1 Rd? . à 74 L . : L D A où KR, k té + VAR. RAT LR é Le He s { - 2, 5pi IRC tie nc x A mnt le a? - (a) Pal 1 ü nd nom Ti lu © cilet lon nom est un X SOUVENIRS D’UN AVEUGLE VOYAGE AUTOUR DU MONDE Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/souvenirsdunaveu00arag SOUVENIRS D'UN AVEUGLE VOYAGE AUTOUR DU MONDE PAR JACQUES ARAGO NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE Enrichie de notes scientifiques Par FRANÇOIS ARAGO. de l'Institut ET PRÉCÉDÉE D'UXE INTRODUCTION PAR: M JULES" SANIN ILLUSTRATIONS DE MM. ANDREW, BEST, LELOIR, P. GIRARDET, LEBRETON, MOREL-FATIO, GÉRARD-SÉGUIN, ETC. PORTRAITS DE JACQUES ET DE FRANÇOIS ARAGO, GRAF 5 PAR SIXDENIERS ne = = == Ps » SENTE J U + LYRULES CM 45 CR PRES Re dr) | = f |] € j >» AU : BARRES PNA \ à EX à Sn < 7 > ÿ PARIS H. LEBRUN, LIBRAIRE-ÉDITEUR $, RUE DES SAINTS-PÈRES, $ ISGS AULON I (9 bi 24 OVET ROME F7 TL RTL LE. KA RE EE ER mt A pe om en 4 € Liver. É k H. LEBRUN, éditeur, 8, rue des Saints-Pères, PARIS SOUVENIRS D'UN AVEUGLE . VOYAGE AUTOUR ! PAR JACQUES ARAGO CN 4 { É "” C Nour gi is Edition magnifiquement illustrée ENRICHIE DE NOTES SCIENTIFIQUES PAR M. FRANÇOIS ARAGO, DE L'INSTITUT ET PRÉCEDEE D’UNE INTRODUCTION Par MI AULES JANEN vs " P. Li T'ekT LE El ee TT r QE: SR lc x ; =} EC, LeRPu e 1% {O CENTIMES LA LIVRAISON — DEUX LIVRAISONS PAR SEMAINE La première Livraison a paru le 28 février 1868 mnt « H f j m1 d'HRAN AVS BIEL x an Ale AE, 69, LeGour Grasse, Less L'ouvrage entier se composera de 56 à 69 livraisons, et Ia publication en sera achevée en septembre prochain Voici en quels termes un éloquent critique, dont le jugement a tant de prix, rendait capte dans je Journal des Débats de la première édition des Souvenirs D'UN AVEUGLE : .. .. Or, voilà ce qui me plait dans tout ce ! séjour. Une fois lichée, gare à vous, qui que vous voyage : c'est qu'il s'agit de la contemplation d'un | soyez, sauvages ou civilisés, blancs on bruns, cutvres esprit primesautier; c'est que c’est là tout à fait un | ou noirs, maitres ou esclaves, marins où piétons tou: du monde comme peut et do't le faire un poëte; : vous appartenez à cette grande dame qu’on appelle c’est qu'en tout ceci la science de la terre et de la | la poésie. La fantaisie ! voilà un voxageur cosnine Je mer, science devenue vulgaire comme J’A B C, cède ! les aime; tout lui convient, la calèche à quatre cne- le nas à ja fantaisie, cette rare et bonne fortune des | vaux et le bâton du pélerin, le cheval de labour et Le jeunes gens. des amoureux et des poëtes. La fantai- | cheval de course, la chaloupe et le vaisseau de £uerre, sie est le capitaine de ce voyage autour du monde. | l'Océan et le petit ruisseau de la prairie; tout lui con- Elle commande aux vents et aux orages ; elle dit | vient, et méme la coque de noix de la reine Titania, l'heure du départ, l'heure de l'arrivée, le temps du | creusée par la dent de l'écureuil, A ect heureux voya- Ve né 2 e A chat ère das ÊTIE: À suistibè AUTRE Le JJouivsA nu'O 2R1N3VUQ , HATUR: DOAMS 4410.) L shui ti pr 1e MT | Tate] il MOUNL € (] TURN HIT AR rer21! 2,1 1731 12, 104 DOPAZ A4 Ér0P is Û A . {40 shimiides -: … ide [LAURE ’ : er En geur qui va, qui vient, qui s’arrète un peu au hasard, nonchelant et furibond à la fois, toujours pressé de parür, toujours pressé d'arriver, et cependant disant à chaque pas celte parole de F'Evanpgile : Sei- gneur, nous sommes bien ici, dressons-u, s'il vous plait, wrois tentes; à de pareils vorageurs il faut mettre tout à fait ia bride sur Je cou. Ne ieur deman- dez ni l’ordre, ui la methode, ni le mouvement ré- gulier, ni l'étude, ni la science ; ils ont micux que tout cela : ils ont le hasard et l'inspiraiion, ils ont Je coup d'œil, iis savent deviner ei choisit, ils ont la parole vive et prampte, la main ferme, la tête fière, le regard assuré; en un mot, ils ne ressemblent en rien à tout ce que nous savons des vovages et des voyageurs passés el présents. Ces quatre velumes du Voyage autour du Monde sont tout reinplis de variétés, d'intérêt, de passions infinies, d'incidents inattendus. Le dialogue, la nar- ration, la description, le drame, la poésie, l'histoire, se donnent la main dans celle vaste arène, qui est ie monde entier. L'auteur, jeune, intelligent, enthou- siaste, intrépide, a voulu s emparer, Comme on ne l'avait pas fait encore, de l'univers des navigateurs, et il l’a parcouru à sa facon. Facon brutale, violente, peu logique, primesautière, mais à tout prendre pleine d'agrément et d'intérêt. Quand parfois La pa- roie lui manque pour se faire comprendre, quand sa plume fatiguée s'arrête n’en pouvant plus, aussitôt il prend le crayon, et ce qu'il ne peut pas écrire il le dessine. De celte course lointaine, il a rapporté tout ce qu'il a pu rapporter, des crânes, des habits, des dictionnaires, des portraits, des paysages, des chan- | - sons, des cris de guerre, des plantes, des Coqailla. ges, des ossements, des peaux de bètes, des restoc de cunetières; et de tout cela, pétri, mèlé, brove. con fondu, 11 a composé un livre. — Et si vous save quelle force d'äme il a fallu à ce pauvre homme pour se souvenir, pendant quatre longs volumes, de loue les éblouissements de sa jeunesse! si vous Siiez quel est le graïd mérite d’avoir retrouvé dans 7 tète, dans son cœur, l'éclat azuré de la mer, l'éc it brülant des cieux, l'éclat velouté du rivage! si vous saviez que ce vaste regard qui embrassait tant de choses s'est éteint à tout jamais peut-être! si vous saviez que c’est maintenant à tâtons, appuyé sur le bras d'un ami, un bâton à la main, à Ja suite de quelque caniche fidèle, que cet ardent amoureux da toutes les beautés de la terre et &u ciel est obligé da parcourir de nouveau ce bei univers dans lequel if marchait d'un pas si ferme, d’un regard si net et sûr! si vous saviez ce qu cela doit ètre, quatre va. lumes de paysages copiés d'après nature par nn aveugle, quatre volumes de souvenirs éclatants qu'il faut se rappeler, plongè dans une nuit profonde, quatre volumes des heureuses et poëtiques misères de la jeunesse quand en est devenu un bomme mar- chant à tâtons dans le vide! certes vous resteriez étonnés, comme je J'ai étè moi-même, de Ja grice linpide, de la parfaite et excellente méthode, du style animé, de la vive passion, de l'intérèt tout-puis- sant Ge ce jivre. — Roman piquant et vrai pour qui n'a pas quitté son pelit coin de ciel nataï, histoire fabuleuse et pleine de charme pour les plus hardis et les plus sa’arts navigateurs. J. JANIN. = À — Les Souvenirs d’un Aveugle formeront un magnifique volume in-4 de 4 à 500 pages ornés de 150 à 9200 gravures. Ils seront publiés par livraisons de huit pages de texte avec gravures, ou par séries de 10 livrai- sons brochées. Prix de la Livraison ..... « la Série brochée. . . 10 cent. E fr. 10 L'OUVRAGE SE COMPOSERA DE &@ A GO LIVRAISONS GN SOUSCRIT : à PARIS. chez H. LEBRUN, éditeur, 8, rue des Saints-Pères A PARIS ET DANS LES DÉPARTEMENTS : Chez tous les Libraires et Dépositaires de Publications pittoresques PARIS. — INT, SIJON RAÇON ET CONP., RUE L'ERFUTE, À. cet | À D. CR ILLLIE l'A péter: OU du ch ste 12 di D Lt
connaissance avec vos forêts
vierges qu'on dit si imposantes.
— C'est unspectacle magique, poursuivit le géné-
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ral; c2la se voit, s'étudie, s'admire ; cela ne se décrit
pas.
— J'essayerai.
— Apropos, prenez garde aux nègres marrons ;
ils sont nombreux sur le Corcovado, audacieux sur-
tout. Mais vous avez de bons pistolets, sans doute,
faites-les-leur voir ;ils ont grand peur des armes à feu ;
le bruit les épouvante plus que la mort. Si j'avais un
peu plus de force, je vous accompagnerais ; nous
plongerions nos regards vers cet horizon oriental
derrière lequel est une patrie absente ; et peut-être
quelque douce émanation du pays natal raviverait-
elle mon énergie prête à s'étendre. Allez donc seul,
mon ami, je vous attends au retour.
Zaë voulut m'accompagner, je le lui défendis, ‘dans
la crainte que les $olitudes que j'allais parcourir ne
fissent renaître en lui cette soif d'indépendance dont
nul homme nest jamais déshérité. Zaëé me bouda,
mais il obéit ; je le recommandai à Zinga, et je priai
le général de leur permettre une petite orgie.
— Soyez tranquille, elle est déjà méditée : ils sont
d’Angole tous deux ; ils vont s'enivrer au souvenir de
leurs cases de jonc et de leur sauvage Afrique.
Voici enfin une de ces forêts vierges où l’on ne peut,
dit-on, pénétrer qu'à l’aide de la hache et de la
flamme ! Armons-nous de résolution, et avancons
sans regarder en arrière.
La source qui alimente l’aqueduc est là, étendue sur
une large roche, polie et brillante : c’est le point de
départ, où l’on voit serpenter un sentier assez bien
tracé, mais qui s’elface peu à peu, à mesure que l’on
gravit les flancs de la montagne. C’est que les tenta-
lives sont fréquentes, et que le péril et la lassitude
arrêtent bientôt les explorateurs, maisje voulais voir,
et rien au monde ne m'eût forcé à rétrograder. De
temps à autre, à l’aide d’une petite hache, je n'ou-
vrais un chemin plus direct dans cette masse com-
pacte et serrée de feuillages divers, larges, carrés,
aigus, ciselés, àpres ou polis, et de branches qui se
croisaient, se heurtaient, se confondaient sans qu'on
püt deviner, à quel tronc elles étaient attachées. La
nuit devenait sombre, et pourtant le soleil, ce large
soleil du Brésil, était à peine au tiers de sa course,
Sur ma tèle, à mes côtés, des dômes touflus de ver-
durearrélaient tout rayon au passage ; et depuis des
siècles peut-être le sol où mon pied glissait n'avait
reflété l'azur du ciel.
J'avancais avec une lenteur désespérante ; les
couches immenses des feuilles mortes et à demi pul-
vérisées qui couyraient le sol s’affaissaient sous mes
pas et m'ensevelissaient quelquefois jusqu'à la cein-
ture.
Harassé, épuisé, j'écoutais alors, immobile et re-
cueilli. Tantôt c'était le cri aigu de la perruche verte
et coquette, qui tombait jusqu'à moi des cimes les
plusélevées comme pour saluer ma bienvenue ; tantôt
c'était la voix plaintive du singe ouistiti, si joli, si
propre, si vif, si caressant.. quand il ne vousdéchire
pas de ses crocs pointus comme des aiguilles. Main-
tenant c'est une écorce calcinée, arrachée d'une tête
séculaire, se posant un instant sur une arète de pal-
miste, faisant une troute, glissant le long d’une tige
polie et s'arrêtant après mille cascades sur le sol,
qu'elle alimente et vivifie. Et tandis que, le regard
tourné vers le ciel, vous cherchez à pénétrer ce dôme
immense qui vous couvre, un rapide bruissement
échappé de vos pieds et se prolongeant au loin vous
dit que vous venez de réveiller un serpent effrayé
pour la première fois du nouvel ennemi qui le pour-
suit jusque dans son paisible domaine.
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
Au surplus, je dis en passant que les voyagéhrs
doivent se défier des récits exagérés de certains écri-
vains dont la plume présente le Brésil comme sillonné
par une immense quantité de venimeux reptiles qui,
selon eux, rendent si dangereux la promenade et le
repos. Il y a sans doute un grand nombre de serpents
au Brésil, il y en a même de redoutables ; mais per-
sonne n'apu m'assurer ici en avoir vu dont la morsure
fût mortelle et qui osassent attaquer l'homme. Quant
à moi, quelque fréquentes qu'aient été mes excursions
dans les lieux les plus solitaires de cette contrée si
puissante, Je dois à la vérité de déclarer, dût en souf-
frir mon amour-propre, que je n'ai jamais eu à com-
battre aucun de ces terribles reptiles dont tant de
narrateurs m'avaient épouvanté, et qu'il est certaines
provinces en France où les vipères sont en plus grand
nombre que les serpents au Brésil. J'ajouterai toute-
fois que des lézards monstrueux peuplent ici toutes
les ruines et les masures ; que le nombre en est im-
mense malgré la guerre acharnée qu'on leur déclare,
tant leur chair est délicate ; mais leur voisinage, assez
peu dangereux, n’en est pas moinsinquiétant pour le
repos et la tranquillité, car ils sont d’une familiarité
extrème et ne fuient que devant le bruit et le mou-
vement.
Je continuai ma trouée avec énergie et persévé-
rance ; plus la pente devenait äâpre et rude, plus je
me roidissais contre les obstacles ; plus le chaos m'en-
vironnait, plus je me plaisais à m'y plonger, impatient
du jour que j'étais bien sûr d'atteindre. Cependant,
après une heure de luttes ardentes contre les ronces,
les troncs raboteux, les flèches des pendanus et les
obstacles de toute nature qui surgissaient pour ainsi
dire à chaque pas, j'étais près de renoncer à mon
entreprise, lorsqu'un incident innattendu vint rani-
mer mon courage et mes forces. Je crus entendre
quelques voix humaines assez près de moi ; j'écoutai
attentivement, et je visitai l’amorce de mes pistolets.
Le bruit faiblissant peu à peu, je m'armai de résolu-
tionetme dirigeai vers l'endroit d’où il s'était échappé.
Une gigantesque liane, née au pied du tronc auquel
je m'étais d’abord adossé, serpentant en mille festons
et allant couronner le sommet des arbres les plus
élevés, favorisa mon entreprise. Je me suspendis à elle
et la suivis dans tous ses détours sans mettre pied à
lerre, jusqu’à une clairière où plusieurs géants sécu-
laires abattus attestaient les ravages récents de la
foudre. Trois dames étaient là debout, immobiles,
arrèlées par deux nègres entièrement nus, dont elles
semblaient mépriser les gestes et les menaces. Elles
me virent et me prièrent de leur venir en aide. À mon
aspect, les deux noirs reculèrent et semblèrent atten-
dre le résultat de notre délibération.
A deux mille lieues de son pays et au sein d'une
forêt sauvage, une amitié est bientôt faite et con-
solidée.
Seules ici, Mesdames ?
Absolument seules?
D'où venez-vous ?
— De Rio.
— Et avant ?
— De Paris.
— Par quel hasard dans ces solitudes ?
— Ce n'est pas le hasard, c’est le désir de voir, le
besoin de connaitre, d'étudier. Nous avons parcouru
l'Europe, nous sommes venues visiter l'Amérique ;
l'Afrique et l'Asie auront leur tour: voyager c’est
vivre. Et vous, monsieur ?
— Je viens de Paris comme vous ; comme vous, la
VOYAGE AUTOUR
soif des voyages me brûle ; je commence une course
autour du monde, l'achèverai-je ?
— C'est l'incertitude qui fait le bonheur; quand le
dénoûment est prévu, il n'y a plus d'intérêt dans le
drame.
— C'est bien ! Je vous comprends, mais je vous
admire.
— Parce que nous sommes femmes, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Toujours, et chez tous les hommes, des pré-
ventions et de l'orgueil !
— C'est qu'en général les femmes sont si faibles,
si pusillanimes ! j
— Tant mieux si nous sommes une exceplion. Au
surplus, monsieur, vous êtes arrivé fort à propos;
voici les nègres marrons qui se réunissent en une
bande assez nombreuse ; que ferons-nous s'ils nous
attaquent ?
— Poursuivons notre route ensemble, sans nous
occuper d'eux ; j'ai de bons pistolets.
— Prêtez-moi votre hache.
— Moi j'ai un poignard.
— Ala bonne heure! marchons.
Trois heures après nous étions au sommet de la
montagne ; nous planions sur Rio, sur la rade, sur
l'Océan, et nous saluions de la main les navires
voyageurs, qui, du point élevé où nous étions placés,
ressemblaient à des papillons étourdis, égarés dans
l'espace.
Cependant les nègres nous avaient accompagnés
jusqu’à notre derniére halte, et nous menacaient
parfois d’assez près pour nous alarmer. Las de leurs
importunités, j'en mis un en joue, et, à l’aspect seul
de monpistolet, il tomba à genoux et demanda grâce,
tandis que les autres se réfugiaient derrière les plus
gros arbres.
— Écoute, lui dis-je, que nous veux-tu ?
— Nous avons faim et froid.
— Tiens, voici ce que nous pouvons te donner, à
toi et à tes camarades, prends et va-'en.
Je lui donnai une volaille, une tranche de jambon,
un gros morceau de pain blanc, une chemise, un
gilet et un caleçon, dont par prudence j'avais chargé
mon pelit havresac.
— Oh ! vous un bon maitre Dieu! me dit l’esclave,
merei; vous n'avoir rien à craindre.
Il rejoignit ses compagnons, et trois cris éclatants
retentirent dans les airs : c’étaient des cris de recon-
naissance et de joie.
Une heure après nous nous remimes enroute, con-
slamment précédés par les noirs, qui cherchaient à
nous guider età nous ouvrir un passage facile. Avant
que le soleil se fût couché derrière les Orgues, nous
avions de nouveau serré la mainau général Hogendorp
à quiun verre de bordeaux avait rendu quelques
forces. Quant à Zaë, il avait oublié son pays, sa sœur
et ses projets de vengeance ; Zinga et lui s'étaient
traités en compatriotes, et le vin d'oranges est aussi
capiteux que le vin du Roussillon.
— Je ne vous quitterai pas sans vous demander
votre nom, dis-je aux trois intrépides voyageuses, en
arrivant à Rio.
Dubuisson, me répondit la mère.
Au revoir, monsieur.
Où donc ?
Au Thibet, peut-être.
Une ville régulière et belle, une cité presque euro-
péenne, au pied d'une montagne vierge et sauvage,
est chose assez curieuse à interroger. Le peintre et le
moraliste aiment les contrastes. À Rio, toutes les rues
DU MONDE. 27
sont droites, excepté celle appelée rue Droite. Suis-
je chargé defouetter tous les ridicules ? Dans la rue
do Ouvidor où Grand-Juge, se sont coquettement
établies les marchandes de modes parisiennes ; n’est-
ce pas vous dire que la fashion du Brésil en a presque
fait une promenade ? — Voici la vaste place do Rocio,
sur laquelle est bâtie la salle de spectacle ; je vous
parlerai plus tard du théâtre et des pièces qu’on v
représente. Au milieu de la place s'élève une potence
charmante, à quatre branches, surmontée des armes
du royaume, et où les nobles seuls ont le droit d'être
étranglés.
L'orgueil à la porte du néant ! le privilége sur le
bord de la tombe !
J'aime mieux des images plusriantes, et je poursuis
mes investigations. Un homme m'arrète en plein jour
par le collet au détour d’une rue, et me demande si
Je veux lui faire le plaisir d'accompagner un petit Jésus
au ciel.
— Que faut-il faire pour cela?
— Me suivre.
— Je vous suis.
Nous entrâmes dans une maison de belle appa-
rence, et nous montämes à un premier étage. Une
centaine de cierges allumés, dans une chambre close,
éclairaient une petite figure pâle que deux dames pa-
raient de fleurs, de rubans et de pierres précieuses,
tandis qu'une jeune fille lui fardait les joues d'un rose
brillant, comme font les acteurs au théâtre, et placait
coquettement des mouches sur son front décoloré. Le
maitre de la maison vint me baiser la main et me
présenta un cierge allumé.
Je m'assis quelques instants au milieu d’un groupe
de femmes richement parées et caquetant à voix
basse. Bientôt le cortège se mit en marche pour l'é-
glise voisine. Après quelques prières, la bière, tou-
Jours découverte, fut déposée sur le maitre-autel, et
la foule se dispersa. — Je venais d'accompagner un
enfant au ciel, bonheur bien grand sans doute, car
chez tous les invités à la fête, les yeux étaient secs,
et les vêtements mondains. Je fus à coup süûr le plus
pieux des assistants. L'argent ouvre ici les caveaux
des églises aux cadavres, de sorte que, dans les céré-
monies religieuses, les vivants se promènent sur les
morts.
Les dames brésiliennes se mettent avec luxe, mais
sans grâce, sans élégance; et les rubis, les perles et
les diamants dont elles surchargent leurs doigts,
leurs oreilles et leurs cheveux, ne contribuent pas mal
à rehausser l'éclat de leur teint olivâtre. Dans les rues
elles marchent constamment seules, les unes à la
suite des autres, à deux pas de distance, comme
un vol de grues, tandis que des esclaves proprement
vêtus, mais nu-pieds, ferment la marche et protégent
le dernier rang. Au moindre obstacle, l’ordre est
rompu, et il faut toujours quelques minutes d’in-
tervalle entre le temps du repos et celui du mouve-
ment, car la plus stricte étiquette règne ici à ce sujet
dans toutes les familles.
D'autres dames se promènent le soir et une partie
de la nuit dans les rues et sur les places publiques de
Rio, mais seules cette fois et couvertes des pieds à la
tête d’un manteau noir dont elles se drapent à la ma-
nière des Arabes avec leur burnous. Est-ce coquet-
terie? Non, c’est adresse et prévoyance ; car elles sont
presque toutes d'une laideur repoussante, et leur
langage est parfaitement en harmonie avec leurs
mœurs. Vous voyez que l'Europe a son reflet au Bré-
sil, et que les vices sont d'actifs explorateurs. A lio,
plus qu'ailleurs, peut-être, la noblesse s’est faite in-
28 SOUVENIRS D'UN
LZ
souciante et paresseuse : de là la sottise et l'igno-
rance! — Dans un salon pérorait une sorte de gran-
“esse portant une clef à son habit; je parlai de
Camoëns, cette gloire portugaise rivale de tant d’au-
tres gloires. -
— Eh! eh! me répondit le chambellan, votre Na-
poléon a bien son prix aussi, et ne le cède en rien à
notre Camoëns.
Les lettres de recommandation peuvent vous ouvrir
ici les maisons de quelques grands personnages ; mais
il est rare qu'après une première visite et de banales
politesses, vous soyez accueilli de nouveau. On ne
fête les étrangers à Rio que tout juste assez pour ne
pas leur dire en face que leur présence est impor-
tune. Au surplus, modérez vos regrets; rien n'est
triste et monotone comme une soirée d'apparat bré-
AVEUGLE.
silienne. J'ai hâte d'ajouter que chez M. Marcelino-
Gonzalves, l’un des gérants de la banque et grand de
première classe, j'ai trouvé une réunion d'hommes
instruits et aimables, que le maitre de la maison,
actuellement en France. avait faconnés aux mœurs et
aux habitudes des grandes cités européennes. Une
dame faisait les honneurs de la maison : c’élait une
Française, qui voulait, disait-elle, régénérer le Bré-
sil. Jamais vanité féminine n’a été poussée plus loin !
En sortant de chez M. Marcelino-Gonzalves, j'allai
chez M. R.... : ses deux jeunes et très-jolies demoi-
selles, à demi étendues sur une belle natte de Chine,
s’essayaient, à l’aide d'un fouet, à frapper telle partie
désignée du corps d’un esclave à qui elles avaient
ordonné une parfaite immobilité. Ce malheureux avait
les joues et les reins déchirés, sanguinolents, et n'o-
...Une jeune fille lui fardait les joues d’un rose brillant. (Page 27.)
sait pousser un seul cri de douleur. J'allais témoi-
gner aux deux gracieuses personnes tout le mépris et
toute l'horreur que m'inspirait une telle conduite,
lorsque le père, en entrant, fit entendre de sévères
paroles, et me pria d'oublier ce qu'il appelait la le-
gèreté de ses enfants.
Peu s’en faut que le nom de ces demoiselles n'é-
chappe de ma plume ; elles s'appellent Rovira…
Au Brésil, les femmes surtout traitent les noirs
avec la plus épouvantable brutalité, et s'éloignent
d'eux comme d'une bête venimeuse.
Voici le Palais-Royal en face du débarcadère. Il n’y
a pas de maison dans la rue de Richelieu qui n'ait
une plus belle apparence.
Voici les équipages du roi, des princes et des mi-
nistres, trainés par des mules : nos fiacres ont une
allure plus élégante et une forme plus coquette. Il y
a trois siècles entre le Brésil et l'Europe, et cepen-
dant si vous voyiez les carosses et les harnais des
grandes cérémonies, peut-être modifieriez-vous votre
opinion; les arts et le luxe de France et d'Angleterre
ont franchi l'Atlantique, et sont venus jusqu'ici pro-
clamer leur puissance dominatrice.
La siesta espagnole est en grande faveur au Brésil.
En plein jour les étrangers, les commis et les noirs
seuls parcourent la cité assoupie.
J'entrai hier, par hasard, dans une vaste salle atte-
nante à une église et à un hôpital, espèce de morgue
où la police fait transporter chaque matin les cada-
vres trouvés la nuit dans les rues ou sur la plage. —
« Il n'y a personne, dit en sortant un Brésilien à une
dame qu'il accompagnait. » — Moi j'y vis trois cada-
vres de nègre. L'un avait recu un coup de couteau au
bas-ventre ; l’autre était percé à la poitrine de quatre
coups de stylet; le troisième avait le front brisé par
quelque marteau ou bâton noueux. Personne n’était
là, avait dit le Brésilien ! les noirs ne comptent pour
rien ici; et le meurtrier d'un noir dort tranquille.
En sortant de là je passai en face d’une maison
sombre et isolée, autour de laquelle plusieurs sol-
dats montaient la garde. On m'appela, moi étranger,
en m'honorant de l'épithète d’altesse, et une voix
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
rauque me demanda l'aumône à travers une double
grille de fer. Je vis en même temps une petite ficelle
qui descendait presque jusqu'à terre une bourse de
cuir. J’allai y déposer quelques pièces de monnaie ;
mais je ne savais pas qu’il fallait tirer la ficelle pour
prévenir les malheureux que l'aumône était faite.
Aussi qu’arriva-t-il ? Un des soldats du poste s’appro-
cha de la bourse, la visita, en retira une partie de
mon offrande, et donna le signal convenu. La bourse
remonta délestée. Indigné, je voulus défendre les
droits du malheur et réclamer pour lui. — Au large !
me dit la sentinelle ; au large! on ne s'approche pas
ainsi deux fois de suite de la prison. — J'avais fait,
sans le savoir, la charité à des voleurs.
Près delà, surveillés et accroupis, plusieurs esclaves
attendaient que leur tour arrivât. On frappait à coups
redoublés de chicote les noirs amarrés les uns après
29
les autres à un poteau : le sang coulait dans un fossé
creusé à cet usage. Au surplus, les bourreaux lassés
se succédaient comme les victimes. J’étais sans puis-
sance contre ces châtiments ordonnés par des mai-
tres assez humains pour ne pas les infliger eux-
mêmes. Aussi n’éloignai-je bien vite et la douleur
dans l'âme.
Dès que la civilisation fait une trouée quelque part,
on est toujours sûr de voir couler autour d'elle des
larmes et du sang.
Mais je vous parle depuis assez longtemps de mai-
tres et d'esclaves, de victimes et de bourreaux, et je
ne vous ai pas dit encore d’où et comment venaient
chez les peuples civilisés ces hommes au front d'é-
bène et aux cheveux crépus, faits exprès, sans doute,
pour creuser la terre et mourir sous le fouet. Ecou-
tez, écoutez.
Je vous dirai bien des choses à ce sujet, car je
viens de visiter dans ses plus petits détails un de ces
effrayants et lugubres tombeaux où ont retenti tant
de douleurs et succombé tant de courages. Oh! c’est
horrible à voir, cela est cruel à l'âme, cela précipite
et glace le sang au cœur.
Jugez des äutres navires par celui-ci, vaisseau de
luxe, m'avait-on dit; jugez aussi des autres capitaines
par celui que j'ai entendu, capitaine généreux et com-
patissant, selon le portrait flatteur qu'on n’en avait
fait. C’est un trois-mâts de 350 tonneaux, gros, lourd,
large, sale, puant ; ses cordages sont mal tenus, ses
mâts bariolés de mille couleurs ; son pont boueux et
marqueté de petits bouts de cigares éteints et de dé-
bris de manœuvres, d’avirons et de voiles. Il y a là
quatre caronades sur chaque bord, et entre les caro-
nades sèchent au soleil des nattes jaunes où se dessi-
nent de larges plaques de sang, et sur lesquelles sont
encore adhérents des cheveux noirs et crépus. Un pa-
villon royal flotte à l’arrière et dit à tous les peuples
que le navire vogue sous la haute protection d’un
trône.
On me fit les honneurs du bord et l’on m invita à
descendre. Le faux-pont est bas et sans air, raboteux
aux pieds et menaçant pour la tête : car de gros pi-
tons et de forts anneaux de fer sont fixés aux courbes
par de solides vis à écrous qui heurtent le front
avec violence. Là dorment, roulés dans de fétides
couvertures de laine ou suspendus dans des hamacs
noirs et déchirés, quinze ou vingt matelots, écume
des vagabonds et des malfaiteurs de tous les pays du
globe. L’atmosphère pèse sur la poitrine dans ce
faux-pont de malheur; et cependant, c’est là le lieu
| de repos, la chambre de luxe, le boudoir du bord, la
salle des galas, l'asile mystérieux des débauches,
alors que les marchés conclus à la côte d'Angole ont
| donné au capitaine quelques jeunes filles en échange
q J ë
d’une étoffe, d’un baril d’eau-de-vie ou de plusieurs
centaines de cigares.
À fond de cale tout est rangé, symétrique, arrimé
avec soin: c’est un ordre méticuleux qui fait l'éloge
du décorateur et de l'architecte. Une énorme barre
de fer, bien et solidement fixée aux côtes et bordages
du navire, a reçu des anneaux parfaitement commodes
pour retenir captif le pied d’un esclave. Celui-ci a la
faculté de se lever, de s'asseoir, de se coucher sur
des caisses et des tonneaux; il peut, sans trop d'ef-
forts, se tourner à dioite, à gauche, parler et prêter
30 SOUVENIRS
secours à son voisin, sans que le maitre se fâche, À
la vérité, il ne fait pas jour dans le cachot et l'air y
est mortel ; mais à quoi bon l'air et le jour à des poi-
trines robustes, à des yeux de lynx qui percent les
ténèbres les plus épaisses? Et puis, qu'est-ce que
l'air, le jour, le ciel, l'horizon, les étoiles au firma-
ment, un large soleil qui réchauffe? C'est le luxe de
la vie; tous les hommes sont-ils donc faits pour en
jouir ? Et d’ailleurs, sont-ce des hommes ces infortu-
nés que vous avez rivés là, à ces anneaux de fer, à
ces barres de fer? Non, sans doute, ce sont des bêtes
fauves, des chacals arrachés à leurs steppes sauvages
pour venir peupler et enrichir une terre civilisée et
bienfaisante. C'est bonne et sainte justice, n'est-ce
pas, que de les enchainer, de les mutiler, de les
broyer !.…. 5
Une ou deux fois par heure le capitaine ou le second
du navire, le maître ou le contre-maitre, armé d'une
lanière longue et noueuse, descend dans l'égout et
fait l'inspection des fers. S'il s'aperçoit d'un effort
tenté ou seulement s'il le soupcenne, l'air siffle, et
les jambes, les cuisses et le dos nus du coupable sont
zébrés de rubans rouges d’où le sang coule à flots
sur le voisin. L'opération achevée, et à un signal
donné, des chants nationaux se font entendre comme
un concert de loups affamés; malheur alors à qui
n'enfle pas sa poitrine pour hurler sa joie et son bon-
heur !
Ainsi se font les mœurs, ainsi se dresse la domi-
nation et se courbe l'esclavage.
Mais l'heure du repas vient de sonner, et tout nè-
gres et tout esclaves qu’ils sont, il faut bien que ces
malheureux mangent et vivent. Je dis plus, il faut
qu'ils mangent beaucoup; car ils ont besoin de beau-
coup de forces pour tant de tortures. — Aussi les
maitres l'ont-ils compris à merveille, et vous les
voyez, pleins d’une tendresse toute généreuse et
compatissante, donner une poignée de farine de ma-
nioe, et présenter à chaque lèvre brûlante un énorme
baquet contenant une grande quantité d'excellente
eau croupie et saumâtre, sur laquelle on se jette avec
avidité. C'est tout : la cérémonie a lieu deux fois par
jour. Vous voyez done bien que l'humanité n'a pas
perdu tous ses droits.
D'UN
AVEUGLE,
Au surplus, chaque esclave, à tour de rôle, a la
permission de monter sur le pont. Il se promène entre
deux matelots, et il voit tout à son aise ce ciel pur et
bleu qui favorise la traversée, ces eaux limpides et
phosphorescentes qui le bercent, cet horizon lointain
où s'est effacée sa terre natale, et cet horizon plus
rapproché où il va continuer sa vie de repos et de
bonheur. -
Je vous ai dit que l'inspection à fond de cale se
faisait une fois par heure, et plus souvent encore.
Dès qu'un râle dit au maitre que l’agonie et les tor-
tures ont saisi un passager, on le déferre, on lui roue
une corde autour des reins, on le hisse à l’aide d’une
poulie, on le laisse tomber sur le pont, et on l’étend
sur une de ces nattes jaunes dont je vous ai déjà
parlè. Ces premiers soins donnés, le roulis promène
cà et là le fantôme noir, qui se tord sous la douleur
ou se laisse aller insensible au balancement du na-
vire. Alors le matelot qui le trouve sous ses pas le
pousse du pied, et le remet à sa première place. —
Un quart d'heure après, tout l'équipage attentif,
penché sur l’abime regarde en sifflant comment
le requin saisit sa proie, et combien il lui faut de
minutes pour mâcher et avaler un homme... La
mer, vous le voyez, a ses distractions et ses jours de
fête.
Mais d’autres incidents, plus dramatiques encore,
ont lieu pendant les longues traversées ; il arrive par-
fois qu'un navire de guerre, en chasse des négriers,
met le cap, toutes voiles dehors, sur un de ces bâti-
ments de damnés contre lesquels le ciel n’a pas assez
de foudres! Qu'arrive-t-il alors? le capitaine aux
abois, s’il est vaincu dans sa marche, fait hisser des
tonneaux sur le pont, les emplit d'esclaves, les ferme
et les jette aux flots. C’est un amusement comme un
autre,
Puis, en arrivant dans le port, le capitaine va voir
l'armateur.
— Eh bien?
— On m'a donné chasse, j'ai été forcé de me dé-
lester.
— Allons, préparez-vous à repartir au premier vent
favorable ; la place manque de marchandise,
VII
RIO-JANEIRO
Bibliothèque. — Esclaves. — Détails.
A Rio-Janeiro, ilya une bibliothèque royale, grande,
belle, et enrichie des meilleurs ouvrages littéraires,
scientifiques et philosophiques des nations civilisées.
J'ai eu toutes les peines du monde à me la faire indi-
quer, car elle est parfaitement déserte et inconnue
des Brésiliens, Je l'ai visitée deux fois, deux fois je
in y suis trouvé seul avec le directeur, jeune moine
aux formes polies, mais ne parlant de Montesquieu,
de Rousseau, de Montaigne, de Voltaire, de Pascal,
de d’Alembert et de Diderot qu'avec le plus profond
dégoût. Ce directeur croit beaucoup à l'astrologie et
fort peu à l'astronomie : je n'en étais douté.
Dans une salle voisine de la salle publique sont des
rayons privilégiés où dorment sans secousses 2,500
volumes à peu près, admirablement reliés et enfermés
sous des vitrages élégants.
— Ceci, me dit le moine, c’est la bibliothèque par-
ticulière de notre gracieux fils don Miguel, futur sou-
verain du Brésil.
— Vient-il souvent ?
— Jamais.
— Que saura done ce jeune prince ?
— Qu'il est fils de roi.
— C'est peu.
— C’est beaucoup, tant d’autres l'ont oublié !
De la bibliothèque j'allai au musée. Le directeur
(car ce mot est à la mode ici comme en Portugal) me
fit les honneurs des diverses salles de ce vaste local
avec une aménité toute particulière, et étala à mes
yeux les richesses confiées à ses soins, avec une Com-
plaisance qui tenait de l’orgueil. Dès que je lui eus
fait l'offre de quelques insectes et papillons qui man-
quaient à sa collection européenne, il m'offrit géné-
reusement en échange un grand nombre d'individus
fort rares de ses cartons du Brésil, et se serait offensé
si j'avais persisté dans mon refus. le regrette d’avoir
oublié le nom de ce savant modeste, auprès duquel
les étrangers trouvent une bienveillance honorable et
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 51
une conversation exceptionnelle dans ce pays à demi
sauvage.
Un institut, fondé sur les mêmes bases que celui
de France, devait être créé au Brésil sous la protec-
tion spéciale du monarque. Déjà certain nombre de
membres étaient nommés, et parmi eux quelques sa-
vants et artistes parisiens. L'un, M. Taunay, peintre
du plus haut mérite, alla prècher là-bas, comme saint
Jean dans le désert, le eulte et l'amour des beaux-
arts. Découragé et presque honteux de l'inutilité de
ses efforts, il se retira bientôt dans les montagnes,
au pied de la délicieuse cascade Tijuka, où ses pin-
ceauxactifs et spirituels continuèrent à doter son pays
d’un grand nombre de ces piquants paysages et ta-
bleaux de genre si estimés des amateurs.
L'autre, sculpteur de talent, artiste par l'âme et
le ciseau, termina bientôt dans le dégoût une vie de
fatigue et de progrès. Au Brésil, on appréciait ses
statues en raison de leur volume et je l'ai vu prèt à
briser à coups de maillet un magnifique buste de
Camoëns, parce que, fidèle à l'histoire, il avait fait le
poête borgne, et qu’on exigeait de lui qu'il lui dessi-
nât les deux yeux en harmonie.
L'institut de Rio n'a jamais tenu de séance, et tout
est mort au Brésil pour les hommes de talent qui s’é-
taient flattés d'y élever une nouvelle religion des
lettres, des sciences et des beaux-arts. Les Brésiliens
se distinguer de ses compagnons ! le fouet est là qui
sillonne jes flancs et fait voler à l'air des lambeaux de
chair noire
Mais, je vous l'ai dit, chacun sait son rôle et le Joue
à merveille.
Silence maintenant ; l'affaire va se traiter, le mar-
ché se conclure.
— Oh! pst! ici, toi.
Quelque chose se lève ; ce quelque chose, c’est un être
| qui à deux veux, un front, une cervelle, un cœur
ne comprendront-ils donc jamais que dans cette reli-
gion seule est la véritable gloire des nations?
A Rio vous ne trouverez pas une seule collection de
tableaux, ni chez les anciens nobles, nichez lesriches
seigneurs ; seulement, par ©1 par là, quelques gra-
vures décorent les vastes salons des hôtels ; et quelles
gravures, grand Dieu ! Roméo, Paul et Virginie, Cora,
Amazil, Atala et Chactas… Tout cela vous fait souvent
désirer de quitter la ville et de vous enfouir dans les
forêts éternelles qui la circonscrivent.
. Il faut cependant que j'achève ma tâche et que j'é- -
tudie cette capitale, qui pourrait devenir si belle et
si florissante. Je n'écris pas des panégyriques, je fais
de l'histoire.
Mais si Rio-Janeiro n’est pas une cité où les arts
soient en honneur, du moins est-ce une ville spécula-
tive et commerciale, où tout homme arrivant avec
des capitaux est recu partout comme s'il venait doter
le pays de nouvelles richesses.
Me voici dans la rue où le génie du commerce a
planté son caducée dominateur. Elle se nomme Val-
longue ; c'est un bazar ouvert à tout le monde, un
rendez-vous général de toutes les fortunes, une foire
perpétuelle et permanente ; c'est une sorte de place
comme vous et moi. Je me trompe, il n'y a pas de
cœur sous celte poitrine ; le reste est au complet.
— Voyez ça. (Cest le maître qui parle.)
— Ce n’est pas mal.
— Marche.
Et ça se met à marcher.
— Cours maintenant.
Et ça court comme un Andalous.
— Lève la tête, agite les membres, trépigne, ris,
crie, montre les dents.
— Allons, bravo ! combien?
— Six quadruples.
— J'en donne cinq. A propos, et la petite vérole?
— Il l'a eue ; regardez bien.
En effet, des taches jaunes et luisantes, Jetées cà
et là sur le corps noir, attestent le contact d'un pelit
fer rouge dont la cicatrice a laissé un petit enfonce-
ment qui trompe l'acheteur inexpérimenté.
— À la bonne heure i voici vos quadruples.
Un nouvel acheteur se présente ; c'est un moine.
— Ho! lève-toi, viens, marche, saute ! absolument
comme tout à l'heure.
— Elle est assez bien, elle est jeune, ses dents sont
éblouissantes ; mais.
— Monseigneur peut être tranquille, j'en réponds.
— Trois onces, dis-tu? tiens.
— Et votre bénédiction?
— La voilà!
— Chantez, vous autres !
La cascade tombe mugissante, les deux acheteurs
sortent, poussent du pied devant eux leur acquisition.
publique, un forum, un camp, comme vous voudrez
l'appeler; c’est aussi un lieu d'étude et de médita-
tion. Entrez: — La marchandise elle-même crie,
prie, chante, hurle pour que vous la remarquiez;
elle s’étiquette, elle se fait coquette et belle, alors
mème qu'elle est hideuse et sale; elle est lasse du
magasin, vos dédains la rendent triste et grave, et si
elle n'obtient pas vos préférences, du moins n'é-
chappe-t-elle pas à votre attention.
Là, dans une salle basse, putride, sont fichès dans
laterre et dans les murs des bancs noirs et graisseux.
Sur ces bancs et sur le sol humide s’assoient, nus,
absolument nus, des hommes, des femmes, des en-
fants, parfois aussi des vieillards, qui attendent l'a-
cheteur. Dès que celui-ci se présente à la porte, et
sur un signe du maitre, tout le harem bondit, gesti-
cule, s'agite, se tord, beugle des chants sauvages, et
prouve qu'il a des poumons et qu'il comprend à mer-
veille Ja servitude. Malheur à qui ne cherche pas à
Le maitre enferme son or dans une bourse de cuir,
et se placesur la porte pour arrêter d'autres chalands
au passage: voilà, en miniature, un marché de noirs
au Brésil.
Cependant le lendemain vous entrez dans une église,
vous trouvez agenouillés devant le maitre-autel deux
noirs habillés d’une tunique de mousseline blanche,
la ceinture nouée par un ruban rose ou bleu avec des
fleurs sur la tête. Un prêtre s’avance, jette quelques
gouttes d’eau sur les deux fronts, s’en va en ricanant,
et deux hommes sont faits chrétiens... Ce n'est pas
plus difficile que cela.
Le pays dont je vous parle est sans contredit le lieu
de la terre où les esclaves sont le plus à plaindre, où
leurs travaux sont le plus rudes, où les châtiments
sont le plus cruels, j'allais dire le plus féroces. Et
pourtant Saint-Domingue, la Martinique, Bourbon et
l'ile de France ont eu fréquemment leurs jours de
révolte, d'incendie et de meurtre. — Au Brésil seul,
les esclaves se taisent, immobiles sous la noueuse
chicote. Ils ne comprennent pas encore que plus un
sol a d’étendue et de déserts, plus il est propre à la
révolte, Mais vienne une heure de vengeance, mas
qu'il s'échappe un seul cri de haine et de mort d'une
poitrine vigoureuse, et le Brésil. comme les autres
colonies du monde, aura sa Saint-Barthélemi et ses
Vèpres siciliennes.
En attendant, voyez cet homme qui passe là, avec
un anneau de fer auquel est adaptée verticalement uné
32
épée du même métal, le tout serrant assez forte-
ment le cou; c'est un esclave qui a tenté de s'échap-
per, et que son maître signale ainsi comme vagabond :
c'est bien !
En voici un autre dont le visage est entièrement
couvert d'un masque de fer où l'on a pratiqué deux
trous pour les yeux, et qui est fermé derrière la tête
avec un fort cadenas. Le misérable se sentait trop
malheureux, il avalait de la terre et du gravier pour |
en finir avec le fouet ; il expiera sous le fouet cette
criminelle tentative de suicide.
Un autre (je l’ai vu, je l’ai entendu), un autre,
amarré à une échelle, venait de recevoir cinquante
SOUVENIRS D'UN
AVEUGLE.
coups de rotin, dont le plus faible avait enlevé la
peau. Pas un signe de douleur ne trahit le supplice,
pas un cri n’accusa le bras du bourreau. Quand la
sentence fut exécutée, le noir étendit les bras, bâilla
comme si l’on venait de l’arracher à un tranquille
sommeil, et dit en souriant : « Ma foi, je n’ai pas pu
dormir. »
En voici un quatrième qui compte à haute voix le
nombre de coups qu'il reçoit, et se plait, vers la fin,
| à répêter le numéro déjà prononcé, pour prouver qu'il
| ne croit pas aux tortures.
Et tous ces hommes sont esclaves !.…
Il y a à Rio cent trente mille âmes : les cinq sixiè-
Une vente de nègres. (Page 51.)
mes sont des esclaves vendus : ceux qui les achètent
sont des esclaves à vendre.
Un jour, un noble brésilien passait, monté sur son
cheval, dans un chemin assez étroit, mais où cepen-
dant deux voitures auraient pu aller de front. Un es-
clave le voyant arriver se gare et se place respec-
tueusement sur le bord de la route.
— Saute le fossé, lui dit le Brésilien.
— Monseigneur a assez de place.
— Je la veux toute ; saute.
— Je me casserai peut-être une cuisse.
— Comment! tu ne veux pas sauter ?
Le grand, le noble, l'homme enfin descend de sa
monture et cingle de sa cravache la figure de l'autre,
du noir, de l’eselave, de la brute. Furieux, celui-ci
applique sur la joue de l'agresseur le plus vigoureux
soufflet dont la vengeance ou le mépris ait Jamais |
flétri un lâche ou un insolent. Puis il franchit le fossé
et disparait au loin dans un champ de cannes à sucre.
Le Brésilien rentre dans son hôtel la mâchoire en-
sanglantée; le noir retourne au logis de son maitre,
dont il était fort aimé, et auquel il raconte que, ayant
voulu séparer deux esclaves qui se battaient, il avait
recu cette estafilade dont la trace était si profonde.
Aun mois de là, en face du Palais-Royal, un nègre
attendait, le baquet sur l’épaule, que son tour arrivât
de le remplir d'eau. Deux seigneurs se promenaient
sans presque mot dire, selon l'habitude des Brèsi-
liens.
— Adieu, marquis.
— Au revoir, vicomte.
Quelques instants après, l'un des deux nobles frappa
un petit coup sur la porte d'un menuisier.
— Es-tu le maitre de cette maison ?
yoographie de Ad. Lainé, rue des Saints-Pêres, 19.
'E
Par
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. Be
— Qui, Votre Seigneurie. ao ’ L, TE n'est pas tout, seigneur : c’est un homme
—— Un nègre vient d'entrer chez toi; t'appartient-il1? fidèle, brave; je lui donne mes enfants à garder, et
— Est-ce celui qui apportait de l’eau ? je suis tranquille.
— Oui ; sais-tu qu'il est beau et leste? — Je voudrais pourtant l'acheter.
...Deux noirs habillés d’une tunique de mousseline blanche, (Page 51.)
— Jenele-vendrais pas quand vous m'en donneriez — Et si je t'en donnais cent ?
cinquante quadruples. — Je ne le vendrais pas.
Chätiment d'un esclave. (Page 32.
— Cent cinquante ? , mais celle que vous m’offrezest heaucoup plusgrande.…
— Pas davantage. | j'accepte.
— Alors, trois cents? — Le marché est-il conclu ?
— L'est une fortune contre une autre, seigneur ; | — Conclu.
Ce
Live. d
[AA]
— Sur l'Evangile ?
— Oui.
— Viens chercher l'argent, et donne-moi ton es-
clave.
On appelle Baïbé.
— Tu ne m'appartiens plus, lui dit le menuisier;
ce seigneur vient de t’acheter. É
Baibé regarde son nouveau maitre, baisse la tète,
croise ses bras sur sa poitrine, se met en marche, et
dit à voix basse :
— Demain je n’apparliendrai plus à personne.
Le lendemain le menuisier, en balayant le matin le
devant de sa porte, y trouva un cadavre. — Baibé
était libre. Le fouet du noble l'avait affranchi. Ce sei-
gneur s'appelait Azevédo ; Azevédo, entendez-vous ?.…
Je lui dis un jour, face à face, ce que je pensais de sa
condui!e, et J'écris pourtant ces lignes. C’est que je
m'étais pas aussi un esclave à vendre.
Eh bien! tout ce que je viens de vous raconter là,
et de ces blanes et de ces noirs, a lieu sous un roi, le
meilleur, le plus humain, le plus juste qui ait jamais
porté un sceptre, Jean VI, père de don Pedro et de
don Miguel.
Ecoutez encore : ceci est de la bonne histoire à dire
à tous les princes, à tous les hommes.
1 y avait dans la rue Droite un orfévre dont la for-
tune s'était accrue avec une rapidité merveilleuse.
Plusieurs noirs esclaves, auxquels il avait appris son
état, s'étaient acquis une réputation d'adresse et
d'intelligence rivale de celle de nos plus habiles joail-
liers; aussi les chalands arrivaient-ils à la file ; et avec
eux les quadruples. Chaque année, le nombre des es-
claves de l'orfévre augmentait, et tous, après un rude
apprentissage où le fouet avait été le principal pré-
cepteur, restaient attachés à la maison.
Un seul, le pauvre Galoubah, jeune Mozambique
de dix-neuf ans, au front déprimé, aux jambes ar-
quées, aux mains larges comme de larges battoirs,
n'avait jamais pu comprendre l'usage d'aucun outil,
et encore moins le prix d’une parure. La chicote était
sans pouvoir contre celte intelligence épaisse, qui
voulait mais ne pouvait recevoir un rayon du dehors.
Aussi son maitre, las et irrité, le faisait-il venir tous
les matins devant lui, et avec une lime il lui rognait
les doigts cruellement emprisonnés dans un étau :
célaient des cris à briser l'âme. La main enveloppée
dun vieux linge, le malheureux esclave, assis devant
la porte, appelait, par ordre de son maitre, les ache-
teurs indécis; et tous les jours les doigts déchirés de-
venaient plus courts, et la douleur plus horrible. Le
supplice durait depuis un mois sans que Galoubah eût
jamais opposé la plus petite résistance, osé adresser
la moindre prière. Souffrir et puis souffrir! il
croyait que sa vie était ainsi faite, et il attendait dans
le silence et la résignation. L'heure de l'opération ve-
nait de sonner, et l’étau ouvrait déjà ses dents.
— Oh! ici, dit le maitre.
Galoubah s’avance et délie le linge.
— Non, pas celte main, mais l’autre.
— 0 seigneur!
— L'autre, te dis-je !
— Pitié! piüél.…
L'esclave était tombé à genoux, et pour la première
fois ses membres frissonnaient, et ses yeux dardaient
des étincelles sous des larmes de sang.
-— Je crois qu'il pleure, dit le maitre en le frapant
du pied.
— Non, je ne pleure pas, s’écrie l'esclave en se
relevant hors de lui ; mais je tue !
Il bondit, s'empare de la lime qui l'avait si cruelle-
/ SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
ment mutilé; son bras se lève, retombe, et le fer
entre dans l'œil du maitre barbare, et sort tout rouge
derrière la tête.
Pas un nègre n'avait bougé, pas un geste n'avait été
fait pour s'opposer à la vengeance.
Galoubah était parti comme un éclair et avait pris
le chemin de Saint-Christophe. En arrivant dans la
grande cour du chäteau royal, il se jette à genoux le
front dans la poussière ; et il crie :
— Grâce ! grâce ! grâce!
Le roi l'avait entendu, assis sur son balcon, et
avait ordonné à un de ses chambellans de faire appro-
cher le noir. Celui-ci monte quelques degrés et se
traine, plutôt qu'il ne chemine, vers le monarque.
— Que veux-tu? lui dit Jean VI.
— Grâce!
— Qu'as-tu fait ?
— Je viens de tuer un homme.
— Malheureux! pourquoi?
— Voyez.
Et le noir découvre sa main mutilée,
— Qu'on panse vite cet homme, dit le roi, et qu'on
me le ramène. — Où loges-tu ?
— À larue Droite.
—- Chez qui?
— Chez Ro..., orfévre.
— De quoi t'accusait-il?
— De rien. Je suis maladroit, et depuis un mois il
me limait les doigts de la main gauche. Aujourd'hui
il voulait commencer la droite. Je l'ai tué.
—- Qu'on envoie chercher des témoins, dit le roi.
Une voiture partit et ramena bientôt à Saint-Chris-
tophe quelques esclaves de l’orfévre tué. Tous sont
d'accord, pas un n'accuse le noir, tous parlent avec
amertume de la férocité de leur maitre.
— C'est assez, dit le monarque. Ce maitre at-il
une femme, des enfants ?
— Non.
— Tant mieux. Comment l'appelles-{u ?
— Galoubah.
— Galoubah, poursuivitfean VI, ces nègres et ceux
qui sont au magasin l'apparliennent, je te les donne ;
les richesses du maitre que tu as tué, je te les donne
aussi ; va, sois juste, jamais cruel, et souviens-toi de
la punition que tu viens d'infliger.
J'ai vu souvent Galoubah dans mes promenades à
la rue Droite : ses esclaves l'entourent avec amour,
et il règne sur eux sans le secours du fouet ; il dort
avec eux, au milieu d'eux, et tous les ans il affranchit
celui de ses ouvriers qui s’est montré le plus laborieux
et le plus probe... I a trop souffert pour n'être pas
| humain.
Un autre jour, dans la rue des Orfévres, le roi fait
arrêter sa voiture devant un magasin d'où s’échap-
paient de lugubres gémissements.
— Faites venir le maitre de la maison, dit-il à deux
nègres qui travaillaient.
— Oui, Sire.
Le maitre est là à genoux.
— D'où viennent ces cris ?
— C'est une de mesesclaves que je fais fouetter.
— Qu'a-t-elle fait ?
— Elle m'a volé du sucre.
— Combien de coups doit-elle recevoir ?
— Cent cinquante.
— Combien en a-t-elle déjà recu ?
— Quatre-vingt-deux.
— Je te demande grâce pour le reste.
— J'obéirai à Votre Majesté.
— Jete remercie.
VOYAGE AUTOUR DU
Et la voiture repart. Au détour de la rue, le roi
suspectant la bonne foi du marchand, ordonne à un
de ses officiers d'aller s'assurer si ses vœux ont été
exaucés. Les cris retentissaient encore. Jean \Trevient
sur ses pas, et fait comparaitre devant lui le maitre
et l’esclave.
— Tues libre, dit-il à la jeune fille meurtrie et
déchirée, tu es libre; bénis les coups que tu viens de
recevoir. Et toi, misérable, qui as menti comme un
lâche, félicite-toi que pour ta punition je me contente
de te priver de ton esclave.
Voilà Jean VI noble, généreux ; le voilà véritable-
ment roi, ou plutôt le voilà homme. Eh bien, jugez-le
maintenant.
Unnavire marchand, enroute pour Bahia, est poussé
à la côte parl'équipage révolté. Le capitaine, lesecond,
le subrécargue sont jetés à la mer, et la pacotille est
vendue en fraude par les matelots, tous nègres, escla-
ves ou affranchis. Cependant le crime ést dénonce,
les coupables arrêtés, conduits à Rio-Janeiro, et con-
damnés à la potence.
Le jour de l'exécution venu, l'arrêt est présenté au
roi pour être sigué ; mais le monarque s’y refuse,
prétextant que si l'on savait en Europe qu'on a pendu
huit hommes en un seul jour à Rio, on croirait le
3résil peuplé de scélérats.
— Cependant comme un exemple est nécessaire,
ajoute-t-il, effacons quatre noms, et que les quatre
autres misérables soient seuls pendus.
Cela fait, le roi prend la plume, et, prêt à signer,
il se ravise encore et dit :
— Pourquoi quatre? n'est-ce pas assez de deux?.…
oui, oui, effacons encore deux noms. Mais qui me dit
que ceux qui restent sont les plus coupables ? pour-
suivit-il; serais-je juste en ne leur faisant pas grâce
comme aux autres ? Allons, allons, pardonnons à tous,
et qu'on les envoie aux présides. Et la baratterie
reprit son cours.
Un jour, une sentence de mort fut encore présentée
à la signature du monarque.
— Sire, grâce ! criait, à deux genoux, un homme
appelé Prieur de la Miséricorde ; par l’âme de votre
père et de votre mère, grâce !
Et le coupable avait été trouvé buvant le sang d'un
prêtre, sa victime, après avoir été gracié pour un
meurtre commis sur une femme enceinte.
— Non, non, ditle comte dos Arcos, ne faites point
grâce, Sire.… Ce misérable a commis un crime
horrible.
— Un! reprit le roi, il en a commis deux.
— Non, Sire, un seul; le second, c’est Votre Majesté
qui ne devait point pardonner à un aussi grand
scélérat. f
Le nègre fut pendu et le comte dos Arcos resla en
faveur.
Dois-je ajouter maintenant, pour dire toute la vérité,
qu'en général nos compatriotes rivalisent ici de
cruauté avec les Brésiliens ?
J'ai vu dans la rue do Ouvidor, de belles et fraiches
marchandes de modes et de nouveautés infliger elles-
mêmes les châtimentsles plus sévères à leurseselaves,
et ne s'arrêter devant aucune douleur, devant aucune
prière. Je vous demande bien pardon, mesdames, de
vous dénoncer ainsi à l'indignation publique : c’est
bien assez que je ne vous nomme pas.
Les Anglais sont le peuple qui traite les esclaves
avec le plus d'humanité, et il n'est pas rare qu'un
riche planteur où négociant de la Grande-Bretagne
voie refuser la liberté qu'il offre à un de ses noirs, en
récompense de son zèle et de son dévouement.
MONDE. 99
Mes courses de la journée m'ont conduit à la place
do Rocio, où est situé le vaste théâtre royal. Je lis
l'affiche : Zaïre, une comédie, trois intermèdes, et
Psyché, ballet en trois actes et à grand spectacle. —
A la bonne heure! j'en aurai là pour mon argent...
O Voltaire! pardonne à ton sacrilége tradueteur !...
Orosmane est coiffé d’une toque surmontée de vingt-
cinq ou trente plumes de diverses couleurs, et deux
énormes chaines de montre promènent jusqu'à mi-
cuisse de monstrueuses breloques avec un eliquetis
pareil à celui du trousseau de clefs d’une tourière en
inspection. De gigantesques bracelets ornent ses bras
nerveux, et de charmants et coquetsfavoris en virgules
parent ses tempes et viennent caresser les deux coins
de sa bouche. La pièce d'étoffequi pèse sur ses épaules
n'est ni un manteau, ni une Casaque, ni une houppe-
lande, ni un carrick ; mais elle tient des quatre espè-
ces de vêtements à la fois et ne peut se décrire dans
aucune langue. C'est à effrayer le pinceau le plus
oseur du caricaturiste. Orosmane parle et gesticule.
— Qu'on me ramène aux galères.
Voici Zaire, Nérestan, Châtillon, Lusignan ; ils ont
tous fait serment d'outrager le grand homme... Mais
les loges applaudissent..… je ne demande pas mieux,
el Je vais faire comme les loges : — Bravo ! bravis-
simo ! — Pourquoise singulariser ? Après la tragédie,
la comédie et les farces. moi, je croyais la farce
jouée.
M.etmadame Toussaint, danseurs de Paris, échappés
de la Porte-Saint-Martin, sont les premiers sujets ; ils
Jjouissentici d'une faveur méritée, et la femme surtout
a droit à de grands éloges. Mais il ya là aussi une
jeune Espagnole &u front sévère, aux cheveux d’ébène,
aux regards de feu, à la taille svelte et flexible comme
un bambou, dont Paris serait fier et jaloux, je vous
jure. On la dit d'une sagesse à l'épreuve de toutes les
séductions, à n'être éblouie d'aucun diadèéme. La
senora Dolorès ne vient pas de l'Opéra de Paris.
Le second actede Psyche s’est passé dans la gueule
de Cerbère, et je vous assure que tout cela est fort
curieux à voir. C'est égal, j'aime mieux nos Funam-
bules.
Les noms d’Eschyle, de Sophocle et d'Euripide sont
sur le rideau d'avant-scène : c'est tout ce qu'il y a
d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide au théâtre de
Rio.
Atout bien prendre, on ne compte au Brésil que
deux classes d'hommes, celle qui frappe et celle qui
est frappée. La première est la plus forte, parce qu'elle
a la puissance morale, et qu'elle à poussé la pré-
voyance jusqu'à séparer les esclaves par catégories ;
de sorte que ceux d'Angole se trouvent mêlés à ceux
de la Cafrerie et de Mozambique, peuples rivaux et
ennemis mortelsles uns des autres. C’est aunepareille
mesure qu'il faut, à coup sûr, attribuer le calme dont
jusqu'à présent a joui ce royaume, presque aussi
vaste que toute l'Europe.
Mais ces haines des castes nègres un jour éteintes
ou amoindries, qui peut dire ce que deviendra le
Brésil, ce que deviendront ses habitants énervés,
quand une fois la vengeance et l'amour de la liberté
auront promené sur les villes leurs brandons et leurs
poignards ? Le noir révolté n’a point de merci à atten-
dre ; s’il est pris, il est mis à mort ; il le sait, il sait
donc qu'il faut qu'il tue pour ne pas être tuë.
Trois fois malheur aux Brésiliens, si le tocsin vient
à voler de clocher en clocher, des bourgs les plus
sauvages aux cités royales !
Oh !ne me dites pas que le noir est fait pour être
eselave, et que la menace et la douleur seules le ren-
36 SOUVENIRS
dent soumis et fidèle. Ne me dites pas qu'il n'y a chez
Jui ni amilié, ni tendresse, nirespect, ni dévouement,
car vous mentiriez à votre Conscience ; Car VOUS Savez,
aussi bien que moi, ce qu'on peut attendre de ces
hommes de fer et d'ébè ne, quand le souvenir d'un
bienfait se grave dans leur mémoire. Je n'ai jamais
battu un noir; je n'ai jamais fait parler l’ordre avec
la menace. Ici, comme à l'ile de France, comme à
Bourbon, comme à Table- Bay, commedanstoute l'Inde,
j'ai souvent voyagé, escorté seulement de ceshommes
qu'on me disait si lâches, si traitres, si dangereux :
eh bien! pas une fois dans mes longues caravanes je
n'ai trouvé l'occasion d’infliger un châtiment, car pas
une fois je ne leur ai fait sentir que je me défiais
d'eux. La véritable sauvegarde des colons est dans
l'humanité; mais bien peu d’entre eux ont voulu le
comprendre.
D'UN
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|
|
AVEUGLE.
Ceux qui, accessibles aux remords, cherchent encore
à motiver la cruauté de leurs châtiments envers leurs
esclaves, accusent moins le cœur des nègres que leur
intelligence, Étrange excuse quand les faits dechaque
jour sont là pour donner un éelatant démenti à cette
philosophie bâtarde née de l'égoisme et de la peur.
Le Brésil a eu un évêque sorti d’Angole, évêque
d'un talent supérieur et d'une vertu millefois éprouvée
évèque canonisé, dont l’image dorée se voit encore
debout à la chapelle royale de Rio.
Les nègres apprentis, à peu d'exceptions près, sont
d'une merveilleuse adresse, et deviennent en fort peu
de temps d'excellents ouvriers ; ils apprennent sur-
tout les langues avec une facilité prodigieuse; il n'est
pas rare de voir un esclave parler correctement quatre
ou cinq idiomes, et j'ai connu un noir correspondant
de l’Institut de France (M. Tillet, je crois), à qui la
... Non, je ne pleure pas, mais je tue. (Page 54)
navigation doit les meilleures cartes marines qui
aient jamais été publiées, de Bourbon, de Maurice et
de Madagascar.
Sont-ce là des arguments en faveur de ma thèse!
— Mais quand la brutalité commande, quand la
cruauté châlie, la raison est sans puissance sur les
bourreaux. Combien faut-il donc de siècles de bar-
barie pour que l'humanité reprenne ses droits ?
Il y a au Brésil deux fois au moins plus de prêtres
qu'en Espagne et en Portugal. I1s sont presque tous
d'une coquetterie de costume à éblouir les regards ;
et vous les voyez, läches séducteurs, se glisser dans
les familles et jeter partout le désordre et la Orrup-
tion. Croiriez-vous qu'une jeune et jolie femme a été
naguère, en plein tribunal, réclamer l'héritage d'un
moine 1 vort, son amant, et qu'elle a gagné son procès?
— De pareils exemples ne sont pas Tares ici.
Que dirai-je des proce ssions et des cérémonies re-
ligieuses? La foule qui se presse, se heurte, se rue
sur les places publiques, sans dignité, sans foi, pous-
sant à l'air des cris féroces, comme elle le ferait à un
combat de taureaux. Et puis des moines gris, blanes,
noirs, des Capucins chaussés et déchaussés ; des
images dorées de saints et.de saintes, portées à
grand’ peine sur de robustes épaules; des hommes
masqués parodiant Jésus en route pour le Calvaire,
des vierges dévotes essuyant son visage et montrant
au peuple l empreinte des traits du Sauveur du monde;
des saint Laurent avee leur gril, des saint Vincent
avec leur croix ; des sainte Marguerite avec leur robe
dentelée; enfin tous les mystères de lareligion catho-
lique et romaine, burlesquement parodiés et livrés à
la risée publique! — Tout cela fait mal au cœur, et
l'on se demande involontairement, à voir le rôle que
jouent les moines et les prêtres, comment leur domi-
nation n’est pas encore brisée.
Citons encore des faits, puisque cette logique est la
plus puissante.
Un prêtre, jusque là saintement révéré de ses cré-
dules ouailles, qui ne lui connaissaient que deux ou
{rois intrigues amoureuses, se trouva en rivalité avec
un certain Monier, mailre d'armes, que j'ai retrouvé
VOYAGE AUTOUR DU
plus tard, je ne sais plus où. Trop läche pour l’atta-
quer en face, le prêtre voulut s’en défaire par l'assas-
sinat. Un soir donc que Monier venait d'entrer chez
un marchand de la rue des Orfévres, le misérable
appelle un noir qui passait en sifflant.
— Veux-tu gagner six crusades?
— Oui, seigneur.
— Il y a là dans celte maison un homme grand et
beau, avec un habit bleu et un chapeau français ; tu
entends?
— J'entends.
— Dès qu'il sortira, {u lui sauteras dessus et le
frapperas au cœur avec un couteau.
— Je n'ai pas de couteau.
— Tiens, en voilà un excellent,
— Et jes six crusades ?
— Quand tu auras fait, je t'attends ici.
Cela dit, notre noir va se placer en embuscade. Un
homme de haute taille sort du magasin désigné; au
MONDE. 37
même instant il est saisi à la gorge, frappé au cœur,
et meurt sur le coup. Le scélérat accourt vers le prêtre
pour toucher le prix convenu.
— Tu es un drôle, lui dit celui-ci, tu t'es trompé ;
celui que tu as tuë n'est pas l'homme que je l'avais
désigné ; va'en, Lu n'auras rien.
Furieux, le noir se dénoncça lui-même à la foule
rassemblée, et dénonca aussi le prètre instigateur.
Tous deux furent arrêtés et jugés. Le premier se vit
envoyé aux mines, le second condamné à quinze jours
d’arrèt dans une ile ravissante, au milieu de la
rade …
Si un prêtre élait condamné à mort au Brésil, il y
aurait révolution dans le royaume. Le fanatisme est
plus puissant que les lois.
Je n'ai pas fini.
Un moine, fougueux prédicateur, et citè partout au
Brésil pour ses bonnes fortunes, sortait un jour d'une
église assiégée par les femmes, et où sa voix tonnante
venait de retentir courroucée contre l'indifférence en
Orosmane parle et
matière de religion. Chacun sur son passage se jetait
à genoux et briguait à l'envi l'honneur de lui baiser
la main. Enlevé par la foule, je me trouvai bientôt à
portée de jouir de la même faveur, que pourtant j'é-
tais loin d’ambilionner. La main me fut en eftet pré-
sentée; mais,-soit distraction, soit dégoût, je détour-
nai la tête. Peu s’en fallut que je ne fusse mis à
gesticule. (Page 35.)
l'instant en lambeaux par la populace irritée, et je ne
dus mon salut qu'au marquis de Sa, mon ami, qui,
en me poussant violemment dans sa demeure, promit
au peuple furieux que justice serait faite le lendemain
devant les tribunaux.
L'ignorance et la superstition ne feront jamais que
des esclaves.
VIII
RIO-JANEIRO
Villegagnon. — Le Bâton de diamants — Duel entre un Panliste et un Colonel de lanciers polon2is.
Rio-Janeiro peut être regardée comme une place
de guerre, malgré le mauvais état des fortifications
qui la protégent : car ces fortifications sont bien si-
tuées et à l'abri de tout coup de main. Dans le goulet
on remarque les forts Lage et Sainte-Croix, hèrissés
de canons qui, par leurs feux croisés, rendent le pas-
sage extrèmement périlleux. Dès que vous avez franchi
le goulet, vous vous trouvez bord à bord avec le fort
Villegagnon, qui doit le nom qu'il porte à une action
héroïque d'un jeune Basque assez hardi pour avoir
essayé de flétrir un grand acte de cruauté.
A la suite de quelques altercations avec les Brési-
liens, l'équipage d’un navire de Bayonne arrivé à Rio
depuis peu de jours se vit tout à coup entouré, fait
prisonnier, et conduit à la petite ile où le fort est bâti
aujourd'hui. Un procès s’instruisit, tous les matelots
basques furent pendus, non comme Français, dit la
sentence, mais comme héretiques.
38 SOUVE
A la nouvelle de cette barbarie, Villegagnon, gen-
tilhomme de Bayonne, s’adressa au roi de France
pour en demander vengeance. Mais les rois sont assez
généralement oublieux des injures et des outrages
publics. Las de solliciter sans rien obtenir, Villega-
gnon rassemble dans sa maison un certain nombre
d'amis auxquels il fait partager son indignation gé-
néreuse.
— Voulez-vous être des miens ? leur ditl. C’est le
sang de nos frères qui nous appelle au Brésil; êtes-
vous disposés? J'ai un brick, je pars.
—— Nous partons avec toi! s'écrient ses camarades.
— Dès demain, mes amis,
— Dès demain.
Villegagnon traverse l'Atlantique, arrive en face de
Rio comme un loup affamé qui cherche sa proie, pé-
nètre dans la rade, et rend courtoisement coup pour
coup le salut du goulet. Puis, attentif et impatient, il
mouille à une encäblure de l'ile où avait eu lieu le
sacrifice de ses compatriotes, La nuit arrive.
— Aux armes! dit-il tout bas à ses braves et dé-
vouës compagnons; aux armes! voici un brick de
guerre brésilien, son équipage est nombreux sans
doute ; mais nous avons du courage. A la. mer les ca-
nots et à l’abordage du brick!
— À l'abordage !
Et les voilà nageant à force de rames vers le navire
brésilien.
— Au large! leur crie-t-on.
— Pas encore, répond Villegagnon, debout à la
barre de la première embarcation.
— Au large!
Et le cri d'alarme appelle sur le pont l'équipage
du brick.
Mais Villegagnon et les siens ont déjà abordé, ils
se précipitent en silence par les sabords et les porte-
haubans; les pistolets sont muets ; ils frappent, ils |
renversent, ils tuent à coups de s sabre, à coups de
pique, à coups de hache : c'est un massacre plutôt
qu'un combat.
— Qu'on ne les achève pas tous! s'écrie Villega-
gnon tout couvert de sang; garroltez ceux qui restent
et à terre!
L'ordre est exécuté. Dix matelots brésiliens sont
conduits à l'ile, ils sont jugés et pendus. Villegagnon
fait clouer sur les potences cette courte inseription :
Pendus, non comme hérétiques, mais comme assassins.
Cependant il retourne à bord : une brise de terre
le favorise ; il coupe le càble, hisse ses voiles et re-
part. Au goulet, le calme le saisit; il mouille une
seconde ancre, pour ne pas être jeté à la côte. Mais
l'alarme est déjà donnée au port et dans la ville. Les
potences dressées disent à tous le coup de main de
Villegagnon; la rade est bientôt sillonnée par mille
embarcations de guerre, et le brick bayonnais est
sommé de se rendre. Villegagnon répond par le fusil
et la mitraille; un horrible combat s’er igage, mais le
nombre l'emporte sur la bravoure.
Tous les camarades de Villegagnon périrent les
armes à la main ; lui seul, qu'on avait ordre de mé-
nager, percé de coups et étendu sur le pont, fut rendu
à la vie. On l’enferma dans un cachot fétide creusé
pour lui dans l’ile des représailles, où il mourut enfin
au milieu des tourments les plus horribles.
Le fort Villegagnon a pris son nom du brave gen-
tilhomme bayonnais, que la cour de France ne songea
même pas à venger.
L'ile des rats et celle des serpents sont dominées
également par de fortes batteries qu'il serait difficile
de démonte r; ef. au fond de la rade, dans l'ile du
NIRS "1"
|
UN AVEUGLE.
Gouverneur, aussi grande que Sainte-Hélène, d’autres
batteries s'élèvent pour défendre les magnifiques
plages qui les entourent.
Duguay-Trouin, entrant en ennemi, et toutes voiles
déploÿé ées, dans la rade de Rio- Janeiro, fit une action
d'éclat dont les annales de notre marine gardent
précieusement le glorieux souvenir. Le massacre de
l'équipage du capitaine Duclair fut vengé, et le grand
amiral rapporta en France vingt-sept “millions qu'il
avait imposés à la ville. De l'or ‘contre du sang, ainsi
se font souvent les marchés de souverain à souverain.
L'histoire du Brésil depuis sa découve:te peut se
résumer en deux époques, celle des premiers étahfis-
sements par les spéculateurs payant impôt aux Por-
tugais, et celle de l'arrivée à l'io de Jean VI fuyant de
Lisbonne devant les armées françaises viclorieuses.
On à bäli sur celle terre féconde quelques villes et
villages, on y a élevé une cité royale. La noblesse
portugaise \ y à suivi la famille des Bragance. Dès lors
une plus grande actiité s’est fait sentir dans la re-
cherche de l'or et des pierres précieuses que roulent
ici les rivières et les ruisseaux. Mais l'agriculture,
mais l’industrie, les arts et les sciences y sont restés
stationnaires, et rien n’annonce encore que le Brésil
veuille se régénérer dans un baptème de civilisation,
de gloire et de liberté.
Le caractère des Brésiliens étant en quelque sorte
de ne pas en avoir, il leur importe fort peu de bien
vivre, pourvu qu ‘ils vivent. Eviter la douleur est tout
pour eux. Ils ne veulent pas être agités; le mouve-
ment ne leur convient pas ; réveillez-les, ils tombent,
el je crois qu'un citoyen condamné à faire à pied en
un jour une course de quatre ou cinq lieues serait
bien plus cruellement puni que celui qui devrait subir
une peine de huit jours de prison. Le seul cas où ils
sortent de leur espèce de léthargie est celui où on la
leur reproche. Ne désespérons pas des Brésiliens.
Ce jardin publie tout à fait désert, cette belle pro-
Aatt de l’aqueduc totalement abandonnée, ces fo-
rèts vastes, magnifiques, silencieuses, qui ‘cachent
{ant de trésors qu'une main aclive aurait si peu de
peine à décupler; ces eaux si limpides, si poisson-
neuses, qui roulent aujourd’hui tristes et inutiles sur
des contrées à demi sauvages ; ces milliers d'animaux
nuisibles qui assiégent les habitations et qu'il serait
i facile de détruire ou d'éloigner; ces peuplades
errantes et cruelles qui jettent le épouvante jusqu'aux
portes des principales cités : {out cela n’mdique-t-il
pas la coupable apathie des Brésiliens? Eh bien ! in-
diquez-leur les résultats de leur molle insouciance,
ils se riront de vous; leur mémoire paresseuse se
réveillera pour vous montrer dans un passé peu
éloigné ce qu'était Le Brésil avant sa conquête; et
leur front, ordinairement décoloré, se couvrira d'une
certaine rougeur de modestie, comme si la gloire des
Dias, des Cabral, des Albuquer que, était leur propre
gloire; comme si les conquêtes de leurs ancêtres
étaient le fruit des travaux et des fatigues d'aujour-
d'hui.
— Dans toutes les directions de cette vaste partie
du nouveau monde, dans les plaines, au centre des
montagnes, sur les bords de la mer, me disait un
jour un Brésilien, nous possédons des villes floris-
santes, des bourgs populeux, des ports de mer vastes
et sûrs qui attirent chez nous les spéculateurs de
l'Europe. Ils croient arriver parmi des sauvages, et
ils ne trouvent partout que des hommes civilisés : ils
sont étonnès, stupéfaits de la richesse du pays, du
commerce de nos villes; etils partent avec le senti-
ment de notre gloire et &e rx
e prospérité.
re
VOYAGE
Tous les Brésiliens tiennent aujourd'hui le même
langage ; #1, à les entendre, on croirait que le Brésil
n'a de richesses que celles qu'ils y ont apportées.
Amère dérision! ils feignent d'ignorer que la meil-
leure partie de cette vaste contrée est à peine connue,
et que si, à de grandes distances, quelques élablisse-
ments indiquent aux voyageurs les faibles traces d’une
civilisation naissante, l’espace immense qui les sé-
pare les uns*des autres est presque totalement aban-
donné; ils oublient, ces hommes aveugles et somno-
lents, que les communications entre deux provinces
sont toujours très-difficiles, et quelquefois impossi-
bles, à cause des torrents qui ravagent leurs campa-
gnes et renversent les fragiles barrières qu'on leur
avait opposées. [ls refusent de nous faire savoir que
de Bahia à Rio, les deux principales villes du Brésil,
on ne peut voyager qu'à pied ou à dos de mulet, et
qu'une graudé route pour les voitures est à peine
commencée. 1ls ne nous parlent pas non plus de
l'obligation où est le voyageur d'apporter avec lui les
vivres nécessaires pour sa Campagne; du soin qu'il
doit prendre d'amener des esclaves quelquefois peu
fidèles, qui lui servent de guides au milieu des forêts
et des vastes solitudes.
Nulle auberge dans la route, nulle garantie contre
les attaques des peuplades anthropophages, nulles
ressources que le courage contre la férocité des onces
et des jaguars; nulle sûreté non plus de la part des
-guides, que les récompenses ne flattent pas toujours
etque les menaces ne soumettent presque jamais. Ils
sont trop près de la liberté pour ne pas s'humilier de
leur esclavage; et ces hommes limides, si rampants
dans nos cités, semblent, au milieu des forêts, recon-
quérir l'indépendance qu'on leur a dérobée.
Comme le Brésil sera, selon toute probabilité, notre
dernière relâche après tant de courses aventureuses,
je vous parlerai alors de celte famille errante des
Bragance, qu'il serait injuste de juger au milieu des
révolutions et des catastrophes qui l'ont poursuivie
dans les deux hémisphères. Je vous dirai le caractère
si singulièrement bon et faible de Jean VI, qui re-
garde, ainsi qu'il me le disait un jour, l'élévation
d'un paratonnerre sur un édifice comme une attaque
à la puissance de Dieu. Je vous dirai cette Jeunesse
ardente de don Miguel et cette fougue impétueuse et
guerrière de don Pédro, son frère, dont le départ en-
richit le Brésil d’un peu de liberté de plus et d'un
despote de moins. Je vous conterai alors aussi la vie
désolée et souffreteuse de Léopoldine, sœur de Marie-
Louise, femme supérieure par le caractère et l’édu-
calion, et qui mourut si misérablement oubliée et
dédaignée de son royal époux. Je vous tracerai encore
un tableau fidèle des mœurs de celte cour abâtardie,
où le libertinage allait parfois jusqu’au cynisme, et où
les maitres donnaient l'exemple de l’avilissement et |
de la dépravation.
J'ai hâte aujourd'hui d'en finir avec cette ville
royale où les vices de l'Europe débordent de toutes
parts; mais je ne veux pas cependant partir de Rio
sans vous raconter une aventure fort dramatique,
qui a laissé dans ma mémoire de profonds souve-
nirs.
Je jetterai plus tard un rapide coup d'œil sur les
peuplades sauvages qui foulent encore les immenses
plaines de cet immense royaum», el je vous mênerai,
comme d’un seul bond, au cap de Bonne-Espérance,
lieu marqué pour notre prochaine station,
l’Amélia, brick irlandais, venait d'entrer dans la
rade de Rio après une navigation des plus heureuses;
il élait mouillé entre le fort Villegagnon et Bota-Fogo,
AUTOUR
DU MONDE. 39
anse magnifique autour de laquelle sont élevées les
élégantes habitations de la plupart des consuls euro-
péens. La rade était calme, sans brise, presque sans
mouvement, et l'équipage de l'Amelia dormait dans
le faux-pont. Un seul malelot, accoudé sur le bastin-
gage, profitait des derniers rayons de la lune au eou-
Chant et parcourait d'un œil avide les beaux sites
dont il était entouré.
Tout à coup une pirogue se détache de la plage
silencieuse et glisse au large; le matelot la suit du
regard el croit voir des nègres retenant de force une
femme ou une jeune fille dont il lui semble entendre
les cris de désespoir. John Beckler, inquiet, redouble
d'attention. La pirogue s'était arrêtée, un bruit sourd
avait retenti, les flots s'étaient ouverts et refermés,
el le sifflement des pagaies s’eflaça petit à petit dans
le lointain.
John Beckler soupçonne un crime; sa résolution
est prise, résolution de dévouement et d'humanité.
Il se pr écipite, nage d'un bras vigoureux et se trouve
bientôt à l'endroit où la pirogue avait fait halte. Un
grouillement le guide, il plonge à demi, et ses mains
fouchent des vêtements. 11 les saisit avec les dents,
et, aidé du flot qui montait alors, il se dirige vers la
plage, où il espere arriver avec le précieux fardeau
au il ne voulait point abandonner. La lutte fut longue
et pénible ; mais enfin John trouva fond, en arrivant
à terre il tomba brisé par la fatigue.
Peu d’instants après il reprit connaissance, et ce
fut alors seulement qu'il s'aperçut que l'objet qu'il
avait sauvé était un cadavre dont les joues, le cou et
les oreilles élaient déchirés etinondés de sang, Cepen-
dant un léger mouvement de la jeune fille ranima le
courage et les espérances du matelot; il appela à
haute voix et demanda du secours ; il essaya de ré-
chauffer de son souffle l'enfant qu'il venait de sauver ;
personne ne l’entendait, nulle voix ne répondait à la
sienne, Il allait enfin charger sur ses épaules, déjà si
fatiguées, la jeune fille encore mourante, quand des
cris tumultueux arrivèrent jusqu’à lui.
Une douzaine d'esclaves portant des torches et pré-
cédés par une feffime au désespoir, se précipitent et
l'entourent. A la vue de cette Jeune fille couverte de
sang, la feînme tombe et s'évanouit. Les nègres fu-
rieux saisissent déjà le brave John à la gorge et se
disposent à le broyer contre les galets, “quand un
homme de la police s’élance
— Comment vous appelez-vous?
— John Beckler, dit-il en anglais, devinant la ques-
tion qui lui était faite en langue portugaise.
— C'est bien, je parle aussi l'anglais, moi. Com-
ment cette enfant est-elle avec vous ici, brisée el
mourante ?
John raconte ce qui lui est arrivé, ee qu'il a fait.
— Y atil longtemps que vous êtes au Brésil?
— Depuis hier.
— Sur quel navire êtes-vous arrivé?
— Sur l'Amelia.
— Mais ce navire est en quarantaine.
— C’est vrai.
— Vous allez nous suivre.
Madame de S... avait été reconduite chez elle, et
sa fille, rendue si miraculeusement à la vie, lui ra-
contait déjà les violences dont elle avait été l'objet ;
elle lui disait que plusieurs noirs s'étaient précipités
sur elle en étouffant ses cris, qu'ils étaient entrés
dans une pirogue, et qu'après lui avoir arraché ses
bracelets, ses boucles d'oreilles et son collier, ils
l'avaient jetée à l'eau.
40 £ SOUVENIRS
Oh! nul doute alors sur la vérité du récit du ma-
telot, sur son dévouement.
Madame de S... se fait conduire chez le magistrat
qui interrogeait John. Elle l'embrasse, elle lui adresse
les paroles les plus affectueuses, elle payera son hu-
manité par une fortune, et elle veut le ramener chez
elle.
— Impossible, madame, de satisfaire à vos désirs;
eet homme était en quarantaine ; il a violé les Jois sa-
nitaires, il faut qu'il soit jugé.
— J'irai parler au roi, s’écrie madame de S...; ce
matelot a sauvé ma fille, on lui doit une récompense
et non pas une prison. J'irai parler au roi.
Le lendemain, madame de S... élait aux genoux de
Jean VI, lui disant l'horrib'e guet-apens dont sa fille
avait été la victime et le généreux courage du matelot
qui la lui avait rendue. Le roi répondit à madame de
S... de la manière la plus rassurante, et lui promit sa
D'UN AVEUGLE.
protection pour le libérateur de son enfant, et la con-
gédia avec sa bonté accoutumée.
Quelques jours après, un jugement de la cour su-
prème portait que John Beckler, matelot irlandais,
était condamné à la peine de mort pour avoir eufreint
les lois sanitaires.
Grâce aux pressantes sollicitations de la riche fa-
mille de S..., l'arrêt fatal ne fut pas exécuté; mais
John, le brave matelot, vit sa peine commuée en un
exil de dix ans à Minas-Géraes, dans l’intérieur du
royaume.
John se soumit; et le voilà, peu de temps après, à
travers les chemins difficiles et rocailleux, suivant à
pied le pas rapide des mules dirigées vers l’ouest du
Brésil. Il est accolé à six nègres assassins, jugés et
condamnés pour avoir jeté à la mer une jeune fille
à qui ils avaient déchiré le cou et les oreilles pour lui
voler les pierres précieuses dont elle était parée. Le
...Les voilà nageant à force de rames
basard seul avait pourtant rapproché et rivé à la
mème chaine le libérateur et les meurtriers; mais
quel hasard!
Le chef de l’escorte remit au gouverneur de Minas-
Géraes les hommes confiés à sa garde.
— Je dois ajouter, dit-il, qu'il vous est ordonné,
au nom du roi, d'avoir pour le condamné John Beckler
tous les soins et tous les égards que vous auriez pour
un ami malheureux. Il inspectera les travaux sous vos
ordres, il gérera en votre absence et il mangera à votre
tabie,
Un écrit royal adressé au gouverneur portait les
mèmes injonctions.
Cependant les mois se succédaient, et John, à qui
l'on avait fait espérer une liberté prochaine, languis-
sait et dépérissait dans ces déserts fouillés par le
meurtrier et l’esclave au profit de la royaulé. Il se
dit un jour : — De retour au Présil et dans mon pays,
que me reslera-t-il de l’action honorable qui m'a con-
duit ici? Pourquoi ne punirai-je pas de leur cruauté
ces hommes qui m'ont flétri avec tant de barbarie ?
Et puis, quel mal leur feront les projets que je mé-
dite ? Une goulle d’eau enlevée à l'Océan 1e rend-il
moins profond et moins riche? Oui, oui, Dieu m'in-
spire, Car il sait, lui, que je suis arrivé au Brésil
pour venir en aide à ma famille dans la misère; il en
sera done comme J'ai résolu, accomplissons la vo-
lonté de Dieu.
Tous les soirs, au coucher du soleil, John grimpait
sur un vacoi au pied duquel était bâtie sa cabane, et
il disait à son chef, devenu son ami, que c'était pour
respirer un air plus libre et pour voir arriver plus
tôt le convoi avec lequel il comptait s’en retourner.
Mais que faisait John? Chaque fois que, surveil-
lant infidèle, il parvenait à dérober une pierre pré-
cieuse, à l’aide d’un couteau il ouvrait une arète du
palmiste qui lui servait d'observatoire et y cachait le
vol sans que jamais personne eût pu le soupconner.
Depuis trois mois la même opération était souvent
répélée, et une fortune se trouvait là, pour ainsi dire,
à sa disposition.
En elfet, l'ordre arrive enfin de la cour, John peut
retourner à Rio, et son départ est fixé au surlende-
main.
Paris. — Typographie de Ad. Lainé, rue des Saints-Pères, 19.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 4
Le matelot ingénieux et prévoyant se plaint seule- | On lui prodigue les soins les plus généreux, on le fé-
ment alors que des biches (insectes microscopiques | licite de la hberté qui lui est rendue, et rien n'est
ui s'attachent à la peau, la creusent et pénètrent | épargné pour que son voyage jusqu'à Rio se fasse
profondément) lui ont fait une large plaie au talon sans danger pour sa santé affaiblie, Il accepte un
Sr
...On ne peut voyager qu’à pied ou à dos de mulet. (Page 59.)
mulet qui lui est offert, mais comme dans les pas- | mande la permission de couper une arête de palmiste,
sages les plus difficiles on est souvent forcé d'aller à | dont la flexibilité le soutiendra sans secousses trop
pied, John dit qu'il s’appuiera sur un bâton et de- | violentes; elle lui est à l'instant accordée, Il grant
..Le colonel est enlevé de sa selle et roule dans la poussière. (Page 43.\
pour la dernière fois son arbre chéri, coupe la bran- | boitait avec bonheur et qu'il devait de reconnaissance
che dépositaire des diamants, et le voilà heureux dans | aux insectes incommodes et dangereux dont bien des
l'avenir. noirs, dans leur haine de la servitude, sont si sou-
Avec quelle inquiète sollicitude le matelot ména- | vent les volontaires victimes !
geait l'appui précieux qu'il s'était donné! Oh! qu'il Il arriva à Rio, et, impatient de son retour en Eu-
Live. 6, (
4 SOUVENIRS
rope, il ne voulut même pas aller voir les parents de
la jeune fille qu'il avait sauvée, de crainte qu'il ne
dût accorder quelques jours à leurs prières. Un na-
vire danoïs était en rade et allait faire voile le di-
manche suivant. John Beckler y retint son passage et
se logea modestement dans une petite chambre auprès
de Notre-Name-de-Candelaria.
En face de sa demeure était une jeune mulâtresse
fort avenante, à qui John envoyait quelques furtifs
baisers dédaignés. Le matelot, en effet, avait un cos-
tume qui donnait de sa généreuse galanterie une bien
pauvre idée; aussi, piqué au jeu, alla-t-il dès le len-
demain sur la place Royale à la découverte de quel-
que étranger auquelil pût proposer frauduleusement
la vente de deux ou trois de ses diamants. Il ne cher-
cha pas longtemps, et, le marché conclu, Beckler fit
emplette de vêtements coquets et continua ses pour-
suites amoureuses auprès de la jeune mulâtresse.
Celle-ci, fidèle en tout au code des filles de sa caste,
se montra moins rebelle et finit par succomber.
Le confiant matelot se laissa bientôt prendre aux
faux témoignages d'affection de sa conquète, et, après
avoir obtenu d'elle la promesse solennelle qu’elle l'ac-
compagnerait en Europe, où ils s’uniraient par le
mariage, John lui dit sa vie aventureuse, le jugement
qui l'avait condamné, puis lui confia le secret de sa
fortune en lui montrant son précieux bâton.
Encore un jour et ils diront adieu au Brésil.
On frappe à la porte de John.
— Au nom du roi, ouvrez!
— N'ouvrez pas, dit tout bas la mulâtresse.
— Au nom du roi! répète-ton; et la porte tombe
brisée. Le couple arrêté est conduit à l'instant même
devant un magistrat.
— Votre nom? dit celui-ci à la jeune fille.
— Jaë, mulâtresse libre.
— C'est bien; et le vôtre?
— John Beckler, Irlandais, condamné une fois aux
présides pour avoir sauvé, au péril de ses jours, une
Jeune fille que des noirs venaient de jeter à l'eau.
— Je m'en souviens, vous avez fait là une action
honorable, poursuivit le juge; voyons si toute votre
conduite depuis lors a droit à nos éloges. Donnez-moi
le bäton sur lequel vous vous appuyez.
Le bâton est livré, ouvert, fouillé avec précaution,
et les diamants roulent sur un tapis.
— C'en est fait, dit Beckler à sa compagne, nous
voici à jamais malheureux, à jamais séparés.
— Votre crime est avéré, dit le magistrat, la loi
est précise; vous allez retourner aux presides pour le
reste de votre vie, et la moitié du vol que vous avez
commis appartient à la personne qui l'a dénoncé.
— Où est-elle?
— C'est moi, dit en souriant lamulätresse. Je vou-
lais rester au Brésil, je n'aime pas l'Europe.
Beckler leva les veux au ciel, fut conduit en prison
et de là ramené à Minas-Géraes, où il mourut sous le
bâton noueux de ses maitres. Quant à la gracieuse et
noble mulâtresse, elle tient maintenant, dans la rue
des Orfévres, un charmant magasin de nouveautés et
de curiosités chinoises, et dit gaiement à qui veut la
savoir l’histoire de son ami Beckler et la cause pre-
mière de sa fortune, aujourd'hui fort brillante, Chez
nous, terre de civilisation et de progrès, mademoi-
selle Zaé, assise à un comptoir, aurait déjà gagné
équipage, hôtel et laquais ; le Brésil est encore à
demi sauvage.
Dans un voyage comme le nôtre, l’ordre et la symé-
trie seraient une faute pour l'écrivain et peut-être une
cause d’ennui pour le lecteur. C'est parce que J'ai
D'UN
AVEUGLE.
compris cette double vérité que je vais parfois çà et
là, courant de la ville aux forêts et de la plaine fertile
aux rochers nus, de la civilisation esclave à la sauva-
gerie indépendante.
J'ai du temps devant moi aujourd’hui; écoutez un
fait assez curieux.
De toutes les capitaineries composant avec des dé-
serts encore inconnus l'immense royaume brésilien,
la plus remarquable sans contredit, celle qui surtout
est la plus digne de l'étude des voyageurs, est la ca-
pitainerie de Saint-Paul, car les Paulistes n'appar-
tiennent à proprement parler à aucun pays, ou plutôt
ils font la conquête de tous. Je vous dirai plus tard,
alors que je vous parlerai des Gaouchos, d'où et com-
ment leur est venue cette soif ardente d'indépen-
dance qui leur fait mépriser les périls, et les pousse,
indomptés, au milieu des forêts les plus impénétra-
bles et des plus vastes plaines, où ils se posent en
dominateurs. :
Qu'un Pauliste fasse savoir à un Gaoucho de la
Plata qu'il a à traiter avec lui d’une affaire grave et
pressante; qu'il lui donne rendez-vous dans une de
ces silencieuses et éternelles forêts dont je vous ai
déjà parlé, à trois ou quatre cents lieues de la côte, à
six cents de Rio ou de Monte-Video ; qu'il lui assigne
un rendez-vous au pied d’un gigantesque berthollettia,
tel jour, à telle heure... les deux hommes s’y serre-
ront la main au moment précis... et pourtant ces
deux hommes n'auront eu pour guide que le bruit ou
la fraicheur de la brise, ou le cours des astres, et ils
se seront vus forcés de lutter dans leur trajet contre
les serpents et les jaguars, dont ils font aussi peu
de cas que du cri du perroquet ou du ricanement de
l'ouistiti.
Le Pauliste n’est pourtant qu'un Gaoucho abâtardi;
c’est le tigre d'Amérique comparé à celui du Bengale;
c’est un fashionnable de nos grandes cités à côté d'un
rude contrebandier des Pyrénées.
Le Pauliste est vêtu à peu près comme le Gaoucho,
mais déjà avec des modifications, avec des enjolive-
ments, des fioritures, si j'ose m'exprimer ainsi, qui
frisent presque la coquetterie. Son large chapeau, re-
tenu sous le menton par un ruban de velours, est
d’un feutre assez fin; son poncho, pièce d'étoffe cou-
leur chocolat, bleue ou blanche, taillée en rond, au
milieu de laquelle est pratiqué un trou pour le pas-
sase de la tèle, est aussi d’un drap qui ferait honte à
celui du Gaoucho. Quant à sa culotte de peau, à sa
ceinture et à sa chaussure, ce sont partout de jolis
petits dessins faits avec des cordonnets de diverses
nuances tout à fait curieux et séduisants à l'œil, Mais
le Gaoucho, cet homme de fer et de bitume, maigre,
petit, sauvage, intrépide comme le lion, indompté
comme lui, je vous le présenterai quand je l'aurai
bien étudié dans ses déserts, dans ses mœurs, dans
ses habitudes de domination. Oh! c’est chose curieuse
à voir, je vous jure.
Il n'est pas d’étranger arrivant au Brésil qui n'ait
hâte de se trouver en présence d’un Pauliste à cheval,
armé de son redoutable lacet. Les premiers conqué-
rants d'Amérique ont raconté des choses si merveil-
leuses de leur audace et de leur adresse, que la
raison a peine à les accepter, et que le doute vous
poursuit alors même que le fait est là palpitant de-
vant vos yeux pour soumettre toute incrédulité. Or,
écoutez :
Un brave colonel de lanciers de la vieille garde im-
périale, dès son arrivée à Rio, où les malheurs de
son pays l'avaient exilé, ne cessait de répéter à haute
voix, à fous ceux qui parlaient des Paulistes, que lui,
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 45
sur son cheval et armé de sa lance, il se faisait fort
de démonter non pas seulement un, mais deux,, mais
trois de ces redoutables laceurs d'hommes, comme il
les appelait par dérision.
— Prenez garde, colonel, lui répétait-on souvent ;
votre vigueur et votre adresse sont grandes, sans
doute; mais si un Pauliste vous entendait, il serait
homme à accepter le défi.
— Et moi, crovez-vous que ce soit pour qu'on me
le refuse que je le propose ?
— Nous vous aimons trop pour le publier.
— Eh bien, je prends l'initiative, et dès demain
mon cartel sera connu.
Les feuilles de Rio publièrent en effet le défi du
colonel, et le jour même il reçut une visite fort cu-
rieuse.
— C’est vous, colonel, qui avez inséré hier une note
dans les journaux ?
— Oui, monsieur; en quoi vous intéresse-t-elle ?
— Je suis Pauliste.
— Comment! vous accepteriez ma proposition?
— Pourquoi pas”?
— Mais vous avez à peine cinq pieds!
— Vous n’en avez pas tout à fait six.
— N'est-ce pas assez ?
— Non, colonel.
— J'ignorais que la Garonne coulät au Brésil?
— Oh! ne parlez pas de vos rivières, colonel : les
nôlres sont plus larges que les vôtres ne sont lon-
gues. |
— Cela fait l'éloge de vos rivières, et voilà tout.
— Ce n’est pas pour les vanter que je suis venu
vous voir, mais bien pour m'assurer, en effet, si vous
vouliez essayer de votre lance contre mon lacet.
— N'en doutez pas.
— À quand la course ?
— À ce soir.
— Non, à après-demain, en face du château de
Saint-Christophe ; ça distraira bien du monde.
— À la bonne heure.
— Je me suis hâté, quoique novice encore, parce
que je ne veux pas, colonel, qu’il vous arrive mal-
heur.
— C’est bien généreux.
— Si quelques-uns de mes camarades se présentent
après moi, vous refuserez.
— C'est entendu.
— Ainsi done, colonel, à après-demain, à
heures.
— À après-demain, senor.…
— José Pignada. : $
La singularité du défi avait appelé autour de Saint-
Christophe une foule immense; une partie de la cour
s’y était donné rendez-vous, et, du milieu de cette mul-
titude qui se pressait, s'agitait impétueuse sur des
gradins, il ne partait qu'un seul cri : Pour le Pauliste!
Cent piastres pour le Pauliste! mille piastres! deux
mille! cinq mille pataques contre le lancier !.. Nul
n'osait parier pour. AL»
Mais l'heure sonne, une musique militaire annonce
les combattants. Le colonel entre le premier en lice,
et, sur un magnifique alezan qu'il manie avec grâce,
il se précipite au galop la lance au poing. Un cri gé-
néral d’admiration retentit; on bat des mains, et ce-
pendant nul partenaire n'ose le soutenir. Mais voici
le Pauliste, court, maigre, ramassé, dont les pelits
yeux dardent de vives étincelles sous les bords im-
imenses de son feutre. Son cheval est petit aussi, ses
jambes ont une finesse de contours qui se dessinent
en muscles très-déliés. Le Pauliste et lui s'arrêtent à
neuf
l'entrée du cirque; José Pignada donne une poignée
de mains à une douzaine de ses camarades se mordant
tous les lèvres d'impatience et presque de colère,
tant le défi du colonel leur avait paru audacieux. Pi-
gnada se hâte d’en fimr avec les siens, tourne bride,
et s’avance à pas lents vers son adversaire, qu'il salue
de la tête.
— C'est José! c’est José! dit-on dans la foule.
J'aurais préféré Fernando, ou Antonio, ou Pedro;
mais n'importe, cinq mille pataques pour José !
— Colonel, me voici à votre disposition.
— Je craignais, senor, que vous ne fussiez pas
exact.
— Un Pauliste ne se fait jamais attendre; neuf
heures ne sont pas sonnées.
— Mais vous n'avez pas de selle?
— Ce n'est pas nécessaire, J'ai mon lacet.
— Quant à moi, je vais remplacer le fer de ma lance
par un tampon en Cuir.
— Pourquoi cela?
— C’est que je pourrais vous tuer.
— Impossible; pour tuer les gens il faut les tou-
cher, et vous ne me toucherez pas.
— Vous plaisantez donc toujours ?
— Toujours, même en face du tigre.
Mais les trompettes donnent le signal, et la foule
impatiente attend l'issue de la lutte. Silence ! Voyez
maintenant le Pauliste ; voyezson Coursier qui se tord,
se relève, se replie comme un serpent et fait jouer ses
Jarrets nerveux ; il obéit non-seulement au frein et à
l'éperon, mais à la voix, au souffle de son maitre. José
s’anime comme lui, le nain est devenu géant; de ce
moment on devine le vainqueur, et le colonel semble
étonné lui-mème.
Les champions vont s’élancer, le colonel le fer en
arrêt, le Pauliste agitant au-dessus de sa tête le lacet
meurtrier, formant deux ou trois nœuds coulants…
— Ah! ah! s'écriet-il deux fois, pour se conformer
à son habitude de guerre; ah! ah! et l’on se préci-
pite de part et d'autre. Le lancier a manqué le Pau-
liste, qui a glissé presque sous le ventre de son che-
val. José n’a pas cherché à prendre le Hancier, comme
s’il avait voulu lui faire grâce une première fois. On
s’élance de nouveau, le lacet part, le colonel est en-
levé de sa selle et roule dans la poussière sans pou-
voir se dégager des nœuds qui l'étreignent. On veut
applaudir, le Pauliste fait signe que cela n’est pas gé-
néreux, et le voilà relevant son adversaire.
— Pardon, colonel, je suis un maladroit, je vous
ai enlevé trop violemment; j'irai plus doucement une
aulre fois.
— J'ai été surpris, répond le colonel.
— Ça devait être; nous surprenons tout le monde,
— Eh bien, nous allons voir.
— Voyons.
Is se sont de nouveau séparés l'un de l’autre de
toute la longueur de l'arène; ils partent d'abord au
pas.
— Ah! ah! fait le Pauliste, ah! ah! par Je cou cette
fois! s'écrie-t-il ; et son cheval est parti comme une
flèche. Le colonel, pour la seconde fois, est jeté à
terre, et José est près de lui, pour qu'il ne meure pas
étranglé par le lacet.
— Ça ne va pas, dit le Pauliste, ça ne va pas, colo-
nel; je n'ai pas encore déjeuné, ma main n’est pas
très-sûre: voulez-vous une troisième épreuve ? Je me
fais fort de vous saisir par le bras droit ou la jambe
gauche, à votre volonté.
— Non, j'en ai assez, dit le colonel vaincu, déchiré
et couvert de poussière, j'en ai assez; je croirai dé
44 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
sormais à tous les prodiges qu'on raconte de vous. | — Elle vous est acquise, quoique votre lacet m'ait
— Colonel, vous n'avez rien vu; il y a là une dou- | rudement meurtri.
zaine de mes camarades auprès desquels je ne suis — Pourtant je n'ai guère serré.
qu'un enfant. | Depuis ce jour le colonel ne proposa plus de défi
— Ils viendront avec vous déjeuner chez moi. aux Paulistes, mais il alla vivre parmi eux, au sein de
— Vous ne les connaissez pas, ils sont capables | leurs solitudes, et, méprisant sa lance favorite, il de-
d'accepter; mais moi je vous demande votre amitié. | vint en peu de temps un fort habile laceur d'hommes.
IX
BRESIL
Petit et Marchaïis, — Rixe. — Sauvages. — Mort de Lahorde. — Cap de Bonne-Espérance,
Une chaude conversation s'était engagée à bord du ! vous les devinerez à coup sûr, pour peu que j'aie saisi
grand canot qui allait descendre à terre. Pas n'est quelques-uns des traits principaux qui les distin-
besoin, je crois, de vous nommer les interlocuteurs, guent.
. L]
...Marchais en a démoli quatorze ou quinze pour sa part, (Page 4.)
— Je te dis que tu viendras boire avec moi. dure rouge : les avirons, d’abord verticaux et tenus
— Je te réponds, foi de gabier, que je n'irai pas. en main, tombèrent d’aplomb sur la lame, comme un
— Mon garçon, sois sage et raisonnable, si ça se | seul battoir, y plongèrent l'extrémité de leurs larges
peut, tu y gagneras quelque chose. palettes, les bras nerveux pesèrent dessus, le flot fut
— J'y gagnerai bien davantage si je t'accompagne; | déchiré... le puissant véhicule se releva tranchant et
je te connais. horizontal, fit jaillir à l'air des myriades de perles
— Il parait que non. phosphorescentes, siffla en mesures égales comme le
— Oh ! que oui! balancier d'une pendule Breguet, et en quelques in-
— Ecoute bien : j'ai besoin de quelqu'un qui me | stants nous fûmes rendus sur le rivage. Chacun de
serve d’escorte, qui navigue Sous les mêmes amures : | nous avait un service différent; nous nous quittâmes
si tu laisses porter en arrivant à terre, et que je serre | et nous donnâmes rendez-vous au débarcadère pour
le vent, je lâche ma bordee sur tes flancs et je te coule | le soir. Deux des matelots qui venaient de nous pous-
bas. ser si rapidement me prièrent d'intercéder en leur
— Ça est dur pourtant de ne pouvoir éviter l'abor- | faveur pour qu'il leur fût permis d'aller faire une
dage avec ce T4, moi pauvre et chétive corvette de 18. | course jusqu’à la ville.
— Je suis bien aise que tu amènes... sans ça. — À quoi bon?
suffit. — Rien que pour voir.
— Quelle raclée vais-je recevoir! — Ce n'est pas nécessaire, vous feriez quelque sot-
Deux officiers et moi descendions à Bota-Fogo, nous | tise.
venions de nous asseoir sur nos tapis bleus à bor- | — Nous n'avons pas le sou.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE,
— Raison de plus.
— Raisons de moins : quand on n'a pas le sou, on
entre pas dans un cabaret; quand on n’entre pas
dans un cabaret, on ne boit pas; quand on ne boit
pas, on est sage. Vous qui vous piquez de bien des-
siner, Vous ne raisonneriez pas plus juste.
— Et toi, que dis-tu de la prose de ten camarade ?
— Je dis que oui, que c’est bien parlé, parce que
si je lui donnais tort, 1l m’aplatirait.
— Allons, soyez sages, la permission vous est ac-
cordée; mais à ce soir, au débarcadère.
— Nous y serons mouillés à cinq heures. Quel ga-
bier que cet homme! et il ne fume pas! et il ne
chique pas! quel malheur!
Si vous n’aviez pas reconnu dans cette conserva-
sation mes deux plus chers matelots, Marchais et
Petit, je suis sûr que leurs noms seraient sortis de
45
votre bouche après la lecture des lignes qui vont
suivre.
Partis avee moi de Toulon, ces deux êtres excep-
tionnels devaient revoir leur pays après tant de fati-
gues et de dangers; il faut bien me pardonner de les
Jeter parfois au milieu de mes narrations sérieuses,
auxquelles ils peuvent se lier sans nuire à la gravité
ou à l'importance des faits. Dans presque tous les
drames il y a une partie comique, et le rire va si
bien après les émotions de l'inquiétude! Pour ma
part, j'ai toujours oublié leurs sottises en faveur de
celte pieuse amilié, de ce dévouement sans bornes
dont ils n’ont jamais cessé de me donner les preuves
les plus éclatantes. Au surplus, il ne s'agit ici que
d'une bagatelle, d'un passe-temps, Marchais aimait
trop à figurer dans les scènes dramatiques pour se sou-
venir le lendemain de ce qui lui était arrivé la veille.
..… Le tatouage de leur figure est admirable, (Page 47.)
J'en avais fini de mes courses de la journée, et je
retournais à bord épuisé de fatigue. A côté du débar-
cadère, je vis mon bon matelot Petit, triste, les yeux
mouillés de larmes. la chemise déchirée, les mains et
la figure ensanglantées.
— Malheureux ! lui criai-je de loin, que t'est-il ar-
rivé?
— Il m'est arrivé des coups, selon mon habitude.
— Qui te les a donnés ?
— Eux autres.
— Marchais en était, sans doute ?
— Cette fois, non, il en a reçu encore plus que
moi, le brave!
— À quelle occasion?
— Est-ce que je le sais? on va au cabaret, on boit,
on n'a pas le sou pour payer, on sort eu disant bon-
jour ou bonsoir, selon l'heure, on se pile, on se bûche,
et voilà!
— Mais, gredins! pourquoi ne payez-vous pas les
dépenses que vous faites?
— Et avec quoi? Les Brésiliens sont des chiens, des
ladres, des pirates ; ils veulent une autre monnaie que
des coups de poing, et nous n'avions que celle-là à
leur offrir, selon notre habitude.
— Alors on vous a rossés?
— Pas mal.
— Etaient-ils nombreux?
— Une nuée, plus de vingt ou trente; et Marchais
en a démoli quatorze ou quinze pour sa part.
— Je m'en doute bien. Où est-il maintenant?
— A l'ombre, selon son habitude. Des soldats sont
venus, qui l'y ont porté; ses jambes ne lui auraient
pas rendu le même service.
— Crois-tu qu'il soit blessé ?
— Lui? non. Seulement on lui a ouvert le front,
démonté une épaule et brisé la mâchoire.
— Conduis-moi à la prison où il est détenu.
— C'est qu'ils m'empoigneraient aussi.
— Eh bien, indique-la-moi à peu près.
— Tenez, rendez-lui cette grosse dent qu'il m'a
confiée et qu'il enfermera avec ses sœurs dans sa
blague, selon son habitude.
Fort des renseignements que Petit me donna, je
me dirigeai vers un corps de garde placé sur le der-
46 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
rière du palais royal, où l'on devait avoir eu connais-
sance de la rixe, et j'interrogeai le chef du poste, fu-
rieux encore durude traitementque mes lurons avaient
fait subir à une vingtaine de ses soldats, Toutefois je
parvins à l'apaiser par de sincères témoignages de re-
gret, et le priai d'intercéder en faveur du prisonnier,
ce qu'il fit avec beaucoup de grâce. L’aubergiste in-
demnisé, j'allai chercher Marchais, qu’on me rendit,
et je le trouvai dormant profondément sur la terre
humide.
— Toujours mauvais sujet? lui dis-je d’un ton sé-
vère.
— Toujours.
— Toujours ivrogne, querelleur ?
— Toujours.
— Tu ne te corrigeras donc jamais?
— Jamais. L'homme est taillé pour boire le vin, le
vin pour être bu : chacun son état.
— Ici comme partout le vin s’achète et ne se vole
pas.
— Je n'ai volé personne, sacrebleu! je voulais
payer, j'aurais payé; mais personne dans mon gous-
set.
— Eh bien, j'ai payé pour toi, vieux.
— Ah! mon brave monsieur Arago, je ne vous con-
nais qu'un défaut à vous.
— Lequel?
— Je n'ose pas le dire.
— Bah! bah! parle.
— Vous vous fâcheriez.
— Non.
— Eh bien, c’est que... c’est que vous n'aimez ni
le vin ni l’eau-de-vie. Ça, voyez-vous, ça tache un
Eomme, ça l’avilit, ca le dégrade.
— Marchais, je te prédis que tu mourras dans quel-
que noir cachot.
— Qu'est-ce que ça me fait? autant un cachot qu'un
ventre de requin. Marchons; cette longue figure de
Brésilien qui est là avec son chapeau brassé carré
m'embête un peu trop.
— S'il comprenait le français, peut-être ne sorti-
rais-tu pas de ta prison : cet officier a intercédé pour
toi.
— Lui! il a pourtant l'air bien cafard.
Le mauvais sujet et moi nous nous acheminâmes
vers le port, où nous trouvämes Petit attendant encore
le canot. À son aspect, Marchais sentit renaître sa co-
lère ;il s’élança vers lui; mais, le voyant tout déchiré,
ils’arrêta et lui tendit la main.
— À Ja bonne heure! lui dit-il, voilà comme je te
voulais; si ta chemise eût été neuve, si {u n'avais pas
reçu de torgnoles, je t’aurais broyé sous mon poing,
Et ma dent?
— Je ne l'ai plus.
— Tu ne l'as plus, misérable?
— Je l'ai donnée à M. Arago.
— Oui, la voici.
— Allons ! avec les autres, et qu'on n’en parle plus.
Foi de galant homme, si Vial eût été avec moi, je vous
jure, monsieur Arago, que nous aurions chamberté
cette nuée de crapauds qui est venue nous assaillir.
— En attendant, pour que tu ne te fasses pas trop
écharper à terre, tu vas te rembarquer dans le grand
canot qui accoste ; Petit l’accompagnera, et Je vous re-
commanderai à qui de droit.
— Suffit, monsieur, suffit; le vin de ces chiens-là
n'est déja pas si bon. n'est-ce pas, Petit?
— Laisse donc, si nous en avions encore une bou-
teille!
— Ah! je ne dis pas.
— Je vous la promets pour demain si vous êtes
sages.
— Assez causé. -
Je n'ai parlé de cette rixe que parce que pendant
plusieurs jours il fut arrêté sourdement en certain
haut lieu qu'on attaquerait individuellement les ma-
telots de l'Uranie trouvés à terre. Aussi, afin d’être en
mesure de riposter à toute provocation, Petit, Mar-
chais, Vial, Lévèque et les autres ne se quittaient ja-
mais le bras dans leurs iusolentes promenades. Les
petits incidents amènent parfois de grandes catastro-
phes, et le bas peuple met toujours les puissants en
mauvaise humeur.
De la cité royale aux solitudes brésiliennes il n’y a
qu'un pas. Franchissons-le,
Jusqu'à présent, les souverains d'Europe occupés
de la conquête d’un pays sauvage n'ont pas songé que
legnoyen le plus sûr de le soumettre était d'y envoyer
béaucoup de monde. Les premières entreprises ont
été faites avec des ressources si faibles, qu'il n’est pas
surprenant qu'elles aient presque toujours été infruc-
tueuses. Un autre inconvénient résultait encore de
cette irréflexion. Les dégonts, les fatigues, les climats,
moissonnaient une partie des équipages; le reste,
abattu, découragé, ne combattait souvent que pour
échapper à la mort. Les hommes étaient done sacri-
fiés; le sang coulait de toutes parts, et les tristes dé-
bris d’une expédition fort coûteuse rejoignaient leur
patrie après avoir conquis quelques morceaux d’or et
une gloire inutile et passagère. Quand on songe aux
victimes qu'a dévorées l'Amérique, on frémit d’épou-
vante et l’on se demande involontairement si cette
terre si riche était hérissée de remparts et défendue
par des peuples indomptables.
Le Brésil, comme les autres parties de ce conti-
nent, à eu aussi ses persécutions, ses cruautés, ses
massacres. Des peuplades entières ont été immolées,
des nations ont disparu ; d'autres ont été forcées de
se retirer au sommet des montagnes, de se cacher
dans le fond des forêts, et de mettre entre elles et
leurs ennemis des déserts immenses, des fleuves et
des torrents. Ici le danger était réel pour les Euro-
péens. Des hommes féroces peuplaient ces contrées ;
leurs chansons étaient des hurlements et des cris de
guerre; leurs festins, des scènes hideuses de cadavres
dévorés; leurs coupes étaient les crânes encore san-
glants de leurs ennemis vaincus. Parmi ces peuplades
si terribles, celle des Tupinambas se faisait distin-
guer par son courage et sa cruauté, et lorsque Pé-
dralvez aborda au Brésil, il la trouva maîtresse de
presque toute la côte. Le nom de ce peuple dérivait
du mot Toupan, qui veut dire tonnerre, ce qui sem-
blait indiquer sa force et sa puissance.
Les Tupinambas, comme presquetous les sauvages,
se peignaient le corps de diverses couleurs et se ta-
touaient avec des incisions. C'était à ces dessins qu'on
reconnaissait les chefs et les demi-chefs des tribus.
Ils ne vivaient que de la chasse et de la pêche, et
s'enivraient à l’aide d’une liqueur appelée kakouin,
faite de la manière la plus dégoûtante, si nous en
croyons M. de la Condamine. Leur religion consistait
en bien peu de chose : ils reconnaissaient deux êtres
supérieurs, qu'ils invoquaient pour eux-mêmes et
contre leurs ennemis. À la naissance d'un fils, le père
lui donnait les lecons de cruauté et chantait des
hymnes en l'honneur des guerriers qui s'étaient le
plus distingués dans les combats. Ensuite il lui disait :
« Vois cet are, vois cette massue; c'est avec cesarmes
que tu dois attaquer tes adversaires; c'est ton cou-
rage qui nous jera manger leurs membres déchirés
VOYAGE AUTOUR DU
lorsque nous ne pourrons plus combattre. Sois mangé
si tu ne peux vaincre; je ne veux pas que mon fils
soit un lâche. » Après cette exhortation, qui devenait
la lecon quotidienne, on donnait à l'enfant le nom
d’une arme, d’un animal ou d’une plante, et dès l'âge
le plus tendre il suivait son père au combat, et rece-
vait bien mieux là des leçons de cruauté.
Les cérémonies funèbres se faisaient avec une pompe
merveilleuse, et les femmes, ordinairement si cruelles
chez ces peuples anthropophages, donnaient alors
des marques de la plus vive douleur : elles s’arra-
chaïent les cheveux, se meurtrissaient le sein, se mu-
tilaient les membres, et de tous côtés retentissaient
des hurlements frénétiques. « Le voilà mort, s’é-
criaient-elles, celui qui nous faisait manger tant
d’ennemis, le voilà mort! » Et le cadavre, inondé de
larmes et pressé dans leurs bras, était déposé dans
une fosse, où l’on apportait des offrandes, des fruits,
du poisson, du gibier, de la farine de manioc et les
armes de quelques chefs vaincus.
Dès qu'une tribu avait reçu une injure, les vieil-
lards convoquaient les guerriers, les excitaient à la
vengeance, et leur rappelaient dans de longues ha-
rangues les hauts faits de leurs ancètres. La première
rencontre était vraiment terrible. De loin ils com-
mençaient à se menacer par gestes et en brandissant
leurs armes. Ils échangeaient les injures les plus san-
glantes, et lorsque la rage était portée à son comble,
ils se précipitaient les uns sur les autres, se frap-
paient à grands coups de massue, s’altachaient avec
les dents aux membres de leurs ennemis. Souvent un
guerrier abattu se trainait expirant sur le cadavre
d'un adversaire, le mordait avec voracité, et sem-
blait mourir avec joie dès que sa vengeance était sa-
tisfaite.
Dans toutes les rencontres on tächait de faire un
grand nombre de prisonniers, qui étaient conduits au
milieu des peuplades, et qui attestaient la gloire des
vainqueurs. Là, par un raffinement de cruauté qu'on
a de la peine à concevoir, ils étaient nourris avec
soin, avaient la faculté de se choisir une épouse, et
finissaient cependant par être massacrés pour servir
à d’horribles festins. Leurs cränes étaient suspendus
dans la demeure de celui qui les avait faits prison-
niers, et c’étaient ces archives sanglantes qui disaient
aux fils les exploits et la gloire des pères.
Leurs armes étaient des massues et des ares longs
de cinq à six pieds, et leurs instruments de musique,
des espèces de flûtes faites avec les os des jambes ou
des bras de leurs ennemis. Outre les peintures dont
les chefs s’ornaient pour se faire reconnaitre, tous
les Tupinambas se percaient la lèvre inférieure et y
introduisaient un morceau de bois façonné avec soin.
Les femmes n’éfaient pas.soumises à cet usage ridi-
cule, et avant leur toilette, c’est-à-dire avant de s'être
barbouillé le corps avec des masties de diverses cou-
leurs, elles avaient assez de grâces pour captiver les
étrangers et justifier la tendresse de leurs maris.
Les Mundrucus, qui donnent leur nom à une pro-
vince, sont les naturels du Brésil les plus redoutés.
Les autres tribus les appellent Païkicé, c'est-à-dire
coupe-tête, parce que ces indigènes sont dans l'usage
barbare de décapiter tous les ennemis qui tombent
en leur pouvoir, et d'embaumer ces têtes de manière
qu’elles se conservent pendant de longues années
comme si on venait depuis peu d'inslants de les sé-
parer du tronc. Ils décorent leurs cabanes de ces hor-
ribles trophées, et celui qui en possède jusqu'à dix
peut être élu chef de tribu.
La cruauté de ces sauvages, qui vivent encore dans
MONDE. 47
les forêts, est telle, qu'ils ne pardonnent ni au sexe ni
à l'âge. Ils ont obligé une foule d’autres peuplades
errantes à se mettre sous la protection des établisse-
ments portugais, qui ne les garantissent pas toujours
des attaques de leurs adversaires. Le tatouage de leur
figure est admirable.
Les Araras forment une tribu assez nombreuse,
presque aussi redoutable que les Mundrucus, mais
moins guerrière. Ils ont une arme appelée.esgarara-
tana, qui est une espèce de sarbacane faite de deux
morceaux de bois creux collés avec de la cire, et forte-
ment liés au moyen d'un fil tiré de l'écorce du bana-
nier. Elle a quelquefois cinq pieds de longueur, et
son embouchure, qui est parfaitement ronde, n’a que
dix à douze lignes de diamètre. On souffle avec ce
tube des flèches empoisonnées, longues de plusieurs
pouces et ayant à une des extrémités, en guise d’ailes,
une petite boule de coton qui entre avec quelque
effort. Quand les indigènes veulent atteindre un ani-
mal quelconque, ils trempent la pointe de la flèche
dans une liqueur épaisse, composée de diverses plantes
vénéneuses. On assure qu'une mort prompte suit la
piqûre de ce dard, et que les Araras sont les seuls
indigènes du Brésil qui empoisonnent ainsi leurs
armes.
Les Jummas, les Mauhés, les Pammas, les Parin-
Hntins et un grand nombre d’autres peuplades par-
courent encore les vastes contrées du Brésil, et se li-
vrent entre eux des combats meurtriers.
Mais de Loutes ces peuplades sauvages la plus cu-
rieuse à étudier est, sans contredit, celle des Bouti-
coudos, guerrière, audacieuse, indépendante, anthre-
pophage, et vivant libre jusqu'aux portes de la
capitale, où par mépris elle refuse d'entrer. De l'air,
des dangers et de l’espace, voilà ce que demande, ce
que veut, ce que trouve le Bouticoudo.
Les jeux bouticoudos sont des exercices d'adresse.
J'ai vu, par un temps de calme, un de ces hommes
extraordinaires tracer à terre une circonférence de
six pieds de diamètre, se placer au centre, lancer ver-
ticalement et à perte de vue une de ses flèches et la
faire presque toujours retomber dans le cercle.
Le Bouticoudo est complétement nu. Sa couleur est
ocre rouge, ses cheveux sont longs et plats. Comme
le Tupinamba, il fait descendre sur ses épaules le
cartilage de ses oreilles, il fixe à sa lèvre inférieure,
percée, un morceau de bois dur sur lequel il découpe
ses mets et qui descend souvent jusqu’au menton.
Le Bouticoudo est, sans contredit, le sauvage le
plus brave, le plus intelligent, le plus adroit du monde.
Ni le Malais avec son crish empoisonné, ni le Guébéen
sur ses caraccores, ni le Zélandais avec son casse-tête
en pierre, ni le Carolin avec son bâton si admirable-
ment ciselé, ni même l’Ombayen anthropophage, chez
lequel ma vie a couru de si grands dangers, ne peu-
vent se comparer au Bouticoudo muni de son are, de
ses flèches et de son petit sac de pierres.
U y alà des forêts profondes, éternelles, des dé-
serts et des plaines immenses, des montagnes escar-
pées. Ces montagnes, ces forêts, ces déserts, sont la
demeure du Bouticoudo, qui y trouve des vivres en
abondance et un gite où il est à l'abri de tous dan-
gers. Passe-t-il à cent pas de lui un de ces quadru-
pèdes petits et voraces qui se cachent dans les soli-
tudes brésiliennes, l'animal surpris est bientôt la
victime du Bouticoudo:; car son arc à deux cordes a
été tendu, et la pierre rapide a frappé droit et fort au
but marqué. Un jaguar s’élance-t-il en terribles bonds
sur une proie facile, malheur à lui si le Bouticoudo
a entendu son lugubre rauquement ! car la flèche
48 VOYAGE AUTOUR DU
dentelée va siffler, et après elle, une seconde, puis
une troisième, et toutes les trois pénétreront dans les
flancs du jaguar.
L'arc du Bouticoudo est haut de sept à huit pieds,
et ses flèches en ont quelquefois huit ou neuf, Elles
sont légères, non penntes, armées d’une pointe d’os
ou de bois durci au feu. L’arc à deux cordes est en
bambou comme le premier. A six pouces à peu près
du nœud qui fixe la corde au bois, et de chaque côté,
un autre morceau de bois de la grosseur du petit doigt
sépare ces deux cordes. Au centre est un réseau à
mailles serrées où la pierre est assujettie par l'index
et le pouce du tireur. Vous comprenez dès lors com-
bien il faut d'adresse à celui-ci pour éviter le bois
quand la pierre est lancée, car le réseau et le bambou
se trouvent absolument dans le même plan.
Dans une de mes visites à une caravane de Bouti-
A EONTEMIFR
MONDE.
coudos à Praïa-Grande, j'ai prié le chef de ces hommes
intrépides de me donner la mesure de cette adresse
merveilleuse dont les voyageurs disent tant de pro-
diges ; et à cent pas, ni plus ni moins de distance,
sur douze pierres lancées avec la rapidité d’un dard,
il atteignit dix fois mon chapeau, qu'il mit en pièces,
et les deux autres éelatèrent en route. Un chat aux
aguets sur les débris conduisant à Notre-Dame de
ïon-Voyage, fut tué par la treizième pierre, et le Bou-
ticoudo, à qui je m'empressai d'offrir mes félicita-
tions, me tourna les talons en haussant les épaules,
sans vouloir rien accepter de ce que je lui présentais
en témoignage de reconnaissance.
L'affection des Bouticoudos est chose vraiment
merveilleuse; vous allez en juger : M. Lansdorff,
chargé d’affaires de la Russie, désirant joindre à sa
riche et immense collection de curiosités brésilicnnes
Un campement de Bouticoudos, (Page 47.)
le crâne d’un individu de cette nation, en fit deman-
der un au chef dont je vous ai déjà parlé, et lui offrit
quelques armes en échange. Celui-ci, plus galant et
plus courtois qu'on n'aurait dû le supposer d’un sau-
vage, lui envoya son propre fils, en Lui disant : ( Voilà
un crâne, arrangez-le comme vous voudrez. »
L'enfant reçut chez M. Lansdorff tous les soins
qu'on doit au malheur. Le pauvre garçon, âgé de
neuf à dix ans, s'attendait tous les jours à être déca-
pité, et ne comprenait pas pourquoi on le traitait
avec tant d'humanité.
J'emmenai ce jeune sauvage avec moi dans bien
des courses, et les preuves qu'il me donna de son
£ourage, de son adresse et de son agilité, ne peuvent
se décrire en aucune langue. Il est des choses qu'on
aurait bien mauvaise grâce à raconter : 1l n’y a que
les gens qui ont vu des miracles qui puissent y
croire.
On trouve aussi au sud-ouest du Brésil une peu-
plade d’Albinos, pauvres, faibles, souffreteux, n'y
voyant bien que la nuit ou après le coucher du soleil.
Ils sont blancs de la peau, des cils, des sourcils, des
cheveux; ils ont les yeux et les ongles roses, et se
montrent inaccessibles à toute idée de civilisation et
de progrès. Le même sol nourrit aussi des chevaux
blancs, que Francesco d'Azara appelle Mélados, et
qui sont sans élégance et sans vigueur. J'ai vu, dans
une de mes courses aventureuses, une femme moitié
blanche, moitié noire, mais à taches irrégulières.
Elle était d’une humeur joyeuse; elle aimait beaucoup
à parler de la bizarrerie de son organisation, et,
chose étrange, elle avait deux enfants dont l’un était
albinos et l’autre d’un noir d’ébène. Elle ne cachait
à personne sa prédilection pour ce dernier, et comme
je lui en demandais la cause, elle me répondit que
c'était parce qu'elle le tenait de son premier mari.
Le culte des vieux souvenirs n’est point mort au Bré-
sil, même chez les peuplades sauvages de cet immense
empire. Nous sommes plus oublieux et plus ingrats
en Europe.
Les Albinos touchent aux Bouticoudos. Philosophes,
expliquez ces contrastes !
Paris, — Typographie Georges Chamerot, rue des Saints-Pêres, 19,
VOYAGE
Dès que nos observations astronomiques furent ter-
ne nous mimes à la voile par une brise cara-
binée de l’ouest, qui nous poussa vite hors du goulet.
Bientôt les vastes forêts s’effacèrent dans un lointain
violâtre ; le géant couché disparut sous les flots comme
un hardi plongeur, et nous nous retrouvâämes de
nouveau face à face avec les vents, le ciel et les
eaux. La curiosité sémousse comme tous les goûts,
comme toutes les passions ; il faut en user so-
brement, et, pour ma part, je ne suis pas trop fâäché
de dire adieu à la terre féconde d’Alvarès Cabral,
si mollement interrogée par les Portugais d’aujour-
d'hui.
Les stériles conquêtes des peuples sont une flétris-
sure plutôt qu'une gloire.
La brise est fraiche. Encore une anecdote sur le
Brésil, encore un dernier regard sur les hommes qui
le sillonnent.
\
\
\
PP
LA
==,
AUTOUR DU
MONDE. 49
Une remarque fort curieuse, et qui a frappé tous
les explorateurs de cet immense royaume, dont la
moitié n’est pas encore connue, c'est la diversité de
mœurs des peuples sauvages qui le parcourent. Tous,
excepté les Albinos, sont cruels, féroces, anthropo-
phages ; presque tous vivent en nomades, sans lois,
sans religion, ou se faisant des dieux selon leurs
caprices ; tous obéissent à leur appétit sans cesse re-
naissant de rapine et de destruction, et cependant il
y a parmi ces peuplades des nuances fort tranchées
qui les distinguent et qui sembleraient laisser entre-
voir dans l'avenir, pour quelques-unes du moins, la
possibilité de les faire jouir des bienfaits de la civili-
sation, toujours si paresseuse dans ses conquêtes
morales.
Les Bouticoudos, par exemple, se distinguent de
tous leurs ennemis (car ici tous les peuples vivent
en ennemis) par l'absence totale de ces sentiments si
...L'un était albinos, l’autre d’un noir d’ébène. (Page 48.)
doux d'amitié et de famille, si puissants, si saints,
mème chez les nations les plus sauvages de laterre.
Parmi eux, point de tendresse fraternelle, point
d'amour maternel ou filial. On naît, on vit ; on allonge
les oreilles à l'enfant, on troue sa lèvre inférieure
pour y fixer un gros morceau de bois qui lui sert de
table lors de ses repas ; on l'arme d’un arc à flèches
ou à pierres, on lui montre le désert ou les forêts, et
on lui dit: « Là est ta pâture, va, cherche, et fais la
guerre à tout être vivant qui voudra te résister. » S'il
meurt, point de larmes, point de funérailles ; la peu-
plade a un sujet de moins, c’est tout.
Chez les Tupinambas, au contraire, plus féroces,
s'il se peut, que les Bouticoudos et les Païkicé, on a
trouvé des sentiments d'amour si vrais, si violents, si
énergiquement exprimés, qu'on peut les appeler
héroïques, alors même qu'ils ont pour résultat les
plus horribles vengeances.
Une guerre sanglante avait éclaté entre les Païkicé
et les Tupinambas; déjà, dans un de ces combats où
les dents et les ongles de ces bêtes féroces jouent un
Liv. 7.
rôle aussi actif que les flèches et lesmassues, plusieurs
des chefs les plus intrépides avaient perdu la vie, et
les deux féroces peuplades ne se lassaient pas. A la
dernière mêlée quiavait eu lieu, une femme avait vu
son mari massacré par les ennemis vainqueurs, et
les lambeaux desa chair jetés çà et là dans la plaine.
Aussitôt elle médite une vengeance éclatante et la
communique la nuit à ses camarades, qui l’approu-
vent et l’encouragent.
— Percez-moi le des, les cuisses, la poitrine, leur
dit-elle, crevez-moi un œil, coupez-moi deux doigts de
la main gauche, et laissez-moi faire, mon mari sera
vengé. On obéit à ses volontés, on mutile la malheu-
reuse, qui ne pousse pas un cri, qui n’exhale pas une
plainte.
— Adieu, leur cria-t-elle quand tout fut fini. Si
vous pouvez aitaquer dans quinze soleils, à telle
heure, je vous réponds que vous aurezmoins d'ennemis
à combattre que par le passé.
Elle s'élance, elle s'éloigne, et se dirige couverte
de sang vers les Paikicé, campés à peu de distance,
1
20
attendant la lutte du lendemain. Dès qu’elle aperçoit
leurs feux, elle se précipite à grands cris, les tient
en h..'eine d'une alerte, et tombe aux pieds du chef
en poussant des gémissements de douleur.
On s’empresse, on l'entoure, on l'interroge, et
l'astucieuse Tupinamba leur dit alors d'une voix entre-
coupée que les chefs de sa tribu ont voulu la tuer
parce qu’elle faisait des vœux pour le succès des
armes des Païkicé; qu'après avoir courageusement
résisté à leurs menaces, elle s’est vue attachée à un
poteau, qu'on a commencé à lui faire subir les tour-
ments réservés aux prisonniers ennemis ; puis que,
dans l'attente de leur joie du lendemain, ils se sont
endormis, et que, profitant de leur sommeil, elle
s’est échappée et est venue chercher unasile chez ceux
pour qui étaient ses vœux les plus ardents.
A l'aspect des blessures de celte femme, dont quel-
ques-unes sont très-profondes, les Païkicé ne doutent
pas de la vérité du récit qui leur est fait, et donnent
les soins les plus empressés à celle qui a tant souffert
pour eux. Bientôt elle partage les travaux de tous.
C'estelle qui, prévoyante, veille autour du camp avec
le plus d'activité ; c’est elle qui s’est chargée de jeter
le premier cri d’ alarme. Un chef en fait son épouse,
et celle-ci semble s'attacher à lui par les liens de
l'amour et de la reconnaissance. Mais une nuit, le
camp est dans l'agitation, les principaux chefs se ré-
veillentsousles atteintes des douleurs les plus aiguës ;
ils s’agitent, se roulent, se tordent ; ils sont dans des
convulsions horribles ; et lorsque, bien sûre de l’effi-
cacité du poison qu'elle a distribué, la jeune Tupi-
namba peut compter ses victimes, elle boudit, s'é-
loigne, pousse un grand cri répété par les échos de
la forêt voisine, et les Paikicé, surpris dans leur
agonie, sont achevés par les Tupinambas, prévenus
de l'heure et du jour du massacre.
Espérons, pour le bonheur de l'humanité, que ces
races cruelles se détruiront bientôt les unes par les
autres, et que, comme l’hyène et le tigre, elles dis-
paraitront un jour de la terre.
Au lieu de mettre directement Ie cap sur Table-Bay,
pointe méridionale d'Afrique, nous allâmes chercher
par une plus haute latitude les vents variables, et
nous laissämes à notre gauche le Rocher-Sacré, l’île
de lave et de grands souvenirs, la vallée silencieuse
où s’est éteinte la plus belle étoile qui ait jamais brillé
au firmament. — Salut à Sainte-Hélène ! Salut aux
trois saules qui pleurent sur le mort immortel cade-
nassé dans sa bière de fer !
Nos pensées devinrent tristes et sombres : nous
reportions nos regards vers ce passé glorieux si pro-
fondémentgravé sur tant de gigantesques monuments,
lorsqu'un bien douloureux spectacle vint encore nous
frapper dans nos affections.
Le récit de nos malheurs en est le baume le plus
efficace, et il y a toujours des consolations dans les
larmes.
De touslesofficiers dela corvette, Théodore Laborde
était sans contredit le plus aimé et le plus heureux ;
il comptait embrasser bientôt sa famille, qui l’atten-
dait impatiente à l'ile Maurice. Jeune, expérimenté,
intrépide, il avait joué un beau rôle au glorieux
combat d'Ouessant et à celui de la baïe de Tamatave,
où la marine française soutint dignement l'honneur
de son pavillon.
Laborde commandait le quart. La barre s'engagea ;
il ordonna une manœuvre ; en se baissant vers le faux-
pont, un vaisseau se rompit dans sa poitrine. Le len-
demain, après notre déjeuner, il vomit du sang en
abondance; il se leva etnous dit d’une voix solen-
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE
nelle : — À huit jours d'ici, mes amis, je vous convie
à mes funérailles,
L'infortuné avait lu dans les décrets de Dieu,
— Oh ! cela est bien horrible, nous dit-il après les
premiers symptômes ; oh! cela est bien horrible de
mourir, alors qu'il y a devant soi une carrière de périls
et de gloire ! * Et puis, ajoutait-il en nous tendant une
main frémissante, on a des amis qu'on regrette, une
famille qu’on pleure, et la mort vient vous saisir!
N'est-ce pas, n'est-ce pas que vous parlerez de moi
quelque temps encore ? Promettez-le-moi, mes bons
camarades, la tendresse est consolatrice, et V ai besoin
de consolation, moi! Mon pauvre père, qui m'attend
là, là tout près, dites-lui combien Jel'aimais. Merci,
docteur, merci... demain... demain... rien ne me ré-
veillera.… Si je me retourne, je meurs à l'instant. et
tenez, je souffre trop, je veux enfinir.. adieu, adieu,
mes amis !.….
Il se retourna et vécut encore un quart d'heure,
pendant lequel il nous appela tous près de lui. — Le
soleil levant frappa d’un vif rayon le sabord qui s’ou-
vrait près de la tête de Laborde.
— C'est le coup de canon, dit-il en fermant ses
rideaux.
Le lendemain, les vergues du navire étaient en
pantenne, une planche humide débordait le bastin-
gage, le silence de la douleur régnait sur le pont ;
l'abbé de Quélen fit tomber une courte prière sur la
toile à voile qui enveloppait un cadavre, et le navire
se trouva délesté d’un homme de bien et d’un homme
de cœur.
Après une quarantaine de jours d’une navigation
monotone, sans calmes ni {empètes, la houle devint
creuse et lente ; de monstrueuses baleines lançaient à
l'air leurs jets rapides, et les observations astrono-
miques, d'accord avec celles des malelots, qui n’étu-
dient la marche des navires que sur les flots, nous
placèrent en vue du cap de Bonne-Espérance. Là-bas
l'Amérique, ici l'Afrique, et tout cela sans transition !
C'est ainsique j'aime les voyages.
Voici la terre, vers laquelle la houle nous a poussés
pendant lanuit. Quel contraste, grand Dieu ! Au Brésil,
des eaux riantes et poissonneuses ; ici des flots plom-
bés et mornes ; en Amérique, des forêts immenses,
éternelles, toujours de la verdure : en Afrique, des
masses énormes de rochers creusés et déchirés par
une lame sans cesse turbulente, et point de verdure à
ces rocs, point de végétation au loin ; c'est un chaos
immense de débris et de laves qui se dessinent à
l'œil en fantômes menaçants ; au Brésil, partout la
vie; au Cap de Bonne-Espérance, partout la mort.
A la bonne heure, voilà comme j'aime les voyages !
Oh! que le Camoëns a poétiquement placé son
terrible épisode d’Adamastor sur un de ces mornes
muets, au pied desquels gisent tant de cadavres de
navires pulvérisés ! Que de cris ils ont étouffés, que
d’agonies ils ont vues depuis que Vasco de Gama a
baptisé cette pointe d'Afrique le cap des Tempètes !
Une heure après le lever du soleil, la brise souffla
fraiche et soutenue. Nous cinglâmes vers Table-Bay.
et nous laissämes tomber l’ancre au milieu de la rade
sur un fond de roches et de coquillages brisés. Mes
crayons el mes pinceaux n'avaient pas étè oisifs, et
mes cartons et mes souvenirs s'étaient déjà enrichis
de motifs de paysages mâles et gigantesques.
À mesure que j'avance dans ces graves et périlleu-
ses excursions, J éprouve le besoin de me recueillir,
je me tiens en garde contre cette ardente imagination
dont le ciel m'a doté si funestement, et je lui fais une
guerre de tous les instants pour la courber sous le
VOYAGE
joug de la froide raison. Le poëte est inhabile aux
courses scientifiques ; en fait de voyages, rien n'est
pauvre comme la richesse, et l'écrivain doit s’effacer
des tableaux qu’il a mission de dérouler aux yeux. Si
le portrait moral du voyageur était en tête du livre
qu'il publie, il deviendrait alors aisé de discerner la
vérité du mensonge, et l'histoire des pays et des
peuples serait plus prècise et plus tranchée. Moi, je
demande grâce pour mon style, mais Je n'en veux
point pour l'exactitude des faits: j'écris avec mes
yeux d’autrefoiset non avecmonimagination présente.
Je veux qu'on me croie et non pas qu'on me loue.
Mais l'enthousiasme est quelquefois permis à l’ob-
servateur ; il est telle scène si grande, si drama-
tique, que le cœur et la raison se mettent d'accord
pour sentir et pendre ; si la vérité semble sortir de
la règle commune, c'est que le lecteur ne la voit pas,
lui, du point où le narrateur est placé.
Nous voiciau centre de larade du Cap, et je vous défie
de rester froid en face de ce grave et sauvage panorama
qui se déploie à l'œil effrayé. Là, à droite, des masses
gigantesques de laves noires, nues, découpées d’une
manière si bizarre, qu'on dirait que la nature morte
de cette partie de l'Afrique s’est efforcée de prendre
les formes de la nature vivante qui bondit dans ces
déserts. C'est la Croupe-du-Lion, sur laquelle flotte
le pavillon dominateur de la Grande-Bretagne ; puis
le sol, s’abaissant petit à pelit, se redresse tout à
coup et forme ce plateau large, uni, régulier, qu'on a
si bien nommé la Table, du haut de laquelle les vents
se précipitent avec rage vers l'Océan, qu'ils soulèvent
et refoulent, lui enlevant comme des flocons d’écume
les imprudents navires qui lui avaient confié leur
fortune. « La nappe est mise, » disent les marins
sitôt que des nuages arrondis, partant de la Tète-du-
Diable, opposée à la Croupe-du-Lion, se heurtent, se
brisent, se séparent, se rejoignent sur le sommet du
plateau. « La nappe est mise ! coupe les càbles et au
large !.. » Efforts inutiles ! il faut des victimes à l’ou-
ragan, etlorsque, sur dix navires à l'ancre, un seul
peut se sauver, c'est que le ciel a été généreux, c’est
que la tempête a voulu qu'une voix portât au loin des
nouvelles du désastre. ,
La Tète-du-Diable est séparée du plateau principal
par une embrasure haute et étroite d’où s'élancent les
rafales meurtrières, heurtées par les pitons plus rap-
prochés qu'elles ont déchirés dans leur course.
Jugez des phénomènes météréologiques dont cette
rade de malheur est le théâtre! J'ai vu deux navires,
l’un entrant, l’autre sortant, presque vergue contre
vergue, courir tous les deux vent arrière ! ! — Quel
choc ! quel désordre ! quel fracas au moment où ces
deux vents impétueux viennent à se heurter, à se
combattre, à se disputer l’espace ! À gauche de la
Tète-du-Diable, le terrain se nivelle, se plonge dans
les solitudes africaines, décrit une vaste courbe vers
la rivière des Éléphants, et, à neuf lieues de là, se
rapproche de la côte etse redresse encore pour la dé-
fendre contre les envahissements de l'Atlantique.
A égale distance à peu près de la Croupe-du-Lion et
de la Tête-du Diable, au pied même de la montagne
de la Table, est bâtie la ville du Cap, fraiche, blanche,
riante comme une cité qu'on achève et qu'on veut
rendre coquette. Ce sont des terrasses devant les
maisons, et des arbres au pied de ces terrasses dont
les dames font leur promenade de chaque jour ; ce
sont des rues larges et tirées au cordeau, propres,
aërées ; c’est partout un parfum de la Hollande, par
4 Voir les notes,
AUTOUR DU MONDE. 51
qui fut bâtie cette colonie jadis si florissante, et qui
a changé de maitre par le droit de la guerre.
Sur la gauche de la ville eten face du débarcadère
et d’une magnifique caserne, est un vaste et triste
champ de Mars, dont les pins inclinés presque jus-
qu'au sol attestent le fréquent passage de l’ouragan.
Cela est douloureux à voir.
Plusieurs forts, tous bien situés, défendent la ville,
mieux protégée encore par la difficulté des atterris-
sages. En temps de paix, la garnison est de quatre
mille hommes ; en temps de guerre, elle est propor-
tionuée aux craintes qu'on éprouve. Mais ce n'est pas
de l'Europe que partira le coup de canon qui arrachera
la colonie aux Anglais : c’est de l’intérieur desterres,
c'est du pays guerrier des Cafres et des autres peu-
plades intrépides qui ceignent comme d'un vaste
réseau la ville et les propriétés des planteurs, sans
cesse envahies et saccagées. Il y a là dans l’avenir un
Jour de terreur et de deuil pour l'Angleterre.
Je ne suis point de ceux qui, en arrivant dans un
pays curieux à étudier, se hâtent de demander ce qu'il
y a de remarquable à voir et s’y précipitent avec
ardeur. Ce que j'aime surtout dans ces courses loin-
taines, c'est ce que les espritssuperficiels dédaignent,
ce que le petit nombre choisit de préférence pour le
lieu de ses méditations : ce n’est pas l’Europe que je
viens chercher au sud de l'Afrique.
Une montagne aride et sauvage est là sur ma tête ;
elle aur ma première visite. Qui sait si demain l’ou-
ragan qu'ellevomira ne nous forcera point à une fuite
précipitée? Escaladons la Table avant que la rafale ait
mis la nappe.
Les chemins qui, par une pente insensible, condui-
sent à travers champs jusqu'au roc, sont coupés de
petites rigoles où une eau limpide coule avec assez
d'abondance ; mais ici toute végétation s’efface et
meurt; la montagne est rapide dès sa base, et l’étroit
sentier quigarde, presque imperceptible, la trace des
explorateurs, se perd bientôt au milieu d’un chaos de
roches osseuses qui disent les dangers à courir. Je
comprends toute indécision avant la lutte; mais une
fois en présence du péril, rien ne me ferait faire volte-
face. J'avais un excellent fusil à deux coups, deux
pistolets, un sabre, plus une gibecière, un calepin et
mes crayons. C'était assez pour ma défense : qui sait
si les tigres et les Cafres ne reculeraient pas en prè-
sence des ma“vais croquis d’un artiste d'occasion ?
mais, à tout hasard, je m'adresserai d’abord à mon
briquet et à mes autres armes : ce sont, je crois, de
plus sûrs auxiliaires.
La route devenait ardue au milieu de ces réflexions
que Je faisais souvent à haute voix, et un soleil brülant
épuisait mes forces sans lasser mon courage.
J'escaladais toujours le rapide plateau, et je faisais
de fréquentes haltes derrière quelques roches, car
peu m’importait d'arriver tard au sommet pourvu que
J'y pusse arriver. La chaleur était accablante, lether-
momètre de Réaumur, au nord, à l'ombre et sans ré-
fraction, marquait trente degrés sept dixièmes ; et,
dans mon imprévoyance, Je n'avais emporté qu’une
gourde pleine d’eau, que J'avais déjà vidée, sans que
le murmure d'un ruisseau me donnät l'espoir de la
remplir de nouveau. Mais je n'étais pas homme à
m'arrèter devant un seul obstacle, et Je grimpais
haletantet épuisé.
A peu près aux deux tiers de la route, dans un
moment d'inaction et de repos, un éboulement se fit
entendre près de moi. J'écoutai inquiet; un second
éboulement suivit de prèsle premier, puis un troisième
à égale distance. Point de souffle dans l'air, la nature
52
avait le calme de la mort, et Je dus comprendre que,
tigre ou nègre marron, il y avait à ma portée un
ennemi à combattre. J'armai mon fusil, dans lequel
J'avais glissé deux balles, et je me tins prudemment
dans l'espèce de gite que je m'étais donné; mais,
presque honteux de ma prudence, je tournai douce-
ment le rocher protecteur, et j’avançai la tête pour
voir de quel côté venaitle danger.
— Au large! me cria une voix qu’on cherchait à
rendre sonore; au large, ou vous êtes mort !...
Un homme, en effet, m'avait mis en joue, mais un
de ces hommes qu'on juge, au premier coup d'œil,
ne pas être fort redoutables, un de ces ennemis qui
ne demandent pas mieux que de vous tendre la
main.
— Au large, vous-même ! lui répliquai-je en lui
présentant un de mes pistolets ; que me voulez-vous ?
— Rien.
— Je m'en étais douté,
Et nous fimes tranquillement quelques pas pour
nous rapprocher.
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
I avait un singulier costume de voyage, ma foi!
Un tout petit chapeau de feutre fin et coquettement
brossé se posait légèrement sur une de ses oreilles ;
son cou laissait tomber avec grâce une cravate de soie
nouée à la Colin. Un habit bleu de Staub ou de Laffite,
tout neuf et tout pointu, selon la mode du temps ; un
gilet chamoiïs, des gants jaunes et propres, un pantalon
de poil de chèvre, de fins escarpins de Sakoski et des
bas de soie, complétaient sa mise. On eût dit un
fashionable de Tortoni de retour d’une promenade au
bois dans son léger tilburv, et je riais de son élégance
en même temps qu'il riait, lui, de l'étrangeté de mes .
vêtements autrement faconnés. De gros souliers, des
chaussettes, un large pantalon de toile, une chemise
bleue, une veste, point de bretelles, point de cravate
ni de gants, un immense chapeau de paille et mes
armes, voilà l'homme en présence duquel se trouvait
mon rude antagoniste. Ajoutez à cela que sa voix était
faible et sa figure délicate et rosée ; moi j'ai l’organe
assez dur et le teint au niveau de mon organe.
Après ces premières investigations muettes, notre
...Une planche humide débordait le bastingage. (Page 50.)
conversation continua, et jerepris ic premier la | pour un pareil voyage avec une chaussure de bal, lui
parole.
Savez-vous que vous m'avez fait presque peur?
Savez-vous que vous n'avez fait peur tout à
fait ?
— Etes-vous rassuré maintenant ?
Mais oui; et vous ? &
Moi? pas encore ; vous êtes effrayant ?
Et je partis d'un grand éclat de rire.
— Où allez-vous donc si joliment vêtu ? lui dis-je
après m'être assis presque à ses pieds.
— Jci, monsieur, on ne peut aller qu'en haut ou en
bas ; je vais en haut.
— Et moi aussi, en route!
Je pris son bras, et nous nous aidämes dans notre
laborieuse excursion.
Le brick qui l'avait conduit au Cap venait de
mouiller en pleine rade le matin. Il était commandé
par le capitaine Husard et allait faire voile sous peu
de jours pour Calcutta. Là se bornèrent d'abord les
confidences de mon compagnon de voyage, qui entre-
coupait son récit par de profonds soupirs et des cris
de douleurs que lui arrachaient les pointes aiguës des
rochers.
— Eh! monsieur, l’on ne se met pas en marche
disais-je à chacune de ses lamentations; vous deviez
vous douter que la montagne de la Table n'avait ni
tapis moelleux ni dalles polies ; vous allez sans doute
à Calcutta pour vous faire traiter de la folie?
J'y vais comme naturaliste, me répondit-il, et j'y
suis envoyé par le roi.
Cependant nous avançions toujours, et les diffi-
cultés devenaient plus grandes ; mon compagnon de
voyage me demandait souvent grâce, et d'une voix
souffreteuse me suppliait de ne pas abandonner.
— Allons! courage ! lui criais-je quand je l'avais
devancé; courage, courage! nous arrivons |
— Voilà deux heures que vous m'en dites autant.
— Courage ! m'y voici !
Quelques instants après, nous fûmes deux sur le
plateau ; le premier, essoufflé, brisé, mais debout ;
le second étendu sur le pic et à demi mort.
tien au monde n’est imposant comme le tableau
sur lequel on plane alors. Tout ce que la nature a de
grave, de majestueux, de poétique, de terrible, est
là, sous vos preds, à vos côtés, autour de vous; la
mer et ses navires, une ville et ses brillants édifices,
des montagnes rudes et sauvages et des déserts im-
menses où l'œil plonge dans un lointain sans bornes.
VOYAGE AUTOUR
Nous nous placämes debout sur la pierre la plus éle-
vée du plateau, appelée tombeau chinois, et, fiers de
notre conquête, nous retrouvämes en nous asseyant
une gaieté qui nous avait souvent fait défaut dans la
lutte.
— Je ne sais pourquoi, monsieur, me dit mon
nouvel ami, vous ne m'avez pas encore dit votre
nom.
— Pourquoine m'avez-vous pas dit le vôtre?
— J'attendais votre confidence, et pourtant je crois
n en avoir pas besoin.
— Comment cela?
— Il me semble que je vous ai vu, que je vous con-
nais.
DU MONDE. 53
— Ma foi, je faisais à l'instant mème, et en vous
regardant, une réflexion semblable à la vôtre.
|: — Venez-vous de Paris?
| — Oui, et je fais le tour du monde sur l'Uranie.
| 2 N'avez-vous pas diné, quelques jours avant votre
départ, chez M. Cuvier?
IE Oui
! — Vous étiez presque chez moi, je suis le fils de
sa femme.
— Monsieur Duvauchel!
| — Monsieur Arago!
Et nous nous embrassämes en frères.
| Maintenant que nous pouvons nous tutoyer, nous
| allons manger un morceau.
!
La ville du Cap et la montagne de la Table. (Page 51.)
— J'allais vous le proposer.
— Je me meurs de faim.
— Et moi donc!
— Etsi un lion ou un tigre vient nous déranger ?
— Nous l'inviterons.
— 11 n'acceptera pas.
— Voyons, ouvrez votre gibecière, poursuivis-je.
— Et vous la vôtre; qu'avez vous?
— Hélas !'il ne me reste qu'un biscuit.
— Et à moi une pomme.
— Partageons.
Ainsi fut fait.
— Avez-vous au moins un peu de vin ?
— Pas une goutte. Et vous, avez-vous de l’eau ?
— Pas une larme.
- - Je penserai souvent à votre invitation ; mais on
| dine mieux chez votre beau-père au Jardin des Plantes
de Paris.
Après une demi-heure d'intime causerie, nous re-
| descendimes la montagne; et pour arriver plus vite
nous nous laissions glisser sur les cailloux, et nous
parcourions, quelquelois d’un seul jet, d'assez grandes
distances. Mes gros souliers tout percés me dirent
adieu au bas de la montagne; mes vêtements en lam-
beaux me forcèrent d'attendre la nuit avant d'entrer
dans Ja ville. Quant à Duvauchel, il ne possédait plus
ni habit, ni bas de soie, ni souliers, ni chapeau. Le
fashionable avait pris le costume du Cafre.
Mais 1l avait gravi la montagne de la Table.
Hélas ! l'ardent naturaliste est mort à Caleutta il y
a deux ans à peine !
Les voyages sont dévorateurs.
cœ
=
x
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
LE CAP
Chasse au lion, — Détails.
Des faits encore, puisque leur logique est si élo-
quente. Les hommes et les époques ne devraient pas
avoir d'autre historien : les faits seuls peuvent exac-
tement traduire la physionomie des peuples, et là du
moins chacun peut puiser avec sécurité pour éclairer
la conscience et la raison ; là est le seul livre qui ne
trompe jamais.
Quand les hommes sont venus ici poser les pre-
mières bases de leur naissante colonie, ils trouvèrent
un sol rude, äâpre, habité et défendu par des hordes
sauvages. Les armes à feu firent taire bientôt la
puissance des sagaies, des ares et des casse-têtes ; les
indigènes se retirère ent dans l’intérieur des terr. es, et
les navires voyageurs, pour renouveler leur eau et
leurs vivres, trouvèrent ici un point de reläche à moi-
tié chemin de l’Europe et des Indes orientales. Jus-
que-là tout était profit pour le commerce et la civili-
sation; mais là aussi s'arrêta malheureusement le
projet, vaste d’abord et bien!lôt abandonné, de la con-
quête morale du sud de l'Afrique. Les piastres d’Es-
pagne et les guinées anglaises enrichirent es colons,
qui ne voulurent point porter plus haut leurs idées
d'industrie et de progrès ; et les siècles passèrent sur
Table-Bay, colonie européenne, sans que les terres
qui touchent pour ainsi dire à la ville fussent plus
cultivées, sans que les peuplades qui les parcourent
fussent moins sauvages et moins féroces. C’eût été
pourtant une belle et noble conquête que celle d’un
pays où le sang n’eût plus coulé que sous le règne
des lois et de la justice. Le commerce est en général
très-peu régénérateur.
Dans un pays diapré en quelque sorte par la pré-
sence de vingt peuplades diverses, il faut qu'on me
pardonne si je vais par monts et par vaux, si de la
maison je cours à la hutte, et si je quitte le morai
pour le temple de Luther. Ne rien oublier est ma
principale occupation, et l'ordre et la symétrie seraient
ici très-peu en harmonie avec la varièté des tableaux
qui se déroulent aux yeux.
En général, la ville du Cap offre à l'observateur un
aspect Pbizarre, discordant, qui blesse, qui repousse.
On respire partout une exhalaison impossible à dé-
finir; toutes les castes d'esclaves employés à l'agri-
culture et au service des maisons ont un caractère
tranché. Le Hottentot, le Cafre, le Mozambique, le
Malgache, ennemis implacables, se coudoient, se me-
nacent, se heurtent dans tous les carrefours ; et sou-
vent entre deux têtes noires, hideuses, bavant une
écume verdätre, passe, blanc he et élégante, une
silhouette de jeune femme anglaise qu'on dirait jetée
là comme un ange entre deux démons ; et puis des
chants ou plutôt des grognementssauvages, des danses
frénétiques dont on détourne la vue, des cris fauves,
des instruments de joie et de fête fabriqués à l’aide
des débris d’ossements et d'énormes crustacés, tout
cela pêle-mêle dans un endroit resserré, tout cela for-
mant une colonie, tout cela sale, abruti, dépravé.
Eh bien! voyez maintenant, mais rangez-vous, car
il y a péril à regarder de trop près. C’est un chariot
immense de la Tongueur de deux omnibus, lourd,
ferré, broyant le sol, ayant avec lui chambre à cou-
cher, lit et cuisine, attelé de douze, quatorze, seize
et le plus souvent de dix-huit buffles deux à deux,
qui courent au grand galop par des chemins difficiles
etrocailleux; c’est un nuage de poussièr eet degraviers
à obscurcir les air s; en tête de l'équipage est un Hot-
tentot haletant qui crie gare; sur le devant du cha-
riot, un Cafre, attentif et penché, tient les rênes d'une
main vigoureuse, tandis que l’autre, armé d'un fouet
dont le manche n’a pas plus de deux pieds de lon-
gueur, et la lanière moins de soixante, stimule l'ar-
deur des buffles; et si un insecte incommode s’at-
tache au cou ou aux flancs d’un de ces animaux, il
estrare que du premier coup de fouet il ne soit pas
écrasé sur le sang qu'il a fait jaillir. Je maintiens qu’ an
automédon cafre en aurait remontré à celui de
Grèce, dont Homère nous a dit des choses si ne
veilleuses.
Cafres, Malgaches, Mozambiques, n'ont qu'à s’ en-
tendre une fois, et la ville du Cap ne sera plus qu’un
monceau de cendres, et une nouvelle colonie devra
être rebâtie. Aussi la politique européenne met-elle
tous ses soins à maintenir parmi ces diverses nations
un esprit de haine et de vengeance qui n'est funeste
qu'à ceux qu'il anime.
J'étais logé au Cap chez un horloger nommé Rou-
vière. Cet hor loger avait un frère dont la vie de pé-
rils résume en elle seule celle des Boutins, des Mongo-
Park, des Landers et des explorateurs européens
les plus intrépides. Lei quand M. Rouvière passe dans
une rue, chacun salue et s'arrête, S'il entre dans un
salon, tout le monde se lève par respect, la plupart
aussi par reconnaissance, car pr esque à tous il a rendu
qustque grands services. On n'a pas d'exemple au
Cap d’un navire échoué sur la côte dont M. Rouvière
n'ait sauvé quelques débris utiles ou quelques ma-
telots, et cela au milieu des brisants et toujours au
péril de sa vie. J'avais entendu raconter de lui des
choses si merveilleuses, que je résolus de m'enquérir
de la vérité, et je demeurai bientôt convaineu que rien
n'était exagéré dans le récit des faits et gestes qu’on
attribuait à M. Rouvière.
Le hasard me plaça un jour à son côlé dans un sa-
lon, et je mis à profit cette heureuse circonstance.
— Monsieur, lui dis-je après quelques paroles de
politesse banale, croyez-vous à la générosité du lion?
— Oui, me répondit- -il, le lion est généreux, mais
envers les Européens seulement.
Sa réponse me fit sourire; il s
nua gravement :
— Ceci n’est pas une plaisanterie, mais un fait po-
sitif qui a cependant besoin d'explication. Les Euro-
péens sont vêtus ; les esclaves en général ne le sont
pas. Ceux-ci offrent à l'œil du lion “de la chair à mâ-
chQ ceux-là ne lui présentent presque rien de nu.
Ce que j ‘entends par générosité, c'est, à proprement
parler, dédain, absence d’ appétit, et un lion fi n’a
pas faim ne tue pas. Le lion a mangé moins d’Euro-
péens que de Cafres ou de Malgaches s; le souvenir de
son dernier repas l’excite; il y a là, à portée de ses
ongles et de ses dents, une poitrine nue, et la poitrine
est broyée.…
— Je comprends.
Toutefois je crois qu'il y a de la reconnaissance
‘en aperçut et conti-
VOYAGE
dans les paroles du brave Rouvière, et voici à quelle
occasion cette reconnaissance est née.
Il partit un beau malin de Table-Bay pour False-
Bay, en suivant les sinuosités de la côte, et seul, se-
lon sa coutume, armé d’un bon fusil de munition où
il glissait toujours deux balles de fer. Il portait, en
outre, deux pistolets à la ceinture et un trident en fer
à long manche, placé en bandoulière derrière son
dos. Ainsi armé, Rouvière aurait fait le tour du monde
sans la moindre difficulté. J1 était en route depuis
quelques heures lorsqu'un bruit sourd et prolongé
appela son attention: au moment du péril, les pre-
miers mots de Rouvière étaient ceux-ci :
— Alerte, mon garçon, et que Dieu soit neutre !.…
Le bruit approchait, c'était le lion; lorsque celui-ci
veut tromper son ennemi aux aguets, il fait de ses
puissantes griffes un creux dans la terre, y plonge sa
gueule et rugit. Le bruit se répercute au loin d’écho
en écho, et le voyageur ne sait de quel côté est l’en-
nemi. Après avoir visité ses amorces, Rouvière, l'œil
et l'oreille attentifs, continua sa marche, certain qu’il
aurait bientôt une lutte à soutenir.
En effet, les rochers qu'il côtoyait retentissent bien-
tôt sourdement sous les bonds du redoutable roi de
ces contrées, et un lion monstrueux vient se poser en
avant de Rouvière et le provoquer pour ainsi dire au
combat.
— Diable! diable ! se dit tout bas notre homme, il
est bien gros. la tâche sera lourde. Et en présence
d'un tel champion, il recule.
Le lion le suit à pas comptés. Rouvière s'arrête : le
lion s'arrête aussi... Tout à coup la bête féroce rugit
de nouveau, se bat les flancs, bondit et disparait dans
les sinuosités des rochers.
— Ilest bien meilleur enfant que Je ne l’espérais,
murmura M. Rouvière; mais essayons d'atteindre le
bac, cela est prudent.
I dit, et le lion se retrouve en sa présence pour lui
fermer le chemin.
— Nous jouons aux barres, poursuivit Rouvière, ça
finira mal... Il rétrograde encore; mais l'animal im-
patienté se rapproche de lui et semble l’exciter à une
attaque, comme fait un pelit chien qui veut jouer
avec son maitre. M. Rouvière, piqué au jeu, est prêt
à combattre, et le baudrier de son trident est déjà
débouclé, mais il ne veut pas être l’agresseur. Le lion
rugit pour la troisième fois, recommence sa course à
travers les aspérités voisines, et pour la troisième
fois aussi s'oppose à la marche du colon.
— Pour le coup, nous allons voir !
Rouvière s’adosse à une roche surplombée, met un
genou à terre; un pistolet est à ses pieds, et, le doigt
sur la détente du fusil, il semble défier son redou-
table adversaire.
Celui-ci hérisse sa crinière, gratte le sol, ouvre
une gueule haletante, s’agite, se couche, se redresse
et semble dire à l’homme : Frappe, tire. L'œil calme
de M. Rouvière plonge, pour ainsi parler, dans l'œil
ardent du lion; 1ls ne sont plus séparés tous deux que
par une distance de cinq ou six pas, et pendant un
instant on dirait deux amis au repos.
— Oh! tu as beau faire, grommelait M. Rouvière,
je ne commencerai pas.
Qui dira maintenant de quel sentiment le lion fut
animé? Après une lutte de patience, d'incertitude et
de courage, mais sans combat, le terrible quadrupède
rugit plus fort que jamais, s’élance comme une flèche
et disparait dans les profondeurs du désert.
.— Vous dûtes vous croire à votre dernière heure ?
dis-je à M, Rouvière,
AUTOUR DU
MONDE. 95
— Je le crus si peu, me réponditl, que je me di-
sais, au moment où l'haleine du lion arrivait jusqu'à
moi: Mes amis vont être bien étonnés quand je leur
raconterai cette aventure.
Et la véracité de M. Rouvière ne peut ici être révo-
quée en doute par personne, sous peine de lapidation
ou de mépris. b
— Il boite un peu, dis-je un jour à un citoyen du
Cap.
— C'est un petit tigre à qui 1l a eu affaire qui lui
a mutilé la cuisse.
— Et cette épaule inégale ?
— (‘est une lame furieuse qui l’a jeté sur la plage
au moment où il sauvail une jeune femme.
— Et cette déchirure à la joue ?
— C'est la corne d’un buffle qui dévastait Le grand
marché et qu'il parvint à dompter au péril de ses
jours.
— Et ces deux doigts absents de la main gauche ?
— Ilse les coupa lui même, mordu qu'il fut par
un chien enragè dont plusieurs personnes avaient été
victimes... Tenez, il va sortir, voyez.
M. Rouvière se leva et salua. Toute l'assemblée,
debout, lui adressa les paroles les plus affectueuses;
chacun l’invitait pour les jours suivants, et pas un ne
voulut le laisser sortir sans lui avoir serré la main. Le
boulanger Rouvière est l’homme le plus brave que
j'aie vu de ma vie.
Le lendemain de cette conversation et de cette
soirée, je retrouvai M. Rouvière chez le consul fran-
çais, où 1l était reçu, lui boulanger, sans fortune,
avec la plus haute distinction. Je lui demandai de
nouveaux détails sur sa vie aventureuse.
— Plus tard, me répondit-il; je ne vous ai narré
encore que des bagatelles que j'appelle mes distrac-
tions. Mes luttes avec les éléments ont été autrement
ardentes que celles que j'ai eues à soutenir avec les
bêtes féroces de ces contrées. Je ne demande pas
mieux que de me reposer sur le passé, afin de me
donner des forces pour le présent et des consolations
pour l'avenir. Je vous dirai des choses fort curieuses,
Je vous jure.
— Est-il vrai, interrompis-je, que vous craigniez
plus dans vos habitations intérieures la présence d’un
tigre que celle d’un lion?
— Quelle erreur! un lion est beaucoup plus à re-
douter que trois tigres. Tout le monde ici va, sans de
grands préparatifs, à la poursuite du tigre; la chasse
au lion est autrement imposante, et, morbleu ! vous
en aurez le spectacle puisque vous êtes curieux. Il y
a là du drame en action, du drame avec du sang.
Quand on vient de loin, il faut avoir à raconter du
nouveau au retour; assistez donc à une chasse au roi
des animaux.
Les préparatifs ne sont pas chose futile, et le choix
du chef de l’expédition doit porter d'abord sur des
esclaves intrépides et dévoués; puisil prend des buffles
vigoureux et un chariot avec des meurtrières d’où
l'on est forcé parfois de faire feu si au lieu d’un ennemi
à combattre on setrouve par malheur en présence de
plusieurs.
M. Rouvière avait la main heureuse, il se chargea
aussi des provisions; et un matin, avant le jour, la
caravane, composée de quatorze Européens et colons
et de dix-sept Cafres et Hottentots, se mit en marche
par des chemins presque effacés. Mais le Cafre con-
ducteur était renommé parmi les plus adroits de la
colonie, aussi étions-nous tranquilles et gais.
A midi nous arrivämes sans accident digne de re-
marque dans l'habitation de M. Clark, où l’on reçoit
56 SOUVENIRS
parfaitement. Nous repartimes à trois heures, et nous
voilà, à travers des bruyères épaisses, dans un pays
d'aspect tout à fait sauvage. La rivière des Eléphants
était à notre gauche, et de temps à autre nous la cô-
toyions en chassant devant nous les hippopotames qui
la peuplent. Le soir nous arrivämes à une riche plan-
tation appartenant à M. Andrew, qui fêta Rouvière
comme on fête son meilleur ami, et qui nous dit que
depuis plusieurs semaines il n'avait entendu parler
ni de tigres, ni de rhinocéros, ni de lions.
— Nous irons done plus loin, dit notre chef, car il
me faut une victime, ne fût-ce qu'un lion doux comme
un agneau.
Notre halte fut courte, et les buffles reprirent leur
allure rapide et bruyante. Bientôt le terrain changea
d'aspect et devint sablonneux; la chaleur était acca-
|
D'UN AVEUGLE,.
blante, et nous passions des heures entières allongés
sur nos matelas.
— Dormez, dormez, nous disait M. Rouvière, je vous
réveillerai quand il faudra, et vous n'aurez plus som-
meil alors.
Nous campämes cette nuit près d’une large mare
d'eau stagnante, attendant tranquillement le retour
du jour. Le matin nous eûmes une alerte qui nous tint
tous en éveil; mais M. Rouvière jeta un coup d'œil
scrutateur sur les buffles immobiles et nous rassura.
— In'ya là ni tigre ni lion, nous dit-il; les buffles
le savent bien; le bruit que vous venez d’entendre
est celui de quelque éboulement, de quelque chute
d'arbre dans la forêt voisine, ou d'un météore qui
vient d’éclater… En route!
Le troisième jour, nous étions à table chez M. An-
a mo PES
(a
Rouvière.
derson, quand un esclave hottentot accourut pôur
nous prévenir qu'il avait entendu le rugissement du
lion.
— Qu'il soit le bienvenu, dit Rouvière en souriant.
Aux armes ! mes amis ; qu'on attelle, et que mes or-
dres soient exécutés de point en point.
D’autres esclaves effrayés vinrent confirmer le dire
du premier, et malgré les prières de M. Anderson,
qui refusa de nous accompagner, nous nous mimes
en marche vers un bois où M. Rouvière pensait que
se reposait la bête féroce. Plusieurs esclaves du plan-
teur s'étaient volontairement joints à notre petite ca-
ravane, et, connaissant les environs, ils furent char-
gés de tourner le bois et de pousser, si faire se pou-
vait, l'ennemi en plaine ouverte. Nous fimes halte à
une clairière bordée par le bois d'un côté, et de l’autre
par de rudes aspérités, de sorte que nous étions en-
fermés comme dans un cirque.
— Îlest entendu, mes amis, que seul jecommande,
que seul je dois être obéi; sans cela pas un de nous
peut-être ne reverra le Cap, nous dit M. Rouviére en
se pinçant de temps à autre les lèvres et en rele-
vant sa chevelure. L’ennemi n’est pas loin. Là les
buffles et le chariot ; ici, vous sur un seul rang ; der-
rière, les Hottentots avec des fusils de rechange et
les munitions pour charger les armes. Moi, à votre
front, en avant de vous tous. Mais, au nom du ciel,
ne venez pas à mon secours si Vous me voyez en pé-
ril ; restez unis, coude à coude, ou vous êtes morts.
Silence !.…. j'ai entendu !.. Et puis, voyez maintenant
nos pauvres buffles ! ; s
En effet, au cri lointain qui venait de retentir, les
animaux conducteurs s'étaient pour ainsi dire blottis
les uns dans les autres, mais la tête au centre, comme
pour ne pas voir le danger qui venait les chercher.
— Ah! ah! fit Rouvière en se frottant les mains, le
visiteur se hâte. Il faut le fêter en bon voisin...
Un second cri plus rapproché se fit bientôt enten-
dre. £
— Diable, diable! poursuivit notre intrépide chef,
. 19:
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à
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. 97
dit. Salut lil est fort, il sera bientôt là... Je vous l'ai | aspect il s'arrêta, puis il s'approcha à pas lents, sem-
dit. Salut! bla réfléchir et se coucha.
M. Rouvière était admirable de sagacité et d’éner- — Il sait son métier, poursuivit le brave boulan-
gie. Le lion venait de débouquer du bois, et à notre | ger; il a combattu plus d'une fois : allons à lui pour
le forcer à se tenir debout; mais suivez-moi, et côte à — Visez bien, camarades, nous dit Rouvière un
côte. genou à terre, visez bien, et au commandement de
Le lion se leva alors et fit aussi quelques pas pour !| frois, feu !... Attention. , une, deux, trois !..
venir à notre rencontre, Nous suivimes ponctuellement les ordres de notre
Cafres, homme et femme. (l'age :9.)
chef. Une décharge générale eut lieu, et nous saisimes |
d autres armes des mains de nos esclaves. Le lion
avait fait un bond terrible, presque sur place, et des
flocons de poil avaient volé en l'air.
— Comme c’est dur à tuer! nous dit Rouvière;
voyez, il ne tombera pas, le gredin !
Liwr. 8
Mais la bête féroce poussait des rugissements brefs
et entrecoupés de longs soupirs, sa queue battait ses
flancs avec une violence extrême, sa langue rouge
passait et repassait sur les longues soies de sa face
ridée, et deux prunelles fauves et ardentes roulaient
| dans leur orbite, Pas un de nous ne soufllait mot,
8
58 SOUVENIRS
mais pas un de nous ne perdait de vue le redoutable
ennemi qui en avail vingt-cinq à combattre.
— N'est-ce pas, disait tout bas M. Rouvière en tour-
nant rapidement la tête vers nous comme pour Juser
de notre émotion, n'est-ce pas que le cœur bat vite!
Du courage! nous en viendrons à bout.
Mais le sang du lion coulait en abondance et rou-
gissait la terre autour de lui.
— Allons! allons! continua tout bas l'intrépide
iouvière, une nouvelle décharge générale; et, s’il se
peut, que Lous les coups portent à la tête ou près de
la tète.
Nous allions faire feu quand le fusil d’un des ti-
reurs tomba. Celui-ci se baissa pour le ramasser, et
laissa voir derrière lui la poitrine nue d’un Hottentot,.
A cet aspect, le redoutable lion se redresse comme
frappé de vertige, ses naseaux s'ouvrent et se refer-
ment avec rapidité; il s’allonge, se replie sur lui-
ième, tourne sa monstrueuse tête à droite, à gauche,
pour chercher à voir encore la proie qu'il veut, qu'il
lui faut, qu'il aura.
— I] y a là un homme perdu, murmura Rou-
vière.
— Moi mort, dit le Hottentot.
En effet, le lion prend de l'élan, et, encadré dans
son épaisse crinière, il se précipite comme un trail,
passe sur Rouvière accroupi, renverse sept à huit
chasseurs, s'empare du malheureux Hottentot, len-
lève, le porte à dix pas de là, le tient sous sa puis-
sante griffe, et semble pourtant délibérer encore s'il
lui fera grâce ou s’il le broiera.
Nous avions fait volte-face.
— Êtes-vous prèts? dit Rouvière, qui avait repris
son poste en avant du peloton.
— Oui.
— Feu, mes amis!
Le lion tomba et se releva presque au même in-
slant, Il passait et repassait sur le Hottentot comme
fait un chat jouant avec une souris. Rouvière s'anpro-
cha seul alors, et dit à l’infortunée victime : Ne bouge
pas!
Et, presque à bout portant, il déchargea sur la
tête du lion ses deux pistolets à la fois. Celui-ci
poussa un horrible rugissement, ouvrit sa gueule en-
sanglantée et fil craquer sous ses dents la poitrine du
Hottentot.…. Quelques minutes après, deux cadavres
gisaient là l'un sur l'autre.
— Vous ne me semblez pas très-rassurés, nous dit
Rouvière d'un ton dégagé, et je le comprends. Ce
n'est pas chose aisée que de venir à bout de pareils
adversaires. Je m'etime bien heureux que nous
n'avons à regretter qu'un seul homme.
Ilen est de ces lultes avec un lion comme des luttes
avec les tempêtes : on serait au désespoir de m'en avoir
pas été témoin une fois, mais on réfléchit longtemps
avant de s'y exposer de nouveau.
Notre retour au Cap s'elfectua sans nouvel incident,
et M. Rouvière était le lendemain avant le jour sur le
môle, se demandant où il irait se poster. Il n'avait
pas dormi de la nuit, car son baromètre lui annonçait
une tempête. Cependant il n’y eut point de désastre
à déplorer, la bourrasque passa vite, et le noble Rou-
vière put se reposer la nuit suivante.
On se heurte çà et là dans le monde avec des hom-
mes tellement privilégiés, que tout ici-bas semble être
façonné et créé pour leur servir de délassement,
d'occupation ou de jouet. Rien ne les arrête, rien ne
les étonne dans leur vol d’aigle, et les plus graves
événements dela vie leur paraissent des revenants-
bons tout simples, tout naturels, qui leur appartien-
D'UN
AVEUGLE.
nent exclusivement, et dont ils seraient piqués de ne
pas jouir. Ce qui émeut la foule les trouve calmes,
impassibles ; ils disent et croient qu'il y a toujours
quelque chose au delà des plus terribles catastrophes,
et ils se persuadent qu'ils sont déshonorés quand ils
ne jouent pas le premier rôle dans un bouleversement.
Ces hommes-là, voyez-vous, frapperaient du pied le
Yésuve et l'Etna dans leurs désolantes irruptions ;
nouveaux Xerxès, ils fouetteraient la mer, et ils s’in-
dignent de la puissance de l'ouragan qui les maitrise
ou du courroux de l'Océan qui les repousse. Le sang
bout dans leurs veines, et, sans orgueil comme sans
faiblesse, ils se figurent que la terre ne tremble que
pour les éprouver, que l'éclair ne brille ou la foudre
ne gronde que pour les vaincre. Cela n'est fait que pour
moi ! voilà leur exelamiation première à chaque péril
qui vient les chercher ; aussi sont-ils toujours en me-
sure de résister au choc, aussi sont-ils constamment
prèts à la défense. Etudiez ces natures d'acier et de
lave alors que le sornmeil les a subjuguées. C’est en-
core la vie qui les poursuit, la vie qui leur est réser-
vée, cette vie inc.dentée qui fait de leur vie une vie à
part, cette vie qui déborde comme une lave et bouil-
lonne comme le bitume du Cotopaxi; vous diriez un
criminel traqué par les remords, si vous ne décou-
vriez avec plus d'attention quelque chose de grand,
de calme sur leur large front, quelque chose de grave
et de surhumain dans le battement fort et régulier
de leurs artères : le crime a une autre allure, l'hyêne
a un autre sommeil.
Rouvière est un de ces hommes exceptionnels dont
Je viens de vous esquisser quelques traits moraux et
physiques. On ne le connaïtrait pas qu'on s’arrêle-
rait en le voyant passer, et pourtant, vous le savez
déjà, c’est moins qu’un homme ordinaire par sa ché-
tive charpente.
— Mais, lui dis-je un jour irrité presque contre sa
supériorité si peu vaniteuse, n’avez-Vous jamais eu
peur dans votre vie?
— Si.
— À la bonne heure! Cela vous est-il arrivé sou-
vent?
— Quelquefois.
— Quand, par exemple?
— Quand la réflexion n'avait pas eu le temps de
venir à mon aide. Tous, sur cette terre, nous avons
nos moments de bravoure et de lächeté.
— Comment, vous avez été lâche, vous aussi ?
— Moi comme les autres.
— Oh! contez-moi ca, je vous prie.
— Cen’est pas long: j'étais allé dans une des plan-
tations les plus éloignées de la ville, chez un de mes
amis, qui, soit dit en passant, est le plus triste pol-
tron que le ciel ait créé. Si la témérité est souvent
une faute, la poltronnerie est toujours un malheur.
Ne faites pas comme moi, vous succomberiez à la la-
tigue; ne faites pas comme mon ami, la vie vous se-
rait lourde et pénible. Je poursuis. Le planteur ne
me voyait jamais sortir de son habitation, armé jus-
qu'aux dents, sans me dire: « Mon cher Rouvière,
vous avez là des pistolets qui peuvent vous blesser ;
soyez prudent. » Ce qui l’elfrayait le plus était pré-
cisément ce qui devait le plus le rassurer. Mais le
poltron est cousin germain du lâche... Ah! pardon de
mes digressions, j’achève. Un jour que je m étais éloi-
gné plus que d'habitude, j'entendis un bruit sourd
et régulier sortir d’une espèce de grotte devant la-
quelle j'allais passer. C'était la respiration fétide d’une
lionne, que ses courses de la Journée avaient sans
doute épuisée. Oh! je vous l'avoue, je me conduisis
VOYAGE AUTOUR DU MONDE,
comme je ne l’eusse pas fait si je m'étais donné le
temps de réfléchir. Profitant du sommeil de la bête
féroce, je la tuai en lui tirant à bout portant trois
balles dans la tête. Elle ne bougea plus.
— Et vous appelez cela de la lâächeté?
— Quel nom voulez-vous que je donne à mon atta-
que? on prévient les gens, on les réveille avant de les
frapper. Tuer un ennemi qui dort!
— Mais quand cet ennemi est une lionne !
— Vous avez beau me dire ce qu'on n'a souvent
répété, je ne puis m'absoudre. Aussi peu s’en fallut
que je ne terminasse là une vie encore forte, car,
appelé par le bruit, un lion accourut de la forêt voi-
sine, ef, sans le secours inespéré qui n'arriva de l'ha-
bitation de monami, je ne vous conterais pas aujour-
d'hui ces petits détails d’une existence souvent beau-
coup mieux remplie.
Si, pendant mon séjour au Cap, j'avais parlé de Pou-
vière à ce Marchais que je vous ai fait connaitre, je
suis sûr qu'il y aurait eu entre ces deux hommes quel-
que défi à épouvanter la raison, quelque lutte où l'un
des deux adversaires au moins eût succombé. Plus
tard, lorsque Je fis le portrait du colon à mon ga-
bier, il me regarda d’une prunelle indignée, comme
si J'avais voulu humilier son orgueil, et, se levant
brusquement, il me dit avec sa rudesse accoutumée :
J'espère bien que nous toucherons au Cap au retour, et
nous nous verrons alors lui et moi.
La roche sous-marine qui ouvrit notre belle cor-
vette ne nous permit pas de relächer une seconde fois
à Table-Bay. Marchais en a toujours été pour ses re-
grets.
Nous partons dans quelques jours ; utilisons-les. Il
y a une bibliothèque au Cap, et si l'on y trouve peu
de livres, la faute en est aux rats qui les dévorent.
Le bibliothécaire est, m'avait-on dit, un homme d’un
grand poids; en effet, il pèse au moins trois quin-
taux.
Le théâtre du Cap est un petit bijou pour l'exquise
propreté et le mauvais goût. On y joue en général des
{traductions anglaises de nos pièces des boulevards.
J'y ai vu représenter Jacrisse, chef de brigands et la
Main de fer ou l'épouse criminelle. L'auteur à la mode,
le Scribe de la colonie, est un nommé Ignace Boni-
face, qui sait tout au plus ce que c’est qu'un hémi-
stiche, et qui probablement n'a jamais entendu parler
d'hiatus.
Il n'y a pas au Cap d'église catholique, mais le
temple luthérien est immense et d'une architecture
sage et sévère à la fois. J'ai visité Constance. Les caves
où la précieuse liqueur est gardée sont de véritables
palais, et les foudres qui les renferment, sculptés ad-
mirablement par le ciseau d'artistes cafres et hotten-
tots. Toute cette partie de la colonie est curieuse à
voir et à étudier, quoiqu'il n'y ait pas de dangers à
courir.
Le jardin de la Compagnie, si prôné par mes de-
vanciers, est tout à fait indigne de la célébrité dont il
jouit en Europe. La ménagerie seule est remarquable.
Un admirable tigre royal, un lion gigantesque, un
beau rhinocéros et quelques autruches en font toute
59
la richesse. J'ai vu dans les allées du jardin un zèbre
en liberté que les bambins montaient aisément et qui
paraissait d'une docilité extrême. Ainsi done, je peux
donner un démenti aux naturalistes qui ont avancé
que le zèbre était indomptable.
De toutes les peuplades avoisinant le Cap, celle des
Cafres est la plus turbulente. C’est celle aussi qui
tient le plus en éveil le gouverneur de la colonie, Leur
manière de combattre est terrible, en effet: placés
derrière leurs troupeaux de buffles qu'ils ont soumis
au joug et qu'ils tiennent par la queue, ils se préci-
pitent avec de grands cris sur leurs adversaires, et
vous comprenez le désordre qu'ils doivent faire naître
dans les bataillons les plus serrés.
Leurs armes sont des flèches courtes, sans pennes,
armées de fer et toujours empoisonnées; de près ils
se servent de casse-tête en bois dur ou en galets, et
chacun de leurs coups tue un ennemi.
La chasse au tigre et au lion se fait par eux d’une
facon moins dramatique, mais plus curieuse peut-
être que celle adoptée par M. louvière, Placés à l'a-
bord d’un précipice, ils posent à terre un débris de
quelque animal en putréfaction, et dès que le rauque-
ment du tigre, le glapissement de l’hyène ou le rugis-
sement du lion se fait entendre, ils s'accrochent aux
anfracluosités d'un rocher à pie et ils agitent à l’aide
d'une corde ou d'une longue perche une sorte de
mannequin dont ils ne sont éloignés que de trois ou
quatre brasses. La bête féroce se précipite sur le man-
nequin, qui semble vouloir lui disputer la proie, et
tombe au fond du précipice, où d'autres Cafres apos-
tés l’achèvent un instant après sa chute.
M. Rouvière ne parle de cette chasse qu'avec le plus
profond mépris.
J'ai causé ici avee quelques personnes de la fameuse
Vénus hottentote qui vint à Paris il y a déjà bien des
années, C'était aussi un phénomène rare dans ces con-
trées, et les Hottentots s'en amusent comme nous nous
en sommes amusés.
Je ne vous dirai rien de l'idiome des Caîres, parce
que notre langue ne peut guère traduire le claquement
dont ils font usage presque à chaque mot : c'est à peu
près le bruit que nous produisons lorsque nous vou-
lons hâter la marche d’un âne. Au surplus, leurs gestes
font sans doute partie de leur vocabulaire, et rien n'est
curieux comme un groupe de Cafres en conversation
animée. Mais ce qu'il y a de plus surprenant peut-être
dans les mœurs de ces hommes si féroces, c’est qu'ils
sont très-accessibles aux charmes de la musique, et
que le son de notre flûte surtout les jette dans une
extase difficile à décrire.
Tous ces détails sont bien päles en présence d'une
chasse au lion dirigée par Rouvière, mais je dois ac-
complir ma tâche d’historien. La vie, comme la mer,
a ses jours de calme et de tempête.
Le dernier de tous, selon mon habitude, je quitte
la terre et je passe à bord d'un navire russe qui vient
de mouiller. [l'est commandé par M. Kotzebue, fils du
célèbre littérateur. Après trois ans d'une navigation
pénible, il vient d'effectuer un voyage autour du
monde... On en revient donc.
60
SOUVENIRS D'UN
XI
AVEUGLE.
ILE DE FRANCE
Encendie. — Coup de vent. — Détails. — Zambalah, — Cachucha, — Danses,
Fêtes des Noirs, — Fable ovale,
On m'a dit bien souvent : Que vous êtes heureux
d'avoir fait le tour du monde!
— Eh ! messieurs, soyez heureux, faites-le comme
moi.
— Oui, mais il faut se mettre en route.
— C'est bien cela! vous voudriez être de retour
avant de partir. La chose est impossible, Il n'est pas
besoin d'un grand courage pour ces .courses loin-
taines. Dès que vous avez posé le pied sur le navire
qui fait voile pour l’antipode de Paris, bon gré, mai
gré, vous devez le suivre, et ce dont vous avez le plus
besoin, selon moi, c’est la patience. L'homme se fa-
conne aisément à tout, aux dangers, aux privations,
à la misère. Après dix tempêtes on ne craint pas la
onzième, et quand vous avez été mangé une première
fois, la dent d'un anthropophage ne vous fait plus
peur. Et puis, si l'on se donnait la peine de raison-
ner, on verrait que cet immense voyage, dont on se
-Le Pitterboth. (Page 61.)
fait une si effrayante idée, n’est rien moins que pé-
rilleux. Quel est le Parisien assez maitre de sa fortune
et de son temps qui n'a pas élé au moins jusqu au
Havre? Da Havre à Ténériffe il y a deux ou trois fois
au plus la longueur d'une ceinture de femme de taille
moyenne : cela se franchit sans qu'on y songe. De Te-
nérilfe au Brésil, vous l'avez vu, c’est une promenade
comme la grande allée des Champs-Elysées, mais un
peu plus large, j'en conviens. Du Brésil au Cap, les
vents variables et quelques vents généraux vous pous-
sent comme un puissant remorqueur. L'ile de France
est à deux pas du Cap; puis vous avez Bourbon, qui
lui donne la main en bonne voisine; puis, pour une
traversée de quelques mille lieues jusqu'à l'ouest de
la Nouvelle-Hollande, vous vous croisez les bras et
les jambes ; puis encore vient l'océan Pacifique, ainsi
nommé sans doute par dérision; puis le cap Horn et
les glaces flottantes du pôle Austral; puis lüo-de-la-
Plata, et vous êtes chez vous, où vos amis vous alten-
dent à table, vos frères au port, et votre vieille mère
dans son village. Oh !'il y a bien là des malheurs ra-
chetés, Mais Paris est si beau! Mourez-y donc, et n'ap-
prenez la vie que dans les livres.
Il est certain que l'Océan a ses moments de mauvaise
humeur, que l'Afrique est bien brûlante, les îles
Malaises bien périlleuses, la mer de Chine bien tur-
bulente, le scorbut et la dyssenterie des visiteurs fort
incommodes, la terre des Papous torréfiante, et celle
de Feu très-froide. IL est encore avéré que des
trombes ! peuvent vous assailliret vous faire tournoyer
dans les airs: que des roches sous-marines heurtent
parfois la quille entr'ouverte du navire, et qu'alors…
Mais toute chaise de poste courant bon train ne vous
préserve pas d'une ornière profonde ou des fossés qui
bordent la route; à pleut souvent des tuiles el des
cheminées dans les grandes cités, et, tout bien coni-
pensé, le sol de Paris et celui de Londres sont plus à
craindre que les flots de Atlantique ou de l'océan
Iudien. Allons ! allons! en mer, mes bons amis !Autaui
de fois on voit de peuples différen itant de fois on
est homme, et la mort ne court q es poltrous.
Etle bonheur de raconter, l'eslimez-vous si peu
que vous ne veuillez l'acheter par aucun sacrifice ?
Hélas! si une consolation arrive au cœur de l’aveugle,
4 Voyez les notes à la fin du volume.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
c'est surtout alors qu'il sait qu'on l'écoute; je poursuis
donc.
Les vents nord-est qui nous prirent en quittant la
baie de la Table nous accompagnèrent au loin, et
dans peu d'heures nous nous trouvämessur le terrible
banc des Aiguilles, témoin de tant de naufrages. La
houle est monstrueuse, et dès que vous avez couru à
l'est, vous vous apercevez sans trop d'expérience que
vous entrez dans un nouvel océan, tant la lame de-
vient large et majestueuse. Mais comme je n'ai pas
entendu dire par un seul marin qu'on ait jamais
doublé le Cap toutes voiles dehors, nous voilà, nous
aussi, recevant par le travers du canal Mozambique
la queue d'un ouragan qui nous force de courir à sec
de voiles et nous chasse vers de hautes latitudes. La
traversée fut courte cependant. Après une vingtaine
de jours, nous vimes pointer à l'horizon un cône
61
rapide ; et bientôt après autour de lui, comme d'hum-
bles tributaires, furent groupées d'autres cimes à
l'aspect bizarre el varié. C'était l'ile de France.
Sitôt que la terre se dessina régulière et tranchée,
nous braquämes nos longues-vues vers les points les
plus élevés pour y chercher les souvenirs bien doux
de nos premières lectures. Nous avions hâte de par-
courir les sites poétiques illustrés par l’élégante plume
de Bernardin de Saint-Pierre. Hélas ! chacun denous
resta bientôt triste et morne sur le pont. Le nom de
l'ile et le pavillon britannique se trouvent là pour
ainsi dire côte à côte, et nous nous humiliâmes de-
vant la domination anglaise qui pèse sur toutes les
parties du globe. Les paysages sont plus variés, plus
magiques peut-être, mais aussi moins grandioses
qu'au cap de Bonne-Espérance. L'ile entière a été vomie
par l'Océan dans un jour de colère ; mais elle s’est
Bernardin de Saint-Pierre.
échappée des eaux avec une parure jeune et fraiche
qu'on ne {rouve nulle part en Afrique, dont pourtant
elle est un débris, ainsi que Bourbon, les Séchelles et
Madagascar.
Nous avancions toujours, aidés par une brise sou-
tenue, et déjàänous pouvions dessiner les sites heureux
Sisuavement décrits par Bernardin... le morne des
Signaux, les plaines embaumées de Minissi et de la
Poudre d'Or ; dans un ciel vaporeux, le Pitterboth,
montagne si curieuse, que nulle autre au monde ne
peut luiêtre comparée, si ce n'est peut-êtrela Malahita,
la plus élevée et la plus difficile à gravir de toutes les
cimes neigeuses des Pyrénées. Figurez-vous un cône
réguler et pelé, d'une pente extrèmement rapide,
au sommet duquel semble tournoyer sur une base
exiguë une sorte de toupie de lave. On croirait qu'à
chaque ouragan la toupie arrachée de sa base de
granit va tomber dans l’abime et écraser dans son
passage les belles et riantes plantations qu'elle do-
mine.
Un audacieux matelot a pourtant arboré le drapeau
tricolore sur la tête du Pitterboth ; mais 1l faut pour y
croire avoir été témoin de ces prodiges de persévérance
et d'audace.
I n'y avait pas un an encore que nous avions quitté
Toulon, et je ne saurais dire l'impression de bonheur
dont je fus frappé, lorsqu'en passant près du navire
stationnaire nous entendimes des paroles françaises
arriver jusqu à nous ; et c'est en effet un assez étrange
spectacle que celui d un pays où tout est français, les
mœurs, le costume, les sentiments, quand surtout la
Grande-Bretagne étale sur tous les forts son léopard
dominateur. Par le traité de 1814, l'ile de France
devint anglaise et s’appela Mauritius, tandis que
Bourbon, sa voisine, dont les Anglais s'étaient em-
parés quelque temps auparavant, nous fut rendue par
eux. Dans (ous les échanges le léopard sait se faire la
part du lion.
On débarque entre le Trou-Fanfaron et la Tour-des-
Blagueurs. On dirait une mauvaise plaisanterie ; ce
dernier nom a été donné à une vieille bâtisse élevée
sur une langue de terre qui s’avance dans le port,
62 SOUVENIRS
parce que les Jeunes désœuvrés de l'île, alors qu'un
navire allait entrer, s'y donnaient rendez-vous et s’y
livraient à de folles causeries sur les qualités du
vaisseau voyageur. J'ignore l'étymologie du bassin
fermé appelé Trou-Fanfaron et servant aujourd'hui
aux radoubs et aux carénages.
En face du débarcadère s'élève le palais du Gouver-
nement, bâtisse de bois noir, à trois corps de logis,
resserrée, étroite, privée d'air et sans élégance. C'est
une véritable cage à poules.
Je vous dirai plus tard ce que c’est que la ville
nommé Port-Louis; mais je débarque, et, selon mon
habitude, je m'arme de mes crayons et je me prépare
à parcourir dans la campagne les lieux dont les noms
sont dans ma mémoire. Je ne prends jamais de guide,
car le vrai plaisir de l'explorateur est dans cescourses
sans but, au hasard, au travers des ravins, des sources,
des torrents, ne demandant secours à personne, où
l’on suit le cours d'un ruisseau qui passe, faisant
descendre àcoups de pierres de l'arbre qu’elles em-
bellissent les jam-rosa aïgrelettes, rafraichissantes,
les bananes simoelleuses suspendues en grappes sous
les énormes parasols qui les abritent sans les étouffer,
et l'ananas suave, et la goyave, et tous ces fruits déli-
cieux des colonies qu'on n'aime d’abord que médio-
crement, mais dont on ne peut bientôt se lasser. Voilà
la vicerrante qui me plait et que j'ai adoptée dès mon
départ, au profit de mes plafsirs etde mon instruction.
Cette fois, pourtant, je me vis forcé de renoncer à
mes projets d’excursion, et voici comment : à peine
étais-je descendu du canot et eus-je fait quelques pas
sur le débarcadère, qu'un colon de fort bonne mine
s'approcha de moi d'un air empressé et me salua.
— Monsieur fait partie sans doute de l'état-major
de la corvette mouillée sur rade ?
— Oui, monsieur.
— Monsieur n’a pas de correspondant en ce pays?
— Non, monsieur.
— Ni logement à terre?
— Non, monsieur ; vous tenez, je le vois, hôlel
garni, et table d'hôte ?
— Presque.
— Je ne comprends pas.
— Je suis négociant, banquier de l'ile : dès qu'un
navire français arrive, je viens sur le port et je m'es-
time heureux quand on veut bien, sur mon invitation
et sans cérémonie, accepter un diner chez moi. Il y a
longtemps sans doute que vous ne vous êtes assis à
une fable ; voulez-vous me fairele plaisir et l'honneur
de venir prendre place à la mienne?
— Cette exquise politesse meflaite, etj y répondrais
mal en refusant.
— En ce cas, voici un palanquinet des noirs à vos
ordres.
— Si vous le permettez, j'aime mieux aller à pied.
- Ala bonne heure! je vous offre mon bras,
— Que j'accepte.
Nous voilà done en route, et je remarquais en
Lraversant les rues el les bazars, que marchands à
leurs comptoirs, cavaliers et piétons saluaient mon
uouvel ami avec un empressement et un respect qui
me donnèrent de lai une hante opinion.
—— Votre ville me semble un peu triste, monsieur.
— Vous y arrivez dans un mauvais moment ; mais
ne vous häâtez pas trop de la juger, monsieur Arago.
— Vous savez mon nom ?
— Un matelot l'a prononcé sur la cale, et ce nom
est venu plusieurs fois jusqu'à nous.
— Le vôtre, je vous prie ?
D'UN
AVEUGLE.
— Il est né dansl'ile etil y mourra à coup sûr: je
m'appelle Tomy Pitot.
Nous arrivimes.
— Soyez le bienvenu, me dit, en me tendant la
main, un vieillard à figure pleine de bienveillance,
nous allons nous mettre à table ; mais Tomy aurait
dû ne pas vous amener seul.
— J'étais pressé de vous présenter ma conquête ;
c'est M. Arago.
Dans un salon vaste, frais, élégant, orné de
beaux tableaux à l'huile. au milieu d’une famille
aimable de peintres, delittérateurs, depoëtes, s’échan-
geaient des saillies spirituelles avec une prodigalité
ravissante, et puis de jeunes et fraiches dames et
demoiselles, l'une au piano, l’autre à la harpe, une
troisième chantait, et tout cela sans afféterie, sans
ambition; avec une gaieté, un laisser-aller, une sorte
de bonhomie à effacer toute supériorité personnelle,
Pour le coup j'oubliai mes courses aventureuses ; les
bois, les rochers, les cascades, les précipices eurent
tort, et je me Jaissai doucement aller aux charmes
d’une soirée délicieuse qui se prolongea bien avant
dans la nuit.
— Maintenant que la fatigue et le sommeil peuvent
vous arriver, me dit M. Tomy, allez vous reposer.
Tenez, voici un pavillon isolé, tranquille ; vous avez
là, dans une armoire, un rechange du matin et du soir,
un lit moelleux, un moustiquaire sans lequel vous ne
pourriez dormir. Quand vous y viendrez, vous me
rendrez service; quand vous n'y viendrez pas, vous
me ficherez. Nous déjeunons à dix heures, nous
dinons à six ; le soir il y a thé et concert; on vous
attendra tous les jours.
— Que de bontés à la fois!
— Vous êtes absurde : c’est de l’égoisme, nous
aimons tant à parler de la France ! Puis, voulez-vous
être servi par des hommes ou par des femmes?
— Cela n'est égal.
— Je vois que cela ne vous l'est pas; je vais donner
des ordres ; il est tard, bonne nuit ! Demain je vous
présenterai à mes meilleurs amis, et vous verrez qu'il
n'y a pas, comme on ledit, trois millecinq cents lieues
de Paris à l'ile de France.
Plus je voyage, plus les différences morales qui dis-
ünguent les hommes me semblent tranchées. Les
nuances physiques échappent parfois à l'observateur ;
mais les mœurs et les habitudes ne peuvent laisser
aucun doute sur l'influence que le sol et le climat
exercent sur l'espèce humaine,
Il y a, sij’ose parler ainsi, une grande sympathie
entre le moral du créole et la richesse de cette végé-
tation parfumée qui le presse et l’endort. Le créole
est fier jusqu'à l'insolence, généreux jusqu'à la profu-
sion, brave Jusqu'à la témérité. Sa passion dominante,
c'est l'indépendance, qu'il rêve à un âge où il peut à
peine en comprendre le bonheur et les dangers.
Cerelé, pour ainsi dire, dans les limites étroites de som
ile, il semble étouffer sous la brise qui lerafraichit, et
cette mer immense qui le ceint de tous côtés lui parait
une insupportable barrière contre laquelle 11 est
Loujours prêt à se mutiner. Toutefois ne lui parlez pas
avee dédain de ses belles plantations de café, de ses
champs si gais de cannes à sucre, de cette ardente
végétation tropicale dont il veut fuir les ombrages, car
alors il vous dira que son amour à lui, c’est son ile
adorée ; queson culte, ses dieux, ses joies, cesont ces
cases sous cesallées de latamers,ses esclaves au travail,
ses noirs vigoureux et ruisselants le bercant avec des
chants monotones sur la natte soyeuse de son palan-
quin, Un moment après, si vous lui rappelez les bien-
; VOYAGE
faits etles tourbillons de l'Europe savante et civilisée,
il soupire, dédaigne ce qui l'entoure, parle de son
départ prochain, mais se hâte d'ajouter que le cœur
n'est pour rien dans ses projets d'émigralion, et que
s'ils’éloigne pour quelque temps, c’est afin de mieux
apprécier la terre féconde qu'il appelle seule sa
patrie.
Est-ce la puissance morale qui influe sur les qua-
lités physiques du créole, ou, par une prévoyance du
ciel, celles-ci paralysent-elles ce que son caractère à
de trop excentrique? Je laisse à de plus graves obser-
valeurs que moi à résoudre la question. Mais, hélas!
c’est plutôt la frivolité que la science qui entreprend
de grands voyages.
En général, la charpente physique du créole est
grèle, mince ; elle accuse de la souffrance et quelque
chose de mou et d’énervé. On dirait des hommes qui
se laissent aller doucement à vivre ét qui tomberont
au premier choc. Les ouragans de leur pays les tien-
nent en haine des fortes émotions ; et même dans leurs
passions Les plus fougucuses, il ya une certaine couleur
d'infortune et de fatalité qui leur a valu bien des
triomphes. Les femmes s'intéressent si profondément
au malheur, que souvent et presque toujours il ya
profit pour nous à exhaler des plantes.
Le créole est peu marcheur ; la moindre petite
course l’épouvante, etsans le palanquin il ne sortirait
jamais de ses frais appartements. Il aime la musique,
il l'aime par-dessus tous les autres plaisirs; mais il
l'aime douce, triste et sentimentale. Il pense .que
l'harmonieest faite pour amoriir la douleur…Ils'irrite
contre les refrains joyeux, et s’il ordonne aux eselaves
quile portent de chanter, c’est qu'il s'endort douce-
ment à la monotonie des airs malgaches ou mozam-
biques.
Les créoles de l'ile de France et ceux de Bourbon
sont les types les plus curieux à étudier, non-pas tant
par les vives couleurs qui en font des nations hors
ligne que par les imperceptibles nuances qui les dis-
üinguent. À la Martinique, à la Guadeloupe, à Saint-
Domingue, on est trop rapproché de la métropole ; la
France et l'Europe se reflètent pour ainsi dire dans
leurs savanes. Mais l'ile de France se présente à l'œil
du physiologiste avec son caractère primitif ; et je ne
fais, moi historien léger et frivole, qu'indiquer la
route qu'auront à suivre de plus habiles explorateurs.
Une chose m'a toujours et péniblement frappé dans
les colonies : c’est la profonde impassibilité du créole
à ordonner une punition au noir qu'il a jugé coupable.
Il le condamne à recevoir vingt-cinq ou trente coups
de rolin, et cela avec le mème flegme que s'il lui
disait : Je suis content de toi. Puis, lorsque amarré à
une grille, le noir crie sous la latte, le créole n'entend
pas la douleur et fume tranquillement son cigare.
A cela il me répond que ce que j'appelle cruauté,
barbarie, c’est de l'humanité, de l'indulgence.
— Chez vous, me disait un jour M. Pitot, dont le
nom m'estsi doux à écrire, que feriez-vous à un
domestique qui briserait une serrure et vous volerait
du linge ou de l'argent ? Vous l’enverriez en prison :
puis, le fait avéré, un jury le condamnerait à six ans
de réclusion ; et c’est, je crois, pour un pareil délit, le
minimum de votre code. Ici, un noir brise un meuble
et vole; atroces dans nos vengeances, nous le re-
commandons au gardien de nos propriétés, qui le
conduit au bazar public, pour l'exemple, où dans
une cour isolée lorsqu'il n'y a pas récidive ; on lui
applique sur le derrière quarante ou cinquante coups
de rolin, et tout est dit. La punition a duré un quart
d'heure au plus.
AUTOUR DU MONDE. 63
— Cependant vous pouvez la faire durer plus
longtemps et ordonner six cents coups au lieu de
cinquante.
— Point; nous punissons, mais nous ne tuons
pas.
— C'est que j'ai vu un pays où l'on fuait les
esclaves.
— L’Atlantique est large et nous sépare du Brésil;
et je ne vous dis pas tout, reprit M. Pilot en s'irrilant
par degrés de l’opinion qu'on a chez nous de la bru-
talité des colons. Ces hommes, ces noirs qui excitent
tant de sympathies, connaissez-vous leurs mœurs,
leurs habitudes, les lois de leur pays dont le souvenir
les accompagne dans l'esclavage ? Non, sans doute,
car ces noirs vous cesseriez de les plaindre dès qu'ils
ont mis le pied sur notre ile. Le noir qui travaille
n'est esclave que pour un temps; car ce qu'il fait en
plus dela taxe imposée lui est compté en argent. Quand
la masse est suffisante, il se rachète et devient libre.
Tenez, hier encore, un esclave ägé de cinquante ans,
c'est-à-dire un vieillard, est venu à moi:
— Maitre, j'ai des piastres, je viens racheter un
esclave.
— Qui donc?
— Mon fils ainé.
— Pourquoi ne te rachètes-tu pas toi-même ?
— C’est que je suis vieux, que je ne travaillerai pas
longtemps, que vous serez alors tenu de me nourrir
et que mon fils libre viendra me soigner, si je suis
malade. Puis, quand j'aurai gagné d’autres piastres,
je rachèterai mon fils cadet, et je mourrai entre mes
deux enfants.
La tendresse paternelle du vieil esclave fut com-
prise de M. Pitot, qui, pourleprix d'un seul, lui rendit
ses deux enfants.
Il n’est pas de colonie au monde où les noirs soient
traités avec plus de douceur et d'humanité. Vous les
voyez dans les rues sauter, gambader, fredonner les
bizarres refrains de leur pays, sans que les maitres
s'en fâchent ; et le samedi de chaque semaine est un
jour consacré à la joie dans toutes les plantations
comme dans tous les ateliers. Je vous dirai tout à
l'heure, autant qu'il est possible de rappeler certaines
seënes, ce qu'on nomme ici la chika, la chéga ou le
yampse, baplisée en France cachucha; mais je ne
pourrai le faire sans jeter un voile épaissur le tableau.
Car s’il n'ya pas d'immoralilé pour les acteurs dans
ces danses si frénétiques où toutes les passions de
l'âme sont figurées par le délire et les convulsions,
nous y en trouvons, nous spectateurs impassibles qui
savons apprécier les bienfaits de la civilisation.
Ilestaisé de comprendre, d’après ce que j'ai dit, que
les nègres marrons sont en petite quantité dans l'ile,
quoique sur plusieurs cimes élevées et difficiles ils
pussent aisément se mettre à l'abri de toute recherche :
mais la bonté et l’indulgence des maitres sont, sans
contredit, les plus sûrs garants de la fidélité des
esclaves, quisavent fort bien que les bois et les mon-
tagnes ne leur donneraient ni une couche moins dure,
niune eau plus limpide, ni un mais pluspur que ceux
qu'ils recoivent ous les jours dans leurs cases.
D’après un vieil usage qui avait acquis force de loi,
un nor saisi marron recevait vingt-cinq coups de ro'in ;
en cas derécidive cinquante; et, pour une troisième
escapade, on lui en administrait cent; jamais une
punition n'allait au delà. Mais si un noir fugitif était
arrêté par les soins d’un autre esclave, celui-ci recevait
quatre piastres de récompense. Eh bien! qu'arriverait-
il ? Deux coquins, s’entendant à merveille, tiratent au
sort pour savoir lequel des deux serait le dèserteur ;
64 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
quand le châtiment était recu, ils partageaientl'argent
et pendant quelques joursles liqueurs fortes faisaient
oublier l'esclavage et les steppes africains ou mozam-
biques.
À propos des punitions infligées aux noirs, il faut
que je vous dise une aventure assezsinguliére dont le
héros est un gouverneur de l'ile.
I arriva ici avec les saintes et louables idées d'é-
galité et de philanthropie que tout Européen apporte
dans les colonies, et que presque tous répudient peu
de temps après. À peine installé dans son palais, il
fit appeler auprès de lui ce même M. Pitot dont je
vous ai déjà parlé, et qu'on lui avait désigné comme
le citoyen le plus recommandable da pays. Voici la
conversation qu'ils eurent ensemble, et que mon ami
Pitot me conta plus tard.
— Notre ile est bien petite, monsieur.
— Elle renferme pourtant encore des terrains à dé-
fricher.
— Nous y veillerons. Vos maisons en bois me sem-
blent bien dangereuses pour les incendies.
.Il ordonne aux eselayes qui le portent de chanter. (Pag
— Les noirs n’y consentiront jamais; ils vont tous
se sauver dans les bois.
— ]1s aiment donc bien à être déchirés?
— Mais, général, la punition d'un noir coupable
d’une grande faute ne va jamais au delà de cent coups
de rotin.
— Cent coups?
— Qui, général.
— Allons donc!
— Je vous dis la vérité.
— Et ces coquins crient, et ces brigands osent se
plaindre! murmurer! Scélérats, nous y veillerons!.….
Au surplus, je vous remerci, monsieur Pitot, des
utiles renseignements que vous m'avez donnés; mais
demain, après une expérience que je médile, Je vous
ferai savoir le parti auquel je m'arrèterai concernant
le code pénitentiaire des esilaves.
Le lendemain, en effet, M. le gouverneur fit venir
quatre noirs dans sa chambre à coucher, et leur
dit :
— L'un de vous at-il jamais été chargé de fouetter
un esclave?
Tous à la fois répondirent : — Moi!
— Celles en pierres nous écraseraient dans leur
chute à chaque ouragan.
— Nous y veillerons. Je suis singulièrement étonné
qu'il n'y ait pas chez vous plus de révoltes d’es-
claves.
— Nous tâchons de les rendre heureux.
— On n'a assuré qu'un grand nombre de noirs
mouraient ici chaque année sous le fouet.
— Il n'en meurt pas un seul; j'en ai douze cents
dans mes diverses habitations, et tous rient, chantent,
vivent et oublient leur Afrique si sauvage.
— Nous y veillerons. Cependant je ne veux plus
qu'on donne, ainsi que cela s’est fait jusqu'à ce jour,
huit cents coups de lanière aux esclaves coupables
de quelque légère faute; je sais que la plupart des
colons en fout mème infliger mille et quelquefois
plus encore. À l'avenir on se contentera de quatre
cents coups, et je vais rendre un arrêté sévère à cet
égard.
— (Général, vous allez occasionner une révolte.
— Nous y veil'erons.
œ
[er]
La]
— Tues, je crois, le plus fort, dit-il à celui de
droite; or, voici ce que je veux, ce que j'ordonne,
sous peine du fouet jusqu’à la mort. Vous allez m'at-
tacher là, au pied du lit, avec cette corde, vous allez
m'attacher sans que je puisse me délier, puis vous
m'administrerez, comme vous le feriez à un noir
coupable, quinze coups de rotin. Est-ce bien en-
tendu ?
— Mais, monseigneur…
_— $i vous ajoutez un mot, je vous fais étriller de
la bonne manière, et quand une fois vous m'aurez
bien amarré et que la punition sera commencée, gar-
dez-vous d'écouter mes prières, de vous arrèler avant
les quinze coups expirés, ou je vous tiens dans un
cachot pendant six mois.
Force fut aux esclaves d'obéir. Le général forte-
ment nouë au pied de son lit, le rotin commença son
office. Au premier coup, il poussa un cri horrible, au
second il chercha à rompre ses liens, au troisième, il
menaca de la mort l’eselave vigoureux qui pourtant
n'avait pas trop rudement appuyé, mais qui se rap
pelait la menace qu'on lui avait faite. Le pauvre gé-
néral gémissait, jurait, hurlait, disait qu'il ferait dé-
dus
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 65
capiter les quatre esclaves, qu'il mettrait le feu à la
ville : il reçut les quinze coups de rotin, ni plus ni
moins, et à peine fut-il délié qu'il tomba sur le car-
reau.
— Moi pourtant pas frappé trop fort, lui dit le
noir.
— Comment, bourreau, frappes-tu donc ?
— Si maitre l’ordonne encore, il va voir.
— Non, de par Dieu! j'en ai assez comme ca.
Et deux jours après, dès qu'il lui fat possible de
s'asseoir, 1l écrivit à M, Pitot un petit billet ainsi
conçu :
« Vous aviez raison, monsieur, cinquante coups de
« rotin sont une punition horrible, puisque quinze
« seulement m'empêcheront de monter à cheval pen-
« dant une semaine au moins. Les Parisiens vous ca-
« lomnient; vous valez mieux qu'eux. »
Lorsque nous arrivämes à l'Île de France, trois
.… Trois fléaux venaient de la ravager .
Le désastre fut grand sans doute; mais comme si
Je ciel n'avait point assez frappé la colonie, le coup
de vent qui lui succéda peu de temps après eut des
suites plus funestes encore
Un ouragan! Racontez en Europe les terribles
effets d'un ourazan des Antilles, de Saint-Domingue,
de l'Ile de France ou de Bourbon, et vous ne rencon-
trez que des incrédules. Vous n'osez pourtant dire
qu'une parlie de la vérité, tant l’autre vous parait
surnaturelle à vous qui avez été témoin de la cata-
strophe ; à vous qui reculez eraintif en présence du
chaos qui vous environne après le passage du météore.
Si l'on n’a foi à ces désordres, à ces chocsi imprévus de
tons les Fr que lorsqu'on en a déjà été la vic-
time, lorsque la reproduction du même Dhénomète
est venue vous frapper dans ves richesses anéanties,
dans vos affections détruites, comment l'habitant des
zoues si tranquilles, si monotones, ne vous refuse-
rait-il pas la croyance que vous lui demandez?
Un bruit sourd et ténébreux se fait d'abord enten-
dre, et pourtant on n’aperçoit nul mouvement encore
dans tout l'espace. La mer est tranquille et le ciel
azuré. Bientôt les eaux deviennent clapoteuses, comme
si un feu sous-marin les mettait en ébullition, et puis,
Livr. 9.
un incendie, un coup de vent, un gouverneur.
fléaux venaient de la ravager, un incendie, un coup
de vent, un gouverneur. En une seule nuit, quinze
cent dix- sept maisons du quartier le plus beau et le
plus riche devinrent la proie des flammes. Des maga-
sins immenses, de magnifiques UE d'histoire
naturelle de tous les pays du globe, la plus belle bi-
bliothèque de l'Inde, de g rands et vastes hôtels, plu-
sieurs études de notaires, tout fut anéanti en quelques
heures. Mais, dussent encore certains journaux anglais
donner un démenti à mes véridiques paroles, je “dois
affirmer qu au milieu du désordre général, on vit des
soldats de la garnison, sous les ordres de leurs chefs,
s'opposer à l'élan généreux de la population, briser
les pompes et menacer de leur vengeance les plus
zélès des citoyens. La plus sordide cupidité avait or-
donné ces odieuses mesures : car toutes les marchan-
dises que-dévoraient les flammes étaient de fabrique
francaise.
(Page GD.
sans que la moindre vapeur s'empare de l'air, le so-
él se montre blafard, vaste, incertain. Le haut feuil-
lage des arbresfrémit et sifile, les ruisseaux pétillent,
les animaux piétinent dans leurs demeures ou s'arrè-
tent sur les routes; une odeur fétide de soufre vous
oppresse, 1l ne fait pas chaud et une sueur brülante
vous inonde, c’est une gène inexprimable, c'est un
malaise dont une douloureuse expérience vous dit la
cause. On ne voit plus personne dans les rues silen-
cieuses, sinon quelque mère effravée qui les traverse
pour chercher son enfant au moment où elle vient
de le quitter. On ne s’est rien dit dans les maisons
attristées, et tout se clôt, se barricade ; on amoncelle
les meubles pour opposer une barrière à ce vent im-
pétueux et qui ne connait pas de barrière, quienlève,
brise, mutile, fait tournover les arbres, les maisons,
les navires et l'Ucéan qu'il pousse et repousse, qu'il
chasse et ramène à son gré.
Les mornes se voilent de ténèbres épaisses s’éle-
vant du sol ou descendant du ciel ; ces ténèbres sont
sillonnées dans tous les sens par des éclairs rouges,
colorant toute la nature d'une teinte cuivrée. Un si-
lence de mort plane sur l'ile terrifiée, les familles en
pleurs se groupent autour de leurs abris les moins
9
66 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
menacés. Pareil à mille coups de tonnerre, le ton-
nerre éclate alors comme pour annoncer la guerre
des éléments. A ce signal, les torrents sortent de leurs
lits et bondissent dans la plaine; les arbres plus vi-
goureux se heurtent dans les airs avec les mâts enle-
vès, avec les maisons saccagées. L'atmosphère est en
feu, la terre tremble, se soulève et retombe; les na-
vires du port sont jetés sur les rochers de la côte ; le
vent fait en un clin d'œil le tour de la boussole : la
rafale est maintenant du nord, elle souffle du sud une
minule après, et le tourbillon qui court de l'est à
l'ouest change tout à coup de route et achève le ra-
vage que la rafale opposée a commencé.
Et que peuvent les descriptions toujours pâles et
inparfaites? Les faits ont une toute autre éloquence.
À Minissi, campagne de madame Monneron, le toit
de la demeure occupée par deux jeunes demoiselles
fut enlevé par un tourbillon et jeté à leurs pieds au
moment où elles se réfugiaient dans le château. La
précigitation d’une négresse leur sauva la vie.
Dans le quartier Moka, la famille de M. Suffield,
directeur de la poste, sortait de sa maison, au même
instant celle-ci est renversée, et les débris écrasent
un enfant aux yeux de son père et de sa mère bles-
sês.
Aux Trois-Ilots, 1 semble à M. Launay que son logis
est enlevé par la rafale; il s’empresse d'en sortir
avec sa femme et ses enfants, au même instant la
maison est enlevée en eflet; son fils ainé et le noir
qui le porte sont écrasés et ses deux autres enfants
blessés grièvement. La bâtisse tomba à cent pieds de
son soubassement ; le vent en dispersa les débris; les
meubles, les effets, tout disparut ; le linge, les vête-
ments, les matelas, furent retrouvés à plus de six cents
toises de distance.
Un habitant qui voulut se hasarder à sortir au mi-
lieu de la tempête, se vit saisi par le tourbillon dans
le grand bazar de la ville, lancé de pilier en pilier et
broyé dans ses mille cascades.
Dans une cour du camp Malabar, le vent pénélra
avec impéluosité, s’empara une à une d'un tas de
planches énormes, les enleva comme un jeu de cartes
et les dispersa au loin dans les bois et sur les mon-
lagnes.
La salle de spectacle, vaste édifice en forme de
croix, chassa à quatre pieds de son soubassement et
resta pourtant debout après la tempête, comme pour
en altester la violence et le caprice.
Dois-je ajouter, au risque de trouver bien des in-
crédules, que, dans plusieurs habitations, quelques
barreaux des grilles de fer servant de clôture ont été.
ployës et tordus en spirales? Oh! cela est phénoménal
sans doute, cela semble au-dessus de toute croyance;
mais le malheur a de la mémoire, et la Pointe-à-Pitre
et le Cap-Français vous diront, comme le pays dont
je vous parle, s'ils n'ont pas été témoins de catastro-
phes plus effrayantes, des faits plus inexprimables
encore. Il m'est permis de révoquer en doute la vé-
rité d'un récit qu'alors seulement qu'il rapporte gloire
au profit du narrateur.
Le mercure du baromètre descendit à huit lignes
au-dessous de vingt-sept pouces ; jamais à l'Ile de
France on ne l'avait vu si bas.
Mais c'est lorsque le souffle a passé, lorsque la
tempèle a cessé ses ravages, qu'il faut Jeter un coup
d'œil sur la campagne dévastée. Chacun sort alors de
sa retraite; on se serre la main, on se cherche, on se
quitte pour de nouvelles affections, et il est rare que
le deuil ne se glisse pas dans le sein d'un grand nom-
bre de familles. De ces belles plantations, rien; de ces
immenses et gigantesques allées de palmistes, rien ;
de ces cannes à sucre si riantes, si fortes, si vivaces,
rien. Le vent dans son passage a tout vaincu, tout ni-
velé, Trois fois malheur au pays sur lequel l'ouragan
promène sa puissance !
Ce pays, ai-je dit, je crois, m'a paru un pays de ro-
mancier ; les paysages y sont inspirateurs ; mais voici
des citations encore, car c’est avec elles surtout que
J'aime à écrire l'histoire du monde. Plusieurs faits
importants, quelques évènements historiques et ex-
traordinaires, semblent appuyer mon opinion.
Bien des personnes ont connu à l'Ile de France la
belle-fille du ezar Pierre, qui, craignant d’être com-
promise dans l'acte d'accusation de son mari, et re-
doutant le même sort, s’échappa de Russie et se re-
tira à Paris, où elle vécut longtemps dans l’obseurité.
Elle y épousa dans la suite un M. de Moldac ou Mal-
dac, sergent-major dans un régiment envoyé à l'Ile de
France, et qui, peu après son arrivée fut promu, par
ordre de la cour, au grade de major des troupes. Le
mari paraissait instruit du rang de sa femme et ne
lui parlait jamais qu'avec respect. M. de Labourdonnaie
el tous les officiers avaient pour elle la même consi-
dération, et ce n'est qu'après la mort de son second
mari que la femme de Pétrowitz a avoué sa nais-
sance.
Il est mort encore ici pendant notre séjour une ma-
dame Pujo, épouse d’un colonel français de ce nom.
C'est la célèbre Anaslasie, maitresse de Beniousky,
soldat aventureux, qui l'avait enlevée en fuyant des
cachots de Russie. Elle le suivit au Kamtschatka, en
Chine, ici et à Madagascar, où il fut tué par un déla-
chement que le gouvernement de l'Ile de France avait
envoyé pour l'enlever, alors qu'il s’y était déjà fait un
parti considérable.
Il serait impossible aujourd'hui de prédire ce qui
résullerait définitivement de la disparition totale de la
nuance qui sépare encore les deux classes, celle des
créoles et celle des mulätresses libres. Les dames, déjà
moins piquées des hommages qu'on rend à leurs ri-
vales, finront-elles par tolérer un rapprochement qui
leur est encore odieux, mais que les blancs de la colo-
nie, et surtout les Européens, considèrent comme iné-
vilable d'ici à quelques années?
Le gouvernement se mêlera-1:l de cette importante
querelle et permettra-t-il les mariages entre lesfemmes
libres et les colons blancs? IL a déjà fermé les yeux
sur plusieurs unions de ce genre; et quant à moi, je
pense que, par la force des choses, ce qui est considéré
aujourd'hui comme une faveur finira par triompher
de la répugnance des blancs et de la volonté première
du législateur.
J'ai souvent parlé de mulâtresses dans mes écrits;
mais qu'est-ce qu'une mulâtresse? Qu'est-ce surtout
qu'une mulâtresse libre? De prime abord, c'est un
êlre ravissant, jeté sur la terre pour le bonheur de
celui qu’elie aime. N’en croyez rien pourtant, car dans
cet amour qu'elle vous jure, dans cel amour qu'elle
vous inspire, il y a mille autres sentiments qui se
croisent, se heurtent, se brisent. De là les déceptions,
les jalousies, les fureurs, les vengeances; supposez,
jetès sur une même figure, sur une inême charpente,
dans un même organe, tout ce qu'il y a de plus eni-
vrant dans le parler, de plus suave dans la démarche,
de plus dangereux dans le talent, de plus brûlant dans
le regard, et vous aurez une faible idée de ces reines
puissantes des colons, tenant sous leur sceptre de
fer les imprudents qui osent une fois s'attaquer à
elles. Oh! que deruines eilesauraient à se reprocher,
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
si elles se reprochaient jamais autre chose qu'une
victoire qui leur échappe!
Rien n’est frais, brillant, parfumé, comme les bals
et les soirées que donnent ces frivoles Ninons autour
desquelles se groupent tant de frèles adorateurs! Mais
ici c’est le vaincu qui chante le plus haut son triom-
phe. Libres dans leurs caprices, elles n'ont là ni père
ni frère pour les arrêter au milieu de leurs conquêtes.
Les pères et les frères sont par elles chassés du tem-
ple; et ces coquettes bautaines s'estiment plus heu-
reuses d'être les maïtresses d’un blanc que les femmes
légitimes d’un homme de leur caste.
La musique et la danse sont les arts qu'elles cul-
tivent avec le plus d'amour; mais elles valsent surtout
avec une légèreté, un abandon, une désinvolture qui
tiennent du prodige. Il y a péril pour quiconque ose
suivre du regard la mulätresse serpentant, enlacée
par un partenaire habile, dans le labyrinthe d’une valse
générale. Imprudent, je vous signale le danger; faites
comme moi : évitez-le et courez au large.
Les mulâtresses se mettent avec goût et élégance;
il est rare qu'une d'elles ne puisse pas étaler sur ses
belles épaules un cachemire de l'Inde pour chaque
jour de la semaine, et lon a vu bien souvent dans
un riche magasin la femme d'un banquier ou d'un
opulent planteur reculer devant le prix trop élevé
d’une parure qu'une mulâtresse achetait à l'instant
sans marchander.
En général, elles sont très-brunes; j'en ai pourtant
vu de blondes, et il est impossible de les distinguer
des dames, dont elles prennent à merveille la démar-
che et le langage. i
Il faut maintenant que je détruise une des plus
douces illusions de votre jeunesse, et que je vous dise
que Bernardin a écrit un roman: il le faut bien, puis-
que je fais de l’histoire. Eh bien! voici la quille du
Saint-Géran ; je parviens à en arracher un morceau
de fer; voici le tombeau de Virginie, dans le jardin
de M. Cambernon, aux Pamplemousses; on l'a placé
à côté de celui de Paul. Déjà des mensonges !.. Voici
toute l’histoire, voici tout le roman.
Madame de La Tour, quoi qu’en dise l’éloquent au-
teur des Etudes de la nature, n'est pas morte du cha-
grin d’avoir perdu sa fille Virginie dans le naufrage
du Saint-Géran, puisque, après ce funeste événement,
qui est historique, et la mort de son premier époux à
Madagascar, elle s’est remariée trois fois (à moins que
ce ne füt encore par désespoir) : la première avec
M. Mallet, dont la famille n’est pas éteinte, la seconde
avec M. de Creuston, et la troisième avec M. de Coli-
gay. Elle était l’aïeule d'une famille Saint-Martin exis-
tant encore aux plaines de Wilhems.
Le pasteur qu'joue un si beau rôle dans le roman
élait un chevalier de Bernage, fils d'un échevin de
Paris, qui, étant mousquetaire, se battit en duel, {ua
son adversaire et se retira à l'Ile de France, où il ha-
bitait la rivière du Rempart, à une demi-lieue de
l'endroit où Le Saint-Geran s’est échoué. Il était fort
considéré de ses voisins, leur rendait de grands
services et servait de médiateur dans leurs petites
divisions.
Quant à Paul, on n'a aucune donnée sur son exis-
tence ; ainsi tout l'édifice sur lequel est bâti le roman
s'écroule de lui-même.
M. Liénard, négociant recommandable et d'une
obligeance extrème, dans un pélerinage qu'il voulut
me faire faire au tombeau de Virginie, me donna les
détails précédents, puisés dans les archives de l'ile.
Sa complaisance faillit lui devenir très-funeste, car
en pleine rade, son embarcation chavira, et nous fûmes
67
sur le point de périr tous dans les flots. Bérard, un
de nos aspirants, se sauva sur une bouée; M. Quoy,
notre chirurgien, M. Liénard et ses esclaves, s’accro-
chèrent à la quille de la pirogue, et moi, je nedus mon
salut qu'au courage et à l'activité d'un officier anglais
qui vint avec son embarcation m'arracher à une mort
certaine, car, je l'avoue à ma honte, je ne sais pas
nager.
Le lendemain, M. Liénard voulut sa revanche à la
baie du Tombeau. Nous y allämes en suivant les si-
nuosités de l'ile, dont je pus étudier les riches produc-
tions. Mais la chaleur, trop forte, allait me faire de-
mauder grâce, quand mon compagnon de voyage,
qui avait regardé aftentivement non loin de nous un
rocher pelé, me dit :
— Venez encore; j'ai à vous montrer quelque chose
de curieux, un homme qui vit seul ici, un malheureux
dont l'existence a été bien errante et bien tourmentée.
| Venez.
Nous continuâmes notre route.
. — Est-ce qu'il en aurait fini avec la vie? poursuivit
M. Liénard, qui semblait s'adresser à lui-même cette
question.
— De qui parlez-vous ?
—- Jun noir bien extraordinaire, du maître de cette
case si petite, si pauvre... Ah! le voilà là-bas, les
jambes dans l’eau; il pêche, il prépare son diner.
— Est-ce un esclave ?
— Il ne l’est plus; mais sa liberté lui coute cher.
Il me connait : peut-être ne nous fuira--il pas.
Eu nous apercevant, le noir voulut rentrer dans sa
case; mais M. Liénard lui fit un signe amical, et sans
hésiter alors il se jeta à l’eau et vint nous saluer;
puis, satisfait d'avoir rempli un devoir de reconnais-
sance envers notre guide, qui, à une époque peu éloi-
gnée, s'était montré généreux à son égard, il nous
quitta et regagna son rocher solitaire.
L'homme qui venait de passer devant nous parais-
sait avoir de quarante-einq à cinquante ans ; il était
maigre, mais nerveux ; son bras gauche avait élé
coupé au-dessus du coude; ses cheveux étaient noirs,
mais #6n crépus, il avait les traits d'un Maure el non
pas d’un nègre ; on lisait dans son regard de l’indé-
pendance et du mépris, et l’ondevinait aisément qu'il
avait dû passer par de rudes épreuves. J'étais impa-
tient de connaitre son histoire, car 1l y a des êtres
privilégiés qui de prime abord semblent commander
l'intérèt et appeler à eux toutes les sympathies.
— Je vous écoute, dis-je à M. Liénard.
— La vie de cet homme est fabuleuse. Zambalah
fut fait prisonnier au Sénégal il y a quelques années,
et voici comment. Un navire portugais qui faisait la
traite des noirs, et à qui les Anglais donnaient la
chasse, profita d’un gros temps et d'une nuit obscure
pour fuir et gagner la Sénégambie. Il remonta le
fleuve, mouilla assez loin de l'embouchure et se mit
ainsi à l'abri de toutes poursuites. Zambalah avait
prêlé le secours de son expérience au capitaine portu-
gais, car il connaissait parfaitement la côte. Zamba-
lah, chef intrépide d'une peuplade de noirs, vendait
lui-même les prisonniers qu'il faisait dans ses sau-
vages excursions. Ses gens vinrent le rejoindre an
rendez-vous qu'il leur avait désigné, et le trafic eut
lieu selon les us et coutumes. Mais, au moment de
débarquer, Zambalah et son frère, qui commandait
sous lui, se virent entourés, garroltés el jetés à fond
de cale avec les autres prisonniers.
Après une quinzaine de jours d'un voyage extrême-
ment périlleux le long des côtes d'Afrique, dont les
vents empêchaient le navire négrier de s'éloigner, le
65
lâche capitaine alla voir sa marchandise. Zambalah
lui adressa la parole.
— Je suis ton prisonnier, je t'appartiens ; mainte-
nant tu peux me clouer au mât de ton navire, mme
jeter à la mer dans un tonneau. Eh bien ! maitre, mon
frère que voici est malade, donne-lui un peu d'air,
un peu d’eau fraiche ; laisse-le sur le pont pendant
quelques heures, et si tu lui sauves Ja vie, je jure de
te servir jusqu'à la mort, et de ne jamais te repro-
cher ta perfidie à mon égard.
— Quelles garanties de {a prrole?
— En voici une, c'est un couteau qu'un matelot
laissa un jour tomber à mes pieds; si tu me refuses,
mon frère et moi allons mourir par mes mains à
l'instant même. Parle, parle vite, car si tu bouges, si
tu fais un geste, tu as deux esclaves de moins.
— Je mets encore une condition à notre marché,
«it le capitaine.
— Je l’accepte d'avance.
— C'est que tu resleras, toi aussi, sur le pont, et
que tu aideras aux manœuvres, car la plupart de mes
matelots sont malades,
... Voici le tombeau de Virginie. (Page 67.)
— Je te le jure.
Et tu seras fidèle à ton serment ?
Sauve mon frère.
Ton couteau.
Le voici.
Je vais te délier.
Délie mon frère d’abord.
Vous voilàlibres ; attends, je vais le faire porter
sur le pont.
— Je le porterai moi-même.
On arrive à l'air, on prépare une natte ; Zambalah
y dépose doucement le corps de son frère tant aimé.
Ce n'était plus qu'un cadavre.
— N'importe, dit Zambalah d'une voix sombre, je
l'ai promis, je l'ai juré : commande, je suis ton es-
clave,
Cependant le mauvais temps durait toujours, mais
à un vent impétueux et contraire avait succédé une
houle énorme qui mettait parfois le navire en péril
de sombrer. Tout à coupildonneune bande effravante,
et avant qu'il ait pu se relever, une seconde lame
moutonneuse déferle sur le pont et enlève trois hom-
mes. Attaché à la barre, Zambalah résista au choc. Il
jeta bientôt un rapide coup d’œil autour de lui: le
capitaine et deux matelots avaient disparu.
— Je suis son esclave, s’écrie Zambalah, mon de-
voir est de le sauver. .
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE
H dit, et son regard fouille au milieu des débris
que la houle promenait cà et là.
Le capitaine luttait à peine contre le flot, tant la
secousse avait été violente ; Zambalah le voit et lui
fait signe ; il saisit un filin qu'il passe à son bras,
dont il noue un bout au bastingage, puis il se préci-
pite. Bientôt il arrive auprès de son maitre, il lui
donne le filin, lui dit de prendre courage, s’en re-
tourne à bord, et, aidé de deux matelots, il parvient
enfin à hisser le capitaine sur son navire.
— Ya, lui dit celui-ci dès qu'il eut repris ses for-
ces, tu es libre maintenant, Zambalah.
— Capitaine, votre parole, une parole comme la
mienne.
— dJete la donne.
— C'est dit; mais vous y perdez beaucoup, car si
Je n'avais pas élé votre esclave il y a une heure, vous
seriez maintenant dans les flots.
La parole d'un négrier est chose sainte et sacrée.
Le lendemain de l'événement que nous venons de ra-
conter, Zambalah, à son réveil, était rivé au même
anneau où 1l avait demandé un peu d'air pour son
frère.
Les vents opposés gardant leur constance forcèrent
le négr'er à courir à l’est, etle voici, doublant le cap
de Bonne-Espérance et courant vers Bourbon pour
essayer de débarquer clandestinement sa marchandise
sur quelque point de l'ile peu surveillé.
Au milieu d'une nuit sombre et calme, on vit en
effet deux ou trois embarcations gagner silencieuse-
ment la terre à force de rames, avec une cinquan-
faine de corps noirs, nus, maigres et puants; on dé-
barque ces corps, retenus par de solides liens ; puis
sur la plage un débats’engagea entre un colon et le
nègrier, à la päle lueur de plusieurs torches; puis on
se serra la main et l’on se dit adieu. Mais une voix
s'écria :
— Je ne suis pas un esclave, moi, je me nomme
Zambalab, et j'ai gagné ma liberté au péril de ma
vie, n'est-ce pas, Capitaine?
Et les yeux du noir brillaient comme deux étin-
celles.
— À propos, dit en souriant le Portugais à l’ac-
quéreur comme pour répondre à celte brusque inter-
pellation, j'ai oublié de vous dire que cet homme a
des moments d’une folie assez curieuse; il rêve qu'il
est libre, qu'il l’a été ; mais je le guérissais à grands
coups de lanière.
— J'en userai comme vous, reprit le planteur.
Et Zambalah, voulant ajouter encore qu'il était
libre en effet, entendit siffler l'air, et le sang qui coula
de ses épaules lui apprit qu'il était toujours esclave.
Le lendemain il n’y avait plus rien sur la plage ;
seulement à l'horizon pointaient encore comme trois
aiguilles les mâts d’un navire voyageur, et dans une
habitation sous le vent de Bourbon, les terres se dé-
frichaient avec plusd’activité et décuplaient la fortune
du planteur. Le fouet noueux avait bien convaincu
Zambalah qu'il ne devait plus parler de liberté. De
tous les noirs de l'habitation, Zambalah, soumis enfin
à sa destinée, était le plus laborieux, le plus sobre, le
plus intrépide. Dans une récente catastrophe, occa-
sionnée par untremblement de terre, il eutlebonheur,
au péril de sa vie, de rendre un service signalé à son
maitre, et celui-ci par reconnaissance le dispensa du
pénible travail des terres pour l'employer aux soins
de la maison.
— Je suis content de toi, lui dit le planteur, con-
tinue à me servir avec le même zèle, et je te donnerai
bientôt l'inspection de mes noirs.
VOYAGE
— Merci, maitre, mais j'attends davantage.
— Tu es ambitieux.
— Que faudrait-il faire pour redevenir libre ?
-- Se racheler, et tu vaux beaucoup d'argent.
— Tant pis, Je voudraisnerien valoir et avoir quel-
ques piastres à mon service.
— N'es-tu pas heureux ici? le serais-tu davantage
chez toi ? pourquoi tiens-tu si fort à la liberté ?
— C'est que je voudrais aller par le monde à la
recherche de l'homme qui m'a vendu quand j'étais
libre, et le tuer.
— Voilà {a folie qui te reprend!
— Pardon, maitre, je n'en parlerai plus.
Un soir que le planteur était à Saint-Paul pour quel-
ques affaires de commerce, il se vit forcé de partir
pour Saint-Denis et se décida à faire la traversée à
l'aide d’une de ces rapides pirogues du pays que les
noirs manœuvrent avec une si merveilleuse adresse.
ÎLE DE FRANCE,
La baie du Tombeau, (Page 67.)
Les navires à l'ancre n'avaient pas un sort moins
rigoureux à attendre, et leurs signaux de détresse ne
pouvaient Les arracher à l’abime qui allait les dévorer.
C'est que vous ne connaissez pas la valeur de ce
mot lugubre, ras de marée, vous qui croyez qu'il n°v
a de tempêtes et de dangers à l'Océan que lorsque la
foudre éclate et tombe, quand les eaux s’amoncellent
et quand les vents tourbillonnent. De tous les phèno-
mènes de la mer, le ras de marée est Le plus terrible
et le plus dévorateur. Il a lieu dans les canaux res-
serrés, dans les détroits, entre les terres volcaniques,
quand les feux sous-marins n'ont pas la force de jeter
à l'air une nouvelle ile. Voyez, voyez : tout est silen-
cieux et frais à terre et dans les airs ; l'Océan seul se
gonfle, pétille, bondit et retombe; que lui importe
que vous mouillez toutes vos ancres, elles vont déra-
per à l'instant, et les gros câbles brisés ne tiendront
pas plus que les énormes chaines de fer. Appelées à
votre secours, les voiles tombent lourdes et coiffent
les mâts : toute manœuvre devient inutile, tout effort
impuissant; ce qu'il y à à faire dans ces moments
d'angoisses, qui ont valu tant de victimes à la mort,
c'est dese croiser les bras, de jeter un regard vers
AUTOUR DU
MONDE, 69
Zambalah gouvernait l'embarcation, qui volait sur les
eaux, et, la brise aidant un peu, on devait arriver
avant la nuit au périlleux débarcadère de la capitale
de File. Mais qui peut, à Bourbon, répondre Jamais
d'entrer dans le port? Déjà l'on voyait la plage de ga-
lets roulés où le flot vomit son courroux, quand une
chaleur étouffante se fit sentir dans la pirogue; la
mer ne bruit-plus, elle devient unie comme un vaste
lac d'huile, puis le ciel se dégage de quelques vapeurs
qui le voilaient et se montre tout brillant d'azur. A
la cêle, la verdure des lataniers cesse toute ondula-
lion, tout frémissement, et se reflète dans le cristal
paisible des flots, tandis que, sur le fort qui domine
Saint-Denis, s'élève, signal de destruction prochaine,
un morne pavillon noir. Un terrible ras de marée
était signalé, et la pirogue du planteur, au large
encore, devait bientôt ètre brisée et réduite en pous-
sivre.
ÎLE DE FRANCE,
Naufrage du Saint-Géran. (Page 67.)
le ciel, de dire adieu à tout ce qu'on aimait au monde
et d'attendre le moment suprême.
Au milieu de ce calme si parfait de la terre, des
airs et du tumulte horrible des flots, Zambalah et son
maitre se regardaient sans rien dire, et les nègres
de l'embareation bourdonnaient leur chant de mort.
— Eh bien ! dit enfin le colon d'une voix sourde à
son pilote, tu ne vois aucun moyen de nous sauver?
—— Aucun: dans quelques heures je serai aussi
libre que vous.
— Il faut donc mourir?
— Vous et moi et bien d'autres encore; pour un
homme seul je voudrais vivre.
— Quel est cet homme?
— Mon premier maitre, celui qui m'a vendu à
vous quand je n'étais pas son esclave. Oh ! s'il était
la June.
Et la barque courait et tournoyait au gré de la lame
capricieuse et bondissante, et les mille débris des
navires étaient pris et repris par les flots. Déjà sur la
plage le peuple et les soldats groupés essaya'ent
d'arracher quelques malheureux à la mort. Rapide
| comme l'éclair, la pirogue de Zambalah s'élève, se
70 SOUVENIRS D'UN
dresse et chavire sur le dos d’une lame floconneuse.
Tout a disparu.
Mais Zambalah ne désespère pas encore, car il ne
veut pas mourir sans vengeance. Ses bras vigoureux
luttent contre le flot qui mugit; ilse trouve en un
instant côte à côte avec son maitre. Son instinct de
générosité l’entraine, et le voilà lui présentant un
débris de vergue dont il s'était saisi lui-même au mo-
ment de la catastrophe. Une vague énorme le pousse
alors, elle crie sous la force cachée qui la souléve, se
rue comme une montagne sur la plage envahie, et
Zambalah et son maitre sont vomis avec elle; mais
une seconde lame suit la première, se replie victo-
rieuse et veut ressaisir les deux victimes qui lui
échappent. Zambalah se cramponne au sol en rete-
nant son maitre, et bientôt il parvient à échapper à
une destruction générale.
La foule l’entoure, lui prodigue ses soins.
— A l'autre! à l'autre! dit-il. Puis jetant un re-
gard sur l'Océan furieux, il semble y chercher encore
un objet perdu.
— Tues libre, Zambalah! lui crie son maître dès
qu'il peut élever la voix ; oh !'tu es libre maintenant.
— Libre! non, pas encore; deux camarades à moi
sont là, je vais à eux. Je serai libre une heure plus
tard.
Mais le flot ne le voulut pas : pour la seconde fois,
Zambalah fut jeté seul à terre, et, fidèle à la parole
qu'il avait donnée, son maitre l'affranchit.
À quelques mois de là, un navire venant de Cal-
cutta fit échelle à Bourbon. Zambalah y prit passage
en qualité de matelot et partit pour le Brésil, d'où il
revint avec un bras de moins. Il avait retrouvé à Rio-
Janeiro le capitaine négrier qui l'avait fait prisonnier
dans la Sénégambie, et quand on lui en parle au-
jourd'hui :
— Le capitaine portugais, dit-il, ne mentira plus
à personne ; ilm'en a coûté un bras, mais jy ai mis
bon ordre.
Zambalah a quitté Bourbon l'année dernière, et il
est venu s'établir ici, où il vit en véritable sauvage.
Tandis qu'il pêchait, nous pénétrâmes dans sa case
etnous y laissämes quelques vêtements ; puis, satisfaits
de notre course, nous reprimes le chemin de la ville.
C'était un samedi, il y avait des jeux et des danses
aux admirables ateliers de MM. Rondeaux, Piston, et
Monneron, et je n'avais garde de manquer à la fête.
Qui sait si d'ici à huit jours je ne serai pas déjà parti ?
Ne perdons jamais l'occasion de voir ce qu’ou ne doit
voir qu'une fois, mais qu'il est curieux et intéressant
de voir une fois au moins. Je medécidai, d'après l'avis
de mes guides, pour le chantier de M. Rondeaux, où
plus de trois cents noirs, heureux de leur salaire de
lasemaine et de leur repos du lendemain, se tenaient
prêts aux saturnaleshebdomadaires. C'étaitune cohue,
un glapissement, un vacarme intraduisible. Hommes,
femmes, enfants, vieillards se trouvaient là, pressés,
entassés dans un même enclos, sur un même point,
comme si on leur eût défendu, sous peine du fouet,
de s'étendre au dehors, comme si l'air et le terrain
leur eussent êté refusés ailleurs. Eh! bon Dieu! ne
sommes-nous pas un peu sauvages aussi dans notre
superbe capitale, où nous paraiscons souvent prendre
plaisir ànousparquer dans uneallée poudreuse, quand
nous pouvons fouler à côté un frais gazon et respirer
un air pur etlibre ?.…
Peut-être ces hommes que voici rêvent-ils de leurs
plages perdues, de leur liberté dans l'avenir ; peut-
étre préparent-ils un massacre général de leurs
maitres ; peut-être aussi est-ce leur prière au puissant
AVEUGLE.
arbitre de toutes choses. Je ne sais, mais il y a là bien
des joies ardentes, bien des yeux qui lancent des
flammes, bien des bras qui se tordent convulsivement,
et des poitrines qui se gonflent, et des hurlements
qui retentissent ; ce n'est pourtant là que le prélude,
l'avant-scène. On se prépare à être heureux, voilà tout.
Le bonheur, le voici :
Le signal est donné. En un clin d'œil un vaste cerele
est formé : les hommes, les femmex, au hasard, les
enfants en première ligne, afin de pouvoir perpéluer
le souvenir de la fête nationale.
Au bruit général de tout à l'heure, que je compare
au mugissement d’une eau boueuse s’engouffrant dans
un vaste égout, vient de succéder un silénce que nulle
bouche n'oserait encore troubler. Petit à petit l'air
frémit ; c’estunemélodie,je vousjure, âpre, singulière
mais harmonieuse, phrasée; elle a de la mesure, de
la cadence ; ce n’est plus du désordre, ce n’est plus
un chaos ; elle grossit encore, et le crescendo a perdu
quelque chose de sa couleur primitive, Ce n’est plus
maintenant la voix seule qui joue un rôle, c’est aussi
la face qui devient grimaçante, hideuse; ce sont les
bras qui gesticulent, les jambes qui tremblotent, les
pieds qui frappent le sol comme s’ilétait bouillonnant.
Vous ne le croiriez pas, la durée de cette seconde
station est proportionnée aux degrés de température
de l'atmosphère ; si le soleil a êté ardent, si le travail
a élé rude, le passage est court, car on a hâte de s'em-
parer de toutes les sensations.
Mais une danseuse s’élance dans le cercle, seule
d'abord, tournoyant et agitant les bras; ellesecourbe,
se redresse, passe en revue celte légion de furies, sur
laquelle elle semble lancer son frénétique délire.
C’est à qui l’emportera sur ses rivaux, c’est à qui sera
choisi par la reine. Le voilà ; il s’élanceà son tour, il
se pose victorieusement en face de sa danseuse, et
les chants des autres acteurs deviennent des cris
féroces ; on se bat les flancs, on se frappe la tête, on
grince des dents, on écume ; vous diriez la rage d’une
meute de loups tombant sur un troupeau de brebis
sans défense. Eh bien! non, c’est de Ja joie, de
l'ivresse, La fète est à peine commencée ; deux noirs
sont entrés en lice ; chacun des autres aura son tour,
et ce que vous venez de voir, ce que vous venez d’en-
tendre, c’est une idylle, c'est une bergerie de Racan ;
il n'y a pas encore là de drame : le drame vient plus
tard ; et ce peuple, je vous jure, n'est pas inhabile à
prolonger ses instants de bonheur.
Ce n’est pas chose aisée que d'écrire pour tous, et
J'éprouve ici un embarras d'autant plus pénible, que
J'ai promis à mes lecteurs une histoire exacte et com-
plète de la cachucha délicieuse qui, depuis lrois ans à
peu près, s’est fait jour jusque chez nous. Lorsque
pour la première fois je la vis annoncer sur les affiches
de nos théâtressi pudibonds, je me pris soudainement
à rougir etje me demandai involontairement si la
licence serait assez osée peur venir effrontément
braver l'éclat de mille jets de lumière, les répugnan-
ces d'une nation qui joue parfois au scandale, mais
qui du moins y joue à huis elos. Je bravai le péril et
j'allai voir. Non, ce n’était pas la cachucha, fille de
la chika, que je reconnus dans celte pantomine
cracieuse d'Elssler, exécutée aux applaudissements
d'un publie enivré. Cette cachucha est une danse
bâtarde, toute de création moderne, travestie déjà par
les Portugais, qui la rapportèrent de leurs conquêtes,
parodiée plus tard par Espagne, et endimanchée,
musquée par nous, qui en avons fait une chose à part,
où le corps se disloque avec calme et où la passion
n'est plus que dans le regard et le sourire. Cette
VOYAGE AUTOUR
cachucha rappelle sa mère comme le profil de la
grenouille rappelle celui de l’Apollon du Belvédère ;
il y a un monde entre les deux. Créez, mais ne pro-
fanez pas.
La véritable cachucha des noirs, la danse nationale,
la fête majeure des Mozambiques, des Angolais et
autres peuples sauvages, la voici, puisque je vous
Vai promise. Mais non, je retire ma parole ; la des-
cription de cette danse brülerait ces pages, et je sais
m'imposer des sacrifices au profit de la pudeur. Assis-
tons à des fêtes moins äcres.
Après la chika, d’autres danses beaucoup moins
hasardées eurent lieu au chantier. Jepusme convaincre
alors que chez ces peuples sauvages, comme chez les
nations policées, la Joie ases degrés comme la douleur,
et que la fièvre ne joue pas toujours le premier rôle
dans les passions des hommes.
Ma tète était bouillante, mais l'occasion trop belle
pour que je consentisse à renoncer à la tâche que
J'avais acceptée. Il me sembla, au milieu de cette
effervescence générale, que certains acteurs dont la
physionomie ét (ait identiquese montraient plus incan-
descents que les autres. En effet, c'était la caste mo-
zambique, presque en tout taillée comme la race
malgache, dont pourtant elle est l'ennemie irr écon-
ciliable. En général, j'avais trouvé que les nîgres des
Indes orientales étaient plus calmes, plus diffie iles à
émouvoir ; aussi est-ce parmi ces derniers que les
colons prennent de préférence les serviteurs de leurs
maisons.
Avec une pareille latitude donnée aux noirs de
l'ile, ils ne doivent en rien ressembler àceux du Brésil
ou même du cap de Bonne-Espérance, et l'on comprend
qu'il ne soit jamais question ici de révolte générale ou
de massacres particuliers. Aussi les voyez-vous dans
les rues, gambadant, gesticulant et presque toujours
munis d’un grossier instrument de musique, façonné
à l’aide d’un bambou et de deux cordes, chantant non-
seulement les airs de leurs pays, mais encore les ordres
qu'ils viennent de recevoir. Ainsi, un maitre dira à
son noir :
Va reporter ce pot de pommade au parfumeur et
demandes-en un à la vanille.
Eh bien ! de cette phrase le noir fait le poëme de
son cliant, et il compose là-dessus un thème d’une
originalité extrèmement remarquable.
Si, infidèle et menteur, un esclave se grise et dérobe
l'ar gent qu'on lui a donné pour une commission, son
premier soin est de chercher une excuse; dès qu il l'a
trouvée, il la met en musique et la module tout le long
de la route:
— Qu'as-tu faif de la liqueur que je
d'aller chercher ? lui dit son maitre.
— Quand mo passé d'oant magasin Bon-Goût, mon
liqueur sauté, mon li pied cogne.
Lenoirdit qu'ilesttombé, qu'il a répandula liqueur;
et, sur cette phrase d'excuse qu'il a bien préparée et
qu'iltrouve admirable, il crée un air des plus sédui-
sants, en se disposant toutefois à recevoir vingt-cinq
coups de rotin.
Ces deux phrases que je viens de vous citer, je ne
les prends pas au hasard; il n’est pas d’habitant de
l'Ile de France ou de Bourbon qui ne les sache depuis
son enfance et ne les ait cent fois chantées en sa vie
sous ses palmistes favoris.
Il est rare qu'après les danses dont je vous ai parlé
tout à l'heure, des rixes n'aient pas lieu, mais c’est
presque toujours à coups de poing ou à coups de tête
que s “attaquent les adversaires. Ne croyez pas que les
témoins s'opposent au combat : au contraire, ils l'ex-
L’avais ordonné
DU MONDE. 7
citent, ils le désirent aussi sanglant que possible,
Rangés du côté de leurs affections, ils encouragent
du geste et de la voix celui qu'ils voudraient voir
triompher, et la lutte ne cesse que lorsqu'un des deux
ennemis est étendu sur le carreau, Quand la vieloire
est trop longtemps incertaine, ceux-ci reculent, se sé-
parent et s'arrêtent à quelques pas de distance ; puis
ils poussent un grand cri, se frappent la poitrine, se
courbent, ferment Les veux et se ruent l’un sur l'autre
de toute la rapidité de leurs jarrets. Quelquefois l'un
des deux crânes est ouvert, souvent même tous les
deux, et les spectateurs emportent les victimes. Le
duel n’est pas seulement d'invention européenne.
Qu'unnoir appelle un autre noir fainéant, marron,
voleur, il n'y aura pas rixe; sl l'appelle malgache,
un pugilat aura lieu ; et s’il l'appelle nègre, on verra
un combat à mort. Cependant que sont-ils ? est-ce
qu'ils auraient des prétentions à être blonds ? Les
maitres punissenlsévèrement ces combats particulicrs;
mais un noir en colère est un animal redoutable, ct
ce n’est pas le fouet qui peut l'arrêter dans sa ven-
geance.
Ce que j'aime avant tout dans mes courses, ce sont
les contrastes; aussi pris-je grand plaisir > en “quittant
les chantiers de M. Rondeaux, à parcourir la ville où
tout me rappelait une patrie, hélas ! si regrettée.
Il ya, sans contredit, moins de distance de Paris à
Maurice qu'il n’y en a de Paris à Bordeaux. Les modes
arrivent ici jeunes et fraiches ; les inventions utiles y
sont propagées avec une rapidité qui Lient du prodige,
et les citoyens de l’île sont d'autant plus pressés d'en
jouir, qu ‘ils ont été plus près d'en être privés. Le
cap de Bonne-Espérance est sur la route de Paris à
Maurice.
J'ai consulté les archives de l'ile ; croirait-on qu'il
n'ya pas un seul exemple d’assassinat commis par un
créole, et l'on tremble encore ici au souvenir d’un
funeste événement qui fitlongtemps déserter les paisi-
bles habitations de l'intérieur.
Je transeris le fait suivant des registres :
Plusieurs officiers et soldats d’un régiment
français en garnison à Maurice pénétrèrent.la nuit
dans l'habitation de madame Lehelle, l’une des plus
jolies femmes de la colonie, dont un de ces officiers,
le sieurV..., était éperdument amoureux. Cette dame,
ayant conçu quelquesinquiétudes par suite de plusieurs
menaces faites par son fougueux adorateur, avait prié
son inari de ne pas s ’absenter de l'h: ibitation, située
dans lesgrands bois de Flacq; mais, quelques affaires
l'appelant à la ville, il crut pouvoir sans dangerlaisser
sa femme seule pendant quelques heures. Un soldat
nommé Sans-Quarlier, auquel on permettait de col-
porter des marchandises dans la campagne, fit ouvrir
la porte aux assaillants, qui multiplièrent leurs crimes
par leviol, le meurtre et l'incendie. Un vieil invalide,
gardien de la maison, péril victime de son dévoue-
ment; les négresses et les noirs furent massacrés. Il
par aitque madame Lehelle était parvenue às’échapper,
puisqu'on reconnut un de ses souliers dans le bois, à
un quart de lieue de sa maison, et que ce fut près de là
qu cie fut trouvée assassinée.
Tous les soldats acteurs de celte terrible cala-
strophe furent suppliciés, et le sieur de V... ne dut la
vie qu'à la considération qu'on avait pour : sa famille ;
comme s’il élait permis de se soustraire à la justice
en se cachant derrière un beau nom ! Sans-Quartier
s'échappa d’abord et répandit la terreur dans l'ile;
mie saisienfin, on le conduisit bäillonné au supplice,
pour l'empêcher a nommer les instigate urs du crime,
oQil fut rompu vif. )
72
Depuis ce meurtre horrible, qui date de fort loin,
il n’y a pas eu, je le répète, un seulassassinat commis
à Maurice.
La villeest divisée en quartiers ou camps. Le camp
Malabar est celui que choisissent en général pour
logement les Indiens arrivant à l'ile de France, et qui
doivent y séjourner quelque temps.
L'espace contenu entreles camps est ce qu'on appelle
ville. On n’y voit que de misérables cabanes à demi
closes, malsaines, mal aérées. Là aussi se logent, à
leur arrivéede Canton et de Macao, les Chinois appelés
par les planteurs pour la culture du rizet du the.
Les Chinois, peuple rusé. lâche, méchant, avare,
nation superslitieuse et cruelle, dévote à sa religion,
à laquelle elle ne croit pas, faisant des martyrs pour
se désennuver de la monotonie de sa vie de paresse,
bassement voleuse, hypocrite par caleul et toujours
prête à vanter son indépendance au milieu des guerres
intestines qui dévorent les autres régions du monde,
Il
|
|
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
les Chinois sont assez avancés dans les arts pour pré-
senter aux yeux de tous des merveilles de patience et
d'adresse ; mais stationnaires depuis des siècles, ils
ne comprennent aujourd’hui de la vie que ce qu'elle
rapporte en piastres ou en roupies. Un Chinois fumant
sa pipe, accroupi devant sa porte, me fait l'effet d'un
crapaud suant et bavant au soleil. Je les retrouverai
plus tard, ces hommes jaunes, à Diély, à Koupang et
autre part peut-être, et il n’y aura pas de ma faute si
je n’en châtie pas quelques-uns de cette impudente
ardeur pour le vol qui les tient à la gorge et me les
rend si odieux.
Les jeux que les nègres de toutes les castes affec-
tionnent le plus sont ceux qui exigent une plus grande
activité; on dirait que ce sang noir qui coule dans
leurs veines veut faire explosion par tous les pores. Ils
ne parlent jamais sans gestieuler, et ils parlent alors
même qu'ils sont seuls ; vous croiriez qu'ils ne pensent
qu'avec la langue. Ceux qui, employës plus directe
... Mais une danseuse s'élance dans le cercle. (Page 70.)
ment au service particulier des riches planteurs, de-
vraient s’essayer au repos après avoir porté, pendant
une partie de la journée, sous les rayons d’un soleil
brûlant, un lourd palanquin, semblent au contraire
vouloir encore doubler leurs fatigues.
A la halte, vous les voyez se dandiner, piétiner,
aller et venir à travers les haies de la route, ainsi
qu'un petit écureuil en liberté. Leur corps à beau
ruisseler, ils ne veulent point paraitre vaincus par les
longues courses et ils se fontun véritable point d'hon-
ueur dé ne pas rester en arrière des plus intrépides
marcheurs.
On voit quelques noirs dans les temples et dans les
églises ; ils sont là immobiles, debout où accroupis,
parce qu'on leur a dit de ne pas bouger ; puis ils se
mettent à genoux, parce qu’on leur a ordonné de s’a-
genouiller. Ils se frappent la poitrine quand le prètre
leur en donne l'exemple ; ils se signent après avoir
trempé leur main dans le bénitier ; ils sortent en ri-
canant, et voilà tout, On leur a jeté, à leur arrivée
dans l'ile, un peu d’eau sur la tête avecles cérémonies
d'usage, et onleur a dit : Vous êtes chrétiens.
l
Ce n’est pas assez, et la voix puissante de Ja saine
morale du christianisme serait peut-être un bouelier
plus sûr aux colonies que la geôle et les flagellations.
Dans une course fort intéressante aux deux admi-
rables cascadesde Chimère et du Réduit, je fis plusieurs
stalions assez longues en dépit des noirs, qui avaient
hâte d'arriver à la ville pour leurs danses du samedi,
et je demandai à l'un d'eux, Malgache fortintelligent,
quelques-uns des secrets de la religion de sa patrie,
car ceshommes ont une patrie aussi.
— Crois-tu en Dieu ? lui dis-je.
— Îei, à un seul ; dans mon pays, à deux.
— Maisil ne peut y avoir qu'un seul Dieu.
— Ici, oui ; mais dans mon pays à moiil yen a
deux.
— Dans ton pays on a tort, car il ne peut y avoir
qu'un seul maitre.
— Pas vrai, il y en a plus de six cents à l'Ile de
France.
— Crois-tu à un Dieu? dis-je un instant après à
un jeune et vigoureux Mozambique qui commandait la
marche.
u
à
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 75
— Si maitre lordonne, oui. — Et si je te lasse libre de
— Mais si jé ne te l’ordonne pas ? pas ?
— Alors, non. — J'attendrai.
croire ou de ne croire
ls se ruent l’un sur l’autre de toute la rapidité de leurs jarrets. (Page 71.)
_— Danston pays, jesais pourtant qu’on croit à un — Lorsque vous la perdez, le peuple qui la gagne
3 ; ( pas
Dieu. | a donc un Dieu et vous pas ?
— Dans pays à moi, on croit à un Dieu quand on a | — C’est ca.
gagné une bataille ; on n'y croit pas quand on l’a | — Fort bien ; et s'il n'y a pas de guerre ?
perdue. | — Alorsiln'ya pas de Dieu.
|
il]
.. La dame créole est vive, enjouée, rieuse. (Page 7à.
— Et toi, dis-je à un troisième, jeune garçon fort | — Non.
gai, fort propre, fort espiègle, qui paraissait tout — Et aujourd'hui crois-tu en Dieu ?
disposé à se laisser alleravec insouciance à sa destinée, — Je crois en Dieu le père tout-puissant, le créateur
d'où es-tu? du ciel et de la terre, etc. *
— Je nesais pas. Et le noir me récitait avec une extrême volubilité,
— Quit'a amené à l'ile de France ? sans se tromper d’une syllabe, les demandeset les ré-
— Un navire qui venait de bien loin et dans lequel | ponses du catéchisme français, dont il ne comprenait
on disait fort souvent le nom de Malacca. absolument rien, Je me pris soudainement à rire, et
— Je comprends ; tu ne sais done pas quelle estla | mon érudit retourna s'asseoir, heureux de m'avoir
religion de ton père ? prouvé qu'il en savait plus que ses ignares camarades.
Livre. 10. 10
74 SOUVENIRS
Je n'avais ni le temps ni l’éloquence nécessaires
pour poursuivre mes investigations, et c'était moins
pour leur instruction que pour la mienne que j'inter-
rogeais {ous mes noirs.
Mais il y avait parmi eux un vieillard d’une cin-
quantaine d'années, qui, à chaque question que
j'adressais el à chaque réponse qui m'était faite,
haussait dédaigneusement les épaules et souriait de
pitié. Je l'appelai pour l'interroger à son tour. Ils’ap-
procha brusquement, s’accroupit, et je remarquai
avec surprise que tous les autres noirs s'empressèrent
de venir se grouper autour de nous. Dès ce moment
je me crus destiné à soutenir une thèse dans les
formes, et je commençai l'attaque.
— D'oùes-tu ?
— D'Angole.
— Ya-tal longtemps que tu es à l'Ile de France ?
— Depuis vingtans.
— Tu es catholique ?
— Oui, depuis que j'y suis.
— Et avant qu'étais-tu ?
— Rien.
— Te crois-tu quelque chose à présent ?
— Bien moins.
— Alors pourquoi as-tu changé ?
— Je voudrais bien vous voir sous le fouet! C'est le
fouet qui m'a appris qu'il n’y avait qu'un Dieu, et si
mon maitre l'avait voulu de la même manière, j'aurais
cru qu'il y en avait deux, ou trois, suivant sa volonté.
— Dans ton pays avez-vous un seul Dieu, ou bien
y en a-t-il plusieurs ?
— Avant de connaitreles Portugais, nousn'en avions
qu'un ; depuis que nous avons su qu'ils n’en avaient
qu'un aussi, nous en avons voulu deux.
— Ainsi c'est vous qui faites vos dieux ?
— Oui, chaque fois que les Portugais viennent et
nous les brülent, nous abattons de gros arbres et nous
en faisons de nouveaux. Nos forêts sont grandes, allez,
nous ne manquons jamais de dieux à Angole.
Comme j'allais passer en revue quelques nouvelles
croyances, le vieux noir me fit observer que ie soleil
allait vite et qu'il fallait se hâter si nous voulions
être de retour avant la nuit. Nous nous remimes donc
en route, et deux heures après je planais sur une cas-
cade ravissante, dans les tourbillons de laquelle vol-
tigeaient les ailes humides de lélégant paille-en-
queue, le plusamoureux des oiseaux. lei encore, pour
la vinglième fois depuis mon départ, je regrettai
amérement qu'un habile pinceau ne se fût point as-
socié à la faiblesse du mien, car si c'estun vif regret
que l'impuissance totale, c'en est un peut-être plus
vif encore de gâäter pour ainsi dire une nature si
belle et si riche, devant laquelle le cœur est en ex-
lase.
J'étais là dans un désert; la cascade bouillonnait
au fond d’une délicieuse vallée, et les noirs qui m'en-
louraient me parurent enfin disposés à écouter une
lecon. Je quittai donc mes pinceaux et mes calepins ;
et, saint Jean improvisé (bien que je m'appelle Jac-
ques), je commencai.
A la fin de la première période, le vieux noir d'An-
sole me dit :
— Maitre, le soleil se couche; nous ne pourrons
pas arriver aujourd'hui.
Je feignis de ne pas entendre; mais après quelques
phrases je fus de nouveau interrompu par la mème
voix du nègre, qui savait bien que je parlerais dans
le désert.
— N'est-ce pas, dis-je à tous mes disciples, que
j'ai le temps de prècher?
D'UN
AVEUGLE.
— Non, répondirent-ils tous à la fois, et j'en fus
pour mes frais d'éloquence et mes évangéliques in-
tentions.
A monrelour je dis à M. Pitot mes tentatives et
mes efforts auprès de ses esclaves, et il m’assura que
lui-même y avait perdu ses soins et ses peines. « Au
surplus, ajouta-t-il, dans l’état actuel de nos colo-
nies, il n’est pas aussi impolitique que vous le croyez
que nous laissions les noirs dans leur ignorance
et leur abrutissement; notre puissance est là. Nous
avons besoin d'esclaves ; vouloir apprendre, c’est un
pas vers l’affranchissement ; penser, c’est être libre ;
l'heure venue, ils diront, comme nous, qu'ils croient
d'après eux. Il y a de l'orgueil dans tout corps où
réside une âme, et si vous dites à l’esclave que ses
chaines sont des fleurs, il les portera sans se plaindre.
Souvent ce n’est pas tant la chose qui les blesse que
le mot... Allons nous mettre à table. »
Ce fut le vieux noir qui se trouva, par un singulier
hasard, placé derrière moi, et le coquin me servait
en ricanant et en grommelant quelques paroles que
Jentendais à peine. Je suis sûr qu'il se moquait de
mon Dieu et de ses dieux d'Angole. À mon coucher,
je lui ordonnai de me suivre ; ille fiten murmurant,
car il s'attendait sans doute encore à une leçon de
morale ; mais je suis un prètre tolérant, et grâce à
quelques verres de liqueur que je fis accepter à Bou-
lebouli, il oublia, la nuit, ma religion, la sienne, et
ses vingt ans d’esclavage ; moi, je ne voulus rien ou-
blier, et j'écrivis.
— Qu'avez-vous done dit et fait à mes noirs? me
demanda M. Pitot, le lendemain : ils sont d'une gaieté
bouffonne qui vient de me fort divertir, et je dois
vous avouer que les quolibets pleuvent sur vous avec
une rare profusion.
— J'ai prèché, voilà tout.
— Non, il ne s'agissait pas de cela entre eux.
— De quoi donc?
— Ne leur avez-vous pas distribué quelques bou-
teilles de vin à la campagne de M, Piston, en les priant
de boire à votre santé ?
— Oui.
— Quelle lourde faute! c'est à leur santé seule
qu'ils ont bu, ou plutôt à leur dégradation. Vous
croyiez vous montrer généreux, vous n'avez étè que
dupe. Obliger ces gens-là, c’est semer sur du granit.
C’est pis encore, ils voudront dans l'avenir une faveur
pareille à celle que vous leur avez accordée aujour-
d'hui. Quant à vous, quipartez, vous n'ensubirez pas
les conséquences ; mais si l’un de nous était coupa-
ble d’une bienfaisance aussi mal placée, nos caves
seraient à sec en bien peu de mois. Gracier un noir
qui a mérité vingt-cinq coups de rotin, c'est tout ce
que nous pouvons et osons nous permettre ; aller au
delà serait signer la ruine de la colonie.
— Ils me semblaient pourtant heureux, répliquai-
je à M. Pitot.
— Oui, ils l'étaient de vous avoir volé.
— ]Is ne volaient pas, je donnais.
— C'est cela: ils ne jugent les autres que d'après
eux, et eux, ils volent et ne donnent jamais.
—— Savez-vous quel est le boute-en-train de cette es-
pèce de comédiedont vous êtes le niais? C'est ce vieux
nègre d'Angole, que vous avez grisé en rentrant le
soir dans votre pavillon. Tenez, venez les voir, cela
vous amusera.
— À quoi bon? leur joie finirait, et je veux être
dupe jusqu'au bout.
_— Vous avez raison, quand le bonheur arrive, il
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
faut le hien recevoir sous quelque forme qu'il se pré-
sente. Vous me convertissez aussi.
J'ai assisté dans une des riches habitations de
M. Pitot à la célébration de quelques mariages entre
noirs. Je vous assure que la cérémonie ne manque
pas d’une certaine dignité ; et si J'étais plus oseur, je
vous donnerais là-dessus de piquants détails. Eh! bon
Dieu ! ne trouvons-nous pas un brin de ridicule jus-
que dans nos institutions les plus sérieuses ?
Cependant le jour du départ approchait, et quoique
nous oubliassions ici notre patrie par cela même que
tout nous la rappelait, 11 fallut bien se préparer au der-
nier adieu.
Toutefois, quitte envers les noirs de l'ile, dont j'ai
esquisse quelques-uns des principaux caractères phy-
siques et moraux, je ne le suis pas envers des ei-
toyens de Maurice, à qui je dois paver ma dette de
reconnaissance. Oh! c'est un bonheur bien doux à
l'âme que ces joyeuses promenades au Champ-de-
lars (à l'extrémité duquel s'élève le grave tombeau
du général Malartic), alors que le soleil de ses rayons
obliques dore les piltoresques cimes du Pouce, des
Trois-Mamelles et du Pitterboth. La dame créole est
vive, enjouée, rieuse. S'il y a coquetlerie ravissante
dans son magique parler et dans son onduleuse dé-
marche, c'est qu'elle n'ignore pas qu'il faut être un
peu au-dessus du naturel et du vrai pour arriver au
cœur de ces flegmaliques jeunes gens de l'ile que je
vous ai déjà fait connaitre; mais elle redevient elle-
méme, c'est-à-dire à une nature privilégiée, alors
qu'elle est avec vous, étranger, qui allez partir et dont
elle ne veut garder l'souvenir que comme un agréable
passe-temps. — Elle est assez bien faite pour une Eu-
ropéenne ; et celle facon de parler proverbiale vous
dit assez que les femmes créoles ont le sentiment de
leur supériorité, j'allais écrire de leur perfection.
Aux bals donnés par les opulents planteurs, on se-
rail tenté de se croire dansles magnifiques salons de
la Chaussée-d’Antin ; toutes les belles femmes y for-
ment de fraiches guirlandes, tant les riches parures
y jettent de vives étincelles..…. Paris est deviné à
Maurice.
Mais ce n'est pas seulement par la frivolité de ses
t
ILE DE
75
joies, de ses fêtes, que l'Ile de France a conquis cette
dénomination glorieuse de Paris des Grandes-Indes
que les voyageurs lui ont donnée ; c’est par son goût
des lettres, des arts et des sciences ; c’est aussi et
surtout par son ardent enthousiasme pour toutes les
gloires et toutes les illustrations. S'il n'y a point à
Maurice de bibliothèque publique, on trouve dans
chaque maïson une bibliothèque particulière où le
cœur et l'esprit de la jeunesse se développent et
s'élargissent.
Ce n'est pas tout encore. J'ai trouvé ici une société
d'hommes aimables sans causticité, instruits sans pé-
dantisme, qui, toutes les semaines, dans des réunions
qu'ils avaient appelées séances de la Table-Ovale, lut-
{aient par leur verve intarissable avec les beaux-es-
prits de nos caveaux anciens et modernes, et perçaient
quelquefois les profondeurs les plus hautes de Ja
science.
Je n'ai pas manqué un seul jour à ces banquets
délicieux où leur courtoisie n'avait invité. J'ai dit
souvent, depuis mon retour en Europe, les couplets
et les strophes des poëtes de l'ile, et l'on a pu se con-
vaincre que le ciel qui a réchauffé Parny et Bertin
n'avait rien perdu de sa puissance inspiratrice.
Là Bernard et Mallac, rivaux sans jalousie ; là Ar-
righi, descendant d'une famille illustre ; là Chomel,
le fameux Désaugiers de l’île ; là Coudray, directeur
du collège colonial, où il veille en père sur tant de
jeunes espérances ; Thenaud, Esope indien, vainqueur
des belles à coups d'élégants madrigaux; Dépinay,
plus utile encore au barreau qu'à ces banquets dont
ilest l'idole; Mancel; Josse, qui comprend et com-
mente si bien Newton et Descartes ; Edouard Pitot, le
peintre ; Fadeuil, Maingard, Epidarise Collin, qui re-
cut des lecons de Parny et se plaga si près de son
maitre ; et Tomy Pitot, le plus habile de tous, poète
inspiré plus encore par le cœur que par la tête, le
Béranger de cet hémisphère, que la mort vient de
ravir naguère à la colonie attristée. Oh! je ne les ai
pas quittés sans larmes, ces amis de peu de jours,
mais si bons, si fervents; et si l’un d'eux, de par le
monde, lit encore ces lignes, il verra que mot aussi
j'ai dans l'âme un autel pour les saintes affections.
XII
FRANCE
Combat du Grand-Port.
Mes vêtements sont imprégnés aujourd’hui d'une
odeur de poudre que j'aime à respirer ; il me semble
que la ville, le port, la montagne au Pouce, les Trois-
Mamelles, le Pitterboth, se parent d'une auréole de
gloire ; je crois voir les cocotiers élancés agiter avec
bonheur leurs couronnes mobiles, et l’on dirait que
l'ombre du bananier est plus douce et plus rafraichis-
sante.
Voyez, voyez comme les citoyens s’agitent ! voyez
comme les plateaux qui dominent la capitale sont
couronnés de population impatiente! Qu'est-il done
arrivé? Est-ce un grand jour de fête pour la colo-
nie”... Oui, c'est tout cela, car c’est un jour de ba-
taille, et par conséquent un jour de triomphe.
À l'horizon et cinglant à toutes voiles vers l'ile,
pointent les vaisseaux de la Grande-Bretagne avec
leur léopard dominateur ; et là-bas, dans le Grand-
Port, nos vaisseaux attendent comme une bienvenue
la visite que l’intelligent sémaphore leur annonce.
Duperré se prépare à la lutte avec ce calme, ce
sang-froid qui pèse toutes les chances de la mêlée ;
son regard d’aigle interroge les positions, et l'on
devine que si l'attaque est chaude, la défense sera vi-
goureuse. ;
Nous avons à raconter. Plus nous serons simple,
plus nous serons vrai, plus nous dirons ce qui revient
de gloire aux intrépides capitaines avec lesquels on
vient se mesurer.
Il nous fallait quelque compensation aux glorieuses
pertes que nous avions éprouvées dans la Méditerra-
née: l'Inde devait nous les fournir, et Duperré était
le gage assuré de cette éclatante revanche. Vous allez
voir s’il a tenu la parole que nous avons donnée pour
lui.
Nous étions au mois de mars de l’année 1S10. Le
capitaine de vaisseau Duperré commandait alors dans
l'Inde une division composée des frégates la Bellone
let la Minerve, et de la corvette la Victoire, qui, pen<
76 SOUVENIRS
dant cinq mois de croisière, eut à subir les rudes
atteintes des siphons intertropicaux, et des attaques
moins dangereuses, mais aussi fatigantes des vais-
seaux anglais, dont le nombre commandait à notre
capitaine une prudence de toutes les heures. Aussi
Madagascar, Mozambique, visités souvent par notre
division, étaient-ils devenus une ressource et un asile
à la fois contre les ennemis coalisés quinous harce-
laient sans relâche.
Plusieurs prises avaient, en quelque sorte, re-
trempé l'énergie de nos équipages ; deux beaux vais-
seaux de la compagnie des Indes, venant de la Chine
et du Bengale, furent amarinés et conduits en lieu
sûr. Trois autres vaisseaux avaient amené leur pavil-
lon; mais l’un d'eux, au mépris des lois de la guerre,
s’élait sauvé en profitant des ombres de la nuit pour
masquer sa honte et sa trahison; les deux autres,
le Ceylan et le Windham, restèrent en notre pou-
voir.
Au mois de juillet, la division Duperré, grossie de
ces deux prises, cingla vers l'Ile de France, qu'il sa-
vait continuellement bloquée par des croiseurs an-
glais, qui pouvaient bien effectuer une descente heu-
reuse sur l’un des points les plus accessibles de l'ile;
aussi faisait-il force de voiles pour arriver dans une
colonie où tout était français, les costumes, les mœurs,
le langage, mais surtout le cœur et les sentiments.
Le 20 août, à midi, les frégates et les prises saluë-
rent l'ile et reconnurent bientôt le Port impérial et la
Passe. Dans le premier de ces mouillages était déjà
un navire; Duperré courut à lui sans “balancer, car
il n’est pas de ceux qui reculent en face de l'ennemi
qui se présente ; mais il reconnut bientôt une frégate
française, et à l’instant même il fit signal à sa divi-
sion de se placer sur la même ligne et d'entrer dans
le port. Il voyait bien les sémaphores des mornes
élevés qui lui indiquaient au large la présence de la
croisière anglaise; il n'ignorait pas que si celle-ci le
savait mouiller sous les forts de la colonie ou dans une
de ses rades, elle ne tarderait pas à l'y rejoindre, et
cependant il poursuivit sa route.
La Victoire, commandée par le capitaine Maurice,
ouvre la marche. Après elle vient la Minerve, sous les
ordres du brave Bouvet; puis le vaisseau le Ceylan,
sous le commandement de l'enseigne de vaisseau
Monluc; puis le Windham et la Bellone, que montait
Duperré.
À peine la Victoire est-elle dans le goulet, que la
frégate aux couleurs françaises, hissant son pavillon
rouge, ouvre le feu et fait pleuvoir sur le navire pris
à l’improviste une grêle de boulets et de mitraille.
À la bonne heure! la trahison recevra le châtiment
qu'elle mérite; et si l'on se bat avec ardeur contre un
ennemi qu'on estime, le besom de vaincre est plus
grand sans contredit alors qu'on est en présence d'un
traitre.
Duperré a jugé, de ce regard et de cette intelli-
gence qui ne lui ont jamais fait défaut, le PER au-
quel il s'expose et la gloire qui l'attend. « Le Grand-
Portest pris, se dit-il à l'instant ; la colonie appartient
peut-être déjà aux Anglais ; tout le présage.…. Eh bien!
de par mon pavillon et mes équipages, Je saurai bien
les reprendre! »
Les navires ne peuvent ni se rallier ni serrer le
vent. Déjà le Ceylan et la Minerve avaient accepté le
combat ; il fallait le soutenir ; aussi le signal de forcer
la passe est donné par la Bellone.
Il faut le dire parce que cela est, il faut le dire
parce que, chez nous, l'exemple d'une honteuse fuite
n'est pas contagieux, mais, aux premières bordées,
D'UN AVEUGLE
le Windham ralentit sa marche, et bientôt il prend la
fuite. L'enseigne D. rend aux Anglais la prise, qu'il
va conduire à la Rivière-Noire. On le remercie d'une
part, et de l’autre la coupable indulgence du chef de
l'expédition le sauve du châtiment qu'il avait mérité.
Cependant la Bellone arrive, parée de sa belle mà-
ture, fière de son valeureux équipage, enorgueillie de
son indompté capitaine. La voici recevant avec calme,
et même sans répondre tout d'abord, les attaques du
fort et de la fr égale anglaise, sous la poupe de la-
quelle elle va s'e tablir, la criblant sous sa triple
charge de fer et de bronze. Après cette manœuvre
hardie, elle va prendre mouillage et attendre qu'une
lutte plus s sanglante soit engagée.
Une joie é (ait acquise à Duperré : il voit les trois
couleurs flotter sur tous les points de l'ile, et bien
sûr alors que le Grand-Port est seul au pouvoir de
l'ennemi, il se hâte d’instruire le général Decaen,
gouverneur de la colonie, de son arrivée et du combat
qui se prépare.
La nuit était venue; c'était du silence partout, c’é-
tait partout une vive impatience des premiers rayons
du jour, et la division était en mesure de lutter contre
un ennemi dont les forts protégeaient la position
avantageuse
Cependant, au Port-Napoléon, aujourd'hui Port-
Louis, les habitants se livraient à une joie qui faisait
le plus bel éloge de Duperré. On le savait en croisière ;
on eraignait qu'il n'eût succombé sous le nombre de
ceux qui s'acharnaient à sa poursuite ; et à la nou-
velle de son entrée dans le Grand-Port, et du salut
amiral qu'il avait envoyé à la frégate anglaise, des
compagnies de volontaires s'armérent à la hâte, se
mirent en route, et vinrent généreusement s'offrir au
capitaine de vaisseau, qui n’attendait pas moins de
leur courage et de leur patriotisme.
Le général Decaen, si cher à tant de titres à la co-
lonie devenue anglaise, prend aussi ses mesures; il
ordonne à la division Hamelin, mouillée au Port-
Napoléon, et composée des frégates la Venus, la Mou-
che et l'Astree, et de la corvette l'Entreprenante, d'ap-
pareiller et de voler au secours de Duperré, qui peut
être bientôt cerné par toute la croisière anglaise.
tien n'égale l’activité du gouverneur, qui n’a be-
soiu d’exciter ni le courage des habitants ni l'énergie
des équipages, mais qui leur donne à tous l'exemple
du dévouement et de l'abnégation. Il organise d'un
seul mot une compagnie de marins sous “les ordres
des maitres et des aspirants, et il leur indique la route
qu'ils auront à suivre. De sa bouche, de son cœur
s'échappent, énergiques et brûlantes, ces paroles
d'enthousiasme qui ont souvent décidé ‘du gain d’une
bataille ; et quant à l'issue de celle qui se prépare, il
ne doute point que ce ne soit encore une belle page
de notre histoire maritime : Duperré est là-bas sur son
banc de quart, attendant avec impatience les premiers
rayons du soleil.
Quand il a tout disposé, quand il a jeté dans l'âme
de tous ceux qui l'entourent ce rayon patriotique qui
l'anime, il part à son tour et va savoir si Duperrè à
besoin de lui. Sur la terre et sur les flots, les Anglais
auront en face de rudes jouteurs. Suivons les évène-
ments pas à pas, car le drame est partout.
Le capitaine Duperré, aussi brave soldat qu'habile
calculateur de toutes les ressources, se pose en ordre
de bataille, acculé à un récif qui borde la baie, la tête
appuyée à un plateau de corail. La corvette la Victoire
était en tête, présentant son côté de tribord à l'ennemi;
la Bellone venait ensuite; derrière la Bellone était la
Minerve; le Ceylan fermait la ligne; ainsi, par ce
VOYAGE
moyen, la divisien ne pouvait pas être tournée, puis-
qu'elle s'était assuré la communication avec le ri-
vage.
Le 29, une seconde frégate anglaise vint mouiller à
côté de la première, et dès lors on put prévoir que le
combat serait sanglant; aussi l'ennemi fit-1l mine
d'attaquer. La division française l'attendit ferme à
son poste; mais une frégate en mouvement s'étant
échouée, il y eut encore un point de repos qui dura
jusqu'au lendemain.
Le lendemain 25, deux nouvelles frégates parurent
au large, et piquèrent sur l'ile de la Passe. Duperré,
au comble de la joie, supposa que c'était la division
du général Hamelin qui venait le rejoindre ; mais les
signaux échangés entre les ennemis lui firent com-
prendre tout le danger de sa position. La population
entière de l'ile couronvuait les hauteurs du Grand-
Port. Le capitaine allait combattre en face d'une co-
lonie dont le salut dépendait peut-être de lui seul;
AUTOUR DU MONDE. 77
et son équipage, mü comme lui par un noble senti-
ment de gloire, se retrempait en quelque sorte à
l'impatience de Duperré, qui brülait d'en venir aux
mains.
A cinq heures, la division anglaise commence son
mouvement d'attaque: ce sont %e Syrius, sur lequel
flotte le pavillon de commandement du capitaine
iym: la Nereide, capitaine Wilhougby ; l'Iphigénie,
capitaine Lambert, et la Magicienne, capitaine Cartin;
toutes quatre e fortes et menaçantes, se dirigent l’une
sur la Minerve, l'autre sur Le Ceylan, et les deux der-
nières sur la Bellone et la Victoire.
Comme on le voit, la division ennemie avait une
force double à peu près de la division française; mais
les Français n'ont jamais reculé devant le nombre,
et nos marins avaient cette résolution héroïque qui
ne compte pas les ennemis, et qui élève lPäme des
braves à la hauteur des plus grandes difficultés,
Duperré, avant sa première bordée, s'adresse à ses
Combat du Grand-Port,
matelots, et son allocution brève, pleine d'énergie,
est à l'instant même suivie du eri de : Vive l'Empereur !
répété par toutes ces poitrines haletantes que le bronze
menaçait de toutes parts.
Il esteing hèures et demie; le feu s'ouvre sur toute
la ligne, et bientôt le roulement des volées annonce
à l'ile attentive que le sort de la colonie dépend de
l'instant qui va suivre. Mais une dernière épreuve
était réservée à nos matelots, dont la fortune sem-
blait depuis quelques jours tromper les espérances :
les embossures de la Minerve et du Ceylan sont cou-
pées, et ces deux navires, drossés par le courant et
la brise, s’échouent sous le travers et bord à bord de
la Bellone, qui masque leurs batteries ; ils sont ainsi
condamnés à rester muets témoins du combat que la
Bellone et la Victoire continuent à soutenir vaillam-
ment. L'ennemi, profitant d'un événement si malheu-
reux et si imprévu, s’acharne sur la Bellone ; une de
ses frégates est échouée et ne peut faire jouer les
pièces de l'avant; mais les trois autres présentent le
côté à notre seule frégate, et croisent sur elle leurs
écrasantes bordées.
Seule contre toutes, sous le tourbillon de fer et de
feu qui l’accable, l'héroïque Bellone déploie une éner-
gie excitée encore par la haine que réveille dans l'âme
de nos malelots l’acharnement d’un adversaire qui
vient en aide au flot dévorateur. Les flancs de la Bel-
lone sont ouverts, ses pièces et ses manœuvres volent
en éclats. Vive l Empereur ! S'écrie équipage luttant
seul contre tant d’adversaires, Vive l'Empereur !'et
que la mer seule étouffe notre voir ! L'équipage de la
Minerve vient remplacer l'équipage éteint sous la mi-
traille, et chaque marin est un héros. Cependant
notre feu domine celui des Anglais; c'est un coup de
tonnerre sans relâche, c'est la mort qui voyage sur
les ailes du feu; les matelots s s’en apercoivent ; ils
comptent, pour ainsi dire, les coups de bordées, et à
ce nouvel avantage ils s’écrient de nouveau : Vive
l'Empereur !
Duperré est partout, car partout il ya du plomb et
du fer; et tandis qu'il donne l'exemple à son équi-
page, il instruit par ses signaux le pa rneur de la
colonie des vicissitudes del la bataille, A dix heures,
et les moments sont toujours marqués par la gloire,
78 SOUVENIRS
à dix heures, il est frappé à la tête par une mitraille,
qui le renverse dans la batterie. Ses matelots l'entou-
rent d'abord avec des larmes; puis, la rage au cœur,
ils lui serrent affectueusement la main, et jurent de
le venger.
Bouvet apprend le malheur que nous avons à dé-
plorer. Intrépide comme le dévouement, il s'élance
sur la Bellore, se place fièrement sur le banc de quart,
et l'équipage ne croit pas avoir perdu son capitaine;
l'honneur succédait à l'honneur.
A onze heures, l'ennemi éteint son feu; la Bellone
le fait aussi, non par courtoisie, mais parce qu'il faut
quelque repos aux matelots écrasés. Une demi-heure
après, nous essayons si on nous répondra, et notre
bordée résonnant sans écho, nous gardons le silence
encore une fois. À demain donc!
A deux heures, un aide de camp du gouverneur
vient donner avis au commandant de la Bellone qu'un
prisonnier, échappé de la frégate la Néréïide, a gagné
le rivage à la nage, et a rapporté que cette frégate,
réduite à l’état le plus affreux, élait amenée depuis
le soir. Bouvet répond au général: « Une ancre de
mille et un grelin pour renflouer la Minerve, et les
autres frégates sont à vous : Vive l'Empereur ! » La
nouvelle active le courage de nos marins, qui hätent
de tous leurs vœux le lever du jour pour recommen-
cer le combat.
Le jour se lève; la division française est dans la
même position; mais les Anglais sont rudement mal-
traités ; la Néréide voit flotter autour d'elle ses mâts,
ses bordages et son pavillon ; le Syrius était toujours
échoué ; l'Iphigénie se trouvait masquée par la Ne-
réide, et la Magicienne aux abois présentait seule le
travers à la Bellone.
Le feu recommença plus vigoureux que jamais à
bord de celle-ci; le pavillon de la Nereïde est amené;
mais les feux croisés des autres navires empêchent
d'aller l’amariner. Il fallait mitrailler la Magicienne,
et l’habile Bouvet commanda le feu.
A deux heures, le capitaine de vaisseau Roussin,
D'UN
AVEUGLE.
aujourd'hui vice-amiral, se rendit à bord de La Ne-
réide qu'il trouva ouverte de tous côtés, et dont l'é-
quipage s’élait sauvé avant le jour. Plus de cent ca-
davres mutilés gisaient pêle-mêle dans les batteries,
et sur le pont. Le Syrius travaillait inutilement à se
renflouer, l'Iphigenie ne songeait plus à combattre.
Sur le soir, des tourbillons de fumée s'élèvent de la
Magicienne, des flammes épaisses s'échappent des
sabords de sa batterie, vers onze heures une gerbe de
feu éclate dans l'air avec un bruit horrible et annonce
que la Magicienne saute.
Le 25 au matin, le feu recommença à bord de /a
Bellone et de la Victoire, et leurs coups, dirigés sur
le Syrius, portent la mort et le ravage sur cette fré-
gate qui, échouée, ne peut répondre à cette vigou-
reuse attaque que par les caronades de l'avant.
De ces quatre frégates si belles, si audacieuses,
l'Iphigenie seule restait; elle pouvait combattre en-
core et prétendre à une fin glorieuse; mais elle se
hâta d'abandonner un champ de bataille si funeste au
pavillon anglais, et de se réfugier vers l'île de la Passe.
Le 26, le triomphe de la division française était
assuré: on alla amariner le Syrius. Le 27, la divi-
sion du commandant Hamelin, sortie du Port-Napo-
léon, parut au large et se dirigea pour approcher les
passes sans y entrer; et le 28, à la pointe du jour, un
officier, porteur d'une sommalion de Son Excellence
le gouverneur général, se rendit à bord de l'Iphigenie
pour conclure de la reddition de cette frégate et de
l'ile de la Passe, à des conditions avantageuses pour
les vainqueurs, généreuses cependant pour les vain-
cus. À onze heures, le pavillon français, arboré sur
le fort et à bord de la frégate anglaise, fut le signal
qui annonça aux marins de la division et aux habi-
tants de l’Ile de France le complément de la victoire.
Ainsi finit le combat du Grand-Port, une des plus
belles pages de notre histoire maritime. Ainsi les Du-
perré et les Bouvet ont préludé à cette haute réputa-
tion de bravoure et d'intelligence qui a placé ces
deux capitaines au premier rang de nos amiraux.
XIII
BOURBON
Saint-Denis, — Baleine et Espadon. — Saint-Paul. — Volcans. — Naké et Tabéha.
Il y a trente lieues de l'Ile de France à Bourbon ;
il y en a au moins cent cinquante de Bourbon à l'Île
de France, car les vents alisés qui soufflent con-
stamment de la première de ces deux iles vers la se-
conde sont contraires pour le retour, et forcent sou-
vent les navires à pousser des bordées jusqu'en vue
de Madagascar. Ainsi le veut le caprice des vents et
des flots.
. D'ici commenceront, à proprement parler, nos cu-
rieuses courses d’explorateurs, et dès que nous au-
rons salué le pavillon qui flotte là-bas sur le palais
du gouvernement, peut-être serons-nous bien des
années sans entendre parler, non-seulement de la
France, mais encore de l'Europe. Le courage a beau
se retremper aux périls qui nous attendent et à ceux
que nous avons déjà bravèés, le cœur joue aussi gros
jeu dans cette vie aventureuse, et il ne reste point
muet en présence d’un passé qui a toutes ses affec-
üons. Le cœur est, je le sais, citoyen de l'univers;
mais sa patrie de prédilection est celle où reposent
ses souvenirs de bonheur, auxquels on se rattache
d'autant plus qu'on est plus près de les perdre.
Nous voici en rade, j'allais dire en pleine mer; de
légères pirogues entourent le navire; il n°y a pas de
quarantaine à subir : je vais à terre.
C’est une ville singulière que Saint-Denis : grande,
immense par son étendue, mais bien pelite si l'on ne
compte que les maisons. Un quartier seul est assez
étroitement resserré pour former de véritables rues,
tandis que dans les autres on peut aller, en chassant,
faire une visite à son voisin. Au surplus, cette éter-
nelle verdure, si riche, si variée, planant au-dessus
des habitations, contraste d’une façon tout à fait pit-
toresque avec les montagnes äpres qui d'un côté cer-
clent la ville, et avec les cônes de lave noirâtre des-
sinés à l'horizon.
Certes la distance de l'Ile de France à Bourbon est
fort légère : eh bien! une grande différence dans le
caractère des habitants se fait déjà sentir et n'échappe
pas à l'observateur. Ici, mème franchise, mème ur-
banité de la part des colons que chez leurs voisins,
mème empressement à fêter les étrangers ; mais tout
cela se dessine avee moins de formes, avec plus de
rudesse. Le climat est semblable: c'est une tempé-
VOYAGE
rature à peu près égale dans la plaine et dans les
vallées; mais à Bourbon, desmonts gigantesques s’élè-
vent au-dessus des nuages et gardent à leurs cimes
des neiges éternelles. A Bourbon, un volcan sans
cesse en activité jette au loin d'immenses laves par
ses vingt bouchesde feu, et l'on dirait que le naturel
des colons s’est en quelque sorte empreint de ces
sauvages couleurs. Un fashionable de Saint-Denis est
un rustre de Maurice, mais un rustre à l'allure fière,
au langage indépendant.
Dans la ville, hélas ! nous aurons peu de choses à
signaler. L'église est mesquine, pauvre, sans tableaux,
sice n'est un saint Denis portant sa tête dans ses
mains, ce qui doit singulièrement édifier la popula-
tion nègre ; un Christ au maitre-autel, d’une bonne
facture ; et, dans un méchant cadre, une espèce de
figure de singe, représentant M. de Labourdonnaie,
au-dessous duquel on lit cette inscription :
NOUS DEVONS A SON DÉVOUEMENT
LE SALUT DES DEUX COLONIES.
A la bonne heure! en dépit du martyrologe, les
temples saints doivent s'ouvrir à tous les bienfaiteurs
de l'humanité.
Cependant la ville me fatigue, soit qu'elle n'aitrien
d'assez bizarre pour me retenir, soit qu'elle ne res-
semble pas assez à une cité européenne. La corvette,
mouillée à quatre encablures du périlleux débarca-
dère, m'offrira peut-être plus de distractions, et voilà
des pirogues dont je puis disposer. Je longe‘la côte et
J'en dessine les rudes aspérités : ce sont des remparts
de laves diversement nuancées, dans les anfractuosi-
tés desquelles surgissent de brillantes couches de
verdure que les brisants ne peuvent anéantir.
Le vent m'éloigne enfin deces imposantes masses :
lant mieux, je rejoins le bord.
La nuit était pure, une nuit tropicale, suave par
les émanations de la terre et la limpidité du ciel, où
seintillaient des milliers d'étoiles, dont l'éclat était
affaibli par les opales rayons de la lune en son plein;
on eût dit un vaste ciel noyé dans une légère vapeur.
Nous venions de nôus livrer à une de ces douces
causeries du bord dont tout le charme est dans la fri-
volité, et chacun de nous descendait déjà dans sa ca-
bine, quand un roulis assez fort nous fit rapidement
interroger l'horizon, d’où nous supposions que souf-
flait une brise naissante. Tout était silencieux.
Un jet brillant s'élève dans l'air: le dos gigantes-
que d'une baleine plane à la surface des eaux et dis-
parait avec la rapidité d’une flèche. Au mème instant,
un poisson de moyenne grandeur bondit, s'élance et
retombe frétillänt: c'est l'espadon, le plus mortel
ennemi du géant des mers. Dès qu'ils se voient en
présence, dès qu'ils se sont une fois rencontrés, ils
ne se fuient plus ; c'est un rude combat, un combat
à mort qui va s'engager. Îl faut que l’un des deux
adversaires au moins succombe ; et souvent, après
une lutte, deux cadavres servent le lendemain de pà-
ture aux requins et aux goëlands. Le plus fort, c'est
la baleine; le plus brave c’est l'espadon, car il est
sûr, lui, qu'il faut qu'il meure, vainqueur ou vaincu,
landis que, dans le triomphe, la baleine ne perd jamais
la vie.
Oh ! nous aurions eu besoin de tout l'éclat du so-
leil pour jouir du spectacle qui allait nous être offert :
loutefois la lune était si belle, que nous n’en perdi-
mes que peu d'épisodes.
Le roulis ou le tangage du navire auprès duquel le
combat s'était engagé nous disait la place occupée
AUTOUR DU
MONDE. 19
par les deux adversaires ; mais qu'on se figure l’espace
envahi par la baleine menacée, en songeant que dans
quinze jours elle peut faire le tour du monde! Aussi,
pour éviter le choc terrible de sa monstrueuse tête,
l'espadon se montrait-il souvent à l'air, et, dans sa
colère, retombait-il inutilement sur le dard long et
aigu dont il a èté armé par la nature. Cependant la
lutte durait depuis une demi-heure sans que la vic-
toire se décidät; mais entre deux ennemis aussi
acharnès tout repos est impossible. Quand la baleine
se précipite sur l’espadon, si celui-ci est touché, il
meurt broyé à l'instant même; si l’espadon, après
son rapide bond hors des flots, trouve sous sa lance
dentelée le dos de la baleine, celle-ci n’a que quelques
instants à vivre, car la plaie est profonde, et le sang
s'en échappe à flots pressés. Cependant l'ardente
querelle des deux combattants, qui s'était engagée
près de nous, alla expirer loin du bord; et, le lende-
main, de la grande hune, on distinguait vers l'hori-
zon une vive couleur de sang qui occupait un vaste
espace. L'espadon et la baleine avaient cessé leur
lutte.
Toutefois, pour les provisions nécessaires à une de
nos plus longues courses, la corvette se vit forcée
d'aller mouiller à Saint-Paul. Je profitai de cette se-
conde relâche pour visiter l'intérieur de lileet par-
courir ces belles rampes que M. de Labourdonnaie fit
creuser à travers les ravins et les torrents, sur les
flancs des plus rudes montagnes. Oh! c’est un tra-
vail digne des Romains, complété aujourd’hui par le
beau pont jeté sur la rivière des Galets, qui devient,
aux jours d'orage, un torrent dévastateur.
C'est un spectacle assez curieux, je vous assure,
que celui d'une ville qu'on cherche encore alors qu'on
l'a déjà traversée. Tel estSaint-Paul, dont les maisons
irrégulièrement élevées au milieu de belles touffes
de verdure, sont absolument voilées par les enclos
qui les emprisonnent. Saint-Paul est une cité nais-
sante et pourtant bâtie sur un sol de sable, au pied
du Pays-Brülé. Elle est toute fière de sa position to-
pographique, et semble dire aux navires voyageurs :
« lei seulement vous trouverez un abri contre les
tempêtes, »
Cetteile a été baptisée bien des fois. Appelée d’abord
Mascareinhas, du nom du capitaine portugais qui la
découvrit, elle fut désignée plus tard sous celui de
la Réunion, et enfin on la dota de celui qu'elle porte
aujourd'hui.
Un volcan très-considérable, séparé du reste de
l'ile par un vaste enclos de rochers, y est sans cesse
en travail. Elevé de quinze cents mètres au-dessus
du niveau de l'Océan, trois cratères le couronnent.
M. Bory de Saint-Vincent imposa le nom du célèbre
Dolomiea à celui qu'il trouva brülant. Ses compa-
gnons de voyage donnèrent le sien à celui qui est
séparé du cratère Dolomieu par le mamelon central,
véritable cheminée par laquelle les feux souterrains
sont en communication avec les feux du ciel. Un tel
hommage était dû à l'explorateur qui mit tant d'ac-
tivité dans ses recherches, qui gravit dans une ile
très-habitée des escarpements où nul n'avait encore
pénétré, qui, franchissant mille précipices, donna
une excellente carte du pays, et, s’exposant à la soif,
à la faim et aux intempéries d'un ciel tour à tour ar-
dent et glacial, découvrit, après les Commerson et
les Du Petit-Thouars, mille productions nouvelles
qui avaient échappé aux recherches de ces grands
naturalistes.
Toute située qu'elle est entre les tropiques, l'ile
Bourbon, dont les rives produisentles mèmes trésors
80 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,.
végétaux que l'Inde, n’en a pas moins ses points gla-
cés. Outre le volcan, à la cime duquel le mercure
descend fréquemment au point de très-forte congéla-
tion, il existe des plateaux extrêmement élevés, où se
fait sentir un froid rigoureux ; divers sommets, dont
entre autres le Piton-des-Neiges, l’une des Salazes, a
plus de dix-neuf cents mètres de hauteur.
Tout est volcanique dans ces imposantes masses,
évidemment sorties des entrailles du globe, d’où les
arrachérent de puissantes éruptions. Sur ce Piton-des-
Neiges, solitaire, dépouillé, battu des tempêles, triste
dominateur d'un horizon sans bornes, on aperçoil
souvent des traces de pieds hamains, attestant le
courage d'esclaves, qui viennent chercher la liberté
Jusque dans les dernières limites de l'atmosphère.
Là aussi gisent parfois les os blanchis de quelques
malheureux qui, préférant l'indépendance dans le
désert à l'esclavage dans une société. marätre Fvien-
eZ rs
nent terminer leurs infortunes surle basalte soli-
taire.
Une riche végétation couvre l'ile qui nous occupe
el présente à l'œil de l'observateur la plus brillante
variété. Sur la côte on admire le caféier, le cotonnier,
le muscadier, le giroflier et tous les arbres précieux
de l'équateur, offrant à l'homme le nécessaire et le
superflu. À mesure qu'ons'en éloigne et qu'on s'élève
vers l'intérieur, d'autres végétaux se pressent pour
ombrager le sol ; le palmiste succède au cocotier, le
vacoi au bananier; l’ébénier, divers bois de con-
struction, des fougères, qui rivalisent en hauteur avec
les plus grands arbres, forment le fond des forêts.
Parvenu à sept cents mêtres, le chasseur rencontre
la zone des calumets, espèce de bambou du port à Ja
fois le plus élégant etle plus majestueux. Ces calu-
mets élancés, hauts de cinquante à soixante pieds,
ressemblent à des flèches'de verdure. Sur la longueur
du chaume ligneux, maisflexible commedes anneaux,
sont des verticilles toujours agités, du milieu desquels
le souffle du vent fait parfois sortir des sifflements ai-
gus. La zone des calumets dure jusqu'à neuf cents
mètres, c'est-à-dire que son épaisseur est de deux
cents ; elle semble servir de limites aux grands bois.
Le seul arbre important qu’on trouve au-dessus est
cette immense hétérophyllequi, se jouant des formes,
porte, mèlées, des feuilles pareilles à celles du saule
et des feuilles aussi découpées que celles des plus élé-
gants acacias.
Ici l'aspect du pays est entièrement changé : des
buissons seuls y parent les roches anfractueuses ; de
rigides graminées, de verdoyantes mousses, quelques
humbles bruvères, végètent à leur base.
Atravers les forêts imposantes qu'un tel assem-
blase de productions présente souvent en miniature,
saillent d'immenses quartiers de lave antique, bleus,
gris, rougeätres ou couleur de rouille, qui disent
à l'homme que son pied repose sur des abimes, et que
cette riche végétation qu'il admire couronne de brû-
lantes fournaises qui peut-être un jour seront le tom-
beau de tant de richesses.
On a quitté le domaine de l’homme; ici se réfugie la
chèvre sauvage provenue des chèvres et des boues que
jetérent anciennement dans l'ile les Portugais qui la
découvrirent; et nous pouvons remarquer en passant
que ces peuples, ainsi queles Espagnols, ont rarement
abordé sur une terre inconnue sans y répandre quel-
ques richesses de leur pays. Heureux si des ministres
fanatiques d'une religion tolérante n'avaient point,
par de sacriléges persécutions, repoussé du cœur des
malheureux sauvages la reconnaissance que quelques
bienfaits commencaient à y faire germer !
Le volcan de Bourbon, toujours en éruption, exerce
ses ravages dans un espace qu'on appelle Pays-Brüle.
La masse des laves qu'il rejette est extraordinaire ;
ses flancs sont couverts de volcans plus petits, qui
n'y paraissent que de simples monticules, et ces mon-
ticules cependant ne sont pas moins considérables
que ce Vésuve qui fait trembler Naples.
L'ile Bourbon, d'une forme presque ronde, peut
avoir de quinze à dix-sept lieues dans son grand dia-
mètre, allant du nord-ouest au sud-est, et neuf dans
le petit, qui traverse l'ile du nord-est au sud-ouest.
Saint-Paul et les cascades y sont les moins mauvais
VOYAGE AUTOUR DU MONDE 81
mouillages. L'homme a vainement tenté de soumet-
tre les éléments afin de s'assurer, par quelque môle,
un abri contre l'Océan courroucé. Celui-ci a déjà
brisé plus d’une fois les jetées solides qu'on a com-
mencé à élever; et les roches énormes que lui-même
a vomies sont jusqu'à présent les seuls édifices capa-
bles de résister à la fureur des lames écumeuses.
Et maintenant que je vais dire adieu à la colonie
française, car le canon du bord nous appelle pour le
départ, je crois qu'il est de mon devoir de compléter,
par les études récentesauxquellesje viens de melivrer,
les détails que j'ai donnés sur les diverses castes
d'esclaves et de noirs répandus à Bourbon et à l'Ile
de France.
Le créole noir, moins grand en général que le blanc,
est assez bien pris dans sa taille, leste, adroit et vi-
goureux ; il a les traits agréables, l'œil vif et intelli-
... Une riche végétation couvre l’île. (Page 80.)
\
gent, et le caractère doux; il aime les femmes avec
passion ; il ne se livre pas à la boisson autant que les
autres nègres et est beaucoup plus recherché dans sa
toilette; il est très-apte aux arts mécaniques, et ses
qualités morales le font préférer à tous les esclaves
des autres nations.
Les noirs et négresses de Guinée ou Yoloffs sont
d'une taille haute et svelte; leur œil est grand et
doux, leur figure agréable, leur air ouvert, leur peau
fine et d’un noir d’ébène ; ils ont de belles dents, la
bouche grande, les jambes un peu minces et le pied
très-fort ; ils ont plus de noblesse dans leur maintien
et dans leur démarche que les autres noirs (quelques
Malgaches exceptés) ; ils dansent aussi avec plus de
grâce et d'expression que les autres esclaves de la
colonie, et les femmes surtout sont passionnées pour
la chéga.
Les Malgaches ne sont pas aussi grands que les
Yoloffs, mais sont mieux faits qu'eux; leur peau est
d’une nuance moins foncée, leurstraitssont agréables,
et leurs yeux doux et intelligents ; ils sont fort agiles
et très-adroits. Ils se divisent en plusieurs castes,
Lie. 11 ;
dont la couleur, la taille, les formes, les cheveux et
le caractère varient singulièrement.
On ne croit pas plus aujourd’hui aux nains de Ma-
dagascar qu'aux géants de la côte des Patagons. Plu-
sieurs voyageurs en avaient parlé sur quelques légers
propos dont il ne s'étaient pas donné la peine de véri-
fier l'exactitude. Les deux individus introduits il y
a quelques mois à l'Ile de France commeappartenant
à cette espèce ne sont que le produit de ces jeux dela
nature dont on trouve des exemples dans toutes les
parties du monde.
Les Oras sont, de toutes les esclaves, les plus bel-
les, les plus douces, les plus attachées à leurs maitres,
et Bourbon redit encore une aventure récente qui a
causé une vive sensation dans toute l'ile.
Deux jeunes filles de cette caste, à peu près du même
âge et fort jolies, ressentirent en mème temps une
violente passion pour leur maitre, M. D..…., qui certes
ne songeait nullement à la partager. Toutes deux,
.. D'autres végétaux se pressent pour ombrager le sol,
(Page 80.)
sans défiance l’une de l’autre, sans jalousie d’abord,
luttaient de zèle et de dévouement ; elles cherchaient
dans les regards du maitre à prévenir tous ses désirs,
et quand une préférence était accordée à Tabéha,
Naké, à l'instant même, sentait des larmes brülantes
tomber sur ses joues, et se retirait dans sa case, en
proie au désespoir.
Un soir pourtant, Nakëé, se doutant des tendres
sentiments de son amie, l’appela auprès d'elle :
— Tu aimes notre maitre ?
— Oui. Tu l’aimes aussi, toi ?
— Oui.
— D'amour ?
— D'amour.
— Pas autant que moi.
— Oh! bien plus.
— Je t'en défie!
— J'accepte.
— Si tu plais avant moi, je l’empoisonne,
— S'il t'aime avant moi, je vous empoisonne tous
deux.
— Eh bien, écoute, Naké, ne l’aimons ni l'une ni
l'autre.
— Si, aimons-le toutes deux, mais tuons-nous pour
lui. :
11
82 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
— C’est ça. Comment?
— Il faut monter au volcan et nous y précipiter.
— (Ça ne durerait qu'un moment, et pour lui il
faut souffrir davantage; laissons-nous mourir de
faim. ”
— C'est dit; et celle qui mangera, fût-ce un seul
grain de maïs, aimera moins que l’autre.
.— Ce ne sera pas moi!
— Nimoi!
Les deux malheureuses jeunes filles tinrent leur
serment ; elles dépérirent à vue d'œil, et un jour on
les trouva à côté l'une de l’autre dans une même case,
aimaigries, desséchées, haletantes.
Leur maitre alla les voir, et dit à Naké :
— D'où souffres-tu? Qu'as-tu ? Parle.
— Je t'aimais, je meurs.
— Et toi, Tabéha ?
— Je t'aimais aussi.
Une vieille négresse, stupide dépositaire des ser-
ments des deux jeunes filles, raconta trop tard à
M. D... la fatale résolution qu'elles avaient prise; et
moi, historien prudent, je peux la relater dans ces
pages, bien convaincu que la contagion de l’amour
des deux Oras ne viendra jamais jusqu’à nous, ou que,
dans tous les cas, elle serait sans danger pour les
Européennes.
XIV
BOURBON
Pecit. — Hugues. — Esclaves.
Grave, non; sérieux, oui. Bien des philosophes ne
raisonnent pas plus sensément, qui se disent logiques
et profonds quand ils ne sont que faux et creux. Bien
des docteurs ne sont pas plus sensés que les deux
interlocuteurs que je vais vous présenter et dont vous
auriez tort de rire. ILest deslivres pour toutes les in-
telligences, comme il est une morale pour tous les
peuples. L'Europe touche à l'Asie, et pourtant il y a
un monde entre les deux points les plus rapprochés
. de ces deux fractions de notre planète. J'ai souvent à
ma droite une de ces puissances mortelles qui font
marcher une époque, qui disent le cours des astres,
qui annoncent leur apparition à jour fixe, à l'instant
précis, qui lisent dans le grand livre de la nature
comme vous et moi dans un Telémaque; et j'ai à ma
gauche une de ces cervelles épaisses qui ne compren-
nent rien, qui ne saisissent rien, qui acceptent le
vrai avec autant de confiance que l'absurde, et qui ne
seraient que médiocrement surpris que le soleil se
levät aujourd'hui au couchant dans la conviction de
s'être trompés la veille. Qu’y a-t-ilentre eux ? Moi, un
atome, rien. N'est-ce donc pas là le monde? Ici le
génie, là le crétin; ici l’homme qui dote son siècle
d'une haute pensée, là l'homme qui donne un dé-
menti à la grandeur divine ; icile palmier ou lerima,
là le mancenillier ou la ronce. Pour qui observe, par-
tout des constrastes, à chaque pas un rude combat
entre le bien et le mal, entre le fort et le faible, sans
songer que ce qui est bien à mes pieds est mal à six
mètres de distance, et que ce qui me parait un colosse
le matin est nain le soir.
En vérité, la vie est une fatigue, j'allais dire un
fardeau, une dérision quand on se laisse aller à réflé-
chir aux soucis qu'elle donne à qui veut la compren-
dre et l'expliquer.
Savez-vous pourtant qui m'avait jeté dans ces gra-
ves pensées d'où 1l m'était impossible de m'arracher,
tant j'étais pressé par elles? Je vais vous ledire.
Il me prit envie, avant de franchir les belles ram-
pes de M. de la Labourdonnaie, de suivre vers sa
source le torrent qui roule, au temps des orages, ses
eaux terreuses et bouillonnantes au pied tranquille
de Saint-Denis. Un matelot portait ma chambre ob-
secure; ce matelot c'était Petit, mon brave et malheu-
reux ami prêt à toute corvée utile; vous le connaissez,
I était à ma droite : c'était l'homme de génie dans
son espèce; à ma gauche, j'avais le nommé Hugues,
que vous apprécierez plus tard ce qu'il vaut. Nous
allions de l'avant, d’un pas assez boiteux, sur les ga-
"”
lets roulés, et le soleil dardait sur nous ses feux croi-
sés avec une rudesse à fatiguer notre constance.
Hugues était la brute, mais une brute à double titre,
parce qu’il voulait être hommesupérieur: ausurplus,
fidèle et très-bon garçon.
— Chien de pays! marmottait Petit entre ses
dents en mâchant son énorme pincée de tabac.
— Pourquoi cela? répliqua Hugues en clignotant
comme un seigneur qui regarde un valet en pitié.
— Vlà des galets ; à chaque orage, le torrent les
pousse vers lamer. il y a des millions d'années qu'on
a inventé les orages ; il ne devrait donc plus y avoir
de galets, et pourtant il y en a toujours autantque de
blattes.
— Mais, gros bêta, les galets, la terre les fabrique
comme elle fabrique les champignons ; ça pousse de
mème, n'est-ce pas, monsieur Arago ?
— Je l’ignore; mais ce que je sais, c'est que ces
diables de galets usent terriblement mes bottes.
— Ils n’useront pas les miennes, dit Petit, qui
marchait nu pieds. Dis donc, grand savant, poursui-
vit lematelot, et cetescogriffe de soleil quinous brûle
si fort et nous fait devenir rouges comme des écrevis-
ses cuites, pourquoi donc qu'il ne rôtit pas les épau-
les sans chemises de ces pauves noirs que nous voyons
là et qui n’ont pas même un verre de vin par semaine
pour se radouber? Pourquoi ça?
— Parce que ces gens-là ont été créés pour la
chose. On leur a dit : Vous êtes noirs, doncyous serez
esclaves; et ils bêchent, et ils défrichent, etils souf-
frent.
— Ça doit être ; je saisis à merveille ton raisonne-
ment; mais comment me feras-tu comprendre que
nous marchons en ce moment la tète en bas ou à peu
près, ainsi que je l'ai entendu dire ce matin sur le
gaillard d'avant? C'est diablement dur à avaler, car
si ça était, la demi-bouteille de vin que j'ai là dans
ma poche et que M. Arago va me permettre de boire,
parce qu’elle me gène, se viderait. j
— Du tout, le ciel a voulu que la terre fût ronde,
et il l'a imaginée ainsi afin qu'on püt faire le tour du
monde. Si c’était plat, la chose serait impossible.
— C'est juste, pourtant. Cré coquin ! que c'esl
avantageux de voyager avec des savants de celealk
bre-là !
IL n’est pas absolument exact de dire que c'est la
paresse qui fait les hommes ignorants; il est plus
vrai de publier que c’est elle qui les maintient dans
l'ignorance. Chacun de nous, soit vanité bien com-
ne
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 85
-
prise, soit curiosité mal entendue, veut savoir. Il
n'est pas de petits secrets que nous ne cherchions
à pénétrer; il n'en est pas de grands que nous n’ayons
eu la prétention de découvrir sans secours étrangers,
et nous nous donnons mille fois plus de peine pour
nous blottir dans l'erreur ou le mensonge que nous
n’en aurions eu à accepter la vérité. Désapprendre
est chose si difficile, qu'il vaut mieux tout ignorer
que de trop savoir, alors que ce que l’on a appris
est faux. Celui qui ne sait rien peut être un esprit
sans intelligence; celui qui a tout admis est à coup
sûr un esprit de travers. Un bâton erochu ne se re-
dresse pas aisément.
Si j'avais laissé faire le moraliste Hugues, devenu,
quelques jours après, mon domestique, 1l eût changé
la nature simple et primitive du brave Petit, qui au-
rait été transformé en sot, de candide qu’il était tou-
jours resté; car Hugnes, dans son incommensurable
orgueil, lui inculquait les hérésies les plus ridicules
et lui dévoilait même, je crois, les secrets de la di-
gestion. Hugues était à la fois savant, moraliste, phi-
losophe, astronome et médecin; il se croyait tout,
puisqu'il n’était rien. Moins je parlais, plus l'imper-
tinent élevait la voix ; plus j'écoutais, plus il devenait
loquace. Il tenait à briller dans cette première entre-
vue et ne faisait que brailler. De son côté,le docile élève
se disait en lui-même : « Puisque M. Arago ne répond
pas, c’est que M. Hugues a raison. » Avant d'arriver
au but de notre course, le professeur s'était si puis-
samment emparé de son disciple, que celui-ci lui jetait
à la face le mot de monsieur gros comme le bras :
c'était à fouetter le pédagogue.
La large et sinueuse vallée que creuse le torrent se
rétréeissait petit à petit vers sa source, et à droite
surtout les montagnes prenaient un aspect grandiose.
On voyait à leurs déchirements que l'influence des
volcans se faisait seelir jusqu'ici; on trouvait çà et
là, loin de la cime où ils avaient longtemps plané,
des blocs immenses de roches détachées par les vio-
lentes secousses des feux souterrains ; et Hugues, que
ces bouleversements terribles n'étonnaient que faible-
ment, disait au pauvre matelot ébahi les éruptions
autrement chaudes des volcans de la lune, qui nous
envoient si fréquemment leurs rapides et dangereux
aérolithes ; pour lui le fait était avéré. Petit n’en re-
venait pas, et Hugues triomphant lui expliqua la
cause première et certaine des commotions volcani-
ques; il pénétra dans le fond des eaux et en arracha
le secret toujours caché des terribles raz-de-marée
qui ont brisé tant de navires ; il prouva d'une ma-
nière victorieuse que les étoiles de l'hémisphère aus-
tral devaient être plus brillantes que celles de l'hé-
misphère boréal. Tout ce que la science ignore, tous
-les phénomènes météorologiques qui tiennent encore
en suspens les hommes les plus avancés dans la géo-
logie ou l'astronomie furent mis au jour avec cette
lucidité que vous avez déjà appréciée ; de telle sorte
que le pauvre Petit, vaincu par tant de bonnes rai-
sons, fut prèt à changer de nature et à devenir Hugues
comme mon voisin de gauche. Petit garda quelque
temps le silence de la réflexion, qui dit l’irrésolution
de l'esprit ; et,-le rompant enfin, plutôt comme pour
me prouver qu'il avait compris :
— Savez-vous bien, monsieur Arago, me dit-il, que
la science est une bonne chose ?
Avant de répondre au crédule Petit, J'ordonnaiune
halte sous une charmante touffe de palmistes, au
bord d’un admirable champ de cannes à sucre, à
l'extrémité duquel pointaient les cases, basses et fé-
tides, des noirs de l'habitation. D'abord Petit se tint
debout par respect, moins pour moi, son supérieur,
que pour Hugues, son égal; je linvitai à s'asseoir à
mon côté.
— Allons, mon brave, assez de science comme
cela ; mange un morceau maintenant.
— C’est drôle, je n'ai presque plus faim; ce co-
quin-là m'a brouillé la cervelle.
— Pourquoi donc?
— Il m'a appris des choses si savantes!
— Que L'a-t-1l appris?
— D'abord, que la terre était ronde, parce que si
elle ne l'était pas, nul ne pourrait faire le tour du
monde. J'ai compris ça du premier coup, ça est clair
comme bonjour, et je n’y aurais pas pensé sans mon-
sieur. (Petit ôta son chapeau. }
Hugues se pavanait.
— Et si je te dis, moi, que celui que tu admires
tant et qui te prive de ton appétit quotidien ne t'a dé-
bité que des sottises ?
— Si vous me prouvez ça, monsieur Arago, je vous
jure, foi de Petit, que ce gredin-là ne aonnera plus
de leçons à personne.
— Je ne prétends pas que ton ressentiment aille
si loin, mon brave ; mais en attendant, tâche d'ou
blier les sornettes que tu as entendues; reste excellent
matelot comme par le passé et ne sors pas du cercle
tue le destin a tracé autour de toi; fais trève à tes
idées d’ambition si peu en harmonie avec tes fatigues
de gabier, et bois ce verre de vin à la santé de ton
ami Marchais.
— À sa santé! mais, foi d'homme, ça me fait plus
de bien.qu’à lui.
— Et vous, Hugues, je vous conseille de ne plus
prècher vos sottises à cesbraves gens, vous vous atti-
reriez de mauvaises affaires, et si vous savez lire, ce
dont je ne doute pas, lisez-leur sur le gaillard d'avant
les livres que je vous prêterai pour abrèger les en-
nuis et la longueur du quart.
— Cependant, monsieur, ce que j'ai dit à Petit, je
l'ai appris dans plusieurs ouvrages.
— Si vous aviez fait un meilleur choix, vous auriez
la tête plus creuse et par conséquent moins lourde,
En morale, rien ne pèse comme le vide; croyez-moi,
changez de vocation ou plutôt de nature, redevenez
ignorant, quelque effort qu’il vous en coûte.
Hugues se tut ; Petit mordit avec une double joie
dans une belle carcasse de dinde qu’il serrait de ses
doigts goudronnés, et de temps à autre il me disait
assez à voix basse pour être entendu du pauvre Hu-
gues :
— Etais-je bête de croire que les galets poussaient
comme des champignons ! Tenez, J'aime cent fois
mieux avaler ce blanc de volatile et ce verre de vin
que toutes les bêtises qu'il me débitait… J'aplatirai
cet homme.
Hugues/mangeait et ne parlait plus, l'aspect des
mains calleuses du matelot lui avait serré le gosier et
arrêté tout netses élans de professorat. Après ce léger
repas assaisonné par un appêtit de piéton épuisé, je
pris congé de mes deux camarades de route et ie me
dirigeai vers les cases des noirs que j'avais aperçues
en arrivant à notre halte. Non loin, assise sur le som-
met d'un monticule à pente douce, se développait
gracieusement à l'œil une charmante habitation avec
ses varangues où l'air se joue si pur el sibienfaisant,
sa fraîche terrasse, ses volets verts et ses gracieuses
plantations de bananiers et de manguiers autour.
Ici, comme à l'Ile de France, l'hospitalité devait
être une douce pratique de chaque jour ; je résolus
84 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
donc de pousser jusque-là et de visiter les maitres
avant les esclaves. Je ne suis pas fier.
L'accueil tout amical que je reçus me rappela Mau-
rice, et l’on voulut à peine entendre mon nom. Ce-
pendant, après les premières politesses d'usage, je
dis qui j'étais, et heureux hasard qui n'avait amené
si loin dans ma promenade d’explorateur. Je sollici-
tai la permission de visiter l'espèce de camp où repo-
saient les noirs, et le planteur m’offrit le bras avec
une courtoisie franche et empressée. Deux esclaves
étaient au bloc, le pied droit et la main gauche dans
le même anneau scellé à une grosse pierre au soleil ;
je demandai grâce pour eux, elle me fut accordée ä
l'instant même, et je remerciai plus vivement encore
le maitre que ne me témoignèrent de gratitude les
nègres amnisliés.
— Pourquoi donc des cases si basses, si fétides et
si peu aérées ? dis-je au colon. Ne craignez-vous pas
que cette lourde atmosphère ne pèse trop fort sur les
poitrines déjà halelantes de vos noirs?
— Mais quand nous les leur donnons, elles sont
propres et saines. Ces gens-là, voyez-vous, aiment à
se séquestrer du monde; il leur faut une niche, un
trou ; plus ils sont serrês, plus ils se croient libres,
et cette forte odeur dont vous accusez notre insou-
ciance, c’est celle qui s’exhale de leur corps. Ils la
concentrent dans ces sortes de cages, ils se blottissent
là comme dans les huttes des pays d’où on les atirés;
et qui sait si dans leurs rêves de chaque nuit ils ne re-
trouvent pas leurs steppes, leurs déserts et leur
liberté !
— Ne le leur avez-vous donc jamais demandé ?
— Non, non. Nous ne leur parlons que de farine
de manioc, parce que nous ne les nourrissons que de
cela, et nous leur disons quelques mots du fouet,
parce qu'ils ne travaillent que dans la crainte des chà-
timents. Ce qu'il nous faudrait, à nous, planteurs,
c'est qu'il n'eussent pas une seule idée dans la tête.
Tenez, en voici un qui passe près de nous en nous sa-
luant avecune sorte de fierté que n’ont pas ses cama-
.. Pourquoi donc des casses si basses, si fétides ? (Page 84.)
rades. Eh bien, c’est le plus dangereux coquin de
mon habitation ; il improvise des chansons d’indépen-
dance, il s’est déjà sauvé quatre fois, et je suis sûr
qu'il médite une fuite prochaine.
— Avez-vous tenté de le soumettre par la dou-
ceur ?
— Dieu m'en garde! je lui parle toujours le fouet
à la main, afin qu’il ne me réponde pas avec le cou-
teau. Si je faiblissais, il deviendrait redoutable.
— En ce cas il faudrait mieux l’affranchir.
— C'est ce que j'eusse fait si j'avais pu le renvoyer
à Angole, sa patrie. Remarquez comme les autres
noirs s’'approchent de lui avec empressement et res-
pect : c’est qu'il va chanter.
— Une chanson d’Angole ?
— Je vous l'ai dit, une improvisation.
— Se taira-t-il si nous approchons de lui?
— 1] feindra de ne pas nous voir, voilà tout.
— Essayons.
Le noir fit d’abord un conte assez long à son audi-
toire attentif, puis d'une voix gutturale et sur un air
qui n'avait que trois notes, il psalmodia les pa-
roles suivantes en mauvais créole assez passablement
rimé,
Angole est mon pays,
Hil hi!
Mes pères et sœurs sont là
Ah! ah!
Un beau jour je tuerai,
Eh! eh!
Et j'y serai bientôt,
Oh! oh!
Moi, fatigué de labourer la terre
Moi, fatigué de recevoir des coups,
Je ne veux pas attendre davantage,
Et quand mes frères auront autant de cœur que mol.
Je ne veux pas achever ma chanson;
Car maître est là qui m'écoute.
Et quand l'étranger sera parti,
Avec bon maitre qui nous frappe si fort,
Moi vous dirai, mes camarades,
Ce qu'il faut faire pour ne plus être esclaves.
— Vous entendez ce misérable, dit le planteur en
m'entrainant : si les autres avaient autant d'énergie
que lui, mon habitation serait bientôt au pillage.
— Cela a donc une âme?
— La conséquence n’est pas juste.
— S'il souffre plus que les autres, il faut qu'il
fasse plus aussi.
— Vous ne comprenez rien à l'éducation à donner
: AUX noire,
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 85
— Je comprends, au moins, qu'on brise les chai-
nes alors qu'elle sont trop lourdes. Ne l'oubliez pas,
monsieur, le fer de l’esclavage a deux bouts, il pèse
par conséquent aussi à la main qui conduit. Ou
l'émancipation, ou un code protecteur des noirs : le
Brésil m'a dégoûté à tout jamais de la traite.
— Allons, allons, nous reverrons l'Europe, nous
irons respirer son doux parfum de liberté. Ah ! pau-
vres libres que vous êtes!
Ma bouche resta close aux dernières paroles du co-
lon, et mes yeux se baïissèrent à son regard.
— Voici du monde qui nous est arrivé, poursui-
vit-il rapidement comme pour changer la conversa-
tion, vous m'avez porté bonheur.
Je trouvai, en effet, assis sous la large varangue à
sveltes coloniles vertes, MM. Achille Bédier et Tous-
saint Boudin, pour qui j'avais reçu de M. Pitot des
lettres de recommandation et qui eurent bien de la
peine, me dirent-ils, à me pardonner ma discrétion
européenne. Puis entrèrent d’un pastriste et grave
trois fort belles personnes, madame D... et ses filles,
dont le nom se rattache à la plus affreuse catastrophe
qui ait jamais frappé une ville. C’est chez le mari de
madame D..., avocat de probité et de talent, que le
feu éclata d’abord, pour consumer en quelques heu-
res les plus magnifiques quartiers du Port-Louis et
qui rèduisit à la misère tant de riches négociants.
Victime lui-même du terrible fléau qui dévasta une
colonie, M. D... vint s'établir à Bourbon, oùil est con-
sidéré comme citoyen et comme homme de mérite.
Cependant le soleil penchait vers l'horizon et je son-
geai à la retraite, malgré les pressantes instances du
planteur, qui me força d'accepter un palanquin. Déjà
je disais adieu à ceshôtes si hospitaliers, quand nous
vimes aecourir en toute hâte plusieurs noirs qui nous
apprirent que, non loin de là, deux blancs se battaient
à grands coups de poing. Nous doublämes le pas et
nous trouvàmes étendu sur l'herbe et fort rudement
meurtri le professeur Hugues.
— Comment! dis-je d’un ton sévère à Petit, vous
vous êtes battus?
— Non, monsieur, je l'ai battu,
— Et pourquoi?
— Dame! il m'a dit que vous étiez un sot et m’a
toujours soutenu, malgrè vous, que les galets pous-
saient comme des champignons ; alors.
— Mais, misérable, il ne fallait pas l’assommer !
— Je n'y ai touché que du pouce; ça n’a pas pour
deux liards d'énergie. quel fahi-chien !
— Comment partirons-nous d'ici ?
— C’est facile, allons-nous-en tous deux, laissons-
le se reposer, et demain matin je viendrai le cher-
cher, il sera tout radoubë.
— Oh! qu'à cela ne tienne, dit le planteur, je vais
vous donner un second palanquin et des noirs.
Hugues y fut dorloté comme un prince oriental ;
mais Petit, furieux d'aller à pied quand son docte
ennemi était doucement voituré, marmottait tout bas:
Laisse faire, laisse faire, va, Je te promets de te re-
commander à Marchais, et je te réponds que situ
cherches à lui faire avaler que les galets poussent
comme des champignons, il te démontrera d'un seul
geste comment on aplatit un requin sous une caro-
nade avant de le mettre à la poële.
Décidément, malgré ma vive amitié pour Petit, je
sens qu'il faudra à l'avenir se priver de sa conversa-
tion par trop énergique. Hélas! en aurai-je lecourage!
on s'attache par les bienfaits
NOUVELLE-HOLLANDE
Sauvages anthropophages. — Départ
Dès que vous avez dit adieu au géant de Bourbon,
le Piton-des-Neiges, pour courir à l'est, vous êtes
saisi d'une triste pensée, et vous vous demandez in-
volontairement où vous retrouverez unepatrie absente.
Dans toutes les mers que nous allons sillonner, cha-
que peuple qui possède une marine a des points de
relâche qui lui appartiennent, et son pavillon debout
et flottant sur la cime des monts lui dit qu’il trouvera
là, à l’antipode de son pays, des amis, des frères,
une protection, une patrie nouvelle. Nous, au con-
traire, si orgueilleux de nos conquêtes continentales,
si justement fiers de la gloire passée et présente
de notre marine, nous ne trouvons dans ces péril-
leux voyages de circumnavigation aucun coin de terre
où nous puissions nous reposer chez nous. Que possé-
dons-nous en effet dans le vaste océan Indien, aux iles
de la Sonde, aux Moluques ? Rien ; nous n'avons rien
aux Mariannes, rien à l’ouest dela Nouvelle-Hollande,
rien aux Carolines, rien encore dans les mers de la
Chine ou du Japon; rien aux Sandwich, aux Philip-
pines, aux iles des Amis, à celles de la Socièté ; rien
%ers la Nouvelle-Galles du Sud, à la Nouvelle-Zélande,
à la terre de Van-Diemen ; rien au Chili, au Pérou, sur
la côte de Patagonie; rien du côté du Brésil ou de
Rio de la Plata. Et ces iles Malouines, qui doivent leur
nom à un habitant deSaint-Malo etnon pas à la décou-
verte bâtarde de Falkland, quoi qu'en disent les An-
glais, ces Malouines, où nous devons un jour laisser
notre belle corvette entr’ouverte, ces Malouines qui
viennent de nous être volées par la Grande-Bretagne,
pourquoi n’en avons-nous pas revendiqué hautement
notre droit de suzeraineté, alors que les Anglais, il y
a quelques mois à peine, ont fièrement déclaré qu'ils
s’y établissaient en maîtres”? Mais notre voix ne serait
pas entendue ; le léopard flotte anjourd’hui sans doute
à côté de la roche où s'arrêta notre Uranie; et les
marins français occupés de la pêche de la baleine
et de la chasse du phoque seront tenus désormais de
payer un droit d'entrée dans cette radenomméefran-
case, au fond de laquelle sontencore, debout et res-
pectées, les humbles bâtisses qu'y éleva le capitaine
Bougainville lors de son voyage autour du monde.
La déportation est une loi de notre code pénal. Eh
bien! au lieu de cet or inutilement jeté pour des voya-
ges stériles à la science et à la civilisation, dites à un
de vos peuples rivaux, à l'Espagne par exemple : Vous
avez dans l'Océan un riche et bel archipel dont vous
ne tirez aucun profit; gardez Tinian et Guham; mais
il y a là Saypan, Aguigan, Rotta, Anataxan, Agrigan;
voici cent mille écus, et donnez-nous ces iles. Oui,
cent mille écus versés dans les coffres d'Isabelle vous
doteraient, sous un ciel douxet bienfaisant, au milieu
d'une riche et puissante végétation, au sein des eaux
les plus paisibles du monde, d’un point de relâche
L d
86 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
pournosnavires voyageurs qui pourrait devémiranjour | la queue gigantesque d'une grande baleine arrachant
le rival de ce port Jackson dont l'Angleterre est fière à | à l'aide de ses fanons tranchants et filandreux, sous
tant de titres. Mais la vérité utile n'a pas toujours une
voix assez forte pour être entendue, et longtemps
encore, dans nos voyages d’oùtre-mer, nous serons lès
humbles tributaires des Espagnols, des Hollandais,
des Portugais et des Anglais, dont les comptoirs spé-
eulateurs payent pour ainsi dire les océans.
Il est triste de mettre ainsi à nu la pauvreté d’un
pays qu’on voudrait voir riche, grand et fort parmi
tous les autres; mais je l'ai déjà dit, je ne sais pas
mentir en présence des faits, et je crois, au surplus,
que nous n'avons encore qu'à æwuloir pour obtenir.
Qu'importe, en effet, que les noms des Laplace, des
Berthoilet, des Monge, des Cuvier, des Arago, déco-
rent sur toutesles surfaces du globe des anses, des
criques, des récifs, des promontoires, si ces noms
glorieux sont attachés, comme sur la presqu'île Péron,
qui doit être notre première relèche, à une terre dé-
crépite, à un sol sans verdure, à une mer sans abris ?
Les vents variables que nous allämes chercher pour
notre longue traversée ne nous firent pas défaut ; ils
soufflèrent avec une force et une sorte de régularité
tout à faitcourtoise, et c’est à leurconstance que nous
dûümes de ne pas avoir à déplorer de plus grands mal-
heurs que ceux qui nous frappèrent, car nous perdi-
mes plusieurs de nos plus gais et de nos plus intrépi-
des matelots dans les tortures de la dyssenterie.
Après une cinquantaine de jours de marche, le
point nous plaçait déjà presque en vue de la terre
d'Edels, quand ons’aperçutque l’eau douce manquait.
Par une inconcevable erreur qu’on n’avait point songé
à vérifier, et dont nul officier pourtant ne doit porter
le blâme, une de nos caisses en fer se trouva remplie
d’eau de mer, et peut-être nous fallait-il encore plu-
sieurs Jourspourarriver aumouillage. On alluma donc
notre grand appareil distillatoire, et deux heures après
le feu était à bord.
À ce cri sinistre : Au feu ! qui venait de parcourir |
‘la batterie, il fallait voir ces bouillants matelots in-
trépides, silencieux, recevoir les ordres et les exécuter
avec une précision qui tenait du prodige. Marchais,
Barthe, Vial, Lévèque et Petit surtout, suspendus sur
l’abime, travaillent avec cette ardeur quine doit rien
à la crainte et qui fait oublier la sûreté personnelle
pour la sûreté de tous. L’alarme fut courte, le feu
bientôt maitrisé, et nous reprîmes sur le pont nos pro-
menades habituelles, mais non sans-réfléchirpendant
quelque temps à Fimminence du danger auquel nous
venions d'échapper. Un navireen flammes au milieu
de l'Océan est le plus imposant et le plus terrible des
drames ; nous n’arrivaämespasjusqu'à la catastrophe,
et franchement je me réjouis de n'avoir pas ce nouvel
épisode à vous raconter.
Cependant nos regards avides interrogeaient l'hori-
zon silencieux. Tout à coup : Terre! s'écrie la vigie ;
et une heure après se levèrent au-dessus désflots les
plateaux éclatants d'Édels et d’'Endracht, pareils à
deux sœurs attristées, abandonnées au milieu de
l'Océan. Après les avoir longés quelque temps, nous
unies le cap sur la baie des Chiens-Marins, où nous
laissämes tomber lanere le soir sur un fond de
cotpuillages brisés. Le navire pesa d’abord sur ses
. câbles assujettis, frétilla un moment etse reposa enfin,
avec l'équipage, d’une course sans repos de plus de
deux mille lieues.
Quel effrayant panorama, grand Dieu ! Dans la rade
incessimment zigzaguée par le mouvement rapide et
cadencé d’une immense quantité de chiens marins,
surgissait parfois, pareïlle à une grande voile noire,
les coquillages du fond, les myriades de petits
poissons dont elle fait sa nourriture. Les eaux étaient
belles et réfléchissaient, sans l’appauvrir, l’azur bril-
lant du ciel. Mais là-bas, à la côte, quel morne silence !
quel aspect lugubre ! quel deuil ! quelle désolation !
C'est d'abord un espace de quarante à cinquante pieds
de largeur que les hautes marées ne peuvent envahir;
puis une falaise, tantôt blanche comme la plus blanche
craie, tantôt coupée horizontalement de bandes rouges
comme la plus vive sanguine ; et au sommet de ces
plateaux de quinze à vingt toises de hauteur, se mon-
trent des troncs rabougris, brülés par le soleil,
des arbustes sans feuilles, sans verdure, des ronces,
des racines parasites ou meurtrières, et tout cela jeté
sur du sable et sur des coquillages pulvérisés. À l'air,
pas un oïseau; à terre, pas un cri de bête fauve ou de
quadrupède inoffensif, pas le murmure de la plus
petite source. Partout le désert avec sa froide solitude
qui glace le cœur, avec son immense horizon sans
écho. L'âme est oppressée à ce triste et silencieux
spectacle d'une nature sans nerf, sans vie, sortie
évidemment depuis peu de siècles des profondeurs de
l'Océan.
Nous nous couchâmes, inquiets pour l'avenir, tant
le présent assombrissait nos pensées. Le lendemain
de grand matin, nos alambics furent établis à terre,
car, je lai dit, nous étions sans eau douce. Pour moi,
empressé comme d'habitude, je ‘m'embarquai dans :
un canot, commandé parle brave Lamarche, qui avait
mission de chercherun lieu commode pournos tentes
et notre observatoire. I ne nous fut pas possible d’ac-
coster, tant les eaux étaient basses, et je me vis
contraint de patauger pendant un quart d'heure au
moins avant d'arriver à la plage, tandis que M. Lamar-
che cherchait au loin un facile débarcadère.
Mon costume était des plus étranges. Un vaste
chapeau de paille, pointu, à larges bords, couvrait
mon chef ; je portais sur mon dos une grande caisse
de fer-blane, qu’en prudent explorateur j’avaisremplie
de quelques provisions de bouche ; une gourde pleine
d'eau battait mes flancs, en compagnie d’un sabre de
dragon; et, pour compléter mon attirail guerrier,
J'avais à ma ceinture deux petits pistolets, et sur mon
épaule un excellent fusil de munition avec sa haïon-
nette. Ajoutez à cela un volumineux calepin qui neme
quittait jamais, et une assez ample provision de col-
liers, miroirs, couteaux et autres objets d'échange,
dont je comptais enrichir les heureux habitants de
cette terre de séduction. J’allais bon train sur la plage,
en dépit des coquillages et du sable qui entravaient
ma marche, et je comptais arriver de bonne heure
auprès de mes amis, dont j'avais aperçu de la corvette
les feux éclatants.
Le soleil se lève, tout change de face ; naguère pas
un insecte ne bourdonnait à l'air; maintenant des
essaims innombrables de petites mouches au dard aigu
envahissent l'atmosphère et se glissent sous les vête-
ments. Ce sont des attaques perpéfuelles, c’est un
supplice de tous les instants ; si vous vous défendez
de la main, c’est la main qui est déchirée ; rien n°
le pouvoir de vous protéger, et Ja rapidité de vos
mouvements excite vos ennemis au lieu de les décou:
rager. Je souffrais horriblement ; mais cômme je
m'aperçus que les parties de mon corps exposées à
l'air'étaient plus immédiatement attaquées par ces
voraces insectes ailés, Je fis volte-face et marchaï à
reculons, ce qui me donna de temps à autre un peu
de répit. : = ds :
* VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
Cependant la fatigue m'accablait, je résolus de m'as-
seoir etde délester mon petit caisson de quelques pro-
visions, au risque de donner pâiure au vol immense
de mouches affamées qui me couvraient d’un sombre
réseau, et d'avoir à leur disputer mon maigre repas.
Jechoisissais déjà de l’œil l'endroit le plus commode de
la plage, quand j'aperçus sur le sable plusieurs traces
de pieds nüs. A l'instant Robinson Crusoë me vint à
la pensée, et, sans raïllerie, je vous jure, je m'atten-
dis à une attaque de sauvages. Je ne déjeunai pas ;
je me remis en route le plus bravement possible ; et
afin de m'affranchir en partie de la piqure des
mouches, je hissai sur ma tête, à l’aide de mon sabre,
un morceau de lard salé qui appelait incessamment
leur appétit. Callot eût trouvé là une figure digne de
ses pinceaux.
Toutefois, un peu honteux de la frayeur qui m'avait
si subitement saisi, jerésolus de gravir la falaise, afin
de m’assurer, de cette espèce d'observatoire, si je
pourrais dans le lointain distinguer quelque cabane
ou quelque fumée. Mais je n’en pus venir à bout, car
le sable roulait avec rapidité sous mes pieds, et lors-
que je cherchais à m'étayer des toulfes épineuses qui
tapissaient les parois du plateau, l’appui fragile et
piquant roulait avec moi jusqu’au sable du rivage.
J'avais encore à doubler une langue de terre à 200
toises de moi, pour me trouver en face du camp,
lorsque je vis accourir à ma rencontre mon ami
Pellion, élève demarine, qui par ses gestes multipliés
semblait m'inviter à hâter le pas. Hélas! mes forces
étaient épuisées et jeme laissai tomber à terre. Ilarriva
enfin avec deux matelots,etilm'appritqueles sauvages,
au nombre d'une quinzaine au moins, entouraient
les tentes, et par leurs cris et leurs menaces es-
sayaient de les forcer à la retraite. Cette nouvelle
inattendue me reposa de mes fatigues, et j'arrivai au
camp avec des émotions auxquelles nul de nous ne
pouvait échapper.
Voilà donc ce qu'on nomme sauvages ! voilà donc
ces hommes extraordinaires, vivant sans lois, sans
intelligence, sans Dieu! il y a läun sol qui ne peut les
nourrir, ils y campent; ils trouvent sous leurs pieds
une terre marâtre, ils y meurent, privés même de cet
instinct de conservation dont sont douées les bêtes
féroces, qu'ils égalent en cruauté sans en avoir ni la
force ni la puissance. Voyez-les tous, sur ces dunes
qu'ils nomment leur patrie, eriant, gesticulant, ré-
pondant à nos témoignages de confiance par des cris
fauves et des menaces de mort. Oh ! s'ils pouvaient
nous anéantir d’un seul coup, nous dévorer en un seul
repas ! Mais heureusement ils n’ont pas de cœur : rien
ne leur dit pourlant encore que nous possédons des
armes plus meurtrières cent fois que leurs fragiles
. casse-têtes el leurs faibles sagaies.
pr =
Pellion, Fournier, Adam, quelques autres de nos
amis avaient djà proposé des échanges à ces mal-
heureux, divisés en trois bandes comme pour nous
cerner de toutes parts. Je gravis le monticule où hur-
laient les plus audacieux, et, quoiqu'ils fussent huit
contre moi, ils reculèrent de quelques pas, agitant
leurs sagaies et leurs casse-têtes à l'air, et me mon-
tèrent le navire, puis firent retentir l'air de cris
éclatants et terminèrent toutes leurs périodes par le
mot : Ahyerkade ! qui voulait dire évidemment+ Allez-
-vous-en ! parlez ! Je n'élais pas homme à me montrer
docile à leur invitation peu courtoise, et, en dépit de
leur volonté nettement exprimée, je restai en leur
faisant des signes d'amitié et en prononçant à haute
voix le mot {ay0, qui, chez beaucoup de peuplades de
la Nouvelle-Hollande, veut dire ami. L'ami que je leur
87
prèésentais.ne fut pas compris, et les voeiférations re-
tentirent plus ardentes. J'avais bien un pistolet à ma
ceinture, mais je ne voulus pas mème m'assurer s'ils
en connaissaient la valeur, tant ces pauvres êtres
m'inspiraient de pitié. Et, néanmoins, il fallait à tout
prix que cette premièreentrevue nedemeur passans
résultat, afin de nous mettre à l'abri de #es impor-
tunes visites pendant toute notre relâche.
Orphée improvisé, je m’armai d’une flûte au lieu
d'un pistolet ou d'un sabre, et je jouai un petit air
pour savoir s'ils étaient sensibles aux charmes de la
musique. Îl faut le dire, je ne reçus aucun encourage-
ment, quoique deux d’entre eux se fussent mis à sau:
| tiller de la facon la plus étrange, et je doute fort,
amour-propre à part, que l'Orphée de la Thrace eût
obtenu un plus beau triomphe.
Tout fier de leur avoir ainsi fait oublier un moment
leur instinct de férocité, je lirai de ma poche des cças-
tagnettes, harmonieux instrument dont je joueun peu
mieux que de la flûte ; et voilà mes sauvages qui, au
claquement cadencé de l'ébène, se mettent à gam-
bader, à tournoyer comme de grands enfants qui
voudraient donner de la souplesse à leurs muscles en-
gourdis. J'étais heureux aussi, moi; car, éloigné
d'eux de dix pas au plus, je pus étudier leur charpente
et les traits de leur physionomie.
Leur taille est un peu au-dessus de la moyenne ; ils
ontdes cheveux non pas crépus, non pas lisses, mais
noués en mèches, comme les papillotes d’une tête
qu'on va friser. Lecräne et le front sont déprimés ; ils
ont les yeux petits, étincelants, le nez épaté et aussi
large que la bouche, laquelle touche presque à leurs
oreilles, qui se dessinent d’une longueur effrayante.
Leurs épaules sont étroites et aiguës, leur poitrine
velue et retirée, leur abdomen prodigieux, leurs bras,
leurs jambes, presque invisibles, et leurs pi-dset leurs
mains d'une dimension énorme. Ajoutez à cela une
peau noire, huileuse et puante, sur laquelle, pour
s'embellir, ils tracent de larges raies rouges ou
blanches, et vous aurez une idée exacte de la tournure,
de la grâce, de la charpente et de la coquetterie de
ces beaux messieurs, à qui il ne manque qu’un peu
d'adresse et d'intelligence pour être au niveau des
macaques où des sagouins. Tout cela est horrible à
étudier, tout celaest triste et hideux à l'œil et à l’ima-
gination. Deux de ces infortunés avaient une barbe
fort longue comme les cheveux; et sur la dune supé-
rieure jeremarquai une femme absolument nue comme
les hommes, belle-et séduisante comme eux, portant :
surses hanches un petit enfant qu'elle relenait, tantôt
de la main, tantôt d'une lanière de peau couverte de
poils. À côté d'elle se montrait un vieillard serré au
flane par une ceinture qi passait dans un coquillage
couvrant le nombril.
* Le plusleste et le plus intrépide des naturels, las
enfin de ses évolutions au son de mes cas agnettes,
s'arrêta tout court, etme faisant comprendre qu'il dé-
sirait les avoir, il m'offrit en échangé une petite vessie
à demi remplie d’ocre rouge.-Je n'acceptai pas Ile
marché, et au lieu de castagnettes, je lui montrai un
petit miroir d'un sou que je déposai à terre en m'é-
loignant de quelques pas et en linvitant à laisser sa
vessie à lamème place; mais mon fripon prit le miroir
et ne me donna rien en échange, ce qui parut fort
égayer ses honnêtes camarades. La friponnerie est
même en dehors de la civilisation.
Pellionet Adam étaient venusme rejoindre ;etpour
ne pastrop nous éloigner des alambics, nous redes-
cendimes sur le rivage, où une partie des sauvages
nous suivit presque sans hésiter. Là fut établi notre
88 SOUVENIRS D'UN
principal comptoir ; là le commerceétalasesrichesses,
et il n’y eut pas de notre faute si nous ne pûmes con-
vaincre nos marchands et nos acquéreurs de notre
générosité et de notre franchise. Pour un méchant
casse-tête, Fournier, notre chefde timonnerie, donna
un calecon en fort bonétat, que les sauvages admirè-
rent pendant quelques instants et qu'ils déchirèrent
ensuite en s'en partageant les lambeaux. Mais ce qui
excita surtout leur admiration, ce fut une plaque de
fer-blanc poli dont ils firent gracieusement cadeau à
la femme, quiparuthautement apprécier ce témoignage
de galanterie. Vous voyez que les sapajous et les
babouins sont détrônés.
L'un de nous déposa encore sur le tertre où nous
allions trafiquer à tour de rôle une bouteille remplie
d’eau douce. La bouteille, prise par les sauvages,
passa de main en main ; ils la regardèrent avec une
curiosité mêlée de crainte ; ils la flairèrent, et pas un
AVEUGLE.
d'eux n'eut l’idée de goûter à l’eau potable qu'elle
renfermait. Celui qui l'avait acceptée en échange d’une
sagaie la placa enfin sous son aisselle et alla plus tard
la mettre en lieu de sûreté.
Cependant, comme l'aspect du pays nous donnait
la quasi-certitude de l'absence totale d’eau douce,
j'imaginai une petite épreuve qui ne fut pas comprise
par les naturels, ou plutôt qui dut nous prouver que
nos conjectures étaient une triste réalité.
Je demandai à un de nos matelots une bouteille
semblable à celle qu’on avait donnée au jeune sauvage.
Je m'approchai de lui à la distance de sept ou huit
pas, je lui montrai l’eau que contenait le vase, et j'en
bus en l’invitant à faire comme moi. Ilinterrogea ses
camarades, et le résultat de la délibération fut qu'ils
ne comprenaient pas pourquoi je leur proposais cette
boisson. Mes amis riaient de l'impuissance où j'étais
de me faire entendre, et je riais phas fort, moi, de la
.… Tout cela est triste et hideux à l'œil et à l'imagination. (Page 87.)
stupidité des êtres à quije m'adressais. Mais enfin,
comme les gestes parlaient mieux à leurs yeux que la
parole, je les invitai avec des grimaces à ne pas me
perdre de vue et à suivre tous mes mouvements, ce
qu'ils firent, ma foi, comme des personnes sensées.
Je m’approchai alors du rivage, je pris de l’eau de
mer dans mes deux mains, je fis semblant de boire
quelques gorgées et je les interrogeai du regard. Ils
n'étaient nullement surpris de mon action, qui leur
semblaittoutenaturelle, etilsparurent trouver étrange
que je les eusse occupés de quelque chose d'aussi
simple.
Ainsi donc le grand problème vainement cherché
par Pierre le Grand, qui ne reculait devant aucune
cruauté utile, le problème dont la solution estde savoir
si l'homme peut vivre avec de l’eau de mer, me sem-
ble résolu par la présence de cette peuplade sur le sol
inhospitalier dela presqu'île Péron ; car, je le répète,
il n’y a pas, il ne peut pas y avoir une seule source
d'eau douce dans cet immense désert, et rien ne dit
que ces êtres infortunés qui y ont établi leur domicile
aient pu se procurer les moyens de conserver les rares
| eaux du ciel, qui sont à l'instant absorbées par une
terre mobile et spongieuse.
La nuit vint mettre un terme à ces scènes curieuses
dont nous ne pouvions nous lasser. Lessauvages alors
se réunirent sur la dune la plus élevée, poussèrent un
grand cri et disparurent en nous faisant comprendre
que nous aurions leur visite au lever de soleil.
Le lendemain, en effet, je m'acheminai vers une
anse voisine de la nôtre, mais séparée de toutes par
une langue de sable assez élevée, qui plongeait dans
la baie. Je pris avec moi mon intrépide matelot
Marchais, etsans mesurer les conséquences probables
de notre excursion, nous côtoyàmes le rivage. Huit ou
dix sauvages de la veille, qui nous guettaient sans
doute, se ruèrent sur nous avec descris et des menaces
de mort. Tout notre sang-froid nous devint néces-
saire.
— Ne dégaine pas, dis-je à Marchais, dont la main
calleuse pressait déjà la poignée de son briquet ; ne
dégaine pas, et avançons toujours ; une embarcation
fait voile vers la côte : c’est un secours qui nous arrive;
profitons-en avec sagesse ; il serait trop dangereux
VOYAGE
d'essayer de retourner au camp ; nous aurions l'air
de fuir.
Marchais suivit mes instructions, et nous avan-
çàmes d'un pas ferme, serrés et presque à recu-
lons, pour veiller à notre défense. Le langage des
naturels était haut, précipité, violent, et leur terrible
Ahyerkadé ! terminait chacune de leurs phrases, entre-
mêlées de gestes pleins d'irritation. A toutes ces atta-
ques nous ne répondions absolument rien; mais nous
visitions fréquemment l’amorce de nos pistolets et de
nos fusils, car nous étions partis armés jusqu'aux
dents.
Les sauvages continuèrent de brandir leurs casse-
têtes, et, enhardis peut-être par notre inaction, ils
nous harcelaient de si près, que nous pouvions par-
fois les atteindre dela baïonnette. L'un d'eux même
effleura l'épaule de Marchais, qui allait répondre par
un vigoureux coup de sabre à fendre mät si je ne
l’eusse arrêté. Un instant après nous fûmes si étroite-
ment serrés, que nous vimes bien qu'il fallait enfin leur
apprendre ce que c'était quedes balles et de la poudre.
Jen mis un en joue ; mon mouvement l'étonna, mais
ne l'effraya pas.
— Un coup de doigt, me dit Marchais, et tombons
sur eux comme la misère sur le matelot.
— Pas encore, répondis-je ; épargnons le sang.
— Merci, et tout à l'heure ils vont boire le nôtre :
gare à celui qui m'approche à longueur de gaffe!
— Je t'en prie, n’engageons pas le combat.
— Si nous engageons, nous couperons l'arlimon et
nous laisserons porter.
Cependant, en proie à de sérieuses inquiétudes, je
ne voulais pas, en cas de retour, que mon imprudence
fût perdue pour mon devoir et mes souvenirs. Quand
les sauvages nous laissaient un peu respirer et sem-
blaient méditer une attaque générale, je prenais mes
crayons et je dessinais aussi bien que possible ceux
d’entre eux quidemeuraient le plus immobiles.
— C'est propre ce que vous faites là, me disait
Marchais; à quoi bon peinturer ces marsouins? Quels
crapauds ! tenez, voyez, en voici un qui va mordre ses
oreilles crasseuses. Je ne sais f..... pas qui lui à fait
cette fente sous le nez, mais il n’y allait pas de main
morte ; ce n’est pas un four, c'est un sabord ; si je
tombais dedans, il m'avalerait tout cru, le vieux
phoque.
Puis mon compagnon leur envoyait quelques-uns
de ces gestes de matelot qui saupoudrent si bien à la
dérobée l’officier dont ils croient avoir à se plaindre,
et leur adressait de la façon la plus originale des
questions amicales, comme s’il pouvait se faire com-
prendre. |
— Eh! dis, dis donc, gabier, aborde, je veux
l’embrasser.
Il disait ensuite à la femme :
— Viens donc que je te caresse les bossoirs. F... à
l’eau ton sapajou de mousse et fais-en un requin; ce
sera le plus laid de la grande tasse.
Puis, se retournant vers moi et regardant mes cro-
quis, le matelot goguenard, habitué à railler, mème
en présence de la mort, me disait :
— Vous ne savez done plus dessiner, monsieur ?
vous avez la berlue : vous flattez ces gaillards; ils
n'ont pas de jambes, ils n’ont pas de bras, et vous leur
en faites. Quant aux pieds et aux mains, où les placerez-
vous ? Votre papier ne sera pas assez grand. Jamais
blanchisseuse de premier ordre n'a possédé des
battoirs de cette qualité ; c’est superfin. Et pourtant
Ga vit, ça remue, ça parle. Dieu a dû bien rire le jour
où 1l a créé ces êtres fort peu à son image. Croyez-
Livr. 12.
AUTOUR
DÜ MONDE. 69
vous, monsieur Arago. que Petit soit aussi laid que le
plus beau d’entre eux? Gré coquin ! qu'ilserait fier de
se trouver là, avec son petit gilet, sa chaine de laiton,
ses boucles d'oreilles en fer-blanc et la bague de
cheveux de sa dulcinée!
Et puis des jurons, des paroles sérieuses, des me-
naces que j'avais peine à contenir et qui pouvaient
amener une catastrophe, car la situation était des
plus dramatiques. Mais l'embarcation approchait
toujours; en nous hâtant, nous pouvions joindre nos
amis en moins d'une demi-heure. Les sauvages s'en
aperçurent aussi, et dès lors leurs menaces devinrent
plus ardentes, leurs paroles plus rapides, leurs mou-
vements plus précipités : tantôt les uns nous dépas-
saient et semblaient vouloir nous forcer à rétrogro
der, tantôt deux ou trois insulaires se cachaïient pour
nous frapper par derrière ; je vis qu'il fallait en finir,
AUOT (Ce
A
ANS
AN
NN
RQ
... Et pourtant ça remue, ça vit, ça parle. (Page 89.)
— Tiens-toi à quelques pas de moi, dis-je à Mar-
chais : je vais faire semblant de tirer sur toi; {u tom-
beras, et nous agirons selon la circonstance.
— F..... répliqua-t-il, tirez à côté.
— Sois tranquille.
Marchais s'arrêta : Ahyerkade! lui criai-je en lui
montrant la corvette. À ces mots, les sauvages sur-
pris firent halte et se parlèrent à voix basse en répé-
tant entre eux avec un air de satisfaction : Ahyerkade !
Ahyerkadé! Mon pistolet dirigé vers Marchais, le coup
partit. Le matetot tomba, sans perdre de vue les in-
sulaires, qui, effrayés de la terrible détonation, 'é-
taient éloignés comme d'un seul bond à la distance
d’une centaine de pas, tremblants, respirant à peine.
Heureux de mon stratagème, je dis à Marchais de
se traîner sur ses genoux le long de la grève et der-
rière les sables amoncelès, ce qu'il fit en pouffant de
rire et en se disant tout bas :
— Quelles ganaches! quels parias! quels fahi-
chiens! J'ai envie d'en manger une douzaine à mon
déjeuner ; je suis sûr qu'ils sont salés comme des
pores... salés.
90 SOUVENIRS D'UN AVEUGLT.
Quand nous fûmes à peu de distance de l’embar-
cation qui abordait, nous regardämes derrière nous,
et nous vimes les naturels, un peu plus rassurés, s'a-
vancer avec précaution vers l'endroit où ils croyaient
voir un cadavre pour le dévorer sans doute; mais ils
n'y trouvèrent qu'une blague à tabac et le restant
d'une chique que le brave Marchais avait légués à
n0S ennemis.
Si je vous avais raconté cet épisode dans tous ses
détails, avec toutes ses périodes de colère, de calme,
d'animation et d’effervescence ; si je vous avais dit
les mouvements frénétiques, les prunelles ardentes
de ces sauvages ameutés sur une proie facile; si Je
vous avais peint cette soif de notre sang, qui fermen-
tait dans leur poitrine haletante, ces hideuses baves
de mousse verdâtre qui inondaient leurs lèvres énor-
mes, et noire imperturbable impassibilité dans ces
moments terribles, vous n'y croiriez qu'à demi, quoi-
que je fusse resté cepeudant bien au-dessous de la vé-
rité. [l est des situations qui n’ont pas besoin de l'é-
loquence du style pour frapper où émouvoir, el je
n'éprouve ici qu'ua regret, c'est celui de ne pouvoir |
dire la belle physionomie de Marchais, alors que,
inpalient de la lutte, il affirmait qu'en un seul tour
de moulinet il était sûr de demonétiser une demi-dou-
zaine de nos hideux adversaires.
De ce moment les sauvages se montrèrent plus cir-
couspects, ils ne dansèrent plus, ils ne hurlèrent
plus leurs menaces, ils nous laissérent tranquillement
ouvrir quelques huîtres du rivage, et nous arrivämes
enfin auprès de la yole, qui venait d'aborder.
Le lendemain, les naturels parurent de nouveau,
mais sans oser descendre sur la plage. Cependant,
cornme nous tenions à cœur de ne plus nous arrèter
à de simples conjectures sur leurs mœurs et leurs
usages, M. Requin et moi nous allämes à leur ren-
contre, Sans armes, presque sans vêtements, el munis
d'une grande quantilé de bagatelles qui pouvaient
tenter leur cupidité. A notre confiance is ne répon-
dirent que par des vociférations, à nos témoignages
d'amitié que par Àes cris el des menaces. Poussés à
bout, nous nous décidämes à nous élancer sur l’un
d'eux et à le garder comme otage.
= Vous à droite, dis-je à Requin, moi à gauche.
En avant!
Nous nous précipitämes ; et comme si la terre ve-
nait de s'ouvrir sous leurs pas, les sauvages disparu-
rent en courant à quatre patles à travers les bruyères
épineuses, et ils s’éloignérent pour ne plus se mon-
rer. ,
Ce fut une douleur si vive au cœur de la plupart
de nos camarades, que deux d’entre eux, plus affligés
et plus curieux encore que les aulres, Gaimard et
Gabert, s’enfoncèrent dans les terres et s'égartrent à
travers les dunes de sable et les étangs salés. Deux
jours se passèrent sans que nous les revissions au
Jaump. Nos alarmes furent grandes, et on se prépara
1 une excuision lointaine. Je demandai à en faire
partie, et nous nous mimes en route, le visage et les
mains couverls d'une gaze assez épaisse pour nous
garanüir de l’ardente piqüre des mouches. Après avoir
couru à l'est toute la journée et traversé deux étangs
desséchés, nous fimes halte la nuit au pied d’un pla-
eau crayeux et au bord d'un élang qui nous sembla
légèrement monter avec le flot. Nous allumämes un
grand feu et campämes au milieu du désert, peut-être
à quelques pas des sauvages.
À peine le jour nous eut-il éclairés, que mon ami
Ferrand et moi allâmes de nouveau à la découverte,
après avoir glissé nos noms dans une bouteille vide
et de l’eau dans une autre, en indiquant sur un mor-
ceau de parchemin la route qu'il fallait tenir pour
retrouver Ja baie. Quel ne fut pas notre effroi en
aperceyant à demi enterré sous le sable un pantalon
que nous reconnûmes appartenir à Gaimard! Mais
connne la terre était tranquille autour de la dépouille
et qu'elle ne portait aucune trace de sang, nous nous
rassurâmes el poursuivimes nos recherches.
Je vis encore au bord d’un étang un trou d’une
douzaine de pieds de profondeur, au fond duquel ré-
gnait un banc circulaire d'une hauteur de deux pieds.
Qui a creusé ce trou ? à quel usage? Toute raison-
nable conjecture à ce sujet est impossible, et Péron
ne peut pas dire vrai quand il avance que ces trous
sont creusés par les sauvages pour se mettre à l'abri
des eaux du ciel.
Las enfin de nos courses, épuisés par une chaleur
dévorante, nous reprimes le chemin du camp, où
nous n'arrivämes que le soir, bien heureux d'ap-
prendre que Gaimard et Gabert Sy étaient frainés
quelques heures avant nous, dans un état vraiment
déplorable et sans avoir vu un seul sauvage.
Après une reläche lourde et accablante de dix-sept
| jours, nous levämes l'aicre et fimes voile vers les
Moluques.
En quittant cette presqu'ile de misère, nous aban-
donnâmes sur la plage, au profit des naturels, quel-
ques douzaines de petits couteaux, quatre scies, trois
haches et plusieurs lambeaux de toile à voile.
À leur reiour, les sauvages, fiers de ces trophées,
auront sans doute jeté leurs malédictions sur nos
têtes. La tradition dira plustard l’époque désastreuse
de notre insolente agression, et les Tacites et les Thu-
cydides de la colonie iransmettront enfin aux nations
indienées les divers épisodes de cette sanglante épo-
pée où nous jouâmes un si liste rôle. On lira dans
leurs véridiques annales qu'une horde d'anthropo-
phages est descendue un jour dans leurs domaines ;
qu'après avoir essayé de soumettre un peuple inof-
fensif, ces mangeurs d'hommes se sont établis sur Ja
grève pour y consommer d'épouvantables sacrifices
humains, et que, vaincus par le climat et la colère
des dieux, ils ont repris la mer en oubliant sur le ri-
vage les armes et les instruments des supplices.
Ainsi, d'âge en àge, sont arrivées jusqu'à nous les
histoires de toutes les nations de la terre.
| XVI
TISOR
Chasse aux crocodiles, — Malais. — Chinois,
C'eût été, sans contredit, une des études les plus
curieuses de notre voyage que celle de ces hommes
extraordinaires que nous venions d'entrevoir posés
sur une terre imarâtre, sous un ciel de glace et de
plomb, seuls, sans armes, sans eau, et j'ajoute sans
vivres, car il ny a là rien d'assuré pour la nourri-
ture. Pas une racine savoureuse, pas un fruit rafrai-
chissant, pas un quadrupède facile à atteindre. Eh.
en
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 91
bien, nous en Sommes réduits à de simples conjec-
tures, ou, si vous le voulez, à de quasi-certitudes sur
des faits généraux, mais sans notion aucune sur cette
vie de détails si nécessaire à la dissection morale de
l'homme. Ces êtres remuants sont donc heureux,
uisque notre présence chez eux leur a eausè tant
d'effroi? Mais ce bonheur qu'eux seuls peuvent sen-
tir et apprécier, d'où leur vient-il, qui le leur donne ?
Tout est mortel sur cette langue de terre appelée
presqu'ile Péron, et notre présence y était envisagée
comme un présage destructeur. Serait-il done vrai
que ce fût aussi là une patrie !
Nous levâmes l'ancre et fimes voile vers Timor, une
des plus grandes îles jetées sur les océans. J'avais ou-
blié de dire que, pendant notre relâche, un canot en-
voyé à la terre d'Endracht avait déshérité ce sol in-
culte de la plaque de plomb où se lisaient gravés la
date de la découverte et le nom du navigateur qui
avait voulu consacrer sa conquête ; cette plaque fut
trouvée encore debout sur son poteau et rapportée à
bord : stérile profanalion, puisque le nom célèbre
d’'Endracht reste toujours attaché à ces iles de deuil
qu'il atracées avant tous sur les cartes nautiques.
La première nuit de notre départ fut une nuit d’é-
motions et de travail ; car, après avoir plusieurs fois
talonné dans la baie, nous nous vimes arrêtés tout
à coup et forcés d'aller mouiller des aneres pour
nous remettre à flot. Au point du jour nous reprimes
notre route, et tant que la côte fut en vue, elle se
dessina avec ses étroites zones tranchées de craie
blanche et de cinabre , pelée, morne, silencieuse,
menacçante. M. Duperreÿ, un des officiers les plus
instruits de notre marine, avait déjà puisé, dans une
course périlleuse le long de la terre et à travers mille
difficultés, des documents précieux, et tracé une
excellente carte des criques et des anses où les na-
vires peuvent s'assurer un mouillage à côté de ce sol
inhospitalier. L
Nous longeimes de nouveau la terre d'Edels, que
nous avions saluée à notre arrivée et dont le morne
aspect glace le cœur. Nous côtoyâmes Pile d’'Irck-Ha-
tighs jusqu'au cap de Lovillain, et nous laissèmes à
notre droite les iles de Dorre et de Bernier, où se
trouvent en familles assez nombreuses les kanguroos
à bandes longitudinales, si jolis, si coquets, si lestes.
Jamais navigation plus paisible n'a été faite, mème
sons les zones tropicales; nous étions doucement
poussés, grand largue, par une brise fraiche et sou-
tenue, et, pendant dix-sept jours que dura notre
traversée jusqu'à Timor, les matelots, délassés et
joyeux, n’eurent pas une seule voile à orienter. Petit
et Marchais, dont je vous ai déjà dit la vie, jetérent
de la gaieté à pleins bords dans le cœur de tous leurs
camarades.
Cependant à l'horizon toujours pur s’éleva une
terre : c'était l'ile Rottie, aux mameltons réguliers,
couronnés d'une belle végétation; puis se déroula
aux yeux la riante Simao, véritable jardin, où la na-
ture à semé ses plus riches trésors, où de larges allées
naturelles ont tant de régularité qu'on les dirait tra-
cées par la main des hommes; puis encore Kéra, lieu
de délices, séjour de prédilection des riches habitants
de Timor, qui viennent aux sèches saisons de l’année
y chercher dans de gracieux et bizarres kiosques le
repos et la brise de la mer.
Enfin Timor se leva, Timor la sauvage, la torréfiée,
avec ses imposantes montagnes de deux mille mètres
de hauteur; Timor, où deux pavillons européens sont
hissés sur deux villes rivales, peuplées d'êtres farou-
ches, obéissant parce qu'ils ne veulent pas comman-
der, mais toujours prêts à la révolte afin qu’on les
apaise par des caresses.
Koupang se dessina bientôt avec son temple chi-
nois, planant sur une hauteur à gauche de la ville,
et le fort Concordia à droite, comme pour annoncer
que si Dieu n'avait pas assez de sa puissance pour
protèger la colonie, le canon était là pour lui venir en
aide. Selon les mœurs primitives des pays à sou-
mettre, les conquérants frappent avec le glaive ou les
images religieuses, et les martyrs sucecombent, et les
esclaves courbent la tête, et ce qu'on nomme civilisa-
tion envahit le monde.
Nous mouillâmes à une demi-lieue de Koupang sur
un excellent fond, abrités d’un côté par Simao et de
l’autre par les sommets de Timor, où, au-dessus des
nuages, la végétation n’a rien perdu de ses belles
couleurs.
La rade est sûre, large; les flots toujours tempé-
rés ; mais là aussi un nombre immense de crocodiles
ont établi leur empire et vont chagne matin sécher
leurs dures écailles au soleil ardent de la plage, sur la-
quelle ils font leurs repas des imprudents qui oublient
un voisinage si dangereux.
Le fort Concordia, ai-je dit, est bâti sur une hau-
teur; cette hauteur est un roc de difficile accès.
M. Thilmann, secrétaire du gouvernement, nous avait
assuré que, bien souvent, la nuit, les crocodiles as-
soupis s'y reposaient de leurs courses gloutonnes, et
pouvaient ètre Luës par des balles bien dirigées. Armié
d'un excellent fusil et suivi de mon ami Bérard et
d'un matelot, je m'y rendais souvent pour lâcher d’at-
teindre quelqu'un de ces amphibies; mais deux fois
seulement un erocodile poussa sa hideuse tête sur le
roc et se retira comme s’il prévoyait Le danger qui le
menaçait. Lassé enfin de tant d'infructueuses courses,
je demandai à M. Thilmann s'il ne pouvait pas m'in-
diquer un lieu où il me fût aisé de voir de près ces
tyrans redoutables. — Allez à Boni, me dit-il, puisque
vous êtes si curieux, et je vous réponds que vous
serez satisfait. La partie fut fixée au lendemain;
le grand canot du bord fit voile pour Boni. Nous
étions neuf hommes bien armés, et nous avions pour
guide un Malais, qui se fit fort de ne pas nous laisser
revenir à bord sans nous avoir donné pleine satis-
faction.
Boni est à {rois lieues de Koupang : c'est une plage
sablonneuse, solitaire, de quatre cents pas de largeur,
et bordée par de belles plantations de cocotiers et de
tamariniers. La brise nous poussa par petites bouffées;
mais enfin nous arrivämes sans que la présence im-
portune d'un seul crocodile autour de l’embareation
nous contraignit à faire usage des haches dont nous
nous étions prudemment armés. Nous n'avions plus
qu'un trajet d'une trentaine de foises à parcourir,
quand le Malais, attentif, se leva, et nous montrant
du doigt un corps noir étendu sur le sable :
— Kaillou-mera, kaillou-méra, nous dit-il.
Nous savions la signification de ce mot, et nous re-
broussämes chemin, afin que le bruissement des avi-
rons ne réveillàt pas l’amphibie. Nous primes terre,
et armés de bons fusils dans lesquels chacun de nous
avait glissé deux balles, nous marchämes aceroupis
vers la bête monstrueuse, cachés par un monticule
de sable.
Arrivés à quinze pas environ, nous fimes halte.
Bérard, le plus adroit tireur, devait viser à la tête,
un autre au cou, un troisième un peu plus bas, ainsi
de suite, et les quatre derniers au milieu du corps.
Il nous paraissait impossible que le monstre nous
échappät, et peu s’en fallut que nous ne chantassions
92
notre triomphe avant l'attaque. Nos cœurs battaient
de plaisir plus que de crainte; chacun se disposait à
dire comme dans Cendrillon : « G'est moi qui ai tuë
la bête, » et nous délibérions en nous-mêmes sur le
meilleur moyen d’emporter la lourde carcasse à bord.
Quinze à dix-huit balles sur un ennemi dans le som-
meil! la victoire ne pouvait être douteuse. Nous nous
levons en même temps; Bérard compte à voix basse :
une, deux, trois! tous les coups partent, la détona-
tion est portée au loin par les échos.
Le crocodile se réveille, tourne tranquillement la
tète à droite et à gauche, sans doute pour voir l'im-
portun qui venait de troubler son repos, et s’en va
doucement dans les flots, comme si l’on avait éternué
à ses côtés.
Je ne vous dirai pas la triste figure que nous fai-
Kanguroos à bandes longitudinales. (Page 91.)
de lieue de largeur, en faisant la chaîfie à l’aide de
nos fusils, au bout desquels nous tenions notre baïon-
nette: c'était téméraire sans doute; mais à quoi ne
s’expose-t-on pas de gaieté de cœur pour fraterniser
plus vite avec les crocodiles, et surtout pour éviter
les rayons verticaux d’un soleil de plomb! Hugues,
mon domestique, un des valets les plus stupides que
le ciel ait créés pour le tourment des maitres; Hugues,
parti de Toulon dans un jour de délire avec son frère,
plus sot que lui, mais un peu moins bête, pour aller
s'établir à Bourbon; Hugues, dis-je, ouvrait la marche
en tremblant de tous ses membres, et nous le sui-
vions hardiment sans que notre courage parvint à le
rassurer ; il faisait un effort d'héroïsme qu'il com-
prenait à peine et dont il ne se sera sans doute jamais
vanté, car le brave, le pauvre et fidèle garçon était le
type le plus pur de l’idiotisme avec une dose d’or-
gueil tout à fait bouffonne. Permettez-moi une petite.
digression,
Hugues et son frère, étaient, je crois, des environs
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
| sions; à peine osions-nous nous regarder en face, et
pourtant nous nous vantions sans pudeur d’avoir par-
faitement visé. Celui dont le fusil avait raté fut le seul
coupable : il aurait tué le monstre.
La place marquée par le crocodile sur le sable
occupait une longueur de vingt-deux pieds. L'inso-
tent ne voulut pas nous permettre de constater sa
taille d'une façon plus précise. Cependant nous te-
nions à réparer notre échec, et Le Malais nous indi-
quant du doigt une petite crique où nous devions
trouver de nouveaux ennemis, nous poursuivimes
notre route.
Comme la chaleur était accablante et que pour ar-
river à l'endroit désigné nous avions à faire un grand
circuit, nous résolümes, afin d'abrèger le trajet, de
nous hasarder dans un petit marais d’un demi-quart
| de Toulon, et avaient quitté leur beau pays pour aller
| se faire instituteurs dans l'Inde, à l'Ile de France, à
Bourbon ou à Calcutta. Pauvres et délaissés, étroite-
| ment unis, ils s'embarquèrent sur un trois-mäts bien
doublé, et les voilà, cosmopolites philosophes, ar-
| dents propagateurs des lettres, eux qui savaient à
peine épeler dans un grand livre, voguant sur l'Atlan-
Lique. Gependant, comme les frais des traversées pou-
vaient absorber presque toutes leurs ressources, ils
imaginérent un petit stratagème qui devait, à leur
débarquement, les indemniser, du moins en partie,
de leurs dépenses forcées. Professeurs et spéculateurs
à la fois, ils avaient essayé une petite pacotille, et, le
collège leur manquant, ils étaient décidés à parcourir
le monde en colporteurs, et à publier au retour l'his-
toire véritable de leur longue et douloureuse odyssée.
Mais voyez si tout commerce est lucratif et si les plus
sages prévisions des hommes en arrêtent les ruineux
caprices! Les Hugues, je vous l’ai dit, se rendaient
dans les pays les plus chauds de la terre, aux Indes
VUYAGE AUTOUR
orientales, sous le tropique. Eh bien, devinez ce
qu'ils avaient imaginé? Devinez de quoi se composait
leur pacotille ? Je vous le donne en mille, en un mil-
lion : les Hugues apportaient des foulards de l'Inde à
Caleutta, huit petits bustes de Charlotte Corday et
quatre douzaines de patins à Bourbon! Des patins!
des patins sous un ciel de feu !... O0 mes bons amis
Hugues, Ô mes dévoués serviteurs, vous avez bien
souffert sur cette terre d'épreuves; mais croyez-en
l'Evangile, les portes du ciel vous sont ouvertes à
deux battants.
Je reviens à l’autre bête. Hugues le cadet est à peine
au milieu de la mare, qu’il pousse un cri lugubre et
dit: — Crocodiles!.… je suis mort! Et le voilà bar-
botant dans la fange.
Qu'eussiez-vous fait à notre place? dites-le-moi;
DU MONDE. 93
mais point de vanterie... Vous auriez fait ce que nous
! fimes tous. Surpris par ce cri d’effroi, nous laissämes
l'infortuné Hugues se tirer d'affaire comme il pour-
rait; et, jouant des mains et des pieds avec une vitesse
inaccoutumée, nous regagnämes notre première sla-
tion. Toutefois, étonné de se sentir si longtemps in-
tact, mon domestique se redressa, plongea le bras
dans l’eau, et arracha du sol une racine parasite qui
lui avait mordu le talon et le tenait encore empri-
sonné. Pâle, mais heureux, il arriva près de nous, et
sans égard pour son maitre, je crois qu'il l'appela pol-
tron, cependant assez à voix basse pour n'être pas
entendu. C'est la première et la seule fois de sa vie
qu'il avait montré quelque logique.
Quand tout le monde a été lâche, tout le monde a
été brave. L'armée de héros reprit son train de con-
quêtes et altaqua inutilement un autre crocodile
beaucoup plus petit que le premier; mais cette fois
du moins elle eut pour excuse l'énorme distance qui
nous séparait.
Le lendemain denotre course à Boni, course si flat-
teuse pour notre vanité, j’eus un tout autre courage,
ma foi : celui d'avouer à M. Thilmann notre frayeur
et notre maladresse.
— Vous avez tort, me répondit-il; vous avez été
brave en essayant le passage de cette lagune où sou-
vent les crocodiles vont se divertir; et quant à votre
maladresse, il n’est pas probable quetoutes vos balles
aient frappé à côté du monstre. Quelques-unes auront
atteint les écailles et glissé dessus comme sur une
table de fer. Si les Malais n'avaient que des fusils à
opposer aux crocodiles, ils les regarderaient encore
comme les dieux tout-puissants de ces contrées, ou
comme les gardiens fidèles des âmes de leurs pre-
miers rajahs; mais la superstition qui leur faisait res-
pecter ces hôtes dangereux n’a plus de force que sur
certaines parties de la côte, habitées par des hommes
féroces fuyant toute civilisation. À Koupang, lors-
qu'un crocodile remonte la rivière et vient chercher
Koupang se dessina bientôt. (Page 91).
pâture jusque dans les habitations, il y a lutte ardente
entre lui et les Malais, et rarement le redoutable am-
phibie regagne son domaine de prédilection. Souvent
mème, lorsqu'un navire mouille dans notre rade et
veut emporter la carcasse d’un de ces monstrueux
animaux, j'ordonne une expédition à Boni, et l’on
ne revient jamais à Koupang sans le cadavre d’un
ennemi.
— Si je l’osais, dis-je à M. Thilmann, je vous de-
manderais quelques renseignements sur cette façon
de combattre les crocodiles; ce doit être un spectacle
bien curieux et bien terrible à la fois!
— Oh! qu’à cela ne tienne, me répondit-il; nous
allons prendre le thé; je vous communiquerai les dé-
tails que vous me demandez, en présence de ma
femme, qui me les fait raconter deux fois par semaine
afin de se donner assez de courage pour être témoin,
avant son départ de la colonie, d'un de ces combats
où la vie de tant d'hommes est er jeu. — Vous avez
dû remarquer, poursuivit M. Thilmann, que dès qu'une
idée superstitieuse a frappé un peuple, il en reste
toujours quelque levain, alors mème que la raison en
a montré tout le ridicule. Les Malais ont longtemps
94
adoré les crocodiles, et, de nos jours encore, un sen-
timent de frayeur religieuse se glisse dans leurs âmes,
mème au moment où ils préparent une expédition
contre ces redoutables amphibies. Ce n’est que lors-
qu'ils se trouvent en présence de leur ennemi ou que
leur intérêt personnel les y oblige, qu'ils le combat-
tent, et redeviennent ce qu'ils sout, c’est-à-dire forts,
audacieux, pleins d'adresse, indomptables.
Ils choisissent pour la lutte un endroit sec, égal,
ouvert, où cependant par intervalles ils échelonnent
quelques troncs d'arbres; puis ils se tiennent à l'écart,
loin du rivage, cachés et silencieux. Sitôt que l'am-
plubie sort de la mer, les Malais s’éloignent douce-
ment à quatre pattes, pour se rapprocher et l'attaquer
plus tard en flane, à l’aide de leurs cries et de leurs
flèches empoisonnées. Un seul d’entre eux demeure
isolé au centre du champ de bataille, pousse alors
de sa voix, qu'il cherche à rendre flñtée, un gémisse-
ment douloureux, pareïl à celui d’un enfant qui pleure.
Le crocodile écoute d’abord attentif, et ne tarde pas à
se diriger vers une proie qu'il eroit facile. Le Malais,
presque caché par le tronc d'arbre qu'il a choisi, se
traine sur le ventre jusqu’à une seconde station, tandis
que ses compagnons se rapprochent et rétrécissent le
cercle. Le cri plaintif recommence et le crocodile s’é-
loigne de plus en plus du rivage. Arrivé au dernier
tronc d'arbre, le Malais agite sous ses pieds un tas
de feuilles sèches, dont le frôlement empêche le cro-
codile d'entendre le bruit des pas de ceux qui le pres-
sent déjà par derrière, et c'est an moment où la bête
féroce se prépare à s'élancer sur sa victime, qu'un
de ses ennemis se précipite sur son corps presque à
ealifourehon. Le monstre ouvre la gueule ; une énorme
barre de fer y pénètre comme un frem, et tandis que
cavalier et monture lultent avec ardeur, les autres
Malais accourent, frappent l'amphibie de leurs armes
empoisonnées et ne lui laissent guère le temps d’at-
teindre le rivage.
J'écoutais sans trop de confiance le récit de M. Thil-
mann; mais enfin :
— Avez-vous assisté à une de ces luttes? lui dis-je
avec un air de doute que je ne pus déguiser.
— J'y ai assisté trois fois.
— Et vous avez vu, bien vu ce que vous me racon-
tez?
— Si vous êtes encore ici quand nos meilleurs sol-
dats reviendront de l'intérieur de Pile, vous pour-
rez vous procurer un plaisir pareil à celui que vous
semblez si fort désirer.
— Plaise au ciel que ce soit bientôt!
La guerre intérieure se prolongea, et je n'offre pour
garantie du récit de M. Thilmann que la bonhomie et
la sincérité des autres renseignements que nous de-
vous à sa complaisance.
Au surplus, l'aspect d'un Malais vous frappe, vous
impose, et sa physionomie sombre et féroce vous dit,
avant que vous sachiez ses mœurs, tout ce qu'il y a
de cruauté dans son âme vierge de toute passion gé-
néreuse.
Le Malais de Timor est jaune, petit, musculeux,
fort ; sa chevelure est magnifique, et il la jette sur ses
larges épaules de la façon la plus pittoresque. Ses
yeux, un peu fendus à la chinoise, ont une expression
satanique alors même que rien ne les occupe; son
front est large, ses sourcils très-fournis, son nez lé-
gèrement épaté; quelques-uns l'ont aquilin et mème
à la Bourbon. Il a la bouche grande, les lèvres peu
fortes; inais la hidense habitude qu'il a contractée
de fourrer entre La lèvre supérieure et la gencive une
volimineuse pincée de tabac assaisonnée de bétel et
SOUVENIRS D'UN
AVEUGLE.
de noix d'aree saupoudrée de chaux vive, le défigure
de la manière la plus dégoûtante. En effet, cette chique
lui brüle la bouche, le force à saliver constamment,
et cette salive n’est autre chose qu'une mousse onc-
lueuse, rouge comme du sang. Cela fait mal à voir;
cela vous donne des nausées.
Son costume est admirable; il se coiffe parfois à
l'aide d'un chapeau tantôt long ou pointu, tantôt carré
ou triangulaire, mais toujours d’une forme bizarre,
artistement tressée avec la feuille souple du vacoi ou
de quelque autre palmiste. Ce sont des colliers de
feuilles, de fruits ou de pierres au cou, des bracelets
aux poignets. Un manteau jeté sur ses épaules et tou-
Jours drapé comme si un peintre de goût en eût étu-
dié les plis; une autre pièce d’étoffe fabriquée comme
la première dans le pays, est nouée aux flancs, et
descend négligemment sur la cuisse et au-dessous du
genou. Ajoutez à cela un air martial, des poses tou-
Jours graves et menacçantes, un énorme fusil sur l’é-
paule, le eric bizarre et redoutable où flottent encore
à la poignée triangulaire des touffes de crins où de
cheveux des victimes égorgées, et vous accepterez
tout ce qu'on vous dira de surnalurel de ces hommes
de fer, moitié civilisès, moitié sauvages, dont la pre-
| mière passion est la vengeance.
Hier un enfant de quatorze ans, esclave d'un chef
de second ordre, fut aperçu sur le rivage, guettant
saus doute le moment favorable pour quelque acte de
rapine, Un Malais l'aperçoit, court à lui, l’atteint, et,
comme dans la lutte qui s’ensuivit, lesclave allait
s'échapper, il s'arme de son erie, l'en frappe profon-
dément et laisse l'arme dans la blessure ; l’enfant,
sans pousser un soupir, l'arache et la plonge tout
entière dans le sein de son ennemi, qui tombe et
meurt. Loin de fuir. le meurtrier contemple d'un œil
tranquille les derniers soupirs de sa victime, et se
laisse enfin conduire chez M. Thilmann, à qui il ra-
conte d'un air froid les détails de cette sanglante af-
faire.
— Que deviendra ce jeune garçon ? dis-je au gou-
verneur par intérim.
— S'il ne meurt pas, me répondit-il, je l’enverrai
à Java, où il sera pendu; nous n'osons pas exécuter
une seule sentence de mort.
Un jour que je sortais de chez M.Thilmann, enchanté
de ses politesses :
— Venez, me dit-il, je veux vous montrer un homme
fort curieux, un sauteur comme vous n’en avez Jamais
vu en Europe; c’est un jeune Indou, déserleur d’un
navire hollandais venant de Caleutta, et qui fit échelle
à Timor il y a un an à peu près. Il allait promener
son adresse dans toutes les capitales européennes,
lorsque l'amour de son ciel tropical le saisit à la gorge
et l'empècha de poursuivre sa route.
Nous allâmes, Dubaut et moi, visiter ce phénomène.
Il se tenait assis sur un siéce de bambou, et devant
lui était une planche solide de douze à quinze pieds
carrés dans laquelle étaient fixés d'énormes clous
très-aigus, la pointe en l’a, et d’une saillie de dix
pouces. Ces clous étaient distants l’un de l'autre d’un
pied et demi.
A uotre arrivée, l'Indou se dressa en faisant quel-
ques grimaces assez grotesques, et demanda à M. Thil-
mann si nous étions curieux d'assister à ses exercices.
M. Thilmann lui répondit en lui offraut un kohen-
slimouth d'une grande finesse, et le jeune homme le
remercia en mettant un genou à terre.
Cela fait, le sauteur s’approcha de moi, me pria de
lui bander les yeux à l’aide d'un mouchoir, et le voilà
| tätonnant d’abord, et glissant parmi les pointes de
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
Ed
fer, prèt à commencer ses périlleuses gambades. Le
terrain sondé, il se mit à bondir en poussant à l'air
un grognement qu'il appelait une chanson, et en (om-
bant toujours avec cadence au milieu des clous :igus
qui, au moindre faux pas, au plus petit écart, l’au-
raient mulilé d'une facon cruelle.
J'élais dans l'admiration et dans la stupeur à la
fois; je tremblais que ce malheureux ne füt victime
de son incroyable audace, et cependant je n’osais dire
un mot, de crainte de le troubler dans ses évolutions.
Après cinq minutes de sauts en avant, en arrière, par
côté, l'Indou pousse un grand cri et se sauve hors
de l’arène, essoufflé, suant à grosses gouttes.
J'étais päle, émerveillé, dans l'enthousiasme d'un
jeu si sanglant et si frivole à la fois. Je proposai au
Jeune Indou de le conduire en Europe : sa fortune eût
été bientôt faite ; il parut accepter ; mais le lendemain,
M. Thilmann m'apprit qu'il s'était sauvé dans l’inté-
rieur de l'ile, de peur que je ne voulusse l'emmener
de force.
La ville est divisée en deux parties à peu près égales
par une espèce de rue assez large, bordée de vacois
et de tamariniers. Ici sont les Malais dans des cases
recouvertes de feuilles de cocotiers, et dont les murs
très-serrés sont faconnés à l’aide d'arètes de palmistes
étroitement liées entre elles. J1 n’y a dans ces maisons
presque aucun meuble; les Malais ne couchent que
sur des nattes.
Le quartier des Chinois est le plus opulent ; un de
nos riches magasins de chrysocale de second ordre a
plus de prix que toutes les prétendues richesses en-
tassées sur-les comptoirs. Vous ne pouvez vous faire
une idée de la fourberie de ces misérables brocanteurs
patentés, assez adroïts pour s’établir en maîtres par-
tout où ils trouvent des niais à dévaliser. Lâches et
fripons, 1ls recoivent les corrections qu’on leur inflige
avec une sorte de soumission qui fait l'éloge de leur
inansuétude; mais ne vous laissez pas prendre à leur
fente humilité, car le pardon qu'ils implorent main-
tenant à deux genoux est une ruse nouvelle à l’aide
de laquelle ils surprendront tout à l'heure votre bonne
foi. Leur adresse à voler est inconcevable, et nos es-
crocs de premier mérile ne sont que des écoliers au-
près d'eux. Cinq ou six Chinois vous entourent, vous
montrent quelques-unes de ces bagatelles qu'ils fa-
connent avec tant de patience et de délicatesse ; vous
leur présentez à votre tour les objets que vous voulez
troquer ; et tandis que celui à qui vous parlez les exa-
mine avec attention, un autre vient vous frapper sur
l'épaule et vous proposer un nouveau marché. Si vous
tournez la tète un seul instant de son côté, votre mar-
chandise est perdue. Bague, épingle, bouton ou dé
est à peine tombé, qu'il est sai$i par les doigts du pied
de votre voisin; il passe sans que vous vous en aper-
ceviez à un pied plus éloigné, et va enfin loin de vous
se cacher sous une pierre ou sous une toufle épaisse
de gazon. Après cela, frappez fort sur une joue ou
sur une épaule : qu'importe an Chinois? il ne garde
aucune rancune de semblables privautés. Quant à moi,
qu'ils ont si lâchement et si souvent trompé, sans
doute parce que je leur itémoignais une confiance sans
bornes, je vous assure que Je ne suis pas en reste
avec eux, et que je leur ai bien des fois appris ce que
pesait une main européenne poussée par un besoin de
correction.
Avant notre arrivée à Koupang, leurs femmes al-
laient souvent se baigner en amont de la ville, sur
les roches polies formant le lit de la rivière; mais la
solte jalousie de ces jaunes sapajous fut alarmée par
nos assiduités, et nous nous vimes bientôt réduits à
95
des ruses de guerre pour pouvoir, tout à notre aise,
dessiner les traits etles costumes de la plupart d’entre
elles. Au surplus, elles s’y prêtaient avec une com-
plaisance extrème, et je suis à même de vous dire au-
jourd'hui les qualités physiques qui les distinguent ;
des femmes des autres nations
En général, elles sont plus grandes que les hommes,
mais légères, sveltes, déliées quoique embarrassées !
dans leurs longues tuniques trainantes. Elles ont des
mains fines et délicates, des pieds inaperçus, grâce
au détestable usage qu’elles conservent de ployer
leurs doigts dès leur enfance à l’aide de bandes rudes
et de petites boites de bois ou de métal. Elles m'ont
paru d’un jaune moius foncé que les hommes. Leurs
cheveux sont admirables ; retenus au sommet de la
tète par un peigne de sandal ou d'ivoire fort long et
d'une forme très-originale, et souvent même par un
anneau d'argent ou d’or, à la mode des Malais.
Elles sont silencieuses, observatrices, craintives et
défiantes, ou plutôt elles ne vous regardent que du
coin de l'œil el ne vous sourient que du bout des
ièvres. Continuellement cloitrées au fond de leur
appartement, elles profitent avec un empressement
presque flatteur pour les étrangers de l'absence de
leurs jaloux surveillants pour satisfaire la curiosité
qui les tourmente, et j'ai fréquemment vu à Koupang
la jeune et jolie femme d'un orfévre dont l'œil vigi-
lant d'une demi-douzaine de duègnes andalouses n’au-
rait pu empêcher les furtives excursions. Je me hâte
d'ajouter qu’elles sont fort sages, et que le supplice
horrible qui frappe la femme adultère n’est peut-être
pour rien dans la sévère régularité de ces mœurs.
Prenez, je vous prie, ma réflexion au sérieux.
Comme dans tous les pays où se sont établis ces
riches mendiants, les Chinois de Koupang ont imposé
des lois à leurs maitres, et ils se sont donné un chef
de leur nation pour les faire respecter.
Le commerce de Timor consiste en bois de sandal
et en cire. Deux petits navires de trois cents ton-
neaux suffisent pour l'exportation de ces deux den-
rées, et l'on assure que depuis quelques temps les
armaleurs préfèrent aller jusqu'aux iles Sandwich, où
le bois est d'une qualité supérieure et se vend beau-
coup moins cher.
Les animaux sauvages de l'ile sont les cerfs, les
buflles, les sangliers et les singes; les animaux do-
mestiques sont les chevaux, les chèvres, les chiens,
les pores, et surtout les coqs et les poules. Pour quel-
ques épingles on peut acheter une belle volaille; un
bufle coûte quatre piastres; pour un mauvais cou-
leau, on se procure un petit cochon. En général, il
est rare qu'un échange ne soit pas accepté lorsqu'on
offre un objet de curiosité venu d'Europe. Dans toutes
les campagnes, vous pourrez vous procurer des Cocos,
des mangues, des pamplemousses et une infinité d'au-
tres fruits délicieux, si vous présentez quelques petits
clous, des boutons ou une aiguille. Ces bagatelles sont
la monnaie des voyageurs.
Il y a trois cents Chinois à Timor; parmi eux on
compte un honnète homme, et encore est-ce, dit-on,
une exagéralion de voyageur. Ils ont conservé ici
leur costume national, et ils vivent avec autant de
frugalité qu’à Macao ou à Canton, c’est-à-dire qu'une
de tasse thé, une poignée de rizet quelques petites pipes
d'untabac fort doux suffisent pour leur consommation
quotidienne. A l'aide de deux bagueltes d'ivoire qu'ils
agitent avec une extrême vélocité, ils saisissent dans
leur assiette les miettes les plus menues. On dirait des
jougleurs à côté de leur table d'escamotage.
Nul peuple sur la terre w’a un caraeière de physio-
pe
96 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
nomie plus particulier, plus uniforme. Rien ne res- | pang qu'un Chinois de paravent. Si vous avez vu un
semble plus à un Chinois de Canton qu'un Chinois de | véritable paravent de Nankin, vous connaissez la
Pékin; rien ne ressemble plus à un Chinois de Kou- | Chine... à peu de chose près.
... Il s'en va doucement dans les flots. (Page 92.)
grosses, la bouche très-peu allongée ; ils se rasent la
Is ont la figure douce, ronde, les yeux petits,
tête et ne gardent qu'une mèche qui, du sinciput,
baissés vers le point lacrymal, le nez épaté, les lèvres
—— LEE LE —
LT eat ne
.. Le Malais de Timor est jaune, petit, musculeux, (Page 44)
descend en queue sur le dos; leurs ongles ont quel- | et bien taillés. Il sont fort délicats, ne marchent pres-
quelois un pouce de longueur, et c’est chez eux de la | que jamais. Un Européen, d’une force moyenne, ne
coquelterie et du luxe que de les conserver propres | devrait pas craindre de se mesurer avec cinq ou six
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 97
de leurs plus vigoureux athlètes. Leur physionomie
est au niveau de leur caractère : la dégradation est
complète chez eux.
Ils font deux repas par jour, jamais avec leurs
| femmes. Lâches par naturel et par ceaïicul, ils se
sont déclarés neutres dans toutes les guerres que les
Malais pourraient entreprendre.
Les droits qu'ils payent pour l'exportation de cer-
. Le terrain sondé, il se mit à bondir. (Page 95.)
faines denrées sont de beaucoup moindres que ceux
iiposès à l'Angleterre et au Portugal. N'est-ce pas là
leltré des Chinois de Koupang m'a racontée une nuit
que je le trouvai plein de dévotion, sortant de son
temple? Au maitre-autel de cette espèce de chapelle
est une petite figurine de jeune fille richement parée
Livre. 13,
1
une honte pour des gouvernements libres et forts?
Dois-je rapporter la stupide anecdote que le plis
\
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de vêtements bariolés de dragons et de poissons
ailés. Ce devait être sans doute la divinité du lieu,
puisque les fidèles (je n'ose dire les croyants) dépo-
saient autour d'elle, et sur des gradins, un grand
45
98
nombre de plats et d’assiettes de porcelaine dans les-
quels gisaient morts et percés d’allumettes terminées
par un petit drapeau, des pigeons, des poules, des
coqs, des cochons de lait, dévotes offrandes faites à
celle à qui le temple est dédié.
— Vous n'adorez donc pas le feu? dis-je à mon
Chinois.
— Nous adorons le feu, me répondit-l; mais nous
vénérons aussi cette image sacrée.
— Quelle est cette image au pied de laquelle, à
l'aide de ce magnifique tam-tam suspendu à l'entrée
du temple, vous appelez vos compatriotes ?
— C'est notre protectrice.
— Pouvez-vous m'en dire l’histoire?
— Elle est courte; la voici :
— Il était une fois un vieux père de famille qui
avait une fille et deux garcons. Pour les nourrir il
allait souvent à la chasse et à la pêche. Un jour, dans
une barque avec ses deux fils chargés d'une grande
quantité de poissons, un orage épouvantable se dé-
chaîna sur eux, et le bateau qui les portait chavira.
Tous les trois périrent dans cette affaire ; et la jeune
fille qui, chez sa mère absente, préparait le diner,
tomba sur le plancher en apprenant cette triste nou-
velle, et ne recouvra ses sens que sous les coups de
sa mère irritée.
— Pourquoi dormiez-vous? lui dit enfin celle-ci,
pourquoi nègligiez-vous les soins du ménage ?
— Je ne dormais pas, s'écria la fille; et dans le
même instant elle se leva en tenant ses deux frères
dans ses bras et son père entre les dents.
J'ai traduit mot pour mot, mais je soupçonne fort
la bonne foi du théologien magot, quoique la figurine
du maitre-autel, parée de tous ses accessoires, semble
appuyer son stupide et burlesque récit.
Ce n’est qu'à la dérobée et caché dans l'ombre que
Jai pu être témoin, en dehors du temple, d'une cé-
rémonie religieuse à minuit. La lune était dans son
plein, car c’est à cette époque seulement que les
Chinois font leur prière solennelle. À onze heures, le
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
tam-tam vibra, frappé par un enfant; à onze heures
et demie, la chapelle se trouva envahie, et chaque
nouvel arrivé se plaça debout le long des murailles,
les deux mains fermées à la hauteur de la tête et
l'index seul allongé. L'un d’eux, vieux et légèrement
barbu, après un moment de repos, s’accroupit sur une
estrade aux pieds de la fille aux poissons, et hurla à
haute voix, en agitant sa tête à droite et à gauche
avec assez de rapidité, comme si elle était mise eu
mouvement par une fièvre violente. Le sermon dura
vingt minutes pendant lesquelles nul des fidèles ne
bougea ; mais enfin une monotone psalmodie retentit,
toutes les têtes remuèrent, toutes les langues articu-
lèrent des sons saccadés et sur la même note; on
frappa du pied sans cadence, on tourna sur ses ta-
lons, tout cela sans rire, mais sans émotion, comme
une leçon qu'on récite, et à minuit et demi tout fut
dit et fait. Décidément j'aime mieux la Chéga de
l'Ile de France. Un violent coup de tam-tam imposa
silence à l'assemblée, et le souverain maitre de toutes
choses venait de recevoir l'hommage de reconnais-
sance et de respect que chaque peuple lui adresse
dans son amour.
N'est-ce pas qu'il est sage de ne pas méditer sur
les diverses religions du globe et de les respecter,
même dans ce qu'elles ont de boulfon et de ridi-
cule ?
Je retrouverai encore les Chinois à Diély, car on
peut leur appliquer ce mot d'Henri IV sur les Gas-
cons : «Semez-en sur vos terres incultes ; ils prennent
partout. » Henri IV faisait une épigramme; mais ces
paroles seraient pleine justice rendue aux Chinois,
qui se logent partout en dominateurs. Sur les côtes
et dans l'intérieur de leur insolente mère patrie, nos
navires et nos explorateurs trouvent des limites qu'ils
ne peuvent franchir; notre pavillon est méprisé, nos
matelots à terre massacrés, nos pieux missionnaires
mis à la torture, et cependant la Chine n’en est pas
moins le plus vaste, le plus paisible empire du monde
et la plus respectée des nations.
XVII
TIMOR
Chinois. — Rajahs. — L'empereur Pierre, — Mœurs.
Je croyais en avoir fini avec ce peuple magot, si
avancé el si stationnaire à la fois, si philosophe et si
dévotement attaché à des puérilités religieuses et
morales, si plein de mépris pour toutes les autres
nations et si bien fait pour ramper aux pieds de
quiconque voudra l’assujétir; mais voilà qu'il faut
encore que je vous parle de lui pour ne pas mériter
Je reproche de partialité, si souvent et si justement
fait aux voyageurs.
Si dans leurs chétives maisons où tout est propre,
original, bien ordonné, rien ne dénote le luxe, puis-
que les cloisons qui séparent les appartements sont
en tiges de bambous étroitement serrées, il n'en est
pas de même des fastueuses demeures qu'ils se sont
données après la mort. lei tout est grave, solennel ;
rien n'y accuse l’avarice ou la mesquinerie ; on dirait
une éclatante réparation faile à une vie de privations
et de gène. On a voulu que le cadavre fût à l'aise
dans son éternelle couche, et les accessoires du lieu,
qui vous apprennent que la douleur a duré plus d’un
jour, vous disent aussi le respect du fils pour son
père ou la tendresse du père pour son fils.
Une description exacte d’un tombeau chinois est
| impossible; le dessin seul peut en reproduire l'élé-
gance et le grandiose. C’est d'abord une pierre tumu-
laire haute de trois pieds au moins, quelquefois aussi
de quatre, sur un pied d'épaisseur, debout, taillée
avec grâce en ogive, encadrée dans des moulures fort
soignées, et au milieu de laquelle est un écusson en
marbre où en granit, tantôt en relief, tantôt creusé,
où sont gravés le nom et probablement les qualités
morales de celui à qui est consacré le monument.
Ces caractères sont noirs, rouges et le plus souvent
en or. De chaque côté de cette pierre sépulcrale, au
pied de laquelle s'élèvent deux gradins de marbre ou
de stuc, s’échappent, à dix pas de distance l’un de
l'autre, deux perrons hauts de quatre pieds au moins,
descendant par échelons et venant se Joindre, à l'aide
d'une ellipse, à une trentaine de pas de la pierre
principale et au niveau du sol. L'espace enfermé dans
cette vaste courbe est admirablement pavé en dalles
polies ou en mosaïques, et c'est dans cet enclos ré-
servé que les Chinois, à genoux, viennent rendre un
hommage de chaque jour à celui qui n’est plus. En
VOYAGE AUTOUR DU MONDE,
arrière de la pierre tumulaire est un espace clos par
un mur de stuc ou de maçonnerie, légèrement voûté,
où repose le cadavre, et autour duquel poussent des
fleurs et plantes odorantes; cà et là des arbres soi-
gneusement taillés portent sur leurs branches des
vêtements, des porcelaines et des cabas en feuilles de
lataniers renfermant des offrandes faites à l’âme du
mort. J'ai hâte d'ajouter que ces offrandes sont sou-
vent renouvelées, au profit sans doute de quelque
habile profanateur de ces lieux de repos consacrés au
deuil et à la prière.
N'y a-t-il pas dans ce respect des Chinois pour les
restes des morts un motif de pardon pour toutes les
iniquités de leur vie de friponnerie et de paresse ?
Tous les tombeaux chinois n’ont ni la même ma-
jesté, ni le mème grandiose, ni la même richesse de
détails ; mais tous, jusqu'aux plus mesquins, ont
cela de remarquable, que chaque jour de généreuses
offrandes viennent les décorer, et que les crevasses
et les dégâts occasionnés par les outrages du temps
sont à l'instant réparèés avec une inquiète et pieuse
sollicitude ; en sorte qu'il est vrai de dire que, chez
ce peuple si bizarre dans ses goûts et dans sesmœæurs,
on pense d'autant plus à ses amis ou à ses parents
qu'il y a longtemps qu'on les a perdus.
C'est surtout au lever du soleil que les Chinois
vont prier à leur cimetière, c'est-à-dire aux plus belles
heures de la journée. Est-ce que la chaleur ardente du
jour étoufferait la piété dans leur âme? Est-ce qu'ils
feraient à la fois de leur hommage de respect et d’a-
doration un délassement et une affaire de conscience?
Je ne sais, mais, en vérité, il en coûte trop à ma sin-
cérité de narrateur de juger favorablement ceux dont
j'ai si attentivement étudié la vie parasite, pour que
je ne leur garde pas une sorte de rancune de cette
piété dont je viens de vous parler et qui me semble
un véritable contre-sens. O jaunes et fidèles sujets de
Tao-kou-ang ! je crains bien de n'avoir à louer chez
vous aucun sentiment de noblesse ou de générosité !
Vous êtes trop régulièrement avides et fripons avec
les vivants pour que les morts aient le pouvoir de
changer votre âme. :
Cependant il faut achever. Je suivis un jour deux
Chinois qui se rendaient au cimetière; en route, ils
parlaient avec une extrême volubilité, et, contre leur
usage, leursgestes étaient rapides etmultipliés. Arrivés
en présence du champ de deuil, ils seturent, ralentirent
leur marche et s'arrétèrent ensuite dos à dos comme
pour se recueillir; puis, côte à côte et d'un pasgrave,
ils s'avancèrent vers une tombe de moyenne gran-
deur, au bord de laquelle ils s’agenouillèrent pour
prier. Ils restèrent un quart d'heure au moins dans
cette humble posture, et, après s'être regurdés de
nouveau, ils se levèrent et allèrent, l’un derrière l’au-
tre, baiser avec respect la pierre tumulaire. Cela fait,
ils se regardèrent une troisième fois, frappèrent du
pied en cadence, agitèrent convulsivement à droite
et à gauche, et de haut en bas, leur tête chauve, et
reprirent le chemin de la ville. Je les saluai en pas- |
sant auprès d'eux ; ils me rendirent froidement ma
politesse, et semblèrent craindre que je n’eusse as-
sisté à leur prière quotidienne.
Ce cimetière chinois, fort curieux et très-bien tenu,
est situé sur une colline au sud de Koupang; et, à
vrai dire, ces tombeaux sont les seuls édifices remar-
quables de toute l'ile.
Les Malais n’ont pas de cimetière; les cadavres
sont portés tantôt dans un champ de tabac, tantôt
sur le haut de quelque monticule, et le plus souvent
99
un tas de petits cailloux que les pieds des passants
ont bientôt dispersés.
Ils en usent envers les morts avec cet amour et
cette tendresse qu'ils accordent aux vivants, et je ne
crois pas qu'un seul de ces hommes qui 'entourent
chaque jour, et passent et repassent à mes côtés, ait
jamais senti son cœur bondir d'amitié ou de recon-
naissance.
Les Hollandais ont fait des lois à Koupang, mais
les Malais se sentent assez puissants pour les fouler
aux pieds.
Le viol envers une Hollandaise est puni de mort,
et dès lors le coupable est envoyé à Java, où justice
est promptement faite. Le viol envers une esclave est
puni du fouet; cinquante coups suffisent pour l'ordi-
naire à la vengeance des personnes intéressées au
châtiment; mais sile coupable est riche, il est rare
qu'il n'échappe pas à la correction à l’aide de quelques
douzaines de piastres ou de plusieurs brasses d'étoffe,
et l’on a remarqué ici que presque toujours la victime
intercédait en sa faveur. Dans ce cas, il est absous de
droit, et fortsouvent une femme est ajoutéeau harem
du ravisseur.
Lorsqu'un maitre fait injustement punir un esclave,
si celui-ci se plaint et prouve à ses juges l'iniquité de
la correction, à l'instant 1l est confisqué au profit du
gouvernement. Vous comprenez dès lors si les Holian-
dais manquent de serviteurs.
Un Malais libre dont la coupable conduite est si-
gnalée à son rajah est vendu au profit du souverain ;
et comme les rajahs sont tributaires du résident ou
gouverneur, 1ls sont tenus de rembourser à celui-ci
un quart ou un cinquième du prix de la vente.
L'idolätrie est une religion des Malais; mais ils
ont pour leurs rajahs un respect qui va jusqu’à l’ado-
ration, et quelques-uns même les regardent comme
les fils des dieux.
La nourriture des Malais consiste en riz, poissons
salés, buffles, poules et quelques fruits; ils n’ont point
d'heure fixe pour leurs repas, et les femmes ne man-
gent jamais avec eux, car elles sont trailées en vérila-
bles esclaves.
Le costume de celles-ci est formé de deux belles
pièces d’étoffe, l'une appelée cahen-slimout, l'autre
cahen-sahori ou.cabaya. La première est nouée à la
ceinture et descend en plis gracieux jusqu’au genou ;
l'autre est jetée avec caprice sur les épaules, mais
retenue également par un cordon ou un nœud. Tou-
tefois ce qu'il y a de particulier dans les habitudes
d'habillements des Malaises, c'est qu’elles attachent
le cabaya, non pas en dessous du sein, non pas au-
dessus, mais au milieu, ce qui leur coupe fort disgra-
cieusement la gorge en deux parties. Expliquez ces
singuliers caprices de la mode : une torture pour s’en-
laidir et se défigurer !
Les femmes malaises sont grandes, admirablement
taillées ; leur démarche a quelque chose de noble,
d'imposant et d'indépendant qui leur sied à ravir, et
on lit dans leur regards une fierté native dont on est
soudainement frappé. Leur chevelure est de toute
beauté, et rien n’égale les soins minutieux qu'elles lui
donnent. Le matin, que vous assistiez ou non à leur
toilette, elles se jettent à l’eau à quelques pas de la
ville, inondent leur tête de cendres fines, les laissent
à demi enlever par le courant, puis avec un citron
ouvert, en guise de pommade ou d'essence, elles
donnent un lustre éclatant aux cheveux, et à l’aide
d'un immense peigne de boïs, à trois ou quatre dents
au plus, d’une forme courbe etoriginale, elles achèvent
sur le bord d’un chemin. La place est marquée par | ce que l'eau, la cendre et le citron ont commencé.
100
Nulle statue antique de Rome et d'Athènes n’est
harmonieusement coiffée comme la moins habile des
femmes de Timor. Davidet Pradier en mourraient de
jalousie.
Eh bien! ces jeunes filles que vous voyez là si bien
posées, si âpres à fixer volre altention, détaillez-les
maintenant. La destestable habitude que les hommes
ont contractée de se fourrer sous la lèvre supérieure
une énorme pincée de tabac assaisonné de chaux est
encore plus en faveur chez les femmes, de sorte qu'à
seize où dix-huit ans elles n'ont plus de dents ou les
ont noires comme du charbon. Elle se prétendent
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
plus belles ainsi, soit; mais en Europe nous avons
d’autres goûts : l'ivoire est plus apprécié que l’ébène.
Le malheur est d'autant plus grand, que celles qui
n'emploient ni le bétel ni le tabac ont des dents d’une
blancheur éclatante. Concluons done sans malignité
que la coquetterie exerce son empire dans cet hémis-
phère comme dans le nôtre ; que les dames de Timor,
ainsi que chez nous, sacrifient tout à la mode, et que
les voyageurs ne menteut que fort peu en publiant
que, dans cet archipel, la couleur noire des dents est
un attrait de plus à l’aide duquel le beau sexe cher-
che à établir sa puissance. Je conseille aux femmes
Chinois de Koupang jouant aux dés.
de Timor d’essayer de plus sûrs taismans : il faut
d’autres séductions aux farouches Malais. Toutefois
faisons observer que, lorsque les ravages de la chaux
vive se sont fait trop sentir, c'est-à-dire lorsque les
gencives ont été totalement dépouillées, le rätelier
absent est remplacé par un râtelier en or que les Dé-
sirabodes du lieu fixent dans la bouche avec une
adresse merveilleuse. Pourquoi done réparer un dom-
mage fait avec connaissance de cause ?
Les maladies les plus communes sont la gale, la
lèpre et en général toutes les maladies de la peau. La
petite vérole dépeupla la colonie il y a une trentaine
d'années, et rien n’a pu décider les Malais à accepter
les bienfaits de la vaccine. Les Européens, peu habi-
tués aux chaleurs tropicales, sont souvent victimes
|
|
|
|
dans ce pays d’une dyssenterie qui dégénère parfois
en maladie contagieuse, et il est à remarquer que
jamais un Malais n’en a été atteint. La peau de grenade
infusée dans de l’eau de rivière est, dit-on, un re-
mède efficace contre ce redoutable fléau.
En 1795, un épouvantable tremblement de terre
ébranla Timor jusque dans ses fondements ; la lave
se fit jour à la fois par cent cratères ; les rivières se
tarirent; toutes les maisons furent renversées, tous
les édifices détruits, le temple chinois jelé sur la
plage etla mer refoulée. Les iles voisines ne furent
point épargnées; une horrible catastrophe menaça
l'archipel entier, et les populations effrayées crurent
être arrivées à leur dernier jour. Depuis celte époque
les feux sous-marins bouillonnent sans cesse, mais
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
les tremblements de terre, quoique fréquents, n’ont
occasionné aucun notable dégât. Le courroux des élé-
ments semble avoir passé dans l'âme des naturels.
Après le crocodile, le reptile le plus dangereux est
un pelit serpent brun que les Malais appellent kissao;
il a d'ordinaire trois pieds de longueur sur un pouce
de diamètre. Quelques habitants m'ont assuré que la
blessure en était mortelle; M. Thilmann m'a dit le
contraire; maisil prétend qu'on en éprouve pendant
quelques jours des douleurs intolérables.
Je vous ai parlé du peuple malais; ses souverains
après lui ont des droits à mon attention, et, même
envers les monarques, je me pique de courtoisie.
Les rois de ces pays se disent insolemment les
descendants des dieux et gouvernent en véritables
despotes. Ils ont droit de vie et de mort. Dans un
moment d'humeur querelleuse ou sur un simple ca-
price, ils font trancher la tête à qui leur déplait, et le
|
|
101
plus souvent ils la tranchent eux-mêmes sans autre
forme de procès, sans que personne ose y trouver à
redire. C’est un jeu pourtant qui pourrait avoir un
Jour de graves conséquences, surtout si le vent civi-
lisateur d'Europe arrive plus pur jusqu’en ces climats.
Il est cependant à remarquer que, parmi ces princes
si farouches, si cruels, si sanguinaires, on en trouve
parfois quelques-uns qui donnent des exemples de
désintéressement et de dignité que l’on comprendrait
à peine chez nous. Bao, par exemple, roi de Rottie,
étant dans sa jeunesse d'un caractère violent et em-
porté, abdiqua volontairement la souveraineté en fa-
veur de son frère, dans la crainte que de semblables
penchants ne lui fissent commettre de grandes injus-
tices. Mais voyez où le fanatisme et la stupidité peu-
vent entrainer la puissance :
Un jour que, dans un accès de violente colère, Bao
venait de décapiter un de ses sujets, furieux et déses-
ÈS
==
al
... Une description exacte d’un tombeau chinois est impossible. (Page 98.)
péré après l'exécution, il coupa à l'instant même la
tète à deux de ses principaux et de ses plus chers ofli-
ciers, « en expiation, dit-il, du crime atroce qu'il ve-
nait de commettre. » Bao, n'ayant pas été heureux
dans le choix de son successeur, qui faisait trembler
ses sujets sous son sceptre de fer, le gouverneur de
Timor rétablit Bao, et depuis ce jour ce prince est
parvenu à maitriser les premiers penchants de son
âme.
Appelé à Koupang pour fournir aux Hollandais son
contingent de soldats dans la guerre qu'ils avaient à
soutenir contre Louis, monarque révolté, il s’est vu
forcé, pour cause de maladie, de confier le comman-
dement de ses troupes à ses premiers officiers et d’at-
tendre, inactif, le résultat de la lutte. On nous en avait
fait de si pompeux éloges, que nous résolûmes de lui
rendre nos hommages, espérant bien que nous recueil-
lerions auprès de lui une foule de détails précieux sur
les mœurs et les institutions des peuples soumis aux
rajahs ses frères, comme on dit ici, ou aux rois ses
cousins, comme on dirait en Europe. |
Les visites aux princes se font ici sans cérémonie,
sans introducteur, sans suisses, ni valets, ni maré-
chaux aux portes; on va chez eux comme chez un
voisin ; on cause, on se serre la main, on s’assied côte
à côte et l’on se dit adieu. J'étais en veste de toile
blanche et en chemise de matelot; le roi Bao pou-
vait bien se mettre à l'aise, et je ne lui en voulus pas
de son négligé tout à fait sans façon.
Evalé-Tetti, roi de Dao, était avec le roi de Rotlie.
Ce dernier avait pour sceptre une canne de jonc à
pomme d’or. Il est âgé de cmquante ans; il est grand,
bien fait, et paraît jouir d'une vigoureuse santé. Ses
traits respirent la bonté; son œil est doux, sa bouche
petite et riante. Il est vêtu d’une espèce de manteau
dans le genre de nos rideaux d'indienne à grandes
fleurs en couleur. Sa ceinture est un cahen-slimout
absolument conforme à celui de ses sujets; il avait les
pieds et les jambes nus.
Le roi Évalé-Tetti est âgé d'une soixantaine d’an-
nées; il est escorté de quelques guerriers et d’un de
ses grands officiers qu’on nous a dit être son premier
ministre ; ceux-ci ont l'air de deux sapajous et sont
mis comme deux mendiants.
Les prêtres des Malais sont les devins ou augures.
À Rotlie ou à Timor, dans chaque ville, on en compte
quatre dont le chef est le plus âgé. Ces prêtres lisent
l'avenir dans les entrailles des victimes, et les poulets
102 SOUVENIRS
sont les animaux dont on se sert le plus fréquemment.
Outre qu'ils coûtent moins que les porcs, les buffles
ou les canards, qu'on interroge aussi quelquefois, ces
prêtres sont plus exercés à lire dans ces sortes de
vocabulaires et paraissent plus certains de ce qu'ils
annoncent. On consulte les devins dans toutes les
affaires importantes, lorsqu'il s'agit, par exemple,
d’une déclaration de guerre, de fixer le jour d’une
bataille, d’en connaître l'issue; ils désignent assez
souvent le nombre d'ennemis qui seront tués et celui
des prisonniers qu'on fera, et à l'exemple des augures
grecs et romains, ils enveloppent toujours leurs pré-
dictions dans une phrase à double sens. Les devins
peuvent se marier, et leurs fonctions sont héréditaires.
Ainsi, à la naissance d'un de leurs enfants, il n'y a
pas de témérité à avancer que ce sera un jour un
fripon.
Lorsque le grand prêtre monte à cheval, l'usage
des selles est défendu à tous ceux qui l’accompagnent.
Ce cas excepté, l'interdiction des selles n'existe jamais,
quoi qu’en disent certains voyageurs, et leur religion
ne leur prescrit rien à cet égard. Mais rarement les
Malais en font usage, et ils ne montent leurs chevaux
qu’à poil et sans étrier, en les guidant par leurs cris
ou à l’aide d'un petit frein.
Il existe dans chaque ville une maison sacrée, nom-
mée Rouma-Pamali. (C'est à la fois la demeure du
devin et Le lieu où l’on dépose le trésor royal.
L'entrée en est interdite à tout le monde, à l’excep-
tion du rajah: c’est là qu'on apporte les têtes des
prisonniers faits à la guerre, après en avoir retiré la
cervelle. On les suspend ensuite à des arbres, mais
de préférence auprès des tombeaux des rajahs vain-
queurs. Digne trophée de ces peuples barbares, les
têtes des ennemis morts au champ de bataille sont
exposées pendant neuf jours dans le Rouma-Pamali,
et pendant ce temps seulement le peuple a le droit de
pénétrer dans cette demeure où se commettent tant
de sacriléges. Lorsque le rajah meurt, il est porté au
Rouma-Pamali, où il est exposé pendant quelques
iours à la vénération du peuple.
Il parait qu'il n'existe aucune cérémonie religieuse
pour la consécration des mariages. Le prétendant fait
au beau-père des présents relatifs à sa fortune et au
prix qu'il attache à la possession de l'épouse qu'il
vient demander.
Les enfants sont portés à leur naissance dans le
Rouma-Pamali, où ils reçoivent rarement le nom de
leurs parents.
La famille réunie chante à la mort d'un Malais pen-
dant que son corps est exposé sur des nattes et qu'un
esclave, armé d'un éventail de plumes de coq, éloigne
les insectes de la figure du défunt.
Le corps, porté par les amis, est jeté dans une fosse
où l’on dépose aussi quelques-uns des meubles qu'il
affectionnait le plus ; tout disparait avec lui. jusqu’au
souvenir. J'ai assisté à une de ces cérémonies funé-
bres, où cinq ou six personnes poussaient des cris
lamentables. Je les ai trouvées, le lendemain, tran-
quilies comme si elles n'avaient rien à regretter.
Le sceptre des rajahs est héréditaire : c’est le frère
ainé qui succède au gouvernement.
Lorsque tous les frères sont morts ou qu’il n’en a
pas existé, le fils ainé du premier rajah ou l’ainé des
frères est l'héritier de la couronne, Les femmes n’ont
aucun droit à la succession au trône. Je suis surpris
qu'elles aient permis cette loi dans un pays où elles
paraissent régner sur les souverains, lesquels seuls,
parmi tous ces hommes, montrent une grande consi-
dération pour leurs favorites.
D'UN
AVEUGLE.
| Les rajahs ont sous leurs ordres des officiers nom-
| mès toumoukouns, seuls dignitaires qui séparent le
| souverain de son peuple. Le nombre de ces officiers
| est relatif à la puissance du rajah. Celui de l’île de
Dao en a sept; Bao, roi de Rottie, en a dix-huit.
Parmi les peuples appelés à défendre les Hollandais
dans la guerre qu’ils ont à soutenir, on remarque les
guerriers de Savu et de Solor, qui presque tous ser-
vent volontairement. Ceux de Solor surtout donnent
dans les combats des exemples d’une cruauté repous-
sante. On assure que, dès qu'ils ont fait tomber un
ennemi, ils se jettent sur lui et l’achèvent avec leurs
dents. En général leurs combats sont très-meurtriers,
et 11 suffit d'une bataille pour décider de l'issue de Ja
campagne.
L'ile est aujourd'hui un vaste théâtre de rapines,
de meurtres et de cruautés. Le gouverneur hollandais
Hazaart, ancien officier de marine, s’est, à la tête de
dix mille hommes, campé dans l'intérieur pour s’op-
poser à la levée de boucliers du rajah Louis, dont on
dit tant de merveilles.
Louis est chrétien, fils de Tobany, roi d'Amanoébang,
pays situë à cinq jours de marche à l'est de Koupang,
au milieu des possessions hollandaises. Il fut élevé
dans la religion catholique, et las enfin des tributs
onéreux que lui imposaient les Hollandais, il résolut
de se déclarer libre et indépendant. Voilà dix ans
qu'il parcourt Timor à la tête de sa redoutable armée,
assujétissant les rois ses voisins, qui viennent tous à
l'envi implorer le secours du résident.
Chef d'une poignée de soldats dévoués à ses intérêts,
Louis d’Amanoëbang parait ne pas redouter les efforts
de tant d’ennemis coalisés. Déjà il a su les forcer une
fois à lui proposer une paix glorieuse, pendant laquelle
sa protection et ses encouragements ont appelé dans
ses Etats un grand nombre de personnes distinguées
et d'ouvriers habiles qui, avec le goût des arts, y ont
fait naître le commerce et l'industrie.
Déjà encore ses armes victorieuses l'ont conduit, il
y a sept années, aux portes de Koupang, où il répandit
la terreur après avoir brûlé quelques édifices et la
maison même du gouverneur. Aujourd'hui qu'on a
voulu lui imposer un joug honteux, il s’est de nou-
veau déclaré indépendant, et, à la tête d’une armée
de six mille hommes, dont les deux tiers sont armès de
fusils et montés sur des chevaux, il ose se flatter d’un
succès qui peut affranchir cette colonie d’un pouvoir
despotique et détrôner quatorze souverains.
Les armes de ses soldats sont des fusils, des mas-
sues, des sabres, des sagaies, des crics, une audace
étonnante et le génie de leur chef.
Louis est adroit; il a déjà tenté heureusement de
semer la désunion dans l’armée ennemie. Louis est
affranchi de préjugés ; il combattrait à l'ombre si les
! flèches de ses adversaires obscurcissaient le soleil.
| Louis est encouragé par ses premiers triomphes; il
a déjà forcé les Hollandais à bâtir un fort à Dao, qu'il
| a jadis saccagé. Louis est prudent; il a fait construire
dans ses États des. fortifications qui étonneront les
Hollandais et plus encore leurs alliés. Louis, en un
mot, combat pour l'indépendance; quatorze rajahs
combattent pour l'esclavage. Les soldats de Louis
mourront auprès de leur chef: il est à craindre que les
insulaires réunis sous le pavillon européen ne l'aban-
donnent avant de combattre ou après le premier échec,
Les guerriers de Louis lui sont attachés par la recon-
naissance ; la crainte seule a rallié les autres insulaires
sous la domination hollandaise. Que de motifs pour
supposer que ce chef intrépide sortira vainqueur
| d’une butte imposée par l’orgueil offensé et acceptée
VOYAGE AUTOUR
par le patriotisme et le sentiment d'une cause légi-
time!
Tous les rois appelés par les Hollandais à soutenir
cette guerre sont tenus de se mettre à la tête de leurs
soldats, ou du moins de suivre le corps d'armée jus-
qu'au quartier général. Le roi de Denka a conduit
mille hommes; mais une maladie l’ayant empêché de
les guider au combat, il a obtenu la permission de
retourner à Koupang, après avoir juré que ses sujets
seraient fidèles à la cause qu'ils avaient embrassée.
Cependant, comme, d’après un ancien préjugé, les
Malais assurent que les maladies arrivent par l'ordre
des dieux, ils croient que, lorsque leur chef est retenu
loin du camp par un pareil motif, ils doivent s'abstenir
de combattre, el ce préjugé, si utile aux intérêts de
Louis, a causé une grande désertion parmi les soldats
venus de Denka. Encore un semblable événement, et
Louis n’éprouvera qu'un regret, celui d’avoir trop peu
d'ennemis à soumettre.
Les Anglais ont fait deux expéditions contre le roi
Louis, la première en 1815 et la deuxième en 1816,
sans pouvoir le vaincre. Il est grand, vif, impétueux ;
son courage étonnant, mais réfléchi ; ses projets sont
hardis, mais non impossibles ; il récompense digne-
ment le mérite et il punit cruellement toute désobéis-
sance. Il ne manque peut-être à la gloire de cet
homme extraordinaire qu'un historien qui dise ses
exploits.
Rival redoutable, révéré des Timoriens, l'empereur
Pierre, mort aujourd'hui à toute idée d’ambition, ne
s'est point agité au choc des cris qui retentissent
autour de ses domaines ; et sur son lit de douleur, il
attend paisiblement sa dernière heure.
C'était un nouveau monarque à visiter. Nous nous
décidämes promptement et nous nous mimes gaie-
ment en roule, La petite caravane se composait de
Bérard, Gaudichaud, Gaymard, Duperrey, Taunay et
moi, tous avides d'apprendre, tous amis dévoués,
presque toujours compagnons inséparables dans les
excursions les plus périlleuses.
La route, après avoir dépassé Koupang, est un sen-
tier délicieux ombragé par une riche végétation, et
bordé d'un côté par le lit d’un torrent qu'on passe
souvent à guë. Après une heure de marche, peu à peu
on s'élève et l’on gravit une petite colline au sommet
de laquelle est le tombeau de Taybeno, ancien rajah
de cette partie de l'ile. Un arbre mort le dominait, et
sur deux branches de cet arbre sont deux crânes de
Malais, encore revêtus de leur belle chevelure. A la
bonne heure, de pareils hommages rendus aux morts!
Nous demandämes à deux naturels qui nous accom-
pagnaient depuis quelques instants la permission de
les détacher de l'arbre : Pamali, nous répondirent-ils
d'un air effrayé, et nous poursuivimes notre route
après avoir dessiné le tombeau, qui n'offre rien de
remarquable.
Cependant nous arrivämes bientôt sur le territoire
de l’empereur. Des troupeaux de buffles, une végéta-
tion vigoureuse et quelques terres labourées nous
donnèrent d’abord du souverain une idée avantageuse
qui s’accrut encore lorsque nous arrivames auprès de
sa demeure. Nous y fûmes introduits.
Son palais est une case en vacoi, goëmon, arêtes
de palmistes, le tout lié fortement et recouvert de
feuilles de latanier à plusieurs couches. Il se compose
d'une seule pièce noire, profonde, ne recevant le jour
que de la porte, qui est basse et très-étroite. Là, point
de meubles, si ce n’est un coffre chinois orné de:ri-
ches incrustations, dans lequel sont probablement
enfermés les trésors du monarque ; plus un vaste fau-
DU MONDE, 103
teuil en bois d'ébène, bien travaillé, que je soupçon-
nai de fabrique japonaise. Çà et là, à terre, des nattes
tressées aux Philippines et plusieurs vases grossiers
pour la boisson et la nourriture. Une douzaine de
fusils, une vinglaine de crics et un grand nombre de
piques et de sagaies tapissaient les murailles.
L'empereur était assis dans son fauteuil à bras. A
notre arrivée, il se leva à demi, nous tendit la main
et nous présenta des nattes sur lesquelles nous nous
accroupimes. À ses côtés étaient deux de ses princi-
paux officiers, debout, à l'air farouche, au regard
menaçant, le fusil d'une main, le cric del'autre, dra-
pés avec leur pittoresque cahen-slimout, et prêts sans
doute à enlever nos têtes sur un signe du chef. Mais
celui-ci était trop courtois et trop bienveillant pour
en user avec celte familiarité. Un petit enfant de sept
à huit ans, absolument nu et taillé en athlète, s’ap-
puyait sur l’empereur : c'était son fils, à qui je m'em-
pressai d'offrir un étui, des aiguilles, un paquet
d'épingles, des ciseaux et un miroir. Il reçut mes
cadeaux avec une grande joie et me permit de l'em-
brasser: puis, le priant de rester immobile, je fis son
portrait ainsi que celui du monarque, et je leur en
donnai une copie, que l'un des deux Malais porta avec
soin sur le coffre chinois. En échange je reçus deux
sagaies et un crie magnifique, encore tout paré des
touffes de cheveux des ennemis vaincus.
Pierre portait sur sa figure décharnéeles caractères
de la décrépitude la plus avancée; on l'aurait cru
centenaire, quoiqu'il n'eût que soixante ans au plus;
mais ici la nature est si active, si puissante, qu'elle
pousse bien vite les hommes dans la tombe. Pierre
tenait dans la main sa canne à pomme d'or; il était
coiffé d’un bonnet de coton blanc, vêtu d'une robe de
| chambre à grands ramages, et sur ses flancs osseux
flottait un cahen-slimout plus fin et plus beau que
ceux que j'avais tant admirés à Koupang.
Notre visite fut courte: nous serrèmes affectueuse-
ment la main au patriarche de l'ile, nous revimes en
passant ces belliqueux soldats dont l'allure guerrière
est si imposante, et nous arrivâmes à Koupang,
escortés par un violent orage auquel les solitudes que
nous parcourions donnaient uv caractère de lugubre
majesté. La voix de la foudre dans le désert est à la
fois chose terrible et solennelle : vous croiriez que
c’est pour vous seul que jaillit l'éclair et que retentit
la menace.
Et maintenant que j'ai jeté un rapide coup d'œil
sur cette colonie de Koupang, je me demande quelles
sont les heures de joie des Malais qui la peuplent : its
n'en ont pas; quels sont leurs Jours de fête? ils
n’en ont pas ; leurs époques de réjouissances publi-
ques? ils n’en ont pas; leurs nuits d’un sommeil
doux et paisible? ils n’en ont pas. Dès que le Malais
se réveille, il s’arme de sa longue pipe de fer, de son
lourd fusil ou de son redoutable cric empoisonné; le
Malais de Timor n'est heureux que lorsqu'il sent
auprès de lui, sur ses flancs ou dans ses mains, ses
instruments de mort ou de vengeance; le Malais de
Timor ne m'a paru avoir de caresse ni pour son ami,
s'il a un ami, ni pour sa femme, ni pour son père.
On lui a dit : « Voilà du fer, défends-toi, altaque et
tue; si tu n'as point de glaive alors que tu te trouves
en face d'un adversaire, déchire-le avec les dents; la
pitié, c'est plus qu'une faiblesse, c'est une faute;
l'homme vaincu et pardonné peut être soumis, mais
il ne pardonnepas, lui. Fairegrâce à un ennemi, c’est
presque avouer qu'on le redoute, et l’on n’est vrai-
ment vainqueur d'un homme que lorsque la terre le
couvre. »
104 SOUVENIRS
I ya sur Timor en général, et sur Koupang en
particulier, un voile funèbre, indice certain de quel-
ques sanglantes catastrophes, et le voyageur se sent
à l'aise alors seulement qu'il s'en éloigne. Les gens
qui vous accompagnent sur le rivage et que vous
avez vus tous les jours pendant votre reläche n'ont
sur la figure aucune expression de regrets; ils ne
vous disent point adieu, ne vous tendent pasla main,
et vous n’êles pas encore partis qu'ils détournent la
vue avec dédain ou mépris. Ne me parlez pas d’un
peuple qui vit sans un sourire sur les lèvres. Il est
vrai aussi que les Chinois sourient toujours et à tout
le monde.
L'aspect général de Timor, dominant en souve-
raine ce groupe nombreux de petites iles qui l'entou-
rent comme d'humbles tributaires, attriste et impose
à la fois. Ce sont sur la plage de vastes réseaux de
lataniers, de vacois, de cocotiers aux couronnes si
élégantes et si flexibles; puis vient le rima ou arbre
(N
| | MAN
WA
AA
D'UN AVEUGLE.
à pain, puis encore le pandanus, qui de chaque bran-
che laissetomber des jets nouveaux auxquels la terre
donne de nouvelles racines, le pandanus qui à lui
seul forme une forêt, et l’ébénier au sombre feuillage,
et l’odorant sandal, dont les ciseaux et les burins
chinois font de si admirables colifichets, et tous
ces géants tropicaux se pressant sur ce sol vivace,
auquel les volcans intérieurs ne peuvent arracher ni
sa vigueur ni sa séve ; et au sein de tant de richesses
surgissent, comme des menaces de mort, d'immenses
blocs de lave diversement colorée selon la nature des
éruptions volcaniques : c’est la destruction à côté de
la force, c’est la Jeunesse à côté de la caducité, c’est
la vie et le néant côte à côte, en lutte perpétuelle,
sans être vaincus ni l’un ni l’autre, ou plutôt vain-
queurs et vaincus tour à tour. Timor est sans con-
tredit un des lieux de la terre où la botanique, la
minéralogie, la zoologie, recucilleraient le plus de
richesses.
... Les femmes malaises sont grandes, admirablement taillées. (Page 99.)
Les Hollandais conquirent Koupaug sur les Portu-
gais, qui s’y étaient établis en 1688 ; les Anglais l’oc-
cupèrent par capitulation en 1797. Les rajahs se
liguèrent de nouveau, les forcèrent à la retraite et
dévorèrent ceux qui n’eurent pas le temps de s'em-
barquer. En 1810, les Anglais s'en emparèrent encore
avec une frégate ; mais, enhardis par le souvenir de
leurs premiers succès, les naturels Les obligèrent une
seconde fois à se retirer, après avoir mis à leur tèle
le premier gouverneur de Koupang, qui dès lors avait
le titre de résident. Après la prise de Java en 1811,
les Anglais s’emparèrent pour la troisième fois de
cette ville, qu'ils rendirent aux Hollandais en 1816,
par suite de la paix générale de 1814. Ainsi font les
rois de la terre : ils prennent ou abandonnent, ils
protégent ou délaissent les villes, les provinces, les
Etats; et dans ces perpétuels changements, les peu-
ples soumis laissent faire, comme s'ils n'étaient nul-
lement intéressés à ce honteux commerce dont eux
seuls payent les frais sans en retirer le moindre béné-
fice. Au surplus, l’histoire de Timor, dont nous avons
esquissé les principaux événements, se résume en
peu de mots : quant aux détails, il faudrait les écrire
avec du sang.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
105
XVI
LA MER
Oh! vous lirez ces pages aussi; vous y arréterez
vos regards comme sur un portrait fidèle; elies sont
écrites sous l'inspiration du moment.
La mer!
Je ne veux pas aujourd'hui vous parler de ses
colères, je ne veux pas vous parler de sa torpeur.
Les premières ont leur majesté imposante; l'autre
sa triste solennité. Le silence de celle-ci vous endort,
vous glace; la turbulence de celle-là vous jette dans
une admiration fiévreuse, qui vous èémeut et vous ra-
petisse; oublions-les pour quelques instants.
C’est de la mer sans caprice qu'il va être question
dans ces lignes rapides; de cette mer normale que
les esprits superficiels s’obstinent à croire si froide,
|
si monotone, qu'on serait tenté, d’après leur couar-
dise, de ne jamais s'abandonner à elle. Cette mer,
voyez-vous, alors qu'elle mugit sans frénésie, est
encore, pour celui qui observe et étudie, une mine
inépuisable de nobles jouissances et de belles distrac-
tions. Que ses flots moutonnent à la cime, que la lame
marche seulement sans écume, qu’elle soit ridée par
une légère brise ou heurtée par un souffle carabine, il
y a là, je vous jure, larges tableaux à admirer, riants
et curieux détails à décrire; il y a comédie et drame à
la fois, émotion variée pour l'esprit et le cœur; passé
consolant, présent qui sourit, avenir de bonheur et
d'ivresse.
Suivez-moi, je vous prie, car je ne vous conduis
... Les colères de la mer ont leur majesté imposante. (Page 105.)
pas dans un monde creux et fantastique, mais bien
dans un monde réel et varié, où le repos est impos--
sible, puisque tout chemine et court avec vous, l’élé
ment qui vous porte, le vent qui vous pousse, la zone
qui fuit, celle que vous venez visiter, le navire qui
rémit, les étoiles qui glissent remplacées à l'horizon
par de nouvelles étoiles; et tout cela sans fatigue,
souvent sans cahot, presque sans mouvement. Si les
fleuves sont deS$ routes qui marchent, qu'est-ce donc
que la mer?
Vous vous levez; et lorsque la voix du matelot qui
chante la bouline vous dit que, naviquant au plus
drès, le sillage sera lent et pénible, placez-vous sur
uñ porte-hauhans avec un solide ceinturon aux reins,
un filet à la main, un de ces filets à papillons em-
manché à un roseau docile : l'œil sur le flot qui passe,
ous attendez et saisissez quelques-uns de ces mollus-
ques si curieux, si variés, et dans lesquels la vie cir-
cule sans que vous sachiez où est la tête, où est le
Cœur; sans que vous trouviez son sang, ses poumons,
ses artères; sans être même bien certain, après une
étude sérieuse, si c’est un poisson, une fleur, un ar-
buste, une grappe ou une racine dont vous venez de
faire la conquête, Il est là dans un vase; il a quitté son
élément, il fallait une mer à son ambition voyageuse,
et vous lui donnez à peine quelques gouttes d’eau; il
Live. 14.
change, il se décolore, il vieillit, il cesse de se mou-
voir, il meurt. Cela avait une âme, cela sentait la
douleur. Hélas! avec une âme, pouvait-il en être au-
trement?
Reprenez votre place, le matin commence à peine.
Voilà le soleil qui se lève, il est au-dessus des flots et
vous ne le voyez pas encore; c'est que son rayon si
paresseux ne parcourt guère que quatre-vingt mille
lieues par seconde. 0 immensité!
Quel magique tableau! Mais, ô prodige! vous
êtes bien sûr de naviguer dans une mer sans rochers,
sans récifs, sans nulle terre; et pourtant là-bas, à 13
place même que vous venez de quitter, se dressent
de hautes et solides murailles avec leurs bastions,
leurs créneaux, leurs tours; là aussi des monts gi-
gantesques, des forêts immenses, des armées qui vont
se combattre; vous êtes dans l'attente du redoutable
choc des boucliers, des glaives et des cuirasses; vous
faites un pas de plus... tout s’efface, tout disparait ;
les villes s'engloutissent, les forêts plongent leurs
têtes chevelues dans les flots, les innombrables ar-
mées s’anéantissent comme sous la main puissante
de Dieu. Le mirage a cessé.
Je ne traduis pas le phénomène, je le signals; le
4 Voyez les notes de la fin du volume
14
106
tableau viendra plus tard, isolé, complet; j'en ai tant
d'autres à faire passer sous vos yeux!
Le vent est devenu plus favorable, il souffle largue
maintenant; le matelot siffle, fume et se promène
plus joyeux. Il suit les phases du temps, lui; son
humeur est celle du jour; paisible avec le calme,
bruyant avec la bourrasque. Pauvre matelot qui n'a
rien qui lui appartienne, ni ses joies, ni ses douleurs!
Allez, allez visiter le gaillard d'avant; faites-vous une
affection privilégiée sur chaque navire; prenez avec
vous un Petit, un Marchais, et jetez du bonheur dans
leur âme toute dévouée. Les heures passent vite à côté
de la reconnaissance qui vous sourit.
Voici le quart. La pitance est distribuée. Visitez le
pont, la batterie; moins il y a de viande sur la planche,
plus il y a de quolibets à l'air; plus il y a d'insectes au
biscuit, moins il y a de répugnance à l’engloutir. Le
premier service, le second, le troisième, c’est un
morceau de lard salé découpé en tranches à peu près
égales par le plus ancien de l'escouade.. Puis vient
une goutte de vin pour assaisonner ce large repas,
puis plus tard un petit verre d’eau-de-vie qui cha-
touille à peine ces palais de bitume... Puis encore le
matelot chante, va et vient, jure, grimpe au haut des
mäâts, se perche à l'extrémité des vergues, recoit sur
ses épaules les ondées salées de la mer, les grains
rapides du ciel; se couche dans ses vêtements trem—
pés et se lève le lendemain pour recommencer celte
heureuse existence jusqu'à une vieillesse de misère
et d'abandon. Oh! tendez la main au matelot que vous
trouvez sur la route, car cet homme-là a bien souffert,
et souffert courageusement.
En deçà du grand mât, sur le gaillard d’arrière, se
promène l'état-major. Il est question ei de choses
qui occupent l'esprit, qui exercent l'intelligence;
mais ne croyez pas qu'ils s'absorbent assez pour ne
point laisser de place à de plus doux passe-temps. En
mer, le travail de tête c’est presque le repos; les
observations nauliques où astronomiques ont dans
leur périodicité une sorte de monotonie telle, qu'on
les fait sans efforts, machinalement, On.monte un
cerele répétiteur, on tient en main une montre ma-
rine, on prend hauteur. ;
— Commandant, voilà mon point; la dérive est de
tant. Le loch a donné cela; nous sommes là; ily a de
l'eau devant nous; dans quinze jours, avec la même
brise, nous verrons la terre; laissez courir.
Mais le passé, il faut bien en parler aussi pendant
qu'on cherche à régler l'avenir.
— Oh! si j'étais maintenant en Europe! sur mes
belles montagnes des Pyrénées!
— Et moi, dans mes riches plaines de la Beaucei
— Et moi, à Paris, au centre des beaux-arts!
—- Et moi, dans mon petit bourg, auprès de ma
vieille mère! Que fait-eile en ce moment? Le diamètre
de la terre m'en sépare. Et si le vent fait crier ses
volets mal assujétis, elle se réveille et prie pour son
fils que la tempête va engloutir. Toute tendresse est
craintive; jugez de la tendresse maternelle!
— As-tu vu Talma?
— As-tu entendu mademoiselle Mars?
— Avez-vous admiré la dernière statue colossale
de David?
— Et Gudin! et Isabey! oh! s'ils étaient ici, avec
nous!
— Tout beau, messieurs, s'ils y étaient, je n'y
serais pas. Un peu de place à cet ami qui se plait tant
avec vous,
— Savez-vous que Paris sera bien embelli à notre
retour
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
— Qui sait? un tremblement de terre l'ébranle
peut-être en ce moment.
— Nous le ressentirions, nous sommes si près!
— C’est vrai, encore dix ou douze mille lieues, et
nous verrons son beau dôme des Invalides, et son
Panthéon, et sa Colonne, et son Louvre, et ses gais
boulevards!
— Et ses rues sales et {ortueuses, et ses carrefours
infestés par le vice, et sa hideuse place de Grève, et sa
misère, et son deuil, et sa bourbeuse Seine où crou-
pissent ses crasseux pontons !
Ma foi, vive la mer! Jouissons de la mer! Paris
n'aura raison que lorsque nous serons à Paris.
La cloche appelle au déjeuner. Le fidèle domes-
tique, qui ne va pas cette fois chez le voisin conter les
sécrets du ménage, se présente à vous le chapeau à la
main et vous dit :
— Monsieur, le diner est servi.
— C'est bien; qu'avons-nous?
— Rien.
— Rien, maraud!
— Ah! je me trompe, vous avez du biscuit et du
fromage.
— Tu vois bien, imbécile !
Nous descendons; chacun prend sa place, chacun
mord à sa pitance; le fromage est creux, moisi, le
biscuit piqué, le vin de mauvaise qualité, l'eau rare
et un peu fétide; mais l’un rit de la grimace de
l'autre; les quolibets du gaillard d'avant trouvent ur
écho chez nous; on fait un peu la mine, on continue
les conversations interrompues par le tintement de la
cloche, et au bout d'un quart d'heure on remonte à
l'air. L'appétit est satisfait et le cœur joyeux.
Vous ne comprenez pas cela, vous, gloutons insa-
tiables de nos luxurieuses cités !
Et le beaupré de la corvette lève fièrement le nez et
pointe vers la première ralâche. Patience, le joyeux
gala aura son tour.
— fjui tient le pari? Je gage d'aller jusqu'à la
drome sans quitter ce bordage.
— Je gage que non.
— Tenu.
— Je suis de moitié pour toi.
— Moi, pour toi.
— Tenu.
— Tenu encore.
Le jouteur attend que le navire soit fortement ap-
puyé; il part, non point comme le hèvre fuyant le
chasseur qui le guette, mais comme la tortue qui veut
arriver à coup sûr. Encore deux pas et il atteint le
but... Une lame sourde frappe le bord, l'équilibriste
est renversé, et les vainqueurs prendront du thé ou
du café gratis, car chacun a fait sa petite provision
pour les besoins des longues traversées.
Et quand ces jeux et ces causeries toutes du cœur,
sans fiel, sans amertume, ont eu lieu; quand ces
repas sans vivres ont occupé les moments, on se re-
cueille parfois dans de graves méditations, on devient
Mstorien, géographe ou philosophe par circonstance ;
on compare les climats aux climats, les hommes aux
hommes ; on se jette en plein dans lamorale ; on com-
mente les œuvres infinies du Dieu infini, on s’enferme
pieusement dans sa cabine: la plumecourt, la poitrine
se gonfle, les artères battent plus vite ; on s'incline
devant la majesté du monde, et l’on croit au grand
principe de toutes choses en présence duquel on est
sans cesse.
La nuit vous surprend au milieu de vos rêves, de
vos systèmes, de vosutopies; vous confiez vosmembres
assoupis au cadre ondoyant ou au moelleux hamac,
- VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 107
et l'on clôtla paupièreavec de suaves pensées d'amour
et de reconnaissance.
Mais le jour suivant se lève brillant et doré. Soyez
tranquille, il n’y aura point de similitude entre vos
plaisirs de ce matin et ceux de la veille. Les richesses
de la navigation sont loin d’être épuisées, et les mines
du Potose n’ont point de filons aussi riches que ceux
qui nous restent à exploiter.
I ya du vent dans les voiles tendues; il n’est pas
au plus pres, il vient de l'arrière, tout lui est itvré
au grand mât; bonnettes hautes et basses, tribord et
bäbord, le navire tangue et l’espace est envahi en
soubresauts vingt fois plus rudes et plus fatigants que
les lourds et monotones roulis.
— À moi, Barthe! voici des dorades! Vois comme
elles sont éclatantes, comme elles sont heureuses!
Soyons plus heureux qu’elles. Une fouine ! et mord£,
ces dos élastiques aux écailles si riches.
— À moi, Astier ! à moi, Vial aux bras vigoureux,
la force de taureau ! Retenez d’abord Marchais qui
veut les saisir en se jetant à l'eau ! Retenez Petit, qui
provoque Marchais afin de lesuivre dans l'abime.
Les dorades joyeuses se mêlent aux bonites et nous
escortent en nombreuses familles; il faut que tout le
banc dispéraisse, car l'équipage a faim et le poisson
frais est là ; il est si délicat! le matelot l’assaisonne
si bien! Comme elles frétillent, les coquettes ! comme
elles sepavanent! comme ellesse fontbelles! Attendez,
attendez !
Vial, Astier, Barthe, le- pied solidement appuyé au
porte-haubans, mais le corps penché sur les flots,
sont là, le bras levé, le fer tridenté à la main. Qu’une
imprudente dorade rase la surface de la vague ! la
voilà, le trait part, il siffle, bruit, frétille avec sa
proie ; le filin se développe en liberté, reprend bientôt
sa roideur ; on love lamanœuvre sur le porte-haubans ;
le poisson captifest jeté sur le pont, il ouvre sa bouche
haletante et la ferme en saccades précipitées, il l'ouvre
‘encore pour ressaisir son élément perdu ; ses mouve-
ments deviennent frénéliques, ses couleurs se ternis-
sent, son œil se vitrifie ; il est immobile, mort. Et
l'équipage enchanté s’écrie : Allons, courage ! il y
aura orgie dans la batterie et sur le pont.
Avec despointeurs comme ceux que je viensde vous
nommer, un banc de dorades ou de bonites est bientôt
décimé, et si une chose doit surprendre dans cette
guerre sans périls pour le vainqueur, c’est que le
vaincu ne quitle jamais le champ du carnage, c’est
qu'il n'ait pas mème les sentiments du danger qui le
menace.
Vous croyez peut-être que toutest joie dans ces
triomphes sans gloire ? Eh bien ! non, et quand un bord
possède un matelot de la trempe de Petit, la scène
peut changer d'aspect et le tableau s’assombrir. Une
troisième dorade mal fouinée par Astier venait d'être
jetée eu deçà du bastingage, lorsque mon matelot favori
accourt à elle, s'accroupit à ses côtés, et, au milieu
de son agonie, lui adresse piteusement la parole:
« Pauvre novice, lui disait-il, tu étais jeune, frin-
gante, gentille ; eh bien! tu y passes comme les
autres, tu viens d'avaler ta gaffe, tu as fait peter ton
lof ; tu étais toute d’or comme un double louis, te
voilà toute grise comme si tu avais bu trente-six cara
fons d’eau-de-vie ; tu étais frétillante, et te voilà sans
mouvement ; tu te racornis, tu souffres, tu ràles, {u
vas être dorlotée tout à l'heure sur un hamac de fer,
sur un bon brasier où tu jauniras comme du safran
en compagnie detes béta de sœurs ; et moi quite
parles, moi qui dis ton ir manus, je ne serai peut-
être pas si heureux ; on me f..... à l'eau dans un
morceau de toile avec un boulet au pied; sil on m’aime
bien on y en mettra deux, et voilà tout.
« Je serai là seul, loin de vieux père, loin de vieille
mère, sans mon brave Marchais, sans ce bon
M. Jacques qui m'a soûlé tant de fois, et un requin
m'avalera comme je t'avalerai, moi, ce soir. Eh bien !
non, mille sabords ! j'ai pris ma résolution, quand
vieux père et vieille mère demanderont où je suis, on
ourra leur dire : gobé par un requin ; mais, sacré
bordage! par l'âme de Marchais, on ne dira pas que
J'ai mangé une dorade qui m'a regardé en pleurant !!!
J'aimerais mieux avaler ma langue, j'aimerais cent fois
mieuxêtre plus laid que je ne suis, si c'est possible ! »
Quel cœur que celui de mon excellent matelot !
Dès que le soir fut venu, j’allai à la table de Petit.
— Tu ne manges pas, mon brave?
— Non. s
— Pourquoi ?
— C'est fini.
— Tu es malade ?
— D'une indigestion.
— Ah!ah!
— Ces dorades sont délicieuses, je veux dire
qu'elles etæient délicieuses.
— Ainsi tu n'as pas refusé ta ration ?
— Niles arètes.
— Je t'avais entendu pourtant promettre autre
chose.
— Que voulez-vous ? la pitié ça fait du bien au
cœur ; mais la faim, c’esttrop triste ; J'ai tapé dessus
comme un dératé. Dieu me fera grâce, j'espère.
— Le crime n'est pas si grand qu'on ne puisse
’'absoudre.
— Oui, mais l'arête est toujours là à la gorge, elle
ne passe pas. ï
— J'ai encore dans ma caisse une demi-bouteille
de Roussillon que tu peux venir chercher.
— J'étais sûr que vous me comprendriez. Cré nom
d'un nom! quelle tête que vous avez, vous !
J'oubliais encore. Et ces myriades de poissons-
volants qui glissent entre deux eaux, plongent dans
de rapides évolutions pour échapper à la dent meur-
trière des voraces ennemis qui les entourent, qui
montent, s’élancent à l’air, parcourent hors de l’eau
un espace de plus de trois cents pas, retrempent à la
lame écumeuse leurs nageoïres desséchées, et repren-
nent leur vol après avoir déroutè le chasseur qui les
poursuivait !
Et le nuage qui pointe à l'horizon s’arrondit, s'élève,
varie sesformes fantastiques, monte encore, plane sur
le navire, s’abaisse, court, s’efface et disparait à
l'horizon opposé !
Et l’élégant damier qui vient vous visiter, tout sur-
pris, pousse un cri dejoie et s'enfuit plus tard, effrayé
de l’étrangeté de vos allures!
Et le stupide fou, qui se pose sur une vergue et se
laisse abattre comme si la vie lui était un fardeau!
Et le goëland, suspendu immobile au haut des airs,
perçant les eaux de son regard de feu, se précipitant
comme un plomb sur le poisson qui frétille à la sur-
face, et remontant victorieux avec sa proie au bec !
Etsurtoutlegigantesquealbatros, ce roi de l'immen-
sité, dont l'aile infatigable et robuste défie l'ouragan
qu il va chercher aux glaces polaires !
Tout cela n'a-til doncrien qui vous frappe, qui
vous réveille, et vous pousse, aventureux, vers de
lointains climats !
En vérité, c’est une honte !
Mais le vent calmit, comme ils disent tous, les
bonnettes sont amenées, les bouts-dehors rentrés.
4108 SOUVENIRS
Carguelagrand'voïie! etle navire, presquesans sillage,
semble se reposer de sa course rapide. La chaleur est
étouffante ; le soleil des tropiques nous envoie ses
rayons verlicaux, et les tentes dressées sur ke pont
sont impuissantes à nous abriter. A l’ean une voile!
En un clin d’œil opération est achevée ; et dans
cette sorte de bassin improvisé, on se baigne sans trop
de crainte au milieu d’un océan dont les immenses
profondeurs épouvantent la pensée. Les quatre coins
de la voile se relèvent le long du bord, et, formant
un berceau, semblent une égide suffisante contre les
piqûres assez dangereuses de certains habitants des
D'UN AVEUGLE.
eaux et surtout contre le dangereux requin qui ne sort
Jamais ou presque jamais de son élément. De tous
côtés, d'ailleurs, les spectateurs accoudés plongent
leurs regards sur les eaux environnantes. prèts à
signaler le danger. Tout à coup, requin! requin à
] arrière! Plus de jeux élégants, plus de coupes, plus
de grâce à se donner. Ici l'échelle, là le filin: c'est à
qui arrivera le premier, c’est à qui montrera le plus
d'impolitesse à repousser le voisin ; on se hisse, on
est hissé, on escalade la corvette, et le dernier nageur.
tremblant, le regard dirigé autour de lui, excepté sur
l'amarre qui lui est présentée. attend, dans la stupeur
La dorade.
Le goëland
de l’maction, l'ennemi qui doit le dévorer, comme si,
en effet, il fallait au moins une victime au monstre.
Cependant, surpris d’être encore intact après une
frayeur invaincue, il se décide à se sauver, pâle,
presque sans force, et, lorsque chaque voix accuse sa
pusillanimité, lui, au contraire, la faisant tourner à
son avantage, dit: que les poltrons seuls prennent la
juite à l'aspect de l'ennemi, et qu'il y a toujours plus
de courage à rester sur le champ de bataille qu'il n’y
en a à un sauve-qui-peut général. Là-dessus Marchais
touche légèrement l'épaule de Petit, qui s’affaisse sous
le doigt osseux du gabier, et lui dit tout bas, de manière
à être entendu de tous : « Ce brave, c’est un poltron. »
Petit lui répond avec gravité : « Marchais, tu as dit là
une belle chose! »
Cependant le requin nous guettait en effet; son
avant-garde, le pilote dont je vous rappelle le géné-
reux dévouement, cherchait une proie à donner à son
maitre. Le maitre arrive ainsi que l'hyène à la porte de
Le fou
la hutte déserte; et, avide, il lance son regard vorace
à travers la tente abandonnée, s’arrèle el va, re-
doutable quëteur, attendre dans les eaux du navire,
presque sous le gouvernail, les débris goudronnés
qu'on jettera à son insaliable gloutonnerie. Vous savez
alors, car je vous l'ai déjà raconté, si on le laisse
impunément dans le calme et le repos, et comment,
après une attente de quelques minutes, il devient le
prisonnier et la victime de ceux qu'il avait si forte-
ment épouvantés.
Tout cela n'est-il pas curieux à étudier, je vous le
demande ?
Voici la brise qui se ranime, les basses voiles lui
sont de nouveau confiées ; elles s’enflent avec une
grâce toute coquette ; les cacatois et les perroquets
sont cargués ; l'élan de la corvette est rapide et sans
secousses ; elle donne une forte bande ; mais elle est
assise, et vous croiriez parfois qu'elle vif immobile
| sur un chantier.
VOYAGE AUTOUR
En mer surtout, le repos fatigue plus que le
mouvement.
L'albatros.
Au sifflement de la bruyante rafale, les myriades
de souffleurs se réveillent et se montrent à la surface
des eaux. Voilà ces innombrables légions jetant à l'air
des flots d’écume ; elles arrivent en un instant du bout
de l'horizon, et le navire est emprisonné dans leurs
mille. évolutions joyeuses. C’est maintenant à la
poulaine que doit se placer le chasseur qui veut les
combattre : c’est encore Vial qui va lancer sur leur
dos tantôt noir, tantôt gris, tantôt zigzagué de noir et
de blanc, le redoutable fer dentelé. Mais quelle arme
sera assez solide pour résister aux bonds saccadés du
souffleur qui vaudra fuir ? Jugez de la rapidité de ce
poisson! Le na are file douze ou quinze nœuds, c’est-
à-dire qu'il fait quatre ou cinq lieues par heure. Eh
bien ! le souf'leur, en se jouant, fait constamment, et
pendant des journées entières, le tour de la corvette
lancée par {a brise carabinée. Cela est étonnant ! cela
tient du p'odige
Le requin.
Réeif ! récif! s’écrie la vigie, récif devant nous ! Et
les longues-vues sont braquées vers le point désigné,
et les cartes sont consultées : nettes, sans indication
aucune, et pourtant le flot brise toujours là-bas.
Le récif est une baleine qui dort ; l'alerte est courte ;
mais c’est un épisode de plus à jeter au milieu de
DU MONDE, 109
ceux que nous avons déjà signalés. En mer il n’y en a
point qui n'aitson intérêt particulier, il n°y en a point
, à dédaigner et qui doive passer inaperçu.
Je ne veux pas vous parler aujourd'hui de ces grains
blancs qui tombent sur le navire, rapides comme la
foudre, terribles comme elle, partant d'un imper-
ceptible nuage à votre zénith, faisant crier vos mâts
les brisant, et d'autant plus redoutables dans leur
fureur que vous n'avez jamais le temps de vous dis-
poser à la défense.
Je ne veux rien vous dire non plus de ces trombes
tourbillonnantes, entonnoirs dévorateurs, dont la tête
est aux cieux et le pied dans le fonc des abimes, de
ces trombes redoutables, meurtrières, engloutissant
dans leurs gueules, où ils tournoient sans volonté,
les poissons les plus monstrueux ; ces trombes, où la
grêle joue parfois un rôle si étrange et où la foudre et
les éclairs luttent entre eux d'éclat et de rapidité.
= a
Une hombe.
Je ne veux pas vous parler de cestempètes horribles,
de ces ouragans ténébreux où tout se confond, se
heurte, se brise, où la suit la plus effravante envahit
l'espace, où l'air retentit coume l’Etna déchainé, où
les flots sont aux nues, où les nues pèsent surles flots,
où vous êles lancé dans un vaste chaos sans issue,
où vous attendez, impassible, votre dernière heure.
et où pourtant la corvette, tantôt debout, tantôt
couchée sur le flanc, ouverte de toutes parts, courant
bien plus sous l’eau que sur la lame, résiste, à l’aide
de son vigoureux gouvernail.
Non, non, vous vous envelopperiez lâchement dans
votre paresse citadine, et vous renonceriez à tout
Jamais à ces voyages d'outre-mer pour lesquels je
prèche, hélas! dans la solitude.
Eh ! bon Dieu ! qui vous arrête ? voir n'est-ce pas
«voir? Les océans vous convient à leurs joies, à
leurs fêtes, à leurs colères ! J'y ai bien assisté, moi,
pendant des années entières, moi qui ne sais pas
nager! Et toutefois, en vous adressant des prières si
ferventes, j'ai hâte d'ajouter que je n'ai jamais eu,
pendant mes longues traversées, un jour, un seul jour
sans éprouver ce terrible mal de mer qui a brisé tant
de courages.
C’est que j'ai voulu, bien voulu connaître, et que
toute douleur se tail devaut l'énergie d’une résolution
fortement arrêtée,
116 SOUVENIRS
D'UN AVEUGLE.
XIX
OMBAY
Anthropoyhages. — Escamoteur. — Hrame.
Ya-til encore des anthropophages ? c’est une
question qu'on se fait tous les jours en Europe et
qui est diversemeut résolue. Les uns disent que la
civilisation, en pénétrant dans les lointains archipels
où l'anthropophagie était dans les mœurs, a détruit
cetusage barbare, tandis que d’autres, allant plusloin,
ue craignent pas d'avancer qu'il n’y a jamais eu de
véritables anthropophages, c’est-à-dire des mangeurs
d'hommes, sans y être contraints par la faim ou l’ar-
deur dela vengeance.
Je craignais d'achever mon grand voyage sans docu-
ments précis à ce sujet, et maintenant, grâce à ma
bonne étoile, je puis hautement répondre: Oui, il y
a encore des anthropophages !
L'anthropophagie, après la chaleur d’une bataille,
alors que l’homme est violemment agité par la soil
de la vengeance, existe toujours dans une partie des
iles de l'océan Indien, ou de la mer Pacifique. Elle se
révèle souvent dans de terribles catastrophes, à Timor,
à Wäggiou, au Sandwich, à la Nouvelle-Hollande et
surtout à la Nouvelle-Zélande, tant visitée par les
navires, à deux pas du Port-Jackson, cité florissante et
tout à fait européenne. Mais l’anthropophagie sans
colères, sans fureurs frénétiques, sans haines, l'an-
thropophagie dans les mœurs, peut-être même dans
la religion, je vous assure qu'elle existe au moins à
Ombay, et je m'estime fort heureux qu'un autre à ma
place ne vienne pas vous le certifier aujourd'hui en
me cilant aunombre des victimes qu'elle aurait faites.
Qu'est-ce qui a done sauvé quelques-uns de mes amis
et moi des plus grands périls qu'un homme aitjamais
courus ? c'est notre gaielé. Un seul geste menaçant
de notre part, un seul cri, un seul mouvement d’im-
palience, un seul regard d'inquiétude, et nous étions
massacrés, et nous étions dévorés.
Ombay est une ile grande et montagneuse, âpre,
volcanique, pelée, excepté dans les ravins où les
eaux, tombant des hauteurs, apportent un peu de
fraicheur et de vie. Les côtes de Timor, que nous
avions longées avant d'arriver au détroit qui les sé-
pare, se dessinent à l'œil sous les formes les plus bi-
zarres el les plus sauvages. Dans l'éloignement et à
travers un réseau de nuages fantastiques, se montrent
les sommets aigus de Lifao. Koussy, Goula-Batou, dis-
parurent, et nous louvoyâmes enfin, drossés par les
courants, en face de Batouguëdé, sol si singulière-
ment taillé qu'on dirait un amas immense de noirs et
gigantesques pains de sucre échelonnés jusqu’à une
hauteur de plus de douze cents mètres. Tous ces cônes
réguliers el rapides sont. à coup sûr, d'anciens cra-
tères de volcans; les laves profondes ont envahi le
rivage.
Mais un soleil vertical nous brülait de ses rayons
les plus ardents; nos matelots épuisés tombaient frap-
pés à mort sous les coups d’une dyssenterie horrible,
et l’eau douce manquait, car depuis vingt-quatre jours
nous avions quitté Koupang; et c'était là, selon toutes
nos prévisions, le plus long terme que nous avions as-
signé à nolre traversée jusqu'à Waiggiou. Le matin,
une légère brise nous poussait insensiblement ; le
calme de la nuit nous laissait dans un repos parfait ;
et le lendemain, grâce aux courants, nous nous re-
trouvions en face des mornes silencieux quenous avions
cru fuir pour toujours.
Oh! c'est une vie bien triste que celle des hommes
de mer, dont le courage et la persévérance échouent
devant les puissants obstacles que les vents et les
calmes leur opposent obstinément, et mille fois déjà,
depuis notre départ, nous avions appelé de nos vœux
les plus fervents les jours tumultueux des ouragans
et des tempêtes. F
Cependant l'équipage avait soif. Mais là, à droite,
Timor avec ses laves et ses galets roulés ; ici, à gau-
che, Ombay et ses naturels anthropophages ; nous le
savions, et toutefois il fallait tenter une descente, car
les besoins de tous voulaient que quelques-uns se dé-
vouassent seuls avec courage.
Le commandant ordonna une expédition; le grand
canot fut mis à la mer; dix matelots l'armèrent sous les
ordres de Bérard. Gaudichaud, Gaimard et moi nous
demandâmes et obtfinmes la permission d’accompa-
gner notre ami. Toutes les mesures prises pour les
signaux d'usage en cas de péril imminent, nous dé-
bordâämes et mimes le cap sur un village bâti aux
flanes d’une montagne déchirée par de profondes ri-
goles.
Cependant nous approchions du rivage et notre
cœur battait de désir et de crainte à la fois. Nous ju-
gions du danger que nous allions courir par l’impas-
sibilité peu flatteuse des naturels aceroupis au pied
d'un gigantesque multipliant ; et, toutefois, sans nous
décourager, nous cherchämes de l'œil un mouillage
et un débarcadère commodes, mais en nous invitant
mutuellement à la prudence.
Les matelots attentifs nageaent avec moins de wi-
gueur, et nous faisaient remarquer la grande quan-
üté d'armes dont chaque insulaire était pour ainsi
dire bardé.
— L'affaire sera chaude, disait Petit en mâchant sa
pincée de tabac; vous verrez que nous serons tous
cuits, et que lorsque nous l’écrirons à nos pères et
mères, nous ne serons pas C7us.
J'avais oublié de vous signaler parmi les défauts
du matelot Petit sa détestable manie des calembours.
— Tais-[oi, poltron, et reste à bord du grand canot,
puisque {u as peur.
— C'est ça, pour que lasauce ne manque pas au pois-
son. Tenez, voilà un de ces gredins qui dérape d’au-
près de ses camarades ; je parie que c’est le plus goulu
de Ja bande et qu'il va mé prendre pour un vrai rou-
get. Cré coquin! s’il venait à bord, quelle danse !
— Allons, allons, paix! et veillons bien. Deux
hommes resteront dans le canot, prêts à donner un
signal à la corvette; les autres porteront les barils à
terre, et nous, nous occuperons les naturels, [ls sem-
blent délibérer; ne leur donnons pas le temps de
conclure, et allons franchement à eux.
— Qui, mais sans arrogance, nous dit Anderson,
qui avait longtemps naviguëé dans l'archipel des Mo-
luques; laissons-leur l’idée de leur force, cela pourra
les engager à la générosité. Je connais les Malais; si
vous voulez leur persuader que vous ne Ics craignez
pas, ils vous poignardent, ne fût-ce que pour vous
prouver que vous avez tort.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. ui
— Il serait done sage de montrer qu'on a peur ?
— Peut-être. Tv !
— Moi, répliqua le facétieux Petit, je voudrais leur
montrer. autre chose. les talons.
— Au large! dit Bérard lorsque nous fûmes à
quelques brasses, et mouille! Le grappin à fond, nous
descendons ayant de l’eau jusqu'à la ceinture, et nous
arrivons à terre.
Comme en présence des sauvages de la presqu'ile
Péron, je voulus d'abord essayer la puissance de ma
flûte. Hélas! comme là-bas, mes doubles croches eu-
rent tort, et peu s’en fallut que je ne fusse sifflé par le
premier Ombayen accouru auprès de nous et par
deux autres de ses camarades qui l'avaient rejoint.
Tous trois nous invitèrent à hisser le canot sur la
plage ; mais nous feignimes de ne pas les compren-
dre, et nous nous avançämes, armés jusqu'aux dents,
vers le groupe nombreux composé d’au moins soixante
insulaires, demeurés immobiles auprès de l'arbre.
En route, j'essayai mes castagnettes; les trois Om-
bayens s’approchèrent de moi avec empressement,
examinèrent l'instrument d’ux œil curieux et me le
demandèrent, comme pour payer ma bienvenue. C’eüût
été commencer trop tôt nos générosités, et je refusai
malgré les instantes prières qui m'étaient adressées
et qui ressemblaient parfaitement à des menaces. Mes
trois mécontents firent entendre des grognements
sourds, agitèrent leurs bras avec violence, poussé-
rent un grand cri, firent retentir l'air d’un sifflement
aigu, et jetèrent un farouche regard sur les flèches
nombreuses dont leur ceinture était garnie. Au sifflet
des naturels répondit un sifflet pareil, parti du groupe
principal, et Petit nous dit en ricanant :
— C'est la musique du bal qui se prépare; la con-
tredanse sera courte. C’est égal, n’y allons pas de
main morte, messieurs, et tapons dur.
A peine avait-il achevé sa phrase qu'un des trois
Ombayens s’approcha de moi en articulant quelques
sons rapides et saccadés, et, comme pour engager le
combat, me porta sur le derrière de la tête un violent
coup de poing qui fit tomber mon chapeau. J'allais
faire sauter la cervelle à l’insolent agresseur; je
m'armais déjà de mes pistolets, lorsque Anderson,
témoin de la scène, me cria de loin :
— Si vous tirez, nous sommes morts !
Je compris, en effet, l’imminence du péril ; et, sans
écouter les prières ardentes de Petit qui me pressait
de riposter, je résolus de me montrer prudent jus-
qu'au bout en feignant de ne pas avoir compris la ‘
brutalité de l'attaque dont j'avais été l'objet. Aussi,
m'approchant du chapeau qui était encore à terre, je
le retournai avec le pied, le lançai en l'air et le fis
retomber sur ina tête, ce que j'exécute, soit dit sans
vanité, avec une adresse au moins égale à celle du jon-
gleur le plus habile. À ce mouvement, mon adver-
saire, qui allait renouveler son agression, s'arrêta
tout court, parla à ses camarades, et tous trois 1e
prièrent de recommencer.
— Ne vous faites pas tirer l'oreille, me eria Ander-
son, recommencez vite, et tächez de les amuser ; nos
matelots font de l’eau ; retenons ici les insulaires.
— À la bonne heure! dis-je; J'aime mieux esca-
moter que combattre.
Je replaçai done le chapeau une seconde fois sur
le gazon, je l’enlevai comme je l'avais déjà fait, et
pour la seconde fois aussi il tomba sur ma tête. J'ob-
tins les bravos des insulaires, qui me prirent par le
bras et me conduisirent sous l'ombrage du mulli-
pliant avec les témoignages les moins équivoques de
leur gaieté et de leur étonnement.
— Nous sommes sauvés, poursuivit Anderson, si
le rajah s'amuse; sinon, nous ne refournerons plus à
la corvette. Vous n’ignorez pas que je comprends quel-
que peu le malais; notre perte est jurée ; ce vieillard
vient de donner à ce sujet des ordres précis aux guer-
riers qui l'entourent.
— Eh bien! dis-je, amusons-les, ou du moins es-
sayons ; il vaut mieux encore mourir en riant que de
mourir la rage au cœur. Vite, ma petite table, mes
boules, mes anneaux, mes couteaux, mes boites, et
soyons escamoteur (dans mes courses périlleuses, ces
instruments sauyeurs ne me quittaient jamais). Place
maintenant !
Petit, paillasse improvisé, traça tn grand cercle,
fit comprendre aux sauvages que j'élais un dieu ou un
démon à volonté, les traita de butors, de ganaches,
s’agenouilla auprès de moi pour me servir de compère
au besoin, et s’écria de sa voix rauque :
— Prrrenez vos places, messieurs et mesdames !1l
n’en coûte rien aux premières; mais aux secondes,
c’est gratis!
C'est à coup sûr la première fois qu'on a osé, en
présence d’une mort atroce et sans miséricorde, es-
sayer de pareilles jongleries; et cependant cela seul
pouvait nous sauver, cela seul était notre défense.
Nous étions six, que pouvions-nous contre une soixan-
taine d'hommes farouches et cruels, sans compter
ceux qui, sans doute, étaient cachés derrière les haies
et les rochers voisins?
Tous les yeux étaient tournés vers moi avec une
curiosité stupide; tous suivaient les mouvements de
mes mains et le passage rapide des boules et des an-
neaux, le cou tendu, la bouche béante, poussant des
exclamations de surprise qui, à la rigueur, auraient
dû m'épouvanter, car j'avais à craindre que, trop
émerveillés de ma dextérité, ils ne voulussent à toute
force me garder auprès d’eux, au départ de mes
amis. Mais je ne me laissai pas aller à ces terreurs
passagères et je continuai bravement mes curieux
exercices, dont le célèbre Comte a plus d’une fois été
jaloux. Les pauvres insulaires tombaient dans de vé-
ritables convulsions, et le paillasse Petit cherchait à
les. imiter de la façon la plus amusante et la plus
grotesque. Pendant ces jeux, Gaudichaud herborisait
aux alentours, Gaimard enrichissait son vocabulaire,
Bérard donnait des ordres aux ratelots, et les barils
étaient roulés au canot.
Aussi tout allait bien jusque-là, mais nous n'étions
pas pleinement satisfaits. Le premier pas une fois
franchi, nous voulümes pousser à bout nos impru-
dentes et curieuses investigations, et nous deman-
dämes la route du village que nous avions aperçu de
la corvette. À cette question on nous répondit :
— Pamali (c'est sacré).
— Rajah?
— Pamali.
— Porampouam (des femmes) ?
— Pamali.
— Il parait que tout s'appelle pamali, dans ce pay=
de loups, disait Petit en riant jusqu'aux oreilles; c'est
comme le goddam des Anglais; ils ne savent pas dire
autre chose. Parole d'honneur, on devrait les con-
server dans un bocal, comme des objets pamalis…
Toutefois ayant remarqué que les hommages les
plus empressés des insulaires s'adressaient toujours
au vieillard dont j'ai parlé, je répétai ma question, Je
demandai une seconde fois si ce n'était pas là le
rajah, et seulement alors on me repondit que oui.
Aussitôt, bien convaincu que je ne le trouverais
pas inaccessible à la tentation, je lui montrai plu-
112
sieurs bagatelles et curiosités européennes, qu'il me
demanda en effet. Je feignis d'abord d'y attacher un
grand prix, mais je lui fis comprendre enfin que je
n'avais rien à refuser à la haute protection quil
SOUVENIRS D'UN
AVEUGLE.
m'accordait. Je m'accroupis donc à ses côtés; je sus-
pendis à ses oreilles deux pendants de cuivre; je
plaçai à son cou un grand collier en cailloux du Rhin;
J'entourai ses poignets de deux bracelets assez propre-
.. On dirait un amas immense de noirs et gigantesques pains de sucre. (Page 110.)
ment façonnés, et, cela fait, je lui dernandai la per-
mission de l'embrasser en frère, ce à quoi il consentit
en se faisant un peu prier. Face à face, il appuya
fortement ses deux lourdes mains sur mes épaules;
j'en fis autant de mon côté; puis, avec un sérieux
toujours prêt à m’échapper, malgré le péril de notre
position, j’approchai mon nez du sien avec assez de
violence. Nous reniflâmes tous deux en même temps
et nous nous trouvàmes liés d’une si parfaite amitié,
que peu s’en fallut, je crois, qu'il n'ordonnât à l'instant
même mon supplice, autant que je pus en juger d’a-
près ses rapides paroles et ses regards courroucés.
.. Je continuai bravement mes curieux exercices. Page 111.)
Mais là ne s’arrélèrent pas les effets de ma géné-
rosité forcée. Le petit sac contenant mes trésors,
évaluës à huit ou dix francs, était un objet de con-
voitise pour les autres insulaires, qui tendaient tous
la main et aspiraient aussi à l'honneur de renifler
contre mon nez. Leurs importunités devinrent si me-
naÇantes, qu'il n’y eut plus moyen de refuser.
D'abord, au plus grand, car on n’est considéré ici
qu'en raison de la haute stature, je donnai une paire
de ciseaux ; à un autre, des mouchoirs; à un troisième,
un miroir et des clous; à un quatrième, des hame-
cons... Le sac fut bientôt vide, et cependant les qué-
teurs insistaient encore; j'étais ballotté de l’un à
l'autre; on me faisait tourner comme une toupie. Les
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 115
gestes devenaient violents; mes vêtements en lam- | autour de moi et prononça d’une voix forte le mot
beaux commencaient à leur appartenir, et, ma foi, | sacramentel :
j'allais peut-être user de mes armes, quand le rajah — Pamali! é
s’appratha, traça du bout de son arc un grand cerele Au même instant, les naturels bondirent comme
ES LE PERD 5
.… C'était un combat à outrance. (Page 115.)
frappés par une commotion électrique, et je me trouvai | à peine, et mes camarades se disposaient comme moi
seul dans le lieu saint. Il était temps, car je respirais | à une attaque générale.
... C'est chose admirable qu’un Ombayen revêtu de sa cuirasse. (Page 115.)
Après une courte mercuriale du rajah, les Om- | arrimés déjà dans le grand canot, et que des amorces
bayens parurent se calmer, et, malgré leur volonté parties du navire nous invitaient à la retraite
bien arrètée, nous résolûmes d'aller visiter le village Mais, dans ces périlleuses excursions, la curiosité
appelé Bitoka. Là était l'imprudence, puisque tous | est si vivement excitée par tout ce que vous voyes
les barils, pleins d’une eau excellente, se trouvaient que c'est surtout ce que l’on vous cache que vous
Live. 15. 15
112 SOUVENIRS
tenez le plus à savoir. Pas une femme ne s’était mon-
trée à nous, et quand nous avions demandé à frotter
notre nez contre celui de la reine, on nous avait ré-
pondu d’un air menaçant et terrible :
— Pamali!
— Sacrées tant que vous voudrez, nous étions-nous
it, mais nous verrons des femmes, ou du moins
rous visiterons votre village. Anderson eut beau nous
inviter à la retraite, ses paroles n’eurent pas plus de
puissance que les menaces des Ombayens, et nous
nous mimes à gravir la montagne par un sentier
difficile et rocailleux, en dépit des naturels qui, évi-
demment pour nous égarer, nous en montraient un
autre plus large et plus uni. Marchant côte à côte, et
toujours en alerte, nous vimes bientôt sur nos têtes
les cases de Bitoka, bâties sur pilotis, élevées de
trois à quatre pieds au-dessus du sol, bien construi-
tes, séparées les unes des autres, et au nombre d’une
quarantaine. Mais des femmes, point: nous n’en aper-
cûmes aucune, et c’est le seul lieu de la terre où il
ne nous a pas êté pernus d'étudier leurs mœurs.
Plusieurs insulaires nous avaient suivis et précédés
au village; là surtout leurs demandes devinrent im-
portunes et pressantes; là surtout les menaces reten-
Urent avec éclat, en dépit de mes jongleries qui les
étonni.ent toujours, mais ne les calmaient plus ; et
tandis que nous disposions en leur faveur de nos
petits trésors, ils nous donnaient parfois en échange
des ares et des flèches.
Gaimard, qui avait pour habitude de se faufiler
dans les plus petits recoins, vint nous dire qu'il avait
vu, suspendues aux murs d'une case voisine, sans
doute le Rouma-Pamali de Biloka, une quinzaine de
mächoires sanglantes. En effet, je m'y rendis à l'in-
stant même, comme pour regagner le rivage, et je
ne pus faire qu'une courte halte devant ces hideux
trophées, sur lesquels nous wosions interroger per-
sonne.
Au milieu de l'agitation que causait une pareille
découverte, une fusée, partie du bord afin de nous
rappeler, éclata dans l'air. À ce signal, qu'ils regar-
dèrent comme un prélude de guerre, les Ombayens
se divisèrent en plusieurs groupes, s’interrogèrent et
se répondirent à l’aide de sifflets aigus et perçants,
s'échelonnérent sur la route que nous avions à par-
courir, s’armérent de leurs ares, garnirent leurs
larges poitrines d’un grand nombre de flèches acé-
rées, que la plupart d’entre eux trempaient dans un
tube de bambou rempli d'une eau jaunâtre et gluante,
et semblérent attendre un dernier signal de leur rajah
pour nous massacrer. lei commença le drame.
— Nous voilà donc flambés! dit Petit, qui voulait
déjà dégainer; faut-il couper des flûtes ou des
têtes?
— Il faut te taire et nous suivre, lui dis-je.
— C’est égal, je m'abonnerais volontiers à deux
flèck2s dans les. hanches.
— Et moi aussi.
— Et moi aussi.
Mais il n’était pas probable que nous en fussions
quittes à si bon compte; et nous pensions involon-
lairement aux mâchoires suspendues dans le Rouma-
Pamali.
Cependant nous faisions toujours bonné conte-
znce, et je poussais même l'attention jusqu'à montrer
aux insulaires qui m'entouraient les secrets d’une
partie de mes tours, afin de les distraire de leur
lérocité. Je leur avais déjà donné, ainsi que mes
camarades l'avaient fait, une veste, une chemise de
metelot, une cravate, un mouchoir, un gilet; et, à
D'UN ? AVEUGLE.
très-peu de chose près, j'étais vêtu comme eux. La
rapine étant le premier besoin de ces peuples farou-
ches, nous pensions que, dès qu'ils n'auraient plus
rien à nous demander, ils Se montreraient moins
cruels. Mais ce n'était pas assez pour eux : il leur
fallut des promesses, et, en effet, je leur fis entendre
que le lendemain, au lever du solal, nous revien-
drions leur apporter de nouveaux et de plus précieux
présents. Ils nous attendent toujours.
Toutefois, comme nous craignions encore qu'ils ne
nous demandassent des olages en garantie de. notre
parole, je dis à Bérard qu'il serait peut-être sage de
les épouvanter à l’aide de nos armes à feu.
— Essayons toujours, me répondit-il; ce moyen
peut se tenter. Peut-être ignorent-ils la puissance de
la poudre et des fusils.
Un perroquet poussait son cri perçant dans les
larges feuilles d’un rima.
— Bourou (oiseau), dis-je au plus irrité des Malais
en le lui montrant du doigt, bourou-mati (tué).
Bérard, dont le coup d'œil était presque infaillible,
visa; le coup partit, l'oiseau tomba. Nous regar-
dâmes, triomphants, les insulaires attentils; pas un
n'avait bougé, pas un ne semblait étonné le moins
du monde; mais celui à qui j'avais d'abord adressé
la parole, me prenant rudement par le bras, me
montra une perruche qui venait de se poser dans les
branches flexibles d'un cocotier.
= Bourou, me dit-il à son tour, bourou-mati.
11 posa la flèche sur la corde de son arc, poussa
un cri, fit entendre un brrrr éclatant qui effraya
l'oiseau; celui-ci prit la volée, la fèche siffla, ét la
perruche tomba de branche en branche sur le sol.
Aussitôt, sans nous donner le temps de la réflexion,
en nous faisant bien comprendre que, pendant que
nous chargions nos fusils, il pouvait, lui, atteindre
trente victimes, le mème insulaire nous montra un
petit arbre dont le tronc n'était pas plus gros que le
bras et à plus de cinquante pas de distance, sans
presque viser :
— Miri, miri (regardez), nous dit-il, et la flèche
partit, pénétra profondément dans l'arbre, et nous
ue pûmes l'en arracher sans y laisser l'os dentelé
dont elle était armée.
— C’en est fait, dit tout bas Anderson, nous som-
mes perdus!
— Pas encore, répliquai-je; je vais leur donner
mes boites à double fond; escamotons leur fureur
comme nous avons escamoté les muscades. Vous,
mes amis, donnez tous vos vêtements. Ainsi fut fait.
Mais nous approchions du rivage, et quoique la
nuit commencät à tomber du haut des arbres, Je
m'arrètai encore pour dessiier un trophée d'armes
admirables suspendu aux branches d’un petit pan-
danus. Plus complaisant que je ne l'aurais imaginé,
un Ombayen s’en revêlit et se posa audacieusement
devant moi en modèle d'atelier.
Ici nouveau frottement de nez en remerciment de
sa courtoisie; mais lui, enchanté de se voir reproduire
sur le papier, voulut me donner un spectacle plus
curieux et plus dramatique. Il s’adressa à un des
siens, qui s'arma de son redoutable crie, et les voilà
tous deux se menaçant du regard et de la voix, se
courbant, se redressant, bondissant comme des pan-
thères affamées, se cachant derrière un tronc d'avbre,
se montrant plus terribles, plus acharnès: puis fai-
sant tournoyer leurs glaives, se couvrant de leur bou-
cliers de buflle, ils s’attaquèrent de près avec des
hurlements frénétiques, vomissant une éeume blan-
che au milieu des plus énergiques imprécations, el
Le
VOYAGE
ne s'arrétèrent que lorsque l'un des deux athlètes eut
mordu la poussière. Celte seène terrible dura plus
d'un quart d'heure, pendant lequel nous respirions
à peine.
Oh ! jamais plus chaud et plus effrayant épisode
n'arrêta voyageur dans ses imprudentes excursions !
Ce n’était pas un jeu, un spectacle frivole offert à
notre curiosité : c'était un drame complet, avec ses
craintes, ses douleurs, ses angoisses et son délire;
c'était un combat à outrance, comme en veulent deux
adversaires à qui il importe fort peu de vivre pourvu
qu'ils tuent. Une sueur ardente ruisselait sur les flancs
des deux jouteurs, leurs lèvres tremblaient, leurs
parines étaient ouvertes, et leurs prunelles fauves
langaient des éclairs. Dans la chaleur de l'action,
l'un des deux avait recu à la cuisse une assez forte
entaille d’où le sang s’échappait en abondance, et
l'intrépide Ombayen n'avait pas seulement l'air de
s'en apercevoir. De pareils hommes ne doivent pas
connaitre la douleur.
J'ai dit à peu près la scène; mais ces cris farouches
au milieu de la lutte, cette joie de tigre au moment
du triomphe, que chacun des deux combattants ex-
primait tour à tour; ces yeux fauves, ces mouvements
rapides du glaive acéré qui feint de trancher une
tête, et cette avidité du vainqueur à boire le sang dans
le crâne à mâcher les membres du mort, exprimés
par une pantomime infernale, quelle plume pourra
jamais les rendre? quel pinceau pourra jamais en
rappeler le hideux caractère? C'est là, je vous jure,
un de ces lugubres épisodes sur lesquels passent les
années sans en affaiblir le moindre détail ;-et jusqu'à
présent nous seuls avons pu donner des documents
exacts et précis sur ce peuple ombayen, contre lequel
la civilisation devrait armer quelques vaisseaux, afin
d'en effacer tout vestige. On ne voit jamais bien lors-
qu'on ne voit qu'avec les yeux, et tant de choses
échappent à celui qui est sans émotion en présence
des tableaux sombres ou riants qui se déroulent de-
vant lui? Pour bien voir, 1l faut sentir.
Petit, placé à mon côté, ne riait plus, ne mächait
plus son tabac; mais il lançaït toujours ses quolibets,
et, stupéfait, il me dit à voix basse :
— Quels gabiers que ces gaillards ! Vial, Lévèque
et Barthe plieraient bagage devant eux. Où diable
ont-ils donc appris à se taper et à faire le moulinet ?
Ce doivent être les bâtonnistes de l'endroit. Je parie
que d'un seul coup de leur briquet ils couperaïent
un homme en quatre. Vous avez èté bien inspiré de
leur faire des tours d'escamotage; sans ca, nous étions
frits comme des goujons.
Quant aux insulaires, ils se sentaient fiers de notre
surprise, où plutôt de nos terreurs, ef, en ce moment,
je crois qu'ils auraient eu vraiment trop beau jeu à
nous chercher noise, ce qu’ils se proposèrent pour le
lendemain.
Le sol sur lequel s'exéeuta ce terrible combat était
bordé de fosses assez profondes et de plusieurs mon-
ticules recouverts de galets symétriquement posés et
protégés encore par une double couche de feuilles de
palmier. C'était le cimetière de Bitoka, et j'avais
remarqué que les naturels s'étaient souvent détournés
pour ne pas fouler aux pieds cette demeure des morts;
nous avions suivi leur exemple, et ils s'étaient mon-
trés sensibles à cet hommage de pieuse vénération.
Que de contrastes dans le cœur humain !
Jamais hommes ne furent mieux taillés pour les
guerres, mème parmi les nations féroces qui ne vivent
que de rapine et de meurtre : car ils ont l’agilité de
la panthère, la souplesse du reptile l'astuce de lhyène
AUTOUR
DU MONDE. 115
et un courage à l'épreuve des tortures. Les Ombavens
sont de la race des Malais, mais on dirait une race
pure et privilégiée, une nature primitive, une émigra-
tion d'hommes puissants et forts qui doivent peut-
être aussi cette supériorité si tranchée au caractère
du sol abrupt où ils sont venus s'établir en maitres.
Ils ont le front développé, les veux vifs, pénétrants;
le nez un peu aplati, quoique plusieurs l'aient aquilin:
le teint ocre rouge, les lèvres grosses, la bouche
grande, accentuée, et chez aueun je n'ai trouvé la
détestable habitude du bétel et de la chaux, si fort
en usage chez leurs voisins. Leur abdomen a le volume
voulu, sans être prononcé comme Celui de presque
tous les insulaires de ces contrées, el la vigueur de
leurs bras se dessine par des muscles en saillie admi-
rablement articulés.
Tous les naturels d'Ombay, mème les enfants de
cinq à six ans, étaient armés d’ares et de flèches; la
plus grande partie portaient le terrible crie, dont la
poignée et le fourreau étaient parés de touffes de
cheveux. Les ares sont en bambou; la corde est un
intestin de quadrupède. Nous avions peine à tendre à
moitié ces arcs dont les bambins de huit ans se ser-
vaient avec une extrême facilité; et ce n’est pas chez
les plus jeunes individus du village que nous trou-
vämes moins d'hostilité : c'était à qui d’entre eux se
montrerait plus imprudent dans ses demandes et plus
irrité de nos refus. Il n'y à pas encore à espérer que
la race des Ombayens s’améhore.
Les flèches sont en roseau de la grosseur de l'in-
dex, sans pennes, armées d’os ou de fer dentelé; l’œil
ne peut pas les suivre jusqu'au bout de leur course,
et un cuir de deux pouces d'épaisseur ne serait pas
une assez solide cuirasse contre leur atteinte. Le bou-
clier sous lequel le guerrier ombayen se met à l'abri
des coups de ses adversaires est taillé comme les
plus graeieux boucliers grecs et romains, et se passe
au bras gauche de la même manière; il était orné de
débris de chevelures, de coquillages éclatants appelés
porcelaine, de feuilles sèches de palmistes, et de pe-
tits grelots dont le tintement anime peut-être les com-
battants. La cuirasse est un plastron également en
peau de buffle, qui part des clavicules et descend
jusqu'au bas-ventre ; une large courroie la retient sur
les épaules et supporte aussi une cuirasse à peu près
pareille, qui garantit le dos et le derrière de la tête,
Je ne peux mieux comparer cette armure qu'aux cha-
subles de nos prètres, mais un peu moins longue. Les
coquillages et les ornements sont placés avec goût et
forment des dessins bizarres, pleins d'élégance et d'o-
riginalité. C'est chose admirable, en vérité, qu'un Om-
bayen revètu de sa cuirasse, armé de son arc, la poi-
trine parée de ses flèches meurtrières, placées en
éventail, et se préparant au combat. Leurs cheveux
tombent flottants sur les épaules; quelques-uns en
ont une si prodigieuse quantité, que leur tête en de-
vient moustrueuse; mais la plupart les relèvent à
l'aide d'un bâton de six lignes de diamètre, les tres-
sent avec une lanière de peau, et placent au sommet
quelques plumes de coq ondoyantes comme d’élégants
panaches. Ils ont un goût très-prononcé pour les or-
nements; leurs oreilles supportent des pendants en
os, en pierre ou en coquillages; leurs bras et leurs
jambes sont surchargés de cercles dont plusieurs en
or, et des bracelets d'os et de feuilles de vacois
Nos observations une fois achevées et notre provi-
sion d’eau à bord, nous nous dirigeämes avec plus de
précipitation qu'auparavant vers le rivage ;-mais c’é-
tait là surtout que les difficultés du départ s’offrirent à
nous d’une facon menacante. Les insulaires cher-
116 SOUVENIRS
chaient encore à nous retenir en nous assurant de
leur protection pendant la nuit; mais, plus habiles
qu'eux, nous leur fimes entendre que nous revien-
drions le lendemain avec un grande quantité de cu-
riosités, et que, pour les remercier de la généreuse
hospitalité qu'ils nous avaient accordée, nous leur rap-
porterions des haches, des scies et plusieurs beaux
vêtemeris. Sur la foi de ces trompeuses promesses,
mais non sans s'être longtemps concertés entre eux,
ils nous permirent de reprendre la mer. Dans leurs
perfides regards nous vimes de nouvelles menaces,
dans leurs adieux le sentiment de la haute faveur
dont ils nous honoraient, et bien certainement nul de
nous n'aurait rejoint le navire si nous ne leur avions
donné, pour le lendemain, l'espoir d'un plus riche bu-
ün et d’un carnage plus facile. ,
La nuit était sombre, mais calme; nous courûmes
au large, guidés par les amorces que li corvette brû-
lait de temps à autre, et nous y arrivämes à une heure
du matin, heureux d'avoir échappé à un danger si
imminent. d’avoir visité le peuple le plus curieux de
XX
D'UN
AVEUGLE.
la Lerre; et cependant nous ne savions pas encore la
grandeur du danger auquel nous venions si miracu-
leusement d'échapper. :
Nous apprimesle lendemain par un baleinier, retenu
comme nous dans le détroit, que quinze hommes qui
montaient une chaloupe anglaise, descendus à Ombay
pour faire du bois, avaient été horriblement massa-
crés et dévorés quelques jours avant notre descente
à Bitoka ; qu'à une petite lieue de cette peuplade, les
débris de cet épouvantable repas gisaient sur le ri-
vage; que nul Européen débarqué à Ombay n'avait
encore échappé à la férocité de ses habitants; qu'ils
se font la guerre de village en village, boivent le sang
dans le crâne des ennemis vaineus, et que c'était par
une faveur spéciale du ciel qu'un retour nous avait
été permis. Qu'on dise après cela que la science des
Comus, des Comte, des Balp, des Bosco, est une
science stérile ! Sans mes tours de gobelets, je ne vous
aurais pas parlé aujourd'hui d'Ombay et de ses an-
thropophages habitants.
TIMOR
Diély. — Courte explication. — M, Pinto. — Détails, — Mæœnrs. — Boa.
Quand vous ne voudrez pas trouver d'incrédules
en ce monde, ne racontez pas, ou plutôt ne dites aux
hommes que ce qu'ils savent, ne leur apprenez rien ;
ne leur parlez jamais que des objets qui les entourent,
qui frappent leurs sens, et avec lesquels ils vivent,
pour ainsi dire, en famille. Hors de là vous trouverez
le doute, le doute railleur, offensant, qui vous force-
Une famille chinoise à Diély. (Page 118.)
rait à mentir, si vous n’aviez le courage de trouver »
dans cette persécution même un motif de plus de ré-
solution et de persévérance,
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
Eh, messieurs! eroyez-vous donc que l’on fait le
tour du monde pour ne voir que des maisons alignées,
des querelles de ménage, des cafés, des tables d'hôte,
des marchands de briquets phosphoriques et des gar-
des nationaux en grande ou petite tenue ? Non, celui
qui voyage et veut étudier ne s'arrête guère en
face des tableaux qui lui rappellent le pays qu'il a
quitté. Ce qu'il veut, lui, ce qu'il demande aux flots,
à la terre, au ciel, ce sont des contrastes, de l’im-
prévu, du dramatique; et maintenant, pour peu que
l'âme du voyageur soit ardente, que son imagination
bouillonne, pourvu qu'il ait du cœur au cœur, qu'il
envisage les périls et la mort d'un œil tranquille,
soyez sûrs qu'il verra ce que d’autres n’ont pas su
voir, qu'il décrira ce que d’autres n’ont pas su dé-
crire. Après cela, tant pis pour vous si vous êles sans
croyance; il aura fait son devoir, lui : lisez les Mille
et une Nuits, et laissez de côté les pages, vraies jus-
417
qu'à la naïveté, qu'il aura écrites, pour lui d'abord,
égoïste qu'il est, et puis encore pour les hommes qui
veulent connaitre et s’instruire.
Oh! si je vous disais que j'ai trouvé dans l’intérieur
de l'Afrique, au milieu des archipels de tous les
océans, au centre de la Nouvelle-Hollande, des préfets
loyaux, comme vous en connaissez, des ministres in-
tègres, comme vous n'en connaissez pas, des maires
ui ne savent pas lire, des spéculateurs sans probité,
es fils de famille qui commencent par être dupes et
finissent par en fare, des femmes qui se vendent, des
hommes qui se louent ; si je vous avais présenté les
ridicules et les vices de nos capitales e1 honneur aux
antipodes, vous auriez trouvé cela tout naturel, tout
logique ; là pourtant eût été le phénomène, l’incroya-
ble, l'absurde et le mensonge. Je connais des gens
(vous peut-être qui me lisez) qui vont jusqu’à s'éton-
ner que le soleil des tropiques soit brülant, qui ne
.. Une jeune fille m'apparut, päle, les yeux épars. (Page 119.)
veulent pas que les baleines parcourent les mers, et
qui s’indignent que d'énormes montagnes de glace
emprisonnent les pôles. Misère humaine !
Non, non, les hommes et les choses, les mœurs et
les elimats ne sont pas identiques; j'ai vu ce que je
dis avoir vu; je cite des noms propres; mes compa-
gnons de voyage sont à Paris, je les nomme, je rends
toute justice à leur courage; je fais ma part quelque-
fois bien petite dans ces périlleuses excursions : je ne
mens pas, j'écris de l’histoire.
Partez, messieurs, allez visiter Timor, Rawack, la
Nouvelle-Zélande, la terre d'Endracht, Fitgi, Camp-
bell, le cap Horn.
Et vous saurez ce qu'est le monde, et vous le direz
à vos amis; mais n'allez point à Ombay, nul de vous
n'en reviendrait.
Et maintenant que j'ai franchement répondu à vos
doutes, je poursuis.
Il est impossible d’être plus courtois que les vents,
qui se levèrent frais et soutenus, immédiatement
après notre retour à bord, et nous empêchèrent de
tenir notre parole aux bons et généreux naturels de
Bitoka ; ils ne voulurent pas que nous eussions à nous
reprocher notre impolitesse à leur égard ; mais de leur
côté, les Ombayens, qui sans doute du rivage nous
voyaient fuir le détroit maudit, durent se reprocher
amèrement leur tendresse méconnue ou leur bienveil-
lance trompée. Gare maintenant aux navigateurs qui
après nous mettront le pied sur ce sol que la mitraille
européenne devrait labourer!
C'est que nous apprimes encore à Diély, par le gou-
verneur lui-même de cette colonie, que toutes les
tentatives essayées contre Ombay avaient échoué de-
vant les difficultés redoutables d’un mouillage impos-
sible et d’un débarcadère difficile ; que les cannibales,
liguës en masse contre l'ennemi commun, se reti-
raient dans l’intérieur des terres, sur le sommet des
plus rudes montagnes ; que, descendant la nuit avec
précaution comme des hyènes affamées, ils guettaient
les soldats des avant-postes ; que leurs flèches empoi-
sonnées faisaient de nombreuses victimes, et que, dès
qu'ils s'étaient emparés d’un homme, on en trouvait
le lendemain sur la plage les restes sanglants et déchi-
rés. — Au surplus, ajouta le sénor Pinto, dès qu'on a
quitté leur pays d’enfer, ces farouches Malais, chassés
de Timor pour leurs cruautés, rebâtissent en peu de
Jours leurs demeures saccagées, se séparent avec des
cris frénétiques, deviennent ennemis implacables et
se font de village à village une guerre à outrance.
Ne dites à personne ici que vous êtes descendus à
Ombay; personne ne voudra vous croire, quand on
saura que vous n'aviez pour auxiliaires que des fusils,
118 SOUVENIRS
des pistolets, des sabres et des gobelets d’escamoteur.
De tous vos tours de passe-passe, poursuivit le gouver-
neur, qui m'adressait la parole, le plus surprenant,
monsieur, est de leur avoir escamoté votre cràne et
celui de vos amis; ne le tentez pas une seconde fois,
vous perdriez la partie.
Si les guerres intérieures que le gouverneur de
Koupang faisait à l'empereur Louis avaient enlevé
toules les munitions du fort Concordia, il était aisé de
voir que Diély vivait en paix avec ses voisins, car la
rade retentissait incessamment du bruit du canon que
M. José Pinto-Alcoforado-de-Azvedo-e-Souxa faisait
gronder dès qu'une de nos embarcations s'approchait
de terre. Rien au monde n'est assourdissant comme
l'enthousiasme; il voulait que notre arrivée fût une
époque mémorable dans les annales de la colonie. Il
rajeunit son palais, il appela auprès de lui tous ses
officiers, et voulut que les rajahs, ses tributaires,
vinssent agrandir le cercle de ses courtisans. C'était
une joie expansive, une amitié brûlante quoique née
4e la veille; l'Europe était là, présente au pays qu’il
protége de ses armes et de sa sagesse, et il prétendait
lèter en notre personne cette Europe entière, dont
un des plus glorieux pavillons flottait dans la rade.
C'est à nous féliciter des vents contraires et des
calmes ; nous venions pour faire de l'eau, et voilà que
les regrets vont escorter notre départ. M. Pinto sait
comment on traite les gens de bonne maison.
Diély est plutôt une colonie chinoïse que portugaise;
des émigrations nombreuses de Macao et de Canton
ont lieu toutes les années; mais malheureusement le
sol de Timor est dévorant, et de cruelles maladies ap-
pellent incessamment de nouvelles recrues. Depuis
que le sénor Pinto était gouverneur, son état-major
européen avait élé deux ou trois fois renouvelé; lui
seul et un de ses officiers avaient résisté aux atteintes
d'une dyssenterie dont les premiers symptômes pré-
cèdent la mort de très-peu de jours. C'était l'exil qui
avait conduit José Pinto à Diély ; &’était une disgräce
imméritée qui l'avait fait chef omnipotent d’un pays
si éloigné du sien : eh bien! loin d'en garder une basse
rancune à ses juges abusés, en abandonnant au hasard
les rênes de sa nouvelle patrie, 1l y exerçait au con-
traire un pouvoir doux et humain. IL veillait avec ac-
tivité à la culture des terres ; il traitait ses rajahs avec
‘une bonté toute paternelle, se faisant rendre compte
de leurs différends, se jetant au milieu de leurs que-
relles pour les apaiser, et il était rare que son rôle
de conciliateur n’obtint pas les résultats qu'il en at-
tendait. Les guerres des rajahs ontsouvent pour motif
des causes futiles qui diviseraient à peine de simples
colons. Un buffle volé fera verser des flots de sang, et
la moitié d’une peuplade guerrière disparaitra pour
venger le rapt d'un cheval. On nous assure que les Ma-
lais de cette partie de Timor sont encore plus cruels et
plus redoutables que ceux qui obéissent aux Hollan-
dais. Leurs batailles ne cessent que par l’anéantisse-
ment de l’un des deux partis ,'et l'usage de ces peuples
indomptés veut qu'ils affrontent la mort en poussant
des cris au ciel, en dansant et en faisant, au milieu de
la mêlée, mille grimaces et contorsions ridicules.
Dès que le gouverneur est instruit des guerres des
rajahs, il envoie un de ses officiers aux chefs des par-
tis, et au même instant cessent toutes les hostilités.
Des députés sont expédiés des deux armées ; les rai-
sons sont pesées dans la même balance, et l’agres-
seur condamné, sans appel, à une amende plus ou
moins ‘forte, consistant en bestiaux ou en esclaves,
dont la dixième partie appartient au gouverneur. Si
le rajah condamné refuse de se soumettre à l'arrêt
D'UN
AVEUGLE.
prononcé contre lui, la force sait l'y contraindre, et
au premier signal du sénor Pinto, tous les autres
chefs prennent les armes et marchent contre le re-
belle.
Nous n'avions pas vu d’ares aux guerriers de Kou-
pang, parce qu'il n’était resté à la ville que les moins
intrépides et les plus maladroïts des Malais. Mais à
Diély, nous trouvämes ces arcs redoutables dans les
mains de presque tous les naturels. Ils sont absolu-
ment pareils à ceux d'Ombay, quoique faconnés avec
moins de goût et d'élégance. Au surplus, les archers
de Diély sont d'une adresse peu commune, et dans les
Jeux que M. Pinto fit exécuter pour satisfaire notre
curiosité, un des jouteurs, à plus de soixante pas,
perca à deux reprises différentes une orange suspen-
due à un arbre. La sagaie durcie au feu devient dans
la mêlée une arme meurtrière sur des membres pri-
vés de vêtements : c'est un bien curieux spectacle que
de voir l’agresseur passer le trait de la main gauche
à la main droite, en faisant en avant deux ou trois pas, -
comme pour prendre de l'élan et se donner de la
grâce, puis le lancer avec la rapidité d’une pierre
qui s'échappe de la fronde. Mais ce qui est merveil-
leux, €e qui tient du prodige, c’est la dextérité de
l'adversaire à éviter le dard par un mouvement ra-
pide à droite ou à gauche, et à le saisir de la main au
passage, alors qu'il rase sa poitrine. Ombay se reflète
sur Diély, et quoi qu'en dise le sénor Pinto, je ne
crois guère à la bonne harmonie qu'il m'assurait ré-
gner entre les peuplades guerrières qu'il avait mis-
sion de gouverner. Ce n’est pas aux jours de paix
que lon apprend si bien à se servir de ces terribles
armes.
Ce qu'il y a de vrai pourtant, c’est que la physio-
nomie des Timoriens de cette partie de l’île, quoique
aussi belle, aussi martiale que celles des hommes de
Koupang, a quelque chose de moins sauvage, de moins
farouche ; et que, loin de nous fuir, les soldats com-
posant la garnison de Diély se plaisaient avec nous,
nous recherchaïent et semblaient beaucoup s'amuser
de notre langage, de nos manières toutes frivoles et
de notre costume si lourd et si hostile à la liberté
des mouvements.
J'ai demandé à M. Pinto s'il eroyait à l’anthropo-
phagie des naturels de l'intérieur.
— Croyez-y vous-même aussi, me répondit-il; à
Timor tous les guerriers sont plus ou moins anthro-
pophages, mais seulement dans la chaleur du combat
ou dans la soif de la vengeance.
— Avez-vous essayé d’arracher des mœurs cet
épouvantable usage?
— J'ai promis cinq roupies pour chaque prisonnier
vivant, et pas un guerrier n'a tenu à gagner la ré-
compense.
— Mais les menaces?
— Ils ont leurs forêts impénétrables.
— Les chätiments?
— Allez les chercher dans leurs montagnes inac-
cessibles. |
— Pourquoi ne pas tenter de terribles exemples?
— Ici l'exemple ne corrige personne; il faudrait
châtier l'enfance, la faire vivre sous un autre ciel, lui
donner un nouveau sol à fouler, infiltrer peut-être
dans ses veines un sang plus pur, el ce ne sont ni
quelques années de civilisation ni les faibles ressour-
ces accordées par la métropole qui peuvent modifier
les usages d’un peuple aussi éminemment turbulent
et farouche. Voyez, je leur offre gratis des terrains
à cultiver; je leur propose des ouvriers pour les aider
à se construire des demeures saines et commodes : ch
VOYAGE AUTOUR DU
bien! nul d’entre eux n'accepte, nul ne veut de ma
protection à ce prix : les déserts vont mieux à leur
allure d'indépendance et de domination. Ils cher-
chent des rochers secs et tristes, des bois silencieux,
un ciel d’airain, les menaces des volcans, le siffle-
ment des vents et le roulement du tonnerre. Un vrai
Malais, dans nos cités européennes, mourrait étouffé,
car il va là surtout où on lui a défendu d’aller.
— Punissez-vous de mort un criminel?
— Oui, quelquefois, quoique je sache qu'on ne
lose pas à Koupang. ;
— Ces exécutions sont-elles publiques ?
— Souvent, et je me hâte d'ajouter que je ne man-
que pas malheureusement de bourreaux, car tous les
témoins de cette scène lugubre se disputent l'horrible
plaisir de trancher une tèle. |
— Ne craignez-vous pas pour vous un assassinat
après ces sanglantes tragédies ?
— Non, l'on maime, l’on aadore ici; j'y suis
l’objet d'un culte particulier, et, en vérité, je ne sais
pourquoi, puisque les naturels ne veulent que la
moitié des bienfaits que je leur offre. Certes, je fais
tout le bien que je peux; mais, Comme on n'a à Diély
que des notions imparfaites sur le bien et le mal tels
qu'on les comprend en Europe, vous concevez que
leur haine naït parfois d’un bienfait et leur amitié
d'une proscription. Allez, c'est une rude tâche que de
commander à ces hommes de fer qui m’entourent. Je
suis venu à Diély frappè par un jugement inique; ma
seule vengeance sera la paix d’une colonie que tous
mes prédécesseurs ont vainement cherché à obtenir.
Quant à mon successeur, quelque belle que je lui aie
fait la route, l'avenir nous dira ce que deviendra
Diély après mon départ ou à ma mort.
La ville est située sur une petite plaine riante, au
pied de hautes montagnes boisées, séjour continueldes
orages. Sa rade n'est point aussi vaste ni aussi sûre
que celle de Koupang, mais l'ile Cambi d’un côté et
le cap Lif de l’autre la garantissent assez bien des
vents les plus constants. Une jetée naturelle et pres-
que à fleur d’eau s’avance à plus d’un quart de lieue
au large, et il me semble qu'à très-peu de frais on
pourrait y construire un môle auquel les navires au-
raient la facilité de s'amarrer. Du reste, la mer n'y
est jamais bien haute, le fond en est bon, et le mouil-
lage sûr et agréable.
Exceptèle palais du gouverneur et une église dédiée
à saint Antoine, on chercherait en vain un édifice à
Diély. Toutes les maisons, basses et bâties en arêtes
de latanier, à cause des fréquents tremblements de
terre, sont entourées d’enclos, de sorte qu'on ne peut
les apercevoir que lorsqu'on est vis-à-vis de la porte
d'entrée. Sous ce rapport, Diély est encore inférieur à
Koupang, où du moins le quartier chinois offre l’as-
pect d’un pays à demi civilisé.
La ville est défendue par deux petits forts assez ré-
guliers et une palissade à hauteur d'homme où sont
placées, de distance en distance et à côté des corps
de garde, de jolies chapelles fort bien ornées. Mais la
plus grande force de la colonie est dans l'amour des
sujets pour le gouverneur.
Il existe presque au sortir de la ville divers sentiers
qu'on ne peut parcourir sans s’exposer de la part des
naturels au danger d’être massacré, et rien cependant
n'annonce que ces sentiers soient pamali (sacrés).
. Un jour que, dans une de mes promenades du ma-
Un, j'allais franchir un de ces chemins révérés où
l'ombre descend fraiche du haut des larges rimas, je
vis mon guide effrayé accourir et me supplier avec
des larmes de ne pas aller plus loin, si je ne voulais
MONDE, 119
à l'instant mème avoir la tête tranchée. Je m'amusai
un peu de ses fraveurs et de ses menaces, et comme
je me disposais à continuer ma route en lui ordon-
nant de me suivre, le Malais se jeta à mes genoux et
implora ma pitié. Je me laissai attendrir, je pris un
autre chemin, et le pauvre homme me {émoigna sa
reconnaissance par des gestes, des grimaces et de:
contorsions qui me divertirent beaucoup. Lei la joie
ressemble à la douleur comme si elles étaient enfants
de la même mère.
À mon retour à la ville, je pris des informations
sur le petit incident des chemins pamali; le gouver-
neur m'assura qu'il les respectait lui-même, et que
si J'avais voulu suivre celui où l’on m'avai! prié de ne
point entrer, le naturel qui me conduisait eût été à
coup sûr victime de ma persévérance el massacré
sans pitié par ceux qui l'auraient vu. Du reste, je ne
ne courais, d’après lui, aucun danger, et le Timorien
n'avait cherché à n'effrayer que pour sauver sa tête.
Le motif était assez puissant, je pense, et je me féli-
licite fort d’avoir cédé aux ferventes prières qui m’a-
vaient été adressées.
Dans une de mes fréquentes excursions aux envi-
rons de Diély, je poussai mes recherches tellement
loin, que je me vis forcé d'aller demander l'hospitalité
et de frapper à la porte d'une habitation située sur un
monticule à la lisière d’un bois qui s’éteñdait au loin
sur des mornes sauvages et dans une vaste plaine au
bord de la mer : c’était celle d’un Chinois déserteur
de Koupang, où plutôt chassé pour ses méfaits, comme
je l’appris plus tard de M. Pinto. Il ne parlait que sa
langue naturelle; moi, je n’en savais pas une syllabe :
vous comprenez si ma position était erbarrassante.
Au premier regard que Je lançai sur lui, je reconnus
qu'il avait peur et qu'il me soupçonnait d’être un
émissaire secret expédié par M. Hazaart pour le saisir
et le ramener à Koupang ; mais je le rassurai et j'es-
sayai de lui faire comprendre qu'il me fallait un gite
pour la nuit. Il parut fort embarrassé et très-contra-
rié de la nécessité où je le mettais; il me donna à
entendre qu'il était seul et qu'il n'avait point de cou-
che à n'offrir, puisque qu'il n’en possédait qu'une
seule.
A peine eut-il achevé ses grimaces peu persuasives
que, dans la pièce voisine de celle où nous nous trou-
vions, retentit une toux assez violente. Aussitôt, d'un
geste courroucé et d’un mouvement de tête qui ex
primait à merveille le mépris, je témoignai au Chinois
combien j'étais blessé de son.mensonge; et oubliant
qu'il ne pouvait me comprendre, j'articulai très-clai-
rement :
— Il me faut une natte et de la lumière !
À ces paroles brèves et hautes, un frôlement se fit
entendre à mes côtès, comme des roseaux qui cou-
rent sur des roseaux ; une partie du mur en bambou
s'ouvrit, une croisée se dessina, et, encadrée dans
cette bordure élégante et bizarre, n'apparut, les che-
veux épars, une jeune fille pàle, couverte à demi
d'une tunique blanche et la main droite en ayant,
comme pour se garantir d'un danger imprévu. Ses
petits yeux vifs me regardaient avec une attention
mêlée d'effroi; sa bouche entr’ouverte me montrait
les plus jolies dents du monde et essayait de sourire
comme pour calmer ma colère.
J'étais en extase, car je croyais voir là une de ces
suaves apparitions fantastiques que vous caressez
dans vos rêves quand vous vous êtes endormiheureux
du bonheur de la veille et plein d'espérance pour le
lendemain. Sur un mouvement rapide du Ghinoïs, la
cloison allait se refermer; mais je m'élançai et j'ar-
190 VOYAGE
rêtai fortement le volet, cer je tenais à savoir aussi
comment était faite et meublée la chambre à coucher
d’une jeune Chinoise; et si les devoirs de l'hospita-
lité, auxquels je manquais déjà légèrement, m'impo-
saient l'obligation de ne pas y pénétrer, la précieuse
ouverture par où plongeaient ines regards me per-
mettait au moins de fouiller dans ce réduit mystérieux
qu'on m interdisail. À ma place, n’en auriez-vous pas
fait autant?
Le lit sur lequel reposait la jeune fille était bas, sans
matelas, recouvert d'une fine natte de Manille qui
tombait drapée des deux côtés; à chaque angle de la
couche se dressait un dragon de quatre ou cinq pouces
de haut, peint en noir et ayant des yeux d'émaul, ou-
vrant de larges ailes bariolées de vert, de jaune et
de rouge; un cerceau en tige de bambou coupée en
deux partait de la tête et aboutissait au sol, formant
une courbe à deux pieds et demi ou trois de la natte
supérieure ; sur cette courbe une autre natte plus fine
encore, servant sans doute de moustiquaire, était
roulée et relevée en ce moment. A côté du lit se voyait
un petit meuble de porcelaine blanche et bleue, à
deux anses, posé sur une sorte de guéridon fort élé-
gant et orné de dessins grotesques et érotiques; à
terre de petits souliers, plus loin une sorte de tabouret
admirablement faconné, des peisnes de forme origi-
nale, des boules, un long bâton d'ivoire, terminé par
une main à demi fermée, en ivoire aussi, servant à
gratter les diverses parties du corps où les doigts ne
peuvent que difficilement atteindre, et une lrentaine
au moins de baguettes de bois de sandal, dont quel-
ques-unes étaient à demi consumées ; deux tables, un
buffet, six chaises, un paravent et six tableaux repré-
sentant des sujets d’une moralité fort équivoque, le
tout d’une forme gracieuse et travaillé avec beaucoup
de goût, d'art et de patience, comiposaient le reste de
l'ameublement.
Mon inspection achevée, je ne parus pas satisfait,
et je témoignai le désir et la volonté de pénétrer dans
cette pièce; mais le (hinois, qui était resté immobile
de peur, accroupi sur le plancher, me fit entendre
que la jeune fille était malade et que l’émotion qu'elle
éprouverait ne pourrait que nuire à sa santé. En dé-
pit de cette prière, que je compris à merveille, j'al-
lais passer outre et braver la consigne, quand mon
drôle, qui tenait à me convaincre, me présenta un
petit are tendu à l'aide d’une corde de guitare et
m'invita à m'assurer de la vérité de son assertion.
Pour le coup ma pénétration se trouva en défaut, et
je le lui fis comprendre ; mais le coquin, adressant
deux ou trois paroles à la jeune fille appuyée sur ses
deux mains, celle-ci tendit le bras. Le Chinois appli-
qua alors une des extrémités de la corde de l'arc sur
l'artère de la prétendue malade, posa l'index sur
l'autre extrémité et parut compter les pulsations ;
moi alors j'essayai de l'instrument chinois et ne sentis
aucune vibration, soit qu'en effet mon doigt füt in-
sensible à l'expérience, soit que mes distractions
fussent nuisibles à l'épreuve. Nul doute que la jalou-
sie des Chinois ne leur ait inspiré cet instrument à
l'aide duquel ils garantissent leurs femmes des at-
touchements si fréquents et si pleins de mansuétude
dont la médecine use chez nous avec une si pieuse
circonspection. Mais ce qui est plus positif encore,
c'est que l'arc dont je parle suffit aux habitants de
ce pays pour déterminer d’une manière précise le de-
gré de fièvre d’un malade, et une seule des trente
expériences que j'ai tentées à Diély a donné tort à la
science du lettré soumis à mes investigations. }
Cependant la nuit était sombre; nul chemin prati-
AUTOUR DU
MONDE,
qué ne pouvat me guider jusqu'à Koupang, et quci-
que J'eusse achevé à peu près toutes mes observations
morales, je résolus de m'installer, sans autre forme
de procès, chez Hac-Ping, mon honnête Chinois, en
lui faisant comprendre que je solderais ma malvenue.i
Bien lui en prit de ne pas me refuser, car j'étais dé-,
cidé, en cas de résistance ou de refus, à rester gratis
et à le mettre à la porte. Un conquérant n’en use pas
avec moins de cérémonie. Un double intérêt, celui de
ma conservation et celui de ma curiosité, me dicta
ma conduite si franchement sans gêne. Il y avait force
majeure, et ma conscience de voyageur me mit à
l'abri de tout remords.
Je m'installai donc sur une chaise, en face de la
porte d'entrée, prêt à prendre la fuite en cas de tra-
hison ou d'attaque imprévue, ou disposé à me dé-
fendre contre des forces à peu près égales. La jeune
fille me dévisageait de son regard ; le patron cessait
de me défendre les investigations qu'il n'avait pu
empêcher une fois, et les heures passaient, au bruit
lointain des oiseaux qui venaient se reposer sur les
arbres du voisinage. Cette triple situation de trois
êtres qui ne se comprenaient pas, se regardant sans
mot dire, s’étudiant et se craignant, avait pour moi
quelque chose d’original à la fois et d’inattendu qui
allait à merveille à mon humeur aventureuse.
C'était en effet un tableau assez curieux à étudier.
Le Chinois avait quarante ans, moi beaucoup moins,
et la jolie fille tout au plus quinze ou seize ans. Nos
gestes, souvent incompris, donnaient lieu à de sin-
guliers quiproquos qui nous faisaient rire à tour de
rôle. Dans cette position bizarre, chacun de nous avait
peur de quelque chose : elle, de je ne sais quoi, lui,
de mes menaces, et moi, d’une lâche trahison. Je me
hâte d'ajouter que les regards de la fille avaient
quelque chose d’assuré qu'il m'était loisible de tra-
duire à mon avantage. Les Européens sont si pré-
somptueux !
Pour tromper le sommeil, qui aurait pu me gagner
en dépit de ma volonté, je fredonnai à demi-voix
quelques refrains de Béranger, et je ne saurais vous
dire ce qu'il y a de charme à répéter, à l’antipode de
son pays, au milieu de gens d’une nature opposée à la
vôtre, les chants nationaux qui viennent visiter votre
mémoire, ainsiqu'un ami consolateur votre demeure.
Mais, comme je ne voulais pas faire à moi seul les
frais de cette sorte d’entr’acte, je priai le Chinois d'en
remplir les vides. Ce fut la jeune fille qui répondit à
ma prière, et je fus tellement ému de ses accords,
que peu s’en fallut que je ne la trouvasse véritable-
ment laide, elle si appétissante dans le silence. 0
Meyerbeer ! à Rossini! il n’est pas vrai que vous soyez
encore citoyens de l'univers!
Après les chansonnettes vinrent le dessin et l'aqua-
relle. Je m'approchai de la jeune fille et lui deman-
dai la permission de fare son profil, ce à quoi elle
conseniit avec une joie d'enfant tout à fait divertis-
sante. Quand j'eus achevé mon travail, elle m'en de-
manda une copie, que je m'empressai de lui offrir
galamment et qu’elle reçut avec reconnaissance.
Le jour même de cette demi-aventure assez singu-
lière, je me rendis chez le gouverneur, à qui je la ra-
contai, avec tous ses détails ; il s’amusa beaucoup de
Ja frayeur du Chinois, du respect que j'avais témoi-
gné à la jeune fille, et il m'apprit que le drôle à qui
je devais une hospitalité aussi généreuse avait été
déjà trois fois battu de verges par ses ordres; qu'il
faisait un trafic honteux de l'infortanée qu'un rapt
avait sans doute mise en sa puissance, et qu'il appelait
effrontément sa fille.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. fx
Plus, en avançant dans ma course, je hante de Chi-
uois sur mon passage, plus je trouve que mes pre-
mières observations sur leurs mœurs ont été logiques,
plus j'apprends à les mépriser.
Il est aisé de comprendre que lorsque, dans un
pays neuf pour l'étude, nous faisons une station bien-
tôt limitée, il nous devient impossible de recueillir
tous les documents dont la science et la philosophie
feraient souvent leur profit, et que nous devons nous
contenter, sans aucun moyen d'en vérifier la rigou-
reuse exactitude, des renseignements qui nous sont
officieusement donnés. Le devoir du voyageur consiste
surtout à puiser à des sources pures et à chercher à
discerner autant que possible la vérité de l'erreur.
Notre relâche à Diély, par exemple, sera courte, puis-
que sous peu de jours nous mettons à ja voile. Mais
Un boa aura été réveillé de son assoupissement. (Page 121.)
ce n'élait pas assez pour moi que M. Pinto et ses of-
ficiers répondissent le mieux possible à nos inces-
santes questions, il fallait encore que je furetasse çà
et là pour donner pâture à mon ardent appétit de cu-
riosité. Un matin donc que, parti avec Petit, mon
vieux matelot, je m’acheminais vers un bois immense
dont les dermers échelons ne sont éloignés de la ville
que d’une demi-lieue, je fus distrait de mes médita-
tions par un bruit sourd semblable à celui d'un esca-
dron au galop.
— C'est un tremblement de terre, dis-je à Petit
attentif.
— La terre tremble, me répondit-il, mais ce n’est
pasun tremblement de terre; cela n’est pas profond :
c'est seulement à la surface
— Que penses-tu?
— Comme d'habitude, je ne pense rien, j'attends.
— Que crois-tu du moins que nous ayons à faire ?
— Le bruit redouble, c’est une lame perdue: met-
tons en panne et voyons venir. Comme nous sommes
sous le vent, nous saurons bientôt de quoi il re-
tourne.
Live. 16.
A peine eut-il fini, qu'un tapage épouvantable
échappé de la forêt, nous tint en haleine et qu'au
même mstant une vingtaine de buffles haletants, es-
soufflés et renversant tout sur leur passage franchi-
rent les derniers arbres, se dirigérent de notre côté
et nous contraignirent à escalader les branchesnoueu-
ses d'un multipliant voisin. Mais, comme s'ils n'a-
vaient obéi d'abord qu'à un mouvement fiévreux ou
à une panique, les redoutables animaux s’arrétèrent
tout à coup et broutèrent l'herbe avec tranquillité.
Ce singulier manège, ces mugissements violents
qu'ils poussaient dans leur fuite rapide, cette queue
pelée qui fouettait leurs robustes flancs, et ce temps
d arrêt si prompt, me faisaient soupçonner qu'il y
avait là une cause extraordinaire que je cherchais
Yainement à m'expliquer.
— Et toi, Petit, que dis-tu de ce caprice ?
— Ce n'est pas un caprice; ils allaient trois quarts
RE toutes voiles dehors, et ils viennent de mouil-
er:
Évalé-Tetti, rajah de Dao. (Page 122.\
— Devons-nous continuer notre promenade ?
— Oui, mais en virant de bord.
— Ainsi done tu as peur!
— Moi, peur! Vire au cabestan, dérape, mettons le
cap dessus, et en route.
— Non, c'est moi qui ne suis pas rassuré; mais
cette manœuvre est si extraordinaire, que j'en vais de-
mander l'explication au gouverneur ou à l’un de ses
officiers,
— C'est peut-être un lion qui pousse ces gaillards-
là.
— Il n'y en a pas ici.
— Laissez donc! dans ces chiens de pays il y a de
tout, excepté du vin et de l’eau-de-vie.
— Tiens, bois un coup et marchons vers Diély.
Arrivé chez le gouverneur, je lui demandai l’expli-
cation d’un si étrange phénomène.
— Il est tout naturel, me répondit-il. Un boa aura
èté réveillé de son assoupissement ; il se sera élancé
vers ce troupeau de buffles et aura fait une victime.
L'instinct dit aux autres qu'ils n’ont rien à craindre
dès que le reptile allonge sa proie contre le tronc
16
122 SOUVENIRS
noueux d’un arbre afin de l’avaler plus facilement, et
voilà pourquoi ils se sont arrêtés, oubliant le péril
qui les avail menacés. Ces courses bruyantes et rapides
ne nous étonnent plus, nous qui en avons été témoins
si fréquemment.
— Ainsi done vous croyez que le boa déjeune en ce
moment ?
— J'en suis sûr.
— Je voudrais bien m’en convaincre aussi.
— C'est une curiosité qui a coûté cher à bien du
monde ?
— Vous voulez m'effrayer, monsieur le gouver-
neur.
— Je ne demanderais pas mieux.
— C'est égal, je me risque; mais je serai pru-
dent.
— Soit: voulez-vous un cheval?
D'UN AVEUGLCE.
— J'accepte, quoique je sois fort mauvais écuyer.
— de vais ordonner qu'on en selle un aussi pour
votre matelot, et bonne chance.
M. Pinto sourit en m'adressant ces dernières pa-
roles, et je ne compris que plus tard le sens de ce
rire moqueur, où il y avait pourtant beaucoup de
bienveillance.
Le gouverneur avait à peine achevé, qu'il fut mandé
pour aller recevoir le rajah de Dao, Evalé-Tetti, lequel,
mécontent des Hollandais, qui l'étaient beaucoupaussi
de ses soldats, venait demander aide et protection à
M. Pinto. Celui-ci le recut avec amitié, et lui promit
de s’interposer entre lui et M. Hazaart, fort intraitable
envers ses tributaires.
Vous voyez que l'Europe n’est pas la seule partie
du monde où les grands s’appuient sur les petits qu'ils
écrasent :
XXI
TIMOR
Boa (suite). — Deux Rajahs. — Détails. — Maladie. — Départ
Cependant les chevaux se fafsaient attendre; M. le
gouverneurgrondait etmmemaçait ; moi j'étais presque
fäché (je le dis à voix de m'être montré si cu-
rieux, et Petit, insouciant, se consolait de cette nou-
velle course sous un soleil de plomb, en songeant
qu'au retour il dirait quelques mots à certaine bou-
teille de vin que je lui ayais montrée du doigt.
Enfin les chevaux mous furent amenés. Petit, plus
inhabile encore que moi, se hissa dessus moins bien
que sur les barres de perroquet, M Pinto me serra la
main, m'indiqua la route da plus aisée et la plus ou-
verle, et, nous recommandant la prudence, il me fit
promettre d'être de retour pour un grand souper
qu'il nous donnait le soir même.
— Ainsi donc, vous comptez qu'il y aura un retour
pour moi?
— Sans cela, vous laisserais-je partir ?
— Le boa ne fait donc pas deux repas coup sur
coup?
— L'on raïlle toujours loin de son ennemi. Au re-
voir !
— C’est donc bien bête, un boa! dit Petit entre ses
dents; moi je dinerais toujours et je boirais encore
plus souvent.
Nous allions au petit pas, comme des gens curieux
de ne pas voir et honteux d’avoir essayé. Petit prit le
premier la parole.
— Je crois, monsieur, que nous faisons une sot-
tise.
— C’est possible.
— Bien lourde.
— Peut-être.
— Alors pourquoi la faire ?
— Parce que reculer maintenant serait poltron-
nerie.
— Etes-vous plus brave d’aller là en tremblant ?
— Qui te dit que je tremble?
— Tiens ! ca se voit bien assez.
— Tu trembles donc, toi ?
— Non, mais à votre place je n'irais pas.
— Pourquoi, à ma place ?
— Vous avez un souper sterling qui vous attend, et
vous tenez à voir comment un gredin de serpent avale
un buffle avec ses cornes, sans boire seulement un
petit verre de schnik !
— On ne voit pas cela tous les jours.
— Non, maïs on ne le voit pas deux fois,
Eh bien! je ne recommencerai pas quand j'aurai
vu.
Poltron ou brave, géant ou naïu, faible ou fort, un
compagnon de voyage amoindrit toujours le danger,
et je connais bien des gens de par le monde qui r ont
de cœur qu'en compagnie. Appliquez cette remarque
à Petit ou à moi, peu m'importe.
Selon les aspérités de la route, nos grêles montures
hâtaient ou ralentissaient leur marche, et, au lieu de
les guider, nous les laissions doucement aller à leur
caprice, comme des hommes à qui 1l était indifférent
d'arriver au but, ou plutôt comme des poltrons qui
craignent de l’atteindre. Je vis dans l’antipathie des
reptiles ; l'aspect d’un crapaud me fait mal; j’aime-
rais cent fois mieux, dans un désert, l'approche d'un
lion ou d’un tigre que le sifflement d’un t ou le
bruissement de sa marche à travers les plantes et les
roseaux.
La chaleur était étouffante, et, pour garantir ses
épaules nues des piqüres du soleil, Petit, dont le chef
était couvert d'un criquet de chapeau de paille à bords
imperceptibles, arracha de sa tige, sur la lisière de
la route, une large feuille de bananier, y fit un trou
par lequel il passa sa tête rouge, et se fabriqua ainsi
une espèce de parasol fort commode et fort pitto-
resque, mais qui lui donnait la physionomie la plus
comique du monde. Callot et Decamps eussent donné
bien des choses pour se trouver en face d'un pareil
modèle.
— Si Marchais me voyait ainsi accoutré, me disait-
il, je ne sortirais de ses mains qu’en lambeaux.
— Pourquoi cela?
— Est-ce que je le sais, moi? Quand il marronne,
il tape; quand il est content, il tape encore ; il tape
toujours, lui. Au surplus, j'aimerais mieux encore
qu'il fût ici qu'à bord.
— Et la raison?
— C'est qu'il m'aplatirait assez pour m'empêcher
d'aller de l'avant.
— Ainsi certainement {u as toujours peur ?
— Presque autant que vous.
— Mais je n’ai pas peur, moi.
— C'est comme si vous disiez que je ne suis pas
laid ; Ca ne se voit que de reste.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 193
— Tu vois aussi que ça ne mempêche pas
d'avancer.
— Qui, comme latortue. Tenez, franchement, nous
naviguons à la bouline. :
— Va, va, nous arriverons; je te croyais dans des
:ntentions plus guerroyantes.
— Dites-moi, monsieur, est-il vrai qu'autrefois,
quand il y avait des Romains, sous le règne de...
l'œutre, le Napoléon de cette époque-là, on ait été
faire Fa chasse d’un boa avec une vingtaine de pièces
de canon de trente-six ?
— Non, car la poudre n'était pas encore inventée.
— Ni les boas non plus, peut-être ?
— Qui done l'a raconté cette fable ?
— C'est Hugues, votre domestique, qui dit l'avoir
lue. Quelle raclée quand j'arriverai à bord !
— Jete le défends.
— Pourquoi nous fait-il des colles ? À propos,
croyez-vous qu'il soit aussi bête qu'on le dit ?
— Non, il l’est beaucoup plus.
— À la bonne heure !
Tout en causant ainsi, nous étions arrivés àla plaine
étroite et allongée où les buffles s'étaient d'abord
arrêtés et où ils paissaient encore. Nousfimes un grand
circuit pour les éviter, et, suivant les mstructions du
gouverneur, nous longeämes le bois du côté de la mer.
Mais à peine en fûmes-nous à une cimquantaine de
pas de e, que plusieurs Malais armés d’ares, de
sad: ( cries se présentèrent à nous et nous
fire périeusement signe de rebrousser chemin.
ontre des hommes, à la bonne heure ! me dit
it. Si vous voulez, nous allons tomber dessus ?
= Gardet'en bien ; peut-être sont-ils en grand
bre ; laisse-moi leur faire comprendre que nous
avons une permission du gouverneur.
— Vous serez bien habile si vous leur faites com-
prendre une syllabe ! Figurez-vous que j'en ai trouvé
deux hiér matinsur Le port, et que ces vieux marsouins
n'ont pas même compris les mots rhum et eau-de-vie,
comme si ça n’était pas connu de tout lunivers ! Je
parie que ces gredins-là ne sont d'aucun pays.
— flais-toi et laisse-moi faire.
— Vous allez faire de belles choses.
Je m'approchai alors d’un des Malais, je lui montrai
le cheval du gouverneur, qu'il devait connaitre; je
prononcai à haute voix le nom de Pinto et le mot
rajah. À tout ce que je disais, il me répondit :
— Pamali.
— [ls sont bien embêtants avec leur pamali ! ils
n'ont que ça à vous jeter à la face. Quand ils ont dit
pamal ! ils croient avoir cargué et serré une misaine.
J'eus beau crier, jurer, pester, je ne pus rien obtenir
des soldats qui me barraent le passage, la sagaie ou
le eric à la main et la flèche sur la corde de l'arc.
Aussi Petit ne cachait-ilplus sa joie et commençait-
il à remächer son tabac avec plus d'assurance.
— À quoi bon vous fâcher ?
— Cela soulage.
— Oui, mais ils ne vous comprennent pas ; vos
S..., vos B... et vos F..., c'est comme si vous leur
parliez latin. Tout à l'heure quand vous avez appelé
ce grand escogriffe vilain bulor, je suis sûr qu'il s’est
fourré dans la tête que vous l’appeliez joli garçon,
car il riait à se disloquer la mâchoire.
— Nous avons fait une belle course, mon garçon;
ne pas voir seulement un boa!
— Venez à bord, il y en a de plus longs que ceux
qui se promènent dans cette forêt l’aviron à la main.
— Il y a des boas à bord ?
— Et les câbles done ! À propos de câbles, le plus
gros n'a plus qu'un seul bout.
— Comment cela ?
— L'autre était trop mauvais, nous l'avons coupé
hier matin.
Cette naïveté, dans le genre de toutes celles de ce
pauvre Petit, m'amusa beaucoup. Il me futimpossible
de lui faire comprendre qu'il avait dit une bêtise, et
ce fut au milieu de notre diseussion logique et gramma-
ticale que nous arrivämes à Diély. Je recoumandai
mon excellent compagnon aux soins d’un domestique
du palais, et moi, j'allai voir le maître.
— Eh bien! medit-ilen nr'apercevantsle loin, avez-
vous vu un boa? en avez-vous vu deux ?
— J'ai vu vos damnés de Timoriens, qui m'ont
menacé de leurs flèches.
— Il fallait dire que vous aviez toute permission.
— Le moyen de se faire entendre ?
— Vous êtes donc bien fâché du peu de succès de
votre entreprise ?
— Sans doute.
— Et moi j'en suis bien aise, car c'est par mon
ordre que tout s’est ainsi passé. J'étais très-convainen
que vous n’aviezrien à redouter du boa, qui déjà avait
avalé la moitié de sa proie; mais rien ne m'indiquoit
qu'il n'eût pas auprès de lui quelque membre à jeun
de sa famille. En général, ils voyagent par couples,
ils dorment mème entortillés Les uns dans les autres,
et vous comprenez maintenant pourquoi mes soldats
gardaïent si bien la lisière de la forêt. D'ailleurs,
qu'auriez-vous appris dans cette course téméraire ?
Ge que je vous avais déjà dit, et je vous ai dit la vé-
rité. Dans ce pays les imprudences sont coûteuses; ne
apprenez pas à vos dépens.
A peine M. Pinto eut-il achevé ses conseils d'ami,
auxquels Petit applaudissait de toute la largeur de
ses gigantesques mains, que je vis arriver auprès du
gouverneur une demi-douzaine de Timoriens, haras-
sés, ruisselants, lui parlant tous à la fois avec des
gestes et des manières d'une énergie effrayante.
M. Pinto envoya chercher son interprète, s’assit et
parut douloureusement écouter les récits qui lui
étaient faits. Puis, d’un ton sévère, il donna des or-
dres aux Malais, qui s’inclinèrent avec respect et s’é-
loignèrent d’un pas martial.
— Quels peuples! quels hommes ! me dit le noble
Portugais quand nous fûmes seuls; on n’en viendra
jamais à bout. Deux rajahs étaient en querelle pour
un buffle volé: des querelles ils en vinrent aux mena-
ces; des menaces, aux hostilités. J’interposai mon au-
torité pour les réduire ; je fis restituer le baffle volé,
ebJ'ordonnai la confiscation des trois autres buffles
au profit du rajah offensé. Eh bien! quelle a été la con-
duite de ces misérables? Ni lun ni l’autre n’ont voulu
se soumettre à ma justice; ils ont cessé des combats
généraux, dont le bruit arrive bien vite jusqu'à moi,
mais ils sont convenus entre eux de combats particu-
liers, dans lesquels un des deux adversaires reste mort
sur la place. A cet effet, un étroit et profond ravinaété
choisi; chaque jour deux soldats ennemis s’y rencon-
trent, et chaque jour un seul retourne auprès des
siens. Voilà près d'un mois que durent ces duels san-
glants, et jen’en ai reçu la nouvelle que tout à l'heure.
Je vous jure que je donnerai un grand exemple. Au
“surplus, poursuivit-il, je vous fais cette pénible confi-
dénce, gardez-la pour vous seul ici; je ne veux voiler
d'aucun nuage les heures de plaisir que vous nous
promettez encore.
La soirée du gouverneur fut moins animée que
celles qui lavaient précédée, et il me sembla recon-
12%
naître que les officiers portugais savaient déjà la triste
nouvelle qui avait assombri le front de M. Pinto.
Cependant, comme il ne devait m'arriver à Diély
que des demi-aventures, chose que je déteste presque
autant que le calme et l’inaction, Je m'approchai le
lendemain matin d'une espèce de cachot obscur, d'où
j'avais entendu s'échapper de lugubres gémissements.
À la porte étaient deux Malais armés de leurs crics; mais
à mon approche ils se levèrent, et me firent entendre
que l'ordre qu ils avaient reçu d'éloigner les curieux
et les importuns ne me regardait pas. J'usai done de
la permission, et, après quelques pas faits dans des
ténébres épaisses, je me trouvai en présence de deux
malheureux, rivés à un mur par un énorme collier de
fer, le pied droit fortement attaché à un poids de cin-
quante livres au moins : c’étaient deux rajahs. Le plus
jeune vomissait d'ardentes imprécations, accompa-
gnés de gestes menaçants et frénétiques; il n'avait pas
encore vingt-cinq ans; ses bras étaient nerveux, sa
taille imposante; ses prunelles jetaient des feux au-
tour de lui, et l’on voyait qu'il épuisait inutilement ses
forces à briser les chaines dont il était chargé. L'autre,
vieillard d'une cinquantaine d'années, captif aussi,
ne bougeait pas plus qu'une statue; assis sur le sol
humide, absolument nu comme son camarade d’in-
fortune, il était taciturne et sombre, mais nullement
abattu. À mon entrée, à peine fit-il un léger mouve-
ment de tète pour me regarder, et il la détourna un
instant après, comme pour éviter des regards impor-
tuns. Cependant Le plus jeune, ne voyant personne à
ina suite, se pencha vers moi et m’adressa la parole
a demi-voix, sans doute pour me faireune confidence.
3e lui donnai à comprendre que je m'intéressais àson
malheur, que je voudrais l'alléger, mais que je ne
pouvais lui être d'aucun appui, et que je n’entendais
pas un mot de sa langue. Ses violentes vociférations
recommencèrent de plus belle; de ses ongles rudes
et tranchants il déchirait ses chairs ; son poing fermé
frappait rudement la muraille, tandis que le vieillard
son voisin haussait les épaules et souriait de dégoût
et de pitié.
Ma visite fut courte. À ma sortie, les deux gardiens se
levèrent de nouveau, et de loin j'ententis encore les
cris du jeune rajah euchainé.
Quelques heures après, il me fut impossible de ne
pas parler au souverneur de la triste Cécouverte que
j'avais faite. Je lui demandai la cau-e de la sévérité
qu'il déployait contre ces deux princes du pays.
— Ah! vous les avez vus, me dit-il d'un air étonné:
ce sont deux grands misérables.
— Leur crime, quel est-il?
— Ils en auraieut plus d’un sur la conscience, s’ils
avaient une conscience.
— Ont-ils pillé, dévasté, assassiné ?
— Ce sont des scélérats qui ont mérité le châti-
ment qu'il subissent.
— (ju’en ferez-vous?
— Je ne sais.
— Un conseil les jugera-t-il ?
— Allons donc! assembler un conseil pour ces
gens-là, ce serait leur faire trop d'honneur.
Le lendemain, curieux et inquiet, je passai devant
la case aux deux rajahs prisonniers ; il n°y avait plus
de gardiens à la porte; les fers n’enchainaient plus
de membres ; tout était silencieux comme la lombe.s
En quittant Diély et en côtoyant un rivage coupé de
çriques el de fondrières nées de violentes commotions
‘errestres, on arrive, après trois heures d'une marche
endolorie par les galets, au pied d'un mont noir et gi-
gantesque dans Les flancs duquel bouillonne sans cesse
EEE
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
une lave menaçante. Je tentai plusieurs chemins pour
arriver jusqu'au cratère, et je fus toujours arrêté aux
quatre cinquièmes de la hauteur par des couches im-
menses de cendres fines dans lesquelles je plongeais
parfois jusqu'aux genoux, et qui me faisaient sentir
une chaleur insupportable. Sont-ce les fournaises in-
térieures qui pénètrent jusqu'à la surface du sol?Est-
ce le feu d'un soleil tropical qui pèse sur ces cendres,
les réchauffe et leur fait garder cette haute tempéra-
ture? Que les géologues décident la question et aillent
étudier ce magnifique volcan, bien plus curieux que
le Vésuve et l’Etna.
Au pied de cette masse imposante de laves sans vé-
gétation Jjaillissent, vives et riches, une douzaine de
sources chaudes, sulfureuses et fort appréciées dans
le pays, se réunissant à une centaine de pas dans un
même canal creusé par la main des hommes. Sur les
bords, je vis quelques lépreux, vieux, à demi rongés,
qui trempaient leurs jambes dans le courant. L'on
m'assura plus tard, à Diély, qu'à une certaine époque
de l’année, et surtout après de violentes secousses de
tremblement de terre, on voyait auprès de ces ruis-
seaux, changeant de cours selon les caprices du vol-
can, des populations entières venir demander à ces
eaux bienfaisantes quelque adoucissement aux cruelles
maladies héréditaires dont gémissent tant de naturels.
Pas un de ces êtres souffreteux qui attendaient là sous
leur cahen-slimout une vie bien près de leur échap-
per, ne tourna la tête pour me voir passe :
cuse plus la douleur que le mépris. Si, €
tendent les habitants, l'efficacité de ces eaux est
incontestable, si elles sont réellement pour eux un
remède universel contre la goutte, la dyssenterie, 1
maladies de la peau, les insomnies, enfin contre t
les maux qui les poursuivent, pourquoi done, dans
mes courses d'explorateur, rencontré-je à chaque pas”
des malheureux couverts de lèpres ou de gale? Si
quelques-uns guérissent, est-ce le remède ou la foi
qui les sauve?
De retour de cette promenade, qui avait cependant
épuisé mes forces d'Européen, je m'arrètai, pour boire
du lait de coco, dans une case isolée où je ne vis que
deux jeunes filles à l'air vif, à l'œil teméraire, qui
ne furent nullement effrayées de ma visite inattendue.
Je leur fis comprendre que je voulais boire, ou plutôt
je prononçai le mot klapas (coco) en leur montrant
en échange un petit miroir. L’une d'elles me fit signe
d'attendre et que j'allais être satisfait. Aussitôt elle se
dépouilla du seul vêtement qui la gênait, escalada un
cocotier voisin avec la rapidité d’un chat ou d’un
écureuil. FX
Après m'être un peu reposé, je pris congé de mes
deux Malaises, surprises que je ne leur demandasse
pas d’autres preuves de leur désir de m'être agréa-
bles. Je payai done leur obligeance par un nouveau
cadeau, et je donnai à ces deux jolies enfants, qui ne
mâchaient ni tabac ni bétel, et qui avaient des dents
éblouissantes, une haute idée de mon opulence et de
ma générosité. J'avais dépensé dix sous à peu près.
Et maintenant que je vous ai fait promener avec
moi dans cette ville Loute sauvage par ses mœurs et
son aspect ; maintenant que je vous ai parlé en détail
de ces peuples cruels qui engraissent Timor avec du
sang, que vous dirai-je de ces réunions si amusantes
qui pendant notre courte relâche ont eu lieu chez le
gouverneur? L'Europe au milieu des forêts vierges,
de joyeux repas, des tables servies avec tuxe et pro-
fusion, des vins exquis, de belles porcelaines, de
riches flacons, du gibier de toute espèce, enfin des
habitudes françaises à côté des allures des farouches
…_
VOYAGE AUTOUR DU MONDE
Timoriens : tout cela, je vous jure, a un charme qui
ue peut être compris que par ceux qui se sont
irouvés dans des positions analogues. On croit rèver
l'Inde dans un salon parisien, ou plutôt on se sent
heureux de retrouver une patrie dont on est séparé
par le diamètre de la terre.
À notre soirée d'adieu au gouverneur, si noble, si
généreux, si bienveillant, J'étais assis à côté de la
dame d’un des premiers ofliciers de M. Pinto, et je
lui demandai s'il ne lui tardait pas de revoir son
pays.
— Oh! non, je suis heureuse ici, me répondit-elle.
— Vous ne craignez done pas les maladies conta-
gieuses de ce climat ?
— J'y suis habituée.
— Mais avec ce soleil ardent, on ne peut guère se
hasarder à une promenade ?
— Oh ! le jour je ne sors jamais.
— Je comprends que l’air pur et frais du matin doit
vous plaire davantage.
— Non, monsieur, le matin je reste dans mes ap-
partements.
— Alors les soirées sont réservées aux prome-
nades ?
— Nous les passons chez nous dans nos hamacs
ou sur des nattes.
— Vous vous réunissez donc, et les lectures et la
conversation font doucement glisser les heures ?
— Nous n'avons aucun livre, et nous passons
souvent un mois ou deux sans nous voir.
— Cependant vous vous plaisez beaucoup ici, m'a-
vez-vous fait entendre?
— Beaucoup.
Sous l'influence de pareilles habitudes et un goût
si prononcé pour une vie de marmotte ou de pares-
seux, il est tout naturel que tout pays soit accepté
avec résignation et même avec plaisir. Il y a des
gens qui assurent que dormir c’est vivre; à la bonne
heure !
Il était impossible que les funestes effets des eli-
mats meurtriers où nous nous trouvions ne se fissent
pas sentir sur un équipage toujours actif, toujours
plein de zèle, mais dont un soleil brûlant épuisait les
forces physiques. La plus cruelle, la plus douloureuse
des maladies épuisait nos matelots; le scorbut dévo-
rant vint bientôt en aide à la dyssenterie, et la mort
plana sur nous sans toutefois nous décourager.
Oh! cela est triste, je vous jure, cela est déchirant
à voir, qu'une batterie silencieuse où sont suspendus,
au gré du roulis et du tangage, dans des cases et des
hamacs, des squelettes que les soins les plus constants
et les attentions de chaque heure ne peuvent arracher
aux tiraillements qui les dévorent! Notre chirurgien
en chef, M. Quoy a beau se multiplier, apporter au
125
malade le secours de sa science et les consolations de
sa parole toute detendresse et d'humanité, les hommes
lui échappent et les flots les engloutissent. Gaimard
et Gaudichaud le secondent avec cette ferveur inces-
sante qu'ils ont montrée pendant tout le cours de
cette longue campagne ; mais l’un et l’autre succom
bent à la peine, et des cadres sont bientôt dressé:
pour eux. C'est un deuil à briser l’âme, à faire doute:
du retour pour un seul de nous.
Il ne sera peut-être pas inutile ici de faire remar-
quer queles hommes les plus robustes de l'équipage,
ces torses de fer éprouvés déjà par les traverses
d'une vie de fatigues et de privations, ne sont pas
ceux qui résistent Le plus vigoureusemen: aux atteintes
du scorbut et de la dyssenterie. Au contraire, il m'a
semblé que les gens sobres ei délicats parvenaient
plus efficacement à s'en garantir. Pour ma part, je
dirai que, quoique ne buvant et n'ayant jamais bu
une goutte d'eau-de-vie, ne fumant et n'ayant jamais
fumé un seul cigare, je suis toujours demeuré à l'abri
des coups de ces épouvantables fléaux si funestes aux
navires voyageurs. Et pourtant j'ai fait partie de toutes
les courses lointaines ordonnées dans l'intérêt du
voyage; J'ai sollicité des explorations particulières
pendant les longues relâches de la corvette, et tou-
Jours à pied, quelquefois seul, souvent au milieu des
sauvages ou avec les {amors (rois) des Carolines ; j'ai
visité plusieurs iles, entre autres Tinian, dont je vous
parlerai plus tard, et si célèbre par le séjour qu'y fit
l'amiral Anson ; Rotta, Aguigan, où j'ai puisé des do-
cuments qui, j'ose le croire, ne seront pas sans inté-
rèt pour la science.
Nous quittâmes enfin Timor et Diély avec tous ces
sentiments opposés que l’âme éprouve après un rêve
où de sombres tableaux se trouvent jetés au milieu de
riantes images. L'ile offre en raccourci l'aspect du
monde que nous habitons : des guerres cruelles entre
les diverses peuplades qui la foulent, des princes vo-
leurs, des peuples volés, le faible écrasé par le fort,
des frères qui s’entr'égorgent, des tempêtesterrestres
mêlées aux tempêtes des passions, etau milieu de tout
cela de nobles courages, de sublimes dévouements,
une richesse de sol inépuisable, des gouverneurs ri-
vaux sur le même terrain, côte à côle, séparés par
une ravine, se menaçant, s'observant sans relâche et
prêts, à la première insulte, à en venir aux mains et
à dépeupler la colonie. Il ne tient qu'à l'explorateur
de se croire en Europe, au sein des peuples les plus
civilisés du globe.
Mais le canon retentit. Nous pressämes cordialement
la main à M. Pinto et à ses officiers, et nous primes
tristement le chemin du port.
On a beau dire le contraire, le cœur joue un grand
rôle dans la vie incidentée du voyageur.
XXII
LES MOLUQUES
Attaque nocturne, — Le roi de Guéhé
Le vandalisme de la science a été mille fois plus
funeste aux monuments antiques que le frottement
des siècles et le glaive des conquérants. Ceux-ci, ra-
pides comme le feu, mutilent, brisent, dispersent,
mais les débris informes gisent du moins sur le sol, et
disent aux pèlerins, aux derviches, aux savants, que
là s'élevait Thèbes aux cent portes; là, Carthage, qui
it trembler Rome ; là, Sparte et Memphis, dont l'his-
4
toire et les traditions nous disent tant de merveilles.
l'aide des pierres amoncelées que foule le pied di
voyageur dans ses explorations lointaines, il est sou}
vent aisé de rebâtir une cité naissante, en tout sem
blable à la cité morte ; et l'on comprend tout ce que
nous avons à gagner à ces recherches numismatiques
L'histoire des monuments est celle des Etats.
Mais la science est accapareuse ; elle fouille dans
19
{©
les tomhbeaux ; elle scrute les entrailles de la terre ;
elle creuse les pyramides: elle n’a de respect pour
aucune ruine. Les pierres muettes, les inscriptions,
les cadavres, les racines des arbustes, elle prend tout,
elle s’approprie tout. et, tandis qu'elle croit enrichir
son pays de ses spoliations et de ses sacrilèges, elle
ne fait, l'insensée, qu'appauvrir les lieux qu'elle vient
de visiter.
Je me livrais à ces rapides réflexions en songeant à
la conduite que nous avions tenue dès notre arrivée
à Rawack, où des tombeaux aussi furent fouillés par
nos mains et déshérités des trésors que leur avait
confiés la piété ou la reconnaissance. Mais n'anticipons
pas sur les événements.
Nous naviguions au milieu d’un groupe d'iles ad-
mirables par leur végétation. Leur histoire a son in-
térêt, car le drame y joue le principal rôle.
Le cap des Tourmentes avait été vaincu, les Indes
orientales découvertes, une grande partie des archi-
pels du grand océan Pacifique visitée par tous les
navires explorateurs ; les Moluques eurent leur tour.
L'Europe se rua sur les richesses immenses qu'on
supposait enfouies sur les monts sauvages que les flots
battaïent dans leur rage impuissante ; les vastes forêts
dans lesquelles se cachaïent les farouches Malais
furent fouillées. Là chaque arbre avait sa valeur; là
chaque arbuste portait son trésor : la cannelle, l'in-
digo, le girofle, la muscade, pesaient sur le sol; on
estimait le terrain non par toises, mais par pieds, et
chaque sillon devenait l’objet d'une querelle ou d'un
combat.
Dès que les Malais se furent aperçus que ce n'était
pas à eux que l’Europe déclarait la guerre, ïls sorti-
rent de leurs profondes retraites et se mélèrent aux
équipages. Maïs leur férocité ne put être vaincue par
l'aspect des nouvelles merveilles qui devaient les frap-
per.
Le sang des Portugais et des Hollandais coula par
le meurtre. Des assassinats nocturnes furent organi-
sés, et dès lors la nécessité d’une première défense se
fit puissamment sentir. On bätit des forts ; le canon
joua le principal rôle dans ces conquêtes, et la mi-
traille obtint quelque trêve.
Cependant les maladies du climat tombèrent sur
les navires à l'ancre : chaque équipage fut décimé ;
les cadavres flottèrent sur les vagues, et la dyssen-
terie et le scorbut vinrent en aide au crie des Malais.
Les désastres furent si grands, que bien des navires
se virent jetés à la côte, faute de bras pour les ma-
nœuvres, et qu'on délibéra en Europe si l'on conti-
nuerait des explorations achetées par tant de sacri-
fices.
Ce que la raison aurait dû tout d’abord commander
fut précisément la dernière mesure qu'on adopta.
Les Portugais et les Hollandais se partagèrent les
terrains.
« À vous ceci, à moi cela, et soyons amis pour dé-
truire. »
Amboine s’éleva, Amboine que nous saluons de
la main, au-dessus duquel se dessine une forêt de
mats.
De leur côté, les Portugais couronnèrent les hau-
teurs de bastions et de citadelles; un pacte sacrilége
fut conclu et signé entre les vainqueurs. Il y avait
trop de richesses dans les Moluques, il fallut les dé-
truire. La flamme dévora des forêts entières, et les
populations effrayées, ne comprenant rieneà ces hor-
ribles incendies, y répondirent par des cris de rage
et de désespoir. Cependant la force les soumit sans
les dompter, et l'habitude du malheur les fit esclaves
ô SOUVENIRS D’UN AVEUGLE,
et assassins. Depuis les premiers jours de la conquête,
l'usage immoral d’appauvrir la terre s’est conservé;
chaque année, des inspecteurs sont nommés pour
aller détruire une partie des plantations, et il faut
avouer qu'ils s’acquittent de leur mission sinistre avec
un zèle et un dévouement au-dessus de tout éloge.
Hélas! l'histoire des découvertes européennes dans
toutes les Indes justifie assez la sanglante réaction
dont elles sont le théâtre.
Nous glissämes devant Amboine, poussés par une
brise imperceptible, et pourtant nous appelions de
nos vœux les vents et les orages, car, nous aussi,
nous éprouvions les cruelles atteintes de ce climat
dévorateur. La mousson nous était contraire, les cou-
rants nous drossaient, et nous perdions, la nuit, le
peu de chemin que nous avions fait le jour. Le soleil
brülait notre équipage, les maladies enchainaïent les
forces des matelots, et nous eûmes besoin de toute
notre constance, de tout notre courage, pour ne pas
nous laisser aller au désespoir.
Nous naviguämes ainsi pendant une quinzaine de
jours au milieu d’un archipel riche et fécond. Partout
la verdure couvrait le rivage, partout aussi le silence
et la solitude. Toutefois un vent favorable se leva
enfin avec le soleil et nous poussa de l'avant ; bientôt
nous nous trouvämes dans une sorte de détroit ra-
vissant, au milieu duquel le navire cinglait avec ma-
jesté. Nous étions occupés à admirer ce magique
spectacle, quand un grand nombre de pirogues, dé-
tachées de toutes les parties de l'archipel, mirent le
cap sur notre corvette. Loin de craindre leur appro-
che, nous la désirions ; nous savions bien ce que nous
avions à redouter des Malais si nous étions vaincus ;
nous n'ignorions pas que leurs triomphes, c’est la
mort et la torture de leurs ennemis ; mais la monoto-
nie de notre navigation nous pesait à l’âme : nous
voulions des épisodes à nos risques et périls.
Cependant à l'horizon un pomt noir se dessina;
bientôt il grandit, s’allongea, prit des formes bizarres,
étendit les bras et envahit l’espace. De ses flancs ou-
verts s'échappérent des rafales terribles auxquelles se
mêlaient des gouttes de pluie larges et rapides. Le
navire fut entrainé un moment, et les prudentes pi-
rogues, à l’approche du grain, s’abritérent dans
leurs criques étroites et profondes. À cet orage suc-
céda, comme de coutume, le calme plat de tous les
jours, et la nuit nous retrouva à peu près dans les
mêmes eaux.
Je vous ai parlé d'un matelot anglais, nommé An-
derson, que le commandant avait enrôlé dans l’une
de nos précédentes reläches. Il éfait agile, fort, ro-
buste, patient, adroit : aussi l’employait-on souvent
à la timonerie. Par suite de cette préférence méritée
que lui accordait l'état-major dans les moments dif-
ficiles, Anderson était souvent le but des railleries
amères des gabiers les plus habiles, et Marchais sur-
fout, dont vous connaissez le caractère irritable, ne
manquait jamais de dire quelques énergiques paroles
sur les épaules de l'Anglais. Le soir de cette petite
alerte qui nous fut donnée par les Malais, Anderson,
quoique son quart füt achevé, resta sur le pont quand
la nuit fut venue et se hissa à l'extrémité du beau-
ré.
— Holà, hé! English! lui eria Marchaïs, que fais-tu
là, accroupi comme un crapaud ?
— Je regarde.
— Que regardes-tu? les marsouins, tes cousins
— Je regarde plus loin que ca; car vois-tu, Mar-
chaïs, cette nuit il y aura bourrasque, et tu me diras
merci, toi le premier.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 127
— Ne croirait-on pas qu'il fixe le point, qu'il sait
où nous sommes et qu'il est le maitre de faire venir
la brise?
— Ce n’est pas du ciel que viendra la rafale, c’est
delaterre.
— Qui La dit ça?
— Personne, mais-je le sais.
Anderson avait été mousse sur un des navires an-
glais en croisière devant Toulon pendant les guerres
de l'Empire. Depuis lors il avait toujours naviguë, et
dans les Moluques surtout il avait fait de fréquentes
campagnes. La vue de cet homme était si prodigieuse,
qu'il distinguait à l'œil nu les mâts d’un navire au
delà de l'horizon, beaucoup mieux que nous à l’aide
de nos lunettes d'approche. Il connaissait les mœurs
des Malais, dont il parlait assez bien la langue, et il
était étonné que depuis notre séjour dans ces parages
on ne nous eut pas encore attaqués. La démonstration
du matin, dont sans doute le grain avait empêché
l'exécution, lui paraissait un acte hostile qui lui avait
inspiré des craintes pour la nuit. Aussi ne voulut-il
pas se coucher, dans la prévision d’une affaire sé-
rieuse. Anderson avait du cœur, et ses craintes ne
naissaient que de la juste opinion qu'il avait du ca-
ractère malais. ;
La nuit était calme et lourde ; le soleil s’était cou-
chè rouge comme du sang, et la corvette roulait
silencieuse sur sa quille. Marchais, Petit et leurs ca-
marades poursuivaient sans cesse Anderson de raille-
ries, {andis que celui-ci se contentait de leur répon-
dre :
— Nous verrons bientôt. ;
Tout à coup l'Anglais, attentif, se dresse à demisur
le mât avancé; son œil plonge dans les ténèbres, et
d'une voix calme et forte il s’écrie :
—— Pirogues de l’avant !
L'officier de quart s’élance, regarde, ne voit etn'en-
tend rien. Mais Anderson interroge de nouveau l’es-
pace, et dit d’une voix plus ferme :
— Pirogues de l'avant! pirogues à bâbord! piro-
gues à tribord! pirogues de l'arrière !
— Combien? dit le brave Lamarche.
— Un grand nombre.
Marchais et Petit ne riaient plus, ne goguenar-
daient plus, et se mordaient les lèvres d’impatience
et de dépit.
Sur les avertissements du matelot anglais, des or-
dres rapides sont donnés, chacun est à son poste. Les
canons se chargent, les pistolets pendent aux cein-
cures, les briquets aux flancs. Le commandant a l'œil
à tout et se prépare bravement à l'attaque; le branle-
bas de combat est ordonné, etnous attendons l'ennemi
sans le voir encore,
Le voilà pourtant; il nous entoure, il vient à nous
lentement et en silence; ses courtes pagaies font à
peine frémir les flots paisibles. Il pense sans doute que
nos sabords sont peints; que, semblable à celle des
navires marchands, notre batterie n’a guère que des
canons de bois, et les Malais avides s’attendent à un
facile triomphe. Les mèches sont allumées, les glaives
dors du fourreau, les crocs en arrêt.
— Ouvre les sabords!.…
La lumière de la corvette se projette au loin'et éclaire
ia flotte des pirates. Ils ont vu les bouches béantes de
nos canons, et ils s'arrêtent avec prudence devant la
fête que nous leur avons préparée.
Ils réfléchissent encore; ils restent ur instant en
panne. Mais bientôt la sagesse leur donne conseil, ils
virent de bord et s’éloignent comme des voleurs dés-
appointés.
Le lendemain matin, Marchais et Petit se lièrent
d’une vive amitié avec Anderson, qui recut le soir du
premier de ces matelots une gratification de coups de
poing à briser un mât.
Les courants continuaient de jouer un grand rôle
dans cette navigation au milieu d’un groupe nom-
breux d'iles et de récifs dangereux, surtout dans cer-
taines saisons de l’année. La route se faisait selon
leurs caprices; et, deux jours après cette rencontre
des Malais, si heureusement évitée, nous nous trou-
vâmes comme par enchantement engagés au milieu
d’un grand nombre de rochers que la nuit nous avait
dérobés et où nous courions risque d’être brisés à
chaque instant. Nous mouillämes par un fond de trois
brasses; le soleil se leva radieux, et je ne saurais dire
l'admirable spectacle qui s’offrit à nous. Là, à notre
côté, plus loin à droite, là-bas aussi sur notre gau-
che, des roches, les unes tapissées de verdure, les
autres nues et découpées, s'élançant des eaux comme
des clochers, diversement colorées par les feux plus
ou moins obliques du jour naissant. Le courant se
glissait entre elles, tantôt tranquille” tantôt rapide ;
les cris aigus des oiseaux marins qui venaient cher-
cher là un abri paisible, se faisaient entendre au-
dessus du bruissement des brisants. J'appelai dans
mes albums cette rade la Baie des Clochers, quoi-
qu'elle soit connue, je pense, sous le nom de Boula-
Boula.
Il fallait pourtant sortir de ce labyrinthe ; une em-
barcation fut mise à flot pour sonder la route, et
M. Ferrand, un de nos jeunes aspirants, chargé de
cette difficile opération, s’en acquitta avec tout le
succès que le commandant attendait de son zèle et
de son expérience.
Une compensation dans nos longues fatigues nous
était réservée. Les vents nous poussèrent jusqu'en vue
de Pissang, sommet élevé de quelques centaines de
toises et à qui je dois quelques lignes.
Savez-vous ce que c'est que cette ile? Une masse
serrée et compacte de verdure impénétrable qui ar-
rête au passage tout rayon de soleil. Des feuilles lar-
ges comme de vastes parasols s’entrelacent à des fo-
lioles imperceptibles, découpées, eiselées, de couleurs
variées à l'infini; des troncs noueux disputent l’espace
à des troncs lisses, et jettent côte à côte avec eux leurs
têtes vers le ciel et leurs racines au fond des eaux ;
des branches effilées, épineuses, polies, droites ou
tortues, se croisent, se mêlent, sans que vous puis-
siez dire à quel pied elles appartiennent; un silence
religieux rêgne dans cet amas de verdure et de feuil-
lage. L'ile entière n’est qu'un arbre gigantesque, éter-
nel, qui dispute sa place aux flots et descend avec eux
jusqu'au fond des abimes.
La corvette était mouillée au large, le calme venait
de nous saisir de nouveau, et dans l'espérance de
nouvelles conquêtes botaniques ou zoologiques, le
commandant fit armer un canot sous les ordres de
Bérard pour aller visiter Pissang. MM. Quoy, Gaudi-
chaud et moi, nous accompagnämes notre ami, et
retournämes à bord sans avoir pu faire plus de trois
pas sur cette île impénétrable. Seulement, au pied
d'un rima, nous trouvâmes quelques débris de co-
quillages et la trace de feux récemment éteints ; le
roi de Guëbé avait probablement passé par là, et il
faut que je vous fasse le portrait de ce roi de Guébé.
Vous avez remarqué sans doute de ces vieilles
figures de renards empaillés que les fourreurs pla-
cent debout derrière les vitres de leur magasin? Eh
bien! à l'immobilité près, le roi de Guébé est le re-
nard dont je vous parle.
198 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
Il était petit, vif, sautillant, piétinant; il voulait
il frappait sur l’épaule de celui-là ; il rudoyait le ma-
tout voir, tout savoir ; il pressait la main de celui-ci,
telot, il caressait l'officier ; il s’élançait d'un seul
.. Amboine s'éleva. (Page 126,) — Marché chinois à Amboine
bond vers le gaillard d'avant et revenait en caracolant
au gaillard d’arrière ; et puis, riant, chantant, parlant
haut avec une volubilité à vous étourdir, il paraissait
fort surpris de ne pas vous voir sourire à ses paroles
d’ami ou de protecteur.
Il entra chez le commandant, demanda une plume,
.. La lumière de la corvette éclaire la flotte des pirates. (Page 127.)
de l'encre, du papier ; il griffonna en arabe un com-
pliment pour cet officier, pour sa dame et pour le
navire. Puis il nous pria, ou plutôt il nous ordonna
refus, et s’en consola pourtant par l'assurance qu'il
nous donna de nous accompagner jusqu’à Rawack.
Ce monarque si singulier se faisait appeler capitan
d’aller mouiller dans son ile; il nous jura que nous
y serions reçus avec distinction et que les vivres ne
nous feraient pas défaut. Il parut contrarié de notre
Guébé. W était maigre, étique; il avait les pommettes
saillantes, le front développé, les yeux vifs, scintil-
lants, petits, privés de cils. Son nez se dessinait aigu,
VOYAGE AUTOUR DU MONDE 129
pomtu et court; sa bouche ne s’arrétait qu'aux | le vert; quelques poils gris pendaient à son menton
oreilles, et les quatre ou cinq dents qui lui restaient | à fosselte; ses bras étaient gréles ainsi que ses jam-
avaient une teinte toute coquette de jaune tirant sur | bes, ses mains et ses pieds osseux et biscornus, ses
.. se faisait appeler capitan Guthé. (Page 128.)
épaules anguleuses et sa poitrine rétrécie. À tout | qui n'avait pas dû être lavé depuis bien des années,
prendre, il aurait pu passer pour un babouin assez | Un large pantalon, nouë autour des reins et descen-
bien taillé. dant jusqu’à la place du mollet, couvrait ses cuisses
Son chef sans cheveux était couvert d'un turban | décharnées, et il avait acheté, à Amboine sans doute,
.. Toute description écrite de ces belles carracorcs n’en donnerait qu'une imparfaite idée, (Page 150.)
une robe de chambre à grands ramages, qui lui don-
nait une ressemblance parfaite avec ces singes sa-
vants que les Savoyards promènent chez nous de
mière de ces embarcations qui nous accosta sortit
une voix humble implorant comme une grâce spéciale
la permission de laisser monter à notre bord deux des
ville en ville. (Les singes m’en voudraient de la com- | principaux officiers du roi de Guébé. Nous étionstrop
paraison.) courtois pour ne pas accueillir avec bienveillance
La flottille du roi de Guébé se composait de trois | une demande ainsi formulée, et les deux lieutenants
carracores, montées par un grand nombre de guer- | du monarque furent bientôt près de nous. Notre brave
riers qui paraissaient lui obéir en esclaves. De la pre- | matelot Petit ne contenait plus sa joie; il se sentait
Livr. 17. 17
150
heureux de voir à ses côtés des hommes plus hideux |
que lui; il se pavanait gravement en montrant du
doigt à ses camarades les Guebéens visiteurs, et peu
s’en fallut qu'il ne se crût un Apollon ou tout au moins
un Antinoüs.
Quand la carracore montée par le roi fut arrivée
bord contre bord, le monarque indien s’amarra à la
corvette; puis il monta sans en demander la permis-
sion, et défendit impérieusement à ses officiers de le
suivre. Dès lors s’établirent des échanges entre ses
équipages et le nôtre. Nous donnions des foulards,
des couteaux, des ciseaux, des rasoirs, des aiguilles ;
on nous offrait en échange des arcs, des boucliers,
des flèches artistement travaillées, des chapeaux de
paille d’une forme très-originale, et des perles d'une
assez belle eau, que les Guébéens tenaient enfermées
dans de petits étuis de bambou.
Cependant la corvette filait toujours, et les carra-
cores à la remorque paraissaient vouloir faire route
avec nous. Le commandant ne jugea pas prudent de
naviguer avec un tel voisinage, et souhaiïta le bonsoir
au roi de Guébé, qui comprit à merveille cette ämpoli-
tesse. Celui-ci nous salua donc à son tour, et nous
promit de venir nous rejoindre à la terre des Papous,
où nous allions mouiller. Petit était sur l'échelle lors-
que le roi de Guébé descendit; il le regarda en face
et lui dit, comme s’il pouvait en être compris
— Marsouin, tu es un brave gabier et je t’estime,
parce que tu viens de me détrôner.
Le roi de Guëbé, croyant qu'on lui adressait un
compliment, prononça quelques paroles inintelligi-
bles en arabe ou en malais sans doute, et Petit, tout
rayonnant de cette réponse, lui répliqua :
— Crée coquin! que tu es laid!
Lä-dessus ils se saluërent à la musulmane; le capi-
tan sauta dans une de ses embarcations dont je vais
vous parler en détail, et notre brave matelot remonta
à bord, où il dina avec un appétit inaccoutumé. Son
succès l’avait enorgueilli.
Il était temps qu'une brise soutenue nous poussât
jusqu'à notre première relâche, car depuis plus de
deux mois notre pauvre équipage épuisé se trainait à
peine sur le pont et dans la batterie; la dyssenterie
et le scorbut ne cessaient pas leurs ravages. Rawack,
où nous allions mouiller, pointait à l'horizon avec
SOUVENIRS LD’UN AVEUGLE.
ses dômes de verdure dessinés déjà sur un ciel
bleu, et la gaieté se glissa encore dans nos causeries
du soir. |
Les carracores de Guébé avaient fui loin de nous:
c'étaient à coup sûr les pirates les plus effrontés et
les plus téméraires de ces mers à moitié inconnues,
si nous en jugeons par la hardiesse et l’insolence de
leur visite. =
Rien n’égale la dextérité avec laquelle les Guébéens
manœuvrent ces curieuses embarcations longues de
quarante à soixante pieds. Elles sont étroites ; leur
poupe et leur proue s'élèvent à une hauteur prodi-
gieuse ; les extrémités en sont terminées en croissant
ou en boule, et sont destinées à recevoir le pavillon;
les banes sur lesquels s’assied l’équipage sont proté-
gès contre le soleil par une toiture charpentée, re-
couverte de feuilles de xacoi, de cocotier et de bana-
nier. Je doute fort que les Guëébéens emploient la voile
dans leurs navigations ; mais à bäbord et à tribord
de chacune d'elles, les courbes légères, solidement
amarrées el échelonnées sur les flots, portent des pa-
gayeurs en grand nombre qui font ainsi contre-poids
et maintiennent l'embarcation dans un équilibre par-
fait. Des magasins ou armoires fermées contiennent les
armes et les provisions de l'équipage, etje ne saurais
dire le nombre immense de flèches qui nous furent
offertes lors de notre première entrevue près de Pis-
sang. Au surplus, toute description écrite de ces belles
carracores n en donnerait qu'une imparfaile idée, et
je me hâte d'ajouter que, seulement après les avoir
vues, j'ai pu me représenter les galères à double et à
triple rang de rames dont parlent les anciens.
Rawack venait d’étaler devant nous ses richesses
tropicales ; chacun de nous, sur le pont, dévorait de
l'œil le fond d'une rade où nous allions bientôt nous
délasser de tant de fatigues. Les malades dans leurs
hamacs savouraient doucement un air terrestre après
lequel ils avaient tant soupiré; mais la nuit nous sur-
prit au milieu de notre allégresse, et nous louyoyämes
devant l’ile jusqu'au lendemain matin. L'élève Guérin
fut chargé d'aller sonder la rade, et la mission fut
remplie avec cette haute intelligence qui distinguait
le jeune officier dont le courage, depuis cette épo-
que, est sorti vainqueur d'un grand nombre de rudes
épreuves.
XXII
RAWACK
Les sauvages. — Serpents. — Lézards. — Encore Petit, — Escarmouche.
Le paysage que nous avions sous les yeux élait ra-
vissant. Placés au milieu de la vasle rade comme au
centre d’un magnifique panorama, nous pouvions d'un
seul coup d'œil en admirer l'harmonie. A droite se
dresse un cap chevelu sur lequel sont étalées de la
facon la plus variée toutes les richesses botaniques
des zones brülantes ; puis le cap, s'abaissant par une
pente insensible et une courbe régulière, se repose à
une lieue delà, sur la plage. lei sont des maisons grou-
pées, bâties sur pilotis; des feuilles de latanier et de
bananier servent de toiture à ces demeures, élevées
de sept à huit pieds au-dessus du sol sablonneux, et
tout alentour se montrent épars quelques tombeaux
protègés par leurs idoles hideuses, les crânes blan-
his et les pieures offrandes des amis et des parents.
Un vide vaporeux, à travers les flèches élancées d’un
adnirable bouquet de cocotiers, laisse voir au loin
un large ruban vert, canal tranquille qui sépare deux
terres voisines. À gauche, le terrain reprend sa cour-
bure et s'élève peu à peu, comme pour rivaliser de
grâce et d'élégance avec le paysage du côté opposé.
Sur la base de cette petite hauteur, le flot se brise
avec violence et reflète au loin mille ares-en-ciel. En-
fin, dans un lointain violàtre se groupent les hautes
et solitaires montagnes de Waigiou, dominant la terre
silencieuse du pays des Papous; et, pour raviver le
tableau, des ombres ou plutôt des fantômes noirs, agi-
tés par la peur et la curiosité, sautillent au fond de
la rade ainsi que ferait une bande de babouins. Enfin,
des lames joyeuses courant les unes aprèsles autres,
reflétant un ciel d'azur et un soleil large et brülant,
complètent le paysage.
A la mer basse, un navire de moyenne grandeur
peut toucher sur un roc à une encäblure de terre;
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
mais M. Guérin n’était pas homme à remplir la mis-
sion dont on l'avait chargé le matin sans signaler la
position de ce dangereux récif.
Le lendemain de notre arrivée, Rawack fut désert;
notre présence avait fait fuir les naturels. Il y aurait
une autre leçon à tirer de cette crainte générale et
instantanée qu'éprouvent tous les sauvages à l'aspect
seul d’un navire européen ; on serait tenté de croire
que la civilisation ne s’est ouvert un passage à tra-
vers les océans, les déserts et les forêts, qu'à l’aide
de la mitraille. Quand nous débarquâmes, la trace
des pieds était encore empreinte sur le rivage; des
vases à demi remplis d’eau ou d'aliments frais se
trouvaient dans les cases abandonnées, et les of-
frandes faites aux morts paraissaient être le dernier
adieu des naturels à leur ile natale.
Nos tentes dressées à terre protégeaient nos in-
struments astronomiques; les embarcations cher-
chaient des mouillages commodes; les chasseurs par-
couraient les bois, les botanistes fouillaient partout,
et les pauvres malades, appuyés sur leurs amis, cher-
chaient à ressaisir une vie près de leur échapper.
Cependant les indigènes ne se montraient pas
encore; leurs agiles pirogues glissaient bien la nuit
dans le canal qui sépare Rawack de Waigiou, et
comme nous n'avions pas l'air de nous apercevoir de
ces rondes nocturnes et mystérieuses, les jour-
nées étaient paisibles, sans incidents, monotones et
étouffantes. Peu à peu les pirogues s’approchèrent
davantage ; les plus téméraires de ceux qui les mon-
aient descendirent sur la plage; et, tout trem-
blants d’abord, ensuite audacieux jusqu’à l’imperti-
nence, ils s’établirent près de nous; puis ils s’assirent
familièrement à nos côtés, goûtèrent de nos mets,
voulurent essayer la commodité de quelques-uns de
nos vêtements, et finirent par commettre quelques
larcins que nous eûmes la prudence de ne pas punir,
de crainte que, par notre faute, il ne nous füt-plus
permis d'étudier leurs mœurs, leurs usages, leur
caractère, et c'eût été une grande perte pour notre
curiosité,
Lassés enfin de leurs courses nocturnes, dont ils
ne tiraient aucun profit, rassurés aussi par notre at-
titude paisible, les insulaires échappés de Boni et de
Waigiou se décidèrent à débarquer en plein jour en
face de nous, sans armes, avec une sorte de bravoure
où il y avait plus de fanfaronnade que de vrai cou-
rage, et il ne dépendit pas de nous que nous devins-
sions pour eux de véritables amis. Je dois ici un utile
conseil aux explorateurs que le hasard ou les devons
de leur mission appellent au milieu de ces peuplades
les plus farouches du globe : c’est que, à moins d'y
être forcés par les plus graves circonstances, ils ne
doivent se montrer les agresseurs dans aucune occa-
sion. Le plus sûr moyen d’adoucir le caractère cruel .
de ces indigènes est de leur témoigner une grande
confiance. Si vous vous dites forts avec eux, ils vous
prouvent, en vous assassinant, que vous êtes faibles.
De pareils hommes n’ont d'arguments qu’au bout de
leurs sagaies, de leurs crics ou de leurs flèches em-
poisonnées. Les restes sanglants de l’intrépide Cook
n'auraient pas été confiés à la rade de Karakakooa
dans un cercueil de plomb, si le défiant capitaine s’en
était loyalement rapporté à la parole du roi d'Owhyée,
qui lui promettait réparation du vol dont l'illustre
avigateur anglais avait à se plaindre. Que de cata-
Strophes seraient évitées si, au lieu de braquer tout
d'abord l'artillerie sur les plages, les voyageurs cher-
chaïent à ne se faire connaitre des indigènes que par
des bienfaits!
151
Les sauvages sont, à la vérité, de grands enfants
qui veulent qu'on les amuse et qu'on leur fasse des ca-
deaux, mais ils se révoltent contre les menaces. Que
le jour arrive encore à mes yeux éteints, que j'en-
treprenne un nouveau voyage autour du monde, et
j'emmènerai avec moi des danseurs de corde, des
escamoteurs, des jongleurs, persuadé qu'avec un
semblable cortége, il me sera plus aisé de m'in-
patroniser chez ces peuples primitifs, d'étudier leurs
mœurs, de visiter l'intérieur de leurs déserts, de
leurs forêts, qu'en m'’aidant de fusils et de balles,
dont la puissance les soumet quelquefois, mais ne les
désarme jamais.
Pour ma part, je déclare que je ñ ai couru de véri-
tables dangers qu’alors que j'ai voulu combattre les
sauvages avec nos armes européennes, et je n'ai
jamais voyagé avec plus de sécurité que lorsqu’en
débarquant j'ai confié aux naturels, accourus sur le
rivage par curiosité ou par un instinct de rapine, mes
boîtes, mes pistolets, mes objets d'échange et même
mon fusil. Je vous dirai plus tard ce qui m'est arrivé
à Wahoo, l’une des plus belles iles et des plus riches
de l'archipel des Sandwich.
Je maintiens donc que si les Européens ont à dé-
plorer tant de sanglantes catastrophes dans ces
courses lointaines, il faut en accuser leur humeur
querelleuse et les injurieuses précautions qu’ils pren-
nent sans cesse pour se garantir de toute attaque des
peuplades au milieu desquelles ils sont jetés. La dé-
fiance est un outrage, et chaque peuple, civilisé ou
sauvage, généreux ou abruti, veut faire croire qu'il a
le sentiment de sa dignité.
Le commerce est le principal lien des peuples. On
place toujours en première ligne l'intérêt matériel;
vient ensuite la morale, qui protége et affermit. Chez
les peuples sauvages surtout, celte double maxime est
frappaute de vérité, et tout voyageur fera bien de
l'utiliser à son profit.
L’opulence est en tous lieux un excellent passe-
port, et au milieu de ces archipels indiens on est riche
avec si peu de chose, que la générosité ne coûte au-
cun regret, alors même que l’on est dupe de sa con-
fiance. À Rawack, nous ne tardâmes pas à compren-
dre que nos comptoirs seraient bientôt appauvris par
les exigences des naturels que nous ne voulions pas
éloigner ; mais, à tout prendre, nous aimions mieux
encore perdre quelques bagatelles que de laisser
concevoir de notre grandeur une opinion défavorable;
aussi continuâmes-nous nos prodigalités, sauf à nous
payer plus tard en fouillant dans les tombeaux élevés
sur la plage
Notre exemple devint contagieux; les naturels se
piquèrent d'honneur à leur tour. Chaque matin un
grand nombre de pirogues venaient voltiger autour
de la corvette et nous apportaient des coquillages
rares , de très-jolis insectes, des papillons précieux,
et surtout d'énormes lézards vivants, fortement liés
sur le dos à un gros bâton. Ces lézards monstrueux
sont, à ce qu'il parait, très-nombreux à Boni et à
Waigiou, où pourtant on leur déclare une guerre à
outrance. Les indigènes, pour s’en saisir, emploient
un moyen qui n’est pas sans quelque danger, quot-
que la morsure de ces reptiles ne soit pas très-vent-
meuse. Toutefois Bérard, un de nos élèves, qui en fut
mordu un jour, en éprouva, malgré une prompte
cautérisation, une fièvre qui dura près d'une se-
maine. Voici le moyen employé par les sauvages : 1ls
se placent doucement à genoux sur la terre molle où
le lézard a établi son gite. Ils ont en main une pa-
lette tranchante en forme de battoir, et tiennent cap-
üifs au-dessus de l’orifice du trou plusieurs insectes
bourdonnant dont le frôlement ature le reptile. Dès
que celui-ci a montré sa tète à l'air, le chasseur
plonge vivement sa palette dans le sol léger et mobile,
et il est rare que le lézard ne soit pas arrêté par le
milieu du corps. Si pourtant cela arrive, la première
retraite du reptile lui est à l'instant fermée, et les in-
sulaires apostés près de là punissent, par une amende
consistant en poissons ou en cocos, le chasseur dés-
appointé.
La présence de ces monstrueux lézards dans tout
cet archipel ferait supposer que de gros serpents y
ont aussi établi leur demeure; mais, quoiqu'ils y
soient en effet très-communs, nous n'en avons guère
vu qui eussent plus de quatre à cinq pieds de lon-
gueur. Ici, comme dans presque tous les pays du
globe, ils craignent le bruit et fuient à l'aspect de
l'homme. Cependant je me hâte de prévenir les ca-
SOUVENIRS D'UN
AVEUGLE.
pitaines que sur les bords de l’aiguade, située à
quelque vingtaine de pas du fond de la rade de Pa-
wack, on trouve fréquemment un grand nombre de
ces reptiles. Ils paraissent attendre, roulés en spirale
sous des touffes .d’arbrisseaux, une agression qui les
force à la défense. La meilleure arme contre de pa-
reils ennemis est une baguette de fusil, dont un coup,
bien appliqué sur les flancs de l'animal dressé, brise
un de ses anneaux, et arrète tous ses mouvements.
Cependant il faut de l'adresse et du sang-froid pour
une pareille chasse,
Rawack est une ile taillée en forme de pilon courbe;
les deux extrémités sont larges, hautes, raboteuses ;
le centre est uni, resserré ; elle n’a guère qu'une pe-
tite demi-lieue dans sa moindre largeur, et on la tra-
verse en suivant un joli sentier sans cesse ombragé
par les arbres les plus riches et les plus variés.
C'était ma promenade favorite de chaque matir,
Aiguade de l'Urance à l'ile Waigiou. (Page 151.)
alors que le soleil, à son lever, réveillait les my-
riades d'oiseaux qui inondaient, pour ainsi dire, la
cime touffue des arbres. Un jour que, plus matinal
que de coutume, je m'étais muni de mes crayons
pour aller dessiner les flancs si majestueux de Waï-
siou, je vis accourir à moi Petit, le visage tout dé-
chiré, jurant et frappant du pied comme s'il avail
reçu un outrage impuni.
— D'où viens-tu ?
— Oh les gredins!
— Que t’a-t-on fait?
— Oh les phoques!
—- Voyons, que L’est-il arrivé?
— Et ces sales esturgeons osent se croire des
hommes taillés ainsi que vous et moi!
— Parleras-tu, drôle?
— Si j'en trouve jamais cinq ou six séparés des
autres, je leur tombe dessus comme une averse sur les
æmatelots.
— Explique-moi done la cause de cette colère.
— Ce n'est pas difficile, sacrebleu! et vous allez
juger, vous, monsieur, quiêtes juste, si j'ai eu tort de
taper dessus.
— Tu as tapé sur quelqu'un ?
— Sur quelqu'un, non; sur quelques-uns, oui.
— Encore des sottises !
— Mais non, à ma place, Marchais les aurait
broyés. Cré mille sabords! si J'étais fort comme lui:
—_ Tu ferais de belles choses! Mais assez de
plaintes comme ça; dis-moi ce qui l'est arrivé.
— Un petit verre, d'abord.
— Tiens. .
— Et puis un autre.
— Tiens.
— Vous n'êtes pas un Rawackais, vous; un Wai-
giouien, vous. Vous savez comment s’apprétent les
poissons ; mais ces requins ! ça fait pitié. Tenez, jugez
si j'ai tort, et si l’on ne ferait pas bien de taper sur
ces êtres comme sur des crapauds. Vous n'ignorez
point que je n’ai point couché à bord, et que j'ai
voillé auprès de la tente où ils sont si bêtement oc:
cupés à compter les mouvements de la pendule.
— Du pendule.
YOYAGE AUTOUR DU MONDE.
135
— Mieux qu'eux autres qui sont entables sur des
feuilles de bananier comme des singes.
— Ah! les Papous sont là ?
— Oui, monsieur; mais n’y allez pas. ça faithorreur,
— Dites du pendule si vous voulez; moi, je dirai
toujours de la pendule, parce que je erois savoir par-
ler françæs. ] ; .
— Ah! tu parles bien le français, toi.
.… lei sont des maisons bâties sur pilotis. (Page 159).
ça dégoûte ; J'aimerais mieux me trouver devant un | fait jour ici; je cherchais des CRTAE AS
essaim de jolies filles. Bref, je vais vous conter ça. | en faire un cadeau, en échange du verre ee : È
Je flânais ce matin là-bas en pensant à pauvre père | que vous allez me donner, quand ] ai vu Ée L ae ee
et à pauvre mère, qui marchent maintenant la tête en | de Waigiou une demi-douzaine de NUS Re |
bas, et chez qui il commence à faire nuit quand il | va, m'ai-je dit, ça me va. Je leur emprunterat rats
... C'est par ce frottement rapide que la chaleur se développe. {Page 155.)
quelques bagatelles, je les donnerai à M. Arago, et
J'aurai une demi-bouteille de rhum; qui sail? peut-
être une bouteille entière, ça dépend de lui.
— Après ?
— Eh bien, après cette bouteille une autre.
— Achève ton récit,
— Bref, les voilà arrivés, et nous nous sommes sa-
luës en gabiers, eux en reniflant et moi la main au
chapeau. Ils m'ont dit : « Sala, sala ! » je leur ai ré-
pondu : « Bonjour, citoyens! » et ils se sontmis à rire
comme des imbéciles. Peut-être qu'ils ne savent seu-
lement pas ce que c’est qu'un citoyen.
154
— Cest possible.
— Ils sont si... Hugues, vous savez, votre domes-
tique. Bref, ils se sont établis à terre, ont préparé
leur déjeuner, sans vin, par exemple, sur de petits
morceaux de bois vert fichés à terre et placés comme
s'ils voulaient bâtir une maison en mignature ; ils
ont placé d’autres baguettes vertes aussi, serrées les
unes contre les autres, formant charpente, puis ils
ont étendu le poisson dessus... beau poisson, ma
foi, rouge, bleu, vert, et frais comme du poisson
frais. Bref, ils ont mis dessous des branches et des
feuilles sèches, et faisant du feu comme chez nous on
fait du chocolat, voilà qu'ils allument tout ça, et que
les jolis poissons deviennent de petits saint Laurent.
Ils étaient roux que ca donnait envie d'en manger
jusqu’à demain; bref, les susdits bien cuits, eux au-
tres les prennent avec leurs doigts huileux, et les
voilà qui se mettent à mächer sans seulement me
dire : « Assieds-toi là par terre ; avale comme nous. »
C'est-il pas là une injure, dites ?
— C'est peut-être leur usage.
— C'est jamais un bon usage que d’être impoli
et de manger tout seul quand il y a un étranger qui
a faim.
— Pien dit.
— Aussi, sans plus de façon, j'ai allongé mon bras
et j'ai liré un poisson de dessus son gril, en leur di-
sant merci. Mais, au moment où j'allais mordre de-
— Peut-être te disaitl de jolies choses.
— Il fallait qu'il s’expliquât, l'imbécile! Bref, ayant
compris comme Ça, j'ai dû me fâcher; alors je lui ai
lâché son poisson à la face, et je lui ai fait un geste
de matelot qui veut dire : Je me moque de toi.
— Qu'ont ils répondu ?
— Rien; ils ont continué à manger, les goinfres,
et je les ai regardés faire. Bref, j'en étais là quand,
pour me rabaisser sans doute, ils ont entamé le de-
dans de la pitance, et se sont mis à avaler les intes-
tins des poissons. J'ai vu la ficelle, et je me suis mis
à marronner. Mais, comme vous m'aviez dit que nous
naviguions pour l'instruction des peuples, j'ai voulu
apprendre aux Rawackais la manière dont on mange
proprement les poissons dans notre pays. Là-dessus,
je m'’empare délicatement, à l’aide du pouce et de
l'index, d’un de leurs gros goujons; je l’ouvre, j'en
arrache les boyaux, je les jette à terre, et j’avale la
chair sans plus de façons. Mais ces gredins, ces sa-
tanés ladres, ne font ni une ni deux, ils se fichent
dans la pensée que c’est pour les gouailler que j'ai
avalé un morceau de la bête, ils ramassent avec soin
les tripes que j'avais jetées ; puis, avec des cris et
des menaces, ils m’entourent, se mettent à gesticu-
ler, à danser, et, sans doute pour battre la mesure,
ils tapent sur mes épaules comme sur un tronc
d'arbre.
— Diable! diable! ça chauffe.
— Oh! alors je prononce à voix basse le nom de
Marchais pour me donner du courage ; j'empoigne
un de leurs avirons, qu’ils ont la bêtise d'appeler pa-
gaies, et, ma foi, je fais un moulinet sterling qui en-
tame quelques c°tes.. À ma place, vous en auriez
fait autant, je pense.
— À ta place, je n'aurais pas pris de poisson.
— Mais, dans tous les cas, vous auriez jeté les
tripes ?
— Oui.
— Eh bien, c’est cela qui les a vexés, les brutaux !
Bref, la danse continuait depuis cinq ou six minutes ;
SOUVENIRS D UN AVEUGLE,
Je tapais, j'étais tapé, et je ne sais ce qui serait arrivé
à la fin, si le grand canot, commandé par M. Raillard,
n'avait montré son nez à l'embouchure du canal.
C'est tout. Ai-je tort? dites.
— Tu es un drôle.
— Je le sais; mais ils sont bien drôles aussi, eux
autres! manger les tripes des poissons et peut-être
les arêtes !
— Cela ne te regardait pas.
— Si fait, ca regarde tout le monde de faire du bien
au monde. Et puis, vous ne savez pas tout encore? Le
temps est noir, la mer devient houleuse, et ils pour-
raient fort bien ne pas aller à la pêche de plusieurs
jours ; ils ont imaginé quelque chose qui n’est pas trop
bête pour des sapajous. Dans un de leurs vases de
terre ils ont fait bouillir de l’eau de mer, puis ils l'ont
jetée dans un grand tube de bambou vert, et ils y
ont mis le poisson qu'ils ont bien fermé, et qui cuit
là dedans comme s’il n’était pas sorti de sa chambre.
— J'ai vu cela, et c'est assez ingénieux.
— Croyez-vous que le poisson soit bon là dedans ?
— Délicieux ; j'en ai mangé hier.
— Avec les tripes ?
— Non.
— À la bonne heure !
— Dis-moi, crois-tu que les naturels du Waiciou
soient encore là?
no Oui.
— J'y vais.
— Je ne vous le conseille pas; ils vous feront
peut-être comme à moi, et je vous réponds qu'ils
tapent dur.
— C'est égal, je tiens à les voir.
— En ce cas, je vous accompagne ; ils ne savent pas
que vous valez plus que moi, et ils ont si peu d'usage
de la société et des bonnes manières du grand
monde! Encore un petit verre, monsieur.
— Non, tu te griscrais, et tu ferais de nouvelles
sottises.
— Vous me calomniez; vous savez bien que je
porte mieux la voile que la corvette.
— Tiens.
— Cré coquin! manger des tripes de poisson!
Je partis done avec mon brave el grotesque matelot,
et j'arrivai bientôt auprès des insulaires, encore en
effervescence, et occupés, pour la plupart, à donner
des soins à un des leurs contre lequel Petit s’était ruë
fort cavalièrement.
— Je crois qu'il gigotle, me ditl.
— Tu l’auras blessé, coquin !
— Tiens, croyez-vous donc qu'il y allait de main
morte, lui? Cétait le plus insolent, le plus criard ;
moi, je ne n'aime pas les criards, et je méprise les
insolents.
— Tu as des manières si brutales!
— Les manières de ces gaillards-là ne sont guère
plus mignonnes que lesmiennes, et si vous n’aviez pas]
deux bons pistolets à votre ceinture, je vous jure qe
je vous défendrais d'aller à eux.
— Tu me le défendrais !
— Oui, oui!
— De quel droit ?
— Du droit qu'on prend quand on aime les gens.
Encore un petit verre, monsieur Arago.
— Tais-toi ; 1ls nous onf vus.
— Ça n'empêche pas le petit verre. Au contraire,
ça doit faire redoubler.
— Silence!
Dès que nous fûmes près d’eux, les naturels nous
entourèrent en parlant tout à la fois et en nous me-
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
naçant de la façon la plus significative; mais notre
bonne contenance les apaisa moins encore que quel-
ques lègers cadeaux, et bientôt l'harmonie régna
parmi nous.
— Faire des présents à qui avale des tripes de
poisson! me disait Petit plus rassuré; mais ce
n'est pas là connaitre son monde! Avaler des tripes
de poisson! C’est égal, j’ai envie d'en goûter, rien
que pour savoir si c’est passable. Je vais leur en de-
mander une demi-aune.
— Si tu bouges, je te chasse.
— Allons, suffit, je ne souffle plus.
Le repas des Rawackais (comme disait Petit) se con-
tinua paisiblement. Les poissons avaient fort bonne
mine ainsi préparés ; chacun des convives prenait sa
part sur le treillage noirei, le plaçait dans le creux
de sa large main ou sur un morceau de feuille de
bananier, et en divisait les morceaux avec assez d’a-
dresse, Accroupis à la mode de nos tailleurs, ils man-
geaïent sans rien dire; ils buvaient à tour de rôle,
dans une calebasse, une eau fort limpide apportée de
Waigiou, et de temps à autre ils se tournaient vers le
soleil en marmottant quelques brèves paroles qui de-
vaient être des prières.
— Je crois qu'ils prient Dieu, murmuraïit Petit; foi
d'homme de cœur, çaena l'air... Si ça ne fait pas
pitié! oser prier Dieu et avaler des tripes de pois-
son !
Le fait est que la facon de manger de ces peuplades
n'est pas très-engageante, et je connais bien des
jeunes Parisiennes qui détourneraient leurs regards
de pareils tableaux.
Lanourriture des habitants de Rawack et de Waigiou
consiste en poissons, en volailles, en coquillages et
en fruits. Pour boisson ils n’ont que de l’eau pure ou
du lait de coco ; pour ustensiles de service, des vases
grossiers, et pour unique assaisonnement, l'appétit
qu'ils savent se donner par un continuel exercice.
En général, les voyageurs qui publient le résultat
de leurs observations dans les pays lointains croient
avoir rempli leur tâche dès qu'ils nous ont tout sim-
plement signalé un fait. Par exemple, ils ont dit, et la
chose est vraie, que les sauvages faisaient du feu en
frottant un morceau de bois sec contre un morceau de
bois vert. Et voilà tout. Eh bien, cela ne m'apprenait
presque rien, el je ne savais pas exactement comment
on faisait du feu chez les sauvages. Voici leur pro-
cédé; c’est par les détails seuls qu'on traduit fidèle-
ment.
Un homme s’accroupit, tenant dans sa main deux
morceaux de bois, l’un long de douze à quinze pouces,
gros comme une baguette de tambour, et terminé en
cône peu aigu; l’autre est un parallélogramme de la
hauteur de cinq ou six pouces et de trois ou quatre
de largeur, sur un des côtés duquel est pratiqué, vers
le milieu, un petit trou profond de six lignes; de ce
trou part une rigole de trois ou quatre lignes de pro-
fondeur allant jusqu'au bout de la pièce de bois.
Celle-ei est verte, la baguette est sèche. L'homme ac-
croupi retient entre la plante de ses deux pieds la
grosse pièce, glisse quelques herbes et folioles à
demi calcinées dans la rigole, jusqu'au petit trou, y
place la baguette qu'il tient entre ses deux mains ou-
135
vertes, et la tourne et retourne ainsi qu’on prépare
chez nous le chocolat. C’est par ce frottement rapide,
qui dure toujours une demi-minule au moins, que la
chaleur se développe et met le feu aux herbes sèches,
que l’on attise ensuite avec le souffle Cela est simple,
j'en conviens, mais cela devait être dit. Et maintenant,
dans la crainte de l'oublier plus tard, je me hâte de
constater ici trois observations bien frivoles, sans
doute, mais qui m'ont paru assez singulières. La
science les expliquerait peut-être par des études phy-
siologiques ou psychologiques; moi, je ne me jette
pas dans les profondeurs et je n'interroge que les sur-
faces.
J'ai donc remarqué que, depuis le cap de Bonne-
Espérance jusqu’au cap Horn, c’est-à-dire dans un
espace à peu près égal aux cinq sixièmes de la circon-
férence de la terre, pas un peuple sauvage ne mange
un mets quelconque assaisonné. Point de sauces, point
de fournitures; tout se cuit sur la braise à une fumée
ardente, ou dans des fours qu'on étouffe quand la vic-
time y est jetée quelquefois en vie. L'art culinaire
n'est guère investigateur.
Pour dire non, tous les peuples de la terre font
avec la tête le signe en usage chez nous, quelques-
uns ajoutent à ce signe une parole, d'autres un mon-
vement de la main, mais toujours le signe de tête
existe. Eh bien ! pour dire oui, tous les peuples de la
terre, dans le vaste espace dont je viens de vous par-
ler, lèvent la têle en reniflant au lieu de la baisser
comme nous. C’est futile à observer, j'en conviens,
mais j'ai fouillé dans tant de petits secrets! j'ai voulu
si bien voir !
La troisième de mes observations est, je crois, plus
singulière encore : c’est que, chez tous ces peuples,
on dort couché presque continuellement sur le ventre.
La médecine nous expliquera cela. Me pardonnera-on
d'indiquer ces légères différences, ces usages géné-
raux? C’est par un faisceau de minutieux détails qu’on
arrive à des conséquences générales.
Un grain violent mous força, Petit et moi, à la re-
| traite; nous quittàämes les sauvages, qui s’abritèrent
sous leurs pros renversés, et nous, plus instruits que
la veille, nous reprimes la route du camp, contraints
de courber le dossous les rapides ondées d’une averse
tropicale.
— Cela est bien bête! grommelait Petit entre ses
dents.
— Qu'est-ce qui est bête?
— Vous et la chose. Vous, de venir par ce temps
de chien vous frotter à de pareils animaux; la chose,
de voir des hommes si sales que vous vous plaisez
encore à dessiner sur vos livres.
— C’est pour mon instruction.
— J'ai beau les voir, moi, ça ne m'instruit pas da-
vantage.
— Tu te trompes, et tu en sais maintenant plus
qu'hier.
— Ah! bah!
— Certainement, rappelle-toi ce que tu as observé.
— C’est juste, morbleu! c’est juste, je sais mainte-
nant que les Rawackais et les Waigiouiens mangent
les tripes de poisson.
136
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
XXIV
RAWACK
Pèche. — Le roi de Guéhé et Petit, — Une jeune fille, — Départ. — Mort de Labiche. — Divers
archipels. — Les Carolines.
Si les lourds et trapus indigènes de ces contrées ont
souvent l'intelligence trop épaisse pour qu'ils puis-
sent surmonter certaines difficultés, il faut convenir
aussi que le ciel les a doués d'une sorte d'instinet
vraiment merveilleux, à l’aide duquel ils parviennent
à maitriser le caprice des éléments et la volonté hos-
tile et opiniätre du sol où le destin les a jetés. Le be-
soin, ce premier et redoutable ennemi des hommes,
leur à dit comment il fallait que leurs demeures fus-
sent construites pour échapper au courroux des flots
ou aux rafales des ouragans ; il leur a appris à grim-
per comme des chats sauvages sur les arbres les plus
élevés, au sommet des tiges les plus lisses; sans
doute aussi il leur a indiqué de puissants remèdes
...Un échafaudage de monstrueuses perruques.
(Page 156.)
contre la piqüre incessante et douloureuse des insectes
qui assombrissent l'atmosphère, et contre la dange-
reuse morsure des serpents qui rampent autour d'eux
et partagent parfois la mênie couche.
Il nous arrivait souvent, à nous gens si fiers de
pros loin du rivage, soyez sûrs qu’il y aura bientôt
bourrasque à l'air ou sur les flots.
Ce peuple est casanier, apathique, silencieux; il
nait, il vit, il multiplie, et son existence ne sort des
limites qu'il s'est tracées qu'alors qu'un navire euro-
péen vient relâcher dans ces parages, ce qui, je crois,
ne lui arrive guère qu’une fois chaque quatre ou cinq
ans.
notre supériorité sur les sauvages, de pénétrer dans
un bois et de chercher inutilement pendant des heures
entières, sur les plus hautes branches, un fruit ra-
fraichissant. Eh bien, dès que nous faisions entendre
à un indigène que nous lui donnerions quelque baga-
telle en échange d’une jam-rosa aigrelette, d'une ba-
nane ou d’une pastèque, nous étions sûrs de le voir
revenir peu d'instants après, apportant dans ses mains
ou sur sa tête les objets que nous avions désirés. Pas
un de nos pilotes garde-côtes, habitués aux signes
atmosphériques indiquant d’une manière assez pré-
cise les variations d’une température ou les approches
d’un coup de vent, ne pourrait lutter avec les naturels
de Rawack dans l’art de prédire la veille le temps du
lendemain, et dès que vous les voyez ici abritant leurs
Voyez ces individus, assis là sur le sable, aux rayons
Elle paraissait avoir déjà beaucoup souffert. (Page 140.)
d'un soleil dévorant, insensibles à ses flèches ai-
guës.
Ils sont tous, ou presque tous, courts, trapus, d'un
noir sale ; leur front est déprimé, leurs yeux petits,
sans feu, sans animation; sur leur tête grosse et
lourde pousse une si prodigieuse quantité de cheveux
longs et crépus qu'on dirait un échafaudage de mon-
strueuses perruques, paisible refuge de myriades d’in-
sectes qu'il n’est pas nécessaire que je vous nomme,
Les joues des naturels de Rawack sont larges et pen-
dantes, quelques poils épars et inégaux les ornent
d’une facon peu gracieuse, et leur lèvre supérieure,
pareille à celle des nègres d'Angole et de Mozambique,
est ombragée d'une moustache, mais d'une seule
moustache qui ne couvre que la moitié de la bouche,
car l'usage du pays, ou peut-être un fanatisme reli-
gieux, défend d'en porter des deux côtés. Maintenant
ajoutez à ces charmes séduisants une poitrine large
et velue, des épaules charnues et rondes, des bras
courts, potelés, taillés en boudins sans formes dessi-
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
nées, sans muscles; des cuisses comme des troncs
d'arbres, des pieds et des mains énormes, une dé-
marche pénible et écrasée, des dents sales et une
157
odeur de bouc qui s’exhale au loin, et vous aurez une
idée assez complète de cette population rare, triste,
curieuse et insolente, qui ne craint plus de venir se
L'Uranie devant l'ile Rawack. (Page 139.)
frotter à nous tous les matins, et qui ose même par-
fois nous regarder avec un certain mépris facile à
discerner.
Je ne vous parle pas des exceptiors qui se font re-
marquer par-ci par-là, au milieu de ces êtres réveillés
par notre présence et l’appät d'une rapine d'autant
plus facile que nous n’exposions guère à leurs regards
| que ce que nous voulions perdre. On voit aisément
.. Quelques figures grossièrement taillées. (Page 138,)
que ce sont là des jeux de la nature, qui cherche par-
fois, dans un nouvel effort, à se venger de son propre
caprice. Et cependant il y a parmitous ces hommes si
grossièrement bâtis une adresse telle pour certains
exercices, qu'on a peine à y croire même alors qu'on
en a été mille fois témoin.
Je veux parler de leur pêche vraiment merveilleuse,
Live 48
et tellement amusante, que nous ne pouvions nous
lasser d'y assister matin et soir. Placé debout sur l’a-
vant d'une pirogue, un homme est l', Neptune paro-
dié ou plutôt Silène en goguelte, tenant en main une
longue perche armée de deux pointes de fer en four-
chette ; il plane sur l’eau ct cherche de l’œil le pois-
son qui fuit et glisse à peu de profondeur ; dès qu'i
18
158 5
le voit, il fait signe à ses camarades et leur indique
d’un geste de la main gauche le côté vers lequel ils
doivent diriger l’embarcation. Ceux-ei obéissent et
pagayent doucement pour ne pas effrayer le poisson.
Ialte maintenant! Le chasseur a mesuré la distance,
il a levé le bras, calculé la courbe que le trait va dé-
crire. La fourchette est lancée, et il est rare qu'elle ne
frétille pas sur l’eau, aux mouvements de l'animal
qu'on voulait atteindre. Sur vingt-cinq coups lancés,
parfois au milieu d’une mer peu calme, deux coups à
peine sont sans résultat, et j'ai vu Petit embrasser
un jour avec une tendresse qui allait jusqu'au délire
un de ces habiles pècheurs, lequel, venant de désigner
deux poissons voyageurs côle à côte, les piqua tous
les deux au beau milieu du dos, à trente pas au moins
de distance.
C’est une chose vraiment digne de remarque et
dont la civilisation devrait rougir, que le respect
qu'ont pour les cendres des mortstous les peuples de
la terre, mème les plus stupides et les plus farouches.
Ici, comme à Koupang, comme à Diély, comme à
Ombay, il est aisé de voir que les hommes, dans leur
religion bizarre, ridicule ou cruelle, croient à une
autre vie, car, sans cette foi, le culte qu'ils professent
en faveur de ceux qui ont pour toujours disparu de
cette terre ne serait qu'un absurde contre-sens.
Remarquez ces tombeaux dont toute l'ile de Rawacl:
est semée. Nulle herbe parasite ne croit autour du
terrain qui environne cette demeure sacrée, terrain
plane, enjolivé d'un sable fin et blanc ; les parois du
monument sont parfaitement entretenues et ne lais-
sent aucune issue au vent, à la pluie ou aux insectes.
Ce sont des cases basses, carrées, avec charpente au
plafond, bâties en tiges de bambou et en feuilles de
palmistes ; une porte étroite est pratiquée à la facade ;
un homme accroupi peut aisément y passer et visite
l'intérieur, où sont placés et renouvelés des ex-voto.
pieux garants d'une tendresse qui survit à la tombe.
Dans le principal de ces édifices nous avons trouvt
des bandelettes en laine et soie de diverses couleurs,
fixées sur des bâtons debout; un énorme coquillage
de la classe des bénitiers, plusieurs armes brisées, un
grossier escabeau et une assiette en porcelaine chi-
noise; sur le devant et en dehors étaient placés, par
rang de taille, cinq crànes fort propres et fort bien
conservés, et le tout se trouvant, pour ainsi dire,
abrité sous une pirogue renversée, image peut-être
de la vie qui venait de s’éteindre. Quelques figures
grossièrement taillées, probablement les divinités du
lieu, se faisaient remarquer auprès des tombeaux et
au dedans; mais ces figurines, tantôt debout à cheval
sur un morceau de bois aigu, tantôl couchées sur la
terre ou le gazon, paraissaient avoir été presque toutes
mulilées. Les hommes, dans leur aveugle colère, se
vengent même de leurs dieux.
Je garde encore dans mes collections une de ces ri-
dicules idoles, qui a vu peut-être bien des sacrifices
humains. C’estune tête presque sans corps, des jambes
crénelées, des pieds fourchus, des bras courts et gros,
une bouche s’arrêtant aux oreilles, où pendent les an-
neaux d'os et de pierre, un nez épaté, des yeux im-
perceptibles, et pour coiffure un capuchon pointu,
plus long à lui seul que le reste de la figure. Un de nos
matelots trouva un dieu de Rawack ou de la Nouvelle-
Guinée à moitié caché sous la boue qui avoisinait l’ai-
guade du mouillage. Je le montrai à un naturel, quine
parut pas trop se soucier de le voir, et qui ne fut
nullement fäché de le laisser en ma possession. Ex-
pliquez maintenant ces étranges anomalies.
* Cependant les échanges devenaient chaque jour
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
plus actifs; nos bagatelles acquéraient plus de valeur;
mais nous avions assez de lézards, de sagaies ou
d’ares, et nous demandions avec instance des papil-
lons, des insectes ou des oiseaux. Nous ne tardimes
pas à être satisfaits : les pirogues arrivèrent en nom-
bre considérable à notre camp, et nos collections
s’enrichirent de plusieurs familles et espèces très-cu-
rieuses. Les oiseaux de paradis eurent leur tour ; les
iusulaires nous enapportèrent une assez grande quan-
üté, proprement enveloppés dans des feuilles de ba-
aanier, et empaillés d’une façon si admirable, qu’on
à longtemps eru en Europe qu'ils n'avaient point de
pattes et qu'ils perchaient à l’aide du bec et de leurs
ailes. Pour deux mouchoirs, un couteau de cuisine,
un vieux drap de lit et quelques hamecons, j'obtins
de prime abord cinq magnifiques oiseaux de paradis,
un six-filets noir, si rare, si beau, si éclatant de mille
reflets! …
Le chef de la pirogue avec qui je fis cet échange me
parut si enchanté de son marché, qu'il me donna à
entendre qu’à son retour de Waigiou il m'apporterait
une plus grande quantité de ces oïseaux, et qu'il
voulait profiter d’une brise favorable pour partir, afin
de me revoir plus tôt. Comme les embarcations n’é-
taient jamais manœuvrées qu’à la pagaie, je ne com-
pris pas d'abord le motif de ce brusque départ, et je
le lui dis en montrant les voiles de la corvette éten-
dues à l'air ; mais lui, me faisant signe d'attendre,
grimpa en quelques instants sur l’un des cocotiers du
rivage, en descendit une jeune branche avec toutes
ses folioles, et s’élançant joyeux dans sa fragile piro-
gue, planta sur le banc du milieu l'élégante dépouille
de l'arbre. Le vent la courba d’une manière gracieuse,
et le pilote, fier de ma surprise, disparut sur les flots
d’un air triomphant. O0 mdustrie ! que de miracles
n’as-fu pas semés sur toutes les parties du globe!
Tout allait bien à terre, sinon à bord, où les mala-
dies sévissaient plus intenses et plus meurtrières. Les
naturels n'avaient plus peur de passer la nuit sans
armes autour de nos tentes dressées, et nous nous
félicitions de cette relâche où nos opérations du pen-
dule avaient pu se faire sans danger, lorsque tout à
coup le navire se trouva seul sur la rade, et nous seuls
aussi sur le rivage. Qu’était-il donc arrivé ?
Marchais, le rude Marchais, Vial, Lévêque et Bar-
the étaient presque inquiets; Pelit màchaïit son tabac
avec plus de précipitation, et nous-mêmes nous sui-
vions avec inquiétude, à l’aide de nos longues-vues,
les mouvements des embarcations sur les côtes voisi-
nes. Nous ne comprenions rien à cette retraite préci-
pitée et sans moûf. Comme elle semblait nous cacher
un piège contre lequel il était sage de se tenir en
garde, Petit, dès lors, demanda la permission derester
à terre, car il voulait, disait-l, figurer à la première
contredanse.
— Que ferons-nous s'ils viennent? répélait-1l à
chaque instant.
— Nous attendrons qu'ils nous attaquent.
— [t après?
— Nous nous défendrons, et nous verrons bien à
qui restera le terrain. x
— Croyez-vous que ces mangeurs de tripes de
poisson soient assez bons enfants pour se {oiser avec
nous ?
— Je ne le pense pas.
— Alors pourquoi ont-ils pris leur volée?
— C'est ce que nous saurons bientôt.
— Vial, PBarthe, Marchais et moi nous resterons à
terre : ce sera assez de nous quatre pour eux tous.
Hier J'ai vouluessayer mes forces avec le plus robuste
ii
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 139
d'une bande qui a débarqué de l’autre côté de l'ile; | plusieurs de ses grands officiers, qu'il était allé cher-
en deux coups de temps il a pris un billet de par-
terre, où il figurait admirablement un crapaud de la
plus belle espèce.
— Tu auras fait encore quelques sottises.
— Si on peut dire ! Demandez à Vial, qni est venu
un moment après, et qui en a jeté trois à l'eau d’un
seul tour de main.
— Comment! vous vous êtes battus ?
— Du tout; demandez à Marchais, qui a brisé les
côtes à deux des plus bavards de la bande,
— Ainsi doncil y a eu rixe générale?
— Mais non!; demandez à Barthe, qui, avec un dé-
bris d’aviron, a démonté le reste. Nous nous sommes
conduits comme de vrais agneaux , comme d'inno-
cents mérinos.
— Nul doute maintenant! voilà la cause de leur
fuite.
— Pour si peu de chose? allons donc! ils mangent
des tripes de poisson, mais ils ne sont pas si bètes
que vous dites.
En effet, un combat avait eu lieu entre nos quatre
vigoureux lurons et une vingtaine de naturels, et je de-
vais penser que c’était là la cause de leur disparition
subite. Un motif plus puissant avait éloigné les in-
sulaires. À l'horizon venaient de se montrer les mâts
pavoisés du roi de Guëébé, et, pareilles à des étour-
neaux qui fuient, effrayés, le vol rapide du milan,
toutes les populations voisines s'étaient réfugiées dans
leurs impénétrables forêts et au sein de leurs mon-
tagnes.
— liens, dit Petit en regardant au large, voilà
mon sapajou de monarque en robe de chambre ! fai
toujours un grand plaisir à voir près de moi ce beau
gabier ; qu'il soit le bienvenu !
— Que le diable l'emporte !
— Le diable n’en voudrait pas, monsieur; il lui
ferait peur. Savez-vous ce que vous devriez faire si
vous éliez bon enfant?
— Quoi donc?
— Vous emparer de ce bijou quand nous lèverons
l'ancre, le bien mijoter à bord pendant tout le voyage
jusqu'à notre arrivée à Toulon, et me le donner en-
suile, en récompense de mes bons services et de ma
misère.
— Eh! qu'en ferais-tu, imbécile ?
— Je le mettrais dans une jolie cage que je ferai
bâtir à l’aide de mes économies et des 25 francs d’é-
trennes que vous me donnerez en débarquant; je le
mettrais dedans, absolument nu, et je le montrerais
à mes compatroles, en promettant une récompense
honnête à celui qui dirait si c’est un homme où une
bête, un chrétien ou un singe. Dieu ! quels cigares
je fumerais si j'avais ce trésor! Tenez, tenez, le voilà
qui mouille à tribord de la corvette. C’est tout de
même un fameux gabier ; il a du front et il sait ma-
nœuvrer..
i Les carracores venaient en effet de jeter l’ancre, et
un quart d'heure après, la plus grande partie des Gué-
béens nous serraient la main sur la plage. °*
1 Quel peuple que ce peuple guébéen! quel roi que
cet intrépide chef d’effrontés pirates, dont il faut bien
que je vous parle encore ! A leur approche, tout fuit,
tout tremble, tout se disperse, tout se cache; la mer
est sans pirogues, la côte sans habitants, les insu-
laires sans repos; le loup rôde autour de la bergerie,
mais un loup rapace, affamé, dont rien ne peut
apaiser la faim dévorante, et à qui ses hardis louve-
teaux prêtent un si utile secours.
Gette fois il avait avec lui deux de ses ministres et
cher dans sa capitale. Au coucher du soleil, il fit
dresser son couvert à terre sur une sorte de tapis in-
dien, où l'on plaça quelques assiettes de Chine, plu-
sieurs vases contenant une liqueur légèrement colorée
de jaune et fort âpre. Ses deux ministres, un officier
et lui s'assirent à terre et mangèrent du riz, quelques
légumes, des bananes et une pastèque. Avant le re-
pas, ils s’agenouillèrent et marmottèrent en psalmo-
diant plusieurs phrases entrecoupées de renifle-,
ments; la cérémonie achevée. ils mangérent de
fort bon appétit. J'ai remarqué que, daus le groupe
des officiers subalternes qui dinaient près de là, on
ne fit aucune prière avant de s’attabler, et comme
j'en témoignais ma surprise au roi, celui-ci me donna
fort bien à entendre que de pareils hommes n'étaient
pas faits pour avoir un Dieu, et que plus tard peut-
être ils jouiraient de ce privilége, réservé seulement
aux braves de premier ordre. Hélas! Porgueil du roi
guébéen est-il donc si ridicule? n'y at-il done quelui
dans le monde qui ait créé une religion?
Le repas dura une demi-heure au moins ; ils pre-
naient leurs vivres avec leurs doigts, buvaient tous
dans le même vase; et Petit augura avantageusement
de ce peuple, qui était assezbien élevé, disait-il, pour
ne pas manger des tripes de poisson.
Après son frugal repas, le monarque guébéen se
leva le premier, et, venant à moi qui achevais de des-
siner la scène, il reconnut mon brave matelot, au-
quel il présenta cordialement la main. Celui-ci la
serra comme dans un étau, et, tout fier de ce témoi-
gnage d'amitié :
— Très-bien, Jui dit-il ; et vous ? Parole d'honneur,
je vous trouve moins laid que l’autre jour.
Le roi répondit quelques paroles inintelligibles, et
Petit, feignant d'en avoir compris le sens :
— Je veux bien, dit-il, ne füût-ce que pour savoir
si ça peut soùûler.
Aussitôt, et sans plus de facons, le matelot gogue-
nard s'empara du vase qui était encore sur la nappe,
l’approcha de ses lèvres, et avala plusieurs corgées de
la liqueur qu'il contenait, sans se soucier le moins du
monde de la grimace de mécontentement que faisaient
les officiers.
— (Ça ne vaut pas deux sous, dit Pelit en se dé-
barrassant du vase; c'est amer comme chicotin, etsi
ça ne soûle pas, ça ne vaut pas deux liards. Il ne
manque plus à ceux-ci que de manger, comme les
autres, des tripes de poisson.
Mais la nuit nous força à nous séparer; nous re-
joignimes nos hamacs suspendus aux cases sur pilo-
üis, et les Guébéens retournèrent à leurs carracores.
Le lendemain, la corvette était de nouveau svule
au mouillage, et le roi de Guéhé avait disparu. I se
montra deux jours après, avec un riche butin fait à
Waigiou, et il apporta une belle collection d'oiseaux
de paradis, dont il fit galamment hommage à notre
commandant, en lui demandant toutefois en échange
quelques morceaux d’éloffe, de la poudre et un fusil.
Les cadeaux d'un pareil homme devaient ressembler
à un emprunt.
Nous n'avions pas vu une seule femme à Rawack,
et nous n’en éprouvions guère de regrets, car l'har-
monieuse charpente des hommes nous faisait pau-
vrément augurer de celle de leurs chastes et sanvages
moitiés ; mais le vautour guéhéeu nous procnra cette
petite distraction en nous amenant nne jeune fille de
quatorze à quinze ans qu'il avait volée je ne sais où,
et qu'il avait eu l'impudence, en nous la proposant
à vendre, de nous présénter comme la femme d'un
140 SOUVENIRS
de ses officiers. Il mentait, le misérable, et l'officier
qui acceplait le rôle de mari était plus méprisable
‘encore, puisqu'il trouvait le prix fixé par le monar-
que beaucoup trop élevé. D'abord on nous en de-
manda quatre piastres, puis trois, puis deux, puis
une ; eufin on nous l’abandonna gratis. Cette fille pa-
raissait avoir déjà beaucoup souffert ; je la pris sous
ma protection spéciale et je me hâtai de lui offrir
que'ques aliments sur lesquels elle se jeta avec vora-
cité, En vain essayai-je d'obtenir d’elle des renseigne-
ments sur les circonstances qui l'avaient livrée aux
Guébéens ; je ne pus m'en faire comprendre, et tout
ce que je saisis de ses gestes, de ses regards, de ses
soupirs, c’est qu'on la battait souvent, qu'elle était
bien à plaindre, et qu'elle s’estimerait fort heureuse
de nous suivre sur notre corvette.
Le vent soufflait avec violence; l'infortunée, sans
vêtement, grelottait et sanglotait à la fois. Je la con-
duisis sous une tente pour la dessiner, et je lui fis ca-
deau d'une chemise qu’elle accepta sans trop de joie,
car elle prévoyait qu'on la lui prendrait bientôt à bord
des carracores. Pauvre enfant! sa figure était douce,
ses yeux pleins d'expression, sa bouche petite et bou-
dcuse, son corps parfait, ses cheveux longs, lisses el
d'un noir d'ébène, ses mains petites, ainsi que ses
pieds, mais ses bras et ses jambes un peu grèles.
J'avais à peine achevé mon croquis qu'une rafale
terrible, pesant sur la tente, la renversa et nous en-
sevelit sous ses mille plis. Je ne pus m'empêcher de
me rappeler la fable de Mars pris sous les réseaux de
fer de Vulcain, et je suis bien sûr que mon ignorante
compagne ne fit pas la même réflexion.
Cependant, nos travaux étant achevés, nous le-
vämes l'ancre, et dimes adieu à celte terre si féconde
dont on pourrait tirer de si précieux avantages. Le
roi de Guébé nous vit déployer nos voiles avec quel-
que regret, car la veille il avait fait mine de vou-
loir nous surprendre la nuit et de nous attaquer pen-
dant notre sommeil. Mais nos préparatifs de défense
le tinrent en respect; tous ses guerriers, descendus
sans armes, en furent pour leurs belliqueuses inten-
tions. Quant à la jeune fille, elle tendit ses mains
vers nous, en implorant notre pitié. Un des officiers
du roi s’en aperçut, s’approcha d'elle, la poussa du
pied sur le flot qui battait la plage, leva le bras, fit
tournoyer un casse-tête. et la pauvre enfant ne souf-
frit plus.
Hélas! à peine au large, notre cœur se serra à une
douleur autrement amère : M. Labiche, un de nos lieu-
tenants, mourut sous les atteintes d'une horrible dy:-
senterie. Officier plein de mérite, bon, indulgent, il
était adoré des matelots et chéri de ses camarades...
— Ah! nous dit-il quelques instants avant d’expi-
rer, mes pressentiments ne me trompaient point au
départ! Mon père est mort dans un voyage autour du
monde, mon grand-oncle mourut comme lui, et moi,
Je vais les rejoindresous les flots. Adieu, mes amis,
adieu! pensez à moi, et dites à ma pauvre mère, en
arrivant en France, que ma dernière parole a été
pour elle et pour mou Dieu.
Les vergues mises en pantenne se redressèrent pa-
rallèles ; le vent enfla les voiles, et nous poursuivimes
notre route.
Bientôt parurent à l'horizon les Anachorètes entou-
récs de récits dangereux ; puis devant nous les mille
iles découvertes par Bougamwille, puis encore les Ca-
rolines, les bienheureuses Carolines, basses, riantes,
paisibles, jetées comme un bienfait, comme uue
pensée céleste au milieu de ce vaste Océan peuplé de
tant de farouches naturels. Voyez, voyez ! les pros-vo-
D'UN AVEUGLE.
lants fendent l'air; ilsnous suivent, nous atteignent
nous accostent, nous entourent.
— Loulou ! loulou! (du fer) nous crie-t-on de toutes
parts, et les insulaires montent à bord, mquiets, mais
impatients de tout voir, de toucher à tout. Ces peu-
ples navigateurs dont je vous parlerai bientôt, car je
dois voyager avec eux, vivent là, sous ces belles plan-
tations, sans querelles au dedans, sans guerres au
dehors; braves, humains, généreux, beaux par le
corps et par l'âme, souriant à une caresse, à un té-
moignage d'affection; sautant comme des enfants à
qui l'on vient de donner des joujoux ; acceptant une
bagatelle avec la plus vive reconnaissance, la nouant
au cartilage allongé de leurs oreilles, qui leur ser-
vent de poches; mais vous offrant toujours en échange
des pagnes élégants, des hamecons en os, des coquil-
lages magnifiques, craignant de se montrer moins
généreux que vous, non par orgueil, mais par bonté.
Oh! voilà enfin des hommes comme l’on est heureux
d’en trouver sur son passage ! voilà des cœurs nobles
et dévoués! Laissez faire la civilisation, et vous verrez
ce que deviendront bientôt ces îles fortunées contre
lesquelles nos vices voyageurs ont été Jusqu'à présent
sans puissance. Nous aurions bien voulu mouiller
pendant quelques jours dans cetarchipel parfumé, car
nous manquions d'eau douce; mais toutes ces iles
sont sans port, et c'est peut-être à cette étrange et
heureuse circonstance qu'elles doivent d’être restées
pures et libres au milieu de tant de corruption et de
cruauté.
J'avais souvent entendu dire que les pros-volants ‘
des Carolines étaient des embarcations taillées de
telle sorte qu'à l’aide d’une voile triangulaire en pa-
gne, deux balanciers et un pilote gouvernant avec le
pied, on coupait, pour ainsi dire, le vent. Eh bien,
ce qui me paraissait alors une ridicule exagération
des voyageurs, devint à mes yeux une éclatante vé-
rité, et c'est un des phénomènes nautiques les plus
curieux à observer que ces hardis insulaires, debout
ou accroupis sur leur pros plein d'élégance, se jouant
des vents, triomphant de la violence des moussons,
et passant, comme de rapides hirondelles, au milieu
des courants et des récits les plus dangereux et le
plus étroitement resserrès. Que leur importe à eux
qu'une embarcation chavire! ils sont là pour la re-
lever, ainsi qu'on le ferait chez nous dans un bassin
tranquille et à l’aide de nos palans et de nos grues.
Quant à ces hommes aussi intrépides qu'intelligents,
ne craignez rien pour leur vie; la mer est leur élé-
ment; le courroux des tempêtes, leur délassement
le plus désiré, et l’on ne comprend pas tant de sou-
plesse et d'agilité au milieu d'obstacles si mullipliés
et si imprévus. Le Carolin est un homme, un poisson
et un oiseau à la fois.
Tous les individus qui montèrent à bord se fai-
saient remarquer par une taille gracieuse et des
mouvements pleins de liberté. Il y avait de la no-
blesse dans leur démarche, de lexpression dans
leurs gestes, du vrai rire dans leur gaieté d'enfant.
Pourtant il était aisé de reconnaitre, même dans leur
empressement à venir à nous, qu'un douloureux sou-
venir leur commandait une grande défiance. Braves
gens, qu'un capitaine sans foi ni pitié aura trompés
et poursuivis au milieu de leurs joies! Deux des in-
sulaires qui nous firent visite, et pour lesquels les
autres semblaient montrer quelque déférence, avaient
sur les cuisses et sur les jambes des tatouages ravis-
sants dessinés avec une régularité parfaite : c’étaient
deux demi-chefs, deux demi-rois, et ils n’eussent pas
eu cet ornement en usage chez tant de peuples, qu’il
VOYAGE AUTOUR DU MONDE,
eût encore èlé facile de reconnaitre leur supériorité
à la noblesse de leurs manières, à leur haute stature
et à leur force musculaire. Un pagne étroit couvrait
les reins de chaque individu, et tout le reste du corps
était sans vêtement. Quelques-uns avaient aussi des
colliers faits avec les folioles de cocotier, et des bra-
celets coquets tressès avec un art infini.
Un groupe de cinq ou six naturels, sans doute pour
payer leur bienvenue et notre bon accueil, se mit à
danser, et je ne saurais vous dire tout ce qu'il y avait
d’amusant et de curieux dans cette petite fête si cour-
Loisement improvisée.
Cependant nous naviguions à l’aide de petites bout-
fées presque imperceptibles ; ; mais un grain à l’ho-
rizon nous annonça de la pluie. Nous manquions
d’eau, et, afin d’en ramasser au moment de l’averse,
nous dressämes nos tentes, et allämes chercher dans
11
| la batterie quelques boulets pour jeter sur la toile et
faire entonnoir. A l'aspect de ces projectiles portés
par les matelots, les Carolins, effrayés, poussèrent
des cris sinistres et semblèrent nous accuser de tra-
hison. Nous eûmes beau leur prodiguer de nouvelles
et ferventes caresses, ils bondirent sur le bastingage,
s’élancèrent dans les flots comme des plongeons,
et rejoignirent à la nage leurs embarcations au
large.
L’archipel des Carolines s’effaça bientôt à l'ho-
rizon, je le perdis de vue avec un serrement de cœur
qui m'accompagna bien avant dans la traversée, et
cependant je ne savais pas encore tout ce que je de-
vrais de reconnaissance dans l'avenir à l'un des plus
puissants rois de cesiles, où vit en paix jusqu'à
présent le peuple le plus beau, le plus doux, le plus
généreux de la terre,
XV
COUP D’OEIL RÉTROSPECTIF
Quand le présent est triste, quand l'avenir se déco-
lore, on ne peut guère trouver de consolation que
dans ce qui a fui, dans ce e qui n’est plus.
En mer surtout, le passage est rapide et prompt de
la joie à la tristesse, de l'ivresse au désespoir. Ce qui
chez vous, citadins, est noblesse, courage, grandeur
d'âme, est ici chose simple, commune et de tous les
jours. L'homme n’a pas changé, mais bien l'élément :
voilà tout.
Qu'avez-vous à craindre dans vos demeures, sur
vos couches moelleuses ou dans vos promenades sa-
biées? Un bruit importun de voitures roulant l’orguecil
et la paresse, la visite d'un ennuyeux, une querelle de
jeune fille jalouse et irritée, grondant peut-être afin
de se raccommoder avec vous ; la secousse d'uh pié-
ton maladroit qui vous coudoie en saluant du regard
ou du sourire une vieille douairière se pavanant dans
ses soieries, ou bien une entorse contre un pavé mal
nivelé, ou les éclaboussures d’un coursier au ga-
lop…
Mais en mer, 6 mes amis ! les contrarietes se dessi-
nent plus tranchées et s'accumulent plus actives et
plus menaçantes. C’est une bourrasque qui vous fait
sautiller comme l’eau qui bout, et bondir comme un
ballon ; c’est un calme plat qui vous énerve, qui vous
abrutit, pour ainsi dire, dans une inactivité assoupis-
sante; c’est aussi une roche sous-marine qui en-
tr'ouvre votre navire frétillant et vous réveille au mi-
lieu d’un rêve consolateur; c’est la tempête avec ses
hurlements ; c'est la trombe avec ses ravages ; c’est
le chaos avec ses ténèbres. A la bonne heure ! il y a
là matière à réflexion, il y a là sujet raisonnable ‘de
délassement, de craintes et de plaisirs.
Essayez de cette vie de marin dont j je vous parle,
assayez-en pendant seulement quelques mois, au sein
de certaines mers que je vous montrerai du doigt, et
nous verrons qui de nous deux sera plus exeusable de
chercher, comme on dit vulgairement, à tuer les heu-
res, lesquelles, en dépit du "soleil, ne marchent pas
toutes avec la même rapidité.
Le ciel aussi a ses caprices; ce n’est pas toujours
Son azur qui le fait bleu ou ses nuages qui l'assom-
brissent, mais bien nos humeurs et nos passions.
Ê Voyons où me jetteront les pensées qui m ‘assiégent
en ce moment : raison ou folie, il faut que j'écrive;
le sillage est tranquille, mes pinceaux sont oisifs en
présence de cet immense et silencieux horizon qui
| ine cercle ; armons-nous de la plume et rétrogra-
dons. La route à faire me paraitra peut-être moins
lourde en face de ce que j'ai parcouru. C'est en quel-
que sorte un élan favorable à la lulte qui va s'enga-
ger.
Un regard donc vers ce passé.
I y a certes grand profit, après une reliche, à se
recueillir dans les i impressions que l’on a subies, à les
analyser, à les comparer à celles qui les ont précé-
dées, à en tirer les conséquences les plus rationnelles,
et à se faire de tout cela une règle invariable pour
l'avenir.
Là seulement est la vraie morale du voyage, là
seulement en est la juste appréciation.
Un rapide coup d'œil sur les divers repos de celte
longue et pénible campagne nous fera, je le pense,
mieux apprécier ce qu'il y a de sensé dans cette facon
de juger les faits accomplis. L’aridité n’est que dans
l'inutile.
Gibraltar, sur l'extrémité la plus méridionale de
l'Europe, m'aida à comprendre que toute lumière vi-
vifiante vient du centre, et que, plus les rayons di-
vergent, moins ils éclairent, moins ils réchauffent.
Gibraltar, en face du Mont-aux-Singes, s’imprègne de
l'Afrique et reflète imparfaitement une terre de civili-
sation et de progrès. L'agiotage y trône sur toutes
les places publiques; la misère, là honte, le liberti-
nage et la paresse s'y promênent et S'y endorment
tour à tour, pleins de mépris pour le jour qui vient
de passer, insouciants pour celui qui se lève, et le
grand pavillon britannique ne flotte que sur l’abru-
tissement.
Deux pas vers le nord, ce sont des cités commer-
cantes ; deux pas au sud, ce sont des hultes, des vo-
leurs, des pirates, des assassins. Je quittai Gibraltar
avec un sentiment de tristesse, car j'anéantis là une
de mes douces chimères, à savoir, que la force ne de-
vrait exister qu'appuyée sur l’industrie et le bien-être
du plus grand nombre.
Ténériffe m'offrit bientôt un spectacle plus effrayant
encore. C'était toujours une Espagne, mais une Es-
pagne sans avenir, puisqu'elle luttait sans éner gie con-
tre les maux pr ésents quil'é écrasaient. Ténériffe mourra
vaincue par un brick de guerre ou écrasée sous une
colère de son volcan.
142 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
On s'échappe de Sainte-Croix comme on fuit le ca-
davre d'un reptile à moitié putréfié, et Sainte-Croix
pourtant est une capitale.
Puis vient le Brésil avec ses richesses minéralogi-
ques, toujours prêtes à écraser celles qui font seules
la gloire des empires. Lei, c’est la vieille Europe en hos
tilité permanente avec la jeune Amérique. La première,
forte comme le torse qui n’approche pas encore de la
vétusté; l’autre, levant la tête ainsi que l'enfant in-
soumis révolté contre son maitre.
Le Brésil est un contraste perpétuel et de tous les
pas; car la cité, belle, florissante et populeuse, tou-
che au sol sauvage où vivent des peuples qui ne veu-
lent point d’une société marâtre. Au surplus, le Bré-
sil n’a pu être jugé par nous que dans sa capitale, où
croupit tant de misère et où se pavane un luxe si
étourdissant. À Rio, je crois vous l'avoir fait com-
prendre, la fortune est la première et la plus sûre des
recommandations, et l’on ne juge du mérite de tel ou
tel que d’après la somptuosité si mal entendue de ses
vôtemenis ou de ses équipages, et la grosseur ou l’é-
clat de ses rubis et de ses diamants.
Mais si la capitale de ce vaste empire offre à l'œil
de l'observateur cettedoublemisère que je vous signale
et que j'ai déjà touchée du doigt, vous comprenez ce
que doivent être les autres capilaineries, les villes
intérieures, où retentit incessamment un cri d'indé-
pendance et de liberté que le despotisme ne veut en-
tendre que lorsqu'il ébranle les voûtes de son palais
et fait trembler son trône.
Le Brésil m'a épouvanté surtout par ses prêtres et
ses moines, puissance d'autant plus redoutable qu'on
lui permet, à elle, toutes sortes de prédications, et
qu’elle parle à la foule ignorante et agenouillée, qui
ne demande qu'à rester dans cette humble posture
volontairement acceptée.
Il y a trop d'esclavage sur la terre découverte par
Cabral pour qu'il puisse aisément s’y répandre un par-
fum de liberté, de gloire et d'indépendance.
Je dis donc adieu au Brésil sans trop savoir si je lui
devais des pleurs ou de l'admiration.
Le cap de Ponne-Espérance leva bientôt sa tête de-
vant nous. Oh! ici la puissance anglaise n'avait pas
eu seulement à lutter contre des hordes d'anthropo-
phages ; les Hollandais s'étaient d'abord montrés sur
ce sol abrupt qu'ils avaient en quelque sorte façonné
à leur industrie. La ville du Cap était avancée, et le
commerce seul, à défaut des trésors que le Brésil et
Golconde cachent dans les profondeurs de la terre et
dans le lit des torrents, pouvait maintenir le léopard
sur la Croupe du Lion et les batteries qui dominent la
cité.
Qu'ont voulu les Anglais en s’implantant au cap de
Bonne-Espérance? Asseoir les bases d'un comptoir
productif, et pas autre chose. Les navires voyageurs
leur payent tribut lorsqu'ils vont aux Indes Orientales
ou qu'ils en reviennnent, Le génie spéculateur ne voit
ouère au delà.
Je vous ai dit l'influence de la colonie européenne
sur les peuplades sauvages qui l’entourent et la cir-
conscrivent ; je vous ai montré la civilisation ambi-
feuse et corruptrice, en guerre ouverte avec les
mœurs farouches qu'on ne tente pas même d'appri-
voiser. Un autre, peut-être, vous dira bientôt les ré-
sul{ats fatals de cette apathie britannique pour toute
conquête régénératrice, que les écrivains de chaque
époque ont constamment reprochée au peuple le plus
puissant du monde.
Table-Bay n’est plus qu'un entrepôt. Les Hollandais
avaient jeté sur l'avenir de ce pays un regard moins
évoïste, et tenté du moins de s’agrandir par la mo-
rale, bien autrement puissante que les persécutions et
la tyrannie.
Quand on voit côte à côte Bourbon et l'Ile de
France, on se sent le rouge de la honte et de la colère
monter au visage; le cœur bat plus violemment au
souvenir du marché d'ami imposé à la France par le
traité de 1814, et l’on se hâte de détourner la vue du
triste pavillon qui flotte sur l'édifice qu’on nomme,
je crois, là-bas, à Saint-Denis, {a Maison du Gouverne-
ment.
En partant du cap de Bonne-Espérance, je me dis
que le peuple anglais était un grand peuple.
Dès que je dis adieu à l'Ile de France, dont je vous
ai parlé avec tant d'amour, je me dis encore : Le peu-
ple anglais est un peuple usurpateur, qui ne veut
occuper nulle part une place secondaire dans l'his-
toire des nations.
En saluant Endrack, Edels, Irck-Hatigs et la pres-
qu'ile Péron, je erus visiter une tombe; la vie est
impossible sur ces plateaux de grès, de sable et de
coquillages brisés. La Grande-Bretagne n'aura aucune
conquète à tenter sur ces parages, à moins pourtant
que vous ne vouliez, vous ou vous, essayer de vous y
établir.
Puis vinrent Timor et les terres fécondes qui l’en-
tourent; Timor la sauvage et les îles ravissantes qui
se courbent devant elle comme d'humbles sujettes.
Ce qui fait la force de Timor, devenue colonie euro-
péenne, c’est la rivalité orgueilleuse des rajahs, qui
se sont soumis d’abord pour implorer un appui, et
qui n'ont pas eu plus tard la bonne volonté de s’af-
franchir du joug, tant la paresse est écrasante sous
son climat de feu. Je dus m'éloigner de Timor comme
on s'éloigne d’un volcan qui gronde, prêt à lancer ses
laves et à ébranler la terre.
À quelques pas de Timor, je visitai une ile de deuil
et de massacres. On aspire à Ombay une odeur desang
qui épouvante. On voudrait avoir des ailes pour échap-
per au eric et à la flèche empoisonnée du farouche
Ombayen.
Que vous dirai-je d’Amboine, jetée au milieu d’un
nombre considérable d'îles indépendantes par le fait,
quoique payant tribut à la Hollande et au Portugal,
salisfaits aujourd'hui de la part de richesses que ces
deux royaumes ontsu trouver dns les forêts immenses
qui pèsent sur un sol toujours jeune et fort ?
Amboine ne sera pas toujours debout, et vous glis-
sez devant son pavillon dominateur de la plage, ainsi
qu’on le fait en quittant le lit d'un malade épuisé par
la souffrance,
Quant à Rawack, Waigiou, Boni et la terre des Pa-
pous, l'Europe ne s’y montre qu'en passant; et elle a
grand tort, je vous l'atteste, de regarder en pitié
tant de fertiles coteaux, tant de superbes montagnes:
c'esttoujours l’homme primitif, c’est le nègre dans sa
hutte enfumée, la brute dans sa tanière; et si quelque
lumière brille parfois an sein de ces peuplades, c’est
l'instinct qui l’a fait éclater, car l'amour seul de Ja
conservation opère des miracles. |
Je ne pousse pas plus loin maintenant ces réflexions
arrachées à ma conscience par la rapidité même des
courses effectuées. Cela a passé si vite, si brusque-
ment, qu'on est plus tard disposé à croire que des
années entières vous en séparent.
Les jours sont lents à qui ne change pas de place,
à qui s’assoupit dans sa nonchalanee et son dégoût;
les mois passent vite à qui les remplit avec avidité,
à qui marche avec le temps, de peur Ne 2
+
échappe.
nt
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
Il me semble que ce n’est que d'hienque j'ai quitté
la France ; mais, par une triste compensation, je crois
sentir qu’il y a bien des années que je n'ai serré la
main de mes amis de là-bas. Ah! c’est que le cœur
ne se fait pas aux illusions; c’est que la tendresse, en
sens inverse de l'optique, grandit dans l'éloignement.
XXVI
143
Suis-je pardonné de celte brève revue rétrospective
à laquelle une navigation monotone vient de me con-
vier? Ai-je besoin de demander grâce pour ces quel-
ques pages qui m'ont reposé de mes fatigues eL fait
patiemment attendre la brise plus fraiche que j’en-
tends déjà siffler dans les voiles et les cordages ?
EN MER
Pêche de la baleine.
Pour la cinquième ou sixième fois depuis notre
départ, nous voyons glisser près de nous, infatigables
et ardents, patients ou robustes, des pècheurs de ba-
leines.
Voici la vie la plus active de l’homme, voici sa vie
la plus périlleuse.
Ici tout est fatigue et travail; ici chaque heure de
la journée peut être le dénoûment d’un drame ter-
rible, car le navire a pour escorte permanente les co-
lères du ciel et celles des flots ; car son existence, à
lui, il la passe dans les mers les plus orageuses du
globe; car les ennemis qu'il cherche, qu'il combat,
qu'il dompte, sont les plus forts, les plus puissants,
les plus redoutables des êtres vivants, alors qu’on les
traque dans leur immense empire. Pour de semblables
jeux il faut des poitrines et des bras de fer, il faut
des hommes d’élite regardant la mort d’un œil serein,
et prêts à tout oser pour le prompt succès de leur
course, à laquelle ils attachent plus de prix qu'on
n'en mettrait à la conquête d'une ville ou d'une pro-
vince.
Voyez-les aujourd’hui, tristes, découragés, sans
énergie, assoupis sur leur pont muet.….; Cest que
l'ennemi est loin et se cache, c'est que leur journée
sera sans combat et les nuages sans violence.
Le voici maintenant, cet ennemi redoutable ! ils se
redressent au signal de l'homme hissé au haut du
grand mât, lestes, impétueux, lançant à l'air leurs
plus énergiques jurons, et se précipitant comme des
loups affamés, ou plutôt comme des soldats aguerris
dans une frèle embarcation qu’un seul mouvement de
leur ennemi peut briser en mille éclats. Je vous le
dis, parce que cela est : parfois on trouve de par le
monde des existences tellement tourmentées, si vio-
lemment et si fréquemment tiraillées par le courroux
des éléments et des hommes, qu'elles feraient douter
de la raison humaine.
Je n'ai jamais passé à côté de Rouvière, ce colon
généreux du cap de Bonne-Espérance, sans porter
dévotement la main à mon chapeau. Eh bien, le pé-
cheur de baleines a la même puissance sur moi : de
loin comme de près, je le salue avee un respect qui
üent de l'admiration. Je m'incline devant cette figure
brûlée par le soleil ou creusée par les frimas, mais
toujours grave et réfléchie.
Et pour tant de périls à braver, que gagne le ma-
telot pêcheur ou le matelot harponneur ? Il peut sans
doute, au retour de son voyage, apporter à sa famille
rassurée des trésors suffisants pour embellir une
Meillesse tranquille? Hélas! non : ce qui l'accompagne
au retour, ce sont quelques piastres dans sa bourse
de cuir, c’est une semaine de gala et d'orgie avec les
amis du village, c'est un corps brisé, c'est la misère
avec ses horreurs. Et puis il repart, il reprend la
mer tourne à la récolte de ces piastres dépensées
av insouciance. .… Et le vieux père voit s'ouvrir
la tombe sans recevoir le dernier adieu du fils en-
glouti loin de lui sous les glaces polaires.
Si jamais digression fut permise à un navigateur,
c’est celle, à coup sûr, quim'entraine en ce moment;
on me la pardonnera, j'espère; je ne sors pas de l'é-
lément que j'ai pris à lâche de faire connaitre; je ne
quitte pas le champ de bataille sur lequel je me pro-
mène depuis bientôt près de deux ans. La course est
si longue encore !
Quelques détails.
La force de la baleine est, pour ainsi dire, en pro-
portion de sa taille monstrueuse, et ses passions peu-
vent, selon toutes les probabilités, être comprises et
analysées. La rapidité de la baleine est telle, que les
mers paraissent trop étroites aux caprices el aux exi-
gences de ses évolutions, et que l'imagination la plus
désordonnée recule en présence de l'exactitude des
calculs obtenus à l’aide de documents et de faits irrè-
cusables.
Cependant il en est de ces monstrueux cétacés
comme de toutes les gigantesques créations de Dieu;
ce n’est qu'après de sévères éludes, ce n'est qu'après
bien des années et souvent bien des siècles de travaux
et d'expériences, que l’on est parvenu à les connaitre,
à les classer. L'histoire et la philosophie n’acceptent
le merveilleux que lorsqu'il n’est pas l'absurde, et
l'homme a maintenant une trop juste idée de la sa-
gesse divine pour ne pas se révolter contre les phé-
nomènes dont la peur, la sottise et l'ignorance ont
si longtemps fait l'objet de leur culte irréfléchi. C'est
bien assez des trésors de la création que tous les cli-
mats de la terre offrent à la méditation humaine, sans
que nous ayons besoin de créer nous-mêmes des
fantômes et des chimères qui, au lieu de l'élargir,
donneraient un brevet d'impuissance à la volonté di-
vine,
Nous savons aujourd’hui ce que nous devons penser
de ces contes antiques des premiers explorateurs des
mers glaciales, qui avaient nommé kraken un monstre
auquel ils donnaient mille bras, d'une dimension gi-
gantesque, appelant à lui des légions innombrables
de poissons nécessaires à son existence, comblant de
son volume les mers les plus profondes, et égalant
en hauteur ces montagnes secondaires qui servent
d'échelons aux cimes neigeuses les plus élevées du
monde. Ë
Ces fameux cétacés ont disparu ; la baleine a repris
la place qu’elle doit occuper dans les caprices de Dieu,
et sa place est encore la première, car ni l'hippopo-
tame, ni l'éléphant, ni les rhinocéros, les plus gros
animaux qui pèsent sur la terre, ne peuvent lui être
comparés. £
Néanmoins ne repoussons pas aujourd'hui toute
idée contredite par des études récentes; il demeure
incontestable que bien des espèces se sont abâtardies.
Des animaux inconnus à tous les climats ont laissé
144
dans les entrailles de la terre, où on les a étudiées,
des traces de leur existence à des époques éloignées,
et nous ne voyons pas pourquoi la baleine n'aurait pas
subi également cette loi de déprogression à laquelle
ont été soumises tant de merveilles.
Les naturalistes le moins disposés à l’exagération
ne repoussent point la pensée de l'existence de baleines
d’une dimension de plus de cent mètres, et ils se
basent sur des découvertes dont nous n’avons pas
mission de constater l’authenticité. Quoi qu'il en soit,
les baleines que nos intrépides pêcheurs vont cher-
cher dans leur empire n’égalent pas ces gigantesques
proportions, et la longueur avérée des plus colossales
ne dépasse guère quarante-cinq ou cinquante mètres.
Je vous l’ai dit, et vous le savez, je suis courtois.
En vous offrant le bras pour vous conduire à travers
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
toutes les régions jusqu’à la petite ile Campbell, la
terre la plus rapprochée de l’antipode de Paris, je me
suis presque engagé à vous faire connaitre quelques-
unes des légions d'habitants de ces mers si vastes, si
terribles dans leurs colères et surtout dans leurs cal-
mes. C’est bien le moins aussi que je vous dise la vie
et la mort du puissant monarque qui règne sur tant
de sujets. Faisons taire notré orgueil plébéien, et par-
lons d’un roi. Le drame est là avec son sang et ses
terreurs.
Une histoire épisodique des chasses de la baleine,
avec ses dates précises et les divers instruments pro-
pres à cette guerre si dangereuse, serait un des livres
les plus utiles aux explorateurs de toutes les mers
polaires, et pour exciter le zèle de quelque écrivain
patient et consciencieux, je me hâte d'ajouter que ce
fa
K
NY)
serait aussi une spéculation fort lucrative. Tant de
gens sont intéressés à cette étude, et sur les navires
les heures passent si lentes et si assombries !
Je ne me suis point imposé cette tâche laborieuse ;
mais avant de dire le drame où le pêcheur joue un
rôle si hasardeux, que je vous apprenne encore que
l'homme et l’espadon ne sont pas les seuls ennemis
redoutables donnés par le ciel à la baleine. Au sein des
climats les plus âpres, elle trouve encore, alors que la
vieillesse la détruit, ou quand derécentesblessures épui-
sent ses forces, un adversaire qui ose la poursuivre
jusque dans son élément. Cet adversaire audacieux et
terrible, c’est l'ours blanc, tristement assis sur les
plages neigeuses, ou voyageur aventureux sur les mon-
tagnes de glaces où il s'est perché comme en un ob-
servatoire. À l'aspect de la baleine qui succombe et
de celle qui, jeune encore, n'a pas essayé ses forces
dans de rudes combats, l'ours marin s’élance au sein
des flots, ardent, impétueux, vorace, souvent affamé;
... Cet adversaire audacieux et terrible, c’e
st l'ours blanc. (Page 144.)
il nage, il atteint le monstrueux cétacé, il s'attache à
ses flancs qu'il déchire, qu'il met en lambeaux jusqu’à
ce que la douleur forçant la baleine à une légitime
défense, une ardente lutte s'engage entre les deux
champions. C’est alors une rencontre à mort, car il
y a rage des deux côtés; le quadrupède remonte à la
surface, s'abrite derrière un roc glacé, reparaïit, s'é-
lance de nouveau jusqu'à ce que le monstre gigan-
tesque, le heurtant de sa tête ou le broyant sous une
flagellation de sa vaste queue, le livre en pâture aux
oiseaux de proie et aux voraces poissons de ces mers
tempêlueuses.
Si l’on se demande pourquoi il a été reconnu que
les baleines boréales sont incontestablement plus bru-
tales, plus tracassières que les baleines australes, et
pourquoi ces deux espèces le sont beaucoup plus aussi
que celles qu'on poursuit çà et là dans des régions
tempérées, peut-être ne sera-t-il pas difficile d'en trou-
ver une raison logique dans les rapports des climats
45
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 414
avec les diverses natures qui enrichissent les mers ct | de l'Atlas, du Caucase et du grand désert de Sahar-
les terress sont indubilablement plus féroces que ceux d'Améa
Ne sait-on pas que les lions et les tigres de Nubie, | rique, où les chaleurs tropicales, combattues par les
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vents froids et quelquefois glacés arrivant des nei-
tenpérés?
| geusces Cordillères, rendent à tout ce qui respire ce
Lire. 19,
19
146
Là-bas, en effet, des sables, l'immensité muette,
terrible par son silence, plus terrible encore par le si-
roco brülant qui la balaye; ici, les chants des oiseaux,
des vallées délicieuses, un ciel parfumé, une terre fé-
conde ; d'une part, la sécheresse des roches sans
source, sans fraicheur; de l'autre, la majesté impo-
sante de larges fleuves traversant des pays où la plus
riche végétation semble lenr disputer la conquête du
sol. En Afrique, tout effort est presque impuissant
pour soutenir une vie de souffrance et de carnage. En
Awérique, une nourriture abondante est offerte à tout
ce qui respire. La guerre apprend la cruauté; le mal-
heur excite les passions des âmes; le repos, c’est le
bonheur, et le bonheur, c'est l'humanité.
Les navires baleiniers ont ordinairement de trente-
cinq à quarante mètres de longueur; on les double d’un
bordage de chêne assez fort pour résister au choc des
glaçons ; ils portent de trente à quarante-cinq hommes
d'équipage, y compris le capitaine, le chirurgien et
les chefs de pirogues, qui sout considérés comme of-
ficiers. Chaque navire baleinier a de six à neuf cha-
loupes de huit mètres de long, de deux de large et
d'un mètre de profondeur. Un ou deux harponneurs
sont destinés à chaque chaloupe ; on les choisit parmi
les hommes de l’équipage les plus forts, les plus
adroits, les plus expérimentés pour diriger l'embarca-
tion suivant la marche de la baleine, lors même que
celle-ci nage entre deux eaux, et assez habiles pour la
frapper quand elle se montre à la surface pour respi-
rer l'air par ses évents.
Les instrumentsindispensables pour cette pèêchesont
le harpon et la lance. Le harpon est un dard triangu-
laire, barbelé sur les bords, et dontlatige en feratrois
pieds de long; il se termine par une douille pro-
longée par un manche d'égale longueur ou de cinq
pieds au plus; au-dessus de la douille est une boucle
en chanvre natté à laquelle est fixé Le fanin qu'on
nomme ligne, dont la grosseur ordinaire est d'un
pouce et demi à peu près, et long de cent quarante à
cent cinquante brasses.
La lance est différente du harpon en ce que son
fer n’a point d'ailes, afin de la pouvoir retirer facile-
ment, car elle ne se darde point comme celui-ci et ne
quitte pas la main du matelot agresseur; sa longueur
est de quatorze pieds, y compris la hampe qui en a
huit.
Nous lisons dans Albert que les pêcheurs ses con-
temporains, au lieu de jeter le harpon, le lançaient à
l'aide d'une baliste.
Schneider prétend que les Anglais ont essayé de
remplacer la baliste par une arme à feu, afin d’attein-
dre le cétacé d’une plus grande distance.
Et dans l'Histoire des pêches des Hollandais, tra-
duite par M. Dereste, nous voyons que ce peuple a ob-
tenu un meilleur résultat que les Anglais, qui se ser-
vaient du canon, en faisant, dans le même but, usage
du mousquet, ce qui les exposait à moins de dangers
et leur donnait plus de force et de facilité.
Près des côtes de la Floride, les sauvages, adroits
et audacieux nageurs, prennent les baleines franches
en se Jelant sur leur tête et en enfonçant dans un de
leurs évents un long cône de bois; puis ils se cram-
ponnent à cette arme, en se laissant entrainer sous
l'eau ; ils remontent avec l'animal, et une fois à la sur-
face, il font entrer un autre cône dans le second évent.
La baleine, ne pouvant plus respirer, est alors con-
trainte de se jeter sur la côte ou sur un bas-fond, afin
de ne point avaler un liquide qu’elle ne pourrait plus
rejeter et qui l'étoufferait. C’est alors que ces sauvages
la combattent et en triomphent plus aisément.
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
Ce sont là de ces faits vraiment extraordinaires con-
signés dans de graves annales, et que Lacépède lui-
même, entre autres écrivains, ne refuse pas d’ad-
mettre, car ils lui ont été confiés par des témoins
oculaires et dignes de foi.
Les notes préliminaires que je consigne ici ne seront
paslues, j'espère, sans intérêt, puisqu'elles deviennent
en quelque sorte une préface de la grande page que
Je veux écrire.
Les Basques sont, d'après certains voyageurs, les
premiers peuples qui ont exploité la pèche de la ha-
leine au profit de l'industrie. De vieux manuscrits
relatent des faits fort curieux relatifs à cette pêche,
qu'on a faite de temps immémorial sur les côtes de
l'Ethiopie et de l’Abyssinie, et j'ai lu, je crois, que du
temps de l’empereur Claude, une baleine s'étant mon-
trée dans la rade même d'Ostie, des câbles furent ten-
dus d’un môle à l’autre afin de la retenir captive, et
que l’empereur lui-même se mit en mer avec une es-
cadre de petits bâtiments pour attaquer le monstre,
dont on vint à bout à l’aide des archers de la garde
prétorienne.
Au surplus, chaque peuple, à tour de rôle, reven-
dique pour lui l'honneur d'une noble découverte ou
d'une entreprise hasardeuse; et, s’il fallait se baser
sur la logique des mots, résultant sans doute de la lo-
gique des faits, nous trouverions peut-être que les
Castillans, dont les Basques depuis Henri de Transta-
mare étaient les humbles tributaires, auraient plus
raison que les autres nations du globe de s'approprier
l'honneur d’avoir les premiers osé attaquer dans son
domaine le plus gigantesque des êtres vivants.
Les Asturiens suivirent de près les Caslillans, et je
vous défie d'expliquer à l'avantage d'un autre peuple
l'acceptation par tous des mots espagnols donnés aux
divers instruments des pêcheurs. Ainsi, sur une liste
anglaise de 1589, conservée dans la collection d'Ha-
cluit, les manches des harpons sont appelés estacas,
les couteaux à émincer macheles, les lignes à lance et
à harpon va-y-venes et harponieras.
Les Anglais ne tardèrent pas non plus à imiter les
Espagnols, auxquels les hardis Catalans venaient de se
joindre, et leurs premières expéditions furent bril-
lantes et lucratives. Plus tard, mais après un court
intervalle de temps, les Hollandais disputèrent les
mers polaires aux Anglais, leurs rivaux; mais, comme
ils craignaient beaucoup le feu qui menaçait sans
cesse leurs navires, ils établirent un comptoir près
du pôle arctique, où l'huile se fabriquait immédiate-
ment’après la pêche du monstrueux cétacé. De sorte
qu'en moins de quatre années, ce comptoir, à côté
duquel s’élevèrent des comptoirs nouveaux, fut aussi
riche, aussi animé qu'Amsterdam lui-mème. On cher-
che vainement aujourd'hui la place occupée par ces
divers établissements européens, car la civilisation
et le commerce ne se contentent pas seulement de
bâtir, ils ont aussi leurs jours d'incendie et de des-
truction.
Je ne suivrai pas dans toutes ses phases de succès
ou d'encouragement le résullat des pêches de la ba-
leine dans les mers les plus difficiles du monde : mes
recherches à cet égard m'entraineraient trop loin; mais
un résumé de quelques lignes dira à ceux pour qui les
bienfaits de l’industrie ne sont point une fulilité, les
époques précises des conquêtes tentées par les intré-
pides marins, dont les dangers surgissaient d'autant
plus grands que l'expérience ne leur était pas encore
en aide. La chronologie est une science.
Aux douzième et treizième sècles, les baleines
étaient en grand nombre près des côtes françaises;
ee a
—
VOYAGE AUTOUR DU
de fréquentes pêches les poussèrent vers les latitudes
septentrionales. , À
En 1679, par une prime l'Angleterre encouragea
les pêcheurs ; en 1695, une soeiélé se forma dans le
même but, et les sommes versées par les souscrip-
teurs se montèrent à près de cent mille livres sterling.
Ils triomphèrent ainsi des efforts que les Basques et
les Hollandais tentaient vainement afin de leur inter-
dire la pêche sur les côtes du Spitzhberg, du Groën-
land et dans le détroit de Davis.
Dès 1679, Ansticot, Rhode-lsland, armèrent un
grand nombre de vaisseaux pêcheurs; deux ans après,
cent soixante-quatre navires bataves poursuivirent les
baleines dans le Groënland et le détroit de Davis. En
1768, le grand Frédéric équipa plusieurs navires ba-
leiniers et obtint d'immenses succès, car lui aussi ne
se contentait pas d’une seule gloire. En 1774, ce fut
une compagnie suédoise qui spécula sur les produits
de cette pèche. En 1775, le roi de Danemark fournit
des bâtiments appartenant à l'État, qui rivalisèrent
avee bonheur contre les navires de commerce. Le
parlement anglais jeta en 1779 l'or et les faveurs
comme un encouragement aux pêcheurs de baleines
qui venaient enrichir la métropole.
La France arma à ses frais, en 1784, six bâtiments
destinés à cette pêche, et fit venir à Dunkerque plu-
sieurs familles de l'ile de Nantuckett, très-habiles har-
ponneurs de baleines éprouvès dans mille rencontres.
En 1789, trente-deux navires hambourgeois sillon-
nèrent le détroit de Davis, les côtes du Groënland,
et dans des courses très-productives, contribuèrent
avec les autres peuples à chasser plus loin encore vers
le pôle les monstres qui jusque-là se promenaient plus
près de nous sans fatigue ni combats. Ainsi toutes les
nations de l'Europe parurenñt animées du même désir,
toutes celles surtout dont la mer frappait les côtes se
firent une concurrence outrée, jusqu'à ce que les nom-
breux malheurs signalés eurent mis un frein à cette
ardeur insatiable de pêche, de laquelle l'industrie
tirait de si précieux avantages.
La baleine franche se nourrit de crabes et de mol-
lusques ; ces animaux, dont elle fait sa proie, sont
très-petits : aussi leur grand nombre compense-t-il le
peu de substance qu'ils fournissent. Les mers fréquen-
tées par la baleine en sont tellement infestées qu’elle
n’a qu’à ouvrir la gueule pour en prendre des milliers.
La maigreur des baleines dans les eaux où ces mol-
lusques sont très-rares atteste que c'est là en effet la
véritable nourriture de ces monstrueux cétacés. A
quelque distance que la baleine doive aller chercher
son aliment, ellé franchit avec une si grande rapidité
l'espace qui l'en sépare, qu’elle laisse derrière elle un
large et profond sillon, sa vitesse étant supérieure à
celle des vents alizés. En supposant que douze heures
de repos lui suffisent par jour, il lui faudrait quarante-
quatre jours pour faire le tour du monde en suivant
l'équateur, et vingt-quatre jours ensuivantle méridien.
Puisqu'un boulet de quarante-huit parcourt l’espace
avec une extrême rapidité et que son volume est au
moins six mille fois plus petit que celui de la baleine,
Ja force du boulet n’est donc que le soixantième de la
force du géant des mers; donc encore le choc
produit par le cétacé est soixante fois plus ter-
rible, et cependant cette vitesse n'est point évaluée
d'après la plus grande rapidité de la baleine : l’éclair
seul peut être comparé à sa marche, lorsqu'une vibra-
tion de sa vaste queue et les élans simultanés de ses
deux nageoires Ja font disparaître aux regards. Cette
rapidité et cette force expliquent comment, lorsque
l'animal blessé plonge et revient perpendiculairement
MONDE. 147
à la surface, il peut soulever et culbuter un navire.
La baleine est beaucoup tourmentée par un petit
crustacé vulgairement appelé pou de baleine, qui s’at-
tache tellement à sa peau qu'on la déchire plutôt que
de l'en arracher. Il choisit de préférence les parties
délicates du monstre; une quantité d’autres insectes
pullulent sur son dos et attirent un nombre prodi-
gieux d'oiseaux de mer qui s'en nourrissent. Si ces
insectes parviennent à s'attacher à la langue de la ba-
leine, sa mort est certaine, car ils multiplient si
promptement, que cette famille üévorante finit par lui
ronger la langue. Outre ces ennemis, le roi des mers
a encore à craindre l’espadon, et nous avons déjà
donné les détails du drame qui a lieu dans la lutte ;
puis les dauphins gladiateurs, qui, réunis en groupe,
cerclent la baleine, la hareëèlent de toutes parts pour
la contraindre à ouvrir la gueule; alors le plus proche
ou le plus hardi se précipite sur sa langue et la met
en pièces.
Les baleines s’accouplent debout, et choisissent à
cet eflet une baie ou une rade tranquille. Eiles met-
tent bas un baleineau (rarement deux) qui, en nais-
sant, n'a guère que douze où quinze pieds de lon-
gueur. Dès lors aussi les courses de la mère sont moins
bruvantes, moins capricieuses; elle se plaît dans les
eaux où elle a commencé à exercer sa tendresse : peut-
être craint-elle aussi de fatiguer son petit, qui ne tarde
pas cependant à mettre à profit cette force merveil-
leuse que le ciel lui a donnée, et qui, semblable tout
d’abord à un jeune poulain, bondit en étourdi, et
donne ainsi le signal au guetteur constamment en
alerte. On dit que la baleine porte de huit à neuf
mois; quelques naturalistes vont jusqu'à dix ou onze.
Ce sont là des faits fort difficiles à constater.
Le naturel de ce cétacé est doux, même timide; on
n’en a jamais vu sans être altaquées se ruer sur les
navires, et si l’on remarque moins d'emporlement
dans celles que l’on trouve pour ainsi dire égarées
dans les régions voisines de l'équateur que dans celles
qui fréquentent les latitudes polaires, c'est que la
guerre permanente que celles-ci ont à soutenir leur
apprend à user de leur force et de leur puissance.
Voici un rapide aperçu des rivages el des mers où
les navigateurs ont rencontré des baleines.
Au Spitzberg, vers le quatre-vingtième degré de la-
ütude ; au nouveau et à l’ancien Groënland, à lIs-
lande, au détroit de Davis, au Canada, à Terre-Neuve,
à la Caroline, à cette partie de l’océan Atlantique
austral vers le quarantième degré de latitude et vers
le trente-sixième de longitude occidentale, à comp-
ter du méridien de Paris ; à l'île Mocha, quarantième
degré de latitude, voisine des côtes du Chili, dans le
grand océan méridional; à Guatimala, au golfe de
Panama, aux iles Gallapago, aux rivages occidentaux
du Mexique, dans la zone torride; au Japon, à la
Corée, aux Philippines, au cap de Galles, à la pointe
de l’île de Ceylan, aux environs du golfe Persique,
à l'ile de Socotora, près de l'Arabie Heureuse; à la
côte occidentale d'Afrique, à Madagascar, à la baie
de Sainte-Hélène, à la Guinée, à la Corse, dans la
Méditerranée, dans le golfe de Gascogne, dans la
mer Baltique et dans la Norwège.
Maintenant devons-nous conclure de ces rensei-
gnements fournis et certifiés par les navigateurs que
la baleine fréquente habituellement toutes les mers
indiquées plus haut? Non, car ce serait compromettre
la vérité du fait de fonder la règle générale sur quel-
ques exceptions, attendu que si des baleines se sont
montrées près de l'ile de Corse et dans le golfe de
Gascogne, c’est qu'elles y auront été poussées et en-
148
trainées par quelque révolution marine. Duhamel,
dans son Traité des Pêches, nous signale que dans la
Corée on a pendant longtemps trouvé des baleines
barponnées au Spitzberg ou au Groënland par des Eu-
ropéens. Ce fait seul nous prouve l'instabilité du gi-
gantesque cétacé, mais ne nous conduit pas à indiquer
toutes les mers du monde comme propres à sa pêche.
Vous connaissez le monstre, non pas, à la vé-
rité, dans toutes les circonstances de sa longue vie,
puisqu'on lui accorde sans effort une existence de
neuf à dix siècles au moins, mais vous savez mainte-
nant ce qu'il a de gigantesque et de terrible à la
fois. Eh bien, l'homme va l'attaquer dans son em-
pire, le poursuivre, le combattre et le vaincre.
Disons comment ce jeu s'exécute, car c’est un jeu
aussi auquel se livrent de gaieté de cœur certains
êtres affamés de périls, pour qui, sans désespoir, la
peine est une habitude et la mort un refuge.
Je raconte simplement.
Dès que le matelot guetteur aperçoit du haut de la
mâture le dos d'une baleine, les canots sont promp-
tement jetés à la mer et dirigés vers l'endroit indi-
qué par la vigie; on rame avec précaution vers l'ani-
mal; le plus souvent les embarcations décrivent un
circuit pour venir se placer à côté de la baleine, afin
que le matelot harponneur, debout sur l'avant de la
chaloupe, saisisse l'instant favorable pour lancer le
fer meurtrier sous la nageoire du monstre. L'adresse
du harponneur consiste à frapper sur cette partie du
corps le gigantesque cétacé, car non-seulement le
dard pénètre sans difficulté, mais encore il atteint
les poumons, et la mort est presque instantanée.
On reconnait la justesse du conp lorsque la baleine,
remontant sur l'eau après sa blessure, vomit par ses
évents son sang en abondance et trace un rouge sil-
lon sur les flots. Dès qu'elle se sent blessée, la baleine
fouette les flots de son immense queue, et malheur
alors à la pirogue qui se trouve sous le coup; en un
clin d'œil celle est brisée et engloutie. La douleur
arrache à l'animal un sourd mugissement ; il plonge
aussitôt et avec une telle rapidité, que si l’on n'avait
soin de mouiller la ligne qui tient au harpon, elle
prendrait feu par le frottement. On veille surtout à
ce que nul obstacle n'arrête le funin, de peur que la
vitesse du monstre n'entraine la chaloupe et ne la
fasse submerger.
Du navire on observe attentivement les diverses
manœuvres du premier canot, afin qu'au cri de
rescousse! on puisse porter secours aux pêcheurs.
Pendant que la baleine fait filer la plus grande partie
du cordage, une seconde chaloupe vient attacher une
nouvelle ligne à celle qu'entraine le cétacé. Au bout
d'un certain Lemps, qui diffère selon la blessure plus
ou moins profonde, le monstre reparait à la surface,
et la seconde chaloupe exécute les mêmes mouve-
ments que la première. Il arrive souvent qu'un se-
cours du bord est nécessaire; les matelots alors font
entendre les trompes ou cornets de détresse, et le
cordage mème, prolongé par la ligne de réserve, est
promptement coupé s'il se trouve trop court. Le
monstre est bientôt loin des chaloupes; mais un pa-
villon nommé gaillardet leur indique du haut du
mät quelle route a suivie le cétacë, qu'on a bientôt
rejoint à force de rames, et l’on n'arrive ordinaire-
ment que pour terminer son agonie à coups de
lance, ou l'attacher à l’aide de forts câbles, afin de le
remorquer jusqu’à bäbord du navire.
Alors commence le travail du dépecement : les dé-
peceurs erimpent sur le dos de la baleine, retenue
le long du bord par deux palans, dont les bouts des
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
cordages sont fixés à la queue et à la tète du mons-
tre. Pour marcher en sûreté sur le dos de leur vic-
time, les travailleurs sont chaussés de grosses bottes
garnies de crampons; des aides placés dans des éha-
loupes fournissent aux dépeceurs les instruments
nécessaires, et dont les principaux sont lestranchants,
les couteaux, les mains de fer et les crochets.
La première opération consiste à enlever la pièce
de revirement, large de deux pieds à peu près et de
toute la longueur de la baleine, On découpe sueces-
sivement d’autres bandes de chair ou pièces de lard
sur tout le corps du cétacé, que l'on retourne par le
moyen des palans; puis on procède au dépouillement
de la tête : la langue est coupée le plus profondément
possible et avee d'autant plus de soin, qu’on en extrait
ordinairement six tonneaux d'huile. Cette huiie de
la langue, que bon nombre de pêcheurs méprisent
lorsque la pêche a été abondante, est corrosive au
point d’altérer les chaudières. Plusieurs pêcheurs as-
surent que, s’il jaillissait de cette huile sur les mem-
bres des matelots occupés à découper, ils seraient à
jamais perelus.
Quand les fanons sont arrachès et qu'il ne reste
plus que la carcasse, on l’abandonne en dérive à une
nuée d'oiseaux de mer que pendant le travail les aides
ont peine à éloigner.
Les fanons et l'huile de la baleine ne sont pas tout
ce que l’on peut en retirer. Les Groënlandais et quel-
ques habitants du Nord mangent la peau et les na-
seoires ; le cœur des baleineaux leur semble un mets
exquis; ils remplacent les carreaux de vitres par les
intestins corroyés du monstre; ils font des filets avec
les tendons, et avec les poils des fanons d'excel-
lentes lignes. Dans diverses contrées, les grands os
et la mâchoire servent à la construction des cabanes.
Quelques exemples, malheureusement trop bien
constatés, serviront de complément à ces pages que je
m'obstine à ne pas croire inuliles dans la relation de
mes courses, et diront les dangers d’une guerre qui
a fait tant de victimes. Le commerce aussi a de san-
zlantes archives. à
‘Lors d’une pêche complète et merveilleuse exécutée
en trois mois, sans quitter les côtes du Chili, à une
centaine de lieues à l’ouest, le capitaine Williams,
de Dublin, allait harponner un baleineau, lorsque la
mère, attentive, qui voit le danger de sa progéniture,
s'élance par-dessus, et reçoit près de la nageoire le
fer destiné à son enfant; on voyait des embarcations
les inutiles efforts de la tendre mère, blessée à mort,
pour éloigner à coups de tête et de queue celui pour
qui elle venait de recevoir le dard fatal; et quand un
deuxième harpon allait s'emparer du baleineau, ce
fut encore la mère qui, avant de mourir, s’élança et
recu le fer aigu dans le dos. On trouve dans la rela-
tion d’une course très-difficile faite par le capi-
taine Macker, de Hambourg, dans les mers de l'Inde,
les tristes détails d’un événement qui semble prouver
une haute intelligence chez la baleine, alors surtout
qu'elle est occupée de sa défense. ,
Le guetteur signale à la fois deux ennemis à Com-
battre assez éloignés l’un de l’autre. À l'instant les
chaloupes sont armées, les harponneurs à leur poste,
et la chasse commence. Au bruit répété des avirons,
les baleines respirent avec plus de force; elles voient
le péril qui les menace, et les voilà côte à côte, se
concertant peut-être sur les plus efficaces moyens de
défense, Les canots sont évités; chacun des monstres,
à deux encäblures, le premier à tribord, le second à
bâbord, se tient en repos. Tout à coup ils s’élancent,
ef le navire entr’ouvert peut à peine assez manœuvrer
VOYAGE AUTOUR DU MONDE,
pour aller se jeter sur les Séchelles, où nul des canots
n'arriva.
Le capitaine Clarke, de Liverpool, dit aussi que,
sur le banc de Terre-Neuve, où sa pêche, en 1816,
avait été fort heureuse, il eut la douleur, presque à la
veille de son retour, de voir les deux canots qu'il avait
mis à la mer broyés à la fois par un seul coup de
queue du redoutable célacé, sans qu'il lui fût pos-
sible de porter secours aux équipages qui les mon-
taient, tant la fureur du monstre élait épouvantable,
tant elle paraissait disposée à accepter une nouvelle
lutte. La baleine, alors qu'on ne l'attaque pas, alors
que la douleur ne la force pas à combattre, est d’une
douceur merveilleuse ; on en a vu souvent escorter les
navires comme des amis dévoués, et ne les quitter
LÉ parce que leur propre impatience et la rapidité
e leurs mouvements ne s’accommodaient pas trop
des allures lentes et régulières d’un vaisseau. Mais ce
149
qui surtout a excité l'admiration et quelquefois même
l'attendrissement des explorateurs, c’est l'amour
qu'elles ont pour leur baleinean, amour aussi pur,
aussi dévouê que celui du sarigue ou du kangouroo,
attachement de toutes les heures qui les pousse ar-
dentes au-devant du coup fatal sous lequel va suc-
comber leur imprudente progéniture. Mille exemples
avérés, authentiques, me viendraient en aide si les
rapports des pêcheurs les plus expérimentés pouvaient
être révoqués en doute; deux ou trois suffiront pour
la justification du géant des mers.
Le capitaine Robert, d'Amsterdam, en était à sa
neuvième victoire contre les baleines harponnées sur
le large banc près de la côte du Chili, lorsque, par
un temps très-calme, un nouvel ennemi lança à l'air
ses jets immenses, comme pour annoncer qu'il accep-
tait le combat. Il y eut quelques instants de calme et
de repos. Tout à coup, terrible dans sa colère, le
==
=
... On rame avec précaution vers l'animal. (Page 148.)
monstrueux cétacé se précipita sur l'embarcation qui
venait d'être mise à flot et la brisa contre le navire
avec quatre des hommes qui la montaient. Un nou-
veau canot fut descendu du côté opposé où le désas-
tre avait eu lieu, et, par une manœuvre pareille à
celle qu'elle avait si heureusement exécutée une fois,
la redoutable baleine, à qui sans doute divers com-
bats avaient donné l'expérience des périls qu'elle
courait, brisa ou plutôt écrasa et aplatit contre le
gros trois-mâts cette seconde embarcation, dont pas
un seul homme ne remonta à bord. Après ce double
triomphe, le monstre satisfait accompagna comme
un ami le navire jusqu'aux Malouines, d'où celui-ci
fut forcé, avec la moitié de son équipage, de faire
voile vers Montévidéo pour prendre de nouveaux ren-
forts.
En 1850, dans le voisinage de Tristan da Cunha,
un pêcheur donne la chasse à un gigantesque cétacé
qui lui est signalé à peu de distance; il met en panne
et dirige ses embarcations sur le monstre, auprès
duquel un remous presque insensible se fait pourtant
deviner. En l’approchant, on distingue à ses côtés
une masse noire, presque abritée par le vaste dos
du géant des mers : c’est un baleineau tort jeune,
inhabile encore à discerner et à éviter le fer de ses
eunemis. Il est à portée de l'embarcation; le harpon
est lancé d’un bras nerveux ; le fer entre, mord et
déchire les chairs; le baleineau veut fuir, mais il
est désormais captif, vaincu, sa dernière heure est
arrivée. La baleine, au désespoir, essaye d’abord de
dégager son petit, qui jette autour de lui des flots de
sang et perd ses forces avec sa vie. La mère tente de
nouveaux prodiges, et recoit de la seconde embarca-
tion, sur la tête, un fer aigu qu’elle brise ou plutôt
dont elle se dégage parune secousse effrayante. Puis,
voyant son dévouement inutile, elle s'éloigne et va
méditer ses projets de vengeance. De ses évents ou-
verts s’échappent d'immenses jets d'eau qui retom-
bent bruyants comme une cataracte : c’est un chaos
horrible au milieu duquel les embarcations de pé-
cheurs tournoient sans espérance de salut. Les ca
nots n’ont plus rien à craindre... ils sont là ; mais
aussi là-bas dort le lourd navire qui les a vomis sur
les flots. C’est donc à lui que la baleine va s'adresser,
c’est un ennemi robuste et fort qu’elle veut combattre
et anéantir. Elle part, elle s’élance de toute la rapi-
150 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
dité de sa force et de sa volonté ; un choc pareil à
celui d’une roche heurtant une quille poussée par
une brise carabinée, ébranle la lourde masse et la
jette au loin. Une secousse nouvelle se fait sentir du
flanc opposé, soulève le trois-mâts, le brise et l'ouvre.
La mer entre à flots pressés, par tribord et par bâbord
à la fois; on court aux pompes, on prend des armes,
on saisit le fer pour combattre, on largue les voiles
pour fuir... Soins inutiles! la baleine a juré votre
mort; elle a perdu son enfant, son enfant sera vengé,
et vous tous vous serez engloutis ! Comme un agile
coureur qui prend l'élan pour mieux atteindre le but,
la baleine, dont la queue ardente et la tête gigan-
tesque frappent en même temps l'air et les flots, s’é-
lance une troisième fois, et ouvre les bordages du
navire qu'elle a juré d’anéantir, le déchire de toutes
parts, le défonce petit à petit, et, quoique cruelle-
ment meurtrie dans la lutte, elle n'en continue pas
avee moins de rage sa guerre d’extermination. Tout
à coup un remous se dessine à la surface, il ouvre sa
gueule béante, le baleinier plonge, le pont a disparu,
les mâts se rapetissent, disparaissent à leur tour, et le
cétacé, dans un dernier élan de fureur, se précipite
sans trouver son ennemi.
Triomphante, mais non satisfaite, la baleine cherche
alors les embarcations qui s'étaient enfuies et qui
avaient heureusement gagné la grève; le monstre les
voit, s’élance encore, fait bruire les eaux, et, dans son
aveugle ardeur de vengeance, il vient s'échouer sur
la plage où les matelots, rassurés enfin, parviennent à
entriompher.
Deux navires baleiniers, l’un irlandais, l’autre de
Liverpool, se trouvèrent en concurrence, en 1850, sur
un de ces larges bancs, au sud-ouest du cap Horn, où
les baleines australes se donnent de fréquents rendez-
vous. Tout à coup deux baleines sont signalées, et les
matelots courent à leur poste.
— Vous à celle de bâbord, nous à celle de tribord!
se disent les intrépides chasseurs, et à la grâce de
Dieu!
Les voilà done, à force de rames et sans trop plon-
ger les avirons, mettant le cap sur les monstres qui
jouent à la surface. Ils arrivent; chacun est en alerte ;
les soubresauts des cétacès forcent à une grande pru-
dence; on eût dit que les quatre adversaires avaient
fait vœu de courir des chances égales, et que nul ne
voulait d'un avantage dont l’autre n’eût pas joui. Les
deux rois des mers, sans trop songer à l'ennemi qui
les guelte, se séparent enfin et se pavanent paisibles
entre deux eaux; les harpons aigus et tranchants
jouent leur rôle; les chairs sont déchirées, les bles-
sures profondes; mais une course à pic compromet
l’embarcation irlandaise : le funin est coupé et la dé-
livre de son puissant remorqueur, Le monstre reste
témoin de la lutte engagée entre le canot de Liverpool
et amie qu'elle venait de quitter ; il voit ses efforts
infructueux et devine que la victoire lui échappe, et il
prend aussitôt la résolution de la défendre ou de la
venger. Il s’élance d’abord contre les vainqueurs,
fouette leur fragile appui d'un violent coup de queue ;
et canot et pècheurs sont submergés. Elle ne s’en tient
pas à ce premier triomphe; il lui reste encore un
affront à effacer : un fer dentelé est dans ses flancs :
la douleur l’aiguillonne autant que la colère ; elle
s'approche cette fois avec prudence de la pirogue, sur
l'avant de laquelle se dresse l'adroit et intrépide har-
ponneur qui a repris des armes de rechange; un jet
immense d'eau jaillit et retombe en nappe écrasante.
L'équipage courbe la tête, il veille à sa sûreté; et,
tandis qu'il ne songe qu’à lui, la baleine, d’abord
satisfaite de son premier succès, s'éloigne encore, re-
part comme une avalanche, et les débris de cette
seconde embarcation se promènent mutilés sur les
flots. Les deux navires baleiniers, privés de leurs
meilleurs matelots, durent repartir en toute hâte
pour Valparaiso, afin de renouveler leur équipage.
J'ai raconté.
Et quand tous ces travaux sont achevés, avant même
qu'ils le soient, le matelot guetteur, perché sur la
pointe du grand mât comme un milan qui fascine un
vol d’étourneaux, interroge l’espace pour dire à l’é-
quipage encore haletant :
— Alerte ! alerte! baleine à tribord ! courant à l’est,
aux harpons !
C'est à recommencer : nouveau combat, nouveau
péril, et les jours suivants ne changeront pas plus
que celui de la veille.
Pour le pêcheur de baleines jamais un repos n’est
assuré, jamais une nuit n'est paisible. Au premier
signal il faut qu'il soit debout, la lance ou le harpon
à la main, et cette vie de misère est d'autant plus
effrayante, que c'est surtout lorsque les flots sont le
plus tourmentés qu'il est forcé d’armer son canot,
car c’est alors aussi que le colosse qu'il veut combat-
tre se montre plus joyeux à la surface des mers. Ainsi
il est vrai de dire que le port du matelot pécheur de
baleines est son navire au large. Tout cela épouvante
la pensée.
J'aimerais mieux (à de longs intervalles pourtant)
une chasse au lion ou au tigre avec M. Rouvière, du
cap de Bonne-Espérance. Je comprends et j’admire
les Gaouchos, dont je vous parleraiun jour, attaquant
les tigres à l’aide seulement d'un lacet, de deux boules
aux deux extrémités d'une corde, et de deux poignards
d'abord en repos dans une gaine placée à la tige de
leurs bottines; j'accepterais de grand cœur une expé-
dition contre un éléphant révolté et mis en colère par
de récentes blessures; je ferais encore des vœux pour
qu'il me füt permis d'assister comme acteur à une de
ces chasses au crocodile dont je vous ai déjà dit quel-
ques mots avant de quitter Timor; et, faisant un
grand effort sur ma pusillanimité, je me placerais en
embuscade pour lutter contre un de ces redoutables
boas qui étouffent les buffles épouvantés… Là, là et là
vous posez le pied sur le sol qui ne vous manque pas,
vous avez souvent un abri pour vous protéger, un
ami qui vous porte secours, parfois aussi une re-
traite assurée en cas de défaite; vous ne combattez
qu'un être, un seul, et vous n'avez point à vous occu-
per de la colère des éléments, neutres dans la querelle.
Mais une guerre à la baleine ! une guerre de toutes
les heures à ce géant des mers, qui peut faire en
quinze ou vingt jours le tour du globe, oh! voilà, se-
lon moi, le jeu le plus terrible, le plus périlleux, le
plus incompréhensible que l'homme ait jamais tenté !
Un pêcheur de baleines est plus qu'un homme; saluez-
le lorsqu'il passera près de vous.
C/O
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
151
XXVII
LES EXPLORATEURS
Ceci est mon opinion; libre à vous de la contrôler.
Je ne voudrais près de moi, si j'étais chef d’une
expédition scientifique autour du monde, qu'un jeune
équipage, de jeunes naturalistes, de jeunes astrono-
mes, de jeunes dessinateurs, de jeunes écrivains, car
je voudrais aussi des écrivains.
Après les mémoires authentiques, certes les ou-
vrages les plus curieux et les plus instructifs sont,
sans contredit, les relations de voyage, alors surtout
que l'explorateur s’est dégagé du pédantisme de la
science et a raconté avec chaleur et précision. Bien
dire et voir sont deux qualités fort rares, je vous jure;
et je connais des hommes qui, par esprit de contra-
diction et parce qu'ils ont été précédés dans la car-
rière, aiment mieux lulter contre l'évidence des faits
et des choses que d’en constater l'exactitude.
Il y a des vérités d'un jour comme il y a des vérités
éternelles ; et souvent ce ne sera pas le voyageuravec
lequel vous vous trouvez le plus en opposition qui
aura été le moins fidèle et le moins précis. Les usages,
les mœurs, subissent des modifications si étranges, si
rapides, qu'il serait généralement vrai de dire que le
peuple de la veille n’est plus le peuple du lendemain,
et qu'il y a souvent logique à se donner à soi-même
un formel démenti. J'ai lu, je crois, tous les grands
voyages qui ont été publiés, depuis Humboldt jusqu’à
ce pauvre Caillé, qui pourtant a peut-être vu Tombouc-
tou; et ce que j'ai avant tout cherché à vérifier, c’est
l'exactitude des descriptions physiques des choses et
des hommes. Si j'ai trouvé la source que vous m'avez
indiquée, si j'ai lutté contre le torrent qui a failli
vous engloutir, si j'ai gravi le cône rapide qui a
épuisé vos forces, traversé la riche forêt ou le désert
stérile que vous m'avez signalé, si j'ai retrouvé le
basalte, le schiste ou le granit sur lequel vous vous
êtes reposé pour écrire vos observations, je dis que
xous avez été vrai dans tout le reste, quelque ditfé-
rence que je remarque entre votre manière de voir
et la mienne; vous avez vu ce que mes yeux ont vu;
je n’en veux pas davantage; nous sommes d’accord
sur ce point: c’est là le principal. Maintenant vous
jugez les hommes et les institutions avec votre logi-
que à vous, avec votre cœur, avec vos sentiments,
peu m'importe ; vos sentiménts ne sont pas toujours
les miens; vous tirez d’un fait une conséquence que
je n'admets pas; nous ne sommes plus en harmonie ;
mais chacun de nous a dit vrai, chacun de nous a
parlé d’après ses opinions intimes. Et puis encore,
chez les peuples où les lois sont l'expression de la
volonté du chef, le crime de la veille est une vertu
du lendemain. Vous êtes arrivé un jour après moi;
ce retard a suffi pour que vous ayez eu raison de
donner un démenti à la vérité de mes récits.
La mort d'un homme est parfois une régénération
ou une décadence : voyez Tamahamah aux iles Sand-
wich!
La Chine seule échappe à mon raisonnement; la
Chine est une exception de toute chose ; c’est un peu-
ple en dehors de tout peuple; elle est stationnaire,
immuable ; le passé du Chinois, c'est son présent ;
c'est sans doute son avenir, puisque quatre mille ans
ont glissé sur son empire sans l’étendre, sans l’a-
moindrir, sans le modifier.
Il est plus difficile qu'on ne pense d'écrire con-
sciencieusement une relation de voyage; ici, outre la
vérité, qui est le premier devoir du narrateur, il faut
encore l'asservissement de l'esprit et de l'imagination.
On a un cadre à remplir; il est défendu d'aller au
delà. Le paysage est devant les yeux; il faut le tra-
duire tel qu'il est, ou du moins tel qu’on croit le
voir, et vois ne devez jamais, mème dans l’intérèt de
votre tableau, faire serpenter à droite le ruisseau qui
prend dans la nature une direction opposée; nul n’a
| le droit de créer en face de la création; et c’est pré-
cisément le contraste ou la disparate qui fait cette
grandeur et cette majesté contre lesquelles vous vous
révoltez à tort. La main de l’homme gâte bien plus
souvent qu'elle n’embellit.
Dans les ouvrages d'imagination, au contraire, par-
fois le désordre fait l'harmonie; vous peignez des
sentiments, des émotions, les passions de l'âme, les
vices, les ridicules, les extravagances humaines. Oh!
alors élargissez votre toile; pleine latitude vous est
offerte et permise ; si vous consentez à être petit, vous
serez mesquin ; vous avez le droit de creuser dans les
routes battues, d’en chercher de nouvelles, de fouiller
au fond des choses, de combattre les principes : c’est
un chaos à débrouiller, c’est un nouveau monde à
reconstruire.
S'il est rigoureusement vrai que le style soit
l'homme, c’est surtout alors qu'il est question de
voyages. Traduire ce que les yeux voient, ce que
l'esprit comprend, ce que la raison accepte, c'est se
traduire soi-même. Le langage que vous parlez est
done l'expression la plus pure de votre âme, car c'est
de l’âme seule qu’émane tout sentiment, tandis que
dans un livre de création ce n’est pas vous seulement
qui êtes dans le drame, la comédie ou la satire, ce
sont encore plusieurs personnages devant lesquels
vous êtes contraint de vous effacer pour prêter à
chacun d’eux les humeurs et le earactère qui leur
sont propres. Voyez comme dans ce cas votre horizon
s'élargit.
Est-il cependant possible de dramatiser un ouvrage
en quelque sorte didactique? C’est là une nouvelle
question que j'aurais dû peut-être chercher à résou-
dre avant d'entreprendre le rigoureux travail que je
me suis imposé.
Mais que voulez-vous! l’orgueil humain est ainsi
fait qu'il ne châtie qu'après qu'on a eu un long plaisir
à le braver. On se dit sans trop rougir : Faisons au-
trement que tous les autres; bien cerlainement nous
ferons mieux. Toute passion absorbe, maitrise, égare,
et il y a, si j'ose m’exprimer ainsi, encore plus d’a-
veugles par l'esprit qu'il n'y a d'aveugles par les
yeux. Quant à moi, plus étourdi que vaniteux, j'ai
essayé une route nouvelle ; je veux que celui qui me
lira me retrouve dans mon livre tel qu'on ma tou-
Jours vu, tel que je suis dans la vie privée. C’est bien
luil ces trois mots-là ont souvent retenti à mon
oreille, lorsque par hasard un désœuvré où un indis-
cret contait à haute voix quelque fait de ma facon.
C'est bien lui! Je ne me suis jamais senti blessé de
cette application rapide, parce que je n'ai point cher-
ché à me cacher comme tant d’autres, el qu'après
l'ingratitude, le vice le plus odieux que je reproche
à l’homme, c'est l'hypocrisie.
Me voilà donc devant vous sans fard, ainsi que de-
199 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
vrait le faire quiconque parle en public ou écrit pour
le public; mais, hélas! le carnaval a bien plus de
durée chez les peuples civilisés que ne l'ont voulu
nos folles institutions. Venise, sous cet aspect, se
rapproche bien plus de la vérité. Si je ne savais pas
être Lu, a dit un grand génie du quatorzième siècle,
je n'écrirais de ma vie une seule ligne. O philosophie !
Eh bien, moi j'écrirais, alors même qu'une voix sé-
vère, retentissant à mon oreille, me ferait entendre
ces mots amers : Nulne te lira. Ecrire d’après sa rai-
son, c'est se multiplier, c'est vivre deux fois ; c’est,
pour ainsi dire, sentir la vie. Et puis, que tout bar-
bouilleur de papier se rassure, il n’y a pas de livre
qui ne trouve à se placer de par le monde, et qui ne
récolte çà et là quelques consolantes sympathies. Le
sot et le méchant sont lus; l’envieux seul est dans
les exceptions, aussi bien que l'ennuyeux, et cepen-
dant il faut bien qu’on les lise pour pouvoir assurer
qu'ils sont ce qu'ils sont en effet.
Pécapitulons sans ordre : l'Histoire des Voyages,
de La Harpe, est une compilation amusante, si vous
voulez, mais elle n’est vraie que dans le récit de cer-
tains épisodes détachés. D'ailleurs méfiez-vous de ces
hommes qui parcourent la terre sans mettre le pied
hors de leur cabinet. Etudiez aujourd'hui phistoire
naturelle dans Buffon, qu'on s'obstine à mettre entre
les mains de l'enfance, et vous verrez si vous ne serez
pas forcé de beaucoup désapprendre en avançant
dans la vie.
Je m'étais rassasié, avant mon départ, de l'His-
toire philosophique des deux Indes, par Raynal… Bon
Dieu! bon Dieu! que d'hérésies! Un coup d'œil, un
seul, sur les pays dontil parle, m'en a mille fois plus
appris que lui avec ses éloquentes pages, toutes gâtées
par le mensonge.
De tous les voyageurs qui m'ont précédé dans ces
périlleuses excursions, celui en qui, après cent heu-
reuses épreuves, j'ai eu le plus de foi, c’est Cook. Son
Les ExpLorareurs : Canrener. Naturels du Havre-Carteret (Iles Salomon).
livre, c’est lui. Il est matelot intrépide, téméraire,
parfois brutal ; mais il voit bien, et il décrit avec jus-
tesse, moins encore les détails que les masses : on
dirait qu'il n’a pas le temps de regarder près de lui,
et qu'ila hâte de fouiller à l'horizon pour de nouvelles
découvertes. Cookest un grand homme et le premier
des navigateurs anglais.
Vancouver a plus d'érudition, plus de finesse, plus
de fact; il creuse le sol qu’il visite, et la science lui
a été un puissant auxiliaire.
Voyez comme Dampier est précis, méthodique,
vrai! ses écrit: sont un miroir fidèle des objets qu'ils
reflètent. Dampier se place bien près de Cook.
Pougainville s'amuse de tout, et joue avec les évé-
nements comme avec la vérité: c'est un capitaine de
cavalerie sur une galère.
L'amiral Anson est un de ces navigateurs intrépides
et expérimentés qui ne reculent en face d'aucun
obstacle, qui se jettent, au contraire, au-devant des
périls qu'on leur signale, et s'occupent bien moins
de leur propre renommée que de la gloire du pays
dont ils promènent en tous lieux le pavillon domina-
teur.
Les pages d’Anson ont une allure de franchise et
d'enthousiasme parfaitement en harmonie avec le ca-
ractère que les biographes donnent à ce navigateur,
qui à conquis si dignement les plus hauts grades de
la marine royale.
Wallis s’assied à côté d’Anson par le courage et
peut-être se pose au-dessus par l'élégance et la vérité
de ses descriptions, empreintes cependant d'un peu
de monotonie.
Malheur à qui, dans la relation de ces courses
lointaines, étouffe l'intérêt sous le poids de Ja science!
On voyage peu avec celui qui ne s'adresse qu'à la pen-
sée; le cœur doit être de moitié dans toutes les jouis-
sances,
Drack a mérité, comme Wallis, la belle réputation
dont il jouit, et a attaché son nom à de grandes dé-
couvertes.
Carteret est de l’école de Dampier : c’est la bonne,
c’est celle qui récolte et produit, c'est celle qui doit
VOYAGE
servir de modèle à qui veut apprendre et enseigner.
La Pérouse ! les frères Laborde! quelles horribles
catastrophes en un seul voyage! Les paroles sorties
AUTOUR
DU MONDE. 153
de l'Océan ont vibré si faibles, si ténébreuses, qu'il y
a peut-être encore là un beau problème à résoudre.
Marchand est sans coutredit un des voyageurs les
Les ExpLora:Euns
plus consciencieux, et la relation de ses courses et de
ses dangers est faite avec une sorte de bonhomie et
d'abandon qui exelnt toute supposition de mensonge
: La Pérouse, Le naufrage.
ou de forfanterie. C’est là un livre utile à tout explo-
rateur. : ;
L'éloquent Péron était trop avide de science ; sa
Les ExrconatTeuns :
relation est instructive, mais peu amusante, et le
monosyllabe moi se présente trop souvent aux yeux
du lecteur.
Citons encore et sans ordre des'noms qui reviennent
à ma mémoire comme de vifs rayons d'une gloire
immortelle, Magellan, fugitif devant une tempête, se
réfugie dans un bras de mer où il espère trouver un
port. Il s’y enfonce à travers mille périls, et après
Jar, 20
La Pérouse. Monument élevé à sa mémoire dans l'ile de Vanikoro.
quelques jours d'une lente navigation, au milieu de
courants contraires, il résout un grand problème
vainement cherché jusqu'à lui. Le vaste océan Paci-
fique sera visité par l'ouest. Les récits de Magellan
sont plus vrais que ses cartes ne s°nt exactes, et pour-
tant ce n'est pas la science qui a manqué à ce hardi
navigateur, c'est la patience, sorte de courage plus
rare encore que celui qu'on appelle bravoure.
20
154 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
Davis ne demande que des dangers et des tempêtes. | « lencieux à la surface. Ainsi peut-être a fini La Pé-
Sa vie de prédilection, à lui, est celle qu'il passe près
des côtes et au milieu des récifs. Il découvre le dé-
troit célèbre qui porte son nom, et se place à côté
des plus habiles explorateurs.
Après le massacre au milieu duquel Cook fut frappé
de mort à Owhyée, King prit le commandement du
vaisseau britannique qui devait revenir en Angleterre
veuf du grand capitaine qui jusque-là l'avait si har-
diment piloté. King glisse inaperçu à côté de son
maitre.
Dirai-je les noms glorieux des Albuquerque, des
Dias de Solis, des Vasco de Gama, des Cabral, dont le
Portugal est si fier, et dont les autres nations sont si
jalouses? Il y a dans les relations de ces intrépides
explorateurs un parfum de fanfaronnade tout à fait
en harmonie, je vous jure, avec ees nobles soldats
qui se promenèrent si victorieusement dans toutes les
Indes et soumirent tant de peuples.
Que vous dirai-je de ce brave et infortuné Jacque-
mont dont les touchantes lettres ont tant de charme,
d'intérêt et d’éloquence à la fois, qu'on croirait lire
les brillantes pages de Walter Scott et de Chateau-
briand? Hélas! dans ces courses hardies, ce sont
presque toujours les plus intrépides qui succombent,
ce sont presque toujours les plus dignes dont la vie
s'éteint au milieu des fatigues de leur gloire. Le style
de Jacquemont est empreint d'une couleur toute
poétique qui vous élève, et la naïveté de la plupart
de ses récits leur donne un attrait si puissant, que je
vous défie bien de ne pas vous mettre de moitié dans
les peines, les périls, les plaisirs qu'il vous raconte.
Voilà les hommes sur qui les gouvernements devraient
Jeter les yeux.
Que vous dirai-je encore de ces cœurs de bronze,
de ces hommes de fer qui n'aiment de la mer que les
colères, du ciel que les orages, de la nature entière
que les déchirements ?
Voyez-les faire gaiement les préparatifs de leur dé-
part, alors qu'il y a folie à croire à un retour ! Voyez-
les jouant avec leurs navires comme avec la tombe!
Fous intrépides, ils ne vont pas chercher, eux, les
zones tranquilles, les mers calmes, les parages sans
récifs; non, ce qu'ils demandent, ce qu'ils bravent le
sourire sur les levres et la joie au cœur, ce sont les
montagnes de glace se ruant sur eux et les emprison-
nant de leurs gigantesques murailles; ce sont les
rapides courants qui tourbillonnent sur leurs flancs
cuivrés et les entrainent; c'est un ciel glacial, des
routes non {racées, inconnues; des cataractes où ils
sont prèts à lancer leurs robustes navires; un pro-
blème nautique enfin à résoudre, alors que vingt
imprudentes tentatives, alors que vingt catastrophes
récentes ont tracé devant leur route le terrible mot
impossible, qu'ils veulent effacer du dictionnaire des
navigateurs. N'ai-je pas nommé les capitaines Parry,
àoss et Sabine, veritables loups de mer dont les âpres
récits vous pressent comme dans un étau et vous gla-
cent le sang dans les veines ?
Péveillons ici une douleur amortie, et laissons de
nouveau couler nos larmes sur un profond souvenir
de regret et de deuil. Quand la mer dévore, elle le
fait en silence, sans ressentiment; elle absorbe, elle
étouffe, elle engloutit; un flot efface le flot qui vient
de passer, et les navires voyageurs glissent sans émo-
tion sur des tombes muettes.
« Un baleinier l'a vu, dit-on, sombrer en pleme
« mer enclavé dans les glaces du pôle. En un instant
« Les eaux s'ouvrirent, se refermèrent, et tout fut si-
« rouse. » :
Brave et in‘orluné Blosseville! ardent jeune homme,
intrépide marin, savant explorateur! Oh! que mon
-cœur bondit de joie quand une voix amie, celle de
mon frère, dit à la tribune nationale, à la France
attentive et attristée, à l’Europe, qui l’écoutait avec
recueillement : « Oui, qu'une haute récompense, une
« récompense illimitée soit offerte par l'Etat à tout
« marin, à tout homme qui viendra nous donner des
« nouvelles, non pas seulement de ce courageux offi-
« cier, mais d’un seul matelot de son ardent équi-
« page; à celui qui viendra dire à la science inquiète :
« Blosseville est sauvé! ou : Blosseville ne souffre
€ plus! »
Si Christophe Colomb, à qui l’ancien monde dut un
monde rival, a payé par les fers et la pauvreté sa
savante découverte, dites combien son âme ardente
dut éprouver de bonheur et d'ivresse lorsque-là, de-
vant lui, une terre riche et une végétation embaumée
se dressèrent pour l’admirer et le consoler de ses
fatigues; dites avec quel sentiment d'orgueil il dut
relever son équipage soumis et prosterné quand la
veille on avait en conseil solennel résolu sa mort !
Vous trouvez dans les relalions de divers voyages
du Génois cette teinte de merveilleux que les écrivains
de l’époque jetaient à pleines mains dans leurs veri-
diques notices. Quand l’ancien monde s’émouvait aux
magiques tableaux déroulés à ses regards, comment
ceux qui allaient les étudier seraient-ils restés froids
et calmes en présence de cetie nature nouvelle et
majestueuse, de ces hommes d’une autre couleur, de
ces mers toutes phosphorescentes, au sein desquels
ils arrivaient en dominateurs? L'Eldorado, loin d’être
une chimère, devint une réalité, l'Espagne et le Por-
tugal émigrèrent, l'Europe entière aurait voulu sui-
vre le Portugal et l'Espagne sur celte terre régéné-
ratrice.
Et maintenant, si nous analysons le caractère de
ces hardis explorateurs qui, sans avoir fait le tour du
monde, n'en ont pas moins bravé les périls les plus
imminents, nous les trouvons encore en parfaite har-
monie avec la couleur de leur livre, où pointe cepen-
dant presque toujours cette idée première et dange-
reuse : Nul ne viendra me deémentir.
Mungo-Park est audacieux, il sait qu'il ouvre une
route nouvelle à ses successeurs, il n'a pas besoin
d'appeler à son secours le mensonge et le merveilleux,
car le premier il dira ee que nul n'a vu avant lui.
Belzoni, Boutin, Clapperton s’enfonceront dans les
solitudes africaines et mourront martyrs de la science
sous le fer des Arabes ou des Maures, ou sous les
atteintes des plus horribles privations.
Puis vous retrouvez ce pauvre Caillé, aventureux
jeune homme, sans instruction, sans talent, sans mé-
moire ni intelligence, qui marche, marche de cara-
vane en caravane, longe les fleuves, se glisse dans les
huttes, tantôt sans nourriture, sans vêtements, sans
guide, tantôt sans eau pour sa soif, sans armes pour
sa défense ; avance encore, se trouve porté de revers
en revers, de chute en chute, au centre de l'Afrique
sauvage; entre peut-être à Tombouctou, qu'il nous
assure être une ville ronde, tandis qu'il nous la des-
sine carrée; se sauve de celte capitale mystérieuse
sans qu'on daigne le punir de son audace, franchit
dans sa plus longue étendue le vaste désert, et arrive
enfin à Tunis ou à Tripoli, où le consul français n'ose
pas même constater la vérité de ses récits.
Et Bonpland, ce palient el intrépide compagnon
VOYAGE AUTOUR DU
de voyage de Humboldt ; Bonpland, que les déserts
impénétrables de l'Amérique ont si longtemps caché
à l’Europe savante et attristée ; Bonpland, qui a con-
sacré tant d'années de son douloureux esclavage à la
recherche des richesses botaniques et minéralogiques
des grandes Cordillères et des immenses plaines du
Paraguay, n'y aurait-il pas de ma part injustice et
ingratitude à la fois à ne pas placer son nom à côté
de ceux que je viens de citer?
Puis encore vous voyagez avec les frères Landers,
maielots infatigables, amis fermes et dévoués, qui
écrivent leurs curieuses relations comme le ferait un
paysan du Danube, et qui forcent votre croyance, tant
la sincérité perce dans chacune de leurs paroles.
Colnett s’enfonçant au milieu des glaces polaires
et ne s’arrêtant que là où les forces humaines succom-
baïent sous la puissance d’un ciel sans soleil et d’une
terre sans végélalion, Colneit est encore au-dessus
de Ia haute réputation qu’on lui a faite.
L'Espagne, qui passe presque inaperçue au milieu
de toutes les illustrations, nous dénonce enfin Quiros,
ardent écumeur, audacieux pilote, s’élançant partout
où les flots mugissent, et enrichissant les cartes ma-
rines d’un grand nombre de récifs inconnus jusqu'à
lui. Quiros a bien mérité du monde entier, qui doit
placer son nom célèbre bien près de celui de Cook.
L'Anglais Sébastien Cabot ne doit pas être plus
oublié dans cette nomenclalure que Quiros, car lui
aussi s’est distingué par d'utiles et périlleuses décou-
vertes et des cartes d'une exactitude au-dessus de tout
éloge.
Tristan da Cunha a donné Madagascar à l'univers.
Jacques Cartier vit le premier le Canada.
Cortez et Pizarre faisant, celui-ci la conquête du
Pérou, découvert par Perez de La Rua, celui-là de la
Californie, ont placé leurs noms impérissables parmi
ceux des grands hommes de cette époque si féconde
en merveilles.
Et cet intrépide et savant ingénieur Oxley, qui n’ac-
eueillit avec tant de bienveillance à Sidney, et avec
lequel je fis, au delà du torrent de Kinkham, une
course si pénible, si longue, si hasardeuse; cet Oxley
jeune, infatigable, à qui l'Angleterre est redevable
des documents les plus curieux sur l'intérieur de la
Nouvelle-Hollande, au delà des montagnes Bleues,
jusqu'alors inaccessibles; cet Oxley qui a tracé avec
tant de fidélité la direction des courants d’eau et des
rivières intérieures de ce vaste continent, dont la
source et l'embouchure sont encore ignorées; cet
Oxley qui, dans l'intérêt seul de la science, a bravé
tant de périls, étudié tant de peuples sauvages, ne
trouvera-t-il point aussi sa place dans cette honorable
nomenclature ?
Mais de tous ces audacieux explorateurs à qui la
science géographique doit tant de précieux docu-
ments, celui dont on aurait dû recueillir le plus
ardemment les paroles sacramentelles est, sans con-
tredit, ce Mac-[rton, Irlandais dont la vie miraculeuse
a dû courir tant de dangers et dû éprouver tant de
misère. Le consul anglais au Cap me dit les recherches
que lui-même avait ordonnées pour qu’on se saisit du
fugitif; mais il m'a dit aussi les craintes qu'il éprou-
vait de voir ses efforts couronnés de succès.
C'est par Mac-lrton qu'on a reçu les premières
notions vraies de cette mconnue Tombouctou, sur
laquelle bien des siècles passeront peut-être encore
sans que de nouveaux et précis renseignements nous
arrivent. Les hommes de l’intérieur de l'Afrique sont
bien plus à craindre que leurs déserts, et les passions
MONDE, 155
humaines plus redoutables que les colères des tigres
et des lions.
Le matelot Mac-Irton montait un navire irlandais,
mouillé alors en rade du cap de Bonne-Espérance;
con lieutenant, dans une manœuvre, l'ayant rude-
ment frappé d'un trop violent coup de garcette, le
matelot furieux lui répondit à l'instant même par un
soufflet. Mac-Irton fut d'abord mis aux fers, jugé peu
de jours après et condamné à mort. La sentence de-
vait s’exécuter sur le pont du navire dans les vingt-
quatre heures, et Mac-Irton, le pied rivé à un anneau
de fer, attendait sur le gaillard d'avant le moment
fatal. Déjà le coup de sifflet du maître avait appelé
tout l'équipage, déjà un ministre protestant avait fait
son office consolateur, quand un mugissement profond
appela tous les regards vers la côte. Elle avait pris
une teinte blafarde qui blessait la vue, la mer s’agifait
sans rafales, des flots épais de poussière voilaient la
ville comme dans une tombe, et sur le sommet de la
Table passaient, terribles et menacants, des flocons
de nuages cuivrés qui roulaient, tombaient et remon-
taient, incessamment zigzagués par les éclairs et d'é-
clatantes étincelles ; l'ouragan élevait la voix, la grève
attendait les victimes, et l'Océan ouvrait ses profon-
deurs, et les navires de la rade invoquaient le ciel ;
tout à coup encore les éléments se déchainent, et le
chaos et la nuit règnent seuls. Mac-[rton ne veut pas
mourir sans essayer du moins d'être de quelque se-
cours à ses camarades, dont il est tant aimé, et le
lieutenant est le premier à ordonner qu’on le prive
de ses fers. Toutes les ancres sont mouillées, tous les
câbles, toutes les chaines tendus par la tempête; le
navire plonge, se relève, retombe ct rebondit; la mer
est aux nues, et par un miracle du ciel, il échappe
seul à la destruction générale.
‘Quoique mortelle à tant de navires, la tempête fut
courte ; elle n’était pas encore apaisée que Mac-rton,
rendu à sa position première, se rappela sa position
de la veille, qu'il avait oubliée au milieu des tour-
billons et du fracas de la nature. Du haut de la vergue
où il était hissé, il s'élanca dans les flots é‘umeux et
S’abandonna à la lame roulante. Tous le suivent d’un
œil avide, tous font pour lui des vœux ardents, hormis
le lieutenant, qui voulait un exemple propre à épou-
vanter l'équipage. La nuit et la turbulence des nuages
cachèrent bientôt le pauvre matelot, et le lendemain
le lieutenant ordonna qu'un canot allät à terre et que
des recherches actives fussent faites pour se saisir du
fugitif. Soins inutiles : on sut qu'en effet un homme
du navire irlandais avait été poussé et vomi sur les
récifs de la côte; on apprit qu'il avait échappé à la
fureur de la tourmente; mais on ignorait depuis lors
ce qu'il était devenu. :
Prévoyant bien le sort qui l’attendait dans la ville,
Mac-lrton, sans vêtements, sans vivres, presque sans
forces, s’enfonça dans les déserts qui avoisinent Table-
Pay, et il aïima mieux s'exposer à la dent des bêtes
féroces que de retourner à bord implorer une grâce
qu'on lui aurait sans doute refusée.
Ici commence le doute, ou du moins le merveilleux.
Mac-frton seul est garant de la vérité de ses récits, et
malheureusement sa raison, troublée par les fatigues,
les privations et les périls, crée-t-elle peut être un
monde qu'il n'a pas vu. Quoi qu'il en soit, l’Irlandais
se montra un jour à Alger; le consul anglais reçut
ses premières confidences et l'envoya à Londres avec
une demande en grâce. On interrogea le matelot, on
recueillit scrupuleusement ses plus douteuses paroles,
et on publia le récit de ses courses de quatre ans au
sein de l'Afrique.
456 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
Il se sauva d’abord chez les Hottentots : ceux ci,
alors en guerre avec les Cafres, lui confièrent le com-
mandement de leur expédition. Fait prisonnier, on
l'épargna et on l'emmena dans des expéditions plus
lointaines, de sorte que, tantôt vainqueur, tantôt
vaincu, Mac-rton s’éloisna de jour en jour de la co-
lonie où il n’osait plus rentrer. Enfin, après avoir
signalé avec exactitude quelques-unes des villes afri-
caines sur l'existence desquelles le doute n'était plus
permis, il parla de la grande Tombouctou, d'où il
partit pour le nord avec une caravane, en compagnie
de laquelle il arriva à Alger. Mac-frton mourut peu
de jours après son arrivée à Londres; mais, quoique
imparfaits, il est certain que les documents qu'il a
fournis n’ont peut-être pas peu contribué à signaler
au monde cette capitale sauvage et cachée, dont
l'existence n’est plus un problème.
Et si, après ces noms, dont quelques-uns sont une
gloire, nous osons citer le plus illustre de tous, je
vous montrerai celui qui le porte planant sur les plus
hautes cimes des Cordillières, étudiant le Cotopaxi,
les volcans d'air de Turbaco, fouillant dans les pro-
fondeurs de la terre pour y découvrir des trésors
ignorés jusqu'à lui, étudiant les steppes des deux
Amériques, analysant de son œil d'aigle les richesses
botaniques, minéralosiques, ornitholosiques, dont il
agrandit le domaine de la science; suivant le cours
des fleuves, s'élançcant dans lPabime avec les cata-
ractes, entrant dans les vastes cités pour en écrire
les mœurs, les prourès ou la décadence; philosophe,
historien, physicien, astronome, et dépensant à tant
de travaux des sommes devant lesquelles reculeraient
bien des gouvernements, et vous retrouverez cet
Alexandre de Humboldt, institut vivant, dont l'amitié
m'est si précieuse, et dont la vie entitre est une étude
de tous les jours, de tous les instants, Mais par mal-
heur, hélas! peu d'hommes lisent ses immenses in-
folio, où sont conservées tant de découvertes, car toute
haute science est lourde à qui rougit de ne pas com-
prendre. Il est des rayons trop éclatants pour que l'œil
du vulgaire puisse les braver.
On s'explique facilement pourquoi, au milieu de
noms si célèbres, je ne jette pas les noms modernes
et non moins slorieux de quelques hardis et savants
explorateurs, qui ont fait faire tant de progrès à la
navigation et eurichi leur pays de récentes conquêtes
physiques et morales. Leurs ouvrages sont là, dans
toutes les mains, dans toutes les bibliothèques, et ils
n’ont pas besoin de ma faible voix pour occuper la
curiosité publique. Courir sur leurs traces eùt été
pour moi une faute que j'ai dû me garder de com-
mettre, et tant d'espace était occupé par eux, qu'ilne
m'a été permis que de suivre le sentier étroit où je me
suis jeté.
Il y avait trop de péril à me trouver côte à côte
avec eux sur la grande roule qu'ils exploitaient avec
tant de supériorité; mais les champs le mieux mois-
sonnés ont encore des épis à qui s'arme de constance
et de courage.
Ce que j'aime surtout dans la lecture des voyages,
ce sont les anecdotes. Les systèmes peuvent se heurter,
se combattre, se détruire tour à tour (et c'est ce qui
doit toujours arriver); mais les faits ont une logique
plus puissante : ils sont là pour dire les mœurs d'un
peuple, l'esprit d'une époque. La bienveillance qui a
accueilli mon livre ne me laisse aucun regret d'avoir
semé dans ma roule un grand nombre d'anecdotes
où chacun peut puiser les conséquences de sa philo-
sophie particulière. En second lieu, je n'aime pas à
m'isoler dans mes courses aventureuses: ee qui me
plait avant tout, c'est un brave compagnon de voyage
qui soit de moitié dans mes joies ou mes douleurs.
Etre heureux tout seul, ce n’est pas l'être, et l'égoiste
n’a que des demi-jouissances. Combien de fois, au
milieu des grands et magiques tableaux qui se dérou-
laient à mes yeux, ne me suis-je pas écrié : (Si mes
amis étaient là pour partager mes émotions! »
Me pardonnera-t-on d’avoir souvent pris pour cama-
rades de route ces deux braves matelots Petit et Mar-
chais, dont les naïves saillies ont tant de fois retrempé
mon Courage et soutenu mes forces épuisées? Je l’es-
père. Ces deux abruptes intelligences, ces deux cœurs
si chauds, si généreux, ces deux caractères de fer,
que ni les misères ni les douleurs n’ont jamais pu
{létrir, ces deux dévouements à l'épreuve des plus
épouvantables catastrophes, m'ont trop souvent pro-
tègé et consolé pour que mes lecteurs ne les retrou-
vent point parfois avec plaisir à mes côtés. Hélas !
que sont-ils devenus aujourd'hui? quel humble réduit
abrite leur pauvreté? quelle voix amie les dédommage
de tant de périlleuses traversées? quels flots océani-
ques ont recu leur dernier soupir? Oh! merci, mille
fois merci à qui voudra me donner des nouvelles de
Petit et Marchais ! oh! merci mille fois à la main géné-
reuse qui leur sera tendue dans la route!
Que les quelques esprits supérieurs qui jetteraient
le blâme sur l’apparente légèreté de la plupart de
mes récits, opposent à leur mécontentement la nature
même de mes principes et de mon caractère, fou-
jours si insouciant au sein des plus graves circon-
stances, devais-je, vaincu enfin par l'horrible malheur
qui me. frappe, jeter à pleines mains Ja tristesse et
l'amertume sur mes récits? Non, car alors tout mon
livre eût été un mensonge. On n'est vrai qu'alors
qu’on écrit sous l'inspiration du moment. Voilà mes
notes, mes esquisses ; je ne les traduis pas: je les
copie ; ce que je dis aujourd'hui, c’est ce que je disais
quand la tempête mugissait autour de nous, quand
les anthropophages me menacaient de leurs crics,
de leurs casse-tête, quand je traversais les vastes so-
litudes, quand mes lèvres altérées demandaient de
l'eau au désert stérile et silencieux ; ce que je vous
dis aujourd'hui, c’est l'expression la plus vraie, la
plus intime de mes émotions d'alors. Je n'ai pas pro-
mis davantage.
Il n'est peut-être pas inutile, après cette rapide es-
quisse, de trouver ici la date des principales décou-
vertes faites par les navigateurs de tous les pays du
monde. On y verra que le Portugal, aujourd'hui si
humble et si mesquin, a joué le principal rôle dans
ces voyages si périlleux, où il fallait aux capitaines
plus de courage que de science. Ainsi passent toutes
les gloires, ainsi dorment et disparaissent les plus
nobles souvenirs des peuples.
ÉPOQUES DES PRINCIPALES DÉCOUVERTES.
Les Canaries, des navigateurs génois et catalans. . . . 1545
— Jean de Béthencourt en fait la conquête de 1401 à 1409
Porto-Santo, Tristan Vaz et Zarco, Portugais. . . . . 1418
Madère, par les mêmes. . . . . . + . : « « :+ + - 1419
Le Cap Blanc, Nunbo Tristan, Portugais. 2 re 10 LA)
Les Açores, Gonzallo Vello, Portugais. . . . . . . . . 1448
Les îles du cap Vert, Antoine Nolli, Génois. , . . . . 1449
La côte de Guinée, Jean de Santaren et Pierre Escovar,
Pontus is Fe ere 1471
Le Congo, Diégo Cam, Portugais. . . . . . . . . + . 148%
Le cap de Bonne-Espérance, Dias, Portugais. . . . 1486
L'Amérique (ile San-Salvador, dans la nuit du 11 au
12 octobre). Christophe Colomb, . , . . RS on
|
|
{
|
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 157
Les Antillesi, Christophe Colomb, . . . . 1493 | Rio de la Plata, Dias de Solis. . . . . . . . . . . . 1516
La Trinité (continent de l'Amérique), Christophe Colomb. 1498 | La Chine, Fernand d'Andrada, Portugais . Lt ARE 1517
Les Indes lcûtes orientales d'Afrique, côte de Malabar), Mexique, Fernand de Cordoue. , . . . . . . . . . 1518
Vasco de Gama. . 2 106 OEM 1498 — Fernand Cortez en fait la conquite. AE 1519
Amérique (côtes orientales), Gjéd, accompagné d'améric TerreïdeKeu Magellan," : RNA: 1520
MeSpuce ne MG UE 1499 Iles des rois Magellan 7. RenRE 1521
Rivière des Amazones, Seat Pinçon. ie 1500 Les Philippines, Magellan, , . . RNA, L2014021
Terre-Neuve, Corléral, Portugais. . . . . . . . 1500 | Amérique septentrionale, Jean Verazani.…. . 1925 et 1524
Le Brésil, Alvarès Cabral, Portugais. 1500" MCorquéteidibErouMbPizarre.t!, LME 152%
Ile Sainte-Hélène, Jean de Nova, Por tugais . 1502 | Les Bermudes, Jean Bermudez, Espagnol. , , . . . . 1527
L'ile de Ceylan, Laurent Almeyda. . . 1506 | La Nouvelle-Guinée, André Vidaneta, Espagnol. . . 1528
Madagascar, Tristan da Cunha. , , : 1506 | Côtes voisines «l'Acapulco, par ordre de Cortez.. . 153%
Sumatra, Siqueyra, Portugais, . . . , . 1508 | Le Canada, Jacques Cartier, Français, . . . . . 153% et 1535
Malacca, le mème. 2: € MR 1508" |MTatGahfornieGortez.s a NN 0 D 1.104535
Iles de La Sonde, Abreu, Portugais. ce 1511 | Le Chili, Diégo de Almagro. SU. 145561et:4957
Moluques, Abreu, Ccrrano. , , ANDRE 1511 Acadie, Robersall Français, s'établit à l'Ile Royale. 1541
La Flor. ide, Ponce de Léon, Espagnol. PERS 1512 | Camboje, Antonio Faria y Souza, Fernand-Mencez Pinto. 1541
La mer du Sud, Nuñez Balboa. . . . . . . . . 1515) 1 NTestiles Tiketo;.lesmémes ."...,... . +. : … « - « 1541
Le Pérou, Pérez de La Rua. . PDO ESS 1545 Heinam, les mêmes. . . 0 LAS
lao-Janeiro, Dias de Sols. . . 1516 | Cap Mendocino, à la C alifornie, quis Cabrill. . 1542
Les Exvconareurs Cook. Une habitation à la Nouvelle-Calédonic.
Japon, à V'est, Diégo Samoto et Christophe Borello ; à Nouvelle-Brelagne, Dampier.. . . . . . 1700
l’est, au Bungo, Fernand-Mendez Pinto. . . . . . . 1542 Ledéfroilide BERTNTAEN ENCNNNEE 1725
Le Mississipr, Moscoso Alvarado.. , . . . . 1545 | Taiïili, Wallis. A DÉCO DS 1767
Le détroit de Waigats, Steven Borrough. , . 1556 | Archipel des Navigateurs, PBougainville. . . . . . 1768
Iles Salomon, Mendana.. . . . «+ + + + + 1567 | Archipel de la Louisiane, Bougainville. . . . . . . . 1168
Détroit de Frobisher, sir Martin Frobisher . d 5 diene 1576 | Terre de Kerguelen ou de la Désolation. . . . 1772
MonagedeDrahe ee 0. - ete 1919) 01 1590 La Nowvelle-Calédonie, Cook. M PEIU SE PP ATTE
Détroit de Davis, John Davis. , Le Dee 1587 Tes San hic COOPER MN EE NET ON 118
Côtes du Chili, dans la mer du Sud, Pédo Sarmiento . 1589
Les îles Malouines, ou Falkland, Hawkins. , . , . , . 159% Voilà certes bien des noms illustres, bien des cou-
Voyage de Barente à la Nouvelle-Zemble. . . 1594 à 1596 rages éprouv és, bien des pays longtemps i inconnus et
Marquises de Mendoca, Mendana. 1595 donnés à l'Europe insaliable..… Dites-moi maintenant
Santa-Cruz, Mendana. . OR LUE FÉ 1595 Le P ; :
apr Ouiioss Gicladrs, Bucain si, Vainqueurs Ou vaincus, maitres ou esclaves, domi-
ville; Nouvelles-Hébrides, Cook. . . . . . . .... 1606 | nateurs ou sujets, beaucoup ont à remercier le ciel
Baie de Chesapeak, John Smith.. . . . . . . . . 1607 | de tant de conquêtes.
Québec, fondée par Samuel Champlain, . . . . . . . 1608 A ceux-ci les haines, les jalouses persécutions des
Détroit de Hudson, Henri Hudson. 1610 | princes, à qui ils octroyaient sur de nouvelles terres
fee CET free DAME ICI EN TEE 1616 | un droit de suzerainelé ; à ceux-là des guerres inter-
Cap Horn, Jacob Lemaire. |... . . . .. 1616 | minables et cruelles, où le sang coule à flots pressés et
nice tEmanE ele 1682 | engraisse le sol, témoin de tant de carnages.
Nouvelle-Zélande, le même. . . . . . . . . 1642 Nulle t Ile td
Iles des Amis, le même. Te È 1653 par ou presque nulle par des victoires mo-
Iles des Etats {au nord du Japon), de Uries. . . 1643 | rales.
1 Cette date est contestée et portée par quelques auteurs à 1497.
Nulle part ou presque nulle part la clémence assise
à côté de la force.
158 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
Partout, au contraire, le canon et le glaive pour as-
seoir la possession.
Partout aussi des meurtres, des assassinats, de san-
glantes représailles.
C'est là l'histoire abrégée des deux Indes, c'est
l'histoire du Nouveau-Monde ; n'est-ce pas, je vous le
demande, l'histoire de l'ancien?
Ya-t:l, oubliée encore du reste de l'univers, une
toute petite ile pour laquelle Dieu n'ait que des regards
d'amour ?
Ya-t-il au sein de quelque vaste océan une terre
presque imperceptible où l'amitié dresse ses autels,
où la liberté professe son culte ?
Qui le sait ?
Nous n'avons plus de continents à découvrir ; mais
les mers n'ont pas été si plemement sillonnées que
toute espérance doive s’éteindre.
Oh! alors que le navigateur passe vite, qu'il se
taise à son retour.
Il faut laisser la paix et le bonheur dans la retraite
que le ciel leur a donnée. Hélas ! les Carolines, quel-
que peu riches qu'elles soient, ne tarderont pas à
subir les destinées des archipels qui les entourent.
On a si bien fait jusqu'à présent, que le flambeau
de Ja civilisation n’est plus qu'une torche incen-
jaire.
XXVIII
ILES MARIANNES
Guham. — umata. — La Lèpre.
Il y a pour le moraliste des études à faire plus cu-
rieuses encore que celles des peuplesprimitifs, et nous
voici dans un de ces pays exceptionnels où le doute
et l'incertitude se trouvent à chaque pas, alors même
que les faits paraissent plus saillants et plus tranchés:
Lesiles Mariannes ne sont ni sauvages ni civilisées ;
on voit là, pour ainsi dire, côte à côte, mœurs anti-
ques et usages modernes, superstition et idolâtrie
des premiers âges à demi étouffées sous le fanatisme
des conquérants espagnols qui ont légué l'archipel
entier à leurs successeurs. Les vices européens luttent
sans cesse, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, contre
cette liberté de conduite des indigènes du lieu qu'on
appela Larrons à si bon droit, qu'ils tiennent à hon-
neur de l'être, et qu'on aurait pu également nommer
libertins, s'ils avaient compris toute la portée des
mots vertu et corruption comme les explique notre
morale. C’est, je vous jure, un spectacle bien bizarre
et bien instructif à la fois. Des contrastes sont si rap-
prochés, que l'historien semble en contradiction avec
lui-même alors qu'il est fidèle jusqu'à la naïveté. Le
peuple du matin ne ressemble pas à celui de la soirée,
il est catholique romain de telle heure à telle heure,
il est tchamorre et idolâtre de telle autre à telle autre ;
le voici dévot, le voilà indépendant de toute culte.
L'homme vole et va gaiement chez un prêtre se con-
fesser d'avoir volé ; il fera saintement la pénitence
imposée, et ii méditera un nouveau larein sans que
sa conscience s’en alarme dès qu'il se sentira une
conscience. La jeune fille que vous voyez là, devant
sa porte, vous accueillera tout agaçante, et échangera,
devant sa mère insoucieuse, ses faveurs contre un ro-
saire. Ici tout le monde va à l'église, tout le monde y
prie avec ferveur, les hommes d'un côté, les femmes
de l’autre ; tous se frappent rudement la poitrine et
baisent fréquemment la terre avec la plus grande hu-
milité. Le service divin achevé, toute religion est mise
en oubli. Il y a là des hommes, des femmes, des riviè-
res, des bois, des plaines; on se fait une vie sans
entraves, on se trace un chemin sans épines, on jouit
des eaux, de la brise, du jour, du soleil, on respire
à l'aise et on avance ainsi jusqu'à la tombe, où l’on
se couche exempt de remords, car on n’a jamais su
ce qu'il fallait entendre par le bien ou le mal, le vice
ou la vertu. Mais ne généralisons pas encore, et re-
yenons sur nos pas.
Sans l'heureuse visite des bons Carolins, notre tra-
versée eût été la plus douloureuse de cette longue
campagne. Plusieurs de nos meilleurs matelots ont
suivi notre ami Labiche dans les flots océaniques, et
beaucoup d'autres, couchés sur les cadres, atten-
daient dans les tiraillements horribles qui les tor-
daient que leur tour arrivât. Aussi Marchais jurait à
peine, Vial ne donnait plus de leçons d’escrime dans
la batterie silencieuse, et Petit, presque toujours au
chevet de l’agonisant, cherchait encore à le ranimer
par ses contes si tristement naïfs.
Enfin une voix crie : « Terre ! » Ce sont les Marian-
nes, les iles des Larrons, soit; mais on trouve là, du
moins, si nous en croyons les navigateurs, de belles
et suaves forêts, au travers desquelles l'air glisse pur
et rafraichissant ; il y a là des caux limpides et cal-
mes, de l'espérance, presque du bonheur. Voyez sur
le navire comme les fronts se dérident, comme les
bouches sourient, comme les paroles s'échappent
moins graves, Dans la batterie ouverte au souffle de
terre, les malades cherchent d'un œil faible les mon-
fagnes à l'horizon, et la corvette, poussée par une
forte brise, s’élance majestueusement vers la prinei-
pale ile de cet archipel.
L'exagération de certains navigateurs est patente,
ou le pays a perdu de sa fertilité et de ses richesses,
car les cimes qui se dessinent imposantes au milieu
des nuages sont nues, âpres, couronnées d'énormes
blocs de roches noires et volcaniques. A leur base
pourtant et à mesure que nous approchons, nos re-
gards se reposent sur quelques louffes de verdure
assez riches ; mais dès que le sol monte, avec lui se
déploie, comme pour pavoiser le rivage, un vaste et
admirable rideau de palmiers, de cocotiers, de rimas,
de bananiers, si beaux, si éclatants de leurs jeunes
couleurs, que tous mes souvenirs perdent de leur ri-
chesse.
Décidément les voyageurs sont moins menteurs
qu'on se plait à le dire, et ici je parle pour mes con-
frères seuls ; je tiens peu à convaincre les inerèdules
par religion.
Après avoir longé la côte de Guham pendant une
demi-journée et touché presque de la main l'ile des
Cocos, qui ferme d’un côlé la rade d'Humata, nous
laissimes tomber l'ancre à deux encäblures à peu
près du rivage et non loin d’un navire espagnol arrivé
la veille de Manille.
La rade, dont le fond est délicieux, est défendu par
trois forts appelés, l’un la Viergedes Douleurs, l'autre
Saint-Ange, et le troisième Saint-Vincent : vous voyez
bien que nous sommes dans un archipel espagnol.
La ridicule cérémonie du salut causa un malheur
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 159
bien grand à deux soldats de la garnison, peu habi-
tués sans doute au service de l'artillerie; tout leur
corps fut brûlé par une garsousse ; mais, grâce à
leur vigoureuse constitution et aux soins empressés
de nos docteurs, ils résistèrent aux horribles souf-
frances qu'ils eurent à supporter.
Le gouverneur de la colonie, venu à Humata pour
recevoir les nouvelles que le trois-mâts la Paz lui
apportait, nous reçut avec une cordialité si franche,
il donna un emplacement si propre, si bien aëré à
nos pauvres écloppés, il nous témoigna tant d'égards,
que nous ne crûmes pas devoir l'affliger par une
étiquette qu'il aurait peut-être prise pour une réserve
offensante. Une heure après, nous nous promenions
dans les salons de son palais.
Levillage d'Humata se compose d'une vingtaine de
mauvaises cases en arèles de cocotiers assez bien
liées entre elles et bâties sur pilotis. Le palais du
gouvernement est long, large, imposant, à un seul
étage, orné d'un balcon de bois, avec cuisine et cham-
bre à coucher. Cela ressemble admirablement à ces
cages carrées et glissantes jetées sur la Seine à l’u-
sage des blanchisseuses de la capitale. Patience, nous
verrons beaucoup mieux plus tard, et Guham nous
réserve d'autres merveilles.
Quant aux spectres hideux qui peuplent les mai-
sons, c'est chose horrible à voir. Voici les femmes
vêtues d’un lambeau d’étoffe sale, puante, nouée à la
ceinture et descendant jusqu'au genou. Le reste du
corps est absolument nu ; leurs cheveux sont mêlés
et crasseux, leurs veux ternes, vitriliés ; leurs dents
jaunes comme leur peau; leurs épaules, leur cou,
rongés de lèpre, traçant tantôt de larges rigoles, tan-
tôt creusant la chair, Le plus souvent dessinant partout
des écailles serrées de poissons ou des étoffes moi-
rées ; on recule d'horreur et de pitié.
Les hommes font plus mal à voir encore et l’on
serait tenté de frapper de verges ces larges et robustes
charpentes que la douleur et les maladies rongent
sans les abattre, et qui meurent enfin, parce que la
mort dévore tout. Autour d'eux sont de vastes et
belles forèts; sous leurs pieds une terre puissante ;
l'air qu'ils respirent est parfumé, l'eau qu'ils boi-
vent est pure et limpide; les fruits, les poissons dont
ils se nourissent sont délicats et abondants ; mais la
paresse est là à leur porte: elle se couche avec eux
dans les hamacs, la paresse honteuse qui les aban-
donne dans des haillons fangeux, qui les inonde de
vermine, qui les abrutit, les énerve, les dissèque.
Oh! je vous l’ai dit, Humata soulève le cœur.
M. Médinilla, gouverneur omnipotent de cet archi-
pel isolé, M. Médinilla, dont je vous parlerai plus
tard, et envers lequel j'ai un tort grave à me reprocher,
me répondit, quand je lui parlai de ces êtres misé-
rables qu'on voyait çà et là étaler au soleil leurs plaies
livides :
— C’est une population condamnée.
— Pourquoi donc ?
— Elle est toute lépreuse ; ma capitale offre un
bien autre aspect.
— Mais les gens de votre capitale viennent jus-
qu'ici, et j'ai vu plusieurs de vos serviteurs serrer
la main à ces malheureux; la lèpre n'est-elle donc
pas contagieuse ?
— Elle l’est; mais si l’un de mes gens devient lé-
preux à son tour, je le chasserai et le reléguerai à
Humata.
— Pourquoi ne pas empêcher ce dangereux con-
tact? pourquoi ne pas prévenir un malheur ? pourquoi
ne pas forcer ces hommes au travail, qui donne de
la force, de la souplesse aux muscles ? Ce qui les tue,
c'est la paresse.
— Non, c'est la malpropreté, et je suis sans puis-
sance contre cet horrible fléau qui pèse ici sur toutes
les familles vivant loin de ma capitale.
— Vous parlez avec bien de l'intérêt de votre ca-
pitale; est-ce qu'elle ressemblerait effectivement à
une ville?
— Oui, mais à une ville à part, à une ville unique
en son genre : c'est une cité ou une forêt, comme vous
voudrez.
—- Ÿ a-til un palais aussi brillant que celui d'Hu-
mala?
— J'espère que vous me ferez l'honneur d'y ve-
nir; vous déciderez ensuite s'il mérite vos épi-
grainmes.
— Hélas! Humata m'épouvante.
Cependant nos malades se rétablissaient à vue
d'œil ; leurs forces renaissaient comme par enchau-
tement, et nous fûmes bientôt en état de repartir pour
nous rendre près du mouillage d’Agagna, capitale de
l'ile de Guham. La côte, sous quelque aspect qu'elle
se présente, est riche et variée; mais de nombreux
récifs, sur lesquels le flot mugit et bouillonne, en dé-
fendent les approches, et le mouillage même où nous
jetâmes l’ancre est difficile et tellement périlleux,
qu'on ne peut guère y stationner que dans les belles
saisons.
Les vents violents du nord ne soufflent que rare-
ment dans la rade de Saint-Louis, protégée par l'ile
aux Chèvres et le morne d’Oroté, sur lequel on a élevé
une inulile batterie. Au reste, J'engage fort les capi-
taines de navires à mouiller à Humata plutôt qu'ici,
car les hauts-fonds y sont très-nombreux et restent
souvent à sec dans les basses marées. Sur une de ces
roches madréporiques, une citadelle bâtie à grands
frais présente quelque apparence de sécurité contre
une atlaque extérieure; mais quel navire viendra ja-
mais s’embosser là pour essayer une tentative sur
Guham !
Quand nous nous vimes condamnés à ne pas sorlir
de quelque temps de cette rade si belle pour le pay-
sagiste, si effrayante pour le marin, nous nous rap-
pelâmes que le gouverneur nous avait parlé à Guham
d'une de ces iles, célèbre par le séjour que l'amiral
Anson y fit lors de son grand voyage, et où, d’après
M. Médinilla, nous devions trouver de curieux monu-
ments antiques. Nous en parlämes alors au comman-
dant, qui nous autorisa, MM. Gaudichaud, Bérard et
moi, à entreprendre dans de frèles embarcations, ce
périlleux voyage. Témérilé, soit; mais voir, c’est avoir,
a dit le poëte, et nous voulions posséder. Et puis on
meurt si bien en compagnie!
Ainsi done, laissant nos amis à bord de la corvette,
nous nous embarquâämes dans un canok, et mimes le
cap sur Agagna, notre véritable point de départ. Il
va saus dire que Petit et Marchais furent choisis par
nous pour nous accompagner dans cetle première
course, fort affligés qu'ils élaient déjà de ne pas nous
escorter jusqu’à Tinian.
Le canal entre Guham et l’île aux Chèvres n’a pas
plus de six milles dans sa plus grande largeur, ni
moins de trois dans sa plus petite. Cette île est cou-
verte d’arbustes, pour la plupart assez inutiles, mais
parmi lesquels cependant on trouve le sicas, appelé
dans le pays fédérico, dont les habitants de cet ar-
chipel font leur principale nourriture. Il n’y a pas
d'eau douce, excepté celle qu'on recueille parfois
dans un réservoir de plus de quatre cents pieds de
diamètre, alimenté par les pluies et creusé sans doute
160
par les premiers conquérants des Mariannes. Mais,
en revanche, la côte de Guham offre de toutes parts
l'aspect le plus riche et le plus varié. Les récifs pour-
suivent leur cours jusqu’à Agagna, et laissent à peine
trois passages fort difficiles, mème pour les embar-
cations. Le premier est vis-à-vis de Toupoungan,
village d’une quinzaine de maisons que Marchais nous
proposa d'aller prendre d'assaut à lui tout seul, armé
d’une des jambes de Petit. À cette plaisanterie, celui-
ci, dont le soleil avait probablement échauffé le cer-
veau, riposla par un quolibet plus innocent encore;
mais Marchais fit un mouvement du coude; Petit vou-
lut parer, et, perdant l'équilibre, il tomba à l'eau.
Oubliant que son adversaire nageait comme un
marsouin, Marchais, dont le cœur n'était jamais en
défaut pour rendre un service, l'y suivit afin de lui
porter secours, et c’est ce que voulait le rusé Petit,
qui, plus fort dans cet élément, avait enfin trouvé
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
l'occasion de se venger des mille et un coups de pied
vigoureux dont Marchais l'avait généreusement gra-
üfié. Jamais combat ne fut plus amusant, plus rempli
d'épisodes. Marchais était furieux et avalait, en écu-
mant de rage, gorgées sur gorgées d'une eau salée
et boueuse, tandis que Petit, dans ses rapides évolu-
tions, échappait à toutes les manœuvres de son an-
tagoniste.
Nous mimes trève enfin à cet acharnement des
deux combattants qui arrêtait notre marche; mais
Petit ne consentit à monter à bord qu'après que nous
eûmes obtenu de Marchais sa parole d'honneur qu'il
ne garderait aucune rancune de cette lutte d'amis,
où, pour la première fois, la victoire lui avait
échappé.
Le second passage est par le travers d’Anigua,
bourg aussi misérable que Toupoungan, et où la lèpre
n'est ni moins dangereuse ni moins répandue.
.. C'est une population condamnée. (Page 159.)
La route nous paraissant belle par terre, mes deux
compagnons et moi resolümes de la parcourir à pied
jusqu'à Agagna, distant encore de six milles. Partout
une terre riche et belle, partout les arbres les plus
élégants et les plus majestueux à la fois; mais point
de culture, point de travaux utiles pour diriger les
eaux des torrents descendant des montagnes. Que
fail donc l'Espagne de cet admirable archipel, qu'il
serait de bonne justice de lui ravir au profit des na-
vires voyageurs de toutes les nations ?
Enfin nous trouvâmes un hôpital de lépreux. J'y en-
trai, puisque mon devoir m'y appelait; j'y dessinai
quelques-uns des malheureux qui erraient çà et là,
comme des fantômes, le long des murailles décrépi-
tes, et vingt fois je fus tenté de m'échapper de ce sé-
jour de misère et de malédiction. Toutes les parties
saillantes des infortunés qu'il renfermait étaient
attaquées avec une violence extrême; pas un n'avait
de nez. et la plupart perdaient leur langue tombant
en lambeaux.
Une jeune fille, nommé Dolorès, vint à moi en cou-
ant et me supplia de l’arracher de celte tombe pu-
Lréfiée. N'apercevant aucune plaie sur son corps, de
mon autorité privée j'allais l'emmener avec moi, lors-
qu'elle tomba à mes pieds et se tordit dans des con-
vulsions horribles.
L'histoire de cette jeune fille est triste et rapide.
Née à Toupoungan, et devinant, encore enfant, que
la fuite seule pourrait la garantir de l’affreuse mala-
die dont son village était infecté, elle se sauva dans
les bois, où elle vécut deux ans et demi, couchée sans
abri sur le gazon et ne se nourrissant que de fruits.
Épuisée pourtant par cette vie errante et malheureuse,
elle se présenta un jour à Agagna, et demanda l'hos-
pitalité à une brave femme dont la maison était située
à l'entrée de la ville et qui l’accueillit avec bonté.
Mais, comme dans ce pays nulle mendicité n'est pos-
sible, l'étrangeté de la prière de la jeune fille dnt
frapper sa généreuse protectrice, qui lui demanda
d'où elle venait.
— Des bois, lui dit-elle.
— Pourquoi des bois?
— Parce que je craignais le mal de saint Lazare,
(C'est ainsi qu’on appelle la lèpre à Guham.)
— Et pourquoi encore crains-{u si fort ce mal?
— C'est qu'il fait bien souffrir,
— Qui te l’a dit?
— Mon père, qui en est mort.
:
— Ton père!
— Oui, et puis une sœur morte aussi ef un frère
qui se mourait.
— Malheureuse ! d'où es-tu ?
—- De Toupoungan.
— Sors, sors de chez moi bien vite, ou je te tue!”
— Tuez-moi, j y consens; mais ne me chassez pas,
. er je ne veux plus retourner à Toupoungan.
— Attends, attends.
_— Qu'allez-vous faire?
— Te dénoncer à monseigneur le gouverneur.
Le soir même, cette jeune fille si belle, si pure,
fut saisie et conduite à l'hôpital où je la trouvais,
pour y être traitée, à l'aide d'une pâte faite avec des
cloportes, d'une maladie dont elle n’était pasatteinte,
et dont nul symptôme n’annonçait qu'elle portät le
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
161
germe dans son sein. Là, sans défense, sans protec-
tion, entourée de malades et de mourants, elle atten-
dait avec résignation la lèpre, qui, par un grand mi-
racle du ciel, la respecta toujours. La frayeur la rendit
folle et idiote; elle passait ses journées à mâcher ses
cheveux qi étaient admirables, et quand elle aper-
cevait une figure inconnue, elle se préeipitait, pous-
sant un cri aigu, el tombait sur le sol, où elle se
roulait en de terribles convulsions.
M. Médinilla, qui me conta cette histoire, promit à
mes ferventes prières de retirer l'infortunée de l'é-
pouvantable tombeau où on l'avait murée, si en effet
elle était saine encore. Il tint sa parole, et, avant
mon départ de Guham, j'ai eu le bonheur de voir la
belle Dolorès, guérie de ‘sa folie et de son idiotisme,
logée dans une des plus jolies maisons d'Agagna, dont
M. Médiniila lui avait fait généreusement cadeau.
ë XMEX
ILES MARIANNES
Course dans l'intérieur. — Dolorida.
: La baie d'flumata (îes Mariannes’.
Peux pas en arrière me sont imposés; je reviendrai
à Agagna sous peu de jours.
… Que faire dans un bourg, dans une ville, quand on
a tout étudié, quand on a tout vu ?
La vue est de tous les sens celui qui se rassasie
le plus vite. Hélas! que n’en suis-je encore à l’é-
preuve !
Il en est de ces choses belles et curieuses à voir
comme de ces récits pleins d'intérêt qui, connus
déjà, vous trouvent tièdes et froids à une seconde
lecture. Je ne sais, en vérité, si nous ne serions pas
moins émoussés par la présence fréquente d’un spec-
tacle d'horreur que par un assemblage complet de
beautés de tous genres.
La lèpre cest ici l'hôte fatal de chaque demeure;
elle croît avec l’enfant qui vient de naître; timide,
elle l’escorte encore dans son adolescence, elle gran-
Live. 21
dit et se fortifie avec lui, elle l’écrase dans un âge
avancé, elle le pousse à la tombe... et nous allons,
nous, hommes sains et forts, cœurs bons et géné-
reux, l'étudier dans ses ravages, visiler le malheureux
qui en est vaincu, comme si c'était là un spectacle
doux à l'âme, un tableau consolant, une image de
paix et de bonheur !
Que de contrastes en nous, que de misères nous
nous faisons volontairement! N’en avons-nous pas
assez, bon Dieu, de toutes celles que le sort Jette à
pleines mains sur notre passage ?
Sentmelle toujours debout, la lépre est permanente
à Humata, je vous l'ai déjà dit, et cependant quelques
individus encore n'en sont point atteints. Patience,
elle à les bras longs et les ongles aigus, l'horrible
maladie dont je vous parle; lorsqu'elle laisse passer
auprès d'elle un corps sans le tordre et le creuser,
21
162 :
c'est que Dieu, dont la force est plus grande, a étendu
la main et a dit : Assez !
Dieu seul est vainqueur de la lèpre. Or, écoutez :
Un jour que, plus matinal que de coutume, jem'é-
tais rendu de l'espèce d'hôpital où nous logions chez
le gouverneur, déjà réveillé, je recommencai mes
questions sur la coupable insouciance avec laquelle il
ermettait aux gens bien porlants d'entrer à toute
ieure dans les maisons des lépreux, d'y prendre par-
fois leurs repas et même d’y passer la nuit.
— Que faire encore à tout cela? me répondit-il.
— $e décider à un acte rigoureux et arrêter le mal
à Sa source.
— Arrêteriez-vous la cataracte du Niagara ?
— Mais la cafaracte est un monde qui roule, et je
ne vois pas ici un monde qui succombe.
— C'est que vous ne voyez pas tout.
— Comment! Humata n'est-il pas l'enfer de cet
archipel?
— Humata n'en est que le purgatoire; ici se dresse
parfois l'espérance. Si le ciel n’était pas si.pur aux
Mariannes, il faudrait les fuir comme on fuit une cité
visitée par le vomito-negro.
— On combat efficacement la peste.
— Je vous le répète, on ne combat pas la lèpre.
— Vous avez beau dire, les hommes peuvent s’en
garantir en fuyant les lieux qui en sont infectés.
— Eh! ne l’ai-je pas tenté maintes fois? Si j'ai voulu
épouvanter par de sévères exemples, savez-vous ce
qu'on se disait tout bas dans ma capitale ? Que j'étais
un impie, un franc-maçon, un athée, un antecbrist.
— Pourquoi?
— Parce que le peuple croit, aux Mariannes, que
tout se fait ici-bas par l’ordre de Dieu, que l’homme
qui est atteint de la lèpre devait en mourir ou plus tôt
ou plus tard, et que vous pourriez fort bien, vous ou
tout autre, coucher côle à côte d'un lépreux sans rien
craindre, puisqu'il était encore éerit là-haut que vous
deviez ou non être malade.
— Celte croyance est-elle générale?
— À peu d’exceptions près.
— Mais il y a donc deux lèpres à Agagna ?
— Il y en a plus de deux, monsieur.
— Je vous plains autant que le peuple qui vous est
confié.
— Il faut subir sa vie.
— N'est-ce pas un million par an que vous donne
votre roi?
— Une place comme la mienne ne se paye pas,
monsieur, et c'est pour cela sans doute que le gou-
verneur de Manille, qui m'a nommé, ne me donne que
cent trente piastres par mois, dont je distribue une
partie aux malheureux.
— Je ne vous plains plus. Ne n’avez-vous pas dit
tout à l'heure qu'il y avait un enfer à Guham?
— de vous l'ai dit.
— Où est-il?
— Non loin d'ici, à Maria-Dolorès, à Angelos et à
Santa-Maria-del-Pilar, trois bourgs ou plutôt trois
lazarets.
— Puis-je y aller?
— À quoi bon? c'est un spectacle si horrible! La
maladie est là si cruelle, si vivace, que vous verrez
des fragments humains se promener sous les plus
beaux arbres du monde, se rafraichir aux sources
les plus limpides et tomber en débris dans leur mar-
che. On ne va pas là quand on n'y est pas con-
damné.
— L'étude impose des sacrifices. Qui soigne cëes
pauvres gens?
SOUVENIRS D'UN AVEUCLE ‘*
£, 4 Q
— Personne. de $
— Vous voyez donc bien que la peur du mal existe,
— Point : si un lazaret était aux portes d’Agagna,
qui n'a pas de portes, il serait peuplé comme ma ca-
pitale : c'est l'éloignement qui le fait désert; j'y en- ;
voie les malades. e
— Je désire voir Santa-Maria-del-Pilar. @
— Allez donc, monsieur : celte journée est belle,
je vais vous donner un guide, et si vous trouvez là
deux personnes bien portantes, c’est qu'il y aura mi
racle. Pt
— Pourquoi deux personnes? ET %
— Parce qu'il n’y en a qu'une que Dieu protègede-
puis cinq ans, une sainte, un ange. Oh! c'est une
histoire édifiante. ÉE
— Et vraie ? ,
— Jrrécusable comme la lépre. ES
— J'écoute. ADS
— Depuis quinze jours (il y a cinq ou six ans de
cela), les habitants des Mariannes n’ayaient pas vu le
soleil; des nuages cuivrés, amoncelés les uns sur les
autres, pesaient sur nous de tout leur poids, et quoi-
que p.:fois le vent soufflät avec assez de violente,
ces Inasses énormes restaient immobiles comme des
rochers suspendus dans les airs. #°
La chaleur était accablante, la mer clapotait, les
cimes des arbres bruissaient, les ruisseaux étaient à
see, et les bestiaux sur les routes s’arrêtaient épou-
vantés; on s'attendait à une catastrophe horrible, on
croyait à la fin du monde, et l’église ne désemplissait
pas. Une nuit cependant, là-bas à l'horizon du côté
ce Tinian, que Je veux que vous alliez voir et étudier,
uu point lumineux éclaire l'espace, il monte et gran-
dit comme s’il voulait tout embraser ; on se regarde
avec effroi, on se signe, on ne marche plus qu'à ge-
noux dans les rues. Tout à coup les nuages courent 3
avec une rapidité effravante, le ciel se dégage, les
animaux se redressent, les ruisseaux se rayivent, mais
la terre s'agite par des secousses terribles et répétées, …
le volcan d’Agrigan s’est joint au volean de Gubam,
i!s ébranlent le sol, les maisons sont renversées, mon
palais est à demi saccagé, et au milieu du désastre »
général, l'église seule respectée. zh
Le prètre était en chaire, brave homme celui-là ! le
scint apôtre ne voulut point quitter son poste, et -
quand la tourmente eut cessé ses ravages, quandla
nature eut repris ses belles couleurs, toutes lesbou-
ches crièrent : Miracle! miracie! tous les cœurs ré- …
pétèrent : Hosannah! hosannah!
Le bon prêtre mourut quelques jours après, mais
avant d’expirer il demanda des secours pour les lé- -
preux, fit promeltre à ceux qui entouraient son lit de
douleur que des pèlerinages auraient lieu dans les
bourgs où la maladie exerçait son redoutable empire,
et il obtint que chaque année un homme dévoué se
consacrerait au soulagement des malheureux dans
les tristes lieux dont Je vous ai déjà parlé. Le saint
usage n'a point périclité, et vous trouverez à Notre-
Dame-del-Pilar une personne encore pure de toute
atteinte du fléau.
— Un jeune homme?
— Une jeune fille. Elle avait neuf ans quand elle
partit volontaire garde-malade, il y en a cinq qu'elle
est là, elle ne veut point quitter son poste; elle y
moura, l'infortunée.
— Ne fût-ce que pour baiser la main de la noble
martyre, j'irai à Santa-Maria-del-Pilar.
— Voilà un guide honnête homme, il sait les che-
mins ; vous serez au bourg en moins de deux heures;
portez un rosaire à Dolorida, ele priera pour vous.
à : VOYAGE
— Je lui en porterai six et quelques chemises.
— À ce soir !
— À ce soir!
Nous partimes, mon guide, Petit et moi; mon guide
avec eflroi, moi avec une profonde tristesse, et Petit
arce que je lui avais dit : Viens. Il avait emballé
lans un havresac mon léger bagage, et me disait de
temps à autre : ;
- — Pourquoi aller là-bas? Si vous voulez, je leur por-
!- terai seul vos hardes.
… —Non, je veux les voir.
_ — Ce n'est déjà pas si beau, des galeux de la tête
aux pieds.
- — Ce n'est pas la gale, c’est la lèpre.
— La lèpre, monsieur, c'est la gale numéro un :
_ çase gagne fort proprement, comme on dit.
. — Tu ne comprends pas la curiosité, toi.
— Oh! que si; mais il y a curiosité et curiosité, et
celle qui vous pousse à aller vous fourrer parmi tant
de plaies, c'est de la bêtise, sauf l'amitié que j'ai pour
vous.
— Tu prends certaines libertés...
— C’est vrai, mais je vous accompagne, et ça doit
faire passer sur bien des choses.
— Ainsi donc tu ne vas à Maria-del-Pilar que par
rapport à moi ?
— Est-ce que j'irais par rapport à eux autres? Allons
done, vous ne me connaissez pas encore, Je vois Ça.
Tenez, je suis triste, je marronne ; vous ai-je tant seu-
lement demandé une goutte d’eau-de-vie? Non, je n’en
veux pas, je n'en boirai pas; quand on va visiter le
malheur, il ne faut pas être heureux.
— Tu es un brave garçon.
— Vous ne m'apprenez rien, je le sais aussi bien
que vous, qui semblez ne vous en apercevoir qu'au-
jourd'hui. ;
— Si je ne le savais pas depuis longtemps, je ne
L'aurais pas prié de m'accompagner.
— À la bonne heure ! voilà que je vous raime plus
fort.
. Nous avions quilté le sentier battu et au bord du-
quel murmurait un joyeux filet d’eau, qui se perdait
là, au milieu d'un magnifique gazon où sans doute il
prenait naissance. Nous enträmes dans un bois ou
plutôt dans un jardin ravissant : c’étatent des allées
naturelles de bananiers, dont le sommet de la tige
élait paré de ses grappes délicieuses protégées contre
l’ardeur du soleil par les larges parasols dont le ciel
les a panachés. C'étaient partout des rimas aux bran-
ches gigantesques, aux feuilles vastes el: veloutées,
aux fruits bienfaisants qui ont fait appeler ce géant
des forêts arbre à pain. C'était encore toute la classe
des palmistes réunis comme des frères, le vacoi, le
palmier, le cocolier, séparés aux pieds et mêlant leur
chevelure ondoyante comme des amis qui se retrou-
vent et se caressent; et puis des fleurs odorantes sous
les pieds, un gazon émaillé, égal, où ne se cachait nul
reptile; et, à l'air, des oiseaux amoureux, semblant
étonnés de voir là des êtres qui marchaient et chan-
geaient de place.
— Cré coquin! que c'est fioné tout ça! disait Petit
dans son enthousiasme.
— Tu n'es done plus fâché que nous soyons venus.
— Mais au bout, qu'est-ce qu'il y a?
— Nous allons le savoir. Voilà des maisons.
— Ça, c'est aussi bien des maisons que la bicoque
du gouverneur est un palais. Quel farceur ! il appelle
un palais quatre murs, une grande chambre sans
meubles et un hangar ; il croit donc que nous venons
des antipodes?
AUTOUR DU MONDE.
_
æ
(|
— Oui, et il a raison.
— Il nous prend donc pour des sauvages, pour des
Hugues !
— Quelle colère!
— C'est juste au moins : Mon palais ! mon palais!
il n'a que ça dans la bouche. Un palais sans caves, ça
fait pitié, foi de matelot à trente-six ! N'a-Hl pas aussi
appelé soldats des espèces de manches à balai qu'on
a harnachés avec des sortes d’uniformes et des épau-
lettes? J'ai voulu passer la jambe à un de ces vain-
queurs : le geste seul lui a fait prendre un billet de
parterre; et le soir, j'ai vu près de la cuisine, où je
suis assez souvent, mon grenadier plumant un poulet
aussi maigre que lui. Une armée de lurons de cette
allure, Marchais, Vial, Chaumont, Barthe et moi, avec
des garcettes, nous la ferions aller à la dérive en un
crin d'œil.
— Tais-toi, nous voici arrivés.
— Je ne jacasse plus.
Six éases délabrées, basses, bâties sur pilotis, for-
maient le premier village. Tout était silencieux autour
de ces tombeaux; personne au seuil des portes, per-
sonne sur le gazon ou sous les touffes de bananiers.
Le cœur se glaçait. J'entrai en tremblant dans Ja pre-
mière case; un seul homme l’habitait, couché dans
un hamac suspendu à un pied du sol. Il nous regarda
avec des yeux hébétés et nous demanda qui nous en-
voyait. Je lui dis que nous venions pour voir le vil-
lage el y apporter quelques secours aux plus malheu-
reux.
— Alors donnez-moi quelque chose,
— D'où souffrez-vous ?
— De nulle part; mais voyez Comme’je m'en vais.
Ses jambes étaient des os rongés par la lèpre. Petit,
sans me consulter, lui jeta une chemise, et nous sor-
times épouvanté. Dans une autre case nous trouvämes
une jeune mère dont la moitié du corps n’était qu'une
plaie ; elle allaitait un enfant de trois ou quatre mois!
lei du plaisir. du bonheur. de l'amour peut-être!
Petit, taciturne cette fois, aurait donné tout le havre-
sac si Je l’avais laissé faire. Dans une troisième case
nous trouvämes quelque chose ressemblant à un
homme ; mais là aussi, à genoux, était une jeune fille
auprès d'une grande calebasse remplie d'eau dans Ja-
quelle elle trempait un linge grossier dont elle essuyait
les membres rongés du moribond.
— Ave, Maria, lui dis-je d’une voix faible f.
— Gratia plena, me répondit-elle sans tourner la
tèle:
Dès qu'elle eut achevé son triste ministère, elle se
leva et allait sortir. Elle nous vit.
— Qui êtes-vous ?
— Des étrangers, des Français arrivés depuis plu-
sieurs jours à Guham.
— La charité, s'il vous plait, en faveur de ceux qui
souffrent.
— Que désirez-vous pour eux ?
— D'abord des prières, puis du linge.
— Voici d’abord du linge; viendront plus tard les
prières.
— Que le ciel vous en tienne compte!
Et la jeune fille disparut.
— Où va-t-elle? dis-je à mon guide, qui n’aveit pas
prononcé vingt paroles depuis notre départ,
— Elle va secourir d’autres infortunés ; ses heures
sont prises.
— Elle succombera à la peine.
1 C’est ainsi qu'une grande partie des visiteurs saluent en
Espagne.
164
— Oh! non monseigneur, le ciel lui donnera des
forces ; c’est une sainte, c’est Dolorida.
Dans chaquemaison du village, des débris d'hommes
et de femmes étaient étendus sur des nattes ou dans
des hamacs, et pour tant de misères une jeune fille
suffisait. Dés que la mort avait parlé, Dolorida accou-
rait à Humata; on lui donnait deux hommes robustes
qui allaient lui prêter secours, etils s'en retournaient
seuls.
A cent pas de ce groupe de cases il y en avait d’au-
tres, au nombre de six, presque toutes désertes, et à
cent pas plus loin encore, à côté d’une source fort
abondante, s’élevaient trois maisonnettes plus propres
que celles que j'avais déjà visitées.
— C'est ici que loge Dolorida, me dit mon guide:
elle n’y rentre que le soir, quand toute la besogne est
faite. L
— Pouvons-nous y passer la nuit?
Dolorida. 7 ME =
Dolorida était une fille fraiche, brune, presque eui-
vrée; tout le haut de son corps élait nu; une jupe
propre, attachée aux reins, descendait jusqu'aux ge-
noux et laissait voir des jambes pleines de sève; ses
pieds et ses mains étaient d'une délicatesse extrême,
sa chevelure noire et onduleuse; ses yeux admirable-
ment taillés avaient une puissance de regard impos-
sible à décrire; ses dents très-blanches et ses joues
rondelettes et fermés attestaient une santé robuste
que les veilles n'avaient pu affaiblir. Dolorida voyait
un ciel après cette terre, et la foi seule la soutenait
dans l'horrible sacrifice qu'elle s'était imposé. Mais,
au milieu de cette haute piété, que de stupides croyan-
ces, que de contes absurbes et révoltants: Les sor-
ciers el Dieu sans cesse en contact, en lutte, en que-
relle, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus; les démons
sortant corps et âme de leur chaudière; les anges
surpris par des légions de réprouvés forcés de se jeter
dans d'énormes bénitiers et de prononcer incessam-
ment le nom de Jésus, afin de ne pas être entrainès
aux enfers. Tout cela, je vous jure, fait mal à enten-
dre; tout cela pourtant n’ôlait rien à ce caractère de
SOUVENIRS D'UN AVEUGLÉ.
+ r #
(à
— Vous le pouvez; mais moi il faut que je men
retourne ; vous avez fout vu. a
— Silence! voici Dolorida. TM
La jeune martyre entra, se mit à genoux, récita à
demi-voix un Pater et un Ave, et me tendit la main.
— Volre seigneurie a fait beaucoup de bien ici, me
dit-elle; Dieu s'en souviendra,
— Je veux en faire davantage, Dolorida; j'ai là en:
core des serviettes, des monchoirs, des peignes, plu-
sieurs chemises et des scapulaires bénits. ;
— Des scapulaires! des scapulaires bénits!
— Par nolre saint-père. DEEE.
— Oh! donnez, donnez! que je guérisse mes ma-
lades! que je promène ces saintes reliques sur eux,
et qu'ils marchent!
— Dieu peut-être veut qu'ils souffrent encore,
— Vous avez raison; mais du moins, monseigneur,
ils mourront tous béatifiés.
TE
bienveillance et d'humanité dont la jeune Pchamorre
avait été si saintement dotée. SES
Je lui pronus de nouveaux secours avant mon
part de Guham, et je lui disais déjà adieu, quand-je
m'aperçus que Petit n'était pas avec nous; maisil
rentra un instant après, abattu, désolé, les yeux hu-
mides, et n'ayant pour tout vêtement que son large
pantalon de matelot.
— D'où viens-{u? lui dis-je.
— De li-bas, d’une maison où j'ai vu un vicillard
qui m'a saborde le foie.
Explique-toi vite.
— C'est court.
— Je parie que tu t'es encore battu.
— Quelle infamie ! Figurez-vous que ce brave
homme, mangé par la maladie, ressemble à vieux père
comme je ressemble à un homard, et je me suis senti
tout chose en m'approchant de lui. Alcrs, ma foi, j'ai
d'abord ôté ma veste, que je lui ai donnée, puis mon
gilet, que je lui ai prêté, puis ma chemise, que Je ne
veux pas qu'il me rende, et puis enfin mes souliers,
qu'il gardera, car le brave homme a encore despieds,
4. - VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
et les miens peuvent se passer des semelles du cor-
donnier. Cré coquin ! que ça fait du bien de faire du
bien! à
— Petit, je t'estime.
— Si vous saviez comme il ressemble à vieux père!
Je ne me soùlerai pas de quinze jours.
J'arrivai à Humata avec une odeur de cadavre qui
me brülait.
_ — Eh bien! me dit M. Médinilla en m'apercevant,
est-ce curieux ?
. — Non, c'est horrible, cela désespère, cela tue,
_ — Ÿ retournerez-vous ?
.. — Peut-être,
…. Je n'y retournai point, et je vis, deux mois après,
"dans l'église d'Agagna, la belle Dolorida toujours
- fraiche et toujours dévote.
— Tut'es donc brisée à la peine? lui dis-je en l’ac-
gostant avec intérêt.
— Non, monseigneur, me répondit-elle d’une voix
|
169
pieuse, je n'avais plus rien à faire à Notre-Dame-del-
Pilar,
— Pourquoi?
— Il n’y a plus de malades.
— Ils sont guéris?
— Morts.
Ee Deux jours avant notre départ de Guham, tout
était silencieux dans les maisons d’Agagna, et l'église
retentissait de chants funèbres; un long cortége en
sortit : bientôt hommes et femmes, Tchamnorres et Es-
pagnels, marchaient à pas lents avec leur lenzo sur
la tête inclinée et leur rosaire au cou; puis venait le
prêtre et une bière recouverte d’un linceul blanc. Une
fosse était là aussi, à dix pas du temple saint : chaque
assistant s’en approcha avec dévotion, et, à genoux et
sanglotant, y jeta un peu de terre. La lèpre n’épargne
personne.
Doiorida, la jeune martyre, venait de monter au
ciel.
XXX
ILES MARIANNES
Guham. — Agagma. — Fêtes. — Détails.
Le palais du gouverneur à Agagna {iles Mariannes].
Effrayé de l'aspect des lépreux, je pris la fuite et
rejoignis mes camarades qui m'attendaient à Assan.
Ceci est véritablement un bourg,
propre et bien bâti; on s'aperçoit qu'on approche de
la capitale, dont on n’est éloigné que*d'un quart de
lieue, et les environs, plantés d'arbres odorilérants,
sont un jardin délicieux où l’on a hâte de se reposer.
J'y fis une remarque assez singulière. Dans tous les
- lieux où s'était montré le cocotier, nous l'avions
trouvé droit, élégant, majestueux. [ei ii change de
nature et garde sa nouvelle forme jusqu'à Agagna. Sa
tige, d'abord verticale, fait un coude à une hauteur
de vingt à vingt-cinq picds, et parcourt ensuile pres-
que horizontalement une grande distance sans perdre
mais un bourg
de sa force et de la richesse de son feuillage, et se
redresse enfin, comme un superbe panache, à deux
brasses à peu prés de sa brillante chevelure. L'aspect
de ces arbres capricieux est vraiment fort curieux à
observer, et de loin on croirait voir une vaste forêt à
demi vainçue par les ouragan.
Je ne vous dirai pas la beauté, la variété, la ri-
chesse des paysages qui se dessinent aux yeux, d'Assan
jusqu'à Agagna : nul pinceau, nulle plume ne pour-
raiten donner l'idée; onse tait, on admire.
Ceci est une ville, une ville véritable avec rues
larges et droites, avec carrefours, une place publique,
une église, un palais. Ceci ne vous rapproche point
de l'Europe, car rien ne ressemble à ce que vous avez
:66
vu jusqu'à présent, mais vous dit pourtant une con-
quête récente d’une civilisation bâtarde. Ce n’est en-
core qu'un reflet, c’est, pour ainsi dire, la parodie de
nos mœurs, de nos lois, de nos usages, de nos vices |
même et de nos ridicules; mais c’est un progrès en
tout, bien et mal, c’est un premier pas, une espé-
rance ; vienne maintenant ici, pour gouverner cet ar-
chipel, un homme qui comprenne la morale, un ré-
formateur philanthrope, un esprit droit, une volontè
fsrme, et vous aurez aux Mariannes des citoyens
comme vous et moi, un code protecteur de tous les
intérêts, une religion guide de toutes les consciences.
Avec des natures aussi malléables que celles que
voilà, on peut tout attendre d’une pensée généreuse.
Le Mariannais est dans l'erreur, parce qu'on ne lui a
pas dit encore où est la vérité et ce qui est la vérité.
Dès qu’on lui aura appris la route à tenir, soyez sûr
au'iln’en déviera pas; et si les mœurs primitives triom-
phent parfois des nouvelles institutions, c’est qu'il y
a daus celles-ci tant de sottise et de folie, que le bon
sens, qui est une propriété de tout ce qui respire, en
fait promple et bonne justice. Il ne faut jamais, et
dans aucune circonstance, tout vouloir à la fois. Dieu,
plus puissant que l’homme, fit le monde en six jours,
et quel monde encore! une semaine de plus n'aurait
rien gâté, je pense.
Il y à cinq cent soixante-dix maisons à Agagna,
dont cinquante seulement en maçonnerie ; les autres
sont en bambou, arêtes de palmier et feuilles très-
artistement serrées et liées. Toutes sont sur pilotis,
à quatre ou cinq pieds du sol, ayant sur la façade, et
derrière, un jardin avec enclos planté de tabac et
quelques fleurs. Je vous jure que tout cela est fort
gai, fort curieux à étudier. Ces maisons sont séparées
les unes des autres; on y monte par une échelle exté-
rieure qu'on retire la nuit, et qu'on pourrait laisser
en toute sécurité. Elles n'ont jamais plus de deux
pièces; dans l’une dorment les maitres du logis; dans
l'autre, en face de la porte, les enfants, les poules,
les pores, hôtes de chaque jour, et les étrangers visi-
teurs, constamment bien accueillis. Les meubles con-
sistent en petits escabeaux, hamacs, ardoises pour
tourner la feuille de tabac, et mortiers pour réduire
en poudre le sicas. Ajoutez à cela trois ou quatre
images de saint, de christ, de martyr; des vases en
coco, des fourchettes en bois de sandal, des rosaires,
et des galettes qu'on fait sécher à l'air, et vous aurez
une idée complète de ces demeures hospitalières où
la vie s'écoule sans seconsse, presque sans souffrance,
jusqu’à une vieillesse précoce; car dans ce pays si
chaud, si fécond, on est homme complet quand chez
nous on comprend à peine la vie.
Le palais du gouverneur décore la seule place de
la capitale. C'est un vaste corps de logis à un étage,
moitié bois, moitié briques, avec force croisées et un
balcon dominant la mer et planant majestueusement
sur les maisons voisines. Devant sa façade sont pla-
cées huit pièces d'artillerie en bronze, sur leurs affüts,
gardées par des soldats en uniforme devant lesquels
je vous défie de vous arrêter sans rire aux éclats, tant
É guenilles dont on les a affublés sont bizarres et
peu faconnées à leur taille. Les murs du palais, frai-
chement peints, attestent la galanterie de M. Joseph
Médinilla, qui ne veat pas que nous accusions son
empressement et sa courtoisie. Si vous moritez, Vous
vous trouvez dans une salle immense, ornée du veri-
table portrait de Ferdinand NII et d’une Vierge des
Douleurs paraissant souffrir surtout de la façon bru-
tale dont elle a été traitée par le peintre. Puis encore
on voyait cà et là des images coloriées, représentant
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE. * 3
|
|
Il
46
l'entrée des Français à Madrid, à Valence, à Barcelone;
nos soldats sont peints bras nus, couverts de sang, ar-
més de poignards, el mangeant des moines, des en=
fants et des filles encore vivants. Le gouverneur, me
voyant rire et hausser les épaules à l'aspect de ces
turpiludes, me demanda sérieusement si tout cela
n'était pas vrai.
— Il y a du vrai dans ces scènes hideuses, ln ré
pondis-je avec gravité ; mais les rôles sont changés
et les Espagnols seuls se servaient de couteaux et di
stylets. :
Les cadres furent enlevés le jour même de notre
arrivée ; le gouverneur devinait parfaitement une dé-
licatesse. '
Un logement nous était préparé à côté du palais; *
nous nous y rendimes, et nous nous trouvâmes bien-
tôt en face d’un piquet de vingt-quatre hommes sous
les armes, commandés par un major, un capitaine et
cinq ou six lieutenants et sous-lieutenants. O Charlel!
à Raffet! à Bellangé, venez à mon aide! c’est les es-
quisser tous que d'en esquisser un seul ; ils sont sor-
is du même moule, il y a parité; on dirait des frères,
mieux que Ca, des sosies : Z
ILest maigre, long, efflanqué; son chapeau à cla-
que le coiffe brassé carré, selon l'expression pitto-
resque de Petit; les deux coins, ornés d'énormes
glands, descendent jusque sur les épaules et caressent ‘
des ombres d’épaulettes faisant face en arrière et ve-
nant visiter les omoplates. Le chef, dégarni de che-
veux sur la face, en a plusieurs en queue, serrés tan-
tôt à l’aide d’un ruban noir ou blane, tantôt à l’aide
d'une petite corde jaune ou rouge. Il a une mous-
tache, ou il n’en a pas, selon son caprice ; il se tient
droit comme un de ces cocotiers d’Assan dont je vous
ai parlé tout à l'heure, et il nage dans son habit avec
plus d’aisance que vous ne le feriez dans un large
manteau de mousseline. Celui-ci joint les deux re-
vers par une agrafe au-dessous du menton et s'a-
chemine en pointe jusqu'au bas de la place des mol-
lets, enfermés dans des guêtres où les cuisses et le
corps tiendraient fort commodément. Un ceinturon
noir où bleu appliquait l’épée sur la hanche, épée à
la Charlemagne, longue et plate, à fourreau déchiré;
le tout porté sur des souliers fins extrêmement effilés.
Voilà à peu près; mais c'est la tournure grotesque
de ces maringouins déguisés qu'il faut admirer ! c’est
“aussi l'air imposant et martial dont ils cherchent à
se draper qui amuse et qui étonne. En vérité, on fe-
rait volontiers le voyage aux Mariannes rien que pour
voir, une fois seulement, l'état-major en grande te-
nue du gouverneur général de cet archipel pourle =
roi de toutes les Espagnes.
Après notre inspection à la course, mes deux amis
et moi nous nous rendimes à notre logement pour
nous préparer à notre grand voyage à Tinian, l'ile des
antiquités. Une porte où veillait une sentinelle fu-
mant son cigare était à côté de Ja nôtre : là se voyait
une prison avec des anneaux de fer au mur; des cris
déchirants sortaient de cette noire enceinte, et j'y
pénétrai sans que la sentinelle m'arrètât. On frappait
un Sandwichjen amarré à l’un des anneaux de fer, et
ses épaules et ses flancs en lambeaux attestaient la
vigueur du bourreau. Celui-ci, dont je vous parlerai
plus tard, me salua de la main gauche, tandis que
de la droite il achevait l'exécution de la sentence, -
Mais cette sentence,-qui l'avait dictée? Le valet lui-
même. De quoi était coupable le Sandwichien? D'a-
voir répondu trop cavahèrement au valet. Nul ne s&-
vait dans l'ile ce qui se passait en ce moment à la
prison, hormis le bourreau, le-patient et moi, La
Us
»
VOYAGE AUTOUR
“
tâche finie, le Sandwichien s’en alla, et celui qui ve-
nait de le frapper lui lança violemment son bâton
noueux entre les jambes.
A une sévère observation échappée de ma bouche,
Je misérable haussa les épaules, siffla et me laissa
seul. Toutes choses sont ainsi faites : quand le pre-
mier est bon et généreux, le second est méchant et
cruel ; au lion succède le tigre, à l'aigle le vautour, au
maitre le valet.
Le premier diner que nous donna le gouverneur
fut précédé d’un dessert très-confortable, où les plus
beaux fruits de la colonie se trouvèrent étalés avec
une profusion toute vaniteuse, mais où la grâce et
l'empressement jouaient encore le premier rôle. La
grandeur castillane étalait là son insolence et son
orgueil. M. Médinilla se sentait fier de nous con-
vaincre qu'il coulait dans ses veines un noble sang
espagnol, et il se plaisait à nous parler de l'Europe,
afin de nous prouver que ses usages ne lui étaient pas
étrangers. Tant de coquetterie nous subjugua. Le
repas de la soirée fut d’une gaieté charmante, et pour
y ajouter encore un plaisir, le gouverneur nous de-
manda la permission de faire monter dans la grande
salle une vingtaine de petits garcons el de petites
filles qui se placèrent sur deux lignes, ainsi que des
soldats lilliputiens, et entonnèrent des chants 1cha-
morres avec une harmonie à rivaliser avec un con-
cert de chats sauvages ; puis, changeant de rhythme,
il nous firent entendre quelques noëls fort origimaux,
et clôturèrent la séance par des cantales sonores el
guerrières en l'honneur de leur noble pays, de leur
noble souverain, de leur noble armée, de leurs nobles
concitoyens, de leurs nobles nobles. Vorci un échanlil-
lon de leur poésie patriotique :
Vive Ferdinand!
Des rois le plus grand.
Vive Georges Trois!
Le plus grand des rois.
Meure Napoléon !
Scélérat et capon.
A cet infäme coquin
Une cravate de lin.
Qu'il vienne jusqu'ici,
Ce sera fait de lui.
Ces choses-là se traduisent littéralement. Cependant
M. Médinilla, devinant à nos grimaces qu’une pareille
versification n’était pas fort de notre goût, renvoya
les bambins sur la place publique, nous demanda la
permission d'aller faire la sieste, et nous invita pour
le lendemain à de nouveaux délassements.
Nous sortimés donc du palais et parcourûmes la
ville. Elle était déjà plongée dans le sommeil le plus
profond. Ici le peuple vit couché ou accroupi. La brise
a beau souffler fraiche et bienfaisante, les hommes,
les femmes restent cloitrés dans leurs demeures,
étendus sur des nattes de Manille ou dans des ha-
macs, et il serait vrai de dire qu'aux Mariannes tous
les jours n'ont que deux ou trois heures, et que le
reste c'est la nuit. Voyez pourtant ces muscles si bien
dessinés, ces charpentes vertes et vigoureuses qui
passent près de vous d'un pas ferme et assuré; voyez
aussi ces jeunes filles à l'œil ardent, à la tête haute,
au corps plein de souplesse, vous saluant de la main
el du sourire à la fois, vous invitant de la façon la
plus gracieuse à une collation de bananes, de pas-
tèques et de cocos. Gh! tout cela, c’est la vie forte et
puissante de la végétation qui pèse sur Guham et qui
ombrage le sol sans soins et sans culture.
Il y a logique, et la cause en est facile à trouver.
DU MONDE. 167
De tous les peuples de la terre, l'Espagnol est sans
contredit le plus vain de son caractère primitif, il ne
veut de défauts que ceux qu'il tient de lui seul; il n'a
de qualités heureuses que celles qui lui sont person-
nelles, etil met de l’orgueil à ne rien emprunter aux
autres, ni vices ni vertus : l'Espagne se reflète admi-
rablement aux Mariannes. Il est pourtant des occa-
sions exceptionnelles et malheureusement trop rares
où les habitants de Guham consentent à sortir de leur
léthargie, c'est lorsqu'un navire vient mouiller dans
leur archipel. Oh! alors la ville se réveille, elle sa:
gite, se questionne, elle prépare ses objets d'échange,
elle est presque heureuse : que dis-je? elle l’est tout
à fait, car on lui apportera sans doute des saints, des
croix bénites, des scapulaires contre la lèpre, des ro-
saires sacrés par le pape et des images coloriées des
mystères de notre religion. Cela, voyez-vous, est aux
Mariannes une monnaie qui ne perd guère de sa va-
leur, les piastres cesseront d’avoir cours avant les
reliques, et toute jeune et jolie fille se livrera à vous
si vous lui donnez un saint Jacques ou un saint Bar-
nabé. L'Espagnol et le Tchamorre sont encore en
lutte. L'année avait été heureuse pour les Mariannais:
deux navires russes, le Kamtchatka et le Kutusoff,
sont venus mouiller devant Guham, il y a peu de
temps, et le Rurich les a suivis de près, le Rurich,
commandé par M. Kotzebuë, que nous avons trouvé
mouillé en rade du cap de Bonne-Espérance, et qui
achevait sa glorieuse campagne au moment où nous
commencions la nôtre.
Ne vous ai-je pas dit qu'il y avait un curé à Aga-
gna? Oui. Eh bien! ce curé est le seul prêtre de la
colonie; Humata, Assan, Toupoungan, deux ou trois
autres villages, l'ile de Tinian et celle de Rotta lu
confient le soin de leur consciencè, et malgré la gran-
deur et la multiplicité de ses fonctions, il trouve en-
core le moyen de dérober quelques instants à ses
ouailles. Par exemple, chaque jour, après la messe,
il réunit chez lui un grand nombre des riches habi-
tants qui, les cartes et les dés à la main, sur une
table sans tapis, se volent et se ruinent sous sa pro-
tection immédiate. C'est lui qui tient la banque, c’est
lui qui règle les parties, et si le sort ne lui a pas été
favorable dans la journée, il met bientôt son adresee
aux prises avec le destin; vous devinez que celui ci
ne sort jamais victorieux de la lutte. Au surplus, là
ne se bornent pas les travaux quotidiens de frère Cy-
riaco, et je n'ose vous dire ici le honteux commerce
auquel il se livre au profit des amusements étrangers.
J'ai assisté à un sermon de frère Cyriaco; il n’y fut
question que de l'enfer, peuplé, selon lui, de femmes
libertines, d'enfants meurtriers, de pères paresseux,
d'hommes adonnés à l’ivrognerie… Et pas un prêtre,
pas un gouverneur, pas un alcade au milieu d'eux;
ils auraient èté là en trop mauvaise compagnie! le
pauvre peuple de Guham, à genoux ou accroupi,
écoutant les épouvantables anathèmes du saint apôtre
de Dieu, baisait dévotement la terre, se frappait ru-
dement la poitrine, et, au sortir de l’église, allait
recommencer son insouciante vie de tous les jours.
Ainsi donc la religion, aux Mariannes, est une occu-
pation de quelques instants, c’est une sorte de pra-
tique à laquelle on se livre de telle heure à telle
heure avec une ponctualité édifiante, mais à laquelle
tout le reste de la vie donne un énergique démenti.
On va à l’église comme on prend ses repas, comme
on va à la rivière pour se baigner, comme on se cou-
che. Une jeune fille écoute vos propos amoureux, les
encourage et vous donne des garants sûrs de sa ten-
dresse, mais l’Argelus sonne, la pénitente se jette
168
dévotement à genoux, oublie que vous êles à ses
côtés, récite sa prière, et cela fait, elle vous rend
tous les droits que le tintement de la cloche vous
avait ravis.
Frère Cyriaco ne comprend pas autrement la reli-
gion : comment voulez-vous que le peuple en sache
plus que lui? Combien il serait aisé pourtant de le
conduire vers une morale pure et sante ! il est si
bon, si crédule, si disposé à accepter toute supersti-
tion, si avide de s’instruire, qu'il ne lui faut en vérité
qu'un pasteur homme de bien et de sens pour se
régénérer. Mais les Mariannes sont une terre d'exil;
Manille et la métropole n’envoient ici que les gens qui
leur sont à charge.
J'avais oublié de dire que, par une politesse toute
de ce monde, les clefs du saint sépulere, passées à
un ruban rose, fuxent remises par le curé à notre com-
mandant, qui les porta avec dévotion à son cou pen-
… Il est maigre, long, efflanqué. (Page 466.)
seraient; mais point : le ménage du desservant n'é-
tait pas assez approvisionné, et les rues continuérent
à relentir de chants pieux. Je ne vous énumérerai
pas les arlequinades imaginées pour réveiller la fer-
veur assoupie des naturels et mises en pratique le
jour de Pâques. Cela est triste à voir et à étudier,
cela blesse la raison et le cœur à la fois. Est-ce qu'à
pareille époque le ciel donne aux Mariannais des ayer-
tissements jusqu'à ce jour stériles ? Nous ressen-
times le soir, vers sept heures, deux assez violentes
secousses de tremblement de terre, précédées par un
bruit semblable au roulement de plusieurs voitures
courant sur le pavé ; pas un habitant ne resta dans
sa demeure; les rues et la place du palais virent la
foule agenouillée, faisant force signes de croix et baï-
sant la terre avec humilité. Il n’est donc pas absurde
d'avancer que la peur est une religion.
Quand je vous ai dit que les mœurs espagnoles se
reflètent à Guham comme dans un miroir fidèle, j'ai
été vrai jusqu'à la naïveté. Il n'y a pas dans tout la
Castille de mari plus jaloux de sa femme que ne le
sont les Mariannais pris au hasard; mais après cela,
|
SOUVENIRS D'UN AVEUGIÆ.
dant quarante-huit heures, et ne les rendit à frère
Cyriaco que le dimanche de Päques. Tout cela est
fort édifiant.… 5 ÿ FE ne
Nulle part, ni en Espagne, ni en Portugal, niau_
Brésil, je n’ai vu plus de processions et de cérémonies …
religieuses : chaque jour c'est un saint nouveau à glo-
rifier, et matin et soir frère Cyriaco parcourt la ville,
à la tête d'une douzaine de bambins habillés de rouge |
et de blanc, qui chantent des versets et entrent dans
les maisons pour les quêtes forcées du curé. Comme
l'argent est fort rare dans la colonie, les quêteurs peu
avides se contentent de fruits, de légumes, de jan-
bons salés, de belles volailles, et je vous assure que —
la table et la basse-cour du curé de l'endroïtnaceu=.
sent point la disette. Quand je vous dis que l'Espagne
est à Guham! 3
Nous nous étions flattés qu'après la semaine sainte
les promenades de frère Cyriaco et des badauds ces-
courtisez, enlevez saus scrupules les amies, les sœurs,
les cousines, peu leur importe; ils ne répondent que
du trésor qu'ils ont pris à leurs risques et périls, et
je vous assure qu'ils veillent dessus avec des yeux
qui savent voir. Au surplus, je crois que ces mœurs
sont dans le langage plus qué dans les habitudes; je -
suis sûr qu'il y a de la fanfaronnade de morale, car
Guham se distingue par une grande disette de meur-
tres et une grande profusion d'adultères. Ce sont là
de ces choses heureusement fort rares, que tout con-
sciencieux historien doit constater, ne füt-ce que pour
la plus grande édification de l'Europe.
La police de l'ile est confiée, en premier chef, à
l’alcade de chaque village, qui condamne sans appel;
puis vient le gobernadorzillo, où petit gouverneur,
qui administre lui-même la correction. Malheur au
patient qui n'accepte pas avec résignation la peine
infigée ! S'il doit recevoir vingt-cinq coups de bâton,
et s’il ose se plaindre de la rigueur du châtiment, à
l'instant même on double la dose et toute jérémiade
est étouffée. Cette logique n’a pas besoin de com-
mentaire. AE
D
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
En général, un meurtre n'est appelé meurtre que
lorsqu'il a un but politique, lorsque la victime est un
employé du gouvernement ; hors de là, on dit seule-
ment qu'une vengeance à été exercée. Dans le pre-
mier cas, le prevenu est provisoirement mis aux fers,
son procès S’instruit; s’il est reconnu coupable, on
l'envoie à Manille, où l'on doit être fort étonné, je
vous jure, de la facon toute cavalière dont on entend
la justice à Guham. Une personne riche n’a pas be-
soin ici de s'adresser au tribunal suprême, présidé
par le gouverneur, pour obtenir satislaction d’un ou-
trage où d'un vol : elle s'adresse ouvertement à une
bande fort connue de coupe-jarrets, leur dit l'injure
qu'elle a reçue, désigne la victime, et moyennant un
prix débattu et stipulé d'avance, toute réparation est
faite sans greffier ni bourreau. Alors frère Cyriaco
est mandé dans une maison, il arrive, prononce à
voix basse et aussi vite que possible quelques prières
169
des morts, jette un peu d'eau bénite sur un cadavre
une fosse s'ouvre, se referme en face de l'église, et
tout est dit : la justice a eu son cours.
Le chef avoué de cette bande de scélérats qui ré-
pandent la terreur dans le pays est le nommé Kus-
tache, premier valet de chambre de M. le gouverneur,
qui, seul peut-être dans la colonie, ignorait ses ini-
quités.
Ne soyez pas supris qu'il existe à Guham un col-
lége royal et plusieurs écoles secondaires; mais ces
noms sonores sont faits seulement pour imposer au
peuple de Guham, comme aux étrangers. Dans le pre-
mier de ces deux espèces d'établissements, grand
tout au plus comme une chambrette d'hôtel, on ap-
prend à lire et à chanter; dans les autres, on essaye
d'apprendre à chanter et à lire. D'abord le chant,
puis le reste; on n’est pas forcé de tenir un livre à
l'église ; le curé Cyriaco vous contraint à entonner
J'y trouvai Petit hissé sur un tronc d'arbre. (Page 170.)
des versets. Le maitre de lecture reçoit par an vingt-
cinq piastres et huit coqs exercés à combattre; le
musicien reçoit un traitement de cent piastres et
de vingt-cinq cogs victorieux dans maintes luttes pu-
bliques. :
Ici déjà nous sommes éloignés de l'Espagne. J'ai
vu à Guham deux filatures, l’une avec des machines
de fabrique française, et l'autre de construction
chinoise qui, par sa simplicité et Son rapport, l'em-
porte de beaucoup sur sa rivale.
Le respect des fils pour leurs pères est ici une vertu
de chaque famille ; à son réveil, le padre, dont on ne
parle jamais qu’en le dotant du titre d’altesse ou au
moins de seigneurie, est entouré de ses enfants, dont
il reçoit les plus touchantes caresses. C’est à qui lui
présentera ses vêtements, son cigare, son déjeuner,
et jamais on ne prononce le nom de père sans le faire
accompagner d’un salut de tête ou d'une révérence,
Pendant le jour, la famille entière est occupée à épar-
gner au chef toute fatigue, et le soir, après la prière,
que lui seul a le droit de prononcer à haute voix,
nul ne se couche que le hamac ou la natte n'ait reçu
le chef de la famille.
Les garçons peuvent se marier à quatorze ans, les
Livr. 22,
filles à douze. J'ai vu une mère de treize ans qui al-
laitait deux jumeaux. Ces exemples sont cependant
fort rares. Le nombre moyen des enfants s'élève de
quatre à cinq dans chaque famille. J'ai connu à Aga-
gua un vieillard qui en avait vingt-sept, tous vivants,
et M. Médinilla nous a parlé d’une femme d’Assan qui
comptait cent trente-sept rejelons, dont pas un n'’a-
vait été atteint de la lèpre. Citer de pareils faits, c’est
en constater l'exception. Le langage primitif des na-
turels des Mariannes est guttural, bref, très-difficile,
et il est impossible de traduire quelques-unes de leurs
arliculations à l’aide de nos seuls caractères. On dirait
parfois un räle douloureux, souvent aussi des sons
qui ne s’échappent que du nez. Cependant, s’il est
vrai que le style soit l’homme, il faut convenir que les
premiers habitants de ce bel archipel avaient deviné
la poésie et que les siéeles et les conquêtes l'ont ap-
pauvri en substituant aux vives images de leur idiome
la majestueuse gravité de la langue espagnole.
Le Tehamorre dit, en parlant de la légèreté des
pros carolins : C’est l'oiseau des tempêtes ; ils coupent
le vent, c'est le vent lui-même. En parlant d'une mer
calme, il dit toujours: Le miroir du ciel. Et si vous lui
demandez ce que c'est que Dieu, il vous répond : C’esy
99
2
170
lui. I dit encore qu'un beau jour est un sourire de
l'Etre suprême, et que les palmiers sont les panaclies
de la terre. W appelle l'écriture Le langage des yeux ;
les passions, des maladies de l'âme; les nuages, les
navires de l'air ; les ouragans et les tempêtes, des co-
lères. Chez ce peuple qui s’effaceet disparait, la langue
a peu de mots et beaucoup d'images; la périphrase
en est l'esprit; on ne va au but qu'avec un détour, et
il serait exact de dire que le Tchamorre ne dessine
qu'avec des couleurs. l'our quiconque étudie avec soin
les progrès ou la décadence des peuples, il n’est pas
difficile de deviner que les premiers habitants de cet
archipel sont tombés par la conquête, et qu'il ne res-
tera bientôt plus rien de ces hommes extraordinaires
qui ont doté jadis ce pays de monuments curieux et
gigantesques dont je vous parlerai bientôt, et qui ont
tant de rapport avec quelques-unes des ruines antiques
découvertes en Amérique.
Il y a haine permanente ici entre les familles pur
sang tchamorre et celles alliées aux Espagnols. Les
premières méprisent les autres, celles-ci haïssent les
premières; de là des rixes sanglantes dans les cam-
pagnes, où les cadavres mutilés attestent la férocité
ou plutôt le délire du vainqueur. Il m'est arrivé quel-
quefois, dans mes promenades, de prendre sans ré-
flexion deux guides de religion opposée, qui ont
constamment refusé de m'accompagner, quelque
brillantes que fussent mes promesses et mes récom-
penses; l'Espagnol refusait par dédain, en disant :
« C’est un sauvage; » le Tchamorre, avec brutalité,
appelant l'Espagnol « un homme dégénéré. » Si un
gouverneur rigide ne met un terme, par de sévères
exemples, à ces fureurs héréditaires, la colonie aura
son jour de deuil. :
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
M
Fatiguëé de mes courses ayentureuses, je rentrais
chez le gouverneur, quand une foule immense, sta-
tionnant sous un magnifique dôme de cocotiers, ap-
pela mon attention. J'y trouvai Petit hissé sur un
tronc d'arbre et vendant des images coloriées de
deux sous, ou plutôt les troquant contre des vases
d'une liqueur enivrante tirée du coco. Ces images,
dont je lui avais fait cadeau, le malheureux les avait
débaptisées. La mère de Coriolan aux genoux de son
fils, c'était la Vierge implorant Jesus; Armide et Re-
naud dans le jardin créé par le Tasse, c'était Adam
et Eve au paradis terrestre; l'incendie de Salins, c'é-
tait Sodome réduite en cendres ; un banquet de vau-
devillistes, la cène des apôtres ; Phaëton foudroyé par
Jupiter, la chute de Satan; un bateau de blanchis-
seuses sur la Seine, l'arche de Noë; l'enlèvement de
Ganymède, le Saint-Esprit portant un ange aux ciewr;
et Ulysse vainqueur de Polyphème, David terrassant
le géant Goliath.
Et là-dessus, mon brave Petit, avec cette éloquence
de matelot que vous lui connaissez, leur faisait en
patois espagnol les contes les plus amusants et les
plus grotesques du monde. Dès qu'il m'apereut, sa
verve s’enflamma de plus belle, ses gestes devinrent
plus énergiques, ses périodes plus ronflantes, ses
yeux plus flamboyants, et peu s’en fallut qu’il ne me
convertit, moi aussi, avec la foule émerveillée qui le
tenait captif dans.son quadruple cercle.
Le soir, avant de se livrer au repos, les dévots Ma-
riannais, à genoux devant ces saintes reliques, les
invoquaient dans leurs prières en se frappant dé-
votement la poitrine. On l'a dit avant moi, la foi
sauve.
XXAI
ILES MARIANNES
Guham, — Moœurs. — Détails. — Mariquitta et moi.
Un de ces hommes réguliers et positifs qu’on a par-
fois le malheur de rencontrer sous ses pas en ce
monde de contrarièté, me demandait l’autre jour com-
bien il y avait de Paris aux Mariannes.
— Dix mille lieues, lui répondis-je.
— Ÿ compris d'ici au Havre?
— Oui, monsieur, répliquai-je en colère; mais à
partir de la cathédrale
Cet homme évidemment se chausse avec des pan-
toufles de lisière et se coiffe d'un bonnet de coton à
ruban jaune, et c'est sans contredit de lui que me
vint, il y a quelques jours, une lettre anonyme tim-
brée de Paris, jetée au grand bureau de la poste, rue
Jean-Jacques Rousseau, et portant pour suseription :
« À monsieur, monsieur Jacques Arago, homme de
lettres, voyageur, demeurant rue de Rivoli, 10 bis, à
Paris, département de la Seine. — France. »
J'aime mieux le tic-tac perpétuel d’une grosse hor-
loge que deux heures de conversation de ces organi-
sations étranges qui ne reconnaissent vrai et exact que
ce qui est mesuré au compas, tracé à la règle, et qui,
parce qu'ils ne l'ont pas connu, doutent encore que
M. de la Palisse soit mort. La parfaite exactitude
n'existe que dans les chiffres; tous les yeux ne voient
pas de même, et ce que mon voisin trouve beau et
grand me paraît à moi laid et mesquin. Nul de nous
ne ment, nul de nous ne se trompe ; nous sentons
Lous deux d’une façon différente, voilà tout. Plusieurs
de mes compagnons de voyage ont trouvé que les
Mariannes élaient un pays ravissant, d’autres, un
séjour de tristesse et de dégoût. Moi j'ai été de l'avis
de tout le monde : j’y ai eu des heures d'ennui et des
jours de véritable joie. Poursuivons nos observations.
Le costume des Mariannais est en parfaite harmo-
nie avec la nature du climat torréfiant qui pèse sur
tout l'archipel. Celui des femmes se compose d'une
camisole flottante, voilant à demi la gorge, laissant
le cou et les épaules nus ; elle se croise, à l'aide de
deux ou trois agrafes, sur la poitrine et tombe sur
les reins ou plulôt près des reins, sans arriver aux
jupes, attachées à-la hanche par un large ruban et
descendant presque jusqu’à la cheville. Cette jupe est
formée, en général, de cinq ou six mouchoirs en
pièces appelés madras ; les pieds et les jambes sont
nus, ainsi que la tête, sur laquelle ondoie une im-
mense et belle chevelure nouée fort bas ; puis vous
vovez des rosaires et des chapelets bénits aux bras,
sur le sein. En allant ou en assistant à la messe, il est
rare qu’une seule d’entre elles, au lieu de la gracieuse
mantille espagnole, ne jette pas sur son front un mou-
choir bariolé qu’elle laisse flotter au vent en le rete-
nant sous le menton avec la main. La plupart, silôt
qu'elles le peuvent, se coifflent d'un chapeau
d'homme, et je ne saurais vous dire ce quil y a
de gravité, de force, d'indépendance et de domina-
tion dans ces natures privilégiées où la vie circule si
précoce et si puissante. g'
La jeune fille de Guham ne marche pas, elle bondit;
Ar
èt
ï
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
plus élégante que l’Andalouse, elle a aussi plus de
inajesté et pas moins de coquetterie. N'espérez pas lui
faire baisser Les yeux par l’ardeur ou l'impertinence
des vôtres : vous seriez vaincu à ce défi qu'elle ne
refuse jamais. Vous avez beau vous montrer fier et
protecteur, elle est plus fière que vous et dédaigne
votre protectorat. La jeune fille des Mariannes fume
et mâche du tabac; son cigare, à elle, est très-volu-
mineux, et il y a coquelterie exquise à se montrer la
bouche pleine d'un cigare de six pouces de long et de
huit lignes au moins de diamètre.
Les hommes portent une chemise blanche descen-
dant jusqu’à mi-cuisse et des pantalons larges n’allant
pas plus bas et attachés aux reins ; les jambes et les
pieds sont nus, ainsi que la tête. Au surplus, leur
démarche a, comme celle des femmes, un caractère
de liberté, une allure de matamore qui sied à mer-
veille à leur taille admirablement prise, quoique pe-
tite, et l'on voit au moindre de leurs efforts se dessi-
ner en visoureuses saillies les museles de leurs corps,
de leurs jarrets et de leurs bras, taillés ainsi que
ceux de l'Hercule Farnèse. Mais tout cela, je vous l'ai
dit, c'est la vie de ces gens aux jours d'exception,
aux heures forcées, car, selon leur habitude quoti-
dienne, ils dépensent une si belle existence dans le
repos et le sommeil.
Le teint des Mariannais est jaune foncé; ils ont des
dents d'une blancheur éclatante lorsqu'ils ne les brü-
lent point par l'usage ridicule et cruel du bétel et du
tabac saupoudrés de chaux vive. Leurs yeux sont
grands el brillants, et leurs pieds, ceux des femmes
surtout, sont excessivement petits et délicats, ce qui
est fort remarquable dans un pays où peu de per-
sonues marchent avec des chaussures.
I! est certain que les filles tchamorres en se mariant
ne prenaient jamais le nom de leurs maris, puisque
maintenant encore, en dépit d'une longue domination
européenne, cet antique usage triomphe de la vo-
lonté du législateur. N'en devrait-on pas conclure
avec quelques voyageurs que les femmes ont joué ja-
dis le premier rôle dans cet archipel? Ce sont là de
ces études difficiles à faire dans un pays où l'histoire
et la tradition arrivent jusqu'à nous si douteuses à
travers tant de conquêtes et de massacres. Dans les
deux Indes les victoires morales des Espagnols n’ont
été remportées qu'avec le glaive : le fanatisme ne pro-
cède pas autrement.
Nulle part en ce monde la superstition n’étendit
son voile funèbre plus qu'ici. I n’y a pas de petit
événement de la vie auquel les habitants ne donnent
une cause surnaturelle. Si un homme, le soir, se fait
une entorse, c'est que, le matin, 1l n'aura pas dit ses
prières avec assez de recueillement; si une jeune
fille brûle ses galettes de sicas, c'est qu'elleaura passé
devant la chapelle de la Vierge sans faire la révé-
rence. À Les voir agir et penser ainsi, on dirait que
lé puissant arbitre de toutes choses n'est exclu-
sivement occupé que d'eux seuls, que c’est lui qui
préside aux moindres détails de leur vie, et que
Gestun miracle du ciel si l'on marche et si l’on
respire.
En n
… Un incendie dévorait une maison voisine de celle
de don Luis de Torrès, premier dignitaire de la colo-
Me elintime ami du gouverneur. Au bruit du tocsin,
Nous accourümes ; une maison voisine était déjà atla-
quée par les flammes; le désastre menaçait de se
propager et nul ne cherchait à l'arrêter, parce qu'on
avait éntendu dire à ce sujet des choses fort graves,
comme vous l’allez voir.
Mais trois de nos hardis matelots se jetèrent au mi-
n
171
lieu du foyer et cherchèrent à exciter par leur exemple
le zèle des habitants.
— À quoi bon essayer l'impossible? me dit don
Luis d'un ton lamentable; il faut que l'incendie ait
son cours; nulle puissance humaine ne peut lé-
teindre.
— Pourquoi?
— Parce que le maitre de la maison est sorti de
l'église, dimanche dernier, sans prendre de l’eau
bénite.
Cependant la prédiction sinistre du haut person-
nage reçut un démenti; nos braves marins coupèrent
court au désastre, et les maisons voisines furent arra-
chées à une ruine presque certaine.
— Eh bien! dis-je à l'officier superstitieux, vous
voyez qu'avec du travail et du courage on maitrise les
événements.
— Ce n'est pas le courage qui a triomphé ici.
—- C’est donc le travail?
— Ni l'un ni Pautre.
— Qui donc?
— C'est Dieu. J'ai remarqué hier ces trois intré-
pides matelots que vous m'avez désignés : ils étaient
à l'église devant l'image sacrée de saint Jacques, dont
ils baisaient dévotement les reliques.
Hélas ! Marchais était un de ces hommes, et je ré-
ponds bien que don Luis ne l'avait pas vu baisant
dévotement les reliques de saint Jacques de Compos-
telle.
Le Tchamorre tient du Chinois par ses allures tor-
tueuses, son caractère hypocrite et sa physionomie,
mais surtout par son ardent désir de rapine. A peine
est-il entré dans un appartement, que son regard
scrutateur lui dit les objets sur lesquels il fera main
basse ; tout ce qui se trouve à sa portée est dérobé
avec une effronterie et un cynisme révoltants, et si
vous le frappez pour le vol qu'il vient de commettre,
doublez la dose, car, à coup sûr, pendant l'opcration,
il aura fait un nouveau larcin.
Le Tchamorre ne vole pas par besoin, mais par
instinct, peut être par habitude, peut-être aussi par
religion; souvent il volera une patate, un rosaire,
une galette, uu vase, et quelques instants après il
jettera loin de lui l'objet volé. Ce qui n'appartient à
personne ne le tente pas; ce qui est à vous sera à
lui pour peu qu’il le couve de son rogard de furet.
Le soir, dès que sa besogne est faile, que sa journée
est gagnée, loin de rougir du dommage qu'il a causé,
il se désole comme le crocodile de la fable, qui se
plaint que sa proie n'ait pas été plus belle et plus
abondante, et se dispose, pour le lendemain, à de
nouvelles investigations. Tous les Tehamorres sont
nés prestidigitateurs, et certes ils ont bien mérité
l’épithète de larrons dont les navigateurs les ont flé-
tris.
Au milieu de ces tristes débris de mœurs primi-
tives, qu'une législation sévère et parfois cruelle n’a
pu arracher de cet archipel, qu'il me soit permis de
reposer ma pensée sur un de ces rares épisodes où
l'âme du voyageur, froissée par la sauvagerie et le li-
bertinage, se retrempe à de douces et puissantes émo-
tions. Mariquitta, pas plus que Rouvière, pas plus
que Petit et Marchais, pas plus encore que le tamor
Carolin dont je vous parlerai une autre fois, ne sor-
tira de ma mémoire; et pour moi la mémoire, c’est le
cœur.
Un homme trapu, leste et fringant était venu à
Huniata avec le gouverneur, et s'offrit à nous pour
faire nos commissions et nous piloter dans nos
courses. Le jour mème de notre arrivée je le pris
172
pour guide, et nous ne retournämes au village que
le soir, après le coucher du soleil, J'appris dans cette
excursion qu'il était d'Agagna, qu'il s'était marié à
une jolie femme, laquelle avait une sœur plus jolie
encore, appelée Mariquitta.
— Tiens, dis-je à mon guide, voici une piastre pour
toi, pour ta femme un mouchoir, et pour ta sœur cette
jolie croix bénite. Es-tu content?
—. Elle le sera bien davantage, elle.
—- Qui, elle?
— Mariquitta.
— Pourquoi?
— Elle m'a tant recommandé de lui apporter une
relique.
— Elle est donc bien dévote?
— C’est elle qui prie le mieux de nous tous.
— Quel est son âge?
— Quatorze ans.
— Point de mari?
— Elle en a refusé dix, vingt, et souvent elle pleure
sans que nous sachions pourquoi.
— Ne lui as-tu pas demandé la cause de ces larmes?
— Si; mais elle dit que nous ne la comprendrions
pas, qu’elle n'est pas de ce pays, qu’elle souffre en
dedans, qu’elle rêve toutes les nuits de démons et
d'anges, et elle ajoute qu'elle se tuera bientôt : peut-
être qu'elle est folle.
— Peut-être.
— lier pourtant nous la vimes rire en allant à
l'église. C'était la première fois qu'elle s’y rendait
avec un mouchoir sur la tête, ear nous ne sommes
pas riches.
— Tiens donc, {tu donneras aussi à Mariquitta la
folle ce joli lenzo (mouchoir), dont elle se parera la
première fois qu'elle ira prier Dieu.
— Oh! alors venez à Agagna, señor, car ma sœur
accourrait Jusqu'ici pour vous remercier, et nous ne
le voulons pas, de peur de la lépre.
— Annonce-lui ma visite.
— Votre nom?
— Arago.
— Señor Arago, ma sœur Mariquitta vous attendra
sur sa porte avec votre lenzo au front. Vous verrez
comme elle est gentille! Sa maison, c’est la quatrième
à gauche avant d'arriver sur la place royale.
— Je ne l'oublierai pas. Adios.
— Adios, señor.
Le soir de mon arrivée à Agagna, j'aperçus, en
effet, à l'endroit indiqué, une jeune fille sur le seuil
d'une porte, tandis que la foule se ruait autour de
nous pour nous voir de plus près et nous entendre
parler. Je ne regardais Mariquitta que du coin de
l'œil, afin de ne pas fixer son altention; et, la nuit
venue, sous un prétexte quelconque, je m'approchai
de la maison, où l’on était agenouillé pour l'Angelus.
Mariquitta parlait à haute voix ; le reste de la famille
répondait en faux-bourdon. On allait se lever quand
j'entendis ces mots :
— Un Pater pour le señor Arago.
Et le Pater fut dévotement et doucement articulé.
Je montai les quatre ou cinq degrés de l'échelle ex-
\érieure, et je frappai à la porte du logis, à demi
entr'ouverte. Mariquitta se leva comme une gazelle
surprise au gite.
— C'est Arago! s'écria-t-elle.
— Non.
— Si.
— Qui te l’a dit, Mariquitta ?
— C'est toi : tu es Arago.
Et la pauvre fille baisait religieusement le petit
SOUVEKIRS D'UN AVEUGLE.
crucifix que son frère lai avait donné de ma part, et
elle me regardait avec deux grands yeux humides
qui me disaient : « Tout cela, c'est pour toi. » Cepen-
dant on m'offrit un escabeau; Mariquitta s’étendit
sur une grossière natte, la tête sur mes genoux, et
le reste de la famille se plaça çà et là dans la même
pièce.
— Veux-tu du tabac? me dit la jolie fille, veux-tu
de la galette de sicas? veux-tu du coco, une natte,
un hamac, un baiser?
— Je veux tout cela.
— Tu auras tout, mais de moi seule, car moi seule
je veux te servir.
. C'était, je vous jure, une sensation nouvelle et
inespérée.
Depuis mon départ, hormis chez le Chinois de
Diély, je n'avais entendu, jusqu’à ce jour, que des
paroles de menace, des râles de fureur, des cris de
rage. Ici, une voix douce, des expressions de bonté,
de reconnaissance, et puis deux prunelles noires et
tendres qui ne me quittaient pas, deux petiles me-
notles qu'on me livrait avec innocence, et de la joie
sur tous les fronts, des sourires sur toutes les lèvres.
Je me crus dans un nouveau monde. J'y étais en effet.
Le frère arriva une heure après moi.
— Le voilà! s'écria Mariquitta en lui sautant au
cou; le voilà! merci, frère.
— Oh! j'étais bien sûr qu'il viendrait.
— Et moi, non.
— Resterez-vous longtemps ici ?
— Deux ou trois mois, j'espère.
— Et après cela, reprit Mariquitta d'une voix trem-
blante, vous repartirez?
— Oui. :
— Votre relique n’est pas bénite, dit-elle en se
levant ; voilà votre lenzo et votre bon Jésus, je n'en
veux plus!
Elle ouvrit la porte, franchit, sans les toucher, les
degrés de l'échelle, et disparut à travers les ombres
qui déjà voilaient la terre.
Je passai la nuit dans un hamac de la maison hos-
pitalière, inquiet de cette fuite imprévue qui jetait
aussi le trouble dans la famille. Cependant, vaineu
par le sommeil, je m’endormis, et en me réveillant
Je vis Mariquitta sur l'escabeau, me balançant molle-
ment à l’aide d’une petite corde tirée du cocotier.
— Ah!te voilà donc! tu nous as fait bien de la
peine.
— J'en ai eu beaucoup aussi, moi.
— N'en as-tu plus maintenant?
— Oh! la peine ne s’en va pas si vite; elle vient
tout d'un coup et puis elle reste.
— Où donc as-tu passé la nuit?
— Là-bas, près de l’église. J'ai prié Dieu pour ob-
tenir quelque chose.
— Que lui as-tu demandé ?
— De la santé pour toi pendant deux ou trois mois,
et après une grosse maladie.
— Je te remercie de tes vœux.
— Si le ciel est bon, il m'exaucera. Quand on est
malade, on ne s’'embarque pas, on ne va pas parcou-
rir le monde, on se repose où l'on est. Si tu savais
comme on est heureux à Guham, à Agagna surtout !
On fait bâtir deux maisons à côté l'une de l’autre, on
peut avoir deux hamaës bien rapprochés, on s'aime
bien et on prie Dieu ensemble. Tu vois que j'ai de-
mandé au ciel une chose fort juste.
— Mais tu m'aimes donc, Mariquitta, moi qui n'ai
rien fait pour cela?
— Je ne sais pas si je t'aime; mais, vois-lu, cette
&
è
4
|
:
VOYAGE AUTOUR
nuit la lune a été belle, aujourd’hui le soleil sera
beau, et il en sera ainsi tant que tu resteras dans notre
ile,
— Pourtant voilà un gros vilain nuage qui se lève
là-bas et marche vers le soleil pour le voiler.
— Ah! c’est que tu partiras.
Et les yeux de Mariquitta se remplissaient de lar-
mes, et sa main avait cessé de me bercer, et elle
semblait attendre de ma bouche une parole rassu-
rante qu'il m'était impossible de lui donner, Je cher-
chai cependant à lui faire comprendre que j'avais
des devoirs à remplir, et que cette amitié qu'elle me
témoignait n’était sans doute qu'un élan de recon-
naissance. À ce dernier mot, elle se leva brusquement,
s'élanca vers une immense ardoise sur laquelle pe-
tillaient quelques branches résineuses, et jeta le lenzo
que je lui avais donné. Sa sœur ne put en sauver
qu'un lambeau, que Mariquitta lui arracha des mains
|
DU MONDE. 175
et qu'elle livra aux flammes avec une sorte de colère
où l’on voyait que la colère n'était pour rien.
— Enfant, lui dis-je, j'ai dans mes malles des len-
z0s plus beaux que celui-ci, Je te Les promets, ils sont
tous pour toi.
— Je les brülerai tous.
— Chez nous, Mariquilta, on ne donne qu’à ceux
que l’on aime.
— Tu m'aimes donc?
— Oui.
— J'aime mieux ça que tous tes présents, et puis-
que tu m'aimes, tu ne partiras pas.
La jolie Tehamorre se leva plus joyeuse, s'occupa
avec le reste de la famille des soins du ménage, dit à
haute voix les prières du matin et m'apporta un coco-
mouda ouvert avec une adresse extrème ; puis vinrent
de délicieuses bananes et le melon d’eau si rafraichis-
sant et si suave. :
Mariquitta.
Mais je ne savais que penser encore de cette ten-
dresse si naïve et si ardente à la fois de la jeune Ma-
riquitta. J'avais cru jusque-là que les plus douces
passions de l'âme, l'amour, l'amitié, la reconnais-
sance, n'étaïent que le résultat de la civilisation, et
mes recherches n'avaient pas peu contribué à cette
conviction qui se fortifiait de jour en jour. Les
bienfaits d'un maitre pour son esclave pouvaient
bien enchainer parfois, chez celui-ci, un désir de
vengeance et d'affranchissement; mais l'amour, la
sympathie entre deux natures si distinctes et pour
ainsi dire opposées, voilà ce que ma raison se refusait
d'admettre.
Mariquitta était une exception dans ce pays excep-
tionnel, et elle ne gardait des mœurs au milieu des-
quelles glissait doucement sa vie que ce que les lois
el Ja force des choses lui imposaient. D’un autre côté,
si je n'avais été entrainé vers celte jeune et charmante
fille par un de ces sentiments intimes qu'on éprouve
souvent en dépit de la raison vaincue dans la lutte,
il eût été facile de faire auprès d’elle quelque étude
morale au profit de mes recherches de voyageur.
Mais, dès que le cœur et l'esprit sont en hostihité, il
y a imprudence à se baser sur des faits qu'on est in-
habile à juger soi-même. La candeur de Mariquitta
mettait à nu ses qualités espagnoles et ses principes
tchamorres, et offrait à ma curiosité un moyen de
s'exercer sans crainte d'erreur trop grossière. Ainsi
je remarquai souvent que sa tendresse pour moi de-
venait plus ardente alors que son père ou sa sœur en
écoutait la naïve expression.
Quand Mariquitta était joyeuse, on lui disait : Tu
l'as donc vu? Si ses yeux se voilaïent avec tristesse,
on lui disait en souriant : Il va venir.
Mariquitta m'accompagnait à la chasse; son regard
exercé m'indiquait de loin l'oiseau que je voulais at-
teindre, et dès que la fatigue ou le sommeil me for-
çait au repos, la jeune enfant, à qui la chaleur ne
| pouvait ôter l'énergie, mettait tous ses soins à me
préserver des piqûres des insectes et des scorpions
dont les bois sont infestés. Dans sa folle espérance
de me voir demeurer à Guham, elle m'apportait les
| fruits les plus rafraichissants, me montrant parfois
la mer courroucée, comme pour m'épouvanter, et sans
mot dire elle m'interrogeait de l'œil pour puiser dans
mon âme les secrets que j'aurais voulu lui dérober.
174
Pauvre enfant ! le jour de la séparation devait bien-
tôt arriver.
Un soir que, retenu chez Mariquitta par un épou-
vantable orage, précédé d'une forte secousse de
tremblement de PT, je lui parlais du vif regret de
Ja quitter :
— Tu me quitteras bien plus tôt que tu ne crois,
me dit-elle d’une voix triste.
— Comment donc ?
— C'est que tu mourras dans quelques jours.
— Qui te l'a dit?
— Ne vas-tu pas à Tinian ?
— Oui.
— Eh bien! les pros-volants dans lesquels tu fais
le voyage chavirent souvent ; un orage comme celui
qui gronde peut l'atteindre et lu ne sais pas
nager.
— De pareils orages sont rares ici.
— Il y en a pourtant, et alors on meurt,
— Tu prieras pour moi, Mariquilta.
— Oui, mais pour moi d'abord.
Le moment du dépar tpour l'ile des Antiquités étant
venu, la jeune fille m'accompagna sur le rivage sans
articuler une seule parole ; elle me montra seulement
du doigt et du regard les nuages rapides que le vent
poussait avec violence vers Tinian ; et près de m'em-
barquer :
— Au revoir ! lui dis-je d'une voix que je m'effor-
ais de rendre caressante : dans huit jours je serai
près de toi.
— Ou moi près de toi.
— Tu me porteras malheur, Mariquitta.
— Jete rendrai ce que Lu me donnes.
— M'aimeras-tu pendant cette longue absence ?
— Puisque je t'aime à présent !
Cette conséquence n’eût pas été logique en Europe,
et j'avoue que je me sentis rapetissé auprès de ma
naive conquête.
Mon voyage à Tinian dura une semaine, et pendant
ce Lenips les ex-voto ne manquèrent pas à l'église.
Ma pelite croix, mes scapulaires avaient été suspen-
dus au pied d'un Christ décorant le maitre-autel, et
l'élégant lenzo dont Mariquitta se voilait à demi avec
tant de grâce n'était pas sorti du meuble grossier qui
le renfermait.
— Les prières, me dit la jeune Tchamorre, ne va-
lent jamais les sacrifices ; si je n'avais pas donné mes
trésors à Dieu, si je m ‘étais séparé du lenzo, si j'avais
mangé des sandias (melon d’eau) où des bananes, tu
serais mort.
— Ainsi done, je te dois la vie?
— Oui.
— Eh bien! tant mieux, car la vie, avec une ten-
dresse comme la tienne, c'est le bonheur.
— Et pourtant tes deux ou trois mois de séjour ici
expireront bientôt.
— Va, mon ange, je penserai toujours à toi.
= Pauvre ami, penser, c’est mourir.
Les sentiments de Mariquitta, loin de s’affaiblir,
acquirent tous les jours plus de violence, et je ne
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE
faisais pas une course dans l'ile que ma belle Teha-
morre ne m'accompagnât. Je ne vous dirai pas tous
les témoignages d'affection que je reçus, toutes les
fatigues que la pauvre enfants imposait, tous les sa-
crifices qu'elle acceptait pour m'épargner, non-seu-
lement une peine, mais un ennui. Lorsque je re-
tournai à l'hôpital des lépreux, près d'Assan, pour
compléter quelques études commencées, Mariquitta
voulut me suivre et y pénétra de vive force avee moi.
Si je me baignais dans cette rivière qui coule au
pied d’ Agagna, le long du rivage de la mer, mon
ange protecteur, qui nagoait comme une dorade, me
précédait sans cesse et m'indiquait la place la moins
périlleuse pour moi.
— Et tout cela, me disait-elle avec candeur, ce
n'est pas pour l'engager à rester, puisque tu dois
me quitter, mais bien pour te donner des regrets
dans l'avenir.
Mariquitta avait deux âmes dans un pays où à
peine aurait-on pu en supposer une à chaque in-
dividu.
— Cependant le grand jour de la séparation arriva;
la corvette, mouillée toujours à Saint-Louis, rappela
l'équipage et l'état-major ; le canon annonça l'heure
fatale, et Mariquitta ne me dit que ces deux mots,
avec une grosse larme dans les yeux :
— Je t'accompagne.
Son père, sa mère, sa sœur, voulurent m’escorter
aussi, et nous nous plaçämes tous dans un canot ap-
parlenant à la famille. Arrivés au mouillage, nous
wimes d’abord pied à terre pour déjeuner et nous
faire nos derniers adieux.
— Donne-moi ton chapeau, me dit Mariquitta,
donne-moi ta cravale aussi; je volerai demain, à
l’église, mon scapulaire et mon Jésus-Christ; j'aurai
bien des choses de toi... et toi! à mon Dieu! mon
Dieu !.….
Mariquitta s'élança dans le bois et disparul. Sa
sœur et moi allämes à sa recherche, et, après une
heure de peine, nous la trouvames au pied d'un ba-
nanier qu'elle tenait convulsivement embrassé.
— Merci, me dit-elle en voyant sur mes (raits Ja
douleur que je ne pouvais maitriser; merci, Car {u
m'aimes, n'est-ce pas? Je voulais me laisser mourir ;
je vivrai maintenant; pars.
-— Désirerais-tu venir avec nous?
— Pars; quelqu'un me parlera de toi quand tu se-
ras loin.
— Qui donc, Marquitta?
— Lui ou elle, tu le sais bien.
Je rejoignis le bord, et l'on virait déjà au cabestan;
saluai de la main, des yeux et du cœur, ma bonne
Tche imorre, dont la gracieuse silhouette disparut à
travers le feuillage. "Mais, quelques instants après
mon arrivée au navire, 1e vent changea, et à moins
d’un nouveau caprice de l'atmosphère, nous ne de-
vions mettre à la voile que le jour suivant, au lever
du solcil.
— Oh! tant mieux ! m'écriai-je, je la reverrai en-
core.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 175
XXXII
ILES MARIANNES
Guham. — Suite de Mariquitta. — Angéla et Bomingo.
Je descendis vers six heures, et, dans mon vif re-
gret de quitter une jeune fille qui me témoignait un
amour si vrai, si naïf, je priai Lamarche, mon ami et
lieutenant en pied de la corvelle, de faire mettre mes
effets à terre dans le cas où, profitant d’un vent fa-
vorable, on mettrait à Ja voile avant mon retour.
Dans les affaires de cœur ce ne sont pas mes cha-
grins personnels qui m'épouvantent : c’est pour
l'autre moi surtout que mes peines sont vives et
poignantes.
Le soleil était à son déclin, et je me flattais, en hà-
tant le pas, d'arriver à Agagna avant minuit. Pour
rapprocher la distance, je résolus de quitter le che-
min batlu et tortueux qui borde le rivage, et je cou-
pai court à travers les bois. [ei pas de terreurs à
avoir; nulle bête féroce ne parcourt ces solitudes,
nul serpent venimeux ne rampe sous l'herbe, nulle
horde de sauvages ne promène ses fureurs ni sa rage
et ne menace le voyageur égaré : quelques buffles
seulement descendent des montagnes dans la plaine,
et fuient à l'aspect de l'homme ; quelques cerfs sau-
vages se réveillent au bruit et bondissent dans les plus
épais taillis, où ils trouvent un gite assuré, C'est du
caline à l’air, du calme dans le feuillage, et il ya une
sorte de solennité à se jeter seul dans ces immenses fo-
rèts séculaires, où vous rêvez à loisir d'indépendance
et de liberté.
Dans mon excursion tout amoureuse, il m'arriva
ce qui arrive loujours à quiconque se persuade que
la ligne droite est le plus court chemin pour aller d'un
point à un autre : je m'égarai, el je ne m'en aperçus
qu'alors que le retour me fut impossible. Que faire ?
Avancer toujours, au risque de ne plus me retrouver.
D'une part, je me figurais la corvette près de leverl’an-
cre; de l’autre, je me réjouissais dans le fond de l’âme
du bonheur inattendu que je comptais apporter à Ma-
riquilta, pauvre enfant que je laissais dans les larmes,
elle qui, sans savoir pourquoi ni comment, s'était
pieusement flattée de me garder toujours auprès
d'elle. Hélas ! dans toutes les luttes avec le cœur, la
raison a-t-elle jamais le dessus?
Cependant la nuit avançait à grands pas; j'avais
déjà traversé Je lit pierreux d'un ruisseau à see, dont
je supposais l'embouchure en face de Toupoungan.
Cet indice servit à m'orienter, et je redoublais d’ar-
deur. Partout un sol uni, parfumé, couvert d’un ga-
zon frais et vigoureux; partout aussi des géants
immenses, le cocotier, les palmistes, le vacoi et ses
rejets impudiques, arbre à pain, si beau, si impo-
sant, si utile, et j'oubliai la corvette et presque l'Eu-
rope dans mon admiration de chaque instant. Un se-
cond torrent, que j'avais remarqué près d'Assan, me
guida de nouveau, et je ne tardai pas distinguer dans
l'ombre les premières maisons d'Agagna.
— Pauvre Mariquitta! me disais-je tout bas en
hâtant mon pas de course, à demain une nouvelle et
douloureuse séparation ; mais encore une fois j'enten-
drai tes douces paroles, encore une fois j'essuierai
tes larmes !
Arrivé sur le seuil, au pied de la petite échelle,
j'écoutai du cœur ; il me sembla entendre des sou-
__ pirs mélés à des sanglots. J’entrai.. Tout dormait
. d’un sommeil paisible, tout était calme; on eût dit
que nul passion n'avait passé par là, et Mariquitta
reposait plus profondément encore que sa sœur.
J'étais épuisé de fatigue, et cependant je voulais
repartir à linstant mème; le dépit et le chagrin
furent plus forts : je m'assis doucement sur un es-
cabeau, muet témoin de tant de confidences, et j'at-
tendis le jour, qui ne tarda pas à paraitre, après
avoir placé presque sur la tête de l’oublieuse jeune
fille un charmant foulard que j’ôtai de mon cou. Mari-
quitta se réveilla, ouvrit les yeux et vit mon cadeau :
— Dios! Dios! s’écria-t-elle. Arago est mort; un
ange m'a apporté ce lenzo que je n'avais pas osé lui
demander.
Elle se leva, m'apercut et poussa un cri:
— Tu ne pars plus, n'est-ce pas”?
Si, mais j'ai voulu te revoir encore : je pars
plus tranquille, car tu dormais : le chagrin ne dort
guère.
— Non, mais il tue.
— Tu mourras donc de mon départ!
— Oui.
Eh bien! Mariquitta ne mourut pas.
Un de mes amis, M. Bérard, dans son dernier
voyage, a yu la jeune fille tchamorre et lui a donné
aussi des rosaires, des scapulaires, des mouchoirs,
des colliers.
Guham est pourtant à plus de dix mille lieues de
ma patrie!
Vous venez d'entendre la jeune et belle Tchamorre
pur sang national, caractère primitif, vierge de toute
souillure espagnole, hormis de cette mesquine su-
perstition qu'on lui avait imposée en naissant, et dans
laquelle ses goûts, l'habitude et l’insouciance l’a-
vaient incessamment plongée. Je ne vous ai pas tout
dit, pourtant, parce qu'il y a des secrets intimes que
la plume ne doit point révéler, quelque piquant re-
gret qu'il en coûte à l’amour-propre.
Voici maintenant un contrasle, une passion sau-
vage, une vie à part; voici une âme de fer, ne recu-
ant devant aucun obstacle, ne s’épouvantant d'aucun
crime pour atteindre le but.
La maison de Mariquitta et celle de Domingo
étaient voisines. Domingo Valès était un Espagnol
de Manille ; il était venu aux Mariannes afin d’échap-
per à une condamnation capitale pour certaines
étourderies contre lesquelles la justice du pays avait
dû sévir. Condamné à mort par contumace, il avait
longtemps vécu sur les hautes montagnes de Manille
pour se soustraire an supplice du gibet; mais, las
enfin de cette vie errante, il descendit un jour dans
la plaine, pénêtra hardiment dans la ville, se glissa
jusqu’au port, s’'empara d’une barque amarrée à la
cale, y jeta quelques provisions, courut au large et
s’abandonna aux vents et aux flots. Les vents et les
flots lui furent favorables, et en peu de temps il tou-
cha aux Sandwich, où son arrivée étonna beaucoup
les naturels d'Owhyée, à qui il raconta une histoire
fort lamentable de sa facon, afin de les intéresser à
son triste sort. Là encore il fut bien reçu, bien fêté ;
on lui donna une case, des nattes, un grand carré de
{aro (tacca pinnatifida), et Domingo vécut ainsi deux
ans à Karakakooa, heureux et fort estimé des sauvages
habitants de cet archipel.
176 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
Tout cela est dans l’ordre des choses humaines : ne
nous en élonnons pas.
Mais que faire aux Sandwich, à moins que d'être
élu roi? et comment se faire nommer roi d'un pays
où le grand Tamahama avait établi sa puissance? Le
scélérat de Manille, contraint de vivre en honnête
homme, se lassa de cette existence inutile et mono-
tone ; il profita du départ pour les Mariannes d'un
navire américain, sur lequel on lui donna gratuite-
ment passage, et il arriva à Guham, où, voyageur
indépendant, il s'établit sous son véritable num,
sans se soucier le moins du monde des suites proba-
bles de son imprudence ou plutôt de sa témérité.
Arrivez dans ce pays avec de l'impertinence et de
l'audace, tenez-vous debout et fier en présence de
vos chefs légitimes, prouvez que vous avez quelques
notions des mœurs des peuples civilisés, traitez de
sauvages {ous ces êtres qui vous entourent, faites voir
que vous savez lire et écrire : il ne vous en faut pas
davantage pour être un personnage de distinction.
Rien parfois ne ressemble à la grandeur comme la
bassesse, à l'homme de génie comme l’ignorant.
M. José Médinilla y fut pris d'abord comme ses
officiers ; il accorda gratis un bon terrain au nouveau
venu, qui promettait de régénérer l'île, l'admit à sa
table, dans ses conseils, et Domingo écrasa presque
de sa puissance Eustache, le valet du gouverneur,
qui pourtant ne se laissait pas aisément détrôner.
I fallait une compagne à notre hardi réformateur.
La vie est si lourde à quiconque la passe dans la mé-
ditation, lorsque les souvenirs n’ont rien d'honorable
et de consolant ! Pas une de ces jeunes filles qui pas-
saient devant lui n'aurait osè espérer une si haute
faveur que celle dont le señor Domingo voulait l'ho-
norer, et néanmoins celle précisément sur qui tomba
son choix refusa net la proposition qui lui fut faite
par le transfuge des Philippines. Son orgueil en fut
cruellement blessé ; il ne voulait pas croire à l’étran-
geté de ce qu'il appelait une injure, et il se promit
bien de ne pas s’en tenir à une simple tentative. L'or-
gueil humilié ne se laisse pas impunément abattre :
il avait affaire à une Espagnole jeune, ardente dans
ses passions, comprenant l'amour aussi bien que Ma-
riquilta, mais le comprenant avec ses orages et
ses tempêtes ; quoique jusque-là son cœur füt resté
insensible et muet à toute séduction, Angéla était
exprès taillée pour Domingo : ces deux nalures, si
chaudes, si extraordinaires, ne pouvaient se rencon-
trer sans se comprendre.
Angéla avait quatorze ans à peine; mais on lui en
eût donné vingt en Europe, tant ses traits, carrément
accentuës, se dessinaient avec une mâle vigueur, Lant
ses membres élastiques avaient de force et de sou-
plesse à la fois. Elle faisait de la chasse son occupa-
tion de tous les jours; elle assistait aux services di-
vins avec une sorte d'indépendance qui lui valait les
reproches de ses amis, et, seule dans l'ile, lorsqu'un
tremblement de terre ébranlait les demeures, elle ne
se signait point et ne se jetait pas à genoux pour iin-
plorer la clémence divine. On l'appelait Demonia à
Guham, et cependant tout le monde l'aimait, car on
n'avait pas même eu jusqu’à présent à lui reprocher
aucune de ces méchancetés féminines qui germent
et se font jour chez les femmes de tous les pays du
monde.
Angéla avait perdu son père, sa mère et un frère
presque coup sur coup; sa douleur avait été vive et
profonde, car pour certaines âmes il n'est point de
tièdes émotions; la jeune fille pensait donc à se dou-
ner la mort el à suivre sa famille dans la tombe,
quand pour la première fois elle se trouva en face de
Domingo. Tous deux se regardèrent en mème temps
comme deux êtres qui se sont déjà vus. Ils ne se
dirent rien et s’entendirent. Vous savez, il est de ces
types particuliers qu'on trouve par hasard sur sa roule,
qu'on croit avoir connus, ou auprès desquels il semble
qu'on a toujours vécu. È
Le lendemain de cette rencontre, Domingo attendit
à
RS LL À sé ne Din os Det don à
Die
|
|
É
VOYAGE
Angela à la porte de l'église, et lui dit au moment où
elle en sortait toute pensive :
— Jeune fille, veux-tu être ma femme?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne t'aime pas.
— J'attendrai.
A huit jours de là, après un sermon du frère Cy- |
riaco, Angéla sortait encore de l'égiise, quand elle fut
de nouveau accoslée par Domingo.
— Fille, veux-tu être ma femme”?
— Non.
— Pourquoi”?
— Parce que je ne t'aime pas.
— En aimes-tu un autre?
— Non.
— J'attendrai.
Angèla avait un voisin fort beau garçon, fringant,
AUTOUR DU
MONDE 177
passionné, possédant une jolie maison, un jardin
charmant et cinquante cocotiers dans une délicieuse
vallée de l'intérieur de Pile, Le soir même de cette
seconde rencontre entre Angéla et Domingo, le vigou-
reux Espagnol parut dans la demeure de ee dernier,
portant un cadavre sur ses épaules.
— Tenez, dit-il à la famille épouvantée, c'est ce
pauvre maladroit qui est tout à l'heure tombé du
haut d’un cocotier, et que mes soins n'ont pu rap-
peler à la vie.
De sinistres rumeurs accusérent Domingo d'un
crime, mais personne n'osa le dire à haute voix, tant
il dominait la population entière.
Angéla accompagna à la tombe les restes mutilés
de son voisin, que chacun savait l’avoir demandée en
mariage ; mais ses yeux restèrent secs, et après la
cérémonie funèbre, à laquelle avait également assisté
Domingo, les traits de celui-ci prirent un tel carac-
.… Dès qu'elle nous cut montré de loin Tiboun et sa crique tranquille. (Page 178.)
{ère de regrets et d’amertume, qu'on eût dit un eri-
minel poursuivi par le remords.
Un mois entier avait déjà passé sur ce lriste évène-
ment, la terreur s'enfuyait de toutes les âmes; An-
géla s'était assise en face de la mer violemment agi-
tée, sous le magnifique rideau de cocotiers qui borde
le rivage au nord d’Agagna, lorsque Domingo, de-
bout derrière elle, laissa tomber d’une voix rauque
et solennelle les paroles qu'il lui avait deux fois
adressées :
— Veux-tu être ma femme, Angéla?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne t aime pas.
— Il me faut une autre raison aujourd'hui.
— Eh bien ! parce que tu ne m'aimes pas, toi.
— Si, je t'aime!
— Donne-m'en une preuve.
— Parle.
—- Trouve toi-même.
-— Je trouverai.
— À la bonne heure !
Liv. 93
— Et alors ?
— Alors je verrai.
— Non, alors tout sera dit : Lu m'épouseras, ou tu
n'épouseras personne... C’est bien entendu ? Adieu,
Angéla, à demain.
— À demain, Domingo.
Le soir du lendemain, en effet, Angéla venait de
faire ses dévotions accoutumées sur le tertre pelé du
lieu où saint Victorès avait péri sous les coups de
Matapang (histoire fort triste dont je vous parlerai
tout à l'heure), lorsque Domingo, aposté sur la lisière
du bois qui bordait la route, fit retentir sa formidable
voix et poursuivit Angéla de ses pressantes ques-
Uors.
— Eh bien ! le moment est venu, jeune fille; tout
relard est désormais impossible, toute irrésolution
serait maintenant inutile : veux-tu être ma femme?
dit-il en armant le long fusil qu'il pressait de ses deux
vigoureuses mains,
— Non.
— Pourquoi?
—— Parce que tu ne m'aimes pas.
19
(]
178 SOUVENIRS
— Je L’aime, Angéla.
— Je Lai dit que je n’en crovais ren, qu'il n'en
fallait une preuve.
— Je vais te la donner si tu me la demandes en-
core.
Et il met la jeune fille en joue,
— Je l'attends.
— La voilà donc.
Le coup part ; une balle siffle ; l'oreille et une partie
de la tempe de la jeune fille sont enlevées ; Angéla y
porte sa main, qu'elle inonde de sang.
— Tiens, dit-elle sans émotion, Domingo, prends
cette main. Je te l'avais refusée, maintenant Je suis ta
femme, car je vois que Lu m'aimes.
Quand nous arrivàämes à Agagna, il y avait six mois
qu’Angéla était la femme de Domingo; ils vivaient
heureux, et rien n’annonçait que ce bonheur dût en-
core finir.
La douce et bonne Mariquitta el la fière el sauvage
Angéla étaient à peu près du mème âge; elles avaient
traversé les mêmes événements; elles s'étaient livrées
aux mêmes plaisirs, avaient respiré le même air em-
baumé. Voyez pourtant quel contraste !
Que de semblables oppositions se fassent remar-
quer chez nous, dans cetle vieille Europe, où tout se
façonne selon les caprices, la mode, les époques et
les institutions, cela se comprend à merveille; mais
dans un pays qui n’est troublé que par les commo-
tions terrestres, sous un large soleil qui ne se voile
que par hasard, au milieu d’une autre nature parfu-
mée et généreuse, que le sang petille dans les veines
avec cette dissemblance que vous venez de remar-
quer, voilà ce que la physiologie des peuples aura
bien de la peine à expliquer.
Vous ai-je dit que cet archipel était toujours courbé
sous le joug de la superstition, fille ainée de la peur
et de l'ignorance? Oui. Or, voici encore du merveil-
leux, mais de ce merveilleux qu'un seul regard révèle,
qu'un seul instant d'étude et de réflexion soumet et
détruit.
D'ailleurs je vous ai promis une anecdote édifiante;
la voici, extraite des archives pieuses de l'ile, dévo-
tement gardées dans une châsse bénite.
Guham n'était pas encore soumise ; la plus grande
partie des habitants, épouvantés par les ravages de la
mitraille, vivaient dans l'intérieur de l'ile et échap-
paient dans de profondes retraites à une destruction
générale. Mais ce n’est pas seulement sur des terres
incultes ou riches que les conquérants prétendent
régner. À qui veut soumettre et régénérer il faut des
esclaves, et des excursions au centre de Guham furent
tentées par les Espagnols victorieux. La croix devint
l'auxiliaire du glaive, et le prêtre se fit soldat, Saint
Victorès, pieux missionnaire de Séville, accouru pour
répandre les bienfaits d’une religion de paix, se ha-
sarda seul à parcourir les campagnes riantes qui en-
touraient le sol où s'élève aujourd'hui Guham, et,
surpris d'une audace pareille, les Tehamorres ne vou-
lurent pas tout d'abord l’immoler à leur vengeance,
Saint Victorès vécut donc parmi eux, cherchant à pé-
nétrer les secrets d'une religion qu'il voulait détruire
en les initiant peu à peu aux mystères d’une croyance
qu'il essayait d'établir. Saint Victorès était doux, pa-
lient, charitable ; il prêchait la paix alors même que
les Espagnols voulaient la guerre; il rassurait au
lieu d’épouvanter, et il demandait pardon à ses
nouveaux disciples des rigueurs de ses frères, qu'il
promettait d'apaiser. Un jour cependant que, sur un
tertre dominant la mer, comme saint Jean au bord
du Jourdain, il achevait sa prière du soir, un jeune
D'UN
AVEUGLE.
Tchamorre furieux, nommé Matapang, traverse la
foule, s'élance sur le saint apôtre, le saisit à la gorge
et lui écrase la tète sous un bâton noueux. Cet acte
horrible de vengeance accompli, Malapang harangua
les siens, leur dit les cruautés des Espagnols, ré-
veilla leur énergie éteinte, et traina le cadavre de
saint Victorès dans les flots, qui l’engloutirent à ja-
mais.
Là est l'histoire vraie dans la masse et dans les dé-
tails; les Espagnols triomphants y ont ajouté plus
tard leurs fanatiques récits, et voici ce qu’on lit dans
le livre sacramentel de la colonie :
« La place sur laquelle le corps de saint Victorès
tomba après ce sacrilège assassinat est {oujours
sèche et pelée; le gazon ne peut y pousser, et l’anse |
L
md
dans laquelle le saint martyr fut précipité devient
rouge comme du sang à certaines heures de la jour-
née, » |
— Quant à ce double miracle, me dit un jour le
gouverneur, il serait absurde de le révoquer en doute.
— En avez-vous été vous-même témoin ? avez-vous
constaté le fait?
— Plus de vingt fois, monsieur, etil ne tient qu'à
vous de vous assurer de la vérité de mon asser-
tion.
— Mais si j'arrive là-bas avec mon incrédulité?
— Votre mcrédulité cédera à l'évidence.
— Allons, je ferai la course. L’anse de San-Victorès |
est-elle loin? î
— Vous y serez en deux heures. Voulez-vous un ,
cheval ?
— Nôn, non, les pèlerins voyagent à pied; Dieu
bläme le luxe des caravanes religieuses.
— Allez, allez, monsieur; je vous attendrai au re-
tour.
— Je n'irai pas seul au tertre sacré; je me défie
de mon impiété.
— Tant mieux; plus les témoins seront nombreux,
plus il y aura de convertis.
— À demain donc.
J'avais rapporlé cette curieuse conversation à quel-
ques-uns de mes amis, et les voilà prêts à faire la |
route avec moi vers Tiboun. Je n'ai pas encore oubliè |
que Mariquitta voulut m'accompagner afin d’adres-
ser, disait-elle, ses vœux au protecteur de la colonie
pour obtenir en ma faveur une longue et dangereuse
maladie. Vous voyez que j'élais menacé de toutes
_-_. RE ge em
parts.
Le chemin qui conduit à l'endroit des miracles est |
ravissant : c'est partout un sol terreux, mais ferme; |
ce sont partout de magnifiques allées de vacois sous
lesquels on se promène comme sous de larges el
magnifiques parasols s'épanouissant au soleil ; c’est
le cri aigu des oiseaux qui remplissent le feuillage,
une brise rafraichissante qui vous apporte des ëma-
nations embaumées, et le calme imposant de ces
vastes solitudes qui vous saisit à l’âme et vous dis-
pose merveilleusement à la foi. Rien ne manque au
piége, et moi, plus que mes compagnons msouciants,
J'avais à mes côtés la dévote Tchamorre, qui comptait
si fort sur la puissance divine. Aussi, dès qu'elle nous
eut montré de loin Tiboun et sa rique tranquille, ne
pus-je m'empêcher d'éprouver une de ces légères
émotions qui accompagnent toujours l'homme sitôt
qu'on met en lutte la raison avec le merveilleux. Et
puis, je suis né dans un pays où les miracles de toute
nature sont en pleine faveur ; je vous en citerai mille
au moins plus certains, plus avérés les uns que les
autres, qui ont tous édifié mon petit bourg d'Estagel,
enelavé dans les Pyrénées, et Je me garderai bien, je
VOYAGE
vous assure, de les révoquer en doute devant mon
excellente el vieille mère, dévote à tous les saints
presque autant qu'à Dieu même, et qui a dans son
äme angélique une foi si ardente, qu'elle courbe sa rai-
son encore plus devant ce qu'elle n’a jamais vu que
devant ce qui frappe journellement ses regards.
Soyez donc pur de préjugés quañd vous avez été dou-
cement bercé avec les cantiques rimés d’une centaine
d'élus roussillonnais inconnus aux martyrologes!
Mais revenons. Voici le tertre couronné d’un gazon
pur et égal, voici la place où tomba saint Victorès ;
elle est aride et pelée, et cette nudité dessine assez
bien la silhouette d'un corps humain.
— Eh bien! me dit Mariquitta toute joyeuse, est-ce
vrai ?
— Quoi?
— La place n’est-elle pas maudite ?
— Elle est nue, voilà tout.
— Pourquoi le serait-elle, quand tout est vert au-
tour ?
— Je n’en sais rien encore; je vais chercher et je
ne demande pas mieux que de te donner raison.
— Ce sera la donner au ciel.
Près de là était une toute petite cabane, bâtie sur
pilolis comme les maisons d’Agagna, vers laquelle
Je me dirigeai pour de nouveaux renseignements.
Un pauvre homme d'une cinquantaine d'années
l'habitait; il se leva à ma vue et se signa dévotement.
— Ceci est votre demeure? |
— Oui, señor.
— Vous y vivez seul ?
— Absolument seul.
— Est-ce par dévotion ?
— C'est par ordre du gouverneur, qui tous les jours
ie fait apporter mes vivres.
— À quoi passez-vous votre temps?
— Je ne peux pas vous le dire.
— Mais le gouverneur me l’a dit.
— Lui le peut; moi, je ne le peux pas.
— Avez-vous rempli votre devoir, ce matin ?
— Je n’y manque jamais.
— Pourtant j'ai remarqué vers l'endroit de la tête
une petile touffe de gazon oubliée.
— 0h! c’est impossible.
— Votre vue s’affaiblit, brave homme; il faudra
vous donner un suppléant ou vous remplacer.
— Par grâce, ne le dites pas au seigneur gouver-
neur.
— Je vous le promets.
Mariquitta revint me rejoindre, tandis que mes ca-
marades faisaïfent un bon déjeuner sur l'herbe.
— Etes-vous bien convaincus? leur dis-je en les
rejoignant; pourrez-vous maintenant certifier le mi-
racle?
— Toute incrédulité est impossible.
AUTOUR DU MONDE.
179
— Je suis de votre opinion; mais l’eau, l’avez-vous
vue rouge ?
— Pas encore.
— Cela viendra peut-être ; le miracle n’est point
permanent comme celui du gazon.
— Eh bien! attendons encore ; il faut partir tout à
fait édifiés.
Le flot commencait à descendre ; nous nous assou-
pimes tous au milieu de nos causeries, el à notre ré-
veil nous jetämes un regard avide vers l’anse. A la
place indiquée l’eau était rouge, visiblement rouge,
rouge Comme du sang, mais un sang peu coloré.
— Diable! diable! nous écriämes-nous presque en
mème temps, l'ermiteest pourtant ici sans puissance:
étudions le phénomène.
Nous poussämes à l’eau une petite pirogue servant
à la pôche du bonhomme et nous nous rendimes sur
l'emplacement même où l’eau reflétait la teinte si
extraordinaire. Nous sondons de l'œil, il n'y avait pas
en ce moment plus de cinq pieds de fond; l'aviron
plonge un peu horizontalement, le sable monte à la
surface; il est rouge, très-rouge ; et la coloration de
l'eau s'explique sans le secours du prodige.
— Or cà, mes amis, que dirons-nous à M. Médi-
niila ?
— La vérité.
— Et la vérité?
— C'est que nous avons vu le double miracle qu'il
nous à priés de venir cons{ater.
— Lui montrerons-nous ce sable rouge ?
— C'est le sang de frère saint Victorès qui l’a
rougi.
— Mais le miracle devrait planer sur l’eau.
— N'en est-il pas ainsi?
— Tenez, voilà le flot qui monte, la teinte qui s’ef-
face et le phénomène qui s’évanouit. N'importe, de-
main à la marée basse, le miracle recommencera dans
la crique, celui du tertre se perpéluera par lin-
spection quotidienne du pauvre homme de la cabane,
et le gouverneur Médinilla aura raison contre l'incré-
dulité.
La naïve Mariquitta, un peu honteuse de nos re-
cherches et de leurs conséquences, prit mon bras et
m'accompagna silencieuse jusqu'à Agagna, où nous
arrivämes tous pour la collation du soir au palais du
gouvernement.
—= Êtes-vous bien convaincu, señor Arago? me dit
M. Médinilla d’un air triomphant.
-— Qui, señor : le frère saint Victorès était un saint
apôtre pour qui le ciel a été ouvert, et Matapang un
scélérat qui cuira éternellement dans la marmite de
Lucifer.
— J'étais bien sûr de votre conversion. Mettons-
nous à fable,
XXII
ILES MARIANNES
Voyage à Finian, — Fes Carolins, — Un tamor me sauve la vie.
Voici une de ces courses palpitantes d'intérêt, amu-
Santes et instructives à la fois, sur lesquelles les
anuées passent sans que le moindre épisode les déco-
lore ou les affaiblisse. Jamais peut-être navigateur
n'a fait d’excursion plus curieuse, plus incidentée ; et
si le cœur m'a battu de crainte au moment du départ,
il m'a battu plus violemment, je vous l’atteste, pen-
| dant le voyage, à l’idée seule que cette occasion si
| belle et si rare aurait pu m'échapper.
Tinian est là-bas, au nord de Guham ; on dit qu'il
y a sur ses plages désertes de gigantesques ruines à
voir. Allons étudier les ruines de Tinian.
Bérard et Gaudichaud font le trajet avec moi, {ant
mieux : deux jeunes courages souvent éprouvés, l'un
180 VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
ardent botaniste, l’autre officier expérimenté. Je n’au-
rais pas mieux choisi. La traversée est courte, mais
non sans d’imminents dangers sur des barques si fra-
giles; tant mieux encore : c’est la difficulté vaincue
qui fait le mérite. Je n'ai plus que de l'impatience
dans ] âme.
Le gouverneur, le commandant, les autorités d’A-
gagna et quelques amis nous escortent jusqu'au ri-
vase, où l'on nous serre affectueusement la main en
nous disant : « À la grâce de Dieu! » Puis je laisse
tomber un dernier et “pénible regard sur une jeune
fille en prières, et je monte avec Bérard sur le pros-
volant qui m est désigné ; Gaudichaud saute sur une
embarcation plus petite encore ; chacun de nous s’as-
sied à son poste, avide des merveilles qui nous sont
promises.
Je vous dirai plus tard comment sont bâties ces
singulières pirogues, et je vous ferai connaître alors
jusque dans leur vie la plus intime les audacieux
pilotes à qui nous confions aujourd'hui nos desti-
nées.
Les voici tous, joyeux, sautillants; ils arrivent et
se jettent à l’eau : nagent-ils? non, ils viennent de
quitter un élément qui les fatigue pour un élément
qui les amuse et qui convient mieux à leur nature; à
la mer ils sont chez eux. Ces organisations sont des
organisations amphibies, et le premier cri qui s'é-
chappe de la poitrine à l'aspect de ces êtres extraor-
dinaires est un cri d’admiration et de respect.
Les pros sont mouillés au large par dix à douze
brasses.
— Faut-il partir maintenant ?
— Oui, dérape et au large.
Ici point de cabestan à virer, point d'efforts et de
chants parmi l'équipage ; un homme plonge, roule
au fond des eaux, suit dans les roches madréporiques
les cent détours du filin qui retient le pros captif, le
dénoue avec la mème dextérité qui lui fut nécessaire
pour mouiller, et remonte comme s'il n'avait rien
fait que vous et moi ne fussions capables de faire. Oh!
ne criez pas au phénomène : nous ne sommes pas
encore sous voile, et ce n'est qu'un premier regard
sur ces hommes extraordinaires.
Notre petite flottille était composée de huit pros,
dont les plus élégants avaient pour pilotes les tamors
des Carolines, arrivés depuis deux jours à Agagna.
Et c’est là un des plus hardis voyages à tenter sur les
océans. Mais quels pilotes! quels “courages ! quelles
hautes intelligences!
Ils partent des Carolines sur leurs frèles embarca-
tions, sans boussole, sans autre secours que les étoiles
dont ils ont étudié les positions, mais qui peuvent si
souvent leur refuser tout appui. Ils disent à leurs
amis un adieu tranquille qui leur est rendu avec le
même calme; on leur demande l'heure précise de
leur retour; ils se jettent au large, et les voilà entre
le ciel et l’océan, faisant un trajet de six ou sept cents
lieues, consultant la direction des courants, qu'une
longue expérience leur apprend à à connaitre, et poin-
tant une petite ile lointaine, où ils abordent à coup
sûr, mieux que ne le ferait un de nos plus habiles
capitaines de notre marine royale.
La brise soufflait assez forte, et nous courions au
plus près; nous coupions le vent, et les soubresauts
du pros me fatiguaient d'autant plus que je n'étais
pas dans l'embarcation même. Aux deux bords sont
amarrés fortement, d’une part, un flotteur, dont je
vous parlerai plus en détail dans la suite ; de l’autre,
une sorte de cage d'osier à cinq ou six pieds en de-
hors de la carcasse du pros et suspendue à un solide
treillage. Je ne peux pas mieux la comparer qu'à ces
paniers dans lesquels nos marchands enferment les
volailles, de sorte qu'il serait exact de dire qu'avec
les Carolins on navigue en ballon.
J'étais là, moi, cruellement tiraillé par d'horribles
souffrances, s sans une voix amie pour me donner des
forces, sans mon brave Petit pour appeler un léger
sourire sur mes lèvres. Cependant de temps à autre
je mettais le nez à l'air et Je dessinais, au milieu de
mes angoisses, la côte admirablement boisée de l'ile,
où se montraient quelques pauvres cabanes au fond
des criques silencieuses qui creusent le sol.
La voile de pagne était toujours au vent, l'écoute
entre les mains du premier pilote, tandis qu'un de
ses camarades, sur l'arrière, aidait à la manœuvre, à
l’aide d'un petit gouvernail qu'il faisait mouvoir avec
le pied plongé dans l’eau par intervalles. Ma douleur
se taisait dans mon admiration en présence de tant
d'adresse.
La mer était houleuse et haule; je ne comprenais
pas la joyeusetè de mes compagnons de voyage
alors que le pros tournoyait pour ainsi dire au gré
de la lame, et je me hasardaï, entre deux gros sou-
pirs, à leur demander si nous ne courions aucun dan-
ger.
— Ne craignez rien, me dit le tamor d’une voix
douce en mauvais espagnol; ne craignez rien, nos
barques ne chavirent Jamais.
A peine m'eut-il rassuré que, jetant un regard eu-
rieux derrière moi, car nous ouvrions la marche, je
vis un pros chavirer, la quille en l'air, sous une ra-
pide rafale. Je fis signe au pilote et lui montrai du
doigt la pirogue immergée ; mais, au lieu de déplo-
rer l'événement, il se prit à sourire en pitié avec ses
insouciants camarades, et me fit comprendre que les
homnies savaient nager et que nul ne se noierait, Il
ajouta que le pros serait bientôt relevé et mis à flot
sans secours étranger, ce qui eut lieu en effet, mais
après plus d’une heure d'attente.
Je vous ai dit que de chaque côté de l'embarcation,
à quelques pieds de distance, était un flotteur qui
servait à maintenir l'équilibre, compromis par le
poids des soliveaux soutenant la cage opposée. Eh
bien ! dès que l'embarcation chavire, l'équipage se
porte au flotteur, pèse dessus de tout son poids, et
le pros tourne, cabriole et se redresse. Que voulez-
vous que je vous dise! ce sont là de ces prodiges d'a-
dresse auxquels il faut bien croire, en dépit de Ja
raison, puisque la chose est ainsi, puisqu'elle se re-
nouvelle tous les jours dans ces navigations merveil-
leuses, puisque le fait est garanti par le récit de cent
voyageurs, puisque j'en ai été témoin, puisque je
vous l'atteste sur là foi du serment, puisque cela
est. Détruisez done cette vérité mathématique .
deux et deux font quatre. Après cela, tant pis pour
vous si VOUS ne Croyez pas.
Cependant la brise devenant trop carabinée, nous
mines le cap sur la terre vers une anse délicieuse ;
les autres pros suivirent notre exemple; quelques-
uns, effrayés, se jelèrent volontairement sur la grève;
d’autres mouillèrent par un fond de cinq ou six
brasses, à l'aide d'un filin qu'un des pilotes alla
nouer au fond de l'eau à des roches de corail, et nous
gagnämes, sur la lisière d'un bois, deux petites ca-
banes où nous reçümes l'hospitalité.
— C'est une navigation un peu dure, nous dit Bé-
rard du ton joyeux qui ne l'abandonnait jamais ;
n'est-ce pas que le corps est ee ?
— Oui, brisé, moulu, répondit Gaudichaud d'une
voix souffrante.
VOYAGE
— Et toi, Arago, qu'en dis-tu? N'est-ce pas que tu
es de notre avis?
Je n'étais de l'avis de personne : étendu sur le ga-
zon, je me roulais, je me tordais à faire pitié; mais
qui a pitié de celui qui souffre du mal de mer? On
m'eût trainé dans les flots que j'aurais, je crois, trouvé
assez de force pour dire : « Merci! Dieu vous le rende
en pareille occasion ! »
Dans celte première journée de navigalion, nous
doublâmes plusieurs caps d'un aspect tout à fail pit-
loresque, que j'avais dessinés sans doute avec une
grande irrégularité, et portant tous les noms de saints
personnages et de vierges béatifiées. Les Espagnols,
on le sait, baptisent leurs conquèles comme ils bap-
tisent les enfants dans leurs cités. Toutefois le cap le
plus au nord de l'ile est appelé le cap des Deux-
Amants, et l'on m'a raconté à ce sujet une histoire
fort peu édifiante, qui contraste d'une manière {rès-
AUTOUR
DU MONDE. 1
bizarre avec la couleur toute dévote qui pèse sur le
pays qui les entoure.
Le petit bourg où nous fimes halle s'appelle Roti-
gnan; on m'y traina avec peine, l'on m'étendit sur
une natte, et l'engourdissement plutôt que le sommeil
ne {arda pas à s'emparer de moi. À mon réveil, je
me trouvai couché côte à côte d'un tamor carolin,
chef du pros que je montais, et qui, sans façon au-
cune, avait mis à profit le coin de natte que je lais-
sais en liberté.
Le soleil se levait radieux ; les cimes des rimas
touffus en étaient dorées. Un cri du pilote retentit, et
en un instant chacun fut debout. La toilette de nos
compagnons de voyage ne les occupe guère : ils sont
absolument nus.
Cependant il fallait songer à la traversée, aux dif-
ficultés qui pouvaient surgir et à la nécessité où nous
nous trouvions de passer plusieurs jours en mer. Aussi
Un pros-volant des Carolines. (Page 180.;
nos gens, lestes comme des chals sauvages, escala-
dèrent-ils les hauts cocouers et en firent-ils descendre
une prodigieuse quantité de fruits.
Oh! ici ce fut encore une fois une admiration qui
tenait de l’extase, car jamais je n'avais supposé dans
un homme tant d'adresse et d’agilité, tant de grâce et
de force.
Ecoutez.
Les cocos, nouës en grappes de huit ou dix, étaient
sur la plage ; chacun des pilotes, chargé d'un de res
lourds bouquets, le poussait en avant et arrivait
ainsi au pros; mais une grappe, lancée par le priner-
pal tamor, se dénoua, et voilà les fruits saisis et dis-
persés par la lame capricieuse. Le pilote nageur s’ar-
rêta tout d'abord un instant, parut réfléchir, pro-
iena un regard inquiet et irrité sur les fruits qui lui
échappaient, me vit debout au rivage, prêt à le railler
de ses inutiles efforts, et sembla accepter le défi que
je lui lançais. Je lui montrai un mouchoir et je lui
donnai à comprendre qu'il lui appartiendrait s’il par-
veuait, lui, à ramener au pros tous les cocos flot-
tants. La proposition fut prise au sérieux, et voilà
Mon rapide marsouin, tantôt allongé, tantôt courbé,
allant à droite, à gauche, en avant, en arrière, ral-
liant les fugitifs, ainsi qu'un berger le fait de ses chè-
vres vagabondes, poussant celui-ci de la tête, celui-là
de la poitrine, revenant d’un seul élan vers un troi-
sième qu'il emprisonne entre ses genoux, et les res-
saisissant en bloc, luttant contre tous, se heurtant,
se divisant de nouveau, montant et descendant avec
la lame ; gagnant toujours du chemin et arrivant enfin
à bord, après une lutte d'une demi-heure au moins,
plus piqué encore de mon doute et de mon étonne-
ment que fier de son triomphe.
Quels honimes que ces hommes !
Cependant nous rejoignimes le pros, où je payai
volontiers le pari perdu ; mais la brise soufflant avce
trop de violence, cinq des pros qui nous escortaient
et qui étaient montés par des habitants de Rotta re-
fusèrent de mettre à la voile avec nous. Quant à nos
hardis pilotes, après une courte prière qu’ils pronon-
cérent à voix basse, 1ls prirent le large. Bérard s'as-
soupit, et moi je recommençai ma vie de douleurs.
Bientôt mon ami, réveillé en sursaut par une sc-
cousse violente, se dressa et m'appela à lui. Je sortis
de ma cage, et, bien décidé à lutter contre le mal de
mer, je m'assis à côté du premier tamor, dont le re-
gard perçant interrogeait l'horizon assez assombri,
inais dont le front calme et ouvert me rassurait com-
plétement.
182 SOUVENIRS
Plusieurs oiseaux vinrent planer au-dessus de nos
tèles ; Bérard les abattit, et, malgré la hauteur des
lames et la présence de deux requins qui nous escor-
taient, un des Carolins se jeta à l’eau, Les saisit et les
porta à bord. F ‘
C'étaient des fous. Parmi eux 1l se trouvait un cor-
beau que nos bons et superstifieux argonautes jetè-
rent au loin en nous faisant entendre qu'il ne leur
inspirait que du dégoût, parce qu'il mangeait de la
chair humaine.
Je vous répète, moi, que les moindres actions de
ces hommes vous disent toute l'excellence de leur
naturel.
Mais Guhan s’abaissait derrière nous, et au nord
Rotta se levait plus belle et plus parée encore que
son orgueilleuse voisine. La brise soufflait carabinée
et par rafales; les nuages passaient sur nos tèles
avee une grande rapidité; les pros dansaient rude-
ment secoués par la vague, et nous devinions bien à
l'activité de nos pilotes qu'il y avait péril pour nous
tous !. 4 ,
Ce qui surtout, dans ces moments difficiles, exei-
tait notre admiralion, c’étaient l'adresse, la vigueur,
l'audace du Carolin attaché au gouvernail, qu'il diri-
geait avec son pied. La lame venait parfois se briser
contre lui, et c’est tout au plus s'il détournait la
tête ; les flots le couvraient souvent en entier, et dès
qu'ils avaient passé sur cet homme de fer, vous voyiez
celui-ci secouer légèrement la tête, les épaules imon-
dées, et garder cette héroïque impassibilité contre
laquelle la fureur des éléments venait mutilement se
heurter. La piété est-elle la peur? la prière est-elle la
pusillanimité ? La conduite de ces braves Carolins
résout la question. Les voici, calmes, graves, intré-
pides au milieu de la tourmente; el cependant, à
l'approche de chaque grain, vous les voyez accroupis
sur leurs talons et tournés du côtè du nuage mena-
cant, lever un œil serein vers lui, frapper d’une main
ouverte contre l’autre fermée, faire signe au génie
malfaisant des hommes de passer sans jeter sa colère
sur eux, et lui adresser la prière suivante dite avec
une extrême volubilité :
« Léga chédégas, léga childiligas, chédégas léga,
« chédeqas légas cheldiléga chedegas, léga chédeqas
« mottou. validée :
« Ogueren quenni cheré pere pet, oqueren quennt
chéré péré péi. »
Au surplus, pendant cette traversée orageuse, ja-
mais nuages ne se sont montrés si rétifs à la ferveur
des pieuses sollicitations, car pas un grain ne passa
sans nous envoyer ses rapides ondées etses bruvantes
rafales.
La constance et l'adresse l'emportèrent sur le ca-
price des flots; à huit heures à peu près, nous nous
trouvâmes par le travers du cap-ouest de Rotta ; mais
les vents et les courants s'étant opposés de nouveau à
notre marche, nous n’arrivämes au mouillage que vers
onze heures et demie ou minuit.
Nous jetâmes le filin sur un fond de corail à une
demi-lieue de la terre, et, remis un peu de mes souf-
frances, qui avaient été horribles, je respirai tout à
l'aise la brise embaumée du rivage.
La mer était devenue belle, mais devant nous, à un
grand quart de lieue, elle brisait encore avec violence
sur de hauts récifs qui formaient la barre du port et
ne présentaient qu'une passe étroite aux embarcations.
La lune en son plein nous envoyait $es pâles rayons,
1 Voir les notes à la fin du volume.
D'UN AVEUGLE,
et, soit pour nous éclairer, soit pour les besoins d’une
nuit assez fraiche, des feux brillants étaient allumés
sur les coteaux voisins qui dominent la ville, murée
en parlie par un immense rideau de cocotiers, dont
les tètes onduleuses se dessinaient sombres et élé-
gantes sur un ciel bleu à l'horizon.
Le pros monté par Gaudichaud ne {arda pas à arri-
ver au mouillage; il jeta l'ancre près de nous, et
notre camarade éleva la voix pour avoir de nos nou-
velles, Je lui répondis en le priant d’armer son fusil
à deux coups, ainsi que ses pistolets, afin que par une
décharge générale de nos armes nous pussions ap-
prendre aux autorités du lieu qu'il y avait d’autres
personnes que des Carolins et des Tchamorres dans
les pros-volants. À un signal convenu, nous fimes feu,
et nos douze coups, répètès par les échos, durent
épouvanter les habitants de cette partie de l’île.
j'allais oublier de constater encore que les bons
Carolins , après être arrivés, s'étaient de nouveau
accroupis en rond, et que par une fervente prière ils
avaient remercié le ciel de notre heureuse traversée.
Chez eux la reconnaissance est un point sacramentel
de leur religion toute d'amour.
Ce que j'avais prévu arriva. L’alcade de l’endroit,
étonné du bruit qui l'avait réveillé au milieu de ses
rêves fantastiques, dépècha auprès de nous, dans un
sabot petit comme une coquille de noix, un interprète
qui vint contre notre bord nous demander qui nous
étions et d’où nous arrivions. Je répondis pompeuse-
ment que nous étions envoyés par le roi de Frarce à
la découverte de nouvelles terres, que nous avions
pour l’alcade des lettres du gouverneur de Guham et
de toutes les Mariannes, que nos pilotes n’osaient
point franchir la passe avant le jour, et que nous or-
donnions qu'on nous expèdiât une grande barque, afin
qu'il nous fût possible de descendre à l'instant même.
Aux insolentes manières de mon langage, le Tcha-
morre baissa le diapason de sa voix nasillarde, en
me répliquant toutefois qu’on ne pourrait pas sans
doute m'envoyer une nouvelle embarcation, puisque
nul pilote n'osait la nuit s'exposer au milieu des bri-
sants.
— Mais tu es bien venu, {oi!
— Oh! c'est mon métier de me noyer.
— Pourrais-tu me descendre à terre ?
— Mon sabot est bien petit, nous y tiendrions à
peine nous deux.
— Accoste le long du bord.
— Je vais obéir ; cependant vous feriez mieux d’at-
tendre.
— Accoste.
Bérard eut beau me prier de rester à bord du pros
et me montrer la témérilé de ma résolution, je des-
cendis auprès du Tchamorre, je m’accroupis genou
contre genou en face du Rottinien. A tout événement,
je priai mon ami de me suivre de l'œil autant que
possible, et je quittai le pros.
Je comprenais à merveille le danger de ma résolu-
tion ; mais le souvenir de mes souffrances pendant
cette traversée d'un jour, souffrances non encore
apaisées, l’emporta sur ma prudence et les sages
conseils d’un homme de mer qui, mieux que moi en-
core, comprenait tout ce qu'il y avait de folie dans ce
trajet, au milieu de rochers aigus sur lesquels la mer
se ruait avec un lugubre fracas.
Nous n'étions guère qu'à une demi-encäblure de
l'étroite passe quand mon pilote me dit d’une voix
tremblante et en cessant de pagaver :
— Ne bougez pas!
— Mais je suis immobile !
VOYAGE
—— [ei est le danger.
— Grand ?
— Très-grand, un seul mouvement peut nous faire
chavirer.
— Diable! diable! virons de bord.
— Impossible, altesse ; il faut suivre le courant qui
nous entraine.
— Va donc.
— Savez-vous nager ?
— Non.
— Un peu du moins.
— Pas du tout.
J'eus à peine pronoucé ces derniers mots que le
canot chavira, la quille en l'air. Adieu au monde! je
n'eus d'abord que cette pensée ; mais le sentiment de
ma conservation me donna de l'énergie, et, jouant
instinctivement des pieds et des mains, je sentis un
obstacle dont je n'emparai avec force: c'était la jambe
de mon coquin de pilote.
— Oh! je te tiens, misérable! lui dis-je en avalant
des gorgées d'eau qui m'étouffaient ; je te tiens, je
ne mourrai pas seul.
Et je recevais de violentes bourrades, et je tenail-
lais le membre endolori du Tchamorre, et je me cram-
ponnais de mon mieux à l’embarcalion, qui était
poussée de l'avant vers les récifs.
Cependant je devais succomber à la lutte ; mais une
rapide réflexion raniina mon courage près de défaillir.
Et je pensai à Bérard, qui, v vigilant ami, ne devait pas
m'avoir encore perdu de vue.
Dès que la lame avait retenti sur les roches madré-
poriques contre un mes membres allaient
bientôt se briser, je poñssai un grand eri, espérant
qu'il serait nd des braves Carolins. Bérard seul
était encore éveillé; il devine plutôt qu'il ne voit ma
désastreuse position ; il frappe sur l'épaule le tamor,
lui montre du doigt la passe et lui dit: Arago mati
(tué). Le généreux Carolin jette un coup d'œil d’aigle .
dans l'espace, voit un point noir qui se dessine sur
les flots écumeux, s'empare d'un aviron, le brise en
deux, s’élance, glisse sur les eaux, disparait, remonte
et pousse à l'air des cris éclatants. J'allais périr, ma
dernière pensée était pour ma vieille mère; j ‘écoute...
je crois entendre... je reprends de l'énergie, mes
doigts fiévreux serrent avec plus de violence le Tcha-
morre, qui gardait toujours le silence le plus absolu.
Je regarde autour de moi: un corps nu, mouvant,
parait s ’approc her; je soupçonne déjà la générosité
du tamor: c'était lui en effet; sa parole rassurante
AUTOUR
DU MONDE. 183
m'arrive, il me cherche, ile trouve, il me présente
le débris d'aviron qu'il tenait de la main gauche ;
l ‘hésite, je tremble, je le devine pourtant ; jeme livre
à lui, ] je m abandonne à son courage et à son énergie,
je m'empare du morceau de bois. Le tamor reprend
la route qu'il vena t de parcourir, brise le flot, lutte,
victorieux, contre le courant rapide, m'arrache aux
brisants, me remorque, et, après des efforts inouis,
rejoint le bord, où l'on me hisse avec peine et où je
tombe évanoui.
Je ne sais combien de temps je reslai dans cet
anéantissement douloureux, pendant lequel je ren-
dais à flots pressés l'eau amère qui me déchirait les
entrailles. Mais, à mon premier mouvement sans con-
vulsions, je cherchai de la main et des yeux le noble
tamor à qui je der vais si miraculeusement la vie. Il
était à genoux à mes côtés et riait aux éclats, avec ses
camarades et Bérard, de mes horribles contorsions.
Je Lui serrai la main comme on le fait à un frère qu'on
retrouve vivant après l'avoir pleuré mort. Je me levai,
je pris dans mon havresac une hache, deux rasoirs,
une chemise, trois mouchoirs, Six couteaux et une
douzaine d’'hamecons. Je présentai le tout à mon libé-
rateur, en le priant de ne pas le refuser. Mais lui,
donnant à sa figure un caractère de gravité tout à fait
empreinte d’amertume, me dem anda si je lui offrais
ces richesses en échange du service qu'il venait de
me rendre. Je lui dis que oui; il saisit mes cadeaux,
les jeta dédaigneusement à mes pieds et me tourna
les talons. Je le retins avec empressement, je passai
mes mains sur ses épaules, je lrottai ion nez contre
le sien, je lui fis entendre que c'était par amitié, plu-
tôt que par reconnaissance, que je lui offrais tant de
choses utiles, et mon brave pilote me rendit alors mes
caresses avec une joie d'enfant, accepta mes présents,
les attacha précieusement au dôme d’osier qui voù-
tait la cage, me jeta un dernier regard d'ami et s’en-
dormit accroupi sur un des bancs de son embarca-
tion.
Oh! dites-moi maintenant si nous avons raison, en
Europe, d'appeler sauvages les bons naturels des
Carolines, et si nous trouverions fréquemment, chez
nous, une délicatesse si noble, un dévouement si
désintéressé !
Mais, patience, je ne quitlerai pas mes bons Caro-
lins sans vous les avoir montrés dans toute leur sim-
plicité native, sans vous avoir appris à les aimer. Le
souvenir de ces braves gens est, sans contredit, celui
que je caresse avec le plus d'amour.
XXXIV
ILES
IL paraît que le scélérat de Rottinien qui m'avait si
bien fait faire le plongeon ne tarda pas à aborder et
qu'il jeta l'alarme dans la colonie, puisque nous ap-
primes, le lendemain malin, que les habitants, épou-
vantés par notre décharge générale, avaient précipi-
lamment gagné les bois et les montagnes de
Pintérieur ; mais l'alcade, homme d’une plus forte
trempe que ceux sur lesquels il régnait en monarque
oriental, nous envoya sans rel lard une pirogue plus
grande que la première, el nous fit demander si nous
avions des ordres à donner.
-— Oui, répondis-je, à peine remis de mes souf-
frances : la punition du drôle qui m'a chaviré.
MARIANNES
Hotia. — Ruines. — inian.
— Il sera pendu, ainsi que toute sa famille,
— Non; mais qu'il.vienne justifier devant moi sa
conduite.
— Je me charge de vous le conduire pieds et poings
liès.
— Et maintenant peux-tu nous descendre à ferre ?
— Ma pirogue est au service de Votre Exce a.
— Y a-1-il péril ?
— Non? la mer est haute el nous passerons aisé-
nent.
— Un de mes amis peut-il venir avec moi?
— Sans doute.
— Accoste.
184
Je descendis. Bérard, assoupi, refusa de m'acom-
pagner ; Gaudichaud, que Jj'allai chercher, s’'embar-
qua à mes côtés, et nous mimes le cap sur la capitale
de l'ile.
L'arrivée de quelques Français devant Rotta répan-
dit l'alarme dans la colonie, comme je l'ai déjà dit,
et la ville se dépeupla au terrible salut de nos armes
de chasse ; mais le souverneur, homme de cœur et
de tête, tint ferme au milieu de l'orage, et, comptant
sur une honorable capitulation, attendit bravement
dans son palais de chaume l'arrivée des implacables
vainqueurs.
Notre entrée triomphale se fit sans mousqueterie,
et Je vous assure qu'elle frisa de bien près le ridicule.
Figurez-vous, en effet, un Tamerlan coiffe d'un large
chapeau de paille, vêtu en matelot, chaussé de gros
souliers, armé d’un beau calepin, d'une boite à cou-
leurs, d’un chevalet avec son parapluie, et blème
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
encore des suites d'une traversée close par l'évène-
ment que Je vous ai raconté. À mes côtés se drapait
pomprusement dans une veste de nankin un petit
homine aussi pâle que moi, le dos cuirassé par une
énorme boite en fer-blanc, servant de tombeau à une
armée vaineue de papillons et d'insectes, tenant à sa
redoutable main un filet pour saisir ses victimes de cha-
que jour, et vêtu presque aussi richement que je l'étais.
Les grands hommes n'ont besoin, pour briller et im-
poser, ni du luxe des vêtements ni de la richesse des
broderies : la simplicité sied au triomphateur.
Dès que le grand canot fut signalé à l’aleade, celui-
ci passa le seul pantalon blanc qu'il possédàt, et se
groupa, peu rassuré, entre sa femme, jeune et jolie
Tehamorre, et un capitaine du nom de Martinez,
exilé ici par le gouverneur pour je ne sais quelles
peccadilles.
A notre entrée dans le salon, nous vimes un léger
Habitants de Rotta. (Page 186.
sourire de dépit se poser sur les lèvres des trois
puissances du lieu, et j'en fus assez piqué pour en
témoigner ma rancune par une brève allocution.
— Nous venons chez vous, dis-je avec gravité, pour
des recherches scientifiques ; M. de Médinilla nous à
donné plein pouvoir, et nous l'eüt-il refusé, les ca-
nons de notre corvette de guerre auraient bien su le
prendre. Nous vous demandons, monsieur, avant de
nous établir chez vous, sinous sommes avec des amis
ou des ennemis.
L'alcade nous assura d’une voix humble que toute
liberté nous était acquise. et nous invila à une colla-
tion que nous acceptâmes de grand cœur.
Le lendemain matin, Bérard descendit des pros
avec les papiers du gouverneur de Guham, et nous
voilà installés en dominateurs dans l'ile de Rotta, où
nous fûmes forcés de séjourner pendant deux jours
pour des réparations à faire à une voile déchirèée dans
la traversée.
Notre lever fut une vengeance. Nous nous étions
parés de nos habits les plus coquets, et la femme de
l'alcade ne fut pas la dernière à vanter notre bonne
mine tout européenne. L'on a beau dire, il faut par-
tout des colifichets à la foule,
Après un déjeuner tout composé de fruits délicieux
et rafraichissants, Gaudichaud et Bérard commen-
cèrent leurs excursions dans les campagnes, et moi
J'allai dessiner l’église, absolument semblable à celle
de Humata, pour me livrer ensuite, selon mon habi-
tude de chaque relâche, aux études des mœurs, qu'on
ne fait bien que dans les cités.
Les habitants de Rotta, rassurèés par les rapports
qui arrivaient de toutes parts, rentrèrent en foule et ne
demandèrent pas mieux que de fraterniser avec des
vainqueurs si peu irrités.
Il y a trois siècles entre Guham et Rotta : ici les
mots sagesse, pudeur, vertu, morale, sont sans va-
leur ; on nait, on grandit, on multiplie et l’on meurt :
c’est tout; on n'est ni frère, ni sœur : on est homme
ou femme. Tout cela est bien triste, je vous assure.
Voyez pourtant cette végétation puissante qui pèse
sur le sol; quelles fortunes ne pourrait-on pas en
recueillir ? Courez la campagne : elle est entièrement
infestée par une innombrable quantité d'énormes
rats, dont la dent vorace ne peut porter atteinte à
la richesse d'une végétation plus forte que toute ca-
tastrophe. Vous ne pouvez faire deux pas sans avoir
à repousser ces animaux rongeurs, au milieu des-
VOYAGE AUTOUR DU MONDE, 185
quels il serait très-dangereux de s'assoupir. Si l’on
ne songe sérieusement à les détruire, il est à crain-
dre que la colonie ne soit un jour victime de cet
horrible fléau.
Après une course de quelques heures, je me rendis
au rivage pour revoir avant la nuit mes fidèles et
bons Carolins, qui venaient tous frotter leur nez
contre le mien, et qui, un instant plus tard, s’ac-
croupirent en rond pour entonner leur hymne quoti-
dien à l'Éternel, C'était un chant calme, doux, suave,
avec des gestes gracieux et des balancements de
corps d'une souplesse extrème. Les airs avaient
trois notes seulement; chaque verset durait une
minute à peu près, et le temps de repos était moins
long de moitié. Dans cet intervalle, chaque Carolin
posait son front dans ses deux mains, semblait se
| recueillir, et, achevant leurs prières du soir, ils ré-
pétèrent celle que j'ai déjà transerite, et firent signe
aux nuages de s'éloigner.
Comme ils me virent sourire de leur crédulité, le
tamor de mon embarcation me demanda si dans mon
pays on n'en usait pas ainsi dans les moments de
danger. Je lui répondis que non, et le brave homme
en parut surpris et affligé; mais, comme je me hä-
tai de lui promettre de prècher, en arrivant parmi
mes frères, cette religion de respect et de recon-
naissance dont il m'énumérait les bienfaits, mon
noble pilote me serra la main avec tant de joie qu'il
faillit me la broyer dans les siennes. O peuple hospi-
talier! puisse la civilisation corruptrice t'épargner
longtemps encore dans ses conquêtes! Puisses-tu vivre
toujours au milieu du vaste Océan où le ciel t'a jeté,
Piliers antiques de Rotta. (Page 186
oublié des ardents et fanatiques apôtres d’une reli-
gion toute sainte, mais qui a été souillée par tant de
meurtres et de sacrilèges!
On compte quatre-vingt-deux maisons dans la ville
et quatre cent cinquante habitants dans toute l'ile,
beaucoup plus petite que Guham. Quels beaux éta-
blissements ne ferait-on pas sur une terre si riche,
si parfumée, sous un ciel si pur et si généreux!
Les rues sont, pour ainsi dire, pavées de croix,
toutes attestant des miracles anciens ou modernes.
Une petite croix pour un enfant qui vient de naître,
une grande croix pour un adolescent qui arrive de
Guham, une troisième pour ce vieillard qui disparait,
et puis encore une pour une entorse guérie, et une
plus belle pour un amour partagé. Il y a vingt ou
vingt-cinq croix de bois dans chaque rue, et comme
femmes et hommes plient le genou en face de ce si-
gne révéré de notre religion, il serait rigoureusement
vrai de dire que les habitants de Rotta ne marchent
comme le peuple rottinien ; nul peut-être n’est si sain-
tement libertin que lui. Vous ne trouverez pas ici une
jeune fille qui ne récite ses prières en vous accor-
dant ses faveurs, et pas une ne vous affligeraid'un
refus si vous accompagnez votre demande de ces
mots tout chrétiens : Pour l'amour de Dieu, s'il vous
plait!
L'Espagne a passé par là, mais l'Espagne boueuse,
cette Espagne de capucins et de moines, sous la puis-
sance desquels gémissent encore, en Europe, tant de
cités et de provinces. Au surplus, les Rottiniens ne
sont nullement responsables de l'ignorance dans la-
quelle on les tient plongés.
— Depuis plus de vingt ans, me disait M. Martinez,
nul prêtre n'est venu dans cette colonie faire en-
tendre des paroles de raison : depuis vingt ans, nul
gouverneur n'a demandé à Manille un prédicant pour
l'archipel des Mariannes : car, ajouta-t-il avec amer-
tume, si vous avez vu ou entendu frère Cyriaco, vous
qu'en boitant. | avez déjà compris ce que peut avoir d'influence la
Nul peuple au monde n'est stupidement dévot | morale d’un tel personnage.
Live 94. c
[Le]
4
186 SOUVENIRS
— Vous venez de faire un beau voyage, me dit en-
core le capitaine déporté; vous savez, j'en suis sûr,
ce que vaut ce peuple carolin que, par un miracle du
ciel, les explorateurs européens ont dédaigné de sé-
duire et de corrompre. Eh bien! dès que leurs pros-
volants me sont signalés au large, je tremble qu'ils
n'emportent d'ici le germe funeste de nos ridicules,
de nos vices et de notre abrutissement.
Prière et travail, voilà la religion des Carolines ;
laissez faire les Européens, et vous verrez ce que de-
viendra bientôt ce paisible et bienheureux archipel.
Les maisons de Rotta sont, comme celles de Gu-
ham, bâties sur pilotis, mais infiniment plus déla-
brées. Les hommes n’ont, à proprement parler, point
de vêtements, puisqu'ils ne mettent de caleçons que
le dimanche.
Les femmes sont plus complétement nues encore
que les hommes, car elles ne se voilent qu'à l’aide
d'un mouchoir maintenu par une petite corde nouée
aux reins. Elles sont plus belles, plus lestes, plus ar-
dentes que les filles de Guham; leur démarche a
plus d'indépendance ; leur chevelure est générale-
ment plus ondoyante, plus souple, plus noire, et leurs
pieds et leurs mains ont une délicatesse vraiment
admirable.
Nous avons souvent rencontré, sur les montagnes
et dans les bois, quelques-unes de ces jeunes et mal-
heureuses créatures, qui à notre approche fuyaient
épouvantées, car elle nous regardaient comme des
êtres supérieurs sur qui, par respect, paradmiration,
elles n’osaient arrêter leurs regards. Pauvres enfants,
que nous meltions tant de soin à rassurer!
Comme il n’y a point de prêtre dans l'ile, ces jeu-
nes filles ne se marient pas; vous devinez la consé-
quence inévitable d’un pareil état de choses.
Il n'y a pas une seule source, un seul courant
d'eau douce aux environs de la ville; de sorte que
les habitants se voient contraints de boire de l’eau
d'un puits de quelques pieds de profondeur, creusé à
une centaine de pas au nord du mouillage. Mais,
pour garder l’eau de la pluie, on emploie ici un
moyen fort ingénieux, que le besoin seul peut avoir
inspiré.
Les lottiniens fixent au sommet du tronc d’un co-
cotier une de ses feuilles placée verticalement, de
manière que le fort de l'arête soit en haut ; une autre
feuille est liée à la première et dans le même sens ;
une troisième à la seconde, et ainsi de suite, jusqu’à
deux ou trois pieds du sol, toutes ayant leurs fo-
lioles fixées à leur tige. L'eau de la pluie coule le
long de cette chaine naturelle comme en une rigole,
et est reçue dans une Jarre où pénètre la feuille la
plus basse. On voit de ces sortes d'appareils sur pres-
que tous les cocotiers.
Les sauvages ne perfectionnent guère, mais de quel
merveilleux instinct d'invention le ciel ne les a-til
pas dotés!
Comme le capitaine Martinez m'avait signalé dans
l'intérieur de l'ile des ruines fort curieuses et à l’exis-
tence desquelles je ne croyais que très-faiblement,
Je suivis la route qu'il m'avait indiquée, et après une
marche sans fatigue de plus de deux heures, sous la
plus belle végétation du monde, je me trouvai en
présence d’une colonnade circulaire dont les débris
épars çà et là attestaient la colère de quelque érup-
L'on volcanique. Mais quel peuple a done élevé au-
dessus du sol ces masses imposantes, hautes de
plus de trente pieds, bien taillées, régulières, sans
sculptures, sans aucun signe qui précise, qui fasse
même soupconner l'époque probable de leur mystè-
D'UN AVEUGLE.
rieuse fondation? Que sont devenus ces architectes ?
À quel dieu, à quel esprit, à quel génie ce temple
fut-il consacré? Car c'était un temple que ce vaste
monument de plus de mille pas de circonférence.
Aujourd'hui, à côté de cesruines, surgissent, humbles
et inapercues, des masures sans élégance, sans soli-
dité, et dans les temps reculés pesaient sur le sol des
masses imposantes devant lesquelles la tête s’ineline
avec une pieuse réflexion.
De retour de cette course si intéressante, dans la-
quelle mon album s'était enrichi, et où Bérard et
Gaudichaud m'avaient accompagné, nous nous diri-
geàmes vers un torrent signalé par la carte topogra-
phique exposée sur les murs enfumés du palais de
l’alcade, et roulant entre deux montagnes ses eaux
délicieuses et turbulentes. Les plateaux qui l'empri-
sonnent sont couverts de coquillages brisés, de co-
raux, de madrépores, et la végétation, vigoureuse au
pied, belle sur les flancs, perd en s’élevant de sa force
et de sa splendeur. Est-elle bien éloignée, l’époque
où la mer convrait ces monts élevés et silencieux ?
La journée était avancée, brülante à cette heure,
quoiqu'un vent de mer vint parfois la tempérer! ;
mais nous avions encore le temps, avant la nuit, de
parcourir la ville, où de curieux détails pouvaient
nous avoir échappé. Nous nous rendimes à l’église.
Dans une chapelle consacrée à la Vierge brülent con-
tinuellement cinq cierges commis à la garde d'une
femme, remplacée successivement par une autre
femme, comme une sentinelle succède à une autre
sentinelle. Si l’une d'elles laisse éteindre le feu sacré,
elle est sévèrement punie et le séjour de la ville lui
est interdit pendant trois mois. Cet usage a été mis
en vigueur à l'occasion d’un horrible tremblement
de terre qui faillit engloutir Rotta et qui néanmoins
respecta l'église. La femme de l’alcade, dont on ou-
blie l'ignorance en la regardant parler, nous ra-
conta que lors de cet épouvantable tremblement de
terre, dont les habitants parlent encore avec un saint
effroi, une jeune fille dont la vertu faisait la honte de
ses compagnes les rassembla toutes sur une place pu-
blique, leur reprocha énergiquement les vices aux-
quels elles se livraient, leur défendit de s'embarquer
pour Guham, où elles espéraient trouver un refuge
contre la colère céleste, et leur imposa pour toute
pénitence l'usage du feu sacré, dont le culte ne s’est
pas encore affaibli. A côté de l’image de la Vierge, se
montre, auréolé d'étoiles, le véritable portrait de la
Jeune fille dans une attitude toute belliqueuse. L’ar-
dente apôtre garde pour elle la moitié des prières et
de l’encens adressés à la patronne de Rotta.
Le récit de la jolie femme de l'alcade était entre-
coupé de signes de croix fort dévotement exécutés
chaque fois que le nom de la Vierge ou de la jeune
fille s’échappait de ses lèvres; mais je me hâte d'a-
jouter, dût-on m'accuser de médisance, que celte re-
lision extérieure était pour elle une affaire d'habi-
tude, et que la senora Rialda Dolorès avait un goût
si fervent pour les chapelets et les scapulaires bénits,
que nul sacrifice n'eût couté à sa pudeur pour un de
ces ornements dont son honnête mari aimait tant à la
voir parée.
I faut bien peindre les mœurs telles qu'on les a
étudiées.
Heureusement pour Dolorès la dévote et pour nous,
péchears endurcis, que nos provisions étaient loin de
s'épuiser, et quenotre générosité, bien avérée, n'avait
| jamais été trouvée en défaut.
! Voyez les notes à la fin du volume.
VOYAGE
Après l’église, complétement délabrée, le couvent
contre lequel elle est adossée eut notre visite d'ins-
pection. Nous trouvämes là, dans une vaste salle, un
violon moisi, une guitare fêlée et les débris d’une
harpe, instrument favori du dernier prètre de la co-
lonie. Jugez de leur vétusté! Les rats nous chassèrent
de l'édifice.
Est-ce tout? Je ne crois pas, car à quoi bon vous
dire la profonde tristesse que font naître dans l'âme
toutes ces richesses perdues que le pied foule avec
amertume, ces plaines immenses de cotonniers dont
l'industrie pourrait tirer de si grands avantages? À
quoi bon vous reparler avec enthousiasme de cette
beauté mâle et si pleine de vie des jeunes filles de
Rotta, d'autant plus à plaindre dans leur isolement,
qu'un soleil tropical et une brise de mer toujours ra-
fraichissante doublent encore la séve et l'énergie ?
Quelles puissantes colonies on ferait de l'archipel des
Mariannes!
Dois-je ajouter, comme contraste au tableau, que j'ai
trouvé et dessiné, dans une pauvre cabane éloignée
de la ville, un malheureux couché sur une natte, en-
tièrement couvert de loupes, dont l’une entre autres
partait des reins, et descendait comme un énorme
sac à demi plein de liquide jusqu'à terre? Cela
était horrible à voir, cela était hideux à toucher. Cet
homme avait nom Doria; il se trainait à peine, vivait
seul des fruits d’un Jardin planté au pied de sa ca-
bane, et était un perpétuel objet d'effroi pour toute
la colonie.
Le malheur est plus contagieux encore que la
lèpre, chacun s'en éloigne avec horreur et dégoût.
Doria pleura d'amour et de reconnaissance en me
voyant partir : il s'aperçut (et en remercia le ciel
par un regard) que j'oubliais à dessein deux mou-
choïirs, un couteau et une chemise au pied de son lit
de douleur.
Les Carolins vinrent nous réveiller le troisième jour
de notre arrivée à Rotta, et nous nous rendimes à
l'instant sur la rade, escortès par le capitaine Mar-
linez, qui me donna une supplique que je lui promis
d'appuyer auprès du gouverneur, par l’alcade et
sa femme, coquettement parée de nos reliques. Je
vous l’atteste, il n’y a jamais de départ sans larmes,
surtout quand l’adieu doit être éternel.
La brise soufflait avec violence, mais sans rafale, de
sorte que nos hardis pilotes ne reculèrent pas devant
le péril d'une traversée orageuse, combattue encore
par de rapides courants qui nous poussaient à l’ouest".
Aguigan passa devant nous, Aguigan la déserte et
l'inhabitable, taillée à pic, avec une riche verdure
pour couronnement, mais au pied de laquelle le flot
mugit sans cesse.
Aguigan disparut à son four, et devant nous se
montra Tinian, l'île des antiquités, illustrée par une
page de Rousseau et par le séjour d’Anson, dont l'é-
quipage, vaincu par le scorbut et la dyssenterie, re-
trouva sous ses frais ombrages la vie et la gaieté,
À mon premier regard, tout s'est décoloré, tout a
changé d'aspect. Je cherche ces masses imposantes
de rimas et de palmiers, si douces, si suaves à l'œil
et au cœur : je ne vois autour de moi que des ar-
bustes rabougris. Je veux parcourir ces forêts éter-
nelles et silencieuses qui devaient me rappeler les
plus beaux sites de Timor et de Simao, et je ne me
promène que sur des débris à demi pulvérisés, criant
douloureusement sous ma marche pénible. Partout
1
Voir les notes a Ja fin du volume,
AUTOUR
DU MONDE 187
une nature défaillante; de tous côtés la vétusté, la
misère, le deuil; Tinian est un cadavre. ;
Anson et d’autres navigateurs ont done menti? Eh
bien, non : Anson et les navigateurs ont dit vrai. A
mon tour, j'entendrai peut-être des dénégations qui
me seront adressées par Ceux qui, après moi, vien-
dront visiter cette ile si intéressante, si poétique.
Je vais m'expliquer.
Là, à quelques pas, sont Seypan et Anataxan, cônes
rapides, fournaises turbulentes où s’enflamme le sou-
fre, où petillent et bouillonnent Ja lave et le bitume.
Dans une de leurs colères si fréquentes, ces terribles
volcans auront ébranlé le sol, refoulé les flots océa-
niques, et renversé cette admirable végétation sur
laquelle pointe, depuis quelques années, une végéta-
tion nouvelle. Laissez-la grandir, et le portrait d’au-
jourd'hui sera sans fidélité ; 1l sera une fiction, une
créalion du voyageur.
Comment donc expliquer, autrement que par une
de ces commotions terrestres dont cet archipel est si
souvent ébranlé, la présence sur Tinian des pierres
ponce et des scories dont la plage et l’intérieur de
l'ile sont pour ainsi dire voilés, alors surtout que
dans l'ile même on ne trouve aucune {race de volcan
en activité.
Tinian ressuscite déjà, et l'amiral Anson ne tardera
pas à avoir raison contre moi.
Aujourd'hui les rimas, frappés dans leurs racines,
ont perdu de leur imposante majesté; les pastèques,
les melons, les ignames, si vantés jadis, n’ont plus la
saveur qui les rend si parfaits à Guham et à Rotta ; et
les cocotiers, privés de leur sève, promènent triste-
ment dans les airs leur chevelure flétrie : on dirait
qu'ils gémissent de la souffrance de la nature et qu'ils
veulent mourir avec elle.
Notre arrivée au débarcadère eut un si grand reten-
tissement et causa une si grande frayeur dans les
quatre ou cinq maisons devant lesquelles nous dé-
barquämes, que peu s’en fallut qu'il n’y eût personne
pour nous recevoir. L'alcade pourtant se décida en
tremblant à venir à nous; il nous demanda le motit
de l'honneur que nous faisions à son établissement,
et quand nous eûmes décliné nos qualités, le brave
homme se courba jusqu'à terre en nous demandant
pardon de nous avoir pris d'abord pour des sauvages
ou des insurgés de la capitale de tout l'archipel. Ses
trois filles, assez proprement vêtues, vinrent nous
offrir quelques fruits que nous acceptämes en échange
de plusieurs bagatelles européennes, et une harmonie
parfaite régna entre nous depuis ce,premier moment
jusqu'à notre départ. A la bonne heure! des con-
quêtes obtenues à si peu de frais !
Nous parcourons l'ile.
Il faut qu'elle ait été le berceau d’un grand peuple
effacé du globe par une de ces révolutions morales
qui bouleversent les empires et font disparaitre les
générations. Partout des ruines; à chaque pas, des
débris de colonnes et de pilastres. Qui habitait cet
immense édifice à moitié englouti sous l'herbe? Où
est le peuple qui l'a renversé? Que sont devenus les
vaincus? D'où venaient les vainqueurs? Rien ici ne
sert de base à une supposition raisonnable ; nul re-
gard ne perce les ténébres épaisses qui nous enve-
loppent.
Les ruines le mieux conservées sont celles qui s’é-
lèvent à une centaine de pas du mouillage, à gauche
de la maison de l’alcade, laquelle, avec trois ou quatre
hangars où l'on enferme les pores sauvages pris dans
les bois, compose tout le village. La population en-
tière de l'ile est de quinze personnes, y compris la
188 SOUVENIRS D'UN
femme de l’alcade, qui west point une Vénus; ses
trois filles, qui ne sont pas les trois Grâces ; et le
pèré, qui n’est pas un Apollon. On appelle pourtant
tout cela, aux Mariannes, une ville, un gouverneur,
une colonie.
Les ruines dont je vous ai parlé forment une galerie
longue de soixante pas. Les pilastres sont carrés, so-
lides, sans ornements, sans socle, épais de quatre
pieds et demi, hauts de vingt-cinq, surmontés d'une
moitié de sphère poséc sur sa courbe. Ce qu'il y a de
remarquable, c'est que dans la chute de la plupart de
ces pilastres, renversés par quelque tremblement
de terre, cette demi-sphère colossale ne s’est point
détachée du massif, où certainement elle avait été
posée après coup.
Quatre de ces pilastres étaient couchés parmi les
broussailles ; les seize qui restaient debout semblaient
n'avoir pas souffert du frottement du temps, et parais-
saient attendre et provoquer de nouvelles secousses
volcaniques pour lutter avec elles.
Ces ruines, à peu près comparables à certaines
ruines astèques récemment découvertes en Amérique,
sont appelées, ainsi que celles de Rotta, maisons des
antiques, ou plutôt, maisons des anciens.
Auprès de celles que je viens de vous signaler, et
rapproché du rivage, est un puits fort beau d'un dia-
AVEUGLE.
mètre de douze pieds, dans lequel on descend par
un bel escalier en maçonnerie; ii est également
appelé le puits des antiques, et je n’en parle que
pour l'indiquer aux navigateurs, qui y trouveront
une eau fort potable, quoique peut-être légèrement
saumâtre.
Mais pénétrez dans l’intérieur de l'ile : partout des
débris de colonnes ou de pilastres, levant leur tête
blanchie au-dessus des vastes touffes de plantes équa-
toriales, Ici, des édifices circulaires ; là, des galeries
droites, coupées par d’autres galeries sinueuses, {an-
tôl très-allongées, tantôt interrompues, selon le ca-
price seul de l'architecte. C’est un chaos immense de
bâtisses vaincu par les siècles, un chaos magnifique
à voir, mais, par malheur aussi, un chaos sans leçons
pour l’histoire des hommes qui ont passé sur cette
terre, que vous auriez dit, naguère, sortie vierge en-
core des profondeurs de l'Océan.
Il faut partir.
Certes, la présence continuelle des trois jeunes filles
de l’alcade auprès de nous, soit que nous allassions
rèver ou étudier dans les bois, soit que nous prissions
quelque repos dans nos hamacs, avait un certain prix
et chatouillait fort notre vanité. Mais un désert avec
elles ne convenaient nullement à notre humeur vaga-
bonde.
XXXW
ILES MARIANNES
Retour à Agagna, — Navigation des Carolins. — Fêtes ordonnées par le gouverneur.
Nous pressions de nos vœux le retour des Carolins,
qui s'étaient rendus à Seypan pour renouveler leur
provision de cocos presque épuisée. Mes calepins pos-
sédaient un grand nombre de croquis fort curieux ;
Tinian avait pris la place que devait occuper cette ile
mystérieuse dans mon ardente imagination, et je
cherchais Agagna vers l'horizon.
Les quinze individus qui peuplent Tinian sont des
malfaiteurs exilés par M. Médinilla, et leur tâche est
de fournir à la capitale de l'archipel une certaine
quantité de viande salée.
La chasse au porc sauvage et au sanglier S'y fait à
l’aide de piques et de fusils; celle des taureaux et des
bulfles repandus dans les bois y est fort périlleuse ;
mais comme après un envoi à Guham d’une certaine
valeur le déporté obtient sa grâce, c'est surtout à la
poursuite des animaux farouches que les quinze indi-
vidus passent une grande partie de la journée.
On trouve parmi les cailloux du rivage une pierre
elliptique, rosée, polie, appelée encore pierre des an-
tiques, et servant, dit-on, à armer les frondes des
guerriers d'élite. Avec quel peuple celui-ci a-t-il done
Jamais êté en guerre? Tout est mystère dans l'his-
toire de ce magnifique archipel.
Voici les pros-volants qui pointent dans le petit dé-
toit, d’une lieue au plus, séparant les deux iles ;
nous hâtons nos préparatifs pour le retour, nous ser-
rons cordialement la main à l’aleade et à sa famille,
nous n'avons garde d'oublier dans nos témoignages
d'affection un lamor des Carolines établi ici depuis
quelques années avec sa jolie et belle femme, contre
laquelle Mariquitta ‘a longtemps gardé une juste
rancune, el, après avoir fait cadeau au chef de
l'ile de plusieurs images de saints, d'une vierge
assez arlistement coloriée, nous nous blottimes de
nouveau dans notre cage d’osier, et, sous une pluie
fouettante !, nous cinglämes vers Guham, où nous
avions hâte d'apporter le résultat de nos curieuses
observations, et où nous arrivämes épuisés et meur-
tris, après une absence de douze Jours.
Tinian est, sans contredit, la plus triste et la plus
désolée des iles de l'archipel des Mariannes ; mais Ti-
nian est un lieu sacré d’études et de méditations ; et
qui sait si, à l’aide de nouvelles recherches dans les
iles voisines, Aguigan, Agrigan, Seypan, Anataxan, on
ne trouvera pas la morale et peut-être la source du
seul document historique à l'aide duquel les lettres de
ce pays expliquent l'élévation et la ruine de ces restes
colossaux de temples, de cirques et de palais.
Voici la tradition :
« Toumoulou-Taga était le principal chef de cette
Qile ; il régnait paisiblement, et personne ne pensait
« à lui disputer l'autorité. Tout à coup un de ses pa-
«rents, appelé Tjoenanaï, lève l’étendard de la ré-
« volte, et le premier acte de désobéissance qu'il
« donne est de bâtir une maison semblable à celle de
«son ennemi. Deux partis se forment, on se bat; la
« maison du révolté est saccagée, et de cette que-
« relle, devenue générale, naquit une guerre qui ren-
« versa aussi ses premiers et gigantesques édifices. »
Vous savez comment les écrivains espagnols de cette
époque comprenaient la philosophie de l'histoire.
Notre retour à Guham fut un véritable bonheur
pour tous nos amis, qui nous croyaient déjà perdus,
car notre absence ne devait pas durer plus de huit
jours. Mais ce qui nous toucha profondément, ce fut
la joie vive, la gaieté d'enfant que se témoignaiententre
eux les Carolins qui venaient de nous piloter avec
tant d'adresse et d’audace, et ceux qui, moins habiles,
étaient restés à Agagna. Tout cela faisait du bien à
1° Voir les notes à la fin du volume,
VOYAGE
l'âme, car c’étaient des caresses si franches, des gam-
bades si juvéniles, des cris si étourdissants, qu'on
voyait bien que le cœur jouait le principal rôle dans
ces démonstrations si bruvantes.
Un coup de canon, suivi bientôt d’un second et
puis d'un troisième, interrompit subitement ces élans
de Joyeuseté. Les Carolins, attristèés, s’arrétèrent
comme frappés de la foudre; leur physionomie, si
franche, si ouverte, s'empreignit d'une profonde
teinte d'amertume, et les gestes et les prières qu'ils
adressaient chaque jour aux nuages menaçants, ils les
répétèrent en cette circonstance, en invoquant les pac
(fusil, canon) qui retentissaient encore.
Je pris mon tamor aimé sous le bras, je le rassurai
par mes regards et mon sourire, et, le forçant à me
suivre, Je le conduisis presque de force sur la place
publique, où se faisait Le salut accoutumé. Tous ses
camarades nous accompagnérent, pleins de défiance,
et 1ls ne tardèrent pas à reprendre courage en pré-
AUTOUR
|
DU MONDE. 189
C'était la fête de Ferdinand VIT, roi des deux Espa-
gnes ; les cloches de la ville annonçaient avec fracas
cet heureux anniversaire ; une clarinette, un tambour
et un triangle, suivis de quatre soldats et de äeux
officiers taillés comme vous savez, parcouraient la
ville et ordonuaient aux habitants de déblaver le de-
vant de leurs maisons, tandis que la foule hébétée
passait et repassait émerveillée devant le palais du
gouverneur, au balcon duquel on avait placé, entou-
rée de verdure et de palmes élégantes de cocotiers,
l'image glorieuse du puissant protecteur de cette co-
lonie sans avenir.
Eh bien ! tout était sérieux et grave dans les génu-
flexions des habitants en présence du portrait de leur
prince, et malheur à celui d’entre eux qui n’eût pas
montré une grande ferveur dans ses témoignages
d'estime et d’adoration !
Afin de célébrer le plus dignement possible la fête
de son auguste souverain, don José Médinilla voulut
sence de notre sang-froid et de nos gages d'affection. | que des danses nationales et étrangères vinssent clore
Danse des Carolins. (Page 180.)
la soirée. Vous devinez sans doute pour qui tout ce
luxe de plaisirs.
Nous occupions, en effet, les places d'honneur, et
nous nous préparämes à être heureux. L'attente n’est-
elle pas une joie ?
Ce furent d'abord les Tchamorres qui, en rond,
hommes et femmes mélés, piaffèrent une farandole
fort ménotone’et fort peu gracieuse; puis entra dans
le cercle qu'ils décrivaient, un preux chevalier armé
d’un bâton en guise de lance, provoquant à un com-
bat singulier tout adversaire qui voudrait essayer de
lui prouver que l'épouse qu'il avait choisie n’était pas
la plus belle de l'ile. Personne n'osa lui soutenir le
contraire, et cet intermède se trouva naturellement
achevé faute de combattants, ce qui piqua singulière-
ment la jeune fille dont le Tchamorre s'était déclaré
le généreux protecteur.
Voici venir les Carolins et le bonheur avec eux.
Cest une troupe de bambins après une heureuse
espiéglerie de pension. Oh! il y a sur les lèvres un
sourire si plein de bonté, il y a dans les yeux un si
doux caractère de bienveillance, que vous vous mettez
à l'instant même de moitié dans leurs folies d’en-
fant,
Ils sont tous disposés et en place : ils se coudoient,
se donnent à tour de rôle un léger coup de pied sur
le jarret, puis à la cuisse, puis autre part. La maut
|
droite du voisin s'appuie sur l'épaule voisine; le bras
gauche est pendant ; et ici commence un chant ti-
mide, régulier, coupé par trois syllabes rapides, dont
la dernière est plus brève encore et plus fortement
accentuée.
Maintenant les têtes s’agitent ainsi que le corps;
les mouvements redoublent, les paroles ont de lé-
clat ; les oreilles, dont le cartilage est allongé comme
des rubans, serpentent de la nuque à la joue; on
court en mesure l'un contre l’autre, et, échangeant
un petit coup de genou sur un genou, on tourne d'a-
bord avec gravité, puis plus vite, puis avec une vé-
locité extrème; chacun appuie son pied droit sur la
cuisse gauche de celui qu'il tient déjà par l'épaule,
et cette évolution continue, accompagnée d’un bour-
donnement si gracieux, qu'on dirait le murmure d’une
source sur de petits cailloux.
A chaque figure, à chaque temps de repos, un Ca-
rolin se détachait de ses compagnons en sueur, et
venait nous demander d'une voix craintive si nous
étions satisfaits. À ma réponse rassurante, qu'il com-
prenait à merveille, les bons et joyeux danseurs se
prenaient à rire et nous disaient en gestes fort intel-
ligents :
« Attendez, vous n'avez encore rien vu. »
Is avaient raison.
Mais comment donner maintenant une idée de la
190 SOUVENIRS
variété, de l'étrangeté et de l'adresse extraordinaire
des j jeux dont nous fûmes témoins? Comment les tra-
duire même imparfaitement ? Essayons toutefois.
Les Carolins, au nombre de seize, se sont rangés
sur deux lignes, en face les uns des autres, à peu pr ès
à trois pieds de distance. Ils ne rient plus, ils ne s'a-
gitent plus; ils semblent réfléchir et se préparer à une
difficulté : ils délibèrent s'ils commenceront : ils se
décident. Suivons-les de l'œil.
Le premier en tête et son partenaire poussent trois
cris: Ouah! ouah! ouah ! auxquels ils répondent par
trois coups de bâtons appliqués l'un sur l’autre et
au-dessus de la tête avec une rapidité égale aux trois
syllabes jetées à l'air. Après cela ils se reposent. Le
second danseur, avec son vis-à-vis, répète la même
figure; le troisième les imite à son tour, et ainsi de
suite jusqu’ au dernier.
Il y a ici un repos d'une minute pendant lequel
chaque Carolin a l'air de confier un secret à l'oreille
de son voisin; tout à coup le premier en tête et le
second de vis-à-vis poussent ensemble trois ouah !
ouah! ouah ! frappent trois coups debaiggs l un contre
l’autre, ainsi Us le second de la première ligne et
le premier de la seconde, de tellesorte que les quatr e
bâtons se croisent sans se heurter, ou l'harmonie
est rompue. Le reste de la colonne suit l' exemple qui
lui est donné, et il résulte de cette mêlée un QUEUE
i bruyant, si régulièrement entremélé de ouah!
ouah ! ouah!, qu'on dirait une admirable mécanique
de Maëlzel.
Mais ceci n'est que le prélude. C’est maintenant
au premier de chaque rang à s'attaquer avec son
bâton au bâton du troisième, et comme les armes se
croisent et s’entre-croisent, il faut, pour éviter tout
désordre, toute imharmonie, que l'acteur se courbe,
se redresse, se glisse jusqu'à la place favorable à ce
Jeu chorégraphique si difficile et si palpitant de cu-
riosité. Les passes du premier sont immédiatement
singées par le second, puis par le troisième, jusqu'au
dernier, en sorte que de ces passes et contre- PAS
de ces coups frappés siméthodiquement, de ces ouah!
ouah ! ouah ! modulés seulement sur trois notes, de
cette folle gaieté qui préside à la danse, car on appelle
cela une danse, il résulte, dis-je, un chaos parfaite-
ment harmonié de têtes, de bras, d’épaules, se mou-
vant dans un labyrinthe ‘de coups de bâtons qui volent
et se heurtent avec violence, un tableau merveilleux
que je rougis de vous avoir présenté avec tant d'im-
perfection et de mollesse.
Ces innocents combats, cette délicieuse musique,
durérent une demi-heure ; les danseurs étaient hale-
tants, mais ils se reposèrent joyeux et à l'aise, en
présence de notre étonnement et de notre admira-
tion,
Et toutefois je ne vous ai pas dit l'épisode le plus
curieux de cette fête d'amis, de fanulle. Oh! vrai:
ment, i faudrait un historien à ce peuple si excep-
tionnel au milieu de tant de hordes farouches, et de-
vaut lequel toute nation civilisée doit courber la
tête.
Parmi les danseurs, il y avait plusieurs rois, celui
entre autres qui m'avait sauvé d’une mort certaine à
Rotta; il occupait la première place dans la danse,
et il en était digne par sa souplesse et son habileté.
Mais un tamor, son égal, boiteux depuis un an par
suite d'une chute du haut d’un coc otier, voulut aussi
jouer son rôle dans la fête, et se ficha assez vive-
ment quand on s’y Opposa. Eh bien! malgré sa honte,
sa colère et ses petites fureurs toutes princières, ses
sujets ameutés l’éloignèrent en riant de la lice ou-
D'UN AVEUGLE.
verte, et dont il aurait à coup sûr dérangé l'harmo-
nie. Le tamor répudié se vit donc forcé de renoncer
à se mêler à la danse de ses sujets, et quelques ins-
tants suffirent pour lui faire oublier la révolte sous
laquelle il avait été contraint de se courber.
Nos monarques d'Europe ne s’accommoderaient
guère de semblables privautés; mais les Carolins sont
si loin de nous!
Avant de vous dire les danses des Sandwichiens,
qui furent ajoutées par M. Médinilla à celles des Teha-
morres et des Carolins, que je vous apprenne com-
ment ces malheureux se trouvaient ici serviteurs de
tous, battus, traqués en tous lieux et déchirés de
profondes blessures; leur infortune première ne les
a pas protégés contre les brutalités du valet Eustache,
à qui le ciel, dans sa clémence, ne veuille infliger que
la millième partie des tortures qu'il a fait subir sur
cette terre !
Un navire, Maria (de Boston), parti d'Atoai, une
des iles Sandwich, fut poussé par les vents sur Agri-
gan, où il se per dit. L' équipage, composé d'Améri-
cains et de Sandwichiens, parvint à aborder, et,
comme dans ces calastrophes les rangs sont nivelés,
l'autorité du capitaine se trouva bientôt méconnue :
une révolte eut lieu; les Américains armérent une
chaloupe, et se livrérent courageusement aux flots. Il
paraît que les flots ne leur furent pas favorables, car
on n'a pas appris depuis lors ce qu'ils sont devenus.
La mer cache si bien ses secrets!
Quant aux autres, aidés du climat et de la richesse
du sol, ils vécurent quelque temps sur cette ile fer-
tile, mais constamment agitée par des secousses vol-
caniques, et ils auraient peut-être fini par y fonder
une colonie, à l’aide des douze ou quinze femmes qui
les avaient suivis dans leur navigation, lorsqu'un brick
espagnol, parti de Manille pour Agagna, passa assez
près d'Agrigan pour y voir les pauvres naufragés,
qu'il prit à son bord et qu'il porta à Guham. Hélas !
mieux eût valu pour ces infortunés qu'on ne les dé-
couvrit jamais !
Les voilà; car tout malheureux qu'ils sont, il faut
qu'ils nous amusent, il faut qu'ils s'amusent comme
nous, puisqu'on leur en intime l'ordre précis ; s'ils
ne dansaient pas, ils seraient fouettés jusqu'au sang :
aussi vont-ils danser.
Les femmes ne sont point debout, mais accroupies
sur leurs talons ; c’est encore une danse, mais alors
il est exact de dire que l’on danse aux Sandwich avec
les bras, la tête et le corps seulement. Les jambes
sont ici un objet de luxe ; on peut s’en passer.
Face à face ou sur une seule ligne, elles se regar-
dent avec deux yeux menaçants, les narines ouver tes,
les lèvres frémissantes. Un eri sinistre s “échappe bon-
dissant de leur poitrine, et le combat s'engage : une
meute de chiens affamés ne procède pas autrement à
l'assaut de la curée offerte à sa voracité. Ce sont des
soubresauts effrayants; on dirait des corps humains
sous la pile de Volta; ce sont des torses qui se jettent
en avant, qui se courbent en arrière, se heurtent à
droite et à gauche violemment les us contre les
autres; ce sont des mains robustes qui frappent des -
poitrines rouges et sanguinolentes; les cheveux se
dénouent tombant en désordre et couvrant les épaules,
la figure et le sein : c'est la fureur avec toute sa fré-
nésie, c’est la rage avec tout son délire.
Nul spectateur n'est à son aise, nul ne respire, car
il croit assister à un combat à outrance, à un massa-
cre général. Et l’on nomme cela un jeu, une danse,
une Tète, une joie! Et ce sont là des femmes, de
jeunes filles, des mères aussi! O bons Carolins,
VOYAGE AUTOUR DU
vous avez bien fait de vous éloigner; de pareils ta-
bleaux devaient vous briser le cœur, et je m'accuse
maintenant de ne vous avoir pas Suivis.
Dans les scènes diversement exécutées par les
hommes des Sandwich, il régna à peu près le mème
désordre, la même effervescence, la mème sauvage-
rie. On hurlait au lieu de chanter, on se battait les
flanes avee rudesse au lieu de gesticuler; et l'on ne
frappait du pied le sol qu'avec une sorte de fièvre
impossible à décrire.
Le caractère physique de ces individus se dessinait
parfaitement en harmonie avec les sentiments ex-
primés par ces horribles danses. Leurs veux sont
fauves, ardents et ne regardent presque jamais qu'o-
bliquement ; leurs sourcils volumineux arquent et
ombragent une orbite enfoncée ; leurs cheveux épais
et noirs s’avancent sur un front resserré; leur bouche
est grande, accentuée, leur nez épaté, leurs épaules
larges, robustes, et leurs mains et leurs pieds d’une.
prodigieuse dimension.
Eh bien! tous ces êtres, si fortement taillés pour
les violentes passions humaines, sent d'une douceur
inaltérable dans la vie ordinaire ; ils accourent et
s'empressent à vos moindres désirs : sans faire en-
tendre un murmure, ils acceptent les corvées les plus
rudes, ils entreprennent les courses les plus écra-
santes, et remercient comme d'un bienfait la lé-
gère gratification dont vous payez leur zèle et leur dé-
vouement.
Le vol pourtant est chez eux un défaut contre
lequel tous les châtiments viennent échouer. Le fouet,
les privations, les cachots, les tortures, ne peuvent
les arracher à cette passion dominante de leur âme,
et quand un Sandwichien ne vole pas, c'est qu'il n'y
a là, sous sa main, nul objet propre à tenter sa soif
ardente de possession.
Voiei pourtant un fait assez simple en apparence,
et qui semblerait prouver qu'avec des bienfaits sa-
gement répandus, il serait possible de changer, ou
de modifier du moins, les sentiments instinctifs
de ces gens qui n'ont jamais compris le droit de pro-
priété.
Le gouverneur, dans son obligeance de tous les
Jours, m'avait donné un domestique sandwichien,
Jeune, leste, vigoureux, dont, à diverses reprises,
J'avais eu raison de soupçonner la fidélité. C'était lui
qui allait blanchir mon linge que j'avais soin de tou-
Jours compter en sa présence, et quand il disparais-
sait un mouchoir, une cravate ou tout autre objet, ilne
manquait jamais, lui, d'en accuser un de ses cama-
rades ou sa mauvaise étoile. Un jour pourtant que
Je m'apercus de la disparition d'un beau foulard, je
feignis d’être satisfait de la fidélité de mon drôle, et
Je l'en remerciai en Jui offrant un foulard à peu près
pareil à celui qu'il m'avait dérobé. A cette offre, mon
voleur s'arrêta tout net en me regardant d'un air hé-
bèté, et parut hésiter à accepter mon cadeau.
— Eh bien! Ahoë, tu me refuses ?
— Non, maitre.
— Est-ce que ce mouchoir ne te plait pas?
— Oh! si, maitre; beaucoup, beaucoup trop.
— Alors, prends.
Ahoë tendit une main tremblante et sortit à petits
pas, presque à reculons. Le soir, en préparant mon
hamae, il me dit :
— Maitre a-t-1l bien compté son linge ce matin?
— Oui.
— Je crois que non.
— Je suis sûr que oui.
MONDE. 191
— C'est que je suis fidèle et que rien! n'a manqué
celle fois.
— C'est bien.
— Comptez encore.
— Soit.
L’hypocrite impertinent se mit à genoux, fit passer
sous mes yeux avec rapidité les pièces de mon linge
dont la présence m'avait été dejà bien constaté, et,
arrivé au foulard enlevé le matin et que sa con-
science lui avait dit de me restituer, il s'arrêta alors
avec complaisance, en me faisant bien remarquer
qu'il n'avait pas disparu.
A Sparte, mon voleur eût recu les étrivières ; moi,
je me contentai de sourire en pitié, et je tirai de no-
tre double conduite cette vérité morale, de tous les
temps et de tous les pays, que la générosité est la plus
sûre des séductions.
Les femmes sont aussi grandes que les hommes,
et, vues par derrière à quatre pas de distance, elles
ne peuvent guère être distinguées des hommes, Ro-
bustes, infatigables, elles dédaignent les soins du
ménage, les travaux faciles, et elles se livrent avec
une folle ardeur au défrichement des terres, sous les
atteintes d’un soleil dévorant.
Il faut les voir, surtout quand la mer est houleuse
et déferle avec fureur sur la grève envahie, attendre
que le flot se dresse et ouvre ses flancs, s'y précipi-
ter joyeuses, et se montrer au large luttant contre
une nouvelle vague impuissante à les vaincre.
Priver une femme des Sandwich de se baigner au
moins deux fois par jour, c’est lui infliger une correc-
tion pour l’affranchissement de laquelle nul sacrifice
ne lui sera pénible.
N'est-ce pas pour voir et admirer tant de natures
diverses que j ai entrepris ce long et pénible voyage?
Les femmes sandwichiennes résidant à Guham ont
les dents d'une éclatante blancheur, ainsi que les
hommes, qui pourtant se sont tous privés volontai-
rement des deux incisives supérieures depuis la mort
de leur grand monarque Tamahamah. A leur arrivée
ici, les femmes avaient les cheveux très-courts, car
la perte de leur souverain bien-aimé les avait privées
aussi de leur plus belle parure, qui a repris aujour-
d'hui toute sa vigueur et son lustre. Les jeunes et
coquettes filles de Timor les regarderaient avec des
yeux pleins de convoitise.
Leur ardeur pour le libertinage est telle, qu'afin de
la satisfaire elles braveraient tout supplice, et ce
n’est pas ici, à coup sûr, qu'elles puiseront les prin-
cipes de cette morale qui fait de l'amour une religion
du cœur encore plus que des sens.
Les femmes tchamorres sont fort irritées contre les
Sandwichiennes ; elles en parlent avec colère, avec
mépris ; elles les traitent avec brutalité, leur impo-
sent les travaux les plus pénibles et les plus humi-
liants. Sont-elles donc si coupables, ces pauvres vic-
times, de tirer de tant de cruauté une vengeance selon
leurs goûts et leurs penchants dominateurs?
Peu de temps après l’arrivée de ces malheureux à
Gubham, un drame horrible épouvanta les habitants,
et on en parle encore en montrant du doigt aux étran-
gers et en tremblant le scélérat qui y figure d’une
manière si sanglante.
Parmi les femmes des Sandwich naufragées à Agui-
gan et transportées à Agagna, était une jeune fille re-
marquable par la douceur de ses manières, par sa
grâce et sa beauté. En l'absence du gouverneur, qui
était allé faire une tournée dans l'ile, son damné
domestique, cet Eustache que je vous ai désigné, jeta
un regard avide sur la pauvre esclave et s’en empara
192 SOUVENIRS D’UN AVEUGLE.
sans que pas un des officiers supérieurs de la colonie
osàt y trouver à redire, tant la faveur du maitre pro-
tégeait la bassesse du valet.
A son retour pourtant, M. Médinilla,entendant van-
ter les charmes de la jeune fille, désira qu'elle lui
fût présentée, et Eustache dut s’exécuter. Il condui-
sit done sa nouvelle conquête au palais, où elle recut
un accueil plein de bienveillance et où elle attendit
le retour d'Eustache, que M. Médinilla trouva moyen
d'envoyer à Humata pour je ne sais plus quels ordres
à donner. Toujours est-il que pendant cette absence,
qui se prolongea bien avant dans la nuit, la belle
Sandwichienne ne quitta point le palais, et que le
gouverneur lui fit cadeau d'un costume propre à voi-
ler des charmes qu'on devait mettre à l'abri des re-
gards indiscrets et des outrages de l'air.
Le lendemain de cette réception qui aurait singu-
lièrement flatté la vanité de l’eselave si elle avait su
ce que c’est que la vanité, Eustache ressaisit sa proie
qu'on recommanda à ses soins, et se retira dans sa
demeure, où la candide sauvage, croyant sans doute
lui faire plaisir, lui raconta avec les plus petits dé-
tails toutes les circonstances des distractions qu'on
lui avait galamment procurées. Eustache était vani-
niteux autant que jaloux et méchant, peut-être était-
il réellement jaloux et amoureux (les tigres le sont
bien) ; aussi son premier mouvement, après les con-
fidences au-devant desquelles il courait avec tant
d'irritation, fut de se servir d’un machète (couteau)
et de frapper. Mais le sang tache et le crime est
quelquefois prudent et réfléchi. Le matin on le vit
devant sa porte fort sérieusement occupé à polir et à
graisser une corde de cocotier, la nouer, la dénouer,
essayer de son moelleux, de son élasticité, la rouler
soigneusement, et l'emporter avec lui dans ses courses
de la journée. II était calme, froid ; il parlait en sou-
riant et marchait comme marche un honnête homme ;
il dina fort bien des restes de la table souveraine, il
soupa à merveille; mais le lendemain, à peine réveillé,
il se plaça sur le seuil de sa porte et à chaque pas-
sant 1l disait d'un ton dégagé : « Vous ne savez pas
le tour que vient de me jouer la petite Sandwichienne?
Pendant mon sommeil l'imbécile a accroché une
corde, que je ne savais pas là, à la charpente de mon
appartement, et elle s'est pendue sans seulement me
dire adieu, l'ingrate! »
Le gouverneur apprit à son tour le triste événement.
Il appela frère Cyriaco, ordonna un service funè-
bre, lit faire à ses frais une bière au cadavre et vou-
lut qu'il fût enterré en lieu saint, en face même de
l'église d’Agagna.
Quand au valet Eustache, il lui fut enjoint de par-
tir pour Rotta, d'où on le rappela un mois après pour
le rendre à ses fonctions.
La vue de cette Eustache me donnait la fièvre, et
quand j'entendais le gouverneur lui adresser la parole
avec bonté, je me disais qu'il fallait que M. Médinilla
ignoràt ce qui se répétait à voix basse de cet infâme
Espagnol, car, je vous l’assure, M. Médinilla était un
noble caractère, un homme de cœur et de loyauté,
en dépit de quelques faiblesses et de quelques ridi-
cules.
Si je vous ai longuement parlé aujourd’hui de ce
démon échappé de l'enfer dans un jour de rage de
Satan, c’est que j'ai eu l’infäme devant les yeux pen-
dant les danses que le gouverneur faisait exécuter à
notre profit à l'occasion de la fête. C'est que j'ai en-
tendu continuellement sa voix bruissant à mes
oreilles et donnant des ordres pour rendre plus amu-
sants les jeux et les cérémonies à l’aide desquels
M. Médinilla prétendait nous faire oublier l'Europe.
Nous retrouverons bientôt les Sandwichiens ; nous
aurons le loisir de les étudier chez eux, au milieu de
leurs bourgades, de leurs huttes, au sein de leurs
familles. Maintenant retournons à la fête si bien or-
donnée par M. Médinilla et qui est loin encore de se
terminer, quoique la moitié de la nuit ait passé sur
elle, car, j'avais oublié de vous le dire, tous ces en-
chantements avaient lieu à la clarté brumeuse d’un
grand luxe de torches projetant de tous côtés des
milliers d’ombres fantastiques.
Je ne sais où M. Médinilla s’est procuré les divers
costumes des personnages de ces derniers tableaux ;
peut-être sont-ils réellement historiques, peut-être
quelques caricaturistes de Manille ou de Lima au-
ront-ils voulu s'amuser aux dépens du lieutenant d’in-
fanterie, chef omnipotent des Mariannes ; peut-être
aussi a-t-il voulu lui-même mettre notre rétive crédu-
lité à l'épreuve.
Quoi qu'il en soit, les acteurs de ces nouveaux
jeux, appelés danses de Montézuma, étaient si drôla-
liquement costumés, si follement bariolés de rubans
et de plumes, que le principal de ces personnages,
figurant le grand Montézuma lui-même, me rappela
avec assez d'exactitude certain grotesque Orosmane
de Rio Janeiro, dont je vous ai parlé en temps et lieu.
Hélas! l'extravagance n'est-elle pas de tous les pays?
Mais que ces costumes aient été ou non apportés
du Pérou; qu'ils datent de la conquête de ce vaste em-
pire ou qu'on les ait fabriquès depuis et autre part,
toujours est-il qu'ils sont d’une magnificence extrême,
La soie en est d'un tissu admirable; les couleurs qui
les bariolent, sans trop de mauvais goût, sont parfai-
tement conservées, et les franges d’or qui bordent
les tuniques et les manteaux attestent la pureté du
métal et l'adresse exquise de l’ouvrier qui les a fa-
çconnées.
On nous assure que ces danses avaient lieu au Pé-
rou et dans les provinces de l’est de l'Amérique lors
de chaque cérémonie religieuse ou après une éclipse
de soleil.
Décrivons-les, mais passons sur plusieurs actes
insignifiants de cette sorte de drame, qui en eut dix
ou vingt.
D'abord les danseurs, au nombre de seize, placés
sur deux lignes parallèles, à cinq ou six pas de dis-
tance l'un de l’autre, entonnèrent un chant lent et
monotone; puis, avec une gravité imposante, ils mar-
chèrent ou plutôt glissèrent l'un vers l’autre en agi-
tant de la main droite, devant le visage, un éventail
en plumes de divers oiseaux et en faisant sonner de
la gauche de petites pierres enfermées dans un coco
vide. Arrivés sur la même ligne, les danseurs s’ar-
rêtèrent, chantèrent quelques paroles plus rapides,
et, tournant sur leurs talons, ils changèrent de place.
Ils allaient recommencer le même nianêge au son
d'une musique assez harmonieuse, composée d'une
petite flûte à deux becs, d’un tambour de basque et
de lattes frappées les unes contre les autres, quand
le héros figurant Montézuma s’avança à son tour,
promena son énorme et magnifique éventail, ainsi
que son sceptre à pomme d'or, sur la tête de ses su-
jets, et tous alors se séparèrent pour se préparer à de
nouveaux jeux.
Le deuxième acte fut plus curieux, et nos choré-
graphes, tout habiles qu'ils sont, ne trouveraient pas
à l’aide de cerceaux la moitié des mille figures variées
créées par les danseurs mariannais, qui, du reste,
avec une modestie incomprise chez nous, se disaient
serviles imilateurs. ‘
VOYAGE AUTOUR
Le monarque, assis sur son trône figuré par un
fauteuil délabré, se leva encore, passa au milieu d’une
figure tout à fait pittoresque, alla s'asseoir de nou-
veau et sépara les jouteurs.
Le troisième acte fut un combat à outrance : les
guerriers, armés de pied en cap, la lance d'une main
et le bouclier de l’autre, se portaient des coups qui
auraient pu être fort dangereux S'ils n'avaient été
parés avec une adresse merveilleuse. Après un:
lutte ardente de près d’une demi-heure, tantôt en
combats particuliers, tantôt en mêlée générale, Mon-
tézuma éleva sa voix formidable, dressa son sceptre,
les armes tombérent des mains et les guerriers s’em-
brassèrent avec amour. Vous voyez la morale de la
pièce.
J'allais oublier de vous dire que, pendant ces jeux
RS
ik
AN
Montézuma
de file part et court avec rapidité, le second suit,
puis un troisième, puis un quatrième. Le premier ré-
trograde et se croise avec les autres; le cinquième et
le sixième s’élancent à leur tour, et tous enfin entou-
rant le mât forment à l’aide de rubans des figures
extrèmement originales : c'est une espèce de kaléido-
DU MONDE. 195
tout graves et tout solennels, deux bambins, vétus
de haillons et le visage couvert d’un masque hideux,
sautillaient autour des principaux acteurs, faisaient
mille soubresauts, mille folles gambades, el pous-
saient à l'air des cris et des sifflets éclatants. C’étaient
les bouflons de la troupe. Quand les danses de Mon-
tézuma furent achevées, quand chacun des acteurs
eut baisé la main du monarque qui venait de rétablir
parmi eux la paix et l'harmonie, nous fûmes invités au
plus joli, au plus coquet divertissement qu'on puisse
imaginer. On l'appelle ici {a danse du bâton habille.
Cest un mât lisse, haut de vingt-cinq pieds, du
sommet duquel tombent et trainent sur le sol de
larges rubans de diverses couleurs. Les acteurs tour-
nent d'abord autour du mât sans toucher aux rubans,
puis chacun prend celui qui lui est présenté ; le chef
(Page 192.)
scope que nos théâtres de Paris feraient sagement de
montrer à la curiosité publique, ainsi que la danse
des bâtons des bons Carolins, si vive, si animée, si
pittoresque, et les jeux des cerceaux des danses de
Montézuma, dont le dessin seul peut donner une idée
à peu prés exacte.
XXXVI
ILES MARIANNES
Historiettes.
Hormis la paresse et le vol, qui en est une consé-
quence logique, les Mariannais n’ont pas de grands
défauts à se reprocher, car le libertinage n'en est pas
un à leurs yeux, puisque personne ne leur à dit ce
qu'il offrait de dégradant, et que ceux-là mêmes qui,
plus avancés, devraient le réprimer et le punir, sont
les premiers à le faire tourner au profit de leurs plai-
Sirs et de leur immoralité. Au surplus, comme les
visites des Européens dans cet archipel sont extré-
Livr. 95,
Maladies. — Détails. — Mœurs,
mement rares, les occasions de fallir offertes aux
Jeunes filles ne se présentent par conséquent qu'à de
longs intervalles, et il est vrai de dire qu'entre eux
les Tchamorres ne se piquent pas d'une exquise ga-
lanterie.
Ce que les Mariannais aiment beaucoup de la part
des étrangers, c’est de la bienveillance, de la bonho-
mie, de la cordialité. Entrez dans une maison en di-
sant : Ave, Maria; présentez la main au patron, don-
25
191 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
uez une tape aux marmots, embrassez la femme du
maitre du logis une fois (mais une fois seulement),
couvrez de baisers les filles, les cousines, les jeunes
visiteuses, tutoyez tout le monde, et vous êtes sûr
d'être traité en frère, en ami, en vainqueur. Ne vous
vénez pas; il y a là des galettes de sicas : mangez-en;
il y a là aussi un moelleux hamac : livrez-lui vos
membres fatigués ; une main de femme va vous ber-
cer avec une régularité à ne pas faire attendre long-
temps le sommeil; si vous voulez veiller, fumez un
excellent cigare qui vous est offert avec franchise, et
écoutez les cantiques latins, où plus souvent encore
les chants monotones de quelque vieille romance
psalmodiée d'une voix nasillarde, mais toujours amu-
sante par son étrangeté. Cela fait, votre devoir vous
impose une obligation ; la voici :
tègle générale, dès que vous avez reçu un cadeau,
vous êtes tenu d'user de réciprocité, si vous ne voulez
pas être traité de sauvage et de misérable. Dans ce
cas, soyez certain que votre lésinerie vous sera re-
prochée, d'abord avec ces détours, avec des circon-
locutions si fécondes, comme je vous l’ai dit, chez les
Tchamorres; puis viennent des refrains improvisés,
que l'on chante en vous priant de les bien écouter ; et
si vous persistez à faire la sourde oreille, on vous
attaque en face, et l’on vous apprend, puisque vous
semblez l'ignorer, que quiconque reçoit d’un pauvre
doit lui donner à son tour ; que puisque vous êtes
étranger et visiteur, par conséquent vous êtes riche ;
que si vous êtes riche, vous ne devez pas l'être pour
vous seul, et que puisque vous avez usé un cigare, Vous
pouvez oublier un mouchoir dans la maison, attendu
que toute jeune fille a besoin d'un mouchoir pour
aller à la messe.
Je vous donne cet avertissement afin que vous en
profitiez, vous qui, d'après mes récits, avez peut-être
déjà envie d'aller courir le monde. Pour une galette
ou un coco, offrez un mouchoir; pour un régime de
bananes, un mouchoir et un rosaire; pour une pas-
lèque ou un melon, une chemise, dix fois, vingt fois
lus que la valeur.de l’objet accepté; c'est la règle.
[n’y a que les jeunes filles qui s'offrent gratis et
sans r'ougir.
Les Mariannais n'ont rien d'européen.
Il est toutefois un moyen sûr de s'affranchir de
cette rude corvée imposée par tous les ménages d’A-
gagna; et il faut bien encore que je vous l'indique
afin que vous vous teniez.sur la défensive quand vous
serez arrivé fà-bas. En entrant dans une maison, lu-
Loyez père et mère, gratifiez d'un baiser la jeune fille,
causez, racontez, faites danser les marmots, mais
n'acceptez rien. Ne rien accepter, c'est déclarer que
l'on ne veut rien donner; vous êtes compris, vous
vous quittez bons amis et sans rancune de la part des
indigènes. Mais si, prévenant toute offre, vous distri-
buez galamment vos scapulaires, vos bagues, vos
hnages de saints et vos mouchoirs, restez convaincu
que la famille se mettra en quatre pour vous prouver
qu'elle est flattée de la noblesse de vos procédés;
vous êtes l'hôte chéri de la demeure, vous appartenez
à la famille, vous êtes autant que le frère, vous êtes
plus que lui si vous voulez.
0 Mariquitta ! je me souviens toujours de La douce
reconnaissance ! i
[nrarriva un jour un fait assez curieux pour tout
ubservateur, et qui semblerait prouver que cet usage
(le ne rien accepter gratis est peut-être un point capi-
tal de l'antique religion des Tehamorres. Il m'a paru
concluant.
Epuisé par une longue chasse, j'arrivai un soir fort
lard à Agagna, et je m'arrètai dans une assez Jolie
inaison, où j'avais aperçu la veille une jeune petite
fille de treize ou quatorze ans, proprette, vive, aga-
cante par la petitesse de ses pieds, la délicatesse de
ses mains, la grâce de son allure, et surtout par la
vivacité de son regard, qui allait jusqu'à l'imperti-
nence.
— Ave Maria, dis-je en entrant,
— Gralia plena, senor.
— Toute seule ici?
— Mon père est allé à la pèche.
— Me permets-tu de m'asseoir ?
-— Je vous permets de vous coucher dans mon ha-
mac, et, si vous le voulez, je vous bercerai.
— Tu as de trop jolies mains ; je craindrais de les
fatiguer.
— En aimeriez-vous mieux de plus laides et de plus
grosses ?
— Non, mais je tiens à rester près de toi sur cet
escabeau. Veux-tu que nous causions ?
— Je n'ai pas grand’chose à vous dire : je ne sais
rien. Si, pourtant ; je sais que vous connaissez Mari-
quitta, qui loge là-bas, près du palais.
— Qui La dit cela ?
—- Je le sais.
— Est-ce que tu en es fàchée ?
— Pourquoi done ?
— Elle est si jolie!
— Et si bonne!
— C'est vrai, tout le monde l'aime à Agagna.
— Elle est aussi bien heureuse, car elle a de beaux
mouchoirs, une belle camisole, des jupes superbes,
et un rosaire bénit par notre saint-père Le pape.
— Tu serais donc bien heureuse d’avoir aussi tout
cela ?
— Cerlainement. Moi je n’ai qu'une seule jupe, qui
se fait bien vieille, et je suis sans camisole; mon
corps est nu, et pas un rosaire bénit pour me réchauf-
fer pendant la nuit.
— Tu peux te procurer toutes ces belles et bonnes
choses.
— Comment ?
— Que ferais-tu pour les avoir ?
— Oh! tout ce qu'on voudrait, excepté le mal.
— Qu'entends-tu par le mal?
— Ne pas prendre d'eau bénite à l’église, ne pas
dire ma prière en me levant et en me couchant, et ne
pas aimer mon père et ma mère.
— C'est tout ? |
— Tout.
— Si je te demandais un baiser ?
— Je vous en donnerais cent.
— Petite, je veux te donner ce que tu désires sans
timposer aucune condition. Tiens, ajoutai-je en ou-
vrant mon havresac, voici quatre grands mouchoirs
unis ensemble qui te feront une jupe neuve; voici
encore une chemise que tu peux couper pour une
camisole; une image de la Vierge des Sept-Douleurs,
un rosaire et un scapulaire saint. Je te donne tout cela
avec plaisir. Es-tu contente ?
— Vousle voyez, je pleure de joie et de reconnais-
sance. Couchez ici.
— Ton père, en rentrant, pourrait te gronder,
— Il ne rentrera que demain. Et puis soyez sûr
qu'il ne me grondera pas. ;
Quelques jours après cette scène assez piquante
pour un Européen, je vis venir à moi sur la place du
palais la petite Tchamorre, les yeux gonflés et le sein
agité, portant dans un mouchoir les objets que je lui
avais donnés.
= a te
VOYAGE
— Tenez, señor, je vous rapporte vos présents, re- |
prenez-les ; je n'ai rien à vous offrir en échange.
— Mais je suis trop payé, mon enfant, par le baï-
ser, et la nuit que j'ai passée dans ton hamac. Garde
ces bagatelles, elles t'appartiennent; je ne veux pas
les reprendre. -
Et la jeune et jolie créature se pavana, le dimanche
suivant, à l'église et dans les rues. Ses compagnes la
félicitèrent ; Mariquitta seule la regardait avec dou-
leur, Le cœur devine tant de choses!
l’usage des échanges, tournant à l'avantage des
naturels, est ici général dans toutes les classes de la
societe; et, hormis le gouverneur, qui s’est toujours
montré noble et généreux, et don Louis de Torrès,
tous les Mariannais, y compris l'état-major de M. Mé-
dinilla, s’y montrent dévotement soumis. Vous voyez
que c’est là une plaie ; mais c'estune des moins dan-
gereuses de la colonie et dont il n'est pas impossible
de se garantir. |
On n'a vu à Agagna aucun exemple de petite vé-
role, et la vaccine y est inconnue. Nos docteurs ont
essayé de prévenir les cruels effets de cette ter-
rible maladie, mais leur vaccin était trop vieux. Ce-
pendant M. Médinilla, qui a assisté aux diverses opé-
rations, s’est promis d'en faire venir de Manille et de
mettre à profit nos conseils et la triste expérience
qu'il avait acquise aux Philippines. Au reste, l'espèce
d'hôpital où MM. Quoy et Gaimard avaient établi leur
domicile était chaque jour encombré d'un nombre
infini de visiteurs qui venaient, non pour se faire
traiter, mais pour se faire guérir, comme si la méde-
cine européenne avait sérieusement à remplir cette
tâche,
Nous avons vu de bons et braves Tchamorres venir
à notre hôpital pour supplier nos docteurs de rem-
placer une jambe absente par une autre jambe en
chair et en os; quelques-uns priaient pour qu’on les
guérit d'un amour malheureux ; une femme enceinte
demandait un moyen efficace pour accoucher d’un
garcon et non pas d'une fille; tandis qu’une seconde
voisine, stérile, sollicitait un remède certain pour
cesser de l'être. C’étaient des visites perpétuelles pen-
dant toute la journée; c'était un chaos d’instances
absurdes, de supplications ridicules, et pas un lé-
preux qui osät se présenter pour obtenir une espé-
rance. C’est que le malheur était là qui étouffait la
prière au fond de l'âme.
Un matin que, pour punir sa mule entêtée (car
celles d'Agagna n’ont pas changé de nature et gardent
les qualités qu’elles ont en Europe), un paysan venait
d’en tuer une d'un grand prix à coups de maillet assé-
nés sur la tête, le désolé Tchamorre vint supplier
M. Quoy de lui donner un remède pour guérir sa pau-
vre monture,
-— Qu’a-t-elle? demanda le docteur.
— Je n’en sais rien.
— D'où souffre-t-elle ?
— Elle ne souffre pas.
— Alors que voulez-vous?
— Que vous la guérissiez, elle est morte.
— Mais si elle est morte, il n’y a plus de remède
possible. °
— Essayez toujours.
— Allez-vous-en, et laissez-moi tranquille.
— Dieu vous punira, señor.
— J'en fais mon affaire.
— Et moi, je me vengerai.
— Oh! ceci c'est difiérent ; et comme je veux vivre
en paix avec tout le monde, sachez que mon métier
n'est pas de guérir les bêtes.
AUTOUR DU MONDE. 195
— Eh! qui diable guérissez-vous donc en France ?
répliqua le Tehamorre d’un ton désappointé en s’en
allant.
Cette naïveté, qu'il ne tint qu'à nous de prendre
pour une épigramme, nous divertit fort pendant quel-
ques heures.
Quant au mal affreux que les soldats de Colomb ont
apporté, dit-on, d'Amérique, et qui a fait tant de vic-
times en Europe, aù la science l’a si longtemps vai-
nement combattu, il est inconnu aux Mariannes, et,
quoiqu'il ait décimé, depuis peu d'années, les Phi-
lippines, Timor, les iles de la Sonde et presque toutes
les Moluques, nul symptôme ne s’en est encore fait
sentir ni à Guham ni à Rotta, où on le désigne ce-
pendant sous le nom de #al francais. J'ajoute, en
passant, que les bienheureux Carolins ont également
été épargnés par ce redoutable fléau, qui, une fois en
colère, se place à côté de la peste et de la lépre.
Uneobservation vraiment curieuse et remarquable,
c'est que nous voyions accourir à notre hôpital encore
moins de gens tourmentés par des maux physiques
que par des douleurs morales. Ainsi on venait de-
mander un remède contre la colère, une potion contre
l'amour, un calmant contre la soif des richesses ;
celui-ci voulait qu'on lui indiquät un moyen de dé-
couvrir un voleur dont il avait été victime; celui-là
l'art d'empêcher une jeune fille de dormir; un troi-
sième, quelques poudres à jeter sur sa femme, afin
de la rendre plus sage. En un mot, on faisait de nos
docteurs des sorciers, et non des médecins. Hélas!
on leur attribuait la puissance de Dieu. Pauvres Ma-
riannais ! que de ténèbres encore dans votre riche
archipel! Au surplus, ce n’est pas seulement la méde-
cine qui est inconnue aux Mariannais : les arts n'y
ont aucun culte; les sciences y seraient un luxe. Îl
est vrai de dire que le peuple est spirituel et intelli-
gent; mais son esprit est mal dirigé, et son intelli-
gence ne va pas au delà des recherches nécessaires
au bien-être de la vie. Si l’on est ignorant à Guham,
c'est qu'on n'a dit à personne qu'il y a profit à ap-
prendre. Les nouvelles maisons bâties à côté des an-
ciennes n'ont ni plus ni moins d'élégance que celles-
ci; les meubles ne diffèrent en rien de ceux que les
Espagnols y trouvèrent lors de la conquête; les in-
struments aratoires n’ont pas varié, et si l’intérieur de
l'ile est sans culture, c'est que le nécessaire est à la
porte de chaque maison, et que personne aux Ma-
riannes n'est commerçant, ni industriel, ni trafiquant,
que dans les fort rares occasions où un navire euro-
péen vient mouiller devant l'ile. Quand j'ai dit que
les habitants des Mariannes étaient sans passions, je
me suis trompé : il y en a une qui les possède, qui les
maitrise, qui fait leur vie, et qui cependant est, pour
ainsi dire, un contraste frappant avec cette existence
sans secousse qui les caractérise si bien : je veux par-
ler de la musique.
Le Mariannais est musicien plutôt par nature que
par instinct ; il chante en se levant, il.chante dans le
travail, il chante dans l’eau, et lorsque le sommeil
s'empare de lui, il chante encore. Son langage est
presque une musique; on pourrait noter ses in-
flexions ; et toutefois cette mélodie, qu'il a puisée
sans doute dans cet admirable concert que les eaux,
les bois, les montagnes, le ciel de son pays, font en-
tendre, est une mélodie läche, faible, monotone, as-
soupissante, sous laquelle on doit succomber, comme
au chant endolori d'une nourrice attentive. Vous en-
tendez bien par-ci, par-là, un boléro espagnol ou une
ségadilla castillane ; mais alors il y a exception :
c’est le sang qui bouillonne en dépit du far niente si
196 SOUVENIRS
caressant, et vous n’entendez de pareils airs que dans
la bouche des enfants qui n’ont pas encore eu le
temps d’être écrasés par le soleil tropical.
Si quelques danses ont lieu à Guham, ce n’est que
dans les grandes cérémonies ordonnées par le gou-
verneur, et jamais, même alors, ce ne sont les hommes
ou les femmes d’un âge mür qui s’y livrent ; mais les
enfants se vengent, pour ainsi dire, par la vivacité
de leurs jeux et de leurs gambades, de cette froide
contrainte imposée aux veterans du lieu.
Chaque soir, après le travail, vous voyez ces mar-
mots, garcons et filles, nus, excepté des reins, se
poser devant leur porte, d'abord dignes et graves,
ainsi que des marquis de la vieille roche, puis, pié-
tinants et pleins d’impatience, attendre la présence
de quelque personnage de distinction pour commen-
cer les exercices où s épuisent leurs forces.
Un chapeau est placé à terre, au milieu d'un cerele
de quatre où cinq pas de diamètre; un cerele plus
grand entoure le premier, et indique l'intervalle que
l'Ile de France! mais quelle différence pourtant de
l'une à l’autre ! Là-bas, une orgie; ici, une fête; là-
bas, de la boue, des hurlements; ici, des fleurs, des
soupirs, une harmonie suave à l'âme ! N'importe, les
deux chikas sont sœurs indubitablement,.
Après ces danses si Joyeuses, auxquelles nous
assistions tous les jours avec tant de plaisir, et dont
nous encouragions les acteurs par quelques bagatelles
propres à ranimer leur ardeur, le jeu favori de la co-
lonie est-le combat de coqs. Il a lieu tous les diman-
ches surtout, en face du palais du gouverneur, et
M. Médinilla lui-même n’était pas le moins ardent des
parieurs.
Pour cel exercice, on dresse le courageux volatile
d’une façon assez originale : attaché par la patte
droite à un pieu, on lui montre de loin la nourriture
dont il a besoin, et les efforts qu'il fait continuelle-
ment afin de l’atteindre donnent à cette patte une
force vraiment extraordinaire. Aussi, quand un coq
est sorti vainqueur de trop de combats, on n'accepte
de lutte avec lui qu'à condition qu’il ne sera armé du
ler aigu que de la patte gauche. La mort de l’un des
combattants, souvent mème la mort de tous les deux,
est le résultat inévitable de la querelle, que l'on en-
gage d'abord en tenant dans les bras les deux adver-
D'UN AVEUGLE.
doivent parcourir les exécutants, avec défense de s'en
éloigner. La jeune fille commence l'attaque par de
petites mines, de pelites grimaces qui disent que son
cœur bat plus vite que de coutume ; le galant la suit
du regard, et lui répond, par des mines analogues,
que son émotion est partagée. Là-dessus, la première
bondit de joie et sur place, tandis que l'amoureux
s'agite à droite et à gauche avant d'exécuter la course
rapide qui doit lui livrer sa conquête Il part enfin
avec des gestes de tendresse, des mouvements de
hanche et de corps tout à fait libres ; la coquette évite
| la recherche du galant : elle le tourmente, elle le
boude, elle lui sourit, elle se laisse légèrement tou-
cher de la main; près d’être soumise, elle reprend
son élan, s’esquive, implore, menace, gronde et par-
donne à la fois; vaincue enfin, elle tombe à genoux,
tremblante; frétille, se relève, se penche, tend les
bras, se laisse prendre un baiser sur les épaules, puis
sur ses joues rosées, puis sur ses yeux brillants. et
le drame est fini. Quelle analogie avec la chika de
Les préparatifs d'un combat de coqs. (Page 196.
| saires, et en leur faisant échanger trois ou quatre
coups de bec sur la tête.
On appelle ici ce combat jeu royal... Jeu royal!
Qu'est-ce à dire? Est-ce parce que le sang coule ?
Nobles tètes couronnées, comme on vous calomnie !
Guham a quarante lieues de tour ; le côté nord,
presque désert, est formé de calcaire madréporique,
et les falaises qui bordent la mer sont abruptes et
élevées. Au milieu de ce massif, dans un lieu nommé
Sainte-Rose, a pointé, depuis deux ans, un petit piton
volcanique dont les ravages se font déjà sentir dans
les environs. Des protubérances madréporiques en-
tourent presque toute l'ile, plutôt défendue par son
inutilité que par la nature et les citadelles élevées à
grands frais par les Espagnols. à |
Le côté sud de l'ile offre un spectacle bien singu-
lier: ce sont d’abord des cônes élevés avec des bou-
ches encore béantes d’où s'exhale parfois une odeur
sulfureuse et des jets de flamme colorée de bleu et de
rouge; ce sont aussi, sur le penchant de ces cônes
rapides, des basaltes, des couches bizarres de lave
vomies par les fréquentes éruptions, tellement et si
régulièrement superposées, qu'il est aisé de compter
par les profils les colères des feux souterrains.
Mais, dès que vous vous rapprochez du rivage, le
VOYAGE
sol perd de son äpreté, et se dessine en ondulations
déprogressives Jusque sur les flots, où elles s'étei-
gnent presque imperceptibles. Mon brave Petit, qui
apporte tout à la marine, et dont le langage pitto-
resque trouve si instinctivement le mot de la chose,
selon son expression favorite quand il veut faire le
savant, me dit:
— Savez-vous bien, monsieur Arago, que le raz-
de-marée a passé par ici ?
— Comment l’entends-tu ?
— C'est facile; voyez comme la terre clapote : il y
a de l’eau là-dessous. :
— Ce qe tu appelles de l’eau, c’est du feu.
— Qu'importe? si l'effet est le même. Je vous jure
qu'il y a sous nos pieds quelque chose qui bout, et
puis quand Ça aura bouilli, le couverele sautera, et
nous gigoterons comme de bons enfants.
s gig
— C'est possible.
AUTOUR
DU MONDE. 197
— Tenez, creusez avec votre sabre ; je suis sûr que
vous trouverez une source de feu.
Nous essayämes l'opération; mais la croûte était
trop dure : nous y épuisämes vainement nos forces.
Au surplus, ces flammes souterraines, ces secousses
violentes et si souvent répétées, ces fatigues perpé-
tuelles d'une terre en travail, n'ont pu encore étouf-
fer cette puissance de la végétation qui pare l'ile
d'un umense bouquet de verdure, et quelques par-
ties même de l'intérieur rappellent, sans trop de
désavantage, le chaos impénétrable des forêts bré-
siliennes.
Ici, seulement, point de reptiles qui bruissent et
sifflent sous Les arbustes et les feuilles mortes, point
de monstrueux lézards qui vous fatiguent de leurs
cris, point de rauquements lusubres des jaguars;
tout est calme à la surface de Guham, quand tout est
turbulence dans ses entrailles. On dirait que les fu-
Une distillerie aux Mariannes,
reurs intérieures ont pris à tâche de ne pas troubler
la quiétude des êtres vivants qui y respirent un air
pur et limpide. Peut-être, hélas! le jour de la des-
truction n'est-il pas éloigné, et les volcans se feront-
ils les terribles auxiliaires de la lèpre : à nous le sol,
à toi les hommes.
Les bois et les montagnes de Guham offrent au na-
turaliste des objets dignes de sa curiosité et de ses
réflexions. Une grande quantité d'oiseaux, riches de
mille couleurs, voltigent de branche en branche, et
ne cherchent que rarement à éviter l'atteinte des
chasseurs. Le plus joli, sans contredit, est la fourte-
terelle à. calotte purpurine, dont les couleurs sont
d'une douceur étonnante et la forme infiniment gra-
cieuse. Les martins-pécheurs viennent après; il v
en à de magnifiques ; mais les oiseaux de cette partie
du globe, brillants de plumage, ont un chant mono-
tone ou un cri fort désagréable.
La mer est plus riche encore que la terre; on y
trouve des poissons de toute espèce et bariolés de
mille couleurs. La collection de nos docteurs était
précieuse, et ils auraient apporté bien des espèces
inconnues en Europe, si le triste naufrage que nous
fimes aux Malouines ne les avait englouties. On fait
ici aux habitants de la mer une guerre opiniätre à
l'aide d’un petit poisson dont j'ai oublié le nom, et
qu'on garde dans un réservoir où il est nourri avec
le plus grand soin. Dès qu'il est jugé assez instruit
dans le mêtier qu'on lui apprend, on le lâche, et le
pêcheur, en frappant de grands coups sur son bateau,
le fait revenir avec tous les autres poissons, que son
élève a l'adresse d'attirer dans ses filets.
On comptetrente-cinq rivières dans toute l’île, dont
quelques-unes roulent des paillettes de fer et de
cuivre. Les principales sont Tarofofo, Ilig et Pago ;
elles se jettent toutes trois dans la mer, et la pre-
mière peut être remontée avec un petit navire à une
assez grande hauteur. Quoique le pays soit très-mon-
tagneux, elles coulent fort lentement, et celle d’Aga-
gna, par exemple, ne file pas un tiers de lieue par
heure. Elles sont médiocrement poissonneuses.
Le cocotier, que je ne crains pas d’appeler le sou-
198 SOUVENIRS
verain des arbres, quand je considère la richesse de
son feuillage, et que je nomme le plus précieux lors-
que je songe à son utilité, s’élance de terre par une
tige de deux pieds de diamètre, qui s'elève majes-
lueusement jusqu'à cent pieds de hauteur et promène
dans les airs sa chevelure verdoyante; ses feuilles,
formées d'une arête large et flexible que bordent de
longues folioles opposées, obéissent au vent le plus
léger, et, cadencées avec grâce, elles s’entrelacent
mollement, se déploient avec majesté et relombent
sans être affaissées. Plus l'arbre est jeune, plus elles
sont larges et vigoureuses ; plus il vieillit, plus elles
deviennent rares et faibles ; on dirait qu'elles font sa
vigueur, comme les cheveux de Samson faisaient sa
force. Dépouillée de cet ornement, sa tige grisàtre
semble succomber sous le poids énorme des fruits
qui la dominent et qui y sont attachés en grappes.
Ces fruits ne sont qu'une partie de sa richesse. Aussi
gros que nos melons, ils renferment dans leur double
enveloppe une eau plus limpide que celle qui tombe
des belles cascades des Pyrénées; elle est douce et
bienfaisante, mais l'excès en est nuisible, ainsi que
celui de la crème délicieuse qu’elle dépose sur les pa-
rois de la première coquille.
Pour arriver jusqu'au sommet de l'arbre, les noirs,
les sauvages, les habitants des Mariannes se servent
à peu près des mêmes moyens : ils font de petites en-
tailles à son trone, ou plus souvent encore, avec l’a-
rète même des feuilles qu'ils lient entre elles perpen-
diculairement au sol, ils dressent une sorte d'échelle
capable de supporter les plus lourds fardeaux. Du
reste, ce n’est que pour les enfants qu'on fait usage
de ces moyens, car, dès qu'ils ont acquis la force de
la jeunesse, les naturels escaladent les arbres les plus
roides avec une agilité merveilleuse, et j'en ai vu qui
se jouaient en riant des difficultés et qui les cher-
chaient pour nous montrer leur adresse,
Sans compter la nourriture agréable et naturelle
qu'on retire de ces fruits, jetez un coup d'œil sur
le tableau suivant, et jugez vous-même si eet arbre
n'est pas un bienfait pour tous les insulaires de la
D'UN AVEUGLE,
mer du Sud, et en particulier pour les habitants de
cet archipel isolé. -
Du fruit ou de la liqueur qui découle des branches
tronquées à dessein on obtient :
Des confitures excellentes,
De l’eau-de-vie délicieuse,
Du vinaigre,
Du miel,
De l'huile.
De l'enveloppe :
Des vases,
De petits meubles.
De la tige et des feuilles :
Des cordages très-forts,
Des habillements,
Du fil,
Des toitures.
Ajoutez encore à ce tableau incomplet une foule de
petits ouvrages charmants, tels que paniers, nattes,
haies solides, cloisons impénétrables, et vous juge-
rez quel prix on doit attacher iei à la possession du
cocotier : aussi Jui seul est-il la plus grande richese
du pays.
Si je n'étais sérieusement occupé de botanique, je
vous parlerais de cet arbre du voyayeur (urania spe-
ciosa), dont le nom indique un bienfait; de ce rima
ou arbre à pain (artocarpus incisa), presque aussi né-
cessaire que le cocotier, mais beaucoup moins ré-
pandu ; de ce latanier, qui ressemble si bien à un vase
élégant d'où s'échappent, comme des rayons, des
feuilles d'un vert magnifique ; de l’arequier (areca ole-
racea), du vacoi (pandanus), et de cet ènorme mul-
tipliant (ficus religiosa), qui à lui seul forme une fo-
rêt. Mais mon livre est un itinéraire; la route est
longue encore, et Je ne veux point arrêter mes lec-
teurs à chaque pas. Ne voyez-vous pas que c’est une
défaite plutôt qu'une excuse?
XXX VII
ILES MARIANNES
Histoire générale, — Résumé.
I n'y a pas d'extravagances et de softises que
n'aient écrites les historiens espagnols qui, les pre-
miers, ont fait connaitre à l'Europe les Mariannes et
leurs habitants; ils ont prétendu que ceux-ci ne
marchaient qu'à reculons, que la plupart se tenaient
courbés comme des quadrupèdes, sans que pour-
tant les bras touchassent à terre, et ils ont ajouté
que le feu était resté pendant des siècles ignoré de
tout l'archipel.
La nature et la structure de l'homme donnent un
démenti aux premières assertions ; et, quant à la der-
nière, les orages qui pèsent en certaines saisons sur
les climats équatoriaux, et plus encore les volcans
dont presque toutes les iles Mariannes sont couron-
nées, disent ce qu'elle a d’absurde et de fabuleux.
Mais ce qui parait avéré, ce qui semble victorieuse-
ment démontré, quoique les historiens de la conquète
l'aient dit avant nous, c’est que les femmes d'alors
avaient dans toutesles occasions la prééminence sur les
hommes, qu'elles présidaient à toutes les délibérations
publiques, et que le code de tous avait été créé par
elles seules.
La domination espagnole, en écrasant de tout son
despotisme cet archipel si brillant et si varié, n'a pas
eu la force de renverser cet usage tout rationnel
(d'après moi), incrusté, pour ainsi dire, dans les
mœurs primitives.
La femme, même actuellement, ne prend jamais le
nom du mari; on la sert la première à table, non par
galanterie, mais par devoir, par déférence, par res-
pee ; c’est à elle que l’on offre, au lever, le premier
cigare qui se fume dans la maison, et qui mange la
première galette sortant de l’ardoise sur laquelle elle
a été dorée. 0 mesdames de Paris! vite, vite, créez à
votre profit un code mariannais, nous voilà prêts à le
ratifier, nous voilà disposés à subir le joug.
A Guham et à Rotta les discussions d'homme à
homme sont toujours tranchées par les femmes;
celles entre femmes ne le sont jamais par les
hommes.
A la mort d'un homme, le deuil est de deux mois;
à la mort d'une femme, il est de six; la perte est
trois fois plus grande. Les dames ont aussi leur ga-
lanterie, Nous sommes ici vaineus par les signes
VOYAGE AUTOUR
extérieurs, mais le cœur nous absout où plutôt nous
relève.
Lorsqu'une femme prend un mari dont la fortune
est moindre que la sienne, c’est celui-ci qui, dans le
ménage, est tenu de travailler pour la femme et d’ac-
cepter les corvées les plus pénibles.
Lorsque la dot des deux époux est à peu près
égale, où même lorsque la femme ne possède rien,
les travaux sont partagés ; seulement, les deux parts
une fois arrêtées, la femme choisit d'abord sans que
le mari puisse se plaindre.
Si le frère ou le père d'une jeune fille sauve d’un
danger imminent un individu quelconque dont la
fortune est considérable, celui ci, s’il ne déplait pas,
est tenu d’épouser la sœur ou la fille de son libéra-
teur. A la vérité, en s’étayant du code espagnol, mis
en vigueur depuis la conquête de l'archipel, on peut
s'affranchir de ce tribut forcé; mais telle est la fer-
veur des naturels pour leurs antiques coutumes, qu'il
n'y a pas d'exemple à Guham d’une opposition sé-
rieuse formé par celui qui a reçu le bienfait. Dans ce
cas même de mariage, l'époux n’a pas le droit d’exi-
ger une dot de sa femme.
Les parents et les amis se donnent rendez-vous au
chevet d’un mort, et, après quelques rapides prières,
on cherche à oublier le malheur dans les libations
copieuses d'une liqueur enivrante nommé touba, qui
ne tarde pas à assimiler les vivants au défunt. Une
orgie pour calmer une douleur !
Les détails se pressent en foule dans ma mémoire,
el si je ne les transcris point tous ici, c’est que d’au-
tres archipels ont droit à l’'empressement du visiteur.
Toutefois, avant de dire un dernier adieu aux Ma-
riañnes, 1l ne sera peut-être pas inutile de rappeler
en peu de mots l’histoire de leur découverte et de
leur conquête sur les Tchamorres.
Une des époques les plus fécondes en grands cou-
rages est sans contredit celle qui suivit de près l’heu-
reuse entreprise de Colomb. À son école se formèrent
une foule de nobles aventuriers, insatiables de périls
et de gloire, avides de merveilleux, qui de tous les
points de l'Europe s’élançaient pour parcourir et étu-
dier le monde agrandi, et nous nous hâtons de dire
que le Portugal surtout inscrivit des noms illustres
dans les plus belles pages de l’histoire des nations.
Chassé, pour ainsi dire, de Lisbonne, sa patrie, où
l'on n'avait pas voulu accepter ses services, Magellan,
à l'exemple de Colomb, alla offrir le secours de son
expérience à l'Espagne, qui lui confia un beau navire
pour tenter des découvertes vers l’ouest, puisque le
cap de Bonne-Espérance avait été doublé et que cha-
que jour les vaisseaux explorateurs arrivaient en
Europe, après avoir enrichi la science nautique de
quelque petiteile, de quelque rocher ou d’une grande
terre.
Magellan traversa l'Atlantique, longea la côte orien-
lale du Brésil, le Paraguay et la terre des Patagons;
il aurait peut-être doublé le cap Horn, lorsqu'une
tempète horrible le jeta dans le fameux détroit qui
porte son nom. J'ai déjà dit sa joie à l'aspect du vaste
Océan Pacifique qui déployait devant lui sa majesté
imposante et la masse effrayante de ses vagues se
brisant sur les côtes occidentales du nouveau monde.
Hardi comme tous les capitaines de ces temps de
merveilles, mais plus patient que la plupart d'entre
eux, le Portugais s’élança audacieusement vers
l'ouest, découvrit les Mariannes, qu'il appela iles des
Larrons (Ladrones), et toucha aux Philippines, où il
périt victime de son courage.
ILest à remarquer que partout où est établi le tri-
DU MONDE. 199
bunal de linquisition, l'esprit des découvertes se
trouve arrêté, et par suite le progrès des arts et des
sciences; partout aussi où les Espagnols et les Portu-
gais ont assis leur pouvoir, les persécutions ont fait
des esclaves et non pas un allié. Toute conquête du
Portugal ou de l'Espagne a d’abord èté tentée par le
Christ ; le glaive n'a été que son auxiliaire. Quant à la
persuasion, c'est là une arme dont ces deux nations
n'ont jamais voulu faire usage, et vous comprenez
pourquoi les progrès ont été lents et pénibles, car les
sublimités de notre religion mal expliquée ne trou-
vaient que des incrédules, et les bras se mettent
d'accord avec l'intelligence pour toute rébellion.
Les Carolines et les Mariannes avaient été décou-
vertes; ces iles si fertiles étaient peuplées d'hommes
assez industrieux, dont le caractère avait paru bon et
confiant. Manille commençait à devenir une colonie
florissante, et c'est de là que partirent les navires
qui résolurent la conquète de cet archipel. Joseph
de Quiroga fut le premier des Espagnols qui chercha
à les soumettre. Il était vif, bouillant, impétueux ;
il ne connaissait aucun de ces sentiments de généro-
sité qui, plus que les armes, gagnent les esprits et
soumettent les cœurs. Aussi dur envers lui-même
qu'avec ses soldats, il s'exposait aux mèmes dangers,
bravait les mèmes souffrances; il punissait par sa dé-
faveur une action timide, et réprimait les murmures
par de cruels châtiments. Plusieurs fois il eut à apai-
ser des révoltes, et partout sa présence d'esprit el
son impétueux courage lui valurent de grands suc-
cès. La résistance des naturels était un outrage pour
son âme altière ; le carnage qu'il en faisait lui ouvrit
toutes les routes, et, ne pouvant supporter le joug
qu'on voulait lui imposer, le peuple vaincu, mais
non soumis, se retira sur un rocher désert, Aguignan,
où il crut se soustraire à la persécution et à Ja {yran-
nie. On le poursuivit bientôt dans ce dernier asile, et
ceux qui échappérent aux massacres furent conduits
à Guham et traités en esclaves.
Au milieu de ces scènes de ravage et de désolation,
il est doux d'arrêter ses regards sur un spectacle qui
en diminue l'horreur. La religion, armée du glaive,
a souvent fait des prosélytes; mais la force une fois
anéantie, on ne tenait plus à un culte imposé par la
violence irritée et adopté par la faiblesse sans dé-
fense. Le nom du père San Victorès doit être aussi
cher aux habitants de cet archipel que l’a été celui
de Las Casas parmi les hordes des sauvages de l'Amé-
rique. Lui seul osait mettre un frein aux cruautés de
Quiroga, et tel était l'esprit des conquérants du quin-
zième siècle, que ce qu'ils auraient regardé comme
témérité impardonnable dans un soldat, ils crai-
gnaient de le réprimer dans un mimstre de notre
religion.
Au moment méme où la torche de la discorde bril-
lait d’une clarté funeste dans toutes les parties de
Guham. le père San Victorès, hardi comme tous les
martyrs dela foi, parcourait les campagnes sous la
seule sauvegarde de l'étendard du Christ, et avec
des paroles de paix et de douceur, il gagnait les
cœurs des habitants et diminuait ainsi leur haine
pour le nom espagnol. C'était du sein des retraites
encore non violées qu'il lancçait des ordres sévères
respectés par le fougueux Quiroga. Mais, hélas! le
zèle du pieux missionnaire ne tint pas longtemps
contre l'ignorance des naturels et la barbarie des
vainqueurs.
Un de ces hommes extraordinaires que chaque terre
produit pour guider les autres, intrépide par imstinet,
féroce par calcul, et aussi étranger aux malheurs
200 SOUVENIRS
passés qu'insensible à ceux à venir, un de ces hommes,
en un mot, dont l'existence ne va jamais au delà du
présent, avait opposé, aux Mariannes, quelque résis-
tance aux armes espagnoles, et confiné dans l'inté-
rieur de l'ile avec un nombre assez considérable de
partisans, il murmurait contre les éloges que des fu-
gitifs donnaient à San Victorès, et ne voyait qu'une
perfidie de plus dans la conduite et les prédications
pieuses du héros catholique. Cet homme dangereux
se nommait Matapang : je vous en ai déjà parlé à l’oc-
casion d'un prétendu miracle dont j ai déjà certifié
l'authenticité. Il avait confié ses deux enfants à son
épouse, et celle-ci, touchée des vertus et de la modé-
ration de San Victorès, les lui avait donnés pour en
faire des chrétiens. Il n’en fallut pas davantage à Ma-
lapang pour exécuter l’atroce projet qu'il méditait
depuis longtemps. Chez les hommes aussi peu
maitres de leurs premiers mouvements, l'intérèt per-
sonnel l'emporte toujours sur le bien général. Ma-
tapang rassembla ses camarades, leur parla avec le
feu d’une indignation véhémente, réveilla dans leur
àme le sentiment de la vengeance, et leur fit adroite-
ment comprendre que de la mort seule du père San
Victorès dépendaient désormais le salut du pays et
la fuite des Espagnols. Son discours ranima le cou-
rage des plus timides; chacun résolut de tendre un
piège au zélé missionnaire et de le faire périr dans
une de ces courses chrétiennes qu'il répétait peut-
ètre avec un peu trop d'imprudence.
L'occasion ne manqua pas de se présenter. Mala-
pang sut l’attirer dans la retraite qu'il s'était choisie;
il le remercia d’abord des soins qu'il avait donnés à
ses enfants, et le supplia de vouloir bien les conserver
pour tout ce qui lui était cher; mais, afin de mettre
sa charité à l'épreuve, il le pria de donner le baptème
à une chèvre qu'il affectionnait beaucoup. On juge de
la réponse du ministre de Dieu, et comme il s’obstina
à refuser ce qu'on exigeait, Matapang, aidé de deux
de ses partisans, se précipita sur lui et le terrassa
avec une espèce de hache de bois, qui était, avec la
fronde, la seule arme des premiers habitants des Ma-
riannes.
On ne sait point si Quiroga fut fâché de ce crime,
mais il est certain que la vengeance devint le pré-
texte, sinon le motif, des horreurs commises par ses
soldats. L’imagination se révolte au souvenir de tant
de scènes de carnage ; il suffit, pour en donner une
idée, de dire qu'aux premiers essais des armes espa-
gnoles, les Mariannes comptaient plus de quarante
mille habitants, et qu'après deux ans on n'en {trouva
que cinq mille.
C’est de cette époque que date le premier établisse-
ment. On soumit les naturels à des lois très-dures,
auxquelles ils n'avaient pas le pouvoir d’échapper.
Ils pliérent sous le despotisme de leurs oppresseurs,
et cette haine, qui naît du sentiment de la faiblesse
contre la tyrannie, est restée vivace en dépit des
années et des nouvelles lois moins dures et moins
cruelles.
Magellan, je vous l'ai déjà dit, donna aux iles Ma-
riannes le nom de Ladrones, parce qu'il y fut vic-
time de sa bonne foi, et il n’y aurait pas d’injustice
à leur conserver de nos jours cette triste dénomina-
tion, tant les habitants affectionnent la douce habitude
de s'approprier le bien d'autrui.
Sitôt que le pouvoir des Espagnols y fut établi sur
des bases, il est vrai, assez chancelantes, le premier
soin des vainqueurs dut être d'y maintenir leur esprit
et de faire sentir leur supériorité, Quiroga était de
retour à Manille ; le père San Victorès avait péri vic-
D'UN AVEUGLE.
time de son courage apostolique, et celui qui avait
succédé au chef de l'expédition ne s’occupait que
des recherches qui pouvaient donner à sa patrie une
haute idée du pays qui lui était soumis, et des soins,
moins généreux, d'agrandir promptement sa fortune,
Il avait expédié des demandes au gouverneur général
des Philippines, car il craignait que Quiroga n’eût
fait voile pour l'Espagne ; mais le hasard le servit
plus promptement qu'il n'avait osé l'espérer. Les Ca-
rolines atliraient les regards de la cour de Madrid, en
même temps que celle-ci s'occupait de la conquête
des Mariannes. Neuf petits navires, partis de Luçon,
y transportaient plusieurs missionnaires que leur
zèle pour la religion éloignait d’un séjour de tran-
quillité et d’aisance. Les vents leur furent d'abord
contraires, et un orage épouvantable les ayant éloi-
gnés de leur route, huit de ces navires vinrent périr
sur la côte de Guham, tandis que le neuvième fut
assez heureux pour entrer dans une anse où il se mit
à l'abri de la tempête. Le seul moine qui se sauva
resta quelques années aux Mariannes, et y prècha
avec tout le zèle et le succès de San Victorès, mais
avec plus de bonheur. Une chose remarquable, c’est
qu'on vit bientôt les plus considérés des anciens ha-
bitants protéger avec opiniatreté la religion de leurs
oppresseurs, et prétendre interdire au bas peuple le
droit, qu'ils voulaient avoir seuls, de jouir des biens à
venir qu'on promeltait.
Les détails des antiques usages des Mariannais étant
consignés dans un ouvrage publié à Manille, en 1790,
par le père Jean de la Conception, récollet déchaussé,
Je l'ai parcouru, et je me suis convaincu que cette
compilation énorme avait été"écrite par l'ignorance
et la erédulité. Les récits des miracles qui ont eu
lieu aux seules iles Mariannes occupent cinq ou six
volumes, et il serait absurde d'ajouter foi à une foule
d'historiettes ridicules de sorciers et de saints qui se
seraient mèlès de la conquête de cet archipel.
Je traduis une page.
« Sitôt que Quiroga fut arrivé aux Mariannes et
€ qu'il eut annoncé aux habitants la nouvelle religion
« qu'il venait leur apporter, la mer se retira, comme
« pour le prévenir qu'il ne devait retourner dans son
{ pays qu'après avoir heureusement terminé son en-
« treprise. Le lendemain de son débarquement, la
« terre fut agitée avec un bruit épouvantable, et Qui-
« roga y vit le présage des peines et des soins que
«lui donnerait la conquête de Guham. Le troisième
« jour, le soleil le plus pur anima la nature, et les
« Espagnols eurent la certitude du succès. Le qua-
« trième, un vent impétueux les prévint de la résis-
« tance de Matapang; et le cinquième, des arbres
«ayant été déracinés par cet ouragan, on n'eut au-
« cun doute de la mort de San Victorès et des mas-
«sacres affreux dont la colonie serait le théâtre.
« Tout arriva comme la nature l'avait prédit : San
« Victorès fut victime de la fureur de Matapang. Qui-
«roga, dans sa juste vengeance, extermina une
« grande partie des naturels, et l’étendard de la
«croix ne brilla que pour un petit nombre de
« justes. »
Et d'un.
« À peine le père San Victorès fut-il tombé, frappé
« d’un coup mortel de Matapang, que son âme, fran-
« chissant les distances et portée sur l'aile des vents,
«arriva au milieu de sa patrie et y annonça ce mal-
« heur. Les églises de toute l'Espagne furent tendues
« de noir; les cloches sonnèrent d’elles-mèmes; la
« cour prit le deuil : ce fut une calamité générale.
« Huit à dix mois après, Guham fut agitée par deux
VOYAGE
« ou trois tremblements de terre, et la cause n’en de-
« meura pas Inconnue. Le crime de Matapang devait
« ètre explé. »
Et de deux.
«Dans une de ses courses à Tinian, le père San
« Victorès venait enfin de ranger sous l'étendard de
«la foi le plus opiniâtre incrédule des naturels,
« qu'il avait attaque vainement à différentes reprises,
« lorsque celui-ci, réfléchissant, en se dirigeant vers
«sa maison de campagne, sur l’action qu'il venait de
« commettre, vit venir à lui six femmes très-bien
«mises qui mangeaient du feu; une seule était ha-
« billée en noir ; les autres étaient bariolées de mille
« couleurs. Il les salua en espagnol ; maïs ces femmes
« aériennes lui répondirent en indien, et le mena-
« cèrent de grands malheurs, s'il refusait de se sou-
« mettre aux nouvelles lois qu'on venait lui imposer.
« L'incrédule converti promit d'obéir, et, en publiant
« la vision qu'il avait eue, il seconda.infiniment le zèle
« de San Victorès. »
Et de trois.
Je ne finirais pas de longtemps si je devais rappor-
ter ici seulement la dixième partie des contes ridicules
dont cette prétendue histoire est composée; mais une
AUTOUR DU MONDE.
201
chose qui m'a beaucoup surpris, c'est qu'au milieu
de fatras des quatorze volumes qui la contiennent, il
y a plusieurs pages consacrées aux Carolines : elles
A très-curieuses, plus correctement écrites que
les autres et surtout mieux raisonnées : on ne dirait
pas que la même main à tenu la même plume, ni que
le même esprit les a dictées. Pas un seul récit de mi-
racle : tout y est ue dans l'ordre; et, pour faire
marcher son livre, l'auteur n'a pas eu besoin de re-
courir aux prodiges.
J'ai étudié les Mariannes dans leurs plus petits dé-
tails; J'ai vu la civilisation bâtarde en lutte perma-
nente avec les mœurs primitives de cet archipel.
Quel sera le vainqueur? Dieu le sait et non les
hommes; carils ne veulent pas voir dans l'avenir,
qui peut parfois se traduire par le présent. ei le pré-
sent est sans espérance, et il ne serait point téméraire
d'avancer que ce groupe d’iles si riantes, si régulière-
ment échelonnées du nord au sud, redeviendra ee
qu'il était avant la conquête.
Plus de trois siècles ont pourtant passé sur cet ar-
chipel depuis que l'Espagne y a planté son pavillon.
Il ya des fruits qui tombent et meurent avant
d'avoir attemt leur maturité.
XXXVIII
MADAME
FREYCINET
. C'est aujourd’hui mon anniversaire, (Page 202.)
On lisait un jour dans tous les journaux de la ca-
pitale :
La Patient l'Uranie, commandée par M. Frey-
cinet, a quitté la rade de Toulon et a mis à la voile
pour un grand voyage scientifique qu'elle va entre-
prendre autour du monde. L état- major et l'équipage
sont animés du meilleur esprit, et la France attend
un heureux résultat de cette campagne, qui doit durer
trois ou quatre ans au moins. )»
Puis on ajoutait :
«Un incident assez singulier a signalé le premier
jour de cette navigation. Au moment d'une forte
bourrasque qui a accueilli la corvette au large du cap
Live, 26
Sépet, on a vu sur le pont une toute petite personne,
tremblotante, assise sur le bane de quart, cachant sa
figure dans ses deux mains et attendant qu'on voulût
bien la reconnaitre et l'abriter, car la pluie tombait
par torrents et leventsoufflait par rafales. Cette jeune
et jolie personne, c'était madame Freycinet, qui, sous
des habits de matelot, s'était furtivement glissée à
bord, de sorte que, bon grè mal gré, le commandant
de l'expédition se vit forcé d'accueillir et de loger
l'intrépide voyageuse, dont la tendresse ne voulait
point que son mari courûtseul les dangers d’une pé-
nible navigation. »
La veille on avait lu aussi :
20
202
« La corvette l'Uranie, qui allait partir pour un
voyage de cireumnavigation, à été incendiée dans l'ar-
senal de Toulon; heureusement, personne n'a péri
dans le désastre.»
On lutencore :
« Le lieutenant de vaisseau Leblanc, désigné pour
faire partie de l'état-major de l'Uranie, à été forcé,
pour cause de maladie, de demander son débarque-
ment,»
Ainsi se font les journaux, ainsi se remplissent leurs
colonnes.
Eh bien! rien de toût cela n’était vrai, ou du moins
il y avait là, côte à côte, la vérité et le mensonge.
L'Uranie avait mis à la voile ; un violent orage avait
salué sa sortie de la rade de Toulon; madame Frey-
cinet, fort bien abritée sous la dunette, était à bord,
du consentement de son mari; presque tout le monde
le savait; une belle frégate, incendiée, dit-on, par la
malveillance, avait été sabordée et coulée bas dans
un des bassins de l'arsenal ; et une maladie ne fut pas
le motif pour lequel le lieutenant de vaisseau Leblane,
l’un des plus braves, des plus habiles et des plus in-
struits des officiers de la marine française, n'entreprit
pas la campagne avec nous, qui nous étions fait une
douce habitude de le voir et de l'aimer.
Dès que le premier grain qui pesa sur le navire
eut passé, l'état-major fut mandé chez le comman-
dant, et là nous fut présentée notre compagne de
voyage.
Une femme, une seule et jolie femme au milieu de
lant d'hommes aux sentiments souvent excentriques,
une constitution faible et débile parmi ces charpentes
de fer qui avaient à soutemr tant de luttes contre
les éléments déchainés, l’étrangeté même de ces con-
trastes, un organe doux et timide, vibrant comme
une corde de harpe, étouffé sous ces voix rauques et
bruyantes qu'il faut bienentendre en dépit de la lame
qui se brise et des cordages qui sifflent, une silhouette
suave et onduleuse s’accrochant à toutes les manœu-
vres pour combattre les mouvements assez réguliers
du roulis et les soubresauts plus saccadés du tangage,
tout cela faisait péniblement réfléchir quiconque osait
reposer sa pensée sur une situation peu ordinaire ; et
puis des yeuxinquiets, regardant avec prière lenuage
noir à l'horizon, en opposition avec ces prunelles
menaçantes qui disent à la tempête qu'elle peut lan-
cer ses fureurs ; et puis encore la possibilité d'un
naufrage sur une terre sauvage et déserte; la mort
du capitaine, exposé ici autant que les matelots, et
plus exposé peut-être; une révolte, un combat, des
corsaires, des pirates, des anthropophages, que
sais-je ? tous les incidents, escorte inséparable des
navigations à travers toutes les régions du globe :
n'y avait-il pas là cent motifs d'admiration pour une
jeune femme qui, par tendresse, acceptait tant de
chances horribles ? Pourtant il en fut ainsi.
Notre première visite au gouverneur de Gibraltar
eut quelque chose de gêné, de timide; le comman-
dant présenta sa femme à milord Don, et comme ma-
dame Freycinet avait encore son costume masculin,
son excellence sembla piquée de cette espèce de mas-
carade fort peu en usage sur les navires anglais :
c'est là du moins, d’après un des officiers de Ja gar-
nison, le prétexte, sinon le motif, du froid accueil qui
nous fut fait.
. Quoi qu'il en soit, à partir de là, madame Frev-
cinet reprit ses vêtements de femme, et sa naïve et
décente coquetterie y gagna beaucoup. Ses prome-
nades sur le pont étaient fort rares, mais quand elle
s’y montrait, l'état-major, plein d’égards, abandon-
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
nait le côté du vent et lui laissait le champ libre,
tandis qu'en delà du grand mât, les chansons peu
catholiques faisaient halte à la gorge, et les énergi-
ques jurons de quinze à dix-huit syllabes, qui amu-
sent les diables dansleur éternelle marmite, expiraient
sur les lèvres des plus intrépides gabiers. Madame
Freycinet souriait alors, sous sa fraiche cornette, de
cetteretenue de rigueur imposée à tant de langues de
feu, et il arrivait souvent que ce même sourire qui
voulait dire merci, différemment interprété sur le
gaillard d'avant, donnait l'essor à une nouvelle irri-
tation joyeuse, de facon que la parole sacramentelle
et démoniale vibrait à l'air et arrivait sonore et cor-
rosive jusqu'à la dunelte ; une bouche toute gracieu-
sement boudeuse pressait alors ses deux lèvres fines
l'une contre l'autre; deux yeux distraits et troublés
regardaient couler le flot qu'ils ne voyaient pas, ou
étudiaient le passage des mollusques absents, et
l'oreille qui avait fort bien entendu feignait d'écouter
le bruissement muet du sillage. Vous comprenezl'em-
barras de tout le monde : 1l était comique et drama-
tique à la fois. Le capitaine n'avait pas le droit de se
ficher ; nous, de l'état-major, nous étions trop sérieu-
sement occupés de nos graves travaux de la journée
pour rien observer de ce qui se passait à nos côtés;
les matelots les plus goguenards se parlaient assez à
voix basse pour faire entendre leurs quolibets de la
poulaine au couronnement; les maitres cherchaient
par leur gestes, moins puissants que leurs sifflets, à
imposer silence aux bavards oraleurs; et madame
Freyeinet rentrait dans son appartement sans avoir
rien compris aux #4anœuvres du bord, se promettant
bien de venir le moins souvent possible jouir comme
nous du beau spectacle de l'Océan, dont nulle belle
âme ne peut se lasser.
Ce n’est pas tout, Dans un équipage de plus de
cent matelots, tous les caractères se dessinent avee
leurs couleurs tranchées, avec leurs âpres aspérités.
Là, rien n’est hypocrite ; défauts, heureuses qualités
el vices s'échappent par les pores, et l’homme est sur
un navire ce qu'il n’est pas autre part. Le moyen, je
vous le demande, de se travestir en présence de ceux
qu'on ne quitte jamais?.…. La tâche serait trop lourde,
. il y aprofit à s’en affranchir, il y aurait honte et bas-
sesse à le tenter.
Parmi les marins que voilà, vivantsi pauvrement,
si douloureusement, vous en comptez un bon nombre
qui n’accepteraient un service de vous qu'à charge de
revanche, à titre de prèt. La plupart refuseraient tout
avec rudesse, mais sans hauteur, et quelques-uns,
sans honte comme sans humilité, disposés à vous
donner leur vie à la première occasion, iront à vous,
le front haut, la parole claire et brève, et vous diront :
«J'ai soif, un verre de vin si ça vous va. » Vous con-
naissez Petit, taillé comme le portrait que j'esquisse ;
eh bien, ce brave garcon n'était pourtant, sous ce
rapport, que le numéro deux de ! Uranie : Rio était
le numéro un. Done, ce Rio, sur qui j'aurais tant de
choses à vous dire et dont je ne veux pas réveiller
la cendre, regardait comme un jour de fête la présence
de madame Freyeinet sur le pont, et dès que l'élé-
gante capote de satin blanc se dessinait sur le vert
tendre des parois de la dunette, Rio se présentait, et
disait en tirant de l'index et du pouce une mèche de
ses rares Cheveux :
— Vous êtes bien belle, madame! belle comme
une dorade qui frétille; mais ça ne suflit pas : quand
on est aussi belle, il faut être bonne, et ca ne dépend
que de vous. Cest aujourd'hui mon anniversaire
(chaque jour était l'anniversaire de la naissance de
VOYAGE
Rio), j'ai soif, bien soif ; l'air est lourd, je viens de la
barre du grand cacatois, ousque j'étais en punition,
et me vlà; j'ai soif, humectez-moi le sosier, Dieu
vous le rendra en pareille occasion, et Rio vous dira
merci. ,
— Mais, mon enfant, cela te ferait mal, cela te
griserait.
— Fi donc! madame la commandante, jamais Je
ne me suis grisé.
— Jamais, dis-tu ?
— Jamais! Soûülé, oui, à la bonne heure, mais le
reste... fi donc ! c'est tout au plus bon pour un pi-
lotin. Et puis, si ça arrivait par hasard, si une lame
venait et vous emportait brusquement, eh bien! je
serais là pour me f..... à l'eau et vous sauver, en
vous empoignant par vos beaux cheveux, sauf votre
respect.
— Allons, soit; tues trop éloquent, tu l'emportes,
Je vais te donner une bouteille ; mais j'espère que tu
en garderas la moitié pour demain.
— Si je vous le promettais, ce serait une blague ;
Je boiraï tout, et ça ne sera guère.
Madame Freycinet faisait alors son cadeau, Le ma-
Lelot sautait, et il y avait de la joie dans une âme.
Hélas! Rio paya cher son amour du vin. Un jour
que, plus ivre que de coutume, il chantait ses refrains
grivois sur le pont, il tomba par la grande écoutille
et se tua. Il rälait encore quand Petit, qui lui tenait
la main, se prit à sourire, croyant encore son noble
camarade dans un délire bachique.
— Voilà, gredin, ce que rapporte l'ivrognerie, dis-je
mon vieil ami.
Eh ! monsieur, n'est-ce pas la plus belle mortdu
ionde?il ne m'en arrivera pas autant à moi, à moins
que vous n'y mettiezbon ordre.
Quand un pauvre matelot, dans la batterie, luttait
contre les tortures de la dyssenterie où du scorbut,
madame Freycinet ne manquait jamais de s’'enquérir
de la position du malade, et les petits pots de confi-
lures voyageaient çà et là avec la permission du doc-
teur.
Le soir, assis sur la dunette pour les causeries in-
lines qui nous rapprochaient de notre pays, combien
de fois n’avons-nous pas mis fin à nos caquetages pour
savourer les doux accords de madame Freyeinet s'ac-
compagnant de la guitare, el faisant des vœux pour
que son mari, qui Chantait un peu moins agréable-
ment que Rubini et Duprez, lui permit les honneurs
et les risques du solo ! Mais sur ce point, il est juste
et douloureux d'ajouter que nous n’étions pas souvent
exaucés.
Si le temps, gros d'orage, disait à l'officier de quart
que les voiles devaient être carguées et serrées, si le
terrible commandement de Amène et carque! laisse
porter ! retenlissait éclatant et brefet que le matelot
en alerte veillät partout, la jolie voyageuse, l'œil sur
les carreaux de sa petite croisée, suivait le gros et
noir nuage qui passait, et interrogeait l'horizon pour
s'assurer que le danger n'existait plus. C'était de la
peur, si vous voulez, mais une peur de femme, une
peur sans lächeté, une frayeur de bon ton, si j'ose
mm exprimer ainsi; on voyait parfois rouler une larme
dansun regard de velours et sur une joue pâle, mais
cette larme pouvait se montrer sans honte et trahir
l'émotion sans faire soupconner le regret du départ.
Tout cela était touchant, je vous jure.
Dans les relâches, madame Frevyeinet recevait les
homnages des autorités en femme du monde qui sait
à son tour rendre une politesse et qui s'efface volon-
AUTOUR DU
MONDE. 203
Hers au profit de tous. Chez une femme, la modestie
est souvent de l'héroisme.
Ce fut un jour bien douloureux pour elle que celui-
où, parlant de l'Ile de France et passant à contre-
bord d’un navire qui venait du Havre, nous apprimes,
quelques heures plus tard, à Bourbon, que le trois-
mats de qui nous avions recu le salut d'usage portait
au Port-Louis sa sœur, qui s'y rendait comme insti-
tutrice, et à qui elle ne put pas même presser la
main !
Vous comprenez que pendant les reläches difficiles,
dans les pays sauvages, où les regards étaient effrayés
de certains tableaux odieux, madame Freycinet se
{rouvait constamment reléguée à bord; et l'on devine
si celte vie de couvent aurait dû être pénible pour
celle qui n'eût pas accepté, dès le jour du départ,
tous les sacrifices dont elle avait d'avance mesuré la
grandeur.
Et pour tant d’ennuis,, de fatigues, de dangers,
pour tant de misères, quelle récompense acquise ?
quelle gloire ?
Hélas ! que lui importe, à cette femme courageuse,
enlevée si Jeune à sesamis et à ses admirateurs, qu'on
ail donné son nom à une petite ile d’une lieue de dia-
mètre au plus, à un rocher à pic entouré de récifs,
que nous avons découvert au milieu de l'océan Paci-
fique ?
Voilà tout, cependant. un écueil dangereux signalé
aux navigateurs. N'est-ce pas là aussi, peut-être, la
morale du voyage de madarne Freycinet ? N'est-ce pas
un triste et utile enseignement pour toute hardie vova-
geuse qui serait tentée de suivre ses traces? i
Un rocher couronné d’un peu de verdure porte le
nom de la patronne de notre angélique compagne de
périls; ce rocher est signalé sur les cartes nautiques
récentes et complètes : il s'appelle [e-Rose ; chacun
de nous l'avait baptisé en passant : que les naviga-
teurs le saluent avec respect! :
Vint enfin le jour fatal à la corvette, le jour où, au
milieu d'un élan rapide, elle s'arrêta tout à coup,
incrustée dans une roche sous-marine qui ouvrit sa
quille de cuivre et la fit tomber, douze heures plus
tard, sur un de ses côtés, sans qu'elle pût jamais se
relever. Je vous parlerai de cette triste et sombre
Journée lorsque je vous aurai fait visiter avec moi
l'archipel des Sandwich, Owhyée, Wahoo, Mowhée,
le Port-Jakson, la partie Est de la Nouvelle-Hollande,
lesmontagnes bleuesetle torrent de Kinkham:; je vous
raconterai ce désastreux épisode de notre naufrage
après que je vousaurai fait lraverser, de l’ouest à l’est,
tout d'une haleine, le vaste océan Pacifique; lorsque
Je vous aurai montrè.ces masses imposantes de glaces
queles tempêtes australes détachent des montagnes
éternelles du pôle ; lorsque je vousaurai signalé le ter-
rible cap Horn avec ses déchirures et ses rochers
taillés en géants; lorsque je vous aurai fait entendre
les terribles hurlements de la tempête qui nous
arracha de Ja baie du Bon-Suecès pour nous jeter
sur les Malouines, froid cercueil de notre navire en
débris.
Mais que je vous dise dès à présent que ce jour si
funeste fut un jour d'épreuve pour tous, et que ma:
dame Frevyeinet se retrempa au péril. Triste, souf:
frante, mais calme et résignée, elle attendit la mort
qui nous embrassait de toutes parts sans jeter au
dehorsle moindre cri de faiblesse. L'eau nous gagnait,
les pompes avaient beau jouer, nous pouvions comptet
les heures qui nous restaient à vivre. J’entrai dans
le petit salon, une jeune femme priait et travaillait.
20% SOUVENIRS D'UN
— Eh bien! me dit-elle, plus d'espoir ?
— L'espoir, madame, est le seul bien que nous ne
perdons qu'à notre dernier soupir.
— Quel mal ne se donnent ces braves gens! et
quelles horribles* chansons au moment d'être en-
gloutis!
— Laissez-les faire, madame, laissez-les agir, ces
chansons leur donnent du courage : ce n’est pas de
l'impiété, c'est une bravade à la mer, c'est une menace
contre une menace, c'est une insulte au destin. Mais
soyez tranquille, si un malheur arrivait, si vous étiez
condamnée à survivre à votre mari, ces braves gens,
madame, vous respecleraient comme on respecte une
femme vertueuse; ils se jetteraient à vos genoux
comme aux genoux d'une madone! Courage donc!
je vais leur apporter des secours, c’est-à-dire de l'eau-
de-vie.
AVEUGLE.
Lt madame Freveinet recevait dans sa chambre
quelques débris échappés à l'Océan, et elle gardait
religier usement, pour tous, les biscuits à demi noyés
qu'on reltirail des soutes envahies,etelle voyait passer
sans trembler les barils de poudre ouverts auprès des-
quels brülaient des falots et des lanternes, et elle
oubliait son malheur particulier dans le désastre gé-
néral. Madame Freycinet était une femme vraiment
courageuse, }
Hélas! ce que les tempêtes n'ont point fait, ce que
n'ont pas fait les maladies les plus dangereuses des
climats pesülentiels, le choléra s’est chargé de lefaire
à Paris, et la pauvre voyageuse, la femme énergique,
l'épouse dévouée, la dame aimable et bienfaisante, a
quitté cette terre qu'elle avait parcourue d’une extré-
mité à l’autre !
Paix à elle !
XXXIX
ILES CAROLINES
Un tamor carolin, (Page
venait toujours en aide à celui qui voulait voir
et s'instruire, et ce hasard est presque toujours une
fortune. Si je n'avais couru après la lèpre, je n'aurais
pas, à coup sûr, rencontré sous mes pas celte Jeune
Dolorida si suave, morte au milieu des bénédictions
de tout un peuple. Ainsi de mes autres recherches.
Est-ce connaitre le monde que de le parcourir ? Non,
sans doute. Le caissier d'un millionnaire peut être
pauvre; celui-là seul qui pos-ède est riche, et se pro-
mener en fermant les yeux ou en regardant toujours
à ses pieds, c’est rester en place, c est ne point bouger
de son fauteuil,
Pour ma part, Si j'aitant de choses à raconter, c'est
que je me suis dit en partant qu'il fallait envisager un
206.)
J'airemarqué qu'en fait de voyage surtout, lehasard | retour comme une chose probable, Aussi ai-je visité
bien des iles où le navire n'a point mouillé. Dès qu'on
arrivait dans un port, je m ’enquêr ais du temps néces-
saire aux observations astronomiques ; je faisais mes
provisions, je prenais un guide ou je m'en allais au
hasard, comptant sur ma bonne étoile, et je m'enfon-
çais dans les terres, el je m ‘acheminais en compagnie
de sauvages que je gagnais par mes présents, mes
jongleries, el suriout par ma confiance et ma gaieté,
visitant les archipels voisins au milieu des dangers
sans nombre sous lesquels ont succombé tant d'ex-
plorateurs. Quand ma tâche était remplie, je retour-
nas au mouillage, où je furetais encore de côté et
d'autre afin de compléter mon œuvre incessante
d'investigation.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 205
Ici, par exemple, J'étais trop avide de ce qui pou- | des vivres et quelques bagatelles ; la maison où ils
vait avoir rapport aux bons Carolins pour que je les | s’abritaient lorsqu'ilsavaient hissé leurs embarcations
perdisse un seul jour de vue. Je savais où ils pre- | sur la plage était la maison où j'assistais, Le soir, à
naient leurs repas, et j'allais souvent leur apporter | leurs prières, si pieusement psalmodiées, et je les
—_—_—_—_—
Ja | |
|
Var |
.. On y voit que les hiéroglyphes sont de tous les pays. (Page 207.)
avais trop bien jugés en passant au milieu de leur | alors, qu'il leur arrivait souvent de jeter à bord les
archipel pour ne pas chercher à me convaincre qu'il | objets qu'ils nous proposaient en échange de nos
m'y avait rien, en effet, de trop honorable pour eux | petits couteaux et de nos clous; que, sans crainte de
dans le jugement que nous avions déjà porté de leur | nous voir partir en les frustrant de nos bagatelles, ils
caractère. Leur franchise et leur loyauté furent telles ! nous lançaient sur le pont les pagnes, les coquillages,
Une reine,des Carolines. (Page 207.
les hameçons en os qu'ils nous montraient de loin et | s'ils eraignaient qu'il n'y eût erreur de notre côté, ou
que nous paraissions désirer. Les échanges une fois | de peur que nous ne les accusassions d’indélicatesse
acceptés, jamais nous n'en avions vu un seul se | ou de friponnerie.
plaindre du marché; et si, feignant de vouloir étre | En vérité, cela est doux à l'âme que l'aspect de ces
trompés, nous leur présentions un objet plus beau où | braves gens, purs, honnêtes et humains, au milieu
plus estimé que celui qu'ils convoitaient, ils s’em- | de tant de corruption, de bassesse et de cruauté.
pressaient d'ajouter quelque chose à leur part, comme Jai dit que le hasard devait me protéger dans mes
206
recherches, et je fus servi à souhait dans cette cir-
constance comme en mille autres. Voici des détails
curieux et authentiques :
Un des pilotes les plus expérimentés des Carolines,
un des plus chauds amis du généreux tamor qui
m'avait sauvé la vie devant Rotta, était établi à Aga-
gna depuis deux ans, dans le but seul de protéger
ceux de ses compatriotes qui, à chaque mousson,
viennent à Guham attirés par le commerce. Il parlait
assez passablement l'espagnol, et il nous donna sur
son archipel et les mœurs de ses compatriotes tous
les détails que nous eûmes à désirer. I parlait, je
traduisais sur le papier. e
— Pourquoi venez-vous si souvent aux Mariannes ?
— Pour commercer.
— Qu'apportez-vous en échange de ce qui vous est
nécessaire ?
-— Des pagnes, des cordes faites avec les filaments
du bananier, de beaux coquillages qu'on vend ici aux
habitants d'un autre monde (les Européens), et des
vases en bois. Nous, nous prenons des couteaux, des
hamecons, des elous et des haches.
— Ne craignez-vous jamais de prendre les vices du
pays ?
— Qu'en ferions-nous ?
Méditez cette admirable réponse.
— Votre pays est donc pauvre?
— On a-de la peine à y vivre; mais nous ne man-
quons pourtant jamais de poisson.
— Avez-vous des coqs, des poules, des cochons?
— Presque pas. |
— Pourquoi ne tentez-vous pas d'en nourri?
— Je ne sais; nous avons cependant essayé; mais
ca ne nous à pas {rop réussi.
— Est-ce le hasard qui vous a fait venir aux Ma-
riannes ?
— On dit chez nous que c'est un pari de deux pi-
lotes. Une femme devait appartenir à celui qui irait
le plus loin avec son pros-volant; tous deux arrivè-
rent à Rotlaet s’y arrètèrent.
— A leur retour, à qui appartint la femme
— À tous les deux.
— Auquel des deux d’abord ?
— Notre histoire ne le dit pas.
— Dit-elle au moins si les deux navigateurs retrou-
vérent aisément leur pays?
— Oui, très-aisément, comme nous le retrouvons
aujourd'hui.
— Perdez-vous beaucoup de vos embarcations dans
ces voyages si souvent répélès ?
— Qui, une où deux chaque cinq ou six ans.
— Mais ce sont là des bonheurs imouïis !
- Vous savez comme nous navigUoNS, COMME NOUS
nageons et comme nous relevons nos pros quand ils
ont chaviré. Et puis nous avons nos prières aux nuages
qui nous sauvent.
-— C'est juste! je l'avais oublié.
Toujours la religion dans leur vie!
— Cominent vous guidez-vous en mer ?
—— Avec le secours des étoiles.
-— Vous les connaissez donc ?
— Oui, les principales, celles qui peuvent nous
aider.
— N'en avez-vous pas une surtout sur laquelle vous
vous reposez avec plus de confiance?
— Si, c'est oueléouel, autour de laquelle toutes
les autres tournent.
Nous étions stupéfaits.
— Qui vous a appris cela?
— L'expérience.
9
!
|
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
Et là-dessus, à l'aide de grains de mais que nous
fines apporter, le savant Lamor plaça la polaire (oue-
léouel), fit pirouetter les autres étoiles de la grande
Ourse autour, figura sur une table, avec une exacti-
tude qui aurait fait bondir de surprise et de joie un
certain astronome français dont le nom ne m'est pas
étranger, et manœuvra cette roulante armée avec une
justesse et une précision admirables ; c'était à qui
d'entre nous lui témoignerait le plus d'amitié, à qui
lui prodiguerait le plus de marques d'affection.
Mais ce qui prouve que ces hardis pilotes n’agissent
point par routine, et que le calcul seul les guide,
c’est qu'après nous avoir signalé un astre à l’aide d’un
grain de mais plus gros que les autres, en nous fai-
sant entendre par des ft, ft, Ît répétés, que c'était
aussi le plus brillant, il se ravisa, et nous fit observer
qu'il avait oublié Sirius, qu'il appela sœur de Cana-
pus, sans doute afin de nous dire qu'elles étaient ri-
vales de clarté.
— Mais, reprimes-nous avec une curiosité inquièle,
lorsque les nuages vous cachent les étoiles, comment
retrouvez-vous votre route ?
— A l'aide des courants.
— Cependant les courants changent.
— Oui, selon les vents les plus constants, et alors
nous étudions la fraicheur de ceux-ci, qui nous indique
d’où ils viennent.
— Nous ne comprenons pas fort bien ce que vous
dites.
-- Si nous étions en mer je vous le ferais com-
prendre,
-— Vous avez une aiguille aimantée, une bous-
sole?
— Nous en avons une ou deux dans tout l'archipel,
mais nous ne nous en SErVONS pas.
— C'est cependant un guide infaillible.
— Nous sommes aussi infaillibles que cet instru-
ment. La mer est notre élément; nous vivons sur la
mer et par la mer; nos plus belles maisons sont nos
pros-volants; nous les poussons contre les lames les
plus hautes, nous leur faisons franchir les récifs les
plus serrés et les plus dangereux, et nous ne sommes
génés qu'en arrivant à terre.
La nuit était avancée; le bon et annable Carolin
nous demanda la permission d'aller retrouver sa
femme ; mais il ne partit pas sans avoir reçu de nous
des témoignages d’une estime bien méritée.
Le lendemain de cette séance nautique et astrono-
mique, nous fimes de nouveau inviter le {amor si
intelligent à une soirée chez le gouverneur, car nos
investigations n'étaient point achevées. Il fut exact;
comme un bon bourgeois, il s’assit familièrement
auprès de nous et parut flatté de notre empressement
à Le revoir.
. C'est une chose bizarre, je vous assure, que l'en-
trée dans un salon d’un homme, d'un roi nu, absolu-
ment nu, alors que tout le monde est couvert de vête-
ments européens. Le voilà gai, sautillant, point gèné
dans ses allures ! Il nous serre la main, il nous frappe
sur l'épaule, il nous cajole ; il n'est pas chez vous;
c’est vous au contraire qu'on dirait ètre chez lui, et
s'il s'apercevait d’un seul mouvement qui exprimät
un sentiment de pitié ou de commisération, son or-
gueil d'homme libre se révolterait assez haut pour
vous faire comprendre qu'il a droit d'être blessé de
votre vanité.
Après qu'il eut acceplé deux tranches de melon
d'eau, dont il paraissait très-friand, nous le priâmes
de nous indiquer avec du maïs, comme il l'avait fait
la veille pour les étoiles, le gisement des diverses iles
|
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 207
de son archipel. Il comprit à merveille, forma le
groupe des Carolines, désigna chaque ile par son nom,
nous montra celles dont les atterrissages étaient fa-
ciles et celles que protégent et défendent de dange-
reux récifs. En un mot, il fut d'une exactitude admi-
rable, et si, par hasard, il avait commis une erreur,
il la rectifiait après réflexion et caleul. Au surplus,
ses connaissancés nautiques allèrent plus loin: lin-
telligent {amor nous parla du vaste océan Pacifique
en homme qui avait puisé à des sources certaines ;
mais je me hâte d'ajouter, de crainte que quelque
navigateur ne s’y laisse prendre, que les Carolins font
remonter leur archipel jusqu'aux Philippines, tandis
qu'à Guham on appelle les iles Sandwich Carolines du
Nord. Au milieu de ces descriptions toutes rapides,
et dont nous ne perdions ni un mot ni un geste, le
tamor s'arrêta tout court, et baissa la tête en nous
désignant Manille. Et quand nous lui eûmes demandé
le motif de cette brusque interruption, il nous dit
avec une tristesse mêlée d’effroi qu'à côté de Manille
était une petite ile nommée Yapa, peuplée d'hommes
méchants, d'anthropophages ; qu'une de leurs embar--
cations était venue chez eux il y a déjà bien longtemps,
qu'avec leurs pac (fusils) ils avaient tué bien du
monde, et qu'ils s'étaient même emparés de femmes
et d'enfants qu'ils avaient sans doute mangés. Comme
nous avions peine à croire à la vérité de son récit,
nous lui demandämes encore s'il ne confondait pas, et
s'il était bien sûr que ce fût d'Yapa qu'étaient venus
ces hommes méchants.
— Si, si, nous répondait-il en serrant les poings
comme pour exprimer une menace.
— N'avez-vous jamais été attaqués par des Pa-
pous ?
— Si, si, Papous méchants.
-— Et par des Malais?
— Si, si, Malais méchants ; mais jamais ils ne sont
venus jusqu'à nous. ,
— Quand on vous attaque, comment vous défen-
dez-vous ?
— Avec des pierres et des bâtons; et puis nous
nous jetons dans nos pros, nous prenons le large et
nous prions les vents et les nuages de tuer nos enne-
mis.
— Croyez-vous que les vents et les nuages vous
exaucent ?
— C'est sûr, on n'a pas vu deux fois les mêmes
hommes dans nos iles.
— Pourquoi vont-ils chez vous, puisque vous n'êtes
pas riches?
— Les vents les y portent.
— Vous voyez done bien que les vents ne vous sont
pas toujours secourables!
— Parce que nous ne l'avons pas tout à fait mérité.
Quand nous avons été punis pour nos fautes, les mé-
chants s’en retournent, et c’est alors sur eux que la
colère de Dieu retombe.
— Vous pensez donc qu'on punit les bons par les
méchants ?
— Ça est bien vrai; les bons ne peuvent vouloir
punir personne.
— Pas même les méchants ?
Le tamor réfléchit un instant et ne répondit pas.
— Y a-t-il chez vous des écoles publiques pour les
garcons et pour les filles ?
— Au moins une dans chaque village.
— Qu'y apprend-on°?
— À prier, à faire des pagnes, à nouer des cordes,
à les tresser, à construire des pros, des maisons, à
counailre les étoiles et à naviguer,
— Quel est l'instituteur de toutes ces choses”?
— Presque toujours le plus vieux de l'endroit, qui
en sait plus que tous les autres.
— Est-ce qu'on n'y montre pas aussi à lire et à
écrire?
— Non, cela n'est pas utile selon nous.
— Nous pensons le contraire, nous autres, et, sans
l'écriture, nous ne pourrions pas raconter fidèlement
à nos amis {out ce que vous nous apprenez en ce
moment. x
— Peut-être aurez-vous tort de le leur dire, ear, si
notre pays leur plait et qu'ils veuillent y venir, il n'y
aura pas assez de vivres pour eux et pour nous.
— Oh! soyez tranquille sous ce rapport, nul n'y
viendra.
— Ils sont donc bien heureux là-bas ?... Eh bien!
tant mieux.
L'on comprend que si nous n'insistämes point
pour démontrer au tamor les bienfaits de l'écriture,
ce fut surtout afin,de ne pas lui donner trop de re-
grets. Et cependant voici un échantillon de leur
style et de leur facon de transmettre au loin leurs
pensées.
On y voit que les hiéroglyphes sont de tous les pays,
qu'eux seuls peut-être ont inspiré les Phéniciens, et
que l'écriture, comme la parole, est une nécessité de
tous les peuples.
Les caractères de cette lettre singulière sont tracés
en rouge. La figure du haut de la page était là pour
envoyer des compliments; les signes placés dans la
colonne à gauche indiquaient le genre des coquil-
lages que le Carolin envoyait à M. Martinez; dans la
colonne à droite étaient figurés les objets qu'il dési-
ait en échange : trois gros hameçons, quatre petits,
deux morceaux de fer taillës en hache et deux autres
un peu longs. M. Martinez comprit, tint parole, et
reçut cette mème année, en témoignage de reconnais-
sance, un grand nombre de jolis coquillages dont il
m'a fait cadeau.
Après que nous eûmes achevé de questionner notre
logique nautonier, il se leva précipitamment et s’élanca
vers la porte pour aller recevoir sa femme et sa fille
arrivées depuis peu de Sathoual, et qu'il nous montra
avec un air de jubilation tout à fait comique. Elles
étaient vêtues comme le tamor, et leur pudeur ne pa-
raissait nullement en souffrir. Peut-être, hélas! de
leur côté nous plaignaient-elles de nous voir enve-
loppès si grotesquement et si lourdement dans nos
pantalons, nos habits et nos redingotes, sous un soleil
si chaud.
La reine avait sur sa physionomie un caractère de
douceur et de souffrance qui lui allait à merveille ; elle
était jaune presque autant qu'une Chinoise, tatouée
des bras et des jambes seulement; ses yeux, bien fen-
dus, regardaient avec tristesse, el sa bouche, fort pe-
tite et ornée de dents très-blanches, laissait tomber de
rares paroles pleines d'harmonie.
Petit à petit cependant elle s’anima et devint plus
causeuse ; je crois même qu'elle demanda à son mari
la permission de danser, que celui-ci lui refusa en
disant que nous avions déjà été témoins de leurs fêtes
nationales.
Apercevant sur le mur l'image de la Vierge, la
bonne femme nous pria de lui dire ce que c'était que
cette belle personne ; nous lui répondimes que c'était
la mère de notre Dieu, et elle sollicita la faveur d'aller
lui donner un baiser, ce qu'elle fit sans attendre
notre réponse; mais elle descendit de la chaise où
elle s'était hissée avec une humeur bien marquée contre
la femme qui avait été insensible à ses caresses.
208
Quant à la jeune fille, à l'aspect du portrait veritable
du roi d'Espagne, assez proprement encadré, elle nous
demanda aussi pourquoi on avait coupé la tête à cet
homme et pourquoi on l'avait mise dans une boite.
Cependant, comme la mère ge cessait de regarder
avec intérêt la Vierge des douleurs, je lui donnai à
entendre que je faisais de ces femmes-là à mon gré,
et que, si elle le voulait, je lui en ofirirais deux ou
trois de ma facon avant mon départ. Oh! alors peu
s’en fallut que les caresses de la reine ne devinssent
par trop pressantes; elle me prenait la tête, jetait
ses beaux cheveux sur ma figure, frottait son nez
contre le mien, s'asseyait sur mes genoux, et me gra-
tüfiait de petites claques sur les joues, sans que son
mari se montràt le moins du monde fäché de tant et
de si vifs témoignages d'affection et de reconnais-
sance. 0 maris européens, quelles leçons vous recevez
dans ce nouveau monde!
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
La religion de ces peuples, hélas ! est comme toutes
les religions du globe, mème comme celle des farou-
ches Ombayens, qui, après avoir déchiré la chair des
vivants, professent un grand respect pour la cendre
des morts. Elle offre de singulières anomalies, contre
lesquelles le bon sens et la raison ne se donnent pas
la pee de protester. Mais ce peuple seul peut avoir
créé le principe général qui suit, auquel il s'abandonne
avec une foi si ardente.
Quand l'homme a été bon sur cette terre, c’est-à-
dire quand il n'a pas battu sa femme, l'être faible à
qui il doit sa protection; quand il n’a pas volé du fer,
la chose la plus utile aux besoins de tous, il est changé
après sa mort en nuage, il a la puissance de venir de
temps à autre visiter ses frères, ses amis, sur lesquels
il répand sa rosée ou vomit ses colères, selon qu'il
est content de leur vie. N'est-ce pas là une heureuse
fiction ?
Un village carolin.
Quand le Carolin a été méchant, à savoir quand il
a volé du fer et battu sa femme, il est changé après
sa mort en un poisson qu'ils nomment {ibouriou
(requin), lequel est sans cesse en lutte avecles autres.
Ainsi, chez eux, la guerre est la punition des mé-
chants.
Je ne jette pas un regard sur ces êtres qui m'en-
tourent sans me surprendre à les aimer tous les jours
davantage.
Ai-je bien compris, ou cette pensée leur appartient-
elle, ou ont-ils déjà adopté les croyances des Espa-
gnols, avec lesquelsils sont fréquemment en contact?
Ils ont trois dieux : le père, le fils et le petit fils.
Ces trois dieux, comme en un {ribunal, jugent leurs
actions, et la majorité l'emporte. D’après eux, un seul
pourrait se tromper. Au surplus, dans leurs petites
querelles, trois arbitres sont également choisis, et il
ne serait pas impossible que ce point de leur religion
ne fût un reflet de leurs usages. Puisque nous ne pou-
vons nous élever jusqu'à Dieu, il faut bien, dans notre
incommensurable orgueil, que nous le fassions des-
cendre jusqu'à nous.
Je vous l'ai dit, je erois, mon adresse pour les tours
d'escamotage est telle, que Comte s’en est montré par-
fois jaloux. À ces jeux bien innocents, à ces puérili-
tés, si vous voulez, je gagnais souvent ce que mes
camarades ne pouvaient obtenir avec leurs riches
cadeaux, et presque toujours dans mes courses, ou
chez moi, une cour nombreuse m'entourait en me
priant de l’amuser. À
Un jour que, pleins d'enthousiasme, mes specta-
teurs me regardaient comme un être supérieur aux
autres hommes, je leur dis que, grâce à ce merveil-
leux talent, que je préconisais (car la modestie ajoute
au mérite), Je n'étais sauvé des dents de certains an-
thropophages qui, sans ce secours inespéré, m'au-
raient dévoré, ainsi que huit ou dix de mes camarades
de course.
Li-dessus j'ajoutai à l'énergie de mes paroles Pé-
nergie de mes gestes et de ma physionomie, et je ne
saurais dire de quel sentiment d'horreur et d'intérêt
ces braves gens me parurent pénétrés. A l'envi l'un
de l'autre, ils se levaient, me serraientla main, m'em-
brassaient, reniflaient sur mon nez, et peu s’en fallut
VOYAGE
qu'ils ne m'adorassent commeun de leurs dieux. Mais
l'impression de ce récit fut si vive, si profonde dans
leur âme, qu'une semaine après, un tamor, dépêché
par ses sujets et anis, vint me chercher dans Le salon
du gouverneur pour me demander, tout tremblant, si
le pays où j'avais placé le lieu de la scène était éloi-
gné de leur archipel. Je le rassurai de mon mieux :
Je lui dis que les Ombayens n'avaient point de marine,
qu'ils ne sortaient jamais de leur ile, et que les bons
Carolins n'avaient rien à craindre de leur férocité.
Enchanté de mes confidences, le tamor me pria
d'accepter un bâton admirablement travaillé, et alla
vite transmettre mes paroles rassurantes à ses com-
patriotes alarmés.
Le soir, quand je les revis, ils m’entourèrent de
nouveau et prononcèrent plusieurs fois avec frayeur
le mot papou, ce qui me donna à comprendre qu'on
les avait déjà épouvantés de l'humeur brutale de ce
AUTOUR
|
DU MONDE. 209
peuple, et que peut-être aussi quelque pirogue de
cette nation, poussée par les vents, aurait abordé aux
Carolines. Ce qu'il y a de certain, c’est qu'on trouve
encore des anthropophages sur certaines parties de
la côte de la Nouvelle-Guinée.
Les Carolins ont un goût particulier pour les orne-
ments : ils se parent de colliers, de folioles de coco-
tier tressées avec beaucoup d'art; ils se font aussi de
fort jolis bracelets, et le manteau des tamors est éga-
lement orné de bandelettes dont le bruissement per-
pétuel est passablement monotone. Une ceinture
faite en papyrus, ou en écorce battue de palmiste ou
de bananier, leur couvre les reins ; mais les femmes
sont absolument nues. Je fis cadeau à la belle reine
que je vis à Tinian d’un joli madras; elle l’utilisa au
profit de sa pudeur, et me remercia de ma générosité
avec une affection toute pleine de confiance
Plaignez ce peuple de,sa détestable habitude de se
. Ces restes adorés sont ceux de mon fils. (Page 211.
percer les oreilles à l'aide d'un os de poisson, d'y
suspendre un objet dont le poids augmente chaque
jour, et de faire descendre le cartilage jusque sur les
épaules. L’extravagance est de tous les pays.
Je fus un jour témoin d’un fait assez curieux et qui
prouve combien, en certaines occasions, le respect
des Carolins est grand pour les tamors qu'ils se sont
donnés. Après un repas de fruits et de poissons fait
sur le rivage, deux jeunes gens montèrent sur un Co-
colier et en descendirent des fruits. Arrivés au sol,
il y eut altercation pour savoir à qui les ouvrirait ;
des paroles ou en vint aux menaces, des menaces on
allait en venir aux coups, car la colère est une pas-
sion de tous les hommes. Plus les Carolins voulaient
apaiser les deux adversaires, plus l’ardeur de ceux-ci,
qui s'étaient armés de deux galets qu'ils brandissaient
avec fureur, devenait violente. Tout à coup le tamor
Sathoual, qui m'avait conduit à Tinian, arrive; il
voit de loin le combat près de s'engager, il pousse un
cri, jette en l'air un bâton pareil à celui qu'il m'avait
donné quelques jours auparavant ; aussitôt l’efferves-
cence des deux Carolins se calme; ils s'arrêtent
comme frappés de la foudre, les pierres leur tombent
Live. 27.
des mains; ils jettent l’un sur l'autre des regards
de pardon, et s’embrassent avec une tendresse toute
fraternelle.
Je remarquai encore que pendant le repas, qui se
continua sans qu'on reparlät de la scène si mer-
veilleusement assoupie, les deux champions se ser-
vaient tour à tour et buvaient alternativement dans
le même vase, quoiqu'ils en eussent plusieurs à leur
service.
Une autre fois, un jeune Carolin s'étant enivré avec
cette liqueur si capiteuse que les Mariannais tirent
du coco, un de ses camarades le prit par le bras,
le conduisit dans un lieu solitare, sous un bou-
quet de bananiers, le posa doucement snr le gazon,
le couvrit entiérement de larges feuilles, s’assit à
côté, et ne quitta la place que lorsque son ami eut
recouvre ses sens et sa raison. Tous deux ensuite se
dirigèrent vers la mer, qui était fort houleuse, S'y
précipitèrent, et, après une demi heure d'exercice,
ils regagnérent le rivage, où ils prononcérent, ac-
croupis et avec leurs gestes accoutumés, les prières
qu'ils ont l'habitude d'adresser aux nuages. IL v a à
parier que c'était une invocation au ciel pour chas-
27
210
ser la passion honteuse qui venait d’abrutir un
homme. Au reste, après toutes ces cérémonies, dont
le sens moral ne peut échapper à l'observateur atten-
üf, c'étaient toujours des cris, des trépignements
fiévreux, des chants monotones et de chauds frotte-
ments de nez, dont ils font usage en Loutes circon-
slances. On dirait que la vie de ces braves insulaires
est une caresse perpétuelle.
Deux enfants de six ans au plus se trouvaient parmi
les Carolins venus à Guham, et c’est, je vous assure,
une chose touchante à voir que l'affection de tous pour
ces petits êtres encore sans forces, à qui l’on cherche
à donner une précoce intelligence.
J'ai vu un jeune homme fort leste grimper sur un
cocotier avec la rapidité de l’écureuil, ayant un de
ces bambins sur l'épaule, et, arrivé à la cime, l'y
déposer, et l'amarrer à une branche flexible pour
l'habituer au péril en le forçant à regarder à ses
pieds. Mais c'est surtout dans les leçons de natation
qu'il faut étudier la patience et l'adresse de ces insu-
laires si curieux et si intéressants. Ils jettent l’enfant
à l’eau et lui laissent boire une ou deux gorgées; ils
le soulèvent, le poussent, le placent sur leur dos,
plongent pour lui apprendre à se soutenir seul, le
ressaisissent, le font cabrioler; et il est rare qu'après
quelques séances le timide élève ne devienne pas un
maitre habile et audacieux. Les deux gamins dont
J'ai parlé n'étaient jamais les derniers à affronter les
lames mugissantes, et, dans leurs évolutions nauti-
ques, c'était toujours eux qui couraient le plus au
large, sans pourtant que leurs pères ou leurs amis,
plus expérimentés, les perdissent de vue.
Le peuple carolin n’est pas de ceux que l’on-quitte
avec empressement. Avec lui la curiosité n’est jamais
complétement satisfaite; curiosité de la science, cu-
riosité de cœur, y trouvent de beaux et nobles ensei-
gnements qui vivent impérissables. Je vous défie
d'étudier un Carolin pendant une journée sans l’ai-
mer, sans l'appeler votre ami. Notez bien que je ne
vous parle point de leurs femmes, car elles seraient
incomprises chez nous. On les quitte avec des
larmes, on les retrouve avec un sourire, larmes à
vous et à elles, sourire à elle et à vous. Mais la course
est longue encore, il faut que je me hâte. Les indivi-
dus que nous avons eus devant les yeux pendant
notre relâche à Guham n'offraient entre eux, quant
au physique, aucun caractère de ressemblance. En
général, 11s sont grands, bien faits, lestes, pleins de
vivacité; 1ls-sautillent en marchant, ils gesticulent
en parlant; ils sourient toujours, même lorsqu'ils
grondent, et surtout lorsqu'ils prient. Comme ils ne
demandent à leur dieu que ce qui leur paraît juste,
ils espèrent, et l'espérance est une Joie.
Daus la vie privée, il y a parmi eux égalité par-
faite. Les tatouages, c'est-à-dire la puissance, dispa-
raissent, et le tamor n’est tamor que pour protéger
et défendre contre les passions et les éléments.
Il y a tant de nuances dans la couleur des Carolins,
qu'on ne les dirait pas enfants du même climat : les
uns Sont bruns seulement comme les Espagnols, les
autres presque jaunes comme les Chinois: ceux-ci
rouges comme les Bouticoudos du Brésil, ceux-là
lerreux ; mais la plupart sont cuivre jaune et cuivre
rouge. Nul n'a les traits du nègre ou du Papou, nul
na le moindre rapport avec le Sandwichien ou le
Malais. Leur front est large, ouvert, couronné d'une
chevelure admirable ; leurs yeux, un peu coupés à Ja
chinoise, ont une vivacité extraordinaire; leur nez
presque chez tous aquilin, leur bouche bien accen-
tuée, leurs dents très-blanches, leurs jambes et leurs
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
bras dans de belles proportions et parfaitement en
harmonie avec l'allure souple et légère qui les dis-
Ungue.
Les deux reines que j'ai trouvées aux Mariannes,
l’une à Gaham, l’autre à Tinian, avaient entre elles
une telle ressemblance, qu’on les eût prises pour deux
sœurs. Je ne m'y trompais pourtant pas, moi; les
dessins de celle de Tinian étaient infiniment plus ré-
guliers, et sa physionomie avait un sentiment de dou-
ceur et de bienveillance qui vous allait à l'âme.
La musique des Carolins n’est point, à proprement
parler, une musique, puisqu'eile n’a guère que deux
notes ou trois au plus; c'est en quelque sorte un
échange de monosyllabes ou de mots très-courts, sou-
vent brusque, rapide, souvent aussi lent et mono-
tone; on dirait des demandes et des réponses prépa-
rées d'avance, des bottes portées et parées coup sur
coup. Dix ou douze chanteurs, réunis en rond, en-
tonnent souvent une de leurs chansons ; le premier
répond au second, le second au troisième; puis le
quatrième interroge le premier, lequel reçoit une ri-
poste du cinquième, et ainsi de suite ; de telle sorte
qu'il serait parfaitement exact de dire que leur chant
est l’image de leur danse des bâtons, ou, plutôt en-
core, que c’est une danse parlée.
Quant au sens des paroles prononcées, j'ai vaine-
ment interrogé là-dessus le tamor astronome ; ou
il n'a pas voulu me répondre, où il ne l’a pas pu
d'une manière satisfaisante. Seulement il m'a dit
que ces chansons étaient anciennes, que leurs
pères les leur avaient léguées, qu'elles étaient ar-
rivées traditionnellement jusqu à eux, et que leurs
enfants ne les oublieraient pas à leur tour. N'avons-
nous pas aussi, dans une grande partie de nos pro-
vinces, des refrains, des romances, des virelais in-
compris de nos jours? Au surplus, don Luis de Torrès
a traduit un des chants carolins, et il m'assura qu'il
vantait les douceurs de la maternité. J'aurais été
bien surpris d'apprendre que ce fussent des chants
de guerre.
Le major don Luis de Torrès, qui, après le gou-
verneur, élait le premier personnage de la colonie,
et qui nous servait d'interprète dans les diverses
séances avec les Carolins, alors que notre intelligence
se trouvait en défaut, acheva de nous donner, dans
un récit fort simple, tous les renseignements que
nous parümes désirer sur l'état actuel de l'archipel
des Carolines, sur les mœurs de ses habitants, et
sur certaines cérémonies dont il avait été témoin
oculaire. Il y a là, je crois, un puissant intérêt pour
le lecteur. J'écris presque sous la dictée de don Luis.
Un navire (Maria, de Boston), capitaine Samuel
Williams, expédié de Manille, par ordre du gouver-
neur général, pour reconnaitre l'état des Carolines,
mouilla devant Guham, où il prit quelques individus
capables de recueillir les renseignements les plus
utiles aux progrès de l'archipel, qu'on voulait régé-
nérer. Don Luis de Torrès fit partie de cette expédi-
tion, et visita plusieurs iles, riches de végétation,
mais pauvres par la direction que les naturels don-
naient à leurs habitudes de mer. Il ne trouva presque
nulle part ni chèvres, ni cochons, ni poules, ni bœufs;
les insulaires ne vivaient que du produit incertain
de leur pêche, de noix de coco et de quelques racines
peu nourrissantes. Leur activité était merveilleuse ;
ils se levaient dès le point du jour, et il fallait que la
houle fût bien haute pour les empêcher de lancer an
large leurs pros-volants; le reste de la journée était
consacré à la réparation et à la construction des pi-
rogues. Leurs femmes sont en général beaucoup
|
VOYAGE
mieux que celles des Mariannes : elles ne mächent
ni tabac ni bêtel, ne fument jamais, et ne vivent que
de poissons, de cocos et de bananes, dont elles s'ab-
stiennent cependant dès la veille du jour où leurs
maris vont entreprendre un long voyage.
Les maisons sont bâties sur pilotis, très-basses, et
composées de quatre ou cinq appartements fort spa-
cieux. Dès qu'ils ont été sevrés, les enfants ne cou-
chent jamais dans la chambre de leur père, et les
filles sont toujours séparées des garcons.
Don Luis croit que le frère peut épouser sa sœur,
et j'ai entrevu, dans les réponses aux questions qu'il
a faites à ce sujet, que ces mariages étaient préférés
aux autres. [l ne garantit pas toutefois l'exactitude de
son assertion. Pendant son séjour aux Carolines, il
n'a été témoin d'aucun combat ni d'aucune querelle ;
les seules larmes qu'il ait vues couler furent des
larmes d'amour et de regrets.
On le prévint un soir qu'on allait célébrer les funé-
railles du fils de Mélisso, mort depuis deux jours, et
que la cérémonie funèbre commencerait au lever du so-
leil. Il s’y rendit. Le cortége était composé de tous les
habitants de l’île, qui d’abord, dans le plus profond si-
lence, s’acheminèrent vers la demeure attristée de
leur ancien chef. Les hommes et les femmes étaient
confondus, sans que les familles fussent séparées.
On permit à don Luis d'entrer dans l'appartement où
on tenait enfermé le fils de Mélisso, enveloppé dans
des nattes amarrées avec des cordes de cocotier. À
chaque nœud flottaient de longues touffes de cheveux,
sacrifice volontaire des parents et des amis du dé-
funt. Le vieux roi était assis sur une pierre, où repo-
sait aussi la tête de son fils. Ses yeux étaient rouges,
son corps couvert de cendres. Il se leva dès qu'il vit
un étranger, s’avanca vers lui, le prit par la main, et
dit avec l'accent de la plus vive douleur :
«Ces restes adorès sont ceux de mon fils, plus ha-
bile que nous tous à manœuvrer un pros-volant au
milieu des récifs les plus dangereux! Lui, ce fils
adoré de Mélisso, n’a jamais levé une main impie sur
sa femme ; jamais il n'aurait volé du fer, lui, et dès
demain peut-être il viendra dans un beau nuage
passer sur nos têtes, pour nous dire qu'il est content
des larmes d'amour que nous avons répandues sur
lui. Le fils de Mélisso était le plus fort et le plus
adroit de l'ile. N'est-ce pas qu'il était aussi le plus
brave? S'il eût élé vivant lorsque les méchants
d'Yapa sont venus pour tuer nos frères et enlever nos
femmes, ils ne seraient point repartis avec leurs con-
quêtes, car le fils de Mélisso, armé du bâton et de la
fronde, les eût lercés à se rembarquer.
« Maintenant il n’est plus, mon fils tant adoré!
Pleurons tous, couvrons-nous de cendres; brülons
ses restes précieux, de peur qu'ils ne soient attaqués
par les animaux de la terre! Qu’avec la flamme qui
purifie, il monte là-haut, là-haut! Et puisse-t-il ne
Jamais venir nous visiter pour lancer sur nos belles
iles ses colères et ses tempêtes ! »
AUTOUR
XL
9
5
DU MONDE, 11
Puis, se rapprochant du eadavre qu'on allait
brüier :
« Adieu! dit-il; adieu, mon enfant! Ne t'attriste
pas de m'avoir quitté, car je sens à ma douleur que
Je ne tarderai pas à te rejoindre et à te prodiguer
encore là-haut les tendres embrassements, les douces
caresses que je te donnais ici avec tant d'amour !
« Adieu, fils de Mélisso! adieu, toute ma joie!
adieu, ma vie! »
Dès que le corps, porté par six chefs, fut hors de
l'appartement, le peuple poussa jusqu'au ciel des cris
de désespoir : les uns s’arrachaient les cheveux, les
autres se donnaient de grands coups sur la poitrine :
tous répandaient des larmes. Le cadavre fut déposé
dans une pirogue et y resta toute la journée. Un vieil-
lard vint offrir au roi une noix de coco ouverte; ce-
lui-ci, en W'acceptant, se condamna à vivre pour le
bonheur de ses sujets. Après le coucher du soleil,
la dépouille mortelle fut brûlée, les cendres mises
dans le pros et portées sur le toit de la maison du
défunt. Le lendemain, le peuple parut ne pas se res-
souvenir de la scène de la veille. Expliquez de sem-
blables contrastes !
Après la mort du roi, l'autorité passe toujours
dans les mains du fils, si le plus âgé des vieillards,
qui ne le quitte presque point, le juge digne de la
souveraineté. Jamais la femme ou les sœurs du roi
n'en ont hérité.
Toutes les iles Carolines sont basses, sablonneuses,
mais très-fertiles. C'est sans doute à quelque super-
stition que les habitants doivent le malheur de ne vou-
loir nourrir ni pores ni volailles. Dans le voyage que
j'ai fait avec eux, j'ai remarqué que c'était pourtant sur
ces animaux qu'ils tombaient avec le plus de voracité.
Le jour n'est peut-être pas éloigné où ils sentiront
tous les inconvénients d'un usage que la pauvreté de
leur pays aurait dû leur faire mépriser, mais auquel
ils tiennent peut-être par la sainteté de quelque pro-
messe solennelle.
L'expérience, qui est pour tous les hommes une
seconde nature, leur a appris à se défier des auda-
cieuses entreprises de quelques voisins ennemis du
repos des peuples; mais les seules armes qu'ils
leur ont opposées sont les frondes. L'art avec lequel
ils les tressent prouve malheureusement qu'ils
ont été souvent contraints d’en faire usage; mais
leurs batailles sont presque toujours très-peu meur-
trières, et ne coûtent aux vaincus que de légères con-
{usions ou la perte d'une touffe de cheveux.
Patience! la civilisation marche, les peuples pri-
mitifs s'effacent, et le fer et le bronze remplaceront
bientôt chez les Carolins le bâton et la fronde : les
armes sont un écho fidèle des passions des hommes.
J'ai dit les Mariannes et les Carolines sœurs hospi-
talières, parentes sous tant de rapports; viennent
maintenant d'autres terres, d’autres archipels, et le
courage ne me faillira pas pour de nouvelles études.
EN MER
Un aumônier. — M, de Quélen.
Je vous ai parlé du bord; je vous ai dit les noms
de presque tous les officiers de la corvette; J'ai payé
aux jeunes et intelligents élèves de marine, souvent
chargés des opérations les plus difficiles dans notre
longue campagne, le juste tribut d'éloges qui leur
était dû; je vous ai présenté nos maitres si intré-
219 SOUVENIRS
pides, si expérimentés, el cet ardent équipage de
l'Uranie, que nulle tempête ne pouvait émouvoir,
que nulle catastrophe n'a pu abattre.
Pour me servir d’escorte, souvent d'appui, dans
mes courses aventureuses, j'ai choisi deux matelots
dévoués que certainement vous aimez déjà un peu,
car ils ont beaucoup souffert et vivement combattu
contre l'adversité.
Eh bien! Je ne vous ai pas tout dit encore; il me
reste une lacune à remplir. Non pas que je veuille
avoir raison sans conteste ; mais il est dans le monde
certaines différences, certaines oppositions qui sem-
blent des contre-sens et qui blessent même avant
qu'on en ait cherché la raison.
Vous savez ce que c’est qu'un homme de mer, et
vous comprenez que sa vie, à lui, est une lutte per-
manente contre tous les éléments. Quelques pouces
de bois qu'une roche sous-marine peut ouvrir, un
D'UN
AVEUGLE.
édifice qu'une seule lame de l'Océan courroucé peut
chavirer, le séparent du néant, et ce qu'il y a de
mieux à faire, selon nous, c'est de ne pas songer au
péril d’une situation si difficile. Effacez le danger, et
chacun de vous va partir pour la Chine ou la Nou-
velle-Hollande. Ce n'est pas la longueur du trajet qui
arrête les plus timides, ce sont les risques des tra-
versées, c'est la tombe qui se promène, le requin qui
suit le sillage; ce sont les crains, les calmes, les ou-
ragans, les maladies des climats, les peuplades sau-
vages. Etablissez un chemin de fer d'ici au Japon, et
Paris se sera promené en deux ans dans les rues de
lédo; trouvez le moyen d'assurer une navigation
paisible aux vaisseaux voyageurs, et la Polynésie de-
viendra bientôt toute fashronable.
Mais pour de si beaux prodiges il faut la main de
Dieu. et Dieu est trop immuable dans ses pensées
pour vouloir ainsi changer ou détruire ce qu'il a réglé
... I Ya sans doute de jeunes prêtres, vifs, fringants (Page 213.)
une fois. Les hommes seuls désirent le changement
et courent après lui.
Je dis donc que quiconque s’embarque pour une
course lointaine, doit d'abord mettre tous ses soins
à ne plus penser à la question qu'il s’est posée à son
départ. Cette question, la voici :
Yat-il grand péril à parcourir les océans?
La réponse est aisée :
Eu mer, le péril est à chaque pas; c'est assez d'y
avoir songé en mettant le pied à bord; y penser
quelquefois après, cela arrive; mais ne pas trouver
en soi la force de vaincre un premier instant de
fraveur, ce serait à devenir fou. Si les fûtes et les
galas étaient permis sur un navire, je voudrais qu'il
y en cut tous les jours ; les vents s'y opposent, et le
monde vise à l'économie. Mais du moins ne jetez pas
imprudemment au milieu de ces hommes qui ne rê-
vent plus que gloire et retour, ce qui peut affaiblir
leur zèle et anéantir leurs plus douces espérances.
Ne criez pas à l’anathème, vous qui ne m'avez pas
encore entendu ; ne vous hâtez pas de nrappeler
lmple, VOUS qui me jugez et ne me comprenez pas.
Ecoutez-moi jusqu'au bout, c’est votre devoir; le mien
est d'écrire ma pensée. Ne vous ai-je pas dit que ie
n'avais jamais rien su déguiser ?
Il ne faudrait peut-être pas d’aumônier à bord.
Je plaide ma cause.
Vous êtes religieux, dévot à la morale chrétienne,
c’est bien ; je le suis autant que vous, plus que vous
peut-être. Parlez avec une consciente pure, et, si
vous succombez en route, faites ce que fait le pèlerin
dans le désert, levez les yeux au ciel et criez miséri-
corde; votre cri monte là-haut sans qu'un prêtre
vienne vous dire : « Vous allez mourir, priez! »
Prier à l'heure de la mort quand on ne l’a point
fait pendant sa vie est presque un blasphème ; la peur
est en ce moment une lâcheté, de l'hypocrisie; laissez
vivre le moribond, il reniera sa prière.
L'oraison du matelot, c'est le travail. Tel matelot
prie en Jançant un juron à l'air; 1l ne fatigue pas ses
genoux, lui, sur les dalles d'une église, mais il dé-
chire ses mains et ses membres contre les rudes
cordages, contre le bronze et les avirons. Si vous
tombez à l'eau, il s'y jette après vous, et vous
VOYAGE
sauve au péril de sa vie. Prètres! cela vaut-il une
prière?
Il v a sans doute de jeunes prêtres, vifs, fringants,
quoique prètres, joyeux, quoique vêtus de deuil, qui,
lancés sur un navire, pourraient devenir matelots et,
au besoin, montrer que le travail est une vertu chré-
lienne. Eh bien! à la bonne heure! des honmes
taillés de la sorte sur un vaisseau, je vous fais cette
concession ; mais un vieux prêtre, un homme épuisé
par les ans et le repos du eloitre! non, mille fois non!
ne le mettez jamais en contact avec le matelot; il ne
peut y avoir harmonie entre eux.
Au moment de la bourrasque, quand le navire
battu par les flots erie et mugit sous les vents impé-
tueux qui l'écrasent ; quand le chaos de la nuit ajoute
au chaos de la tempête, et que chacun sur le pont
envahi joue des pieds, des mains et de l'intelligence
AUTOUR DU
|
|
MONDE. 213
pour maitriser le courroux des éléments, le vieux
prêtre, dans sa cabine, prie, son bréviaire sous les
yeux, et attend que le ciel soit devenu d'azur pour
remonter à la surface el apprendre que tout le monde
a fait son devoir.
Il a fait le sien, lui; mais ce devoir pieux, il l'eût
aussi bien rempli à terre, agenouillé à son prie-Dieu
vertical, fortement assujetti, et Le navire eût compté
peut-être deux bras de plus pour le travail.
La cabine occupée par le vieux prêtre est un vol
fait à un homme qui a souvent besoin de repos, et
qui ne trouve, hélas ! qu’un calme bien agité dans le
poste étroit que les exigences du bord lui ont aumôné
comme par grâce.
Cela est ainsi pourtant.
Le chef de notre expédition avait voulu un aumô-
nier, on lui donna un aumônier ; il en eût demandé
.… Tout l'équipage se jeta
deux ou trois qu’on lui aurait dit : Prenez, ne vous en
faites point faute; ne vous gènez pas, nous en avons
de rechange : un seul aumônier ! en vérité, vous êtes
trop discret de nous demander si peu de chose. Voici
votre aumônier. C'était la saison des aumôniers,
C'était l'abbé de Quélen, chanoine honoraire de
Saint-Denis, cousin de l’archevèque de Paris : J'espère
que ce sont là deux titres qui en valent mille autres.
L'abbé de Quélen était gros, lourd, presque sans
dents et assez avancé en âge; les mouvements du
navire le elaquemuraient fort souvent dans sa cham-
bre, sise d’abord au faux pont, où le brave homme
fondait sous les trente-deux ou trente-trois degres de
*éaumur, quand nous naviguions entre les tropiques.
Dans les beaux temps. 1l avait le petit mot pour rire ;
il se permettait même l'aneedote gaillarde, car Dieu
ne la défend pas; il contait de charmantes histo-
riettes ; il fredonnait de juvéniles refrains et en écou-
tait même, sans avoir trop l'air de les entendre, de
plus croustilleux, fidèlement gardés dans sa mon-
daine mémoire. Oh! par exemple, il parlait marme
bientôt à genoux (Page 214.
comme un abbé; c’est encore une justice à lui ren-
dre. L'art nautique, c'était pour lui du syriaque, du
persan, de l’algonquin. Il n’écrivait rien, ne s’occu-
pait de rien; 1l regardait couler le flot. A table, le
verre de rhum ne l'effrayait pas plus que la bouteille
de bordeaux ; 11 portait la voile aussi bien que Vial ou
Marchais lui-même. Eh bien! l'abbé de Quélen,
homme instruit et tolérant, ecclésiastique sans peti-
tesse et sans préjuzés, assez bon vivant au total,
quoique vivant fort mal avec nous (médisance à
part), était un fort mauvais choix pour notre expé-
dition; aussi ne tarda-t-il pas à le sentir lui-même,
puisqu'il voulut débarquer au Brésil, et qu'il ne re-
tourna à bord qu'après avoir obtenu une chambre
moins étouffée que celle qu'on lui avait allouée en
partant, et dans laquelle notre pauvre ami avait déjà
perdu le tiers de son embonpoint. |
La messe se disait presque toujours dans la batte-
rie; un domestique du commandant la servait avec
une dévotion exemplaire, et, de temps en temps, re-
cueilli comme un saint apôtre, notre capitaine s’ap-
prochait de la table sainte et communiait en compa-
gnie de sa dévote épouse. ,
Hélas ! il m'en coûte de le dire, mais de si nobles
modèles ne trouvèrent point d'initateurs, et l'abbé
de Quélen ne compta à bord de l'Uranie que fort peu
de brebis ramenées au bercail, tant les loups fai-
saient bonne garde.
Je vous dirai le baptème du premier ministre d'Ou-
riouriou, en face de Koïaï. Ce fut une cérémonie un
peu grotesque, une sorte de mascarade; mais enfin
nous donnâmes une âme au ciel, et il y a bien des
consolations dans cette pensée. :
Telle ne fut pas cependant la première messe dite
aux Malouines, sur cette terre de misère et de deuil,
où nous Jaissämes notre belle corvette incrustée dans
les rochers du rivage. Le spectacle fut imposant, je
vous l’atteste, et chacun de nous en gardera longtemps
a mémoire.
Nous venions d'échapper miraculeusement à une
mort presque certaine; les débris du navire échoué
flottaient çà et là sur la rade; nos malles brisées,
quelques voiles, plusieurs centaines de biscuits gi-
saient sur la plage. Une pluie fine, froide, un sol
sans verdure; la crainte du présent, qui se dressait
avec toutes ses misères; l'avenir qui s’ouvrait avec
toutes ses privations, loin de toute terre hospitalière,
sous un ciel rigoureux, à près de quatre mille lieues
de sa patrie, oh! tout cela avait une teinte de tristesse
qui aurait brisé des ämes moins éprouvées que les
nôtres. Mais tout cela était solennel et lugubre à la
fois.
L'autel fut dressé au pied d’un monticule de sable ;
l’image de la Vierge, les habits du prêtre et les orne-
ments sacrés avaient échappé au naufrage. L'abbé de
Quélen, pâle, affaibli, se soutenant à peine, sortit
d’une tenté élevée à la hâte et officia.
Tout l'équipage, debout et le front découvert, se
jeta bientôt à genoux et reçut la bénédiction du mi-
nistre de Dieu. Le Te Deum fut chanté après la céré-
monie et l'on ne songea aux moyens de relever la
corvette qu'après avoir remercié le Très-Haut.
Quelques instants après, chacun de nous erra çà et
là à travers les bruyères,-et le résultat de ce premier
coup d'œil fut presque le désespoir.
Je n'étais assis auprès d'une haute dune de sable
blane que le flot battait alors avec nonchalance ; de
l’autre côté étaient groupés plusieurs matelots, parmi
lesquels je distinguai la voix glapissante de Petit, le
timbre sonore de Vial et l'orgue enroué de Marchais.
La conversation suivante s’engagea.
— Tout cela est bel et bon, mais il valait mieux,
ce me semble, dresser les tentes qu'un autel.
— Du tout, nous devions d'abord des remerci-
ments à Dieu.
— Le remercierions-nous si nous n'avions pas de
quoi déjeuner ?
— Moi, je n'ai pas faim.
—— Oui, mais tu auras faim dans une heure, et si
nous n'avons pas un brin de viande à mettre sous la
dent, qu'est-ce que nous ferons ?
— Nous entamerons l'abbé, il est gras.
— Pas trop; il a diablement maigri depuis le jour
du départ.
— Ce n’est pas à la manœuvre qu'il a diminué.
— Nous aurions dû faire naufrage plus tôt.
— Ah bah! c’est égal, ça fera un bon bifteck !
— Tu vois done bien qu'un prêtre est bon à quel-
que chose sur un navire.
— Nous n’y sommes plus, imbécile ; nous sommes
à terre.
214 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
— Pauvre corvette ! la voilà sur le flanc; c’est em-
bétant tout de même.
— Si encore il y avait ici des vignes!
— Dis plutôt s'il y avait du vin!
— Mais rien, rien!
— Tu aurais mieux aimé naufrager près de Cognac,
n'est-ce pas, ivrogne ?
— Ou à la Jamaïque.
— Ou sur les côtes de Bordeaux.
— Mais non, c’est dans un chien de pays où tout
est mort.
— Et où nous mourrons sans doute.
— C'est pourtant un brave homme que l'abbé.
— Taistoi donc, il ne sait pas tant seulement,
après trois ans de navigation, ce que c'est qu'une
drisse.
— Ce n’est pas son métier de savoir ça.
— C'est le métier de quiconque s'embarque. Et
puis, je lui en veux.
— Pourquoi donc?
— Il devait faire comme nous, ne pas boire, et il
a bu du vin en disant la messe.
— C'est la règle.
— Cré mille sabords! pourquoi n'étais-je pas pré-
tre ce matin !
— C'était si peu.
— C'était toujours quelque chose.
— Ah cà! dites donc, vous autres, nous voici là
comme de bons garcons, il faudra manœuvrer main-
tenant.
— Comment l’entends-tu ?
— (a ne s'entend que de reste. Quand on est à
terre, on n’en fait qu'à sa tête, on est libre.
— Du tout, on est toujours matelot.
— Il n’y a plus de matelot quand il n’y a plus de
navire.
— Tu as tort; le matelot à terre qui possède son
commandant et ses officiers n’a pas le droit de bou-
ger : c’est la règle.
— Ta règle n'a pas le sens commun, et si l'on nous
embête encore, on verra.
— Il y aura du grabuge; je devine ça,
— Eh bien! enfants! s'écria la voix rauque, du
grabuge! il ne doit pas y en avoir; un jour viendra
peut-être où nous serons tous égaux ici; alors, mais
alors seulement, il y aura du grabuge.
— Oui, mais quand l'abbé sera avalé, qui done
viendra après lui !
Je n’entendis plus rien; les matelots se parlèrent à
voix basse,
Que chacun tire la morale de ce dialogue.
Un de nos navires de guerre, battu par les flots,
démâté, désemparé, à l'agonie, faisait eau de toutes
parts. Le moment fatal approchait ; chaque minute
le voyait se plonger dans l'abime, et le désespoir se
peignait sur tous les visages. Un prêtre passager se
trouvait par hasard à bord, un prêtre entendant beau-
coup mieux son métier que celui de marin, fort inu-
tile sans doute dans une navigation. Un craquement
horrible se fait entendre ; l'équipage se regarde de ce
dernier regard qui veut dire : Tout est fini!
— À genoux! à genoux! s'écrie le prêtre, homme
de Dieu, et priez sainte Barbe de nous venir en aide !
— Non, debout! debout, matelots! s’écrie le capi-
taine, homme de mer, et priez sainte pompe au lieu
de sainte Barbe!
Les pompes jouèrent en effet, les flots furent vain-
eus, et le navire entra dans le port. Le prêtre chanta
un Te Deum au lieu d'un De profondis.
Si cependant vous voulez absolument sur vos na-
VOYAGE
vires un prêtre afin de rappeler une religion sainte à
des hommes que les préoccupations de leur état font
si souvent oublieux de toute autre chose, eh bien!
suivez mon conseil, faites ce que je ferais : j'accepte
un aumônier ; je lui donne une place dans la batterie,
sa ration de biscuit et de viande salée, son petit verre
d’eau-de-vie; je lui donne aussi sa part exacte, ni plus
ni moins, de mes fatigues et de mes tribulations, il
fera le quart avec moi, avant moi ou après moi; il
recevra comme tous, sur ses épaules, les flots de la
mer et les ondées du ciel ; il se perchera comme tous
à la flèche des mâts ou à l'extrémité des vergues ; en
un mot, il sera matelot et prêtre. Eh! eh! ce n'est
AUTOUR
DU MONDE. 215
peut-être pas là une pensée déraisonnable, un prêtre
matelot où un matelot prêtre qui prierait et travaille-
rait en même lemps, quoiqu'on ne puisse guère faire
deux ou trois choses à la fois. Un prêtre qui pompe-
rait pendant des heures entières, selon les besoins du
bord, et qui, après les fatigues, lorsque la mer dévo-
rerait tout, hommes et navire, sortirait encore sa
main hors de l’abime pour bénir une dernière fois
ses camarades, ses amis, ses frères engloutis comme
lui! Que le législateur y songe sérieusement, Un pré-
tre tel que Vial, Petit, Chaumont, Barthe ou Marchais
serait, Je vous assure, chose fort curieuse et fort
utile. Que risque-t-on d'essayer?
XLI
EN MER
Calme plat.
I y a deux jours à peine, les flots tourbillonnant se
ruaient en éclats sur le navire, le lançaient comme
une flèche ailée vers l'horizon, l’élevaient aux cieux
et le faisaient retomber de tout son poids dans l’a-
bime entr'ouvert. Cela était grand et beau, cela était
terrible et solennel ; le désordre en faisait la magie ;
mais je n'avais pas assez bien vu, assez admirè pour
vous dire encore ce que c’est qu'une tempête, ce que
c'est qu'un ouragan; le jour n'est pas loin peut-être
où je vous en apprendrai davantage.
Iier la mer était turbulente, fatiguée, écumeuse,
mais on s'apercevail que ce n'était point une fureur
naissante : au contraire, et l’on pouvait juger, sans
l'avoir longtemps étudiée, que sa colère était une
colère épuisée, que ses mugissements étaient le râle
d'une brutalité amortie ; les vents et la foudre avaient
passé par là; l'écho de la tempête retentissait tou-
Jours, et pourtant ce n’était qu'un écho, c'est-à-dire
un emportement sans menaces, une fièvre de mou-
rant, ou plutôt des paroles de pardon.
Aujourd'hui le calme est venu, calme profond
comme le désert, silencieux comme la tombe; plus
de gonflements aux flots, plus de brise à l'air, plus de
nuages au ciel; seulement là-bas, à l'horizon, des
masses noires et fantastiques qu'une main invisible
et puissante tient suspendues, prêtes à peser de nou-
veau sur l'Océan assoupi.
Voyez, voyez maintenant !
Un large soleil, déployant toute sa majesté de roi de
l'univers, inondant l’espace de ses millions de feux
croisés et trônant sur l’immensité !
Avec l'ouragan, qui avait réveillé toute la nature,
les monstrueuses baleines s'étaient montrées à l'air
comme pour essayer leur force et leur puissance; les
bancs immenses de souffleurs rapides et bruyants
comme la tempête glissaient sur les flots et en quelques
instants se portaient d'un horizon à l’autre; les bril-
lantes bonites, les dorades, plus belles encore, avaient
quitté les profondeurs de l'Océan et passaientinquiètes
sur le dos des lames lourmentées. Le gigantesque
albatros, sombre précurseur de ces jours de deuil,
avait envahi les airs, qu'il fouettait de son aile vigou-
reuse. Et maintenant, rien, absolument rien ne se
meut, rien ne se montre sur l'Océan assoupi. Cest
partout l’immobilité et le silence ; la surface des eaux
est aussi polie que la glace la plus pure ; le mouton
du Cap a gagné les régions orageuses des pôles, les
turbulents marsouins ont émigré vers des parages
moins silencieux; l'Océan, l'air et le ciel semblent
avoir demandé une trêve pour se reposer de leurs fa-
ligues, et la corvette, au centre du vaste cercle qui
lemprisonne, est clouée et fixée sur sa quille de cuivre
comme sur un rocher solide et sous-marin; ou si un
dernier soupir d’agonie de l'Océan, après lequel tout
weurt, un de ces soupirs que l'on devine plutôt qu'on
ne les sent, dessine un léger dôme sur la surface des
eaux, le navire, alors esclave docile de l'impulsion, se
penche à tribord, puis à bäbord, comme le ferait un
berceau à la dernière oscillation donnée par une nour-
vice attentive et tremblante ; et puis limmobilité pèse
de tout son poids sur le pont et glace toute espérance
dans le cœur. Le soleil a passé dix fois sur nos têtes,
et rien n'annonce que la nature veuille se réveiller ;
c’est toujours et partout la triste harmonie de la mort,
la grave majesté du silence; c'est Dieu qui semble
méditer une nouvelle création et vouloir corriger son
œuvre imparfaite. La constance du matelot se lasse ;
ses muscles s'énervent dans celle écrasante inaction,
à laquelle il ne voit point de limites ; son pied impa-
tient a beau frapper en mesures égales et régulières
les bordages du pont attristé ; il a beau humecter de
sa langue à demi séchée le dos de la main qu'il agite
à l'air pour chercher à deviner de quel côté soufflera
la première brise, rien ne lui dit que ses vœux sont
près d'être exaucês, rien ne lui dit qu'ils le seront
un jour. Dans sa rageuse impatience, il s'empare
d'un mousse, et, armé d’une rude garcelte, il fouette
le pauvre souffre-douleur du bord, dont le cri aigu
doit, selon sa croyance inhumaine, appeler la brise
oubliée.
Les terribles jurons qui avaient autrefois accompa-
gné la voix de la tourmente, retentissent plus rudes
et plus énergiques ; c’étaient alors des élans de colère
contre une puissance avec laquelle on pouvait du moins
essayer de lutter ; aujourd'hui, ce sont les cris de fu-
reur du lion pris dans des réseaux de fer. L’ennemi est
là sous les pieds, sur la tête; ilne vous touche pas, il
ne vous heurte pas; il est, il vit partout, terrible et
puissant, et vous ne le voyez nulle part.
Comment frapper l'invisible? Comment vaincre ce
qui est et ce qui n’est pas ?
Si, pour s'attacher encore à une dernière espérance,
on livre à elle-même la haute voile du navire afin de
s'assurer que dans une zone plus élevée il ne règne
pas le même silence, la lourde voile tombe de tout
son poids, pèse sur la vergue, vainement tourmen-
tée, et semble un linceul mortuaire jeté sur un ca-
davre.
216
Vous avez vu le calme du jour; celui de la nuit est
plus imposant et plus solennel encore, car ici un con-
trasle de chaque instant vous rappelle que vous seul
êtes dans l'inaction. Canapus et Sirius, ces deux plus
éclatants soleils de l'hémisphère austral, dont les
blancs rayons nous arrivent si vifs et si limpides, s se
lèvent pleins de force; autour de ces magnifiques
globes se montrent tour à tour, marchent et s’effacent
comme d’humbles tributaires ces légions immenses
d'étoiles qui peuplent l'immensité des cieux, et quand
tout se meut là-haut, tout est immobile ici- -bas ; ; quand
s'abaisse et se couche, vous
lout se dresse et monte,
SOUVENIRS D'UN
AVEUGLE.
seul, stationnaire dans le monde, vous n'avez point
de vie, vous seul êtes mort au centre d'un monde vi-
vant.
Cependant l'équipage, affaissé par la lassitude de
linaction, s’assied sur la drome et les porte-haubans,
les regards tournés vers le point de l'espace d'où est
parle la dernière brise. Triste et recueilli, il attend
avec la résignation d'un condamné que l'heure de sa
délivrance arrive. Tout à coup il se lève frappé eomme
par une commotion électrique : le cou tendu, les
veux d'abord ouverts sans rien voir, il écoute le si-
lencefet regarde marcher l'immobilité; mais il asenti
Le calme plat. :
sur son visage un léger et imperceptible frémissement
qui lui dit que ses bras vont être RE et ses heures
vivifiées.… [l ne s'est pas trompé, la surface de l'eau
se brise, se ride; ce n'est plus cette nappe immense
d'huile dont rien n’altérait la pureté, c'est une onde
qui se meut et chemine: le léger courant s'élargit
dans sa marche, et déjà le navire bruit et frétille; les
voiles, déroulées, frôlent avec un doux murmure; les
mäts, coquets et élancés, se courbent avec grâce ; un
petit sifflement aigu s'échappe de toutes les manœu-
vres ; le beaupé de la corvette se lève avec majesté,
et l'avenir s’ouvre à tous radieux et consolant.
De tous les grands phénomènes que la mer offre à
| l'admiration des hommes intrépides qui osent par-
courir les océans, le calme plat est sans contredit le
plus menaçant, le plus terrible, le plus dangereux,
le plus dévorateur ; la vie marche avec la tempête
qui mugit, elle s'éteint avec le calme qui se tait.
L'énergie de votre ennemi vous donne de l'énergie,
et l'on nese redresse qu'auprès de qui essaye de nous
courber. Rien n'est mortel comme l'attente et le re-
pos !
Maintenant avez-vous une idée d’un calme plat au
milieu de l'Océan ?
XLII
ILES SANDWICH
Le colonel Brack et moi. — Un homme à la mer. — Mort de Cook,
Encore une explication indispensable peut-être ,
quoique j'aie refusé jusqu'à présent de la croire nè-
cessaire. JL nr'a été dit que quelques lecteurs, irrités
sans doute de mes allures de franchise dans le récit
de tant de faits où j'ai figuré comme héros ou comme
spectateur, se sont malicieusement demandé s'il était
bien probable que j'eusse pu si fidèlement retenir
jusqu'à ce jour les minutieux détails qui devraient
pourtant corroborer à leurs veux la vérité de mes rela-
tious. Du doute à l'incrédulité absolue il n'y a qu'un
pas ; eh bien ! ce pas, je ne veux point qu'on le fasse,
et ; puisqu' on exige encore des noms propres, en VOICI.
Au surplus, la chose est curieuse en elle-même, et
cette anecdote n'est pas la moins singulière de mon
livre.
Eh,
bon Dieu! si je vous disais les mille et mille
incidents fantastiques dont ma vie a été traversée, si
vous aviez pu me suivre depuis ma sorlie du collège
jusqu'au moment où j'écris ces lignes, vous vous
seriez convaincus, vous dont les jours se succèdent
calmes et réguliers, que peu d'existences ont été plus
rigoureusement heurtées que la mienne, et que ce que
d’autres nomment un accident, un malheur, je l'ap-
pelle, moi, une habitude, presque une nécessité.
Or, écoulez :
Dans une de mes courses aventureuses loin de Rio-
Janeiro, j'avais pris pour guides deux noirs assez
intelligents , mais malheureusement fort poltrons,
qu'un ébéniste de la rue Droite n'avait loués moyen-
nant quatre pataques par jour. Tant que nous fûmes
dans les environs de la cité royale, les deux coquins
se montrèrent dociles à mes ordres et fort disposés à
VOYAGE
recevoir les correct'ons que j'étais en droit de leur |
infliger en raison de leur paresse el de leur mauvais
vouloir, qui commençait à pointer; mais, Je l'ai dit,
je ne sais point frapper un esclave, par cela seul peut-
être que chacun se donne cette liberte et que les lois |
l’autorisent. Un obstacle à la résistance, à la bonne
heure! un acte d’omnipotence contre qui s'incline,
cela est lâche et dégradant à la fois.
Il y avait trois jours que j'étais en route, tantôt sur
un chemin batu, tantôt à travers Les boss, les rares
plantations, les ruisseaux et ls savanes; mes deux
guides, dans leur mutirerie, n'étaient plus mes guides,
et je voyais bien que je leur rendrais un grand ser-
vice en 1ebroussant chemin, car les drôles avaient
peur de tout, excep & de me déplaire. Cependant,
comme je voulais poursuivre mes investigations et
qu'on ne va jamais plus loin que lorsqu'on ne sait où
l'on va, j'exprimai hautementina pensée, et je donnai |!
à cet égard des ordres si précis, que les deux noirs
virent bien qu'il fallait obéir.
AUTOUR
9
"4
DU MONDE. 17
Pour le coup, je faillis à me repentir de cette té-
mérité, et la nuit du quatrième jour de mou depart
je fus contraint de coucher à la belle étoile, dans un
hamac attaché à des arbres et suspendu à deux ou
trois pieds du sol. Mes deux guides s’endormirent
près de moi sans murmurer, pensant bien que cette
lecon donnée à ma persévérance me forcer ait à la re-
traite dès le lendemain, Je m'étais trop avancé pour
reculer, et, comme ma course jusque-là n'avait que
très-peu satisfait ma curiosité, j'ullai encore de l'a-
vant tout Le jour suivant, en quête ardente de quelque
aventure. Rien n’est ridicule comme une entr eprise
audacieuse sans résultat.
La nuit arrivait, et, malgré une longue marche
sous un soleil fort irritant, je doublai le pas pour ar-
river à une sorte de cairière où je Complais trouver
un gite J'y parvins en effet, et mes noirs urindiqué-
rent deux espèces de huttes désertes où nous trouve-
rions assez commodément à nous abriter. Après un
repas extrêmement frugal, puisque ms provisions se
.. Quand un navire se brise sur des rochers à pic. (Page 218.)
trouvaient presque épnisées, j'allais m'endormir quand
un bruit assez intense réveilla mon attention et sur-
tout ceile de mes timides compagnons de course. Ils
posèrent vivement l'oreille à terre et me firent signe
de ne pas bouger. Tout à coup ils se dressérent, et
d’une voix tremblante : « Bouticoudos! Bouticoudos! »
me dirent-ils.
J'eus peur; je m'armai de mes pistolets, Je sortis
de la cabane ayant les noirs sur mes talons, je jetai
de tous côtés un regard investigateur : le bruit appro-
chait par intervalles Le mot bouticoudos, répété de
nouveau par les esclaves, me fit tressaillir, Je m'élan-
çai à tout hasard, je tombai, je me relevai, je repris
mon élan, je me sentis poursuivi traqué, enveloppé,
atteint; je perdis la tête, la raison, toute énergie, et
je ne saurais vous dire le chemin que je fis en quel-
ques heures. Croyez-moi, la peur est la plus conta-
gieuse des maladies. Qu'etait-ce done que ce bruit si
terrible, si effrayant? Je l'ignore; peut-être celui d'une
chute d'eau, peut-être aussi celui d’un orage qui
grondaif dans le lointain, el plus probablement encore
celui d’un cerveau en délire. Bref, je m'étais sauvé
comme si J'eusse été attaqué par deux j jaguars, et le
résultat de ma poltronnerie fut la perte de mes plus
Livr, 98,
riches albums, de mes boites de papillons et d’in-
sectes, et de quatre ou cinq cahiers de notes aux-
quelles j'attachais un grand prix.
J'arrivai à Rio, puis en France, non consolé, et si
J'ai cru jamais à une impossibilité, c'est à celle de
retrouver mes chers croquis et mes précieux docu-
ments.
Eh bien! 11 y a peu de temps, le brave colonel
Brack, aujourd'hui général, alla faire un voyage au
Brésil; il pénétra dans l'intérieur de ce vaste empire,
ils ’enfonca dans les solitudes, et il trouva dans une
cubane de sauvages des not: s et des albums qu'il de-
vina dessinés et écrits par moi, et qu'il me rapporta
un certain jour, aussi Joyeux que je le fus moi-même
de rentrer dans mes richesses, que je caressai comme
des amis qu'on a pleurés morts. J'ai nommé le colonel
Brack: il va des faits pour la constatation desquels on
est bien aise de trouver un appui.
C'est là pourtant une de ces demi-aventures qui me
sont familières et que j'avais oublié de vous raconter
jusqu'à ce jour. Reprenons maintenant le cours de
mon récit.
J'ai dit avec quel sentiment de regret je quittai
Guham. On se fait de douces habitudes, on contracte
28
ZÈ
218 SOUVENIRS
de saints engagements qu'on voudrait tenir ; un coup
de canon retentit, et le devoir élève la voix pour tout
détruire, pour tout bouleverser.
Nous levämes l'ancre par un temps favorable, et
nous vinmes en face d'Agagna descendre le généreux
gouverneur des Mariannes, qui avait voulu nous ac-
compagner pendant quelques heures.
La brise souffla vigoureuse, la ville s'effaça petit à
pelit, les élégants cocotiers plongèrent dans les flots,
et nous restämes bientôt en face de nos souvenirs.
Tous nos malades avaient repris les forces et la
santé, nos vivres élaient frais, et, quoique la traver-
sée dût être longue, les visages s'étaient épanouis,
car la lèpre navait frappé personne, ce que les ha-
bitants du lieu regardérent sans doute comme un mi-
racle.
Rotta, Agrigan, Tinian,Seypan, Aguigan, Anataxan,
glissèrent devant nous, toutes avec leurs larges cra-
tères béants, et trois jours après, loin de toute terre,
nous naviguions au sein du vaste Océan. Tout à coup :
« Un homme à la mer!... un homme à la mer !... »
Parmi les épisodes nombreux et souvent si dra-
matiques qui font la vie du marin, j'ai oublié de clas-
ser celui-ci, assez chaud, assez palpitant d'intérêt, je
pense.
Quand un navire se brise sur des roches à pic con-
tre lesquelles cadavre de vaisseau et cadavres d'hom-
mes sont vomis et mutilés; quand un naufrage en-
gloutit tout, corpset biens, dans un désastre; lorsque,
sombrant en pleine mer, tout disparait à la surface
des eaux.., officiers, matelots et passagers trouvent‘
peut-être un sujet de consolation dans celle pensée :
Nous mourrons tous, dont vous auriez tort d’atcuser
l'égoisme, car vous n’avez pas réfléchi encore.
Moi, voyez-vous, j'ai longtemps médité au milieu
des périls de toute sorte que j'allais chercher, et j'ai
compris qu'un monde bouleversé nous trouverait
moins émus qu'une catastrophe particulière, indivi-
duelle, isolée. Est-ce une contradiction morale ? Eh,
bon Dieu! combien n'y en a-t-il pas dans le cœur hu-
main !
Si un homme meurt sur un navire, il se dit à ses
derniers moments : La mer va m'engloutir; ma tombe
sera partout et nulle part; les flots ne gardent point
ile trace de ce qu'on jette à leur voracité, et, quel-
ques instants après m'avoir livré à eux, on cherche-
rait vainement les restes de celui qui vient de s'étein-
dre pour toujours !
Eux pourtant, ces froids amis qui passent encore à
mes côtés en jetant sur moi un regard peut-être,
hélas! sans intérêt, ils vont continuer leur course
aventureuse, ils vont visiter de nouveaux climats, se
promener sous des cieux nouveaux, et puis ils rever-
ront leur patrie, leur famille, ils jouiront de leur
gloire, ils seront heureux de leurs peines passées, ils
dirout à ma vieille mère que je suis mort dans une
traversée... Et la vieille mère priera pour son fils, que
des milliers de poissons auront déchiqueté et dévoré
en son cercueil de toile.
Mais dans un malheur général l'âme s'agrandit, le
cœur se fortifie; les vents, les flots, la foudre, écla-
tent sur votre têle : vous vous relrempez à leur .fu-
reur, à leurs menaces; plus la lutte est ardente, plus
vous trouvez de forces pour en triompher, et si,
vaincu enfin, vous succombez sous la puissance des
éléments coalisés, vous vous dites encore: Rien ne
restera de nous ici-bas qu'un souvenir. On ne cherche
pas un homme seul qui meurt et qu'on sait bien mort
au milieu de tant d’autres hommes vivants, tandis
D'UN
AVEUGLE,
qu'un monde entier volera à la recherche d’une infor-
tune douteuse.
Le plus poignant des désespoirs pour celui qui dit
adieu à la vie ne doit pas être de mourir haï, mais
bien de mourir oublié, L'oubli, selon moi, est une
seconde tombe, plus muette cent fois que celle qu'on
nous creuse dans la terre ; l'oubli est toujours un
châtiment, la haine peut être une consolation.
Un homme à la mer!
Si la nuit est sombre, si les vents sifflent, si la tem-
pête mugit, l'équipage à son poste répète tout bas :
Un homme à la mer! C’est l'affaire de quelques in-
slants; le navire marche, on constatera dans le livre
de quart, en phrases assez peu correctes, qu'un
homme est tombé à l'eau et que le gros temps n’a pas
permis qu'on lui portât secours. Tout est dit, tout est
fait.
Si la brise est fraiche, il y a émotion, je vous l'at-
teste, sur les flots et le navire, car le succès est au
bout des efforts.
Un homme à la mer !... Vite, saisis la hache, coupe
le filin!... La bouée de sauvetage tombe, se tient de-
bout; l’homme nage, il nage encore, il s’encourage
dans cette pensée que ses amis ne l’abandonneront
pas, il voit le point de repos qui lui est offert, il va à
lui, l'atteint ; une lame infernale le Jui arrache, il
nage toujours, il le saisit enfin, il s'y erampoune, il
s’assied là comme sur un siège mouvant, il s’y tient
debout, et, se balançant avec lui, il jette un regard
effrayé vers le navire qui s'échappe, car, voyez-vous,
dès qu'il a pris son élan, un vaisseau bondit avec tant
de force, que rien ne peut l'arrêter à coup sûr et sans
lenteur; le jeu des voiles, si savamment combiné,
se fait par des lois connues et régulières ; telle corde
ne peut être dénouée avant telle autre (et je ne parle
point le langage du marin pour être mieux compris
de tous), telle voile ne peut être pliée qu'après telle
autre, ou tout est compromis, hommes et bâtiment.
C'est une assez lourde maison à faire mouvoir, toute
fringante qu'elle paraisse, qu'une corvette à la mer,
car elle aussi, il faut qu'elle ait des flancs robustes,
des bras robustes, une quille robuste de zinc ou de
cuivre.
L'homme à la mer remarque pourtant que le sil-
lage se ralentit, on a masqué partout, on a viré de
bord ; une embareation est mise à flot, de hardis ga-
biers l'arment avec la ferveur de l'amitié et de l'hu-
manilé. Eux aussi courent de grands dangers, eux
aussi sont enlevés par la vague écumeuse ; mais il y
a là-bas un de leurs camarades près de succomber,
qui les attend, qui compte sur leur courage, sur leur
dévouement.
Le vent souffle avec plus de violence, le navire est
compromis, la nuit arrive, sombre, menaçante...
N'importe, le patron du canot ne change pas de route,
il mêle sa voix à la voix de la tempête, il appelle,
cherche, cherche encore ; son œil fouille dans les té-
uèbres, il voit son ami debout sur la flèche de la
bouée. « Là, là, mes braves, il nous a entendus.
Nage! nage! brise les avirons, nous y sommes... Scie
partout maintenant, ou vous le coulez bas !... Lof!
une amarre ! tiens ferme ! hisse! hisse done! Il est
sauvé !.., »
Mais le navire, où est-il maintenant ? L'horizon s’est
rétréci, le roulement du tonnerre étouffe le bruit du
canon qui mugit. Les rafales soufflent de tous les
points de l'horizon et le canot tournoie ineessamment
en dépit de l’homme de barre, qui lutte toujours avec
le même calme, car c'est son métier, à lui, de ne cé-
der que lorsque les forces manquent au courage.
VOYAGE AUTOUR DU MONDE.
La nuit passe tout entière sur cette terrible scène,
nuit solennelle pour tous, effrayante dans la frèle
embareation, cruelle sur le navire, où, cramponnès
au bastingage, matelots et capitaine promènent leurs
regards avides sur chaque lame qui arrive et se
brise. Tous se taisent par moments pour mieux
entendre, mais les mugissements de la tourmente
arrivent seuls jusqu'à eux.
— Le voilà! dit une voix consolante.
Un morne silence succède à ce cri répété par toutes
les bouches; s'lence religieux, terrible, où le cœur
frémit, où les âmes restent absorbèes dans une seule
et douloureuse pensée... Ce n'était pas lui.
Dans deux jours, demain, aujourd'hui peut-être, le
canot, abandonné des hommes et de Dieu, sera le
théâtre d’une scène de carnage ; ces amis si chauds,
si ardents, si dévoués, s’attaqueront avec fureur, se
déchireront avec les ongles et les dents, boiront le
sang l'un de l’autre, et, quand la faim et la so.f au-
ronl été satisfaites, une nouvelle victime attendra dans
d’horribles angoisses que son tour arrive de servir de
päture à un appétit sans cesse renaissant !
Vovez-les maintenant encore tous ces hommes na-
guère si énergiques! Les avirons immobiles flottent
le long du bord; leurs bras se reposent croisés sur
leurs poitrines haletantes, car les menaces de la faim
sont déjà un horrible tourment, et pas un cependant
n'accuse de son malheur celui qu'ils viennent de sau-
ver : Jui, au contraire, sera la dernière victime! Le
désespoir a sa générosité.
Le canot monte et descend avec la lame ; ces torses
marins se balancent avec l'embarcation sans chercher
à garder cet instinctif équilibre qui leur indique d'a-
vance le moment où la vague fera donner de la bande
à tribord ou à bäbord : ce sont des corps sans volonté,
sans appui, sans vie. Tout à coup une voix indignée
s'échappe brûlante comme d'une fournaise :
— Eh bien! canaille! notre courage est donc mort,
nos forces sont donc anéanties? Quoi! pas une espé-
rance! pas un dernier effort pour ramener au navire
l'ami que nous sonmes venus chercher ! Aux avirons!
Gabiers, aux avirons! Et si la corvette a f.... le camp,
si elle a filé ses câbles, demain, tous à la fois, nous
chavirerons cette coquille et nous boirons dans la
grande tasse en nous serrant la main. Il vaut mieux
boire de l'eau salée que du sang! Aux avirons, ga-
biers !…
C'est la secousse galvanique qui vient de réveiller
un cadavre ; les bras robustes se plient et se roidissent
en mesures exactes, les flots sifflent, les veux éteints
reprennent leur éclat, les langues disent un de ces
chants de matelots qui brüleraient les pages de mon
livre si j'osais les lui confier, et il y a encore des re-
gards d'amis qui se croisent, des serrements de mains
qui s'encouragent; il y a là encore de nobles mate-
lots prèts à recommencer, si le ciel apaisè daigne
leur venir en aide, cette vie de sacrifices et de dé-
Youement qu'ils se sont faite et qu'ils ont acceptée.
Mais le jour pointe à l'horizon, la vue se fatigue à
traverser l’espace, le vent ne gronde plus avec la
même violence. Tout à coup : Navire ! navire ! et la
Joie est dans toutes les âmes, une de ces joies qui
rendent fou, incomprises par le reste des hommes,
une de ces joies dont la violence égale presque une
lorture.
Navire ! et de là-bas aussi on a vu sur les flots le
canot aventureux qui fait force de rames pour rallier.
Deux amis qui courent l'un vers l’autre se sont bientôt
reJoints.
— En panne nrainlenant! des amarres à tribord!
219
Ils sont là, ils accostent! Ont-ils sauvé Astier, lui qui
en a sauvé {ant d’autres?... Oui... non... si... le voilà!
C’est lui qui est à la barre ; Lévêque, épuisé, écrasé,
lui a livré son poste.
— Sont-ils trempés! S'écrie Petit, furieux de n'a-
voir pas été choisi pour la corvée ou plutôt pour la
fête. Quels canards! C’est égal, ce sont de braves
gens, ce sont de vrais gabiers. Quel bouheur de se
soûler avec des gaillards de ce calibre-là? n'est-ce
pas, monsieur Arago?
— Tais-toi, bavard!
— Tiens, la joie, c’est un carillon, elle à dix lan-
gues, elle fait du bruit... Astier nous revient.
Les voilà tous à bord! Tous! et les regards ne se
reposent que sur un seul.
— Allons, allons, il ne va pas mal! dit le docteur ;
vite pourtant un verre d’eau-de vie pour lui rendre
ses forces.
— Cré coquin! s'écrie Petit, si on veut m'en don-
ner autant, je me f... à l'eau! Est-il heureux, cel
Astier !
Et ces matelots sauveurs, ces hommes intrépides
qui viennent de lutter avec un courage héroïque,
avec un dévouement si admirable contre une mort
presque certaine, reprennent, tranquilles et satisfaits,
leur train de vie accoutumé, et la corvette vire de
bord, et le livre porte ces mots, éloquents par leur
simplicité : Aujourd'hui, par un gros temps, un
homme est tombe à la mer : c’est le gabier Astier. ma-
telot à trente-six. Douze hommes se sont embarquées
dans le petit canot, et, après huit heures d'un travail
pénible, ils sont parvenus à ramener à bord leur ca-
marade, qui les attendait hissé sur la bouce de sauve-
tage.
— Eh bien! mon brave, dis-je à Astier le soir même
de cet événement, à quoi pensais-tu quand tu voyais
filer le navire ?
— D'abord qu'il allait diablement vite.
— Et ensuite?
— Que la manœuvre se faisait bien mollement.
—— Et encore ?
— Je pensais que vous deviez être tous ici bigre-
ment en peine de moi.
— C'est vrai! Sais-tu que c’est beau, cela?
— Je ne sais pas si c'est beau ; mais cela est.
— Pensais-lu que l'on pût te sauver?
—- Guère; mais quand on à des amis comme
Barthe, Vial, Lévèque, Chaumont, Troubat, Marchais
el Petit, on espère toujours.
— Je n°y étais pas, mille pipes! dit ce dernier, qui
nous écoutail ; mais si tu ne m'avais pas nommé, Je
lallais démolir. Monsieur Arago, nous permettez-vous
de boire à votre santé ?
— Je ne l'en empêche pas.
— Dans quelle case votre eau-de-vie ?
— Drôle! je ne t'ai pas dit.
— (Ça va sans dire! Comment pouvons-nous trin-
quer sans ça? Dans quelle case?
— Tiens, à côté de mon cadre.
— Oh! suffit, je le sais par cœur; il v en a une en-
tamée dans le coin, à gauche. Merci, monsieur.
Le soir, Petit était soûl comme une grive; Astier,
qui portait mieux la voile, résista au choc, et le len-
demain on ne parlait plus à Lord de l'événement de
la veille.
Parmi les distractions de l'homme de mer, j'avais
oublié celle-ci; vous conviendrez qu'elle valait bien
la peine qu'on en dit quelque chose. de ne sais pas où
l'on trouverait un sujet de drame plus terrible et plus
dévorant.
220 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
Cependant le point nous plaçait à peu de distance
de la principale des Sandwich, et si les courants ne
nous avaient pas drossés, nous devions bientôt voir à
l'horizon cette pinte tachée de sang où t ook parla
pour la dernière fois à ses intrépides matelots. L'œil
à l'horizon, chacun de nous cherchait la nouvelle
relâche à travers les nuages, et: rien ne se montrait
encore.
— Terre! crie erfin la vicie, terre devant nous!
Voici des hommes nouveaux, de nouvelles mœurs,
une nature nouvelle ; pour qui aime les contrastes,
les voyages sur mer ont un attrait indicible, un seul
pas lui montre les extrèmes.
La corvette avançait avec majesté, et en quelques
heures nous nous vimes contraints de faire petites
voiles ; mais la côte, que nous nous attendions à voir
d’une hauteur immense, se dessina humble et ché-
ve, partout fatiguée, osseuse, bizarre, sillonnée par
de profonds ravins et déchirée par de larges criques
où le ft s'eugoulfrait avec violence. Mais les nuages
se dissipèrent enfin, et au-dessus d'eux, au-dessus
même des neiges éternelles, dans les régions équi-
noxiales, se dressèreut Lrois lêles gigantesques dont
nos regards avides ne pouvaient se détacher, Oh ! cela
élait imposant et sublime, c:la nous reportait vers le
passé, car le tableau si bin décrit par Cook réveillait
tous nos souvenirs... Écoutez ce passé.
Un jour, au lever du soleil, par un temps superbe,
deux navires, dans la belle rade de Karakakooah,
étaient mouillés à peu de d stance l’un de l'autre; les
rois immenses cônes de lave formant l’ile d'Uwhyée,
l'écrasant de leurs larges pieds et la dominant de leurs
têtes violâtres au-dessus des plus hauts nuages, re-
flétaient les obliques rayons qui doraient leurs flancs
creusés par le bitume. Le Mowna-Laë s'élarg ssait
comme pour ne rien perdre de la scène lugubre qui
Cook débarquant aux iles Sandwich.
allait se passer au milieu de la baie silencieuse ; le
Mowna Roah allongeait ses épaules anguleuses au-
dessus de son frère, et le Mowua-Kak, l’ainé des trois,
planait sur eux de toute sa tête chauve, dont l'ombre
sigantesque se projelait jus qu'à l'horizon. Sur le ri-
vage, C'était une terre labourée, fouillée, en désordre;
on eût deviné qu'un combat sanglant y avait eu lieu
la veille, car on voyait encore çà et là des debris de
vètements européens, des sagaies brisées, des casse-
tête fendus, des lambeaux de manteaux de plumes et
de casques à demi enfouis dans le sable Les cocotiers
de la plage étaient rian s et se pavanaient dans leur
majesté puissante ; les bananiers étalai nt à l'œil leurs
fruits suaves, onclueux: les palma-chrisui élésants,
plautés en allées serrées, voyaient, sous leurs feuilles
dentelées, des hommes, des femmes, des enfants
Passer el repa-ser, se presser la main, se dire tout
bas quelques mots à l’oreille, et p éiner, el danser,
et Jeter un regard avide vers la mer, où tout était
nmobile.
A terre, on eût dit une fête avec ses joies; sur les
flots, on eût dit un deuil à briser l'âme.
C'est que cela était ainsi : le voyageur ne se serait
pas trompé dans ses conjeclures. Mais pourquoi ces
choses el non pas d'autres? — Pourquoi, dites-vous?
C’est qu'il y avait là, sur une pointe de rocher s'a-
vançant dans la rade, une large tache de sang. C'est
que Le plus hardi navigateur du monde, le plus brave,
le plus vrai, le plus entreprenant, étail tombé là,
peréé par un poignard de bois durei au feu, au mo-
ment où il disait à ses officiers et à ses matelots de ne
pas faire feu sur les insulaires. C'est que Cook était
mort là, mort après avoir donné vingt mondes nou-
veaux au monde connu, et que ses débris mutlés,
ceux qu'avait épargnés la dent des Sandwichiens,
allaient être rendus à King, son successeur, et que la
rade de Karakakooah se ta'sait pour mieux entendre
le dernier adieu que le copagnon du grand homme
allait lui adresser. ù
Un cercueil de fer est là sur le pont du navire où
le pavillon britannique déploie à L'air son orgueilleux
léopard. L’equpage, debout, le cœur serré, oppressé,
les yeux remplis de larmes, la tête nue et courbée,
attend le triste signal. Les vergues sont mises en pan-
|
|
:
à
VOYAGE
tenne, partout le désordre, ce désordre qui dit le
deuil et le découragement. Tout à coup le bronze
tonne à tribord et à bäbord, les coups partent à dis-
lances égales ; l'ile d'Owhyée s'en émeut, les naturels
se sauveut dans l’intérieur des terres comme si
l'heure de la vengeance était sonuée pour eux... Si-
lence maintenant. Ecoutez, écoutez : un bruissement
a lieu, la mer s'ouvre et se referme, elle a reçu dans
son sein, et pour l'éternité, l'immortel pilote qui
AUTOUR DU
MONDE. 291
l'avait soumise pendant tant d'années, celui qui l’a-
vait si bien étudiée, si bien comprise, qu'elle n'avait
plus rien à lui cacher du secret de ses calmes et de
ses fureurs.
Les restes sanglants de Cook sont 1à, au fond de la
rade de Karakakooah, mais sa gloire est partout, mais
son nom vénéré est répété d'écho en écho dans toutes
les parties du monde.
XLTII
ILES
L'histoire des voyages et avec elle toutes les his-
toires disent que Cook a découvert les iles Sandwich,
qu'il dota du nom d'un grand ministre.
Eh bien! toutes les histoires ont menti, ou du
moins toutes sont dans l'erreur, et il demeure avéré
|
|
SANDWICH
Kookini. — Baie de Kayakakooah. — Visite à la pointe où Cook a été tué,
que c'est l'Espagnol Gaëtano qui, le premier, a décou-
vert ce magnilique archipel agité par tant de commo-
üons terrestres.
Les pirates infestaient les côtes ouest de l'Amérique;
des combats heureux ou une longue et périlleuse
. Des femmes couchées ou assises sur une planche nommée paba. (Page 229.)
navigation par le cap Horn pouvaient seuls fournir les
moyens de ravilailler leurs navires appauvris par de
pénibles croisières.
Gaëlano leur fit une chasse à outrance, et dans
une de ses courses chaleureuses vers l’ouest, il vit à
l'horizon un point noir qu'il prit d'abord pour un
vaisseau ennemi, et il mit bravement le cap dessus.
C'était Owhyée. De retour à Lima, il écrivit à Gharles-
Quint, et, lui faisant part de son heureuse découverte,
il demanda la permission d’en diminuer la position
sur sa carte d'une dizaine de degrés, afin de ne pas
la signaler aux écumeurs de mer, ce à quoi le mo-
narque consentit par des raisons pol tiques dont on
comprend la sagesse. Ainsi Gaëtano plaça la prin-
cipale de Sandwich par 9 et 11°, au lieu de la placer
par 19 et 21°, espérant par là mettre en accord sa
gloire et les intérêts compromis de l'Espagne.
Au surplus, tant pis pour qui à le triste courage de
se résoudre à cacher un succès; un autre vient plus
tard qui se l'approprie en le publiant, et quoique les
cereles de fer que le grand capitaine Cook trouva à
Owhyée et la crainte que les insulaires témoignaient
à l'aspect seul des armes à feu plaidassent la cause de
Gaëtano, l'histoire des voyages est sage de désigner
Couk comme le trouveur de ce groupe d’iles de lave,
destinées à être un jour d’une grande importance
dans les relations commerciales de l’Europe avec les
Indes-Orienta'es. Quant à nous, dès que le vent nous
eut accompagnés Jusqu'à une lieue et demie de la
côte, nous la longeâmes sous peu de voiles et cher-
châmes la rade de Karakakooah, où nous voulions
laisser tomber l'ancre.
Pendant toute la journée nous tournämes la base
gigantesque du Mowna-Laë sans que la montagne
changet sensiblement de forme, tant le cône est ré-
eulier. Nu au sommet, nu sur les flancs, à peine son
pied présente-t-1l à l'œil quelques touffes de palmistes
sous lesquels le flot vient expirer. Le lendemain du
deuxieme jour, nous nous trouvâmes en face d’un
petit village composé d’une vingtaine de huttes, d'où
se détacha une pirogue pagayée par deux hommes
qui mirent le cap sur nous. A peine arrivés à la portée
de la voix, ils s'arrêtérent pour nous adresser quel-
| ques paroles auxquelles nous répondimes à l'aide
d'un vocabulaire anglais, mais nous ne pûmes parve-
nir à leur faire comprendre que nous cherchions la
rade de Karakakooah. Un autre petit village nommé
Kaïah, situé au fond d'un ravin, se montra bientôt,
et de là encore cinglèrent vers nous deux nouvelles
pirogues portant une douzaine de naturels à la mine
farouche, à la voix éclatante, qui, malgré nos signes
d'amitié, relusèrent de monter à bord.
222
— Est-ce que ces marsouins ont peur d’être man-
gés? disait Petit à ses camarades. Je suis sûr qu’ils
sont coriaces comme des veaux marins. Tenez, en
voici un qui vient à la nage. Cré coquin! comme il
coupe! ce n’est pas un homme, c'est impossible !
il file six nœuds, le marsouin! ça me rapatrie avec
lui.
En effet, un Sandwichien s'était jeté à l’eau, et,
plus courageux que les autres, il nous aborda pour
nous demander sans doutesinous voulions être pilotés
jusqu'au mouillage ; mais comme dans le lointain on
découvrait, à l'aide des longues-vues, des bâtisses et
une anse bien abritée, nous laissämes là l'audacieux
nageur, qui regagna sa pirogue, et nous cinglämes
vers Kayakakooah sans nous douter que Karakakooah
était déjà derrière nous.
Mais le calme nous surpriten route; nous passämes
la nuit en face d’un village nommé Krayes, bâti sur
un rocher à pic et de peu d’élévation, où la mer battait
avec violence. Des feux allumés sur toutes les parties
de la côte nous disaient que là aussi étaient des êtres
vivants; mais leur existence devait s’y trainer bien
souffreteuse et bien misérable, car la lave ne donnait
prise à aucune couche de verdure, car tout était mort
sur le penchant du cône, dans les flancs duquel bout
le bitume en combustion.
Au lever du soleil, un grand nombre de pirogues
à un seul balancier entourèrent la corvette ; de cha-
cune d'elles des femmes de tout àge, de toute cor-
pulence, nous demandaient à grands cris la permis-
sion de monter à bord, et il n’était pas difficile de
deviner ce qu'on voulait nous offrir en échange de nos
bagatelles.
Chez ce peuple, hélas! les mots civilisation et pu-
deur n'avaient aucun sens, et nos refus peu méritoires
leur donnaient sans doute une triste opinion de nos
mœurs et de nos habitudes. Au surplus, il est juste
d'ajouter que presque toutes ces femmes nues et
onctueuses étaient d'une laideur vraiment repous-
sante.
A six heures, une grande pirogue à double balan-
cier porta à bord le chef d'un village plus étendu que
les autres ; il entra chez le commandant et laissa
sa femme sur le pont et à la merci des plus témé-
raires de nos matelots ; nul ne voulut profiter de l’oc-
casion, et peu s'en fallut, en revenant près de nous,
que son mari ne la frappät, en raison du peu de suc-
cès qu'avaient obtenu ses charmes. Denx hommes
qui l'avaient escorté dansèrent ou plutôt trépignèrent
avec une sorte de mouvements convulsifs, accom-
pagnès d'un chant guttural extrèmement désagréa-
ble; et comme la brise commençait à souffler, le pont
fut bientôt déblayé de ces importuns visiteurs, Quel-
ques heures après, nous laissämes tomber l'ancre
dans la rade de Kayakakooah, et chacun de nous,
selon ses travaux, se prépara à de nouvelles evcur-
sions.
Quelque chose qui ressemble assez passablement à
une sorte de ville bâtie en amphithéâtre était là de-
vant nous, à deux encäblures de la corvette, et à
peinte notre présence fut-elle signalée à ses habitants
réveillés, que de toutes les parties de la côte s'élan-
cérent un nombre prodigieux de belles et grandes
pirogues à un ou deux balanciers, les unes pagavyées
par des hommes, la majeure partie par de jeunes
filles à demi couvertes de pagnes soyeux, sollicitant
avec mille grimaces et mille prières la permission de
monter à bord. Ceci pourtant est une capitale nommée
Kayerooah, et c’est de là sans nul doute que sont par-
ties les mœurs des villages devant lesquels nous
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
avions passé depuis deux jours. Serait-il done vrai
que toute agglomération fût corruptrice?
Assis au porte-haubans de la corvette, mon calepin
sur mes genoux et mon crayon à la main, s’il m'arri-
vail de jeter un regard de convoitise sur une jolie vi-
siteuse et de la prier de rester immobile afin de la
dessiner, elle me donnait à entendre que pres de
moi la chose serait facile à exécuter, et qu’elle ferait
alors gratis ce que de la pirogue elle ne voulait faire
que pour un cadeau. Nous avions cru la civilisation
plus avancée aux Sandwich, et nous étions en droit
de penser que les Anglais, qui y possèdent plusieurs
comptoirs, auraient dû corriger chez ce peuple si
bon, si confiant, cette effronterie de libertinage qui
a toujours quelque chose de révoltant et de triste à
la fois. È
Au milieu de ces pirogues si élégantes et manœu-
vrées avec une grâce extrème, se montraient parfois
des femmes couchées ou plutôt assises sur une plan-
che polie nommée paba, taillée en forme de requin,
Dès qu'elles veulent avancer, elles s'étendent sur le
ventre, et les mains leur servent de rames, en sorte
que la moitié du corps est hors de l’eau. Si elles veu-
lent faire une halte, elles se redressent, s'asseyent,
et sont mollement balancées au gré de la houle, Je
vous assure que {tout cela est fort curieux à voir et à
étudier.
Pour essayer leur légèreté à la nage, pour bien ap-
précier ce qu'on nous avait dit de l'admirable adresse
des Sandwichiennes au fond des eaux, nous leur mon-
trions souvent une médaille ou des sous attachés à
l’aide d’une jarrelière où au bout d'un ruban, pro-
mettant le tout àqui s'en emparerait ; nous les jetions
d'un bras vigoureux le long du bord; tout à coup
uue douzaine de corps s’élançaient, disparaissaient et
revenaient bientôt, escortant la plus habile ou la plus
adroile plongeuse, qui nous montrait notre cadeau
d'un air triomphateur. Nous ne nous lassions pas de
ce spectacle si intéressant et si nouveau pour nous.
A neuf heures, une grande pirogue, plus élégante
que les autres et montée par douze rameurs, conduisit
à bord le chef de la ville. Sa taille était de six pieds
trois pouces français, sa figure belle et douce, sa poi-
trine large, sa coiffure élégante, son sourire enfantin.
Il était à moitié couvert d’un manteau qui nous per-
mettait de prendre une juste proportion de toutes les
parties de son corps, et il est rare de voir des hommes
mieux constitués que ce chef sandwichien. Du reste,
la manière décente dont il se présenta ; son langage
(etil parlait très-purement l’anglais) ; le choix de
ses expressions ; un enfant qui, armé d'un gracieux
éventail, éloignait les insectes de sa personne ; cet of-
ficier assez bien vêtu qui lui servait d’escorte; l'em-
pressement marqué que mirent les pirogues qui nous
entouraient à lui ouvrir passage ; l'élégance, la pro-
prété et la grandeur de son embarcation, tout nous
convainquit bientôt que nous avions affaire à un per-
sonnage d'importance. Nous sûmes, en effet, quelques
instants après, que c'était le beau-frère du roi, qu'il
s'appelait Kookini, que les Anglais lui avaient donné
le nom de John-Adams, qu'il était gouverneur de
Kayerooah et de toute cette partie de la côte, et le
seul chef supérieur quin’eût pas accompagné Ouriou-
rion à Toïai.
Dans la crainte de ne plus en trouver l’occasion,
on voulut essayer sa force au dynamomètre ; il S'y
prêta de bonne grâce, et il fit marcher l'aiguille jus-
qu'à 95}, point où personne, depuis notre départ,
n'avait encore atteint; sa vigueur rénale ne se trouva
pas en proportion avec celle des mains.
VOYAGE AUTOUR
Kookini promit au commandant un emplacement
propre à établir son observatoire ; il l'assura que le
lieu où il ferait ses opérations serait fabou (sacrè) pour
tous les habitants; mais il le prévint qu'avant de
livrer les vivres dont nous avions besoin, il était in-
dispensable qu'il en donnât avis au roi, ce qui néces-
sitait un délai de trois ou quatre jours, Il l'assura
néanmoins qu'on pourrait, avec des objets d'échange
ou des piastres, se procurer à terre quelques provi-
sions; mais que pour de l'euu, elle était très-difficile
à faire, parce qu'il n'y en avait pas de douce dans les
environs et que les naturels n’en buvaient que de
saumätre. [ajouta que si nous n'étions pas dans l’in-
tention de changer de mouillage, il s'emploierait de
son mieux pour nous faire obtenir tout ce qui nous
serait nécessaire,
Satisfait de ses offres obligeantes, on se disposa à
transporter les instruments à terre.
— Cré coquin ! me dit Petit en voyant descendre
Kookini, lenavire se déleste ; à la bonne heure, des
matelots de cette facon, ça vous prendrait du pont
même un ris à la grand’voile; quelle compagnie de
voltigeurs, deux ou trois cents drôles ainsi taillés!
— Tu n'as pas osé lui rire au nez, comme au mo-
narque guébéen.
— Je n'aurais pu, tout au plus, lui rire qu'aux ge-
noux.
— C'est-à-dire qu'il t'a fait peur.
— Peur, lui! Eh bien! je vous jure qu'il me payera
ce que vous venez de me réciter ici.
— C'est une plaisanterie de ma part; je te connais,
je sais quelu n as peur de personne.
— Pas plus de lui que de cinquante autres comme
lui. Dites-moi, monsieur Arago, est-ce vrai qu'il est
gouverneur de la ville ?
— C'est vrai, el il nous a promis des vivres.
— Oui? C’est un brave, Al promis aussi de l’eau-
de-vie?
— Oui, aussi,
— C'est un César. Est-ce de l’eau-de-vie de Co-
gnac?
— Pas tout à fait; on l'appelle ici de l'ava.
— Ah bah !
— Ava.
— J'ai compris. Cela soûle-t-il ?
— Beaucoup plus que le cognac.
—- Alors, vivent l’ava et le noble gouverneur Co-
quini !
La rade de Kayakakooah est grande et sûre; les
hautes montagnes qui la défendent des vents les plus
constants ; la pointe Kowrowa, où périt Cook, située
au nord, et celle de Karaah au sud, empêchent que la
mer y soit jamais bien haute. La plage est belle ;
quelques édifices et deux chaussées très-avancées of-
frent un sûr abri aux embarcations.
Laville deKayerooah est d’uneétendueconsidérable,
maisles maisons, ou plutôtles huttes, sontsieloignées
les unes des autres, principalement sur le penchant
de la colline, qu'on ne peut guère les rattacher au
quartier de la plaine, où du moms de petits sentiers
battus figurent convenablement des rues et des pas-
sages. Plusieurs maisons sont construites en pierres
cimentées ; les autres sont faites de petites planches,
de nattes ou de feuilles de palimstes très-bien liées
entre elles et impénétrables à la pluie et au vent. La
plus grande parlie des toits estrecouverte de goëmon,
ce qui leur donne une solidité merveilleuse ; quelques
solives bien ajustées et assujetties par des ligatures
de cordes de bananier leur assurent une durée consi-
dérable, et depuis que nous fréquentons des pays à
DU MONDE. 293
demi sauvages, les cabanes d'Owhyée me paraissent
les meilleures. Elles n'ont presque toutes qu'un seul
appartement orné de nattes, de calebasses et de quel-
ques étoffes du pays. Là couchent, péle-mêle, père,
mère, filles, garçons, quelquefois même les chiens et
les porcs.
Vus de la rade, deux ou trois édifices ont quelque
apparence et font regretter de les trouver pour ainsi
dire isolés au milieu des ruines. Le plus considérable
est un magasin qui se détache en blane sur toutes les
autres cabanes. Il appartient au roi, qui en fait son
garde-meuble, mais sans oser lui confier ses trésors,
enfouis dans un souterrain. L'autre édifice est un
moraï silué à l'extrémité d'une chaussée s'avançant
dans la rade; le troisième est une maison appartenant
à un des principaux chefs de Riouriou, lequel, avant
de quitter la ville, a eu l'adresse de la faire tabouer
afin d'en éloigner les curieux et les voleurs. On me
donna à entendre que celui qui chercherait à y péné-
trer serait à l'instant mis à mort, et que le maitre de
la maison était un homme très-cruel et très-puissant.
Le quartier nord de la ville peut avoir une centaine de
cabanes, dont la plupart n'ont pas plus de trois à
quatre pieds de hauteur sur six de longueur. Les
portes sont si basses, qu'on ne peut guère y pénétrer
que ventre à terre, et l'on respire dans ces cloaques
infects un air capable de renverser ceux qui n’y sont
pas habitués.
Vous connaissez mon habitude de chaque reläche :
ce que j'aime à voir d’abord, c'esice que je crains de
ne voir qu'une fois, c'est surtout ce que la foule
dédaigne. Cook tomba entre Kayakakooah et Karaka-
kooah. J'irai m'agenouiller sur la place fatale, non
pas demain, mais aujourd'hui, mais une heure après
avoir mis pied à ferre, Quelques mots de renseigne-
ment me suffirent; mes provisions ne furent pas
lourdes, on ne meurt pas de faim dans ce pays. Je pris
mes calepins, je dis adieu à mes amis, et me voilà en
route, J'avais fait quelques pas à peine lorsque je me
sentis frapper sur l'épaule.
— Pardon de la liberté, me dit Petit, c’est moi.
— Que veux-tu ?
— Vous accompagner; j'ai entendu dire que vous
alliez par là-bas saluer quelque chose, et je m'embête
à bord.
— Eh bien! reste à terre si tu en as la permission
et laisse-moi tranquille. Je vais faire un peélerinage ;
cette course est un pieux devoir pour quiconque a
l’occasion de le remplir, et l'on ne va là ni pour rire
ni pour se griser.
— Je vous jure de ne pas me griser et de ne pas
rire ; tenez, Je serai triste comme si j'avais perdu
Marchais, comme si vous aviez été démäte d'un bras.
Est-ce que vous n'avez pas été content de moi dans
ce village de galeux, aux Mariannes ?
— Si, mais il faut.
— C'est dit, je vous accompagne.
— Je ne l'ai rien promis, et pour.
— Kuffit, je savais bien que vous accorderiez; vous
n'êtes pas sibête de laisser Petil ici tout seul :il ferait
quelque sottise. Comment donc s'appelle celui que
nous allons pleurer ?
— Cook.
— Il parait que c'était le Coq des marins de son
temps. Et ces fahichiens l'ont tué !... et vous défendez
qu'on les saborde! Ça n'a pas le sens commun ; vous
vous détériorez, monsieur Arago. Le premier qui
nous regarde un tant seulement du coin de l'œil, d'un
seul geste de ma main droite je le fais virer de bord
lof pour lof.
994 SOUVENIRS
— Point; tu ne seras jamais qu'un querelleur, un
vaurien.
— On dit que c’est mal de changer, je mourrai
comme Ça
Et tout en causant, nous avancions le long de la
plage sans galets. Un petit bourg nommé Kakooah
s'offrit bientôt à nous; nous y enträmes Petit et moi,
et la première paroleque prononça mon matelot à un
insulaire surpris et presque effrayé de notre présence
fut ava.
— Arouë, répondit le Sandwichien, aroué (non, je
n’en ai pas).
— Parole d'honneur ! dit Petit, ils sont tous à rouer,
ils n'ont que ça à vous jeter à la face.
— Tais toi et viens; Lu es un ivrogne!
— Ivrogne ! le moyen de ! être quand on n'a rien à
boire !
Mais bientôt, appelés par un cri de insulaire à
qui nous venons de parler, une vingtaine d'autres
sortirent des hultes et nous entourèrent avec une
curiosité où plutôt une importunité qui devenait ex-
trémement incommode. Les jeunes filles surtout
étaient si pressantes, que nous ne pûmes nous en dé-
barrasser qu’à force de grains de verre, de bijoux de
laiton et de petits miroirs. Pour un mouchoir nous
aurions conquis tout le village.
Ainsi que les femmes de Kayakakooah, celles-ci
étaient lestes et bien taillées, et offraient plus que
dans la capitale un caractère de virilité qui faisat
pla sir à voir. Plus nous avancions, plus le sol se des-
sinait âpre et rocailleux ; nulle part uu chemin tracé;
par-ci, par-là quelques touffes de papyrus donnaient
un peu d'ombrage au piéton, mais le reste du sol était
d'uue aridité d'autant plus rigide, que pas unruisseau
descendant des montagnes ne jeta la vie aux ratines
du plus petit arbuste. !
Bientôt un village nouveau, plus gai que le premier,
s’offrit à nous au détour d'un immense quartier de
lave vomie du Mowna-laë Petit prononca encore en
entrant son mot favori ava ; une jeune el fort agréable
fille lui fit signe d attendre et lui en apporta quelques
gorgées dans un vase de coco.
— Petit, lui dis-je d’un ton sévère, si tu bois, je
t’abandonne 1ei, je te le jure.
— Mais ça n’est pas possible, mon gosier est brü-
lant, j'ai besoin de me ralraichir.
— On ne serafraichit pas avec du feu. Jette cette
liqueur
— Ne pas la boire, c’est tout ce que je peux vous
accorder. Maisla jeter, c’est comme si vous n'ordon-
niez de battre mon père ou de vous f... une gilfle.
Petit rendit le vase à la jeune fille en grommelant,
et je fis accepter à la complaisante Sandwichienne,
sans rien lui demander en relour, une Jarretièrerouge
à laquelle elle parut attacher un grand prix.
Nous alhons franchir les dernières maisons du
village, escortès et presque menacés par les femmes,
indignées de notre chasteté, lorsque des er,s sauvages
échappés d’une hutte appelèrent notre attention.
_— On écorche quelqu'un là-bas, me dit Petit en
portant la main à la poignée de son briquet ; ces gre-
dins-là n’en font pas d'autres. Voulez-vous que nous
allions fouiller ?
— Attends, peut-être le bruit va cesser.
— Mais non, vous voyez qu'il redouble. On rit ici
comme on pleure chez nous ; il est possible que ces
urlements soient les romances de l'endroit.
DO Suis-moi; mais surtout de la prudence; nousne
sommes pas en sûreté ici, et tu sais que, pour la
D'UN AVEUGLE.
vengeance, les Sandwichiens n’y vont pas de main
morte. À
— En tous cas, s'ils osent nous attaquer, nous leur
prouverons que nous ne sommes pas des cogs aussi
faciles à plumer que celui dont vous m'avez parlé en
partant.
. Nous nous acheminämes vers la cabane où reten-
lissaient plus éclatants que jamais les eris frénétiques,
et nous y vimes, étendue sur une belle naïte, la tète
appuyée sur un oreiller chinois fort dur et recouvert
d'une toile cirée très-joliment bariolée, une femme
dans les douleurs de 1 enfantement, Autour d'elle une
douzaine d'utres femmes de tout âge, accroupies.
lui tenient les pieds, les mains, la tête, et braillaient
à réveiller les morts et à tuer les vivants. De temps
enteiips, une seule, halelante, récitant à voix basse
certaines parol.s fort rapides, se jetait pour ainsi dire
sur la pauvre souffrante, lui faisait respirer des gre-
nades, lui mouïilait la figure avee un linge trempé
dans de l’eau jaunätre, et massait les membres endo-
loris de l'infortunée avee une violence telle, que toute
douleurdevait êtrealfaiblie à côté de celle que faisaient
natre ses doigts nerveux. À notre aspect, il y eut un
momeut de silence, interrompu bientôt par de nou-
veaux cris auxquels on nous pria de nous joindre ;
puis toutes Les femmes se levèrent, hormis les quatre
qui tenaient caplis les pieds, les mains et la tète, et
la horde écumeuse se mit à danser en rond comine si
elle assistail à une orgie, Il n'y eut pas moyen de l'é-
chapper, nous nous vimes contraints, Peut et moi,
de nous meltre de la partie, et mon drôle de matelot
y allait de si bon cœur, qu'il faisait à lui seul plus de
tapage que quatre des 5lus robustes gardes-malades.
Un quart d'heure après notre entrée dans cette ca-
bane, Owhy\ée comptait un citoyen de plus.
On porta la pelle créature sur le bord de la mer,
et quand nous eûmes distribue quelques verroteries à
ces bacchantes en sueur, nous continuâmes notre
route vers la pointe sacrée.
Nul incident remarquable ne vint nous distraire de
la triste monolonie du paysage, et quoique nous
eussions franchi plusieursrav ns assez profonds, nous
ne vimes pas la pius pe ite trace d'un courant d’eau
douce. Cela est triste et lugubre.
Eufin nous arrivämes à Kowlowa, que deux natu-
rels, assis dans uue pirouue, nous indiquèrent du
doigt, comme S'ils enssent compris le mobf de notre
voyage. La rade de Karakakooah se déploya devant
nous; je me plaeai le lront découvert sur le roe poli
où je supposais que le nobl: cepilaine avait été frappé
mortellement, et je me reportai avec douleur vers
ce Jour funeste où était tombé le plus grand homme
de mer dont l'Angleterre puisse s'enorgueillir.
— Tenez, me dit Petit, à qui je ne songeais plus,
plantez à côté ce jeune bananier que je viens d’arra-
cher de là-bas ; ces satanés habits rouges ne lui ont
pas fichu seulement une petite pierre où une croix
avec son nom; soyons plus justes qu'eux, et que ça lui
porte bonheur.
Ainsi fimes-nous. Je dessinai la place fatale, le fond
de la rade de Karakakooah, où l'on découvre une
assez belle végétation et un large rrieau de cocotiers
sous lesquels sont bâties un grand nombre de huttes,
et nous revinmes sur n0S pas, mornes el silencieux.
Cependant la nuit nous gagnait de vitesse ; nous
couchâmes dans un des villages où nous étions déjà
connus et où l'on nous atlendait: nous distribuâmes
aux importunes femmes toutes les bagatelles dont
nous nous étions munis prudemment, et, grâce sans
doute à notre générosité, nous ne fûmes nullement
VOYAGE AUTOUR DU
inquièlés par ces sortes de mendiants, qui veulent bien
qu'on leur donne, mais qui, par compensation, vous
MONDE 295
offrent aussi quelque chose. L'égoisme n'est pas dans
la nature des Sandwichiennes.
XLIV
ILES SANDWICH
John Adams. — Moral, — Moœurs. — Supplice.
Sir Adams m'attendait dans sa demeure, car, s'é-
tant apercu à bord que je dessinais, il me pria de
faire son portrait, ce à quoi J'avais consenti. Sa case,
beaucoup plus aérée que celles que j'avais déjà vi-
silées, «était meublée avee goût. I y avait là un lit
élégant, mais sans matelas; deux chaises d'osier fort
propres, une table en acajou, un grand nombre de
belles nattes, plusieurs oreillers indiens, bariolés d'une
facon très-originale. Sur les murs on voyait quelques
trophées d'armes, que je convoitais du regard, et,
dans un mauvais cadre, la figure du grand Tamaha-
mah, peinte par je ne sais quel vitrier voyageur.
Kookini, me voyant entrer, se leva et me tendit la
main ; puis je m'assis sur une natte de Manille, et à
peine me fus-je installé, que deux femmes d’une ving-
taines d'années vinrent à moi, me couchèrent, ap-
puyèrent doucement ma tête sur un des plus riches
oreillers, et se mirent à me masser avec des cris et
une force telle, que j'en étais tout brisé. Je demandai
grâce pour une politesse si exquise et si délicate, et
je remerciai mes deux vigoureuses antagonistes en
leur faisant accepter un petit miroir et des ciseaux,
faibles présents qu’elles acceptèrent avec reconnais-
sance, puisqu'elles me proposèrent de recommencer
Sir Adams (Kookini}
sur-le-champ l'opération que je les avais priées d'in-
terrompre.
Quant à Kookini, dès que j'eus achevé son croquis,
sur lequel il appuya un fort gros baiser, il me donna
à goûter d'un excellent vin de Madère, versé dans des
verres en cristal, et m'invita à diner pour le lende-
main, Puis, m'offrant un oreiller, une natte et une
de ces belles armes suspendues aux parois de sa case,
il me demanda si j'étais content de lui et si je lui ;
ferais l'honneur de nouvelles visites. Je lui répondis
que je ne passerais pas un jour à Kaïrooah sans venir
le voir, et nous nous séparämes les meilleurs amis du
monde,
En sortant, je vis, couchées sur des nattes et enve-
loppées dans une immense quantité d’étoffes de pa-
pyrus, les deux épouses de Kookini. Figurez-vous des |
Livn. 29.
êtres monstrueux, des phoques, des hippopotarnes.
Ces masses énormes constituent ici la véritable
beauté; on n’y est réellement considéré qu’en raison
du volume, et toute svelte et fringante Parisienne y
serait traitée avee mépris. Au surplus, ces colosses
informes avaient un caractère de physionomie 5lein
de douceur et de bonté; leurs pieds et leurs mains
étaient d’une délicatesse merveilleuse ; les dessins
qui ornaient leurs joues, leurs épaules et leurs jam-
bes d’éléphant, étaient faits avec un art infini, et
l'une d'elles était même tatouée sur la langue. Mais
patience; ces deux Vénus de Kookini re sont que de
petites miniatures; d'autres ravissantes merveilles
m'attendaient à Koïaï.
Il n'ya pas de hutte à Kaïrooah où, quand vous
vous présentez, on ne vous propose de vous masser
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comme première cérémonie de réception. Cela fait, il
y a honte et péril à rester auprès des femmes qui les
habitent, perpétuellement étendues sur des nattes
plus ou moins bien tressées, et rien n'indique que la
morale et la civilisation soient près de régénérer ce
peuple, qui, du reste, ne voudrait peut-être pas du
progrès.
La journée était belle; je Ja mis à profit pour par-
courir la ville et entrer dans un grand nombre de
cases. Partout la paresse et le vice couchés sous d’é-
normes pièces de pagnes, partout une vie dépensée
dans le sommeil; et le dégoût se mèle à l'indignation
pour flétrir des chefs, des gouverneurs, un roi, qui
laissent aux portes mêmes de la ville tant de terres
inculles, quand la privation et la misère dévorent un
si grand nombre de familles. Dans une de ces huttes,
au haut de la colline, je trouvai quatre jeunes filles,
la tête à demi cachée dans les quatre angles du logis,
pleurant, criant et trépignant à la fois; puis, sur un
signal donné par une autre femme un peu plus âgée,
assise au milieu, elles tournèrent la tête, se regar-
dèrent un instant en riant, reprirent, une minute
plus tard, leur premier exercice avec des larmes
vérilables, rirent de nouveau, et se groupèrent enfin,
paisibles et satisfaites, autour de la femme qui sem-
blait présider à ce singulier manège. J'en voulus con-
naitre la cause; mais il me fut impossible de me faire
comprendre, de sorte que je ne sais pas encore si c’est
un amusement, où une joie, ou une scène de deuil.
Au surplus, la cérémonie du massage me fut encore
offerte avec instances, et je repoussai les ferventes
prières qu’on m’adressait à cet égard, mais non sans
avoir enrichi ces drôlatiques comédiennes d'un ha-
mecçon, de quelques épingles, d’un ruban rose et d’un
pelit miroir de deux sous. Je n'avais pas vu d'aussi
Jolies filles à Kaïrooah, et je n’en avais trouvé nulle
part qui eussent plus de grâce et un sourire plus en-
gageant.
Dans une case voisine de celle-ci, et où j'entrai
parce que la porte en élait fermée, je ne trouvai per-
sonne ; mais dans le fond, sur une pièce de bois sou-
tenue par quatre pieux arlistement découpés, on
voyait un pelit buste de Napoléon en plâtre bronzé,
entouré de jolis poissons secs, mêlés à des folioles de
cocolier finement dentelées.
J'élais occupé à dessiner ce grotesque monument,
lorsque le maitre du logis entra, et me dit d’un ton
grave et solennel ces trois mots prononcés avec une
grande difficulté : Cook! Tamahamah! Napoléon!
Ce devait être le Tacite de la ville, l'historien en
honneur de l'archipel. Je le saluai avec affection, et
il me tendit la main d'une facon si grotesque et si
fntasque à la fois, que peu s'en fallut que je ne lui
éclatasse de rire au nez.
De la ville à la haute colline qui garantit la rade
des vents du nord-ouest, il y a peu de chemin à faire,
et je promenai delà mes regards sur tout le paysage,
beau, imposant, pittoresque. C'est de cette colline
que les habitants tirent toute leur subsistance, et le
cœur se soulève de colère à l'aspect des deux plaines
désertes et abandonnées qui circonscrivent de riches
plateaux.
Ici, en effet, les cocotiers, les rimas, les bananiers,
les tamariniers et les palma-christi ont une séve ad-
mirablement vigoureuse, tandis qu’au pied nulle
plantation, nul bouquet d'arbres, ne se dessinent
pour protéger les naturels contre cette accusation de
paresse dont les ont flétris tous les voyageurs.
À la vérité, si l’on assiste au repas des Sandwi-
chiens, qui ne mangent guère que Lorsqu'ils ont faim,
SOUVENIRS D'UN AVEUGLE.
on se demandera peut-être à quoi leur serviratent des
terres labourées et de riches plantations d’arbustes
utiles. Aux Mariannes, nous avions été déjà frappés
de la sobriété des habitants de Guham ; iei un Marian-
vais serait un glouton, un ogre qu'il faudrait chasser
de la ville, et un Européen y mourrait d'inanition s’il
lui fallait se contenter de la ration du plus vorace -
Sandwichien.
Tamahamah, pendant son règne si agité, si glo-
rieux, avait fait des concessions de terrains à ceux de
ses sujets qui consentiraient à les cultiver, se réser-
vaut de punir les demandeurs qui n'auraient pas
rempli leur tâche avec activité; mais son fils Riouriou
a laissé le peuple agir selon ses caprices, et les terres
sont demeurées stériles. ,
Au reste, cette triste apathie des Sandwichiens pour
la culture, ils la portent encore dans toutes les habi-
tudes de leur vie, et tel est le résuliat nécessaire de
l'ivertie de leur roi. Tamahamabh élevait-il la voix
pour annoncer une bataille à livrer aux ennemis que
lui avait légués son père, toutes les populations
élaient debout : hommes, femmes, enfants et vieil-
lards se rangeaient, impatients, sous des chefs intré-
pides ; chacun, au milieu de la mêlée, faisait son
devoir de guerrier fidèle et dévoué, et la paix se con-
sol'dait, On dit aujourd’hui que le roi d’Atoaï a levé
l'élendard de l'indépendance, qu'une lutte est per-
manen(e entre les deux monarques, et nulle cité ne
s'agile et nul soldat ne songe à combattre; Riouriou
s'endort au milieu de ses femmes.
Le gouverneur Kookini a deux maisons à Kaïrooah :
la première, celle où il me recut, est sa maison de
plaisance; l'autre est sa citadelle, défendue par deux
obusiers sur lesquels on lit : République française.
Non loin de là, et à côté du grand moraï, est une es-
pèce de rempart en terre et en pierre, où sont bra-
quées une vinglaine de pièces de ptit calibre, proté=
gées par des casemales ou hangars recouverts de
feuilles de cocotier. On trouve là cinq ou six guerriers
sans vêtements, portant un fusil sur l’épaule, et allant
d'un pas rapide de l’un à l’autre bout de la fortifi-,
cation.
La sentinelle marche, au contraire, à pas très-lents
le long du rempart qui fait face à la mer ; et au son
d’une clochette agitée par une autre sentinelle, la
première fait volte-face pour continuer ses évolutions.
Chaque faction est d’un quart d'heure; c’est trop pour
épuiser la constance et la force de ces guerriers.
C'est à côté de ce grotesque bastion, qu'une compa-
gnie de nos voltigeurs prendrait en une heure ayee
des cravaches, qu'il faut passer pour aller visiter le
tombeau de Tamahamah, vers lequel Bérard et moi,
en dépit de quelques sinistres avertissements, nous
nous dirigeämes d’un pas tranquille.
Deux Sandwichiens que nous avions pris pour gui-
des nous escortèrent jusqu'à la citadelle, en refusant
de nous accompagner plus loin, et en prononçant
avec effroi le mot tabou (sacré); mais, voyant notre
résolution bien arrêtée, ils nous prièrent de nous
détourner de notre chemin pour venir rendre un
hommage de respect aux cendres d'un de leurs chefs
les plus :imés et les plus glorieux. Une pierre de
taille, de trois pieds de long sur deux de large, mar-
quait la place sacrée; les deux Sandwichiens s'en
approchèrent dévotement en prononçant quelques
paroles à voix basse, parmi lesquelles je crus enten-
dre le mot Tamahamah; puisils grattèrent avec leurs
pieds le sol voisin de la pierre, le frappèrent du talon
et piétinèrent d'une façon fort grotesque. DORE
Après celle cérémonie, ils nous prièrent de les
iniler, ce à quoi nous consentimes de la meilleure
grâce du monde. Bérard surtout sautillait comme un
chevreau, et me regardait sans rire ; moi, je m'en
donnais à cœur-joie, et si les deux Sandwichiens
n'avaient pas élé satisfaits de nos témoignages d'af-
ection el de respect pour leur héros, ils auraient été
ort ridicules et fort injustes; mais il n’en fut pas
ainsi, et, dans leur contentement, peu s’en fallut
qu'ils ne nous adorassent comme leurs dieux à-la
gueule béante.
Avant de pénétrer dans le moraï, que les Sandwi-
chiens regardent comme un lieu saint et révéré, on
se trouve en présence d'un édifice solidement bâti en
varech, renfoncé, en saillie aux angles, et recouvert
d'une quadruple couche de feuilles de bananier entre-
lacées avec un art infini. Il est haut d’une quarantaine
de pieds, impénétrable à tout regard. La porte d’en-
trée en est basse, en bois rouge, avec quelques cise-
lures, fermée par de fortes solives en croix et un
cadenas énorme. C'est le lieu où sont pieusement
gardés les restes du grand roi dont on ne prononce
ici le nom qu'avec une respectueuse vénération. En
xain cherchämes-nous, Bérard et moi, à plonger un
œil indiscret jusqu'au fond du monument : partout
un double mur serré et compacte punit notre curio-
sité, et lorsque, nous croyant à l'abri de toute inves-
tigation, nous voulümes tenter, à l’aide d'une lame
de sabre, de nous faire jour jusqu’au delà de la pre-
mière enveloppe du tombeau, un cri terrible arriva
jusqu’à nous, poussé par trois Sandwichiens cachés
dans une petite hulte et préposés à la garde du saint
lieu, et le mot sacramentel {abou nous arrèta tout
net, car nous n'ignorions pas qu’il y avait grande
témérité à le braver.
Cependant, sans trop paraitre déconcertés par les
menaces des naturels qui nous regardaient de la
plage, du camp retranché et de la limite du terrain
sacré, que nul n'osait franchir, nous entrâmes dans le
moraï, fermé par une haie de deux picds de haut. A
peine en eûmes-nous franchi le seuil, que les insu-
. laires les plus rapprochés se jetérent à genoux, puis
ventre à terre, et, en se relevant un instant après, ils
parurent étonnés que le feu du ciel ne nous cüût pas
encore consumés. Aussi, profitant de la permission
que la clémence de leurs dieux nous accordait, nous
visitâmes et étudiämes dans ses plus petits détails ce
champ du repos éternel.
C’est un espace à peu près carré de trois cent cin-
quante pas au moins, où sont dressés çà et là, les
unes debout, les autres assises sur des pieux peints
en rouge, les statues des bons rois et des bons princes
qui ont gouverné l'ile. Ces statues, grossièrement
Seulplées, sont colossales; la plus grande de ce
uoraïi a quatorze ou quinze pieds de haut, et la plus
petite n'en a pas moins de six. Elles ont toutes les
bras tendus, les mains fermées, les ongles longs et
crochus, les yeux peints en noir et la bouche ouverte.
Cette bouche est un four énorme où le prêtre dépose,
le jour, les offrandes que les fidèles lui confient, et
qu'il vient ressaisir la nuif, en annonçant au peuple
-crédule que les dieux sont salisfaits. Dans la gueule
d'une de ces images élaient encore, à demi pourris,
de gros poissons, des régimes de bananes et deux ou
trois pièces d’étoffes de papyrus, tandis que plusieurs
autres portaient sur leurs épaules des débris d’oi-
Seaux au plumage rouge, collés à l'aide d'un mastic
noir et gluant.
Les statues, debout ou assises, rappelaient, je vous
l'ai dit, les rois vénérés ; mais d’autres idoles renver-
sées et à demi recouvertes de galets figuraient les
VOYAGE AUTOUR DU MONDE. 997
princes ou les chefs voués au mépris ct à l’exécration
des hommes. Douze statues étaient encore debout ;
trois seulement étaient renversées. Heureux insu-
laires ! vos dieux vous ont protégés dans leur bonté !
Au milieu du morai est une bâtisse beaucoup plus
grande encore que le tombeau de Tamahamah et aussi
solidement construite, dans laquelle on garde avec
assez d'indifférence des meubles européens du plus
haut prix, cadeaux faits, il y a peu d'années, par le
roi d'Angleterre au puissant monarque des iles Sand-
wich. Gcorges IV reçut en échange de ces magnifi-
ques meubles, dont on comprenait à peine l'usage
ici, des manteaux de plumes, des casques d'osier et
plusieurs éventails en jone fort bien tressé, ornant
aujourd’hui une des salles du beau musée de Londres.
Entre cousins, on se doit des égards.
De retour du morai, Bérard et moi, nous noustrou-
vàmes entourés par les naturels avec une curiosité si
empressée et pourlant si craintive, que nous recon-
nümes bien qu'ils étaient étonnés denous voir revenir
sains et saufs d'une expédition si périlleuse.
De l’autre côté de la ville est encore un morai infi-
niment plus soigné que le premier, orné d’une tren-
taine de statues au moins, toutes debout, presque
toules dotées de riches éto'fes et de fruits délicieux.
Mais le plus beau de ces cimetitres est, sans con-
tredit, celui qui domine Kaïrooah, à gauche d’un
chemin conduisant à Kowlowah; celui-ci est vrai-
ment magnifique; les images des rois y sont seulp-
{ées avec un soin extrème. La haie qui le borde, faite
en arûêtes de cocotiers, est haute de quatre pieds, et
de tous côtés, sur des pierres polies, sont déposés en
faisceaux des trophées d'armes, des étolfes soigneu-
sement pliées, des fruits renouvelés chaque Jour, et
souvent aussi de belles chevelures. Ces chevelures,
les dieux seuls les acceptent en offrande; le reste
devient la päture du prêtre hypocrite de ces lieux de
repos.
Je dois pourtant à la vérité d'ajouter que la plu-
part de ces statues colossales ont des poses fort
licencieuses, et que c’est à leurs pieds surtout que
les offrandes se voient plus nombreuses et plus
riches.
Au beau milieu de ce vaste cimetière est une im-
mense charpente en bois, haute de cinquante pieds,
assez solidement bâtie, où flottaint à l'air de volu-
mineuses étoffes du pays, des grappes de bananes
flétries, des cocos réunis en bloc, et au centre, sur un
échafaudage, le squelette blanchi d'un veau.
Toucher à ces débris, à ces offrandes d’un ami à
un ami, serait s'exposer à de grands dangers de la
part des naturels, qui n'entrent qu’en tremblant dans
certains moraïs, les jours où hommes et cimetières
n'ont pas été tabous par les prêtres.
Mais ce n'est pas seulement le champ du repos que
l'on sacre, ce ne sont pas seulement les idoles que
l'astuce et l'hypocrisie entourent de tant de respect,
ce sont encore les environs des morais, ce sont les
arbres voisins d’où la fraude pourrait être aperçue,
ce sont les collines peu éloignées qui planent sur
l'enclos ; les prêtres sandwichiens savent admirable-
ment leur métier, et le peuple ferme les yeux quand
ils disent, eux, qu’on ne doit pas les ouvrir.
J'allais oublier d'ajouter que, dans ce lieu de deuil
où se jouent tant de jongleries, où se commettent
tant de vols et de sacriléges, presque toutes les idoles
sont debout (une surtout domine les autres de toute
la hauteur d’un capuchon rouge, pointu, de six pieds
de long); que deux princes à demi bons sont renver-
sés à moilié, et qu'un seul est étendu honteusement
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sur des galets et caché sous des arbustes parasites.
J'ignore, au surplus, si ces ovations ou ces flétris-
sures