_ ” / SU ST =, { à É j < e j k à : . \ ë L K 4. 7 1: 4 4 L s K D HR. “ Fr & +: 1 SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, VOYAGE AUTOUR DU MONDE. : L . * k + .e RE rà .* o LL nr 4 pudvis Fe Imprimerie de Worus, boulevart Pi n * : \ PA à PL, ces MINE ARIANE gale, 2 (extra-muros), va y (l " [/| \1| |]! DANCE BE2T LELUIE - Digitized by the Internet Archive in 2010 with funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/souvenirsdunaveu03arag un CUS d'u Creugle VOYAGE AUTOUR DU MONDE, par M. Jacques Arago, CITASSES. — DRAME, Œdition enrichie de 15 Dessins, PARIS. H.-L. DELLOYE ÉDITEUR, PLACE DE . A BOURSE , 15. 1840. PRÉFACE. — Pourquoi un cinquième volume puisque la achevée ? V Avez doré pas É course est achevée : Vous navez donc pas fout dit ou vous appelez maintenant la fiction à votre aide ? — À la bonne heure, j'aime les objections quand elles sont franchement présentées, Je vais vous ré- pondre. er ; , Qu’ai-je entrepris dans la relation de mes voya- ges de cireumnavigation ? de retracer le plus fidè- lement possible les mœurs des peuples que j'ai visités, de vous initier aux secrets de leurs passions, de vous les montrer tels qu'ils sont devenus quand la civilisation a tenté de les résénérer, et tels qu'ils étaient primitivement lorsqu'on les a surpris dans leurs déserts, sur leurs montagnes inaccessibles, 22 k J A A alors qu'ils se croyaient peut-être seuls maitres du monde. J'ai essayé de vous conduire par la main au travers des steppes, des forèts vierges, au sein des laves noires lancées à l'air par des révolutions | ji PRÉFACE. sous-marines; je vous ai promené à mes côtés d’un contunent à l’autre, d'un archipel doux et parfumé à un archipel abrupte et sauvage; j'ai étudié sous toutes les zônes, et aussi scrupuleusement que je lai pu, les admirables contrastes de ces natures si variées déja dans leurs caprices ou mème dans leur éternelle immuabilité. Je vous ai présenté les hommes rouges du Brésil, les hommes noirs de l'Afrique, les hommes jaunes des Moluques et de la Chine; je vous ai dit leurs usages et leurs vices, leur relision et leur stupidité. J'ai médité sur tout cela au milieu d'immenses périls, tantôt sous le casse-tête zélandais, tantôt à côté du crish em- poisonné du farouche Malais, et presque toujours seul, isolé, sans armes, ou escorté de mes deux braves, de mes deux dévoués matelots que vous connaissez déjà et que vous aimez, jen suis sûr. Eh bien! ma tache n'était pas remplie, et si je me suis arrêté en route, c'est que Dieu a arrêté dans sa route aussi le rayon lumineux qui venait frapper ma paupière. Au milieu de la nuit si pro- fonde qui m'a saisi, j'ai pensé que le repos me se- rait plus salutaire que le travail, et j'ai brisé mes crayons aux deux tiers de mon livre. PRÉFACE. LI Hélas ! le calme pour moi c'est l'anéantissement ; c'était assez d'une mort, je l'ai senti, je me suis chaudement retrempé aux consolations de l'amitié, aux encouragemens que la presse sénéreuse a don- nés à mon œuvre de patience et d'énergie, et je me suis en quelque sorte faconné à mon infortune. Bien plus, à mesure que les ténèbres se sont épais- sies sur mes yeux, 11 m'a semblé qu'un plus large soleil éclairait mon àme. Je vois les hommes tels qu'ils sont, la nature telle que je l'ai laissée à mon dernier jour de lumière, jeune, verte et riante. J'écris, je vous l’atteste, devant un miroir parfait. J'ai concentré tout en moi-même; rien de ce qui se passe autour de moi ne peut m'arracher à mes méditations, à ma solitude. Ma mémoire est plus exacte mille fois que lorsque ma prunelle Tui était d'un puissant secours, et Je me rappelle le plus loin- tain passé comme sil datait d'hier, comme s'il da- tait de ce matin. Je vous dirais sans reflexion les noms propres des villages que j'ai traversés jadis, des cônes que j'ai escaladés, des ruisseaux dont j'ai suivi le cours, des torrens qui m'ont forcé à la retraite et des filles sauvages que j'avais prises en affection. Je vois encore le caillou qui me fit tré- IV PRÉFACE. ‘ > bucher aux Mariannes, le léger papillon pris dans mon réseau à la Nouvelle-Hollande, la profonde crevasse où je plongeai aux Sandwich ; j'entends vibrer à mon oreille la parole menaçante qui m’ac- cueillit à Ombay et le cri terrible des naturels de la presqu’ile Péron. Je vous dirais le jour précis de nos calmes, de nos tempêtes, nos heures d’ex- tases, nos momens de désespoir. Je vous conterais presque tous les minutieux détails de cette vie in- cidentée que j'ai si douloureusement parcourue jusqu’à présent et qui s'achève sous le plus horrible malheur qui puisse frapper un homme. Oh! cette page n'est point une vanterie, comme vous pourriez le croire dans votre irréflexion! Cette page est une amertume de plus à ajouter à tant d'amertumes. Quel est l’homme, se sen- {ant une âme, qui ne donnerait pas l'oubli de toutes ses joies pour l'oubli de la moitié de ses tortures ? Qu'il vienne, et je me prosternerai devant cet être exceptionnel. Etre aveugle! Etre aveugle quand on a tout vu, tout exploré, tout étudié, c’est le millionnaire ré- duit à la mendicité. Etre aveugle et accepter la PRÉFACE. v vie! Eh bien! n'avez-vous jamais été heureux la nuit ? Laissez-moi vivre. Et puis, voici un ami qui metend la main, un frère qui m'encourage, une vieille mêre qui prie encore pour moi là-bas, là-bas dans un vallon des Pyrénées, une douce voix de femme qui me dit marche ! On me parle de beaux-arts, de gloire, de patriotisme ; on me dit que la làcheté, l'hypocrisie, la vénalité, la bassesse, la trahison sont regardées comme les fléaux de la terre; (on me le dit!) on m'assure que je puis être encore utile dans mon infortune, et je me laisse vivre. Les nuits sont longues pour l'aveugle, et c’est pour essayer de les raccourcir que je publie aujour- d’hui le drame des voyages ; ne me le reprochez pas. Avant de vous présenter les singuliers et terribles individus qui vont passer sous vos veux avec leurs colères, leurs fureurs et leur rage, J'ai cru qu'une simple et rapide notice sur leurs mœurs, leurs ha- bitudes, leur caractère et leur silhouette était in- VI PRÉFACE. dispensable. J’ai puisé à des sources précieuses, et jy ai timidement ajouté mes observations person- nelles. Je sais bien que le tableau n'est pas achevé, mais il me semble suffisant. Quant au style des divers épisodes qui composent ce volume, j'ai voulu qu'il füt vif et chaud ; est-ce-assez de vouloir? La plus grande partie de ces pages est écrite au milieu des actions terribles et sanglantes dont j'ai été témoin ; et cependant le lecteur n'a pas à craindre que je me sois laissé emporter trop avant par mon imagi- nation ou par mes terreurs. Je ne me souviens pas que dans certains grands périls la pensée d’une honteuse retraite ait jamais pénétré dans mon âme. Quand j'ai voulu appren- dre, j'ai appris, et ma volonté était telle alors que la presque certitude d'une catastrophe n'aurait pu me distraire de ce que j'avais une fois regardé comme un devoir à remplir. Toutefois, si vous trouvez du désordre dans mes récits, ce n'est pas ma faute. Ecrivez froidement et au compas, si vous le pouvez, en présence du tigre qui bondit, du lion qui broiïe un ennemi dans sa sueule de feu, du rhinocéros qui déracine Îles PRÉFACE. VII troncs les plus robustes, du crocodile qui avale un nageur, du boa qui étoufle un buffle, de l'éléphant qui jette à l'air les cabanes et les habitans d’une bourgade! Ecrivez done avec tiédeur en présence d’un raz-de-marée, d’un coup de ventaux Antilles, d'une tempête au sud du Cap-Horn au milieu des glaces australes! Dans bien des circonstances, le désordre est l'har- monie, 4 “sé « x xs ges -TÉÈT CE x ae # teol ads rnb anse ë d PET LMP sf HAS QUE. . : 1 : d 1 à ë, . H 4e dé Her nr: “AN | PE #4 gt Æ “ 7 ee HÉSA SD FX ae d'arts Li 3 pi. en | _ * » Fo put à # L We . Fe LE BDA: TN CD” ET A GC Sn Combien faut-il encore de siècles pour que la race de ces monstrueux reptiles disparaisse de la terre ? La question ne peut, ce nous semble, être affirmative- ment résolue ; et si nous la proposons à la méditation des naturalistes, c’est seulement pour qu'ils veuillent bien se donner la peine de comparer le devin ou boa constrictor d'aujourd'hui à ceux autrement mons- trueux dont nous parlent les historiens des temps passés. Ce sont là de ces études spéciales dont le ré- sultat n’est jamais stérile. ns) CHASSES. Quelle est maintenant la plus grande taille proba- ble du Boa? Quelques voyageurs la portent jusqu’à 70 pieds, d’autres plus timides craignent de la pous- ser jusqu'à 50, et cependant je puis affirmer que j'ai vu dans la demeure d'un des officiers de M. Josc- Pinto-Alcoforado-de-Azevedo-e-Souza , gouverneur de Dielhy, la peau d’un boa qui avait 52 pieds français de longueur; M. Pinto m'assura même avoir envoyé depuis peu à Lisbonne un de ces monstres dont la taille allait jusqu'à 55 pieds. Les chiffres sont une logique foudroyante, et Con- dillac lui-même ne me prouverait point que 2 et 2 font 5 ou 3. Charles Owen, un des plus intrépides chasseurs connus, prétend que dans les environs de Batavia il s’est emparé d’un boa ayant plus de 50 pieds de long ; et votre raison ne reculera pas devant d'aussi graves témoignages, surtout lorsque vous lisez dans Pline le naturaliste que la dépouille d’un serpent de 120 pieds demeura long-temps suspendue en forme de corniche dans un temple romain. Pline écrit encore que sous l’empereur Claude on tua un boa de 36 coudées dans le ventre duquel on trouva le corps entier d’un enfant. Selon Diodore de Sicile, des chasseurs, encouragés par la munificence de Ptolémée, lui amenèrent à Alexandrie un serpent long de 30 coudées ; pour s’en emparer, ils choisirent le temps où le terrible ani- mal était-sorti de son gîte; ils en bouchèrent l'entrée avec des pierres, tendirent devant l'orifice un solide LE BOA. D filet formé de grosses cordes, et quand le reptile re- vint, ils l'effrayèrent par un grand bruit de trompet- tes et les longs aboiemens d’une meute de chiens; ils le harcelèrent à coups de fléches, et afin d'éviter le danger, le serpent alla se précipiter dans le piége, qu’on referma sur lui. On le soumit ensuite en exci- tant par des piqûres les vains efforts qu'il fesait pour se dégager, et enfin on le lia avec de grosses chaines, et on le conduisit en triomphe à Alexandrie, où une longue diète apaisa sa férocité. C’est surtout dans le royaume de Congo, à Angole et dans les sables brülans de l'Afrique intérieure qu’on trouve les plus monstrueux boas de la terre. Là, contradictoirement avec certains voyageurs qui ont écrit que le boa craïgnait les eaux, il est parfai- tement avéré que ce reptile nage et qu’il nage avec une extrème rapidité. Le fait d’ailleurs ne peut plus être pour moi douteux aujourd'hui puisque, pendant mon séjour à Timor, M. Pinto et ses officiers me l'ont attesté de la manière la plus positive. Les nègres de la Côte-d'Or mangent la chair de ce monstrueux serpent et la trouvent exquise. Ici com- mence la Fable, mais il faut se souvenir que c’est un moine espagnol qui raconte. Le père Simon rapporte que « dix-huit Espagnols étant arrivés dans les bois de Coro, dans la province de Venezuela, et se trouvant fatigués, s’assirent sur un serpent assoupi, Croyant que c'élait un vieux tronc d'arbre; et lorsqu'ils s'y attendaient le moins, l'ani- 4 CHASSES. mal commença à marcher, ce qui leur causa une ex- trême frayeur. » Le missionnaire Montoya à vu un Indien d'une taille plus qu'ordinaire qui, dans l’eau jusqu’à la cein- ture et occupé à pêcher, fut avalé par un serpent qui, le lendemain, le rejeta tout entier. Dans une lettre d'André Cléyerus, nous apprenons qu'à Amboine une femme grosse de plusieurs mois fut engloutie par un de ces monstres. Nous lisons dans Salmon qu’à l'ile de Macassar il y a des singes féroces qui attaquent les voyageurs, surtout les femmes, et les mangent après les avoir déchirés; il ajoute que ces singes ne redoutent que les serpens, qui les pourchassent avec une vitesse extraordinaire jusque sur les arbres. Aussi, dans la crainte de ces ennemis, ne vont-ils jamais qu’en troupes, ce qui n'empêche pas les boas de les avaler vivans quand ils les saisissent. Le pouvoir que certains naturalistes leur prêtent d'attirer dans leur gueule béante les oiseaux perchés sur les arbres consiste, selon eux, dans la corruption de l’haleine du serpent qui, viciant l'air et l’impré- gnant de miasmes putrides et délétères, étourdit les oiseaux, leur ôte leur force, les plonge dans une espèce d’asphyxie et les contraint à tomber dans la gueule ouverte pour les recevoir. Le sommet de la tête du boa est large, le front est haut et partagé par un sillon longitudinal ; ses yeux sont très gros , ses orbites en saillie; le museau est LE BOA: ‘% 5 allongé et terminé par une grande écaille blanchâtre bigarrée de jaune. L'ouverture de la gueule est très grande, ses dents fort longues; sa queue est dure, nerveuse et 9 fois moins longue que le corps. Les couleurs de ses écailles sont vives cet variées ; néanmoins elles pâlissent quand le boa est mort. Elles ne sont pas les mêmes dans tous les climats. Le dessus du dos, parsemé de taches ovales qu'on nomme yeux, est symétriquement tacheté. Les taches se dessinent sur le fond par une bordure plus brune. Le dessus du corps est d’un cendré jaunâtre, marbré de noir; le ventre est d’une teinte claire de jaune vert. tre} #6} 8 —<2 lee — CHASSE. Veillez à vos pieds, veillez sur votre tête, veillez autour de vous : car l'ennemi est là, là et là. Il est immobile et blotti comme s’il voulait éviter votre pré- sence, allongé comme s’il voulait opposer une bar- rière à votre course, onduleux comme s’il voulait vous séduire par une caresse, et cependant il rêve de sang, 6 CHASSES. de bave et de mort. Oh! malheur à vous si vous êtes à portée de ses étreintes, car il étoufle sans colère, car il tue sans venin. ]l est l'ennemi de tout ce qui vit, de tout ce qui se meul; on dirait qu'il n’exerce sa force à chaque instant contre les troncs sécu- laires qui pèsent sur le sol qu’afin de s'assurer plus tard la victoire contre tout ennemi vivant qui osera l’attendre. Il n’est pas exact de dire qu'il rampe, mais il est plus vrai d'assurer qu’il bondit comme le tigre, se précipite comme la gazelle ou vole comme le vau- tour. Je vais vous conduire auprès de lui. Voici un soleil de plomb, une chaleur écrasante, des eaux silencieuses, une odeur de soufre et de bi- tume s’exhalant de toutes parts comme si le pied re- posait sur un volcan près de s'ouvrir, et une lassitude lourde et pénible engourdissant les membres ainsi que le ferait une longue torture. C’est le jour, ce sont les heures où le soleil, après avoir quelque temps obliquement regardé la terre, se lève dans toute sa majesté pour darder sur elie ses rayons les plus verticaux et la calciner jusque dans ses entrailles. Quand la nuit vient, quand les sueurs du sol re- montent à des régions plus élevées, quand les oiseaux se raniment à la brise de mer, un peu de repos arrive à l'âme et au corps. On respire à l'aise et l’envie vous reprend de vous meltre en marche comme pour in- sulter aux bouffées brülantes qui vous ont emprisonné LE BOA. 7 dans les cabanes cà et là éparses le long des plages torréfices. Mais voyez le contraste! Tandis que, dévoré par l’ardeur d’un ciel de bronze, le peuple ailé se tait sous la verdure dont il se fait un vaste parasol, vous entendez, au sein d'un cahos de feuilles à demi pulvérisées, bruire un frôlement pro- longé ; et si vous avez le courage d'interroger du regard les souples mouvemens qui ondulent la distance sé- parant les arbres les uns des autres, vous remarquez des courbes harmonieuses serpentant dans une allée, étreignant un tronc vigoureux, d’abord lentement, puis s’agitant avec violence, et parcourant, ainsi que le ferait un dard lancé d’une main robuste, un espace à fatiguer votre vue. C'est le Boa. Dès qu'il s’éveille et chemine, tous les reptiles de second ordre ainsi que les insectes épouvantés cherchent à fuir; mais, cloués à leur place par une peur invincible, ils s’agitent fébrilement et vont pour ainsi dire d'eux-mêmes s’engloutir dans la gueule béante du monstre qui règne en dévastateur dans ces forêts éternelles. L'ile dont je vous parle, et où le voyageur remarque celte immobilité et cette vie, est appelée Timor. Timor, conquête bâtarde des Hollandais défendus à Coupang et des Portugais parqués à Dielhy; Timor, aux crêtes noires, aux volcans toujours en colère inspirant leur turbulence aux anthropophages habitans de Fialarang où de 8 CHASSES, Batouguédé, cônes éteints résonnant sous les pieds comme une peau de tambour; Timor l’indomptée, riche de la plus belle végétation du globe sans cesse menacée par les terribles tremblemens de terre qui ravagent même les îles les plus éloignées de sa base rocheuse. La sombre forêt où j'ai vu ce que je vous raconte s'élève à peu de distance de la petite ville de Dielhy, que j'appelle ville parce que notre langue est pauvre pour exprimer certaines choses que nous ne pouvons traduire que par des périphrases. Sur le petit terrain où sont groupées une cinquantaine de bâtisses entou- rées d’enelos, et plus bizarres les unes que les autres, vivent et meurent quelques Européens maladifs et un assez grand nombre de Malais à la tournure guerrière, au teint cuivré, au regard fauve, aux dents noircies par le bétel, lareck et ia chaux. Ils vivent là, et près d'eux, pouvant les atteindre d’un seul élan, vit aussi le boa, le terrible constrictor qui ne s’emplit de myriades d'insectes qu’alors seulement qu'il n’a pas cerclé un buffle dans sa course rapide. Le buffle est la nourriture du boa. Dès que celui-ci en saisit un par Îles flancs, il le traine contre un des plus épais géans de cette forêt, il l’entoure, le presse, l’élouffe en dépit de ses cornes aiguës, de ses horri- bles beuglemens et de la vigueur de ses épaules; il bave dessus ; de sa langue raboteuse il le caresse et l'injecte à la fois; il le pétrit, il l’allonge, il triture ses 08; et quand ces hideux préparatifs sont achevés, LE BOA. 9 quand son instinct de reptile a compris que la victime peut être dévorée, il la laisse tomber, se place tout de son long en face de la tête du buffle sans vie, ouvre ses mâchoires dont lélasticité épouvante la raison, fait crier ses anneaux en Îles rapprochant les uns des autres, aspire encore; le quadrupède entre par saccades ; et quand celui-ci est à moitié englouti, le vorace boa se calme, s’assoupit et s'endort enfin comme s’il succombait à la lassitude d’une lutte qui aurait épuisé ses forces. Si le boa était seul avant l'attaque, si sa femeile dort loin de lui, approchez- vous maintenant, vous n'avez rien à craindre de sa force, de sa bave et de sa gueule ouverte comme une large fournaise : il dort, je vous lai dit; mais 1l serait plus exact d'écrire qu'il est mort, car il est là aussi insensible qu'un tronc d'arbre. I n'ya nulle gloire, vous le comprendrez, à tuer le boa dans cet état de torpeur où le jette ce repas commencé; mais, Comme ce nest pas la gloire qu'on cherche dans ces combats de chaque jour livrés à ce hideux reptile, on est sage de le saisir là au milieu de son festin, de s’agenouiller depuis sa tête jusqu'à ses flancs de même qu'on se tiendrait devant une idole vénérée, puis de placer sur une corde faite d'in- testins de poissons une flèche aiguë, empoisonnce, et, à un signal donné, de lancer tous les dards à la fois contre ce Lucullus rampant qui trouve la mort au sein de l’orgie. Ainsi en agissent les Malais de Timor et ceux de 9 10 CHASSES. Coupang, mais surtout ceux de l'établissement de Dielhy, dès que le rugissement d’un troupeau de buffles aux abois leur dit par une halte instantanée qu’un de leurs camarades vient d'être saisi dans les plis du terrible constrictor. Mais cela ne s'appelle point une chasse, cela s'appelle une rencontre; et, quand le monstre à cessé de vivre, on le laisse là afin que lui et sa victime servent de pâture aux autres rep- tiles qui, à leur tour, subiront tôt ou tard le même sort. La chasse au boa est autrement périlleuse, et pour moi, j'aimerais cent fois mieux avoir à combattre un Ligre ou un lion affamé dans le désert que le redou- table constrictor au sein de sa forêt. La balle est im- puissante contre celui-ci; car le moyen, Je vous le demande, de pouvoir la bien diriger au milieu de ses rapides ondulations pareilles au caprice de Îla flamme ? Et puis encore où est votre ennemi? Vous croyez l'entendre s’agiter sous vos pieds tandis que, accroché par les derniers anneaux de sa queue à une branche élevée, it se balance comme la fronde du Ba- léare, et se précipite pour vous enlacer et vous broyer ainsi que Je vous ai dit qu'il le fesait du buffle. Peut- être, puisqu'il n’y a pas de venin à redouter, au- rez-vous assez de sang-froid pour séparer,à laide du glaive dont vous êtes armé, le corps du reptile ; mais moi je me déclare vaincu par lui dès que son ven- tre gélatineux me serre dans ses replis, et je ne croi- rai au succès de votre défense que si vous m’assu- rez que vous êtes Malais et que vous habitez Timor. LE BOA. 41 Cependant la guerre faite aux buffles appartenant aux Européens et aux Rajahs tributaires du résident de Dielhy par les boas de la forêt qui touche presque à cette triste colonie, devenait si meurtrière que le gouverneur José - Pinto - Alcoforado-de - Azevedo -e- Souza résolut enfin d'organiser des chasses pour la destruction ou du moins l'éloignement de ces reptiles. Il enrôla pour cet effet, au prix de quelques étoffes fabriquées dans le pays, des hommes de cœur et d’é- nergie qui ne craignirent point de pénétrer le jour et la nuit dans la forèt ténébreuse et d’y combattre ces terribles dominateurs Leurs armes étaient le redou- table crisk dont la lame ondoyante est presque toujours trempée dans la gomme jaunâtre du bohon-hupas (moins meurtrier cependant qu'on ne le croit en Eu- rope), et des flèches aiguës, dentelées, courtes et pla- cées en éventail devant leur poitrine, et qu'ils lancent contre le monstre lorsqu'ils le surprennent endormi. Mais le reptile fit tant de victimes qu’il fallut bientôt renoncer à ces attaques, pour lesquelles on employait souvent des hommes condamnés à de sévères chàti- mens. M. Pinto m'a dit que, s'étant trouvé assailli de trop de demandes pour aller à la destruction du boa, il se vit contraint de diminuer la solde des combattans faconnés aux grands périls, et âpres à la curée des pièces d’étoffes données par le résident. Après ces tentatives qui auraient fini par dépeupler la colonie plus rapidement que les fièvres pernicieuses et la dyssenterie, M. Pinto se décida à porter la flamme 49 CHASSES. dans le bois infesté et à exposer Pile à un incendie: général. Il usa cependant de prudence; et dès que les buffies qu’il envoyait en holocauste aux reptiles lui attestaient la présence d’un ou de plusieurs de ces monsires, il fesait circonscrire l'endroit désigné par une coupe immense. Or, comme après son repas le serpent reste dans l’engourdissement pendant quel- ques mois, le travail des courageux bûcherons n’était interrompu que par les reptiles à jeûn, qui tous n'o- saient pas s'attaquer à une armée d'hommes prêts à les recevoir. Sitôt auc les troncs séculaires étaient abattus avec leurs rameaux si riches, si bizarres, si variés, d’im- menscs brassées de feuilles sèches étaient Jetées au milieu ; le feu y pénétrait, maintenu, rapproché par un nouvel aliment lancé au-delà de la première ligne; et c’est alors qu’on voyait à travers les ondulations de la flamme se dresser dans le cirque embrasé les re- doutables boas tourbillonnant pour échapper à la mort, grimper d’un seul jet au sommet des arbres, atteindre les branches les plus élevées et essayer de franchir Ies flamboyantes barrières qui les étrei- gnaient. Efforts impuissans ! ils tombaient effrayés, à moitié dévorés au milieu de la fournaise, et ren- daient le dernier soupir dans de hideuses contorsions attestant les horreurs de Ia torture. On en a vu cependant, me dit M. Pinto, s’élancer au-delà des flammes, et loin de fuir le danger auquel ils venaient d'échapper, se précipiter alors sur les LE BOA. 13 Malais intrépides et en immoler plusieurs avant d'être vaincus eux-mêmes. Mais c’est lorsque le boa, impatient de jour et de soleil, s'échappe de ses sombres et silencieuses forêts pour parcourir la plaine que fa vie des hommes court de grands risques jusque dans les habitations les mieux closes. Ainsi que le chacal et le tigre, le constrictor a des ruses et de l'hypocrisie; 11 se traine en sournois à travers les barrières, et ses ondulations suivent exactement les sinuosités du terrain, afin de ne faire aucun bruit en heurtant les obstacles. 1 courbe la tête sous les branches et les feuilles des arbustes ; et, quand il la relève, c’est avec prudence, écoutant bien d’abord s’i n’y a pas là près de fui une proie facile à saisir; puis il rampe encore vers le lieu qu'il a choisi pour sonattaque, et c’est dans ce moment que par des bonds rapides, et des évolutions dont Ja flamme au grand mât d'un navire peut seule donner l’idée, il tourne à droite, à gauche, devant lui, derrière lui, comme s'il était atteint de vertige. C’est que le boa, dans cette fièvre ardente, choisit sa victime, et son œil avide a parfaitement jugé celle qui lui procurera une plus longue digestion. Aussi, qu'ont imaginé les naturels de Timor oc- cupés des plantations ouvertes à toute attaque? Is ont fortement lié par le naseau et à laide de cordes solides un buffle à un arbre ou à une roche, et se sont préparé pour eux des retraites assurées dans de petites cages dentelées, à travers fesquelles ils peuvent 14 CHASSES, suivre la marche de leur ennemi. Le boa s’élance, et les beuglemens étouffés du buffle ne tardent pas à annoncer le triomphe et le repas du reptile. Toutefois, quand Ja faim aiguillonne un peu trop le monstre, il ne faut pas croire qu’il appelle à son se- cours la prudence dont je vous parlais tout à l'heure : au contraire, ses allures sont franches et décidées; il se dresse fièrement au-dessus des hautes bruyères, poussant à l'air des rafales pareilles aux sifflemens de la tempête, et suivant une ligne directe comme un trait lancé d’une main vigoureuse. Oh! alors malheur à l’homme contre lequel va se ruer le hideux reptile! Rien ne le sauvera de la re- doutable étreinte ; et l’on a vu souvent plusieurs in- dividus lui servir de pâture dans cette course de géant bien autrement rapide que celle du tigre le plus agile. On a peine à comprendre l'immense élasticité des mâchoires du boa. La tête n’est pas plus grosse que les deux poings réunis d'un homme; eh bien! la gueule s'ouvre, se dilate sans beaucoup d'efforts et elle engloutit des masses énormes. Aussi, quand le corps du buffle a pénétré tout entier dans ce tombeau vivant, vous voyez des dûmes se dessiner sur la peau écaillée et les cornes de la victime se dresser comme des crêtes aiguës prêtes à percer la dure enveloppe qui les emprisonne. Tout cela est imposant et terrible à voir, tout cela tient en haleine les hardis explorateurs, qui ont assez à lutter contre les maladies de ce pays si funestes LE BOA. 15 surtout à la vie des Européens, pour qu'ils n’aillent pas encore tenter des excursions plus périlleuses en traquant le boa jusqu'au sein de ses domaines. Mais nul spectacle au monde n’est plus curieux et plus effrayant à la fois qu'une lutte entre deux ser- pens boas pour la possession d’une femelle ou la con- quête d’un buffle. Voici ce que nous conta à cet égard M. Pinto. Un soir il osa, mais de loin seulement, assister à un pareil combat qui lui avait été annoncé par la fuite rapide des Malais, habiles à prédire ces grands événemens dans la forêt au bord de laquelle ils se reposent avec leurs troupeaux. M. Pinto était sur son belvéder, et de là, quoique éloigné de près de mille pas du lieu de la scène, il entendait, semblables à de violentes rafales, les so- nores aspirations des deux monstrueux reptiles qui allaient en venir aux prises. Il vit les rameaux épars sur le sol s’agiter, tournoyer dans les airs par les ra- pides évolutions des deux adversaires irrités, et s'é- lançant plus tard tels que des fusées envahissant l’es- pace. Les deux boas atteignirent d’un seul bond les robustes branches de deux arbres voisins l'un de l'autre ; il y eut ici un moment de calme trahi cepen- dant par la vibration fébrile des feuillages épais au sein desquels les jouteurs s'étaient enroulés. Tout à coup les arbres frémissent, deux câbles vi- goureux s’élancent l’un sur l’autre, et ces câbles sont les deux reptiles acharnés qui, suspendus par les der- niers anneaux de leur queue, se tenaient enlacés Fun à 16 CHASSES. l'autre ainsi que les pierres cimentées d’un pont pla- nant sur labime. La courbe se dessinait tantôt de haut en bas, tantôt de bas en haut, souvent et long- temps immobile, et pourtant sous cette apparence d'immobilité se pressaient, se broyaient, se trituraient des anneaux durs et serrés ; sous ce calme apparent, il y avait aussi de la douleur, de la rage, du désespoir. Un cadavre de boa devait tomber à terre, et l’autre s'assoupir à ses côtés, La lutte durait depuis plus d'un quart d'heure quand les deux champions, comme s'ils en fussent convenus à l'avance, se dénouërent et regagnèrent leur première station en attendant la reprise des hostilités. Elles s'annoncèrent par un troisième sifflement étouffé et plus prolongé que les deux premiers, après quoi les monstres glissérent le long du tronc lisse de l'arbre que chacun d’eux avait pris pour champ de bataille, et là il y eut attaque violente, prompte comme l'éclair; il y eut, pour ainsi dire, coup fourré et dernière agonie de l’un des combattans. L'un d’eux en effet attira à lui son ad- versaire dont les anneaux de la queue cédaient petit à petit le terrain. Les corps si monstrueux se trou- vérent alors placés côte à côte, de bout en bout; mais celui-ci immobile, l’autre plus mouvementé que ja- mais et se roulant avec de grandes précautions autour de l'arbre , el y étouffant enfin son ennemi vaincu. Nul spectacle au monde n’est curieux comme une joute entie deux boas amoureux préludant à leur union. Ce sont des sifflemens aigus et fébriles, des LE BOA. 17 bonds rapides, des tournoiemens dans les airs, des gueules s’ouvrant et se fermant vingt fois par minute. Ce sont encore des ascensions jusqu'aux branches les plus élevées des plus grands colosses de la forêt, des élans monstrueux qui font franchir horizontalement aux reptiles enflammés au vol et comme s'ils avaient des ailes des distances énormes. Il y a là des échanges de regards de feu, une coquetterie incessante et du repos jamais; jamais de calme, c’est la fièvre, c’est le transport ; un désordre étourdissant auprès des feuil- lages qui servent de champ clos, un cahos inimagi- pable, des rameaux épais qui couvrent le sol; vous jureriez une terre et un ciel en ébullition, tant le vertige des deux reptiles se communique à tout ce qu'ils touchent, à tout ce qu'ils approchent; et quand ces préludes de folie ardente ont eu lieu, quand li- vresse de l'amour à atteint son paroxisme, quand le moment qu'ils appellent de tous leurs vœux sera ar- rivé, vous verrez les jouteurs s’élancer lun vers l'autre, former des nœuds qu'eux seuls peuvent dé- lier, des tresses qu'eux seuls peuvent défaire; tantôt allongés de toute la grandeur de leurs corps, ils imi- tent le jeu bizarre de la vis d'Archimeède, toutes les courbes se suivent sans se toucher; lantôt en bloc, on ne sait où est leur tête, où est leur queue, c'est tout au plus si on devine qu'ils sont deux, on les prendrait plutot pour un amas de boues gluantes ou de câbles goudronnés. Tout à coup, la masse s'agite, elle se développe , elle se montre dans 18 CHASSES. toute sa terrible étendue... Un ennemi de plus va bientôt se dresser contre les hommes et les buffles. M. Pinto, témoin plusieurs fois de ces combats pleins de la passion la plus extravagante, avait essayé, à laide du fusil et même du bruit de l'artillerie, de mettre un frein à la turbulence des deux amans ; il m'a assuré que jamais il ne les avait vus s’'émouvoir aux plus terribles vibrations. — Je suis certain, poursuivit-il, qu'au milieu de leurs plus intimes étreintes, le feu mis à la forêt vien- drait les atteindre sans qu'ils voulussent chercher à éviter le danger. Quelques Malais audacieux, conti- nua-t-il encore, ont osé dans ces momens terribles s'approcher des deux reptiles et les attaquer de leurs flèches empoisonnées. Nul, jusqu’à ce jour, n’a eu à se repentir de sa témérité. Au surplus, les observations scrupuleuses et fré- quentes du gouverneur de Dielhy n’ont jamais pu le conduire à la découverte de ce problème : à savoir si le boa qui vient de posséder est jaloux de sa compagne. Il pense que le constrictor l'est avant sa conquête et non après; cela prouve qu'il n’y a point de reconnais- sance chez les serpens. Quoique plusieurs voyageurs aient assuré que le boa constrictor n'osait Jamais affronter le passage des rivières, je puis encore, sur la foi de M. Pinto et de ses officiers, attester que non seulement le mons- trueux reptile s'attaque à ces obstacles, mais que souvent même il s’élance dans les flots océaniques LE BOA. 49 alors que la tempête les agite, et qu'il se perd dans l'horizon pour revenir après quelques heures dans ces tranquilles solitudes, comme de retour d'une pro- menade ou de la conquête d’un empire en révolu- tion. M. Pinto ajouta que ces expéditions si témé- raires se fesaient quelquefois par bandes et que jamais il n'avait élé témoin d'aucun combat de ces reptiles sur l'Océan. | La peur est mère de l’exagération, et je craindrais d'ajouter trop de foi aux assurances que m'a données M. Pinto que le nombre de ces monstres dans les forêts qui avoisinent Dielhy élait immense. Les voya- geurs doivent s'abstenir de répéter de pareilles as- serlions , sous peine de se voir appliquer cette maxime si connue de la sagesse des nations: « A beau mentir qui vient de loin. » Nià Coupang ni à Dielhy, nul des officiers de M. Pinto, gouverneur de la ville hollandaise, n’a vu de vipéres ou d’autres reptiles que le boa. C’est que toutes les autres races inférieures auront disparu dans les entrailles de ce vorace dominateur. Quand les tempêtes océaniques nous ont long- temps ballottés, quand un soleil à pic a écaillé notre peau, quand les glaces polaires ont figé notre sang, quand nous avons eu tant de peine à résister aux at- teintes des fièvres dévorantes, du scorbut, de la dys- senterie et de la nostalgie, le plus mortel ennemi du voyageur, ne nous reprochez pas un peu de pusilla- nimité en face de certains adversaires si hideux à voir, 20 CHASSES si difficiles à vaincre, ou ne nous accusez qu'après avoir vous-mêmes essayé davantage. J'ai téméraire- ment étudié certains actes de la vie du boa constrictor qui épouvante Dielhy; les autres renseignemens m'ont été fournis par M. Pinto; et je ne crois guère au mensonge que lorsqu'il rapporte au narrateur gloire ou bénéfice personnel. J'ai vu (je voyais alors!) le peuple malais de Ti- mor, j'ai vécu avec lui, jai assisté à ses joies qui sont des tempêtes, à ses fêtes qui sont des meurtres, à ses orgies qui sont des massacres. Je me suis long- temps promené coude à coude avec ces hommes de lave qui s'endorment sans jamais sémouvoir aux ru- gissemens des volcans sur lesquels ils reposent, et qui ne craignent pas d'attendre à quelques pas d’eux les redoutables crocodiles dont la rade de Coupang est infestée. Le premier mouvement du Malais à son réveil est une caresse à ses armes empoisonnées; sa dernière pensée alors qu'il s’assoupit sur la terre humide ou sur sa nalte de Maniile est un regret ou un remords, quand son crish ou son javelot ne garde aucune trace de sang. Dois-je rapporter ici les récits de quelques voya- geurs attestant que dans une partie des îles malaises ils ont vu des naturels, armés de leurs erish et de leurs flèches, aller à la chasse des boas et venir presque tou- jours à bout de ces dangereux reptiles? Les flèches, au lieu de pointes d'os ou de fer, étaient armées d’un LE BOA. 21 croissant très tranchant qui arrêlait le monstre dans sa course rapide; et les Malais, à Paide de leurs erish, parvenaient à briser un anneau du constrictor, ou séparaient même le monstre en deux parties. Je ne sais quelle foi il faut avoir en ces faits merveilleux. Quant à moi qui ai vu à l’œuvre M. Rouvière au cap de Bonne-Espérance, qui ai étudié les mœurs belliqueuses du Patagon et du Gaoucho allant défier le jaguar au sein des plus vastes solitudes, je crois tout possible en fait d’audace et de succès lorsque entreat en lice des hommes tels que ceux qui vivent el meurent à Timor, tels que ceux encore qu'on trouve jetés çà et à au milieu du vaste océan Pacifique. C’est que chez nous, dormant sous la lassitude de la paresse et du désœuvrement, on ne se réveille guère qu'aux ridicules querelles de ménage, aux cris d’une meute de chiens errans, aux disputes de deux cochers avinés ou aux roulemens des tambours an- nonçant une parade; c'est que chez nous, mollement étendu sur la soie ou le velours , on aime le repos parce que rien dans la vie n’a assez d'intérêt ou de majesté pour nous forcer à nous tenir debout et en alerte. Les pays dont je vous parle n’ont pas le même privilége, et les hommes qui les parcourent sont au- trement charpentés que nous ne le sommes. Des ou- ragans à faire trembler les montagnes, des volcans à soulever ou à engloutir des îles immenses, une zûne de feu, et le boa constrictor qui se promène au milieu des populations. Sal Ov rl 2-08 mpiours. Mer.” : _” liiaseaet d géo: hu détats sfr RU lan FE Pret semprhd eee ‘1.51 te vs po he ie) alloig-des au ein M CR dar buigh ; DATE “gta ok LP TE ie LALE in RTE Hi fr #3 DL" 0 0 Pia PS är NT , : éQr1 n: 2 ETUIÉ vbrez ‘æslà6 ÿ PHARE ee. HE Lé vost où vapeiol « Rod ECTS EEE 705 ER vs sétliséie} “ao LL top 1003 stp Flsi manga #4f cuil no uétans sure np ouqR-ives mandat granit 6 dede 2 hrpébeut nebsé : She: sb srgihat te Éd Br AOYAE Le É 98 savon Semen dr jo Génie oi PORT AN jp EE AE tres avt x ds Frog PTE CL ENT ETF EN LE GTS ah Lan dl stiscie à nu 46 LATOP VTT Hér sa: 25 do TL TES | Hole pass Euts bnp sex restes LE JAGUAIR, Ts GC” EN" Æù QU HT. Le jaguar, nommé par les Brésiliens jaguara, à la robe dun fond fauve comme le léopard ; elle est ta- chetée de noir d’une facon fort régalière et harmo- nieuse. La queue est courte et presque toujours dans une agitation extrême ; on dirait qu’il veut s’exciter lui-même au mouvement et à là guerre. Il est de la taille d’un gros dogue et sa vivacité est peut-être plus grande que celle du chacal et de la panthère. C’est l'animal le plus cruel du Nouveau-Monde, qu'il par- court en véritable dominateur, tantôt sur les plaines 2h CHASSES. ou les montagnes, tantôt aussi dans l’intérieur le plus épais des vastes forêts vierges qui pèsent sur le sol américain, Lorsqu'il est repu, il perd une partie de son courage et de son activité ; quelques voyageurs assurent même qu'un tison enflammé lui fait alors prendre la fuite : je ne vous conseille pourtant pas de l'essayer. IL se trouve plus communément au Brésil, au Para- guay, au Turcuman, à la Guyane, au Mexique, au pays des Amazones et dans toutes les contrées mé- ridionales de l'Amérique. Son cri lugubre hou lhou! à quelque chose de grave el de plaintif à la fois devant lequel s'arrêtent les prudens voyageurs. La couleur de la peau du jaguar varie suivant l’âge : les jeunes l’ont d’un fauve très foncé, presque roux, même brun. Mais ces teintes s’éclaireissent lorsque animal vieillit; et je me hâte d'ajouter que la guerre continuelle que lui font les Paulistes, les Gaouchos et les Patagons ne lui laisse guère le temps d’ar- river jusque-là. 22) 2526) La< ee -3 D C4 — CHASSE. L'hyène est, si je peux m'exprimer ainsi, le reptile des qnadrupèdes : elle en a l'astuce, la lâcheté, l’hy- pocrisie; son regard est oblique, ses allures sont torlueuses, ses glapissemens honteux. On Jurerait qu'elle est au désespoir de ne pas ramper et qu'elle L'HYÈNE. 171 a honte de cheminer comme le font les animaux de cœur et d'énergie. Le lion, le tigre, le rhinocéros, l'éléphant, le cro- codile aiment beaucoup mieux s'attaquer aux vivans qu'aux morts; et dans leur rage il est permis du moins de trouver une certaine grandeur puisqu'il y en a dans tout péril volontairement affronté; mais l'hyène ne voudrait jamais rencontrer que des cada- vres sur son passage. Dés qu’il y a autour d’elle bruit et mouvement, elle fuit ou tout au moins elle se ca- che, et attend l’occasion favorable de vous surprendre par derrière. Quand deux yeux intrépides s’attachent sur elle, son corps tremblotte, elle bave une salive verte et globuleuse, elle glapit, semble vous demander grâce ; et quand elle se flatte d’avoir excité votre pitié, elle ne vous a inspiré que le dégoût. On doit tuer l’hyène avec plus de bonheur encore que le crapaud : celui- ci n'a pas la force de se défendre, l’autre n'en a pas la volonté, J'ajoute qu'un des plus douloureux sup- plices de ce hideux dévastateur des tombeaux est d’é- tre frappé en face, c'est de voir le coup qui va Pattein- dre. La vie de l’hyène est une lâcheté de toutes les heures; sa mort est une honte, une dégradation. — Pourquoi, demandai-je un jour à M. Rouvicre, n’allez-vous pas à la chasse à l'hyène comme vous allez à la chasse au tigre ou au lion ? — Est-ce qu’on va à la chasse de ces bètes féroces? me répondit-il avec un rapide mouvement de dégoût. 4792 CHASSES. On les écrase sous un bâton lorsqu'on les trouve sur ses pas; mais ce scrait dégrader une balle que de la leur réserver. Si jamais vous rencontrez dans vos cour- ses une de ces bêtes haineuses, croyez-moi, mon cher M. Arago, prenez votre fusil par le canon et frappez-la avec la crosse. — C'est ce que je ferai, répondis-je en souriant au hardi colon, si elle essaie de me mordre avec la queue. — En vérité vous découragez mon amitié pour vous. Que diable! il y a des choix à faire dans ses af- fections comme dans ses antipathies. Moi, je me croi- rais déshonoré à accepter certaines rencontres; et je vous jure qu’au lieu d’écraser le crapaud que je trouve sur ma roule, ie m'en éloigne avec précau- tion. — Vous avez l'habitude de vous citer à ceux qui, comme moi, entreprennent de périlleuses excursions, et, dans votre modestie, vous ne vous apercevez pas que vous êtes une exception trop heureuse. — Devenez exception à votre tour et n'allez qu’au- devant de périls honorables. Vous jetterez-vous avec plaisir dans un marais fangeux pour y chasser un rep- tile? Non sans doute, et je ne le ferai pas non plus, car il n’y à nulle noblesse à se vautrer dans la boue; mais un beau tigre, un agile léopard, un magnifique lion à combattre dans un bois épais, au milieu des taillis qui crient, des branches qui se brisent, en pleine campagne, sans témoins, sans obstacles, seul à seul, L'HYÈNE. 473 œil contre œil, cœur contre cœur, griffe contre ri- dent, gueule béante contre bouche de fusil, à la bonne heure! voilà des duels à proposer, des combats à accepter sans honte ! — C'est un rude métier que vous me présen- tez là! — Je nedis pas non ; mais Ôtez la difficulté, vous Ôtez le mérite ; tout le monde chasserait le lion sile lion avait les habitudes du lièvre. Quand je dis tout le monde, je veux dire tout le monde excepté moi. — Chassez-vous l’éléphant ? — Non. J'ai voulu en essayer, je me suis lassé à la besogne. Ce colosse n'offre rien de dramatique, rien d'inattendu. S'il est calme, il fuit à votre approche et il ne se retourne contre vous qu’aiors que vous Pa- vez blessé. En ce moment, j'en conviens, il est dan- gereux, terrible, effrayant; mais que peut la balle, que peuvent le courage et le trident contre cette masse énorme roulant comme une montagne? Je vous l'ai dit, il y a des périls qu'il n’est pas honteux d'éviter, el je ne vais, moi, qu'au-devant de ceux quiont quel- que utilité où qui offrent quelque gloire. — Cependant l'hyéne est fort dangereuse, surtout quand elle à faim. — C'est vrai, mais que voulez-vous? on ne peut se résoudre à la poursuivre. Si un torrent déborde ou s'éloigne, on se sauve, on ne le combat pas : ainsi de l’hyène. On cherche à la repousser, à la refouler au fond des bois, sa retraite naturelle: mais on ne va 174 CHASSES, point à elle, à moins qu’elle ne glapisse trop fort, car alors ïl faut lui imposer silence. Son grognement est en parfaite harmonie avee son allure, sa charpente, ses habitudes : cela ne sort ni d’une tête ni d'une poitrine, cela s'échappe d’un égout, — Pourtant on m'a assuré que les Hottentots lui faisaient une rude guerre, ainsi que les Cafres et les Africains du Nord de la colonie. — Les Cafres, peu ; ils onttrop de cœur pour s'a- muser à de pareils jeux. Quant aux Hottentots, c’est différent : ils sont, eux, les hyènes des animaux à deux pieds qu’on appelle hommes. La partie n’est pas tout à fait égale, mais elle peut être entamée. — J'avais espéré cependant me procurer un cer- tain plaisir à assister à une de ces chasses, et j'étais venu vous prier de m'en faciliter les moyens. — Duplaisir, vous en aurez, car on en éprouve à la destruction des bêtes malfaisantes, et rien n’est aisé comme de vous satisfaire à cet égard. Je vais vous donner une lettre pour un planteur de mes amis ; je lui dirai vos désirs : il vous donnera deux ou trois esclaves, et vous chasserez l’hyène tout à votre aise, Mon cher monsieur, je soubaite qu'à votre retour vous ne me reprochiez pas ma complaisance. — Lorsqu'on voyage, c’est pour voir. — Allez chasser le lion. — Vous m'en avez déshabitué. — Ne me dites-vous pas un jour que cela vous avait semblé admirable? L'HYÈNE. 475 — Les tempêtes ont aussi leurs majestés; mais chasser l'hyène, ce sera toujours une distraction. Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? — C'est que je ne suis pas de ceux qu’un ouragan épuise. Voilà votre lettre : bon plaisir ! Muni de la recommandation de M. Rouvière, j'allai trouver leplanteur, qui me reçut avec une grande cor- dialité et qui prétendit que le célèbre chasseur de lions n'avait pas complétement raison dans son mé- pris pour l'hyène. — Certainement, me dit-il, c’est là une de ces bêtes féroces dont on peut se garantir sans trop courir de dangers alors qu'on est bien armé et que l’on a du cang-froid; mais M. Rouvière ne rend pas justice à sa férocité : une hyène en quête de nourriture est, je vous l’atteste, un voisinage peu récréatif, et je vous montrerai parmi mes Hottentots plus d’un ménage appauvri par l'astuce et la gloutonnerie de cette bête fauve qui, ainsi que le tigre, ne vit heureuse que dans le sang. Il n’y a pas huit jours encore qu’un enfant de quatre ans à peine a disparu de Ja case, fort bien barricadée par un de mes domestiques, et jesuis bien certain que c’est une hyène qui a commis le rapt, car nous n'avons trouvé aucun débris humain dans le voisinage : Ce vorace quadrupède ne dévore ses victi- mes que dans le creux des rochers ou au fond des plus épaisses forêts. À l’hyène il faut du calme pour les rapines, du calme pour les attaques, du calme pour les repas et les digestions ; l'hyène a peur de tout, ex- 476 CHASSES. cepté du silence; et pourtant , je le répète, l'hyène est un animal fort à redouter. — Est-ce que vous recevez souvent de ses visites ? demandai-je au planteur. — Trop souvent, ma foi! Mais j'ai des chiens ex- cellens, pleins de courage et d'adresse; ils font cause commune contre l'ennemi commun; et pas une se- maine ne se passe que je ne cloue à ma portele cada- vre d’un de ces lâches visiteurs , dont mes Hottentots utilisent la peau à leur profit. — Qu'en font-ils ? — Des oreillers, des espèces de guêtres qui les protégent contre les ronces. L’hyène n’est bonne à rien ni pendant sa vie ni après sa mort. — Comment, avec cette lâcheté que vous lui re- prochez, est-elle si redoutable aux planteurs ? — C’est que ia faim lui donne du courage. Quand l'hyène n’a pas diné, quand aussi elle se voit tombée dans un péril imminent, le désespoir et la rage lui inspirent une audace et une énergie inconcevables : elle mord les piéges qu’on lui présente, elle serre de ses dents noires les baïonnettes dont on l’assaille, elle mâche les cailloux, elle va au-devant des balles, des tridents ; c’est une frénésie , un délire , auxquels ne peut pas même être comparée l’agonie du tigre. Si l'hyène avait de la force, ce serait l'hôte le plus dange- reux de l'Afrique. Mais, poursuivit le planteur en se levant, la journée sera chaude ; le vent du nord souffle avec violence : votre chasse peut commencer, etje vous L'HYÈNE. 177 donnerai cinq ou six Hottentots qui vous guideront à merveille. Gardez-vous de les griser et de les trai- ter avec trop de bonté! il y a de l’hyène chez le Hot- tentot : brutalité, couardise, hypocrisie. Je ne sais pas en vérité pourquoi bipèdes et quadrupèdes ne vi- vent pas en bonne intelligence. Mes Hottentots me donnèrent le signal du départ : ils poussérent trois cris sourds, gutturaux, caverneux, et je ne pus m'empêcher de faire dès les premiers pas l'application de la ressemblance peu flatteuse que le planteur trouvait entre ses esclaves et la hi- deuse bête que nous allions combattre. Cependant je ne me montrai pas trop soumis à ses leçons, et je fus bon envers mes nouveaux camarades, que j'amusai beaucoup avec mes tours d'escamotage. Il était plan- teur et j'étais Européen. Un chien galeux et chétif avait été abattu à l’aide d’un casse-tête au moment du départ, et un Hotten- toten chargea ses épaules tandis que deux autres emportaient une case de bois en forme de souricière, et à l'extrémité de laquelle devait être déposé le ca- davre du chien sitôt que nous entrerions en chasse. Nos armes étaient des casse-tête en boistrès dur et grossièrement façonnés , des sabres, des flèches, et moi seul avais à ma ceinture deux excellens pistolets que les Hottentots ne regardaient qu'avec frayeur. Le soleil dardait sur nous ses flèches les plus ai- guës, la terre se crevassait sous nos pieds, et mes Ca marades, dont les épaules ruisselaient, ne semblaient 178 CHASSES. nullement souffrir d’une température qui faisait mon- ter le thermomètre de Réaumur jusqu’à 33° à l’om- bre et sans réfraction. Arrivés sur la lisière d’un bois épais que nous de- vions tourner en suivant les sinuosités d’une source fort abondante , nous fimes halte et nous déjeunâmes. De mes six Hottentots, un seul accepta un peu de vin, tandis que les autres me refusaient avec une es- pèce de dégoût qui semblait contrôler la recomman- dation que j'avais reçue du planteur. En un quart d'heure le repas fut achevé ; je bus de l’eau du ruis- seau, qui me parut délicieuse; et nous allions nous mettre en marche quand un des Hottentots qui s'était élôigné de quelques pas vint en toute hâte pour nous montrer les traces du passage récent de l’hyène sur le bord du courant d’eau. L'observation une fois con- firmée, mes sauvages placèrent l'énorme souricière sur un terrain uni, glissérent au fond le cadavre du chien, imposèrent silence à ceux qui nous ac- compagnaient et me firent entendre qu’il fallait nous éloigner. Ce n était pas là mon intention, ce n'était pas là le but de ma course. Je refusai donc de suivre les Hottentots, qui se retiraient déjà, etje leur ordon- nai de rester auprès de moi, ear j'avais supposé qu'ils n’obéissaient qu’à la peur en quittant les abords du bois. Mais l’un d’eux, m'ayant montré au-dessus de la cage une autre cage où un homme seul pouvait se te- nir blotti, me demanda par un geste si je voulais m'y placer. Je lui répondis que non, et je le vis sur-le- L'HYÈNE. 179 champ aller s’enfermer dans cette espèce desouricière, dont il abaissa la porte sur lui et aux parois de la- quelle deux trous pour les yeux et un pour le jour étaient pratiqués. Je le laissai là tout entier à sa ruse, à ses méditations, et je rejoignis lesautres Holtentots, à demi cachés derrière un monticule couvert de brous- sailles. Peu de temps après une hyène toute petite, toute maigre , toute sale sortit en effet du bois, s'avança obliquement vers la cage où reposait le cadavre, en flaira l'ouverture, y pénétra ; et sa queue avait à peine disparu que la porte grillée de fer, retenue par le Hot- tentot, retomba sur le vorace animal, qui commença son repas comme s'il ne devait pas être le dernier. Le Hottentot ouvrit sa retraite. Nous le rejoignimes, et mes camarades , à l’aide de leurs fers aigus et de leurs flèches , mirent fin bientôt à l'appétit glouton de la bête fauve. Elle râla en mâchant, et elle rendit le dernier soupir avec un morceau de chair dans sa gueule fétide. Jusque-là M, Rouvière avait eu raison : c'était une victoire sans péril, c'était un triomphe sans gloire. Mais, comme le planteur m'avait promis d’autres émo- tions, je poussai plus loin mon aventurense prome- nade et force fut aux Hottentots de me suivre, quoi- que je visse bien que de telles courses n'étaient pas trop de leur goût. La paresse et la nonchalance sont sœurs de la poltronerie. Is obéirent cependant avec assez de bonne grâce 180 CHASSES. à mes ordres, et nous pénéträmes dans la forêt. Ce bois était sombre, difficile, tourmenté ; on eût dit que les vents, les orages, les flots avaient long- temps combattu pour sa conquête, et qu’il n’était sorti du terrible choc que tordu et mutilé. Les ronces en couvraient le so!, également envahi par des débris im- menses de branches robustes et de feuillages ; les troncs des colosses les plus vigoureux, déchirés par les rafales ou par les griffes des bêtes féroces, accu- saient une longue décrépitude , tandis que là-haut, bien loin du pied, des parasols verts et touffus attes- taient la jeunesse et la vigueur. Tout était mensonge dans cette forêt religieuse, où le silence même devenait effrayant. Comme les jambes et les reins des Hottentots avaient beaucoup à souffrir de mes courses à travers les broussailles épineuses, je pris le parti de rétrogra- der, et je fissentir à mes compagnons que ma résolu- tion n'avait pour but que de leur épargner quelques fatigues. Ils me promirent en échange de me montrer des hyènes à combattre, et ils me tinrent parole. Je fus conduit vers une source, ou plutôtune mare, de plus de cinquante pas, jetant la fraîcheur et la vie au milieu du gazon qui l’entourait. Sur ce gazon d'innombrables piétinemens de bêtes féroces disaient les fréquentes visites que recevait la nappe d’eau; et cependant nul débris de chairs ou d’os ne se faisait remarquer aux alentours comme souvenir de la lutte. Le vainqueur emportait-il la victime pour la dévorer L'HYÈNE. 181 plus loin et sans importuns? c’est là une supposi- tion qui devient en quelque sorte une certitude, alors surtout qu’on se rappelle que les promeneurs sont le tigre, le lion, le rhinocéros, l'éléphant et lhyène, 1] n’y a ni accord ni paix possible entre de pareils in- ‘dividus. Cependant le soleil allait se coucher, et je tenais à passer la nuit en un lieu moins solitaire et plus abrité. Je donnais déjà le signal de la retraite lorsqu'un jap- pement élouffé de chien se fit entendre auprès de nous. Le chef des Hottentots, je veux dire le plus ha- bile et le moins poltron, tourna la tête vers un tertre de couleur rouge situé au côté opposé à celui où nous nous trouvions :ilme montra deux hyènes venant côte à côle pour apaiser leur soif, carle sang leur avait sans doute fait défaut dans la journée. Elles arrivèrent en- semble à la nappe d'eau, y entrèrent jusqu'au-dessus des jarreis et se mirent à laper. Les Hottentots me dirent alors à voix basse que, si nous voulions en finir plus tôt, il fallait s'en rapporter aux chiens; et je ne demandai pas mieux que d’assister à ce nouveau genre d'attaque. Chacun de mes hommes prit done un chien par la peau et tourna rapidement la position, les uns de droite à gauche, les autres en sens inverse. Tout à coup un cri parti des poitrines de mes Hot- Lentots donna le signal du combat. Les chiens, pleins d’ardeur, faisaient entendre des aboiemens horribles; les hyènes effrayées répondirent à cet appel par des glapissemens de terreur et derage, et, atlentives et 1m- 182 CHASSES. mobiles, attendirent leurs ennemis, qui sans la moin- dre hésitation s’élancèrent dans l’étang et entourè- rent les bêtes fauves, qu’ils n’osèrent pourtant pas en- core serrer de trop près. C'était un tohu-bohu à fati- guer la vue. Les hyènes, menacées de toutes parts, pi- votaient sur elles-mêmes , mais glissaient pourtant un peu vers le bord de l’eau. Elles se trouvèrent enfin sur un terrain sec, et là commença une lutte chaude, animée, ardente, où chaque cri attestait une douleur, où chaque douleur était aiguë, où les gueules ne s’ou- vraient qu'après avoir mordu et déchiré, où le sang coulait par vingt blessures, sans qu’on pût de long- temps encore prévoir de quel côté se déciderait la victoire. Tous les chiens ‘se trouvaient blessés, mais pas un n’était hors de combat ; des hyènes harcelées tombaient de hideux lambeaux de chair noire, et nulle d'elles cependant ne ployait le genou. Des deux côtés larage était à son paroxisme ; et, pendant que lecom- bat se trouvait si énergiquement engagé, les Hotten- tots, armés de flèches et de casse-tête, excitaient les chiens par leurs hurlemens et leur venaient en aide, prudemment placés derrière eux. La plus grande des bêtes fauves avait recu deux flèches dans les flancs : ne pouvant les arracher de la blessure, elle les brisa d’un coup de mâchoire et se remit plus rudement au combat. Je remarquai souvent que, pouvant mordre à la tête, à l'épaule ou au cou de son ennemi, l'hyène s'attaquait presque toujours aux jambes, et deux des Hottentots reçurent de profondes blessures aux pieds L'HYÈNE. 183 et aux jarrets alors qu’ils auraient pu être déchirés aux bras et aux cuisses. L’hyéne ne dresse jamais la tête. Cependant il fallait succomber : les deux bêtes fauves n’essayèrent plus de se défendre; le sang et les forces leur manquérent en même temps, elles tombèrent, poussèrent un râle douloureux, et, la gueule ouverte, la langue en dehors, elles cessèrent de se mouvoir. À côté d'elles trois chiens rendirent aussi le der- nier soupir , et les autres, haletans et déchirés, n’ar- rivèrent avec nous chez le planteur que pour mourir le lendemain de cette sanglante attaque. De pareilles luttes ne peuvent s'appeler ni combats, ni batailles; notre langue est trop pauvre pour expri- mer certains désordres , certaines colères, certains massacres dont nos charniers d’équarisseurs peuvent seuls donner une assez juste idée. L’hyène ne voudrait pour demeure que la carcasse d'un éléphant en putréfaction. HAE + . distant set DOUTE UTS to à CONTES CE A0 TE Ent AMG aol good slt de Fume De. ” goes at défie a skfeier. faste ie ENTHE. à 4 aslls, APN rs “7 do @iidin véot. ass FB Par mia ot œe ALES Linoré rames À tt, ao ob Mes do Mbrio stuas A , “ Un rotvohedob à “188 61 LPS TE rit anis aiost 2516 064 Ar, L | Re eansal 95 santétet sofns 20l de -riquos tin » on Avoq shprosidely dd aute sors tarrbrir TL nca S1S0 sh tisuiobegtol Abc gs 1 in nolégq'e roro on e0 of as | " ago viog sé dit fes dogitel tort i4ifiate és Léfiaiion sérlen autatiss tipo en a ain ! 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Son corps est trop long, ses jambes trop courtes, trop épaisses ; sa tête est nue, osseuse, articulée ; son front en saillie, ses yeux sans cavité, l'œil fauve, ar- dent, dans un mouvement perpétuel, comme sil de- mandait un ennemi. Sa langue, rouge comme du sang, raboteuse, est toujours hors de la gueule. Le tigre royal est d'une férocité telle que sur la moindre contrariété, sur un obstacle de sa route, il D 13 186 CHASSES. se jette avec rage sur ses petits et les dévore malgré leur mère qui cherche toujours à les défendre. Le gîte favori du tigre est le bord des sources et des rivières ; et comme le pays qu’il habite est équato- rial, il a plus d’occasion d'augmenter le nombre de ses massacres dans les lieux où les animaux plus pai- sibles viennent se désaliérer. Le tigre à toujours soif; mais plus soif de sang que d’eau. Quand sa gueule en est inondée, quand il ne peut plus en boire, il plonge sa tête dans les en- trailles ouvertes de ses victimes et pousse alors d’é- pouvantables rauquemens de bonheur. Dès qu’un cheval ou un buffle est égorgé par le ti- gre, celui-ci ne le déchire sur place que lorsqu'il est bien certain qu’on ne viendra pas le déranger au mi- lieu de son repas; s’il craint des importuns, il em- porte ou traîne le cadavre vers un bois épais avec une vitesse qu’on à peine à comprendre. Le tigre n’a guère que 7 à 8 pieds de longueur de- puis le museau jusqu’à la naissance de la queue. Quelques voyageurs assurent en avoir vu d'aussi grands que des buffles. M. Lalande-Magon, qui a longtemps voyagé au Cap, écrit qu'il en a mesuré un qui avait quinze pieds de longueur; mais il a oublié de dire si la queue était comprise dans celte mesure. Le plus grand tigre royal du musée de Paris n’a qu'une longueur de 7 pieds et demi, la queue non comprise. 187 CHASSE. Tout va bien à ce formidable dominateur, qui n’est peut-être si cruel et si sanguinaire que parce que son instinct de tigre lui dit qu’il y a de par le monde un être plus fort, plus puissant, plus redouté que lui. Le calme imposant des cimes les plus élevées où le vent seul fait crier la neige, le silence religieux des PRE vallées, la solennelle majesté des forêts sé- culaires, le bruit retentissant d'une armée allant à la conquête d’une province, le fracas des villes, l’at- üutude guerrière des caravanes voyageuses, le roule- ment des fleuves au travers des roches granitiques, la voix sonore de la cataracte qu'étouffent tant d’au- tres voix ; tout lui va bien au tigre pourvu qu'il ren- contre dans sa course un ennemi à combattre, une chair à mächer, un sang à boire. Le tigre royal du Bengale est le symbole vivant de la destruction. Peut-être passera-t-il sans vous rien dire si vous êtes immobile; et encore non, puisqu'il se rue sur les cadavres d'hommes ou d'animaux en putréfaction, et qu'il broie les cailloux et les galets de la plage, lorsque dans sa rage il n’a pas pu trou- ver des membres palpitans à triturer. Après son repas de chair humaine, le lion se calme et s’assoupil. 488 CHASSES. Après son hideux festin d'os et de membres muti- lés , le tigre se sent en appétil et se met soudain en quête de nouvelles orgies. 11 ne faut pas que chez lui l'odeur ou la trace du sang s’efface; sans cela, sa fureur ne connait point de bornes. Il s'attaque à la terre qu’il gratte et creuse de ses ongles tranchans avec des rau- quemens lugubres , il émousse ses dents à dépouiller de leur solide écorce les troncs robustes des forêts, il mâche, pour ainsi dire, la brise quise promène sur sa face tourmentée ; et quand tout est mort dans la nature, il s'ennuie de vivre seul, il se décourage, il se couche et s'endort dans le désespoir du repos. Vous voyez que, si le tigre est le plus formidable des quadrupédes, il en est le plus malheureux. Pourquoi donc lui déciarez-vous la guerre? Pour- quoi cet immense arsenal de piques, de poignards, de balles, de gros fusils, et pourquoi traquer l’infortuné jusques dans ses retraites les plus reculées ? Ah! c’est qu'il ya là en présence l’une de Pautre deux terri- bles et jalouses rivalités, deux forces à peu près éga- les, deux volontés constantes et bien arrêtées ; il y a là, ennemi du tigre, l’homme superbe, si implacable dansses haines, siimplacable dans ses violences et qui ne veut pas que le sol sur lequel il pose lui soit disputé. Ainsi le plus redoutable adversaire du tigre, c’est l'homme. Vous voyez donc bien que le premier ne fait qu'user de réciprocité en vous broyant entre ses mâchoires lorsque l’occasion lui en est offerte. Montrons maintenant les deux ennemis en lutte. LE TIGRE. 189 Je n'ai jamais entendu dire qu’un chasseur fût parti seul pour aller à la rencontre du tigre royal du Bengale, etje ne crois pas que le Patagon ou le Gaoucho, armé de ses lacets, de son escopette et de son poignard, püût le tenter avec succès. La balle doit aller fouiller pro- fondément dans les flancs de la bête féroce si elle veut y attaquer les dernières sources de la vie. Et puis, qu'est-ce qu’un jaguar où un puma auprès du for- midable rival du lion dont l'aspect seul jette Pépou- vante jusque dans les villes les mieux défendues ? Du chat d'Europe au jaguar américain il y a la distance qui sépare celui-ci du tigre du Bengale : c’est le ruis- seau et la cascade, c’est la brise du matin et l'ouragan. Dès que la présence du tigre est signalée quelque part et qu’une poursuite est décidée, vous voyez les chasseurs s’armant de leurs meilleurs pistolets, de leurs piques, de leurs tridens les plus aigus, de leurs glaives les plus tranchans, essayant à l'envie lexcel- lence de leurs lames d’acier, caresser de Ja main et de la parole la meute aguerrie qui va les suivre, et se préparer à un triomphe dont cependant ils déplorent d'avance les sanglans sacrifices. Ils sont trop nom- breux pour ne pas vaincre un ennemi solitaire ; mais ils ne reviendront pas tous de l'expédition, et il y a d'avance quelque chose de triste et d’amer dans le récit, les émotions et les joies qu’ils se promettent. Les enfans chantent quand ils ont peur,les chasseurs du tigre royal de F’Inde sont loquaces comme les hé- ros d'Homèrce; et c'est à coup sûr pour s’épargner la 190 CHASSES. douleur de la réflexion à l'approche du danger au-de- vant duquel ils courent, bien aïses qu'ils seraient qu'on les arrêtât au moment du départ. Cependant comme il y a toujours une certaine gloire au bout de toute folie hasardeuse, nul des chasseurs ne veut ar- river le dernier au rendez-vous assigné. Les voilà done discutant le plan d'attaque comme on le ferait pour une bataille rangée, et s’assignant les divers postes avec une précision, avec un calcul tout-à-fait menaçans. L'un veut qu'on iui donne la place la plus périlleuse, et attend que son voisin la lui dispute; l’autre sollicite l'honneur de porter le premier coup à la bête furieuse, et se le voit enlever sans regret par un troisième, fort peu satisfait qu'on l'en juge digne. Tous ont du cœur dans la tête, tous ont de chaudes menaces à la bouche, pas un n’a le calme et le sang-froid du soldat façonné au combat. Les chiens seuls par leurs aboiemens demandent que les délibérations soient closes, et ils tournoient et bondissent dans l’impatience de Ja lutte qui va s’en- gager ; c’est parmi eux cependant que l'on comptera le plus de victimes. La caravane aventureuse à pris son élan; elle est dans la plaine où rien ne lui indique la présence du tigre, elle arrive sur la lisière d’un bois épais où elle n’ose point pénétrer et où pourtant le farouche qua- drupède s’endort selon son habitude sur la chair ou dans le sang. Un coup de fusil part comme pour in- terroger ; un rauquement sourd el lugubre répond à LE TIGRE. 191 ce signal d'alerte, et les chasseurs alors se préparent bravement à l'attaque et à la défense. La meute at- tentive vient de leur donner l'exemple du courage par son attitude décidée; et si la contagion de la peur dégrade jusqu'à la bassesse, celle du courage relève jusqu’au prodige. Le tigre a débouqué de la forêt, et sous ses bonds redoutables les arbustes ont été brisés, la terre a fré- mi. Le voilà en présence de ses adversaires à qui la grandeur du péril a donné tout leur sang-froid, toute leur énergie. [ls se pressent les uns contre les autres, etprévoient que s'ils se divisent ils sont perdus ; leurs regards ne quittent plus les regards de la bête féroce, dont la langue rouge et raboteuse ressemble à un cail- lot de sang tombant de sa gueule haletante. La meute est là aussi, pressée, immobile comme le tigre, res- pirant fort et attendant la crise sans paraître en re- douter l'issue. C’est un silence solennel de part et d'autre ; le ciel est lourd, cuivré, mais l'orage n’a pas grondé encore. Il éclate enfin. Le tigre a vu les glaives hors des fourreaux, les pistolets aux poings et les fusils ap- puyés aux épaules. Rapide comme les balles qui vont l'atteindre, il s’est élancé avant que le ressort fatal ait fait son office, et il est tombé ainsi qu'un bloc de rocher sur les chasseurs prévenus. Ses griffes n’ont pas touché le sol que, déjà suspendus à ses flancs, les chiens courageux ont volé au secours de leurs maitres. Placés en première ligne, ils ont, pour ainsi 492 CHASSES, dire, saisi le tigre au vol sans pouvoir l’arrêter, et ils sont tombés avec lui au milieu de la mêlée. Ce n’est pas d'eux cependant que s'occupe le formidable joù- teur, il veut uné victime parmi les hommes, il la choisit , il s'attache à elle, trainant après lui, ainsi qu'un forçat sa chaine, les chiens furieux qui lui dé- chirent les flancs. Les chasseurs viennent en aide à leurs camarades déjà renversés et broyés sous la puis- sante griffe du tigre. Ils fouillent de leurs poignards dans les entrailles de la bête écumeuse dont les rau- quemens prolongés attestent les douleurs; ils ne se quittent plus, et quand, accablé par le nombre, suc- combant sous le poids de la meute acharnée, il flé- chit, chancelle et tombe percé d’une balle, vous le voyez, les ongles ensanglantés, attacher sur vous un regard de feu et ouvrir à sa dernière agonie la poi- trine du chasseur sur lequel il pèse de tout son corps sans vie. Autour de lui gisent aussi les cadavres de quelques chiens écrasés sous une de ses rapides pres- sions; et le champ de bataille où s’est déroulé le dra- me est une mare profonde où le sang se mêle à des lambeaux de chair chauds et palpitans. La lutte a duré une demi-heure au plus, les bras tombent de lassitude, les courages sont émoussés, la grandeur du péril auquel on vient d'échapper s'offre alors dans tout ce qu’il a de plus imposant, et l’on se félicite tout haut de n’avoir à donner la sépulture qu'aux seuls restes d’un ami. Ceux des chiens servi- ront de pâture au tigre qui, passant la nuit pres de là, LE TIGRE. 193 se reposera Joyeux sur ces sanglantes hécatombes. Dans les rencontres avec les hommes, on dirait que le lon attache quelque prix à la victoire, et l’on assure même qu’il éprouve une certaine pudeur à se débarras- ser d’un ennemi sans défense. Il n’en est pas ainsi du tigre, et sa cruauté ne peut être attiédie ni par la fai- blesse ni par la soumission ; il n’apprécie que la quan- tité, et pourvu qu'il y ait beaucoup de sang à boire, peu lui importe qu’il soit tiède ou généreux. Dans les colères du lion, il y a aussi du sang, des morts et des membres mutilés ; il y a des agonies et des tortures, surtout quand la résistance à été vive; mais on voit que la vengeance n’est comptée pour rien dans le massacre, et l’on devine que le plus fort n’a tué que parce qu'il s'y est vu contraint pour sa sûreté personnelle. Après les sacrifices, la robe fauve du lion est pure de sang. Sa gueule seule et ses griffes en portent l'empreinte, tandis que le tigre du Bengale n'est salisfait que lorsqu'il traine en tous lieux après lui cette odeur de charnier, ces émanations de mem- bres putrides au milieu desquelles il voudrait toujours passer sa vie de cruautés. Le domaine du lion est le désert avec ses calmes majestueux, ses rafales si bruyantes, sa pauvreté si mortelle ; le domaine du lion, ce sont encore les fo- rêts ténébreuses et les montagnes dominatrices, les abords des cités guerrières, le voisinage des torrens et des cascades où sa voix lutte contre les eaux cour- roucées. — Celui du tigre royal, c’est un champ de 494 CHASSES, bataille où dorment sans sépulture cadavres d'hommes et de chevaux, c’est le moraï des grandes viiles in- diennes, le cimetière du village, c’est le lieu de la terre où il y a le plus de chair à dévorer. Vous comprenez dès-lors que pour détruire cette race cruelle incessamment en guerre contre ce qui respire et a respiré, tous les moyens sont bons aux hommes, tous les piéges permis, toutes les ruses, tous les stratagèmes jégitimés. Au milieu des vengeances du lion, il y a toujours quelque chose de grand et de noble , tout implacables qu'elles sont ; dans celles du tigre, on trouve toujours la bassesse jointe à la cruauté. Le tigre et le lion tuent d’une seule pression de mâchoire ; mais quand celui-ci ne se nourrit pas de sa victime, on la trouve sur le sol sans souillures et sans mutilations; tandis que les cadavres abandonnés par le tigre, lassé de carnage sans en être assouvi, sont horriblement dé- figurés et altestent la rage du vainqueur. Je ne crois pas à la générosité du lion, parce que M. Rouvière m'a dit de ne pas y croire ; mais le tigre est d’une férocité si brutale, qu'il doit v avoir une double agonie dans l’âme de celui dont il vient de s'emparer. Pour se faire une idée à peu près exacte, quoique toujours au-dessous de la vérité, de la puissance du tigre, de la force de ses muscles, de la vigueur de son cou et de la rapidité de ses élans, il faut lire les réciis des voyageurs qui ont parcouru les Indes-Orientales avec les caravanes, et qui ont rencontré ces redou- LE TIGRE. 195 tables bêtes féroces dans les déserts. C’est à faire re- euler la raison , c’est à ôter toute énergie à l’explora- teur, et le forcer à renoncer à toute excursion. Et pourtant qu'est-ce que le récit à côté du tableau, en face du drame ? Qu'on vous dise avoir vu une jeune fille se précipiter dans la gueule menacante de l’Etna, vous plaindrez peut-être l’'infortunée dans un premier et rapide mouvement de généreuse compassion ; mais que vous soyez à côté de la pauvre fille au moment où elle s’élance, que votre œil la suive planant sur le gouffre béant, et tourbillonnant de roc en roc jus- qu'au fond de la fournaise où pétille le bitume et le soufre, vous verrez si ce terrible souvenir ne vous poursuivra pas au Join dans vos nuits, et ne se jettera pas souvent au milieu de vos joies les plus vives. Ainsi des récits où le tigre occupe un grand espace et dont on récuserait l'authenticité, si tant de voix courageuses ne s'étaient élevées pour les constater. Une caravane traverse un défilé, elle s’avance en bon ordre avec ses gardes armés veillant à la tête, à la queue et aux flancs. Nul hennissement de coursier ne s’est fait entendre, nul regard investigateur n’a signalé le péril. Tout à coup un tigre bondit, pousse un af- freux rauquement, s élance, plane et enlève au vol, sans s'arrêter, le voyageur ou le cavalier solidement cramponné à sa monture. La bête féroce est retom- bée sur le sol, et avant que vous ayez songé à proté- ger, à ressaisir celui qui vient de vous être si audacieu- sement enlevé, le tigre repart, emportant sur son cou 196 CHASSES. sa victime, comme si rien ne le génait daris sa course ; et quelques instans après il déjeune dans la forêt voisine. L'élan du tigre, c’est le rocher déraciné du mont et creusant la vallée , c’est la cascade tourbillonnante ouvrant le granit, c’est l'ouragan qui renverse , c’est le bélier sapant une muraille. Rien ne peut l'arrêter, tout obstacle est anéanti, toute barrière est brisée. Le tigre est parti, il faut qu’il passe. Dans ses luttes si fréquentes avec l’éléphant, le rhi- nocéros ou le lion, c’est moins sur sa force muscu- laire que sur la rapidité de ses évolutions qu’il compte pour disputer la victoire, et l’on a vu souvent, sans pourtant être encore vaincu, un de ces formidables quadrupèdes jeté au loin, meurtri et déchiré par un élan du tigre en fureur. La foudre est trop rapide, nul ne peut l’éviter, alors surtout que l'éclair ne vous a point prévenu de sa menace. Le tigre, c’est la foudre et l'éclair en même temps; on dirait qu’il n’a de force et d'intelligence que pour la destruction. Lorsque, par les traces profondes qu'il a laissées sur le sol, le chasseur est fondé à penser que c’est là une route prise par l'habitude du tigre, il dresse à celui-ci un piége auquel la bête féroce échappe rare- ment. Le cadavre d’un chien ou d’une bête fauve est suspendu entre deux arbres ou deux rochers, à dix ou douze pieds de terre ; par des cordes solides on a eu soin de l’assujétir au centre d’un nœud coulant dans lequel doit passer le dévastateur, et l’on attend de LE TIGRE. 197 loin, dans une retraite bien barricadée, le succès du stratagème. Le tigre se présente, il flaire le cadavre, creuse la terre de ses ongles tranchans, se dresse sur ses pattes de derrière sans pouvoir atteindre une proie si aisée, pousse un long et sinistre rauque- ment d’'impatience, s'éloigne alors, s’accroupit, part, monte comme une fusée, s'empare du cadavre, et reste suspendu avec lui. Le chasseur arrive en ce moment; et, sans se donner le temps d’insulter à la victime qu'il redoute toujours et qui se débat dans ses der- nières tortures, il achève avec les balles son œuvre de destruction. Cette ingénieuse manière de chasser le tigre est surtout fort usitée dans le haut Indoustan; et Lindsay, qui a sillonné ces districts en savant et courageux ex- plorateur, dit qu’un jour lui et ses amis apercevant de loin une bête féroce suspendue au fatal lacet, ils accoururent, et qu'au lieu d’un tigre royal ils firent la conquête d’un lion monstrueux qui s'était laissé prendre au piége : la province ne gagna pas grand chose à la voracité du lion. Les fossés profonds et recouverts de branches et de feuillage sur lesquels on a jeté des cadavres d'animaux, sont aussi quelquefois employés pour la destruction du tigre, du rhinocéros, du lion, de l'éléphant, du léopard et de la panthère ; mais on dirait que l'instinct de la bète féroce lui si- gnale le danger ; et maintenant comme toujours , les balles de plomb, les tridens de fer, les glaives aigus et tranchans, les flèches empoisonnées et le courage 198 CHASSES. des chasseurs sont les plus redoutables ennemis des bêtes féroces qui traversent les immenses solitudes de cette partie du monde. Qu'un rayon de soleil m'arrive encore, et je vous dirai un jour si vous devez une foi entière aux récits de certains voyageurs auxquels il faut bien que j'em- prunte quelques détails pour compléter un tableau encore si imparfait. Arnold Bancks, de Bristol, dont l’intrépidité était toujours une extravagance, dit qu'étant allé un jour avec deux de ses amis à la rencontre d’un tigre si- gnalé à une lieue de Bombay, ils trouvèrent la bête féroce dans un ravin, achevant de manger le cadavre d’un Malais dont il se fit adroitement une sorte de rempart sHôt qu'il aperçut ses trois antagonistes. Ceux-ci, dans leur précipitation de combattre le tigre, où plutôt dans leur insouciance du danger, n'étaient armés seulement que de tridens à manches de fer, de fortes épées et de poignards ; aussi tout d’abord ils n’osèrent point descendre dans le fossé où se faisait le hideux repas. Mais le tigre, qui de son côté avait résolu de n’accepter pour champ de bataille que lé- troit espace où il se trouvait, et qui semblait compren- dre à merveille qu’on ne lattaquerait qu'à larme blanche, se leva enfin , jeta sur les chasseurs impa- tiens un regard provocateur, se promena d'un pas grave sans trop s'éloigner du cadavre à demi dévoré, et ne répondit à aucune des provocations d’Arnold, qui lui lança plusieurs pierres, dont une entr’autres LE TIGRE. 199 l’atteignit vigoureusement au front. Cette manœuvre dura plus d’une heure, pendant laquelle les chasseurs, vaincus enfin par leur impatience, se décidèrent à quitter la place qu’ils avaient d’abord choisie, et à descendre dans le ravin. Bancks n’était pas homme à retourner à Bombay sans combat ; il fut imprudent comme à son ordinaire. — Allons, dit-il à ses amis, soyons courtois ; à lui le haut du terrain, à nous par conséquent plus de’gloire dans le triomphe : vous voyez bien d’ailleurs que le vorace quadrupède n'est résolu à temporiser que parce que la nuit approche; et qu'il se flatte que nous l’attendrons là. Sa prunelle est un éclair dans les ténébres, nous en serions éblouis, descendons ; il faut en finir, et montrer que nous sommes inaccessibles à la peur. En vain les deux compagnons d’Arnold lui repré - sentèrent-ils la témérité de sa résolution, celui-ci avait à cœur de l'accomplir ; et après s'être éloignés d’une centaine de pas, les trois déterminés chasseurs des- cendirent dans le fossé. Ils trouvèrent le tigre con- tinuant sa promenade circonscrite, ainsi que le fait une sentinelle attentive au poste qui lui a été confié ; et à peine se furent-ils montrés dans le ravin que le ti- gre, comme pour essayer l'élasticité de sesallures, alla bravement au-devant de ses ennemis qui cheminaient côte à côte, s'arrêta, poussa un rauquement saccadé et sembla dire à ses visiteurs : A la bonne heure, je savais bien que vous viendriez me faire visite, puisque vous n'avez pas fui en m’aperceyant pour la première fois. 200 CHASSES, De leur côté, les courageux chasseurs, le pied gau- che en avant et dans la position du soldat croisant la baïonnette, avançaient semelle par semelle, certains que la lutte ne tarderait pas à commencer. — Attention, dit Bancks à voix basse, attention, camarades, et union surtout : si nous nous séparons, pas un de nous ne retournera à Bombay ; ce sera beaucoup déjà de vaincre à trois; nous le pouvons, quoique la bête vorace me semble de fort mauvaise humeur. Tenez, la voilà qui gratte la terre, la voilà qui agite sa moustache et qui frémit de tous ses mem- bres ; attention, mes amis. Le tigre a délibéré ; il s’'élance… les trois piques en arrêt le frappent à la fois, l’une à l'épaule, qu'elle creuse profondément ; l’autre au ventre, qu'elle ouvre jusqu'aux entrailles, et la dernière dans la gueule même du monstre, dont elle déchire la joue. Au choc, les chasseurs sont renversés; mais sur une rapide pa- role d’Arnold, ils se redressèrent à l'instant et se re- trouvèrent coude à coude. Le tigre se débat en forcené contre les fers dentelés restés dans les plaies, et ses évolutions ne font qu’accroitre sa douleur et sa rage. Profitant du désordre et du découragement du tigre, les intrépides athlètes vont à lui armés de leurs poi- gnards et l’en frappent sans jamais l'abatire. L'un d'eux, plus courageux, osa l’attaquer de face, mais le tigre, dans un dernier élan, le saisit au bras et le coupa net au-dessus du coude. Ce fut son agonie. Bancks, désolé d’une victoire qui lui avait coûté si LE TIGRE. 201 cher, retourna vite à Bombay, où son ami mourut des suites de l'opération qu’il dut subir. Le lendemain de ce terrible combat, quelques Indiens s'étant rendus au ravin indiqué par Arnold pour s'emparer de la peau du tigre, ils ne trouvèrent que des membres horriblement mutilés et les traces sanglantes des bêtes féroces qui étaient venues là pendant la nuit pour assouvir leur faim sans cesse renaissante. À Singapoore, en 1819, pendant une nuit et au milieu d'un épouvantable orage, un tigre monstrueux alla fièrement s'installer dans le grand bazar et atten- dit l’arrivée du peuple, comme s'il n’y avait point péril pour lui dans cette témérité. Un marchand de thé, en ouvrant son magasin, aperçut le premier la bête féroce, se hâta de se barricader et donna l'alarme à ses voisins. Le cri du tigre répondit à cet appel, et bientôt tout le quartier en émoi résolut de donner la chasse à un si dangereux visiteur. Le brave capitaine Fielding se mit à la tête d’une vingtaine de sipayes, armés de fusils, et alla droit au tigre, suivi par une foule nombreuse de gens munis de fourches, de sa- bres, de bâtons et de pistolets. A leur approche, le tigre se leva et céda le terrain ; mais pas à pas, comme un ennemi qui ne veut point combattre, sans pourtant céder à la crainte. Le capitaine Fiediing se détachant des siens, s'approcha seul de la bête féroce, qui, sur- prise de tant d'insolence, s'arrêta alors et jeta sur le téméraire un regard foudroyant. Le capitaine frémit ; il S'aperçut, mais trop tard, Ti Ve 14 202 CHASSES, qu'il faut plus de circonspection en présence du tigre royal, et toutefois, le doigt sur la détente de sa cara- bine, il attend bravement l'animal. De son côté, le monstre prévoyant ne juge pas à propos d’aller au-devant de la balle meurtrière, et, soit adresse, soit afin d'éviter un combat trop inégal, car un monde était là devant lui, il céda une seconde fois la place, mais toujours à reculons, comme celui qui, même dans la défaite, ne veut pas mourir seul. Grâce à cette manœuvre, on se vit bientôt dans une rue étroite où les mouvemens du tigre devaient se trouver comprimés. Habile à profiter de cette heu- reuse position, le capitaine Fiedling mit son fusil en joue, fit feu, et ia balle pénétra dans l'œil de la bête féroce. Un rugissement affreux se fit entendre; la terreur s’empara de ia foule, on se rua les uns sur les autres, on se blottit pêle-mêle dans les maisons as- siégées, on se sauva jusque dans la campagne; et en moins d'un quart d'heure, le capitaine se trouva seul à seul avec le tigre, dont les ongles creusaient le sol et qui recevait sur sa langue haletante le sang qui s’é- chappait de sa blessure. Fiedling s'était armé de son second pistolet, et un poignard était à sa main gauche. Le tigre furieux s'élance sur son adversaire; une balle part, le terri- ble quadrupède est frappé, mais il ne meurt qu'après avoir broyé le crâne de son ennemi. Ne serez-vous point effrayés de la puissance du tigre du Bengale, lorsque vous apprendrez que pendant LE TIGRE. 203 une chaude journée de septembre, à deux lieues au nord de Calcutta, une compagnie de sipayes armés rencontra deux de ces terribles quadrupèdes venant à elle avec des bonds immenses, ne s’arrêlant qu'à une trentaine de pas de la milice préparée à l'attaque, et ne pouvant se résoudre à fuir devant un péril aussi grand ? Ils étaient là couchés sur le ventre, la gueule béante, l'œil ouvert à tous les mouvemens des soldats qui ve- naient de glisser une double charge dans les canons de leurs fusils. Le eapitaine de la troupe ordonna aux siens de marcher à pas lents, recommandant surtout une décharge générale et une parfaite union. — Notre force ne doit point être divisée, leur dit- il, si nous nous séparons les uns des autres, il y aura des malheurs : combattez coude à coude et la baïion- nette en avant. Quinze pas séparaient les adversaires. On comman- dait déjà le feu, quand les deux tigres, plus rapides que la parole, s'élancèrent au milieu des soldats. Les balles devinrent inutiles ; mais les baïonnettes firent leur oflice, et les Ligres, chargés de toutes parts, se virent bientôt réduits au courage du désespoir. Ils tombèrent sous mille blessures d’où s’échappait un sang noir et bouillant; et lorsque les sipayes hors d’haleine jetèrent un coup d'œil sur le champ de ba- taille, ils virent six des leurs étendus sans vie sur un lit d'armes brisées. L'un d'eux, d’un seul coup de mâchoire avait eu la 204 CHASSES. cuisse séparée du corps; un autre avait perdu le bras droit, un troisième était méconnaissable, car les dents du tigre lui avaient horriblement broyé la tête, Presque toutes les victimes étaient mortes sans agonie, et les poitrines ouvertes des cadavres attestaient le délire de la bête féroce. Quinze fusils furent brisés, six baïonnettes étaient tordues, et les bois durs portaient profondément em- preintes les traces des dents aiguëes et tranchantes des redoutabies quadrupèdes. On exposa un jour, près de Chandernagor, un buf- fle à la voracité de deux tigres qui, toutes les nuits, venaient audacieusement rôder auprès des habitations et emportaient fort souvent quelques pièces de bétail. Des chasseurs intrépides, une meute de chiens aguer- ris se tenaient aux aguets près du buffle captif, et n’attendaient que le combat pour s’élancer contre les vainqueurs. Le soir même, les tigres qui s'étaient fait une habitude de leurs rapines, s'avancèrent comme deux frères amis vers la petitc ville témoin de leurs exactions. Les beuglemens étouflés du bufile firent changer de route aux bêtes féroces ; elles se précipi- tèrent en affamées vers le point où gémissait leur vic- time, et les voilà, d’un seul choc, se vautrant dans le sang d’un cadavre. Les chasseurs se disposaient à se montrer, afin d’in- térrompre le repas qui allait commencer ; mais ils s'ar- rétérent au premier pas, dans la prévision de la lutte qui semblait devoir s'engager entre les deux tigres. LE TIGRE. 205 in eflet, intimes pour le meurtre et la destruction, les deux terribles quadrupèdes devinrent rivaux irré- conciliables pour le partage ; chacun voulut la meil- leure part du festin. Des rauquemens sourds et sac- cadés précédérent les coups de griffes, les gueules haletantes s’ouvrirent, les adversaires prirent de l’es- pace ; et là, tout près de Jeur victime, eut lieu un de ces combats à mort dont les solitudes seules doivent souvent offrir le magnifique spectacle. La récompense du vainqueur était trop belle pour que la rage des joûteurs démeurût tiède ; aussi, après un quart d'heure de frénétiques rauquemens, de san- glantes étreintes et de déchiremens horribles, un des tigres tomba pour ne plus se relever. Le second, tout meurtri, tout brisé, allait se reposer dans le sang du buffle devenu sa légitime propriété, lorsque les chas- seurs en halerte s’avancèrent bravement vers lui et pe lardérent point à l’abattre. Ce serait à lasser l'attention de mes lecteurs que de leur signaler les mille moyens employés par les chasseurs du Haut-Indoustan pour la destruction de ce formidable dévorateur, dont chaque cri est une colère, chaque pas une hostilité, chaque menace une mort. Nulle arme n’eslassez éprouvée contre le tigre royal du Bengale, nulle barrière assez solide, nulle embus- cade assez bien combinée. Piques, poignards, tri- dens, flèches empoisonnées, meutes courageuses, fu- sils, mitraille, chasseurs intrépides, tout est infruc- 206 CHASSES. tueux, tout est impuissant. Le tigre promène ses de- vastalions dans les habitations isolées, dans les bourgs protégés par des milices , dans les cités défendues par de hauts remparts. Le tigre est un fléau trainant après lui la destruc- tion. Malheur à qui se trouve sur la route du tigre: 40. WPLNNPIDOLPOUAUNTE, TS €OB EI EN EXC I Ce n’est que depuis les grands voyages de décou- verte faits dans le seizième siècle par les Espagnols et les Portugais que lhippopotame est parfaitement connu. Aristote et Pline donnent sur cet animal des descriptions si bizarres , qu'il faut les reléguer au- jourd’hui parmi les contes les plus absurdes des an- ciens naturalistes. La grosseur de l’hippopotame est à peu près égale à celle de l'éléphant; mais il est encore plus lourd que le monstruëux quadrupède. Sa peau, qui à un 208 CHASSES. pouce d'épaisseur, est tellement dure qu'une balle peut à peine la percer. Les naturels des pays où se trouve ce sale amphibie en font des chaussures, en couvrent leurs maisons et en taillent des lanières dont ils se servent comme nous faisons de nos cravaches. On voit sur la surface de cette peau huileuse des poils blanchâtres très rares qui échappent aux investiga- tions de l'observateur; au cou on en trouve de bien plus gros; mais c’est sur les lèvres principalement que, plus pressés, ils forment une espèce de mous- taches. Sa gueule, de forme carrée, est garnie de quarante- quatre dents diversement taillées ; elles sont d’une substance si dure que, frappées par le fer, elles font jaillir de vives élincelles ; les canines surtout use- raient l'acier au frottement. La couleur de lhippopotame est noirâtre, mais d’une teinte inégale et par taches irrégulières; 1l ne produit qu’un petit qui, à sa naissance, offre l'aspect hideux d’une masse informe que vous prendriez pour un tas de boue mouvante. L’hippopotame est omnivore; il mange du riz, de l'herbe, des fruits, des ronces ‘et se nourrit aussi de crocodiles, de poissons, de chair humaine. J'ai vu, ditun voyageur digne de foi, un hippopo- Lame saisit une de mes embarcations, planter ses denis supérieures sur le bord d’une chaloupe , les inférieures à quatre pieds de distance vers la quille et la faire couler bas. L'HIPPOPOTAME. 209 Le mâle est un tiers plus grand que la femelle ; c'est à dire qu'il est un tiers plus horrible et plus dé- goütant à observer. CHASSE. | Reposons-nous quelques instans et respirons à l'aise tout en poursuivant notre course. Ce n'est pas tou- jours le repos qui délasse, la distraction et le mouve- ment ont aussi ce priviiége, nous l'avons appris par une longue expérience. Et puis encore toujours du sang : toujours des grif- fes qui déchirent, des dents qui pénètrent dans les chairs, des venins qui les corrodent et les putréfient, des cris et des rugissemens, des piques, des poignards, des balles et du carnage ! Reposons-nous un peu, le narrateur se fatigue comme vous de cette odeur de sang qui le poursuit depuis la première page de son livre. Il y a des noms qui sont des portraits. Dès qu’on les prononce, vous croyez voir l’image , non pas les détails ; mais les contours extérieurs , la masse, et vous seriez Courroucé si à l'aspect du modéle, vous trouviez que votre imagination à menti. 240 CHASSES. Hippopotame ! Je vous défie, à la vue des onze let- tres qui composent ce mot, de ne pas vous trouver en présence d’un être monstrueux, gluant, informe, lourd, gauche, ne se mouvant qu'avec douleur; un de ces êtres pour ainsi dire inachevés, que le créateur jeta ici-bas dans un moment d’ennui et auxquels 1l a oublié de donner le dernier coup de rateau. Hippopotame! masse noire de chair huileuse, in- fecte, trainant avec elle le limon et la boue des ri- vières, les roseaux qui protègent ieurs bords, le lo- tus qui tapisse leur surface; superfétation mons- trueuse qui nage sur la terre et marche dans les eaux, qui ne fait rien comme les autres animaux , être am- phibie parce que, comme il tient de toutes les natu- res, il jouit des facultés de chacune d’elles. Hippopo- tame ! amas incohérent de choses que l'imagination la plus déréglée ne saurait accoupler ; car elle à des nageoires pareilles à des mains, la tête semblable à un crapaud cyclopéen, et un corps que vous pren- driez pour une agglomération capricieuse de gou- dron et de bitume sur laquelle on aurait passé la truelle. | Vous trouverez des mots plus longs sans doute que celui dont il est question dans ces lignes et que je vous signale sans trop oser les transcrire. Je vous défie d’en trouver un dont les lettres se combinent mieux pour soulever l'estomac. Phoque, limaçon, crocodile, éléphant, rhinocéros sont des mots suaves, pleins de grâce à côté de celui L'HIPPOPOTAME. 244 d'hippopotame; et certainement en créant la chose, Dieu dut créer le mot pareil dans toutes les langues. Si les Hottentots l’ont changé, ce dont je ne me sou- viens plus, c’est que Hottentot et stupidité sont les plus parfaits des synonymes. Est-ce l’image du monstre qui m'a ’a dégoûté du mot ? je ne peux pas le croire, quoique j'aie fort souvent es- sayé de me le persuader; ce n’est pas sans réflexion que je suis demeuré convaincu de la naissance de mon dégoût; cela est si vrai que, lorsqu'il m'arrive, dans un moment d'humeur, de me fâcher contre mon valet ou contre ma ménagère, qui est la plus gra- cieuse fille du monde, et de les appeler h'ppopotame, il faut bien des caresses et bien des journées heureu- ses pour rendre à mes objets chéris ma première af- fection. Ce préambule est un peu long, sans doute , mais je vous demanderai si vous ne reculez pas autant que possible de vos lèvres la liqueur amère que vous pré- sente votre docteur, et si, avant de l’avaler, vous n'a- vez pas déjà beaucoup soufiert. Encore si pour escorter tant de perfections, le sé- duisant hippopotame possédait quelque chose de l’au- dace du lion, de l'intelligence du castor, de la viva- cité du léopard ou de l'astuce du crocodile, lon pourrait peut-être se laisser aller à un peu de sym- pathie pour son isolement et ses malheurs ; mais non. Ilest là, colosse inerte , sans transes dans ses joies, sans fébrilité dans ses agonies, et l'on dirait 242 CHASSES. qu'il n'a accepté la vie que comme un fardeau. Mais pourquoi donc lui déclare-t-on une guerre si active? Pourquoi donc le traquer avec tant d’ardeur au sein des eaux qu'il fait tourbillonner par ses lour- des aspirations , ou sur la plage où il vient se ré- chauffer aux ardeurs du soleil? N'est-ce pas là une injustice humaine? N'est-ce pas là une cruauté inu- tile ? | Hélas! il n°y a pas sur la terre un atôme qui n’ait son mérite caché, et vous voyez que la vipère de- vient elle-mème un remède contre certains fléaux; qui le croirait ? L’hippopotame est un cosmétique pré- cieux aux Hottentots. Ils embaument leur corps de ses émanalions putrides, ils se fardent de sa graisse corrosive, et les Vénus de ce sol privilégié, dont vous avez vu un si Curieux et si ravissant échantillon il y a quelques années à Paris, feraient fi du tendre courti- san qui se présenterait à elles sans une épaisse couche d'essence d’hippopotame depuis le cinciput jusqu’à la plante des pieds. Allons donc à la conquête des parures et des atours des beautés hottentotes. L'hippopotame ( pardonnez-moi de prononcer si souvent ce mot ignoble) ne vit presque jamais seul. Il'aime la société, il se plait en compagnie de ses sem- blables, et vous croiriez que c’est pour se consoler de ses difformités effrayantes. On n’est hideux ou beau que par la comparaison. Pour aller à la rencontre du tigre, du rhinocéros L'HIPPOPOTAME, 943 ou du lion, les chasseurs attendent le jour ou le so- leil ;:mais comme il faut que tout soit extraordinaire dès qu’il s’agit des hippopotames et des êtres brutes qui les poursuivent, on choisit pour vaincre le mons- trueux amphibie les temps les plus orageux et les nuits les plus sombres. Ce n’est pas encore assez, et l'on se voit forcé en quelque sorte de donner un dé- menti aux ténébres, en cherchant à les dissiper après les avoir invoquées. Voyez : I ya dans l'air quelque chose d’épais et de lourd qui tombe sur le sol et rend douloureuse toute respira- tion. Le Hottentot sort de sa hutte, il secoue ses mem- bres sans élasticité et grogne comme l'hyène pour ré- veiller ses camarades assoupis. Les voilà tous : les uns, pourvus de torches composées à l'aide de l'huile fétide du monstre qu'ils vont combattre et qui éclaire ainsi lui-même sa dernière agonie, glissent le long du fleuve, tandis que les autres armés de piques, de gros bâtons et de casse-tètes, s’éloignent du rivage. Ceux- ci sont les combattans ; et, par un singulier privi- lége, ce sont eux aussi qui courent le moins de dan- ger. Les premiers, dès qu'ils ont vu le long de la plage les hippopotames endormis, se faufilent doucement au milieu des roseaux, des herbes et des jones serrés qui protègent les bords du fleuve, s’y tiennent un ins- ant immobiles avec de l'eau jusqu’à la ceinture; et puis, à un signal convenu, ils allument leurs torches, les agitent et poussent à l'air d’affreux rauquemens. 214 CHASSES. Vous diriez un sabbat de sorcières et de Jéon pré- ludant à d’infernalies orgies. Le bruit, le tumulte, cette turbulence inaccoutu- mée des roseaux, ces larges colonnes de fumée qui montent en spirales, cette clarté soudaine au sein de l'obscurité la plus profonde , épouvantent les hippo- potames qui bondissent d'abord fébrilement, se rou- lent et tournoient sur eux-mêmes comme pour se donner le courage d'une résolution, et se décident enfin à prendre la fuite. L’hippopotame ne peut men- tir à Sa naiure. Dans ce désordre des eaux, des lumières rougeà- tres et de la nuit envahie, quelques-uns des amphi- bies éblouis et saisis de vertige courent en insensés vers le danger qui semble les poursuivre, et s’élan- cent au sein du fleuve où ils trouvent, sans le savoir, la sécurité et la vie; tandis que leurs compagnons, fuyant le rivage, se perdent dans les terres et les la- gunes voisines où les armes des Hottentots ne tardent pas à les achever. Quant à ces derniers, vous le com- prenez, rien n’est à craindre pour eux; ils sont sur un champ üe bataille solide, leurs mouvemens, quoi- que lourds et difficiles, ont plus d’élasticité que ceux des hippopotames, et l'amphibie ne mord jamais que les objets qui se jettent d'eux-mêmes dans son 1m- mense mâchoire. La stupidité des Hottentols ne va pas jusqu'à une pareille condescendance ; historien fidèle, je leur dois cette juste réparation. Puisse-t-elle les protéger contre l'injustice des voyageurs! L'HIPPOPOTAME. 945 Mais les autres chasseurs, ceux qui étaient blottis dans le fleuve, écrasés par la masse énorme qui se rue sur eux, sont souvent entrainés, étouffés, broyés au fond des eaux où leurs cadavres servent de pâture le lendemain aux crocodiles qui restent neutres dans ces ignobles mêlées, et se promènent , lâches dévo- rateurs, comme une bière avide au milieu de ces eaux et de ces terres silencieuses. Cependant, cette étrange chasse n’est pas la seule en usage chez les Hottentots et les Cafres , leurs re- doutés voisins. Ceux-ci, par esprit d'indépendance et pour n'avoir rien de commun avec Îles premiers, ne craignent pas, dès qu’un étranger leur demande la dépouille d’un de ces amphibies, de s’élancer dans les flots, de plonger et d’aller réveiiler, à laide d’un poignard empoisonné, leur adversaire surpris au sein de sa laborieuse digestion. C’est alors un combat à outrance, une lutte ardente entre un homme fort, leste, intrépide , et une mas£e lourde , gigantesque ; c'est le choc terrible d’une des plus monstrueuses créations de Dieu stimulée par la douleur contre un homme pelit et prompt, forcé de résister à la fois aux mouvemens du monstre et à l'agitation des flots. Il y à bonheur, je vous l’assure, quand un seul cadavre est vomi sur la grève. Mais il est juste d'ajouter que l'hippopotame tue sans le vouloir; sa volonté n’est pour rien dans le demi-triomphe : l’hippopotame n’a point de volonté. Dans le pays dont nous décrivons les délassemens, 246 CHASSES. les plaisirs d’un goût si exquis, la variété est souvent invoquée, et les habitans de ces suaves contrées que la civilisation n'a pas encore corrompus, comme di- rait certaine philosophie, ne manquent pas de quel- que intelligence pour arrêter les funestes effets de la lassitude, de la monotonie et de la torpeur. Ce n’est pas tout que de se couvrir des pieds à la tête d’une épaisse couche d'huile fétide, gluante, qui se crevasse d’abord et se résout plus tard en gouttes opaques courant le long du corps, et suivant les sinuosités des muscles, ainsi que le fait dans la piaine un ruisseau obéissant aux caprices du sol. Ce n'est pas tout que de se nourrir quotidiennement , tantôt d'une belle tranche dhyène ou d’hippopotame à demi-raccornie le matin à l'aide d'une fumée noire et résineuse sur des charbons ardens. Ce n’est pas tout encore que de se trouver presque à chaque heure en présence de ces beautés informes, courtes, trapues, à la tète pointue, au front déprimé, aux épaules de portefaix, à l'immense bouche ayant toujours une petite confi- dence à faire à l'oreille crasscuse, aux seins volumi- neux se promenant sur les cuisses, pareilles à d'énor- mes soliveaux, aux yeux pelits et chassieux, aux dents verdâtres autour desquelles vous croyez voir pousser un délicieux gazon ; il faut encore que le Hottentot, dont je viens d’esquisser en peu de mots la physio- nomie (car le mâle ressemble passablement à la fe- melle), il faut, dis-je (le Sybarite qu'il est), que sa vie se passe dans des joies plus varices que, j'ai déjà L'HIPPOPOTAME, 947 décrites; et, comme il n'aime que les occupations qui n’ont besoin ni d'audace ni d'énergie, il a imaginé d'aller à la chasse de l’hippopotame sans être con- traint de se cacher à demi dans l’eau, et de le tuer sur la plage avec promptitude, car toute sorte d’ac- tivité l’écrase Tui-même. Chez les autres hommes, c'est le mouvement qui fait la vie; chez les Hottentots, c'est le sommeil. N’ai-je pas déjà écrit cela ? L'hippopotame aime, dit-on, une musique doulou- reuse (comme si l’hippopotame pouvait aimer quelque chose !). Pareil en cela au crocodile, qui chemine sour- demient pour satisfaire sa gloutonnerte vers le petit Malais en pleurs, loin du rivage, le monstre dont nous parlons avec tant d'amour se traine, assure-t-on, vers les lieux isolés d'où partent des cris plaintifs. 11 parait que le Hottentot a fait cette remarque, lui qui n'a sans doute remarqué que cela dans sa vie. Or, qu'arrive-t:11? Que sitôt que l'hippopotame a roulé sa masse hors de Peau, le Hottentot gémit et Pattire à lui, tandis que ses camarades, se glissant en- tre le monstre et le fleuve, se disposent bravement à lui barrer le retour. Mais dans sa course de dilet- tante, Fhippopotame doit parcourir un terrain sur lequel est étendu un énorme filet amarré par deux bouts à des arbres, et que des chasseurs attentifs re- plient sur le monstre à l’aide de fortes courroies prenant une direction inverse à celle de l'amphibie. Cela fait, le devoir du Hottentot, qui voulait une proie, serait, selon nous, de l'achever promptement à coups YO 15 218 CHASSES, de massues ou de piques. Mais point : le joyeux Afri- cain aime, vous le savez, les longues joies du triom- phe, et comme il craint qu’elles ne lui soient souvent refusées, il les savoure lentement et sourit pendant plusieurs jours au moins à la douloureuse agonie du vaincu. Le filet garde lhippopotame iuttant vainement contre les mailles solides qui l'emprisonnent ; les Hottentots, autour de la bête monstrueuse, la persé- cutent lâchement dans sa captivité, et, généreux à leur manière, ils la déchirent par petits lambeaux, et vont matin et soir, selon les besoins de leur toilette ou lappétit de leur estomac, chercher les filets les plus savoureux du monstre, qui se voit démoli petit à petit sans que ses tristes gémissemens trouvent chez les sauvages un peu de pitié. Pendant l'absence des Hottenlots, les oiseaux de proie et les bêtes fauves se ruent aussi sur le malheu- reux hippopotame en lambeaux; de telle sorte que ses tortures si lentes jettent dans le cœur du chas- seur européen un peu de cel intérêt qu’on accorde toujours au malheur. J'ai presque pleuré au dernier soupir du tigre ex- pirant sous la gueule et la griffe du lion: Je pourrais vous dire ici les joies intérieures de la famille, les élans de tendresse des vieillards, les ca- resses naives des jeunes femmes, les gazouillemens des petits bambins pareils au coassement des gre- nouilles, à chaque retour du brave chasseur appor- L, L'HIPPOPOTAME. 219 tant sur ses épaules un fragment de chairs putrides de l'hippopotame déchiqueté par les hyènes, les cor- beaux et les vautours; mais notre langue est trop pauvre pour peindre certaines émotions de l'âme, étrangères à nos mœurs, à nos usages el surtout à notre vie si froide et si alignée, J'aime mieux avouer franchement mon impuissance et vous transporter d’un seul pas au milieu de scènes prises dans des pays plus perfectionnés, au sein d’une nature vivante, moins chaude et plus tourmentée. Je crains de trop irriler votre appétit de voyages déjà si ardent, de vous arracher à vos pieuses méditations du foyer, et je ne veux pas que vous m'accusiez plus tard du courroux des océans, dont je ne vous parle pas, ainsi que des atroces tortures de la nostalgie, que vous êtes si heureux de ne pas connaitre. Quel est ie petit coin de terre sur ce globe de dou- leurs où une peine amère ne succède point à un tiède plaisir, et une poignante désillusion à un rêve de bonheur ? Généreux jusque dans mon infortune si exceptionnelle, je vous en indiquerai un que j'ai dé- couvert à grand’peine, alors que mes yeux, pareils à deux comètes flamboyantes, fouillaient avec tant de sécurité dans le plus lointain horizon; je vous le si- gnale avec confiance, Au milieu du vaste Océan-Paci- fique, entre les îles Sandwich et l’Archipel des Amis (ainsi nommé sans doute parce qu'on s’y livre per- pétuellement des guerres homicides), à huit degrés de latitude boréale, et je ne sais plus combien de degrés , 290 CHASSÉS, de longitude, il est un îlot tout mignon, de deux lieues au plus de circonférence, entouré de récifs à fleur d’eau, visité par la lame voyageuse avec un bruis- sement éternel, où la végétation est verte et riante, et sous laquelle vient parfois s’abriter l’oiseau péla- gien ; là, nulle colère ne s’agite, nulle haine ne s’al- lume, nulle jalousie ne torture, nulle calomnie ne dé- chire ; là , tout est calme, tout est solennel comme l'éternité, Savez-vous pourquoi ? Je vais vous le dire : C’est que l’île dont je vous parle est inhabitée et inhabitable. M'en voudrez-vous encore si je ne vous l'indique pas d’une manière précise sur la carte nautique ? 2 L'arss np Brera Chasse au Rhinoceros. #1 LE REINOCÉROS, TE &DB’'E "HE -ME. La couleur du rhinocéros est ordinairement oli- vâtre; cependant il s’en trouve quelques-uns, surtout en Afrique, qui sont gris, et des voyageurs assurent en avoir vu d’entièrement blancs. Les Indiens estiment la corne du rhinocéros bien plus que l’ivoire de l'éléphant, non pas tant à cause de la qualité ou de la blancheur de la matière que de sa substance même, à laquelle, dans leur ignorance, ils attribuent un grand nombre de qualités spécili- ques el de propriëtés médicinales, 229 CHASSES, Ce hideux quadrupède est comme le cochon, enclin à se vautrer dans la boue et à se rouler dans la fange. Il aime les lieux humides et marécageux et les bords des rivières. On en trouve en Asie, en Afrique, au Bengale, à Siam, à Laos, au Mogol, à Sumatra, à Java, en Abyssinie, en Ethiopie, au pays des Anzicos et jusqu’au Cap-de-Bonne-Espérance. Toutes les par- ties de son corps et même son sang, son urine, ses excrémens sont estimés comme des antidotes contre tout venin; mais c'est là une de ces croyances dont les récentes études des voyageurs ont fait bonne jus- tice. Il se nourrit d'herbes grossières, de chardons, d’arbrisseaux épineux; il préfère ces alimens agrestes à la douce pâture des plus belles prairies. Les cannes à sucre sont aussi fort de son goût, et il mange de toutes sortes de graines. Sa langue est si rude qu'elle râpe et déchire ce qu’elle touche et même l'écorce des arbres. Après l'éléphant , le rhinocéros est le plus puis- sant des quadrupèdes. 11 à au méins douze pieds de longueur depuis l'extrémité du museau jusqu’à l’origine de la queue ; et la circonférence du corps est à peu près égale à sa longueur. Il approche donc de l'éléphant par le volume et par la masse, et s'il paraît bien plus petit, c’est que ses jambes sont beaucoup plus courtes, à proportion, que cel- les de l'éléphant ; mais il en diffère surtout par les facultés naturelles et par l'intelligence. Privé de toute sensibilité dans la peau, manquant de mains et d'or- LE RHINOCÉROS. 293 ganes distincts pour le sens du toucher, n'ayant au lieu de trompe qu’une lèvre mobile dans laquelle con- sistent tous ses moyens d'adresse, il n’est guëre su- périeur aux autres animaux que par la force, la gran- deur et l’arme offensive qu’il porte sur le nez. Cette arme est une corne très dure, solide dans toute sa longueur et placée plus avantageusement que les cornes des autres animaux ruminans. Celles-ci ne munissent que les parties supérieures de la tête et du cou, tandis que la corne du rhinocéros défend toutes les parties antérieures du museau et préserve le mufle, la bouche et la face. Aussi le tigre attaque-t:il plus volontiers l'éléphant, dont il saisit la trompe, que le rhinocéros, qu'il ne peut presser sans courir le risque d'être éventré , car le corps et les membres sont re- couverts d’une enveloppe impénétrable, et cet animal ne craint ni la griffe du tigre, ni l’ongle du lion, ni le fer, n1 le feu du chasseur. Sa peau est un cuir bien plus dur et plus épais que celui de Péléphant; il n’est pas sensible comine lui à la piqûre des mouches, il ne peut non plus ni froncer ni contracter sa peau; elle est seulement plissée par de grosses rides au cou, aux épaules et à la croupe pour faciliter le mouve- ment de la tête et des jambes, qui sont massives et terminées par de larges pieds armés de trois grands ongles. Sa tête est beaucoup plus longue que celle de l'éléphant ; mais ses yeux sont encore plus petits etil ne les ouvre jamais qu’à demi. La mâchoire supérieure du rhinocéros est plus 224 CHASSES. avancée que l’inférieure, et la lèvre du dessus a du mouvement et peut s’allonger Jusqu'à six ou sept pouces; elle est terminée par un appendice pointu qui donne à cet animal plus de facilité qu'aux au- tres quadrupèdes pour cueillir l'herbe et en faire des poignées à peu près comme l'éléphant en fait avec sa trompe. Cette lèvre musculaire et flexible est une espèce de main ou de trompe très incom- plète, mais qui ne laisse pas de saisir avec force et de palper avec une certaine adresse. Au lieu de ces longues dents d'ivoire qui forment les défenses de l'éléphant, le rhinocéros a sa puissante corne et deux fortes dents incisives à chaque mâchoire. Ces dents incisives qui manquent à l'éléphant sont fort éloi- gnées l’une de l’autre dans les mâchoires du rhino- céros ; elles sont placées une à une à chaque coin ou angle : vous ne rencontrez pas d’autres dents pareil- les dans toute la partie antérieure que recouvrent les lèvres. Ses oreilles se tiennent droites et sont assez semblables pour la forme à celles du cochon : ce sont les seules parties chargées de poils ou plutôt de soies. L'extrémité de la queue est, comme celle de l'élé- phant, garnie d’un bouquet de grosses soies très soli- des et très dures. Le rhinocéros a trois sabots de corne à chaque pied; les plis de la peau se renversent en arrière les uns sur les autres ; on trouve entre ces plis des in- sectes qui s’y nichent, des bêtes à mille pieds, des scorpions et même de petits serpens. LE RHINOCEROS. 225 Il est trés certain qu'il existe des rhinocéros qui n’ont qu'une corne sur le nez, et d’autres qui en ont deux ; mais il n’est pas aussi bien démontré que cette variété soit constante et qu'on en trouve également en Afrique et dans les Indes. CHASSE. Sije vous disais qu'un cheval vient de naïtre tout caparaçonné , rongeant son mors qui le fait esclave , tout fier de sa selle, de ses sabots ferrés, de sa bride et de ses sangles, vous crieriez non pas au miracle, mais à l'impossibilité, et vous renverriez le narrateur aux contes des Mille et une Nuits. Il y aurait injustice pourtant, et mère nature est si bizarre, si Capricieuse, si étrange daus ses créations, que ce qui vous à paru tout d'abord une monstruosité, un mensonge, est une réalité, une combinaison sage , régulière , une harmonie logique, j'allais presque dire une néces- sité. Avez-vous vu un rhinocéros? Avez-vous étudié cette colossale charpente où Lout se meut comme par des 226 CHASSES. ressorts, des pênes, des gâches, des loquets et sans le secours des muscles? Cette chose qui roule avec tant de force, cette masse imposante qui écrase le sol sur lequel elle pose ses pieds de géant, cette citadelle promeneuse au-dedans de laquelle vous trouvez du sang, des fibres, un cœur, des intestins et de la cha- leur, est, je vous l’atteste, une des plus curieuses étu- des du naturaliste et du philosophe. L'homme aurait imaginé le lion, le serpent, la baleine, l'éléphant peut- être; à coup sûr il n’eût point bâti le rhinocéros. Dieu seul avait ce pouvoir, et encore a-t-il jeté ce volumi- neux quadrupède sur la terre pour prouver que la divinité même avait ses momens de déraison. Est-ce que je blasphème ? J'entends crier au loin et tomber mutilés les arbres les plus robustes des forêts; leur feuillage éternel roule brisé comme si l'ouragan promenait sur lui ses écra- santes haleines. J'entends le galop cadencé d’un es- cadron de cavalerie au travers de la plaine usurpée ; il me semble que je vais assister à la lutte de deux ti- gres qui déjà creusent le sol et envahissent l’espace de leurs lugubres rauquemens. Eh bien non, c’est tout simplement un rhinocéros, un seul rhinocéros qui sort de son gîte et se met en quête de sa nourriture quotidienne. Ce terrible quadrupède, l'un des plus rares qui par- courent les solitudes indiennes et africaines, ne sait point louvoyer ; les détours lui sont impossibles, 1! va droit son chemin comme le fait l'aigle dans les airs, et LE RHINOCÉROS, 227 au lieu de tourner un obstacle, il le brise et passe dessus. La course du rhinocéros est la plus exacte défini. tion de la ligne droite; seulement elle n’est pas la trace d’un point vers un autre; le point n’a pas de dimension. Le rhinocéros est un bloc de roches, un banc madréporique; le dos du rhinocéros porterait un monde. À Ja bonne heure, de tels ennemis à combattre! A la bonne heure, le siége de ces bastions si bien défen- dus et contre lesquels le canon seul semble avoir quelque puissance ! Qui donc osera poursuivre le rhi- nocéros dans ses déserts, alors que le lion lui-même l’évite sans le fuir ? Qui donc se présentera à lui pour l’arrêter dans ses excursions et ses ravages ? Qui ? Ce- lui qui seul ne recule devant aucune difficulté, celui qui seul veut dominer, régner sur la terre, et qui ce- pendant appelle si souvent à son aide les êtres qu'il a soumis. L'homme attaquera donc le rhinocéros, parce qu’il s'attaque, lui, aux colères des fleuves, aux en- vahissemens de la mer, aux fureurs des ouragans. Mais il n'ira pas seul. En Afrique, nulle peuplade ne fait la chasse au rhi- nocéros, parce qu’on n'a nul moyen dele combattre. Dans quelques parties de l’est, vers le pays des Hot- tentots, on à essayé d’apprivoiser des éléphans pour combattre le rhinocéros et l'arrêter dans ses terribles exCUrsions ; Mais la férocité de celui-ci rallumait sou- vent l’ardeur de son adversaire et il n’était pas rare 298 CHASSES. de voir les deux colosses se réunir pour la ruine et la destruction d'un village. Au surplus, j'ai remarqué que les peuples sauvages avoisinant la belle colonie du Cap n'aiment à s'attaquer dans leurs luttes contre les animaux qui les entourent qu’à ceux dont la mort leur offre quelque bénéfice, et ils ne retirent guère que quelques pièces d’étoffe de la défense du rhino- céros et de ses nerfs que les habitans de Table-Bay fa- çonnent en élégantes et solides cravaches. Un district entier armé de flèches empoisonnées , de piques , de tridens et de casse-têtes, peut à la ri- gueur attendre le lion et l'arrêter au milieu de ses ravages ; l'éléphant est souvent vaincu par la ruse, l'adresse et la force ; le tigre se repent parfois de s'être trop avancé au travers des populations armées, mais le rhinocéros est sans adversaires dangereux et sans dominateur. Les massues n’écrasent point les rocs de granit ou les enclumes, et les flèches ne per- cent pas plus la cuirasse du rhinocéros que celle du crocodile. Quant à vous , chasseur imprudent, qui osez l’at- tendre et espérer un triomphe, si vous êtes assez lesie, assez agile pour éviter un coup de sa bouture, vous succomberez à coup sûr à la secousse de son épaule ou de ses jarrets. Les profonds et larges fossés recouverts de bran- ches et de broussailles sont encore un des moyens de destruction que les naturels de l'Afrique méridionale mettent en œuvre contre le rhinocéros; et Comme LE RHINOCÉEROS, 290 l'intelligence du collosse est fort bornée, il est rare qu'il échappe à un piége lorsqu'on le creuse sur sa route et qu'on place à la superficie les feuilles, les fruits, les ronces, les racines ou les écorces dont il se nourrit. Le bruit de sa chute, pareil à celui d’un roc tombant dans un abime, donne l’éveil aux peuplades, qui accourent et jettent dans le fossé des bois en- flammés, des matières résineuses produisant une fé- tide et noire fumée qui étouffe le quadrupéde ou le fait mourir dans les flammes au mitieu des plus hor- ribles tortures. Cependant ce moyen assez commun de combattre le rhinocéros n’offront au chasseur aucun bénéfice, les Cafres et les Hottentots ne l’emploient guère que lorsque la présence de plusieurs de ces redoutables ennemis leur est signalée aux alentours de leurs ha- bitations, sans cesse menacées par les bêtes féroces les plus formidables qui pèsent sur ce continent de malheur. C’est un tranquille et magnifique séjour à se donner en effet que celui où le tigre et le lion pro- ménent leurs ravages, où l’hippopotame répand ses miasmes putrides, l'hyène ses sauvages dévastations, le crocodile ses terreurs; où lPéléphant s'amuse à détruire des villages, et pour laquelle le soleil garde ses rayons les plus torréfians et le ciel ses inondations les plus meurtrières. Je vous l'ai dit, l’intérieur de l'Afrique est l'Eldorado rèvé par les navigateurs du 15° siècle. ‘ La chasse au rhinocéros n’est donc en Afrique, 230 CHASSES. auprès du Cap-de-Bonre-Espérance ainsi que dans le centre de ce mystérieux continent, qu'une défense perpétuelle contre les dévastations du farouche qua- drupède, car les moyens d'attaque manquent aux naturels, ou plutôt c’est le courage et l'intelligence qui leur font défaut. Mais c’est en Asie qu'il est curieux de suivre les hardies expéditions dirigées contre ce redouté rival du tigre et du lion; ce sont des colonnes serrées de courageux chasseurs armés de fusils, de petites pièces de campagne et de dogues exercés, chargés de har- celer la bête féroce. On ne met ni plus d’ardeur ni plus de prudence pour lattaque d'un fortou d’une province. S’emparer de ce quadrupède dans des fossés recouverts de broussailles est un stratagème méprisé par les chasseurs habitués à aller au-devant du léopard et de la panthère; ils ne regardent une chasse heureuse et honorable que lorsque le colosse meurt blessé au défaut de l’épaule.«C’est là seulement en effet qu'est vulnérable le terrible rhinocéros. Mais ne croyez pas que ce soit aux canons, aux fusils, aux piques, aux chiens et quelquefois aussi aux élépaans privés que se bornent les moyens d’at- taque des chasseurs : il y aurait trop de péril à pour- suivre si légèrement un corps défendu par des cuiras- ses si solides. Les arbres les plus robustes des forêts, sur lesquels vous vous croyez protégés contre la puis- sance du rhinocéros, sont brisés à une de ses violentes secousses, et les chasseurs le savent si bien LE RHINOCÉROS. 231 qu'ils se gardent toujours dans leur fuite d’en appeler à ce refuge, à moins qu'ils ne demeurent convaincus de n'avoir pas été aperçus en exécutant leur retraite. Ce qu’il faut encore au chasseur indien, tout intrépide qu'il est, ce sont de solides bastions échelonnés sur la route, d’où l’on fait feu sur la bêle qui passe. Là seulement le chasseur respire à son aise, là seulement il regarde sans effroi l’ennemi dont il n'ose affronter la dangereuse colère. Mais la retraite n’est pas toujours assurée au chas- seur ; et quand une fois la lutte est engagée entre lui et la bête féroce, il faut souvent plus que des fusils , plus que des bastions pour la faire cesser. Le champ de bataille n’est, à vrai dire, qu'un champ de car- nage où le sang coule par plus d’une blessure. Et pourtant ici c'est moins une entaille qui tue qu'une secousse. La défense du rhinocéros frappe et perce, mais sa tête frappe et écrase ainsi que son corps rou- lant comme un bloc détaché d’une cime. Ses pieds gigantesques le protégent également contre ses enne- mis qui le harcèlent, et c’est un membre brisé que celui qui reçoit la redoutable ruade. Les caresses du rhinocéros sont des coups de maillet tombant sur un pieu pour l’enfoncer dans le sol; jugez ce que doivent être ses mouvemens de colère et de ven- geance. Dans une chasse en 1824, sur douze chasseurs attachés à la destruction d’un de cespérilleux visiteurs, nul ne rentra à Calcutta, et le rhinocéros, après son triomphe, regagna sans blessures et à petits pas la 232 CHASSÉS. forêt d’où il s'était détaché pour aller à la rencontre de ses imprudens adversaires. Hélas! un de mes amis, M. Duvauchel, avec qui vous m'avez vu peut-être achever une assez risible ascension sur la montagne de la Table, paya cher auprès du Gange un acte de témérité contre un rhi- nocéros dévastateur, chassé par une vingtaine d’in- trépides Européens. Il voulut, au mépris des invita- tions qui lui étaient adressées par les gens les plus exercés à ces combats, se poster au-delà d’une ravine où la chasse avait lieu, espérant bien, en se cachant derrière un arbre, éviter l'atteinte de la bête courroucée. Le rhinocéros, qu'une blessure assez profonde avait jeté dans une fureur extrême, se mit en course contre M. Duvauchel, le plus inoffensif des chasseurs; celui-ci, effrayé, ne songe ni à son fusil ni à son couteau de chasse, dont il s'était coquettement paré; il fuit de toute la rapidité de ses jarrets et se dirige vers la ravine, où il espère trouver un refuge ; mais gagné de vitesse, il s’élance vers un arbre énorme, derrière lequel il se blottit, se flattant que le rhinocéros passera sans l’apercevoir. Duvauchel tremblant entend près de lui le reten- tissement de la course du colosse et tend la tête pour calculer la grandeur du péril quile menace ; il voit le monstre venant de son côté, mais un peu de l'avant; il se penche légérement en arrière; le rusé rhinocé- ros oblique un peu et d’un coup de bouture il lance mon pauvre ami au-delà du ravin. LE RHINOCÉROS. 233 La bête féroce se sauva dans les bois après avoir tué un combattant et en avoir blessé trois autres. Quant à Duvauchel, dont plusieurs côtes étaient bles- sées, il alla mourir quelques jours après à Calcutta, cruellement arrêté au milieu de ses fatigues et de ses études. La science a aussi ses dangers. Dans une battue faite aux environs de Chanderna- gor, en 4832, un rhinocéros, furieux contre une ha- bitation d’où était parti un coup de feu qui l’avait blessé à la tête, s’élança vers la bâtisse, renversa, brisa, foula aux pieds les solides palissades qui en- touraient un verger, ravagea les plantations, abattit les bananiers, les manguiers, et se rua enfin sur la case en briques et en pierres , où se tenaient cachés les habitans. Ceux-ci, voyant la bête furieuse occu- pée à démolir un mur, se sauvérent alarmés par le côté opposé; mais le rhinocéros, aux écoutes, s’é- lança vers les fugitifs, atteignit un Malais avec sa corne , et, comme il l'avait frappé au flanc, le mal- heureux resta suspendu à cette espèce de croc d'où on ne le vit pas tomber, quoiqu’on suivit longtemps de l'œil le quadrupède dans la campagne , où il alla porter ses ravages. I faut plus que le poids d’un homme pour ralentir la course du rhinocéros. Au surplus, comme ce colosse n’est point carni- vore, certains explorateurs, assez heureux pour se trouver en présence de jeunes rhinocéros qui pre- TOY 16 234 CHASSES. naient la fuite en face des chasseurs, ont publié que ce rival du lion, du tigre et de l'éléphant était d’hu- meur assez pacifique, et qu’il retardait autant que possible une lutte sérieuse avec ses ennemis. N’en croyez rieu , vous que l'amour de la science pousse dans les pays où le rhinocéros promène ses dévasta- tions, évitez la rencontre de ce formidable quadru- pède, qu’il est toujours dangereux d'attaquer, et croyez qu'il mutile et tue, s'il ne dévore pas. Quand vous attaquez un rhinocéros aux bords d’un fleuve et que vous vous élancez dans une pirogue pour éviler votre ennemi, vous courez un danger plus grand encore que si vous n’aviez pas quitté la terre. car le monstrueux quadrupède nagecomme un requin, il ne tarde pas à vous atteindre , brise votre embarcalion et vous plonge au fond des eaux. Nul re- fuge pour se mettre à l'abri de ces terribles destruc- teurs. Mais c’est lorsque l'éléphant apprivoisé se met de la partie que la scène devient imposante et drama- tique. C’est alors que l'air retentit de cris étourdis- sans, que la terre tremble sous les terribles secousses des deux colosses. Les chasseurs, placés derrière leur ami, à qui d’a- vance ils ont distribué une assez grande quantité de liqueurs fortes, l’excitent par des piqüres aux flancs et des paroles de menace et d’aflection. Avant de se joindre, les deux adversaires s'arrêtent à quelques pas de distance l’un de l'autre, et semblent méditer une LE RHINOCÉROS. 235 ruse qui leur assure la victoire. Tout à coup ils s’élan- cent, et les longues défenses de l'éléphant glissent sur l'écorce de fer qui protège le rhinocéros , tandis que celui-ci à fait une profonde entaille à son adversaire. Mais le plus gros des combattans à une trompe aussi qui lui est d’un merveilleux secours dans ces luttes effrayantes. 11 l’allonge, elle embrasse et étreint le cou du rhinocéros, qui cherche en vain à se détacher de cet anneau solide de chair prêt à l’étouffer et à l’en- lever de terre. Celui-ci, de son côté, pèse de tout son poidssur le solet par de rapides mouvemens cherche à se dégager de l’étreinte qui l’emprisonne. Les voilà de nouveau séparés. Le rhinocéros veut une revanche ; il tombe plutôt qu'il ne se rue sur l’é- léphant : celui-ci, plus intelligent, prévoit le danger quile menace , baisse la tête, et ses dents entrent dans le cou de son ennemi qui recule et commence à redouter une défaite. Pendaut cette lutte ardente, les chasseurs ne sont pas inactifs non plus et leurs pis- tolets, visant à la tête, font des trouées sur le rhino- céros, tandis que quelques-uns, armés de dards et de larges faulx tranchantes, cherchent à ouvrir ses jar- rets. Ce sont trente combattans contre un, et cepen- dant rien n’est décidé encore. Il faut bien des balles pour faire tomber un rhinocéros, il faut bien des bles- sures pour que ce sang noir qui s'en échappe lui ôte deses forces et de son énergie. Quand il tombera, c’est qu'il ne se relévera plûs, car il luttera jusqu’à son agonie. Necraignez rien pour les chasseurs, l'éléphant 236 CHASSES. est là, exercé à les protéger. A toutes les évolutions de son antagoniste pour tirer vengeance d’une bles- sure faite par le plomb ou le fer, l'animal à trompe bondit comme un tertre qu’un tremblement de terre enléverait du sol, et, en tombant, il se trouve. toujours en face du rhinocéros sans cesse occupé à l’éviter. De telle sorte que par générosité, peut-être aussi par re- connaissance du doux esclavage auquel on l’a soumis, l'éléphant reçoit presque toujours les coups destinés à son maitre. A la bonne heure de tels procédés pour une li- berté conquise ! Les dévastations causées par le rhinocéros sont quelquefois aussi funestes que celles causées par les orages et par les ouragans. Une des plus magnifiques plantations de M. Huskisson, aux environs de Pondi- chéry, perdit en une seule nuit toutes ses richesses par suite d'un combat que se livrèrent, dans Les champs et les enclos, deux de ces énormes quadrupèdes en fu- reur. Rien ne resta debout; tout fut haché comme sous une grêle rapide, marteié, pilé; tout fut con- fondu : troncs filandreux de bananiers, cannes à su- cre, riz, fruits, arbres et légumes ; la terre était pro- fondément creusée en plusieurs endroits, les bestiaux des étables rompirent leurs barrières et s’enfuirent épouvantés dans la campagne, les maîtres se barrica- dèrent au fond de leurs caves, et le lendemain ontrouva un rhinocéros étendu mort sur le sol, et l’autre hor- riblement mutilé, mais qu’on eut encore beaucoup LE RHINOCÉROS. 237 de peine à achever. La mort arrive lentement à tout animal dévastateur. Je ne me suis pas engagé à vous dire seulement comment les Européens voyageurs chassent, en étu- diant les pays lointains , les bêtes féroces ou dange- reuses; il y aurait trop de monotonie dans mes récits : nous savons à merveille tirer le pistolet, un fusil ou frapper d’une épée; mais ces moyens une fois épuisés, nous n'avons plus qu’à croiser les bras et à nous soumettre aux caprices de notre adversaire. Ce n’est pas grand'chose, ce n’est rien. Les Indiens, ma foi, ont bien d’autres ressources, et dans leur activité sans cesse en œuvre par les dan- gers qui les entourent, ils en appellent souvent à leurs ennemis pour se défaire d’ennemis plus redoutables. L’éléphant et le lion se font parfois esclaves pour pro- téger leurs maitres , et, comme tout esclavage abru- tit, il n’est pas rare de voir le plus fort trembler sous un regard ou sous une baguette du plus faible. C’est que toute obéissance énerve , c’est que toute servitude tue, c’est que celui qui à pris l'habitude de la soumission accepte plutôt la douleur et les Lor- tures que l’idée d’un affranchissement. Noblesse et livrée n’ont jamais voyagé de compagnie. Le rhinocéros n'échappe point à la loi imposée sou- vent par l’homme au tigre et au lion. Des voyageurs assurent avoir vu dans quelques provinces del’intérieur de l'Inde et surtout aû pied de la gigantesque chaîne de l'Hymalaya des rhinocéros apprivoisés et dociles 238 CHASSES. aux ordres de leur maitre. Ils ajoutent que ces mons- trueux quadrupèdes servent souvent à transporter d’un point à un autre une famille, un camp avec leurs tentes, leurs armes, leurs vivres et leurs bagages, et que fort rarement l’on à à se plaindre de l'inexacti- tude ou du mauvais vouloir de l’imposant véhicule. Cependant on lit dans une brochure de M. Sté- phen, publiée à Calcutta, qu'en 4813 un de ces rhi- nocéros, allant tout doucement et transportant une famille d'fndiens près d’un fleuve, se mit subitement en tête de varier ses allures, de se révolter contre la voix deses maitres, dese livrer aux loisirs de Ja nata- tion , et que, changeant de route, sans se soucier le moins du monde des coups qui frappaient sur sa cuirasse, le quadrupède s’élança dans les eaux, suivit le courant pendant plus d’une heure et regagna seul le rivage. Toute la cargaison avait été noyée. Bruce, un des planteurs les plus riches de Cal- eutla, s'étant un jour trop aventureusement jeté dans une plaine ouverte qui bornait une de ses propriétés, se trouva tout à coup en présence d'un énorme rhi- nocéros venant à lui d’un pas mesuré comme sil n'avait point à se hâter pour une telle conquête ; M. Bruce glissa rapidement une seconde balle dans le fusil dont il était armé ; il visa le colosse, et, par un bonheur inespéré , les deux balles lui crevèrent les deux yeux. L’intrépide planteur raconte les rapides évolutions, les élans frénétiques du rhinocéros se roulant sur le LE RHINOCÉROS. 239 sable, se cabrant, frappant avec rage des pieds et de la tête dans le vide, cherchant à saisir son ennemi, levant la tête au ciel comme pour y retrouver une lumière si promptement ravieel tombant enfin im- mobile sur le sol profondément creusé. Le récit de M. Bruce est de l'effet le plus dramati- que, et je regrette bien de ne pouvoir en donner ici un extrait. Le sanglier blessé, l'ours traqué dans sa taniére, le loup poursuivi dans les bois, ont aussi leurs mo- mens de colère et leurs heures de vengeance ; mais qu'est-ce que la fureur stérile de ces petits quadru- pèdes en comparaison des violences et des dévasta- tions causées par un rhinocéros irrilé où un lion al- téré de sang? En vérité, l'Europe est trop flasque, trop uniforme, trop énervée ; il faut déserter l’Europe et se hâter d’aller fraterniser avec ces hôtes aimables de l’Indoustan, de la Cafrerie ou de Banou, dont les cris sont des tonnerres, les menaces des attaques, les attaques des meurtres. Quittons l'Europe, on y meurt sans émotion. “aghpgriins CEN ,: sis aus LE “ri rh er nee) ED nr Vox of ne jou : up ot 519 of: Jepiasiertt 24 SU Nobel bc us siquuog su 8h noidhrenonger #9. Sup : | Een Heu ge us tue he, Er Spa ao bessid' ailguse ol: | -0 anélus po. iodasl eu6l Paerina dia à V: ais ; S94É9guay, ebr. ess menl erpol 15 snblos ob eut U sibeup elog 299 sb oirdle ion LÉ, sosasiup «Seed : 2) Jo, rgaaolois eohgioeitiphogas. : du oil, du uv EXIYETE 1 épenids 118. 4 | * 104 F 34, tp squat eine MS rh 0b Da ME: ae ot ge jé 25164 La) SAVE dei 191 u2 498 Étao uv où Ho oheiles cl sh, 6728 1 TUE 29h oran eo! 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Il n’a point de callosités au derrière, point d’abajoue, ou poche au dedans des joues, point de queue; sa face est nue et cuivrée, ses yeux petits et très vifs; ses dents sont pareilles à celles d’un homme; sa poitrine, son ventre, ses mains, ses pieds et ses oreilles sont nus ; mais sa tête est couverte de poil en forme de cheveux. : L'orang-outang est extrèmement sauvage, il ne se 242 | CHASSES. plait que dans l’intérieur des bois les plus épais, au sein des solitudes les plus profondes, et il regarde tout être vivant comme un ennemi dont il cherche à se défaire. : Il est constaté que Jamais on n’a pris un pongo en vie dès qu’il a atteint l’âge de maturité ; il préfère la mort à la servitude, et ceux que les mnénageries mon- trent aux curieux ont été pris fort jeunes. On voit une assez grande quantité de ces dange- reux quadrumanes à Sierra-Leone, à Macassar et surtout dans l’intérieur de Bornéo. On peut regarder le /ocko comme un pongo de pe- tite espèce. C’est un des plus lestes et des plus intré- pides habitans des bois; c’est aussi l’un des plus dé- vastateurs. Il saute, il bondit sur les quatre mains, très rarement sur deux. Le mandril est d’une laideur repoussante, et de l'espèce des babouins. Sa taille est de quatre à qua- tre pieds et demi. Il a la face violette et srilonnée des deux côtés de rides profondes et longitudinales , le museau gros et long ; le corps trapu et le derrière couleur de sang, sa robe est d’un brun roussä- tre, mais d'un gris cendré sur la poitrine et sur le ventre. Son nom dérive de l'anglais man, homme, et dril, magot. Jamais injure ne fut mieux adressée. Après l'orang-outang, c’est le plus gros de tous les singes. Au surplus, la race de ces animaux si curieux el si malfaisans est extrêmement nombreuse, et l’on L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 243 peut en juger par la petite nomenclature que voici : Les orang-outangs, ou le pongo et le jocko, les sa- pajous et les sagouins; la guenon à camail, la guenon couronnée, la guenon à long nez, la guenon à nez al- longé, la guenon à nez proéminant, la guenon nègre, la guenon à crinière , la guenon à face pourpre; les sajous bruns et gris, le sajou nègre, le sajou cornu; le Lamarin, le tamarin nègre ; le babouin des bois, le babouin à longues jambes , le babouin à museau de chien ; la macaque à l’aigrette, la macaque à queue courte, les moustacs, les monas, le mangabey, le cal- litriche, la mone, le mandril, le pithèque, le papiou, le patas, le maimon, le choras, l’onanderou et le lo- wando, le petit cynocéphale, le magot, le gibbou, les talapoins, Je blanc-nez, le rolaway, ou la palatine, le doue, la caïta et l'exquima , le saï, le saïmiri, l’ouarine et l’alouate, le saki, louistiti, l’éparké , le pinche, le singe volant de la Nouvelle-Holiande. La vie est courte : nous n’en chasserons que quel- ques-uns. 244 CHASSES. CHASSE. Les nègres de presque toutes les parties du monde où la traite est en vigueur disent et croient que si les singes ne parlent pas, c’est de peur qu’on ne les fasse esclaves. ILest certain que l'intelligence, l'adresse, la légè- reté, la ruse et même le courage des mandrils, des jockos et des orang-outangs sont tellement supérieurs à ceux que possèdent en général les Malgaches, les Mozambiques , les Angolais et les Hottentots, que ce serait offenser la race quadrumane que de lui oppo- ser celle-là ; et qu'au total, si j'avais à choisir, J'aime- rais beaucoup mieux être l’homme des bois, guetté par le chasseur, sautant joyeusement de branche en branche, dévalisant les rizeries, les champs de cannes à sucre, les rians vergers entourés de hautes murail- les, que de me voir à peine soutenu par une faible et détestable pitance, sans cesse agenouillé sur le sol, et courbé sous le fouet noueux du planteur. Le singe a le dôme des forêts pour se protéger contre les averses et les rayons brûlans d’un soleil de plomb ; le nègre reçoit sur ses épaules nues et crevassées les eaux du ciel qui le brisent et les flèches ardentes d'un jour torréfiant sous une zône sans brise et sans fraîcheur. Et puis, l'air libre pour le premier, la case enfumée L'ORANG-OUTANG, LE J0CKO. 245 pour le second ; à celui-ci une eau souvent croupie, à celui-là les flots du torrent ou les vapeurs vivifian- tes de la cascade ; à l’homme des chaînes, au singe l'espace. Choisissez. Ce qu’il y a de merveilleux à étudier dans les mœurs et les habitudes de ces individus si bien taillés pour les courses aventureuses, c’est le parfait accord, c’est l’harmonfe admirable qui règne dans leurs rangs alors qu'ils se sont assemblés pour un but de rapine et de destruction. Vous diriez un aréopage de vieux guer- riers façonnés aux périls des batailles, aux ruses des escarmouches, assis dans un vaste amphithéâtre , et aprés de mûres délibérations, ne voulant livrer le commandement qu’au plus brave, au plus habile, au plus expérimenté. Dès qu'il s’agit parmi la race simiane d’une con- quête de plantations à peine en maturité, vous pou- vez, mais de loin seulement, apercevoir la gent sau- tillante et criarde se rapprocher, s'agiter, frétiller, tournoyer, gambader, choisir une vaste clairière ou une forêt touflue, s'arrêter, puis se cacher petit à petit, garder enfin l’immobilité et feindre d'écouter les conseils de l’un d’entre eux qui, placé au centre, prend toute la gravité d’un magistrat ou d’un mart- chal au moment d’un arrêt solennel ou d’une bataille d’où dépendrait le salut d’un empire. Que fait-on là pendant ce long silence , au milieu de cette attente religieuse, que nul grognement n’o- serait interrompre, dont nulle grotesque gambade ne 246 CHASSES, trouble la majesté ? On ne sait ; mais ce qu’il y a de vrai, c’est qu'après une ou plusieurs heures de cette délibération incomprise par nos intelligences, cinq ou six singes se détachent du gros de l’armée et vont se poster en embuscade à cinquante ou soixante pas de là ; sept ou huit font volte-face et se placent sur les derriè- res, tandis qu'untroisième peloton se dirige vers les flancs et semble veiller sur l'expédition. Toutes ces manœuvres exécutées avec une précision merveilleuse, le général en chef donne le signal de l'attaque par un saut et un cri aigu; il s'élance, il bondit, il dévore le terrain, et malheur à la plantation sur laquelle il a projeté de porter le théâtre de la guerre! Après quel- ques heures, plus de feuilles aux arbres, plus de fruits aux branches, plus de nids abrités, plus de pastèques douces et juteuses, plus de fraîches goiaves, plus d’o- ranges parfumées, plus de bananes onctueuses, plus de jam-rosas aigrelettes, plus de suaves ananas, plus de fleurs, plus de verdure, tout est détruit, tout est à terre, morcelé, déchiqueté, tout est débris, vous diriez que l'ouragan vient de passer, vous croiriez qu'un souffle de feu a tout consumé sous son haleine ; rien ne manque à la dévastation. Mais le planteur s’éveille à des cris frénétiques, il lève les stores de ses croisées, et il voit, perchés sur les arbres voisins de sa plantation, les singes vanda- les criant, riant de sa rage, de son désespoir, et in- sultant à sa fureur et à ses menaces. Sans la raillerie, il n’y aurait pas de vengeance complète : les démons insultent aux larmes. L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 247 On parle beaucoup de la malignité , de l’espiègle- rie du singe ; l’on a tort. Ces deux mots renferment un sens où rien de bon et de méchant ne se retrace, et certes, ce n’est pas à la race dont nous parlons que nous l’appliquerons avec quelque justesse. Le singe est méchant, cruel, atroce, et de plus, il est en général traître et lâche. Quand il nuit, c’est pour le plaisir de nuire; quand il égratigne et mord, c’est qu'il a du bonheur à faire crier et à voir couler le sang. En- core s’il profitait de ses exactions, de ses rapines, de ses brigandages, on les lui pardonnerait en quelque sorte en raison de son instinct, de sa nature. Mais non, le singe flétrit et mutile, sachant à merveille que son action est basse et hideuse, et moinsil y aura de danger à la commettre, plus il s’y livrera avec ar- deur. Ne me citez pas, je vous prie, ces petits singes- lions si gentils, si coquets, si lestes, si amusans, que vous portez sur vos épaules, que vous laissez se pro- mener sur votre table, toucher à tous vos mets et goûter, debout devant vous, à la même tartine, ou mordre à la même grappe; ne me citez pas non plus ce délicieux ouistiti si vif, si agile, si pétulant, si pe- tit, si propre, si spirituel dans sa physionomie, si expressif dans son regard, si craintif, si suppliant dans sa voix ; ce sont là deux grandes exceptions qui confirment les règles’ générales, et puis, je ne vous dis pas non plus que toutes les familles de singes ont la même astuce, la même perfidie, la même cruauté. Et pourtant, en observant avec attention les mœurs 218 CHASSES, de ces individus privilégiés, dont le Brésil seul, je crois , possède les espèces, vous voyez encore chez eux une tendance à la taquinerie, une sorte de velléité à la révolte qui vous frappera et dont vous n’expli- querez l’irrésolution que par les perpétuels mouve- mens de crainte et de terreurs fébriles qui les force à l’obéissance, alors que vous levez un doigt ou une baguette pour les punir de leur volonté ou même dès qu’une menace s'échappe de vos regards. Sitôt que la joie du méfait s’est suffisamment ma- nifestée parmi la bande, celle-ci n'attend pas que les chasseurs puissent la traquer et la poursuivre. Elle prend son élan, se précipite d’une forêt à l’autre, tra- verse les plaines les plus étendues avec la rapidité d'un torrent et met entre elle et ses ennemis les col- lineset les rivières. Pour franchir celles-ci, les singes, qui, en général, ne savent point nager, se servent d’un moyen si ingénieux qu'on aurait bien de la peine à y ajouter foi s'il n’était attesté par les récits des voyageurs les plus véridiques. Après avoir choisi un endroit du fleuve où la végé- tation des deux bords se rapproche du moins par les cimes des arbres, les singes escaladent celui qui plane le plus avant sur les eaux. L’un d'eux alors choisis- sant la branche qui lui parait en même temps la plus robuste et la plus flexible, se cramponne à l’extré- milé par ses mains et par sa queue , de sorte qu'il forme un demi-cerceau. Un de ses camarades le suit, se glisse de Ja branche au corps de son ami, s’y cram- L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO, 249 ponne vigoureusement et forme ainsi un second an- neau de la grande chaîne qu'ils veulent tresser, et at- tend un troisième singe qui vient à son tour en pré= céder un quatrième , puis un cinquième et ainsi de suite jusqu’à ce que toute la troupe se trouve liée par les reins. Cette première opération achevée, et avant que le singe en tête de la colonne annonce que ses for- ces s'épuisent, l’arrière-garde grimpe sur Parbre, décrit un immense cercle et, se laissant aller tout à coup, donne un mouvement d’oscillation que chaque individu augmente, ainsi que nous le faisons dans une balançoire, pour que le dernier puisse atteindre bientôt une des branches de la rive opposée. Une fois cramponné là, il devient à son tour la tête de la co- lonne ; le premier abandonne son appui, et la corde de singes, reprenant une oscillation inverse, parvient à meltre entre elle et ses ennemis une barrière que ceux-ci avaient jugée infranchissable. Et maintenant, comment poursuivre et atteindre cette race malfaisante, si avide pour la destruction, si active dans sa fuite, si ingénieuse dans ses moyens de défense? La balle tuera peut-être un ou deux de ces individus ; le plomb en blessera quelques autres ; mais les forêts en sont infestées. Ils ont besoin de nourriture, ils deviennent intrépides par nécessité, et les nègres chargés de veiller à la sûreté des planta- tions ne peuvent guère se passer la nuit du repos qui leur est refusé au milieu des ardeurs du soleil. La ruse vient cependant en aide au planteur. Il tà- 1: M 17 250 CHASSES. che d’attirer dans un même bois le plus de singes pos- sibles qu’il y appelle par le sacrifice d’une partie de sa récolte; et, dès qu’illes voit voracement attachés au bu- tin, il fait monter une partie deses esclavessurles arbres qui entourent la scène du repas; il en place une au- tre partie sur le sol avec ordre de faire un grand bruit de tambours et d’instrumens, et il attend que la troupe aux abois cherche un asile contre ses ad- versaires. Traqués sur les arbres, attaqués à terre, les singes cherchent à se blottir au milieu des bran- ches que les nègres n’ont pas encore atteintes. C’est là ce qu'avait prévu le planteur ; c’est là aussi ce qu’il désirait. Une gomme gluante avait été répandue sur les branches, une de ces gommes solides qui vous re- tiennent malgré vous à la place où votre pied vient de s’appuyer et contre laquelle le singe lutte désormais en vain. il est pris, cloué, pour ainsi dire enchaîné : plus il piétiné pour échapper à la glu, plus elle devient étreignante ; il crie, il s’agite, se roule, et le chasseur a tout le temps pour le détruire à coups de gaules ou avec le plomb en escaladant les arbres voisins. Les habitans d’une partie des îles malaises, de Su- matra et de Java élèvent des singes pour aller à la conquête de leurs frères, et cette chasse, qui n'exige que de la patience et ne présente aucun danger, est celle qui produit les plus heureux résultats. Les sin- ges esclaves s’élancent dans les forêts, se donnant des allures de liberté et d'indépendance tout à fait pro- pres à séduire ceux qui, sages el craintifs, évitent le LM L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 251 voisinage des villes et des comptoirs. Dès que les pre- miers sont parvenus à se faire une cour assez nom- breuse, ils se mettent à la tête d’une expédition qui paraît devoirêtre meurtrière contre une plantation iso- lée; un d’eux se détache clandestinement de la troupe afin d’avertir son maître, qui dresse ses embüches, et quand arrive la gent vorace au milieu des cannes à sucre, des bananiers et des rizières , des chasseurs apostés tendent sur eux d'immenses et solides filets Sous lesquels un moment aprés ils les écrasent à coups de bâtons en avant soin d’épargner les traitres em- bûcheurs, qu’on reconnait à un collier rouge dont on a eu soin d’orner leur cou. Il faut au surplus se tenir en garde contre l'exagé- ration de certains voyageurs qui représentent les forêts malaises, par exemple, comme infestées d'une immense quantité de singes destructeurs el toujours prêts à déclarer une guerre dangereuse aux hommes. En général, les singes n’ont de courage et d'audace que lorsqu'ils se voient nombreux où quand la faim les traque dans leurs retraites. Mais alors c’est une guerre acharnée aux établissemens , et il n’y a pas d'année qu'ils ne causent, dans leurs expéditions, la ruine de quelque planteur. A présent que vous avez assisté avec moi aux ra- pines, et aux déprédations de cette race criarde et dévorante, entrez dans ces forêts éternelles de Bornéo et de quelques iles malaises où le roi des singes a éta- bli son empire. 259 CHASSES. Là, trône fort et puissant le redoutable orang-ou- tang, cet homme des bois qui marche comme vous» qui pense peut-être aussi comme vous el moi, se glisse furtivement auprès des habitations qu’il dévaste, sem- ble prévoir les colères des élémens, cherche un abri contre les orages qui naissent à l'horizon, le décou- vre, s’y bloutil et attend que le ciel soit redevenu bleu pour se livrer à ses ténébreuses excursions. Vous cependant, infatigable explorateur, vous vous êles aventureusement jeté dans ces immenses solitu- des, et, au milieu de vos méditations, vous vous trou- vez tout à coup en présence de l’orang-outang que vous ne voyiez pas, car il est doué de plus de malice et dé prévoyance que le ciel ne vous en a donné. A vos côtés pend un sabre tranchant ou une épée, à vo- tre ceinture sont deux pistolets, sur votre épaule un fusil, lorang-outang n’a pour toute protection que le tronc de l’arbre où il se cache comme derrière un rempart, les haies touffues et les broussailles épais- ses qui le dérobent aux yeux et le mettent ainsi à l’a- bri des balles, ses dents aiguës qui déchirent et une branche noususe qu'il a taillée pour les besoins de sa marche et ceux de sa défense. Soyez armé de pied en cap, n'importe : il y a grand péril pour vous dans celte rencontre. Il faut que votre plomb frappe l’en- nemi à la tête; il faut que votre épée lui perce le cœur ou que votre sabre lui abatte une épaule. L’o- rang-outang saute, bondit, se montre, s’efface; il est là, il vous touche, il se fait grand ou petit ; ses rapi- L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 253 des évolutions le sauvent de vos coups, qui portent dans le vide, 11 vous pousse comme un homme exercé aux luttes du corps; il vous frappe comme s’il avait recu des lecons de pugilat ; il fait le moulinet de son bâlon noueux, il menace vos jambes et c'est votre tête qui est blessée; de ses robustes mains et de ses crocs tranchans il s'attache à vos vètemens et à votre chair; vous êtes épuisé, en lambeaux, et à peine le sang cle la bête furieuse coule-t-il par quelque Jégère blessure. Vous voulez fuir alors, il se plante devant vous et s'oppose hardiment à votre retraite , car ilde- vine que vous ne viendriez plus à sa rencontre ou que vous n'y viendriez pas seul, etil veut vous ôter le pouvoir d'aller à la recherche de nouveaux chas- seurs. Son triomphe, à lui, n’est complet que lors- qu'il vous voit étendu sur les feuilles mortes de la fo- rêt, lorsqu'il ne sent plus les battemens de votre cœur, lorsque vos yeux sont sans regard. C'est, je vous l’at- teste, un bien dangereux ennemi que l’orang-outang traqué dans ses forêts. On en a vu armés seulement de bâtons se défendre vaillamment contre une douzaine de chasseurs habi- les, et 1l n'est pas rare d'entendre les pas rapides d’un éléphant ou d'un buffle retentir dans les forêts d’où ces singes si lestes et si forts parviennent à chasser ces monstrneux et terribles quadrupèdes. De pareils faits ont besoin d’être souvent écrits pour combattre l'inerédulité , et tous les voyageurs heureusement se trouvent d'accord là-dessus pour 254 CHASSES. que vous n'ayez plus droit de les révoquer en doute. Le mandril est trop stupide pour trouver de sûres protections contre les armes des Malais et des ex- plorateurs européens ; sa démarche lourde et embar- rassée le rend aisément vietime des chasseurs qui l'attaquent à coups de fusils, de pierres et de bâtons et lé prennent souvent dans des filets tendus sur son passage. Le maadril n’a d'adresse qu’à lheure de sa mort, el sa dernière pensée ( donnez-moi une autre expression) est une vengeance. Blessé par le chasseur et jugeant qu'il ne peut plus se sauver de ses attein- tes, il tombe, reste immobile, se laisse tourner, re- tourner sur le sol , et lorsque le scalpel commence sa dissection, au moment où on s’y attend le moins, il se jette sur son ennemi et le mord avec voracité. Sa- tisfait de ce triomphe d'agonisant, il tombe et meurt sans pousser un cri. La chasse au mandril est un jeu plus qu'une guerre, un amusement plus qu'une fa- tigue. L'orang-outang et ie mandril sont originaires des mêmes climats et vivent des mêmes fruits et de la même industrie; mais l’un est leste, actif, entrepre- nant , plein de courage ; l’autre est lourd, presque stupide. Il faut voir ce dernier traqué dans sa retraite par l’orang-outang qui le taquine , le harcèle et sem- ble vouloir lui donner un peu d'activité. Aux cris de joie du bourreau, aux accens de douleur de la vic- time , les chasseurs accourent, déchargent leurs ar- mes ou décochent lears flèches empoisonnées sur les L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 255 deux singes, et vainqueur et vaincu rendent ensem- ble le dernier soupir. Le mandril se prend dans des filets. Dès qu'il se sent captif, il se couche et quelques instans après il songe à sa liberté perdue ; il veut la reconquérir, et il met tant de lenteur à attaquer avec ses dents les mailles du réseau qui l’'emprisonne, que les chasseurs ont le temps d'arriver et de l’abattre à coups de cros- ses de fusil ou de pierres. On dit proverbialement /este comme un singe : pourquoi le mandril n'est-il pas classé parmi les mar- mottes ou les phoques? Le mandril déshonore la race sImiane. De tous les singes qui parcourent les archipels océaniques , les vastes solitudes brésiliennes et les immenses forêts vierges qui pèsent sur le sol de cette magnifique partie du Nouveau-Monde, le jocko est, sans contredit, le plus leste, le plus entreprenant, le plus audacieux. À la vérité, il ne se montre que la nuit et fuit les rayons du soleil; mais quand tout dort dans les habitations, quand tout est assoupi dans les cases des nègres, il se glisse furtivement, ainsi qu'un adroit filou, dans les étables ou les greniers où sont gardés les gerbes, les graines etles fruits ; aprés avoir déposé son butin au fond de quelque retraite, il re- vient à la cliarge, rtcommence ses rapines, visite les endroits les plus cachés, ouvre, brise les armoires les plus solidement fermées et ne se sauve que lors- que le jour le chasse. Mais s’ilest découvert dans un 256 a CHASSES. appartement où au milieu d’un verger, loin de cher- cher à fuir alors, il s'arme de résolution, s’élance en désespéré sur les chasseurs, bondit comme un ja- guar, pince, déchire, mord, et ne tombe presque ja- mais sans avoir fait de nombreuses victimes. Les flèches des Bouticoudos, des Païkices, des Mon- druckus, des Tupinambas et les fusils des Euro- péens peuvent seuls arrêter dans ses excursions le jocko, qui cependant, pris jeune, s’apprivoise facile- ment et devient un des plus agréables passe-temps des désœuvrés brésiliens. L'ouistiti, le singe-lion et le singe volant de la Nou- velle-Hollande, qui ressemble si bien à une chauve- souris, se chassent à l'aide d’un fusil chargé deson ou de sable très fin. Le coup les étourdit ; ils tombent, et ils n’ont pas encore repris leurs sens qu’on les tient déjà renfermés dans une cage. Tout gentils, tout coquets, tout amusans qu'ils sont, vous les voyez, en l'absence de leurs maitres, ronger les petits fils d’archal de leurs prisons, gri- gnoter les bois, les rideaux, les étoffes qu’ils peuvent atteindre et ne rêver que destruction. Il y a toujours du singe dans le singe, et le ouistiti ne ment pas à sa nature. Il est impossible de se faire une idée de la véhé- mence ou, pour mieux dire, de la rage avec laquelle s’altaquent deux singes, grands ou petits, jeunes ou vieux, de quelque espèce que ce soit, pour la posses- sion d’un fruit ou la conquête d’un gîte. C’est un dé- L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 257 lire, une frénésie; ce sont des cris, des frémissemens, des hurlemens à fatiguer les échos ; ce sont des mor- sures profondes, des déchirures qui enlévent de longs lambeaux de chair. On ne cessera de combattre que lorsqu'on n’aura plus de forces ou plus de dents. Au- tour des deux athlètes vous voyez les branches des arbustes brisées, les feuilles en poudre, la terre la- bourée , et vous pouvez vous approcher en ce moment, flageller les deux antagonistes, les piquer de vosépées, leur briser un membre, les percer même de petit plomb, nu} d'eux nelächera prise, nul d'eux ne mourra sans serrer étroitement son ennemi dans ses bras. Si le singe avait autant de force que de méchan- ceté , de puissance dans sa haine, ce serait un des plus dangereux ennemis des hommes. Le singe a une peur effroyable du serpent. A l’as- pect du reptile, ses membres tremblotient ou se raidissent, ses dents s’entrechoquent, ils’'agite dans un mouvement perpétuel, ïl se cramponne de sa queue à la branche que les mains et les pieds aban- donnent ; il courbe sa tête, ferme les yeux et se laisse tomber sur le sol, où il devient bientôt victime de ses terreurs. Des voyageurs dignes de foi assurent avoir observé des singes pendant une heure entière , per- chés ainsi par l'extrémité de la queue aux plus hautes branches des arbres; et ils ajoutent que ces vertiges du quadrumane leur ont toujours indiqué parmi les broussailles la présence d’un serpent aux aguels en quête d'une proie. 258 CHASÉES. C'est là une dé ces études utiles et curieuses à re- commander aux explorateurs. Trop de précautions ne peuvent jamais être prises contre les hôtes dangereux qui infestent les forêts éternellés du Brésil, les solitudes africaines ou les archipels indiens sillonnés par le redoutable boa dont je vous ai déjà dit les effrayantes promenades. On a beaucoup parlé de Fadresse des singes à éviter tel ou tel piége tendu par les chasseurs , on a beaucoup parlé aussi de leur intelligence à se pro- eurer les alimens nécessaires à leur vie, mais tout le monde ne sait pas que la plupart des espèces dont nous retracons les mœurs se construisent des habita- tions commodes à l’aide de branches, d’écorces et de feuilles, où ils se mettent à l'abri des injures du temps. Sous ce rapport, l’orang-outang surtout fait des merveilles. Les cases qu'il bâtit et qu’on trouve éparses dans l’intérieur des forêts où il règne offrent une solidité, une entente d'architecture qui épou- vantent la raison. Mais ce qui tient du prodige, c’est l'ardeur on plutôt la rage de possession dont il s'’anime quand on cherche à l’exproprier. Les combats que vous lui livrez en rase campagne ou au milieu des bois sont difficiles et périlleux; ceux qui ont lieu autour des habitations deviennent des luttes où presque toujours la victoire est du côté du singe. Orgueilleusement posté en sentinelle avancée à quelques pas de son édifice, il a l'air de vous dire que personne n’a le L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 259 droit d'y pénétrer, que cela est à lui, à lui seul et qu'il est résolu à mourir plutôt qu'à céder. Jamais soldat ne montra plus de fermeté, plus de détermi- nation pour la défense du poste qui fut confié à son honneur. | Maintenant si vous essayez de passer outre, si vous ne voulez pas attendre que l’orang-outang se soit éloigné de son magnifique palais, tâchez que vos balles portent juste ; car sa colère est chaude et il a pour auxiliaires la force ct ladresse. Ce sont des élans de buffle , des évolutions de serpent, des mor- sures de tigre, des attaques de gladiateur, Il vous déchire de ses dents aiguës , de ses pieds vigoureux ; il vous soufflette de ses mains promptes comme la pensée : vous croiriez entendre tomber sur votre dos les battoirs de vingt blanchisseuses pressées d'achever leur tâche. Ici déjà naissent les regrets. L'imprudente querelle dans laquelle vous vous êtes jeté vous ôte parfois toute pensée de défense, tant votre adversaire s’em- pare de votre admiration! Ce n’est que lorsque le sang coule par mainte blessure, ce n’est que lorsque la douleur vous ramène au sentiment de votre con- servalion que vous en appelez à vos piques, à vos épées, à vos poignards, qui vous sont enlevés souvent par votre ennemi. * Dès que l’orang-outang se sent frappé à mort, loin de fuir, il se poste encore menacant devant sa maison , semble jouir du spectacle du désordre qu’il 260 CHASSES. a causé parmi ses antagonistes, sourit aux derniers räles des chasseurs étendus sur la poussière et rentre chez lui pour expirer dans son domicile. Quelques peuplades sauvages de l'intérieur du Brésil se livrent avec ardeur à la chasse des grands singes qui peuplent les solitudes de cet empire presque aussi vaste que l'Europe, mais elles font surtout une guerre sans relâche aux frèles individus de cette race dont elles estiment la chair. Contreles jockos et quelques autres espécesgéantes, les Bouticoudos surtout se servent de leurs arcs à flèches et de leurs arcs à pierres, qui sont leurs seules armes dans les combats avec les tribus rivales. Ces arcs à pierres se composent d'un bambou coupé en deux de long en long, aux extrémités duquel on a pratiqué des trous pour le passage de la corde, qui est nouée extérieurement ; à cette corde en est tressée une autre qui se sépare de la première vers le milieu de telle sorte que deux petits bâtons ou deux os placés verticalement à ces cordes les empêchent de se rapprocher. Là est un filet à mailles fort serrées; ce filet à trois pouces de longueur et c’est sur ce repaire que le sauvage place la pierre assujétie par l'index et le pouce , ainsi qu'on le fait de la flèche. Vous com- prenez que si le Bouticoudo lance la pierre en ligne droite, elle doit frapper le bois de lare, puisque celui-ci se trouve dans le même plan que les cordes et le filet. Or, le farouche Indien, qui est, selon moi, le plus habile, le plus leste, le plus ingénieux des L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 261 naturels vivant loin de toute civilisation, tend sa corde en biais, et la pierre qui devait s'arrêter à son départ atteint le but en passant à côté du bambou. J'ai vu un enfant de douze ans offert en cadeau à M. Landsdorff, chargé d’affaires de Russie auprès de Jean VI, et que son père avait expédié à ce savant naturaliste pour lui fournir une occasion d'étudier sa tête après l'avoir séparée du tronc; j'ai vu, dis-je, cet enfant , étonné qu'on lui laissät la vie, atteindre presque toujours, à vingt-cinq pas de distance , un plongeon que j'avais pendu à la dunette de notre na- Vire, A l'aide de ces arcs de cordes hauts de six pieds et des flèches non pennées de plus de huit pieds de longueur, le Bouticoudo ne craint pas lattaque du jaguar ; jugez donc si le singe n’a pas tout à redouter d’un pareil chasseur. Quant aux gracieux ouislitis, aux singes-lions et aux nombreuses familles si légères, si rapaces, si pe- tites dont ils se nourrissent avec tant de sensualité, ils dédaignent pour eux les pierres et les flèches, et les prennent à l’aide d'une grande souricière (donnez- moi un autre mot) placée à l'entrée d’un champ de mais, de cannes à sucre où au pied d’un bananier. En grimpant sur un arbre, en se promenant au milieu d’une plantation, le’ ouistili peut apaiser sa faim ; mais dans lhabitude où il est de regarder comme sienne la propriété des autres , il dédaigne d'y tou- cher. La souricière renferme entre ses parois les 262 CHASSES. grains, les fruits, les légumes qu'y a déposés le Bou- ticoudo. Ici est la rapine, ici est la perfidie, ici est la méchanceté : c’est ici, par conséquent, que doit se jeter avec un bonheur inouï cette gent malfaisante, etla porte du piége tombant derrière le quadrumane ron- geur lui prouve que le vol ne rapporte pas toujours bénéfice à qui le commet. Les premiers explorateurs qui ont étudié les man- drils, les orang-outangs, les jockos dans leurs forêts, ont publié bien des anecdotes curieuses sur les mœurs et les habitudes de ces êtres singuliers qui ressem- blent sous tant de rapports aux sauvages habitans des pays équaloriaux nourrissant tant d'êtres divers, tant de natures opposées. Ils ont raconté mille extrava- gances plus ridicules les unes que les autres et dont la philosophie et les études sérieuses des temps mo- dernes ont fait prompte et bonne justice. Selon les voyageurs du 45° et du 16° siècle, épo- que si féconde en merveilles et pendant laquelle on croyait encore à l’Eldorado , les singes, dans leur amour désordonné pour les femmes, s’élançaient au milieu des peuplades, luttaient avec ardeur contre Ja jalousie des hommes, se choisissaient une compagne, l'emportaient au fond des bois el vivaient avec elle en fort bonne intelligence. De ces bizarres et mons- trueux accouplemens naissaient , selon eux, les ma- caques, les babouins , les moustacs, les talapouins, les malbroucks, les monas et les guenons, formant l'immense famille de singes ravageurs des plantations L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 263 qui peuplent encore une partie des vastes forêts de l’Inde, de l'Afrique, de l'Amérique septentrionale et de la plupart des archipels océaniques. Nous avons marché depuis trois siècles ; les préjugés ont fait place à la logique ; l’art de la navigation à grandi les connaissances humaines ; on a classé les espèces, on a interrogé la nature avec une raison plus saine; et les singes les plus industrieux, les plus lestes, les plus spirituels , se trouvent encore placés bien loin des Hottentots, des Mozambiques, des sauvages naturels de la presqu'ile Péron et des stupides habitans de la Nouvelle-Galles-du-Sud, quioccupent, selon nous, le dernier degré de l'échelle sociale S Li su à «04908 à a road à | … FETIPA TON ip omr oo ans ru ie ide sé arA’l ot _. 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Te GD”H "MM La première espèce de ce genre, et qui se trouve dans l’ancien continent, est la grande panthère que nous appellerons simplement panthère , qui était connue des Grecs sous le nom de pardalis , des anciens latins sous celui de panthera , ensuite sous le nom de pardus et par les latins modernes sous celui de leopardus. Le corps de cet animal, lorsqu'il à pris son accroissement entier, a'cinq ou six pieds de lon- sueur, en le mesurant depuis l’origine de la queue jusqu’à l'extrémité du museau. Cette queue est longue 344 CHASSES, de plus de deux pieds ; sa peau est, pour le fond du poil, d’un fauve plus ou moins foncé sur le dos et sur les côtés du corps, et d’une couleur blanchâtre sur le ventre. Elle est marquée de taches noires en grands anneaux ou en forme de roses. Ces anneaux sont bien séparés les uns des autres sur les côtés du corps, évidés dans leur milieu, et la plupart ont une ou plusieurs taches au centre de la même couleur que le tour de l’anneau. Ces mêmes anneaux, dont les uns sont ovales et les autres circulaires, ont souvent plus de trois pouces de diamètre. La deuxième espèce est la petite panthère d’Oppien, à laquelle les anciens n'ont pas donné de nom particulier, mais que les voyageurs modernes ont appelé once, du nom cor- rompu de rx où lunxr. Nous conserverons à cet ani- mal le nom d’once. La panthère parait être d’une nature plus sûre et moins flexible. On la dompte plutôt qu’on ne l’apprivoise, Jamais elle ne perd en entier son caractère féroce, et lorsqu'on veut s’en servir pour la chasse, il faut beaucoup de soin pour la dresser , et encore plus de précautions pour la conduire et l’esercer, La panthère se plait généralement dans les forêts touffues et fréquente souvent les bords des fleuves et les environs des habitations désolées où elle cherche à surprendre les animaux domestiques. Elle se jette rarement sur les hommes, alors même qu’elle est provoquée. CHASSE. _ Est-ceun tigre, un lézard, un serpent, un lion qui dévore Pespace ? : Est-ce une flamme qui le traverse avec la rapidité de la pensée ? à C'est une panthère en quête d'une proie, c’est le plus leste, le plus agile des quadrupèdes que poursuit le chasseur et qui va mettre en une heure une plaine immense entre elle et lui, Que votre balle porte vite, si elle veut lattemdre; la flèche n’est pas assez prompte; et puis dans l'air, comment frapperait-elle ce corps élastique qui s'alionge, se courbe, se replie;, se raccourcit, se raréfie, si je puis m'exprimer ainsi? Comment saisir cet être remuant à qui tout repos est impossible, que le mouvement délasse, que le calme et le sommeil énervent ? Visez Lerre à terre : la panthère que vous croyez frapper d'un plomb sûr, vous force à lever la tête pour la regarder. Elle ne marche pas : elle vole; et vous la cherchez au pied d'un arbre quand elle est perchée au sommet. Votre œil épuisé la poursuit de branche en branche, et au moment où vous vous flattez de la voir tomber percée par une balle, elle se précipite sur un tronc éloigné de plus de vingt pas, franchit une immense haie et disparait dans le plus épais du bois. ; a À 23 346 CHASSES. La panthère ne peut être vaincue que par la ruse, alors que par hasard elle sommeille , elle rêve d’at- taque, d’un enlèvement de moutons, de pores et même d'hommes. La panthère ne se bat jamais qu'à coup sûr. Elle a le sentiment de sa force, elle connaît celle de l’en- nemi. Si celui-ci est loin, elle est bientôt à ses côtés ; s’il est puissant et redoutable, elle l’esquive et s'amuse même en route pour l’épuiser par une course inutile. C’est à la panthère plutôt qu’au lion ou au tigre qu'on aurait raison de dire qu’appartient le monde; et telle est la rapidité de ses élans qu’on a vu des chasseurs éloignés les uns des autres et habiles tireurs, se refuser de faire feu sur elle dans la conviction d'une décharge inutile. Le léopard est le frère dela panthère par l’agilité; il est son frère aussi par sa taille, sa tournure, son élégance et la hardiesse de ses attaques ; il l’est sur- tout par ses rapines, ses dévastations et sa soifardente de sang humain. Armés, vous pouvez aller à la poursuite de l’once; pour vaincre ses aînés, je vous conseille d’avoir re- cours aux piéges, à la ruse, aux embuscades. Il faut bien du courage pour oser attaquer le tigre, le rhinocéros, ou le lion en face. Pour attaquer la panthère ou le léopard, il ne faut que de l'adresse, à moins pourtant qu'il ne lui prenne envie de vous chasser à son tour ; car alors vous n'aurez point trop de vos poignards, de vos piques , de vos sabres et de LA PANTHÈRE. 347 pistolets. La robe de ces quadrupèdes est dure à percer et leurs ongles et leurs dents sont aigus et tranchans. La panthère luttera avec vous corps à corps, et si vous n’évitez pas sa rencontre, alors qu’elle s’élance sur vous, vous êtes enlevé, meurtri, jeté au loin. Ne songez pas à vous redresser pour combattre, une mâchoire terrible est là qui vous brise le crâne ou vous ouvre la poitrine. On croirait que la panthère et le léopard ont la faculté de changer de direction ou de rebrousser chemin, alors même qu’ils sont sans point d'appui. C’est une chose admirable qu’un de ces gracieux el terribles quadrupèdes jouant à l'amour ou à la pere car tout est jeu pour eux. Vous avez vu un chat poursuivi par un lévrier, grimper sur un arbre; vous l'avez vu après un larein, menacé par un valet irrité, bondir sur une armoire, ou à travers une lucapne; eh bien ! décupiez mainte- nant ces sauts prodigieux et prètez un volume vingt fois plus considérable au corps qui se déplace, et dites-moi s'il n°v a pas mort d'homme à être atteint dans sa course par un de ces projectiles animés dont la volonté est toujours de renverser et de détruire. Ce n’est pas tout. Un corps sans volonté peut vous toucher obliquement, vous étourdir el vous renverser sans vous broyer les os, sans vous ouvrir les chairs; mais le léopard, mais la panthère ne vous laissent pas la même chance, Dès qu'ils sont sur vous, leurs 318 CHASSES. griffes et leur gueule jouent aussi leur rôle de destruc- tion et vous êtes brisé et mutilé à la fois ; la terre ne vous reçoit pas tout entier : un de vos bras, une de vos épaules ont suivi à la course l’élan de la bête fé- roce qui retombe glorieuse à vingt pas de là. C’est un spectacle curieux que celui d’une pan- thère assoupie ou livrée au sommeil. Il n’est pas be- soin qu'elle se lève et parte pour que vous jugiez de son élasticité. Son repos à elle vous la signale. Elle respire par soubre-sauts, ses muscles s’agitent sans relâche, ses moustaches frémissent, ses paupières cli- gnottent, sa peau se ride et se raïidit, sa queue fouette ies airs et ses grilles ouvertes et fermées tour à tour frappent dans le vide. On serait tenté de croire qu’elle est incessamment tourmentée par une fièvre aiguë ou soumise à l’action de la pile de Volta. Encore, si cette agitation perpétuelle pouvait la fa- tiguer, énerver un peu ses membres si bien taillés , mais non, elle se délasse à cette fatigue comme je vous l'ai déjà dit, et sises nuits étaient calmes et sans turbulence, ses jours seraient noirs et tourmentés. Il faut pourtant déclarer la guerre à cette race cruelle et funeste qui vit de chair comme le tigre, et comme lui dans ses momens de disette attaque les habitations et ne craint pas d'affronter le tumulte des villes. Une panthère affaméc est redoutable à une population, et elle fait bien des victimes avant que son sang rougisse le sol. Ii y a prestesse dans sa mâchoire comme il y en a dans les muscles de ses jarrets. LA PANTHÈERE. 349 Les Indiens, faconnés aux poursuites des tigres et des lions, savent bien les dangers dontils sont menacés quand ils traquent Ja panthère dont ils ont une ven- geance à tirer; mais ils prennent leurs précautions en conséquence, et les tridens de fer qu’ils opposent à la bête furieuse sont solides et pointus, je vous jure. Le trident, en effet, est l'arme la plus utile et la plus usitée contre le léopard et la panthère. L’un et l’autre , vous le savez, commencent toujours l’at- taque, même quand vous êtes le provocateur, et au moment où ils se précipitent comme une cascade sur leur adversaire, celui-ci a du sang froid et vise juste; le corps de la bête féroce est profondément troué sans que vous vous soyez donné la peine de frapper vous- même. Votre existence a tout fait, il y a un cadavre à terre, mais un cadavre qui se meut encore. Les agitations sont lentes à se calmer. Dés qu’une panthère à élé signalée par la fuite des troupeaux de bœufs ou de mérinos, les chas- seurs qui veulent s'éloigner, se réunissent, s’ar- ment, se concertent, circonscrivent par groupes de dix à douze l’espace où ils supposent que s’est posté le quadrupède ; ils cherchent un solide point d'appui pour le manche de leurs piques, de leurs fourches, de leurs tridens et attendent que leur en- nemi choisisse ses adversaires. Ils savent bien que la bête furieuse ne passera Pas sans les rudoyer , ils la connaissent trop pour qu'ils espèrent qu'elle se jettera dans l'intervalle qui sépare les chasseurs les uns des 350 CHASSES. autres et ils se tiennent fermes et serrés à leur poste, bien convaincus que le choc sera terrible. 1 l’est en eflet. La panthèére a vu les chasseurs. Elle ne réfléchit pas, elle ne choisit pas , elle n’a pas de temps à perdre, elle part, elle est en l'air, elle tombe sur une‘haïe de fer qui lui ouvre les flancs et la tient quelques in- stans suspendue à einq ou six pieds du sol. Blessée, furieuse, elle pousse d’horribles rauquemens, elle se tort, brise ses dents à mordre les piques qu’elle traîne après elle, irrite sa blessure, fait grandir sa rage, lance un regard de feu sur les chasseurs armés de leurs pistolets ou de leurs fusils et meurt dans d’af- freuses convulsions. Le plus sûr moyen de chasser la panthère par la ruse n’est point de placer les pièges à terre; 1l serait difficile qu’elle s’y laissät prendre. Dans ses courses au travers des populations, des plaines et des collines, à peine ses pieds touchent-ils çà et là le sol, vous ne pouvez par conséquent espérer qu'un succès fort in- certain. Son séjour à elle c’est celui de l'oiseau, c’est l'air. Là seulement doit donc être préparé le lacet fatal qui l’arrêtera et vous la livrera prisonniére. Em- parez-vous de la panthère comme vous le feriez de l'aigle; c’est un conseil que l'expérience a dicté aux Indiens et qu’ils suivent de point en point pour la conquête de ce dangereux quadrupède. D'après les récits des voyageurs qui ont parcouru les pays dont je vous parle avec le plus d’intrépide LA PANTHÈRF. 351 curiosité, la panthère est , dans ses attaques , beau- coup plus audacieuse que le tigre , et ils sont tous d'accord pour ajouter qu'après un acte inoui de ra- pine ou de cruauté , elle se couche souvent à côté de sa victime, malgré la présence des nombreux ennemis qui l'entourent et la menacent. En 1829 , dit M. Bancks, qui a écrit un fort bon livre sur l'Inde, une panthère affamée s’est élancée d’un enclos dans une croisée fermée par des stores et a tué le planteur et deux Malais qui lui servaient de domestiques. Cette croisée était à douze pieds du sol et l’espace pour prendre de l'air se trouvait fort res- serré. De pareils voisinages , il faut en convenir, fe- raient tenir bien closes les fenêtres et les portes de nos habitations. Intrépide contre les hommes, intrépide contre les bêtes féroces ses rivales en force, en puissance, sinon en agilité, la panthère a une frayeur horrible du feu. Dès qu’elle voit la flamme tourbillonner, elle pousse des rauques et tristes hurlemens, elle s’agite avec fe- brilité, elle pivoite sur elle-même ; elle n’ose ni avan- cer , ni reculer, et l’on dirait, à ses regards et à sa voix éteinte qu'elle demande grâce. Si elle se voit en- tourée de plusieurs foyers ardens, elle tombe presque en syncope, elle s'étend, ferme les yeux et 1l est assez facile de lattaquer et de la vaincre. Il ne faut pour- tant pas se livrer avec trop d'assurance à l'espoir de la conquête, car, il arrive parfois que blessée, par le plomb ou par la flèche, la panthère furieuse se lève, 902 CHASSES. bondit et fait autour d'elle de nombreuses victimes avant de reprendre la première position que lui avait infligée le feu. Les Indiens, habiles observateurs des manies et des habitudes des quadrupèdes dangereux qui les entourent, connaissent à merveille le pouvoir des flammes sur la panthère, la chassent souvent avec des torches, lPacculent vers une forêt où ils viennent aisément à bout de la terrasser. Comme la ruse, ainsi que je l'ai dit, doit venir en aide au chasseur dans cette guerrre permanente qu'il fait à la panthère , le moyen le plus efficace de s’en emparer est de suspendre au milieu d’un nœud cou- ant à cinq ou six pieds de haut un cadavre de chien ou de mérinos. Celle-ci, dans sa rapidité, s’élance sur la facile proie qui lui est offerte et échappe rarement au solide lacet qui la saisit par le cou , par les jambes ou le corps. Une fois captive , la bête féroce est tuée à coups de fusil et les chasseurs prennent toutes les précautions possibles pour ne la frapper qu’au ventre afin de ne pas gâter la belle peau de leur victime dont on se fait communément dans l'Inde d'élégans tapis de pied et de riches descentes de lit. Au surplus, la chasse à la panthère, à l’once et au léopard ne varie guère, on le comprend, de celle qui est déclarée au tigre ou au lion; ce sont toujours les mêmes précautions à prendre de la part des hardis chasseurs, ce sont les mêmes stratagèmes, les mêmes ruses; ce sont aussi les mêmes périls dans les luttes. Pour ne pas nous répéter, nous nous bornerons au LA FANTHÈRE. 993 détail de quelques faits curieux et dramatiques con- signés dans les annales des explorateurs dont la vie aventureuse a si souvent été menacée par les bêtes fé- roces, sillonnant les immenses solitudes où l'amour de la science et Pattrait du danger les avaient con- duits. Ainsi que le tigre, dont lasoif desang n’est jamais apaisée, la panthère ne peut se rassasier de meurtre et de carnage. Un ennemi mort la met en appélit et elle se réveille plus animée, plus ardente à l’aspect des cadavres : on l’a vue souvent, après avoir abattu un chasseur, après lui avoir ouvert le crâne, le quit- ter, revenir sur ses pas et ouvrir la poitrine au corps sans vie étendu sur le sol. Un de ces agiles quadrupèdes s’est un Jour élancé sur un troupeau de mérinos près de Madras, eten a tué vingt-sept avant que les gardiens armés eussent pu lui faire lâcher prise. Le lendemain, les cadavres ne furent pas enterrés, car on supposa que la panthère viendrait à la curée préparée la veille. Douze intrépi- des chasseurs se postèrent pour la surprendre et la tuer; en effet, à peine fut-il jour que le vorace animal débouqua d’un bois voisin, se jeta sur ses viclimes encore fumantes ; mais tomba bientôt et se roula ex- pirant dans le sang. Il est aussi arrivé fort souvent qu'attirés par l'o- deur d’un cadavre étendu dans la plaine, un léopard et une panthère, une once et un chacal, se sont trou- vés en présence pour la dispute du butin. lei un hor- 304 CHASSES. rible combat avait lieu : c'était le tigre et le lion s’at- taquant avec fureur, c'était l'éléphant et le rhinocéros se perçant et se déchirant les entrailles ; c'était peut- ètre un tableau plus dramatique encore, quoiqu'il fatlüt plus d'espace aux deux athlètes, tant leurs évo- lutions étaient rapides et imprévues. Sans cesse dans l'attente de pareils combats, les chasseurs se tiennent en alerte pour mettre à profit des circonstances aussi favorables. Pour la panthère, l’homme est moins à craindre que le chacal; pour l’once , l'homme est moins à redouter que le léopard : l’homme est done dédaigné au sein de cette lutte sanglante, et il en pro- fite habilement pour se défaire du vainqueur, déjà si affaibli par les griffes et les dents de son adversaire. Une panthère et un léopard ayant un jour bondi pres- que en même temps sur une proie jetée au milieu des branches et des feuilles mortes couvrant un piège, l’on trouva le lendemain un cadavre horriblement mutilé, celui du léopard, et une bête écumeuse et presque sans force, la panthère. De semblables bon- heurs sont choses fort rares et les bêtes féroces qui ravagent les Indes-Orientales semblent au contraire d'accord pour semer la terreur dans les fermes iso- lées, et venir même effrayer les populations des gran- des cités. Aucun phénomène sur le mouvement ne doit sem- bler extraordinaire à qui a vu une panthère poursui- vre une proie ou éviter un chasseur. M. Oxley, dont le nom se recommande par tant d’utiles travaux, et LA PANTHERF. 355 qui a séjourné à Cachemire pendant plus de six ans, raconte au sujet de ces hardis quadrupèdes des phé- nomènes de vitesse et d’agilité devant lesquels la rai- son humaine ne craint pas de reculer. I dit, dans un passage de son livre si curieux et si instructif à la fois, avoir vu une panthère tirée au vol par un habile chasseur , qui l’atteignit d’une balle à la naissance de la queue, et il ajoute que, sans toucher le sol, Le fougueux animal se retourna et tomba faisant face à celui qui venait de le blesser. Les vents tourbillonnent, la course de la panthère est un ouragan : Je crois aux paroles de M. Oxley. La panthère est de race extrèémement vivace, et ceux qui ont le mieux étudié ses allures et ses mœurs assurent qu'elle ne succombe pas immédiatement sous l'atteinte d’une balle qui lui aura percé le cœur. Elle aurait, Sous Ce rapport, le même privilége que le lion. D'autres chasseurs attestent que plusieurs de ces ani- maux, dont le corps à reçu cinq ou six balles, lut- tent encore pendant longtemps et ne meurent pas sans une lente agonie, à moins que le plomb ne les frappe au crâne et n’entre dans la cervelle. Le lynx, le léopard, le chacal et lonce, ajoutent les mêmes voyageurs, sont plus faciles à tuer et la chasse qu’on leur fait est par conséquent beaucoup moins péril- leuse; car le dernier soupir de la panthère précède toujours de peu d’instams la mort d’un de ses enne- mis. J'ai dit plus haut, je crois, que la panthére ne pou- 390 CHASSES, vail point être apprivoisée, qu’elle ne répondait aux prévenances que par des menaces et aux caresses que par des morsures. Presque tous les voyageurs sont d'accord sur ce point, et cependant on a vu des plan- teurs assez patiens, assez habiles pour dompter ce redoutable quadrupède et le dresser à la chasse des bêtes féroces. Les exemples en sont malheureusement trop rares, ét ce sauvage destructeur regardera tou- Jours comme un ennemi à combattre quiconque se présentera à lui pour l'arrêter dans ses excursions. Lindsay, de Calcutta, était parvenu dans une de ses chasses à s'emparer d’une panthère fort jeune, dont ilse fit longtemps accompagner dans les rues et les promenades. Les petits enfans jouaient parfois avec elle ; ils Ja battaient, et, craintive, soumise, elle baissait la tête, se couchait servilement et semblait demander grâce à une main menaçante. Un matin, M. Lindsay, qui avait l'habitude à son réveil de l’ap- peler auprès de lui, fit vainement entendre son cri d'amitié, Inquiet, il se leva et il aperçut dans la cour de son habitation son obéissante amie occupée à ache. ver son déjeuner. Elle s'était jetée sur un jeune buf- fle enfermé dans une étable et l’avait emporté, dé- chiré dans la cour. A la voix de M. Lindsay, la pan- thère s'arrêta immobile un instant et la gueule en re- pos, elle parut se consulter. En vain son maître lap- pela-t-il de sa voix douce ou menaçante, elle demeura sur sa proie, nageant dans le sang et elle acheva son festin. Aprés cela, elle remonta d’un pas tranquille, LA PANTHÈRE. 357 vint se coucher nonchalamment sur le tapis où elle passait les nuits et s'endormit avec de lugubres rau- quemens. Sage et prudent, M. Lindsay, qui avait com- pris que l'odeur du sang devait donner à son élève le goût de la destruction, fit faire une grande cage, la barda de solides barreaux, y fit adroitement entrer la panthère et referma la grille sur elle. Celle-ci ne té- moigna aucune colère, ne tenta aucun effort pour conquérir sa liberté; elle se sourait à son esclavage, et loin de s’irriter contre son maître défiant, le ca- ressa de la langue avec une affection plus marquée. En récompense d’une docilité si humble, M. Lindsay ouvrait de temps à autre la cage, la panthère en sor- taitsans précipitation, et souvent elle y rentrait d’elle- mème pour sy endormir. On eût dit qu'elle cherchait à expier le meurtre du buffle si brutalement dévoré. Un jour cependant la cage retentit de hurlemens effroyables. M. Lindsay accourut, vit la bête furieuse s’agiter, se tordre, bondir, mordre les barreaux de fer et tenter de briser les planches épaisses qui la re- tenaient captive. Tandis que M. Lindsay cherchait à l’apaiser, un esclave arriva d'un air effaré, apprit à son maître que tout près de son habitation, un léo- pard monstrueux venait de se montrer et qu'il s'était déjà rué sur un troupeau de mérinos dont il avait fait un horrible massacre. Le planteur ne perdit,pas un instant, ouvrit la cage de la panthère et celle-ci s’élança avec la rapi- dité de l'éclair, franchit les murs d'entrée de la mai- 358 CHASSES. son, jeta un regard de feu sur la campagne, aperçut le léopard, se trouva en trois bonds auprès de lui et l’attaqua avec rage ; un combat terrible s’engagea, le léopard vaincu resta mort sur la place et cela fait, la panthère rentra paisiblement dans la demeure de M. Lindsay et se coucha dans la cage qui lui servait de prison. De ces irritations si actives, de cette colère si ar- dente, de ce retour si imprévu dans l'asile qu'on avait donné à la panthère, M. Lindsay conclut qu'il serait possible , à l’aide de certaines études, de conduire cet animal à la chasse des bêtes féroces. Il en fit l'es- sai et réussit. il se servit d'abord de la panthère ap- privoisée contre de jeunes lynx , de petits léopards et quelques bêtes fauves. Le vigoureux quadrupède re- venait toujours vainqueur de ses expéditions et rece- vait en récompense de sa cruauté et de son courage force caresses de la main de son maître. Chacun d'eux était parfaitement dans son rôle. Mais un jour que le rauquement de la panthère avait annoncé au planteur la présence d’une bête fé- roce dans les environs, le colon partit avec sa eompa- gne enfermée dans la cage et alla bravement au-devant de l'ennemi. Arrivé en rase campagne et bien appuyé par quelques domestiques, M. Lindsay ouvrit la cage; la panthère creusa le sol, flaira et parut appliquer son oreille dans le trou ; puis elle s’achemina lente- ment vers un bois voisin. Les chasseurs la suivirent ; c’est elle qui était en tête de Fexpédition. LA PANTHÈRE. 359 Tout à coup elle s’élança dans la forêt et disparut. Pendant quelque temps on entendit des cris, le bruit des branches brisées et le retentissement du sol sous ses bonds rapides; bientôt on n’entendit plus rien. M, Lindsay crut que sa panthère, lasse de l’escla- vage, venait de reprendre goût à ses excursions au travers de la plaine, et ilse disposait à regagner sa demeure quand un nouveau bruit arriva jusqu’à lui. I s'arrêta ; un domestique, détaché de la troupe, s’é- tait approché du bois. La panthère se jeta sur Ini, le terrassa et [ui ouvrit la poitrine, M. Lindsay et ses compagnons se tinrent sur la défensive ; mais l'animal, satisfait d'avoir enfin apaisé sa soif de sang , s’ache- mina à petits pas vers les chasseurs et rentra dans sa cage. La course inutile de la bête féroce au travers des bois l'avait irritée et le pauvre domestique subit le sort qu’elle voulait faire éprouver à quelque qua- drupède. M. Lindsay, depuis ce jour, usa de prudence. Cha- que fois qu’il allait à la chasse accompagné de sa pan- thère, il portail avec lui un mouton, un porc ou un morceau de bœuf; et sila panthère, furieuse d'une course infructueuse, revenait haletante et la gueule écumeuse, le planteur jetait sous sa dent les provi- sions apportées. Les mâchoires broyaient et l’on ren- trait sans accident à l'habitation. Quelques autres colons de Pondichéry, de Chan- dernagor, de Golconde et de Calcutta ont essayé, 360 CHASSES. après le succès de M. Lindsay, de dresser la panthère à la chasse des bêtes féroces ; mais les tentatives ont été sans résultat et funestes même aux instructeurs. Aussi Feeld, dans un magnifique traité sur les mœurs desquadrupèdes de l’Inde, dit que les panthères, après plusieurs mois d’une obéissance craintive, s’élançaient en effet, à la voix de leur maître, contre le redoutable ennemi qui osait les attendre ou venait les attaquer; mais que plus souvent encore, la bête féroce ne re- tournait plus sons la baguette dominatrice, et qu’elle reprenait sa liberté dans le désert dès qu’une fois elle s'était abreuvée d’un sang qui avait coûté quelque chose à son audace. M. Feeld ajoute que deux plan- teurs de ses amis ont été, à huit jours de distance, immolés par une panthère qu'ils avaient crue parfai- tement apprivoisée et qui les suivait comme un dogue dans les rues de Calcutta. L'once, le Iynx, le léopard se chassent comme la panthère, et c’est contre les premiers surtout qu’on exerce celle ci à la guerre opiniâtre qu’on leur déclare. Ils sont plus faibles, moins audacieux, moins lestes surtout, ils le savent et cette certitude leur ôte de leur énergie et de ieur légéreté. Quelquefois cepen- dant deux chacals ou deux léopards attendent brave- ment leur adversaire et c'estalors un combat horrible après lequel la panthère est presque toujours vaincue. La querelle des vainqueurs entre eux suit de près leur triomphe; une proie fumante est là, sous leurs griffes rouges, devant leurs yeux étincelans, chacun LA PANTHÈRE. 361 la veut toute pour lui, etce sont alors de nouveaux rugissemens, une nouvelle agonie, un nouveau ca- davre. Un quadrupède plus petit, moins vigoureux, mais plus rusé, plus féroce encore, vient se jeter souvent au milieu de ces effrayantes querelles et y joue aussi son rôle de destruction. C’est le chacal. Lui, par exemple, choisit ses adversaires ; il ne se rue pas sur eux en aveugle, il n'atlaque pas la pan- thère en liberté ou le léopard plein de vie. Il attend que celui-ci repose, ils’approche avec lenteur et sour- dement comme le ferait l'hyène; il se prépare, en cas de réveil, une retraite sûre; il a cherché le creux d’un rocher où lui seul pourra glisser son corps sou- ple, et si l’adversaire est plus fort que lui, il se tapit prudemment dans son gite. J'eus un jour une conversation fort significative avec un intrépide et habile chasseur que les riches planteurs de Calcutta ne manquaient jamais d’em- mener avec eux lors d’une expédition difficile contre les bêtes féroces que la civilisation n’a pas eu encore le pouvoir de reléguer dans les déserts. — Quel est l'animal que vous redontez le plus ? ni demandai-je. — La question est mal posée, monsieur. — Elle me semble pourtant bien précise. — Cela ne sullil pas. Avec les ennemis que nous avons à combattre, il faut être plus exact encore, et vous sentez à merveille que le monstre le plus à crain- ER 24 362 CHASSES. dre est sans contredit Le crocodile lorsqu'on se baigne dans le Gange. — À merveille. Mais sur terre ? — Cela dépend de tant de circonstances que rien ne peut être déterminé à cet égard. — Expliquez-vous. — Si la chaleur est excessive et que le lion n'ait pas déjeuné, c’est le lion. Après le serpent, c’est l’é- léphant ou le rhinocéros. Ces deux coiosses abattent les arbres les plus robustes et l’on peut dire que, malgré les obstacles, leur course est presque toujours directe. Le rhinocéros et l'éléphant ne sont gênés que dans le calme au milieu des broussailles et des arbus- tes. Dès qu’on les irrite et qu’ils se fâchent, ils se donnent de l'air et de l’espace, car ils ont des dé- fenses pour démolir et des épaules et des défenses pour renverser. — En rase campagne, craignez-vous plus le tigre que la panthère? — Oui, quoique infiniment plus leste, celle-ci n’a ni le courage ni la férocité du tigre royal. Et puis, une victime suflit parfois à la panthère, tandis que mille cadavres n’apaisent point la rage du pre- mier. — Vous êtes-vous trouvé jamais en grand péril dans une de vos excursions ? — Il y a péril dans toutes. J'ai blessé une pan- thère d’un coup de feu et elle m’a blessé à son tour d'un coup de griffe, mais Je suis venu à bout du LA PANTHÈRE. 363 monstre à l’aide de mon trident. Je ne crois pas qu’on puisse être blessé par le tigre ; avec lui il faut vaincre ou succomber. — M. Rouvière, intrépide chasseur du Cap-de- Bonne-Espérance , m'a dit qu'il ne fallait pas croire à la générosité du lion : êtes-vous du même avis ? — Certainement. Cependant il ne faut pas trop gé- néraliser, car le lion est sans nul doute le quadru- pède le plus facile à dompter après l'éléphant, et l’on peut alors compter en quelque sorte sur sa re- connaissance dès qu'il, comprend les soins qu'on a de lui. Mais en pleine liberté, mais traqué dans ses domaines, le lion est indomptable et s’il ne déchire pas comme le tigre, il tue à coup sûr aussi bien que lui. J'avoue au surplus, continua le chasseur, que j'aimerais mieux mourir sous la griffe du lion que sous celle du tigre. Cela peut vous sembler étrange, et pourtant cela est. L'astuce et la férocité du tigre m'inspirent de la colère et du mépris à la fois, et il doit être doublement cruel de mourir sous les coups de celui qu'on méprise. Est-ce que vous ne préfére- riez pas un coup de mâchoire de léopard à celui d’un crocodile ? — Ma foi, si j'avais à choisir, j'avoue que j'aime- rais mieux mourir dans mon lit, entouré de mes amis. — Alors pourquoi voyagez-vous ? — Pour savoir ce que vous venez de m'apprendre. — Les livres vous en auraient dit tout autant. 364 CHASSES. — J'en conviens; mais je n'aurais écouté qu'un récit, tandis que j'assiste à un spectacle. — Vous avez raison. Le plus beau livre à étudier est celui qui nous est ouvert à chaque pas en chan- geant de pays. Etudier le monde dans des bouquins c’est ne pas le connaître. La mémoire des yeux est la plus précieuse, la plus fidèle. Il faut voir le tigre dans le désert pour s’en faire une idée exacte; il faut avoir élé battu par la tempête et l'ouragan pour en garder le souvenir. Tout récit des grands phénomè- nes de la nature est tiède et décoloré. Et puis encore la distance rapetisse les objets : de P Europe vous de- vez apercevoir lindoustan en miniature. Je ne sais pas même si vous le distinguez au bout de vos téles- copes. — Vous avez l'air de vous faire un mérite des désavantages de votre pays, dis-je au colon en sou- riant. — Vous appelez désavantages ce qui est bénéfice. Le soleil nous assoupirait trop, me répondit-il en me quittant; le lion, le tigre etla panthère nous ont été donnés pour nous réveiller. Tächez de ne pas vous endormir dans nos forêts ou nos montagnes : vous ne reverriez pas votre paisible Europe. . C’est un pays délicieux à habiter, il faut en conve- nir, que celui où, près de votre habitation parfumée par les riches végétaux des tropiques, vous voyez tout à coup arriver sur vous, rapide comme une ava- lanche, un de ces terribles quadrupèdes, tels que le LA PANTHÈRE. 309 lion, le tigre, le léopard, la panthère , dont je vous ai esquissé les mœurs et contre lesquels les balles sont souvent sans efficacité. Partons pour l'Inde, car là du moins les émotions sont douces et imprévues. C’est un délicieux séjour que celui où, dans votre demeure bien close, bien barricadée, protégée par de hautes murailles et par un grand nombre d'esclaves et de domestiques, vous êtes reveillé la nuit par des cris féroces, des rugissemens à ébranler le sol, et as- siégé par un rhinocéros ou un éléphant dont les se- cousses renversent les plus solides barrières. Partons pour l'Inde. Quant à la panthère que les chasseurs poursuivent avec tant d'intrépidité, vous avez vu qu'elle n'était pas fort dangereuse, que ses bonds sont peu rapides, ses dents et ses griffes peu aiguës ; ce n’est donc pas d'elle que vous avez quelque chose à redouter, sur- tout si vos portes et vos croisées sont bardées de fer, si VOS piques sont acérées, vos fusils d'excellente fa- brique, si vos nombreux esclaves ont toujours l'œil et l’oreille attentifs aux commotions du dehors. La panthère est là-bas et ici en même temps. Allons habiter l'Inde, qu'habite la panthère; nous la trouverons là calme et généreuse, alors surtout que, venant d'enrichir le pays d’un de ses rejetons, elle tremble qu'on ne le lui enlève. S1 j'aime l'Inde, ce n’estpoint parce que j'y trouve Calcutta, la ville des palais, l'Hymalaya, dont le re- gard de l'homme ne peut toucher la cime, des forêts 366 CHASSES. aromatiques, des plantations gigantesques, des fleu- ves pleins de majesté, des parfums, du sommeil, des bayadères complaisantes, des rêves, la brise de mer, le bengali. Non, si j'aime l'Inde, c’est que le tigre royal parcourt ses solitudes, c’est quele lion les ra- vage, c’est que le rhinocéros et l'éléphant les dévas- tent, c’est que l'ouragan s’y promène en nivelant les côleaux et en décapitant les forêts, c’est que le téta- nos y décime ses populations, c’est que le choléra dépeuple ses cités. Si j’aime l'Inde, c’esi que la pan- thère y bondit en liberté, c’est que l’homme va moins à sa chasse qu’elle ne va à la chasse de l’homme. L'Europe est trop prosaique, allons habiter l'Inde. 17 LE KANEDRODS TR € D” M "ES 7 HE Je vous défie de voir un de ces singuliers indivi- dus sans qu'il vous prenne de violentes envies de rire. On croirait qu’en le créant Dieu s’est ravisé et qu'a- prés avoir commencé un petit animal, ila voulu la- chever dans de grandes proportions. Dieu en était bien le maitre. Ce n'est pas tout : sa physionomie est en harmo- nie parfaite avec sa taille,ét ses allures. I y a dans ses yeux, dans la forme de sa tête, dans ses mouve- mens de la bonté et de la perfidie , de la confiance et 308 CHASSES. de l'astuce, de là naïveté et de la malice : on dirait le renard el la marmotte, la fouineet la biche. Les oreilles du kanguroo sont longues, raides, bien plantées, sans cesse en agitation, tournées du côté d’où vient le bruit. Ses lèvres sont comme celles du lapin et son cou a une élasticité remarquable. Si le kanguroo à demi caché par une haie vous montre sa lêle, vous croyez voir un petit lièvre hissé sur une table ou sur un tronc d'arbre. Ses petites pattes se jouent coquettement sur ses lèvres; il broutte, il tousse, il pivote avec une agilité tout à fait amusante ; mais s'il part, effrayé par votre présence, vous avez peine à le suivre de l'œil, tantses élans sont prompts et variés. Sa queue nerveuse et ses longues jambes de der- riére lui servent de trépied, et il tombe sur les cônes les plus aigus avec un aplomb qui tient du prodige. Comme la partie supérieure de cet être exceptionnel est toute mignonne , il n'a pas à craindre, lui, de se laisser entraîner par le rapide mouvement de sa course, etil s'arrête là tout d’un trait, comme s'il tombait verticalement sur le sol. Le poil du kanguroo est long et fauve sur le dos, mais plus court et moins foncé sur le ventre ; sa queue en est presque dégarnie, excepté à l'extrémité; la force de celle-ci est merveilleuse. ; Ses dents sont aiguës; de petits poils blancs bril- lent sur ses lèvres supérieures et quelques-uns aussi se distinguent dans la cavité des oreilles. LE KANGUROO, 309 Ii y a dans quelques parties de la Nouvelle-Hol- lande plusieurs kanguroos à bandes transversales et longitudinales; ils n'ont guère que trois pieds de haut et sont par conséquent de moitié plus petits que les kanguroos fauves; ils ont une robe gris foncé tachée de roux. Je ne connais rien de plus séduisant et de plus coquet à la fois. Le kanguroo est de la famille des sarigues ; la fe- melle abrite ses petits dans une poche placée sous son ventre et les voiture avec la plus grande faci- lité. La terre de Van-Diémen, si rapprochée de la Nou- velle-Hollande, nourrit aussi une assez grande quan- tité de kanguroos ; mais il est évident que cette ile si voisine du continent, dont elle n’est séparée que par un détroit de quelques lieues, a reçu ces hôtes amusans par quelque navire voyageur ou plus pro- bablement encore par les sauvages de la Nouvelle- Galles-du-Sud exilés de la mère patrie par suite des combats qu'ils se livrent de bourgade à bourgade. La guerre aussi a ses bienfaits. 370 CHASSE. Encore une exception, encore une chasse sans co- lères, sans terreurs, sans cris de rage et de désespoir. Encore une course ardente à travers les forêts éter- nelles qui pésent sur ce nouveau continent, dont la civilisation achèvera bientôt la conquête au profit des arts, de industrie et de l’opulence, mais à l'avantage aussi de notre vieille Europe abâtardie par les ridi- cules et les vices. Il fallait un pendant au porc-épic, dont je vous ai raconté amusante chasse; il fallait vous distraire encore une fois avant de vous livrer les dernières et sombres impressions de nos caravanes si aventureu- res ; et me voici vous menant à la poursuite du plus curieux à coup sûr et de l’un des plus lestes quadru- pèdes. Je vais donc donner un camarade au porc- épic. Et d’abord que je vous dise quelques mots du pays où doit se passer la scène ; il est fantastique, Je vous l'atteste, il! ne ressemble à aucun autre ni par sa vé- gélation, ni par ses habitans, ni par les bizarres in- dividus qui peuplent ses eaux et ses solitudes vieilles comme la création. Le ciel qui l’abrite est également un dôme tout étrange; les nuages qui le léopardent ont des formes LE KANGUROO. 311 et une allure qui déjouent les caprices d’une imagi- nation en travail. On se croit tout à coup jeté dans un univers à part, et l'on cesse pourtant d’en être surpris quand on songe qu'on est presque à l’anti- pode de Paris. Il faut bien voir de fabuleuses créations alors qu’on marche la tête en bas; mon matelot Petit ne se serait pas autrement exprimé. Tenez, voyez. Le temps est chaud , le thermomé- tre de Réaumur marque 33 degrés : c’est beaucoup sans doute, mais nos climats équatoriaux sont souvent plus torréfiés. Eh bien! ici, à cette température, la plus grande partie des arbustes s’énflamment, se carbonisent ; voyez encore : de profondes ravines sont sèches, pas une goutte d’eau ne les rafraîchit; ces larges allées offrent à l'œil une verdure éclatante ; le ciel qui les vêtit est bleu et diaphane. Tout à coup l'horizon se voile, une nappe immense s'empare des airs envahis; des torrens d’une pluie rapide foudroient le sol, vous êtes abrité sous un dôme solide, vous je- tez un regard Curieux sur la campagne. C’est une mer avec son bruissement et sa turbulence; les val- lées sont comblées, les collines nivelées; les fronts des immenses eucalyptus pointent à peine au-dessus des avalanches furieuses ; et si vous regardez le phé- nomène pendant quelques heures, vous voyez dé- croître les eaux, se dresser les collines, et vous croyez que c’est la végétation qui monte et dispute aux mers refoulées le terrain qu'elles voulaient lui enlever. Tout à l'heure c'étaient des cataractes emprison- 372 CHASSES. nant les colons dans leurs demeures; maintenant c’est la grêle, non pas cette grêle longue, polygonale, rhomboïdale, qui crible nos moissons aux mois les plus chauds de l’année, mais une grèle à part, for- mée à l'air on ne sait comment, lancée avec une vio- lence extrême sur le sol ravagé. Ce sont des plaques _de glace larges comme la main, épaisses comme elle, brisant les toits, endommageant les murailles les plus solides et s’incrustant dans les troncs noueux, qu'elles dépouillent de leur écorce. Si pendant un pareil orage vous vous trouvez dans la campagne, vous êtes haché, vous êtes mort. La nature est féconde dans ses caprices; quand elle s'avise d'être désordonnée, elle va jusqu'à la folie. Il y a ici des animaux qui sont à la fois oiseau, poisson et quadrupède : l’orny-thoringue ne se trouve qu’à la Nouvelle-Hollande. Ici encore le cacatoës, l’opos- sum, le kanguroo, et, si vous y voyez des cygnes, ils sont noirs. Dieu ne s'était pas souvenu sans doute qu'il avait jeté ces magnifiques individus sur d’autres continens ; ils’en aperçut plus tard, et pour ne pas se donner un démenti complet, il a changé seulement la couleur du plumage de ces navires terrestres qui ont leur proue, leur poupe, leurs rames et leurs voi- les, comme nos vaisseaux voyageurs. Vous n'avez rien vu si vous n'avez pas poussé VO- tre promenade jusqu’à celte Nouvelle-Galles-du Sud que je vous signale du dojgt là, tout prés de vous, à vos pieds, en passant par le diamètre de la terre, ce LE KANGUROO. 313 grain de sable inaperçu de ce monde de mondes tour- billonnant autour de lui. Aux faits maintenant. On a déjeuné, les chevaux piaffent dans la cour de la riante habitation, autour de laquelle vous voyez se marier de la façon la plus pittoresque les bras robus- tes du chêne européen aux palmes touffues du pin de Norfolck, la chevelure du saule aux sveltes ra- meaux du casmarina s’enlaçant tous les deux aux vignes el aux lilas de nos contrées. Le coup d'œil est ravissant, le spectacle est magique. Le ciel est voilé, une brise d’est passe sur notre front, qu'elle rafrai- chit, et nous voilà en route. Je vous l'ai dit, la civilisation est usurpatrice, et le kanguroo s’est éloigné des lieux habités pour se ca- cher bien loin, bien loin dans les profondes solitu- des. Nous avancons au milieu des conversations Îles plus folles, et nous voici enfin sur la lisière de deux forêts solennelles où l’on ne pénètre jamais qu'avec admiration et respect. Attention maintenant et faisons en sorte que le piétinement des chevaux sur le gazon ne réveille pas trop le kanguroo dans son gite, car lui aussi à la course rapide et les élans immenses. Un faible gémissement s'est fait entendre, le cu- rieux animal est tout près, tàächons de le cercler, barrons-lui tout passage et ne faisons usage de la balle que lorsqu'il sera bien constaté que nous ne pourrons pas le réduire aux abois. Alerte lil a tendu son cou, dressé ses oreilles, interrogé d’un œil pé- 314 CHASSES. nétrant les profondeurs du bois où il se croyait soli- taire et en sûreté. Alerte! car il nous à vus et il est parti. Par là, par ici, par là; 1l à franchi le ravin, nous l'avons franchi avec lui : le voilà en face d’une barrière à pic de douze pieds de hauteur ; il est pris, il est vaincu ; le voilà qui s'arrête, il recule; c’est sans doute afin de nous émouvoir par sa soumission. Gare! il s’est élancé quand nous croyions le tenir, ül est en l'air, :l nous échappe, l'obstacle est surmonté, nous l'avons perdu de vue. Et maintenant il se dresse encore là-bas sur ce terre-plain, dans cette clairière où il respire avec effort et où il se promène en bondissant sur ses lon- gues pates de derrière ct sur sa queue qui lui sert admirablement de point d'appui. C’est un être fantas- que hissé sur un trépied mobile. À quoi ressemble- t-il encore ainsi posé, ainsi sautillant ? À une gigan- tesque sauterelle se jouant dans une prairie. Mais le moment de l’étudier n’est pas venu. C’est celui de le poursuivre, de nous en emparer, et c’est pour cela que nous nous divisons encore et que nous contournons la barrière que Le kanguroo seul pouvait franchir. Nous voici enfin en rase campagne. La plaine est immense, le quadrupède chassé s’y repose auprès de quelque arbuste, il ne nous échappera plus, car nos chevaux sont de race anglaise et ils envahis- sent promptement l’espace. Le kanguroo se dresse à quelques centaines de pas des chasseurs, nous nous précipitons vers lui de LE KANGUROO. 315 la rapidité de nos montures et nous ne gagnons guère de vitesse notre agile coureur, qui est plus souvent en l'air que sur la terre. La balle l’arrèterait peut-être; mais la victoire se- rait indigne de nous ; nos chevaux sont infatigables, nous sommes dix contre un et ilest là, lui, n'ayant ni ongles aigus pour se défendre ni dents'acérées pour nous déchirer. Le chasseur a aussi ses momens de générosité. Mais ia plaine est dévorée et nous sommes résolus d'atteindre le kanguroo, dont ies forces ne semblent pas encore affaiblies. Voici une colline en face de nous ; elle se dresse, grandit, se développe ; il faut la gravir, nos chevaux ont le pied sûr. Ce n’est pas assez. Le terrain offre trop d’avanta- ges à l'animal indompté à qui ses longues paltes de derrière deviennent d'un immense secours pour les ascensions. Aussi, à peine sommes-nous au pied de la colline qu’il en a déjà franchi le sommet et que nous nous regardons avec des yeux découragés. Les chevaux sont lents, ils ont besoin de repos, nous faisons halle auprès d’un courant d’eau, nous interrogeons nos besaces venues en croupe avec nous, et un maigre diner s'achève encore joyeusement, surtout si nous reportons nos souvenirs vers celte pa- trie absente où tout dort en ce moment dans les té- nébres, tandis que le sajeil se promène éclatant à notre zénith. Vous qui me lisez, essayez d’un pareil bonheur, 376 CHASSES. visitez l'Atlantique, doublez le cap Horn, jetez l’an- cre après une faible course de quelques milliers de lieues sur le continent où je vous promène, et dites- moi ensuite si les joies domestiques sont les plus dou- ces que l’homme puisse goûter. On n’a pas voyagé quand on n’a pas été à l'antipode de chez soi. La pitance a été vite dévorée; il est midi, nous avons bien des heures avant que la nuit nous force à la retraite, et il serait trop honteux que nous ren- trassions à Sidney sans la conquête d’un seul kan- guroo. En avant donc et gravissons cette colline rebelle ; sachons si de l’autre côté nous ne serons pas plus heureux que de celui-ci. Nous en avons atteint la crête, le coup d’œil est imposant, majestueux; le dé- sert et son silence, son silence qui vous émeut et vous parle si haut. La voix du tonnerre a moins de gravité, je vous le jure, et vous êtes moins frappé de ses éclats que du mutisme des solitudes. Mais nous ne sommes pas venus ici aujourd'hui pour nous livrer à nos études philosophiques et re- ligieuses ; argonautes infatigables, nous sommes par- tis pour faire la chasse au kanguroo; il nous en faut un au moins, et dussions-nous l’atteindre d’une balle, nous apporterons sa dépouille au Port-Jackson. Le plateau sur lequel nous nous promenons est lar- ge; ne le quitions pas, puisqu'il nous sert de bel- véder el que nous pouvons espérer d'y trouver le gîte de quelque kanguroo, car animal est poltron et il LE KANGUROO. 911 ? doit se poster de préférence dans les lieux où son œil embrasse le plus de terrain. En effet, voici les traces de son récent passage ; il n’est pas loin sans doute, et cette fois nous n'avons pas de colline à gra- vir. Nos chevaux se sont élancés, le kanguroo leur en a donné le signal par un bond sur place qui, en l'é- levant au-dessus des broussailles sous lesquelles il s'était abrité, lui a permis de nous voir. Icises lon- gues pattes le protégent encore; mais il faut enfin des- cendre le plateau, nous pouvons ralentir notre mar- che, le fauve quadrupède ne nous échappera pas. La pente devient rapide, le terrain est circonscrit etil faut descendre la colline ou se rendre à merci. Le premier parti parait plus rassurant au kanguroo, que nous sommes bien près de forcer; il part après un moment de réflexion, et le voilà non plus sautant, non plus gambadant, mais roulant jusqu’au bas emporté par le poids de son corps, car sa queue ne peut lui servir de point d'appui et ses courtes pattes de de- vant touchent le sol presque en même temps que sa tête. Il va, il va selon le caprice du sol, il s'arrête, trébuche, chancelle, reste un moment suspendu en- tre l'équilibre et la chute, tombe, bondit comme une cascade, tantôt roulant de la tête à la queue, faisant en route vingt sauts périlleux, tantôt roulant sur le dos et sur le ventre comme un baril abandonné sur une pente. Quant à nous, nous n'avons plus besoin d'aiguil- lon pour nos chevaux, nous calmons leur fougue dé- T: V. 29 _t 378 CHASSES. sormais inutile; nous les menons au petit pas en louvoyant jusqu’à la terre horizontale, et quand nous avons atteint le pied de fa colline, nous trouvons gi- sant là, couvert de plaies, déchiré, râlant, vaincu par sa chute, le quadrupède bizarre que nous n’avions pas pu dompter à la course. Que ferons-nous maintenant de cette peau déchi- quetée? Laissons-la dans ces déserts avec les chairs faisandées ; une horde de sauvages passera peut-être par ici dans quelques jours; les exhalaisons putri- des l’attireront au pied de cette colline, elle dépècera voracement l'animal, dont elle jettera les lambeaux au milieu d’une flanme rougeûtre, et-elle remerciera de ce repas... Qui donc ? Le sauvage habitant de la Nouvelle -Hol- lande n’a point de Dieu. Je vous ai fait faire une rapide course, n'est-ce pas ? Je vous ai présenté l’esquisse de cette chasse au kanguroo avec une vélocité que vous me reprocherez peut-être, et cependant elle m'a donné quelque mal à achever. Dés qu’on est à la poursuite du singulier animal qui arpente si chaudement les solitudes de la Nouvelle-Hollande, on n’a pas un seul instant de re- pos pour prendre des notes; il faut sans cesse être en alerte, se cramponner solidement sur son cour- sier. La phrase que vous voulez tracer est à peine commencée que vous devez l’abandonner au milieu du mot, oubliant le point sur l’z ou la barreau £ pour vous élancer vers le fugitif. Comme le vent, le kangu- LE KANGUROO. 379 roo a ses caprices; il va de l’est à l’ouet et du nord au sud, selon l'instinct de sécurité qui le possède, et le pays que vous envahissez passe si vite qu'il s'ef- face pour ainsi dire devant vous. I n’y a pas deux manières de peindre les choses matérielles ; le moment où vous les voyez est le seul favorable, et si vous les traduisez par le souvenir, vous n'êtes plus exact. L’à peu près est un vice dans toute histoire. Le kanguroo expire; je trace ces lignes au dernier battement de son cœur, à son dernier regard qui se vitrilie; le voilà qui se raidit ; il est immobile, mort ; je ferme mon calepin. | où wiqu shit at io auieh agir due la aa AT Janxe | Er te dd « Qu MAMA | Fr pe aorpif, 200 ON Of /_ aiugdn sara ete ds ren; 6 | io, li otié, ab lé vos ip. “io La ail Ÿ as L'urate | LA EL RARE LR FE JA ons : | ! î 0 L l D ‘ SA j'« ICE . | units ŒA poust-da T L ' ANES TRE CHOOS LS ACL ONE CAT TU TRE ERNS ET USE | A Re lé LE ‘ou a Qu TEEN, 2 1 “46 a na Pen Lan à en ‘a pes ut à pe : .° n : ee bat tomb . ? 1 € | ae à j Al ge nn PPT ft she TENRAU 7 Le NT | LA : Ca ms br D + LL FLE FN. : PART 4 hate CE ra PT 18 Th GE IN" RE QU He Quelques étymologistes pensent que le mot requin vient du latin requies, qui veut dire repos éternel, et ils s'appuient sur cette idée exacte de la voracité de ce terrible cétacé qui, dès qu’il vous donne chasse, vous engloutit presque toujours dans ses entrailles. Le requin est le tigre des océans. Il a d'ordinaire vingt-quatre à trente pieds de lon- gueur et pèse mille livres. Certains voyageurs cepen- dant assurent en avoir vu de longs de plus de quinze mètres el qui pesaient plus de quatre mille livres. 382 CHASSES. Le requin a reçu de la nature une force et une voracité extraordinaires : il court au-devant de tout ennemi, il l'attaque avec fureur, le mord avec rage, il frétille joyeusement à l'aspect d’une proie, il ouvre une gueule immense et il n’est satisfait que lorsqu'il voit auprès de sa victime d’autres victimes prêtes à lui servir de pâture. Le corps du requin est trés allongé et la peau qui le recouvre est garnie de petits tubercules très ser- rés les uns contre les autres. Comme cette peau tu- berculée est très dure, on lemploie à polir divers ouvrages de bois ou d'ivoire; on s’en sert aussi pour faire des liens et des courroies ainsi que pour couvrir des étuis et d’autres meubles ; mais il ne faut pas la confondre avee la peau de la raie sephen, dont on fait le galuchat et qui n’est connue dans le commerce que sous le faux nom de peau de requin , tandis que la véritable peau de requin porte la dénomination très vague de peau de chien de mer. La couleur de son dos et de ses côtés est d’un cendré brun , et celle du dessous de son corps , d’un blanc sale. Sa tête est aplatie et terminée par un mu- seau un peu arrondi. Le contour de la mâchoire supérieure d'un requin de trente pieds est d'environ deux mètres. Lorsque la gueule est ouverte, on voit au-delà des lèvres, qui sont étroites et dela consistance du cuir, des dents plates triangulaires, dentelées sur leurs bords et blanches comme de livoire. Le nom- bre des dents augmente avec l’âge de l’animal. Lors- LE REQUIN. 383 que le requin est encore très jeune, il n'en montre qu'un rang dans lequel on n’aperçoit même quelque- fois que de faibles dentelures; mais à mesure qu’il se développe, il en offre un plus grand nombre de rangées, ct lorsqu'il est devenu adulte, sa gueuleest armée, dans le haut comme dans le bas, de six rangs de ces dents fortes, dentelées et si propres à déchirer ses victimes. La langue du requin est courte, large, épaisse et cartilagineuse, retenue en dessous par un frein, libre dans ses bords, blanche et rude au toucher comme le palais. Ses yeux sont petits et presque ronds ; la cor- née est très dure, l'iris d'un vert foncé et doré; la prunclile, bieue, consiste dans une fente transversale. Les nageoires du requin sont fermes, raides et cartilagineuses.Son cerveau est pelit, gris à sa surface, blanchâtre dans son intérieur et d'une substance plus molle et plus flasque que le cervelet. On ne sait pas exactement combien peut vivre le requin, mais à peine est-il né que sa voracilé se dé- veloppe et il est cruel jusqu à sa dernière heure. CHASSE. Je comprends la chasse au lion et au tigre; je comprends aussi que pour se débarrasser d’un voisi- nage périlleux, l'on chasse le boa, le serpent noir et le serpent à sonnettes. Le rhinocéros et l'éléphant devaient avoir égale- ment leurs ennemis, leurs vainqueurs, car l’homme veut trôner en tous lieux et ne peut souffrir de rivaux parmi les quadrupèdes. À peine le condor et l'aigle échappent-ils au haut des airs à la balle du chasseur qui va souvent les cher- cher au-dessus des nuages. Le castor et la marmotte ne sont guëre protégés par leurs demeures souter- raines; vous avez vu les glaces polaires n’offrir qu’un faible obstacle à l'audace et à la persévérance du chasseur allant poursuivre l’ours blanc au-delà du cercle arctique. Ainsi donc tous les animaux ont été vaincus, tous ont trouvé leur maître, leur dominateur orgueilleux; l'air et la terre ont en quelque sorte été soumis au même despote avide de posséder , impatient de tout envahir. L'homme seul peut lutter à forces égales contre l’homme... Je me trompe, les passions ont plus de puissance encore que nous : les passions sont les seules souveraines du monde. Des maisons flottantes ont étendu leurs bras ro- LE REQUIN. 380 bustes et livré leurs voiles aux vents ; d'intrépides matelots ont balayé les mers d’un pôle à l'autre et traqué la baleine dans son empire. Cela se conçoit , mille nains peuvent attaquer et soumettre un colosse, et puis le navire qui porte ces provocateurs audacieux a de solides bordages forte- ment chevillés et une carène bordée de plaques de cuivre. Il marche aussi, lui, presque aussi vite que le vent, il court presque aussi rapidement que le monstre sur lequel il brûle de se ruer. Gare le chot pourtant! | car la tête de la baleine est dure, et sielle se fâche, le vaisseau sera entr'ouvert et l'équipage englouti dans une tombe muette. Quand l’homme s’est senti trop faible pour com- battre les quadrupèdes, il a appelé à son secours ceux-là mêmes auxquels il déclare la guerre ainsi que les machines et les armes qui lui servent de protection sur la terre; les reptiles seuls n'ont à se défendre que contre les hommes; le lion , le tigre ou le rhinocéros reculent souvent en présence du reptile qui se replie sur lui-même pour s’élancer et les étreindre dans ses replis tortueux ou qui va les briser sous le venin mortel dont le ciel l’a si funestement doté. Ne croyez pas, mes amis, à ces événemens tra- _giques racontés par tant de voyageurs casaniers , témoins oculaires de scènes effrayantes où le requin avalait un homme comme vous avalez un gouJon. Ces choses-là ne se voient que dans les romans ou dans 386 CHASSES les livres écrits pour faire peur aux petites filles, Le requin, j'en conviens, à un triple rang de dents aiguës et tranchantes ; il est vorace autant que tout autre animal terrestre; il paraît insatiable, il mâche, il mâche toujours même alors qu'il est plongé dans le sommeil; il triture les débris d’aviron que les mate- lots lancent à la mer ; ilavale les linges, le goudron, les morceaux de câble, et plus vous jetez d’alimens à sa gloutonnerie , plus sa voracité paraît insatiable. L'on a dit et l’on a souvent écrit aussi que le re- quin sentait, au milieu des flots, les exhalaisons des corps malades enfermés dans les batteries ou le faux-pont des navires. C’est encore là une de ces croyances ridicules qu’il faut reléguer parmi les contés, enfans d’une imagination déréglée ou avides du merveilleux. Le requin nage lentement; sa course habituelle est de trois à quatre nœuds à l'heure ; si le navire prend un élan plus rapide , il est rare que le requin que vous voyez passer auprès de vous suive le siliage en dépit de son instinct qui lui indique partout l’es- pérance ; et vous le voyez s'éloigner mâchant le flot comme pour se venger de ne pouvoir atteindre une proie plus nourrissante. Quand le requin sort de la mer, ce n’est jamais qu’à une fort petite distance de la surface; et la dis- position de sa mâchoire est elle qu'il ne peut alors saisir que très difficilement le corps qui lui est pré- senté. La lèvre supérieure du requin avance beau- LE REQUIN. 387 coup; et pour mâcher et avaler , il est contraint de se tenir à demi couché sur le dos. On à vu quelquefois au milieu d’une tourmente la lame écumeuse lancer sur le rivage un requin trop faible pour résister aux secousses de l'Océan. C’est alors qu'une lutte ardente s'engage entre Îles nègres ou les colons et le redoutable cétacé qui se débat contre les tortures d’une respiration étouflée. C’est alors que l’on peut étudier la force du requin. Les bois les plus durs sont percés comme par des vis ou des clous. Une branche de pin ou d’ébène de la grosseur du bras est broyée comme de la paille, et les traces creuses de ses dents sont empreintes sur le fer mème. Je garde encore un os de trois pouces de diamètre qui a été coupé par un requin aussi nette- ment qu'il le serait par une scie; et je pense qu’un de ces animaux apprivoisé par un de nos habiles opé- rateurs pourrait admirablement servir à lamputation de nos membres gangrenés. C’est là une améliora- tion à apporter dans nos hôpitaux et j'engage mes- sieurs de la faculté et nos expérimentateurs les plus audacieux à essayer du moyen que je leur indique. Une mâchoire de requin en remplacement des scies, des couteaux, des lancettes et des trépans serait, je le crois, une innovation qu'on aurait grand tort de reléguer dans les impossibilités. Nous avons essayé souvent de harponner les re- quins qui venaient rôder autour du navire; et soit que les bras de Vial ou de Marchais ne fussent point 388 CHASSES. assez exercés, il nous a été impossible d’en saisir un seul de cette facon , si commode contre les mar- souins et les dorades, tandis que dans le détroit d'Ombay nous en avons pris six en un seul jour à l'aide de lémérillon. Marchais, Barthe, Vial et Petit surtout se sentaient humiliés de leur impuissance à lutter contre ce vorace ennemi sans cesse en guerre avec tout ce qui respire. J'ai vu souvent dans les zones équatoriales les na- vires retenus par les calmes jeter une voile à l’eau, lui faire faire une sorte de cerceau dontles bords ne s'élevaient au-dessus de l’océan que d’un pied et où une partie de l'équipage se livrait au plaisir de la na- tation. Eh bien ! je n’ai pas entendu dire qu'un re- quin se fût jamais élancé dans ce bassin improvisé pour s’y emparer d'un nageur. Je le repête, le requin est peut-être le plus vorace des animaux ; mais en général il ne saisit que ce qui se trouve à portée de sa gueule. Rien de plus étrange et de plus admirable à la fois que l'esclavage du requin obéissant comme à un bon maître à un petit poisson de six ou huit pouces de longueur que les marins ont appelé pilote parce que c’est lui qui guide le monstre dévorateur. Une proie serait là presque sous la dent du requin qu'il n'y touchera pas si le pilote prend une direc- tion opposée, el le cruel cétacé, qui dévore tout sur son passage, respectera son pilote même dans les di- settes les plus forcées. LE REQUIN. 389 De ces deux affections miraculeuses, quelle est la plus chaude, la plus sainte ? Vous avez vu le requin humble sujet du pilote, et maintenant celui-ci, dès que son élève est enlevé, se jette sur son ventre, s’y tient violemment cramponné et se condamne volontairement à la mort avec lui. De si touchantes affections ne se trouvent qu’au fond des eaux. Le moyen le plus simple de s'emparer du requin est de jeter à la traine sur l'arrière du navire un so- lide émérillon tenu par un gros filin et recouvert d’un morceau de viande. A sa vue, le monstre redouble de vitesse, guidé toujours par le pilote attentif, il s'ap- proche, se penche, fait frétiller sa queue, tourne sa mâchoire, l’ouvre, la referme, et le morceau de fer entre profondément dans la partie supérieure de la tête. Le voilà captif et la joie est à bord, car l’équi- page aura des vivres frais pour sa journée de fatigue. On pèse sur le filin; des cris de joie se font entendre aux violens efforts du cétacé qui vient de quitter son élément ; on le hisse et on le jette sur le pont. Saisis- sez d'abord le généreux pilote, que vous n’arrachez qu'avec effort du ventre ou de la nageoïire de son mai- tre ou de son valet, etsans croire aux terribles dégâts qu'on vous à dit que le requin commettait sur les na- vires si on ne se hâtait de lui couper la queue à coups de hache, tenez-vous loin de lui, car si sa queue vous frappe, vous serez renversé. C’est un coup assez violent d’aviron que vous venez de recevoir. 390 CHASSES, Vous séparez du tronc la queue du monstre, dont les yeux rougeâtres et animés disent les souffrances el la colère, vous le privez de ses nageoires, vous le suspendez , vous louvrez de bout en bout, vous lui arrachez le foie, les intestins, le cœur ; il ne reste plus du requin que la carcasse, et il se tord encore, il frappe Pair, et sa mâchoire secontracteet se dilate fébrilement, et ses yeux ont toujours une expres- sion d’amertuine et de rage extrêmement remarqua- ble. Prenezle cœur dans vos deux mains, serrez-les l'une contre l’autre, et à des intervalles presque égaux, après un isolement complet de quelques heures, ce cœur que vous devriez supposer sans vie vous forcera à ouvrir vos mains, tant ses soupirs ont de la promp- titude et de l’énergie. La nuit a passé sur le cadavre suspendu du re- quin, vous le jetez à l’eau pour le rafraîchir avant de le taillader pour votre table... Eh bien! il nage encore, la vice est puissante sur cette carcasse que vous allez jeter dans le poële ; il y a sous cette peau un sang qui s’agite, une douleur, une agonie. La mort si lente du requin est la plus horrible expiation de sa vie de gloutonnerie et de meurtres. Qui dirait ce- pendant que ce monstre si difficile à vaincre et à tuer est souvent traqué dans son domaine par l’homme, qui ne veut d’égal ni sur la terre, ni dans les eaux, ni dans les airs, où il a osé s'élever à la hauteur de lai- ele et du condor ? Oui, le requin va être vaincu par le LE REQUIN. 391 nègre de Gambie, par celui du Sénégal et de Mada- gascar. Quelques peuplades sauvages de l'Amérique du sud ont aussi leurs intrépides chasseurs de re- quin, dont ils trouvent exquise la chair huileuse et coriace. Voyez : La mer est calme, bleue, transparente. Armé d’un dard court, aigu, le chasseur est posté sur une roche élevée; son œil perçant interroge les flots dans les- quels il va s’élancer comme vous le faites vers les broussailles où git le lièvre. 11 a plus de calme peut- ètre, et à coup sûr autant de certitude de succès. Une tache noirâtre se dessine à la surface entre deux eaux ; elle va cà et là sans secousses comme un pro- ineneur sous de fraiches allées. Le chasseur nage et vole à sa rencontre. Attiré par le bruit, le requin vi- gilant s'arrête d’abord ; mais guidé par le pilote, ilse dirige vers son ennemi, qui nage avec précaution et lui épargne ainsi la moitié du chemin. Le célacé agile sa queue, il est à côté de son adversaire, son corps fait l'évolution dont je vous aï parlé, et à peine est-elle commencée que le chasseur est-ce un chas- seur ? ) se précipite la main droite en avant et fouille profondément dans les entrailles du monstre. Les deux adversaires ne se quitteni pas après le premier coup de poiguard; un second est porté, puis un troisième, puis un quatrième, à moins que le re- quin plus agile que de‘coutume ne s'empare de la tête, du bras ou de la cuisse de son ennemi, qu'il brise d’une seule pression de mâchoire. IE y a là un 392 CHASSES. cadavre mutilé servant de pâture à un autre cada- vre, Car le fer a pénétré dans le cœur ou le foie du squale, et demain, après-demain peut-être le requin aura vécu pour servir à son tour de pâture à quel- ques-uns de ses frères conduits auprès de lui par leurs dociles pilotes. Dans une traversée presque toute de calmes, de Batavia à Calcutta, le mousse d’un navire marchand en se baignant le long du bord fut saisi par un re- quin et coupé littéralement en deux au moment où il se cramponnait à un filin qui lui était tendu par son frère alarmé. A cette vue, celui-ci demande à grands cris une galle, il en brise le manche, s’arme de la pointe de fer, se jette dans l’eau, attaque le requin, lui plonge l’arme dans la gueule, la retire et la lui en- fonce dans le flanc. Mais au moment où, satisfait de sa vengeance, il va remonter à bord, le requin fait volte-face et coupe comme un coup de hache le bras qui s’attachait au navire. Les deux frères trouvèrent dans le corps du monstre une tombe commune. Dans ja Floride, il n’est pas rare de voir deux ou plusieurs nègres partir d’une habitation, après en avoir demandé la permission à leurs maîtres, se diri- ger en chantant vers le rivage, s’élancer dans la mer, courir au large et se mettre à la chasse du requin comme s’il s'agissait d’une partie de délassement ou de plaisir. L'un des chasseurs porte sur le dos un filin amarré à un émérillon armé d’un gros morceau de lard ou LE REQUIN. 393 même d'un linge simple trempé dans de la graisse. L'autre bout du filin est noué à sa ceinture, mais par un nœud bouclé que le nageur peut défaire d'un seul coup de doigt afin d'éviter d’être entraîné par le squale alors que la douleur ou l’agonie le force à de plus rapides mouvemens. Tout est calculé, vous le voyez, pour un jeu, pour une distraction qui doit oc- cuper quelques heures. Tandis que, en présence du requin attentif à sa proie, le chasseur dont je vous parle tient d’une main le morceau de lard voilant le fer recourbé et se pro- tége de l'autre main par une pointe aiguë , le second chasseur voltige ainsi qu'une dorade autour du mons- tre vorace attaqué par le flanc, et plonge profon- dément le glaive ou le couteau dans ses entrailles. Si déjà le morceau de lard a été saisi et que la mà- choire du requin se trouve prise par le fer dentelé, le nègre pèse dessus et force ainsi le squale à faire volte- face ; si au contraire le piége a été respecté et que la lutte s'engage entre le requin et l'homme qui vient de le blesser, le premier antagonistes élance et cher- che à attirer à lui le requin irrité. Ainsi dans ce com- bat de deux contre un, le devoir du chasseur est tou- jour d'appeler à lui le péril; je dis plus, c'est son devoir et sa sécurité. Ne croyez pas pourtant qu'en allant à la rencontre du requin, les nègres chasseurs se flattent d’une victoire facile et nr. ‘à es pas ainsi, et ils entonnentavant de partir, de même qu'au moment où ils se jettent à l’eau, un chant monotone Te V. 26 394 CHASSES. etnazillard qui est pour ainsi dire leur oraison funèbre. « St je dois étre mangé par mon ennemi, disent- ils à la divinité qu'ils se sont créée, furs que mon es- prit ne reste pas au fond des eaux, et récompense mon courage. » Quand le requin vaincu par l’émérillon qui le tient en respect et les profondes blessures qu’il a reçues aux flancs ou à la tête, cesse de se défendre, vous voyez les nègres regagner le rivage en trainant après eux leur conquête et lutter encore pendant des heures entières contre le monstre, dont vous savez mainte- nant que la vie ne s'échappe qu'avec une extrême lenteur. Le plus souvent encore un seul nègre est de retour à la case et il n’est pas rare que le planteur attende vainement les deux esclaves auxquels il a permis fort discrètement la chasse au requin. Ce fut un spectacle horrible que celui dont je vais vous parler. Le baleinier Ÿasluingion de Baltimore voguait sous petites voiles, le cap au sud. La brise était si faible que de temps à autre les mâts se trouvaient coiffés et qu’à peine l’on filait deux nœuds à l'heure. La veille une douloureuse cérémonie avait eu lieu à bord, et l’équi- page attristé gardait un morne silence en songeant à l'adieu éternel qu’il venait de dire à un de ces braves matelots dont la vie de souffrances s'éteint pour l’or- dinaire dans une rafale ou emportée par une vague venant couvrir les bastingages. Darnley avait été LE REQUIN. 995 cousu dans un morceau de toile ; on avait fortement amarré deux boulets à ses pieds, les flots s'étaient ouverts et refermés sur lui avec un bruit monotone et lugubre. La brise se [eva moins douteuse, le balei- nier prit sou élan comme pour s'éloigner de ia tombe de Darnley, et quand tous les camarades du pauvre ami mort s’aflligeaient , on voyait là-bas sur le gaillard d'avant un tout jeune homme assis sur les bordages, sa tête blonde dans ses mains , insensible à tout ce qui se faisait autour de lui et obéissant comme une machine sans vie au roulis et au tangage du navire. C'était le frère de Darnley, dont le capitaine respec- tait la vive douleur et à qui il épargnait le travail du matelot. Le vent mollit de nouveau, le baleinier s'arrêta. Tout-à-coup : « Requin , crie une voix sonore, re- quin de l'arrière! » L'équipage dresse ses embüches , le vorace animal se jette dessus, 1l est captif. On le hisse, on le suspend à un étai, on le dépèce, on l’ouvre presque en face de ce pauvre Darnley jeune qui ouvrait les yeux presque sans rien voir. Ciel! un bras! un pied! Le bras est tatoué et une bague d'argent au doigt ditau matelot terrifié que la mer vient de lui rendre quelques restes d’un frère adoré. La mer bien plus que la terre a ses drames avec leurs terribles dénouemens. Le navire Louisa de Douvres se vit un jour enle- 396 CHASSES. ver par un coup de mer plusieurs hommes de son équipage. L'un d'eux, nommé Jack$Son, fut assez heu- reux pour se saisir de la bouée de sauvetage el il put attendre là, debout sur le plateau et cramponné à la flèche, que Dieu luienvoyât un naviresauveur. Il lat- tendit pendant quarante-huit heures sans nourriture, sans sommeil , souvent assis, souvent aussi debout pour interroger l'horizon du plus loin possible. Et, tandis qu’en proie à de douloureuses angois- ses, il invoquait du ciel une mort sans souffrances, un monstrueux requin vint à lui et tourna souvent au- tour du liége protecteur avant d'essayer sa conquête. Il s’élança enfin et chercha à saisir dans son vol la jambe de l’infortuné Jackson, qui, à chaque élan du vorace animal, bondissait aussi et évitait la terrible mâchoire, La lutte dura quelques heures, et le mat- heureux matelot raconte que durant tout ce manège, où cependant il usait ses forces, il avait tout à fait oublié sa soif et sa faim. Xésigné à la patience, le requin se reposa de ses évolutions et tournoyant sans cesse autour de la bouée, il parut attendre que le matelot épuisé se laissät tom- ber dans les eaux. Un navire enfin se montra, il grandit, s'approcha, recucillit linfortuné marin qui allait se livrer au monsire; mais avant de monter à bord, l'équipage du brick avait jeté à la traîne le lard tentateur, et Les deux combattans furent hissés ensemble sur le pont, l'un pour servir de nourriture à : l’autre seulement les rôles se trouvèrent changés. LE REQUIN. 397 On garde encore à Douvres, chez larmateur du brick, la carcasse du requin, auprès de laquelleon a esquissé la scène de la double ascension accompagnée d’un récit en forme de complainte où les railleries sont pour le Jackson sauvé et les doléances pour le requin se tordant sur la braise et la flamme au fond de la marmite du coq. Le tigre et le serpent sur la terre, le vautour dans les airs, le requin dans les eaux, voilà les êtres les plus cruels de la création , voilà du moins ceux que les hommes ont le plus appris à redouter. Mais qui vous dit à vous, dont l’orgueil ne se tait devant aucun mystère, que de plus petits animaux n’ont pas de colères aussi chaudes, des agonies aussi tourmentées, des vengeances aussi actives? Qui vous assure que dans vos lentes et périlleuses études vous avez logiquement classé les espèces et accordé à chacune sa part de bénéfices ou d’humiliations ? Il n’en a coûté que sept jours à Dieu pour faire le monde ? Qu'êtes-vous auprès de Dieu ? Qu'est-ce qu'une mi- nute, qu'est-ce qu'un siècle, qu'est-ce même que l'éternité à côté de l'éternité? Qu'il s’en faut de peu de chose pour que la sagesse devienne folie! Creuser J'immensité , c’est bouleverser la raison. Ma tâche est donc accomplie. J'ai fait passer devant vos yeux les redoutables adversaires qui ont si souvent arrêté les conquêtes des explorateurs ; j'ai fidèlement tenu mes promesses au milieu des profondes ténè- bres qui m'isolent de tout ce que j'ai chéri dans le 398 CHASSES, monde : famille, beaux-arts, allures d'indépendance, de liberté, soleil, nature, contraste, mouvement, beauté avec ses caprices, son coloris et ses parfums, virilité avec ses teintes chaudes et ses passions, vieil- lesse avec sa démarche chancelante et ses rides véné- rables au front, devant lesquelles je m’inclinais avec RÉSpecLi Je n'ai plus à fouiller désormais que dans mes souvenirs el dans mes pensées pour y trouver un aliment à cette vie de douleurs qu’il faut bien que j'accepte puisqu'il y aura encore des larmes pour mon dernier adieu, des paroles généreuses sur ma tombe. Je vousai dit de puissantes querelles, de rudes com- bats. Que d’autres plus attentifs, plus profonds, vous initient aux secrets de luttes moins tumultueuses , mais plus envenimées peut-être. Je n’ai mème pas de regard pour le jour le plus éclatant; comment irais-je chercher les secrets des êtres microscopiques qui s’agitent autour de nous sans nous assourdir de leurs incessantes colères ? Voyez la fourmi et ses champs de bataille où tom- bent tant de victimes! Voyez le petit ver de terre se tordant fébrilement contre la douleur d’une piqûre d'épingle! Voyez le combat meurtrier de deux saute- relles se disputant un brin de gazon , la rage de deux papillons se déchirant et se décolorant les ailes pour trôner seuls sur une rose épanouie! Voyez la vorace araignée emprisonnant dans ses mille réseaux LE REQUIN. 399 l'insecte imprudent qui vient se reposer près de sa demeure semée de cadavres privés de sang !.. Croyez-vous qu'il n'y aurait pas là-dessus un livre plein d'intérêt à écrire? Croyez-vous donc que le drame ferait défaut au philosophe qui entreprendrait un si rare et si curieux travail ? J'ai senti mon cœur battre d'indignation à la tran- quille cruauté d’une araignée velue enlaçant une mouche, et je n'ai pas pu m'empêcher d’user de ma puissance pour écraser le vainqueur et délivrer le vaincu. Pensez, traduisez ces émotions, ces morts, ces fu- nérailles.... vous aurez instruit le monde ; moi, j'ai cherché à le distraire, à l'amuser.… Que peut un aveugle ? Je vous ai parlé, dans mes Souvenirs, de deux ma- telots chauds dans leur affection pour moi, ivrognes non pas Comme une éponge, qui, pour l'ordinaire, ne boit que de l’eau, mais comme un biscuit, qui ne boit que du vin, intrépides contre toute menace des vents ou des flots, actifs , passionnés, dévoués jusqu'au martyre, soumis jusqu'à lasser le malheur , recon- naissans jusqu à la servilité, qui les relevait au lieu de les abaisser , magnanimes, généreux dans leur misère, ne comprenant pas une méchante action ou en com- mettant par ignorance du mal et sans un remords à l'âme; matelots battus depuis leur enfance par les tempêtes comme nous le sommes, nous, par nos pas- sions, vivant de biscuit, de chair salée et sans nulle 400 CHASSES. foi dans un meilleur avenir. Vous en souvenez-vous ? On n'a bien des fois demandé ce qu'étaient deve- nus Marchais et Petit, Petit surtout, ce pauvre souffre” douleur du premier, qui n’a jamais poussé une plainte au cielalors mêmeque ses membres nusse couvraient de givre sous une zone d’airain, alors même que la soif et la faim tordaient son estomac sans fraicheur et sans nourriture. Petit, cible de toutes lesealamités et dont le sourire n’a jamais été sans larmes et sans rides au front , enfant isolé, né du pauvre, courant dans la vie toujours entre deux ennemis redoutables, la faim et la lame écumeuse ouvrant sa gueule prête à dévorer celui qui la brave , voyageur errant, ne se consolant d’une infortune que par une infortune moins grande et regardant à l'horizon sans jamais y trouver une espérance. Mes lecteurs ont écouté, j’en suis sûr , le sourire aux lèvres, ces naïves questions et ces bouffonnes ré- ponses dont mon brave compagnon de voyage égayait mes aventureuses excursions. Ils l'ont vu non sans quelque pitié cramponné aux extrémités des vergues, envahir les airs comme un albatros ou plonger dans la vague écumeuse ainsi qu’un marsouin. Ils l'ont étudié au moment'd’un terrible naufrage, regardant d’un œil sec monter l’eau qui allait nous envahir et s’écrier à un de mes injustes reproches de couardise : — Quel bonheur si cette eau était du vin! Ce qu'est devenu Marchais, ce qu’est devenu Petit ? LE REQUIN. 401 Hélas! je l'ignore, et je m'appauvrirais volontiers de l'oubli de quelques-unes de mes joies les plus belles pour me retrouver encore bras dessus bras dessous avec mon brave Petil sur les laves onduleuses du Mowna-Kaah, aux iles Sandwich, ou sous les élégantes touffes de cocotier, aux Mariannes. Où est Marchais l'indompté? où est Petit le résigné ? qui viendra m’en donner des nouvelles et réjouir mes nuits si longues ? Perdus dans ce monde immense qu’ils ont tant de fois sillonné, battus sans cesse par le courroux des hommes et des élémens, où vivent-ils? où sont-ils morts ? Peut-être point de terre qui les abrite, point de croix qui les protége, point de prière qui ait escorté leur agonie. Marchais est mort sans doute dans une rixe san- glante contre une peuplade sauvage. Petit aura été dévoré par un requin en volant au secours d’un de ses camarades menacé. Pauvre ma- telot ! Voici un requin! Point d’émérillon à la traine. Chapeau bas! C’est peut-être la bière de Petit qui passe Motos noel Jeu LUTTE es ent) iibrbiche ere LATE are ur isde Tashguot ie 2liun sde oir 1s/ ag :, « Hbael tacralip s208 irons. bn sue échasr TU deb roorruos sfMgg! Bees 2e ançd Léuaollixzto COOPER LUS Celnooti: do ae etblis ad: animent 1 is ri. la dfne gtint Mer uill CE gt lan] où Hinq ei as ipianr 1 sb duiogr »118-de8 tt | | MORE) #aup vrilse sh babe 208 89! sorties . : re | gs 4 5 N | RABAT DELL PUITS LE. 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Quelques échos de voix généreuses sont venus Jus- qu'à moi comme une douce pensée à l'âme; J'ai saisi mes crayons, car je ne sais plus quand l'encre man- 406 MOI. que à la plume ; j'ai groupé autour de ma mémoire si fraiche et si exacte mes souvenirs les plus lointains, et, me retrempant dans mon infortune, j'ai pris mon essor. Voilà dans ce cabinet, s’élevant jusqu’au plafond, cinquante-trois rames de papier barbouillées par moi et gardant religieusement les confidences que je leur ai faites. Cinquante-trois rames, deux mains et six pages ni moins ni plus. Est-ce de la persévérance ? C'est que ma route m'est tracée, à moi; je me heurte le front contre tout obstacle quand je ne tiens pas dans mes doigts le fil protecteur ; et mes lignes s’enchevètreraient les unes dans les autres si je n’a- vais appelé à mon aide mille petits moyens propres à m'empêcher de trébucher au milieu de mes excur- sions lointaines. Ma page se compose de douze lignes; une coche faite à un des angles du papier me dit que je suis au verso jou au recto. J'écris gros, très gros, pour que mon secrétaire puisse me lire. De petits anneaux en laiton, glissant le long du fil d’archal conducteur, m'indiquent l'endroit de la ligne où j'ai fait halte. Les fils d’archal sont fixés et assujétis à un cadre sous lequel est placé mon papier, dont chaque feuille est détachée. Comprenez-vous maintenant pourquoi cin- quante-trois rames pour cinq volumes? Quand je Les touche, j'en demeure épouvanté moi-même. Mais j'avais promis, j'ai dû tenir ma parole. On ne va jamais plus loin que lorsqu'on ne sait où l’on va, MOI. 407 et je ne m'arrête que parce qu'il y a peut-être profit autant pour le lecteur que pour moi. Cependant encore quelques lignes avant mon repos. J'ai achevé mes courses au travers des déserts, des steppes, des montagnes pelées , des forêts vierges et des peuplades sauvages. Je vous ai dit les périls que j'ai volontairement courus dans mes téméraires ex- cursions , et je suis souvent resté au-dessous de la vérité en parlant de moi, car il y a de la fanfaronnade à publier certains dangers qui ont effrayé bien des courages et lassé bien des patiences. Je vous ai dit les mœurs des nations civilisées que j'ai trouvées loin, bien loin de la mère-patric; j'ai es- quissé les différences qu’il m'a été permis de signaler, j'ai poursuivi mes études avec une constance qui de- vait parfois ressembler à l’'importunité, et j'avoue que j'ai bien mieux aimé m'entourer des hommes qui avaient besoin de moi que de ceux qui auraient pu me protéger. J'ai vu le Brésil si suave, si parfumé, si riche de son ciel, sidiapréde son éternelle verdure, si resplendissant de ses myriades d'insectes et d'oiseaux tout diaman- tés, le Portugal abätardi, le Cap-de-Bonne-Espérance avec ses créneaux naturels de granit et de lave qui le protégent et le menacent à la fois, les archipels in- diens si diversement tailladés, les sauvages Moluques, les Mariannes si coquêttes, si près de la civilisation et si disposées à rétrogader vers la sauvagerte, les Ca- rolines, où vit le peuple le plus gai, le plus bienveillant, 408 MOI. le plus beau de la terre. J'ai étudié les hommes fa- rouches d'Ombay buvant le sang humain dans le crâne des ennemis vaincus; j’ai gravi des sommets de lave côte à côte avec les Malais indomptés armés de leurs crish trempés dans l’hupas; j'ai suivi au milieu de leurs éternelles et silencieuses solitudes les traces des sauvages naturels de la presqu'île Péron; j'ai fouillé l’intérieur de la Nouvelle-Galles-du-Sud incessam- ment entouré de peuplades sans gîte, sans vivres, sans vêlemens, sans Dieu... J’ai crayonné les amusemens si pittoresques des Caffres, toujours en guerre avec les hommes et les terribles quadrupèdes qui les traquent dans leurs demeures; vous m'avez vu au milieu des Hottentots m’exposant bravement en vrai Spartiate aux caresses graisseuses des beautés de cette race informe dont on devine plutôt la présence avec l’odorat qu’à l’aide du regard. Jai navigué souvent seul dans ies pirogues des farouches habitans de Rawack et de la Nouvelle-Guinée ; j'ai dessiné les cu- rieuses et colossales ruines de Rotta et de Tinian au- jourd’hui désertes. Il manquait à ces tableaux, retracés avec exacti- tude sinon avec talent, des épisodes plus graves, des faits plus solcnnels, des luttes plus chaudes, des scè- nes de carnage plus animées. Il y manquait des cris de rage, des efforts inouis de férocité, des hurlemens, des déchirures, des plaies, des regards de feu, des dents et des ongles creusant profondément les chairs pleines de vie. I} y manquait des râles, des tortures, des agonies. Je viens de compléter mon travail. MOI. 409 Je me repose. On m'a dit tout bas que j'avais quelquefois assom- bri mes tableaux et que je ne m'étais pas assez sou- vent montré généreux dans mes peintures de mœurs. Qui m'a dit cela ? Le Brésilien, alors que je parlais du Brésil; le Por- tugais, alors que je visitais Montevideo ou Dielhy; le Hollandais, quand j'étudiais Koupang ; l'Espagnol, quand j'ai décrit les Mariannes ou Rio de la Plata; PAnglais, quand il a été question du Port-Jackson ou de Maurice. Je suis plus compétent qu'eux en ces diverses ma- uéres et nul n’est appelé à être juge dans sa propre cause. Quand j'ai trouvé d’honorables exceptions, je me suis bien gardé de les laisser passer inaperçues ; j'ai franchement et loyalement cherché dans mes cour- ses tout ce qui pouvait m'instruire et m’amuser en même temps. J'ai voulu voir avec la raison, car 1l me semblait déjà qu’un jour je n'y verrais plus par mes yeux. Je mesuistrompé peut-être, jen’ai trompé personne. Le tour des bêtes féroces est venu après celui des homnies, c’est-à-dire la rage, la fourberie, la rapine, la cruauté sans le discernement à la place des passions qui abrutissent Pespèce humaine. Eh bien! que je me retrouve encore une fois dans les déserts africains au milieu des forêts vierges de la Nouvelle-Hollande, au pied des montagnes de l'archi- pel des îles Malaises où au milices steppes de lA- 410 MOI. mérique du sud, et vous verrez que le tigre, le lion, le boa, le serpent noir, l’'hyène, le crocodile viendront hautement me reprocher d’avoir voulu flétrir leur caractère pacifique et insulter à leurs mœurs régéné- rées. Pour soutenir leurs droits et me punir de mon irrévérence, le lion me déchirera de ses ongles et de ses dents, la panthère bondira et m'entrainera dans son élan de reptile, l'hyène bavera sur mes vêtemens souillés, le tigre promènera sa langue rouge dans mes entrailles ouvertes, le rhinocéros me brisera sous sa bouture de fer, ie boa m’enlacera dans ses replis ser- rés, le serpent noir et le serpent à sonnettes m’in- fecteront de leur venin, le crocodile m’emportera au fond des eaux, le requin m'amputera un membre, le jaguar m'arrêtera au milieu de ses pampas et lélé- phant me lancera comme un ballon sur les palmes élevées du cocotier. Ainsi s'efface l'erreur et le préjugé. La violence soumet la raison. J'écrirai donc, afin de vivre en paix avec tout le monde, l’histoire d’un univers chimérique dont le mouton sera le despote. Mais vous verrez qu’on criera encore à la calomnie. Eh bien ! oui, alors seulement on aura dit vrai. Jus- que-là moi seul j'aurai raison contre les hommes et contre les tigres. Parce que moi seul je suis isolé. Je me repose, , à TABLE DES MATIÈRES. PRÉFACE. Chasse au Boa. Combat d'un Tigre contre un Lion. au Jaguar. au Lézard des Papous. à l'Ours blanc. Chasse au Lion. au Crocodile. à l'Eléphant. au Serpent noir. à l'Hyéne. au Tigre. à l'Hippopolame. au Rhinocéros. à l'Orang-Outang. au Serpent à sonnelies. au Porc-épic. au Phoque. au Buffle. ala Panthère. au Kanguroo. au Requin. Mor. FIN DE LA TABLE. . RUSSE gi PR EC PEU M {x re [Es UN ; # €. Ë, K” L é Mer AU 8 1 ar PR Le T6 piton 6 fl ! rot A | QE té re, (2 de V3 x 20e enteit HEAR de du : FENEE CGR : UE ; unes dé ippon | &* ve fi, Lidi Unes " * Ya . + Ê LPS A es HLLES Ms # Lu A ès: Du fa far sn és ; 48 cle HA tu 7. UE dro BU (Ta ÉD 4 À uÿet RE RATE. HITTN ie Ag C1 1 # de Ie Ex | | ri: snstde uO'kS etes à vou MT ke + oil au 91)109, arsiT. 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