EMILE BERGERAT
SOUVENIRS
D'UN
ENFANT DE PARIS
— LE MARTYRE THEATRAL —
QUATRIÈME VOLUME
KERJIIME-CUIBA.X -LA UU BERGAMASQLE EXGtERRAi\DE - LA CORSE - LE CAPITAINE FRACASSE
1882-1890
PARIS
BIBLIOTHÈQr
EUGÈNE FA 11, RUE D
U dVof OTTAWA
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SOUVENIRS
d'un
ENFANT DE PARIS
QUATRIÈME VOLUME
(HaVUKS 1) KMILK BblKClilîAT
POÉSIE
Poèmes de la Guerre de 1870 71 Lea Citinissieri^ de Reichshof-
fcn: l.c Muilre d'érole, elc). La Lyre comique. La Lyre brisée. Ballades et Sonnets Kug. Fasquellf, «•dilcur).
THÉÂTRE Théâtre complet; <! voliiini-s :
I. — ['ne Amie, Père et Mari, Anije Ilosani, Séparés de corps, Le \om. II. — llerminie, l-'lore de Frileuse, Ent/iierrande.
III. — La Nuit fie ri/a masque, Mijrane, Le Premier Baiser,
Le ( .apilainr l-'rarasse.
IV. — Manon Roland, Plus i/ue Peine.
y. — La Pompadnur. Le Capitaine Blomel. VI. — La Fontaine de Jouvence, Petite Mère, Le Coniijal de
Cerfs. Théâtre en vers : Enquerrande. La Nuit Perqamasque, Le
Capitaine Fracasse Imij;. I\tsiiiic1Ic, t''(lileur;. Le Capitaine Fracasse, cornédio lii'roïiiiie en .") acles et un l>rologuo, «Ml vers (Kii^'. Kasqncllc, éililcur).
ROMANS ET CONTES Le Faublas malgré lui. Le Petit Moreau. Le Viol.
Le Chèque ou Éliane. La Vierge.
Le Cruel Vatenguerre Première partie). Bébé et C •. ci. nies. Contes de Caliban l^ui,'. l'asqnelle, éditeur).
DIVERS. — CRITIQUE. — VOYAGES Théophile Gautier, Entretiens. Préface (IKilmonu »i; <ioN-
«nl |;T IJIL'. K.l -'1 IK'lJc , r(liloiir\
Paul Baudry à l'Opéra.
La Chasse au mouflon.
L Amour en République.
Vie et Aventures de Caliban.
Mes Moulins.
Le Livre de Caliban. Préface d'ALtxA.Noiît; Uu.mas.
Figarismes de Caliban.
Le Rire de Caliban. Préface dWi.nio.NSE Daudet (Eug. Fas-
i|iifllc, r(lil«'iir- . Chroniques de l'Homme masqué. Préface de Jules \'allès. Les Soirées de Calibangréve. Souvenirs d'un Enfant de Paris, l" volnnio. Les Années de
P,i I hr me iV.W'^. |';i>(|ii<'il<', i'-ditriii-. Souvenirs d'un Enfant de Paris. 2' voliiine. La Phase cri
ti'iue lie la Critique 'V.un. 1 .isipielic, éditeur). Souvenirs d un Enfant de Paris. .'5' voliime. Aa Vie moderne,
l.i' Vntlairr. /.r .\iini iljiu. |- ;i><|iifll<', friiteiir' . Souvenirs d'un Enfant de Paris, l' volume. llerminie, Calihan.
La \uit lierqamasque, Enyuerrande, La Corse, Le Capilaine
Fracasse (Eùy:,. Fas^'iAicllei éditeur).
EMILE BERGERAT
SOUVENIRS
D UN
ENFANT DE PARIS
- LE MARTYRE THEATRAL —
QUATRIÈME VOLUME
HERMINIE - GALIBAN - LA NUIT BERGAMASQUE EiNGUERRANDE — LA CORSE - LE CAPITAINE FRACASSE
1882-1890
PARIS BIBLIOTHÈQUE -CHARPEiNTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE. H'-fT^'iorailas"
1913 ,' BI3UOTHECA
Tous droits réservés
IL A liTK TIKK DE CET OIVHAGE :
W exemplaires mimé volé s sur pdpicr de Ilollamle. 5 exemplaires niimcrolés sur papier du Jupon.
N
SOUVENIRS D'UN ENFANT DE PARIS
HENRY BECQUE
— Ah! c'est vous, Bergerat !... Ravi de vous ren- contrer. Je viens de faire un quatrain en marchant. Tant pis pour vous, vous en aurez l'étrenne.
— Bénis les dieux, mon cher Becque. d'avoir di- rigé mes pas sur la pente du Pinde où vous glisse?. .J'écoute votre quatrain déambulatoire.
— Voici, scanda-t-il.
Une femme vaut trois hommes : Son mari et deux amants. Les riches tempéraments A Paris doublent les sommes.
El se campant dans l'attitude de la boxe :
— Hein... Quoi? fit-il, de son usuelle locution.
1
L' SOUVENIRS l> UN KM-ANT DE PARIS
— Oui, c'esl (In l'iroii. Mais je connais «ja.
— ("oimnonl ? ( )ù ? De t|ui ?
— I)"un jH'osalrur... dans Lu Pavisicniu'.
— Tiens, c'est vi-ai. je l'ai déjà dil an Ihéàlrc.
— Bia rcpctilfi. Mais ne vous lâchez pas si je lainie mieux sous laulie l'orme. Elle vous est plus |>ropie el plus propice, peul-ôlre.
— Parnassien! me lanc'a-l-il en rianl. Mais je le sentis un peu vexé, car il voulait èlre poêle aussi el il rimait férocement dans l'omlire, cl même en plein air, comme on voit.
Cette rencontre du ipialrain urirrilo obstinément la mémoire lorsque je traverse, au boulevard de Courcelles, la place où se dresse, sur sa stèle assez laide, le buste de mon vieux camarade de lettres, car c'est sur l'emplacement même de la colonne qu'elle eut lieu.
Non, l'icône d'Auguste Rodin ne commémore cer- tainement pas en Henry Becfjue, l'un des meilleurs poètes de l'époque ; je n'attente pas à .sa gloire si j'avance que sa maîtrise était dans la prose, surloul dialoguée, el que, s'il eut des rivaux en art drama- tique, aucun deux ne lui passa la jambe. Le busle esl parfaitement justifié el d'ailleurs de haute res- semblance. Il a l'air de lancer surCabolinvillc cecaus- tique : «< hein, cpioi ? » dont il ponctuait ses mots el ses maximes. On ne m'empêchera pas <le penser du reste que le monument en dit plus long encore aux « neveux » que le talent, si considérable fiil-il, de l'auteur des Corbeaux el qu'il a, en plein Paris, une valeur d'amende honorable {)ublique. Aucun de nous, en elTet. ne s'est vu disputer plus rudement par les intermédiaires le droit de produire et de se manifester
HENRY BECQUE H
sur les scènes de noire langue. A ce titre il est l'ar- chétype de l'auteur dramatique français au dix-neu- vième, et sa vie est le poème de ce qu'on endure dans le négoce. Le buste en fixe la légende.
Léon Dierx, qui demeurait non loin de l'édicule, avait entendu sur son refuge un mol de liti batigno- lais qu'il se plaisait à conter. Des provinciaux, arrêtés devant le portrait de marbre, se demandaient entre eux quel était le personnage célèbre dont il était l'image. — Henry Becque ? Oui est-ce ? Ou'a-t-il fait ? — Et le nom ne leur disait rien. Le gavroche les tira d'embarras.
— Cherchez pas, fit-il, c'est celui dont on refusait les pièces.
Et on ne caractérise pas mieux l'idée publique d'une statue. C'est le commentaire du : « hein, quoi », mis en œuvre par le statuaire.
A la vérité, l'écrivain ne supportait pas en stoïcien exemplaire Tostracisme deux fois cruel — car il était pauvre et vivait de sa plume — qui l'écarlait ou l'éliminait de l'affiche. Cet Aristide ne tendait pas de bon gré la coquille au paysan. Il se défendait des ongles et du rostre. Comme il était doué de l'esprit de trail, il laissait dans le dos, à ceux qui le lui mon- traient, la flèche barbelée du sarcasme et les forçait ainsi à se retourner, un peu pâles. Les mots d'Henry Becque formeraient, réunis, un recueil d'anas où grimaceraient des têtes béates et même consa- crées. — On m'accuse, disait-il, d'avoir la dent dure. Cesl de celle qui me manque sur le devant et qu'ils m'ont cassée à coups de pierres.
II avait traîné pendant plus de dix ans de porte en porte théâtrale cette La Parisienne, tenue aujour-
4 SOUVENIRS D UN EMANT DE PAUIS
(l'hui pour le paninij^on de hi roun'die moderne, cl il n'avait dû (jn'à la sagacité d'un amateur de la voir représenter de son vivant et toute espérance perdue.
C'était en i885 et comme il datait de 1887, il avait donc quarante-huit ans lorsque lui échut celte au- haitie. Il y avait pourtant trois hivers que par la >enle force du talent il avait, en passant sur le venlrr à Kmile Perrin, enfoncé les barrières de la Comédie- Kraneaise, enlevé comme à la baïonnette les ieno- barbes du (^.omilé absurde de lecture el donné aux Lettres celte superbe élude : Les Corbeaux, où nous ressuseitail un lîalzae, ni |)]us ni moins. Dans tout autre pays que le nôtre riioiume de ce chef-d'o'uvre eût été, le lendemain de la première, comblé d'hon- neurs et de fortune, el tous les lustres auraient lin- Imnabulé son nom. Nous ne filmes pas cent dans la salle el di.\ dans la pressée saluer l'évidence de celte maîtrise. Kmile Perrin redressa son ventre prépo- tent, les vieilles barbes d'airain reformèrent leur carré, et tout fut dit el consommé ainsi qu'il est écrit par le Dieu qui, sur les pièces de cent sous, mais là seulement, protège la France. El Becque en revint à ses épigraniine.s.
L'amateur (pii, après la chute de Les Corbeaux et sur la foi de cette chute même, s'emballa pour le grand méconnu, était un jeune alToIé de IhéAtre (jui, pré<-urseur d'.André Ant<jine, avait réuni une troupe de cercle pour jouer la comédie et e.xcellail lui-môme à ce jeu. Il s'appelait Fernand Louveau. Je le voyais souvent a l'Odéon pcMidant les répétitions <lc Le .\oni el je ne me doutais guère qu'il allait, à son tour, de- venir sous le nom de Fernand Samuel, l'un des direc- teurs les plus libéraux, ou les moins illibéraux, si
HENHY BECOUE
VOUS voulez, de nos scènes parisiennes. Il m'apprit un jour qu'il venait d'acquérir Ic'bail du théâtre de la Renaissance et que la première œuvre qu'il voulait y monter était du vaincu de la Comédie-Française. 11 était allé la lui demander le jour même, et il la te- nait par traité. La seconde, avait-il ajouté crânement, sera, j'espère, du vaincu de l'Odéon.
— Vicirix causa diis plaçait sed uicta Catoni, lui avais-je répondu, et vous êtes Galon lui-même. — Oh ! ces débuts des directeurs, ils sont frais comme l'aurore. Que j'en ai vu chez moi les mains pleines de fleurs et les lèvres de sourires, qui à la première centième décrochée dans le stade où on les décroche, avaient oublié jusqu'au nom que je leur faisais pas- ser sur ma carte. C'est au théâtre que le mot de Nisard est vrai et qu'il y a deux morales, celle du succès et celle du four, car le directeur, lui, est tou- jours le même, et il n'en est pas sorti de l'arche de Noé deux types de l'espèce.
La comédie que Fernand Samuel avait rapportée de sa visite à Henry Becque était La T^arisienne, écrite, je crois, avant Les Corbeaux, et que tous les directeurs lui rendaient sans, je l'espère pour eux, l'avoir lue. Si elle ne fut pas le premier spectacle de la Renaissance, elle en fut le deuxième; el l'effet, cette fois, se dessina si considérable que les industriels du métier en blêmirent et que le trouble régna dans les ateliers à façon dramatiques. Était-ce là ce qu'à présent le pubhc demandait? Fallait-il désormais « faire du Becque » pour rallier les moutons panur- giens de M. Payant, pasteur mobile de la Recette? Et les contrefacteurs se décidèrent vile, ils « trous- sèrent » des « Parisiennes », ils en troussent encore,
1.
i; souvENins n un knfant de i»ai<is
el cela sur les scènes m("^ines où le lype et modèle avail «'tè acrueilli |>ar les oxporl.s à coup «le manche à balai pemlanl <ii\ ans, vonsdis-je, comme un chien qui pisse sur la porlc
<< Mou cher ami. mécrivail mon compap^non de lulle el de déhoires, je sors de la risce universelle. Il paraît cpi'on en sorl. Ils me donnent aujourd'hui (in: maître ! C.ourage!... »
llenrv Becque, je le répète, à riieure du Iriomplic, avoisinait la cinquantaine. Robuste encore d'appa- rence el même comme rajeuni par les palinodies co- casses d'une critique désorientée, qu'il comparai! aux zig-zai,^s du canard décapité, il ne se sentait pas moins usé prématurément par la vie de coups de poinii^s donnés et reçus de son demi-siècle de pugilat littéraire. Il m'enviait la philosophie joviale que j'opposais à l'éternel philislinisme, et il ne se con- solait pas de la perle des belles années.
— Si encore l'Ktat nous payait nos dettes, hein, quoi ?... s'é<uiail-il, rien que ça, Bergeral, nos dettes !...
Il advint (pio son V(eu fui à demi accompli. Le timon de l'Inslruction Publique était îdorsaux mains d'un parfait lettré, an libéralisme militant et qui, phénomène extraordinaire, <'stimail que les réformes [>roMiises par la r»(''publi(jMe sont applicables aux artistes comme aux autres contribuables. Il connais- sait l'œuvre d'Henry Becque et savait (ju'elle impor- tait au règne. Léon Bourgeois lit donc un geste, et La Parisienne rentra là où Molière lui-même s'étonnait de ne pas la voir, soit chez lui, avec ses trois hommes du quatrain, le mari el les deux amants classiques. 11 y eut quelque chose de violé à la Co-
HENRY BECQUÉ 7
rnédie-Française, oui, et à qui le dites-vous, mais ce n'était que le règlement, qui "n'a plus une place in- tacte du reste sur le corps et en rend pour les débor- dements à Messaline. Grâce à Léon Bourgeois, l'Etat paya ainsi à Henry Becque, non pas ses dettes, mais la dette publique, et, de ce jour d'abus et de justice, Molière s'embêta moins dans sa solitude : il eut (( à qui causer » comme eût dit la bonne com- mère Laforest, reine des critiques sûres.
Vous ne supposez pas une minute, n'est-ce pas, que les mardistes, légion sacrée de la routine, firent bon accueil à la pièce imposée à leur ignorance sé- lective ? Ils ne le pouvaient pas sans nier eux-mêmes l'institution, d'ailleurs antinapoléonienne, des abon- nements, qui les arme du pollice verso des ves- tales. L'abonnement récalcitra, mais La Parisienne enleva le parterre, et tout est dans le parterre. Peu d'ouvrages ont, au théâtre, influé aussi vivement sur la production dialoguée d'une, et même de plusieurs générations d'auteurs dramatiques, puisqu'aujour- d'hui encore les comédies à la mode ne sont que des succédanées de cet original, et, en vérité, pas autre chose. Henry Becque n'en tira pourtant que des avantages platoniques et il ne put descendre d'un étage, dans la maison où il logeait, son lit de fer et sa chaise de paille. En vain, après Fernand Samuel revenu de ses aurorales illusions, André Antoine reprit-il la bataille et fit-il de La Parisiennela pievre angulaire de son Théâtre Libre. Les admirateurs s'accroissaient en nombre et en qualité et la pièce fondait école, même à l'étranger ; mais il était trop tard, sinon pour la gloire, pour les profits du moins qu'on en retire de son vivant. Il faut réussir
s SOl'VKMUS l> IN KMAM UE PAHIS
jeuno. ou lU* romplfr (|ii<' siii- le marine des sl«''Ics.
IliMiry |{t'(M|U(^ avait encore en (xtrlefenille une j4:ran(le eoin^'die «|ui dcvail «''Ire le pendant de Les Corbeau.v et iivait parallèlement pour litre : Les Po- lichiiu'lles. Klle était inachevée et elle est restée t<-lle. il se passa autour d'elle, pendant ses dernières années, la même pas<iuinade que, depuis lors, autour de Chanlecler. Tous les IhéiMres d'ordre s'en dispu- taient riionneur et la primeur, et, ravi de ce zèle boiilVon. il ne la refusait à personne. — Les Polichi- nelles sont à vous, ou plutôt ils le seront dès que je les aurai terminés — Et tous les programmes de saison d'attacher à ce clou leurs boniments.
Ce fut sa dernière épigramme et la plus mordante, hein, quoi ?
II
Avant la guerre, et même après encore, lorsqu'on prononçait le nom de M. Henry Becque dans un mi- lieu je ne dis pas littéraire, mais parisien : « Ah ! oui. disait-on, l'un des trois de l'KcoIe Brutale. » L'Kcole Bi-utale avait été découverte et baptisée par M. Francisque Sarcey, M. Barbey d'Aurevilly avait repris le mot, on ne sait trop pourquoi, et lavait consacré ; et la désignation avait fait fortune. Or, il n'y avait certainement point école s'il y avait bru- talité, car aucun des trois jeunes gens gioupés lit- térairement de la sorte ne se connaissait, ne s'était vu ni parlé, et chacun d'eux travaillait isolément, selon une esthétique propre.
HENRY BECOUE 9
Ces trois débutanls étaient, Alfi'cd Touroude, au- teur du Bâtard, mort depuis à Alger, de la phtisie ; Henry Becque, auteur de Michel Pauper, et enfin votre serviteur. Notre brutalité, selon Francisque Sarcey, consistait en ceci que, étant donnée une si- tuation scabreuse, nous nous plaisions à l'attaquer de face et résolument, ainsi que faire se doit. Grâce à cette horrible accusation, nous fûmes tenus à dis- tance par les directeurs comme de simples lépreux de la vallée d'Aoste. Touroude mourut, Becque se ramassa dans son coin et, moi, je passai à d'autres exercices. Mais le temps marcha et le naturalisme vint : nous avions joué les Saint Jean-Baptiste de M. Emile Zola. Toutefois si l'on reprenait aujour- d'hui l'un ou l'autre des ouvrages incriminés et taxés de brutalité, ce serait Dorât lui-même qui descen- drait du ciel, une couronne de roses à la main pour les désigner à M. de Monlyon.
Il n'est pas douteux cependant que, sur ces trois « jeunesses », deux au moins étaient nés pour le théâtre et très richement doués. Je ne vois pas qu'aucun des nouveaux venus ait signé de meilleures promesses de talent queAe Bâtard deTouroude, et le Michel Pauper de Becque. C'était fougueux, hardi et brave, et cent qualités y crépitaient dans le dia- logue. Les Corbeaux sont encore de ce temps- là, puisque Becque les traîna douze ans, de théâtre en théâtre, sans qu'un seid ait eu le courage de braver la critique de Sarcey et de casser son jugement. Dix ans d'attente, de lutte, de démarches sans nombre, de tristesse et de misère peut-être, pour arriver à pro- duire en France, dans le pays des lettres, une œuvre d'art ! O puissance des mots ! Bect[ue était un brutal
10 sorvENiRs n un enfant m-, i-ahis
Jo n'avais vu. Ac ma vie, mon.coiirii'io en hiulalilr lorsqu'un jour je reçus sa visite à la Vie iniHlmw. Harassé île eelle joule de dix ans, mais non décou- ragé, car Recque était dune trempe d'Iienule, il ve- nait me parler de ses Corbeaux. « Je suis décidé à les pul)lier dans un journal, me dit-il. Mais quel direc- teur voudra assumer cette responsabilité de prendre du liecque à son rez-de-cliaussée? Tous lesdirecleurs sont les mêmes, soit qu'ils mènent une scène ou une feuille. » — « J'en sais un |)0urtant, fis-je, qui n'a pas peur des braves et même des téméraires. » El je l'envoyai au Voltaire. Le lendemain, l'atlaire était conclue entre M. Jules Laffite et l'auteur, et c'est le journal qui aurai! eu la jirimeur des Corbeaux si, par une coquetterie de noyé, Becque n'était allé dé- poser son manuscrit dans le seul théâtre dont il n'eût pas courtisé le concierge et son petit chien de|niis douze ans.
Miracle inouï, prodige sans précédents, fait hyper- bolique et fabuleu.x, Henry lîecque fut admis à lire les (^orheau.r devant les huit grands prêtres de Scribe et leur Sarastro: et les huit grands prêtres et leur Sarastroli; reçurent à corrections. Becque unissait à la force d'Hercule la ruse de MercJire : il lit semblant d'obtempérer à ces corrections, obtint qu'on les lui désignîU, et revint deux mois après soumettre son tra- vail à ses juges. A certains passages il enflait la voix et clignait de r<eil pour leur faire comprendre que la il avait modifié, coupé, ou allongé selon le dogme de Scribe et obéi aux injonctions du collège. Il fut reçu : ces grands prêtres étaient Haltes de tant de déférence. Becque n'avait pas changé un iota de son premier texte, ce par oii il démontre qu'il était
HENRY BECQUE U
aussi bien doué pour la comédie que pour le drame. j\îais sa malice ne lui servit ii rien, et pendant les répétitions les sacro-saints gardiens du feu prirent leur revanche par ce que l'on appelle : des coupures de théâtre. Les Corbeaux n'arrivèrent au public que déplumés et le bec rivé. Voici comment je protestai dans le Voltaire au nom des lettres contre cet attentat subventionné.
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Il est heureux que Scribe soit mort avant la repré- sentation des Corbeaux de Becque, car il n'aurait pas passé la nuit, ce soir-là. Mais à défaut de Scribe il nous reste la critique que ce grand homme nous a faite, la bonne critique, un tas d'Aristotes, qui pen- sent que le théâtre a ses règles comme le jeu de l'oie. La première de ces règles, celle pour laquelleS cribe se serait laissé écarteler, c'est la loi de sympathie.
Parlons-en de la loi de sympathie. S'il est une loi d'art non seulement facultative, mais contestable, c'est celle-là. Elle n'a d'autre raison d'être que celle que lui prête l'attrait du contraste. Il peut être avan- tageux, dans une situation, d'opposer un personnage sympathique à un personnage antipathique, mais ({ue l'on y soit toujours forcé, jamais de la vie ! Un beau coquin, bien triomphant, est un objet d'étude aussi intéressant, soit-il sans repoussoir, qu'un ange blanc sur un fond brun Van Dyck.
Je dirai même plus : le véritable artiste évitera le repoussoir; il tiendra à modeler son coquin en plein
12 .snr\i;Ml<S I» U.N I;MANT DE PAIIIS
air, sans arlilicc de clair-obscur. (Vosl oc (pia os«' faire Henry lUMMjiie dans ses Corbeaux. Il s'csl dé- fendu passionnément d'opposer à Teissierel à Bour- don l'un de ces militaires pleins d'honneur et de dé- licatesse (pii inlei-vicnnenL à l'heure dite pour démas- quer leur fripon et essuyer les larmes de la jeune fille. Dans la vie réelle, ces militaires n'existent pas: en ait dramatique, ils sont niais et ne satisfont que l'idéal des caholins, relapeurs de scénarios et scribo- lAtres.
I)ussé-je en périr, jamais je ne me lasserai de ciicr <|ue le public n'est pas appelé à collaborer aux œuvres de théîllre. .le ne suis pas de ces ciiliques qui recon- naissent au spectateur le droit de caser « soii ingé- nieur »dans nos conceptions. 11 n'est pas là pour dire comment il aurait traité, à la place de l'auteur, la silualion c[ue cet auteur lui propose; il est là pouu décider si cet auteur a tiré tout le parti (»ossible, selon son propre tempérament, de la situation pro- posée, et voilà tout. Et j'en dis autant des cri- tiques, mes confrères, qui tournent au gâtisme péda- gogique avec leur sympathie pleine d'escargots. 11 faut en finir avec cette furie du tout fait, du tout appris et des règles. Quelles règles ? Je n'en connais pas d'autre que la grammaire. Ah ! ça, est-ce que vous vous imaginez qu'il a tout moissonné, votre Scribe, et qu'après ce bourgeois, il ne nous reste plus qu'à tirer la langue?
Henry Hecque, ayant un sujet triste à traiter, n'a pas éprouvé le besoin de l'égayer. i\ofi pas que la recette ne fût pas à sa disposition : il pouvait, tout comme un autre, faire bondii- des fantoches au tra- vers de son drame; mais il a jugé que s'il égayait .son
HENRY BECOUE 13
sujet, son sujet ne serait plus triste, et, comme il le désirait triste, il ne l'a pas égayé. J'aime cette vo- lonté simple. Avez-vous lu Cœur simple, de Flau- bert? Dans Cœur simple, Flaubert s'était proposé de rendre la vie grise, monotone et sans accidents aucuns, d'une vieille fUle de province. Il pouvait y faire intervenir le Grand-Turc. Il ne s'y est pas ré- signé. C'est pourquoi Cœur simple est un chef- d'œuvre. La critique n'en a pas soufflé mot, par- bleu !
L'unité de ton dans les œuvres de théâtre, ainsi que dans toutes les œuvres d'art, est ce qu'il y a de plus difficile à obtenir. Le génie même ne la donne pas toujours : elle est le produit de la conscience. Je ne sais rien de plus consciencieux que Les Corbeaux. J'y sens, entre les scènes, presque entre les répli- ques, des sacrifices sans nombre faits par l'auteur à la seule vérité. Si jamais pièce a eu le droit d'être représentée telle qu'elle était écrite, c'est celle-là. Il y a là travail de mosaïque, et la seule équité exi- geait que les moindres petites pierres en fussent respectées. Il n'en a rien été cependant et Henry Becque a dû se laisser dégrader. On lui a coupé des scènes entières, et la critique a trouvé cela très bien, elle a applaudi à cet émondage opéré de force par des jardiniers en chambre. Ah bien, c'eût été quelque chose de propre à voir qu'un jeune auteur résistant à l'expérience consommée du monsieur qui est là pour représenter tous les gouvernements qui se succèdent en France et qui, par conséquent, doit s'y connaître en proportions scéniques ! Je dois être un exécrable critique, car je trouve que Becque a eu tort de céder et de se laisser manquer de respect
2
11 SOUVENIRS D IN K.NFA.NT DE l'AHIS
arli>li(|iio. La srène où (laslon parodie les gestes et allures de son père esl liés lionne et livs nécessaire; elle expli(pie à la lois le père, le fils el la iaraillc et elle caraclérise le temps où l'action se passe, nos niu'urs et notre monde renversé. Si le contraste (|u elle forme avec la mort est violent. Tau leur n'a pas transgressé son droit en le faisant tel, el d'ailleurs personne ne prévoit la mort subite de Vigneron à ce moment. Hien plus, c'est grAce à cette scène (jue l'au- teur éloigne du spectateur toute idéeel tout soupçon de cette apoplexie foudroyante, et par conséquent qu'il en ménage rcllel et en augmente le désastre. Si Hecque ne s'est pas donné la peine d'expliquer to>it cela à ses émondeurs, c'est qu'il a pensé «ju'il y per- dait son temps. D'ailleurs il voulait entrer dans ce cloître de la rue Richelieu, ils'estlaissé tondre comme un simple Clodomir.
J'en dirai autant de toutes les modifications, sans exception, qu'il a dû se laisser imposer, et de toutes les tonsures qu'il s'est laissé faire pour dire la messe à cet autel du dieu Scribe. La phrase où Blanche tu- toie son amant el fixe de la sorte le degr('' de leurs relations inconnues de toute la famille est une phrase théâtralement nécessaire, (pii suspend lefiel de cette révélation sur la scène du troisième acte et en prépare l'angoisse. La scène où Mme de Saint-(ienis essaie de détacher par des conseils horribles et des insinuations infâmes la pauvre Blanche de son fils esl traitée par mode de progression, avec infiniment dartet de tact, et j'estime que, d'en retirer un mot, c est ébranler tout l'échafaudage, La scène enfin où le notaire Bourdon ajoute le plus funèbre de tous les ciis à son croassement de corbeau, le cri de la
HENRY BECOUE
fausse piété, au quatrième acte, devait également être sacrée pour de véritables artistes de lettres, car elle parachève l'étude et la couronne de ce quelque chose de plus qui est la marcpie des talents élevés. Or, toutes ces scènes ont été tronquées, trouées à jour et scribouillées. De quel droit, de quel droit, de quel droit ?
Il y a eu un temps, en France, où un Fréron n'au- rait pas permis de tels massacres de la pen.sée sans protester, et le jour approche où le public se char- gera lui-même de nous sauvegarder notre liberté contre les coupeurs de chiens et les tondeurs de chats qui vont en ville.
En attendant, le public que nous avons, averti par la critique qu'il doit siffler, vient siffler, même aux coupures. C'est le même que j'ai vu, à la pre- mière à' Henriette Maréchal^ reconduire Horace et Lydie de Ponsard, qu'on donnait en lever de rideau, croyant que c'était le premier acte des Concourt. Il préluda, ce soir-là, aux mardis de M. Perrin.
On a reproché aux Corbeaux de manquer d'intérêt et de trop nous mettre sous les yeux l'ingrat spec- tacle de la vie réelle. Mais les hommes d'affaires n'habitent pas l'azur, que je sache, et les corbeaux ne planent point. Quant au défaut d'intérêt, je regrette que personne n'ait fait ressortir l'art extrême avec lequel Henry Becque extrait un drame poignant des événements les plus simples et les plus ordinaires. C'est par l'intérêt au contraire que l'œuvre vaut, et de ce côté il y a tour de force. Point d'artifices, point de ficelles. Nulle double porte, aucune lettre perdue. Rien de ce qui fait pâmer les imbéciles aux pièces de M. Sardou. L'émotion ici naît du choc des caractères
li; aOUVEMUS DIJN liM AM l)L l'AUIS
à la situiilioii. Los secousses inléi'ieiiros sorlonl et se Iraduisenl par îles cris vrais, toujours humains et d'une justesse pointilleuse. Gomme il traitait un thème actuel, sur une donnée exacte, le prosateur sest garé de la poésie, il a évité l'écueil du couphît héroïque, de la réplique détonnante, des effets d'ac- teur, et c'est ainsi (|u'il a obtenu cette unité de ton dont je le complimente plus cpie de tout le reste.
Ne vous y trompez pas, des pièces comme celle-là, depuis Emile Augier, on n'en fait plus. Libre à vous, d'ailleurs, de lui préférer le Monde où Ion s'ennuie et autres œuvres faciles à monter en voyage. Libre à vous de n'attendre de notre art que des titillations légères propres à accélérer les digestions lourdes et à précipiter la circulation du sang. Trahit sua quem- ijue voluplas, dit le poète, et pour un morceau comme Les Corbeaux, 'je donnerais sans regret vingt pièces au choix dans le répertoire contemporain.
Les comédiens ,dont il faut toujours parler, même lorsque l'on n'a plus rien à en dire, ont été fort braves. Je ne dirai jias qu'ils l'ont sauvée, mais bien qu'ils se sont montrés dignes de l'interpréter. Mlle Reichemberg s'est taillé un triomphe dans le rôle de nianche. Mlle Barretta a parfaitement incarné celui de Marie, et Mlle Pauline Oranger, en Mme Vigneron, s'est enfin imposée à la Comédie-Française. Thiron et Kcbvre méritent encore les bravos dont ils ont été assourdis à la jiremière. Enfin cette courageuse étude a été courageusement jouée. Le |)ubli<; seul a caponé.
HERMINIE
Il serait presque insolent de dire à des liseurs français que La Princesse de Clèves est un chef-d'œu- vre de notre langue. C'est même un classique du roman et le premier du genre psychologique par or- dre de date et de valeur aussi peut-être. Pour mon compte, je lui donne le pas de gloire sur V Adolphe de Benjamin Constant, fort morceau, j'en conviens, d'autobiographie passionnelle, mais d'une intellec- tualité moins haute et un peu suisse, disons, pour rire un peu, mon cher Bourget, suisse de nymphe émue, si j'ose risquer cette rapinade. La Princesse de Clèves se signale par une tenue de race dans le style, attendrie d'une pudeur d'âme dans l'analyse, où s'unissent les deux génies antagonistes du couple de la pomme. On ne trouve que là, en art littéraire, cette impossible fusion des génies des deux sexes,
2.
IS SOL VLMUS n UN EMANT DK l'AUIS
rt^ve de l'amour inrine. «luc la nalure refuse à la so- ciété el (ju'iiivot|ue en vain rulopie poétique. Le mâle y parle femelle et la femelle y parle mtUe, el tel est l'attrait de ee livre unicpie qu'il faul appeler : le roman de l'honnête femme moderne.
Ouoi qui! en soit, à tort ou à raison, je lui ai tou- jours attribué celle portée philosophique. Cet exlra- oi'dinaire La Rochefoucauld, dont l'œuvre contient, en cent pages à peine, tous les Schopenhauer et les Nietzsche de la terre, se démasque à chaque tour- nant de page de l'élude, el le peintre, pour ainsi dire, collabore, de louche en louche, au portrait qu'il pose à son illustre maîtresse sous le nom de duc de Nemours.
J'avais toujours été tenté de porter La Princesse de Clèves à la scène, étant ainsi fait, pour mon mal- heur, que rien ne mapparaîl d'aussi tragique que l'élat de la femme chrétienne dans le mariage mono- gamique, tel que les lois l'imposent à la famille oc- cidentale. Il y a là une réglementation arbitraire des choses de l'amour que tout dément sous le soleil et qui fait de ce qu'on entend par : l'épouse fidèle, la plus douloureuse des martyres. Aimer ailleurs que devant prêtre et notaire, lorsque l'on y est contraint par la force obscure qui mène le momie et les espè- ces, c'est recevoir de la fatalité le plus rude coup qu'elle assène sur les douces nuques chevelues. Le roman df M nie de Lafayette exhale immorlellemenl la plainte de la fille dKve à ce sujet et les fils d'Adam n'en ont pas encore entendu une plus profonde ni une plus fière.
C'est ainsi que j'avais écrit I/erminie, el pour me soustraire à cette plainte aux retours tendres, car
HERMINIE 19
cette pièce n'est autre, pour le thème et les person- nages, que La Princesse de CUwes deux siècles après. Comme aucun critique ne parut s'en douter, je dois croire que j'y ai trahi bien fâcheusement Mme de Lafayette, La Rochefoucauld et même Segrais puis- qu'on veut qu'il y ait collaboré.
Tel ne fut pas, pourtant, l'avis de La Rounat qui, au cours même de ces répétitions affolantes de Le Nom, voulut connaître mon nouvel essai et le reçut séance tenante en me traitant de : Dumas fils, in- jure délicieuse. 11 va sans dire qu'après la tatouille odéonique reçue sur ma pièce normande, je lui épargnai le regret de me le rendre. Il m'en eut d'ailleurs un gré infini et il me citait parmi les gens courtois de son temps. — Caractère atroce, l'animal, oui, disait-il, mais un gentilhomme. Il m'a retiré l'autre de lui-même.
Le rôle de la princesse (Herminie) avait été tracé pour Sarah Bernhardt qui, avant son exode en Amé- rique, m'avait engagé à travailler pour elle. C'était le temps héroïque de sa brouille avec Emile Perrin et elle voulait chiper les poètes à la Comédie-Fran- çaise. — Je serai votre muse à tous, disait-elle, suivez-moi !
Comme elle se trouvait alors à Vienne, je lui écrivis que j^avais un ouvrage à son service. Elle me répondit aussitôt par dépêche :
« Accepte de tout mon cœur. Serai à Lyon le i5, « resterai trois jours, envoyez-moi rôle à lire ou (' pièce, si possible. »
Ce télégramme dans la poche, j'allai d'abord au Vaudeville et j'y trouvai son directeur sous le péris- tyle, au bureau de location à laquelle il présidait en
20 SOUVIiMrJS 1) ÏN KNFANT DE PAUIS
porsoniu'. (""(Mail H.'iyinmnl Doslaiulos. 11 esl dans h; Larousse.
Raymond Dcsiandes ne méconnaissait pas, mi^nie de nom. Il voulul bien m'en assurer du Ion palernel donl noyer-C.ollard disait aux candidats à l'Aca- démie : — Je ne lis pas. je relis. — Et, sans ni'ari(Her à celle circonstance que j'avais eu déjà deux pièces sur rafficlie de son propre IhéAtre, je le priai de m'ac- corder un rendez-vous i)our lier connaissance, ■' fnl- ce nuitamment », ajoulai-je. 11 me le fixa au :>0 jan- vier (1882), à neuf heures du soir, dans la rotonde directoriale où, pendant les soirées d'Ange Bosani, nous nous étions lanl amusés, Armand Silvestre et moi, à voir Carvalho déj^^ainer contre le « fascino » par la fenêtre.
Je ne sais si vous vous souvenez que ce 26 jan- vier 1882 est la date où le Grand Ministère tomba avec son chef, Léon (Jambella, comme h peu près l'Incorruptible au «j thermidor, llerminie aussi. Un malheur n'arrive jamais seul. Pourquoi la Conven- tion requiii^na Robespierre, le Parlement Gambella et Raymond Deslandes Ilerminie, c'est ce dont les dieux décident après boire, quand ils .sont un peu saouls, dans l'Olympe. Les mortels n'y comprennent rien, car ils ne savent si une pièce est bonne ou mau- vaise que sur constat de représentation, et encore, dit la Saj^esse — L'affaire réglée ainsi sur place par les codirecteurs — car ils étaient deux, le frère cadet d'Eugène Bertrand, des Variét(''S, et celui qui esl dans le Larousse, je leur demandai, pour dire quel- que chose, s'ils n'attendaient pas une pièce de Sardou pour leur hiver ? Ils me l'avouèrenlà l'envi, et debout, comme on chante La Marseillaise. Surpris de ma sa-
HERMIME 21
gacilé ils me pressaient de leur dire comment je l'avais deviné. — En vous voyant, fut ma réponse souriante. Tous les directeurs nés, et de tous les temps, ont le profil scliéraalique de l'industriel qui attend une pièce de Sardou. Vous le dessinez à gauche et à droite. Mais de dos, c'est l'occiput de 1 imprésario caractéristique qui, pour la pièce de Sardou, rêve d'avoir Sarah Bernhardt. — Nous l'avons, firent-ils à l'unisson. — Moi de même, — et j'exhibai ma dépèche de Vienne. Ils en furent trou- blés et tout (( choses », ayant, eux aussi, des dépêches similaires sur lesquelles ils paraissaient compter comme La Chaire sur le billetde Ninon. Je dois dire que, s'excusant sur des préoccupations politiques qui les avaient empêchés, peut-être, de comprendre l'ouvrage, ils me prièrent de le leur laisser quarante- huit heures. Mais j'avais écopé pour Pèi^e et Mari de la même manière et dans le même bureau, et je ra- menai mon ours à la longe au bruit de l'écroulement du Grand Ministère.
Entre le 26 janvier et le i5 février, date de l'arri- vée de Sarah à Lyon, il s'ouvrait encore un laps de vingt jours que je résolus d'utiliser au placement de mon travail et je rendis visite à « celui )i du Gym- nase. C'était Victor Koning II est aussi du Larousse à titre de « collaborateur célèbre ». Je crois qu'il ve- nait de la Bourse, grande ou petite. Il lui était im- possible, à lui, de m'ignorer, car nous avions colla- boré à plusieurs papiers publics et notamment au Paris-Journal d'Henry de Pêne où il tenait la ru- brique de soiriste. Je lui rappelai une pelisse magni- fique où il s'enfouissait à cette époque, et qui le pa- rait des apparences d'un boyard ou d'un samoyède,
22 SOUVENlhS l» UN KNl-AM DE l'AHlS
ad lihilnm. Il mo répliquîi par le souvenir de « la lOle (le loup » que jarborais romantiquemenl ù celle époque, el nous fûmes tout de suite camarades.
— Je ne vous «ache pas, lui dis-je, en lui remet- lanl le rouleau, que la pièce vieni dT-Ire refusée au Vaudeville.
— Par Haymotid I>eslandes, hein .' Alors revenez dès demain matin, je l'aurai lue ce soir. Fichtre, vous vous prémunissez tout de suite de la recommanda- tion la plus imposante ! Quel malin vous êtes 1
Le lendemain donc, après m'avoir fait civiliser ma tête de loup par le propre coiffeur de Victor Ko- ning et aromatisé d'essences élégantes, je me présen- tai à son huis. — A la bonne heure, s'écria-l-il. vous avez la tête k succès !
— J'avais oublié de vous dire honnêtement que si la pièce a été retoquée par Raymond Deslandes, elle a été reçue par Charles de La Rounal.
— Ça, c'est embêtant. Mais ça ne fait rien. J'ai lu, je vous l'avais promis, quoique ce fût parfaitement inutile. Un bon directeur ne doit jamais lire un ma- nuscrit. Les pièces ne valent que par linterprélaliou. La vôtre s'adapte à ma troupe, tout est là. J'ai pour ses divers rôles les comédiens qui leur ronvionnenî, Saint-Germain, Marais, Guitry, Marie Magnier, qui est si belle; on pourrait lire demain aux artistes, si...
— Si?
— Si j'avais la créatrice idéale, nécessaire, in<liî- pensable, sine f/iia non, de l'héroïne.
— Kxisle-t-elle ? fis-je, l'œil ouvert à la méfiance.
— Oui, elle existe.
— C'est Sarah Bernhardt, n'e.st-ce pas?
— Vous le reconnaissez vous-même. .Sans Sarah,
HERMINIE 23
point d'IIerminie ; avec elle, on répèle tout de suite.
— Alors, voici. Et je lui tendis le télégramme.
— C'est bien joué, applaudit-il ; c'est du théâtre. Je ne m'en dédis pas. Je vous prends l'ouvrage. A pré- sent, allez me la chercher.
— Qui ?
— Mais Sarah Bernhardt. Et surtout ne perdez pas de temps. Je n'ai à vous donner que la place libre en ce moment sur ma scène. Tout le reste de ma saison est promis.
— A Sardou, n'est-ce pas ?
— Naturellement. Vile, courez à Lyon et revenez par le rapide. 11 y a un restaurant dans le train. Je vous attendrai à la gare, tous les deux. Nous mar- chons à une centième.
Je le regardai, et regarder Koning c'était le com- prendre. 11 ne trompait pas. C'était bien de la petite Bourse qu'il venait, le célèbre collaborateur. Il avait la gaîté féroce de ce ghetto d'affaires. Le type était nouveau alors en direction et, auprès de lui, le brave Raymond Deslandes n'était plus qu'une mazetle de vieux jeu à demi culotté de grègues du père Mon- tigny.
— Soit, relevai-je, j'y vais.
— Où?
— A Lyon.
— Ça tient. Un conseil d'ami avant votre départ. Si le rôle d'Herminie doit être joué par Sarah Ber- hardl, il faut modifier le dénouement de la pièce. Dans votre version, c'est le mari qui meurt, nest-ce pas?
— Oui, comme dans le roman.
— Ouel roman ?
:>4 SOUVEMHS D LN ENFANT DE PARIS
— La Princesse de Clives, de Mme de La Favelle.
— Possible, mais je m'en fous. Nous sommes au Ihéâlre, et, au Ihéàlre c'est Sarah qui doit mourir. Du reste, elle vous le dira elle-même. Depuis La Dame aux Camélias et Froufrou, elle meuil elle- même dans tout son répertoire et elle n'en laisse le soin à personne. Tuez Herminie, l'affaire n'est faite qu'à ce prix, de mon côté comme du sien. Ouand partez vous ?
— Dans trois jours, selon la dépêche.
— Mais vous avez le temps de m'apporter un autre cinquième acte. Trouvez une jolie mort pour elle. A bientôt, mon cher, et merci d'avoir pensé au Gymnase.
J'avais dans Le .\om marié des immariables. je tuai la Princesse de Clèves, et son cadavre déposé chez le jeune et intelligent directeur — c'était son épithète homérique — je pris le rapide de Lyon.
II
UN POÈME EN PROSE DE THÉODORE DE BANVILLE
Mon voyage à Lyon, pour ramener Sarali Bern- hardl au théâtre du Gymnase, afin qu'elle y crée le rôle d'Herminie dans la pièce de ce nom, reçue par Victor Koninjjf sous cette condition expresse et sine qua non, est l'un des souvenirs de ma vie que j'évoque aux heures de marasme, d'abord parce qu'il est gai et ensuite parce qu'il a été célébré par Théodore de Banville dans le Gil Blas du 28 mai de l'année même, 1882, en une chronique dont on peut dire qu'elle est un véritable poème en prose. Du reste, jugez-en, la voici :
... Tenez, je vais vous raconter une fable qui est arrivée pour tout de bon, ce que Courbet en son temps appelait une Allégorie réelle. Cn de nos plus hardis et plus enragés confrères, Emile Bergerat, présente au directeur du Gymnase une grande pièce.
26 SOUVENIRS D UN KNFANT DE PARIS
(jiw \'irl()r h'onin;/ trouve excellente et pdf/'ailemeiil bonne. Donc, il ni/ a plus rjuà la Jouer; La fille le veut bioiK son aiiuinl le respire; pas Vomljre d'une difficullé dans tout cela. Même, par surcroit, il ar- rive qu'Emile Augier, le maître incontesté du théâtre moderne, a lu le drame, l'a approuvé, a même, avec son sens impeccable, indiqué certaines corrections des plus heureuses, et qu'il recommande chaudement au directeur du Gymnase l'œuvre de son jeune con- frère.
Il n'en fallait pas tant, le directeur étant plus con- vaincu que tout le monde, et déjà on allait écrire les hulletins de répétition lorsque, regardant JJergerat avec plus d'attention qu'il n'avait fait encore, le rusé Koning reconnaît sur son front, à n'en pas douter, le signe indélébile dont est marqué le Poète ! Voilà qui changeait furieusement la thèse, et il ne s'agissait plus que de détourner les chiens au moyen d'une tran- sition de génie.
— Eh bien, dit le spirituel directeur, nous voilà d'accord sur tous les points. Seulement, vous le com- prenez comme moi, votre rôle est trop beau pour que Je le fasse créer par une autre artiste que Sarali Bernhardt ! Amenez-moi Sarah Bernhardt prête à répéter, et nous mettons tout de suite votre pièce à l'étude.
Bergeral eut un moment l'air stupéfait d'un homme à qui on demande la lune; mais il ne tarda pas à reprendre son sang- froid. Pour être Joué, que ne fe- rait pas un auteur dramatique ? Si on le lui avait demandé, il serait allé chercher l'Eau qui danse ou la Pomme qui chante; pourquoi pas Sarah Ber- nhardt '.' Il jtrit rongé, monta en chemin de fer, et ar-
UN POEME EN PROSE DE THEODORE DE BANVILLE 27
rivé à une heure du matin dans la ville où la célèbre tragédienne jouait la comédie, il se présenta chez elle, au moment précis oii elle rentrait harassée du théâtre, et où elle sentait dans ses entrailles une faim de can- nibale. Cependant, dona Sol, qui est aussi bonne que belle écouta avec intérêt le jeune auteur, et même lui prit des mains le manuscrit et se mit tout de suite à en commencer la lecture. Le lendemain, impatient de savoir son sort, Bergerat courut chez Sarah; mais naturellement elle était partie. Pour où? Belle de- mande! Pour Sumatra, pour les Bermudes, pour Yeddo. pour les îles Açores, pour Stockholm, pour V Afrique noire, pour tous les pays, et dès lors, par tous les moyens connus de locomotion, Bergerat se mit à la poursuivre, comme dans une pantomime des Funambules ou dans un voyage de Jules Verne. Par- fois ils se rencontraient . se croisaient une seconde, lui dans un ballon, elle dans un astre, au-dessus de la région des tempêtes, parmi les noires ténèbres striées d'or et ensanglantées de pourpre. D'une voix étouffée. Bergerat murmurait : Eh bien ? et de sa mélodieuse voix d'or qui résiste même aux ouragans du ciel, Sa- rah lui criait : Très bien, la scène trois du deux !
D'autres fois, c'était sur l'océan Pacifique, au mi- lieu d'une horrible tempête; montés l'un et l'autre sur des navires prêts à s'engloutir, ils se parlaient sous réclair en feu. Bergerat murmurait : Eh bien ? Et Sarah lui criait : Très bien, la fin du trois ! D'autres fois encore, dans la mer du Xord, près du pôle, ils se croisaient, montés chacun sur un iceberg et guettés par les ours blancs, et Sarah lui criait : Je vois pour le quatre une robe en peluche, d'un rose si pâle quelle en sera verte ! Bergerat avait vu tous les peuples, tous
l't; SOL'VEMHS D LN LNFANT I»i: l'AHIS
les conlinenls. lous les cieu.r, loiiles les faunes, toutes les flores, tous les flots divers; il aurait continué sa course pour arriver à savoir l'opinion de Sarah sur rensenil^le du drame; mais enfin, saisi de remords, il songea à sa bonne et charmanle femme, à son fils Toto, qui peut-être s'était fait avocat {un enfant a si vite fait de mal tourner!) et, de guerre las, revint à Paris.
— Ah ! lui dit le directeur, je suis bien heureux de vous voir. Nous répétons votre pièce demain, à onze heures moins le quart, pour onze heures sans quart ! C'est chose faite, car, n'est-ce pas, vous m'amenez Sarah ?
— Mais non ! fit Bergerat un peu trisle d'avoir parcouru des pags oii le nom de M. Scribe n'est pas connu, et oii l'on mange encore de la chair humaine.
— Alors, dit Koning, désolé, mon cher ami, mais rien de fait.
Et, dis-je, moi, ceci vous enseigne que le métier d'auteur dramatique est un bon métier; mais vous ferez bien d'en chercher un autre, si vous avez besoin d'argent la semaine prochaine. Après le Monde où l'on s'amuse, Edouard Pailleron a écrit le Monde où l'on s'ennuie; mais le Théâtre, vu du côté des coulisses, pourrait être appelé, sans hgperbole : le Monde où l'on s'assied sur des clous el sur des épinc:les noires!
Théodore de Banville.
Je demeurai à Lyon Irois jours, if), iG el 17 lé- vrier 1882, au (Jrand-Holel, où l'hirondelle del'Kdil, qui revenait de Grèce, posait avec sa compagnie ambulante, et pendant ces trois jours, il me fut ;il)-
UN POEME EN PROSE DE THEODORE DE BANVILLE 29
solument impossible de voir Sarah ailleurs qu'aux repas de trente couverts qu'elle y donnait à ses amis artistes, adorateurs, fournisseurs, que sais-je, à tous ceux qu'elle entraînait enfin dans le tourbillon de ses jupes. Banville n'exagérait rien dans sa « ronde du brésilien » hyperbolique et réelle. Si l'aviation avait été découverte à cette époque, elle en eût cer- tainement appliqué, la première, lusage à ses tour- nées déjà aériennes.
On m'avait à grand'peine logé dans les combles du caravansérail, occupé tout entier, et du haut en bas, par les « gens » de cette reine de Saba triom- phante, et j'y couchais entre deux malles de son bagage innombrable, à côté d'un couple de vieux sémites qui la suivaient de ville en ville, un sac de pierreries à la main. Le soir où j'étais arrivé, elle m'avait accueilli comme si je venais de la quitter depuis vingt-cinq minutes, sans plus d'étonnement de ma présence que de celle d'un familier de sa cour ordinaire, et j'avais trouvé mon couvert misa sa table, presque mon rond de serviette, comme au château, en province chez la duchesse. C'est la caractéristique de cette dominatrice-née de tenir pour acquis ceux qu'elle a touchés de sa baguette et, sous son regard dur, classés siens d'un sourire. J'étais de ceux-là depuis la Vie Moderne, et par ma visite à Lyon je rentrais dans l'Arche, à ma case. Quant à l'objet de cette visite, il n'en était même pas question, et, le deuxième jour, je commençai à douter de la dépêche. Était-elle bien de sa main, cette dépêche de Vienne, et attendait-elle sérieusement la pièce dont j'ap- portais le rouleau dans ma valise ?
Je connaissais, pour les avoir vus cent fois rue
3.
3u SOL'VIi.MHi^ l> UN ENTANT l>i; l'ARlb
Forluny, tons le? salellitos de celle i^'Ioirc rayon- nante, el sauf Canrolxrl cl (liranlin, je les retrouvais tous groupés à Lyon, autour d'elle. In seul mêlait nouveau, à qui .lojolle — Georges Clairin - me présenta. C/élail un jeune comédien de vingt-huit ans d'une beauté aleibiadesque et telle qu'Athènes les divinisait au temps de Périclès, de plastique mé- moire. Praxitèle pouvait revenir el rouvrir son ate- lier, il avait en ce Jacques Damala un modèle olym- pien, selon le canon sacré de la forme apollonienne. Elle se dessinait comme d'elle-même à travers les dis- grâces de notre all'reux vêtement moderne, el elle y rendait, sousson uniforme notarial, la grâce naturelle des altitudes simples, équilibrées el paisibles dont l'Orient seul observe encore les lois rythmiques.
— C'est le M Forlunio » de Gautier, dis-je à Jojotte.
— 11 est aussi i'IIernani de Victor Hugo, tu le verras ce .soir, dans ce rôle, à côlé d'elle.
Clairin ne m'en dit pas davantage el me laissa tout deviner du reste. Ce n'était pas d'ailleurs être grand .somnambule que de lire dans le marc de café de l'évidence le pré.sage d'un mariage concerté par les dieux el qui, deux mois après, sonnait les cloches dans Londres.
Jacques Damala qui élàil, je crois, smymiole, unis- .sait aux langueurs de sa race ensoleillée, l'humour facétieuse d'un parigot de la décadence. Nous nous convînmes tout de suite l'un à l'autre et nous pala- brâmes dans les couloirs. Il n'était pas étourdi par son roman el ce qu'il y voyait de plus surprenant, c'était le plaisir de jouer des beaux rôles du répertoire sans avoir eu le temps d'étudier à fond toutes les difficultés de .son art. Le théâtre l'amu-sait follement.
UN POKME EN PROSE DE THEODORE DE BANVILLE 31
— On me fait crédit de tout, me disait-il en riant, sur la foi de quelques dons naturels, et d'une illustre partenaire. — Et il m'avouait que, hors de la scène, le temps lui paraissait long à périr et qu'il sennuyait comme le croûton de pain métaphorique derrière la malle abandonnée. Je ne sus que plus tard à quelle cause il fallait attribuer cette dépression spleené- tique dont il n'était vainqueur qu'à la lumière du lustre. Mais à cette époque il n'abusait pas encore de la morphine et l'on n'était pas forcé de lui sous- traire, par ruse ou violence, les provisions qu'il s'en procurait secrètement dans toutes les villes de l'iti- néraire de la troupe.
Ainsi que Jojotte m'y avait engagé, j'allai le voir au théâtre Bellecour jouer Hernani et comme il ne me révélait rien de bien original dans l'interprétation de ce Cid du romantisme, je montai sur le plateau pour tuer le temps. Les coulisses et la loge, toujours lleurie de Sarah, étaient, comme à l'ordinaire, encom- brées de ces soupirants que toute comédienne, et celle-là plus que toute autre, échelonne sur son pas- sage. Il yen avait de si baveux qu'ils faisaient peine, et de si grotesques qu'il fallait se tenir aux portants pour ne pas en tomber de rire. Damala ne leur épar- gnait pas les charges dites d'atelier et il leur mon- tait des « scies » d'autant plus féroces que sa qua- lité de « ri delà reine » les drôJifiait irrésistiblement. Il y en avait un que je vois encore, espèce de manne- quin, holïmannesque et ataxique, dont la muscula- ture était .si mal graissée que tout geste lui suspen- dait en l'air le membre déplacé, bras ou jambe, comme à l'automate dont le ressort, cric crac, s'ar- rête. Hernani s'acharnait à l'appeler : Monsieur de
,i-2 SOUVENIRS U UN KMANT IH-: l'AHIS
Vaucansoii. D'un coii[) sec, en passant, il lui rabal- lail, rehan-^sail ou ilislendail les Icnlacules, lui re- vissait le col, le louniail du côte cour ou du cùlé jardin, selon (juedofia Sol passait à droite ou à ^«^au- che, et, de la scène, elle ('toulVait dans son mouchoir rhilarité que lui causait ce jeu de coulisses. Damala en avait encore contre le couple d'Israël, assis flanc à liane dans Tombre, ^ les inséparables d'Amster- dam », et aidé de Jojolte, il courait les charger des Heurs et des couronnes que de toute la salle on jetait par brassée à la grande comédienne.
Ouant à Herminie, je l'avais totalement oubliée moi-même. Il fallut que Damala en découvrît sous les bandelettes le papyrus dans ma valise et qu'au su de ma mission diplomatique, il voulût lire l'ou- vrage. Le lendemain matin, .Sarah me manda à son petit lever — Je ne savais rien, me dit-elle, vous ne m'aviez rien dit. Je croyais que vous étiez venu me voir, pour me serrer la main, entre deux articles. 11 parait que votre pièce est très bien et qu'il y a un r«Me d'homme magnifique. Je garde votre manuscrit, pour le lire d'abord en wagon. .Ne vous inijuiélcz de rien, je vous jouerai ça dans l'Europe d'abord, puis en Amérique probablement et enfin à Paris, excepté, bien entendu...
— Où, chère amie ?
— Mais au Gymnase. J'ai horreur de Koning.
Et je réintégrai mes lares lernoises, où, grâce à Dieu, mon petit garçon, (pii n'avait d'ailleurs que dix ans, ne coilTait pas encore la barrette de Cujas. Ce fut le bon et facétieux Jacques Damala qui nous mit dans le train, Clairin et moi, non sans nous avoir munis, pour rire une dernière fois, d'un énorme cy-
UN POEME EN PROSE DE THÉODORE DE BANVILLE 33
liiidre argenté, spécialité de lahaute charcuterie lyon- naise, qui ne pouvait rappeler à .Monsieur de Vau- canson que sa jeunesse.
Je n'ai revu le merveilleux Antinous qu'à de longs intervalles, au cours des représentations infinies du Maître de forges qu'il créa avec Jane Hading. Il fré- quentait chez un coifTeur du boulevard où je le ren- contrais quelquefois, amaigri, les regards vagues, deux fois désorienté, rêve fini. Il ne riait plus, la se- ringue de Pravaz faisait son œuvre de mort.
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UNE LECTURE CHEZ SARCEY
On peut dire que presque tous les « succès ». littt'- raires ou lyriques, décrochés au lliéAlre, depuis la liberté du négoce, l'ont été à Bruxelles et que la Ville Lumière les a eus et reçus tout faits de la sorte. Aussi Ireinblé-je quelquefois que par un jeu de bas- cule politique toujours à craindre en ce temps de refonte des nationalités européennes, la Belgique ne devienne fran<;aise. Si un tel événement nous arron- dissait du Brabant, tout serait fini pour les nouveau- tés d'art et il n y auiail plus qu'à mettre la clef sur la porte des scènes parisiennes. Car il ne resterait que la Suisse.
Encore n'ai-je point foi dans la Suisse. Je me rap- pelle qu'en iS(>s die reconduisit assez significalive- menl à la frontière, une pièce inédite du père Glais- Bizoin, nommée : /.e \'rai Courage qu'il avait eu « celui » d'offrir en primeur aux Helvètes. L'n far- ceur de flenève il y en ai résuma môme la situation en un mot hardi et vraiment national : <( Nous n'avons
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aucun « bizoin » de ce « glais ». Et on se le tint pour dit dans la Suprématie.
Il sied donc, et à tout prix, que Bruxelles au moins reste à l'étranger, et s'il faut qu'on se défende contre une si mortelle annexion, auteurs dramatiques de mon pays, à la grève et sauvez le dernier débou- ché qui nous reste ! Il ne s'ouvre en outre qu'à cinq heures de Paris, ce par quoi il est mille fois plus cen- tral que rOdéon le mieux subventionné.
Comme à tous les caraai*ades de syntaxe pour qui l'art dramatique relève encore de la littérature, l'honneur m'est plusieurs l'ois échu de produire l'un de mes essais devant le seul public accessible aux lettrés de notre langue. Les cloches de Sainte-Gu- dule ont sonné le baptême du feu à Herminie. La pre- mière en fut donnée au Théâtre du Parc, en plein avril, le 12 de l'an i883, et nombre de boulevardiers éminents avaient fait le voyage, Albert \\'oltï entre autres, qui pourtant était de Cologne et ne pouvait pas me sentir.
Je ne me dissimule nullement, soyez-en sûrs, que si j'eusse été Belge, jamais je n'aurais été joué à Bru- xelles, au Parc surtout qui est royal et municipal ensemblement. Il est vrai qu'alors les directions parisiennes eussent pris l'ouvrage les yeux fermés pour embêter les Francillons. Tout ici est question d'expatriation; Maeterlinck, Verhaeren et Camille Le- monnier vous le diraient qui doivent non leurs ta- lents, certes, mais leurs gloires à ceci qu'ils les ont jetées à la tête de leurs compatriotes, comme Scipion ses os, à la bêtise ingrate de Rome. Si l'excellent Heinrich Ibsen avait vu le jour à Batignolles, il était perdu pour la France. Né (malin) en Norvège, il vint
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el vainquit sans coup frrir. Ah 1 ma chère, il est Scandinave !
Je profilai donc à Bruxelles de cell(î verlu dexo- lisme, fondanienlale qui est la base de loule crili- que un peu Irauscendaule el la Walloniejne fui une odéonie moins lointaine. Or, fait incroyable, jeu dus l'auljaine à... mais lisez.
Il v avait à celle époque à la tète de la direction du « Parc » un vieux Delobelle, nommé Candeilh, qui après avoir incarné sans gloire les Agamemnons el autres « Bus qui s'avancent, » s'était fait im[)re- sario chez Léopold. Il revenait de temps en temps revoir TOdéon, son iibi Troja fuit pi le monument de sa jeunesse. Il advint que La Rounat lui fit un tel éloge d'I/erminic que, dans la même diligence où il était venu, ce malheureux courut à la Société des Auteurs retenir le droit de la représenter en Bel- gique. Il avait déjà traité pour Le Nom, bien avant la première, de telle sorte que, après icelle, il gémit de sa hâte el en contracta une demi-jaunisse. Mais il avait signé et il était fort honnête homme. Ce fut Adolphe Dupuis. confident de ses in(juiéliidcs. qui m'en fil part et tout de suite, comme pour La Hounat, je le dhargeai de libérer Candeilh de sa parole. —
— Vous êtes un enfant, me dit le comédien; au théâtre le seul honneur est d'être joué, par force ou par ruse el le prix de vertu est pour le succès. Du reste, ajouta-t-il, le sort en esl jeté, demain nous dé- jeunons chez Sarcey. — Qui, nous? — Nous, Can- deilh el moi. Amenez des amis, il y aura douze couverts. Vous lirez la pièce au dessert. C'est con- venu avec l'Oncle.
Je n'avais alors aucune raison plausible de bouder
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mon vieux professeur qui me traitait encore dans les papiers avec clémence et magnanimité, mais je doutais de son jugement, foncièrement pédagogi- que, et rebelle, d'instinct comme d'éducation, à ma conception propre du Beau en littérature. Cependant Adolphe Dupuis m'ayant assuré que Candeilh ne voyait que par les yeux du critique, que ces yeux me souriaient d'avance et que le déjeuner serait bon, point capital, j'acceptai l'épreuve de celte lecture. J'y avais amené Armand Gouzien et Paul OllendorfT, fourchettes complices et témoins acquis. Les six autres couverts étaient destinés à des dames cory- bantes, familières du temple et tresseuses de pam- pre du Silène. Nul n'était plus méthodique dans la vie quotidienne que cet abatteur de copie herculéen dont l'œuvre, s'il était réuni et réunissable, forme- rait une Encyclopédie de la Routine. Sur les sept déjeuners de la semaine, il en donnait deux à la famille. Présidés par la bonne maman Sarcey, ils étaient suivis d'une partie de ce vieux trictrac qu'on ne jouait déjà plus nulle part ailleurs que là, et dont il s'estimait le Philidor ou le La Bourdonnais. Les autres jours, le café pris, « on y allait » d'un tour de valse rythmée sur la boîte sonore par les doigts fu- selés d'une garamifère. L'Oncle adorait la danse, et si bedonnant qu'il fût, il excellait, dans les tourbil- lons, à courber les tailles flexibles. Ces valses se dé- roulaient d'ailleurs autour de l'ours empaillé qui était l'objet d'art de son atelier-bibliothèque. Il lui avait été otîert par un « groupe d'admirateurs », et, fort bon compagnon, il en honorait gaiement le sym- bolisme. L'ours, la valse, le trictrac et la chanson de Béranger, voilà tout Francisque Sarcey et je ne
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l'évoque pas sans ces allribuls inylliiquos et allégo- riques.
Il se prt^la do lu meilleure grâce à l'arbitrage dont l'investissait lo directeur du <■ Parc », pris au piège de la réceplion de la pièce, et il en écoula stoïquo- menl la lecture, toutes les nymphes envolées. Son conlenlenieiil l'ut extrême. — C'est du génie, disait- il à Gou/ien; du génie i'um<'ux, mais c'en est. Ouand je pense que je l'ai connu haut comme ça ! Je lui faisais traduire du Cornélius Nepos ! — Alors il de- vait dire: Corneille Neveu ? demandait OlIendoilV. Et Candeilh, perplexe, fourrageait sa calvitie : — Un génie fumeux, qu'est-ce ? — C'est un génie qui fume, expliquait Adolphe Dupuis. — Comme tous les génies, paraphrasait Gouzien, excepté celui de la Bastille 1 — Moi, je regardais l'ours.
Invité à se prononcer sur les probabilités de léus- sile de l'ouvrage, l'illustre aristarque hebdomadaire s'était déclaré incapable d'en vaticiner. Il ne s'en- tendait pas aux pièces inédites. Il lui fallait la scène, le lustre, sa stalle et le souffleur. On n'y voit clair qu'à la centième. Tout ce qu'il pouvait dire « person- nellement ". de la machine, c'éUiit que son auteur '< quel qu'il ïùl <•> avait du génie, fumeux, mais du génie, et qu'il irait loin s'il revenait de Bruxelles. — Il faut donc qu'il y aille, observa Adolphe Dupuis, dont la logique était la muse.
La seule objection que souleva, d'ailleurs unani- mement, Herminie, fut faite à sa conclusion. Aucun ne voulait que l'héroïne sortît de sa situation par le suicide. — Ne la tue pas, clamait Gouzien, fais ça pour moi, je l'aime, elle est charmante. — Oui, pleu- rait <^)llendorfl', tuez le mari, il est beaucoup moins
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intéressant, sans compter qu'il le devient par son trépas volontaire. — C'est un troisième dénouement que vous voulez, soupirais-je, car je les ai occis alter- nativement, lui, selon Deslandes, elle, selon Koning. Mais vous m'obligeriez de la dernière obligation de me dire qui je dois égorger pour Bruxelles?
Et Sarcey dit : — Ni l'un ni l'autre, et personne.
Nous nous serrâmes pour l'entendre. — Le propre d'un dénouement est de renvoyer les spectateurs, les uns avec leurs femmes et les autres tout seuls, dans cet état de contentement qui pousse à la repro- duction. Les pièces qui font de l'argent sont celles qui se résolvent par un baiser, légal ou non, et là est le commerce. La mort n'est tolérable que dans les tragédies, parce qu'elle en est l'un des éléments cons- titutifs, attendus, préparés, ce que j'ai appelé la scène à faire. En comédie, c'est un dérobement. Les cas de casuistique sentimentale sont tous solu- bles sinon au Code, du moins à la nature, et la phy- siologie résout les plus ardus que la psychologie nous pose. Celui d'Herminie est du nombre et vieux d'ail- leurs comme le monde. Mariée, elle aime hors la loi du mariage. Je suis le mari, qu'est-ce que je fais? Je prends mon bougeoir, j'entre, et je lui fais un enfant. Puis je vais à mes atïaires.
Ce troisième dénouement n'avait pas été accepté pour seul bon par l'ai'éopage et on en disputa autour de l'ours empaillé. — Faire un enfant, disait Adolphe Dupuis, vous en pariez à l'aise. Encore faut-il qu'elle se le laisse faire ! — Et qu'on ne le rate pas, ajoutait Gouzien. — Et l'éditeur remarquait que « fort heu- reusement, grand dieu », on en rate plus qu'on en réussit. C'est un jeu où l'on ne gagne pas à tout
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coup. L'inspecteur des be;nix-arls en donnait pour témoignage le cri «''perdu d'un journal sévrre à qui le proie avait l'ait diioen une cofiuill*^ documentaire : « la copulation diininuc ». El ( ".andeilli écoutait, grave, la t«^te, comme un pendu, sur la poitrine.
Je comprenais de mieux en mieux ce qn'on entend à Paris par le IJu-àtre. Déjà à demi initié par le ma- riage od(''oni(jue de Le Xom, je me formais aux aux hontes du négoce. — .l'ai un qualrième dénoue- ment, proposai-je. — Lequel ? — Voici. C'est l'été, la chaleur est épouvantable. On entend l'orage qui gronde. Herminie ouvre une fenêtre, son mari la referme, comble du désaccord du ménage, la foudre éclate, les pulvérise à l'envi et le rideau tombe — avec la pièce. On voit au fond le doigt de Dieu.
— .Jamais de la vie, fit Candeilh.
Il y avait bien un cinquième dénouement qui était de remettre Herminie dans ma poche avec mon mouchoir pardessus, mais le directeur du Parc avait été frappé jusqu'à l'àme de la solution sarceyenne que le crédit redoutable de lundistc du maître couron- nait d'une haute autorité. Il me re(juil comme ser- vice personnel de mettre en œuvre la solution par « l'enfant à faire ». — Je connais Bruxelles, suppliait- il, c'est un autre Paris, et vous ne voulez pas ma ruine ? On adore la moralité en Belgi((ue. Vous mettrez dans la brochure la conclusion que vous voudrez, mais j'ai ma clientèle dans les familles, chrétiennes surtout, et je vous jure que pour elles il n'y a de fin au supplice d'Ilerminie que dans la maternité.
— Soit le viol conjugal. Allons-y.
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La première eut lieu au Parc le 12 avril i883. La réussite fut franche jusqu'au dernier acte, et là, tout s'etîondra dans l'éclat de rire des familles. L'Oncle ne me l'a jamais pardonné et c'est de ce jour qu'il me dénia le don théâtral.
JOURNALISME
CALIBAN
Mon entrée de chroniqueur au Figaro est de 1884. Je n'y signai pas tout de suite et dès le début du pseudonyme : Calibau, les articles humoristiques qui, pour nombre de personnes encore, demeurent le meilleur de mon bagage littéraire. Il ne m'appar- tient pas de disserter d'un jugement où je suis en jeu, et trop heureux d'avoir, au moins en l'exercice d'une recherche d'ordre >< secondaire », atteint à la faveur publique. On la caple comme on peut, et presque toujours à contre-rêve. Toujours est-il que j'allais pendant près de dix années voltiger sur un trapèze léotardien où les plus malins des ^<. genres supérieurs », voire les académiciens, ainsi qu'on voit de reste, ne laissent pas de se casser curieusement le
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COU, souvent à la première séance. Ne trousse p.is qui veut, disait l'Oncle, ce que Francis Magnard appelait si drôlonient << une page », et les cyclopes (le la coiiiposilion « ron-l(Mc ». La chronique est nue fleur de rasphallc. L'enfanlde Paris que je suis élail prédestiné sans doute à réussir dans sa riante cul- ture.
Il y avail alors et l'on m'assure qu'il y a encore, deux voies, dans le labyrinthe littéraire, propres à conduire, sans fil d'Ariane, les Thé.sées de l'écriture à l'aballage du Minotaure i^voir: public fran<jais au dictionnaire des Iropes). L'une de ces routes sûres passait de mon temps, rue du Cloître-Saint-Benoît (jui, en dépit du souvenir de François Villon, n'était pas gaie. Il y régnait un autre François, d'origine savoyarde, d'ailleurs borgne, qui battait la mesure de la gloire aux deux mondes et menait les gens de plume à Mnémosyne par la cravate blanche. 11 éma- nait de lui une .sophie d'arl, proprement qualiliée par Louis Veuillot de : bulozophie, dont le public français (voyez Minolaure; avait un respect épouvan- table. Aussi prenail-il de samainlous grands hommes qu'il lui proposAl, sans les lire, sur la foi de la couverture couleur saumon de la revue où il garan- tissait leurs produits. Je me rappelle encore le trou- ble où nous jetait, chez Lemerre, la présence de cet excellent André Theuriet, le meilleur et le plus mo- deste poète du monde, quoique « celui » de la revue bihémisphérique. André Theuriet élait saumoné.
Ce chemin de célébrité suil aujourd'hui la rue de l'Université, aussi triste et plus que l'aulre, et la bulozophie y dure et perdure, abondante en raseurs de style grave, qui y font carrière rapide. .l'ai vu là
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s'étioler et mourir le pauvre Ferdinand Brunetière, étoufïé par Tai^^le de Meaux qui le tenait dans ses gritïes. — Est-ce un sort, me disait-il, que d'être préposé à cette fonction, de contraindre les cama- rades du dix-neuvième siècle à écrire : « tems » pour temps, sans « p, » comme sous Louis XIV et à les « embester » de la sorte au nom du Savoyard à qui l'on doit George Sand ?
Ceux qui écrivaient : « temps » avec le « p » enfilaient la venelle de la rue Drouot, la seconde route de for- tune, et montaient au Figaro. Le crédit de l'organe était énorme, comme il était unique. Un « en-tête » y retentissait comme gong non seulement dans la république des lettres, mais dans tous les mondes et, s'il était réussi, il créait en un jour, du matin au soir, une signature.
Depuis la mort de Villemessant, son fondateur, le journal, type et modèle de tous ceux de la petite presse, était dirigé par un triumvirat dont les Pom- pée, César et Crassus étaient Francis Magnard,MM. de Rodays et Périvier. Je n'en connaissais que le César qui m'avait, par des citations élogieuses, témoigné sa sympathie à plusieurs reprises. En outre, j'avais lu de lui un conte philosophique, à l'instar de Vol- taire, intitulé Vie et Aventures d'un Positiviste où il s'était agréablement payé la tète d'Auguste Comte et trempait le nez dans sa doctrine à l'un de ses disciples imaginaires. Ce n'était pas « Candide », fichtre non, mais pour un Belge, car il était de Bruxelles en somme, il y avait mieux que contrefa- çon. Cet in-32 me donnait mon entrée dans son cabinet directorial et me fournissait aussi, en cas de mauvais accueil, une retraite de f^arlhe.
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Jo trouvai un homme forl aimablo, <le fine culture et de lecture abondante, qui d'abord, non sansgc^ne, déclina mon olVro «le collaboration. 11 n'avait pas manqué un seul de mes « Homme Masqué » du Vol- laire, cl il en appréciait en gourmet les qualit(''S de jovialité vervcuse et la palle professionnelle, mais leur libéralisme militant ne cadrait pas avec la clientèle dont il avait la garde. — Cest ici, fil-il en rianl, le Moniteur de la Haute Épicerie Française, nous vendons de la conserve. — El de la salaison, rclevai-je. — Autrefois oui. Tenez, lisez-vous Sainl- Genesl, noire Saint-Genestdes familles? — Rarement et peu h la fois. — Nos abonnés vous en rendent là-dessus, mais c'est la plume du journal. Voilà. — Est-ce vrai ce que Daudet raconte? — De (|ui? — Mais de Sainl-Cicnest, qu'il écrit achevai? — Ht sans lâcher la trompette.
A quelque temps de là, je rencontrai F'rancis Ma- gnard à la gare Saint-Lazare. — Vous m'économisez le timbre de trois sous, fil-il en venant à moi. .l'ai causé de vous avec mes deux associés. L'un deux vous abomine et l'autre ne vous trouve aucun talent. Ola m'a dotmé à rélléchir. Apportez-moi donc une chronique. — Puis, avec un geste : — El surtout ne la soignez pas.
Je pense que ceux qui loiil connu le reconnaî- tront à ce trait à double dard. Ce timide était caus- tique, à la fa'çon du patron disparu et selon la tradi- tion, mais sans la sensiblerie de ce grand enroué. Magnard n'aimait rien tant que ravaler et mettre au point les vanités et pavanilés (jui nous sont propres, et, pierre de touche singulière, c'était au cabrement (\u"\\ rsliiiiaiL les rabroués à leur i»ri\. Le type «l'ail-
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leurs n'était pas rare, et ce qu'on appelait : le boule- vardier était spécifiquement l'homme pressé de vivre, qui portait comme une amulette ce critérium à sa chaîne de montre. J'avais fait assez bonvisag-e à son refus, d'ailleurs motivé, sans aller toutefois jusqu'à l'éloge du positivisme, dont le nom me répugnait autant que la chose ; mais, surtout et avant tout, la malveillance déclarée de ses associés pour mes pro- duits avait opéré dans l'esprit du directeiu* une ré- action favorable à mes intérêts. C'est ainsi que, dans les triumvirats, le César rebrousse contre les Cras- sus et les Pompée, que dis-je, le Robespierre contre les Danton et les Marat, n'est-ce pas ?
Je lui portai donc ma première copie, que j'avais pris une peine infinie à ne pas soigner, selon l'ordre de la commande. Il occupait un bureau plutôt sombre, à l'intersection de deux couloirs, défendus contre les importuns par des garçons de bureau assez soupçonneux et plus encore par les rédacteurs attitrés, dits participants, pour qui toute tête nouvelle semblait comminatoire. L'un deux, le brave Phi- lippe Gille que j'avais rencontré au Parnasse, dé- guisé en poète sans prétention, s'oflVit à m'annoncer lui-même au patron qui, me dit-il, était, ce jour-là, d'humeur massacrante. — Je n'ai pas de conseil à vous donner, mais si c'est un article que vous nous apportez, vous feriez mieux de revenir ou de me le laisser. Je le lui remettrais un jour de dividende. — .Merci, mais il l'attend, cher ami, et, j'ose le dire, comme la manne.
Francis Magnard était assis à sa table de travail, entre deux lampes électriques et fendait des enve- loppes, par contenance. — C'est votre page, fil-il, la
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page! — 11 lu pril, puis sans la tléplier, sonna le gar(;ou de service, cl la lui remit : — A la composi- tion... — C'était charmant, cet accueil, et inespéré, d'après les bruits de couloirs. — Quoi, sans lire? — On ne lit pas « L'Flomme Masqué » ! A propos, com- ment signez-vous? — Mais de mon nom patrony- mique, je pense. — Vous avez tort, reprit-il en se levant. — Pour<iuoi ? — =■ Vous diminuerez d'aulaiit vos chances de réussite.
A ma demande d'explication d'un pronostic aussi paradoxal, voici comment il répondit : — Il n'est pas douteux que vous ne soyez un phénomène curieux dans les Lettres, et sans autre exemple. Rien de ce que vous signez du nom de vos pères n'a l'heur de plaire, on ne sait d'ailleurs pounpioi : vos mésaven- tures théâtrales n'ont pas d'autre cause; vous vous démasquez sur l'affiche, on sait de qui est la pièce et par conséquent qu'elle ne peut pas êlre bonne, même le fût-elle. Il a suffi qu'au Voltaire vous pris- siez le loup d'un pseudonyme pour que le public dé- route vous fît fêle. C'est absurde, mais qu'est-ce qui n'est pas absurde en ce monde, vous sciiez bien ai- mable de me le dire? A présent, vous en ferez ce que vous voudrez. Venez ce soir corriger vos épreuves.
La chronique parut le lendemain et sous le même litre qu'elle a gardé dans l'un des recueils où elle a été réunie aux autres : lie la verlii du Toul-Paris (les premières. Elle est fort llagellatoin; et dans la tradition villemessantique. — Quel dommage, m'en dit Magnard, vous l'avez signé>e ! Elle aurait beau- coup plu !
Ainsi donc c'était mon chei- et vieil ami Alphonse Daudet qui avait lu le tarot de ma destinée, quand
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il me disait que les pseudonymes s'enchaînent et que j'avais, au Vollaire, endossé en"1îion frac la tunique terrible de Nessus. Je fis encore au Figaro deux ou trois tentatives pour la dépouiller, mais les plaintes de la clientèle montaient jusqu'à l'administration même, et Marat et Danton engueulaient Robespierre. Il n'y avait plus à lutter contre Vananké de ma vie, j'envoyai secrètement à Magnard une chronique re- copiée par une plume gribouillante à tromper les protes infortunés de Balzac et que je signai: Caliban.
Et les dieux s'apaisèrent, et non seulement les dieux, mais lesdeuxassociésrécalcitrants eux-mêmes, dont un seul garda méfiance et qui, dix ans après, ne m'avait pas encore pardonné de lui avoir filé entre les jambes. Une fois encore j'achetais le succès du sic vos non vobis qui est mon oracle sibyllique.
L'un des premiers, écoute, Histoire^ qui perça mon incognito shakespearien, fut mon vieux détracteur, l'Oncle de la rue de Douai qui, un soir de première, aux Variétés, m'aborda sous le péristyle et me jeta, paterne, dans la conque : — Chut ! Mais à la bonne heure, ça c'est du théâtre !
On m'a souvent demandé ce qui m'avait déterminé au choix de ce pseudonyme: Caliban, qui est le faux de mon passeport de poète, et je ne saurais le dire précisément, en dépit de ma bonne mémoire. Assuré- ment La Tempête y fut pour quelque chose, car je projetais de la traduire en vers, pour Porel, cela va sans dire . Je crois bien toutefois que j'en dus l'au- baine, à un dîner de rimeurs chez Jean Richepin, où l'on en débattait, au bon Ernest Jaubert, l'un des convives, et le même qui, aidé d'Eugène Silvain, est en train de nous rendre Euripide, lequel d'ailleurs
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50 SOUVENinS 1) LN L.M A.NT Di: l'AHlS
n'ôlait |)as ppnlii. Krnosl .liiiilicrl ;i, grAct* à Dieu, des litres personnels j)liis sérieux au laurier, et c'est un maître jonglcurde la ballade villonesque et française.
Je ne vous eonlerai plus rien des chroniques de ('.aliban qu'on trouve aisément sur les quais, en trois ou quatre paquets ficelés sous couvertures et préfacés, l'un d'Alexandre Dumas, l'autre d'Alj^honse DiuuJel. Au temps où elles faisaient monter le tirage — Oh! couvrez-moi, profondes nuits! — Map;-nard, toujours amènement atrabilaire, me dit un jour dans son bu- reau sombre ; — ('ompliments pour la dernière. Mais vous le savez, au Figaro, on ne dure pas longtemps. C'est la tradition de la maison ; ici l'on passe.
J'y ai pourtant duré près de dix ans, vousdis-je,et c'est sans exemple.
II
FRANCIS MAGNARD
Francis Magnard adorail la littérature, qui res- tait inattentive à son adoration, et, comme il était très fin et avisé des choses, il se rendait fort exacte- ment compte de son malheur. Or, c'en est un grand, en effet, dès que l'on s'en rend compte. L'illusion seule en supprime les affres. Tous ces jeunes poètes triomphants, dompteurs du verbe et de l'idée, tous ces maîtres aussi, laurés de gloire, qui traversaient à la file son cabinet de rédacteur en chef du journal, alors le plus lu de l'Europe, y laissaient une tristesse et en épaississaient lombre.
Oh ! ce cabinet, étroit, sombre, sans ornements, au bout d'un couloir, loin de la rue, et que la nuit envahissait à quatre heures, je l'y vois encore, tra- vailleur acharné et courbé sous la lampe, au milieu de cette correspondance qu'il dépouillait avec une curiosité maussade ! Il affectait ce « buralisme » à la Rothschild. Puis, avec un sourire demi-bienveillant
r.2 SOUVKNIHS 1) UN ENFANT Di: PAHIS
et demi-causlique, il vous prenait des mains la copie et di.^ait : « ^'o^ls lums iii)poiiez encore une pa^e? »
Alors, et s'il vous vciiail une r«'pli(|ue drùle, le Pa- risien sortait du confrère malade et chassait le di- recteur grognon. De ses petits yeux, toujours cillants et clignotants, partait un bout de flamme. Il se levait, s'adossait à la chemin<'e,eten contait ouplntôten bre- douillait nerveusement «une bien bonne », l'une de ces « bien l)onnes », dont il avait de Villemessant la tradition boulevardiôro. Mais bientôt la rauserie tour- nait comme d'elle-même à la littérature, et l'àme lui venait aux lèvres sur les noms de Tolstoï, de Benan, de Flaubert ou d'Alphonse Daudet.
C'est une loi étrange et cruelle de la nature (pie des intellectuels de cette trempe, en somme, demeu- rent écrasés ainsi par leur idéal. Ne pouvoir réaliser ce que Ion conçoit, connaître le point du Beau et le manquer du doigt, voir les autres chevaucher sans bride tous les étalons de la grande écurie d'Apollon,' quelle torture ! Hlle n'a été infligée à per- sonne avec plus de rigueur qu'à Francis Magnard. Maître absolu d'une publication où, en ce temps-là, un seul article bien venu créait une signature, il vit tous les jours, pendant près de vingt ans, se renou- veler pour lui le supplice dérisoire de Tantale. Il n'avait pourtant qu'à présenter « une page », lui aussi, pour qu'elle f^t insérée sans retard, et d'auto- rité. Mais il adorait trop la Littérature pour la vio- ler. Il s'abstint, et cette honnêteté est d'un fier exemple !
Un nécrologue «jui ne paraît guère s'être inspiré d<' la leçon, évoquait à sa mort lesouvenirdecesarticulels quotidiens estampillés du monogramme que Magnard
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mit longtemps comme un loup sur son anonymat de publiciste politique, et l'amateur exaltait l'art de ces bulletins, x Ils remplacèrent dans la presse, s'écria- t-il, l'article long et compendieux !... >^ Outre que Francis Magnard, qui possédait à tout le moins son français, eût été fort étonné de voir quel sens est ici prêté au mot « compendieux » et le coq-à-l'àne qui en résulte pour la phrase, il serait encore entré dans une belle colère contre l'assertion hasardeuse dont un vieil ami jetait le pavé de l'ours sur sa mémoire. Il le savait bien, hélas ! il le savait trop, que les ar- ticulets monogrammatiques n'avaient rien remplacé du tout dans la presse, et qu'ils ne suffisaient pas à constituer ce qu'il appelait lui-même si facétieuse- ment : une page.
Il me souvient, à ce sujet, d'un mot qui lui échappa un jour, devant moi, et qui m'illumina sa mélancolie comme un éclair. J'avais trouvé sur les quais, à un étalage, dans la case à dix sous (la bonne), un petit livre dont il était l'auteur, et qui est intitulé : Vie et Aventures d'un Positiviste . Ce petit livre, le seul qu'il ait signé, je crois, j'en avais lu les cent deux pages in-32, et j'en avais beaucoup goûté l'érudition désabusée, l'ironie et même le style un peu menu, mais ferme. Je lui en fis des compli- ments. Mais il me regarda par-dessus le binocle sans répondre d'abord, et se borna à hausser les épaules. Ne voulant pas qu'il me soupçonnât de fla- gornerie de collaborateur gagé, je n'insistai point et parlai d'autre chose. Il était, ce jour-là, d'une hu- meur de dogue. Elle ne tint pas contre un bon mot pourtant, car il en était toujours friand. II se leva, s'accota à la cheminée et en attacha une « bien
ôi .sOL\ KMHS 1> UN KNFA.M DK PAHIS
bonne » à la niieniio. Mais ses yeux papillolanLs ni'in- lerrogeaienl avec une anXiélé poignante. « Ainsi lu l'as lu, me disaienl-ils, lu l'as mt>me achelé, mon pelil livre, el lu l'as jugé iligne d'éiojj^e.s !... » El c'étail si expressif, ce regard, que je ne pus y tenir. — Vous savez, Magnard, fis-je en interrompant son hislorielle, vmis savez que ce n'était pas pour vous demander une augmentation !... 11 fil alors «piatre ou cinq pas dans le cabinet, se rassit, reprit son coupe- papier, et dit : — Non, mon cher, non, je ne suis qu'une position !...
Nous nous brouillâmes, depuis lors, sur une assez vulgaire conlestalion de salaire, où son scepticisme lui-même s'éclipsa. Nous échangeâmes des lettres disgracieuses et, la rupture advenue, la pose des lapins commen(;a. Mon (laliban, on le sait, en était joyeusemenl fertile*. L'un de mes plus réussis fui la candidature à l'Académie franijaisc, que je lan(;ai dans les jambes du positiviste in-32. Le pauvre garçon en cria. Francis .Magnard, l'un des Qua- rante, l'homme des articulets monogrammaliques et compendieux sous la coupole, l'hyperbole le pin- çait sur une plaie inguérissable el qui se rouvrait tous les jours. Mais en vérité, je ne le savais pas si malade, du mal du moins (|ui l'a prématurément emporté, el je ne pensais qu'à lui revaloir un peu de ce gravier (|u'il ava:l jeté dans mon jardin, la littérature étant diversement, à nous deux, notre côté faible.
Mais au moins, lui, il l'a adorée, celle sainte et décevante littérature, et il en est mort, à sa façon. C'est bien quelque chose par le temps d'inorlhogra- phie, d'asynlaxie el d'inhumanités (|ui court et
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nous emporte, de tour Eitïel en tour de Babel, au pays du volapuk. Francis Magnard n'a vécu que du livre, par le livre et pour le livre. Tel fut son idio- syncrase et tel est son type dans notre histoire litté- raire.
III
Il n'est pas que de temps en temps d'aimables cu- rieux, et mt^me des grincheux, me demandent de les informel' direclement sur mes multiples collabora- tions aux journaux de Paris, ou de province depuis que je rame en galère, vieux forçat de la copie. A mon vif regret, comme à mon propre étonnemenl, il me reste impossible de les documenter, car sur ce point ma mémoire fait défaut. Tout ce que je puis leur en dire et répondre, c'est que, depuis l'an du Christ i8t)5, il n'est pas de périodique, soit disparu, soit régnant encore, où je n'aie versé du jus de cervelle, et par quoi je me réclame du titre d'honnête homme de lettres. Pour le reste, soyez-en silr. nul moins que moi ne s'en fait accroire. L'n seul bon sonnet m'eût valu plus de gloire, fût-ce celui d'Ar- vers, qui d'ailleurs est mauvais, si ceux de Soularv et d'Heredia sont bons.
La dominante littéraire du dix-neuvième siècle et jusqu'à présent du vingtième aussi, s'est exprimée par le journal, beaucoup plus, à mon sens, que par le roman et même le théâtre. Seule peut-être la poé-
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sie, grâce à ses individualités hors pair, pèse davan- tage à Tactif intellectuel de l'A^e de platine. Il en de- vait èlre fatalement ainsi, et non autrement, à une époque emportée par la science à tous les vertiges du carpe diem. La vie au jour le jour rend en verbe : le journal ; son nom même en fait foi. Nos écrivains l'ont tous compris et l'on n'en citerait pas trois, parmi les prosateurs s'entend, qui ne soient entrés délibé- rément dans l'attelage moderne du char des Muses. Comme on a dit de ceux qui s'entreprennent au type de Don Juan, ils en sont sortis plus grands et vêtus de bronze, propres à toutes les courses du stade. Il n'y a à excepter, je le répète, que les lyri- ques essentiels à qui la nature elle-même interdit le repos de l'essor et la pose sur les réalités contin- gentes. Encore le mieux ailé d'entre eux, l'oiseau Rock, a-t-il au moins rasé parfois la terre et mouillé ses pattes au torrent. Victor Hugo a écrit des arti- cles, et voilà qui suffit, je pense, à sacrer le journa- lisme.
Du reste, l'un des prix dont il paye les efforts qu'on lui consacre, est celui auquel un homme fier attache le plus d'importance, — c'est l'indépendance. Ce bénéfice nous change un peu, avec ou sans jeu de mots, des autres, soit de ces prébendes de servitudes du vieux système où, pour le pain, on laisse sa dignité civique dans les offices des mécènes. La plume au- jourd'hui est un outil social et tenu pour tel en démocratie, elle nourrit son ouvrier par le travail et alïranchit'son homme par le métier. Personne ne le nie plus, pas même l'Académie des Quarante, qui ouvre son giron cardinalesque au nouveau venu de l'Écriture, et l'arme, comme les autres, de l'épéeano-
.".6 SOLVEMUS D LN lOMANT 1)1:; l'AIllS
blissanlc. Lo journalislo csl reçu dans co «salon » sans moiilrer d'autre patlc blanche (jue celle de quelque orlhographe rehaussée de manières dé- centes.
11 y représente la transformation scientifique des idées et des formes, parallèle à celle de la société.- Il y fixe le rôle de l'actualité dans l'histoire. 11 y témoigne de l'évolution quotidienne de notre mar- che h l'étoile. Il y prépare les ddeuments certains d'un Gesla Dei où nos neveux puiseront l'eau pure et vivante de vérité. J'ai toujours pensé que nos feuilles volantes, ludibria ventis, formeront, le jour venu, les cahiers g^énéraux de l'avenir cl comme une encyclopédie universelle auprès de laquelle celle de d'Alembert, Voltaire et Diderot n'apparaîtrait plus qu'un compendium désuet et périmé. Mais j'en parle comme M. Josse d'orfèvrerie, et jamais on ne verra d'éditeur pour une telle compilation, qui n'au- rait pas d'ailleurs de « librairies » dans la maison moderne.
Un homme pourtant s'est rencontré (|ui conçut la pensée de ce dictionnaire philosophicjue el même en esquissa la réalisation. Henri Havard, opérant par sélection dans l'immense chaos de la production militante des enfants de Théophraste Henaudol, tenta de créer une bibliothèque de chroniqueurs. C'était d'ailleurs le beau temps de la chronique, genre spécialement parisien et qui fleurissait alors des maîtres. Il ouvrit la série par les plus avérés d'entre eux et il recueillit de leur encre ce que Francis Magnard ap})elait des « pages ». Le fiublic ne suivit pas l'éditeur el courut aux romans d'un jour, car le pli est vieux et jusqu'à la ride. Mais cette collection
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délaissée fait prime déjà sur le marché des livres, et ceux qui Tont, la gardent et s'y réfèrent. Il chante un peu de bonne France là-dedans et si l'anthologie demeure inachevée, elle n'en a pas moins tournure de monument ethnique. Je doute que Ton puisse, sans y recourir, écrire exactement l'histoire de la fin du Second Empire et des débuts de Marianne la Troisième. C'est de là que sortira le Michelet futur.
Mais laissons cette apologie et revenons à mes souvenirs.
Le père Dumont, dont je vous ai déjà parlé au sujet de la création de L'Événement, ne désarmait pas contre Le Figaro, sa bête noire. Il s'était juré de le tomber ou d'y laisser son nom d'Auguste et sa for- lune. Peut-être y serait-il arrivé si Dieu ne lui avait, par pitié pour ses héritiers, retiré le prêt de la vie,- car il faillit réussir avec Gil Blas dont le titre simi- laire lui sonnait comme la fanfare d'une lutte entre Lesage et Beaumarchais. El tout à coup, Gil Blas fut. Le principe stratégique, en pareil cas, est d'ar- racher à l'ennemi ses bons soldats et ses capitaines, et il avait commis à ce soin un brave garçon nommé Jules Guérm, bombardé secrétaire de la rédaction, je n'ai jamais su pourquoi ni comment, lui non plus du reste. Je l'avais connu vingt ans auparavant à la Comédie-Française où il était comédien et réalisait son prix du Conservatoire. Il y jouait les utilités. Je crois qu'on retrouveraitson nom dans lesdistributions de rôles du répertoire d'Emile Augier. Il excellait, à ma souvenance, dans les personnages d'invités, qui traversent le bal, en queue de pie, un camélia à la boutonnière. Il était d'ailleurs joli garçon, de taille bien prise et ne manquait pas de littérature. Puis,
til» SOIJVKNIRS D UN ENFANT Ot) l'AHlS
découragé d'alleiulre son lieure au cadran tle l'avan- ceinciil, il avait quille le IhéAlre el s'élail jclé dans les luinullcs vociféraloires de la IBourse. Sans doute, n'y avail-il pas mieux réussi que sous le luslre, car on le vil traîner assez misérablement de cafés en brasseries, sur la Voie Asplialti(jue, à la chasse do- lente de quelcjue effigie de la Hépubli(iue.
J'avais eu le plaisir de pouvoir roccuj)er dans le lancement d'une brochurctte hebdomadaire inlilulée Le Don QiiichoUe où je m'étais essayé au lôle de lantcrnier el qui, grâce à son entregent, élait allè- grement partie. La réclamation, d'ailleurs fort juste, d'un confrère qui dirigeait lui-même, à Lyon, sous le même titre, une publication satiricjue et caricatu- rale, m'ayanl forcé de modifier l'étiquetle de mon petit pamphlet, le public dérouté cessa de me suivre cl mon gérant s'etTaça du giroscope de ma vie. A quelque temps de là, j'entrai au Fiya'-o, où j'eus l'heur, grûce à mon masque shakespearien, de ne pas déplaire à la clientèle. J'allais, pendant dix années conséculives, un record de durée, tenir ma partie de fifre dans la musique de combat, k côté des Mirbeau, des Albert Wolft", des Ignotus. des Lavedan le père, et de ce triomphant Saint-iieuest dont un article enlevait une souscription comme une redoute. Qui parle aujourd'hui d'Albert Durand de Bûcheron (|ui, sous l'invocation du comédien martyr chanté par Rbtrou. claironnait la réacli<jn et le «' maciiitie-arrière » dans le style girardinesque, et dont Alphonse Daudet disait (pi'il écrivait à cheval? 11 avait le faubourg (iermain à ses pieds. Puis la chute des hommes du Seize Mai l'avait dis- crédité el, Villemessant disparu, la Participance le
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prit en pure grippe. Mais comme il en était, de cette participance, il avait droit statulaireà sa chronique par semaine et au jour fixé, il en apportait la copie à la direction.
— Ah ! souriait Francis Magnard, voici cet excel- lent M. de Saint-Genest qui nous apporte sa page heb- domadaire I — Comme vous voyez, mon cher direc- teur. — Merci, moucher collaborateur. Asseyez-vous donc, si vous en avez le loisir toutefois, — Et, son- nant au chef de la composition, le pince-sans-rire lui remettait l'enveloppe cachetée qui allait s'empiler avec les autres dans « les archives ». — Car c'est en journalisme surtout que les morts vont vite, ô Lé- nore !
Un jour donc que, témoin navré de cette scène usuelle et régulière où se présageait le sort fatal promis à ceux qui, dans le négoce, ont cessé de plaire, je descendais de la rédaction, l'huissier d'an- tichambre m'avisa que quelqu'un, ayante me parler, m'attendait dans la rue, à la porte. C'était Jules Gué- rin. — Pourquoi n'es-tu pas monté, lui demandai- je ? — Tu vas le savoir. — Et il m'entraîna dans un café voisin qui était alors la petite bourse des mar- chands de perles et de pierreries. Je n'en avais ni à vendre ni à acheter et je le regardais avec inquié- tude. — Veux-tu, commença-l-il, plaquer le Figaro et donner tes calibanités au Gil Blas ? — Je n'en ai pas la moindre envie. Pourquoi ? — C'est le père Dumont qui m'envoie. Fais ton prix. — Je n'en ai pas à faire. Je me plais au Figaro, on m'y laisse la bride sur le cou, même pour mes adjectifs trucu- lents, et tout m'assure que je n'y nuis pas encore au tirage. — Et Guérin secouait la tête. — Ça ne du-
6
(■>2 SOUVENIRS 1) UN ENFANT Di: l'AHIS
rera pas. Si ce n'est pas toi qui les lâches, c'est eux qui le lAcheront. Il y a Iradilion dans la maison. Prends les dovanis, viens chez nous, on le siï,'nprn le traité que lu voudras.
L'exemple du malheureux Sainl-Genest n'était pas fait pour (U'-mentir l'horoscope el je n'en étais pas, moi. de la Partici|)ance Je n'avais môme aucun en- gagement écrit de collaboration régulière et je de- vais à chaque article nouveau reconquérir une si- tuation toujours précaire. — Attends-moi là un (juart d'heure, dis-je à (juérin, et je regrimpai à la rédaction.
Revenu au café Scossa, j'y trouvai mon comédien délroqué en train de faire une réussite. — Tu vois^ me dit-il. l'aU'aire est dans le sac, tu rentres demain au Gil Rlas : le valet de pique dans le dix de carreau c'est infaillible. — Rien n'est dit. Magnard ne veut pas me lAcher encore, quoique l'envie l'en dé- mange visiblement. II paraît <(ue l'heure n'(!st pas venue. — T'a-t-il parlé de lettres de plaintes des abonnés ? C'est à ce signe qu'on voit que ça se «lécroche. — Non, voici ce qu'il me propose. Je cofN tinuerai au Figaro et je commencerai au (iil lUas « qu'il ne cramt pas », mais à une condition. — La- quelle?— D'abord, il gardera l'usage exclusif de mon pseudonyme, et puis je lui soumelli'ai les deux chro- niques, et il choisira la bonne. Le père Dumont aura l'autre. — Guérin éclata de rire. — Oh 1 que cest drôle, c'est aussi la clause de ré.serve du traité que nous t'offrons. — Tope donc, fis-je, comme l'Ane de Balaam devait braire.
Et c'est alors que se manifesta dans toute sa beauté philosophique celle << leçon <le choses » qui esl
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rorgneil et la joie de ma carrière. Les chroniques choisies, alternativement d'ailleuVs, par chaque direc- teur, paraissaient presque toujours à la même date et se posaient ainsi à la comparaison. — Eh bien, dis-je à Magnard? — Eh bien, je me suis trompé, celle de Dumont est la meilleure. J'ajouterai même, si vous voulez toute ma pensée, que la nôtre n'est pas fameuse. — Ah ça, mais vous g-âtez le Figaro, nasillait le père Dumont, pourquoi m'avoir laissé celle de ce matin ? Elle était bonne pour Magnard. Ils finirent par me laisser la liberté du partage, mais je baissai dans leur estime.
IV
TROIS MILLIONS POLR UN ARTICLE
Ce fut à celleépoque qu'il m'en advint une cruelle, plus ridicule encore peut-(^lre, — j'héritai de trois millions.
Voici comment eut lieu celte sotte aventure.
Dans une de ces chroniques alimentaires où se boulange le pain, d'ailleurs bis, des poètes rebelles à la servitude et que j'enfournais déjà à manches relevées dans tous les moufles delà presse, j'avais — quelle imprudence ! — évoqué le bon génie à tète mécénique et de tradition perdue qui vient du ciel faire des loisirs rentes aux geindres las de l'écriture. Mon excuse était que je n'y croyais pas. L'appel était virtuel et théorique. Le munificent est un mythe, et, à y bien songer, je me suis convaincu qu'il n'a pas à intervenir dans nos démêlés avec la Démocratie. Notre négoce e;?t à base de mort. Tout ce qui la re- tarde nuit à notre fonction sociale, vous voyez que je ne dis pas : divine.
11 m'en a cuit de l'oublier un jour. On m'a flanqué
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 65
trois millions à la tête pour un vœu distrait échappé à ma fatig-ue. Il est encore à m'a décharge que je re- venais de Bruxelles un peu déconforté, n'ayant, en onze représentations thésaurisé sur mes droits d'au- teur à' Herminie que 49'^ fi"- 5^ exactement.
Or donc, en cette chronique, je m'étais laissé aller, avant l'âge, à envier ceux qui, retirés de la lutte, peuvent réaliser à la campagne le rêve rustique des surmenés, y connaître la douceur des jours sans copie et, suave mari magno, y lire les livres ou articles des autres, comme on regarde des régates. Je n'avais pourtant alors que vingt ans de journalisme militant, ce qui est peu pour un Sisyphe de carrière, et mon ouf était fait pour otï'enser les dieux. Je l'ai racheté par vingt-cinq autres années de polygraphie volante et, comme vous voyez, j'expie encore.
Pourtant, il n'était pas outrecuidamment ambi- tieux, mon hoc erat in volis de retraite. Je n'ajoutais au carré de choux que la saucisse, avec autour, comme dit Goncourt, les bonnes bêtes philosophiques de l'Arche diluvienne, le chien, le chat et les volailles, compagnons doux, du commerce desquels la clémente nature vivifie les solitudes humaines. Encore aujour- d'hui c'est au plus si, passé grand-père, j'y voudrais lesurcroît d'un crédit illimité chez le marchand de joujoux de la ville la plus proche. Ma dernière copie serait pour l'acquérir. Mais venons à mon héritage.
Voici d'abord la chronique fantaisisle qui me le décrocha de la lune, ce fut le Gil Blas qui l'édita.
« Je rencontre souvent des personnes tristes qui me demandent pourquoi diable ! je suis gai.
6.
ù(i SOL'VKMKS I) 1;N KiNTANT Ui: l'AKIS
— C'est, loiir réponds-je, (luiin oncle que j'adorais est mort, et tjue j'en hérile.
Alors, elles s'en vont salisfailes, ce par où je vois <|uelles oui. de la ^aielé, les idées qu'il en faut avoir.
La vérité est que, je n'ai pas d'oncle cl que si,j'eji avais un, il serait probablement à ma charge. Je l'ai- merais tout de môme, s'il était aimable, et je ne serais, de son vivant, ni plus ni moins gai qu'après sa mort. El, cependant, il doit être doux d'hériter, ainsi du moins que je me le figure, je veux dire pour le talent qu'on croit avoir et en récompense du plaisir que ce talent a procuré à un lecteur inconnu. T.es choses arrivent ! Plusieurs de mes confrères ont eu cette joie d'être libérés du collier de misère par des dilettantes de lettres généreux qu'ils n'avaient même pas à pleurer. Et ça, c'est l'idéal du genre. Oui, l'on en cite quel(|ues-uns d'entre nous à qui dos connais- seurs célibataires ont laissé vingt-cinq mille livres de rentes, pour rien, pour le plaisir. Ah ! j'en cherche un !...
En général, celle aubaine néchoil qu'à des écri- vains politiques — ou à des musiciens. Pourcjuoi ? On n'en sait lien même chez les notaires. Si la mu- sique adoucit les mœurs, la politique lesenragc. Mais il paraît que l'on n'a d oncles qu'à ce prix dans les Amériques du rêve, j'enlends doncles honoi-aires dont on soit le neveu posthume. 11 faut gueuler, d'une façon ou d'une autre, mais gueuler en somme. C'est très cher, ces successions gratuites !
On a souvent conlé l'histoire de ce compositeur au nom arabe qui, un matin, où il ne savait plus à quel éditeur offrir ses bémols, se trouva, pour une chan-
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 67
son à l'Alsace, possesseur d'un magol de cent mille 1 Elle avait fait pleurer, celte chanson, un bon com- patriote de M. Antoine (de Metz) et l'excellent homme n'avait rien trouvé de mieux à faire que d'en cou- cher l'auteur sur son testament. Contez, contez, Shéhérazade !
Jules Vallès, que j'ai beaucoup aimé et admiré davantage encore, car c'est, avec Diderot, le plus vivant écrivain de notre langue, Jules Vallès avait hérité, lui aussi, d'un Auvergnat enthousiaste, son compatriote. Cet homme du Puy-de-Dôme l'avait, en expirant, doté de sept mille livres de rente, et c'est- là dessus que le proscrit vivait à Londres quand je l'y allai voir. Quand on pense que quelques mois au- paravant on osait l'accuser d'avoir voulu brûler le Grand l^ivre ! mais c'était certainement à ses opinions politiques qu'il avait dû la chance de cette petite for- tune, et non pas à son génie de styliste. Car en Au- vergne!... Du reste, il ne voulut jamais s'expliquer là-dessus avec moi.
— Voyons, lui disais-je, c'est pour ton écriture, dis?
— Tu t'en ferais mourir, s'écriait-il malignement, et il éclatait de rire. Mais je n'en obtenais pas da- vantage. Si Séverine en sait plus long que moi sur cet héritage de Vallès, elle devrait bien me rendre l'espérance. Je ne demande qu'à croire aux oncles littéraires — fussent-ils Auvergnats.
Car j'arrive tout doucement à lâge où l'utilité d'écrire cesse de se démontrer clairement, et il y a des heures où je vendrais volontiers mon silence à mon siècle pour ce qui fait qu'on peut aller vivre à la campagne, y emporter le cher fardeau des affec-
G8 SOLVENIKS I) UN ENFA.NT DK PAHIS
lions acquises et y luiner le calumet de paix, entre deux chiens, dans une cheminée où grésille la sau- cisse. Ces heures dont je vous parle sont précisé- ment celles*où le plus grand philosophe de l'huma- nité me paraît avoir été l'acteur Lepcinlrc jeune.
Oui, ce Lepeinlre jeune m'extasie. Voici d'ailleurs pourquoi : Toutes les fois qu'on lui soumellail un problème difficile, soit social, soit politique, soit lit- téraire ou autre, il commençait par se frotter le nez, geste d'incertitude, et enfin il nasillait, dit l'hisloirc :
— Et si je m'en allais ? 1 ? !
Ah ! c'est la solution ! Que nous sommes fous d'en chercher d'autres ! S'en aller, tout est là, et peut-être n'y a-t-il pas autre chose, surtout lorcpie l'on a, de- puis près d'un quart de siècle, semé la cendre des paroles sur les jachères. Et si je m'en allais ?... Mais il faut pouvoir.
Ne se trouvera-t-il pas, parmi les aimables corres- pondants qui, chaque semaine, m'accablent . soit d'in- jures, soit de compliments, une personne vénérable et bonne, assez pitoyable à notre métier de cheval aveugle tournant la meule, j)our élire en moi son neveu à héritage? Il s'en perd tant, de ces fortunes! Chaque année, le Journal officiel dresse la liste de celles qui tombent dans le goulTre sans fond de l'État, et c'est à pleurer de voir combien il se gaspille de bonheur sur la terre. La moitié de ces fortunes suffirait à imposer silence à tous les poètes poêlants d'un temps où tout rime, et tu t'évanouirais, lugubre théorie des désespérés du passage Choiseul 1 Oh ! comme je me tairais, mon iJieu 1
Laulre soir je lisais Voltaire, car que lire, tant on écrit, et je tombai sur ce passage :
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 69
« Après avoir réfléchi à soixante ans de sottise que j'ai vues et que j'ai faites, j'ai cru m'apercevoir que le monde n'est que le théâtre d'une petite guerre continuelle, ou cruelle ou ridicule, et un ramas de vanités à faire mal au cœur!... Les hommes sont tous Jean-qui-pleure et qui-rit ; mais combien y en a-t-il malheureusement qui sont Jean-qui-mord, Jean-qui-vole, Jean-qui-calomnie, Jean-qui-lue !... Il y a des aspects sous lesquels la nature humaine est la nature infernale. On sécherait d'horreur si on la regardait par ces côtés !... »
Je fermai le livre et j'écoutai, les yeux clos sur mon rêve, grésiller la saucisse, tandis que se po- saient sur mes mains deux museaux humides de braves bêtes, aimantes, honnêtes et fidèles. Que pen- sez-vous de ce tableau de la vie par Voltaire?... Et si je m'en allais I
Aussi, je vous l'avoue, il serait le bienvenu entre tant de Jean-qui-mord, de Jean-qui-vole et de Jean- qui-tue, celui qui me dirait : « Moi, je suis Jean- qui-teste 1 » Et qu'il vienne d'Auvergne ou d'Alsace, il n'aurait rien à craindre de mes dispositions pour lui et pour son legs : j'hériterais admirablement ! J'hériterais sans broncher, avec ou sans conditions, et respectueux même des codicilles. J'hériterais sans peur aussi, sûr d'avoir mérité cette gloire. J'hérite- rais enfin comme si j'étais son neveu naturel.
Car, en ces aventures, voyez-vous, le hasard est extrêmement bête. Avec ses gros lots, qui vous as- somment comme tuiles d'or, il opère lourdement et sans discrétion. On ne sort plus de la stupeur où vous plonge l'aérolithe sur le crâne. Combien hériter est plus doux 1 On a « fait » un Mécène.
70 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PARIS
C'est de la bouche d'un connaisseur que sorl l'ar- rêt qui vous crie : « Assez 1 Tu as assez parle pour ne rien dire, et Ion travail est accompli, dans la ville des sourds. Va le promener et livre au vent ta che- velure incurablemenl grisonnante ; les yeux fatigués par les lam|tes, et la main convulsée par le trenible- raent de l'écriture. La nature te réclame et te sonne l'heure bénie des choux à planter. Tais-toi, bavard, et vis! Je te rachète 1... » Ouel Dieu, ù Mé- libée, celui qui me ferait ces loisirs 1 Hélas 1 où est- il?
Vous êtes-vous demandé ce qui doit se passer dans la cervelle d'un vieux perroquet de cent ans, hérissé sur son perchoir par la mort prochaine, déplumé mi- sérable, quand il cherche à comprendre ce que peut bien signifier le : « As-tu bien déjeuné, .lacquot ? » prononcé par lui pendant un siècle ? Ce problème est celui de tous les écrivains parvenus à la maturité. Ouest-ce «juils ont dit depuis quils écrivent ? Des mots, des mots !...
Oh ! par ces temps de millions faciles, si vite ga- gnés, si tôt perdus, ([u'une divinité favorable place ce numéro du dil JJlas sous les yeux d'un homme sans famille et ne sachant que faire de sa fortune. Il y en beaucoup plus qu'on ne l'imagine, et il ne men faut quun. mon notaire vous le dira. Je n'exige pas quil se suicide ; non. Je l'aime déjà trop pour cela, sans le connaître. Qu'il songe cependant qu'il lui est impossible de vivre exagérément s'il veut que je pro- file de son bienfait, car tant qu'il vivra je serai forcé de continuer d'écrire, et c'est justement «;a qui membéte.
iJii reste, si ce n'est pas à moi qu'il le lègue, son
TROIà MILLIOiNS POUR UN ARTICLE 71
million, ce sera donc à l'Académie? Elle est bien as- sez riche, et elle a Chantilly, c'est-à-dire de quoi grésiller des saucisses pour toute la Société des Gens de Lettres. Or, vous voyez celui qui ne de- mande qu'à en sortir, à briser sa plume, et à savoir enlin pour qui, pour quoi et pour qu'est-ce il a, pen- dant vingt-cinq ans, rabâché sur son perchoir l' « as- tu déjeuné, Jacquot? » des publicistes.
Si j'héritais, si j'héritais, on ne me lirait plus et je lirais les autres. Je réaliserais le rêve de Flaubert et de tous les vrais écrivains de race, je jouirais les délices de l'inédit, si j'héritais ! »
Une huitaine de jours après l'article, le facteur de ma rue, fonctionnaire d'ailleurs idéal qui faisait son service en chantant la Marseillaise . comme les répa- rateurs de fontaines, me jeta dans ma boîte un pli timbré et daté de l'Asie Mineure, soit de Smyrne. Sauf Homère, qui y est un peu né, — encore est-ce douteux, surtout s'il n'a jamais existé, comme on l'assure, — je ne connaissais personne dans cette perle de l'Ionie, ne l'ayant d'ailleurs jamais vue que sous description de voyageurs poètes. .Tecrusd'abord, car on a son petit orgueil, à l'une de ces demandes d'autographes dont l'entreprise enserre les cinq mondes et je jetai, inouverte, la lettre au panier. Le chiffonnier me la rendit le lendemain, tant il était honnête. En voici la teneur et je n'y change pas un mot :
« Monsieur,
« J'ai lu votre article du 21 mars, intitulé : « Si j'héritais. » Que votre vœu soit exaucé.
72 SOUVENins D UN ENFANT DE PARIS
« Je suis un malheuroux xicillard qui n'eu a pas pour longtemps,
(I Le ciel a voulu que toutes les alTaires que j'ai en- treprises fussent couronnées de succès. Ma fortune, que j'ai acquise à la sueur de mon front, pour ne pas faire pendant à celle de M. de Hothschild, n'est pas h dédaii,'ner non plus. J'ai cent cinquante bonnes mille livres de rente, que je vous lè<^ue, et qui vous permettront, j'espère, de grésiller non pas une mais plusieurs saucisses entre deux museaux humilies de bravesbêtes, comme vous le dilesavec tant de passion.
« Mais hélas ! plût au ciel qu'à la place de cette fortune qui ne m'a à rien servi j'eusse une petite dose de cette gaieté dont vous paraissez si abondamment pourvu 1 Malheureusement, c'est trop tard. Je sens que mes jours sont comptés. Seul au monde et sans famille, je puis vous dire en toute sincéi'ité que je n'ai pas eu jusqu'à présent une seule goutte de vrai bonheur. Toute ma vie n'a été (ju'un long rêve de tristesse.
« Je n'ai pas l'honneur, monsieur, d'appartenir à votre nation, quoique je chérisse votre pays à l'égard du mien. Dans tous les événements qui se déroulent chez vous, j'assiste par la pensée, sinon par la ma- tière, et je prends une part aussi vive dans les ques- tions touchant la prospérité de votre pays que le meilleur des patriotes.
'( Mon testament par lequel je vous constitue mon unique héritier sera déposé au Consulat de France de celle ville et je sens que vous n'en attendrez pas longtemps l'ouverture.
« Inutile de vous dire le nom de celui que vous ne connaissez pas mais que vous Ix'nirez un jour.
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 73
« Puisque avec la fortune le bon Dieu n'a point voulu me donner votre gaieté, -je vous la lègue et qu'elle serve au moins à redoubler voire verve.
« Un ami affectueux des gens de lettres. »
J'en avais sur les doigts, la leçon était verte et la blague bien faite. Rien de plus turc que le style de la lettre ; pas le plus petit mot pour rire, même entre les lignes, et l'asiatique ignore l'ironie. L'ami qui me décochait le dard, au début de l'avril, où le prin- temps revient d'exil, avait assurément hanté chez l'Ottoman. Toutefois, comme on approchait de l'une de ces quatre fêtes du dieu Terme, dont la double déception de l'Odéon et du Parc m'éteignait un peu les lampions, je n'imaginais pas le camarade, que dis-je, le confrère, qui fût assez féroce pour se rigo- ler d'un nid d'alouettes en alarme sous le vol planant du vautour. Restait les ennemis, mais je n'en a^ais plus, ni à Paris, ni à Bruxelles, ils étaient dûment morts de joie. Je ravalai donc mes trois millions dé- risoires, et ne montrai la lettre testamentaire qu'à celle qui, de moitié dans mes biens et mes maux, avait le droit de les connaître. A ma vive surprise, elle prit l'olographe smyrniote et gravement l'en- ferma dans son secrétaire.
— Mon père croyait aux Turcs, me dit-elle.
A deux ou trois années de là, au cours d'une cau- serie avec Alexandre Dumas, je me vis amené à lui parler de mon poisson d'avril. — Les munificents, nous contait-il. sont beaucoup moins rares qu'on ne pense. Sans parler des legs à l'Académie, nombre d'artistes en ont reçu directement et individuelle- ment d'admirateurs opulents. Je suis du nombre,
7
71 SOUVKMRS n UN ENFANT I)K PARIS
j'allire le donateur. J'ai m«^me refusé des héritages.
— Il disait vrai, et il nous cita des exemples contem porains, Saint-Sai-ns, Paul de C-assa^nac, Jules N'al- lés, l'aslronome Flammarion el ce chansonnier au nom étrange de Ben Tayoux qui, pour une chanson Ah! rendez-nous l'Alsace ef la Lorraine!... avait écopé de la tuile de cent mille d'un patriote vost^ien expiré. — J'ai bien l'ailli, fis-jc en riant du souve- nir, devenir le Pyrrhus d'une tuile d'or plus lourde encore. El comme je lui narrais mon aventure turque :
— Vous avez tort d'en rire et plus encore de n'y pas croire peut-être. Il y a à Smyrne une colonie française très au courant des choses de Paris el fort boulevardière. Avez-vous au moins gardé la lettre .' Confiez-la-moi, je l'éludierai à la loupe du grapho- loi^ue el je vous le dirai, moi, s'il y a mystification ou non. L'écriture ne m'a jamais trompé.
Le lendemain, Dumas me rapportait le document.
— Il n'y a pas à hésiter une minute, m'assura-t-il, écrivez dare-dare au consul de France ù Smyrne. Jf vous avance les trois millions, si vous voulez.
Mon Dieu, que l'argent rend bête! J'écrivis, moi, Caliban 1 au consid. à Smyrne, el n'eus point de ré- j)onse. Ou le munificent vivarl encore et il avait changé d'avis, ou il était mort en oubliant de dépo.ser son testament chez noire chargé d'atl'aires, car d'autre hypothèse, je n'en concevais pas. J'ai toujours eu une foi entière en la parole d'Alexandre Dumas cl la graphologie est une science positive. — Mou cher ami, m"expli(iuail-il, voici ce que je crois... Mais d'abord étes-vous bien .sûr de n'avoir pas, dans votre lettre au consul, refusé brutalement l'héritage ?
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 7ô
Je VOUS connais, vous adorez la littérature et vous avez craint d'être obligé de ne' plus vous tuer à la copie. Si ce n'est pas ça^ voici. Le munificent est un vieillard solitaire et sans famille, il se sera laissé capter par une servante maîtresse qui vous a sup- planté. 11 fallait courir à Smyrne au reçu de la lettre. 11 vous attendait !...
J'avais totalement oublié « l'oncle de Smyrne » — nous le désignions sous ce nom homérique en famille — lorsque les hasards de la vie parisienne me mirent en rapports avec le docteur es occultisme Papus, alors dans le plein de sa prédication théur- gique. Je ne demandais qu'à me convertir à la magie, quoique, dans un premier essai d'initiation, à Genève, le célèbre Home m'eût ti'ouvé le nez pai-atluide. Un poète qui ne serait pas un tantinet spiritualiste ne serait pas un poète. Je me prêtai donc d'autant plus volontiers aux épreuves de Papus que ce sorcier est le plus aimable des hommes d'esprit et qu'il a le sabbat discret .11 m'avait amené un jour un médium fort curieux en ceci que, maladif, et faible à ne pas tenir debout, il semblait un écorché vivant et attes- tait en outre d'une ignorance de troglodyte. — 11 ne sait ni lire ni écrire, me dit Papus, c'est, à l'éveil, l'Agnelet de Pathelin, il n'oppose à la vie que le bée moutonnier de l'homme sauvage. Mais sa puissance de seconde vue en laisse à la fable du lynx. Du reste que voulez-vous ^savoir? — Et d'un seul regard il l'endormit sur un canapé. La fille de Théophile Gau- tier était allée prendre la lettre dans son secrétaire et elle l'avait remise sous son enveloppe jaunie au sujet hypnotisé : — Qu'y a-til là-dedans et que voyez- vous?
76 SOUVENins I) UN ENFANT DE PARIS
Le médium soiiril d'abord d'un air niai^;, puis, les yeux clos, béalemenl, il soupira : — De l'ari^^'nl, beaucoup d'arf,'eMt. — Va, lit le docteur, trouve celui ou celle (jui a ('ciit celte lettre.
Le sujet eut uu mouvement de n'volte «-ontre le voyage impost'-. Sa respiration se fit courte, <omme oppressée par le roulis d'un navire. Puis il se calma, et il dit : — Je vois une ville 1res t^raiidi-. entre la montagne et la mer. Des bateaux en quantité. Les maisons trempent dans l'eau. Les plus hautes ont des toits comme... comme des melons, d'autres comme des lanternes; les basses sont toules petites, blanches, blanches... Elles me font mal aux yeux. Des hirondelles entrent, sortent, tournent autour, elles partent, elles vont venir.
— Cherche la maison où la lettre a été écrite, or- donna Papus doucement.
— C'est là, fit le visionnaire, la bleue. Elle est cariée avec des colonnes en pierie transparente comme du verre. On monte six marches. Je suis dans la cour. Il y a une fontaine entourée d'arbres comme des plumeaux, puis un jardin derrière, à travers \iw porte ronde.
— \'ois-tu quelqu'un dans le jardin .'
— Non, dans la cour. Trois personnes, une fille très brune, un petit garçon et un vieux monsieur à barbe blanche. L'enfant joue dans la fontaine. Sa mère le gronde. Elle a l'air méchant, la femme, oh ! oui. Le vieux lit un journal. 11 rit.
— Quel journal ? Son titre? Épelle.
— G. L L. B. L. A. S.
— P»egarde bien, lartide qui le fait rire, com- ment est-il signé ?
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 77
Et le troglodyte épela le nom sous lequel je chro- niquais depuis deux ans au périodique.
Ainsi il avait, cet Alexandre Dumas, deviné par la graphologie l'aventure de mon héritage. Le munifi- cent m'avait été enlevé par la fille brune à l'air mé- chant et surtout par l'enfant de la fontaine et j'avais été le neveu provisoire d'un Géronte d'Asie Mineure !
Je l'échappais belle, — avec ces trois millions je n'aurais plus fait que des vers.
DEUX PREMIÈRES EN QUATRE JOURS
Au mois de décembre i885 j'eus deux pièces repré- sentées en quatre jours, l'une au Palais- Royal et l'autre à l'Ambigu, celle dernière une fois seule- ment, en matinée et à mes frais, ainsi que je le conte ci-dessous. — ^'oici l'aventure de la première, Le Baron de Carabasse, que je n'ai point recueillie dans mon Ihéûtre, quoiqu'elle ail réussi — à cause de cela peut-être. — Voici, relevés à l'époque même, les souvenirs que ces ouvrages m'ont laissés. Je les transcris sans y rien changer et tous vivants de leur actualité rétrospective.
I
LE BARON DE CAnABASSi:
Comédie en trois actes. — Palais-Royal, G décembre 1885.
Je me rappellerai loule ma vie la stupeur d'un di- recteur de IhéAtre devant lequel Edmond Gondinel dit un jour à un jeune auteur :
DEUX PREMIERES EN QUATRE JOURS 79
— Mon ami, pour faire du Ihéàtre, il faut être un peu bête.
A ce mot charmant, l'un des plus fins de l'autewr du Plus heureux des trois, ledirecteur ouvrit des yeux énormes sur une bouche démesurée : — Oh ! fit-il en son langage.
Et Gondinetde rire. A l'y bien chercher, il est tout entier dans cette malice. Je la prends pour exergue du portrait que je crayonne.
Il y a deux hommes en Gondinet, celui qu'on le contraint d'être, et celui qu'il serait seulement si on le laissait tranquille. Ouand on le laisse tranquille il donne Libres ! Chrisliane, le Homard, le Plus heureux des trois, perles de fantaisie serties dans l'or de l'observation. Quand on l'embête, il colla- bore.
Le Gondinet tranquille vit à la campagne, avec des chiens, des oiseaux, bêtes trop spirituelles pour faire du théâtre. Là, il cultive son jardin deLettresle bonsécateur àlamain, échenillant ses arbres à fruits et chassant les limaces. C'est l'artiste. Au-dessus de son petit bonnet de velours noir, les heures volent et enchaînent les couchants aux aurores. La créa- tion lui est clémente et si, pour d'autres, les choses ont ces « larmes >> dont parle Virgile, elles n'ont pour lui que les « .sourires » qu'y voit Horace. Tels de- vaient être, aux siècles derniers, les écrivains de race optimiste, conservateurs de l'esprit national, les clairs, les gais, les sains, dont il continue la veine et la filière.
De telle sorte qu'en cet âge de névropathes — où tout le monde a du génie et personne n'a plus de ta- lent — Gondinet charme par sa figure aimable d'es-
80 SOLVtMnS DIN KMANT l)i: l'AlilS
prit bien porlanl. sourianl à la danse macabre. Il ressemble à ces philosophes musards des vieilles li- llutgraphies, que l'on voil, les mains dans les poches, un brin d'herbe aux lèvres, reju^arder une partie de boules el décider d'une querelle. Il a la lêle, les al- lures et l'attraction de ceux que l'on choisit pour juges, sans les connaître. C'est le dernier des mo- dérés.
En cette partie de son ceuvre qui lui est nette- ment personnelle, (iondinel est à Labiche comme Hegnard est à Molière. Le rire de Labiche cingle et parfois laisse sa cicatrice. Gondinel se sert d'un fouet tlont le manche est précieux, fragile et finement <:i- selé: il craint de le rompre en frappant trop fort, car ce manche est l'œuvre el le don d'une muse, la Fan- taisie, une bonne amie de sa jeunesse, à laquelle il a fait bien des traits, mais qui reste son unique amour. Ce je ne sais quoi qui vient au surplus de la vérité et qui la colore d'un reflet d'idéal, Regnard en eut le secret. A des intervalles plus modestes, Gon- dinet reproduit cet avantage artistique sur son maître : on sent vibrer en lui le poète assassiné par Scribe.
Mais c'est un assassiné récalcitrant. Ce serait une erreur de croire que Coiulinctacconlc à ce Bouddha des cabots l'mfaillibilité professionnelle devant la- <|uelle s'agenouillent les gens dits de IhéAIre. S'il l'adore, c'est comme un mal nécessaire, et parce qu'il y a des caissiers sur la terre. « Il faut être un peu bète pour faire du théâtre. » El pour y réussir?... oh ! cachez-moi, profondes nuits 1
El voici l'autre Condinet, car il y en a deux, je vous l'ai dit. Celui-ci se manifeste à Paris dans un
DEUX PREMIÈRES EN QUATRE JOURS 81
appartement spécial, sis rue de Rivoli, à des hauteurs carrément Piranésiennes. Pour qu'un directeur un peu bedonnant se décide à escalader les degrés in- finis d'une pareille rampe, il faut qu'il en soit vrai- ment arrivé aux confins de la faillite. Gondinet, d'ail- leurs, ne leur oppose point d'autre défense; une fois sur le palier ils poussent la porte et ils entrent. C'est l'atelier de reboulage.
Le second Gondinet, en efTet, est un rebouteux. C'est à lui que l'on s'adresse pour redresser les bossus dramatiques, les difformes, les bancals, les paralysés aussi. En trois ou quatre séances d'exer- cices orthopédiques, il les met en état de plaire et d'avoir des succès dans le monde, car on se fait une si curieuse idée aujourd'hui de ce qu'on appelle une pièce, qu'on en est arrivé à croire qu'il y a une for- mule pour l'obtenir et que cette formule est un se- cret qu'on se transmet entre initiés comme un remède contre l'épilepsie.
Gondinet lui-même a beau jurer à tous les direc- teurs qu'il ne sait faire que « le Gondinet », les direc- teurs refusent de le croire, et ils lui apportent tous les manuscrits qu'ils reçoivent, afin que, dans ses moments perdus, il change celui-ci en Eschyle et celui-là en Aristophane. Les trois quarts du temps il n'y a rien, que le papier, dans ce que les directeurs lui apportent. Il le leur fait observer doucement, mais ils secouent la tête et sourient de sa manie : « Ah ! mon cher maître, un homme de théâtre tel que vous. »
Pendant quelques années, Gondinet a essayé de résister; il refusait de faire les civets sans lièvre. Alors les directeurs grimpèrent ses escaliers à ge-
82 SOL Vi;.MRS U t".\ K.NiANT DL HAIUS
noux, la corde au cou eu géraissanl miserere. Il lui oilVirenl sur des plateaux tics Lrailés en blanc, loul signés, par les(juels ils s'engageaient à l'envi à jouer à des dates lixes. n'importe quoi et même rion du tout pourvu qu'il le sigaïU. 11 apprit de la sorte que le théAlre est un commerce et non pas un art, ainsi qu'il se le ligurait naïvement^ <'t il vil venir à lui la procession lamentable des éconduils que l'ombre de Scribe chassait devant elle. Alors il eut pitié et il ouvrit son atelier de reboutage.
Or, celui qui n'a pas vu cet atelier de reboutage ne sait pas ce que c'est que l'art dramatique à Paris. Figurez-vous cinq ou six salles, meublées de sièges et de tables, et à chacune de ces tables, un auteur assis, la plume en main et flanqué de son directeur respectif. Celui-ci travaille pour le Vaudeville, cet autre pour la Comédie-Franç-aise, un troisième pour
I Opéra-Comique, un autre pour le Palais-Royal et le dernier pour les Folies-Bergère. L'aimable et bon Gondinet, le front penché, les yeux perdus dans une (juintuple rêverie, va, vient, se promène et marche de l'un à l'autre, en se frottant les mains.
II indique une scène au premier, jette un mot au voisin, crayonne une réplique pour celui du fond, et, au milieu d'une leçon de métier, va ouvrir la perle à des visiteurs. Comment il ne marie pas r.\ithur de l'un ;i l'Ernestine de l'autre, voilà ce qui me passe.
Les directeurs halètent auprès de leur auteur per- sonnel. Ils trouvent que Condinel reste trop long- temps à la table du confrère ou qu il est trop long à recevoir ses visites. Si leur auteur personnel, poui- gagner du temps, se hasarde à écrire quelque chose
DEUX PREMIÈRES EN QUATRE JOURS 83
<le son cru sur le papier, vite ils le lui font raturer : <( ce n'est pas du théâtre ! » Gondinet sonne pour demander un bouillon, les cinq auteurs, croyant qu'il dicte, écrivent le bouillon, et les directeur sont ravis. -< C'est du théâtre ! » Gondinet a ensuite la plus grande peine à les désabuser et à leur faire com- prendre que ce bouillon n'est que de la vie réelle et qu'il est destiné à son usage.
Pai'fois, lorsque les directeurs, lassés, retournent à leur direction, les cinq auteurs forment la ronde et dansent avec le patron. Il fait monter une bouteille de vin de Ténériffe, quelque chose de délicieux et de collaboratoire qu'il a derrière ses fagots, et tous ap- portent leurs papiers sul'la même table. Ils travaillent côte à côte et ils abattent de la besogne. Gondinet, pendant ce temps-là, va échanger quelques verbes avec son frère, son neveu, des parents et des amis qui l'attendent dans sa chambre à coucher, et, quand il revient, c'est du théâtre !
Car il a ce principe bizarre, et dont Scribe pleure- rait, que, même au théâtre, celui qui a conçu une idée est plus propre à la réaliser que celui qui ne l'a pas conçue. Et c'est ainsi qu'en ses collaborations il a obtenu des effets nouveaux, variés, originaux, dont les directeurs se pourléchent les babines. Ses con- seils y sont pour un tiers, son respect des individua- lités pour un autre tiers, et le vin de Ténériffe pour le dernier.
Gredin de vin de Ténériffe, en a-t-il sauvé de ces directeurs qui croient encore que le théâtre est un art qu'on enseigne ! Jamais Gondinet ne leur a des- sillé les yeux, mais il leur a glissé de la sorte un las de jeunes auteurs, dont ils ne voulaient pas entendre
84 SOUVENIRS D UN lîNFAM l)K l'AKIS
parler el qui .sonlrnaiiilenaiil la tlfur de leurs cor- beilles.
A six heures du soir, Talelicr d(î reboula^e ferme, el les reboulés escortent le plus aimé de tous les re- bouteux jusqu'au fiacre qui l'emporte à la gare. Hiver ou été, quelque temps qu'il fasse, jamais Gon- dinel ne couche à Paris. Il a besoin de revoir ses bêles, celles qui ne croient pas en Scribe; ses chiens, ses chats et sa volière, un las d'êtres qui estiment que toutes les scènes sont à faire; il se relrouve en les caressant, en leur parlant ce plaisant langage que La Fontaine, un de ses aïeux directs, professe. 11 apprend d'eux à connaître les hommes par le con- traste de leurs passions rudimentaires, il les consulte sur les instincts communs à tous les animaux, civi- lisés ou non, et il s'exerce de plus en plus ù leur com- merce dans la pratique de cette bonté qui est sa seule philosophie.
Mais j'y pense tout à coup, mon cher Edmond, c'est peut-être là ce que vous vouliez dire avec votre : Il faut être un peu hête pour faire du théâtre !
Tout ceci est pour dire que Le Baron de Carabassc est sorti de l'atelier de reboutage de la rue de Rivoli. Les parties heureuses et bien venues de cet ouvrage, improvisé en quinze jours, constituent la paît de col- laboration anonyme de Gondinet, et les gens du mé- tier y reconnaîtront son expérience, son esprit de ressources et sa fantaisie. Le vin de TénérifTe est res- ponsable, du reste. .le le bois mieux que je ne le supporte, el je crains fort qu'il y paraisse.
DEUX PREMIERES EN QUATRE JOURS
II
FLORE DE FRILEUSE
Drame en trois actes, en prose, représenté (repré- sentation unique) au théâtre de l'Ambigu, le 10 dé- cembre 1883.
Cette pièce a été présentée d'abord à M. Emile Perrin qui m'a dissuadé de la lire « dans mon in- térêt » ! . . .
— Puis à M. Koning, par l'éditeur Paul Ollendorft', aidé et appuyé en cette aventure par Georges Ohnet, le triomphant auteur du Maître de forges. Il con- vinrent tous deux de n'en pas révéler l'auteur au di- recteur et lui laissèrent le manuscrit comme l'oeuvre d'un jeune explorateur de la mission Savorgnan de Brazza, qui n'en faisait pas son métier. S'ils lui avaient laissé entendre qu'elle était de Savorgnan lui même, j'avais des chances. M. Koning fut d'ailleurs fort in- trigué. Il aimait beaucoup le type de la vieille com- tesse. Mais l'étude lui parut trop dangereuse, et il finit par rendre le rouleau à mes deux amis, ayant esquivé le lapin.
— Puis à M. Deslandes par le comédien Pierre Berton qui était venu en entendre lecture chez moi, s'en était épris fortement et l'eût créée avec joie. Lorsqu'il emporta le manuscrit pour le lire lui même à son directeur je lui demandai s'il n'allait pas com promettre le crédit que son originalité d'acteur lettré lui avait acquise.
86 SOUVENIRS D UN ENFA^TT DE PARIS
« Jeudi.
{( Mon cher Bergorat, voici le texte du jugement rendu par Deslandes. Surtout n'ayez pas de remords, vous n'avez pas pu oompromeltre mon crédit sur lui. Je n'en avais pas. l'événement l'a prouvé. Cordiiilc ment à vous.
« Pierre Berton. »
Ce billet en contenait un autre, que voici, et (jui était adressé à Berton.
" Paris, le 28 avril 1884.
« Vous me demandez mon impression sur l'ouvrage intitulé Le Viol. La voici, très nette. Je crois la pièce injouable. L'écrivain distingué qui a voulu dramatiser celle donnée impossible s'est dépensé en eflbrls sté- riles. Ajoutez à cela que son inexpérience des choses du théAlre jette de la confusion et de l'obscurité dans les développements du sujet. Il a oublié d'éclairer la lanterne I Compliments afTeclueux.
«< Raimond Deslandes. »
.\L Worms, de la Comédie-Française, eut aussi connaissance de Flore de Frileuse et il me déclara (lue si M. Perrin ne s'opposait pas à la réception, il voterait pour l'œuvre des deux mains, attendu que depuis de longues années il n'en n'aA'ait pas entendu d'aussi dramatique.
Ensuite Edmond Gondinet en prit connaissance, et il me conseilla de m'appuyer de l'autorité de
DEUX PREMIÈRES EN QUATRE JOURS 87
M. Alexandre Dumas ûlsetje Jui soumis mon tra- vail .
« Mon ciler Bergerat.
« J'ai donc lu votre pièce. C'est, à mon avis, rempli de talent, d'esprit et d'observation; mais à partir de la scène trois du dernier acte, ça ne va plus du tout et le public ne comprendrait plus. C'est de la psy- chologie quintessenciée dont le théâtre ne s'accom- mode pas; c'est du domaine du livre. Sans compter que le public a horreur du viol au théâtre. Barrière a fait une pièce remarquable, L'Outrage, qui n'a ja- mais pu réussir à cause de la donnée. La Haine de Sardou avait eu le même sort pour la même raison et je suis venu me casser le nez, dans Balsamo, contre la mèrhe difficulté. Cela ne serait rien cepen dant et vous pourriez parfaitement réussir là où d'autres ont échoué, si vous apportiez à ce fait brutal du viol une solution nouvelle.
« II n'y en a qu'une, celle que Barrière avait trouvée : le violeur tué par le mari au pied du lit où le crime avait été consommé et en présence de la femme, tendant Fépée au mari et lui disant : « Tue le ! )) Mais le dénouement purement fsychologique, non ! Et le mari qui reste en face d'une femme en- ceinte, et enceinte de qui? — d'un laquais, et qui va élever cet enfant ? Le saint Vincent de Paul des cocus ! Jamais vous ne ferez accepter tout cela. (Ici M. Alexandre Dumas se trompe, Gilberte n'est pas enceinte de Brutus dans la pièce, mais bien de son mari même, et dans le roman aussi I")
« Votre comparaison de la poire dans laquelle le goujat a mordu est tellement juste que vous ne
88 SOUVENIRS D UN ENFANT I>E PARIS
pouvez pins on sorlic. ( )m n'a plus sous les yeux rpiiiu aiif^e souillé j)ar un iji;noI)lc larbin et tant que je n'aurai pas écrasé ce larbin tlevanl le public, celle femme me dégoûlera el ce mari me fera rire. Si vous le failes tuer, vous recommencez la pièce de Bar- rière avec un peu plus de fange dans les au 1res ma- lières qui onl participé au crime.
« Quant à du talent, il y en a énormément, dans le rôle de Flore et jusqu'au commencement du troi- sième acte. Je ne m'explique pas les résistances des directeurs. A partir de la scène trois, je les ai com- prises et partagées. Voilà mon o|)inion bien sin- cère, telle que vous me la demandez el telle que je vous la dois. A vous.
« Alexandre Dumas fds. »
.le fis du Viol un roman, qui parut dans le Gil Bios, el qui obtint un gros succès de librairie chez Ollen- dortî. Dans une préface qui précédait ce roman, jof- frais pour rien le manuscrit de ma pièce à celui ou ceux qui voudraient tenter l'aventure de sa représen- tation, et j'abandonnais la majeure partie de mes droits d'auteur à ce hardi imprésario imaginaire et fabuleux.
Il s'en présenta plusieurs, el, par déveine, je choi- sis le plus mauvais. Kmile Rochard, lui, loua l'Am- bigu et les répétitions commencèrent.
Quelles répétitions, seigneur ! Xous répétions de neuf heures du malin à onze heures, dans la pou»^- sière, les bruits de marteaux et les courants d'aii-, sans décor, avec un petit bec de gaz imperceptible dont s'augmentait l'obscurité. Nos pauvres artistes,
DEUX PREMIERES EN QUATRE JOURS 89
dévoués, héroïques, stoïques, ^pleins de foi et de gaieté, déployaient un zèle et une patience extraordi- naires. A onze heures les machinistes nous flan- quaient à la porte. Cela dura quinze jours, c'est-à-dire trente heures.
Tout à coup l'imprésario avec lequel on devait faire la tournée de province déclara qu'il ne voulait pas payer la location du théâtre à Rochard, et que ce détail me regardait. Notez que je lui avais aban- donné mes droits, ainsi qu'il était écrit dans la pré- face du roman. Laisser ces braves gens qui s'érein- taient depuis quinze jours, sans autre espérance que de gagner leur vie par une tournée, les laisser, dis-je, le bec dans Teau et sur la fatigue gratuite de ces répétitions abominables, je ne pus y consentir. Je montai donc chez Rochard et je pris la location delà salle à ma charge.
La première était pour le lendemain.
On m'avait promis deux décors, on ne m'en donna qu'un, de telle sorte qu'avant le lever du rideau, je dus couper des indications topographiques indispen- sables à la clarté du drame.
Le souffleur du théâtre, celui qui nous avait aidé aux répétitions, se trouva décommandé, on ne sait par qui. Heureusement ce brave homme avait l'honneur et la fierté de sa profession; il vint tout de même et de lui-même, ne voulant pas être complice d'uu égorgement.
Je n'en finirais pas si je racontais tous les traque- nards que l'hospitalité de l'Ambigu offrait à mes ar- tistes, et j'espère que Rochard n'en a jamais rien su.
Jusqu'à la fin du troisième acte, le succès fut con- sidérable et me donna gain de cause contre tous les
90 SOUVEMHS I) IN KNFANT DE PARIS
(iélraeleiHs dr mon ouvrage. Ce fut le dénouemenl qui t|:Ala lalVairi'. (> dcnoucnuMil, j<' l'avais fail pour la province et on tne le reprocha dans loule la presst\ Sur la foi du romau on s'attendait à une autre conclusion. l)ans le roman, en elTel, lagrossesse de Gilberte dissipe le cauchemar de Maxime et l'en- fant emporte la souillure. Je regrette d'autant moins d'avoir modifié celte solution que si j'avais donné l'autre on m'eût d abord sifllé à outrance, car on m'attendait là; et puis, à mon gré, le dénouement nouveau est, au point de vue du théAtre, infiniment supérieur à celui du livre, qui lui est meilleur pour le livre. L'hypothèse du viol, reconnu une aberration naturelle d'un mari extrêmement épris et sujet par métier aux crises d'imagination, pose beaucoup plus puissamment au public le problème de la situation. Enfin cette hypothèse rend la pièce jouable, et par- tout, ee (jui est bien quelque chose.
C'est ainsi qu'un Kdgar Poe ou un Holïmann l'cus- .sent présentée, celle situation insoluble qui n'est dé nouable que par surprise, à la scène s'entend. Le ) viol est une fatalité, et comme telle relève de la tra- gédie. Les fatalités n'intéres.sent que parles passions qu'elles développent chez l'homme, par hi lutte qu'il soutient contre elles, et la force de caractère qu'il y dépense. Maxime est cet homm<\ \ ouloir que sa femme ait été réellement violée pour lui accorder le droit de souiïrir. c'est une puérilité de spectateui' daraphilhèàtre, qui demande (jue les choses soient « arrivées », c'est une cruauté de cirque.
J'ai pen^é el je pense encore qu'il est normal en art cl logique de répondre à un fail de hasard par un autre fait hasardeux, et qu'il m'était permis doppo-
DEUX PREMIERES EN QUATRE JOURS 91
ser une fortuite à une autre fortuite. Il m'est indif- férent que Maxime soultYe encore après le rideau baissé, si j'ai exprimé de lui toute sa souffrance lorsque la toile était levée. J'échappe par mon dé- nouement à surprise à l'exception psychologique, je g-énéralise, et la philosophie de mon œuvre pénètre plus profondément, par l'hypothèse même, dans l'esprit de ceux qui pensent.
LA NUIT BERGAMASQUE
Dans la première nouvelle de la huitième journée du Décaméron, Boccace conte l'histoire d'un jeune et honnête Allemand nommé Gulfardo, qui, fort épris d'une dame milanaise, n'en obtient rendez-vous que moyennant finance, au prix fixé par elle de deux cents florins d'or. Réveillé de son rêve par une telle véna- lité, il emprunte la somme à son mari même, riche marchand de la ville, et acquiert ainsi, en la versant à sa femme, ce qu'il ne voulait obtenir que de son seul amour. iMais à l'échéance venue de la dette, lorsque le prêteur la lui rappelle, Gulfardo feint de n'y rien comprendre. — As-tu donc oublié de leffacer de ton livre, car il y a huit jours au moins que j'ai, et ici même, rapporté tes deux cents florins. Je les ai du reste remis à ton épouse en personne. Elle est là pour te le dire : N'est-ce pas, madame ? — Prise au
Ît4 SOUVENIRS D UN ENFANT HE PARIS
traquenard de ce bon tour, la roquette avaricieuse se voit coulrainte, par le regard soupronnewx du mari, de remettre l'argent reç-u à la caisse. Et ce fut ainsi que Gulfardo eul à l'œil donna Ambrogia, belle bourgeoise de Milan.
De ce conte, ou plutôt de la situation quil met en œuvre assez sommairement, il me semblait que l'on pouvait tirer les éléments d'une de ces comédies de répertoire, ou, si l'on veut, de tradition, dont Molière et Regnard ont emprunté les thèmes, non seulement aux conteurs italiens, mais à Boccace lui-môme. En outre, disciple Cervent et résolu des maîtres du vers romantique, qui repose sur la rime et en ajoute l'at- trait sonore au comique des classiques du rire, j'étais hanté de sacrifier à cette bonne Thalie française, aussi haute que loyale en verbe, méconnue des no- taires dart dramatique et à peu près bannie de nos scènes. Je m'attelai dope résolument à ce travail joyeux et. sous les auspices tutélaires des poètes dont je relève, j'écrivis La \uit Beryamam^ue.
Je reconnais qu'il faut être un peu fou pour se payer le luxe d'une débauche littéraire telle que Ln .\uil Berfjamasqixe lorsque, père de fauiille ayant charge d'âmes, on se doit tout entier aux contin- gences immédiates du pain <le clia(|ue jour. Mai> ce qui était digne de la «amisole charentonesque, c'était d'en porter le manuscrit à la Comédie- Fran- çaise et de charger Picard, l'huissier de poile d'Emile Perrin, de le remettre, avec ma carte, à ce directeur. Emile Perrin délestait les poètes, même les pires. Ce n'était pas sa faute, la nature l'avait créé pour ça visiblement, des pietls à la tète, (tétait le type de ceux qui croient que « la forme rimée » est une adul-
LA NUIT BERGAMASOUE 95
lération et comme l'oïdium de la prose. La seule paille qu'il voyait dans le bronze de Molière c'était ces espèces d'assonances reproduites de douze en douze syllabes, qui gênaient tant la diction des « parts entières » de sa compagnie et gâtaient le Tartuffe comme Le Misanthrope. Il ne se trompait pas d'ailleurs, mais pour d'autres raisons. Le moin- dre risque que j'encourusse à lui soumettre la csar- <las frénétique de tympanon lyrique qu'est La Nuit Bergamasque, était qu'il m'en renvoyât le manu- scrit par deux gendarmes. S'il ne le fit pas, c'est que déjà déclinant, il ne résistait plus aux agressions, mais je connuspar Cadetlecoup que je lui avais porté.
— Alon cher ami, il a été terrible. J'entre dans son cabinet et je le vois, comme pris de rage, mor- dant le bord de son bureau directorial et poussant de petits cris alternés de patient qu'on roue en cadence. Il te lisait. Je courus à Ini. — Monsieur Perrin, monsieur Perrin, mon cher directeur!... — Ah I c'est vous, Cadet? Il est votre ami, je le sais... Qu'est-ce que je lui ai fait? Tenez, voyez, il ne dé- rime pas I L'oreille en crève. C'est le supplice du cha- peau chinois. J'aime mieux mourir, dites-le-lui, mourir.
— Du reste, ajoutait Cadet, tu as eu tort, c'est un vieillard, et il nous a fait gagner beaucoup d'argent par sa création des mardis. Toute la bourgeoisie a repris le chemin du théâtre, comme au temps de M. Scribe.
— Et de M. Thiers, avoue toute ta joie.
— Enfin il t'engage à t'éviter la lecture au co- mité, et mon frère aussi, si tu veux le savoir, tu sais pourtant s'il t'aime, Coquelin 1
96 SOUVKMRS n UN ENFANT DE PARIS
— Sa raison ?
— Eh bien, voici. Il y a dans la pièce une sou- bretlc, d'ailleurs 1res l'arce, mais qui est mulâtresse. L'emploi est à Jeanne Samary.
— Le rôle esl fait pour elle, il lui ira comme de cire.
— Comme de cire ; lu le dis toi-même. Voit-il, m'a fait Coquelin, noire Jeanne si jolie, si fraîclie, s'encrassant le visaf2^e au jus de réglisse, le vois-lu, voyons, dis ?
— Pas plus que notre .Mounet-Sully se culottant au jus de pipe dans Olhello. L'acteur avant tout.
— Parbleu, conclut en riant le Garât des mono- logues. Et puis, el puis...
— Parle.
— Ta courtisane...
— Eh bien?
— Elle en est vraiment une, de courtisane, et ça, ce n'est pas possible chez nous. Tiens, môme à rodéon, dans Le Passant , la courtisane ne l'est que d'apparence, pour la blague, mais elle aime, elle ai-aime, elle ai-ai-aime !...
— Écoule, frère, trouvai-je, tout peut s'arranger pour le comité, el j'ai l'habilude des heureuses relou- ches. Prie d'abord Emile Perrin d'èlre malade, au moins poiu- le jour de la lecture. Puis j'ajoute une scène où la courtisane se confesse el reçoit l'absolu- tion, d'avance, de la noce qu'elle va faire el qui, par conséquent, n'est plus un péché, mais quelque chose comme une fatalité anli(jue mêlée à un devoir pro- fessionnel de tous les temps. Au fond on verra se des- siner un cloître dans le style de la Madeleine, plus symbolique encore, s'il esl possible, el alors...
LA NUIT BERGAMASQUE 97
— Et alors ?
— Et alors la mulâtresse s'avance, une éponge à la main; elle se décrasse en scène, et l'on reconnaît Jeanne Samary, son visage frais, ses trente-deux dents de perle. C'est elle, disent les mardistes, et elle est sociétaire !
— Ouah, ouah, ouali, jappa Cadet, qui s'enfuit sans tourner la tète.
Ce fut pourtant lui qui ra'olïrit de porter La Nuit Bergamasqiie à Porel et qui la lui donna en effet sous le voile, que dis-je, sous la cagoule de l'ano- nyme. Et ici se place l'anecdote la plus amusante de mon périple de quarante ans à travers les théâtres. Comme je la tiens de Porel lui-même qui me la conta longtemps après, au Vaudeville, pendant les répéti- tions de Petite Mère, il n'y a pas à douter de son authenticité ni lieu de croire que je l'invente. Il avait été convenu avec Cadet que je lui confierais une copie à la machine et sans signature de la comé- die boccacienne et qu'il la présenterait comme trouvée chez son concierge sans indication ni lettre d'envoi. On en arrive en France à de pareils subterfuges dans le commerce de la suprématie. Ils réussissent peu du reste et nous en fûmes, Cadet et moi, pour notre malice — et la copie. L'arrêt de Porel fut celui-ci. — Vous me voyez navré, mon cher Cadet. Pendant les bons trois quarts de cette œuvre, infiniment cu- rieuse, je me disais avec ivresse : Enfin nous tenons le merle blanc, un grand poète comique ! Hélas, à la fin tout se gâte et s'effondre à la dernière scène. Navré, vous dis-je, et tous mes regrets. Je vous retourne le rouleau.
Un soir donc au Vaudeville, comme le dé de la
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<.i8 souvENins n un enfant de paris
causerie était tombé sur coite Niiil Bcrgamasque <|ui avait lancé Antoine cl son ThéAtrc Libre, Porcl me révéla le secrcl de son refus. — (7pst votre écri- ture, me conla-t-il,qui, depuis Le Nom mêlait fami- lière. Je l'aurais reconnue entre mille. — Mais la copie présentée par Cadet était à la machine. — Par- faitement, sauf que, à la dernière scène, vous aviez rectifié de votre main un vers faussé parle copiste. 11 n'y avait plus à se méprendre, la rature vous dé- masquait. On ne saurait songer à tout, n'est-ce pas ? — Si, fis-je, mais on n'ose.
J'avais, tant la vie nous emporte, oublie mon essai de vers comique, et, Mazeppa de la copie li<^oté au cheval, je m'enfonçais dans les steppes journalisti- 4|ues, lorsque je liai connaissance avec Edmond don- (iinel, l'un des hommes les plus bienveillants cpi'il m'ait été donné de rencontrer en ce monde. Je ne sais qui l'avait mis an fait de ma nouvelle mésaven- ture, et peuL-étre était-ce Cadet lui-même. Toujours est-il qu'un matin, deux messieurs, l'un ^ras et l'autre maigre, se firent annoncer dans mes lambris. J'avai*^ lu sur leurs caries : Briet et Delcroix, directeurs du théâtre du Palais-Hoyal.— Vous devez-vous tromper, saluai-je, je suis l'auteur de Le Nom. — Ils me jtu'è- rent qu'ils en étaient pertinemment instruits et <pi"ayant appris d'Edmond (iondinel que Caliban et moi étions le même homme, ils venaient, de sa part, me demanderunepièce<'n vers qui, seule, assuraient- ils, pouvait sauver leur inalheui'cu.v théâtre el le désenguignonner. — La charge était de haute fumis- terie. Désenguignonner un théAlre par une pièce en vers, cela ne devait se voir que longtem[»s plus tard, à la Porte-Saint-Marlin, mais le Palais-Royal, cela
L-V NUIT BERGAMASOUE <»!»
ne se rêvait même pas. Or ils étaient graves. Qu'est- ce que le bon Gondinet avait bien pu leur dire de La Xiiit Bergamasque, que d'ailleurs il ne connaissait mie ? Je crus deviner à leurs propos qu'il avait mis en jeu quelque vaticination somnambulique. Rien de crédule comme les joueurs du théâtre et, en fait de bonté, Edmond Gondinet était capable de tout, il aurait lait tourner les tables lui-même ! — Soit donc, messieurs, et à votre service, mais le manuscrit est resté aux mains d'Emile Perrin ou plutôt de Jules Claretie, son successeur. J'irai le reprendre aujour- d'hui même et vous le porter à votre cabinet. — 11 n'y a qu'à suivre la galerie Montpensier, dit Briet. — C'est l'affaii-e de quatre minutes, fit Del- croix.
Picard retrouva aisément le rouleau sur la table de Jules Clarelie, il y était demeuré grand ouvert depuis le trépas de son prédécesseur et comme s'il témoignait d'y avoir contribué. Je n'eus que la peine de le fourrer dans ma poche lorsque, à mon passage devant sa loge, le père Bret, concierge de Molière, me héla pour me tendre une lettre, reçue pour moi, depuis huit jours, et qu'il était ravi de me remettre lui-même. Elle venait du théâtre de la Renaissance et émanait de ce Fernand Samuel, l'Antoine d'avant la lettre et l'Anti-Porel du temps, dont je vous ai déjà parlé à propos de La Parisienne d'Henry Bec- que. Fernand Samuel très lettré, très malin et fort paresseux, avait adopté pour critérium de la valeur marchande des pièces le simple refus des dites pièces par ses confrères en direction. — Ça m'évite de les lire, disait-il, elles sont bonnes d'avance de ce fait et par ce signe. Il me réclamait La Nuit Bergamas-
1(X) SOUVENIRS D UN EMANT DE PARIS
que h vue (le nez, avec confiance. J'enlilai la venelle de la galeri»» Monlpensier à reliure jxMjilexe de l'Ane de Biu'idan, et m'en fus d'abord montrer la lellre à Briet et à Delcroix. Ils tablèrent sur leur dioil d'au- lériorité et exigèrent le dépôt du manuscrit poui- vingl-ciuatre heures au cours desquelles, pour gagner du temps, l'un lirait les vers à rimes masculines, et le second celles de l'autre sexe. Et je courus à la Renaissance m'excuser du retard de ma réponse dont le père Briet était seul responsable. F'ernand Samuel ne m'attendait plus, mais dès que je l'eus avisé de la visite de ceux de la Montansier. — Avez- vous traité avec eux, interrogea-l-il? — Non, pas encore. — Alors, fit-il, c'est bien simple, et saisissant sa plume, il me signa réception de l'ouvrage.
II
HISTOIRE D'UNE INDEMNITÉ FORFAITAIBE
Or il ne m'eut pas plus loi signé a réception de la pièce sur le bulletin officiel de la Société des Au- teurs Dramatiques que le besoin immense, fou, et professionnel de ne pas la jouer s'empara de lui irré- sistiblement. Ce n'était pas sa faute et jamais je ne lui en ai gardé la moindre rancune, car ici ce sont les dieux qui ordonnent. Il n'y a pas d'exemple de- puis Thespis, l'aïeul, qu'un directeur-né, et digne de ce nom, non seulement ait reçu une pièce, quelle qu'elle fût, pour la jouer, mais qu'il ait joué la pièce librement et volontairement reçue, bonne ou mau- vaise, n'importe, et prévariqué de la sorte la loi abso- lument éternelle qui fixe sa destinée sur la terre. Et c'est bien simple à comprendre. S'il la recevait pour la jouer, à quoi lui servirait de la recevoir et par conséquent d'avoir pu la refuser? Et s'il la jouait pour l'avoir reçue, par où démontrerait-il qu'il est
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1U2 SOLVKMUS U U.N i:.M A.M Di; l'AHlS
niarqu('' de toute éternité tlu sceau de la direction? L ne pièce reçue et jouée est un phénomène sans exemple connu, la quadrature du cercle du monde dramaticjue, l'impossible, l'irréel el le rêvé ! Tout au plus peut-on imaj^iner qu'à la centième représen- tation la pièce se pare d'en ne sait quelle réception rétroactive et conventionnelle où le directeur n'est pour rien et dont il peut toujours se laver les mains en arguant d'une surprise. J'en sais des cas doulou- reux. J'en ai connu un qui, enrichi d'un million par un ouvrage indcsaffichable, ne se consolait pas de s'y être laissé prendre. — C'est le déshonneur di- ma carrière, gémissail-il.
Du reste il en est mort.
Mon vieil ami Fernand Samuel vous dirait lui- môme qu'en me signant le bulletin de La iXuil Bergamasque, il avait succombé, par sympathie (>eut-èlre, à un accès d'aberration mentale identique à ceux que l'ébriété détermine. Peut-être aussi dési- rait-il embêter Briet et Delcroix, ses confrères, avec qui il était en ra|)porls excellents. C'est Ui seule chance qu un auteur ait au théâtre. L'embètemeut où un di- recteur espère plonger un autre tlirecteur est le cri- térium, de la vocation d'aboid, et du flair ensuite qui la caractérise. Je suis assez modeste pour p<'nser ({ue je ne dus qu'à cet autre prurit de l'impresariisme le bénéfice illusoire de ce bulletin de La Châtre, qui m'a d'ailleurs rapporté la plus grosse somme que j'ai touchée chez feu Peragallo, soit sept cents francs pour deux simples copies, dont l'une destinée à la censure el l'autre au soullleur.
Ce qu'il y a d'extraordinaire dans cette aventure simple, c'est que, à peine mis en possession du ma-
HISTOIRE D L>E INDEMNITE FORFAITAIHE 108
luiscrit arraché aux camarades du Palais-Royal, ce pince-sans-rire de Samuel s'était mis frénétiquement à en commander les décors, les costumes, les acces- soires et à distribuer les rôles à mains pleines. — On doit bien cela à Boccace, me souriait-il sous le lorgnon, car il est fort bon lettré eu outre, et pourrait parfaitement, s'il voulait, décider de la valeur litté- raire des meilleures comédies, anciennes ou mo- dernes. Je me rappelle que, sans même avoir lu la mienne, il télégraphia au Caire pour retenir à prix d'or la comédienne qui, seule, pouvait créer le rôle de la courtisane. Il n'en voulait point d'autre et m'en mé- nageait la surprise. Puis d'un bond, il s'élança au té- léphone. — AUo, allô ! C'est vous, ma chère Réjane 1 Venez vite à la Renaissance. C'est Fernand. Samuel qui vous parle. Un rôle magnifique, quoiqu'en vers. Ça ne vous fait rien, à vous, n'est-ce pas, de vous passer le nez au jus de pipe ? Une négresse, non. mais une créole. L'auteur est dans mon bureau, il vous expliquera sa pensée.
Puis, sans me laisser le temps de m'étonner : — Quant à l'avare shalvcspearien de la pièce, vous avez carte blanche, courez chez Paulin-Ménier. Il demeure à cent pas d'ici, boulevard Beaumarchais. Il est cher, mais pour une création en vers, il diminuera son cachet. Hein, Paulin-Ménier, scandant l'alexandrin, c'est un clou ça I Vite, ne lanternez point, voilà l'heure de l'absinthe et il ne la manquerait pas pour du Molière !
Si poète qu'on soit, on a des éclaircies. L'idée de la diction de Paulin-Ménier dans l'hexamètre dépas- sait l'altitude des plus hauts paradoxes, et elle me rappela au sentiment des contingences moyennes.
104 SOUVENIRS I) UN ENFANT DE PARIS
Le gai Fernand Samuel s'olFrait ma poire, mali^ré lui, je le jure, mais il se TolTrail, nagelli' par la force occulte qui les mène et les doue. Jouer La Nuit Bergamasrjue, est-ce qu'il le pouvait, puis(ju'il en avait dénoncé la réception, fatalement, en aveugle, du destin, au siège social de notre corporation ? 11 en serait mort, comme l'autre, le millionnaire récal- citrant, foudroyé par son ananké directoriale, proie de la justice immanente. Je ne voulais pas que la jus- lice immanàt sui- l'homme charmant à (|ui l'on devait La Parisienne, d'ileni'y Becque.
Aussi me fit-il envoyer vainement quelques bulle- tins de répétitions dont je conjurai le maléfice par une absence assidue. Parfois, le soir, enveloppé du manteau crépusculaire, je m'asseyais à la terrasse déserte du café Fronlin, et j'y guettais le passage de (Jeorges Feydeau, alors secrétaire de la Renaissance et qui, à cinq heures sonnant, avait épuisé ses mille regrets du jour. J'apprenais de lui l'état des choses et que personne n'était venu, ni Paulin-Ménier, ni Réjane, ni la courtisane idéale du Caire, et qu'en les attendant, on répétait à tour de bras un fort vaudc?- ville dont on n'avait pas encore les trois actes, sus- pendus à la plume des trois auteurs. — Est-il reçu, demandais-je pour rire? — Vous ne le voudriez pas, vous êtes trop bon confrère. — Et il me dépeignait l'activité prodigieuse dé|)loyée par son admirable di- recteur dans la mise en scène de ce vaudeville dont le litre seul, d'ailleurs provisoire, était connu de ses interprètes.
— Il faut le voir à l'avanl-scène, réglant tout et le reste. Sa tête en fume au-dessus du légendaire cha- peau de paille sans fond, presque sans bords, dont il
HISTOIRE D UNE INDEMNITE FORFAITAIRE 105
coilïe le fétiche. S'il y a des geysers à Panama, il sont ainsi et non autrement, pai'ole d'honneur.
Ce qui, dans cet enthousiasme du futur auteur de La Dame de chez Maxirris pour son patron, me pa- raissait le plus touchant, c'était cpie, préludant déjà par des essais à sa superbe carrière théâtrale, il ne parvenait pas à communiquer audit patron la foi modeste qu'il y avait dès cette époque. — Je t'aime trop, lui disait Samuel, pour te refuser ta première pièce et surtout pour te la recevoir. C'est parce que j'y crois que je ne veux même pas la lire. J'ai peur de la manquer si elle est bonne et de te la jouer si elle est mauvaise. On ne sait jamais ça d'avance. Va et reviens avec une grosse signature commerciale, je t'attendrai.
Georges Feydeau suivit le conseil du reste. Las de signer ses mille regrets par jour, sans compter les siens, il cessa de les sécréter, et un jour, sur les boulevards, où tout se rencontre, il rencontra un autre directeur de type différent, voire con- traire.
Celui-ci était de l'école nihiliste de Nestor Roque- plan. Aux pièces déposées, il se bornait à donner leur numéro de dépôl, comme le conducteur appelle les voyageurs, sous la pluie, à l'omnibus, et il les montait à leur tour, sans préférence, mais non pas au hasard, comme on voit, quand son cadre d'affiche devenait libre. Champignol malgré lui dut le jour à ce système, un peu fataliste mais sûr, dont le philo- sophe du théâtre des Nouveautés plante aujourd'hui les choux à la campagne.
Et deux ans passèrent, comme ils passent, ailés de plomb, avec celte lenteur rapide à laquelle l'état
1 1«; soivi:mi{s d un km.vni di paris
d'auleur rern ajoiile le phénoincne de l'obscure clarlc signalée par riOriieille.
Napoléon I' avail le coup d'œil de l'aigle. Nulle pari ailleui-s il ne la mieux prouvé peul-élre que dans cet édil de Moscou où la (jueslion de larl dramatique en France est réglée une fois pour toutes en plus de cent articles qui, pour être tous violés, nuit el jour, n'en sont pas moins imprescriptibles. En aucun de ces articles l'hypothèse d'une pièce agréée et non représentée n'est soulevée, môme par sous-entendu, et le législateur ne semble pas avoir eu le concept d'une telle incohérence artistique et commerciale. De telle sorte que, depuis l'incendie du Kremlin, on est toujours joué à la Comédie-Fran- raise, bien ou mal, n'importe, quelquefois après sa mort, mais on l'est. Il suflit de vivre, comme disait Banville. Aussi l'indemnité forfaitaire est-elle in- connue de nom comme de fait dans celle École mili- taire. Mais dans les autres, même en cet Odéon que le tyran n'avait pas prévu ou osé prévoir, l'auteur pro- ducteur, lésé par la' rupture, arbitraire ou non, du contrat synallagmatique qui lui assurait un déboucli<'' à son produit, est dédommagé de ce tort, commercial s'entend, car l'artistique est inappréciable. Notre Mu tuelle y veille. 11 y a chez nous un tableau des indem nités forfaitaires, graduées à l'importance des œu- vres, sur le nombre d'actes, auquel les tribunaux eux-mêmes en réfèrent, en cas de débat juridique. D'après mes calculs personnels, la ligne de texte, avec ou sans rime, peut rendre à un auteur moyen ses vingt-cin(j centimes, au bout de deux ans d'at- tente, ou d'hùpilal, réversibles d'autant sur sa veuve s'il en trépasse. C'est peu au prix du beurre, mais,
HISTOIRE D UNE INDEMNITE FORFAITAIRE 107
à celui du jus de cervelle, c'est considérable. Il est consolant de se dire qu'un Jean Racine, s'il nous en repleuvait un, palperait, au tableau de Scribe, pour une Athatie rentrée, ses jolies deux mille cinq cents livres, prix social et judiciaire d'un travail de dix-huit années, auxquelles s'ajoutent les deux années d'ex- pectative enragée aux ailes de plomb, total ^vingl. C'est de la protection pure et syndicaliste comme le diable.
Je consultai des camarades, tous indécis, d'ailleurs, sur la valeur défensive de la compensation indemni- taire. Les uns la tenaient pour jeu de chandelle et me conseillaient de renoncer à la mienne dans l'in- térêt de mes pièces futures. — Les directeurs, arguaient-ils, se tiennent, comme chenilles en août sur l'aubépine. Celui que tu as tapé du dédomma- gement réglementaire fait le signe maçonnique aux autres, et ta carrière est terminée sous le soleil, la lune et les étoiles. — Au contraire, professaient les autres, ils n'admirent que ceux qui les prennent aux bourses. — Et je flottais dans ce litige. — Faites-le casquer, me criait Sardou. — Prenez-garde, me conseillait le vénérable Camille Doucet. — Notre président a raison, m'écrivait Ludovic Halévy, soyez habile. — Je jouai la partie à pile ou face dans le cabi- net de Peragallo, et ce fut mon pauvre Samuel qui écopa. Il s'en tira d'ailleurs avec sept cents francs, parce que La Niiil Bergamasque n'était qu'en vers (Ah! l'animal!), et nous restâmes les meilleurs amis du monde. Tu sais, Fernand, je suis prêt à te les rendre.
Lorsque le czar Nicolas se mit à poursuivre les écrivains libéraux des « Années Quarante » en Russie,
10f< SOL\ ENIHS M UN LNFAM" MK l'AKIS
à les exiler, emprisonner el reléguer en Sib«''rie, l'un deux le poêle ChameUof, obtint celle grAce de de- meurer libreàlacoiulilion de ne pas imprimersesvers et « de ne i)as les lire à liaule voix, sauf à sa mère ». Mon manuscrit rentré el réintégré dans sa case, je me soumis, comme Ghamekof, à l'ukase clément (|ui me le resliluail de loule éternilé, el pendant les douces soirées d'été à la campagne, je lisais la \iiit Berfjamasque i\ ma femme.
III
AU THÉÂTRE LIBRE
Je l'ai encore. La voici :
« 11 avril 87. Monsieur,
« Ce que je vais vous ennuyer ! mais ça ne fait rien, rintenlion étant bonne, vous m'excuserez.
« Avez-vous, ces temps derniers, entendu parler du Théâtre Libre qui a fait l'objet de quelques entre- filets? Voilà ce que c'est. Nous sommes une demi- douzaine de comédiens amateurs — des employés, des marchands de vin même, il y a de tout — qui jouaillons la comédie dans des petites sociétés dra- matiques. L'idée m'est venue, il y a deux mois, de choisir dans ces différentes sociétés les éléments les moins mauvais, d'essayer de donner un ensemble à tout cela et de mettre cette petite et modeste instal- lation au service des jeunes.
« La première soirée a eu lieu le mercredi Somars, mais, par une jolie maladresse de ma part, on jouait
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11(1 SOUVKNIUS n ILN KNFANT DE PARIS
le même soir Im Gamine oiix Bouffes. Donc, pas de presse. Cepentlanl il y avait là l-jniie Zola, Daiidel, Lapommeraye, Henri Foiuiuier, Denayrou/.c, Paul Alexis, Céanl. llenniciue et une trentaine de conrrié- risles et tle reporters.
« On donnait ./(/c^wes Damour, lin'" par llenni<pie de la nouvelle de M. Zola ; Mademoiselle Pomme, œuvre posthume de Duranty, arrangée par M. Paul Alexis, et deux actes de jeunes, dont l'un : Cn Préfet, a été exécuté avec un entrain remarqual)!e. Etlel»>n- demain les journalistes cpii avaient assisté à la re\uv- scntation ont bien voulu dire que c'était très intelli- ji^ent et très littéraire. M. de Lapommeraye nous a louanges, et M. Denayrou/.e m'a Iraili'' d'acteur consommé ! ! 1 L'exagération est évidente, mais j'ap- puie sur ces détails parce qu'en somme ce sont mes références près de vous.
K Eh bien, ce succès nous a mis en goût et voici le programme possible de la seconde soirée que nous voudrions donner avant la fin de la saison pour (juc l'hiver prochain la chose fût calée et installée. Le Capitaine Burle, un acte tiré par M. Céard de la nouvelle de M. Zola, et un acte de La Patrie en dan- ger, de MM. de (ioncourt ; un acte dun jeune iionime très inconnu, qui bénéficiera de la curiosité .soulevée autour des noms célèbres, et... un acte d'Emile Hergerat, qui doit en avoir un en portefeuille, œuvre de jeunesse ou autre.
(( Nos soirées ont lieu sur invitations personnelle*, gratuitement bien entendu. Nous sommes donc chez nous. Pas de censure. C'est mal joué, mais avec ccm- viction et suffisamment, puisque Jacques iJamour a été un succès énorme et que nous ne .sommes pas
AU THE.\TRE LIBRE 111
parvenus à enterrer la pièce. La salle contient 35o à 'iOo places et la scène est aménagée très suffisam- ment .
(( Voilà donc l'objet de cette lettre. .J'ai été navré ces jours- ci en apprenant que Le Capitaine Fracasse était en projet à l'Odéon. Gela augmente les chances pour que vous m'envoyiez tout bonnement promener, mais ça ne fait rien, j'ai bon espoir. J'attache une importance énorme à cet acte qui soulèverait une curiosité et un intérêt réels chez les lettrés et dans la presse.
« Vous devez être très indulgent. Aussi, si je vous semble outrecuidant et indiscret, je crois que vous m'excuserez. Il faut bien se remuer un peu pour faire quelque chose et vous voudrez bien nous accor- der cette circonstance atténuante que nous n'avons ici aucun autre intérêt qu'une préoccupation, très noble en somme, de passer nos loisirs d'employés le moins bêtement possible.
u Encore une fois pardon de cette importunité et veuillez recevoir l'assurance de mon plus entier dé- vouement.
« A. Antoine, « ^2, rue de Dunkerque. »
Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que cette lettre, vieille aujourd'hui d'un bon quart de siècle et que les lutins de mon âtre me replacent obstinément sous les yeux toutes les fois que je mets un peu d'ordre dans mes papiers, se revêt aujour- d'hui d'un grand charme rétrospectif; aussi est-ce à ce titre que j'en livre le document à l'historiographie théâtrale. Mes lutins ainsi me laisseront tranquille.
112 SOUVENIRS I) UN ENFANT DK PAHIS
Cehii qui me récrivait au printemps de 1887 est peul-élre à notre époque la figure la plus originale de notre monde dramaLi(iue. Dans col Odéon, enlevé à la force des poignets, par escalade et la hache aux dents, où il règne moitié comme Milon dans (Irolone et moitié comme Denys dans Syracuse, il incarne le type énergique, et toujours vainqueur, du volontaire devenu si rare en nos sociétés de fatalistes. André Antoine est l'homme d'une idée, d'une seule, sans plus, mais dont rien ne l'a fait démordre. II a marché droit sur elle, son araignée au plafond, écartant ou enjambant les obstacles, pendu à l'étoile. Il voulait l'Odéon.
Avoir l'Odéon — ne pas l'avoir — dilemme ignoré d'Hamlet ! Il l'a eu. 11 en jouit. Broumm 1
A la vérité, rien de moins difficile sans être sor- cier, que de deviner, à sa lettre, ce qu'il désirait de moi et que la pièce demandée n'était que le prétexte d'une manœuvre où l'auteur devait lui acquérir le journaliste. Je ne serais pas de Paris si je m'y étais mépris. Les écrivains dont les œuvres composaient son premier programme étaient d'une Kcole dont je ne relevais guère et, s'il le.^ aimait, il se trompait de porte en sonnant à la mienne. Or il les aimait entre tous. Son Sinai lliimboyait de Médaii. qui est en Seine-et-Oise. Il vint donc me voir sur l'invite que je lui en fis et au bout de cent mots je sus à qui j'avais affaire. Ce petit homme aux manières lourdes, à la tôle carrée de Breton, où deux yeux de vision- naire relevaient le dessin brutal de la bouche, était, à n'en pas douter, de ceux qui disent quelque chose et sont quelqu'un, ll^s'élait fait escorter d'un cama- rade, grand escogritîc sec et roux, qu'il me présenta
AU THEATRE LIBRE 113
SOUS le nom de Mévisto, dont le rôle en celle visite était, je pense, de flanquer sori chef de fde. Les gens d'initiative et les jolies femmes aiment à être accom- pagnés d'un double, comme s'ils avaient peur d'être tournés.
Lorsque Antoine eut achevé son boniment, para- phrase de sa lettre : — Cher monsieur, lui dis-je, vous me voyez infiniment flatté de votre démarche et c'est surtout Galiban qui vous en remercie. Je le mets à votre service, car pour ce qui est de l'auteur dramatique qu'il cache et même refoule, outre qu'il brûle ses feux sur d'autres autels que les vôtres, il n'a pas en ses tiroirs les plus profonds la petite pièce dont vous avez besoin pour votre deuxième afiiche du Théâtre Libre. De mon état, je suis surtout poète; à ne vous rien celer, j'aune de la rime en chambre.
— Filons ! fît Mévisto, qui se dressa tout pâle et saisit son chef par le bras.
Mais il ne l'entraîna pas encore. Les regards d'Antoine dardaient à travers les murs, le temps, l'espace, fixes, il voyait l'Odéon !
— En avez-vous au moins une en vers ? me de- manda-l-il d'une voix comme lointaine.
— Oui, en trois actes, prenez garde.
— Allons-y,
Pour imaginer le ton et le geste de cet : Allons-y, il faut se représenter Got passant le Rubicon, et ce n'est pas commode.
Antoine n'a jamais prisé la forme versifiée qui, à rOdéon, est maîtresse. Il s'y bute d'instinct et par éducation à la fois. Son intelligence littéraire, qui est très vive, s'obnubile devant le rythme et défaut
10.
111 SOLVKMIIS I) L .\ E.MA.M" UK I'.\l(l>
aux consonaïu-os. Il croil à un J(mi de mandarin en goguette ou tout eoninie, et il faut hii'ii reconnaître que, vue sous cet angle. La \iiit JJerf/(/ni<ist/ii(' ne pouvait lui sonner que les grelots d'un clia|)eau chi- nois enragé et secoué par la lenipète. Car ce lui La Xuil Bcrgamasque que je lui rerais, qu'il prit, monta, joua lui-môme — et qui décida de sa fortune. Ilabenl sua fiitd libelli.
On a conté maintes fois, et il les a contées lui- même, les péripéties scarroniques et ragotinesques «pii préludèrent à cette deuxième soirée du ?*o mai 1887, comment nous nous retrouvions à neuf heures du soir dans des sous-sols de brasserie, des loges vides de concierge, ou des magasins de couturière, pour répéter Lrt Xuil Bergamasqiie, et remhallement de ces comédiens de rencontre pour leur directeur, leur auteur et l'ouvrage. Antoine les électrisait par son don d'organisation et de commandement. Ils en oubliaient le dîner, ou plutôt de n'avoir pas dîné, quelques-uns pour raison majeure, et tombaient éreintés entre les répliques sur les marches d'esca- lier, nos seuls sièges. A minuit, je prenais prétexte de mou propre aUamement pour les réunir autour d'une choucroute arrosée de bière qui était le seul salaire de leur laideur désintéressé. Ils étaient si heu- reux de créer des rôles, de dire des vers qui n'avaient été dits par personne, et ils les disnient si vertueu- sement mal, (jue les larmes m'en i)erlaienl aux cils. — Etes-vous content.' me demandait Antoine. — Si je l'étais 1 Comme Shakespeare lui-même.
El le lendemain je trouvais dans ma boite l'indi- cation du nouveau local de la répétition errante, une boutique vacante, une cave obligeamment prêtée, un
AU THEATRE LIBRE 115
hangar dans un chantier de bois, une remise de voi- lurier en failhte, car il n'\ avait' pas un sou à dé- penser à hi location d'un plaleau, et le propriétaire de la grange où devait avoir lieu la première — d'ailleurs unique — n'avait consenti à la louer que pour un jour, celui même de cette « unique x.
Quant aux costumes italiens du quinzième, il était stipulé par Antoine que chaque interprète devait se composer le sien lui-même, de soniîl et de ses ai- guilles, queTexactitude historique y était obligatoire sous peine d'amende honoraire, et que la direction ne chargeait ses actionnaires que des accessoires, le décor étant, d'accord avec l'auteur, d'un cai'actère nettement idéaliste et par conséquent indéterminé.
11 y a des gens qui admirent le passage du Pont d'Arcole ! Pendant trois semaines, André Antoine le passa tous les jours, vous dis-je, avec un" peu de Bérézina, pour suivre l'image, et quand le rideau se leva sur La Nuit Bergamasque,]e croyais en lui. Les dieux nous avaient envoyé l'homme de l'Odéon sur la terre.
Ce que fut celte première, au fond du passage de l'Elysée des Beaux-Arts, les journaux de l'époque peuvent en témoigner et je n'ai pas à le dire. Mes chroniques de Caliban au Figaro battaient alors le plein de leur réussite et Antoine s'était montré bon stratège en escomptant l'effet de leur signature sur le public parisien. Toute la presse grande et petite, cri- tiques, gens de théâtre, boulevardiers et artistes des quatre-z-arts, se trouvèrent, en riant, à leur poste, et nous firent un « mardi » de la Comédie-Françaisa. J'ai trouvé dans les Mémoires de Got le souvenir de la soirée à laquelle il assista — je le vois encore —
116 SOUVEMUS I) UN ENFANT DR l'AUlS
entre Reyer ol Puvi!5 de Ghavannes, cl (\uv |)résida. scoplre en main, le ministre de l'inslruclion Pu- blicjue, Edouard Lockroy, « pour \'ict()r Hugo em- pêché », me disait-il avec la politesse des Cours. Je la lui rendis de la manière qu'il aime, car il est homme d'infiniment d'esprit et n'a pas la Hépubli(|ue bé- gueule et puritaine. A la sortie, lorsque les specta- teurs vidaient la salle, je retins Lockroy dans sa loge.
— Sortons les derniers, fis-je, je vous dirai pourcpioi.
— El quand nous fûmes seuls dans le couloir, je l'arrêtai devant un petit éorileau de service où on lisait, de l'écriture sacrée du propriétaire : d Le dernier est prié d'éteindre le gaz. » — Passez donc devant, dit le ministre, et il tourna la clé du com- pteur.
Le lendemain Antoine était célèbre, — pour une pièce eu vers, eût dit Banville, en vers, cher ami, en vers ! Et pourtant il ne les aime pas davantage, même à l'Odéon, qu'à cette époque.
IV
PRÉFACE DE « LA NUIT BERGAMASOUE »
Voici la préface — manifeste de la première édi- tion de La Nuit Bergamasqiie. Comme elle n'a pas été reproduite, peut-être plaira-t-il à quelques-uns de la retrouver ici. Les autres n'auront que douze pages à passer dans ce livre.
La Nuit Bergamasque n'a d'autre prétention que celle d'être un essai de vers comique en plein dix-neu- vième siècle. Car le glorieux dix-neuvième siècle a de tout, mais il n'a pas de « vers comique ».
Aux yeux d'une infinité de gens, dits sensés, cette lacune est sans importance : le « vers comique » ne leur paraît pas un objet de nécessité première, enfin ils s'en passent apparemment. Mais en réalité nous nous mourons tous de la disparition de ce pain intellectuel que personne ne boulange plus. La perte
Ut) SOUVENUIS I) UN KMA.NT Dlv PAHIS
du i( vers comique » entraîne eneHel celle de la Poésie comique, et le siècle déptturvu de Poésie comique est un fichu siècle, un siècle où l'on s'ennuie, un siècle à coucher dehors — le ncMre.
Or, dans l'impossibilité à laquelhî on est réduit d(^ s'évader hors de ce siècle de misère sans tomber pré- mal urémcnt à une éternité (|ui, pour mon comple, ne me tlitricn de bon (et vous?), et désin^ux cepen dant de savoir comment nos aïeux riaient là où nous ne rions plus, on en arrive à agir avec son temps et ses contemporains comme si ces contemporains n'étaient pas les vôtres ; ce temps est le temps où l'on vil, el où l'on se prociiic l'illusion d'écrire />c/ .\iiil /jerijamastjue .
Illusion bien gratuite et complète! Jamais, je n'ai eu l'idée, l'espoir, le soup<^on même que cet ou- vrage dùtvoii' les trente-six chandelles de la rampe. Je n'imaginais même pas qu'il pût être publié. En le composant, il y a trois automnes, sur ma {)etite grève bretonne, je m'abandcjunais aux délices de l'inédit irrévocable, aux voluptés exquises du posthume vo- lontaire. Ceux qui cherchent des sensations raffinées ont lort de négliger celle-là. Aucune jouis.sance n'est comparable à celte certitud.c, où l'on s'ancre, de n'ètreni lu. ni entendu, ni représenté, ni édité, ni jugé, d'éviter le public et la critique, et de travailler pour un roi de Prusse dont le Berlin n'esl pas dans ce monde. Oh ! l'iuoublijilih' bon iimi-; do nirvana lit- téraire !
H(;las 1 ils sont venus reux qui ne devaient pas venir. Toul est lini ! La \uil Ilcif/nmasque éditée! que dis-je!'' représentée ! ! ! D'autres (jue moi connaî- Iroiit le sinistre r^^nobarbe. son jardin de citrouilles,
PRIÎFACE DE « L.V NUIT BERGAMASOUE - lli»
sa turque de femme, courtisane invraisemblable qui se donne pour de l'argent, non pour une romance, et n'épargne point les jeunes guitaristes, au contraire ! Tu sors du néant, Florinella, négresse sans con- science, et toi, reître sans mesure, vrai spadassin des rimes milliardaires, qui parles une langue sans date, dépravée, résolument anachronique, où l'argot mo- derne se pare des tournures classiques, désorganise la chronologie des vocables et fait une omelette af- freuse de tous les styles nés ou à naître. Vous êtes réalisés, Bruno et Myrio, couple de vrais farceurs, ou- tranciers de la charge, dont aucune police humaine — et même divine peut-être! — ne tolérerait l'exis- tence ni les conceptions. Or çà ! de quel droit vivez- vous? \"ous sortez des nimbes pour me déshonorer. Je ne vous fis pas présentables. Je ne vous avoue pas le moins du monde. Vous êtes bâtis hors des règles, en dépit du sens commun, à lencontre de tout ce que l'on admire, pour le plaisir caricatural de modeler dans l'impossible. Vous êtes le rêve d'un Caliban. Voulez-vous bien rentrer dans votre boîte,, fantoches en ribotte ! Fermez, fermez vite le guignol des man- dragores, car la ciitique a peur, la critique s'éva- nouit.
La Xuit Bergamasque ne fut j)ar moi composée ni pour plaire à la critique ni même pour lui déplaire. Je n'ai point pensé à elle, voilà ce qu'il y a à dire. On sait, n'est-ce pas, que je ne regarde pas à la ta- quiner. Mais cette fois, non. La Xuit Bermagasqiie, telle que la voici, avec sa folie de rimes, de concept, de personnages hyperboliques, ses détonations de couleur locale, de vraisemblance et son style omni- séculaire, est le produit d'une esthétique qui m'est
120 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PAKIS
propre, qui me rend heureux, et que je ne ferai pas (Jeux pas pour imposer aux autres. Puisque de braves gens croient devoir soumettre ce produit de- vant le public, je les suis dans leur aventure. Et comme ils me demandent encore un exposé de prin- cipes par où ceux qui veulent me comprendre pour- ront se raccrocher, je risque l'exposé de prin- cipes.
D'abord, et sur toul autre point, La Nuit Berga- masque est une recherche de « vers comique ».
Le « vers comique », qui n'a pas dit son dernier mot avec Régna rd, n'a plus parlé cependant, depuis cet auteur, au théâtre. Au moins il n'a plus parlé en maître. Il s'est elTacé devant la prose et devant le vers tragique. Soit que les mœurs l'aient voulu ainsi ^et je n'en crois rien), soit que la veine fût tarie à celte source poétique du génie français (et je ne le crois pas davantage), le Romantisme n'a point suscité d'héritiers à Regnard. Le drame, formule nouvelle, en qui et par qui devaient s'unir et se fondre les deux forces opposées d'expression scénique, le Rire et les Larmes, semble avoir été tout de suite insuffisant ;'i réaliser son progiamme. Le drame chez V^iclor Hugo penche beaucoup plus (presque tout entier) vers la tragédie que vers la comédie. L'équilibre des deux forces n'y est point observé. Eschyle y mange la paît d'Aristophane. Est-ce donc que le problème soit ir- réalisable ? Pour les auteurs, non. Mais pour le
PREFACE DE (( LA NUIT BERGAMASQUE » 121
public français, peut-être. Nous avons Tame classi- que, comme nous l'avons monarchique et chrétienne. On ne saurait avancer sérieusement que le poète des Châtiments fût insuffisant à la besogne : son vers co- mique équivaut à son vers tragique et le même lyrisme les nourrit. D'ailleurs Biiy-Blas est le spé- cimen concluant du double génie dont le Maître dis- posait pour reforger l'œuvre de Shakespeare. Mais Victor Hugo a bien vite compris qu'il se heurtait aune routine invincible de l'esprit français. Le mariage de la tragédie avec la comédie était entaché d'inceste, ou pour dire plus juste, d'incompatibilité d'humeur. Il fallut renoncer à leur association. L'expérience prouva que, lorsque le spectateur finançais s'assied dans une salle pour pleurer, il veut pleurer tout le temps, et sans intermède; et de même, s'il s'y asseoit pour rire, qu'il répugne à être distrait de sa joie par des épisodes tragiques. Ah ! ce Boileau ! On n'en pas fini avec sa puissance !
L'essai infructueux de fusion eut cependant un ré- sultai, qui fut la trouvaille d'un vers comique tout particulier, sans rapport avec le vers de comédie traditionnel, et dont la force bouffonne trempe encore dans l'hyperbole du tragique. Ce vers coloré, pitto- resque, vivant de sa propre gaîté gasconne, presque indépendant de la pensée qu'il contient, gardant en ses sonorités le haut ton déclamatoire du milieu dra- matique où il est éclos, c'est au romantisme qu'on le doit.
Il est le vers comique moderne.
11
122 SOUVHMRS D UN ENFANT Di: l'AKIS
III
Jeslimc que la rrcllc erreur (Jcs producteurs de comédies actuels est de n'avoir pas rendu les armes, tout de suite, à ce f^i-and vers liyperholifpie, iu(jnli'' sur les échasses du drame cl drapé dans ses fantai- sies. Ils ont méconnu sa loi, si raisonnable, d'abra- cadabrance. El pourtant elle s'imposait à un siècle gris, terne, triste, rongé de la iè[)re <Ju neutre el imbécillisé a demi par l'angoisse des réalités, lis cru- rent qu'à ce siècle bourgeois, il fallait le vers bourgeois, le vers adverbial et proverbial, le vers sans tain, transparent, incolore, laissant voir la prose de la vie, le vers indéclamable, sourd, sans rythme, honteux de la rime qu'il traîne et de son pauvre bruit de cymbales fêlées. A l'abracada- brance, ils opposèrent la cuistrerie. Par terreur du rire empanaché, ils inventèrent le rire en madras, en bonnet de coton el en ceinture de flanelle ; par hor- reur du vers Iragico-comiquo, nous eûmes le vers pi- |)elet ! Pour ne pas écrii-e : tabellion ! ils écri- vaient : notaire ! les prosopoéles ! Et telle fut la réaction.
Car la comédie en vers, telle (pi'on raerej)te au- jourd'hui sur nos Ihéàlr-es littéraires, est peut-être de la coméilie en vers, mais en vers comiques, non pas! Il serait irrespectueux de dire (pie, malgré les rimes, elle reste en prose. Irrespectueux pour la prose, s'entend. La phrase syuiétri(pie qu'emploient nos prosopoètes. a la lois familière et |)ompeuse. pourrait être émise dans la vie réelle i)ar un ('piciei'
PREFACE DE « L.\ NUIT BERGAMASOL'E » 123
distrait en train de peser de la cassonade sur ses ba- lances. C'est un vers comme une flatuosité est de la voix humaine.
J'avance et mets en fait que si un domestique se permettait, chez vous, de vous parler comme les mar- quis parlent aux duchesses dans les comédies rimées du répertoire moderne, soit par système de propor- tions alexandrines, entrecoupées d'un hoquet régu- lier d'abord et d'un bruit imilatif ensuite, vous n'hésiteriez pas à le flanquer à la porte, attendu que ce domestique serait atteint d'un tic insupportable. Le ménage le plus heureux aurait droit au divorce, s'il ne pouvait s'exprimer son amour que par cette ca- dence tympanisanle qui est l'hexamètre hydrocéphale et rabique. L'Inquisition a tout osé en fait de tor- tures, mais elle n'aurait pas osé enchaîner un héré- tique à un bourreau scandant la prose tout le temps comme nos prosopoètes nous la scandent au théâtre, les misérables, pour nos plaisirs!
Certes, entre deux accusations déplorables, j'aime- rais mieux encourir celle d'avoir substitué nuitam- ment le dôme des Invalides à la coupole de l'Institut que celle de manquer de déférence pour l'illustre école des prosopoètes comiques. Et j'entends par prosopoètes comiques ceux qui font représenter des comédies rimées, les autres n'étant que des pro- sateurs. La comédie en vers, au dix-neuvième siècle est un tel merle blanc que môme celle qui n'est ni comédie, ni en vers, mérite déjà l'attendrissement, et l'obtient. Quand elle se manifeste, le public crie au martyre, et la critique, intimidée, parle tout de suite de la Légion d'honneur ! La critique, en effet, est si bonne fille qu'elle s'imagine que le vers prouve
124 SOUVENIRS d'l'N ENFANT nK PARIS
beaucoup plus que la prose. A la peim; (prelle eu dure k l'enlendre. elle croit à uu surcroît de travail et de patience chez le rimeur, et elle est touchée de ses elTorls d'enfileui' de perles. Ce n'est fichtre ! pas moi, qui la désabuserai. J'ai trop souvent admiré que personne ne bronche, dans cet héroï- que Paris, lorsque, pendant trois heures d'horloge le funèbre vers en habit noir, le vers « Second-Em- pire » prolonge cpileptiquement la scie monotone de .son inepte jonglerie. Ceux qui n'ont pas vu les Pari- siens pendant le siège et veulent avoir une idée exacte de leur stoïcisme souriant, n'ont qu'à assister à une première de comédie en vers à Paris : c'est le même don de résistance contre la fatalité. In même énergie devant la famine, le même dédain naïf de la pluie d'obus. En province, on en a assez après le premier acte ; à Paris, on va jusqu'à l'armistice.
IV
Mais le rôle de la critique est d'être grave — et de gober ! C'est dans sa badauderie qu'est sa force. Le proso[)oète lui impose !
Allez donc, de gaîté de cœur, professer cette doc- trine (jue le propre du vers comique est de ne coûter aucun cHort, de naître joyeusement tout seul et de tomber de la cervelle du [)oète comme les noix d'un noyer qu'on gaule. Tout est plaisir dans cet art, car tout est don. Le premier qui s'amuse à une comédie en vers, c'est celui qui l'a fait. Si vous voulez un signe de reconnaissance pour distinguer le poète co- mique du prosateur qui rime, n'en cherchez pas
PREFACE DE « LA NUIT BERGAMASQUE » 125
d'autre que la facilité. Mais chut ! Pourquoi divul- guer un secret que je tiens de F^olichinelle lui-même ?
J'ai souvent pensé et je crois bien l'avoir écrit dans les innombrables articles que j'ai semés depuis vingt ans à tous les vents, que le comique est une des faces du lyrisme. Le couplet comique, c'est l'ode en goguette. C'est pourquoi il est si regrettable que Victor Hugo, fidèle à son idée du drame, ne nous ait point laissé de modèle de comédie pure. Il nous aurait débarrassé d'un coup de l'école élégiaque et du vers pipelet et « Second Empire ».
L'un de ses plus intelligents disciples, Auguste Vac- querie, tenta cette comédie dans son Tragaldabas. Il écopa. Le coup sans doute était prématuré. Si /e Rappel avait existé en ce temps-là, les fils de Pon- sard étaient noyés, car il faut pouvoir se défendre, dans un monde où chaque jour apporte son combat pour la part de soleil.
Alfred de Musset — le plus doué de tous les grands contemporains pour l'art du théâtre, et celui qui y croyait le moins — eut certainement l'idée de la co- médie en vers, telle que nos mœurs et notre Poéti- que la demandent, telle qu'on la réalisera demain. Mais il ne put dompter une paresse, faite de décou- ragement peut-être, devant le triomphe des mirli- tonistes du bon sens. Il commença On ne badine pas avec l'amour, en vers, et l'on retrouve encore un grand nombre d'hexamètres dans la prose rythmée et métaphorisée de cette esquisse théâtrale, notam- ment dans ses premières scènes. Puis il se lassa et prononça l'éternel : A quoi bon ? des véritables ar- tistes de notre âge.
Hélas ! à quoi bon en efîet, puisque le tabellion tra-
11.
12(; «ouvENins n un em an r \n: i-akis
^ique à <|iii l'on «loil L' Iloniu-iirell' Aninil , La /iourse cl d'autics ('picorics |)0|Mil;»ires. ;iv;iil (l<!jà '-orroiiipu la bonne volonté d'I'jQiile Aut^icr. Car Kniilc Augicr a renié Mussel pour Ponsard. Il a < pipelelé » Ga- hi'ii'lle el Paul Forestier après L' Aventurière, ee Itrave essai où sa j^loire se raccroclie.
Un seul homme — el par simple diverlissemenl encore! i)ro(ila verlemenl de la leeon discrèle de Huij-Iilas et des premiers actes de Marion Delorme. Il s'amusa à démontrer par l'exemple quelles ressources le vrai vers comique, empanaché, hyper- boullon et cliciuetant des syllabes, olTrait à l'esprit moderne. Deux badinages lui suffirent, et ces deux badinages sont les seuls morceaux de franc style comique qui relient le théûtre moderne à la filière des maîtres classiques. C'est pourquoi on ne les joue nulle part, non seulement pas au thétUre Gluny, mais même à la Comédie-Française.
Pierrot-Posthume et Le Tricorne encluinté, deux farces italieimes, rejoignent à travers les années Les Plaideurs de Jean Racine, et elles leur tiennent tête pour la franchise du Ion, la verve railleuse, et l'éclat retentissant de la facture.
On en conclut que Théophile (îaulier n'était pas doué pour la scènt!. Naturellement. Il ne se le laissa pas dire deux fois. Il alla faire son feuilleton, déclara que L' Honneur el l'Argent était l'honneur et l'argent du siècle, et partit pour Con.stanlinople, où l'on voit l'immortel Karageuz, en qui esl la sagesse, sans • juilterson chibouk.
Est-il utile d'ajouter que l'appel de Théophile Gau- tier ne fut pas entendu, ayant à peine été compri.s des plus forts critiques. Le Livre s'empara de ces
PREFACE DE « LA >'UIT BERGAMASOUE » 127
deux merveilles de vers comique, et les garda, comme il fait de tout ce qui est originaï ou parfait en litté- rature dramatique.
Après Théophile Gautier, et à sa suite, notre cher maître Théodore de Banville tenta de ramasser la batte, et certainement il la tiendrait en main, s'il ne fallait pas quinze ans, en France, pour qu'une comé- die en vers d'un acte se manifeste à la scène.
On n'apprend pas à fabriquer le vers comique. On sait le faire en naissant, et c'est ici que la nature a toute la besogne. Car, de tous les dons rares, celui du vers comique est le plus rare, sinon le plus précieux. Enfermer le rire dans un grelot d'argent? il y faut un orfèvre doublé d'un magicien.
Cet amusant Regnard, dont les conceptions n'ont souvent pas le sens commun, et qui ne se pique pas de philosophie bien profonde, me paraît être le type du versificateur comique. Les vers hilares tintent autour de lui comme les clochettes d'un chapeau chi- nois. Molière, jeune, et jusqu'à L'isco/e des Femmes inclusivement, eut ce don, que nourrit seule la jeu- nesse, ou, à son défaut, la bonne humeur, cette santé de l'âme. Il sema les vers comiques à pleine main tant que sa main fut libre. Plus tard lorsqu'il tourna à la mélancolie, son vers se dépolit aux facettes ; le pur cristal en est touché; son rayonnement louche vers la prose, cette prud'hommie.
Et de fait, si l'on sommait la critique sérieuse de nommer douze poètes depuis Mathurin Rég-nier qui aient su faire rire le vers, ils seraient dans leurs pe- tits cothurnes. Il y a Scarron d'abord. Puis Corneille dans Le Meilleur. Racinesurtout, dans Les Plaideurs le chef-d'œuvre du g-enre. Ensuite La Fontaine,
128 SOUVENIRS d'un KNFANT HE PARIS
Regnard, Boursaull, \ollaire si l'on y lient, — enfin Victor Hiii^o. Alfred de Mus^set, Théophile (îautier, Vacqiierie, liaiiville, et c'est tout. Les autres ont eu — ou ont riiexamètre grave.
Le Parnasse de Lcmerre a fourni des poètes maca- bres et indo-chinois, mais point de comique. J'en excepte Ernest d'Hervilly, si curieusement doué, mais bien subtil, et qui, dans tous les cas, n'a pas trouvé l'occasion de donner toute sa mesure. El voici La Xiiil Bergamasque.
ENGUERRANDE
GENÈSE DU POÈME
Le 29 septembre i883, le jeune « roides Espagnes », comme on chantait clans les lieds romantiques, Alphonse le douzième, venant d'Allemagne à Paris pourvoir sa mère, la reine douairière Isabelle, fut, à son arrivée en gare, violemment l'econduit et, di- sons tout, Histoire, vertement engueulé par la popu- lation parigote. J'en puis témoigner, j'y étais, par aventure du reste, Je m'étais réfugié à la terrasse d'un café, rive propice à la contemplation des flots irrités de la mer populaire, et je vis passer dans sa calèche protocolaire encadrée des cuirassiers ni- tescents de papa Grévy, un jeune homme de vingt- cinq à vingt-six ans, impassible au vent des huées, miis très pâle aussi, qui vraiment n'avait à saluer
130 SOUVENIRS 1) UN liNFAM MK PARIS
personne. Ce <|ii"(Hi lui cri.-iil ;i droilc et à candie, pour sa hicnvonuc. ci-lail des anirnilôs dans le goùl de rolles-ci : " .Mort an uhlan !... Oh ! c'Ie UHc d'Al- phonse !... A Itaslc nir>ni(' à Marl'ori ! » .l'en entendis d'anlres encore, inlraduisii)les en espaj^^nol, surtout en vers de eanlales. C'était l'Iiérilier de Charles- Ouint.
Ce que Paris lui reprochait, non sans cpielque lo- gique peut-être, c'était de s'èlre laissé nommer par W'ilhelm II colonel du rég-iment de Schleswig-Hols- lein et de venir exhiber son uniforme hismarckien tout battant neuf dans la ville bombardée par W'il- helm r% aïeul du précédent susnommé. Le jeune prince était mal conseillé, cela faisait pas l'ombre d'un doute, et l'excellent Canovas ^del Gastillo, son Mentor, eût été plus sage de l'inviler diplom.ilique- menl à rentrer tout droit de Berlin ;"i Miidiid sans passer par nos petits théâtres.
J'ai su depuis, parun vieil ami, relue au \ al d'An- dorre, el qui y fait de l'élevage, (pie l'éclat de rire de don Carlos au sujet de cette galTe du cousin régnant avait empli toule la Navarre.
Par une règle divine qui place hjujours les poètes au bon endroit, soit dans le coin philosophique des événemeni s, j'étais assis de telle sorte, à ma terrasse, que le regard du gafleur royal croisa le mien el que j'y lus, comme vous lisez ces lignes, une pensée dit^nc de la cellule de Charles-Quint lui-même au monastère de Saint-Just : « On ne .sait pas à quel point il peut être embêtant d'être roi sur la terre! »
Ce ne fut qu'un éclair, mais quel éclair 1 Le Sinaï n'»;n projetait point déplus illuminants sur les tables de bronze mosaïques.
GENt:SE DU POEME 131
Car celait un charmant jeune homme, pas mé- chant, ni bète pour un sou, le plus libéral de son royaume, peut-être, cet Alphonse XII, et qui aurait bien donné un million de la poche de ses sujets pour être l'un d'eux. Mais il en va ainsi de nos destinées en conflit constant avec nos tempéraments, et la vie, dit Schopenhauer, est un éternel dévoiement au propre et au figuré. La monarchie héréditaire relève d'un principe qui est assurément le plus antiscienti- fîque de tous les dogmes, puisqu'il se base sur l'ata- visme de la faculté directrice et en suppose la trans- .mission régulière de père à fils par voie du sang dans une seule et même famille. Tout César crée li- gnée de Césars, hors forlignement, disent, sans le croire, d'ailleurs, les royalistes, et, pour l'accréditer, ils mettent Dieu dans le paradoxe.
Que la théorie en vaille une autre, même celle du gouvernement de tous par tous, ni la nature, ni l'histoire n'en ont encore décidé, et notre misère ter- restre est toujours la même; — mais ce n'est qu'une théorie et ses zélateurs eux-mêmes accordent qu'elle n'est que cela du fait de ces croisements politiques par lesquels ils mêlent diplomatiquement les races y -des derniers porte-houlettes, pour en garder la graine et le gruau.
Rien n'est plus drôle à lire dans les annales des peuples monarchistes que le récit de leurs perplexi- tés pendant la gésine d'une reine en mal de Dauphin. Ils ont peur de manquer de tyrans-nés, bien authen- tiques et signés de la Providence. La mise au monde du roi de Rome qui promettait encore aux grand'- mères françaises le massacre national de deux ou trois millions de leiu's petits-fils et leur suspendait
1S2 SOUVKNIRS M IN KM A. NT DK l'AHIS
une lolle espérance à l'angoisse de l;i |»iu-lurilion deux fois césarienne, est la scène hisloritiue à faire de celte traj^i-comédic où la raison perd ses droits el arbore la marmotte de la folie. Mais, hélas, qu'elle devient désopilanto si on la rapproche de celte dé- claration du Mémorial de Sainle-Hélène oi\ .Napoléon fait assavoir à la postérité qu'il avait complètement raté sa vie el qu'il était fait pour mander des chà- iaignes, en paissant les chèvres, dans son île odo- rante de Corse.
Le regard d'Alphonse XII m'avait dit tout cela d'un clin d'œil. « Oui, Sire, lui répondait le mien, quel sale métier que le vôtre, et quelle position so- ciale, ou, pour une distraction iléquilibrisle euro- péen, on est en hutte à la litanie de gueuh; poissarde de cette chienlit dont Vadé nous a laissé le lexique hallo-cenlral. Comme vous seriez mieux à prendre avec moi un bock de trente centimes sur la terrasse de mon estaminet, et pourquoi faut-il ([ue ce soit vous, et non tout autre, que la reine Isabelle ait dé- posé, le î>8 novembre 1857, sur les marches du trône oscillant des Espagnes?
Et sur le coin de la dite table de terrasse je notai, selon mon habitude la sensation immédiate reçue de 'événement. Voici cette notation.
« Oh non, et pas mémo de lîéolio !... Ouel métier, bonté divine 1
« Mais, cest-à-dire qu'on se demande ce que cer- taines familles, élues de la fatalité, ont fait aux roya- listes, légitimistes, restauralionistes el autres gens cruels, pour mériter d'être ainsi empalées, à petit pal, sur le paratonnerre du troue et de l'autel, .admi- rons à jamais feu Chambord, singe inouï de malice.
GENÈSE DU POEME 133
qui seul sut échapper au supplice et déjoua les pièges horrilDles des quinquistes méchants. Mais ce pauvre Alphonse numéro douze!...
« Je comprends qu'un épicier subisse en rechi- gnant, mais enfin subisse la loi qui veut que le café soit dosé de Bourbon autant que de Martinique. Le café sans Bourbon, quel café serait-ce ? En est-il donc de même d'un peuple civilisé et ne pouvez-vous point vous représenter l'Espagne toute en moka, par exemple, et sans mélange? Moi, oui. Vous, non. Delà tous les malheurs du jeune Alphonse. Car dire et avancer que ce jeune homme est à la noce, c'est pro- prement prendre une blague à tabac pour une lan- terne.
« Malheureux jeune homme, à peine sorti de sa jeunehommière, et déjà pareil aux princes les plus pitoyables de la Tragédie. Il est Bourbon, il faut qu'on le mélange. Qu'est-ce qui vous dit qu'il veuille être mélangé? Hélas ! rien. Dans ses rêves d'écolier heureux, il désirait peut-être, et probablement, être homme libre, gagner sa vie avec honneur par son travail et se faire un nom dans la haute industrie. Peut-être a-t-on de lui des aquarelles, luisantes de promesses. Est-ce qu'on sait? Il donnait sans doute des espérances sur le piano. Sort amer, qui d'un bon serrurier fait un Louis Seize, sorte de roi sans tête,
« La pitié m'empoigne. Si j'étais Roy!... » Broumm ! Pas de mauvaise charge. L'hypothèse est abominable. Il y a même une sérénade qui chante : « Ah ! si j'étais le Roy d'Espagne 1 » C'est pure- ment de l'insolence. Tais-toi, autre guitare.
« Ce que c'est que d'être Roy d'Espagne? Je passe
12
134 SOL'VKMBS I) L'N ENFANT DK I'\I<1S
sur les années d'apprentissage. On sait de (jiicllos douceurs elles sont pleines. Une parlie s'écoule dans l'exil et l'autre dans les révolutions. Vous êtes tran- quillement en train de léler voire nourrice, lorscjue loul à coup les vitres de la nursery volent en éclats. On vous roule dans une couverture de laine et l'on vous emporte, par la nuit noire, à travers des sierras beaucoup plus nevadas que la cantatrice fin même nom.
« \"ous vous réveillez dans une ville inconnue, parmi <les gens f(ui harattouineni un langag'e com- posé de sonorités étrangères, el là vous recevez l'aumône. Un jour, un monsieur grave el cravaté de blanc se présente de la pari de li'ente-sept compa- triotes el, de but en blanc, se mel à vous enseigner l'art d'accommoder les restes des vieux principes et celui d'élever des lapins qui fuient comme des lièvres et qu'il qualifie de fidèles sujets !
« Enfin, un beau malin, on vient vous chercher, j Le bruit s'étant répandu que vous montiez assez ' proprement à cheval, on vous juge niTirpour l'entrée triomphale dans votre» bonne ville. On s'y égorge \ depuis quinze jours, entn; fidèles lapins desprincipe< nouveaux. Mais ça ne fait rien, du moins le vieuN monsieur l'affirme. Votre premier soin est de fair<' remettre les vitres de la nursery, brisées il y i vingt-cinq ans. Huit jours après, elles jonchent le plancher de leur jtoudre micaleuse. A cheval, mon gareon, el au pays d'escampalivos, par delà h- monts. .Vh ! si j'étais le Hoy d'Hspagne ! El ea ne fail que commencer.
« Vous arrivez dans un pays prospère el tiancfuiJI' comme Baptiste, précisément parce qu il n'a pas <l.
GENESE DU POEME 185
vo'i, et vous en admirez les instilulions. En outre vous y retrouvez madame votre mère, bien portante, et ravie de l'hospitalité dont elle jouit. Le bonheur est là. Tiens, parbleu ! Sans compter un tas de jolies filles, faciles comme tout, et accoutumées aux rois par lusage des réussites. Drelin, drelin. C'est un télé- gramme. Le vieux monsieur vous mande en toute hâte pour le fameux mélange. L'Espagne n'a plus de Bourbon, et elle en veut. L'eau bout.
« Vous sautez dans le train de sept heures cinquante et vingt-quatre heures après vous exercez votre désolant métier, votre fonction navrante, votre art de paître les lièvres en fuite. Autre révolution. Les vilres pèlent. Il faut fuir encore. Non pas. Un roi voisin vous fait dire que si vous consentez à insulter le pays où se goberge madame votre mère, il se charge de vous maintenir dans votre sinécure. Le sang ne vous fait qu'un tour. Pourquoi insulter ce pays bienveillant et hospitalier, où tous les siens ont été chaleureusement reçus et vivent libres et contents ? Le vieux monsieur surgit, un doigt sur la bouche, et il vous emmène. Vous voilà chez le roi voisin, vieillard chrétien, bardé de fer. Buvons, dit le vieillard, à la ruine du peuple qui héberge votre mère et tous les vôtres. Et vous y buvez. Ah! si j'étais le roi d'Espagne !.., Et le vieillard vous incor- pore dans ses régiments, et vous endossez l'uniforme de vassalité et d'ingratitude. Quel métier 1 quel affreux métier ! 0 jeune sire, que je vous plains ! Tout cela serait-il arrivé, si vous étiez simple profes- seur d'espagnol à Genève, quai du Mont-Blanc?
|< Il s'agit maintenant de venir embrasser maman. Le voilà, le hic. Avec l'inconscience du jeune âge.
136 SOUVENIRS I) UN ENFANT DE PARIS
VOUS déballez ^are Sainl-Lazare, el là vous ôles en«i^ueulé par soixante mille hommes, en un seul cri, expression du même senlimenl. C'est le mélier qui veut ça évidemment, mais aussi quel mélier 1 II n'en est pas de plus infAine. »
Je n'ai pas beaucoup, en vieillissant, changé d'i<lée sur le négoce du droit divin. 11 se périme de plus en plus dans l'Europe moderne et il rentre dans la catégorie des nécessités dont le besoin ne se fait pas sentir. C'est un « cessé de plaire » qui touche à son : « On rend l'argent ». Sans se targuer du don de vaticination el par simple calcul de probabilités, on peut prédire que, déjà fortement déverni de sa lé- gende théocratique, le pasteur de peuples aura disparu de l'Hllal civilisé avant la fin du siècle et que Ion aura des sceptres au rabais dans les ventes pu- bliques. On voit de toutes parts que leurs ayants droit de tout Age y renoncent dès qu'ils savent en quoi le vieux jeu du bAtou consiste. Quelques-uns les portent chez ma tante pour avoir de quoi faire danser ses nièces, ainsi qu'il appert de certains romans vécus tels que Les Rois en exil, pour ne citer que le meilleur. f)'autres signes des temps illuminent encore, et comme des éclairs de chaleur, le dernier nuage où l'Odin germani(|ue malaxe le salpêtre féodal de ses foudres. Je le sentis si vivement le 29 septembre i883 que, la foule écoulée et mon bock soldé, je rentrai chez moi pour le dire, soyons franc, pour le chanter.
Depuis l'expulsion du couple ancesiral du jardin édénique, dont l'emplacement même est perdu pour la géographie, il ne reste pas beaucoup de joies dignes du nom aux tireurs d'épreuves de l'image de
GEM:SE du POEME 137
Dieu. Celle même de tirer de ces épreuves est assez controversable, si l'on s'en rapporte aux aèdes ero- tiques qui la couvrent d'autant d'imprécations que d'éloges lyriques. Mais il y a unip allégresse sûre et qu'on peut se payer à pen de frais puisqu'il n'y faut qu'une rame ou deux de papier, ui\e bouteille d'encre de petite vertu et un calame, etpu\s voici la recette. Vous appelez votre bonne et vouV lui tenez envi- ron ce langage : « Marie, à partir d^ tout à l'heure, je n'y suis, pendant un mois, deux ûioi.s, trois peut- être, pour âme qui vive sur la terre, cette âme fijt- elle chevillée au corps d'un créancier, que dis-je, d'un ange qui m'apporterait le gros lot d'un million dont la menace est ce que je crains le plus en ce moment. Comprenez-moi bien, ma servante, je m'abstrais des contingences. Tout en y demeurant, je quitte la pla- nète. Je n'y vivrai plus qu'en rêve, et cela, non seu- lement du lever du soleil à celui de la lune, mais en- core et souventes fois, du lever de la lune à l'aube rose. Quelque bruit que vous entendiez dans ma chambre, fût-ce celui de la lyre éolienne, des cris inarticulés, des soupirs, des jurons même, ne mon- tez pas, n'entrez pas, car vous recevriez à la tète plus d'in-folios que le glorieux saint Etienne, de lapi- daire mémoire, n'écopa de cailloux pendant son mar- tyre. De temps en temps, à des heures indécises, je vous aviserai par un coup de talon sonore sur le par- quet, que j'éprouve l'un ou l'autre des trois besoins vitaux de manger, de boire ou de fumer une pipe, et vous me glisserez sous la porte de quoi les satisfaire. Adieu, Marie, portez-vous bien et priez pour moi à la messe, quoique ce soit tout à fait inutile puisque je vais en paradis. »
12.
138 SorVKMHS D 1;N KMANT 1)K l'Ail is
El si lu brave lille iiKjuièle de l'élul de j^iàcc duul vous rayonnez vous demande ce que vous allez, faire.
— Je vais travailler pour moi-môme, ù ma fidèle familière, c'esl-à-dirc sans souci d'èlre lu ou non lu, inédit ou édité, payé ou impayé de ma copie, loué ou dénit^ré, el délicieusement semblable au poii'ieisau- vaji^e des solitudes et des friches, semant dans l'herbe haute les fruits de sa maturité inutile. Nous représentez-vous, Marie, celle bénédiction, connue seulement des moines en cellule et des nobles bêles dans les bois, de se laisser être ce qu'on est, tel qu'on est. pour l'honneur de l'être, de parler ce qu'on pense, de penser ce qu'on parle et de ji^ueuler à sa manière la chanson qu'on a dans la gorge ? Hélas non, vous ne vous la figurez pas, el, bonne cuisi- nière que vous êtes, vous ne fricolez que pour le sa- laire. Eh bien, il y a un labeur qui est le labeur en- chanté, le seul qui vaille la peine de la vie el n'en apijelle aucune rédemption, c'est le labeur gratuit el perdu, sans gain ni gloire el face aux dieux.
Lorsque le poème fut fini, Alphonse XII était de- puis longtemps retourné à sa fatalité royale el il égrenait vainement sur les Espagnes des libertés^ d'un rosaire progressiste qui n'avail plus de dévots. Après s'être déguisé en uhlan, il se costumait en to- réador patriotique et restait monarcpu' comme devant sans pouvoir remonter ni descendre le cours des Ages. Je ne sais si M. de Morphy, son secrétaire in- time et qui avail connu Théophile Oautier, lui lit lire Enijuerrnnde quand, à mon grand regret, le poème parut en librairie, mais ce jeune roi malgré lui avail droit au premier exemplaire, car il me l'avait insj>iré d'un regard.
GENESE DU POEME 139
J'ai gardé plusieurs aunées, volontairement celle fois, Enguerrande sous scel et cachets de cire dans un coflVe secret dont le mot était : poal mortem, et je me suis souvent reproché la pusillanimité litté- raire qui m'a empêché d'en brûler le manuscrit. II faut être Virgile pour juger de l'intérêt de pareils sacrifices et je n'étais fichtre pas Mrgile, ni d'une façon ni de l'autre, je rougis de le reconnaître. Et puis trois mois, les plus heureux que j'aie vécu, étaient enclos dans celte boîte à ressorts, sous les fleurs fanées d'un doux commerce avec la Muse. I* Ce fut Théodore de Banville qui, de son autorité
m- paternelle, toujours humblement obéie, m'induisit à m violer le post mortem de la cassette. Il me contestait •î le droit à l'inédisme et semblait le tenir à lâcheté professionnelle. Je succombai au doute que celle opinion du plus brave des maîtres soulevait dans ma conscience, et j'allai, rue de l'Éperon, lui soumettre entre quatre-z-yeux l'ouvrage posthume. Pendant la lecture, il n'émit pas un son'et calcina un nombre infini de cigarettes. Il y avait sous la table, dans une^ corbeille, une portée de petits chiens qu'il se bais- sait pour caresser machinalement en ramassant sa .calotte. Ce qu'il pensait du travail de joie, je ne le sus que par la préface magnifique qu'il écrivit en- suite pour l'édition, mais son opinion ne se mani- festa ce jour-là que par l'ordre qu'il m'intima en me reconduisant. « Mon cher ami, il faut aller tout de suite, et même de ce pas, lire ça à Sarah Bernhardt. »
II
UNE PRÉFACE FAMEUSE
« Voici un poème dramatique d'un éclat éblouis- sant, compliqué et mystérieux, dont le succès est assuré d'avance, parce qu'il répond, non pas à un besoin, mais, ce qui est bien plus, à une aspira- lion ardente, à un désir effréné. — Oui, empêtrés dans les niaiseries d'iin IhéAlre incolore et d'une lit- térature vulgaire et mercantile, nojis voulons à grands cris une œuvre où se trouve réuni tout ce dont nous avons soif, l'héroïsme, l'idéal, l'outrance (pour nous faire oublier tant de platitudes !j el cette étrangeté troublante sans laquelle comme le dit si bien Edgar Poe, la beauté rajeunie et transfigurée ne saurait nous plaire, et celte modernité <pie ré- clame impérieusement le siècle de Balzac.
« Eh bien, cette œuvre si douloureusement récla- mée, la voici, étrange, originale, nouvelle, puissam- ment créée, jaillie comme l'éclair, écrite en vers larges, ingénieux, curieux, élincelants des ors, des pierreries et des inépuisables richesses de la Rime, el en môme
UNE PREFACE FAMEUSE 141
temps exprimant nos doutes,' nos ang'oisses, notre inextinguible appétit de lumière et de joie, et l'hymne à la Beauté qui, vainement étouffée et comprimée, s'échappe irrésistiblement de nos âmes. »
Qui donc parlait de ce style grandiloquent, à la large ondulation rythmique analogue à celle de la mer montante, aux phrases comparables à ses lon- gues vagues balancées par le vent du large? Un romantique assurément, et impossible de s'y mé- prendre. Il disait encore, car je la sais par cœur, cette préface inoubliable :
« Quelles douloureuses etadorables scènesd'amour dans ces forêts où ils s'enfuient ensemble, aux bords de ces flots grondants et sous ces noires ombres, et à travers les frissonnants paysages où les suivent des malédictions qu'ils entendent sans vouloir les comprendre. Ces scènes, coupées par des refrains insultants, par des hymnes désolés, par les plaintes des exilés, par les chansons de ceux qui s'en vont à la mort, ces scènes ardentes, extasiées, lyriques et symétriques parfois, où le mot, avec sa force vir- tuelle et tous ses artifices, se mêle, se tresse et se retourne en cent façons pour exprimer l'inexprima- ble, où la magicienne Rime se fait couleur, musique, lumière, caresse, pour éveiller les plus amères, les plus profondes, les plus délicieuses sensations, je n'en sais pas dans aucun théâtre qui soient plus complètes et plus belles.
« C'est pourquoi cette œuvre enchantera les déli- cats, les penseurs, les chercheurs, les femmes dont l'instinct ne peut être perverti, et tous les artistes.
142 m)I\i:m)(^ Il I n i.m.wi m. i\iii>
les bons ouvriers, lous les «>lres (|U0 ravit iiik^ idée ouvrant ses ailes, tous ceux à (jui [ilaît un travail fait (le main d'ouvrier, enfin toute cette glorieuse élite, plus nombreuse qu'on ne se l'imagine, qui, où qu'elle soit répantlue et dispersée. em[)orle en elle l'âme divine de Pans. » — Théodore de Banville, préface d 'Engiierrande.
Ouand on reçoit, vivant, sur l'occiput, et dune telle main de gloire, la charretée de toutes les Heurs de la léte-Dieu littéraire, il ne reste plus qu'à se re- tirer à la campagne et à y briguer l'écharpe rurale de maire de son village, car on est perdu j»our la ca- pitale. La préface d'Enguerrancle faillit m'abattre net et du coup. On m'évitait sur les boulevards et je, n'osais plus traverser le passage du l'inde, ou de Choiseul, de peur d'être reconduit, comme mon Alphonse XII lui-même, par les camarades de lyre du polinoir de Lemerre. l'rançois Mojqiée, le plus bienveillant d'entre eux, resta quinze ans, il me la avoué lui-mOme, sans lire le poème, ni même en couper les pages. — Je ne pouvais m'y décider, me disait-il, par affection pour vous, autant que par res- pect pour Banville dn reste. Un jour, dans les bureaux du Temps, mon confrère en chronique, Henri Fouquiei-, à «pii l'éditeur avait fait l'hommage d'un exemplaire de l'ouvrage, me jeta, sous ses bi- nettes, un regard si explicite que je ne pus me tenir de tout lui avouer. — Oui, fis-je, on fait courir le bruit que Théodore de Banville est incorruptible comme Robespierre. C'est une erreur. Propagez-la, Kouquier, mais n'y croyez pas. Le poète des Odes i'unnmhult'stjnes n'a de riche que la rime. Je l'ai eu
UNE PREFACE FAMEUSE 143
pour une somme assez minime du reste et que je n'oserais vous offrir. Il y en a pour plus que l'argent, c'est vrai, dans sa préface, mais les poètes ne savent pas compter, voilà pourquoi ils restent toujours pau- vres, « qu^nd même », comme dit Sarah Bernhardt.
J'étais donc allé, sur l'ordre formel du maître, lire Enguerrande à l'illustre comédienne (c'était d'ailleurs bien avant la publication et, par conséquent, la pré- face apologétique), et la lui présenter dans le simple appareil d'un posthume qu'on vient d'arracher au sommeil. Elle l'écouta avec une attention béante et comme écarquillée, où sa sympathie pour mes essais luttait visiblement contre l'envie de crier : Ala garde ! Elle habitait alors rue Fortunycet hôtel de Baudrou- bouldour, ouaté de lapis, de fourrures et de ces peaux d'ours symboliques que Ton vend Irop sou- vent, au théâtre, avant que la bêle soit par terre. Elle glissait et serpentait au milieu de ces pellete- ries comme une couleuvre dans les las de feuilles mortes, et cherchait ainsi à échapper à l'averse dilu- vienne des rimes. J'eus la sensation, à plusieurs re- prises, qu'elle y avait réussi et que j'étais seul dans son atelier, avec le roi de Prusse, à jouer pour lui de la carapace de tortue orphique.
Il va sans dire qu'elle me reçut la pièce sur place, demblée, avec transport, pour me la jouer tout de suite et toujours, dans le monde entier, y compris Paris et ses banlieues, l'hiver, l'été, en soirée, en matinée, en médianoche, jusqu'à ce que le public lui-même criât grâce et merci, ce qui d'ailleurs, n'était pas possible. Sarah ne les reçoit pas autre- ment et elle les reçoit toutes. On ne connaît pas d'exemple d'un ouvrage dramatique refusé par elle,
144 souvENins 1) UN r:NrvNT ni: i>.\nis
ne rùl-il qu'à Ic'-lal larvaire de plan, et, eomtuo louL lui est papier timbré pour en sii^ner bulletin, enju^a- g-ement ferme et traité, elle vit sur le pied de cent mille francs de délie forfaitaire avec la corporation des syndiqués dramati(|ues. C'est d'une bonté admi- rable, songez-y, que de ne pas se reconnaître le droit de priver les poètes d'une illusion, et, pour ma part je lui garde une gratitude sans bornes des cinq ré- ceptions d'ouvrages, écrits pour elle, et (|ue les dieux seuls l'ont empêchée de produire sous le lustre de ses théâtres. Les dieux, les dieux ; il n'y a (jue les dieux et tout le reste est aventure.
J'en eus bientôt une preuve nouvelle. J'avais reçu à titre de service de presse un fort beau livre intitulé : Aux Étals-Unis du Brésil, dont l'auteur. M. de Santa Anna Néry, Brésilien lui-même fervent et pralicjuant, n'avait rien du rastaquouère de l'opérette, et était un fin Parisien de la décadence. Il vint me remercier de l'article que j'avais consacré à son ouvrage, et m'otl'rit même, « si ça m'amusait d'émigrer » de m'obtenir le plus aisément du monde, dans l'Amazone, vingt- cinq hectares de foret vierge abondants en ficus elaslica, ou arbres à caoutchouc, d'où il résullerait des rentes. — Le Brésil les donne à l'œil, me dit-il, et n'y mettra qu'une condition. — Laquelle ? — ('elle d'enclore la concession, sinon de murs, au moins de palissades, à vos frais, bien entendu — Il en avait de bonnes, le Brésil ! — Me faites-vous l'avance du prix des clous des palissades ? lui disais-je. Et comme c'était beaucoup de ferronnerie pour vingt-cin(| hec- tares, j'avais délaissé la forêt vierge.
Mais M. de Santa Anna Néry ne se tint pas pour battu et s'ingéniait à vouloir m'étre utile ou agréable,
UNE PBEFACE FAMEUSE 145
non seulement par gratitude po.ur mon article, mais pour une raison que je ne sais comment dire. Je prie le lecteur de m'en pardonner le ridicule. Il tenait, de sa race portugaise, la coquetterie du petit pied et lui attribuait le signe de sélection intellectuelle. Il avait observé que, par phénomène de nature, Je pou- vais appuyer sa théorie d'une preuve d'exception qui va jusqu'à me rendre la marche assez pénible pour m'en limiter l'exercice. En un mot, je ne trouve me- sure de bas de chausses qu'à la pointure, plus qu'an- dalouse, des enfants de douze à treize ans, et cette dilTormité m'avait acquis un zélateur. Maxima in minimis, ce fut ma podométrie qui décida de la publi- cation à'Enguerrande.
M. de Santa Anna Xéry connaissait un brave homme venu expressément de Lyon à Paris pour faire de l'édition d'art, et qui cherchait de toutes parts un fort morceau d'écriture propre à lancer son entreprise. Je ne sais ce qu'il s'en alla lui dire de mon poème dont il n'avait vu que le titre sur le manuscrit au coin de ma table, mais quelques jours après l'excellent Frinzine(c'étaitle nom de l'éditeur , vint me demander de lui vendre Engiierrance en me traitant de : cher maître. Fort interloqué d'une telle requête et plus encore du titre, au moins prématuré, dont il la rehaussait, je ne pus d'abord que lui balbutier: — Mais, monsieur, ce sont des vers, triste marchandise. — Il m'apprit qu'il les adorait et que les éloges qu'il avait entendu Santa Anna Néry faire des miens l'avaient impérieusement décidé à la dé- marche. J'avais tout vu, comme on dit, dans ma vie, mais un éditeur aimant les vers, je dis : les aimant jusqu'à vouloir en publier, et cela du vivant même
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lu; sorvEMHs d un i:nf.\nt dk pxrti!^
(le IcMir poète, c'élail un miracle iiiconrui, iiii»' appa- rilion, du pur suriialiin'l. Il me (il peur. — Ksl-ce à l'œil? m'écriai-je. — Au conlrairc, lui sa boulever- sante réponse. A demi terrifié par l'aventure liolTma- ne^que, et seul avec un homme résolu (pu' paraissait nepas devoir rccul(^r devant le crime éditorial d'ache- ter des vers à un poète et de les lui payer, je m'étais mis à courir on rond autour diMua table el je me rap- prochais de la sonnette d'alarme. — Je vous l'atif^ue- rai. me criait-il. Cédez el laites votre prix. — Cet animal de Bn'silien se vengeait de mon i-cfus de la foiét de caoutchouc aux vin^t-cin(j hectares de palissades.
Le bon l-'rin/.ine emporiasoussonl>rasle manusciil encore tout illustié du papier de récepli(ui de Sarah, el il en fit un quarto prodigieux, di«i;-nc des plus beaux livi-es du seizième siècle, sur des papiei-s im- marcescibles. 11 y eut, en sus des hollandes, des chi- nes, des japons impériaux, des vélins et des parche- mins, \in exemplaire sur « peau de bourgeois >• qui court le monde et qui. si on le retrouve, sera le monument de la librairie lyritjue au dix-neuvième. Auguste Rodin dessina deux hors-texte pour l'ou- viage. Ilemù Leforl grava im portrait de ma léte stupéfaite. Santa Anna Néry voulait (pi'ou le rempla- (•iU par un topo, coupe et élévation de mes plantes idiosyncrasi(iueK, (( clefs du poème », disait-il. Haoul Pugno et Kmmanuel Chalu-ier bémolisèrenl et ché- rubinisèrenl les airs abrupis sur les(juels je leur chantais les chansons qui l'agrémentent, el Théodore de Banville écrivit la préface.
Fameuse el terrible préface, vous dis-je. (pii me brouilla mortellement, ou peu s'en faut, avec bien
UNE PREFACE FAMEUSE 147
des camarades du Parnasse, les direcleurs de jour- naux sérieux et la majeure partie de la critique militante. Le seul qui me fut indulgent fut Victor Hugo qui, après s'être fait lire Enguerrande par Mme Drouet, m'envoya le lendemain son Théâtre en Liberlë qui venait de paraître, et où tout ce que j'avais essayé était réalisé victorieusement et inimi- tablement depuis quarante ans.
PAR LES RUES ET LES CAFES
HEURES BOULEVARDIÈRES
UN MYSTÈRE A LA FOIRE
Toujours maussade à l'ordinaire — on sait qu'il avait été pion — Paul Arène éprouvait, ce soir-là, le besoin de me laver la tête au sujet d'un article où je n'avais écrit que des bourdes. 11 m'avait amené à dîner son frère Jules, consul en Chine, etleur sœur, venue de Sisleron pourvoir Paris, et qui, bonne pro- vençale et « cigalière », commençait à se faire vieille, comme on dit, dans la capitale, où les délices baby- loniennes, attendues et promises, se résumaient en somme à ce que l'Odéon en dispense. Elle devait retourner au pays le lendemain et elle me faisait l'honneur de ses adieux à la Ville Lumière, « ainsi appelée parce qu'on n'y voit goutte ». Telle était son impression de voyage fondamentale et sommaire.
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i:,0 SOUVENIRS I) UN ENFANT DK l'AHIS
Le poêle (le Jean des Figues ne me laissa pas alleiulre jusqu'au desserl le poil dont jélais menacé. 11 me savait ducili^ à sa critique, fortement docu- mentée et autorisée dun art admirable au(|uel il n'y avait qu'à rendre les armes. — Ou'est-ce (pie jai en- core fait ? provoquai-je. — Animal, te voilà à pré- sent naturaliste ! — Moi ? — Toi-même. Tu passes à rennemi. Tu te rallies à la >< tranche de vie ». Tu crois au Ihéàlre d après nature. Tu les salues : nova- leui-s !... — Qui, qui? — Eu.\, là-bas, ceux de l'Oise I Où as-tu vu que le |)euple, en art comme en t(jut le reste, veuille du neuf et en demande? Kcrit-on <;a quand on se respecte ? Non seulement il n'en demande pas, même j)our deux liards, mais il en a horreur, de ton neuf, et il te le clame à toutes les premières. Si ta ne l'entends pas c'est cpie tu es sourd, car tu n'es pas bête. — On ne peut pourtant s'immobiliser aux classiques, Molière, Racine et Corneille, les mœurs chang^ent, le progrès marche, tout va parallèlement à l'avenir.
Et Paul Arène dit : — Les mœurs ne chani<^ent que suj>erficiellement. Le {)rog"rès tourne. L'avenir est un mirag(i du passé. Molière, Hacine, Corneille n'ont même pas encore <' commencé » dans la masse. Sais- tu ouest le peuple? Un peu eu avant di* Thespis, aux mystères du moyen â^e, pas plus outre. — Comme en Chine, s<^ulig-na le consul. — VA à Si.ste- run, fil la sœui". — Quoi, piotestai-je, sous Edison, Pasteur et Zola, en pleine téléphonie universelle? — El à Paris môme. Paris reste médiéval. En veux- tu la preuve? — Oui. — \'iens. — Où? — A cent pas de la porte, à la foiie.
C'était en efl'et le temps où les forains alignent sur
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les deux bords de l'avenue de Neuilly les baraque- ments variés, sonores et pittoresques de nos fêtes communales, et, la soirée étant fort belle, il s'y ac- cumulait une foule énorme. Elle formait surtout cohue devant un théâtre de roulotte aux dimensions coliséeunes, arrondi en cirque, qui, selon l'argot de métier, ne désemplissait pas. Nous n'entrâmes qu'à la troisième tournée eh jouant des coudes. L'affiche, comiquement enluminée d'un vaste Épinal de diables aux fourches sanglaules, annonçait la pièce sous ce litre simple et sans boniment de réclame :
L'ENFER, PAR M. CANARD
— Quel est cet auteur ?dis-je à Paul Arène. — En métempsycose, Pierre Gringoire, petit-fils d'Holbein et arrière-neveu du Dante. Assieds-toi, et prends des notes. Tu vas le voir et l'entendre, ce peuple qui veut du neuf au théâtre 1
Et je notai ce qui suit.
Une chambre de l'Enfer chrétien, souterraine, mystérieuse, éclairée d'une lumière sans foyer, sans rayonnement, concentrique, purement fantomatique. Une sortederuisseaustygien, auxondes mercurielles, clapote et bave sa lave sur des bords plats. Rien ne distrait l'œil de ce paysage infernal, que n'animent ni les floraisons empoisonnées, ni les bétes d'apocalypse, ni les vols de lémures, de stryges, ou de larves des féeries. Un ruisseau en fusion dans une oubliette, et c'est tout.
Deux silhouettes démesurées se dressent. L'une est celle du Juge, l'autre de l'Avocat; tous deux en toge noire et en barrette. Immobiles. Muets. Gigan- tesques.
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Une barque apparaîl sur la rivirre. Klle est pleine d'hommes cl de fcmiu(\s u<is, serrés par l'épouvanle. Un vieux batelier h barbe llcurie ij;-odille dans les poix et les glus, et les amène. Une voix s'élève : « — Erre/, victimes de l'amour, errez, misérables et infortunés adullères, errez, errez!... »
Et ils passent. L'Avocat na pas fait un fçeste pour les défendre. Le Juge s'abstient de les condamner.
Dans l'auditoire populaire, l'elTel de cette exposi- tion est profond mais il diffère. Les femmes béenl, les hommes rigolent.
Une autre l^arque, un enfant ailé à la proue, un Mathusalem à la poupe. C'est l'amour (pii fait passer le temps. La barque vire et se retourne. Le Mathu- salem esta la proue, à la poupe l'enfant ailé : C'est le temps qui fait passer l'amour. Ce thème de pendule c\ son calembour décoiatif sont ex|)liqués parla voix de stentor. Le .luge ni l'Avocal ne bronchent, mais le sourire court les gradins. .Je regarde Arène. — Eh bien, quoi ? — C'est de la poésie à six sous, me jetle- l-il, celle du prix des places.
Le fond de la scène s'ouvre et dessine un brasier grillagé comme une cage d'où s'échappe un jiétille- raciit d'étincelles. Le Juge et l'Avocatsonl toujourslà. inutilités poignantes 1 Un dialde surgit, la fourche à la main. Il se présente : — Je suis Georges ! — On lui fait une entrée enthousiaste. 11 n'y a j)oint à douter de son crédit immense. — Vous .savez ma fonction, l'alimenteur du brasier!.,. — Ah ! s'ils le savent! — Le premier iju'il y pousse est Basile, le type de l'hypocrite avéré, et ce qu'il lengueule.,. préalablement, miséricorde !... — Eh ! va donc, car- rollier. lui crie-l-il, oui, carrotier, ta vie n'est qu'une
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fricassée de lapins aux carolt^es 1... — Et il le pile comme chair à pâté dans la fournaise. N'esl-il pas singulier que ce personnage de Basile soit celui que le peuple ait retenu du Mariage de Figaro et dont il ait adopté le type?
Après Basile, d'autres exacteurs, voleurs, accapa- reurs et concussionnaires défilent à leur tour devant Georges qui les embroche, entre le Juge sans voix et l'Avocat sans gestes, avec la litanie de gueule affé- rente à chacun d'eux. Tous, en dernière injure, sont traités de carottiers. Quelle éloquence de haine dans cette monotone invective qui résume tout pour la plèbe. Carotter, c'est pis que tromper, c'est abuser de l'ignorance des simples, de la confiance des bons, de la misère du pauvre monde. Arène a raison, nous sommes en plein moyen âge, et c'est le mystère de Gringoire sous Grévy, notre Louis XI.
Voici M. Grain d'Orge, l'accapareur traditionnel des blés, le traitant aflameur et père des famines, que le peuple n'a pas pardonnées — ni, on le voit, ou- bliées. Douleur si vivaceque le terrible Georges n'hé- site pas à associer au supplice du boulanger le pauvre mitron irresponsable des fraudes de son maître. Voilà du comique fort, et Georges y monte à une hauteur shakespearienne. C'est une création extraor- dinaire que cet engueuleur poissard, la synthèse vivante de l'ulcération des âmes dans les basses classes, leur Desgenais, ou mieux, leur Diogène. Exécuteur à la blague des sentences de l'inégalité en révolte, il a le verbe argotique et nombreux des opprimés sociaux et le rire faubourien des titis d'amphithéâtre, et son jeu de hallebarde fourchue en dit plus long que Proudhon et Karl Marx.
1:A SOUVliMHS I) LN KNKA.NT DIî l'AlllS
Il parait tr;iill(Mir.> (|iii' le i't'niaj M. ('..iiiMrd a ('•It- einhùlé par Aiiaslabic, tout coiniiic m» aulic. llatiù, par ortlrc, supprimer nombre de personnages de son mysîère. Dans le défilé satirique des damnés de (jeoiiifes, d'a.sse/. vertes leçons élaienl données, par mode de symboles, aux puissants de la poliliijne. L'anleur suivait de près la vie contemporaine et lui marcliait nuHne sur les talons. Le succès grandissant de celte revue macabre, aux éléments mobiles et pres(|ue cpiotidiens, a fait peur à iMaiianne, moins libéi-ale en cela que nos rois, et plus bête, peut-être. Il y a des coupures dans l'œuvre, sensibles d'ailleui'S, car elle est établie sur un plan superbe, d'une unité philosophique et d'un intérêt d'arl également con- sidérables. I^iul Arène est inconsolable de la perte de certains enfourchementsde a carottiers » cpii. selon lui, n'en laissaient rien aux Chàlimciils. — Ils donnaient toute sa valeur philosophiipie, me dil-il. à l'immobilité alléj^orique tle l'Avocat et du Juge, personnages muets.
Pour les crimes passionnels ou autres dont legeme appelle la sant.'lion tumulliiaiie des loules, maître Canard en est réduit par la Censure à la rùlissade de Mme Belladone, en italien : lielle Dame, c'est dire : MmeLal'arge. ("/est [►resque aussi vieux que Tualdès, qui ne survit plus que par sa complainte, et les spectateurs se demandent visiblement qui est celte Bellatlone au non) de poison. (jeorge> le leur ex- plique en ([uelques engueulades, et cette carottière, qui. de sou vivant, n'eut pas une bonne presse, n'a j»as, après sa mort, une bonne foire. Le meurtre à base de chimie n'est |)as de ceux auxquels le peuple est in(hdg«'nl chez nous, parce qu'il e>l lâche.
UN MYSTEHE A LA FOIRE IT.ô
Tioorges casse à coup de fourche l'acquit temenl de Mme Lafarge,
Ici l'inteiMnède comique, selon la règle imprescrip- tible. C'est la crinoline qui en fournit le thème et l'épisode. Une « femme du monde >^ se présente en- juponnée d'une immense carapace qui lui sonne aux reins comme une cloche. Au paroissien qu'elle a dans la main, on devine qu'elle va à la messe ou qu'elle en revient. Le bon diable de Georges s'approche, méfiant, et du trident justicier, lui retrousse lesjupes. Il en sort un amant, puis un autre et la kyrielle. Le public en laisse pour la joie au festin des dieux dans Homère. C'est la carottière de la mode, d'une mode un peu périmée, peut-être, mais Anastasie protège les modernes sans doute, et la crinoline c'est l'Em- pire. Georges brûle cet attribut de la seconde cor- ruption.
Le troisième acte est en vérité magnifique. La scène représente une mer de feu sans bords, océa- nique, à perte de vue, une sorte de chaos en déli- quescence. Bien entendu, le Juge, à droite, et l'Avocat, à gauche, président à cette fin du monde embrasée, leur infructuosité étant l'idée-raère du mystère. Et tout à coup, maître de ballet du Juge- ment Dernier, Georges, formidable, se précipite et se met à piler, piler, piler des têtes couronnées et même tiaréesqui émergent, comme on foule le raisin en cuve. Non, ils ne savent pas ce que c'est 'que la fureur hilare, ceux qui n'ont pas ouï ce vox popiili reconduire, à travers l'histoire, les tyrans classiques de l'humanité. — Eh ! va donc, Sésostris !... As-tu fini, Nabuchodonosor ?... Oh ! là là, mon Denys de Syracuse !... C'est loi, Bismarck? Je t'em... brène !...
l.-,6 SOUVKMHS I) UN KM'ANT DK l'AUlS
El ainsi de suilc comiin* vous riinai^inc/., d'aprrs le Danlc aux Halles.
El ci'sl alors f\\\(\ loiilos ces l(M('s ciiiniicrcs el rendues à Salan pour sa fournaise, lesuhliniel ieorj^^cîs enibiH)clie lo Jn^e, eoinnie aussi l'Avoeal, el les re- jet le à l'enfer des earolliers, d'où ils vienneni, selon la doclrine m(Hli6val(\
— Eh hicn ! me dil Paul Arène, ([n'en dis-hi, tl écriras-lu désormais que le peuple veul du neuf au IhéAlre el môme en toutes choses? 11 en est encore à Uuleb(Euf, h André de la Halle, et môme i\ la nonne Hrolswita, pour la gouverne. Je t'en avais promis la preuve démonstrative, tu l'as.
Il me montrait devant le cirque forain la cohue grossissante, à peine maintenue par les sergots de service, et cpii allendail que notre fournée fût sortie pour envahir la salle. Ouant au consul, son conten- tement était complet. Il se retrouvait en Chine oii les traditions populaires alimentent encore au bout di' cinq mille ans le théâtre du peuple le jilus lettré (pii soit au monde. Et .Mlle Arène s'était déridée et elle déclarait (|u'elle s'était beaucoup plus amusée qu'à rOdéon.
.l'ai souvent songé, je songe encore à i<llc leçon de haute crititjue que mon vieil ami me donna en famille et j'en suis à me demander si le mystère n'est pas la vraie forme dramati(iue en République, s'il n'y aurait pas tout profit, avec toute joie, à savoir des prolétaires ce qu'ils jiensenl de nos hommes et de nos écrits et à apprendre de la fourche démocra- tique de (ieorges qui sont ceux que la conscience des bonnes gens tient pour d'éternels caiottiers.
LES DESSOUS DE LA TUNIQUE
VÉNUS NOIRE ET VÉNUS DE CIRE
Poulet-Malassis ne se contentait pas d'être un iditeur de la grande lignée des Elzévir, des Plantin et des Didot pour qui nulle pièce d'art ne vaut un livre parfait. C'était en outre un dilettante de lettres et il se ruina délibérément à publier les poètes d'élite qu'il aimait : ces poètes, d'ailleurs, n'étaient rien moins que Théophile Gautier, Charles Baudelaire, Lecontc de Lisle et Théodore de Banville, ceux qui restent et grandissent dans le recul du siècle dix- neuvième.
Je me rappelle les longues stations que je faisais, rhétoricien féru de gloire, devant la vitrine de sa librairie, rue de Richelieu, au coin du passage Mirés, pour y voir, de face ou de profil, l'un de ces maîtres de la très sainte rime, et j'ai longtemps gardé un croquis de calepin où j'avais dessiné, sur le vif, un
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l.TS Sdl'VKNIRS n IN ENFANT DR P.VrilS
Baiulclaire caiisaiil avoc (".liailes Asscliiioan dans le fon(f assez sombre de la boutique.
Plus tard, en 187.5, à rocrasioii d'une platjneltc sur Théophile (laulier peintre, (juil nrédita, je lis connaissanee avec Poule.t-Malassis dans le rez-de- chaussée fpi'il habitait alors rue de Tirenelle. au numéro ^j, an coin de la fontaine de Rouchardon et qui, si ma document al ion es texacle, avait été occujx'* précédemment par le poète de Rolla. Depuis lonijf- temps il était hors du commerce, et pour cause, et il n'éditait plus qu'en chambre, sous le couvert de quelques libraires ilétaillanis et bibliophiles, mais il était resté dévot à ses auteurs, et sa plus vive joie était d'égrener les souvenirs qu'il en avait. Donc, un jonr([ue je lui contais mes extases d'apprenti devant feu son étalaiife lyrique, comme aussi mon rejj^ret d'avoir égaré mon croquis de Baudrlairc d'après nature: — Pauvre Baudelaire, soupira-t-il. élail-il assez malheureux !
— (^.omment, malheureux?
— Oui. reprit-il. c'était le temps où il battail son plein de cocuage.
— Vous dites? fis-je, croyant que la lanL;uc lui avait fourché.
— Le secret n'est plus à garder, et vous avez bien entendu. Personne n'échappe au sort de Molière, ou plutôt au sort qui nous a valu Molière, et les plus illustres poètes y passent, comme les autres, eussent-i^ls fait Les Fleura du Mal ou... chut... celui-là vit encore. Et pourquoi voudriez-vous qu'ils fussent indemnes d'une fatalité qu'ils allircnt eux- mêmes et dont ils tirent des accor<is immortels? Qu'eAt été Musset sans le médecin de Venise? L'au-
VEiNUS NOIKE ET VENUS DE CIRE loi)
leur de la Ballade à la lune, soiL peu de chose. Mais le médecin vint et Musset put s'intituler : l'En- fant du Siècle. Ça y était.
— Ah '■ mon dieu, Malassis, quelle théorie cmel- tez-vous là? C'est l'éditeur qui parle, je pense?
— L'éditeur aussi, sourit-il. Et \~oici ce qu'il me conta :
Ce qui rendait Baudelaire si malheureux, ce n'étail pas de l'èlre, mais de lèlre au pioht d'un arlisle capillaire.
— Sa mulâtresse, Jeanne Duval, l'enfant sœur qu'il avait ramenée des colonies et en qui il voyait sa muse, aimait d'amour un merlan et elle nageait à Cythère avec ce gade. Le poète, qui le savait, en ressentait une humiliation profonde, et, de tous les frissons nouveaux qu'il a, selon Victor Hugo, créés, celui-là était le plus satanique.
— Concevez-vous cette honte, cher ami, me disait- il, un garçon coitTeur, d'ailleurs parfaitement niais et quelconque d'atlraits, et cela parce qu'il lui démêle la tignasse? Molière au moins, bourgeois avéré, l'était, lui, fait par des marquis, mais moi, Charles Baudelaire, un raffiné, un mandarin, je succombe à un « peluquero », et de la rive gauche encore ! C'était bien la peine d'aller la choisir aux îles !
Et il enlrail en des transports de rage où son dan- dysme même sombrait avec toute sa haute culture. En vain le fidèle Asselineau s'évertuait-il à le calmer par des comparaisons i)rises dans la profession même. — Maître, lequel vaut mieux pour un grand artiste tel que vous l'êtes, de devoir son sort fatal à un coiffeur ou à un critique? — Oui, le critique est
1(!0 SOUVENIRS 1) UN ENFANT OR PARIS
piio, niaJs un frise-l()U|)ol loiil de inrinc I — VA non- dissertions sur la nuance, j)hiloso)>lii(|uenienl, dans ma chère librairie.
Une fois, en pleine rue, cîirrcrour de la Croix- Routfe, il la reconduisit sous >inc lelle volée d'invec- tives poissardes, (pie je dus. sur un mol de sa main, aller le réclamer au poste. Les passants et les scrgols l'avaient pris pour un dément en ru|>ture de cami- sole.
Ce Baudelaire de Poulet-Malassis ne ressemble guère, il faut le reconnaître, au quaker haut bou- tonné, à l'humeur pince-sans-rire de sa lé^^ende. Mais si le merlan est troublant, la merluche l'Qst moins peut-être, surtout péchée aux Antilles, (l'est de l'éternel féminin plus foncé et un peu crespelé, mais sans plus, du type .loséphine. hélas, sire ! Jeanne Duval avait proprement horreur de son chantre, elle n'en appréciait que lescarcelle. Ce que m'en apprit sur ce sujet l'éditeur des Fleurs du Mul a été corroboré depuis par Charles Toubin, mémoria- liste bisontin, qui paraît avoir été des amis du maître. Dans ses Souvenirs d'un se/iluaf/éndire, cet auteur n'hésite pas à taxer la créole du double péché de relape et de lape. Il s'appuie moins d'ailleurs sur ses renseig'nements persomiels que sur une cor- respondance fie la « \'(''nus Noii'e », tombée à la mort de son fds, entre les mains de la générale Aupick cl que celte pauvre mère lui communiqua en i8fi8. — « La '( Vénus Noire », écrivait-elle à Chailes Toubin, l'a torturé de toutes les manières. Que d'argent elle lui a dévoré! Dans ses lettres, et j'en ai une masse, je ne vois pas un mot d'amour. Si elle l'avait aim('',je lui pardonnerais peut-être. »
VENUS NOIRE ET VENUS DE CIRE 161
Mon enfant, ma sœur, Songe à la douceur D'aller là-bas vivre ensemble !...
A relire les vieilles notes qui me servent à fixer ce souvenir, l'étonnement me vient que, depuis tant d'années, on n'ait pas encore songé à mettre en lumière ladite correspondance de cette Jeanne Duval avec son lamentable « miche », puisqu'il n'était que cela pour elle. 11 y a là, pour les amateurs du genre nécrophore, un « Elle et Lui » et des « Lui et Elle » qu'ils négligent, et l'intérêt du peluquero de Baude- laire n'en laisse rien à celui du pagello de Musset. Il l'emporte même par la qualité. Que dis-je, j'y sens de la conférence, avec projections des Antilles et récitations de poésies congruentes par de bons diseurs^ s'il en reste, et il en reste.
On ne saurait trop farfouiller les dessous de la tunique de Nessus dont l'éternelle Déjanire revêt les Alcides du génie.
Je signale la pareille opération de librairie à faire sur le cas d'Henry Murger, dont, le même jour, et par rapprochement d'idées, Poulet-Malassis me dé- sossa le poème. Il me dévoila la vérité vraie, car la littérature n'est que de la vérité fausse, et le docu- ment humain de cette Mimi qui avait fait sangloter ma jeunesse, et dont le trépas, qui ne fut qu'un décès, illusionne encore les abonnés de lOpéra- Comique.
— Non, me dit l'éditeur des poètes, la Mimi de Murger n'était pas la grisette touchante sortie du crâne du bohémographe. Je l'ai connue, elle aussi, et je l'ai vue plus d'une fois chez lui, rue Mazarine,
U.
ll'.L' SOLVEMHS D fN KNFANT DK l'ARIS
au (Icuxirmc clai,''0 de la iii!u>oii <jiiiroriiir l'anj^lede celle rui' cl celle de Buci — ceci pour la phujue commémoralive. Celait Théodore ,de IJaiivilIcy rjui me menail en visile chez le poêle, lequel, à la vérilc, ne l'élail i^u rc, du moins à mon avis. Mais Michel Lévv lui avajl acheté et payé cinq cents francs la propriété des Scènes de la vie de bohème et on ne vit pas longlemps, même à deux, sur cinq cents francs. — Cher ami, me disait Théodore, qui étail bon... comme la lune, on en boil trop en c<' moment chez ce charmant Murji^er, trop, de l'eau glacée de TAré- tuse; allons lui porler uneouti'eou deux de ce jus de pampre que presse le divin Bacchus. Vous êtes éditeur, c'est voire l'onction terrestre.
« Mimi était mariée. Je pourrais vous dire, s'il ne vivait encore, le nom de Ihonnèle menuisisr (pi'elle porlail à l'état civil. Elle s'élail séparée de lui à l'amiable, c'est-à-dire à peu près comme Baudelaire à la Croix-Houji^e d'avec la \'énus Noire, et pour les mêmes raisons. Elle avait la lêle trop forte [)oui" le buste, des cheveux blond châtain, et degrandsyeux bleu pAle un peu éteinls par la phtisie qui la ron- geait, aidée à la corrosion j)ar la noce, n'en douiez pas une minute. Son teint en rendait à la cire. \'ingt- quatre ans à cette époque.
<< Elle mourut à l'hùpilal de la initié, dans le ser- vice du docteur Clémenl, section des tuberculeux, où Murgcr fut forcé de la laisser aller. Il gagnait alors Ircnle francs par mois au Corsaire et ne trouvail à en économiser que les deux sous du bouquet de violettes qu'il lui [)orla lidèlement tous les jours, jusqu'à sa rentrée dans le sein miséricordieux du Grand Tout. »
VENUS NOIRE ET VENUS DE CIRE 1(53
Ainsi parla Poulet-Malassis.
Kl je pensais en le quittant 'qu'il m'en avait trop appris peut-être, que tout tlacon est bon qui verse l'ivresse et que les arbres en fleurs de l'illusion ne g-agnent rien à être effeuillés. Vénus noire ou Vénus de cire, belle menuisière, belle ferronnière, c'est tout un devant la loi du législateur de l'antagonisme a'.Lraclif des sexes. L' « objet » naturaliste des poètes, c^mmj il défie l'enquête, la repousse. La science du p igellisme est bête, et il n'y a en fait de vrai humain que l'allégo.ie du serpent, de l'arbre et de la pomme, 1j serpent fût-il légion, comme dans le cas des deux poètes.
Je ne revis plus Poulel-Malassis, qui, d'ailleurs, mourut fort peu de temps après, mordu par un autre genre de pagellisme, et même de « peluquerisme » au ju:"! ma philosophie se refuse. L'éditeur de nos plus grands lyriques avait versé à la politique. 11 publia une édition, revue et augmentée, des Papiers s:crets des Tuileries dont l'augmentation lui sonnait une crise mortelle de naturalisme démocratique fou- d.oya il. Il y révélait, sous couleur de vérité vraie, que l'au de ses plus illustres poètes avait régulière- ment touché, malgré ses opinions républicaines, une pension alimentaire sur la cassette impériale. Je suis de c 'ux pour qui cette contradiction apparente n'enlève rien à sa gloire et en ajoute un peu à l'Em- pire. Mais à quoi bon lever ces dessous de la tu- nique ? I
MOLIÈRE ET LE MASQUE DE FER
LE VRAI MOLIÈRE
Depuis le 2.3 avril 1616, qui est la date, d'ailleurs incertaine, de la mort de William Shakespeare, pas une année ne s'est écoulée sans renouveler, la con- troverse dont l'existence, ou au moins l'individua- lité du poète est encore aujourd'hui le thème iogo- ma(;hique et alibiforain.
Pour mon compte je verserai gaiement à croire que l'homme n'a jamais eu lieu, et nulle part, même sous forme de pseudonyme, et j'aimerais passionnément à penser quHamlet, pour ne parler que de cet ou- vrage, s'est fait tout seul parce phénomène de géné- ration spontanée bien connu aux siècles de foi sous le nom de : opération du Saint-Esprit. Ce n'est pas qu'il y ait à cela grande apparence, non, mais la science s'apaiserait et ce Shakespeare du diable ne reviendrait plus, la nuit, s'accroupir sur l'estomac
IM SOLVli.MIIS 1) IN KM-ANT Di: l'AlllS
lies pauvres auteui's eliainali(iues laiitôl en Hogor Bacon, lanlùl en lord l'ulhuul ou sous tout aulre forme lyinpanisanle. Le voule/.-vous, diles, le vou- lez-vous que Shakespeare nail jamais cxislé? Si vous saviez, comme cela soulage de le croire.
Théodore de Banville, qui élail un sage cl dans loule la force du terme anlique, avait trouvé une fa- çon admirable de se débarrasser de l'obsession trisé- culaire du j^rand gêneur (roulre-lManehe. — Cher ami, l'idenlilé de Shakespeare ne saurait èlre dou- teuse. Gomme Balzac, il était tourangeau et pour les mêmes raisons! Il émigra en Angleterre parce qu'il ne pouvait pas faire jouer ses i)ièces à Paris. Du ri'ste, c'est bien simple, mûchez-vous l'anglais? Si vous le mâchez, prononcez : Jacques-Pierre comme on fait à Londres, vous avez: Shak<'speaie. Il y a encore des quantités de Jac(|ues-Pierre en Touraine, et la Loire en déborde, mais on les pro- nonce autrement, voilà tout.
Ce fut sous l'éclair de ce! te démonstration fulgu- rante cpie la pensée me vint délablii- par la même méthode la véritable identité de M. Scrib(^ pour la- quelle je trouvais que la l'rance élail froide, .le ne sais quel instinct me pous.sail à y débrouiller une incarnation de M. Thiers, son inquiétant contempo- rain. .Je m'enlouiai de j>reuves sans documents et de documents sans preuves et je portai au Figaro la révélation scientifique, de ce vichnoulisme dont un chartiste m'eût envié la logique rigoureuse, .le dois dire que l'elTet de ce « Caliban » fut déplorable. Gaston Calmetle. qui venait de prendre la direction de l'organe, pliait sous l'avalanche de plaintes dont quelques-unes posaient le ililemme du désabonne-
LE VRAI MOLIERE 1(57
menl ou de ma suppression cqllaboraloire. — \'ous m'arrachez toute la bourgeoisie, me disait-il ; et ce p:irti auquel M. Thiers a donné son nom, plus Th des tours de Notre-Dame. — Quoi ? — Eh bien oui, le T (h'i iers Etat. Rétractez-vous, je vous en prie.
Me rétracter, je ne le pouvais pas, d'abord parce que ma conviction était absolue — Thiers ne pou- vait être que le Roger Bacon de Scribe et Scribe que le Shakespeare de Thiers, de toute éternité — et ensuite parce que je jouais, au désaveu, le crédit considérable que j'avais acquis dans cet ordre de recherches, et cela au Figaro même pendant une précédente gérance, sous mon pseudonyme... j'allais dire : shakespearien. 11 m'avait été donné en etfet de découvrir dans mes papiers de famille que le Masque de fer n'était autre que... Molière, et cette fois-là, non seulement les abonnés mais tout le monde savant avait marché.
Il marche encore.
La thèse, reprise gravement par un professeur d'Orléans, en proie aux congestions de province, a fait, comme on dit, des petits qui ont grimpé aux académies et poussent aujourd'hui sous les dômes les coassements de l'érudition à l'allemande. Ce par où ma fierté le dispute à ma joie, ai-je besoin de vous le dire ? Avec mon Molière-Masque de fer je fais la pige, ce me semble, au docteur belge qui lance son lord Rutland dans les jambes du vieux Will. Ça te la coupe, cadet brabançon !
11 n'est guère probable que quelque lecteur ait gardé le souvenir de l'article — « irréfutable )^ di- sait si drôlement Francis Magnard — qui lança
liis sorvKNins d in km ant iœ I'aius
celle idenlilicalion calibauos(|ue où se sonl englués jusqu'à des moliérisles de profession. On le iclrou- verail cependant dans un recueil de chroniques, pré- facé par Alexandre Dumas (ils, el rdilc chez Le- merrc, en 1887, sous le litre de Le Livre de Caliban, si ce i-ecuei! n'élail devenu lui-inème une rareté bi- bIiopiiili(pie. Je vous en évilei'ai la recherche sur les quais en ces temps froids et féconds en luonchiles par une ou deux citations congrues.
Mon quintisaïeul, celui-là même dont il est question dans Le Festin Bidicule de Boileau :
El mieux que Bergerat ropitclil l'assai^onin',
était un maître (lueux émiiieiit du <^rand siècle cl quelque chose comme le Mag^ny du temps. Il en régalait les poètes illustres. Racine, Des[»réaux, La l'^onlaine et Molière, et il avait, pour eux, le ven- dredi, des maigres prodigieux, qui eussent réconci- lié l'aigle de Meaux avec le cygne de Cambrai. Mais en sus il prenait des noies et il a laissé des Mémoires dont je possède l'inestimable manuscrit.
« (le n'est un secret pour personne, y éciil-il, (pie Molière n'est pas l'auteur des- comédies repiésentées sous son nom. Non seulement le pauvre gartjon était incapable de les jouer propiement, mais je doute qu'il fût en mesure même de les signer de son nom. Personne, du reste, ne peut se larguer d'avoir vu de son écriture. Je liens de ce joyeux M. Chaj)elle, à qui par parenthèses on doit Les Plaideurs de I«acine, que, lorsque le tapissier a besoin, pour sa charge, de pailer au Roy, il trace une croix sur le carreau de la chambre du monarque, qui fait mettre aussitôt un
LE VRAI MOLIERE 1(59
couvert de plus à déjeuner. Molière entre, el ils s'en- ferment. C'est Mme de Maintenonqui garde la porte. On a remarqué que ces déjeuners coïncident tou- jours avec le besoin que .Molière a d'une pièce nou- velle pour son théâtre et sa troupe et qu'il sort du déjeuner avec un rouleau sous le bras. »
Et vingt-deux pages plus loin, dans le manuscrit de mon ancêtre : — « On s'étonne partout, à la Cour comme à la Ville, du privilège théâtral dont le Roy à investi son valet de chambre illettré, le sieur Poque- lin dit Molière, mais surtout de Tordre qu'il a donné de représenter L'Imposteur, aux grands cris de l'ar- chevcque de Paris qui, d'ailleurs, ne connaît pas la pièce et n'a pas à la connaître. Voici ce que je sais à ce sujet. Je faisais un extra à Versailles et j'y surveillais le service dans l'antichambre. Attentif au moindre bruit de la voix sonore de Sa Majesté, je ne tardai pas à m'assurer qu'Elle déclamait des vers. Quand ce fut fini, j'entendis distinctement ladite voix bien connue s'écrier sur un ton un peu despotique peut- être : — Or, sus, monsieur de Molière, mon peuple dira-t-il que j'ai eu tort de supprimer un pareil poëte dramatique el de le jeter dans les oubliettes de la Bastille? — Non, sire, susurra la marquise, votre bien-aimé peuple ne dira pas cela. Un pareil génie tourne à la concurrence déloyale. Il découragerait tous ses contemporains, et votre siècle serait flambé dans l'histoire. — Et Molière apparut, un énorme cahier sous laisselle.
« Or, c'était précisément le temps où le Masque de fer venait d'être enfermé à la Bastille, et, le Masque de fer, c'est le frère du Roy, il n'y a là-dessus qu'une faible controverse. Du reste, huit jours après,
1.5
170 SOl'VKMRS D UN ENFANT ni: PAHIS
iKtus avions lo Tartufe. Dira-l-on tnip je l'inveiile ? >> La i)ieiiiiôre l'ois que je lus ce passage, si e.\pli< ilc (Irjà pourijiii sait lire (Milre les lignes, des Me/noires de mon ijuinlisttïeiil, je fermai le uianuscril avec épouvante. Ouel secret impossible était ce là, com- ment imaginer que Molière n'eilt existé qu'à lilre île valet <le chainbn' v\ que pour le reste tout en revînt au personnage mystérieux dont l'énigme est un de- casse-tétes ténébreux de nos annales? \'raiment les maîtres de l'esprit humain n'avaient pas de chance, depuis Homère qui, au lieu d'être un, était plusieurs, en passant par Shakespeare, vague palefrenier in- consistant, jusqu'au fondateur de la Comédie-Fran- çaise dont l'institution devenait ainsi une blague im- mense? Oui est-ce qui les faisait en ce monde, les chefs-d'œuvre consacrés et perdurables devant les- quels on s'agenouille <le génération en g(Miéraiion et surtout pourquoi les Jacques-Pierre qui les faisaient se cachaient-ils de la postérité sous des loups de velours ou de fer où l'on ne voyait plus cpie lenr< bouts du nez impersonnels.
l-^t pendant quelques temps je f»is très malheureux. La science me gagnait. En mes insomnies je rêvais 4iue je dépeçais la gloire. D'ailleurs je ne compienais pas très bien quel intérêt avait eu Louis XIV à inter- ner si cruellement son frère pour cause de transcen- dance littéraire, ni le rôle (jue Molière jouait <lans cet imbroglio. Les Mémoires du maître queux ne devaient pas laisser de m'en instruire. Voici :
« Hier, dan^ les fosses de la Bastille, on a recueilli An document étrange. C'est un plal d'argent sur le- quel étaient gravés au couteau ilou/e alexandrins <rune pièce intitulée: Alcesle ou le Misanthrope. Le
LE VRAI MOLlIiaE 171
nombre de pieds voulu y était. Est-ce que le Masque de fer en aurait assez de Tanonyiiie ? Chercherait-il à divulguer la raison véritable du traitement qu'il en- dure et qui serait ainsi celle de ses talents? Le gou- verneur a cru bon de porter tout de suite ce plat à M. de Louvois, qui, à sa vue, est entré, comme à Ihabitude, en une colère épouvantable, parce que le manuscrit du chef-d'œuvre avait été remis, le matin même, à déjeuner, par le roi, à ce malheureux sot d^' Molière. M. de Louvois a immédiatement mandé M. de Colbert qui est accouru presque sans passer ses culottes, et est resté navré en reconnaissant l'écri- ture. — Il faut l'envoyer à Pignerol, a dit le ministre, des armées. — Et supprimer IMolière, témoin gênant, a ajouté celui de l'intérieur. Quant aux douze alexan- drins, il suffira de les couper à la représentation. — Quel dommage pourtant, a repris M. de Louvois, ils sont les seuls amusants de la pièce. — Oui. mais la raison d'État l'exige. »
Et ici une note marginale devant laquelle tous les doutes s'écroulent en tas.
« Au dernier vendredi, qui d'ailleurs était un treize, M. Racine, historiographe du roi, s'est, assez impru- demment du reste, déboutonné. Il est vrai que ces messieurs venaient d'apprendre la mort étrange de INIûlière qui, depuis, ne nous a plus donné aucun ouvrage. Pressé par iNl. Despréaux de révéler ce qu'il savait sur l'aventure des fossés de la Bastille, il a fait tirer les portes et, à voix basse, il a conté qu'il y avait autre chose que les douze vers du plat d'argent. — Qu'est-ce qu'il y avait? a demandé M. de La Fon- taine, un peu émerillonné par le vin d'Arbois qui est le meilleur de ma cave. — Eh bien, voici. Il v avait
171' SOUVENIHS I) U.N EMAM' DK J'AIJIS
deux lignes de prose. — Lescjuclles? — Moi aussi, je suis le (ils d'Anne d'Aulriclie, mais mon frère est jaloux, parce que si son père, à lui, est Louis XIII, le mien, à moi, osl le cardinal <!«' Pùdiclieu, qui a fondé rAcailémio. » Telle est la vérilé vraie sur Molière.
LE PRÉCURSEUR DU SYMBOLISME
Je gagerais bien un sonnet contre une automobile qu'il n'y a pas six bibliophiles, mettons neuf, qui possèdent dans leurs librairies les deux volumes d'un ouvrage publié chez Denlu en 1884, dont l'auteur estunmembre du Parlement anglaisnommé Sir Jean- George Tollemache Sinclair, baronnet et député héréditaire du comté de Cailhness, en Ecosse. Et même je vais plus loin, j'augmente l'enjeu de deux sonnets, ce qui fait trois sonnets, si l'un des conser- vateurs de la Bibliothèque Nationale me prouve, ou simplement me jure, que cet ouvrage a été, une seule fois, depuis son dépôt légal, demandé par âme qui vive.
Voilà bien qui donne raison au mot sans cesse répété de mon vieil ami Léon Dierx : « Personne ne sait rien de rien et jamais l'ignorance n'a semblé plus obligatoire que depuis qu'elleest gratuite. » Dureste, LéonDierxlui-même ignorait sir Tollemache Sinclair et je vois encore sa stupeur le soir où, entre deux pipes, je lui démontrai que ce baronnet était le père du vers-Iibrisme. Car il le fut et non un autre.
15.
174 SOLVENirtS 0 L'N EiM-ANT DE l'AIIIS
I/œuvrc. vous ai-jo dit. csl vu deux loiiics, l'iiii de prose, ruiilre de vers, illustrés lun et l'autre de cari- catures dans le goût du Punch, d'un flegme extra- vagant el irrésislible. Il y a nolanVnienl, dans une Médilalion à ]'ersaillcs, traduite de Tliackcray, nue effigie en Irois volets i\u Roy Soleil — à droite, lin Louis XI\' en pcrriujue, manteau de cour et has de soie, — à gauche, le costume seul et sans Louis Xn', sur un mannequin — et au centre, un pauvre j»elit bonhomme bedonnant, chauve, labou- gri, aux jambes en fuseaux et géronliforme — qui est assurémont le triptyque sans pair de la désopi- lation.
Je vous disais donc que dans ce recueil, composé en façon de miseellanées, — genre délivre charmant d'ailleurs qui, un jour ou l'autre, reviendra à la mode, comme le keepsake peut-être — le vers alterne avec la prose,et par conséquent, l'humour avec le lyrisme. Sir Tollemache Sinclair a les deux cordes d'or et d'argent à son arc et il les tend à lourde rùle. Comme prosateur, il dérive de Swift, de Sterne el de Thae- keray, déjà noniuK'. qui paraît èti"e son maître, mais à leur jovialité stridente et anglo-saxonne il mêle une érudition bénédictine. A lire seulement .se.s note.s maiginales. on se demande ce ((u'un tel homme ignoi-e des hommes, des choses, du passé, du pié>enl et même de l'avenir. Ouand ces satanés grands-bretoii.s s'y mettent, ils nous dament le pion sur tous les échi quiers littéraires.
L'une de ses fantaisies documentaires tend à prou- ver que Charles (îounod est beaucou[) mieux que Gœlhe le véritable auteur de Fc/i^s/, et elle le prouve, ce qui est un a.-?sez joli tour de force. Elle le prouve
LE PRliCLUSEUR DU SVMBOLI^ME 175
à la façon de Mark Twain et d'Alphonse Allais, soit par mode d'ironie, eironeia en 'grec, comme disait Paul Arène, mais je suis de ceux pour qui cette dé- monstration est la plus scientifique, et si Jules Bar- bier et Michel Carré ne trempaient pas un peu dans Ta flaire, vous me verriez parfaitement convaincu que Gœlhe n'est pour rien dans son Faust et qu'à Gounod en revient tout 1 honneur.
Permettez-moi de signaler encore à votre biblio- philie l'essai magistral de roman nouveau, ou, si vous l'aimez mieux, l'essai nouveau de roman magis- tral, qui est l'une des gloires des deux tomes. C'est le roman express, télégraphique même, à l'usage de ceux qui n'ont pas de temps à perdre, et qui en a, même eu automobile?
Ce roman est intitulé Et ccelera. ?son seulement il peut être lu par tout le monde, mais il est portatif, et primable par n'importe quelle Académie, et encore il offre ce prodige de sobriété de condenser en trente lignes la matière de trois volumes, d'ailleurs à trois francs cinquante. En voici un extrait à litie d'inou- bliable spécimen :
« Premier volume. — Les derniers rayons du- raient... etc., quand un jeune homme dont l'appa- rence indiquait... etc.. Il descendait la colline qui... etc. une jeune fille dont... etc. Quoi, s'écria le jeune homme ardent, te donner à un autre, et... etc. La jeune fille tomba... etc. Il n'en fallait pas davan- tage pour que... etc., etc., etc.
« Deuxième volume. — Dix mois avaient passé depuis que... etc. Quand le même jeune étranger, toujours ardent, car, etc. etc. 11 descendait la même colline où déjà la lune... etc. Un homme
17G SOrVKMUS 1» IN KM-ANT lii: l'AlilS
d'âge moyen siirg-il, ou pluLùl... cic... Misérable! lu... etc.. Deux cris de haine rcveillèrenl, dans la vallée, les... elc. Sur la paillasse humide d'une... elc... Hélas... etc. Le geôlier, rude mais honnéle, comme tous les... etc.. Sa joue basanée de vétéran était baignée de... etc. Tout à coup, une forme frcle et blanche... elc... Elle!... etc. Mais la douleur l'avait tellement changée que, oh!... elc. Le geôlier fut obligé de... etc.. Il la porta évanouie au... etc. Le curé sortait précisément de faire... etc., etc., etc.
« Troisième volume. — Au coin de la cheminée d'une antique... elc... Le vieux comte, car c'était lui, songeait à la... etc... Il ne tarda pas à... etc.. Dans les plis d'un manteau couleur... elc. Pas d'erreur, c'était son... etc.. Fuis, fuis, assassin de ton... etc.. Non, jamais, je viens la... etc.. A ce moment l'astre des nuits auréola le vieux comte comme d'une... elc Mais ils avaient à peine... etc.. La jeune fille riait de ses Irente-deux... elc... Regardez, dit-elle, là. .. etc. Elle lui montra l'assassiné qui ne l'était pas, ou du moins... elc. Le vieux comte en pleurait de... elc... Épouse qui lu voudras, fut sa suprême... etc.. Le rude geôlier (]ui de|»uis einquaule ans n'avait pas dansé la gigue se mit à... etc. Et le mariage fut, aidé par la mort d'un oncle riche... etc.. d'.\mé- rique, etc., etc., etc. »
Si Tollemache évalue à cincj minutes le temps qu'il y a à consacrer — il ne dit pas à perdre — à la lecture de ce roman typique qui est celui de l'avenir, il n'en doute pas, et moi non plus. Je n'eu connais pas de plus intéressant, de plus clair et de mieux écrit. J'avais voué sur la foi du chef-d'œuvre une admiration passionnée à son merveilleux auteur
LE PRECURSEUR DU SYMBOLISME 177
et j'allais à chaque instant chez Dentu, au Palais- Royal, pour le rencontrer, lui' être présenté et en mourir. J'eusse donné tout Balzac, tout Dumas père et George Sand par-dessus le marché pour ce roman des romans : Et cœtera, où se magnifiait l'art concret et suggestif de Stendhal. — Je ne l'ai vu qu'une fois, me disait Dentu, quand il m'apporta son ma- nuscrit, refusé par tous mes confrères. C'est un homme froid, distingué, grave et de tournure diplo- matique. Comme il fit les frais de la publication, j'acceptai de l'entreprendre, mais je n'ai pas lu l'ouvrage. Est-ce que c'est bien ?
Si c'était bien ! Et je lui en citai quelques pas- sages, retenus par cœur. — Sauvaître, Sauvaître, se mita crier Dentu en appelant son principal employé, vite, montez-moi les deux volumes de ce député écossais!... — Il n'y en a plus, fut la réponse; ils sont tous partis le premier jour. — Comment partis, vendus ? — Mieux que vendus, distribués dans les imprimeries à tous les protes, compositeurs et cor- recteurs de Paris. — Par qui distribués ? — Par l'auteur lui-même. — A quel titre? — A titre de bonsjugesetde derniers conservateurs de la langue française.
Si en humorisme sir Tollemache Sinclair n'est en somme que disciple, d'ailleurs magistral, des pince- sans-rire de sa race, en art lyrique il est un précur- seur, et ce n'est pas à lui qu'il faut s'en prendre si l'école prosodique qu'il a fondée n'a pas répondu au rêve de conquête du Pinde dont elle se berçait sur les décombres du vers classique et même du vers romantique. Le vers-librisme, pour le définir du nom même qu'il s'est donné, et qui par parenthèses
178 SOLVKMHS I) l.N KM-ANT MK l'AHIS
osl un coq-à-l'Aiie, car le vers libre c'est la prose, le vers-lihrisme donc, avec sa conséq nonce dans la forme, a eu pour t'-vanyile cet élonnanl r(>cu<Ml : Pleurs el Sourires, qui forme le second loine de l'œuvre. 11 ne pouvait nous èlre donne que par un étranger el en un temps de cosmopolitisme favorald*^ à l'initiative, c'est de la poésie internationale, et déjà de l'espéranto, que Dieu bénisse.
A la vérité, la réforme apportée à notre poésie traditionalislo parle baronnet de Cailhness est basée sur la prononciation de le muet dans notre vers, qui, à l'intérieur de sa coupe, garde sa valeur de syllabe et la perd à la rime quand elle est féminine. Les Anglais nont pas le désappoinl de cette règle ambiguë, el il voudrait nous en libérer, Inutili' d'en débattre, chaque race ayant son oreille et Théodore de Hanville perdit son temps à vouloir prouver au réformateur que cet e muel est le charme comme l'idiosyncrase de noire langue.
— Que dis-je, s'écriait il, noire frontière, cher et honorable monsieur ! Oui ! je vous le déclare en fré- missant, je ne vous lâcherais ce vénérable e muet devant leciuel je me prosterne, que si par échange et réciprocité, vous me desséchiez la Manche qui nous sépare, tandis que le fleuve Rhin, jutc des douanes, dériverait el s'enfoncerait dans les terres de laTriple Alliance, car. soit qu'on l'élide, soit (ju'on le prononce, il est l'accent du verbe de France.
Il aurait pu ajouter que cet e muel était |tcul-ètre aussi la clef de sa clarté el »|ue, loin de géuer les bons |>oètes, il les aidait au rythme comme au souflle de l'hexamètre. Du reste, la traduction ci-dessous du monologue de Homéo au Jardin, selon la méthode
LE PRIXCRSEUR DU SV>rBOLISME 179
«lie sir Tollemache Sinclair, si, elle aélé dépassée par les symbolistes, vous initiera suffisamment à ladite méthode. Je l'ai prise au hasard du coupe-papier dans Pleurs et Sourires. La lutte, on va le voir, est entre Racine et Shakespeare.
Oui n'a senti un" iilessur' se moqu' des balafr's, Mais douc'ment quelF lumière parc" par c' treillag' ? r/esirOrient et ma bell" Juliett' est 1" soleil, Lèv"-toi. beau soleil et tu" vit' la lun' envieus" Oui est fléjà malad" et tout" pàl' d' douleur Oue toi, sa servant' tu sois plus bell' quell". Ne sois passa servant" puisquell" est si jalons" Sa livré" vestal" n'est qu' malad" et tout" vert' FA nul qu' les imbécirs la porLnt. R'jett'-làl...
Et ainsi de suite. 11 est évident que la réforme ne pouvait guère prendre, autre part que dans les chansonnettes où elle était déjà populaire. Antoine peut tout oser à lOdéon, mais une transplantation de Shakespeare sous ces espèces, voilà ce dont je le défie à pied et à cheval. Il n'en va pas moins que pen- dant dix ou douze ans, le Pinde français nous a versé l'eau de celte Aréthuse, et tout le consulat durant du bon Stéphane. Aussi n'est-il pas oiseux de dire à qui nous dûmes ce mouvement et d'en rendre au moins la gloire à sir Jean-George Tollemache Sin- clair, député de Gaithness, en Ecosse, et je le dis.
SIX SEMAINES EN CORSE
(1887)
LE TOUR DE L'ILE EN CALÈCHE
LE MOUFLON DE SARTÈNE
Remémorez-vous, pour comprendre ce qui suit, les trois caractéristiques de l'île de Corse : Napo- léon, la vendetta et le mouflon. De ces particularités, les poètes ont assez abondamment parlé, surtout de la première et personne n'ignore, au moins, que le vainqueur d'Austerlitz ne « frisait » pas. C'est d'ail- leurs un « auguste barbier » qui nous l'assure. Pour la vendetta, nous avons Colomba, de Prosper Méri- mée, où, sur ce sujet, tout est dit. Colomba, que nous écrivions : Colom'mba, comme Salam'rabô, pour taquiner Flaubert, peut épargner, à ceux qui craignent la mer, la traversée dans l'île du bandi-
16
1S2 SOUVEMHS n UN ENFANT DK PAUIS
lisnie, et lire ce chel'-(r<i'ii\ro, c'csL aller de Corlé ;'i Sailène dans un raiilcuil. Hesle le nioiillon.
Le mounoii, ou uioulon de rArclie, est une bêle étrange. Au lieu de laine il a des |)oils, et porlc au l'ronl des cornes liiidiouchonnantes où BulTon, Linné et Ions les naturalistes perdent leur latin et leurs lunettes. Car ce n'est pas une chèvre. Ce n'est pas un mouton non plus. Alors qu'est-ce que c'est? Moi, j'en rêvais de])uis Eiujiierranck', qui se passe en Corse. On a de ces obsessions d'autant plus tenaces qu'elles sont plus absurdes. Celle du mouflon me hantait, el j'allais de l'un à l'autre, disant à tous et partout : « Avez-vous vu un mouflon? » comme La Fontaine demandait : « Avez-vous lu Baruch? » <pii, entre parenthèses, n'était pas le prophète juif, dis- ciple de Jérémie, mais P>aruch Spinoza, l'auteur de Vlithique. Mais peisonne n'avait vu de moullon et j'entraînais une languissante vie.
Il advint que, poussé par le besoin prosaïque de me repaître j'entrai un jour au Café de la Paix pour y déjeuner, et que, le garçon m'ayant invité à lui définir par son n<»m le plat (|u'il me plaisait de manger, je lui huK^ai.lapsusivement : — « t ne cùlc- letle de mouflon grillée. »
— Bien, monsieur, fit-il, sans s'étonner, et après une consultation à voix basse avec un maître d'hôtel grave comme Hoyer-Collard, il revmt et dit : — Il ne nous en reste plus. Puis il ajouta : — On nous en demande rarement, du reste. — Comme je lui faisais remarquer la contradiction de ses deux |)ro- positions restauraloires, un client voisin prit part au dialogue par un franc éclat de rire.
C'était un charmant cinquantenaire, aux traits ré-
LE MOUFLON DE SARTKNE 183
guliers et fins, à rexpression bénigne, à la tournure d'officier, et sans nul doute un boulevardier de la bonne époque du nombril, soit de l'impériale.
— Je vous demande pardon, fit-il, de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais mon excuse est d'être corse, et votre côtelette de mouflon m'a évo- qué la terre natale. J'ai reçu la vie à Sartène où le mouflon existe. Non seulement j'en ai chassé, tué au vol et mangé au pot (c'est exécrable !), mais j'en ai apprivoisé. Croyez l.ùen cependant que s'il y en avait sur le menu du Café de la Paix, vous en ver- riez en ce moment dans mon assiette à la place de ces goujons de Seine dont la friture est une spécia- lité de la maison et que je me permets de signaler à votre gastronomie exercée.
Enfin I je le tenais et l'avais devant les yeux l'homme qui avait vu le mouflon ailleurs qu'en gra- vure dans les livres de zoologie 1 Le mouflon n'était pas un « chastre » de Méry. Il en avait tué, mangé et domestiqué. — Ah ! monsieur, vous venez de rendre la paix, dans ce café qui lui est consacré, à l'Ame perplexe de...
— ... Caliban, acheva-l-il comme dans les romans dialogues du père Dumas, et il me tendit en même temps sa carte de visite.
Il n'est parisien de mon âge qui n'ait connu et par conséquent aimé, cet atïable et jovial Vincent Bon- naud, l'oncle même du chansonnier Dominique Bon- naud, qui était le secrétaire particulier du prince Roland Bonaparte. Au bout de dix minutes nous fûmes verre à verre, nos atomes s'étaient accrochés et une vive amitié s'était entre nous nouée, que la mort seule délia.
1^1 SOUVENIRS M L'.N ENFANT OE PAUIS
— Commoiil se l'ail-il, lui (lomandai-jc, (juo ni INa|)Dléon ni Mcriméo, riiii dans le Mémorial, l'aulrc dans Co/om/)a, n'aient rien dit, piiisquil existe, de l'animal type de la Corse?
— Parce que l'un le prenait jxmr une chèvre cl l'autre pour un mouton. 11 uesL ni l'un ni lauliT, acceptez-en ma parole d'honneur.
— Qu'esl-il donc ?
— Il est les deux à la fois, ou plulôl c'est le mou- ton originel et préhistori(jue, celui d'avant le déluge, le prédiluvien, l'anticomestihle, la preuîière pensée, le prototype. Je ne sais pas si vous êtes darwiniste ? Mais on peut avoir observé, sans l'ôlre, (pie la laine, c'est l'esclavage, et le poil, la liberté. Vous voyez cela même parmi les hommes. N'allez pas croire que le mouflon soit hybride, bigénèrc, mulet ou jumarl, de deux espèces, mais si la Corse disparaissait, il se- rait déjà paléontologique. (jrAce à Dieu elle ne .sau- rait disparaît le, elle est le chef-d'œuvre du globe lerraquée, l'île de paradis et fie rêve. Vous devriez venir y passer six semaines avec moi, souligna-t-il.
— Pourquoi faire ?
— Pour la connaître d'abord et en j)arler moins déi'aisonnablement que dans votre poème...
— r Enguerrandc, rougis-je.
— Oui, et ensuite pour voir le mouflon. Oh I l'étonnante bêle, grosse à peu près comme un che- vreuil, de forme élégante autant que lui, avec une charmante peau de satin nirtuchcté, et agile à faire damner des clowns. Comme il jx-rche sur les cimes les plus hautes, vous pensez si on rapi)roche à l'aise. Notre Napoléon hu-mêmc. qui avait pourtant l'œil de l'aigle, n'en avait probabl ment jamais pu dislin-
LE MOUFLON DE SARTENE 185
guer dans le maquis el Mérimée non plus, quoique excellent b3naparliste. Figurez-vous que, de rocher en rocher, si on le poursuit, il se laisse tomber sur les cornes, pique une tète, fait la culbute et s'en- fonce. On ne Tabat que dans le laps de ce saut péril- leux. Il faut être bon tireur.
— Vous Tètes ?
— Infaillible I Aussi, moi, je l'ai vu. J'en ai même boulotte, vous dis-je. Rien de plus coriace. On n'en aurait pas voulu pendant la retraite de Russie. Ceux qui nient son existence sont les mauvais chasseurs. Ètes-vous chasseur?
— Faut-il tout vous dire ?
— Allez, allez.
— Eh bien, voici. Mais ce sera un peu long peut- être.
— Caliban est toujours trop bref. Je vous écoute.
— La vénerie, qui, à elle seule, est déjà tout un art et chanté par des tas de poètes, serait le plus beau des sports sil ne contredisait point l'institution de la Société Protectrice des Animaux. Il n'est guère possible, en elïet, d'accorder leurs deux principes antagonistes el lecasuiste le plus subtil y perdrait son latin ergotatoire. Qu'on l'explique comme on voudra, la chasse est à base de meurtre.
Ses défenseurs ne laissent pas de soutenir que le meurtre, ici, n'est que le prétexte de l'exercice, et, quand ils veulent rire, l'accident, il n'en va pas moins que c'est pour tuer qu'on se guêtre et qu'on s'arme, et non pas pour faire prendre l'air à son chien. Connaissez-vous beaucoup de chasseurs qui se lèvent à quatre heures du malin et parlent à tra- vers les javelles dans le but de rentrer bredouilles?
16.
18<', -OLVKMIIS I) l N LMANT l>i; l'AUIS
Je croiiMi au pacifisme dos Inciirs do lit-vros o\ «le perdrix (juand, au lieu d'un fusil à deux coups cl d'une carnassière, ils se muniront d'un riflard cl d'un canevas à la|)isserie pour copier des Heurs dans la campac^ne.
lu bélopliile esl un hélopliilc, cl je ne sache pas qu'il y ;iil, depuis Noé et son arche, deux façons ilainier les héles, car ceux «pii les aiinenl à la broche, en civel, en pâle, aux choux el bardées de lard, les aimenl mortes, voire faisandées, el dans cet élal elles sonl noloiremenl insensibles aux caresses.
Jamais encore on ne me convaincra (pie le chas- seur, cher aux caricalurisies. (|ui tlanque ileux charges de petit plomb dans le dei liere innoccul de son chien, n'en vient à celle exlréinilé que pour épargner une lapine, mèie de famille en Iraiii «l'ini- lier sa progénilure aux douceurs du serpolet embué de rosée. On ne (juitle pas pour ça son lil dès lau- rore. On ne verse pas soixante francs au gouverne- meid, fût-ce à celui de son clioix. pour s'exposer à d'aussi héroïques méprises cynégétiques. Je le donne au général de Grammont lui-même, guerrier qui nous décrocha, en i^^i»), la loi timbrée à son nom. Kiilre la lapine el le chien, ce lueur d'hommes n'au- rait pas lAclié le coup, et voilii (pii est aimer les bétes.
l^our les besoins de la cause on divise lesaiiimaux en lieux groupes: ceux <lits domestirpies, qui nous servent: et les autres libres, qui nous fuient. Qui ose les en blâmer lève la main ! Le fablier est plein de dialogues échangés i\ ce sujet entre les deux Ivpes, et le loup, chien sauvage, y dit d'assez jjonncs choses au chien, loup domestique. Or, la division
LE MOUFLON DE SAIîTENE 187
est parfailemenl arbitraire, eji le sieur de ButToii, tout grand naturaliste qu'il est, prend sur lui de l'attribuer à la nature. Rien ne prouve qu'il y ait des bètes propres à la servitude, ni le chat, ni le chien, ni le cheval, ni le chameau, ni la vache, ni la poule, ni le porc ni le mouton lui-même. Subjugués, oui, par une suite séculaire de perfidies, d'abus de con- fiance, de' violences lâches, et réduits au commerce de l'homme, seule bête féroce que Dieu ait faite et signée telle, voilà ce que l'on peut en dire. Les autres se sont bravement soustraits au joug et nous tirons dessus : voilà la chasse.
Lorsque l'usage universel de la traction mécanique aura rendu le beau cheval échevelé aux pampas, steppes et forêts de l'origine, ou, si l'on veut, de la sortie de l'Arche, cette -( conquête ■>< de l'homme vous le voyez, Bulïon dit « conquête ») sera-t-elle récompensée de ses services immémoriaux par la paix dans la liberté? Laisserons-nous le coursier, fidèle ami, courir joyeusement au soleil, paître l'avoine folle et se reproduire à la saison nouvelle ? Poser la quesion c'est la résoudre, comme on dit en style parlementaire. On chassera le cheval. Pour- quoi ? Parce qu'il ne subira plus la tyrannie humaine, parce qu'il sera inutile et prendra de la place sur la terre, d'ailleups aux trois quarts inhabitée. J'espère bien alors qu'il se défendra contre la bête féroce et ingrate que lui symbolise le charretier etqu'ildémon- trera de la sorte Terreur de la classification zoolo- gique des bêtes, en domestiques et sauvages. Ah ! sauvages vous-même, qui répondez déjà par l'hippo- phagie avouée et étalée à ce présent du progrès, l'automobilisme !
188 SOUVEMKS I) UN KMAM Hi: l'AllIS
Au fond, et si l'on disait loiilc la vt'-i'itr, [XM'soiinc nainie la chasse. Ce iiesl pas vrai qu'il soit amu- sant d'occire ce qui vole, ce qui se terre et jouit de la vie, dans les plaines, les monts et les bois. Celui fpii ramasse une pauvi-e perdri.v, à la douce pliimc encore chaude, a beau s'inlaluer de joie : il se sent lûchc et se mire, stupide, dans les yeux du chien complice. II n'est bon chrétien qui n'ait la carnassière hon- teuse. Napoléon à qui on ne peut pas reprocher, je crois, d'avoir été sobre de sang, répugnait à ce sport d'oisifs qui déshonore les automnes du ciel de France et rougit le lapis d'or de leurs feuilles. Ces Auster- lilz de faisans et ces lénas de lapins, rabattus aux sons du cor, sur ri.iirdu roi Dagol)erl, lui semblaient mornesetsans gloii'e, en ceci que l'ennemi n'y oppo- sait d'autre stratégie défensive qu'une fuite indigne du nom de retraite. Au bout de cinci ou six coups de pure étitpiet le, d'ailleurs sans résultat, il repas- sait le tube à Cambacérès, qui en qualité de légiste, aimait le gibier sans défense. En fait dechasse, l'Km- pereurne goûtait que la chasse à l'homme, la bonne, celle dont il fut le Nerarod.
Vous ne m'ùlercz pas facilement de l'idée que les chasses présidentielles, au retour protocolaire, appa- raissent aux \\'ashingl<jn de la Nôtre comme des cor- vées du métier pseudo-royal (ju'ils exercent. La tra- dition, si puissante clans notre peuple, fou de son histoire, leur impose (pielqiies devoirs représentatifs où ils jouent leur popularité; celui d'être un beau fusil marche de pair dans la fonction avec celui d'être un beau verre. Il faut feindre, mon Président, et tuer les grives dans les vignes, il vient des rois à Rambouillet.
LE MOUFLO.X DE SARTENE . 189
Je n'ai pas à (.lire, ce semble,, qu'entre Milhridate, qui passa sept ans à la chasse sans se débotter, et Ihumble philosophe que je suis, la différence en vé- nerie est considérable. Je ne crois pas à la blague de la chasse. Les lièvres le savent, du reste. Ils ne se dérangent pas quand je coupe à travers champs pour aller chercher du tabac dans le village, et ils continuent à se peigner les moustaches. L'un d'eux, profond observateur et supérieur à Buffon en zoo- logie comparée, a vécu neuf ans dans mon jardin. Il m'avait fait l'honneur de l'élire pour habitacle. Tous les matins, il venait se ravitailler dans la pou- belle, et il vivait paisible, au fond d'un vieux tonneau d'irrigation enfoncé dans le sol, que je lui louais sans redevance. Il y est mort, en avril dernier, de vieillesse, j'espère.
— Et voilà justement comment je suis chasseur, conclus-je.
— On l'est de toutes les manières, sourit Vincent Bonnaud, et le mouflon est précisément votre atïaire. Je me rappelle... mais non vous ne voudrez pas me croire. C'était à Sarlène — une ville qu'il faut au moins avoir vue quand on n'a pas la chance d'y naître, et où vous seriez reçu à bras ouverts — donc à Sartène, un matin, je suis réveillé par un coup frappé à ma fenêtre. Une voix, à moi bien connue, me crie de la rue : — Le mouflon 1 L'éveil m'était donné par un bandit de mes amis, à qui on n'en fait pas accroire et qui ne rate qu'un gendarme sur sept, à trois cents pas, quand il le manque. Mais un gen- darme, ce n'est pas un mouflon, ça se voit. Je saute sur ma carabine et j'emmène un chien qui passait. Je ne m'étais muni que d'une seule cartouche. Pour-
190- SOUVKMRS 1) UN KMANT MK l'AlilS
quoi doux, n'est-ce pas, piiistiu'il mv avait t|iriiii moullon ! Arriva; devant la ravorno du préflilu- vien je me couchn à plal ventre pour éludier ses tnœurs dans son in(«''rieur ; du resie, je suis corse, je ne lue jias en chambre. J'ordonne an chien «le ih'*- bus(|uer hi l»èle. Loin de m'oi>éir, il s'assied à l'en- trée lie l'antre et se met A rire de la (jueue. Ce chien de rencontre élait un chien de berger, il sympathisait. Si je l'en avais cru, le mouflon serait un mouton, et j'étais sûr du contraire. Pour m'en assurer, je fais feu de ma cartouche, et le mouflon s'enfuit. Pline dit qu'ils ont peur du tonnerre. C'était le premier que je manquais, mais systématiquement, ai-je besoin de vous l'apprendre ?
Je regardais Vincent Boniiaud cl je commençais à comprendre. Le prince Roland avait \i\ un idéal secrétaire avec ([ui il ne devait pas s'embêter.
— Celte remar<pie de Pline est un renseignement certain, le moullon a pepi- du tonnei-re, donc [tuis- qn'il fuyail, c'en élait un, et non pas un mouton ni une clièvr(\ Lorscpie nous serons là bas, en Corse, vousconstateiez vous-même que sa femelle, la mou- lionne, n'est pas plus brave. Elle avait immédiate- ment suivi le nulle et ils culbutaient tous les deux de roc en roc sur leurs cornes spirales, à perte de vue. Je n'avais plus qu'à recueillir les moullonets à la mamelle (;t à les emporlei- à Sartène |)our les éle\er au bibeion. J'avais du ruban rose dans ma poche...
Ll comme il s'arrêtait :
— Allez, allez, fis-je, je sens que je le ferai, le voyage en (^orse, et je n'y veux d'autre guide <'t couqîagnon que vous. Continuez pour l'amour de
LE MOUFLON DE SARTENE lyi
Dieu, de sa mère et de tous les saints. Que fîtes-vous du ruban rose?
— Une faveur autour du cou du mouflonet et je laissai les mouflontltes dans la caverne.
— Aux soins sans doute de voire admirable chien de berger?
— Évidemment. Et puis j'avais mon plan. J'étais sûr de revoir un jour ou l'autre les mouflonettes grandies, embellies et disposes à la conservation de l'espèce. Un Corse digne de ce nom ne laisse pa& s'éteindre les idiosyncrases de l'île nalale, et il y en a trois, tous les guides sont formels et unanimes, le mouflon, la vendetta et l'homme de bronze. Némo- rin...
— Qui, Némorin?
— ... revint avec moi à Sailène au bout de son ruban rose, et devint l'idole de la ville et l'enfant de la maison. Il y jouait le rôle familier des panthères, en Perse. Je le nourrissais de sucre qu'il prenait à même la betterave. Seulement son poil se raréfiait de jour en jour et la laine commençait à le rem- placer aux jointures, enfin il se darvvinisait dans la civilisation. Au printemps il ne me fut plus possible de le contenir, il voulait s'en aller piquer des têtes de pierre en pierre. Devant son reflet dans les glaces il bêlait à la liberté I Un jour il me brisa mon Saint-Go- bain. Je le remis sur le chemin de la montagne. A la fin de l'automne il reparut à la tête d'une smalah de petits. Il était père de famille. Il avait épousé naïve- ment ses deux sœurs, nouvelle preuve de son identité primitive et sauvage, et telle est l'histoire du mou- flon de Sartène.
Lorsqu'on rencontre dans celte triste vie un
192 SOl'VEMUS I) LN KNFANT DIC PAIIIS
lioninic ayaiil eu de j)ai('ill('s avenlurcs et (|iii vous les conle sans hroiiclier, (X)innie AlplKuisc Allais ou Schchérazade, il u"y a qu'une chose à faiie, une seule, s'allacher à jamais à cet homme et ne le (juiller qu'au tombeau. Je ui'élais levé et mes deux mains étaient tombées dans les siennes.
— Quand parlons- nous, dis-je simplement?
— Le plus beau moment de la Corse, c'est le prin- temps. Il est passé, reste l'automne.
— A l'automne donc. Mais en attendant je vous somme de me remplacer un oncle que j'ai perdu sans le connaître et qvie j'avais à Smyrne, l'année der- nière. A bientôt donc, mon oncle Vincent Bonnaud et pour toujours.
<> Septembre 1887.
« Mon iher neveu, l'automne en est venu, el avec lui ou elle, car il est des deux genres, l'heure sonne de voir et de chanter (apporte/ votre lyrcj, l'animal fabuleux et inclassé qui est l'un des trois attraits de la Corse. Les petils-fds de Némorin vous espèrent. Le priiice Roland se réjouit de l'occasion que les Muses lui ofl'renl d'escalader nos Alpes démeraudes el d'or en votre compagnie el il me charge de vous le dire. \'ous n'avez à vous munir (pie de votre pipe favorite, \olre oncle éternel. — \'. 15. .
El le 20 septembre, je m'embarquais pour l'île par- fumée, sur la Manoiiia, à Marseille.
LE PRINCE ROLAND
En 1887, le prince Roland Bonaparte avait vingt- neuf ans. Je ne le connaissais que de nom et ne l'avais oncques vu ni rencontré dans les forêts où je chasse, sur les flancs du Parnasse. Tout au plus sa- vais-je par ouï dire qu'il était fils de Pierre Bona- parte, petit-fîls ainsi de Lucien, prince de Canino, et, par conséquent, arrière-neveu de l'Homme de Bronze.
Comme je sonnais alors ma quarante-deuxième année, je relevais dune génération aussi peu que possible, et pour cause, bonapartiste, de telle sorte que, s'il n'y avait pas de mouflons en Corse, j'eusse probablement traversé cette vallée de larmes sans y avoir eu la révélation d'un charmant compagnon de voyage. Je lui dois six semaines des plus allègres de ma vie. On peut, autre Senèque, m'exiler à Cyrnos, je n'en gémirai pas comme ce philosophe, car Vin- cent Bonnaud avait raison, c'est une île fortunée, ni plus ni moins.
Bonapartiste, non, assurément, mais de ceux aux yeux de qui l'expulsion des familles ayant régné sur
17
lyi SOUVKNIHS I) IN ENFANT I)i; l'ARlS
la Franco <''tail une int'snrn asinesque cl indigne d'une irpubliiinc alhénicnnc, oui, certes, j'en étais, cl du droit qu'on a d(î ne pas cLre bûle en démo-ralie. J'avais combattu cette loi du 22 juin 1880 dans les t'euillcs où je clironiquais et, mon Machiavel au |)oiny-, clamé la vieille maxime politiques à savoir : (pi'il n'est, telqued'avoirscsennemis sous lamain |)our les Icnii- à l'œil et en respect. Je me trompe, elle est de La Palice.
Pelit-tils de ce Lucien qui, seul des enfants de L:elitia n'avait jamais régné, et nulle part, Roland Bo- naparte n'en avait pas moins été atleinl à contre- coup, par la « loi de frousse ». Sainl-Cyrien à l'épo- ([ue, entraîné par vocation vers la vie militaire, il s'en était vu fermer les voies et la carrière, et il se trouvait virtuellement rayé des cadres d'une armée où son nom ne manquait pas cependant de (pielquc prestige, ce semble. Telle est la logiejue de l'ostra- cisme, ses coquilles sont des cocpiilles d'huîtres.
Le jeune prince avait donc «piitlt' Saint-C.yr, em- menant avec lui Vincent Bonnaud tjui était l'économe de l'Lcole, et il s'était docilement erapékiné pour n<' pas ell'rayer Marianne. Elevé, d'ailleurs, par une mère de haute intelligence et d'une énergie peu commune il s'était. SQUs son influence, adonné aux sciences na- lurelles, notamment à retlmograpliie, la plus pas- sionnante de toutes, qu'il approluiidissait par des voyages d'études, et où il était déjà de première force. 11 y trouvait en outre le lénimenl d'une grande tlouleur, ayant perdu, au bout d'un an de mariage, une femme aimante el aimée, qui lui avait apporté en • lot l'une des plus grosses fortunes de l'Europe. Bien de plus diflicile, sans qu'on s'en doute, <jue l'emploi digne et intelligent des revenus pléthoriques qui sem-
I.E PRINCE lîOLAND 195
blent défier rimagination même de la munificence. <^<omme il y a une urbanilé, il y a un art du million dont les Monlyons et les Petits Manteaux bleus lé- gendaires n'enseignent pas toute la pratique, et loin de là. Que de preuves n'en avons-nous pas eues, grotesques ou scandaleuses, dans le Paris moderne, vaste cuve d'or en ébullition, et quel Balzac écrira le manuel du millionnaire !
Oh ! pas moi 1 Au temps où les monographies, genre perdu et charmant, étaient encore à la mode, j'aurais peut-être pu en essayer une du type d'aprcs le modèle aimable avec lequel j'ai couru la Corse en zigzag, comme les écoliers de Topffer la Suisse.
Il est certain que du haut de son mirliton d'airain le terrible chef de la dynastie césarienne, qui ne ba- dinait pas avec l'étiquette, devait un peu loucher à notre petite caravane, composée des touristes les plus disparates, et menée en deux vieilles calèches ajac- ciennes, à tout le moins contemporaines du cardinal Fesch. Je ne sais pas dans quel musée de démoli- lions le piqueur du prince, Pascal Sinibaldi, corsi- cain lui-même, avait déniché ces carrosses d'évêque en tournée de confirmation, brimbalant et sonnant la crécelle, ni les quatre haridelles squelettiformes dont un équarisseur génial les avait attelés, mais ce que je sais c'est que dans ces équipages royaux, le roi soleil traînant sa cour à Marly, nous apparaissait misérable, tant nous portions en nous cette joie qui dore les choses et métamorphose les êtres.
Comme il faut toujours songer que l'Histoire vous regarde, Vincent Bonnaud avait mobilisé un photo- graphe dont la fonction était de fixer nos attitudes romantiques ou naturalistes devant les beaux spec-
19t; SOUVtMH.S l> LN KMAM DlC l'AKlS
lacles de la nàluiv, noliiminciil aux pirds des moiila- g-nes. J'estime ù ccnl ol quelques le nombre des imag-es du chasseur de mouflons prises dans les poses diverses de celle vénerie hyperholique.
Le chiffre de mes porliails « ralanl une a<iuarelle » esl un peu moins considérable parce (|ue le pholo- gra()he ne les ohlenail que par sur|irise el (Jans un mauvais éclairage. Mais celui dont les traits ne pé- riront pas était le savant bibliothécaire du prince, Escard, toujours prêt à jouer les premiers plans elà orner de son sourire érudil les cimes, les vallées, les torrents, les ruines el lesaubergesqui justiliaienl de quelque halte pittoresque. Cet excellent homme était unique pour la science aérométrique du vol d'oiseau. A n'importe quel arrêt, voire pendant la couise, aux montées comme aux descentes, il di.sait infailliblement : — Nous sommes à « tant » au-dessus du niveau de la mer! — Et c'était ça, car, quoique gascon, il n'exagérait pas là-dessus ni en plus ni en moins d'un millimèlre. — A quoi vous y recon- naissez-vous ? lui tiemandait le prince. — A la cou- leur de la neige, répondait le Périgourdin. — Et nous allions ainsi à travers villages et maquis, à laven- ture des routes, n'établissant des plans que pour y contrevenir, el pénétrant «Jans des coins inexplorés des Bîedeker et des Joanne, à la fatjon des peintres et des zingaris, qui est la l)onne. Le tourisme idéal est celui qui conduit à <les lieux que le pied de l'An- glais n'a pas encore foulés. Ils sont rares, mais il en restait en Corse en \SH- et dont le priîice Roland fut le Bas-de-Cuir, Vincent Bonnaud la Longue- Carabine et moi le Fenimore Cooper. Il s'y dresse probablement aujourd'hui des palaces hôtels suisses
LE PRINCE ROLAND 197
OU des « Sénaloriums », comme dit Populus.
Gomme nous étions exposés par nos divagations de cabris à rester plus d'une fois sur notre appétit, aux heures où le cadran du ventre en marque le retour, notre guide, attentif aux péripéties, avait fait rôtir d'avance, à Ajaccio, douze douzaines de perdrix rouges, qu'on avait pendues par les pattes autour des calèciies, enguirlandées ainsi de ces bar- tavelles. Il avait en outre arrimé dans les coflres une cargaison de cette charcuterie corse parfumée, dont le souvenir fait encore vibrer ma lyre dans sa boîte, et, dans les mannes balancées, d'autres provisions de bouche escaladaient avec nous les solitudes escar- pées. Quant au vin, c'était le mois de la vendange et la Corse est une telle cave du bon Dieu que les vignerons ne sachant que faire de leurs récoltes en vident les tonneaux sur les chemins. Il n'en va pas de même pour l'eau, dont, faute de travaux d'art, l'île est presque dépourvue. Dans les bourgades où nous passions, les habitants venaient en groupes se plaindre au fds du prince Pierre de celte pénurie de fontaines publiques, et comme son père, il les en dotait sur sa cassette. — Je me promène avec la verge d'Aaron, remarquait-il en riant, et ils finiront par me ruiner en wallaces.
Pour les ascensions d'alpiniste dont il se payait l'ivresse sur les pics hautains de la chaîne, nous le laissions aller seul et chaussé de fer, avec un grand escogriffe de valet de chambre, nommé Eugène, dont la structure démentait toutes les lois analo- miques du corps humain. Cet échassier fabuleux, plus fabuleux que le mouflon, n'avait pas de ventre et les jambes lui commençaient presque au menton. Ou-
17.
VJS snuvEMKS 1) i;n i:m ant dk paius
vorle>, elles iiirsiir';ii(Mil un ciiipiin de deux iiu-lres, (îl il n'éljnl penle veilicale el croiilanle (juil n'iirpenlnl en se jouanl, la lleiir aux tleuls. Comme le prince Roland esl Iui-m»>me un grimpeur de puissantes p;ui- bolles el qu'ils étaient déjà dans les nuag-es cpiai.d nous étions encoi'e d;uis les vallons, nous les alleii- dions au bord des petits lacs abondants en truites et nous leur péchions le repas du soir. Le maître reve- nait en loques, écorché vif des pieds et des mains; Euijfène n'avait pas im pli au faux-col. el au départ, il nous demandait de suivre à pied les calèches el leurs haridelles d'apocalypse pour se « dérouiller les mollets ».
— Nous venons pourtant (Je faire r^.joo mélres d'altitude! soujnrail Roland.
— Pardon, relevait Escard, ^^.729 el trois centi- mètres, à vue de neige.
— C'est peu pour Voire Allesse, observait le fau- cheux de montagne.
— Eh bien, Eugène, je vousoll'rirai \e Monl-Blam'.
— 4-8it)! chantait l'orographe insj)iré.
— Le (iaurisanUar alors, dans rHimalava. On nr va pas plus haut sur la planète.
— 8.8.39, exactement, el c'esl dommage.
— Pourquoi .'
— J'aurais aimé le chilTre rond, les S.S',o. Dieu aurait dû faire ça pour la science.
Et devisant ainsi autoiu" du petit lac, comme autour d'un surtout d'argent, nous boulotlions truites el barlflvelles, dans la sensation pleine de la saine vie sauvage, la seule qui vaille d'être vécue.
Ouant au moullon, giluer d'hypothèse, au bout de six semaines de chasse aussi vaine que distraite, nous
LE PHINCE ROLAND l'.lil
le découvrîmes enfin... à Monaco, confortablement installé dans un jardinet rocheux, reproduisant lîle de Corse, avec ses maquis aromatiques, et la petite fontaine bonapartiste qui signe notre exploration. C'était Xémorin de wSartène ou pour mieux dire, Tun de ses rejetons, donné par Vincent Bonnaud, oncle de Dominique et le mien, le Jules Gérard du fauve et Tun des êtres les meilleurs dont ma philosophie m'ait acquis la sympathie en ce monde.
Quant au prince Roland Bonaparte, c'est à peine si depuis ce voyage à toutes brides et pareil à une fantasia, je lai, en vingt-cinq ans, revu deux ou trois fois au hasard de l'asphalte. Il est allé à la science, droit devant lui, par des enjambées plus amples que celles d'Eugène, et sa route était à contresens de la mienne II est aujourd'hui un savant considé- rable et se relie ainsi à la branche des spéculatifs de sa lignée. Il a rassuré Marianne. Sa bil)liothèque à laquelle le brave et bon Escard a présidé jusqu'à sa mort, est, après les librairies publiques, la plus riche de Paris, et l'une des curiosités de la Ville Lu- mière. S'il ne donne plus de wallaces à la Corse, qui n'en a plus besoin, il ne s'endort point sui* l'exer- cice de la fortune, et chaque jour les feuilles sont pleines de ses gestes de grand seigneur millionnaire. Je suis de ceux qui les suivent avec le plus d'intérêt à cause des six semaines de joie libre dont je lui ai la gratitude et que peu de camarades auront décro- chées dans le commerce de la rime.
— En fait de Napoléons, disait Henri Rochefort dans sa Lanterne, je suis pour Napoléon II. Pareille- ment en fait de Bonaparles, je suis Roland bonapar- tiste et je m'en justifie sur ce voyage.
LF. PAIIFUM DE LILI-
Si l'on dort au paradis, sur le sein do Dieu, ce n'est pas mieux que je ne dormis, la nuit du 20 seplembre 1887, sur la Manouia, Iransallanlique (|ui nous em- portait en Corse. A six heures du malin j'étais sur le pont, frais, dispos, les sens tendus pour voir, res- pirer et entendre l'île (\u\ charme, embaume et chaule.
Elle m'aj)parul bienlùl, vas^^iieiiieut estompé*; sur la mer, nuageuse, rosûtre, dentelée <'l |)areille à ces gAteaux de sucre que la chaleur des lustres liquélie,et qui fondent sur le plateau d'argent.
Tous les golfes de la côte occidenlale, celui de Ga- leria, celui de Porto, que commande le moule P>o- tondo, celui de Sagone, qui dévoile le monte d'Oro, s'échancraient successivement dans les brouillards Hottants de l'aurore, et les caps dardaient leurs ros- tres rouges entre le lapis du ciel et les turcjuoises des eaux.
Elle a l'air dèlre ourlée de corail, celte île de .'^ar- doine !
D'ailleurs, pas une voile dans ces anses solitaires,
LE P.VUFUM DE L ILE 201
sans vie, où les marsouins et les thons sont plus tran- quilles qu'au pôle.
Délaissées, ces grèves admirables, même par les pêcheurs; abandonnés, ces fiords, dont les sables flamboient comme des bassines de cuivre; inutiles, ces ports où des flottilles s'abriteraient à l'aise ! Mais le Corse habite ses montagnes ; il n'est pas homme de mer, et toujours il préférera le cheval au bateau, le fusil au filet, et la chasse à la pèche.
Les baies restent désertes et se contentent de rayonner à vide sur le miroir trompeur de la vieille Thétys atlantique.
Mais le soleil se leva et fixa les formes.
Sur les flancs écarlates des promontoires, que do- minaient des cimes blanches, l'énorme graminée du maquis étageait ses velours verts laqués.
La brise sauta du nord-est à l'est, et pour la pre- mière fois je connus le parfum célèbre, ce parfum extraordinaire dont Napoléon ne pouvait parler sans émotion, qu'il reconnaissait à six lieues et que le vent lui St)ufflait encore à Sainte-Hélène.
Il n'est pas très aisé de rendre une senteur avec des mots, et le lexique y fait défaut. Mais d'un autre côté il ne suffit pas peut-être <le dire que la Corse sent bon pour que les nez sensibles se trouvent ren- seignés sur son arôme.
Essayons donc d'en donner au lecteur l'illusion olfactive, et que le Dieu de Rimmel vienne en aide à ma Muse !
De même que la soupe aux quatre-z-herbes a quatre herbes, le maquis, forêt vierge de poche, se compose de huit plantes : le ciste, le lentisque, l'arbousier, le myrte, la bruyère, le romarin, le genévrieret l'olivier
•202 SOUVKNIUS M UN ENIANT UK l'AItlS
sauvage. Kl c'esl loul, car In bantlil ne coinitlo pas>; il a POU parfiiiii |)ropre.
Ces liiiil j>laiile.s, lorsque le divin xdcil roniincncc à on iiMnncr los sèves, combinent leurs exhalaisons parlicnlirros en une sorte d'tHixir lorrible, à pou près assiiuilablc à colui d'une résine jjoivréo, qui esl lo musc do l'île.
Si lo Père éternel met des relents dans son mou- choir, c'est celui-là. D'autant plus que, par sa con- figuration sur la Méditerranée, la Corse ressemble à s'y méprendre à un flacon d'essence, dont le cap Corse serait le goulot. Le Créateur est toujours clair et explicile dans ses créations.
11 en résulte que ce qu'on appelle « prendre lo ma- quis » serait une opération qui consiste à se retirer d'une société mal faite et i)uaiito. pour aller vivre dans un bois odoriférant. Le Ijandil o>l poul-étre nu homme qui échappe sagement à la mauvaise odeur des lois et de ceux qui les incarnent, notamment à celle des gendarmes, dont les bottes sonores exila- ient un ylang-ylang si rude de tan et daiilorité. Le banditisme serait une question d'arôme, .le suis h* premier qui l'ai compris, et jo lo révèle timide- ment.
Résine poivrée, c'esl à |)ou près cela en somme, ou plutôt gingombrée. mais surchargée, quand la brise évente les brandes corses, de légères éma- nations furtives de lavande, de thym et de citron nelle.
Vous allez rire de ma comparaison, mais les fins de gueule l'apprécieront. Dans quelques cuisines do province, vastes et aérées, certains courl.s-bouillons reposés et mitonnant à froid sous le couvercle, pi'o-
LE PARFUM DE LÎLE 2U3
jeltenl, dans les liécleurs de l'ojfice, des fluidf s vola- tiles el des esprits qui évoquent l'odeur de la Corse.
Du reste, il est facile à ceux qui veulent se l'endre compte de ce parfum célèbre et à qui les mots ne représentent rien sur le papier de s'en payer le rég-al sans quitter Paris. Ils n'ont qu'à faire venir de Mar- seille une bourriche de bartavelles corses, ou mieux encore de ces merles de l'île qui se nourris^-ent de baies de genévrier et de graines étoilées de lentisque el résument en eux les miasmes délicieux du maquis. Le déjeuner terminé, ils en sauront autant que Napo- léon.
Tout à coup une fumée s'éleva en spirale des mon- tagnes jetant des rondelles aux nuages.
« C'est le maquis qui brûle, nous jeta le capitaine, qui passait auprès de nous. Les Corses labourent 1 »
Telle est, en effet, la méthode sommaire, économi- que et d'avant Deucalion que les insulaires prati- quent encore pour défricher et faire des champs à la culture.
Septembie venu, ils incendient les brandes. el tou^ les sommets de l'île projettent des feux qui semblent se correspondre et propager le signal de ce retour de Napoléon, qui, selon nombre d'entre eux, n'est pas mort.
AJACCIO. — L\ CASA BONAPARTE
D'Ajaccio lui-inèmc, lion à dire qui n'ait été labA- clîé cent fois par les touristes.
La ville est sans caractère comme sans importance, et son golfe seul est beau. Il est même magnifique, vu de cette place Diamant où se trouve le monument le plus grotesque qu'il mait été donné decontcmj)Ior au cours de mes voyages.
On l'a surnommé en (^orse même « l'Encrier », quoiqu'il soit élevé à la gloire de la famille des Bona- parte, et ce surnom est justifié.
C'est, en elTet, comme un encrier colossal, dû au génie de Viollet-le-Duc, paraît-il, qui représente Napoléon à cheval en costume de consul romain, sur un socle carré, aux quatre angles duquel ses frères, Joseph, Louis, Lucien cl Jérôme, en licteurs (!), marchent, immobiles, à la postérité.
Je ne sais pourquoi, mais l'ellet est irrésistible.
Sans doute la déification, pour quatre au moins de ces héros modernes, qu'on s'imagine mieux avec des bottes qu'en péplum, est exagérée, et de là vient la gaieté irrespectueuse dont le plus grave est saisi
AJACCIO. LA CASA BONAPARTE 205
devant cet édifice ! Quel diable d'architecte, ce sa- vant homme de Viollet-le-Duc !
L" « Encrier » est son chef-d'œuvre.
Il faut bien constater aussi que la surjjrise en vient d'une erreur caractéristique... de caractère.
A Ajaccio, le Napoléon que l'on vient chercher et « dont on a besoin » est le jeune officier corse encore obscur des débuts, l'homme dont rien ne donne à prévoir la destinée surhumaine et formidable. Il y a pétition de principes, comme on dit en rhétorique, à no;:- l'exhiber prématurément en César, à deux pas de la rue où il est né, rue banale de vieux port ita- lien, où l'on aime à se représenter ses premiers jeux d'enfant. Le contraste désiré par l'orgueil du muni- cipe ne porte point, ou, s'il porte, c'est à peu près comme le fameux métachronisme : « Nous autres, gens du moyen âge... ! »
Même observation d'ailleurs pour l'autre statue de la place du Marché, le Bonaparte premier consul, qui domine la fontaine. Elle n'est pas en situation. Eli e ne nous apprend rien que nous ne sachions sans avoir fait le voyage.
OnatoutletempsenviedecrierauxbonsAjacciens:
<■<■ S'il était Romain, il n'était pas Corse. Il faut s'entendre. A moins que vous ne l'ayez vu se prome- ner en chemise. »
La seule statue possible et imaginable de Tem- père ur à Ajaccio serait, à mon gré, celle qui le repré- sen terait à douze ans, en pleine fleur d'adolescence, à cheval sur une de ces petites juments nerveuses et fou gueuses dont l'île a la spécialité et conserve la race. Le Napoléon enfant est ici tout indiqué.
C'est l'enfant prodige de dame Lœtitia Ramolino
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2Ut; SOLVEMItS 1) IN liM \M l)K IVMtlS
»|ii(^ nous \enoii.s lelnmver dans les ombros de la ruf Saiiil-( '.liarles. le i,^oiiiin au visage pâle, aux yeux bril- lanls, aux gesles passionnés, qui conslruisail de pi'- Uls canons dans sa thambre el dirii^eail déjà des ba- tailles entre ses jeunes compatriotes. Celui-là est Corse, et n'est que Corse. Les autres sont pour le continent, et à partir de Brienne, ô enfants de Paoli, il vous échappe.
M;\is, à Ajaccio, il n'y a rien que Napoléon, lùt-oa le |ilus enragé de ses détract?urs. Je défierais un Lanfrey d'y voir autre chose.
On peut définir cette ville : le souvenii- du grand Corse avec des maisons autour.
Pendant que j'y déambulais, il ne me venait (|ue des lambeaux de ces poèmes de Lamartine, de Victor Hugo, de Barbier, avec lesquels nous avons tous été élevés. Lui, toujours lui ! comme disent Les Orien- tales. L'obsession est permanente. La voix de Ihis- loire sort des pavés, el l'aile de la légende évente celte baie aux l)ruils profonds.
Il n'y avait plus d'autre parlià prendre, pour sortir l'obsession fatidique, «pie d'aller- visiter la maison de Bonaparte.
Or voyez jusqu'où moule la puissance évocatrice du rêve !
Cette maison Bonaparte n'existe plus. Elle a été incendiée du vivant même de l'empereur. Celle que l'on va visiter n'a pas une pierre de l'habilacle où il est né. Elle n'est pas même réédifiée exactement sur l'ancien plan. Mais on la visite tout même.
Il le faut :
Les Anglais en empoilent des gravats; les Français y parlent à voix basse.
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Ce n'est même plus pourtant « le mur derrière le- quel il se passe quelque chose » ; c'est l'emplacen^en!: bâti, et par conséquent masqué, du lieu où naquit l'homme.
Eh bien, c'est très émouvant !
C'est une grande maison de province, carrée, à trois étages, surmontée dun petit belvédère en forme de lanterne. Aucun ornement ne la signale à l'atten- tion de l'artiste; l'aspect en est banal et ennuyeux.
Au-dessus de la petite porte d'entrée, une plaque commémorative en marbi'e noir donne la date de la naissance de Napoléon, i5 août 1769, et cest tout. Encore est-elle toute récente et posée probablement par les soins de l'impératrice Eugénie, à qui l'im- menble appartient.
L'ancien jardin de l'habitation, enclos aujourd'hui d'une grille, est devenu un square, dont les visiteurs pieux efleuillent les arbustes et les plantes avec une conviction toute britannique.
Quant aux Ajacciens, sont-ils blasés? Je l'ignore, mai? ils mont paru assez peu attentifs au culte qu'on rend en ce lieu' à la mémoire d'une famille extraonlinaire de leur ville.
En septembre 1887, Ihabitacle natal et patrimo- nial du plus grand homme de l'âge moderne est loué à une famille anglaise. Vous avez bien lu : loué ! Cette famille occupe le premier étage do la « casa Bonaparte », et nous dûmes déranger de jeunes miss, en train de coudre, pour la visiter, tandis que le prince Roland montait à l'étage supérieur rendre ses devoirs à sa tante la princesse Marianne, autre locataire, de l'impératrice Eugénie.
Oh ! cette demeure quasi sacrée, exploitée comme
20S SOLVEMUS l) l N K.MANT l)K l'AUlS
maison i\c rapport . la .sensation est rude lonl de même, et elle élreint le philosophe, qni la reeoil, (l'nne anxiété int>xpriinable. Nnlle ])ait je nai cons- lalé avec pins d'amerlnnie la vanité de la gloire hn- maine. Ces jeunes Anglaises étaient encore plus scandaleuses à voir dans ce logis héroupie (pie les souris dans le crAne de Ju|»iler 01yin|)ien. et j'en fus gêné jusqu'à la souffrance.
La vie ignore et nie Tliistoire: il vaut mieux être, ne fùl-on rien, qu'avoir été, cùl-on été tout. Il y en a plus dans la nature pour les-parasilesdu chêne mort que pour le chêne mortlui-mème.
L'intérieur de la « casa Bonaparte » est encore moins documentaire, s'il est possible, que son exté- rieur : une enfilade de pièces dallées de carreaux rougeAlres, ouvrant d'un côté sur une assez jolie ter- rasse, où l'on devait se tenir les soirs d'été, et ayant jour de l'autre coté sur une dégringolade de toitures en tuiles que domine le clocher de la cathédrale.
Point de mobilier, sinon la chaise à porteurs dans laquelle Laetitia, prise des douleurs, se 11! reconduire chez elle pour y accoucher de Napoléon.
On montrait aiitrefois le lapisà figures liisloii«pies où cet accouchement eut lieu; on ne le montre plus; on n'en montic mrnic pas un aulirl Sui- les murs, des tentures rap|>f)rlées, point contemitoraincs, éta- lent l'évidence de leur improbabilité; quelques por- traits exécrables, entre lesquels celui de Mme Mère, dont je saisis un croquis au vol pour le comparer à celui de (iérard et à la célèbre statue de Canova, car il me paraît avoir été exécuté d'après nature, et il sent la ressemblance.
Quoi encore? Le petit cancm légendaire avec lequel
AJACCIO. LA CA.SA BON A PAR-RE 209
renfant s'exerçait à l'art de rartillerie; un petit lit Louis XVI et un travail de patience sous verre.
Les vieux bouquins que Gregorovius y vit dans un placard, en 1802, y sont encore. Je les ai ouverts moi-même, et j'ai reconnu les livres de théologie, le Tite-Live et le Guicciardini dont il parle, et qui proviennent évidemment du cardinal Fesch. Mais, je ne sais pourquoi, ces reliques et toutes les autres manquent d'âmes. On n'y croit pas. Peut-être sont- elles mal présentées. Si elles sont authentiques, elles ne semblent point l'être.
Elles m'ont fait l'eiTet d'avoir été groupées préci- pitamment pour une visite inopinée de la postérité. Je les donnerais toutes contre un simple soulier du gamin, quelque vieux soulier éculé conservé par une bonne femme du port, amie de la famille' et na'ive- ment admiratrice de la précocité de l'enfant phéno- ménal.
Comme je sortais de visiter cette « casa Bona- parte » très profondément remué par la personnalité terrible de cet homme, en proie à une légende dont aucun enfant du siècle n'aura pu secouer l'obsession, j'errais sur les petites rues dallées, malpropres, grouillantes d'enfants, où le vent du port agite aux fenêtres des chapelets de piments rouges.
L'une de ces ruelles me porta sur la place au mi- lieu de laquelle ruisselait une fontaine abondante. Et sur cette fontaine je vis un Napoléon d'une tris- tesse affreuse !
Abattu, courbé, pénible, les regards blancs fixés au sol, émacié dans les plis flasques de sa toge césa- rienne et traînant une massue symbolique comme oq tire un petit chien, le malheureux empereur sem- is.
21(1 SOI Vr.MltS î) L\ ENFANT Di; l'MIIS
lilail si navrô, si navré, (jiio y le crus <ral>()i-(l jaloux du général Houlanii;^er, alors dans loulc sa i^loire.
Le statuaire de celte statue de la place du Marclié, à Ajaccio, n'est rien moins que Barye. On voit qui! n'était {las l)Ouaparlisle.
Seul ritalien qui sculpta le Napoléon tout uu delà place Saint-Nicolas, à Baslia, lui dispute le pompon de la mélancolie. On leur doit ceilainenienl des prises de voile en Corse.
Or donc, le soleil se couchait derrière l'icône et moi je lui disais, dans la langue ({u'ou parie aux statues :
« Qu'est-ce que vous avez, mon lùnpereur, à être abattu comme ca ? Vous allez finir par choir dans la mer. On dirait (|ue vous cherchez à l'elouiMicr à Saint- Hélène. »
A ce moruciii . uu <^ai(>]>in ajaccicu, (pu vendait de^ journaux du continent, sortit d'une librairie voisine, enjamba les ruisselets de la place et me lendit une feuille oi'i il y avait des aciualilés fr-aîches pour im sou.
« Demandez, criail-il de sa voix aiii^re de <<ai<;on- net qui mue, demandez le ^rand scandale de Paris! La vente de la Légion d'honneur! Deux généraux coinpiomis ! Cinq centimes ! >•
VA une nuée d'autres petits vendeurs s'élança dans la ville, ciiards, insolents, échappant aux officiers de la garnison (pii voulaient leur lircr les oreilles, et propageant de tous côtés la nouvelle.
De tous les coups durs que l'on puisse porter à l'oeuvre najK»léonienne, celui du Irafir de l'étoile des braves est le coup le plus dur. Ht je jiensais que la chanson avait raison, cl (pi il y a des moments, dans
AJACCIO. LA CASA BONAPARTE 211
l'immortalilé, où il est rudemenl embèlanl d'èlre en pierre, voire en marbre ou en bronze, si vou-s voulez, — et je vis distinctement une caravane d'Anglais se diriger, par les ruelles où claquetaient les chapelets de piments, vers la maison natale de Ihomme qui leva et put encore lever une Légion d'honneur dans une armée telle que la sienne.
Au café du Roi-Jérome, où le prince Roland est reconnu par plusieurs officiers de la garnison, ses ca- marades de Saint-Cyr, la causerie s'engage sur la question de la vendetta.
Je viens d'acheter en effet chez un bijoutier un amusant poignard local que je leur montre. La lame du stylet est gravée, et on y lit :
Vendetta i887.
Y en a-t-il de la comète?
Et l'on parle des Bellacoscia.
j\e pas avoir vu les Bellacoscia, c'est ne pas avoir vu la Corse contemporaine. Ils sont la fleur du ma- quis et lidiosyncrase du département. Ces deux bandits vénérables poétisent de leur impunité exem- plaire et vi-aiment pittoresque les cimes de ces Alpes escarpées, boisées de forêts sombres, peuplées de re- nards et de sangliers, et hautes de deux mille mètres au-ilessus du niveau de la civilisation.
Oui, mais le moment est mal choisi : on les traque, assez vivement, et ils nous ont fait savoir que, mal- gré la joie qu'ils se promettaient d'oiïrir un punch à un prince français, ils étaient forcés de lui demander crédit pour quelques jours seulement. Le temps de donner une bonne leçon de gendarmerie aux gen-
212 SOUVLMUS 1) UN KNFANT DK l'AIUS
dai'inos corses, ils seront à nous. (Jiic devons-nous faire? De Bocognano, village voisin, on voil dislinc- temenl des mend>res {\c ce corps d'élile disséminés sur les pçnlcs de la l'inliea, et leurs carabines na- tionales luire au soleil. Les Bcllacoscia sont cernés. Mais comme il y a déjà trente ans que cela dure, nous n'attendrons pas que les gendarmes soient re- descendus bredouilles pour monter au Palais-Verl, la canne à la main.
CHEZ LES BANDITS
Jamais le banditisme, qui est l'art de se rendre justice soi-même et sans frais, n'a été cultivé par plus d'artistes corses qu'il ne l'est en ce moment. Six cents de ces Eviradnus couronnent les monta- gnes, et, dans les vallées, six mille complices for- ment leur armée pastorale.
On se décime en famille. tant(yi dans le myrte et tantôt dans le romarin, et la population, qui pour- rait, selon les statisticiens sérieux, atteindre à un million d'hommes, se chiffre environ à deux cent vingt mille âmes.
Car les statisticiens comptent par âmes, les corps, ainsi qu'on voit, n'ayant qu'une valeur secon- daire.
Je pense que dans quelques années, soit lorsque, grâce à la bonne vendetta chantée par Mérimée, il ne restera plus dans l'île qu'une dizaine de mille in- sulaires, tous fonctionnaires, la France songera à coloniser... celte colonie.
Il suffit de consulter les cartes pour constater qu'elle est plus proche que le Tonkin.
214 SOUVKMUS I)"l N EM'ANT I)K PAHIS
Hélas ! je verrai co Iciiips-là, ol je lo ret,Mollo, car la Corse, lolle qu'elle est, in'eiicliaDie.
J'y réalisai l'un des i"èves de ma jeunesse : celui d'élre Has-de-Cuir chez les Peaux-Bouges.
Les mélaphores sylvestres (leurisseul ualurellc- menl nos conl'ahulalions, et entre compag-nons de voyage nous ne nous connaissions plus déjà que par des surnoms fenimoresques d'une saveur de forrl vierge.
— Où est Pipe-(l' Écume ?
— Dans la sente aux Lianes, avec le (Jhasueur-tlc- Mouflnns. Œul-de-})ej'drix est allé le rejoindre !... »
Les passages silencieux, avec leurs ondulations boisées, encadrent à merveille ces dialogues, et de temps en temps, dans les gorges des montagnes, nne détonation pittoresque, annonçant que justice sommaire de quelque chose par quelqu'un venajt d'être faite sous le seul regard de Dieu, ajouta en- core à l'illusion. C'est une des deux cent mille âmes de la CorsT qui s'envole et réintègre le Grand- Tout.
« Prions », disait Canne n-Kpée.
Celle ressemblance de la Corse avec rihids<in avanl la conciuèle, ajoutée au caractère des villes que nous rencontrons, est frappante.
Je m'obstine à voir en Ajaccio l'un de ces foils anglais, avant-postes de la civilisation armée, où Ton doit, selon Fcnimore, enlever la tille blonde du major I... Elle en est [deine, de ces blondes, car la Grande-Bretagne, qui regrette celte ile, est en train de créer à Ajaccio, comme à Madère, une petite station d'hiver qui deviendra gran<le.
Corte serait, on imagine, la citadelle arrrtgante
( HEZ LES BANDITS 215
assaillie par des indiens scalpeurs, tatoués et hur- lants. Ils sont i<-s personnag-es nécessaires .du ta- bleau.
• Baslia réalisci lit, tel qu'on se le représente, le premier comptoji de commerce établi par une So- ciété puissante, ii'brouillarde et alliée aux Peaux- Rouges.
Assurément, 1 • voyageur ne doit qu'au banditisme la sensation très aiguë d'état sauvage qui l'accom- pagne en Corse [>our ne plus le quitter qu'à Mar- seille.
Mais il est évilent qu'on se sent là très loin de toute société poHi ée, et notamment de ce Code dont l'auteur, je ne cesse de le remarquer, par une ironie bizarre du sort, est précisément né dans le pays qui en fait le moin • de cas. Le gendarme y apparaît comme une anomalie.
11 en est une. ' Mi ne se sait pas ce qu'il représente.
On comprend irès bien que l'un d'eux ail un jour arrêté le poète 'ilalignyen train de composer des vers sur des boufs-rimés que lui jetait un merle. Jl- faut bien qu'ils usent leurs bottes et s'occupent à quelque chose.
On pense qu'.' je ne négligeai pas de visiter le lieu, pour moi sacré, qui a été témoin du seul acte d'autorité accompli par le gouvernement français en Corse.
Je décrochai donc ma lyre, que j'emporte partout où je vais, ficelée à mon parapluie et, ra'étant dirioé vers la gendarmerie de Bocognano, je m'assis devant elle.
Celte gendariii 'l'ie était abondante en gendarmes.
Ceux que j'av.iis devant moi me parurent être les
21G SOUVEMUS 1) UN ENFANT MK PARIS
Gis OU les frères de ceux ([ui avaient iucairrir (ilali- gny. Ils élaienl occu|)(''s à reji^arder avec uikî lorgneUe la cime d'une montagne voisine, qui domine le vil- lage et s'appelle la Pintica.
Or, dans cette Pinlica, depuis plus de (|U'iranlo an- nées, je dis quarante, habitent deux i»andits fameux, aujourd'hui des vieillards, qu'aucun «gendarme n'a jamais pu prendre, sous aucun gouverncmenl. 11 est v.rai qu'ils ne sont pas poètes. (Juand le merle leur parJe, ils lui répondent en merle.
Pour les gendarmes, cette Pintica est une cime inaccessible. L'idée de grimper là leur lait transpi- rer les boites.
Ils savent d'ailleurs que les deux vieillards sont tireurs émérites et qu'à cinq cents pas ils n'ont pas encore manqué leur homme.
« Brigadier, dis-je à celui qui dardait la lorgnette, vous contemplez une bien jolie montagne. Klle est verte, comme lémeraude, et j'ai apporté ma lyre pour la célébrer devant vous. L'un de mes amis, qui . est mort, en traite éloquemmenl dans un petit opus- cule consacré à la gendarmerie corse el |Mnenieiil édité par Lcmerre vers i8(x).
« C'est là ({ue réside paisiblement celte antique famille des Bellacoscia, «léjà llorissanle du tem|)s de feu Glaligny, et tout à fait i)rosjtère du noire, lîieu des générations de gendarmes se sont succédé et se succéderont encoie avant cpie l'une d'elles mette en- fin la main sur es gloires de la Corse qu'l'^dmond Aboul visita, (pii eurent l'honneurde saluer le baron Haussmann, puis S. ,M. la reine de Suède, t'X vingt autres étrangers de distinction en pas.sage. >> Comme le brigadier continuait à explorer de la
CHEZ LES BANDITS 217
lorgiielle les maquis de la Pintica, je lirai encore de ma lyre quelques accords enthousiastes :
« L'aîné de ces vieillards, ropris-je, le plus..., com- ment dire?... le plus opéra-comique, Antoine, celui dont on parle dans le Guide Joanne, fit ceci : — il oflVil, en 1870, à Gambetta, d'organiser à Ajaccio, pour la défense nationale, un bataillon de bandits corses!... 11 se chargeait de l'amener tout équipé à Tours, à la condition qu'on lui en garantît le com- mandement. Pendant dix jours il se promena dans la ville, muni d'un sauf-conduit bien inutile, ô bri- gadier, et il buvait au café du Roi-Jérôme, à la santé de cette patrie française dont tout lui était cher, excepté les lois qui la régissent.
« Peut-être Gambetta eut-il peur qu'il exigeât la Légion d'honneur. Toujours est-il que, le sauf-con- duit expiré, le vieil et vénérable Antoine regagna s^a montagne la canne à la main. Depuis ce temps-là, il boude la République, dit-on. Il y a de quoi. A pré- sent c'est lui qui mène les élections du canton, et pas un candidat ne passerait à la portée de son re- mington sans avoir été préalablement agréé par cette influence escarpée. Ah ! vous contemplez une belle cime, brigadier, elle est verte comme l'émeraude ! »
Le gendarme jeta sur moi un coup d'œil soupçon- neux et tordit sa moutache.
« Vous m'avez l'air de savoir bien des choses sur les gens de là-haut, » grommela-t-il.
Et il cherchait dans toutes les cavernes, désespé- rément.
Ces illustres bandits sont en effet d'une popularité extraordinaire dans l'île, si extraordinaire que, en at- tendant les honneurs de l'opéra-comique, auxquels
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21S so! vr.Mns n in km-ant ni: i-ahis
ils oui tous los (iroils possibles l'I imagiiuibles, ils |
jouissenl déjà de la gloire des Guides Joannc ou Bae- 4 deker. ' ''
« Ne inaïKinc/. pas, disent ces manuels du pai l'ail lourisle. ne manquez pas, si vous pouvez, en passant par Bocotruano, d'aller fumer une pipe sur la mon- tagne (i.Soo mètres) avec les frères Ikinelli, fameux bandits ethnographiques, qui, sous le nom de Bella- coscia, symbolisent la vieille tradilion S(''(ulaire de la vendetta. »
Ils donnent ce conseil, les excellents guides, mais il n'est pas facile à suivre; et voilà tantôt qua- rante ans que la gendarmerie française essaye, sans y réussir, d'aller fumer cette pipe, à cette allilude. avec les Fra-Diavolos corses.
C'est pour cela sans doute que Baedcker et .loanne disent en leui- langage : « Ne manquez pas... si vous pouvez !... »
Par un concours de circonstances favorables, je l'ai fumée, moi, cette pipe de dix-huit cents mètres 1 Il m'a été donné même de déjeuner à la maison «l'Antoine Bellacoscia, dans celte gorge de la mysb'- rieuse Pinlica qut^ le nouveau roi des monlagnes a baptisée : ]o Palais-\'ert ! Mais j'y ai laissé une paire de bottes, par exemple!
Miséricorde ! quelle ascension !
In soir, au café du Roi-Jérôme, place du DiamanI, à Ajaccio, je témoignais du regret que j'aurais <lc quitter In Corse sans avoir accompli le vœu des guiiles: « X(î manquez pas... si vous pouvez! »
Il était d'autant plus difficile de " pouvoir », que les malheureux outlaws étaient, je l'ai dit, lenible- ment Iracjués par un brigadier de gendarmerie for-
CHEZ LES I5ANDITS 219
midable, qui avait juré de les pincer, en dr-pil des quolibets ironiques de ses compatriotes.
Prendre les Bellacoscia, des gaillards qui, avec un vieux fusil à pierre, vous abattent leur liomme à cinq cents mètres, au milan du front, et qui en re- montrent aux renards pour la lopog-raphie des grottes et cavernes, c'est un problème dont l'insolubilité pratique équivaut, en Corse, à celle de la décevante quadrature du cercle.
Toujours était-il qu'à cause du farouche brigadier, ces messieurs Bonelli recevaient moins que jamais, au Palais-Vert. " Ils ont arrêté leurs jours 1 » me dirent les officiers en me quittant. Ht je me levais moi-même pour rentrer à rhôlel. quand un notable m'aborda.
C'était sans nul doute un personnage très hono- rable et même considérable d'Ajaccio, car pendant notre colloque tous les passants et promeneurs le saluaient profondément.
— .Je vous ai entendu, me dit-il avec le plus alVable sourire. Vous désirez voir nos Bellacoscia '. En d autre temps rien ne serait plus aisé, surtout pour un poète lyrique tel que vous me semblez l'être. Mais en ce moment ils vivent dans des grottes inac- cessibles même aux aigles, et que moi-même je ne connais pas. ^'ous ne pourriez donc visiter que leurs habitations, leurs familles et leurs domaines. Si cela vous suffit, au moins pour cette fois, vous n'avez qu'à me le dire, et ils le sauront avant une heure. Mais j'y pense, vous êtes marié, n'est-ce pas ?
— Marié, oui, et père de famille. Mais quel rap- port... .'
— .Je dois vous avertii- que les mœurs en Corse,
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SOUVENIRS n'iJN KNr-ANT DE l'ARIS
sont très pures, suiloul cluv. los bandils. Les femmes et les filles des Hellacosciîi passent ici ponr des beau- lés. Si vous n'étiez pas marié, je serais moins sûr de leur réponse. Du moment ([uc vous l'êtes, ça ira tout seul. Vous n'aurez, pendant que vous serez L-^-liaut, en tiain de causer avec ces dames, tpie deux fusils braqués sur vous h deux cents mètres, je dis ijra- qués au bout de deux bras dirigés par q\iatre-z-yeux qui. n'ont jamais mis que dans le noir des cibles, , mais braqués des grolles environnantes, sans que vous sachiez la(pjeile, ni d'où ils bracpient ! ("e que je vous dis, c'est pour votre instruction de voyageur, car, puisque vous êtes marié, vous n'avez rien à craindre ! Évidemment.
Et, ce disant, le notable disparut. Une liourc après je recevais par un gamin une carie oi"i je lus :
M. Z. |
. X... |
|
CONSKII.I.ER t.Èy |
nM. HE LA CORSE |
|
//s |
voii.< allrudcnl |
(It'ivdin à déjeuner. |
Le soir même j'arrivais k Bocognano, à neuf heures, et tout de suite, dans la salle de l'auberge, ^ je vis que j'étais attendu. Nos lits étaient prêts, et le repas.
Le lendemain matin, à la pointe du jour, nous
CHEZ LES BANDITS 221
rejoignîmes noire escorte dans un cabaret du vil- lage.
Elle se composait de trois personnes, choisies à deux fins : d'abord pour nous guider à travers le labyrinthe du maquis, et ensuite pour nous y tordre le cou s'il y avait lieu, c'est-à-dire si nous nous révé- lions tout à coup comme mouchards après avoir été présentés comme touristes.
C'était d'abord un solide gars de vingt ans, d'al- lure délibérée, aux traits aussi 'purs qu'énergiques, un propre neveu des Bellacoscia ; puis un autre, son cousin, non moins redoutablement découplé, et enfin un être bizarre et énigmatique, sans âge, sans sexe, qui portait à la fois jupes et culottes, et dont le nom, fameux dans toute l'île, est Marthe.
Cet androgyne, assis à une table du petit cabaret, fumait un des cigares courts et gros, pareils à un pouce d'estropié, qui sont particuliers au départe- ment et berçait sur ses genoux une fillette qui l'ap- pelait « ma tante » et paraissait d'ailleurs l'adorer. Or, celte Marthe au menton fleuri était le guide que nous allions avoir pour monter à la Pintica.
Elle embrassa sa nièce entre deux bouffées et dit : i< Parlons » !
Les deux jeunes gens sanglèrent \env cariera, ou ceinture de cartouches, passèrent leur fusil eu bandou- lière et nous déguerpîmes parle potager du cabaret.
La gendarmerie dormait encore ; mais pour dérou- ler tous les soupçons, nous avions expédié le mulet chargé de vivres du côté de la forêt de Vizzavone, et, rétrogradant sur Ajaccio, nous en suivions inno- cemment la grande route, sans avoir l'air de nous connaître, à des distances inégales.
19.
222 SOLVICMlîS I) UN KM A.M' UE l'.VIilS
Toul d'un coii|t laiidroi^N lu*. (|ui tn.iicliiiil oiiiivanl porlanl un faix de huis sur les éj)auies, lit un bond prodijj;:ieux sur la droilc, cl glissa sur une pente l>resque à pic au bas de laquelle roulait un torrent.
Les jeunes Corses l'imilèrenl, et nous dilmes en faire autant. Je n'arrivai, pour ma part, au torrent qu'en me retenant aux trônes de quelques braves cliàtaig^niers plantés là par la sainte Providence. C'était l'entrée du maquis. « A la vôtre I » me cria Marthe en lampant à sa gourde une forte gorgée ilc rhum. Et elle alluma un autre cigare.
Je me hâte d'ajouter ici quelle en fuma deux dou- zaines avant notre arrivée au Palais-\'ert, ils lui ser- vaient lie fanaux sur les pics pour nous guider.
Mais quelle escalade !
Je comprends que les j)andores corses y regardent à deux fois !
Parvenu aux bords écuraants de la Gravona, tor- rent sublime , mais sans ponts, il nous fut déclaré que nous avions à le traverser deux fois, et cela aux endroits mêmes où il roule si furieusement qu'il charrie des blocs de granit 1 « Faites comme moi ! " nous cria rhermai)hrodite. Et nous la vîmes bondii encore de blocs en blocs, telle une truite enveloppée d'écume, son éternel cigare au bec. La vérité qui pousse l'empereur Frédéric à dire «ju'il est Barbe- rousse, dans Les Bu/v/ravcs, me contraint d'avouer que si une planche habilement jetée d'un bord à l'autre ne nous avait aidés à passer cette Gravona diaboli(jue. jamais je n'aurais déjeuné avec les fdles des Bellacoscia, sous la luenace i\i'< lliritrols invi- sibles.
Le torrent deux fois traversé, au milieu d un bao
Cïl\i.A LLS BANDITS 223
clianal de fin du monde, je commençai à user mes botles. '
Celui qui n'a pas marché dans le maquis ne sait pas ce que c'est que la g-ymnastique I Nulle trace de sentier dans l'épaisseur de cette haie vive immense. On s'élage peu à peu sur des cailloux en dégringo- lade permanente.
Les épines, les branches, les racines enchevê- trées, vous piquent, fouettent, accrochent, cognent, blessent et lacèrent. On se sent tricoté vivant, dévidé comme un peloton de fil par un chardon, on saigne, on jure, on pense à Régulus et à son tonneau, et c'est le désespoir dans le plaisir.
De temps en temps, dans les endroits découverts, un coup de poing- amical vous écrase le chapeau et vous nivelle le crâne hors de la longue-vue des gen- darmes ; puis on se trouve suspendu par la culotte, ou du moins ce (}u'il en reste, au-dessus d'un préci- pice où hurlent les stryges du vide.
A chacun de ces paysages nouveaux, JMarthe qui volait comme un sylphe, et sans même accrocher ses jupes, sifflait brièvement entre ses doigts, et un en- fant apparaissait, tantôt sur un arbre et tantôt entre les pierres.
C'étaient les sentinelles postées sur notre passage, et qui annonçaient notre venue.
Et nous allâmes ainsi cinq heures, enfiévrés par cette ascension et traînés par cette sorcière fumante.
Comment les Corses, même les plus robustes, résistent à des marches dans le maquis telles que celle dont la courbature hante parfois encore mes reins en rêve, c'est ce qu'on ne comprend pas même au Club alpin.
2J1 SOLVI:mh< Il LN i:M \M" hi: l'AHIS
El pourtnnl les insulaires filonl là dedans comme une hirondelle à travers une loile d'arai^iiée. C'est un mystère, que Napoléon n'a pas révélé à Las (>ases h Sainle-IIéléne, et dont le secret ne sort pas de l'île. Je l'ai découvert cl je le trahis, au hé'néfice de notre nouveau corps de troupes de montagne.
Dans certains torrents du pays, et notamment dans le Fiuni'Alto, qui traverse l'Orezza, où sont les eaux médicinales que vous savez, on trouve de petites pierres ferrugineuses de forme carrée, dont la pro- priété magique est de rendre infatigable. Les Corses l'appellent « quadrata ». Ils l'attachent à leur genou gauche, comme un diamant aux guêtres, et ils vont !
Je voulais en acheter quekjues-unes pour les socié- taires de la Comédie-Française, gens foncièrement déambulatoires; mais elles n'ont de vertu que si on les découvre soi-même dans le Fium'Allo, un ven- dredi, au clair de lune. Lisez :
« Dans le fief de Canari, auprès d'un lieu nommé Oreglia,on trouve une matière tout c'ifait ferrugineuse qui a une singul.u'ité qui lui est propre : c'est que, de quelque façon qu'on la retire de terre ou des ro- chers,elle présente toujours une iigure carrée comme un dé; c'est à cause de cela que les Corses l'appellent .• pietra quadrata, et qu'ils disent : Qiieslia pieira (levé essere qiiadra corne un dadn del colore del ferro. — Ils en racontent des merveilles et des choses si pro- digieuses que. par cette raison-là, on pourrait retran- cher la plus grande partie des rares vertus qu'ils lui attribuent : ils disent que si quelqu'un veut faire un long voyage, /'/ n'a qu'à attacher cette pierre à la Jamhe gauche, en dedans au-dessous du genou, il
CHEZ LES BANDITS 225
marchera sans se lasser. On trouve aussi beaucoup de celle malière ferrugineuse auprès de Corle. »
{Description de File de Corse, par le sieur Bellin. Paris, F. Didol, MDCCLXIX.)
De brandes en brandes et de sifflets de bergers en sifflels de bergers, nous finîmes par atteindre, vers onze heures et demie, un petit plateau très étroit, ombragé de châtaigniers gigantesques qu'enguir- landaient-à perte de vue des ceps de vignes chargés de raisins bleus.
Là commence le domaine des Bellacoscia, le fée- rique Palais-Vert, terreur des pandores.
Alarthe s'était assise à cet endroit pour nous attendre. Elle ne fumait plus, n'ayant plus de cigares, morose. D'un coup d'œil je vis son ennui, et je lui tendis ma pipe, car je sais être gentilhomme.
Un sourire charmant fut ma récompense, et l'ambre brilla bientôt entre les mousses de ses lèvres. Ah ! fumer de la sorte, ce n'est plus fumer I mon Dieu ! c'est entrer en gare tout le temps, comme une loco- motive de Turner I
Un tintinnabulement de grelots argentins drelin- linda dans la vallée : c'était notre mulet qui arrivait avec le déjeuner, ayant, lui aussi, fait la nique à la gendarmerie.
Deux forts molosses parurent en môme temps à l'orée d'un bois de mélèzes, qui, sans aboyer, piquè- rent droite nos culottes inconnues, et nous dûmes les leur présenter. Ce après quoi, ils nous guidèrent, l'un devant et l'autre derrière; nous étions dans la Pinlica.
La Pinlica est une gorge ou un saut du mont
22G bOL VL.MliS D L N KM A M IH. l'Alil.^
d'Oro, t'vasé on enlonnoir OU plul()l en j);ivillon de cor ti:ignnlc.sfnie, au fond duquel la tiravona roule ses pierres porpliyriques. Les parois de ccl enloiinoir seuiblenl de velours verl, lanl la liaulc fnlaie des pins y esl drue cl serrée.
L no fois <|n"on a pénétré dans l'abîme, on seul qu'on y esl en sùrelé contre toute entreprise, et que se risquer là sans sauf-conduit seiail d'un f(ju. Dans l'échancrure de ciel qui plafonne et ferme d'un sa- phir le cornet d'émeraude, de petits aigles planent et jettent des cris qui se répercutent, agilenl [)endant plus dune minute les ondes sonores, cl se battent avec les échos. L'clï'et est surprenant.
Deux maisonnettes et une fontaine commune lâ- chent de leurs blancheurs, comme trois carrés de linge un gazon, les verdoyances du goiiUrc.
Comment les Bellacoscia sont-ils arrivés à édifier leurs habitations dans cettesoliludealpeslie, iiTaccès inqiralicable, et quels matons les y aidèrent ? Tou- jours est-il que les voilà, ces maisons des bandits, et fraîchement réchampies encore, maisons corses s'il en fut, et conslruiles pour la défense, avec leurs ter- rasses en avancée et formant pont.
On me dit qu'elles se rejoignent par un chemin souteirain, et (juc ce chemin lui-même mène à des cavernes où les frères Bonelli sont cachés en ce mo- ment. Le jeune Antoine m'indifjue d'un geste tout le périmètre de la gorge.
« C'est là-dedans, me dit-il, mais-je ne sais pas où moi-même.
— Moi non plus I ajoute h- cousin.
— Ni moi, fait Marthe entre deux bouffées. Mais ils nous voient en ce moment. Saluons les. »
CHEZ LES BANDITS 227
Nous agitons de confiance noç chapeaux en Tair, qui dans un sens, qui dans l'autre. Deux détonations, venues on ne sait d'où, nous rendent notre politesse et nous souhaitent la bienvenue. Une mesure de ton- nerre en do majeur ! Les chiens n'aboient pas. Ils sont dressés.
« Messieurs, déclare avec une certaine gravité noire jeune guide, au nom de mes oncles Jacques et An- toine, vous êtes nos hôtes ! »
Et il nous montre, debout à la fontaine, une vieille femme immobile qui nous regarde. C'est la femme de Jacques, l'aîné. Mais elle ne bouge point de la fontaine.
La femme en Corse n'est pas l'égale de l'homme, et elle ne le supplée point dans les devoirs de l'hospi- talité.
Bientôt, nous la voyons disparaître, une cruche sur la tête, et se perdre dans l'épaisseur du maquis.
Sur le seuil de la maison (celle de Jacques), une fillette de cinq ans à peine est le premier visage qui nous sourit. Les deux chiens sont plantés à côté d'elle, et elle les caresse en silence. Ils sont les seuls joujoux, peut-être, que la petite ait jamais eus, et ils ont l'air de le savoir.
Tandis que l'on décharge le mulet, nous pénétrons dans l'habitation.
Marthe nous y a précédés, et une poêle au poing, elle est déjà occupée à y préparer une omelette.
« Ah! Monsieur, soupire-t-elle, que votre pipe est bonne !..
— Merci, » lui dis-je. Et je lui serre la main.
Deux éclats de rire déjeunes filles partent du fond; je me retourne, et... je comprends alors pourquoi
228 SOL'VEMKS 1) UN ENFANT ME TAIllS
mon conseiller général d'Ajaccio voulait savoir si j'étais marié !
Ces deux fille!? de Jacques Bellacoscia, lune blonde et l'autre brune, sont les types accomplis de la boaiilé corse. Elles rachètent d'un seul de leurs cheveux tous les péchés de la famille.
Prétextant de la surabondance des vivres que nous avions hissés à cette altitude vertigineuse, je priai les deux rieuses de nous faire l'honneur de les partager avec nous ! Ilélas ! leur refus fut formel.
La femme corse ne s'attable point avec les maîtres ni leurs hôtes, elle se borne à les servir, et, malgré mes supplications, je n'obtins d'elle que cette gê- nante faveur.
Pendant que les jeunes cousins dressaient la ta- ble, en plein air, sous une treille chargée de grappes et bien en vue des cavernes, elles firent toilette et s'endimanchèrent.
Et comme nous marchions depuis cinq heures du matin, Marthe apporta l'omelelte fumante.
L'étrange déjeuner tout de même, quand j'y songe et digne de la brosse d'un Salvator Rosâ, sur les bords de ce précipice, avec ces envolées d'aigles au- dessus de nos tel es !
Les molosses des Bellacoscia connurent ce jour-l.'i les délices, ô Lyon, de la pelure de tes saucissons, et la fillette les sucreries ajacciennes.
Marthe m'avait rendu ma pipe, et les deux splen- dides créatures, la fée blonde et la fée brune, nous versaient à boire comme dans les festins des dieux.
Et c'est ces bonnes gens, pleins des vertus d'Abra- ham, intelligents, fiers, beaux et généreux, que la gendarmerie traque et persécute, pour une applica-
CHEZ LES BANDITS 229
tion un peu vive peut-être, mais juste de cette loi de Lynch qui est la gloire de l'Amérique !
« Hélas 1 Monsieur, nous disait le jeune Antoine, ■qu'est-ce que la vendetta ! Elle a pour origine l'im- possibilité historique où les Corses ont été pendant des siècles entiers de se faire rendre la justice par leurs dominateurs et leurs tyrans. Quelle histoire que la nôtre : l'exaction, le volet le massacre en per- manence ! »
Et il baissait la tête tristement.
Moi, je regardais ses cousines, et en les regar- dant il me semblait que je le comprenais mieux. II s'en aperçut, et parla de ses oncles.
11 vanta leur adresse extraordinaire au tir, et il en cita des traits qui passaient toute vraisemblance.
L'un de nous, assez bon tireur, émit quelques doutes sur l'un de ses récits :
« C'est impossible, dit-il, et Guillaume Tell lui- même... ! »
Antoine ne le laissa pas finir, et, comme notre muletier venait de placer sur la table la bouteille de Champagne réglementaire, le jeune Corse dit quel- ques mots à l'oreille de Marthe qui disparut.
Nous la vîmes dégringoler à grandes enjambées sur la pente. Dix minutes après, elle revint, j'obser- vai qu'elle était approvisionnée de cigares. \ avait-il donc un bureau de tabac à la Pintica?
Je venais de m'emparer de la bouteille de Cham- pagne, et, la tète un peu troublée peut-être, je pro- posais un toast au père et à l'oncle de nos deux ravis- santes échansonnes.
u Chut ! silence ! fit tout à couj) le neveu en ten- dant l'oreille.
20
230
SOUVENIRS D UN ENFANT DE PAlilS
— Qu'ya-l-il? — El jo reposai la Itoiilcille.
— Ne bougez pas!... Ali! ne bougez pas, vous dis-je. »
Nous élions devenus lous silencieux, iminol)iles, el nous écoulions les bruits lointains du i^oiilTre, lu coup de feu reteidil.
Le bouchon de la bouteille venait de sauter, enlevé au ras du g-oulot par une balle de carabine.
« C'est de mon rncle Anloii^.e ! fd le jeune T'oise. »
UNE ÉLECTION
II y avait une fois, à Bocognaao, un maire qui n'était pas de la même opinion que les Bellacos- cia.
Je ne sais pas du tout en ce moment, quelle était l'opinion des Bellacoscia; mais s'ils étaient bonapar- tistes, le maire était républicain, et s'ils étaient ré- publicains, le maire était bonapartiste.
Pauvre maire ! Quelle profession !
Le malheureux ne s'était-il pas ingéré, un jour d'élection, de vouloir que ses administrés votassent tous selon son cœur de maire et pour le candidat de son choix 1 A cet effet, il eut l'idée de distribuer à ceux de ses électeurs qui ne savaient pas lire des l)ulletins candidement numérotés, où ceux qui sa- vaient lire pouvaient épeler le nom de ce candidat bien-aimé.
« Vous arriverez à la fde devant l'urne, leur avait-il dit, et successivement vous jetterez chacun votre papier, non un autre, dans le trou. J'ai vos numé- ros, et je saurai quel est celui qui aura trahi ma con- fiance. Je ne vous en dis pas davantage. Allez !... »
232 SOL'VEMIIS d'un KNFANT I>R l'AFtlS
Il y a dos gons qui appolloiil cela de la pression électorale !
Ils ne manqueront pas de crier (jue ce maire faus- sai! de la sorte le mécanisme du suffrage universel.
En quoi :'
(^oniuiont vouloir que ceux qui ne savent pas lirt^ sachent écrire? L"importnnl n'csl-il pas (pic l'on vole?
Une urne est une urne. Un maire est un maire, ou je n'y connais rien.
Mais les Bellacoscia ne furent pas de cet avis. On vint les avertir de ce qui se tramait, car ils prépon- dèrenl dans les élections comme dans tout le reste. Ils donnèrent donc de la trompe, et, à leur signal, tous les parents qu'ils ont, cousins, neveux, amis, protégés et bergers, escaladèrent les pentes du monte d'Oro et se trouvèrent réunis au Palais-Vert, chez le vieil Antoine.
Là, on tint un conciliabule où j'aurais bien voulu être, car, moi aussi, je trouve que les cinq codes manquent de fantaisie, et, le soir venu, tous étaient rentrés à l'ocognano. Les rouets, comme d'habi- tude, touriièrcnl au coin des cheminées.
Le lendemain matin, le vote s'ouvrit dans la gen- darmerie, dépouillée à cet elTel de ses gendarmes. Le maire était à son poste, le ruban allégorique au ventre, souriant à lurnc, f|ui, de sa belle bouche, lui rendait son sourire !...
Dix jeunes Bocognaniens, solides gaillards de vingt à trente ans. la fleur de cyclamen aux lèvres, se pré- sentent d'abord et marchent au jeu de tonneau répu- blicain. Ils sont silencieux et calmes.
L'im d'eux tire de dessous sa v^ste une corde, et
UNE ELECTION 233
l'autre un éuorme bouchon de liège à bonder les futailles.
Les huit autres exhibent simplement de ces stylets atTûtés en langues de Irigonocéphales qui sont la gloire de l'armurerie corse.
On ficelle le maire sur son siège même, on le bâil- lonne devant l'urne, et on l'installe ainsi dans toute son autorité incontestée. Puis on fait entrer les naïfs porteurs de bulletins numérotés.
Les naïfs porteurs de bulletins numérotés n'ont pas plus tôt vu la tète congestionnée du maire et constaté sa ressemblance hurlante avec le Laocoon du célèbre Virgile, qu'ils comprennent tout de suite de quelle cime voisine souffle le vent de la liberté.
Sans hésiter, ils échangent leurs petits papiers contre d'autres petits papiers, de dimension égale et parfaitement semblables qu'on leur tend, et qui portent un nom opposé, mais équivalent, et, sous l'œil du maire embrasé, ils remplissent leurs devoirs civiques. L'urne avale.
Inutile de dire quel candidat l'emporta, cette an- née-là, dans le canton des Bellacoscia, et j'espère que cela vous est, ainsi qu'à moi, tout à fait indiffé- rent, tant l'histoire est jolie par elle-même.
Quand je suis triste, je pense à ce maire et je m'ébats à l'idée du plaisir qu'il dut avoir, le soir, à être déficelé et à boiie un coup.
20.
VIZZAVONA. VIVAIIIO, COUTE
Le plateau de Vi/.zavona ine.sure environ cinq kilo- mèlre carrés, il s'élève à l'allilude de près de douze cents mètres.
11 est le centre de 1 île.
L'hiver, la voie qui le traverse est très iVéïpieinnient interceptée par les neiges, et la circulation s'intei- rompt entre Ajaccio et Corle.
Les voyai^eurs descendent alors à une |)etile au- berge de routiers, tenue |)ardeu\ cliarni.inles sœurs, dont l'alTabilité est proveibiale.
Une vieille mère aveugle, immobile dans \'i\[vc. et autour de laquelle gravitent des fdleltes pensives et silencieuses, pare d'un mystère linlérieui- de Voslcria corse.
Elle semble être la statue de la Vendetta, cette vieille femme tragique, à peine estompée sur les ténèbres du foyer, pAle et sans gestes; et comme la F'occe de Vizzavona est fameuse dans les voceri po- pulaires de la Corse par les aventures des bandits légendaires qui y ont « opéré »,la première sensa- tion, dès le seuil, est saisissante.
VIZZAVOMA, VIVARIO, COKTE 235
Dieu sait pourtant si l'accueil de ces bonnes gens l'ut aimable 1
IS'otre venue avait été signalée, et nous trouvâmes la petite auberge entièrement revêtue et quasi bro- dée de cyclamens, pareille à un reposoir de la Fête- Dieu, et si fleurie que nous n'osions en passer la porte.
Celte énorme quantité de cyclamens avait été cueil- lie le matin par les fillettes, dans la forêt, et tout le hameau avait été requis pour en enguirlander la maisonnette.
Une poétesse nous souhaita la bienvenue par un compliment rimé, et le repas nous fut servi au flam- boiement de tous les chandeliers qu'on avait pu réunir chez les pauvres forestiers.
Le repas de l'hospitalité corse se compose immo- difîablemenl de trois mets, d'ailleurs délicieux : des carrés de porc cru salés et fumés, des truites de tor- rents et du fromage de chèvre.
A l'époque de la chasse, le régal s'augmente d'un service de bartavelles ou perdrix rouges.
Tout cela est présenté froid, et je dois dire que, pour les perdrix et surtout les truites, ce mode d'apprêt est supérieur à l'autre.
La truite de torrent corse mangée froide est d'une saveur extraordinaire et fort au-dessus de celle des truites de lacs suisses. Elle vaut la traversée pour un gourmet, et même un petit naufrage en plus.
Ah I mon cher prince, vous en souvenez^vous de ce souper pittoresque et charmant, sous le dôme noir des mélèzes de Vizzavona !
Quelle soirée inoubliable !
Les cyclamens détachés des guirlandes pleuvaient
23ti
SOLiVKMHS I» UN EM-ANT 1>K l'AlUS
sur nos assielles. ramassés ti pleines mains par les pelilcs filles de la vieille aux yeux moris.
Au loin, des bruissements de cascades décliiraienl le silence de la montagne.
El puis des coups de feu lires aux étoiles par les parents et amis de nos hôtes cl centuplés par les échos, allaient réveiller les sangliers dans leurs bauges et les renards dans leur gîtes.
Quelles santés ne porlâmes-nous point aux èli'es chers, avec ce vin de Corse, doré comme le Xérès, fort comme rAlicanle, et qu'Horace eût aimé !
Quelles chansons jusqu'à minuit cl (jnelles his- toires aussi, de farouches histoires de bandits à la fois implacables et débonnaires, dont les méchanis gendarmes entravent la liberté héroïque elles amours nalurolles, et qui ont résolu le problème de prendre sans voler et de tuer sans assassiner ?
La cime blanche du monte d'Oro, que le prince Ro- land allait escalader à l'aube naissante, scintillait ù travers les branchages, diamant gigantesfiue, et nous apercevions, distinct comme en |)Iein jour le petit ferlin génois, agrafé an liane du pic cl lui bouclant sa ceinture de pins.
Sournoisement, jesorlis de l'aubergeen |)lcinenuit, cl je m'en allai sous bois vers le petit bastion génois.
Jamais je n'oublierai la senteur de celte forêt de Vizzavona, la nuit.
Pas un souflle de vent n'agitait la masse des pins et des mélèzes; au-dessus de ma lôte. dans le sillon lumineux dessiné par les allées du parc sauvage, d'invisibles archers lan(jaient des étoiles filantes, qui passaient les pics et s'en allaient tomber, avec de.s courbes immenses, en mer.
VIZZAVONA, VIVABIO, CORTE 237
Sous les broussailles, une .rumeur chuchotait, c'est le mot, pleines de fuites, de réveils subits et d'alertes, et du sol, drapé de ronces et d'oroban- choïdes, une émanation puissante de résine, mêlée à l'arôme de l'encre de Chine, me montait au cerveau et m'étourdissait.
C'était la sève des térébinthes qui débordait des troncs et parfumait abondamment la terre.
Je dus courir et gagner la route pour échapper à l'enivrement.
Mais là encore l'odeur maie me poursuivait, et j'allumai une pipe d'herbe corse pour la combattre.
L'herbe corse est une espèce de tabac grossier, particulier à l'île, d'une violence excessive, que les bergers fument au grand air dans de longs calumets de merisier. J'en avais une poignée dans ma poche.
Le remède, toutefois était pire que le mal, et un autre engourdissement allait me saisir.
Je me dirigeai donc à la clarté stellaire vers un petit étang dont la plaque d'argent miroitait entre des jujubiers, des palmiers sauvages et des épines, et, m'étant imbibé les tempes et les narines d'eau glacée, je passai là les dernières heures de la nuit.
L'aube parut bientôt, effaçant les étoiles, puis l'aurore, qui colora de l'ose tendre les dessous de la forêt.
Les cyclamens se rouvrirent, la mare se prismatisa comme un cœur de tulipe, et sur les premières pentes du monte d'Oro je vis le prince escalader, entre ses deux guides, les brouillards transparents du maquis.
Petite auberge de la Focce, tout enguirlandée de cyclamens, fleurs favorites de George Sand, au plaisir de te revoir ! Que Dieu veille sur les bonnes
23(;
SOUVKMfJS I) UN EN! ANT DK l'AHIS
sur nos assiellos, ramassrs à |)loincs niai:is par les pclilos lillos ilo la vieille aux yeux moris.
Au li^iii. (les bruissements de cascades décliiraieul le silence «le la nionlagne.
Et puis des coups de feu tirés aux étoiles par les parenls el amis de nos hôtes et centuplés par les échos, allaient réveiller les sangliers dans leurs baui,'^<'s et les renards dans leur gîtes.
Quelles santés ne portâmes-nous point aux êtres chers, avec ce vin de Corse, doré comme le Xérès, fort comme TAlicanle, et qu'Horace eût aimé 1
Quelles chansons jusqu'à minuit et quelles his- toires aussi, de farouches histoires de bandits à la fois implacables et débonnaires, dont les méchanis gendarmes entravent la liberté héroïque et les amours naturelles, et qui ont résolu le problème de prendre sans voler et de tuer sans assassiner ?
La cime blanche du monte d'Oro, que le prince H«j- land allait escalader à l'aube naissante', scintillait à travers les branchages, diamant gigantesque, et nous apercevions, distinct comme en plein jour le petit fortin génois, agrafé au Hanc du pic et lui bouclant sa ceinture de pins.
Sournoisement, jesortis de l'aubergeen plcinenuit, et je m'en allai sous bois v^rs le petit ba>^tion gc-nois.
Jamais je n'oublierai la senteur <le cette forêt de Vizzavona, la nuit.
Pas un souftle de vent n'agitait la masse des pins et des mélèzes; au-dessus de ma tête, dans le sillon lumineux dessiné par les allées du parc sauvage, d'invisibles archers lantjaient des étoiles filantes, qui passaient les pics et s'en allaient tomber, avec de.s courbes immenses, en mer.
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VIZZAVONA, VIVARIO, CORTE
237
Sous les broussailles, une .rumeur chuchotait, c'est le mot, pleines de fuites, de réveils subits et d'alertes, et du sol, drapé de ronces et d'oroban- choïdes, une émanation puissante de résine, mêlée à l'arôme de l'encre de Chine, me montait au cerveau et m'étourdissait.
C'était la sève des térébinthes qui débordait des troncs et parfumait abondamment la terre.
Je dus courir et gagner la route pour échapper à l'enivrement.
Mais là encore l'odeur maie me poursuivait, et j'allumai une pipe d'herbe corse pour la combattre.
L'herbe corse est une espèce de tabac grossier, particulier à l'île, d'une violence excessive, que les bergers fument au grand air dans de longs calumets de merisier. J'en avais une poignée dans ma poche.
Le remède, toutefois était pire que le mal, et un autre engourdissement allait me saisir.
Je me dirigeai donc à la clarté stellaire vers un petit étang dont la plaque d'argent miroitait entre des jujubiers, des palmiers sauvages et des épines, et, m'étant imbibé les tempes et les narines d'eau glacée, je passai là les dernières heures de la nuit.
L'aube parut bientôt, effaçant les étoiles, puis l'aurore, qui colora de rose tendre les dessous de la forêt.
Les cyclamens se rouvrirent, la mare se prismatisa comme un cœur de tulipe, et sur les premières pentes du monte d'Oro je vis le prince escalader, entre ses deux guides, les brouillards transparents du maquis.
Petite auberge de la Focce, tout enguirlandée de cyclamens, fleurs favorites de George Sand, au plaisir de te revoir ! Que Dieu veille sur les bonnes
23S SOLVIiMItS I) LN EM-AM' DK l'AHlS
gens qui nous y hébergèmil avec lanl île cordiulilé, cl que le cliciuin de fer, dt»nl l'inau^uruliou esl i»ro- cliaine, nous dil-on, enricliisse les cliarnianlcs femmes el les beaux enfants de celle famille corse 1
Il faut partir. Hélas 1 il laul toujours pailir ! Sur la roule sinueuse, la voix des cascades nous appelle, et le vieux torrent du ^'eccllio. (|ui nous a envoyés de ces truites, attend notre visite de digestion.
Nous descendons sur Vivario à bride abatluc, dans un mouvement de valse infernale. Tout tourne, el, grâce à l'élourdisseraent, le souvenir de nos cliar- mantes hôtesses se dissipe, el le venl l'évaporé.
J'ignore absolument pourquoi la jolie petite ville de N'ivario est ajjpelée les Chats de \'ivario, « Galli de Vivario >■. Non seulement je n'y ai point vu plus de chais qu'ailleurs, mais je n'en ai pas vu du tout ni sur les gouttières ni près des rouets. Les explica- tions que nous nous donnons entre nous de celte particularité relèvent du genre facétieux cl grivois, el, si elles nous font rire comme des moines, elles ne peuvent rien ajouter à la science ethnoi-raphique de la caravane.
La meilleure esl celle qui nous est fouiiiie par Vincent Bonnaud qui est Corse : « On ajoute, dit-il. le nom de « fhals » à celui de Vivario parce (pi'on y vient surtout il la mi-aoùt ! >■
A en juger par celle calembredaine, vous devinez tout de suite tians (piel état nous entrons en celle commune, où la première chose qui frappe nos re- gards surpris esl une slalue de iJiane chasseresse 1
Pounjuoi celle Diane?
\'ivario, avec ou sans chats, esl uji bourg de douze
VIZZAVONA. YIVARIO, CORTE 239
OU quinze cents âmes, remarquable surtout en ceci que la vendetta y est abolie.
Une inscription latine en fait foi sous le portail de sa petite église : Maledictiis qui percusserit clam proximiim suiim, et dicet omnis populus : Amen!
« Maudit soit celui qui aura frappé à la dérobée son prochain, et que tout le peuple dise : Amen 1 »
A la bonne heure ! Mais je ne sais pourquoi, je ne m'y fierais qu à moitié. L'im[)récation, en somme, ne laisse pas d'être assez jésuitique. Elle dit : « clam », l'imprécation, c'est-à-dire à la dérobée. Or, il y a des vendettas le front haut, ainsi qu'on sait.
Est-ce encore à cette disparition de la vendetta vivarienne qu'il faut attribuer le manque de cloches dans la petite église? Car elle n'en a pas, et son clo- cher est sans voix d'airain.
Sans doute on a réservé tout le bronze dont on disposait pour la Diane, et telle est l'idée qui me vient d'abord et flatte ma vieille manie pour le grand et beau culte des (irecs Ah ! retrouver au fond d'un vallon cyrnéen les traces de cette mythologie mer- veilleuse, la religion humaine par excellence et la plus joyeuse, c'est là une découverte philosophique I
Je pense à ce qu'un Leconte de Lisle imaginerait sur ce thème et quel poème il nous donnerait. Les chats de Vivario faisant fondre les cloches de leur église pour couler une statue à Diane cynégétique ! ! !
Mais mon rêve est bientôt dissipé. Les Vivariens ont des cloches. Seulement elles sont suspendues dans les arbres !
Rien de plus pittoresque, d'ailleurs.
Quand le sonneur vient les tirer pour tinter les offices, le branle qu'il communique aux châtaigniers
•_'1U SOLVEMHS U UN E.MA.M UK PAULS
eu gaule les cliAlaignes et égrène les grappes de raisin noir dont leurs branchages sont festonnés.
Un inlérôl historitiue s'allache aussi à la ville et la signale au tourisme savant de ceux qui voyagent pour s'instruire.
C'est à Vivario que nacjuil. dit-on, vers l'an 816, le rude i)ape Formose, l'un des porte-tiare les plus batailleurs dont s'enorgueillisse la chrétienté.
De telle sorte que la Corse a eu aussi un saint- père !
Ce Formose, dont l'histoire est d'ailleurs un peu ténébreuse, a été, ces dernières années, remis en lu- mière par un tableau fameux de Jean-Pavd Lau- rens.
On sait ou on ne sait pas, que le pape Formose fut déterré après sa mort par les ordres de son suc- cesseur au Irùne de saint Pierre, Etienne VI.
Je ne me rappelle plus très bien ce qu'il avait fait ni quel crime il avait commis contre l'Église. Tou- jours est-il que, exhumé, revêtu de ses habits pon- tilicaux et assis formidablement sous le dais, son cadavre fut jugé par un concile.
On l'interrogea; un avocat répondit pour lui, je le suppose, et il faut croire (|u'il répondit assez mal, puisque i'e.x-pape fut condamné à l'unanimité.
On le mutila, on le décapita, et on le jeta dans le Tibre. Des pécheurs l'y repéchèrent et l'ensoveli- lenl secrètement dans la basilique de Saint-Pierre, où il est encore.
Jean-Paul Laurens a tiré parti admirablement de cette scène pittoresque de l'histoire ecclésiaticjue, et je voyais encore à Vivario la mise en scène très simple de celte accusation posthume et du geste féroce avec
VIZZAVONA, VIVARIO, CORTE 241
lequel Étienneincriminait la victime de cette vendetta d'outre-tombe.
Corte n'est distant de Vivario que de douze kilo- mètres; mais, comme nous désirions déjeuner dans la capitale de l'indépendance corse et même avions commandé ce déjeuner à l'hôtel Pierraggi par télé- gramme, il nous fallut quitter de bon matin la ville aux chats.
De la route tournante par laquelle nous montions vers le pont du Vivario, les toits de Vivario, illuminés par le soleil levant, flambaient comme vitres de serre.
Tout à coup tout s'obscurcit, et la vallée sombra, pour ainsi dire, dans une nuée, sans qu'il nous fût possible de comprendre pourquoi ni par quel phéno- mène cette nuée était odorante.
Mais comme elle répandait un parfum délicieux de petit pain chaud et de café au lait, le phénomène nous fui expliqué.
Toutes les cheminées fumaient et brodaient la trame du voile flottant qu'ourlait la lumière, et que la brise finit par dissiper.
Serragio-di-Venaco est un bourg assez important, puisqu'il promet à Dieu une récolte de deux mille âmes corses.
Quand nous le traversâmes, il était en proie aux maçons et aux architectes, qui semblent vouloir y multiplier les maisons de campagnes; de belles et riches maisons, par parenthèse, construites en marbre gris, et qui décèlent des propriétaires aisés.
Serragio est en train de devenir une résidence d'été fort aristocratique, et j'y ai vu passer d'élé-
21
242 SOUVENIRS I) UN F.NFANT DE PAItlS
gantes amazones ([iic \c l)ois de Boulogne n'eiU pas désavouées. Peul-èlre môme les eùl-il reconnues.
C'est (le Serragio qu'est originaire l'ilhislre famille des Pozzo (li Borgo, ennemie traditionnelle et héré- ditaire de relie des Bonaparte.
On y visite le château <iu'habitenl aujourdliui encore les descendants du comte Carlo-Andrci. le fameux diplomale. C'est, paraît-il, une maison ma- gnifique et hospitalière, dont la qualité de loui'islc français ouvre loute.s les portes.
Nous n'y frapperons pas, et pour cause.
CORTE
Le premier aspect de Corte est réellement saisis- sant.
Au tournant du col de San-Pietro-di-Venaco, on débouche tout à coup devant une vallée large, pro- fonde, encadrée de hauts monts, que deux torrents luisants sabrent en croix. On dirait d'un duel en etïet entre le Tavignano, rude cavalier d'or, et la Resto- nica, fière amazone à l'armure d'argent, duel sonore s'il en fui et dont tous les coups retentissent au loin.
Ce tournoi s'éternise dans une lice ravagée, où des ceps de vigne brûlés et tordus par le phylloxéra figurent assez bien un champ de bataille couvert d'ossements calcinés par le soleil et décharnés par les oiseaux de proie.
L'ampiiilhéàlre est formé par les gradins alpestres du Rotondo, et, au centre de la lice, un rocher de trois cents pieds, dégringolé là dans une secousse géologique et sur lequel s'érige une citadelle, semble être la tribune de la cour des juges du camp.
Telle est l'illusion d'arrivée.
241 SOUVENins I) UN ENFANT DK PARIS
Elle esl encore corroborée par celle remarque assez curieuse que le nom ile Corle signifie « cour » en ellel, en ilalo-corse.
L'admirable situalion de la ville, tani au poinl de vue slralégique cl défensif qu'au point de vue ar- lisli(jue el pilloresque, s'explique par la Iradiliou locale (jui veul que Corle ail élé fondée par les Maures de l'occupation de 77.'], c'esl-à-dire sous Cliarlemaj^^ne, el que les rois sarrazins y aient établi Fun de leurs séjours d'été délicieux, .le n'y vois, pour ma part, aucun inconvénient, el j'accorde de grandcœur la vraisemblance, n'étant pas clerc en ces questions.
Mores(|uc ou non, toujours est-il que ce roc de cent mètres couronné d'une citadelle à laquelle s'ac- croclienl, comme grappes de lierre, des maisons assez vertigineuses, esl d'un elïel surprenant.
Sourcilleux et rébarbatif, il se plante au centre de l'Ile, et l'on sent <jue c'est là. que bal le c<eur du fa- rouche petit peuple dont Tliisloirc vaudrait celle des Grecs, si plus d'art l'immanisail un peu. Corle, c'est Sparte avec une acropole; elle a, en Paoli. son Lycurgue à la fois et son Pausanias.
J'avais souvent entendu citer un dicton familier aux insulaires :
« Le Corse est Français à Ajaccio. Italien à Baslia, Corse à Corle. »
.le l'ai compris dans cette dernière ville. Corie esl la vraie capitale, non seulement de l'indépen- dance, mais de l'esprit et du caractère cyrnéens, et Pascal Paoli en reste l'incarnation.
En Bonaparte on trouve, à doses égales, mais on trouve les trois nuances du type : l'italienne, la corse
CORTE . 2iô
et la française. En Paoli, on ne trouve que la deuxième.
A Corte, je fus extrêmement frappé de cette pré- dilection des insulaires pour leur Pascal Paoli. Elle est ethnique.
La maison de Paoli est bien municipal.
C'est la mairie, l'école et le musée.
Elle est publique, intacte et sacrée.
Les Corses veillent sur celle-là ; ils vont sans doute y placer les cendres que rAnglelerre restitue à leur vénération.
Lorsque nous arrivâmes dans cette petite ville sourcilleuse, au pied de laquelle deux torrents en collision vocifèrent, il y avait une course de che- vaux corses sur le boulevard.
Ce boulevard, longue avenue omlu-euse de pla- tanes et dallée comme une rue italienne, aboutit à la place où le bronze du libérateur se dresse sur sa fontaine.
Là était le point d'arrivée el le but du steeple- chase.
Montés à poil sur leurs petits chevaux noirs, cheve- lus, aux jambes fines, déjeunes gars de quinze à dix- huit ans, souples, ardents el nerveux, accouraient au triple galop du côté de Bastia, et les dalles de la rue sonnaient comme cloches à leur passage.
Quand on n'a pas vu un Corse à cheval, on ne sait pas ce que c'est que l'ivresse de la liberté.
Sous leurs vastes chapeaux de berger, aux ailes battantes, les regards des coureurs jetaient les feux du diamant noir.
Comme dans les bas-reliefs antiques, ils tenaient le bridon tendu de la main gauche, et la droite,
21.
2H; SOUVLNiHS 1) VS I:N1-AM de l'AKlS
levée en balancier, foui'ltail les rameaux bas des l>lalancs el dcssinail dans l'air le silhii^e de leur eoin'so.
Ils allaient de la sorte vers la statue de Paoli, comme la ilèche file au but ; et lorsqu'ils arrivaient devant elle, ils la saluaient avec un tel cnlliousiasme qu'il était inutile de savoir le i)atois corse pour compiendre ce qu'ils lui disaient.
On ne parle de la sorte à un bonhomme de bronze (|ue lorsqu'il vous répond quelque chose à l'oreille.
LA PEVEUONATA ET LE BROCCIO
Malgré loul l'inlérèl que les souvenirs du libéra- teur de la Corse inspirent aux visiteurs de Corle, ma \isile, à moi profane, m'en promettait un autre d'un ordre moins relevi- jx-ut-étre, mais plus rare. Je dé- sirais y manj^er une >< peveronata ».
Qu'est-ce qu'une» » peveronata " ? alle/.-vous dire.
Je n'en savais absolument rien moi-même. On m'avait dit seulement : « Si vous allez en Corse, ne manquez pas de vou.s arrêter à Corte pour y dégus- tei" la ^( peveronata ». Il n'y a cpie là qu'un sait la l'aire. »
« Peveronata » se traduit assez exactement par « poivrade », mais cela n'explique rien du tout.
Or donc, en arrivant à l'hùtel de l'Europe et dès le seuil, où nous attendait l'excellent M. Pierraggi, son propriétaiie, mon premier cri dallamé fut : «< Avez-vous de la « peveronata ? »
A cette question, sans doute malencontreuse, je vis notre hôte soupirer, et ses reyards embrassèrent
CORTE 247
mélancoliquement le vaste vignoble calciné où le microbe a mis la ruine.
« Ah I fil-il, ce n'est pas la truite qui manque; c'est le reste I »
Le reste, c'était le raisin. Or. sans raisin, pas de « peveronata » I
En 1872 encore il y avait tant de raisin sous Corte, qu'après en avoir exporté pour six bons millions, lés vignerons ne savaient plus que faire de ceux qui leur restaient. Ils le donnaient, et, pour retrouver un peu de place dans leurs caves, ils finirent par jeter dans la Restonica le surcroît de leur récolte.
Les truites de ce torrent sont fameuses. Elles dis- putent la palme de la faveur à celles du lac de Melo, dans le Rotondo, qui, à dire d'expert, sont plus mai- gres. Elles aiment les eaux glacées de la ResLonica, où, paraît il, les anciens Corses venaient tremper leurs épées pour leur donner une belle patine, et elles s'y engraissent à plaisir.
Quand elles reçurent dans leur neige fondue ces cascades inconnues de vin rouge, les truites s'y gri- sèrent. Elles s'en allaient à la dérive, le ventre en l'air, et on les prenait à la main sous les ponts.
Quelques Cortésiens eurent l'idée de cuire ces ivro- gnesses elde les accommoder, et ils connurent qu'elles étaient divines. La « peveronata » était inventée.
Ce n'est pas autre chose, en elîet, qu'une bouilla- baisse, ou soupe de poisson, à un seul poisson qui est la truite de torrent corse. Elle les vaut tous. Bouil- labaisse au vin, Messieurs et Mesdames I Mais avez- vous le cœur solide et l'estomac invulnérable?
La truite grasse (il la faut grasse) est d'aboi d cuite dans l'huile d'olive, puis précipitée en un court-bouil-
2-18 SOLVlCMUvS 1) LN IIM-AN l l)L l'AlUS
Ion aromatique de vin de C-orse où il entre du poivron, de la tomate, des piments roufj^es, de Tail à l'oisou comme il sied, du vinaigre et du poivre, du poivre, du poivre.
Point lie safran, ce rpii m'étonne.
J'ignore combien de minutes doivent cuire en- semble les éléments de celte terrible composition; mais ((uand on la avalée, on a lenfer dans le corps. Dante lui-môme en serait malade 1
Le succès de la « peveronata » fut considérable a Corle, même dans cette population sobre qui se nourrit d'une polenta de chAlaignes. On constata, en elîel, qu'elle altérait tellement qu'il fallait boire au moins jiendant un jour et .sa nuit pour apaiser la soif qu'elle déterminait.
Et les caves se vidaient d'autant pour la vendange de l'année suivante !
Ilélas I depuis 1872, les pauvres Cortésicns, at- tristés par le iléau qui les a ruinés à demi, ne font plus de « peveronata ». Comme disait M. Pierraggi, ce n'est jtas la truite (pii manque, c'est le l'este !
Four i-enqilacer cette bouillabaisse << abolie » nous priâmes notre liôte de vouloir bien nous procurer du « broccio >-. (^)uoiquo la saison fût bien avancée, il nous en promit pour le lendemain, et il tint parole.
Le « broccio » est le mets national et le régal de la Corse. Il est célèbre entre tous les fromages, et qui n'en a pas goûté ne connaît pas l'île.
Les bergers le fabriquent de la pure crème du lait de leurs chèvres, dans des corbeilles de jonc; il est de la couleur de la neige et parfumé de tous les arômes légers du maquis. Sa fraîcheur est délicieuse el sa saveur virgilienne. Dajihnis assurément n'en
CORTE 21it
offrait point d'autres à Chloé. Mais les continentaux profanes et peu bucoliques le* traitent comme un « petit suisse ». Ils le broient dans du rhum avec du sucre, et ils perdent ainsi, palais blasés, tout le plai- sir pastoral de son goût élyséen. Je ne crois pas que le « broccio » aurait un grand succès chez Chevet, fùt-il de Bastelica même.
Il m'a semblé même qu'à Cortedéjà, où on le paye encore deux francs le pain, il perdait un peu sinon de sa renommée, du moins de son crédit.
Du reste le « broccio » a toujours été, et il est en- core, une gourmandise, et on ne le sert que dans les grands hôtels et sur les tables aristocratiques.
Le commun a son fromage courant et de consom- mation journalière, le « caccia ». C'est une effroyable rondelle de roquefort aigre et puant le bouc, et que ^'incent Bonnaud proposait d'atteler à notre landau pour les montées. Il l'avait même baptisé du nom explicite et comique de « fromage de renfort ! ».
La race corse n'est pas artiste et il ne lui a manqué que de l'être pour que son histoire, pleine de Mara- thons et de Salamines, et riche en Miltiades, euThé- mistocles et en Épaminondas, importât autant à l'humanité que celle de la presqu'île hellénique.
Hélas, l'île héroïque n'a ni poètes, ni peintres, ni statuaires, ni musiciens, et pas même d'architectes.
Le peu d'art que son petit peuple, si intellectuel cependant, dégage, vient du maquis et des monta- gnes, et c'est de l'art primitif, en enfance, informulé. Les bergers, dans leurs solitudes alpestres, au bord des lacs glacés, s'occupent, sous le lourd manteau de poils de chèvre, à ciseler grossièrement des nœuds de merisier pour en faire des pipes. Mois ils ne réa-
250 sorviiMiis i) UN i;mant ni-: pahis
lisent guère que des bamboches. L'instinct de lu l'orme y reste obscur, le sens de la l)eauté en est ab- sent. Aucun (Jliotto ne dessinerait, dans le sentiment, sur la neige, le j)rolil de sa chèvre |)rèférè<\
J'ai achelc de Tun d'eux une poire à poudre en ra- cine de bruyère sculptée; elle représente une lèle d'officier à mousiaches, celle du « biave général -> peut-être, car le boulangisme sévissait ferme, en Corse, pendant notre excursion, et les chromos de propagande empoisonnaient les murs de tous les ca- barets. Celle poire à |)omlrc est assez déconcerlanle. Le Corse n'auiail-il daulre idt'-alquc l'idéal militaire ?
Il ne m'a pas été donné, à mon grand regret denlendre un « vocero », qui est n chant fum'i-aire, la plupart du temps improvisé par les femmes sur le cadavre de leurs morts. L'usage s'en rarélie d'ail- Leurs de plus en plus, et les vocéralrices qui restent encore sont connues par leurs noms dans les cin(j arrondissements. Fort ilgées déj.^, elles ne forment déjà plus d'élèves.
J'ai pu constater cependant, notamment à Calvi, ainsi que je le conterai plus loin, que la femme corse est véritablement douée du don de rim[)rovisation lyrique.
A l'Ile Housse, quehiues jeunes gens se concertent encore pour donner des sérénades. Sont-elles origi- nales, et sorlenl-ellos de l'imaii-ination propre des joyeux enfants de la Balai-ne? ^'(>ilà ce dont je ne saurais décider, n'ayant p;is en le temps d'étudier la c|uestion. Ces sérénades cependant, entendues de loin, me parurent rythmées à lilalienne. Elles sen- taient le troubadourisme moderne des rpiinlettes ambulants de la Rivière de (jènes.
CORTE 2"1
Des deux seuls arlislesqui m'aient été révélés, l'un est un armurier de Piediparlitio, villag-e de l'Orezza, et l'autre est un tourneur de cannes, à Corte.
L'armurier de Piedipartino est le dernier peul- ètre qui trempe, nielle, damasquine et orne le célèbre stylet corse du vieux jeu, celui qu'on no trouve nulle part et qui n'a qu'un fil tranchant à sa lame. Les stylets d'aujourd'hui, pareils aux poignards catalans, coupent des deux côlés, ce qui est une hé- résie, et ils n'ont d'ornemenls que sur la gaine. Ils tuent sans doute aussi bien, mais moins artistement que les autres, ce dont le bonhomme de l'Orezza est inconsolable.
Pour le tourneur de cannes, c'est un serrurier for- geron de la Place Paoli, à Corte, qui, le dimanche el pour son plaisir, s'amuse à travailler des bâtons. Il a surtout une spécialité où il est unique au monde, c'est la canne en cœur de chêne.
Il est assez malaisé de se procurer l'une de ces pièces d'art, quoiqu'elles ne coûtent point bien cher, d'abord parce que le serrurier n'en vend qu'à ceux dont le visage lui revient, et ensuite parce que les branches de chênes dont elles sont faites se rencon- trent difficilement sur l'arbre ou assez courtes ou assez longues. 11 les décortique enelVet et les décharné jusqu'à ce qu'il arrive à la première pousse, la tige d'un an, et souvent lorsqu'il l'atteint, à travers les re- vêtements et les superpositions de chair ligneuse, il se heurte à des nœuds, à des inégalités invincibles et dont sa forge même ne vient point à bout. De là la rareté de ces cannes.
Mais qu'elles sont belles, solides et douces à la main, avec leur vernis d'ébène et leurs viroles de
2."»2 SOLVKMUS I) UN ENFANT l)K PAHIS
ciiiviv el d'acier gravés d'arabesques : quelles cannes, rt p;Ue VerditM'.
La mienne fui laile sur mesure : je veux dire (jue le tourneur prit la mesure de mon coude à la lerre, alin ({u'elle me reslAl à jamais propre el personnelle et fût ma canne !
Muni d'un tel chef-d'œuvre, on peut monter à la ville haute, où se dresse le seul monument intéres- sant de Corte, la maison de Paoli ; et j'y monte. Avant d "y parvenir, par une rue à larges escaliers dal- lés propices aux unes et aux mulets, et non loin d'une jolie fontaine en pyramide où chante dans une vasque circulaire l'hymne cristallin des eaux limpides, je me fais indiquer le cercle corlésien.
Le cercle de Corte fait trembler les soixante-six pièves el les six diocèses de l'île.
La malice de ses membres est proverbiale ici, et elle perpétue, dil-on, les traditions sarcastiques de ce .Minuto Grosso cpii fut le boulïon de Paoli.
Je n'avais lu nulle paît que Paoli eût un fou, comme François l''^ et je lai appris à Coite pour la première fois.
Ce fou, pareil à tous les fous, et notamment à ce- lui du fabuliste, vendait de la sagesse. Il en vendait à Paoli par mode de [)roverbes et de maximes, et tel le bon Sancho Panra à Don Quichotte.
Les proverbes, c'est le bon sens en dragées.
Minuto Grosso en était confiseur.
Il fit partie des conseils de la dictature, et au mi- lieu des délibérations il jetait l'amande dans la mé- lasse, soit le petit mot pour rire. Minuto Grosso — en français le Fin (iros — est l'aïeul intellectuel et le patron que le cercle terrible de Corte revendique.
CORTE 253
Il était bossu, ce qui est nécessaire pour avoir de l'esprit. Je n'en sais pas davantage sur ce Triboulet corse, dont le patriotisme d'ailleurs ne le cédait à celui d'aucun de ses compatriotes.
Le « palazzo di Corte », ou maison Paoli, est un monument à deux destinations, qui contient à la fois l'école et la prison de ville. Ajoutez-y, s'il vous plaît, le musée.
Dans la partie affectée à la prison, et qui est la base de l'édifice, je vis, le jour où je m'y rendais, un spectacle assez étrange. Un malheureux alcoolique ramassé la veille au soir dans le ruisseau, s'était ac- croché par les mains et les pieds aux barreaux d'un soupirail, et d'une voix effroyable, centuplée par la sonorité des rues, il hurlait frénétiquement : « A boire ! » Toute la ville en était remuée.
Impossible de le faire taire. Hérissé, convulsé, livide, il demandait de « l'eau » depuis près de i4 heures. On apercevait de la rue des bras de gardiens qui lui tiraient les jambes et tentaient de le dégrafer du grillage. Jamais rien de plus terrible ne m'est apparu sur la terre que ce supplicié douloureux en proie à une torture inouïe, et posant, sans s'en dou- ter, une figure splendide des cercles dantesques.
On lui avait pitoyablement tendu des gourdes, mais il n'avait pu les saisir. Il ne les voyait pas. 11 hurlait, suspendu comme un singe à sa cage, et sans doute, dans les steppes tremblants du delirium, il voyait passer devant lui des nappes d'eau délicieuses, fraîches et claires, qui clapotaient entre les rives.
Des enfants montaient à l'école.
Cette prison de Corte est, du reste, maudite et vQuée aux dieux infernaux par tous les Corses.
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•254 SOUVENins 1) UN EM ANT DK PARIS
Son insalultiilr (^oiifino à l'assassinai.
Di'jà Hlaïupii, l'écononiisle, avait, an cours des enqnèlcri indnslrielles qu'il conduisil dans nos dé- partements, déclaré en i8'|0 qu'il tenait cette prison de Corte pour « un outrage à l'humanité ». La décla- ration fil du bruit en ce temps-là ; mais l'état est le même, ou à peu près.
Si le rez-de-chaussée, demeure des gardiens, est lellemeul humide que pour eux la position est déjà intenable, que dire des caves et, plus bas, des ca- veaux, où l'on enferme les prisonniers?
Ils sont, les trois quarts du temps, inondés. « Les plus robustes, médisait, d'une image saisissante, un citoyen de la ville, y « moisissent » en six mois ! » La cruaulé raffinée et orientale du conseil des Dix, à Venise, n'a jamais réduit les criminels à une telle misère, et la mort par pourriture est un supplice qu'on n'inflige qu'à Corte.
Si ce collège-musée n'était que musée, on aurait mauvaise grâce à se plaindre, car personne n'a ja- mais mis les pieds, depuis la mort du cardinal Fesch, dans les salles où s'enfument les tableaux de son legs. Je suis peut-être le seul voyageur qui ail de- mandé à voir ces toiles.
Mais ce collège-musée est aussi collège, et les en- fants de la ville vont y profiter d'un autre legs que Paoli Cl pour l'instruction de ses compatriotes. Dé- sireux, en etlel, de les soustraire à l'influence du cler"-é italien, il laissa par testament une somme im- portante au municipe cortinais et destinée à entre- tenir l'université libérale à quatre chaires qu'il avait fondée dans la ville en i'C}\. Celte université n'a point prospéré, et le combat a cessé faute de combat-
CORTE 255
lants. Mais elle est remplacée par une école secon- daire, que suivent cent vingt élèves; et si ces enfants jouissent du privilège d'être élevés au milieu d'un certain nombre de croules italiennes, on ne voit pas la nécessité de les en punir en les exposant deux fois par jour aux menaces de la fièvre typhoïde.
S'il est d'ailleurs curieux, et il l'est, ce palais à tout faire, de Corte, c'est pour les souvenirs histo- riques qu'il évoque, souvenirs chers, et à bon droit, à ses citoyens. Car, en vérité, des peintures dont il est moins orné qu'encombré, je ne sais que vous dire. On ne les entretient même plus pour la forme. Elles tombent, elles aussi, en pure déliquescence. Elles s'écroûtent, et d'énormes écailles de pâte co- lorée pendent de la trame sur les cadres. Il y a cepen- dant des pièces, sinon belles, du moins importantes, de diverses écoles d'Italie et des maîtres de second ordre. Mais comment en juger? (lomraent les voir seulement? L'ombre tombe à grands plis dans les salles, et des toiles d'araignée séculaires interposent leurs vélums poussiéreux entre Fœil du spectateur et les toiles lézardées et noires.
Pauvre Joseph Fesch ! s'il pouvait voir quel cas on fait en Corse de sa collection ! Ah ! mais non, ils ne sont pas artistes, tes cousins, mon cardinal 1 Ah ! sapristi !
La chambre de Paoli, que le recteur de l'école nous fit obligeamment visiter, est la bibliothèque. Elle contient des manuscrits de grand intérêt, pa- raît-il, et tous les papiers relatifs à la guerre d'indé- pendance et émanés du conseil des k Neuf ». Le dic- tateur, pour se garer des attentats, avait fait doubler sa fenêtre avec des volets de liège de trois pouces
25r. SOUVliNlHS 1) UN KM \NT DE PAKIS
d'épaisseur. Ils y sont onrorr. C.erlcs, il connaissait le oaraclère île son peuple. On conte d'ailleurs f|u"cn sus de l'escorte de vinj^l-([uatre hommes (pii le veil- lait jour et nuit, il i^ardail auprès de lui en' perma- nence de forts molosses aux crocs formidables, et qui ne connaissaient que lui et son fou.
Les colonnes, les fameuses colonnes du trône que les « Neuf » stupéfaits virent un jour subitement dressé dans la salle du conseil, sont également con- servées. Le bon recteur sourit en nous les montrant. Il cherche dans nos regards si nous sommes avisés de cette histoire étrange du trône, que nombre de Corses nient furieusement, quoiqu'elle soit très vrai- semblable.
L'idée de se faire élire roi de Corse, a dû passer par la tète de Paoli. Elle était rationnelle en somme, et tout à fait conforme au goût d'autonomie que les insulaires ont toujours eu, qu'ils ont encore, selon moi. Ouand on prend <1c l'indépendance, on n'en saurait trop prendre. Napoléon lui-même avoue, dans le Mémorial, qu'après l'abdication de Fontaine- bleau il songea à se retirer dans l'île natale >< avec ses cinquante mille Corses », et d'en demander aux alliés le gouvernement et le sceptre héréditaire. Cela eût mieux valu peut-être <pje de remettre son épéeà l'Angleterre. Ile pour île, Cyrnos valait pour lui Sainte-Hélène. Les Corses, soyez-en sûrs, n'eussent eu que de l'enthousiasme pour la combinaison.
Quoi qu'il en soit, Paoli lit aussi ce rêve. Un jour les Neuf trouvèreni, dans la chambre des délibéra- tions, un trône surgi comme par hasard à la place où le général s'asseyait d'habitude. Ils se regardèrent et sortirent. C'était un four. V^o\\ le comprit et ne
CORTE 257
recommença plus. Minuto Grosso dut lui en dire de vertes, et l'orig-ine des volet's de liège vient de là probablement.
Le bon recteur de l'école me confie à l'oreille qu'il avait traité, dans ses loisirs, cette curieuse scène, tout à fait shakespearienne, en vers, et qu'il l'avait envoyée au Figaro pour le Supplément. Il n'en a point eu de nouvelles. Je lui promets d'en parler à M. Périvier, et j'échappe ainsi à la lecture qu'il me menaçait aimablement de m'en faire.
22.
LA SCAL\ 1)1 SANTA IIKiilNA
Pour visiter ces gorges magnifitjues, il s'agissait (le faire un crochet aventureux, de renoncer aux drlices (lu nouveau chemin de fci- qui relie Corte à Fiaslia et dont la gare crénelée (elle est crénelée, miséricorde 1) nous appelait par ses sifflements civi- lisés, et de nous engager onfm, aprî^s certain |)Oul du Diable, dans un déhlé farouche plein de légendes et riche en embuscades, par un chemin muletier lon- geant le précipice, au bout dufpiel était le mont Cinto.
Ce mont Cinto est le pic le plus voisin des étoiles qu'ait la Corse. Il |)erfore le ciel diiu trou de 2.710 mètres de profondeur, et notis avions pour chef d'expédition un homme qui ne badine ni ne tergiverse avec de pareilles attractious. Il fut donc, résolu que nous ferions ce coude.
Des provisions de bouche, mesurées pour trois ours, s'empilèrent dans des paniers que chargèrent nos calèches.
Le seul village de caractère que l'on rencontre avant le Pont du Diable est Soveria ; mais il vaut
LA SCALA DI SANTA REGINA 259
que l'on s'y arrête. Quel profil hautain sur la mon- tagne !
Je serais bien étonné qu'il n'eût pas donné son homme à la Corse et que rien d'énergique ne fût sorti de ce nid d'aigle. Il ne me surprend pas d'ap- prendre en effet que Soveria est le bourg natal de l'un des plus rudes grognards de l'épopée impériale, le général Cervoni, tué à quarante et un ans à la bataille d'Eckmûhl.
Ce général est le héros d'une histoire assez amu- sante. C'était lui que Napoléon avait chargé d'aller au Vatican signifier à l'héritier de saint Pierre sa dépossession définitive du cher pouvoir temporel. La mission n'était pas des plus agréables. Cervoni s'en acquitta avec une brusquerie si soldatesque que le malheureux Pie VII en resta épouvanté. Le général était de l'école littéraire et diplomatique de Cam- bronne.
Quelques années plus tard, quand le pape s'en vint à Paris pour le sacre impérial, Cervoni eut son tour à la suite des autres officiers, pour saluer le pontife, et il le fit d'une voix de stentor, avec l'accent quasi italien qui est le corse. Pie VII avait gardé un vague souvenir de cette voix-là. Elle lui rappelait quelque chose d'embêtant dans sa carrière. Il dressa la tète, regarda le général, et le complimenta de parler la langue harmonieuse du « si ».
« Vous êtes Italien ? demanda-t-il.
— Presque, sainl-père, tonna Cervoni.
— Eh ! eh ! sourit le pape en s'avaucant pour le bénir.
— Oui, je suis Corse.
— Ah ! ah ! ah ! »
2G0 SOL VE.MUS I) LN ENFANT HE PAEdS
El Pie VII recula, liinide.
« C'est moi, Ccrvoni ! I !... dit le soldat on adoucis- sant son cuivre.
— Cervoni? Diavolo!... »
Kl le vieillard piit lilléralemenl la fuilo.
Le père du i;énéral. Tome Cervoni, avail été lui- même un militaire réputé; il avait pii.s part à la guerre de l'indépendance corse sous Paoli. C'était un de ses capitaines. St'lant fâché, je ne sais à quel sujet, avec le dictateur, il se retira à Soveria, chez sa mère, femme d'une vertu magnifique et d'un ])a- Iriùtisme passionné.
Lorsqu'un jour on a|)prit dans le village que Paoli venait d'être surpris par Matra, son ennemi, refoulé dans un couvent auquel on avait mis le feu et qu'il allait y périr. Or Paoli, c'était la patrie incarn/('>e. Nulle injure ne pouvait empêcher un bon Corse d'en convenir et de le reconnaître.
« Va! » dit la mère en lui apportant sa carahine.
Tome cependant hésitait, étant vindicatif comme tous ses compatriotes, et ne sachant pas pardonner.
La vieille ouvrit imjiérieusement la porte :
« Val » lit-elle une deuxiènie fois.
Sans doute la cause de l'ininiilié élail grave, car le capitaine ne se décidait [tointà obéir :
— .Non, mère, disait-il.
— Soit donc maudit le lait dont je t'ai allaité! proféra la montagnarde, en une malédiction eschy- lienne qui est demeurée [)roverbiale dans l'île.
« Va ! >> fit-elle encore.
Très pâle. Tome Cervoni se leva, prit son fusil, réunit quarante hommes dans les environs et alla délivrer Paoli au couvent de Bozzio. Il tua même
LA SCALA DI SANTA REGINA 261
de sa main le traître Matra, partisan des Génois. Et, ceci fait, il revint à Soveria sans avoir voulu serrer la main au héros national, ni même le voir.
Il rentra dans sa maison, déposa son arme dans un coin, et s'asseyant dans Tàtre :
« Mère, vous êtes obéie, dit-il.
— Bien, tit-elle, voici la polenta du soir. »
Paoli fut obligé de venir lui-même à Soveria re- mercier son libérateur. Tout le caractère corse est dans cette histoire, très populaire chez les insulaires, et qui attend son poète.
Je ne demanderais pas dix ans pour que le défilé de Santa-Regina, en Corse — s'il était connu — devint aussi célèbre que n'importe quels cols de la Suisse ou des Pyrénées les plus chantés par les guides et les touristes, car il est de toute beauté.
Nous pouvons dire que nous l'avons à peu près découvert. Je n'ai pas vu du moins qu'il ait été ex- ploré par d'autres excursionnistes, et s'il l'a été, ils n'ont pas rendu justice à ses magnificences.
Cette rampe débute par une corniche montant par de larges lacets à l'escalade de la montagne. Encore un remarquable travail d'art, dont le seul défaut est de s'arrêter court, étant inachevé, et d'aboutir au vide.
Le Golo coule sur la gauche, et à mesure qu'on l'abandonne pour s'élever vers le pays des aigles, il gronde de plus en plus et plus sévèrement et gémit par les voix déchirantes de ses cascades.
Au point d'interruption de la corniche, près d'une petite auberge en bois où l'on peut remplir sa gourde d'eau-de-vie et casser une croûte, il faut re- noncera la douce véhiculation des calèches. C'est le
2\\2 SOLVEN'IRS D UN EM ANT DK l'AHIS
tour de r(''quiliilioii. Do brnvos iiiulcls linlinnalm- lanls nous alloiulonl, lonl liarnacli(''s, el ils se cliar- ii^piil (le nous hisser, «l'un pie»! infaillible, sur les plans les plus verticaux.
Où est le eliemin ?
Pour moi, je n'en vois pas du loul.
Lorsqu'on ne voit pas de chemin et nulle pari dans une montagne, cela s'appelle, en alpinisme, ■( roule muletière ».
^'a pour roule muletière. Mais oîi est-elle?
\'incenl Bonnaud me montre quelque chose qui dégouline, là, en face. Je ne distini^ue que des cail- loux, descellés sans doute par des tillralions el rou- lant les uns sur les autres. Ils crépitent comme grêle. C'est ça ! — Broumm !...
Ces étonnantes murailles de granit (jue niosaïqucnl ies porphyres et les marbres et que les forêts de pins lariccio veloutent d'une mousse gigantesque, des- sinent des coupes et des profds d'une variété, d'une richesse de formes, d'un caractère si grandiose, <ju'on en demeure bouche bée et confondu.
Par instant, loisque le col se resserre et ouvre sur nos léles une nef immense de cathédrale, des ro- chers voisins, ravinés par les pluies, complètent l'illusion par des apparences d'orgues, el tout au fond, en perspective, un tabernacle se dresse sur un maître-autel avec ses candélabres de quartz.
Vingt pas plus loin, ce sont des simulacres de Ba- bylones pétrifiées où rien ne manque, ni les rem- parts, ni les tours, ni les monuments, et (|ui parais- sent avoir été laissés là, sur un plateau désormais inaccessible, par quelque retrait des mers.
D'aulres fois on croit distinguer des <lonjnns
LA SCALA DI SANTA REGINA 265
aériens, masses régulières, entassements scientifi- ques de blocs carrés et pareils à ces forteresses où la féodalité enfermait ses villes.
A ce tableau succède celui d'un petit Vésuve en éruption, bavant de tous lescôtésdes laves de plomb liquide qui sont les chutes d'eau des sources nais- santes. Puis, au tournant entre les mélèzes, comme un miroir de Vénus égaré sur gazon, un lac mi- roite.
La route dite « muletière », soit l'espèce de glis- sade raboteuse et croulante où nos mulets tournent suspendus, circule sous les rocs surplombants et longe le précipice. C'est effrayant, cet escalier de Piranèse où d'heureux lézards chauffent au soleil leurs fins corps de crocodiles, pareils à des agrafes d'émeraude ! Jamais je n'ai vu autant de lézards qu'en Corse, ni d'aussi jolis. Mais, hélas ! qu'ils ont peur de l'homme !
A gauche, baignée dans l'ombre violâtre d'où sur- gissent quelques aiguilles roses, la scala di Santa- Regina se masse ténébreusement et s'enfouit, pleine de mystères.
A droite, elle flambe.
Les clameurs dvi Golo tantôt nous quittent et tantôt nous reprennent et rien n'est comparable enfin à Tespèce d'angoisse délicieuse qui nous étreint pendant celte ascension perpendiculaire, plus abrupte cent fois que le chemin du paradis.
DE CORTE A BASTIA
Le plus beau cliemin pour aller de Corle à Baslia esl le chemin des écoliers, c'esl-à-dire le plus long, celui qui passe par la Caslagniccia, ou pays de la cIiAtaigne.
Donc, la nuit tombant, et malgré leur fatigue, nos intrépides petits chevaux se remirent en route, et l'escalade commença par une montée terrible; infini et somnifère, ce chemin do Morosaglia ! Entre les montagnes qui le bordent, l'ombre tendait ses voiles de plus en plus opaques, et je ne sais pourquoi il me semblait que notre voilurier n'était pas Irancpiillc. Il marchait, le fouet à la main, à côté de la portière de la voilure, et de temps à autre ses regards anxieux s'enfonçaient dans les ténèbres.
La lune tout à coup s'élança d'un pic comme un obus du mortier, monta silencieusement et éclaira le paysage. Et nous entrâmes dans l'inconcevable !
Des créles, des pics, des arêtes, des aiguilles, des blocs, des trous, des massifs d'alpes fanlasmago- ri(|ues, pareils aux flols pétrifiés d'une mer de planète éteinte, inondés de clarté électrique, apparurent.
DE CORTE A BASTIA 265
Puis tout s'éclipsa, l'astre s"élant masqué.
Et tout reparut encore : le Potondo bleuâtre, le Spolasca rosâtre, TAsco jaunâtre, le Cinto blan- châtre, d'autres cimes encore, baignaient dans une rosée de lumière pâle, transparente, et les vallées semblaient des coflrets de pierreries entre-bâillés, où les ombres, nettes et tranchées, formaient les couvercles.
Quel spectacle ! Il s'évanouit.
Et la lune se démasqua plus loin. Et l'inondation de fluide prismatique reprit son niveau entre les rives débordées des monts.
Cet enchantement dura une heure. Une heure cette mascarade de Diane Hécate en coquetterie de bal d'opéra, ce jeu de cache-cache prodigieux, qui ré- veillait les oiseaux dans leurs nids et ébrouait les chauves-souris sur nos têtes ! S'il y a quelque part, dans l'immensité, un astre de saphir, tels sont ses sites et ses panoramas, et l'imagination n'en rêve point d'autres.
Mais la route tourna et l^assombrissement se fil. Nous pénétrâmes dans un maquis sombre, où les té- nèbres étaient d'ébène. Le falot denotre calèche éclai- rait seul d'une lueur d'abat-jour mobile la rampe de plus en plus rude, dépourvue de parapets et lisérée de précipices que nous gravissions éblouis.
Subitement la voiture reçut une secousse, et l'un de nous, adossé à la capote, sentit un corps qui venait de s'accrochera l'arrière etavait bondi sur nos malles. Il donna alerte au voiturier. ?sous allions être atta- qués et dévalisés peut-être comme une simple dili- gence.
~i( Ne bougez pas I cria l'énergique automédon, un
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26() SOUVEMU.S 1) UN EM'A.M DE l'AHIS
petit homme nerveux et robuste; il u'y a pas de vo- leurs en Corse 1 »
Et en deux enjambées il fui derrière la voilure. Nous entendîmes un dialogue bref, en dialecte corse, suivi de quelques coups de fouet claquants, puis une fuite de bêle dans le maquis, et le voiturier revint en secouant la lèle :
« Je vous l'avais bien dit, lit-il d'un loi) de mépris indélinissable, c'est un Lucquois 1 »
Et il montra sa cliambrière.
« Pas d'autre arme pour ces gens-là. Mais les Corses ne volent pas ! »
Et il remonta sur son siège. Une demi-heure après nous entrions dans Morosaglia. 11 était neuf heures et demie du soir, et nous crevions de faim et de sommeil.
Morosaglia.
Morosaglia, qu'on appelle aussi Rostino, est quel- (pie chose comme la Mecque de la Corse, car c'est là que son prophète, le père île la Patrie, Pascal Paoli. est né, en avril 1724.
Vaste village, composé de plusieurs hameaux se- més sur les versants, cette commune s'épand de tous cotés dans un bois de chAtaigniers, mais elle s'arrondit en somme autour de l'église centrale qui domine de sa tourelle carrée, et tel un berger appuyé sur sa hou- lette, les troupeaux épars de ses maisons giises.
Nous n'y fûmes point ma reçus, non 1 nous n'y fûmes point reçus du tout. Car à neuf heures et demie Morosaglia est couchée. Ses habitants ont, paraît- il, vingt Taisons pour une de ne pas ouvrir leurs portes après le coucher du soleil, et sur ces vingt raisons il y en a dix-neuf d'excellentes. J'ai pu juger, d'après
DE COnTE A UASTIA 267
<iuelques récils assez romantiques, ouïs sur les lieux mêmes, que dans celte commune la bonne heure de la vendetta est l'heure nocturne. Quelqu'un frappe, vous tirez la barre, et vlan ! vous vous trouvez avoir deux balles dans la tète. De là vient que les Rosliniens sont couche tôt.
Un épicier compatissant nous avait donné une lettre de présentation pour un sien parent, hôte ha- bituel de tous les touristes de passage à Morosaglia. A minuit et demi nous étions encore sur la route, cette lettre à la main, ne sachant comment la faire tenir au destinataire, dont la maison hermétiquement close nous opposait le bloc invulnérable de son cube.
Heureusement que le clair de lune était magnitique, celte nuit-là I Mais quelle faim. Seigneur, et quelle fatigue !
Après diverses tentatives infructueuses à divers marteaux de portes, nous allions nous résigner à dor- mir dans nos voilures mêmes, lorsque l'idée vint à l'un de nous de rendre visite à la gendarmerie et de nous faire délivrer par elle ce brevet d'honnêtes gens qu'on refusait de nous reconnaître, à cause de l'heure avancée.
La gendarmerie n'étaitpas chez elle. Nous la décou- vrîmes dans un gracieux cabaret, où nous lui ofTrîmes un petit verre. Je dois proclamer qu'elle le refusa, et qu'après inspection minutieuse de nos personnes innocentes et de nos allures éreinlées, elle se chargea de nous introduire chez notre hôte.
Nous la suivîmes en la bénissant. Parvenus devant le cube rébarbatif, elle siffla d'une certaine manière, appela par trois fois l'hôte par son petit nom, et la porte béa, entin.
268 SOUVENIUS I) UN ENFANT DE PAIUS
Certes ! il l'iail bien une heure du malin; mais vous allez voir ce que c'est que riiospilaiilé corse quand elle esl rassurée : en un «juart d'heure tous les mem- bres de la famille étaient non seulement rhabillésmais endimanchés. Tous les lits étaient refaits à notre in- tention et i?arnis de draps blancs, et un souper fa- buleux nous était servi dans le salon illuminé de tous ses candélabres.
Jamais je n'ai mangé de pareil appétit!
Jamais je n'ai dormi d'un tel sommeil !
Et la triste Morosaglia se revêt pour moi d'un souvenir enchanté, où la gendarmerie même a des ailes.
Celui des hameaux de la commune où l'on montre et visite encore la maison natale de Pascal Piaoli a pournom la Stretla. Dans quel état d'abandon les Corses la laissent 1 Mais son délabrement même la poétise d'une austérité qui a son charme morne
En somme, c'est la maison d'un vaincu, de l'un de ces vaincus de la liberté q\ii son! les plus tristes sur la terre. Si j'étais Corse, elle me ferait pleurer, cette ruine, que le temps achève et qui s'émiette dans les vallons. Car celui qui naquit là voulait son pays au- tonome, et il n'est (lue français.
Est-ce là ce que veut dirtî la désolation de l'habi- tacle solitaire, et faut-il y entendre la voix éloquente des choses dont parlent les philosophes?
Aussi nue à l'intérieur qu'elle est, à l'extérieur, ravagée, sans un meuble, sans un livre, sans un souvenir, et telle encore que la vit, elle aussi, Gre- gorovius en 1862, soit n'ayant pas une vitre à ses fenêtres, la maison de Paoli à Morosaglia ma laissé l'impression d'une tombe abandonnée de nos ci-
DE CORTE A BASTIA 269
melières. Le temps du lierre est le temps de l'oubli.
Du reste le libérateur n'a point laissé de famille. Il ne s'était point marié, et son frère Clément était moine. Ce grand nom de Paoli n'est plus porté en Corse.
Sait-on cependant qu'un romanesque et chaste amour anima le cœur de Pascal, sans nuire à celui qui l'exaltait pour sa patrie? Il est probable, du reste, qu'il confondait ses deux passions en une seule et les idéalisa l'une en l'autre. La Béatrix de ce Dante guerrier était une nonne, de noble souche corse, qui prit d'ailleurs elle-même une part assez active à la guerre de l'indépendance.
Quant à Clément, le moine, c'est au couvent de Morosaglia (aujourd'hui école Paoli) qu'il faut cher- cher la trace de cet homme, au moins aussi extra- ordinaire que son cadet. Clément Paoli, soldat ter- rible et pieux, rappelle ces évêques grands seigneurs du moyen âge qui se jetaient dans les mêlées, un crucifix d'une main et une masse d'armes de l'autre. On conte que toutes les fois qu'il abattait un ennemi, la pensée de la désolation qu'allait laisser sa mort aux êtres chers lui arrachait un cri compatissant. « Pauvre mère I » s'écriait-il. Et il lâchait le coup infaillible.
On m'a montré dans le cloître des franciscains la cellule où Clément mourut en 1793, sous la bure du tiers ordre. Je l'ai quittée assez vite, car il me sem- blait ouïr les lamentations des « pauvres mères ». Il est vrai que je ne suis ni pieux ni moine.
C'est de ce couvent même que le général Pascal Paoli dirigea la fameuse bataille de Ponte-Nuovo, où. la Corse perdit son indépendance.
23.
:27u soLvi:.Mns d un iïmam di; i'akis
Ponlc-Nuovo ne se Irouvo pas sui" la roule de la Castagniccia, mais bien sur celle de BasLia, la roule des professeurs. Ce village est au bord du Golo, dans une |)laiiie marécageuse, (pii jKiraîl, avoir (Hr el sera encore, s'il y a lieu, le champ de bataille or- dinaire de la Corse. Une cilad(îlle, convertie en gendarmerie, commande le ponl (pie de ponls!);'i cincj arches de la possession dinjutd dé[)end le soi I des Irois villes Ajaccio, Corte, Haslia, el par consé- quent la prise de l'île. C'est donc à Ponle-Nuovoque bat le pouls politique de la (^-orse. Il n'y a rien à en dire davantage.
Les pauvres Corses y furent battus le 9 mai de l'an 1769 par le comte de Vaux, i\m les mil en dé- route, et de ce jour date le bonheur qu'ils ont de ne plus être Cénois. La bataille de Poide-Nuovo a na- turalisé Bonaparte, lequel, sans la défaite de Paoli, iiaurait peul-éti"e jamais été empereur des Français. Il vint au monde, en cfTet, le i5 août de la même année, soit quatre-vingt-seize jours après la tuerie qui nous le donna, hélas ! pour d'autres tueries plus a lire uses encore. « Pauvres mères! »
A présent, tenons-nous bien, et pas d'étourdisse- menls! Ilurrah ! au grandissime galop, <pie dis-je, à tour de bras, nous descendons par une rampe en lire-bouchon dans la contrée de l'arbre à pain corse, la célèlirc Casiagniccia !
Les frondaisons s'épaississeni, les faîles se rap- prochent et se nouent en dômes, le jour se tamise, une fraîcheur exquise nous baigne, et de tous côtés des susurrements de sources, des babils de chutes d'eau s'unissent au brouhaha de la forèl et au tu- multe doux des branchages.
DE CORTE A BASTIA 271
La première impression que domie la Caslagniccia esl celle d'un parc impérial et splendide, où les allées sont dessinées par un Le Nôtre, fou de gran- deur, et taillées à larges coups de serpe dans une nature vierge. Il y a du Versailles et du Saint-Cloud dans ce jardin en labyrinthe, plein de rocailles et de cascades bruissantes, mais du Versailles reparti à létat sauvage, du Saint-Cloud reconquis par la soli- tude, et rendu aux lianes colossales et aux mousses antédiluviennes.
On dit d'ailleurs entre géologues que la Caslagnic- cia est rÉlysée de la botanique : j'ajoute un Elysée où l'on se promène en calèche.
Rien ne peut suggérer une idée de ces châtai- gniers justement historiques, puisqu'ils nourrirent seuls pendant plusieurs années les armées sobres et fanatiques de Paoli. Leurs colonnades massives bordent la route d'arcades verdoyantes et profilent à perte de vue les charmilles sans fin, au bout des- quelles une cascade luit comme un dressoir d'argen- terie.
L'un de nous, étant descendu un instant de voiture- pour ramasser quelques châtaignes sous les arbres, poussa de loin un tel cri de surprise que nous cou- rûmes à lui, inquiets. « Venez voir ! » criait-il.
Et nous vîmes. Dans l'intérieur d'un tronc formi- dable, une chambre entière sculptée à même Tarière. La table, les deux escabeaux, une petite armoire, tout s'y trouvait. 11 y avait la cuiller et la fourchette dans l'armoire, et, sous la table, une paire de sa- bots!...
Comme les Corses donnent quelquefois en dot des châtaigniers complets à leurs filles, celui-ci devenait
272 souvi::Mits I) l:n kni'ant m: paris
un apport sérieux, el il fui recomni d'un accord una- nime (juc, si la fdle élail jolie, le parti était consi- dérable pour un bandit pauvre.
Le premier village où nous fîmes halte est Pie- dicroce-d'Orezza ou plutôt le couvent (jui le com- mande.
C'est l'un des trois couvents illustres de la pK'sis- lance; les deux autres sont celui de Morosaii^lia et celui d'Alesani. Le couvent de Piedicroce n'oiVre pas extérieurement un grand intérêt. C'est un édifice carré, long, d'aspect roman, surmonté d'un campa- nile à quatre entablements et sans ilèche. Mais l'in- térieur est une ruine d'un aspect rare et singulier, et je n'ai rien vu dans mes voyages qui m'ait autant fait regretter de ne pas être Pieter Neefs, à défaut d'un Pieter de Hooghc. Un efl'el de clair-obscur surcet étonnant eirondrement de chapelles, d'autels, de co- lonnes, sculptées, de statues décapitées, d'ornements et de gravats d'art, on aurait le plus beau motif de peinture imaginable. On en a l'ail une caserne de gen- darmerie !
Piedicroce ne dilï'ére des autres villages de l'île que par une propreté indiscutable et toute à son avan- tage. On ne se heurte pas dans ses rues à ces énormes cochons noirs, d'adieurs si amusants (pie l'on est forcé d'enjamber, dans le Niolo, pour passer et suivre son chemin. 1/aiilicrgc où nous descen- dîmes est fort bien tenue, convenablement a[)pro- visionnée, et nous d'iules le plaisir d'y causer avec un percepteur aimable et lettré, qui charma notre veille par de bonnes histoires de bandits.
Une entre autres, dont les Bellacoscia qu'on ne gobe guère ici) assument la res|)onsabilité. Un mal-
DE CORTE A BASTIA 273
heureux curé du cauton, ayant eu l'imprudence de fulminer en chaire contre ces rois de la montagne, se vit un soir enlevé par les deux frères et traîné de cime en cime jusqu'à la Pintica. Là, il jura de ne plus les « éreinler », et même de faire amende hono- rable à leur sujet le dimanche suivant devant ses ouailles. Ils le ramenèrent le samedi toujours de cime en cime, à son église, y entendirent le lende- main la messe et la rétractation, prirent une prune à l'eau-de-vie au presbytère et décampènent. « Si non e vero, bene Irovato, caro mio perceptor. »
A trois kilomètres du bourg jaillissent les eaux ferrugineuses et gazeuses d'Orezza, dont la célébrité est européenne, et justement, selon moi. La source est située au fond du vallon, et l'on y descend à pied de même qu'on en remonte. Pas une voiture pour les malades. C'est absurde, car la station thermale y est toute indiquée, dans un paysage magnifique. Il est vrai que les eaux appartiennent à l'État, qui y envoie quelques soldatsatteints de fièvres au Tonkin. Les plus épuisés sont sur pied'en quinze jours, car la puissance thérapeutique de cette source est quasi miraculeuse. J'en ai bu un verre, dans la vasque rou- gie de l'établissement, et j'ai eu la sensation immé- diate de la Jouvence. C'est de l'orezza que Méphisto a versé à Faust.
Le monde malade viendrait ici de tous les coins de l'univers se retremper et s'activer le sang, si l'accès <le la fontaine enchantée était seulement possible, et si on trouvait à se loger dans les environs. Mais l'in- curie des intéressés n'est comparable qu'à la rési- gnation fataliste des habitants. « Il faut passer la mer ! » disent-ils. Et ils se contentent d'en consom-
l'74 SOUVENIRS I) IN ENFANT DE t'AItlS
mer eux-mêmes, Ignl qu'ils peuvent, pour leurs Irois sous le litre, de celle eau régénératrice <nii les fait vivre cent ans et les remplit Je force el d'allégresse.
A Piedipartino, dans l'Orezza, l'armurier à (|iii j'achetai un stylet corse, ra'ayant entendu parler du « vert d'Orezza », marbre fameux, que Charles Gariiier a employé pour le nouvel Opéra, el dont on admire des colonnes entières à la Villa-Médicis, s'olTril à nous en procurer.
u N'enez », dit-il en prenant un marteau.
A un quart d'heure de là sur la roule, il s arrêta devant des blocs abandonnés el gisants au coin d'un pont, el il on détacha à coups redoublés quelques parcelles. « Voilai fit-il. C'en est ! »
Et c'en était. Rien de plus précieux que ces jolis granits gris, lardés de pistaches, (|ui sont aujourd'hui la gloire de ma collection minéralogitjue. Ouand on pense qu'on les trouve en surah>ondance sur les che- mins el qu'il n'y aurait qu'à en prendre ! Quelle maison on aurait avec cela, ô mon Charles Garniei-, maison d'éraeraude et de malachite ! Si jamais je suis riche !...
C'est en revenant de Piedipartino, chargés de nos premières pierres, que nous pas.sûmes dans un village dont le curé ne disait plus la messe.
Les pauvres paroissiens, end irtianchésel leurs livres à la main, étaient rassemblés autour de l'église, mornes, la télé basse, dans le plus profond silence. La cloche n'avait point sonné l'olîice. Les portes éUiienl closes. Qu'(''lait-il donc arrivé .'
Oh ! rien. Les gendarmes étaient simplement venus le matin arrêter le curé dans son lit, sous inculpation de vendetta .'...
DE CORTE A liASTIA 275
Pour aller rejoindre à Folelli la grande roule na- tionale qui dessert toute la côte orientale de Tîle et met en communication Bonifacio et Baslia, on des- cend de la Castagniccia le long du Fium'Altopar une route si belle et tellement mauvaise, qu'on ne sait s'il faut attribuer à l'admiration ou à la douleur les cris que les voyageurs y poussent.
Or, comme cette voie golgothique est précisément celle par où les malades abordent aux eaux d'Orezza, on comprend que les docteurs hésitent souvent à les y envoyer. Ils ne peuvent y arriver que décarcassés, s'ils y arrivent. On risquerait moins sa vie à descendre à Folelli par le lit même du torrent que par la route « carrossable ■> — disent les guides — qui le longe. Nous avons croulé pendant vingt-deux kilomètres, parallèlement avec une rivière croassante, qui sem- blait nous présager sinistrement tous les accidents que l'on rêve, et, le tonneau de Régulus est doux comme montagne russe auprès de ce que nous endu- râmes aux reins, aux côtes, à la tête, aux genoux et partout, dans la calèche la mieux suspendue de la Corse.
Mais quelle contrée dramatique et superbe que cette Casinca, et quel beau Phlégéton que ce Fium' Alto ! Si jamais je retourne en Corse, je me pro- mets de revoir ces gorges sauvages, abondantes en sites héroïques, et où un peintre d'histoire trou- verait cent motifs pour un « débrouillement du chaos »; — seulement je les parcourrai à pied.
Folelli n'est rien qu'une auberge, mais c'est une excellente auberge, où l'on déjeune comme il faut déjeuner. Je suppose d'ailleurs qu'on y dîne de même.
:.'7i; souvLMus d un em-am de pauis
Le temps nous manqua pour nous en assurer, comme aussi l'alli-ail du paysage, assez vague à cel embranchemenl. C/esl à l'olclli, en ctlcl, que l'on ([uille la Corse noire, la Corse incivilisre donl le farouclie Tium'Allo jelle le suprême appel pitto- resque, pour entrer dans une Corse italienne mari'*- cat^euse el plaie.
Nous voici sur celle cùle orientale au compte de laquelle on a tanl écrit qu'il n'y a vraiment pins rien de nouveau à en dire : une énorme plaine de cent cinquante mille hectares, délrempce par les eaux, torréliéc par le soleil, où règne la malaria, et que les insulaires eux-mêmes ne Iraversenl que le mouchoir à la bouche, au grand galop de leurs chevaux. C'est le royaume de la fièvre.
Ce marais pontin est si malsain que, de l'aveu d'un auteur corse même, un linge blanc, laissé le soir exposé à l'air, est relevé le lendemain matin rouge de rouille.
D'effroyables stagnations morbides formées par l'exlravasemenl des estuaires de torrents ulcèrent ces bords de l'île el conliibucnl à accréditer les légendes qui la donnent pour inhabitable. Les étants d Trbino, de Dian<', del Sale, el celui de Biguglia, devant lequel nous allons passer tout à l'heure, ne sont plus, au coucher du soleil, que des foyers de peste paludéenne. Jamais le mistral purificateur ne les évente. Aussi quelle solitude !
Il semble qu'il serait aisé de reconquérir sur la morl celle immense langue de lerre corse et d'en tourner la putréfaction féconde à bénéfice pour l'agriculture. La nature indique d'elle-même le re- mède par les végétations luxuriantes dont elle couvre
DE CORTE A BASTIA 277
ses vases. Les moindres plantes y affectent des dé- veloppements tropicaux, les herbes sont d'une force et d'une épaisseur incroyables. C'est la flore des co- lonies.
En certains lieux, déjà sommairement cultivés, on fait par an quatre récolles de luzerne. En d'autres, le blé devient gros comme celui d'Egypte. Partout l'eucalyptus réussit, prospère et fait forêt en trois années. Ce limon, roulé par le Golo ou le Tavignano, c'est de l'or en barre, et les Romains l'avaient bien deviné qui eurent là, c'est certain, deux comptoirs, Aleria et Mariana, dans ce grenier d'abondance iné- puisable.
Ils avaient compris qu'il suffisait d'endiguer et de canaliser les eaux folles des fontes de neige et les débordements printaniers des fleuves de la côte. Est-il donc si difficile de reprendre leurs travaux salutaires et d'en suivre les plans d'après les ruines qui nous en restent encore?
Le dessèchement des palus fétides ne se fera que par l'initiative privée, ainsi que tout se fait, et les Corses n'en ont pas. Ils vivent et meurent les yeux fixés sur le gouvernement. Si l'île était anglaise, ainsi que l'avait rêvé désespérément le pauvre Paoli, la côte orientale, canalisée, assainie, coupée de routes et plantée, serait pour John Bull une Mitidja. Elle donnerait des dattes, et l'étang de Diane abriterait des vaisseaux de fort tonnage, avec, autour, une jolie ville maritime.
A la hauteur de Gervione, sur la droite et près de la mer, les touristes en mal de baccalauréat rentre vont généralement visiter les ruines de Mariana, cité romaine fondée par Marius, et dont il ne reste que...
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27S SOlVKNinS D UN ENFANT MK PAHIS
l'cinplacemenl. Ils on roviciinoiil avec des fleurs la- tines aux lèvres el un peu dôçus.
Comme ils ont rt^alemenl fait pôlerina^e, nn jour avanl, aux ruines d'Aleria, autre eolonie romaine fondée par Sylla, et dont il ne reste que... le souve- nir, ils établissent, au retour, de beaux parallèles outre les fondateurs, el leur conversation est tout à lait instructive.
Notre ami Vincent Bonnaud ne se donne pas tant de mal pour rivaliser avec Fènelon et Montes<|uiou dans ces exercices littéraires. 11 déclare carrément que, pour lui, Marins et Sylla étaient des Corses!
El comme nous nous récrions timidement contre colle opinion effroyable el d'une partialité révol- tante :
« Leur histoire le prouve ! déclare-l-il. Ce n'est ([u'une longiu^ vendetta romaine, leur histoire ! Jo vous détio de dire non ! Lisez Tite-Live ! »
Et nous voilà collés, car il a raison. L'inimitié t\f Marius et de Sylla «levait faire quelque chose on Corse ! Kilo a lait Aleria et Mariana.
Mariana cependant ne pouvait nous laisser froi<i, à cause delà très jolie éi.;'lise qui s'y est conservée el qu'on appelle la Canonica. C'est une des plus pré cieuses pièces d'art de la Corse.
Je ne suis pas assez bon architecte pour vous la décnre lechni»iuement, mais la (?.anonica m'a paru être du onzième sii'x^le el relever du style byzantin. Elle a une triple nef soutenue par des colormes do- riques; mais les chapelles sont fi^olhiques, assuré- ment, el la façade, ornée de chasses et de griffons, est pi.sane. A'oilà. Je ne vous en (lirai pasdavantaj^e, el pour cause, sur celte cathédrale des marécages.
DE CORTE A IB.VSTIA 279
L'étang de Biguglia est le plus vaste de ces palus insalubres. Il précède de huit kîlomètres l'entrée de Bastia, à qui il sert de vivier. Il est probable que dès le temps de la colonisation romaine, ses poissons ex- quis fournissaient la table de ces gourmets dont parle Juvéaal dans sa satire cinquième :
Mulus erit domino quem raisit Corsica.
Aujourd'hui ce sont les Bastiais qui les mangent, ces mulets corses de haut goût. Et quand ils man- quent au marché, on les remplace par quelque pâté de canard sauvage tué par les chasseurs au milieu des joncs et des lentisques de l'étang.
RASTIA
Si l'on ne savait pas que la Corse a été f>-énoiso, on le devinerait rien (ju à voir Bastia.
Bastia, c'est une Gênes en réduction. Même situa- tion sur la mer, mOme encadrement, même p(»rl, mC'mes rues et même caractère de ville, il n'y mancjue que les palais splendides et outrecuidants de la via Garibaldi et les lions symboliques dévalant sui" les escaliers des j)orli(jues.
Ces palais sont remplacés, sur la Traverse, rue prin- cipale de la ville, et place Saint-Nicolas siirtout, par de grandes maisons modernes, liaussmanniformes, sans art et sans style, à moins que celui de cette archi- tecture ensoit un, le style NapoléonTrois! Lepluspur alignement y préside et l'absence de couleur y règne.
Autour du port seulement, le quartier ((ui entoure les quais etquel'église deSaint-Jean-Baptisleappelle A la prière, est amusant à parcourir. Il grouille rai- sonnablement sur les dalles de marbre qui revêtent la chaussée, et sous quelques portes romaines des étalages de fruits, de poissons et de légumes accro- chent de la lumière.
BASTIA 281
C'est là que je vivrais si je devais vivre à Bastia. J'élirais sans doute domicile aux environs du marché aux châtaignes, où il y a de si curieux gritîons de bronze et qu'anime le bavardage des commères au- tour d'une fontaine. L'odeur historique de la vieille cité corse n'est respirable que là, du moins pour des narines ethnographiques.
Quant à la terriblement majestueuse place Saint- Nicolas, où l'on contemple, foudroyé, la statue de Napoléon dont je vous ai parlé plus haut, je ne veux pas m'attirer une vendetta bastiaise, mais, sapristi ! quelle place, et quelle statue ! Il est vrai que, si elle n'était pas si grande, les pieds du Napoléon débor- deraient du socle sur la mer ! D'après la conception du brave statuaire, si la postérité s'y fie et y réfère, comme on dit de Gharlemagne « l'empereur à la barbe fleurie », on pourra appeler Napoléon « l'em- pereur aux grands pieds ». Ils durent tenir, s'ils étaient ainsi, tout le pont d'Arcole. Enfin j'ai vu mieux en fait de proportions académiques, je vous en donne ma parole d'honneur 1
Pour la place en elle-même, il y souffle un tel vent, le libeccio, qu'on s'y croirait en Avignon. Gomment le petit théâtre de bois, baraque informe qui rorne, y résiste, c'est ce que je n'ai pu comprendre. On doit la lester de tragédies. C'^tte grange a encore une fois éveillé en moi le souvenir mélancolique du pauvre poète Albert Glatigny, qui y joua du Scribe. Glati- gny était « troisième utilité et souffleur » d'une troupe ambulante, et c'est en se rendant de Bastia à Ajaccio qu'il fut pris pour Jud et emprisonné à Bocognano.
Pourquoi ne pas le dire? Je me suis assis sur un banc devant cette ■< roulotte » échouée là comme
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282 SOUVENIRS 1) UN ENFANT DE l'ARIS
une épave, et, \r do^ luiirné ;iii >.a|>oléon des pé- dicures, je me pi'is à rêver aux dures années ek aux gais conipafi;-nons d'apprentissage liltéraire. L'évoca- tion fut si forte, sur celte place Saint-Nicolas, qu'il me sembla à un certain moment pei'cevoir el reron- naître derrière les planches la voix de ( llaligny d(''fla- manl la [)rose douloureuse.
Avez-vous essayé quelquefois de vous rappeler le timbre de la voix des amis qui sont morts ? Le sou- venir d'une voix, c'est ce qu'il y a de plus irressus- citable. L'expression, la physionomie, l'allure, le geste familier, ces choses-là vous laissent leur carac- tère; mais la voix? D'autant qu'il n'y a pas deux voix qui se ressemblent. Si la phonation est une science, elle est la plus vague et la plus incertaine de toutes. Peut-être viendra-t-il un temps où, grâce aux découvertes d'Edison, on pourra conserver dans le métal des plaques le timbre vocal des êtres aimés. Et ce sera vraiment le plus doux des miracles, attendu que la voix seule est capable de donner l'impression de la présence. Le portrait peint ou sculpté n'enpr(»- cure que l'illusion. Quand la voix sera ILxée, l'oubli .sera vaincu. Le plus isdb' mourra <M)toiir<'' du bruil des siens 1 1 ;.
Mais revenons au j)orL 11 est moins un |>ort (ju'une cale, el son goulet est si étroit iju'il doit être fort difficile d'entrée. Lorsque le susdit libeccio- pousse le navire, j'imagine, sans m y connaître ('mormémenl. que ce navire enfile ce gouh'l avec autant d'aisance qu'un fil une aiguille qui remue. Si le capitaine vise mal, tout est à recommencer.
(1) Écrit en ltt87.
BASTIA 283
Le hasard, qui est parfois le meilleur des cicé- rones, voulut qu'entre plusieurs hôtels, également excellents, nous descendissions à l'hôLel de France, lequel est — révérence parler ! — l'hôtel « républi- cain » de la ville. Comme nous avions pour chef d'expédition un prince de la famille Bonaparte, ce choix désola les établissements rivaux et scandalisa les groupes politiques.
Dieu sait pourtant sil avait été involontaire, pas un de nous ne pouvant se douter qu'il y eût mani- festation d'opinion active ou réactive à se loger à gauche ou à droite dans la rue de la Traverse ! Mais en Corse on ne badine pas avec ces bêtises-là ! Entre nous, on forait mieux d'aller travailler.
« Lorsque vous arriverez à Bastia, nous avait drt un voyageur d'expérience, ne quittez pas votre voi- ture, laissez aller, et regardez à droite et à gauche les portes qui défileront devant vous. Dès que vous verrez sur le seuil de l'une d'elles un homme coiffé du haut de forme et habillé de la flûte des soirées, vulgo queue-de-morue, arrêtez-vous et entrez sous cette porte. Elle est la bonne. On y mange des mu- rènes des étangs de Biguglia ! a
Et le voyageur d'expérience avait ajouté : -
« Vous ne pouvez pas vous y tromper. Ce haut de forme et cette queue-de-morue sont les seuls qui soient en Corse ! ... »
Fidèles au programme, nous criâmes donc : Stop 1 à notre cocher dès que nous aperçûmes, ainsi qu'il était écrit, le « soyeux » indicateur qui répondait au signalement; et c'est ainsi que nous devînmes les hôtes du digne M. SlafTe !
Le digne M. Stafl'e était une des cuiiosités de Bas-
284 SOUVENIRS H IN ENFANT DE PAIUS
lia. Il y a représenté priitlaiil Ironie ans le goiU du conlinenl (*l l*aris. 11 fui le Corse en habit noir! — Jamais il ne quilla cet habit symbolique, et oncciues il ne coilTa autre coilTe (|ue le g-ibus sublime (ju'on lustre et rafraîchit pour cinquante centimes. Inutile d'ajouter, bien entendu, qu'il n'eut foi quen la cra- vate blanche, et que ses souliers furent, jusqu'au dernier jour, vernis.
C'était un grand vieillard sec, allègre, rasé de frais, qui vivait pour et par la correction absolue, sauf qu'il passait sa journée assis dans la rue sur une chaise, devant sa porte, à attendre les voyageurs. Riche, notable et influent, populaire et conseiller muni(Mpal. il ne dédaignait pas de servir à table les hôtes de (jualilé que la Providence lui envoyait, et, le repas fini, il s'asseyait avec eux à la table, faisait monter ses liqueurs de choix et ses cigares, et il leur parlait... de Paris !
Il était de ceux pour qui Paris est le nombril de la terre. Il soupirait en disant : « Le boulevard ». Je n'ai point rencontré de mortel plus sincère dans sa croyance aux viveurs de nuit. Pauvre M. StalVe ! Puis(ju'il est parti de ce monde où sont les divines Folies-Bergère, que le bel uniforme démocratique qu'il y porta lui soit là-haut, devant le Juge, une cir- constance atténuante I II n'en aura pas eu besoin si Dieu met dans les justes balances la bonne tenue de son hùlel de France, la propreté de ses chambres, la douceur de ses lits, la richesse de ses caves, le con- fort et la politesse et le céleste plat de murènes de la Biguglia aux échalotes! L'ensemble de ses vertus vaut une assomption en paradis complète, cravate blanche comprise !
BASTIA 28B
On n'aime guère la peinture à Baslia. ni même les peintres. Je n'en veux pour preuve que l'état réelle- ment scandaleux oi^i la municipalité laisse, à l'hôlel de ville, les toiles léguées par le cardinal Fesch. Je vous avoue que je suis sorti outré de ce monument.
Oue ces toiles soient toutes bonnes, non certes, et il y en a même d'exécrables, mais qu'on laisse ainsi pourrir sur les murailles une collection dont Ten- semble constitue encore un fonds de renseignements sur la peinture italienne de second ordre, voilà qui arrache au plus calme des imprécations. C'est pire ici qu'à Corte même, et j'ai vu dans le poste de po- lice une dizaine de natures mortes trouées comme un crible par les colichemardes des sergents de ville.
J'avais, du reste, le matin même, été, pour ainsi dire, préparé à ma stupeur indignée du « Musée » de Bastia par un événement significatif. Désireux de profiter du temps frais et lumineux pour rapporter de la ville quelque souvenir coloré, disons franche- ment une aquarelle, j'étais allé, en compagnie de M. Escard, m'installer au bout du môle avec mon petit attirail d'amateur.
De ce point, en effet, la vue était charmante et formait tableau. Le « maschio » ou donjon quadri- latéral de la vieille citadelle, avec ses hautes mu- railles d'ocre rouge, sous lesquelles les verdures .du jardin public dessinaient leurs allées en terrasses, un joli château d'eau à gradins, les outremers chan- geants des eaux profondes du port, au fond les mon- tagnes violettes, au premier plan une petite corvette bleu d'ardoise, tout cela sollicitait les pinceaux, et d'un plus habile que votre serviteur.
28G SOLYliMUS I) UN KM A NT l>i; l'AniS
.lo n'élais pas assis sur le pliant depuis dix inimités que le gardien du intMe, lionnne de douane. \ inl à nous, el ce dialogue sengagea, morose :
« Qu'est-ce que vous faites là?
— Vous le voyez, de la peinture.
— Qui êtes- vous?
— Un peintre apparemment.
— Où est votre livret? Silence.) Si vous êtes peintre, vous devez avoir un livret. Montrez-le.
— Il y a peintres et peintres ! intervint M. Escard.
— (Ju'esl-ce que ça représente, votre machine ?
— Mais, expliquai-je en rougissant, le donjon, les fortifications et le jardin, du moins autant que pos- sible. Du reste je ne vends pas cher 1
— Ilum ! » fit le douanier.
Et je vis passer nettement dans ses yeux le soup- çon de l'espion prussien 1
« ("a y est! dis-je à M. Escard. No\is allons être lapidés ! >>
L'homme du môle esquissa un geste violent.
Et il courut à la Marine. Déjà les galopins du port se groupaient, agités et méfiants, autour de nous, et sur les ponts de bateaux une rumeur menaçante se propageait.
« Vite, dis-je à Escard, allez clier(h<M- du lenfort. Cette scie de_ l'espion prussien est toute-puissant(; sur les masses, et le danger est d'autant plus grand qu'il est plus béte. »
Je poursuivis mon aquarelle pour me donner une contenance, el j'affectai même d'allumer une pipe; mais je n'étais pas sans inquiétude. Le port était en brouhaha véritable. Le douanier revint avec d'autres douaniers, suivis d'une foule considérable. Ils me
BASTIA 287
demandèrent mes papiers. Je donnai mon porte- feuille, et, sur leur ordre, j'allais plier bagage pour les suivre, lorsqu'un haut de forme populaire ter- miné par une illustre queue de-morue apparut, écarta les curieux et me sauva.
C'était l'excellent M. Stafïe, avisé par M. Escard.
Il connaissait Paris, lui, le digne hôtelier, il savait I Il se porta garant, et nous emmena.
Ils en étaient là, à Bastia, en 1887 !
SAINT-FLORENT, ISOLA ROSSA, L'ALGAJOLA
La roule qui unit Baslia à Calvi est, dès le début, fort belle. On la fait à pied, d'abord parce quelle monte pendant dix kilomètres, el ensuite parce que les plus délicieuses fleurs, variées el odorantes, la bordent justju'au col de Teghime.
Cotte première partie du chemin ressemble, à s'y méprendre, à la Corniche, en Ire Eza el Beau- lieu, par exemple. Mêmes arbres, même llore, même culture de vignes, d'amandiers, mômes jardins en espaliers, et mémo charme. — Du col, la vue s'étend sur un double panorama, el on y a la mer à droite et ù gauche. A l'esl, Baslia et l'étang de Bi- guglia, les îles el la mer toscane ; à l'ouest, le ver- sant des monts, le Nebbio, le golfe de Sainl-Florent, et tout là-bas la verle Balagne, cette Touraine corse. On aurait beau monter plus haut, on n'en verrait pas davantage, el pourtant vous n'êtes qu'à cinq cent quarante el un mètres, c'est-à-dire à quelques en- jambées de l'équilibre éternel des eaux.
Partout où, dans un paysage, la montagne s'ac- corde avec la mer, on a la sensation du grandiose
S.VINT-FLORE.NT, ISOLA-ROSSA, L ALGAJOLA 289
el l'on gémit de ne pas être un ciseau, au lieu d'être né plantigrade. Au col de Teghime, j'avais envie de me lancer à la nage dans l'espace et de gagner Calvi par brasses.
La calèche me reprit à temps, et elle nous des- cendit à grandes guides jusque dans un vaste vigno- ble où l'on faisait la vendange. Le lieu s'appelle Barbaggio.
De belles filles brunes, aux yeux de velours, por- taient sur la tête de grands paniers carrés remplis de raisins violets et s'en allaient ainsi, pieds nus, par les sentiers. A notre prière, elles nous en offri- rent quelques grappes, et si grosses, que, un kilo- mètre plus loin, nous n'avions pas encore fini de les égrener.
Nous traversons une rivière bordée de lauriers- roses, comme TEurotas, et nous voici encore une fois dans un marécage.
Dans ce marécage croupit la jolie ville de Saint- Florent, dont Napoléon rêva de faire un autre Tou- lon.
S'il avait voulu réaliser ce projet, il lui aurait fallu d'abord, je suppose, dessécher le marais formé par les alluvions de l'Alise, en canaliser l'inondation et rendre le pays habitable. Quant au golfe de Saint- Florent, il est admirable en effet, et la rade qu'on y construirait n'aurait peul-èlre pas son égale au monde.
u Ce golfe peut contenir une armée 1 » s'écriait l'ingénieur Bellin en 1769. Pour un golfe, contenir une armée c'est le comble de la gloire géogra- phique.
Ouanl à la ville elle-même, rien à en dire d'inlé-
2il0 SOUVENIRS D LN I;NI-ANT I)I: I'AIUS
lessanl, sinon pour la faculté de médecine. On doit mourir là comme des mouches. Huil cents malariés s\v agitent confusément et ne doivent se reproduire qu'à regret, s'ils aiment les enfants bien portants.
Mme riiomasina-M.-A.-E. Campbell prétend avoir mangé à Saint-Florent des « zerri », poisson fameux, dit-elle, dont je n'ai jamais entendu parler, mémo dans l'île. En fait de poissons corses, je connais la bécasse de mer, la regina, le scorpio, le prête, le coq de mer, la murène et la bianchetta; mais le « zerri », qu'est-ce?
Toute cette côte septentrionale de l'île est d un charme inexprimable.
Elle donne la sensation d'un Orient qui remuerait un peu, pas beaucoup, mais autant qu'un oir>eau s'épluchant ou soleil et s'étirant l'aile au bout d'un roc.
Nous voici à l'Ile-Rousse.
L'Ile-Rousse (Isola-fiossa , ainsi appelée de deux îlots rouges sur lesquels elle avance son port, et où l'on chassait encore la perdrix il y a cent ans, est une ville moderne, construite par Paoli pourcmbéter Calvi et détourner d'elle le commerce de la Balagne.
Calvi riait demeurée en elTel fidèle à Gènes, et le patriotisme du général ne pouvait tolérer cette fidé- lité, qu'il tenait pour une défection à la cause com- mune de rind(''pendance. Pour s'en venger, il ruina Calvi, c'est-à-dire qu'il lui suscita une rivale. L'Ile- Rousse n'a pas un siècle d'existence, et c'est assuré- ment le port le plus actif et le plus vivant de la côte. C'en est aussi le plus original.
Il avait de la poigne, ce Paoli, et du goût.
Trois sites caractéristiques résument fort exacte-
SAINT-FLORENT, ISOLAROSSA, L ALGAJOL\ 291
ment les trois physionomies de la ville improvisée. Ici c"est Venise, là un march'é Louis XM, et plus loin une anse délicieuse à la façon des petites criques liguriennes. Si on y joint un mail de province orné d'une fontaine que surmonte un buste du créateur de rile-Rousse, le portrait serait complet en quoire touches.
Je me hâte d'ajouter que les habitants sont des gens charmants, affables et serviables, et que l'hôtel Degiovanni, où nous de.scendîmes, est supérieure- ment tenu par une excellente dame, énergique et habile cuisinière, qui soutient, elle aussi, la broche au poing, la lutte héréditaire contre la cité génoise. C'est à rile-Rousse qu'il faudrait venir vivre si l'on voulait passer l'hiver en Corse; tout y abonde, tout y est bon, et les pèches s'y font miraculeuses. Notamment pour les homardivores et les langousto- phages, riIe-Rousse est le paradis. Elle en envoie tous les lundis des bateaux à Nice, sa voisine d'en face qui lui rit dans le mii'oir de la mer.
A quatre ou cinq kilomètres de l'Ile-Rousse et avant d'arriver à Algajola, on se fait généralement arrêter par les voituriers à un endroit de la route où se ti'ouve l'une des curiosités de l'île de Corse, le monolithe d'Algajola.
Cest une énorme colonne de granit, gisante encore sur son lieu d'extraction, et qu'on laisse là depuis plus d'un demi siècle, faute de pouvoir la transporter plus loin. La mer est à soixante mètres de là cepen- dant, et il semble qu'un ingénieur (il y en a de si habiles ! j n'aurait qu'à la pousser sur un radeau. Les frais sans doute seraient considérables, mais le bloc (jui forme le soubassement de la colonne Vendôme
292 SOUVENIRS D CN ENFANT HE PAUIS
est colossal, lui aussi, ot il provient de la nirinc car- rière. Pourtant il est arrivé à Paris.
Le fiU, à la vérité, est etTroyable. Il mesure dix- neuf mètres de long sur trois mètres de diamètre. Dressé, il serait imposant et indéboulonnable, celui- là!
Ce tpi"il fait là dans Tlierbe, on n'en sait rien ! Sa destination première, on l'ignore. On donne pour certain qu'il fui la première id(''e de la colonne, celle qui rend lier d'être Français quand on la regarde.
Je l'ai donc regardé de mon mieux, el la fierté n'est pis venue. Au contraire, j'ai même senti que je serais plus fier d'être Américain, par exemple, en face de cet abandon, car les Américains ne laisseraient pas trente minutes un pareil spécimen dans l'état où les Français le laissent, et ils le pousseraient, eux, sur le radeau.
L'IIe-Housse forme une antithèse extraordinaire aux ruines féodales et génoises de l'Algajola sa voisine. Oh ! l'Algajola, celte petite cité morne, dont les remparts crénelés crouhmt depuis quatre cents ans dans l'huile nif'diterranéenne. où les mai- sons toujours éventrées, et comme irréparables, alignent, profilent et croisent des rues de décombres pour un j)eu[)le de lé/ards !
L'Algajola. f|ui a plus de trous sur l'azur que le soir n'y perce d'étoiles, et qui semble poser éternel- ., lement pour quelque Isabey le motif pittoresque dune ville prise d'assaut, bombardée, incendiée el mise à sac, au moyen Age.
Celte Algajola, elle a été ma vraie découverte per- sonnelle en Corse, celle qui me revient et dont je re- vendi(jue l'honneur.
SAINT-FLOHENT, ISOLA-ROSSA, L ALGAJOLA 298
Si je pouvais y entraîner une demi-douzaine de peintres, ils en auraient pour dix ans à exploiter son thème décoratif et tous les motifs sur lesquels il se développe. Celte ruine est un enchantement pour des yeux d'artiste. Style, caractère, formes et cou- leur, tout y est, et la natuie même semble avoir in- venté des végétations particulières pour en rehaus- ser les fantaisies. J'ai vu là des graminées étranges, des floraisons pendantes, des lichens et des parié- taires inconnus et qui défient le botaniste et ses her- biers. Mais ils défient bien davantage le peintre et ses brosses par la diversité des tons, l'harmonie, la surprise des silhouettes et l'intérêt des jeux de lu- mière.
Je me suis assuré, par précaution, que Ton pour- rait y vivre, malgré la pénurie extrême des pauvres habitants — cent soixante-sept — qui disputent leurs décombres aux oiseaux et aux rats. Car ils ne sont plus que cent, soixante-sept dans cette ville autre- fois riche et puissante, dont les fortifications attes- tent la grandeur passée. (3n y vivrait même fort convenablement, et nous y avons fait un déjeuner charmant, chez une digne femme qui tient un petit cabaret dans la rue principale. Elle mit pour nous ses provisions d'hiver au pillage. Je regrette fort d'avoir perdu son nom. Mais s'il s'installe jamais une station de peintres à l'Algajola, je lui promets de lui en procurer la pratique.
Entre FAlgajola et Calvi on trouve un important village, appelé Lumio, dont la situation est superbe et qui ferait encore la joie des peintres. Il étage sur un versant ses maisons blanches et lumineuses, que domine un vieux donjon démantelé et flanqué de
25.
2'.'t bOLVEMUS 1) UN DISIAM DL. l'AlilS
lours. Des jardins (r<Man^-ois le poiidionl il'or, el tous les sentiers qui y niènenl élalenl la gloire orien- tale des cactus, des agaves et des figuiers de Bar- barie en bordures. Ces plantes exotiques y sont énormes.
Luiiiio osl un habitacle de nobles corses, la villé- giature de l'arislocralie calvaise. 11 a près de mille habitants.
Je ne serai content que lorsque j'aurai attiré dans ce pays merveilleux la colonie d'artistes que j'appelle. Mais je voudrais un Troyon ou un Charles Jacques pour la bergerie monumentale qu'on aper(,'oil sous Lumio, dans un champ au bord de la mer.
Cette bergerie, qui pourrait abriter douze coïts moutons, est une espèce de cloître à portiques, dont les galeries profondes emmagasinent de l'ombre de toute qualité et du clair-obscur à faire pâlir le maître d'Amsterdam. Ouel cailre pour un animalier ! Cette bergerie de Lumio est la cathédrale des moutons 1 Ils doivent en rêver quand ils paissent !
CALVI ET LA BALÂGNE
Calvi est une adorable pelile ville, endormie sur son promonloire blanc, que la mer entoure d'un frou- frou de soie bleue.
Cette forteresse, à la fois hautaine et coquette, que le soleil irise, ressemble de loin, entre ses deux mi- roirs de ciel et d'eau, à un gâteau de sucre posé sur un plateau d'argent. On la dirait transparente. Quel magicien habile la citadelle vitreuse, ou quelle fée fait surgir aux yeux enchantés du touriste le mirage de ce château de cristal ? Mais non, le soleil tourne, et rien ne disparaît. Au trot des petits chevaux corses vous sautez quelques ponts de torrents, et vous voilà dans la capitale de la riche Balagne. Calvi n"est pas un rêve, et pourtant il en reste un pour moi. Heureux sont ceux qui vivent au pays où ils auraient voulu naître 1
Le mot mélancolique de Théophile Gautier est vrai : « On ne naît pas toujours dans la vraie patrie. » J'aurais dû naître à Calvi, comme Christophe Colomb.
Car Christophe Colomb était Corse.
Pendant l'une des bonnes journées que nous pas-
29(1 .SOUVENIRS 1) UN ENFANT DE PAHIS
sâmos dans la ville magi(juc, nos liôlcs nous lircnl monl(M' à la ciladolle. iMilre les lours du vieux donjon génois, comme dans un pAlé sans couvercle, toul le mystère d'une anli(|ue cité esl enclos. A travers un dédale de rampes, de ruelles, d'escaliers, de passages voiMés, on atteint à une terrasse circulaire, plantée de platanes toullus, d'où Ion domine toul le profil dentelé de la côte, jusqu'au cap Corse. Quelle vue ! Le port est en bas, à trois cents mèlres, agitant mol- lement les coques de noix et les bateaux en papier de sa ilollile. El, à droite, la Balagne s'éploie, tapis d'émcraude piqué d'or. C'est là qu'il fait bon s'ac- couder, s'emplir l'ùme de joie, les poumons de brise, les yeux d'étendue colorée et laisser s'égoutter les heures de l'urne penchée du Temps !
Mais af)rès la poésie l'érudition a ses droits, et nous rentrons dans l'intérieur du pâté. Dans une ruelle, pareille h celle de l'Algajola, nos guides nous arrêtent. Ils nous montrent une ruine. C'est plutôt, si j'ose m'exprimer ainsi, une ruine de ruine, car à la vérité il ne reste de ce qu'ils y voient que l'ébou- lement confus de (juelques gravats sans forme archi- tecturale apparente.
« Vous êtes dans la rue du Fil, nous disent avec émotion ces aimables gens, les plus hospitaliers d'une ville qui esl le chef-lieu de l'hospitalité corse.
— La rue du Fil?... »
Et je dresse interrogalivement la tèle. Mais mon savant compagnon de voyage a vite paré au mauvais eilet de mon ignorance, car il sait, lui, sa Corse sur le bout du doigt, et comme doit la savoir un pelit- fds de Lucien Bonaparte.
« Est-ce là tout ce qui reste de la maison où il est
CALVl ET LA lîALAGNE 297
né? demande-t-il à nos gracieux cicérones en leur désignant le tas de moellons séculaires.
— Où est né qui? insistai-je follement.
— Mais Christophe Colomb ! » sourit le prince.
Sans être un puits de science, je ne suis pas pour- tant l'ignorant passionné que tout homme a le droit d'être par ces temps de doute historique et de bazar- dement général des traditions. A Charlemagne, où j'ai fait mes classes, je me rappelle qu'il était usuel et populaire, entre labadens et potaches, de répondre à cette question : « Où est né Christophe Colomb'' » par la facétie ci-dessous :
« Christophe Colomb est né dans un état voisin de la gêne » ; la « gêne » étant prise là pour la ville ita- lienne qui porte ce nom, et où tous les historiens s'accordaient jusqu'à présent à donner le jour à ce grand homme. Mais venir en Corse pour y apprendre que le grand amiral des mers est né rue du Fil, à Calvi, c'était une surprise qui n'était pas dans le pro- gramme du voyage.
« Mais alors... repris-je, Christophe Colomb serait donc Français ?
— Il l'est, dit sévèrement un jeune prêtre qui venait de nous rejoindre. Voici sa maison natale, j'en ai les preuves. Suivez-moi. »
C'était à déchirer son diplôme de bachelier ! Nous le suivîmes donc, et il nous donna les preuves. Elles me parurent, comme au prince, indiscutables, Chris- tophe Colomb était Calvais.
Quand on est à Calvi pour quelques jours, il est indispensable de se détourner un peu vers le sud pour aller visiter le bourg de Calenzana, l'un des plus considérables de l'île. Calenzana est un gros
2'.»b 80LVENIH8 D U>" i;MAM l>fc; l'AKIS
di'bouché d'huile el de miel. Indii.>îlricijse ol gaie, la po|)ulalion y dépasse aujourdliui trois mille t\mes.
Elle croîtra encore, car la Bnlagne est le pays des belles filles corses.
Il est aisé de le pressentir à la quanLité d'enlanls qui fçrouillenl dans ses rues monlucuses el fleuries. Je n"ai vu autant de gosses qu'à Cancale, ville éga- lement très prolifique, où l'Amour ne débande pas son arc, A Calcnzana, il n'en perd pas une llèelie.
Le bourg s'enorguellit d'un souvenir liistori([ue un peu lointain, qui est la défaite des mercenaires alle- mands de Gônes par Ceccaldi, l'un de ses enfants. Cela se passait en i332, sous Charles VI, et l'his- toire ne nous est pas bien picsente; il n'y a guère parmi nous que le prince qui puisse en tiaiter sans faillir avec les Calenzanais.
Il est vrai qu'il se doit d'être renseigné, le prince Pierre, son père ayant vécu longtemps dans la com- mune.
Il passe méjue encore poui- en être le bienfaiteur, à cause d'une fontaine publique qu'il donna à la ville. L'eau, en Corse, est un présent sans prix, et on y retrouve sur ce point la grande préoccupation des peuples pastoraux d(^ l'IIellade, ({ui pour une fon- taine rendaient un Tliéocriie. La source canalisée par le prince Pierre Bonaparte a enrichi les braves Calenzanais, ni plus ni moins. Ils le savent, ils le disent encore, et notre chef d'expédition a pu se rendre compte, à l'enthousiasme qui l'escorta pen- dant sa visite, de l'importance d'un bienfait assez idyllique en somme. La fontaine était festonnée de fieurs, adornée comme châsse, et il dut en boire un verre à la santé de la Halaene,
CA.LVI ET LA BALAGXE 2!)!)
Notre hôte à Calenzana fut M. Bonacorsi. Il nous fît l'honneur de revendiquer ce devoir d'hospitalité au nom de l'amitié qui l'avait uni au bienfaiteur de la commune.
M. Bonacorsi est, son nom même l'indique, un passionné de son pays, et il aime la Corse comme l'on aime sa mère bien-aimée. Il voudrait qu'elle devînt riche, libérale, active, et il prêche d'exemple. Son jardin, qui abonde en cédratiers, est une pépinière d'eucalyptus de toutes les essences connues, et il en donne de la graine à qui lui en demande.
J'ai vu dans ce jardin quelque chose qui m'a r-emué profondément, C'est une grotte en rocaille, enguir- landée de plantes et parée comme un autel perma- nent de Fête-Dieu. Une source y chante dans une vas- que, et un banc, dans l'ombre et le murmure, invite à la rêverie. C'est le tombeau du fils unique de ce digne homme. Il y passe sa vie.
LES CALÂNCHES
HISTOIRE D UNE SOUPE A L OIGNON
Mais, hélas! el comme dit le proverbe, il n'est si charmante compagnie qu'il ne faille quiller. el le lendemain malin, nous parlions rejoindre la grande roule occidentale.
Elle est nouvelle, et peu de touristes l'ont parcourue avant nous, du moins s'il faut s'en rapporter aux excursionnistes. C'est, sans doute possilde, la plus belle de l'île cependant. Elle longe, de Calvi à Boni- facio, tous ces golfes miroitants et porphyriques, que le soleil embrase chaque .soir de ses pourpres et auxquels il en laisse. L'enchantement de.s yeux est continuel, et la succession des tableaux est tou- jours si majestueuse dans sa variété, que rémotion vous gagne.
La communion de l'âme humaine avec la nalure s'opère par le silence. Le vent seul parle et donne le verbe de l'espace.
Au pont de Fango. près de Galeria, un gros de
LES CALANCHES 301
cavaliers raonlés sur ces petits chevaux corses qui sont les fils de l'Aquilon, comme les coursiers nu- mides de Juguriha, nous barra le passage.
Ils étaient une centaine, armes de tromblons mena- gants, etparaissaient, de loin, assez rébarbatifs. Nous mîmes pied à terre, indécis de leurs intentions, et l'idée d'une aventure à la Gil Blas nous traversa la cervelle. Allions-nous donc être obligés d'en dé- coudre pour passer ce pont? Notre jeune chef allait en tète, fort résolu à faire honneur à la filiation d'un grand-oncle dont la vie militaire avait commencé à « celui » d'Arcole, lorsque, à sa vue, une décharge (fartillerie formidable éclata dans les airs, attestant d'intentions pacifiques, — et môme enthousiastes ! Ces Corses expriment tout par coups de fusil, et surtout le plaisir de vous voir.
Les jeunes gens d'Aleria, comme les jeunes filles de Calenzana, étaient venus saluer à leur manière le iils du prince populaire et toujours aimé dans la Ba- lagne. Ils nous escortèrent, en façon de piquet d'hon- neur, pendant quelques kilomètres, et jusqu'au golfe de la Girolata, dans une apothéose fulminante.
Écarlate, ce fiord ! Il s'entaille dans de gigantes- ques falaises de corail, de rubis et de grenat, dont aucun coloriste n'oserait imposer la splendeur à la routine ignare des gens de goût.
Toute la côte est telle pourtant, et la gamme des rouges y chante ses harmonies de feu, à peine amor- ties par les apaisements de l'ombre. Le vert des maquis exalte encore ces tonalités réellement incan- descentes.
Le golfe de Porto, plus aveuglant encore, est comme le développement du thème de coloris. C'est
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302 SOUVENIRS D U.N ENFANT DlC PARIS
un golfe de Galcria en grand, et Irailc' par un Hu- bens. Pour jouir delà magnificence de ce paysage,, s'en imprégner juscpi'à l'àme, il est bon de s'arrêter une heure au village de Parlinello qui domine la baie, et où Ton trouve une bonne petite auberge, Tort bien approvisionnée du reste.
Parlinello n'est point, à la vérité, un village : c'est un escalier. Les maisons y sont superposées sur une pente glissante ; et si elles n'étaient pas retenues par de grands arbres, elles tomberaient dans la mer, comme les moutons de Panurge.
Nous y avons vu deux jolies tisseuses, installées sur la route même avec leurs métiers rustiques, et qui certainement faisaient leurs toiles des rayons flottants du soleil. Il en voltigeait de tous côtés parmi les airs et jusque dans leurs chevelures embrous- saillées.
Au fond de ce golfe extraordinaire, qui sera un jour ou l'auti'e, je vous le certifie, célèbre et peuplé de riches hôtels et de villas, on traverse un hameau sans importance, du moins par le nombre de ses habi- tants. Il s'appelle Porto et il a paré la crique de son nom. C'est à Porto que l'on embarque les i»ins, les m»'lèzos et tous les géants ligneux (jue l'Étal, insa- tiable bûcheron, abat dans la foret de Valdoniello. La tour carrée dressée sur un roc flamboyant qui s'avance au milieu des flots, est un spécimen com- plet de ces fortifications dont les Génois avaient encerclé l'île. Son inutilité naïve et pittoresque donne la note de caractère de cette inoubliable soli- tude. Elle sert de reposoir aux goélands fatigués.
Entre Porto et Piana, le ruban de route ondule sur les précipices comme une écharpe dénouée au
LES CALAA'CHES 303.
vent. Les rochers verdoyants, où s'entortillent les lianes odoriférantes, sont piques de lézards innom- brables et tels des pelotons d'aiguilles. De lentes processions d'escarbots traversent la voie, semblables à des défilés de moines en cagoule. La chaleur n'est soutenable qu'à cause de la brise de mer, et tout à coup on entre dans le délilé des Calanches.
Le défilé des Calanches est illustre, et il a toujours passé, non sans raison, pour le chef-d'œuvre de la na- ture dans l'île. Les guides le préconisent, presque au dam de tous les autres sites, et pas un Anglais ne manquerait de le visiter, car ne l'ayant pas vu, il croirait n'avoir pas vu la Corse.
Il aurait raison. Quoique je leur préfère lascala di Santa- Regina et ses dramatiques déchirures, il n'est pas douteux que les Calanches méritent leur gloire européenne.
C'est l'entassement de Pélion sur Ossa. Une sorte d"éboulement céleste de granits de couleur, de toutes formes, de monolithes ronds, ovales, carrés, oblongs, en dés, en arêtes, en cuvettes, en tibias, en champi- gnons, en gourdes, que sais-je ! une muraille de la Chine sèche et sans ciment, que la lumière crible par tous les trous, les millions de trous où logent des millions do petits sauriens, amis défiants de rhomme.
Le vent de mer-<ise et polit singulièrement les cail- loux de cette avalanche immobile. 11 lui prête l'ap- parence d'un amoncellement colossal d'ossements tombés d'uneplanète voisine, dontlespeuplesauraient cent coudées. On y distingue des squelettes tout entiers.
Si Ion retrouvait sur la terre le champ de bataille
304 SOUVEMUS 1) LN KM-ANT DL l'AUIS
fabuleux où los Titans allaquèrenl Jupiter et rou- lèrent foudroyés, j'iniagino que cccimetièro ressem- blerait aux Calanches.
Nous les traversâmes par un splendide coucher de soleil, suivi d'un crépuscule si étrange qu'il semblait ôlre le jour naturel et nécessaire de la nécropole fantastique. Une demi-clarté brune, on eut dit sou- terraine, vernie encore de lueurs |)rdissanles, lîujuait les contours îles rocs. De grands |)ans d'ombre pro- lilaient, en les élargissant, les formes et les silhouettes burlesques que l'imagination se plaisait à préciser, et toutes les rêveries de la fièvre prenaient corps et se réalisaient, bouffonnes ou terribles, à nos yeux hal- lucinés.
Et nous arrivâmes ti Piana dans l'état de gens qui viennent de voir des fantômes.
Piana est un bourg important, où quatorze cents créatures de Dieu jouissent du bienfait de la vie et des charmes de la civilisation. Je n'y ai rien remar- qué qui vaille la peine d'èlrc signalé à l'attention des voyageurs, si ce n'est l'inscription de son église, qui est un modèle de cette littéral nre scolaslico- latine à laquelle s'adonnent les \\\\. PP. Jésuites, et qui nous a valu les Ilapin et les Santeuil :
Miitiora si qua-ris rel)usfiue Icvamcn inarclis, Ingreclere hue inalrem corde rof^are Dci.
Si tu cherches des bienfaits et un soulagement à tes peines, Entre ici prier de cœur la mère de Dieu.
Le distique est daté de 1792. et non signé. C'est cela de gagné sur Horace et Virgile.
A la vérité, Piana ne m'a laissé d'au Ire souvenir
LES CALAN'CIIES- 305
que celui d'une soupe à l'oignon légendaire et à la- quelle je ne puis encore songer sans rougir.
Je croyais savoir faire une soupe à l'oignon! Même je m'étais vanté témérairement d'exceller dans la pré- paration de ce brouet, difficile entre tous, qui est la pierre de touche du cuisinier-né.
Or, depuis que nous déambulions dans l'île de Corse, le manque presque absolu de beurre nous avait cruel- lement privés du plaisir tout parisien de savourer le potage des noctambules. Notre cher prince en par- ticulier souffrait beaucoup de cette privation, et pour un peu, comme Richard 111 offrant son royaume pour un cheval, il aurait volontiers crié : « Ma fortune pour une soupe à l'oignon! »
Je résolus de lui en faire la surprise, et, profitant dune excursion matinale qui l'avait entraîné de nou- veau dans ces admirables Calanches, je me mis à battre Piana pour avoir du beurre ! Aidé de l'excellent Charles, son valet de chambre, je finis par en dé- couvrir un quart de livre, et, ayant ramassé tous les oignons que je pus trouver dans le bourg, nous re- vînmes à l'auberge. Le déjeuner était commandé pour onze heures et demie; il en était neuf, j'avais le temps de confectionner un chef-d'œuvre.
Nous voulûmes d'abord, Charles et moi, éplucher les oignons nous-mêmes, car il n'y a point de petits détails pour un tel ensemble. C'étaient des pièces énormes, de véritables oignons d'Egypte, à faire pleurer tous les Hébreux dans le désert, et nos propres larmes coulaient si abondamment, que nous dûmes renoncer à l'exercice. L'aubergiste, ses deux filles et la servante se chargèrent d'achever la be- sogne préparatoire.
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;k'G bULVK.MKS 1) L.\ L.M'A.NT iJi: l'Al(l>
J'avais d'un côlr. coniino il convient, une cnsserolo sérieuse pleine d'eau bouillanle, el de laulrc une poêle à frire sur le fourneau, el, debout, je son- geais.
Je songeais à ceci : doil-on frire les oignons avanl de les jeter dans l'can bouillanle, ou doil-on lesjeler dans l'eau bouillante avant de les fiirc?
f.harles, consulté, me déclara qu'il n'en savait absolument rien. Interroger les femmes de l'auberge qui nous regardaient avec stupeur, c'était avouer ma faiblesse. Je m'inspirai des circonstances.
Les circonstances étaient que le beurre était rare et que nous n'en avions qu'un quart de livre. Il fallait donc le ménager. Je demandai de l'huile. El lorsque j'eus l'huile, je précipitai d'une part la moitié des oignons dans la poêle et de l'autre le reste dans la casserole.
Et j'observai.
Au bout d'une demi-heure, les uns étaient trop cuits et les autres pas assez! Je regardai Charles.
« Si nous en causions avec ces dames! » me dit-il.
Malheureusement elles ne parlaient que le dialecte corse, el notre double italien mêlé n'arrivait [)oinl à le rejoindre. Je pris alors une décision énergitjue. Je transvasai les oignons à l'eau dans la poêle h l'huile et les oignons à l'huile dans la casserole d'eau bouil- lante, et je regardai. Ceux qui étaient trop cuits se recroquevillèrent, el ceux qui ne l'étaient pas assez reslèrenl dans le même élat. J étais pensif.
L'heure avançait. Je risquai donc de tout mêler et de laisser agir la Providence. Les oignons à l'eau et les oignons à l'huile, confondus, furent savamment réunis dans une marmite à pot-au-feu où il restait
LES CALANCHES 307
de rexcellenl bouillon de la veille. Ils parurent s'y trouver bien ensemble. Je salai', je poivrai, et j'allu- mai une cigarette.
Pendant ce temps, sur mes indications précises, le brave Charles découpait des rondelles de pain, qu'il faisait griller au bout d'un couteau sur le brasier de la cheminée, et les femmes de l'auberge épluchaient, épluchaient toujours d'autres oignons, sans but déterminé.
La cigarette achevée, je goûtai la préparation. Elle était inconcevablement fade. Avisant alors des piments rouges qui pendaient à la poutrelle, j'en ajoutai six à la mixture. Et je goûtai encore. Elle était trop forte. Je réclamai des tomates. On alla m'en chercher au village, et quand elles furent dans la marmite, la soupe prit un beau ton. On eût dit le golfe de Porto lui-même.
Charles avait fini par avoir un peu peur, car il adore son maître, et il me surveillait du coin de l'œil.
« Que penseriez-vous, fi.s-je pour le tranquilliser, de quelques jus de citron exprimés et d'une poignée de baies de genièvre ? C'est local d'abord, et puis c'est bon ensuite ! »
Et le geste suivit la parole.
(( Est-ce que Monsieur mangera de sa soupe ? me répondit-il. Parce que si Monsieur ne devait pas en manger, je crois qu'il serait temps de la tremper. Il n'y a plus de pain à griller, et j'entends les voitures qui reviennent des Calanches. »
Les excursionnistes apparurent en elTet à la porte.
« Quelle drôle d'odeur ! dit Vincent Bonnaud.
308 SOLVIiNIUS I) UN liM-ANT l)K J'AUIS
— Excellenle, irpailil \o prince, on diiail de Toignon ! >-
Charles scMvil en licmblanl la soupe de Piana dans la marniile même. Ce que c'était que cette soupe, il n'y a pas de mots dans le lexique pour en dépeindre l'horreur ! Mais Roland Bonaparte avait compris qu'il s'agissait d'une prévenance amicale, et, avant même que nous eussions attaqué notre assiettée, il en avait repris trois fois '
A ce moment la petite servante entra en se tordant ' de rire. Elle apportait le beurre sur un plat 1
Javais totalement oublié le beurre ! ! !
« Il n'aurait plus manqué ([ue cela, fit alors le prince très grave; ah I il n aurait plus manqué que cela, qu'il y eût du beurre !... »
Nous quitlAmes Piana avec une soif inextinguible et décidés à nous arrêter à toutes les fontaines. Cette soupe nous avait embrasé le gosier.
CAKGÉSE
Cargèse est une des curiosités de l'île corse. Les ethnographes ne manquent point au devoir physio- logique de venir y étudier le résultat de la fusion des races.
Cargèse a élé fondée le l'j mars 1676 par Jean Stéphanopoli, Grec du Taygète (aujourd'hui iMaïna) et descendant des Comnènes, empereurs de Byzance. Après une lutte sanglante soutenue contre Amural IV et ses musulmans dans les montagnes du Pélopo- nèse, ce chef de haute lignée et de grand courage résolut de soustraire les Maïnotes, ses compatriotes, aux représailles impitoyables du vainqueur. Il alla demander à la république de Gènes de lui céder un territoire en Corse. Elle lui donna celui qui est com- pris entre le bourg de Vico et le golfe de Sagone.
C'est là qu'à la tète de douze cents Klephtes, Stéphanopoli s'installa et créa Cargèse. Il en fit bientôt une ville prospère, légiférée par le propre code de Lycurgue. En dix années, la piêve était de- venue la plus fertile en cultures de toute la Corse. La vigne, le figuier, les céréales et leur commerce
310 SOUVENIRS D UN I:M- AN T hl-: l'AItlS
avaienl onrichi ceshabilos ol laborieux agricullciirs, lîérilicrs des principes de Cadmus cl de Dcucalion. Jalousés par leurs voisins de Vico cl du Niolo, les Maïnoies enrenl à essuyer plusieurs agressions de leurs compalrioles d'adopLion, et, nolammenl, à l'éporpie de Paoli.ia fidélité bien naturelle ((u'ils avaient gardée à Gènes, leur bienfaitrice, ruina à moitié leur colonie. On les brûla, on les pilla, et ils ne durent qu'à M. de Marbeuf de pouvoir recons- truire la ville.
Ils se résignèrent alors à contracter des unions fusionnistes avec les Corses, ce à quoi ils avaienl toujours été jusque-là rebelles, et aujourd'hui leur sang hellène est si bien mêlé avec le sang sarra- sino cyrnéen, que les ethnographes en sont pour leurs peines.
Ce mélange, d'ailleurs, ne paraît pas leur avoir l)eaucoup réussi; car ils ne sont plus que neuf cent trente. Toujours industrieux d'ailleurs, et laborieux, ils continuent à donner aux Corses l'exemple des vertus pastorales, et leur commune est une v('>iitable ferme modèle.
Le golfe de Sagone oppose une antithèse assez violente à celui de Porto. Cest une anse feilile, ver- doyante, où la Liscia dépose des vases et des limons gras que les bruyères, les amandiers et même les cerisiers couvrent de leurs feuillages. 11 semble que l'on élèverait là à miracle des moutons de pré- salé.
A Sagone, la vue se repose et l'esprit sapaise. Le golfe est d'ailleurs magnifique^ deux fois plus large que le golfe rouge, et on y ferait un porl de premier ordre. Il est très sûr. T'/est le seul de Inule la côte
CARGESE 311
occidentale où j'aie vu un bateau. Ah I la vie mari- lime n'est guère développée en Corse.
Calcatoggio est la dernière station où on laisse souffler les chevaux avant d'arriver à Ajaccio. Le pays a une réputation douteuse au point de vue de r « aubergerie ». Elle est certainement imméritée, et nous y avons bu, sur l'étrier, d'excellent vin blanc, servi avec beaucoup de bonne grâce et de cordialité par un cabaretier très aimable. On venait de ter- miner la vendange et tout le village empoisonnait la vinasse.
Mezzavia. — Ajaccio.
SARTÈNE Eï BONIFACIO
Et voilà qu'on recommence à monter. L'ascension nous lire à neuf cents mèlres,au coldeSainl-Georges, d'où la vue est naturellement de premier choix. On découvre d'un coup d'œil la vallée profonde dOrnano, qu'arrose le Taravo, un beau loirent, aussi sonore que son nom. Qu'est-ce qu'il clame à ces cascades, qui ruissellent parmi les villaf,''es blancs ? Et qu'est-ce que les cascades lui répondent ? Le nom de Sampiero. peul-ôlre.
Et voili» qu'on redéj^rinyole. Un rcdéijringole jus- qu'à Olmelo, très intéressante bourgade, dont j'ai encore dans les yeux la i)liysionomie féodale. Olmelo est tapi, c'est le mot, sous des rochers hautains, comme ces panthères de l'Atlas qui dorment en re- gardant la mer. L'aspect général est sombre, pres- (pie rébarbatif, et la vue louche sur la baie de Pro- priano.
C'est à Olmelo que réside l'anlicpie famille des (jal- loni d'Istria. ?sous ne nous privûmes certes point du l)laisir de rendie visite à des personnes de cet ordre dont la itonlé est pioverbiale en Corse, et j'ai gardé
SARTENE ET LîOMFACIO 31H
précieiisemenL un petit bouquet de fleurettes qui me fui olTert.dans la jolie maison à terrasse, parunejeune tille à laquelle mon humble nom de poète n'était pas entièrement inconnu.
Elle me cita, en me l'offrant, certain poème inti- tulé Engaerrande, dont laotion se passe en Corse, une Corse chimérique, il est vrai, et de géographie shakespearienne, mais enfin qu'elle avait lu et dont elle avait retenu ce vers :
Les fleurs de la pairie ont le plus doux parfum.
Son bouquet était de violettes.
On descend à Propriano par une roule bordée de tombeaux, comme la via Appia. Ils ont toutes les chances, ces diables de Corses, qui se plaignent tou- jours ! Ils peuvent garder leurs morts hors des nécro- poles communes, où la douleur se banalise. On leur permet de construire des mausolées dans leurs jar- dins, au bord des chemins, près des foni aines, et toute terre pour eux est terre sainte et bénite. Ils échappent ainsi à la tristesse d'un culte morose, pour lequel le départ de l'âme est tragique, et qui semble se défier trop de la logique de son Dieu.
Oui, j'envie à la Corse ce privilège, et j'aimerais a dormir, moi aussi, lorsque l'heure en sera venue, sur les lieux mêmes où j'ai vécu, aimé et tant travaillé, au bord d'un chemin passager où sonnent des clo- chettes de mules, que parcourent des couples amou- reux, et mon squelette cliquetterait gaiement aux lourds cahots des diligences.
Mais il n'y en a que pour ces satanés Corses 1
Propriano.
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au >;")UVEMris d un e.m'ant di:: pauis
L'inléri^l iiiarilinu' de la rade <le Pro|>iiano ti'osl l<:>uteux pour personne, el J'on coinple beaucoup, clans l'île, sur le dévelopement futur de ce purl.
Outre rpi'il est l'abord le plus proche de la station thermale de lîaracci — une source presque miracu- leuse pour les rhumatisants — qu'on s'elTorce de lancer, il est encore l'unique débouché des produits de Sartène et de son riche arrondissement. Déjà un service régulier de paquebots rejoint le port naissant à celui d'Ajaccio, et cela quatre fois par semaine. Le trajet n'est que de trois heures, el c'est une partie de plaisir ravissante, l'excursion en pleine mer, le le long des côtes, qu'il faut se payer là, sous peine d'en garder le regret éternel.
Une troupe de thons en belle humeur bondissait autour de la nef, comme les dauphins de Raphaël dans l'enlèvement de Galatée. Le panorama desgolfes déployait les changements à vue de son décor mobile, et la mer jetait, comme des tapis d'Orient, ses vagues miroitantes sur notre passage.
A l'intersection de la route que nous gravissions et <lu chemin de Sainte-Lucie-de-Tallano — jolie bourgade où se trouve l'uniffue carrière de granit orbiculaire qui soit au monde — nous rencontrons subitement des dolmens !
Oui, des dolmens, comme en Bretagne! Ils ne se refusent rien, les Corses. Deux pierres druidiques, superposées en autel, au milieu d'un champ, et que l'on nomme ici « les Slanlari ». Ces menhirs, cités par Prosper Mérimée dans son Voi/a{/e archéolor/iriue, sont classés et appartiennent aux monuments histo- riques. Il en résulte clairement, pour qui sait lire le livre de pierre de la nature, que le culte d'Hercule
SARTENE ET BOMFACIO 315
gaulois a régné dans l'île et que la superbe vallée du Rizzanese, aujourd'hui vignoble' immense et prospère d'où nous viennent à Paris presque tous les vins dits de Corse, a entendu les chants des vellédas prophé- tiques.
Sartène, élevée de trois cents mètres au-dessus du niveau de la grande cuve à bouillabaisse, n'est en somme qu'une longue terrasse qui, au lieu de border la mer, borde une vallée en précipice. Du haut de cette terrasse, ses quatre mille huit cents vignerons regardent pousser le raisin, en fumant leurs pipes, comme on regarde d'un casino passer les petits ba- teaux.
Ils peuvent même se payer ce spectacle en supplé- ment, puisqu'ils ont vue sur la rade de Propriano, qui n'est qu'à treize kilomètres.
Pour la population, la ville est la quatrième de l'île et ne cède à Corte que d'un millier d'âmes. Encore se rattrape-t-elle sur la qualité peut-être, car les Sarténois sont de rudes gaillards, trempés d'acier, au physique, et de feu, au moral, ils sont les plus passionnés de tous les Corses.
Je ne sais pas sur quoi il est permis de plaisanter à Sartène, mais ce n'est pas sur la politique, fichtre ! ni sur la question du banditisme. Ces deux thèmes sont interdits à la plus inolTensive ironie du philo- sophe. Si l'on exerçait les sous-préfets avant de les utiliser, c'est à Sartène qu'il faudrait les envoyer pour faire leur apprentissage; et les jours de fête n'y sont pas les jours d'élection. Miséricorde ! En voilà un, de municipe, où la vie publique est active !
Sur la grande place de l'église, qui ressemble à la plate-forme d'une tour, à l'heure sainte de l'apéritif^
3ir. SOliVKMRS I) UN KM'ANT l)K PARIS
il faut voir les Sark^nois se promener par g^roupcs sympathiques et so jolcr des regards lorvcs d'un clan c\ Taulre, pour voir où en est la réconciliation i]es partis en Corse. Au bout de trois jours, je sentais que je deviendrais enragé rien qu'à traverser cette place de la Discorde.
Elle est bien jolie j)ourlant, avec sa charmante fontaine publique, qu'animent quelques Nausicaas graves, aux gestes lents, son église, ses cafés à l'ita- lienne et la porte i-omane qui ouvre là sur la vieille ville. Des balcons ouvragés, enguirlandés déplantes grimpantes, y encadrent des apparitions roses de pim pantes bourgeoises, et parfois des bergers, couverts du '< pelonc » traditionnel à longs poils de chèvre, la traversent en sifflant des airs delà montagne et nous lancent des legards profonds de sorciers.
L'hôtel où nous prîmes pied est tenu par un chef qui mérite de porter ce nom de César dont tout autre que lui serait écrasé. II nous traita impérialement et de façon à nous faire regretter que son prénom ne fût pas Lucullns, car il y avait droit aussi, si les a noms signifient (juclque chose. C'est chez lui que ' je vis pour la première fois ces nacres splendides. ([u'on pèche à foison dans la baie de Porlo-Vecchio» -i dont les coquilles mesurent jusqu'à soi\ante centi- a mètres et qu'il suffit de prendre à la muraille pour f| em|ilir une chambre de pourpre changeante et d'ar- gent miroitant. Une photographie posée, dans son passe-partoul, sur la cheminée du salon, avait attiré nos regards et agaçait notre mémoire rebelle. Cer- tainement nous connaissions tous celte lôte, mais aucun de nous n'arrrivait à en nouimer le proprié- taire.
SARTKNE ET BOMFACIO 317
(( Ne faites pas attention, sourit M. César, c'est mon rendre II est dans les lions !
— Dans les lions ! » Et tous de nous écrier à la fois : « Bidel ! »
C'était Bidel en elTet, le célèbre dompteur popu- laire, cher aux titis de la capitale. Quel autre gendre en etîet (étions-nous bêtes 1 1 pouvait avoir un homme nommé M. César? Et 'voilà ce que c'est que de ne pas réfléchir. Nous adressâmes à notre hôtelier et nos excuses et nos compliments.
Ce qu'il y a de plus curieux à Sarlène, c'est la vieille ville. Quoiqu'elle ne date pas de très loin, paraît-il, puisque sa fondation ne remonte qu'au seizième siècle, ce qui, je vous l'avoue, m'étonne : ce quartier donne la sensation la plus franche des choses du moyen âge.
Imaginez un embrouillamini de ruelles entre-croi- sées, tournantes et zigzagantes, un incroyable laby- rinthe de couloirs sombres, s'amorçant les uns dans les autres, et dont l'architecte paraît être un chat travaillant un peloton de fil, des escaliers, des voûtes, des rampes, des passerelles en croix, en losange, en demi-cercle, en trapèze, et larges à peine de deux pieds. Impossible de passer plus d'un à la fois; et quand on se rencontre, il faut se résigner au saute- mouton, comme les écoliers.
Il ne doit pas faire bon ici d'avoir un ennemi mortel et d'être obligé de sortir. 11 est vrai que le rappro- chement des murailles est un empêchement sérieux au développement du pugilat. On reçoit tout de suite à l'occiput le contre-coup du sinciput. Et puis, pour séparer les combattants, les femmes ont à leur disposition le moyen facile de les arroser des fenê-
27.
;îIs SOrVlJMliS 1) l N KMANl lli: TAlilS
1res sans perdre une t»-oulle des lujuides p;icifica- leurs. Un verre snCfil d'ailleurs : il remplit loul l'es- pace aérien el respirable.
Ce vieux Sarlène est exlr(^mcment pillorcsipjc. Je pense qu'il ne voit jamais le soleil, à aucune heure de la journée, et que la lune est le seul aslre qui l'éclairé. Les enfants y sont assez pAles, et quand la barbe leur pousse, c'est sans doute la barbe de capu- cin, amie des caves et lloraison des salpêtres. J'ima- gine encore que lorsque, à l'Age voulu, ils courtisent leur voisine, ils n'ont qu'une chaise à mettre dans la rue pour grimper chez celle fiancée. Ainsi dut faire, dans l'anlique Vérone, ce Roméo, amant de Juliette, qu'on nous donne pour un grand gymnasiarque.
Et ici une question se pose. A l'époque du roi Théodore, il n'existait point d'autre Sarlène que ce vieux Sarlène impraticable où l'on ne peut ouvrir son volet sans boucher la rue. Or l'histoire nous dit que les Sarlénois portèrent ce roi en triomphe! Je voudrais bien savoir comment ils s'y prirent, malgré leur enthousiasme. Il n'y a pas de place, vous dis-je, pour un parapluie ouvert, à plus forte raison pour un roi conslitutionnel, que diable !
Ce Théodore, roi légendaire de la Corse, étrange aventurier allemand, dont l'avenlure ressemble aux abracadabrances hislori(|ues du Tintamarre, or\ vous montre ici sa maison royale. Mais comme elle esl occupée par des locataires ; il est bien superflu de la visiter, d'autant plus qu'il n'en reste (pic les murs, et nous nous en dispcnsAnies.
Elle n'est pas inscrite d'ailleurs, el pour cause, parmi les curiosités de la ville. Les Corses vous >avenl gré de ne point leur parler île Théodore.
SARTENE ET BONIFACIO 319
Cette histoire blesse un de leurs sentiments les plus délicats, celui de leur indépendance, dont ils ont toujours le regret au fond du cœur. Ils s'étaient sincèrement donnés à ce baron de Neuhoflf, qui débarqua à Aleria le 12 mars 1786 pour les autono- miser et les délivrer de l'oppression génoise. 11 eut tout de suite Sartène pour lui, car les esprits brû- lants de cette ville sont plus faciles à emballer que ceux des autres montagnards même de File. Sartène crut en Théodore la première et la dernière. Aussi lui promit-il de la prendre pour capitale.
Lorsqu'il s'évada de son royaume, sans qu'on ait jamais su pourquoi, Sartène lui resta fidèle et l'at- tendit. Pouvait-elle deviner, que dis-je ! comprendre le personnage taré, le faiseur de coups, le roi par dettes, que la corruption eflrayante du siècle avait jeté dans un pays de pâtres dont le long martyre eût attendri des tyrans d'Asie ? Casanova de Seingalt, Cagliostro ou le mystérieux comte de Saint-Germain seraient débarqués à sa place pour les sauver qu'ils auraient eu foi en eux. Une escapade aussi formi- dable, un tel coup passait leur philosophie sans scep- ticisme. Certes ! il n'y a rien de plus lâche que de duper un enfant. La Corse fut cet enfant. Ecar- quillée, elle crut à Théodore. Elle l'aima pour ses beaux costumes théâtraux, son faste, son apparat, ses vices étalés, pour les joujoux qu'il lui faisait danser devant les yeux. Il la viola et s'enfuit.
Il avait été roi. C'était tout ce qu'il lui fallait pour éblouir ses créanciers. Son crédit y gagna quelque renouvellement illusoire. Perdu de dettes, traqué, étranglé et beau joueur, il Qnit par se laisser pincer par la police de Londres et mourut à la Tour. Les
a2U SUUVKMHS 1) L.N E.M- AiNT DM l'AUlS
pauvres Corses rallendaioiil toujours. Ils sonleurore morlifirscle leurs illusions.
De Sarlènc à Bonifacio. il n'y a à siii^naler que le* changement graduel du caractère des paysages et quelques cocassilés géologicpies par où le venl de mer se révèle sculpteur de grotesques.
r/est d'abord le fantoche gigantesque (pio l'on appelle 1' « homme de Gagne ». Il est à douze ceiil quinze mètres d'élévation, et on l'aperçoit de tout le Sud de la Corse. Vous dire ce qu'il représente, je n'en sais rien, et cela dépend de l'imagination de ceux qui le distinguent. Cet « homme de Gagne >' m'a paru, à moi, un vague bonhomme cagneux. D'autres y percevaient une vieille bûcheronne cour- bée sous un fagot d'épines. JEgri soninia, dit Horace.
Le lion de Roccapina est d'une forme plus nette. L'illusion d'un lion couché sur un pic et surveillant la côte est complète. Mais tromperait-elle un véri- table lion ?
Pianottoli. — On fait halte à Pianottoli, où s'em- branche la route de Porto-\'ecchio par la vallée de Figari. La vallée de Figari, qu'arrose et fé- conde un torrent, qui devrait s'appeler le Figaro, est la Beauce de la Corse. Elle abonde en céréales et fournit du froment réputé au marché de Mar- seille. Elle est semée de hameaux pittoresques qui m'ont rappelé la vallée de Chcvreuse. C'est à Pia- nottoli que nous connûmes l'hori-eur des omelettes à l'huile ! Gomme le point est très fréquenté et croît clnupie jour en importance, j'espère que dans quelque temps elles y seront au beurre.
Du col d'Arbia, qu'on atteint ensuite, la vue
SARTENIi ET BOMFACIO 321
s'étend sur un larti^e et beau spectacle de nature, qui se développe encore et devient plus large et plus beau du haut de certain couvent situé à droite et dédié à la Sainte Trinité. La fantaisie nous prit d'y monter et d'y suivre un vénérable Père capucin que nous apercevions sur son âne au milieu des cactus et des figuiers d'Inde d'un chemin sinueux. Or, bien nous prit de cette fantaisie.
Le couvent de la Trinité m'a laissé une impression profonde : j'y ai compris pour la première fois les délices de la vie monastique, telle, il est vrai, que la conçoivent les Italiens, c'est-à-dire dans ime re- traite enchantée, où tout concourt à la pacification de l'âme et au farniente mystique des sages.
Un grand jardin de pins, d'oliviers et d'orangers sé- culaires, aux frondaisons épaisses, aux lignes nobles comme une vision arcadienne du Poussin; des bancs de marbre blanc, des eaux chantantes qui « ne se taisent ni nuit ni jour » et de larges pelouses de mousse vertes pour jouer aux boules, un cloître sou- riant et pareil à une ferme, une églisette voluptueuse où la prière sent bon, des nids d'oiseaux dans toutes les fentes de rochers, des lapins sous tous les myrtes, un airchargé d'effluves marins, une vue incomparable sur la plaine blanche et calcinée de Bonifacio, la ville au fond et, plus loin, dans les vapeurs dorées, cette améthyste, la Sardaigne 1 Voilà cette Trappe !
Ah ! égrener làle rosaire dun poème en vingt-quatre chants, ou plutôt n'y rien égrener du tout; se laisser mollement vivre et mollement mourh\ et se draper, comme l'autre en son étendard, dans les pourpres du soleil couchant ! Quel rêve 1
Ils le réalisent pourtant, ces heureux coquins de
olj SOLVE.MHS II UN i:.NrAN 1 lii; l'MilS
Capucins, tandis que nous I rimons pour clever des familles? Elje pensais...' vous peimellez?; je pensais, dis-je, dans ce maquis pieux, qu'ils étaient des ban- dits, eux aussi, des bandits de Dion, oui eerles, mais des bandits el rpie nulle irnularmcrie pourtant nt» les inquiète.
Bonifacio est la ville la plus orii^Muale de la Coi'se et peut-être de l'Europe méridionale.
Mais elle a été tant de lois décrite el elle change si peu, que je n'arriverais qu'à ressasser ce qu'en ont écrit les voyageurs, tous unanimes dans leurs trans- ports. Il est singulier que leurs récits n'aient déter- miné aucun peintre à venir exploiter la mine inépui- sable de ses thèmes décoratifs; il y en a pour toutes les palettes. Lorsque ma colonie de l'Algajola sera installée, je l'emmènerai à Bonifacio prendre un air de ballade, et je crains bien que quelques-uns n'y restent.
Bonifacio est ciselé dans un bloc de craie.
C'est un promontoire calcaire que la mer ronge tous les jours par sa base et qui s'avance au-dessus des Ilots furibonds comme un éperon de navire.
Il est inconcevable que cette presqu'île friable at- tienne encore à l'île de Corse, et l'un de ces quatre malins on entendra dire qu'elle s'en est détachée el que la ville s'est efTondrée dans l'eau. Ce jour-là Sar- tène deviendra port de mer.
La falaise terrifiante qui supporte, on ne sait par quel miracle, les maisons, d'ailleurs abandonnées par ordre, du quartier de la Citadelle, ouvie sur l'abîme des gueules de cinquante mètres de profon- deur, dont les dents sont d'énormes blocs modelés en molaires, et bavant l'écume éternelle.
SARTENE ET BONIFAC(0 323
Il y a une certaine terrasse surplombante où, dan§ une guérite, claque des dents une sentinelle que je ne voudrais pas être. Le sol tonitrue sous ses pieds, ,^t il vit proprement sur un tremblement de terre continuel. Il vous montre, tout pâle, un escalier taillé au fd à beurre, qui descend dans le gouffre par cent soixante-quatre marches dont je ne vous parle qu'en fermant les y^ux,et qui suffirait à me guérir du vice de contrebande, si j'étais contrebandier. Il paraît que c'est par là qu'ils montent leurs cigares ! Je n'en crois pas un mot, s'il faut vous dire toute ma pensée.
J'oppose la même incrédulité à la légende qui veut que, pendant l'épouvantable siège de l42o, où les héroïques Bonifaciens afTamés se nourrirent de fro- mage fait avec du lait de femme, le roi Alphonse d'Aragon ait espéré escalader la ville par cette échelle de pierre ponce suspendue. Ça, jamais ! Je le donne à des singes. C'est un escalier pour colimaçons.
On entre à Bonifacio par une descente assez rapide encaissée entre deux murailles de marne blanche, et l'on débouche tout de suite sur la Marine. Cette Marine est un long bassin, assez semblable à la pièce d'eau des Suisses à Versailles, merveilleusement abrité de tous les vents de la rosace, mais dont l'entrée est trop étroite pour que les vaisseaux de haut ton- nage consentent à se risquer dans son goulet. Cet inconvénient sera la fortune de Porto-Vecchio peut- être, car là, la rade est également admirable, mais l'abord est pratique, même pour des bateaux de guerre.
Un petit fortin génois orne le bassin de Bonifacio €t découpe sa gentille silhouette au pied de la cita- delle. Il m'a paru que la Marine était un grand en-
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SOI VKMRS I) L.N EM-ANT \)K l'AItlS
tivpôl de liège, cL j'en ai vu des piles notables sur le quai. Ony fait aussi, i)araîl-il, l'iniporlalion du bétail. C'est par Bonil'acio (juentrenl en Corse les JxiMifs el les moulons ({ue la vSardaigne lui envoie.
Le port mesure quinze cents mètres. On vient d'y installer une station de torpilleurs.
De la Marine on atteint la ville haute par une large rampe, dallée d'un cùté pour les piétons, el macada- misée de l'autre pour les voitures; on traverse un pont-levis, on passe deux vieilles portes de bon style, et l'on pénètre dans la palla civilas de Ptolémée.
Si les statistiques nafiirmaienl point que trois mille deux cents habitants peuplent ce cluUeau du vent, j'estimerais sa population à cent âmes, car je n'en ai pas rencontré davantage, encore comptai-je ceux cpie j'ai vu au café prendre l'absinthe, et les militaires de la garnison.
On ne fait pas beaucoup l'enfant dans cette antique cité bonifacienne, sans doute parce que le sol y remue trop. II y a pouitant de jolies fdles.
L'hôtel auquel nous demandAmes l'hospitalité est une maison toute nouvelle qui semble avoir à cœur d'effacer des Guides le renom assez mauvais dont jouissent ici les auberges. Nous y fûmes j)lus (ju'ho- norablement traités. Bon souper, bon gîte elle reste.
Le « Torrione » est la seule qui subsiste des trois tours qu'on voit dans les armes de la ville. Elle en avait trois, sous le comte Boniface, qui la fonda en 833, ce qui n'est pas d'hier. Ce comte, enchanté d'avoir flan(|ué une pile navale aux .Sarrasins dans les eaux du détroit, commémora sa jubilation en laillanl une ville dans la craie du promontoire qui rimait avec sa victoire.
SARTENE ET BOMFACIO 325
On travaillait ferme, lors de notre pass^age à Bo- nifacio, en octobre 1887, aux l'ortifications nouvelles de la ville, dont on veut faire un petit Gibraltar corse à cause de certaine île italienne située en "face et nommée Magdalena, que le brave roi Humbert arme à tour de bras pour [)rouver ses intentions pacifiques à notre égard. Nous visitâmes les travaux du génie militaire et nous descendîmes dans des tranchées ayant bon air et qui sont de belles tranchées. Le prince, qui s'y connaît, les admira fort.
Pour moi, profane, qui n'entends goutte à l'art des contrescarpes, j'étais remonté sur la terrasse, et je contemplais, dans la transparence de l'air, le splen- dide panorama des Bouches de Bonifacio. Un aima- ble citadin, qui nous escortait par la ville, me désigna l'îlot de Lavezzi, écueil granitique, où naufragea la Sémillante avec ses douze cents passagers, dont pas un n'échappa à la mort. « Pendant un mois, me disait- il, on ne fut occupé à Bonifacio qu'à recueillir les cadavres de ces infortunés, dans les grottes, sur les bords, jusque dans le port même. On en retrouva plus d'un millier. Ils ont un cimetière à eux tous seuls.
Puis il me montra la Sardaigne, dont on pouvait distinguer avec la lorgnette la première ville blanche sur un fond de montagne sombre.
<( Encore un beau pays à visiter pour vous ! Quel dommage qu'il soit impraticable !
— Pourquoi impraticable?
^- A cause du brigandage elïréné qui y règne. Ah ! monsieur, on parle de nos bandits corses ! Ou 'est-ce auprès des brigands sardes ? Je possède, moi qui vous parle, aux environs de la ville blanche que vous
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82C, SOUVEMIIS I» UN ICNrAM l)i; IVMilS
avez en ce momenl dans votre lorgnelle, je possède, avec mon frère, une ferme d'assez bon rapport el d'où je tire de l'huile el des céréales. Nous avons été obligés de la fortifier. De deux nuils l'une, à tour de rôle, chacun de nous fait la veillée, le fusil charg^é et les chiens lâchés, et le mercredi personne ne dori chez nous, ni maîtres ni serviteurs.
— Le mercredi ? Pourquoi le mercredi ?
— Le mercredi, au coucher du soleil, les paysans sardes de noire canton se payent une nuit de vol et de pillage, comme les marins se payent une bordée. Ils battent les chemins, dévalisent les passants, sac- cagent les vergers, et s'en fourrent jusque là. C'est l'usage. On le sail, el on a le droit de se défendre. Mais le jeudi, dès l'aube, tous ces coquins papelards ont repris leurs outils de travail, et ils ont l'air de petits saints près de la hcM'se ou delà charrue. On les prendrait pour des agriculteurs de Virgile !
— Le mercredi, dis-je, est le jour de Mercure.»- A Bonifacio, les personnes obliganles vous font
généralement visiter trois choses :
La maison Calacciolo on habita Cdiarles-Quint ;
Léglise des Templiers ;
Les grottes marine».
La maison Calacciolo n'olTre d'autre intérêt que sa légende, bille est située auprès d'un marché cou- vert, non loin de léglise de Sainte-Marie. On y lemaniue une inscription en lettres gothiques et les armes de Gènes.
Léglise des Tem;»Iiers. ou Saiiil-I)nminique, est un éilifice du treizième siècle, gotliiijue, averî des traces de roman. Son clochera huit pans el créneli- est fort curieux. Telle est bien l'aichileclurc con-
SARTKNE ET BOMFACIO 327
forme au génie à la fois guerrier et religieux de cet ordre puissant, dont les chevaliers ont laissé une répu- tation si étrange qu'on ne sait encore que penser de leur rôle dans la chrétienté.
C'est en celte église des Templiers que j'ai vu le plus admirable petit chemin de croix du monde. Qua- torze panneaux de bois de trente centimètres, d'une peinture si libre, si délicieusement conduite par touches lumineuses et d'un art de composition tel- lement saisissant, que s'ils ne sont pas de W'atteau je ne sais pas de qui ils peuvent être. On est sûr d'ailleurs que le maître en a exécuté quelques-uns pour son professeur Gillot et qu'il gagna d'abord sa vie avec des tableaux de sainteté. Est-ce un de ses chemins de croix qui est venu échouer à Bonifacio, ■dans l'église des Templiers ?
Les grottes de Bonifacio sont entre les plus célè- bres de l'Europe. Il y en a trois, auxquelles on n'aborde que par mer. Le mauvais temps nous priva ■du plaisir de les voir, et nous ne trouvâmes point de batelier qui consentît à nous y conduire, tantla vague déferlait sur le promontoire et tant le vent y faisait rage. C'est le seul regret que j'aie laissé en Corse. On trouvera des descriptions magnifiques de ces églises de mer dans les ouvrages relatifs à l'île, et notamment dans Gregorovius. qui y épuise son en- thousiasme.
Notre excursion de six semaines en Corse s'est terminée à Porto-Vecchio.
Porto- Vecchio, dont j'ai déjà célébré plus haut les étonnantes nacres et qui s'enrichirait rien qu'en les exploitant, est un bourg de près de trois raille enragés qui ne s'occupent que de politique et ou-
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SOUVEMItS l) IN ENFANT UV. l'AKIS
blienl do jouir (les biens tlonl l;i iiiilurclesa comblé*. Lo pins rare de ces biens esl un ifoU'c ma{i;nifi<iue, disposé potir devenir une rade de pren»i«'r ordre et une station navale sans égale dans la Méditerranée.
Il est vrai que cela ne dépend pas d'eux cl (pic leurs six mille bras ne sul'firaicnl [)oinl, avec la meil- leure volonté, à transformer ce (iord désert en une autre Marseille.
Pour le quarl^ d'heure, ils n'y ont que des salines.
Est-ce assez pour un golfe de douze cents mètres de large, où toute une flotte tiendrait à l'aise?
En attendant, les Vecchiens se contentent de se manger le nez, avant, pendant et après les temps d'élections, au sujet de ce gouvernement qui les dé- laisse.
Comme ils ont reçu notre petite caravane de fa- çon à lui laisser les meilleurs souvenirs, ceux de la bonne bouche, nous leur souhaitons de tout notre C(rur le bon avenir que les ingénieurs leur assurent. Hourra pour Porto- Vecchio, Marseille future de Ja Corse !
Et maintenant en route pour le bagne parisien, el au '< harl labour » de la copie 1
•!
LE CAPITAINE FRACASSE
I
JOURS ODÉONIENS
NOTES D AGENDA QUOTIDIENNES DU 4 AU 24 DÉCEMBRE 1887
C'est ici qu'à sa date chronologique, se place la légendaire aventure de mon adaptation scénique du roman de Théophile Gautier : Le Capitaine Fra- casse.
Je pourrais — je devrais peut-être — la résumer en quatre lignes : — Commandée le i5 avril 1887, achevée et livrée le 12 décembre de la même année, la pièce ne fut représentée que le 16 octobre 1896, soit au bout de neuf ans, sous la direction agitée : Antoine et Ginisty, dont elle essuya, sans les sécher,
28.
330 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PAUIS
les plAlros. Ce compciidiiiin on diriiil iisse/. aux ini- liés de la vie de lh(^ùlre, mais j'écris un peu pour les autres, du moins je me l'imac^ine. Comme en outre dix-sept autres années se seront encore^ é<^out- lées de l'urne depuis la première sans que ma cano- nisation ait été proclamée pour cause de martyre avéré sous le consulat de Porel, je n'ai plus à l'es- pérer vivant, et Iheure me sonne d'en préparer les éléments posthumes.
Dans cette lutte de plus d'un rpiart de siècle pour un ouvrage qui n'est connu du puldic que par ses malheurs exemplaires, ma plus grande faute, après celle toutefois d'en avoir accepté la commande, fut de le d('-fendre îles ongles et du rostre conli'e le com- mandeur. Hélas! qu'on est encoie jeune à quarante- deux ans (tel était mon Age) et comme on est injuste tout de même pour de bonnes gens, dociles aux dieux et qui ne font (pi'obéir à leur destinée! Oui, mon cher Porel. aujourd'hui je comprends, — vous ne pouviez pas jouer le Fracasse, et vous ne le pou- viez pas parce que vous le deviez pas, étant comme l'archétype du type uniquement créé et modelé par Zeus pour embêter les auteurs sur la terre. Si vous m'aviez épargné entre cent autres, par préférence, il se serait passé ceci que le dit Zeus, irrité de votre révolte contre votre fonction, vous aurait flanqué sur le Caucase, avec, au foie, le vautour, et, cela, c'eAt été trop, l'Odéon est déjà dur aux prédestinés. J'ai donc eu tort de vouloir vous acculer dans l'im- passe de la rébellion et de tarir contre vous tant de bouteilles dt; mon encre de bonne humeur, Kn vous molestant, je ne combattais que les (iieux, qui au bout de vingt-six ans, d'ailleurs, vous vengent encore.
JOURS ODEOMENS 331
De nos débats reten lissants au sujet du Fracasse, il n'est resté qu'un mot qui les date. Il est vrai qu'il m'a rendu quasi académisable. tant la philologie po- pulaire lui a fait fête. Le retirer de la langue à pré- sent, comment m'y prendre ? Même quand ils en se- ront à la lettre T et proprement avant : tripe, c'est- à-dire quand nous serons depuis longtemps trépassés l'un ou l'autre, il faudra bien que les Quarante lexi- cographes en délibèrent sous la coupole. Richelieu les guette. Comme ils ont vocabularisé ces temps derniers : Epatant et ses dérivés, j'ai peu d'espoir qu'ils écartent mon néologisme et voilà notre que- relle entrée avec lui dans l'histoire ! C'est ainsi — toujours les dieux 1 — que l'on fait de l'irréparable.
Mais c'en est assez, n'est-ce pas ? Il ne sied qu'à Didon d'induire le pater lEneas à renouveler sa dou- leur et qu'à Virgile d'obtenir qu'on l'écoute. Forcé néanmoins parles règles de l'autobiographie de don- ner sa place en mes Souvenirs à un épisode caracté- ristiquedema carrière littéraire, il m'a semblé que, sans le narrer à nouveau, je pourrais, sur la foi de mes agendas, restituer l'homme disparu et dont il ne reste plus un atome, qui fut le contemporain de ma disgrâce oubliée. Les documents portent en eux-mê- mes leur intérêt auquel lepublic,ivrede témoignages, paraît s'attacher de plus en plus, quel que soit celui qui les lui apporte. Voici donc, et toutes vives, les « tranches de vie démon petit mémorial de 1887- 1888 ».
Dimanche A décembre 1887. — Hier, élection de Sadi Carnot à la, présidence de notre douce Répu- blique. Si, avec un pareil prénom il ne fait rien pour
S32 SOUVENinS I) L> ENFANT DK l'AItlS
les poêles, c'est que son parrain sVst f... du peu|)lo. Parions qu'il n'a pas soulenicnl lu la Salière des poêles do l'Anacrôon persan. Moi non plus du rosle. Gommcnl peut-on être Persan? La seule lêle aujour- d'hui qui s'encadr(M"ail bien dans l'Elysée, c'est Virlor Huc^o. Donc, personne n'y pense.
— J'ai terminé depuis jeudi déjà le quatrième acte du Fracasse et j'en aiaviséPorel le jour même. Point de réponse. Ouvre l'œil, Éitiilc, si toutefois je peux, sansirrespecl,metutoyeraprcsunlcl labeur ! Ce soir, à l'Odéon, Le Légataire universel. J'ai un faible pour ce charmant Regnard dont Mme C... medemandait l'adresse « pour lui écrire ». Son vers de théûtre est le bon, le doué, celui qui rit tout seul et sonne le cor de chasse aux belles rimes. Emile Perrin ne pouvait pas le sentir, il mêle dit à moi-même et j'obtins tout son mépris lorsque je lui répondis que je le préférais au vers de Molière, d'une pûte métrique si lourde el si ponsardemenl (déjà !) assonnée. — Ça se voit, fit- il. — Meici, saluai-je. — C'est dans son Voyaye en Laponie que Regnard émet cette proposition ethno- logique que les Ostrogoths étaient des Esquimaux en rupture de glace. Acquis, maître !
— Voici un paquet de lettres d'amour, passionnées, déchirantes, sublimes de révolte contre les obstacles sociaux. Je vous les lis en poète, vous fondez en lar- mes. Je coiffe la barette, je monte au tribunal el je vous les relis en magistrat, votre indignation éclate. Ah ! les misérables ! Antagonisme des lois et des mœurs. Qui nous fera le vrai Code ? (Sujet d'arlirlo).
(Un autre. j Rien de plus logique que les sacrifices humains ou animaux pour apaiser les dieux? Que fonl-ils donc eux-mêmes dans la nature, sinon
JOURS ODÉOMENS 333
l'œuvre permanente d'exlerminalion universelle. Que de raison dans les religions sani^ianfes, mais que d"esprit dans Tanthropophagique !
Lundi 5 décembre. — ■ Lu à nos amis C... le qua- trième acte du Fracasse. Ils le gobent ou paraissen le gober. Pour les remercier, je les initie à L'Illusion comique du vieux Corneille, bouffonnerie shakespea- rienne, dans laquelle il y aun Matamore à l'italienne sans pair où Gautier a certainement accrochéle sien. Étonnante aussi, en i636, cette apologie du comédien qui termine la pièce :
Le théâtre est un fief dont les renies sont bonnes.
J'en accepte l'augure.
— Rencontré de Heredia chez Lemerre. Il a eu l'occasion de causer avec Porel qui, me dit-il, est rebelle à la forme versifiée du Fracasse. Diable, depuis quand? — 11 prétend que ton vers ne porte pas au théâtre.
— Où donc en a-t-il entendu puisqu'il n'était pas au Théâtre Libre, à la représentation de La Nuit Bergamasque, ma seule pièce en vers depuis mes débuts ? — Je ne sais pas, mais revêts ta cuirasse.
Sur les boulevards à la terrasse du Café Riche, j'avise Ranc et Paul Strauss en train de politiquer devant la « verte » démocratique. Ranc m'honore de sa sympathie, présent fort rare, un peu pour mes « Homme Masqué » du Voltaire, et surtout pour ma parenté d'alliance avec Théophile Gautier, car il est lui-mèuie gautiériste ardent. 11 me raconte que, en Suisse, pendant sa rélégation, quand il y donnait des. leçons pour vivre, il ne proposait que du Gautier à l'admiration de ses élèves. Je lui apprends que je
^^3l -OLVEMHS l) t.N liiNFANT DE l'AKIS
lranspos<' Le CapHaiiw Fracasse, pour la srèiic.
— Il } il commande, lui dis-je, c'est mon excuse.
— De qui la commando ? — iJu direcleur même du Second 'riiéàUv-Francais. — Ranc me rci^arde, baisse le nez dans son aljsinllie el, après un instant de si- lence : — C-onnaissez-vous Caslagnarv? — Peu. Pour- quoi ? — Parce que vous aurez besoin de lui. — A quel litre? — G'e.^t le directeur des Beaux-Arts... »l de rodéon. El tirant l'une de ses caries, l'Éminence Grise c'est son épilhète boulevardièrei y crayonne quelques mots et me la donne. — Mais que savez- vous donc de celle alVaire? — Bien, p:enez toujours.
— El mon inquiétude commence.
— ViuL;l pas plus loin Paul Lordon, un camarade de la pi«->e, m'aborde allègrement el les mains tendues - J'allais l'écrire, lu m'économises les trois sons. Je <iui!le Porel. 11 est ravi de tes trois premiers actes. « Des vers cliarmants, m"a-t-il dit, el de vrais vers de Ihéàlre, du Begnard ! ■ Je le rapporte ses propres paroles.
— Kl enfin, au Figaro, oi'i je vais porter à Magnard ma clironi(|ue (le canard de l'Elysée , Philippe (îille m'oITre son entremise. Il est au mieux avec Porel et dîne avec lui le soir même. Il se charge de tout ar- ranger. — Arranger tout (|uoi .' — Je croyais ([ua tu savais. Il n'a pas l'intention de jouer ta pièce ou, pour mieux dire, il a celle de ne pas la jouer. — El je reiiire sur ces renseignements, la carte de Banc dans ma poche.
Mardi 6 cl mercredi 7 — Que faire ? D'abord ter- miner l'ouVrage. C'est un travail de deux nuits. Plus on fouette la toupie, mieux elle tourne. .VUons- V, Muse, comme dit Alfred fde .Musset).
JOLKS odeonii:ns 335
Jeudis — J'ai mis le mot fin ce malin au cin- quième et dernier acte. Me voilà huilé pour la lutte à main plate. Je descends en ville, espérant letrouver Ranc au Café Riche. A son défaut, je m en vais à Paul Lordon, attablé avec un ami dont le nom m'échappe, mais qu'il me présente comme neveu du peintre Bénédict Masson. Je rédige sous leurs yeux une lettre à Porel où je lui ann.once l'achèvement de ma commande. Ils veulent bien contresigner comme témoins la copieque j'en adresse à M. Debry, mon agent aux Auteurs, et j'en jette moi ni('me l'ori- ginal sous pli recommandé au bureau du Grand Hôtel. Va, petite flèche, dans les nuages !. .
Vendredi 9. — Visite du baron Ramond, envoyé par Ziem. Le vieux brave homme de peintre ne se console pas que Théo n'ait pas de statue à Paris. Il voudrait que le Figaro saisît l'opinion de cette in- justice et il s'inscrit le premier pour une souscrip- tion. Je conte à mon visiteur le résultat de la démar- che quej'ai faite, il y a quelques années, à ce sujet, auprès, de Jules Ferry, alors ministre de l'inslruclion Publique. — Voyons, monsieur, voyons, so\ ez raison- nable, m'objectait Son Excellence, ne demandez pas à la République d'exalter un bonapartisie ! — C'est à le devenir, avait été ma réponse. Ow navais-je une carte de Ranc, car il y en a qui sont bétes, en sus, chez Marianne.
Samedi 10. — On crie dans les rues la lentative d'assassinat sur Jules Ferry. L'assassin n'ol pas un gautiériste. C'est un peintre en vitraux fanatisé par la presse socialiste. Oh ! la demi-instructiiuiplus pé- rilleuse cent fois que la totale ignorance, ou obscu- rantisme, style des meetings. Nous voilà menés par
33; SOUVENIRS D LIN ENFANT DK l'.MtlS
les conli'oiîiaîlics. L;i sainte nioycmu' ! Il |)araîl (juc c'est elle qui fait les calhétlrales! Elle ne fail mùmo pas les Halles.
— Passade Choiseul, Rouquelle, le liluairo biblio- phile lancé par Viclorien Sardoii. me IkMc pour me dire qu'il a acheté à Frinzino lexemplaiie unique, sur parchemin, d'Enguerrande ! Je lui en offre dix mille francs. 11 accepte. — Oui, mais à cinq francs par mois. — Il refuse. — C'était pour le coter, sou- ris-je. Les occasions de s'amuser sont rares.
Lemerre (mémo passage) attend toujours les illus- trations de Willette pour mon recueil de coules, et celles aussi de (".aran d'Ache pour le Lirre d'Ariel, — la Lijre cnmif/ue. Mais où est Caran d'Ache? Là où est Willette, sur des branches dans la tempête. Quel drôle de pistolet, ce Caran d'Ache, (pii s appelle tout uniquement : Poiré, et dont le |)seiidonyuie si- gnifie : crayon, en russe. Je lui ai publié son premier dessin, sous son nom patronymique, dans la V7ç mo- derne. C'était Détaille qai l'avait accrédité. Puis Caran alla au Chat Noir, où il aida puissamment à la fortune du cabarelicr gentihomme.
Samedi lo — Porel est muet. Porel est sourd. A moins <|ue la poste ne se refuse à desservir l'Odéon. L'illimité même a des bornes.
Dimanche ii décembre (i887j. — Le courrier est passé. Rien ! Comme le docteur Faust, en vain j'in- lerroge l'espace, la nature et le créateur. Le temps
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est noir sur lOdéon. J'y lance de la télégraphie. Troi- sième roulement de tambour aVanI le combat, car je suis décidé à me battre, Gautier étant en cause en somme, autant et plus que moi peut-être.
— Gentille visite de José-Maria de Heredia. 11 vient, et de lui-même, par sympathie confraternelle, me demander lecture de mon adaptation, curieux, me dit-il, de savoir comment j'ai pu m'en tirer. Sur les raisons que je lui expose qui m'ont déterminé à adopter la forme riuiée, il m'approuve absolument. Le dialogue du livre doit rester descriptif, celui du théâtre est sentimental. La prose du roman de Gautier, si habilement découpée fût-elle, et par un d'Ennery même, n'eût rien rendu à la scène, et la trahison du chef-d'œuvre était double. Le vers seul sauvait tout. — Tu es un bon gendre, me dit Heredia, à présent voyons le poète. — L'excellent Heredia, toujours emballé, est en état lyrique per- manent. L'alexandrin le grise. C'est à cela que je rends tout l'honneur de la joie sonore que lui cause la lecture, car il eu jette trois cigares éteints et mà- churés. — Tu ne vas pas donner ga, je pense, à rOdéon? — Pourquoi donc? — D'abord parce qu'il n'y a pas dans la troupe les diseurs de tes rimes. Ensuite... — Ensuite ?... — Rien, tiens-toi tranquille, mon petit Berge, laisse-toi faire, et à demain, à moins que je ne trouve pas Claretie chez lui ou au théâtre, et à après-demain alors. — J'ai fait observer à mon vieil ami qu'il allait perdre son temps, vu que non seulement je n'étais pas en bonne odeur chez Molière, mais encore que je me trouvais lié à Porel par la commande. — Porel? Mais mal- heureux, il ne te jouera pas. Il n'y a, à Paris, que toi
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SOLVLMU.S D UN ICM ANT DE l'AHIS
<|iii l'iu^norcs. Kl voilà ce (itio c'csl ([iio d'habilcr aux r<'riios. Provincial, va !
Brave Heredia, en voilà un (jui ne Tesl pas, >< gen- delellre », selon l'orlhographe vengeresse de Balzac.
Dix heures du soir. Un lélé^ramme. Il est du commandeur. Enfin! — >< Mais, mon cher lierifci-aL « cela peut durer lon«^lemps ainsi. Vous m'annoncez (( un manuscrit. Où est le manuscrit? — Porel. — « P. -S. Je ne le veux que complet. »
Ah ! ce Hanc, quel diplomate ! Mais où est sa carte? J'ai perdu sa carte pour Caslagnary. Jusqu'à minuit jt^ tourne et retourne mes vôlemenls, mes chapeaux et mes bottes. Point de carte de liane. Bah 1 dormons, ma plume à trois becs me reste, et mon bon droit en qui j'ai confiance (Scribe).
Lundi 12 décembre. — A neuf iieures et trente- deux minutes du matin, je sonne à la porte du direc- teur de rOdéon, lo, rue de Babylone, retardé des trente-deux minutes par les funérailles de Mme Bou- cicaut (pii se développent autour du Bon Marché d barrent la circulation. Tel est le paysage. J'ai sous le bras la pièce complète, recopiée par Pillot. rue Saint-M irc, et calligraphiée pour le théâtre, selon hi norme et l'usage. Tel est le document, — Voici, dis- je. — Ouoi? me demanda-l-il. — Le Capitaine Fra- casse., comédie en cin(| actes et sept tableaux, d'apivs le roman que vous savez. Je vous dérange? — Pour- (juoi? — l^aicc que vous ne m'invitez pas à m'as- seoir. - Je suis très occupé. Je ne vous attendais point. — Excusez-moi. — Mais commeni donc!... Et j'ai remporté le rouleau.
Je ne transi'rirai point ici la note prise a/> irato sur
JOURS ODEOMENS 831)
celle entrevue qui, jusqu'au 29 avril 1908, soil pen- (^lanl seize ans [Eheu, Poslume, labuntiir anni !) allait interrompre nos rapports sublunaires. A la relire dans sa précision phonographique de paroles magiquement dégelées, elle me rajeunit trop, et je n'ai plus l'em- bouchure du porte-voix. Oui certes, le lustre miroi- tant de la scène française m'en a fait voir de toutes les couleurs et je n'en laisse à personne, en qualité ni en quantité, pour les souffrances d'amour-propre, et d'autres, que l'artiste de lettres endure, a toujours endurées et endurera sans fin dans « le métier alîreux ». Le pis c'est qu'il est ridicule. L'auteur est un comique. Le sympathique, c'est le directeur, c'est lui qui épouse la jeune fille. Encore une fois, jeunes gens, l'erreur est de se défendre. On ne lutte pas contre Denys dans Syracuse. Dans l'aventure sym- bolique de l'épée pendue au crin de cheval sur la tête de Damoclès, c'est le tyran qui est drôle, il a le bon bout de la farce. Je n'extrairai donc de mon mémorandum, à la date du 12 décembre 1887, que quelques mots philosophiques d'un dialogue ora- geux auquel les cloches du grand enterrement envi- ronnant prêtaient leur voix de bronze.
Moi : — Je n'aurais jamais eu l'idée de m'atteler à si dure, ingrate et périlleuse besogne, et la com- mande est de votre bonnet. Pourquoi ce choix — ou cet accueil?
Lui : — Je reconnais votre valeur, soit, mais vous n'avez pas encore eu de succès au théâtre, par con- séquent vous ne pouvez pas vous attendre à ce que l'on ait pour vous plus d'égards que pour les débu- tants.
34(1 SOLVEMUS I) UN F.M-ANT DK l'AIU^
Toute la Ihcorie csl là, el elle n'osl (|iio là. VA\c donne raison à ceux (jui, désabusés de la i-rili(iue el certains de son impuissance, s'en remellcnl pour leur repos, à l'arrôl sarceyen de la recelle. Le caissier du IhéiUrc est le bon juge, étant le Iruclieinenl de ce pulilio. devant lequel des Corneille, des Hariiie el des .Mcilière se prosterni'nt en leurs piéfaces. Je n'avjlis pas encore eu de succès, je dél)utais toujours. Evidemment. Mais alors, mon cher Porel, pourcjuoi la commande ? Par amitié peut-être? .J'y songe au- jourd'hui seulement.
Mais revenons à mes carnets.
J'ai dit que j'étais en crise belliqueuse el les notes qui suivent attestent d'une animosilé dont la sincérité est l'excuse. Les adoucir serait mentir non seulement à l'intérêt rétroactif qu'elles peuvent avoir, mais à l'honneur de mon destin de Sisyphe, le lapidé modèle, l'homme le plus gai de son temps, qui jurait quelque- fois s'il riait toujours, dit la fable.
Même dale. — A. onze heures, j'étais aux Beaux- Arts, rue de Valois, chezCaslagnary.à qui je faisais, à défaut de celle de Ranc, passer ma carte. Je ne l'avjiis pas revu depuis le temps de la biasserie des Martyrs, entre iSC)\ et iîS6.5, où il hantait avec la bande réaliste groupée autour de (îustave Coui'bel. (Vêtait Casta- gnary qui, pour railler Jules Vallès de l'indigence de son vocabulaire, lui avait un join* jeté l'apostrophe fameuse : " Toi, hors des cent mots du vocabuIaire.de Racine, lu ne serais pas fichu d'écriie deux lignes de prose. «
— Il m'a reçu avec une vive cordialité, et sans la moindre pose. — Calmez-vous, me dit-il, allez dé-
JOUHS ODEOMENb 341
jeûner, el laissez-moi faire, j'ai l'Odéon dans mon échai'pe. — Et il m"apprend qu'il vient de décorer Rodin pourses élrennes. Ala bonne heure. Aurions- nous un protecteur éclairé chez dame Marianne III ?
Je trouve en rentrant un mot d'Alexandre Dumas. 11 m'attend demain matin, à dix heures et demie, chez lui. Que peut-il me vouloir?
Au Figaro, Philippe Gille. — Que t'avais-je dit? El il me conseille de faire donner Halévy sur Claretie. Jules est Dieu et Ludovic est son prophète. Une pièce en vers comiques, ils n'en ont pas rue Richelieu, tu as des chances. Va voir Halévy. Je cours donc chez Halévy, rue de Douai, et je le trouve au moment où il sortait, avec Degas. Ils m'écoutent tous les deux en marchant, conter le double enterrement du matin, celui de Mme Roucicaut et le mien. Degas Aie dit qu'il m'envie ma définition de Rouguereau : u le Raphaël du Ron Marché, « qu'il tient de DeNittis. Ça me flatte sans me consoler. Ludovic m'ofTre de por- ter mon Fracasse « fracassé » à Claretie. — Envoyez- moi le manuscrit, je le lirai la nuit et je le remettrai moi-même jeudi à l'administrateur. — Pourquoi la nuit ? — Parce qu'il ne dort plus, dit Degas, avec un geste de sollicitude.
Mardi i.3. — (?diez Dumas, à l'heure dite, car il aime l'exactitude. — Qu'est-ce, mon cher maître et ami? — Voici. On vous embête trop... Ça devient corporatif. Donnez-moi la pièce. Je ne la lirai même pas. Je m'en charge. Rompez publiquement avec Porel d'abord. — Comment? — Caliban vous le dira. Pour le reste, j'ai un tour au Français et je m'entendrai avec Claretie. Comment va-t-on chez vous? Avez- vous besoin d'argent?...
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.;iJ t-ULVL.MH.S I) UN KMAM' 1)L l'AIilS
Lv voihV ce Dumas (nic l'on (Irl)in(' 1 .ICn suis on- core loul l'elourné. — 11 me ilcclnre on outre (ju'il se considère comme alleinl lui-môme par la défection de Porel, nllendu ([iie je n'ai coninuMux' mon travail qu'à la suite d'un en^af^omenl pris par lui, Porel, avec lui, humas, de me monter l'ouvrage celle saison théâtrale, et (pi'il le certifiera devant la Commission.
J'avertis donc Halévy par dépêche de cette entrée en scène de Dumas et de sa marche sur Clarelie. 11 me répond illico que ce sont les dieux qui, en sa per- sonne, interviennent et qu'il prendra la file derrière son illustre confrère.
Mardi i\. — Heredia m'adresse ce matin le billet qu'il a reçu avant de se coucher. Je le transcris pour ne pas le perdre si le vent l'emporte.
« Eh ! je sais bien que le Fracasse doit être cu- rieux el savoureux. Mais il était à l'Odéon. J'ai des enijfagemenls maintenant pour des années, très sé- rieusement, el je ne puis pas lire une œuvre que j'aurais l'air ensuite d'avoir jugée, et peut-être com- damnée, alors q»ie seules les raisons administratives m'arrêteraient pour le moment. — Jules (".larelie. — 1^ décembre. »
« Un lapin blanc, apostille, Heredia, si t>i com- prends ! » — Je ne gagne pas le lapin blanc.
Je passe chez Dumas lui proposer l'énigme. — ('.a ne fait rien, décide-l-il, demandez lecture el rom})e7. avec Porel. — En roule donc pour le Figaro. En che- min je me heurte à Georges Charpentier, devant Tor- loni. Il m'apprend que mon histoire court la ville et la cour el qu'on espère bien <pie, celle fois, Pqrel va écoper. Zola assure qu'il devient fou comme Gaslibelza. Il a voulu lui relaper Thérèse Baquin.
JOURS ODKOME>S 34:5
II a gardé Renée six mois sans lui donner signe de vie. puis il est venu lui demander la Terre, que Zola lui a refusée net, sans phrases. — . A loi Caliban, me jette Zizi. — - Lui aussi, alors?
Et j'entre chez Francis Magnard.
Ah I nom d'une pipe, en voilà un qui ne l'aime pas, le satrape de l'Odéon ! — C'est votre tour alors? Vous êtes en noble compagnie, et avec Coppée, c'est tout dire, car l'Académie même y passe. Ce qu'il doit à Coppée, qui est la bonté même et serviable comme le Petit Manteau bleu, on n'ose pas le dire, sa nomi- nation, sa décoration et Severo Torelli, une petite fortune, n'est-ce pas ? Aussi vient-il de lui refuser une pièce, naturellement. Ne pensez-vous pas, Caliban, que l'indépendance du cœur est l'état de grâce et la grâce d'état du négoce, sans parler du mensonge, signe de vocation? On dirait qu'elle leur tient lieu de tout et leur sert même de critérium artistique. Aussi, si vous la voulez, la tète de l'excellent Porel, prenez-la et servez-la-nous dans le plat d^or où vous jonglez avec les gemmes de vos néologismes.
Ma foi, c'était trop tentant. Sur un coin de table de la rédaction, j'ai écrit, en vingt lignes, la lettre de rupture, selon le conseil de Dumas. Elle contient le néologisme demandé par INIagnard, une onomatopée assez drôle.
Cette onomatopée c'était : tripatouillage. Relevée et commentée le lendemain par Albert Millaud dans une de ses chroniquettes, elle fleurit aussitôt sur les bouches des hommes. Quant à la lettre, je n'en ai plus le texte, mais les chercheurs qu'elle intéresse la retrouveront à loisir dans le Larousse supplémentaire
S44 SOLVEMUS ]) UN K.MA.NT lit: PAHIS
qui l'a recueillie fi son ordre ali)lialn''li(jue, avec mon portrait, dieu me damne !
III
Jeudi \^ décembi'e (iSS'j). — On vient de m'en ra- conter une bonne, celle du bateau de fleurs de L... el F... en plein Paris, sur la Seine. L... et F... sonl des fumistes éminents qui, ayant remarqué que 1<; Code Moral n'est pas promulgué, profilent de celte lacune de nos institutions. L'élé dernier, dans les eaux d'Asnières, ces joyeux mohicans de nos pampas so- ciales avisent un ravissant bateau de plaisance amarré à la berge el qui paraît abandonné. Ils s'infor- ment. C'est un yachl en effel sans usage, destin»'' à faire le service de Paris au Havre sur le dos argenté delà Seine serpentueuse. Mais il est mal construit, raté, ne tient pas le courant, enfin il se délabre sur place, délaissé par le propriétaire. L'idée, la grande idée, l'idée chinoise, leursnrgit entre les lempes. Ils visitonl le yachl. Une installation admirable, un chef-d'œuvre d'ébjénislerie, de confort moderne, de décoration arlisliquc. En deux bonds, qui font quatre, les voilà chez le propiiélaire qu'ils empaument par leur i^lalinc boulevardière. Il leur prèle ou leur loue le bateau donl il ne fait rien, et qu'ils amènent place de la Concorde, frégate-école d'un nouveau genre, bain à cpialre sous pour la police cl bac de Cythère pour les poètes. La dale immortelle de la prise de la Bastille sonne, comme d'elle- môme, celle de l'inau- guration aux invités, triés sur le volel, de la presse
JOURS ODEOMENS 315
et de la haute cocotlerie d'art, foule d'élite des deux sexes appelés à se confondre. Et voici qu'un homme vert se présente à la coupe du ponlon d"amour. C'est un inspecteur tluvial. — De quel droit stationnez- vous? Levez l'ancre et filez! — Et le petit navire se lance sur le chemin qui marche. Au coin d'un via- duc, un autre homme vert sort des roseaux. — De quel droit naviguez-vous? — C'est un autre gendarme du fleuve. — Où est votre constat de navigabilité. Amarrez, et plus vite que ça ! — Où sommes-nous?
— Devers Grenelle. — Et toute la fête décanille. — Rienà faire, dit L... à F..., dans ce cochon de pays !
— Quant au bateau de fleurs, sans fleurs, il est retourné au fil de l'eau, au port d'Asnières, s'y est raccroché tout seul à l'anneau, et il y verdoie.
— Visite de Mme M... et de Mlle T..., . de Mont- luçon. Elles m'apportent des nouvelles des deux sœurs, les dernières des cinq, de mon père. Paralysie, première attaque. Hélas, les pauvres vieilles filles toutes seules là-bas. dans leur bicoque du faubourg Saint-Pierre, une ancienne chapelle désafTectée ! Elles voudraient nous voir, moi et les miens, avant de mourir. Nous irons, je le promets. Il paraît qu'elles se font lire mes chroniques du Figaro et qu'elles n'y comprennent rien du tout ; elles n'en sont que plus fîères de leur neveu Emile.
— Lettre de Castagnary. Il a lavé la tête à son administré.
— Seconde lettre de Castagnary. L'administré ré- calcitre. Le sous-secrétaire m'attend demain à trois heures pour me communiquer la lettre de récalci- trance. .Je ne suis pas fâché de la connaître.
— Visite de Philippe Gille. Il a lu le Fracasse sur
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qui Ta recueillie ^on ordre alphabétique, avec mon portrait, dieu meiamne !
III
Jeudiib décembe (iSS'z). — On vient de m'en ra- conter une bonnecelle du bateau de fleurs de L... et F... en plein Parijsur la Seine. L... et F... sont des fumistes éminentsqui, ayant remarqué que le Code Moral n'est pas pimulgué, profitent de cette lacune de nos institution. L'été dernier, dans les eaux d'Asnières, ces joeux mohicans de nos pampas so- ciales avisent ui ravissant bateau de plaisance amarré à la bergert. qui paraît abandonné. Ils s'infor- ment. C'est un yeht en effet sans usage, destiné à faire le service d(Paris au Havre sur le dos argenté de la Seine serpetueuse. Mais il est mal construit, raté, ne tient pale courant, enfin il se délabre sur place, délaissé pale propriétaire. L'idée, la grande idée, l'idée chinoie, leur surgit entre les tempes. Ils visitent le yacht.'Une installation admirable, chef-d'œuvre d'élnisterie, de confort moderne, décoration arlistioe. En deux bonds, quifontqu les voilà chez le fopriétaire qu'ils emp'""^' leur platine bouUardière. 11 leur prèti le bateau dont il b fait rien, et qu'il de la Concorde, jégate-école d'iii' bain à quatre souipour la polir( pour les poètes. 6 date imm( la Bastille sonne, omme d'elle guration aux invës, triés su
et lie la 02 sese^appeir^-" vert5«pr<^''- uniD«pecle'.ir 11^
vous? Levei 1< se lance sur le' duc, un autre h' quel droit naviL'ne dutleuve. -"'■ Amarrez, et \k- -Dever^' Rieiiàlau'^. - - Ouant au bi|
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— Devers Grenelle. — Et toute 1 fête décanille. — Rieuà faire, dit L... à F..., dans e cochon de pays !
— Quant au bateau de fleurs, sans fleurs, il est retourné au fil de l'eau, au porld'Asnières, s'y est raccroché tout seul à l'anneau, ell y verdoie.
— Visite de Mme M... et de Me T..., de Mont- luçon. Elles m'apportent des Duvelles des deux sœurs, les dernières des cinq, de ton père. Paralysie, première attaque. Hélas, les pavres vieilles filles toutes seules là-bas, dans leur bloque du faubourg Saint-Pierre, une ancienne chaelle désatTectée ! Elles voudraient nous voir, moi < les miens, avant de mourir. Nous irons, je le promes. Il paraît qu'elles se font lire mes chroniques comprennent rien du tou fières de leur neveu Émi
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Vendredi H). — ^'u C.aslagnary à /, heures. Il me dit qu'il esl accablé de plaintes contre l'homme de rOdéon. Le jioil adminislralif a porté, mais Porel se plaint d'avoir été savonné sans être entendu. — Mettez-nous en présence, lui dis-je. D'ici là je vous enverrai les pièces du litige. — Avec un petit histo- rique. — Lidentlu.
— Chez Ollendorlï, qui me conte (jue, depuis la semonce reçue, il a vu Porel. Il était morose. Il a demandé à mon éditeur s'il lui donnai! tort ou raison? — Tort, sans hésiter, et sur toute la ligne, a été la réponse.
— Apéritif à TAméricain avec \'aldagne et un of- ficier de marine, M. Desplas, lieutenant de vaisseau sur le Baijard. à Brest. 11 m'otl're ses services si mon fils (onze ans persiste dans sa vocation d'amiral de France.
Samedi 17 — Je cours d'abord 98, avenue de \'il- liers. Dumas n'est pas chez lui, il fail répéter A'/l //a /re Clemenceau, comédie tirée par dArlois de son roman... Alors chez Halévy, car je commence à dou- ter de mon pauvre Fracasse et toute la nuit j'ai été hanté par des idées de retouches, faites avec Philippe (jille d'ailleurs. Ludovic trouve la pièce excellente el charmante. Sa principale objection porte sur le nombre de comédiens qu'elle nécessite. Une autre a Irait à la rébellion du public contre les comédiens eux-mêmes portés en tant que comédien^ à la -rêne.
JOURS ODLOMEiNS 347
— ^'oyez Marion Delorme, ine diL-il, un insuccès à toutes les reprises. Il croit enfin irréalisable le ta- bleau de la mort de Matamore dans la neige. Il fau- dra le couper pour les Français, avec d'aulres choses encore. Il attend que Dumas ait, le premier, vu Cla- retie pour venir à la rescousse.
— Chez le prince Roland, Cours-la-Reine. 11 me prèle des livres curieux et rares sur la Corse pour mon Voi/age à l'île de Colomba. Un, entre autres, relatif à un séjour de Lord Byron à Corte, après un naufrage. • — Au Figaro. Philippe Gille a dîné, hier soir, avec Porel chez Hecq, chef de bureau à llnstruction pu- blique. Jamais il n'a voulu croire, me dil-il, que la pièce fût réellement écrite et terminée. Il est con- vaincu que tu ne lui as porté qu'un rouleau de papier blanc, sauf peut-être l'acte et demi que tu lui as lu, chez toi, l'été dernier, villa Caliban, en Bretagne. Quand je l'ai assuré que je venais de la lire, il m'en a fait donner ma parole d'honneur, — Alors, a-t-il ajouté, dites-lui de ma partque je l'attends dimanche à rOdéon pour en prendre connaissance. L'ouvrage- est à moi ! Va-z-y. — Trop tard. Zola a raison, Porel est loufoque. — Entre Ignotus, qui me de- uiande s'il est vrai que Théophile Gautier ne raturait jamais sa copie ? Comme je lui certifie le fait, il s'en va secouant la tète. Impossible, impossible ! — Brave Ignotissimus.
Sur les boulevards : Paul Arène, Clovis Hugues, Emile J^lémonl, Willette et le gros Isambert, l'ami de Gambetla, du Temps. Ils me font presque une ovation. Le tripatouillé !... le porelivore !... Clovis oflVe la tournée dans un café du passage Choiseul où il n'y a jamais personne et où on peut gueuler
318 SOUVICMRS I) UN 1:MAM' I)|: I'AIMS *
« coniinc à la (".liainhrc ». r.luuHin a » son Porcl » à raconter. Tous sont des malmenés de l'Odéon. — l'ne l'ois, dil Clovis, je vais lui lire mon Danton. A la lin du prcMnier acte, il rne remercie, se lève, me serre la main el refuse d'entendre le reste!... — Qu'as-lu iail ? — J'ai repris mon manusci'il et je lui ai crié, en poussant la porte : — .le m'appelle Clovis Hugues, député des Bouches-du-Hliône, et, partout où je suis, quand je dis de mes vers, on m'en rede- mande!... — Du reste ça ne se passera |)as comme ça. 11 l'attend au rapport du budg'el des Beaux-Art* et, là, il le servira au Parlement — et à la France ! — Et tous se déchaînent. Nous devons être ridicules, mais le calé est désert, heureusemenl. \\'illelte ri- i^ole et Isambcrt llag'elle son herbe sainte.
Dimanche 18. — Ce matin, chez Alexandre Dumas, à on/e heures. 11 doule que la Comédie se risque à faire les frais de la pièce, très coùleuse à bien mon- ter. C'est l'obstacle, ce sera le prétexte. Du reste c'est charmanl, avec ces rimes étonnantes qui son- nent au bout des vers comme des clochettes d'ar- gent. .J ai eu raison d'adopter la forme versifiée, car il n'y avait pas, à proprement parler, de i)iece dans le roman de (Jaulicr. En somme l'essai lui parait très curieux à tenter aux Français, et il verra Cla- retie aujourd'hui même.
A [)ropos de romans mis h la scène il me parle (h- son A /faire Clemenceau, iu\ap{èe par d'Artois et dont il mène les dernières réj)étitions au N'audeville. Tout au théAtre est affaire de tour de main. C'est un mé- tier d'escamoteur. Il va dans Clemenceau un mot (|ui peut emporter la pièce, s'il est mal présenté ou mal dit. La femme n'a jamais aimé que son mari en
joins ODEOMLNS a4'.t
somme, ef il vient pour la tuer. Elle est entretenue par un roi quelconque, il l'apprend et veut en tinir.
— Non, lui crie-t-elle, reste-moi tout de même. Tu me laisseras à ma vie dévergondée, nous divorce- rons. Seulement, tu auras les clefs et tu me garde- ras comme maîtresse. Le malheureux mari, alTolé d'amour, finit par consentir au partage afïreux qui du moins la lui laisse. — Eh bien, soit, et à ce soir
— Oh ! non, ce soir... ce soir... je ne peux pas ! — Si ça passe, dit Dumas, et j'y compte, l'ouvrage est sauvé, et jen serai bien content pour votre ami Ar mand d'Artois.
11 me conte encore que le type d'Ida Clemenceau lui a été posé par Mme Pradier dont il me montre le portrait dans sa chambre à coucher et qu'il a acheté à je ne sais plus quelle vente, celle, je crois, de la Guimont. La femme est superbe, avec sa carnation opulente et ses yeux voluptueusement demi-clos. Elle n'avait aucun sentiment de la pudeur moderne et chrétienne. Elle nageait absolument nue dans la Seine et passait sous les trains de bois comme une sirène antique. Il est vrai, fait-il en riant, qu'elle était faite au moule et qu'elle le savait, car tout est là.
— J'amène Willette dîner à la maison pour l'illus- tration des Contes chez Lemerre. Pendant toute la course en fiacre, il est dans un état de véritable an- goisse. Il a peur en voiture, dans toutes les voitures, et jamais il ne se livre aux caprices des chevaux, aveuglés par les œillères. Il a ouvert toutes les vitres du fiacre, et il s'accroche des deux mains aux por- tières. — Ouf, sauvés ! soupire-t-il à l'arrivée.
Lundi 19. — Visite à Charles Lamoureux pour la
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:;.>! SOL VI- .Ml;.S 1) IN EMANT l>i: l'Alil->
paililiop. quo A...C...a écrite sur /ùt(/ut'rran<le. Il en a pris eonnaissanee, il la fera oxéculer à son concert, l'un des jeudis (|u'il va consacrer ;in\ jeunes. Ah 1 s'il avait la sul)venlion de dix mille francs que l'Étal faisait à Pasdeloup ! En allend;inl il compte pour le r'de l'an sur la roselle que Spullcr kii a promise le i^i juillet dernier.
— Rue de Valois, aux Beaux-Arts. Roger Marx me dit que Porel a refusé de comparoir devant Cas- tiignary. — Et alors ? — Alors c'est fini.
— Répétition générale de L'Affaire Clemenceau. Le pauvre d'Artois a perdu, le malin même, sa sœur qu'il adorait. Ou'esl-ce que les succès, et même les fours, auprès de pareilles douleurs?
Mardi 9.0. — Journée de copie.
Mercredi 'M. — La grande climatérique de la vie humaine, en biologie, c'est la soixante-troisième année. Ce neuvième multiple de 7 nous sonne l'an- gélus de la vieillesse. Il est sage alors de s'asseoir au seuil de sa maison et de regarder les fumées du village s'enrouler autour de.s nuées que le crépus- cule colore. A l'exception de qnehjues rares phéno- mènes d'hypervilalité,la nature ne nous soutient pas plus longtemps elle neuvième multiple est sa bonne mesure Au delà elle nous épargne seulement, ou, ce qui est plus triste encore, nous oublie. Je n'ai déjà plus ,que 21 ans à travailler avant de pas.ser aux ga- naches. f*orel m'y pnVoédera de deux ans. Le voilà, le châtiment.
Jeudi '2:>. — Clarelie m'écrit qu'il me prie d'at- tendre pour causer du Plaçasse, qu'il ail terminé ses comptes de fin d'année.
Edouard Lo.-kroy r|ii <";t, comme dit (^ladel, « Ce-
y
JOURS ODLOMENS li.jl
lui )) de rinslruclion publique, me mande au minis- tère. J'y cours. — Mon cher ami, me dit-il, Porel est surtout un maladroit, mais je ne peux rien sur lui. L'Odéon est une sorte de gouvernement d'Algérie. Il dépend des Colonies. Mais ce que je peux faire, c'est de vous décorer. J'ai une croix, la voulez-vous? Ce sera pour vos étrennes.
Et ici s'arrêtent mes notes d'agenda sur cette première période de rhisloire du Fracasse, dite : le chemin de la croix par ceux qui m'aiment.
UNE LETTRE RETROUVÉE
Docile au sal prala biberunt du poète, je voulais raellre fin au récit des mésaventures de ce pauvre Capilaine Fracasse ilont la matagrabolisalion n'a pas duré moins de son quart de siccle, puiscpielle dure encore. Mais il semble écrit dans le grimoire astral de ma destinée que je ne doive jamais échapper au joyeux corbeau, «et'er :?îo/'e, (pii m'en croasse la légende. C'est ainsi cjue, de son vieux bec persécu- teur, il vient encore de piquer dans ma collection d'aulographes, qui est très belle, une lettre dont je n'avais pas le moindre souvenir et qui ne laisse pas d'être intéressante par sa signature d'abord, et ensuite pour le document qu'elle apportée l'historiographie théâtrale. On y mesurera où s'étend au juste et où se borne la puissance mécénique de la néf)ublique sur les institutions littéraires transmises par la monarchie, et (pji en attendent le retour, du moins ce semble.
Il faut vous dire que, en dépit du « piston » d'Alexandre Dumas, de José-Maria de Ileredia et de
UNE LETTRE RETROUVEE 353
Ludovic Halévy, tous trois quarantiformes, Le Capi- taine Fracasse, lu au comité, le mercredi 19 juin 1889, y avait été refusé presque à l'unanimité. C'est du moins ce qui est établi par une note de l'excellent Monval que je prends au bec de mon corbeau. Sept votants, six boules noires et une rouge. La rouge était certainement d'Edmond Got, vous saurez pour- quoi tout à l'heure.
Cette retoquade violente, dont le nom même de Théophile Gautier n'avait pas édulcoré la sentence, ne m'avait pas troublé outre mesure parce que j'en savais la vraie raison, qui était la dépense des frais de la pièce. Mais j'avais encore pour m'en consoler le doux souvenir d'un précédent oi^i se rattachaient mes espérances. En 1886 en efïet, le 16 juin, dit Mon- val, le même comité m'avait blackboulé — sept noires — une comédie intitulée : La Maison du Bon- heur, que le 17 mai 1888, soit deux ans après, l'iden- tique aréopage me recevait à l'unanimité — sept blanches — sous le titre de : La Jeune Fille, sans la reconnaître. Elle s'appela d'ailleurs : Le Premier Baiser sur l'affiche. J'avais donc lieu de compter pour le Fracasse sur la même palinodie ou si l'on veut, sur ce retour des choses qui, en art comme en tout le reste, est la bonne clef de sapience. J'avais donc avalé mes six boules noires, plus la rouge, mais elles me restaient sur l'estomac tout de même, celle surtout du camarade Jules Claretie, qui, étant de la partie, aurait pu m'en dorer la pilule.
Sur ces entrefaites il advint que Léon Bourgeois prit le sceptre de la rue de Grenelle. Je ne le con- naissais point du tout et ne savais de lui que ce qu'en contaient ses labadens de l'Université, soit sa haute
30.
•■.| s(irvi;Mii.s II IN i;M.\>r ni; I'AHIs
culture ol ses g-oùls darliste. H venait d'ailleurs d'en témoiiîner en imposant drlibérénienl à la ("oniédie- Française celte admirable La Pdrisienne, d'Henry Becque, rebutée par elle et reconduite elle aussi à coups de boules d'ébcne. Celle inlerventiou minis- lérielle avail eu dans les Lellres un retentissement considérable. Depuis Louis XIV de moliéresque mé- moire, c'était la première fois que le pouvoir venait en aide à un écrivain éloulTé par l'arbitraire. L'idée me vint de recourir à mon tour à ce Irancheur de nœuds gordiens et d'obtenir sous son égide la révision du jugement sommaire et sans phrases dont la rai- deur même signait l'iniquité. On sait, en elîet, «lue nulle séance à huis clos de conseil vénitien n'est plus comiquement rébai'balive que cette réunion déjuges sans mandat des Muses, et muets, qui décident à vue de nez de la littérature d'État en France. Mais j'en ai tant dil et tant écrit là-dessus que j'y ai épuisé mon rire et mes peines.
Le ministre me demanda communication de l'ou- vrage, dont il connaissait le martyrologe odt'onien, et il se fit fort de renouveler pour lui son exploit de La Parisienne. Hélas, et cette fois, il jela vaine- ment son portefeuille dans la balance. Caliban avait trop blagué l'Ldit.
CAIIINET Dt" M1MSTI5F.
DE l'instruction PCBLIQUE ET DES BeaLX-AKTS
Ragalz, le 11 août 1891.
« Mo.N CHEn MAITRE,
« Le temps m'a manqué, matériellement, pour vous écrire avant mon départ de Paris et sans doute con-
UNE LETTRE RETROUVEE 355
naissez-vous déjà depuis plusieurs jours, par M. Cla- reUe, le mauvais résultat de ;non entrevue avec lui.
^( Je m'en veux deux fois de vous écrire une lettre si tardive et si fâcheuse. Mais toutes mes réflexions, depuis cette entrevue, n'ont pu changer mon senti- ment; nous sommes dans une impasse.
« M. Claretie croit impossible de saisir à nouveau le comité avec la moindre chance favorable. De quelque façon, sous quelque forme que la question soit posée, l'échec est certain. Ce n'est pas par une question de procédure; ce n'est pas parce que la pièce a été re- fusée l'an dernier et parce qu'on ne voudrait pas sembler se déjuger; c'est, m'affirme-t-il, parce qu'au fond, l'opinion des membres du Comité est restée la même et qu'ils ne croient pas au succès.
« Devant cette déclaration très nette et très loyale, je ne pouvais plus insister utilement. Je puis lever des difficultés de forme, dispenser de l'application d'un règlement, insister pour qu'on ne se croie pas tenu par une tradition, mais je ne peux pas me substituer à l'administrateur responsable et aux artistes pour juger au fond l'œuvre elle-même et leur imposer mon opinion.
« Vous le voyez, c'est une impasse, et j'ai dû me borner à recueillir et à retenir cette déclaration très précise de M. Claretie : qu'il reste, plus que jamais, prêt à accueillir de vous une pièce nouvelle et qu'il l'attend.
« Il est tout à fait inutile, mon cher maître, que je vous dise que j'ai personnellement gardé mon sen- timent; que j'ai, dans ce voyage, tenu à lire, une fois de plus Le Capitaine Fracasse, et que je crois tou- jours les aventures de Sigognac et d'Isabelle assez
356 SOLVKNIRS D UN ENFANT DK PARIS
« romanesques » el assez « dramaliques » pour retenir ceux-là mêmes qui prisent le j)lus les belles rimes et les beaux couplets.
«Toutes mes opinionslà-dessusvous seraient nour- riture creuse puisque je n'ai pas droit de vote au co- mité. Laissez-les donc, mais retenez du moins ces quatre mots très .sincères : « \'otre caractère el votre talent m'inspirent une sympathie très vive et je vou- drais bien trouver une occasion prochaine de prendre ma revanche avec vous. »
« Li^oN Bourgeois. >>
Ce qui me faisait croire que la boule rouge était de la bouteille à billes d'Edmond Gol, el je veux le croire encore, c'est qu'à la prière du grand comédien, j'étais allé lui lire un mnlin la pièce dans son ermi- tage du hameau de Boulainvilliers, à Auteuil, et qu'il en avait paru si satisfait qu'il m'en avait gardé à dé- jeuner. Or le cas était prodigieux el peut-être unique dans les fastes du théâtre. Personne n'a jamais pu se vanter sous le soleil, le lustre ou la lune, de s'être assis, même sur une fesse, à la table de l'illustre Gi- boyer. d'avoir manié son ruoltz et bu du vin de .son cellier, sauf le mortel qui écrit ces lignes, el arbore ce privilège. Emile Augier lui-môme, à qui pourtant il devait le meilleur de sa gloire, ne prolongeait jamais ses visites matinales au delà de l'iieuie où l'on mange. Dè.s qu'il sentait l'odeur de l'omelelte dans la villa suburbaine, il prenait son chapeau el sa canne et il filait à l'anglaise. On ne déjeunait pas chez Ciol.
La vérité est quil n'y déjeunait pas lui-même, étant d'une sobrité ascétique et n'accordant aucune impor- tance aux contingences de la réparation de dessous
UNE LETTRE RETROUVER 357
le nez. Je suis donc obligé de croire que la lecture du Fracasse l'avait du moins troublé dans ses habi- tudes, puisqu'ellefil sorlir un amphitryon ducénobite. Il reslail un tableau de la pièce à connaître quand la pendule sonna la méridienne, et je me levai, comme Emile Auyier. pour prendre congé.
— Où allez-vous donc ?
— Casser une croûte, et vous laisser casser la vôtre.
Got fit deux ou trois fois le tour de son cabinet, feuilleta le manuscrit et héla sa bonne dans l'esca- lier.
— Qu'est-ce quil y a ce matin pour le repas?
— Comme à l'ordinaire.
— Mettez deux couverts et allez prendre quelque chose, n'importe quoi, chez le charcutier. En atten- dant, finissons la lecture.
J'ai fait de cruels repas dans ma vie et jai connu les ballhazars à neuf sous qui sont le triomphe de la philanthropie et le dernier cri de la misère, mais le rond de veau piqué, les six radis sans beurre, la lèche de vieux gruyère, et pour vin, le verre d'eau trempé de trois-six, du menu du doyen, quel souvenir! J'en ai encore le vertige à l'estomac, et cependant, vous dis je, je suis le seul homme dont l'histoire pourra dire : Il déjeuna chez Edmond Got.
J'allais omettre de vous conter que pendant cette partie de famine, le contentement e.vtraordinaire dont elle témoignait, s'exprima plus spécialement encare par une requête.
— Fondez-moi en un seul les deux rôles d'Hérode et de Scapin, et lisez au comité sans crainte, je serai là.
;i:,,s souYKNins n un kmant ui: pahis
Il y était en cllet, et c'est pourquoi je jure qi:e la boule rouore était la sienne. Il ne m'innii,'^ea qu'une « coireclion ». Mais quelle drôle dinslilulion que celle dont je vous jarle I 11 par;iîl que IKuiopc nous la jalouse.
III
UNE RÉPÉTITION A LA COMÉDIE-FRANÇAISE
LE PREMIER BAISER
Était il donc écrit que ma vie littéraire dût rouler jusqu'au bout sur un quiproquo, et qu'incapable moi-même de faire aucun sacrifice au public, je n'eusse à espérer de lui aucune concession ! Peut- être, en effet, faut-il me résigner à cette méprise, dont je tirerais, si j'étais adroit, une physionomie dans les Lettres, ou tout au moins une originalité.
J'avoue que je ne m'en soucie plus. Je descends le revers de la colline, et les belles ardeurs de ma jeu- nesse sont ralenties par une production considérable. J'ai surabondamment écrit, et je me suis essayé à tous les genres, ainsi que faire se doit quand on est un artiste de lettres honnête. Eu plusieurs de ces genres il m'a été domié, comme à tout le monde, de con- naître ce que la critique actuelle appelle le succès, et j'avoue à ma honte que jamais je ue m'en suis ré- joui. Pourquoi ? Voilà ceque je ne sais pas moi-même.
3.iU SULVLMUï; l) U.N LMA.N 1 DE l'AHIS
11 osl corlaiii (|iie je n'aime ni le succès ni l'arj^cnl. A dix-huil ans déjh ces deux biens « modernes » me laissaient froid. Jai perdu des hérilag-es certains pour ne pas avoii* voulu me déranger d'un poème, vécu ou rè»c. J'ai renoncé à exploiter des liions de réussite par dégoût de la monotonie de cette exploi- tation. Au fond, je crois que je n'aime (pie le ti'avail, cl pour lui seid, là serait ma défaillaner artisli(|uc, ma paille, puisqu'il est certain que j'en ai une, aux yeux mêmes de ceux qui m'aiment.
Le jour même où cette pelile pièce fui reçue à la Comédie-Française, l'excellent Clarelie, plus heureux (|ue moi de cette bonne fortune, s'exaltait dans son cabinet à l'idée des « sommes » qu'elle allait me rap- porter. — Un acte ici, s"écriait-il, c'est une ferme en lîeauce ! — Parbleu ! lui dis-je, j'aimerais mieux en avoir chez vous, des actes, et môme ailleurs. — cinq, (jui ne me rapporteraient rien du tout, et l'an- née suivante cinq autres qui m'endetteraient!... Kl Clarelie secoua la tête, car il ne me croyait pas. C'était cependant la vérité vraie, et toujouis je pense de la sorte. Je suis évidemment indécrottable.
Aussi ne me flallé-je point d'être un homme de mon temps, oh 1 non, par exemple ! Soit (pie j'avance ou que je retarde, à votre choix, j'anachronise visible- ment. Mais il n'en nuit qu'à moi, et je ne fais de tort à personne parcelte anomalietout à failisokinte.
Elle aura créé cependant un phénomène extrême- ment curieux et, ce me semble, unique dans les Lettres françaises, sur lequel je vous demande la permission de m'expli(iuer un peu. — La diversité des recherches auxquelles je me suis adonné, en artiste honnête, et par horreur de cette illusion sotie
Une répétition a la comédie-française H61
du beau que l'on appelle le succès, a divisé mon entité en plusieurs mandarinats Uipageurs par les- quels j'ai dérouté délicieusement le public et la cri- tique. Le piège de ces in(;arnations renaissantes, et toujours inattendues, aura été la joie de ma vie, et personne n'aura poussé aussi loin que moi la danse ironique des pseudonymes. Ah ! je les ai fait sauter les besicles de la critique !
Mais ce temps m'amuse par sa bêtise inefïable. Dès que je m'aperçus, à ma grande stupeur, que l'application de la démocratie aux artslibéraux n'était pas une blague et qu'on allait sérieusement en tenter l'essai dans mon pays, je résolus d'extraire quelques pintes de bon sang de celte bévue immense, dont les neuf Muses se tordaient déjà de rire sur le Pinde. Oui, je me promis d'être, à déf^aut <l'un meilleur, celui qui poserait des lapins à celte ©ie de SuiTrage Universel érigé en arbitre des lettres et bombardé procureur de la postérité !
Et je me suis lenu parole. Ayaiat débuté sous mon nom par le théâtre, vers lequel m'attiraient mes pré- dilections et mes dons de nature, je m'éclipsai un jour dans la poésie lyrique, et au moment où l'ab- surde Suffrage Universel allait me presser sur son cœur, je fis le plongeon dans la critique d'art. Une troisième réputation menaçait de m'y naître, et déjà le public préparait sa couronne; il n'était que temps de filer sur le roman; j'y filai. Un jour que je dor- mais, l'obtus succès faillit m'atteindre. Je m'en ré- veillai chroniqueur.
Le Suffrage Universel n'y voyait que du feu. — Ëtes-vous le même? me demandait-il, en ouvrant ses gros yeux de bœuf aimable. — Mais non, mais non,
31
862 SOUVENIRS D UN ENFAM OK PARIS
rcpomiais-jc en riant, ma famille est innombrable ! J'ai des cousins d;»ns tous les genres et sur toutes les branches de mon art. Tous des rossignols ! seu- lement «juand on entend l'un, on préfère l'autre. — Et le gros Sulïrage me dit : — Ils devraient bien se distinguer par des noms de baptême différents. Je m'y perds, démocratiquement !
L'idée alors me vint de l'embêter par des pseudo- nymes. Sans disparaître totalement, je pris d'abord la précaution de publier d'un seul coup, presque à la même heure, un poème, un roman, une pièce et de la critique,_et cela sous le nom unique de mes cent cousins. Puis, au moment où je lâchais cette charge énorme, je surgis dans un journal sous un pseudo- nyme cocassement mystérieux. L'eflarementdu Suf- frage Universel devint touchant. — Qu'est-ce que c'est encore que celui-là, et comment savoir ce qu'il vaut puisqu'il ne dit pas son nom ? Ainsi soufflait le cher procureur de la postérité. — Mon pseudo- nyme dévoilé, j'en pris un autre, puis un autre encore, et puis je reparus au théâtre. Le succès me traquait toujours sans matteindre, heureusement ! La lutte a duré près d'un demi-siècle, de telle sorte qu'après avoir fourni une carrière à tuer soixante chevaux el cent hommes, j'ai la joie d'être encore vierge du baiser du Sulïrage.
Plaisir à part, je ne crois pas qu'il y ait eu, dans les arts, beaucoup d'individualités de cet acabit pro- téen, d'abord parce qu'il y faut une bonne humeur inaltérable, el puis, à défaut de fortime, un assez grand courage peut-être ! Jai passé volontairement ma vie k redébuler. Je n'ai que des ponts d'Arcole.
Le Premier Baiser en fut un.
UNE RÉPÉTITION A LA COMÉDIE-FRANÇAISE 363
Ce n'est rien dire de trop que de dire que j'ai eu, pour celte bataille, des ennenjis à défrayer une âme de vingt ans. La mitraille a grêlé. Mais je restai maître du pont. Ce fut le moment défiler sur un autre point de combat, et j'y filai. Non, oh ! non, Claretie, point de ferme en Beauce! Le gros Sufï'rage le sau- rait; il viendrait m'y atteindre, et tout serait fini. Il ne me resterait plus pour rire qu'à vous demander votre voix pour le fauteuil académique.
Le Premier Baiser offre une particularité à l'his- toire anecdotique du théâtre français à la fin du dix- neuvième siècle. Quoique la pièce n'ait qu'un acte, elle a été répétée pendant quatre mois ! Quatre mois pour un acte ! Certes ! ce ne fut pas de la faute des interprètes, qui la savaient au bout de huit jours ! mais c'était une nouveauté, et on ne savait quand la donner. Elle gênait les reprises !
Voici comment se passaient ces répétitions. C'est de la sténographie.
UNE RÉPÉTITION
La scène représente celle de la Comédie-Française pen- dant les répétitions du Premier Baiser de février à mai 1889. Cette scène est obscure, quoique les cadrans de la Ville et les horloges de ses beffrois sonnent midi trois quarts — pour une heure. Une veilleuse au bout d'un /il se balance dans le sanctuaire... Boite du souffleur au fond. Plus loin, la guérite des auteurs et du directeur. Perspective lointaine et troublante de salle vide. Courants d'air, craquements sinistres, peut-être de Vinslitution, certainement du plancher, ombres violâtres, présence in- visible de r Empereur...
;?i;j SOUVENIRS D UN KM-ANT DK PARIS
PERSONNAGES
Cauban, auleur g^rolesque el obstiné.
Jules Cf.ARETiE, directeur jeune el romancier.
Léotaud, philosophe souffleur.
Laroche, sociétaire crédule et modèle.
Le Bargy, demi-part sondeur et bénévole.
Leloir, pensionnaire idéal, résifi;né à son mauvais rôle.
Mlle Reichenberg, vedette oonsiciente, étoile aux cheveux d'or, toujours en retard.
Mlle PiERSON, sa mère dans la pièce, sa sœur dans la réalilé, toujours en avance.
Le Semainier, passant pressé, chevalier de la Lé- jtçion d'honneur.
Le Régisseur, personnaj^e absent et rejj^retté.
Divers : sociétaires, pensionnaires, lampistes, ma- chinistes, fumistes, co«pielins cadets, académicions, gêneurs el dcrangeurs. .Jean Aicard. La pensée <le Sarcev. L'exemple de Moukre, etc., etc.
Costumes du temps : Worth et Belle Jardinière.
SCÈNE 1 CALIBAN, seul,
(Il entre, met son binocle, regarde et nen croit pas ses yeux. Silence, solitude et ténèbres profondes autour de ce personnage.) J'avais le temps de prendre uion café ! // sort.)
UNE RÉPÉTITION A LA GOMÉDIE-FRANçAÎSE 3G5
SCÈNE II
PERSONNE... puis LÉOTAUD
FJpaississemenl des ténèbres. Idem du silence. Les rats rongent en paix l institution. Bruits vagues d'éternuements impériaux. Entre le souffleur.)
LÉOTAUD. // salue le vide Naturellement !... {Il s engouffre dans sa boîte.)
SCÈNE III LES MÊMES, JULES CLARETIE
JULES CLARETIE. Il entre très affairé.
Commençons ! — (Il s'assied.) — Eh bien? — (// s'étonne.) — Vous êtes là, Léotaud? — [Le souffleur passe la tête.) — Qu'est-ce qu'on attend alors ? — {Un académicien se montre au fond et fait des signes au directeur.) — Voilà, cher maître!... {Jules Claretie sort.)
. SCÈNE IV
LÉOTAUD, PERSONNE, voix de Mlle PIERSON dans la coulisse, puis celle de CALIBAN.
VOIX DE m"'' PIERSON
Quand les canards vont deux par deux !
VOIX DE CALIBAN
C'est qu'ils ont à causer entre eux !... {Le semai- nier entre par la droite, traverse la solitude, la cons- tate, au fond Vexcuse, et sort par la gauche. Jules
31.
366 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PARIS
Clarelie serre la main de l'académicien cl rentre en scène, disirait visiblement.)
SCÈNE V
LF-:OTArD, JUI.ES CLARETIK, puis LAlîOCHK, LE BARGY, LELOIR, M"^' PIERSON et CALIHAN
JULES CLARETiE, sciil, s'osseyant.
Où en esl-on?... (Point de réponse. Il se lève.) En voilà assez. Je flanque loul lo monde i\ l'amende, cl celte fois c'est sérieux. Y a-t-il un rèf^lemenl ou n'v a l-il pas un règlement?
LAROCHE, // entre, suivi des autres. Il y en a un. Mais nous sommes tous là !
JULES CLARETIE
Cette pièce n'en finit pas. Voilà trois mois (ju'oti la répèle ! L'auteur aurait eu le temps d'en faire une autre.
GALiBAN, épanoui.
A votre service !
JULES CLARETIE, sc reprenant vivement. Ce n'est pas cela que jai voulu dire !
LE RARGV
Celle-ci est déjà assez difficile. Ce n'est pas «lu Scribe 1
CALIHAN
Merci ! (// serre la main à Le Dargij.)
UNE RÉPÉTITION A LA COMÉDIE-FRANÇAISE 367
m"'' pierson, avec un rire malicieux. Et puis, il tripatouille, l'auteur, il tripatouille !
LELOIR
Trop peut-être.
UNE VOIX dans la coulisse, terrible. Pas assez !
JULES CLAKETIE, à Itt Voix.
Qui parle?
CALiBAN, à Jules Claretie. Chut ! c'est peut-être Molière ?
LAROCHE
Allons, en scène.
CALIBAN, timidement.
Je ne sais pas si je m'abuse, mais je ne vois pas Mlle Reichenberg.
JULES CLARETIE, gêné. Nous répétons sans elle.
CALIBAN
Comme hier et avant-hier, alors? Du reste, c'est bien plus drôle. La pièce s'éclaircit par cette abs- traction du personnage principal. Je regrette seule ment de n'avoir pas pris mon café.
JULES CLARETIE, reprenant son sang-froid. Mlle Reichenberg est à Lille. Vous me forcez de
iÛH SOUVENIRS d'un LMANT DE l'AHIS
VOUS le dire devant ses camarades. Voici sa dépêche. (// trnd un télégramme (le/)lië à Cnlibnn qui le refuse.)
CALIBAN
Je vous crois sur parole. Nous ries le directeur, vous devez savoir ! [Entre Mlle Beichenberg .)
SCÈNE \ 1 Li:s Mêmes, Mlle HEICHENBERG
m"*^ reichenberg. Elle entre jogeusemenl.
Bonjour, mon petit auteur. Comment allez-vous, amour do polit auteur?
cAi.iBAN, lui baisant la main.
Et vous, chère iiilerprôto? Vous avez (ui hcau temps à Lille?
m"' beichenberg
Vous voulez diie à Bordeaux ! C'est domain <pie je vais à Lille. Je pars mémo par le train do ciriii heures. tout à l'heure; aussi dépêchons-nous de travailler, voulez vous?
JULES CLARETiE, // froisse (les papiers.
C'est cela, dépêchons-nous de travailler.
LE SEMAINIER, entrant.
J'ai le devoir et le regret do vous avertir (pu; vous navoz plus que dix minutes. {Salanirjuement.j Ce après quoi je fais déblayer la scène pour la ro|)iiso de Maître Guérin. — (Le semainier sort.)
UNE RÉPÉTITION A LA COMÉDIE-FRANÇAISE 369
m"** REicHENBERG, à Léotaucl, bcis .
Souffle-moi bien, toi, animal. Je ne sais plus un mot de mon rôle.
JULES (XARETiE,à CciUban.
Ça se comprend, n'est-ce pas ? Au bout de trois mois de répétitions, trois mois pour un acte !...
CALiBAN. // se lève, solennel.
Mes enfants, puisque, selon cet homme décoré qui vient de surgir et de nous apparaître, nous n'avons plus que dix minutes pour travailler; puisque notre divine Reichenberg- ne sait plus un mot de son rôle et puisque, venant de Bordeaux, elle part pour Lille, je crois vous faire plaisir en levant la séance et en vous offrant quelques consommations à l'estaminet du théâtre. Le manque de café m'appesantit le crâne, et je vois d'ici Jean Aicard qui vient causer de son Lebonnnrd avec notre énergique directeur. Donc à de- main, s'il en reste et si vous avez le temps, car, quant à moi, je demeure à votre entière disposition et je m'amuse trop ici pour en manquer une. {Exil.)
JULES CLARETiE, tirant sa montre. A demain, à la même heure !
m"" reichenberg
Ce Caliban, quel ingrat I Je viens de refuser, pour lui créer son rôle, un cachet à Lisbonne et deux à Saint-Pétersbourg.
[Elle sort, suivie de ses camarades. Le silence se rétablit, troublé seulement par un bruit de bottes oii
370 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PARIS
l'on rcconnaîl le jxis militaire de rh'mpercui-. La pensée de Sareeij plane dans les lènèbres et l'exemple de Molière envahit la solitude... déblaijée.)
SCÈNE VII KT DKHMKHE
Le cabinet du directeur. JULES CLARETIE, CALIBAN
JULES CLARETiE, à Calibau.
Je crois que nous tenons un succès relentissanl ! El vous?
I
Relevé des droits d'auteur perçus pour mon théâtre depuis 1865 jusqu'en 1896: ici est : en 31 ans.
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9 septembre IH^n, reprise en 1894. Comédie-Française. |
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Soit, par an, sur trente et un ans : 360 francs ;
Ou encore pour trente-cinq actes, 1 franc 3 centimes par jour.
TABLE DES MATIERES
HENRY BECOUE
Pages.
1 1
II 8
III 11
HERMINIE
I 17
II. Un poème en prose de Théodore de Banville . . 25
III. Une lecture chez Sarcey 34
JOURNALISME
I. Caliban 43
II. Francis Magnard 51
III .56
IV. Trois millions pour un article 04
V. Deux premières en quatre jours 78
374 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PARIS
LA NUIT BERGAMASQUE ,
Pages.
1 93
II. Histoire d'une indemnité forfaitaire 101
III. .\u Théâtre Libre 109
IV. .\vant-propos de La Nuit Bergamasque 117
ENGUERRANDE
I. Genèse du poème 129
II. Une préface fameuse 140
PAR LES RUES ET LES CAFÉS Un mystère à la foire 149
LES DESSOUS DE LA TUNIOUE Vénus noire et Vénus de cire 157
MOLIÈRE ET LE MASQUE DE I ER
I. Le vrai Molière 165
M. Le précurseur du symbolisme 178
SIX SEMAI.NES EN CORSE (1887) LE TOUR DE L'ILE EN CALÈCHE
Le mouflon de Sartène .... 181
Le prince Roland 193
Le parfum de l'ile 200
.\jaccio. — La Casa Bonaparte 204
TABLE DES MATIERES 375
Pages
Chez les bandits 213
Une élection > 231
Vizzavona, Vivario, Gorte 234
Corte 243
La Scala di Santa Regina 258
De Corte à Bastia 264
Bastia 280
Saint-Florent, Isola Rossa, l'Algajola 288
Calvi et la Balagne 295
Les Calanclies. Histoire d'une soupe à l'oignon . 300
Cargèse 309
Sartène et Bonifacio 312
LE CAPITAINE FRACASSE
I. Jours odéoniens. Notes d'agenda quotidiennes du
4 au 24 décembre 1887 329
II. Une lettre retrouvée 3.52
III. Une répétition à la Comédie-Française. Le Premier
Baiser 359
3473. — Tours, imprimerie E. Arrault et C'
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La Bibliothèque
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AU SOUVENIRS
Extrait do Catalogne de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
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Souvenirs sur Lamartine 1 yoI.
PAUL ALEXIS
Emile Zola. Notes d'un ami 1 vol.
THÉODORE DE BANVILLE
Mes souvenirs 1 vol.
MARIE BASHKIRTSEFF
Journal 2 vol .
EMILE BERGERAT
Souvenirs d'un Enfant de Paris 4 vol .
Théophile Gautier. Biographie, entretiens, souvenirs. 1 vol.
M-'* ALPHONSE DAUDET
Souvenirs autour d'un groupe littéraire 1 vol .
LÉON DAUDET Alphonse Daudet 1 vol .
EUGÈNE DELACROIX
Lettres 2 vol.
ALIDOR DELZANT
Les Goncourt 1 vol .
GUSTAVE FLAUBERT
Correspondance 4 vol .
JULES DE GONCOURT
Lettres 1 vol.
E. ET J. DE GONCOURT
Journal. Mémoires de la Vie littéraire 9 vol.
VICTOR HUGO
Choses vues 1vol.
PAUL DE MUSSET
Biographie d'Alfred de Musset 1 vol.
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Correspondance 1 vol.
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Souvenirs de Jeunesse 1vol. '
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LÉON TOLSTOi Correspo ndance inédite 1 vol .
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Lettres à Madame Viardot 1 vol.
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