde embarcation se promènent mutilés sur les flots. Les deux navires baleiniers, privés de leurs meilleurs matelots, durent repartir en toute hâte pour Valparaiso, afin de renouveler leur équipage. J'ai raconté. Et quand tous ces travaux sont achevés, avant même qu'ils le soient, le matelot guetteur, perché sur la pointe du grand mât comme un milan qui fascine un vol d’étourneaux, interroge l’espace pour dire à l’é- quipage encore haletant : — Alerte ! alerte! baleine à tribord ! courant à l’est, aux harpons ! C'est à recommencer : nouveau combat, nouveau péril, et les jours suivants ne changeront pas plus que celui de la veille. Pour le pêcheur de baleines jamais un repos n’est assuré, jamais une nuit n'est paisible. Au premier signal il faut qu'il soit debout, la lance ou le harpon à la main, et cette vie de misère est d'autant plus effrayante, que c'est surtout lorsque les flots sont le plus tourmentés qu'il est forcé d’armer son canot, car c’est alors aussi que le colosse qu'il veut combat- tre se montre plus joyeux à la surface des mers. Ainsi il est vrai de dire que le port du matelot pécheur de baleines est son navire au large. Tout cela épouvante la pensée. J'aimerais mieux (à de longs intervalles pourtant) une chasse au lion ou au tigre avec M. Rouvière, du cap de Bonne-Espérance. Je comprends et j’admire les Gaouchos, dont je vous parleraiun jour, attaquant les tigres à l’aide seulement d'un lacet, de deux boules aux deux extrémités d'une corde, et de deux poignards d'abord en repos dans une gaine placée à la tige de leurs bottines; j'accepterais de grand cœur une expé- dition contre un éléphant révolté et mis en colère par de récentes blessures; je ferais encore des vœux pour qu'il me füt permis d'assister comme acteur à une de ces chasses au crocodile dont je vous ai déjà dit quel- ques mots avant de quitter Timor; et, faisant un grand effort sur ma pusillanimité, je me placerais en embuscade pour lutter contre un de ces redoutables boas qui étouffent les buffles épouvantés… Là, là et là vous posez le pied sur le sol qui ne vous manque pas, vous avez souvent un abri pour vous protéger, un ami qui vous porte secours, parfois aussi une re- traite assurée en cas de défaite; vous ne combattez qu'un être, un seul, et vous n'avez point à vous occu- per de la colère des éléments, neutres dans la querelle. Mais une guerre à la baleine ! une guerre de toutes les heures à ce géant des mers, qui peut faire en quinze ou vingt jours le tour du globe, oh! voilà, se- lon moi, le jeu le plus terrible, le plus périlleux, le plus incompréhensible que l'homme ait jamais tenté ! Un pêcheur de baleines est plus qu'un homme; saluez- le lorsqu'il passera près de vous. C/O VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 151 XXVII LES EXPLORATEURS Ceci est mon opinion; libre à vous de la contrôler. Je ne voudrais près de moi, si j'étais chef d’une expédition scientifique autour du monde, qu'un jeune équipage, de jeunes naturalistes, de jeunes astrono- mes, de jeunes dessinateurs, de jeunes écrivains, car je voudrais aussi des écrivains. Après les mémoires authentiques, certes les ou- vrages les plus curieux et les plus instructifs sont, sans contredit, les relations de voyage, alors surtout que l'explorateur s’est dégagé du pédantisme de la science et a raconté avec chaleur et précision. Bien dire et voir sont deux qualités fort rares, je vous jure; et je connais des hommes qui, par esprit de contra- diction et parce qu'ils ont été précédés dans la car- rière, aiment mieux lulter contre l'évidence des faits et des choses que d’en constater l'exactitude. Il y a des vérités d'un jour comme il y a des vérités éternelles ; et souvent ce ne sera pas le voyageuravec lequel vous vous trouvez le plus en opposition qui aura été le moins fidèle et le moins précis. Les usages, les mœurs, subissent des modifications si étranges, si rapides, qu'il serait généralement vrai de dire que le peuple de la veille n’est plus le peuple du lendemain, et qu'il y a souvent logique à se donner à soi-même un formel démenti. J'ai lu, je crois, tous les grands voyages qui ont été publiés, depuis Humboldt jusqu’à ce pauvre Caillé, qui pourtant a peut-être vu Tombouc- tou; et ce que j'ai avant tout cherché à vérifier, c’est l'exactitude des descriptions physiques des choses et des hommes. Si j'ai trouvé la source que vous m'avez indiquée, si j'ai lutté contre le torrent qui a failli vous engloutir, si j'ai gravi le cône rapide qui a épuisé vos forces, traversé la riche forêt ou le désert stérile que vous m'avez signalé, si j'ai retrouvé le basalte, le schiste ou le granit sur lequel vous vous êtes reposé pour écrire vos observations, je dis que xous avez été vrai dans tout le reste, quelque ditfé- rence que je remarque entre votre manière de voir et la mienne; vous avez vu ce que mes yeux ont vu; je n’en veux pas davantage; nous sommes d’accord sur ce point: c’est là le principal. Maintenant vous jugez les hommes et les institutions avec votre logi- que à vous, avec votre cœur, avec vos sentiments, peu m'importe ; vos sentiménts ne sont pas toujours les miens; vous tirez d’un fait une conséquence que je n'admets pas; nous ne sommes plus en harmonie ; mais chacun de nous a dit vrai, chacun de nous a parlé d’après ses opinions intimes. Et puis encore, chez les peuples où les lois sont l'expression de la volonté du chef, le crime de la veille est une vertu du lendemain. Vous êtes arrivé un jour après moi; ce retard a suffi pour que vous ayez eu raison de donner un démenti à la vérité de mes récits. La mort d'un homme est parfois une régénération ou une décadence : voyez Tamahamah aux iles Sand- wich! La Chine seule échappe à mon raisonnement; la Chine est une exception de toute chose ; c’est un peu- ple en dehors de tout peuple; elle est stationnaire, immuable ; le passé du Chinois, c'est son présent ; c'est sans doute son avenir, puisque quatre mille ans ont glissé sur son empire sans l’étendre, sans l’a- moindrir, sans le modifier. Il est plus difficile qu'on ne pense d'écrire con- sciencieusement une relation de voyage; ici, outre la vérité, qui est le premier devoir du narrateur, il faut encore l'asservissement de l'esprit et de l'imagination. On a un cadre à remplir; il est défendu d'aller au delà. Le paysage est devant les yeux; il faut le tra- duire tel qu'il est, ou du moins tel qu’on croit le voir, et vois ne devez jamais, mème dans l’intérèt de votre tableau, faire serpenter à droite le ruisseau qui prend dans la nature une direction opposée; nul n’a | le droit de créer en face de la création; et c’est pré- cisément le contraste ou la disparate qui fait cette grandeur et cette majesté contre lesquelles vous vous révoltez à tort. La main de l’homme gâte bien plus souvent qu'elle n’embellit. Dans les ouvrages d'imagination, au contraire, par- fois le désordre fait l'harmonie; vous peignez des sentiments, des émotions, les passions de l'âme, les vices, les ridicules, les extravagances humaines. Oh! alors élargissez votre toile; pleine latitude vous est offerte et permise ; si vous consentez à être petit, vous serez mesquin ; vous avez le droit de creuser dans les routes battues, d’en chercher de nouvelles, de fouiller au fond des choses, de combattre les principes : c’est un chaos à débrouiller, c’est un nouveau monde à reconstruire. S'il est rigoureusement vrai que le style soit l'homme, c’est surtout alors qu'il est question de voyages. Traduire ce que les yeux voient, ce que l'esprit comprend, ce que la raison accepte, c'est se traduire soi-même. Le langage que vous parlez est done l'expression la plus pure de votre âme, car c'est de l’âme seule qu’émane tout sentiment, tandis que dans un livre de création ce n’est pas vous seulement qui êtes dans le drame, la comédie ou la satire, ce sont encore plusieurs personnages devant lesquels vous êtes contraint de vous effacer pour prêter à chacun d’eux les humeurs et le earactère qui leur sont propres. Voyez comme dans ce cas votre horizon s'élargit. Est-il cependant possible de dramatiser un ouvrage en quelque sorte didactique? C’est là une nouvelle question que j'aurais dû peut-être chercher à résou- dre avant d'entreprendre le rigoureux travail que je me suis imposé. Mais que voulez-vous! l’orgueil humain est ainsi fait qu'il ne châtie qu'après qu'on a eu un long plaisir à le braver. On se dit sans trop rougir : Faisons au- trement que tous les autres; bien cerlainement nous ferons mieux. Toute passion absorbe, maitrise, égare, et il y a, si j'ose m’exprimer ainsi, encore plus d’a- veugles par l'esprit qu'il n'y a d'aveugles par les yeux. Quant à moi, plus étourdi que vaniteux, j'ai essayé une route nouvelle ; je veux que celui qui me lira me retrouve dans mon livre tel qu'on ma tou- Jours vu, tel que je suis dans la vie privée. C’est bien luil ces trois mots-là ont souvent retenti à mon oreille, lorsque par hasard un désœuvré où un indis- cret contait à haute voix quelque fait de ma facon. C'est bien lui! Je ne me suis jamais senti blessé de cette application rapide, parce que je n'ai point cher- ché à me cacher comme tant d’autres, el qu'après l'ingratitude, le vice le plus odieux que je reproche à l’homme, c'est l'hypocrisie. Me voilà donc devant vous sans fard, ainsi que de- 199 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. vrait le faire quiconque parle en public ou écrit pour le public; mais, hélas! le carnaval a bien plus de durée chez les peuples civilisés que ne l'ont voulu nos folles institutions. Venise, sous cet aspect, se rapproche bien plus de la vérité. Si je ne savais pas être Lu, a dit un grand génie du quatorzième siècle, je n'écrirais de ma vie une seule ligne. O philosophie ! Eh bien, moi j'écrirais, alors même qu'une voix sé- vère, retentissant à mon oreille, me ferait entendre ces mots amers : Nulne te lira. Ecrire d’après sa rai- son, c'est se multiplier, c'est vivre deux fois ; c’est, pour ainsi dire, sentir la vie. Et puis, que tout bar- bouilleur de papier se rassure, il n’y a pas de livre qui ne trouve à se placer de par le monde, et qui ne récolte çà et là quelques consolantes sympathies. Le sot et le méchant sont lus; l’envieux seul est dans les exceptions, aussi bien que l'ennuyeux, et cepen- dant il faut bien qu’on les lise pour pouvoir assurer qu'ils sont ce qu'ils sont en effet. Pécapitulons sans ordre : l'Histoire des Voyages, de La Harpe, est une compilation amusante, si vous voulez, mais elle n’est vraie que dans le récit de cer- tains épisodes détachés. D'ailleurs méfiez-vous de ces hommes qui parcourent la terre sans mettre le pied hors de leur cabinet. Etudiez aujourd'hui phistoire naturelle dans Buffon, qu'on s'obstine à mettre entre les mains de l'enfance, et vous verrez si vous ne serez pas forcé de beaucoup désapprendre en avançant dans la vie. Je m'étais rassasié, avant mon départ, de l'His- toire philosophique des deux Indes, par Raynal… Bon Dieu! bon Dieu! que d'hérésies! Un coup d'œil, un seul, sur les pays dontil parle, m'en a mille fois plus appris que lui avec ses éloquentes pages, toutes gâtées par le mensonge. De tous les voyageurs qui m'ont précédé dans ces périlleuses excursions, celui en qui, après cent heu- reuses épreuves, j'ai eu le plus de foi, c’est Cook. Son Les ExpLorareurs : Canrener. Naturels du Havre-Carteret (Iles Salomon). livre, c’est lui. Il est matelot intrépide, téméraire, parfois brutal ; mais il voit bien, et il décrit avec jus- tesse, moins encore les détails que les masses : on dirait qu'il n’a pas le temps de regarder près de lui, et qu'ila hâte de fouiller à l'horizon pour de nouvelles découvertes. Cookest un grand homme et le premier des navigateurs anglais. Vancouver a plus d'érudition, plus de finesse, plus de fact; il creuse le sol qu’il visite, et la science lui a été un puissant auxiliaire. Voyez comme Dampier est précis, méthodique, vrai! ses écrit: sont un miroir fidèle des objets qu'ils reflètent. Dampier se place bien près de Cook. Pougainville s'amuse de tout, et joue avec les évé- nements comme avec la vérité: c'est un capitaine de cavalerie sur une galère. L'amiral Anson est un de ces navigateurs intrépides et expérimentés qui ne reculent en face d'aucun obstacle, qui se jettent, au contraire, au-devant des périls qu'on leur signale, et s'occupent bien moins de leur propre renommée que de la gloire du pays dont ils promènent en tous lieux le pavillon domina- teur. Les pages d’Anson ont une allure de franchise et d'enthousiasme parfaitement en harmonie avec le ca- ractère que les biographes donnent à ce navigateur, qui à conquis si dignement les plus hauts grades de la marine royale. Wallis s’assied à côté d’Anson par le courage et peut-être se pose au-dessus par l'élégance et la vérité de ses descriptions, empreintes cependant d'un peu de monotonie. Malheur à qui, dans la relation de ces courses lointaines, étouffe l'intérêt sous le poids de Ja science! On voyage peu avec celui qui ne s'adresse qu'à la pen- sée; le cœur doit être de moitié dans toutes les jouis- sances, Drack a mérité, comme Wallis, la belle réputation dont il jouit, et a attaché son nom à de grandes dé- couvertes. Carteret est de l’école de Dampier : c’est la bonne, c’est celle qui récolte et produit, c'est celle qui doit VOYAGE servir de modèle à qui veut apprendre et enseigner. La Pérouse ! les frères Laborde! quelles horribles catastrophes en un seul voyage! Les paroles sorties AUTOUR DU MONDE. 153 de l'Océan ont vibré si faibles, si ténébreuses, qu'il y a peut-être encore là un beau problème à résoudre. Marchand est sans coutredit un des voyageurs les Les ExpLora:Euns plus consciencieux, et la relation de ses courses et de ses dangers est faite avec une sorte de bonhomie et d'abandon qui exelnt toute supposition de mensonge : La Pérouse, Le naufrage. ou de forfanterie. C’est là un livre utile à tout explo- rateur. : ; L'éloquent Péron était trop avide de science ; sa Les ExrconatTeuns : relation est instructive, mais peu amusante, et le monosyllabe moi se présente trop souvent aux yeux du lecteur. Citons encore et sans ordre des'noms qui reviennent à ma mémoire comme de vifs rayons d'une gloire immortelle, Magellan, fugitif devant une tempête, se réfugie dans un bras de mer où il espère trouver un port. Il s’y enfonce à travers mille périls, et après Jar, 20 La Pérouse. Monument élevé à sa mémoire dans l'ile de Vanikoro. quelques jours d'une lente navigation, au milieu de courants contraires, il résout un grand problème vainement cherché jusqu'à lui. Le vaste océan Paci- fique sera visité par l'ouest. Les récits de Magellan sont plus vrais que ses cartes ne s°nt exactes, et pour- tant ce n'est pas la science qui a manqué à ce hardi navigateur, c'est la patience, sorte de courage plus rare encore que celui qu'on appelle bravoure. 20 154 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Davis ne demande que des dangers et des tempêtes. | « lencieux à la surface. Ainsi peut-être a fini La Pé- Sa vie de prédilection, à lui, est celle qu'il passe près des côtes et au milieu des récifs. Il découvre le dé- troit célèbre qui porte son nom, et se place à côté des plus habiles explorateurs. Après le massacre au milieu duquel Cook fut frappé de mort à Owhyée, King prit le commandement du vaisseau britannique qui devait revenir en Angleterre veuf du grand capitaine qui jusque-là l'avait si har- diment piloté. King glisse inaperçu à côté de son maitre. Dirai-je les noms glorieux des Albuquerque, des Dias de Solis, des Vasco de Gama, des Cabral, dont le Portugal est si fier, et dont les autres nations sont si jalouses? Il y a dans les relations de ces intrépides explorateurs un parfum de fanfaronnade tout à fait en harmonie, je vous jure, avec ees nobles soldats qui se promenèrent si victorieusement dans toutes les Indes et soumirent tant de peuples. Que vous dirai-je de ce brave et infortuné Jacque- mont dont les touchantes lettres ont tant de charme, d'intérêt et d’éloquence à la fois, qu'on croirait lire les brillantes pages de Walter Scott et de Chateau- briand? Hélas! dans ces courses hardies, ce sont presque toujours les plus intrépides qui succombent, ce sont presque toujours les plus dignes dont la vie s'éteint au milieu des fatigues de leur gloire. Le style de Jacquemont est empreint d'une couleur toute poétique qui vous élève, et la naïveté de la plupart de ses récits leur donne un attrait si puissant, que je vous défie bien de ne pas vous mettre de moitié dans les peines, les périls, les plaisirs qu'il vous raconte. Voilà les hommes sur qui les gouvernements devraient Jeter les yeux. Que vous dirai-je encore de ces cœurs de bronze, de ces hommes de fer qui n'aiment de la mer que les colères, du ciel que les orages, de la nature entière que les déchirements ? Voyez-les faire gaiement les préparatifs de leur dé- part, alors qu'il y a folie à croire à un retour ! Voyez- les jouant avec leurs navires comme avec la tombe! Fous intrépides, ils ne vont pas chercher, eux, les zones tranquilles, les mers calmes, les parages sans récifs; non, ce qu'ils demandent, ce qu'ils bravent le sourire sur les levres et la joie au cœur, ce sont les montagnes de glace se ruant sur eux et les emprison- nant de leurs gigantesques murailles; ce sont les rapides courants qui tourbillonnent sur leurs flancs cuivrés et les entrainent; c'est un ciel glacial, des routes non {racées, inconnues; des cataractes où ils sont prèts à lancer leurs robustes navires; un pro- blème nautique enfin à résoudre, alors que vingt imprudentes tentatives, alors que vingt catastrophes récentes ont tracé devant leur route le terrible mot impossible, qu'ils veulent effacer du dictionnaire des navigateurs. N'ai-je pas nommé les capitaines Parry, àoss et Sabine, veritables loups de mer dont les âpres récits vous pressent comme dans un étau et vous gla- cent le sang dans les veines ? Péveillons ici une douleur amortie, et laissons de nouveau couler nos larmes sur un profond souvenir de regret et de deuil. Quand la mer dévore, elle le fait en silence, sans ressentiment; elle absorbe, elle étouffe, elle engloutit; un flot efface le flot qui vient de passer, et les navires voyageurs glissent sans émo- tion sur des tombes muettes. « Un baleinier l'a vu, dit-on, sombrer en pleme « mer enclavé dans les glaces du pôle. En un instant « Les eaux s'ouvrirent, se refermèrent, et tout fut si- « rouse. » : Brave et in‘orluné Blosseville! ardent jeune homme, intrépide marin, savant explorateur! Oh! que mon -cœur bondit de joie quand une voix amie, celle de mon frère, dit à la tribune nationale, à la France attentive et attristée, à l’Europe, qui l’écoutait avec recueillement : « Oui, qu'une haute récompense, une « récompense illimitée soit offerte par l'Etat à tout « marin, à tout homme qui viendra nous donner des « nouvelles, non pas seulement de ce courageux offi- « cier, mais d’un seul matelot de son ardent équi- « page; à celui qui viendra dire à la science inquiète : « Blosseville est sauvé! ou : Blosseville ne souffre € plus! » Si Christophe Colomb, à qui l’ancien monde dut un monde rival, a payé par les fers et la pauvreté sa savante découverte, dites combien son âme ardente dut éprouver de bonheur et d'ivresse lorsque-là, de- vant lui, une terre riche et une végétation embaumée se dressèrent pour l’admirer et le consoler de ses fatigues; dites avec quel sentiment d'orgueil il dut relever son équipage soumis et prosterné quand la veille on avait en conseil solennel résolu sa mort ! Vous trouvez dans les relalions de divers voyages du Génois cette teinte de merveilleux que les écrivains de l’époque jetaient à pleines mains dans leurs veri- diques notices. Quand l’ancien monde s’émouvait aux magiques tableaux déroulés à ses regards, comment ceux qui allaient les étudier seraient-ils restés froids et calmes en présence de cetie nature nouvelle et majestueuse, de ces hommes d’une autre couleur, de ces mers toutes phosphorescentes, au sein desquels ils arrivaient en dominateurs? L'Eldorado, loin d’être une chimère, devint une réalité, l'Espagne et le Por- tugal émigrèrent, l'Europe entière aurait voulu sui- vre le Portugal et l'Espagne sur celte terre régéné- ratrice. Et maintenant, si nous analysons le caractère de ces hardis explorateurs qui, sans avoir fait le tour du monde, n'en ont pas moins bravé les périls les plus imminents, nous les trouvons encore en parfaite har- monie avec la couleur de leur livre, où pointe cepen- dant presque toujours cette idée première et dange- reuse : Nul ne viendra me deémentir. Mungo-Park est audacieux, il sait qu'il ouvre une route nouvelle à ses successeurs, il n'a pas besoin d'appeler à son secours le mensonge et le merveilleux, car le premier il dira ee que nul n'a vu avant lui. Belzoni, Boutin, Clapperton s’enfonceront dans les solitudes africaines et mourront martyrs de la science sous le fer des Arabes ou des Maures, ou sous les atteintes des plus horribles privations. Puis vous retrouvez ce pauvre Caillé, aventureux jeune homme, sans instruction, sans talent, sans mé- moire ni intelligence, qui marche, marche de cara- vane en caravane, longe les fleuves, se glisse dans les huttes, tantôt sans nourriture, sans vêtements, sans guide, tantôt sans eau pour sa soif, sans armes pour sa défense ; avance encore, se trouve porté de revers en revers, de chute en chute, au centre de l'Afrique sauvage; entre peut-être à Tombouctou, qu'il nous assure être une ville ronde, tandis qu'il nous la des- sine carrée; se sauve de celte capitale mystérieuse sans qu'on daigne le punir de son audace, franchit dans sa plus longue étendue le vaste désert, et arrive enfin à Tunis ou à Tripoli, où le consul français n'ose pas même constater la vérité de ses récits. Et Bonpland, ce palient el intrépide compagnon VOYAGE AUTOUR DU de voyage de Humboldt ; Bonpland, que les déserts impénétrables de l'Amérique ont si longtemps caché à l’Europe savante et attristée ; Bonpland, qui a con- sacré tant d'années de son douloureux esclavage à la recherche des richesses botaniques et minéralogiques des grandes Cordillères et des immenses plaines du Paraguay, n'y aurait-il pas de ma part injustice et ingratitude à la fois à ne pas placer son nom à côté de ceux que je viens de citer? Puis encore vous voyagez avec les frères Landers, maielots infatigables, amis fermes et dévoués, qui écrivent leurs curieuses relations comme le ferait un paysan du Danube, et qui forcent votre croyance, tant la sincérité perce dans chacune de leurs paroles. Colnett s’enfonçant au milieu des glaces polaires et ne s’arrêtant que là où les forces humaines succom- baïent sous la puissance d’un ciel sans soleil et d’une terre sans végélalion, Colneit est encore au-dessus de Ia haute réputation qu’on lui a faite. L'Espagne, qui passe presque inaperçue au milieu de toutes les illustrations, nous dénonce enfin Quiros, ardent écumeur, audacieux pilote, s’élançant partout où les flots mugissent, et enrichissant les cartes ma- rines d’un grand nombre de récifs inconnus jusqu'à lui. Quiros a bien mérité du monde entier, qui doit placer son nom célèbre bien près de celui de Cook. L'Anglais Sébastien Cabot ne doit pas être plus oublié dans cette nomenclalure que Quiros, car lui aussi s’est distingué par d'utiles et périlleuses décou- vertes et des cartes d'une exactitude au-dessus de tout éloge. Tristan da Cunha a donné Madagascar à l'univers. Jacques Cartier vit le premier le Canada. Cortez et Pizarre faisant, celui-ci la conquête du Pérou, découvert par Perez de La Rua, celui-là de la Californie, ont placé leurs noms impérissables parmi ceux des grands hommes de cette époque si féconde en merveilles. Et cet intrépide et savant ingénieur Oxley, qui n’ac- eueillit avec tant de bienveillance à Sidney, et avec lequel je fis, au delà du torrent de Kinkham, une course si pénible, si longue, si hasardeuse; cet Oxley jeune, infatigable, à qui l'Angleterre est redevable des documents les plus curieux sur l'intérieur de la Nouvelle-Hollande, au delà des montagnes Bleues, jusqu'alors inaccessibles; cet Oxley qui a tracé avec tant de fidélité la direction des courants d’eau et des rivières intérieures de ce vaste continent, dont la source et l'embouchure sont encore ignorées; cet Oxley qui, dans l'intérêt seul de la science, a bravé tant de périls, étudié tant de peuples sauvages, ne trouvera-t-il point aussi sa place dans cette honorable nomenclature ? Mais de tous ces audacieux explorateurs à qui la science géographique doit tant de précieux docu- ments, celui dont on aurait dû recueillir le plus ardemment les paroles sacramentelles est, sans con- tredit, ce Mac-[rton, Irlandais dont la vie miraculeuse a dû courir tant de dangers et dû éprouver tant de misère. Le consul anglais au Cap me dit les recherches que lui-même avait ordonnées pour qu’on se saisit du fugitif; mais il m'a dit aussi les craintes qu'il éprou- vait de voir ses efforts couronnés de succès. C'est par Mac-lrton qu'on a reçu les premières notions vraies de cette mconnue Tombouctou, sur laquelle bien des siècles passeront peut-être encore sans que de nouveaux et précis renseignements nous arrivent. Les hommes de l’intérieur de l'Afrique sont bien plus à craindre que leurs déserts, et les passions MONDE, 155 humaines plus redoutables que les colères des tigres et des lions. Le matelot Mac-Irton montait un navire irlandais, mouillé alors en rade du cap de Bonne-Espérance; con lieutenant, dans une manœuvre, l'ayant rude- ment frappé d'un trop violent coup de garcette, le matelot furieux lui répondit à l'instant même par un soufflet. Mac-Irton fut d'abord mis aux fers, jugé peu de jours après et condamné à mort. La sentence de- vait s’exécuter sur le pont du navire dans les vingt- quatre heures, et Mac-Irton, le pied rivé à un anneau de fer, attendait sur le gaillard d'avant le moment fatal. Déjà le coup de sifflet du maître avait appelé tout l'équipage, déjà un ministre protestant avait fait son office consolateur, quand un mugissement profond appela tous les regards vers la côte. Elle avait pris une teinte blafarde qui blessait la vue, la mer s’agifait sans rafales, des flots épais de poussière voilaient la ville comme dans une tombe, et sur le sommet de la Table passaient, terribles et menacants, des flocons de nuages cuivrés qui roulaient, tombaient et remon- taient, incessamment zigzagués par les éclairs et d'é- clatantes étincelles ; l'ouragan élevait la voix, la grève attendait les victimes, et l'Océan ouvrait ses profon- deurs, et les navires de la rade invoquaient le ciel ; tout à coup encore les éléments se déchainent, et le chaos et la nuit règnent seuls. Mac-[rton ne veut pas mourir sans essayer du moins d'être de quelque se- cours à ses camarades, dont il est tant aimé, et le lieutenant est le premier à ordonner qu’on le prive de ses fers. Toutes les ancres sont mouillées, tous les câbles, toutes les chaines tendus par la tempête; le navire plonge, se relève, retombe ct rebondit; la mer est aux nues, et par un miracle du ciel, il échappe seul à la destruction générale. ‘Quoique mortelle à tant de navires, la tempête fut courte ; elle n’était pas encore apaisée que Mac-rton, rendu à sa position première, se rappela sa position de la veille, qu'il avait oubliée au milieu des tour- billons et du fracas de la nature. Du haut de la vergue où il était hissé, il s'élanca dans les flots é‘umeux et S’abandonna à la lame roulante. Tous le suivent d’un œil avide, tous font pour lui des vœux ardents, hormis le lieutenant, qui voulait un exemple propre à épou- vanter l'équipage. La nuit et la turbulence des nuages cachèrent bientôt le pauvre matelot, et le lendemain le lieutenant ordonna qu'un canot allät à terre et que des recherches actives fussent faites pour se saisir du fugitif. Soins inutiles : on sut qu'en effet un homme du navire irlandais avait été poussé et vomi sur les récifs de la côte; on apprit qu'il avait échappé à la fureur de la tourmente; mais on ignorait depuis lors ce qu'il était devenu. : Prévoyant bien le sort qui l’attendait dans la ville, Mac-lrton, sans vêtements, sans vivres, presque sans forces, s’enfonça dans les déserts qui avoisinent Table- Pay, et il aïima mieux s'exposer à la dent des bêtes féroces que de retourner à bord implorer une grâce qu'on lui aurait sans doute refusée. Ici commence le doute, ou du moins le merveilleux. Mac-frton seul est garant de la vérité de ses récits, et malheureusement sa raison, troublée par les fatigues, les privations et les périls, crée-t-elle peut être un monde qu'il n'a pas vu. Quoi qu'il en soit, l’Irlandais se montra un jour à Alger; le consul anglais reçut ses premières confidences et l'envoya à Londres avec une demande en grâce. On interrogea le matelot, on recueillit scrupuleusement ses plus douteuses paroles, et on publia le récit de ses courses de quatre ans au sein de l'Afrique. 456 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Il se sauva d’abord chez les Hottentots : ceux ci, alors en guerre avec les Cafres, lui confièrent le com- mandement de leur expédition. Fait prisonnier, on l'épargna et on l'emmena dans des expéditions plus lointaines, de sorte que, tantôt vainqueur, tantôt vaincu, Mac-rton s’éloisna de jour en jour de la co- lonie où il n’osait plus rentrer. Enfin, après avoir signalé avec exactitude quelques-unes des villes afri- caines sur l'existence desquelles le doute n'était plus permis, il parla de la grande Tombouctou, d'où il partit pour le nord avec une caravane, en compagnie de laquelle il arriva à Alger. Mac-frton mourut peu de jours après son arrivée à Londres; mais, quoique imparfaits, il est certain que les documents qu'il a fournis n’ont peut-être pas peu contribué à signaler au monde cette capitale sauvage et cachée, dont l'existence n’est plus un problème. Et si, après ces noms, dont quelques-uns sont une gloire, nous osons citer le plus illustre de tous, je vous montrerai celui qui le porte planant sur les plus hautes cimes des Cordillières, étudiant le Cotopaxi, les volcans d'air de Turbaco, fouillant dans les pro- fondeurs de la terre pour y découvrir des trésors ignorés jusqu'à lui, étudiant les steppes des deux Amériques, analysant de son œil d'aigle les richesses botaniques, minéralosiques, ornitholosiques, dont il agrandit le domaine de la science; suivant le cours des fleuves, s'élançcant dans lPabime avec les cata- ractes, entrant dans les vastes cités pour en écrire les mœurs, les prourès ou la décadence; philosophe, historien, physicien, astronome, et dépensant à tant de travaux des sommes devant lesquelles reculeraient bien des gouvernements, et vous retrouverez cet Alexandre de Humboldt, institut vivant, dont l'amitié m'est si précieuse, et dont la vie entitre est une étude de tous les jours, de tous les instants, Mais par mal- heur, hélas! peu d'hommes lisent ses immenses in- folio, où sont conservées tant de découvertes, car toute haute science est lourde à qui rougit de ne pas com- prendre. Il est des rayons trop éclatants pour que l'œil du vulgaire puisse les braver. On s'explique facilement pourquoi, au milieu de noms si célèbres, je ne jette pas les noms modernes et non moins slorieux de quelques hardis et savants explorateurs, qui ont fait faire tant de progrès à la navigation et eurichi leur pays de récentes conquêtes physiques et morales. Leurs ouvrages sont là, dans toutes les mains, dans toutes les bibliothèques, et ils n’ont pas besoin de ma faible voix pour occuper la curiosité publique. Courir sur leurs traces eùt été pour moi une faute que j'ai dû me garder de com- mettre, et tant d'espace était occupé par eux, qu'ilne m'a été permis que de suivre le sentier étroit où je me suis jeté. Il y avait trop de péril à me trouver côte à côte avec eux sur la grande roule qu'ils exploitaient avec tant de supériorité; mais les champs le mieux mois- sonnés ont encore des épis à qui s'arme de constance et de courage. Ce que j'aime surtout dans la lecture des voyages, ce sont les anecdotes. Les systèmes peuvent se heurter, se combattre, se détruire tour à tour (et c'est ce qui doit toujours arriver); mais les faits ont une logique plus puissante : ils sont là pour dire les mœurs d'un peuple, l'esprit d'une époque. La bienveillance qui a accueilli mon livre ne me laisse aucun regret d'avoir semé dans ma roule un grand nombre d'anecdotes où chacun peut puiser les conséquences de sa philo- sophie particulière. En second lieu, je n'aime pas à m'isoler dans mes courses aventureuses: ee qui me plait avant tout, c'est un brave compagnon de voyage qui soit de moitié dans mes joies ou mes douleurs. Etre heureux tout seul, ce n’est pas l'être, et l'égoiste n’a que des demi-jouissances. Combien de fois, au milieu des grands et magiques tableaux qui se dérou- laient à mes yeux, ne me suis-je pas écrié : (Si mes amis étaient là pour partager mes émotions! » Me pardonnera-t-on d’avoir souvent pris pour cama- rades de route ces deux braves matelots Petit et Mar- chais, dont les naïves saillies ont tant de fois retrempé mon Courage et soutenu mes forces épuisées? Je l’es- père. Ces deux abruptes intelligences, ces deux cœurs si chauds, si généreux, ces deux caractères de fer, que ni les misères ni les douleurs n’ont jamais pu {létrir, ces deux dévouements à l'épreuve des plus épouvantables catastrophes, m'ont trop souvent pro- tègé et consolé pour que mes lecteurs ne les retrou- vent point parfois avec plaisir à mes côtés. Hélas ! que sont-ils devenus aujourd'hui? quel humble réduit abrite leur pauvreté? quelle voix amie les dédommage de tant de périlleuses traversées? quels flots océani- ques ont recu leur dernier soupir? Oh! merci, mille fois merci à qui voudra me donner des nouvelles de Petit et Marchais ! oh! merci mille fois à la main géné- reuse qui leur sera tendue dans la route! Que les quelques esprits supérieurs qui jetteraient le blâme sur l’apparente légèreté de la plupart de mes récits, opposent à leur mécontentement la nature même de mes principes et de mon caractère, fou- jours si insouciant au sein des plus graves circon- stances, devais-je, vaincu enfin par l'horrible malheur qui me. frappe, jeter à pleines mains Ja tristesse et l'amertume sur mes récits? Non, car alors tout mon livre eût été un mensonge. On n'est vrai qu'alors qu’on écrit sous l'inspiration du moment. Voilà mes notes, mes esquisses ; je ne les traduis pas: je les copie ; ce que je dis aujourd'hui, c’est ce que je disais quand la tempête mugissait autour de nous, quand les anthropophages me menacaient de leurs crics, de leurs casse-tête, quand je traversais les vastes so- litudes, quand mes lèvres altérées demandaient de l'eau au désert stérile et silencieux ; ce que je vous dis aujourd'hui, c’est l'expression la plus vraie, la plus intime de mes émotions d'alors. Je n'ai pas pro- mis davantage. Il n'est peut-être pas inutile, après cette rapide es- quisse, de trouver ici la date des principales décou- vertes faites par les navigateurs de tous les pays du monde. On y verra que le Portugal, aujourd'hui si humble et si mesquin, a joué le principal rôle dans ces voyages si périlleux, où il fallait aux capitaines plus de courage que de science. Ainsi passent toutes les gloires, ainsi dorment et disparaissent les plus nobles souvenirs des peuples. ÉPOQUES DES PRINCIPALES DÉCOUVERTES. Les Canaries, des navigateurs génois et catalans. . . . 1545 — Jean de Béthencourt en fait la conquête de 1401 à 1409 Porto-Santo, Tristan Vaz et Zarco, Portugais. . . . . 1418 Madère, par les mêmes. . . . . . + . : « « :+ + - 1419 Le Cap Blanc, Nunbo Tristan, Portugais. 2 re 10 LA) Les Açores, Gonzallo Vello, Portugais. . . . . . . . . 1448 Les îles du cap Vert, Antoine Nolli, Génois. , . . . . 1449 La côte de Guinée, Jean de Santaren et Pierre Escovar, Pontus is Fe ere 1471 Le Congo, Diégo Cam, Portugais. . . . . . . . . + . 148% Le cap de Bonne-Espérance, Dias, Portugais. . . . 1486 L'Amérique (ile San-Salvador, dans la nuit du 11 au 12 octobre). Christophe Colomb, . , . . RS on | | { | VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 157 Les Antillesi, Christophe Colomb, . . . . 1493 | Rio de la Plata, Dias de Solis. . . . . . . . . . . . 1516 La Trinité (continent de l'Amérique), Christophe Colomb. 1498 | La Chine, Fernand d'Andrada, Portugais . Lt ARE 1517 Les Indes lcûtes orientales d'Afrique, côte de Malabar), Mexique, Fernand de Cordoue. , . . . . . . . . . 1518 Vasco de Gama. . 2 106 OEM 1498 — Fernand Cortez en fait la conquite. AE 1519 Amérique (côtes orientales), Gjéd, accompagné d'améric TerreïdeKeu Magellan," : RNA: 1520 MeSpuce ne MG UE 1499 Iles des rois Magellan 7. RenRE 1521 Rivière des Amazones, Seat Pinçon. ie 1500 Les Philippines, Magellan, , . . RNA, L2014021 Terre-Neuve, Corléral, Portugais. . . . . . . . 1500 | Amérique septentrionale, Jean Verazani.…. . 1925 et 1524 Le Brésil, Alvarès Cabral, Portugais. 1500" MCorquéteidibErouMbPizarre.t!, LME 152% Ile Sainte-Hélène, Jean de Nova, Por tugais . 1502 | Les Bermudes, Jean Bermudez, Espagnol. , , . . . . 1527 L'ile de Ceylan, Laurent Almeyda. . . 1506 | La Nouvelle-Guinée, André Vidaneta, Espagnol. . . 1528 Madagascar, Tristan da Cunha. , , : 1506 | Côtes voisines «l'Acapulco, par ordre de Cortez.. . 153% Sumatra, Siqueyra, Portugais, . . . , . 1508 | Le Canada, Jacques Cartier, Français, . . . . . 153% et 1535 Malacca, le mème. 2: € MR 1508" |MTatGahfornieGortez.s a NN 0 D 1.104535 Iles de La Sonde, Abreu, Portugais. ce 1511 | Le Chili, Diégo de Almagro. SU. 145561et:4957 Moluques, Abreu, Ccrrano. , , ANDRE 1511 Acadie, Robersall Français, s'établit à l'Ile Royale. 1541 La Flor. ide, Ponce de Léon, Espagnol. PERS 1512 | Camboje, Antonio Faria y Souza, Fernand-Mencez Pinto. 1541 La mer du Sud, Nuñez Balboa. . . . . . . . . 1515) 1 NTestiles Tiketo;.lesmémes ."...,... . +. : … « - « 1541 Le Pérou, Pérez de La Rua. . PDO ESS 1545 Heinam, les mêmes. . . 0 LAS lao-Janeiro, Dias de Sols. . . 1516 | Cap Mendocino, à la C alifornie, quis Cabrill. . 1542 Les Exvconareurs Cook. Une habitation à la Nouvelle-Calédonic. Japon, à V'est, Diégo Samoto et Christophe Borello ; à Nouvelle-Brelagne, Dampier.. . . . . . 1700 l’est, au Bungo, Fernand-Mendez Pinto. . . . . . . 1542 Ledéfroilide BERTNTAEN ENCNNNEE 1725 Le Mississipr, Moscoso Alvarado.. , . . . . 1545 | Taiïili, Wallis. A DÉCO DS 1767 Le détroit de Waigats, Steven Borrough. , . 1556 | Archipel des Navigateurs, PBougainville. . . . . . 1768 Iles Salomon, Mendana.. . . . «+ + + + + 1567 | Archipel de la Louisiane, Bougainville. . . . . . . . 1168 Détroit de Frobisher, sir Martin Frobisher . d 5 diene 1576 | Terre de Kerguelen ou de la Désolation. . . . 1772 MonagedeDrahe ee 0. - ete 1919) 01 1590 La Nowvelle-Calédonie, Cook. M PEIU SE PP ATTE Détroit de Davis, John Davis. , Le Dee 1587 Tes San hic COOPER MN EE NET ON 118 Côtes du Chili, dans la mer du Sud, Pédo Sarmiento . 1589 Les îles Malouines, ou Falkland, Hawkins. , . , . , . 159% Voilà certes bien des noms illustres, bien des cou- Voyage de Barente à la Nouvelle-Zemble. . . 1594 à 1596 rages éprouv és, bien des pays longtemps i inconnus et Marquises de Mendoca, Mendana. 1595 donnés à l'Europe insaliable..… Dites-moi maintenant Santa-Cruz, Mendana. . OR LUE FÉ 1595 Le P ; : apr Ouiioss Gicladrs, Bucain si, Vainqueurs Ou vaincus, maitres ou esclaves, domi- ville; Nouvelles-Hébrides, Cook. . . . . . . .... 1606 | nateurs ou sujets, beaucoup ont à remercier le ciel Baie de Chesapeak, John Smith.. . . . . . . . . 1607 | de tant de conquêtes. Québec, fondée par Samuel Champlain, . . . . . . . 1608 A ceux-ci les haines, les jalouses persécutions des Détroit de Hudson, Henri Hudson. 1610 | princes, à qui ils octroyaient sur de nouvelles terres fee CET free DAME ICI EN TEE 1616 | un droit de suzerainelé ; à ceux-là des guerres inter- Cap Horn, Jacob Lemaire. |... . . . .. 1616 | minables et cruelles, où le sang coule à flots pressés et nice tEmanE ele 1682 | engraisse le sol, témoin de tant de carnages. Nouvelle-Zélande, le même. . . . . . . . . 1642 Nulle t Ile td Iles des Amis, le même. Te È 1653 par ou presque nulle par des victoires mo- Iles des Etats {au nord du Japon), de Uries. . . 1643 | rales. 1 Cette date est contestée et portée par quelques auteurs à 1497. Nulle part ou presque nulle part la clémence assise à côté de la force. 158 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Partout, au contraire, le canon et le glaive pour as- seoir la possession. Partout aussi des meurtres, des assassinats, de san- glantes représailles. C'est là l'histoire abrégée des deux Indes, c'est l'histoire du Nouveau-Monde ; n'est-ce pas, je vous le demande, l'histoire de l'ancien? Ya-t:l, oubliée encore du reste de l'univers, une toute petite ile pour laquelle Dieu n'ait que des regards d'amour ? Ya-t-il au sein de quelque vaste océan une terre presque imperceptible où l'amitié dresse ses autels, où la liberté professe son culte ? Qui le sait ? Nous n'avons plus de continents à découvrir ; mais les mers n'ont pas été si plemement sillonnées que toute espérance doive s’éteindre. Oh! alors que le navigateur passe vite, qu'il se taise à son retour. Il faut laisser la paix et le bonheur dans la retraite que le ciel leur a donnée. Hélas ! les Carolines, quel- que peu riches qu'elles soient, ne tarderont pas à subir les destinées des archipels qui les entourent. On a si bien fait jusqu'à présent, que le flambeau de Ja civilisation n’est plus qu'une torche incen- jaire. XXVIII ILES MARIANNES Guham. — umata. — La Lèpre. Il y a pour le moraliste des études à faire plus cu- rieuses encore que celles des peuplesprimitifs, et nous voici dans un de ces pays exceptionnels où le doute et l'incertitude se trouvent à chaque pas, alors même que les faits paraissent plus saillants et plus tranchés: Lesiles Mariannes ne sont ni sauvages ni civilisées ; on voit là, pour ainsi dire, côte à côte, mœurs anti- ques et usages modernes, superstition et idolâtrie des premiers âges à demi étouffées sous le fanatisme des conquérants espagnols qui ont légué l'archipel entier à leurs successeurs. Les vices européens luttent sans cesse, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, contre cette liberté de conduite des indigènes du lieu qu'on appela Larrons à si bon droit, qu'ils tiennent à hon- neur de l'être, et qu'on aurait pu également nommer libertins, s'ils avaient compris toute la portée des mots vertu et corruption comme les explique notre morale. C’est, je vous jure, un spectacle bien bizarre et bien instructif à la fois. Des contrastes sont si rap- prochés, que l'historien semble en contradiction avec lui-même alors qu'il est fidèle jusqu'à la naïveté. Le peuple du matin ne ressemble pas à celui de la soirée, il est catholique romain de telle heure à telle heure, il est tchamorre et idolâtre de telle autre à telle autre ; le voici dévot, le voilà indépendant de toute culte. L'homme vole et va gaiement chez un prêtre se con- fesser d'avoir volé ; il fera saintement la pénitence imposée, et ii méditera un nouveau larein sans que sa conscience s’en alarme dès qu'il se sentira une conscience. La jeune fille que vous voyez là, devant sa porte, vous accueillera tout agaçante, et échangera, devant sa mère insoucieuse, ses faveurs contre un ro- saire. Ici tout le monde va à l'église, tout le monde y prie avec ferveur, les hommes d'un côté, les femmes de l’autre ; tous se frappent rudement la poitrine et baisent fréquemment la terre avec la plus grande hu- milité. Le service divin achevé, toute religion est mise en oubli. Il y a là des hommes, des femmes, des riviè- res, des bois, des plaines; on se fait une vie sans entraves, on se trace un chemin sans épines, on jouit des eaux, de la brise, du jour, du soleil, on respire à l'aise et on avance ainsi jusqu'à la tombe, où l’on se couche exempt de remords, car on n’a jamais su ce qu'il fallait entendre par le bien ou le mal, le vice ou la vertu. Mais ne généralisons pas encore, et re- yenons sur nos pas. Sans l'heureuse visite des bons Carolins, notre tra- versée eût été la plus douloureuse de cette longue campagne. Plusieurs de nos meilleurs matelots ont suivi notre ami Labiche dans les flots océaniques, et beaucoup d'autres, couchés sur les cadres, atten- daient dans les tiraillements horribles qui les tor- daient que leur tour arrivât. Aussi Marchais jurait à peine, Vial ne donnait plus de leçons d’escrime dans la batterie silencieuse, et Petit, presque toujours au chevet de l’agonisant, cherchait encore à le ranimer par ses contes si tristement naïfs. Enfin une voix crie : « Terre ! » Ce sont les Marian- nes, les iles des Larrons, soit; mais on trouve là, du moins, si nous en croyons les navigateurs, de belles et suaves forêts, au travers desquelles l'air glisse pur et rafraichissant ; il y a là des caux limpides et cal- mes, de l'espérance, presque du bonheur. Voyez sur le navire comme les fronts se dérident, comme les bouches sourient, comme les paroles s'échappent moins graves, Dans la batterie ouverte au souffle de terre, les malades cherchent d'un œil faible les mon- fagnes à l'horizon, et la corvette, poussée par une forte brise, s’élance majestueusement vers la prinei- pale ile de cet archipel. L'exagération de certains navigateurs est patente, ou le pays a perdu de sa fertilité et de ses richesses, car les cimes qui se dessinent imposantes au milieu des nuages sont nues, âpres, couronnées d'énormes blocs de roches noires et volcaniques. A leur base pourtant et à mesure que nous approchons, nos re- gards se reposent sur quelques louffes de verdure assez riches ; mais dès que le sol monte, avec lui se déploie, comme pour pavoiser le rivage, un vaste et admirable rideau de palmiers, de cocotiers, de rimas, de bananiers, si beaux, si éclatants de leurs jeunes couleurs, que tous mes souvenirs perdent de leur ri- chesse. Décidément les voyageurs sont moins menteurs qu'on se plait à le dire, et ici je parle pour mes con- frères seuls ; je tiens peu à convaincre les inerèdules par religion. Après avoir longé la côte de Guham pendant une demi-journée et touché presque de la main l'ile des Cocos, qui ferme d’un côlé la rade d'Humata, nous laissimes tomber l'ancre à deux encäblures à peu près du rivage et non loin d’un navire espagnol arrivé la veille de Manille. La rade, dont le fond est délicieux, est défendu par trois forts appelés, l’un la Viergedes Douleurs, l'autre Saint-Ange, et le troisième Saint-Vincent : vous voyez bien que nous sommes dans un archipel espagnol. La ridicule cérémonie du salut causa un malheur VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 159 bien grand à deux soldats de la garnison, peu habi- tués sans doute au service de l'artillerie; tout leur corps fut brûlé par une garsousse ; mais, grâce à leur vigoureuse constitution et aux soins empressés de nos docteurs, ils résistèrent aux horribles souf- frances qu'ils eurent à supporter. Le gouverneur de la colonie, venu à Humata pour recevoir les nouvelles que le trois-mâts la Paz lui apportait, nous reçut avec une cordialité si franche, il donna un emplacement si propre, si bien aëré à nos pauvres écloppés, il nous témoigna tant d'égards, que nous ne crûmes pas devoir l'affliger par une étiquette qu'il aurait peut-être prise pour une réserve offensante. Une heure après, nous nous promenions dans les salons de son palais. Levillage d'Humata se compose d'une vingtaine de mauvaises cases en arèles de cocotiers assez bien liées entre elles et bâties sur pilotis. Le palais du gouvernement est long, large, imposant, à un seul étage, orné d'un balcon de bois, avec cuisine et cham- bre à coucher. Cela ressemble admirablement à ces cages carrées et glissantes jetées sur la Seine à l’u- sage des blanchisseuses de la capitale. Patience, nous verrons beaucoup mieux plus tard, et Guham nous réserve d'autres merveilles. Quant aux spectres hideux qui peuplent les mai- sons, c'est chose horrible à voir. Voici les femmes vêtues d’un lambeau d’étoffe sale, puante, nouée à la ceinture et descendant jusqu'au genou. Le reste du corps est absolument nu ; leurs cheveux sont mêlés et crasseux, leurs veux ternes, vitriliés ; leurs dents jaunes comme leur peau; leurs épaules, leur cou, rongés de lèpre, traçant tantôt de larges rigoles, tan- tôt creusant la chair, Le plus souvent dessinant partout des écailles serrées de poissons ou des étoffes moi- rées ; on recule d'horreur et de pitié. Les hommes font plus mal à voir encore et l’on serait tenté de frapper de verges ces larges et robustes charpentes que la douleur et les maladies rongent sans les abattre, et qui meurent enfin, parce que la mort dévore tout. Autour d'eux sont de vastes et belles forèts; sous leurs pieds une terre puissante ; l'air qu'ils respirent est parfumé, l'eau qu'ils boi- vent est pure et limpide; les fruits, les poissons dont ils se nourissent sont délicats et abondants ; mais la paresse est là à leur porte: elle se couche avec eux dans les hamacs, la paresse honteuse qui les aban- donne dans des haillons fangeux, qui les inonde de vermine, qui les abrutit, les énerve, les dissèque. Oh! je vous l’ai dit, Humata soulève le cœur. M. Médinilla, gouverneur omnipotent de cet archi- pel isolé, M. Médinilla, dont je vous parlerai plus tard, et envers lequel j'ai un tort grave à me reprocher, me répondit, quand je lui parlai de ces êtres misé- rables qu'on voyait çà et là étaler au soleil leurs plaies livides : — C’est une population condamnée. — Pourquoi donc ? — Elle est toute lépreuse ; ma capitale offre un bien autre aspect. — Mais les gens de votre capitale viennent jus- qu'ici, et j'ai vu plusieurs de vos serviteurs serrer la main à ces malheureux; la lèpre n'est-elle donc pas contagieuse ? — Elle l’est; mais si l’un de mes gens devient lé- preux à son tour, je le chasserai et le reléguerai à Humata. — Pourquoi ne pas empêcher ce dangereux con- tact? pourquoi ne pas prévenir un malheur ? pourquoi ne pas forcer ces hommes au travail, qui donne de la force, de la souplesse aux muscles ? Ce qui les tue, c'est la paresse. — Non, c'est la malpropreté, et je suis sans puis- sance contre cet horrible fléau qui pèse ici sur toutes les familles vivant loin de ma capitale. — Vous parlez avec bien de l'intérêt de votre ca- pitale; est-ce qu'elle ressemblerait effectivement à une ville? — Oui, mais à une ville à part, à une ville unique en son genre : c'est une cité ou une forêt, comme vous voudrez. —- Ÿ a-til un palais aussi brillant que celui d'Hu- mala? — J'espère que vous me ferez l'honneur d'y ve- nir; vous déciderez ensuite s'il mérite vos épi- grainmes. — Hélas! Humata m'épouvante. Cependant nos malades se rétablissaient à vue d'œil ; leurs forces renaissaient comme par enchau- tement, et nous fûmes bientôt en état de repartir pour nous rendre près du mouillage d’Agagna, capitale de l'ile de Guham. La côte, sous quelque aspect qu'elle se présente, est riche et variée; mais de nombreux récifs, sur lesquels le flot mugit et bouillonne, en dé- fendent les approches, et le mouillage même où nous jetâmes l’ancre est difficile et tellement périlleux, qu'on ne peut guère y stationner que dans les belles saisons. Les vents violents du nord ne soufflent que rare- ment dans la rade de Saint-Louis, protégée par l'ile aux Chèvres et le morne d’Oroté, sur lequel on a élevé une inulile batterie. Au reste, J'engage fort les capi- taines de navires à mouiller à Humata plutôt qu'ici, car les hauts-fonds y sont très-nombreux et restent souvent à sec dans les basses marées. Sur une de ces roches madréporiques, une citadelle bâtie à grands frais présente quelque apparence de sécurité contre une atlaque extérieure; mais quel navire viendra ja- mais s’embosser là pour essayer une tentative sur Guham ! Quand nous nous vimes condamnés à ne pas sorlir de quelque temps de cette rade si belle pour le pay- sagiste, si effrayante pour le marin, nous nous rap- pelâmes que le gouverneur nous avait parlé à Guham d'une de ces iles, célèbre par le séjour que l'amiral Anson y fit lors de son grand voyage, et où, d’après M. Médinilla, nous devions trouver de curieux monu- ments antiques. Nous en parlämes alors au comman- dant, qui nous autorisa, MM. Gaudichaud, Bérard et moi, à entreprendre dans de frèles embarcations, ce périlleux voyage. Témérilé, soit; mais voir, c’est avoir, a dit le poëte, et nous voulions posséder. Et puis on meurt si bien en compagnie! Ainsi done, laissant nos amis à bord de la corvette, nous nous embarquâämes dans un canok, et mimes le cap sur Agagna, notre véritable point de départ. Il va saus dire que Petit et Marchais furent choisis par nous pour nous accompagner dans cetle première course, fort affligés qu'ils élaient déjà de ne pas nous escorter jusqu’à Tinian. Le canal entre Guham et l’île aux Chèvres n’a pas plus de six milles dans sa plus grande largeur, ni moins de trois dans sa plus petite. Cette île est cou- verte d’arbustes, pour la plupart assez inutiles, mais parmi lesquels cependant on trouve le sicas, appelé dans le pays fédérico, dont les habitants de cet ar- chipel font leur principale nourriture. Il n’y a pas d'eau douce, excepté celle qu'on recueille parfois dans un réservoir de plus de quatre cents pieds de diamètre, alimenté par les pluies et creusé sans doute 160 par les premiers conquérants des Mariannes. Mais, en revanche, la côte de Guham offre de toutes parts l'aspect le plus riche et le plus varié. Les récifs pour- suivent leur cours jusqu’à Agagna, et laissent à peine trois passages fort difficiles, mème pour les embar- cations. Le premier est vis-à-vis de Toupoungan, village d’une quinzaine de maisons que Marchais nous proposa d'aller prendre d'assaut à lui tout seul, armé d’une des jambes de Petit. À cette plaisanterie, celui- ci, dont le soleil avait probablement échauffé le cer- veau, riposla par un quolibet plus innocent encore; mais Marchais fit un mouvement du coude; Petit vou- lut parer, et, perdant l'équilibre, il tomba à l'eau. Oubliant que son adversaire nageait comme un marsouin, Marchais, dont le cœur n'était jamais en défaut pour rendre un service, l'y suivit afin de lui porter secours, et c’est ce que voulait le rusé Petit, qui, plus fort dans cet élément, avait enfin trouvé SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, l'occasion de se venger des mille et un coups de pied vigoureux dont Marchais l'avait généreusement gra- üfié. Jamais combat ne fut plus amusant, plus rempli d'épisodes. Marchais était furieux et avalait, en écu- mant de rage, gorgées sur gorgées d'une eau salée et boueuse, tandis que Petit, dans ses rapides évolu- tions, échappait à toutes les manœuvres de son an- tagoniste. Nous mimes trève enfin à cet acharnement des deux combattants qui arrêtait notre marche; mais Petit ne consentit à monter à bord qu'après que nous eûmes obtenu de Marchais sa parole d'honneur qu'il ne garderait aucune rancune de cette lutte d'amis, où, pour la première fois, la victoire lui avait échappé. Le second passage est par le travers d’Anigua, bourg aussi misérable que Toupoungan, et où la lèpre n'est ni moins dangereuse ni moins répandue. .. C'est une population condamnée. (Page 159.) La route nous paraissant belle par terre, mes deux compagnons et moi resolümes de la parcourir à pied jusqu'à Agagna, distant encore de six milles. Partout une terre riche et belle, partout les arbres les plus élégants et les plus majestueux à la fois; mais point de culture, point de travaux utiles pour diriger les eaux des torrents descendant des montagnes. Que fail donc l'Espagne de cet admirable archipel, qu'il serait de bonne justice de lui ravir au profit des na- vires voyageurs de toutes les nations ? Enfin nous trouvâmes un hôpital de lépreux. J'y en- trai, puisque mon devoir m'y appelait; j'y dessinai quelques-uns des malheureux qui erraient çà et là, comme des fantômes, le long des murailles décrépi- tes, et vingt fois je fus tenté de m'échapper de ce sé- jour de misère et de malédiction. Toutes les parties saillantes des infortunés qu'il renfermait étaient attaquées avec une violence extrême; pas un n'avait de nez. et la plupart perdaient leur langue tombant en lambeaux. Une jeune fille, nommé Dolorès, vint à moi en cou- ant et me supplia de l’arracher de celte tombe pu- Lréfiée. N'apercevant aucune plaie sur son corps, de mon autorité privée j'allais l'emmener avec moi, lors- qu'elle tomba à mes pieds et se tordit dans des con- vulsions horribles. L'histoire de cette jeune fille est triste et rapide. Née à Toupoungan, et devinant, encore enfant, que la fuite seule pourrait la garantir de l’affreuse mala- die dont son village était infecté, elle se sauva dans les bois, où elle vécut deux ans et demi, couchée sans abri sur le gazon et ne se nourrissant que de fruits. Épuisée pourtant par cette vie errante et malheureuse, elle se présenta un jour à Agagna, et demanda l'hos- pitalité à une brave femme dont la maison était située à l'entrée de la ville et qui l’accueillit avec bonté. Mais, comme dans ce pays nulle mendicité n'est pos- sible, l'étrangeté de la prière de la jeune fille dnt frapper sa généreuse protectrice, qui lui demanda d'où elle venait. — Des bois, lui dit-elle. — Pourquoi des bois? — Parce que je craignais le mal de saint Lazare, (C'est ainsi qu’on appelle la lèpre à Guham.) — Et pourquoi encore crains-{u si fort ce mal? — C'est qu'il fait bien souffrir, — Qui te l’a dit? — Mon père, qui en est mort. : — Ton père! — Oui, et puis une sœur morte aussi ef un frère qui se mourait. — Malheureuse ! d'où es-tu ? —- De Toupoungan. — Sors, sors de chez moi bien vite, ou je te tue!” — Tuez-moi, j y consens; mais ne me chassez pas, . er je ne veux plus retourner à Toupoungan. — Attends, attends. _— Qu'allez-vous faire? — Te dénoncer à monseigneur le gouverneur. Le soir même, cette jeune fille si belle, si pure, fut saisie et conduite à l'hôpital où je la trouvais, pour y être traitée, à l'aide d'une pâte faite avec des cloportes, d'une maladie dont elle n’était pasatteinte, et dont nul symptôme n’annonçait qu'elle portät le VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 161 germe dans son sein. Là, sans défense, sans protec- tion, entourée de malades et de mourants, elle atten- dait avec résignation la lèpre, qui, par un grand mi- racle du ciel, la respecta toujours. La frayeur la rendit folle et idiote; elle passait ses journées à mâcher ses cheveux qi étaient admirables, et quand elle aper- cevait une figure inconnue, elle se préeipitait, pous- sant un cri aigu, el tombait sur le sol, où elle se roulait en de terribles convulsions. M. Médinilla, qui me conta cette histoire, promit à mes ferventes prières de retirer l'infortunée de l'é- pouvantable tombeau où on l'avait murée, si en effet elle était saine encore. Il tint sa parole, et, avant mon départ de Guham, j'ai eu le bonheur de voir la belle Dolorès, guérie de ‘sa folie et de son idiotisme, logée dans une des plus jolies maisons d'Agagna, dont M. Médiniila lui avait fait généreusement cadeau. ë XMEX ILES MARIANNES Course dans l'intérieur. — Dolorida. : La baie d'flumata (îes Mariannes’. Peux pas en arrière me sont imposés; je reviendrai à Agagna sous peu de jours. … Que faire dans un bourg, dans une ville, quand on a tout étudié, quand on a tout vu ? La vue est de tous les sens celui qui se rassasie le plus vite. Hélas! que n’en suis-je encore à l’é- preuve ! Il en est de ces choses belles et curieuses à voir comme de ces récits pleins d'intérêt qui, connus déjà, vous trouvent tièdes et froids à une seconde lecture. Je ne sais, en vérité, si nous ne serions pas moins émoussés par la présence fréquente d’un spec- tacle d'horreur que par un assemblage complet de beautés de tous genres. La lèpre cest ici l'hôte fatal de chaque demeure; elle croît avec l’enfant qui vient de naître; timide, elle l’escorte encore dans son adolescence, elle gran- Live. 21 dit et se fortifie avec lui, elle l’écrase dans un âge avancé, elle le pousse à la tombe... et nous allons, nous, hommes sains et forts, cœurs bons et géné- reux, l'étudier dans ses ravages, visiler le malheureux qui en est vaincu, comme si c'était là un spectacle doux à l'âme, un tableau consolant, une image de paix et de bonheur ! Que de contrastes en nous, que de misères nous nous faisons volontairement! N’en avons-nous pas assez, bon Dieu, de toutes celles que le sort Jette à pleines mains sur notre passage ? Sentmelle toujours debout, la lépre est permanente à Humata, je vous l'ai déjà dit, et cependant quelques individus encore n'en sont point atteints. Patience, elle à les bras longs et les ongles aigus, l'horrible maladie dont je vous parle; lorsqu'elle laisse passer auprès d'elle un corps sans le tordre et le creuser, 21 162 : c'est que Dieu, dont la force est plus grande, a étendu la main et a dit : Assez ! Dieu seul est vainqueur de la lèpre. Or, écoutez : Un jour que, plus matinal que de coutume, jem'é- tais rendu de l'espèce d'hôpital où nous logions chez le gouverneur, déjà réveillé, je recommencai mes questions sur la coupable insouciance avec laquelle il ermettait aux gens bien porlants d'entrer à toute ieure dans les maisons des lépreux, d'y prendre par- fois leurs repas et même d’y passer la nuit. — Que faire encore à tout cela? me répondit-il. — $e décider à un acte rigoureux et arrêter le mal à Sa source. — Arrêteriez-vous la cataracte du Niagara ? — Mais la cafaracte est un monde qui roule, et je ne vois pas ici un monde qui succombe. — C'est que vous ne voyez pas tout. — Comment! Humata n'est-il pas l'enfer de cet archipel? — Humata n'en est que le purgatoire; ici se dresse parfois l'espérance. Si le ciel n’était pas si.pur aux Mariannes, il faudrait les fuir comme on fuit une cité visitée par le vomito-negro. — On combat efficacement la peste. — Je vous le répète, on ne combat pas la lèpre. — Vous avez beau dire, les hommes peuvent s’en garantir en fuyant les lieux qui en sont infectés. — Eh! ne l’ai-je pas tenté maintes fois? Si j'ai voulu épouvanter par de sévères exemples, savez-vous ce qu'on se disait tout bas dans ma capitale ? Que j'étais un impie, un franc-maçon, un athée, un antecbrist. — Pourquoi? — Parce que le peuple croit, aux Mariannes, que tout se fait ici-bas par l’ordre de Dieu, que l’homme qui est atteint de la lèpre devait en mourir ou plus tôt ou plus tard, et que vous pourriez fort bien, vous ou tout autre, coucher côle à côte d'un lépreux sans rien craindre, puisqu'il était encore éerit là-haut que vous deviez ou non être malade. — Celte croyance est-elle générale? — À peu d’exceptions près. — Mais il y a donc deux lèpres à Agagna ? — Il y en a plus de deux, monsieur. — Je vous plains autant que le peuple qui vous est confié. — Il faut subir sa vie. — N'est-ce pas un million par an que vous donne votre roi? — Une place comme la mienne ne se paye pas, monsieur, et c'est pour cela sans doute que le gou- verneur de Manille, qui m'a nommé, ne me donne que cent trente piastres par mois, dont je distribue une partie aux malheureux. — Je ne vous plains plus. Ne n’avez-vous pas dit tout à l'heure qu'il y avait un enfer à Guham? — de vous l'ai dit. — Où est-il? — Non loin d'ici, à Maria-Dolorès, à Angelos et à Santa-Maria-del-Pilar, trois bourgs ou plutôt trois lazarets. — Puis-je y aller? — À quoi bon? c'est un spectacle si horrible! La maladie est là si cruelle, si vivace, que vous verrez des fragments humains se promener sous les plus beaux arbres du monde, se rafraichir aux sources les plus limpides et tomber en débris dans leur mar- che. On ne va pas là quand on n'y est pas con- damné. — L'étude impose des sacrifices. Qui soigne cëes pauvres gens? SOUVENIRS D'UN AVEUCLE ‘* £, 4 Q — Personne. de $ — Vous voyez donc bien que la peur du mal existe, — Point : si un lazaret était aux portes d’Agagna, qui n'a pas de portes, il serait peuplé comme ma ca- pitale : c'est l'éloignement qui le fait désert; j'y en- ; voie les malades. e — Je désire voir Santa-Maria-del-Pilar. @ — Allez donc, monsieur : celte journée est belle, je vais vous donner un guide, et si vous trouvez là deux personnes bien portantes, c’est qu'il y aura mi racle. Pt — Pourquoi deux personnes? ET % — Parce qu'il n’y en a qu'une que Dieu protègede- puis cinq ans, une sainte, un ange. Oh! c'est une histoire édifiante. ÉE — Et vraie ? , — Jrrécusable comme la lépre. ES — J'écoute. ADS — Depuis quinze jours (il y a cinq ou six ans de cela), les habitants des Mariannes n’ayaient pas vu le soleil; des nuages cuivrés, amoncelés les uns sur les autres, pesaient sur nous de tout leur poids, et quoi- que p.:fois le vent soufflät avec assez de violente, ces Inasses énormes restaient immobiles comme des rochers suspendus dans les airs. #° La chaleur était accablante, la mer clapotait, les cimes des arbres bruissaient, les ruisseaux étaient à see, et les bestiaux sur les routes s’arrêtaient épou- vantés; on s'attendait à une catastrophe horrible, on croyait à la fin du monde, et l’église ne désemplissait pas. Une nuit cependant, là-bas à l'horizon du côté ce Tinian, que Je veux que vous alliez voir et étudier, uu point lumineux éclaire l'espace, il monte et gran- dit comme s’il voulait tout embraser ; on se regarde avec effroi, on se signe, on ne marche plus qu'à ge- noux dans les rues. Tout à coup les nuages courent 3 avec une rapidité effravante, le ciel se dégage, les animaux se redressent, les ruisseaux se rayivent, mais la terre s'agite par des secousses terribles et répétées, … le volcan d’Agrigan s’est joint au volean de Gubam, i!s ébranlent le sol, les maisons sont renversées, mon palais est à demi saccagé, et au milieu du désastre » général, l'église seule respectée. zh Le prètre était en chaire, brave homme celui-là ! le scint apôtre ne voulut point quitter son poste, et - quand la tourmente eut cessé ses ravages, quandla nature eut repris ses belles couleurs, toutes lesbou- ches crièrent : Miracle! miracie! tous les cœurs ré- … pétèrent : Hosannah! hosannah! Le bon prêtre mourut quelques jours après, mais avant d’expirer il demanda des secours pour les lé- - preux, fit promeltre à ceux qui entouraient son lit de douleur que des pèlerinages auraient lieu dans les bourgs où la maladie exerçait son redoutable empire, et il obtint que chaque année un homme dévoué se consacrerait au soulagement des malheureux dans les tristes lieux dont Je vous ai déjà parlé. Le saint usage n'a point périclité, et vous trouverez à Notre- Dame-del-Pilar une personne encore pure de toute atteinte du fléau. — Un jeune homme? — Une jeune fille. Elle avait neuf ans quand elle partit volontaire garde-malade, il y en a cinq qu'elle est là, elle ne veut point quitter son poste; elle y moura, l'infortunée. — Ne fût-ce que pour baiser la main de la noble martyre, j'irai à Santa-Maria-del-Pilar. — Voilà un guide honnête homme, il sait les che- mins ; vous serez au bourg en moins de deux heures; portez un rosaire à Dolorida, ele priera pour vous. à : VOYAGE — Je lui en porterai six et quelques chemises. — À ce soir ! — À ce soir! Nous partimes, mon guide, Petit et moi; mon guide avec eflroi, moi avec une profonde tristesse, et Petit arce que je lui avais dit : Viens. Il avait emballé lans un havresac mon léger bagage, et me disait de temps à autre : ; - — Pourquoi aller là-bas? Si vous voulez, je leur por- !- terai seul vos hardes. … —Non, je veux les voir. _ — Ce n'est déjà pas si beau, des galeux de la tête aux pieds. - — Ce n'est pas la gale, c’est la lèpre. — La lèpre, monsieur, c'est la gale numéro un : _ çase gagne fort proprement, comme on dit. . — Tu ne comprends pas la curiosité, toi. — Oh! que si; mais il y a curiosité et curiosité, et celle qui vous pousse à aller vous fourrer parmi tant de plaies, c'est de la bêtise, sauf l'amitié que j'ai pour vous. — Tu prends certaines libertés... — C’est vrai, mais je vous accompagne, et ça doit faire passer sur bien des choses. — Ainsi donc tu ne vas à Maria-del-Pilar que par rapport à moi ? — Est-ce que j'irais par rapport à eux autres? Allons done, vous ne me connaissez pas encore, Je vois Ça. Tenez, je suis triste, je marronne ; vous ai-je tant seu- lement demandé une goutte d’eau-de-vie? Non, je n’en veux pas, je n'en boirai pas; quand on va visiter le malheur, il ne faut pas être heureux. — Tu es un brave garçon. — Vous ne m'apprenez rien, je le sais aussi bien que vous, qui semblez ne vous en apercevoir qu'au- jourd'hui. ; — Si je ne le savais pas depuis longtemps, je ne L'aurais pas prié de m'accompagner. — À la bonne heure ! voilà que je vous raime plus fort. . Nous avions quilté le sentier battu et au bord du- quel murmurait un joyeux filet d’eau, qui se perdait là, au milieu d'un magnifique gazon où sans doute il prenait naissance. Nous enträmes dans un bois ou plutôt dans un jardin ravissant : c’étatent des allées naturelles de bananiers, dont le sommet de la tige élait paré de ses grappes délicieuses protégées contre l’ardeur du soleil par les larges parasols dont le ciel les a panachés. C'étaient partout des rimas aux bran- ches gigantesques, aux feuilles vastes el: veloutées, aux fruits bienfaisants qui ont fait appeler ce géant des forêts arbre à pain. C'était encore toute la classe des palmistes réunis comme des frères, le vacoi, le palmier, le cocolier, séparés aux pieds et mêlant leur chevelure ondoyante comme des amis qui se retrou- vent et se caressent; et puis des fleurs odorantes sous les pieds, un gazon émaillé, égal, où ne se cachait nul reptile; et, à l'air, des oiseaux amoureux, semblant étonnés de voir là des êtres qui marchaient et chan- geaient de place. — Cré coquin! que c'est fioné tout ça! disait Petit dans son enthousiasme. — Tu n'es done plus fâché que nous soyons venus. — Mais au bout, qu'est-ce qu'il y a? — Nous allons le savoir. Voilà des maisons. — Ça, c'est aussi bien des maisons que la bicoque du gouverneur est un palais. Quel farceur ! il appelle un palais quatre murs, une grande chambre sans meubles et un hangar ; il croit donc que nous venons des antipodes? AUTOUR DU MONDE. _ æ (| — Oui, et il a raison. — Il nous prend donc pour des sauvages, pour des Hugues ! — Quelle colère! — C'est juste au moins : Mon palais ! mon palais! il n'a que ça dans la bouche. Un palais sans caves, ça fait pitié, foi de matelot à trente-six ! N'a-Hl pas aussi appelé soldats des espèces de manches à balai qu'on a harnachés avec des sortes d’uniformes et des épau- lettes? J'ai voulu passer la jambe à un de ces vain- queurs : le geste seul lui a fait prendre un billet de parterre; et le soir, j'ai vu près de la cuisine, où je suis assez souvent, mon grenadier plumant un poulet aussi maigre que lui. Une armée de lurons de cette allure, Marchais, Vial, Chaumont, Barthe et moi, avec des garcettes, nous la ferions aller à la dérive en un crin d'œil. — Tais-toi, nous voici arrivés. — Je ne jacasse plus. Six éases délabrées, basses, bâties sur pilotis, for- maient le premier village. Tout était silencieux autour de ces tombeaux; personne au seuil des portes, per- sonne sur le gazon ou sous les touffes de bananiers. Le cœur se glaçait. J'entrai en tremblant dans Ja pre- mière case; un seul homme l’habitait, couché dans un hamac suspendu à un pied du sol. Il nous regarda avec des yeux hébétés et nous demanda qui nous en- voyait. Je lui dis que nous venions pour voir le vil- lage el y apporter quelques secours aux plus malheu- reux. — Alors donnez-moi quelque chose, — D'où souffrez-vous ? — De nulle part; mais voyez Comme’je m'en vais. Ses jambes étaient des os rongés par la lèpre. Petit, sans me consulter, lui jeta une chemise, et nous sor- times épouvanté. Dans une autre case nous trouvämes une jeune mère dont la moitié du corps n’était qu'une plaie ; elle allaitait un enfant de trois ou quatre mois! lei du plaisir. du bonheur. de l'amour peut-être! Petit, taciturne cette fois, aurait donné tout le havre- sac si Je l’avais laissé faire. Dans une troisième case nous trouvämes quelque chose ressemblant à un homme ; mais là aussi, à genoux, était une jeune fille auprès d'une grande calebasse remplie d'eau dans Ja- quelle elle trempait un linge grossier dont elle essuyait les membres rongés du moribond. — Ave, Maria, lui dis-je d’une voix faible f. — Gratia plena, me répondit-elle sans tourner la tèle: Dès qu'elle eut achevé son triste ministère, elle se leva et allait sortir. Elle nous vit. — Qui êtes-vous ? — Des étrangers, des Français arrivés depuis plu- sieurs jours à Guham. — La charité, s'il vous plait, en faveur de ceux qui souffrent. — Que désirez-vous pour eux ? — D'abord des prières, puis du linge. — Voici d’abord du linge; viendront plus tard les prières. — Que le ciel vous en tienne compte! Et la jeune fille disparut. — Où va-t-elle? dis-je à mon guide, qui n’aveit pas prononcé vingt paroles depuis notre départ, — Elle va secourir d’autres infortunés ; ses heures sont prises. — Elle succombera à la peine. 1 C’est ainsi qu'une grande partie des visiteurs saluent en Espagne. 164 — Oh! non monseigneur, le ciel lui donnera des forces ; c’est une sainte, c’est Dolorida. Dans chaquemaison du village, des débris d'hommes et de femmes étaient étendus sur des nattes ou dans des hamacs, et pour tant de misères une jeune fille suffisait. Dés que la mort avait parlé, Dolorida accou- rait à Humata; on lui donnait deux hommes robustes qui allaient lui prêter secours, etils s'en retournaient seuls. A cent pas de ce groupe de cases il y en avait d’au- tres, au nombre de six, presque toutes désertes, et à cent pas plus loin encore, à côté d’une source fort abondante, s’élevaient trois maisonnettes plus propres que celles que j'avais déjà visitées. — C'est ici que loge Dolorida, me dit mon guide: elle n’y rentre que le soir, quand toute la besogne est faite. L — Pouvons-nous y passer la nuit? Dolorida. 7 ME = Dolorida était une fille fraiche, brune, presque eui- vrée; tout le haut de son corps élait nu; une jupe propre, attachée aux reins, descendait jusqu'aux ge- noux et laissait voir des jambes pleines de sève; ses pieds et ses mains étaient d'une délicatesse extrême, sa chevelure noire et onduleuse; ses yeux admirable- ment taillés avaient une puissance de regard impos- sible à décrire; ses dents très-blanches et ses joues rondelettes et fermés attestaient une santé robuste que les veilles n'avaient pu affaiblir. Dolorida voyait un ciel après cette terre, et la foi seule la soutenait dans l'horrible sacrifice qu'elle s'était imposé. Mais, au milieu de cette haute piété, que de stupides croyan- ces, que de contes absurbes et révoltants: Les sor- ciers el Dieu sans cesse en contact, en lutte, en que- relle, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus; les démons sortant corps et âme de leur chaudière; les anges surpris par des légions de réprouvés forcés de se jeter dans d'énormes bénitiers et de prononcer incessam- ment le nom de Jésus, afin de ne pas être entrainès aux enfers. Tout cela, je vous jure, fait mal à enten- dre; tout cela pourtant n’ôlait rien à ce caractère de SOUVENIRS D'UN AVEUGLÉ. + r # (à — Vous le pouvez; mais moi il faut que je men retourne ; vous avez fout vu. a — Silence! voici Dolorida. TM La jeune martyre entra, se mit à genoux, récita à demi-voix un Pater et un Ave, et me tendit la main. — Volre seigneurie a fait beaucoup de bien ici, me dit-elle; Dieu s'en souviendra, — Je veux en faire davantage, Dolorida; j'ai là en: core des serviettes, des monchoirs, des peignes, plu- sieurs chemises et des scapulaires bénits. ; — Des scapulaires! des scapulaires bénits! — Par nolre saint-père. DEEE. — Oh! donnez, donnez! que je guérisse mes ma- lades! que je promène ces saintes reliques sur eux, et qu'ils marchent! — Dieu peut-être veut qu'ils souffrent encore, — Vous avez raison; mais du moins, monseigneur, ils mourront tous béatifiés. TE bienveillance et d'humanité dont la jeune Pchamorre avait été si saintement dotée. SES Je lui pronus de nouveaux secours avant mon part de Guham, et je lui disais déjà adieu, quand-je m'aperçus que Petit n'était pas avec nous; maisil rentra un instant après, abattu, désolé, les yeux hu- mides, et n'ayant pour tout vêtement que son large pantalon de matelot. — D'où viens-{u? lui dis-je. — De li-bas, d’une maison où j'ai vu un vicillard qui m'a saborde le foie. Explique-toi vite. — C'est court. — Je parie que tu t'es encore battu. — Quelle infamie ! Figurez-vous que ce brave homme, mangé par la maladie, ressemble à vieux père comme je ressemble à un homard, et je me suis senti tout chose en m'approchant de lui. Alcrs, ma foi, j'ai d'abord ôté ma veste, que je lui ai donnée, puis mon gilet, que je lui ai prêté, puis ma chemise, que Je ne veux pas qu'il me rende, et puis enfin mes souliers, qu'il gardera, car le brave homme a encore despieds, 4. - VOYAGE AUTOUR DU MONDE. et les miens peuvent se passer des semelles du cor- donnier. Cré coquin ! que ça fait du bien de faire du bien! à — Petit, je t'estime. — Si vous saviez comme il ressemble à vieux père! Je ne me soùlerai pas de quinze jours. J'arrivai à Humata avec une odeur de cadavre qui me brülait. _ — Eh bien! me dit M. Médinilla en m'apercevant, est-ce curieux ? . — Non, c'est horrible, cela désespère, cela tue, _ — Ÿ retournerez-vous ? .. — Peut-être, …. Je n'y retournai point, et je vis, deux mois après, "dans l'église d'Agagna, la belle Dolorida toujours - fraiche et toujours dévote. — Tut'es donc brisée à la peine? lui dis-je en l’ac- gostant avec intérêt. — Non, monseigneur, me répondit-elle d’une voix | 169 pieuse, je n'avais plus rien à faire à Notre-Dame-del- Pilar, — Pourquoi? — Il n’y a plus de malades. — Ils sont guéris? — Morts. Ee Deux jours avant notre départ de Guham, tout était silencieux dans les maisons d’Agagna, et l'église retentissait de chants funèbres; un long cortége en sortit : bientôt hommes et femmes, Tchamnorres et Es- pagnels, marchaient à pas lents avec leur lenzo sur la tête inclinée et leur rosaire au cou; puis venait le prêtre et une bière recouverte d’un linceul blanc. Une fosse était là aussi, à dix pas du temple saint : chaque assistant s’en approcha avec dévotion, et, à genoux et sanglotant, y jeta un peu de terre. La lèpre n’épargne personne. Doiorida, la jeune martyre, venait de monter au ciel. XXX ILES MARIANNES Guham. — Agagma. — Fêtes. — Détails. Le palais du gouverneur à Agagna {iles Mariannes]. Effrayé de l'aspect des lépreux, je pris la fuite et rejoignis mes camarades qui m'attendaient à Assan. Ceci est véritablement un bourg, propre et bien bâti; on s'aperçoit qu'on approche de la capitale, dont on n’est éloigné que*d'un quart de lieue, et les environs, plantés d'arbres odorilérants, sont un jardin délicieux où l’on a hâte de se reposer. J'y fis une remarque assez singulière. Dans tous les - lieux où s'était montré le cocotier, nous l'avions trouvé droit, élégant, majestueux. [ei ii change de nature et garde sa nouvelle forme jusqu'à Agagna. Sa tige, d'abord verticale, fait un coude à une hauteur de vingt à vingt-cinq picds, et parcourt ensuile pres- que horizontalement une grande distance sans perdre mais un bourg de sa force et de la richesse de son feuillage, et se redresse enfin, comme un superbe panache, à deux brasses à peu prés de sa brillante chevelure. L'aspect de ces arbres capricieux est vraiment fort curieux à observer, et de loin on croirait voir une vaste forêt à demi vainçue par les ouragan. Je ne vous dirai pas la beauté, la variété, la ri- chesse des paysages qui se dessinent aux yeux, d'Assan jusqu'à Agagna : nul pinceau, nulle plume ne pour- raiten donner l'idée; onse tait, on admire. Ceci est une ville, une ville véritable avec rues larges et droites, avec carrefours, une place publique, une église, un palais. Ceci ne vous rapproche point de l'Europe, car rien ne ressemble à ce que vous avez :66 vu jusqu'à présent, mais vous dit pourtant une con- quête récente d’une civilisation bâtarde. Ce n’est en- core qu'un reflet, c’est, pour ainsi dire, la parodie de nos mœurs, de nos lois, de nos usages, de nos vices | même et de nos ridicules; mais c’est un progrès en tout, bien et mal, c’est un premier pas, une espé- rance ; vienne maintenant ici, pour gouverner cet ar- chipel, un homme qui comprenne la morale, un ré- formateur philanthrope, un esprit droit, une volontè fsrme, et vous aurez aux Mariannes des citoyens comme vous et moi, un code protecteur de tous les intérêts, une religion guide de toutes les consciences. Avec des natures aussi malléables que celles que voilà, on peut tout attendre d’une pensée généreuse. Le Mariannais est dans l'erreur, parce qu'on ne lui a pas dit encore où est la vérité et ce qui est la vérité. Dès qu’on lui aura appris la route à tenir, soyez sûr au'iln’en déviera pas; et si les mœurs primitives triom- phent parfois des nouvelles institutions, c’est qu'il y a daus celles-ci tant de sottise et de folie, que le bon sens, qui est une propriété de tout ce qui respire, en fait promple et bonne justice. Il ne faut jamais, et dans aucune circonstance, tout vouloir à la fois. Dieu, plus puissant que l’homme, fit le monde en six jours, et quel monde encore! une semaine de plus n'aurait rien gâté, je pense. Il y à cinq cent soixante-dix maisons à Agagna, dont cinquante seulement en maçonnerie ; les autres sont en bambou, arêtes de palmier et feuilles très- artistement serrées et liées. Toutes sont sur pilotis, à quatre ou cinq pieds du sol, ayant sur la façade, et derrière, un jardin avec enclos planté de tabac et quelques fleurs. Je vous jure que tout cela est fort gai, fort curieux à étudier. Ces maisons sont séparées les unes des autres; on y monte par une échelle exté- rieure qu'on retire la nuit, et qu'on pourrait laisser en toute sécurité. Elles n'ont jamais plus de deux pièces; dans l’une dorment les maitres du logis; dans l'autre, en face de la porte, les enfants, les poules, les pores, hôtes de chaque jour, et les étrangers visi- teurs, constamment bien accueillis. Les meubles con- sistent en petits escabeaux, hamacs, ardoises pour tourner la feuille de tabac, et mortiers pour réduire en poudre le sicas. Ajoutez à cela trois ou quatre images de saint, de christ, de martyr; des vases en coco, des fourchettes en bois de sandal, des rosaires, et des galettes qu'on fait sécher à l'air, et vous aurez une idée complète de ces demeures hospitalières où la vie s'écoule sans seconsse, presque sans souffrance, jusqu’à une vieillesse précoce; car dans ce pays si chaud, si fécond, on est homme complet quand chez nous on comprend à peine la vie. Le palais du gouverneur décore la seule place de la capitale. C'est un vaste corps de logis à un étage, moitié bois, moitié briques, avec force croisées et un balcon dominant la mer et planant majestueusement sur les maisons voisines. Devant sa façade sont pla- cées huit pièces d'artillerie en bronze, sur leurs affüts, gardées par des soldats en uniforme devant lesquels je vous défie de vous arrêter sans rire aux éclats, tant É guenilles dont on les a affublés sont bizarres et peu faconnées à leur taille. Les murs du palais, frai- chement peints, attestent la galanterie de M. Joseph Médinilla, qui ne veat pas que nous accusions son empressement et sa courtoisie. Si vous moritez, Vous vous trouvez dans une salle immense, ornée du veri- table portrait de Ferdinand NII et d’une Vierge des Douleurs paraissant souffrir surtout de la façon bru- tale dont elle a été traitée par le peintre. Puis encore on voyait cà et là des images coloriées, représentant SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. * 3 | | Il 46 l'entrée des Français à Madrid, à Valence, à Barcelone; nos soldats sont peints bras nus, couverts de sang, ar- més de poignards, el mangeant des moines, des en= fants et des filles encore vivants. Le gouverneur, me voyant rire et hausser les épaules à l'aspect de ces turpiludes, me demanda sérieusement si tout cela n'était pas vrai. — Il y a du vrai dans ces scènes hideuses, ln ré pondis-je avec gravité ; mais les rôles sont changés et les Espagnols seuls se servaient de couteaux et di stylets. : Les cadres furent enlevés le jour même de notre arrivée ; le gouverneur devinait parfaitement une dé- licatesse. ' Un logement nous était préparé à côté du palais; * nous nous y rendimes, et nous nous trouvâmes bien- tôt en face d’un piquet de vingt-quatre hommes sous les armes, commandés par un major, un capitaine et cinq ou six lieutenants et sous-lieutenants. O Charlel! à Raffet! à Bellangé, venez à mon aide! c’est les es- quisser tous que d'en esquisser un seul ; ils sont sor- is du même moule, il y a parité; on dirait des frères, mieux que Ca, des sosies : Z ILest maigre, long, efflanqué; son chapeau à cla- que le coiffe brassé carré, selon l'expression pitto- resque de Petit; les deux coins, ornés d'énormes glands, descendent jusque sur les épaules et caressent ‘ des ombres d’épaulettes faisant face en arrière et ve- nant visiter les omoplates. Le chef, dégarni de che- veux sur la face, en a plusieurs en queue, serrés tan- tôt à l’aide d’un ruban noir ou blane, tantôt à l’aide d'une petite corde jaune ou rouge. Il a une mous- tache, ou il n’en a pas, selon son caprice ; il se tient droit comme un de ces cocotiers d’Assan dont je vous ai parlé tout à l'heure, et il nage dans son habit avec plus d’aisance que vous ne le feriez dans un large manteau de mousseline. Celui-ci joint les deux re- vers par une agrafe au-dessous du menton et s'a- chemine en pointe jusqu'au bas de la place des mol- lets, enfermés dans des guêtres où les cuisses et le corps tiendraient fort commodément. Un ceinturon noir où bleu appliquait l’épée sur la hanche, épée à la Charlemagne, longue et plate, à fourreau déchiré; le tout porté sur des souliers fins extrêmement effilés. Voilà à peu près; mais c'est la tournure grotesque de ces maringouins déguisés qu'il faut admirer ! c’est “aussi l'air imposant et martial dont ils cherchent à se draper qui amuse et qui étonne. En vérité, on fe- rait volontiers le voyage aux Mariannes rien que pour voir, une fois seulement, l'état-major en grande te- nue du gouverneur général de cet archipel pourle = roi de toutes les Espagnes. Après notre inspection à la course, mes deux amis et moi nous nous rendimes à notre logement pour nous préparer à notre grand voyage à Tinian, l'ile des antiquités. Une porte où veillait une sentinelle fu- mant son cigare était à côté de Ja nôtre : là se voyait une prison avec des anneaux de fer au mur; des cris déchirants sortaient de cette noire enceinte, et j'y pénétrai sans que la sentinelle m'arrètât. On frappait un Sandwichjen amarré à l’un des anneaux de fer, et ses épaules et ses flancs en lambeaux attestaient la vigueur du bourreau. Celui-ci, dont je vous parlerai plus tard, me salua de la main gauche, tandis que de la droite il achevait l'exécution de la sentence, - Mais cette sentence,-qui l'avait dictée? Le valet lui- même. De quoi était coupable le Sandwichien? D'a- voir répondu trop cavahèrement au valet. Nul ne s&- vait dans l'ile ce qui se passait en ce moment à la prison, hormis le bourreau, le-patient et moi, La Us » VOYAGE AUTOUR “ tâche finie, le Sandwichien s’en alla, et celui qui ve- nait de le frapper lui lança violemment son bâton noueux entre les jambes. A une sévère observation échappée de ma bouche, Je misérable haussa les épaules, siffla et me laissa seul. Toutes choses sont ainsi faites : quand le pre- mier est bon et généreux, le second est méchant et cruel ; au lion succède le tigre, à l'aigle le vautour, au maitre le valet. Le premier diner que nous donna le gouverneur fut précédé d’un dessert très-confortable, où les plus beaux fruits de la colonie se trouvèrent étalés avec une profusion toute vaniteuse, mais où la grâce et l'empressement jouaient encore le premier rôle. La grandeur castillane étalait là son insolence et son orgueil. M. Médinilla se sentait fier de nous con- vaincre qu'il coulait dans ses veines un noble sang espagnol, et il se plaisait à nous parler de l'Europe, afin de nous prouver que ses usages ne lui étaient pas étrangers. Tant de coquetterie nous subjugua. Le repas de la soirée fut d’une gaieté charmante, et pour y ajouter encore un plaisir, le gouverneur nous de- manda la permission de faire monter dans la grande salle une vingtaine de petits garcons el de petites filles qui se placèrent sur deux lignes, ainsi que des soldats lilliputiens, et entonnèrent des chants 1cha- morres avec une harmonie à rivaliser avec un con- cert de chats sauvages ; puis, changeant de rhythme, il nous firent entendre quelques noëls fort origimaux, et clôturèrent la séance par des cantales sonores el guerrières en l'honneur de leur noble pays, de leur noble souverain, de leur noble armée, de leurs nobles concitoyens, de leurs nobles nobles. Vorci un échanlil- lon de leur poésie patriotique : Vive Ferdinand! Des rois le plus grand. Vive Georges Trois! Le plus grand des rois. Meure Napoléon ! Scélérat et capon. A cet infäme coquin Une cravate de lin. Qu'il vienne jusqu'ici, Ce sera fait de lui. Ces choses-là se traduisent littéralement. Cependant M. Médinilla, devinant à nos grimaces qu’une pareille versification n’était pas fort de notre goût, renvoya les bambins sur la place publique, nous demanda la permission d'aller faire la sieste, et nous invita pour le lendemain à de nouveaux délassements. Nous sortimés donc du palais et parcourûmes la ville. Elle était déjà plongée dans le sommeil le plus profond. Ici le peuple vit couché ou accroupi. La brise a beau souffler fraiche et bienfaisante, les hommes, les femmes restent cloitrés dans leurs demeures, étendus sur des nattes de Manille ou dans des ha- macs, et il serait vrai de dire qu'aux Mariannes tous les jours n'ont que deux ou trois heures, et que le reste c'est la nuit. Voyez pourtant ces muscles si bien dessinés, ces charpentes vertes et vigoureuses qui passent près de vous d'un pas ferme et assuré; voyez aussi ces jeunes filles à l'œil ardent, à la tête haute, au corps plein de souplesse, vous saluant de la main el du sourire à la fois, vous invitant de la façon la plus gracieuse à une collation de bananes, de pas- tèques et de cocos. Gh! tout cela, c’est la vie forte et puissante de la végétation qui pèse sur Guham et qui ombrage le sol sans soins et sans culture. Il y a logique, et la cause en est facile à trouver. DU MONDE. 167 De tous les peuples de la terre, l'Espagnol est sans contredit le plus vain de son caractère primitif, il ne veut de défauts que ceux qu'il tient de lui seul; il n'a de qualités heureuses que celles qui lui sont person- nelles, etil met de l’orgueil à ne rien emprunter aux autres, ni vices ni vertus : l'Espagne se reflète admi- rablement aux Mariannes. Il est pourtant des occa- sions exceptionnelles et malheureusement trop rares où les habitants de Guham consentent à sortir de leur léthargie, c'est lorsqu'un navire vient mouiller dans leur archipel. Oh! alors la ville se réveille, elle sa: gite, se questionne, elle prépare ses objets d'échange, elle est presque heureuse : que dis-je? elle l’est tout à fait, car on lui apportera sans doute des saints, des croix bénites, des scapulaires contre la lèpre, des ro- saires sacrés par le pape et des images coloriées des mystères de notre religion. Cela, voyez-vous, est aux Mariannes une monnaie qui ne perd guère de sa va- leur, les piastres cesseront d’avoir cours avant les reliques, et toute jeune et jolie fille se livrera à vous si vous lui donnez un saint Jacques ou un saint Bar- nabé. L'Espagnol et le Tchamorre sont encore en lutte. L'année avait été heureuse pour les Mariannais: deux navires russes, le Kamtchatka et le Kutusoff, sont venus mouiller devant Guham, il y a peu de temps, et le Rurich les a suivis de près, le Rurich, commandé par M. Kotzebuë, que nous avons trouvé mouillé en rade du cap de Bonne-Espérance, et qui achevait sa glorieuse campagne au moment où nous commencions la nôtre. Ne vous ai-je pas dit qu'il y avait un curé à Aga- gna? Oui. Eh bien! ce curé est le seul prêtre de la colonie; Humata, Assan, Toupoungan, deux ou trois autres villages, l'ile de Tinian et celle de Rotta lu confient le soin de leur consciencè, et malgré la gran- deur et la multiplicité de ses fonctions, il trouve en- core le moyen de dérober quelques instants à ses ouailles. Par exemple, chaque jour, après la messe, il réunit chez lui un grand nombre des riches habi- tants qui, les cartes et les dés à la main, sur une table sans tapis, se volent et se ruinent sous sa pro- tection immédiate. C'est lui qui tient la banque, c’est lui qui règle les parties, et si le sort ne lui a pas été favorable dans la journée, il met bientôt son adresee aux prises avec le destin; vous devinez que celui ci ne sort jamais victorieux de la lutte. Au surplus, là ne se bornent pas les travaux quotidiens de frère Cy- riaco, et je n'ose vous dire ici le honteux commerce auquel il se livre au profit des amusements étrangers. J'ai assisté à un sermon de frère Cyriaco; il n’y fut question que de l'enfer, peuplé, selon lui, de femmes libertines, d'enfants meurtriers, de pères paresseux, d'hommes adonnés à l’ivrognerie… Et pas un prêtre, pas un gouverneur, pas un alcade au milieu d'eux; ils auraient èté là en trop mauvaise compagnie! le pauvre peuple de Guham, à genoux ou accroupi, écoutant les épouvantables anathèmes du saint apôtre de Dieu, baisait dévotement la terre, se frappait ru- dement la poitrine, et, au sortir de l’église, allait recommencer son insouciante vie de tous les jours. Ainsi donc la religion, aux Mariannes, est une occu- pation de quelques instants, c’est une sorte de pra- tique à laquelle on se livre de telle heure à telle heure avec une ponctualité édifiante, mais à laquelle tout le reste de la vie donne un énergique démenti. On va à l’église comme on prend ses repas, comme on va à la rivière pour se baigner, comme on se cou- che. Une jeune fille écoute vos propos amoureux, les encourage et vous donne des garants sûrs de sa ten- dresse, mais l’Argelus sonne, la pénitente se jette 168 dévotement à genoux, oublie que vous êles à ses côtés, récite sa prière, et cela fait, elle vous rend tous les droits que le tintement de la cloche vous avait ravis. Frère Cyriaco ne comprend pas autrement la reli- gion : comment voulez-vous que le peuple en sache plus que lui? Combien il serait aisé pourtant de le conduire vers une morale pure et sante ! il est si bon, si crédule, si disposé à accepter toute supersti- tion, si avide de s’instruire, qu'il ne lui faut en vérité qu'un pasteur homme de bien et de sens pour se régénérer. Mais les Mariannes sont une terre d'exil; Manille et la métropole n’envoient ici que les gens qui leur sont à charge. J'avais oublié de dire que, par une politesse toute de ce monde, les clefs du saint sépulere, passées à un ruban rose, fuxent remises par le curé à notre com- mandant, qui les porta avec dévotion à son cou pen- … Il est maigre, long, efflanqué. (Page 466.) seraient; mais point : le ménage du desservant n'é- tait pas assez approvisionné, et les rues continuérent à relentir de chants pieux. Je ne vous énumérerai pas les arlequinades imaginées pour réveiller la fer- veur assoupie des naturels et mises en pratique le jour de Pâques. Cela est triste à voir et à étudier, cela blesse la raison et le cœur à la fois. Est-ce qu'à pareille époque le ciel donne aux Mariannais des ayer- tissements jusqu'à ce jour stériles ? Nous ressen- times le soir, vers sept heures, deux assez violentes secousses de tremblement de terre, précédées par un bruit semblable au roulement de plusieurs voitures courant sur le pavé ; pas un habitant ne resta dans sa demeure; les rues et la place du palais virent la foule agenouillée, faisant force signes de croix et baï- sant la terre avec humilité. Il n’est donc pas absurde d'avancer que la peur est une religion. Quand je vous ai dit que les mœurs espagnoles se reflètent à Guham comme dans un miroir fidèle, j'ai été vrai jusqu'à la naïveté. Il n'y a pas dans tout la Castille de mari plus jaloux de sa femme que ne le sont les Mariannais pris au hasard; mais après cela, | SOUVENIRS D'UN AVEUGIÆ. dant quarante-huit heures, et ne les rendit à frère Cyriaco que le dimanche de Päques. Tout cela est fort édifiant.… 5 ÿ FE ne Nulle part, ni en Espagne, ni en Portugal, niau_ Brésil, je n’ai vu plus de processions et de cérémonies … religieuses : chaque jour c'est un saint nouveau à glo- rifier, et matin et soir frère Cyriaco parcourt la ville, à la tête d'une douzaine de bambins habillés de rouge | et de blanc, qui chantent des versets et entrent dans les maisons pour les quêtes forcées du curé. Comme l'argent est fort rare dans la colonie, les quêteurs peu avides se contentent de fruits, de légumes, de jan- bons salés, de belles volailles, et je vous assure que — la table et la basse-cour du curé de l'endroïtnaceu=. sent point la disette. Quand je vous dis que l'Espagne est à Guham! 3 Nous nous étions flattés qu'après la semaine sainte les promenades de frère Cyriaco et des badauds ces- courtisez, enlevez saus scrupules les amies, les sœurs, les cousines, peu leur importe; ils ne répondent que du trésor qu'ils ont pris à leurs risques et périls, et je vous assure qu'ils veillent dessus avec des yeux qui savent voir. Au surplus, je crois que ces mœurs sont dans le langage plus qué dans les habitudes; je - suis sûr qu'il y a de la fanfaronnade de morale, car Guham se distingue par une grande disette de meur- tres et une grande profusion d'adultères. Ce sont là de ces choses heureusement fort rares, que tout con- sciencieux historien doit constater, ne füt-ce que pour la plus grande édification de l'Europe. La police de l'ile est confiée, en premier chef, à l’alcade de chaque village, qui condamne sans appel; puis vient le gobernadorzillo, où petit gouverneur, qui administre lui-même la correction. Malheur au patient qui n'accepte pas avec résignation la peine infigée ! S'il doit recevoir vingt-cinq coups de bâton, et s’il ose se plaindre de la rigueur du châtiment, à l'instant même on double la dose et toute jérémiade est étouffée. Cette logique n’a pas besoin de com- mentaire. AE D VOYAGE AUTOUR DU MONDE. En général, un meurtre n'est appelé meurtre que lorsqu'il a un but politique, lorsque la victime est un employé du gouvernement ; hors de là, on dit seule- ment qu'une vengeance à été exercée. Dans le pre- mier cas, le prevenu est provisoirement mis aux fers, son procès S’instruit; s’il est reconnu coupable, on l'envoie à Manille, où l'on doit être fort étonné, je vous jure, de la facon toute cavalière dont on entend la justice à Guham. Une personne riche n’a pas be- soin ici de s'adresser au tribunal suprême, présidé par le gouverneur, pour obtenir satislaction d’un ou- trage où d'un vol : elle s'adresse ouvertement à une bande fort connue de coupe-jarrets, leur dit l'injure qu'elle a reçue, désigne la victime, et moyennant un prix débattu et stipulé d'avance, toute réparation est faite sans greffier ni bourreau. Alors frère Cyriaco est mandé dans une maison, il arrive, prononce à voix basse et aussi vite que possible quelques prières 169 des morts, jette un peu d'eau bénite sur un cadavre une fosse s'ouvre, se referme en face de l'église, et tout est dit : la justice a eu son cours. Le chef avoué de cette bande de scélérats qui ré- pandent la terreur dans le pays est le nommé Kus- tache, premier valet de chambre de M. le gouverneur, qui, seul peut-être dans la colonie, ignorait ses ini- quités. Ne soyez pas supris qu'il existe à Guham un col- lége royal et plusieurs écoles secondaires; mais ces noms sonores sont faits seulement pour imposer au peuple de Guham, comme aux étrangers. Dans le pre- mier de ces deux espèces d'établissements, grand tout au plus comme une chambrette d'hôtel, on ap- prend à lire et à chanter; dans les autres, on essaye d'apprendre à chanter et à lire. D'abord le chant, puis le reste; on n’est pas forcé de tenir un livre à l'église ; le curé Cyriaco vous contraint à entonner J'y trouvai Petit hissé sur un tronc d'arbre. (Page 170.) des versets. Le maitre de lecture reçoit par an vingt- cinq piastres et huit coqs exercés à combattre; le musicien reçoit un traitement de cent piastres et de vingt-cinq cogs victorieux dans maintes luttes pu- bliques. : Ici déjà nous sommes éloignés de l'Espagne. J'ai vu à Guham deux filatures, l’une avec des machines de fabrique française, et l'autre de construction chinoise qui, par sa simplicité et Son rapport, l'em- porte de beaucoup sur sa rivale. Le respect des fils pour leurs pères est ici une vertu de chaque famille ; à son réveil, le padre, dont on ne parle jamais qu’en le dotant du titre d’altesse ou au moins de seigneurie, est entouré de ses enfants, dont il reçoit les plus touchantes caresses. C’est à qui lui présentera ses vêtements, son cigare, son déjeuner, et jamais on ne prononce le nom de père sans le faire accompagner d’un salut de tête ou d'une révérence, Pendant le jour, la famille entière est occupée à épar- gner au chef toute fatigue, et le soir, après la prière, que lui seul a le droit de prononcer à haute voix, nul ne se couche que le hamac ou la natte n'ait reçu le chef de la famille. Les garçons peuvent se marier à quatorze ans, les Livr. 22, filles à douze. J'ai vu une mère de treize ans qui al- laitait deux jumeaux. Ces exemples sont cependant fort rares. Le nombre moyen des enfants s'élève de quatre à cinq dans chaque famille. J'ai connu à Aga- gua un vieillard qui en avait vingt-sept, tous vivants, et M. Médinilla nous a parlé d’une femme d’Assan qui comptait cent trente-sept rejelons, dont pas un n'’a- vait été atteint de la lèpre. Citer de pareils faits, c’est en constater l'exception. Le langage primitif des na- turels des Mariannes est guttural, bref, très-difficile, et il est impossible de traduire quelques-unes de leurs arliculations à l’aide de nos seuls caractères. On dirait parfois un räle douloureux, souvent aussi des sons qui ne s’échappent que du nez. Cependant, s’il est vrai que le style soit l’homme, il faut convenir que les premiers habitants de ce bel archipel avaient deviné la poésie et que les siéeles et les conquêtes l'ont ap- pauvri en substituant aux vives images de leur idiome la majestueuse gravité de la langue espagnole. Le Tehamorre dit, en parlant de la légèreté des pros carolins : C’est l'oiseau des tempêtes ; ils coupent le vent, c'est le vent lui-même. En parlant d'une mer calme, il dit toujours: Le miroir du ciel. Et si vous lui demandez ce que c'est que Dieu, il vous répond : C’esy 99 2 170 lui. I dit encore qu'un beau jour est un sourire de l'Etre suprême, et que les palmiers sont les panaclies de la terre. W appelle l'écriture Le langage des yeux ; les passions, des maladies de l'âme; les nuages, les navires de l'air ; les ouragans et les tempêtes, des co- lères. Chez ce peuple qui s’effaceet disparait, la langue a peu de mots et beaucoup d'images; la périphrase en est l'esprit; on ne va au but qu'avec un détour, et il serait exact de dire que le Tchamorre ne dessine qu'avec des couleurs. l'our quiconque étudie avec soin les progrès ou la décadence des peuples, il n’est pas difficile de deviner que les premiers habitants de cet archipel sont tombés par la conquête, et qu'il ne res- tera bientôt plus rien de ces hommes extraordinaires qui ont doté jadis ce pays de monuments curieux et gigantesques dont je vous parlerai bientôt, et qui ont tant de rapport avec quelques-unes des ruines antiques découvertes en Amérique. Il y a haine permanente ici entre les familles pur sang tchamorre et celles alliées aux Espagnols. Les premières méprisent les autres, celles-ci haïssent les premières; de là des rixes sanglantes dans les cam- pagnes, où les cadavres mutilés attestent la férocité ou plutôt le délire du vainqueur. Il m'est arrivé quel- quefois, dans mes promenades, de prendre sans ré- flexion deux guides de religion opposée, qui ont constamment refusé de m'accompagner, quelque brillantes que fussent mes promesses et mes récom- penses; l'Espagnol refusait par dédain, en disant : « C’est un sauvage; » le Tchamorre, avec brutalité, appelant l'Espagnol « un homme dégénéré. » Si un gouverneur rigide ne met un terme, par de sévères exemples, à ces fureurs héréditaires, la colonie aura son jour de deuil. : SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. M Fatiguëé de mes courses ayentureuses, je rentrais chez le gouverneur, quand une foule immense, sta- tionnant sous un magnifique dôme de cocotiers, ap- pela mon attention. J'y trouvai Petit hissé sur un tronc d'arbre et vendant des images coloriées de deux sous, ou plutôt les troquant contre des vases d'une liqueur enivrante tirée du coco. Ces images, dont je lui avais fait cadeau, le malheureux les avait débaptisées. La mère de Coriolan aux genoux de son fils, c'était la Vierge implorant Jesus; Armide et Re- naud dans le jardin créé par le Tasse, c'était Adam et Eve au paradis terrestre; l'incendie de Salins, c'é- tait Sodome réduite en cendres ; un banquet de vau- devillistes, la cène des apôtres ; Phaëton foudroyé par Jupiter, la chute de Satan; un bateau de blanchis- seuses sur la Seine, l'arche de Noë; l'enlèvement de Ganymède, le Saint-Esprit portant un ange aux ciewr; et Ulysse vainqueur de Polyphème, David terrassant le géant Goliath. Et là-dessus, mon brave Petit, avec cette éloquence de matelot que vous lui connaissez, leur faisait en patois espagnol les contes les plus amusants et les plus grotesques du monde. Dès qu'il m'apereut, sa verve s’enflamma de plus belle, ses gestes devinrent plus énergiques, ses périodes plus ronflantes, ses yeux plus flamboyants, et peu s’en fallut qu’il ne me convertit, moi aussi, avec la foule émerveillée qui le tenait captif dans.son quadruple cercle. Le soir, avant de se livrer au repos, les dévots Ma- riannais, à genoux devant ces saintes reliques, les invoquaient dans leurs prières en se frappant dé- votement la poitrine. On l'a dit avant moi, la foi sauve. XXAI ILES MARIANNES Guham, — Moœurs. — Détails. — Mariquitta et moi. Un de ces hommes réguliers et positifs qu’on a par- fois le malheur de rencontrer sous ses pas en ce monde de contrarièté, me demandait l’autre jour com- bien il y avait de Paris aux Mariannes. — Dix mille lieues, lui répondis-je. — Ÿ compris d'ici au Havre? — Oui, monsieur, répliquai-je en colère; mais à partir de la cathédrale Cet homme évidemment se chausse avec des pan- toufles de lisière et se coiffe d'un bonnet de coton à ruban jaune, et c'est sans contredit de lui que me vint, il y a quelques jours, une lettre anonyme tim- brée de Paris, jetée au grand bureau de la poste, rue Jean-Jacques Rousseau, et portant pour suseription : « À monsieur, monsieur Jacques Arago, homme de lettres, voyageur, demeurant rue de Rivoli, 10 bis, à Paris, département de la Seine. — France. » J'aime mieux le tic-tac perpétuel d’une grosse hor- loge que deux heures de conversation de ces organi- sations étranges qui ne reconnaissent vrai et exact que ce qui est mesuré au compas, tracé à la règle, et qui, parce qu'ils ne l'ont pas connu, doutent encore que M. de la Palisse soit mort. La parfaite exactitude n'existe que dans les chiffres; tous les yeux ne voient pas de même, et ce que mon voisin trouve beau et grand me paraît à moi laid et mesquin. Nul de nous ne ment, nul de nous ne se trompe ; nous sentons Lous deux d’une façon différente, voilà tout. Plusieurs de mes compagnons de voyage ont trouvé que les Mariannes élaient un pays ravissant, d’autres, un séjour de tristesse et de dégoût. Moi j'ai été de l'avis de tout le monde : j’y ai eu des heures d'ennui et des jours de véritable joie. Poursuivons nos observations. Le costume des Mariannais est en parfaite harmo- nie avec la nature du climat torréfiant qui pèse sur tout l'archipel. Celui des femmes se compose d'une camisole flottante, voilant à demi la gorge, laissant le cou et les épaules nus ; elle se croise, à l'aide de deux ou trois agrafes, sur la poitrine et tombe sur les reins ou plulôt près des reins, sans arriver aux jupes, attachées à-la hanche par un large ruban et descendant presque jusqu’à la cheville. Cette jupe est formée, en général, de cinq ou six mouchoirs en pièces appelés madras ; les pieds et les jambes sont nus, ainsi que la tête, sur laquelle ondoie une im- mense et belle chevelure nouée fort bas ; puis vous vovez des rosaires et des chapelets bénits aux bras, sur le sein. En allant ou en assistant à la messe, il est rare qu’une seule d’entre elles, au lieu de la gracieuse mantille espagnole, ne jette pas sur son front un mou- choir bariolé qu’elle laisse flotter au vent en le rete- nant sous le menton avec la main. La plupart, silôt qu'elles le peuvent, se coifflent d'un chapeau d'homme, et je ne saurais vous dire ce quil y a de gravité, de force, d'indépendance et de domina- tion dans ces natures privilégiées où la vie circule si précoce et si puissante. g' La jeune fille de Guham ne marche pas, elle bondit; Ar èt ï SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. plus élégante que l’Andalouse, elle a aussi plus de inajesté et pas moins de coquetterie. N'espérez pas lui faire baisser Les yeux par l’ardeur ou l'impertinence des vôtres : vous seriez vaincu à ce défi qu'elle ne refuse jamais. Vous avez beau vous montrer fier et protecteur, elle est plus fière que vous et dédaigne votre protectorat. La jeune fille des Mariannes fume et mâche du tabac; son cigare, à elle, est très-volu- mineux, et il y a coquelterie exquise à se montrer la bouche pleine d'un cigare de six pouces de long et de huit lignes au moins de diamètre. Les hommes portent une chemise blanche descen- dant jusqu’à mi-cuisse et des pantalons larges n’allant pas plus bas et attachés aux reins ; les jambes et les pieds sont nus, ainsi que la tête. Au surplus, leur démarche a, comme celle des femmes, un caractère de liberté, une allure de matamore qui sied à mer- veille à leur taille admirablement prise, quoique pe- tite, et l'on voit au moindre de leurs efforts se dessi- ner en visoureuses saillies les museles de leurs corps, de leurs jarrets et de leurs bras, taillés ainsi que ceux de l'Hercule Farnèse. Mais tout cela, je vous l'ai dit, c'est la vie de ces gens aux jours d'exception, aux heures forcées, car, selon leur habitude quoti- dienne, ils dépensent une si belle existence dans le repos et le sommeil. Le teint des Mariannais est jaune foncé; ils ont des dents d'une blancheur éclatante lorsqu'ils ne les brü- lent point par l'usage ridicule et cruel du bétel et du tabac saupoudrés de chaux vive. Leurs yeux sont grands el brillants, et leurs pieds, ceux des femmes surtout, sont excessivement petits et délicats, ce qui est fort remarquable dans un pays où peu de per- sonues marchent avec des chaussures. I! est certain que les filles tchamorres en se mariant ne prenaient jamais le nom de leurs maris, puisque maintenant encore, en dépit d'une longue domination européenne, cet antique usage triomphe de la vo- lonté du législateur. N'en devrait-on pas conclure avec quelques voyageurs que les femmes ont joué ja- dis le premier rôle dans cet archipel? Ce sont là de ces études difficiles à faire dans un pays où l'histoire et la tradition arrivent jusqu'à nous si douteuses à travers tant de conquêtes et de massacres. Dans les deux Indes les victoires morales des Espagnols n’ont été remportées qu'avec le glaive : le fanatisme ne pro- cède pas autrement. Nulle part en ce monde la superstition n’étendit son voile funèbre plus qu'ici. I n’y a pas de petit événement de la vie auquel les habitants ne donnent une cause surnaturelle. Si un homme, le soir, se fait une entorse, c'est que, le matin, 1l n'aura pas dit ses prières avec assez de recueillement; si une jeune fille brûle ses galettes de sicas, c'est qu'elleaura passé devant la chapelle de la Vierge sans faire la révé- rence. À Les voir agir et penser ainsi, on dirait que lé puissant arbitre de toutes choses n'est exclu- sivement occupé que d'eux seuls, que c’est lui qui préside aux moindres détails de leur vie, et que Gestun miracle du ciel si l'on marche et si l’on respire. En n … Un incendie dévorait une maison voisine de celle de don Luis de Torrès, premier dignitaire de la colo- Me elintime ami du gouverneur. Au bruit du tocsin, Nous accourümes ; une maison voisine était déjà atla- quée par les flammes; le désastre menaçait de se propager et nul ne cherchait à l'arrêter, parce qu'on avait éntendu dire à ce sujet des choses fort graves, comme vous l’allez voir. Mais trois de nos hardis matelots se jetèrent au mi- n 171 lieu du foyer et cherchèrent à exciter par leur exemple le zèle des habitants. — À quoi bon essayer l'impossible? me dit don Luis d'un ton lamentable; il faut que l'incendie ait son cours; nulle puissance humaine ne peut lé- teindre. — Pourquoi? — Parce que le maitre de la maison est sorti de l'église, dimanche dernier, sans prendre de l’eau bénite. Cependant la prédiction sinistre du haut person- nage reçut un démenti; nos braves marins coupèrent court au désastre, et les maisons voisines furent arra- chées à une ruine presque certaine. — Eh bien! dis-je à l'officier superstitieux, vous voyez qu'avec du travail et du courage on maitrise les événements. — Ce n'est pas le courage qui a triomphé ici. —- C’est donc le travail? — Ni l'un ni Pautre. — Qui donc? — C'est Dieu. J'ai remarqué hier ces trois intré- pides matelots que vous m'avez désignés : ils étaient à l'église devant l'image sacrée de saint Jacques, dont ils baisaient dévotement les reliques. Hélas ! Marchais était un de ces hommes, et je ré- ponds bien que don Luis ne l'avait pas vu baisant dévotement les reliques de saint Jacques de Compos- telle. Le Tchamorre tient du Chinois par ses allures tor- tueuses, son caractère hypocrite et sa physionomie, mais surtout par son ardent désir de rapine. A peine est-il entré dans un appartement, que son regard scrutateur lui dit les objets sur lesquels il fera main basse ; tout ce qui se trouve à sa portée est dérobé avec une effronterie et un cynisme révoltants, et si vous le frappez pour le vol qu'il vient de commettre, doublez la dose, car, à coup sûr, pendant l'opcration, il aura fait un nouveau larcin. Le Tchamorre ne vole pas par besoin, mais par instinct, peut être par habitude, peut-être aussi par religion; souvent il volera une patate, un rosaire, une galette, uu vase, et quelques instants après il jettera loin de lui l'objet volé. Ce qui n'appartient à personne ne le tente pas; ce qui est à vous sera à lui pour peu qu’il le couve de son rogard de furet. Le soir, dès que sa besogne est faile, que sa journée est gagnée, loin de rougir du dommage qu'il a causé, il se désole comme le crocodile de la fable, qui se plaint que sa proie n'ait pas été plus belle et plus abondante, et se dispose, pour le lendemain, à de nouvelles investigations. Tous les Tehamorres sont nés prestidigitateurs, et certes ils ont bien mérité l’épithète de larrons dont les navigateurs les ont flé- tris. Au milieu de ces tristes débris de mœurs primi- tives, qu'une législation sévère et parfois cruelle n’a pu arracher de cet archipel, qu'il me soit permis de reposer ma pensée sur un de ces rares épisodes où l'âme du voyageur, froissée par la sauvagerie et le li- bertinage, se retrempe à de douces et puissantes émo- tions. Mariquitta, pas plus que Rouvière, pas plus que Petit et Marchais, pas plus encore que le tamor Carolin dont je vous parlerai une autre fois, ne sor- tira de ma mémoire; et pour moi la mémoire, c’est le cœur. Un homme trapu, leste et fringant était venu à Huniata avec le gouverneur, et s'offrit à nous pour faire nos commissions et nous piloter dans nos courses. Le jour mème de notre arrivée je le pris 172 pour guide, et nous ne retournämes au village que le soir, après le coucher du soleil, J'appris dans cette excursion qu'il était d'Agagna, qu'il s'était marié à une jolie femme, laquelle avait une sœur plus jolie encore, appelée Mariquitta. — Tiens, dis-je à mon guide, voici une piastre pour toi, pour ta femme un mouchoir, et pour ta sœur cette jolie croix bénite. Es-tu content? —. Elle le sera bien davantage, elle. —- Qui, elle? — Mariquitta. — Pourquoi? — Elle m'a tant recommandé de lui apporter une relique. — Elle est donc bien dévote? — C’est elle qui prie le mieux de nous tous. — Quel est son âge? — Quatorze ans. — Point de mari? — Elle en a refusé dix, vingt, et souvent elle pleure sans que nous sachions pourquoi. — Ne lui as-tu pas demandé la cause de ces larmes? — Si; mais elle dit que nous ne la comprendrions pas, qu’elle n'est pas de ce pays, qu’elle souffre en dedans, qu’elle rêve toutes les nuits de démons et d'anges, et elle ajoute qu'elle se tuera bientôt : peut- être qu'elle est folle. — Peut-être. — lier pourtant nous la vimes rire en allant à l'église. C'était la première fois qu'elle s’y rendait avec un mouchoir sur la tête, ear nous ne sommes pas riches. — Tiens donc, {tu donneras aussi à Mariquitta la folle ce joli lenzo (mouchoir), dont elle se parera la première fois qu'elle ira prier Dieu. — Oh! alors venez à Agagna, señor, car ma sœur accourrait Jusqu'ici pour vous remercier, et nous ne le voulons pas, de peur de la lépre. — Annonce-lui ma visite. — Votre nom? — Arago. — Señor Arago, ma sœur Mariquitta vous attendra sur sa porte avec votre lenzo au front. Vous verrez comme elle est gentille! Sa maison, c’est la quatrième à gauche avant d'arriver sur la place royale. — Je ne l'oublierai pas. Adios. — Adios, señor. Le soir de mon arrivée à Agagna, j'aperçus, en effet, à l'endroit indiqué, une jeune fille sur le seuil d'une porte, tandis que la foule se ruait autour de nous pour nous voir de plus près et nous entendre parler. Je ne regardais Mariquitta que du coin de l'œil, afin de ne pas fixer son altention; et, la nuit venue, sous un prétexte quelconque, je m'approchai de la maison, où l’on était agenouillé pour l'Angelus. Mariquitta parlait à haute voix ; le reste de la famille répondait en faux-bourdon. On allait se lever quand j'entendis ces mots : — Un Pater pour le señor Arago. Et le Pater fut dévotement et doucement articulé. Je montai les quatre ou cinq degrés de l'échelle ex- \érieure, et je frappai à la porte du logis, à demi entr'ouverte. Mariquitta se leva comme une gazelle surprise au gite. — C'est Arago! s'écria-t-elle. — Non. — Si. — Qui te l’a dit, Mariquitta ? — C'est toi : tu es Arago. Et la pauvre fille baisait religieusement le petit SOUVEKIRS D'UN AVEUGLE. crucifix que son frère lai avait donné de ma part, et elle me regardait avec deux grands yeux humides qui me disaient : « Tout cela, c'est pour toi. » Cepen- dant on m'offrit un escabeau; Mariquitta s’étendit sur une grossière natte, la tête sur mes genoux, et le reste de la famille se plaça çà et là dans la même pièce. — Veux-tu du tabac? me dit la jolie fille, veux-tu de la galette de sicas? veux-tu du coco, une natte, un hamac, un baiser? — Je veux tout cela. — Tu auras tout, mais de moi seule, car moi seule je veux te servir. . C'était, je vous jure, une sensation nouvelle et inespérée. Depuis mon départ, hormis chez le Chinois de Diély, je n'avais entendu, jusqu’à ce jour, que des paroles de menace, des râles de fureur, des cris de rage. Ici, une voix douce, des expressions de bonté, de reconnaissance, et puis deux prunelles noires et tendres qui ne me quittaient pas, deux petiles me- notles qu'on me livrait avec innocence, et de la joie sur tous les fronts, des sourires sur toutes les lèvres. Je me crus dans un nouveau monde. J'y étais en effet. Le frère arriva une heure après moi. — Le voilà! s'écria Mariquitta en lui sautant au cou; le voilà! merci, frère. — Oh! j'étais bien sûr qu'il viendrait. — Et moi, non. — Resterez-vous longtemps ici ? — Deux ou trois mois, j'espère. — Et après cela, reprit Mariquitta d'une voix trem- blante, vous repartirez? — Oui. : — Votre relique n’est pas bénite, dit-elle en se levant ; voilà votre lenzo et votre bon Jésus, je n'en veux plus! Elle ouvrit la porte, franchit, sans les toucher, les degrés de l'échelle, et disparut à travers les ombres qui déjà voilaient la terre. Je passai la nuit dans un hamac de la maison hos- pitalière, inquiet de cette fuite imprévue qui jetait aussi le trouble dans la famille. Cependant, vaineu par le sommeil, je m’endormis, et en me réveillant Je vis Mariquitta sur l'escabeau, me balançant molle- ment à l’aide d’une petite corde tirée du cocotier. — Ah!te voilà donc! tu nous as fait bien de la peine. — J'en ai eu beaucoup aussi, moi. — N'en as-tu plus maintenant? — Oh! la peine ne s’en va pas si vite; elle vient tout d'un coup et puis elle reste. — Où donc as-tu passé la nuit? — Là-bas, près de l’église. J'ai prié Dieu pour ob- tenir quelque chose. — Que lui as-tu demandé ? — De la santé pour toi pendant deux ou trois mois, et après une grosse maladie. — Je te remercie de tes vœux. — Si le ciel est bon, il m'exaucera. Quand on est malade, on ne s’'embarque pas, on ne va pas parcou- rir le monde, on se repose où l'on est. Si tu savais comme on est heureux à Guham, à Agagna surtout ! On fait bâtir deux maisons à côté l'une de l’autre, on peut avoir deux hamaës bien rapprochés, on s'aime bien et on prie Dieu ensemble. Tu vois que j'ai de- mandé au ciel une chose fort juste. — Mais tu m'aimes donc, Mariquitta, moi qui n'ai rien fait pour cela? — Je ne sais pas si je t'aime; mais, vois-lu, cette & è 4 | : VOYAGE AUTOUR nuit la lune a été belle, aujourd’hui le soleil sera beau, et il en sera ainsi tant que tu resteras dans notre ile, — Pourtant voilà un gros vilain nuage qui se lève là-bas et marche vers le soleil pour le voiler. — Ah! c’est que tu partiras. Et les yeux de Mariquitta se remplissaient de lar- mes, et sa main avait cessé de me bercer, et elle semblait attendre de ma bouche une parole rassu- rante qu'il m'était impossible de lui donner, Je cher- chai cependant à lui faire comprendre que j'avais des devoirs à remplir, et que cette amitié qu'elle me témoignait n’était sans doute qu'un élan de recon- naissance. À ce dernier mot, elle se leva brusquement, s'élanca vers une immense ardoise sur laquelle pe- tillaient quelques branches résineuses, et jeta le lenzo que je lui avais donné. Sa sœur ne put en sauver qu'un lambeau, que Mariquitta lui arracha des mains | DU MONDE. 175 et qu'elle livra aux flammes avec une sorte de colère où l’on voyait que la colère n'était pour rien. — Enfant, lui dis-je, j'ai dans mes malles des len- z0s plus beaux que celui-ci, Je te Les promets, ils sont tous pour toi. — Je les brülerai tous. — Chez nous, Mariquilta, on ne donne qu’à ceux que l’on aime. — Tu m'aimes donc? — Oui. — J'aime mieux ça que tous tes présents, et puis- que tu m'aimes, tu ne partiras pas. La jolie Tehamorre se leva plus joyeuse, s'occupa avec le reste de la famille des soins du ménage, dit à haute voix les prières du matin et m'apporta un coco- mouda ouvert avec une adresse extrème ; puis vinrent de délicieuses bananes et le melon d’eau si rafraichis- sant et si suave. : Mariquitta. Mais je ne savais que penser encore de cette ten- dresse si naïve et si ardente à la fois de la jeune Ma- riquitta. J'avais cru jusque-là que les plus douces passions de l'âme, l'amour, l'amitié, la reconnais- sance, n'étaïent que le résultat de la civilisation, et mes recherches n'avaient pas peu contribué à cette conviction qui se fortifiait de jour en jour. Les bienfaits d'un maitre pour son esclave pouvaient bien enchainer parfois, chez celui-ci, un désir de vengeance et d'affranchissement; mais l'amour, la sympathie entre deux natures si distinctes et pour ainsi dire opposées, voilà ce que ma raison se refusait d'admettre. Mariquitta était une exception dans ce pays excep- tionnel, et elle ne gardait des mœurs au milieu des- quelles glissait doucement sa vie que ce que les lois el Ja force des choses lui imposaient. D’un autre côté, si je n'avais été entrainé vers celte jeune et charmante fille par un de ces sentiments intimes qu'on éprouve souvent en dépit de la raison vaincue dans la lutte, il eût été facile de faire auprès d’elle quelque étude morale au profit de mes recherches de voyageur. Mais, dès que le cœur et l'esprit sont en hostihité, il y a imprudence à se baser sur des faits qu'on est in- habile à juger soi-même. La candeur de Mariquitta mettait à nu ses qualités espagnoles et ses principes tchamorres, et offrait à ma curiosité un moyen de s'exercer sans crainte d'erreur trop grossière. Ainsi je remarquai souvent que sa tendresse pour moi de- venait plus ardente alors que son père ou sa sœur en écoutait la naïve expression. Quand Mariquitta était joyeuse, on lui disait : Tu l'as donc vu? Si ses yeux se voilaïent avec tristesse, on lui disait en souriant : Il va venir. Mariquitta m'accompagnait à la chasse; son regard exercé m'indiquait de loin l'oiseau que je voulais at- teindre, et dès que la fatigue ou le sommeil me for- çait au repos, la jeune enfant, à qui la chaleur ne | pouvait ôter l'énergie, mettait tous ses soins à me préserver des piqûres des insectes et des scorpions dont les bois sont infestés. Dans sa folle espérance de me voir demeurer à Guham, elle m'apportait les | fruits les plus rafraichissants, me montrant parfois la mer courroucée, comme pour m'épouvanter, et sans mot dire elle m'interrogeait de l'œil pour puiser dans mon âme les secrets que j'aurais voulu lui dérober. 174 Pauvre enfant ! le jour de la séparation devait bien- tôt arriver. Un soir que, retenu chez Mariquitta par un épou- vantable orage, précédé d'une forte secousse de tremblement de PT, je lui parlais du vif regret de Ja quitter : — Tu me quitteras bien plus tôt que tu ne crois, me dit-elle d’une voix triste. — Comment donc ? — C'est que tu mourras dans quelques jours. — Qui te l'a dit? — Ne vas-tu pas à Tinian ? — Oui. — Eh bien! les pros-volants dans lesquels tu fais le voyage chavirent souvent ; un orage comme celui qui gronde peut l'atteindre et lu ne sais pas nager. — De pareils orages sont rares ici. — Il y en a pourtant, et alors on meurt, — Tu prieras pour moi, Mariquilta. — Oui, mais pour moi d'abord. Le moment du dépar tpour l'ile des Antiquités étant venu, la jeune fille m'accompagna sur le rivage sans articuler une seule parole ; elle me montra seulement du doigt et du regard les nuages rapides que le vent poussait avec violence vers Tinian ; et près de m'em- barquer : — Au revoir ! lui dis-je d'une voix que je m'effor- ais de rendre caressante : dans huit jours je serai près de toi. — Ou moi près de toi. — Tu me porteras malheur, Mariquitta. — Jete rendrai ce que Lu me donnes. — M'aimeras-tu pendant cette longue absence ? — Puisque je t'aime à présent ! Cette conséquence n’eût pas été logique en Europe, et j'avoue que je me sentis rapetissé auprès de ma naive conquête. Mon voyage à Tinian dura une semaine, et pendant ce Lenips les ex-voto ne manquèrent pas à l'église. Ma pelite croix, mes scapulaires avaient été suspen- dus au pied d'un Christ décorant le maitre-autel, et l'élégant lenzo dont Mariquitta se voilait à demi avec tant de grâce n'était pas sorti du meuble grossier qui le renfermait. — Les prières, me dit la jeune Tchamorre, ne va- lent jamais les sacrifices ; si je n'avais pas donné mes trésors à Dieu, si je m ‘étais séparé du lenzo, si j'avais mangé des sandias (melon d’eau) où des bananes, tu serais mort. — Ainsi done, je te dois la vie? — Oui. — Eh bien! tant mieux, car la vie, avec une ten- dresse comme la tienne, c'est le bonheur. — Et pourtant tes deux ou trois mois de séjour ici expireront bientôt. — Va, mon ange, je penserai toujours à toi. = Pauvre ami, penser, c’est mourir. Les sentiments de Mariquitta, loin de s’affaiblir, acquirent tous les jours plus de violence, et je ne SOUVENIRS D'UN AVEUGLE faisais pas une course dans l'ile que ma belle Teha- morre ne m'accompagnât. Je ne vous dirai pas tous les témoignages d'affection que je reçus, toutes les fatigues que la pauvre enfants imposait, tous les sa- crifices qu'elle acceptait pour m'épargner, non-seu- lement une peine, mais un ennui. Lorsque je re- tournai à l'hôpital des lépreux, près d'Assan, pour compléter quelques études commencées, Mariquitta voulut me suivre et y pénétra de vive force avee moi. Si je me baignais dans cette rivière qui coule au pied d’ Agagna, le long du rivage de la mer, mon ange protecteur, qui nagoait comme une dorade, me précédait sans cesse et m'indiquait la place la moins périlleuse pour moi. — Et tout cela, me disait-elle avec candeur, ce n'est pas pour l'engager à rester, puisque tu dois me quitter, mais bien pour te donner des regrets dans l'avenir. Mariquitta avait deux âmes dans un pays où à peine aurait-on pu en supposer une à chaque in- dividu. — Cependant le grand jour de la séparation arriva; la corvette, mouillée toujours à Saint-Louis, rappela l'équipage et l'état-major ; le canon annonça l'heure fatale, et Mariquitta ne me dit que ces deux mots, avec une grosse larme dans les yeux : — Je t'accompagne. Son père, sa mère, sa sœur, voulurent m’escorter aussi, et nous nous plaçämes tous dans un canot ap- parlenant à la famille. Arrivés au mouillage, nous wimes d’abord pied à terre pour déjeuner et nous faire nos derniers adieux. — Donne-moi ton chapeau, me dit Mariquitta, donne-moi ta cravale aussi; je volerai demain, à l’église, mon scapulaire et mon Jésus-Christ; j'aurai bien des choses de toi... et toi! à mon Dieu! mon Dieu !.…. Mariquitta s'élança dans le bois et disparul. Sa sœur et moi allämes à sa recherche, et, après une heure de peine, nous la trouvames au pied d'un ba- nanier qu'elle tenait convulsivement embrassé. — Merci, me dit-elle en voyant sur mes (raits Ja douleur que je ne pouvais maitriser; merci, Car {u m'aimes, n'est-ce pas? Je voulais me laisser mourir ; je vivrai maintenant; pars. -— Désirerais-tu venir avec nous? — Pars; quelqu'un me parlera de toi quand tu se- ras loin. — Qui donc, Marquitta? — Lui ou elle, tu le sais bien. Je rejoignis le bord, et l'on virait déjà au cabestan; saluai de la main, des yeux et du cœur, ma bonne Tche imorre, dont la gracieuse silhouette disparut à travers le feuillage. "Mais, quelques instants après mon arrivée au navire, 1e vent changea, et à moins d’un nouveau caprice de l'atmosphère, nous ne de- vions mettre à la voile que le jour suivant, au lever du solcil. — Oh! tant mieux ! m'écriai-je, je la reverrai en- core. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 175 XXXII ILES MARIANNES Guham. — Suite de Mariquitta. — Angéla et Bomingo. Je descendis vers six heures, et, dans mon vif re- gret de quitter une jeune fille qui me témoignait un amour si vrai, si naïf, je priai Lamarche, mon ami et lieutenant en pied de la corvelle, de faire mettre mes effets à terre dans le cas où, profitant d’un vent fa- vorable, on mettrait à Ja voile avant mon retour. Dans les affaires de cœur ce ne sont pas mes cha- grins personnels qui m'épouvantent : c’est pour l'autre moi surtout que mes peines sont vives et poignantes. Le soleil était à son déclin, et je me flattais, en hà- tant le pas, d'arriver à Agagna avant minuit. Pour rapprocher la distance, je résolus de quitter le che- min batlu et tortueux qui borde le rivage, et je cou- pai court à travers les bois. [ei pas de terreurs à avoir; nulle bête féroce ne parcourt ces solitudes, nul serpent venimeux ne rampe sous l'herbe, nulle horde de sauvages ne promène ses fureurs ni sa rage et ne menace le voyageur égaré : quelques buffles seulement descendent des montagnes dans la plaine, et fuient à l'aspect de l'homme ; quelques cerfs sau- vages se réveillent au bruit et bondissent dans les plus épais taillis, où ils trouvent un gite assuré, C'est du caline à l’air, du calme dans le feuillage, et il ya une sorte de solennité à se jeter seul dans ces immenses fo- rèts séculaires, où vous rêvez à loisir d'indépendance et de liberté. Dans mon excursion tout amoureuse, il m'arriva ce qui arrive loujours à quiconque se persuade que la ligne droite est le plus court chemin pour aller d'un point à un autre : je m'égarai, el je ne m'en aperçus qu'alors que le retour me fut impossible. Que faire ? Avancer toujours, au risque de ne plus me retrouver. D'une part, je me figurais la corvette près de leverl’an- cre; de l’autre, je me réjouissais dans le fond de l’âme du bonheur inattendu que je comptais apporter à Ma- riquilta, pauvre enfant que je laissais dans les larmes, elle qui, sans savoir pourquoi ni comment, s'était pieusement flattée de me garder toujours auprès d'elle. Hélas ! dans toutes les luttes avec le cœur, la raison a-t-elle jamais le dessus? Cependant la nuit avançait à grands pas; j'avais déjà traversé Je lit pierreux d'un ruisseau à see, dont je supposais l'embouchure en face de Toupoungan. Cet indice servit à m'orienter, et je redoublais d’ar- deur. Partout un sol uni, parfumé, couvert d’un ga- zon frais et vigoureux; partout aussi des géants immenses, le cocotier, les palmistes, le vacoi et ses rejets impudiques, arbre à pain, si beau, si impo- sant, si utile, et j'oubliai la corvette et presque l'Eu- rope dans mon admiration de chaque instant. Un se- cond torrent, que j'avais remarqué près d'Assan, me guida de nouveau, et je ne tardai pas distinguer dans l'ombre les premières maisons d'Agagna. — Pauvre Mariquitta! me disais-je tout bas en hâtant mon pas de course, à demain une nouvelle et douloureuse séparation ; mais encore une fois j'enten- drai tes douces paroles, encore une fois j'essuierai tes larmes ! Arrivé sur le seuil, au pied de la petite échelle, j'écoutai du cœur ; il me sembla entendre des sou- __ pirs mélés à des sanglots. J’entrai.. Tout dormait . d’un sommeil paisible, tout était calme; on eût dit que nul passion n'avait passé par là, et Mariquitta reposait plus profondément encore que sa sœur. J'étais épuisé de fatigue, et cependant je voulais repartir à linstant mème; le dépit et le chagrin furent plus forts : je m'assis doucement sur un es- cabeau, muet témoin de tant de confidences, et j'at- tendis le jour, qui ne tarda pas à paraitre, après avoir placé presque sur la tête de l’oublieuse jeune fille un charmant foulard que j’ôtai de mon cou. Mari- quitta se réveilla, ouvrit les yeux et vit mon cadeau : — Dios! Dios! s’écria-t-elle. Arago est mort; un ange m'a apporté ce lenzo que je n'avais pas osé lui demander. Elle se leva, m'apercut et poussa un cri: — Tu ne pars plus, n'est-ce pas”? Si, mais j'ai voulu te revoir encore : je pars plus tranquille, car tu dormais : le chagrin ne dort guère. — Non, mais il tue. — Tu mourras donc de mon départ! — Oui. Eh bien! Mariquitta ne mourut pas. Un de mes amis, M. Bérard, dans son dernier voyage, a yu la jeune fille tchamorre et lui a donné aussi des rosaires, des scapulaires, des mouchoirs, des colliers. Guham est pourtant à plus de dix mille lieues de ma patrie! Vous venez d'entendre la jeune et belle Tchamorre pur sang national, caractère primitif, vierge de toute souillure espagnole, hormis de cette mesquine su- perstition qu'on lui avait imposée en naissant, et dans laquelle ses goûts, l'habitude et l’insouciance l’a- vaient incessamment plongée. Je ne vous ai pas tout dit, pourtant, parce qu'il y a des secrets intimes que la plume ne doit point révéler, quelque piquant re- gret qu'il en coûte à l’amour-propre. Voici maintenant un contrasle, une passion sau- vage, une vie à part; voici une âme de fer, ne recu- ant devant aucun obstacle, ne s’épouvantant d'aucun crime pour atteindre le but. La maison de Mariquitta et celle de Domingo étaient voisines. Domingo Valès était un Espagnol de Manille ; il était venu aux Mariannes afin d’échap- per à une condamnation capitale pour certaines étourderies contre lesquelles la justice du pays avait dû sévir. Condamné à mort par contumace, il avait longtemps vécu sur les hautes montagnes de Manille pour se soustraire an supplice du gibet; mais, las enfin de cette vie errante, il descendit un jour dans la plaine, pénêtra hardiment dans la ville, se glissa jusqu’au port, s’'empara d’une barque amarrée à la cale, y jeta quelques provisions, courut au large et s’abandonna aux vents et aux flots. Les vents et les flots lui furent favorables, et en peu de temps il tou- cha aux Sandwich, où son arrivée étonna beaucoup les naturels d'Owhyée, à qui il raconta une histoire fort lamentable de sa facon, afin de les intéresser à son triste sort. Là encore il fut bien reçu, bien fêté ; on lui donna une case, des nattes, un grand carré de {aro (tacca pinnatifida), et Domingo vécut ainsi deux ans à Karakakooa, heureux et fort estimé des sauvages habitants de cet archipel. 176 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Tout cela est dans l’ordre des choses humaines : ne nous en élonnons pas. Mais que faire aux Sandwich, à moins que d'être élu roi? et comment se faire nommer roi d'un pays où le grand Tamahama avait établi sa puissance? Le scélérat de Manille, contraint de vivre en honnête homme, se lassa de cette existence inutile et mono- tone ; il profita du départ pour les Mariannes d'un navire américain, sur lequel on lui donna gratuite- ment passage, et il arriva à Guham, où, voyageur indépendant, il s'établit sous son véritable num, sans se soucier le moins du monde des suites proba- bles de son imprudence ou plutôt de sa témérité. Arrivez dans ce pays avec de l'impertinence et de l'audace, tenez-vous debout et fier en présence de vos chefs légitimes, prouvez que vous avez quelques notions des mœurs des peuples civilisés, traitez de sauvages {ous ces êtres qui vous entourent, faites voir que vous savez lire et écrire : il ne vous en faut pas davantage pour être un personnage de distinction. Rien parfois ne ressemble à la grandeur comme la bassesse, à l'homme de génie comme l’ignorant. M. José Médinilla y fut pris d'abord comme ses officiers ; il accorda gratis un bon terrain au nouveau venu, qui promettait de régénérer l'île, l'admit à sa table, dans ses conseils, et Domingo écrasa presque de sa puissance Eustache, le valet du gouverneur, qui pourtant ne se laissait pas aisément détrôner. I fallait une compagne à notre hardi réformateur. La vie est si lourde à quiconque la passe dans la mé- ditation, lorsque les souvenirs n’ont rien d'honorable et de consolant ! Pas une de ces jeunes filles qui pas- saient devant lui n'aurait osè espérer une si haute faveur que celle dont le señor Domingo voulait l'ho- norer, et néanmoins celle précisément sur qui tomba son choix refusa net la proposition qui lui fut faite par le transfuge des Philippines. Son orgueil en fut cruellement blessé ; il ne voulait pas croire à l’étran- geté de ce qu'il appelait une injure, et il se promit bien de ne pas s’en tenir à une simple tentative. L'or- gueil humilié ne se laisse pas impunément abattre : il avait affaire à une Espagnole jeune, ardente dans ses passions, comprenant l'amour aussi bien que Ma- riquilta, mais le comprenant avec ses orages et ses tempêtes ; quoique jusque-là son cœur füt resté insensible et muet à toute séduction, Angéla était exprès taillée pour Domingo : ces deux nalures, si chaudes, si extraordinaires, ne pouvaient se rencon- trer sans se comprendre. Angéla avait quatorze ans à peine; mais on lui en eût donné vingt en Europe, tant ses traits, carrément accentuës, se dessinaient avec une mâle vigueur, Lant ses membres élastiques avaient de force et de sou- plesse à la fois. Elle faisait de la chasse son occupa- tion de tous les jours; elle assistait aux services di- vins avec une sorte d'indépendance qui lui valait les reproches de ses amis, et, seule dans l'ile, lorsqu'un tremblement de terre ébranlait les demeures, elle ne se signait point et ne se jetait pas à genoux pour iin- plorer la clémence divine. On l'appelait Demonia à Guham, et cependant tout le monde l'aimait, car on n'avait pas même eu jusqu’à présent à lui reprocher aucune de ces méchancetés féminines qui germent et se font jour chez les femmes de tous les pays du monde. Angéla avait perdu son père, sa mère et un frère presque coup sur coup; sa douleur avait été vive et profonde, car pour certaines âmes il n'est point de tièdes émotions; la jeune fille pensait donc à se dou- ner la mort el à suivre sa famille dans la tombe, quand pour la première fois elle se trouva en face de Domingo. Tous deux se regardèrent en mème temps comme deux êtres qui se sont déjà vus. Ils ne se dirent rien et s’entendirent. Vous savez, il est de ces types particuliers qu'on trouve par hasard sur sa roule, qu'on croit avoir connus, ou auprès desquels il semble qu'on a toujours vécu. È Le lendemain de cette rencontre, Domingo attendit à RS LL À sé ne Din os Det don à Die | | É VOYAGE Angela à la porte de l'église, et lui dit au moment où elle en sortait toute pensive : — Jeune fille, veux-tu être ma femme? — Non. — Pourquoi ? — Parce que je ne t'aime pas. — J'attendrai. A huit jours de là, après un sermon du frère Cy- | riaco, Angéla sortait encore de l'égiise, quand elle fut de nouveau accoslée par Domingo. — Fille, veux-tu être ma femme”? — Non. — Pourquoi”? — Parce que je ne t'aime pas. — En aimes-tu un autre? — Non. — J'attendrai. Angèla avait un voisin fort beau garçon, fringant, AUTOUR DU MONDE 177 passionné, possédant une jolie maison, un jardin charmant et cinquante cocotiers dans une délicieuse vallée de l'intérieur de Pile, Le soir même de cette seconde rencontre entre Angéla et Domingo, le vigou- reux Espagnol parut dans la demeure de ee dernier, portant un cadavre sur ses épaules. — Tenez, dit-il à la famille épouvantée, c'est ce pauvre maladroit qui est tout à l'heure tombé du haut d’un cocotier, et que mes soins n'ont pu rap- peler à la vie. De sinistres rumeurs accusérent Domingo d'un crime, mais personne n'osa le dire à haute voix, tant il dominait la population entière. Angéla accompagna à la tombe les restes mutilés de son voisin, que chacun savait l’avoir demandée en mariage ; mais ses yeux restèrent secs, et après la cérémonie funèbre, à laquelle avait également assisté Domingo, les traits de celui-ci prirent un tel carac- .… Dès qu'elle nous cut montré de loin Tiboun et sa crique tranquille. (Page 178.) {ère de regrets et d’amertume, qu'on eût dit un eri- minel poursuivi par le remords. Un mois entier avait déjà passé sur ce lriste évène- ment, la terreur s'enfuyait de toutes les âmes; An- géla s'était assise en face de la mer violemment agi- tée, sous le magnifique rideau de cocotiers qui borde le rivage au nord d’Agagna, lorsque Domingo, de- bout derrière elle, laissa tomber d’une voix rauque et solennelle les paroles qu'il lui avait deux fois adressées : — Veux-tu être ma femme, Angéla? — Non. — Pourquoi ? — Parce que je ne t aime pas. — Il me faut une autre raison aujourd'hui. — Eh bien ! parce que tu ne m'aimes pas, toi. — Si, je t'aime! — Donne-m'en une preuve. — Parle. —- Trouve toi-même. -— Je trouverai. — À la bonne heure ! Liv. 93 — Et alors ? — Alors je verrai. — Non, alors tout sera dit : Lu m'épouseras, ou tu n'épouseras personne... C’est bien entendu ? Adieu, Angéla, à demain. — À demain, Domingo. Le soir du lendemain, en effet, Angéla venait de faire ses dévotions accoutumées sur le tertre pelé du lieu où saint Victorès avait péri sous les coups de Matapang (histoire fort triste dont je vous parlerai tout à l'heure), lorsque Domingo, aposté sur la lisière du bois qui bordait la route, fit retentir sa formidable voix et poursuivit Angéla de ses pressantes ques- Uors. — Eh bien ! le moment est venu, jeune fille; tout relard est désormais impossible, toute irrésolution serait maintenant inutile : veux-tu être ma femme? dit-il en armant le long fusil qu'il pressait de ses deux vigoureuses mains, — Non. — Pourquoi? —— Parce que tu ne m'aimes pas. 19 (] 178 SOUVENIRS — Je L’aime, Angéla. — Je Lai dit que je n’en crovais ren, qu'il n'en fallait une preuve. — Je vais te la donner si tu me la demandes en- core. Et il met la jeune fille en joue, — Je l'attends. — La voilà donc. Le coup part ; une balle siffle ; l'oreille et une partie de la tempe de la jeune fille sont enlevées ; Angéla y porte sa main, qu'elle inonde de sang. — Tiens, dit-elle sans émotion, Domingo, prends cette main. Je te l'avais refusée, maintenant Je suis ta femme, car je vois que Lu m'aimes. Quand nous arrivàämes à Agagna, il y avait six mois qu’Angéla était la femme de Domingo; ils vivaient heureux, et rien n’annonçait que ce bonheur dût en- core finir. La douce et bonne Mariquitta el la fière el sauvage Angéla étaient à peu près du mème âge; elles avaient traversé les mêmes événements; elles s'étaient livrées aux mêmes plaisirs, avaient respiré le même air em- baumé. Voyez pourtant quel contraste ! Que de semblables oppositions se fassent remar- quer chez nous, dans cetle vieille Europe, où tout se façonne selon les caprices, la mode, les époques et les institutions, cela se comprend à merveille; mais dans un pays qui n’est troublé que par les commo- tions terrestres, sous un large soleil qui ne se voile que par hasard, au milieu d’une autre nature parfu- mée et généreuse, que le sang petille dans les veines avec cette dissemblance que vous venez de remar- quer, voilà ce que la physiologie des peuples aura bien de la peine à expliquer. Vous ai-je dit que cet archipel était toujours courbé sous le joug de la superstition, fille ainée de la peur et de l'ignorance? Oui. Or, voici encore du merveil- leux, mais de ce merveilleux qu'un seul regard révèle, qu'un seul instant d'étude et de réflexion soumet et détruit. D'ailleurs je vous ai promis une anecdote édifiante; la voici, extraite des archives pieuses de l'ile, dévo- tement gardées dans une châsse bénite. Guham n'était pas encore soumise ; la plus grande partie des habitants, épouvantés par les ravages de la mitraille, vivaient dans l'intérieur de l'ile et échap- paient dans de profondes retraites à une destruction générale. Mais ce n’est pas seulement sur des terres incultes ou riches que les conquérants prétendent régner. À qui veut soumettre et régénérer il faut des esclaves, et des excursions au centre de Guham furent tentées par les Espagnols victorieux. La croix devint l'auxiliaire du glaive, et le prêtre se fit soldat, Saint Victorès, pieux missionnaire de Séville, accouru pour répandre les bienfaits d’une religion de paix, se ha- sarda seul à parcourir les campagnes riantes qui en- touraient le sol où s'élève aujourd'hui Guham, et, surpris d'une audace pareille, les Tehamorres ne vou- lurent pas tout d'abord l’immoler à leur vengeance, Saint Victorès vécut donc parmi eux, cherchant à pé- nétrer les secrets d'une religion qu'il voulait détruire en les initiant peu à peu aux mystères d’une croyance qu'il essayait d'établir. Saint Victorès était doux, pa- lient, charitable ; il prêchait la paix alors même que les Espagnols voulaient la guerre; il rassurait au lieu d’épouvanter, et il demandait pardon à ses nouveaux disciples des rigueurs de ses frères, qu'il promettait d'apaiser. Un jour cependant que, sur un tertre dominant la mer, comme saint Jean au bord du Jourdain, il achevait sa prière du soir, un jeune D'UN AVEUGLE. Tchamorre furieux, nommé Matapang, traverse la foule, s'élance sur le saint apôtre, le saisit à la gorge et lui écrase la tète sous un bâton noueux. Cet acte horrible de vengeance accompli, Malapang harangua les siens, leur dit les cruautés des Espagnols, ré- veilla leur énergie éteinte, et traina le cadavre de saint Victorès dans les flots, qui l’engloutirent à ja- mais. Là est l'histoire vraie dans la masse et dans les dé- tails; les Espagnols triomphants y ont ajouté plus tard leurs fanatiques récits, et voici ce qu’on lit dans le livre sacramentel de la colonie : « La place sur laquelle le corps de saint Victorès tomba après ce sacrilège assassinat est {oujours sèche et pelée; le gazon ne peut y pousser, et l’anse | L md dans laquelle le saint martyr fut précipité devient rouge comme du sang à certaines heures de la jour- née, » | — Quant à ce double miracle, me dit un jour le gouverneur, il serait absurde de le révoquer en doute. — En avez-vous été vous-même témoin ? avez-vous constaté le fait? — Plus de vingt fois, monsieur, etil ne tient qu'à vous de vous assurer de la vérité de mon asser- tion. — Mais si j'arrive là-bas avec mon incrédulité? — Votre mcrédulité cédera à l'évidence. — Allons, je ferai la course. L’anse de San-Victorès | est-elle loin? î — Vous y serez en deux heures. Voulez-vous un , cheval ? — Nôn, non, les pèlerins voyagent à pied; Dieu bläme le luxe des caravanes religieuses. — Allez, allez, monsieur; je vous attendrai au re- tour. — Je n'irai pas seul au tertre sacré; je me défie de mon impiété. — Tant mieux; plus les témoins seront nombreux, plus il y aura de convertis. — À demain donc. J'avais rapporlé cette curieuse conversation à quel- ques-uns de mes amis, et les voilà prêts à faire la | route avec moi vers Tiboun. Je n'ai pas encore oubliè | que Mariquitta voulut m'accompagner afin d’adres- ser, disait-elle, ses vœux au protecteur de la colonie pour obtenir en ma faveur une longue et dangereuse maladie. Vous voyez que j'élais menacé de toutes _-_. RE ge em parts. Le chemin qui conduit à l'endroit des miracles est | ravissant : c'est partout un sol terreux, mais ferme; | ce sont partout de magnifiques allées de vacois sous lesquels on se promène comme sous de larges el magnifiques parasols s'épanouissant au soleil ; c’est le cri aigu des oiseaux qui remplissent le feuillage, une brise rafraichissante qui vous apporte des ëma- nations embaumées, et le calme imposant de ces vastes solitudes qui vous saisit à l’âme et vous dis- pose merveilleusement à la foi. Rien ne manque au piége, et moi, plus que mes compagnons msouciants, J'avais à mes côtés la dévote Tchamorre, qui comptait si fort sur la puissance divine. Aussi, dès qu'elle nous eut montré de loin Tiboun et sa rique tranquille, ne pus-je m'empêcher d'éprouver une de ces légères émotions qui accompagnent toujours l'homme sitôt qu'on met en lutte la raison avec le merveilleux. Et puis, je suis né dans un pays où les miracles de toute nature sont en pleine faveur ; je vous en citerai mille au moins plus certains, plus avérés les uns que les autres, qui ont tous édifié mon petit bourg d'Estagel, enelavé dans les Pyrénées, et Je me garderai bien, je VOYAGE vous assure, de les révoquer en doute devant mon excellente el vieille mère, dévote à tous les saints presque autant qu'à Dieu même, et qui a dans son äme angélique une foi si ardente, qu'elle courbe sa rai- son encore plus devant ce qu'elle n’a jamais vu que devant ce qui frappe journellement ses regards. Soyez donc pur de préjugés quañd vous avez été dou- cement bercé avec les cantiques rimés d’une centaine d'élus roussillonnais inconnus aux martyrologes! Mais revenons. Voici le tertre couronné d’un gazon pur et égal, voici la place où tomba saint Victorès ; elle est aride et pelée, et cette nudité dessine assez bien la silhouette d'un corps humain. — Eh bien! me dit Mariquitta toute joyeuse, est-ce vrai ? — Quoi? — La place n’est-elle pas maudite ? — Elle est nue, voilà tout. — Pourquoi le serait-elle, quand tout est vert au- tour ? — Je n’en sais rien encore; je vais chercher et je ne demande pas mieux que de te donner raison. — Ce sera la donner au ciel. Près de là était une toute petite cabane, bâtie sur pilolis comme les maisons d’Agagna, vers laquelle Je me dirigeai pour de nouveaux renseignements. Un pauvre homme d'une cinquantaine d'années l'habitait; il se leva à ma vue et se signa dévotement. — Ceci est votre demeure? | — Oui, señor. — Vous y vivez seul ? — Absolument seul. — Est-ce par dévotion ? — C'est par ordre du gouverneur, qui tous les jours ie fait apporter mes vivres. — À quoi passez-vous votre temps? — Je ne peux pas vous le dire. — Mais le gouverneur me l’a dit. — Lui le peut; moi, je ne le peux pas. — Avez-vous rempli votre devoir, ce matin ? — Je n’y manque jamais. — Pourtant j'ai remarqué vers l'endroit de la tête une petile touffe de gazon oubliée. — 0h! c’est impossible. — Votre vue s’affaiblit, brave homme; il faudra vous donner un suppléant ou vous remplacer. — Par grâce, ne le dites pas au seigneur gouver- neur. — Je vous le promets. Mariquitta revint me rejoindre, tandis que mes ca- marades faisaïfent un bon déjeuner sur l'herbe. — Etes-vous bien convaincus? leur dis-je en les rejoignant; pourrez-vous maintenant certifier le mi- racle? — Toute incrédulité est impossible. AUTOUR DU MONDE. 179 — Je suis de votre opinion; mais l’eau, l’avez-vous vue rouge ? — Pas encore. — Cela viendra peut-être ; le miracle n’est point permanent comme celui du gazon. — Eh bien! attendons encore ; il faut partir tout à fait édifiés. Le flot commencait à descendre ; nous nous assou- pimes tous au milieu de nos causeries, el à notre ré- veil nous jetämes un regard avide vers l’anse. A la place indiquée l’eau était rouge, visiblement rouge, rouge Comme du sang, mais un sang peu coloré. — Diable! diable! nous écriämes-nous presque en mème temps, l'ermiteest pourtant ici sans puissance: étudions le phénomène. Nous poussämes à l’eau une petite pirogue servant à la pôche du bonhomme et nous nous rendimes sur l'emplacement même où l’eau reflétait la teinte si extraordinaire. Nous sondons de l'œil, il n'y avait pas en ce moment plus de cinq pieds de fond; l'aviron plonge un peu horizontalement, le sable monte à la surface; il est rouge, très-rouge ; et la coloration de l'eau s'explique sans le secours du prodige. — Or cà, mes amis, que dirons-nous à M. Médi- niila ? — La vérité. — Et la vérité? — C'est que nous avons vu le double miracle qu'il nous à priés de venir cons{ater. — Lui montrerons-nous ce sable rouge ? — C'est le sang de frère saint Victorès qui l’a rougi. — Mais le miracle devrait planer sur l’eau. — N'en est-il pas ainsi? — Tenez, voilà le flot qui monte, la teinte qui s’ef- face et le phénomène qui s’évanouit. N'importe, de- main à la marée basse, le miracle recommencera dans la crique, celui du tertre se perpéluera par lin- spection quotidienne du pauvre homme de la cabane, et le gouverneur Médinilla aura raison contre l'incré- dulité. La naïve Mariquitta, un peu honteuse de nos re- cherches et de leurs conséquences, prit mon bras et m'accompagna silencieuse jusqu'à Agagna, où nous arrivämes tous pour la collation du soir au palais du gouvernement. —= Êtes-vous bien convaincu, señor Arago? me dit M. Médinilla d’un air triomphant. -— Qui, señor : le frère saint Victorès était un saint apôtre pour qui le ciel a été ouvert, et Matapang un scélérat qui cuira éternellement dans la marmite de Lucifer. — J'étais bien sûr de votre conversion. Mettons- nous à fable, XXII ILES MARIANNES Voyage à Finian, — Fes Carolins, — Un tamor me sauve la vie. Voici une de ces courses palpitantes d'intérêt, amu- Santes et instructives à la fois, sur lesquelles les anuées passent sans que le moindre épisode les déco- lore ou les affaiblisse. Jamais peut-être navigateur n'a fait d’excursion plus curieuse, plus incidentée ; et si le cœur m'a battu de crainte au moment du départ, il m'a battu plus violemment, je vous l’atteste, pen- | dant le voyage, à l’idée seule que cette occasion si | belle et si rare aurait pu m'échapper. Tinian est là-bas, au nord de Guham ; on dit qu'il y a sur ses plages désertes de gigantesques ruines à voir. Allons étudier les ruines de Tinian. Bérard et Gaudichaud font le trajet avec moi, {ant mieux : deux jeunes courages souvent éprouvés, l'un 180 VOYAGE AUTOUR DU MONDE. ardent botaniste, l’autre officier expérimenté. Je n’au- rais pas mieux choisi. La traversée est courte, mais non sans d’imminents dangers sur des barques si fra- giles; tant mieux encore : c’est la difficulté vaincue qui fait le mérite. Je n'ai plus que de l'impatience dans ] âme. Le gouverneur, le commandant, les autorités d’A- gagna et quelques amis nous escortent jusqu'au ri- vase, où l'on nous serre affectueusement la main en nous disant : « À la grâce de Dieu! » Puis je laisse tomber un dernier et “pénible regard sur une jeune fille en prières, et je monte avec Bérard sur le pros- volant qui m est désigné ; Gaudichaud saute sur une embarcation plus petite encore ; chacun de nous s’as- sied à son poste, avide des merveilles qui nous sont promises. Je vous dirai plus tard comment sont bâties ces singulières pirogues, et je vous ferai connaître alors jusque dans leur vie la plus intime les audacieux pilotes à qui nous confions aujourd'hui nos desti- nées. Les voici tous, joyeux, sautillants; ils arrivent et se jettent à l’eau : nagent-ils? non, ils viennent de quitter un élément qui les fatigue pour un élément qui les amuse et qui convient mieux à leur nature; à la mer ils sont chez eux. Ces organisations sont des organisations amphibies, et le premier cri qui s'é- chappe de la poitrine à l'aspect de ces êtres extraor- dinaires est un cri d’admiration et de respect. Les pros sont mouillés au large par dix à douze brasses. — Faut-il partir maintenant ? — Oui, dérape et au large. Ici point de cabestan à virer, point d'efforts et de chants parmi l'équipage ; un homme plonge, roule au fond des eaux, suit dans les roches madréporiques les cent détours du filin qui retient le pros captif, le dénoue avec la mème dextérité qui lui fut nécessaire pour mouiller, et remonte comme s'il n'avait rien fait que vous et moi ne fussions capables de faire. Oh! ne criez pas au phénomène : nous ne sommes pas encore sous voile, et ce n'est qu'un premier regard sur ces hommes extraordinaires. Notre petite flottille était composée de huit pros, dont les plus élégants avaient pour pilotes les tamors des Carolines, arrivés depuis deux jours à Agagna. Et c’est là un des plus hardis voyages à tenter sur les océans. Mais quels pilotes! quels “courages ! quelles hautes intelligences! Ils partent des Carolines sur leurs frèles embarca- tions, sans boussole, sans autre secours que les étoiles dont ils ont étudié les positions, mais qui peuvent si souvent leur refuser tout appui. Ils disent à leurs amis un adieu tranquille qui leur est rendu avec le même calme; on leur demande l'heure précise de leur retour; ils se jettent au large, et les voilà entre le ciel et l’océan, faisant un trajet de six ou sept cents lieues, consultant la direction des courants, qu'une longue expérience leur apprend à à connaitre, et poin- tant une petite ile lointaine, où ils abordent à coup sûr, mieux que ne le ferait un de nos plus habiles capitaines de notre marine royale. La brise soufflait assez forte, et nous courions au plus près; nous coupions le vent, et les soubresauts du pros me fatiguaient d'autant plus que je n'étais pas dans l'embarcation même. Aux deux bords sont amarrés fortement, d’une part, un flotteur, dont je vous parlerai plus en détail dans la suite ; de l’autre, une sorte de cage d'osier à cinq ou six pieds en de- hors de la carcasse du pros et suspendue à un solide treillage. Je ne peux pas mieux la comparer qu'à ces paniers dans lesquels nos marchands enferment les volailles, de sorte qu'il serait exact de dire qu'avec les Carolins on navigue en ballon. J'étais là, moi, cruellement tiraillé par d'horribles souffrances, s sans une voix amie pour me donner des forces, sans mon brave Petit pour appeler un léger sourire sur mes lèvres. Cependant de temps à autre je mettais le nez à l'air et Je dessinais, au milieu de mes angoisses, la côte admirablement boisée de l'ile, où se montraient quelques pauvres cabanes au fond des criques silencieuses qui creusent le sol. La voile de pagne était toujours au vent, l'écoute entre les mains du premier pilote, tandis qu'un de ses camarades, sur l'arrière, aidait à la manœuvre, à l’aide d'un petit gouvernail qu'il faisait mouvoir avec le pied plongé dans l’eau par intervalles. Ma douleur se taisait dans mon admiration en présence de tant d'adresse. La mer était houleuse et haule; je ne comprenais pas la joyeusetè de mes compagnons de voyage alors que le pros tournoyait pour ainsi dire au gré de la lame, et je me hasardaï, entre deux gros sou- pirs, à leur demander si nous ne courions aucun dan- ger. — Ne craignez rien, me dit le tamor d’une voix douce en mauvais espagnol; ne craignez rien, nos barques ne chavirent Jamais. A peine m'eut-il rassuré que, jetant un regard eu- rieux derrière moi, car nous ouvrions la marche, je vis un pros chavirer, la quille en l'air, sous une ra- pide rafale. Je fis signe au pilote et lui montrai du doigt la pirogue immergée ; mais, au lieu de déplo- rer l'événement, il se prit à sourire en pitié avec ses insouciants camarades, et me fit comprendre que les homnies savaient nager et que nul ne se noierait, Il ajouta que le pros serait bientôt relevé et mis à flot sans secours étranger, ce qui eut lieu en effet, mais après plus d’une heure d'attente. Je vous ai dit que de chaque côté de l'embarcation, à quelques pieds de distance, était un flotteur qui servait à maintenir l'équilibre, compromis par le poids des soliveaux soutenant la cage opposée. Eh bien ! dès que l'embarcation chavire, l'équipage se porte au flotteur, pèse dessus de tout son poids, et le pros tourne, cabriole et se redresse. Que voulez- vous que je vous dise! ce sont là de ces prodiges d'a- dresse auxquels il faut bien croire, en dépit de Ja raison, puisque la chose est ainsi, puisqu'elle se re- nouvelle tous les jours dans ces navigations merveil- leuses, puisque le fait est garanti par le récit de cent voyageurs, puisque j'en ai été témoin, puisque je vous l'atteste sur là foi du serment, puisque cela est. Détruisez done cette vérité mathématique . deux et deux font quatre. Après cela, tant pis pour vous si VOUS ne Croyez pas. Cependant la brise devenant trop carabinée, nous mines le cap sur la terre vers une anse délicieuse ; les autres pros suivirent notre exemple; quelques- uns, effrayés, se jelèrent volontairement sur la grève; d’autres mouillèrent par un fond de cinq ou six brasses, à l'aide d'un filin qu'un des pilotes alla nouer au fond de l'eau à des roches de corail, et nous gagnämes, sur la lisière d'un bois, deux petites ca- banes où nous reçümes l'hospitalité. — C'est une navigation un peu dure, nous dit Bé- rard du ton joyeux qui ne l'abandonnait jamais ; n'est-ce pas que le corps est ee ? — Oui, brisé, moulu, répondit Gaudichaud d'une voix souffrante. VOYAGE — Et toi, Arago, qu'en dis-tu? N'est-ce pas que tu es de notre avis? Je n'étais de l'avis de personne : étendu sur le ga- zon, je me roulais, je me tordais à faire pitié; mais qui a pitié de celui qui souffre du mal de mer? On m'eût trainé dans les flots que j'aurais, je crois, trouvé assez de force pour dire : « Merci! Dieu vous le rende en pareille occasion ! » Dans celte première journée de navigalion, nous doublâmes plusieurs caps d'un aspect tout à fail pit- loresque, que j'avais dessinés sans doute avec une grande irrégularité, et portant tous les noms de saints personnages et de vierges béatifiées. Les Espagnols, on le sait, baptisent leurs conquèles comme ils bap- tisent les enfants dans leurs cités. Toutefois le cap le plus au nord de l'ile est appelé le cap des Deux- Amants, et l'on m'a raconté à ce sujet une histoire fort peu édifiante, qui contraste d'une manière {rès- AUTOUR DU MONDE. 1 bizarre avec la couleur toute dévote qui pèse sur le pays qui les entoure. Le petit bourg où nous fimes halle s'appelle Roti- gnan; on m'y traina avec peine, l'on m'étendit sur une natte, et l'engourdissement plutôt que le sommeil ne {arda pas à s'emparer de moi. À mon réveil, je me trouvai couché côte à côte d'un tamor carolin, chef du pros que je montais, et qui, sans façon au- cune, avait mis à profit le coin de natte que je lais- sais en liberté. Le soleil se levait radieux ; les cimes des rimas touffus en étaient dorées. Un cri du pilote retentit, et en un instant chacun fut debout. La toilette de nos compagnons de voyage ne les occupe guère : ils sont absolument nus. Cependant il fallait songer à la traversée, aux dif- ficultés qui pouvaient surgir et à la nécessité où nous nous trouvions de passer plusieurs jours en mer. Aussi Un pros-volant des Carolines. (Page 180.; nos gens, lestes comme des chals sauvages, escala- dèrent-ils les hauts cocouers et en firent-ils descendre une prodigieuse quantité de fruits. Oh! ici ce fut encore une fois une admiration qui tenait de l’extase, car jamais je n'avais supposé dans un homme tant d'adresse et d’agilité, tant de grâce et de force. Ecoutez. Les cocos, nouës en grappes de huit ou dix, étaient sur la plage ; chacun des pilotes, chargé d'un de res lourds bouquets, le poussait en avant et arrivait ainsi au pros; mais une grappe, lancée par le priner- pal tamor, se dénoua, et voilà les fruits saisis et dis- persés par la lame capricieuse. Le pilote nageur s’ar- rêta tout d'abord un instant, parut réfléchir, pro- iena un regard inquiet et irrité sur les fruits qui lui échappaient, me vit debout au rivage, prêt à le railler de ses inutiles efforts, et sembla accepter le défi que je lui lançais. Je lui montrai un mouchoir et je lui donnai à comprendre qu'il lui appartiendrait s’il par- veuait, lui, à ramener au pros tous les cocos flot- tants. La proposition fut prise au sérieux, et voilà Mon rapide marsouin, tantôt allongé, tantôt courbé, allant à droite, à gauche, en avant, en arrière, ral- liant les fugitifs, ainsi qu'un berger le fait de ses chè- vres vagabondes, poussant celui-ci de la tête, celui-là de la poitrine, revenant d’un seul élan vers un troi- sième qu'il emprisonne entre ses genoux, et les res- saisissant en bloc, luttant contre tous, se heurtant, se divisant de nouveau, montant et descendant avec la lame ; gagnant toujours du chemin et arrivant enfin à bord, après une lutte d'une demi-heure au moins, plus piqué encore de mon doute et de mon étonne- ment que fier de son triomphe. Quels honimes que ces hommes ! Cependant nous rejoignimes le pros, où je payai volontiers le pari perdu ; mais la brise soufflant avce trop de violence, cinq des pros qui nous escortaient et qui étaient montés par des habitants de Rotta re- fusèrent de mettre à la voile avec nous. Quant à nos hardis pilotes, après une courte prière qu’ils pronon- cérent à voix basse, 1ls prirent le large. Bérard s'as- soupit, et moi je recommençai ma vie de douleurs. Bientôt mon ami, réveillé en sursaut par une sc- cousse violente, se dressa et m'appela à lui. Je sortis de ma cage, et, bien décidé à lutter contre le mal de mer, je m'assis à côté du premier tamor, dont le re- gard perçant interrogeait l'horizon assez assombri, inais dont le front calme et ouvert me rassurait com- plétement. 182 SOUVENIRS Plusieurs oiseaux vinrent planer au-dessus de nos tèles ; Bérard les abattit, et, malgré la hauteur des lames et la présence de deux requins qui nous escor- taient, un des Carolins se jeta à l’eau, Les saisit et les porta à bord. F ‘ C'étaient des fous. Parmi eux 1l se trouvait un cor- beau que nos bons et superstifieux argonautes jetè- rent au loin en nous faisant entendre qu'il ne leur inspirait que du dégoût, parce qu'il mangeait de la chair humaine. Je vous répète, moi, que les moindres actions de ces hommes vous disent toute l'excellence de leur naturel. Mais Guhan s’abaissait derrière nous, et au nord Rotta se levait plus belle et plus parée encore que son orgueilleuse voisine. La brise soufflait carabinée et par rafales; les nuages passaient sur nos tèles avee une grande rapidité; les pros dansaient rude- ment secoués par la vague, et nous devinions bien à l'activité de nos pilotes qu'il y avait péril pour nous tous !. 4 , Ce qui surtout, dans ces moments difficiles, exei- tait notre admiralion, c’étaient l'adresse, la vigueur, l'audace du Carolin attaché au gouvernail, qu'il diri- geait avec son pied. La lame venait parfois se briser contre lui, et c’est tout au plus s'il détournait la tête ; les flots le couvraient souvent en entier, et dès qu'ils avaient passé sur cet homme de fer, vous voyiez celui-ci secouer légèrement la tête, les épaules imon- dées, et garder cette héroïque impassibilité contre laquelle la fureur des éléments venait mutilement se heurter. La piété est-elle la peur? la prière est-elle la pusillanimité ? La conduite de ces braves Carolins résout la question. Les voici, calmes, graves, intré- pides au milieu de la tourmente; el cependant, à l'approche de chaque grain, vous les voyez accroupis sur leurs talons et tournés du côtè du nuage mena- cant, lever un œil serein vers lui, frapper d’une main ouverte contre l’autre fermée, faire signe au génie malfaisant des hommes de passer sans jeter sa colère sur eux, et lui adresser la prière suivante dite avec une extrême volubilité : « Léga chédégas, léga childiligas, chédégas léga, « chédeqas légas cheldiléga chedegas, léga chédeqas « mottou. validée : « Ogueren quenni cheré pere pet, oqueren quennt chéré péré péi. » Au surplus, pendant cette traversée orageuse, ja- mais nuages ne se sont montrés si rétifs à la ferveur des pieuses sollicitations, car pas un grain ne passa sans nous envoyer ses rapides ondées etses bruvantes rafales. La constance et l'adresse l'emportèrent sur le ca- price des flots; à huit heures à peu près, nous nous trouvâmes par le travers du cap-ouest de Rotta ; mais les vents et les courants s'étant opposés de nouveau à notre marche, nous n’arrivämes au mouillage que vers onze heures et demie ou minuit. Nous jetâmes le filin sur un fond de corail à une demi-lieue de la terre, et, remis un peu de mes souf- frances, qui avaient été horribles, je respirai tout à l'aise la brise embaumée du rivage. La mer était devenue belle, mais devant nous, à un grand quart de lieue, elle brisait encore avec violence sur de hauts récifs qui formaient la barre du port et ne présentaient qu'une passe étroite aux embarcations. La lune en son plein nous envoyait $es pâles rayons, 1 Voir les notes à la fin du volume. D'UN AVEUGLE, et, soit pour nous éclairer, soit pour les besoins d’une nuit assez fraiche, des feux brillants étaient allumés sur les coteaux voisins qui dominent la ville, murée en parlie par un immense rideau de cocotiers, dont les tètes onduleuses se dessinaient sombres et élé- gantes sur un ciel bleu à l'horizon. Le pros monté par Gaudichaud ne {arda pas à arri- ver au mouillage; il jeta l'ancre près de nous, et notre camarade éleva la voix pour avoir de nos nou- velles, Je lui répondis en le priant d’armer son fusil à deux coups, ainsi que ses pistolets, afin que par une décharge générale de nos armes nous pussions ap- prendre aux autorités du lieu qu'il y avait d’autres personnes que des Carolins et des Tchamorres dans les pros-volants. À un signal convenu, nous fimes feu, et nos douze coups, répètès par les échos, durent épouvanter les habitants de cette partie de l’île. j'allais oublier de constater encore que les bons Carolins , après être arrivés, s'étaient de nouveau accroupis en rond, et que par une fervente prière ils avaient remercié le ciel de notre heureuse traversée. Chez eux la reconnaissance est un point sacramentel de leur religion toute d'amour. Ce que j'avais prévu arriva. L’alcade de l’endroit, étonné du bruit qui l'avait réveillé au milieu de ses rêves fantastiques, dépècha auprès de nous, dans un sabot petit comme une coquille de noix, un interprète qui vint contre notre bord nous demander qui nous étions et d’où nous arrivions. Je répondis pompeuse- ment que nous étions envoyés par le roi de Frarce à la découverte de nouvelles terres, que nous avions pour l’alcade des lettres du gouverneur de Guham et de toutes les Mariannes, que nos pilotes n’osaient point franchir la passe avant le jour, et que nous or- donnions qu'on nous expèdiât une grande barque, afin qu'il nous fût possible de descendre à l'instant même. Aux insolentes manières de mon langage, le Tcha- morre baissa le diapason de sa voix nasillarde, en me répliquant toutefois qu’on ne pourrait pas sans doute m'envoyer une nouvelle embarcation, puisque nul pilote n'osait la nuit s'exposer au milieu des bri- sants. — Mais tu es bien venu, {oi! — Oh! c'est mon métier de me noyer. — Pourrais-tu me descendre à terre ? — Mon sabot est bien petit, nous y tiendrions à peine nous deux. — Accoste le long du bord. — Je vais obéir ; cependant vous feriez mieux d’at- tendre. — Accoste. Bérard eut beau me prier de rester à bord du pros et me montrer la témérilé de ma résolution, je des- cendis auprès du Tchamorre, je m’accroupis genou contre genou en face du Rottinien. A tout événement, je priai mon ami de me suivre de l'œil autant que possible, et je quittai le pros. Je comprenais à merveille le danger de ma résolu- tion ; mais le souvenir de mes souffrances pendant cette traversée d'un jour, souffrances non encore apaisées, l’emporta sur ma prudence et les sages conseils d’un homme de mer qui, mieux que moi en- core, comprenait tout ce qu'il y avait de folie dans ce trajet, au milieu de rochers aigus sur lesquels la mer se ruait avec un lugubre fracas. Nous n'étions guère qu'à une demi-encäblure de l'étroite passe quand mon pilote me dit d’une voix tremblante et en cessant de pagaver : — Ne bougez pas! — Mais je suis immobile ! VOYAGE —— [ei est le danger. — Grand ? — Très-grand, un seul mouvement peut nous faire chavirer. — Diable! diable! virons de bord. — Impossible, altesse ; il faut suivre le courant qui nous entraine. — Va donc. — Savez-vous nager ? — Non. — Un peu du moins. — Pas du tout. J'eus à peine pronoucé ces derniers mots que le canot chavira, la quille en l'air. Adieu au monde! je n'eus d'abord que cette pensée ; mais le sentiment de ma conservation me donna de l'énergie, et, jouant instinctivement des pieds et des mains, je sentis un obstacle dont je n'emparai avec force: c'était la jambe de mon coquin de pilote. — Oh! je te tiens, misérable! lui dis-je en avalant des gorgées d'eau qui m'étouffaient ; je te tiens, je ne mourrai pas seul. Et je recevais de violentes bourrades, et je tenail- lais le membre endolori du Tchamorre, et je me cram- ponnais de mon mieux à l’embarcalion, qui était poussée de l'avant vers les récifs. Cependant je devais succomber à la lutte ; mais une rapide réflexion raniina mon courage près de défaillir. Et je pensai à Bérard, qui, v vigilant ami, ne devait pas m'avoir encore perdu de vue. Dès que la lame avait retenti sur les roches madré- poriques contre un mes membres allaient bientôt se briser, je poñssai un grand eri, espérant qu'il serait nd des braves Carolins. Bérard seul était encore éveillé; il devine plutôt qu'il ne voit ma désastreuse position ; il frappe sur l'épaule le tamor, lui montre du doigt la passe et lui dit: Arago mati (tué). Le généreux Carolin jette un coup d'œil d’aigle . dans l'espace, voit un point noir qui se dessine sur les flots écumeux, s'empare d'un aviron, le brise en deux, s’élance, glisse sur les eaux, disparait, remonte et pousse à l'air des cris éclatants. J'allais périr, ma dernière pensée était pour ma vieille mère; j ‘écoute... je crois entendre... je reprends de l'énergie, mes doigts fiévreux serrent avec plus de violence le Tcha- morre, qui gardait toujours le silence le plus absolu. Je regarde autour de moi: un corps nu, mouvant, parait s ’approc her; je soupçonne déjà la générosité du tamor: c'était lui en effet; sa parole rassurante AUTOUR DU MONDE. 183 m'arrive, il me cherche, ile trouve, il me présente le débris d'aviron qu'il tenait de la main gauche ; l ‘hésite, je tremble, je le devine pourtant ; jeme livre à lui, ] je m abandonne à son courage et à son énergie, je m'empare du morceau de bois. Le tamor reprend la route qu'il vena t de parcourir, brise le flot, lutte, victorieux, contre le courant rapide, m'arrache aux brisants, me remorque, et, après des efforts inouis, rejoint le bord, où l'on me hisse avec peine et où je tombe évanoui. Je ne sais combien de temps je reslai dans cet anéantissement douloureux, pendant lequel je ren- dais à flots pressés l'eau amère qui me déchirait les entrailles. Mais, à mon premier mouvement sans con- vulsions, je cherchai de la main et des yeux le noble tamor à qui je der vais si miraculeusement la vie. Il était à genoux à mes côtés et riait aux éclats, avec ses camarades et Bérard, de mes horribles contorsions. Je Lui serrai la main comme on le fait à un frère qu'on retrouve vivant après l'avoir pleuré mort. Je me levai, je pris dans mon havresac une hache, deux rasoirs, une chemise, trois mouchoirs, Six couteaux et une douzaine d’'hamecons. Je présentai le tout à mon libé- rateur, en le priant de ne pas le refuser. Mais lui, donnant à sa figure un caractère de gravité tout à fait empreinte d’amertume, me dem anda si je lui offrais ces richesses en échange du service qu'il venait de me rendre. Je lui dis que oui; il saisit mes cadeaux, les jeta dédaigneusement à mes pieds et me tourna les talons. Je le retins avec empressement, je passai mes mains sur ses épaules, je lrottai ion nez contre le sien, je lui fis entendre que c'était par amitié, plu- tôt que par reconnaissance, que je lui offrais tant de choses utiles, et mon brave pilote me rendit alors mes caresses avec une joie d'enfant, accepta mes présents, les attacha précieusement au dôme d’osier qui voù- tait la cage, me jeta un dernier regard d'ami et s’en- dormit accroupi sur un des bancs de son embarca- tion. Oh! dites-moi maintenant si nous avons raison, en Europe, d'appeler sauvages les bons naturels des Carolines, et si nous trouverions fréquemment, chez nous, une délicatesse si noble, un dévouement si désintéressé ! Mais, patience, je ne quitlerai pas mes bons Caro- lins sans vous les avoir montrés dans toute leur sim- plicité native, sans vous avoir appris à les aimer. Le souvenir de ces braves gens est, sans contredit, celui que je caresse avec le plus d'amour. XXXIV ILES IL paraît que le scélérat de Rottinien qui m'avait si bien fait faire le plongeon ne tarda pas à aborder et qu'il jeta l'alarme dans la colonie, puisque nous ap- primes, le lendemain malin, que les habitants, épou- vantés par notre décharge générale, avaient précipi- lamment gagné les bois et les montagnes de Pintérieur ; mais l'alcade, homme d’une plus forte trempe que ceux sur lesquels il régnait en monarque oriental, nous envoya sans rel lard une pirogue plus grande que la première, el nous fit demander si nous avions des ordres à donner. -— Oui, répondis-je, à peine remis de mes souf- frances : la punition du drôle qui m'a chaviré. MARIANNES Hotia. — Ruines. — inian. — Il sera pendu, ainsi que toute sa famille, — Non; mais qu'il.vienne justifier devant moi sa conduite. — Je me charge de vous le conduire pieds et poings liès. — Et maintenant peux-tu nous descendre à ferre ? — Ma pirogue est au service de Votre Exce a. — Y a-1-il péril ? — Non? la mer est haute el nous passerons aisé- nent. — Un de mes amis peut-il venir avec moi? — Sans doute. — Accoste. 184 Je descendis. Bérard, assoupi, refusa de m'acom- pagner ; Gaudichaud, que Jj'allai chercher, s’'embar- qua à mes côtés, et nous mimes le cap sur la capitale de l'ile. L'arrivée de quelques Français devant Rotta répan- dit l'alarme dans la colonie, comme je l'ai déjà dit, et la ville se dépeupla au terrible salut de nos armes de chasse ; mais le souverneur, homme de cœur et de tête, tint ferme au milieu de l'orage, et, comptant sur une honorable capitulation, attendit bravement dans son palais de chaume l'arrivée des implacables vainqueurs. Notre entrée triomphale se fit sans mousqueterie, et Je vous assure qu'elle frisa de bien près le ridicule. Figurez-vous, en effet, un Tamerlan coiffe d'un large chapeau de paille, vêtu en matelot, chaussé de gros souliers, armé d’un beau calepin, d'une boite à cou- leurs, d’un chevalet avec son parapluie, et blème SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. encore des suites d'une traversée close par l'évène- ment que Je vous ai raconté. À mes côtés se drapait pomprusement dans une veste de nankin un petit homine aussi pâle que moi, le dos cuirassé par une énorme boite en fer-blanc, servant de tombeau à une armée vaineue de papillons et d'insectes, tenant à sa redoutable main un filet pour saisir ses victimes de cha- que jour, et vêtu presque aussi richement que je l'étais. Les grands hommes n'ont besoin, pour briller et im- poser, ni du luxe des vêtements ni de la richesse des broderies : la simplicité sied au triomphateur. Dès que le grand canot fut signalé à l’aleade, celui- ci passa le seul pantalon blanc qu'il possédàt, et se groupa, peu rassuré, entre sa femme, jeune et jolie Tehamorre, et un capitaine du nom de Martinez, exilé ici par le gouverneur pour je ne sais quelles peccadilles. A notre entrée dans le salon, nous vimes un léger Habitants de Rotta. (Page 186. sourire de dépit se poser sur les lèvres des trois puissances du lieu, et j'en fus assez piqué pour en témoigner ma rancune par une brève allocution. — Nous venons chez vous, dis-je avec gravité, pour des recherches scientifiques ; M. de Médinilla nous à donné plein pouvoir, et nous l'eüt-il refusé, les ca- nons de notre corvette de guerre auraient bien su le prendre. Nous vous demandons, monsieur, avant de nous établir chez vous, sinous sommes avec des amis ou des ennemis. L'alcade nous assura d’une voix humble que toute liberté nous était acquise. et nous invila à une colla- tion que nous acceptâmes de grand cœur. Le lendemain matin, Bérard descendit des pros avec les papiers du gouverneur de Guham, et nous voilà installés en dominateurs dans l'ile de Rotta, où nous fûmes forcés de séjourner pendant deux jours pour des réparations à faire à une voile déchirèée dans la traversée. Notre lever fut une vengeance. Nous nous étions parés de nos habits les plus coquets, et la femme de l'alcade ne fut pas la dernière à vanter notre bonne mine tout européenne. L'on a beau dire, il faut par- tout des colifichets à la foule, Après un déjeuner tout composé de fruits délicieux et rafraichissants, Gaudichaud et Bérard commen- cèrent leurs excursions dans les campagnes, et moi J'allai dessiner l’église, absolument semblable à celle de Humata, pour me livrer ensuite, selon mon habi- tude de chaque relâche, aux études des mœurs, qu'on ne fait bien que dans les cités. Les habitants de Rotta, rassurèés par les rapports qui arrivaient de toutes parts, rentrèrent en foule et ne demandèrent pas mieux que de fraterniser avec des vainqueurs si peu irrités. Il y a trois siècles entre Guham et Rotta : ici les mots sagesse, pudeur, vertu, morale, sont sans va- leur ; on nait, on grandit, on multiplie et l’on meurt : c’est tout; on n'est ni frère, ni sœur : on est homme ou femme. Tout cela est bien triste, je vous assure. Voyez pourtant cette végétation puissante qui pèse sur le sol; quelles fortunes ne pourrait-on pas en recueillir ? Courez la campagne : elle est entièrement infestée par une innombrable quantité d'énormes rats, dont la dent vorace ne peut porter atteinte à la richesse d'une végétation plus forte que toute ca- tastrophe. Vous ne pouvez faire deux pas sans avoir à repousser ces animaux rongeurs, au milieu des- VOYAGE AUTOUR DU MONDE, 185 quels il serait très-dangereux de s'assoupir. Si l’on ne songe sérieusement à les détruire, il est à crain- dre que la colonie ne soit un jour victime de cet horrible fléau. Après une course de quelques heures, je me rendis au rivage pour revoir avant la nuit mes fidèles et bons Carolins, qui venaient tous frotter leur nez contre le mien, et qui, un instant plus tard, s’ac- croupirent en rond pour entonner leur hymne quoti- dien à l'Éternel, C'était un chant calme, doux, suave, avec des gestes gracieux et des balancements de corps d'une souplesse extrème. Les airs avaient trois notes seulement; chaque verset durait une minute à peu près, et le temps de repos était moins long de moitié. Dans cet intervalle, chaque Carolin posait son front dans ses deux mains, semblait se | recueillir, et, achevant leurs prières du soir, ils ré- pétèrent celle que j'ai déjà transerite, et firent signe aux nuages de s'éloigner. Comme ils me virent sourire de leur crédulité, le tamor de mon embarcation me demanda si dans mon pays on n'en usait pas ainsi dans les moments de danger. Je lui répondis que non, et le brave homme en parut surpris et affligé; mais, comme je me hä- tai de lui promettre de prècher, en arrivant parmi mes frères, cette religion de respect et de recon- naissance dont il m'énumérait les bienfaits, mon noble pilote me serra la main avec tant de joie qu'il faillit me la broyer dans les siennes. O peuple hospi- talier! puisse la civilisation corruptrice t'épargner longtemps encore dans ses conquêtes! Puisses-tu vivre toujours au milieu du vaste Océan où le ciel t'a jeté, Piliers antiques de Rotta. (Page 186 oublié des ardents et fanatiques apôtres d’une reli- gion toute sainte, mais qui a été souillée par tant de meurtres et de sacrilèges! On compte quatre-vingt-deux maisons dans la ville et quatre cent cinquante habitants dans toute l'ile, beaucoup plus petite que Guham. Quels beaux éta- blissements ne ferait-on pas sur une terre si riche, si parfumée, sous un ciel si pur et si généreux! Les rues sont, pour ainsi dire, pavées de croix, toutes attestant des miracles anciens ou modernes. Une petite croix pour un enfant qui vient de naître, une grande croix pour un adolescent qui arrive de Guham, une troisième pour ce vieillard qui disparait, et puis encore une pour une entorse guérie, et une plus belle pour un amour partagé. Il y a vingt ou vingt-cinq croix de bois dans chaque rue, et comme femmes et hommes plient le genou en face de ce si- gne révéré de notre religion, il serait rigoureusement vrai de dire que les habitants de Rotta ne marchent comme le peuple rottinien ; nul peut-être n’est si sain- tement libertin que lui. Vous ne trouverez pas ici une jeune fille qui ne récite ses prières en vous accor- dant ses faveurs, et pas une ne vous affligeraid'un refus si vous accompagnez votre demande de ces mots tout chrétiens : Pour l'amour de Dieu, s'il vous plait! L'Espagne a passé par là, mais l'Espagne boueuse, cette Espagne de capucins et de moines, sous la puis- sance desquels gémissent encore, en Europe, tant de cités et de provinces. Au surplus, les Rottiniens ne sont nullement responsables de l'ignorance dans la- quelle on les tient plongés. — Depuis plus de vingt ans, me disait M. Martinez, nul prêtre n'est venu dans cette colonie faire en- tendre des paroles de raison : depuis vingt ans, nul gouverneur n'a demandé à Manille un prédicant pour l'archipel des Mariannes : car, ajouta-t-il avec amer- tume, si vous avez vu ou entendu frère Cyriaco, vous qu'en boitant. | avez déjà compris ce que peut avoir d'influence la Nul peuple au monde n'est stupidement dévot | morale d’un tel personnage. Live 94. c [Le] 4 186 SOUVENIRS — Vous venez de faire un beau voyage, me dit en- core le capitaine déporté; vous savez, j'en suis sûr, ce que vaut ce peuple carolin que, par un miracle du ciel, les explorateurs européens ont dédaigné de sé- duire et de corrompre. Eh bien! dès que leurs pros- volants me sont signalés au large, je tremble qu'ils n'emportent d'ici le germe funeste de nos ridicules, de nos vices et de notre abrutissement. Prière et travail, voilà la religion des Carolines ; laissez faire les Européens, et vous verrez ce que de- viendra bientôt ce paisible et bienheureux archipel. Les maisons de Rotta sont, comme celles de Gu- ham, bâties sur pilotis, mais infiniment plus déla- brées. Les hommes n’ont, à proprement parler, point de vêtements, puisqu'ils ne mettent de caleçons que le dimanche. Les femmes sont plus complétement nues encore que les hommes, car elles ne se voilent qu'à l’aide d'un mouchoir maintenu par une petite corde nouée aux reins. Elles sont plus belles, plus lestes, plus ar- dentes que les filles de Guham; leur démarche a plus d'indépendance ; leur chevelure est générale- ment plus ondoyante, plus souple, plus noire, et leurs pieds et leurs mains ont une délicatesse vraiment admirable. Nous avons souvent rencontré, sur les montagnes et dans les bois, quelques-unes de ces jeunes et mal- heureuses créatures, qui à notre approche fuyaient épouvantées, car elle nous regardaient comme des êtres supérieurs sur qui, par respect, paradmiration, elles n’osaient arrêter leurs regards. Pauvres enfants, que nous meltions tant de soin à rassurer! Comme il n’y a point de prêtre dans l'ile, ces jeu- nes filles ne se marient pas; vous devinez la consé- quence inévitable d’un pareil état de choses. Il n'y a pas une seule source, un seul courant d'eau douce aux environs de la ville; de sorte que les habitants se voient contraints de boire de l’eau d'un puits de quelques pieds de profondeur, creusé à une centaine de pas au nord du mouillage. Mais, pour garder l’eau de la pluie, on emploie ici un moyen fort ingénieux, que le besoin seul peut avoir inspiré. Les lottiniens fixent au sommet du tronc d’un co- cotier une de ses feuilles placée verticalement, de manière que le fort de l'arête soit en haut ; une autre feuille est liée à la première et dans le même sens ; une troisième à la seconde, et ainsi de suite, jusqu’à deux ou trois pieds du sol, toutes ayant leurs fo- lioles fixées à leur tige. L'eau de la pluie coule le long de cette chaine naturelle comme en une rigole, et est reçue dans une Jarre où pénètre la feuille la plus basse. On voit de ces sortes d'appareils sur pres- que tous les cocotiers. Les sauvages ne perfectionnent guère, mais de quel merveilleux instinct d'invention le ciel ne les a-til pas dotés! Comme le capitaine Martinez m'avait signalé dans l'intérieur de l'ile des ruines fort curieuses et à l’exis- tence desquelles je ne croyais que très-faiblement, Je suivis la route qu'il m'avait indiquée, et après une marche sans fatigue de plus de deux heures, sous la plus belle végétation du monde, je me trouvai en présence d’une colonnade circulaire dont les débris épars çà et là attestaient la colère de quelque érup- L'on volcanique. Mais quel peuple a done élevé au- dessus du sol ces masses imposantes, hautes de plus de trente pieds, bien taillées, régulières, sans sculptures, sans aucun signe qui précise, qui fasse même soupconner l'époque probable de leur mystè- D'UN AVEUGLE. rieuse fondation? Que sont devenus ces architectes ? À quel dieu, à quel esprit, à quel génie ce temple fut-il consacré? Car c'était un temple que ce vaste monument de plus de mille pas de circonférence. Aujourd'hui, à côté de cesruines, surgissent, humbles et inapercues, des masures sans élégance, sans soli- dité, et dans les temps reculés pesaient sur le sol des masses imposantes devant lesquelles la tête s’ineline avec une pieuse réflexion. De retour de cette course si intéressante, dans la- quelle mon album s'était enrichi, et où Bérard et Gaudichaud m'avaient accompagné, nous nous diri- geàmes vers un torrent signalé par la carte topogra- phique exposée sur les murs enfumés du palais de l’alcade, et roulant entre deux montagnes ses eaux délicieuses et turbulentes. Les plateaux qui l'empri- sonnent sont couverts de coquillages brisés, de co- raux, de madrépores, et la végétation, vigoureuse au pied, belle sur les flancs, perd en s’élevant de sa force et de sa splendeur. Est-elle bien éloignée, l’époque où la mer convrait ces monts élevés et silencieux ? La journée était avancée, brülante à cette heure, quoiqu'un vent de mer vint parfois la tempérer! ; mais nous avions encore le temps, avant la nuit, de parcourir la ville, où de curieux détails pouvaient nous avoir échappé. Nous nous rendimes à l’église. Dans une chapelle consacrée à la Vierge brülent con- tinuellement cinq cierges commis à la garde d'une femme, remplacée successivement par une autre femme, comme une sentinelle succède à une autre sentinelle. Si l’une d'elles laisse éteindre le feu sacré, elle est sévèrement punie et le séjour de la ville lui est interdit pendant trois mois. Cet usage a été mis en vigueur à l'occasion d’un horrible tremblement de terre qui faillit engloutir Rotta et qui néanmoins respecta l'église. La femme de l’alcade, dont on ou- blie l'ignorance en la regardant parler, nous ra- conta que lors de cet épouvantable tremblement de terre, dont les habitants parlent encore avec un saint effroi, une jeune fille dont la vertu faisait la honte de ses compagnes les rassembla toutes sur une place pu- blique, leur reprocha énergiquement les vices aux- quels elles se livraient, leur défendit de s'embarquer pour Guham, où elles espéraient trouver un refuge contre la colère céleste, et leur imposa pour toute pénitence l'usage du feu sacré, dont le culte ne s’est pas encore affaibli. A côté de l’image de la Vierge, se montre, auréolé d'étoiles, le véritable portrait de la Jeune fille dans une attitude toute belliqueuse. L’ar- dente apôtre garde pour elle la moitié des prières et de l’encens adressés à la patronne de Rotta. Le récit de la jolie femme de l'alcade était entre- coupé de signes de croix fort dévotement exécutés chaque fois que le nom de la Vierge ou de la jeune fille s’échappait de ses lèvres; mais je me hâte d'a- jouter, dût-on m'accuser de médisance, que celte re- lision extérieure était pour elle une affaire d'habi- tude, et que la senora Rialda Dolorès avait un goût si fervent pour les chapelets et les scapulaires bénits, que nul sacrifice n'eût couté à sa pudeur pour un de ces ornements dont son honnête mari aimait tant à la voir parée. I faut bien peindre les mœurs telles qu'on les a étudiées. Heureusement pour Dolorès la dévote et pour nous, péchears endurcis, que nos provisions étaient loin de s'épuiser, et quenotre générosité, bien avérée, n'avait | jamais été trouvée en défaut. ! Voyez les notes à la fin du volume. VOYAGE Après l’église, complétement délabrée, le couvent contre lequel elle est adossée eut notre visite d'ins- pection. Nous trouvämes là, dans une vaste salle, un violon moisi, une guitare fêlée et les débris d’une harpe, instrument favori du dernier prètre de la co- lonie. Jugez de leur vétusté! Les rats nous chassèrent de l'édifice. Est-ce tout? Je ne crois pas, car à quoi bon vous dire la profonde tristesse que font naître dans l'âme toutes ces richesses perdues que le pied foule avec amertume, ces plaines immenses de cotonniers dont l'industrie pourrait tirer de si grands avantages? À quoi bon vous reparler avec enthousiasme de cette beauté mâle et si pleine de vie des jeunes filles de Rotta, d'autant plus à plaindre dans leur isolement, qu'un soleil tropical et une brise de mer toujours ra- fraichissante doublent encore la séve et l'énergie ? Quelles puissantes colonies on ferait de l'archipel des Mariannes! Dois-je ajouter, comme contraste au tableau, que j'ai trouvé et dessiné, dans une pauvre cabane éloignée de la ville, un malheureux couché sur une natte, en- tièrement couvert de loupes, dont l’une entre autres partait des reins, et descendait comme un énorme sac à demi plein de liquide jusqu'à terre? Cela était horrible à voir, cela était hideux à toucher. Cet homme avait nom Doria; il se trainait à peine, vivait seul des fruits d’un Jardin planté au pied de sa ca- bane, et était un perpétuel objet d'effroi pour toute la colonie. Le malheur est plus contagieux encore que la lèpre, chacun s'en éloigne avec horreur et dégoût. Doria pleura d'amour et de reconnaissance en me voyant partir : il s'aperçut (et en remercia le ciel par un regard) que j'oubliais à dessein deux mou- choïirs, un couteau et une chemise au pied de son lit de douleur. Les Carolins vinrent nous réveiller le troisième jour de notre arrivée à Rotta, et nous nous rendimes à l'instant sur la rade, escortès par le capitaine Mar- linez, qui me donna une supplique que je lui promis d'appuyer auprès du gouverneur, par l’alcade et sa femme, coquettement parée de nos reliques. Je vous l’atteste, il n’y a jamais de départ sans larmes, surtout quand l’adieu doit être éternel. La brise soufflait avec violence, mais sans rafale, de sorte que nos hardis pilotes ne reculèrent pas devant le péril d'une traversée orageuse, combattue encore par de rapides courants qui nous poussaient à l’ouest". Aguigan passa devant nous, Aguigan la déserte et l'inhabitable, taillée à pic, avec une riche verdure pour couronnement, mais au pied de laquelle le flot mugit sans cesse. Aguigan disparut à son four, et devant nous se montra Tinian, l'île des antiquités, illustrée par une page de Rousseau et par le séjour d’Anson, dont l'é- quipage, vaincu par le scorbut et la dyssenterie, re- trouva sous ses frais ombrages la vie et la gaieté, À mon premier regard, tout s'est décoloré, tout a changé d'aspect. Je cherche ces masses imposantes de rimas et de palmiers, si douces, si suaves à l'œil et au cœur : je ne vois autour de moi que des ar- bustes rabougris. Je veux parcourir ces forêts éter- nelles et silencieuses qui devaient me rappeler les plus beaux sites de Timor et de Simao, et je ne me promène que sur des débris à demi pulvérisés, criant douloureusement sous ma marche pénible. Partout 1 Voir les notes a Ja fin du volume, AUTOUR DU MONDE 187 une nature défaillante; de tous côtés la vétusté, la misère, le deuil; Tinian est un cadavre. ; Anson et d’autres navigateurs ont done menti? Eh bien, non : Anson et les navigateurs ont dit vrai. A mon tour, j'entendrai peut-être des dénégations qui me seront adressées par Ceux qui, après moi, vien- dront visiter cette ile si intéressante, si poétique. Je vais m'expliquer. Là, à quelques pas, sont Seypan et Anataxan, cônes rapides, fournaises turbulentes où s’enflamme le sou- fre, où petillent et bouillonnent Ja lave et le bitume. Dans une de leurs colères si fréquentes, ces terribles volcans auront ébranlé le sol, refoulé les flots océa- niques, et renversé cette admirable végétation sur laquelle pointe, depuis quelques années, une végéta- tion nouvelle. Laissez-la grandir, et le portrait d’au- jourd'hui sera sans fidélité ; 1l sera une fiction, une créalion du voyageur. Comment donc expliquer, autrement que par une de ces commotions terrestres dont cet archipel est si souvent ébranlé, la présence sur Tinian des pierres ponce et des scories dont la plage et l’intérieur de l'ile sont pour ainsi dire voilés, alors surtout que dans l'ile même on ne trouve aucune {race de volcan en activité. Tinian ressuscite déjà, et l'amiral Anson ne tardera pas à avoir raison contre moi. Aujourd'hui les rimas, frappés dans leurs racines, ont perdu de leur imposante majesté; les pastèques, les melons, les ignames, si vantés jadis, n’ont plus la saveur qui les rend si parfaits à Guham et à Rotta ; et les cocotiers, privés de leur sève, promènent triste- ment dans les airs leur chevelure flétrie : on dirait qu'ils gémissent de la souffrance de la nature et qu'ils veulent mourir avec elle. Notre arrivée au débarcadère eut un si grand reten- tissement et causa une si grande frayeur dans les quatre ou cinq maisons devant lesquelles nous dé- barquämes, que peu s’en fallut qu'il n’y eût personne pour nous recevoir. L'alcade pourtant se décida en tremblant à venir à nous; il nous demanda le motit de l'honneur que nous faisions à son établissement, et quand nous eûmes décliné nos qualités, le brave homme se courba jusqu'à terre en nous demandant pardon de nous avoir pris d'abord pour des sauvages ou des insurgés de la capitale de tout l'archipel. Ses trois filles, assez proprement vêtues, vinrent nous offrir quelques fruits que nous acceptämes en échange de plusieurs bagatelles européennes, et une harmonie parfaite régna entre nous depuis ce,premier moment jusqu'à notre départ. A la bonne heure! des con- quêtes obtenues à si peu de frais ! Nous parcourons l'ile. Il faut qu'elle ait été le berceau d’un grand peuple effacé du globe par une de ces révolutions morales qui bouleversent les empires et font disparaitre les générations. Partout des ruines; à chaque pas, des débris de colonnes et de pilastres. Qui habitait cet immense édifice à moitié englouti sous l'herbe? Où est le peuple qui l'a renversé? Que sont devenus les vaincus? D'où venaient les vainqueurs? Rien ici ne sert de base à une supposition raisonnable ; nul re- gard ne perce les ténébres épaisses qui nous enve- loppent. Les ruines le mieux conservées sont celles qui s’é- lèvent à une centaine de pas du mouillage, à gauche de la maison de l’alcade, laquelle, avec trois ou quatre hangars où l'on enferme les pores sauvages pris dans les bois, compose tout le village. La population en- tière de l'ile est de quinze personnes, y compris la 188 SOUVENIRS D'UN femme de l’alcade, qui west point une Vénus; ses trois filles, qui ne sont pas les trois Grâces ; et le pèré, qui n’est pas un Apollon. On appelle pourtant tout cela, aux Mariannes, une ville, un gouverneur, une colonie. Les ruines dont je vous ai parlé forment une galerie longue de soixante pas. Les pilastres sont carrés, so- lides, sans ornements, sans socle, épais de quatre pieds et demi, hauts de vingt-cinq, surmontés d'une moitié de sphère poséc sur sa courbe. Ce qu'il y a de remarquable, c'est que dans la chute de la plupart de ces pilastres, renversés par quelque tremblement de terre, cette demi-sphère colossale ne s’est point détachée du massif, où certainement elle avait été posée après coup. Quatre de ces pilastres étaient couchés parmi les broussailles ; les seize qui restaient debout semblaient n'avoir pas souffert du frottement du temps, et parais- saient attendre et provoquer de nouvelles secousses volcaniques pour lutter avec elles. Ces ruines, à peu près comparables à certaines ruines astèques récemment découvertes en Amérique, sont appelées, ainsi que celles de Rotta, maisons des antiques, ou plutôt, maisons des anciens. Auprès de celles que je viens de vous signaler, et rapproché du rivage, est un puits fort beau d'un dia- AVEUGLE. mètre de douze pieds, dans lequel on descend par un bel escalier en maçonnerie; ii est également appelé le puits des antiques, et je n’en parle que pour l'indiquer aux navigateurs, qui y trouveront une eau fort potable, quoique peut-être légèrement saumâtre. Mais pénétrez dans l’intérieur de l'ile : partout des débris de colonnes ou de pilastres, levant leur tête blanchie au-dessus des vastes touffes de plantes équa- toriales, Ici, des édifices circulaires ; là, des galeries droites, coupées par d’autres galeries sinueuses, {an- tôl très-allongées, tantôt interrompues, selon le ca- price seul de l'architecte. C’est un chaos immense de bâtisses vaincu par les siècles, un chaos magnifique à voir, mais, par malheur aussi, un chaos sans leçons pour l’histoire des hommes qui ont passé sur cette terre, que vous auriez dit, naguère, sortie vierge en- core des profondeurs de l'Océan. Il faut partir. Certes, la présence continuelle des trois jeunes filles de l’alcade auprès de nous, soit que nous allassions rèver ou étudier dans les bois, soit que nous prissions quelque repos dans nos hamacs, avait un certain prix et chatouillait fort notre vanité. Mais un désert avec elles ne convenaient nullement à notre humeur vaga- bonde. XXXW ILES MARIANNES Retour à Agagna, — Navigation des Carolins. — Fêtes ordonnées par le gouverneur. Nous pressions de nos vœux le retour des Carolins, qui s'étaient rendus à Seypan pour renouveler leur provision de cocos presque épuisée. Mes calepins pos- sédaient un grand nombre de croquis fort curieux ; Tinian avait pris la place que devait occuper cette ile mystérieuse dans mon ardente imagination, et je cherchais Agagna vers l'horizon. Les quinze individus qui peuplent Tinian sont des malfaiteurs exilés par M. Médinilla, et leur tâche est de fournir à la capitale de l'archipel une certaine quantité de viande salée. La chasse au porc sauvage et au sanglier S'y fait à l’aide de piques et de fusils; celle des taureaux et des bulfles repandus dans les bois y est fort périlleuse ; mais comme après un envoi à Guham d’une certaine valeur le déporté obtient sa grâce, c'est surtout à la poursuite des animaux farouches que les quinze indi- vidus passent une grande partie de la journée. On trouve parmi les cailloux du rivage une pierre elliptique, rosée, polie, appelée encore pierre des an- tiques, et servant, dit-on, à armer les frondes des guerriers d'élite. Avec quel peuple celui-ci a-t-il done Jamais êté en guerre? Tout est mystère dans l'his- toire de ce magnifique archipel. Voici les pros-volants qui pointent dans le petit dé- toit, d’une lieue au plus, séparant les deux iles ; nous hâtons nos préparatifs pour le retour, nous ser- rons cordialement la main à l’aleade et à sa famille, nous n'avons garde d'oublier dans nos témoignages d'affection un lamor des Carolines établi ici depuis quelques années avec sa jolie et belle femme, contre laquelle Mariquitta ‘a longtemps gardé une juste rancune, el, après avoir fait cadeau au chef de l'ile de plusieurs images de saints, d'une vierge assez arlistement coloriée, nous nous blottimes de nouveau dans notre cage d’osier, et, sous une pluie fouettante !, nous cinglämes vers Guham, où nous avions hâte d'apporter le résultat de nos curieuses observations, et où nous arrivämes épuisés et meur- tris, après une absence de douze Jours. Tinian est, sans contredit, la plus triste et la plus désolée des iles de l'archipel des Mariannes ; mais Ti- nian est un lieu sacré d’études et de méditations ; et qui sait si, à l’aide de nouvelles recherches dans les iles voisines, Aguigan, Agrigan, Seypan, Anataxan, on ne trouvera pas la morale et peut-être la source du seul document historique à l'aide duquel les lettres de ce pays expliquent l'élévation et la ruine de ces restes colossaux de temples, de cirques et de palais. Voici la tradition : « Toumoulou-Taga était le principal chef de cette Qile ; il régnait paisiblement, et personne ne pensait « à lui disputer l'autorité. Tout à coup un de ses pa- «rents, appelé Tjoenanaï, lève l’étendard de la ré- « volte, et le premier acte de désobéissance qu'il « donne est de bâtir une maison semblable à celle de «son ennemi. Deux partis se forment, on se bat; la « maison du révolté est saccagée, et de cette que- « relle, devenue générale, naquit une guerre qui ren- « versa aussi ses premiers et gigantesques édifices. » Vous savez comment les écrivains espagnols de cette époque comprenaient la philosophie de l'histoire. Notre retour à Guham fut un véritable bonheur pour tous nos amis, qui nous croyaient déjà perdus, car notre absence ne devait pas durer plus de huit jours. Mais ce qui nous toucha profondément, ce fut la joie vive, la gaieté d'enfant que se témoignaiententre eux les Carolins qui venaient de nous piloter avec tant d'adresse et d’audace, et ceux qui, moins habiles, étaient restés à Agagna. Tout cela faisait du bien à 1° Voir les notes à la fin du volume, VOYAGE l'âme, car c’étaient des caresses si franches, des gam- bades si juvéniles, des cris si étourdissants, qu'on voyait bien que le cœur jouait le principal rôle dans ces démonstrations si bruvantes. Un coup de canon, suivi bientôt d’un second et puis d'un troisième, interrompit subitement ces élans de Joyeuseté. Les Carolins, attristèés, s’arrétèrent comme frappés de la foudre; leur physionomie, si franche, si ouverte, s'empreignit d'une profonde teinte d'amertume, et les gestes et les prières qu'ils adressaient chaque jour aux nuages menaçants, ils les répétèrent en cette circonstance, en invoquant les pac (fusil, canon) qui retentissaient encore. Je pris mon tamor aimé sous le bras, je le rassurai par mes regards et mon sourire, et, le forçant à me suivre, Je le conduisis presque de force sur la place publique, où se faisait Le salut accoutumé. Tous ses camarades nous accompagnérent, pleins de défiance, et 1ls ne tardèrent pas à reprendre courage en pré- AUTOUR | DU MONDE. 189 C'était la fête de Ferdinand VIT, roi des deux Espa- gnes ; les cloches de la ville annonçaient avec fracas cet heureux anniversaire ; une clarinette, un tambour et un triangle, suivis de quatre soldats et de äeux officiers taillés comme vous savez, parcouraient la ville et ordonuaient aux habitants de déblaver le de- vant de leurs maisons, tandis que la foule hébétée passait et repassait émerveillée devant le palais du gouverneur, au balcon duquel on avait placé, entou- rée de verdure et de palmes élégantes de cocotiers, l'image glorieuse du puissant protecteur de cette co- lonie sans avenir. Eh bien ! tout était sérieux et grave dans les génu- flexions des habitants en présence du portrait de leur prince, et malheur à celui d’entre eux qui n’eût pas montré une grande ferveur dans ses témoignages d'estime et d’adoration ! Afin de célébrer le plus dignement possible la fête de son auguste souverain, don José Médinilla voulut sence de notre sang-froid et de nos gages d'affection. | que des danses nationales et étrangères vinssent clore Danse des Carolins. (Page 180.) la soirée. Vous devinez sans doute pour qui tout ce luxe de plaisirs. Nous occupions, en effet, les places d'honneur, et nous nous préparämes à être heureux. L'attente n’est- elle pas une joie ? Ce furent d'abord les Tchamorres qui, en rond, hommes et femmes mélés, piaffèrent une farandole fort ménotone’et fort peu gracieuse; puis entra dans le cercle qu'ils décrivaient, un preux chevalier armé d’un bâton en guise de lance, provoquant à un com- bat singulier tout adversaire qui voudrait essayer de lui prouver que l'épouse qu'il avait choisie n’était pas la plus belle de l'ile. Personne n'osa lui soutenir le contraire, et cet intermède se trouva naturellement achevé faute de combattants, ce qui piqua singulière- ment la jeune fille dont le Tchamorre s'était déclaré le généreux protecteur. Voici venir les Carolins et le bonheur avec eux. Cest une troupe de bambins après une heureuse espiéglerie de pension. Oh! il y a sur les lèvres un sourire si plein de bonté, il y a dans les yeux un si doux caractère de bienveillance, que vous vous mettez à l'instant même de moitié dans leurs folies d’en- fant, Ils sont tous disposés et en place : ils se coudoient, se donnent à tour de rôle un léger coup de pied sur le jarret, puis à la cuisse, puis autre part. La maut | droite du voisin s'appuie sur l'épaule voisine; le bras gauche est pendant ; et ici commence un chant ti- mide, régulier, coupé par trois syllabes rapides, dont la dernière est plus brève encore et plus fortement accentuée. Maintenant les têtes s’agitent ainsi que le corps; les mouvements redoublent, les paroles ont de lé- clat ; les oreilles, dont le cartilage est allongé comme des rubans, serpentent de la nuque à la joue; on court en mesure l'un contre l’autre, et, échangeant un petit coup de genou sur un genou, on tourne d'a- bord avec gravité, puis plus vite, puis avec une vé- locité extrème; chacun appuie son pied droit sur la cuisse gauche de celui qu'il tient déjà par l'épaule, et cette évolution continue, accompagnée d’un bour- donnement si gracieux, qu'on dirait le murmure d’une source sur de petits cailloux. A chaque figure, à chaque temps de repos, un Ca- rolin se détachait de ses compagnons en sueur, et venait nous demander d'une voix craintive si nous étions satisfaits. À ma réponse rassurante, qu'il com- prenait à merveille, les bons et joyeux danseurs se prenaient à rire et nous disaient en gestes fort intel- ligents : « Attendez, vous n'avez encore rien vu. » Is avaient raison. Mais comment donner maintenant une idée de la 190 SOUVENIRS variété, de l'étrangeté et de l'adresse extraordinaire des j jeux dont nous fûmes témoins? Comment les tra- duire même imparfaitement ? Essayons toutefois. Les Carolins, au nombre de seize, se sont rangés sur deux lignes, en face les uns des autres, à peu pr ès à trois pieds de distance. Ils ne rient plus, ils ne s'a- gitent plus; ils semblent réfléchir et se préparer à une difficulté : ils délibèrent s'ils commenceront : ils se décident. Suivons-les de l'œil. Le premier en tête et son partenaire poussent trois cris: Ouah! ouah! ouah ! auxquels ils répondent par trois coups de bâtons appliqués l'un sur l’autre et au-dessus de la tête avec une rapidité égale aux trois syllabes jetées à l'air. Après cela ils se reposent. Le second danseur, avec son vis-à-vis, répète la même figure; le troisième les imite à son tour, et ainsi de suite jusqu’ au dernier. Il y a ici un repos d'une minute pendant lequel chaque Carolin a l'air de confier un secret à l'oreille de son voisin; tout à coup le premier en tête et le second de vis-à-vis poussent ensemble trois ouah ! ouah! ouah ! frappent trois coups debaiggs l un contre l’autre, ainsi Us le second de la première ligne et le premier de la seconde, de tellesorte que les quatr e bâtons se croisent sans se heurter, ou l'harmonie est rompue. Le reste de la colonne suit l' exemple qui lui est donné, et il résulte de cette mêlée un QUEUE i bruyant, si régulièrement entremélé de ouah! ouah ! ouah!, qu'on dirait une admirable mécanique de Maëlzel. Mais ceci n'est que le prélude. C’est maintenant au premier de chaque rang à s'attaquer avec son bâton au bâton du troisième, et comme les armes se croisent et s’entre-croisent, il faut, pour éviter tout désordre, toute imharmonie, que l'acteur se courbe, se redresse, se glisse jusqu'à la place favorable à ce Jeu chorégraphique si difficile et si palpitant de cu- riosité. Les passes du premier sont immédiatement singées par le second, puis par le troisième, jusqu'au dernier, en sorte que de ces passes et contre- PAS de ces coups frappés siméthodiquement, de ces ouah! ouah ! ouah ! modulés seulement sur trois notes, de cette folle gaieté qui préside à la danse, car on appelle cela une danse, il résulte, dis-je, un chaos parfaite- ment harmonié de têtes, de bras, d’épaules, se mou- vant dans un labyrinthe ‘de coups de bâtons qui volent et se heurtent avec violence, un tableau merveilleux que je rougis de vous avoir présenté avec tant d'im- perfection et de mollesse. Ces innocents combats, cette délicieuse musique, durérent une demi-heure ; les danseurs étaient hale- tants, mais ils se reposèrent joyeux et à l'aise, en présence de notre étonnement et de notre admira- tion, Et toutefois je ne vous ai pas dit l'épisode le plus curieux de cette fête d'amis, de fanulle. Oh! vrai: ment, i faudrait un historien à ce peuple si excep- tionnel au milieu de tant de hordes farouches, et de- vaut lequel toute nation civilisée doit courber la tête. Parmi les danseurs, il y avait plusieurs rois, celui entre autres qui m'avait sauvé d’une mort certaine à Rotta; il occupait la première place dans la danse, et il en était digne par sa souplesse et son habileté. Mais un tamor, son égal, boiteux depuis un an par suite d'une chute du haut d’un coc otier, voulut aussi jouer son rôle dans la fête, et se ficha assez vive- ment quand on s’y Opposa. Eh bien! malgré sa honte, sa colère et ses petites fureurs toutes princières, ses sujets ameutés l’éloignèrent en riant de la lice ou- D'UN AVEUGLE. verte, et dont il aurait à coup sûr dérangé l'harmo- nie. Le tamor répudié se vit donc forcé de renoncer à se mêler à la danse de ses sujets, et quelques ins- tants suffirent pour lui faire oublier la révolte sous laquelle il avait été contraint de se courber. Nos monarques d'Europe ne s’accommoderaient guère de semblables privautés; mais les Carolins sont si loin de nous! Avant de vous dire les danses des Sandwichiens, qui furent ajoutées par M. Médinilla à celles des Teha- morres et des Carolins, que je vous apprenne com- ment ces malheureux se trouvaient ici serviteurs de tous, battus, traqués en tous lieux et déchirés de profondes blessures; leur infortune première ne les a pas protégés contre les brutalités du valet Eustache, à qui le ciel, dans sa clémence, ne veuille infliger que la millième partie des tortures qu'il a fait subir sur cette terre ! Un navire, Maria (de Boston), parti d'Atoai, une des iles Sandwich, fut poussé par les vents sur Agri- gan, où il se per dit. L' équipage, composé d'Améri- cains et de Sandwichiens, parvint à aborder, et, comme dans ces calastrophes les rangs sont nivelés, l'autorité du capitaine se trouva bientôt méconnue : une révolte eut lieu; les Américains armérent une chaloupe, et se livrérent courageusement aux flots. Il paraît que les flots ne leur furent pas favorables, car on n'a pas appris depuis lors ce qu'ils sont devenus. La mer cache si bien ses secrets! Quant aux autres, aidés du climat et de la richesse du sol, ils vécurent quelque temps sur cette ile fer- tile, mais constamment agitée par des secousses vol- caniques, et ils auraient peut-être fini par y fonder une colonie, à l’aide des douze ou quinze femmes qui les avaient suivis dans leur navigation, lorsqu'un brick espagnol, parti de Manille pour Agagna, passa assez près d'Agrigan pour y voir les pauvres naufragés, qu'il prit à son bord et qu'il porta à Guham. Hélas ! mieux eût valu pour ces infortunés qu'on ne les dé- couvrit jamais ! Les voilà; car tout malheureux qu'ils sont, il faut qu'ils nous amusent, il faut qu'ils s'amusent comme nous, puisqu'on leur en intime l'ordre précis ; s'ils ne dansaient pas, ils seraient fouettés jusqu'au sang : aussi vont-ils danser. Les femmes ne sont point debout, mais accroupies sur leurs talons ; c’est encore une danse, mais alors il est exact de dire que l’on danse aux Sandwich avec les bras, la tête et le corps seulement. Les jambes sont ici un objet de luxe ; on peut s’en passer. Face à face ou sur une seule ligne, elles se regar- dent avec deux yeux menaçants, les narines ouver tes, les lèvres frémissantes. Un eri sinistre s “échappe bon- dissant de leur poitrine, et le combat s'engage : une meute de chiens affamés ne procède pas autrement à l'assaut de la curée offerte à sa voracité. Ce sont des soubresauts effrayants; on dirait des corps humains sous la pile de Volta; ce sont des torses qui se jettent en avant, qui se courbent en arrière, se heurtent à droite et à gauche violemment les us contre les autres; ce sont des mains robustes qui frappent des - poitrines rouges et sanguinolentes; les cheveux se dénouent tombant en désordre et couvrant les épaules, la figure et le sein : c'est la fureur avec toute sa fré- nésie, c’est la rage avec tout son délire. Nul spectateur n'est à son aise, nul ne respire, car il croit assister à un combat à outrance, à un massa- cre général. Et l’on nomme cela un jeu, une danse, une Tète, une joie! Et ce sont là des femmes, de jeunes filles, des mères aussi! O bons Carolins, VOYAGE AUTOUR DU vous avez bien fait de vous éloigner; de pareils ta- bleaux devaient vous briser le cœur, et je m'accuse maintenant de ne vous avoir pas Suivis. Dans les scènes diversement exécutées par les hommes des Sandwich, il régna à peu près le mème désordre, la même effervescence, la mème sauvage- rie. On hurlait au lieu de chanter, on se battait les flanes avee rudesse au lieu de gesticuler; et l'on ne frappait du pied le sol qu'avec une sorte de fièvre impossible à décrire. Le caractère physique de ces individus se dessinait parfaitement en harmonie avec les sentiments ex- primés par ces horribles danses. Leurs veux sont fauves, ardents et ne regardent presque jamais qu'o- bliquement ; leurs sourcils volumineux arquent et ombragent une orbite enfoncée ; leurs cheveux épais et noirs s’avancent sur un front resserré; leur bouche est grande, accentuée, leur nez épaté, leurs épaules larges, robustes, et leurs mains et leurs pieds d’une. prodigieuse dimension. Eh bien! tous ces êtres, si fortement taillés pour les violentes passions humaines, sent d'une douceur inaltérable dans la vie ordinaire ; ils accourent et s'empressent à vos moindres désirs : sans faire en- tendre un murmure, ils acceptent les corvées les plus rudes, ils entreprennent les courses les plus écra- santes, et remercient comme d'un bienfait la lé- gère gratification dont vous payez leur zèle et leur dé- vouement. Le vol pourtant est chez eux un défaut contre lequel tous les châtiments viennent échouer. Le fouet, les privations, les cachots, les tortures, ne peuvent les arracher à cette passion dominante de leur âme, et quand un Sandwichien ne vole pas, c'est qu'il n'y a là, sous sa main, nul objet propre à tenter sa soif ardente de possession. Voiei pourtant un fait assez simple en apparence, et qui semblerait prouver qu'avec des bienfaits sa- gement répandus, il serait possible de changer, ou de modifier du moins, les sentiments instinctifs de ces gens qui n'ont jamais compris le droit de pro- priété. Le gouverneur, dans son obligeance de tous les Jours, m'avait donné un domestique sandwichien, Jeune, leste, vigoureux, dont, à diverses reprises, J'avais eu raison de soupçonner la fidélité. C'était lui qui allait blanchir mon linge que j'avais soin de tou- Jours compter en sa présence, et quand il disparais- sait un mouchoir, une cravate ou tout autre objet, ilne manquait jamais, lui, d'en accuser un de ses cama- rades ou sa mauvaise étoile. Un jour pourtant que Je m'apercus de la disparition d'un beau foulard, je feignis d’être satisfait de la fidélité de mon drôle, et Je l'en remerciai en Jui offrant un foulard à peu près pareil à celui qu'il m'avait dérobé. A cette offre, mon voleur s'arrêta tout net en me regardant d'un air hé- bèté, et parut hésiter à accepter mon cadeau. — Eh bien! Ahoë, tu me refuses ? — Non, maitre. — Est-ce que ce mouchoir ne te plait pas? — Oh! si, maitre; beaucoup, beaucoup trop. — Alors, prends. Ahoë tendit une main tremblante et sortit à petits pas, presque à reculons. Le soir, en préparant mon hamae, il me dit : — Maitre a-t-1l bien compté son linge ce matin? — Oui. — Je crois que non. — Je suis sûr que oui. MONDE. 191 — C'est que je suis fidèle et que rien! n'a manqué celle fois. — C'est bien. — Comptez encore. — Soit. L’hypocrite impertinent se mit à genoux, fit passer sous mes yeux avec rapidité les pièces de mon linge dont la présence m'avait été dejà bien constaté, et, arrivé au foulard enlevé le matin et que sa con- science lui avait dit de me restituer, il s'arrêta alors avec complaisance, en me faisant bien remarquer qu'il n'avait pas disparu. A Sparte, mon voleur eût recu les étrivières ; moi, je me contentai de sourire en pitié, et je tirai de no- tre double conduite cette vérité morale, de tous les temps et de tous les pays, que la générosité est la plus sûre des séductions. Les femmes sont aussi grandes que les hommes, et, vues par derrière à quatre pas de distance, elles ne peuvent guère être distinguées des hommes, Ro- bustes, infatigables, elles dédaignent les soins du ménage, les travaux faciles, et elles se livrent avec une folle ardeur au défrichement des terres, sous les atteintes d’un soleil dévorant. Il faut les voir, surtout quand la mer est houleuse et déferle avec fureur sur la grève envahie, attendre que le flot se dresse et ouvre ses flancs, s'y précipi- ter joyeuses, et se montrer au large luttant contre une nouvelle vague impuissante à les vaincre. Priver une femme des Sandwich de se baigner au moins deux fois par jour, c’est lui infliger une correc- tion pour l’affranchissement de laquelle nul sacrifice ne lui sera pénible. N'est-ce pas pour voir et admirer tant de natures diverses que j ai entrepris ce long et pénible voyage? Les femmes sandwichiennes résidant à Guham ont les dents d'une éclatante blancheur, ainsi que les hommes, qui pourtant se sont tous privés volontai- rement des deux incisives supérieures depuis la mort de leur grand monarque Tamahamah. A leur arrivée ici, les femmes avaient les cheveux très-courts, car la perte de leur souverain bien-aimé les avait privées aussi de leur plus belle parure, qui a repris aujour- d'hui toute sa vigueur et son lustre. Les jeunes et coquettes filles de Timor les regarderaient avec des yeux pleins de convoitise. Leur ardeur pour le libertinage est telle, qu'afin de la satisfaire elles braveraient tout supplice, et ce n’est pas ici, à coup sûr, qu'elles puiseront les prin- cipes de cette morale qui fait de l'amour une religion du cœur encore plus que des sens. Les femmes tchamorres sont fort irritées contre les Sandwichiennes ; elles en parlent avec colère, avec mépris ; elles les traitent avec brutalité, leur impo- sent les travaux les plus pénibles et les plus humi- liants. Sont-elles donc si coupables, ces pauvres vic- times, de tirer de tant de cruauté une vengeance selon leurs goûts et leurs penchants dominateurs? Peu de temps après l’arrivée de ces malheureux à Gubham, un drame horrible épouvanta les habitants, et on en parle encore en montrant du doigt aux étran- gers et en tremblant le scélérat qui y figure d’une manière si sanglante. Parmi les femmes des Sandwich naufragées à Agui- gan et transportées à Agagna, était une jeune fille re- marquable par la douceur de ses manières, par sa grâce et sa beauté. En l'absence du gouverneur, qui était allé faire une tournée dans l'ile, son damné domestique, cet Eustache que je vous ai désigné, jeta un regard avide sur la pauvre esclave et s’en empara 192 SOUVENIRS D’UN AVEUGLE. sans que pas un des officiers supérieurs de la colonie osàt y trouver à redire, tant la faveur du maitre pro- tégeait la bassesse du valet. A son retour pourtant, M. Médinilla,entendant van- ter les charmes de la jeune fille, désira qu'elle lui fût présentée, et Eustache dut s’exécuter. Il condui- sit done sa nouvelle conquête au palais, où elle recut un accueil plein de bienveillance et où elle attendit le retour d'Eustache, que M. Médinilla trouva moyen d'envoyer à Humata pour je ne sais plus quels ordres à donner. Toujours est-il que pendant cette absence, qui se prolongea bien avant dans la nuit, la belle Sandwichienne ne quitta point le palais, et que le gouverneur lui fit cadeau d'un costume propre à voi- ler des charmes qu'on devait mettre à l'abri des re- gards indiscrets et des outrages de l'air. Le lendemain de cette réception qui aurait singu- lièrement flatté la vanité de l’eselave si elle avait su ce que c’est que la vanité, Eustache ressaisit sa proie qu'on recommanda à ses soins, et se retira dans sa demeure, où la candide sauvage, croyant sans doute lui faire plaisir, lui raconta avec les plus petits dé- tails toutes les circonstances des distractions qu'on lui avait galamment procurées. Eustache était vani- niteux autant que jaloux et méchant, peut-être était- il réellement jaloux et amoureux (les tigres le sont bien) ; aussi son premier mouvement, après les con- fidences au-devant desquelles il courait avec tant d'irritation, fut de se servir d’un machète (couteau) et de frapper. Mais le sang tache et le crime est quelquefois prudent et réfléchi. Le matin on le vit devant sa porte fort sérieusement occupé à polir et à graisser une corde de cocotier, la nouer, la dénouer, essayer de son moelleux, de son élasticité, la rouler soigneusement, et l'emporter avec lui dans ses courses de la journée. II était calme, froid ; il parlait en sou- riant et marchait comme marche un honnête homme ; il dina fort bien des restes de la table souveraine, il soupa à merveille; mais le lendemain, à peine réveillé, il se plaça sur le seuil de sa porte et à chaque pas- sant 1l disait d'un ton dégagé : « Vous ne savez pas le tour que vient de me jouer la petite Sandwichienne? Pendant mon sommeil l'imbécile a accroché une corde, que je ne savais pas là, à la charpente de mon appartement, et elle s'est pendue sans seulement me dire adieu, l'ingrate! » Le gouverneur apprit à son tour le triste événement. Il appela frère Cyriaco, ordonna un service funè- bre, lit faire à ses frais une bière au cadavre et vou- lut qu'il fût enterré en lieu saint, en face même de l'église d’Agagna. Quand au valet Eustache, il lui fut enjoint de par- tir pour Rotta, d'où on le rappela un mois après pour le rendre à ses fonctions. La vue de cette Eustache me donnait la fièvre, et quand j'entendais le gouverneur lui adresser la parole avec bonté, je me disais qu'il fallait que M. Médinilla ignoràt ce qui se répétait à voix basse de cet infâme Espagnol, car, je vous l’assure, M. Médinilla était un noble caractère, un homme de cœur et de loyauté, en dépit de quelques faiblesses et de quelques ridi- cules. Si je vous ai longuement parlé aujourd’hui de ce démon échappé de l'enfer dans un jour de rage de Satan, c’est que j'ai eu l’infäme devant les yeux pen- dant les danses que le gouverneur faisait exécuter à notre profit à l'occasion de la fête. C'est que j'ai en- tendu continuellement sa voix bruissant à mes oreilles et donnant des ordres pour rendre plus amu- sants les jeux et les cérémonies à l’aide desquels M. Médinilla prétendait nous faire oublier l'Europe. Nous retrouverons bientôt les Sandwichiens ; nous aurons le loisir de les étudier chez eux, au milieu de leurs bourgades, de leurs huttes, au sein de leurs familles. Maintenant retournons à la fête si bien or- donnée par M. Médinilla et qui est loin encore de se terminer, quoique la moitié de la nuit ait passé sur elle, car, j'avais oublié de vous le dire, tous ces en- chantements avaient lieu à la clarté brumeuse d’un grand luxe de torches projetant de tous côtés des milliers d’ombres fantastiques. Je ne sais où M. Médinilla s’est procuré les divers costumes des personnages de ces derniers tableaux ; peut-être sont-ils réellement historiques, peut-être quelques caricaturistes de Manille ou de Lima au- ront-ils voulu s'amuser aux dépens du lieutenant d’in- fanterie, chef omnipotent des Mariannes ; peut-être aussi a-t-il voulu lui-même mettre notre rétive crédu- lité à l'épreuve. Quoi qu'il en soit, les acteurs de ces nouveaux jeux, appelés danses de Montézuma, étaient si drôla- liquement costumés, si follement bariolés de rubans et de plumes, que le principal de ces personnages, figurant le grand Montézuma lui-même, me rappela avec assez d'exactitude certain grotesque Orosmane de Rio Janeiro, dont je vous ai parlé en temps et lieu. Hélas! l'extravagance n'est-elle pas de tous les pays? Mais que ces costumes aient été ou non apportés du Pérou; qu'ils datent de la conquête de ce vaste em- pire ou qu'on les ait fabriquès depuis et autre part, toujours est-il qu'ils sont d’une magnificence extrême, La soie en est d'un tissu admirable; les couleurs qui les bariolent, sans trop de mauvais goût, sont parfai- tement conservées, et les franges d’or qui bordent les tuniques et les manteaux attestent la pureté du métal et l'adresse exquise de l’ouvrier qui les a fa- çconnées. On nous assure que ces danses avaient lieu au Pé- rou et dans les provinces de l’est de l'Amérique lors de chaque cérémonie religieuse ou après une éclipse de soleil. Décrivons-les, mais passons sur plusieurs actes insignifiants de cette sorte de drame, qui en eut dix ou vingt. D'abord les danseurs, au nombre de seize, placés sur deux lignes parallèles, à cinq ou six pas de dis- tance l'un de l’autre, entonnèrent un chant lent et monotone; puis, avec une gravité imposante, ils mar- chèrent ou plutôt glissèrent l'un vers l’autre en agi- tant de la main droite, devant le visage, un éventail en plumes de divers oiseaux et en faisant sonner de la gauche de petites pierres enfermées dans un coco vide. Arrivés sur la même ligne, les danseurs s’ar- rêtèrent, chantèrent quelques paroles plus rapides, et, tournant sur leurs talons, ils changèrent de place. Ils allaient recommencer le même nianêge au son d'une musique assez harmonieuse, composée d'une petite flûte à deux becs, d’un tambour de basque et de lattes frappées les unes contre les autres, quand le héros figurant Montézuma s’avança à son tour, promena son énorme et magnifique éventail, ainsi que son sceptre à pomme d'or, sur la tête de ses su- jets, et tous alors se séparèrent pour se préparer à de nouveaux jeux. Le deuxième acte fut plus curieux, et nos choré- graphes, tout habiles qu'ils sont, ne trouveraient pas à l’aide de cerceaux la moitié des mille figures variées créées par les danseurs mariannais, qui, du reste, avec une modestie incomprise chez nous, se disaient serviles imilateurs. ‘ VOYAGE AUTOUR Le monarque, assis sur son trône figuré par un fauteuil délabré, se leva encore, passa au milieu d’une figure tout à fait pittoresque, alla s'asseoir de nou- veau et sépara les jouteurs. Le troisième acte fut un combat à outrance : les guerriers, armés de pied en cap, la lance d'une main et le bouclier de l’autre, se portaient des coups qui auraient pu être fort dangereux S'ils n'avaient été parés avec une adresse merveilleuse. Après un: lutte ardente de près d’une demi-heure, tantôt en combats particuliers, tantôt en mêlée générale, Mon- tézuma éleva sa voix formidable, dressa son sceptre, les armes tombérent des mains et les guerriers s’em- brassèrent avec amour. Vous voyez la morale de la pièce. J'allais oublier de vous dire que, pendant ces jeux RS ik AN Montézuma de file part et court avec rapidité, le second suit, puis un troisième, puis un quatrième. Le premier ré- trograde et se croise avec les autres; le cinquième et le sixième s’élancent à leur tour, et tous enfin entou- rant le mât forment à l’aide de rubans des figures extrèmement originales : c'est une espèce de kaléido- DU MONDE. 195 tout graves et tout solennels, deux bambins, vétus de haillons et le visage couvert d’un masque hideux, sautillaient autour des principaux acteurs, faisaient mille soubresauts, mille folles gambades, el pous- saient à l'air des cris et des sifflets éclatants. C’étaient les bouflons de la troupe. Quand les danses de Mon- tézuma furent achevées, quand chacun des acteurs eut baisé la main du monarque qui venait de rétablir parmi eux la paix et l'harmonie, nous fûmes invités au plus joli, au plus coquet divertissement qu'on puisse imaginer. On l'appelle ici {a danse du bâton habille. Cest un mât lisse, haut de vingt-cinq pieds, du sommet duquel tombent et trainent sur le sol de larges rubans de diverses couleurs. Les acteurs tour- nent d'abord autour du mât sans toucher aux rubans, puis chacun prend celui qui lui est présenté ; le chef (Page 192.) scope que nos théâtres de Paris feraient sagement de montrer à la curiosité publique, ainsi que la danse des bâtons des bons Carolins, si vive, si animée, si pittoresque, et les jeux des cerceaux des danses de Montézuma, dont le dessin seul peut donner une idée à peu prés exacte. XXXVI ILES MARIANNES Historiettes. Hormis la paresse et le vol, qui en est une consé- quence logique, les Mariannais n’ont pas de grands défauts à se reprocher, car le libertinage n'en est pas un à leurs yeux, puisque personne ne leur à dit ce qu'il offrait de dégradant, et que ceux-là mêmes qui, plus avancés, devraient le réprimer et le punir, sont les premiers à le faire tourner au profit de leurs plai- Sirs et de leur immoralité. Au surplus, comme les visites des Européens dans cet archipel sont extré- Livr. 95, Maladies. — Détails. — Mœurs, mement rares, les occasions de fallir offertes aux Jeunes filles ne se présentent par conséquent qu'à de longs intervalles, et il est vrai de dire qu'entre eux les Tchamorres ne se piquent pas d'une exquise ga- lanterie. Ce que les Mariannais aiment beaucoup de la part des étrangers, c’est de la bienveillance, de la bonho- mie, de la cordialité. Entrez dans une maison en di- sant : Ave, Maria; présentez la main au patron, don- 25 191 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, uez une tape aux marmots, embrassez la femme du maitre du logis une fois (mais une fois seulement), couvrez de baisers les filles, les cousines, les jeunes visiteuses, tutoyez tout le monde, et vous êtes sûr d'être traité en frère, en ami, en vainqueur. Ne vous vénez pas; il y a là des galettes de sicas : mangez-en; il y a là aussi un moelleux hamac : livrez-lui vos membres fatigués ; une main de femme va vous ber- cer avec une régularité à ne pas faire attendre long- temps le sommeil; si vous voulez veiller, fumez un excellent cigare qui vous est offert avec franchise, et écoutez les cantiques latins, où plus souvent encore les chants monotones de quelque vieille romance psalmodiée d'une voix nasillarde, mais toujours amu- sante par son étrangeté. Cela fait, votre devoir vous impose une obligation ; la voici : tègle générale, dès que vous avez reçu un cadeau, vous êtes tenu d'user de réciprocité, si vous ne voulez pas être traité de sauvage et de misérable. Dans ce cas, soyez certain que votre lésinerie vous sera re- prochée, d'abord avec ces détours, avec des circon- locutions si fécondes, comme je vous l’ai dit, chez les Tchamorres; puis viennent des refrains improvisés, que l'on chante en vous priant de les bien écouter ; et si vous persistez à faire la sourde oreille, on vous attaque en face, et l’on vous apprend, puisque vous semblez l'ignorer, que quiconque reçoit d’un pauvre doit lui donner à son tour ; que puisque vous êtes étranger et visiteur, par conséquent vous êtes riche ; que si vous êtes riche, vous ne devez pas l'être pour vous seul, et que puisque vous avez usé un cigare, Vous pouvez oublier un mouchoir dans la maison, attendu que toute jeune fille a besoin d'un mouchoir pour aller à la messe. Je vous donne cet avertissement afin que vous en profitiez, vous qui, d'après mes récits, avez peut-être déjà envie d'aller courir le monde. Pour une galette ou un coco, offrez un mouchoir; pour un régime de bananes, un mouchoir et un rosaire; pour une pas- lèque ou un melon, une chemise, dix fois, vingt fois lus que la valeur.de l’objet accepté; c'est la règle. [n’y a que les jeunes filles qui s'offrent gratis et sans r'ougir. Les Mariannais n'ont rien d'européen. Il est toutefois un moyen sûr de s'affranchir de cette rude corvée imposée par tous les ménages d’A- gagna; et il faut bien encore que je vous l'indique afin que vous vous teniez.sur la défensive quand vous serez arrivé fà-bas. En entrant dans une maison, lu- Loyez père et mère, gratifiez d'un baiser la jeune fille, causez, racontez, faites danser les marmots, mais n'acceptez rien. Ne rien accepter, c'est déclarer que l'on ne veut rien donner; vous êtes compris, vous vous quittez bons amis et sans rancune de la part des indigènes. Mais si, prévenant toute offre, vous distri- buez galamment vos scapulaires, vos bagues, vos hnages de saints et vos mouchoirs, restez convaincu que la famille se mettra en quatre pour vous prouver qu'elle est flattée de la noblesse de vos procédés; vous êtes l'hôte chéri de la demeure, vous appartenez à la famille, vous êtes autant que le frère, vous êtes plus que lui si vous voulez. 0 Mariquitta ! je me souviens toujours de La douce reconnaissance ! i [nrarriva un jour un fait assez curieux pour tout ubservateur, et qui semblerait prouver que cet usage (le ne rien accepter gratis est peut-être un point capi- tal de l'antique religion des Tehamorres. Il m'a paru concluant. Epuisé par une longue chasse, j'arrivai un soir fort lard à Agagna, et je m'arrètai dans une assez Jolie inaison, où j'avais aperçu la veille une jeune petite fille de treize ou quatorze ans, proprette, vive, aga- cante par la petitesse de ses pieds, la délicatesse de ses mains, la grâce de son allure, et surtout par la vivacité de son regard, qui allait jusqu'à l'imperti- nence. — Ave Maria, dis-je en entrant, — Gralia plena, senor. — Toute seule ici? — Mon père est allé à la pèche. — Me permets-tu de m'asseoir ? -— Je vous permets de vous coucher dans mon ha- mac, et, si vous le voulez, je vous bercerai. — Tu as de trop jolies mains ; je craindrais de les fatiguer. — En aimeriez-vous mieux de plus laides et de plus grosses ? — Non, mais je tiens à rester près de toi sur cet escabeau. Veux-tu que nous causions ? — Je n'ai pas grand’chose à vous dire : je ne sais rien. Si, pourtant ; je sais que vous connaissez Mari- quitta, qui loge là-bas, près du palais. — Qui La dit cela ? —- Je le sais. — Est-ce que tu en es fàchée ? — Pourquoi done ? — Elle est si jolie! — Et si bonne! — C'est vrai, tout le monde l'aime à Agagna. — Elle est aussi bien heureuse, car elle a de beaux mouchoirs, une belle camisole, des jupes superbes, et un rosaire bénit par notre saint-père Le pape. — Tu serais donc bien heureuse d’avoir aussi tout cela ? — Cerlainement. Moi je n’ai qu'une seule jupe, qui se fait bien vieille, et je suis sans camisole; mon corps est nu, et pas un rosaire bénit pour me réchauf- fer pendant la nuit. — Tu peux te procurer toutes ces belles et bonnes choses. — Comment ? — Que ferais-tu pour les avoir ? — Oh! tout ce qu'on voudrait, excepté le mal. — Qu'entends-tu par le mal? — Ne pas prendre d'eau bénite à l’église, ne pas dire ma prière en me levant et en me couchant, et ne pas aimer mon père et ma mère. — C'est tout ? | — Tout. — Si je te demandais un baiser ? — Je vous en donnerais cent. — Petite, je veux te donner ce que tu désires sans timposer aucune condition. Tiens, ajoutai-je en ou- vrant mon havresac, voici quatre grands mouchoirs unis ensemble qui te feront une jupe neuve; voici encore une chemise que tu peux couper pour une camisole; une image de la Vierge des Sept-Douleurs, un rosaire et un scapulaire saint. Je te donne tout cela avec plaisir. Es-tu contente ? — Vousle voyez, je pleure de joie et de reconnais- sance. Couchez ici. — Ton père, en rentrant, pourrait te gronder, — Il ne rentrera que demain. Et puis soyez sûr qu'il ne me grondera pas. ; Quelques jours après cette scène assez piquante pour un Européen, je vis venir à moi sur la place du palais la petite Tchamorre, les yeux gonflés et le sein agité, portant dans un mouchoir les objets que je lui avais donnés. = a te VOYAGE — Tenez, señor, je vous rapporte vos présents, re- | prenez-les ; je n'ai rien à vous offrir en échange. — Mais je suis trop payé, mon enfant, par le baï- ser, et la nuit que j'ai passée dans ton hamac. Garde ces bagatelles, elles t'appartiennent; je ne veux pas les reprendre. - Et la jeune et jolie créature se pavana, le dimanche suivant, à l'église et dans les rues. Ses compagnes la félicitèrent ; Mariquitta seule la regardait avec dou- leur, Le cœur devine tant de choses! l’usage des échanges, tournant à l'avantage des naturels, est ici général dans toutes les classes de la societe; et, hormis le gouverneur, qui s’est toujours montré noble et généreux, et don Louis de Torrès, tous les Mariannais, y compris l'état-major de M. Mé- dinilla, s’y montrent dévotement soumis. Vous voyez que c’est là une plaie ; mais c'estune des moins dan- gereuses de la colonie et dont il n'est pas impossible de se garantir. | On n'a vu à Agagna aucun exemple de petite vé- role, et la vaccine y est inconnue. Nos docteurs ont essayé de prévenir les cruels effets de cette ter- rible maladie, mais leur vaccin était trop vieux. Ce- pendant M. Médinilla, qui a assisté aux diverses opé- rations, s’est promis d'en faire venir de Manille et de mettre à profit nos conseils et la triste expérience qu'il avait acquise aux Philippines. Au reste, l'espèce d'hôpital où MM. Quoy et Gaimard avaient établi leur domicile était chaque jour encombré d'un nombre infini de visiteurs qui venaient, non pour se faire traiter, mais pour se faire guérir, comme si la méde- cine européenne avait sérieusement à remplir cette tâche, Nous avons vu de bons et braves Tchamorres venir à notre hôpital pour supplier nos docteurs de rem- placer une jambe absente par une autre jambe en chair et en os; quelques-uns priaient pour qu’on les guérit d'un amour malheureux ; une femme enceinte demandait un moyen efficace pour accoucher d’un garcon et non pas d'une fille; tandis qu’une seconde voisine, stérile, sollicitait un remède certain pour cesser de l'être. C’étaient des visites perpétuelles pen- dant toute la journée; c'était un chaos d’instances absurdes, de supplications ridicules, et pas un lé- preux qui osät se présenter pour obtenir une espé- rance. C’est que le malheur était là qui étouffait la prière au fond de l'âme. Un matin que, pour punir sa mule entêtée (car celles d'Agagna n’ont pas changé de nature et gardent les qualités qu’elles ont en Europe), un paysan venait d’en tuer une d'un grand prix à coups de maillet assé- nés sur la tête, le désolé Tchamorre vint supplier M. Quoy de lui donner un remède pour guérir sa pau- vre monture, -— Qu’a-t-elle? demanda le docteur. — Je n’en sais rien. — D'où souffre-t-elle ? — Elle ne souffre pas. — Alors que voulez-vous? — Que vous la guérissiez, elle est morte. — Mais si elle est morte, il n’y a plus de remède possible. ° — Essayez toujours. — Allez-vous-en, et laissez-moi tranquille. — Dieu vous punira, señor. — J'en fais mon affaire. — Et moi, je me vengerai. — Oh! ceci c'est difiérent ; et comme je veux vivre en paix avec tout le monde, sachez que mon métier n'est pas de guérir les bêtes. AUTOUR DU MONDE. 195 — Eh! qui diable guérissez-vous donc en France ? répliqua le Tehamorre d’un ton désappointé en s’en allant. Cette naïveté, qu'il ne tint qu'à nous de prendre pour une épigramme, nous divertit fort pendant quel- ques heures. Quant au mal affreux que les soldats de Colomb ont apporté, dit-on, d'Amérique, et qui a fait tant de vic- times en Europe, aù la science l’a si longtemps vai- nement combattu, il est inconnu aux Mariannes, et, quoiqu'il ait décimé, depuis peu d'années, les Phi- lippines, Timor, les iles de la Sonde et presque toutes les Moluques, nul symptôme ne s’en est encore fait sentir ni à Guham ni à Rotta, où on le désigne ce- pendant sous le nom de #al francais. J'ajoute, en passant, que les bienheureux Carolins ont également été épargnés par ce redoutable fléau, qui, une fois en colère, se place à côté de la peste et de la lépre. Uneobservation vraiment curieuse et remarquable, c'est que nous voyions accourir à notre hôpital encore moins de gens tourmentés par des maux physiques que par des douleurs morales. Ainsi on venait de- mander un remède contre la colère, une potion contre l'amour, un calmant contre la soif des richesses ; celui-ci voulait qu'on lui indiquät un moyen de dé- couvrir un voleur dont il avait été victime; celui-là l'art d'empêcher une jeune fille de dormir; un troi- sième, quelques poudres à jeter sur sa femme, afin de la rendre plus sage. En un mot, on faisait de nos docteurs des sorciers, et non des médecins. Hélas! on leur attribuait la puissance de Dieu. Pauvres Ma- riannais ! que de ténèbres encore dans votre riche archipel! Au surplus, ce n’est pas seulement la méde- cine qui est inconnue aux Mariannais : les arts n'y ont aucun culte; les sciences y seraient un luxe. Îl est vrai de dire que le peuple est spirituel et intelli- gent; mais son esprit est mal dirigé, et son intelli- gence ne va pas au delà des recherches nécessaires au bien-être de la vie. Si l’on est ignorant à Guham, c'est qu'on n'a dit à personne qu'il y a profit à ap- prendre. Les nouvelles maisons bâties à côté des an- ciennes n'ont ni plus ni moins d'élégance que celles- ci; les meubles ne diffèrent en rien de ceux que les Espagnols y trouvèrent lors de la conquête; les in- struments aratoires n’ont pas varié, et si l’intérieur de l'ile est sans culture, c'est que le nécessaire est à la porte de chaque maison, et que personne aux Ma- riannes n'est commerçant, ni industriel, ni trafiquant, que dans les fort rares occasions où un navire euro- péen vient mouiller devant l'ile. Quand j'ai dit que les habitants des Mariannes étaient sans passions, je me suis trompé : il y en a une qui les possède, qui les maitrise, qui fait leur vie, et qui cependant est, pour ainsi dire, un contraste frappant avec cette existence sans secousse qui les caractérise si bien : je veux par- ler de la musique. Le Mariannais est musicien plutôt par nature que par instinct ; il chante en se levant, il.chante dans le travail, il chante dans l’eau, et lorsque le sommeil s'empare de lui, il chante encore. Son langage est presque une musique; on pourrait noter ses in- flexions ; et toutefois cette mélodie, qu'il a puisée sans doute dans cet admirable concert que les eaux, les bois, les montagnes, le ciel de son pays, font en- tendre, est une mélodie läche, faible, monotone, as- soupissante, sous laquelle on doit succomber, comme au chant endolori d'une nourrice attentive. Vous en- tendez bien par-ci, par-là, un boléro espagnol ou une ségadilla castillane ; mais alors il y a exception : c’est le sang qui bouillonne en dépit du far niente si 196 SOUVENIRS caressant, et vous n’entendez de pareils airs que dans la bouche des enfants qui n’ont pas encore eu le temps d’être écrasés par le soleil tropical. Si quelques danses ont lieu à Guham, ce n’est que dans les grandes cérémonies ordonnées par le gou- verneur, et jamais, même alors, ce ne sont les hommes ou les femmes d’un âge mür qui s’y livrent ; mais les enfants se vengent, pour ainsi dire, par la vivacité de leurs jeux et de leurs gambades, de cette froide contrainte imposée aux veterans du lieu. Chaque soir, après le travail, vous voyez ces mar- mots, garcons et filles, nus, excepté des reins, se poser devant leur porte, d'abord dignes et graves, ainsi que des marquis de la vieille roche, puis, pié- tinants et pleins d’impatience, attendre la présence de quelque personnage de distinction pour commen- cer les exercices où s épuisent leurs forces. Un chapeau est placé à terre, au milieu d'un cerele de quatre où cinq pas de diamètre; un cerele plus grand entoure le premier, et indique l'intervalle que l'Ile de France! mais quelle différence pourtant de l'une à l’autre ! Là-bas, une orgie; ici, une fête; là- bas, de la boue, des hurlements; ici, des fleurs, des soupirs, une harmonie suave à l'âme ! N'importe, les deux chikas sont sœurs indubitablement,. Après ces danses si Joyeuses, auxquelles nous assistions tous les jours avec tant de plaisir, et dont nous encouragions les acteurs par quelques bagatelles propres à ranimer leur ardeur, le jeu favori de la co- lonie est-le combat de coqs. Il a lieu tous les diman- ches surtout, en face du palais du gouverneur, et M. Médinilla lui-même n’était pas le moins ardent des parieurs. Pour cel exercice, on dresse le courageux volatile d’une façon assez originale : attaché par la patte droite à un pieu, on lui montre de loin la nourriture dont il a besoin, et les efforts qu'il fait continuelle- ment afin de l’atteindre donnent à cette patte une force vraiment extraordinaire. Aussi, quand un coq est sorti vainqueur de trop de combats, on n'accepte de lutte avec lui qu'à condition qu’il ne sera armé du ler aigu que de la patte gauche. La mort de l’un des combattants, souvent mème la mort de tous les deux, est le résultat inévitable de la querelle, que l'on en- gage d'abord en tenant dans les bras les deux adver- D'UN AVEUGLE. doivent parcourir les exécutants, avec défense de s'en éloigner. La jeune fille commence l'attaque par de petites mines, de pelites grimaces qui disent que son cœur bat plus vite que de coutume ; le galant la suit du regard, et lui répond, par des mines analogues, que son émotion est partagée. Là-dessus, la première bondit de joie et sur place, tandis que l'amoureux s'agite à droite et à gauche avant d'exécuter la course rapide qui doit lui livrer sa conquête Il part enfin avec des gestes de tendresse, des mouvements de hanche et de corps tout à fait libres ; la coquette évite | la recherche du galant : elle le tourmente, elle le boude, elle lui sourit, elle se laisse légèrement tou- cher de la main; près d’être soumise, elle reprend son élan, s’esquive, implore, menace, gronde et par- donne à la fois; vaincue enfin, elle tombe à genoux, tremblante; frétille, se relève, se penche, tend les bras, se laisse prendre un baiser sur les épaules, puis sur ses joues rosées, puis sur ses yeux brillants. et le drame est fini. Quelle analogie avec la chika de Les préparatifs d'un combat de coqs. (Page 196. | saires, et en leur faisant échanger trois ou quatre coups de bec sur la tête. On appelle ici ce combat jeu royal... Jeu royal! Qu'est-ce à dire? Est-ce parce que le sang coule ? Nobles tètes couronnées, comme on vous calomnie ! Guham a quarante lieues de tour ; le côté nord, presque désert, est formé de calcaire madréporique, et les falaises qui bordent la mer sont abruptes et élevées. Au milieu de ce massif, dans un lieu nommé Sainte-Rose, a pointé, depuis deux ans, un petit piton volcanique dont les ravages se font déjà sentir dans les environs. Des protubérances madréporiques en- tourent presque toute l'ile, plutôt défendue par son inutilité que par la nature et les citadelles élevées à grands frais par les Espagnols. à | Le côté sud de l'ile offre un spectacle bien singu- lier: ce sont d’abord des cônes élevés avec des bou- ches encore béantes d’où s'exhale parfois une odeur sulfureuse et des jets de flamme colorée de bleu et de rouge; ce sont aussi, sur le penchant de ces cônes rapides, des basaltes, des couches bizarres de lave vomies par les fréquentes éruptions, tellement et si régulièrement superposées, qu'il est aisé de compter par les profils les colères des feux souterrains. Mais, dès que vous vous rapprochez du rivage, le VOYAGE sol perd de son äpreté, et se dessine en ondulations déprogressives Jusque sur les flots, où elles s'étei- gnent presque imperceptibles. Mon brave Petit, qui apporte tout à la marine, et dont le langage pitto- resque trouve si instinctivement le mot de la chose, selon son expression favorite quand il veut faire le savant, me dit: — Savez-vous bien, monsieur Arago, que le raz- de-marée a passé par ici ? — Comment l’entends-tu ? — C'est facile; voyez comme la terre clapote : il y a de l’eau là-dessous. : — Ce qe tu appelles de l’eau, c’est du feu. — Qu'importe? si l'effet est le même. Je vous jure qu'il y a sous nos pieds quelque chose qui bout, et puis quand Ça aura bouilli, le couverele sautera, et nous gigoterons comme de bons enfants. s gig — C'est possible. AUTOUR DU MONDE. 197 — Tenez, creusez avec votre sabre ; je suis sûr que vous trouverez une source de feu. Nous essayämes l'opération; mais la croûte était trop dure : nous y épuisämes vainement nos forces. Au surplus, ces flammes souterraines, ces secousses violentes et si souvent répétées, ces fatigues perpé- tuelles d'une terre en travail, n'ont pu encore étouf- fer cette puissance de la végétation qui pare l'ile d'un umense bouquet de verdure, et quelques par- ties même de l'intérieur rappellent, sans trop de désavantage, le chaos impénétrable des forêts bré- siliennes. Ici, seulement, point de reptiles qui bruissent et sifflent sous Les arbustes et les feuilles mortes, point de monstrueux lézards qui vous fatiguent de leurs cris, point de rauquements lusubres des jaguars; tout est calme à la surface de Guham, quand tout est turbulence dans ses entrailles. On dirait que les fu- Une distillerie aux Mariannes, reurs intérieures ont pris à tâche de ne pas troubler la quiétude des êtres vivants qui y respirent un air pur et limpide. Peut-être, hélas! le jour de la des- truction n'est-il pas éloigné, et les volcans se feront- ils les terribles auxiliaires de la lèpre : à nous le sol, à toi les hommes. Les bois et les montagnes de Guham offrent au na- turaliste des objets dignes de sa curiosité et de ses réflexions. Une grande quantité d'oiseaux, riches de mille couleurs, voltigent de branche en branche, et ne cherchent que rarement à éviter l'atteinte des chasseurs. Le plus joli, sans contredit, est la fourte- terelle à. calotte purpurine, dont les couleurs sont d'une douceur étonnante et la forme infiniment gra- cieuse. Les martins-pécheurs viennent après; il v en à de magnifiques ; mais les oiseaux de cette partie du globe, brillants de plumage, ont un chant mono- tone ou un cri fort désagréable. La mer est plus riche encore que la terre; on y trouve des poissons de toute espèce et bariolés de mille couleurs. La collection de nos docteurs était précieuse, et ils auraient apporté bien des espèces inconnues en Europe, si le triste naufrage que nous fimes aux Malouines ne les avait englouties. On fait ici aux habitants de la mer une guerre opiniätre à l'aide d’un petit poisson dont j'ai oublié le nom, et qu'on garde dans un réservoir où il est nourri avec le plus grand soin. Dès qu'il est jugé assez instruit dans le mêtier qu'on lui apprend, on le lâche, et le pêcheur, en frappant de grands coups sur son bateau, le fait revenir avec tous les autres poissons, que son élève a l'adresse d'attirer dans ses filets. On comptetrente-cinq rivières dans toute l’île, dont quelques-unes roulent des paillettes de fer et de cuivre. Les principales sont Tarofofo, Ilig et Pago ; elles se jettent toutes trois dans la mer, et la pre- mière peut être remontée avec un petit navire à une assez grande hauteur. Quoique le pays soit très-mon- tagneux, elles coulent fort lentement, et celle d’Aga- gna, par exemple, ne file pas un tiers de lieue par heure. Elles sont médiocrement poissonneuses. Le cocotier, que je ne crains pas d’appeler le sou- 198 SOUVENIRS verain des arbres, quand je considère la richesse de son feuillage, et que je nomme le plus précieux lors- que je songe à son utilité, s’élance de terre par une tige de deux pieds de diamètre, qui s'elève majes- lueusement jusqu'à cent pieds de hauteur et promène dans les airs sa chevelure verdoyante; ses feuilles, formées d'une arête large et flexible que bordent de longues folioles opposées, obéissent au vent le plus léger, et, cadencées avec grâce, elles s’entrelacent mollement, se déploient avec majesté et relombent sans être affaissées. Plus l'arbre est jeune, plus elles sont larges et vigoureuses ; plus il vieillit, plus elles deviennent rares et faibles ; on dirait qu'elles font sa vigueur, comme les cheveux de Samson faisaient sa force. Dépouillée de cet ornement, sa tige grisàtre semble succomber sous le poids énorme des fruits qui la dominent et qui y sont attachés en grappes. Ces fruits ne sont qu'une partie de sa richesse. Aussi gros que nos melons, ils renferment dans leur double enveloppe une eau plus limpide que celle qui tombe des belles cascades des Pyrénées; elle est douce et bienfaisante, mais l'excès en est nuisible, ainsi que celui de la crème délicieuse qu’elle dépose sur les pa- rois de la première coquille. Pour arriver jusqu'au sommet de l'arbre, les noirs, les sauvages, les habitants des Mariannes se servent à peu près des mêmes moyens : ils font de petites en- tailles à son trone, ou plus souvent encore, avec l’a- rète même des feuilles qu'ils lient entre elles perpen- diculairement au sol, ils dressent une sorte d'échelle capable de supporter les plus lourds fardeaux. Du reste, ce n’est que pour les enfants qu'on fait usage de ces moyens, car, dès qu'ils ont acquis la force de la jeunesse, les naturels escaladent les arbres les plus roides avec une agilité merveilleuse, et j'en ai vu qui se jouaient en riant des difficultés et qui les cher- chaient pour nous montrer leur adresse, Sans compter la nourriture agréable et naturelle qu'on retire de ces fruits, jetez un coup d'œil sur le tableau suivant, et jugez vous-même si eet arbre n'est pas un bienfait pour tous les insulaires de la D'UN AVEUGLE, mer du Sud, et en particulier pour les habitants de cet archipel isolé. - Du fruit ou de la liqueur qui découle des branches tronquées à dessein on obtient : Des confitures excellentes, De l’eau-de-vie délicieuse, Du vinaigre, Du miel, De l'huile. De l'enveloppe : Des vases, De petits meubles. De la tige et des feuilles : Des cordages très-forts, Des habillements, Du fil, Des toitures. Ajoutez encore à ce tableau incomplet une foule de petits ouvrages charmants, tels que paniers, nattes, haies solides, cloisons impénétrables, et vous juge- rez quel prix on doit attacher iei à la possession du cocotier : aussi Jui seul est-il la plus grande richese du pays. Si je n'étais sérieusement occupé de botanique, je vous parlerais de cet arbre du voyayeur (urania spe- ciosa), dont le nom indique un bienfait; de ce rima ou arbre à pain (artocarpus incisa), presque aussi né- cessaire que le cocotier, mais beaucoup moins ré- pandu ; de ce latanier, qui ressemble si bien à un vase élégant d'où s'échappent, comme des rayons, des feuilles d'un vert magnifique ; de l’arequier (areca ole- racea), du vacoi (pandanus), et de cet ènorme mul- tipliant (ficus religiosa), qui à lui seul forme une fo- rêt. Mais mon livre est un itinéraire; la route est longue encore, et Je ne veux point arrêter mes lec- teurs à chaque pas. Ne voyez-vous pas que c’est une défaite plutôt qu'une excuse? XXX VII ILES MARIANNES Histoire générale, — Résumé. I n'y a pas d'extravagances et de softises que n'aient écrites les historiens espagnols qui, les pre- miers, ont fait connaitre à l'Europe les Mariannes et leurs habitants; ils ont prétendu que ceux-ci ne marchaient qu'à reculons, que la plupart se tenaient courbés comme des quadrupèdes, sans que pour- tant les bras touchassent à terre, et ils ont ajouté que le feu était resté pendant des siècles ignoré de tout l'archipel. La nature et la structure de l'homme donnent un démenti aux premières assertions ; et, quant à la der- nière, les orages qui pèsent en certaines saisons sur les climats équatoriaux, et plus encore les volcans dont presque toutes les iles Mariannes sont couron- nées, disent ce qu'elle a d’absurde et de fabuleux. Mais ce qui parait avéré, ce qui semble victorieuse- ment démontré, quoique les historiens de la conquète l'aient dit avant nous, c’est que les femmes d'alors avaient dans toutesles occasions la prééminence sur les hommes, qu'elles présidaient à toutes les délibérations publiques, et que le code de tous avait été créé par elles seules. La domination espagnole, en écrasant de tout son despotisme cet archipel si brillant et si varié, n'a pas eu la force de renverser cet usage tout rationnel (d'après moi), incrusté, pour ainsi dire, dans les mœurs primitives. La femme, même actuellement, ne prend jamais le nom du mari; on la sert la première à table, non par galanterie, mais par devoir, par déférence, par res- pee ; c’est à elle que l’on offre, au lever, le premier cigare qui se fume dans la maison, et qui mange la première galette sortant de l’ardoise sur laquelle elle a été dorée. 0 mesdames de Paris! vite, vite, créez à votre profit un code mariannais, nous voilà prêts à le ratifier, nous voilà disposés à subir le joug. A Guham et à Rotta les discussions d'homme à homme sont toujours tranchées par les femmes; celles entre femmes ne le sont jamais par les hommes. A la mort d'un homme, le deuil est de deux mois; à la mort d'une femme, il est de six; la perte est trois fois plus grande. Les dames ont aussi leur ga- lanterie, Nous sommes ici vaineus par les signes VOYAGE AUTOUR extérieurs, mais le cœur nous absout où plutôt nous relève. Lorsqu'une femme prend un mari dont la fortune est moindre que la sienne, c’est celui-ci qui, dans le ménage, est tenu de travailler pour la femme et d’ac- cepter les corvées les plus pénibles. Lorsque la dot des deux époux est à peu près égale, où même lorsque la femme ne possède rien, les travaux sont partagés ; seulement, les deux parts une fois arrêtées, la femme choisit d'abord sans que le mari puisse se plaindre. Si le frère ou le père d'une jeune fille sauve d’un danger imminent un individu quelconque dont la fortune est considérable, celui ci, s’il ne déplait pas, est tenu d’épouser la sœur ou la fille de son libéra- teur. A la vérité, en s’étayant du code espagnol, mis en vigueur depuis la conquête de l'archipel, on peut s'affranchir de ce tribut forcé; mais telle est la fer- veur des naturels pour leurs antiques coutumes, qu'il n'y a pas d'exemple à Guham d’une opposition sé- rieuse formé par celui qui a reçu le bienfait. Dans ce cas même de mariage, l'époux n’a pas le droit d’exi- ger une dot de sa femme. Les parents et les amis se donnent rendez-vous au chevet d’un mort, et, après quelques rapides prières, on cherche à oublier le malheur dans les libations copieuses d'une liqueur enivrante nommé touba, qui ne tarde pas à assimiler les vivants au défunt. Une orgie pour calmer une douleur ! Les détails se pressent en foule dans ma mémoire, el si je ne les transcris point tous ici, c’est que d’au- tres archipels ont droit à l’'empressement du visiteur. Toutefois, avant de dire un dernier adieu aux Ma- riañnes, 1l ne sera peut-être pas inutile de rappeler en peu de mots l’histoire de leur découverte et de leur conquête sur les Tchamorres. Une des époques les plus fécondes en grands cou- rages est sans contredit celle qui suivit de près l’heu- reuse entreprise de Colomb. À son école se formèrent une foule de nobles aventuriers, insatiables de périls et de gloire, avides de merveilleux, qui de tous les points de l'Europe s’élançaient pour parcourir et étu- dier le monde agrandi, et nous nous hâtons de dire que le Portugal surtout inscrivit des noms illustres dans les plus belles pages de l’histoire des nations. Chassé, pour ainsi dire, de Lisbonne, sa patrie, où l'on n'avait pas voulu accepter ses services, Magellan, à l'exemple de Colomb, alla offrir le secours de son expérience à l'Espagne, qui lui confia un beau navire pour tenter des découvertes vers l’ouest, puisque le cap de Bonne-Espérance avait été doublé et que cha- que jour les vaisseaux explorateurs arrivaient en Europe, après avoir enrichi la science nautique de quelque petiteile, de quelque rocher ou d’une grande terre. Magellan traversa l'Atlantique, longea la côte orien- lale du Brésil, le Paraguay et la terre des Patagons; il aurait peut-être doublé le cap Horn, lorsqu'une tempète horrible le jeta dans le fameux détroit qui porte son nom. J'ai déjà dit sa joie à l'aspect du vaste Océan Pacifique qui déployait devant lui sa majesté imposante et la masse effrayante de ses vagues se brisant sur les côtes occidentales du nouveau monde. Hardi comme tous les capitaines de ces temps de merveilles, mais plus patient que la plupart d'entre eux, le Portugais s’élança audacieusement vers l'ouest, découvrit les Mariannes, qu'il appela iles des Larrons (Ladrones), et toucha aux Philippines, où il périt victime de son courage. ILest à remarquer que partout où est établi le tri- DU MONDE. 199 bunal de linquisition, l'esprit des découvertes se trouve arrêté, et par suite le progrès des arts et des sciences; partout aussi où les Espagnols et les Portu- gais ont assis leur pouvoir, les persécutions ont fait des esclaves et non pas un allié. Toute conquête du Portugal ou de l'Espagne a d’abord èté tentée par le Christ ; le glaive n'a été que son auxiliaire. Quant à la persuasion, c'est là une arme dont ces deux nations n'ont jamais voulu faire usage, et vous comprenez pourquoi les progrès ont été lents et pénibles, car les sublimités de notre religion mal expliquée ne trou- vaient que des incrédules, et les bras se mettent d'accord avec l'intelligence pour toute rébellion. Les Carolines et les Mariannes avaient été décou- vertes; ces iles si fertiles étaient peuplées d'hommes assez industrieux, dont le caractère avait paru bon et confiant. Manille commençait à devenir une colonie florissante, et c'est de là que partirent les navires qui résolurent la conquète de cet archipel. Joseph de Quiroga fut le premier des Espagnols qui chercha à les soumettre. Il était vif, bouillant, impétueux ; il ne connaissait aucun de ces sentiments de généro- sité qui, plus que les armes, gagnent les esprits et soumettent les cœurs. Aussi dur envers lui-même qu'avec ses soldats, il s'exposait aux mèmes dangers, bravait les mèmes souffrances; il punissait par sa dé- faveur une action timide, et réprimait les murmures par de cruels châtiments. Plusieurs fois il eut à apai- ser des révoltes, et partout sa présence d'esprit el son impétueux courage lui valurent de grands suc- cès. La résistance des naturels était un outrage pour son âme altière ; le carnage qu'il en faisait lui ouvrit toutes les routes, et, ne pouvant supporter le joug qu'on voulait lui imposer, le peuple vaincu, mais non soumis, se retira sur un rocher désert, Aguignan, où il crut se soustraire à la persécution et à Ja {yran- nie. On le poursuivit bientôt dans ce dernier asile, et ceux qui échappérent aux massacres furent conduits à Guham et traités en esclaves. Au milieu de ces scènes de ravage et de désolation, il est doux d'arrêter ses regards sur un spectacle qui en diminue l'horreur. La religion, armée du glaive, a souvent fait des prosélytes; mais la force une fois anéantie, on ne tenait plus à un culte imposé par la violence irritée et adopté par la faiblesse sans dé- fense. Le nom du père San Victorès doit être aussi cher aux habitants de cet archipel que l’a été celui de Las Casas parmi les hordes des sauvages de l'Amé- rique. Lui seul osait mettre un frein aux cruautés de Quiroga, et tel était l'esprit des conquérants du quin- zième siècle, que ce qu'ils auraient regardé comme témérité impardonnable dans un soldat, ils crai- gnaient de le réprimer dans un mimstre de notre religion. Au moment méme où la torche de la discorde bril- lait d’une clarté funeste dans toutes les parties de Guham. le père San Victorès, hardi comme tous les martyrs dela foi, parcourait les campagnes sous la seule sauvegarde de l'étendard du Christ, et avec des paroles de paix et de douceur, il gagnait les cœurs des habitants et diminuait ainsi leur haine pour le nom espagnol. C'était du sein des retraites encore non violées qu'il lancçait des ordres sévères respectés par le fougueux Quiroga. Mais, hélas! le zèle du pieux missionnaire ne tint pas longtemps contre l'ignorance des naturels et la barbarie des vainqueurs. Un de ces hommes extraordinaires que chaque terre produit pour guider les autres, intrépide par imstinet, féroce par calcul, et aussi étranger aux malheurs 200 SOUVENIRS passés qu'insensible à ceux à venir, un de ces hommes, en un mot, dont l'existence ne va jamais au delà du présent, avait opposé, aux Mariannes, quelque résis- tance aux armes espagnoles, et confiné dans l'inté- rieur de l'ile avec un nombre assez considérable de partisans, il murmurait contre les éloges que des fu- gitifs donnaient à San Victorès, et ne voyait qu'une perfidie de plus dans la conduite et les prédications pieuses du héros catholique. Cet homme dangereux se nommait Matapang : je vous en ai déjà parlé à l’oc- casion d'un prétendu miracle dont j ai déjà certifié l'authenticité. Il avait confié ses deux enfants à son épouse, et celle-ci, touchée des vertus et de la modé- ration de San Victorès, les lui avait donnés pour en faire des chrétiens. Il n’en fallut pas davantage à Ma- lapang pour exécuter l’atroce projet qu'il méditait depuis longtemps. Chez les hommes aussi peu maitres de leurs premiers mouvements, l'intérèt per- sonnel l'emporte toujours sur le bien général. Ma- tapang rassembla ses camarades, leur parla avec le feu d’une indignation véhémente, réveilla dans leur àme le sentiment de la vengeance, et leur fit adroite- ment comprendre que de la mort seule du père San Victorès dépendaient désormais le salut du pays et la fuite des Espagnols. Son discours ranima le cou- rage des plus timides; chacun résolut de tendre un piège au zélé missionnaire et de le faire périr dans une de ces courses chrétiennes qu'il répétait peut- ètre avec un peu trop d'imprudence. L'occasion ne manqua pas de se présenter. Mala- pang sut l’attirer dans la retraite qu'il s'était choisie; il le remercia d’abord des soins qu'il avait donnés à ses enfants, et le supplia de vouloir bien les conserver pour tout ce qui lui était cher; mais, afin de mettre sa charité à l'épreuve, il le pria de donner le baptème à une chèvre qu'il affectionnait beaucoup. On juge de la réponse du ministre de Dieu, et comme il s’obstina à refuser ce qu'on exigeait, Matapang, aidé de deux de ses partisans, se précipita sur lui et le terrassa avec une espèce de hache de bois, qui était, avec la fronde, la seule arme des premiers habitants des Ma- riannes. On ne sait point si Quiroga fut fâché de ce crime, mais il est certain que la vengeance devint le pré- texte, sinon le motif, des horreurs commises par ses soldats. L’imagination se révolte au souvenir de tant de scènes de carnage ; il suffit, pour en donner une idée, de dire qu'aux premiers essais des armes espa- gnoles, les Mariannes comptaient plus de quarante mille habitants, et qu'après deux ans on n'en {trouva que cinq mille. C’est de cette époque que date le premier établisse- ment. On soumit les naturels à des lois très-dures, auxquelles ils n'avaient pas le pouvoir d’échapper. Ils pliérent sous le despotisme de leurs oppresseurs, et cette haine, qui naît du sentiment de la faiblesse contre la tyrannie, est restée vivace en dépit des années et des nouvelles lois moins dures et moins cruelles. Magellan, je vous l'ai déjà dit, donna aux iles Ma- riannes le nom de Ladrones, parce qu'il y fut vic- time de sa bonne foi, et il n’y aurait pas d’injustice à leur conserver de nos jours cette triste dénomina- tion, tant les habitants affectionnent la douce habitude de s'approprier le bien d'autrui. Sitôt que le pouvoir des Espagnols y fut établi sur des bases, il est vrai, assez chancelantes, le premier soin des vainqueurs dut être d'y maintenir leur esprit et de faire sentir leur supériorité, Quiroga était de retour à Manille ; le père San Victorès avait péri vic- D'UN AVEUGLE. time de son courage apostolique, et celui qui avait succédé au chef de l'expédition ne s’occupait que des recherches qui pouvaient donner à sa patrie une haute idée du pays qui lui était soumis, et des soins, moins généreux, d'agrandir promptement sa fortune, Il avait expédié des demandes au gouverneur général des Philippines, car il craignait que Quiroga n’eût fait voile pour l'Espagne ; mais le hasard le servit plus promptement qu'il n'avait osé l'espérer. Les Ca- rolines atliraient les regards de la cour de Madrid, en même temps que celle-ci s'occupait de la conquête des Mariannes. Neuf petits navires, partis de Luçon, y transportaient plusieurs missionnaires que leur zèle pour la religion éloignait d’un séjour de tran- quillité et d’aisance. Les vents leur furent d'abord contraires, et un orage épouvantable les ayant éloi- gnés de leur route, huit de ces navires vinrent périr sur la côte de Guham, tandis que le neuvième fut assez heureux pour entrer dans une anse où il se mit à l'abri de la tempête. Le seul moine qui se sauva resta quelques années aux Mariannes, et y prècha avec tout le zèle et le succès de San Victorès, mais avec plus de bonheur. Une chose remarquable, c’est qu'on vit bientôt les plus considérés des anciens ha- bitants protéger avec opiniatreté la religion de leurs oppresseurs, et prétendre interdire au bas peuple le droit, qu'ils voulaient avoir seuls, de jouir des biens à venir qu'on promeltait. Les détails des antiques usages des Mariannais étant consignés dans un ouvrage publié à Manille, en 1790, par le père Jean de la Conception, récollet déchaussé, Je l'ai parcouru, et je me suis convaincu que cette compilation énorme avait été"écrite par l'ignorance et la erédulité. Les récits des miracles qui ont eu lieu aux seules iles Mariannes occupent cinq ou six volumes, et il serait absurde d'ajouter foi à une foule d'historiettes ridicules de sorciers et de saints qui se seraient mèlès de la conquête de cet archipel. Je traduis une page. « Sitôt que Quiroga fut arrivé aux Mariannes et € qu'il eut annoncé aux habitants la nouvelle religion « qu'il venait leur apporter, la mer se retira, comme « pour le prévenir qu'il ne devait retourner dans son { pays qu'après avoir heureusement terminé son en- « treprise. Le lendemain de son débarquement, la « terre fut agitée avec un bruit épouvantable, et Qui- « roga y vit le présage des peines et des soins que «lui donnerait la conquête de Guham. Le troisième « jour, le soleil le plus pur anima la nature, et les « Espagnols eurent la certitude du succès. Le qua- « trième, un vent impétueux les prévint de la résis- « tance de Matapang; et le cinquième, des arbres «ayant été déracinés par cet ouragan, on n'eut au- « cun doute de la mort de San Victorès et des mas- «sacres affreux dont la colonie serait le théâtre. « Tout arriva comme la nature l'avait prédit : San « Victorès fut victime de la fureur de Matapang. Qui- «roga, dans sa juste vengeance, extermina une « grande partie des naturels, et l’étendard de la «croix ne brilla que pour un petit nombre de « justes. » Et d'un. « À peine le père San Victorès fut-il tombé, frappé « d’un coup mortel de Matapang, que son âme, fran- « chissant les distances et portée sur l'aile des vents, «arriva au milieu de sa patrie et y annonça ce mal- « heur. Les églises de toute l'Espagne furent tendues « de noir; les cloches sonnèrent d’elles-mèmes; la « cour prit le deuil : ce fut une calamité générale. « Huit à dix mois après, Guham fut agitée par deux VOYAGE « ou trois tremblements de terre, et la cause n’en de- « meura pas Inconnue. Le crime de Matapang devait « ètre explé. » Et de deux. «Dans une de ses courses à Tinian, le père San « Victorès venait enfin de ranger sous l'étendard de «la foi le plus opiniâtre incrédule des naturels, « qu'il avait attaque vainement à différentes reprises, « lorsque celui-ci, réfléchissant, en se dirigeant vers «sa maison de campagne, sur l’action qu'il venait de « commettre, vit venir à lui six femmes très-bien «mises qui mangeaient du feu; une seule était ha- « billée en noir ; les autres étaient bariolées de mille « couleurs. Il les salua en espagnol ; maïs ces femmes « aériennes lui répondirent en indien, et le mena- « cèrent de grands malheurs, s'il refusait de se sou- « mettre aux nouvelles lois qu'on venait lui imposer. « L'incrédule converti promit d'obéir, et, en publiant « la vision qu'il avait eue, il seconda.infiniment le zèle « de San Victorès. » Et de trois. Je ne finirais pas de longtemps si je devais rappor- ter ici seulement la dixième partie des contes ridicules dont cette prétendue histoire est composée; mais une AUTOUR DU MONDE. 201 chose qui m'a beaucoup surpris, c'est qu'au milieu de fatras des quatorze volumes qui la contiennent, il y a plusieurs pages consacrées aux Carolines : elles A très-curieuses, plus correctement écrites que les autres et surtout mieux raisonnées : on ne dirait pas que la même main à tenu la même plume, ni que le même esprit les a dictées. Pas un seul récit de mi- racle : tout y est ue dans l'ordre; et, pour faire marcher son livre, l'auteur n'a pas eu besoin de re- courir aux prodiges. J'ai étudié les Mariannes dans leurs plus petits dé- tails; J'ai vu la civilisation bâtarde en lutte perma- nente avec les mœurs primitives de cet archipel. Quel sera le vainqueur? Dieu le sait et non les hommes; carils ne veulent pas voir dans l'avenir, qui peut parfois se traduire par le présent. ei le pré- sent est sans espérance, et il ne serait point téméraire d'avancer que ce groupe d’iles si riantes, si régulière- ment échelonnées du nord au sud, redeviendra ee qu'il était avant la conquête. Plus de trois siècles ont pourtant passé sur cet ar- chipel depuis que l'Espagne y a planté son pavillon. Il ya des fruits qui tombent et meurent avant d'avoir attemt leur maturité. XXXVIII MADAME FREYCINET . C'est aujourd’hui mon anniversaire, (Page 202.) On lisait un jour dans tous les journaux de la ca- pitale : La Patient l'Uranie, commandée par M. Frey- cinet, a quitté la rade de Toulon et a mis à la voile pour un grand voyage scientifique qu'elle va entre- prendre autour du monde. L état- major et l'équipage sont animés du meilleur esprit, et la France attend un heureux résultat de cette campagne, qui doit durer trois ou quatre ans au moins. )» Puis on ajoutait : «Un incident assez singulier a signalé le premier jour de cette navigation. Au moment d'une forte bourrasque qui a accueilli la corvette au large du cap Live, 26 Sépet, on a vu sur le pont une toute petite personne, tremblotante, assise sur le bane de quart, cachant sa figure dans ses deux mains et attendant qu'on voulût bien la reconnaitre et l'abriter, car la pluie tombait par torrents et leventsoufflait par rafales. Cette jeune et jolie personne, c'était madame Freycinet, qui, sous des habits de matelot, s'était furtivement glissée à bord, de sorte que, bon grè mal gré, le commandant de l'expédition se vit forcé d'accueillir et de loger l'intrépide voyageuse, dont la tendresse ne voulait point que son mari courûtseul les dangers d’une pé- nible navigation. » La veille on avait lu aussi : 20 202 « La corvette l'Uranie, qui allait partir pour un voyage de cireumnavigation, à été incendiée dans l'ar- senal de Toulon; heureusement, personne n'a péri dans le désastre.» On lutencore : « Le lieutenant de vaisseau Leblanc, désigné pour faire partie de l'état-major de l'Uranie, à été forcé, pour cause de maladie, de demander son débarque- ment,» Ainsi se font les journaux, ainsi se remplissent leurs colonnes. Eh bien! rien de toût cela n’était vrai, ou du moins il y avait là, côte à côte, la vérité et le mensonge. L'Uranie avait mis à la voile ; un violent orage avait salué sa sortie de la rade de Toulon; madame Frey- cinet, fort bien abritée sous la dunette, était à bord, du consentement de son mari; presque tout le monde le savait; une belle frégate, incendiée, dit-on, par la malveillance, avait été sabordée et coulée bas dans un des bassins de l'arsenal ; et une maladie ne fut pas le motif pour lequel le lieutenant de vaisseau Leblane, l’un des plus braves, des plus habiles et des plus in- struits des officiers de la marine française, n'entreprit pas la campagne avec nous, qui nous étions fait une douce habitude de le voir et de l'aimer. Dès que le premier grain qui pesa sur le navire eut passé, l'état-major fut mandé chez le comman- dant, et là nous fut présentée notre compagne de voyage. Une femme, une seule et jolie femme au milieu de lant d'hommes aux sentiments souvent excentriques, une constitution faible et débile parmi ces charpentes de fer qui avaient à soutemr tant de luttes contre les éléments déchainés, l’étrangeté même de ces con- trastes, un organe doux et timide, vibrant comme une corde de harpe, étouffé sous ces voix rauques et bruyantes qu'il faut bienentendre en dépit de la lame qui se brise et des cordages qui sifflent, une silhouette suave et onduleuse s’accrochant à toutes les manœu- vres pour combattre les mouvements assez réguliers du roulis et les soubresauts plus saccadés du tangage, tout cela faisait péniblement réfléchir quiconque osait reposer sa pensée sur une situation peu ordinaire ; et puis des yeuxinquiets, regardant avec prière lenuage noir à l'horizon, en opposition avec ces prunelles menaçantes qui disent à la tempête qu'elle peut lan- cer ses fureurs ; et puis encore la possibilité d'un naufrage sur une terre sauvage et déserte; la mort du capitaine, exposé ici autant que les matelots, et plus exposé peut-être; une révolte, un combat, des corsaires, des pirates, des anthropophages, que sais-je ? tous les incidents, escorte inséparable des navigations à travers toutes les régions du globe : n'y avait-il pas là cent motifs d'admiration pour une jeune femme qui, par tendresse, acceptait tant de chances horribles ? Pourtant il en fut ainsi. Notre première visite au gouverneur de Gibraltar eut quelque chose de gêné, de timide; le comman- dant présenta sa femme à milord Don, et comme ma- dame Freycinet avait encore son costume masculin, son excellence sembla piquée de cette espèce de mas- carade fort peu en usage sur les navires anglais : c'est là du moins, d’après un des officiers de Ja gar- nison, le prétexte, sinon le motif, du froid accueil qui nous fut fait. . Quoi qu'il en soit, à partir de là, madame Frev- cinet reprit ses vêtements de femme, et sa naïve et décente coquetterie y gagna beaucoup. Ses prome- nades sur le pont étaient fort rares, mais quand elle s’y montrait, l'état-major, plein d’égards, abandon- SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. nait le côté du vent et lui laissait le champ libre, tandis qu'en delà du grand mât, les chansons peu catholiques faisaient halte à la gorge, et les énergi- ques jurons de quinze à dix-huit syllabes, qui amu- sent les diables dansleur éternelle marmite, expiraient sur les lèvres des plus intrépides gabiers. Madame Freycinet souriait alors, sous sa fraiche cornette, de cetteretenue de rigueur imposée à tant de langues de feu, et il arrivait souvent que ce même sourire qui voulait dire merci, différemment interprété sur le gaillard d'avant, donnait l'essor à une nouvelle irri- tation joyeuse, de facon que la parole sacramentelle et démoniale vibrait à l'air et arrivait sonore et cor- rosive jusqu'à la dunelte ; une bouche toute gracieu- sement boudeuse pressait alors ses deux lèvres fines l'une contre l'autre; deux yeux distraits et troublés regardaient couler le flot qu'ils ne voyaient pas, ou étudiaient le passage des mollusques absents, et l'oreille qui avait fort bien entendu feignait d'écouter le bruissement muet du sillage. Vous comprenezl'em- barras de tout le monde : 1l était comique et drama- tique à la fois. Le capitaine n'avait pas le droit de se ficher ; nous, de l'état-major, nous étions trop sérieu- sement occupés de nos graves travaux de la journée pour rien observer de ce qui se passait à nos côtés; les matelots les plus goguenards se parlaient assez à voix basse pour faire entendre leurs quolibets de la poulaine au couronnement; les maitres cherchaient par leur gestes, moins puissants que leurs sifflets, à imposer silence aux bavards oraleurs; et madame Freyeinet rentrait dans son appartement sans avoir rien compris aux #4anœuvres du bord, se promettant bien de venir le moins souvent possible jouir comme nous du beau spectacle de l'Océan, dont nulle belle âme ne peut se lasser. Ce n’est pas tout, Dans un équipage de plus de cent matelots, tous les caractères se dessinent avee leurs couleurs tranchées, avec leurs âpres aspérités. Là, rien n’est hypocrite ; défauts, heureuses qualités el vices s'échappent par les pores, et l’homme est sur un navire ce qu'il n’est pas autre part. Le moyen, je vous le demande, de se travestir en présence de ceux qu'on ne quitte jamais?.…. La tâche serait trop lourde, . il y aprofit à s’en affranchir, il y aurait honte et bas- sesse à le tenter. Parmi les marins que voilà, vivantsi pauvrement, si douloureusement, vous en comptez un bon nombre qui n’accepteraient un service de vous qu'à charge de revanche, à titre de prèt. La plupart refuseraient tout avec rudesse, mais sans hauteur, et quelques-uns, sans honte comme sans humilité, disposés à vous donner leur vie à la première occasion, iront à vous, le front haut, la parole claire et brève, et vous diront : «J'ai soif, un verre de vin si ça vous va. » Vous con- naissez Petit, taillé comme le portrait que j'esquisse ; eh bien, ce brave garcon n'était pourtant, sous ce rapport, que le numéro deux de ! Uranie : Rio était le numéro un. Done, ce Rio, sur qui j'aurais tant de choses à vous dire et dont je ne veux pas réveiller la cendre, regardait comme un jour de fête la présence de madame Freyeinet sur le pont, et dès que l'élé- gante capote de satin blanc se dessinait sur le vert tendre des parois de la dunette, Rio se présentait, et disait en tirant de l'index et du pouce une mèche de ses rares Cheveux : — Vous êtes bien belle, madame! belle comme une dorade qui frétille; mais ça ne suflit pas : quand on est aussi belle, il faut être bonne, et ca ne dépend que de vous. Cest aujourd'hui mon anniversaire (chaque jour était l'anniversaire de la naissance de VOYAGE Rio), j'ai soif, bien soif ; l'air est lourd, je viens de la barre du grand cacatois, ousque j'étais en punition, et me vlà; j'ai soif, humectez-moi le sosier, Dieu vous le rendra en pareille occasion, et Rio vous dira merci. , — Mais, mon enfant, cela te ferait mal, cela te griserait. — Fi donc! madame la commandante, jamais Je ne me suis grisé. — Jamais, dis-tu ? — Jamais! Soûülé, oui, à la bonne heure, mais le reste... fi donc ! c'est tout au plus bon pour un pi- lotin. Et puis, si ça arrivait par hasard, si une lame venait et vous emportait brusquement, eh bien! je serais là pour me f..... à l'eau et vous sauver, en vous empoignant par vos beaux cheveux, sauf votre respect. — Allons, soit; tues trop éloquent, tu l'emportes, Je vais te donner une bouteille ; mais j'espère que tu en garderas la moitié pour demain. — Si je vous le promettais, ce serait une blague ; Je boiraï tout, et ça ne sera guère. Madame Freycinet faisait alors son cadeau, Le ma- Lelot sautait, et il y avait de la joie dans une âme. Hélas! Rio paya cher son amour du vin. Un jour que, plus ivre que de coutume, il chantait ses refrains grivois sur le pont, il tomba par la grande écoutille et se tua. Il rälait encore quand Petit, qui lui tenait la main, se prit à sourire, croyant encore son noble camarade dans un délire bachique. — Voilà, gredin, ce que rapporte l'ivrognerie, dis-je mon vieil ami. Eh ! monsieur, n'est-ce pas la plus belle mortdu ionde?il ne m'en arrivera pas autant à moi, à moins que vous n'y mettiezbon ordre. Quand un pauvre matelot, dans la batterie, luttait contre les tortures de la dyssenterie où du scorbut, madame Freycinet ne manquait jamais de s’'enquérir de la position du malade, et les petits pots de confi- lures voyageaient çà et là avec la permission du doc- teur. Le soir, assis sur la dunette pour les causeries in- lines qui nous rapprochaient de notre pays, combien de fois n’avons-nous pas mis fin à nos caquetages pour savourer les doux accords de madame Freyeinet s'ac- compagnant de la guitare, el faisant des vœux pour que son mari, qui Chantait un peu moins agréable- ment que Rubini et Duprez, lui permit les honneurs et les risques du solo ! Mais sur ce point, il est juste et douloureux d'ajouter que nous n’étions pas souvent exaucés. Si le temps, gros d'orage, disait à l'officier de quart que les voiles devaient être carguées et serrées, si le terrible commandement de Amène et carque! laisse porter ! retenlissait éclatant et brefet que le matelot en alerte veillät partout, la jolie voyageuse, l'œil sur les carreaux de sa petite croisée, suivait le gros et noir nuage qui passait, et interrogeait l'horizon pour s'assurer que le danger n'existait plus. C'était de la peur, si vous voulez, mais une peur de femme, une peur sans lächeté, une frayeur de bon ton, si j'ose mm exprimer ainsi; on voyait parfois rouler une larme dansun regard de velours et sur une joue pâle, mais cette larme pouvait se montrer sans honte et trahir l'émotion sans faire soupconner le regret du départ. Tout cela était touchant, je vous jure. Dans les relâches, madame Frevyeinet recevait les homnages des autorités en femme du monde qui sait à son tour rendre une politesse et qui s'efface volon- AUTOUR DU MONDE. 203 Hers au profit de tous. Chez une femme, la modestie est souvent de l'héroisme. Ce fut un jour bien douloureux pour elle que celui- où, parlant de l'Ile de France et passant à contre- bord d’un navire qui venait du Havre, nous apprimes, quelques heures plus tard, à Bourbon, que le trois- mats de qui nous avions recu le salut d'usage portait au Port-Louis sa sœur, qui s'y rendait comme insti- tutrice, et à qui elle ne put pas même presser la main ! Vous comprenez que pendant les reläches difficiles, dans les pays sauvages, où les regards étaient effrayés de certains tableaux odieux, madame Freycinet se {rouvait constamment reléguée à bord; et l'on devine si celte vie de couvent aurait dû être pénible pour celle qui n'eût pas accepté, dès le jour du départ, tous les sacrifices dont elle avait d'avance mesuré la grandeur. Et pour tant d’ennuis,, de fatigues, de dangers, pour tant de misères, quelle récompense acquise ? quelle gloire ? Hélas ! que lui importe, à cette femme courageuse, enlevée si Jeune à sesamis et à ses admirateurs, qu'on ail donné son nom à une petite ile d’une lieue de dia- mètre au plus, à un rocher à pic entouré de récifs, que nous avons découvert au milieu de l'océan Paci- fique ? Voilà tout, cependant. un écueil dangereux signalé aux navigateurs. N'est-ce pas là aussi, peut-être, la morale du voyage de madarne Freycinet ? N'est-ce pas un triste et utile enseignement pour toute hardie vova- geuse qui serait tentée de suivre ses traces? i Un rocher couronné d’un peu de verdure porte le nom de la patronne de notre angélique compagne de périls; ce rocher est signalé sur les cartes nautiques récentes et complètes : il s'appelle [e-Rose ; chacun de nous l'avait baptisé en passant : que les naviga- teurs le saluent avec respect! : Vint enfin le jour fatal à la corvette, le jour où, au milieu d'un élan rapide, elle s'arrêta tout à coup, incrustée dans une roche sous-marine qui ouvrit sa quille de cuivre et la fit tomber, douze heures plus tard, sur un de ses côtés, sans qu'elle pût jamais se relever. Je vous parlerai de cette triste et sombre Journée lorsque je vous aurai fait visiter avec moi l'archipel des Sandwich, Owhyée, Wahoo, Mowhée, le Port-Jakson, la partie Est de la Nouvelle-Hollande, lesmontagnes bleuesetle torrent de Kinkham:; je vous raconterai ce désastreux épisode de notre naufrage après que je vousaurai fait lraverser, de l’ouest à l’est, tout d'une haleine, le vaste océan Pacifique; lorsque Je vous aurai montrè.ces masses imposantes de glaces queles tempêtes australes détachent des montagnes éternelles du pôle ; lorsque je vousaurai signalé le ter- rible cap Horn avec ses déchirures et ses rochers taillés en géants; lorsque je vous aurai fait entendre les terribles hurlements de la tempête qui nous arracha de Ja baie du Bon-Suecès pour nous jeter sur les Malouines, froid cercueil de notre navire en débris. Mais que je vous dise dès à présent que ce jour si funeste fut un jour d'épreuve pour tous, et que ma: dame Frevyeinet se retrempa au péril. Triste, souf: frante, mais calme et résignée, elle attendit la mort qui nous embrassait de toutes parts sans jeter au dehorsle moindre cri de faiblesse. L'eau nous gagnait, les pompes avaient beau jouer, nous pouvions comptet les heures qui nous restaient à vivre. J’entrai dans le petit salon, une jeune femme priait et travaillait. 20% SOUVENIRS D'UN — Eh bien! me dit-elle, plus d'espoir ? — L'espoir, madame, est le seul bien que nous ne perdons qu'à notre dernier soupir. — Quel mal ne se donnent ces braves gens! et quelles horribles* chansons au moment d'être en- gloutis! — Laissez-les faire, madame, laissez-les agir, ces chansons leur donnent du courage : ce n’est pas de l'impiété, c'est une bravade à la mer, c'est une menace contre une menace, c'est une insulte au destin. Mais soyez tranquille, si un malheur arrivait, si vous étiez condamnée à survivre à votre mari, ces braves gens, madame, vous respecleraient comme on respecte une femme vertueuse; ils se jetteraient à vos genoux comme aux genoux d'une madone! Courage donc! je vais leur apporter des secours, c’est-à-dire de l'eau- de-vie. AVEUGLE. Lt madame Freveinet recevait dans sa chambre quelques débris échappés à l'Océan, et elle gardait religier usement, pour tous, les biscuits à demi noyés qu'on reltirail des soutes envahies,etelle voyait passer sans trembler les barils de poudre ouverts auprès des- quels brülaient des falots et des lanternes, et elle oubliait son malheur particulier dans le désastre gé- néral. Madame Freycinet était une femme vraiment courageuse, } Hélas! ce que les tempêtes n'ont point fait, ce que n'ont pas fait les maladies les plus dangereuses des climats pesülentiels, le choléra s’est chargé de lefaire à Paris, et la pauvre voyageuse, la femme énergique, l'épouse dévouée, la dame aimable et bienfaisante, a quitté cette terre qu'elle avait parcourue d’une extré- mité à l’autre ! Paix à elle ! XXXIX ILES CAROLINES Un tamor carolin, (Page venait toujours en aide à celui qui voulait voir et s'instruire, et ce hasard est presque toujours une fortune. Si je n'avais couru après la lèpre, je n'aurais pas, à coup sûr, rencontré sous mes pas celte Jeune Dolorida si suave, morte au milieu des bénédictions de tout un peuple. Ainsi de mes autres recherches. Est-ce connaitre le monde que de le parcourir ? Non, sans doute. Le caissier d'un millionnaire peut être pauvre; celui-là seul qui pos-ède est riche, et se pro- mener en fermant les yeux ou en regardant toujours à ses pieds, c’est rester en place, c est ne point bouger de son fauteuil, Pour ma part, Si j'aitant de choses à raconter, c'est que je me suis dit en partant qu'il fallait envisager un 206.) J'airemarqué qu'en fait de voyage surtout, lehasard | retour comme une chose probable, Aussi ai-je visité bien des iles où le navire n'a point mouillé. Dès qu'on arrivait dans un port, je m ’enquêr ais du temps néces- saire aux observations astronomiques ; je faisais mes provisions, je prenais un guide ou je m'en allais au hasard, comptant sur ma bonne étoile, et je m'enfon- çais dans les terres, el je m ‘acheminais en compagnie de sauvages que je gagnais par mes présents, mes jongleries, el suriout par ma confiance et ma gaieté, visitant les archipels voisins au milieu des dangers sans nombre sous lesquels ont succombé tant d'ex- plorateurs. Quand ma tâche était remplie, je retour- nas au mouillage, où je furetais encore de côté et d'autre afin de compléter mon œuvre incessante d'investigation. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 205 Ici, par exemple, J'étais trop avide de ce qui pou- | des vivres et quelques bagatelles ; la maison où ils vait avoir rapport aux bons Carolins pour que je les | s’abritaient lorsqu'ilsavaient hissé leurs embarcations perdisse un seul jour de vue. Je savais où ils pre- | sur la plage était la maison où j'assistais, Le soir, à naient leurs repas, et j'allais souvent leur apporter | leurs prières, si pieusement psalmodiées, et je les —_—_—_—_— Ja | | | Var | .. On y voit que les hiéroglyphes sont de tous les pays. (Page 207.) avais trop bien jugés en passant au milieu de leur | alors, qu'il leur arrivait souvent de jeter à bord les archipel pour ne pas chercher à me convaincre qu'il | objets qu'ils nous proposaient en échange de nos m'y avait rien, en effet, de trop honorable pour eux | petits couteaux et de nos clous; que, sans crainte de dans le jugement que nous avions déjà porté de leur | nous voir partir en les frustrant de nos bagatelles, ils caractère. Leur franchise et leur loyauté furent telles ! nous lançaient sur le pont les pagnes, les coquillages, Une reine,des Carolines. (Page 207. les hameçons en os qu'ils nous montraient de loin et | s'ils eraignaient qu'il n'y eût erreur de notre côté, ou que nous paraissions désirer. Les échanges une fois | de peur que nous ne les accusassions d’indélicatesse acceptés, jamais nous n'en avions vu un seul se | ou de friponnerie. plaindre du marché; et si, feignant de vouloir étre | En vérité, cela est doux à l'âme que l'aspect de ces trompés, nous leur présentions un objet plus beau où | braves gens, purs, honnêtes et humains, au milieu plus estimé que celui qu'ils convoitaient, ils s’em- | de tant de corruption, de bassesse et de cruauté. pressaient d'ajouter quelque chose à leur part, comme Jai dit que le hasard devait me protéger dans mes 206 recherches, et je fus servi à souhait dans cette cir- constance comme en mille autres. Voici des détails curieux et authentiques : Un des pilotes les plus expérimentés des Carolines, un des plus chauds amis du généreux tamor qui m'avait sauvé la vie devant Rotta, était établi à Aga- gna depuis deux ans, dans le but seul de protéger ceux de ses compatriotes qui, à chaque mousson, viennent à Guham attirés par le commerce. Il parlait assez passablement l'espagnol, et il nous donna sur son archipel et les mœurs de ses compatriotes tous les détails que nous eûmes à désirer. I parlait, je traduisais sur le papier. e — Pourquoi venez-vous si souvent aux Mariannes ? — Pour commercer. — Qu'apportez-vous en échange de ce qui vous est nécessaire ? -— Des pagnes, des cordes faites avec les filaments du bananier, de beaux coquillages qu'on vend ici aux habitants d'un autre monde (les Européens), et des vases en bois. Nous, nous prenons des couteaux, des hamecons, des elous et des haches. — Ne craignez-vous jamais de prendre les vices du pays ? — Qu'en ferions-nous ? Méditez cette admirable réponse. — Votre pays est donc pauvre? — On a-de la peine à y vivre; mais nous ne man- quons pourtant jamais de poisson. — Avez-vous des coqs, des poules, des cochons? — Presque pas. | — Pourquoi ne tentez-vous pas d'en nourri? — Je ne sais; nous avons cependant essayé; mais ca ne nous à pas {rop réussi. — Est-ce le hasard qui vous a fait venir aux Ma- riannes ? — On dit chez nous que c'est un pari de deux pi- lotes. Une femme devait appartenir à celui qui irait le plus loin avec son pros-volant; tous deux arrivè- rent à Rotlaet s’y arrètèrent. — A leur retour, à qui appartint la femme — À tous les deux. — Auquel des deux d’abord ? — Notre histoire ne le dit pas. — Dit-elle au moins si les deux navigateurs retrou- vérent aisément leur pays? — Oui, très-aisément, comme nous le retrouvons aujourd'hui. — Perdez-vous beaucoup de vos embarcations dans ces voyages si souvent répélès ? — Qui, une où deux chaque cinq ou six ans. — Mais ce sont là des bonheurs imouïis ! - Vous savez comme nous navigUoNS, COMME NOUS nageons et comme nous relevons nos pros quand ils ont chaviré. Et puis nous avons nos prières aux nuages qui nous sauvent. -— C'est juste! je l'avais oublié. Toujours la religion dans leur vie! — Cominent vous guidez-vous en mer ? —— Avec le secours des étoiles. -— Vous les connaissez donc ? — Oui, les principales, celles qui peuvent nous aider. — N'en avez-vous pas une surtout sur laquelle vous vous reposez avec plus de confiance? — Si, c'est oueléouel, autour de laquelle toutes les autres tournent. Nous étions stupéfaits. — Qui vous a appris cela? — L'expérience. 9 ! | SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, Et là-dessus, à l'aide de grains de mais que nous fines apporter, le savant Lamor plaça la polaire (oue- léouel), fit pirouetter les autres étoiles de la grande Ourse autour, figura sur une table, avec une exacti- tude qui aurait fait bondir de surprise et de joie un certain astronome français dont le nom ne m'est pas étranger, et manœuvra cette roulante armée avec une justesse et une précision admirables ; c'était à qui d'entre nous lui témoignerait le plus d'amitié, à qui lui prodiguerait le plus de marques d'affection. Mais ce qui prouve que ces hardis pilotes n’agissent point par routine, et que le calcul seul les guide, c’est qu'après nous avoir signalé un astre à l’aide d’un grain de mais plus gros que les autres, en nous fai- sant entendre par des ft, ft, Ît répétés, que c'était aussi le plus brillant, il se ravisa, et nous fit observer qu'il avait oublié Sirius, qu'il appela sœur de Cana- pus, sans doute afin de nous dire qu'elles étaient ri- vales de clarté. — Mais, reprimes-nous avec une curiosité inquièle, lorsque les nuages vous cachent les étoiles, comment retrouvez-vous votre route ? — A l'aide des courants. — Cependant les courants changent. — Oui, selon les vents les plus constants, et alors nous étudions la fraicheur de ceux-ci, qui nous indique d’où ils viennent. — Nous ne comprenons pas fort bien ce que vous dites. -- Si nous étions en mer je vous le ferais com- prendre, -— Vous avez une aiguille aimantée, une bous- sole? — Nous en avons une ou deux dans tout l'archipel, mais nous ne nous en SErVONS pas. — C'est cependant un guide infaillible. — Nous sommes aussi infaillibles que cet instru- ment. La mer est notre élément; nous vivons sur la mer et par la mer; nos plus belles maisons sont nos pros-volants; nous les poussons contre les lames les plus hautes, nous leur faisons franchir les récifs les plus serrés et les plus dangereux, et nous ne sommes génés qu'en arrivant à terre. La nuit était avancée; le bon et annable Carolin nous demanda la permission d'aller retrouver sa femme ; mais il ne partit pas sans avoir reçu de nous des témoignages d’une estime bien méritée. Le lendemain de cette séance nautique et astrono- mique, nous fimes de nouveau inviter le {amor si intelligent à une soirée chez le gouverneur, car nos investigations n'étaient point achevées. Il fut exact; comme un bon bourgeois, il s’assit familièrement auprès de nous et parut flatté de notre empressement à Le revoir. . C'est une chose bizarre, je vous assure, que l'en- trée dans un salon d’un homme, d'un roi nu, absolu- ment nu, alors que tout le monde est couvert de vête- ments européens. Le voilà gai, sautillant, point gèné dans ses allures ! Il nous serre la main, il nous frappe sur l'épaule, il nous cajole ; il n'est pas chez vous; c’est vous au contraire qu'on dirait ètre chez lui, et s'il s'apercevait d’un seul mouvement qui exprimät un sentiment de pitié ou de commisération, son or- gueil d'homme libre se révolterait assez haut pour vous faire comprendre qu'il a droit d'être blessé de votre vanité. Après qu'il eut acceplé deux tranches de melon d'eau, dont il paraissait très-friand, nous le priâmes de nous indiquer avec du maïs, comme il l'avait fait la veille pour les étoiles, le gisement des diverses iles | VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 207 de son archipel. Il comprit à merveille, forma le groupe des Carolines, désigna chaque ile par son nom, nous montra celles dont les atterrissages étaient fa- ciles et celles que protégent et défendent de dange- reux récifs. En un mot, il fut d'une exactitude admi- rable, et si, par hasard, il avait commis une erreur, il la rectifiait après réflexion et caleul. Au surplus, ses connaissancés nautiques allèrent plus loin: lin- telligent {amor nous parla du vaste océan Pacifique en homme qui avait puisé à des sources certaines ; mais je me hâte d'ajouter, de crainte que quelque navigateur ne s’y laisse prendre, que les Carolins font remonter leur archipel jusqu'aux Philippines, tandis qu'à Guham on appelle les iles Sandwich Carolines du Nord. Au milieu de ces descriptions toutes rapides, et dont nous ne perdions ni un mot ni un geste, le tamor s'arrêta tout court, et baissa la tête en nous désignant Manille. Et quand nous lui eûmes demandé le motif de cette brusque interruption, il nous dit avec une tristesse mêlée d’effroi qu'à côté de Manille était une petite ile nommée Yapa, peuplée d'hommes méchants, d'anthropophages ; qu'une de leurs embar-- cations était venue chez eux il y a déjà bien longtemps, qu'avec leurs pac (fusils) ils avaient tué bien du monde, et qu'ils s'étaient même emparés de femmes et d'enfants qu'ils avaient sans doute mangés. Comme nous avions peine à croire à la vérité de son récit, nous lui demandämes encore s'il ne confondait pas, et s'il était bien sûr que ce fût d'Yapa qu'étaient venus ces hommes méchants. — Si, si, nous répondait-il en serrant les poings comme pour exprimer une menace. — N'avez-vous jamais été attaqués par des Pa- pous ? — Si, si, Papous méchants. -— Et par des Malais? — Si, si, Malais méchants ; mais jamais ils ne sont venus jusqu'à nous. , — Quand on vous attaque, comment vous défen- dez-vous ? — Avec des pierres et des bâtons; et puis nous nous jetons dans nos pros, nous prenons le large et nous prions les vents et les nuages de tuer nos enne- mis. — Croyez-vous que les vents et les nuages vous exaucent ? — C'est sûr, on n'a pas vu deux fois les mêmes hommes dans nos iles. — Pourquoi vont-ils chez vous, puisque vous n'êtes pas riches? — Les vents les y portent. — Vous voyez done bien que les vents ne vous sont pas toujours secourables! — Parce que nous ne l'avons pas tout à fait mérité. Quand nous avons été punis pour nos fautes, les mé- chants s’en retournent, et c’est alors sur eux que la colère de Dieu retombe. — Vous pensez donc qu'on punit les bons par les méchants ? — Ça est bien vrai; les bons ne peuvent vouloir punir personne. — Pas même les méchants ? Le tamor réfléchit un instant et ne répondit pas. — Y a-t-il chez vous des écoles publiques pour les garcons et pour les filles ? — Au moins une dans chaque village. — Qu'y apprend-on°? — À prier, à faire des pagnes, à nouer des cordes, à les tresser, à construire des pros, des maisons, à counailre les étoiles et à naviguer, — Quel est l'instituteur de toutes ces choses”? — Presque toujours le plus vieux de l'endroit, qui en sait plus que tous les autres. — Est-ce qu'on n'y montre pas aussi à lire et à écrire? — Non, cela n'est pas utile selon nous. — Nous pensons le contraire, nous autres, et, sans l'écriture, nous ne pourrions pas raconter fidèlement à nos amis {out ce que vous nous apprenez en ce moment. x — Peut-être aurez-vous tort de le leur dire, ear, si notre pays leur plait et qu'ils veuillent y venir, il n'y aura pas assez de vivres pour eux et pour nous. — Oh! soyez tranquille sous ce rapport, nul n'y viendra. — Ils sont donc bien heureux là-bas ?... Eh bien! tant mieux. L'on comprend que si nous n'insistämes point pour démontrer au tamor les bienfaits de l'écriture, ce fut surtout afin,de ne pas lui donner trop de re- grets. Et cependant voici un échantillon de leur style et de leur facon de transmettre au loin leurs pensées. On y voit que les hiéroglyphes sont de tous les pays, qu'eux seuls peut-être ont inspiré les Phéniciens, et que l'écriture, comme la parole, est une nécessité de tous les peuples. Les caractères de cette lettre singulière sont tracés en rouge. La figure du haut de la page était là pour envoyer des compliments; les signes placés dans la colonne à gauche indiquaient le genre des coquil- lages que le Carolin envoyait à M. Martinez; dans la colonne à droite étaient figurés les objets qu'il dési- ait en échange : trois gros hameçons, quatre petits, deux morceaux de fer taillës en hache et deux autres un peu longs. M. Martinez comprit, tint parole, et reçut cette mème année, en témoignage de reconnais- sance, un grand nombre de jolis coquillages dont il m'a fait cadeau. Après que nous eûmes achevé de questionner notre logique nautonier, il se leva précipitamment et s’élanca vers la porte pour aller recevoir sa femme et sa fille arrivées depuis peu de Sathoual, et qu'il nous montra avec un air de jubilation tout à fait comique. Elles étaient vêtues comme le tamor, et leur pudeur ne pa- raissait nullement en souffrir. Peut-être, hélas! de leur côté nous plaignaient-elles de nous voir enve- loppès si grotesquement et si lourdement dans nos pantalons, nos habits et nos redingotes, sous un soleil si chaud. La reine avait sur sa physionomie un caractère de douceur et de souffrance qui lui allait à merveille ; elle était jaune presque autant qu'une Chinoise, tatouée des bras et des jambes seulement; ses yeux, bien fen- dus, regardaient avec tristesse, el sa bouche, fort pe- tite et ornée de dents très-blanches, laissait tomber de rares paroles pleines d'harmonie. Petit à petit cependant elle s’anima et devint plus causeuse ; je crois même qu'elle demanda à son mari la permission de danser, que celui-ci lui refusa en disant que nous avions déjà été témoins de leurs fêtes nationales. Apercevant sur le mur l'image de la Vierge, la bonne femme nous pria de lui dire ce que c'était que cette belle personne ; nous lui répondimes que c'était la mère de notre Dieu, et elle sollicita la faveur d'aller lui donner un baiser, ce qu'elle fit sans attendre notre réponse; mais elle descendit de la chaise où elle s'était hissée avec une humeur bien marquée contre la femme qui avait été insensible à ses caresses. 208 Quant à la jeune fille, à l'aspect du portrait veritable du roi d'Espagne, assez proprement encadré, elle nous demanda aussi pourquoi on avait coupé la tête à cet homme et pourquoi on l'avait mise dans une boite. Cependant, comme la mère ge cessait de regarder avec intérêt la Vierge des douleurs, je lui donnai à entendre que je faisais de ces femmes-là à mon gré, et que, si elle le voulait, je lui en ofirirais deux ou trois de ma facon avant mon départ. Oh! alors peu s’en fallut que les caresses de la reine ne devinssent par trop pressantes; elle me prenait la tête, jetait ses beaux cheveux sur ma figure, frottait son nez contre le mien, s'asseyait sur mes genoux, et me gra- tüfiait de petites claques sur les joues, sans que son mari se montràt le moins du monde fäché de tant et de si vifs témoignages d'affection et de reconnais- sance. 0 maris européens, quelles leçons vous recevez dans ce nouveau monde! SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, La religion de ces peuples, hélas ! est comme toutes les religions du globe, mème comme celle des farou- ches Ombayens, qui, après avoir déchiré la chair des vivants, professent un grand respect pour la cendre des morts. Elle offre de singulières anomalies, contre lesquelles le bon sens et la raison ne se donnent pas la pee de protester. Mais ce peuple seul peut avoir créé le principe général qui suit, auquel il s'abandonne avec une foi si ardente. Quand l'homme a été bon sur cette terre, c’est-à- dire quand il n'a pas battu sa femme, l'être faible à qui il doit sa protection; quand il n’a pas volé du fer, la chose la plus utile aux besoins de tous, il est changé après sa mort en nuage, il a la puissance de venir de temps à autre visiter ses frères, ses amis, sur lesquels il répand sa rosée ou vomit ses colères, selon qu'il est content de leur vie. N'est-ce pas là une heureuse fiction ? Un village carolin. Quand le Carolin a été méchant, à savoir quand il a volé du fer et battu sa femme, il est changé après sa mort en un poisson qu'ils nomment {ibouriou (requin), lequel est sans cesse en lutte avecles autres. Ainsi, chez eux, la guerre est la punition des mé- chants. Je ne jette pas un regard sur ces êtres qui m'en- tourent sans me surprendre à les aimer tous les jours davantage. Ai-je bien compris, ou cette pensée leur appartient- elle, ou ont-ils déjà adopté les croyances des Espa- gnols, avec lesquelsils sont fréquemment en contact? Ils ont trois dieux : le père, le fils et le petit fils. Ces trois dieux, comme en un {ribunal, jugent leurs actions, et la majorité l'emporte. D’après eux, un seul pourrait se tromper. Au surplus, dans leurs petites querelles, trois arbitres sont également choisis, et il ne serait pas impossible que ce point de leur religion ne fût un reflet de leurs usages. Puisque nous ne pou- vons nous élever jusqu'à Dieu, il faut bien, dans notre incommensurable orgueil, que nous le fassions des- cendre jusqu'à nous. Je vous l'ai dit, je erois, mon adresse pour les tours d'escamotage est telle, que Comte s’en est montré par- fois jaloux. À ces jeux bien innocents, à ces puérili- tés, si vous voulez, je gagnais souvent ce que mes camarades ne pouvaient obtenir avec leurs riches cadeaux, et presque toujours dans mes courses, ou chez moi, une cour nombreuse m'entourait en me priant de l’amuser. À Un jour que, pleins d'enthousiasme, mes specta- teurs me regardaient comme un être supérieur aux autres hommes, je leur dis que, grâce à ce merveil- leux talent, que je préconisais (car la modestie ajoute au mérite), Je n'étais sauvé des dents de certains an- thropophages qui, sans ce secours inespéré, m'au- raient dévoré, ainsi que huit ou dix de mes camarades de course. Li-dessus j'ajoutai à l'énergie de mes paroles Pé- nergie de mes gestes et de ma physionomie, et je ne saurais dire de quel sentiment d'horreur et d'intérêt ces braves gens me parurent pénétrés. A l'envi l'un de l'autre, ils se levaient, me serraientla main, m'em- brassaient, reniflaient sur mon nez, et peu s’en fallut VOYAGE qu'ils ne m'adorassent commeun de leurs dieux. Mais l'impression de ce récit fut si vive, si profonde dans leur âme, qu'une semaine après, un tamor, dépêché par ses sujets et anis, vint me chercher dans Le salon du gouverneur pour me demander, tout tremblant, si le pays où j'avais placé le lieu de la scène était éloi- gné de leur archipel. Je le rassurai de mon mieux : Je lui dis que les Ombayens n'avaient point de marine, qu'ils ne sortaient jamais de leur ile, et que les bons Carolins n'avaient rien à craindre de leur férocité. Enchanté de mes confidences, le tamor me pria d'accepter un bâton admirablement travaillé, et alla vite transmettre mes paroles rassurantes à ses com- patriotes alarmés. Le soir, quand je les revis, ils m’entourèrent de nouveau et prononcèrent plusieurs fois avec frayeur le mot papou, ce qui me donna à comprendre qu'on les avait déjà épouvantés de l'humeur brutale de ce AUTOUR | DU MONDE. 209 peuple, et que peut-être aussi quelque pirogue de cette nation, poussée par les vents, aurait abordé aux Carolines. Ce qu'il y a de certain, c’est qu'on trouve encore des anthropophages sur certaines parties de la côte de la Nouvelle-Guinée. Les Carolins ont un goût particulier pour les orne- ments : ils se parent de colliers, de folioles de coco- tier tressées avec beaucoup d'art; ils se font aussi de fort jolis bracelets, et le manteau des tamors est éga- lement orné de bandelettes dont le bruissement per- pétuel est passablement monotone. Une ceinture faite en papyrus, ou en écorce battue de palmiste ou de bananier, leur couvre les reins ; mais les femmes sont absolument nues. Je fis cadeau à la belle reine que je vis à Tinian d’un joli madras; elle l’utilisa au profit de sa pudeur, et me remercia de ma générosité avec une affection toute pleine de confiance Plaignez ce peuple de,sa détestable habitude de se . Ces restes adorés sont ceux de mon fils. (Page 211. percer les oreilles à l'aide d'un os de poisson, d'y suspendre un objet dont le poids augmente chaque jour, et de faire descendre le cartilage jusque sur les épaules. L’extravagance est de tous les pays. Je fus un jour témoin d’un fait assez curieux et qui prouve combien, en certaines occasions, le respect des Carolins est grand pour les tamors qu'ils se sont donnés. Après un repas de fruits et de poissons fait sur le rivage, deux jeunes gens montèrent sur un Co- colier et en descendirent des fruits. Arrivés au sol, il y eut altercation pour savoir à qui les ouvrirait ; des paroles ou en vint aux menaces, des menaces on allait en venir aux coups, car la colère est une pas- sion de tous les hommes. Plus les Carolins voulaient apaiser les deux adversaires, plus l’ardeur de ceux-ci, qui s'étaient armés de deux galets qu'ils brandissaient avec fureur, devenait violente. Tout à coup le tamor Sathoual, qui m'avait conduit à Tinian, arrive; il voit de loin le combat près de s'engager, il pousse un cri, jette en l'air un bâton pareil à celui qu'il m'avait donné quelques jours auparavant ; aussitôt l’efferves- cence des deux Carolins se calme; ils s'arrêtent comme frappés de la foudre, les pierres leur tombent Live. 27. des mains; ils jettent l’un sur l'autre des regards de pardon, et s’embrassent avec une tendresse toute fraternelle. Je remarquai encore que pendant le repas, qui se continua sans qu'on reparlät de la scène si mer- veilleusement assoupie, les deux champions se ser- vaient tour à tour et buvaient alternativement dans le même vase, quoiqu'ils en eussent plusieurs à leur service. Une autre fois, un jeune Carolin s'étant enivré avec cette liqueur si capiteuse que les Mariannais tirent du coco, un de ses camarades le prit par le bras, le conduisit dans un lieu solitare, sous un bou- quet de bananiers, le posa doucement snr le gazon, le couvrit entiérement de larges feuilles, s’assit à côté, et ne quitta la place que lorsque son ami eut recouvre ses sens et sa raison. Tous deux ensuite se dirigèrent vers la mer, qui était fort houleuse, S'y précipitèrent, et, après une demi heure d'exercice, ils regagnérent le rivage, où ils prononcérent, ac- croupis et avec leurs gestes accoutumés, les prières qu'ils ont l'habitude d'adresser aux nuages. IL v a à parier que c'était une invocation au ciel pour chas- 27 210 ser la passion honteuse qui venait d’abrutir un homme. Au reste, après toutes ces cérémonies, dont le sens moral ne peut échapper à l'observateur atten- üf, c'étaient toujours des cris, des trépignements fiévreux, des chants monotones et de chauds frotte- ments de nez, dont ils font usage en Loutes circon- slances. On dirait que la vie de ces braves insulaires est une caresse perpétuelle. Deux enfants de six ans au plus se trouvaient parmi les Carolins venus à Guham, et c’est, je vous assure, une chose touchante à voir que l'affection de tous pour ces petits êtres encore sans forces, à qui l’on cherche à donner une précoce intelligence. J'ai vu un jeune homme fort leste grimper sur un cocotier avec la rapidité de l’écureuil, ayant un de ces bambins sur l'épaule, et, arrivé à la cime, l'y déposer, et l'amarrer à une branche flexible pour l'habituer au péril en le forçant à regarder à ses pieds. Mais c'est surtout dans les leçons de natation qu'il faut étudier la patience et l'adresse de ces insu- laires si curieux et si intéressants. Ils jettent l’enfant à l’eau et lui laissent boire une ou deux gorgées; ils le soulèvent, le poussent, le placent sur leur dos, plongent pour lui apprendre à se soutenir seul, le ressaisissent, le font cabrioler; et il est rare qu'après quelques séances le timide élève ne devienne pas un maitre habile et audacieux. Les deux gamins dont J'ai parlé n'étaient jamais les derniers à affronter les lames mugissantes, et, dans leurs évolutions nauti- ques, c'était toujours eux qui couraient le plus au large, sans pourtant que leurs pères ou leurs amis, plus expérimentés, les perdissent de vue. Le peuple carolin n’est pas de ceux que l’on-quitte avec empressement. Avec lui la curiosité n’est jamais complétement satisfaite; curiosité de la science, cu- riosité de cœur, y trouvent de beaux et nobles ensei- gnements qui vivent impérissables. Je vous défie d'étudier un Carolin pendant une journée sans l’ai- mer, sans l'appeler votre ami. Notez bien que je ne vous parle point de leurs femmes, car elles seraient incomprises chez nous. On les quitte avec des larmes, on les retrouve avec un sourire, larmes à vous et à elles, sourire à elle et à vous. Mais la course est longue encore, il faut que je me hâte. Les indivi- dus que nous avons eus devant les yeux pendant notre relâche à Guham n'offraient entre eux, quant au physique, aucun caractère de ressemblance. En général, 11s sont grands, bien faits, lestes, pleins de vivacité; 1ls-sautillent en marchant, ils gesticulent en parlant; ils sourient toujours, même lorsqu'ils grondent, et surtout lorsqu'ils prient. Comme ils ne demandent à leur dieu que ce qui leur paraît juste, ils espèrent, et l'espérance est une Joie. Daus la vie privée, il y a parmi eux égalité par- faite. Les tatouages, c'est-à-dire la puissance, dispa- raissent, et le tamor n’est tamor que pour protéger et défendre contre les passions et les éléments. Il y a tant de nuances dans la couleur des Carolins, qu'on ne les dirait pas enfants du même climat : les uns Sont bruns seulement comme les Espagnols, les autres presque jaunes comme les Chinois: ceux-ci rouges comme les Bouticoudos du Brésil, ceux-là lerreux ; mais la plupart sont cuivre jaune et cuivre rouge. Nul n'a les traits du nègre ou du Papou, nul na le moindre rapport avec le Sandwichien ou le Malais. Leur front est large, ouvert, couronné d'une chevelure admirable ; leurs yeux, un peu coupés à Ja chinoise, ont une vivacité extraordinaire; leur nez presque chez tous aquilin, leur bouche bien accen- tuée, leurs dents très-blanches, leurs jambes et leurs SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. bras dans de belles proportions et parfaitement en harmonie avec l'allure souple et légère qui les dis- Ungue. Les deux reines que j'ai trouvées aux Mariannes, l’une à Gaham, l’autre à Tinian, avaient entre elles une telle ressemblance, qu’on les eût prises pour deux sœurs. Je ne m'y trompais pourtant pas, moi; les dessins de celle de Tinian étaient infiniment plus ré- guliers, et sa physionomie avait un sentiment de dou- ceur et de bienveillance qui vous allait à l'âme. La musique des Carolins n’est point, à proprement parler, une musique, puisqu'eile n’a guère que deux notes ou trois au plus; c'est en quelque sorte un échange de monosyllabes ou de mots très-courts, sou- vent brusque, rapide, souvent aussi lent et mono- tone; on dirait des demandes et des réponses prépa- rées d'avance, des bottes portées et parées coup sur coup. Dix ou douze chanteurs, réunis en rond, en- tonnent souvent une de leurs chansons ; le premier répond au second, le second au troisième; puis le quatrième interroge le premier, lequel reçoit une ri- poste du cinquième, et ainsi de suite ; de telle sorte qu'il serait parfaitement exact de dire que leur chant est l’image de leur danse des bâtons, ou, plutôt en- core, que c’est une danse parlée. Quant au sens des paroles prononcées, j'ai vaine- ment interrogé là-dessus le tamor astronome ; ou il n'a pas voulu me répondre, où il ne l’a pas pu d'une manière satisfaisante. Seulement il m'a dit que ces chansons étaient anciennes, que leurs pères les leur avaient léguées, qu'elles étaient ar- rivées traditionnellement jusqu à eux, et que leurs enfants ne les oublieraient pas à leur tour. N'avons- nous pas aussi, dans une grande partie de nos pro- vinces, des refrains, des romances, des virelais in- compris de nos jours? Au surplus, don Luis de Torrès a traduit un des chants carolins, et il m'assura qu'il vantait les douceurs de la maternité. J'aurais été bien surpris d'apprendre que ce fussent des chants de guerre. Le major don Luis de Torrès, qui, après le gou- verneur, élait le premier personnage de la colonie, et qui nous servait d'interprète dans les diverses séances avec les Carolins, alors que notre intelligence se trouvait en défaut, acheva de nous donner, dans un récit fort simple, tous les renseignements que nous parümes désirer sur l'état actuel de l'archipel des Carolines, sur les mœurs de ses habitants, et sur certaines cérémonies dont il avait été témoin oculaire. Il y a là, je crois, un puissant intérêt pour le lecteur. J'écris presque sous la dictée de don Luis. Un navire (Maria, de Boston), capitaine Samuel Williams, expédié de Manille, par ordre du gouver- neur général, pour reconnaitre l'état des Carolines, mouilla devant Guham, où il prit quelques individus capables de recueillir les renseignements les plus utiles aux progrès de l'archipel, qu'on voulait régé- nérer. Don Luis de Torrès fit partie de cette expédi- tion, et visita plusieurs iles, riches de végétation, mais pauvres par la direction que les naturels don- naient à leurs habitudes de mer. Il ne trouva presque nulle part ni chèvres, ni cochons, ni poules, ni bœufs; les insulaires ne vivaient que du produit incertain de leur pêche, de noix de coco et de quelques racines peu nourrissantes. Leur activité était merveilleuse ; ils se levaient dès le point du jour, et il fallait que la houle fût bien haute pour les empêcher de lancer an large leurs pros-volants; le reste de la journée était consacré à la réparation et à la construction des pi- rogues. Leurs femmes sont en général beaucoup | VOYAGE mieux que celles des Mariannes : elles ne mächent ni tabac ni bêtel, ne fument jamais, et ne vivent que de poissons, de cocos et de bananes, dont elles s'ab- stiennent cependant dès la veille du jour où leurs maris vont entreprendre un long voyage. Les maisons sont bâties sur pilotis, très-basses, et composées de quatre ou cinq appartements fort spa- cieux. Dès qu'ils ont été sevrés, les enfants ne cou- chent jamais dans la chambre de leur père, et les filles sont toujours séparées des garcons. Don Luis croit que le frère peut épouser sa sœur, et j'ai entrevu, dans les réponses aux questions qu'il a faites à ce sujet, que ces mariages étaient préférés aux autres. [l ne garantit pas toutefois l'exactitude de son assertion. Pendant son séjour aux Carolines, il n'a été témoin d'aucun combat ni d'aucune querelle ; les seules larmes qu'il ait vues couler furent des larmes d'amour et de regrets. On le prévint un soir qu'on allait célébrer les funé- railles du fils de Mélisso, mort depuis deux jours, et que la cérémonie funèbre commencerait au lever du so- leil. Il s’y rendit. Le cortége était composé de tous les habitants de l’île, qui d’abord, dans le plus profond si- lence, s’acheminèrent vers la demeure attristée de leur ancien chef. Les hommes et les femmes étaient confondus, sans que les familles fussent séparées. On permit à don Luis d'entrer dans l'appartement où on tenait enfermé le fils de Mélisso, enveloppé dans des nattes amarrées avec des cordes de cocotier. À chaque nœud flottaient de longues touffes de cheveux, sacrifice volontaire des parents et des amis du dé- funt. Le vieux roi était assis sur une pierre, où repo- sait aussi la tête de son fils. Ses yeux étaient rouges, son corps couvert de cendres. Il se leva dès qu'il vit un étranger, s’avanca vers lui, le prit par la main, et dit avec l'accent de la plus vive douleur : «Ces restes adorès sont ceux de mon fils, plus ha- bile que nous tous à manœuvrer un pros-volant au milieu des récifs les plus dangereux! Lui, ce fils adoré de Mélisso, n’a jamais levé une main impie sur sa femme ; jamais il n'aurait volé du fer, lui, et dès demain peut-être il viendra dans un beau nuage passer sur nos têtes, pour nous dire qu'il est content des larmes d'amour que nous avons répandues sur lui. Le fils de Mélisso était le plus fort et le plus adroit de l'ile. N'est-ce pas qu'il était aussi le plus brave? S'il eût élé vivant lorsque les méchants d'Yapa sont venus pour tuer nos frères et enlever nos femmes, ils ne seraient point repartis avec leurs con- quêtes, car le fils de Mélisso, armé du bâton et de la fronde, les eût lercés à se rembarquer. « Maintenant il n’est plus, mon fils tant adoré! Pleurons tous, couvrons-nous de cendres; brülons ses restes précieux, de peur qu'ils ne soient attaqués par les animaux de la terre! Qu’avec la flamme qui purifie, il monte là-haut, là-haut! Et puisse-t-il ne Jamais venir nous visiter pour lancer sur nos belles iles ses colères et ses tempêtes ! » AUTOUR XL 9 5 DU MONDE, 11 Puis, se rapprochant du eadavre qu'on allait brüier : « Adieu! dit-il; adieu, mon enfant! Ne t'attriste pas de m'avoir quitté, car je sens à ma douleur que Je ne tarderai pas à te rejoindre et à te prodiguer encore là-haut les tendres embrassements, les douces caresses que je te donnais ici avec tant d'amour ! « Adieu, fils de Mélisso! adieu, toute ma joie! adieu, ma vie! » Dès que le corps, porté par six chefs, fut hors de l'appartement, le peuple poussa jusqu'au ciel des cris de désespoir : les uns s’arrachaient les cheveux, les autres se donnaient de grands coups sur la poitrine : tous répandaient des larmes. Le cadavre fut déposé dans une pirogue et y resta toute la journée. Un vieil- lard vint offrir au roi une noix de coco ouverte; ce- lui-ci, en W'acceptant, se condamna à vivre pour le bonheur de ses sujets. Après le coucher du soleil, la dépouille mortelle fut brûlée, les cendres mises dans le pros et portées sur le toit de la maison du défunt. Le lendemain, le peuple parut ne pas se res- souvenir de la scène de la veille. Expliquez de sem- blables contrastes ! Après la mort du roi, l'autorité passe toujours dans les mains du fils, si le plus âgé des vieillards, qui ne le quitte presque point, le juge digne de la souveraineté. Jamais la femme ou les sœurs du roi n'en ont hérité. Toutes les iles Carolines sont basses, sablonneuses, mais très-fertiles. C'est sans doute à quelque super- stition que les habitants doivent le malheur de ne vou- loir nourrir ni pores ni volailles. Dans le voyage que j'ai fait avec eux, j'ai remarqué que c'était pourtant sur ces animaux qu'ils tombaient avec le plus de voracité. Le jour n'est peut-être pas éloigné où ils sentiront tous les inconvénients d'un usage que la pauvreté de leur pays aurait dû leur faire mépriser, mais auquel ils tiennent peut-être par la sainteté de quelque pro- messe solennelle. L'expérience, qui est pour tous les hommes une seconde nature, leur a appris à se défier des auda- cieuses entreprises de quelques voisins ennemis du repos des peuples; mais les seules armes qu'ils leur ont opposées sont les frondes. L'art avec lequel ils les tressent prouve malheureusement qu'ils ont été souvent contraints d’en faire usage; mais leurs batailles sont presque toujours très-peu meur- trières, et ne coûtent aux vaincus que de légères con- {usions ou la perte d'une touffe de cheveux. Patience! la civilisation marche, les peuples pri- mitifs s'effacent, et le fer et le bronze remplaceront bientôt chez les Carolins le bâton et la fronde : les armes sont un écho fidèle des passions des hommes. J'ai dit les Mariannes et les Carolines sœurs hospi- talières, parentes sous tant de rapports; viennent maintenant d'autres terres, d’autres archipels, et le courage ne me faillira pas pour de nouvelles études. EN MER Un aumônier. — M, de Quélen. Je vous ai parlé du bord; je vous ai dit les noms de presque tous les officiers de la corvette; J'ai payé aux jeunes et intelligents élèves de marine, souvent chargés des opérations les plus difficiles dans notre longue campagne, le juste tribut d'éloges qui leur était dû; je vous ai présenté nos maitres si intré- 219 SOUVENIRS pides, si expérimentés, el cet ardent équipage de l'Uranie, que nulle tempête ne pouvait émouvoir, que nulle catastrophe n'a pu abattre. Pour me servir d’escorte, souvent d'appui, dans mes courses aventureuses, j'ai choisi deux matelots dévoués que certainement vous aimez déjà un peu, car ils ont beaucoup souffert et vivement combattu contre l'adversité. Eh bien! Je ne vous ai pas tout dit encore; il me reste une lacune à remplir. Non pas que je veuille avoir raison sans conteste ; mais il est dans le monde certaines différences, certaines oppositions qui sem- blent des contre-sens et qui blessent même avant qu'on en ait cherché la raison. Vous savez ce que c’est qu'un homme de mer, et vous comprenez que sa vie, à lui, est une lutte per- manente contre tous les éléments. Quelques pouces de bois qu'une roche sous-marine peut ouvrir, un D'UN AVEUGLE. édifice qu'une seule lame de l'Océan courroucé peut chavirer, le séparent du néant, et ce qu'il y a de mieux à faire, selon nous, c'est de ne pas songer au péril d’une situation si difficile. Effacez le danger, et chacun de vous va partir pour la Chine ou la Nou- velle-Hollande. Ce n'est pas la longueur du trajet qui arrête les plus timides, ce sont les risques des tra- versées, c'est la tombe qui se promène, le requin qui suit le sillage; ce sont les crains, les calmes, les ou- ragans, les maladies des climats, les peuplades sau- vages. Etablissez un chemin de fer d'ici au Japon, et Paris se sera promené en deux ans dans les rues de lédo; trouvez le moyen d'assurer une navigation paisible aux vaisseaux voyageurs, et la Polynésie de- viendra bientôt toute fashronable. Mais pour de si beaux prodiges il faut la main de Dieu. et Dieu est trop immuable dans ses pensées pour vouloir ainsi changer ou détruire ce qu'il a réglé ... I Ya sans doute de jeunes prêtres, vifs, fringants (Page 213.) une fois. Les hommes seuls désirent le changement et courent après lui. Je dis donc que quiconque s’embarque pour une course lointaine, doit d'abord mettre tous ses soins à ne plus penser à la question qu'il s’est posée à son départ. Cette question, la voici : Yat-il grand péril à parcourir les océans? La réponse est aisée : Eu mer, le péril est à chaque pas; c'est assez d'y avoir songé en mettant le pied à bord; y penser quelquefois après, cela arrive; mais ne pas trouver en soi la force de vaincre un premier instant de fraveur, ce serait à devenir fou. Si les fûtes et les galas étaient permis sur un navire, je voudrais qu'il y en cut tous les jours ; les vents s'y opposent, et le monde vise à l'économie. Mais du moins ne jetez pas imprudemment au milieu de ces hommes qui ne rê- vent plus que gloire et retour, ce qui peut affaiblir leur zèle et anéantir leurs plus douces espérances. Ne criez pas à l’anathème, vous qui ne m'avez pas encore entendu ; ne vous hâtez pas de nrappeler lmple, VOUS qui me jugez et ne me comprenez pas. Ecoutez-moi jusqu'au bout, c’est votre devoir; le mien est d'écrire ma pensée. Ne vous ai-je pas dit que ie n'avais jamais rien su déguiser ? Il ne faudrait peut-être pas d’aumônier à bord. Je plaide ma cause. Vous êtes religieux, dévot à la morale chrétienne, c’est bien ; je le suis autant que vous, plus que vous peut-être. Parlez avec une consciente pure, et, si vous succombez en route, faites ce que fait le pèlerin dans le désert, levez les yeux au ciel et criez miséri- corde; votre cri monte là-haut sans qu'un prêtre vienne vous dire : « Vous allez mourir, priez! » Prier à l'heure de la mort quand on ne l’a point fait pendant sa vie est presque un blasphème ; la peur est en ce moment une lâcheté, de l'hypocrisie; laissez vivre le moribond, il reniera sa prière. L'oraison du matelot, c'est le travail. Tel matelot prie en Jançant un juron à l'air; 1l ne fatigue pas ses genoux, lui, sur les dalles d'une église, mais il dé- chire ses mains et ses membres contre les rudes cordages, contre le bronze et les avirons. Si vous tombez à l'eau, il s'y jette après vous, et vous VOYAGE sauve au péril de sa vie. Prètres! cela vaut-il une prière? Il v a sans doute de jeunes prêtres, vifs, fringants, quoique prètres, joyeux, quoique vêtus de deuil, qui, lancés sur un navire, pourraient devenir matelots et, au besoin, montrer que le travail est une vertu chré- lienne. Eh bien! à la bonne heure! des honmes taillés de la sorte sur un vaisseau, je vous fais cette concession ; mais un vieux prêtre, un homme épuisé par les ans et le repos du eloitre! non, mille fois non! ne le mettez jamais en contact avec le matelot; il ne peut y avoir harmonie entre eux. Au moment de la bourrasque, quand le navire battu par les flots erie et mugit sous les vents impé- tueux qui l'écrasent ; quand le chaos de la nuit ajoute au chaos de la tempête, et que chacun sur le pont envahi joue des pieds, des mains et de l'intelligence AUTOUR DU | | MONDE. 213 pour maitriser le courroux des éléments, le vieux prêtre, dans sa cabine, prie, son bréviaire sous les yeux, et attend que le ciel soit devenu d'azur pour remonter à la surface el apprendre que tout le monde a fait son devoir. Il a fait le sien, lui; mais ce devoir pieux, il l'eût aussi bien rempli à terre, agenouillé à son prie-Dieu vertical, fortement assujetti, et Le navire eût compté peut-être deux bras de plus pour le travail. La cabine occupée par le vieux prêtre est un vol fait à un homme qui a souvent besoin de repos, et qui ne trouve, hélas ! qu’un calme bien agité dans le poste étroit que les exigences du bord lui ont aumôné comme par grâce. Cela est ainsi pourtant. Le chef de notre expédition avait voulu un aumô- nier, on lui donna un aumônier ; il en eût demandé .… Tout l'équipage se jeta deux ou trois qu’on lui aurait dit : Prenez, ne vous en faites point faute; ne vous gènez pas, nous en avons de rechange : un seul aumônier ! en vérité, vous êtes trop discret de nous demander si peu de chose. Voici votre aumônier. C'était la saison des aumôniers, C'était l'abbé de Quélen, chanoine honoraire de Saint-Denis, cousin de l’archevèque de Paris : J'espère que ce sont là deux titres qui en valent mille autres. L'abbé de Quélen était gros, lourd, presque sans dents et assez avancé en âge; les mouvements du navire le elaquemuraient fort souvent dans sa cham- bre, sise d’abord au faux pont, où le brave homme fondait sous les trente-deux ou trente-trois degres de *éaumur, quand nous naviguions entre les tropiques. Dans les beaux temps. 1l avait le petit mot pour rire ; il se permettait même l'aneedote gaillarde, car Dieu ne la défend pas; il contait de charmantes histo- riettes ; il fredonnait de juvéniles refrains et en écou- tait même, sans avoir trop l'air de les entendre, de plus croustilleux, fidèlement gardés dans sa mon- daine mémoire. Oh! par exemple, il parlait marme bientôt à genoux (Page 214. comme un abbé; c’est encore une justice à lui ren- dre. L'art nautique, c'était pour lui du syriaque, du persan, de l’algonquin. Il n’écrivait rien, ne s’occu- pait de rien; 1l regardait couler le flot. A table, le verre de rhum ne l'effrayait pas plus que la bouteille de bordeaux ; 11 portait la voile aussi bien que Vial ou Marchais lui-même. Eh bien! l'abbé de Quélen, homme instruit et tolérant, ecclésiastique sans peti- tesse et sans préjuzés, assez bon vivant au total, quoique vivant fort mal avec nous (médisance à part), était un fort mauvais choix pour notre expé- dition; aussi ne tarda-t-il pas à le sentir lui-même, puisqu'il voulut débarquer au Brésil, et qu'il ne re- tourna à bord qu'après avoir obtenu une chambre moins étouffée que celle qu'on lui avait allouée en partant, et dans laquelle notre pauvre ami avait déjà perdu le tiers de son embonpoint. | La messe se disait presque toujours dans la batte- rie; un domestique du commandant la servait avec une dévotion exemplaire, et, de temps en temps, re- cueilli comme un saint apôtre, notre capitaine s’ap- prochait de la table sainte et communiait en compa- gnie de sa dévote épouse. , Hélas ! il m'en coûte de le dire, mais de si nobles modèles ne trouvèrent point d'initateurs, et l'abbé de Quélen ne compta à bord de l'Uranie que fort peu de brebis ramenées au bercail, tant les loups fai- saient bonne garde. Je vous dirai le baptème du premier ministre d'Ou- riouriou, en face de Koïaï. Ce fut une cérémonie un peu grotesque, une sorte de mascarade; mais enfin nous donnâmes une âme au ciel, et il y a bien des consolations dans cette pensée. : Telle ne fut pas cependant la première messe dite aux Malouines, sur cette terre de misère et de deuil, où nous Jaissämes notre belle corvette incrustée dans les rochers du rivage. Le spectacle fut imposant, je vous l’atteste, et chacun de nous en gardera longtemps a mémoire. Nous venions d'échapper miraculeusement à une mort presque certaine; les débris du navire échoué flottaient çà et là sur la rade; nos malles brisées, quelques voiles, plusieurs centaines de biscuits gi- saient sur la plage. Une pluie fine, froide, un sol sans verdure; la crainte du présent, qui se dressait avec toutes ses misères; l'avenir qui s’ouvrait avec toutes ses privations, loin de toute terre hospitalière, sous un ciel rigoureux, à près de quatre mille lieues de sa patrie, oh! tout cela avait une teinte de tristesse qui aurait brisé des ämes moins éprouvées que les nôtres. Mais tout cela était solennel et lugubre à la fois. L'autel fut dressé au pied d’un monticule de sable ; l’image de la Vierge, les habits du prêtre et les orne- ments sacrés avaient échappé au naufrage. L'abbé de Quélen, pâle, affaibli, se soutenant à peine, sortit d’une tenté élevée à la hâte et officia. Tout l'équipage, debout et le front découvert, se jeta bientôt à genoux et reçut la bénédiction du mi- nistre de Dieu. Le Te Deum fut chanté après la céré- monie et l'on ne songea aux moyens de relever la corvette qu'après avoir remercié le Très-Haut. Quelques instants après, chacun de nous erra çà et là à travers les bruyères,-et le résultat de ce premier coup d'œil fut presque le désespoir. Je n'étais assis auprès d'une haute dune de sable blane que le flot battait alors avec nonchalance ; de l’autre côté étaient groupés plusieurs matelots, parmi lesquels je distinguai la voix glapissante de Petit, le timbre sonore de Vial et l'orgue enroué de Marchais. La conversation suivante s’engagea. — Tout cela est bel et bon, mais il valait mieux, ce me semble, dresser les tentes qu'un autel. — Du tout, nous devions d'abord des remerci- ments à Dieu. — Le remercierions-nous si nous n'avions pas de quoi déjeuner ? — Moi, je n'ai pas faim. —— Oui, mais tu auras faim dans une heure, et si nous n'avons pas un brin de viande à mettre sous la dent, qu'est-ce que nous ferons ? — Nous entamerons l'abbé, il est gras. — Pas trop; il a diablement maigri depuis le jour du départ. — Ce n’est pas à la manœuvre qu'il a diminué. — Nous aurions dû faire naufrage plus tôt. — Ah bah! c’est égal, ça fera un bon bifteck ! — Tu vois done bien qu'un prêtre est bon à quel- que chose sur un navire. — Nous n’y sommes plus, imbécile ; nous sommes à terre. 214 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Pauvre corvette ! la voilà sur le flanc; c’est em- bétant tout de même. — Si encore il y avait ici des vignes! — Dis plutôt s'il y avait du vin! — Mais rien, rien! — Tu aurais mieux aimé naufrager près de Cognac, n'est-ce pas, ivrogne ? — Ou à la Jamaïque. — Ou sur les côtes de Bordeaux. — Mais non, c’est dans un chien de pays où tout est mort. — Et où nous mourrons sans doute. — C'est pourtant un brave homme que l'abbé. — Taistoi donc, il ne sait pas tant seulement, après trois ans de navigation, ce que c'est qu'une drisse. — Ce n’est pas son métier de savoir ça. — C'est le métier de quiconque s'embarque. Et puis, je lui en veux. — Pourquoi donc? — Il devait faire comme nous, ne pas boire, et il a bu du vin en disant la messe. — C'est la règle. — Cré mille sabords! pourquoi n'étais-je pas pré- tre ce matin ! — C'était si peu. — C'était toujours quelque chose. — Ah cà! dites donc, vous autres, nous voici là comme de bons garcons, il faudra manœuvrer main- tenant. — Comment l’entends-tu ? — (a ne s'entend que de reste. Quand on est à terre, on n’en fait qu'à sa tête, on est libre. — Du tout, on est toujours matelot. — Il n’y a plus de matelot quand il n’y a plus de navire. — Tu as tort; le matelot à terre qui possède son commandant et ses officiers n’a pas le droit de bou- ger : c’est la règle. — Ta règle n'a pas le sens commun, et si l'on nous embête encore, on verra. — Il y aura du grabuge; je devine ça, — Eh bien! enfants! s'écria la voix rauque, du grabuge! il ne doit pas y en avoir; un jour viendra peut-être où nous serons tous égaux ici; alors, mais alors seulement, il y aura du grabuge. — Oui, mais quand l'abbé sera avalé, qui done viendra après lui ! Je n’entendis plus rien; les matelots se parlèrent à voix basse, Que chacun tire la morale de ce dialogue. Un de nos navires de guerre, battu par les flots, démâté, désemparé, à l'agonie, faisait eau de toutes parts. Le moment fatal approchait ; chaque minute le voyait se plonger dans l'abime, et le désespoir se peignait sur tous les visages. Un prêtre passager se trouvait par hasard à bord, un prêtre entendant beau- coup mieux son métier que celui de marin, fort inu- tile sans doute dans une navigation. Un craquement horrible se fait entendre ; l'équipage se regarde de ce dernier regard qui veut dire : Tout est fini! — À genoux! à genoux! s'écrie le prêtre, homme de Dieu, et priez sainte Barbe de nous venir en aide ! — Non, debout! debout, matelots! s’écrie le capi- taine, homme de mer, et priez sainte pompe au lieu de sainte Barbe! Les pompes jouèrent en effet, les flots furent vain- eus, et le navire entra dans le port. Le prêtre chanta un Te Deum au lieu d'un De profondis. Si cependant vous voulez absolument sur vos na- VOYAGE vires un prêtre afin de rappeler une religion sainte à des hommes que les préoccupations de leur état font si souvent oublieux de toute autre chose, eh bien! suivez mon conseil, faites ce que je ferais : j'accepte un aumônier ; je lui donne une place dans la batterie, sa ration de biscuit et de viande salée, son petit verre d’eau-de-vie; je lui donne aussi sa part exacte, ni plus ni moins, de mes fatigues et de mes tribulations, il fera le quart avec moi, avant moi ou après moi; il recevra comme tous, sur ses épaules, les flots de la mer et les ondées du ciel ; il se perchera comme tous à la flèche des mâts ou à l'extrémité des vergues ; en un mot, il sera matelot et prêtre. Eh! eh! ce n'est AUTOUR DU MONDE. 215 peut-être pas là une pensée déraisonnable, un prêtre matelot où un matelot prêtre qui prierait et travaille- rait en même lemps, quoiqu'on ne puisse guère faire deux ou trois choses à la fois. Un prêtre qui pompe- rait pendant des heures entières, selon les besoins du bord, et qui, après les fatigues, lorsque la mer dévo- rerait tout, hommes et navire, sortirait encore sa main hors de l’abime pour bénir une dernière fois ses camarades, ses amis, ses frères engloutis comme lui! Que le législateur y songe sérieusement, Un pré- tre tel que Vial, Petit, Chaumont, Barthe ou Marchais serait, Je vous assure, chose fort curieuse et fort utile. Que risque-t-on d'essayer? XLI EN MER Calme plat. I y a deux jours à peine, les flots tourbillonnant se ruaient en éclats sur le navire, le lançaient comme une flèche ailée vers l'horizon, l’élevaient aux cieux et le faisaient retomber de tout son poids dans l’a- bime entr'ouvert. Cela était grand et beau, cela était terrible et solennel ; le désordre en faisait la magie ; mais je n'avais pas assez bien vu, assez admirè pour vous dire encore ce que c’est qu'une tempête, ce que c'est qu'un ouragan; le jour n'est pas loin peut-être où je vous en apprendrai davantage. Iier la mer était turbulente, fatiguée, écumeuse, mais on s'apercevail que ce n'était point une fureur naissante : au contraire, et l’on pouvait juger, sans l'avoir longtemps étudiée, que sa colère était une colère épuisée, que ses mugissements étaient le râle d'une brutalité amortie ; les vents et la foudre avaient passé par là; l'écho de la tempête retentissait tou- Jours, et pourtant ce n’était qu'un écho, c'est-à-dire un emportement sans menaces, une fièvre de mou- rant, ou plutôt des paroles de pardon. Aujourd'hui le calme est venu, calme profond comme le désert, silencieux comme la tombe; plus de gonflements aux flots, plus de brise à l'air, plus de nuages au ciel; seulement là-bas, à l'horizon, des masses noires et fantastiques qu'une main invisible et puissante tient suspendues, prêtes à peser de nou- veau sur l'Océan assoupi. Voyez, voyez maintenant ! Un large soleil, déployant toute sa majesté de roi de l'univers, inondant l’espace de ses millions de feux croisés et trônant sur l’immensité ! Avec l'ouragan, qui avait réveillé toute la nature, les monstrueuses baleines s'étaient montrées à l'air comme pour essayer leur force et leur puissance; les bancs immenses de souffleurs rapides et bruyants comme la tempête glissaient sur les flots et en quelques instants se portaient d'un horizon à l’autre; les bril- lantes bonites, les dorades, plus belles encore, avaient quitté les profondeurs de l'Océan et passaientinquiètes sur le dos des lames lourmentées. Le gigantesque albatros, sombre précurseur de ces jours de deuil, avait envahi les airs, qu'il fouettait de son aile vigou- reuse. Et maintenant, rien, absolument rien ne se meut, rien ne se montre sur l'Océan assoupi. Cest partout l’immobilité et le silence ; la surface des eaux est aussi polie que la glace la plus pure ; le mouton du Cap a gagné les régions orageuses des pôles, les turbulents marsouins ont émigré vers des parages moins silencieux; l'Océan, l'air et le ciel semblent avoir demandé une trêve pour se reposer de leurs fa- ligues, et la corvette, au centre du vaste cercle qui lemprisonne, est clouée et fixée sur sa quille de cuivre comme sur un rocher solide et sous-marin; ou si un dernier soupir d’agonie de l'Océan, après lequel tout weurt, un de ces soupirs que l'on devine plutôt qu'on ne les sent, dessine un léger dôme sur la surface des eaux, le navire, alors esclave docile de l'impulsion, se penche à tribord, puis à bäbord, comme le ferait un berceau à la dernière oscillation donnée par une nour- vice attentive et tremblante ; et puis limmobilité pèse de tout son poids sur le pont et glace toute espérance dans le cœur. Le soleil a passé dix fois sur nos têtes, et rien n'annonce que la nature veuille se réveiller ; c’est toujours et partout la triste harmonie de la mort, la grave majesté du silence; c'est Dieu qui semble méditer une nouvelle création et vouloir corriger son œuvre imparfaite. La constance du matelot se lasse ; ses muscles s'énervent dans celle écrasante inaction, à laquelle il ne voit point de limites ; son pied impa- tient a beau frapper en mesures égales et régulières les bordages du pont attristé ; il a beau humecter de sa langue à demi séchée le dos de la main qu'il agite à l'air pour chercher à deviner de quel côté soufflera la première brise, rien ne lui dit que ses vœux sont près d'être exaucês, rien ne lui dit qu'ils le seront un jour. Dans sa rageuse impatience, il s'empare d'un mousse, et, armé d’une rude garcelte, il fouette le pauvre souffre-douleur du bord, dont le cri aigu doit, selon sa croyance inhumaine, appeler la brise oubliée. Les terribles jurons qui avaient autrefois accompa- gné la voix de la tourmente, retentissent plus rudes et plus énergiques ; c’étaient alors des élans de colère contre une puissance avec laquelle on pouvait du moins essayer de lutter ; aujourd'hui, ce sont les cris de fu- reur du lion pris dans des réseaux de fer. L’ennemi est là sous les pieds, sur la tête; ilne vous touche pas, il ne vous heurte pas; il est, il vit partout, terrible et puissant, et vous ne le voyez nulle part. Comment frapper l'invisible? Comment vaincre ce qui est et ce qui n’est pas ? Si, pour s'attacher encore à une dernière espérance, on livre à elle-même la haute voile du navire afin de s'assurer que dans une zone plus élevée il ne règne pas le même silence, la lourde voile tombe de tout son poids, pèse sur la vergue, vainement tourmen- tée, et semble un linceul mortuaire jeté sur un ca- davre. 216 Vous avez vu le calme du jour; celui de la nuit est plus imposant et plus solennel encore, car ici un con- trasle de chaque instant vous rappelle que vous seul êtes dans l'inaction. Canapus et Sirius, ces deux plus éclatants soleils de l'hémisphère austral, dont les blancs rayons nous arrivent si vifs et si limpides, s se lèvent pleins de force; autour de ces magnifiques globes se montrent tour à tour, marchent et s’effacent comme d’humbles tributaires ces légions immenses d'étoiles qui peuplent l'immensité des cieux, et quand tout se meut là-haut, tout est immobile ici- -bas ; ; quand s'abaisse et se couche, vous lout se dresse et monte, SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. seul, stationnaire dans le monde, vous n'avez point de vie, vous seul êtes mort au centre d'un monde vi- vant. Cependant l'équipage, affaissé par la lassitude de linaction, s’assied sur la drome et les porte-haubans, les regards tournés vers le point de l'espace d'où est parle la dernière brise. Triste et recueilli, il attend avec la résignation d'un condamné que l'heure de sa délivrance arrive. Tout à coup il se lève frappé eomme par une commotion électrique : le cou tendu, les veux d'abord ouverts sans rien voir, il écoute le si- lencefet regarde marcher l'immobilité; mais il asenti Le calme plat. : sur son visage un léger et imperceptible frémissement qui lui dit que ses bras vont être RE et ses heures vivifiées.… [l ne s'est pas trompé, la surface de l'eau se brise, se ride; ce n'est plus cette nappe immense d'huile dont rien n’altérait la pureté, c'est une onde qui se meut et chemine: le léger courant s'élargit dans sa marche, et déjà le navire bruit et frétille; les voiles, déroulées, frôlent avec un doux murmure; les mäts, coquets et élancés, se courbent avec grâce ; un petit sifflement aigu s'échappe de toutes les manœu- vres ; le beaupé de la corvette se lève avec majesté, et l'avenir s’ouvre à tous radieux et consolant. De tous les grands phénomènes que la mer offre à | l'admiration des hommes intrépides qui osent par- courir les océans, le calme plat est sans contredit le plus menaçant, le plus terrible, le plus dangereux, le plus dévorateur ; la vie marche avec la tempête qui mugit, elle s'éteint avec le calme qui se tait. L'énergie de votre ennemi vous donne de l'énergie, et l'on nese redresse qu'auprès de qui essaye de nous courber. Rien n'est mortel comme l'attente et le re- pos ! Maintenant avez-vous une idée d’un calme plat au milieu de l'Océan ? XLII ILES SANDWICH Le colonel Brack et moi. — Un homme à la mer. — Mort de Cook, Encore une explication indispensable peut-être , quoique j'aie refusé jusqu'à présent de la croire nè- cessaire. JL nr'a été dit que quelques lecteurs, irrités sans doute de mes allures de franchise dans le récit de tant de faits où j'ai figuré comme héros ou comme spectateur, se sont malicieusement demandé s'il était bien probable que j'eusse pu si fidèlement retenir jusqu'à ce jour les minutieux détails qui devraient pourtant corroborer à leurs veux la vérité de mes rela- tious. Du doute à l'incrédulité absolue il n'y a qu'un pas ; eh bien ! ce pas, je ne veux point qu'on le fasse, et ; puisqu' on exige encore des noms propres, en VOICI. Au surplus, la chose est curieuse en elle-même, et cette anecdote n'est pas la moins singulière de mon livre. Eh, bon Dieu! si je vous disais les mille et mille incidents fantastiques dont ma vie a été traversée, si vous aviez pu me suivre depuis ma sorlie du collège jusqu'au moment où j'écris ces lignes, vous vous seriez convaincus, vous dont les jours se succèdent calmes et réguliers, que peu d'existences ont été plus rigoureusement heurtées que la mienne, et que ce que d’autres nomment un accident, un malheur, je l'ap- pelle, moi, une habitude, presque une nécessité. Or, écoulez : Dans une de mes courses aventureuses loin de Rio- Janeiro, j'avais pris pour guides deux noirs assez intelligents , mais malheureusement fort poltrons, qu'un ébéniste de la rue Droite n'avait loués moyen- nant quatre pataques par jour. Tant que nous fûmes dans les environs de la cité royale, les deux coquins se montrèrent dociles à mes ordres et fort disposés à VOYAGE recevoir les correct'ons que j'étais en droit de leur | infliger en raison de leur paresse el de leur mauvais vouloir, qui commençait à pointer; mais, Je l'ai dit, je ne sais point frapper un esclave, par cela seul peut- être que chacun se donne cette liberte et que les lois | l’autorisent. Un obstacle à la résistance, à la bonne heure! un acte d’omnipotence contre qui s'incline, cela est lâche et dégradant à la fois. Il y avait trois jours que j'étais en route, tantôt sur un chemin batu, tantôt à travers Les boss, les rares plantations, les ruisseaux et ls savanes; mes deux guides, dans leur mutirerie, n'étaient plus mes guides, et je voyais bien que je leur rendrais un grand ser- vice en 1ebroussant chemin, car les drôles avaient peur de tout, excep & de me déplaire. Cependant, comme je voulais poursuivre mes investigations et qu'on ne va jamais plus loin que lorsqu'on ne sait où l'on va, j'exprimai hautementina pensée, et je donnai |! à cet égard des ordres si précis, que les deux noirs virent bien qu'il fallait obéir. AUTOUR 9 "4 DU MONDE. 17 Pour le coup, je faillis à me repentir de cette té- mérité, et la nuit du quatrième jour de mou depart je fus contraint de coucher à la belle étoile, dans un hamac attaché à des arbres et suspendu à deux ou trois pieds du sol. Mes deux guides s’endormirent près de moi sans murmurer, pensant bien que cette lecon donnée à ma persévérance me forcer ait à la re- traite dès le lendemain, Je m'étais trop avancé pour reculer, et, comme ma course jusque-là n'avait que très-peu satisfait ma curiosité, j'ullai encore de l'a- vant tout Le jour suivant, en quête ardente de quelque aventure. Rien n’est ridicule comme une entr eprise audacieuse sans résultat. La nuit arrivait, et, malgré une longue marche sous un soleil fort irritant, je doublai le pas pour ar- river à une sorte de cairière où je Complais trouver un gite J'y parvins en effet, et mes noirs urindiqué- rent deux espèces de huttes désertes où nous trouve- rions assez commodément à nous abriter. Après un repas extrêmement frugal, puisque ms provisions se .. Quand un navire se brise sur des rochers à pic. (Page 218.) trouvaient presque épnisées, j'allais m'endormir quand un bruit assez intense réveilla mon attention et sur- tout ceile de mes timides compagnons de course. Ils posèrent vivement l'oreille à terre et me firent signe de ne pas bouger. Tout à coup ils se dressérent, et d’une voix tremblante : « Bouticoudos! Bouticoudos! » me dirent-ils. J'eus peur; je m'armai de mes pistolets, Je sortis de la cabane ayant les noirs sur mes talons, je jetai de tous côtés un regard investigateur : le bruit appro- chait par intervalles Le mot bouticoudos, répété de nouveau par les esclaves, me fit tressaillir, Je m'élan- çai à tout hasard, je tombai, je me relevai, je repris mon élan, je me sentis poursuivi traqué, enveloppé, atteint; je perdis la tête, la raison, toute énergie, et je ne saurais vous dire le chemin que je fis en quel- ques heures. Croyez-moi, la peur est la plus conta- gieuse des maladies. Qu'etait-ce done que ce bruit si terrible, si effrayant? Je l'ignore; peut-être celui d'une chute d'eau, peut-être aussi celui d’un orage qui grondaif dans le lointain, el plus probablement encore celui d’un cerveau en délire. Bref, je m'étais sauvé comme si J'eusse été attaqué par deux j jaguars, et le résultat de ma poltronnerie fut la perte de mes plus Livr, 98, riches albums, de mes boites de papillons et d’in- sectes, et de quatre ou cinq cahiers de notes aux- quelles j'attachais un grand prix. J'arrivai à Rio, puis en France, non consolé, et si J'ai cru jamais à une impossibilité, c'est à celle de retrouver mes chers croquis et mes précieux docu- ments. Eh bien! 11 y a peu de temps, le brave colonel Brack, aujourd'hui général, alla faire un voyage au Brésil; il pénétra dans l'intérieur de ce vaste empire, ils ’enfonca dans les solitudes, et il trouva dans une cubane de sauvages des not: s et des albums qu'il de- vina dessinés et écrits par moi, et qu'il me rapporta un certain jour, aussi Joyeux que je le fus moi-même de rentrer dans mes richesses, que je caressai comme des amis qu'on a pleurés morts. J'ai nommé le colonel Brack: il va des faits pour la constatation desquels on est bien aise de trouver un appui. C'est là pourtant une de ces demi-aventures qui me sont familières et que j'avais oublié de vous raconter jusqu'à ce jour. Reprenons maintenant le cours de mon récit. J'ai dit avec quel sentiment de regret je quittai Guham. On se fait de douces habitudes, on contracte 28 ZÈ 218 SOUVENIRS de saints engagements qu'on voudrait tenir ; un coup de canon retentit, et le devoir élève la voix pour tout détruire, pour tout bouleverser. Nous levämes l'ancre par un temps favorable, et nous vinmes en face d'Agagna descendre le généreux gouverneur des Mariannes, qui avait voulu nous ac- compagner pendant quelques heures. La brise souffla vigoureuse, la ville s'effaça petit à pelit, les élégants cocotiers plongèrent dans les flots, et nous restämes bientôt en face de nos souvenirs. Tous nos malades avaient repris les forces et la santé, nos vivres élaient frais, et, quoique la traver- sée dût être longue, les visages s'étaient épanouis, car la lèpre navait frappé personne, ce que les ha- bitants du lieu regardérent sans doute comme un mi- racle. Rotta, Agrigan, Tinian,Seypan, Aguigan, Anataxan, glissèrent devant nous, toutes avec leurs larges cra- tères béants, et trois jours après, loin de toute terre, nous naviguions au sein du vaste Océan. Tout à coup : « Un homme à la mer!... un homme à la mer !... » Parmi les épisodes nombreux et souvent si dra- matiques qui font la vie du marin, j'ai oublié de clas- ser celui-ci, assez chaud, assez palpitant d'intérêt, je pense. Quand un navire se brise sur des roches à pic con- tre lesquelles cadavre de vaisseau et cadavres d'hom- mes sont vomis et mutilés; quand un naufrage en- gloutit tout, corpset biens, dans un désastre; lorsque, sombrant en pleine mer, tout disparait à la surface des eaux.., officiers, matelots et passagers trouvent‘ peut-être un sujet de consolation dans celle pensée : Nous mourrons tous, dont vous auriez tort d’atcuser l'égoisme, car vous n’avez pas réfléchi encore. Moi, voyez-vous, j'ai longtemps médité au milieu des périls de toute sorte que j'allais chercher, et j'ai compris qu'un monde bouleversé nous trouverait moins émus qu'une catastrophe particulière, indivi- duelle, isolée. Est-ce une contradiction morale ? Eh, bon Dieu! combien n'y en a-t-il pas dans le cœur hu- main ! Si un homme meurt sur un navire, il se dit à ses derniers moments : La mer va m'engloutir; ma tombe sera partout et nulle part; les flots ne gardent point ile trace de ce qu'on jette à leur voracité, et, quel- ques instants après m'avoir livré à eux, on cherche- rait vainement les restes de celui qui vient de s'étein- dre pour toujours ! Eux pourtant, ces froids amis qui passent encore à mes côtés en jetant sur moi un regard peut-être, hélas! sans intérêt, ils vont continuer leur course aventureuse, ils vont visiter de nouveaux climats, se promener sous des cieux nouveaux, et puis ils rever- ront leur patrie, leur famille, ils jouiront de leur gloire, ils seront heureux de leurs peines passées, ils dirout à ma vieille mère que je suis mort dans une traversée... Et la vieille mère priera pour son fils, que des milliers de poissons auront déchiqueté et dévoré en son cercueil de toile. Mais dans un malheur général l'âme s'agrandit, le cœur se fortifie; les vents, les flots, la foudre, écla- tent sur votre têle : vous vous relrempez à leur .fu- reur, à leurs menaces; plus la lutte est ardente, plus vous trouvez de forces pour en triompher, et si, vaincu enfin, vous succombez sous la puissance des éléments coalisés, vous vous dites encore: Rien ne restera de nous ici-bas qu'un souvenir. On ne cherche pas un homme seul qui meurt et qu'on sait bien mort au milieu de tant d’autres hommes vivants, tandis D'UN AVEUGLE, qu'un monde entier volera à la recherche d’une infor- tune douteuse. Le plus poignant des désespoirs pour celui qui dit adieu à la vie ne doit pas être de mourir haï, mais bien de mourir oublié, L'oubli, selon moi, est une seconde tombe, plus muette cent fois que celle qu'on nous creuse dans la terre ; l'oubli est toujours un châtiment, la haine peut être une consolation. Un homme à la mer! Si la nuit est sombre, si les vents sifflent, si la tem- pête mugit, l'équipage à son poste répète tout bas : Un homme à la mer! C’est l'affaire de quelques in- slants; le navire marche, on constatera dans le livre de quart, en phrases assez peu correctes, qu'un homme est tombé à l'eau et que le gros temps n’a pas permis qu'on lui portât secours. Tout est dit, tout est fait. Si la brise est fraiche, il y a émotion, je vous l'at- teste, sur les flots et le navire, car le succès est au bout des efforts. Un homme à la mer !... Vite, saisis la hache, coupe le filin!... La bouée de sauvetage tombe, se tient de- bout; l’homme nage, il nage encore, il s’encourage dans cette pensée que ses amis ne l’abandonneront pas, il voit le point de repos qui lui est offert, il va à lui, l'atteint ; une lame infernale le Jui arrache, il nage toujours, il le saisit enfin, il s'y erampoune, il s’assied là comme sur un siège mouvant, il s’y tient debout, et, se balançant avec lui, il jette un regard effrayé vers le navire qui s'échappe, car, voyez-vous, dès qu'il a pris son élan, un vaisseau bondit avec tant de force, que rien ne peut l'arrêter à coup sûr et sans lenteur; le jeu des voiles, si savamment combiné, se fait par des lois connues et régulières ; telle corde ne peut être dénouée avant telle autre (et je ne parle point le langage du marin pour être mieux compris de tous), telle voile ne peut être pliée qu'après telle autre, ou tout est compromis, hommes et bâtiment. C'est une assez lourde maison à faire mouvoir, toute fringante qu'elle paraisse, qu'une corvette à la mer, car elle aussi, il faut qu'elle ait des flancs robustes, des bras robustes, une quille robuste de zinc ou de cuivre. L'homme à la mer remarque pourtant que le sil- lage se ralentit, on a masqué partout, on a viré de bord ; une embareation est mise à flot, de hardis ga- biers l'arment avec la ferveur de l'amitié et de l'hu- manilé. Eux aussi courent de grands dangers, eux aussi sont enlevés par la vague écumeuse ; mais il y a là-bas un de leurs camarades près de succomber, qui les attend, qui compte sur leur courage, sur leur dévouement. Le vent souffle avec plus de violence, le navire est compromis, la nuit arrive, sombre, menaçante... N'importe, le patron du canot ne change pas de route, il mêle sa voix à la voix de la tempête, il appelle, cherche, cherche encore ; son œil fouille dans les té- uèbres, il voit son ami debout sur la flèche de la bouée. « Là, là, mes braves, il nous a entendus. Nage! nage! brise les avirons, nous y sommes... Scie partout maintenant, ou vous le coulez bas !... Lof! une amarre ! tiens ferme ! hisse! hisse done! Il est sauvé !.., » Mais le navire, où est-il maintenant ? L'horizon s’est rétréci, le roulement du tonnerre étouffe le bruit du canon qui mugit. Les rafales soufflent de tous les points de l'horizon et le canot tournoie ineessamment en dépit de l’homme de barre, qui lutte toujours avec le même calme, car c'est son métier, à lui, de ne cé- der que lorsque les forces manquent au courage. VOYAGE AUTOUR DU MONDE. La nuit passe tout entière sur cette terrible scène, nuit solennelle pour tous, effrayante dans la frèle embareation, cruelle sur le navire, où, cramponnès au bastingage, matelots et capitaine promènent leurs regards avides sur chaque lame qui arrive et se brise. Tous se taisent par moments pour mieux entendre, mais les mugissements de la tourmente arrivent seuls jusqu'à eux. — Le voilà! dit une voix consolante. Un morne silence succède à ce cri répété par toutes les bouches; s'lence religieux, terrible, où le cœur frémit, où les âmes restent absorbèes dans une seule et douloureuse pensée... Ce n'était pas lui. Dans deux jours, demain, aujourd'hui peut-être, le canot, abandonné des hommes et de Dieu, sera le théâtre d’une scène de carnage ; ces amis si chauds, si ardents, si dévoués, s’attaqueront avec fureur, se déchireront avec les ongles et les dents, boiront le sang l'un de l’autre, et, quand la faim et la so.f au- ronl été satisfaites, une nouvelle victime attendra dans d’horribles angoisses que son tour arrive de servir de päture à un appétit sans cesse renaissant ! Vovez-les maintenant encore tous ces hommes na- guère si énergiques! Les avirons immobiles flottent le long du bord; leurs bras se reposent croisés sur leurs poitrines haletantes, car les menaces de la faim sont déjà un horrible tourment, et pas un cependant n'accuse de son malheur celui qu'ils viennent de sau- ver : Jui, au contraire, sera la dernière victime! Le désespoir a sa générosité. Le canot monte et descend avec la lame ; ces torses marins se balancent avec l'embarcation sans chercher à garder cet instinctif équilibre qui leur indique d'a- vance le moment où la vague fera donner de la bande à tribord ou à bäbord : ce sont des corps sans volonté, sans appui, sans vie. Tout à coup une voix indignée s'échappe brûlante comme d'une fournaise : — Eh bien! canaille! notre courage est donc mort, nos forces sont donc anéanties? Quoi! pas une espé- rance! pas un dernier effort pour ramener au navire l'ami que nous sonmes venus chercher ! Aux avirons! Gabiers, aux avirons! Et si la corvette a f.... le camp, si elle a filé ses câbles, demain, tous à la fois, nous chavirerons cette coquille et nous boirons dans la grande tasse en nous serrant la main. Il vaut mieux boire de l'eau salée que du sang! Aux avirons, ga- biers !… C'est la secousse galvanique qui vient de réveiller un cadavre ; les bras robustes se plient et se roidissent en mesures exactes, les flots sifflent, les veux éteints reprennent leur éclat, les langues disent un de ces chants de matelots qui brüleraient les pages de mon livre si j'osais les lui confier, et il y a encore des re- gards d'amis qui se croisent, des serrements de mains qui s'encouragent; il y a là encore de nobles mate- lots prèts à recommencer, si le ciel apaisè daigne leur venir en aide, cette vie de sacrifices et de dé- Youement qu'ils se sont faite et qu'ils ont acceptée. Mais le jour pointe à l'horizon, la vue se fatigue à traverser l’espace, le vent ne gronde plus avec la même violence. Tout à coup : Navire ! navire ! et la Joie est dans toutes les âmes, une de ces joies qui rendent fou, incomprises par le reste des hommes, une de ces joies dont la violence égale presque une lorture. Navire ! et de là-bas aussi on a vu sur les flots le canot aventureux qui fait force de rames pour rallier. Deux amis qui courent l'un vers l’autre se sont bientôt reJoints. — En panne nrainlenant! des amarres à tribord! 219 Ils sont là, ils accostent! Ont-ils sauvé Astier, lui qui en a sauvé {ant d’autres?... Oui... non... si... le voilà! C’est lui qui est à la barre ; Lévêque, épuisé, écrasé, lui a livré son poste. — Sont-ils trempés! S'écrie Petit, furieux de n'a- voir pas été choisi pour la corvée ou plutôt pour la fête. Quels canards! C’est égal, ce sont de braves gens, ce sont de vrais gabiers. Quel bouheur de se soûler avec des gaillards de ce calibre-là? n'est-ce pas, monsieur Arago? — Tais-toi, bavard! — Tiens, la joie, c’est un carillon, elle à dix lan- gues, elle fait du bruit... Astier nous revient. Les voilà tous à bord! Tous! et les regards ne se reposent que sur un seul. — Allons, allons, il ne va pas mal! dit le docteur ; vite pourtant un verre d’eau-de vie pour lui rendre ses forces. — Cré coquin! s'écrie Petit, si on veut m'en don- ner autant, je me f... à l'eau! Est-il heureux, cel Astier ! Et ces matelots sauveurs, ces hommes intrépides qui viennent de lutter avec un courage héroïque, avec un dévouement si admirable contre une mort presque certaine, reprennent, tranquilles et satisfaits, leur train de vie accoutumé, et la corvette vire de bord, et le livre porte ces mots, éloquents par leur simplicité : Aujourd'hui, par un gros temps, un homme est tombe à la mer : c’est le gabier Astier. ma- telot à trente-six. Douze hommes se sont embarquées dans le petit canot, et, après huit heures d'un travail pénible, ils sont parvenus à ramener à bord leur ca- marade, qui les attendait hissé sur la bouce de sauve- tage. — Eh bien! mon brave, dis-je à Astier le soir même de cet événement, à quoi pensais-tu quand tu voyais filer le navire ? — D'abord qu'il allait diablement vite. — Et ensuite? — Que la manœuvre se faisait bien mollement. —— Et encore ? — Je pensais que vous deviez être tous ici bigre- ment en peine de moi. — C'est vrai! Sais-tu que c’est beau, cela? — Je ne sais pas si c'est beau ; mais cela est. — Pensais-lu que l'on pût te sauver? —- Guère; mais quand on à des amis comme Barthe, Vial, Lévèque, Chaumont, Troubat, Marchais el Petit, on espère toujours. — Je n°y étais pas, mille pipes! dit ce dernier, qui nous écoutail ; mais si tu ne m'avais pas nommé, Je lallais démolir. Monsieur Arago, nous permettez-vous de boire à votre santé ? — Je ne l'en empêche pas. — Dans quelle case votre eau-de-vie ? — Drôle! je ne t'ai pas dit. — (Ça va sans dire! Comment pouvons-nous trin- quer sans ça? Dans quelle case? — Tiens, à côté de mon cadre. — Oh! suffit, je le sais par cœur; il v en a une en- tamée dans le coin, à gauche. Merci, monsieur. Le soir, Petit était soûl comme une grive; Astier, qui portait mieux la voile, résista au choc, et le len- demain on ne parlait plus à Lord de l'événement de la veille. Parmi les distractions de l'homme de mer, j'avais oublié celle-ci; vous conviendrez qu'elle valait bien la peine qu'on en dit quelque chose. de ne sais pas où l'on trouverait un sujet de drame plus terrible et plus dévorant. 220 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, Cependant le point nous plaçait à peu de distance de la principale des Sandwich, et si les courants ne nous avaient pas drossés, nous devions bientôt voir à l'horizon cette pinte tachée de sang où t ook parla pour la dernière fois à ses intrépides matelots. L'œil à l'horizon, chacun de nous cherchait la nouvelle relâche à travers les nuages, et: rien ne se montrait encore. — Terre! crie erfin la vicie, terre devant nous! Voici des hommes nouveaux, de nouvelles mœurs, une nature nouvelle ; pour qui aime les contrastes, les voyages sur mer ont un attrait indicible, un seul pas lui montre les extrèmes. La corvette avançait avec majesté, et en quelques heures nous nous vimes contraints de faire petites voiles ; mais la côte, que nous nous attendions à voir d’une hauteur immense, se dessina humble et ché- ve, partout fatiguée, osseuse, bizarre, sillonnée par de profonds ravins et déchirée par de larges criques où le ft s'eugoulfrait avec violence. Mais les nuages se dissipèrent enfin, et au-dessus d'eux, au-dessus même des neiges éternelles, dans les régions équi- noxiales, se dressèreut Lrois lêles gigantesques dont nos regards avides ne pouvaient se détacher, Oh ! cela élait imposant et sublime, c:la nous reportait vers le passé, car le tableau si bin décrit par Cook réveillait tous nos souvenirs... Écoutez ce passé. Un jour, au lever du soleil, par un temps superbe, deux navires, dans la belle rade de Karakakooah, étaient mouillés à peu de d stance l’un de l'autre; les rois immenses cônes de lave formant l’ile d'Uwhyée, l'écrasant de leurs larges pieds et la dominant de leurs têtes violâtres au-dessus des plus hauts nuages, re- flétaient les obliques rayons qui doraient leurs flancs creusés par le bitume. Le Mowna-Laë s'élarg ssait comme pour ne rien perdre de la scène lugubre qui Cook débarquant aux iles Sandwich. allait se passer au milieu de la baie silencieuse ; le Mowna Roah allongeait ses épaules anguleuses au- dessus de son frère, et le Mowua-Kak, l’ainé des trois, planait sur eux de toute sa tête chauve, dont l'ombre sigantesque se projelait jus qu'à l'horizon. Sur le ri- vage, C'était une terre labourée, fouillée, en désordre; on eût deviné qu'un combat sanglant y avait eu lieu la veille, car on voyait encore çà et là des debris de vètements européens, des sagaies brisées, des casse- tête fendus, des lambeaux de manteaux de plumes et de casques à demi enfouis dans le sable Les cocotiers de la plage étaient rian s et se pavanaient dans leur majesté puissante ; les bananiers étalai nt à l'œil leurs fruits suaves, onclueux: les palma-chrisui élésants, plautés en allées serrées, voyaient, sous leurs feuilles dentelées, des hommes, des femmes, des enfants Passer el repa-ser, se presser la main, se dire tout bas quelques mots à l’oreille, et p éiner, el danser, et Jeter un regard avide vers la mer, où tout était nmobile. A terre, on eût dit une fête avec ses joies; sur les flots, on eût dit un deuil à briser l'âme. C'est que cela était ainsi : le voyageur ne se serait pas trompé dans ses conjeclures. Mais pourquoi ces choses el non pas d'autres? — Pourquoi, dites-vous? C’est qu'il y avait là, sur une pointe de rocher s'a- vançant dans la rade, une large tache de sang. C'est que Le plus hardi navigateur du monde, le plus brave, le plus vrai, le plus entreprenant, étail tombé là, peréé par un poignard de bois durei au feu, au mo- ment où il disait à ses officiers et à ses matelots de ne pas faire feu sur les insulaires. C'est que Cook était mort là, mort après avoir donné vingt mondes nou- veaux au monde connu, et que ses débris mutlés, ceux qu'avait épargnés la dent des Sandwichiens, allaient être rendus à King, son successeur, et que la rade de Karakakooah se ta'sait pour mieux entendre le dernier adieu que le copagnon du grand homme allait lui adresser. ù Un cercueil de fer est là sur le pont du navire où le pavillon britannique déploie à L'air son orgueilleux léopard. L’equpage, debout, le cœur serré, oppressé, les yeux remplis de larmes, la tête nue et courbée, attend le triste signal. Les vergues sont mises en pan- | | : à VOYAGE tenne, partout le désordre, ce désordre qui dit le deuil et le découragement. Tout à coup le bronze tonne à tribord et à bäbord, les coups partent à dis- lances égales ; l'ile d'Owhyée s'en émeut, les naturels se sauveut dans l’intérieur des terres comme si l'heure de la vengeance était sonuée pour eux... Si- lence maintenant. Ecoutez, écoutez : un bruissement a lieu, la mer s'ouvre et se referme, elle a reçu dans son sein, et pour l'éternité, l'immortel pilote qui AUTOUR DU MONDE. 291 l'avait soumise pendant tant d'années, celui qui l’a- vait si bien étudiée, si bien comprise, qu'elle n'avait plus rien à lui cacher du secret de ses calmes et de ses fureurs. Les restes sanglants de Cook sont 1à, au fond de la rade de Karakakooah, mais sa gloire est partout, mais son nom vénéré est répété d'écho en écho dans toutes les parties du monde. XLTII ILES L'histoire des voyages et avec elle toutes les his- toires disent que Cook a découvert les iles Sandwich, qu'il dota du nom d'un grand ministre. Eh bien! toutes les histoires ont menti, ou du moins toutes sont dans l'erreur, et il demeure avéré | | SANDWICH Kookini. — Baie de Kayakakooah. — Visite à la pointe où Cook a été tué, que c'est l'Espagnol Gaëtano qui, le premier, a décou- vert ce magnilique archipel agité par tant de commo- üons terrestres. Les pirates infestaient les côtes ouest de l'Amérique; des combats heureux ou une longue et périlleuse . Des femmes couchées ou assises sur une planche nommée paba. (Page 229.) navigation par le cap Horn pouvaient seuls fournir les moyens de ravilailler leurs navires appauvris par de pénibles croisières. Gaëlano leur fit une chasse à outrance, et dans une de ses courses chaleureuses vers l’ouest, il vit à l'horizon un point noir qu'il prit d'abord pour un vaisseau ennemi, et il mit bravement le cap dessus. C'était Owhyée. De retour à Lima, il écrivit à Gharles- Quint, et, lui faisant part de son heureuse découverte, il demanda la permission d’en diminuer la position sur sa carte d'une dizaine de degrés, afin de ne pas la signaler aux écumeurs de mer, ce à quoi le mo- narque consentit par des raisons pol tiques dont on comprend la sagesse. Ainsi Gaëtano plaça la prin- cipale de Sandwich par 9 et 11°, au lieu de la placer par 19 et 21°, espérant par là mettre en accord sa gloire et les intérêts compromis de l'Espagne. Au surplus, tant pis pour qui à le triste courage de se résoudre à cacher un succès; un autre vient plus tard qui se l'approprie en le publiant, et quoique les cereles de fer que le grand capitaine Cook trouva à Owhyée et la crainte que les insulaires témoignaient à l'aspect seul des armes à feu plaidassent la cause de Gaëtano, l'histoire des voyages est sage de désigner Couk comme le trouveur de ce groupe d’iles de lave, destinées à être un jour d’une grande importance dans les relations commerciales de l’Europe avec les Indes-Orienta'es. Quant à nous, dès que le vent nous eut accompagnés Jusqu'à une lieue et demie de la côte, nous la longeâmes sous peu de voiles et cher- châmes la rade de Karakakooah, où nous voulions laisser tomber l'ancre. Pendant toute la journée nous tournämes la base gigantesque du Mowna-Laë sans que la montagne changet sensiblement de forme, tant le cône est ré- eulier. Nu au sommet, nu sur les flancs, à peine son pied présente-t-1l à l'œil quelques touffes de palmistes sous lesquels le flot vient expirer. Le lendemain du deuxieme jour, nous nous trouvâmes en face d’un petit village composé d’une vingtaine de huttes, d'où se détacha une pirogue pagayée par deux hommes qui mirent le cap sur nous. A peine arrivés à la portée de la voix, ils s'arrêtérent pour nous adresser quel- | ques paroles auxquelles nous répondimes à l'aide d'un vocabulaire anglais, mais nous ne pûmes parve- nir à leur faire comprendre que nous cherchions la rade de Karakakooah. Un autre petit village nommé Kaïah, situé au fond d'un ravin, se montra bientôt, et de là encore cinglèrent vers nous deux nouvelles pirogues portant une douzaine de naturels à la mine farouche, à la voix éclatante, qui, malgré nos signes d'amitié, relusèrent de monter à bord. 222 — Est-ce que ces marsouins ont peur d’être man- gés? disait Petit à ses camarades. Je suis sûr qu’ils sont coriaces comme des veaux marins. Tenez, en voici un qui vient à la nage. Cré coquin! comme il coupe! ce n’est pas un homme, c'est impossible ! il file six nœuds, le marsouin! ça me rapatrie avec lui. En effet, un Sandwichien s'était jeté à l’eau, et, plus courageux que les autres, il nous aborda pour nous demander sans doutesinous voulions être pilotés jusqu'au mouillage ; mais comme dans le lointain on découvrait, à l'aide des longues-vues, des bâtisses et une anse bien abritée, nous laissämes là l'audacieux nageur, qui regagna sa pirogue, et nous cinglämes vers Kayakakooah sans nous douter que Karakakooah était déjà derrière nous. Mais le calme nous surpriten route; nous passämes la nuit en face d’un village nommé Krayes, bâti sur un rocher à pic et de peu d’élévation, où la mer battait avec violence. Des feux allumés sur toutes les parties de la côte nous disaient que là aussi étaient des êtres vivants; mais leur existence devait s’y trainer bien souffreteuse et bien misérable, car la lave ne donnait prise à aucune couche de verdure, car tout était mort sur le penchant du cône, dans les flancs duquel bout le bitume en combustion. Au lever du soleil, un grand nombre de pirogues à un seul balancier entourèrent la corvette ; de cha- cune d'elles des femmes de tout àge, de toute cor- pulence, nous demandaient à grands cris la permis- sion de monter à bord, et il n’était pas difficile de deviner ce qu'on voulait nous offrir en échange de nos bagatelles. Chez ce peuple, hélas! les mots civilisation et pu- deur n'avaient aucun sens, et nos refus peu méritoires leur donnaient sans doute une triste opinion de nos mœurs et de nos habitudes. Au surplus, il est juste d'ajouter que presque toutes ces femmes nues et onctueuses étaient d'une laideur vraiment repous- sante. A six heures, une grande pirogue à double balan- cier porta à bord le chef d'un village plus étendu que les autres ; il entra chez le commandant et laissa sa femme sur le pont et à la merci des plus témé- raires de nos matelots ; nul ne voulut profiter de l’oc- casion, et peu s'en fallut, en revenant près de nous, que son mari ne la frappät, en raison du peu de suc- cès qu'avaient obtenu ses charmes. Denx hommes qui l'avaient escorté dansèrent ou plutôt trépignèrent avec une sorte de mouvements convulsifs, accom- pagnès d'un chant guttural extrèmement désagréa- ble; et comme la brise commençait à souffler, le pont fut bientôt déblayé de ces importuns visiteurs, Quel- ques heures après, nous laissämes tomber l'ancre dans la rade de Kayakakooah, et chacun de nous, selon ses travaux, se prépara à de nouvelles evcur- sions. Quelque chose qui ressemble assez passablement à une sorte de ville bâtie en amphithéâtre était là de- vant nous, à deux encäblures de la corvette, et à peinte notre présence fut-elle signalée à ses habitants réveillés, que de toutes les parties de la côte s'élan- cérent un nombre prodigieux de belles et grandes pirogues à un ou deux balanciers, les unes pagavyées par des hommes, la majeure partie par de jeunes filles à demi couvertes de pagnes soyeux, sollicitant avec mille grimaces et mille prières la permission de monter à bord. Ceci pourtant est une capitale nommée Kayerooah, et c’est de là sans nul doute que sont par- ties les mœurs des villages devant lesquels nous SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. avions passé depuis deux jours. Serait-il done vrai que toute agglomération fût corruptrice? Assis au porte-haubans de la corvette, mon calepin sur mes genoux et mon crayon à la main, s’il m'arri- vail de jeter un regard de convoitise sur une jolie vi- siteuse et de la prier de rester immobile afin de la dessiner, elle me donnait à entendre que pres de moi la chose serait facile à exécuter, et qu’elle ferait alors gratis ce que de la pirogue elle ne voulait faire que pour un cadeau. Nous avions cru la civilisation plus avancée aux Sandwich, et nous étions en droit de penser que les Anglais, qui y possèdent plusieurs comptoirs, auraient dû corriger chez ce peuple si bon, si confiant, cette effronterie de libertinage qui a toujours quelque chose de révoltant et de triste à la fois. È Au milieu de ces pirogues si élégantes et manœu- vrées avec une grâce extrème, se montraient parfois des femmes couchées ou plutôt assises sur une plan- che polie nommée paba, taillée en forme de requin, Dès qu'elles veulent avancer, elles s'étendent sur le ventre, et les mains leur servent de rames, en sorte que la moitié du corps est hors de l’eau. Si elles veu- lent faire une halte, elles se redressent, s'asseyent, et sont mollement balancées au gré de la houle, Je vous assure que {tout cela est fort curieux à voir et à étudier. Pour essayer leur légèreté à la nage, pour bien ap- précier ce qu'on nous avait dit de l'admirable adresse des Sandwichiennes au fond des eaux, nous leur mon- trions souvent une médaille ou des sous attachés à l’aide d’une jarrelière où au bout d'un ruban, pro- mettant le tout àqui s'en emparerait ; nous les jetions d'un bras vigoureux le long du bord; tout à coup uue douzaine de corps s’élançaient, disparaissaient et revenaient bientôt, escortant la plus habile ou la plus adroile plongeuse, qui nous montrait notre cadeau d'un air triomphateur. Nous ne nous lassions pas de ce spectacle si intéressant et si nouveau pour nous. A neuf heures, une grande pirogue, plus élégante que les autres et montée par douze rameurs, conduisit à bord le chef de la ville. Sa taille était de six pieds trois pouces français, sa figure belle et douce, sa poi- trine large, sa coiffure élégante, son sourire enfantin. Il était à moitié couvert d’un manteau qui nous per- mettait de prendre une juste proportion de toutes les parties de son corps, et il est rare de voir des hommes mieux constitués que ce chef sandwichien. Du reste, la manière décente dont il se présenta ; son langage (etil parlait très-purement l’anglais) ; le choix de ses expressions ; un enfant qui, armé d'un gracieux éventail, éloignait les insectes de sa personne ; cet of- ficier assez bien vêtu qui lui servait d’escorte; l'em- pressement marqué que mirent les pirogues qui nous entouraient à lui ouvrir passage ; l'élégance, la pro- prété et la grandeur de son embarcation, tout nous convainquit bientôt que nous avions affaire à un per- sonnage d'importance. Nous sûmes, en effet, quelques instants après, que c'était le beau-frère du roi, qu'il s'appelait Kookini, que les Anglais lui avaient donné le nom de John-Adams, qu'il était gouverneur de Kayerooah et de toute cette partie de la côte, et le seul chef supérieur quin’eût pas accompagné Ouriou- rion à Toïai. Dans la crainte de ne plus en trouver l’occasion, on voulut essayer sa force au dynamomètre ; il S'y prêta de bonne grâce, et il fit marcher l'aiguille jus- qu'à 95}, point où personne, depuis notre départ, n'avait encore atteint; sa vigueur rénale ne se trouva pas en proportion avec celle des mains. VOYAGE AUTOUR Kookini promit au commandant un emplacement propre à établir son observatoire ; il l'assura que le lieu où il ferait ses opérations serait fabou (sacrè) pour tous les habitants; mais il le prévint qu'avant de livrer les vivres dont nous avions besoin, il était in- dispensable qu'il en donnât avis au roi, ce qui néces- sitait un délai de trois ou quatre jours, Il l'assura néanmoins qu'on pourrait, avec des objets d'échange ou des piastres, se procurer à terre quelques provi- sions; mais que pour de l'euu, elle était très-difficile à faire, parce qu'il n'y en avait pas de douce dans les environs et que les naturels n’en buvaient que de saumätre. [ajouta que si nous n'étions pas dans l’in- tention de changer de mouillage, il s'emploierait de son mieux pour nous faire obtenir tout ce qui nous serait nécessaire, Satisfait de ses offres obligeantes, on se disposa à transporter les instruments à terre. — Cré coquin ! me dit Petit en voyant descendre Kookini, lenavire se déleste ; à la bonne heure, des matelots de cette facon, ça vous prendrait du pont même un ris à la grand’voile; quelle compagnie de voltigeurs, deux ou trois cents drôles ainsi taillés! — Tu n'as pas osé lui rire au nez, comme au mo- narque guébéen. — Je n'aurais pu, tout au plus, lui rire qu'aux ge- noux. — C'est-à-dire qu'il t'a fait peur. — Peur, lui! Eh bien! je vous jure qu'il me payera ce que vous venez de me réciter ici. — C'est une plaisanterie de ma part; je te connais, je sais quelu n as peur de personne. — Pas plus de lui que de cinquante autres comme lui. Dites-moi, monsieur Arago, est-ce vrai qu'il est gouverneur de la ville ? — C'est vrai, el il nous a promis des vivres. — Oui? C’est un brave, Al promis aussi de l’eau- de-vie? — Oui, aussi, — C'est un César. Est-ce de l’eau-de-vie de Co- gnac? — Pas tout à fait; on l'appelle ici de l'ava. — Ah bah ! — Ava. — J'ai compris. Cela soûle-t-il ? — Beaucoup plus que le cognac. —- Alors, vivent l’ava et le noble gouverneur Co- quini ! La rade de Kayakakooah est grande et sûre; les hautes montagnes qui la défendent des vents les plus constants ; la pointe Kowrowa, où périt Cook, située au nord, et celle de Karaah au sud, empêchent que la mer y soit jamais bien haute. La plage est belle ; quelques édifices et deux chaussées très-avancées of- frent un sûr abri aux embarcations. Laville deKayerooah est d’uneétendueconsidérable, maisles maisons, ou plutôtles huttes, sontsieloignées les unes des autres, principalement sur le penchant de la colline, qu'on ne peut guère les rattacher au quartier de la plaine, où du moms de petits sentiers battus figurent convenablement des rues et des pas- sages. Plusieurs maisons sont construites en pierres cimentées ; les autres sont faites de petites planches, de nattes ou de feuilles de palimstes très-bien liées entre elles et impénétrables à la pluie et au vent. La plus grande parlie des toits estrecouverte de goëmon, ce qui leur donne une solidité merveilleuse ; quelques solives bien ajustées et assujetties par des ligatures de cordes de bananier leur assurent une durée consi- dérable, et depuis que nous fréquentons des pays à DU MONDE. 293 demi sauvages, les cabanes d'Owhyée me paraissent les meilleures. Elles n'ont presque toutes qu'un seul appartement orné de nattes, de calebasses et de quel- ques étoffes du pays. Là couchent, péle-mêle, père, mère, filles, garçons, quelquefois même les chiens et les porcs. Vus de la rade, deux ou trois édifices ont quelque apparence et font regretter de les trouver pour ainsi dire isolés au milieu des ruines. Le plus considérable est un magasin qui se détache en blane sur toutes les autres cabanes. Il appartient au roi, qui en fait son garde-meuble, mais sans oser lui confier ses trésors, enfouis dans un souterrain. L'autre édifice est un moraï silué à l'extrémité d'une chaussée s'avançant dans la rade; le troisième est une maison appartenant à un des principaux chefs de Riouriou, lequel, avant de quitter la ville, a eu l'adresse de la faire tabouer afin d'en éloigner les curieux et les voleurs. On me donna à entendre que celui qui chercherait à y péné- trer serait à l'instant mis à mort, et que le maitre de la maison était un homme très-cruel et très-puissant. Le quartier nord de la ville peut avoir une centaine de cabanes, dont la plupart n'ont pas plus de trois à quatre pieds de hauteur sur six de longueur. Les portes sont si basses, qu'on ne peut guère y pénétrer que ventre à terre, et l'on respire dans ces cloaques infects un air capable de renverser ceux qui n’y sont pas habitués. Vous connaissez mon habitude de chaque reläche : ce que j'aime à voir d’abord, c'esice que je crains de ne voir qu'une fois, c'est surtout ce que la foule dédaigne. Cook tomba entre Kayakakooah et Karaka- kooah. J'irai m'agenouiller sur la place fatale, non pas demain, mais aujourd'hui, mais une heure après avoir mis pied à ferre, Quelques mots de renseigne- ment me suffirent; mes provisions ne furent pas lourdes, on ne meurt pas de faim dans ce pays. Je pris mes calepins, je dis adieu à mes amis, et me voilà en route, J'avais fait quelques pas à peine lorsque je me sentis frapper sur l'épaule. — Pardon de la liberté, me dit Petit, c’est moi. — Que veux-tu ? — Vous accompagner; j'ai entendu dire que vous alliez par là-bas saluer quelque chose, et je m'embête à bord. — Eh bien! reste à terre si tu en as la permission et laisse-moi tranquille. Je vais faire un peélerinage ; cette course est un pieux devoir pour quiconque a l’occasion de le remplir, et l'on ne va là ni pour rire ni pour se griser. — Je vous jure de ne pas me griser et de ne pas rire ; tenez, Je serai triste comme si j'avais perdu Marchais, comme si vous aviez été démäte d'un bras. Est-ce que vous n'avez pas été content de moi dans ce village de galeux, aux Mariannes ? — Si, mais il faut. — C'est dit, je vous accompagne. — Je ne l'ai rien promis, et pour. — Kuffit, je savais bien que vous accorderiez; vous n'êtes pas sibête de laisser Petil ici tout seul :il ferait quelque sottise. Comment donc s'appelle celui que nous allons pleurer ? — Cook. — Il parait que c'était le Coq des marins de son temps. Et ces fahichiens l'ont tué !... et vous défendez qu'on les saborde! Ça n'a pas le sens commun ; vous vous détériorez, monsieur Arago. Le premier qui nous regarde un tant seulement du coin de l'œil, d'un seul geste de ma main droite je le fais virer de bord lof pour lof. 994 SOUVENIRS — Point; tu ne seras jamais qu'un querelleur, un vaurien. — On dit que c’est mal de changer, je mourrai comme Ça Et tout en causant, nous avancions le long de la plage sans galets. Un petit bourg nommé Kakooah s'offrit bientôt à nous; nous y enträmes Petit et moi, et la première paroleque prononça mon matelot à un insulaire surpris et presque effrayé de notre présence fut ava. — Arouë, répondit le Sandwichien, aroué (non, je n’en ai pas). — Parole d'honneur ! dit Petit, ils sont tous à rouer, ils n'ont que ça à vous jeter à la face. — Tais toi et viens; Lu es un ivrogne! — Ivrogne ! le moyen de ! être quand on n'a rien à boire ! Mais bientôt, appelés par un cri de insulaire à qui nous venons de parler, une vingtaine d'autres sortirent des hultes et nous entourèrent avec une curiosité où plutôt une importunité qui devenait ex- trémement incommode. Les jeunes filles surtout étaient si pressantes, que nous ne pûmes nous en dé- barrasser qu’à force de grains de verre, de bijoux de laiton et de petits miroirs. Pour un mouchoir nous aurions conquis tout le village. Ainsi que les femmes de Kayakakooah, celles-ci étaient lestes et bien taillées, et offraient plus que dans la capitale un caractère de virilité qui faisat pla sir à voir. Plus nous avancions, plus le sol se des- sinait âpre et rocailleux ; nulle part uu chemin tracé; par-ci, par-là quelques touffes de papyrus donnaient un peu d'ombrage au piéton, mais le reste du sol était d'uue aridité d'autant plus rigide, que pas unruisseau descendant des montagnes ne jeta la vie aux ratines du plus petit arbuste. ! Bientôt un village nouveau, plus gai que le premier, s’offrit à nous au détour d'un immense quartier de lave vomie du Mowna-laë Petit prononca encore en entrant son mot favori ava ; une jeune el fort agréable fille lui fit signe d attendre et lui en apporta quelques gorgées dans un vase de coco. — Petit, lui dis-je d’un ton sévère, si tu bois, je t’abandonne 1ei, je te le jure. — Mais ça n’est pas possible, mon gosier est brü- lant, j'ai besoin de me ralraichir. — On ne serafraichit pas avec du feu. Jette cette liqueur — Ne pas la boire, c’est tout ce que je peux vous accorder. Maisla jeter, c’est comme si vous n'ordon- niez de battre mon père ou de vous f... une gilfle. Petit rendit le vase à la jeune fille en grommelant, et je fis accepter à la complaisante Sandwichienne, sans rien lui demander en relour, une Jarretièrerouge à laquelle elle parut attacher un grand prix. Nous alhons franchir les dernières maisons du village, escortès et presque menacés par les femmes, indignées de notre chasteté, lorsque des er,s sauvages échappés d’une hutte appelèrent notre attention. _— On écorche quelqu'un là-bas, me dit Petit en portant la main à la poignée de son briquet ; ces gre- dins-là n’en font pas d'autres. Voulez-vous que nous allions fouiller ? — Attends, peut-être le bruit va cesser. — Mais non, vous voyez qu'il redouble. On rit ici comme on pleure chez nous ; il est possible que ces urlements soient les romances de l'endroit. DO Suis-moi; mais surtout de la prudence; nousne sommes pas en sûreté ici, et tu sais que, pour la D'UN AVEUGLE. vengeance, les Sandwichiens n’y vont pas de main morte. À — En tous cas, s'ils osent nous attaquer, nous leur prouverons que nous ne sommes pas des cogs aussi faciles à plumer que celui dont vous m'avez parlé en partant. . Nous nous acheminämes vers la cabane où reten- lissaient plus éclatants que jamais les eris frénétiques, et nous y vimes, étendue sur une belle naïte, la tète appuyée sur un oreiller chinois fort dur et recouvert d'une toile cirée très-joliment bariolée, une femme dans les douleurs de 1 enfantement, Autour d'elle une douzaine d'utres femmes de tout âge, accroupies. lui tenient les pieds, les mains, la tête, et braillaient à réveiller les morts et à tuer les vivants. De temps enteiips, une seule, halelante, récitant à voix basse certaines parol.s fort rapides, se jetait pour ainsi dire sur la pauvre souffrante, lui faisait respirer des gre- nades, lui mouïilait la figure avee un linge trempé dans de l’eau jaunätre, et massait les membres endo- loris de l'infortunée avee une violence telle, que toute douleurdevait êtrealfaiblie à côté de celle que faisaient natre ses doigts nerveux. À notre aspect, il y eut un momeut de silence, interrompu bientôt par de nou- veaux cris auxquels on nous pria de nous joindre ; puis toutes Les femmes se levèrent, hormis les quatre qui tenaient caplis les pieds, les mains et la tète, et la horde écumeuse se mit à danser en rond comine si elle assistail à une orgie, Il n'y eut pas moyen de l'é- chapper, nous nous vimes contraints, Peut et moi, de nous meltre de la partie, et mon drôle de matelot y allait de si bon cœur, qu'il faisait à lui seul plus de tapage que quatre des 5lus robustes gardes-malades. Un quart d'heure après notre entrée dans cette ca- bane, Owhy\ée comptait un citoyen de plus. On porta la pelle créature sur le bord de la mer, et quand nous eûmes distribue quelques verroteries à ces bacchantes en sueur, nous continuâmes notre route vers la pointe sacrée. Nul incident remarquable ne vint nous distraire de la triste monolonie du paysage, et quoique nous eussions franchi plusieursrav ns assez profonds, nous ne vimes pas la pius pe ite trace d'un courant d’eau douce. Cela est triste et lugubre. Eufin nous arrivämes à Kowlowa, que deux natu- rels, assis dans uue pirouue, nous indiquèrent du doigt, comme S'ils enssent compris le mobf de notre voyage. La rade de Karakakooah se déploya devant nous; je me plaeai le lront découvert sur le roe poli où je supposais que le nobl: cepilaine avait été frappé mortellement, et je me reportai avec douleur vers ce Jour funeste où était tombé le plus grand homme de mer dont l'Angleterre puisse s'enorgueillir. — Tenez, me dit Petit, à qui je ne songeais plus, plantez à côté ce jeune bananier que je viens d’arra- cher de là-bas ; ces satanés habits rouges ne lui ont pas fichu seulement une petite pierre où une croix avec son nom; soyons plus justes qu'eux, et que ça lui porte bonheur. Ainsi fimes-nous. Je dessinai la place fatale, le fond de la rade de Karakakooah, où l'on découvre une assez belle végétation et un large rrieau de cocotiers sous lesquels sont bâties un grand nombre de huttes, et nous revinmes sur n0S pas, mornes el silencieux. Cependant la nuit nous gagnait de vitesse ; nous couchâmes dans un des villages où nous étions déjà connus et où l'on nous atlendait: nous distribuâmes aux importunes femmes toutes les bagatelles dont nous nous étions munis prudemment, et, grâce sans doute à notre générosité, nous ne fûmes nullement VOYAGE AUTOUR DU inquièlés par ces sortes de mendiants, qui veulent bien qu'on leur donne, mais qui, par compensation, vous MONDE 295 offrent aussi quelque chose. L'égoisme n'est pas dans la nature des Sandwichiennes. XLIV ILES SANDWICH John Adams. — Moral, — Moœurs. — Supplice. Sir Adams m'attendait dans sa demeure, car, s'é- tant apercu à bord que je dessinais, il me pria de faire son portrait, ce à quoi J'avais consenti. Sa case, beaucoup plus aérée que celles que j'avais déjà vi- silées, «était meublée avee goût. I y avait là un lit élégant, mais sans matelas; deux chaises d'osier fort propres, une table en acajou, un grand nombre de belles nattes, plusieurs oreillers indiens, bariolés d'une facon très-originale. Sur les murs on voyait quelques trophées d'armes, que je convoitais du regard, et, dans un mauvais cadre, la figure du grand Tamaha- mah, peinte par je ne sais quel vitrier voyageur. Kookini, me voyant entrer, se leva et me tendit la main ; puis je m'assis sur une natte de Manille, et à peine me fus-je installé, que deux femmes d’une ving- taines d'années vinrent à moi, me couchèrent, ap- puyèrent doucement ma tête sur un des plus riches oreillers, et se mirent à me masser avec des cris et une force telle, que j'en étais tout brisé. Je demandai grâce pour une politesse si exquise et si délicate, et je remerciai mes deux vigoureuses antagonistes en leur faisant accepter un petit miroir et des ciseaux, faibles présents qu’elles acceptèrent avec reconnais- sance, puisqu'elles me proposèrent de recommencer Sir Adams (Kookini} sur-le-champ l'opération que je les avais priées d'in- terrompre. Quant à Kookini, dès que j'eus achevé son croquis, sur lequel il appuya un fort gros baiser, il me donna à goûter d'un excellent vin de Madère, versé dans des verres en cristal, et m'invita à diner pour le lende- main, Puis, m'offrant un oreiller, une natte et une de ces belles armes suspendues aux parois de sa case, il me demanda si j'étais content de lui et si je lui ; ferais l'honneur de nouvelles visites. Je lui répondis que je ne passerais pas un jour à Kaïrooah sans venir le voir, et nous nous séparämes les meilleurs amis du monde, En sortant, je vis, couchées sur des nattes et enve- loppées dans une immense quantité d’étoffes de pa- pyrus, les deux épouses de Kookini. Figurez-vous des | Livn. 29. êtres monstrueux, des phoques, des hippopotarnes. Ces masses énormes constituent ici la véritable beauté; on n’y est réellement considéré qu’en raison du volume, et toute svelte et fringante Parisienne y serait traitée avee mépris. Au surplus, ces colosses informes avaient un caractère de physionomie 5lein de douceur et de bonté; leurs pieds et leurs mains étaient d’une délicatesse merveilleuse ; les dessins qui ornaient leurs joues, leurs épaules et leurs jam- bes d’éléphant, étaient faits avec un art infini, et l'une d'elles était même tatouée sur la langue. Mais patience; ces deux Vénus de Kookini re sont que de petites miniatures; d'autres ravissantes merveilles m'attendaient à Koïaï. Il n'ya pas de hutte à Kaïrooah où, quand vous vous présentez, on ne vous propose de vous masser 29 296 comme première cérémonie de réception. Cela fait, il y a honte et péril à rester auprès des femmes qui les habitent, perpétuellement étendues sur des nattes plus ou moins bien tressées, et rien n'indique que la morale et la civilisation soient près de régénérer ce peuple, qui, du reste, ne voudrait peut-être pas du progrès. La journée était belle; je Ja mis à profit pour par- courir la ville et entrer dans un grand nombre de cases. Partout la paresse et le vice couchés sous d’é- normes pièces de pagnes, partout une vie dépensée dans le sommeil; et le dégoût se mèle à l'indignation pour flétrir des chefs, des gouverneurs, un roi, qui laissent aux portes mêmes de la ville tant de terres inculles, quand la privation et la misère dévorent un si grand nombre de familles. Dans une de ces huttes, au haut de la colline, je trouvai quatre jeunes filles, la tête à demi cachée dans les quatre angles du logis, pleurant, criant et trépignant à la fois; puis, sur un signal donné par une autre femme un peu plus âgée, assise au milieu, elles tournèrent la tête, se regar- dèrent un instant en riant, reprirent, une minute plus tard, leur premier exercice avec des larmes vérilables, rirent de nouveau, et se groupèrent enfin, paisibles et satisfaites, autour de la femme qui sem- blait présider à ce singulier manège. J'en voulus con- naitre la cause; mais il me fut impossible de me faire comprendre, de sorte que je ne sais pas encore si c’est un amusement, où une joie, ou une scène de deuil. Au surplus, la cérémonie du massage me fut encore offerte avec instances, et je repoussai les ferventes prières qu’on m’adressait à cet égard, mais non sans avoir enrichi ces drôlatiques comédiennes d'un ha- mecçon, de quelques épingles, d’un ruban rose et d’un pelit miroir de deux sous. Je n'avais pas vu d'aussi Jolies filles à Kaïrooah, et je n’en avais trouvé nulle part qui eussent plus de grâce et un sourire plus en- gageant. Dans une case voisine de celle-ci, et où j'entrai parce que la porte en élait fermée, je ne trouvai per- sonne ; mais dans le fond, sur une pièce de bois sou- tenue par quatre pieux arlistement découpés, on voyait un pelit buste de Napoléon en plâtre bronzé, entouré de jolis poissons secs, mêlés à des folioles de cocolier finement dentelées. J'élais occupé à dessiner ce grotesque monument, lorsque le maitre du logis entra, et me dit d’un ton grave et solennel ces trois mots prononcés avec une grande difficulté : Cook! Tamahamah! Napoléon! Ce devait être le Tacite de la ville, l'historien en honneur de l'archipel. Je le saluai avec affection, et il me tendit la main d'une facon si grotesque et si fntasque à la fois, que peu s'en fallut que je ne lui éclatasse de rire au nez. De la ville à la haute colline qui garantit la rade des vents du nord-ouest, il y a peu de chemin à faire, et je promenai delà mes regards sur tout le paysage, beau, imposant, pittoresque. C'est de cette colline que les habitants tirent toute leur subsistance, et le cœur se soulève de colère à l'aspect des deux plaines désertes et abandonnées qui circonscrivent de riches plateaux. Ici, en effet, les cocotiers, les rimas, les bananiers, les tamariniers et les palma-christi ont une séve ad- mirablement vigoureuse, tandis qu’au pied nulle plantation, nul bouquet d'arbres, ne se dessinent pour protéger les naturels contre cette accusation de paresse dont les ont flétris tous les voyageurs. À la vérité, si l’on assiste au repas des Sandwi- chiens, qui ne mangent guère que Lorsqu'ils ont faim, SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. on se demandera peut-être à quoi leur serviratent des terres labourées et de riches plantations d’arbustes utiles. Aux Mariannes, nous avions été déjà frappés de la sobriété des habitants de Guham ; iei un Marian- vais serait un glouton, un ogre qu'il faudrait chasser de la ville, et un Européen y mourrait d'inanition s’il lui fallait se contenter de la ration du plus vorace - Sandwichien. Tamahamah, pendant son règne si agité, si glo- rieux, avait fait des concessions de terrains à ceux de ses sujets qui consentiraient à les cultiver, se réser- vaut de punir les demandeurs qui n'auraient pas rempli leur tâche avec activité; mais son fils Riouriou a laissé le peuple agir selon ses caprices, et les terres sont demeurées stériles. , Au reste, cette triste apathie des Sandwichiens pour la culture, ils la portent encore dans toutes les habi- tudes de leur vie, et tel est le résuliat nécessaire de l'ivertie de leur roi. Tamahamabh élevait-il la voix pour annoncer une bataille à livrer aux ennemis que lui avait légués son père, toutes les populations élaient debout : hommes, femmes, enfants et vieil- lards se rangeaient, impatients, sous des chefs intré- pides ; chacun, au milieu de la mêlée, faisait son devoir de guerrier fidèle et dévoué, et la paix se con- sol'dait, On dit aujourd’hui que le roi d’Atoaï a levé l'élendard de l'indépendance, qu'une lutte est per- manen(e entre les deux monarques, et nulle cité ne s'agile et nul soldat ne songe à combattre; Riouriou s'endort au milieu de ses femmes. Le gouverneur Kookini a deux maisons à Kaïrooah : la première, celle où il me recut, est sa maison de plaisance; l'autre est sa citadelle, défendue par deux obusiers sur lesquels on lit : République française. Non loin de là, et à côté du grand moraï, est une es- pèce de rempart en terre et en pierre, où sont bra- quées une vinglaine de pièces de ptit calibre, proté= gées par des casemales ou hangars recouverts de feuilles de cocotier. On trouve là cinq ou six guerriers sans vêtements, portant un fusil sur l’épaule, et allant d'un pas rapide de l’un à l’autre bout de la fortifi-, cation. La sentinelle marche, au contraire, à pas très-lents le long du rempart qui fait face à la mer ; et au son d’une clochette agitée par une autre sentinelle, la première fait volte-face pour continuer ses évolutions. Chaque faction est d’un quart d'heure; c’est trop pour épuiser la constance et la force de ces guerriers. C'est à côté de ce grotesque bastion, qu'une compa- gnie de nos voltigeurs prendrait en une heure ayee des cravaches, qu'il faut passer pour aller visiter le tombeau de Tamahamah, vers lequel Bérard et moi, en dépit de quelques sinistres avertissements, nous nous dirigeämes d’un pas tranquille. Deux Sandwichiens que nous avions pris pour gui- des nous escortèrent jusqu'à la citadelle, en refusant de nous accompagner plus loin, et en prononçant avec effroi le mot tabou (sacré); mais, voyant notre résolution bien arrêtée, ils nous prièrent de nous détourner de notre chemin pour venir rendre un hommage de respect aux cendres d'un de leurs chefs les plus :imés et les plus glorieux. Une pierre de taille, de trois pieds de long sur deux de large, mar- quait la place sacrée; les deux Sandwichiens s'en approchèrent dévotement en prononçant quelques paroles à voix basse, parmi lesquelles je crus enten- dre le mot Tamahamah; puisils grattèrent avec leurs pieds le sol voisin de la pierre, le frappèrent du talon et piétinèrent d'une façon fort grotesque. DORE Après celle cérémonie, ils nous prièrent de les iniler, ce à quoi nous consentimes de la meilleure grâce du monde. Bérard surtout sautillait comme un chevreau, et me regardait sans rire ; moi, je m'en donnais à cœur-joie, et si les deux Sandwichiens n'avaient pas élé satisfaits de nos témoignages d'af- ection el de respect pour leur héros, ils auraient été ort ridicules et fort injustes; mais il n’en fut pas ainsi, et, dans leur contentement, peu s’en fallut qu'ils ne nous adorassent comme leurs dieux à-la gueule béante. Avant de pénétrer dans le moraï, que les Sandwi- chiens regardent comme un lieu saint et révéré, on se trouve en présence d'un édifice solidement bâti en varech, renfoncé, en saillie aux angles, et recouvert d'une quadruple couche de feuilles de bananier entre- lacées avec un art infini. Il est haut d’une quarantaine de pieds, impénétrable à tout regard. La porte d’en- trée en est basse, en bois rouge, avec quelques cise- lures, fermée par de fortes solives en croix et un cadenas énorme. C'est le lieu où sont pieusement gardés les restes du grand roi dont on ne prononce ici le nom qu'avec une respectueuse vénération. En xain cherchämes-nous, Bérard et moi, à plonger un œil indiscret jusqu'au fond du monument : partout un double mur serré et compacte punit notre curio- sité, et lorsque, nous croyant à l'abri de toute inves- tigation, nous voulümes tenter, à l’aide d'une lame de sabre, de nous faire jour jusqu’au delà de la pre- mière enveloppe du tombeau, un cri terrible arriva jusqu’à nous, poussé par trois Sandwichiens cachés dans une petite hulte et préposés à la garde du saint lieu, et le mot sacramentel {abou nous arrèta tout net, car nous n'ignorions pas qu’il y avait grande témérité à le braver. Cependant, sans trop paraitre déconcertés par les menaces des naturels qui nous regardaient de la plage, du camp retranché et de la limite du terrain sacré, que nul n'osait franchir, nous entrâmes dans le moraï, fermé par une haie de deux picds de haut. A peine en eûmes-nous franchi le seuil, que les insu- . laires les plus rapprochés se jetérent à genoux, puis ventre à terre, et, en se relevant un instant après, ils parurent étonnés que le feu du ciel ne nous cüût pas encore consumés. Aussi, profitant de la permission que la clémence de leurs dieux nous accordait, nous visitâmes et étudiämes dans ses plus petits détails ce champ du repos éternel. C’est un espace à peu près carré de trois cent cin- quante pas au moins, où sont dressés çà et là, les unes debout, les autres assises sur des pieux peints en rouge, les statues des bons rois et des bons princes qui ont gouverné l'ile. Ces statues, grossièrement Seulplées, sont colossales; la plus grande de ce uoraïi a quatorze ou quinze pieds de haut, et la plus petite n'en a pas moins de six. Elles ont toutes les bras tendus, les mains fermées, les ongles longs et crochus, les yeux peints en noir et la bouche ouverte. Cette bouche est un four énorme où le prêtre dépose, le jour, les offrandes que les fidèles lui confient, et qu'il vient ressaisir la nuif, en annonçant au peuple -crédule que les dieux sont salisfaits. Dans la gueule d'une de ces images élaient encore, à demi pourris, de gros poissons, des régimes de bananes et deux ou trois pièces d’étoffes de papyrus, tandis que plusieurs autres portaient sur leurs épaules des débris d’oi- Seaux au plumage rouge, collés à l'aide d'un mastic noir et gluant. Les statues, debout ou assises, rappelaient, je vous l'ai dit, les rois vénérés ; mais d’autres idoles renver- sées et à demi recouvertes de galets figuraient les VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 997 princes ou les chefs voués au mépris ct à l’exécration des hommes. Douze statues étaient encore debout ; trois seulement étaient renversées. Heureux insu- laires ! vos dieux vous ont protégés dans leur bonté ! Au milieu du morai est une bâtisse beaucoup plus grande encore que le tombeau de Tamahamah et aussi solidement construite, dans laquelle on garde avec assez d'indifférence des meubles européens du plus haut prix, cadeaux faits, il y a peu d'années, par le roi d'Angleterre au puissant monarque des iles Sand- wich. Gcorges IV reçut en échange de ces magnifi- ques meubles, dont on comprenait à peine l'usage ici, des manteaux de plumes, des casques d'osier et plusieurs éventails en jone fort bien tressé, ornant aujourd’hui une des salles du beau musée de Londres. Entre cousins, on se doit des égards. De retour du morai, Bérard et moi, nous noustrou- vàmes entourés par les naturels avec une curiosité si empressée et pourlant si craintive, que nous recon- nümes bien qu'ils étaient étonnés denous voir revenir sains et saufs d'une expédition si périlleuse. De l’autre côté de la ville est encore un morai infi- niment plus soigné que le premier, orné d’une tren- taine de statues au moins, toutes debout, presque toules dotées de riches éto'fes et de fruits délicieux. Mais le plus beau de ces cimetitres est, sans con- tredit, celui qui domine Kaïrooah, à gauche d’un chemin conduisant à Kowlowah; celui-ci est vrai- ment magnifique; les images des rois y sont seulp- {ées avec un soin extrème. La haie qui le borde, faite en arûêtes de cocotiers, est haute de quatre pieds, et de tous côtés, sur des pierres polies, sont déposés en faisceaux des trophées d'armes, des étolfes soigneu- sement pliées, des fruits renouvelés chaque Jour, et souvent aussi de belles chevelures. Ces chevelures, les dieux seuls les acceptent en offrande; le reste devient la päture du prêtre hypocrite de ces lieux de repos. Je dois pourtant à la vérité d'ajouter que la plu- part de ces statues colossales ont des poses fort licencieuses, et que c’est à leurs pieds surtout que les offrandes se voient plus nombreuses et plus riches. Au beau milieu de ce vaste cimetière est une im- mense charpente en bois, haute de cinquante pieds, assez solidement bâtie, où flottaint à l'air de volu- mineuses étoffes du pays, des grappes de bananes flétries, des cocos réunis en bloc, et au centre, sur un échafaudage, le squelette blanchi d'un veau. Toucher à ces débris, à ces offrandes d’un ami à un ami, serait s'exposer à de grands dangers de la part des naturels, qui n'entrent qu’en tremblant dans certains moraïs, les jours où hommes et cimetières n'ont pas été tabous par les prêtres. Mais ce n'est pas seulement le champ du repos que l'on sacre, ce ne sont pas seulement les idoles que l'astuce et l'hypocrisie entourent de tant de respect, ce sont encore les environs des morais, ce sont les arbres voisins d’où la fraude pourrait être aperçue, ce sont les collines peu éloignées qui planent sur l'enclos ; les prêtres sandwichiens savent admirable- ment leur métier, et le peuple ferme les yeux quand ils disent, eux, qu’on ne doit pas les ouvrir. J'allais oublier d'ajouter que, dans ce lieu de deuil où se jouent tant de jongleries, où se commettent tant de vols et de sacriléges, presque toutes les idoles sont debout (une surtout domine les autres de toute la hauteur d’un capuchon rouge, pointu, de six pieds de long); que deux princes à demi bons sont renver- sés à moilié, et qu'un seul est étendu honteusement 228 sur des galets et caché sous des arbustes parasites. J'ignore, au surplus, si ces ovations ou ces flétris- sures Cependant nous avancions toujours à travers quel- ques bouquets assez touffus de boïs de sandal et des plaines incultes qu'il serait aisé d’embellir, et de temps à autre les naturels nous priaient de nous détourne: de notre chemin pour aller frapper du pied quelques légers monticules recouverts de galets, dernière de- meure d’un ami ou d’un frère. J'avais toutes les peines du monde à obtenir de mon coquin de matelot ces singuliers témoignages de regret, et il est difficile de se laire une idée exacte de la bouffonnerie du drôle à exéculer les piélinements qu’on lui demandait avec instances. Les habitants d'Anourourou, tout entiers ä/la vie animée et turbulente qui les galvanise, ne veulent pas même auprès d'eux un seul des objets qui pourraient porter quelque atteinte à cette folie de chaque jour, que j'avais tant de peine à comprendre. Après une marche assez monotone de deux heures, nous arrivàämes à un groupe de cabanes élevées dans une espèce de cirque bordé de roches volcaniques, entre lesquelles croissent, élégants et vigoureux; quel- ques cocotiers dominant d'autres grands végétaux pleins de séve. Nous fimes halte, et tandis que les naturels, assis sous les arbres, essayaient la répétition des tours d'escamotage qu'ils m'avaient vu faire, j'entrai dans une cabane déserte et je me reposai à côté de Petit; mais, dans la crainte d'être vainçu par le, sommeil et de ne pouvoir exécuter ma course en une seule journée, je me levai bientôt et retournai vers mes heureux compagnons de route. Le matelot, qui ne perdait presque jamais de vue le sac des pro- jisions, s’en approcha tout doucement, et, après avoir isité les bouteilles : — Ce sont des farceurs, me dit-il du ton de cette Lolère qui le possédait quand mon pauvre domestique Hugues se trouvait par hasard à mes côtés. — Quoi donc? — Ces gredins, ces misérables, ce sont des vo- leurs ! — Qu'ont-ils fait ? — Ils ont vidé à demi une bouteille de vin, et, pour nous tromper, ils ont achevé de la remplir avec de l'eau. Qu'est-ce que je vous disais pourtant ! — Peut-être es-tu dans l'erreur. — Dans l'erreur, moi! allons done, je m'y connais, ! à Petit de se SOUVENIRS D'UN: AVEUGLE. je n'ai pas la berlue; Le vin est pâle comme la mort : l'eau fait cet effet sur tout le monde. _ —Jete dis que tu te trompes. — Si vous ne voulez pas vous en rapporter à mes yeux, rapportez-vous-en à mon gosier, qui ne peut pas se tromper, lui. Jugez-en. Petit avala une demi-gorgée du vin baptisé et la rejeta avec dégoût. Je fus convaincu à celte épreuve. — Eh bien, reprit-il, me croirez-vous maintenant” — I n'y a plus moyen de douter. — Oh! si je connaissais l'ivrogue ! — de te défends de bouger. — (C'est cela, il faut se laisser égorger sans taper sur rien ; il faut se laisser boire le sang et dire encore merci. Ils n'ont pas avalé la poudre, les scélérats; ils n'ont pas avalé la lame du sabre, mais le vin! Oh! tenez, je les méprise maintenant autant que je les esti- mais. C’est fini, en arrivant à bord, je conte ça à Mar- chais ; nous faisons une descente à leur Anourourou- rourou, et gare dessous ! Cependant le chef de la troupe, c'est-à-dire le plus grand de tous, témoin de la bruyante querelle que me faisait Petit, se leva du milieu de ses compagnons et vint nous en demander la cause. J’eus beau ordonner taire, de garder un silence généreux, le sacripant fit tant, par ses gestes et ses menaces, qu’il parvint à expliquer fort nettement la cause de sa mau- vaise humeur ou plutôt de sa rage. A cette confidence, le chef irrité poussa un cri aigu, auquel répondirent tous les Sandwichiens en se le- vant, et nous füunes icitémoins d'une scène fort plai- sante d'abord, mais qui se termina bientôt d'une ma- nière assez dramatique. Placé au centre d'un cercle de quatorze hommes, auxquels il venait d'imposer silence, le chef, qui s’ap- pelait Kroukini, se mit à les-haranguer d’une façon fort sévère, en se frappaut de temps à autre avecune extrême violence la tête et la poitrine. Gela fait, il s’approcha de chacun d'eux, se fit respirer sur la bouche, et dès qu'il paraissait .convaincu de l’inno- cence de celui quisertrouvait soumis à l'épreuve, il lui serraït affectuensement la main, et deux nez se frottaient vigoureusement l’un contre l'autre. Au neu- vième, il s'arrêta tout à coup après la bouffée ordi- naire, fit recommencer le Sandwichien, articula bau- tement et brièvement quelques sons aigus, appela auprès de lui chaque individu de la troupe pour appuyer sa certitude, et quand ils se furent montrés d'accord sur sa culpabilité, l'individu désigné, sortit, des rangs, entra dans le cercle, baissa la iète et à e, croisa les bras, tandis que les autres, piétinantuet, bourdonnant une chanson à trois notes, sans accord. ni mesure, se mirent à tourner, d’abord avec lenteur, et enfin avec une extrème rapidité, tantôl de gauche, à droite, tantôt de droite à gauche. pur: Espérant que ce serait là la seule punition infligée au coupable, je rentrai dans ma case avec Petit, qui disait qu’à ce prix il n'était pas malaisé d'avaler cinq: ou six bouteilles de vin. Mais il y, avait à peine un quart d’heure que j'y étais entré que des cris violents} arrivèrent jusqu’à moi, Je me levai brusquement, je’ sortis, et Je vis le malheureux Sandwichien, le dos” courbé, recevant les coups énergiques et multipliés, de ses camarades, armés d’arêtes de cocotiers, el tournant toujours autour de la pauvre victime, meur- trie et déchirée. Je m'élançai aussitôt, et, franchis-, sant le cercle étroit, je me plaçai à côté du coupable, j'élevai ma main droite sur sa {ête et m'écriai : ibou ! tabou ! Halte Aussitôt et comme par enchantemeut, tout le monde 1 VOYAGE. AUTOUR DU MONDE. 275 s'arrêta, les arêtes tombèrent, le calme se rétablit, et le malheureux, se jetant à genoux, souleva mon pied droit, le plaça sur sa tête, voulant par là m'apprendre que désormais il était mon esclave. { — Eh bien, me dit Petit, ee sont de bons enfants, peut-être même un peu trop bons. a — Que conclus-tu de tout ceci? lui demandai-je, — Qu'ils ont des bras bien vigoureux. — C'est toul? — Je ne vois pas autre chose. — Et que le vol chez eux est sévèrement puni. — Ah ! oui, le vol du vin. — Tous les vols. : —Si l’on pouvait taper sur ce polisson de Rives avec la même rudesse! — A t’entendre, on te croirait méchant. — Vous savez bien queje:suis un vrai mouton; mais cemmarsouin-là nous a trop indignement enfoncés. Au reste, monsieur Arago, vous êtes, vous, dans ces deux affaires, le plus coupable de tous. — Comment ne prouveras-tu cela? — Ce n’est pas difficile. N'avez-vous pas voulu faire le gentil avec les deux tendres épouses cuivrées du farceur de Bordeaux ? Et comme le nain savait fort bien ce qui lui reviendrait de vos aimabilités, il apris la chose comme il convenait, et avee elle il a pris aussiles chemises, les pantalons, les mouchoirs que vous lui présentiez par paris à la préfecture, ainsi que dit Hugues en latin. En second lieu, si vous aviez donné à garder à ce pauvre Sandwichien deux petits barils d’eau filtrée, au lieu de deux bouteilles de vin, pasune goutte n'aurait manqué à l'appel. On tutoie la liqueur rouge, on respecte le liquide de canard. Tenez, moi, qui me pique, Dieumerei, de probité et de vertus de toute espèce; eh bien, je ne répondrais pas de vous rendre intact un flacon de schnick, quand même vous m'ordonneriez de me tenir de lui à lon- gueur de deux gaffes. — Oh ! tu es un-franc ivrogne, et je ne serais pas assez niais de L’exposer à la tentation. . 7 Vous feriez fort mal, vous ne me rendriez pas Justice, car, foi d'homme... j'y succomberais. Cependant nous nous étions remis en marche; je remarquai que le voleur de mon vin avait humble- ment pris la queue de la caravane, et que personne ne lui adressait plus la parole. — Va, dis-je à Petit, va lui tenir compagnie et tâche de le consoler. j — Oui, je vas lui faire de la morale, lui apprendre que lorsqu'on a entamé une bouteille, faut l'achever, et que si on l'a puni si rudement, cest parce qu'il s'était permis de baptiser Le nectar. — Petit, tu mourras dans l’impénitence finale. —Là-dessus, monsieur Arago, je suis enchanté de metrouver parfaitement d'accord avee vous. Nous arrivämes enfin à Fembouchure de la rivière oùse faisait, avec assez d'insouciance, la pôche des huitres ; mais comme les cabanes de l'établissement se trouvaient sur la rive opposée, il fallut traverser larivière de Pah-ah. Or, je vous l'ai dit, je ne sais pas nager, et il n’y avait malheureusement près de nous aucune pirogue. — Vous voilà pincé, monsieur, me dit mon mate- lot, ça vous apprendra à ne pas apprendre. J'expliquai au chef de mes joyeux camarades le motif de ma résistance; mais aussitôt, grimpant sur un arbre, il en détacha une assez forte branche, la descendit, la prit par un bout, plaga à L'autre extré- mité un de ses amis grand et vigoureux, m'invita à m'accrocher au milieu, et me donna à entendre que je n’avais rien à craindre. — Courage done, me disait Petit; vous verrez qu'a- vec un peu de bonne volonté vous saurez un jour quelque chose; risquez-vous, et puis ne suis-je pas là, mo1? Enhardi par la confiance de mon drôle, je me dés- habillai donc et saisis presque en tremblant la branche solide, tandis que, faisant un seul paquet de mes vê- tements, un des Sandwichiens les plaça sur sa tête et s'élança dans la rivière. Je délibérais encore, lorsque Pelit, qui était derrière moi, me heurta violemment de l'épaule, me fit faire un plongeon et me dit en riant : — Enfoncé !il n'y a que le premier pas qui coûte; barbotez maintenant, l’eau est salée en diable... c’est égal, tapez donc du pied!... Dieu que vous êtes mol- lasse! on nage comme on marche, ça s’apprend tout seul. Si vous pouviez regarder, vous verriez comme c'est beau : nous avons l'air d'une bande de marsouins poursuivis par des requins. Dessinez-vous done, mon- sieur Arago, ça fera un tableau magnifique! J'entendais à peine.les railleries de Petit, tant je tremblais dans ma peau que les forces ne vinssent à manquer à mes bardis et intelligents nageurs; mais de pareils hommes sont faconnés à de plus étonnants prodiges, et avant d'atteindre la rive opposée je pus reprendre courage et m'aider un peu, afin de.les sou- lager. — À la bonne heure! s’écria le brave matelot, qui ue me perdait pas de l'œil, voilà que vous faites des progrès! on dirait une grenouille; vous y prenez goût, tant mieux : c’est si bête de ne savoir (pas na- ger ! autant vaut n'aimer ni le vin ni l’eau-de-vie; ca vous corrigera, j'espère, de vos trois vilains dé- fauts. Nous avions pris pied, et j'avoue que j'en fus en- chanté, car il ya une horrible fatigue à naviguer d'une manière si incommode. Ni mes effets ni mon calepin n'avaient reçu la plus petite goutte d'eau, et l’on peut dire qu'à l'égal des Carolins, les naturels des Sandwich étonnent par leur admirable adresse à se jouer de la fureur desvagues de la mer. Levillage de Pah-ah est composé dehuitcabanesoüse reposent le soir, de leurs fatigues quotidiennes, douze habiles plongeurs. A un quart de lieue à peu près aularge, et dans une circonscription d’une lieuerau plus, ils plongent une trentaine de fois en un jour par douze, quinze ou vingt brasses, fouillent les roches madréporiques, remontent avec quelques huilres qu'il leur est défendu d'ouxrir, et les envoient ensuite au gouverneur de Wahoo, qui les visite et en adresse les richesses à Owhyée. La qualité de ces perles de Pah-ah est rarement su- périeure; elles sont-en\ général faiblement teintées de bleu; mais on éntrouve parfois d'une eau extrème- ment-pure, et äl est certain que le produit de cette pêche pourrait devenir considérable si,on la faisait d’une façon plus commode et plus active. Quelques beaux cocetiers, deux plantations assez étendues de choux caraïbes, une large allée de palma-christi, un champ de pastèques : voilà la colonie. | Après un frugal repas, où furent consommés par, nies camarades, Pelit et moi, les restes déjà fort en- tamés de nos provisions ; après avoir reconnu, par plusieurs largesses fort peu coûteuses, les politesses dés bons pêcheurs, j'ordonnai,le départ. Mais les Sandwichiens n'avaient pas encore épuisé leurs forces, ils se mirent à danser, comniesi Je soleil se fût voilé pour eux, comme s'ils se fussent éveillés depuis un 276 SOUVENIRS moment d'un sommeil tranquille, el je ne saurais vous dire quel plaisir } _e uvai à les voir a au cheval fondu. Je me mis de la partie en me rappelant mes jeux de collége, et pourtant je me carduis bien d’imiter mes lurons jusqu'au bout, car, échelonnés verticalement à la rivière, après avoir franchi le der- nier dos, le sauteur tombait dans L'eau et venait rapi- dement gauner le rivage. —iEncore un bonheur que vous avez à regreller, me disait Petit; si une catastrophe vous arrive un Jour, Je ne suis pas sûr d'être assez fort pour nous sauver tous deux. — Sais-tu bien, Petit, que ce que tu me dis là est un grand témoignage d’ amitié ? — Voyez-vous, monsieur Arago, si vous douliez le moins du monde de la mienne, je vous aplatirais comme une morue. — Donne-moi ta main. — Oh! ma main! ma tête! mon cœur! tout est à vous; tenez, vous m'ordonneriez daus un moment de colère de boire une bouteille de bordeaux ou un verre de cognac, que je crois, foi d'homme, que je me ris- querais. — Je te connais et je ne doute pas de ta sincérité. — C'est comme ça. La pirogue de l'établissement nous porta de Yautre côté de la rivière, nous retournâmes à Anou- rourou par une route plus longue, mais aussi plus variée. Nous longeämes le rivage, où sont élevées cà et là plusieurs cabanes où vivent, à l'exemple des ha- bitants de Lahéna, quelques familles heureuses, et nous arrivämes le soir aux premières maisons de la capitale. J'appelai près de moi tous mes compagnons, si gais, si pleins de bonté; je plaçai à terre autant de lots qu'il y avait d'individus, et, commençant par le chef de la troupe, je lui dis qu ‘il n'avait plus qu’à choisir. Celui-ci prit le tas contenant des hamecons, une pe- lite scie et une lime; le second choisit deux ‘couteaux et un rasoir; le troisième s’élauça sur une chemise rayée de matelot; les autres s'emparérent du reste, selon leur caprice, et quand vint le tour du Sandwi- chien voleur, il saisit timidement sa part et la porta au chef, qui l’accepta sans hésiter. Je voulus lui faire observer que ce serait m'affliger, mais ses camarades me firent entendre que là-dessus leur loi était précise, et qu'il ne pouvait agir autrement. Je me soumis donc, à mon grand regret; mais le lendemain sur la plage je retrouvai l'homme fustigé, qui me tendit la main et me dit que rien ne s’opposait plus désormais à mes générosités à son égard. Je lui fis cadeau d’un mouchoir, et il bondit avec une joie semblable à celle qu'avaient montrée la veille les braves gens qui s'é- taient offerts avec tant de désintéressement à m'ac- compagner à la pêcherie de Pah-ah. Cependant, pour ne rien perdre de ce qui pourrait offrir quelques détails curieux et intéressants, je re- fusai d'aller rejoindre Marini, qui m'attendait, ct je me rendis sur la place publique, sans cesse battue et visitée par les heureux naturels de ce lieu de délices. C’élaieut des cris de joie à réjouir l'âme; c'étaient des sauls, des gambades, des danses sans convulsions, comme celles d'Atoaï, mais avec des sourires et des caresses. lei, l'on jouait au cerceau; à, on jouait à la boule ; plus loin, à l'équilibre; tandis que les femmes, plus réveillées encore par une brise du large qui ai- daïl le flot à monter, se dirigeaient joyeuses vers les récifs du port. EL pourtant il y avait par là aussi sur les physio- ncmies quelque chose de gêné, d'emprunté que je D'UN AVEUGLE, n'avais pas remarqué jusqu'alors. Que s'élait-il donc passé ? Mon coquin de matelot, que je trouvai adossé à une cabane, se chargea de me l'expliquer. — Que fais-tu là, avec cet air piteux? — Je me repose. — Tu viens de courir ? — Non, je viens de me battre, ou plutôt je viens d'être bat'u… — Pourquoi donc ? — Est-ce que je le sais ? [ls étaient d'abord quinze ou vingt qui m'entouraient, qui me pressaient, mais sans me faire aucun mal; moi j'ai donné une torgnole au plus hardi, au meilleur voilier; alors le drôle, qui avait Six pieds au moins, m'a saboulé d'une facon si sterling, que j'ai pris en cinq ou six minutes une quin- zaine de billets de parterre, et que ma chemise n’est plus une chemise, ni mon pantalon un pantalon. Il n'y a que mon nez qui y y ait gagné quelque chose ; voyez, on dirait que J'en ai quatre au moins ; il me fait l'effet d'une patate première qualité. Ce ne devrait pas être permis de faper comme ça; on est dur, c'est vrai, on est façonné à la douleur; mais un marteau ne devrait tomber que sur une enclume.… — Viens, mon garçon, je vais me faire raconter le motif de cette rixe, et je parie d’avance que tu as tort. — Je n'ai jamais eu tort, moi; ils m'ont cerclé, j'ai souqué, et gare dessous ! les plus voisins disaient : Assez! — Je le savais bien que tu avais fait des tiennes : n'importe, viens toujours. — C'est difficile ce que vous me demandez là; je ne peux pas bouger; je suis moulu, aplati, quoi; et sije ne pleure pas, c'est que je n’ai de larmes que quand on me fait mal au cœur. — Tiens, me voici assis à ton côté; conte l'affaire franc hement, en vrai matelot. — C'est court. Vous rappelez-vous, monsieur Arago, un certain sermon que je prononçai à Guham aux im- béciles habitants d'Agagna, à qui je parvins à faire avaler quelques farces de saints, de martyrs, de vier- . ges et autres apôtres ! — Oui. Eh bien? — N'est-ce pas que j'étais magmfique et pour le moins vingt fois plus beau que l’abbé de Quélen, qui, soit dit en public, est fort laid ? — Je m'en souviens. — Et moi aussi, car j'y gagnai de quoi me soüler pour deux mois au moins. Eh bien, tout fier de mon truc et de la grâce de ma parole, j'ai voulu essayer tout à l'heure ici la même cérémonie; je me suis hissé sur une cabane avariée, j'ai prêché, j'ai montré à ce peuple cuivré les belles images de la Mère de Dieu, dont le cœur était percé de sept ou huit pointes de gaffes, ainsi que des rosaires bénits par Son Altesse impériale monsieur le pape; plus, un tas de vaude- villistes figurant pas mal les douze apôtres se soûlant , à table. Eh bien , vous le croirez à peine, ces mar- souins ne m'ont pas compris, et, au lieu de me don- ner en échange des nattes et de l’ava, ils m'ont largué deux ou trois bordées de coups d'aviron à cinq feuilles, et j'ai coulé bas, j'ai sombré..…. v'là tout. — J'étais bien sûr que {u avais cherché querelle à ces braves gens. — C'est ça, parce que j'ai essayé de les convertir. — Mais, mon garçon, ils ne comprennent pas {a langue. VOYAGE AUTOUR DU MONDE, — Ce sont des pékins, je parlais pourtant bon fran- çais. — I] valait mieux leur parler mauvais sandwi- | chien. — Le moyen, je vous le demande ! il y a de quoi se démembrer la mâchoire à essayer leur plus petite syllabe ; si Marchais avait naviguë dans mes eaux, nous aurions brisé les leurs. Saisissez-vous, monsieur Arago ? — Qui, oui, tu seras toujours un drôle et un que- relleur ; mais viens, je veux te rapatrier avec eux. —Que j'amènemon pavillon en face de ces gabares ! — Obëis, tais-toi, ou je te conduis à bord. Pelit se leva tout endolori; nous traversämes la place publique, et, à ma vue, les bons naturels s’em- pressèrent autour de nous. Tous parlaient à la fois avec des gestes multipliés ; ils voulaient sans doute me faire entendre qu'ils avaient été provoqués, et me donnaient à l'envi des témoignages d'affection que je comprenais 277 à merveille. Le plus grand surtout, le marteau de Petit, luttait de zèle el de prévenances. — Le voilà, dit mon matelot; voyez, monsieur, s’il es permis d'avoir un poing de cette force; il abat- trait un grand-mât. — Sa figure pourtant est bien douce. — Je vous assure que ses mains ne le sont pas. — Allons, dis-je à Petit, il te donne un noble exem- ple ; il me demande la permission de frotter son nez contre le tien; accepte, et je te promets une demi- bouteille de vin en arrivant à bord. — Monsieur Arago, ça vaut deux bouteilles comme un liard. — Tu les auras. — Alors, qu'il frotte. La réconciliation eut lieu; les excellents Sandwi- chiens se mirent de nouveau à danser en nous accom- pagnant, et il ne fut pas difficile de me convaincre que la générosité et l'oubli des injures sont les vertus qu'ils pratiquent avec Le plus d'amour. LIV ILES SANDWICH Wahoo. — Marchais et Petit. — Commerce. — Pêche de Liahi. — Bonne foi des r=turelc. Coup d'œil général. — Encore Marini. Depuis plusieurs jours Marchais était consigné à bord, je ne me rappelle plus pour quelle faute; mais je parierais encore aujourd'hui beaucoup contre peu que c'était pour avoir aplati un ou deux de ses meil- leurs camarades. Bref, le brave matelot n'élait pas descendu à terre, et comme le liquide était fort rare sur la corvette, comme nous avions encore d'immenses | traversées à faire avant de pouvoir nous en procurer, etque la pauvreté, quirend égoïste presque autant que l'opulence, faisait garder à chacun sa faible ration de vin et d'eau-de-vie, il s'ensuivait que l’intrépide Mar- chais n’avait pu encore, depuis notre arrivée, oublier une seule fois dans l’orgie ses longues fatigues et ses pémbles travaux de chaque jour. Petit, seul dans l'é- quipage, donnait parfois sa part à celui qu'il aimait lant, et Marchais ne l’acceptait que parce qu'il savait à merveille qu’il était en mesure de rendre tôt ou tard à son généreux ami, en coups de poing, ce que celui- ci lui avançait en boisson. Mais, hélas! les rations étaient si mesquines, et la langue pavée de lave des deux vauriens était si peu sensible à la saveur du petit verre, que mieux eût valu souvent qu'on ne vint pas, à l’aide d'un pareil appât, leur rappeler l'amertume de leur position et la misère toujours croissante de leur vie de bord. Cela ne pouvait durer plus longtemps, pour peu que nous tinssions à conserver nos deux lurons. Mar- chais séchait sur pied comme une fleur sans rosée {c’est la première fois qu’on le compare à une fleur), et son frère en infortune penchait aussi la tête par sympathie. Que faire, à bon Dieu! dans une si fâcheuse posi- tion? Ce qu'on avait déjà fait plus de cinquante fois depuis notre départ de France : s'adresser à celui qui n'avait jamais entendu un de leurs soupirs sans y rè- ne par un serrement de main et autre chose. e ces deux bienfaits dont je poursuivais mes excel- lentes canailles, le premier était le plus apprécié sans doute, mais je vous assure pourtant que le second avait une valeur immense. Un matin donc que de la dunette je dessinais Anou- rourou, je vis Petit appuyé sur le grand mât, qui me faisait signe d’aller à lui; et moi, dont les ressources s’épuisaient, je feignais de ne pas le comprendre. L'un de nous devait à la fin se iasser à la manœuvre, et comme je vis bien que ce ne serait pas lui, j'aimai mieux en finir avec ce manège {élégraphique et accos- ter le drôle. — Voyons, que me veux-tu encore? — Tenez, cela est infäme à vous; vous ne vous aper- cevez plus de rien maintenant; on aurait beau mourir à bord de faim et de soif, que c'est pour vous comme si 1 on était plein jusqu'aux écubiers. — Mais, coquin, ne L'ai-je pas trouvé hier encore ivre à terre ? — Moi, oui, c'est vrai; mais lui ! lui! Est-cequ'il est permis de se soûler tout seul ? — Il me semble que tu n’attends pas toujours ton camarade pour te donner ce plaisir. — C’est encore vrai, et voilà ce qui me met en co- lère contre moi. J'ai des remords, parce que j'ai de la conscience; je veux me punir, me corriger. — Tu ne te souüleras plus ? — Quelle bêtise! je ne me soûlerai plus seul, voilà | tout. — Et c'est pour me faire cette confidence que tu m'as dérangé de mon travail? — Oui, vous pouvez y compter à présent; vous êtes averti; Ça doit vous suffire. — À merveille! — Mais une autre fois songez mieux à votre devoir, Ou Ça ne se passerait pas ainsi. — Je m’en souviendrai, vaurien. Je laissai là le sacripant, lorsqu'un étau vigoureux, serrant mon poignet, me c'oua à ma place. — Doucement, J'ai deux mots à vous dire aussi — C'était donc un guet-apens, une conspiration ? — Possible, et puisque vous vous êtes laissé prendre, vous m'entendrez, moi, Marchais. — Parle. — M'y voici. Vous rappelez-vous, monsieur Arago, le jour où, amarré au gaillard d'avant, Lévèque 218 m'administra sur le dos vingt-cinq coups de gar- cette? — Oui, parce que turayais rossé un de tes amis, — Pas vrai, j'en avais rossé deux. ‘ — Après. - — Après ? J'en rossai un troisième. — Continue. — Je vous entendis, ce jour-là, vous approcher de Lévèque et lui dire tout bas: Frappe doucement, ettu aurasune bouteille de rhum. — C’est vrai. — Eh bien, Lévêque, qui comprenait la grandeur de la chose, fit ce que vous voulütes, en dépit même de M. Lamarche, présent à l’action, et qui au total n’est pas si méchant qu'il s'en vante, et que vous attirâtes de l’autre bord pour lui montrer un requin qui n’y élait pas. — Mais tout cela est passé depuis si longtemps. — Tout cela ne passera jamais, monsieur, et Petit et moi, nous nous en souviendrons toute notre vie. — Au delà de toute la vie, acheva Petit. — Soit, je vous en remercie; mais où voulez-vous en venir avec celte vieille histoire? — Où? le voici. Quand on est bon une fois, il faut l'être longtemps, il faut l'être toujours ; sans cela on donnerait à croire que la bonté n’était qu'une fièvre. — J'espère, drôles, vous avoir prouvé à tous deux. — Attendez. C’est dans les heures fatales qu'il im- porte de prouver ce que l'on vaut, et l'heure:fatale: a sonné depuis bien des quarts d'heure. Mon corps est sec, ma poitrine brûlante; il n°ya plus moyen d'y te- nir: je meurs, si vous ne m humectez; la lampe a besoin d'huile, le torse a besoin de liqueur. — Cela m'est impossible, tout à fait impossible ; mon coffre est vide… — Je le sais, dit Petit en soupirant. — Etje ne dois recevoir quelques provisions que la veille de mon départ. = D'iei là, on m'aura f...… à l’eau. — Que puis-je faire pour empêcher ce malheur ? — Prier M, Lamarche, qui, au total, vaut mieux que lui-même, de lever ma consigne, et de mepermettre de descendre à terre avec mon bon ami Petit. — Qu'y ferez-vous —1Le commerce. — Le commerce de quoi? —De tout. — (Mais vousn'avez rien. — Raison de plus. La misère est la maman:del’in- dustrie; nous trouverons.. —lEn cherchant querelle, en vous battant. — Foi de zabiers, nous serons sages. — Allons, je vais tout arranger pour cela. — Monsieur Arago, recevez notre bénédiction. Mon ami Lamarchetentendit raison; il se relâächa en ma faveur de sa sévérité habituelle, et, bras des- sus bras dessous, heureux et reconnaissants, Petit et Marchais descendirent à terre dans une pirogue, en me jurant encore qu'ils ne cherchaient querelle à personne. Deux heures plus tard, je me fis descendre aussi pour une visite quej'avaispromise à Marini, «et le premier objet que j'aperçus étendu sur la plage, à gauche, ce fut Marchais, auprès duquel Petit, paisi- blement assis, mâchait sapineée de tabac. C'était le pendant fidèle de Marcus Sextusspleurant sa fille sur son lit mortuaire. Je courus à lui. — Eh bien ? SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. — Eh bien! plus personne : le voilà chou, ca- rolte, drome, tronc d'arbre, tout ce que vous xou- drez. ; — Comment s'est-il soûlé ? — Nous avons fait le commerce. À — Explique-toi. ‘ — C'est facile. Nous n'avions rien, comme vous sa- vez; mais vous nous aviez dit que ces brayes gens avaient un bon cœur et de l’ava délicienx; je con- naissais la moitié de ces deux choses. Or, qu'ai-je imaginé ? J'ai dit deux mots à Marchais, quim'a com- pris : je lui ai lié les deux mains derrière le dos à l’aide de sa ceinture, et je l’ai conduit avec des-bour- rades (qu'il me rendra probablement plus tard) jus- qu'à l'endroit que vous voyez. Là, il a un peu gigoté, un peu pleurniché, pour la chose de rire, et ces bons drôles sont venus; ils nous ont entourés avec pitié, ils nous ont demandé si nous avions besoin d'eux; je leur ai fait comprendre que Marchais avait soif, qu'on ne lui donnait rien à boire à bord depuis huitjours, et que s'ils étaient généreux, 1ls ne le laisseraïent pas mourir ainsi. Là-dessus, l’ava est arrivé, filant huit ou dix nœuds. Et voilà Marchais. — Pas mal imaginé. Et toi? NL — Moi, je suis un héros, monsieur ; l'amitié a été plus forte que l’ivrognerie. Si j'avais fait comme mon ami, Dieu sait ce qui serait arrivé; j'ai mieux aimé meltre:enpanne,et ouvrir l'œil au bossoir pour lui. — Allons, tu es toujours un brave. — Connu; mais j'aurai-ma revanche, «ettpas très- tard. En attendant, comme le camarade en a assez/si on pouvait le ramener à bord.de la corvette..» :: — Tu as raison ; va l'accompagner. 1" sn — Oh! non; j'ai mon commerce à. faire aussi, moi, là-bas, sur la place publique. Je fis jeter Marchais dans une pirogue; jeleconfa: à quatre Sandwichiens qui m’étaient connus. Petitise brest mèêla à la foule des joueurs qui encombraient la place, L D et moi, je me rendis chez Marini pour les renseigne- ments quelj'avais encore à recueillir, et qu'il m'avait promis avec tant de bienveillance. FA D Le eg Si je ne vous ai point encore parlé du-commerce des iles Sandwich, c'est qu'en vérité on me faitwien ou presque rien ici pour mettre à profitles richesses immenses qu'on pourrait tirer d'unetterre isi vaniée et si féconde. Owhyée, sous ee rapport, n'offreguère de ressources aux spéculateurs ; mais Atoiai, Mowliée et Wahoo pourraient, en fort.peu d'années; «devenir de belles et florissantes colonies. Lies Américains ne » l'ignorent pas, eux qui, rivaux heureux/des Argläis dans une grande partie du monde, savent si avanta- geusement s'établir partout où les profits sont àpeu près certains. Il n'y a guère que la France qui m'ait presque jamais-su tirer parti de ses possessions d'ou- tre-mer, et qui regarde ses colonies comme une plaie. : ip 4 Quatre Américains de Boston «et de Philadelphie, « dans leurs explorations commerciales au sein des océans, s’arrètèrent un jour à Wahoo, et firent quel- ques exeursions dans l’intérieur de l'ile. ect ls y virent des forèts riches de bois de construc- tion, de teinture et surtout de sandal, dont ilsysa- vaient que les Japonais et les Chinois faconnaïent de jolis eolifichets, et qu'ils achetaient fort cher. Leur plan fut bientôt arrèté, et depuis dix ans qu'ils l'ont mis à exécution, leurfortune s’est considérablement accrue, malgré les difficultés sans nombre.quempré- sentent toujours les premières bases d'unétablisse- ment à former. Lee LINE Tamahamah laissa faire lés Américains, espérant : : | VOYAGE AUTOUR DU MONDE. trouver plus tard chez eux un appui contre l'ambi- tion anglaise, qui convoitait déjà l'archipel tout en- tier, et, de son côté, la Grande-Bretagne laissa faire, bien convaincue qu'au moment opportun les comp- toirs établis changeraient de maitres, et que les dol- lars seraient remplacés par les guinées. Dans ces luttes ardentes, remarquez bien que notre rôle, à nous, a toujours été celui d'observateur, et que nous avons eu l'air de dédaigner ce que nous sa- vions bien: qu'il eût été difficile d'empêcher. Ne me dites pas que je calomnie mon pays, car je vous mon- trerais la carte du monde pour soumettre votre incrédulité. Au surplus, on n’a pas fait à Wahoo ce qu'on aurait pu y faire. Ces trois petits comptoirs américains, qui pourraient s'occuper de commerce, ne s'occupent, à proprement parler, que de contre- bande. Je ne vous dis pas que les profits soient moins grands, je vous dis seulement qu'ils sont moins hono- rables;.et cela importe fort peu aux banquiers de Wahoo. Voici en quoi consiste toute leur industrie : ils ont, dans un des ports de la côte ouest d'Amérique, un correspondant où deux, qui profitent de la belle saison: pour mettre à la voile, chargés de pelleteries achetéesà peu de frais; leurs navires cinglent vers le Japon, la Chine et le Bengale ; ils font échelle à Wahoo avant de remonter vers le nord, laissant aux Sandwich des vivres, du vin, des liqueurs et quelques étoffes ; puis, complétant leur cargaison avec du bois de san- dal, ils touchent à Iédo, à Canton, à Makao, à Cal- cutta; ils courent les caravanes, emportant lesriches pelleteries, et, gorgés de roupies, les navires voya- geurs redescendent à Maurice, glissent devant le cap de Bonne-Espérance, et regagnent leur pays pour re- commencer ce trajet par le cap Horn. Mais le bois de sandal, que coûte-t-il aux Améri- cains? Rien, c’est-à-dire peu de chose. Un de leurs nayirestest continuellement dans la rade de Pah. Dès quela cargaison est complète, il y a repos et calme aux comptoirs; sitôt que l'exportation s’ést effectuée, les Américains-vont faire une visite au gouverneur ; - ils ui offrent quelques douzaines de bouteilles de vin etd'eau-de-vie, ils le jettent à terre pour le ressaisir à son réveil et lui procurer les mêmes délassements. Pendant ce temps, des Sandwichiens, qui ne com- prennent pas trop pourquoi on attache tant de prix à un certain bois inutile pour eux, sont expédiés dans les montagnes et abattent les forèts; des femmes ro- bustes chargent leurs épaules des dévastations tri- mestrielles, ou en forment des radeaux qui descendent le long.des rivières; mais comme Tamahamah avait établi un droit sur ces denrées, que Riouriou l’a main- tenu, qu'il deviendrait lourd à subir, et que les Amé- ricains veulent s’en affranchir de gré ou de force, ceux-ci, à l'approche de la nuit, où la caravane arrive sur la côte, réunissent, dans un large festin, les se- _conds et troisièmes chefs d’Anourourou, les grisent, signe de souffrance ; tout cela fut ravissant, plein de magie. AUTOUR DU MONDE. 917 On n'était encore que fiancé. Le mariage se conclut quelques instants après, sans alcôve, sans rideaux, sans mystère, et je m'échappai avant que la horde sauvage s’aperçüt de mon départ, avant qu'elle eût fait la moindre attention à ma présence. Je vous ai dit la noce, 1l faut bien que je vous dise l'accouchement et la naissance. Tous les degrés de la vie de ces êtres ont besoin d'être décrits par le voyageur qui à compris sa mission. Dès que le mariage a été consommé, la femme est la propriété du mari, mais non pas uniquement du mari seul en ce qui concerne l'union intime. Ce sont là des formalités secondaires dont le tendre époux ne s'occupe point, c'est une tâche à remplir qui lui de- vient lourde à porter, et il n'est pas rare qu'après la célébration du mariage, les deux conjoints, comme on dit chez nous, ne se rapprochent que pour satis- faire à d’autres conditions, imposées cette fois par des lois dont nul ne peut s ‘affranchir. Si, par exemple. . Cn jette le tout dans la fosse. (Page 518.) on a tué une bête fauve, un kaaguroo, un ornitho- rhynque, eh bien ! c'est la femme qui a le privilège exelusif de porter la victime sur ses épaules. Pour peu qu'elle fasse mine de se plaindre, le cher époux a la faculté de lui administrer quelque pos coup de casse-tête sur les reins, et il faut bien que la femme se courbe devant de pareils arguments. A la vérité, c'est l'époux seul qui peut frapper ; les autres, amis ou amants, faisant partie de l'escorte, doivent s’en abstenir; mais ne vous mettez pas en peine, le devoir est rempli avee une rigueur édifiante, el pas n'est be- soin d’en appeler à l’ obligeance d'un suppléant pour que la femme marche, plie et tombe accablée sous le lourd fardeau. Qu'elle en ait deux à trainer avec elle, que la bru- talité ait obtenu les bénéfices d’un amour pur et sa- cré, c'est-à-dire que la jeune ‘emme soit enceinte et que l'époque de ses coue hes approche, c’est encore là ce dont on ne doit point s'occuper sérieusement. La ne est la md naturelle du ma- riage, la femme savait bien que cela pouvait arriver ; dès lors elle a accepté toutes les conditions de son nouvel état. Croyait-elle jouir seulement des avan- tages de l'union? Se flattait elle que le revers de la médaille ne lui serait jamais offert, et qu'on se ferait assez galant pour lui cracher tous les j jours à la figure, pour la barioler, pour l'embelbir, et qu'on aurait la complaisance de lui abattre des dents de temps à autre? Allons donc! on a beau faire, il ya de l'hu- manité partout, et chacun a ses Jours s de tristesse dans la vie, même la femme enceinte des sauvages natu- rels de la Nouvelle-Galles du Sud. Mais le jour arrive pourtant où la douleur force la horde à faire halte. On s'arrête, car enfin 1 Ine faut pas qu'une race d'hommes privilégiée disparaisse de F terre par sa propre volonté; on s ‘arrête, une femme va devenir mère, et le surlendemain de ces heures de douleur elle verra ses devoirs doubler et sa tâche de- venir autrement pénible. Dans les expéditions guer- rières, à travers les bois et les montagnes, c'est en- core elle qui portera pour d’autres les cadavres des animaux servant de pâture et dont elle aura la plus petite part, les sagaies et les casse-tête de son marj, et l'enfant dont le” père lui est parfaitement i Inconnu. Heureuse créature !.... Je parle de la mère. Enfin, des cris de douleur se font entendre, on s’ar- rète sur un lit de galets ou de roches; en quelques moments on pourrait atteindre une pelousse où la tor- 318 SOUVENIRS ture serait moins äcre; mais on est là, on y reste; ce qui va se passer ne regarde qu'une personne, il n’est ni logique, ni humain que tous se déplacent en sa fa- veur. Je ne dois pas cependant, historien infidèle, enlaidir le tableau et jeter trop d’odieux sur les hommes que j'étudie si minutieusement afin de vous les faire con- naitre, vénérer et bénir. Hs sont là, debout d'abord, s’assurant par leurs regards que la douleur triomphe de la force et du courage; puis, dès qu'ils sont bien convaincus par les cris déchirants, ils s'accroupissent autour de la vic- lime, frappent des mains, trépignent contre les galets, poussent à l'air des cris éclatants, et se persuadent ainsi que la femme ne souffre pas puisqu'ils ne peu- vent plus l'entendre. Là se bornent leurs fonctions, et si elles ne sont pas trop lourdes à exércer, du moins est-il Juste d'avouer qu'ils les remplissent avec un zèle et une charité au-dessus de tout éloge. Un enfant est là, sur la terre; si,près du lit de dou- leur, nulle rivière protectrice ne coule, nulle anse n'offre son salutaire abri, on emporte la petite créa- ture, el on attend, pour la tremper dans les eaux, que la chose soit aisée. bès que l'étang, le marais ou le torrent s’est offert, l'enfant y est plongé à plusieurs reprises, et le voilà déclaré homme, c’est-à-dire qu'il compte dès lors seulement parmi la horde et qu'il touchera sa pâture dès que la mère aura cessé de le nourrir. Mais celle-ci a-t-elle la même cruauté que le reste de la troupe, et ses entrailles sont-elles muettes aux cris et aux souffrances de son enfant? Non, et je trace ce mot-là avec bonheur. La tendresse maternelle de ces femmes si infortu- 2ces peut se comparer à tout ce qu'ont de plus chaud, de plus violent, les passions humaines. Ce sont des soins de tous les instants, des inquiétudes, des jar- nes de tous les jours, de toutes les nuits. Si un cri d’altaque retentit sur la tête de la horde farouche surprise dans son sommeil, et que des en- uemis affamés se ruent selon leur habitude contre des hommes sans défense, avant de saisir ses armes, la mère s'empare de son enfant, le suspend sur son dos à l'aide d'une peau de kanguroo dont elle s’est fait une sorte de havre-sac, et soyez convaineu alors qu'elle ne recevra de blessures qu’en face. Mais si dans la sanglante mêlée son enfant est tué, oh : alors, il faut des victimes à sa rage ; oh! alors, il yaura du sang et des cadavres autour d'elle ; la lionne à qui l'on vient d'arracher ses petits n'est pas plus terrible, l'hyène ne se vautre pas avec plus de plais r sur les débris de ses victimes. C’est la fureur dans ce qu'elle a de plus effrayant, c'est la férocité dans ce qu'elle a de plus terrible, c’est aussi le délire dans ee qu'il a de plus noble et de plus généreux, et il est rare qu'après avoir perdu son nour- risson dans une mêlée, on ne retrouve pas après le carnage deux cadavres couchés, l'un protégeant l'au- tre contre la dent des bêtes fauves ou celle du vain- queur,. Je vous ai dit la grèle charpente de cette race d'hommes, et vous avez dû en conclure que ce qui les distingue ce n'est pont la force physique. Eh bien! les besoins de la vie, contre lesquels ils sont forcés de lutter sans cesse, leur ont donné pour cer- lains exercices une puissance qu'on serait loin de leur supposer. Les Sandwichiens ne sont peut-être pas plus adroits qu'eux à lancer leurs sagaies, et j'ai vu D'UN AVEUGLE. ici deux sauvages à peine âgés de quinze ou seize ans, excités par l'appät d'un mouchoir que j'avais promis au vainqueur, viser contre le tronc d'un arbre situé à plus trente pas de distance, l’atteindre presque tou- | Jours, et y laisser de profondes traces de la rapidité du dard, Une autre fois, dans le jardin de M. Mackin- tosch, un des officiers les plus distingués de la gar- nison de Sidney, j'ai vu quelques sauvages, renom- més pour leur adresse, s'essayer à faire passer leurs sagaies dans un trou, de deux pouces de diamètre, percé à une planche fixée à terre, approcher cons- tamment du but, et l'un d'eux même, après un cer- tain nombre d'épreuves, parvint à faire traverser le tou de bout en bout à son arme lancée à vingt- cinq pas de distance. Leur adresse à se servir de leur casse-tête est merveilleuse aussi; ils le jettent en l'air à une hauteur prodigieuse, ils lui font faire mille cu- rieuses évolutions, et, placés fort loin l'un de l’autre, deux jouteurs se renvoient leurs armes cireulaires comme nous le faisons, nous, avec des volants et à l'aide de nos raquettes. Intrépides à la course, f6- roces dans les combats, surtout dès qu'une liqueur enivrante s’est emparée de leur cerveau, ils n'ont au- cune énergie contre les Européens, qui les dominent, et que cependant ils ont l'air de dédaigner. Ainsi que Je vous l'ai dit, de près surtout, craignez d'attaquer un de ces sauvages s’il est armé de son casse-tête ct surtout de son casse-tête recourbé; mais si vous vous trouvez en présence de quatre ou cinq de ces imdi- vidus désarmés et disposés à vous combattre, ne fuvez pas, allez à eux; d’un coup de poing, vous êtes sûr de renverser celui que vous pourrez atteindre, et il ne serait pas surprenant que le choc fit Lomber son voisin. J'ai essayé ma force un jour contre trois des plus vigoureux jeunes hommes d'une bande de ces naturels, et je n'eus pas grand'peine à les jeter tous trois à terre, quoiqu'on ne m'ait jamais cité pour un bien vigoureux athlète. Vous savez comment naissent, vivent et se marient ces êtres de malheur, qui ont tant de ressemblance avee les naturels de la presqu'ile Péron, et qui diffé- rent tant de toutes les autres races. Il faut bien que vous sachiez aussi comment ils meurent, pour que le tableau soit complet. Hélas! j'aurai tout dit en quel- ques lignes, et la tâche de l'historien n’est pas plus longue que difficile à remplir. Dès qu'un homme a rendu le dernier soupir, ses amis, ses parents, ses frères, son père et sa mère aussi, se groupent autour du cadavre, le tâtent tour à tour, pour se bien assurer que tout secours devient inutile; et, cela fait, sans douleur, du moins sans larmes, chacun vaque à ses fonctions : celui-ci, à l’aide de son casse-tête, de ses sagaies el deses ongles, creuse la terre ; celui-là va chercher de petites bran- ches d'arbres: un troisième arrache du sol des herbes et du gazon, et tous retournent auprès du cadavre. On lui dresse un lit à l’aide des dépouiiles dont je viens de vous parler, on l'étend dessus, on l'entoure à demi de feuilles et d'herbes, on le lie à l'aide de cordes ou de lambeaux de peau, on place à ses côtés ses casse-tête et ses sagaies, on jette le tout dans la fosse, qu'on recouvre de terre, et sur laquelle la troupe bondit afin de niveler le terrain, et rien ne reste de l'homme absent, pas mème le souvenir. De ce que l’on devient après la mort, ces braves gens ne s’en sont Jamais occupés, et, s'ils ont une re- ligion, ce dont je doute fort, elle ne leur enseigne et ne leur prescrit rien à cet égard. C'est bien assez des travaux et des préoccupations de leur vie. Quelques philosophes, étudiant les mœurs des VOYAGE AUTOUR DU hommes dans les rêves de leur imagination, n'ont pas craint d'avancer, oubliant qu'une trop vive lu- mière éblouit au lieu d'éclairer, que tout peuple pri- mitif avait un dieu, et que ce n’était qu'en avancant dans la civilisation que le doute commençait à sur- gir. Les naturels de la Nouvelle-Galles du Sud don- MONDE. 319 nent un éclatant démenti à cette opinion, que de ré- cents voyages avaient déjà beaucoup ébranlée, Pour deviner et se faire un dieu, il faut supposer à l'homme une certaine intelligence, et le peuple dont je vous parle a tout juste l'instinct de la brute. Je crains encore de lennoblir. LXII NOUVELLE-HOLLANDE M. Field, — Description de Sidney. — Fêtes européennes. — Marchais, Petit et moi dans les forêts, — Combat de J'ai visité des pays entièrement sauvages; j'ai vu aussi des iles où la civilisation, tour à tour domina- trice et vaincue, offrait un bizarre contraste à l’admi- ralon et la laissait dans le doute sur l'issue de la querelle que le temps ne faisait qu'envenimer. Il n'en est pas de même ici, le sauvage se coudoie tous les jours avec l'homme des cités, et chacun reste libre de ses actions comme de ses pensées. Est-ce un bienfait pour les uns et pour les autres? -e ne le crois pas ; et si jamais la violence des mis- sionnaires a dû être pardonnée, c'est alors surtout qu'il s'agit d’arracher à toutes les misères, à tous les abrutissements, des malheureux, des hommes farou- ches à qui les barreaux d’une prison vaudraient mille fois mieux que l'indépendance au sein des bois et des montagnes. Je dis encore que, dût-on employer la rigueur des châtiments, il serait sage, il serait moral de fermer l'entrée de Sidney à ceux de ces naturels qui S'y pré- senteraient sans vêtements, car c'est un spectacle vraiment hideux que celui de tant d'hommes et de femmes absolument nus au milieu d’une population faconnée sans doute à de pareils tableaux, mais aux- quels les jeunes filles européennes ne s’habiluent pas, à Coup sûr, sans un profond sentiment de dégoût. Puisque la faim chasse des déserts ces hordes fé- roces, tächez encore que la main qui leur donne la nourriture leur impose aussi des devoirs de recon- naissance. Le gouverneur de la colonie n'aurait qu'un mot à dire pour obtenir le résultat moral dont on semble fort peu s'inquiéter. Il n’y a pas de sauvage à qui tout citoyen de Sidney refusât un morceau d'étoffe pour voiler ses reins, et il n’est pas d'ailleurs un seul de ces êtres isolés et si à plaindre, qui ne püt se pro- curer, avant de pénétrer dans la ville, un lambeau de peau de kanguroo dont l’usage lui serait prescrit avec sévérité. Je comprends que, pour des hommes taillés de la sorte, pour ces êtres à part, auxquels l’immensité des solitudes semble encore mesquine et rétrécie, tout vêtement est un obstacle et même un fardeau. A l’au- dace de quiconque ne veut ni un mur pour s’abriter contre l'intempérie des climats, ni un asile pour se protéger contre les bètes fauves et les serpents, hôtes inhospitaliers des forêts, il faut cependant des bar- rières capables d'amortir l'ardeur des vagabondages. Aussi leur donnerais-je toute latitude à cet égard loin de la ville, mais je serais inflexible envers celui qui y pénétrerait vêtu seulement de ses sagaies et de ses casse-tèle. Pendant un séjour d'une semaine que je fis dans la délicieuse maison de campagne de M. Field, dont le Souvenir m'est si précieux, je voulus essayer de vèlir le chef d'une bande de malheureux indigènes sauvages. qui vinrent rôder comme des dogues affamés autour de l'habitation, et je le couvris d’une ceinture faite à l'aide d'une vieille chemise, et d’un habit encore as- sez confortable que je passai moi-même au farouche naturel, qui ne se prêta qu'en grommelant à ma cha- ritable complaisance. Il n'y eut pas de folies et de gambades que ne fissent ses camarades en voyant ainsi accoutré celui dont le corps n'avait jamais été soullé par aucun vêtement; et cependant, plus re- connaissant que je n'aurais dû le soupconner, celui-ci revint quatre jours après, l'habit tout en lambeaux, en m'ofirant avec une certaine Joie la tête d’un ennemi qu'il avait tranchée dans sa dernière excursion. Je dus paraitre ingrat et ridicule à cet homme en refusant avec dégoût sa hideuse et sanglante offrande. M. Field s’amusa beaucoup de ma générosité toute candide, et m'assura que la reconnaissance de pareils êtres ne se trahissait jamais que par de semblables cadeaux. Au reste, dans cette délicieuse habitation bâtie à l’européenne et parfaitement entourée de jardins, où s’élevaient, seuls, les arbres de nos pays, le roble planteur avait fait construire un vaste hangar au pro- fit des naturels, qui s’y rendaient en foule aux appro- ches des temps orageux ; il m'a assuré que, si près de la ville, on ne devait rien craindre de la férocité na- tive de ces hommes, et que jamais il n'avait eu à leur reprocher le moindre vol. Esplique qui pourra de telles singularités. De la maison de plaisance de M. Field à la ville, il n'y a guère qu'une lieue de distance, qu'on parcourt sur une route large, bordée d'arbres d'une hauteur prodigieuse. Partout ici l'eucalyptus plane sur ses voisins et sert de refuge aux myriades d'oiseaux criards que l'instinct de leur conservation pousse au milieu de leurs têtes hautes et chevelues. Je faisais souvent cetle promenade délicieuse ; mais mon devoir me relenant un Jour à la ville, je profitai de quelques heures de latitude pour en étudier l'aspect principal du milieu de la rade, où je me fis transporter par un canot de sauvage fait à l'aide d'un tronc d'arbre. J'aurais pu, certes, utiliser une embarcation du bord, inals je n'aime pas à faire comme tout le monde. Sidney-Cow, capitale du comté de Cumberland, est assise en partie sur une plaine et en partie sur une douce colline dominant le côté sud de Ja rivière, de telle sorte qu'elle se présente en amphithéâtre cireu- laire et offre un coup d’æil ravissant. Les principaux édifices se dessinent d'une manière originale, bizarre et grandiose, sur les anciens bätiments en bois, qui disparaissent petit à petit, remplacés par d'élégantes et solides maisons en pierre de taille, ornées de co- quettes sculptures, et parées de balconssveltes, légers, et d'un goût vraiment remarquable, On dirait que les plus suaves habitations de nos parcs royaux ont été 320 SOUVENIRS copiés par les architectes venus à Sidney au profit de la fashion anglaise, qui peut bien se croire iei à quel- ques milles de Londres. D'abord se dresse, à gauche, imposant et domina- teur, le palais du gouvernement, sagement ordonné, D'UN AVEUGLE. avec ses larges croisées où l'air cireule en liberté, et paré, sur ses deux ailes, d’une végétation puissante, qui lui donne un air de Jeunesse lout à fait Joyeux. Sa vaste cour et son péristyle sont un ornement et une protectionà la lois. Derrière cette demeure magnifique, .……. En m'offrant avec une certaine joie la tête d'un ennemi. (Page 519.) dont les appartements sont très-richement décorés, s'étend un parc délicieusement planté des plus riches productions végétales des deux hémisphères. Après le pare s'étend un jardin anglais où vous voyez, se | jouant parmi les arbustes, les cygnes noirs si gra- cieux, si coquets, si pleins d'élégance, et qu’on ne retrouve dans aucun autre pays du monde. Auprès de lui, le kanguroo, appuyé sur ses deux longues Cygne noir de la Nouvelle-Hollsnde, — Cygne blanc d'Europe. pattes de derritre et sur sa queue, dont il se sert comme d'un solide trépied, franchit les haies d'un seul bond, sans les effleurer, en appelant à lui d’un cri pluintif ses petits sans force, qu'il abrite dans sa poche protectrice. Et ces charmilles odorantes, d’où S'exhalent les plus suaves parfums, et où brillent, ri- vales généreuses, les plus belles fleurs des plus heu- reux climats; puis, sur un plan plus éloigné, s'offre aux regards une magnifique caserne bâtie en pierre et en briques, étalant sa longue file d'ouvertures bien ordonnées ; tandis que, presque à côté, par l'effet de la perspective, on admire une immense colornade VOYAGE AUTOUR PI sous laquelle se promènent de pauvres malades qui cherchent à ressaisir la vie près de leur échapper. C’est surtont à l'édification de ce magnifique hôpital qu'on a apporté les soins les plus attentifs et les plus généreux, Tournez encore vos regards vers la gauche MONDE. 321 en franchissant un grand espace occupé par de char- mantes habitations semées, pour ainsi dire, au milieu des riants bosquets; vous vous arrètez en face d’une grande bâtisse en briques, légèrement circulaire, ser- vant d'écurie, et pouvant an besoin être armée et ap- Nouvezce-HoLLaxDE : propriée à la défense de la ville. Si maintenant vous vous tournez vers l'entrée du port, vous vous arrêtez en présence d’un fanal élevé, d’une construction élé- gante, solide et noble, disant leur route aux navires Phare de Sidney. voyageurs par des feux éelatants paraissant el s’effa- cant à intervalles égaux, afin qu'on ne puisse pas les confondre avec les feux allumés sur les montagnes voisines par les naturels sauvages qui y ont établi leur bivouac. Revenez, je vous prie, près du débarcadère pavoisè de tant de flammes onduleuses : devant vous encore Live, 41 Sidney. se montre un édifice grave, carré el sans ornements, c’est le temple des prières ; en decà s'élèvent de ri- ches magasins servant d'entrepôt aux marchandises, landis que de l’autre côté de l'anse se pavane, dans des eaux toujours limpides, un solide quai avec ses anneaux de fer, ses grues, ses machines et ses larges dalles, auprès desquelles les navires de toutes dimen- sions peuvent être abaltus en carène sans le moindre danger. Un grand nombre d’autres édifices publics et de maisons particulières embellissent encore ce paysage vraiment magnifique, et nul ne croirait que cette ville, déjà si belle, si florissante, est à peine l'ouvrage de quelques années. Dans Le quartier neuf, les rues sont larges, alignées, mais non pavées avec soin, ce qui, au temps des pluies, les rend d'un abord difficile et désagréable. Quant au vieux quartier, bäti sur le penchant rapide d’un coteau, le piéton seul peut se promener dans les sentiers qui règnent auprès des maisons, et il est aisé de prévoir qu'avant peu de temps il sera détruit, si l’on ne cherche à niveler le terrain, ce qui, en cer- tains endroits, nécessiterait un travail et des soins infinis. Mais, dans le quartier de la fashion, du luxe dans les rues, du luxe aussi dans les grandes maisons, de légers tilburys qui traversent les places publiques, de beaux équipages qui les sillonnent avec rapidité, des chevaux, des courses, des apprèts de chasses géné- reles, auxquelles on nous invite avec la plus franche cordialité; on est si empressé à nous plaire, qu'il ne liendrait qu'à nous de croire que notre présence à tout ravivé. Les banquiers et les négociants luttent entre eux de politesse avec les plus honorables plan- leurs pour nous faire assister à des repas somptueux, à des soirées pleines de goût et d'élégance : c’est pour 4 322 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. nous une fête de chaque jour, un plaisir de chaque heure. Là, M. Wolstoncraft, riche négociant; ici, M. Peper, capitaine du port; d'une autre part, M. Field, rivali- sent d'empressement et font les honneurs de leurs réunions avec une aisance et une aménité qui prou- vent leur usage du grand monde. M. Macquarie, gou- verneur de ces possessions, veut avoir son tour, et la gaieté la plus franche règne à ses délicieux soupers ; les officiers de la garnison ne sont pas en reste, et les toasts à notre heureuse arrivée, à notre heureux re- tour, sont coupés par des couplets i improvisés, par des chansons Joyeuses, et toutes sortes de vins cou- lent à flots pressés, et les flacons pleins, faisant le, tour de la table, arrivent vides à leur poste, et les pa- roles se croisent, et les santés se multiplient, la dé- raison se met de la fête, les langues s’empätent, les yeux regardent sans voir ou voient double, des sons inarliculés se heurtent au milieu de l’orgie qui a levé la tête, les cristaux sont brisés, les tables renversées et avec elles les verres, les plats, les fruits, les li- queurs et les convives : tous tombent ivres morts sur le carreau, tous, excepté moi, à qui un pareil bon- heur ou un pareil malheur n'est Jamais arrivé. Le lendemain matin, chacun se releva de sa couche solide, on se serra la main sans honte, parce que la gaieté avait présidé aux libations, et l'on se promit une revanche qu'on prit une seconde fois, une troi- sième, puis une quatrième, et que l’on clôtura pour- tant la veille de notre départ. Tout cela est bien gai, bien amusant, bien curieux sans doute à six mille lieues de sa patrie ; mais que tout cela est mesquin et prosaique en présence des vastes et solennelles forêts dont la ville est environ- née, en présence des hordes farouches qui les traver- sent et dont il faut bien que je vous parle encore ! Puisque les hommes et les choses se croisent iei à chaque pas, permettez-moi de les imiter dans mes récits ; ce n’est pas moi qui ai fait ces contrastes aux- quels je suis forcé de me soumettre. Et d'abord, un nouveau coup d'œil sur la végétation puissante qui en- toure Sidney. Les environs de la ville ne sont pas trés-riants, quoique assez bien cultivès. Quelques maisons de campagne cependant, bâties avec élégance et embel- lies de jardins, qu'enrichissent les arbres fruitiers d'Europe, fixent l'attention des voyageurs. Parmi les végélaux transplantés de nos climats, le pêcher et le chêne sont ceux qui ont donné les résultats les plus salisfaisants. Le premier produit des fruits excellents el y pousse sans efforts ; le second y devient aussi beau que dans nos plus belles contrées, et, si j'en crois notre botaniste, il y acquiert même des qualités plus précieuses pour les constructions. Les autres arbres qui ombragent le sol sont le figuier, le poirier, le pommier, el l'oranger, tous utiles, tous offrant des garanties aux habitants dans les temps de disette. Lorsque le soleil se couche et que l'observateur, placé sur un édifice élevé, tourne ses regards vers la campagne, il jouit d’un spectacle vraiment intéres- sant. Du milieu de ces forêts profondes, qui naguère n'avaient été foulées que par les pieds des sauvages, s'élancent, poussées par les vents, des colonnes 1 im menses de fumée, au milieu desquelles brille une flamme vive qui éclaire au loin l'horizon. Toutes les nouvelles concessions ne sont défrichées que par le feu. D'abord, un vieux tronc résiste à ses atteintes ; jet à pelit son humide enveloppe se sèc PU se carbonise et excite elle-même l'incendie ; les bran- ches sont dévorées et font tomber avec elles (és bran- ches voisines, qui communiquent bientôt la flamme aux végétaux les plus éloignés. Mais comme ces em- brasements doivent se répèter très-souvent, et que le propriétaire d'un terrain est tenu de garantir les pos- sessions adjacentes, il commence par faire circon- scrire avec la hache l’espace qu'il veut cultiver. Par- venu à cette limite, le feu, ne trouvant plus d’aliment, s’arrêle, meurt, et ses cendres bienfaisantes donnent la vie aux terres qu'il vient ainsi d'épurer. J'avais déjà parcouru et assez bien étudié les côtés est, ouest et sud de Sidney, où j'avais trouvé partout une riche végétation ur ent saccagée pour des plan- tations récentes; ; mais la partie nord m'était encore inconnue, et j y résolus une excursion avec mon fidèle Petit, qui n’était pas descendu une seule fois à terre, pour cause de maladie. — À la bonne heure ! me dit-il avant de quitter la corvette, vous n'oubliez pas vos vieux amis au bord du fossé, Tenez, je parie qu'une course à terre me fera du bien. Y a-t-il du vin par là ? — Que L'importe? — Il m'importe si fort, que sil y en a, je ne pars point, de peur d’être tenté. — Eh bien, sois tranquille; tu peux venir, il n°y en a pas. — Vrai ? — Très-vrai. — Alors je reste ; une promenade sur terre me fe- rait mal ; le docteur m'a défendu toute fatigue. — Adieu donc; mais avec moi, mon brave, {u as tort de déguiser ta pensée, car lorsqu'il n'y a pas de vin dans un pays, j'en ai toujours quelques gouttes au service de ceux que d J'aime. — En ce cas, je me décide, monsieur Arago : cet imbécile de docenr ne sait ce qu'il dit. Parce que J'ai la fièvre, il m'ordonne du quinquina, comme si une bouteille de vin ou de rhum ne me ferait pas plus de bien. — Le docteur est plus sage que moi; mais je me risque. — C'est ça, et si vous m'en croyez, comme Mar- chais a été un bon garçon pendant ma maladie, vous seriez bien gentil de l'emmener avec nous. On dit qu'ils sont bien méchants les sapajous de ce pays, et vous savez si Marchais a le poing dur. — Parbleu, tu as raison, appelle ton camarade. Marchais accourut. — M. Arago nous emmène tous deux à terre. — M. Arago n'a qu'à commander, je suis là pour lui obéir. — Je le sais, mon brave. — Voulez-vous que j'aille f..... une pile à Hugues, Chaumont et Duverger? Voulez-vous que j'aille rece- voir une raclée de Vial? Dites, el je suis AE — Je dis que tu mourras dans l'impénitence finale. — Connu ! Mais quelle bonne idée avez-vous eue de me faire descendre à terre? — C'est ton ami Petit qui me l'a suggérée. — Toi, mon chéri! c’est toi! Toute bonne action mérite récompense. Et Petit se trouva à demi étendu sur la drone par une gentillesse de Marchais. — Mon garçon, tu sais que je ne suis pas encore bien rétabli, tu devrais y aller moins fort. — C'est juste, je te revaudrai ( ça une autre fois; celle-ci ne compte pas. Nous partimes bien disposés à fouiller partout, mais décidés pourtant à rentrer dans la ville avant la nuit, ear j'avais parlé du serpent noir, et mes deux VOYAGE AUTOUR DU MONDE. lurons jugèrent prudent comme moi de ne pas s’atta- quer à un pareil adversaire. — S'il avait des bras, des cheveux, des poings et des épaules, à la bonne heure, me disait Marchais, mais des anneaux, des dents pointues comme des ai- guilles et du venin! Allons, allons donc, on à bien fait de l appeler serpent, ca veut dire méchant et traitre. Si j'en trouve un, je l'écrase sous mon talon. — Si tu en trouves un, {u feras volte-face. — Je n’en sais rien, Je verrai. — Et moi j'espère que nous n’en verrons pas. — Et moi je m'en bats l'œil. Nous nous fimes descendre de l’autre côté de la rade, beaucoup plus abrupt que les points opposés, et nous ne tardämes pas à nous enfoncer dans les bois. Ici, comme ailleurs, un gazon frais et touffu s'étendant d’un arbre à l’autre : on dirait des planta- tions ordonnées pour les méditations du sage ou pour des promenades joyeuses ; et pourtant pas un ruis- seau ne murmure, pas une source ne révèle la séve de ces géants séculaires qui pèsent sur le sol, l'om- bragent et l’embellissent. — Est-ce que ça durera longtemps comme ça? me dit Petit, dont les forces trahissaient le courage. — Je n’en sais rien, ton ami Marchais te le dira mieux que moi. — D'après les signes que j'apercois, répondit Mar- chais, je suis sûr que ce bois va jusqu'au bout de la forêt. — Tu le crois ? — Je parie une bouteille de vin. — Je ne veux pas. Depuis deux heures nous avancions toujours et nous allions faire halte pour attaquer un poulet bien soli- dement amarré dans mon havresac, lorsque nous crûmes entendre un bruit lointain. — Ce sont des chiens qui se battent, me dit Mar- chais. . — Ce sont des matelots qui se soûlent, répondit Petit. — Ce sont des sauvages, répliquai-je, tenons-nous sur nos gardes. — Alerte ! et une chique neuve, dit Marchais. — Alerte! et une bouteille pleine, riposta Petit ; quand on a faim, rien n'est bon comme de boire. — Tu veux dire quand on a soif? — Je veux dire ce que j'ai dit. Là-dessus je ne puis faire erreur. Nous nous assimes sur l'herbe, et après un repas réglé par moi, nous reprimes la route interrompue, au grand mécontentement de Petit, qui grommelait tout bas contre l'ordonnance du docteur et contre ma sévérité Inaccoutumée ; mais le bruit qui avait frappé nos oreilles promettant à Marchais une occasion pro- bable de rixe, il poussa son camarade par les épaules et noué arrivämes une demi-heure après à une elai- rière où une vinglaine de naturels debout et fort agi- tés hurlaient à haute voix et semblaient délibérer sur une entreprise périlleuse. — (a se dit des hommes! s'écria Marchais, ça res- semble comme deux gouttes de vin aux crapauds que nous avons vus à la presqu'ile Péron. — Gest la même race. — Au ventre près pour tant. — Peut-être qu'ils n'ont pas déjeuné. Allons à eux. — Oui, mais sois prudent. — Monsieur Arago, vous me faites injure; la pru- dence, c'est mon faible. — Je ne le sais que trop, drôle. Les sauvages nous avaient entendus et cessèrent de 323 parler ; ils se placèrent en rond, prirent conseil d'un des leurs qu'ils avaient entouré, laissérent leurs armes à terre et vinrent nous rejoindre. — Tiens, ils ont du cœur, dit Marchais mâchant plus vite son tabac entre ses gencives dépouillées, Ah! ils en veulent! Mon petit Petit, à bas ta veste, trousse {a manche et imite-moi. — Ils viennent en amis, soyez sages, gredins. — Je le veux bien, mais s'ils bougent, s'ils portent la main plus haut que le coude, j'en ‘aplatis vingt pour ma part. — Ils ne sont que dix-neuf. — J'en aplatirai un deux fois, ça fera le compte. Arrivés à six pas de nous, les indigènes firent halte, et l’un d'eux nous adressa la par ole, puis un second parla plus haut, puis un troisième qui n'en finissait pas. Mais Petit lui fit signe de se taire et il répondit : — Vous êtes de fières buses de ne pas planter la vigne : tant que vous ne planterez pas de la vigne, vous ne récolterez pas de vin, et tant que vous ne ré- colterez pas de vin, vous ne saurez pas parler fran- çais. Voilà! Après cette énergique harangue, bien comprise par les indigènes, ils nous tournèrent les talons et allèrent reprendre leurs armes. — Il parait que tu les as beaucoup amusés, dit Marchais à Petit; si tu m'avais laissé faire, ils m'au- raient mieux compris. — Tu connais donc leur langue ? — Je connais la langue universelle, c’est celle qu’on débite à coups de poing. — Mais que font-ils là-bas? — Tiens v'là qu'ils filent leur nœud ; dans les mêmes eaux. En effet, nous suivimes cette bande, et un quart d'heure après, nous en trouvàmes une seconde qui se rejoignit à la première avec de grands témoignages de satisfaction. Les nouveaux venus parlèrent de nous à leurs camarades, et après un moment de repos, ils continuèrent leur route vers le nord. J'avais grande envie de rétrograder, tant l'humeur querelleuse de Marchais me donnait de craintes, mais ma Curiosité l'emporta et je suivis la trace des naturels. Ils gravirent une pelite colline où s’élevaient quel- ques misérables huttes faites avec des écorces d'ar- bres, et se postèrent en embuscade sur les principales hauteurs. Bientôt un cri général de la bande retentit dans les airs, et un second cri lointain répondit à cet appel. Au même instant, les bras s'agitèrent, les sagaies furent mises en mouv ement, les casse-tête voltigèrent et la horde farouche s’accroupit dans l’attente “d'une sanglante action. — Approcherons-nous ? ET voyage. Ca | dépend de vous , répondit Petit. — C’est une question et une réponse de Capon, ré- pliqua Marchais ; il faut y aller, voilà, et si c’est né- cessaire, nous nous mettrons de la partie. — Eloigne- toi d'un seul pas, et je te jure que tu ne descendras plus à terre avec moi. — Mais, monsieur Arago, qu'est-ce que je risque ? il ne me reste plus une seule dent. — Il nous en reste à nous, gredin! — Puisque je-partais seul. — Ne sommes-nous pas tes amis, et si tu 'engages, crois-{u que nous restions inactifs ? — Cette raison me décide, je n’en aplatirai que deux ou trois. — Essaye-le et (u auras de mes nouvelles. naviguons dis-je à mes compagnons 34 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Nous gravimes done la colline, mais à quelques vingtaines de pas des naturels, qui ne tournaient même pas la tête de notre côté. Dans le vallon formé par notre plateau et un plateau voisin, la horde opposée s'arrêta et dépêcha une femme aux ennemis. Arrivée à moitié chemin de la colline, elle poussa un cri et s’arrèta. Une femme de la première bande alla vers elle, et toutes deux, ar- mées de casse-tête, se parlèrent à voix basse, pous- sèrent ensemble un nouveau cri, et les naturels de notre bord descendirent dans le vallon. Les deux armèes marchèrent l’une contre l'autre et s’arrêtèrent, séparées seulement de quelques mètres, Celle qui venait d'arriver avait quelques guerriers de plus, mais ils se retirérent un instant après une sorte d'inspection, et chacun des sauvages put se choisir un adversaire. D'abord des gambades, puis des cris farouches, puis des coups frappés sur les armes, ce fut ensuite une mêlée générale. — C'est comme moi, dit Marchais, quand je crache dans mes mains avant d'aplatir, ca donne de la force et de l’énergie. Bon ! les voilà appareïllés.… Feu main- tenant de tribord et bäbord ! En avant! Vive la Répu- blique ! Le combat avait commencé, Les sagaies lancées avec vigueur fendaient les airs, et nul combattant ne tombait. Mais les champions S’approchèrent; ce fut alors un acharnement, une rage, une frénésie, un délire di- gnes de l'enfer. Les corps tombaient et se relevaient ressuscilés par la vengeance ; le sang ruisselait, les cränes élaient ouverts, les côtes brisées, et les dents mème jouaient un rôle de destruction dans ectte hor- rible scène de carnage. — Savez-vous que ce sont de vrais gabiers, de … Ce fut alors un acharnement, une rage, une frénésie. (Page 3 franes lurons! s'écria Marchais, qui trépignait d'im- patience. Ca s'appelle taper dur ; je les estime main- tenant. Mais il y à un côté qui est enfoncé, il en reste peu et ils ne bougent pas, ils ne f..... pas le camp; je les estime plus que les autres. Ma foi, monsieur Arago, vous direz ce que vous voudrez, je vais leur prêter main-forte, ca me fend le cœur. Marchais s’élanca ; Petit le suivit en dégainant son sabre, et je me disposais à voler sur leurs pas, lors- que, par réflexion, tirant un pistolet de ma ceinture, je le déchargeai en l'air. Au mème instant, le combat cessa, les guerriers se séparèrent, el à un second coup, ils s'enfuirent, chacun d'un côté opposé, au fond des bois. — Faisons comme eux, dis-je à Marchais et à Petit, qui s'étaient aussi arrêtés au bruit de la détonation. Allons-nous-en, nous ne serions d'aucun secours aux blessés, et ce champ de bataille ne doit pas être chose Curieuse a Voir. C'en est fait, répliqua Marchais avec indignation, ils sont moins braves que je ne croyais; ce sont des JA Hugues, puisqu'un coup de pistolet les fait si vite virer de bord. — C'est égal, dit Petit, ça n'allait tout de même pas mal, et j'ai eu grand'pitié d'une femme qui s’est relevée deux fois et qui est tombée trois : c'était une lionne... Notre retour s'effectua sans aucun autre incident, nous ne rencontrâmes sur notre chemin ni sauvage, ni serpent, et nous arrivâmes à Sidney avant le cou- cher du soleil. Sur le port, je trouvai M. Field et sa famille; je m'empressai d'aller les rejoindre, et je leur racontai le combat dont je venais d'être té- moin. — Vous voyez done bien, me répondit le riche planteur, que nous n'avons pas besoin de chasser ces bêtes fauves, elles se détruisent entre elles, et en peu de temps on n'en trouvera qu'au delà des montagnes Bleues. Cependant, avant de faire embarquer mes deux braves matelots, je les présentai à M. et à Me Field, qui leur firent un excellent accueil, car j'avais déjà _— VOYAGE parlé de leur amitié et de leur dévouement pour moi. — Vous êtes deux braves garcons, il faut venir nous voir si vous descendez encore à terre. — Nous n'y manquerons pas. — J'ai de bonnes choses à vous offrir. -— Quoi donc, sans trop d'indiscrétion? — Des pommes excellentes, des pêches sucrées et des oranges fort douces. — Oh! ma foi, nous nous plaisons trop à bord, la {erre nous ennuie. AUTOUR nera nètes gens pour leur faire défaut. à terre dans une des allées surent plus pendant quelques heures s'ils étaient en France ou à la Nouvelle-Hollande; ils avaient succombé à une-attaque contre six bou DU MONDE. 825 J'ai aussi dans ma cave de bon vin de Bordeaux. Nous viendrons vous voir; M. Arago nous don- votre adresse, et nous aimons trop... les hon- Quelques jours après, Marchais et Petit, étendus du jardin de M. Field, ne faibles ce jour-là, teilles de Bordeaux, LXITI NOUVELLE-HOLLANDE Vingt-quatre heures d'un roi zélandais, I y a là, au sud à peu pie de la Nouvelle-Hol- lande, non loin de la terre de Van-Diémen, vers les glaces polaires, une ile petite, boisée, montagneuse, sauvage à l’intérieur, farouche sur les côtes, une ile servant parfois de point de relâche aux navires ba- leiniers fatigués de leurs longues excursions, mais dont ils feraient bien de s'éloigner comme d’un re- paire de brigands contre lesquels toutes les nations civilisées devraient lancer leur colère afin d’anéantir ses anthropophages habitants, que rien n’a pu en- core corriger de leur insatiable ardeur de rapine, de massacres et dé chair humaine. Cette ile de mal- heur, de deuil et de désespoir, c’est la Nouvelle- Zélande, . Leurs demeures se dressent là, sur la plage. Là, point de sécurité pour le matelot qui descend à terre afin de renouveler son eau épuisée ; là, point de quiétude pour le savant explorateur, qui ne peut s'éloigner du rivage. La mort est dans les paroles rassurantes du naturel hypocrite, elle est dans ses témoignages d'affection, elle est dans ses caresses. Le Nouveau-Zélandais se déclare dès l’âge de trois ans l'ennemi mortel de tout étranger qui osera fouler sa terre inhospitalière. Quand il vous épargne un jour, n’en faites point honneur à sa générosité, mais soyez sûr que vous auriez été immolé siln avait pas eu à craindre de sanglantes représailles. I n'y a pas de saison où cette Nouvelle-Zélande de malheur ne soit le théâtre de quelque horrible massacre ; 11 n°y (Page 326. en à pas où | Europe ne retentisse de scènes de dévas- tation et de meurtre; et pourtant l'Europe insou- clante laisse faire; elle s'émeut un jour, elle lance un méprisant et ridicule anathème contre les canni- bales de ces mers de l'Australasie, elle engage ses pauvres voyageurs à beaucoup de prudence, à une grande ciréonspection, et tout’est dit et fait, et les Nouveaux- Zélandais, impunis, continuent leur œuvre de sang, L'Europe civilisée a bien autre chose à faire, ma foi, que de songer à ses enfants exilés au profit du commerce et de la se ience; les Zélandais sont trop loin de nous, nous n'avons pas la vue assez perçante, et c’est tout au plus si nous la laissons tomber à nos 526 SOUVENIRS D'UN AWVEUGLE. pieds, tant nous nous concentrons dans notre inso- lent égoisme. ; Mais ces hommes de là-bas sont-ils done assez forts pour lutter contre une volonté de châtiments qui viendrait de nous? Ontls hérissé leurs plateaux de batteries formidables? Ont-ils élevé de redoutables citadelles? Possèdent-ils des armées expérimentées, des généraux habiles? Non, ces hommes féroces n'ont que du courage, ou plutôt de la cruauté. Ils sont comme l’hyène d'Afrique, comme le tigre de Nubie. Leurs demeures se dressent là, sur la plage. Dès qu'un vavire vient mouiller dans une de leurs rades, les indigènes sortent en foule de leurs cases de jones, de tissus et d'écorces d'arbres, ils se jettent dans des pirogues, se rendent à bord, sautent, dansent, sou- rient et proposent des échanges, ils fraternisent, vous jurent amitié et vous invitent à leurs fêtes. L'équi- page, enchanté, descend à terre, s'endort, et ne se réveille plus. Puis vient le pillage du navire, et les Nouveaux-Zélandais le coulent bas et se trouvent pos- sesseurs d'armes meurtrières à opposer aux nôtres, et chaque jour le triomphe de la civilisation et de l'humanité devient plus périlleux. Que servent, hé- las ! de sages et énergiques prédications ? Depuis bien longtemps déjà on a écrit ces choses avec de san- glants caractères, et ces choses si impies n'en ont pas moins leur cours, et la Nouvelle-Zélande n'en est pas moins la plus puissante nation du globe, puisque nulle autre n'ose s'attaquer à elle. Que fau- drait-il pourtant afin de la soumettre? Deux bricks de guerre, six canons, des fusils, de la poudre et trois compagnies de voltigeurs. Vous qui gouvernez, et qui de votre caisse royale versez géné- reusement cent éeus (je dis beaucoup) dans la triste demeure de la veuve du matelot égorgé aux terres australes en travaillant à la prospérité de votre pays, dites un mot, un seul, proposez une expédition d'a- néantissement contre cette terre lointaine que je vous signale, demandez des hommes de bonne volonté, et vous les verrez accourir et s’enrôler avec courage, en eriant : Vive là sainte-alliance des peuples ! Qu'arrivera-t-il alors? Que là-bas, si près de l’anti- pode de Paris, les navires explorateurs et les balei- niers de tous les pays, qui ont besoin de repos, trou- veront au sein de ces mers orageuses, et sous ce ciel glacé témoin de tant de désastres, un abri tranquille contre le courroux des éléments et contre celui des hommes, plus à redouter encore. Mais, je le répète, il y a neuf mille lieues d’un bout à l'autre du dia- mètre de la terre, et la voix et le bronze ne fran- chissent cette distance que par soubresauts; on s'ar- rêterait en route, car toute tiédeur est inconstante et craint la fatigue : c’est bien assez des ennemis de chaque jour qui vous poursuivent dans vos ménages princiers; demeurez clos et insouciants chez vous, et laissez faire à l'anthropophagie. Les détails de ses hi- deux repas occupent vos soirées, et vous avez raison de vous plaire aux drames qui hurlent et éelatent à l'antipode de vos jardins et de vos palais. Faisons de l'histoire, puisque la morale n'est pas comprise. Chaque village de la Nouvelle-Zélande a un chef ou deux, à qui l’on obéit aveuglément. S'il veut qu'on fasse grâce, on fait grâce; s'il veut qu'on tue, on tue; une fois sur mille on fait grâce au prisonnier à la Nouvelle-Zélande. Les chefs de chaque village, avant de devenir chefs, doivent donner des preuves de courage et d'adresse. De plus, ils ont à subir des tatouages horribles sans témoigner la moindre dou- leur, sans grimacer, sans froncer le soureil. A l’aide d'un os aigu de poisson, on creuse (on creuse!) de profondes rigoles sur le front de celui qui se sent digne de commander, on les fait avec une régularité extrème, on les enjolive, on dessine, toujours pro- fonds, des ornements et des vignettes du meilleur goût. Quand le front est tout déchiré, quand il n'est plus qu'une plaie, quand la figure, le corps et le sol sont ensanglantés, on jette un peu d'eau là-dessus, puis une sorte de mastie noir qui empêche la peau de se rejoindre, qui garantit l'éternelle existence des sillons, et si l'homme a été ferme, s’il a souri aux dé- chirements de l'instrument aigu, il est proclamé sous-chef d'abord. Puis les opérateurs continuent leur œuvre, ils ouvrent la pommette, ils y tracent des cercles, des ondulations pour leur donner un pendant sur l'autre côté; ils s'adressent ensuite au nez, qu'ils couvrent de bigarrures, ils trouent les joues, le menton, le dessous des lèvres, ainsi que le dessus, et enfin ils plongent leur os jusque sur la peau qui protège les yeux. Oh! alors, pourvu que le martyr, qui rougirait de se croire martyr, ait fami- lièrement causé avec ses voisins pendant le labou- rage de sa face, dont on ne devine plus aucune forme, il est proclamé chef omnipotent de la bour- gade, il commande aux autres, et il a la meilleure part d’un festin de chairs palpitantes. Tant que le mastic est entre les rigoles, la figure humaine n'a plus rien d'humain; sitôt qu'il tombe et que les bouf- fissures s’affaissent, les dessins se montrent plus nets, et J'ai presque honte d’'avouer que je me suis senti plein d’admiration pour le decorateur et pour le patient. Cet homme, ce chef, ce roi que j'ai dessiné au port Jackson, que j'ai suivi, étudié dans sa vie no- made de vingt-quatre heures, celui de qui je tiens, par M. Wolstoncraft, les détails que je vous donne, m'a toujours étonné et souvent effrayé. Il s'était aperçu que Je suivais ses pas, et quoiqu'il en parüt très-fäché aux premiers moments, il ne s'en inquiéta plus dans la suite, et se conduisit comme si je n'étais pas près de lui. Au surplus, je me hâte d'ajouter qu'il était entièrement nu, armé seulement d’un ma- gnifique casse-tête en silex, emmanché de la facon la plus solide, et d'une autre pierre grise pendue à ses flancs et taillée en forme de spatule, et que moi, qui savais Ce que j'avais à redouter de sa mauvaise humeur et de sa colère, je tenais cachès sous mon habit deux excellents pistolets et un bon poignard ; ce n'était pas trop, je vous l’atteste, pour imposer à un gaillard si admirablement charpenté et d'une tailie de cinq pieds dix à onze pouces. Ce chef s'appelait Bahabé, selon le dire d'un valet zélandais de M. Wolstoncralt qui nous avait servi d'interprète dans les diverses questions que nous lui adressâmes. Ce chef était renommé parmi les siens pour ses brigandages et ses assassinats. On le disait à haute voix à Sidney, on le croyait, on en était sûr, et Tahabé parcourait paisiblement les belles rues de la cité, où l’on ne faisait presque point atten- tion à lui. Un navire anglais s’en était chargé; la cu- riosité seule l'avait, disait-il, engagé à entreprendre ce petit voyage, et il attendait le départ d’un autre navire pour s'en retourner dans son pays : c'était peut-être une visite d'inspection pour des projets de conquête. La première fois que je me trouvai en face de cet homme aux formes athlétiques, à la démarche de souverain, au regard de vautour, je m'arrètai frappé de stupéfaction. Je crois qu'il s'en apercuf, car 1] me sembla remarquer en lui un sourire d'iro- VOYAGE nie et un léger mouvement d'épaules par lequel on exprime partout le mépris. Je le suivis pourtant à une vingtaine de pas de distance, et je l'éludiai avec une de ces attentions religieuses qui ne laissent rien à faire à l'imagination. La morale aussi peut s’appré- cier au compas. Il sortit de la ville, je l’accompagnai encore, et dans la crainte qu'il ne s'aperçüt de mon assiduité, J'ouvris mon calepin pour lui laisser croire que j'étais occupé à dessiner, et non à épier ses démarches. Il y avait là, sous une belle allée de chênes verts, une petite maisonnette charmante, close par une baie, derrière laquelle se pavanaient plusieurs coqs au milieu de leur docile sérail. Le Zelandais monta sur un banc après s'être emparé de deux pierres, visa un des volatiles, l’abattit du premier coup, sé- para où plutôt brisa de ses doigts nerveux ges plan- ches de la haie, s'introduisit dans l'enc los, s'empara de la victime et sortit comme s'il avait fait ne chose du monde la plus simple et la plus naturelle. La tuerie, l’effraction et le vol achevés, le Zélan- dais s'achemina tranquillement vers une allée voisine que bordait la route, s’accroupit contre un trone, pluma à demi le coq si traitreusement mis à mort, et le mangea tout cru. Cela fait, il essaya de s'endormir; mais quelques instants après, avant entendu un léger grignotement près de lui, il tourna la tête du côté d'où venait le bruit, vit un énorme rat qui cher- chait sa pâture, dét acha de ses flancs le casse-tête en forme de spatule, le lanca d'un bras vigoureux contre l'animal rongeur et le tua sur la place. Puis il se jeva, flaira sa seconde victime et la rejeta der- rière lui à une très-grande distance. J'avais cru remarquer que le chef tatoué, avant de dévorer le coq dont il ne restait plus que les dé- pouilles, avait prononcé quelques paroles à voix basse, ainsi qu'avant de jeter le gros rat; mais je ne puis l'alfirmer. À quel dieu de s sang de pareils hommes pourraient-ils adresser leurs prières, et ces prières mêmes, les feraient-ils dans un autre moment que celui d'un pillage ou d'un massacre ? Jusque-là les allures du roi sauvage avaient été lentes, mesurées, graves; il y eut ici un moment d'irrésolution, après lequel, levant fièrement la tête et lournant deux ou trois fois ses lalons, de chaque main il saisit un casse-tête, les frappa l’un contre l'autre à plusieurs reprises, poussa une sorte de gro- guement sourd et prolongé, et se mit à marcher à grands pas vers un petit bois encore à peu près vierge jeté au sud de Sidney; il y pénétra, s’adossa un instant après contre un arbre et essaya de dor- mir, ce que Je soupçonnai en lui voyant fermer les Yeux. Je m'approchai alors d'assez près pour le dessiner; mais J'en étais à peine à moitié de mon travail qu ‘il rouvrit les veux comme s'il s'était senti violemment heurté; il m'aperçut, fronça le soureil et vint à moi d'un air décidé. J'eus un moment de frayeur; mais je l’attendis pourtant en posant ma main droite sur la crosse d'un de mes pistolets de poche, tout prêt à répondre à son allaque où mème à la prévenir. Je crois qu'il HHpercat de ma défiance, car il posa ses armes à ferre à quatre pieds de moi, se plaça en souriant à mon côté, s’appuya avec familia rité sur mon épaule, et me fit signe de lui montrer mon travail. J'ouvris l'album, je lui fis voir des paysages qu'il ne comprit pas (c° était peut-être la faute de l'artiste), des figures au crayon dont il n'eut pas l'air de savoir AUTOUR DU MONDE, 927 ce qu'elles représentaient, mais 1l poussa une exela- mation de plaisir et d'ironie très-facile à expliquer dès qu'il eut aperçu une figure coloriée d'un naturel de Ja Nouvelle-Galles du Sud, qu'il regarda long- temps avec des yeux où se peignaient le mépris el le dégoût. Pour me remercier de mon obligeance, il se placa immobile devant moi en paraissant m'in- viter à achever mon travail commencé. Jen'eus garde de laisser échapper une si favorable occasion, et à force de regarder sa tête si horriblement balafrée, je vous jure que je lui trouvai le caractère le plus énergique. Quand il s’aperçut que j'avais fini, le roi alla reprendre à terre ses deux casse-tête, et sans me dire un seul mot, sans me faire un seul geste, il senfonça dans les bois, ne se donnant pas même la peine de regarder derrière lui pour s'assurer si je le suivais. Je le suivis pourtant; mais à peine eus-je fait quel- ques centaines de pas que je commençai à me re- pentir de mon imprudence : aux brusques mouve- ments qu'il fit en m nent je m'arrêtai tout court et me tins sur la défensive. Avec de pareils promeneurs il y à toujours péril à attaquer, car si Yous manquez votre premier coup, ils ne manquent jamais ceux qu'ils portent, eux, et vous devez vous estimer fort heureux si vous en êtes quitte pour la fracture de quelque membre. En arrivant en ma présence, le Zélandais, offensé de ma ténacitè, qu'il aurait pu tout aussi bien prendre pour une courtoisie, m'adressa une harangue, fort énergique sans doute, pendant laquelle ses doigts se crispaient, ses dents claquaient avec violence, mais je ne qois à tout ce flux de paroles rien, sinon que je lui ferais grand plaisir de le laisser seul. J'aime fort les bonnes et élégantes manières; celles du roi zélandais me touchèrent profondément, et je me mis en devoir de prouver par une prompte retraite que je les avais parfaitement appréciées. J'aurais pu, certes, me montrer rebelle à cette prière que Je regardais comme un ordre, car mes pis- tolets et mon poignard étaient d'assez sûres sauve- gardes ; mais, vainqueur ou vaincu, je n'aurais rien appris par cette lutte : je rebroussai donc chemin comme un poltron que Je n'étais point. Cependant. honteux de mon obéissance, je résolus de revenir sur mes pas, de pénétrer de nouveau dans la forêt, de n’y promener, et, si je rencontrais le fa- rouche Zélandais, de faire peu d'attention à lui et de poursuivre ma route. À tout événement, je visitai l’a- morce de mes pistolets; puis, selon mon habitude, après mètre donné du cœur par quelques injurieuses paroles que je m'adressai à haute voix, je me mis en marche. Au bout d'une demi-heure je vis en effet le roi debout, encore adossé contre un magnifique ca- suarina, et mâchant avec ardeur la-chair sanguino- lente d’un petit animal que je ne reconnus point, et qu'il avait sans doute tué d’un coup de pierre. Il poussa un second grognement plus retentissant que le premier, rejeta “loin de lui les restes de son hi- deux repas et se dirigea hardiment de mon côté. Il fit halte, je lui adressai quelques paroles qu'il devait prendre pour des témoignages d'amitié, tant je mis de douceur à les prononcer; mais comme le colosse sauvage n'en fenait nul compte et qu il pr enait en mn ‘approchant une altitude menaçante, je saisis un de mes pistolets et lui fis signe de s'arrêter. A la vue de mon arme, il s'arrêta en effet, me regarda d'un œil féroce, articula quelques sons brefs et éclatants, posa à ses pieds son magnifique casse-tête emmanché, me montra le second taillé en spatule, et me donna SOUVENIES à comprendre qu'il voulait l'échanger contre mon pistolet. Je répondis de mon mieux à sa proposition; je lui dis d'une façon fort intelligible que j'acceptais l'échange, et comme il approchait encore pour le D'UN AVEUGLE. conclure, je déchargeai le coup en l'air. À celte ac- lon toute de prudence et non de peur, mon perfide sauvage parut se récrier, gambada d’une manière me- naÇante, rompit le traité et s'éloigna pour ressaisir le .. A l'aspect de mes armes, le Zélandais s'arrêta. (Page grand casse-tête laissé à terre. Je m'étais attendu à tout cela; j'avais saisi mon second pistolet, et de crainte qu'il ne le prit pour le premier, dont il n'avait en ce mo- ment rien à redouter, je les lui montrai tous les .. Bientôt quelques huttes en écorces frappérent nos regards. (Page 328. deux, bien déterminé, au moindre signal d'attaque, à faire feu sur la poitrine du monarque ciselé. Tout régicide, là-bas, mérite bien de l'humanité. À l’as- pect de mes armes et à l'attitude décidée que j'avais prise, le Zélandais s'arrêta de nouveau, me sourit aussi gracieusement qu'il le put, ce qui, entre nous, ne fut pas fort attrayant, abandonna encore son arme principale, me présenta la pierre polie et bleue, el entama une seconde fois le marché rompu. J'acceptai son offre, il me donna d’abord son casse-tête, je lui remis ensuite larme, alors peu dangereuse, el, pres- que côte à côte, comme deux amis d'enfance, nous nous enfoncämes dans le bois. Bientôt quelques huttes en écorces frappèrent nos regards, nous y allämes : elles étaient abandonnées et formaient sans doute le village de quelque tribu vagabonde d'indigènes. Ce silence, cette solitude, pa- rurent fort contrarier le Zélandais, qui en témoigna son dépit en enfonçant ces misérables demeures à coups de pied et de casse-tête, Je Le laissai faire, car VOYAGE AUTOUR le dégât pouvait aisément se réparer en moins d'une heure ; l'édification d'un village ne coûte pas plus que cela dans ce pays. Mais un bruit que je n'entendis pas d'abord fixa l'attention de mon fougueux compagnon de voyage, auprès duquel j'étais retenu par un double sentiment d'orgueil et de curiosité. Il me fit signe de le suivre, il s'élança d'un pas rapide, et nous nous lrouvämes bientôt près d'un second village, plus étendu que le premier, où les huttes étaient au nombre de vingt- trois, dont une quatre fois plus vaste que les autres, et haute de e sept à huit pieds. Le Zélandais se cacha derrière un arbre, je l'imi- tai; et déjà fâché de m'être imprudemment aventuré dans une echeiehe si téméraire, J'attendis pourtant de cette embuscade le résultat des espérances du chef cannibale, dont les projets m'étaient assez clairement démontrés. Des sauvages parurent bientôt au nombre de vingt- deux, tous sesticulant et parlant à haute voix, tous dans un état d’ agitation extrème. Ils s’accroupirent, sans doute pour déhbérer; ils parlèrent alors l’un après l’autre, et le Nouveau-Zélandais, les couvant de son œil fauve, allait s'élancer, quand un second bruit arriva jusqu'à nous. Le chef se cacha encore, moi je fis quelques pas en arrière afin de me préparer plus aisément à la retraite que je méditais, mais sans néanmoins perdre de vue les cases des naturels. Eux aussi s'étaient le- vés au bruit que les échos leur avaient apporté, et tous renouvelèrent les préparatifs de: combat dont j'avais été témoin au nord de Sidney, lors de ma der- nière course avec Petit et Marchais. Le bruit appro- chait, et déjà le sol tremblait sous les pas de la horde sauvage. Elle arriva, se plaça bravement en face des huttes, el commença à agiter ses casse-tête et ses sa- gaies. La lutte allait commencer, le sang allait couler, les côtes et les crânes allaient être brisés. Tout à coup . Maintenant, Live. 42 deux hommes seuls. DU MONDE. 329 le Nouveau-Zélandais, dont les narines ouvertes et Les rapides aspirations disaient l’ardente colère, s'élanca comme un tigre, poussa un cri formidable, se rua sur la horde étonnée, abattüit un des combattants et s’ar- rêla. Tout avait disparu, tout était devenu silencieux et solennel autour de la bourgade. IL y avait deux miautes à peine deux armées étaient là en effervescence, prêtes à se déchirer, à se dé- truire; maintenant deux hommes seuls, un debout, terrible, cruel, féroce, l’autre à terre, se tordant sous la douleur et rendant le dernier soupir. Je m'élançai, je pris la fuite, je n'assistai pas au dé- goutant repas qui se fit sur le champ de bataille. Le soir, je me rendis chez M. Wolstoncraft pour lui ra- conter mes aventures de la journée, et je commençais mon récit en nous mettant à table, lorsque le roi zé- landais se présenta, me reconnut et me tendit la main ; je retirai la mienne. — Ne recevez donc pas cet anthropophage, dis-je au négociant, c’est un brigand ! — Je le sais bien. — Il vient de tuer un homme. — Je m'en doute; un indigène ? — Oui. — Il aurait bien fait de les tuer tous, 1l nous aurait épargné bien des ennuis et bien des dégoüts. — Et voilà les principes que vous proclamez ici ? — Je voudrais bien savoir si en Europe on a cessé de traquer les loups dans les forêts. — Mais ici ce sont des hommes. — Ce sont des hyènes, il ne leur manque que la force de ces animaux. Si un naturel de la Nouvelle- Galles du Sud vous trouve endormi, il vous tuera. Celui-ci du moins attaque des gens éveillés qui peu- vent se défendre. Dinons. Le Zélandais fut invité à s'asseoir et refusa. Il était tout à fait repu. (Page 329.) 350 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, LXIV NOUVELLE-HOLLANDE Phénomènes météorologiques. — Campsin austral, — Voyages de M. Oxley dans l'intérieur de Ia Nouvelle-Galles du Sud, Péron, si logique d'ordinaire dans la solution de ses divers problèmes météorologiques, qu'il à étudiés avec une profonde science dans son voyage aux ter- res australes, me parait s'appuyer sur des bases bien fragiles pour constater la contradiction qui règne ici, sur certains phénomènes célestes, avec les effets re- marqués en d’autres climats. Dans sa conviction intime que tout, sur la terre de Cumberland, est contraire aux lois connues et consa- crées par tous les pays du monde, il s'étonne, par exemple, que les vents d'ouest et de nord-ouest, qui soufflent ici une partie de l’année avec une grande régularité, ne soient pas imprègnés d'une haute tem- pérature, etil ne peut expliquer cette singularité qu'à l'aide d’une théorie formulée d'avance, mais, par mal- heur, fausse en tout point quant à l'application à en faire aux caractères topographiques du pays quinous occupe. Si la Nouvelle-Galles du Sud n'était pas une terre à part, les vents d'ouest devraient être froids, puisque, avant d'arriver à Sidney et sur la côte, ils viennent de traverser les montagnes Bleues, qui de- vraient les avoir notablement ralraichis. Ainsi s'exprime à peu près M. Péron. Ne dirait-on pas, en vérité, que la chaine des pla- teaux dont il parle a, comme les Alpes, les Pyrénées et les Andes d'Amérique, des cimes neigeuses, des glaciers éternels, et que son étendue en largeur doit donner le temps au souffle qui les visite et les balaye de se vèlir de frimas? Qui ne croirait, à entendre le savant et zélé naturaliste-physicien, que ces monta- gnes Bleues, dont on a parlé si diversement dans les premières relations des voyages en ces contrées dé- couvertes par l’intrépide Cook, n'ont été longtemps inaccessibles, infranchissables, que par le chaos des avalanches qui s’engouffraient dans les profondeurs des vallons, après être descendues de la haute région des nuages? Hélas! les cimes qu'on a vues trôner sur le mende pendant un grand nombre d'années ont dû courber leur orgueilleuse tête depuis que la science les a mesurées de son œil classificateur, et si le géant West pas devenu pygmée, du moins le Chimborazo s’estil incliné en face de l'fMimanie, le Canigou et le Pie du Midi devant la Maladetta et la Malahita, le Pie des Açores à côté de celui de Ténérifte, le Mont-Blanc en présence du Mont-Rose; et il n'y a pas jusqu'à l'Himalaya qui ne se soil affaissé, humble vassal, pour rendre hommage au nouveau pic du Thibet, que le condéer seul bat de son aile infatigable. Toutes les races de rois ont eu leurs périodes de grandeur et de décadence; l'homme est dégénéré, et le lion même rugit souvent aujourd hui sans déchi- rer : les montagnes Bleues n'ont pas échappé à la rè- gle générale, elles se sont soumises de force à cette loi de dépression et de décadence qui régit le monde, et l’on va bien s'étonner quand je dirai avec vérité, à ceux de mes lecteurs encore dans l'incertitude, qu'en général cette chaine de plateaux, courant à peu près du nord au sud, a rarement plus de six cents mètres de hauteur, et que les cimes les plus élevées n’en ont que neuf cents. Faut-il s'étonner, d’après cela, que les vents qui les traversent ne portent pas le caractère que Péron, dans sa logique, voudrait leur donner, surtout si l’on se rappelle que Sidney est située par 36° de latitude? Tout édifice dont la base n’est pas solide s'écroule tôt ou tard, et Péron s’est trompé, non parce qu'il a été illogique, mais parce qu'il est parti d’un principe évidemment faux. Les démentis donnés par les faits à M. Péron sont constatés dans toutes les relations scientifiques ; lui-même les cite en toute humilité dans son mémorable ouvrage, et nous aurions peine à croire aux terribles phénomènes qui se déroulent à nos yeux.s'ils ne nous étaient certifiés par les voya- geurs le plus en garde contre l’exagéralion. Citons le plus exact d'eux tous : « Dans le mois de février 1791, dit Collins, la plu- part des torrents et des ruisseaux étaient à sec; on fut obligé de creuser le lit de la rivière de Sidney, qui pouvait à peine fournir aux besoins de la ville Le 10 et le 11, la chaleur devint si forte, qu'à Sidnex- Towa le therinomètre à l'ombre s’éleva jusqu à 105% de Fahrenheit (32° 4 de Réaumur) ; à Ros-Hill, la cha- leur fut tellement excessive que des milliers de gran- des chauves-souris en périrent. Dans quelques parties du port, la terre était couver!e de différentes espèces d'oiseaux, les uns déjà suffoqués, et les autres réduits aux abois par la chaleur ; plusieurs tombaient morts en volant Les sources qui n'étaient pas encore taries furent tellement infectées par le grand nombre de ces oiseaux et des chauves-souris qui, venus pour s'y dé- saltérer, avaient expiré sur leurs bords, que l'eau, pendant plusieurs jours, en fut corrompue. Le vent soufflait alors du nord-ouest, et il fit beaucoup de mal aux jardins, consumant tout ce qui se trouvait devant lui. Les personnes que des affaires indispensables ap- pelaient au dehors, déclarèrent qu'il était impossible de tenir pendant cinq minutes la face tournée du côté d'où venait ce vent. » a Novembre 1791. « L'excessive chaleur, durant ce mois, rendit beau- coup de monde malade. Le #, un convict qui, sans avoir la tête couverte, attendait M. Withe dans le pas- sage de sa maison à sa cuisine, fut frappé d'un coup de soleil qui le priva presque aussitôt de la parole, du mouvement, et, en moins de vingt-quatre heures, de la vie. Le thermomètre, à midi de ce jour-là, se sou- tenait à 95° 0 F. (28 0 R.), et le vent était au nord- ouest. , . « À cette mème époque, notre eau se {trouvait non- seulement altérée, mais encore tellement réduite par l’'évaporation, que le gouverneur donna l'ordre qu'au- cun navire ne püt en faire au ruisseau de la ville, et, en outre, pour remédier ensuite à ce mal, autant du moins que l'élat de la colonie pouvait le permettre, il arrêta que toutes pierres de taille employées à la construction des édifices publics ou particuliers se- raient prises dans le lit du ruisseau, de manière à for- mer des espèces de citernes capables de conserver une assez grande quantité d'eau pour en fournir un supplément aux citoyens durant Ia saison chaude.» VOYAGE « Décembre 1791. « La température, durant ce mois, fut très-forte ; le », la chaleur fut étouffante ; le vent soufflait avec vio- lence du nord-ouest. La contrée, comme pour ajouter à l’ardeur dévorante de l'atmosphère, était en feu de toutes parts. À Sidney, l'herbe et les broussailles qui se trouvaient derrière la colline de l'ouest de la crique avaient pris feu, et l'incendie, exeité par le vent chaud qui soufflait avec force, se propageait rapidement et dévorait tout avec une incroyable furie. Déjà une maison était brûlée; toute la erète du coteau était couverte de flammes qui menaçaient la ville d’une entière destruction. Heureusement les efforts réunis de la garnison et des habitants parvinrent à arrêter les progrès de cette terrible conflagration. La crainte du danger avait contraint tous les individus à sortir de leurs maisons : à peine on pouvait respirer, la cha- leur était insupportable, la végétation souffrait beau- coup, les feuilles de la plupart des plantes potagères étaient réduites en poudre, etle thermomètre à l'om- bre se soutenait à 104° OK. (32° 2 R.). À Paramata, à Tangabée, la chaleur n'était pas moins excessive; tout le pays était pareillement en feu, et quelques habitations devinrent la proie des flammes. Pendant ce jour d'alarmes, le tonnerre se fit entendre à diver- ses reprises dans le lointain, et sur le soir, il tomba quelque pluie qui rafraichit un peu l'atmosphère. « L'action de ce vent redoutable se fit sentir jusqu'à la hauteur de l'ile Maria, et par conséquent à plus de 250 lieues de distance du port Jackson ; car, à la même époque où le vent du nord-ouest dévastait ainsi la co- lonie anglaise, le navire américain {he Hope éprou- vait aux environs de l'ile Maria une horrible tempête exeilée par ce même vent. Le temps était sombre, pe- sant et très-chaud. L’atmosphère paraissait comme remplie d'une épaisse fumée. » « Août 1794. « Le vent brülant de terre nous visita le 25 pour la première fois dans cette saison, soufflant jusqu’au soir avec beaucoup de violence ; alors il fut remplacé, comme il arrivait ordinairement après ces jours si chauds, par le vent du sud. » Comme on le voit, il y a ici harmonie parfaite entre la terre et le ciel, et désaccord complet avec ce qui se passe en d’autres climats. Toutefois, sans accuser la véracité de Collins, ne serait-il pas possible de trou- ver d’autres causes plus probables que celles qu'il donne à ces incendies immenses qui plongeaient la colonie dans la terreur, et ne serait-on pas fondé à croire que, profitant du deuil et de l’effroi des habi- lants, des malfaiteurs ou des sauvages auraient mis eux-mêmes le feu aux plantations, espérant le pillage où la liberté au milieu du désordre? Quoi qu'il en soit, on ne se persuade pas aisément que 32° 2 de Réaumur puissent incendier les arbres, et si cela a êté bien constaté, c’est un argument de plus en faveur des hommes qui ont écrit de si étranges choses sur la Nouvelle-Galles du Sud. Mais rapprochons-nous encore, et disons une exeur- sion périlleuse entreprise par M. Oxley dans l'inté- rieur des terres par ordre de M. Macquarie, gouver- neur de la contrée. L'habile officier de marine nr'a communiqué plusieurs lettres qu'il adressait alors à M. Macquarie, et si je n’en publie que deux, c’est que Je SUIS Soumis aux exigences de mon livre, aux pro- inesses que J'ai faites à mes lecteurs, à qui je dois d'autres précieux documents. Voici done la relation de M. Oxley, que j'ai traduite sur les originaux : AUTOUR DU MONDE. oo! LETTRE DE J. OXLEY, REVENANT DE SA PREMIÈRE EXPÉDITION, AU GOUVERNEUR MACQUARIE. « Bathurst, 30 août 1817. « Monsieur, «J'ai l'honneur d'informer Votre Excellence de mon arrivée à Bathurst hier soir, avec les personnes formant l'expédition de l'ouest, que Votre Excellence a jugé convenable de placer sous mes ordres. « Votre Excellence est déjà informée de ce que j ai fait jusqu'au 50 avril. Les bornes d’une lettre ne me permettent pas de m'étendre sur les détails de tout ce qui s'est passé pendant dix-neuf semaines, et comme j'aurai l'honneur de voir Votre Excellence dans quelques jours, j'espère qu'en attendant cette époque, elle aura la bonté d'accepter le récit som- maire que Je lui offre ici. «Je continuai à suivre le cours de la rivière Lach- lan, avec mes bateaux, jusqu'au 12 mai ; le pays des- cendait rapidement, jusqu'à ce que les eaux de la rivière, s'élevant de niveau avec lui et se divisant eu beaucoup de branches, nous présentèrent la terre inondée à l’ouest et au nord-ouest, et nous empêché- rent d'avancer davantage dans cette direction ; la ri- vière elle-même se perdit au milieu des marais : élle n'avait, jusqu à cet endroit, reçu aucune autre aug- mentation d’eau d'ancun côté; mais, au contraire, elle se dissipait constamment en marécages el la- gunes. « L'impossibilité d'aller plus avant avec les bateaux élant évidente, je me déterminai, après une müre dé- libération, à les haler hors de la rivière, et, nous dé- pouillant de tout ce qui ne nous était pas indispensable, à continuer notre roule avec les chevaux chargés des provisions tirées des bateaux, et à nous diriger vers l'ouest, de manière à couper tout courant qui pourrait provenir des eaux divisées de la rivière Lachlan. « Conformément à ce plan, je quittai la rivière le 17 mai, en me dirigeant dans l'ouest vers le cap Nor- thumberland, direction qui me semblait la plus pro- pre au but que je me proposais. Je ne détaillerai pas ici les difficultés et les privations que nous éprou- vàmes en traversant un pays nu et désolé, et qui ne nous offrit d'autre eau que celle que la pluie avait dé- posée dans les trous et les fentes de rochers. Je con- linuai à m'avancer ainsi jusqu'au 9 juin, époque où ayant perdu deux chevaux exténués de fatigue et de besoin, et voyant que les autres étaient dans un état déplorable, je changeai notre route vers le nord, le long d’une suite de collines élevées s'étendant dans cette direction, attendu qu'elles seules nous offraient le moyen de nous procurer de l’eau jusqu'au moment où nous pourrions rencontrer quelque courant. Je continai à marcher de la sorte jusqu'au 23 juin, jour où nous renconträmes de nouveau une eau courante que nous eûmes d'abord quelque difficulté à recon- naïtre pour le Lachlan, car elle était plus large que la branche de cette rivière que nous quittâmes le 17 mai. « Je n’hésitai pas un moment à suivre son cours, non que la nature du pays ou son apparence indiquât en aucune manière qu'elle deviendrait navigable, mais je ne voulais pas qu'il restàt le moindre doute sur l'existence d’une rivière qui se serait jetée vers l’ouest dans la mer, entre les limites qui m’élaient indiquées dans mes instructions. « Je continuai à suivre les bords de celte eau cou- rante jusqu'au 9 juillet. Je trouvai qu'elle avait pris une direction vers l'ouest, et avait traversé un pays entièrement plat, nu au dernier point, et qui par mo- 332 SOUVENIRS ments était évidemment tout à fait sous l'eau. Jusqu'à cet endroit, la rivière avait diminué par degrés et étendu ses eaux sur des lagunes stagnantes, sans re- cevoir aucune eau courante {ributaire que nous con- nussions durant toute l'étendue de son cours. Les bords n'avaient pas plus de trois pieds de haut, et les marques que nous voyions sur les buissons et les arbrisseaux indiquaient que quelquefois la rivière s'é- levait de deux ou trois pieds de plus, et rendait tout le pays marécageux et entièrement inhabitable. «Il devenaitinutile d'avancer davantage vers l'ouest, dans le cas même où cela eût été possible, attendu qu'il nv avait ni colline ni éminence de terre à la portée de uotre vue, qui n'était bornée que par un horizon éloi- gné; nous ne voyions point de bois, à moins qu'on ne puisse donner ce nom à quelques petits arbres à gomme qui étaient sur le bord même des lagunes. L'eau, dans le lit du marais (nom qui convient main- tenant), était stagnante; ce lit avait environ vingt pieds de large, et les têtes d'herbes qui y poussaient montraient qu'il pouvait avoir trois pieds de profon- deur. « Cette manière inattendue et vraiment singulière dont se termine une rivière que nous avions espéré avec raison devoir nous conduire à une conclusion bien différente, nous remplit des sensations les plus pénibles. Nous étions à plus de einq cents milles dans l'ouest de Sidney et presque par sa latitude, et pour nous avancer si loin, nous avions éprouvé pendant dix semaines des fatigues continuelles. La partie la plus proche de la côte, vers le cap Bernoulli, si elle eût été accessible, était éloignée de plus de cent quatre-vingts milles. Nous avions démontré de manière à n’en pou- voir douter qu'aucune rivière ne pouvait tomber dans la mer entre le cap Otway et le golfe de Spencer, du moins aucune rivière tirant ses eaux de la côte orien- tale, et que le pays situé par le parallèle de 34 de longitude S. et par le méridien de 147° 30’ de lon- gitude était inhabitable, et n'offrait aucun espoir de pouvoir un jour y former un établissement. « Dès lors il devint de mon devoir de rendre les ressources qui nous restaient aussi utiles à la colonie que notre position nous le permettait. Ces ressources étaient bien diminuées : un accident qui était arrivé à un de nos bateaux, au moment où notre expédition partit, nous avait privés d'un tiers de nos provisions sèches, dont nous avions été dans le principe fournis pour dix-huit semaines seulement, et nous avions con- séquemment vécu quelque temps avec une modique ration de deux quarts de farine par chaque homme par semaine. Retourner au dépôt par la même route que nous avions prise en venant eût été une chose aussi inutile qu'impossible ; et considérant sérieuse- ment l'intention des instructions de Votre Excellence, je résolus, après une délibération très-mûre, de reve- nr par la route qui me semblait devoir être le plus conforme aux vues de Votre Excellence, si elle avait été témoin de notre siluation actuelle. « Bemontant done la rivière de Lachlan, je recom- mencçai à l'observer depuis l'endroit où nous la re- connûmes le 25 juin, avee l’intention de suivre ses bords jusqu'à ce que sa liaison avec les marais, où nous la quittämes le 17 mai, fût établie d'une manière évidente, et de déterminer si quelques courants d’eau avaient échappé à notre recherche. La liaison avec tous les points déterminés auparavant fut complétée entre le 19 juillet et le 3 août. Dans l’espace parcouru durant cet intervalle, la rivière s'était divisée en plu- sieurs branches et formait trois beaux lacs qui, avec un autre situé près de l'endroit où se termina notre D'UN AVEUGLE. voyage dans l’ouest, étaient les seules pièces d'eau considérables que nous eussions vues jusqu'alors, et J'estimai que la rivière, depuis l'endroit où elle fut d'abord reconnue par M. Evans, avait parcouru, en comprenant tous ses détours, une étendue de plus de - douze cents milles, longueur qui est sans exemple lorsqu'on considère que la rivière coule sans recevoir aucun auxiliaire, et que sa source primitive constitue toute la quantité d'eau qu'elle a dans cette étendue. «€ En la traversant à cet endroit, mon intention étail de me diriger dans le nord-est pour couper le pays, et pour déterminer, s'il était possible, la situation de la rivière Macquarie, qui, bien évidemment, n'avait Jamais joint le Lachlan. Cette direction nous condui- sit à travers un pays aussi mauvais qu'aucun de ceux que nous avions jusqu'alors traversés, et également dépourvu d'eau, dont le besoin personnel nous mit dans une grande détresse. Le 7 aoït, la scène com- mença à changer, et le pays prit un aspect bien diffé- rent. Nous quittions alors le voisinage du Lachlan, et nous avions passé au nord-est de la haute suite de collnes qui, par ce parallèle, bornent la contrée s:- luëe au nord de celte rivière. « Le pays, au nord-ouest et au nord, était haut et ouverl avec une bonne terre forestière. Le 10, nous cûmes la satisfaction de rencontrer le premier cou- rant d'eau se dirigeant vers le nord. Celle vue renou- vela notre espoir de rencontrer bientôt la rivière Macquaric, et nous continuämes la mème route en inclinant quelquefois vers l'est jusqu'au 19, en tra- versant une riche et belle contrée bien arrosée. Nous vimes dans cet espace de temps neuf courants d’eau qui poussaient au milieu de riches vallées, et dont la direction était vers le nord; le pays de tous côtés était assez haut et ouvert, et généralement aussi beau qu’on peut se l’imaginer. « Nous ne doutions plus que ces courants ne se je- tassent dans la Macquarie, et notre principal souhait était de voir cette rivière avant qu'elle reçüt cet ali- ment. Le 19, nous eümes l'agrément de rencontrer une nouvelle rivière arrosant un fort beau pays, el que j'aurais eu bien du plaisir à supposer être celle que nous cherchions. Le hasard nous conduisit le long de ce courant pendant environ un mille; nous fûmes alors surpris de le voir se joindre avec une ri- vière venant du sud, d'une largeur et d’une grandeur telles, que nous ne pouvions douter qu'elle ne fût cette rivière que nous avions si longtemps cherchée avec anxiété, Dans le triste état de nos ressources, nous ne pümes résister à la tentation que nous offrit un si beau pays, de rester deux jours à la jonction de ces deux rivières, pour examiner ses environs dans toute l'étendue possible. « Nos observations augmentèrent la satisfaction que nous avions d'abord éprouvée. Aussi loin que notre vue pouvait s'étendre, et de tous côtés, nous aper- cevions un pays riche et pittoresque, d'une grande étendue, produisant en grande. quantité la pierre à chaux, l’ardoise, le bon bois de construclion, el tou- tes les ressources enfin que l’on peut désirer dans un terrain non cultivé. « Il n'existe point de meilleur sol, atlendu qu'une belle rivière, de première grandeur, procure le moyen de transporter au loin les productions. A l'endroit où nous quittèmes celte rivière, son cours se dirigeait vers le nord, et nous nous trouvions alors au nord du parallèle du port Stéphens, car nous étions par 32° 52! 45° de latitude S. et par 148° 52’ de longitude E. « Ilme sembla que la rivière de Macquarie avait pris une direction nord-nord-ouest depuis Bathurst, ER RS VOYAGE et qu'elle devait avoir reçu d'immenses accroisse- ments d'eau dans son cours depuis cet établissement. Nous vimes cette rivière à une époque bien propre à nous faire juger exactement de son importance lors- qu'elle n'était ni élevée au-dessus de sa hauteur ordi- naire par des débordements, ni resserrée dans ses limites naturelles par les sécheresses d'été. On pourra se former une idée de sa grandeur après qu'elle a reçu les courants d’eau que nous avions traversés, outre ceux qu'elle est susceptible de recevoir encore de l’est (qui, d’après la hardiesse et la hauteur du pays, doivent être, ce me semble, au moins en aussi grand nombre que ceux qui viennent du sud), quand on saura qu'à cet endroit elle surpassait en largeur el en profondeur apparente le Hawkesbury à Windsor, et que beaucou» de ses bras élaient plus grands et plus étendus que celui que l'on admire sur le fleuve Népeau, depuis le Warrangamba jusqu'aux plaines Emu. « Résolus de nous tenir aussi près que possible de la rivière pendant le reste de notre route vers Bat- hurst, et tâchant de déterminer au moins dans l’ouest quelles sont les eaux qui s'y jettent, nous continui- mes le 22 à Ja remonter entre le point de départ et Bathurst; nous traversimes les sources d'une foule d'eaux courantes, qui toutes se jetaient dans la Mac- quarie; deux de ces courants étaient presque aussi larges que cette rivière elle-même à Bathurst. Le pays d’où toutes ces eaux tirent leur source était monta- gneux et irrégulier, et paraissait également l'être sur la côte orientale de la Macquarie. « Telle était la physionomie du pays jusque dans le voisinage immédiat de Bathurst; mais à l’ouest ce celte étendue de montagnes, la terre était couverte de collines peu élevées, et produisant de l'herbe, ainsi que de belles vallées arrosées par des ruisseaux pre- nant leur source sur le côté occidental des monta- goes qui, dans le côté oriental, jettent leurs eaux di- rectement dans la Macquarie. Ces courants, situés sur le côté occidental, me semblèrent se joindre à celui que j'avais pris au premier abord pour la Mac- quarie, et se jeter, lorsqu'ils se sont Joints, dans celte rivière au point où nous la découvrimes d'abord le 19 courant. Nous arrivämes hier soir ici, sans qu'aucun homme faisant partie de l'expédition eût éprouvé le moindre accident depuis notre départ, après avoir parcouru, depuis Bathurst, un espace d'environ alé milles entre les parallèles de 34° 50 S. et de 32 $., et entre les méridiens de 149 29/ 50” E. et de ii 5° 50' E. « Ma lettre, datée du 22 juin dernier, a fait con- naître à Vôtre Excellence les grandes espérances que m'avait fait Concevoir l'apparence de la rivière Mac- quarie, à l'égard de la manière dont elle se termine; Je m ‘attendais à la voir se jeter dans des eaux inté- rieures ou s'étendre jusqu'à la côte. Quand j'éerivis cette lettre à Votre Excellence, je ne prévoyais certai- nement pas que quelques jours de plus nous condui- raient à son extrémité navigable. « Le 28 juin, ayant tracé son cours, sans la plus petite diminution ou addition, à environ soixante-dix milles dans le nord-nord-ouest, une petite brise souf- flant sur la rivière, celle-ci déborda; et, quoique nous en fussions à environ trois milles de distances, le pays était tellement plat que bientôt le terrain où nous nous trouvions fut couvert d'eau. Nous avions, quel- ques jours auparavant, voyagé sur une terre si ‘basse, que nos hommes qui,étaient dans les bateaux, trou- vant le pays submergé, avancèrent lentement ; cir- constance qui me mit à même de leur env oyer l'ordre AUTOUR DU MONDE. 333 de retourner au poste que nous avions quitté le ma- in, où le terrain était un peu plus élevé. Ce poste n'étant nullement sûr, il fut décidé que les chevaux, avec les provisions, regagneraient la dernière terre élevée que nous avions quittée, et qui élail à seize milles de distance. Comme il me paraissait que la masse d'eau de la rivière était trop importante pour être beaucoup diminuée par le seul débordement de ses eaux, je résolus de prendre le grand bateau et de tâcher, à l’aide de cette embarcation, de découvrir le point où elles se déchargeaient. « Le 2 juillet, je descendis la rivière dans le canot, et dans le cours de la journée je fis environ trente milles vers le nord-nord-ouest. Pendant une étendue de dix milles, nous ne vimes, à strictement parler, aucune terre, car le Al faisait du pays en- vironnant une véritable mer. Les bords de la rivière étaient encombrès de bois de construction, et beau- coup d'espaces étendus que nous voyions étaient non- seulement couverts de roseaux ordinaires, mais en- core d'arbres très-forts. Le 5 juillet, le principal canal élait très-resserré, mais très-profond, et sur les bords il y avait depuis douze jusqu'à dix-huit pouces d’eau. Le courant conserva pendant environ vingt milles la mème direction que la veille; ensuite nous perdimes de vue la terre et les arbres; le canal de la rivière tournait à travers les roseaux, parmi lesquels l’eau avait environ trois pieds de profondeur. 1 continua de la sorte pendant environ quatre milles, lorsque, sans aucun changement ultérieur dans la large ur, la pr ofondeur et la rapidité du courant d’eau, et au mo- ment où j’espérais vivement entrer dans le lac depuis longtemps désiré, il éluda fout à coup notre plus loneue poursuite, en s'étendant de toutes parts, du nord-ouest au nord-est, sur la plaine de roseaux qui nous entourait. La rivière variait de profondeur de- puis plus de vingt pieds jusqu'à moins de cinq pieds, et coulait sur un fond de vase bleue tenace; le cou- rant avait presque la même rapidité qu'à l endroit où l'eau était resserrée entre les bords de la rivière. Ge point de jonction avec les eaux intérieures, c’est-à- dire le lieu précis où la Macquarie cesse d'avoir la forme d’une rivière, est situé par 50° 45" de latitude S., et par 146° 10’ de longitude E. « Assurer positivement que nous étions sur le bord du lac ou de la mer dans laquelle cette grande masse d'eau se décharge, pourrait avec raison être regardé comme une conclusion qui n'est basée que sur des conjectures ; mais si Pon peut hasarder, d'après les apparences actuelles, une opinion que notre route postérieure tendit plus fortement à confirmer, J'ai l'entière confiance que nous étions dans le voisinage immédiat d'une mer intérieure, très-probablement peu profonde et diminuant par degrés, où comblée par les immenses dépôts des eaux qui s’y jettent du haut, des terres élevées qui, sur ce singulier conti- nent, semblent ne pas s'étendre au delà “de quelques centaines de milles des côtes maritimes, attendu qu'à l'ouest de ces étendues de terre qui servent de bor- nes (et qui, d’après les observations que j'ai été à même de faire, me paraissent parallèles à la direction de la côte), il est impossible de découvrir une seule colline où autre éminence sur cet espace qui semble m'avoir point de limites, excepté ces points bre sur lesquels nous restämes Jusqu'au 28 juillet. Les rocs et les pierres qui s’y trouvent sont d'une espèce dis- üncte de ceux que l'on voit sur les ranges ! dont nous avons parlé plus haut. 1 Kange. Je connais peu la vraie signification de ce mot anglais. ==, J94 « J'espère que Votre Excellence croira que, bien convaincu de la haute importance de la question à résoudre sur la formation intérieure de celte grande contrée, J'ai pris le plus grand soin d’éloigner tout motif de conjecture, en faisant les observations les plus scrupuleuses sur la nature du pays. Quoique ces faits me prouvent que l'intérieur est couvert d’eau, cependant j'ai pensé qu'il était de mon devoir de ne négliger aucune mesure tendante d'une manière quel- conque à éclaircir directement ce doute. 1 «Il était physiquement impossible de gagner le bord de ces eaux en faisant un cireuit autour de la partie inondée du pays sur la côte sud-ouest de la ri- vière, car nous nous Convainquimes que C'était un inarais privé de végétation, affectant une forme poly- gonale et n'offrant pas le moindre ilot vers lequel nous puissions nous diriger. D'après les observations faites durant ma première expédition, J'étais con- vaincu qu'il n'était point probable qu'il s'en trouvàt dans cette direction. Il restait encore à explorer le pays inondé situé dans le nord-est; et lorsque, le 7 Juillet, je retournai aux tentes, que je trouvai dres- sées sur la terre haute ci-dessus mentionnée, et de laquelle nous pouvions voir les montagnes à la dis- tance de quatre-vingts milles à l’est, le pays intermé- diaire étant entièrement uni, M. Evans (mon lieute- nant) fut envoyé en avant pour entreprendre cette opération. « Le 18 juillet, M. Evans revint, n'ayant pas pu continuer sa route vers le nord-est pendant plus de deux journées ; il fut arrêté par des eaux coulant dans la direction du nord-est, au travers de roseaux éle- vès, et qui très-probablement étaient celles de la ri- vière Macquarie, attendu que durant son absence ce fleuve s'était élevé à une telle hauteur, qu'il nous en- lourait entièrement, et venait jusqu’à quelques toises de la tente. M. Evans s’avança ensuite davantage vers l'est, et à une distance de cinquante milles de Ja ri- vière Macquarie, il en traversa une autre beaucoup plus large, mais moins profonde, se dirigeant vers le nord. Mais, poussant encore plus vers l’est, il alla presque jusqu'à la base des montagnes vues de la tente, et, retournant par une route plus méridionale, il trouva le pays un peu plus see, quoique aussi peu clevé. Les instructions discrétionnaires qu'il a plu à Votre Excellence de me donner me laissant le choix de la route que je jugerais le plus convenable de suivre pour revenir au port Jackson, je résolus d'essayer de gagner la côte maritime en me dirigeant vers l’est et en m'avançant le long de la base des monts dont J'ai déjà parlé, par lesquels j'espérais encore être conduit aux autres eaux intérieures que cette partie de la Nouvelle-Galles méridionale pouvait contenir. « Nous quittämes ce poste le 50 juillet ; nous étions par 50° 18° de latitude S. et par 147 51° de longitude E.,et nous nous dirigions vers la côte. Le 8 août, nous arrivämes à la haute suite de montagnes vers laquelle nous avions fait route. Etant à la pointe la plus élevée de cette chaine, nous eûmes un horizon sans bornes. Depuis le sud-ouest jusqu'au nord, ce n'était qu'un pays uni, ressemblant à l'Océan par son étendue, mais Sans qu'on pût distinguer de l'eau en aucune partie, fandis que les cimes les plus élevées de la chaine des montagnes étaient en vue à la distance de plus de cent vingt milles, « En parlant de ce point, conformément à la réso- lution que j'avais prise en quittant la rivière Macqua- rie, Je me dirigeai vers le nord-est; mais, après avoir rencontré de nombreuses difficultés, parce que le pays était une immense lagune entremèlée de sable SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. mouvant, jusqu'au 20 août, et trouvant que J'étais entouré de marais, je fus, malgré moi, forcé de me diriger plus vers l’est, ayant prouvé par ma propre expérience que le pays ne pouvait être traversé sur aucun point s'écartant de la chaîne de montagnes qui borne l’intérieur. Quoique des parties sèches de terre alluviale et unie s'étendent depuis leur base occiden- tale jusqu’à une distance que j'estime excéder cent cinquante milles, je suis convaincu que ces eaux cou- vrent l'intérieur du pays. Ayant dirigé notre route plus vers l’est, nous ne tardämes pas à nous trouver dans un pays d’une physionomie bien différente, et formant un contraste remarquable avec celui qui nous avait occupés si longtemps. « Un grand nombre de beaux courants d’eau, se dirigeant vers le nord, arrosaïent une riche et belle contrée, que nous parcourümes jusqu'au 7 septembre, Jour où nous traversämes le méridien de Sidney et la terre la plus élevée qui soit connue dans la Nouvelle- Galles méridionale, nous trouvant alors par 31° de latitude. ; ensuite nous fûmes considérablement em- barrassés et retardés par de très-hautes montagnes. Le 20 septembre, nous gagnàämes le sommet le plus élevé de celte chaîne étenuiue, et là nous eùmes le plaisir de voir l'Océan à cinquante milles de distance. Le pays à nos pieds avait la forme d'une vallée (rian- gulaire, dont la base s’étendait le long de la côte, de- puis les Trois-Frères, dans le sud, jusqu'à la terre haute, situë au nord du cap Fumeux (Smoky cape). Nous eûmes de plus la satisfaction de trouver que nous étions près de la source d'une large rivière se dirigeant vers la mer. En descendant la montagne, nous suivimes le cours de ce grand courant d’eau, augmenté par beaucoup d'autres qui venaient s'y join- dre, jusqu'au $ octobre, jour où nous arrivames sur le rivage situé près de l'entrée du port, où cette ri- vière venait se Jeter. Nous avions traversé, depuis le LS juillet, un pays d'environ cinq cents milles d'éten- due de l’ouest à l’est. «L'entrée de ce port estsituée par 51° 25" 45" de la- ütudeS., et par 192° 51" 54" de longitude E., et avait déjà été remarquée par le capitaine flinders ; mais la distance à laquelle il fut obligé de se tenir de la côte ue lui permit pas de découvrir que cette entrée était navigable, Notre plus grande attention fut done diri- gée vers ce point important; et quoique le manque de canot nous empèchät de déterminer complétement la profondeur du canal, cependant il parut qu'il y avait au moins trois brasses, à marée basse, et que le passage élait sûr, quoique étroit, entre les sables mouvants des deux côtés. Ayant poussé mes remar- ques jusqu'à me convaincre qu'à l’aide de ce port le beau pays environnant les bords de la rivière pouvait être un Jour utile à la colonie, je pris la liberté de le nommer port Macquarie, en l'honneur de Votre Ex- cellence, qui la première encouragea cette expédi- tion. « Le 12 octobre, nous quittämes le port Macquarie pour nous diriger vers Sidney, et quoique aucune carte ne puisse être plus soignée dans son esquisse et dans ses points principaux que celle du capitaine llinders, cependant nous ne tardâmes pas à éprouver combien peu l'on doit compter sur les meilleures cartes marines pour l'indication de tous les passages et entrées qui se trouvent sur une longue étendue de pays. La distance à laquelle son bâtiment se tint ordi- nairement de cette partie de la côte que nous dûmes traverser, ne lui permit pas d'agercevoir des ouvertu- res qui, quoique de peu de conséquence sans doute pour la navigation, présentaient cependant les plus VOYAGE graves difficultés aux voyageurs par terre, et dont j'aurais hésité à essayer le passage sans nul secours du côté de la mer, dans le cas où elles eussent été 1n- diquées. Dans l’état actuel des choses, nous devons notre conservation et celle de nos chevaux à la ren- contre d’un petit cauot que la Providence nous fit dé- couvrir sur le rivage, et que les hommes portèrent avec la plus grande gaieté sur leurs épaules pendant plus de quatre-vingt-dix milles, nous mettant ainsi à mème de vaincre des obstacles que sans cela nous n'eussions jamais pu surmonter. « IL y a peu de jours encore, j'espérais avoir la sa- tisfaction d'annoncer que nous étions de retour de notre expédition sans qu'aucun accident fût arrivé aux personnes qui en font partie; mais le caractère* AUTOUR DU MONDE, 535 des naturels qui habitent le long de la côte nord est tellement cruel et perfide, que toute notre prudence ne put empêcher un de nos hommes (William Blake) d'être grièvement blessé par eux. Cependant, grâce aux soins habiles du docteur Harris (qui nous à ac- compagnés comme volontaire, et duquel, dans cette occasion, ainsi que dans {out le cours de notre voyage, nous avons recu des secours très-importants), j'espère que son rétablissement n'est plus douteux. » Comme on le voit, le savant el courageux Oxley croit à l'existence possible d'une mer intérieure à la Nouvelle-Hollande; d’autres explorateurs géologues combattent cette opmion. À qui restera la victoire ? Le temps seul en décidera. L\V NOUVELLE-HOLLANDE A mon frère, Huit ou dix jours après notre arrivée au port Jack- son, j'écrivis à un de mes frères la leltre suivante, dans laquelle je ne parlais encore que de cette Eu- rope australe qui nous présentait déjà tant de mer- veilles et nous offrait de si précieuses consolations. Un navire anglais partant de Sidney se chârgea de ma missive, Il alla d'abord en Chine, toucha à Chander- nagor, mouilla à Calcutta, à Maurice, au cap de onne-Espérance, à Sainte-Hélène et à Plymouth, de sorte que ma lettre arriva à l'Observatoire de Paris onze mois après son départ, et qu'elle fut recue à table par moi, qui la donnai de la main à la main à mon frère, lequel se hâta plaisamment de me rassurer sur l'état de ma santé. Je retrouve ce dernier document sous ma main, et je le confie à mon livre, tel que je l’écrivis alors. Les deux circonstances dont je parle sont, je crois, assez exceptionnelles pour mériter la petite place qu'elles occuperont au milieu de tant de faits plus graves et plus importants. « Mon cher frère, € [est minuit chez toi, il est près de midi dans le lieu d'où je L’écris ; tu sais cela parfaitement, Loi qui lis si bien dans ce mouvement perpétuel de tous ces mondes, au milieu desquels celui que nous habitons Joue un rôle si chètif et si merveilleux à la fois. Un navire anglais porte ma lettre; il te dira combien nous nous estimons heureux de toucher bientôt au terme de nos longues et périlleuses caravanes. «Nous avons visité sans doute bien des pays curieux, mais nul ne me le parait autant que celui-cr. Je crois, en vérité, que je rève, et que Sidney-Cow est une cité française. Verrai-je autrement demain? Je li- gnore ; mais il faut bien que je te dise ce que je vois aujourd hui et comment je le vois. € On vient m'apprendre à l'instant que le navire qui devait mettre à la voile ce soir même ne lèvera l'ancre que dans quelques jours. Eh bien, tant mieux, ma lettre sera plus longue ; je connais {a vive amitié pour ‘moi, et tu aimeras d'autant plus à m'entendre que je te parle de plus loin. Les affections grandis- sent par la distance; plus le soleil nous regarde obliquement, plus notre ombre prend de l'étendue. Je pourras, si J'en avais le loisir, tirer de là une com- paraison loute poétique; mais tu es trop dans le po- sitif pour ne pas me demander autre chose, et tu ne tarderais pas d'ailleurs àme répondre que je pars d'un principe faux, puisque le soleil est olus près de nous l'hiver que l'été. « Quoi qu'il en soit, mon ami, {u connais la violence et la sincérité de mes sentiments de tendresse, et Le diamètre de la terre a beau me séparer de toi, il me semble que tu es encore à mes côlés pour m'entendre et me donner la main. « T'écrire, c'est te parler ; écoute : « Je viens de faire une promenade ravissante au milieu de Paris et dans les environs ; mon cher ami, c'est à ne pas y croire. Les orangers des Tuileries embaumaient, les roses et les lilas du Luxembourg répandaient au loin de suaves émanations, et comme je voulais ce jour-là des émotions et des plaisirs de toute nature, je me suis fait emporter rapidement sous les somptueusesallées de Sant-Cloud, où la brise se Joue avec tant de hberté et où l’on sent la vie glisser par tous les pores. « Au surplus, comme une joie ne me semble com- plète que lorsqu'elle est partagée, je n'ai pas voulu faire seul ces courses ravissantes. De nouveaux amis que le ciel m'a donnés n'ont conduit comme par la main au milieu de ces promenades que je ne con- naissais pas encore. C'est M. Peper, qu'on serait tenté de croire vaniteux, Lant il étale de luxe dans sa demeure princière, sitoutes ses attentions ne témoi- gnaient de la plus cordiale et de la plus franche dèli- catesse; c’est M. Wolstoncraft, qui parle du commerce de tous les pays du monde en spéculateur, et qui ne recule pas devant les difficultés les plus ardues des sciences exactes; c’est M. Withe, dont le bon goût et l'élégance se dévoilent jusque dans les plus petits détails de ses politesses; cest aussi M. Macquarie, gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud, qui s'efface noblement en faveur de ses visiteurs et de ses convi- ves ; c'est encore M. Oxley, savant explorateur, imfati- gable, intrépide alors qu'il s'agit de découvertes utiles, et M. Demestre, naturalisé Anglais, mais gar- dant du pays qui l’a vu naître les joviales et gracieuses manières. « Et au milieu de tout cela, des dames pleines d'une exquise bonté, d'une bienveillance parfaite, et à qui nul art d'agrément ne semble étranger. Celle- 336 SOUVENIRS ci dessine, celle-là joue du piano, ceite autre danse par coquetterie, une quatrième chante pour achever une séduction, Je n’ai quitté pendant une semaine ni les magnifiques salons de la chaussée d'Antin ni les vastes appartements du faubourg Saint-Germain. Décidément, Paris est enchanteur, il fait oublier les riantes campagnes qui l'entourent, el tu conviendras avec moi qu'une fraiche guirlande de dames vaut mieux qu'une couronne de camélias. « Cependant une excursion loin du tumulte de la grande cité fut consentie par nous tous, et ce qui m'a le plus surpris alors au milieu de mes exlases, c'a été de trouver jetés, comme un enchantement, parmi les végétaux européens dont le port et la forme me sont si bien connus, ceux des climats les plus opposés et des terres les plus lointaines. Ainsi, le casuarina, etses folioles si sveltes, si légères, sidociles aux moindres vents, s'abrite sous un chêne vert quand eronde l'orage, Tout près de là, l'eucalyptus s'enor- gueillit de sa taille gigantesque et courbe le front pour voir, bien au-dessous de lui, la cime aiguë du pin d'Italie, humilié d'un si oflensant voisinage; et puis on se repose sous les bras chevelus du pin de Norfolk, qui s'étendent çà et là, immenses parasols, ainsi qu'un patriarche bénissant de sa main la foule prosternée. « Ce n’est pas tout encore : des myriades d'oiseaux, que je ne soupçonnais point dans nos contrées, rem- plissaient les airs et les animaient de leurs cris écla- D'UN AVEUGLE. tants ; des cygnes noirs nous invitaient à caresser leur soyeux plumage; des kanguroos s'élançaient au-des- sus des haies comme pour insulter à la légèreté du cerf et du chevreuil ; l'ému glapissait ; l'ornithoryn- que, las de ses courses terrestres, se cachait au fond des eaux; le vorace opossum cherchait une proie facile à dévorer, et l'on eût dit, en se voyant en- touré de tant de merveilles, que l'arche de Noé ve- nait d'ouvrir ses cabines pour repeupler la terre purifiée. « Le soir du dernier jour de cette semaine si bien remplie, il y eut courses de chevaux, et jamais le Champ de Mars n'en vit de plus brillantes, jamais il n'en vit où, dans des loges décorées avec élégance, ‘on eût souri à de plus gracieux visages, à de plus fraiches toilettes. « Tout cela, mon ami, me fait admirer cette capi- tale des arts et de la civilisation, où toutes les gloires se donnent rendez-vous, où toutes les illustrations se heurtent, où tous les plaisirs débordent ; tout cela me rendait fou d'ivresse, de surprise, et rien n’eût manqué à mon bonheur et si Lu avais été là pour le partager. «Je m'assoupis, accablé par tant de prodiges.. el je me réveillai après quelques heures de repos; et, plus calme, plus réfléchi alors, je m'aperçus que ce n'était point la Nouvelle-Hollande que j'avais vue à Paris, mais bien Paris que j'avais retrouvé à la Nou- velle-Hollangde. » . Je n'ai quitté ni les magnifiques salons de la chaussée d’Antin, ni les... (Page 336 ) LXVI EN MER ; Les Religions. Maintenant qu'il ne me reste plus peut-ètre de pays sauvages à visiter, Jetons un regard investigateur sur la masse de certains faits recueillis avec une rigou- reuse exactitude, et servant peut-être à donner une juste idée de la lenteur des conquêtes morales entre- prises par les nations civilisées. Y a-{-il dans tout ceci insouciance ou dédain, ruse ou politique? y a-t-il impuissance ou générosité? Ce sont là de bien sérieuses études à faire, ce sont là de bien graves questions à résoudre. Si le présent esl com- promis par l'état permanent des choses, qu'on ne cherche plus à modifier, l’avenir est plus menacé . VOYAGE - encore, et c’est en faveur surtout de cet avenir douteux et terrible que je voudrais le retentissement d'une voix forte etéloquente. Mais qui se lèvera pour protester contre un passé si tiède? Quelmissionnaire assez prudent, assez pieux et assez fervent à la fois, se dressera pour frapper au cœur ces religions cruelles et absuides qui tiennent encore plongées dans l'erreur tant de nations si bien disposées à l’obéissance ? Ce qui fait leur abrutissement, c'est votre apathie ; soyez zèlès, vous les trouverez dociles à leur tour. Ils veulent aujourd'hui se régénérer, ces hommes cour- bés sous vos baïonnettes ou tremblants devant vos foudres de guerres. Encore un pas sans le secours de AUTOUR DU MONDE. 357 ce qui pourrait les contraindre par la peur, et vousles verrez venir à vous comme des troupeaux soumis. La menace ne dompte que pour un temps; la persuasion est une puissance éternelle. Ce qui a tué la plus sainte et la plus douce des reli- gions dans toutes les parties du globe, c’est la violence. Ne me parlez pas, dans de trop rares excep- tions, d’un jeune prédicateur, L'intolérance et le fana- tisme l’escortent dans presque toutes ses missions ; il ne veut pas, lui, des triomphes obtenus par la pa- tience ; il se hâte d'en finir avec ses {ravaux aposto- liques, car 1l n'a point encore passé par les épreuves d’une vie lente et pémble ; il Sirrite contre toute ré- sistance, il s’indigne de {out obstacle, et la colère | | . Il y avait, accrochée au mur, une image endolorie de la vierge Marie. (Page 338.) s'échappe dangereuse de toute poitrine qui veut et a la force pour appuyer sa volonté. Croyez-moi, la jeunesse est peu propre aux prédications religieuses ; elle n'a pas assez de foi pour s’aider de la charité, etil faut avoir déjà souffert pour comprendre la dou- leur. Nous avons trouvé, à Bourbon, un jeune évêque x partibus en route pour la Chineet le Japon, où il allait, disait-il, faire briller le flambeau de la vérité chez les cannibales de ces deux immenses empires. — Mais, lui répliquai-je, il n°y a pas de cannibales en Chine, il n’y en a pas dans le Japon. — Que sont done, je vous prie, ces peuples qui ne croient pas en Jésus-Christ ? — Ils sont Japonais où Chinois. — Vous voyez done bien que j'ai raison. -— de-vois tout le contraire, monseigneur, Live. 43 — Au surplus, monsieur, ma mission est de con vertir, etsi Je rends une seule âme au Dieu des chré- tiens, Je suis payé de toutes mes peines. — Il me semble qu'on peut espérer un plus beau résultat avec de la patience. — La patience est sans efficacité, monsieur ; la pa. tience, c'est la faiblesse. — Les apôtres avaient une autre morale, ce me semble. — Les temps ne sont plus les mêmes ; autrefois on ne croyait point, parce que la vérité n'avait pas encore brillé ; aujourd'hui, qui ne croit pas est impie, car le catholicisme parle assez haut pour être en- tendu de tous. — Avec cette résolution si bien arrêtée, monsei- gneur, vous avez à craindre le martyre. — Ce qu'un autre craindrait, moi je le souhaite. 43 338 © SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, Les vœux de l’évêque furent exaucès, et, peu de jours après son arrivée à Macao, sa tête, enfermée dans une cage de fer, était hissée au haut d'un mât sur une place publique. + . . , « * Chaque époque a été marquée par la couleur de P | | ses prédications. Les premières conquêtes religieuses se firent péniblement, avec efforts, mais du moins sans que le glaive vint en aide à la foi. C’est que tout essai est timide et qu'on avance lentement sur un terrain que l’on ne connait pas. Et puis encore, dé- truire, à l’aide de la violence, les mœurs, les usages consacrés par les siècles ne pouvait pas être l'ouvrage d’un jour. A ces premières tentatives, qui ne furent pas sans résultat, succédèrent de nouvelles irruptions de pré- tres, de moines et de jésuites, qui regardaient toute lenteur comme une défaite, et firent parler les me- naces et les supplices. Ne pas obéir aveuglément, c'était résister, se révolter : or, tout révolté est en- nemi, et tout ennemi doit être mis à mort. Le fana- tisme n'a pas d'autre logique. Ce n'est pas tout : dansleur zèle aveugle et stupide, les missionnaires d'alors, pleins d'orgueil autant que de sottise, au lieu de prècher la morale, prèêchaient les mystères. Ce qu'ils ne comprenaient pas eux- mêmes, 1ls cherchaient à le faire comprendre aux autres, et toute conscience était domptée par les tor- tures. Le monde n’est point peuplé de Guatimozins ; il faut bien confesser et croire sous les tenailles et sur des charbons ardents. « Pardonne à tes ennemis, et ne fais point à autrui « ce que tu ne veux pas qui te soit fait; » ou bien : € Fais à autrui ce que tu veux qu'on te fasse,» voilà de ces paroles dont tout peuple, dont tout individu comprend la morale. Avec elles seules on pouvait tout oser, tout soumettre et vaincre même; dans la lutte, nulle crise n’eût élé à redouter. On a beau dire, la force ne doit être employée que contre la résistance, et l’inaction n'est pas de l'hostilité. Au lieu de cela, que fit-on? Ce que j'ai fait, moi, pour mon édification personnelle, pour me donner tort ou raison dans les principes que jesoumets à votre logique. Ecoutez; ceci est une leçon fort grave, je vous assure. Je vous ai dit, je crois, que dans le grand salon du gouverneur de Guham il y avait, accrochée au mur, une image endolorie de la vierge Marie, mere de Jésus. Un jour que, fraternellement assis entre un tamor carolin et sa femme, nous cherchions mutuel- lement à recueillir des notions sur les mœurs et les usages de nos deux pays, je montrai à mes bons et dociles camarades l’image révérée des chrétiens. Ils me demandérent pourquoi, en passant devant cette belle figure, quelques habitants saluaient en ôtant leur chapeau. j'allais répondre, sans être trop certain de me faire comprendre, lorsque don Luis de Torrès, qui parlait un peu la langue des Carolins, vint à mon aide. Je lui répétai la question qui venait de m'être adressée d'une manièrenon équivoque, etje priai mon interprète de rapporter exactement mes réponses, ce qu'il me promit en souriant. — Qu'est-ce que cette femme ? — La mère de notre Dieu. — Pourquoi pleuret-elle ? — Parce que les hommes ont mis son fils à mort. — Les hommes, chez vous, sont donc plus forts que leurs dieux ? Je me pinçai les lèvres. — Mais ce Dieu, dans son amour pour nous, s'est fait homme, afin de nous sauver de la mort. — Eh bien! alors qu'il a été homme, il a été plus fort que Dieu : donc Dieu ne pouvait le mettre à mort, comme vous dites. Je crois que vous voulez vous moquer de nous. — Nous parlons très-sérieusement; mais ceci est un mystère. — Qu'est-ce qu'un mystère? — Une chose qu'on ne comprend pas. — Et vous croyez à ce que vous ne comprenez pas ! c’est impossible. Je faisais la grimace, et pourtant je poursuivis mes recherches, ou plutôt j'ajoutai à mon instruc- tion. — Savez-vous, lui dis-je, que notre religion est toute du ciel ? — Eh bien ! pourquoi restez-vous sur la terre ? — Parce qu'il nous a été ordonné d'attendre. — Avez-vous un dieu ou plusieurs dieux ? — Un seul, mais un seul en trois personnes. — Je ne comprends pas. —- Ni moinon plus ; mais je crois ce que je vous dis là. — Et moi je ne crois pas que vous le croyiez. Je tremblais qu'il ne me convertit, et nous gar- dämes quelque temps le silence, mes deux Carolins en se regardant d’un air malicieux, moi en sifflotant pour me donner de l’aplomb. Je poursuivis. — Adam, notre père à tous, mangea une pomme à laquelle on lui avait défendu de toucher, et dès lors ses fils, ses petits-fils, ses descendants jusqu'à la der- niére génération furent condamnés à brüler éternel- lement. — C'est impossible, ou ce Dieu que vous me faites si bon est un Dieu bien méchant. — La preuve qu'il est bon, c'est qu'il s’est fait homme pour nous sauver tous. — Bah! ainsi donc vous serez tous sauvés après votre mort? — Non, il n'y en aura que fort peu. — C'était bien la peine de se faire homme pour cela ! Pauvre missionnaire ! Le Carolin battait trop bien le système que j'avais adopté pour ne pas se plaire à cette controverse, qu'il me fut désormais impossible d'éluder ; aussi continua-t-il ses questions avec une sorte d'imperti- uence contre laquelle il me fut défendu de protester. — Comment votre Dieu s'est-il fait homme ? En descendant du ciel et en venant sur la terre, où il a souffert autant que nous et plus que nous. — Quand on aime bien, on peut souflrir pour ceux qu'on aime; là, votre Dieu est un bon Dieu. Mais où est-il done descendu ? wir — En Egypte : c'est un pays fort éloigné du vôtre. ! — Nous n’en avons jamais entendu parler. Et c'est cette femme que voilà qui l'a mis au monde? Oui. L ; — Vous m'avez dit que c'était une vierge ! — Je ne vous ai pas trompé. — Les vierges accouchent done dans ce pays ? —_ Celle-là seule. C'est encore un mystère de notre religion. vi 48 à Le Carolin et sa femme se prirent à rire Jusqu aux larmes, ils sautèrent, gambadérent pendant quelques instants, et, me frappant doucement sur l'épaule, le VOYAGE tamor inconverti me dit qu'il ne s'était aperçu qu'à la fin que je ne lui parlais pas sérieusement. Don Luis de Torrès voulut se fächer contre cette irrévérence, qu'il appelait une impiété, et J'eus beaucoup de peine à lui faire entendre que nous seuls étions blämables dans cette querelle toute théologi- que que nous avions provoquée. Comprenez-vous maintenant le peu de succès de certaines missions évangéliques, et les scènes de deuil et de carnage qui ont dû ensanglanter la terre alors qu'on eut affaire à des hommes d'un naturel féroce et mdompté ? Revenons sur nos pas. Les Indes Orientales étaient visitées, que l'Amérique restait inconnue à l’Europe. Là, c’étaient des soldats intrépides qui voulaient de la gloire à tout prix; ici, ce fut d’abord un monde de merveilles à étudier ; puis vint l’appät des richesses, puis encore les études morales, et enfin le fanatisme religieux, le plus dan- gereux de tous les fanatismes. Le Mexique, le Pérou, le Chili, le Paraguay, avaient une religion. Après avoir adoré les serpents, les cro- codiles, les jaguars, ces peuples, plus rationnels, se prirent à adorer le soleil, la lune, les fleuves, les ar- bustes bienfaisants ; car si la peur est mère de pres- que toutes les religions du globe, l'humanité seule les raffermit et les consolide. Cependant il y eut lutte entre les nouveaux dieux et les anciens. On est généralement dévot dans le malheur ; à chaque catastrophe, on immolait des victimes humaines au dieu méchant, et l’on ne reve- nait à l’autre que lorsque le fléau avait cessé. Ces deux puissances du monde une fois créées, on les garda pour la satisfaction de tous, et les siècles marchèrent. Mais l'Europe se rua sur l'Amérique, et nos prêtres arrivèrent en s’écriant : « Voici-un troi- sième Dieu, plus fort, plus grand, plus humain que les vôtres : acceptez-le, ou nous vous immolons à sa colère. » Le Dieu des chrétiens, présenté sous de pa- reils auspices, devint le foupan (Lonnerre) des indi- gènes de ces nouveaux royaumes, et le sang coula, et le glaive fit son office, et des populations entières disparurent. Le canon donna pourtant raison au Christ : on se soumit, on pria selon les rites venus d'ici, et, dans le silence des nuits, dans les solitudes des plaines et des montagnes, on égorgea par représailles. La ferveur du catholicisme céda le pas à l’ardeur des-richesses, carle fanatisme est une crise, et toute crise violente a peu de durée. Des établissements de commerce furent commencés sur les lointaines plages, et tout resta imparfait dans les premières tentatives pour une conversion religieuse. L'Améri- que intérieure est encore toute sauvage el idolàtre. En Afrique, les malheurs furent moins grands, les disciples plus rares. Ah! c’est que le prédicateur n'avait pas pour ses lecons des dômes de verdure, une brise embaumée, des peuples humains et géné- reux, mais bien un soleil de plomb, une terre marà- tre, et que le prètre se lasse lui-même d’un martyre de chaque jour... Qu'est aujourd'hui cette Afrique, in- connue, je ne dis pas seulement dans ses déserts de sable, mais encore sur ses côtes boisées et visitées par tant de navires? Nul ne le sait. Les océans eurent leur tour. Quand on vit que la Chine et le Japon ne voulaient à aucun prix changer de croyance, ces deux puissants empires furent aban- donnés: on ne se heurte pas longlemps contre un colosse sans se repentir de sa témérité ou de sa folie. L'intrépide Cook ouvraitmille mondes à lacuriosité AUTOUR DU MONDE. 339 et à l'enthousiasme. Dites-moi si Cook songea tout d’abord à changer l'aspect moral du pays dont il do- tait l'Europe civilisée? Non, non; il décrivait les mœurs, et il disait à son retour dans sa glorieuse patrie : J'ai vu cela, j'ai fait cela, c’est à vous main- tenant à tirer tout le parti possible des trésors que je vous apporte. C'est que Cook n’était qu'historien et philosophe. Remarquez en passant que, de tous les peuples de la terre, le peuple anglais est le plus tolérant pour ce qui regarde les idées religieuses. Son fanatisme à lui, c'est la soif des richesses, c'est l'ardeur de la pos- session. Soyez tout ce que vous voudrez dans vos mœurs, dansvos habitudes, mais paveztribut, donnez vos roupies, vos pataques, vos quadruples, et gardez vos dieux. Si vos idoles étaient en or, nous pren- drions vos idoles ; elles sont en bois, nous n’en vou- lons pas. ; Rien n’est positif comme un homme de chiffres, et la logique du coffre-fort est celle qui parle le plus haut. La France suivit l'Angleterre dans ses excur- sions lointaines; mais la France est trop frivole, elle a tout vu, tout observé, tout décrit, et elle ne possède rien. Il faut bien être conséquent avec soi- même. L'Espagne et le Portugal eurent leur tour, chacune de leurs découvertes fut la source des plus odieux massacres, Ja faiblesse se courba, des ruisseaux de sang rougirent la terre, et il n’y eut pas d'autre en- grais pour les productions qui venaient attester en Europe la fécondité des pays vaincus. Mais si les peuples chez lesquels on portait, sous tant de formes, le flambeau de la foi se distinguaient entre eux par mille nuances opposées, leur religion avait aussi des caractères distincts, et nécessitait des modifications dans la manière de lutter contre la résistance. Chez ceux-ci, c'était le désespoir de la rage qu'il fallait vaincre; chez ceux-là, c’étaient l’a- pathie, l'insouciance ; ici les incrédules étaient ar- més, là ils étaient sans armes; tantôt le climat se pré- sentait favorable aux prédicants, tantôt il leur était hostile ou fatal ; et l’on comprend dès lors comment la religion importée devait obtenir en certains en- droits un prompt succès, tandis que dans d'autres le progrès se faisait si lentement. Toutefois, les premières difficultés vaineues, les obstacles devinrent moins grands dans la suite ; les idiomes s’étudièrent et s'apprirent; la parole ouvrit des voies sûres de communication ; les pensées pu- rent se confondre, et l'on donna du moins des motifs compris aux perséculions et aux massacres. Dès que les peuplades surent ce qu’on leur deman- dait, ce qu'on exigeait d'elles, quelques-unes se lais- sèrent guider dans la nouvelle route qui leur était ouverte, et les hommes qui jusque-là avaient vécu divisés se réunirent dans les mêmes camps, sous les mêmes tentes, lesuns pour enseigner, les autres pour s'instruire. Moins il y a d'obstacles à surmonter, plus la per- sécution perd de sa violence. Celle-ci, c’est le vent qui passe sans murmure sur la plaine, et se rue bruyant et terrible contre les hautes cimes et les vastes forêts; c’est la source paisible qui gazouille sur l'herbe et le sable, et qui bouillonne et gronde au milieu des roches vigoureuses qui veulent s'opposer à Sa route. C'est une chose bien bizarre et bien singulière que les images des dieux dans toutes Les parties du monde sauvage. C'est une curieuse observation que celle dont, sans exception aucune, je puis garantir la par- 340 SOUVENIRS faite exactitude. Chaque nation vierge de l’intérieur des vastes continents, chaque archipel des océans divers, chaque île isolée a ses autels et son culte, ses dieux protecteurs et ses dieux irrités. Eh bien, je n'ai pas vu une seule idole qui ne fût représentée la bouche ouverte et prète, pour ainsi dire, à mordre ou à avaler. Peut-être, dans la suite de mes investigations, par- viendrai-je à trouver une cause à cette singularité si remarquable. Au surplus, par un grand et rare bienfait du ciel, il existe dans l'océan Pacifique des archipels qui ont échappé jusqu'à ce jour aux tentatives el aux persé- cutions des missionnaires, et il est douloureux d'avoir à constater que ce sont les peuples les plus doux, les plus généreux, les plus bienfaisants du monde. Puissent les Carolins vivre éternellement dans la religion qu'ils se sont créée! le culte de l'humanité ne peut déplaire au dieu de Punivers. Voilà déjà pour- tant bien des dogmes sur cette planète si étroite, si imperceplible, qu’elle compte à peine parmiles globes jetés dans limmensité; voilà bien des systèmes se donnant tous des démentis positifs, se combattant, se détruisant les uns les autres, et au milieu desquels chaque disciple se croit seul bien éclairé par sa raison et sagement inspiré de Dieu. Et toutefois il y en a mille autres encore plus irra- tionnels, plus en contradiction, si c’est possible, et dont je ne veux pas vous parler. Voyez les Kamstchadales, qui ont, dit-on, un dieu différent pour chaque village, peut-être un dieu dis- tüinct pour chaque hutte. Voyez les Tchutskis, qui adorent aujourd'hui l'idole qu'ils renverseront demain. Voyez les Patagons, s’inclinant devant les déserts qu'ils habitent et sillonnent, et se fabriquant un dieu à l’aide de celui qu'ils avaient d'abord et de celui des chrétiens qu'ils retrouvent dans les établissements européens où ils viennent apporter les peaux des ja- guars vaincus dans des luttes ardentes. Voyez les Lapons, accroupis devant leurs fétiches, les Indous, tournoyant dans leurs immenses pa- godes. D'UN | AVEUGLE. Et l'intérieur de l'Afrique, avec ses divers dieux bariolés de rouge et de noir, de vices et de vertus. Et le centre des deux Amériques, beaucoup plus connu, où les massacres ont été sans puissance con- tre les croyances d'une religion primitive. Et les Nouveaux-Zélandais, à qui l’on ne connaît point de dieu. Et les naturels de la Nouvelle-Galles du Sud et de la presqu'ile Péron, qui à coup sûr n’en ont pas. Oh ! tout cela est effrayant pour celui qui seprétend éclairé seul dans la vraie route, au sein de siprofondes ténèbres. Cela est pourtant bien bizarre, que les hommes fassent des dieux pour les adorer plus tard. Ils sont créateurs, et puis ils se disent enfants de leurs créa- tures! Qu'est-ce qu'on appelle raison humaine ? Hélas! que me répondriez-vous encore si je vous rappelais tous ces combats à outrance, toutes ces guerres si sanglantes dont l'Europe civilisée atoujours été le théâtre pour défendre ou anéantir telle ou telle religion ? lei l'on croit tout à fait, là on croit un peu, autre part on croit moins; l'un veut un dieu avec tel pouvoir ou telle forme, l’autre prétend au con- traire lui ôter ce pouvoir ou cette figure que son voi- sin lui donne. Luther, Calvin, Zwingle, ont fait une religion à eux, hautement prêchée dans tous les tem- ples à côté d’une religion ennemie; les papes, les patriarches, ont un dogme opposé l'un à l’autre; les Russes parlent autrement que nous, nous prions au- trement que les Espagnols ; nulle part l'ordre, l'har- monie; en tout lieu la ferme volonté de dominer, d'écraser, jamais celle de s’instruire, de s’éclairer. D'où cela ? C'est que tous les hommes ont la folie, l’insolent orgueil d'expliquer ce qui est inexplicable ; c’est que creation et immensilé sont deux mystères devant les- quels il faut courber le front. et que celui-là seul a raison qui dit : Je doute, et qui adore Dieu sans cher- cher à lecomprendre. La vraie religion de tout homme est celle dans laquelle il est né. L'apostat ne mérite point de Dieu. L\VII EN MER. Des langues. — Comment se sont peuplés les archipels. — L'équipage. Ce fut une grande et noble pensée que celle de l’homme qui osa chercher la solution du problème dont le résultat était de réduire toutes les langues européennes en une seule. Mais Henri IV avait rêvé une chose impossible. L'Europe était trop peuplée, le caractère des nations trop distinct, trop tranché ; toutes avaient trop d’orgueil national pour faire vo- lontiers le sacrifice qu'on avait exigé d’elles au profit d’une seule, quoique en réalité le bénéfice eût été pour tous. Mais ce que l’on eût essayé sans efficacité VOYAGE AUTOUR dans le monde civilisé aurait pu, je crois, s’entre- | prendreavec apparence deraison parmi les peuplades qui parcourent l'intérieur des vastes continents, et au milieu des archipels de toutes les mers, surtout si, en pénétrant chezelles, on s'était fait précéder par des bienfaits plutôt que par des menaces. La bienveillance est la plus sûre des persuasions. Aujourd'hui toute tentative serait infructueuse; les besoins ont grandi les vocabulaires ; il faudrait trop désapprendre pour se régénérer; il y a déjà trop de rivalités, trop de haines entre les indigènes voisins, pour que ni les uns ni les autres consentissent jamais à s’effacer. Vous voyez que la civilisation apporte parfois des obstacles avec elle. Comme je veux que le livre que j'écris ne soit pas une distraction passagère; comme j'espère, avant tout, qu'il sera de quelque utilité aux explorateurs, je compte publier à la fin de mon dernier volume un vocabulaire exact de tousles pays que j'ai parcourus; et quelque arides que soient ces pages aux yeux de ceux qui n'aiment des voyages que les puissantes émotions, j'ose croire encore que tous me tiendront compte des constants efforts que j'ai faits, de la patience qui m'a été nécessaire, des dangers que J'ai bravés pour rendre ce pénible travail aussi complet que pos- sible. Au surplus, peu de pages suffiront à cette lâche, qui n'est pas sans utilité générale : qui sait où le sort doit vous pousser un jour ! \ LUE Il n'y a peut-être pas de lecteur qui ne se soit vingt fois demandé comment je pouvais me faire compren- dre des peuplades sauvages que je visitais, et com- mentje pouvais être compris de celles surtout dont l'intelligence devait être si peu développée. La chose est pourtant la plus simple du monde, et quelques lignes suffiront pour l'explication d'un fait qui paraît d’abord assez étrange. il AL Je suppose, par exemple, qne j'aie une expédition à tenter chez les Hottentots, chez les Cafres. Qu'ai-je à faire d’abord? De m'enquérir de leurs mœurs, de m'assurer des difficultés de la route et de préparer mes objets d'échange, car ici le commerce est un sacrifice pour l’Européen, et tout sacrifice est une victoire. Mais la colonie que je quitte pour m'enfoncer dans les solitudes est voisine des lieux que je veux visiter. Celle-là a déjà fait des conquêtes d'hommes, ne fût-ce que parmi les vaincus ou les mécontents. Ces hom- mes à demi sauvages, à demi façonnés aux habitudes nouvelles qu'on leur impose, sont arrivés avec leur idiome; je vais à leur recherche, je les questionne dans la langue que leurs maitres leur apprennent petit à petit, et peu de jours, quelquefois peu d'heu- res me suffisent pour en savoir autant qu'eux- mêmes. C'est que le vocabulaire de ces peuples est très- borné, e’estque les mots sont l'expression plus encore des besoins que de la pensée, et nous possédons par- fois dans une seule chambre plus d’objets, qui tous ont un nom distinct, qu'ils n’en ont, eux, sur le sol qu'ils parcourent. } Des nattes, des huttes, des pagaïes, des casse-tête, des ares, et puis le nom de quelques oiseaux, de quelques quadrupèdes, des fleuves ou des ruisseaux, des arbustes ou des poissons... vous savez tout, vous pouvez voyager chez les Hottentots ou chez les Cafres. Il vous est aisé de faire comprendre vos besoins, sinon vos vœux; puis encore, avec des gestes, un peu de physionomie et beaucoup de patience, vous arrivez à votre but. Ce n'est pas tout : la phrase, la période, n'existent point chez les peuples non civilisés : c'est DU MONDE. 34 le luxe des passions et des besoins qui a fait peut-être le luxe du langage; tout se ressent du contact, tout S’'imprègne du frottement. Quant les Orientaux veulent parler, c’est un fleuve qui se déroule ; les Kamstcha- dales et les Nouveaux-Zélandais n’ont point de pério- des à l'usage de leurs besoins. En bien, cette simplicité de langage, si je peux m'expliquer ainsi, vous pouvez, comme je vous l'ai dit, l'amoindrir encore à l'aide de l’ellipse, dont cer- Les pas un pays sauvage n'a connu le mot ni la signi- ficalion. Ainsi au lieu de dire : « Je vous donne un couteau si vous me donnez une volaille, » vous dites en montrant votre objet d'échange, qui parle autant que vos lèvres : « Moi, couteau; toi, volaille; satou pisso, satou ayan. » Voyez comme tout sesimplifie ! Et qui est venu à notre aide dans cette facon si simple de procéder? Qui? Les sauvages eux-mêmes en arrivant chez nous, c’est-à-dire dans les cités ou les établissements européens. Les pronoms, les néga- tions, les régimes disparaissent, avec eux ; ils sou- mettent la langue à leur aptitude, et cela suffit. — Maitre, pas vouloir. — Moi, pas courir. — Moi, manger. — Moi, pas tuer blanc. — Grandes forêts à pays à moi. — Toi bon, moi bon. — Si toi là, moi ici. Ces abréviations constituent les idiomes primi- tifs de tous les peuples de la terre, et nous en avons gâté la pureté en les enrichissant. Le luxe est cor- rupteur. Ainsi done, je m'explique les difficultés qu'ont eues à vaincre les premiers navigateurs ; mais aujourd'hui, à peu de chose près, il est aisé de se faire compren- dre de toutes les peuplades du globe, car toutes ont vu des Européens, et dans nos établissements vous trouverez presque toujours quelques individus des archipels ou des iles isolées que vous allez visiter. En comparant entre eux les divers vocabulaires publiés par un grand nombre d’explorateurs, on remarque par/ois des différences si grandes, qu'il est impossible qu'elles ne soient pas lerésultat d'erreurs qu'il est pourtant utile de rectifier. Et d’ailleurs cha- que navigateur écrit avec la prononciation qui lui est propre. Or, les lettres, chez les Anglais, les Russes, les Portugais et les Français, n'ayant pas la même valeur, on comprend déjà les modifications légères ; mais 1lest des mots tout à fait différents, tout à fait opposés dans ces dictionnaires imprimés dansun but d'utilité générale, et je crois avoir mis dans mes recherches un si grand scrupule d'attention à bien traduire, que je suis certain qu'avec son aide on ne se trouvera jamais en défaut. Permettez-moi de citer, au sujet de ces vocabulaires, une petite anecdote assez curieuse; la morale en est aisée. Dans un des archipels du grand océan Pacifique, un capitaine dont j'ai oublié le nom, assis au milieu d'un grand nombre d’insulaires, leur demandait les noms de tous les objets qui frappaient ses regards et les traduisait à l'instant sur le papier. Coco, rima, piro- que, mer, femme, tête, cuisse, bras, jambe, roi, avaient été parfaitement expliqués sans que les naturels pa- russent s’offenser de cette espèce d'investigation, qui pourtant leur semblait une puérilité, Mais, lassés au jeu, ils résolurent de ne pas s'y prêter davantage en refusant de nouveaux éclaircissements. Le capitaine n'avait pas achevé son travail, et, comptant toujours sur la même obligeance de la part de ses instituteurs, il leur demanda comment s’appe- laient les yeux, les dents ; celui à qui il s’adressait lui répondit par une phrase qui signifiait tu nous ennuies, et le capitaine de se hâter de mettre en regard du 342 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. mot dent la phrase : {u nous ennuies. Puis, avec la même confiance, il demanda la traduction des mots orages, Dieu, frère, amour ; et ceux-ci de lui répondre avec le mème sang-froid : Tu es bien fatiqant, va te promener, fais-nous le plaisir de te taire. Or, vous comprenez que les navigateurs qui se sont basés là- dessus ont été bien accueillis lorsqu'en présentant un couteau ou en montrant le ciel, ils auront dit à ces pauvres insulaires ébahis : Va te promener où Fais- nous le plaisir de te taire. C'est une chose extrêmement remarquable que le rapport qui existe entre le langage de certains peu- ples et les caractères de leurs habitudes et de leurs passions. Mais c’est aussi une chose fort curieuse que les différences d’idiomes entre les peuplades féroces voisines les unes des autres. Ainsi, par exemple, le langage des Païkicés est net, coupé, tranchant ; ce- lui des Mondrueus, lent, pénible, sourd; les Bouti- coudos sont graves dans leurs manières, ils le sont aussi dans leur langage, sans gestes, sans grimaces, mais gâté sans doute par le ridicule morceau de bois qu'ils fixent à leur lèvre inférieure. Les Hottentots bourdonnent une sorte de grognement qui dénonce l’abrutissement de la servitude. IL y a de la honte et de la misère à la fois dans ces sons tristes et dolents qui s’échappent d’un gosier lourd et fétide. Cela sent l'idiotisme de la brute, et à le voir et à l'entendre, on est surpris que le Hottentot marche à deux pieds comme vous et moi. Le langage des Cafres est intra- duisible à l’aide de nos caractères; il se compose de syllables brèves et gutturales coupées par un claque- ment perpétuel de la langue contre le palais, comme font les cavaliers qui veulent stimuler le pas de leur monture. Et ce qui ajoute à cette étrangeté fantasli- que, c’est la rapidité des gestes et des mouvements de la tête et du corps des interlocuteurs; cela amuse, cela divertit, cela élonne, et il serait peut-être vrai de dire que la langue cafre est composée de paroles ac- centuées et de grimaces. Une demi-douzaine de ces hommes trapus, forts, braves, cruels, sur un théâtre de Paris, enrichiraient une direction, s'ils s’y livraient à une conversation animée. J’abandonne cette idée à nos modernes spéculateurs. Mais ce qu'il faut voir surtout dans la ville du Cap, c’est le Cafre ou le Hottentot armé de son instrument de musique, cherchant l'encoignure d'un mur ou d'une porte, se tenant là, debout, trépignant, faisant vibrer d’un doigt frénétique les petits boyaux qu'il a assujettis à son bambou, à son écaille ou à sa cale- basse, et entonnant un chant de guerre ou d'amour. Oh! cela est admirable, cela est étourdissant! La mu- sique est aussi une langue. Le parler des malheureux naturels de la presqu'ile Péron est éclatant, composé surtout des voyelles « et é; on dirait des coquillages heurtés contre des co- quillages ; et ici ce n’est pas, je vous l’atteste, le sou- venir de cette terre marâtre, formée de coquilles bri- sées, qui aide à ma comparaison si exacte. Il y a beaucoup à parier que le vocabulaire de la presqu'île Péron ne se compose pas de plus de trente ou quarante mots. Il n’en faut pas davantage pour énumérer leurs richesses et leurs passions, et leurs sentiments doivent se résumer en peu de syllabes. A Timor, la langue est heurtée, farouche; les mots arrivent à l'oreille avec des sons imprévus, et les voyelles de notre alphabet s’entre-choquent avec une variété âcre et brutale. On dirait, non pas le roule- ment du tonnerre, mais les éclats de la foudre. Les mœurs timoriennes se reflètent là comme dans un miroir. Ombay est un écho sonore de Timor; il ne faut pas plus séparer ces deux peuples que ne l’a fait la na- ture, qui les a placés face à face, formant un détroit de quatre lieues de large, et qui semble les rapprocher encore par le caractère identique de leurs riches val- lons et de leurs sommets de lave âpres et torréfiés. Ombay n’est autre que Timor rajeunie. L'idiome des indigènes de Rawack, de Waiggiou et de la terre des Papous se ressent de ce sol riche et fécond, et de la nature de son climat étouffant ; c’est un fouillis perpétuel sans nul repos, et l’on croirait que les phrases ne se composent que d’un seul mot, ou plutôt que chacun de leurs mots est une longue phrase. Le tchamorre est trop poétique, trop prodigue de figures, trop riche d'images; il devait succomber sous la puissante domination espagnole, qui l’écrase déjà dans la majestueuse harmonie de sa langue, abà- tardie aux Mariannes. Quant à celle des Carolins, je ne sais si Fheureux naturel des bons et généreux habitants de cet archi- pel fortuné a fait ou confirmé seulement mon opi- nion : toujours est-il que j'ai trouvé chez ce peuple, le plus heureux de la terre, une grâce, une suavité, une harmonie, qui arrivent sans effort à mon âme. Ce sont des modulations pleines de charme, c’est une musique ravissante ; on dirait une caresse, une prière au ciel; deux amis, deux amants, ne doivent pas s’a- dresser autrement de douces confidences, et rien ne serait plus aisé que de noter le parler de ces êtres hospitaliers, chez lesquels les pieux sentiments de l'enfance semblent vivre jusqu'à la vieillesse la plus avancée. Les iles Sandwich viennent encore à l’appui de ma théorie ; c'est tantôt l’âpreté du sol et tantôt sa ri- chesse et sa fécondité. A Owhyée, quoique la langue soit la même qu'à Mowhée et à Wahoo, il y a plus de rudesse, et pour ainsi dire plus de forfanterie que chez ses voisines. Les mêmes articulations se présentent, mais là elles sail- lent brusquement, d'une manière sonore et rapide ; ici elles se font jour avec moins d’emportement. C’est que dans la principale des iles de cet archipel la lave des volcans écrase la végétation, et que dans les au- tres la richesse du sol l'emporte sur les secousses de la terre et la fureur de ses cratères à demi éteints. Vous savez comme le parler créole est doux et lim- pide, comme le malgache est fatigant, l’idiome des Oras languissant et timide ; je m’étaye de ces remar- ques, faites avant moi par tous Les explorateurs, pour soutenir mon système, et si de par le monde quelque exceplion vient le combattre, je m'en servirai, moi, pour forüfier cette règle générale, que les idiomes sauvages, comme les langues européennes, malgré les modifications apportées par la civilisation sans cesse en progrès, ne font que l’appuyer et le corroborer. Et quand je plaiderais une erreur, quelle en serait la con- séquence? La voici : J'aurais tort, done mon adversaire aurait raison. Qu'est-ce que je demande? Que la raison triomphe, n'importe la bouche qui la proclame: C’est du choc des opinions que jaillit la clarté. : Et maintenant que j'ai émis quelques-unes de mes pensées sur les divers idiomes des peuples jetés au milieu des vastes océans, essayons de trouver com- ment se sont peuplés les archipels de toutes les parties du monde : c’est déjà quelque chose que d'indiquer une route utile à parcourir. VOYAGE D'où sont venus les hommes qui les premiers ont habité les terres séparées des continents? C'est là une question difficile à résoudre, et c’est là pourtant une question grave, imporlante, vitale, que la science n'a pas assez étudiée, peut-être parce que la science n'aime pas à procéder de l'inconnu au connu, Toute- fois, en louillant avec soin dans les codes antiques qui ont régi les grandes nations dont le territoire borde les océans, il ne serait pas impossible de trou- ver, par le rapport qui existe entre leurs lois primiti- ves et celles sous lesquelles vivent aujourd'hui les peuplades des archipels océaniques, la solution eu- rieuse de ce problème si plein d'intérêt. Il y a peu de fleuves dans le monde dont la source n'ait été découverte par les explorateurs. Est-ce que l'origine d’un peuple est moins instructive où moms importante à connaitre? Je ne le pense pas. C’est déjà une chose assez étrange de voir ainsi peu- plées toutes les îles de l'océan Pacifique, hormis celles en si petit nombre où la vie physique est une impos- sibilité; mais, ces cas exceptionnels constatés, étu- dions les faits généraux. Que les iles voisines des continents aient reçu leurs habitants de la terre ferme, nul doute, car: il est probable que le courroux des flots ou des secousses souterraines les ont découpées, et ont ouvert, entre elles et leur mère, le canal qui les sépare. Peut-être aussi, avant de recevoir ces êtres qui les peuplent, la catastrophe d’où elles étaient nées avait- elle eu lieu, et ne se sont-elles animées qu'après lé- vénement. Mas il n’en est pas de même de ces terres immen- ses, de ces sommets élevés dont la base est cachée au fond des abimes, et qui sont séparés de tout continent par limmensité des mers. Je comprends à merveille que les habitants des archipels peu éloignés les uns des autres aient la même origine, quelque variété que vous trouviez par- fois dans la charpente des hommes et dans les pro- ductions de la nature; j'admets volontiers que les iles des Amis, celles de la Société et celle Fitji, par exem- ple, offrent des rapports tels, qu'il ne serait peut-être pas difficile d’assigner l’époque assez précise de leur divorce physique et moral. Mais, encore une fois, ce sont là des faits particuliers, inhabiles à combattre la thèse générale que j’avance, à savoir : que, selon mille probabilités, la Chine et le Japon ont peuplé tout l'o- céan Pacifique jusqu’au nord de la Nouvelle-Hollande, terre exceptionnelle, végétation à part, nature morte et vivante, qui ne ressemble à aucune autre nature, faisant une disparate plus tranchée avec les grandes terres qui l'avoisinent qu'avec celles dont la séparent de vastes mers. La terre de Van-Diémen appartient sans contredit à la Nouvelle-Hollande. Les naturels de la Nouvelle- Galles du Sud sont les frères de ceux de Van-Diémen ; mais là à côté, non loin des glaces australes, vous voyez la Nouvelle-Zélande peuplée d'hommes forts, vigoureux, tallés en athlètes, mdustrieux, guerriers farouches et indomptés, tandis qu ici, autour de ces villes belles et opulentes que l'Angleterre à si heureu- sement semées au profit de son commerce, vivent el meurent des êtres noirs, crépus, faibles, sans intelli- gence, et bientôt près de disparaitre de la surlace de ce mystérieux continent, où 1ls auraient dû puiser un peu d'énergie au sein de la civilisation qui venait les régénérer. © Au premier regard jeté sur les Philippines, vous êtes soudainement frappé de la ressemblance physi- que de leurs habitants avec les Chinois. C'est lamème AUTOUR DU MONDE, 943 coupe de figures, les mêmes allures dans la 4émar- che, les mêmes mœurs à peu près, la même teinte dans la peau, la même paresse, et une adresse pareille pour les arts mécaniques. Puis vinrent les Espagnols avec leur teint euivrè, qui se mêla au teint jaune des premiers habitants. Ici commence la variété, ici se remarque la pre- mière différence, d'abord dans le physique et plus tard dans le moral, car ces dernières conquêtes sont lentes à s’affermir. Les iles Sandwich, immense archipel peuplé des hommes les plus forts et les plus beaux de cet océan, échelonnent les Philippines avec les Mariannes et l'ar- chipel des Amis. Les émigrations volontaires de Ja Chine pour les Philippines, celles mvolontaires ou forcées par les caprices des vents, amenèêrent des ha- bitants sur ces sommets volcaniques, au-dessus des- quels planent, géants énormes, le Mouna-Kah, le Mowna-Laë et ke Mowna-Roah, plus imposants que Ténérifle ; mais ici la Chine doit moins se faire sen- tir, quoique certains caractères particuliers la rappel- lent encore : ce sont les mêmes pommettes élevées et en saillie, la même coupe des yeux, la même mollesse dans les mœurs; mais aussi, il y a plus de sauvagerie dans le caractère, et une couleur plus foncée sur la peau : c'est de l’ocre terreux, c'est le jaune chinois délayé avec le brun espagnol. Quant au naturel parfois si farouche des indigènes de cesiles, ne serait-il pas possible d'en trouver la source dans l’âpreté sauvage du sol difficile et tour- menté où ils sont venus s'établir? Croyez-vous done que les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, si fréquents dans l'archipel, ne retrempent point les âmes? Si l'homme recule épouvanté en pré- sence du premier péril qui le menace, soyez sûr qu'il ressaisit l'énergie à de nouvelles épreuves, et vous re- marquerez avec moi que les êtres les plus intrépides du ronde sont ceux qui habitent une terre marâtre, car alors il y a lutte ardente de tous les jours, et l’é- nergie seule fait le vainqueur. Ajoutez à cette considé- ration le passage sur cet archipel d’un roi puissant et magnanime qui à osé, dans un beau mouvement d'in- dépendance et de colère, créer un code protecteur de tous les intérêts, et saper même les fondements d'une religion barbare qui ordonnait en certaines circon- stances de stupides mutilations et d'horribles sacrifi- ces humains. Tamahamah a ravi la force à ses prêtres détrônés, et les victimes aux idoles. Venez maintenant vers des régions plus tempérées, vers des terres plus calmes : le caractère des indigè- nes se modifie de nouveau sans perdre toutefois la couleur de son origine. Ce sont les iles des Amis et de la Société, où l'ar- deur de la rapine pousse souvent les naturels au meurtre ; mais les richesses de la végétation, la beauté du ciel, le calme des eaux, devaient apporter une mo- dification sensible dans les mœurs de ces peuples, et en les comparant aux Sandwichiens, on les trouve en effet plus tranquilles, plus tièdes, plus affadis, si ce n'est pourtant dans les crises meurtrières surgissant entre eux et les navires voyageurs qui viennent les vi- siter. On comprend que dans ces luttes sanglantes le caractère, imprégné pour ainsi dire du climat, doit se colorer plus fortement et ressaisir les teintes qu'il avait perdues. Mais les Moluques subiront-elles les mêmes lois, et ne trouvera-t-on pas dans le caractère cruel des Malais un argument victorieux contre cette puissance physi- que que j'attribue à la nature des zones limpides et parfumées ? 344 SOUVENIRS Non, certes, les Malais ne sont devenus méchants et féroces que par la persécution. La cupidilé euro- péenne s’est ruée sur eux comme sur des ennemis, et ce qu'on aurait pu obtenir par la persuasion et les bienfaits ne l'a é!'é que par la violence et le massacre. Le moyen de répondre au canon par la bienveil- lance et la générosité! Nul n’est impunément vain- queur, et le sang coule partout où s'assied la tyran- nie. Ce que vous appelez cruauté n'est qu'une légitime vengeance; les meurtres que vous nommez assassi- nats ne sont que de justes représailles, et si vous pos- sédez encore, c’est que votre bronze a la voix reten- tissante, que vous êtes réellement usurpateurs, et qu'une longue servitude énerve et abrutit. L'empire chinois est, on le sait, le plus peuplé du globe. Renfermé en lui-même, il traite les autres peu- D'UN AVEUGLE. ples en sauvages, et, vaniteux par nature, il se croit le plus industrieux et le plus civilisé de la terre. En cela, la politique et le commerte européen semblent leur donner raison, car nous allons tous chez eux chercher des porcelaines, des encres, des couleurs, des soieries et des futilités, tandis qu'ils ne viennent Jamais chez nous nous denander un seul de nos pro- duits industriels. Aussi se prétendent-ils, avec assez de logique, plus puissants que les autres peuples, dont les stériles comptoirs ne florissent guère en un pays où il ne leur est permis de négocier que dans un es- pace de quelques toises. Ne me dites pas que, s’il en est ainsi, la faute en est aux Chinois seuls, qui n'ont aucune marine, €ar Je vous répondrais que ce que vous appelez une faute est un acte souverain de logi- que, de prudence et de fierté, puisque la Chine prouve . Une religion qui ordonnait d’horribles sacrifices humains. (Page 343.) par là qu'elle n’a pas besoin d'appui étranger, et que son isolement mème fait sa force. Par une loi sévère et dans le même esprit, je ne sais plus quel prince de ce royaume voulut que tout sujet absent de son pays pendant quinze jours ne püt y être admis de nouveau que sous des pemes fort cruelles. Quel dut être le résultat de cette rigueur? Que les capitaines des tjounkas occupés de la pêche sur les côtes, chassés quelquefois par les vents con- lraires, couraient au large et ne reparaissaient plus dans la mère-patrie. I n'en faut peut-être pas davantage pour compren- dre comment se sont d’abord peuplées les nombreuses iles au sud de la Chine et du Japon, empires rivaux de gloire, de splendeur et de tyrannie. Et ce n’est pas seulement à l’aide de ces caractères physiques et moraux des divers peupies océaniques qu'il deviendrait peut-être aisé d'établir leur origine d'une façon victorieuse, mais l'étude des langues et des idiomes des archipels serait à la philosophie un secours plus sûr encore. En suivant la marche des temps, les progrès des colonies et la distance de chacune d’elles au conti- uent, vous trouvez parfois des rapports si intimes, des ressemblances si frappantes, des dérivés si cer- lains, que vous manquez de logique pour les combat- tre. Les circonférences s'imprègnent toujours des couleurs jetées au centre. Il est toutefois des problèmes dont la solution est si effrayante pour l'intelligence, qu'on se hâte de reculer devant la difficulté, de crainte qu’elle ne détruise ce que votre raison avait d'abord et franchement ac- cepté. Oh! ce que je vais vous dire tient du prodige, car le hasard seul ne fait pas de ces miracles. Les Tupinambas et les Bouticoudos, sauvages ha- bitants de l'intérieur du Brésil, ont, je vous l'ai dit, contracté de singulières habitudes : les uns se ta- touënt d'une façon toute particulière, conime les Païkicés leurs voisins; les autres font descendre le cartilage de leurs oreilles, dont ils se servent ainsi que d’une poche, jusque sur les épaules. Cela est cruel et stupide-à la fois, cela blesse toute saine pen- sée, n'est-ce pas? Eh bien, les Carolines et Timor sont éloignés du Brésil de presque tout le diamètre de la terre, et cependant les oreilles des Carolins sont s VOYAGE AUTOUR DU c MONDE. 345 percées comme celles des Bouticoudos, ils les nouent | Timor, comme chez les Païkicés, le mot maison se absolument de la même manière, pour garder les ob- jets qu'ils peuvent ainsi porter, et chez les Malais de traduit par rouma ; sacré, par pamali ; seulement les Malais disent rouma-pamali, \andis que, dans l'inté- … Nous allons peut-être bientôt naviguer dans des montagnes de glace. (Page 546.) rieur du Brésil, on dit kouma-pakali. L'analogie est frappante. Aï-je résolu une question ? Non, sans doute, et tel n'a pas été le but de ce chapitre. Pour la solution du problème que je propose, il faudrait une longue étude de détails, trop stérile dans un livre comme le mien ; il faudrait surtout une patience el un savoir que je suis loin de posséder, et, avant tout, un temps plus … Vous touchez aux Açores. (Page 346. libre et moins oceupé de la masse des objets qui m'entourent. Ce que j'ai voulu, c’est que d’autres explorateurs, n'importe sur quelles bases, élevassent un nouveau système et ouvrissent de nouvelles voies à l'étude mo- rale du globe. L'histoire des hommes en particulier est l'histoire des peuples en général. Pourquoi donc l'histoire des archipels ne serait-elle pas celle des continents et des générations qui leur ont donnè nais- Livre. 44, sance? Les siècles, en passant leur sombre manteau sur tant de natures diverses, ont tout modifié, tout changé peut-être. Eh bien, que la philosophie et la science fouillent au milieu de ce chaos pour y dé- brouiller la vérité; c’est une tâche au-dessus de mes forces. Et d’ailleurs, dussé-je rétrograder dans l’opi- nion toute bienveillante de ceux qui consentent à me lire, j'avoue franchement que J'aime cent fois mieux apprendre qu'enssiener, 44 346 SOUVENIRS Le triste souvenir des bancs classiques m'a guéri de tout pédantisme. La route est belle, quoique le ciel soit vêtu d'une teinte grise annonçant les régions polaires; nous allons peut-être bientôt naviguer dans les montagnes de glace. Encore un regard sur ces hommes de fer qui m'entourent el qui achèvent avec moi cette pénible et glorieuse campagne, On se faconne à toutes les douleurs, excepté aux douleurs morales. Silvio Pellico, Andryane, Trenck, Latude et mille autres infortunés dont les noms se pressent si sombres dans ma mémoire, sont des exem- ples frappants de cette force, de cette énergie, de cet héroïsme, qui se retrempent dans les tortures des ca- chots et des privalions. La nature humaine est heureusement ainsi faite : les premières attentes du mal qui vous frappe sont plus aiguës que celles qui vont lui succéder, ou du moins vous paraissent-elles ainsi ; c’est comme ‘le premier soleil de printemps, comme la première ge- lée d'hiver. Si Dieu l'avait voulu autrement, Dieu se serait montré cruel à la création, et, certes, la dose des désenchantements et des vicissitudes est encore assez grande pour qu'il ne soit pas trop déraisonnable de se demander si la vie ne nous a pas été donnée dans un accès d'humeur bilieuse. Qui done n'a pas blasphémé dans l'infortune ? J'ai remarqué dans le long et pénible voyage dont Jécris l'histoire que le courage des hommes gran- dissait à chaque catastrophe. Nous sommes si orgueil- leux, que nous regardons le malheur plutôt comme un ennemi que comme un compagnon de route, et vous savez que la résistance ne nait que de l'obstacle. Nous avons déjà assez éprouvé de tribulations pour que les mers orageuses qui nous restent à parcourir ne nous laissent point en perspective plus de fatigues que de jouissances ; les désertions ont été nombreu- ses, ainsi que les funérailles. Eh bien, nous jetons aujourd'hui un cadavre à la mer, que l'équipage l'ap- prend à peine le lendemain, avec une insouciance qui liendrait de la cruauté, si le cœur pouvait être mis en cause dans celte sorte de marasme moral qui naît de la lassitude et de la résignation plutôt que de l’é- £oisme. Je me rappelle l'aspect lugubre du navire au dernier adieu muet de Prat-Bernon, aux derniers tiraillements de Merlino, aux dernières et solennelles paroles de Laborde. Quinze où dix-huit mois ont passé depuis lors sur nos têtes, et nous n'avons dans l'âme que la grandeur de la résignation. Je ne sais si je suis une exception en tout dans celte vie de sybarite que veulent se faire les hommes, mais Je vous avoue que rien de ce qui afflige dans les privations que nous éprouvons à chaque pas ne m'é- imeut, ne me touche... Je me trompe pourtant, je souffre quand l'eau est rare et peu limpide; mais hors de là, que le biscuit soit bon ou mauvais, que nous n'ayons sur notre table qu'un morceau de lard salé, peu m'importe, je vous jure ; le cœur n’est pas de la partie, je vis, je vis heureux. Mais peu d'hommes sont taillés sur mon triste mo- dèle, et je n’en connais guère qui ne sachent pas se faire une distraction ou un plaisir de ce qui passe inaperçu à mes côtés ou devant mes YEUX. Le caprice, et le mauvais vouloir des vents et de la mer ont souvent dérangé nos calculs, donné un dé- menti à nos prévisions. Eh bien, ce qui, dès le début de la campagne, eût peut-être excité les murmures, ce qui à coup sûr eût fait naître un funesie mécon- tentement, n'inspire aujourd'hui que des railleries et D'UN AVEUGLE. une sorte de colère qui dit qu'on est prêt à lutter contre de nouvelles privations. En face d'une maigre ralion de viande et d’une demi-ration d’eau, le mate- lot regarde le matelot le sourire du dédain sur les lè- vres, et vous l’entendez, dans son énergique et pitto- resque langage, lancer la mordante saillie contre les ennemis les plus redoutables des hommes, la faim, la soif, Ce n’est pas que les vivres et l’eau nous aient ja- mais absolument manqué ; mais, après tant de fati- ques et de combats contre les éléments, les noïtrines éprouvées font bien de se radouber, comme on disait bier en ma présence à la planche de Marchais, et un morceau de lard n'est pas un ragoût bien fortifiant, alors même qu'il est assaisonné par un violent ap- pétit. Ce n'est pas avec vous, messieurs les marins, que je veux tenter une discussion sur les avantages ou les désavantages d'un voyage de cireumnavigation par l'est; vous en savez là-dessus beaucoup plus que moi sans doute, et cependant je ne vois aucun inconvé- nient, même pour mon amour-propre, à vous dire ce que je pense sur cette question fort importante. Nous sommes tous intéressés à ce qu'elle soit bien résolue. Je ne vous parle pas de ces voyages où les points de vos reläches vous sont marqués d'avance, où telle ou telle ville vous est indiquée au départ pour que votre pavillon s'y montre, afin de rassurer les coura- ges abattus, ou pour faire taire les mécontentements ; Je ne veux pas non plus que, luttant avec obstination contre les vents irrités, vous exposiez le salut du na- vire pour satisfaire à une volonté qui n'avait pas prévu l'obstacle; mais si toute latitude vous est offerte en partant, si le sort de l'équipage est livré à votre bon vouloir, à votre expérience, s'il n’y a pas nécessité ri- goureuse pour-vous de toucher plutôt là que là, je dis, moi, dussiez-vous me donner un démenti par l'exemple des navires explorateurs qui en général ont fait le tour du monde en suivant une route opposée, qu'ilme semble préférable que vous couriez de l'ouest à l’est, si vous avez bien choisi l’époque du départ. Ce que je considère avant tout ici, c'est le moral de l'équipage avec lequel vous naviguez; ce que je veux, m01, ce que je voudrais du moins, c’est son bien-être avec les tristes conditions de son état. N'est-1l pas juste, je vous le demande, que la vie et la santé de tant de braves gens fixent un peu votre attention ? Voyez, voyez mon ami Duperrey, qui fait le tour du monde, qui brave mille périls, touche à tant d'archi- pels, se promène sous tant de zones, apporte de si ri- ches documents à la science, dresse des cartes nauti- ques si précieuses, et qui, après une navigation de plus de trois années, revient en France sans avoir perdu aucun homme, sans avoir eu un seul déser- teur ! Vous partez de Toulon, de Brest, du Havre, peu importe, vous touchez à Ténériffe ou aux Açores, vous sillonnez l'Atlantique, et si vous voulez courir à l’est, vous relâchez au cap de Bonne-Espérance, ville râvissante, cité européenne. Après cette course, pour- tant assez longue, et en présence des beaux édifices devant lesquels il vient de mouiller, le matelot croit à peine avoir quitté son pays ; sa première relâche est une relâche de bonheur ; son courage n'était point abattu, ses forces n'étaient pas encore épuisées, ce bien-être que vous lui offrez comme un appât sédui- sant, c’est le luxe de son état, et Le luxe énerve. Le bon- heur est un leurre dont il vous gardera rancune plus tard, comptez-y. Du Cap, vous touchez à l'Ile-de- VOYAGE France ou à Bourbon; vous savez ce que J'ai dit de ces deux iles si belles : je ne vous ai dit que la vérité. Le matelot prend goût aux courses, vous remercie de l'avoir choisi parmi tant d'autres, il est pour vous plein de reconnaissance, et son dévouement vous est acquis à fout jamais. Si de là vous remontez vers le nord, que vous visi- tiez les bords du Gange et Calcutta, cette villedes pa- lais, oh ! alors, il y a extase sur le pont, et l'équipage vous bénit. Parlez maintenant, l'Océan se déroule devant vous, et avec lui les pénibles relâches. Vous avez adouci les bords du vase, le matelot touche maintenant à la li- queur amère quil contenait. Le voilà sous un ciel ar- dent, au milieu d’iles pestiférées, en présence des peuplades sauvages; c’est la partie ouest de la Nou- velle-Hollande , terre de deuil; c’est Timor et ses farouches habitants, c'est Rawack et Waiggiou, c’est Guham moins sombre, ce sont les Sandwich, les iles des Amis, celles de la Société; ce sont des traversées immenses, sans repos, sans joie, presque sans espé- rance, car il y a encore là-bas le cap Horn avec ses tempêtes, et le pôle austral avec ses montagnes de -glace. AUTOUR DU MONDE. 347 Le courage du matelot s'en va avec ses forces épui- sées ; ne lui adressez plus des paroles de consolation, ne lui montrez pas la route parcourue et l'espoir d’un prochain retour au port : il ne vous croira pas, car le malheur a de la mémoire. Eh bien, ces dernières et douloureuses reläches du vaste océan Pacifique, ce rude passage du cap Horn que vous êtes contraint d'effectuer, je dis, moi, que si vous les affrontez alors que l'équipage est encore fringant et robuste, vous avez vaincu la première, la plus grande difficulté du voyage; je dis, moi, que l'avenir se développe riant et tranquille aux yeux de tous, car vous aurez le droit de répondre à celui qui osera murmurer : « Tu vas bientôt arriver dans des pays où {u te reposeras de tes fatigues, où tu recevras le prix de ta constance et de ton énergie. » Alors nous lui montrerons Saint- Denis, Saint-Paul, Calcutta, Table-Bay, Sainte Hélène, où il descendra avec respect, cette Atlantique qu'il a déjà parcourue et qui ne peut plus l’effrayer, et cette Europe si consolante où l'attendent le repos et les embrassements de ses amis. Que voulez-vous! j'ai la faiblesse de compter pour quelque chose la vie et le bien-être du matelot. J’ac- cepte done votre bläme et votre ironie. LXVITI CAP HORN Ouragan, . Depuis notre départ de la Nouvelle-Hollande, le vent nous avait poussés avec une si gracieuse Cour- toisie, que nous n’eûmes pas un seul instant à crain- dre, dans notre passage à travers les monts de glace, de nous voir drossés par ces rapides courants qui en- trainent du pôle, et les en détachent, ces masses énor- mes contre lesquelles se sont ouverts tant de navires. Au contraire, quoique toujours sous ce ciel gris et morne, si fréquent dans les régions élevées, nous fü- mes poussés presque toujours vent arrière, et si la pré- sence des bancs glacés ne nous avait pas forcés, la nuit, à une attention de chaque instant, cette longue traver- sée, qui d’un seul coup nous faisait franchir l'océan Pacifique de l’ouest à l’est, eût été une des plus pai- sibles et des moins fatigantes pour l'équipage. Cependant la fringante corvette cinglait toujours, ayant sous sa quille de cuivre plusieurs milliers de brasses d’eau, et s'avançait, majestueusement parée de presque toutes ses voiles, vers le cap Horn, dont le nom seul rappelle une des nuits les plus orageuses du monde, et dont les roes menaçants ont vu tant de naufrages, étouffé tant de sanglots. Doubler ce cap redoutable était pour nous un jour de fête ; nous touchions, pour ainsi dire, au terme de notre pénible et laborieuse campagne, nous aperce- ions déjà là-bas, là-bas, à l'horizon, cette Europe, dont plus de trois années nous séparaient, et nous sillonnions de nouveau l'Atlantique, dont nous avions gardé un doux souvenir. Aussi tout élait joie à bord, car tout était espé- rance, et si nos calculs se trouvaient exacts, nous de- vions, dans la journée même, voir la côte sud d’Amé- rique, vers laquelle nous avancions toutefois avec prudence. — ‘Terre ! crie la vigie attentive. Et chacun de nous est bientôt debout pour cette nouvelle émotion. Quelques pas séparent le gaillard l'arrière du gaillard d'avant d’un navire; certes, vous ne voyez pas mieux de la poulaine que du couronne- ment, et cependant, par un instinct qu'on ne peut expliquer, dès que la terre se dessine devant vous, il vous est fort difficile de ne point dépasser le grand mât et mème celui de misaine, pour mieux observer, pour mieux étudier le paysage qui va se dérouler à vos veux. C’est ainsi que lorsqu'un navire donne une grande bande, vous ne pouvez vous empêcher d'ap- puyer fortement du côté opposé, comme si vous aviez le pouvoir de l'équilibrer. La terre se dressait bizarre, fantasque, et, par un bonheur inoui, le soleil nous inoudait de ses rayons les plus purs. L'air était rayonnant, rayonnante était la côte, variée par mille reflets et par des ombres di- versement jetées; plusieurs oiseaux visiteurs, venant des cimes de la Terre-de-Feu jusqu’à la portée de no- tre voix, poussaient un cri et s'en retournaient après avoir salué notre bienvenue, tandis que le gigantes- que albatros nous quittait d'une aile rapide et allait chercher un horizon plus vaste pour son aile infati- gable. Accoudé sur le bastingage et le crayon à la main, pour saisir au passage les ouvertures des criques pro- fondes dans lesquelles le flot se jouait sans menace, J'écoutai un instant la conversation de mes deux chers matelots, dont j'allais bientôt me séparer, et jy trou- vai, comme par le passé, du plaisir et de l’amertume à la fois. — Sais-tu, Marchais, que nous arrivons ? — Oui, mon brave, et cela est triste. On est là, on file des nœuds sans se fatiguer, on gagne ses 18 ou 56 francs, qu'on boit d'avance, et un beau jour tout disparait, plus rien, plus personne, plus de vent, plus de ris à prendre, plus de taloches à donner. — Oh! pour ça, Marchais, il faudrait qu'il n'y eût plus iei-bas m1 des Hugues ni des Petit. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. — Que voulais tu dire? 348 — Que cette boule n'est déjà pas si grande qu'on la fait, et que nous en avons achevé le tour en bien peu de temps, sans avoir, comme ils disaient en par- tant, la tête en bas. — Ce sont des farceurs. —- De vrais farceurs. —- De faux farceurs. — Et M. Arago! c’est lui qui peut se dire aussi far- ceur que les autres. — Plus farceur, cent mille millions de millions de lois, et tout de même bon enfant, quoiqu'il n'ait plus une goutte de liquide à nous verser. — Si fait, mes enfants, il y en a encore à votre service; mais achevez vos confidences, elles m'amu- sent. — Tu disais done, Petit, qu'il est petit comme un criquet, ce monde où pourtant tu as bien souffert ? —— de ne dis pas le contraire. En ai-je mangé de la misère ! — En as-tu bu, surtout ! — Je ne dis pas. Et au bout de tout cela, quoi ? — Qui, quoi? je te le demande. — C'est moi qui te l'ai demandé le premier. — Eh bien, redevenir matelot à trois francs de plus par mois, c'est-à-dire six bouteilles de liquide, ça ne vaut pas la peine, — Et puis les années viennent. — Elles viennent bien plus vite pour nous que pour les pousse-cailloux, qui sont toujours sûrs de diner et de mourir tranquilles, tandis que nous, la vieillesse nous empoigne à la course, et quand nous ne pou- vons plus rentrer un bout-dehors ou prendre un ris aux huniers, on nous dit merci, et à l'hôpital. — Nais-tu que c’est triste tout de même ? — Sais-tu que c’est plus triste mille fois ? — Oui, je méprise la mer; tiens, je la noie dans ce crachat. — Et moi, je lui dis adieu pour toujours, ear enfin on à une famille, un père qui a soif parfois, et quand le gousset est à sec, on le mène boire. — Petit, Lu dis une bêtise, -- Parle. — Tu dis que nous avons un père, une famille. Qui sait ?.… — Tu as raison, Marchais, v’là que le cœur me bat, peut-être n’y aura-t-il plus personne à là maison, peut-être même n’y aura-t-1l plus de maison. — Chien de métier ! — Gredin de métier! — De la marine, tiens, je n’en veux plus. — Ni moi. — Renoyons la mer, recrachons-lui dessus. — (a va ; bois, coquine ! — Aussi bien, elle nous laisse en repos depuis si longtemps ! — Elle cale, elle a vu que nous n'étions pas des gens à effrayer, elle devient raisonnable. — Du tout, elle devient embêtante. — Marchais, nous devrions derechef noyer la mer. — (Ça va; tiens, tiens. « Tout le monde à son poste pour le mouillage ! » La côte se présentait toujours avec ses variétés si pit- loresques, avec ses anses défendues par des rochers À pic pareils à ceux qui nous avaient déjà frappés à Pilstard ; ce sont autant d'écueils avee lesquels il se- rait fort imprudent de jouer ; et tandis que nous pou- vons distinguer les nuances les plus douces de cette nalure grandiose, plus loin, sur la terre ferme, des colonnes de fumée montant verticalement nous aver- tissent de la présence de ces Patagons qu’on a déchus SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. de leur taille gigantesque, mais qui n'en sont pas moins des hommes à part, des natures privilégiées. Une cascade descendant en nappe blanche d’un morne éleyé venait d’être dépassée ; déjà se présen- tail à notre vue la large ouverture que nous cher- chions avec tant d’impalience : e’était, selon toute probabilité, notre dernière relâche, et nos cœurs se délectaient à l'aise... Nous y voilà... mouille! vite, mes calepins, mes pinceaux, el à terre! Chacun de nous se prépare, chacun de nous attend avec impa- tience que les canots soient mis à flot… Tout à coup la brise se tait, et la mer se tait avec elle, comme si la main de Dieu venait de s’appesan- üir sur les eaux. Le baromètre est encore muet. Que se passe-t-il donc autour de nous? le ciel est toujours d'azur, les ombrages toujours riants… Tout à coup d’ardents flocons de fumée s’échap- pent de la côte, tourmentés par une force invisible ; des nuages arrondis se ruent sur les mornes gron- dants, se déchirent dans les aspérités des blocs gra- nitiques, reviennent sur leurs pas, dociles à l'impul- sion qu'ils reçoivent, et s’échappent un instant après pour se perdre au loin à l'horizon, qu'ils embrassent et obscurcissent. ; La terre se voile; la mer, loin de clapoter, ainsi que nous l'avions déjà remarqué dans les raz-de- marée, s’enfle avec majesté ; elle bondit, elle menace, elle se dresse comme une montagne, tend le câble, soulève la corvette, la fait retomber de tout son poids, et tord l'ancre de fer au fond des eaux. Tout est triste et solennel dans cette menace de la nature ; tout est effrayant devant nous, autour de nous; les prépara- tifs de notre descente sont suspendus, nous sommes tous sur le pont, l'œil cloué à la terre, qui s'efface, prend une teinte cuivrée, et rien ne nous dit encore que l'ouragan veuille se déclarer. « Le navire chasse !... Nous chassons sur les ro- chers! » crie la voix du maitre, qui a l'œil sur le plomb de sonde qu'it vient de jeter... « Goupe le câble! » Le câble est coupé, ef le chaos commence. Une minute, une seule minute d’hésitation, et nous étions perdus ; un seul instant de’fetard, et nous tombions brisés, broyés contre les blocs redoutables qui nous emprisonnalent. L Par un bonheur inoui, par une habile manœuvre, nous parvinmes cependant à sortir de l’anse appelée du Bon Succès, et qui faillit devenir notre tombe. Ici l'ouragan commença ses ravages et son œuvre de destruction ; ici commença la lutte la plus ardente que jamais navire ait eue à soutenir. L’ancre était perdue au mouillage que nous venions de quitter, nul espoir de la ravoir ne nous restait, et la fuite devant la rafale fut la seule ressource qui nous devint pos- sible… : La mer tourbillonnait selon le caprice du vent, qui faisait en se jouant et en un clin d'œil le tour de la boussole; c'étaient des vagues rudes comme des mon- tagnes, rapides et bondissantes comme des avalan- ches, larges et profondes comme d'immenses vallées ; une mer à part au milieu de tant de mers déjà par- courues, nous prenant par les flancs et nous jetant d’un seul bond sur le dos d’une lame éloignée, nous ressaisissant infatigable, et nous couvrant de bout en bout pour nous écraser de tout son poids... Et au milieu de tous ces chocs, de toutes ces casca- des, la corvette criait, prête à s'ouvrir ; les cordages sifflaient et la foudre grondait dans l'espace ; mais était-ce le rugissement des vagues, les éclats du ton- nerre, le sifflement des manœuvres qui étouffaient la voix et rendaient la scène plus lugubre? Que faire, VOYAGE quand chaque homme eramponné à un cordage était plus souvent sous l'eau que dessus”? Aquiobéir, quand tout commandement devenait inutile ? L'Océan, tantôt sombre comme les ténèbres, tantôt éclatant comme un incendie, n'était plus un ennemi contre lequel il fallüt tâcher de lutter ; c'était un mailre, un domina- teur devant qui nous n'avions plus qu'à courber la tête. À chaque secousse de sa colère nous crovions que c'était toujours le dernier cri de sa menace, et lorsque, après avoir êlé lancés dans l'abime, nous nous trouvions encore debout, nous ne tardions point à voir s’avancer une vague nouvelle, quiaious enlevait comme un flocon d'écume pour nous vomir plus tard contre une vague rivale. Nous étions sans puissance, sans volonté, attendant qu'une dernière secousse finit nos angoisses où qu une lame nous engloutit dans son passage. Un matelot se précipite; c'était Oriez, déporté échappé du port AUTOUR DU MONDE. 349 Jackson ; seul de tout l'équipage, il avait osé grimper et interroger l'horizon. il nous fait signe que la terre est là, là, devant nous, qu'il l'a vue, et qu’elle va nous briser. C'est notre dernière heure. Chacun de nous cherche à voir, à la lueur des éclairs, si en effet la terre que nous croyions longer est bien là pour recevoir nos cadavres; on croit la voir, on croit la reconnaitre à la lumière de la fou- dre. C’en est donc fait, et la mort nous saisit au mi- lieu de l'ouragan. On essaye de manœuvrer, de jeter à l'air uu bout de voile : la voile n’est plus qu'une char- pie... Adieu donc à la vie qui nous échappe! car voilà une ligne blanche devant nous, sur laquelle nous cou- rons sans pouvoir l'éviter. Alors une lameimmense nous prend sous la quille et nous fait traverser l'obstacle sans le toucher. Qu’é- tait-ce donc ? .. C’étaient des vagues rudes comme des montagnes. (Page 348.) Cependant la colère des flots et celle des vents étaient loin de s’apaiser ; mais le navire, déjà vain- queur de tant d'horribles ébranlements, semblait ne vouloir pas encore se lasser de la lutte, et de temps à autre redressail sa tête orgueilleuse. D'après nos calculs, le détroit de Lemaire devait ètre dépassé, et puisqu'il nous restait de la mer à courir, le danger s’effaçait. Le ciel aussi paraissait fatigué de tant de fureurs, et les nuages ne tourbil- lonnaieut plus indécis entre dix vents opposés. Parfois aussi une teinte bleue, douce comme un sourire, jetait l'espérance dans nos cœurs, et la régu- larité de la marche des masses vésiculaires qui rou- laient vers l'horizon et passaient à notre zénith rapi- des comme l'éclair, nous disait que la colère de la nature était une colère dans l’ordre des événements, et qu'il ne fallait plus maintenant que de la persévè- rance pour en triompher. « Des hommes à la hune !... » À ce cri sorti du porte-voix et jeté sur les manœuvres, les plus intré- pides gabiers, Marchais d’un côté, Petit de l’autre, font assaut d'ardeur avec Barthe, plus leste qu'eux tous et qui les dépassait à l'escalade. Il est là-haut, son regard d’aigle interroge l’espace, il ne voit point de terre, il fait signe au commandant que la mer est libre; et tandis que Marchais, à tribord comme Barthe, le menace du poing, une secousse inattendue de la corvette lui fait manquer son point d'appui et le jette à travers les haubans. « Un homme à la mer! un homme à la mer!...» Petit s'est élancé, et le voilà en un instant sur le couronnement, prêt à voler au secours deson camarade. Rien! rien! Et le cœur du brave matelot se gonfle, et ses yeux se mouillent de larmes, et de rapides sanglots s’échappent de sa poitrine. — Pauvre ami, s'écrie-til, mon courageux Mar- chais ! tu penses à moi, j'en suis sûr... montre-moi done ta tête, et je me f... à l'eau pour mourir avec toi... O mon Dieu, que n'’es-tu derrière moi avec | tes bottes ferrées! Quoi! plus de coups de pied de Marchais! c’est horrible à penser, ça brise l’âme… Et puis, faites-vous des tendresses ! Chien de métier ! 300 SOUVENIRS D'UN chienne de vie! je ne veux plus aimer personne. . J'étais près de Petit et je lui serrai la main avec af- fection. — Ah! oui, me dit-il d’une voix étouffée, je veux vous aimer encore, VOUS, Mais pas RUE es. Et dire que mon intrépide Marchais n’est plus! N'est-ce pas une infamie à la mer d'avoir avalé un pareil homme ! Assez de chagrin comme Ca, je sais ce qu'il me reste à faire. — Il te reste à vivre pour le pleurer. — Du tout, il me reste à mourir pour le suivre. — Petit, tu as encore ton vieux père, — Ah! c’est vrai, fit le matelot. Nulle trace de sang ne s'était montrée à la surface des flots, que nous pouvions déjà interroger, et il était probable que quelque violent coup à la tète avait tué Marchais avant que la mer s'en fût emparée. On inserivait déjà sur le registre le triste dénoûment d'une vie si pleine, lorsqu’ un gémissement sourd frappa les oreilles de Barthe, quiamarrait une brise. Il s'élance, il se penche sur l’abime, la lame le couvre et il reste à son poste. — À moi ! à moi! s’écrie-t-il enfin d’une voix hale- tante, à moi! matelots, Marchais est ici ! On se presse, on se porte. Marchais, soutenu par ses vêtements accrochés entre deux poulies, avait les AVEUGLE. reins à demi brisés, et la lame qui le saisissait et l'abandonnait tour à tour allait l'enlever pour la dernière fois, lorsque Barthe d’un bras vigoureux s’en empare et l'entraine. Mais ayant à lutter contre tant d'obstacles, il allait succomber à la tâche si Petit et Chaumont ne lui eussent prèté main-forte. Tous se trouvèrent bientôt sur le pont. Le docteur accourut; les blessures de Marchais n'élaient point dangereuses, il mwavait que des contusions incapables d'entamer sa charpente gra- uitique. Et Petit riait, et il jetait au ciel ses plus gros Jurons de reconnaissance, et il tapait Hugues, qu il embras- sait en mème temps. — Eh bien, mon brave Marchais, te voilà donc en- core, tu Hs ras donc m'en distribuer toujours ! quel bonheur!… Va, mon garçon, ne L en fais pas faute, Je suis là pour les recevoir et Je ne m'en plaindrai plus. Oui, mille sabords, Dieuest bon. Marchais lui serrait la main avec une rudesse toute fraternelle, et deux âmes souriaient au bonheur. Cependant le docteur ordona qu'on apportât au pauvre écloppe un verre d’eau-de-vie, que celui-ci avala tout d’un trait. — Hum ! gredin, chant de lui, exprès ! dit tout bas Petit en s'appro- tu es un farceur, tu l'es jeté à l’eau LXIX NAUFRAGE Il y eut longtemps encore turbulence dans les airs et sur les flots, mais les derniers soupirs de la tem- pète nous laissérent respirer, et nous pûmes enfin livrer nos voiles aux vents. Plus l'ouragan avait pesé avec rage sur le navire en péril, plus nous mettions d’ardeur à l insulter, car désormais seul il pouvait nous atteindre, et la terre, son auxiliaire redou- table, n'était plus là haut devant nous pour lui venir en aide. Avides d’un peu de repos, nous mimes bientôt le cap sur la Patagonie, et nous regardions comme un bonheur cette reläche, qui devait, selon toute proba- bilité, nous offrir quelques curieux episodes. Tant de ridicules fables ont couru sur cette race d'hommes exceptionnels, auprès desquels nous ne serions que des mirmidons, on araconté tant de mer- veilles sur la vie nomade de ces géants humains, que nous pressions de nos vœux les plus fervents le mo- ment où nous devions laisser tomber l'ancre sur une des nombreuses rades de leur côte si rétive à toute civilisation. La brise continuait à nous être favorable, les cou- rants nous aidaient dans notre route, etnous devions, selon toute apparence, voir la terre le lendemain même au lever du soleil. Hélas! l’ordre de virer de bord fut donné, et avec lui s’envolèrent toutes nos espérances de bonheur. Nous fimes voile vers les Ma- louines, et, après avoir jeté lasonde à plusieurs repri- ses sans trouver fond, nous revirämes de bord et nous mimes de nouveau le cap sur l'Amérique pour reprendre bientôt la route abandonnée et la continuer Dr à notre dermère relâche. Quelques observations sur la profondeur de la mer et sur la direction des courants dans ces parages avaient sans doute été prescrites à notre commandant; mais nous , Qui n’é- tions pas toujours dans le secret de ses trav aux, nous ne pouvions que nous plaindre d'une hésitation si hostile à notre impatience, La marine n'étant autre chose qu'une guerre permanente contre tous les élé- 1nents, nous savions déjà, par les rudes épreuves que nous avions subies, qu'il fallait saisir aux cheveux toutes les occasions favorables offertes aux naviga- teurs. Et puis encore, épuisés par une traversée de plus de deux mille lieues, nous sentions vivement le besoin du repos, surtout après des courses de plus de trois années. De tristes pensées nous assaillirent, et sans en ac- cuser personne, nous nous livrämes à de sinistres pressentiments. Esclavesdes circonstances au milieu desquelles notre vie se trouve jetée par une puissance plus forte que notre vouloir, il nous arrive souvent que, soit in- stinet, soit appréhension que rien n "explique, nous de- vinons la catastrophe qui va nous frapper. Peut-être aussi est-il vrai de dire que nous ne con- statons dans notre souvenir que les faits réalisés, et qu'alors ils occupent un grand espace dans notre. mémoire. Toujours est-ilque dans la circonstance où nous nous touvions, il v eut tristesse et décourage- ment à bord, et qu'il ne fallut rien moins que la vue de la terre, que nous apercûmes deux jours après, pour chasser de notre esprit les sombres pensées qui s'y étaient logées en dépit de notre volonté. Le 12 mai, les terres Falkland se dressèrent devant nous. Ici les dates ne sont point effacées, Une brume épaisse nous dérobait la côte, que de légères et ra- pides éclaircies nous montraient äpre, bizarre sans végétation ; mais ce devait être là notre dernière ou avant-dernière reläche : nous nous retrouvions dans cet Atlantique si connu, et qui nous avait si bien accueillis à notre départ, et la joie se dessinait sur tous les visages. Nous pouvions déjà tendre la main VOYAGE AUTOUR DU MONDE. à nos amis de là-bas ; nulle terre, nul continent ne se - posait entre nous et ne nous restait à visiter ; il n°y avait plus que de la mer à courir, et les flancs de notre robuste Uranie avaient mille fois prouvé qu'ils ne craignaient pas le choc des vagues irritées. Nos livres de voyage étaient consultés afin que chacun de nous püt se faire d'avance une idée exacte des plaisirs qui nous attendaient. De patriotiques dis- cussions surgissaient ; les uns appelaient Falkland le groupe d’iles que nous allions visiter; les autres le nommaient archipel des Malouines, soutenant qu'il était constaté qu'elles avaient été découvertes par un pêcheur de baleine de Saint-Malo, et lon comprend que toute justice ne présidait pas à la solution de la question en litige. Mais les Anglais nous avaient trop longtemps montré leurs richesses des deux mondes; ils avaient trop orgueilleusement étalé à nos regards humiliés leurs vastes et magnifiques établissements indiens, pour que nous ne fussions pas naturellement portés à leur disputer ce groupe d'ilots, dont au reste ni nous ni eux n'avions pris possession solen- nelle. Est-on jamais disposé à faire aumône à l’opulent ? Quant à moi, je disais alors et j'écris aujourd'hui que nous courions sur les Malouines, el que nous cherchions avec une impatience extraordinaire cette baie des Français qui devait, hélas ! être le froid sé- pulere de notre corvette entr'ouverte. Le 13, la côte se dégagea du réseau compacte des nuages qui la voilaient, et nous püûmes à notre loisir en étudier les mille caprices. Elle était basse, nue, coupée de petites criques, et sur les premiers plans s’élevaient des rochesisolées où des myriades de pin- goins et de plongeons, debout et immobiles, sem- blaient insensibles à notre arrivée chez eux ; nous les punimes plus tard de leur insolente impolitesse; nous fimes une sanglante thébaide de ces roches isolées et de cette terre silencieuse, et il y eut bien des jours de deuil dans les familles de ces hôtes inhospitaliers. Mais n'anticipons pas sur les événements qui vont se presser autour de nous. Dans ces latitudes élevées, le caprice du ciel est hostile aux navigateurs : il devient rare qu’un jour pur soit sans combat. De gros nuages passaient et repassaient incessam- ment sur les mornes pelés dont nos veux embrassaient toute la silhouette, et, le soir du 12, nous nous trouvâmes jetés si prèsde la côte,que, sans une habile et rapide manœuvre de M. Guérin, nous allions nous échouer. Toute la nuit fut consacrée à louvoyer et à nous Lenir au large; mais le lendemain, le soleil s'étant levé dans toute sa splendeur, nous pûmes nous rap- procher et chercher enfin la baie protectrice qui devait nous abriter. ; Partout ici des eaux fatiguées par de récentes tem- pêtes, partout une mer inquiète, querelleuse, et une côte si profondément tailladée, qu'on voit bien que les flots ont joué le principal rôle dans ces déchire- ments. Les oiseaux amphibies, gravement assis sur les pi- tons rapprochés de nous, ne cessaient ni leurs cris ni leurs stupides et réguliers mouvements de tête; nous pouvions, sans le secours de nos longues-vues, suivre leurs lentes évolutions, et sur la plage de sable nous remarquions aussi d'énormes taches noires qui ne pouvaient être que des phoques ou des éléphants de mer, auxquels nous nous promettions bien de faire une guerre à outrance. Chacun de nous se taillait sa besogne, chacun de nous préparait ses armes el 991 comptait d'avance ses victimes, ainsi qu'on le fait toutes les fois qu'on va combattre un ennemi qui ne sait pas se défendre : ainsi se dit-on brave alors que l'on n'est que cruel. Mais là-bas, dans le lointain, la terre fait défaut, une large baie se dessine et nous présente uneouver- ture facile, la brise est soutenue, nous allons vent arrière toutes bonnettes dehors, qu'on ne tarde pas à rentrer, et nous courons lestement vers le port. M. Bérard commandait le quart; le capitaine vient sur le pont et prend en main le porte-voix. A notre droite, formant la pointe nord de la baie, des brisants se montrent et bruissent contre une roche détachée de terre ; près d'elle une seconde roche moins élevée lève sa tête, et près de celle-ciune troisième surgit couverte sans doute par les hautes marées: nous les évilons, et toutes les cartes sont muettes sur d’au- tres récifs : il fallait done laisser courir. La brise mollit un peu et nous filions toujours nos huit nœuds de la façon la plus régulière. Il était quatre heures ; l'Uranie, dressant sa tôte avec fierté, semblait se pavaner dans ses allures d'indépendance, et Le fond de la rade nous ouvrait son large et tran- quille bassin. Tout à coup, erac!... Le navire s'arrête incrusté sur une roche et se penche... Le silence le plus pro- fond règne parmi nous. Immobile limmobile let la mer fouette les flanes de la corvette, et chacun se regarde de ce regard qui veut dire Tout est fini let un énorme débris dela quille flotte autour de nous. À cet aspect, un triste murmure’se fait entendre. Silence! dit le sifflet du courageux maitre d'équipage, et tout se tait de nouveau, excepté le flot vagabond, qui n’a d'ordres à recevoir que de Dieu seul. L'infatigable maitre calfat monte, tenant la sonde à la main : — L'eau nous gagne, capitaine ; le navire est en péril, il faut armer les quatre pompes royales. — Aux pompes ! s'écrie le capitaine. Et nous voilà tous à l'ouvrage. Cependant nous ne pouvions rester plus longtemps dans cette horrible position, et tandis qu'une partie de l'équipage lutte avec une ardeur infatigable contre le terrible élément qui nous dévore, l'autre met à l’eau la grande embar- cation ainsi que l'yole et le petit canot; on oriente les voiles de manière à masquer partout, afin de faire pirouetter la corvette, de la faire euler et de la déta- cher ainsi de la roche qui la retient captive. Le succès couronna cette manœuvre, et nous chemuâmes, mais sans trop d'espérance pour l'avenir, car le progrès des eaux était effrayant. Une pompe se brise, on la répare ; un mât crie, on le consolide; la corvette, envahie, donne une bande affreuse, on ne s’en émeut point, et chacun à son poste ne songe qu'au devoir qui lui estimposé. Le maitre calfat monte de nouveau sur le pont, et d'une voix calme et solennelle, il an- nonce que toul espoir est anéanti. L'arrêt fatal est connu, chacun se le répète tout bas à l'oreille, chacun peut compter les instants qui lui restent à vivre, car l’eau s’est emparée du faux- pont et menace déjà la batterie. Mais c’est alors seu- lement que tout effort est inutile, que le courage sem- ble se raviver plus grand, plus insolent contre le désastre. Ce n’est ni la fièvre ni le délire, ce n’est pas un désespoir, c'est de la joie ou quelque chose qui lui ressemble, qui lui tient de près. Onne parle plus, on chante, on jure, on blasphème en riant, c’est bâbord qui gagne tribord, c’est tribord qui gagne bäbord. Cette phrase mise en musique sert 352 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. d'abord de thème et de refrain aux hommes employés aux pompes; mais à ce thème innocent succèdent bientôt des couplets gaillards et ces suaves romances de matelots comme vous n’en connaissez pas, vous qui n'avez pas naviguë avec un Petit ou un Mar- chais. Mais dans ces moments qui épuisaient tant de forces, que faisait mon ami Petit? Rien, absolument rien : paisiblement accoudé sur le bastingage, il voyait d’un œil froid s’enfoncer la corvette en mâchant son énorme pincée de tabac. Je me trouvai un instant auprès de lui et lui assénai un énorme coup de poing entre les deux épaules. — Eh bien! gredin, lui dis-je, tu ne pompes pas ? —— À quoi bon? — Fais comme tes camarades. — Pas si bête! — Tu as peur, misérable! — Peur ! peur! j'ai peur, moi! me dit Petit en grincant des dents eten montrant la mer avec mépris : si c'était du vin, vous verriez Si]J'ai peur. — Eh bien, viens, ma chambre n’est pas encore pleine; avec de la patience, lu pourras en arra- cher peut-être quelque chose, el tu travailleras après. — Oh ! après, plus rien, plus personne. Cependant Petit descendit et parvint à grand’peine à s'emparer de deux bouteilles de cognac, remonta tout trempé sur le pont, appela Marchais, et tous deux en se serrant la main se dirent adieu entre deux co- pieuses hbations, Mais nous cinglions vers le mouillage; le navire emportait dans sa plaie le bloc madréporique, qui était encore un obstacle au passage des eaux; le sillage le fittomber, la batterie se trouva bientôt atta- quée. — Qu'on sauve la poudre ! crie une voix. La poudre était sauvée par les soins de maitre Rol- land, qui tenait l'œil ouvert sur tous les besoins, et qui l’avaitabritée dans la chambre de l’aumônier en prière. Les pores amaigris, dévotement gardés comme dernière provision, roulaient d'un bord à l'autre ; quelques-uns d’entre nous saisissaient les pauvres quadrupèdes par la queue, les pattes ou les oreilles et les jetaient pêle-mèle dans les embarcations que nous trainions à la remorque, et où l'abbé de Quélen s'était déjà fait descendre. « Est-ce qu'on embarque ici tous les cochons du bord? » s'écria-il enfin, craignant de couler bas. Ce plaisant quiproquo, que je saisis à la volée et que je me hâtai de faire courir, redoubla l’activité des travailleurs, qui en firent le refrain d’un couplet improvisé, je crois, par Hugues, le moins gai de nous tous, mais qui se retrempait au contact de tant de nobles cœurs. Toutefois Marchais n’avait pas dit son mot sacra- mentel ; l’intrépide gabier avait pourtant encore quel- que chose à faire : il s'agissait de savoir où était la plaie du navire, afin de s'assurer si on pouvait y appliquer un cataplasme, selon son énergique expres- sion. Le commandant fit mettre en panne ; Marchais se jeta à l’eau à trois sous par lieue, comme il disait; il plongea, visita la carène, reparut de l’autre bord et s’écria : — Le trou estsur la joue, on peut le boucher. A l'instant même, deux matelas sont placés sur le pont; on les coud l’un à l’autre, on les double d'un prélart pour opposer un plus sûr obstacle aux flots, et l'infatigable Marchais plonge encoreunefois, tenantune amagre à la main, et applique les matelas sur la brèche du navire, tandis qu'on les assujettit de chaque porte- hauban. Cette manœuvre audacieuse nous protégea pendant quelques instants ; mais c'en était fait, nous étions perdus sans ressource ; l’eau nous avait trop profondément envahis, il fallut céder à la fatigue et an destin. Les bras tombèrent de lassitude, et, sans que l'énergie en fût abattue, oncessa de travailler. Ainsi s'abandonne à sa chute le malheureux piéton saisi par l'avalanche qui s’élance des cimes les plus élevées des Alpes et des Pyrénées. Mais pendant la durée de ce drame si terrible, que faisait à bord la jeune et pieuse dame qui avait bravé tant de fatigues? Elle priait, mais sans faiblesse ; elle pleurait, mais sans lâcheté. On avait sauvé des soutes quelques centaines de biscuits, et la pauvrette, dans la chambre de laquelle ils venaient d’être jetés, les arrimait avec un soin tout évangélique ; elle aurait cru faire en y touchant un larcin impie à tous ces hommes de fer qui luttaient avec {ant de courage depuis près de douze heures, eton la voyait de temps à autre aller là, à sa petite croisée, chercher à saisir une espérance sur les traits des matelots qui passaient et repassaient, chargés de quelque utile butin arraché aux flots. Hélas ! que de fois, épouvantée d'un de ces jurons frénétiques dont le matelot se sert si poëti- quement pour peindre ses colères et ses joies, elle relirait brusquement sa jolie tète et poussait au ciel une naïve el suave exclamation de terreur | — Bah! bah! lui dis-je en jetant quelques pistolets dans son appartement, laissez faire ces braves gens ; ils vous tireront d'affaire, madame : ce sont des an- ges sous la rude enveloppe des démons ; ils parlent de vous, ils s’en inquiètent, et vous n’avez rien à craindre d’eux, ni pour le présent ni dans l'avenir. — Mais ces hideuses chansons ? — Ils pensent que vous ne les comprenez pas. — L'impiété se devine. — Ce que vous nommez impiété, c’est de la bra- voure. — Elle pourrait avoir d’autres formes. — Les matelots, madame, ne sont point vêtus de mousselines, de gazes et de dentelles; il faut de l’har- monie en tout. — Ainsi, vous les approuvez ? — Je fais plus, je les imite, je les excite, je cherche à les inspirer, j'improvise, et ils retiennent. — Quelle horrible mémoire ! — Avec du calme nous mourrons tous; avec celle effervescence nous serons tous sauvés. — Que Dieu vous entende! Où est M. l'abbé de Quélen ? — ILest en compagnie des cochons arrachès à la mer. — Quelle méchante plaisanterie ! — C'est la vérité, madame ; la vérité seule est cou: pable. Voyez là-bas, dans le grand canot; il prie, le brave homme ; il lève la main pour nous bénir; 1] fat son métier. — Que je le plains ! — Ilest le moins à plaindre du bord; il a fait son temps, et s'il meurt, il mourra en état de grâce, tan- dis que nous. — Espérons en la sainte Vierge. — Et en la sainte pompe, madame. La nuit était venue, sombre et silencieuse, et nous plongions à chaque instant dans l’abime. On mouilla pourtant. M. Duperrey eut ordre d'aller dans le petit canot chercher un point de la côte où l'Uranie püt être jetée sans s'ouvrir. Il revint et nous pilota ; mais les courants rapides nous drossèrent, et, après quelques moments d’hésitation, le solide trois- VOYAGE mâts, avee qui nous avions sillonné toutes les mers, tomba sur le flane pour ne plus se relever. La catastrophe avait eu lieu; les hommes, aux abois, se reposaient de tant d’inutiles fatigues, et lon attendait le jour avec une vague espérance mêlée de terreur. Mais cette terreur, si naturelle alors que nous nous cramponnions avec peine sur les bordages du navire à demi coulé, elle ne se montra sur aucun vi- sage pendant les douze heures de lutie ardente que nous eûmes à soutenir contre les flots qui nous enva- hissaient. Comment se rappeler tant d'épisodes drôlatiques, au milieu du choc rapide de toutes les paroles incan- descentes qui se croisaient, se heurtaient d’un bord à l’autre, de l'avant à l'arrière de la corvette ? A chaque instant c'était une nouvelle bravade à la mort : celui-ci assurait qu il se noyait pour latroisième ou quatrième fois, et qu’il était faconné à la chose ; celui-là s'écriait qu'il était bien aise de boire à la grande lasse, en compagnie du commandant et de l'abbé; un troisième disait qu'un bouillon de canard ne valait pas le diable, et qu'il était sûr de vomir après en avoir avalé deux ou trois barriques; un au- tre, plus mutin et plus insolent encore, assurait qu'il lui tardait de fraterniser avec les citoyens de l'Océan, afin de savoir si on faisait bonne chère chez eux. Mar- chais, à mon côté, de temps à autre me disait à l'o- reille : — Soyez tranquille, je nage-pour deux. Et Petit, son intrépide ami, me regardait en sou- riant et me disait aussi : — Vous n'êtes pas trop à plaindre de l'événement, vous, monsieur Arago ; vous aimez l’eau comme nous aimons le vin, et ca ne vous semblera pas tourd à di- gérer ; au surplus, voilà une cage à poules; il faut AUTOUR DU MONDE. 393 vous y cramponner de toutes vos forces quand nous ferons le dernier plongeon, et vous verrez que nous parviendrons peut-être encore à vous pousser jusqu'à terre, où pourtant je crains bien qu'on ne trouve point de cabarets. Toutefois je dois ajouter, pour être exact, qu'il y eut un peu de désordre pendant quelques instants, et que linsubordination s'ensuivit. Les vivres arrachés au naufrage ne furent pas toujours respectés, et nos économies particulières surtout devinrent l'objet des minutieuses perquisitions des incorrigibles fourra- geurs du bord. Aux ordres et aux menaces des chefs, quelques-uns répondirent que nul n’était chef au me- ment de mourir, et que le matelot valait le capitaine, s’il ne valait pas davantage. — Que fais-tu là? dit M. Lamarche à Chaumont, qui vidait en sa présence une bouteille de bordeaux volée au coffre du lieutenant. — J'essaye. — Quoi donc ? — $i ce vin rouge est meilleur que le vin blanc qu'on va nous verser. — Et toi, cria Bérard à un canonnier qui dérobait quelques biscuits, pourquoi voles-tu ces biscuits ? — Pour les tremper dans la sauce qui nous attend. Mais, sans menaces, sans châtiments, l’ordre se rétablit bientôt, et chacun gagna bravement son poste d'honneur, et chacun donna l'exemple d'une noble résignation, à l'approche du terrible dénoûment dont nous étions menacés. Nous citerions ici des noms, comme on Île fait dans un bullelin militaire après une bataille ; mais il n'y à pas eu d'exception parmi nous, et matelots et officiers doivent être placés sur la même ligne. LXX ILES MALOUINES Chasse à l'éléphant, — Le sucre de M, &e Quélen. Nous nous tenions tous penchés sur la corvette im- mobile et à moitié engloutie ; nous nous parlions alors à voix basse, sans animation, sans désespoir, mais avee ce sentiment calme de résignation que tout .. Nous vimes un monstrueux éléphant de mer. (Page 554.) de notre bonheur passé ; et moi, qui écris ces lignes, je perdais dans cette caiastrophe le fruit de plus de trois ans de fatigues, de recherches et de sacrifices : une collection d'armes et de costumes de tous les pays du monde, mes richesses hotaniques, minéralo- giques, mes vêtements, mon linge, mes belles collec- tions d'oiseaux, d'insectes, et, ce qui m'était plus Live 45, homme de cœur éprouve au sein de linfortune qui vient de le frapper alors qu'il a tout fait pour la pré- venir. Un seul instant venait d'anéantir nos plus dou- ces espérances, un seul instant venait de nous punir (ll ol sensible encore, douze ou quinze albums dont le double n’avait pas été remis au commandant. Mais c’est à peine si nous songions alors aux justes regrets qui traversaient notre pensée ; le présent et l'avenir seuls devaient nous occuper, et nous atten- dions avec anxiété le lever du jour pour juger de toute l'horreur de notre position. Petit à petit la côte 45 354 se dessina, nos yeux se fatiguaient en vain à y cher- cher des arbres, de la végétation, quelque trace du passage ou du séjour des hommes ; plus les objets se dressaient nettement à nos regards, plus le découra- gement s’emparait de nous; et quand il nous fut per- mis d'embrasser sans fatigue le sinistre paysage qui se déroula à nous de toutes parts, rul n’osa compter sur un retour dans sa patrie. Du sable devant nous, du sable à nos côtés, des collines pierreuses sur un second plan, et d’autres collines plus âpres encore dans le lointain. Sous nos pieds une mer turbulente, même dans le silence des vents; sur cette mer plusieurs ilots couronnés de joncs; derrière nous le froid reflet de ce que nous avions déjà vu, un sol tourbeux entre le sable et quelques roches du rivage et les hauteurs plus éloi- gnées, et sur tout cela, pas un arbre, pas un arbuste, pas une touffe de gazon. Notre cœur se serra. Mais l’œuvre n'était pas complète, la faim com- mençait à se faire sentir, l'équipage épuisé avait be- soin de reprendre des forces, et on dut songer (out d'abord à alléger le navire de nos objets les plus pré- cieux. On descendit donc à terre les biscuits mouillés échappés au naufrage, les quatre pores sauvés de la mort, la poudre, les fusils et quelques voiles dont nous avions besoin pour dresser les tentes. Malade, très-souffrant depuis mon départ du port Jackson, je fis partie du second convoi qui toucha le sol des Ma- louines, et j'y arrivai avec une casquette en peau de kanguroo, un méchant habit, un pantalon déchiré, un soulier et demi et un manteau de ror zélandais, que je tenais de l'amitié de M. Woltsoncraft. Je me couchai sur une voile humide; une pluie fine et glacée nous pénétrait jusqu'aux os, et pourtant j'allais m’assoupir après tant de fatigues, lorsque mon domestique et le cuisinier de l'état-major, qui s’é- laient éloignés après leur descente, revinrent hale- tants et en toule hâte. — Monsieur Arago, nous sommes perdus ! — Nous avons de la poudre. — Quel affreux pays ! — Avec du courage, des munitions et Robinson Crusoe, on ne meurt jamais de faim nulle part. — Que peut fout cela contre ce que nous venons de voir ? — Qu'avez-vous vu ? — Là-bas, près du rivage, dans une anse, un ani- mal gros comme la corvette. — Un peu moins, n'est-ce pas ? — Un peu plus, monsieur. — La peur grossit les objets. — La faim les rapetisse. — Nous allons étudier ce monstre ; accompagnez- nous. — Il est là-bas, à une demi-lieue d'ici en suivant la côle ; allez-y tout seul. — Non, j'aurai peut-être besoin de secours. Dubaud et Adam vont m’accompagner. — Volontiers. Nous parlimes donc tous trois : l'un armé d'un ex- ceilent fusil à deux coups, l’autre d’un bon fusil de munilion et d'un briquet effilé, et moi tout simple- ment appuyé sur un gros bâton. En effet, arrivés à l'endroit indiqué, dans une cri- que à sec mais atteinte par les fortes marées, à cin- quante pas du flot, nous vimes un monstrueux élé- phant de mer qui, à notre approche, tourna lourde- ment la fête de notre côté, puis ne fit aucun autre SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. mouvement. Dubaud passa d’un bord, Adam resta à sa place, et je pris le milieu ; nous nous approchâmes en même temps de l'immense amphibie, dont le dos noirâtre était déchiqueté. Adam lui tira deux balles dans L'œil, presque à bout portant ; Dubaud déchar- gea son arme contre sa tête, et moi, à coups de bâton, Je frappai la trompe du monstre, qui poussa un sourd et long mugissement, mais qui ne bougea pas, ce qui nous donna à penser qu'il élait venu là, selon les mœurs et les habitudes des animaux de cette classe, mourir de vieillesse. Après notre glorieuse expédition, nous relournà- mes au camp, et comme déjà un grand nombre de matelots, qui avaient vainement tenté de relever la corvelte, murmuraient contre les cruelles atteintes de la faim sans que rien s’offrit pour la salisfaire, je mandai au commandant, resté à bord, le résultat de la capture faite par Adam, Dubaud et moi, et des or- dres furent donnés pour qu'on dépecät la victime. On se rendit done à la crique de l'éléphant; à grands coups de sabre on enleva de larges trançhes de chair pelée, on les chargea sur les épaules, on les jeta dans la marmite du bord, descendue lors du pre- mier voyage, on alluma des feux avec de la tourbe noire et l'on espéra en l'avenir ; car, pendant cet in- tervalle, j'avais pris le chemin opposé à la crique, je m'étais trouvé arrêté par un ruisseau assez abondant, et j'avais découvert encore une belle source d’eau fraiche et limpide que l'équipage appela dans la suite le cafe de M. Arago, par l'habitude que j'avais prise de m'y désaltérer après chaque repas. Il y avait dix- sept heures que l'équipage n'avait mangé ; les forces s'épuisaient, et l’on fit à chaque homme une copieuse distribution de chair d’éléphant de mer, noir, puant l'huile, et coriace. Nous n'avions point de vinaigre, point de sel, point de pain, et si l'on croit que ce re-: pas nous fut douloureux... on aura raison, car la plu- part de nos matelots en furent malades, et les meil- leurs estomacs seuls s’y habituèrent dans la suite. Après le vautour, qui embaume la charogne, le mets le plus révoltant que nous ayons mangé est, sans contredit, l'éléphant de mer, et je ne crois pas que nos Grignon, nos Véfour et nos Véry pussent jamais en faire quelque chose de supportable. Cependant nous avions là des vivres pour deux semaines au moins, et le second jour, en allant à la crique cher- cher la pitance, les hommes de corvée trouvèrent sur les débris du monstre un vol d’aigles, dont six furent abattus, ce qui ajouta provisoirement à nos ressour- ces et retrempa notre courage chancelant. Les tentatives pour relever la corvette furent tou- jours infructueuses ; l'équipage y épuisa ses forces et nous dûmes bientôt renoncer à toute espérance de ce côté. Et pourtant la mauvaise saison qui avançait pouvait nous trouver là. À cette époque de malheur, les pin- goins, auxquels nous pensions, les plongeons, hissés sur les roches, les phoques et les lions de mer quit- tent la terre. Qu’allions-nous devenir ? Des tentes furent dressées, une pour le comman- dant, l'autre pour l'état-major, une troisième pour les élèves, et la quatrième, immense, commode, pour les maitres et l'équipage. : La poudre fut mise à l'abri de tout échec, sous un tas de voiles, derrière une dune à côté du camp, ainsi que les balles, les pistolets, les fusils et les sabres arrachés au naufrage. Y -0P NAT L'image sainte de la Vierge avait été sauvée ainsi que les vêtements de prêtre et les vases sacrés. Un autel fut dressé contre une dune ; l'abbé de Quélen dit VOYAGE une messe en action de grâces, chanta un Te Deum, et tout l'équipage à genoux, le front découvert, as- sista à la cérémonie avec le plus profond recueille- ment. Une heure après il y eut bien quelques quoli- bets de matelots jetés aux vents, mais on ne les continua point, tant la situation était critique pour tous. Le 15, une mer houleuse fit pencher la corvette sur les roches, l’incrusla plus profondément, lPou- vrit de toutes parts, et quelques caisses flottèrent sur les eaux. L'une d'elles m'appartenait; un canot fut lancé, portant, comme on le pense bien, Petit et Marchais, qui, aidés de leurs camarades, firent des efforts inouis pour la remorquer à terre, et ils y parvinrent après une lutte ardente de plus de trois heures. — Eh bien, me dit Petit haletant et trempé, ètes- vous content de votre chérubin ? — Vous êtes des anges. — Ah! vous y venez done à la fin! — On n’est pas plus brave ni plus dévoué. — Il ne s’agit pas de ça, il est question de sabor- der cette malle, de fouiller dedans et de s'assurer si elle ne cache pas dans ses soutes quelques flacons de Spiritueux. — Je suis sûr du contraire. — L'inspection est ordonnée, “ous devez obéir. Le hasard est parfois si bon, et vous êtes si souvent comme le hasard ! La malle fut ouverte, elle ne contenait que du linge, des cahiers et des vèlements usés — Ce n'est pas ce que j'avais de mieux, dis-je à mes matelots, mais c'est égal, vous allez profiter de la capture. — Vous vous f..... de nous ! répondit Marchais ; sil y avail eu du vin, vous n'en auriez pas bu une goutte; 11 n'y à que du linge, gardez tout. Nous ne Souffrons jamais à l extérieur, nous; c'est le dedans qui est endommagé. = — Cependant, mes amis. — Cependant, c'est comme ? ça fâche. — Ne l’aplatis pas, poursuivit Petit en entrainant son camarade Marchais; st nous nous sauvons d'ici, il aura bien des choses à réparer : quelles bosses ! — Je vous les promets, mes amis. — À la bonne heure ! Marchaisme serra amicalement la main, et je ne pus m'en servir de toute la journée. Des chasses furent organisées ; les oies sauvages tombèrent sous le plomb des tireurs ; et telle est la voracité des aigles bruns de ces climats, que, lorsqu'un chasseur, pour ne pas trop charger ses épaules, enfouissait à son départ, sous de la terre recouverte de galets, une partie du butin tué, souvent, à son retour, il trouvait sa victime à demi dévorée. Il nous arrivait parfois aussi qu’en portant à nos mains un plongeon, où un canard, où une oie, l'aigle audacieux qui planait sur nous s’arrètait, descendait lentement, et prenant son rapide essor, nous heurtait de son aile en cherchant au passage à nous enlever notre capture. Vicissitudes humaines! que de fois, embrochés aumême fer, aigles et canards, jaunissant au même feu, étaient servis côte à côte sur le même plat! Là seulement il y avait égalité parfaite entre eux ; là seulement, nous qui ne jugions plus les victi- mes sur la force et la puissance, nous dédaignions le roi des airs pour l'humble sujet qui tremblait jadis en sa présence, La mort nivelle tout, la mort n’a point de privilèges et ne s'occupe point à classer ceux qu'elle frappe. ; Laisez-vous où je me AUTOUR DU MONDE. 5955 Aigle ou colombe, esclave ou despote, se laisent alors qu'elle parle, et plus tôt ou plus tard, selon ses ca- prices, hommes, bêtes fauves, cités et empires, s’ef- facent de la terre pour ne plus reparaitre. Nous étions cent vingtet un, tous d'autant plus pleins de voracité que nous craignions de manquer bientôt de vivres. Aussi que de soins ne nous donnions-nous pas pour augmenter nos ressources ! Près de mon cafe J'avais remarqué une longue trainée de feuilles vertes à l'aide desquelles il me sembla possible de fabri- quer une excellente salade, J'en fis part à Gaudichaud, qui m'accompagna : c'était de l'oseille; désormais, pendant quelque temps du moins, nous eùmes deux services pour nos repas. Mais lesélèves de marine, tous jeunes, tous affameés, voulurent aller au delà du bonheur que je leur avais procuré : ils mêlèrent d’autres feuilles aux premières afin d'augmenter la ration, et un beau matin, après leur déjeuner, on les vit courbés à Lerre, vomissant avec d'intolérables douleurs et se tordant comme des corps empoisonnés. L'oseille perdait de son crédit, tant on redoutait la fatale influence du voisinage. Jusque-là l'édification complète du camp, qui exi- geait le zèle de tout le monde, ne nous avait guère permis de lointaines EXCUrSIONS ; nous savions que les pêcheurs de baleines, après avoir doublé le cap Horn, venaient souvent se reposer aux Malouines ; nous n'i- gnorions pas qu'il y avait d’autres rades que celle où nous étions venus nous perdre, et nous nous flattions de voir, du haut de la montagne pierreuse qui s’éle- vait au sud, quelque navire protecteur que nos si- gnaux auraient appelé. Une de ces courses fut ordonnée pour le lende- main ; mais pendant la nuit un coup de vent horrible passa sur nous, renversa nos tentes, nous força à ré- parer les dégâts et nous retint toute la journée auprès des dunes de sable. Nous avions recruté, je ne sais plus dans quel pays, un matelot nommé Clément, lequel, dévot par frayeur, superslitieux par crétinisme, était le bouc émissaire de ses camarades, qui pourtant, vers la fin de la campagne, le laissèrent vaquer à ses momeries. Dès le jour du naufrage, comme il nous l'avoua plus tard, il avait fait vœu, si le ciel nous sauvait, de gravir pieds nus et en chemise la montagne, et cela avant la fin du mois. Notre pénitent trouvant l'occasion favorable, puis- que le temps était à l'orage, partit au lever du soleil et se dirigea, d’abord bien couvert, du côté du pla- teau. Là seulement il se déshabilla, posa sa veste, son pantalon, son chapeau et ses souliers à terre, et com- mença son ascension, après s'être prudemment armé de son grand eustache pour lulter sans doute contre les fantômes et les farfadets. Le froid piquait; le pauvre hère grelottait de tous ses membres et se demandait parfois sil n'était pas ridicule de s'infliger de semblables pémtences, qui ne rapportaient rien au Créateur et faisaient tant souffrir la créature. Mais la terreur, plus forte que le doute, le poussait en avant ; ses pieds se déchiraient sur des cailloux aigus, ses dents claquaient avec force, et sa chemise, déjà si étriquée, jouet docile de Ja brise ca- pricieuse, transformait en véritable chair de poule la peau rude et velue du malheureux. Le voyage s’effectua pourtant jusqu'au bout, et la religion, presque vêtue Comme la vérité, plana majes- tueuse surune des cimes les plus élevées des Maloui- nes. Là fut dite une prière fervente, là un vœu sacré fut accompli. 396 Laissons donc le ridicule de côté et gardons-nous | bien de jeter l'ironie sur le matelot qui avait tenu sa parole à Dieu après le danger. Clément se remit en route pour le camp, espérant, le honteux, que nul n'aurait connaissance desa sainte excursion. Mais le ciel en ordonna autrement. Entre le dernier mont et le lieu où il avait déposé ses vêtements se trouvait une petite prairie où il crut entendre le bruit de quelques pas. Ah! mon Dieu! que fera-t-11? Il écoute encore... il ne s'était pas trompé. On marche, on pousse de profonds soupirs, on exhale de sourds gémissements, c'est une âme en peine qui a besoin d'un Pater.…. Et le Pater se récite à genoux. Une telle posture est commode pour les embuscades, et Clément en profite; caché derrière un roc, il se redresse un peu, il lève la tête, risque un œil, puis deux, les ouvre ébahis et s’écrie : — Un cheval! SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. C'en était un en effet, malade, blessé, qui venait rendre le dernier soupir dans ce lieu retiré. Il tomba. Clément se leva alors, et avant d'entreprendre l'acte de courage auquel il élait près de succomber, il -récila un nouveau Pater, invoqua son bon ange gar- dien et s'élança avec bravoure vers le quadrupède ex- pirant. Ilen eut bon marché, le frappa d’abord à la gorge, sans que la bête donnât le moindre signe de douleur; il lui creva les yeux, le tigre qu'il était, etenfin, comme gage de son triomphe, il lui coupa la queue, s'en fit un trophée, et se dirigea vers le camp, fier comme Jason après sa conquête de la toison d’or. Un bifteck de cheval nous était plus utile en cette occurrence qu'un sac de quadruples. Le héros ne sentit plus le froid pendant la bataille; mais, son triomphe achevé, la brise le lui rappela, et voilà le vainqueur à la recherche de ses vêtements, Il lève la tête, risque un œil, puis deux, et s’écrie : Un cheval! (Page 556.) trop longtemps oubliés. I court à droite, à gauche, interroge les pierres, les cavités, revient, retourne sur ses pas et fait mille et mille détours qui l’épui- sent. Soins inutiles : il ne voit rien; et comme la nuit approche et que pendant les ténèbres les gnomes et sorcières hurlent et dansent leur infernal sabbat, il fallut bien, bon gré mal gré, retourner au camp, vêlu seulement de la chemise et de la queue de cheval. L'entrée d'Alexandre à Babylone n'eut pas plus de retentissement. Les matelots entourent le pieux cénobite, qui res- semblait, à s'y méprendre, à l'un de ces niais servants des églises dévotement occupés à trousser les lon- gues soutanes des vicaires et des curés ; ils le pous- sent, le reprennent, se le renvoient comme un ballon. se le restituent comme un volant, et ne le laissent en repos que lorsqu'il n'a d'autre siège que le sable | humide et froid; tous alors s'accroupissent pour | écouter son récit, et le belliqueux Clément est forcé d’avouer toute la vérité. De temps à autre, Marchais lui caressait l'omoplate, et la narration se trouvait interrompue par de rudes soubresauts ; mais quand | le matelot fut arrivé à l'histoire du cheval, on écouta sans rien dire, on se réjouit de la capture, et l'on s'estima d'autant plus heureux, que la tempête de la veille n'avait permis aucune chasse. Les aigles nous avaient appris déjà ce que nous devions redouter de leur voracité : il fallait donc disputer sans retard la proie sur laquelle ils se ruaient peut-êlre déjà, et une course nocturne fut ordonnée sur-le-champ pour aller dépecer l'ani- mal, Toute gloire est coûteuse, et Clément, éreinté, dut guider ses camarades. — De quel côté le cadavre? s’écria Petit, toujours prêt à toute corvée. — Du côté de la montagne. — Mais la montagne est diablement longue. — C'est vers la droite. — As-tu fait quelque remarque ? — Oui, un nuage noir, là-bas, qui... que... liens! jé ne le vois plus. Marchais parla de la main, et peu s'en fallut que Clément ne pût continuer la course. Il arriva pour- tant au pied de la montagne; mais les ténèbres étaient. devenues épaisses : le cheval ne fut pas trouvé, et, par une juste mais tardive compensation, Clément retrouva ses vêlements et s'en couvrit en toute hâte. Notre joie fut courte, comme vous pouvez le penser : nous n'avions rien à manger pour le lendemain. Mais VOYAGE avant le jour le matelot patient alla à la recherche de sa victime, la retrouva bientôt à merveille, cette fois, et revint de nouveau annoncer celte heureuse nouvelle. En un moment les chasses s'organisèrent. IL y eut gala. A la vérité, nous manquions de pain, de vin, de biscuits, car nous respections comme une chose sa- crée les débris arrachès à la mer : nous n'avions ni sel ni épices; mais une tranche de cheval sauvage est fortappétissante, je vous jure, dans undésert, surtout quand la faim fait crier les entrailles, et nous chan- âmes pendant le repas quelques-uns des plus gais refrains de Désausiers, le bon vivant par ex- cellence, et pendant la nuit nous fûmes visitès par de doux rêves. De ce moment aussi notre malheur nous parut moins effrayant. Il devait y avoir des chevaux dans l'ile, et des projets d'excursion furent mis à exécution dèsle lendemain même. Un second coup de vent, plus violent encore que le premier, nous visita le lende- main; la mer était refoulée, le sable nous fouettait d'une façon cruelle, et tous nos efforts réunis ne pu- rent empêcher les tentes d'être renversées, ainsi que les meubles et les autres objets qu ‘elles abri- larent. Peu s’en fallut qu'au sein de ce chaos horrible nous ne nous crussions encore au cap Horn, traqués par la redoutable pis cause de notre désastre. Je jouai ce jour-là à M. de Quélen un tour de passe- passe assez original, et, dûtil m'en garder rancune dans sa cellule de chanoine au chapitre de Saint-Denis, où il se prélasse fort mollement, dit-on, il faut que je le raconte. Les détails font l’histoire. L'orage pesait sur nous de toute sa force; chacun de nous était à sa besogne, et l'abbé à la sienne aussi, un livre de prières à la main, sous la tente ronde du commandant. Parmi les objets que le prévoyant apôtre de Dieu avait sauvés du naufrage se trouvait une belle jarre de sucre, gardée je ne sais plus pour | ais quels besoins. On la € onvoitait bien du regard ; M. de Quélen avait l'œil ouvert sur son doux C trésor, et il était là comme sous une triple serrure. Nous avions trouvé, en fouillant la terre, une petite herbe produisant une graine de la grosseur d'une groseille, fort douce à l’odorat et au goût. En cher- chant bien, nous pouvions en récolter un verre par jour, et d'ordinaire nous envoyions le fruit délicat à madame Freycinet, qui, la pauvrette ! recevait ces témoignages d° affection avec la plus vive reconnais- sance. Cette graine pendait à une impereeplible tige entourée de feuilles, lesquelles, mises-en fusion, don- naient un thé assez agréable. Avec du sucre, ce thé AUTOUR DU MONDE. 357 eût semblé une bonne fortune; mais, hélas! l'abbé seul avait du sucre. Nous comptions parmi nous cinq volontaires : Janneret, Dubos, Paquet, Taunay et Fleury ; ces braves jones e gens étaient de toutes les corvées difficiles : actifs, labori ieux, intelligents, pleins d'intrépidité et philosophes s surtout, ils supportaient leur malheur avec un courage vraiment stoique ; mais leur gaieté me faisait mal, car elle naissait de leur mauvaise fortune. Je les aurais plaints moins amèrement s'ils s'étaient sentis plus à plaindre, et mon amitié pour eux me fit commettre un larcin. — Eh bien, leur dis-je en entrant chez eux le ma- tin mème de la terrible bourrasque, comment cela va-t-il ? — Comme le temps, forthien. — Je suis fixé. Que mangez-vous là? —- Nous rongeons des os de vautour en nous bou- chant le nez. — Vousn'avez plus de cheval ? — Laration était si petite ! — C'est vrai. Et du thé? — Nous en avons — Sivous aviez aussi du sucre? — Oh! alors nous chanterions Hosannah. -— Vous chanteriez, vrai? — Nous vous le jurons. — Eh bien, vous chanterez. Je me rendis sous la tente de l'état-major. Mon mate- las touchait à celui de l'abbé de Quélen, et nos têtes étaient séparées par laganre | tant convoitée. Je la ren- versai de manière à ce que la précieuse poudre ne s'é- chappât point avec trop d'abondance; j'en remplis ina te j'en fourrai dans mes poches, dans une chaussette, et, cela fait, je Jetai l'eau autour de la Jarre; afin qu'on la rendit responsable du vide opéré. En deux ou trois bonds j’arrivai sur la tente des volon- taires impatieuts, je livrai Le produit de mes rapines, et je volai (pas de quiproquo, je vous prie), je volai chez madame Freycinet, qui écoutait une lecture pieuse. — Eh! vite, vite, monsieur l'abbé ! votre jarre est renversée, le sucre s’en va: si vous tardez, tout est perdu. La lecture ne fut pas achevée, et M. de Quélen cou- rut au sinistre. Pauvre Rayol (c'était le domestique de l'abbé)! que d'injures reçus-tu ce jour-là, surtout que de menaces t'accablèrent ! mais, Va, ellestombaient aussi sur mon cœur, et j'en souffris autant que toi. Le soir, je contai l'aventure aux volontaires, et le thé leur parut délicieux. Vous voyez que les pauvres naufragés ont leurs moments de bonheur. Phoque ou veau marin. (Page 358.) 358 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. LXXI ILES MALOUINES Chasse aux pingoins. — Mort d'une baleine, — Départ. — Arrivée au Rio-de-la-Plata., — Pampéro- Le malheur sans remède est celui qu'on supporte le mieux, et maintenant que l'espoir de relever la corvelte est anéanti à jamais, il nous semble que nous sommes en effet moins à plaindre. L'incertitude est un tourment de chaque minute; elle ne vous laisse d'é- nergie que pour la saisir dans ce qu'elle à de poi- unant, car c'est toujours ce que vous craignez le plus de voir arriver qui vous obsède et vous brûle. L'in- certitude est plus une faiblesse qu'un sentiment ; ce sont, si vous voulez, deux forces à peu près égales qui vous pressent dans un étau sans que VOUS puissiez résister à l'une d'elles. L'incertitude est toujours un malheur, la résignation à une catastrophe est une vertu, et toute vertu console. NA Cependant le premier cheval si vaillamment tué par le poltron Clément nous donna à penser que l'inté- rieur de l'ile en cachait encore, et des courses loin- taines furent ordonnées. | L'éléphant de mer était presque épuisé, ses chairs fétides ne nous inspiraient plus que du dégoût, et quoique le pingoin soit une des plus épouvautables viandes huileuses et puantes que l'on puisse trouver, il fallut bien de gré ou de force que nous l'engloutis- sions dans notre estomac creusé parle besoin et que rien ne pouvait rassasier. Les oies étaient devenues tellement sauvages, nous en avions immolé une si grande quantité, que nous dümes bientôt les regarder comme une ressource perdue. Les plongeons, les phoques et les lions de mer nous venaient parfois en aide ; mais la saison avancée chassait déjà de la terre les oiseaux amphi- bies, et les autres animaux étaient fort difficiles à tuer. Un jour, sur le rivage, nous tirâmes à bout portant quinze balles sur la tête, sur le corps et dans la gueule d'un phoque, nous brisämes deux baionnettes dans ses flanes, et il nous échappa encore. Ce ne fut que le lendemain que le flot vomit son cadavre sur la grève. Le faquin nous avait donné tant de mal, que nous n'en laissàmes aucun débris aux aigles ou aux vautours. Que cela est lâche d'insulter un ennemi mort ! : La guerre aux plongeons était toute simple. Per- chés comme des niais sur les roches, contre lesquelles le flot venait expirer, ils nous attendaient si longtemps et avec tant de confiance, que nous les abattions fort souvent à coups de pierres, et que cette ressource était une des plus efficaces dans notre disette. Cependant le veuvage les rendit plus prudents et plus cireonspects dans la suite, et les insolents nous évitérent comme avaient fait les oies. Je vous ai dit qu'on s'était préparé à la chasse aux chevaux ; elle eut lieu en effet, mais d’abord sans es- pérance, quoique nous sussions que les Espagnols, qui tentérent une première fois de s'établir dans cet archipel, avaient continué leurœuvre de reproduction, selon leur noble habitude, en y jetant les quadrupèdes utiles d'Europe. Nous les trouvämes enfin, ou plutôt ils vinrent nous chercher. Un matin, un bruit sourd comme Je roulement lointain du tonnerre fixa notre attention. Tout à coup un magnifique troupeau de coursiers double une anse profonde, s’élance sur-un terrain plus élevé, bonditet s'arrête à l'aspectimprévu de notre camp. Devant lui, en avant-garde, un ma- gnifique bai brun venait de hennir; sa crinière s’agi- lait, Sa queue était en mouvement, ses naseaux s'ou- vraient et se fermaient avec une extrème rapidité. A l'approche du fougueux escadron sans cavaliers,nous nous étions tous jetés ventre à terre, mais l’un de nous se levant fut aperçu; le quadrupède trompette, effrayé, hennit encore, fit volte-face, et le terrain tourbeux retentit de nouveau sous les pas des che- vaux, qui dévorèrent l’espace. C'était un coup d'œil admirable. . Le lendemain de cette heureuse rencontre, maitre Polland, infatigable à terre comme il l'avait été à bord pendant toute la campagne, et Oriez, déporté à la Nouvelle-Hollande, mais échappé du port Jackson et venu chez nous à la nage, homme de résolution s'il en fut jamais, charpente de fer insensible à la rigueur des climats, invaincu par les fatigues et les priva- tions, attaché de cœur et d’âme jusqu'au fanatisme à l'équipage qui l'avait accueilli en frère, partirent pour l'intérieur de l'ile. À trois lieues du camp, ils tuèrent un cheval. Oriez se mit aussitôt en route par un temps horrible, et raversa les terres tourbeuses sans nuls chemins tra- cès et dans lesquelles il s'enfonçait parfois jusqu’à la ceinture; il arriva au camp à neuf heures du soir, guidé sans doute par son instinct tout amical ; il dit le résultat de sa chasse, demanda des hommes, se init à leur tète, et arriva à trois heures du matin près desa victime, qui servait d'oreiller à son camarade Rolland. Il fit dépecer la-bèête; chaque homme en chargea ses épaules ; Oriez en prit la plus lourde part, retourna sur ses pas, sauva ainsi les provisions, et, sans prendre un seul moment de repos, il repartit en nous disant : (À demain ! » Cet Oriezavait été fait pri- sonnier parles Anglais; il s'échappad’unde ces hideux pontons historiques contre lesquels toute civilisation a longtemps protesté, se jeta dans un canot, mit le cap sur la France, fut poursuivi par une chaloupe ar- mée, se-battit vaillamment, tua deux hommes, fut reconduit au port Jackson, jugé et condamné à une déportation de quinze années. Il était là depuis quatre ans, dans l'intérieur des terres; mais ayant appris qu'un navire français allait mettre à la voile poür l'Europe, il s’aventura, lui, il traversa des monts, des forèts, des hordes sauvages, couchant à l'air, Ni- vant de rats, d'insectes, de serpents, et, après des faligues inouïes, il arriva en vae de Sidney. Il nagea jusqu’à une petite ile d’où Jj'allai un jour dessiner la côte; il vint à uous avec confiance. Les matelots de l Uranie lui sérrèrent la main, lui donnèrent des vivres, des consolations; Oriez pleura de bonheur, et chaque matin je lui faisais apporter de façon ou d'autre quelques provisions pour ses besoins de la journée. La veille de notre départ, quelqu'un de ma con- naissance lui procura les moyens de nous rejoindre, et désormais il fut des nôtres durant toute la traversée du vaste océan Pacifique. Pendant le terrible ouragan du cap Horn, lors de notre naufrage, maintenant et toujours, Oriez s'est montré brave jusqu'à la témérité, patient jusqu’au martyre ; et lorsque plus tard, arrivé à Monte-Video, nous luiavons donné un noble certificat constatant son VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 359 courage et son dévouement, il nous demanda la per- mission d'aller rejoindre l’armée des indépendants, où sans doute il aura trouvé la mort, puisque nul bulletin militaire de ces pays ne nous a porté en Eu- rope le bruit des beaux faits d'armes dont il était capable plus que personne. Oriez et Rolland, pendant presque tout le temps de notre séjour aux Malouines, ont éténos plus infatigables chasseurs, el il est exacte- ment vrai de dire que sans eux nous serions {tous morts de faim. Jusque-là nous avions vécu de phoques, de pingoins, de plongeons, d'un éléphant de mer, d'un taureau tuë par Oriez et des chevaux espagnols; mais ceux-ci nous firent défaut en traversant à la nage le détroit qui sépare l'ile où nous étions d’une île voisine, et nous n’en vimes bientôt plus. D'autres ressources furent invoquées, et nous nous rejetämes avec une nouvelle ardeur sur les pingoins huileux et coriaces. La chasse en était des plus amu- santes. Ecoutez : entre la première et la seconde baie est un ilot bas, tourbeux, entièrement couronné de petits jones fins et serrés, s’élevant jusqu'à la hau- teur de quatre ou cinq pieds. Les bords de cet ilot, que nous avons appelé l'ile aux Pingoins, sont défen- dus par des roches noires et lisses, sur lesquels vien- nent, pendant la journée, se pavaner lourdement au soleil les phoques et les lions, qui regagnent les eaux à l'approche des ténèbres. Le jour de notre naufrage, des braiments échappés de celte terre nous firent croire que des ânes y avaient été abandonnés, tant le cri de ces oiseaux ressemble à la voix harmonieuse du quadrupède aux longues oreilles; mais nous fûmes bientôt désabusés, et nous nous en vengeñmes d'une facon cruelle. La faim nous talonnait, et, comme je vous l’ai dit, le terrible anathème fut lancé sur les pmgoins, et nous résolûmes de nous venger sur eux-mêmes du dégoût qu’ils nous inspiraient. La rage nous les faisait déchiqueter avee une sorte d’ardeur qu'on eût dit du plaisir, et celte chair infecte ne nous semblait pas- sable qu’en haine des individus. Au reste, nous n’a- vions plus guère que cette ressource; il fallait bien ne pas se laïsser mourir de faim. Si nous avions eu du cuir de vieilles bottes à mettre à la broche et sous la dent, peut-être que les pingoins auraient été épar- gnés. Notre misère causa leur désastre. Or, donc, armés de pelles, de bâtons, de fusilsave c leurs baïonnettes, de crocs, de pinces, de gaffes, nous nous rendions chaque matin, à tour de rôle, dans cette île de malheur, et nous emportions, deux heu res après, les cadavres de cent ou de cent cinquante ennemis contre lesquels nous nous étions ruës comme des tigres et des léopards. Les voilà. Rangés par pelotons de quatre, huit, douze ou vingt, debout sur leurs pattes et leur petite queue, ils nous voient arriver sans quitter leur place, comme si nous venions leur faire une visite de politesse, comimne s'ils nous altendaient pour nous fêter. Ils tournent bêtement leur têle à droite, à gauche, en poussant un léger croassement qu'il nous serait loi- sible de prendre à la rigueur pour un compliment ou une politesse. Nous pourrions les toucher de la main, et ils ne bou- gent pas : c'est la bêtise à son apogée, etils méritent d'être immolés pour ce crétinisme seul. Les bâtons sifflent et frappent, les pinces enfourchent, Les baïon- nettes, les crocs percent ces dures enveloppes ; alors seulement les pingoins s’agitent, se relèvent, retom- bent, veulent fuir et poussent leur dernier gémisse- ment. Le sang inonde le gazon, et le champ de ha- taille à l'air d'un charnier. Mais nous songeons au lendemain, et, vainqueurs prudents, nous craignons que ceux qui vivent encore n'émigrent pour d'autres lieux plus solitaires. Nous courons ça et là sur le sol, qui résonne comme un tambour ; les vielimes sont traquées dans leurs {a- nières, et là encore quelques-unes meurent avec un courage digne des beaux temps de Rome el de Sparte. Les vétérans surtout recoivent dans les flancs le fer aigu sans pousser le moindre gémissement, afin de laisser croire qu'il n'y a personne au gite, landis que les jeunes, moins aguerris, plus accessibles à la dou- leur, ceroassent et rendent le dernier soupir au m; lieu de leur famille éplorée. Oh! vraiment nous avons été d'une cruauté sans- exemple. Oh! vraiment nous avons bien mérité le triste sort sous lequel nous allions suceomber, et c'est sans doute en prévision de notre barbarie que la corvetie s’est arrêtée dans sa course contre la roche sous-marine. Hélas! les pingoins nous menacèrent bientôt aussi de nous abandonner à notre malheur, et, sans pitié aucune, ils désertèrent petit à petit le paisible domicile où nous étions venus les poursuivre et les immoler. Nos courses à l’île dévastée étaient fréquentes, nous étions souvent contraints d'y aller deux fois par jour, et la saison aussi bien que le fer de nos lances faisait une sombre thébaïde de cette terre en deuil. Un matin que, près des roches lisses, deux de mes amis et moi donnions la chasse à un lion de mer, le jet rapide d'une baleine appela notre attention et frappa nos re- cards; deux baleineaux la suivaient et semblaient Jouer avec elle. Tout à coup, soit désespoir, soit allé- cresse, elle s’élance sur la plage avec la rapidité du boulet et se fait prisonnière elle-même entre deux roches formant canal. On la vit aussi du camp, et nous voilà les uns et les autres à la rencontre du monstrueux cétacé. Privé presque d'eau, son immense gueule s'ouvrait convulsivement, et ses évents lan- çaient à l’air une eau rare et sablonneuse. Nous l’en- lourâmes, nous déchargeämes sur elle plus de cinquante coups de fusil sans qu’elle parût s’en aper- cevoir, et nous craignions beaucoup qu'à la marée haute elle ne nous échappät. — Vite, vite, un gros filin et un grappin! s’écria Parthe, de Bordeaux, un de nos plus intrépides gabiers; la commère nous appartient; si l’on se hâte, je me charge de l'enchaïner. On court au camp; le filin et le grappin arrivent, et, armé d'une hache, Barthe se hisse sur un rocher, de là sur un autre, approche du monstre, s’élance sur son dos, s’assied là comme sur un fauteuil, taille, coupe, plonge dans les chairs et fait un énorme sa- bord sur la baleine aux abois, qui s'agite, se débat, se tourmente et fouette la mer de sa terrible queue flottante. — Arrive donc! s’écriait-on de toutes parts à Bar- the, arrive donc, ou elle te chavire. — J'ai dit que j'aurai la bête, je l'aurai, je la veux, je la tiens. — Mais, gredin, lui cria Petit, si elle se retourne, elle va t'avaler. — Elle ne se retournera pas, mon garçon; elle a trop de plaisir à te voir. Barthe acheva bravement son ouvrage; le grappin fut enfoncé dans la large plaie, puis solidement amarré à un rocher de la côte, et nous attendimes le flot. l I monta petit à petit; le monstre s’agita plus li- 360 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, brement; dès qu'il eut assez d’eau pour ses allures, il fil mouvoir sa queue, brisa le filin comme un che- veu et prit le large. — C'était bien la peine de manœuvrer si habile- ment! dit Barthe désappoité ; il faut done des cäbles pour retenir de pareils colosses? — J'avais apporté ma ligne, poursuivit Marchais ; mais la gredine de baleine a hissé ses perroquets et nous a enfoncés. — Allons donc, c’est Petit qui l'aura effarouchée. Comment ne pas fuir à l'aspect de cette frimousse de carotte ? =: Tu disais tout à l'heure qu’elle ne se retournait pas de peur de ne plus me voir. — Oui, d'abord, par curiosité, mais à la fin ça lasse, _— C'est bon; une autre fois je m'effacerai. Petit ne reçut point de taloches de Marchais, et il regarda cetle exception comme un bonheur inoui dans les fastes de sa vie de misère. Nous allions nous en retourner au camp, lorsque la mer se souleva avec violence, non loin des roches, el, pour la seconde fois la baleine s'élança sur la plage, à dix brasses de sa première station, et tomba sur le côté pour ne plus se relever. Ainsi avait fait notre corvette bien-aimée, qui s'en- fonçait chaque jour de plus en plus dans le sable, et à laquelle nous allions dire bientôt un éternel adieu. Jetons done un dernier regard sur cette terre si fa- tale à nos espérances décues. Bougainville avait en vain tenté un établissement aux Malouines. Au bout de la seconde baie, 1l avait fait bâtir deux énormes fours, existant encore, et près d'eux on voit trois grandes bâtisses privées de toi- tures, qui furent jadis des maisons. Mais tous ses efforts pour y faire germer les grands végétaux, qu'on .… Ils tournent bêtement leur tête à droite, à gauche. (Page 359.) alla chercher au cap Horn et sur la terre des Patagons, furent infructueux. L'immense agglomération d'herbes marines, sous lesquelles on entend bouillonner l'eau, n'a permis à aucun arbre d'y prendre racine, et il est à craindre que toutenouvelle tentative de colonisation de cet ar- chipel n'ait pas un plus heureux résultat. Cependant les Malouines seront toujours un excellent lieu de relâche pour les pêcheurs de baleines, en deçà ou au delà de la Terre des États, et pour les chasseurs de phoques à crins ou à poils, qui pourront y faire d'ex- cellentes récoltes. Hélas! n'auront-elles été funestes qu'à nous seuls? Cependant les vents du sud nous apportaient déjà leurs froides giboulées, et nous tremiblions à l’idée de passer l'hiver sur cette terre de désolation, sans aucune certitude pour notre nourri- ture. L'un cherchait une dune compacte pour établir sa case, qu'il assujettissait par sa pensée à l’aide de naltes soutenues par des débris d’avirons ; l’autre con- voitait pour refuge les deux fours bâtis par Bougain- ville ; un troisième creusait un trou au bord du rivage, et plaçait l'ouverture de sa tanière en opposition avec les vents les plus constants, tandis que le plus grand nombre, incertains sur l'avenir, se laissaient aller de l'avant et attendaient avec courage l'heure du déses- poir, car la faim nous serrait souvent la gorge et nous creusait l'estomac. Notre chaloupe, qu'on avait pontée, et que notre intelligent Duperrey devait commander, était prête à prendre la mer avec Bérard et quelques habiles ma- telols pour aller chercher des secours à Monte-Video ou à Buëénos-Ayres; mais la course était longue; mais les mers australes sont tempêtueuses, el nous ne resardions pas l'audace et l'expérience de M. Duper- rey comme une sauvegarde sur laquelle nous dussions beaucoup nous étayer. Je vous jure que notre position assombrissait bien des visages et lassait bien des constances. Que faire pourtant contre la rigueur du froid qui courait après nous, et contre les horreurs de la faim qui chaque jour commençait à nous tirailler? Robinson Crusoé, que je lisais à haute voix tous les soirs à l'équipage attentif, le rassurait de temps à autre; mais le gro- enement sourd qui se faisait en nous aux heures où l'on a l'habitude de diner ou de déjeuner nous forçait à quitter le livre, et la nuit se passait sans sommeil. Lorsque, le lendemain, nous allions à la cambuse, DE PE VOYAGE AUTOUR DU que nous demandions ce qu'il y avait de provisions à notre usage, et qu'on nous répondait : «Il y a deux canards et une oie, » je vous proteste que nous trou- vions la ration de chacun fort mesquine, car nous étions cent vingt et un pour le partage de cette pi- tance. Des chasses s’organisaient à l'instant, mais, hélas! elles étaient si souvent infructueuses, que le découra- gement se faisait jour, même après les paroles les plus rassurantes de maitre Roland, habitué, disait-il, à mourir de faim, comme il s'était déjà habitué à mourir noyé. Mais un jour vint pourtant où les émotions de tous furent ardentes, spontanées. On éprouve ces choses-là, on ne les écrit pas; on les sent, on ne peut pas les traduire. Oriez arriva le matin au camp, où chacun se regardait avec des yeux éteints. — Trois chevaux tués! s'écria-t-il; en route et bom- bance! Lui et Roland avaient, en effet, abattu trois magni- fiques coursiers, et presque tout l'équipage se miten marche pour aller découper les victimes et en char- ger les délicieux débris sur le dos. Au retour, je fus un des trainards, avec mon bon et malheureux ami Taunay, dévoré depuis, au Rio-Grande du Brésil, par un crocodile. Nous nous perdimes au milieu des terres tourbeuses, où le pauvre garçon, moins vigou- reux que moi, plongeait sans appui, et m'appelait pour lui prèter main-forte. — Je n’en peux plus, me ditilenfin à onze heures environ; arrétons-nous. — Mais, mon garcon, la nuit sera rude; nous ne pouvons la passer ici. — Laissez-moi donc seul ; je succombe. — Je te tiendrai compagnie, mon ami, couchons- nous. Je portaisla tête d’un cheval; elle me servit d'oreil- ler. Taunay s’assoupit sur un entre-côte, et nous attendimes le jour; mais, le froid nous saisissant, je secouai le pauvre pilotin volontaire, et je le forçai à me suivre en le trainant après moi. Nous nous per- dimes encore, nous fimes mille tours et détours, et nous allions recommencer une nouvelle halte, lors- qu'une odeur fétide, venue par une bouffée du nord, nous guida : c'était la baleine morte au rivage; nous nous dirigeämes versle cadavre, et nous atteignimes le camp à trois heures du matin. Taunay tomba sous sa tente et ne reprit ses forces que quarante-huit heures après. Au lever du soleil, il y avait des sou- rires sur toutes les figures; il y avait des paroles de reconnaissance pour notre bonne étoile, qui semblait vouloir nous protéger encore, et nous devinmes dé- vots comme le malheur. Quel repas! quelle orgie ! trois chevaux ! trois chevaux succulents, sans sel, sans pain, cuit sur la lourbe, à une fumée noire! Oh! la Joie nous débordait ! Lelendemain, cela était àrecom- mencer, et le surlendemain encore. Le marin et le naufragé ne voient jamais plus loin que cela. Or, comme les vivres encombraient nos magasins, et que désormais nous pouvions, sans crainte pour nos appé- üts gloutons, nous livrer à tous les plaisirs de gens abandonnés sur une côte déserte et glaciale, nous nous occupâmes avec un zèle out nouveau du soin de pourvoir à notre sûreté personnelle pour l'époque si rapprochée de notre hivernage; chacun étalait les richesses volées aux flots, en homme qui n'a rien perdu; et, orgueilleux dans notre misère, nous comptions et recomptions à haute et intelligible voix les vêtements qui devaient bientôt nous être d'un si grand secours. Alors des trocs se firent entre nous. Live, 46 MONDE. 561 Nos fortunes élalées sur la plage changeaient de mai- tre vingt fois par jour : celui-ci donnait un caleçon pour un soulier dépareillé, celui-ci une timbale pour un morceau de savon, un troisième ses rasoirs pour une paire de gantsfourrés, un quatrième son couvert d'argent pour un paletot. Hélas! je n'avais rien à donner, moi, en échange de ce qui m'eût été bien nécessaire, et j'en étais toujours à user mon manteau de sauvage zélandais, ma casquette de kanguroo et mon soulier et demi. Mais mon ami Lamarche vint à mon aide et me gratifia de deux chemises, brodées, ma foi, comme pour un jour de noces. Guérin me fit accepter sans effort un gilet quinr’eût vigoureusement serré les flancs à l’époque où je dinais d'habitude, mais dans lequel je me promenais alors, et je reçus, par-ci, par-là, quelques bribes dont je m'ajustai assez bien pour ressembler passablement à un vieux bro- canteur ou marchand d’habits après une fructueuse journée. Je ris aujourd’hui de tous ces souvenirs; mais, à l'heure de mon naufrage... j'en riais plus fort encore, tant je suis inaccessible à certaines dou- leurs. Tout ce qui ne vient pas de l'âme m'effleure sans me blesser, et je ne comprends de véritables peines que celles du cœur. Nous achevions nos échanges de la matinée, lorsqu'une voix que, malgré la rudesse de son intonation, nous primes pour celle d'un chérubin, s’écria : Navire! navire! à l'entrée de la rade! Aussitôt tout est empaqueté, emballé, jeté au ha- sard. Les infirmes se soulèvent sans efforts, les bles- sés se trainent péniblement sur leurs jambes mala- des; ceux-ci accourent au rivage, ceux-là gravissent les dunes de sable qui avoisinent le camp; on hisse un pavillon au haut d’un mat, tandis que les plus agiles vont chercher le commandant, qui, faible depuis quelques jours, était allé faire une petite promenade. Il arrive, un canon est chargé, il part. Que son bruit est faible! On en tire un second, qu'on bourre avec plus de force, et nous avons l'espoir d’être entendus. Cependant un canot est poussé vers le rivage ; dans un instant il est lancé; on y jette quelques légères provisions; les plus robustes des matelots le manœu- vrent, commandés par M.Fabré, qui largue toutes les voiles et fait encore jouer l’aviron. Nous ne craignons pas de rester en route, et quand même le navire cinglerait au large, nous sommes sûrs que M. Fabré ne rétrogradera que lorsque tout espoir sera perdu. Le navire a disparu. Oh! pourquoi n’avons-nous pas placé de pavillon de détresse à l'entrée de la baie? pourquoin’y avons-nous pas envoyé un poste? Point de regrets : la voile libératrice reparait de nou- veau, et notre canot va l’atteindre; les voilà près l’un de l’autre; le cœur nous bat, nos yeux se fatiguent à suivre leurs mouvements... l'étranger cargue ses voiles... Fabré l’a atteint : nous sommes sauvês…. Dieu ! nous te rendons grâces. Que de conjectures ne faisons-nous pas avant qu'ils entrent ! qu'ils sont lents à arriver! Enfin nous pou- vons leur parler. Le navire est une goëlette appartenant à un capi- taine américain appelé Horn, qui est dans une île voisine, occupé de la pêche au phoque avec un bâti- ment de quatre à cinq cents tonneaux. Le patron, qui nous communique ces détails, ne peut pas encore s'engager avec nous; mais il prie notre commandant de lui donner un officier qui partira avec lui et qui s’entendra avec son capitaine. M. Dubaud est nomme, et, quelque pénible et fatigant que doive être ce voyage, il recoit avec joie l'ordre qui lui est donné, et il part, Il a des instructions écrites, il parle fort 46 362 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. bien l'anglais, il a de l'esprit, il va plaider la cause du malheur : il réussira. C'est maintenant que la chasse va être pour nous une occupation agréable. Nous ne ménageons plus la poudre : nous sommes riches, un navire esl là, et nous n'avons plus à trembler sur le sort de nos amis ; nous sommes d’une gaieté folle ; nous allons sur les récifs chercher quelques huitres, malheureusement remplies de trop de perles, et nous abandonnons les sinistres préparatifs commencés pour passer lhi- ver dans cet affreux pays. Encore quelques jours, et nous le quiltons…. En voilà déjà six que nous attendons Dubaud, et il ne parait ‘pas! Si lui-même avait fait naufrage! si. Une voile parait à l'entrée de la baie; notre grand canot vole chercher des nouvelles. Ce n'est pas le navire que nous attendons ; celui-ci, battu par la tem- pêle au cap Horn, et contraint de rétrograder pour une voie d’eau qu'il était urgent de boucher, est venu chercher un refuge aux Malouines. Le capitaine a des formes aimables; ses passagers s’estiment heureux de nous avoir rencontrés, Nous envoyons nos ouvriers à leur bord ; les avaries sont réparées : à l'arrivée de enotre ami Dubaud, nous allons partir. IL est bien singulier ce sentiment indéfinissable qui nous porte à regrelter un pays où nous avons éprouvé tant de malheurs, Cette pauvre Uranie, couchée sur les rochers, nous attendrit; ces débris de notre cor- vetle, que nous laissons disséminés sur la plage ; ces belles oies, veuves aujourd’hui de tant de compagnes; ces canards, ces plongeons, ces phoques et rrème ces | pingoins que nous avons si cruellement traités : | nous allons nous séparer de tout cela, sinon avec peine, du moins avec une sorte d'attendrissement. Ah! consolons-nous vite; nous reverrons une mère, une famille, des amis, une pairie. Voilà Dubaud; sa mission est remplie avec talent et courage; mais il a fait inutilement un voyage pé- nible. Nous dédommageons de ses frais le capitaine Horn, et nous partons avec Je navire américain. Cest à Monte-Video qu'il s'engage aujourd'hui à nous con- duire. Naguère nous étions très-contents de lui; maintenant il a déjà perdu de notre amitié et de notre considération; il profite de nos désastres; nous lui | achelons sa corvette : nous sommes chez nous. | Avec quelle ardeur on vire au cabestan ! Les chants | du matelot n’ont plus rien de sinistre; les barres se | brisent sous les robustes poitrines ; l'ancre est à pic; | nous dérapons : nous voilà en route. L'Uranie montre | encore ses flanes déchirés; tous les regards la saluent | comme un vieil ami qu'on abandonne sur une terre lointaine; tous les cœurs se serrent aux soubresauls | meurtriers que Jui impose la houle. Nous côtoyons | l'ile aux Pingoins, déserte aujourd hui par nos mas- sacres, el où aurait peut-être eu lieu, huit jours plus lard, quelque épouvantable festin de chair humaime. Nous voici à l'entrée de la rade; nous visitons du re- | gard la roche fatale qui nous a si cruellement arrêlés au milieu de nos joies, et nous mettons le cap sur le Paraguay. Avant d'entrer dans le Rio-de-la-Plata, nous per- dons un de nos mâts, comme si nous devions être punis, dans le présent et dans l'avenir, de notre bon- heur passé; mais nous naviguons toujours, et nous jetons l'ancre dans celte rivière américaine, aussi large que les nôtres sont longues, en attendant que le jour nous permette de chercher à l'horizon les clo- chers de la ville devant laquelle nous ferons proba- blement notre dernière halte. Quelle nuit! bon Dieu ! Le temps étaitsombre, froid ; les nuages gris passaient sur nos têtes avec la rapidité de la flèche: tout à coup le vent s’abaisse, gronde, me- nace, tonne, éclate, et le terrible pampéro vomit sur nous sa rage et sa fureur; le sifflement des cordages, le roulement des vagues se confondent et font un chaos impénétrable du monde où nous sommes tor- turés. Toutes les ancres s’édentent à de si violentes ra- fales; les mâts crient, la mer n’est plus qu'un lac de feu, tant sa phosphorescence est miraculeuse ; nous tourbillonnons dans un brasier, et lorsque l'éclair déchire les flancs où il s’est allumé, les flots pâlisssent, et l'enfer est au ciel... Le pampéro passa; la foudre tomba trois fois autour du navire sans l’atteindre, et Le jour même, nous arri- vâmes à Monte-Video. — As-tu vu ça? dit Petit à Marchais. — Non. — As-{u entendu ? — Non. — Ils disent que c’est une rivière. — Ils disent ce qu'ils veulent. Ge n'est pas navi- guer, ça; ce n’est pas courir la mer. L'eau, le ciel, le feu, la terre, qui font cause commune pour nous en- foncer! Tiens, ça est injuste, ça est lâche; on ne se met pas ainsi cinq ou six Contre un ; nous ne sommes pas de calibre à résister : notre carcasse y restera. — je suis moulu. — Et moi brisé. — Et pas une goutte de vin dans le coffre de M. Arago! — C'est vrai, pas une-seule. — Ah! ah! voici un canot! il apporte des vivres! du pain ! — Du pain! quel bonheur! à mon Dieu! du pain ! Dieu ! que la navigation est une belle chose ! — Du pain! — Du pain! Une heure après, huit matelots se tordaient sur le pont, torlurés par une indigeslion de pain, qu'ils n'avaient point avalé avec assez de sagesse, Je mangeai du pain aussi, moi, du pain seul. Je n'ai fait de ma vie un plus délicieux repas. LXXII PARAGUAY Monte-Video. — Le général Brayer. — ‘rois jaguars et le Gaoucho. Que le cœur est à l'aise ! que le sang cireule frais et en liberté! quel jour de fète pour nous tous qui n'avions pas espéré un retour si prompt, une re- jâche si sûre! Naguère sur une terre déserte, sans cesse en présence de notre belle corvette ensablée, pleins de tristesse pour le présent, remplis d'effroi pour l'avenir, sans abri, presque sans nourriture, SOUS un ciel menaçant et glacé. VOYAGE AUTOUR Aujourd’hui, une rivière paisible sur laquelle se balance mollement le navire qui nous a tous arrachés à une mort affreuse, une cité devant nos yeux ravis, une civilisation, des hommes vêtus comme nous (mieux que nous, hélas!) des femmes élégamment parées, des navires dans la rade, mouillés presque contre les remparts qui protègent la ville, des édifices européens étalant aux yeux une architecture régu- lière, des tours hautes et solides, des clochers élan- cés, le commerce, les arts, l'industrie. Et, la nuit, comme pour remplacer le bruissement des vagues qui viennent de se taire, le roulement lointain de la cité réveillée par l’amoureuse mandoline, la sérénade moins discrète, la voix sonore des horloges s’interro- geant et se répondant, et le bruit monotone des cha- riots roulant sur les pavés et venant approvisionner les marchés. Puis encore, des lumières passant et re- passant aux croisées; les oiseaux de nuil à l'aile lourde et paresseuse venant nous visiter et jetant un râle sinistre à l'aspect de nos mâts où siffle la brise... Tout cela, je vous jure, nous tenait en extase sur le pont, tout cela nous reportait avec bonheur vers ce passé lointain dont nous avions eu si souvent à nous plaindre, tout cela nous faisait presque bénir le naufrage qui, sans un miracle du ciel, nous aurait tous engloutis. L'insolence dans le bonheur est chose si naturelle, que nous nous racontions d'un ton méprisant les di- vers épisodes de notre pénible campagne, dont nous avions manqué être les victimes, comme des jeux d'enfants qui ne devaient plus rester dans notre mé- moire. Les vivres, qui nous avaient parfois fait défaut, nous paraissaient d'une nécessité si peu absolue, que nous osions vanter la chair huileuse des pingoins et les membres fétides des vautours tuës et dévorés aux Malouines. Il y avait là, pour nos besoins du lende- main, du pain délicieux, des viandes succulentes, et les longues privations centuplaient pour nous les jouissances qui nous attendaient. Aussi le jour nous surprit-il dans ces douces ecau- series d'amis ayant porté la peine ensemble, ayant entendu côte à côte les hurlements de la tempête, ayant visité, sans se quitter un seul instant, tous les pays du monde. Groyez-moi, la joie de l’arrivée serait beaucoup moins grande si la route avait été belle, si le ciel s'était toujours montré d'azur. Cependant les hauts remparts et les flèches des églises commencèrent à se dorer, les jalousies des maisons s'ouvrirent les unes après les autres, comme si on eût voulu nous voir plus à l'aise, et Les bateaux se détachèrent de la plage pour nous apporter des fruits, des légumes, et surtout du pain, dont nous étions privés depuis plus de six mois. La gloutonnerie vainquit la prudence ; dix à douze matelots faillirent périr à ce premier repas, et si le docteur n’y avait mis bon ordre par une sévérité à laquelle nous fûmes for- cés de nous soumettre, il serait encore arrivé de grands malheurs à bord, tant le pain chaud qu'on nous apportait nous parut délicieux, tant nous mi- mes de voracité à nous en rassasier. Le soleil était sur l'horizon depuis une heure au plus, et déjà la ville cessait de nous occuper. L'in- constance des hommes se reflète sans doute de celle de l'élément qui le porte. Dès que le matelot est em- barqué, il jure, il fait rage contre l'état qu'il a em- brassé, et à peine est-il dans le port qu'il redemande à haute voix, avec jurons, les tempêtes contre les- quelles il aime tant à mesurer ses forces. Pauvres de nous ! la campagne qui entoure Monte- Video est si triste, si égale, si plane, si aride, que DU MONDE. 363 sans les silhouettes des édifices de la ville, et cinq ou six arbres au plus, à de grandes distances les uns des autres, les navires auraient bien de la peine à voir, dans une clarté douteuse, où commence la terre, où finit la mer. Cela est triste à voir, combien cela doit être triste à parcourir, alors surtout que le soleil pèse sur vous ou que le redoutable pampéro mugit à tra- vers les broussailles, tourmente et fatigue l’espace de mille tourbillons de poussière ! — Décidément, disaient quelques matelots, mieux vaut encore notre mer querelleuse, qui nous permet d'avancer, que cette mer de sable où, pour faire qua- tre pas en avant, il faut toujours en faire au moins un en arrière. Dans un espace de plus de six lieues de diamètre, les terres qui entourent Monte-Video sont si régu- lièrement ondulées, qu'on dirait que la mer les a quittées depuis peu de siècles, et elles sont en même temps si basses, qu'on croirait qu’elle va les ressaisir à sa première irritation. Si nous n'avions été forcés par notre devoir, nous serions restés à bord de la Physicienne (c'est ainsi que nous avions baptisé notre nouveau navire); mais Lamarche, qui avait été envoyé à terre pour saluer le brave général Letor, nous rapporta tant et de si inté- ressantes nouvelles d'Europe, que nous n'eûmes point de repos, et que chacun de nous fit ses préparatifs pour aller à la curée qui nous était offerte. Nous attendions dans une immense salle que le consul français vint nous prendre pour nous présen- ter au gouverneur, quand entra, le front haut, la dé- marche fière, le regard allier, un personnage sur le- quel nos yeux se portèrent avec le plus vif intérêt. — C'est un Français, dis-je à Lamarche assez bas pour être entendu à quelques pas. — Qu'est-ce qui vous le fait supposer? répondit l'inconnu en s’avançant vers moi d'un pas noble et grave. — Je supposais, alors, monsieur, ce dont je suis certain maintenant. — Vous n'avez pas répondu à ma première question. — C’est que vous devez être habitué à entendre ce que je voulais dire. — Le malheur gravé sur le front, n'est-ce pas ? — Oui, le malheur et la dignité. — Vous paraissez avoir beaucoup souffert aussi, vous ? — Un voyage autour du monde, un naufrage, les angoisses de la faim, la perte de notre corvette; mais nous voici presque arrivés au ferme de nos fatigues, — J'ai étè plus rudement frappé que vous, mes- sieurs, et sans avoir tant couru, mon corps a plus souffert. Les tortures morales écrasent vite : c'est la lame qui use le fourreau. L'exil, messieurs, est un tourment de toutes les heures. — Vous êtes donc un exilé? — Je suis le général Brayer. Et moi, l'ami de votre fils, m'écriai-je en lui serrant la main. Après nos troubles politiques, les braves généraux Brayer et Fraissinet se virent obligés de quitter leur patrie, et ce fut à Monte-Video qu'ils se retirèrent pour échapper à un jugement dont ils avaient quelque raison de redouter les suites. L'époque était féconde en holocaustes. Le général Brayer nous donna des nouvelles récen- tes de la France; il nous apprit l'assassinat du duc de Berri, tué le jour même de notre naufrage sur les Ma- louines, et il nous fit part des espérances qu'il nour- 564 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. rissait de revoir bientôt sa palrie, où, en effet, il ne tarda pas à rentrer. Le général Letor nous reçut avec une bienveillance toute particulière ; nous lui demandämes sa protec- tion pour les gens de l'équipage de La Paz, que nous avions été forcés de ramener au Paraguay, et toutes promesses nous furent faites par lui pour le prochain approvisonnement de notre navire. La ville de Monte-Video est petite, mais propre, aérée, coquette. Toutes ses rues sont tirées au cor- deau et courent nord et sud et est et ouest. Des bal- cons élégants embellissent presque toutes les mai- sons, et nous trouvons dans celles où nous sommes accueillis cette politesse cérémonieuse qui ressemble un peu à l'étiquette, mais qui n’est une sorte d’appa- rat que pour ceux qui sont étrangers aux mœurs un _peu fières de la nation espagnole. Au surplus, certains usages de la mère-patrie se gardent ici avec un respect qu'on dirait de la ten- dresse plutôt que de l'habitude. La sieste s’y fait avec une ponctualité des plus régulières, et le costume espagnol n'y subit aucune modification, pas même celles que la différence du climat aurait pu néces- siter. J'ai hâte d'ajouter que tout ce que la belle Anda- louse a de magie dans le maintien, d'effronterie dans le regard, de suave désinvolture dans la démar- che, de dangereuses perfidies dans le sourire, se trouve ici chez les jeunes femmes avec un luxe de raffinement auquel doivent succomber tous les étran- gers. Jugez de ce que durent éprouver de pauvres naufragés qui depuis sept mois au moins n'avaient pas vu figure humaine ! Monte-Video est encore pour nous une relâche sur .. On dirait qu’elles ne vont à l’église que pour tenter la sainteté des élus. (Page 364.) laquelle nos souvenirs se reposeront avec le plus de bonheur. Si les églises de cette demi-capitale n'ont pas le luxe et la majesté de celles d'Espagne, je puis vous assurer que les fidèles qui les fréquentent se distinguent dans la manière vraiment merveilleuse dont ils savent tuer les heures de calme et de recueil- lement qui leur sont imposées. Nulle part au monde mains plus petites, plus élégantes, plus déliées, n'a- gitèrent plus gracieux éventails; ce sont des passes en avant, en profil, donnant de l'air à la gorge, à la joue; ce sont des voltiges sans cesse renouvelées, proposant ou acceptant un rendez-vous du dévot amant caché derrière un pilier gothique, et venu là pour adorer un autre dieu que celui qui pare le mai- tre-autel. À peine (et ceci sans exagération aucune) entend-on la voix glapissante du prêtre qui psalmodie une oraison, tant le bruissement de l'ivoire contre l'ivoire, de l’ébène contre l’ébène réveille les échos assoupis sous la voûte sainte. Si l'on était médisant, on dirait que les jeunes femmes de Monte-Video ne vont à l'église que pour tenter la sainteté des élus, bien sûres qu’elles sont de la faiblesse des pauvres mortels. Monte-Video appartient aux Portugais, et il est pourtant vrai de dire que c’est une ville espagnole, car tout s’y est imprégné de ce peuple, mœurs, costu- mes et langages. S'il y aici moins de bigotisme qu'en Espagne, c’est qu'on y rencontre aussi beaucoup moins de prêtres, de moines, de capucins, toute proportion gardée d'ail- leurs. Les processions, les cérémonies religieuses, les dévotes mascarades y ont lieu avec moins de luxe, et j'ai trouvé que le respect du peuple pour tout habit ecclésiastique n'avait point ce caractère d'idiotisme et de servilité qu’on remarque chez les citoyens de la mère-patrie. C'est qu'il y a loin de là-bas ici; c’est que lorsque le pampéro souffle dans la rivière, les navires courent grand risque de sombrer ou d'être vomis en débris sur la plage; c'est qu'aussi le pays dont nous parlons est sans cesse agité par des com- motions politiques, et que le calme va mieux aux hommes de paix et de quiétude que les tourmentes auxquelles 1ls sont souvent forcés de prendre part malgré eux-mêmes Le commerce est nul à Monte- Video, les arts et les sciences n'y comptent guère de fervents apôtres : sous ce rapport, le Brésil est par- faitement représenté aux bords de la Plata. Sur les deux rives de cet immense fleuve, presque | | VOYAGE aussi large que nos rivières sont longues, ont êté bà- ties, à peu près en face l’une de l'autre, deux villes rivales qui peuvent bien se donner la main comme de bonnes voisines, mais qui gardent entre elles une rancune, une jalousie dont il faut que tôt ou tard la plus faible soit écrasée. Buénos-Ayres est beaucoup plus grande que Monte-Video : jumelles espagnoles, la première n’a pas changé de maitre, la seconde est maintenant sous la domination portugo-brésilienne, et de là cette colère méprisante des enfants ibériens, qui veulent bien se déchirer entre eux par des guerres intestines, mais qui ne comprennent pas la domina- tion étrangère. En cela encore l'Espagne se reflète bien plus à Buénos-Ayres qu'à Monte-Video. La ville est protégée du côté de la rivière par des remparts assez solides, deux fortins et ce quon nomme la citadelle. Du côté de terre elle est beau- coup moins bien défendue, et il ne faudrait pas de grands efforts stratégiques pour s’en emparer. Hélas! AUTOUR DU MONDE, 369 on garde de pareilles conquêtes par vanité, comme un vieux vêtement dans une armoire ; mais de quelle utilité peuvent-elles être aux vainqueurs ? Je crois, moi, que le roi d'Espagne s’est enrichi de cette perte, et qu'il a pu sans regrets compter une ville de moins sur le sol américain. Le soleil se cou- che maintenant sur ses Etats. Peu de temps avant notre arrivée à Monte-Video, il s'était passé dans la ville même un fait assez drama- tique, consacré aujourd'hui par un tableau admira- blement peint, dû à la palette d'un des meilleurs vitriers du pays, et décorant une petite auberge de la rue San-Salvador. Trois jaguars voyageant de compagnie arrivèrent pendant la nuit aux portes ouvertes de la cité, et les franchirent sans que les sentinelles criassent Qui vive! et leur demandassent leurs passe-ports ; loin de là, elles se barricadèrent dans leurs corps de garde et ne donnèrent l'alerte que lorsque les trois importuns vi- .. Par un cri retentissant il appelle à lui l'attention du jaguar. (Page 566.) siteurs se furent élancès au centre de la ville assoupie. Ils erraient çà et là, cherchant pâture, quand aux pre- miers cris furent réveillées quelques personnes en appelant d’autres au secours. Parmi celles-ci se trou vait un intrépide Gaoucho, qui se mit sur-le-champ à la tête de la foule armée de fourches, de bâtons, de broches et de piques, et se dirigea vers le lieu où il supposait que s'étaient réfugiées les bêtes féroces. Dans les rues étroites, le cheval et le lacet étaient de- venus inutiles ; mais le brave indigène, habitué à ne pas fuir en présence de tels adversaires, demande un fusil, qu'on s'empresse de lui donner, et le voilà, en avant de tous, appelant à grands cris les redoutables tigres. : La terreur était partout grandie encore par les exa- gérations de la multitude enfermée dans les demeu- res; les uns avaient vu passer une demi-douzaine de tigres trainant dans leur gueule des lambeaux de ca- davres ensanglantés ; d'autres en avaient complé une vingtaine grimpant le long des murs : c'était une éruption générale, une attaque méditèe par ces mai- tres du désert pour s'emparer de la ville; c'était une punition infligée aux Gaouchos, qui leur font une guerre de chaque jour. Aussi ces mille imprécations volaient-elles déjà de bouche en bouche contre ces impies vainqueurs de bêtes féroces, coupables d’avoir occasionné de si terribles réprésailles. Il ne s'agissait de rien moins que de les lapider, de les brûler vifs… et pendant ce temps, le brave Gaoucho, agile comme le cerf, intrépide comme le lion, demandait de tous côtés où était le péril. Deux des jaguars avaient péné- tré dans la citadelle et s'étaient élancés dans la cam- pagne par un rempart peu élevé, tandis que le troi- sième, traqué de passage en passage, cherchait une victime assurée. Le Gaoucho arrive. À son aspect, les plus courageux des habitants armés ouvrent leurs rangs avecempressement ; les plus timides reprennent courage... Voilà le tigre et son ennemi en présence. Tous deux se regardent d’une prunelle ardente, tous deux prêts à s'attaquer, à se défendre comme deux adversaires qui se sont longtemps cherchés. Le tigre, furieux et rusé, s’accroupit; le Gaoucho marche vers lui un genou à terre, il appuie son arme sur l'épaule, il va faire feu. une porte s'ouvre, la bête féroce s’é- lance, et déjà sous ses ongles de fer une femme, une mére, a le sein déchiré. Elle venait de se réveiller, portant son enfant dans ses bras; elle veut fuir, d'un bond elle est saisie, et, se livrant seule en pâture à la bête furieuse, elle avait précipité son enfant derrière son lit... 366 SOUVENIRS L'effroi était dans toutes les âmes, mais le Gaoucho s'était élancé aussi comme un dard ; il se place terri- ble et haletant sur la porte même de la maison, et par un cri retentissant il appelle à lui l'attention du jaguar, dont la gueule béante allait ouvrir une poi- trine. La bête, surprise, s'arrête, elle rauque sourde- ment, elle s’indigne qu’on ose l’attaquer, elle ride la peau de ses lèvres rudes et poilues, elle étale à l'air ses dents aiguës et tranchantes, et le Gaoucho, calme alors, ose détacher du fusil sa main droite pour faire signe à la foule effrayée que l'ennemi lui appartient. La femme, presque morte et dont le sang coulait par cinq ou six plaies, dit enfin au Gaoucho d'une voix presque éteinte : — Tuez-moi, tuez-moi, mais sauvez mon enfant. — Ne bougez pas! répond le Gaoucho. Et se levant pour présenter plus de surface à la faim de la bête irritée, il se tient prêt; le tigre se précipite et tombe frappé dans son vol... — Mort ! crie le Gaoucho, mort le picaro ! il ne dé- chirera plus personne. Qu'on secoure la mère. I s’en alla tranquillement sans presque faire atten- tion aux bénédictions de la foule qui l'avait accompa- gné, sans même vouloir garder la peau de sa victime. Qu'en aurait-il fait? elle ne portait pas écrit sur son cou que le tigre avait été tuë dans la ville au moment où il allait dévorer une femme, et l'intrépide Gaoucho ne livrait au marché que ceux qu'il avait vaincus à l’aide de son lacet, car eux, du moins, ne montraient de blessures que celles faites sous le ventre par le poignard. Je vis un jour cet homme dans un café où il prenait un verre d’eau sucrée. Il était petit, maigre ; mais il avait dans le regard une telle vivacité, son gesteétait si rapide, sa parole si brève, qu'il devenait impossible à tout observateur attentif de douter de l'énergie de cette charpente osseuse, Il me raconta les mille dan- gers de sa vie agitée avec un choix d'expressions si pittoresques, qu’il était aisè de se convaincre que son langage il l'avait puisé dans les luttes fréquentes qu'il avait eues à soutenir. C'était de la sauvagerie, mais une sauvagerie empreinte de grandeur et de magna- nimité; c'était la peinture fidèle des passions, c'était le portrait de l'âme. Le départ pour la chasse, l'’âpre solitude du terrain à parcourir, lardeur et l'obéissance du coursier dompté, Le premier cride la bête féroce qu’on va com- battre, l'espérance de la victoire, le duel et ses vicis- situdes, le triomphe et ses joies, tout étail décrit avec un calme énergique qui vous remuait jusqu'au fond des entrailles, — Mais, lui dis-je enfin quand il eut achevé sa trop brève narralion, vous avez eu peur pourtant lorsque pour la première fois vous vous êtes trouvé en pré- sence du tigre ? — C'est vrai, j'ai eu peur de le manquer. — Etiez-vous seul? — Seul. — Votre père chassait-il aussi le tigre ? — Mon père n’a pas eu de rivaux dans cet amuse- ment. — Est-ce un amusement pour vous ? — Non, mais un besoin. On est né chasseur de ti- gres comme on est nè marchand de briques; nous avons une tâche à remplir, tant mieux pour celui d'entre nous qui s’en acquitte avec le plus de bonheur ou d'adresse. — Jouissez-vous d’une grande réputation parmi vos camarades ? — [ne m'appartient pas sans doute de parler de D'UN AVEUGLE. moi d'une facon très-avantageuse, mais je suis sûr que si vous questionniez qui que ce soit dans la ville, on vous dirait de Luis Cabrera ce que je n’ose pas vous dire, moi. — L'on m'a raconté votre admirable conduite lors- que trois jaguars sont entrés ici; il parait que vous êtes aussi exercé au fusil qu'au lacet? — Oh! je ne pouvais pas manquer letigre, lafemme allait mourir; il est des occasions où le cœur vise mieux que l'œil, — Savez-vous bien que ces paroles sont sublimes ? . — de ne m'en doutaispas, mais elles sont vraies : Je suis sûr que j'ai frappé la bête à l'endroit précis où J'ai visé. Pauvre femme ! — L'avez-vous revue ? — Elle m'a cherché, etila bien fallu subir ses re- merciements et sareconnaissance. Les ongles avaient profondément pénétré, le sang coulait en abondance, deux secondes de plus, et c'en était fait. — Ami, je vous vénère et vous admire à l’égal d’un boulanger du Cap-de-Bonne-Espérance, qui, comme vous, est noble, humain, intrépide, et qui chasse les lions ainsi que vous chassez les tigres. — Il est bien heureux! On dit que les lions de là- bas sont autrement redoutables que nos jaguars. Je voudrais bien en essayer. — Vous seriez vaincu si vous n'aviez que votre lacet. — Bah! bah! nul n’en connait la puissance s'il ne sait le lancer. Nulle vigueur ne peut résister aux nœuds qui vous emprisonnent el au rapide mouvement qui suit la capture. Les masses seules sont Inattaqua- bles avec notre arme, et le rhinocéros, l'hippopotame et l'éléphant sont les seuls quadrupèdes en présence desquels je consentisse à refuser le combat. Nos lions d'Amérique sont des biches que nous dédaignons, tandis que le jaguar est parfois, je vous l’atteste, un morceau fort dur à digérer. Le tigre du Bengale n’a pas des mouvements plus rapides, et, une chose qui vous surprendra fort et que je puis cependant vous garantir, c'est que lorsqu'ilest en l'air, lancé de toute l'élasticité de ses membres, le jaguar change de route et parvient, par ce mécanisme que vous n'expliquerez point, à éviter le lacet fatal. Un des derniers tigres que j'ai vaincus s'était posé presque ventre à terre sur le sol, mais sa tête et ses pattes de devant s’ap- puyaient sur une grosse pierre lisse; J'étais à dix pas de lui, faisant tournoyer mon arme; je cabre mon cheval, la bête furieuse s’élance visiblement à ma droite, et c’est à gauche de ma monture qu'elle passe. Son mouvement avait été si rapide, il le porta si loin et il l’étourdit tellement, que j'eus le temps de res- saisir mon lacet. Or, monsieur, je n'ai jamais man- qué deux fois de suite mon adversaire. Je crois que c'est le plus gros jaguar qu'on ait tué dans le Para- guay. — Votre père vous a-t-il donné des leçons? — Qui, ici, dans un enclos, pour me montrer com- ment on devait manœuvrer ; mais dans le désert, per- sonnene m'accompagne et ne m'a jamais accompagné. Ces choses, voyez-vous, ne s’apprennent pas; il faut avoir du sang rouge et chaud dans les veines, un bon cheval entre les jambes, un cœur qui ne balte pas trop vite et du calme. On a beau pourtant se bien cuirasser contre la peur au moment du départ, on n'est pas toujours maitre de se modérer, et le vrai courage ne vient souvent qu'au mornent du péril. — Avez-vous tué le premier jaguar que vous avez chassé ? i — Jamais je n’en ai pris un plus adroitement; il VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 367 est vrai de dire aussi que mon père m'avait donnéson | des tigres aux environs de Paris, on y chasserait les cheval] favori, et que nulle bête au monde n'a plus | tigres. d'intelligence que cet ami, ce compagnon de toutes — Qui, sinous avions des Gaouchos. mes courses. On im'offrirait trois mille piastres de Bep, que je ne le donnerais pas. — Votre cheval s'appelle Bep? — Oui, nous ne leur donnons qu'un nom d'une syllabe, afin que le commandement leur arrive plus vite et qu'ils ne puissent se méprendre sur nos or- dres. — Tout ce que vous dites est merveilleux. — Tout ce que je vous dis est la chose du monde la plus simple et la plus naturelle. Si vous aviez L'homme dont je je parle n'a jamais bu de vin, jamais d’eau-de-vie ou de rhum, jamais de liqueurs ; il ne mange jamais que des viandes rôties, des légumes bouillis ; ; mais il m'a assuré qu'il lui serait impossible de vivre une heure dans la journée sans avoir une cigarette à la bouche. Il fame aussi parfois quand il combat le jaguar, el vous fumez, vous, messieurs (je ne dis pas nous), quand vous allez à la chasse au lapin : vous voyez qu'il 5y a pas tant de différence qu'on le dit entre un Européen et un Gaoucho, LXXIII BRÉSIL Le Gaoucho. Il est petit, trapu, maigre, osseux, anguleux; on dirait un homme inachevé, et c’est pourtant le plus complet des hommes. Si vous l’étudiez, vous ne lardez pas à vous apercevoir que tout est vigueur, résolution, intrépidité, intelligence chez lui. Il parle peu et par monosyllabes ; mais son langage est tout dans ses yeux. Là est sa parole, à lui, là est sa puissance. Le Gaoucho étonne du premier abord, et l’on se dit: « Voïlà une charpente qui s s'écroule, qui va tomber. » Le Gaoucho marche, el vous trouvez la force et la vie où vous n'avez aperçu que la faiblesse et la mort. Il faut regarder parler un Gaoucho et non l'entendre pour le juger ; il faut surtout le regarder quand il vous dit certaines choses relatives à ses déserts, à ses plaines, à ses forêts, aux terribles ennemis qu'il à l'habitude de combattre. Le Gaoucho alors n'est pas seulement un homme comme vous et moi, c'est un maitre, un dominateur ; il a dix coudées au-dessus des têtes communes, et il plane sur nous comme l'aigle sur l'espace. Quand le Gaoucho est calme, c’estle lion qui s’est repu, c'est la cataracte que l'hiver a arrêtée dans sa chute, Mais que sa faim se réveille, mais que le soleil brise la glace. oh! alors le désert est envahi, et comme tout fuit et tremble devant la cataracte ou le lion, tout tremble aussi devant le Gaoucho. Le Gaoucho touene au Patagon par le climat, par les mœurs et par l'audace, et pourtant il en es t l'an- tipode par la forme ; car celui-ci est grand, taillé en athlète, imposant, parleur : celui-ci semble vouloir animer les solitudes qu'il traverse ; l’autre, au con- traire, se mel en harmonie avec elles et ne daigne répondre qu'au rauquement du jaguar ou à la voix de la tempêle; mais alors c'est le jaguar lui-même qui a peur, et non le Gaoucho, car le Gaoucho a au- près de lui deux amis formidables, avec lesquels il ne redoute aucune puissance au monde, deux amis qui ne le quittent jamais dès qu'il part pour des terres inconnues aux autres hommes : son cheval, son lacet. Le cheval du Gaoucho est petil et maigre aussi ; ais, Comme son maitre, il est tout nerts, tout vi- gueur, et ses regards jettent des flammes, ainsi que ses Naseaux. Le coursier du Gaoucho $ imprègne de la nature de celui quil'a dompté; 1l obéit en esclave à son éperon, à sa main, à sa parole, car il se rappelle son dernier Jour de liberté et ses vains efforts pour la reconquérir. Rien ne tue lecourage comme une défaite. Le cheval du Gaoucho n’est pourtant pas un de ces esclaves dociles, abrutis, qui se courbent et se taisent quand on leur ordonne de se taire ou de se courber, un de ces êtres privés de vouloir par l'habitude de la servitude et des chaines, prêts à tout et principale- ment à la bassesse, à la turpitude. Non. Le cheval qui porte le Gaoucho est l'ami surtout de celui qu'il porte. Ce sont deux forces au lieu d'une, c’est une seule volonté au lieu de deux. Que le Gaou- cho, en présence du jaguar, l'aiguillonne de l'éperon ou de la voix, le coursier ne fuit pas, car il devine, il comprend, i il sait que sa honte ser ait celle de son maitre, et sison maitre et son ami succombe dans la lutte, il succombera avec lui, il mourra auprès de lui. On ne parle jamais du Gaoucho sans parler de son cheval : plus il a eu de peine à le soumettre, plus il l'estime, plus il l'aime et le caresse. Le Gaoucho ré- pudierait celui qui se serait soumis sans résistance. On pen avoir été vaincu par le Gaoucho sans être avil; l’ardeur de l'attaque et de la défense prouve deux courages. Ne voyagez pas avec un lâche : celui-ci ne prendra jamais rien de vous, et vous, vous pouvez parfois, sans le vouloir, prendre que que chose de lui. Rien n'est contagieux comme les maladies de l'âme, et la peur est la plus communicative de toutes. On m'avait souvent parlé des Gaouchos en Europe el dans mes voyages; on m'en avait beaucoup parlé sur- tout au Brésil, lorsque j'assistai, devant le palais de Saiu(- -Christophe, au dramatique duel d’un Pauliste avec un lancier polonais ; mais Je me tenais en garde contre toute exagération, et Je Jugeai le Gaoucho comme ces fantômes nès d'une imagination vagabonde el puérile, qui se rapetissent à mesure qu'on les ap- proche. Lorsque, plus tar d, je me suis trouvé auprès d'eux, il a bien fallu les étudier, chercher à les com- prendre, et je n'étais pas homme à en laisser échapper l'occasion. Dès le premier jour de mon arrivée à Monte-Video, je m'enquis auprès d’un cafelier s’il y avait des Gaou- chos dans la ville. — Îl yen atoujours, me dit la personne à qui je inétais adressé ; ils arrivent et s’en vont. 368 SOUVENIRS — (jue viennent-ils faire ici ? — Vendre des peaux de jaguars. — Elles valent ? — Quatre ou cinq piastres. Qui tue ces tigres d'Amérique ? — Les Gaouchos. — Avec leurs fusils? — Avec leurs lacets et leurs couteaux. —Et c'est pour quatre ou cinq piastres qu'ils affron- tent de si grands dangers ? — Ces dangers, monsieur, n'existent point pour eux, et fussent-ils réels, le Gaoucho irait encore à la chasse du tigre, comme vous allez, chez vous, à la chasse du lapin. — Le Gaoucho aime donc beaucoup l'argent? — Lui! qu’en ferait-11? Il n’a pas de gite à payer, pas de valets à nourrir, pas de maitresses à acheter: il vit au désert et couche à la belle étoile ; il mange il D'UN AVEUGLE, du cheval, du tigre, de l’autruche ; il boit de l’eau, et ne demande des piastres, en échange de ses peaux de jaguars, que pour remplacer sa couverture usée, ou son lacet, ou son manteau, ou la lame brisée de son poignard. Nulle vie au monde n’est pareille à la vie du Gaoucho, et si vous m'en croyez, monsieur, vous ne partirez pas d'ici sans avoir étudié ces êtres exceptionnels, qu'on ne peut cependant bien con- naitre qu'après les avoir suivis dans les plaines et les forèts. — Je ne les y accompagnerai pas. — Je ne vous le conseille pas non plus. Le soir même de cette conversation, j'appris que dans un vaste enclos de la ville plusieurs Gaouchos avaient donné rendez-vous à un capitaine de navire chargé de porter des chevaux au cap de Bonne-Espé- ranée, et que ces intrépides dompteurs de coursiers en avaient conduit un troupeau. Je me rendis sur-le- ... Il est petit, trapu, maigre, osseux, anguleux. (Page 367.) champ au lieu où se faisait le marché, et le capitaine acheta trente-deux bêtes magnifiques au prix de deux piastres chacune; encore le Gaoucho s'engageait-il à les transporter à bord du navire, mouillé en rade à une grande distance de la ville. On voyait là quatre-vingt-dix ou cent chevaux pres- sés dans un coin, serrés les uns contre les autres dans la prévision du sort qui les attendait. Le marché venait d’être conclu, et il n°y avait plus alors qu'un choix à faire : pour cela, il faltait juger les chevaux à la course, et le Gaoucho se chargea de l'opération. Chacun de nous s’éloigna, se plaça sur une hauteur, et le Gaoucho, seul dans l'arène, poussa un cri en agitant son terrible lacet. J'avais oublié de dire qu'a- vanttout il était lui-même monté à cheval, et que son arme favorite était fortement bouelée à la bande de cuir qui lui servait de selle, et posée elle-même sur une couverture delaine toute barioléeet parfaitement sanglée sous le ventre du cheval. Le lacet duGaoucho est une courroie élastique longue de 15 à 18 brasses, dont les deux extrémités sont assujetties au coursier. Il le prend en main par le milieu à peu près, de manière à ce que ses mouvements ne soient pasgênés, et de telle sorte, que deux nœuds coulants au moins se dessinent à la partie qui flotte le plus loin. Quand le lacet est en repos, les nœuds sont naturellement fermés ; dès qu'on le fait tournoyer, l'ouverture se dessine, et on ne le lance que lorsque le mouvement de rotation la tient constamment ouverte au-dessus de la tête. Tout celatient du prodige, tout cela étonne, écrase; tout cela est, et tout cela semble la chose la plus simple du monde au Gaoucho. Le reste de l’armement se compose d'un chapeau à immenses bords retenu sous le menton par un large ruban rouge ou noir, d’une pièce d’étoffe ronde ornée de dessins brodés, au milieu de laquelle on a praliqué un trou pour le passage de la tête; d'une veste en raline ou en velours, avec force boutons de métal; d’une culotte légère descendant jusqu'aux genoux, de deux bottes faites à l'aide de la peau retournée de la jambe d’un cheval et laissant les doigts en liberté; l'orteil seul se cramponne à l’étrier, qui est excessi- vement petit, et sur chaque côté extérieur de ces bot- tes si bizarres est pratiquée une gaine solide dans la- EP | CS k VOYAGE quelle repose avant et après le combat un poignard admirablement trempé. Ainsi bâti, ainsi accoutré, le Gaoucho est le maitre du monde. Les curieux et les assistants qui m'entou- raient ne témoignaient presque point de surprise, tant l'habitude émousse les sentiments. Moi, j'étais dans l'enthousiasme, rien qu'aux pré- paratifs de la lutte facile qui allait s'engager. J'avais vu le Gaoucho à terre; on l’eût dit fati- gué, endormi; mais dès qu'il se fut élancé sur son cheval, qui est, si j'ose m'exprimer ainsi, son élé- ment, il me parut ranimé comme sous la pile de Volta, et ses muscles tremblaient moins de plaisir que d'impatience. Je compris dès lors que ce n'était pas un enclos qu'il fallait à de pareils hommes, et je trou- vai l’immensité des déserts trop rétrécie au gré de leur courage. Sitôt que le vaste enclos futlibre, leGaoucho poussa | AUTOUR DU MONDE. 69 un grand eri, suivi d’un sifflet aigu, et son coursier hennit, et ses oreilles se dressèrent, et ses jarrets nerveux frappèrent le sol à coups précipités ; quant aux autres, 1ls s’élancèrent tous en même temps au galop et firent mille évolutions diverses, tandis que le redoutable lacet tournoyant en l'air attendait une victime. — Lequel voulez-vous? criait le Gaoucho au eapi- taine de navire. — Le gris pommelé. — Celui qui se cache au milieu des autres? C'est bien lui, n'est-ce pas? — Oui. — Le voilà. Le lacet était lancé, et le gris pommelé, qui bais- sait la tête, se sentait arrêté dans son élan. Les autres chevaux sauvages poursuivaient leur course ; lui seul, serré par le nœud fatal, tentait de .. Ses naseaux s’enflent, ses yeux s'animent. (Page 371. vains efforts pour les suivre, car le coursier du Gaou- cho, qui savait son métier, et qui avait été docile à un nouveau signal de son maitre, résistait de toute sa puissance et neutralisait par son instinct et par sa volonté les mouvements du captif. Mais ce n'était pas tout : le cheval acquis pouvait lutter encore, il fallait le jeter à terre et l'enchainer à tout jamais. Ainsi fit le Gaoucho. Il était à pied alors et tenait dans la main une corde de trois brasses à trois brasses et demie, aux extrémités de laquelle se trouvaient deux lourdes boules en fer ; il Les fit tour- noyer sur sa tête, comme il l'avait fait du lacet, poussa un nouveau cri propre à effrayer son prison- nier à demi libre encore; celui-ci se précipita, et au milieu de son élan, que le cheval du Gaoucho n’'em- pêcha pas cette fois, la corde et les deux boules lancées entre ses jarrets l'abattirent, sans qu'il lui fût possible de se relever. La vente dura une heure à peu près, et pendant tout ce temps le Gaoucho lança trente-quatre fois le lacet et ne manqua qu'une seule fois le cheval visé; quant aux boules, elles firent exactement leur office, et dès qu'elles tournoyaiéent, c’en était fait de celui contre lequel elles venaient s’entortiller. Le boa ne serre pas plus solidement la proie qu'il Live, 47, | vient d'atteindre. On m'avait dit, et j'avais lu sans y ajouter foi, que lors des premières conquêtes des Espagnols en Amérique, il arrivait souvent qu'une sentinelle postée sur les bastions de terre qui proté- geaient le camp retranché, voyant venir auprès d'elle un Gaoucho sans arme à feu, se dressait pour admirer la rapidité de ses mouvements; mais celui-ci, arrivé près d'elle, lançait la fatale courroie et enlevait le soldat, surpris au milieu de son extase. Aujourd'hui je crois à la vérité du récit, et je regarde le Gaoucho armé de son lacet comme infiniment plus à redouter que le plus habile tireur armé de son fusil. Dans le vaste enclos où s'était faite la vente des chevaux sau- vages, il arriva deux fois que le coursier abattu se cassa une jambe dans sa chute ; le Gaoucho alors s’'approcha de lui, posa attentivement sa main gauche sur le poitrail de la victime, tira son poignard de la gaine, en frappa l'animal, qui mourut deux minutes après. Un cheval coûte ici deux ou trois piasires; il en coûte quatre ou cinq pour en louer un pen- dant toute une journée, parce qu'avec lui on esttenu de vous fournir de selle, de bride et d’éperons. Au surplus, ne montez les chevaux du pays que si vous êtes un habile écuyer; ils ont encore trop de leur vieille liberté dans leur récent esclavage pour ne pas 47 310 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. en essayer de temps à autre aux dépens de celui qui leur fait sentir le frein et l’aiguillon. Sont-ils indigènes ou datent-ils des premières con- quêtes des Espagnols? La question est diversement jugée parles voyageurs. Toutefois, il me semble difficile de supposer que leur propagation ait été si rapide, puisqu'on trouve dans les pampas quientourent Monte-Video et Buénos- Avres des myriades de ces animaux sauvages, et que la Patagonie n’est peut-être pas moins riche sous ce rapport que les bords du Rio-de-la-Plata et les solitu- des du Paraguay. D'un autre côté, l'effroi que les Indiens éprouvaient à l'aspect des coursiers amenés par les armées de Cortez et de Pizarre plaiderait l'opinion contraire; car, pourquoi, du sud de l'Amérique, quelques-uns de ces quadrupèdes ne se seraient-ils pas élancés vers l'équateur et mème vers le nord ? C’est d’ailleurs une de ces questions de peu d'importance, dont la solution peut rester douteuse sans que l’histoire morale des peuples y perde quelque chose. Mais quittons ces jeux d'enfant du Gaoucho et sui- vons-le, là-bas, près du cimetière deMonte-Video, assez près du rivage, où l’attendent d'autres distractions, où il va se livrer à d’autres délassements. Chez lui, le calme c'est la mort; la vie qu'il s’est faite le déborde, il faut qu'il s'agite avec violence pour que le désœuvrement n'attiédisse pas ses forces, et lorsqu'il repose, ses ennemis reposent aussi. Voici donc cinqou six de ces hommes extraordinaires, assis d’abord sur le tertre qui borde la route sablonneuse, et agitant diverses questions tandis que leurs chevaux paissent le gazon dans le pré voisin. Il s’agit de paris, d’enjeux ; ce soir ce seront des piastres, une autre fois ce seront des quadruples; la partie sera modérée si les courses ne le sont pas. Il parait que toute ému- lation sommeille aujourd’hui dans leur âme ou qu'ils ont envie de succomber au sommeil. N'importe, le Gaoucho ne restera pas longtemps dans cet état anor- mal, et peut-être qu'à la lutte qui se prépare il se ré- veillera avec toute son énergie. Un tuyau de faïence est posé à terre sur un caillou horizontal ; ce tuyau, de dix pouces de grosseur, porte douze piastres, car chacun des jouteurs en a mis deux; puis ils se séparent et jouent à la plus courte paille, qui est le jeu universel, à qui commencera Ia course; cela fait, chaque homme appelle d’un eri et d'un coup de sifflet son coursier, et celui-ci dresse l'oreille, bondit, et vient se frotter amicalement à son maitre. Les cavaliers sont en place; ils s'éloignent, ils s’é- chelonnent, etle premier s’élance. Le cheval n’a point de selle, l'homme se cramponne de ses jarrets aux flancs du quadrupède, qu'il dirige de la voix seule ou plutôt de la parole. Ils passent au grand galop à côté du tuyau, etle cavalier, se courbant jusqu’à terre, doit enlever un certain nombre de piastres sans ren- verser le bois ou le tuyau de faïence sur lequel elles reposaient; le petit instrument tombe, l'argent est remis en place, et c’est au second cavalier à com- mencer la course, Ceci, c’est pour se mettre en train, pour prendre élan, pour se dégourdir. Après ces jeux tout bénins, qui pourtant auraient offert quelque danger, même à nos écuyers les plus habiles, les Gaouchos,emportés parleur colère contre un jeune lutteur de dix-neuf ans à peine qui avait en- levé presque toutes les piastres, lui proposèrent le jeu des boules, que celui-ci accepta avec une insolence toute marliale; ses rivaux vaineus lui gardaient visi- blement rancune, lui lançaient des regards de colère, et semblaient attribuer son succès au hasard plutôt qu'à l'adresse; mais le jeune Antonio sifflotait el se préparait tranquillement à une nouvelle victoire. Ici la lutte offre les plus grands dangers, non pas qu’on y perde la vie, mais il y a presque toujours quelques membres fracturés, et l’on comprend que de pareils exercices ne doivent être inventés que pour des hommes de fer. Ce ne furent plus des piastres qu'on mit au jeu, mais bien des quadruples, et l'on voyait cependant que c'était moins l’appät du gain qui excitait la fougue des combattants que le besoin du triomphe. La coalition contre le jeune homme était flagrante; tous les lutteurs se donnèrent la main avant de mon- ter sur leurs coursiers, elnul ne la présenta à Antonio, qui, du reste, ne se montra guère sensible à cette impolitesse, qu’il savait bien être de la rancune. Le terrain sur lequel la course allait s'exécuter est un peu sablonneux, uni, droit, resserré. Un homme, placé à moitié chemin au bord de la route, attend le passage du coursier en agitant le lacet à boules au- dessus de sa tête. Sitôt que le cheval, emporté de toute la rapidité de ses jarrets, passe auprès de lui, le lacet est lancé, le coursier s’abat, et l’adresse du cavalier consiste à tomber debout, à cinq, dix ou quinze pas de là, sans toucher à terre de ses mains ou de ses genoux. Celui que le choc et la chute portent le moins loin est pro- clamé vainqueur, et ici, comme au premier exercice, ce fut encore Antonio qui gagna le pari. Tous s’exécu- tèrent assez gracieusement, excepté un vieux brutal, maigre et laid, qui, furieux de sa défaite, se répandit d'abord en injures, puis en menaces, et acheva par donner un soufflet au jeune homme. Celui-ci s'en ap- pliqua à l'instant même un autre sur la joue opposée et dit à son agresseur : — Tiens, c'est pour toi! Puis, tirant ses deux poignards de ses jarrets : — Je gage cet or que je viens de gagner que lu ne recommenceras pas. —- Tu es trop jeune. = — C'est que tu ne serais plus trop vieux. Quant à cet or, à ces piastres, voilà le cas que j'en fais. Et il les jeta au loin dans la plaine, où nul des lutteurs n'alla les chercher, Les Gaouchos se retiraient, lorsque celui dont je vous ai parlé, et qui pouvait ayoir de soixante à soixante-cinq ans, s’approchant de son cheval, qui s'était rudement blessé, le gourmanda, le menaça, le frappa du poing, lui tira violemment l'oreille, etenfin le perça au poitrail de son poignard aigu. La pauvre bête tomba et expira quelques instants après. — Veux-tu le mien, maintenant? lui dit le jeune Gaoucho. — Tope! — À unecondition pourtant. — Laquelle? — C'est que tu me reprendras le soufflet que tu m'as donné. — Je le veux bien. Et le vieux Gaoucho appliqua de sa droite sur sa propre joue un vigoureux soufllet, après lequel les deux adversaires échangérent une cordiale accolade. J'appris quelques jours plus tard, à Monte-Video, que le jeune Antonio Rosa, qui m'avail paru si noble, si sénéreux, si plein d'adresse, était déjà sorti vain- queur de trois luttes avec les jaguars; et qu'il pas- ; 1 _—. VOYAGE sait pour l'un des plus habiles laceurs qu'on eût Jamais vus. Un soir que le temps était horrible et que je m'étais trouvé avec lui dans un café, il me pria de l'accom- pagner au désert, à une chasse au Jaguar ; il me fit un si magnifique tableau des dangers à courir, il me parla avec tant de calme du terrible moment où les deux adversaires-sont en présence, que je me décidai.… à le laisser partir tout seul. Et maintenant, c'est à l'exercice le plus difficile et peut-être aussi le plus périlleux. Il s’agit de dompter un de ces chevaux sauvages, aux jarrets fins et ner- veux, embrassant l’espace avec la rapidité de la pen- sée, d'autant plus rétifs au joug qu'ils ont eu de plus vastes plaines à parcourir, d'autant plus indociles à la voix de l’homme qu'ils ont souvent étè réveillés aux ténébreux rauquements du jaguar. La lutte est sanglante, terrible, ardente des deux cô ‘tés. Il s’agit del’esclavage d’un coursier ou de la mort d’un homme : l’un et l'autre acceptent le sort qui les attend, et vous comprenez s’il y aura du courage et des efforts des deux côtés. Quand le Gaoucho a lacé et abattu un cheval loin d'un lieu propre au combat qu'il a provoqué, il le fait conduire ou porter hors de M ville, afin que le péril qu'il va courir ne menace que lui. — Où va ce cheval lié par les pattes et par le cou ? dis-je un jour à un de mes nouveaux amis de Monte- Video. — Près des glacis. — Est-ce qu'on va l’abattre ? — On va le dompter. — Qui? — Ce petit homme qui suit le chariot. — En viendra-t-il à bout ? — C'est un Gaoucho. -— Le connaissez-vous ? — Nous le connaissons tous ici. — Est-il renommé? — Cestun desplus célèbres. S'ilmanque un jaguar une fois, il ne lui est jamais arrivé de le manquer ue seconde. — [la l'air bien tranquille ! — Aussi l'est-il en effet, et pourtant je suis sûr que la querelle sera vive. —— À quoi jugez-vous cela ? — Ce cheval a été essayé déjà par deux Gaouchos habiles qui ont renoncé à la tâche et qui vont être témoins du combat. — J'en serai témoin aussi, moi, car Je les pagne. — Je ne vous quitte pas; mais {enons-nous bien à l'écart. — À vous entendre, on dirait un taureau furieux. — C'est plus que cela, mon cher monsieur, — Eh bien! nous verrens. — Alerte, alerte ! En ce moment le dur licol qui serrait à demi la tête est dénoué ; les courroies qui retenaient les jam- bes captives sont enlexées à la fois par deux hommes qui se sauvent après l’opération, et le Gaoucho qui va lutter se tient debout, touchant le ventre de son ennemi. Celui-ci, que l esclavage de ses jarrets avait rendu immobile, essaye encore, mais sans effort, un mouvement de liberté, Ciel ! ses pieds jouent, il doute et recommence, ses naseaux s’enflent, ses yeux s’ani- ment, ilse dresse comme frappé de vertige en sen- tant sur son dos un poids inaccoutumé. I bondit pour être plus libre, et le fardeau retombe avec lui. Le fougueux coursier n’a ni selle ni couver- acconi- AUTOUR DU MONDE. 971 ture, le cavalier a gardé ses éperons. Point de frein à sa bouche, point de guides à la main. ya un moment de calme, de réflexion ; chacun des deux lutteurs s'étudie, s ‘obser ve, se mesure. Celui qui est dessus saisit la crinière flottante, celui qui est dessous cherche par de 1 AE chocs à secouer ce nouvel obstacle ; mais cet obstacle est le bras d’un Gaoucho, et à moins qu'il ne soit brisé il ne lâchera pas prise. Cette immobilité des deux adversaires n'est point du repos, comme je crois vous l'avoir déjà dit tout à l'heure : c'est de la rage, mais une rage qui fermente, bouillonne, sans avoir encore éclaté; c'est le silence de l'atmosphère qui précède l'ouragan, c'est le mu- tisme de l’air et des flots qui précède le redoutable raz de iwarée, c’est la chaleur lourde qui pèse sur les fronts avant que le Vésuve ou l'Etna ouvre ses four- naises bouillonnantes. Le cheval veut être seul, le Gaoucho ne le veut pas; il abesoin d’un compagnon, il l'aura, caril l'a résolu, car il l’a promis, car il l'a juré. Un hennissement se fait entendre, puis un eri lui répond. C'est comme un appel, un défi accepté. Le cheval se dresse verticalement, le Gaoucho ne (om- bera que sile cheval tombe aussi ; ; eh bien ! le cheval se roule à terre, et tandis qu'il fait un demi-tour à droite, le Gaoucho collé à lui fait un demi-tour en sens contraire el évite d’être foulé sous la masse. À ce jeu le cheval se lasse plutôt que le cavalier; aussi le devine-t-il et essaye-t-1l une nouvelle manœu- vre. ILestlemaitre de l'espace, lui; voyons silhomme qui veut le vaincre pourra résister à ses élans. Suivez- le de bien loin ; mais gare ! ce n’est pas une course, c'est un dévergondage, un délire bachique : il saute, il rue, il tournoie, il s’allonge, se rapetisse, ils ’élance dans un fossé, gravit une côte, se précipite de nou- veau vers la base, et il roule sur le gazon ou sur les cailloux... Le Gaoucho est fait à ces violences, à ces fureurs, et n'abandonne pas la crinière, et de ses éperons aigus il déchire les flancs du coursier, Encore debout tous les deux, encore un temps de repos. La terre ne peut venir en aide au fougueux quadrupède, il s’élance dans les eaux et veut noyer son adversaire. Le Gaoucho est plus dominateur li qu'autre part. IL faut revenir sur la plage, où la lutte recommence avec une nouvelle colère, avec de nouveaux efforts, et toujours le dos du coursier reçoit le maitre. Enfin, les yeux s’abattent, les naseaux se ferment, le cœur bat moins violemment, les jarrets setaisent,. la main du Gaoucho donne un dernier mouvement : le cheval, à demi vaincu, obéit pour la première fois, il part; le Gaoucho se baisse et ramasse à terre le frein qu il y a fait déposer, il s’allonge, il le pré- sente à la bouche, on n'ose pas lui résister : il a un compagnon, il règne au désert. L'horizon est large, tant mieux pour le Gaoucho, qui étouffe dans un cercle trop étroit. À lui point de sentiers battus, point de routes frayées; tout ce qui impose des lois Lui est odieux, et peut- être n'irait-il pas dans ses immenses solitudes si on le lui ordon- nait. Le Gaoucho et le Patagon sont les seuls hommes vraiment libres sur la terre, Deux couteaux, son man {eau de ratine ou de laine, son lacet, des cigarettes, un briquet, de l'amadou, son coursier et son courage, voilà les seuls compagnons du Gaoucho qui va par tir pour la chasse au jaguar, moins grand que le tigre du Bengale, mais aussi vorace et plus leste peut- être. Quand le Gaoucho à faim, il s'élance contre un 372 troupeau de chevaux sauvages dont les plaines du Paraguay sont inondées. Il en lace un, l'abat, lui coupe un morceau de chair sur la cuisse, donne la liberté à la bête blessée, allume du feu, et dine d'un succuient bifteck. S'il a sommeil, il s'étend à terre, pose sa tète sur une pierre ou sur la carcasse blanchie d’un cheval, et dort la bride d’une main et le poignard de l'autre, à côté de son fidèle et vigilant compagnon. Sa boisson, c'est de l’eau. j Cependant le rauquement du tigre se fait entendre, etle Gaoucho, qui jusque-là avait laissé faire à son coursier, veut être maitre à son tour ; celui-ci devine et comprend qu'il doit obéir, que son règneest passé, et qu'il n'y a pour lui de salut que dans l'esclavage. Chacun à son tour règne et trône : dans le calme c’est le cheval, dans la tempête c’est le Gaoucho. Au cri du tigre répond le cri prolongé de celui qui vole à sa poursuite ; l’écholes guide l’un vers l’autre. Soyez tranquille, ils se sont entendus une fois, ils ne se quitteront plus désormais que l'un ou l'autre ne soit victime. Le cri du jaguarse rapproche, et les crins du cour- sier sont hérissés, et les veux percants du Gaoucho fouillent de tous côtés. Voyez comme il caresse les ondulations de son lacet redoutable, commeils’étaye sur ses étriers, comme il essaye la liberté de ses bras! Lui aussi a répondu au second appel de la bête féroce, lui aussi a voulu lui épargner la moitié du chemin et il a pris le galop. Les voilà tous les deux face à face, à peu de dis- tance l’un de l’autre, œil sur œil, menace contre me- nace, ongle contre poignard. Le tigre s'étonne qu'on ose l’attendre ; le Gaoucho s’'indigne qu'on ose le combattre. Il ne dit plus rien maintenant, sinon quelques holàl hé donc! hé! hé! tout bas à l'oralle de son cheval piétinant, qui comprend les intonations, les soupirs de son maitre. SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Dès que dix ou quinze pas seulement séparent les deux adversaires, le Gaoucho, qui sait son métier, fait tournoyer sa fatale courroie d’une main, tandis que de l’autre il force le cheval à se dresser. Le tigre avu le maitre etle poitrail du coursier, il partcomme un éclair ; mais le lacet a volé à sa rencontre, et le triple nœud le serre par le cou ou par les flancs. Le cheval a fait volte-face, il s’élance alors de toute la vigueur de ses jarrets, trainant après lui la bête féroce, qui n'a ni le temps ni la force de résister, qui ne peut se débattre ni se délier. Le Gaoucho retourne la tête, suit ses mouvements, et s’il s'aperçoit que le lacet a parfaitement rempli son devoir, il descend de son cheval, s’élance sur le tigre, et lui perce le cœur d’un ou de deux coups de poignard. Ainsi finit cette lutte. Mais il arrive parfois que le tigre esquive le lacet el saute sur le poitrail du cheval. Oh ! alors le combat est terrible. Armé de ses deux couteaux, le Gaoucho frappe à coups redoublés la bête furieuse, qui lâche prise et respire un moment à l'aise pour recommencer l'attaque. Le Gaoucho ressaisit son arme favorite, caresse son cheval cruellement déchiré, et le guide de nou- veau vers Son ennemi. La lutte n'est plus égale, le tigre est blessé, et le Gaoucho ne manque jamais deux fois de suite sa vie- time; mais il fait peu de cas d’un pareil triomphe, car dans le premier choc il a blessé le tigre sur le dos ; sa peau ainsi percée n'a presque plus de prix à ses yeux, et elle atteste sa maladresse, si elle atteste son cou- rage. Un Gaoucho ne retourne jamais à Monte-Video sans porter avec lui deux ou trois peaux de tigre. C'estcomme vous, intrépides chasseurs européens, qui vous pava- nez d'orgueil après un terrible et périlleux carnage de deux léroces lapins et d'un redoutable faisan. Lequel de vous ou du Gaoucho a le plus raison dans sa vanité? LXXIV BRÉSIL KRio-Janeiro. On n'a jamais tout dit en parlant d’un pays aussi beau, aussi merveilleusement fécond que celui dont Je vous ai fait connaître la capitale se mirant dans les eaux les plus limpides du monde, et les environs, que J'ai si souvent étudiés avec tant d'amour. Notre séjour à Rio-Janeiro avait été trop vivement coloré de ces petits incidents qui remplissent la vie, pour que nos vœux ne nous appelassent pas une se- conde fois au milieu de cette population de blanes si paresseuse, au milieu de cette mesquine aggloméra- tion de noirs si actifs sous la chicotte déchirante. Et d’ailleurs, ce qui amuse et intéresse dans un voyage, ce n'est pas seulement la comparaison d’un sol à un autre, mais encore celle d’un pays avec le même pays, alors que trois années peuvent en quelque sorte vous indiquer les progrès de l’industrie, des arts et de la civilisation. Ceci n'est pas seulement une ville, ce n'est pas une ile jetée au milieu des océans : ceci est un vaste empire, ceci est un continent où fleurissent de grandes cités, et l'on est bien aise de comparer les unpressions premières aux impressions récentes, afin de s'assurer si l'on avait bien vu d'abord, et de recti- lier les erreurs nées du dégoût qui flétrit ou de l’en- thousiasme qui égare et embellit. Rio-Janeiro a quelques maisons de plus ; ses rues sont toujours droites, excepté la rue Droite, commé je vous l'ai déjà dit. Ses pauvres noirs n'ont pas changé de nature; leurs fatigues sont les mêmes, leurs tortures n’ont pas varié, ou bien les modifica- tions qu'on y a apportées les ont rendues plus cruel- les. Là encore j'apercois des négriers de retour et des négriers en partance avec leur pavillon royal à l’arti- mon ; là aussi, les mêmes figures de prêtres et de moi- nes gonflés pendant mon absence, et d’autres petits moinillons, trottillant dans les rues avec leurs frai- ches joues basanées, mais dures au toucher, car leur nourriture saine et abondante vient en aide à la pa- resse au sein de laquelle on les fait vivre. Rio-Janeiro se couronne toujours de son bel aquedue, de son Cor- covado si chevelu, de ses Orgues dans un lointain bleu, et de ses admirables plantations d’orangers qui embaument les airs sans cesse tourmentés par les myriades folâtres des plusriches papillons du monde, changeant de praya à toute heure, comme pour vous inviter à ne pas vous assoupir sous les larges parasols des bananiers au fruit si onctueux et si suave. : Comment! rien ne sera donc changé dans cette grande capitale qui attire à elle les navires voyageurs de l'univers! : Je verrai toujours ces rues non pavées, gardant les VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 378 eaux des pluies et celles des maisons, si panvrement assainies ! Je trouverai sur mes pas, chaque nuit, cet | essaim de hideuses créatures enveloppées dans un large manteau noir, disant tout bas de loin, ou tout haut de près, des choses que je suis forcé d'entendre et que je serais honteux d'avoir comprises ! Je passe devant la prison auprès de faquelle on plaindre ; puis voilà le même poteau que j'ai vu une fuslige si rudement les esclaves dont on dit avoir à se i fois ; il est un‘peu usé, mais le sang le nivelle et rem- plit le vide fait parla corde. Dela croisée à barreaux où | naie. Je me garde bien de me laisser aller au piège, étouffent les prisonniers, descend encore une bourse | ear la sentinelle vigilante qui se promène au pied du dans laquelle le passant jette parfois une pièce de mon- | mur décrépit est là pour veiller au départ du bienfai- 374 teur, el c’est peut-être la même qui un jour, ily a trois ans de cela, délesta la sébile du malheureux pour s'approprier la chétive aumône que j'y avais versée. Combien faut-il donc de temps aux législateurs, aux princes, pour élouffer les abus, pour châtier la corruption et prolèger le malheur? Hélas! les géné- rations se chassent les unes les autres, et l’oppres- seur frappe et écrase, et l'opprimé courbe le dos el tombe. Je vous le dis, l'étude des hommes est une douleur de chaque instant, et mille fois on voudrait oublier pour ne pas avoir à hair. Le cœur se lasse à la torture, et je comprends que l'aspect des misères humaines rende méchant et cruel. Voici pourtant un changement que je m'empresse de signaler pour ne pas trop enlaidir le tableau. Un institut scientifique à l'instar de celui de France fut érigé par Jean VI, il y a de cela cinq ou six ans. M. Lebreton arriva au Brésil comme directeur de celle société savante et artistique; avec lui, M. Tau- nav, sculpteur habile, et son frère, paysagiste du premier mérite. [ls arrivèrent à Rio sur la foi de pom- peuses promesses. C'était un pays à régénérer, une nouvelle nature à traduire sur la toile; les deux ar- üstes que je viens de nommer étaient en tout capa- bles de donner aux Portugo-Brésiliens ce goût des arts qui fait glisser la vie si douce et si limpide, el il devait y avoir, pour celui qui avait enrichi tant de musées, ample moisson de gloire et de quadruples au sein du Brésil, que ses pinceaux ont traduit avec tant de fidélité. Hélas ! je le trouvai découragé de la tié- deur portugaise, dabli dans une maisonnette blan- che et charmante située sur un plateau contre lequel tombaient les flots mugissants de la délicieuse cas- cade appelée Petite-Tijuka. Quant à son frère, dont l'arc de triomphe du Carrousel garde les précieuses compositions, il était là aussi, oublié du peuple et des grands, qui ne comprenaient pas qu’on püt traduire avec du plâtre et du marbre blanc des figures noires ou basanées. Les bases de l'institut national avaient été bien éta- blies, chacun les avait acceptées et voulait se montrer docile aux règlements apportés par M. Lebreton. Le vaste local dans lequel devaient se tenir les séances était prêt à notre premier passage à Rio. Eh bien! j'ai hâte d' ajouter qu ‘aujourd'hui tout est mort. J'avais sauvé du naufrage quelques bagatelles ap- portées de pays lointains : un Espagnol à noininé Co- goi, bijoutier dans la rue do Ouvidor, me pria de lui montrer surtout deux tètes de rois zélandais fort ri- chement tatouées et d'une conservation parfaite. Je cédai à ses instances, et, le lendemain, quand j'allai les réclamer, cet impudent voleur me soutint, en pré- sence de deux ou trois de ses commis, que je les lui avais échangées contre une douzaine de petits bril- lants,un beau peigne en aigues-marines, et plusieurs autres objets en filigrane. Je crus d'abord que c'était une plaisanterie à l aide de laquelle on voulait essayer untroc,; mais les coquins persistèrent hautement dans leur dire, et je vis bien dès lors que les deux têtes élaient perdues pour moi. La mienne est naturelle- ment calme et posée; mon bras et ma main sont à l'unisson de ma tête; le cœur me battant fort de co- lère et d'indignation, je fis tomber sur la joue gauche du bijoutier voleur un de ces énergiques soufflets à poing fermé qu'on se rappelle bien loin dans la vie, car la mâchoire en est ébranlée et l'on garde un vide forcé entre les dents. Le voleur cria, les commis n'o- SOUVENIRS D'UN AVEUGLE sérent point bouger, mais ils sortirent, ainsi que le maitre; les voisins accoururent; j'expliquai de mon mieux l'affaire aux ur ieux, el CeUx-C1, pris à témoin du châtiment que j'avais infligé, lequel était tracé avec du sang sur le menton et les vêtements du misé- rable, avaient {ant de respect pour maitre Cogoi, qu'ils lui rirent au nez, me félicitèrent de ma vigueur el m'invitérent à voix basse à recommencer mes exer- cices de.pugilat. Deux hommes de la police survin- rent, je demandai à être conduit chez un magisirat, et l'on me mena près de la place do Rocio, dans les appartements du colonel Caille, Roussillonnais de naissance, ancien ami de toute ma famille, actuelle- ment à Paris, — Je suis instruit de tout, me dit-il en me voyant entrer. Il vous faut renoncer à vos deux têtes zélan- daises, mon cher Arago; elles ont été vendues hier soir par ce fripon de Cogoï à M. Young, Anglais fort riche, qui en a fait cadeau au musée, où qui du moins les a déjà promises. — Mais je ne les ai pas vendues, moi, et je veux les reprendre. -— Notre argent est bon, acceptez-le en échange de ces deux objets fort curieux. — Mais Cogoi ne m'offre point d'argent. — Le premier ministre, Thomas- Antonio Vilanova- e-Portugal, vous en donnera. J'ai ordre de vous prier d' ‘aller le voir demain matin à son hôtel. — J'irai. — Apportez-lui quelques autres objets de vos voya- ges et vous vous en trouverez bien. — Au Brésil, les ministres protégent done les vo- leurs, puisque vous ne me parlez plus de Cogoïi? — Mon cher ami, vous l'avez frappé chez lui, sur la joue ; sa mâchoire disloquée atteste votre violence, el si vous saviez combien les lois brésiliennes sont sévères pour ces sortes de délits, vous laisseriez Co- goi en repos et prendriez les pataques portugaises. — Je verrai done demain votre premier ministre. Thomas-Antonio Vilanova-e-Portugal me reçut avec une extrème bonté; 1l accepta un ornithorhynque, un opossum, un oiseau de paradis et quelques beaux coquillages que je lui offris; puis, en prenant congé de moi, il me pria de passer le lendemain chez son secrétaire parliculier. — Son Altesse Royale Léopoldine, me dit celui-ci, désire que vous vous présentiez au château de Saint- Christophe dans la journée. — J'aurai cette honneur. — En attendant, monsieur, je suis chargé de vous offrir de la part de notre premier ministre un compte de reis (7,200 fr.), et vous avez la faculté de choisir dans notre musée les deux plus riches boites d'insec- Les et de papillons, que le directeur a ordre de vous livrer ; de plus, Cogoi est tenu de vous donner le peigne, les diamants et les autres objets qu'il prétend avoir échangés contre vos têtes. Si ce marché d’une si singulièr re espèc ce ne vous convient pas, dites, mon- sieur, nous serons trop heureux de vous satisfaire comine vous le désirerez. — Je suis trop heureux aussi, monsieur, de trou- ver auprès de vous assez de politesse pour me l'aire oublier la lâcheté d'un voleur. — L'occasion de le châtier ne se fera pas attendre, et je vous réponds de la saisir avec empressement, Le soir même je me rendis au château de Saint- Christophe, où l'épouse de don Pédro, sœur de Marie- Louise, me reçut avec une bienveillance extrême. Sans exagération aucune, elle était vètue comme une vraie gitana, aux pantoufles près : une sorte de cami- VOYAGE sole froncée retenait des jupes tombantes d'un côté à l’aide de quatre ou cinq grosses épingles, et ses che- veux en désordre attestaient Fabsence du coiffeur ou de la camériste depuis huit jours au moins. Point de collier, point de pierres aux oreilles, pas une bague aux doigts. La camisole attestait un long usage ; la jupe était fripée et blessée en plusieurs endroits. Eh bien ! cette femme m'imposa dès les premières paro- les, comme me l'avait annoncé M. Bellart, mon inter- locuteur. Elle parlait le français avec tant de pureté, elle trouvait dans sa bonté naturelle tant de bienveil- lance, ses Yabitudes de souffrance l'avaient rendue si parfaitement bonne, que je ne savais comment lui té- moigner ma reconnaissance de son aménité. Elle me pria de lui raconter les détails du vol de Cogoi, et quand j'eus achevé, elle me demanda comme une grâce de lui laisser les deux têtes zélandaises. J'y con- sentis de grand cœur et J'ajoutai que J'en avais déjà fait le sacrifice. — Il m'en faut une pour le musée de Vienne, me dit l'excellente Léopoldine. Laquelle me donnez-vous? Je ne veux la devoir qu'à vous seul. — Madame n'a qu'à choisir. — Alors je prends celle dont le profil ressemble à celui d'Henri IV.- Merci. Vous avez encore, continua- t-elle, quelques autres curiosités à me montrer. — Et à vous offrir, madame. Léopoldine accepta une coiffure de Kamschadale faite en intestins de poissons, un petit kanguroo, deux ou trois casse-tête, un beau crie timorien et un oiseau de paradis avec ses pattes. — Voilà qui est fort curieux, me dit-elle ; vous m'obligez beaucoup, et Je serais désolée de ne pouvoir rien faire qui vous fût agréable. | — Je suis trop payé, madame, par la bienveillance avec laquelle vous avez daigné m'accueillir, Le lendemain je reçus la croix du Christ. Mes titres à cette haute faveur valent bien, je crois, ceux de tant de héros français décorés du ruban rouge, qu'ils pré- tendent avoir gagné à la prise de quelque citadelle ou par des services importants qu'ils mettent toute leur gloire à cacher. J'eus l'honneur de revoir plusieurs fois l'excellente Léopoldine, avec qui je dessinais souvent aux envi- rons de Saint-Christophe, et je ne me lassais point d'admirer la grâce de cette malheureuse princesse si cruellement traitée par son royal époux, et si tôt en- levée à l'amour des Brésiliens. Un jour que, dans son cabinet, nous dessinions un bouquet de fleurs placé dans un vase, don Pédro passa, et s'adressant à moi d'un ton brusque : — On m'a dit que vous étiez fort au billard. — On vous a dit vrai, monseigneur. — Vous êtes modeste: — Il n'y a pas de gloire à bien bloquer une bille, et j'avoue franchement que je suis très-fort sur les carambolages. — Gagnez-vous Bellart? — Bellart est un enfant. — Je le gagne aussi, moi. — Je le crois sans peine. Je lui donne dix points. — Fanfaronnade ! — Et je le gagne encore, à moins que je n’y mette de la complaisance. — Voulez-vous que je vous donne une leçon ? — J'allais, monseigneur, vous en proposer une. — Eh bien! je l’accepte. — laissez-vous ‘gagner quelques parties, me dit tout bas Léopoldine; mon mari est fort irritable. — Pardon, madame, mais il ne faut point flatter AUTOUR DU MONDE. 3179 les princes, même dans les futilités. Je veux garder ici mes habitudes sauvages. Deux hauts personnages oceupaient le billard, qui nous fut à l'instant livré. Un chambellan prit la mar- que et compta les points. Dût l'ombre irritée de don Pédro m'en garder rancune, je dois dire que, de son vivant, le prince était de cinquième ou sixième force au noble jeu, et qu'en vérité je pouvais le traiter comme un gamin, À chacun de mes carambolages qu'il ne comprenait pas, il s'écriait tout en colère : C'est un hasard! et moi de sourire et de ne pas mol- lir en face de ses emportements, Ma vanité ne voulait accorder à mon maladroit adversaire aucune satis- faction d'amour-propre, et c’est tout au plus s’il fai- sait dix à douze points par partie. Le chambellan au- rait bien voulu reculer mon signet sur la marque et avancer celui du prince furieux, mais j'étais d’un ri- gorisme de mémoire à tuer toute mauvaise foi, et il fallait bien céder à l'évidence des faits. La lutte durait depuis une heure et demie, et la victoire ne changeait pas de drapeau ; don Pédro ju- rait comme un vrai charretier, et, à l’en croire, tous mes coups étaient des raccrocs. À la dernière partie cependant, il avait treize points et moi neuf (mon malheur m'a laissé toute ma mémoire). 1] vise, fait un beau carambolage et dit : Dix-sept. — Pardon, monseigneur ; quinze, répliquai-je. —- Dix-sept. — Votre Altesse avait treize points seulement. — J'en avais quinze. —— Je soutiens que vous n’en aviez que treize, et je puis vous les rappeler. — J'en avais quinze, n'est-ce pas? ditil au garcon paré de sa clef d’or, Celui-ci, contraint par la force de la vérité, n’osa pas donner raison au prince, et dit du ton le plus soumis : Il pourrait se faire que Votre Altesse royale eût quinze points en effet; cependant je n'en ai compté que treize. Le prince s’élance comme un dogue, lève la queue et en donne un coup violent sur le chambellan, qui laisse la marque sur le tapis, s'incline, baise la main de don Pédro et sort. — A un autre jour ma revanche, me dit le mauvais joueur en s’en allant saus me saluer. La revanche ne fut point prise. Je ne vous dirai pas ici la conduite du prince pen- dant toute cette partie de billard où son amour-pro- pre fut si rudement froissé, car vous croiriez assister à une scène de mauvais sujets dans un des plus mé- chants estaminets de nos faubourgs. On ose à peine raconter tout bas ces choses à l'oreille d’un ami. Peu de temps après cette partie de billard, qui pour moi fut un événement, puisque je vis à quel prix on avait droit au Brésil de porter une clef de chambellan derrière son habit brodé, et que je pus encore juger par moi-même de la douce aménité du prince royal, il y eut course de’ taureaux à Saint-Christophe à pro- pos de je ne sais plus quel anniversaire. Plusieurs des officiers de l'Uranie el moi, nous nous rendimes par la grande et la petite rade à cette fête, où s'é- lient aussi donné rendez-vous les hauts seigneurs du royaume, Et avant la mesquine tuerie qui laissa tant de cœurs froids el secs, y compris celui du bon et noble monarque Jean VI, nous attendimes dans une cour du palais que la foule se précipitât sur les estra- des et dans les loges. Un officier d'ordonnance des- cendit et nous dit d’un ton passablement discourtois qu'il avait reçu l'ordre du prince royal de venir nous inviter à ôter nos chapeaux. En jetant les veux autour 376 de nous, il nous fut aisé de nous convaincre que nous étions une humiliante exception , et que l’ordre de don Pédro n'avait été donné que pour nous bles- ser. Aussi répondimes-nous à l'envoyé que les offi- ciers français, en grande tenue et avec le hausse-col, pouvaient, même à l’église, garder leur chapeau sur la tête, et que d’ailleurs, puisque nous nous prome- mons dans une cour du château, loin de tout membre de la famille royale, il nous semblait impossible de manquer en quoi que ce fût aux convenances el à l'étiquette. Au surplus, ajoutämes-nous, tout le monde ici garde le chapeau sur la tête, et vous trouverez bon, monsieur, que nous fassions comme tout le monde. Notre réponse fut porté sur-le-champ au prince, qui nous expédia peu d’instants après un de ses grands officiers pour nous engager à obéir aux premières in- vitations ou à nous retirer. Cette dernière proposition fut agréée, et nous nous jetâmes au milieu de la foule qui obstruait les abords du cirque. Je trouvai mon ami Bellart arrivant avec quelques riches négociants et planteurs, et je lui racontai notre mésaventure. —- Eh! parbleu, me répondit-il, pourquoi done jouez-vous si bien au billard? Vous vous promèneriez partout ici le front haut et couvert du feutre, si vous ne saviez point caramboler et faire un bloc de lon- gueur. Je me tins pour bien convaincu que je serais tou- jours un détestable courtisan, ef que j'aurais bien de la peine à m'habituer à certains airs d’insolence, moins blessants encore chez les petits que chez les grands. Les fanfares commencèrent ; en un moment les ga- SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. leries furent assiégées et envahies. Nous cherchâmes à pénétrer dans une loge touchant à celle de la fa- mille royale; mais un officier de garde nous dit : On ne passe pas. À une loge plus éloignée, la même ré- ponse nous fut faite d’un ton un peu plus brusque ; comme on nous répélait ce refrain brutal à une troi- sième, un officier s'élança et dit à la sentinelle : Laissez passer ces messieurs : des officiers français ont le droit de se montrer partout et partout les pre- miers. — Ne craignez-vous pas, monsieur, que votre poli- tesse ne vous coûte cher ? 1 — C'est possible ; mais j'ai combattu les Français en Portugal, j'ai été fait prisonnier par eux, et le sou- venir de leur noble et généreuse conduite à mon égard ne sortira jamais de ma mémoire. Sans amis, presque sans vêtements, je reçus pen- dant ma longue captivité de nombreux secours, et je n'appris que fort tard, alors qu'il me fut impossible de rendre les bienfaits que j'avais reçus, que c'était le chef de bataillon Foy qui me tendait dans l'ombre une main si généreuse, Vous voyez done bien, mes- sieurs, que J'acquitte bien faiblement la dette de la reconnaissance. Hélas ! ce brave officier fut forcé de se cacher quel- ques jours après le service qu'il nous avait rendu, pour échapper à la sévérité d'un jugement qui aurait envoyé aux présides. Nous apprimes avant notre dé- part que sur un navire de commerce il avait quitté le Brésil et s'était embarqué pour Bourbon. Don Pédro est mort. Eugène, François, Michelet, Paysan, peuvent sans crainte partir pour le Brésil et y donner des lecons de billard. LXXV RETOUR Le général Hogendorp. — Départ du Brésil. — Jeux des peuples. — Arrivée en France. J'ai dit adieu au général Hogendorp, que j'ai trouvé dans sa case, seul avec son fidèle serviteur. Je lui ai encore apporté du pain, car il n’en a pas; j'ai écouté trois fois dans la même soirée, et sans en être fati- gué, le récit de ses belles campagnes; je me suis laissé dire les injustices et les malheurs passés, et quand j'ai voulu parler de l'avenir, quand J'ai fait en- trevoir la possibilité d'un retour dans une patrie in- grate : — Taisez-vous, m'a répondu en me serrant la main ce noble débris des plus vaillantes armées du monde ; taisez-vous, il n'y à pas de patrie pour moi, ou plu- tôt, ma patrie, c’est cette case de bois où nous som- mes à la gène, ces quelques pieds de cafier, ces orangers et ce noir. Les hommes, mon cher Arago, n'aiment pas à réparer une injustice, car c'est avouer qu'ils ont eu tort. Et puis, ai-je servi mon grand em- pereur avec dévouement et fidélité? Oui, sans doute, je le jure sur ma vieille épée de soldat. Que feraient de moi ceux qui gouvernent maintenant la France ? Et puis encore, je ne veux pas plus d'eux qu'ils ne voudraient de moi. Ainsi done, plus de sol natal pour le vétéran proscerit ; ce que j'attends de vous, c’est la publication du mémoire justificatif que je vous con- lie. Me le promettez-vous? — Général, il contient de bien graves accusations contre de puissants personnages. — Qu'ils fassent comme moi, qu'ils se défendent et prouvent leur innocence. Je suis sorti de Hambourg comme j'y étais entré, pauvre et probe ; à eux de dire à haute voix devant moi ce que je ne crains pas de dire en leur présence. S'il le faut, je répondrai à leur réponse; mais, je les connais, ils se tairont. — Et s'ils parlent ? — Je me présenterai alors, me dit le loyal Hogen- dorp en se levant avec un emportement tout viril. Je les verrai face à face, et la France saura qui a menti, d'eux ou de moi. — Eh bien! général, je publierai votre mémoire, mais à une condition. — Laquelle ? — C'est que le haut personnage que vous accusez le plus pourra se défendre. — Cela est juste. — Ainsi donc, s'il est mort? — Brûlez alors ces papiers, et que les cendres des calomniateurs ne soient pas fouillées. Je n'ai point publié le mémoire du général Hogen- dorp. Hélas! le pauvre exilé n’a pas survécu longtemps à ses ennemis; il repose là-bas, près de sa case dé- serte, au pied du Corcovado, où Je vais souvent par la pensée jeter un dernier adieu d'ami sur sa tombe isolée. J'ai dit adieu aussi à MM. Taunay, cette famille d'artistes pleins de talent, qu'on ne peut voir sans ai- mer, et qu'on aime {ant alors qu'on les a connus. J'ai couru à Saint-Christophe, et je me suis incliné devant la noble Léopoldine, qu'une mort affreuse a si VOYAGE AUTOUR DU MONDE. tôt enlevée à l'amour de ses sujets, et, accompagné sur la rade par quelques amis de collége établis au Brésil, entre autres par M. Laforge, première flûte et premier hautbois de la chapelle royale, fils de mon maitre de musique à Perpignan, Je m'embarquai dans une pirogue et je rejoignis le bord, d'où je ne devais plus descendre que pour toucher le sol de ma patrie. L'on virait déjà au cabestan, et en un moment nous dérapâmes au bruit du canon. Bientôt nous perdimes de vue la Gloria, l'ermitage vénéré de Notre-Dame-de- Bon-Voyage, les hauts édifices de la cité royale ; nous glissèmes à côté du fort Villegagnon et du Pain-de- Sucre ; nous longeàmes le Goulet; une heure après, le Géant-Couché se déployait à nos yeux avec ses bi- zarres contours. et le Brésil d'Alvarez Cabral s’effaça comme l'avaient déjà fait tant d’autres pays dont nous ne gardions qu'un doux souvenir. ! Et maintenant que la France est là-bas, à l’horizon, 917 maintenant que la traversée est longue et monotone, encore un regard vers le passé, encore une théorie à soutenir. Je ne suis pas dans l'habitude de me croi- ser les bras quand le vent souffle régulier, quand le navire poursuit Sa roule sans secousses. J'ai déjà dit, 1 n°y a pas longtemps, que le parler des hommes se reflétait de leur caractère; j'ajoute encore que leurs jeux sont une image parfaite de leur humeur. On a beau dire, les mœurs ne se dévelop- pent en réalité que dans les occasions solennelles. Pour bien juger les hommes, il ne faut pas les étudier assoupis où malades. Quand l'orage gronde, quand la nature s’agite autour de lui, quand une catastrophe se prépare et que les passions surgissent à la surface, à la bonne heure! l'homme se montre alors tel qu'il est, c’est alors seulement qu'il peut être compris et | analysé. Le repos du lion est comme le sommeil de la mar- . Nous perdimes de vue la Gloria. (Page 577. Es motte : quand tous les deux se réveillent, il y a con- traste, et le moment est venu de dire ce qu’est le roi des forêts et ce qu'est l'hôte inoffensif des montagnes. Ainsi des peuples. Mais comme les révolutions morales et politiques qui bouleversent les provinces et les empires ne se succèdent pas avec la rapidité des années, comme sur quelques-uns les siècles passent sans secousses violentes, il s'ensuivrait que peu d'écrivains et de phi- losophes seraient appelés à dire l'histoire des temps et des hommes au milieu desquels ils se sont vus je- tés. Cela est vrai, cela est logique : aussi n'est-ce pas toujours le contemporain qui voit le mieux les choses, sans compter tant de sentiments divers qui le font agir et le forcent souvent à penser. Nul n'échappe aux influences ; et comme l'amitié et la haine ne se donnent pas volontairement, pourquoi, à défaut de ces combats généraux qui arment des peuples, ne les étudierions-nous pas dans les exceptions où l’effer- vescence n'est pas à son paroxysme? N’y a-t-il pas souvent dans les royaumes, dans les villes, des jours marqués pour les joies et les douleurs? Choisissons donc ces jours, et si nous ne sommes pas entièrement Ju la vérité, du moins nous avons fait un pas vers elle, Live. 48 Acceptons le progrès et écrivons : Les cartes et le sommeil sur une borne, et parfois aussi une promenade grave et silencieuse au petit pas, sous une couverture de laine, par un soleil torréfiant, sont les seuls Jeux des habitants de Gibraltar, de ceux surtout que n'absorbent pas les affaires du commerce. La nature des jeux ne dit-elle pas le caractère des hommes ? Toutefois il est juste d'ajouter que le couteau, qui joue un grand rôle dans les distractions espagnoles, dort assez calme ici à la manche ou à la ceinture : tout est bien harmonié ! Quels jeux encore à Gibral- tar, quel événement assez imprévu, assez extraordi- naire, auront la puissance d'arracher à son oreiller de pierre, au coin d'une rue, le paysan écrasé sous le poids de son repos? C'est à peine si le canon an- nonçant une approche de guérillas couronnant les montagnes voisines donnera un peu de souplesse à ses membres endoloris, et s'il brillera un peu de vie dans ses prunelles sans animation. Chaque dimanche la garnison, rangée, bien propre, bien parée, va étaler son brillant uniforme sur l’esplanade plantée d’ar- bres rabougris, vers la pointe sud du rocher, ou exécu- ter quelques manœuvres militaires au camp de Saint- Roch, célèbre par tant de combats. Eh bien ! revues, 48 BTS SOUVENIRS: D'UN AVEUGLE. parades ou tableaux de guerre se font sans spectateurs, et la musique des régiments anglais jouerait la Tragala au lieu du God save the king, qu'elle n'obtiendrait pas plus de succès. Si un navire de haut bord, avec son pavillon à l'air, glisse dans le détroit et salue la rade de ses vingt et un coups de canon d'usage, le sommeil citadin de Gi- braltar n’en est pas troublé. Mors qu'une escadre est signalée, à peine le malingre et fier Espagnol daigne- t-il relever la tête pour en compler les navires et le soir en dire le nombre à sa femme, afin d'avoir quel- que chose à narrer. Sous de £els fardeaux, quels peuvent donc être les jeux favoris des habitants de Gibraltar? Hélas! vous le savez déjà : ils bavent sur des cartes boueuses, jouent une manille, et se disputent sur un neuf les réaux à l'aide desquels ils comptaient passer une Journée de gala. Le gala d'un travailleur de Gibraltar, c'est un gros morceau de pain, un débris de morue salée, un vignon, une gousse d'ail et l’eau pure de la fontaine. L'eau pure est la meilleure boisson de ces hommes, qui, ainsi que vous le voyez, tiennent beaucoup du baudet, du moins pour la sobriété. C’est déjà quelque chose. Jetez un regard sur cette bande de paresseux qui arpentent les rues dallées de Ténérilfe, et celles où l'on piétine dans la boue. N'est-ce pas que vous les croyez pleins de force et de vie? Habiles et intelli- gents, ils ne tourbillonnent que pour aller s'accroupi à une église où doit retentir une parole sévère contre les paresseux et les libertins. Puis on se coudoie de nouveau sur les places’ publiques, afin de baiser le plus tôt possible le manteau ou la robe crasseuse d’un capucin chaussé ou déchaussé; puis enfin on se rend sur le port, où l’on compte les navires au mouillage. C'est tout. Santa-Crux, où les jeunes filles attendent de pied ferme le voyageur européen, est représentée par ces jeux : ennui, dévotion, désœuvrement et li- bertinage. Les Portugais ont fait Portugais les Brésiliens, et leurs jeux sont des onces roulant sur des tapis verts, puis des courses de taureaux, et l'amour du far niente pianant sur tout cela. Ce sont encore les anciennes mœurs lusilaniennes, modifiées par un elimat plus chaud. Les jeux des Bouticoudos sont des exercices d’a- dresse ou des luttes ardentes à la course : c’est que les Bouticoudos tirent leur nourriture de la vélocité de leurs pas et de celle de leurs flèches. Voyez s’amu- ser ces hommes à la lèvre trouée, et vous trouverez sans effort ce besoin de guerre qui les tourmente. Le Paikicé, dans ses délassements, joue avec les cränes des victimes dont il se nourrit ; on dirait qu'il s'étudie à couper la tête des hommes, sorte de passe: temps qui lui a valu le nom qu'il porte, et qui veut dire tranche-tête. Le Païkicé qui s'amuse vous rap- pelle involontairement le tigre ou l'hyène jouant avec le cerf qu'il tient sous ses griffes. Le Tupinambas est le frère du Païkicé et ne se plait pas moins que celui-ci à caresser les restes mutilés de ses ennemis en tout genre. Le Mundrucus complète le tableau de cette partie du Brésil, si curieuse pourtant à étudier, et où la ci- vilisation échoue dans toutes ses tentatives de progrès. Si les Albinos n’ont point de jeux, c'est qu'ils n'ont pour ainsi dire point de vie. Mais ce sont surtout les Cafres qui corroborent mon opinion ; chez eux tout est farouche, et surtout leurs Jeux. Ces hommes durs et cruels ont une joie qui res- semble à une rage, et des caresses pareilles à des mor- sures. Dans leurs jeux quotidiens, ils ne s’exercent qu'à dompter des buffles, à leur apprendre le métier de la guerre, et à enlever à la course une effigie de tète humaine hissée sur un pieu. J'aime mieux me trouver face à face d’un Cafre en colère que d’un Ca- fre qui rit et joue: quand on est prévenu, on se tient sur la défensive. A quoi s'amuse le Hottentot, si sale, si puant? Ce qui occupe le plus sérieusement ses loisirs, c'est la dissection des hippopotames qui viennent mourir de vieillesse sur le bord des fleuves. Il faut bien que le coquet parfume son corps élégant de la graisse de l'amphibie qui le pare et dont il se nourrit. Visiter un Hottentot dans sa hulte, c’est comprendre sa vie. Les jeux des créoles sont de suaves lectures, des chants tristes et mélancoliques, une promenade soli- taire sous les palmiers élevès, un amour mystérieux et le balancement du palanquin. N'est-ce donc pas là cette vie sans secousses que je vous ai décrite? N'est- ce pas celte existence de passion profonde et cachée qui reculerait devant un plaisir bruyant, de crainte qu'on ne vint le lui disputer? On lapiderait à Bourbon et à l'Ile de France celui qui oserait proposer comme objet de délassement un combat de dogues ou une course de taureaux. À quoi s'amusent les Malais? Quels sont leurs jeux ? Des combats, des querelles. Quand le Malais n’aiguise pas son crie, c'est qu'il le cache pour une vengeance, c'est qu'il ne veut pas réveiller sa victime. Etles Ombayens? quel est aussi leur jeu favori? Les Malais, leurs frères, sont d’innocentes brebis auprès d'eux. L'espace qui sépare un village d’un autre est un champ de bataille et de carnage. N'’allez pas étu- dier les jeux des Ombayens, croyez-moi. Je m'estime trop heureux de pouvoir à coup sûr vous donner ce salutaire avis. Les jeux des Guébéens sont des tours de passe- passe, des essais de filouterie, des expériences de fri- pons. S'ils réussissent, c'est bien, le tour est fait ; si le vol est découvert, ils vous disent que c’est un jeu de leur pays et que leur intention a été incomprise. Vous vous rappelez comme je vous ai parlé de leur capitan? C'est bien, je vous l’atteste, le plus bandit de tous ces bandits devant lesquels les populations fuient épou- vantées. A Waiggiou, à Rawack, à la terre des Papous, nous n'avons pas remarqué que les naturels se livrassent à des jeux dans les loisirs que leur permettait la pé-° che. Ils sont trap brutes, en effet, pour imaginer quel- que chose qui puisse les aider dans la vie, la varier, sinon l’embellir, la rendre heureuse. Ne vous ai-je pas dit que les indigènes de Rawack étaient sans passions? Mon système acquiert ici une force nouvelle. Je l'ai dit aussi, ce me semble, le peuple carolin est un peuple à part, une heureuse exception dans ce monde de misère, de lächeté et de fourberie ; la mé- moire se repose avec bonheur sur tout ce qui rappelle ce qu'il a de bon, de généreux ; le voyageur se plait au récit des divers épisodes dont il à été témoin; car sa tâche, à lui, en disant la vérité, est de raconter des faits qui reposent l'âme et la font délicieusement rêver. Ne vous étonnez done pas si, après vous avoir déjà présenté ces nobles cœurs, je reviens encore à eux, à de semblables confidences. Je me flatte que le voya- geur et le philosophe s'arrêteront, le premier pour constater l'exactitude des récits que je lui aurai faits, le second afin d'y puiser d’utiles enseignements pour l'histoire morale des peuples que la civilisation a ap- | pauvris à la fois de ses bienfaits et de ses périls. VOYAGE Il y a des tableaux qu’on ne doit pas laisser indécis, de peur qu'on ne soupçonne le doute de Les avoir es- quissés, et le peuple dont je vous parle fait trop dis- parate avec les autres peuples de la terre pour que Je consente à lui enlever ses couleurs primitives, si fran- ches, si tranchées. N’ai-je pas dit bien des ridicules, bien des vices, bien des horreurs ? L'archipel des Carolines est un lieu de repos dans ma longue campagne. Dès que je cherche à interroger le passé pour y trouver quelque consolation à mon in- fortune présente, Tinian s'offre à ma pensée. J'ai vi- sité cette ile mystérieuse avec des hommes pour qui la prière est une habitude et l'amitié une religion. Ces pages sont un pas rétrogade dans le récit de mes voyages, puisque nous avons traversé l'archipel des Carolines avant celui des Mariannes ; mais nous ne possédions d’abord que des conjectures et plus tard nous avons acquis des convictions. C'est surtout dans l'histoire de pareils hommes qu'il n’est pas permis de mentir. Je poursuis donc et j'achève. Vous avez vu les jeux des bons Carolins, leurs dan- ses si gaies, si animées; vous les avez suivis avec moi dans leurs exercices de chaque jour, de chaque heure. N’est-il pas vrai encore que toutes ces joyeusetés d’en- fant sont le miroir fidèle de leurs âmes si généreu- ses ? Là, en effet, est une vie de bonheur ; celle qu'ils se font à travers les récifs et au milieu des tourmen- tes est encore un reflet de leur caractère. Ce n'est jamais pour conquérir qu'ils s'élancent dans leurs pros-volants, mais pour leurs besoins, et, jouteurs in- fatigables au profit d'une existence difficile, ils ne jouent avec les périls qu'alors qu'ils offrent un but d'utilité. Aux Mariannes, ainsi qu'aux iles Sandwich, nous retrouverons encore les jeux des naturels parfaitement en rapport avec leur humeur ; à Diély et à Koupang, l'hypocrisie des Chinois, leur goût incessant pour la friponnerie, se retrouvent dans les exercices de bou- les et de quilles, dans leurs allures tortueuses, qui sont les seuls jeux pour lesquels ïls se passionnent. Partout, en un mot, les amusements des hommes ser- vant à analyser leur caractère, partout des rapports intimes entre les mœurs et les Jerwr. Est-ce que l'Europe fait exception à cette règle gé- nérale? Je ne le pense pas : vous pouvez appliquer aussi bien que moi ma théorie, et vous la trouverez logique dans tous les résultats, en dépit même de fa civilisation, qui modifie, gâte et travestit. Ne vous ai-je pas montré les Sandwichiens dans leur colère et dans leur calme? Ne les avez-vous pas compris, ces hommes à part, alors que les tempêtes de leur océan ou les menaces de leurMowna-Kaah les réveillaient de leur assoupissement habituel? Oui sans doute. Eh bien! les jeux des naturels des Sandwich sont encore‘un fidèle reflet de leur caractère. Chez eux un seul de leurs divertissements exige un peu de calcul, un seul de leurs délassements veut un peu de réflexion. Ils jouent aux dames, non pas sur un damier, mais dans de petits trous sur le terrain, avec des pierres blanches et noires ; hors de là, ils n'ont de jeux que des luttes contre Les vagues furieuses qui se ruent sur le rivage envahi; ils ne se redressent que lorsque les laves sur lesquelles ils s’endorment bouillonnent à leurs pieds et font trembler le sol. Puis, sur une boule qu'ils ont graissée, ils cherchent à se maintenir en équilibre comme s'ils avaient sans cesse à craindre de se voir renversés ; puis encore, ils ont les fuseaux, qui leur apprennent à mesurer la distance que doit parcourir une sagaïe et qui donnent de la souplesse à AUTOUR NU MONDE. 979 leurs bras énervés par un soleil trop brûlant. Qu'est- ce que leur danse, cette danse si farouche qu'on di- rail un combat à mort, une mêlée ardente, une orgie bachique, un assassinat, un carnage ? Et tout cela, par intervalles, comme une secousse, comme une convulsion… et assis dans la posture de gens qui de- mandent du repos et de la quiétude ; tout cela, image parfaite du sol qui les nourrit. 7 Ainsi done, vous l'avez vu, partout la terre et les hommes en harmonie parfaite; partout où le sol sir- rite et menace, les passions humaines se font jour avec spontanéité et suivent pour ainsi dire les sinuosités, les pentes, les variations des plages, des crêtes, des montagnes, où elles naissent, où elles fermentent, où elles se développent; ce sont là de ces observations que tout voyageur a mission de constater lorsqu'elles frappent sa raison, ce sont là des jalons utiles à l'his- toire générale de l'espèce humame. IL importe plus qu'on ne croit qu'une masse impo- sante de faits vienne se grouper sous les yeux du lé- gislateur ou du naturaliste, car c'est à eux surtout qu'il appartient de tirer de sages conséquences de ces grandes vérités de tous les pays et de toutes les épo- ques. Ma doctrine est prêchée, j'attends des apôtres. Au reste, ce ne sera pas la première religion plaidée dans le désert. Que si vous me reprochez une utopie, je vous dirai que lä-bas, à l'horizon, pointe un cône aigu dont je crois reconnaitre l'arête rapide. C’est le pie isolé de Ténériffe !, à la tête couronnée de neige ct de feu ; il monte, il grandit, il plane sur l'abime et projette au loin sur les flots son ombre gigantesque. Le voilà dans toute sa majesté, nous marchons, et lui, ce géant atlantique, s’affaisse, se rapetisse, plonge et disparait comme 1l l'avait déjà fait une fois. Hélas ! ainsi de toutes les grandeurs du monde, Mais la brise fraichit et devient carabinée, bientôt la rafale nous envoie ses colères, et nous nous abri- tons quelques instants sous le colosse des Acores, vol- can étouffé, mais toujours menaçant, et portant ses laves bouillonnantes jusqu'aux réservoirs ouverts des Canaries, à travers une mer incessamment clapoteuse. Le pie des Açores fait comme son frère, il disparait. L'ouragan vomit toujours ses bruyantes haleines, et nous éraignons bientôt de monter à cheval sur l'An- gleterre. L'horizon est rétréci, tant la lame est haute ; nul navire ne se montre, nul ne peut nous dire si les courants nous ont drossés et si nous ne sommes pas poussés vers les brisants difficiles de ces mers ora- geuses. Dans un coup de tangage un peu trop violent, je fus enlevé du bane de quart et lancé sur la drome. — Sans moi, me dit Petit, dans les bras duquel je lombai, vous vous ouvriez le crâne. Vous me devez donc une récompense. _— Dix bouteilles de beaune sont promises à qui le premier découvrira la terre. — La voilà. — Où? — Là-bas. — Je ne la vois pas. — Mais je la vois, moi, et cela suffit. — Ça ne suffit pas, et mes dix dernières bouteilles appartiennent de droit au plus alerte, — La terre crève les yeux, monsieur Arago, vous me devez le liquide. 1 Voir les notes à la fin du volume. 380 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Le lendemain on découvrit les iles anglaises Wight, et en virant de bord on salua la terre de France. — Eh bien ! me dit Petit, vous avais-je menti? J'at- tends les flacons. — Les voilà, mon brave et fidèle matelot, voilà aussi les piastres qui me restent, quelques effets, plu- sieurs chemises assez propres et de plus la main d’un ami. — Oh! sacredieu! voilà votre meilleur cadeau, et je vais y coller mes lèvres. En ferez-vous autant à Mar- chais? — Ne m'oubliez pas tous deux dans vos malheurs. — C'est dit, je vais pleurer et boire. a terre se dessinait dans les brouillards, et la mer était aux nues. Nous tirâmes sur un caboteur qui vint à nous et nous dit que nous ne pourrions pas gagner le Havre, mais qu'il se chargeait de nous piloter Jjus- qu'à Cherbourg. Nous naviguämes dans ses eaux, et quelques heures après nous laissämes tomber l'ancre dans une rade française. Des pilotes arrivent, ils nous parlent notre langue, peu s’en faut qu'on ne nous ap- pelle par notre nom. Je descends à terre avec M. Lamarche.. Je touche mon pays natal, les battements de mon cœur m'étouf- fent, le sang me suffoque… j'ai besoin de repos, et le repos m'accable. Déjà de retour! et mon absence n'a duré que quatre ans! Dieu ! que la terre est petite ! Je me réveille dans un lit moelleux. Je suis en France! Je vais revoir ma mère! mes frères! mes amis !.. Hélas! ai-je encore des amis, des frères, une mère?.… Dieu ! que la terre est grande ! Dieu ! que mon absence a été longue ! VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 381 LXXVI VOCABULAIRES DE QUELQUES-UNS DES PEUPLES QUE NOUS AVONS VISITÉS. J'ai pensé avec raison que les vocabulaires de quel- ques peuples sauvages ne seraient pas inutiles dans un ouvrage comme le mien. Le voyageur qui visite les régions lointaines n'a que trop de peine à inspirer de la confiance à des hommes presque toujours dispo- sés à l'attaque dès qu'ils se jugent les plus forts, et le plus souvent encore empressés à le fuir quand ils se supposent les plus faibles. J'ai remarqué mille fois que le meilleur moyen de les apprivoiser élait de se mêler à leurs jeux, departager leurs exercices, et, en quelque sorte, d'adopter leur genre de vie. Dès que je répétais une de leurs grimaces, dès que j'imitais un de leurs mouvements, je les voyais, plus jaloux de me plaire, se presser autour de moi et me montrer de nouveaux mouvements et de nouvelles grimaces. Leur langage surtout, si difficile à rendre avec nos sons, était la chose qu'ils se plaisaient le plus à nous enseigner ; et que de fois les avons-nous vus sauter de joie ou rire avec malignité dès que nous saisissions ou estropiions un de leurs mots ou une de leurs phra- ses. La gaieté a rarement été funeste : aussi MM. Gai- mard, Gaudichaud, Bérard et moi, sommes-nous tou- jours revenus de nos courses aventureuses, étonnés de notre bonheur après avoir satisfait notre curiosité. Dès que nous voulions quelque chose et que les sauvages s’opposaient à ce qu'elle eût lieu, loin de les menacer de notre colère ou de les séduire par des promesses , auxquelles ils sont rarement portés à ajouter foi, nous feignions d'abord de ne pas être trop affligés de leurs refus, nous dansions où mangions avec eux, et bientôt, comme si nous étions de leur famille, tous nos désirs étaient satisfaits. C’est ainsi qu’à Ombay nous avons recueilli des détails très-cu- NOUVELLE- rieux et visité un village dont les habitants ont peut- être dévoré une centaine d'Européens. Mais ces avan- tages, quelque grands qu'ilssoient pour les voyageurs, ne sont rien en comparaison de ceux que peuvent en retirer le botaniste, le zoologiste ou l'entomologiste : un arbre, une plante, un poisson, un animal quelcon- que, tout est recherché par eux dans des lieux surtout où la nature n'a pas encore èlé interrogée, et, pour que rien n'échappe à leur œil serutateur ou à leurs observations scientifiques, ils ont souvent besoin d'a- voir recours à Ceux qui connaissent par expérience ce qu'eux-mêmes cherchent à étudier. Dès lors, com- ment pouvez-vous réussir avec le secours incertain des gestes ? Un mot seul met au courant le sauvage; vous recueillez des détails et vous les rapportez dans votre patrie. Nous avons conservé dans ces vocabulaires l’ortho- graphe française. Il y a bien dans le langage des sau- vages quelques sons que nos caractères ne peuvent pas rendre exactement, mais nous y avons placé les lettres qui nous en donnaient plus approximativement l'idée. Nous avons trouvé dans les vocabulaires des navigateurs anglais tant d'imperfection, que, même avec leur secours, nous étions souvent dans l'impos- sibilité de nous faire comprendre. Cela tenait proba- blement aussi à la différence de prononciation qui existe entre leur manière et la nôtre. Owhyheée, Wha- hoo et Mowhée, par exemple, se prononcent ici comme en Angleterre : Ohahi, Houhahou et Mohoui. Nous avons évité toutes les difficultés de ce genre dans nos vocabulaires, et le seul moyen de se faire entendre est de prononcer toutes les lettres que nous avons employées. HOLLANDE A la partie ouest de la Nouvelle-Hollande, nous avons eu si peu de rapports avec les quinze ou dix-huit sauvages qui se sont montrés, que nous n'avons pu, malgré les témoignages de bienveillance par lesquels nous cherchions à les rassurer, apprendre que ce mot : Ayerkadé (Allez-vous-en). OMBAY A QUATRE LIEUES DE LA POINTE NORD DU TIMOR Nez. Imouri. Index. Assidélaï. Arc. Mossa. Yeux. Inirko. Médius. Léri. Corde de l'arc. Gagapé. Front’ou Tête. Imocila. Annulaire. Guémala. Flèche. Dota. Bouche. Ibirka. Petit doigt. Attenkilessé. | Bout de la flèche. Piua. Dents. Vessi. Cuisse. Iténa . Fleurs qu'ils portent Menton. Irakata. Jambe. Iraka. à la queue ou à Cheveux. Inibatalaga. Mollet. Ipakana. l'oreille. Satantoun. Peigne. Dakara. Genou. Icicibouka. Mouchoir. Linsou. Oreille. Iverlaka Pied. Makalata. Corbeau. Adola. Cou. Tameni, Gros orteil, Vakoubassi. Bouclier. Banou. Collier. Poupou. Deuxième. Léri. Nom de la rivière où Poitrine. Tercod. Troisième. Assidélaï. nous fimes de l’eau. [ra. Ventre. Tékapana. Quatrième. Guémala. Nom du village que Postérieur. Tissoukou. Cinquième. Vakilessé, nous visitâmes. Bitoka. Parties sexuelles de Queue. Imbilataka. Nom du village non la femme. Glessi. Ruban de queue, Preki. visitè, voisin du Sein. Ami. Bracelet. Bankoulou. premier. Madama. Epaules Iklessimé. Ceinture du cric. Kaboulou. Nom du rajab de Bi- Bras. Ibarana. Anneau qu'ils met- toka. Sicman Avant-bras. Itana. tent au bas de la | Sacré. Pamali. Main. Ouiné. jambe. Léla. Volaille. Ayan. Doigt. Tétenkilëi. Cric. Péda. Couteau. Pisso Pouce, Setenkoubassi. Fusil. Kéta. I Les noms de nombre sont semblables à ceux de Timor. 382 Tète. Front, Sourcils. Œil. Yeux. Paupières. Cils. Nez. Bouche. Lèvres. Dents. Langue, Menton. Joue. Oreille. Barbe. Moustaches. Cheveux. Cou. Poitrine. Mamelle. Lait. Ventre, Nombril Estomac. Dos. Postérieur. Parties sexuelles de la femme. Mont de Vénus. Union intime sexes. Epaule. ras. Coude. Main. Doigt. Pouce. ‘ Or. Barrique. Petit doigt. Ongle. Cuisse. Jambe. Genou. Pied. Talon. Orteil. Peau. Pouls. Homme, Femme. Anthropophage. Jeune. Vieux. Borgne. Aveugle, Lèpre. Rhume. Plaie. Petite vérole, Chapeau. Mouchoir. Pantalon. Tunique. Bracelet de coquille. Perle. Couteau. Chaise, Bague. Natte. Aiguille, Corde. Epingle. Tête d’épingle. Gouvernail. Feu. Fer, Fumée. Pagaïe où rame, Mer. des Kouto et Koutor. Kaliour. Bilinghi et Bibilin- ghi. Tam et Tad. Tadji. Touana et Kaplour. Tad Kaplour. Kasseignor. Kapiour. Kapioudjais. Kapioudji. Mamalo. Alod-Galor. Affoffo. Kassigna. Djangout. Kassohouné. Kalignouné. Kokor. Kacnor et Katnor. Soussé. Soussé, Siahora. Figilo. Naor. Moulor. Pipor. Fid. Fobioïit. Ohi-Ohi. Vialor. Kamer. Kapchouor. Fadlor. Kakahor. Kakahor-Pial. Plaran. Pipa. Kakahor-Kali. Kassiébor. Kapiar et Kaftiar. Pichor. Kallar-Toublor. Ilihahor. Kaplouhor. Kahom. Kinot. Houté. Gnat et Sgniat. Piné et Mapina. Kron. Mandjaman. Bukali. Babaïap, Takapali Matal, Ohie. Jabat. Pare. Sarahou et Chapeou. Tahoula. Chanac. Chinsoun. Babila. Moustika. Sout. Trapessa. Aliali. Dab. Liaïné, Gouminalada. Balou. Koutom. Béguéné. Bessi. Mass. Poné. Tassi. SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. NATURELS Eau douce. Pirogue. Couteau pour fendre les cocos. Argent. Roupie. Table. Miroir. Rasoir. Scie. Banc. Entonnoir, Cuiller. Bouton doré. Serviette. Idoles en bois Peigne en bois. Bonjour, salut. Fumer. Manger. Uriner. Réveiller quelqu'un. Soleil. Chien. Phallanger. Oiseau. Bec. Œil. Tête. Aile. Patte. Ongle. Queue, Plume. Caroncule d'une es- pèce de tourterelle. | Œuf d'oiseau. Œuf de la poule noire. | Nid. | Cassican. Epervier à ventre blanc. Tourterelle à caron- cule noire. Ilirondelle de mer. Corbeau. Martin-Pêcheur. Calar de Waiggiou. Autre Calar. Ara noir, perroquet à trompe, Perruche de Timor. Cacatoës. Perroquet Papou. Grand perroquet de la Nouvelle-Guinée. Lori tricolore Petite poule noire. Pigeon de Rawack. Pigeon couronné de Banda. Pluvier. Corlieu 1. Oralier blanc de Boni. Fou brun. Petite hirondelle de Rawack Petit oiseau gris- blanc. Petit oiseau gris- blanc de Risang. Tortue de rivière. Tortue de mer. Gros lézard de Ra- wack. Petit lézard à queue annulée, Gecko Grand serpent. Petit serpent. Poisson. Squale rousselte. DE GUÉBÉ Aër omissi. Arouéré. Soubéré. Salaka. Kikitoné. Méza. Mistigué. Soutsakatal, Gargadi. Banko. Sanaka. Sahoul et Gahoul. Kaki. Amout. Héfi Assi. Tabéa. Sorop. Tanané. Pami. Peguigne. Astouol. Kobbli. Doh. Mani. Kapiou, Inéta. Kouto. Balmo. Kalahou. Kassiébahou, Sepigo. Plouko. Kognio. Mané. Bléviné lesso. Penou, Oukouakou. Ouapinébat. Ouapiné. Sapané. Samalahi. Salba. Massouabou et Baro. Massouhahou. Mani-Falkoumé. Saklik. Akia. Ambilio. Alian-Ha. Lori. Blériné. Bioutiné. Manébi. Sikiakel. Sikiakel, Siahou. Mani-Galegalet. Bleffé. Kalabissan, Kalibassan. Féhéléhi. Béguébégué. Besté. Sesseffé. Kassidiof, Baià Baï. Hin et Hiné. Kaffagaï. Raie torpille. Baliste à grande tache noire. Nautile. Moule. Cône dont on fait des bracelets. Œufs de Léda. Amphinome. Crabe, Crabe à taches rou- geàtres. Crabe moucheté de jaune. Gérarcin rou). Crabe brun sans ta- ches. Pagure. Scyllare. Angouste. Araignée. Charançon noir. Capricorne. Sauterelle. Cigale. Libellule. Papillon. Chenille noire. Simulie (moustique). Asterie-Ophiure. Oursin. Oursin miliaire, Oursin à baguettes. Holothurie. Noix muscade. Bacis, ou deuxième enveloppe. Brou, ou première enveloppe. Grenade. Fruit du jambosier rouge. Fruit vénéneux four- ni parun arbrisseau du genie Ximenia, et nommé pistache par nos marins. Tacca. Giraumord. Maïs. Tabac. { tourlou- Banane. Fucus. Sagou. Jonc (genre Canna). Piment. Champignon. Espèce de bonne pom- ne, fournie par un arbre du genre Cy- nometra. Escalier. Non. Ecaille. Danser. Madame. Assez. Cigare. Petit-fils. Ile Rawack. Pisang ou ile des Ba- naniers. Aiguade de Waiggiou. Croix en bois qui sert à tordre le fil. Je ne sais pas. J'en ai. Bougie. Cire. Famé. Soume. Guig Ampouloumé. Bilibili, Boul. Nief. Kaf, Kaf-Bali. Kaf-Kabéi. Ka-Hou. Kaf-Boussè. Kaougané. Kalioul. Besséou. Plaou. Nanipa. Kava-Cuahoa. Kassipiaou. Cinianel. Socmohoua. Caen. oyop. Nini. Tchiléoï, Baoussan, Tata, Tassikapiou. Moko. Sémékao et Alankao. Boun-Ha et Bouga. Alagan. Dalma,. Gog. Fofolahoui. Oueïemé. Bactil. Cassella. Tabaco (s. d. Portu- gais). Pisang. Rohémé, Of et Jof. Kabo. Baltian. Essiné. Imouï, Loiné. Né. Hounaf. Densar. Gnogna, Ura Nomhou. Tchoutchou. jo) Rabouck ou bien, Ra= houchi. Poulo-Pisang. Sahoury. Kaïouhahé. Trada-Ka0o. Bagnia. Liliné. Malamé. 4 Les naturels de Guébé assurent, contre toute vraisemblance, que le pluvier et les corlieus:sont les mêmes oiseaux, que l’âge seul rend différents; ils disent que le premier est vieux, et que les derniers sont jeunes. Poudre à canon. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Onze. Douze. Tête. Cheveux. Nez. Cils. Yeux. Barbe. Dent. Joue. Lèvres. Menton. Cartilage. Nuque. Epaule. Bras. = Tête. Front. Sourcils. Œil. Paupières. Cils. Narine. Bouche. Lèvres. Dent. Langue. Joue. Oreille. Trou de l'oreille pour les pendants. Barbe. Moustaches. Favoris. Cheveux. Cou. Poitrine, Mamelle. Sein de femme. Soussou-Bassar. Lait, Sous-Dourou, Ventre. Snéouar. Ombilic. Snépouéné. Estomac. Sansinédi. Dos. Kokrousséna. Postérieur. Kodoné. Parties sexuelles de la femme. Fidon. Union intime des sexes. Koffroné, Bras. Braminé. Main. Konef. Doigt. Urampiné. Ongle. Urampiné-Baï. Cuisse. Oizop. Genou. Onépouer. Jambe. Oizof. Pied, Oïbahémé. Talon. Oékouraé. Plante du pied. Oévahémé. Orteil. Oépiné. Sang. Riki. Homme, Snone, Sénokakou VOYAGE AUTOUR DU MONDE Ouba et Passané. | Pissa. | Pilou. | Pitoul. Piffat. Pilimé. | Pounoum. À Piffit. Poual. | Pissiou. Otcha. Outinésa. Outinélou. Treize. Vingt. Vingt-un. Vingt-deux. Trente. Trente-un, Trente-deux. Outinétoul. Affalou et Talankia Affalou-Talampissa. Affali-Talampilou. Affatoul et Laxa. Laxa-Pissa. Laxa-Pilou. Quarante. Affat. Cinquante. Affalimé. Soixante. Affounoum. Soixante-dix. Affalit. Quatre-vingts. Affaoual. Quatre-vingt-dix. Affassiou. Cent. | Deux Mille. Deux mille, Trois mille. Quatre mille, | Cinq mille. | Six mille. | Sept mille. Huit mille. Neuf mille. cents. ALIFOUROUS OÙ INDIGÈNES DE WAIGGIOU Kagala, Sénoumébouran. Soun. Inekarneï. Jadjiemouri. Gangapouni. Oualini. Gangafoni. Ganganini. Gambapi. Shyroïde- Kkadjiahou- ni. Kadjiekoumi. Poupouni. Kapiani. Vrouri Anderé et Andané, Bilbiliné. Tadeni et Grarour, Karnéou et Neïnka- mor. Kabour. Inécénonipokir. Soidon. Clanii et Sfadoné. Nacoéré. Ramaré. Fofer et Gaïafoé. Kananié, Kananik et Kanik. Knini-Nekir. Ourevoure et Oure- boure, Ourebourou et Ou- reboure. Souroumbourahéné. Sonébrahéné. Sassouri et Satou- koëré. Andersi. Sous el Soussou. et Arané. Bracelet en rotin. Houali. Avant-bras, Konkaboni. Main Konkafaleni. Pouce. Kontidal. Index. Konkantili. Médius. Kouantipoulo. Annulaire. Kouantiripali. Petit doigt. Kouantilminki. Mamelles. Mansou. Poitrine. Ignegarini. Creux de l'estomac. lovampini. Ventre. Sgnani, Nombril. Assilini. Dos. Kouaneténi. Fesse. Séni. PAPOUS Homme sauvage. Senosoup. Femme. Biéné. Dame ou femmed'une condition supé- rieure. Femme enceinte. Papou. Boucles d'oreilles Bracelet fait avec une coquille. Bracelet ordinaire, Bracelet de bambou tressé et coloré. Collier. Peigne. Perle. Bague. Sorte d’amulette en bois, cheveux, co- quilles, etc. Yètement. Bouton. Pantalon. Mouchoir. Linge. Chapeau. Veste. Ceinture d'écorce de figuier. Soulier, Bas, Arc Corde de l'arc. Flèche. Sabre. Fusil. Pistolets. Canon. Tambour des Papous. Foënes, où fourches à deux ou trois branches. Hache. Couteau. Ciseau. Scie. Cuiller. Gobelet, Ancérandia et Pe- rampoua-Bassar. Snonaréba. Papoua, Kouménéta. Séméfar et Saméfar, Kabraï. Romandac et Lou- lou Loulouï. Brambroné et Ba- rianboné. Asix, Moustikan et Mousti- ka. Aouruis et Kapana- gue. Arion, Nonandé- bène, Sansoun, Cati. Sansoun-Souga. Touara. Caïon. Saraou et Tapiéro, Sansou-Drabakèné, Marè. Sopatou et Soïop. Caous. Mariai et Mariaïa. Cabraï. Ekoï, Eikoi et Cohi, Inoï. Snapan. Poëstik. Padaïe, Sandip. Collo-Hoet Manoura. Mouécane. Inof, Ainoé et Inoë, Inei-Boutoun, Gargadi. Rovezausec. Parascoeï. Postérieur. Cuisse, | Genou. Jambe. | Mollet. Pied, Talon. Malléole. | Gros orteil. Cinquième. Peau (tissu cutané). Bouteille. EAU Miroir, Chaise. Bol en porcelaine. Sac de vaccois. pendu à gauche. on porte de l’eau. Bougie, Plume. Natte. Caletière. Fiole. Clef. Petite vérole. Plaie. Lèpre. Brülure. Pros. Boucle corvette. Pagaie. Corde. Ligne de pêche. Outinetcha. Outinelou, Chalansa. Chalanlou. Chalantoul. Chalanfat. Chalounlimé. Chalannoum,. Chalanfit. Chalanoual. Chalanssiou. Sénédokaouri Affoloni. Konkapoki. Konkanfaï. Barmor. Kourgnaï. Konkabjouli. Kolabeni. Kouantilul. Kouantibipalr. Kouantipoulo. Kouantipali. Kouantilminki. Rip. Mac et Néguï. animé et Faniné. Calapessa. Béné et Béhéné. Camè, Petit sac de feuilles de cocotier que les Papous portent sus- l'épaule Kapané. Bainbou dans lequel Padarène. 4 Mala, Malaam et Mas- sam. Mambour. laër et lar. Guénessa. Farascaï. Koutine. Para. Kankoun. Babaraï. Paré. Ouai. de fer de la Garmoné, Taborefs. Rivé. Karaféré. Fil de laiton où pend l'hamecon. Kassénouar. Coin pour fendre le bois. Aiguille à coudre. Tête de l'aiguille. Pointe de l'aiguille. Epingie. Pavillon. ture. Maison. Escalier. Ami. Manger. Boire. Dormir. Mourir. Monter. S'en aller. Hisser. Amener, Assosser. Ouarious, Marious. Pouéné. Réri. Kannivar, Barbar et Sagarali, Caractère, lettre, écri- Fas, iouma. Kaouëèke. Bati. Dan et Lani. Kiné, Ténef, Kokive et Ké- nef. Ténef. Kabéré, Koubram, Vassio. Vakiou. . 384 Nager. Pagayer. Rire. Danser. Chanter. Attendre. Sentir. Fumer. Faire. Faire du feu. Mer. Pluie, Soleil. Eclair. Tonnerre. Nuage. Tombeau. Qui est mort. Coup de poing. Coup de pied Soufflet. Comment vous tez-vous ? Bien, Venez ici. por- Heure. Jour. Son, bruit. Or. Argent. Feu, Eau. Eau douce. Terre végétale. Sable. Homme d’une condi- tion supérieure. Madame. Je vous remercie. Assez. Plusieurs. Joli, beau, bon, Mauvais. Grand. Boiteux. Je ne veux pas, Non. Oui 1, Cigare. Moi. Toi. Clou. Ecaille. Singe. Chauve-souris. Chien. Tête. Cheveux. Front. Sourcils. Œil. Cils. Paupières. Poils ou cheveux. Nez. Narine. Bouche. Dent. Dent molaire. Langue. Lèvre, Lèvre supérieure. Lèvre inférieure. Menton. Oreille. Cou. Larynx. Nuque. Poitrine, * Depuis Le Bengale baisse. Dasse. Vorosco. Combrivé. Kokévé. Dicé, Vassifari. Nas. Adéné-Tabaco. Assièné. Assièné-Afor. Soréné. Méker. Rias Samar et Nauki. Kadadou. Rep-Meker. Rouma-Papo-Vemar. Vemar. Kankouroui et toub. Rossopoumi. Mouni. Ka- Navié-Rapei? Vié-Rapei. Gnamaniné et Kama- ricini. Lefo. Ari. Poun. Blaouéné. Likitone. Afor, For et Foro. Ouar. Kokiné. Jéné-Sarop. Iéné. Snombéba. Ra-Hinéserénédia. Aravairi. Rovarapé. Iboën. Narié. Tarada et Trada. Rebah. (Guéna-Douef. Beciva. Marisimba et Nama. Issia. Ou-Hi. Aïa. A-Ou. Pakou. Mis. iouk. tabout. Nofam et Nofané. LES Oulou. Gapoun-Oulou. Ha-1. Babali. Mata. Poulou chalam lam, Chalam Jam. Poulou. Goui-iné. Madoulou Goui-iné Pachoud. Nifiné. Akakam. Oula. Aman, Aman-houlou. Aman papa. Achaï (mouillez). Talan-ha. Agaga. Famagniou-ann. Toun-ho. Ha-ouf. SOUVENIRS Chienne. Phalanger. Cochon. Buffle. Epervier. Epervier à blanc. Cassican. ventre Corbeau. l Oiseau de Paradis. Martin-Pécheur. Calaou de Waiggiou. Ara-noir. Perruche de Timor. Cacatoë blanc. Lori tricolore. Coq. Poule. Petite gallinacée noi- re. Pigeon couronné de Banda. Huppe du pigeon cou- ronné. Colombar à caroncule noire. Tourterelle. Tourterelle à calotte purpurine. Pluvier. Corlieu gris. Crabier blanc. Oiseau. Œuf. Patte. Aile. Queue. Tortue d’eau douce. Tortue de mer. Gros lézard de Ra- wack. Petit lézard. Poisson. Nautile. Cône. Tridacne. Tridacne de moyenne grandeur. Grand tridacne. L'animal du tridacne. Œuf de Léda. Coquille univalve. Pagure. D’ UN AVEUGLE. Nofam-Biéné. Rambane. Baine. Kobo. Man. Man-Oupo. Mankahok et Manga- Ouki. Manbobek. Maëfor et Bourou- Kati. Mankinétrous. Mandahouéné. Sakiéné. Manésouba. Manbéaher. Magniourou et Ma- niauri. Mazaukéhéné. Mazaukéhéné-Biéné. Mankério. Manbrouk. Cun-Héi. Manroua. Ampahéné. Manobo. Mangrénegrène. Mancivièné et Anci- biné. Manoubène. Bourou. Bolor et Samour. Guénor et Bramime. Boure. Pouraï. Manguiné. Ouané et Oa-60. Kalabet. Mantikti. Iné et Jéné. Korokorbeïet Kokor- baï. Sagahouli. Katobeï. Sarir. Siambéba et Koïam. Katob. Orbei-Orbeï. Orbei-Koïan. Kainoux. Myriapode { mille pieds). Charançon. Sauterelle. Cigale. Fourmi. Papillon. Oursin. Holoturie. Tabac. Eponge. Multipliant (arbre) ?. Giraumon. Papaye. Jamrose rouge. Muscade. Macis, ou deuxième enveloppe. Aiïl. Gingembre. Haricot. Jonc. Fruit charnu d’un ar- bre du genre Cyno- melra, espèce de pomme. Coco. Jeune coco. Pierre de coco. Riz. Oignon. Casuarina. Ananas. Sucre. Bambou. Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq Six. Sept. Huit. Neuf. Dix. Onze. Douze. Treize. Vingt. Trente. Cent. TCHAMORRES OÙ MARIANNAIS Ventre. Nombril. Dos. Colonne épinière, Epaule. Bras. Coude. Main. Os. Os du bras. Pouce. Index, médius, annu- laire. Petit doigt. Postérieur et fesse. Cuisse. Genou. Jambe. Bâton. Miroir. Mollet. Tibia. Pied. È De l'écorce du multipliant on fait ici des ceintures. , É ; À 5 On trouve quelquefois de petites pierres elliptiques dans le lait de coco; j'en ai apporté plusieurs en France, Touyan. Apouya. Tatalou. Tolan-Talou. Apaga. Iious. Toumoun-canai. Canaï. Tolan, Tolan hious. Tamagas. Talanchou. Calanka. Poudous. Chachaga. Tamoun adiné. Adiné. Tou-oun. Lamlam. Mamanan-ha. Sadnou houd. Adiné-i. Malléoles. Gros orteil. Petit orteil. Union des sexes. Paume des mains. Plante des pieds. Empreinte du pied. Chapeau. Sandale de cuir. Chaine qu'on portait anciennement au cou. Couteau des morres. Feu. Pierre. Pierre à feu. Œuf. Poule. Pros. Mer. Ilaute mer. Eau. Cha- Obané. Mourémoure. Ampaéné. Rédegni. Mancara. Apop et Abéoät. Serrégatine. Pinamè. Tabaco. Iène. Nounou. Tabou , Bactil. Kapaie. Emi-Ohi. Masséfo et Nasfor. Laboui et Monremoure. Bava. Ravesané. Avrou. Saraï Sarai-Kumoure. Pénoëré. Jas. Bava: Imouï. Raïinassi. Goula. Ambober. Sai et Ossa. Douï et Serou. Kiorre, Kiorré et Kiorro. Fiak et Tiak. Rimé. Onémé. Fik et Sik. Ouar. Siou et Sioné. Saméfour. Saméfour - Sécéro- Ser. Saméfour - Sécéro- Sourrou, Saméfour - Sécéro- Kior. Saméfour-Di-Sour- rou. Outimé et Saméfour- Ousimé. Acoula. Tamagas adiné. Kalauké. Ouma-ha-as. Ataf. Foffougai. Fégay. Touhoun. Doga. Gouini. Daman. Goisi. Achou. Gagoud. Chada. Manoug. Sagman. Tassi. Matiné-an. IHanoum. jusqu’au iles Sandwich, presque tous les peuples disent oui en aspirant et en levant la tête, tandis qu'en Europe on fa Coco. Eau de coco. Vin de coco. Père. Mère. Homme. Pros. Bois. Ce qui est droit. Ongle. Eclair. Tonnerre. Corps de l'homme. Double. Ouverture. Cordon ombilical. Briser l’épine du dos. Case, habitation. Lutte. Chemin. Donner un coup de grilfe. Faireun signe de l’œil à une femme. Regarder. Regarder en d'intelligence. Indique. Montre du doigt. Pat. Corbeau. Martin-Pécheur. Gallinacée de Tinian. Poule sultane, Tourterelle à calotte signe 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 42 13 20 50 40 or e _ SRI SHmSSS 200 1,000 10,000 100,000 Nidjiou. :Chougou nidjiou. Touba. lier brun. Gaga. Tata. Pluvier. Doulili. Nana. Corlieu gris. Calalan. Laë. Crabier ardoisé. Chouchoucou. Secman. Chevalier noir et Hadjiou. blanc, oiseau. Doulili. Tounas. Héron grisàtre. Cacag. Papakis. Frégate. Padjiajia. Lamlam. Merle. Sali. Houlou. Aigrette ou crabier Tataoutaou. blanc. Chouchoukou-apaca. Gui-hiné. Paille en queue. Tiounié. Madoulou. Espèce de rossignol. Gapio. Acag. Canard. Gahanga. Houloug tatalognia. | Grimpereau rouge. Eguigui. Gouma. Gobe-mouche à bec Afoulou. aplati. Nossa Chalan. Gobe-mouche à queue en éventail. Sotine Cagouas. Balise noirâtre à frange jaune. Satta. Acheg-hi. Tétrodon verdätre. Mangaou. Atan. Labre jaunâtre à dos recourbé. Bou-ha. Atan segouit. Lézard. Elitei. Chauve-Souris. Fani-hi. Tanchou. Murène. . Acman. Chiaca. Petit Chirurgien Aga. blanc. Magnia-a-apaca. Si-hig. Chirurgien. Magnia ac Atouloun. Sasségniat. Petit Holocentre. Chalag. Poulalat. Poisson couleur de VOYAGE AUTOUR DU MONDE. purpurine.. Tourterelle grise à col- rose, bon à manger. Totot. Achiné-Choun. POUR LES INDIVIDUS. POUR LES PIASTRES, ETC. Labre brillant. Chétodon noir. Chétodon à raies jau- nâtres. Hippocampe. Ostracion boule. Chevrette. Sole Poisson géographi- que. Crabe couvert de mousse. Crabe avec une na- geoire. Crabe géographique. Oursin à baguettes. Bénitier. Spondyle. Porcelaine. Cône bigarré. Coquille bivalve can- nelée. Seine, Epervier. Scie. Ombre. Fainéant. Brasse. Demi-brasse, Coudée. Pan. Brassée. Poignée. Bas. Deux brassées. POUR Tan hissoun. Fomo. Doddou. Pippoupou. Dangloun. Ouan. Tampat. Sesdjioun. Panglaou achou. Panglaou anitti. Panglaou lagnia. Laous. Ima. Tiguimé. Ghégueï. Aléliné. Pagan. Tchi-Choulou. Tchalaga. Lagoua. An-Ninimé. La Houn. Hious. FEchoun-Hious. Tamoan. Infantiffi. Asna Dinidouq. Inakioun. Inagoua. Ougoua Dinidouq, LES BRASSFS. Acha. Ougoua. Toulou. Fadfad. Lima. Gounoum. Fiti. Goualou. Sigoua. Manoud. Manoud Nagouai Acha. Toulou. Fadfad. Ougoua Nafoulou. Toulou Nafoulou. Fadfad Nafoulou. Lima Nafoulou. Gounoum Nafoulou. Fiti Nafoulou. Gouhalou Nafoulou. Sigoua Nafoulou. Galous. Ougoua Nagoutous. Chalan, Manoud Nafoulou. Manoud Achalan. Gatous Achalan. Assidjieï, Achidjieï. Ougouïdjiei. Torgouïdjieï. Farfateï. Limitjier. Godinitjier. Fetgouidjiei. Gouadgouidjiet. Segouidjiei. Manoteiï. Maroteï Nagou 1 Achidyieï. Igouitjiei. Torgouitjieï. Ougouitjiei Nafoulou. Torgouitjiei Nafoulou. Farfatei Nafoulou. Limitjiei Nafoulou. Godmitjiei Nafoulou. Fetgouitjiei Nafoutou Gouatgouitjiei Nafoulou. Sigouitjiei Nafoulou. Gatous. Ougouitjiei Nagatous. Chalan ou Achalan. Manoteï Achalan. Catous Achalan. Tak-Achoun. Tak-Ougouan. Tak-Touloun. Tak-Fatoun. Tak-Liman. Tak-Gounoum. Tak-Fitoum. Tak-Goualoun. Tak-Sigouan. Tak-Manoud. La première colonne sert pour la numéralion des individus ; la seconde, pour celle des piastres, cocos, melons d’eau, etc., et la troisième, pour celle des brasses. La troisième numération ne va pas au delà de 10. > REMARQUE SUR LES PRONOMS POSSESSIFS Mon se dit hou; ton se dit mou. Son est traduit par gua; notre par ta ; leur par gnia si l’on parle de per- sonnes absentes, et par midjiou s'il est question de personnes présentes. Un pense bien que puisqu'on donne ces détails, 1ls ont èté communiqués par quelqu'un qui possédait parfaitement la langue chamorre. Ils ont été recueillis, par mon ami Gaimard, de don Louis de Torrès, à l’obligeance duquel est dû aussi le vocabulaire ci-dessus et plusieurs notes intéressantes sur cet archipel. Liver. 49. 49 386 Tête. Cheveux. Front. Sourcils. Œil. Cils. Paupières. Paupière supérieure. Paupière inférieure. Nez. Narine. Boucle. Dent. Dent incisive. Dent petite mollaire. Dent grosse mollaire. Langue Lèvre. Joue. Menton. Barbe. Oreille. Lobe de l'oreille. Trou auditif. Cou. Trachée-artère. Nuque. Poitrine. Ventre. Ombilic. Dos. Colonne épinière. Clavicule, Omoplate, Epaule, Bras. Avant-bras. Coude. Os. Main. Poing. Doigt Pouce. Index. Médius. Annulaire. Petit doigt. Hanche. Postérieur. Ronnies, Roumai, Simoié. Alomméi, Alérou- méi, Timoé. Man-hoi. Fatou, Fatel, Fatuel, Fati. Metail, Métaiï, Messaï. Caporal, Métal, Ca- poloul, Némétéi. Palapoul ne métal. Aoutol ne métal. Assépoilcépoil ne métal. Poiti, Poitiné, Poi- til, Podi. Poélé poiti, pouel poitiné, Poilé poi- til, Assémalibodi. E-Houaï. Ni, Gni, Ni-i. Gniloneï , Gniloë {mouillez gni). Hiponéguiéloueï, Ni- li. Pouralonéi, léonel. Loneï, Lonél, Laonel, Loel. Tiloneï, Tilonel, Ti- liaonal, Alisséou. Tépal, Aissapal, Aoussépal. Etéi.Atel, Jalel, Alé. , Abissel. hé, Taliné- han, Taliné-hal. Robalolon-heiï, Lolal, lolal taliné-bal. Pitalan-heï, Pouï ta- liné-hal. Faloui, Faloné, Ou- rongal. Ouroun heï. Lougouroun - heï , Longoulon-honel, Longoul-houei. Loupai, Ouponal, Oupoueï, Uiti. Fégai, Oubouoiï. Pouzei, Poujé, Pou- goi-ie. Ta-houri, Tagouri. Routa-houri, Louta- gouri, Sulta-gou- Poura- ri. Lépan, Alégoui, Lu- palaléboueï. Evarai, Avaraï, Efa- rai. : Evarai, Avaraï, Efa- rai. Rapélépei, Chapèle- peï, Lapilépéi. Marélépei, Mérélé- pei, Mélaliper. Rapélépélépei, Apé- lépélépeï. Rouloupeï. Galeïna, Branéma, Pralémal, Pélali- pei. Cattel, Comourou, Comoural. Altilipai. Catouleppéné, Ca- toulépal. Catourap. Catoulou. Catoussépouck. Catoudéguid. Onilaï. Lonetti,” SOUVENIRS D’ UN AVEUGLE, ILES CAROLINES Fesse. Cuisse. Genou. Jambe. Malléole. Talon. Mollet. Pied, Pouce ou gros orteil. Deuxième orteil. Troisième orteil. Quatrième orteil. Cinquième orteil. Union intime des sexes. Orteil. Paume des mains. Plante des pieds. Sein. Sein de femme. Ongle. l'eau. Sang. Homme. Femme. Femme mariée. Femme non mariée. Père. Mère. Fils. Fille. Grand-père. Grand mère. Petit-fils. Petite-fille. Homme mort. Enfant. Petit enfant. Très-petit enfant. Femme enceinte. Vieillard. Cheveux Bouclés. Cheveux lisses. Bout de sein. Pouls. Sueur. Anthropophage. Excrément humain. Région lombaire. LangoutidesCarolins. Couteau. Lame de couteau. Courroie de couteau. Petit panier de vacois. Hamac. Filet carré pour pren- dre du poisson. Coco servant de go- belet. Briquet. Morceau de bois pour conserver le feu. Sac. Mortier. Pilon. Passoire pour l’eau. Chaudière. Cuiller de bois. Calebasse. Sel. Pou- * Pouroueï, rouël , Palipa- liaonati. * Rapélépreï, Rapé- lépéreïi, Oufoï. Pongoneï, Pongoné. Bralépareï. Courouhoul , rouboulpéré. Capélépéléprel. Salaléprei R Sagalé- preï, Lessalipéraï. Paraparépreï, Para- paralédérei, Péra- péral. Catouléperépreï, Ca- toutépéléprer. Catougléréprer, Ca- tourouguilprei. Catoulougue. Catousséponégue. Catourougue, Ca- touruk. Cou- Sirik, Feï. Attilipéraï. Prékémeï. Fallépreï, Fanipéraï. Toussagai, Ti. Rabout, Faïfféné, Oi-iti. Coub, Cui. Ponai. Atchaponé. Mal, Marr, Mérer. Rabout, Faifie. Aou-Taguel. Lipper. Témal. Cillé. La-hub, La-hal. Magaïani. Touvéi. Faiffel-touvéi. Fa-ham. Filragol. Emiss. Sari,Tarimar,Oligat. Sarikid. Sarikitikit. Oébobo. Amaré, Touffé. Chimorur. Larimourac. Maror. Miméracal. Mouiamoui. Mouho. Pag-ha. Lougoulougoul. Copalai, Copaleï, Ca- paleï, Apalé. Tapélap, Sarré. Tougoutougoul. Kellémel, Coumaru. Rougoud, Séou. Huloul. Hou. Pauré. Calellers. Capett. Saro. lalef. Tontaïou. Moitaru. Ra-hona. Oulémi. Cahouvara. Tamourillaou , maurillaou. Ta- Gâteau de mais. Corde. Gronde. Chapeau. Longoumélimari. Tali, Amei. Chaouled, Amarépoi. Péring, Paroneï, Pa- roun, Paroun-hei. Hamecçon. Queu. Sac en feuilles de co- cotiers. Anneau en cheveux que les Carolins portent au bas de Poutaou. la jambe. Rimm. Tatouage. Mak. Manteau. Aonis. Herminette. Puarang. Fusil. Pak. Natte. Quiégui. Etoffe. Teur. Arc et flèche. Ettanck. Elephantiasis. Péremmats. Lèpre. Kilissapo-0. Plaie. Clo-o. Cicatrice. Equilas. Taches blanches sur la peau. Roanig. Médecine. Taré. Médecin. Rogui. Boire. Tchali. Manger. Moun-ho. Eau. Pal, Ralou, Ralu. Mer. Tasti, Amoroue. Ralou ciété. Ouloumi. Eau de mer. x Donnez-moi à boire. Donnez-moi à Iman- ger. : Moun-ho. Donnez-moi des co- cos. Cassitou-rola. Donnez-moi du feu, Hassilou-vaff. Parler. Capet, Fagatié. Parler beaucoup. Egameélei-capet. Pleurer. Tan-hé, Sing, Nao- locar. Larme. Somené. Siffler. Cacahour. Chanter. Pouarécou, Paroug. Fermer les yeux. Masseurou. Cracher. Coutouvi, Atouc. Marcher. Rik. Sauter. Sioutak. Marcher à petits pas. Ouati-Ouati. Piquer. Saru. Couper. Fela. Attends-moi. Ouati-Ouati. Allons. Faraë. Se lever pour rester dehout. Caouloc-Oulaiet. Assis. Battodéou, Faizabal. Couché. Ioulloc, Azouc. Couché et endormi. Houlloc emassou- roug. Sortir du lit. Roumetac. Se moucher. Moussouri, Malibodi. Morve. Rallé poitel. Souffrir. Etoumai. Aboyer. larri. Venez. Pouitoc, Etto. Venez tous. Pouïtoc pouitoc ela- goumi elagoumi elagoumi. Frapper avec un Mar teau. Sougou. Chercher des pierres. Egarapou. | Mettre dans la poche. Loupouagali. Tirer de la poche. Calicahol. Poche d'habit. Pouïel. Mettre son chapeau. Paroung. Oter son chapeau. Oitiuik. Mets ton chapeau. Paroun-hac couté hapouers. Comment te portes- tu ? Coupou toumai ha ? Bien. Emoimag. Mal. Etamag. Et toi? 4 Bien, gräces à Dieu. Dieu. ais à Guham. Je vais à la montagne. Je vais aux champs. Que fais-tu mainte- nant? Je me promène. Adieu. Oui. Non. Comment se nomme cela ? Bäiller. Dormir. Ramer ou pagayer. Gouverner à bäbord. Gouverner à tribord. Plonger. Eternuer. Vomir. Se gratter. Se frotter. Pincer quelqu'un. Frapper avec le poing. Frapper du plat de la main. Mordre. Mächer. Peter. Tousser. Roter. Se donner la main. Tirer les cheveux. Arracher les cheveux. Tirer à soi. Se frotter les yeux (au réveil). Dériver (terme de marine). Menacer quelqu'un. Se dépècher. Etre malade. Virer de bord. J'ai vu. Danse des Carolins. Danseavec les bâtons. Un baiser. Un soufflet. Un coup de poing. Un coup de pied. Un coup de poignard. Noble ou chef. Maison. Bambou. Planche. Bois. Fagot de bois. Feuille d’arbre. Porte. Fenûtre. Echelle. Premier échelon. Echelon moyen. Dernier. Fer. Planches de bambous. Toit. Tuile. Avant-toit. Le nom des constellations et celui par M. Bérard. L'étoile polaire. La Grande-Ourse. La Claire-des-Gardes. La Chèvre. La Lyre. Le Cygne. Le Dauphin. E Faou ? Emoimag è faluk. Jaloussou. Goupalai agnel? Farak macoutac. Ipoualag , houlou houlouhoul. Farak macoutac. Houlag hellon hol? Honégaon. Couzamel. Tchim, Schine, Oi, O0, N-hu Jamoib. Essor, Echouar, Ela- ourou, Elipouga- iche. Efaïtoum ? Maladel, Maou aladel. Maourou, Matourou. Fatib. Athia. Fa-an. Toulonc. Mossi. Mouss. Garigari. Tareï. Poi-igue. Touk. Peuli. Coue. Lulu. Oula. Naou. Mouss. lroitional. Loucop. Amalucoume. Inirache. Diganles. Oréor. Laoualouor. Cahé-cahé-cahé. Ezamoïg-sornéas. Gache. Iroëri. Nimorapout.Poirouk Lialénini. Moungo. Onboup. Tongoua. Vadi. Reï. Tamor. Imme, Emou. Poi-hi, Pa-hi. Pap. Paffi, Coli. Euzo. Tiélaouk. Songalok. Catami. Ital. Faliou, latté. Paran, Loulou. Pappa. Fatefat-iassou. Emezoaou. Aguitaguid. Ouléouhel. Ouléga. Maïnap. Maleguédi. Meul. Cheppi. Cheppi. VOYAGE AUTOUR DU MONDE, Grand coffre. Petit colfre. Arbre. Arbre Arbre mort. Arbre à pain. Cocotier. Coco. Eau de coco. Vin de coco. Coque de coco. Brou ou enveloppe de COCO. Morceau de coco. Armande de coco. Banane. Banane mûre. Banane non müre. Orange. Solamim. Ecorce de l'orange. Graines d'orange. Fréderico. Petit fruit pour Aa teinture rouge. Intérieur de ce fruit. Poule. Œuf. Coq. vert. Chant du coq. Chair. Bec. Aile. Patte. Poisson volant. Requin. Gecko. Martin-Pêcheur Pou. Bœuf. Fou (oiseau). Pierre. -| Fougère. Rima. Fruit du rina Dougdoug. Arbre, Tronc. Rameau. Fruit. Terre. Cimetiére Chemin. Tabac. Poisson. Ville. Maintenant. Demuin. Soleil. Lune, Etoile. Firmarment. Nuage. Pluie. Vent. Corps de pierre. Arc-en-ciel. Tonnerre. Éclair. Vénus {coquille bi- valve). Por. Chap. Pelagoullue. Laouru. Eppoit. Vaivai. Roau. Tohoho, Ro, Cho-0. Kal-ro, Raninu. Gari. Maribirip. Peïon. Peitrok. Numacés, Onich. Ouiss. Ourillo. Courougourou. Tougnou. Kilile. Faune. Falétaouru. Dualépou. Aoutel. Moa, Maluk, Baluk. Tagoullou. Malégoumal , bouasse. Coc-co. Fétougoul. Répoua lemalek. Irapaou. Perel, Magar. Prio. Lipeïpaé. Oua on-bouëche. Couai. Ana. Amima. Fabhou, Fahuk. Amare. Vairaie, Aréparépa. Meïas. L Pélagoulluc. Trocon-Pélagoullu. Pélagouliléi. Ta-hoisté. Mérolo, Malta. Lilé. Capourocco. Ige Do: Oualo. talei. La-hi, La-hu, Na-hu. Alet, Yal. Méram, Aligoulen£, Maramé. Fuhu, Fiez, Igato- roche. Lan-hé. Saronné, leng, Jen- gué, Maniling, Oroo, oroo Oro or00, Courrou. lian-hé, Inao. Fadaoual. Rassimé. Palche. Vérouére. Aca- Pélie, Grand murex. Bénitier. Madrépore. Chauve-souris. Prière pour conjurer l'orage. Casque (coquille). Loupe. Île haute. Ile trés-haute. Ile basse. La partie moyenne, le milieu. Souffler dans un mu- rex pour produire du son. Oui, monsieur. Chapeau de paille des Carolins. Mentonnière des cha- peaux de paille. Vent par la hanche. Vent par le travers. Vent au plus près. Vent debout. Vent arrière. Vent largue. Lever du soleil. Coucher du soleil. Soleil au zénith. Soleil à l'horizon. Nord. Sud. Est. Ouest. Basilic. Combien ? Nuit. Combien de nuits? Pièce de fer en forme de spatule, pour enlever l'intérieur des cocos. Pièce de bois sur la- quellele ferest fixé. Pièce de bois sur la- quelle on roule une pâte quelconque. Rouler la pâte. Rouleau. Ce qui est chaud. Ce qui est chaud sor- tant du feu. Coton. Mauvaise odeur. Vareuse. Chandelle. Rosaire. Queue. Pagaie. iobe. Corset de femme. Rouge. Blanc. Noir. Grand, haut, élevé. Petit, bas. Citerne. Empreinte du pied sur le sable. ioulis. Lame (terme de ma- rine. Saoué. Teho (m. cho). Fahu. Poë. Farsali. Mouhihel. Bibi. larelong. larelong-méas. Mallie. Elabebac. Abanon sa oui. Ia, samol. Péring. Aliparung. languior. Atouor. Atouglafan. Faignié as. locounap. Oloumé. Réné, Nissol. Lebonoui, Pouni. Rèné. Eouel dials. Maïban. Mayour. Mataraé. Melissor. Ouaran (ou bonne odeur). Filao? Poum. Fita pouni ? Poua-ci-gari. Poulapérigari. Fairaparak, Iga-iga. Ura. Issapouers. Issapouers elierf. Iss. Emars. Cozel, Caouzel. Pouless, Poulis. Poulou, Poul. Fetti, Chamoil. Fatel. Capill. Couzel. Ero. Epourapors. Erotal-ho. Etalaï, Elalaï. Emouroumors, Mo- rémoré. Ou-haou. Laouloc. Marigueron. Lolapalap, Coromoli- moin des différentes pièces qui composent les pros carolins m'ont été fournis La Couronne. L'Aigle. Arcturus, Castor et Pollux. Le Corbeau. L'Œil - du - Taureau (Aldébaran), Ceuta. Mulap. Aromnai. Taininian. Charapel, Oul. Orion, Ragel, et toutes les étoiles environ- nantes, Les Trois-Rois (con- stellations d'Orion). Syrius. Pruscion. Taragariol. Ehel. Touloulou. Mall. 388 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Antares. Toumour. Aviron. Fadjéal, Fatin. Vergue. Chédé. La Queue-du -Scor- Gouvernail. Fadélouboubou. Maitier posé sur les pion. Mouïel. Balancier. Tinémaï, Tame. coutures. Pouer. La Croix-du-Sud. Toaboub, Poupou. | Flotteur. Tam. Cordes. Aniaï. L’Epi-de-la-Vierge. Toumour. Voile. Na, Ona. Grandes cages qui Vénus. Fuzel, Furale. Drisse de la voile. Chéal, Ourur. sont de chaque côté Jupiter. Opicur. Ecouter. Moël. du pros. Couma. Pros. Oa, Oia, Chaqueman. | Carguer. Chéalliserac. Nattes de cocotier pour Mat. Ahu, Aug. Baume. Limm. couvrir les cages. Attérac. Je dois à l’obligeance de M. don Luis de Torrès les noms suivants à la division de l’année chez les Carolins : Année. Fahalip. Une nuit ou vingt- Mois. Maram. quatre heures. (Ils Nuit. Poum. comptent par nuit.) Sépoum. L'année des Carolins est composée de dix mois, dont voici les noms : Tungur. Cucu. Mol. | Halimati. Mahelap. Héfang. Margar. Rag. Sota. Hiolihol. La. Mal. Les cinq premiers mois, designés sous le nom collectif de Hefang, comprennent la mauvaise saison pour les iles Carolines ; Rag est le nom des autres mois. Chaque mois est composé de trente jours, dont voici les noms : Sigauru, Hélin, Messaline, Mesor, Mesafur, Mesaguar, Mevetien, Hemetal, Xuapon, Hiaropugu, Hepai, Holapue, Hal, Lamao, Hemar, Hiohur, Letu, Guiley, Jalaguolo, Sopars, Hefelag, Huhosolang, Roralihefelag, Sopar, Himemuhii, Guiley, Homalo, Romalifal, Hiorofü, Heseng, Herraf. L'archipel des Carolines est nommé, en langage du pays, Lamoursine, Lamouxinè et Ipalaou. Un Caroliu que je vis à Agagna me fit connaître différentes iles, qu'il désigna par les noms suivants : Saouk, Souk, ou Poulou Souk ; Tamatam, Pouellap, Rong, Houlahoul, Pisserar, Filaluk, Poulonat, Jalé, Satahouan, Pik, Pihnélo, Faïaou, Oliméraou, Lamourtroke, Pouk, Féléit, Ouralu et Oulaluk, Tahouas et Talouas, Elatt, Selat, Ouletann, Caré, Némoi, Cahutac et Tahutac, Falépi, Ifelouk et Iféluk, Sérai-lap, Jasté, Séralap et Felalape, Païaou ou Paliaou, Raourouk, Seriap, Féraluous ou Felalus, Moutougoussou, Tagaïla, Jalare-Caraïd, Nissegaï, Eramlap ou Eranelap, Eroupek ou Aroupik, Fais, Mogoumog, Essouroug ou Iossoro, Namo, Soune ou Sone, Sagalaï, Lamno, Serahoul, lappé, Moloug, Cahénane ou Cahëni-hané, Palloul ou Palleu, Péliou ou Péliliou, Recapessan, Aioupoucoul, Récamaï; Arapokel où Arapoket, Erougoulmalapay ou Rougoumalépai, Argoun, Argol ou Argoub, Crélaou, Nargoumai, Atalendran ou Ataléné-hané, Neï-houan, Aran-harell ou Aran Harett, laourou, Rékériou, Aléhal, Ségal, Soutaminé, Eïcane, Ahoucaho, Poul, Merier, Soun-rouné, Catougoupouie, Fahoupouï, Loume, Polap, Pelepiel, Montougouleï, Cassinlon, Lull, Luc, Lamolépi, Opané, Poual, Eal, Alamarau. NUMÉRATION : Un. lot, Hiot. Seize. Seg - mahoutoau , | Cinq cents. Limmapougou, Nim- Deux. Au. Seg-mahulu. mapougou. Trois. lel, Teli, Lol, Hiel. Dix-sept. Seg-mafissou , Seg- | Six cents. Houlapougou. Quatre. Fan, Fel, Fang. mafisu. Sept cents. Fissipougou. Cinq. Limmé, Libe, Nim- | Dix-huit. Seg - mahoualou , | Huit cents. Onalépougou. mé, Lim. Seg-mahualu. Neuf cents. Tonapougou. Six. Hob. Dix-neuf. Seg-Matouoau, Seg- | Mille. Sanresse, Cenresse, Sept. Fiz, Fus, Fis. matihu. ZLellé. Huit. Ouab, Ouané, Ou- | Vingt. Rnèk, Mentérucké. | Deux mille. Ruanressé. hane, Hual. Trente. Serik, Selik, Elig. Trois mille. lélinéressé, Elinres- Neuf. Ti-hou, Li-hu. Quarante. Fa-hik. sé, Sélineressé. Dix. Sek, Seck, Seg. Cinquante. Limèk, Néméké. Quatre mille. Fanressé. Onze. Seg-macèou, Seg- | Soixante. Holik, Oulik, Oulèk. | Cinq mille. Limanressé, Néman- Inacéo. Soixante-dix. Fizik. ressé. Douze. Seg-maroua-au, Seg- | Quatre-vingts. Onalik. Six mille. Holounressé. maru. Quatre-vingt-dix. Ti-houéké. Sept mille. Fizinressé. Treize. Seg-mébalou, Seg- | Cent. Siapogou , Siapou- | Huit mille. Oualinéressé. masalu. gou. Neuf mille. Tiounressé. Quatorze. Seg-méfa-ou, Seg- | Deux cents. Rouapougou. Dix mille. Selle, Sel. méfohu. Trois cents. lelepougou, Elepou- | Cent mille. Roual. Quinze. Seg-malimou , Seg- gou, Sélépougou. malimu. Quatre cents. Fapougou, NOMS DES DIFFÉRENTES PIÈCES QUI COMPOSENT UN PROS DES ILES MARIANNES, ET DE TOUS LES OBJETS QUI FONT PARTIE DE SON ARMEMENT : Première pièce du [Première pièce du Traverse pour sup- fond, faite d’un seul plat-bord. Palébalissia. porter le bout infé- morceau de bois. Poulolona, Deuxième pièce du rieur de la vergue. Malua. Seconde pièce. Papelona. | plat-bord, qui re- Autre traverse où Les deux saillies sy- lient les deux sup- s’installe le gouver- métriques de de ports du halancier. Eléguécha. nail. Fadélonboubou. vant et de derrière, Méchaliba. Plat-bord du péraf. Forambaï. Premier banc. Tiouatib. Second banc. Troisième banc. Grande planche, quel- quefois d'une seule pièce. Planche de l’archi- pompe. Archipompe. Banc. Supports du banc. Battayole du banc. Traverse où l’on amar- re l'écoute. Balancier. Supports du balan- cier et du flotteur. Flotteur. Fourche du flotteur. Traverse desfourches. Tête. Front. Œil. = Sourcil. Cils. Paupière. Nez. Ouverture du nez. Bouche. Lèvres. Dent. Incisive. Molaire. Langue. Joue. Oreille. Barbe. Menton. Cou. Poitrine. Ventre. Nombril. Mamelle. Epaule. Clavicule. Omoplate. Colonne épinière. Dos. Région lombaire. Postérieur. Parties génitales la femme. Union intime des deux sexes. Bras. Creux de l’aisselle. Pli du coude. Poignet. Dos de la main. Paume de la main. Pouce. Index. Médius. Annulaire. Petit doigt. Ongle. Cuisse. Genou. Jambe. Mollet. Pied, Dos du pied Plante du pied. Malléoles. Talon. Orteil. Gros orteil. Deuxième orteil. Troisième orteil. Quatrième orteil. Cinquième orteil. Coude. Nom du roi actuel. de Milim. Chadagnio. Péraf. Apung. Folap. Maragual. Olibon. Laganu. Onalimel. Tincunai. Quia. Cho-cho. Cam. Ouegeou. Po-ho. La-hé. Maka. Kouamaka. Riri. Onoe, Onoï. lou. Oubha iou. Oua-ha. Léréch, Lérich. Niou, Niohou. Niou riri. Niou noui ou koui. Arérou. Paparéna. Peïahou. Oumi-oumih. Aouhé, Aou-aï. Aï, Pouhahi. Oumouma,Oumaeu- ma. Opou, Obou. Pico, Picou. Oua-hiou. Poivi, Pouaré. Ivirei. Oé-oé. Ibikoumo. Kioua, Kouamo. Kikara. Papakouré. Koë. Pané-pané, Aï. Rima-rima. Poë-hé. Aï-rima. Akarima. Kouarima Pohorima. Rima-nouhi. Mekipoi. Piréhou. Piri. Limeïki. Maïo-hou. Ouha, Kouri. Ouha-oubhaï. Orou-Orou. Kapouai-oua-ouai. Okoua-oua-ouaï. Poho-oua-ouai. Poupou-oua-ouaï. Koué-koué-oua-ouaï. Riké-Riké. Oua-oua-nouï. Mana-mana-noui. Manéa-noui. Manéa-noui. Mané-héi. Kouëé-koue. Houriou Riou, Riou- riou. Traverse ou arc-bou- tant du balancer. Dessus ou couverts de la cage. Claie de la cage. Deux supports de la claie. Traverse ports. Gouvernail. Escop à main. Aviron. Pros ou barque. Mât. Hauban qui va s'a- marrer sur le flot- teur. Retenues du vent du mât. des sup- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. Métarévan. Aimel. Jépel. Choua. Oualian. Fadélouboulou. Armmat. Fadjéal. Oïa. Ahu. Humalap. Cheldéguel. ILES SANDWICH Roi. Callebasse Chapeau. Hamecon. Chaux. Fruit d'un cactus. Pirogue. Pagaie. Cou. Cérite (coquille dont on fait des brace lets). Corde qui la fixe au poignet. Bague. Tout vêtement femmes. Commentnomme-t-on cela ? Oursin à baguettes. Bananes. Ranine (crustacé). Grande vis (coquille). des Porcelaine. Coquille bivalve, ru- gueuse. Sphinx. Jecko. Myrméléon. Ichneumon. Bulime (coquille). Oiseau. Oursin. Bécasseau (oiseau). Crabe brunavec quel- ques points blancs. Holothurie. Baliste (poisson). Patelle. Polypier nouveau, à tubes percés par le bout, Petit oursin noirâtre (echinus atratus). Langouste. Crabe brun. Grosse araignée. Crabe rougeâtre. Crabe noirâtre. Xakerlat. Passereau à tête jau- nâtre. Echassier à long bec grisâtre. Petit grimpereau jau- nâtre. Moucherolle tachetée de blanc et de noir, brune sur le dos. Albatros brun. Poule d’eau. Libellule. Tonne (coquille). Hibou. Erinoubi. Aïpou. Papare. Pah. Poumah. Papipi. Kenou. Eoé. Nihou. Toua-0, Pipépi. Roré. è Créahouaré. Roré. Ouaïtai-nou? Aoukéouké. Manana, Maïa. Oura. Pou. L'animal : pou. Pouléou, Réou. lo Ohourepi. Oé-aï. Moho. Pinaou. Tanacapa. Poupou. Manou. Ouana. Koréa. Abhamabh. Corérévas. Aonouï. Obibi. Rimou. Adodoué. Ouré, Oura. Erépi. Aparana. Erékoumai. Erépi, Erérou. O-ou. Coréa-ouriri. Raouhi. Erépeio. Ha-a. Arai. Pinahou. Pou. Pouéhou. 389 Retenues sous levent. Taniguéché. Voile. Ua. Drisse de la voile. Chéal. Ecoutes. Moël. Cargues. Chéallisérac. Petites retenues pour le vent arrière. Ror-ho. Les deux grandes ca- ges placées sur les deux côtés du pros. Couma ou Aïmal. Baume. Limm. Vergue. Chédé. Coutures qui lient les pièces les unes aux autres. Firai. Mastic posé sur les coulures. Poner. Sphinx brillant. Oura-loua. Sauterelle. Ou-nihi. Porcelaine (coquille). Kakiki. Mollusque allongé (pe- tit coral). Papai. Chèvre. Tao. Canard. Toroa. Syngnake. Nounou. Fistulaire noirätre. Inaréa-Noucouiri. Baliste. Maï-ii. Labre noirâtre. Maré. Nasan à frange blan- che. Kara. Clupu {petit poisson argenté). Néhou. Laber élégant, avec une raie rouge bor- dée de violet sur chaque côté; na- geoire caudale rou- geàtre. Orouma, Mahou-ve- a. Labre à points blancs. Opouré. Vis (coquille). Pou. Labre rougeûtre. A-ourou-ourou, Gros poisson d'Owhy- hée. Oboué. Baliste noirâtre. Aounounouhi. Chétodon jaune. Raou-ahou. Chétodon à verticales noires. Mamamobh. Morceau de bois pour allumer du feu. Aourac. Morceau de bois pour frotter le premier. Aourima. Fil qui sert d’étoupe. Aoupéna. Feuilles de l'arbre dont la racine sert à faire l’ava. Taouti. Arc-en-ciel. Anouénoué. Labre à nageoire dor- sale noirâtre. Irou. Chétodon à bandes jaunes et noires. Titii. Poisson à tête plate. Oural. Mürier-papier. Ouahouké, Tabac. Paka. Papayer. Papaié. Latanier. Toaurou. Grand arbre à fleurs jaunes. Koalou. Double pirogue, loa. Traverses courbes qui joignent les doubles pirogues. Oia. Traverses droites, Eaou. Cocotier. Néhou, nihou. Fruit dont le goût est celui des noix rances. Coucoui. Vases faits avec des calebasses. Ebou. Petite corde, Orona. Cheveux 00. Queue. Akié. 390 Canne à sucre, To, Tohou,. Varez Mahou. Paille fine quirecou- vre les cases. Piri. Poudrière. Ceinture des Sand- wichiens. Maro. Colliers du fruit du vacois. Léhi-hala. Instrument de musi- que en calebasse. Crachoir, Taro moulu. Lieux des consécra- tions des cochons, bananes, etc. Couronne en plumes Ipou-0-kio-kio. Ipoutou-laré. Poé. Oïaou, Ataou. jaunes. Mamo. Bec, Nocou. ŒiL. Maca. Langue. Oua-ha. Tête. Po-ho. Cou. Aï. Aile. Pékékéou. Patte. Vavai. Queue. Poupoua. Abdomen. Opouhou. Poitrine. Ouma-ouma. Courbes qui soutien- nent le flotteur de l'arrière. Pièce de bois enchàs- sée dans le mar- souin de la pirogue. Toa. Aouno. Un. Ahaï, Ataï. Deux. Aroua. Trois. Acorou. Quatre. A-ha. Cinq. Arimaä. Six. Aono. Sept. Aiïkou, Aïlou. Huit. Neuf. A-ouarou. Aiva. Aré-taméhamélha. SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Marsouin, ou pièce de bois qui termine chaque extrémité de la pirogue. Flotteurdes pirogues. Banc des rameurs. Pagaie. Mat. Voile. Calebasse à l’eau. Planche où le rameur. Partie principale de la pirogue. Rima, ou arbre à pain. Pomme-d'amour. Corde qui lie les piè- ces de la pirogue. Présent quelconque. Non; je ne veux pas. Mais. Liqueur dont on se frotte les cheveux. Pagne des fenimes. Casque des guerriers | sandwichiens. | Eventail. vider s'assied | Bois avec lequel on frappe l'écorce du mürier-papier pour Atéa. Véri-véri, Touno. Touno-toé. Ohou. Péa. Ebou. Pépeïahou. Toa. Oulou. Eeia. Aa. Macana. Ahoré. Tourina. Paroro, Paitouiloui. lé. Péai, Leourou, Ma- hourou. faire des étofles. Eié. NUMÉRATION | Dix. Oumi. Onze, Oumi-koumou- ma- kaï. Douze. Oumi-koumou-ma- roua. | Treize. Oumi-koumou-maco- rou, etc. Vingt. Kanaroua. | | Trente. Kanakorona. | Bois sur lequel on frappe. Raisin. Melon. Calebasse recouverte. Marteau de pierre. Feu. Pourpier. Arc. Flèche. | Bout de la flèche. Grande Sagaïe. Bois pointu comme un fuseau qui sert à un jeu. Natte. Banc. Malle. Bouteille carrée. Bouteille ronde. Carafe de verre blanc. Gobelet. An. Mois. Premier jour du mois. ! Bon, c’est bien, c’est bon. Femme. Bonjour; je vous aime bien. Demain. Tatouage. | Quarante. Cinquante. Soixante. Soixante-dix. Quatre-vingts. Quatre-vingt-dix. Cent. Ek-koua. Makaou. Poa. Okéou-inai. Poachou, Poatou. Ai. Agounigouni. Toaié. Poua. Mamané. Mamané. Ouléi, Toaié. Mouhéna. Noo. Poua. Lapalapa. Omoré. Omoré-anéané. Ti-ia-anéané. Makahilé. Ma-ina, Tairo. Co. Meitei. Ouainé. Aloa, Aro-ha. Abobo. Cacaou, Tataou. Kanaa, Aroua Kanaa, Aono Kanaa. Aïkon Kanoa. A-ouarou-kanaa. Aïva-kanaa. On voit, par ce petit vocabulaire, que la langue des Sandwichiens est formée en grande partie de mots com- posés; mais il est bon de faire observer que presque tous ces mots sont terminés par une petite aspiration que J'aurais pu figurer par un h, et que tous les insulaires de cet archipel changent à volonté le À en 4, ou le Len k, ainsi que l> en /, où l'£ en r. J'ai remarqué que leurs chansons parlées étaient moins rapidement récitées que leurs autres discours. NOTES SCIENTIFIQUES NOTE 1 Les vents alizés. (Page 16) Dans la plus grande partie des régions équatoriales, on rencontre constamment un vent d'est, auquel on à donné le nom de vent alizé. Un phénomène aussi régulier devait se rattacher à des causes permanentes; l'explication admise le fait dépendre à la fois de l’action calorifique du soleil et de la rotation de la terre. Pour concevoir le transport des masses d’air qui résulte de ces influences combinées, il faut se rappeler d'abord qu'au contact d’un corps fortement échauffé, l'air s'échaufte Ini-même ; qu'en s'échauffant il devient plus léger, s'élève et commence à former ainsi, au-dessus du corps chaud, un courant ascendant; qu'enfin ce courant s’alimente sans cesse au dépens de l'air plus froid qui, de toutes parts, afflue vers sa base et s'élève en se dilatant à son tour. Voila donc, par la seule présence du corps chaud, une inpulsion donnée, un courant établi. Supposons, mainte- nant, qu'à une certaine hauteur, l'air échauffé rencontre une surface froide, il se refroidira bientôt, et, devenu plus dense, il retombera; il ira former, à quelque distance du courant ascensionnel, un contre-courant dirigé de haut en bas; il pourra même alors, de la région inférieure, être ramené vers le foyer calorifique, qui agit comme un centre d’aspiration, et, s'échauffant de nouveau, il circulera sans cesse dans la courbe fermée qu'il aura parcourue une pre- miere fois. Toutes les circonstances dans lesquelles un mouvement circulatoire de l'air s'établit sous nos yeux, d'une manière continue, dans un espace fermé, toutes ces circonstances existent à la surface de la terre, mais cette fois dans des proportions énormes. La zone échauffée qui déterminera par son contact avec les couches inférieures de l'atmosphère un courant ascen- sionnel, ce seront les régions équatoriales, formant autour de la terre une large ceinture, et frappées dans toutes les saisons par un soleil également ardent. La surface froide qui forcera ce courant à se déverser, en se refroidissant, de part et d'autre, des tropiques vers le sol des climats tempérés, ce sont les couches supérieures de l’atmosphère dans les régions élevées où règne, même à l'équateur, un froid perpétuel. Mais à mesure qu'entre les tropiques il s'établit un cou- rant ascensionnel d'air échauffé par le sol des grands conti- nents, l’air plus froid des zones tempérées vient, en rasant Ja surface de la terre, remplacer les couches qui s'élè- vent. Et l’air de la surface des zones tempérées est remplacé à son tour par le déversement des couches refroidies dans les hautes régions de l'atmosphère. Ainsi s'établit des deux côtés de l'équateur, et d’une ma- nière permanente, une double circulation. Le seul vent qui semblerait, au premier coup d'œil, résulter de ce transport de l’air à la surface de la terre, ce serait un vent qui, de chaque pôle et dans des directions contraires, soufflerait sans cesse vers l'équateur, € est-à-dire un vent de nord dans l'hémisphère boréal, un vent de sud dans l'hémisphère opposé. Et cependant, ce transport de l'air du nord et du sud vers | l'équateur n’est que très-peu sensible; il vient en quelque sorte se perdre dans le transport bien plus rapide qui nous parait entrainer l’air des régions équatoriales de l’orient à | l'occident. ; Comment se rendre compte de ces mouvements qui semblent s’accorder si mal avec les données que nous avons admises ? C’est à la rotation de la terre qu’il faut demander le reste de l'explication. La terre tourne sur elle-même : en tournant, elle entraine l'atmosphère qui l'enveloppe et la presse. Chaque portion d'air, en quelque sorte adhérente au sol par le frottement, acquiert promptement toute la vitesse du sol, et cependant, si elle ne la possède pas d’abord, il lui faut un certain temps pour l'acquérir. Mais la vitesse du sol, qui résulte de la rotation, est très- différente suivant les diverses latitudes. Qu'on se figure une boule tournant autour d'un de ses diamètres; les extrémités de cet axe diamétral seront en repos, le grand cercle, dont le plan lui est perpendiculaire, prendra le mouvement le plus rapide. Ainsi, sur la terre, un point de l'équateur décrit, en tournant, environ sept lieues par minute; à la latitude de Paris, nous ne parcourons guère que cinq lieues dans le même temps. Les pôles de meurent inmobiles. Ce que nous venons de dire de différents points du sol, est également vrai de l'air qui les touche. Ainsi, dans chaque minute, l'air à Paris, l'air des régions tempérées, parcourt deux lieues de moins que l'air, que le sol des régions équatoriales. Mais si, en se transportant vers l'équateur, par l'effet de la circulation qu'excite la chaleur solaire, l'air des régions tempérées conservait cette énorme infériorité de vitesse: parvenu entre les tropiques, chaque point du sol le devan= cerait de deux lieues par minute, dans le sens de la rotation de la terre, c’est-à-dire d'occident en orient. Chaque point du sol frapperait l'air et paraitrait en être frappé, comme si, la terre étant immobile, un vent d'une épouvantable violence soufflait dans la direction opposée, dans celle que semble suivre en elfet le vent alizé, de l’est à l’ouest. C’est ainsi qu'emportés dans la direction même d'un vent peu rapide, par une voiture qui le devance, nous croyons que l'air qui nous frappe est poussé vers nous en sens con- Lraire de son véritable mouvement. Et telle est aussi l'explication du vent alizé. Seulement, au lieu de cette énorme rapidité de deux lieues par minute, le vent alizé n'offre qu’une vitesse mé- diocre. On aura déjà compris qu'il doit en être ainsi, pour peu qu'on ait songé que l’air des régions tempérées n'arrive que lentement à l'équateur, que successivement et dans tout le trajet, le frottement sur le sol diminue la différence de vitesse de l'air et des parallèles terrestres qu’il vient tra- verser, Par un raisonnement semblable, on arrive à conclure que le courant supérieur qui ramême l'air des couches élevées de l'atmosphère équatoriale vers la surface de nos climats tempérés, doit tendre constamment à produire des vents d'ouest. C'est, en effet, dans nos climats la direction du vent la plus ordinaire. Mais un grand nombre de causes accidentelles, qui n'existent pas dans le voisinage de l'équa- 392 teur, masquent fréquemment, chez nous, la partie régulière du phénomène. Après avoir lu cette explication, peut-être s’étonnera-t-on de nous entendre annoncer que les vents alizés peuvent être encore l’objet d'importantes recherches ; mais il faut remar- quer que la pratique de la navigation se borne souvent à de simples aperçus dont la science ne saurait se contenter. Ainsi il n'est point vrai, quoi qu'on en ait dit, qu’au nord de l'équateur ces vents soufflent constamment du nord-est, qu'au sud ils soufflent constamment du sud-est. Les phé- nomènes ne sont pas les mêmes dans les deux hémisphères. En chaque lieu ils changent, d’ailleurs, avec les saisons. Des observations journalières de la direction réelle, et, autant que possible, de la force des vents orientaux qui règnent dans les régions équatoriales, seraient donc pour la météo- rologie une utile acquisition. Le voisinage des continents, celui des côtes occidentales surtout, modifie les vents alizés dans leur force et dans leur direction. Il arrive même quelquefois qu'un vent d'ouest les remplace. Partout où ce renversement du vent se mani- feste, il est convenable de noter l’époque du phénomène, le gisement de la contrée voisine, sa distance, et, quand on le peut, son aspect général. Pour faire sentir l'utilité de cette dernière recommandation, il suffira de dire qu'une région sablonneuse, par exemple, agirait plus tôt et beau- coup plus activement qu'un pays couvert de forêts ou de tout autre nature de végétaux. Sur la mer qui baigne la côte occidentale du Mexique, de Panama à la péninsule de Californie, entre 8° et 22° de latitude nord, on trouve, comme nous l’apprend le capitaine Basil Hall, un vent d'ouest à peu près permanent, là où l'on pouvait s'attendre à voir régner le vent d'est des régions équinoxiales. Dans ces parages, il sera curieux de noter jusqu'à quelle distance des côtes l'anomalie subsiste, par quelle longitude le vent alizé reprend pour ainsi dire ses droits. D’après l'explication des vents alizés la plus généralement adoptée, il doit y avoir constamment, entre les tropiques, un vent supérieur dirigé en sens contraire de celui qui souffle à la surface du globe. On a déjà recueilli diverses preuves de l'existence de ce contre-courant. L'observation assidue des nuages élevés, de ceux particulièrement qu’on appelle pommelés, doit fournir des indications précieuses dont la météorologie tirerait parti. L'époque, la force et l'étendue des moussons, forment enfin un sujet d'étude dans lequel, malgré la foule d’im- portants travaux, il y a encore à glaner. NOTE 2 Les ouragans. (Page 51) Jai dit quelques-uns des phénomènes météorologiques observés à l'Ile de France, au moment du terrible ouragan qui dévasta la colonie; j'ai cité des faits vrais, précis, je les ai appuyés par des noms propres; J'ai passé sous silence des catastrophes si extraordinaires, que la raison se refuse à les accepter, et, pourtant, J'ai appris qu'on m'avait accusé d’exagération. À cela que répondre? Je l'ignore en vérité. Toutefois, comme je veux qu’on me croie, comme ce qui est vrai pour moi est vrai pour tous, comme mes allures de franchise ne peuvent ni ne doivent être contestées, voici de nouveaux documents qui me viennent en aide, et contre l'évidence desquels toute contestation est impossible. La logique la plus sûre est celle des faits. Je donnerai ici des détails authentiques sur l'ouragan qui dévasta la Guadeloupe le 26 juillet 1825. Cet ouragan renversa, à la Basse-Terre, un grand nombre de maisons des mieux bâties. d Le vent avait imprimé aux tuiles une telle vitesse, que plusieurs pénétrèrent dans les magasins à travers des portes épaisses. Une planche de sapin d'un mètre de long, de deux déci- mètres et demi de large et de vingt-trois millimètres d’'é- paisseur, se mouvait dans l'air avec une si grande rapidité, SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. qu'elle traversa d'outre en outre une tige de palmier de quarante-cinq centimètres de diamètre. Une pièce de bois de vingt centimètres d'équarrissage et de quatre à cinq mètres de long, projetée par le vent sur un chemin ferré, battu et fréquenté, entra dans le sol de prés d'un mètre. Une belle grille en fer, établie devant le palais du gou- verneur, fut entièrement rompue. Trois canons de 24 se déplacèrent jusqu'à la rencontre de l'épaulement de la batterie qui les renfermait. J'extrais le passage suivant d'une relation officielle rédigée peu de jours après l'événement : Le vent, au moment de sa plus grande intensité, parais- sait lumineux ; une flamme argentée, jaillissant par les joints des murs, les troux des serrures et autres issues, faisait croire, dans l'obscurité des maisons, que le ciel était en feu. Voici un aperçu des diverses opinions qui ont été émises depuis quelques années sur les grands ouragans. M. Espy croit que le vent souffle dans toutes les directions possibles vers le centre des ouragans; il est arrivé à cette conséquence en discutant un grand nombre d'observations recueillies sur la côte des États-Unis. Les effets du tornado qui, en juin 1855, traversa un partie du territoire de New- Jersey, étaient parfaitement d'accord avec cette théorie. M. le docteur Bache, ayant suivi à travers le pays les traces du météore, trouva, en effet, à l’aide de la boussole, que les directions des objets renversés convergaient généralement, dans chaque région, vers un point central. La théorie de M. Espy est complétement en désaccord avec celle que M. le colonel Capper, de la Compagnie des Indes, proposa en 1801; que M. Redfield, de New-York, a reproduite naguère en la perfectionnant, et qui vient d'être l'objet d’un mémoire approfondi présenté à l’asso- ciation britannique, à New-Castle, par le lieutenant-colonel Reid. D’après cette théorie, les grands ouragans des Antilles, des régions tropicales et de la côte orientale des États-Unis, seraient d'immenses trombes. M. Reid trouve que les direc- tions simultanées des vents dans les vastes étendues de pays que les ouragans ravagent, concordent avec son hypothèse. Les journaux nautiques qu'il a pu discuter, provenant des divers navires dont së composait l’escadre de l'amiral Rodney en 1780, et du grand convoi escorté par le Culloden, qui, en 1808, fut presque anéanti dans le voisinage de l'Ile de France, paraissent aussi montrer que sur la limite extérieure du tornado, les vents, au lieu d'être normaux à un seul et même cercle, lui étaient tangents. En point de fait, les observations sur lesquelles s’ap- puient, d'un côté, MM. Espy et Bache, de l’autre, MM. Redfield et Reid, ne pourraient se concilier qu'en admettant qu'il y a des ouragans, des tornados de plus d’une sorte. Si l’on suivait lathéorie deces deuxderniersmétéorologistes, il faudrait accorder que la rombe-ouragan a quelquelois une base de sept à huit cents lieues de diamètre; que sa vitesse de propagation peul aller à huit lieues à l'heure; que celle de la rotation de l'air à la circonférence, ou, en d’autres termes, que la vitesse des vents tangents, est quelquefois de quarante lieues à l'heure. L'observation singulière de Franklin, que les vents un peu forts ont quelquefois leur origine dans les points vers les- quels ils soufflent, se rattache parfaitement à la théorie de M. Redfeld. Rapportons, en tout cas, l'observation de l'illustre physicien américain. ! En 1740 on éprouva, à Philadelphie, vers les sept heures du soir, une tempête violente du nord-est, qui ne se fit sentir à Boston que quatre heures plus tard, quoique cette ville soit au nord-est de la précédente. En comparant en- semble plusieurs rapports, d'autant plus exacts que dans cette même soirée on avait observé une éclipse de lune dans un grand nombre de stations, on reconnut que l'ouragan, qui, partout soufflait du nord-ouest, s'avançait du sud-est vers le nord-est avec une vitesse de seize myriamètres par heure. Une tempête semblable du nord-est fut observée de nou- veau sur cette côte de l'Amérique, en 1802; elle commença à Charlestown, à deux heures après midi, et ne se fit sentir à Wasington qu’à cinq heures; à New-York, qui est plus NOTES septentrional que ces deux premières villes, elle commença à dix heures du soir, et w'atteignit Albani qu'au point du jour du lendemain. Dans tout cet intervalle, la vitesse par heure fut d'environ seize myriamètres. J'imagine qu'on ne sera pas fâché de trouver ici les vi- tesses, déterminées par les physiciens, des diverses sortes de vents. VITESSE PAR SECONDE, VITESSE PAR HEURE. On, 5 1,800® vent à peine sensible. 419720 3,600 vent sensible. 20 7,200 vent modéré. 510 19,800 vent assez fort. 10,0 36,000 vent fort. 20 ,0 72,000 vent très-fort. 2915 81,000 tempête 21, 0 97,200 grande tempête. 36 ,» 104,400 ouragan. 45 ,» 162,000 ouragan qui renverse les édi- fices et déracine les arbres. NOTE 5 Les trombes. (Page 60) Les trombes n'ont été expliquées jusqu'ici que très-im- parfaitement. Les {théoriciens auraient besoin de descriptions de ce phénomène exactes et détaillées; il serait surtout important de rechercher si la pluie, que la trombe projette au loin et dans tous les sens, est salée ou non. Pour ce qui est des coups de canon, considérés comme moyen de dissiper les trombes, je donnerai un extrait d'un mémoire intéres- sant de M. le capitaine Napier. Lorsque, le 6 septembre 1814, la trombe commença de nouveau à marcher, sa course était dirigée du sud au nord, c'est-à-dire en sens contraire du vent qui soufflait. Comme ce mouvement l’amenait directement sur le bâtiment, le capitaine Napier eut recours à l'expédient recommandé par tous les marins, c'est-à-dire qu'il fit tirer plusieurs coups de canon sur le météore. Un boulet l'ayant traversé à une distance de la base égale au tiers de la hauteur totale, Ja trombe parut coupée horizontalement en deux parties, et chacun des segments flotta çà et là incertain, comme agité successivement par des vents opposés. Au bout d'une mi- nute, les deux parties se réunirent pour quelques instants; le phénomène se dissipa ensuite tout à fait, et l'immense nuage noir qui lui succéda laissa tomber un torrent de pluie. Quand latrombe fut séparée en deux parleboulet, sa distance du bâtiment n’était pas tout à fait d'un demi-mille, La base, en appelant ainsi la partiede la surface de la mer qui paraissait bouillonner, avait trois cent pieds de diamètre. Le col de la trombe, c'est-à-dire la section que formait le tuyau ascen- dant dans le nuage dont une grande partie du ciel était couverte, se trouvait au mème moment, d'après les mesures de M. Napier, à 40° de hauteur angulaire. En adoptant deux mille cinquante pieds où un peu plus d’un tiers de mille pour la distance horizontale du point observé au bâtiment, on trouve que la hauteur perpendicu- laire de la trombe ou la longueur du tuyau ascendant com- prise entre la mer et le nuage était de dix-sept cent vingt pieds. Cette détermination est importante, puisqu'elle prouve que l’eau ne s'élève pas dans le tube intérieur par le seul effet de la pression de l'air. NOTE 4 Sur le mirage. (Page 108) Les mémoires savants, hérissés d’algébre, dont la science moderne est redevable à divers géomêtres mo- dernes, n'ont rien ôté de son mérite éminent à la disserta- tion que Monge inséra jadis dans la Décade égyptienne. La rareté de ce recueil me détermine à reproduire ici le tra- vail du célèbre fondateur de l'École polytechnique. Live. 0. SCIENTIFIQUES, 395 Pendant la marche de l’armée française dans le désert, depuis Alexandrie jusqu'au Caire, on a eu tous les jours occasion d'observer un phénomène extraordinaire pour la plupart des habitants de la France : ce phénomène exige, pour sa production, que l’on soit dans une grande plaine à peu près de niveau, que cette plaine se prolonge jus- qu’auxlimites de l'horizon et que le terrain, par son exposition au soleil, puisse acquérir une température p:.sélevée, [serait possible que ces trois circonstances se trouvassent réunies dans les Landes de Bordeaux ; car la plaine des Landes, comme celle de la Basse-Égypte, est à peu près horizontale; elle n’est terminée par aucune montagne, du moins dans la direction de l'est à l’ouest; et il est probable que, pendant les longs jours de nos étés, le terrain aride dont elle est formée acquiert une température suffisante. Ainsi, ce phé- nomène pourrait ne pas être ignoré des habitants du dépar- tement des Landes; mais il est très-connu des marins, qui l'observent fréquemment à la mer, et qui lui ont donné le nom de mirage. A la vérité, la cause qui produit le mirage à la mer pour- -rait bien être différente de celle qui le produit à terre; mais l’effet étant absolument le même dans les deux cas, je n'ai pas cru devoir employer un mot nouveau. Je vais décrire le phénomène; j'essayerai ensuite d’en donner l'explication. ù Le terrain de la Basse-Egypte est une plaine à peu près horizontale, qui, comme la surface de la mer, se perd dans le ciel aux bornes de l'horizon ; son uniformité n’est inter- rompue que par quelques éminences, ou naturelles ou fac- tices, sur lesquelles sont situés les villages, qui, par là, se trouvent au-dessus de l'inondation du Nil; et ces émi- nences, plus rares du côté du désert, plus fréquentes du côté du Delta, et qui se dessinent en sombre sur un ciel très-éclairé, sont encore rendues plus apparentes par les dattiers et les sycomores, beaucoup plus fréquents près des villages. Le soir et le matin, l'aspect du terrain est tel qu'il doit être ; et entre vous et les derniers villages qui s'offrent à votre vue, vous n'apercevez que la terre; mais, dès que la surface du sol est suffisamment échauffée par la présence du soleil, et jusqu’à ce que, vers le soir, elle commence à se refroidir, le terrain ne parait plus avoir la même exten- sion, et il parait terminé, à une lieue environ, par une inondation générale. Les villages qui sont placés au delà de cette distance, paraissent comme des îles situées au milieu d'un grand lac, et dont on serait séparé par une étendue d’eau plus ou moins considérable. Sous chacun des villages on voit son image renversée, telle qu'on la verrait effectivement s’il y avait en avant une surface d’eau réflé- chissante; seulement, comme cette image est à une assez grande distance, les petits détails échappent à la vue, et l'on ne voit distinctement que les masses; d’ailleurs, les bords de l'image renversée sont un peu incertains, et tels qu'ils seraient dans le cas d’une eau réfléchissante, si la surface de l’eau était un peu agitée. A mesure qu'on approche d'un village qui paraît placé dans l’inondation, le bord de l’eau apparente s'éloigne ; le bras de mer qui semblait vous séparer du village se rétrécit; il disparait enfin entièrement, et le phénomène qui cesse pour ce village se reproduit sur-le-champ pour un nou- veau village que vous découvrez derrière, à une distance convenable. Ainsi tout concourt à compléter une illusion qui quel- quefois est cruelle, surtout dans le désert, parce qu’elle vous présente vainement l'image de l'eau dans le temps même où vous en éprouvez le plus grand besom. L'explication que je me propose de donner du mirage est fondée sur quelques principes d'optique, qui se trouvent à la vérité dans tous les éléments, mais qu'il est peut-être convenable d'exposer ici. D Lorsqu'un rayon de lumière passe d'un milieu transpa- rent dans un autre dont la densité est plus grande, si sa direction dans le premier milieu est perpendiculaire à la surface qui sépare les deux milieux, cette direction n'éprouve aucune altération, c’est-à-dire que la droite que le rayon parcourt dans le second milieu est dans le prolongement de celle qu'il parcourt dans le premier : mais si la direction du rayon incident fait un angle avec la perpendiculaire à la o0 394 surface : 4° le rayon se brise au passage, de manière que l'angle qu'il forme avec la perpendiculaire dans le second milieu est plus petit ; 2 pour les deux milieux, quelle que soit la grandeur de l'angle que le rayon incident fait avec la perpendiculaire, le sinus de cet angle et celui de l’angle que fait le rayon réfracté sont toujours entre eux dans le même rapport. Or, les sinus des grands angles ne croissent pas aussi ra- pidement que ceux des angles plus petits. Lors donc que l'angle formé par le rayon incident et la perpendiculaire vient à croître, le sinus de l'angle formé par le rayon brisé croit dans le rapport du sinus du premier, et Faccroissement de l’angle lui-même est moindre que celui de l'angle du rayon incident. Ainsi, à mesure que l’angle d'incidence augmente, l'angle du rayon brisé augmente aussi, mais toujours de moins en moins, de manière que quand l'angle d'incidence est le plus grand qu'il puisse être, c'est-à-dire, lorsqu'il est infiniment voisin de 90°, l'angle que le rayon brisé fait avec la perpendiculaire est moindre de 90°; c'est un Mmarimum, C'est-à-dire qu'un rayon de lumière ne peut passer du premier lieu dans le second sous un plus grand angle, Lorsque Je rayon de lumière passe au contraire d’un milieu plus dense dans un autre qui l'est moins : 4° si le rayon est compris entre la perpendiculaire et la direction du rayon brisé qui fait l'angle du maximum, ce rayon sort däns le milieu moins dense ; 2 si le rayon a la direction du rayon brisé dans l'angle maximum, il sort encore en faisant un angle de 90° avec la perpendiculaire, ou en restant dans le plan tangent à la surface. Mais si l'angle que le rayon fail avec la perpendiculaire est plus grand que le maæimum de l’angle de réfraction, ou, ce qui revient au même, sile rayon est compris entre la surface et le rayon brisé dont l'angle est maximum, il ne sort pas du milieu dense ; il se réfléchit à la surface, et rentre en dedans du même milieu, en faisant l'angle de réflexion égal à l'angle d'incidence, ces deux angles étant dans un même plan per- pendiculaire à la surface. C'est sur cette dernière proposition qu'est principalement fondée l'explication du mirage. La transparence de l'atmosphère, c'est-à-dire la faculté gu'ellea de laisser passer, avec une assez grande liberté, les rayons de lumière, ne lui permet pas d'acquérir une tem- pérature trés-haute par sa seule exposition directe au soleil; mais quand, après avoir traversé l'atmosphère, la lumière, amortie par un sol aride et peu conducteur, a considéra- blement échauffé la surface de ce sol, c’est alors que la couche inférieure de l'atmosphère, par son contact avec la surface échauffée du terrain, contracte une tempé- raturetrès-élevée. Cette couche se dilate; sa pesanteur spécifique diminue ; et, en vertu des lois de l'hydrostatique, elle s'élève jusqu'a ce que, par le refroidissement, elle ait recouvré une densité égale à celle des parties environnantes. Elle est remplacée par la couche qui est immédiatement au-dessus d'elle, au travers de laquelle elle tamise, et qui éprouve bientôt la même altération. Il en résulte un effluve continuel d’un air raréfié s'élevant au travers d'un air plus dense qui s’abaisse; et cet effluve est rendu sensible par des stries qui altèrent et agitent les images des objets fixes qui sont placés au delà. Dans nos climats d'Europe, nous connaissons des stries semblables et produites par la même cause; mais elles ne sont pas aussi nombreuses, et elles n’ont pas une vitesse ascensionnelle aussi grande que dans le désert, où la hau- teur du soleil est plus grande, et où l'aridité du sol, ne donnant lieu àaucune évaporation, ne permet aucun autre emploi du calorique. Ainsi, vers le milieu du jour, et pendant la grande ardeur du soleil, la couche de l'atmosphère qui est en contact avec le sol est d’une densité sensiblement moindre que les cou- ches qui reposent immédiatement sur elle. ; L'éclat du ciel n'est dû qu'aux rayons de lumière réfléchis en tous sens par les molécules éclairées de l'atmosphère. Ceux de ces rayons qui sont envoyés par les parties élevées du ciel, et qui viennent rencontrer la terre en faisant un assez grand angle avec l'horizon, se brisent en entrant dans la couche inférieure dilatée, et rencontrent la terre sous un SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. angle plus petit. Mais ceux qui viennent des parties basses du ciel, et qui forment avec l'horizon de petits angles, lors- qu'ils se présentent à la surface qui sépare la couche infé- rieure et dilatée de l'atmosphère de la couche plus dense qui est au-dessus d'elle, ne peuvent plus sortir de la couche plus dense ; d'après le principe d'optique rapporté ci-dessus, ils se réfléchissent vers le haut, en faisant l'angle de réflexion égal à celui d'incidence, comme si la surface qui sépare les deux couches était celle d’un miroir, et ils vont porter à un œil placé dans la couche dense l’image renversée des parties basses du ciel que l’on voit alors au-dessous du vé- ritable horizon. Dans ce cas, si rien ne vous avertit de votre erreur, comme l'image de la partie du ciel, vue par réflexion, est à peu près du même éclat que celle qui est vue directement, vous Jugez le ciel prolongé vers le bas, et les limites de l'horizon vous paraissent et plus basses et plus proches qu'elles ne doivent être. Si ce phénomène se passait à la mer, il alté- rerait les hauteurs du soleil, prises avec l'instrument, et il les augmenterait de toute la quantité dont il abaisserait la limite apparente de l'horizon. Mais si quelques objets ter- restres, tels que des villages, des arbres, ou des monticules de terrain, vous avertissent que les limites de l’horizon sont plus éloignées, et que le ciel ne s’abaisse pas jusqu'à cette profondeur, comme la surface de l’eau n'est ordinai- rement visible, sous un petit angle, que par l'image du ciel qu'elle réfléchit, vous voyez une image du ciel réfléchie, vous croyez apercevoir une surface d'eau réfléchissante. Les villages et les arbres qui sont à une distance conve- nable, en interceptant une partie des rayons de lumière envoyés par les régions basses du ciel, produisent des lacu- nes dans l’image réfléchie du ciel. Ces lacunes sont exacte ment occupées par les images renversées de ces mêmes objets, parce que ceux des rayons de lumière qu'ils envoient et qui font avec l'horizon des angles égaux à ceux que for- maient les rayons interceptés, sont réfléchis de la même manière que ceux-ci l'auraient été. Mais comme la surface rélléchissante qui sépare les deux couches d’air des densités différentes n'est ni parfaitement plane ni parfaitement im- mobile, ces dernièresimages doivent paraître mal terminées et agitées sur leurs bords, comme seraient celles que pro- duirait la surface d’une eau qui aurait contracté de légères ondulations. On voit pourquoi le phénomène ne peut avoir lieu lorsque l'horizon est terminé par des montagnesélevées et continues: car ces montagnes interceptent tous les rayons envoyés par les parties basses du ciel, et ne laissent passer au-dessus d'elles que des rayons qui font avec la surface dilatée des angles assez grands pour que la réflexion nepuisse plus avoir lieu. Dans un état constant de choses, c’est-à-dire en suppo- sant que la densité et l'épaisseur de la couche dilatée soient constantes, et que la température de la couche supérieure soit invariable, le plus grand angle sous lequel les rayonsde lumière puissent être ainsi réfléchis est entièrement déter- miné-et constant entre les sinus des angles d'incidence et de réfraction pour les deux milieux. Or, de tous les rayons réfléchis, ceux qui formentle plus grand angle avec l'horizon paraissent venir du point le plus voisin et auquel commence le phénomène. Done, dans un instant constant de choses, le point auquel commence le phénomène est à une distance constante de l'observateur : en sorte que, si l'observateur se meut en avant, le point où commence l’inondation apparente doit se mouvoir dans le même sens et avec la même vitesse. Done, si la marche est dirigée vers un village qui paraisse au milieu de l'inondation, le bord de l'inondation doit pa- raitre se rapprocher insensiblement du village, l’atteindre, et, bientôt après, paraitre situé au delà de lui. Lorsque le soleil est près de l'horizon, à son lever, la terre n'est pas encore assez échauffée; à son coucher, elle est déjà trop refroidie pour que le mirage puisse avoir lieu. Il parait donc très-difficile qu indépendamment de l’image directe du soleil on en voie une seconde, réfléchie à l'occa- sion de la température élevée de la couche inférieure de l'atmosphère. Mais, dans le second quartier de Ja lune, cet astre se lève après midi, et pendant que les circonstances sont encore favorables au mirage. Sidonc l'éclat du soleil et Ja clarté de l'atmosphère permettent alors qu'on aperçoive NOTES SCIENTIFIQUES. 395 la lune à son lever, on doit voir deux images de cet astre, l'une au-dessus de l'autre, dans le même vertical. Ce phéno- mène est connu sous le nom de parasélène. La transparence de l'eau de la mer permet aux rayons de lumière de pénétrer dans son intérieur, jusqu'à une profon- deur assez considérable ; sa surface, par son exposition au soleil, ne s'échauffe pas à beaucoup près autant que le ferait un sol aride, dans les mêmes circonstances ; elle ne com- munique pas à la couche d'air qui repose sur elle une tem- pérature très-élevée ; le mirage ne doit donc pas être aussi fréquent en mer que dans le désert; mais l'élévation .de température n'est pas la seule chose qui, sous une pression constante, puisse dilaterla coucheinférieure de l'atmosphère, En effet, l'air a la faculté de dissoudre l'eau, sans perdre sa transparence ; et Saussure a fait voir que la pesanteur spé- cifique de l'air décroit à mesure qu'il tent une plus grande quantité d’eau en dissolution. Lors donc que le vent qui souffle en mer apporte un air qui n’est pas saturé d'eau, la couche inférieure de l'atmosphère qui est en contact avec la surface de la mer dissout de l'eau nouvelle et se dilate. Cette cause, jointe à la légère augmentation de température, peut enfin amener les circonstances favorables au mirage, et produit, en effet, celui que les marins observent assez fréquemment . Cette dernière cause, c’est-à-direla dilatation de la couche inférieure de l'atmosphère, occasionnée par la dissolution d'une plus grande quantité d’eau, peut avoir lieu dans tous les instants du jour, lorsque le soleil est près de l'horizon comme lorsqu'il est voisin du méridien. Îl serait donc possi- ble qu'elle produisit les parhélies, phénomênes dans lesquels, au lever du soleil et à son coucher, on voit deux images de cet astre en même temps au-dessus de l'horizon apparent. Mais je n’ai jamais eu occasion d'observer ce dernier phéno- mène, qui d'ailleurs est très-rare, ni de remarquer les cir- constances qui l’accompagnent. ADDITION. Depuis la lecture de ce mémoire, j'ai eu de fréquentes occasions d'observer le mirage à terre, je l'ai fait dans des circonstances très-variées, dans des saisons trés-différentes ; et les résultats, jusqu'aux plus petits détails, ont toujours été conformes à l'explication que j'en ai donnée ; en sorte qu'aujourd'hui je n'ai plus de doute sur son exactitude. De toutes ces observations, il n'y en a qu'une seule que Je crois utile de rapporter. J'étais, avec le général Bonaparte, dans la vallée de Suez, lorsqu'il reconnut le canal qui joignait autrefois la mer Rouge à la Méditerranée. Cette vallée de quelques lieues de largeur est bornée à l’est par la chaîne de montagnes qui s'étend de la Syrie au mont Sinaï, et à l’ouest par les mon- tagnes de l'Egypte. Ces montagnes sont, de part et d'autre, assez élevées pour intercepter les rayons de lumière envoyés par les parties inférieures du ciel, et ceux de ces rayons qu'elles n’interceptent pas arrivent à terre sous un angle trop grand pour être réfléchis par la couche inférieure et dilatée de l'atmosphère. Ainsi, dans le moment même le plus chaud du jour, on ne voit sur la surface de la terre l'image réfléchie d'aucune partie du cel, et l’on n'aperçoit nulle part l'apparence d’une imondation. Cependant l'effet du mirage n’est pas entièrement nul; les objets visibles, placès à peu près à mi-côte, et dont la position correspond à celle des parties inférieures du ciel, dont l'image se réfléchirait, participent à cet effet d'une manière moins frappante, àla vérité, à cause de leur peu d'étendue, et avec moims d'éclat parce que leur couleur est beaucoup plus obscure que celle du ciel. Indépendamment de l'image produite par les rayons directs, les rayons émanés de ces objets, et qui sont dirigés vers la terre, sont réfléchis par la couche inférieure de l'at- mosphère, comme l’auraient étéles rayons venus des parties inférieures du ciel, dont ils tiennent la place, et donnent lieu à une seconde image de ces objets, renversés et placés verticalement au-dessous de la premiére. Cette duplication d'images produit desillusions d'optique contre lesquelles il est bon d’être en garde dans un désert qui peut être occupé par lennemi, et où personne ne peut donner des renseignements sur des apparences inquié- tantes. NOTE 5 De la hauteur des vagues. (Page 182) Quelle est la plus grande hauteur des vagues pendant les tempêtes ? Quelle est leur plus grande dimension trans- versale ? Quelle est leur vitesse de propagation ? Ces trois questions n’ont pas encore été résolues. La hauteur, on s’est ordinairement contenté de l’estimer. Or, pour montrer combien de simples évaluations peuvent être en erreur; combien, sur un pareil sujet, l'imagination exerce d'influence, nous dirons que des marins également dignes de confiance, ont donné pour la plus grande hau- teur des vagues, les uns cinq mètres, et les autres trente- trois. Aussi, ce que la science réclame aujourd'hui, ce sont, non des aperçus grossiers, mais des mesures réelles dont il soit possible d'apprécier l'exactitude numériquement. Ces mesures, nous le savons, sont fort difficiles; cepen- dant les obstacles ne paraissent pas insurmontables, et, en tous cas, la question offre trop d'intérêt pour qu'on doive marchander les efforts que sa solution pourra exiger. Au reste, quelques courtes réflexions pourront guider à la solu- tion du problème. Supposons un moment que les vagues de l'Océan soient immobiles, pétrifiées ; que ferait-on sur un navire égale- ment stationnaire et situé dans le creux d’une des vagues, s’il fallait en mesurer la hauteur réelle, S'il fallait détermi- ner la distance verticale dela crête et du creux? Un obser- vateur monterait graduellementle long du mât, et s’arrêterait à l'instant où la ligne visuelle horizontale, partant de son œil, paraîtrait tangente à la crête en question; la hauteur verticale de l'œil au-dessus de la surface de flottaison du navire, toujours situé, par hypothèse, dans le creux, serait la hauteur cherchée. Eh bien ! cette même opération, il faut essayer de la faire au milieu de tous lesmouvements, de tous les désordres d’une tempête. Sur un navire en repos, tant qu'un observateur ne change pas de place, l'élévation de son œil au-dessus de la mer reste constante et très-facile à trouver. Sur un navire battu par les flots, le roulis et le tangage inclinent lesmäts, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, La hauteur de chacun de leurs points, celle des huniers, par exemple, varie sans cesse, et l'officier qui s’y est établi ne peut connaitre la valeur de sa coordonnée verticale au moment où il observe, que par le concours d'une seconde personne placée sur le pont et dont la mission est de suivre les mouvements du mât. Quand on borne sa prétention à connaitre cette coordonnée, à la pré- cision d'un üers de mêtre, par exemple, le problème nous semble complétement résolu, surtout si l'on choisit, pour observer, les moments où le navire se trouve à peu près dans sa position naturelle; or, il est précisément ainsi au creux de la vague. Reste maintenant à trouver le moyen de s'assurer que la ligne de visée aboutissant au sommet d’une crête est hori- zontale. Les crêtes des deux vagues contiguës sont à la même hauteur, au-dessus du creux intermédiaire. Une ligne vi- suelle horizontale, partant de l'œil de l'observateur quand le navire est dans le creux, va, je suppose, raser la crête de la vague qui s'approche ; si l’on prolonge cette ligne du côté opposé, elle ira aussi toucher, seulement à son som- met, la crête de la vague déjà passée. Cette dernière condi- tion est nécessaire, et elle suffit pour établir l'horizontalité de la première ligne de visée; or, avec l'instrument connu sous le nom de secteur de dépression (deep sector), avec les cercles ordinaires armés d'un miroir additionnel, on peut voir en mème temps, dans la même lunette, dans la même partie du champ, deux mires, siluées à l’horizon, l'une en avant, l'autre en arrière. Le secteur de dépression apprendra done à l'observateur, s'élevant graduellement le long du mäl, à quel instant son œil arrive au plan horizontal, tangent aux crêtes de deux vagues voisines. C'est là préci- sément la solution du problème que nous nous étions pro- posé. Nous avons supposé qu'on voulait apporter dans cette ob- servation toute l'exactitude que les instruments de marine 396 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. comportent. L'opération serait plus simple et d'une précision quelquefois suffisante, si l'on se contentait de déterminer, même à l'œil nu, jusqu’à quelle hauteur on peut s'élever le long du mât, sans jamais apercevoir, quand le navire est descendu dans le creux, d'autre vague que la plus voisine de celles qui s’approchent ou s’éloignent. Sous cette forme, l'observation serait à la portée de tout le monde; elle pour- rait donc être faite pendant les plus fortes tempêtes, c'est- à-dire dans les circonstances où l'usage des instruments à réflexion présenterait quelques difficultés, et lorsque d’ail- leurs toute autre personne qu'un matelot ne se hasarderait pas peut-être impunément à grimper le long d'un mât. Les dimensions transversales des vagues se déterminent assez bien en les comparant à la longueur du navire qui les sillonne; leur vitesse, on la mesure par des moyens connus. Nous n'avons done, en terminant cette article, qu'à signaler de nouveau ces deux sujets de recherches à l'attention de tous les officiers de Ja marine royale qui font des voyages de cir- cumnavigation. NOTE 6 De la température de la terre, (Page 186) La terre, sousle rapportde la température, est-elle arrivée à un état permanent ? La solution de cette question capitale semble ne devoir exiger que la comparaison directe, immédiate, des tempé- ratures moyennes du même lieu, prises à des époques éloi- gnées. Mais en y réfléchissant davantage, en songeant aux effets des circonstances locales, en voyant à quel point le voisinage d'un lac, d'uneforêt, d’une montagne nue ou boisée, d’une plaine sablonneuse ou couverte de prairies, peut mo- difier la température, tout le monde comprendra que les seules données thermométriques ne sauraient suffire; qu'il faudra s'assurer, en outre, que la contrée où l’on a opéré et même que les pays environnants n'ont subi, dans leur aspect physique et dans le genre de leur culture, aucun change- ment trop notable. Ceci, comme on voit, complique singu- liérement la question: à des chiffres positifs, caractéristiques, d'une exactitude susceptible d'être nettement appréciée, viennent maintenant se mêler des aperçus vagues, en pré- sence desquels un esprit rigide reste toujours en suspens, N'ya-t-il aucun moyen de résoudre la difficulté? Ce moyen existe et n'est pas compliqué : il consiste à observer la température en pleine mer, très-loin des continents. Ajou- tons que, si l’on choisit les régions équinoxiales, ce ne sont pas des années de recherches qu'il faudra; que les tempé- ratures maxima, observées dans deux ou trois traversées de la ligne, peuvent amplement suffire. En effet, dans l'Atlan- tique, les extrêmes de ces températures, déterminées jus- qu'ici par un grand nombre de voyageurs, sont 27° et 29° centigrades. En faisant la part des erreurs de graduation, tout le monde comprendra qu'avec un bon instrument l'in- certitude d’une seule observation du maximum de tempéra- ture de l'océan Atlantique équatorial ne doit guère surpas- ser un degré, et qu'on peut compter sur la constance de la moyenne de quatre déterminations distinctes, à une petite fraction de degré. Ainsi, voilà un résultat facile à obtenir, directement lié aux causes caloriques et refroidissantes dont dépendent les températures terrestres, et tout aussi dégagé qu'il est possible de l'influence des circonstances locales, Voilà donc une donnée météorologique que chaque siècle doit s'empresser de léguer aux siècles à venir. De vives discussions se sont élevées entre les météorolo- gistes, au sujet des effets caloriques que les rayons solaires peuvent produire par voie d'absorption dans différents pays. Les uns citent des observationsrecueillies versle cercle arcti- que, et dont semblerait résulter cetteétrange conséquence : Le soleil chauffe plus fortement dans les hautes que dans les basses latitudes. Dante rejettent ce résultat, ou préten- dent, du moins, qu'il n’est pasprouvé: les observations équa- toriales, prises pour terme de comparaison, ne leur semblent pas assez nombreuses; d’ailleurs, ils trouvent qu'elles n’ont point été faites dans des circonstances favorables. Cette re- cherche pourra donc être recommandée à tous les observa- teurs. [ls auront besoin, pour cela, de deux thermomètres dont les récipients, d'une part, absorbent inégalement les rayons solaires, et de l’autre n'éprouvent pas trop fortement les influences refroidissantes des courants d’air. On satisfera assez bien à cette double condition, si, après s'être muni de deuxthermomètres ordmaires et tout pareils, on recouvre la boule du premier d'une certaine épaisseur de laine blan- che, etcelle du second, d'une épaisseur égale de lainenoire. Ces deux instruments exposésau soleil, l'un à côté de l’autre, ne marqueront jamais le même degré : le thermomètre noir montera davantage. La question consistera donc à déterminer si la différence des deux indications est plus petite à l’équa- teur qu'au cap Horn. Il est bien entendu que des observations comparatives de cette nature doivent être faites à des hauteurs égales du so- leil, et par le temps le plus serein possible. De faibles dis- semblances de hauteur n'empêcheront pas, toutefois, de calculer les observations, si l’on a pris la peine, sous diverses latitudes, de déterminer, depuis le lever du soleil jusqu'à midi, et depuis midi jusqu'à l'époque du coucher, suivant quelle progression la différence des deux instruments grandit durant la première période, et comment elle diminue pendant la seconde. Les jours de grand vent devront être exclus, quel quesoit d’ailleurs l'état du ciel. Une observation qui ne serait pas sans analogie avec celle des deux thermomètres vêtus de noir et de blanc, consiste- rait à déterminer le maximum de température que, dansles régions équinoxiales, le soleil peut communiquer à un sol aride. À Paris, en 1826, dans le mois d'août, par un ciel serein, nous avons trouvé, avec un thermomètre couché horizontalement, et dont la boule n’était recouverte que d'un millimètre de terre végétale très-fine, + 5#, Le même instrument recouvert de deux millimètres de sable de rivière ne marquait que + 46°. Les expériences que nous venons de proposer doivent, toutes choses d’ailleurs égales, donner la mesure de Ja dia- phanéité de l'atmosphère. Cette diaphanéité peut être ap- préciée d’une manière en quelque sorte inverse et non moins intéressante, par des observations de rayonnement nocturne, que nous recommandons à l'attention de tous les navigateurs. On sait depuis un demi-siècle qu'un thermomètre placé, par un ciel serein, sur l'herbe d’un pré, marque 6°, 7, et même $° centigrades de moins qu'un thermomètre tout sem- blable suspendu dans l'air à quelque élévation au-dessus du sol; mais c’est depuis peu d'années qu'on a trouvé l’ex- plication de ce phénomène ; c'est depuis 1817 seulement que Wells a constaté, à l’aide d'expériences importantes et variées de mille manières, que cette inégalité de température a pour cause la faible vertu rayonnante d'un ciel serein. Un écran placé entre des corps solides quelconques et le ciel empêche qu'ils ne se refroidissent, parce qne cet écran intercepte leurs communications rayonnantesavec les régions glacées du firmament. Les nuages agissent de la même ma- nière; ils tiennent lieu d'écran. Mais, si nous appelons #uage toute vapeur qui intercepte quelques rayons solaires venant de haut en bas, ou quelques rayons calorifiques allant de la terre vers les espaces célestes, personne ne pourra dire que l'atmosphère en soit jamais entièrement dépouillée. Il n'y aura de différence que du plus au moins. Eh bien, ces différences, quelque légères qu’elles soient, pourront être indiquées par les valeurs des refroïdissements nocturnes des corps solides, et même avec cette particula- rité digne de remarque, que la diaphanéité qu'on mesure ainsi est la diaphanéité moyenne de l'ensemble du firma- ment, etnon pas seulement celle de la région circonscrite qu'un astre serait venu occuper. : Pour faire ces expériences dans des conditions avanta- geuses, il faut évidemment choisir les corps qui se refroi- dissent le plus par le rayonnement. D'après les recherches de Wells, c'est le duvet du cygne que nous indiquerons. Un thermomètre, dont la boule devra être entourée de ce duvet, sera placé dans un lieu où l’on aperçoive à peu prés tout l'horizon, sur une table de bois peint supportée par des pieds déliés. Un second thermomètre à boule nue sera sus- pendu dans air à quelque hauteur au-dessus du sol. Un écran le garantira de tout le royonnement vers l'espace. En Angleterre, Wells a obtenu, entre les indications de NOTES SCIENTIFIQUES. 397 deux thermomètres ainsi placés, jusqu'à des différences de $°3 centigrades. Il serait certainement étrange que dans les régions équinoxiales, tant vantées pour la pureté de l'atmosphère, on trouvät toujours de moindres résultats. Nous n’avons pas besoin, sans doute, de faire ressortirtoute l'utilité qu'auraient ces mêmes expériences si on les répé- tait sur une très-haute montagne telle que le Mowna-Roa ou le Mowna-Kaah des îles Sandwich. La température des couches atmosphériques est d'autant moindre que ces couches sont plus élevées, [n'y a d’excep- tion à cette règle que la nuit, par un temps serein el calme ; alors jusqu'à certaines hauteurs, on observe une progression croissante; alors, d’après les expériences de Pictet, à qui l'on doit la découverte de cette anomalie, un thermomètre suspendu dans l'air à deux mètres du sol peut marquer toute la nuit 2 à 3° centigrades de moins qu'un thermomètre également suspendu dans l'air, mais quinze à ving mètres plus haut. Si l’onse rappelle que les corps solides, placés à la surface de la terre, passent, par voie de rayonnement, quand le ciel est serein, à une température notablement inférieur à celle de l’air qui les baigne, on ne aoutera guère que cet air ne doive, à la longue et par voie de contact, participer à ce même refroidissement, et d'autant plus qu'il se trouve plus près de terre. Voilà, comme on voit, une explication plausible du fait curieux signalé par le physicien de Genève Ce sera lui donner le caractère d’une véritable démonstra- tion, que de répéter l'expérience de Pictet en pleine mer, si, par un ciel serein et calme, on compare de nuit un thermomètre placé sur le pontavec un thermomètre attaché ausommet du mât. Ce n’est pas que la couche superficielle de l'Océan n'éprouve les effets du rayonnement nocturne, tout comme l’édredon, la laine, l'herbe, etc.; mais dès que la température a diminué, celte couche se précipite, parce qu’elle est devenue spécifiquement plus dense que les cou- ches liquides inférieures. On ne saurait donc espérer, dans ce cas, les énormes refroidissements locaux observés par Wells sur certains corps placés à la surface de la terre, ni le refroidissement anomal de l’air inférieur qui en semble être la conséquence. Tout porte donc à croire que la pro- gression croissante de la températureatmosphérique observée à terre n’existera pas en pleine mer ; quelà, le thermomètre du pont et celui du mât marqueront à peu près le même degré. L'expérience, toutefois, n'en est pas moins digne d'intérêt : aux yeux du physicien prudent il y a toujours une distance immense entre le résultat d'une conjecture et celui d'une observation. Dans nos climats, la couche terrestre qui n'éprouve ni des variations de température diurnes, ni des variations de température annuelles, se trouve située à une fort grande distance de la surface du sol. Il n’en est pas de même dans les régions équinoxiales; là, d'après les observations de M. Boussingault, déjà il suffit de descendre un thermomètre à la simple profondeur d’un tiers de mêtre, pour qu'il mar- que constamment le même degré, à un ou deux dixièmes près. Les voyageurs pourront donc déterminer très-exacte- ment la température moyenne de tous les lieux où ils sta tionneront entre les tropiques, en plaine, comme sur les montagnes, s'ils ont la précaution de se munir d'un foret de mineur, à l'aide duquel il est facile, en peu d’instants, de pratiquer dans le sol un trou d’un tiers de mètre de pro- fondeur.. On remarquera que l’action du foret sur les roches et mème sur la terre donne lieu à un développement de cha- leur, et qu'on ne saurait se dispenser d'attendre qu'il se soit entièrement dissipé, avant de commencer les expé- riences. Il faut aussi, pendant toute leur durée, que l'air ne puisse passe renouveler dans le trou. Un corps mou, tel que du carton, recouvert d’une grande pierre, forme un obturateur suffisant. Le thermomètre devra être muni d’un cordon avec lequel on le retirera, Les observations de M. Boussingault, dont nous venons de nous étayer pour recommander des forages à la faible pro— fondeur d'un tiers de mêtre comme devant conduire très- expéditivement à la détermination des températures moyen- nes sur toute la largeur des régions intertropicales, ont été faites dans des lieux abrités, dans des rez-de-chaussée, sous des cabanes d'Indiens, ou sous de simples hangars. Là, le sol se trouve à l'abri de l'échauffement direct produit par l'absorption de la lumière solaire, d’un rayonnement noc- turne et de l'infiltration des pluies. Il faudra conséquem- ment se placer dans les mêmes conditions, car il n’est pas douteux qu'en plein air, dans des lieux non abrités, on ne füt forcé de descendre à plus d’un tiers de mètre de profon- deur dans le sol, pour atteindre la couche douée d’une tem- pérature constante. L'observation de la température de l'eau des puits d’une médiocre profondeur donne aussi, comme tout le monde le sait, fort exactement et sansaucune difficulté la température moyenne de la surface; nous ne devons donc pas oublier de la faire figurer au nombre de celles que l'Académie recommande. Nous insisterons aussi d’une manière spéciale sur les températures des sources thermales. Si ces températures, comme tout porte à le croire, sont la conséquence de Ja profondeur d’où l’eau nous arrive, on doit trouver assuré- ment fort naturel que les sources les plus chaudes soient le moins nombreuses. Toutefois, n'est-il pas extraordinaire qu'on en ait jusqu'ici observé aucune dont la température approche du terme de l’ébullition à moins de vingt degrés centigrades { ? Si quelques relations vagues ne nous trom- pent pas, les Philippines, et l'ile de Luçon en particulier, pourraient bien faire disparaître cette lacune. Là, au surplus, comme dans tout autre heu où il existe des sources ther- males, les données à recueillir les plus dignes d'intérêt seraient celles d'où pourrait résulter {a preuve que la tempéralure d'une source très-abondante varie ou ne varie pas avec la suite des siècles, et surtout les observations locales qui montrent la nécessité du passage du liquide émer- gent à travers des couches terrestres très-profondes. Dans les relâches de quelque durée, aux iles Sandwich, il pourra paraître convenable de mesurer le Mowna-Roa baro- métriquement. Les observations thermométriques, faites au sommet de cette montagne isolée, comparées à celles du rivage de la mer, donneront, sur le decroissement de la température atmosphérique et sur Ja limite des neiges per- pétuelles, des résultats que l'éloignement des continents rendra particulièrement précieux. En gravissant le Mowna- Roa, on ne devra pas négliger de noter à chacune de ses stations la direction du vent. NOTE 7 Des courants sous-marins. (Page 187) L'Océan ‘est sillonné par un grand nombre de courants. Les observations astronomiques faites à bord des navires qui les traversent, servent à déterminer leur direction et leur vitesse. Il n’est pas moins curieux de rechercher d’où ils émanent, dans quelle région du globe ils prennent nais- sance. Le thermomètre peut conduire à cette découverte. Tout le monde connait les travaux de Franklin, de Blagden, de Jonathan Williams, de M. de Humboldt, du capitaine Sabine sur le Gulph-Stream. Personne ne doute aujour- d'hui que le Gulph-Stream ne soit le courant équinoxial, qui, après s'être réfléchi dans le golfe du Mexique, après avoir débouché par le détroit de Bahama, se meut au nord à une certaine distance de la côte des États-Unis, en conseryant, comme une rivière d’eau chaude, une portion plus ou moins considérable de la température qu'il avait entre les tropiques. Ce courant se bifurque. Une de ses branches va, dit-on, tempérer le climat de l'Irlande, des Orcades, des iles Shetland, de la Norwége; un autre s'infléchit graduellement, et finit, en revenant sur ses pas, par traverser l'Atlantique du nord au sud à quelque distance des côtes d’Espagne et du Portugal. Après un bien long circuit, ses eaux vont donc rejoindre le courant équinoxial d’où elles étaient sorties. (1) Nous ne comprenons pas ici dans la catégorie des sources thermales les Geysers d'Islande et autres phénomènes analogues qui dépendent évidemment de volcans actuellement en activité, La plus chaude source thermale proprement dite qui nous soit connue, celle de Chaudes-Aigues en Auvergne, marque + S0° centigrades. 398 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Le long de la côte d'Amérique, la position, la largeur et la température du Gulph-Stream ont élé assez bien déter- minées sous chaque latitude pour qu'on ait pu, sans char- latanisme, publier un ouvrage avec le titre de Navigation thermométrique (Thermometrieal navigation), à l'usage des marins qui atterrissent ces parages. [Il s'en faut de beaucoup que la branche rétrograde soit connue avec la même certi- tude, Son excès de température est presque effacé quand elle arrive par le parallèle de Gibraltar, et ce n’est pas mème à l'aide des moyennes d'un grand nombre d'observa- tions qu'on peut espérer de le faire nettement ressortir. Les officiers de marine faciliteront beaucoup cette recherche si, depuis le méridien de Cadix jusqu'à celui de la plus occi- dentale des Canaries, ils déterminent, de demi-heure en demi-heure, la température de l'Océan avec la précision des dixièmes de degré. Il vient d’être question d’un courant d’eau chaude; les navi- gateurs rencontreront, au contraire, un courant d’eau froide, le long des côtes du Chili et du Pérou. Ce courant, à partir du parallèle de Chiloé, se meut rapidement du sud au nord, et porte, jusque sous le parallèle du Cap-Blane, les eanx re- froidies des régions voisines du pôle austral. Signalé pour la première fois, quant à sa température, par M. de Humboldt, le courant dont nous venons de parler a été étudié: avec un soin tout particulier pendant le voyage de la Coguille. Les observations fréquentes de la température de l'Océan, que les explorateurs ne manqueront certainement pas de faire entre le cap Horn et l'équateur, serviront à perfectionner, à étendre ou compléter les importants résultats déjà obtenus par leurs devanciers, et en particulier par le capitaine Duperrey. Le major Reamel a décrit avee une minutieuse attention le courant qui, venant de la côte sud-est de l’Afrique, longe le banc de Agullas. Ce courant, d'après les observations de John Davy, a une température de 4° à 5° centigrades, supérieure à celle des mers voisines. Cet excès de tempéra- ture mérite d'autant plus de fixer l'attention des naviga- teurs, qu'on a cru y trouver la cause immédiate de l’enve- loppe de vapeur appelée la nappe, et qui se montre toujours au sommet de la montagne de la Table, quand le vent souflle sud-est. Toutefois, comme des heures et même des journées en- tières d'un calme plat doivent entrer dans les prévisions du navigateur, surtout lorsqu'il est destiné à traverser fré - quemment la ligne, nous croyons que les nouvelles expédi- tions agiraient sagemement si elles se munissaient de ther- imométrographes et d'appareils de sondage, qui pourront leur permettre de faire descendre ces instruments en toute sûreté jusqu'aux plus grandes profondeurs de l'Océan. Il n'est guère douteux aujourd'hui que les eaux froides infé- rieures des régions équinoxiales n'y soient amenées par des courants sous-marins venant des zones polaires; mais la solution même complète de ce point de théorie serait loin d'enlever tout intérêt aux observations que nous recom- mandons ici. Qui ne voit, par exemple, que la profondeur où l’on trouvera le maximum de froid, nous dirons plus, tel ou tel autre degré de température, doit dépendre, sous chaque parallèle, d'une manière assez directe, de la profon- deur totale de l'Océan, pour qu'il soit permis d'espérer que cette dernière quantité se déduira tôt ou tard de la valeur des sondes thermométriques ? Jonathan Williams reconnut que l'eau est plus froide sur les bas-fonds qu'en pleine mer. MM. de Humboldt et John Davy attribuaient ce curieux phénomène, non à des courants sous-marins qui, arrêtés dans leur marche, remonteraient le long des accores du banc et glisseraient ensuite à sa surface, mais au rayonnement. Par voie de rayonnement, surtout quand le ciel est serein, les couches supérieures de l'Océan doivent certainement se refroïdir beaucoup ; mais tout refroi- dissement, si ce n'est dans les régions polaires où la mer est à près de 0° de température, amène une augmentation de densité et un mouvement descendant des couches refroidies. Supposez un Océan sans fond; les couches en question tombent jusqu'à une grande distance de la surface et doivent en modifier trés-peu la température ; mais sur un haut-fond, lorsque les mêmes causes opèrent, les couches refroidies s'accumulent et leur influence peut devenir três-sensible. Quoi qu'il en soit de cette explication, tout le monde sentira combien l’art nautique est intéressé à la vérification du fait annoncé par Jonathan Williams, et que diverses observations récentes ont semblé contredire; combien aussi les météorologistes accueïlleront avec empressement des mestfres comparatives de la température des eaux superfi- cielles, prises en pleine mer et au-dessus du haut-fond ; combien surtout ils doivent désirer de voir déterminer, à l’aide du thermométrographe, la température de la couche liquide qui repose immédiatement sur la surface des hauts- fonds eux-mêmes. NOTE 8 La Pluie sur mer, (Page 188) Les navigateurs parlent des pluies qui, parfois, tombent sur les bâtiments pendant qu'ils traversent les régions équinoxiales, dans des termes qui devraient faire supposer qu'il pleut beaucoup plus abondamment en mer qu’à terre. Mais ce sujet est resté, jusqu'ici, dans le domaine des simples conjectures; rarement on s'est donné la peine de procéder à des mesures exactes. Ces mesures, cependant, ne sont pas difficiles. Nous voyons, par exemple, que le capitaine Tuckey en avait fait plusieurs pendant sa malheu- reuse expédition au fleuve Zaire où Congo I nous semble donc convenable d'inviter les commandants des navires explorateurs à faire placer l'udomètre sur l'arrière du bâti- ment, dans une position où ilne pourra recevoir nila pluie que recueillent les voiles, ni celle qui tombe des cordages. On ajouterait beaucoup à l'intérêt de ces observations, si l'on déterminait en même temps la température de la pluie, et la hauteur d'où elle tombe. Pour avoir, avec quelque exactitude, la température de la pluie, il faut que la masse d’eau soit considérable, relati- vement à celle du récipient qui la recoit. L’udomètre en métal ne satisferait pas à cette condition. Il vaut infiniment mieux prendre un large entonnoir formé avec une étoffe légère, à tissu très-serré, et recevoir l'eau qui coule par le bas dans un verre à minces parois refermant un petit ther- momètre. Voilà pour la température. L'élévation des nuages où la pluie se forme ne peut être déterminée que dans les temps d'orages ; alors, le nombre de secondes qui s’écou- lent entre l'éclair et l’arrivée du bruit multiplié par 337 mè- tres, vitesse de la propagation du son, donne la longueur de l'hypothénuse d’un triangle rectangle dont le côté verti- cal est précisément la hauteur cherchée. Cette hauteur pourra être calculée, si, à laide d’un instrument à réflexion, on évalue l'angle que forme avec l'horizon la ligne qui, partant de l'œil de l'observateur, aboutit à la région des nuages où l'éclair s’est d’abord montré. Supposons, pour un moment, qu'il tombe sur le navire de la pluie plus froide que ne doivent l'être les nuages, d’après leur hauteur et la rapidité connue du décroissement de la température atmosphérique; tout le monde compren- dra quel rôle un pareil résultat jouerait en météorologie. Supposons, d'autre part, qu'un jour de grêle (car il grèle en pleme mer), le même système d'observations vienne à prouver que les grélons se sont formés dans une région où la température atmosphérique était supérieure au Lerme de la congélation de l'eau, et l’on aura enrichi la science d'un résultat précieux, auquel la théorie à venir de la grêle devra satisfaire. Nous pourrions, par beaucoup d’autres considéra- tions, faire ressortir lutilité des observations que nous venons de proposer; mais les deux qui précèdent doivent suffire. Il est des phénomènes extraordinaires sur lesquels la science possède peu d'observations, par la raison que ceux à qui il a été donné de les voir évitent d'en parler, de peur de passer pour des rêveurs sans discernement. Au nombre de ces phénomènes, nous rangerons certaines pluies des régions équinoxiales. : Quelquelois, entre les tropiques, il pleut par l'atmosphère la plus pure, par un ciel du plus bel azur! Les gouttes ne sont pas très-serrées, mais elles surpassent en grosseur les plus larges gouttes de pluie d'orage de nos climats. Le fait est certain ; nous en avons pour garants M. de Hum- ce NOTES boldt, qui l'a observé dans l'intérieur des terres, et M. le capitaine Beechey, qui en a été témoin en pleine mer : quant aux circonstances dont une aussi singulière précipitation d’eau peut dépendre, elles ne nous sont pas connues. En Europe, on voit quelquefois par un temps froid et parfaite- ment serein tomber lentement, en plein midi, de petits cristaux de glace dont le volume s'augmente de toutes les parcelles d'humidité qu'ils congèlent dans leur trajet. Ce rap- prochement ne mettrait-1l pas sur la voie de l'explication désirée? Les grosses gouttes n'ont-elles pas été, dans les plus hautes régions de l'atmosphère, d’abord de très-petites parcelles de glace excessivement froides; ensuite, plus bas, par voie d'agelomération, de gros glaçons; plus bas encore, des glaçons fondus ou de l'eau? Il est bien entendu que ces conjectures ne sont consignées ici que pour montrer sous quel point de vue le phénomène peut être étudié; que pour exciter surtout nos voyageurs à chercher avec soin si, pendant ces singulières pluies, les régions du ciel d'où elle tombent n'offriraient pas quelques traces de halo : si ces traces s'apercevaient, quelque légères qu'elles fussent, l'existence de cristaux de glace dans les hautes régions de l'air serait constatée. I n'est pas de contrée où, maintenant, l'on ne trouve des météorologistes; mais, il faut l'avouer, ils observent ordinairement à des heures choisies sans discernement et avec des instruments inexacts ou mal placés. Il ne semble pas difficile aujourd’hui de ramener les observations d’une heure quelconque à la température moyenne du jour ; ainsi un tableau météorologique, quelles que soient les heures qui y figurent, aura du prix à une seule condition, que les instruments employés auront pu être comparés à des ba- romètres et des thermomètres étalons. Partout où on aura effectué ces comparaisons, les obser- vations météorologiques locales auront du prix; une collec- tion des journaux du pays suppléera souvent à des copies qu'on obtiendrait difficilement. NOTE 9 Mowna Kak. (Page 250) En publiant, dans l'Annuaire de 1824, la liste des vol- cans du globe actuellement enflammés, j'avais à peine osé ranger le Mowna-Roa des iles Sandwich parmi les montagnes trachytiques. On ignorait d’ailleurs, à cette époque, s'il y avait eu quelque éruption depuis les temps historiques, soit à Owhyée, soit dans les autres iles du même archipel. Tous ces doutes ont maintenant disparu : les missionnaires américains viennent de découvrir que lile où Cook fut assassiné est un des plus grands volcans de la terre, Le cratère est à six ou sept lieues de lamer, dans la par- ie nord-est de l'ile d'Owyhée; les naturels le nomment Mowna-Kaah ; sa forme est elliptique; le contour, à la par tie supérieure, n'a pas moins de deux lieues et demie de long ; on estime que la profondeur pent être de 350 à 560 mé- tres; il est assez facile de descendre dans le fond. Lorsque M. Goodrich visita ce cratère pour la première fois, en 1824, il remarqua dans la cavité douze places bien distinctes, couvertes de lave incandescente, et trois ou quatre ouvertures d’où elle jaillissait jusqu’à la hauteur de 30 ou 40 pieds. À 300 mètres au-dessus du fond, il existait alors, tout autour de la paroi intérieure du cône, un rebord noir, que le mème observateur considère comme l'indice de la hauteur où la lave fluide s'était récemment élevée ayant de se frayer une issue par quelque canal sou terrain jusqu'à la mer. Des émanations sulfureuses plus ou moins denses s'échappent de toutes les creyasses de la lave solide, et produisent, çà et là, un bruit semblable à celui de la vapeur qui sort par les soupapes d'une machine à feu. Les pierres ponces, qu'on trouve en grande abondance dans les environs du cratère, sont si légères, si poreuses, d’une texture si délicate, qu'il est difficile d'en conserver des échantillons. Des filaments capillaires fibreux, semblables à ceux qu'on recueille après toutes les éruptions du volcan de lle-Bourbon, couvrent le sol du cratère sur une épaisseur de SCIENTIFIQUES. 399 deux ou trois pouces; le vent transporte souvent ces fila- ments à la distance de six ou sept lieues. Le 22 décembre 1824, dans la nuit, un nouveau volcan fit éruption au milieu de lancien. Au lever du soleil, la coulée avait déjà une assez grande étendue ; dans certains points, la lave était projetée par jets jusqu'à cinquante pieds de haut. À une autre époque, les missionnaires comptérent jus- qu'à cinq cratères de forme et de grandeur trés-variées, qui s’élevaient comme autant d'iles du sein de la mer en- flammée dont les parties nord du sud-ouest du cratère étaient recouvertes; les uns vomissaient des torrents de lave, il ne sortait des autres que des colonnes de Mammes ou d'une épaisse fumée. Il existe un autre volcan actuellement enflammé, à une certaine distance du Mowna-Kak ; il a de moins grandes di- mensions. Les flancs de la fameuse montagne Mowna-Roa offrent aussi plusieurs cratères, mais jusqu'ici on ne les à observés que de loin, à l’aide de lunettes ; ils sont peut-être éteints. NOTE 10 Iauteur des neiges éternelles dans les régions tropicales . (Page 270) La courbe que décrit la limite des neiges perpétuelles sur la surface du globe à depuis longtemps fixé l'attention des physiciens. Elle offre effectivement un des phénomènes lesplus intéressants de la 2éographie physique: carelle doit, à ce qu'il paraît, essentiellement dépendre du chmat ou de la température moyenne des lieux sur lesquels elle passe : les lois de sa construction détermineraient done en même temps les lois de la distribution des températures sur la surface du globe, et il serait aisé de trouver la température moyenne ou le climat d’un lieu quelconque par la seule in- dication de la hauteur, ou calculée ou observée, à laquelle il faut s'élever pour y atteindre la limite des neiges. Or, il faut croire qu'il est plus facile de trouver de cette manière la tempéralure moyenne des différents points du globe que de la déterminer immédiatement par des obser- vations. Car, malgré tant d'excellentes observations (her mométriques, il est certain qu'il n'existe dans le monde que quatre ou cinq endroits dont la température moyenne soit connue avec précision. Les observations faites par Bouguer et M. Humboldt, sous les tropiques, ont démontré qu'en effet la température moyenne s'y accorde assez avec la limite supérieure des neiges; et Saussure et M. Ramond ont prouvé la même chose pour des climats tempérés. Mais il n’en est pas ainsi du nord de l'Europe, s’il faut s’en rapporter au petit nombre d'observations que l'on a jusqu'à présent recueillies dans ces contrées ; et quoique la température moyenne y soit assez peu élevée, la limite des neiges ne s’y abaisse pas dans la mème proportion, elle s’y soutient au contraire à une hauteur qu'on ne lui aurait pas supposée au premier abord. Ce n'est qu'en Norwége qu'on peut immédiatement obser- ver celte limite; car, quoique les montagnes de la Suède soient nombreuses et assez élevées, elles n'atteignent pres- que nulle partune hauteur assez considérable pour conserver de la neige sur leurs cimes. Voilà pourquoi les neiges per- pétuelles sont aussi inconnues en Suède qu'elles ie sont dans la plus grande partie de la France ou de l'Allemagne. Mais la Norwége est partagée, dans toute sa longueur, par une chaîne de montagnes qui ne le cède en hauteur qu'à bien peu de montagnes en Europe, et qui les surpasse toutes par son étendue et par sa masse: car, non-seulement elle occupe presque sans interruption 13 degrés de latitude, depuis le 58° jusque près du 71°, mais elle conserve encore, dans la plus grande partie de son étendue, une largeur que n'ont pas les autres chaînes de l'Europe. On lui donne le nom de Zand-Field daus sa partie méridionale, celui de Dowre-Field entre le 62° et le 63° degré de latitude, celui de Kioel enfin dans son prolongement, qui forme 300 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. au nord la séparation de la Laponie suédoise et de la Norwége. ee Quand on traverse les Alpes ou les Pyrénées, à peine arrivé à la plus grande hauteur des cols ou passages, on commence tout de suite à descendre. On n’y connait pas de col qui ait au delà d'une lieue de largeur. Dans le Lang Field, au contraire, quand on a remonté une vallée jusqu’à son origine, on voit s'étendre un plateau dont l'élévation est presque partout de 1,400 mètres au-dessus du niveau de la mer, et la largeur de huit, de dix et même de douze lieues. AU Il est impossible de traverser cette chaine en un Jour; les habitants de la côte de l’ouest, qui parcourent ces déserts pour aller dans les provinces de l’est, sont obligés d'y passer la nuit, au risque de s'égarer au milieu des brouillards con- tinuels, et de périr de froid au milieu des tempêtes et des tourbillons de neige. - L'on a été obligé de s'élever jusqu'à 61° de latitude avant d’avoir pu trouver un endroit convenable pour y faire passer la grande route de communication entre les villes de Christiana et de Bergen. Ce n'est qu'à cet endroit que les vallées qui descendent des deux côtés opposés se rapprochent et s’enfoncent assez avant dans le plateau de la chaine pour ne lui laisser qu'une largeur d'environ quatre lieues ; cette partie de la chaine porte le nom de Fille-Field. Le partage des eaux entre les deux mers n’y est élevé que de 957 mé- tres. Une neige perpétuelle ne couvre pas encore ce passage ; mais la végétation s'y présente sous le même aspect qu'au haut du Saint-Gothard. Les sapins et les pins n'y croissent plus. Des bouleaux rabougris, ou des saules de montagnes, sont les seuls arbustes que l'on y rencontre; et déjà les plantes alpines commencent à s'y disputer le peu de place que la couche épaisse des mousses leur cède. Ce passage n’est effectivement qu'une vallée dans la chaine. Des montagnes s’élèvent des deux côtés à de grandes hau- teurs, à peu près comme les pics de Fioudo et de Proza sur le Saint-Gothard, ou comme la haute cime du Mont Velan sur le Saint-Bernard. C’est sur leurs cimes que la neige ne disparait que peu de jours dans l’année. Elle se conserve même sans jamais laisser apercevoir le roc qu'elle recouvre, dans les endroits où les montagnes se touchent et recom- mencent à former un plateau d’une certaine largeur. J'ai porté le baromètre sur le Suletind, la plus remar- quable et la plus haute de ces cimes; il s’y est soutenu, le 16 août 1806, à midi, à 22 pouces 6,9 lignes, thermomètre T8 cent. Il était dans ce temps, à Christiana, 30 pieds au- dessus de la mer, à 27 pouces 10 lignes, thermomètre 20° ; ce qui donne 1,794 mètres pour la hauteur de la montagne au-dessus de la mer, ou 806 mètres au-dessus du plateau de Fille-Field. On peut done regarder cette élévation comme ayant déjà dépassé, mais de très-peu, la limite des neiges. La couche de neige perpétuelle ne descend nulle part au-dessous de 1,684 à 1,704 mètres ; ce qui serait par conséquent à peu près leur limite dans ces climats, et sous 61° de latitude, pas tout à fait à 900 toises. Maison ne trouve pas encore des glaciers sur ces monts; car, pour qu'ils puissent se former, il faut une masse bien plus considérable de neiges et de glaces sur les plateaux et sur les penchants des montagnes. Cette masse est néces- saire pour exercer une pression tellement puissante, qu'elle pousse les glaces depuis les hauteurs jusqu'au fond des vallées profondes cultivées et peuplées. On voit cependant de très-beaux glaciers dans les vallées, et au pied d’une autre petite chaîne remarquable nommée le Folge-Fonden-Field, et située sous la latitude de Bergen, bien avant dans l'intérieur de la province de Hardanger. Quoiqu'elle soit très-voisine de la grande chaine, elle en est pourtant entièrement séparée par des bras de mer étroits et profonds qui la bornent presque de tous les côtés. Elle est très-connue des navigateurs, car sa cime éclatante de blancheur frappe au loin leurs regards quand ils longent la côte pour entrer à Bergen. Dans une longueur de vingt- quatre lieues, cette chaîne se soutient à la même hauteur sous la forme d'un immense dôme de neige, tel qu'est à peu près le Buet dans les Alpes, mais sur une bien moin- dre échelle. Un ministre instruit etsavant, qui habite dansles environs, M. Hertzherg deKynservig, y a porté unbaromètre à syphon, et l’a vu, le 25 septembre 1805, à 25 p. 4,9 lig., th. 3°,4, lorsqu'à Reysater, au bord de la mer, il était à 28 p. 5,8 lig., th. 14°,87 : donc la hauteur de la montagne est de 1,652 mé- tres. La montagnes'élevait encore par une pente très-douce, dans une étendue de quelques lieues, depuis le point où M. Hertzberg observait, de sorte qu'il croit pouvoir lui donner, dans son point le plus élevé, une hauteur de 1,717 mètres. Le glacier qui en descend du côté de l'ouest, et qui rem- plit le vallon nommé Boudhemsdal, ressemble parfaitement aux plus beaux glaciers de Ja Suisse; il s’avance jusqu'à une demi-lieue de la mer, et sa partie inférieure n°y est plus élevée que de 325 mètres, minimum de hauteur à laquelle se soutiennent les glaces dans ces contrées. Cette montagne n'a donc pas seulement atteint la limite des neiges, elle l'a même passée de beaucoup, car elle donne naissance à des glaciers considérables. Sa hauteur reste néanmoins, dans son point le plus élevé, au-dessous de celle que nous avons cru devoir assigner à la limite des neiges pour le Fille-Field. M. Hertzberg s'est même assuré, d'après plusieurs observations, qu’au Folge-Fonden-Field cette limite ne pouvait être supposée qu'à 1.597 mètres; et d’autres opérations du même genre ont confirmé cette as- sertion. Le Melderskin, haute cime encore plus voisine de l'Océan, conserve constamment de la neige, mais le Mel- derskin n'est élevé que de 1,488 mètres au-dessus de la mer. Ilest done encore de 214 mètres au-dessous de Ja limite des neiges sur la grande chaine. Il est certain que la température produite par le voisi- nage de l'Océan doit beaucoup influer sur ce phénomène. Les vents dominants sur ces côtés sont toujours des vents d'ouest, de sud-ouest et de sud. Des observations continuées pendant une trentaine d'années ont prouvé que, durant plus des deux tiers de l’année, les vents soufflaient de ces points depuis le cap le plus méridional de la Norwêge, jusque bien au delà du cercle polaire. Les vents du nord et de l'est y sont infiniment plus rares et moins forts ; jamais ils n’ont la violence des vents de l’ouest, et surtout du sud-ouest et du sud, qui occasionnent presque toujours des tem- pêtes. Or, ces derniersvents viennent de latitudes moins élevées, par conséquent de régions d'une température plus douce ; ils apportent avec eux cette température vers le nord, et en traversant l'Océan, ils se chargent de toutes les vapeurs aqueuses qu'elle permet de tenir en dissolution, mais ils arrivent en passant sur le continent, qui a une température plus variable que celle de l'Océan, dont les eaux, toujours en mouvement, sont éminemment douées de la propriété de retenir la chaleur. La température de ces vents est donc diminuée durant la plus grande partie de l'année, elle ne suffit plus pour retenir toute l’eau sous forme de vapeurs. Une partie se condense sous forme de brouillard, de nuages, enfin de ces torrents de pluie dont sont inondées les iles situées le long de ces côtes. Le soleil ne pénètre que très- peu cette couche continue de nuages; l'influence de ses rayons pour échauffer la terre devient très-faible. La plus grande partie de l'été n’est, comme l'hiver, qu'une saison de pluie. La température de ces mois les plus chauds reste fort au-dessous de ce qu'elle est dans l'intérieur du pays, où le soleil peut exercer toute son influence sur le sol pen- dant les jours dont la durée dans le nord est si longue. Il y a done, enété, bien moins de neige fondue sur les mon- tagnes près de la mer, et la limite des neiges en est abaissée de beaucoup. On a trouvé qu'il ne tombe jamais à Bergen, dans l’espace d'une année, moins de 68 pouces de pluie; et souvent on en a vu tomber jusqu’à 92 pouces ; tandis qu'à Upsal, sous la même latitude, mais dans l’intérieur du conlinent, la pluie ne s'élève pas à plus de 14 pouces par an. Ces pluies ue sont Jamais plus considérables que vers le commence- ment de l'hiver; on en conçoit la raison. L'équilibre de température sur Ja plus grande partie de la surface du globe, pendant les mois d'été, est tout à coup rompu dans les mois d'automne. L'air plus échauffé, et, par conséquent, plus élastique des climats tempérés, se précipite avec force vers les régions où la terre se refroidit promptement. Sa NOTES température en éprouve une plus grande diminution qu'en été; les vapeurs aqueuses se condensent subitement, les pluiesen sont d'autant plus fortes, et l'électricité, développée à chaque changement de forme des corps, est si abondante dans cette condensation, qu'elle ne peut se disperser sans éclat. Les éclairs, les coups de tonnerre, les orages les plus violents, accompagnent ces pluies pendant tout le cours de l'hiver, tandis que ces orages ne s’observent pas en été, parce que le refroidissement et, par conséquent, la conden- salion des-vapeurs aqueuses sont moins considérables. Un courant d'air échauffé et humide qui est si constant, si élevé et si fort, qui tempère les froids des hivers et amortit les chaleurs des étés, doit exercer une influence remar- quable sur la pesanteur de l'atmosphère, et produire une impression particulière sur la hauteur de Ja colonne baro- métrique. M. Hertzhberg, en observant avec d'excellents ba- romètres à siphon, n'a jamais vu la hauteur moyenne S’elever pendant dix ans au delà de 28 pouces et une demi- ligne. M. Stroem, qui habite dans la province de Soendmoer, sous le 63°, et M. Schytte à Loedingen, sous le 68°, et par conséquent au delà du cercle polaire, ont fait la même remarque. M. Vau-Swinden avait déjà annoncé depuis long- temps que la hauteur moyenne du baromètre, dans toute la Hollande, ne va jamais au delà de 28 pouces 1 ligne, et n'y alteint même pas. M. Dalton avait prouvé la même chose pour les côtes du nord-ouesi de l'Angleterre, M. Kirwan pour les côtes de l'Irlande. Il paraît donc prouvé que la hauteur moyenne du baromètre, sur les bords de la mer Atlantique Jusque très-avant dans le nord, est de deuxlignes au moins au-dessous de celle qu'elle atteint sur le bord des mersintérieures, telles que la Méditerranée, et plus encore, la Baltique, les golfes de Finlande et de Bothnie. L'air qui remonte l'Atlantique avec une température plus élevée, lorsqu'il redescend des régions polaires le long des golfes de la Baltique, s’est refroidi, et a par là éprouvé une dimi- nulion dans son élasticité spécifique. Les hauteurs moyen- nes du baromètre à Pétersbourg, à Albo ou à Stockholm, peuvent atteindre et mème surpasser 28 pouces 3 lignes : ce ne sont plus les vents du sud et de l'ouest qui y domi- nent, mais les vents froids du nord-est et de l’est. Une autre cause, et une cause très-puissante de l'abais- sement de la limite des neiges sur le Folge-Fonden-Field, est la grande masse de ces neiges mêmes, qui refroidissent considérablement la température d’alentour, et qui empê- chent les neiges inférieures de fondre à une élévation à laquelle cela aurait certainement lieu sur des montagnes moins hautes, phénomène que Saussure a le premier remar- qué dans les Alpes. Il pensa que la limite des neiges pou- vait, par cette cause, être abaissée de plus de cent toises; qu'il fallait donc constater le fait en l'observant, non sur des montagnes très-hautes, très-étendues, et couvertes de grandes mers de glaces et de neige, mais plutôt sur des montagnes isolées, qui s'élèvent à peine au-dessus de cette limite, et dont les neiges ne peuvent pas sensiblement re- froidir l'atmosphère qui les entoure. Il parait d'autant plus vraisemblable que c’est principalement à cette cause que tient le grand abaissement de la limite des neiges sur le Folge-Fonden-Field, que les montagnes peu éloignées de la grande chaine des Lang-Field sont peu couvertes de neige et n’ont pas de glaciers, quoiqu'il y ait des cimes, telles que le Hartoug sur le Hardanger-Field, qui s'élèvent à 1,690 mètres; mais le plateau situé au pied de ces cimes n'a nulle part plus de 4,430 mètres de hauteur. Il ne peut donc pas y avoir une étendue de plusieurs lieues carrées toutes couvertes de neige qui refroidisse l'atmosphère d'a- lentour. On ne se trompera donc pas de beaucoup en plaçant la limite des neiges, sous le 61° de latitude, à 1,670 mètres, ou environ 870 toises au-dessus de la mer. Si, des contrées que nous venons de décrire, on se transporte dix degrés plus avant vers le nord, jusqu'aux ex- trémités du continent européen, on ne sera pas surpris d'y trouver la limite des neiges à une hauteur bien peu considé- rable au-dessusdela surface du sud. On pourrait même croire, en songeant aux froids de la Laponie, que cette limite Y pourrait presque toucher la surface même du sol; mais l'aspect du pays fait voir facilement , au premier coup d'œil, combien cette limite est encore éloignée. En effet, les vallées, Livre. 51 SCIENTIFIQUES. 401 au 70° de latitude, ne sont pas décidément rebelles à Ja cullure ; on y voit encore des Jardins et des champs; on } trouve encore des villages aux embouchures des rivières et de belles forêts dans les vallées; une population nom- breuse y couvre les bords des grands bras de mer; enfin la variété et la magnificence des points de vue le long de ces golfes rappellent plutôt des chmats plus doux que la triste monotonie des neiges et des glaces éternelles. C’est à l'extrémité de la Lapome, entre ses golfes étroits et allon- gés, que se partage et disparait cette grande chaine du Kioel, qui s’est étendue jusque-là sur une longueur de plus de quatre cents lieues. Les derniers bras de cette chaine em- brassent, sans s'abaisser beaucoup, les golfes des deux côtés, et se terminent brusquement par les caps Nord, de Porsanges, de Snerholt et du Nordkyn, tous très-hauts. 11 ne reste vers la mer Blanche et vers la Finlande que des terrains élevés; on n'y voit plus une chaine de monta- gnes. Le baromètre, observé sur une des cimes les plus remar- quables d'un de ces bras, sur lAkkasokki, montagne située au-dessus de Talvig et dans l'intérieur du golfe d’Alten, S'\ est soutenu, le 16 août 1807, à Talvig, à 22 mètres au-des- sus de-la mer.. . . . Hauteur de l’Akkasokki. . th. 10°,94), 24 p. 41,1 1. th. 16°,95), 28 p. 0,8 I. 1,023 mètres. La neige ne couvrait point cette cime ni le plateau qui se trouve au-dessous; mais elle ne l'avait quittée que depuis peu de temps, et un large manteau de neige s’élait encore conservé sur ses flancs. Une montagne voisine, le Storvands- Field, en était encore entièrement couverte; et celle-ci l’a effectivement conservée pendant tout le courant 1e l’année; on dit qu'il en est de même tous les ans. Elle s'élève donc au-dessus de la limite des neiges, et cette limite doit passer entre sa hauteur totale et celle de l'Akkasokki. Or, j'ai trouvé que la hauteur du Storvands-Gield est de 1,071 mè- tres. La limite des neiges s'élèverait ainsi, sous le 70°, et dans l'intérieur des golfes, à 1,060 mètres à peu près, ou à 235 toises. Cette hauteur est considérable pour une latitude aussi élevée; elle égale celle du Puy-de-Dôme, au-dessus du pla- teau de Clermont. et elle surpasse celle de la plupart des montagnes de l'Allemagne. Ou sent que des vallées abaissées de 1,000 mètres au-dessous de la limite des neiges ne doi- vent pas être dépourvues detousles agréments de la végéta- tion, surtout quand on considère qu'elles jouissent d’un été qui n’est qu'un jour continuel de deux mois de durée, pen- dant lequel le soleil ne cesse de répandre sur la terre une douce chaleur, qu'aucune nuit ne diminue jamais. On sera encore moins surpris d'y rencontrer des champs cultivés et de voir les forêts s'élever fort avant sur le penchant des montagnes. N En effet, les collines les plus voisines d'Alten sont cou- vertes de pins jusqu'à leurs cimes, et les bouleaux ne dis- paraissent que bien au-dessus de la vallée, dans des régions où les montagnes commencent déjà à former des plateaux. En s'élevant encore plus haut, on voit successivement dis- paraitre et ces myrtils qui sont répandus en si prodigieuse quantité dans le fond des vallées, et ces saules de montagne qui croissent le long des petits ruisseaux de neige fondue ; enfin ces bouleaux nains qui forment tant de petits groupes dans les marais, inaccessibles sans leur secours, et où ils servent d'ilots. Ces différentes limites de végétation sont tellement con- stantes partout où onles observe, qu'on en doit être vivement frappé. Les limites des pins et des bouleaux ne varient presque jamais au delà de trente mètres de hauteur, et elles se montrent souvent comme des lignes de nivellement tracés sur le penchant des montagnes. , J J'ai mesuré ces limites, et j'ai trouvé les résultats sui- vants : 237 m. 121t. 4X1,7 241 619,7 318 656 250 836,7 420 1,060 545 o1 Les pins (pinus sylvestris) disparaissent à . Les bouleaux (betula alba) à. . . : + - . Les myrtils (vaccinium myrtillus) à . . . . Les saules de montagnes (salès myrsiniles) à. Le bouleau nain (betula nana) à. Ô Limite des neiges. 4 402 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. Il y aurait donc 244 mètres de différence entre la limite des pins et celle des bouleaux, et 578 mètres entre celle des bouleaux et la lumite des neiges. Mais ces différences rela- tives de limite ne sont pas seulement constantes pour Îles latitudes de la Laponie, elles le sont encore pour la Norwége entière. quoique la hauteur absolue à laquelle il fant s'é- lever pour les retrouver soit bien différente. Voit-on dispa- raitre les pins à 980 mètres, il faudra monter jusqu'à 1,224 mètres pour y trouver la limite des bouleaux, et celle des neiges sera à 1,803 mètres de hauteur. Ces hmites nous fournissent donc un excellent moyen de déterminer la hauteur des neiges perpétuelles, même dans des contrées où les montagnes sont trop peu élevées pour pouvoir l'observer immédiatement. Sous des latitudes moins hautes, une montagne sur laquelle on verrait disparaître les hètres, les chênes, ete., indiquerait par là même à quelle hauteur il faudrait s'élever pour rencontrer la limite des sapins, puis celle des pins, des bouleaux, enfin celle des neiges, et par cette dernière indicalion, le climat de la contrée observée serait rattaché à une mesure générale dans tous les climats du globe C'est encore de cette manière qu'on peut déterminer la hauteur des neiges sur les îles extérieures les plus reculées vers la Mer Glaciale et dans les environs du Cap-Nord. La neige ne s’y conserve pas sur les montagnes, mais c'est plutôt parce que celles-ci ne sont plus assez hautes que par un effet de la douceur du climat, car le soleil ne s'y montre que rarement; les vents de l’ouest y amènent une pluie et des brumes presque continuelles, et des nuages épais s'y trainent sur le sol pendant des semaines entières sans s’éle- ver. Les arbres n'y croissent plus, les bouleaux n’y sont que de faibles buissons, qui disparaissent bientôt sur le penchant des montagnes. Près de Hammerfest, la dernière ville de l'Europe vers le nord, on en trouve encore sous cette forme dans les petits vallons, entre les rochers, jusqu’à 227 mètres de hauteur. Mais sur Mageroë, ile où est le Cap-Nord, et près de ce promontoire, on n'en voit plus de vestige à 130 mètres. La limite des bouleaux à Alten, quoique ce lieu ne soit situé qu’à un degré de plus vers-le sud, s'élève au double de celte hauteur. La limite des neiges passerait donc au-dessus de Hammerfest à 812 mètres; mais les rochers de ce cap célèbre n'atteignent qu'à 390 mètres, et l’intérieur de Mageroë, dont il forme l'extrémité, ne s'élève qu'à 455 mètres; il faudrait donc 260 mètres de plus pour y voir Ja neige rester constamment sur ces cimes. Il est vrai que des taches de neige, nombreuses et assez considérables, les couvraient encore au commencement du mois d’août, ce qui prouve bien que ces hauteurs ne sent pas effectivement trés-éloignées de la limite; mais ces taches disparaissent entièrement dans le courant du mois, et elles ne sont rem- placées par de nouvelles neiges que vers le milieu où même vers la fin du mois d'octobre. Un seul degré et demi, depuis Alten jusqu'au Cap-Nord, a donc suffi pour que cette limite s'abaissät de 357 mètres, tandis qu'elle n’avait diminué que de 617 mètres sur dix degrés, depuis le Fille-Field jusqu'à Alten. Telle est la puis- sante influence de l'Océan sur ces contrées ; les vapeurs aqueuses, dont l'air chaud se charge en passant sur la mer, se condensent sous forme de brumes au moindre re- froidissement qu'il éprouve sur les iles; mais en arrivant vers l'intérieur des terres, il s'est déjà précipité une assez grande quantité de vapeurs pour que le reste puisse se con- server dans son état gazeux. Le soleil peut donc percer les nuages, il peut atteindre le sol, l'échauffer et augmenter la température de l'atmosphère. Alors les nuages et les brouillards, chassés par les vents, se dissolvent de nouveau dans cette température élevée; ils disparaissent, et le ciel reste clairet serein pendant des se- maines entières. L'intérieur des golfes participe de la cha- leur des vents de mer, mais les pluies et les brouillards qui cachent le soleil ne s’avancent pas jusque-là ; voilà pour- quoi la température moyenne du mois de juillet 1807 a pu s'élever à 16,9 à Alten, tandis qu'elle est restée, aux envi- rons du Cap-Nord, à 10,83 à la fin de juillet et au commen- cement d’août. Maïs la limite des neiges dépendra de la température des étés ou de la température des mois pendant lesquels la neige peut se fondre, et non des froids de l'hiver. Ce n’est donc pas immédiatement la température moyenne qui détermine la hauteur; s’il n’en était pas ainsi, on ne la verrait pas moins élevée sur les iles que dans l’intérieur du golfe d’AI- ten; car la température moyenne d'Alten ne s'élève peut- ètre pas même aussi haut que celle du Cap-Nord. Le mer- cure gèle assez souvent à l'air libre à Alten ; jamais il ne gèle au Cap-Nord. Le thermomètre descend, presque tous les hivers, à Alten, à 25° au-dessons de (; mais au Cap- Nord on ne le voit qu'à 12,5, qui est le point extrême où on l'y ait observé. Aussi la mer ne gèle-L-elle jamais dans ces parages, ni mème dans les golfes, et il faut s'éloigner de vingt à trente lieues marines des derniers promontoires avant que d'apercevoir des ilots de glace, encore sont-ils bien loin à l’horizon. Si la température moyenne générale déterminait partout la limite des neiges, on devrait trouver la même hauteur à Uleoborg et à Tornéo, sous le 65° de latitude, qu'à Ma- geroë, à 71° 1/2. Mais quoique la somme des températures soit presque la même dans ces deux endroits, quelle diffé- rence dans la température de leurs étés et des mois pendant lesquels seuls la neige peut se fondre! En combinant 1 observations du père Helli, faites pendant l'hiver de 1768 jusqu'au mois de juin 1769, à Wardæhuos, lieu qui doit être même un peu plus froid que le Cap-Nord, avec les observations de M. Bayly, dans le Kamoeford, à Mageroë, et avec celle de M. Jornine Dixon, à Hammerfest, lorsqu'ils s’y arrêtèrent, en 1769, pour y observer le passage de Vénus, et en y ajoutant le peu d'observations que j'ai pu faire pen- dant les douze jours que je suis resté au Cap-Nord, on pourra construire une petite table de température moyenne qui ne s'éloignera pas extrêmement de la vérité, et on pourra la comparer avec les observations de M. Julin, à Uleoborg, publiées par l'académie de Stockholm. Voici cette table : maGeroË, sous 71° 1/2 ULEOBORG, 620 Janvier. ... — 5,51 ë £ — 15,52 Février . — 4,90 6 — 9,96 Mars. — 4,05 — 9,88 ANT AE — 1101 — 5,24 TÉMEUR des tt : D + 4,94 Tune ANR EM 57 + 12,88 Juillet... . + 6,2 + 16,49 Août... . + 6,05 + 15,71 Septembre. + 53,12 + 8,0 Octobre. 0 + 3,14 Novembre. — 3,41 É — 5,19 Décembre. 3,48 — 10,25 Moyennes. + 0,75 + 0.66 Les températures moyennes de ces deux endroits diffèrent done de très-peu entre elles. Mais la moyenne des mois d'une température au-dessus de 0° s'élève, à Uleoborg, jusqu'à 10°, tandis qu'elle ne va guère au delà de 4 au Cap- Nord. Cette différence seule détermine la hauteur de Ja limite des neiges, et malgré les rigueurs des hiverssur le golfe de Bothnie, la température des étés prouve que cette limite s’y élève considérablement. de Cette considération ajoute encore à l'intérêt que nous doit inspirer la détermination de la limite des neiges. Si la hauteur ne dépend que de la température de l'été, elle devient, pour ainsi dire, une mesure de la force de la végé- tation : car cette force dépend également de la quantité de chaleur au-dessus de 0°. Les plantes ne croissent pas au- dessous du point de la congélation, et les animaux ne peu- vent, sans secours extérieurs, conserver la vie dans cette température. Qu'on nous cite donc des degrés de froid, en Sibérie, tellement rigoureux qu'on n'en connait pas de pa- reils sur le reste du globe; qu'on nous dise que la temnpé- rature movenne de Jakutsk ne monte pas au delà de 4° au- dessous de 0. La végétation et les arbres nous prouvent que la limite des neiges doit s'y élever plus haut qu'à Alten, et peut-être aussi haut qu’à Tornéo, et nous ne sommes pas éloignés de penser qu'un été tel que la hauteur de eette limite le demande, pourra donner naissance à une végéta- tion et à des productions comparables à ce que l’on voit aux environs de Tornéo. . Mais nous ne pourrons pas beaucoup attendre du climat de l'Islande, en réfléchissant que la limite des neiges n y NOTES atteint que 940 mètres de hauteur, quoique les hivers y soient si peu rigoureux, que les habitants les passent ordi- nairement dans leurs huttes sans allumer de feu pour se chauffer. Les observations de M. Wahlenberg, aussi habile physi- cien que savant botaniste, nous on fait connaitre la hau- teur de la limite des neiges sous le 60° degré. Il s’est élevé dans ces contrées, à travers d'énormes glaciers, sur la cime du Soèdre Sulitjelma, la plus haute des montagnes de la Laponie, et il y a vu le baromètre, le 14 juillet 1807, Ilétait dans ce temps au bord CEHARMET ACER - > Ce qui donne, pour la hauteur de la Sulitjelma. . 29 p. 10,61. th. 7,5 3 cent. 28 p.. 1,7 l:. th. 16,25 cent. 1,788 mètres. La limite des neiges descend dans ces contrées jusqu'à 1,169 mètres; on a lieu de s’en étonner, car ce n’est que 100.mèêtres de plus qu'à Alten: et quoiqu’on püût croire que les grands plateaux de glace et de neige y doivent abaisser les diverses limites, la hauteur de cellé des pins et des bou- leaux, dans les vallées, est assez d'accord avec celle des” neiges. Il parait donc que la température, depuis les environs du cercle polaire jusqu'au 70° degré, ne diminue que faiblement : c'est ce que confirment les observations faites en Suëde. Quelques autres observations, faites sur les montagnes du Doyre-Field, sous le 62° 1/2, peuvent servir à trouver la hauteur des neiges sous cette latitude. La grande cime du Sneehaetta, la plus haute montagne de l’Europe et de l'Asie boréales, s'y élève, d'après les mesures du savant physicien M. Esmark, à 2,475 mêtres. La hauteur à la- quelle les neiges cessent de fondre n’y a pas été mesurée immédiatement; mais comme les pins y disparaissent à 741 mètres, on peut croire que la limite des neiges s'ysou- tient à 1,582 mètres de hauteur. En résumant tous les faits énoncés dans ce mémoire, nous trouvons que la limite des neiges s'élève, au 61° degré, à. . . 1,690 m. 866 t. 62. : : « 1,982 s10 67e, 1,169 600 70°. 5 € 1,060 555 71e 1/2, mais exposé à toute l'influence du grand Océan, à.. 714 566 Il est donc évident qu'on ne peut pas comparer entre elles des observations faites sous différents méridiens, qu’on ne peut pas, par conséquent, comparer l'Islande avec la Norwége, ni celle-ci avec la Sibérie. La hauteur de la neige, au delà du Cap-Nord, serait vraisemblablement ana- logue à la limite inférieure des neiges en Islande, car les phénomènes météorologiques que l’on observe dans cette ile etau Cap-Nord sont les mêmes. NOTE 11 Visibilité des écueils. (Page 285) Le fond de la mer, à une distance donnée d'un vaisseau, se voit d'autant mieux que l'observateur est plus élevé au- dessus de la surface de l’eau; aussi, lorsqu'un capitaine expérimenté navigue dans une mer inconnue et semée d'é- cueils, il va quelquefois, afin de pouvoir diriger son navire avec plus de certitude, se placer au sommet du mât. … Le fait noussemble trop bien établi pour que nous ayons, à ce sujet, rien à réclamer de nos jeunes navigateurs, quant au point de vue pratique; mais ils pourront, en sui- vant les indications que nous nous permettrons de leur donner ici, remonter peut-être à la cause d’un phénomène qui les touche de si près, et en déduire, pour apercevoir les écueils, des moyens plus parfaits que ceux dont une observation fortuite leur à enseigné à faire usage jusqu'ici. SCIENTIFIQUES. 103 Quand un faisceau lumineux tombe sur une surface dia- phane, quelle qu'en soit la nature, une partie la traverse et une autre se réfléchit. La portion réfléchie est d'autant plus intense que l'angle du rayon incident avec la surface est plus petit. Cette loi photométrique ne s'applique pas moins aux rayons qui, venant d’un milieu rare, rencontrent la surface d'un corps dense, qu'à ceux qui, se mouvant dans un corps dense, tombent sur la surface de séparation de ce corps et du milieu rare contigu. Cela posé, supposons qu'un observateur placé dans un navire désire apercevoir un écueil un peu éloigné, un écueil sous-marin, situé à trente mêtres de distance horizontale, par exemple. Si son œil est à un mètre de hauteur au-dessus de la mer, la ligne visuelle par laquelle la lumière émanée de lécueil pourra lui arriver, après sa sortie de l’eau, formera avec la surface de ce li- quide un angle très-petit; si l'œil, au contraire, est fort élevé, s’il se trouve à trente mètres de hauteur, il verra l'écueil sous un angle de 45°. Or, l'angle d'incidence inté- rieure, correspondant au petit angle d’émergence, est évi- demment moins ouvert que celui qui correspond à l’émer- gence de 45°, Sous les petits angles, comme on a vu, s’opérent les plus fortes réflexions; donc l'observateur recevra une portion d'autant plus considérable dela lumière qui part de l’écueil, qu'il sera lui-même placé plus haut. Les rayons provenant de l'écueil sous-marin ne sont pas les seuls qui arrivent à l'œil de l'observateur. Dans la même direction, confondus avec eux, se trouvent des rayons de la lumière atmosphérique réfléchis extérieurement par la surface de la mer. Si ceux-ci étaient soixante fois plus in- tenses que les premiers, ils en masqueraient totalement l'effet : l'écueil ne serait pas même soupçonné. Posons une moindre proportion entre les deux lumières, et l'image de l'écueil ne disparaitra plus entièrement; elle ne sera qu’affai- blie. Rappelons maintenant que les rayons atmosphériques renvoyés à l'œil par la mer ont d'autant plus d'éclat qu'ils sont réfléchis sous un angle plus aigu, et tout le monde comprendra que deux causes différentes concourent à rendre un objet sous-marin de moins en moins apparent, à mesure que la ligne visuelle se rapproche de la surface de la mer; savoir, d’une part, l’affaiblissement progressif et réel des rayons qui, émanant de cet objet, vont former son image dans l'œil; de l’autre, une augmentation rapide dans l'intensité de la lumière réfléchie par la surface extérieure des eaux, ou bien, qu’on me passe cette expression, dans le rideau lumineux à travers lequel les rayons venant de l’é- cueil doivent se faire jour. Supposons que les intensités comparatives des deux fais- ceaux superposés soient, comme tout porte à le croire, l'unique cause du phénomène que nous analysons, et nous pourrons indiquer aux navigateurs un moyen d’apercevoir les écueils sous-marins, mieux et beaucoup plus facilement que ne l'ont fait tous leurs devanciers. Ce moyen est très- simple : il consiste à regarder la mer, non plus à l'œil nu, mais à travers unelame de tourmaline taillée parallèlement aux arêtes du prisme et placée devant la pupille dans une certaine position. Deux mots encore, et le mode d’action de la lame cristalline sera évident. Prenons que la ligne visuelle soit inclinée, à la surface de la mer, de 57°, la lumière qui se réfléchit sous cet angle à la surface extérieure de l’eau est complétement polarisée. La lumière polarisée, tous les physiciens le savent, ne tra- verse pas les lames de tourmaline convenablement situées. Une tourmaline peut donc éliminer en totalité les rayons réfléchis par l'eau, qui, dans la direction de la ligne visuelle, élaient mêlés à la lumière provenant de l’écueil, Peffaçaient entièrement, ou du moins l'affaiblissaient beaucoup. Quand cet effet est produit, l'œil placé derrière la lame cristal- line ne reçoit done qu'une seule espèce de rayons, ceux qui émanent des objets sous-marins; au lieu de deux images superposées, 11 n°y a plus sur la rétine qu'une image unique : la visibilité de l'objet que cette image représente se trouve donc notablement facilitée. L'élimination entière, absolue, de la lumière réfléchie à la surface de la mer n'est possible que sous l'angle de 37°, parce que cet angle est le seul dans lequel il y ait polari- sation conplète ; mais sous des angles de 10 à 12° plus grands ou plus pelits que 37°, le nombre de rayons polarisés con- tenus dans le faisceau réfléchi, le nombre de rayons que la 104 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. tourmaline peut arrêter, est encore tellement considérable, que l'emploi du mème moyen d'observation ne saurait man- quer de donner des résultats très-avantageux. En se livrant aux essais que nous venons de leur proposer, les navigateurs doteront probablement la marine d'un moyen d'observation qui pourra prévenir maint nau- frage ; en introduisant enfin la polarisation dans l'art nau- tique, ils montreront, par un nouvel exemple, à quoi s’exposent ceux qui accueillent sans cesse les expériences et les théories sans applications actuelles, d'un dédaigneux à quoi bon? NOTE 12 Arc-en-ciel. (Page 255 L'explication de l'arc-en-ciel peut être regardée comme une des plus belles découvertes de Descartes : cette expli- cation, toutefois, même après les développements que Newton lui a donnés, n'est pas complète. Quand on regarde attenti- vement ce magnifique phénomène, on aperçoit sous le rouge de l'arc intérieur plusieurs séries de vert et de pour- pre formant des ares étroits, contigus, bien définis et parfai- tement concentriques à l'arc principal. Ces arcs supplémen- taires (car c’est le nom qu'on leur à donné), la théorie de Descartes et de Newton n'en parle point; elle ne saurait même s’y appliquer. 1 « ju Les arcs supplémentaires paraissent étre un effet d’inter- férences lumineuses. Ces interférences ne peuvent être engendrées que par des gouttes d'eau d'une certaine peti- tesse. Il faut aussi, car sans cela le phénomène n'aurait aucun éclat, il faut que les gouttes de pluie, outre les con- ditions de grosseur, satisfassent, du moins pour le plus grand nombre, à celle d’une égalité de dimensions presque mathématiques. Si donc les arcs-en-ciel des régiens équi- noxiales n'offraient jamais d'arcs supplémentaires, ce serait une preuve que les gouttes d’eau s'y détacheraient des nuages, plus grosses et plus inégales que dans nos climats. Dans l'ignorance où nous sommes des causes de la pluie, cette donnée ne serait pas sans intérêt. Quand le soleil est bas, la portion supérieure de l'are-en- ciel, au contraire, est très-élevée. C'est vers celte région culminante que les ares supplémentaires se montrent dans tout leur éclat. À partir de là, leurs couleurs s’affaiblissent rapidement. Dans les régions inférieures, près de l'horizon et mème assez haut au-dessus de ce plan, on n'en aperçoit jamais de traces, du moins en Europe. | Il faut donc que pendant leur descente verticale les gouttes d’eau aient perdu les propriétés dont elles jouis- saient d'abord ; il faut qu'elles soient sorties des conditions d'interférence efficaces; il faut qu'elles aient beaucoup grossi. N'est-il pas curieux, pour le dire en passant, de trouver dans un phénomène d'oplique, dans une particularité de l'arc-en-ciel, la preuve qu'en Europe la quantité de pluie doit être d'autant moindre, dans un récipient plus élevé? L'augmentation de dimension des gouttes, on ne peul guëre en douter, tient à la précipitation d'humidité qui s'opère à leur surface à mesure qu'en descendant de la ré- gion froide où elles ont pris naissance, elles traversent les couches atmosphériques, de plus en plus chaudes, qui avoisinent la terre. Il est donc à peu près certain que, s'il se forme dans les régions équinoxiales des arcs-en-ciel sup- plémentaires, comme en Europe, ils n'atteindront jamais l'horizon; mais la comparaison de l'angle de hauteur sous lequel ils cesseront d'y être apercus avec l'angle de dispa- rition observé dans nos climats, semble devoir conduire à des résultats météorologiques qu'aucune autre méthode, aujourd'hui connue, ne pourrait donner. 2 NOTE 15 Magnétisme terrestre, (Page 285) La science s’est enrichie, depuis quelques années, d’un bon nombre d'observations des variations diurnes de l’ai- guille aimantée; mais la plupart de ces observations ont été faites ou dans les iles, ou sur les côtes occidentales des continents. Des observations analogues, correspondantes à des côtes orientales, seraient aujourd'hui très-utiles: elles serviraient en effet à soumettre à une épreuve presque décisive la plupart des explications qu'on a essayé de don- ner à ce mystérieux phénomène. Dans les lieux où le navigateur ne séjournerait pas une se- maine entière, il serai peu utile de se livrer à l'observation des variations diurnes de l'aiguille aimantée horizontale. Il n'en est pas de même des autres éléments magnétiques. Partout où le navigateur s'arrêtera, ne füt-ce que quelques heures, il faudra, si c’est possible, mesurer la déclinaison, linclinaison et l'intensité. En cherchant à concilier les observations d’inclinaison faites à des époques éloignées dans diverses régions de la terre peu distantes de l'équateur magnétique, on avait re- connu, depuis quelque années, que cet équateur s’avance progressivement et en totalité de lorient à l'occident. Aujourd'hui on suppose que ce mouvement est accompagné d'un changément de forme. L'étude des lignes d’égale m- .clinaison, envisagée sous le même point de vue, n'offrira pas moins d'intérêt. [sera curieux, quand toutes ces lignes auront été tracées sur les cartes, de les suivre de l'œil dans leurs déplacementset dans leurs changements de courbure; d'importantes vérités pourront jaillir de cet examen. On comprend maintenant pourquoi nous demandons autant de mesures d'inelinaison qu’on en pourra recueillir. Les observations d'intensité ne datent que des voyages d'Entrecasteaux et de M. de Humboldt ; et cependant elles ont déjà jeté de vives lumières sur la question si compliquée, mais en même temps si intéressante, du magnétisme ter- restre; et cependant, à chaque pas, le théoricien est arrêté par le manque de mesures exactes. Ce genre d'observations mérite au plus haut degré de fixer l'attention des marins. Quaut à la déclinaison, son immense ulilité est trop bien senlie des navigateurs, pour qu'à cet égard toute recom- mandation ne soit pas superflue. (1) A tout événement, nous poserons ici le problème que serviraient à résoudre des observations faites dans les points que nous venons de nommer. Dans l'hémisphère nord, la pointe d'une aiguille horizontale aimantée, tournée vers le nord, marche de l’est à l’ouest de- puis 8 h. 1/4 du matin jusqu’à 1 hi. 1/4 après midi ; De l'ouest à l’est, depuis 1 h. 1/# après midi jusqu'au lende- main matin. Notre hémisphère ne peut avoir, à cet égard, aucun privi- lége; ce qu'éprou\e la pointe nord doit se reproduire sur la pointe sud, au sud de l'équateur. Ainsi, Dans l'hémisphère sud, la pointe d'une aiguille aimantée, tournée vers le sud, marchera De l'est à l'ouest depuis 8 h. 1/4 du matin jusqu’à 1 h. 1/4 après midi; donc la pointe nord de la même aiguille éprouve le mouvement contraire : ainsi définitivement, Dans l'hémisphère sud, la pointe tournée vers le nord, marche a De l'ouest à l’est depuis 8 h. 1/# du matin jusqu'à 4 h. 1/4 après midi; C'est précisément l'opposé du mouvement qu'effectue, aux mêmes heures, la même jointe nord, dans notre hémisphère. Supposons qu'un observateur, partant de Paris, s'avance vers l'équateur. Tant qu'il sera dans notre hémisphère, la pointe nord de son aiguille effectuera tous les matins un mouvement vers l'occident ; dans l'hémisphère opposé, /a pointe nord de cette même aiguille éprouvera tous les matins un mouvement vers l'orient. I est impossible que ce passige du mouvement occi- dental au mouvement oriental se fasse d’une manière brusque ; il y a nécessairement, entre la zone où s’observe le premer de ces mouvements, et celle où s'opère le second, une ligne où, le malin, l'aiguille ne marche ni à l'orient ni à l'occident, c’est- à-dire reste stationnaire. Une semblable ligne ne peut pas manquer d'exister, mais où la trouver? Est-elle l'équateur magnétique, l'équateur terrestre, ou bien quelque courbe d'intensité? , | Des recherches faites pendant plusieurs mois sur des points situés dans l’un des espaces que l'équateur terrestre et l'équa- teur magnétique comprennent entre eux, tels que Fernambouc, Payta, la Conception, les îles Pelew, etc., conduiraient certai- nement à la solution désirée; mais plusieurs mois d'observa- tions assidues scraient nécessaires; car, malgré Hräbileté de l'observateur, les courtes relàches de M. Duperrey à la Concep- tion et à Payta, faites à la demande de l’Académie, ont laissé subsister quelques doutes. NOTES SCIENTIFIQUES. 105 Les voyages aérostatiques de MM. Biot et Gay-Lussac, exécutés jadis sous les auspices de l'Académie, élaient en grande partie destinés à l'examen de cette questioa capitale. La force magnétique qui, à la surface de la terre, dirige l'aiguille aimantée vers le nord, a-t-elle exactement la même intensité, à quelque hauteur que l'on s'élève? Les observations de nos deux confrères, celle de M. de Hum- boldt, faite dans les pays de montagnes; les observations encore plus anciennes de Saussure, semblérent toutes montrer qu'aux plus grandes hauteurs qu'il soit permis à l'homme d'atteindre, le décroissement de la force magnéti- que est encore inappréciable. Cette conclusion a récemment été contredite. On a re- marqué que dans le voyage de M. Gay-Lussac, par exemple, le thermomètre qui, à terre, au moment du départ, mar- quait + 31° centigrades, s'était abaissé jusqu'à 9°,0 dans la région aérienne où notre confrère fit osciller une seconde fois son aiguille ; or il est aujourd'hui parfaitement établi qu'en un même lieu, sous l'action d'une mème force, une même aiguille oscille d'autant plus vite que sa température est moindre. Ainsi pour rendre les observations du ballon et celles de terre comparables, il aurait fallu, à raison de l'état du thermomètre, apporter une certaine diminution à la force que les observations supérieures indiquaient. Sans cetle correction, l'aiguille semblait également attirée en haut et en bas; donc, malgré les apparences, 1l y avait affaiblissement réel. Cette diminution de la force magnétique avec la hauteur semble aussi résulter des observations faites en 1829, au sommet du mont Elbrouz (dans le Caucase}, par M. Kuplfer. fei l’on a tenu un compte exact des effets de la température: et cependant diverses irrégularités dans la marche de l'in clinaison jettent quelque doute sur le résultat. Nous croyons donc que la comparaison de l'intensité mm gnétique, au bas et au sommet d'une montagne, doit être spécialement recommandée aux navigateurs. Le Mowna- Roah desiles Sandwich semble devoir être un lieu très-pro- pre à ce genre d'observations. On pourrait aussi les répéter sur le Tacora, si l'expédition s'arrêtait seulement trois ou quatre jours à Arica. On a souvent agité la question de savoir si, en général, dans un lieu déterminé, l'aiguille d'inclinaison marquerait exactement le même degré à la surface du sol, à une grande hauteur dans les airs et à une grande profondeur dans une mine. Le manque d'uniformité dans la composition chimi - que du terrain rend la solution de ce problème trés-difficile. Si l'on observe en ballon, les mesures ne sont pas suffisarn- ment exactes. Quand le physicien prend sa station sur une montagne, il est exposé à des attractions locales ; des mass ferrugineuses peuvent alors altérer notablement la position de l'aiguille sans que rien en avertisse. La même incertitude affecte les observations faites dans les galeries des mines. Ce n'est pas qu'il soit absolument impossible de déterminer en chaque lieu la part des circon - stances accidentelles: mais il faut pour cela avoir des instruments très-parfaits: il faut pouvoir s'éloigner de la station qu'on a choisie dans toutes les directions, et jusqu'à d'assez grandes distances ; il faut enfin multiplier les ob- servations beaucoup plus qu'un voyageur n’a ordinairement les moyens de le faire, Quoi qu'il en puisse être, les obser- vations de cette espèce sont dignes d'intérêt. Leur ensemble conduira peut-être un jour à quelque résultat général. NOTES SUPPLÉMENTAIRES Hauteur des montagnes. Le pic de Ténériffe a longtemps été regardé comme Ja cime la plus élevée du monde ; mais sitôt que les Saussure se furent emparés des Alpes, qu'ils en eurent interrogé tous les mystères, étudié tous les phénomènes, décrit et analysé toutes les formes et toutes les richesses; sitôt que les Humboldt.et les Bonpland, institut voyageur, eurent gravi les Cordilières des Amériques, plongé leur re - gard dans tous les cratères, insulté d’un pied audacieux à toutes les crêtes neigeuses, le pic célèbre, né sans doute d'une terrible éruption, courba sa tête et s’humilia en pré- sence du Mont-Blanc, du Chimborazo, de l'Iimani et d'au- tres cimes secondaires. Plus tard, le pic du Thibet, l'Hima- laya, le Dawahla-Giri vinrent grossir le nombre de ces géants éternels qui pèsent sur le monde et détrônérent leurs devanciers. . Mais les navigateurs eurent aussi leur part de gloire dans ces conquêtes terrestres : ils placèrent bientôt à côté du pic de Ténériffe et parfois au-dessus de lui le Piton-des-Neiges, tête orgueilleuse sous laquelle mugit le volcan de Bourbon sans cesse en activité; le Lifao, sommet chevelu de Timor ; plus tard les Mowna-Laé, Mowna-Roah, et Mowna-Kaah, qui font trembler la principale des tles Sandwich. Au surplus, l'époque viendra sans doute où, par quelque bouleversement terrestre ou sous-marin, d’autres mon- tagnes surgiront plus hautes encore à côté de celles que nous venons de nommer ; el peut-être verra-t-on celles-ci, par les mêmes causes, descendre au niveau du sol qui les portait. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en leur donnant la mesure exacte des plus grandes hauteurs du monde, d'a- près les calculs les plus récents et les observations les plus scrupuleuses. MONTAGNES D'EUROPE. Alpes. — Mont-Blanc, 4,197 mèêt. — Mont-Rose, 4,792. — Mont-Cervin, 4,497. — Loncica, 4,403. — Finter- Rar-Horn, 4,209. — Jungfrau, 4,169. — Monch, 4,103. — Pelvoux, 4,085. — Shrock-Horn, 4,067. — Oerteles, 3,913. — Briet-Horn, 3,898. — Glockner, 3,890. — Weter-Horn, 3,719. — Frau, 5,701. — Mont-Cenis, 3,588. — Mont Saint-Bernard, 5,554. — Simplon, 3,503. — Furca, 3,304. — Hoëck-Horn, 5,247. — Col Servin, 3,201. — Eiser, 3,197. — Col de Traversette, 5,032. — Roth-Horn, 2,956. — Col de Fenestre, 2,918. — Mont Saint-Gothard, 2,766. — Grinsel, 2,752. — Anzeindaz, 2,544. — Furca-del- Bosco, 2,344. — Sterzingen, 2,280. — Ventoux, 1,981. — Reculet, 1,701. — La Dole, 1,647. — Brenner, ADI Apennins. — Mont Viso, 3,833 mêt. — Cimone, 2,120. Tyrol. — Orther-Spitze, 4,681 mèt. Pyrénées. — Malahita, 3,780 mêt. — Maladetta, 3,470. — Mont-Perdu, 5,410. — Pic Blanc, 3,110. — Pic du Midi-de-Pau, 2969. — Canigou, 2,810. — Pointe d’Arbizou, 2,529. — Pic de los Reyes, 2,520. — Pic Montaigu, 2,225. Kælen. — Dofra-Fiall, 2,320 mèêt. — Areskhutau, 1,883. — Swucku, 1,84%. — Hornalem, 914. — Lang-Fiall, 669. — Fley-Feldt, 456. — Hurinu, 214. — Ta- berg, 126. Sierra Nevada. — Mulhacen, 3,559 mèt. Sicile. — Mont Etna, 3,337 mèt. Carniole. — Terglou, 3,166 mèt. Crapaths. — Pointe-Loumitz, 2,701. Naples. — Nelino, 2,545 inèt. — Vésuve, 1,207. Açores. — Pie des Açores, 2,380 mèt. Archipel. — Mont Athos, 2,063 mèt Romélie. — Olympe, 2,009 mèt. Cévennes — Mézen, 1,997 mèt. Puy-de-Dôme. — Mont-d'Or, 1,890 mèt. — Puy-de-Dôme, 1,467. Cantal. — Cantal, 1,856 mèt. Estramadure. — Sierra del Malhao, 1,829 mèt. Provence. — Montagne de Lure, 1,197 mêt. Céphalonie. — Montagnes Noires, 1.638 mèt. Haute-Loire. — Gerbier-des-Jones, 1,618 mèt. Iles Lipari. — Sant-Angelo, 1,602 mêt. — Tromboli, 920. Jural. — Chasseral, 1,602 mêt. Ourals. — Tagoni, 1,489 mèt. — Dishigalgo, 1,489. — Monts Kiria, 918. — Volckoniskoi-Leis, 914. — Wal- day, 564. Souabe. — Feldberg, 1,418 mèt. Haut-Rhin. — Ballon, 1,400 mèt. Islande. — Snoë-Fiall-Jokul, 1,385 mêt. — Hécla, 1,121. — Torfa, 495. Bohême. — Heidelberg, 1,357 mèt. Dumbarton. — Ben-Nevis, 1,300 mêt. — Ben-Lomond, 1,049. — Infelberg, 952. États de l'Église. — Mont Oreste, 697 mêt. Vaucluse. — Vaucluse, 654 mèt. Catalogne. — Montagne Cardona, 550 mèt. Andalousie. — Gibraltar, 435 mêt. ASIE. Himalaya. — Dawalagiri, 8,047 mêt, — Pic d'Himalaya, 1,840. — Samatura, d'Ilaiban, Pies des monts Hi- malaya, au-dessus de 7,000. — Serga-Rueur, Pie Saint-Patrick, Thaunti, la Pyramide, le Cône, le Pic-Noir, etc., ete., au-dessus de 6,000 mêt. Sandwich, Jesso, Palestine, Turquie. — Pic de l'Ouest, Ta- wara, Needle, Mowna-Roah, Mowna Koah, ete., au- dessus de à,000 mèt. — Soomaonans, Ophir, au-dessus de 4,000 mèt. — Ghassa, Choor, Chumuralec, Parmesan, etc., au-dessus de 5,000 met. — Volcan Awatscha, Liban, Aravat, Jesso,ete., au-dessus de 2,000 mét. -— Olympe, pie d'Adam, mont Ida, mont York, etc., au- dessus de 1,000 mèt. AMÉRIQUE. Andes. — Illimani, 6,910 mèêt. — Chimborazo, 6,943. — Disca Cassada, Cayambé, Antisina, Cotopaxi, mont Saint-Élie, Popocatepelt, Orisava, etc., au-dessus de 5,000 mèt États-Unis, Colombie, Mexico, Martinique, ete. — Pics de la côte Topienne, Tunguragna, Rueu de Pichincha, ete., au-dessus de 4,000 mêt. —— Cahoupala, Saint-Élie, Boneran, montagnes Rocheuses, Borma, etc, au-dessus de 3,000 mêt. mu | NOTES — [mbabura, Duida, Montagnes-Blanches , Montagnes- Bleues, etc, au-dessus de 2,000 mèt. — Guanarama, Tumiriquiri, Mont-Misère, Roncy, etc., au-dessus de 1,000 mêt. AFRIQUE. Abyssinie (Geesh). — Mont Geesh, 4,588 mèt. — Mont Amid, 4,014. — Mont Atlas, 3,810. — Lamalmon, 3,414. — Monts Gondar, 2,576. Canaries. — Téneriffe, 3,760 mèt. Cap. — Neweldt, 3,049 mêt. — Compass, 3,849. — Kom- berg, 2,439. — Mont de la Table, 1,091, — Khannés, 1,310. Madère. — Pic-Ruivo, 1,572 mêt. Bourbon. — Salaze, 2,310 mèêt. — Piton-des-Neiges, 2,409. — Les Pyramides, 148. Nous ajoutons aux notes scientifiques de cet ouvrage quel- ques études faites sur divers phénomènes astronomiques et magnétiques; et si nous n'avons pas appelé sur eux, dans le cours du livre, l'attention de nos lecteurs, c'est que nous n'avons pas voulu, par trop de fréquentes annotations, in- terrompre la marche du voyageur. Étoiles filantes. La note suivante, empruntée aux instruclions que mon frère ainé rédigea en 1835 pour le voyage de circumnavi- gation de la corvette La Bonite, mettra les lecteurs au cou- rant de tout ce qu'on sait aujourd’hui sur le phénomène des étoiles filantes. « Depuis qu'on s’est avisé d'observer quelques étoiles filantes avec exactitude, on a pu voir combien ces phéno- mènes si longtemps dédaignés, combien ces prétendus mé- léores atmosphériques, ces soi-disant trainées de gaz hy- drogène enflammé, méritent d'attention. Leur parallaxe les a déjà placés beaucoup plus haut que, dans les théories adoptées, les limites sensibles de notre atmosphère ne sem- blaient le comporter ‘. En cherchant la direction apparente suivant laquelle les étoiles filantes se meuvent Le plus ordi- nairement, on a reconnu, par une autre voie, que, si elles s’enflamment dans notre atmosphère, elles n’y prennent pas du moins naissance, qu'elles viennent du dehors. Celle di- rection la plus habituelle des étoiles filantes semble diame- tralement opposée au mouvement de translation de lu terre dans son orbite. « Il serait désirable que ce résullat fût établi sur la dis- cussion d'une grande quantité d'observations. Nous croyons donc qu'à bord de la Bonite, et pendant toute la durée de sa navigation, les officièrs de quart devront être invités à noter l'heure de l'apparition de chaque étoile filante, sa hauteur angulaire approchée au-dessus de l'horizon, et sur- tout la direction de son mouvement. En rapportant ces météores aux principales étoiles des constellations qu'ils raversent, les diverses questions que nous venons d'ndi- quer peuvent être résolues d'un coup d'œil. Voilà done un sujet de recherches qui n'occasionnera aucune fatigue. En 1 Des observations comparatives faites en 1823 à Breslau, à Dresde, à Leyde, à Brieg, à Gleiwitz, etc., par le professur Brandes et plusieurs de ses élèves, ont donné jusqu’à emg cents milles anglais (environ deux cents lieues de poste) pour la hau- teur de certaines étoiles filantes. La vitesse apparente de ces météores s'est trouvée quelquefois de trente-six milles (douze lieues) par seconde. C’est à peu près le double de la vitesse de translation de la terre autour du soleil. Ainsi, alors même qu’on voudrait prendre la moitié de cette vitesse apparente pour une illusion, pour un effet du mouvement de translation de la terre dans son orbite, il reste- rait six lieues à la seconde pour la vitesse réelle de l'étoile. Six lieues à la seconde est une vitesse plus grande que celle de toutes les planètes supérieures, la terre exceptée. SCIENTIFIQUES 407 tout cas, pour que nos jeunes compatriotes s'y attachent, il nous suffira de leur faire remarquer combien il serait pi- quant d'établir que la terre estune planète, par des preuves puisées dans des phénomènes tels que les éloiles filantes, dont l’inconstance était devenue proverbiale. Nous ajonte- rions encore, s'il était nécessaire, qu'on n'entrevoit guère aujourd hui la possibilité d'expliquer l’étonnante apparition de bolides observée en Amérique dans la nuit du 12 au 15 novembre 1855, si ce n'est en supposant qu'outre les grandes planètes, il circule autour du soleil des milliards de petits corps qui ne deviennent visibles qu'au moment où ils pénètrent dans notre atmosphère et S'y enflamment ; que ces astéroïdes (pour nous servir de l'expression qu'Herschell appliqua jadis à Cérès, Pallas, Junon et Vesta) se meuvent en quelque sorte par groupes ; qu'il en existe cependant d'isolées; et que l'observation assidue des étoiles filantes sera, à tout jamais, le moyen de nous éclairer sui ces curieux phénomènes. « Nous venons de faire mention de l'apparition d'étoiles fi- lantes observées en Amérique en 1833. Ces météores se succédaient à de si courts intervalles, qu'on n'aurait pas pu les compter; des évaluations modérées portent leur nombre à des centaines de mille {. On les aperçut le long de la côte orientale de l'Amérique, depuis le golfe du Mexique Jusqu'à Halifax, depuis neuf heures du soir jusqu'au lever du soleil, et même, dans quelques endroits, en plein jour, à huit heures du matin. Tous ces météores partaient d'un même point du ciel situé près de +, du Lion, et cela, quelle que fût d'ailleurs, par l'effet du mouvement diurne de la sphère, la position de cette étoile. Voilà assurément un résultat fort étrange; eh bien! citons-en un second qui ne l’est pas moins. « La pluie d'étoiles filantes de 1835 eut lieu, nous l'avons déjà dit, dans la nuit du 12 au 13 novembre. «En 1799, une pluie semblable fut observée en Amérique par M. de Humboldt ; au Groënland, par les frères Moraves : en Allemagne, par diverses personnes. « La date est la nuit du 11 au 19 novembre. « L'Europe, l'Arabie, etc., en 1832, furent témoins du même phénomène, mais sur une moindre échelle. « La date est encore la nuit du 12 au 13 novembre. «Cette presque identité de dates nous autorise d'autant plus à inviter nos jeunes navigateurs à veiller attentivement à tout ce qui pourra apparaître dans le firmament du 10 au 15 novembre, que les observateurs, qui, favorisés par une atmosphère sereine, ont attendu le phénomène l'année der- nière (1834), en ont aperçu des traces manifestes, dans la nuit du 12 au 13 novembre ?. » 1 Les étoiles étaient si nombreuses, elles se montraient dans tant de régions du ciel à la , qu'en essayant de les compter on ne pouvait guére espérer d'arriver qu'à de gros- sières approximalions. L’observateur de Boston les assimilait, au moment du maximum, à la moitié du nombre de flocons qu'on aperçoit dans l'air pendant une averse ordinaire de neige. Lorsque le phénomène se fut considérablement affaibli, il compta 650 étoiles en quinze minutes, quoiqu'il circonscrivit ses remarques à une zone qui n'était pas le dixième de l'ho- rizon visible. Ce nombre, suivant lui, n’était que les deux tiers du total; ainsi il aurait dû trouver 866, et, pour tout l’hémis- phere visible, 8,660. Ce dernier chiffre donnerait 34,640 étoiles par heure. Or, le phénomène dura plus de sept heures; done, le nombre de celles qui se montrèrent à Boston dépasse 240,000. car, on ne doit pas l'oublier, les bases de ce caleul furent recueillies à une époque où le phénomène était déjà notable- ment dans son déclin. ? M. Bérard, commandant du brick Ze Loiret, m'a adressé l'extrait ci-après de son journal : « Le 15 novembre 1831, à quatre heures du matin, le ciel était parfaitement pur, la rosée très-abondante, nous avons vu un nombre considérable d'étoiles filantes et de météores lumi- neux d’une grande dimension : pendant plus de trois heures, il s’en est montré, terme moyen, deux par minute. Un de ces météores, qui a paru au zénith en faisant une énorme trainée dirigée de l'est à l'ouest, nous a présenté une bande lumi- neuse très-large (égale à la moitié du diamètre de la lune), et où l'on a très-bien distingué plusieurs des couleurs de l'arc- en-ciel. Sa trace est restée visible pendant plus de six minutes. » FUS Le tonnerre. Le traité que mon frère ainé vient de publier sur le ton- nerre me fournira deux notes étroitement liées à mon sujet. Dans la premiére, on trouvera l'examen de cette ques- Lori : « Tonne-t-il tout autant en pleine mer que dans l’inté- rieur des continents? » La seconde note sera relative à cette autre problème : « Dans quelles saisons les coups de tonnerre foudroyants sont-ils le plus fréquents? » 1. — Tonne-t-il tout autant en pleine mer que dans l'intérieur des continents ? J'ai cru devoir examiner si, comme on l'a prétendu sans en administrer la preuve, il tonne moins souvent en pleine ner qu'au centre des continents. Jusqu'ici mes recherches confirment cette opinion. En marquant sur une mappe- monde, d'après leurs latitudes et leurs longitudes, tous les points dans lesquels des navigateurs ont été assaillis par des orages accompagnés de tonnerre, 11 parait évident, à la simple inspection de la carte, que le nombre de ces points diminue avec l'éloignement des continents. J'ai même déjà quelque raison de croire qu’au delà d'une certaine distance de toute terre, 1l ne tonne jamais. Je présente cependant ce résultat avec toute la réserve possible, car la lecture de tel ou tel voyage pourrait demain venir me prouver que je me suis trop häté de généraliser. Au reste, pour sortir au plus vite d'incertitude sur ce point, je n'ai pas trouvé de meilleur moyen que de recourir à la complasance et à l'érudition nautique de M. le capitaine Duperrey. Le dernier mot de ce savant navigateur, quand il me sera parvenu, me donnera une assurance qui aujourd'hui serait prématurée. Je puis, au contraire, me montrer dès ce moment complé- tement affirmatif sur le fait de la diminution des orages en ner. Je trouverai, par exemple, une preuve démonstrative de cette diminution, dans l’intéressant voyage que M. le capi- taine Bougainville vient de publier. La frégate la Thétis, commandée par cet officier, quitte la rade de Tourade (Cochinchine) vers le milieu de fé- vrier 1825, et fait voile pour Sourabaya, situé à l'extrémité sud-est de Java. Pendant celle traversée, à peine essuie-t- elle un orage accompagné de tonnerre. Elle arrive enfin, et pendant son séjour dans la rade (du 19 mars au 50 avril) le tonnerre ne cesse de gronder tous les après-midi. La Thétis fait voile le 1* mai pour le Port-Jackson. Pendant plusieurs jours, elle se maintient presque exactement sur le paral- lèle de Sourabaya. Toutefois, à peine a-t-elle perdu de vue les terres de Java, que le tonnerre cesse de se faire en- tendre. En résumé, avant d'alteindre Sourabaya, les météo- rolozistes de la Thétis n'ont aucun coup de tonnerre à enregistrer; pendant le séjour dans la rade, et jusqu'à l’époque de l’appareillage, il tonne presque tous les so:rs; aprés le départ du navire, l'équipage n'entend plus rien. L'épreuve ne saurait être plus complète. Disons cependant de nouveau que la conséquence qui en découle est large- ment confirmée par l’ensemble des observations recueillies dans toutes les régions du globe. Ainsi, l'atmosphère océa- nique est beaucoup moins apte à engendrer des orages que celle des continents et des iles. Il. — Dans quelle saison les coups de tonnerre fou- droyants sont-ils le plus fréquents? Autant je suis éloigné de regarder l'ensemble des pro- verbes, des diclons populaires, comme le code de la sa- gesse des nations, autant je crois que les physiciens ont eu tort de n'accorder que leur dédam à ceux de ces proverbes qui se rapportent à des phénomènes naturels. Les accepter aveuglément serait assurément une grande faute; mais ce n'en est pas une moindre que de les rejeter sans examen. En me laissant guider par ces principes, il m'est quelque- fois arrivé déjà de trouver d'importantes vérités là où l'on s’obstinait à ne voir que le fruit de la préoccupation et des préjugés. Aussi, malgré tout ce qu'il y avait d'improbable, SOUVENIRS D'UN AYEUGLE. disons mieux, de contraire aux idées reçues, dans l'apho— risme des campagnards : « Les tonnerres ne sont jamais plus dangereux que dans les saisons froides. » j'ai pensé devoir le soumettre à une épreuve dont per- sonne n'a le droit d'appeler, à celle de l'observation. Cette épreuve, au surplus, voici de quelle manière simple il nr'a paru qu’on pouvait la faire. J'ai tenu note, dans mes lectures, DE TOUS les coups fou- droyants à dates certaines signalés par les navigateurs, et je les ai classés per mois; bien entendu qu'il a fallu ne comprendre dans ce recensement que les événements d’un seul hémisphère, car, au nord et au midi de l'équateur, les mois d'une même dénomination correspondent à des saisons opposées. J'ai dû aussi ne pas étendre le champ des obser- vations jusqu'à ces régions des tropiques où les divers mois de l'année différent très-peu entre eux, sous le rapport de la température. J'ai échappé à toutes ces difficultés en me ren- fermant dans l'intervalle compris entre les côtes d'Angleterre et la Méditerranée inclusivement. Voici maintenant les résultats : JANVIER. 1749. Le Dover, bâtiment marchand anglais. le 9, latit. 47° 50’ nord, longit. 22° 15’ ouest. 1762. Bellona, vaisseau anglais de 74. Le.., latit.…, longit. . 1784. Le Thisbé, vaisseau de guerre anglais. Le 5, côtes d'Irlande 1814. Le Milfort, vaisseau de ligne anglais. Le. (dans le port Plymouth). 1850. L'Etna, le Madagascar, le Mosquelo, navires de guerre anglais. Le... (dans le canal de Corfou). FÉVRIER. 179). Le Cambrian, vaisseau de guerre anglais. Le 22 (près de Plymouth). 1799. Le Terrible, vaisseau de ligne angJlais. Le 23 (près des côtes d'Angleterre). 1809. Le Waren-Hastings, vaisseau de ligne anglais. Le 14 (à Portsmouth). : 1812. Trois vaisseaux de ligne. Le 23 (à Lorient). MARS, 1824. Le Lydia de Liverpool. Le 25 (dans la traversée de Liverpool à Miramichie). AVRIL. IS11. L'Infatigable, le Warley, la Persévérance, le War- ren-Hastings, navires anglais marchänt de con- serve. Le 20, latit. 46° 46’ nord, longit. 11° 39’. 1825. L'Annibal de Boston. Le 29, latit. 4% nord; long. 40° ouest. 1824. Le Hopewell, navire marchand angjlais. Le 22, laut. 44 50° nord; longit… 1824. La Pénélope de Liverpool. Le 22, latit. 46° nord; long. 34° ouest. 1827. Le New-York, paquebot de 500 tonneaux. Le 19, latit. 38° 9’ nord ; longit. 61° 17, ouest. Pen- dant la traversée de New-York à Liverpool. MAT, JUIN. JUILLET. L'Albemarl, bâtiment anglais, près du cap Cod, latit 42° nord. é , É 1830. Le Glocester et le Melville, vaisseaux de ligne an- glais. Le. (en été) près de Malte. 1681. NOTES SCIENTIFIQUES. AOÛT. 1808. Le Sultan, vaisseau de ligne anglais Le 12 (à Mahon). SEPTEMBRE. 1813. Cinq des treize vaisseaux de ligne de l'amiral Ex- mouth. Le 2 {à l'embouchure du Rhône). 1822. L'Amphion de New-York. Le 21 (à quelque distance de New-York). OCTOBRE. . Le Russel, vaisseau de ligne anglais. Le à (près de Belle-Ile). 1813. Le Barfleur, vaisseau anglais de 98 canons. A la fin du mois (dans la Méditerranée). NOVEMBRE, . Le Trumbull, galère anglaise. Le 26 (rade de Smyrne). . Le Belle-Ile, brick de Liverpool. . (à Bidefort Devonshire). 1825. Le Leipsick, frégate autrichienne. Le 12 (à l'entrée du canal de Céphalontie). . Le Southampton, vaisseau de ligne anglais. Le 5 (dans les Dunes). DÉCEMBRE. . L'Atlas, vaisseau de la Compagnie des Indes. Le 31 (à l'ancre dans la Tamise). . Le Coquin, bäliment français. Le 25 (dans la rade de Naples). . Le Roëbuck, cutter anglais. . (à Portsmouth). . Le Logan de New-York. Le 19 (dans son passage de Savannah à Liverpool. Quand on a parcouru de l'œil ce recensement, quand on se rappelle en même temps combien il y a d'orages en été, combien peu, comparativement, il s’en forme pendant l'hi- ver, il me semble difficile de ne pas reconnaitre qu'en mer du moins les tonnerres des mois chauds sont beaucoup moins dangereux que ceux des saisons froides et tempérées. Ce résultat me paraît déjà bien établi; J'eusse désiré cepen- dant appuyer sa démonstration sur une stalistique plus complète, mais les documents m'ont manqué. J'ajouterai qu'il na pas dépendu de moi qu'un aussi petit nombre de navires français figurät dans mon recensement. Pour les Anglais, j'ai pu mettre à profit les cilations contenues dans d'excellents mémoires de M. Harris, sur les para- tonnerres. Barométre. 1'y a peu d'années, on se serait fortement récrié contre toute idée d'une différence permanente entre les hauteurs barométriques correspondantes aux diverses régions du globe, au niveau de la mer. Aujourd'huide telles différences sont regardées non-seulement comme possibles, mais en- core comme probables. Les navigateurs doivent donc s’at- tacher, avec un soin scrupuleux, à conserver leurs baro- mètres en bon état, afin que les observations de toutes les relàches soient parfaitement comparables. Il ne faudra ja- mais négliger de tenir note de la hauteur exacte de Ja cu- vetle du baromètre au-dessus’ du niveau de la mer. Il existe de nombreux mémoires sur la variation dinrne du baromètre ; ce phénomène a été étudié depuis l'équatenr jusqu'aux régions les plus voisines des pôles, au niveau de la mer, sur les immenses plateaux de l'Amérique, sur des sommets isolés de très-hautes montagnes, et néanmoins, la cause en est restée jusqu'ici ignorée. Il importe donc de multiplier encore les observations. Dans nos climats le voisinage de la mer semble se manifes- ter par une diminution sensible dans l'amplitude de loscil- Livre. 59 409 lation diurne; en est-il de même entre les tropiques? La question est à résoudre, « Lumière zodiacale, La lumière xodinucale, quoiqu'elle soit connue depuis près de deux siècles, offre encore aux cosmologues un problème qui n'a pas été résolu d'une manière salisfaisante. L'étude de ce phénomène, par la nature même des choses, est prin- cipalement réservée aux observateurs placés dans les régions équinoxiales; eux seuls pourront décider si Dominique Cas- sini s'était suffisamment défié des causes d'erreur auxquelles on est exposé dans nos atmosphères variables ; s'il avait pris en assez grande considération la pureté de l'air, lorsque dans son ouvrage il annonçaït que la lumière zodiacale est constamment plus vive le soir que le malin; Qu'en peu de jours sa longueur peut varier entre (0° et 100? ; Que ces variations sont liées à l'apparition des taches so- laires, de telle sorte, par exemple, qu'il y aurait eu dépen- dance directe et non pas seulement coïncidence fortuite entre la faiblesse de la lumière zodiacale en 1688, et l’ab- sence de toute tache ou facule sur le disque solaire dans cette même année. Il nous semble donc que les navigateurs, pendant toute la durée de leur séjour entre les tropiques, et quand la lune n'éclairera pas, devront soir et malin, après le coucher du soleil où avant son lever, prendre note des constellations que la lumière zodiacale traversera, de l'étoile qu'atteindra sa pointe, et de la largeur angulaire du phénomène près de l'horizon à une hauteur déterminée. 11 serait sans doute superflu de äire qu'ils devront tenir compte de l'heure des observations. Quant à la discussion des résultats, elle pourra, sans aucun inconvénient, être renvoyée à l'époque du retour. Nous n'ignorons pas, et déjà, come on a pu voir, nous l'avons insinué, que de très-bons esprits regardent les ré- sultats de Dominique Cassini comme peu dignes de confiance. Il leur répugne d'agmettre que des changements physiques sensibles puissent s'opérer simultanément dans l'étendue immense que la lumière zodiacale embrasse : suivant eux, les variations d'intensité et de longueur signalées par ce grand astronome n'avaient rien de réel, et il ne faut en chercher lexplication que dans des intermitlences de la diaphanéité atmosphérique. Il ne serait peut-être pas impossible de trouver, dès ce moment, dans les observations de Fatio comparées à celles de Cassini, la preuve que des variations atmospheriques ne sauraient suffire à l'explication des phenomèénes signalés par l'astronome de Paris ; quant à l'objection tirée de limmen- sité de l’espace dans lequel les changements physiques de- vraient s'opérer, elle à perdu toute sa gravité depuis les phénomènes du même genre dont la comète de Halley vient de nous rendre témoms. Aurores boréales. Il est assez bien établi maintenant que les aurores boréales ne sont pas moins fréquentes dans l'hémisphère sud que dans l'hémisphère nord. Tout porte à penser que les appa- rillons des aurores australes et celles dont nous sommes té- moins en Europe, suivent les mêmes lois. Cependant ce n'est là qu'une conjecture. Si une aurore australe se mon- trait aux hardis investigateurs des mers du Sud, sous la forme d'un are, il serait important de noter exactement les azimuths des points d’intersection de cet arc avec l'horizon, et, à leur défaut, l'azimuth du point le plus élevé. En Eu- rope, ce point le plus élevé parait toujours situé dans le mé- ridien magnétique du lieu où se trouve l'observateur. De nombreuses recherches, faites à Paris, ont prouvé que toutes les aurores boréales, voire même celles qui ne s’é- lèvent pas au-dessus de notre horizon et dont nous ne con- naissons l'existence que par les relations des observatoires situés dans les régions polaires, altérent fortement la décli- naison de l'aiguille aimantée, inclinaison et l'intensité. Qui oserait done arguer du grand éloignement des aurores 52 H0 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, australes pour affirmer qu'aucune d’elles ne peut porter du trouble dans le magnétisme de notre hémisphère ? En tout. cas, l'attention que les voyageurs mettront à tenir une note exacte de ces phénomènes pourra répandre quelques lu- mières sur la question, Halos. Dans les latitudes élevées, dans les parages du cap Horn, par exemple, le soleil et la lune paraissent souvent entourés d'un ou de deux cercles lumineux, que les météorolo- gistes appellent des halos. Le rayon du plus petit de ces cercles est d'environ 22°, le rayon du plus grand diffère à peine de 46°. La première de ces dimensions angulaires est à peu de chose près la déviation minimum que la lu- mière éprouve en traversant un prisme de glace de 60° ; l'autre serait donnée par deux prismes de 60° ou un seul prisme de 90°. Il semblait done naturel de chercher, avec Mariotte, la cause des halos dans des rayons réfractés par des cristaux flottants de neige, lesquels présentent ordinairement, comme tout le monde le sait, des angles de 60° et de 90°. Cette théorie, au surplus, a reçu une nouvelle vraisem- blance, depuis qu'à l'aide de la polarisation chromatique, on est parvenu à distinguer la lumière réfractée de la lu- miére réfléchie. Ce sont, en effet, les couleurs de la première de ces lumières (de la lumière réfractée) que donnent les rayons polarisés des halos Que peut-il donc rester à éclar- cir dans ce phénomène? Le voici. D'après la théorie, le diamètre horizontal d'un halo et le diamètre vertical devraient avoir les mêmes dimensions an- gulaires; or, on assure que ces diamètres sont quelquefois notablement inégaux. Des mesures peuvent seules constater un pareil fait; car, si par hasard on n'avait jugé de l'inégalité en question qu'à l'œil nu, les causes d'illusions ne manqueraient pas pour expliquer comment le physicien le plus exercé aurait pu se tromper, des cercles de Borda à réflexion se prêtant à mer- veille à la mesure des distances angulaires en mer. Nous pouvons done, sans serupule, recommander à tous les navi- gateurs d'apphquer les meilleurs instruments dont ils seront pourvus à la détermination des dimensions de tous les ha- los qui leur paraîitraent elliptiques. NS verront bien eux- mêmes que le bord intérieur du halo, le seul qui soit nette- ment terminé, se prête beaucoup mieux à l'observation que le bord extérieur; mais il faudra, quant au soleil, qu'ils ne négligent pas de noter s'ils ont pris le centre ou le bord pour terme de comparaison. Nous regardons aussi comme indispensable que, dans chaque direction, on mesure les deux rayons diamétralement opposés, car certains observa- teurs ont cité des halos circulaires dans lesquels, à les en croire, le soleil n'occupait pas le centre de la courbe. Dépression de l'horizon, La ligne bleue, assez bien définie, séparation apparente du ciel et dela mer, à laquelle les marins rapportent la posi- tion des astres, n'est pas dans l'horizon mathématique ; mais la quantité dont elle se trouve en dessous, et qu'on appelle la dépression, peut être exactement calculée, puisqu'elle dé- pend seulement de la hauteur de l'œil de l'observateur au- dessus des eaux et des dimensions de la terre. I n’est mal- heureusement pas aussi facile d'apprécier les effets des réfractions atmosphériques. Il faut mème dire que dans le calcul des tables de dépression généralement employées, on n’a tenu compte que de la réfraction moyenne relative à un certain état duthermométreetdubaromètre. Desofficiers très- habiles, le capitaine Basile Hall, le capitaine Parry, le capitaine Gauttier, ont déterminé, par l'observation, les erreurs aux- quelles le navigateur est exposé quand 1] se conforme à la règle commune. Il leur a suffi de mesurer, les uns avec le deep sector de Wollaston, les autres avec les instruments ordinaires armés d’un miroir additionnel, et cela dans les circonstances atmosphériques les plus variées, la distance angulaire d’un point de l'horizon au point diamétralement opposé. En admettant, comme il est presque toujours per- mis de le faire, que l’état de l’air et celui de la mer soient les mêmes tout autour de l’observateur, la différence de la distance mesurée à 180° est évidemment celle de la dépres- sion réelle de l'horizon. La moitié de cette différence com- parée à la dépression des tables donue donc l'erreur pos- sible de toute observation angulaire de hauteur faite en mer. Dans les régions boréales, les erreurs positives et néga- lives observées par le capitaine Parry ont été toutes com— prises entre + 59" et — 53”. Dans les mers de la Chine et des Indes-Orientales, le capitame Hall trouva des écarts plus grands de + 4’ 2” à — 2’ 58”. Le capitaine Gauttier en- fin, dans la Méditerranée et la mer Noire, alla plus loin en- core de + 3 35" à — 1’ 49”. Si l'on se rappelle que la va- riation d’une seule minute en latitude correspond sur le globe à un déplacement de 2,000 mètres environ, chacun reconnaitra combien la recherche dont nous venons de ren- dre compte était digne d'attention. En diseutant avec soin toutes les observations de MM. Gauttier, Hall et Parry, on a reconnu que l'erreur dela dépression calculée n'est positive, que cette dépression ne surpasse celle qu'on observe, qu'autant que la température de l'air est supérieure à celle de l'eau. Quant aux erreurs négatives, elles se sont présentées indistinclement dans Lous les états thermométriques comparatifs de la mer et de l'atmosphère, sans qu'on ait pu attribuer ces anomalies à aucune cause apparente, et en particulier au degré de l'hy- gromètre. Voilà done un curieux problème à résoudre. Il intéresse également le physicien et le navigateur. Page CONTRE SEEN RL IC OT \ PAR CI EUR le L Le Rue « <. À AYANT. 9 I. Tourox. — Les Baléares. — Gibraltar. . . . 3 | I. Téxémirre. — Ancienne Atlantide de Platon. — Gouanches. — Mœurs.— Un grain.. . , . $ II. Des Canaries a L'ÉQuareur. — Prise d’un re- quin.— Cérémonie du passage de la Ligne. 12 IV. Ex Mer. — Petit. — Marchais.. . . . . . . 16 V. De L'Équareur av Brési. —Couchers du soleil. — Rio-laneiro.. . Le Panel 19 VI. Rio-Jaxerro. — Le Corcovado. — Le Négrier. . 24 VIE. Rio-Jaxeiro. — Bibliothèque. — Esclaves. — HDÉLUIS Eee Te Je ce CORRE à VIE Rio-Jaxerro. — Villegagnon. — Le bâton de diamants. — Duel entre un Pauliste et un Colonel de lanciers polonais. . . . . . . 37 IX. Brésiz. — Petit el Marchais. — Rixe. — Sau- vages. — Mort de Laborde.— Cap de Bonne- Espérance. O6 o VOS VE : 44 X. Le Car. — Chasse au Lo, — Détails. . . . 54 | XI. I1e-ne-Fnaxce. — Incendie. — Coup de vent. — Détails. — Zambalah. — Cachucha. — Danses.— Fêtes des Noirs. — Table ovale. . 60 XIE. Ize-ne-Fraxce. — Combat du Grand-Port. . . 75 XIII. Boursox. — Saint-Denis. — Baleine et Espadon. Saint-Paul. — Volcans. — Naké et Tabéha. 78 | XIV. Bourrox. — Petit. — Hugues. — Esclaves, . . 82 XV. NouveLe-Hozranne. — Sauvages anthropopha- ges Départ... - Cet ESS XVL Timor.— Chasse aux Crocodiles. — Malais. — CRDIOIS EN 2 SRE 90 XVIT. Timor. — Chinois. — Rajahs. — L'empereur Pierre NŒUrS 2 0 lee IUT MERS . 105 XIX. Owgay, — Anthropophages. — Escamoteur. — Drame. , . MOtre dr AA XX. Tinor.— Diély. —Courte explication.— M. Pin- to. — Détails. — Mœurs.— Boa. . 116 XXI. Timor. — Boa (suite). — Deux Rajahs.— Dé- tails.— Maladie. — Départ. . . . . . . . 192 XXI. Les Mozuques. — Attaque nocturne. —Le roi FE ÉTÉ ESE o inrote oc ioter On) XXHIT. Rawack. — Les Sauvages. — Serpents. — Lé- zards.— Encore Petit. — Escarmouche.. , 130 XXIV. Rawack.— Pèche.— Le roi de Guébé et Petit. TABLE — Une jeune fille. — Départ. — Mort de La- biche, — Divers archipels. — Les Carolines. 136 XXV. XAVI. XXVIL. XAVHE. X\IX. XAX. XAXE AXAIL. AAOUITE XXXIV. XXXV. XXXVI XXXVIL. XXAVIIL. XXXIX. XL. XLI. XLIL. XLHL. XLIV. XLY. XLVL. XLVIT. XEVIIE. DES MATIÈRES Pages Coup D'ŒIL RÉTROSPECTIF. . . . : . à . 141 Ex uer. — Pèche de la Baleine. . 145 Les ExpLorateurs. . 151 Les Makranxes. — Guham. — Humata. — La Lépre. CT . 158 ILEes Marranxes. — Course dans l'intéri ieur. — Dolorida. , . 161 ILES Martanxes. — Guliam.—Agagna.— Fêtes. — Détails... : NA Se ct 100 ILes Marraxxes.—Guham.— Mœurs.— Détails. —Mariquitta et moi. . . . . . 170 Les Mariannes, — Guham. — Suite dr Mari quitta. — Angéla et Domingo... . . . . . 175 ILes Marraxxes. — Voyage à Tinian. — Les Ca- rolins. — Un Tamor me sauve la vie.. . . 179 ILEs Martanxes. — Rotta. — Ruines. — Tinian. Maison des Antiques. . . Izes Mariannes. — Retour à Agagna. — Naviga- tion des Carolins. — Fêtes ordonnées par le COUVEINEUT- SN ANON SO CE 0 188 Izes Marranxes. — Hlistoriette. — Maladies. — Détails. — Mœurs. . . . . . . . . . 193 ILes Mariannes. — Histoire générale. — Ré- Sumé: CE LOS Er 198$ MaDamE FREYCINET. . . . . | . 201 ILES CAROLINES.. . . . | Le . 204 Ex Mer.— Un Aumônier. y. de Quélen. . . 211 Ex Mer.— Calme plat. . 215 ILes Saxpwicu. — Le colonel Brack et moi. — Un homme à la mer.— Mort de Cook. , . 216 ILes Saxpwica. — Kookini. — Baie de Kayaka- kooah. — Kaïrooah.— Visite à la pointe où Cook a été tué. . . . . 294 ILes Saxowica. — John Adams. — Moraï. — Mœurs:=Supplice..... 4.0... 0995 Les Saxpwicu. — Contrastes. — Bizarreries. — Mœurs.. . Izes Saxpwica.— Jack.— Koïaï.—Tamahamah. — M. Rives, de Bordeaux. . . . . . . . 235 ILEs Saxpwicu. — Koérani.— Supplices. — Les épouses de M. Rives. — Visite au roi. — Petit et Rives. — Vancouver. — Cérémonie du baptème de Kraimoukou, premier ministre de RIOUrIOU:: 1. - Izes Saxpwicr. — Les veuves de Tamahamah. — Les femmes de Rives. — Diner de mi- nistres. — Young. — Assemblée générale. — Religion... TMC AC DETTE 419 TABLE DES MATIÈRES, Pages. XLIX. Izes Saxowicn, — Tamahamah, — Rives, de Bordeaux. , . L. Izes Saxpwicn. — Course avec Petit à l'océan de laves.—Taouroë.—Morokini.— Mowhée. Lahéna.— Paradis terrestre. . . . . . . LI. Iies Saxowicu. — Wahoo.— Marini. — Le ban- dit de la troupe de Pujol. — Supplices. — Encore Tamahamah en un nn LIL. Les Saxpwicn. —- Walioo.— Visite au gouver- neur.— (Course au volcan d’Anourourou. — Jeux.— Divertissements... . . . + . . . LITE. [ces Saxowicu. — Wahoo.— Pelit et moi.— Course à la pècherie de Perles de Pah-ha. . LIV. Ices Saxpwien. — Wahoo. —Marchais et Petit. — Commerce, — Pêche de Liahi. — Bonne foi des naturels. — Coup d'œil général. — Encore Marine et. M EME LV. En Mer.—Tristesse. — Ile Pilstard.— Ile Rose. LVTI. Ex Mer. — Rois. — Princes. — Tamors, —Ra- NS En es tel lentere LVIT. En Mer. — Quel est le plus beau pays du BEN Dee om T Se LV. Ex Mer. — Ponentais. — Levantins. LVIT (bis). Nouvezce-Hozranoe. — Terre de Cumberland. — Nouvelle-Galles du Sud. — Graiu.— Sid- ney-Cow. — Pays exceptionnels. — Coloni- SAONE ec LIX. NouveLzr-Hlouzanpe. — Le port Jackson. — Courses dans l'intérieur. — Duel entre un sauvage et un serpent noir. — Habitation de MAORIGYANE MEN "RARE LX. Nouvexe-Hozranxve. — Torrent de Kiukham.— Attaque d'un nid de fourmis. — Je franchis le torrent. — Solitudes. — Deux déportés. — Inondation. — Jeux et exercices des sau- vages. —Retour à Sidney. . . . : LAL. Nouveuue-Hocianne. — Mœurs des sauvages. — Duels. — Mariages.— Galanteries de l'époux. — Férocité des naturels.— Leur mort.. LAIT. Nouvezse-Horrane, — M, Field. — Description de Sidney. — Fêtes européennes. — Mar- chais, Petit et moi dans les forêts. — Com- bat de sauvages. OR MONET NNS ÉC LAIT. Nouveze-Horranne. — Vingt-quatre heures AUNMOZEANAIS Me ee eee LXIV. Nouvezze-HoiLanve. — Phénomènes météorolo- giques. — Campsin austral. — Voyage de M. Oxley dans l'intérieur de la Nouvelle- Galles du Sud, , . , . . 298 305 330 LXV. Nocvezze-HoLLannE. — À mon frère. , . . . LXVI. En Mer. — Les Religions, + . =. . . - - LXVIT, En Mer. —- Des langues. — Comment se sont peuplés les archipels.— L'équipage.. . . LXVIIL. Car Horn. — Quragan. . . . : LAIX. NAUFRAGERE À ! . + . . : LAX. [ces Marouines. — Chasse à l'éléphant. — Le sucre de M. de Quélen. . . . . . . . . LXXI. Ices Marouines. — Chasse aux pingoins. — Mort d’une baleine.— Départ.— Arrivée au Rio-de-la-Plata. — Pampéro. . . . . . . LXXIT. Paraguay. — Monté-Video.— Le général Brayer. — Trois Jaguars et le Gaoucho. . . . . . EXXIIT BRÉSIL Me GAOUChO ENONCE LXXIV. Brésiz. —Rio-Janeiro..0. LX\V. Rerour. — Le général Ilogendorp.— Départ du Brésil, — Jeux des peuples. — Arrivée en ErADCe Ce ec C CICIE LAXVI. — Vocabulaire de quelques-uns des peuples que nous avons yisités. «+ , . .:. + NOTES SGIENTIFIQUES:.. Ge Eee JesNen(s AIRES Re LeSOUTASANnS TE Ne CNT Les: Trombes. . .… .… . Surle M TASe TL MEME ENS De la Hauteur des Vagues. . . . , De la Température de la Terre. . Des courants sous-marins. , , . . . La pluie sur mer. . . . Mowria=Kahe SUEUS ARS Hauteur des neiges éternelles dans les rég.ons tropi- ER eme En PEN FT OS > Visibilité des écueils. . . … à: : … à ATC-en-Clel ee CET Magnétisme terrestre..." NOTES SUPPLÉMENTAIRES. + 4 + . , . auteur des montagnes. . . . . Étoiles eflantes +. 7 0 Le-Tonnerre: ,-:1717 00, Baromètre. RO 0 po niO oe à à Lumière zodiacale. Aurores boréales. . ù Maloss se 5m 20e © ARNO AM Dépression de l'horizon, . . : . : FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES TARIS ‘— IMNP, SIMON RAÇON ET COMP,, RUE D'ERFURTH, 1 Me ge MSP CES ee RENE es ns cas eee ls _ TN RL | à’ 7 4